Luc Mary est écrivain et historien, spécialiste de l’antiquité gréco-romaine. Il collabore régulièrement au mensuel l’Actualité de l’Histoire. Actuellement directeur de collection aux éditions Trajectoire (« les mystères de l’Histoire »), il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages dont l’Histoire de la Grèce classique (coécrit avec Philippe Valode, 2004), les Grands assassinats (2006), les Derniers jours des Romanov (2008) ou encore Mary Stuart, la reine aux trois couronnes (2009). Il a publié, en 2010, « Rends-moi mes légions ! » dans la collection Histoire comme un roman de Larousse. Introduction Le sacrifice de Léonidas… « Étranger, va dire à Sparte qu’ici nous sommes morts pour obéir à ses lois. » Épigramme funéraire composée par Simonide de Céos (556 – 467 av. J.-C.) 20 août 480 avant notre ère. Coincé entre la mer et la montagne, l’étroit défilé des Thermopyles est jonché de cadavres. Le Soleil est à son zénith. Les clameurs, les chants et les cris se sont tus. Mutilés, recroquevillés, désarticulés, les corps entassés de plusieurs milliers de valeureux guerriers témoignent d’un combat sans merci entre des cités en mal de liberté et un Empire en quête d’universalité. Une lutte inégale. Face au rouleau compresseur perse, les Grecs n’ont pu opposer que leur culture du combat et l’amour de leur patrie. Tout a commencé à l’automne précédent, lors du fameux congrès de Corinthe. Pour la première fois depuis le début des guerres médiques, Sparte a rallié la cause d’Athènes. Apparemment, la Grèce parle d’une seule voix. Face à l’ennemi commun, le devoir est d’oublier les rivalités et de se coaliser. Sept mois plus tard, les Perses foulent le sol grec et se dirigent vers Athènes. La liberté grecque est en péril. Le 13 août -480, sept mille citoyens animés de l’esprit hellène se préparent pour relever un défi prométhéen : faire échec aux ambitions de l’Empire achéménide. Dans le défilé des « Portes des eaux chaudes » (Thermopyles), des Thespiens, des Phocidiens, des Thébains et surtout des Spartiates unissent leurs forces pour barrer la route à l’impressionnante armée perse ; l’historien Hérodote évoque le chiffre hallucinant d’un cortège de plus d’un million sept cent mille hommes. Sous l’impulsion du roi spartiate Léonidas, les guerriers de la Grèce libre font face à la plus grande armée que le Monde ait connue : celle de l’Empire achéménide de Xerxès. C’est la première bataille d’importance entre les hoplites spartiates et les soldats d’élite de la garde impériale perse, les fameux « immortels ». Toujours au nombre de dix mille, ils sont la fierté de celui qui est qualifié de Roi des Rois. Après un temps d’observation de quatre longues journées, la bataille la plus célèbre de l’Antiquité s’engage. Elle reste gravée dans notre mémoire. Au grand dam de Xerxès, dont les accès de fureur ont marqué les esprits, des hommes à demi-nus bravent la meilleure armée du monde. Pendant plus de trois jours et trois nuits, une poignée de Grecs résiste héroïquement aux assauts désordonnés mais répétés de plusieurs centaines de milliers de Perses. Un choc aussi inégal qu’héroïque. L’issue de la confrontation ne fait aucun doute ; en nette infériorité numérique, les Grecs vont tous perdre la vie. Mais Léonidas entend mourir en vrai Spartiate. En périssant jusqu’au dernier (à l’exception de seulement deux d’entre eux !), les trois cents hoplites de Sparte entrent dans le Panthéon des grands guerriers. Leur résistance inflexible a transformé une défaite programmée en un épisode de légende de l’Histoire militaire. Un fait d’armes qui résume à lui seul la vaillance spartiate. Le nom même de Léonidas est synonyme d’honneur guerrier. L’acte patriotique par excellence ; le roi de Sparte a sacrifié sa vie pour sauver sa cité. Ce jour-là, 20 août -480, le mot « immortel » s’écrit en grec. La bataille des Thermopyles dépasse le simple cadre militaire : la mort des Trois Cents de Sparte consacre la victoire de l’honneur sur la puissance, de la discipline sur la force brute, de la ruse sur le nombre. D’aucuns considèrent le sacrifice de Léonidas et de ses compagnons d’armes comme l’acte fondateur du mythe spartiate. Le vainqueur des Thermopyles, à savoir Xerxès, est quant à lui honni et oublié. Le Roi des Rois en a lui-même conscience. En maquillant ses pertes et en exposant les corps des valeureux Grecs, il signe sa défaite morale. La dépouille même de Léonidas est outragée ; sa tête est tranchée et fichée au sommet d’un pieu ! Le comportement de Xerxès ternit à jamais son prestige. Aujourd’hui, deux mille cinq cents ans plus tard, seul le nom du héros vaincu est passé à la postérité. Le siècle de Périclès est aussi celui de Léonidas… Première partie Être Spartiate « Mais que penser d’une femme de Lacédémone ? Elle avait envoyé son fils au combat. Elle apprend qu’il est tué : en le mettant au monde dit-elle, c’était bien mon intention d’en faire un homme qui n’hésiterait pas à mourir pour la patrie. » Cicéron, Tusculanes, I. 42, 102. Que penser d’un régime qui exclut régulièrement les étrangers, massacre périodiquement ses esclaves, supprime systématiquement ses handicapés, refuse l’emploi de l’or et de l’argent, institutionnalise l’enlèvement des femmes, enrégimente ses citoyens et sacralise la mort au combat ? A priori, rien ne prédispose Sparte à devenir l’une des cités-États les plus emblématiques de la Grèce antique. À l’orée du ive siècle avant notre ère, sa victoire historique sur la démocratique Athènes en a fait pourtant la principale puissance militaire et politique de la Méditerranée. Aussi archaïque et brutale apparaît-elle, sa société a même perduré jusqu’au iie siècle avant notre ère. En -146, Sparte tombe en effet sous le joug romain… À la fois égalitaire, conservatrice, élitiste et militariste, la société spartiate est celle de tous les fantasmes, de tous les paradoxes, de tous les excès. « Sparte présente ainsi le paradoxe d’une société conservatrice et collectiviste qui cultive la valeur individuelle » souligne l’historien Edmond Lévy. Pendant près de quatre cents ans, la capitale culturelle, politique et religieuse de la Laconie a incarné l’idéal militaire du soldat antique, le triomphe de l’esprit civique sur l’individualisme forcené et l’emprise de l’État dans tous les domaines de la vie quotidienne. Le nom même de Spartiate est resté dans notre mémoire collective synonyme d’austérité, de rusticité et de dureté de la vie. Incontestablement, la bataille des Thermopyles résume à elle seule toute la philosophie de Lycurgue, le législateur mythique de la ville : vivre et mourir pour sa patrie. Être citoyen à Sparte, c’est avant tout combattre pour Sparte, et ce, quel qu’en soit le prix. Du berceau au tombeau, toute la vie des Spartiates est en effet régie par le culte de la guerre. Soldats avant d’être des hommes, les Spartiates diffèrent en cela radicalement de leurs rivaux argiens ou athéniens. Pris en charge par l’État dès l’âge de sept ans, les jeunes Spartiates sont élevés dans le culte de la guerre et de la compétition sportive. Sitôt sa prime enfance, le futur guerrier de Lacédémone est familiarisé avec toutes les vertus de l’héroïsme militaire. Au sein de cette société singulière exaltant les valeurs guerrières, le sens de l’honneur, le respect de la discipline et la dévotion à l’État priment sur toute autre considération… L’embrigadement de la jeunesse est inséparable du sentiment d’insécurité dans lequel a toujours vécu la grande cité du Péloponnèse. Dans cette optique, Sparte n’hésite pas à exclure les étrangers, à exterminer les hilotes et à éliminer les plus faibles. Vivant en parfaite autarcie, Sparte se méfie des marchands, surveille de près ses esclaves et punit quiconque déroge aux règles strictes de l’État. Bannissant le travail manuel et la richesse matérielle, elle entend constituer une race supérieure d’hommes forgée dans le seul culte de la guerre, une société égalitaire et incorruptible où chaque citoyen dispose du même lot de terres, des mêmes meubles et des mêmes vêtements. On combat, on mange et on dort ensemble, quelles que soient les circonstances. La valeur d’un homme se mesure au nombre de ses plaies, non à la quantité de ses biens. Égaux entre eux mais supérieurs à tous les autres, les citoyens spartiates ne connaissent ni l’envie, ni la jalousie, ni même l’ambition. Leur seul désir est de servir l’État et leur seule hantise de manquer de courage devant l’adversité. Sur un champ de bataille, toute forme de couardise est totalement prohibée. Mourir au combat est la quintessence de la citoyenneté spartiate, le nec plus ultra de la gloire, le meilleur moyen de gagner l’estime éternelle de ses camarades. En d’autres termes, la peur de la honte est plus forte que celle de la mort. « Les Anciens, nous précise Plutarque, n’imaginaient pas la bravoure comme l’absence totale de la peur mais comme une peur raisonnée du blâme et de la disgrâce. » Malheur aux faibles, aux fainéants et aux lâches, telle pourrait être la devise de la cité de Lacédémone. Dans cette confusion totale entre le civil et le militaire, le privé et le public, le sacré et le profane, le citoyen spartiate se définit avant tout comme un soldat sacrifiant sa vie sur l’autel de l’intérêt de la cité. Preuve de la sacralisation de l’esprit guerrier, seuls les morts au combat ont droit à une tombe avec leurs noms gravés… Chapitre I La cité de la guerre « Tout dans la constitution était calculé pour la conduite de la guerre. Ceci est excellent pour ce qui est de former des conquérants, ce dont dépendait la pérennité de l’État. Sa destruction commença avec leur victoire car ils ne savaient pas être oisifs ni s’occuper de quoi que ce soit d’autre que de la guerre ». Aristote Loin de constituer un ensemble homogène et soudé, la Grèce du début du ve siècle avant notre ère est une mosaïque de cités plus ou moins démocratiques et indépendantes les unes des autres. Elles disposent chacune de leurs lois, de leurs gouvernements, de leurs monnaies et de leurs armées. Parmi ces cités-États, l’une se distingue particulièrement de ses voisines : Sparte. Au fin fond du Péloponnèse, coincée entre les montagnes du Taygète et du Parnon, la ville de Sparte est traversée par l’Eurotas, le fleuve aux lauriers roses. Dominant la vallée de la Laconie, la cité fondée par le légendaire Lacédémon a fasciné et terrorisé la Grèce pendant près de quatre siècles. Incontestablement, son hégémonie atteint son paroxysme après son triomphe définitif sur Athènes, en 404 avant notre ère, à l’issue d’une terrible guerre longue de vingt-sept ans : celle du Péloponnèse. Une suprématie de courte durée. Trois décennies plus tard, Sparte est à son tour vaincue par Thèbes, la cité d’Épaminondas. La défaite de Leuctres de l’année -371 est riche d’enseignements. La suprématie spartiate consacre avant tout la victoire de l’inventivité et de l’esprit d’initiative des hoplites, ces fameux soldats qui ont fait la gloire de la grande ville de la Laconie, sur la seule force brutale. Ces soldats sont plus qu’une armée, ils sont l’âme même de Sparte. Plus encore que la cité elle-même, ce sont ses hommes qui ont intrigué le monde antique… La seule armée professionnelle de la Grèce Philosophes, scientifiques, législateurs, marins ? Les Spartiates ne sont rien de tout cela. À la différence de leurs illustres rivaux les Athéniens, les supposés descendants d’Héraclès ont surtout brillé dans le domaine militaire. À la fois redoutés et admirés, les hoplites spartiates n’ont pas leur équivalent dans le monde antique. Ils peuvent s’enorgueillir d’un système social unique privilégiant une discipline de fer et un ascétisme sans égal. On leur doit les rangs serrés des fantassins, les marches au pas, le choc frontal des phalanges au son des flûtes et des hautbois. Seuls soldats professionnels de la Grèce antique, la vue même de leurs boucliers frappés du fameux lambda – qui ressemble à un « V » renversé – suffit le plus souvent à dissuader l’adversaire d’attaquer… À Sparte même, un monument résume à lui seul l’état d’esprit des Spartiates : le Temple de la Peur. La Peur ? Loin de la redouter, les citoyens spartiates la vénèrent comme une entité surnaturelle. Déifiant l’honneur guerrier, la bravoure et la loyauté et bannissant le travail servile, le luxe et la luxure, les valeureux combattants ne redoutent qu’une seule chose : l’atimia, à savoir le « décret spécial de disgrâce ». La couardise au combat est particulièrement punie. Déchu de sa citoyenneté, le Spartiate incriminé ne peut plus prendre part aux votes de l’assemblée (ecclésia), est exclu des repas en commun (syssities) et se voit rejeter de la communauté lacédémonienne. Pis encore, le pleutre devient la risée de la cité. En d’autres termes, le décret de l’atimia est une véritable condamnation à mort civique : il transforme le coupable en paria. Incontestablement, cette peur de la disgrâce a fortement motivé les hoplites de Lacédémone face à des adversaires non moins déterminés à défendre leurs causes. À compter du viiie siècle avant notre ère, les Spartiates construisent leur légende aux dépens des redoutables Messéniens, des indomptables Arcadiens et des imprévisibles Argiens. Mais n’allons pas croire pour autant que les Spartiates écrasent facilement leurs adversaires. Loin d’être une promenade de santé, l’expansion spartiate dans le Péloponnèse est parfois émaillée de lourdes défaites, comme l’atteste le fameux revers de l’Hysiai, devant les hoplites d’Argos. Pour venir à bout de leurs coriaces voisins, les Spartiates font même appel aux forces extérieures, à savoir les Crétois et les Corinthiens. C’est au prix de trois longs conflits, étalés sur plus de deux siècles, que les Spartiates annexent finalement la Messénie, pays dont ils convoitent les plaines fertiles et les ressources naturelles, en particulier ses mines de fer. Leurs formidables techniques de combat et leur savoir-faire militaire, ils les acquièrent en grande partie au contact de leurs ennemis. En effet, en 669 avant notre ère, le désastre de l’Hysiai devant les troupes d’Argos constitue un tournant. Pour la première fois de leur histoire, les Spartiates sont confrontés à une formation de combat révolutionnaire : la phalange, une technique qu’ils vont rapidement copier et perfectionner… La succession des conflits transforme peu à peu l’armée lacédémonienne en machine de guerre. Quand commence la première guerre médique, en -499, Sparte est au faîte de sa renommée. Propulsée à la tête d’une véritable alliance, la Confédération du Péloponnèse, elle devient la principale puissance militaire de la Grèce continentale. À l’orée du ve siècle avant notre ère, seule la grande rivale Argos ose encore défier son hégémonie. Les hoplites spartiates n’ont pas d’équivalent dans toute la Grèce antique. Tous les citoyens de Lacédémone vivent pour et par la guerre. Être Spartiate, c’est d’abord tenir une épée et un bouclier… Égaux entre eux mais supérieurs à tous les autres… Spartiate ? Un honneur conféré aux seuls citoyens. On en compte seulement neuf mille au temps des guerres médiques. La grande masse de la société est en effet exclue des institutions politiques de la cité lacédémonienne, à savoir les périèques et les hilotes. Si les premiers s’adonnent au commerce, les seconds cultivent la terre, deux activités fondamentalement proscrites et abhorrées par les citoyens spartiates. Les périèques (ou « habitants de la périphérie »), vivent aux marges de l’État spartiate. Se livrant au commerce et à l’artisanat, ils constituent le poumon économique de la cité. Sans eux, fabricants d’armes et d’étoffes, les fantassins lacédémoniens ne pourraient s’équiper et donc défendre leur patrie et affermir leur suprématie aux dépens des autres cités. La position des hilotes est beaucoup plus inconfortable. Contrairement aux périèques, ils ne disposent pas de la moindre parcelle de liberté. Sans droits politiques et astreints au travail de la terre, ils font figure de véritables serfs à la disposition des citoyens. Après avoir approvisionné leurs maîtres en vin, en céréales ou en huile, ils peuvent toutefois en conserver le surplus et le consommer. Au regard des dernières enquêtes, les hilotes seraient les descendants directs des Messéniens. À l’issue des trois guerres livrées contre Sparte, la population de la Messénie aurait ainsi été réduite en esclavage et contrainte de travailler la terre de leurs vainqueurs. Assurément, leur force principale réside dans leur nombre. Avec près de deux cents mille individus, ils sont vingt fois plus nombreux que les Pairs – à savoir, les véritables citoyens de la cité – constituant en cela une menace permanente pour la sécurité de Sparte. D’aucuns les considèrent comme des ennemis de l’intérieur. À tout moment, lors d’une guerre ou d’une catastrophe naturelle, comme en témoigne le tremblement de terre dévastateur de -464, ils peuvent prendre les armes et massacrer les Spartiates dignes de ce nom. Autant craints que méprisés, les hilotes font l’objet d’une étroite surveillance, quand il ne s’agit pas de pure maltraitance. Ils sont ainsi rituellement fouettés par simple sadisme et contraints de porter en permanence un bonnet en peau de chien, un élément censé leur rappeler leur condition d’homme inférieur. Pis encore, à l’occasion de l’épreuve initiatique de la kryptie, on encourage vivement les jeunes Spartiates de dix-huit ans à tuer des esclaves. Incontestablement, l’accession au rang de Pair passe par la réussite de la kryptie… Appelés les Égaux (Homoioi), les Pairs de la cité constituent une caste guerrière complètement coupée du monde extérieur. En leur sein, l’intérêt de la cité prime sur celui de la famille. Les Spartiates sacrifient ainsi leur vie personnelle sur l’autel de l’État. Tous égaux, tous unis et tous solidaires, ils bénéficient des mêmes privilèges et des mêmes biens. Disposant chacun d’un lopin de terre de taille identique, le kleros, ils ne s’envient pas les uns les autres. Leurs activités essentielles se limitent à simuler des combats, à cultiver leur musculature et à prendre de singuliers repas en commun où il est bon ton de se chamailler et de plaisanter. Appelés « syssities », les repas en commun sont le ciment du système social spartiate, une institution incontournable destinée à enraciner l’esprit communautaire de l’élite. Collectifs et obligatoires, ils réunissent l’ensemble des citoyens dans un grand réfectoire situé au cœur même de la cité. Le principe de base n’est pas de manger mais de se rassembler pour consolider l’esprit civique et la camaraderie entre compagnons d’armes. En d’autres termes, leur vocation première est essentiellement politique et sociale. N’allons pas croire pour autant que les repas soient gracieusement offerts par la cité. Chaque convive est tenu d’apporter sa contribution mensuelle. La nourriture est d’ailleurs des plus sommaires. Outre du pain d’orge, un peu de fromage et une poignée de figues, le mets traditionnel du Spartiate consiste en une maigre ration de viande de porc assaisonnée de sang, de vinaigre et de sel. C’est le fameux brouet noir. Loin d’être pantagruéliques, ces repas en commun répondent en effet aux critères d’austérité et de frugalité définis par la constitution de Lycurgue. Ainsi en parle Plutarque : « de manière à ce que tous mangent, ensemble, le même pain et le même genre de viande, et ne passent pas leur vie à la maison, allongés sur de coûteuses banquettes, les délivrant ainsi des mains des commerçants et des cuisiniers les engraissant comme des brutes avides, ruinant non seulement leurs esprits mais aussi leurs corps qui, amollis par l’indulgence et les excès, nécessiteraient de longues heures de sommeil… » En dehors de ces repas en commun, point d’orgue de la vie sociale de l’élite, les Pairs se réunissent régulièrement pour disserter des grandes orientations politiques de la cité. Une fois par mois, à l’occasion de la pleine lune, tous les citoyens âgés d’au moins trente ans se rassemblent en plein air dans l’objectif de contrôler les délibérations du Sénat et de l’éphorat. En théorie, seule l’Assemblée du Peuple, l’Apella, décide en dernier ressort de l’entrée en guerre de Sparte, procède à l’élection des généraux, nomme leurs sénateurs et ratifie les décisions des éphores, les véritables maîtres de la cité. Au regard de ces considérations, les prérogatives des Égaux paraissent étendues. En réalité, leur rôle n’est que consultatif. Ils n’ont aucunement l’initiative des lois et leurs décisions, si elles vont à l’encontre des autorités de Sparte, sont immédiatement invalidées. Preuve en est cette seule réflexion des rois Polydore et Théopompe : « Si le peuple décide de travers, les sénateurs et les chefs suprêmes lèveront la séance ». Le pouvoir réel reste circonscrit à une toute petite minorité de citoyens. Trente-cinq pour être exact. En d’autres termes, les véritables décisionnaires sont les deux rois, les vingt-huit gérontes et les cinq éphores. Si les souverains exercent des fonctions sacerdotales et militaires, les gérontes s’occupent des affaires judiciaires et les éphores contrôlent le trésor public. Un subtil équilibre des pouvoirs qui doit empêcher toute forme de dictature. Qui plus est, les deux rois, appartenant à deux familles rivales, sont sous l’étroite et constante surveillance du collège des éphores. Les éphores ? Apparemment nantis de grands pouvoirs, ils sont eux-mêmes prisonniers de la brièveté de leur mandat, lequel est annuel et non renouvelable. Pour couronner le tout, à l’issue de leur magistrature, les cinq éphores doivent rendre compte de leurs actes devant un parterre de citoyens. Autant dire qu’ils ne peuvent verser dans l’excès sans risquer d’encourir de fâcheuses représailles… Une monarchie à deux têtes… tempérée par la surveillance du peuple Double monarchie, Sénat, éphorat, tels apparaissent les trois piliers du régime spartiate. Ils sont l’expression et l’émanation d’une caste de guerriers dépourvue de vie personnelle, elle-même dominant une masse de paysans sans avenir et une clique de commerçants sans droits politiques. À la fois communautaire et élitiste, la société spartiate fait figure d’exception au sein du monde grec. Aux yeux des Athéniens, des Thébains ou encore des Argiens, elle est atypique, violente, étrange. Ses lois et ses institutions, Sparte les devrait à un certain Lycurgue. De la pratique des repas en commun à l’éducation très stricte des jeunes Spartiates en passant par la répartition des lots de terre et l’abolition de l’argent, l’homme dont le nom signifie « celui qui tient les loups à l’écart » aurait régi toute la vie de Sparte. D’après Plutarque, sa vie et ses origines sont pour le moins obscures. Au viie siècle avant notre ère, le législateur mythique de Sparte aurait reçu ses lois de la bouche même d’Apollon, après avoir consulté la fameuse Pythie de Delphes. Aussi la constitution de la cité guerrière serait-elle d’inspiration divine. À commencer par l’institution de la royauté. Deux familles que tout oppose, les Agides et les Eurypontides, partagent les prérogatives royales. Entre elles, il n’existe pas le moindre lien de parenté. On peut même parler de véritable déchirure, une guerre civile latente animée en permanence par les querelles, les procès et les rancœurs. Vivant séparément dans deux secteurs distincts de la ville, elles ne sont même pas enterrées au même endroit. Apparemment, le pouvoir royal est absolu. Les deux souverains sont entretenus par l’État et jouissent de moult honneurs et privilèges en raison de leur origine divine – d’après la constitution de Lycurgue, ils seraient les descendants directs des Dioscures, les dieux du foyer de Sparte. En réalité, leurs prérogatives sont limitées. Non seulement ils n’exercent aucune fonction judiciaire mais ils sont sous le contrôle permanent des éphores. La dyarchie est elle-même un handicap. Divisé en deux pour éviter toute tentative de dictature, le pouvoir royal se borne aux activités sacerdotales et militaires. En cas de déclaration de guerre, seul l’un des deux rois part en campagne pendant que l’autre reste au sein de la cité. Garants de la constitution, ils se doivent aussi de la respecter s’ils veulent éviter d’être destitués. Malgré leur caractère sacré, leur sort dépend en effet du bon vouloir de leur peuple. En 491 avant notre ère, en pleine guerre médique, la rivalité permanente entre les deux rois Démarate et Cléomène aboutit au renversement et à l’exil du souverain des Eurypontides. Pis encore, Démarate trouve refuge à la cour de Suse. Quand Xerxès parvient en Grèce à la tête d’une immense armée, le roi déchu est le premier de ses conseillers… Les éphores ou les véritables maîtres de la cité Le pouvoir absolu est donc illusoire. Même quand un roi part en guerre, précédé de l’insigne sacré des Dioscures, il est accompagné de deux éphores. Avec les gérontes, ces hauts magistrats représentent la clé de voûte des institutions spartiates. Car tout comme les sénateurs, les éphores sont élus par acclamations devant l’assemblée du peuple. D’aucuns leur confèrent un caractère sacré, leur prêtant ainsi des qualités de prêtres et d’astrologues. Ils sont au nombre de cinq et font figure de grande autorité morale de la cité. A priori, les éphores détiennent un pouvoir omnipotent. En théorie, ils contrôlent les finances et lèvent les taxes. En réalité, leurs prérogatives s’étendent bien au-delà de leurs simples aspects financiers. Ces magistrats surveillent les rois, dirigent la police secrète et prennent seuls l’initiative des lois. Mieux encore apparaissent leurs compétences militaires : seuls habilités à décréter la mobilisation générale, les éphores font et défont les généraux comme bon leur semble. Cela étant, leur pouvoir souffre d’un défaut non négligeable : son extrême brièveté. Mandatés pour seulement un an, les éphores ne peuvent consolider leurs assises. Là encore, il s’agit de lutter contre tout abus de pouvoir. Comme on l’a vu, à l’issue de leur éphorat, les cinq magistrats en question doivent rendre compte de leurs actes devant un parterre de citoyens. Il en va tout autrement des gérontes, qui sont élus à vie. Dans son livre consacré à Sparte, l’historien Humphrey Michell présente en ces termes la cérémonie d’investiture des futurs gérontes : « Une fois choisi, le nouvel élu se voyait coiffé d’une couronne de fleurs et faisait le tour des temples, suivi d’une cohorte de jeunes hommes et femmes l’applaudissant. Enfin, il se rendait à un syssition, où, en l’honneur de cette occasion, lui était servi un double repas. À la porte étaient assemblées les femmes de sa famille et il offrait une de ses rations à celle qui lui semblait la plus digne. » Présidée par les éphores, l’assemblée des Anciens (la Gérousia) est forte de vingt-huit membres, tous âgés d’au moins soixante ans. Ses pouvoirs sont essentiellement d’ordre judiciaire. Le sénat spartiate peut ainsi déchoir un Pair de ses droits, prononcer l’atimia et même faire exécuter un citoyen. Bannir, disgracier ou condamner à mort, à n’en pas douter, la Gérousia apparaît comme une Haute Cour de Justice. Une fois la sentence prononcée, le condamné est alors mené aux éphores, lesquels s’assurent de son exécution. Juges, prêtres, trésoriers, législateurs, commandants en chef des troupes, les éphores semblent vraiment accaparer tous les pouvoirs. Et pourtant, leur portrait serait incomplet si nous passions sous silence leur rôle d’éducateur attitré de l’État. Non seulement ils apparaissent comme des redresseurs de tort en taxant les citoyens accusés de fainéantise, mais ils sont les seuls habilités à juger et jauger l’agôgé, à savoir l’éducation et l’entraînement des jeunes Spartiates. Ainsi, les coupables de mauvaise conduite sont-ils amenés régulièrement devant les éphores pour y être jugés et le plus souvent punis. Les vols de nourriture mais surtout les déficiences physiques sont irrémédiablement sanctionnés. Tous les dix jours, un éphore est ainsi chargé d’examiner les aptitudes au combat et à l’entraînement des jeunes recrues. Être jugé inapte est dramatique. Le jeune homme subit une véritable condamnation à mort civique. Il ne peut plus espérer intégrer la communauté des élites, devenir un citoyen à part entière de la glorieuse cité de Sparte. Rejeté par ses camarades et sa famille, il devient la honte de la cité… Chapitre II Vivre et mourir à Sparte… et pour Sparte « Tout le système d’entraînement du citoyen spartiate avait un seul but, le soutien d’un peuple naturellement timoré grâce à une discipline qui le rendait capable de surmonter sa faiblesse naturelle face au danger et à la mort ». Humphrey Michell (auteur de Sparte) On ne naît pas Spartiate, on le devient. La sélection commence dès la naissance. Malheur aux infirmes et aux difformes, ils sont immanquablement éliminés. Élevés à la dure, les jeunes Spartiates sont ensuite privés de toute liberté. Aucun d’entre eux ne deviendra jamais philosophe, médecin ou encore marchand ambulant. Tous reçoivent un seul et même enseignement : l’art de la guerre. Autrement dit, les enfants sont littéralement dressés et endoctrinés pour en faire des soldats aguerris et invincibles dignes des descendants d’Héraclès. Toute leur existence est conditionnée par la guerre. Arrachés à leur mère dès l’âge de sept ans, les guerriers en herbe deviennent la propriété exclusive de l’État. Leur vie est rythmée par les combats, les épreuves et les privations. Toute leur enfance est marquée par l’agôgé, une éducation stricte, à la fois obligatoire, collective et militaire. Le Spartiate apprend avant tout à contrôler sa douleur, à maîtriser sa peur et surtout à obéir aux ordres. Toute forme d’individualisme est proscrite au profit d’un collectivisme privilégiant les combats, les jeux et les repas en commun. La moindre faute est irrémédiablement sanctionnée par une séance de coups de fouets sur l’autel d’Artémis Orthia. Paradoxalement, dans cette société hyper répressive, le meurtre est permis et le vol encouragé, mais à condition de ne pas se faire surprendre ! À compter de l’âge de sept ans, l’enfant spartiate n’appartient plus à sa famille Au diable la perspicacité, l’esprit d’initiative ou l’imagination, seuls les paresseux et les pleutres peuvent se complaire dans les activités intellectuelles. Toute la vie des Spartiates est conditionnée par la perspective de la guerre. Mourir pour Sparte, il n’y a pas d’autre idéal. Dans cette perspective, la bravoure, l’héroïsme et le sens de l’honneur sont les vertus essentielles recherchées chez les jeunes Spartiates. Ces qualités inhérentes aux hoplites, la cité lacédémonienne les traque dès le berceau. Tout nouveau-né est ainsi présenté devant les magistrats de la cité. S’il présente quelque malformation ou apparaît trop chétif, il est immédiatement éliminé en étant précipité dans l’Apothètes, le ravin situé au pied du mont Taygète. Un futur Spartiate ne doit donc souffrir d’aucune infirmité, d’aucune tare physique, il en va de sa survie. « Les nourrices laconiennes, nous dit Plutarque, étaient soigneuses et expertes : au lieu d’emmailloter les bébés qu’elles élevaient, elles laissaient entièrement libres leurs membres et tout leur corps ; elles les habituaient à n’être point difficiles et délicats sur la nourriture, à ne pas s’effrayer des ténèbres, à ne pas craindre la solitude, à s’abstenir des caprices vulgaires, des larmes et des cris ». À la fin de sa sixième année, le garçon doit quitter sa famille et intégrer une compagnie de jeunes du même âge. C’est le début de l’agôgé, une éducation militaire exaltant toutes les vertus viriles. À la fois collective et obligatoire, cette école de survie ne dure pas moins de treize ans. Au sein de cette société privilégiant les armes, les seules activités non militaires se limitent à l’exercice de la danse et de la musique. En attendant de devenir un véritable citoyen – à savoir un soldat –, l’enfant est placé sous la direction d’un pédonome ; il ne dispose plus du moindre espace de liberté ; ses journées et ses nuits sont complètement contrôlées par l’État. Son académie est celle de la discipline et son moteur l’esprit de groupe. L’enrégimentement est ici synonyme d’endoctrinement. Toute dérogation au règlement est sévèrement punie comme en témoignent les séances de fouet ou les privations de nourriture. Plutarque précise même : « Toute leur éducation tendait à inculquer l’obéissance à l’autorité, l’endurance et la dureté, la victoire ou la mort au combat. » Un seul manteau pour toute l’année ! Indiscutablement, le jeune Spartiate sacrifie sa vie sur l’autel de l’État. À partir de l’âge de douze ans, l’agôgé se radicalise. Devenus adolescents, les garçons sont en effet tondus et obligés de marcher pieds nus des journées entières dans la forêt. En guise de vêtement, ils ne disposent que d’un seul manteau pour toute l’année. Ils ne peuvent se laver qu’à l’occasion de rares jours de fête. Lors des repas pris en commun, les épreuves continuent. Au cours de ces fameux syssities, les plus jeunes sont particulièrement l’objet d’insultes et de railleries. Appelée « arosis », cette épreuve spirituelle consiste à mesurer l’aptitude des jeunes Spartiates à dominer leur colère. Les plus appréciés sont ceux qui font le plus preuve d’humour et de répartie. Au regard des aînés, la maîtrise des émotions est inséparable des qualités guerrières d’un futur hoplite. Autrement dit, qui ne contient pas sa colère ne peut dominer sa peur sur le champ de bataille… Régulièrement, on teste leur bravoure et leur esprit d’endurance, comme en témoignent les combats annuels organisés sur une petite île plantée au milieu de l’Eurotas, la rivière qui traverse Sparte. D’après les auteurs Pausanias et Cicéron, ces combats sont d’une extrême violence. Ils se disputent entre deux groupes tirés au sort, les uns représentant Lycurgue et les autres Héraclès, deux héros vénérés par Sparte. Tout commence la veille de la confrontation par le sacrifice d’un chien en l’honneur d’Arès et l’organisation d’un duel féroce entre deux sangliers, chacun d’eux représentant l’un des deux groupes. Le jour même du combat, les jeunes rejoignent l’île en question par deux ponts opposés. Les deux bandes se livrent alors à une lutte à mort. Il n’y a pas de limite : « … se battant à coups de poing, de pieds, se mordant et arrachant les yeux de l’adversaire, tentant de plonger celui-ci dans la rivière ». Refuser le combat peut être très préjudiciable. Non seulement les adolescents deviennent la risée de leurs camarades mais ils sont immédiatement châtiés et sévèrement punis à coups de fouet. Si Sparte sacralise le courage, la discipline et le dévouement, elle bannit en revanche la couardise, le manque de volonté et la paresse. La nuit, la vie à la dure ne s’arrête pas. Réunis dans des dortoirs, les jeunes Spartiates trouvent le sommeil sur de minces paillasses de roseaux. Celles-ci sont faites à partir de joncs trouvés au bord de la rivière. Obéir et combattre, ainsi pourrait-on résumer la vie des adolescents spartiates. Elle est invariablement rythmée par l’abstinence et les privations. Même leur appétit n’est pas satisfait. Car les repas pris en commun se distinguent par leur frugalité. Cette insuffisance de nourriture ne vise qu’un seul but : les obliger à dérober des vivres pour compléter leur pitance. Le vol n’est pas pour autant institutionnalisé. L’important est de tester leur hardiesse. Tout recul de l’adolescent est sévèrement jugé. Malheur aussi à celui qui se fait surprendre en train de voler, il est condamné à une nouvelle séance publique de châtiments corporels ; celle-ci se déroule généralement sur l’autel d’Artémis Orthia. Ainsi s’exprime Plutarque : « S’ils étaient pris, les garçons étaient fouettés sans pitié pour avoir volé si maladroitement ». Plus encore que les coups de fouets, les jeunes craignent pour leur réputation auprès de leurs camarades. La peur de la honte surpasse ici celle de la douleur. Chacun connaît la tragédie de ce jeune Spartiate ayant attrapé un renardeau. Le dissimulant sous son manteau, il laisse l’animal lui arracher la chair plutôt qu’être découvert. Au bout du compte, l’adolescent en question supporte son horrible calvaire jusqu’à en mourir… Mieux encore que le vol, le meurtre reste impuni, voire même encouragé. Preuve en est l’incroyable épisode de la kryptie, laquelle est rapportée par Platon et Plutarque. Au cours de cette épreuve pour le moins insolite et sauvage, les jeunes Spartiates sont en effet lâchés dans la nature avec pour seule mission de tuer le maximum d’esclaves… L’épreuve insolite de la kryptie Nudité, solitude, endurance, meurtre, tous ces termes cachent un rite d’initiation unique en son genre : la kryptie. Survenant à l’âge de dix-huit ans, ce rite est une institution pour le moins particulière de l’État lacédémonien. Une véritable épreuve d’endurance. Isolé, à peine vêtu, le krypte doit se cacher dans la forêt pendant un an. « On envoyait un jeune hors de la ville, raconte Platon dans ses Lois, avec consigne de ne pas être vu pendant tel laps de temps. Il était donc forcé de vivre en parcourant les montagnes, en ne dormant que d’un œil, afin de ne pas être pris, sans avoir recours à des serviteurs ni emporter des provisions. C’était aussi une autre forme d’exercice pour la guerre, car on envoyait chaque jeune homme nu, en lui enjoignant d’errer toute une année à l’extérieur, et de se nourrir à l’aide de rapines et d’expédients semblables, cela de manière à n’être visible pour personne. C’est pourquoi on l’appelait kryptie [au sens de “caché”] : car on châtiait ceux qui avaient été vus quelque part ». De son côté, dans sa Vie de Lycurgue, Plutarque nous apprend que le clou de l’épreuve est la chasse aux hilotes. En effet, caché le jour, le krypte en question sort la nuit pour traquer les esclaves. Armé d’un simple coutelas, il se doit d’en égorger au moins un. Une fois cette épreuve réussie, le jeune peut se targuer d’être devenu un vrai Spartiate, à savoir un soldat. Certes, tout oppose le krypte et l’hoplite. Comme le souligne Pierre Vidal-Naquet, ils sont les exacts contraires l’un de l’autre. Solidaire et non solitaire, le guerrier spartiate n’est en rien un soldat jouant à cache-cache avec ses adversaires. Si le krypte vit dans la montagne, agit seul, pratique l’embuscade et est faiblement armé, l’hoplite agit en plaine, se bat au milieu de ses camarades, s’interdit la ruse et est lourdement équipé. Ces deux aspects de la vie militaire spartiate sont pourtant complémentaires. En d’autres termes, ils consacrent le triomphe de l’esprit de compétition et de combativité. En août -480, les Trois Cents choisis par Léonidas sont tous passés par la terrible expérience de la kryptie. Aussi barbare et étrange soit-elle, cette épreuve résume à elle seule l’état d’esprit des hoplites spartiates : ils sont tous des hommes prêts à mourir pour leur patrie. Sans la kryptie, l’épilogue glorieux des Thermopyles serait incompréhensible… PARTIE II Au cœur des guerres médiques « Si quelque jour Lacédémone était dévastée et que n’en restaient que les sanctuaires et les fondations, la postérité aurait peine à croire que sa puissance ait répondu à sa renommée ». Thucydide En 490 avant notre ère, le stratège athénien Miltiade fait échec aux Perses. C’est le fameux exploit de la bataille de Marathon. On ne dénombre que cent quatre-vingt-douze pertes du côté des Grecs contre plus de six mille pour les Perses. Une véritable humiliation pour le Roi des Rois. Avec l’échec du débarquement des forces de Datis se referme la première page des guerres médiques. Quatre ans plus tard, en -486, Darius meurt sans avoir pu laver l’affront du sac de Sardes par les Athéniens. L’un des grands absents de cette première confrontation gréco-perse est sans conteste la cité de Sparte. Pour des raisons strictement religieuses (les hoplites spartiates ne combattent jamais avant la fin de la pleine lune), les éphores lacédémoniens n’ont pu répondre à l’appel des archontes athéniens. Au grand dam des Alcméonides et de leurs alliés, la piété spartiate s’est révélée plus forte que la sauvegarde de la « patrie ». Dix ans après Marathon, en -480, les Spartiates se rachètent quelque peu. Même si, une fois encore, la grande majorité de leur armée ne peut quitter Sparte en raison des fêtes karnéiennes, ils expédient une troupe d’élite composée de trois cents hommes. Leurs hoplites sont désormais aux avant-postes de la défense de la Grèce. Sous le commandement du roi spartiate Léonidas, pas moins de sept mille soldats aguerris venus de toute la Grèce, dont plus de la moitié de Péloponnésiens, marchent en direction de la Grande armée de Xerxès… Chapitre III Des cités défient un Empire « Qui serait donc capable de tenir tête à ce large flux humain ? Autant vouloir, par de puissantes digues, contenir l’invincible houle des mers ! Irrésistible est l’armée de la Perse et son peuple au cœur vaillant ». Eschyle, Les Perses 82-92 Si la Grèce est dominée par la suprématie et l’antagonisme de deux grandes cités-États, à savoir Athènes et Sparte, les villes de la rive asiatique de la mer Égée subissent le joug perse depuis les conquêtes de Cyrus. Clazomènes, Éphèse, Phocée, Samos, Téos, Milet… Autant de cités grecques de la rive asiatique de la mer Égée placées sous la domination des Perses Achéménides depuis près d’un demi-siècle. Divisés en provinces appelées satrapies, les territoires subordonnés à la cour de Suse jouissent d’une relative autonomie. Ils peuvent en effet conserver leurs institutions et garder leurs coutumes locales. Mais cette apparence de liberté est conditionnée par le prélèvement d’un nombre substantiel d’hommes devant servir dans l’armée perse et surtout, par le versement d’un tribut très élevé grevant périodiquement les finances de la cité. L’arrivée de Darius sur la plus haute marche de l’Empire a considérablement alourdi la contribution en argent et en soldats des villes ioniennes. L’administration achéménide a par ailleurs placé à leurs têtes des tyrans acquis à sa cause comme en témoignent Histiée de Milet ou le défunt Polycrate de Samos. Révélatrices des divisions de la péninsule hellénique, les guerres qui débutent en -499 contre l’Empire de Darius puis de Xerxès raniment la conscience européenne des Grecs et peuvent à juste titre être considérées comme le premier affrontement d’envergure entre l’Orient et l’Occident… À la poursuite des Scythes Confinées dans un rôle de négoce, les cités grecques d’Asie Mineure sont aussi de plus en plus concurrencées par la montée en puissance de Tyr et de Sidon, villes phéniciennes dont le commerce est favorisé par les Perses. Consolidant les conquêtes de Cyrus, Darius a pacifié les provinces méridionales de son empire au terme d’une dizaine de grandes batailles âprement disputées. Il entend désormais briser l’essor commercial des villes ioniennes après s’être emparé de Byzance et de Chypre. D’un autre côté, la liberté intolérable affichée par les cités grecques du continent européen contrarie les ambitions du Grand Roi. Considérant à juste titre l’indépendance d’Athènes et de Sparte comme une provocation et une incitation à la révolte des cités ioniennes, le maître de Suse décide de se lancer dans une expédition hasardeuse au-delà des frontières septentrionales de son empire. Dès l’année -512, il part à l’assaut des Scythes dont le territoire est situé de l’autre côté de la mer du Pont-Euxin (l’actuelle Russie méridionale). En d’autres termes, le Roi des Rois caresse l’idée de couper les sources d’approvisionnement en blé et en bois de la Grèce continentale. Franchissant allègrement l’Hellespont (actuelles Dardanelles) sur un pont flottant construit par les Grecs, les différents contingents de l’armée multi-ethnique de Darius pénètrent en Europe et remontent le Danube sur lequel les Ioniens édifient un second pont. On leur en confie la garde. Au-delà de ce grand fleuve, les Perses sont rapidement confrontés à un phénomène imprévu. Devant la supériorité numérique et technique des forces achéménides, les Scythes incendient les champs de blé, comblent les puits et détruisent leurs villages. Cette tactique dite « de la terre brûlée » a tôt fait de désorganiser et d’exaspérer les troupes de Darius. Devant la lourde armée aux couleurs éclatantes où les tiares et les bonnets pointus côtoient les coiffures tressées et les casques en bronze surmontés de cornes de bœuf ne s’étendent que des champs de ruines et de récoltes dévastées. Mais l’affrontement est aussi au rendez-vous : il se traduit par un harcèlement continu des nomades de la steppe. Héritiers d’une solide tradition guerrière, les Scythes sont de redoutables cavaliers, très habiles au maniement des arcs. Leurs incursions multiples occasionnent de lourdes pertes aux armées de Darius. Devant les difficultés inattendues de l’Empire, les cités grecques de l’Hellespont se soulèvent. Aussi le Grand Roi décide-t-il de rebrousser chemin. Arrivées sur les bords de l’actuel Dniepr, les troupes perses font demi-tour. La rébellion de l’Hellespont est facilement réprimée. Faute d’annexer la Scythie, Darius jette alors son dévolu sur les territoires situés au sud du Danube. Après avoir décidé de rentrer en Perse, le Grand Roi charge Mégabaze de pacifier les régions septentrionales de la Grèce. Très rapidement, ce dernier soumet la Thrace et établit son protectorat sur la Macédoine en forçant son roi Amyntas à reconnaître la souveraineté de Darius. L’expédition contre les Scythes apparaît ainsi comme un demi-échec. Pour la première fois, un peuple de nomades a résisté au rouleau compresseur impérial. Mais l’autre conséquence essentielle de ce « fiasco » est ailleurs : elle est d’ordre psychologique. Il s’agit du comportement des contingents ioniens et de leur perception par les différents protagonistes de la campagne scythe. Paradoxalement, les contingents grecs engagés dans l’armée de Darius ont fait preuve d’une fidélité exemplaire. Ils ont vaillamment défendu la tête de pont du Danube et résisté aux offres scythes de corruption et d’abandon de poste. De son côté, Histiée de Milet a recommandé aux tyrans des cités ioniennes de ne pas se soulever. En récompense de ce loyalisme, Darius lui confie des terres en Thrace riches en mines et en forêts. Les Perses et les Grecs se méprennent lourdement sur les conclusions à tirer de la campagne scythe. Si Darius reste maintenant persuadé qu’il pourra toujours compter sur la fidélité ionienne, les cités grecques d’Asie Mineure sont optimistes quant à leurs chances de se libérer du joug perse dans un avenir proche. Au cours de la campagne contre « les peuples du Nord », l’armée impériale a incontestablement montré les limites de sa puissance. Pour les Ioniens, l’Empire tire à sa fin et la chute de Suse est désormais programmée. Quoi qu’il en soit, la méfiance est toujours de mise ; preuve en est le rappel d’Histiée à la cour de Darius. Sur les conseils du général Mégabaze qui redoute les ambitions du nouveau promu de Milet en Thrace, l’oncle d’Aristagoras est invité expressément à la cour impériale. Pour mieux le surveiller, le Grand Roi lui propose de devenir « commensal » à son côté. Après avoir flatté son dévouement, Darius lui déclare : « Laisse Milet et ta nouvelle cité de Thrace, viens à Suse avec moi ; mes biens seront les tiens, tu partageras ma table et tu seras mon conseiller… » (L’Enquête d’Hérodote, livre v). En l’absence d’Histiée, le pouvoir militaire échoit entre les mains de son gendre Aristagoras, l’artisan de la révolte ionienne. Tout commence à Naxos Les circonstances de la révolte ionienne n’obéissent nullement à un schéma préétabli. Partie de Milet, « le joyau de l’Ionie », la révolte des cités d’Asie Mineure contre Suse se déclenche fortuitement à la faveur d’une guerre civile dans l’île de Naxos. Pour résumer brièvement les événements, les citoyens les plus riches de l’île la plus prospère de la mer Égée sont chassés à la suite d’une révolution démocratique, en -499. Ayant trouvé refuge chez le gouverneur de Milet, ce dernier se propose tout simplement de les réinstaller chez eux avec la complicité des Perses. Croyant venir facilement à bout de la résistance naxienne, Aristagoras promet à Artaphrénès, frère du roi Darius et gouverneur de Sardes, monts et merveilles en prétendant qu’une mainmise rapide sur Naxos lui ferait gagner rapidement d’autres îles des Cyclades, à l’exemple de Paros ou d’Andros. En d’autres termes, l’aide perse apportée aux Milésiens ne peut que contribuer à étendre la suprématie achéménide : les Cyclades peuvent servir de base de lancement à une future conquête de la Grèce continentale. Fort de ces arguments, les Perses épaulent les troupes d’Aristagoras. Mais l’expédition tourne au fiasco. Mieux défendue que prévu, la cité rebelle résiste pendant plus de quatre mois aux assauts perso-ioniens. Pour Aristagoras, l’échec de cette entreprise est une catastrophe. Les frais de siège se sont avérés énormes et le gouverneur de Milet est désormais dans l’incapacité de tenir ses engagements envers les Perses. Il craint à juste titre d’être destitué… La mésaventure naxienne a aussi démontré l’absence de détermination de l’armée perse. Dès lors, il n’y a plus à hésiter : il faut soulever l’Ionie contre Darius. Si après le revers scythe, l’échec de Naxos apporte de l’eau au moulin des partisans de la révolte, un événement imprévu conforte Aristagoras dans ses convictions. Il s’agit de l’arrivée d’un esclave porteur d’un tatouage singulier : il a été gravé par son beau-père Histiée, toujours retenu à la cour de Suse. Dans son livre intitulé L'Enquête, Hérodote d’Halicarnasse nous conte en ces termes le procédé astucieux mis au point par l’ancien gouverneur de Milet : « Histiée, qui voulait pousser Aristagoras à la révolte, n’avait trouvé qu’un seul moyen sûr de le prévenir, puisque les routes étaient surveillées. Il fit raser la tête de son esclave, lui tatoua son message sur le crâne et attendit que les cheveux eussent repoussé ; quand la chevelure fut redevenue normale, il fit partir l’esclave pour Milet et lui donna pour toute instruction d’inviter Aristagoras, dès son arrivée là-bas, à lui faire raser le crâne et à l’examiner de près… » Le message enjoint la ville ionienne à se libérer de la tutelle perse. Malgré l’opposition du géographe Hécatée, le conseil de Milet décide d’entrer en rébellion ouverte contre Suse. Très rapidement, d’autres cités ioniennes lui emboîtent le pas. C’est le préambule des guerres médiques… Quand Sparte refuse son aide aux Grecs d’Asie Après avoir proclamé l’égalité en droit de tous les citoyens de sa ville, Aristagoras invite les cités de l’Ionie à se débarrasser de leurs tyrans et à le suivre dans une grande coalition contre le puissant Empire perse. Le gendre d’Histiée sait pourtant pertinemment que l’Ionie seule ne peut faire face au rouleau compresseur des armées de Darius. Aussi le gouverneur de Milet entreprend-il, toujours en -499, une grande tournée en Grèce continentale. Il lui importe de gagner le soutien militaire de la puissante Sparte et de la prestigieuse Athènes. Mais Aristagoras n’est pas accueilli les bras ouverts. Dans la cité lacédémonienne, les rivalités constantes entre les deux rois Cléomène et Démarate, mais surtout les risques de conflit avec la voisine Argos paralysent toute décision. Pour couronner le tout, l’annonce d’une aventure dans une contrée inconnue et lointaine refroidit quelque peu les ardeurs belliqueuses des Spartiates. Quand Cléomène demande à Aristagoras si la capitale perse se situe loin à l’intérieur des terres, le gouverneur de Milet commet l’imprudence de parler de trois mois de marche. Aussi le roi de Sparte éconduit-il son visiteur en ces termes : « Étranger de Milet, lui dit-il, sors de Sparte avant le coucher du soleil. Tes paroles n’ont rien qui puisse plaire aux Lacédémoniens, puisque tu veux les entraîner à trois mois de distance de la mer » (Hérodote, livre v). Muni d’une tablette en bronze représentant toutes les régions connues de la Terre, le gouverneur de Milet était pourtant presque parvenu à ses fins en mettant l’accent d’une part sur les incroyables richesses de l’Empire (or, cuivre, vêtements brodés, esclaves, etc…) et d’autre part sur la faiblesse des valeurs guerrières de l’armée du Grand Roi (un équipement sommaire limité aux arcs et courtes piques). Des arguments qui trouvent cependant plus d’échos auprès des Athéniens. Après avoir écouté le discours enflammé d’Aristagoras, les Alcméonides consentent à livrer près de vingt navires de combat, les fameuses trières. Une bien maigre contribution en vérité. Aux côtés des vaisseaux athéniens, seules cinq autres trières, en provenance d’Érétrie, sur l’île d’Eubée, se joignent à la coalition grecque. Deux mille fantassins ! Autant dire que le soutien de la Grèce continentale est purement symbolique. Aristagoras ne peut espérer renverser une situation largement en faveur de l’Empire perse, une puissance capable d’aligner plus d’un million d’hommes… Les Perses écrasent les Ioniens Les premières opérations sont pourtant favorables aux forces grecques. Au printemps -498, le propre frère d’Aristagoras, Chaporinos, s’aventure même, à la tête d’une troupe d’hoplites athéniens, jusqu’aux faubourgs de Sardes qu’il incendie. Mais l’expédition tourne rapidement court. Une armée perse venue à la rencontre des « incendiaires » défait les troupes de Chaporinos. Suite à cette déroute prématurée, les Athéniens décident de réembarquer pour l’Europe. La révolte d’Ionie ne s’essouffle pas pour autant. Dès l’automne -498, plusieurs autres îles et cités gonflent le mouvement de contestation. Byzance mais aussi la région de la Carie et l’île de Chypre se joignent aux Ioniens. Après une série de revers et de succès, comme en -496 à Pedasos, les troupes grecques finissent par capituler après le désastre naval de l’île de Ladè, située près de Milet. Au cours de l’été -494, plus de trois cent cinquante trières de la coalition ionienne, dont quatre-vingt-dix sous les ordres des Milésiens, n'affrontent pas moins de six cents navires perses d’origine phénicienne, égyptienne ou encore cilicienne. Malgré la résistance héroïque des marins de Chios, la bataille est marquée par l’abandon des principales unités de la flotte ionienne, à l’exemple des navires samiens et lesbiens. Après la défaite définitive des cités d’Asie Mineure sur la mer, où elles étaient pourtant jugées supérieures tactiquement, plus aucun obstacle ne semble s’opposer à la marche triomphale des Perses. Ils décident désormais de se concentrer sur le cœur de la rébellion, à savoir Milet. Cinq ans après la révolte d’Aristagoras, sa ville est saccagée, pillée et brûlée après un court siège. Quant aux Milésiens, ils sont massacrés ou déportés en Perse. La révolte d’Ionie a fait long feu. Un an à peine après la chute de Milet, l’ordre règne de nouveau sur les côtes ioniennes. Le manque de solidarité des troupes grecques et les différentes défections, à l’instar des contingents athéniens en Lydie et des navires samiens à Ladè, ont eu raison de l’ardeur combative des insurgés. Après avoir remis la main sur toutes les cités de l’Hellespont et puni sévèrement tous les rebelles, les Perses replacent à la tête des principales cités des hommes dévoués à leur cause : « Dans les cités dont le tyran s’était soulevé, la tyrannie fut abolie. Des tyrans qui étaient restés fidèles pendant la révolte furent, eux, rétablis dans leur pouvoir » (Pierre Briant, Darius, les Perses et l’Empire, Gallimard découvertes). Soucieux de se préserver d’un retour de la guerre civile, qui pourrait de nouveau mettre à mal l’ordre achéménide, le gouverneur de Sardes oblige désormais les Ioniens à renoncer à s’attaquer mutuellement et à faire appel à l’arbitrage perse en cas de mésentente. « Maître, souviens-toi des Athéniens ! » Même si la révolte ionienne est réprimée, Darius ne décolère pas. En -493, il n’aspire qu’à un seul but : venger le soutien athénien à la cause des rebelles de Milet. Cinq ans après l’incendie de Sardes, le Roi des Rois est déterminé à laver l’affront de cette expédition. Sur ses ordres, depuis l’année -498, trois fois par jour, un de ses serviteurs lui répète inlassablement ses mots : « Maître, souviens-toi des Athéniens ! ». La « conquête de l’Ouest » répond aux mêmes exigences que la campagne contre les Scythes orchestrée vingt ans plus tôt. En -492, le gendre du roi Mardonios franchit de nouveau l’Hellespont, réduit l’île de Thasos et remet la main sur la Thrace et sur la Macédoine ; l’île de l’Eubée et la rayonnante Athènes sont désormais en ligne de mire. Les lendemains de l’expédition perse s’annoncent sous les meilleurs auspices quand des nuages assombrissent l’horizon, au sens propre comme au sens figuré. En effet, parvenue à la hauteur de la presqu’île du mont Athos, la flotte de Mardonios subit de plein fouet les caprices du dieu Neptune. Une violente tempête s’abat sur les navires perses et envoie par le fond près de la moitié de l’armada impériale. Les Perses perdent plus de vingt mille hommes. Trop affaiblies pour attaquer Athènes, les troupes de Mardonios sont contraintes à la retraite. Darius ne se décourage pas pour autant. Dès l’année -491, une nouvelle expédition est montée contre la Grèce continentale. L’incursion des armées perses sur le sol européen est précédée d’une intense campagne diplomatique censée désolidariser les cités grecques les unes des autres. La tâche est d’autant plus aisée que l’unité à proprement parler n’existe pas. Cela étant, Darius le sait : l’ennemi commun peut faire disparaître les anciennes rivalités et souder les ennemis d’hier. L’ambassadeur de Darius jeté au fond d’un puits à Sparte ! Les cités récemment reconquises se voient priées de fournir des trières et des navires de transport pour la cavalerie impériale. En Grèce continentale, les envoyés de Darius demandent la subordination des cités-États au bon vouloir du Grand Roi. Ils obtiennent généralement satisfaction. Mais à Athènes et à Sparte, les hérauts de l’Empire sont accueillis avec beaucoup moins d’égards. En guise de gage de « la terre et de l’eau », symbole de la soumission des cités, les ambassadeurs perses sont précipités dans un gouffre (barathe) à Athènes et au fond d’un puits dans la cité lacédémonienne. Avec un humour « purement local », Athéniens et Spartiates recommandent aux suppliciés de ramasser la terre ou de puiser l’eau. Entre Athènes et Suse, la rupture est consommée. Sous le commandement du général Datis, d’origine mède, une nouvelle flotte perse cingle vers la Grèce. Délaissant la route maritime du Nord, consistant à longer les côtes, les navires de Datis préfèrent couper à travers la haute mer et de s’emparer des principales îles de la mer Égée, à l’instar de Naxos et de Délos. L’ambition perse est de foncer droit sur l’Eubée pour ensuite débarquer en Attique. Chose promise, chose due : après sept jours de combats acharnés, deux citoyens de la cité d’Érétrie, Euphorbos et Philagros, décident de livrer la ville aux Achéménides. La sanction est brutale pour venger Sardes : la principale ville de l’Eubée est brûlée et sa population réduite en esclavage. Fort de ce succès, les Perses lorgnent désormais vers l’Attique. Ancien tyran chassé d’Athènes, Hippias est le précieux conseiller de Datis. Tout en l’informant sur les méthodes de combat de l’ennemi, il pousse le Mède à débarquer ses troupes près d’Athènes. Aux dires d’Hippias, malgré leur valeur combative, ses compatriotes sont trop peu nombreux pour espérer l’emporter. De plus, la population athénienne regretterait amèrement le temps des Pisistratides et attendrait impatiemment la venue des Perses pour chasser la famille des Alcméonides. Un simple débarquement des troupes de Datis sur les côtes de l’Attique provoquerait la reddition sans conditions des Grecs. Douce illusion… Les idées défendues par Hippias sont rapidement battues en brèche par l’esprit d’initiative des Athéniens. Loin d’adopter l’attitude défensive des Érétriens, les phalanges ne restent pas calmement retranchées derrière les murailles de la ville. En cet été de -490, les troupes athéniennes se sont massées à quelque quarante kilomètres au nord d’Athènes, dans une plaine en forme de croissant appelée Marathon. Les Spartiates manquent le rendez-vous de Marathon… À la différence des Érétriens, les Athéniens choisissent donc l’offensive. Autre élément non négligeable : pour les remercier de les avoir secourus contre les Thébains, les Platéens viennent renforcer les dix mille Athéniens en apportant un contingent de mille hoplites. Le soutien de Platées a beau être capital, il n’est pas encore suffisant pour renverser la tendance aux yeux des stratèges athéniens. En ce début septembre, tous les regards se tournent vers Sparte. Les exploits de ses guerriers relèvent du mythe ; leur bravoure a largement dépassé les frontières du Péloponnèse et ils se sont taillé une réputation de quasi-invincibilité. Dans cette perspective, un héraut athénien répondant au nom de Philippidès est envoyé dans la cité lacédémonienne : le ralliement spartiate à la cause athénienne est indispensable. Franchissant les mille cent quarante stades (deux cent deux kilomètres) séparant Sparte d’Athènes en moins de vingt-quatre heures aux dires d’Hérodote, le coureur de fond livre le message suivant aux Péloponnésiens : « Lacédémoniens, les Athéniens vous prient de les secourir et de ne point tolérer que la plus ancienne des cités de la Grèce tombe sous le joug des Barbares. » Pour la première fois dans l’histoire de la péninsule, le sentiment hellène transcende les rivalités entre cités. Mais Sparte est prisonnière de ses lois et de ses dieux : pour des raisons strictement religieuses (en fait astronomiques !), elle ne peut répondre favorablement à l’appel à l’aide de la cité des Alcméonides. Tout au moins dans l’immédiat, car les hoplites spartiates ne peuvent engager les hostilités avant la pleine lune ! Sur le terrain même, les responsables athéniens et platéens sont divisés sur l’opportunité d’engager le combat. L’un des plus ardents défenseurs de l’attaque est un certain Miltiade. Revenu précipitamment de Chersonèse de Thrace, où il a échappé de justesse à la mort, le fils de Cimon emporte la décision du polémarque – archonte chargé des questions militaires – Callimaque d’Aphidna. Attendant que le commandement lui échoie pour engager la bataille, le stratège Miltiade déclenche les hostilités le 13 septembre. Rangées les unes à côté des autres, les dix tribus d’Athènes instituées par l’illustre Clisthène ont toutes leurs contingents. S’étendant sur plus d’un kilomètre et demi, les lignes grecques, disposées sur seulement quatre rangs de profondeur en leur centre, ont considérablement renforcé leurs ailes. À l’instigation de Miltiade, les meilleures troupes sont toutes concentrées sur l’aile droite, elles sont commandées par Callimaque. Très nettement inférieurs en nombre, les Grecs comptent sur l’effet de surprise et sur leur discipline inébranlable pour remporter la décision finale. Face à eux, l’armée impériale est composée de contingents multinationaux qui n’ont pas toujours l’habitude de combattre ensemble. Sur le plan de l’armement, la supériorité grecque est aussi évidente : les boucliers en osier et les courtes piques des Perses font pâle figure en regard des cuirasses de bronze et des longues lances équipant les fantassins hellènes. En ce 13 septembre 490 avant notre ère, douze mille Grecs entrent dans la légende. S’élançant comme un seul homme, bouclier contre bouclier, les masses compactes des phalanges s’ébranlent avec force en direction des unités mèdes et perses. Marathon ou quand les Athéniens entrent dans la légende Boucliers contre boucliers, ils courent vers leurs adversaires quelque peu déconcertés : « Quand les Perses les virent au pas de course, ils se préparèrent à soutenir le choc, mais ils les prenaient pour des fous courant à leur perte, ces hommes si peu nombreux qui attaquaient en courant, sans cavalerie et sans archers » (Hérodote, l’Enquête, livre vi). Si les premiers instants de la bataille sont favorables aux forces de Datis, le déroulement de la confrontation tourne rapidement à l’avantage des hoplites de Miltiade. Cherchant moins à anéantir l’adversaire qu’à démontrer la supériorité de leur cité, les phalanges mènent l’assaut, au son des flûtes, en fonçant vers l’ennemi. À l’inverse des Grecs, les meilleures troupes perses sont concentrées au centre. Aussi n’est-il pas étonnant de voir dans un premier temps les Mèdes infliger à la coalition grecque de lourdes pertes et dans un second temps, les ailes athéniennes et plautéennes se rabattre sur le dispositif central de l’armée perse, provoquant rapidement la panique et la fuite. La manœuvre en tenaille de l’armée de Miltiade et son corollaire, l’effondrement du centre perse, entraînent la déroute des troupes impériales. Le bilan est lourd : on dénombre plus de six mille quatre cents morts dans le camp achéménide contre seulement cent quatre-vingt-douze du côté des Grecs. Repoussées vers la mer, les troupes orientales réembarquent dans la précipitation. Dès lors, Datis ne poursuit qu’un seul objectif : débarquer à Athènes même, avant le retour de ses « glorieux hoplites ». Une course-poursuite s’engage entre la mer et la terre : parcourant en seulement huit heures les quarante kilomètres séparant la plaine de Marathon d’Athènes, les Grecs devancent d’une petite heure la flotte perse. Dans le même temps, Philippidès aurait franchi à pied la même distance à travers les monts et les rivières. D’après la légende, il aurait annoncé la victoire des Grecs sur les Perses avant de s’effondrer et de mourir épuisé au pied de ses interlocuteurs. En l’espace de trois ans, la Grèce est sauvée pour la deuxième fois. Plus qu’une victoire, la bataille de Marathon traduit la montée en puissance de la ville d’Athènes ; une cité qui a su prendre en main les destinées de la Grèce. Leurs hoplites sont à jamais glorifiés dans la mémoire de l’Hellade (le monde grec). Assurément, les Spartiates ont à cœur d’écrire à leur tour leur nom dans le grand panthéon des héros grecs. Chapitre IV « Prends garde à Sparte » « Comment un millier d’hommes ou même dix mille ou même cinquante mille pourraient-ils s’opposer à une grande armée, s’ils sont tous également libres et ne sont pas soumis au commandement d’un seul ? Car nous sommes plus de mille contre chacun d’entre eux, s’ils sont, eux, au nombre de cinq mille. » Xerxès La défaite de Marathon ne refroidit pas les velléités expansionnistes de l’Empire perse. Loin de céder à la dramatisation, Darius nourrit de nouveaux projets contre Athènes, Sparte et leurs alliés. Il dispose en cela de nombreux atouts ; sans compter un immense réservoir d’hommes et une flotte encore nombreuse, le Grand Roi contrôle désormais l’ensemble des îles de la mer Égée. De leurs côtés, les Grecs n’ont pas su exploiter leur victoire. À peine un an après leur triomphe sur les Perses, les factions rivales d’Athènes s’entre-déchirent et jettent en prison le héros de Marathon, Miltiade, suite à son échec devant l’île de Paros, cité accusée d’avoir soutenu les troupes de Darius. Darius meurt, mais l’esprit de vengeance demeure Après Sardes, Marathon… Deux humiliations subies, à moins de vingt ans d’intervalles, devant les Athéniens. L’Empire n’est-il plus que l’ombre de lui-même ? Le prestige impérial du temps de Cyrus le Grand est-il à jamais révolu ? C’est tout au moins l’avis des Égyptiens qui entrent en rébellion contre Darius au cours de l’année -487. Faisant partie intégrante du territoire des Achéménides, l’Égypte a la priorité sur la Grèce. Son poids économique est incontestable. Mais avant de lancer une expédition contre le flanc sud de l’Empire, Darius, conformément à une tradition perse, se doit de régler le problème de la succession. Mari de six femmes et père de douze enfants, le Grand Roi est partagé entre Artobazanès, son aîné, et Xerxès, le premier-né de sa seconde épouse Atassa, fille du vénéré Cyrus. Sous l’influence de Démarate, roi spartiate réfugié à Suse, Darius opte finalement pour Xerxès, car ce dernier est venu au monde pendant son règne et de plus, il est le petit-fils de Cyrus… En novembre -486, Darius meurt sans avoir eu le temps de réprimer le mouvement égyptien. Sans plus attendre, partisans et adversaires de la Grèce rivalisent d’influence pour inciter Xerxès à reprendre le flambeau de son père. L’un des plus grands détracteurs des Hellènes n’est autre que le malchanceux Mardonios dont la flotte a été décimée en -492 par une tempête ; la liberté et l’esprit d’indépendance affichés par les Grecs lui sont insupportables. Face à lui, Artabane, l’oncle paternel de Xerxès, temporise l’ardeur de ses compatriotes en prétextant que la supériorité numérique de la Perse peut être un leurre et que le Grand Roi n’est pas à l’abri d’une mauvaise surprise. Il rappelle à ce sujet la campagne hasardeuse de Darius contre les Scythes et l’aventure finale de Cyrus contre les Massagètes. Mais plusieurs songes et autres apparitions ont raison de l’hésitation de l’héritier de l’Empire. Après de multiples tergiversations, Xerxès décide une nouvelle expédition contre les cités grecques. Sa haine à l’égard des Grecs et sa folie des grandeurs n’ont rien à envier à celles de Darius. En digne héritier des Achéménides, le Grand Roi ne se déplace jamais sans son parasol et sans un serviteur censé chasser les mouches devant lui tout en portant un voile devant sa bouche pour ne pas contaminer l’air de Xerxès… Une véritable tour de Babel en armes ! En -485 commencent quatre longues années de préparatifs de guerre contre la Grèce. Dans la perspective d’un conflit d’envergure, les Achéménides mobilisent toutes leurs ressources : les provinces de l’Empire sont mises à contribution, tant pour la fourniture de navires que pour celle des chevaux ou des hommes ; des dépôts de vivres sont aussi constitués en Thrace et en Macédoine. Sur le plan tactique, Xerxès reprend le projet initial de Mardonios, élaboré en -492, consistant à envahir la Grèce à partir des contrées septentrionales de la péninsule. Conformément à ce plan, l’immense convoi terrestre devrait être escorté, protégé et ravitaillé par une flotte non moins impressionnante. Entre les fantassins et les marins, l’historien Hérodote comptabilise plus de deux millions d’hommes, un chiffre vraisemblablement exagéré. Plus objectivement, les forces de l’Empire rassemblent plus de trois cent mille combattants. Autant dire qu’ils affichent une supériorité numérique hallucinante sur leurs adversaires hellènes. « L’Asie s’est vidée de tous ses mâles », écrit Eschyle dans Les Perses. Au printemps -481, l’immense armée perse est rassemblée dans les environs de Suse. Une véritable tour de Babel en armes ! On ne dénombre pas moins d’une centaine de nationalités ; chacune exprimant sa spécificité au travers de ses armes et de ses vêtements. Des Assyriens armés de lourdes massues ornées de pointes aux Caspiens vêtus de peaux de bêtes en passant, entre autres, par les Éthiopiens au corps peint, les Indiens en vêtements de coton et les Thraces chaussés de bottes en peau de faon, l’armée de l’Empire achéménide est aussi variée que bigarrée. Au sein de cette masse hétéroclite s’étendant à perte de vue, un groupe d’hommes se distingue, tant par sa prestance que par sa notoriété : les dix mille Immortels de la Garde personnelle de Xerxès. À eux seuls, avec leur barbe courte taillée au carré, leurs armures en écailles de poisson et leurs pantalons couleur pourpre, ils assurent le spectacle. Assurément, le Grand Roi est à la tête de la plus puissante armée jamais rassemblée. Face à cette invincible armada, les Grecs font pâle figure. Ils ont d’autant plus peur de cette armée achéménide qu’ils ne l’ont jamais combattue… Face au défi perse… une Grèce désunie… Avant même de s’ébranler en direction de l’ouest, l’armée de l’Empire achéménide fait figure de véritable rouleau compresseur. Tous les observateurs, à commencer par les devins et l’oracle de Delphes, sont convaincus de l’invulnérabilité manifeste des forces de Xerxès. Les chances des armées de l’Hellade de faire échec à l’Empire sont d’autant plus minces qu’elles n’affichent même pas une unité de façade. Pour bien des Grecs, la collaboration est préférable à la confrontation. Le premier, Xerxès entend profiter de la division des cités grecques. Avant même que ses armées aient foulé le sol hellène, le Grand Roi expédie en Grèce une cohorte de diplomates censés gagner à sa cause les cités encore hésitantes. À l’exception de Sparte et d’Athènes, toutes les cités-États reçoivent les émissaires de Xerxès venus leur demander « la terre et l’eau », selon la formule consacrée. Ils recherchent leur collaboration sinon leur neutralité. La moisson de ces hérauts est à la hauteur de leur mission. Dès l’été -481, les Magnètes et les Maliens concluent des accords secrets avec Suse. Les oracles eux-mêmes abandonnent la Grèce, à l’exemple de celui de Delphes. Son pessimisme n’a d’égal que l’optimisme affiché par Xerxès. S’adressant aux Athéniens, l’oracle n’hésite pas à proclamer : « Pourquoi rester là, infortunés ? Fuyez au bout du monde, en quittant vos demeures et les hauteurs de votre cité en cercle comme une roue ! La tête ne restera pas en place, ni les corps, ni les pieds au-dessous, ni les mains, ni les parties entre. Mais tout est ruiné, car le feu et l’impétueux dieu de la guerre, fonçant sur un char syrien, vous jetteront à terre… » (Hérodote). Une fois n’est pas coutume, les deux adversaires en présence ne se font aucune illusion quant à l’issue de la guerre : la Grèce va tomber sans coup férir sous le joug de l’Empire achéménide. Les phénomènes célestes eux-mêmes sont interprétés comme autant de signes encourageants du futur triomphe des Perses. En avril -481, la veille même du départ de la grande armée pour l’ouest, le disque de la lune obscurcit celui du soleil. Aux yeux des devins de Xerxès, cette éclipse totale annonce le succès de la campagne de Xerxès : la lune, représentant l’astre des Perses, occulte le soleil, symbolisant la Grèce… Face au défi perse, les Grecs décident de réagir en réunissant la ligue hellénique en octobre -481. Le Congrès a lieu à Corinthe, au temple de Poséidon. Les partisans les plus acharnés de la guerre à tout prix sont sans conteste Athènes et Sparte. Si l’imposante cité de l’Attique craint à juste titre de terribles représailles – les Perses entendent par-dessus tout laver l’affront de Marathon – la grande puissance du Péloponnèse s’inquiète d’un possible ralliement d’Argos à la cause achéménide. À l’ouverture du Congrès, l’ambiance est orageuse sinon hostile entre certaines cités. Incontestablement, la peur domine les débats. Il faut toute la force de persuasion de l’éloquent Thémistocle, futur stratège d’Athènes, pour emporter l’adhésion de quelques indécis. A priori, un accord est trouvé. Mettant fin provisoirement à leurs dissensions, trente et une cités se coalisent sous l’égide d’Athènes et de Sparte, les deux plus grandes puissances de la péninsule. En réalité, le panhellénisme est un vœu pieux. L’union affichée à Corinthe est fragmentaire, incomplète voire illusoire. Sans compter les absents de marque du Congrès, comme Argos et Corcyre, nombreuses sont les cités qui optent clairement pour l’inaction. « Nous voulons faire de la musique, boire et converser, non pas trembler à cause de la guerre des Mèdes » (poète anonyme de Mégare). En dépit du danger imminent d’invasion, la logique des cités prime toujours sur celle de l’union. Entre la honte et la guerre, bien des peuples grecs choisissent la première option, à savoir la soumission à l’Empire achéménide. « Plutôt perses que morts » clament en chœur les pacifistes. Une option que tout hoplite spartiate digne de ce nom ne peut comprendre, lui pour qui mourir sur le champ de bataille est la plus grande des fiertés. Dans son livre consacré aux guerres médiques, Peter Green exprime en ces termes le sentiment dominant chez les peuples hellènes : « La plupart des Grecs regardaient la perspective d’une invasion non comme une menace commune à laquelle devait faire face une Hellade unie, mais plutôt comme une interruption certes désagréable, mais inévitable, de leur existence personnelle ». Pour couronner le tout, bien des cités rechignent à placer leurs armées sous le commandement de généraux spartiates ou athéniens. Indiscutablement, l’heure est à la méfiance et au renoncement. De son côté, Xerxès affiche une confiance sans bornes. Sans plus attendre, il entend faire franchir à son armée le détroit des Dardanelles, ce passage maritime reliant la mer Égée à la mer de Marmara. Un exploit proprement titanesque : deux rangées interminables de navires, amarrés les uns aux autres, sont censées servir de pont à la plus grande armée du monde. De plus, afin d’éviter de rééditer le désastre de l’expédition de Mardonios (souvenons-nous, en -492, une terrible tempête avait alors décimé vingt mille hommes !), ses ouvriers sont chargés de creuser un canal au pied du Mont Athos, un couloir assez large pour laisser passer deux vaisseaux de guerre de front. La direction des travaux est confiée à Artachaies, un homme d’une taille exceptionnelle. À travers ses réalisations, l’objectif du Grand Roi est double : non seulement ses forces pénètrent en Grèce sans dommages, mais elles impressionnent leurs ennemis tant par leur nombre que par leur savoir-faire. Par ses travaux pharaoniques, Xerxès espère convaincre les derniers récalcitrants grecs de la supériorité de la civilisation perse… Xerxès fait fouetter la mer en guise de châtiment ! L’invasion de la Grèce est inséparable du franchissement de l’Hellespont. Pendant plusieurs mois, du percement du canal du Mont Athos à l’établissement du double pont de navires sur les Dardanelles, les meilleurs ingénieurs phéniciens et égyptiens de Xerxès se lancent dans des travaux dignes des Cyclopes. Le défi est sans commune mesure avec tout ce que les Perses ont jamais tenté : assurer le passage au-dessus des eaux de plusieurs centaines de milliers d’hommes, de chevaux, de chameaux et de mules sur une distance de plus de trois kilomètres ! Les premiers résultats sont catastrophiques. Pourtant résistants, les câbles en papyrus et en lin blanc reliant les ponts de bateaux se déchirent lors d’une tempête sans précédent. Les navires se fracassent sur les rochers et plusieurs centaines d’hommes sont engloutis par les eaux. En apprenant la terrible nouvelle, Xerxès ne décolère pas. Dix ans après le revers de Mardonios, la nature se dresse encore contre lui. Non seulement les ingénieurs sont décapités mais la mer elle-même subit la colère du Grand Roi. Absolument inconsolable, Xerxès s’adresse à l’Hellespont comme à une entité malfaisante. Trois cents coups de fouet sont donnés en guise de châtiment ; la mer est même marquée au fer rouge ! « Ô toi, onde amère et salée, commente Xerxès, ton maître t’inflige cette punition parce que tu l’as offensé, lui qui ne t’avait jamais fait de mal. Mais Xerxès le Roi te franchira, avec ou sans ta permission. Aucun homme ne te fait des sacrifices et tu mérites ce mépris en raison de tes eaux âcres et boueuses » (Hérodote, vii, 3). La mégalomanie sans bornes de Xerxès ne peut rester sur un échec. Sitôt le premier désastre « digéré », une nouvelle équipe dirigée par un certain Harpalos (un ingénieur d’origine grecque !) reprend le projet du passage du détroit des Dardanelles. Cette fois, il s’agit de ne rien laisser au hasard. Il en va du succès de l’entreprise mais surtout de la vie elle-même de ses concepteurs ! Dans cette perspective, deux solides ponts de navires sont dressés entre Abydos et Sestos. D’une longueur phénoménale de trois mille huit cent cinquante-sept mètres, le premier pont est constitué de pas moins de trois cent soixante bateaux, tous coque contre coque, les mâts couchés et la proue tournée dans le sens du courant des eaux de l’Hellespont. Il s’agit du passage principal, celui à partir duquel les trois cent mille hommes de l’armée impériale doivent entrer en Europe. Le second pont de bateaux est à peine moins impressionnant : avec ses trois mille deux cent vingt-huit mètres et ses trois cent quatorze navires alignés, il doit permettre le passage du convoi des bêtes de somme. Solidement reliées entre elles par d’immenses câbles de papyrus et de lin (pesant plus de cinquante-cinq kilos le mètre !), les trières et les pentécontères de la flotte perse sont par ailleurs amarrées aux deux rives du détroit au moyen de puissants cabestans en bois. Ce premier travail accompli, les centaines d’ouvriers affectés à cette lourde tâche scient des madriers, les fixent sur les câbles tendus et les renforcent avec de la terre et de l’argile battue. Pour parfaire le tout, on installe de part et d’autre du deuxième pont une palissade, laquelle doit être suffisamment haute pour empêcher les animaux de paniquer en voyant la grande étendue de la mer… Xerxès pleure en contemplant son armée… Sitôt les travaux exécutés, au mois de mars -480, Xerxès en est immédiatement informé. La grande armée stationne alors à Sardes, l’ancienne capitale de l’Empire lydien. Le Roi des Rois jubile enfin ; l’achèvement du double pont et du canal du mont Athos apparaissent comme autant de témoignages de sa puissance. Ces réalisations hors normes font déjà figure de première victoire sur la ligue hellénique. Assurément, le savoir-faire de ses ingénieurs préfigure la vaillance de ses soldats. Darius va enfin être vengé, Xerxès en est maintenant convaincu. Satisfait, le Grand Roi n’en est pas moins inflexible et impitoyable. Preuve en est le terrible épisode survenu au malheureux Pythios, l’homme le plus riche de la Lydie. Lui qui s’était évertué à accueillir l’armée achéménide avec le maximum d’égards, multipliant ainsi les offrandes et les honneurs, s’inquiète de voir ses cinq fils enrôlés dans l’immense armada. Il demande alors à Xerxès de faire preuve de compassion et de laisser son fils aîné avec lui pour assurer ses vieux jours. La réaction du Roi des Rois est aussi violente qu’inattendue. Lui reprochant son manque d’honneur alors que la propre famille de Xerxès l’accompagne à la guerre, il ordonne à ses gardes de se saisir immédiatement du fils aîné de Pythios, de le fendre en deux et de déposer les deux parties du corps mutilé de part et d’autre du chemin emprunté par l’armée perse… Partie de Sardes, l’immense masse d’hommes s’ébranle en direction d’Abydos, la porte d’entrée du double pont de navires. Après avoir traversé la Lydie et la Mysie, les troupes de Xerxès traversent la province d’Atarnée, longent les villes d’Adramytos et d’Antandros avant de bivouaquer au pied du mont Ida. Là encore, les éléments se déchaînent. Un ouragan d’une force extraordinaire ravage une partie du camp perse. La foudre s’abat sur les troupes de Xerxès, faisant de nombreuses victimes. Loin de maudire le ciel comme il le fit quelques mois plus tôt pour la mer, Xerxès n’en poursuit pas moins l’objectif qu’il s’est fixé. Parvenu aux Dardanelles, il entend faire oublier à la nature sa colère passée. Au lieu des trois cents coups de fouet, la mer est honorée de libations au moyen d’un calice d’or. Se tournant vers le soleil, le Grand Roi le conjure alors d’écarter tout danger de son armée. Les prières terminées, le calice en question, un cratère d’or et une épée courte sont jetés à la mer en guise d’offrandes. Commence alors l’impressionnant franchissement des Dardanelles. Nous sommes le 10 mai -480. Entre le braiement des mules, l’aboiement des chiens, le grincement des essieux des roues et le claquement des fouets, le vacarme est assourdissant. Ouvert par les fameux dix mille Immortels, tous porteurs de couronnes, le défilé dure « sept jours et sept nuits ». Perses, Mèdes, Assyriens, Bactriens, Caspiens, Hyrcaniens, Thraces, Arabes, Éthiopiens, Paphlagoniens, Indiens, ce sont plus de trois cent mille hommes, accablés par la chaleur et minés par la fatigue, qui franchissent l’Hellespont pendant toute une semaine. Le cortège est non seulement composé de soldats mais aussi de plusieurs milliers de civils – des femmes, des devins, des médecins, des menuisiers ou encore des cochers. Ce n’est pas seulement l’armée mais l’Empire tout entier qui semble se déplacer ! Dans le même temps, la flotte perse emprunte le canal du Mont Athos. Installé dans une loggia de marbre blanc, Xerxès ne peut contenir son émotion en observant ce défilé interminable. Mieux encore, il pleure à chaudes larmes. Quand son oncle Artabane l’interroge sur cette soudaine tristesse, il répond : « La pitié me saisit quand je pense au temps si court de la vie humaine, puisque, de tous ces hommes sous nos yeux, pas un ne survivra dans cent ans » (Hérodote, L’Enquête, livre vii). À l’assaut de la Grèce ! 16 juin -480 Le 22 mai, les troupes perses ont toutes pris pied sur le sol grec. De Sestos, l’armée achéménide part en direction de Doriskos, située à la hauteur de l’Hèbre. Moins d’un mois plus tard, le 16 juin, l’ensemble des forces terrestres et navales de l’Empire est regroupé pour une revue générale des troupes. Xerxès entend en effet les dénombrer. Pour mieux les compter, on les rassemble par groupe de dix mille hommes. Cette première opération achevée, on leur demande de se serrer les uns contre les autres puis on trace un cercle autour de chaque contingent. Juché sur un char puis assis sous un dais de drap d’or à bord d’un navire sidonien, le Grand Roi inspecte ensuite ses fantassins et ses marins. Sous le soleil de Thrace, l’armée impériale rayonne de mille couleurs. Des casques de bronze des Assyriens aux armures d’écailles de poisson des Perses en passant par les dagues des Caspiens, toutes les armes scintillent, conférant ainsi à leurs possesseurs un inébranlable sentiment d’invincibilité. Le premier, Xerxès ne peut dissimuler sa satisfaction. Plus encore que son infanterie, sa marine l’impressionne. Toutes les proues tournées vers le rivage, les mille deux cent sept trières de la flotte perse sont impeccablement alignées. Sur leurs ponts, tous les marins sont en tenue de parade. À la vue d’un tel spectacle, le Grand Roi ne peut s’empêcher d’interpeller son conseiller Démarate, cet ancien roi ayant trahi la cause de Sparte : « Eh bien, dis-moi donc si les Grecs me résisteront et oseront lever les mains contre moi. À mon avis, tous les Grecs et le reste des hommes qui habitent du côté de l’Occident se réuniraient-ils, ils ne sont pas de force à soutenir mon attaque, à moins d’être bien d’accord » (Jean Malye). Une fois n’est pas coutume, Démarate défend l’honneur de sa patrie. Au lieu de flatter Xerxès, il le met en garde à propos de la résistance opiniâtre des Grecs, et en particulier celle des Spartiates, des guerriers dont le Grand Roi ignore la vaillance et l’endurance : « Ils n’accepteront jamais de toi des conditions qui signifieront l’esclavage pour la Grèce… Ils sont libres certes car ils ont un maître et ce maître est la Loi, qu’ils craignent bien plus encore que vos sujets vous craignent » (Peter Green). En d’autres termes, le traître spartiate demande à son nouveau protecteur de ne pas sous-estimer le degré de combativité de ses compatriotes. « Méfie-toi des Spartiates ! » l’avertit-il. Une fois n’est pas coutume, Xerxès ne se met pas en colère. Au contraire, il rit des propos alarmistes de Démarate. Comment une poignée de cités que tout divise pourraient-elles s’opposer avec succès au plus puissant empire que la Terre ait connu ? A priori, les débuts de la conquête de la Grèce lui donnent raison… Les premières phases de la seconde guerre médique sont favorables aux Perses. On peut même parler d’une véritable promenade de santé. Sitôt la revue des troupes terminée, l’armée achéménide déferle sur le nord de la Grèce avec une facilité déconcertante. Si plusieurs mois de marche furent nécessaires pour quitter l’Empire, quelques jours suffisent à traverser le nord de la péninsule grecque. Loin de lui opposer une quelconque résistance, les peuples thraces se rallient à l’Empire. Des Ciconiens aux Édoniens, c’est à ceux qui prêteront le plus main-forte aux envahisseurs. Les Thraces se rallient d’autant plus à Xerxès qu’ils redoutent les pratiques barbares de son armée. Ainsi, à la hauteur du fleuve Strymon, les Perses auraient carrément enterré vivants plusieurs dizaines de jeunes gens. Chargées d’assurer le gîte et le couvert de l’armée impériale par les émissaires de Xerxès, bien des cités grecques se plient à leurs exigences. Il en va du salut de leurs habitants. Dans toutes les villes jalonnant la route de l’armée impériale, les autochtones sont contraints de ravitailler les troupes perses, doivent abattre du bétail, fournir de l’eau et de la farine, fabriquer de la vaisselle d’or et même dresser une tente spéciale pour le Grand Roi en personne. Partout où ils campent, d’Abdère à Thermé, les Perses ne se contentent pas de se livrer à des repas pantagruéliques, ils pillent et emportent avec eux tout ce qu’ils trouvent. Pour les citoyens de Thrace et de Macédoine, cette réception est synonyme d’asservissement et d’appauvrissement. La liberté est pourtant sacrifiée sur l’autel de l’esclavage, sous prétexte de sauver leurs vies. À Acanthe, la mort imprévue d’Artachaies, l’ingénieur en chef du canal du Mont Athos, donne même lieu à une cérémonie somptueuse. Lui érigeant un tertre funéraire, les Acanthiens l’honorent comme un véritable héros de leur patrie. L’association avec l’Empire se traduit aussi par la livraison de navires et de soldats. Des villes comme Olynthe, Skioné ou encore Potidée prennent fait et cause pour Xerxès. Les peuples du nord de la Grèce se conduisent comme des sujets dévoués de l’Empire achéménide. À croire que la Thrace, la Macédoine et la Thessalie sont d’ores et déjà devenues des satrapies perses. Indéniablement, les Perses ont su convaincre avant même de vaincre. Expédiés dans les cités grecques, les hérauts de Xerxès obtiennent sinon l’alliance du moins la neutralité de la plupart d’entre elles. Sans engager la moindre bataille d’importance, les troupes de Xerxès s’emparent des cités grecques sans coup férir… Quand l’oracle de Delphes prophétise la défaite des Grecs… À l’exception des Platéens et des Thespiens, dont la fidélité à la ligue hellénique est infaillible, les Magnètes, les Locriens, les Maliens, mais aussi les Béotiens et les Dolopes, rejoignent le camp perse. En d’autres termes, ils lui accordent l’hommage de la terre et de l’eau. Dans ce véritable jeu de dominos en faveur des envahisseurs, seules les cités de Sparte et d’Athènes ne sont pas sollicitées. Sans doute les Perses se souviennent-ils de la mésaventure survenue à leurs émissaires, une dizaine d’années plus tôt – précipités au fond d’un gouffre à Athènes et dans un puits à Sparte. En attendant, les Grecs apparaissent complètement désemparés. A priori, la situation militaire est désespérée. Brandir l’étendard de la résistance dans un pays ravagé par les luttes intestines est un défi prométhéen, car malgré l’invasion de la péninsule, les réflexes régionaux l’emportent toujours sur le sentiment d’appartenance à la Grèce. Nombreux sont les peuples hellènes qui ont rejoint les Perses et la plupart de ceux qui restent dans la ligue rechignent à placer leurs troupes sous les ordres des généraux spartiates ou des stratèges athéniens, à commencer par Argos, l’autre grande puissance du Péloponnèse. Plus obsédés par leur conflit avec les Lacédémoniens que par la guerre engagée contre les Perses, les Argiens refusent obstinément de partager le commandement des troupes grecques avec les Spartiates. Ils exigent par ailleurs la conclusion d’une trêve de trente ans avec leur rivale séculaire, à défaut de quoi leurs hoplites resteraient dans leurs murs. Pour couronner le tout, les prêtres d’Apollon les confortent dans leurs certitudes. En témoigne cette seule recommandation de l’oracle de Delphes aux envoyés d’Argos : « Détesté par tes voisins, mais cher aux dieux immortels / Garde ton javelot dans tes murs et tiens-toi sur tes gardes / Protège bien la tête, et la tête sauvera le corps. » Loin de se limiter à Argos, les défections se multiplient. À n’en pas douter, la ligue hellénique se réduit comme une peau de chagrin. Assurément, les cités de la Grèce continentale ne disposent pas de forces suffisantes pour résister au rouleau compresseur perse. Les Alliés se tournent alors vers l’extérieur, en particulier vers la Crète et la Sicile. Ils songent en particulier aux puissantes forces armées de Syracuse. Une fois encore, c’est une cruelle déception. Si les Crétois se réfugient derrière les prophéties alarmistes de l’oracle de Delphes pour décliner leur aide, les Syracusains refusent obstinément de placer leurs troupes sous le commandement des Athéniens. Mieux encore, leur tyran, un certain Gélon, exige de diriger l’ensemble des armées de la ligue ; ce à quoi les émissaires d’Athènes et de Sparte répondent qu’ils ont plus besoin de soldats que de généraux. Satisfaire les exigences de Syracuse serait contraire à leurs principes. Et pourtant, l’aide de Gélon serait déterminante. À elle seule, la grande cité de Sicile dispose d’une impressionnante force de frappe. Sans parler de sa flotte, plus de deux cents trières, elle compte dans les rangs de son armée plus de vingt mille hoplites, près de deux mille cavaliers et une quantité non négligeable de frondeurs et d’archers. Assurément, l’entrée en guerre de Syracuse changerait le rapport des forces et donnerait aux Grecs une chance, si minime soit-elle, de tenir en échec leurs ennemis. Quoi qu’il en soit, la fierté des peuples prime sur l’intérêt collectif. Les démarches des ambassadeurs athéniens et spartiates échouent devant l’intransigeance du tyran de Syracuse. La mégalomanie de Gélon n’explique pas à elle seule le fiasco des négociations. Il existe aussi d’autres raisons, d’ordre plus stratégique. En effet, le tyran de Syracuse sait qu’il ne peut se permettre d’envoyer ses troupes si loin de la Sicile. Son principal rival dans la région, Carthage, pourrait en profiter pour l’attaquer. Xerxès lui-même agit en fin stratège en établissant une véritable alliance de revers avec la cité punique. Il est ainsi prévu qu’en cas d’intervention syracusaine aux côtés des Grecs, les Carthaginois passeraient à l’offensive. La perspective d’une longue guerre contre Carthage empêche ainsi Syracuse d’agir à sa guise… La retraite de Tempé : chronique d’une défaite annoncée Le fiasco des missions diplomatiques grecques met surtout à mal la position de l’Athénien Thémistocle. Les États de la Grèce du Nord se ralliant aux Perses, Argos préférant la neutralité et Syracuse craignant par-dessus tout Carthage, la situation de l’ingénieux stratège paraît des plus précaires. Pour couronner le tout, la population d’Athènes elle-même commence à douter de lui et les dieux de l’Olympe semblent avoir abandonné les Grecs. On dit ainsi que Delphes « médise » (car l’oracle épouse la cause des Perses, encore appelés les Mèdes). Dans ce lot de mauvaises nouvelles, la plus désastreuse est sans conteste l’échec des négociations avec les Syracusains. Pour contrecarrer les ambitions de Xerxès, Thémistocle comptait en effet sur la supériorité technique de sa flotte, mais encore fallait-il disposer de suffisamment de trières. Même les Corcyréens, qui avaient promis l’envoi d’une escadre, se ravisent. De plus, les propriétaires terriens d’Athènes sont convaincus que seule une opération terrestre de grande envergure peut arrêter les Perses. Obsédés par le souvenir de Marathon, ils méprisent souverainement « la racaille des matelots » (Peter Green). Soutenus par les Spartiates, les aristocrates athéniens estiment que seule une confrontation militaire mettant en scène la vaillance de leurs hoplites peut sauver la Grèce. C’est au nom de ce même principe sacré, « la bataille terrestre », qu’un premier corps expéditionnaire est envoyé au nord de la Macédoine. Dès le mois de mai -480, avant même que les troupes perses n’entament leur longue marche sur le territoire grec, dix mille hoplites sont chargés de faire barrage aux troupes perses dans le défilé de Tempé. Situé entre les monts Olympe et Ossa, le long du fleuve Pénée, le passage en question garde le nord de la Thessalie. Long de sept kilomètres et large d’une centaine de mètres, c’est l’endroit rêvé pour dresser des embuscades et provoquer des éboulis de pierre. Cela étant, la guérilla n’est pas un type de combat dans lequel les Grecs excellent. Placée sous le double commandement du spartiate Evaïnetos et de l’incontournable Thémistocle, l’armée des coalisés attend ses adversaires. Elle est entre autres composée de Corinthiens et de Thespiens, mais aussi d’Arcadiens, de Mantinéens, de Mycéniens et de Tégéates. Ils bivouaquent déjà depuis plusieurs jours quand des éclaireurs leur apprennent que les troupes de Xerxès ont suivi une autre route, située beaucoup plus au nord et à l’intérieur des terres. Informé des risques d’emprunter le défilé de Tempé, Xerxès a en effet opté pour une autre solution : la traversée du pays des Perrhèbes par la ville de Gonnos. Les Grecs tergiversent, doivent-ils se porter au-devant des troupes perses ? Un message en provenance de Macédoine leur conseille alors de se replier. Signé d’Alexandre Ier, il met en garde le corps expéditionnaire de s’opposer à l’armada de l’Empire. Selon lui, les Grecs n’ont aucune chance de vaincre, les effectifs de leurs adversaires étant bien supérieurs. En tout état de cause, les hoplites d’Evaïnetos combattraient à un contre trente. Une telle disproportion des forces dissuade les Grecs de tenir plus longtemps le défilé de Tempé. Ils se replient sur l’isthme de Corinthe… Nouvel objectif grec : tenir la ligne Thermopyles - Artémision La retraite des forces de la ligue est lourde de conséquences. À commencer par la désillusion des Thessaliens. Après les Thraces et les Macédoniens, c’est au tour des Thessaliens de trahir la cause grecque. Déçues par l’épilogue de l’expédition de Tempé, les villes de Pharsale et de Phères mettent leur cavalerie au service de Xerxès. Pour la ligue hellénique, c’est un nouveau coup dur. Les Grecs sont-ils vraiment réduits à l’impuissance ? Les hordes perses peuvent-elles déferler sur la Grèce sans que la moindre armée ne puisse les arrêter ou tout au moins en retarder la progression ? À Corinthe, les discussions vont bon train. La Thessalie est à son tour sous la botte achéménide, il s’agit maintenant d’interdire l’accès des Perses à la Béotie et à la Grèce centrale. Pour faire échec à Xerxès, on compte en particulier sur la vaillance et l’endurance des hoplites spartiates. Et c’est là que le bât blesse ! Une fois encore, les Lacédémoniens mettent en avant leurs scrupules religieux pour refuser tout engagement d’envergure en dehors des frontières du Péloponnèse. Selon les émissaires spartiates, toute opération militaire de leur part est inenvisageable avant la fin de la pleine lune. D’après eux, leur fête des Karnéia interdit tout déploiement massif de leurs forces avant la fin du mois d’août -480... Pour les Athéniens, ce nouveau rebondissement est un comble. Dix ans après Marathon, les Spartiates sont toujours retenus par leurs principes religieux et leur isolationnisme traditionnel. Dans son livre portant sur les guerres médiques, Peter Green n’hésite pas à parler « d’un conservatisme prudent à l’excès, et d’une lenteur incurable en cas de crise ». Une action déterminante est pourtant cruciale. Aux dernières nouvelles, les Perses s’apprêtent à investir la Piérie ; autrement dit, ils sont aux portes de la Grèce centrale. Thémistocle emploie alors toute sa force de persuasion pour convaincre Sparte de passer outre à ses principes religieux, il en va du sort de la Grèce et de tous ses habitants. Thémistocle insiste pour un effort militaire substantiel. Sans envoyer l’intégralité de son armée, Sparte pourrait-elle expédier quelques centaines de soldats d’élite, lesquels seraient renforcés de plusieurs milliers de Péloponnésiens ? À défaut de vaincre, ce maigre corps expéditionnaire pourrait retarder l’avance perse, le temps pour la Grèce de réorganiser sa défense. En d’autres termes, il faut avant tout gagner du temps afin de convaincre les cités grecques encore récalcitrantes de rallier les rangs de la ligue hellénique. Le discours de Thémistocle porte ses fruits. À la surprise générale, les Spartiates obtempèrent et votent le plan du stratège athénien. Pour contenir l’avance perse, Thémistocle a songé à combiner les manœuvres des forces navales et terrestres grecques. Si la flotte grecque est dépêchée au nord de l’Eubée, à la hauteur de l’Artémision, avec un effectif total de deux cent soixante et onze trières, le corps expéditionnaire a pour mission d’enrayer le rouleau compresseur perse dans le défilé resserré des Thermopyles (littéralement « les Portes des eaux chaudes »), un passage plus étroit et donc plus facile à défendre que celui de Tempé. En cas de défaillance prématurée de ce nouveau corps expéditionnaire, Thémistocle envisage purement et simplement une évacuation de la population de l’Attique. C’est le fameux « décret de Trézène ». Selon lui, la décision finale se fera sur la mer, du côté du détroit de Salamine… Coincé entre la mer, les marécages et de hautes montagnes abruptes, le défilé des Thermopyles offre une protection idéale face à une armée supérieure en nombre. Pour mener à bien cette mission périlleuse, la ligue hellénique confie le commandement du corps expéditionnaire à un homme d’exception, Léonidas. Roi spartiate depuis plus de dix ans, Léonidas a lui-même choisi les trois cents soldats d’élite qui vont l’accompagner aux Thermopyles. En ce début d’août -480, ces trois cents hoplites spartiates, épaulés par plusieurs milliers d’autres Péloponnésiens, vont défendre les « Portes des eaux chaudes », surnommées ainsi en raison des sources d’eaux chaudes qui jaillissent au pied des monts qui dominent le défilé. Le sort de la Grèce est désormais entre les mains des Spartiates, les seuls combattants professionnels de l’Hellade… PARTIE III Trois jours pour entrer dans l’éternité (été -480) « Il est beau de mourir, au premier rang, en brave qui combat pour la patrie ». Tyrtée Assurément les Thermopyles sont le seul passage qui mène de la Thessalie aux plaines de l’Attique. Entre les montagnes escarpées et la mer, la bande de terre est particulièrement étroite. Aux dires des témoins, un attelage de quatre chevaux ne peut y passer. C’est pourtant en cet endroit qu’a été écrite l’une des pages les plus mémorables de l’histoire militaire de l’Antiquité. Après avoir traversé successivement la Thrace, la Macédoine et la Thessalie, l’immense armée perse se heurte à un faible contingent grec campant à mi-chemin entre la Chalcidique et Athènes. Perdue d’avance, la première bataille d’envergure entre les Perses et les Grecs n’en constitue pas moins un test et une obligation. Pour les compagnons d’armes de Léonidas, l’important est moins de gagner que de résister. L’essentiel est de tenir le plus longtemps possible jusqu’à l’arrivée des renforts. Que Xerxès force ce passage prématurément et la route de la Grèce lui est ouverte ! Espérant dans un premier temps que les Lacédémoniens refuseront de combattre en regard de la disproportion des forces en faveur de ses troupes, le Grand Roi attend quatre longues journées avant d’engager le combat. Face au poids considérable des forces de l’Empire, estimées à trois cent mille hommes, les Grecs n’opposent qu’un contingent de sept mille soldats, dont quatre mille Péloponnésiens. Au sein de cette faible coalition, on dénombre quatre cents Corinthiens, sept cents Thespiens, quatre cents Thébains à la loyauté incertaine et surtout les guerriers d’élite que sont les trois cents hoplites originaires de Sparte. Élevés dans le culte de la guerre, ces Trois Cents choisis par Léonidas ne craignent personne si ce n’est leur propre peur de pas honorer les lois de leur cité. Les hostilités s’ouvrent finalement le 18 août -480. Pendant trois jours, quelques milliers d’hommes aguerris et déterminés défient la plus grande armée du monde. Les pertes perses sont quatre fois supérieures à celles de leurs adversaires. À trois reprises, Xerxès se lève de son trône d’or, complètement interloqué par la tournure des événements. Les guerriers de Léonidas sont sur le point d’accomplir un exploit militaire inattendu quand un des leurs trahit leur cause. Répondant au nom d’Ephialtès, ce citoyen originaire de Malia indique aux Perses l’existence d’un sentier permettant de contourner les positions grecques. Au matin du 20 août, les derniers Spartiates succombent sous un déluge de flèches… Chapitre V Trois cents hoplites spartiates, champions de l’Hellade « Le brave aux ennemis court, frappe, et, de plus près, luttant pied contre pied, oppose, plein d’audace, à la cuirasse, au fer, au casque, au bouclier, le bouclier, le fer, la cuirasse, corps à corps, œil contre œil, cimier contre cimier. » Tyrtée II. 29-34 Sans nourrir de réelles volontés expansionnistes, Sparte entend avant tout impressionner ses adversaires. Loin de chercher à s’étendre, la grande cité du Péloponnèse a comme seule ambition de dissuader tout adversaire d’envahir son territoire. Toute expédition hors du Péloponnèse lui semble superflue, voire dangereuse. Cité autarcique par excellence, ses citoyens-soldats font preuve d’une mentalité insulaire. Au ve siècle avant notre ère, la réputation de Sparte repose sur la seule vaillance de ses phalanges. Si sa flotte de guerre est embryonnaire et ses colonies quasi inexistantes, elle abrite en effet les meilleurs hoplites de la Grèce antique. À la différence de Thèbes, de Corinthe ou encore d’Athènes, les fantassins de Lacédémone ne sont pas des potiers, des paysans ou des vignerons travestis en soldats du dimanche le temps d’une campagne militaire mais de véritables combattants professionnels, nourris de culture guerrière depuis leur prime enfance. Nés pour combattre, ils n’envisagent pas d’autre mort que celle de périr sur le champ de bataille. « Il est beau de mourir au premier rang, en brave qui combat pour la patrie » clame le poète Tyrtée. Ne jamais perdre son bouclier ! Les hoplites spartiates ne sont pas pour autant des surhommes. Individuellement, les combattants de la puissante cité du Péloponnèse ne sont pas plus performants que leurs homologues argiens ou corinthiens. En revanche, placés au sein de leurs phalanges, les hoplites spartiates constituent une force sans égale dans tout le monde grec. Pendant toute leur adolescence, on leur a inculqué l’esprit de groupe et le respect du commandement. À la veille de l’affrontement au sommet contre les troupes de l’Empire perse, les Lacédémoniens se sont taillé une réputation d’invincibilité. Celle-ci repose en partie sur une discipline inflexible et sur un sens exacerbé de l’honneur. À l’image des futures légions romaines, la phalange spartiate exprime la solidarité, l’idéal égalitaire et l’esprit civique. Cette camaraderie de fer et de sang privilégie la cohésion et la dynamique du groupe aux dépens de la seule bravoure individuelle. Pendant les batailles, l’exploit consiste plus à rester dans le rang qu’à se distinguer par une quelconque prouesse. Tous solidaires et non solitaires, les soldats spartiates incarnent la morale de leur cité. Recrutés entre l’âge de trente ans et de cinquante-cinq ans, les vaillants combattants de Sparte sont répartis en cinq régiments (lochoi) forts de cinq cent douze hommes par unité, lesquels sont eux-mêmes subdivisés en pelotons (énomoties), comprenant chacun trente-deux hommes. Reconnaissables à leur longue chevelure et surtout à leur éclatante tunique rouge, « pour que le sang n’y parût point » (Hérodote), les guerriers spartiates sont par ailleurs tous équipés de cuirasses en cuir renforcées de plaques de métal, d’un casque à cimier et à protection nasale, de jambières en bronze, d’une épée courte à double tranchant et d’une longue lance de plus de deux mètres. Mais surtout, cette panoplie serait incomplète si l’on passait sous silence les hoplons, ces boucliers ronds et incurvés, faits en bois et cerclés de bronze. Les fantassins lourds de la Grèce classique leur doivent même leurs noms : les hoplites. Large de quatre-vingt-dix centimètres et pesant plus de huit kilos, ce bouclier est l’arme par excellence des combattants et le seul moyen d’identification des soldats d’une cité. Chaque état dispose ainsi d’un emblème peint sur la face externe du bouclier, à la fois pour se faire reconnaître et pour conjurer le mauvais sort. À Sparte, tous les boucliers sont frappés de la lettre lambda. À n’en pas douter, ces armes à la fois offensives et défensives symbolisent à elles seules l’homogénéité de leur formation militaire. « Tiens ton rang, ne cède pas d’un pouce ! » répètent inlassablement les officiers spartiates. Placés les uns à côté des autres, chaque bouclier protège simultanément son possesseur et l’homme situé sur sa gauche. Pour les soutenir, tous les hoplites disposent d’une double poignée appelée l’antilabé. Que l’un d’entre eux vienne à le lâcher et c’est la phalange entière qui est désorganisée. Revenir d’un champ de bataille sans son hoplon est impensable ; les cris des mères spartiates sont ici pour en témoigner. À les entendre, la mort de leurs fils est préférable à la honte de l’abandon. Vaincre ou mourir, il n’existe pas d’autre choix. Rentrer dans la cité avec ou sur leur bouclier, telle apparaît la seule et cruelle alternative des combattants de Lacédémone… Les Trois Cents sont à la fois Pairs et pères Perdre son bouclier est donc plus qu’une faute, c’est un crime. Le responsable est non seulement exclu de la phalange mais déchu de ses droits civiques. Frappé de disgrâce (l’atimia), il n’est plus un Spartiate ! En ce 8 août -480, l’honneur et la fierté spartiates sont portés à leur paroxysme. C’est le grand jour. Sparte prête son épée pour sauver la Grèce des hordes barbares. Les hoplites lacédémoniens choisis pour défendre le défilé des Thermopyles s’apprêtent à quitter la grande cité du Péloponnèse. Toute la ville de Sparte, des irènes aux gérontes, est massée sous les rangées de cyprès et d’acacias pour assister au départ de leurs héros. La cité entière retentit des clameurs de la foule, des chants des hoplites, de la sonnerie des trompettes et du braiement des mules. Les mères des Trois Cents sont particulièrement fières de leurs rejetons. Et pourtant, chacune sait que leurs enfants chéris ne reviendront probablement jamais des Thermopyles. Mais qu’importe, l’essentiel est de préserver l’honneur du nom de la famille et de glorifier la patrie en mourant sur le champ de bataille. Malheur au guerrier qui reviendrait des Thermopyles alors que ses camarades auraient sacrifié leur vie. Les survivants seraient non seulement exclus de la cité mais rejetés par leurs familles. En résumé, pour les mères spartiates, la mort d’un brave est préférable à la survie d’un poltron… Les hoplites spartiates désignés par Léonidas ont tous le front ceint de lauriers, une cape écarlate sur l’épaule et le bouclier en bandoulière. Ils sont trois cents. Chacun d’entre eux a été trié sur le volet, d’après ses performances mais aussi en tant que père d’un fils. Ainsi son nom se perpétuera-t-il, même s’il advient qu’il meure au combat. Le fait d’avoir choisi exclusivement des pères est lourd de signification. En d’autres termes, Léonidas pressent qu’en se portant au-devant des troupes perses, il ne s’agit pas de vaincre des hordes barbares numériquement plus fortes mais de briser l’élan perse, de conjurer la menace achéménide, en d’autres termes de périr jusqu’au dernier si la situation l’exige. La bataille des Thermopyles fait ici figure de véritable mission-suicide. Perdre une bataille au nom des lois de Sparte mais surtout au prix de la liberté de la Grèce, tel est l’objectif que s’est fixé Léonidas. À la fois Pairs et pères, les Trois Cents sont tous des athlètes, des hommes rompus au maniement des armes et qui ont passé avec succès les épreuves de l’agôgé. Indéniablement, ils sont les guerriers les plus agiles, les plus endurants et les plus braves de toute la Grèce. Six d’entre eux sont même des champions olympiques. Tous âgés d'une trentaine d'années, à l’exception des officiers, ces guerriers d’élite affichent une forme éblouissante. Cette bataille qui s’annonce, c’est la chance de leur vie. Ils ont été élevés pour combattre, comment ne pourraient-ils pas être satisfaits de prendre part à cet événement hors normes. Cette expédition lointaine, c’est aussi l’occasion de découvrir des régions ignorées. La plupart d’entre eux n’ont même jamais franchi la frontière de la Laconie. Grisés par la perspective du combat et la joie de vivre une expérience unique, les fils de Sparte ont hâte d’en découdre. Le plus frappant est leur désinvolture communicative. Loin de paraître crispés, les Trois Cents plaisantent et s’amusent à se bousculer. C’est à qui lancera le jeu de mots le plus subtil ou le plus dérangeant. Puis entonnant l’hymne à Castor, ils fendent la foule et paradent devant l’ensemble de la cité. Leurs provisions d’armes et de victuailles sont transportées par plus de neuf cents hilotes. Ces esclaves peuvent prêter main-forte aux hoplites si la situation l’exige. Armuriers, serviteurs, artisans, porteurs de lances, les hilotes méprisés par les Égaux sont, en effet, indispensables au bon déroulement de la bataille. Reconnaissables à leurs bonnets en peau de chien, les uns s’emportent contre des mules récalcitrantes pendant que d’autres poussent avec vigueur quelque chariot chargé de jarres d’huile et de sacs d’olives. Au milieu de la cohue et de la poussière, on distingue aussi les devins en mal de prophéties, les médecins en mal de soins et les joueurs de flûte en mal de sensations. Ce n’est pas une troupe qui se déplace mais Sparte toute entière… À la tête de cet impressionnant défilé remontant la voie amycléenne en passant devant les syssities et le temple d’Athéna, on retrouve Léonidas. En apparence, rien ne distingue le roi de ces compagnons d’armes. Tout comme ses hoplites, le commandant en chef de ce corps expéditionnaire porte la barbe et les cheveux longs. À la différence de Xerxès juché sur un char, Léonidas marche au milieu de ses troupes. Citoyen avant d’être souverain et soldat avant d’être homme, le roi spartiate ne trône pas sous un dais d’or avec un esclave en permanence à ses côtés pour chasser les mouches. Il est avant tout un chef de guerre. Flanqué de ses polémarques, les commandants de régiments, Léonidas présente par ailleurs une forme physique éblouissante. En dépit de ses cinquante-cinq ans révolus, ses muscles et son moral sont toujours d’acier. Comme tout Spartiate digne de ce nom, le successeur de Cléomène ne présente aucune tare physique. Pour parvenir à la fonction suprême, il est en effet nécessaire de ne souffrir d’aucune infirmité. Dans la foule, Léonidas reconnaît sa femme, Gorgô. Le roi la salue avec chaleur. La grâce de celle-ci n’a d’égale que sa simplicité. À l’image de toutes les femmes spartiates, elle ressent une immense fierté à la vue de ces hommes en partance pour la guerre. Reverra-t-elle son mari ? Là n’est pas la question. La seule crainte de Gorgô serait d’apprendre que Léonidas a failli à sa tâche en n’honorant pas les lois de Sparte. La veille même du départ des Trois Cents, quand elle interrogeait encore son mari sur ce qu’elle allait devenir sans lui, le roi lui répondit : « Épouser un brave et donner le jour à des braves »… Six jours de marche… pour une mission-suicide Une barre horizontale reliée à deux barres verticales, tel apparaît le signe astronomique des Gémeaux (Castor et Pollux), les dieux protecteurs de la cité de Lacédémone. Précédé de cet insigne sacré, Léonidas quitte Sparte en tête de son détachement. Auparavant, il a consulté l’oracle de Delphes et offert un double sacrifice à Zeus et à Castor. Dans la Grèce antique, la religion est en effet indissociable de tout acte militaire. Chaque campagne est rythmée par un certain nombre de rites religieux. Outre la consultation incontournable de la Pythie, on ne peut jamais partir en guerre sans avoir au préalable envoyé les hérauts chargés d’annoncer la fin de la trêve sacrée. On ne se bat non plus n’importe quand. Preuve en est l’absence des Spartiates à Marathon. En ce mois de Karnéios, le gros des troupes reste à Lacédémone. On veille ainsi scrupuleusement à respecter la règle divine selon laquelle on ne peut engager les combats avant la pleine lune. Avant la bataille elle-même, on procède à un certain nombre de sacrifices d’animaux. Après avoir consulté les entrailles des victimes, les devins informent les généraux sur l’issue de la bataille. Si les présages sont défavorables, le combat ne peut avoir lieu. Sans la protection des dieux, tout engagement s’avère vain. En ce 8 août, des chèvres et des moutons sacrificiels accompagnent les Trois Cents… En attendant la confrontation au sommet avec les forces de Xerxès, une longue route attend le corps expéditionnaire spartiate. Trois cents kilomètres à pied à raison d’une cinquantaine de kilomètres par jour, la marche des Trois Cents est menée tambour battant. Après avoir franchi les frontières de la Laconie, les Spartiates traversent successivement l’Arcadie, l’isthme de Corinthe, la Béotie et la Phocide. Leur long parcours est émaillé d’incidents, d’affrontements et surtout de ralliements. Si les Spartiates doivent livrer bataille aux Antirhioniens, ils contraignent les Tégéates à les suivre et reçoivent le soutien des Mantinéens. Ainsi déjà grossi de mille hommes, le corps expéditionnaire de Léonidas est rapidement renforcé de plusieurs autres milliers d’hoplites, en particulier en provenance du Péloponnèse mais aussi de la Béotie, de la Locride et de la Phocide. Outre les deux mille Arcadiens, on dénombre entre autres quatre cents Corinthiens, près de mille Phocidiens, autant de Locriens, et la totalité des forces thespiennes, à savoir plus de sept cents soldats. La position des Thébains est plus ambiguë. Rechignant à rallier les troupes de Léonidas, la grande ville de Béotie lorgne du côté de l’Empire de Xerxès. « Ils envoyèrent des troupes mais leur sympathie secrète n’en allait pas moins à l’ennemi » écrit Hérodote. À défaut d’expédier une force conséquente, Thèbes envoie un détachement de quatre cents hommes rejoindre les Spartiates et leurs alliés. Placé sous les ordres d’un certain Léontiadès, ce groupe symbolique est censé n’être constitué que d’opposants anti-perses, une rumeur que l’épilogue de la bataille des Thermopyles ne va pas tarder à démentir. Quoi qu’il en soit, en l’espace de six jours, le corps expéditionnaire de Léonidas passe de trois cents à près de sept mille Grecs, a priori tous déterminés à en découdre. Au matin du 14 août -480, moins d’une heure après avoir dépassé le village d’Alpènes, les troupes hétéroclites de Léonidas découvrent le défilé des Thermopyles, situé à cent trente kilomètres au nord-ouest d’Athènes. Le décor est majestueux. Pris en tenaille entre les monts Oeta aux cimes boisées, lieu de la mort du légendaire Héraclès, et les eaux tumultueuses du golfe maliaque, ponctuées de marécages, le futur tombeau des Trois Cents n’a pas plus d’une quinzaine de mètres de large et surplombe la mer à une hauteur d’une soixantaine de mètres. À l’endroit le plus resserré du défilé, les Phocidiens ont autrefois dressé un mur de pierre renforcé par une palissade de bois. A priori, l’étroitesse du lieu plaide en faveur de ses défenseurs. À défaut du nombre, Léonidas compte en effet sur la géographie pour contrecarrer les ambitions perses… Bienvenue aux « Portes des eaux chaudes ». À peine débarqué aux Thermopyles, Léonidas se comporte en fin stratège. Dans un premier temps, son souci est de prendre les Perses de vitesse. Expédiant ses éclaireurs dans les campagnes alentour, le chef de guerre spartiate leur demande d’agir en armée d’occupation en semant littéralement la terreur sur leur passage. Pendant vingt-quatre heures, les coalisés opèrent de véritables razzias. Quand les champs de céréales ne sont pas incendiés, les fermes sont pillées et leurs troupeaux confisqués au profit des seuls Spartiates et de leurs alliés. Le but de cette politique de « terre brûlée » est double : il s’agit à la fois d’assurer le ravitaillement des troupes alliées et d’en priver par la même occasion les forces de Xerxès. La deuxième préoccupation de Léonidas est d’éviter de se faire surprendre à revers. Dans cette perspective, le chef de l’expédition grecque charge plusieurs patrouilles de reconnaissance d’explorer les contours du défilé. Aucun sentier ne doit être ignoré, aucun détour ne doit être oublié, il en va du salut du corps expéditionnaire. Ni la route partant d’Alpènes, ni même celle passant par la gorge de l’Asopos ne constituent de dangers. Si la première piste ne présente aucun intérêt tactique pour les Perses, la seconde est impraticable. Très étroit, le lit de la rivière de l’Asopos, parsemé de gros blocs de pierres, est en proie à de violents courants. A priori, les positions grecques sont incontournables. En revanche, en direction du nord-ouest vers Lamia, les contreforts du Kallidromos sont plus préoccupants. D’après les autochtones de Trachis, un détachement de quelques milliers d’hommes pourrait très bien se frayer un chemin entre les deux crêtes du sommet, traverser un haut plateau et déboucher en arrière des lignes grecques. Loin de négliger cette éventualité, Léonidas dépêche immédiatement un millier de volontaires phocidiens pour en garder les sommets. Quoi qu’il en soit, ses hommes sont peu sûrs et, en son for intérieur, Léonidas ne croit pas à une telle hypothèse. Pour contenir l’avancée perse, le souverain lacédémonien compte aussi sur le soutien de la flotte alliée. À cet effet, pas moins de deux cents soixante et onze trières grecques sont dépêchées à la pointe nord-ouest de l’île de l’Eubée… Une violente tempête décime un bon tiers de la flotte perse ! Placée sous le double commandement de Thémistocle et d’Eurybiade, l’autre roi spartiate, la flotte des coalisés de Corinthe s’est assignée pour mission de bloquer le détroit de l’Artémision. Une fois encore, le combat s’avère inégal. En nette infériorité numérique, les navires grecs font face à une armada de plus de mille deux cents navires. Autrement dit, le rapport de force de un contre quatre plaide nettement en faveur des envahisseurs. La marine perse dispose aussi d’équipages aguerris et expérimentés à l’exemple des Égyptiens, des Phéniciens et surtout des Ioniens, ces fameux Grecs pour lesquels on a déclenché les guerres médiques. Pour venir à bout d’une telle flotte, les amiraux alliés comptent sur leur savoir-faire nautique, leur meilleur équipement et… leurs dieux. Quelques semaines plus tôt, l’oracle de Delphes avait prédit « qu’il fallait prier les vents car ils seront les alliés de la Grèce ». Une fois n’est pas coutume, la prophétie se réalise. Elle se manifeste sous la forme d’un ouragan extrêmement violent. Moins d’un an après la tempête dévastatrice des Dardanelles (souvenons-nous, en guise de châtiment, le Roi des Rois avait fait fouetter la mer !), la nature se déchaîne à nouveau contre les forces de Xerxès. La surprise est totale. Alors que les navires perses mouillent au large du cap Sépias, la proue tournée vers la mer, le vent se lève avec une force extraordinaire. À partir du 11 août, des eaux démontées engloutissent plusieurs centaines de navires perses. Trois jours durant, les rafales des vents d’est balayent et fracassent plus de quatre cents trières et leurs équipages sur les côtes déchiquetées de la Magnésie. Les cargaisons éventrées et les cadavres mutilés sont dispersés sur plusieurs dizaines de kilomètres. Indéniablement, les dieux Poséidon et Éole ont conjugué leurs efforts pour sauver la Grèce… Résister à tout prix Au soir du 14 août, la nouvelle du désastre perse parvient aux oreilles de Léonidas. Le roi spartiate a à peine le temps de s’en réjouir qu’il apprend que les forces terrestres de Xerxès campent désormais dans la grande plaine de Trachis, entre le Spercheios et l’Asopos. Aux dires de ses éclaireurs, l’armée des envahisseurs est colossale. Dans le meilleur des cas, les Perses sont trente fois plus nombreux. La nouvelle a tôt fait de faire le tour du camp grec. D’aucuns prétendent que tout combat serait vain. Loin d’être tous braves et héroïques, nombreux sont les hommes qui élèvent la voix pour demander un retrait immédiat. Les premiers, les quatre mille Péloponnésiens, à l’exception des Trois Cents, plaident pour un repli pur et simple en deçà de l’isthme de Corinthe. Une telle option provoque la réaction ulcérée des Locriens et des Phocidiens. Selon eux, toute retraite serait inadmissible. Non seulement, elle serait indigne de soldats grecs, mais elle placerait leurs pays respectifs sous la férule des Perses. Dans les rangs grecs règne alors la plus grande confusion. On s’invective, on se bouscule, certains en viennent même aux armes. Il faut toute l’énergie et le sang-froid de Léonidas pour ramener l’ordre et la sérénité dans ses rangs. À l’instar des Locriens, le Spartiate prêche pour le maintien des forces aux Thermopyles. « Nous tiendrons le défilé coûte que coûte ! » proclame-t-il. En son for intérieur, Léonidas compte aussi sur le facteur psychologique. En découvrant la faiblesse numérique des troupes grecques, l’envahisseur affichera un sentiment de supériorité manifeste, sous-estimant les capacités militaires de son ennemi. La résistance à l’envahisseur est nécessaire insiste le souverain spartiate, elle est même impérative pour la liberté de la Grèce. En attendant des renforts substantiels, Léonidas a décidé de livrer combat, fût-ce au prix de sa vie et de celle de ses hommes. À défaut de se battre pour gagner, les Spartiates résisteront pour la gloire, au nom de leur idéal civique. Si la défaite est inévitable, l’important est de mourir en héros pour triompher dans l’éternité… Chapitre VI La résistance héroïque de Léonidas « Écoutez votre destin, ô habitants de Sparte aux vastes espaces / Ou bien votre grande et glorieuse cité sera détruite par les Perséides / Ou bien, si cela n’est pas, tout le pays de Lacédémone devra pleurer la mort d’un roi de la race d’Héraclès… » La Pythie de Delphes Entre les deux armées en présence, le contraste est saisissant. Trois cent mille hommes d’un côté dont près de vingt mille cavaliers, sept mille soldats de l’autre, tous fantassins. Au vu de ces simples données chiffrées, l’ogre perse va littéralement manger le petit Poucet grec. Leurs chefs eux-mêmes appartiennent à deux univers opposés. Si le Grand Roi est un despote, le souverain spartiate est avant tout un guerrier. Le premier se comporte en spectateur et le second agit en véritable acteur. En termes clairs, le 18 août -480, quand commencent les hostilités, Xerxès assiste à la bataille à l’ombre d’un parasol et juché sur un trône d’or quand Léonidas parle aux Trois Cents sur un pied d’égalité, combat au milieu des siens, n’hésitant pas à braver les lances de ses adversaires. Il est en première ligne, galvanisant ses hommes, exaltant en permanence leur courage et croisant le fer avec les dagues des Caspiens, les haches des Saces ou les massues des Assyriens. Léonidas est d’autant plus déterminé à défendre le défilé des Thermopyles que l’oracle de Delphes a prophétisé que Sparte perdrait un roi au combat. À défaut de quoi, c’est la cité lacédémonienne elle-même qui serait rasée par les Perses. Sacrifier sa vie pour sauver sa patrie, comment refuser pareil destin pour un Spartiate digne de ce nom… Quatre longues journées d’attente… Quand Xerxès a vent du petit noyau d’hommes qui lui fait face, il ne peut s’empêcher de s’esclaffer. Comment une poignée de Grecs pourrait-elle s’opposer à la plus grande armée que la Terre ait connue ? Les faits que lui rapporte un éclaireur confortent Xerxès dans ses certitudes. Aux dires d’un cavalier perse, les adversaires du Grand Roi font preuve d’une décontraction déconcertante. Pendant que certains Spartiates entretiennent leurs corps en s’adonnant à des mouvements de gymnastique fort étranges, d’autres se livrent à des activités en apparence très éloignées de l’idéal guerrier perse. Faisant part de son grand étonnement, l’espion achéménide raconte alors qu’il a vu des fantassins lacédémoniens plus préoccupés de peigner et de tresser leur longue chevelure que d’astiquer et d’essayer leurs armes. En entendant ce rapport, Xerxès écarquille les yeux. Insensé, ridicule, absurde, le Grand Roi a peine à croire au témoignage de son espion. Intrigué par ce récit, il se tourne alors vers Démarate, en l’interrogeant sur le comportement bizarre de ses adversaires. « Telle est leur coutume, précise l’exilé spartiate, quand ils sont au moment d’exposer leur vie, ils prennent soin de leur chevelure. » Et Démarate de poursuivre : « N’ignorez pas le courage des Grecs, puisque vous utilisez des forces grecques pour étouffer les révoltes de vos Barbares ». L’ex-roi spartiate fait bien sûr référence aux Ioniens. Loin de tourner en dérision les propos de son conseiller grec, le Grand Roi opte alors pour une solution négociée. En d’autres termes, il s’agit de montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir, en dissuadant l’adversaire de se défendre. Sans remettre en question la vaillance et la combativité de ses ennemis, Xerxès sait que les Grecs n’ont aucune chance de le vaincre. Espérant alors qu’ils prennent la poudre d’escampette à la vue de sa puissante armée, le Grand Roi décide d’attendre. Mais c’est sans compter le sens de l’honneur spartiate. Aux propositions de retrait, Léonidas répond par un insolent « Viens-nous chercher ! ». Malgré la nette infériorité numérique de ses troupes, le chef de guerre spartiate veut profiter de l’étroitesse du défilé pour défier les Perses. La difficulté de l’endroit interdit en effet toute charge massive de cavalerie ou toute offensive d’envergure des frondeurs. Seule une douzaine d’hommes peuvent franchir de front le défilé ! Conscient de ces contraintes, Xerxès ne réagit pas immédiatement aux provocations de Léonidas. Retardant encore l’ordre de l’attaque, le Grand Roi entend mettre à profit ce délai pour reconstituer ses forces navales (en partie décimées par la tempête) et trouver un moyen de contourner les positions spartiates… Xerxès n’est pas dupe, le goulet d’étranglement des Thermopyles avantage les défenseurs. En raison de l’étroitesse du défilé, aucun mouvement d’enveloppement n’est possible. Le Grand Roi doit se rendre à l’évidence : face à ses avertissements répétés, les Grecs n’ont pas rebroussé chemin. Malgré la disproportion des forces en faveur des Perses, leur détermination reste intacte. Preuve en est la seule réflexion de Dienekès (le meilleur des Trois Cents) à un habitant de Trachis : « Les Barbares sont si nombreux que lorsqu’ils décochent leurs flèches, leur volée obscurcit le ciel » affirme l’autochtone, « Excellent ! lui rétorque l’énomotarque spartiate, si les Perses cachent le Soleil, nous combattrons donc à l’ombre ! »… Au bout de quatre longues journées d’attente, les hommes de Léonidas campent toujours sur leurs positions. Assurément, ils sont pressés d’en découdre. De son côté, Xerxès ne peut se permettre de différer plus longtemps le moment de l’offensive. En effet, au fil des jours, le ravitaillement de ses troupes s’avère plus délicat, l’eau en particulier vient à manquer, et des tensions commencent à naître entre les contingents de son armée. Le temps ne joue plus en sa faveur ; si l’attente s’éternise, de sérieux problèmes d’intendance risquent de retarder ses projets. Contrarié, le Grand Roi se décide donc à forcer le défilé des Thermopyles. Nous sommes au matin du 18 août -480. À la vue de l’armada perse, conformément aux us et coutumes de guerre, Léonidas égorge une chèvre et ses hommes font briller leurs boucliers. Les premiers soldats achéménides à entrer dans le feu de l’action sont les contingents mèdes de Tigrane. Xerxès demande à ses troupes de s’emparer des Grecs vivants ! Le choc des mondes Le jour même des premiers combats, les belligérants attendent deux bonnes heures avant de s’élancer les uns vers les autres. L’épreuve de force commence avant les premiers croisements de fer. On se dévisage, on s’invective, on se provoque. Du côté grec, Léonidas a aligné les Thespiens de Demophilos devant le mur phocidien, restauré pour l’occasion. Plus que tout autre, ces soldats venus de Béotie font preuve d’un indéniable esprit de résistance. Au nombre de sept cents et répartis sur dix-huit rangs, les hoplites attendent de pied ferme les premières vagues d’assaut. Les casques à crinières sont ajustés, les jugulaires rabattues, les lances tenues bien droites et les boucliers hissés à la hauteur de l’épaule. Dans la partie la plus étroite du défilé, ils constituent un véritable mur de fer et de bronze. La tension est à son comble. La chaleur est insoutenable. Sous leurs casques de bronze et leurs bonnets de feutre brillants de sueur, les guerriers thespiens souffrent le martyre. Non seulement leurs coiffes sont très inconfortables, mais leur champ de vision s’avère extrêmement réduit. De plus, leurs corselets de bronze les étouffent. Seules une énergie et une volonté d’en découdre inébranlable peuvent surmonter de tels handicaps. Face à ce premier détachement grec, les Perses alignent les Mèdes. Par souci de mieux évaluer le degré de résistance de l’ennemi, Xerxès a préféré ne pas engager d’emblée ses fameux Immortels. Selon lui, les Mèdes auront à cœur de montrer leur vaillance, ne serait-ce que pour souligner leur loyauté à l’Empire. À la différence des Grecs, aucune partie de leurs corps n’est visible. Chaussés de bottes de daim et vêtus de pantalons pourpres et de tuniques brodées à manches longues, les Mèdes ont leurs joues fardées et leurs cous couverts de bijoux. En guise de lances, ils ne portent que des javelines… À huit cents pieds de distance du défilé, le Grand Roi s’est installé sur une plate-forme pour mieux apprécier la démonstration supposée de ses hommes. Avec un parasol le protégeant du Soleil et une table de rafraîchissements placée devant lui, cet homme en robe de pourpre frangée d’or joue le spectateur assoiffé de sang. Pour les Grecs en tenue de combat, sa présence est insupportable. Leur rage d’en découdre n’en est que plus grande. Entonnant le péan à Castor, les Thespiens de Demophilos abaissent leurs lances et entament leur marche au son des flûtes et des trompettes… Premier acte de la bataille. 18 août, les Mèdes contre les Thespiens Le premier choc est terrible. Les hordes mèdes s’élancent par vagues successives vers les phalanges grecques. Aussi fougueux que désordonnés, leurs assauts sont inefficaces. Plusieurs dizaines de guerriers mèdes s’écrasent sur le mur de boucliers thespiens sans même l’ébranler. Avec leurs javelots trop courts et leurs boucliers en osier tressé trop légers, les Mèdes ne peuvent résister aux armes offensives et défensives plus performantes de leurs adversaires. Équipés de lourds boucliers en chêne renforcés de bronze et plus précis dans le maniement de leurs lances, les Thespiens taillent littéralement en pièces plusieurs centaines de Mèdes. À la grande stupéfaction de Xerxès, le corps à corps féroce qui s’engage tourne à l’avantage des défenseurs des Thermopyles. Au fil des minutes, leurs adversaires reculent sous la poussée des phalanges. À la différence des Mèdes, les gestes des hoplites thespiens sont rapides et précis ; leurs rangs avancent méthodiquement et en cadence. Au son des flûtes, les fantassins grecs enjambent les cadavres ennemis et achèvent les blessés. Face à la débâcle de l’infanterie de Tigrane, Xerxès ordonne alors à ses archers de briser l’élan grec. Une première puis une deuxième volée de flèches montent haut dans le ciel avant de s’abattre indistinctement sur les Mèdes et sur les Thespiens. Protégés par leurs boucliers en bronze, les Grecs échappent à l’hécatombe. Seule une poignée d’entre eux succombe au déluge de flèches. En revanche, les premiers rangs mèdes sont totalement décimés. Perché sur son trône, Xerxès ne peut cacher son amertume. Il se lève brusquement en brandissant un poing vengeur vers les Grecs. Aux Mèdes défaits succèdent alors des troupes fraîches composées essentiellement de Cissiens et de Saces. Reconnaissables à leurs bonnets pointus, ces derniers ne sont autres que des Scythes. Sous les ordres d’un certain Hytaspès, fils de Darius, les Saces s’avancent droits et raides vers leurs adversaires ; au dernier moment, l’assaut est donné. Une fois encore, le choc est d’une extrême violence. Le fer de leurs haches (sagaris) fait vibrer les boucliers hellènes mais la masse compacte des hoplites ne cède pas. Malgré leur courage et leur combativité, les Saces ne sont pas plus efficaces que les Mèdes. Décousues et désordonnées, leurs charges héroïques s’avèrent tout aussi vaines. Dépourvus de cohésion, leurs rangs sont facilement disloqués. Xerxès bondit une nouvelle fois de son trône. Commentant la débâcle des troupes achéménides, Hérodote ne trouve pas de mots assez durs pour qualifier leur contre-performance : « Ils firent bien voir à tout le monde, à commencer par le Grand Roi, qu’il y avait dans son armée beaucoup d’hommes, mais bien peu de guerriers ». Les Spartiates entrent en scène… Le défilé retentit du glapissement des ordres, du gémissement des blessés, du cliquètement des armures et de l’entrechoquement des boucliers. Au milieu de l’après-midi, la terre est jonchée de morceaux de cadavres et imbibée d’urine et de sang. Les Thespiens à bout de forces, c’est au tour des valeureux Spartiates de défier les envahisseurs. Sur huit rangs de profondeur, les Trois Cents se substituent aux Thespiens, laissant aussi un double intervalle dans leurs lignes pour permettre l’évacuation des valeureux soldats béotiens. Dissimulés derrière leurs casques de bronze au nasal épais et drapés d’écarlate, les trois cents Spartiates apparaissent à la fois invulnérables et imperturbables. De leurs visages, leurs adversaires ne distinguent que leurs barbes et leurs longues chevelures. Face à l’élite de la Grèce, Xerxès place aussi ses meilleurs combattants, les Mélophores. Littéralement appelés « les porteurs de pommes » (celles qui ornent la hampe de leurs lances), ces hommes sont les fameux Immortels, la garde personnelle du Grand Roi. Toujours au nombre de dix mille, car les morts et les malades sont immanquablement remplacés, ils sont des modèles d’élégance. Tous d’origine perse ou mède, ils portent leur barbe courte taillée au carré et sont vêtus d’une tunique longue descendant jusqu’aux chevilles. L’arc et le carquois sur l’épaule gauche, ils tiennent fermement des deux mains une javeline devant eux. D’après l’historien grec Hérodote, cette élite militaire de l’Empire achéménide véhicule surtout deux certitudes : « Savoir tirer à l’arc et dire toujours la vérité ». En cette fin d’après-midi du 18 août -480, sous le commandement d’Hydarnès, les dix mille Immortels s’avancent vers les Spartiates alors impassibles. C’est le combat historique des Dix mille contre les Trois Cents. C’est la première fois que ces deux cultures guerrières se rencontrent. Un vrai choc des mondes. Convaincus de leur invincibilité, les Perses s’élancent à leur tour par vagues vers ces ennemis sans visage. Ils vont rapidement déchanter. À l’instar des hordes mèdes et saces, leur équipement n’est pas à la hauteur de celui de leurs adversaires. Trop courtes, trop légères et trop fragiles, leurs armes volent en éclats. Désemparés, les Barbares n’ont le choix qu’entre les lances des Grecs ou les fouets de leurs chefs. Une fois encore, les combats tournent à l’avantage des défenseurs du défilé. Pour la troisième fois de la journée, Xerxès se lève de son trône ; il commence à douter de la victoire finale. « Mais qui sont ces Grecs ? songe-t-il. Démarate avait raison de me mettre en garde ». À la différence des Lacédémoniens, « Les Perses ne s’étaient pas entraînés à respecter les intervalles, les parades et les retraits » souligne Steven Pressfield dans son roman Les Murailles de feu. Méthodiquement, les Spartiates avancent rangs par rangs, mettant en application leurs longues années d’apprentissage. Manifestement, en ce milieu de l’été -480, la force, la vitesse, l’agilité et surtout la discipline apparaissent comme autant de qualités guerrières à mettre à l’actif des Grecs. Cette bataille, les Trois Cents l’ont toujours répétée dans leur esprit et sur le terrain. Psychiquement et physiquement mieux préparés que les Immortels, ils leur donnent une véritable leçon militaire. Les Spartiates ne pénètrent pas, ils écrasent littéralement l’ennemi. L’ensemble des troupes avance sur huit rangs avec énergie, le bouclier de chacun poussant celui qui le précède. Les hommes situés aux trois premiers rangs fauchent littéralement leurs ennemis, maniant leurs lances avec dextérité ou usant de leurs épées en opérant des moulinets rapides et précis. Pendant toute leur jeunesse, les futurs hoplites se sont ainsi exercés à attaquer l’osier tressé en s’entraînant sur des chênes. Le vocabulaire de leur technique guerrière s’exprime en termes paysans pour ne pas dire obscènes. « Les trois rangées d’un front “baisent” ou “meulent l’ennemi”. “Tuer” et “moissonner” se transcrivent en dorique par le même nom : theros, précise encore Steven Pressfield. Les soldats du quatrième au sixième rang sont parfois appelés “moissonneurs”, à la fois en raison de la façon dont ils pilonnent leurs ennemis avec leur “pique-lézard” et dont ils les fauchent de leur épée courte, dite aussi “faucille”. Décapiter un homme se dit “lui couper les cheveux” et trancher une main ou un membre se dit “émonder”… ». Loin de compter sur leur seule force de cohésion, les Spartiates usent aussi de la ruse. À plusieurs reprises, ils simulent la fuite en tournant le dos à leurs adversaires, puis font brusquement volte-face et chargent leurs poursuivants avec leurs longues lances en cornouiller. Dix-sept Spartiates sont tombés au soir du 18 août… Au soir du premier jour de bataille, plusieurs milliers de corps disloqués jonchent le défilé et ses abords, constituant un mur de cadavres difficile à escalader pour les futurs attaquants. L’odeur est insoutenable. On ne compte plus le nombre de lances brisées, de boucliers fendus, de casques fêlés et de cimeterres abandonnés sur un sol détrempé de sang et d’urine. Si les pertes perses sont déjà astronomiques, on dénombre plus de cinq mille morts pour cette seule journée du 18 août, les Grecs ne demeurent pas en reste. Au fil des charges achéménides, malgré la solidité de leurs formations de combat, les rangs hellènes se sont irrémédiablement éclaircis. Sans compter une bonne centaine de Thespiens, pas moins de dix-sept spartiates ont donné leur vie. Loin de les pleurer, leurs camarades les envient et chantent leur gloire. On leur rend les honneurs en les enterrant à même la terre avec leur seul manteau rouge. Quant à leurs armes, en particulier leurs boucliers, elles seront ramenées à Sparte par les rescapés de la bataille (si tant est que des hoplites en réchappent !). Nombreux sont aussi les blessés parmi les Grecs. Mal protégées par leurs cuirasses et leurs jambières, leurs cuisses sont particulièrement touchées. À défaut de myrrhe en guise d’onguent, on y applique des compresses d’ortie bouillie pour apaiser les douleurs ou cicatriser les plaies. À cet effet, les hoplites disposent de tout un équipement chirurgical. À l’intérieur d’une petite trousse faite en peau de vache, on trouve pêle-mêle des garrots de cuir, des lancettes d’acier pour recoudre les chairs ou encore des pinces pointues pour retirer d’éventuels bouts de métal… En ce soir du 18 août, les Grecs n’ont nullement failli à leur tâche. Ils n’ont pas cédé un pouce de terrain et démontré leur art de la guerre aux yeux de tout l’Empire. Déambulant au milieu de ses hommes, Léonidas les congratule et leur donne l’accolade. « Nous allons tenir ! » répète-t-il avec un enthousiasme grandissant. En attendant, les hilotes s’affairent autour de leurs maîtres. En l’espace de quelques minutes, ils leur ôtent leurs casques de métal, leur desserrent leurs corselets et leur retirent leurs jambières de bronze. Une fois cette tâche accomplie, les hilotes nettoient et rangent l’équipement des hoplites avant de masser les Spartiates et même de préparer leur souper. De la viande de chèvre séchée, des oignons, des fruits et du fromage sont prévus au menu. Le 19 août, les Perses échouent pour la seconde fois… C’est l’aube du deuxième jour. Nous sommes le 19 août. Une fois encore, après une nuit sans incidents, les Grecs ont aligné leurs troupes devant le mur phocidien. De l’autre côté du défilé, Xerxès s’est de nouveau installé sur son trône d’or. Désirant éviter la mésaventure du jour précédent, le Grand Roi a demandé à ses troupes d’être dignes de l’Empire. En d’autres termes, il a réuni tôt dans la matinée une brigade spéciale théoriquement composée des meilleurs éléments de son armée. Élamites enturbannés, Arabes sanglés dans leurs burnous, Éthiopiens au corps à moitié peint de vermillon, Thraces coiffés de peaux de renard, Caspiens brandissant leurs dagues, les hommes choisis par leurs capitaines viennent de tous les contingents. Ils sont censés être les plus braves et les plus méritants. Recrutée tant pour sa science du combat que pour son courage, cette force d’élite cosmopolite a le devoir sinon l’obligation de bousculer une fois pour toutes les lignes de défense grecques. Si en cas de succès, les richesses de l’Empire leur sont grandes ouvertes, ils risquent tout bonnement l’exécution s’ils échouent. De son côté, Léonidas aligne aussi les hommes les moins fatigués par les combats de la veille. En ce 19 août, à l’exception des Phocidiens qui gardent les sentiers de la montagne, tous les peuples grecs participent à la défense du défilé. Réputés pour leur vaillance, les Tégéates sont en première ligne. Ils sont épaulés par les Locriens, eux-mêmes poussés par les Mycéniens, les Corinthiens, les Mantinéens, les Thébains et les incontournables Spartiates. Pendant toute la journée du 19 août, toutes les cités défendent à tour de rôle l’étroit défilé des Thermopyles. En dépit de la détermination de « la brigade spéciale » de l’Empire, le scénario de la veille se répète. Vagues après vagues, les assauts perses se brisent sur le mur de fer grec. Aussi vigoureux soient-ils, les Achéménides ne rencontrent pas le succès escompté. En raison d’une totale absence de discipline, leurs charges sont toutes inopérantes, s’avérant aussi téméraires que désordonnées. En revanche, du côté des Grecs, c’est l’euphorie. À aucun moment, ils ne montrent des signes de faiblesse ou d’essoufflement. Loin d’utiliser avec excès leurs épées ou leurs lances, lesquelles sont difficiles à extraire des boucliers en osier, les hoplites grecs usent surtout de leurs boucliers en bousculant littéralement leurs vis-à-vis. En rangs serrés et toujours au rythme des flûtes, ils ne pénètrent pas les hordes barbares mais les renversent avant de les piétiner et de les escalader. Indéniablement, l’efficacité guerrière des Grecs vient de leur force de cohésion. Décontenancés, certains Barbares en viennent à abandonner boucliers et dagues pour se battre à mains nues contre leurs adversaires. Leur courage confine à la témérité, voire à la folie. Résultat, Ils sont proprement massacrés. Exténués et couverts de boue, les rescapés perses de cette offensive se retirent dans la panique générale. Comme prévu, la plupart d’entre eux sont exécutés par leurs chefs… Au bord de l’exploit ? Au crépuscule de ce deuxième jour d’affrontement, le spectacle ressemble étrangement à celui de la veille. C’est un enchevêtrement inextricable de corps désarticulés et démembrés gisant dans une rivière de sang. Une véritable hécatombe. Près de dix mille hommes ont encore péri. Pour les seuls défenseurs hellènes, on dénombre près de trois cents morts. Les forces de Léonidas seraient-elles au bord de l’exploit ? En ce soir du 19 août, l’arrogance et le triomphalisme des Spartiates n’ont d’égal que le désespoir et la fatigue des Perses. Le premier d’entre eux – à savoir Xerxès –, est moralement abattu. Tant qu’il n’aura pas trouvé un moyen de contourner les forces de Léonidas, toutes ses tentatives seront vouées à l’échec… Chapitre VII Mourir aux Thermopyles « De ceux qui sont morts aux Thermopyles, glorieux est le destin, noble la fin. Leur tombeau est un autel ; au lieu du deuil, ils connaissent, Immortelle mémoire, leur sort est louange. Le suaire qui les enveloppe ne périra jamais et le temps qui tout dévore jamais ne les consumera. Ce sépulcre de vaillants guerriers enferme la bonne renommée de l’Hellade, qui y réside – Témoin Léonidas, le roi de Sparte, qui laisse après lui une grande couronne de valeur et une renommée immortelle. » Éloge funèbre composé par Simonide La soirée du 19 août constitue le tournant de la bataille des Thermopyles. Alors que les troupes perses n’arrivaient pas à rompre les lignes de défense grecques, un certain Ephialtès de Malia redonne espoir à Xerxès : en révélant l’existence d’un sentier qui traverse la montagne et débouche sur Alpènes, il permet de prendre les forces de Léonidas à revers. À la nuit tombée, les Immortels d’Hydarnès empruntent ce chemin inespéré. Parvenus au sommet de Kallidromos, ils viennent rapidement à bout des sentinelles phocidiennes. Les Grecs sont à présent débordés… Le roi de Sparte a perdu son pari : par la faute d’un traître, les Thermopyles vont tomber plus tôt que prévu. Ne se faisant pas d’illusions sur l’issue de la bataille, Léonidas congédie les contingents non spartiates en gardant seulement ses fidèles compagnons à ses côtés. Loin de vouloir sauver la vie de ses alliés, il veut mourir en vaillant guerrier au milieu de ses seuls Trois Cents. Le sens de l’honneur conditionne ici l’épilogue de la bataille. La peur de la honte est toujours plus grande que celle de la mort. Les Spartiates ne vont plus se battre pour vaincre mais pour que l’on se souvienne d’eux… Le franchissement du Kallidromos Quand Xerxès apprend l’existence d’un sentier inconnu permettant de contourner les positions grecques, il ne doute à aucun moment de l’honnêteté de son informateur. Non seulement Ephialtès lui indique l’itinéraire exact à emprunter, mais il propose de guider et d’accompagner le corps expéditionnaire perse à travers la montagne. Une nouvelle qui arrive au moment le plus opportun. Il était temps ; le découragement gagnait les troupes impériales et les vivres commençaient à manquer. À présent, Xerxès jubile ; il a enfin trouvé le talon d’Achille de Léonidas. Les informations d’Ephialtès lui donnent la possibilité d’infléchir le cours de l’Histoire et de donner une leçon à ces arrogants Spartiates. Moins de deux heures après les révélations d’Ephialtès, les Perses sont sur le pied de guerre. Pour remplir cette mission délicate, le choix du Grand Roi s’est porté sur les Immortels. Profondément marqués par leurs déboires de la veille, ces soldats d’élite ont à cœur de se venger. Sous la conduite de leur commandant Hydarnès, plusieurs milliers d’entre eux progressent à travers la montagne à pas feutrés. Partant du fleuve Asopos, ils cheminent une grande partie de la nuit sur la piste « Anopée », un sentier serpentant entre les contreforts de l’Oeta et les monts de Trachis. Jusqu’au dernier moment, leur expédition nocturne reste imperceptible. Perchés sur le haut plateau du Kallidromos, les mille gardes phocidiens ne se doutent à aucun moment de l’enfer qui les attend. L’obscurité et surtout l’épaisse forêt de chênes les empêchent de débusquer les colonnes perses. Seul le bruit des feuilles sèches piétinées par les Immortels finit par donner l’alerte. Trop tard. À peine les Phocidiens aperçoivent-ils l’avant-garde des Perses qu’une pluie de flèches tombe sur leur camp. C’est un carnage. Les rares rescapés s’enfuient et s’empressent d’aller prévenir Léonidas. Quand les Spartiates apprennent la nouvelle, le jour ne s’est pas encore levé. L’événement fait l’effet d’un véritable électro-choc. Désormais, Léonidas le sait, le corps expéditionnaire grec connaît ses dernières heures. De leur côté, les Perses progressent sans le moindre obstacle. Le sommet du Kallidromos franchi, les hommes d’Hydarnès dépassent le petit massif du Zastano et parviennent dans les environs d’Alpènes. Le dernier acte de la bataille commence. Nous sommes au matin du 20 août -480... « Mangez bien, car ce soir nous dînerons en enfer ! » De défilé infranchissable, les Thermopyles se sont transformés en piège mortel. La responsabilité en incombe à un trachinien répondant au nom d’Ephialtès. Devant le danger imminent d’invasion, la priorité pour le Spartiate n’est pas de punir le traître mais de réunir son conseil de guerre. L’heure est à la panique. Pour couronner le tout, le devin Mégistias d’Acarnanie prophétise la mort de tous les Grecs aux premières lueurs du jour. Loin d’adopter une position commune, ils s’entre-déchirent. Les uns veulent à tout prix rester défendre le défilé pendant que les autres optent pour le retrait. Devant une telle confusion, Léonidas s’impose en vrai Salomon en adoptant une position médiane. Tout en congédiant l’ensemble des Péloponnésiens, il demande instamment aux Thébains et aux Thespiens de rester sur place aux côtés des Trois Cents. Les défenseurs des Thermopyles tous volontaires ? Pas tout à fait. Si les Thespiens ont à cœur d’épauler les Spartiates, la volonté d’en découdre des Thébains est plus sujette à caution. Selon Hérodote, « les Thébains restaient par force et contre leur gré, car Léonidas les gardait en guise d’otages ». Gardés en otage ? Plutarque refuse catégoriquement cette hypothèse. D’après l’historien grec, Léonidas ne voulait être entouré que de volontaires. Au petit matin, plus de trois mille Grecs quittent le défilé en direction du sud-est. Parmi eux, on compte le contingent tégéate mais aussi un grand nombre de Mantinéens, de Corinthiens et de Mycéniens… Pour défendre les Thermopyles, le roi de Sparte dispose à peine d’un millier d’hoplites auxquels il peut ajouter quelques centaines d’hilotes. Une infériorité numérique d’autant plus criante que la troupe des Trois Cents est elle-même réduite des deux tiers. Malgré leur vaillance et leur détermination, près de deux cents d’entre eux ont déjà péri devant le mur phocidien. Si Léonidas ne se fait plus d’illusions quant à l’issue de la bataille, il n’a pas oublié les objectifs de son expédition : retarder la progression des forces perses pour permettre aux Grecs d’organiser la défense de l’isthme. En ce 20 août -480, le roi de Sparte n’a pas encore failli à sa mission. Il sait par ailleurs que lui et les siens vont mourir. Réunissant les derniers combattants des Thermopyles autour de lui, Léonidas leur demande de bien se nourrir avant de livrer bataille : « Mangez bien proclame-t-il, car ce soir, nous dînerons en enfer ! »… De la centaine de Spartiates encore en vie, seuls deux d’entre eux décident de ne pas participer aux combats : Pantitès et Aristodèmos. Qualifiés de poltrons, l’un comme l’autre seront décriés en rentrant à Sparte. Si le premier finira par se pendre, le second se rachètera en sacrifiant sa vie sur le champ de bataille de Platées l’année suivante… La mort de Léonidas À quelques heures de l’ultime confrontation, Léonidas se souvient de la prophétie delphique : « Vous qui habitez la spacieuse Sparte, ou bien votre grande et célèbre cité est détruite sous les coups des descendants de Persée, ou, si elle ne l’est pas, le pays de Lacédémone pleurera la mort d’un roi de la descendance d’Héraclès.» Sa mort étant programmée, il s’agit de périr en obéissant jusqu’à son dernier souffle aux lois de Lycurgue. À défaut de vaincre, il veut défendre son honneur et celui des siens. D’une certaine façon, si Léonidas s’est battu en défenseur de la Grèce, il entend maintenant mourir en véritable Spartiate. Ainsi débute le temps du sacrifice… En attendant l’assaut final, Léonidas change de tactique. Pris à revers par les troupes d’Hydarnès, il n’est plus nécessaire de se placer en avant du mur phocidien. Une fois n’est pas coutume, les Grecs choisissent de quitter leurs positions et de s’avancer en terrain découvert. Avant même l’arrivée des Immortels, les Grecs passent à l’offensive. Il s’agit d’infliger le maximum de pertes à l’adversaire. Malgré la gravité de l’heure et deux journées d’intenses combats, la vaillance des Grecs semble intacte. À plusieurs reprises, les phalanges spartiates et thespiennes bousculent leurs adversaires, les poussant dans les marécages – quant aux Thébains, ils ont quitté les rangs grecs quelques instants avant l’assaut ultime. « Les Grecs qui savaient leur mort toute proche par les Perses qui tournaient la montagne, commente Hérodote, firent appel à toute leur valeur contre les Barbares et prodiguèrent leur vie avec fureur.» C’est un vacarme assourdissant. La pique contre la lance, la dague contre l’épée, l’osier contre le bronze, le défilé retentit de bruit et de fureur. Si plusieurs centaines de Barbares sont occis, quelques têtes spartiates roulent dans le sable. Au fil des minutes, les gestes deviennent plus lents, moins précis. Les épées font des moulinets dans le vide et les boucliers embarrassent plus qu’ils ne protègent. Dans un ultime élan de fureur, les Perses repassent à l’offensive. C’est un corps à corps effrayant. Les jurons obscènes, l’entrechoquement du métal et les bruits de bois fracassé rythment cet ultime affrontement. On se bat autant avec ses armes qu’avec ses mains. Le premier, Léonidas se défend avec l’énergie du désespoir. Une dizaine de Barbares l’entourent. Dans un accès de rage, le roi de Sparte tue plusieurs de ses assaillants. Mais il plie sous le poids du nombre. Peu avant midi, après avoir esquivé plusieurs coups de cimeterres, Léonidas est mortellement blessé. S’ensuit alors une bataille acharnée pour récupérer son corps. À quatre reprises, les Spartiates arrachent la dépouille de leur roi à leurs agresseurs. En pure perte. Le corps de Léonidas est finalement soustrait aux siens. La nouvelle de la mort du roi est à peine digérée par les Trois Cents qu’un cri parcourt les rangs grecs : « Ils arrivent ! ». Ils ? Les Immortels. Toujours aussi impressionnants dans leurs tuniques brillant de mille couleurs, les soldats d’Hydarnès s’avancent en silence vers leurs adversaires. Le soleil fait briller leurs cottes de mailles d’un éclat aveuglant. Les Grecs reculent et se retranchent dans la partie la plus étroite du défilé. Ils ont retiré leurs casques. Les visages noircis par la poussière, ils ne disposent plus de suffisamment d’armes en bon état pour se défendre. La plupart de leurs lances sont brisées, leurs cuirasses déchirées, leurs épées émoussées et leurs boucliers cabossés. Jugeant la situation désespérée, les hoplites thébains choisissent de se rendre et de rallier le camp barbare. Le front grec est au bord de la rupture. De l’honneur à l’horreur… Le soleil est maintenant à son zénith. Regroupés une dernière fois derrière le mur phocidien, lequel ne dépasse pas trois mètres cinquante de haut, les rescapés de ces trois journées de combat ne sont pas plus de cinq cents. Incontestablement, hormis les Spartiates, les Thespiens sont ceux qui ont fait preuve de la plus grande loyauté. Dans cette armée au bord de l’agonie, rares sont ceux qui ne sont pas blessés. Couverts de poussière, de sueur et de sang séché, la plupart des Grecs ont brisé plus d’une demi-douzaine de lances depuis le début des hostilités. À bout de forces, le corps meurtri et le regard livide, ils savent tous qu’ils vont mourir. Devant eux, des montagnes de cadavres mais surtout une armée perse toujours aussi menaçante. Les vivants sont encore dix fois plus nombreux que les morts. Les Grecs sont à présent littéralement encerclés par leurs ennemis. Estimant qu’une nouvelle mêlée est inutile, Xerxès commande à ses archers d’en finir. Pendant une dizaine de minutes, des nuées de flèches s’abattent sur les ultimes défenseurs des Thermopyles. Elles sont si denses qu’elles en éclipsent le soleil. Devant une telle avalanche de traits, il n’y a pas de possibilité de parade. Beaucoup de défenseurs combattent tête nue et ont même perdu leur bouclier. La démonstration perse tourne à la boucherie. Le cri d’agonie des derniers Spartiates se perd dans le bruit infernal du sifflement des flèches. On ne dénombre pas le moindre survivant… En trois jours, le nombre des pertes humaines s’avère astronomique. Si on déplore mille cinq cents morts du côté des Grecs, on peut parler de véritable hécatombe chez les Perses. L’armée achéménide a en effet payé un lourd tribut : près de vingt mille tués dont deux fils de Darius et deux frères de Xerxès. L’après-midi même de cette victoire à la Pyrrhus, le Grand Roi se rend sur le lieu de la bataille. Pour la première fois, se promenant au milieu des cadavres, il peut voir de près ces Spartiates qui lui ont causé tant de pertes. Plus ulcéré que dépité, il en veut particulièrement à Léonidas. En vainqueur peu digne, le Grand Roi fait décapiter la dépouille de son ennemi et met sa tête au sommet d’un pieu. Pour soigner sa propagande, nullement impressionné par leur bravoure, il exhibe les corps des intrépides hoplites tout en maquillant ses propres pertes. Xerxès fait ainsi enterrer les trois quarts de ses morts dans des fosses communes pour mieux exposer ceux de l’adversaire aux yeux du reste de son armée. « Alliés du roi, proclame son envoyé devant les troupes campant à Histiée, Xerxès permet à qui le voudra parmi vous de quitter son poste et d’aller voir comment il combat les êtres insensés qui ont cru pouvoir triompher de sa puissance… » (Hérodote, L’Enquête, livre viii). À défaut d’être un grand soldat, Xerxès apparaît ici comme un as de la manipulation… Gloria Victis (Gloire aux vaincus) Sitôt connu le massacre de l’armée de Léonidas, la panique s’empare des paysans grecs. D’aucuns craignent pour leurs récoltes, pour leur bétail et surtout pour leur propre vie. Preuve en sont les seuls Arcadiens. Interrogés par les Perses sur les activités de leurs compatriotes, les « déserteurs » en question répondent que les Grecs sont surtout obsédés par les Jeux. Des fêtes Olympiques aux courses de chars en passant par les concours gymniques, les Grecs ont à cœur de se mesurer entre eux pour le seul esprit de la compétition, pour le seul enjeu de l’honneur. Quand Xerxès leur demande si les victoires de ces jeux se soldent par de solides récompenses, les Arcadiens précisent que les meilleurs athlètes héritent d’une simple couronne de laurier. Des propos on ne peut plus surprenants pour Xerxès. « En entendant dire qu’on se disputait une couronne au lieu d’argent, le Roi ne put se contenir et devant tous il s’exclama : “ Ah Mardonios, contre quels gens nous as-tu fait marcher, si l’enjeu de leur lutte n’est point la richesse, mais la valeur !” » (Hérodote, livre viii). Ce sens de la valeur, le Grand Roi a pu le mesurer dans le défilé des Thermopyles. Au lendemain même de l’anéantissement du corps expéditionnaire de Léonidas, la défaite grecque apparaît comme l’expression de la résistance héroïque de tout un peuple. Psychologiquement et moralement, la défaite des Thermopyles fait office de victoire. Aux yeux de la postérité, les seuls Immortels dignes de ce nom sont les Spartiates et les Thespiens. En sacrifiant leur vie pour la liberté de la Grèce, les compagnons d’armes de Léonidas sont entrés dans la légende, comme en témoigne l’éloge funèbre prononcé par le poète lyrique Simonide : « De ceux qui sont morts aux Thermopyles, glorieux est le destin, noble la fin. Leur tombeau est un autel ; au lieu du deuil, ils connaissent immortelle mémoire, leur sort est louange […] Témoin Léonidas, le roi de Sparte, qui laisse après lui une grande couronne de valeur, et renommée immortelle » (repris par Peter Green, Les guerres médiques). Les Trois Cents tombés aux Thermopyles sont enterrés à l’endroit même où ils ont péri. Pour mieux les identifier, les hoplites avaient tous gravé leurs noms sur des bracelets en bois liés au poignet avec des brins de roseau. On reconnut ainsi le commandant de peloton Dienekès ou encore les deux frères Alphéos et Maron, deux Spartiates qui se distinguèrent particulièrement par leur bravoure. Des hommes à jamais entrés dans le Panthéon des grands héros de guerre. Sur leur tombeau même, deux épitaphes commémorent leurs exploits. Si le premier fait référence à l’ensemble des hoplites grecs, « Ici combattirent un jour contre trois cents myriades quatre mille hommes du Péloponnèse », le second souligne le seul acte d’héroïsme des Trois Cents : « Étranger, va dire à Sparte, qu’ici nous gisons, par obéissance à ses lois »… PARTIE IV Quand Sparte sauve la Grèce « Une ville ne saurait manquer de remparts quand les murailles qui la couronnent sont faites d’hommes, et non de briques ». Lycurgue, le législateur mythique de Sparte Loin d’être morts inutilement, les Trois Cents ont prouvé qu’une poignée d’hommes déterminés pouvaient tenir en échec la plus grande armée du monde. Faisant ainsi preuve d’un courage et d’une combativité exemplaire, les Spartiates et leurs acolytes Thespiens ont sacrifié leur vie sur l’autel de leur « patrie ». Certes, le défilé des Thermopyles est tombé plus rapidement que prévu, dans la mesure où Léonidas et les siens ont succombé avant l’arrivée des renforts, mais ils ont considérablement retardé la marche des troupes impériales. Sans leur sacrifice, la seconde guerre médique aurait probablement tourné à l’avantage des envahisseurs perses et la Grèce serait devenue une nouvelle satrapie de l’Empire… Chapitre VIII Un sacrifice utile ? « Fuis au bout du monde, fuis ta maison, la circulaire enceinte de la ville et ses hautes crêtes ! Plus rien ne subsiste, ni la tête, ni le corps, rien de ses extrémités, pieds ou mains, rien du milieu non plus, tout est désolé, l’incendie fait rage, et le féroce Arès pousse son char syrien. » L’oracle de Delphes aux Athéniens (d’après Hérodote, livre VII) Après leur victoire à la Pyrrhus au détriment du contingent de Léonidas, les hordes de Xerxès déferlent sur la Grèce. Forts d’un certain nombre de ralliements grecs, dont celui des Thébains, ils ravagent la Phocide et traversent sans coup férir la Béotie. Devant une telle démonstration de puissance, les Grecs optent pour le repli général. Quant aux Spartiates à proprement parler, ils se retranchent derrière le mur fermant l’isthme de Corinthe. Sous l’impulsion de l’Athénien Thémistocle, les Grecs usent de la ruse en refusant l’affrontement armé avec les envahisseurs. Le réalisme est ici préféré à l’héroïsme. Échafaudant un plan machiavélique, le stratège athénien entend affronter Xerxès sur la mer et non sur la terre ferme. Dans cette perspective, l’Attique est évacuée et Athènes est abandonnée. La bataille décisive aura lieu au large de la baie d’Éleusis, dans le canal de Salamine… Échec perse à l’Artémision Le jour même du sacrifice de Léonidas, un autre Spartiate répondant au nom d’Eurybiade dispute sur la mer une bataille non moins décisive. Préfigurant le désastre perse de Salamine, celui de l’Artémision met l’accent sur le manque de coordination des marins de Xerxès. Malgré une supériorité numérique écrasante, les trières de l’Empire ne parviennent pas à détruire la flotte hellène dont les plus forts contingents viennent de Corinthe, d’Égine et d’Athènes. Dans la bataille confuse qui est livrée, seuls les Égyptiens et les Phéniciens font jeu égal avec la marine athénienne. Largement inférieurs en nombre, les Grecs sont contraints d’adopter une tactique défensive. Dans cette perspective, ils disposent les trières en cercle, les éperons des proues tournés vers la flotte perse. Cette manœuvre dite « du kyklos » envoie par le fond plus de trente vaisseaux impériaux. Malgré leur supériorité numérique, les Perses subissent des pertes importantes, tout comme les Grecs. Hérodote parle de soixante et onze navires athéniens coulés. Il doit se rendre à l’évidence : la supériorité numérique de l’armée achéménide oblige les Grecs à adopter une position de repli. L’Attique abandonnée La douloureuse nouvelle de l’échec des Thermopyles renforce cette stratégie. Aussi la flotte grecque appareille-t-elle dans la nuit qui suit cette bataille indécise de l’Artémision : elle laisse derrière elle des « feux de camp » pour faire croire à Xerxès qu’elle reste toujours sur ses positions. Le grand artisan de ce repli n’est autre que Thémistocle. En digne héritier d’Ulysse, le stratège athénien décide d’user de la ruse pour venir à bout de l’envahisseur. Si le sort d’Athènes est scellé, Thémistocle entend préserver la vie des Athéniens. Loin de désespérer, il encourage la défection des troupes grecques engagées dans l’immense armée achéménide. Sur bien des pierres jalonnant le passage des forces perses sur le territoire grec sont gravés ces mots : « Ioniens, vous allez contre la justice en attaquant vos pères, en apportant l’esclavage à la Grèce… » L’Athénien professe le devoir de « solidarité hellène ». À défaut de provoquer le ralliement des Ioniens à la cause grecque, il espère au moins jeter le doute chez l’adversaire. Dans un second temps, Thémistocle refuse toute confrontation prématurée avec le gros de l’armée perse. Il demande à la population d’abandonner l’Attique. L’idée du stratège est d’amener l’Achéménide jusqu’au cœur d’Athènes pour l’obliger ensuite à combattre sur mer. De leur côté, les Perses profitent de l’absence d’adversaires pour piller et saccager tout sur leur passage. Si certains peuples grecs se rallient à la cause perse, à l’exemple des Thessaliens, d’autres entrent dans une résistance active. C’est le cas des Phocidiens. Mais devant la masse des troupes impériales, elle est de courte durée. Les habitants de la Phocide se réfugient dans la montagne, au sommet du Parnasse… Panopées, Amphicée, Éroque, Hylampis, sont autant de villes incendiées par les armées de Xerxès. La soldatesque perse ne recule devant aucune exaction : les femmes sont systématiquement violées, les temples pillés et les statues des dieux renversées. Dernier avant-poste avant l’Attique, la Béotie est désertée. Pendant trois jours, du 28 au 31 août -480, elle est livrée aux raids barbares. Le gros de la population s’est réfugié de l’autre côté de l’isthme de Corinthe, dans le Péloponnèse. Encouragés par les Thébains, désormais ralliés à Xerxès, les Perses ravagent et mettent à sac Platées et Thespies, les seules cités de la Béotie hostiles à toute forme de collaboration avec l’envahisseur. L’Acropole incendiée Devant l’avancée impitoyable et inexorable des Perses, bien des peuples grecs ont rejoint l’armée de Xerxès. Les pertes subies aux Thermopyles sont largement compensées par les ralliements. En cette fin de l’été -480, rien ne semble pouvoir arrêter le rouleau compresseur achéménide. Au lendemain de la défaite de Léonidas, Athènes doit compter sur ses seules forces. En effet, l’autre grande puissance grecque, à savoir Sparte, donne la priorité à la défense du Péloponnèse. Sous l’impulsion de Cléombrote, frère cadet de Léonidas, on protège l’isthme de Corinthe, passage obligé vers le sud de la péninsule grecque, en édifiant en hâte un mur censé freiner la marche du Grand Roi. D’une hauteur de sept mètres et d’une largeur de plus de deux mètres, cet ouvrage de briques, de bois et de pierre ferme l’isthme de Corinthe sur près de dix kilomètres. La ville d’Athènes, quant à elle, a été complètement évacuée. Égine et Trézène accueillent favorablement les femmes et les enfants. Seuls quelques citoyens, la plupart trop pauvres pour partir, sont résolus à résister farouchement à l’adversaire. À en croire l’oracle de Delphes, le promontoire rocheux culminant à cent cinquante mètres et le rempart de bois de l’Acropole (construit à l’endroit où s’élèveront les Propylées un demi-siècle plus tard) constituent une protection suffisante. Amère désillusion. À la grande surprise des défenseurs athéniens, la résistance est de courte durée. Après avoir pris position en face de l’Acropole et lancé des flèches enflammées contre les barricades, les Perses viennent facilement à bout des pauvres Athéniens en escaladant habilement les rochers sur le flanc nord. Au soir du 5 septembre -480, les soldats d’élite de Xerxès arpentent l’Acropole et en ouvrent l’enceinte sacrée. Les Grecs prennent alors le parti de se suicider en se jetant dans le vide ou de se réfugier à l’intérieur des temples. De leur côté, les occupants n’expriment aucune pitié : les derniers défenseurs de la ville, y compris les prêtres, sont massacrés jusqu’au dernier et les sanctuaires incendiés. Le sac de Sardes est désormais vengé… Le plan secret de Thémistocle Après la capitulation d’Athènes, Xerxès peut croire la victoire définitivement acquise. La capitale de l’Empire achéménide est rapidement informée de la grande nouvelle. Pour célébrer l’événement, des branches de myrte sont dispersées dans les rues de Suse. En ce 26 septembre -480, l’euphorie des Perses n’a d’égale que le désarroi des Grecs. Réfugiés dans l’île de Salamine, située à quelques centaines de mètres du rivage dans la baie d’Éleusis, les Athéniens assistent impuissants et incrédules à l’incendie qui ravage leur ville. Un mélange de consternation et d’amertume se lit sur leurs visages. Les Hellènes sont alors partagés entre le désir de prendre la fuite vers le Péloponnèse, à l’exemple d’Eurybiade, ou de provoquer les forces navales de Xerxès dans une ultime bataille, thèse âprement défendue par Thémistocle. Faute de pouvoir défier les Perses sur terre, l’affrontement doit se faire sur la mer, élément dans lequel les Grecs excellent. Mais cet avis est loin de faire l’unanimité. En ce jour de désastre, la panique domine. Conjuguée à la défaite des Thermopyles, la prise d’Athènes a tôt fait de désespérer la majorité des cités grecques. Le rapport de forces leur est aussi très défavorable. Alignant seulement trois cent cinquante trières, les Grecs disposent de quatre fois moins de navires que l’armée de Xerxès. Avec une telle disproportion des forces, toute confrontation en haute mer est perdue d’avance. L’idée de Thémistocle est alors de transformer le handicap du nombre en avantage. Dans cette perspective, il s’agit d’attirer les Perses dans le goulet d’étranglement que constitue le détroit de Salamine. En empêchant le déploiement des trières perses, on obligerait les amiraux de Xerxès à aligner leurs vaisseaux les uns derrière les autres, présentant ainsi leurs flancs vulnérables aux éperons grecs. C’est tout au moins le scénario envisagé par Thémistocle : attendre la flotte achéménide en deçà de la sortie du détroit. Plus aguerris au combat naval, les navires grecs auront alors tôt fait d’exterminer des adversaires qui, pour la plupart, ne savent même pas nager. De plus, embarquant une quarantaine d’archers contre une petite quinzaine pour leurs adversaires, les trières perses sont plus lourdes, plus instables et donc moins manœuvrables. Échafaudé par l’ingénieux Thémistocle, ce plan suppose une solidarité sans failles. Or, en ce soir du 27 septembre, les conseils de guerre sont de plus en plus houleux. Les Péloponnésiens, et principalement les Spartiates, sont partisans d’un départ anticipé. Dès lors, il n’y a plus à hésiter : il faut provoquer rapidement Xerxès, faute de quoi la guerre est définitivement perdue. Thémistocle se pose alors en digne héros d’Homère. Décidant d’user de la ruse, il charge un esclave, répondant au nom de Sicinnos, d’aller transmettre une nouvelle pour le moins singulière au Grand Roi. Reposant sur des faits exacts, à savoir la division des Grecs, le « message de Sicinnos » mélange habilement la réalité et la désinformation. Ce mensonge d’État est un coup de maître. En d’autres termes, Thémistocle, se posant en faux allié des Perses, fait croire à Xerxès que les Grecs ont cédé à la panique et ont décidé de fuir ; aussi le Grand Roi doit-il agir au plus vite. « Il ne tient qu’à vous d’accomplir à présent un exploit sensationnel, en ne leur permettant pas de vous échapper », lui indique Thémistocle par l’intermédiaire de Sicinnos. Ne doutant pas un seul instant de la véracité de ce message (après tout, les Thermopyles sont tombés suite à une traîtrise !), Xerxès procède dans les heures qui suivent à la mobilisation de ses troupes. Galvanisés par la prise d’Athènes, les Perses sont persuadés d’une victoire facile. Se déployant sur le Parnès et la baie de Phalère, les marins impériaux sont pressés d’en découdre. Parmi eux, les équipages les plus expérimentés sont sans conteste les Phéniciens. La peau tannée par le soleil, ils sont reconnaissables à leur casque garni de croissants de lune faits d’or. Malgré les mises en garde répétées de la reine Artémise d’Halicarnasse (« Si tu te lances dans une action navale, prévient-elle Xerxès, je crains que la défaite de ta flotte ne risque d’affecter aussi ton armée »), plus de six cents trières phéniciennes, égyptiennes mais aussi ciliciennes et ioniennes se précipitent de chaque côté du détroit de Salamine dans l’espoir d’encercler la flotte grecque. Bloquant à la fois le canal de Mégare et le golfe de Saronique, les Perses n’envisagent à aucun moment une quelconque déroute. Apparemment démoralisés et divisés entre eux, la seule alternative pour les Grecs semble être la capitulation… Convaincu de contempler l’agonie de la puissance hellène, le Grand Roi fait installer son trône de marbre blanc sur les pentes du mont Aegalée qui domine le futur théâtre des opérations. Assis sous un parasol d’or, il va assister, incrédule, au naufrage de plus du tiers de sa flotte. Le 29 septembre, les Grecs donnent une leçon de tactique navale aux Perses. Chapitre IX De Salamine à Platées « Les Chypriotes, les hommes de Phénicie, de Cnide et d’Égypte, seuls étaient vaincus, non les Perses qui n’ont pu combattre.» Mardonios, commentant la bataille de Salamine. Plus de deux cents trières perses sombrent à Salamine contre seulement une quarantaine pour leurs adversaires grecs. Indéniablement, Thémistocle est le grand artisan de cette victoire navale. Il a gagné son pari. De son côté, Xerxès est dépité. Sa trop grande confiance a précipité sa marine dans les filets tendus par les Grecs. Prenant le chemin du retour vers l’Empire, il laisse son armée aux mains de Mardonios. Ce dernier n’est pourtant pas plus heureux que le Grand Roi. À l’entendre, Salamine n’a exprimé que la défaite des peuples secondaires de l’Empire ; sur la terre ferme, les Perses dignes de ce nom ne feront qu’une bouchée de ses insolents et arrogants Hellènes. Amère désillusion. Moins d’un an plus tard, en août -479, l’armée de Mardonios subit à son tour une défaite cuisante devant les Grecs coalisés. Les Spartiates jouent ici un rôle majeur dans le dénouement de la bataille. Incontestablement, la défaite de Platées sonne le glas de l’expédition achéménide en Grèce… Le chef-d’œuvre stratégique de Salamine Une fois n’est pas coutume, le déroulement de la plus grande bataille navale de l’Antiquité est conforme aux prévisions de son principal instigateur. En raison de l’étroitesse du défilé, les Perses ne peuvent déployer leur flotte. Surgies brutalement de leur cachette, les trières éginètes et mégariennes donnent le coup d’envoi de l’attaque. Très rapidement, les trières des amiraux Ariabignès et Achaménès se gênent, s’entrechoquent et ne peuvent plus reculer. Les flancs de leurs navires sont éperonnés par la marine grecque dont les équipages sont plus aguerris au combat naval. Contemporain des événements, le dramaturge Eschyle nous conte en ces termes la débâcle des Perses : « Les coques se renversent, et la mer disparaît sous un amas d’épaves et de cadavres sanglants ; les rochers du rivage regorgent de morts, et toute la flotte des Barbares s’enfuit en désordre à force de rames, tandis que les Grecs les frappent comme des thons ou des poissons pris au filet et leur cassent les reins avec des tronçons de rames et des fragments d’épaves. » À l’exemple de Lycomède et d’Ameïnias de Pallène, les Athéniens se montrent très efficaces dans le combat rapproché, comme en témoigne l’abordage du vaisseau amiral de la marine perse. Après avoir réussi à neutraliser le navire achéménide, les Athéniens viennent facilement à bout de l’équipage ennemi et parviennent même à jeter Ariabignès par-dessus bord. Aux dires de Plutarque, l’Athénien Ameïnias transperce l’amiral perse d’un coup de javelot. La mort prématurée de leur commandant déstabilise particulièrement les Phéniciens et précipite la débâcle perse. À la surprise générale, la bataille bascule définitivement en faveur des Grecs… Dans cette bousculade indescriptible, seuls les Ioniens font jeu égal avec les Grecs. Ici réside l’une des rares déceptions de l’Athénien Thémistocle. À aucun moment, les « frères de race » ioniens ne font défection au camp perse. Plus encore, ils montrent une détermination sans failles dans l’âpreté des combats. Deux d’entre eux sont même récompensés par Xerxès pour leur loyauté et leur combativité : les Samiens Théomestor et Phylacos. D’une certaine façon, la bataille de Salamine peut être considérée comme un « Thermopyles naval » à l’envers. À l’instar de Léonidas quelques semaines plus tôt, Thémistocle a attendu son adversaire dans une étroite passe pour compenser son infériorité numérique. Mais à la différence du théâtre d’opérations du héros spartiate, aucun espion n’a servi la cause perse. Notre analyse peut même être poussée plus loin : l’efficacité du « message de Sicinnos » ne peut s’expliquer sans le précédent des Thermopyles. Depuis la traîtrise d’Ephialtès qui lui a apporté une victoire inespérée, Xerxès fait une confiance aveugle aux délateurs ou supposés tels. Comme nous le précisions plus haut, dans la tradition perse, le mensonge est prohibé. Se déroulant pendant plus de douze heures, le combat naval de Salamine consacre le succès de la ruse inspirée par Thémistocle. Réfugié sur l’îlot de Psyttaléia, un dernier contingent de l’armée de Xerxès (plus de quatre cents fantassins) qui était censé barrer la route aux fuyards grecs, est taillé en pièces par les hoplites athéniens d’Aristide. Victimes d’un trop grand empressement, les Perses échouent donc pour la deuxième fois sur les rives de l’Attique. Des Grecs toujours divisés ? Chantant la gloire des Athéniens, Eschyle parle de lamentations et de fuite éperdue du Grand Roi. Xerxès est certes accablé, l’abandon de son trône en témoigne, mais il dispose encore de forces considérables. Même si le moral des Mèdes est au plus bas, les chances de victoire sont encore bien réelles : la défaite de Salamine n’a que faiblement entamé le potentiel offensif de l’Empire : plus de neuf cents trières sont encore disponibles et les troupes terrestres sont invaincues. Laissant derrière lui plus de deux cent mille hommes dans les grandes plaines de Thessalie, lesquelles sont placées sous le commandement de Mardonios, le Grand Roi reprend la route de la Perse dès l’automne -480. Les fastes de la cour de Suse lui manquent et son entourage, à l’exemple de la reine Artémise, lui recommande de retourner en Asie en raison des incertitudes de l’avenir. La route de retour, jonchée de nombreux tourments, dure quarante-cinq jours. Côté grec, la déroute de la flotte achéménide n’a pas pour autant ramené la sérénité. Au sein des conseils de guerre qui suivent Salamine, la division est toujours de mise : la menace perse est loin d’être écartée. On hésite sur la conduite à tenir : après de longues tergiversations, Thémistocle renonce à intercepter l’armée de Xerxès à la hauteur de l’Hellespont. Sans compter le trop grand éloignement de la flotte athénienne de ses bases, une telle entreprise pourrait aboutir à enfermer Xerxès sur le territoire grec, le poussant à entreprendre des actions radicales. D’autres considérations purement régionales incitent le subtil Thémistocle à la prudence : le conflit médique porte en germes le futur antagonisme entre Sparte et Athènes. Au-delà d’une défaite possible de la marine athénienne en haute mer, le vainqueur de Salamine craint qu’une telle éventualité ne rompe l’équilibre précaire des forces au sein de la coalition grecque au profit de Sparte. Tenus informés des rivalités hégémoniques secouant la Grèce, les Perses tentent de briser la délicate union des Hellènes en envoyant de nouveaux ambassadeurs chargés de proposer une alliance séparée avec Athènes. C’est peine perdue. Quand Alexandre Ier Philhellène, fils d’Amyntas, le roi de Macédoine, se présente au nom du Grand Roi devant les archontes (les hauts magistrats d’Athènes), ces derniers lui opposent un refus catégorique : « Tant que le soleil suivra sa route qui est la sienne aujourd’hui, jamais nous ne traiterons avec Xerxès ». Les Grecs ajoutent qu’ils préfèrent la liberté à l’esclavage. Loin de fragiliser l’union entre les cités, cette initiative perse ressoude la coalition hellénique. Spartiates et Athéniens décident de faire cause commune pour chasser définitivement les Perses. La « hache de guerre » est de nouveau déterrée. Une nouvelle confrontation est inéluctable… Sparte toujours sous la menace d’un soulèvement des hilotes Au printemps -479, après avoir une deuxième fois ravagé l’Attique, l’armée de Mardonios se retire en Béotie, jugée plus propice aux mouvements de la cavalerie sace. Craignant malgré tout une alliance séparée entre Athènes et l’Empire Perse, les éphores spartiates décident de porter secours aux Athéniens en dépêchant plus de dix mille hommes, dont une moitié d’hoplites, dignes des héros des Thermopyles. Parmi eux figure d’ailleurs le seul rescapé de la bataille mythique : Aristodèmos. Une fois n’est pas coutume, les Lacédémoniens ne sont pas pieds et mains liés par une quelconque fête religieuse. Cela étant, il s’agit ici d’un effort militaire considérable. Cinq mille hoplites, c’est plus de la moitié de leurs effectifs. A priori, un tel départ constitue pour Sparte un grand risque d’explosion intérieure. D’après les auteurs anciens, les Pairs vivent dans la hantise permanente d’une révolte des hilotes. Régulièrement brimés et battus par les citoyens, ces derniers sont en effet terrorisés voire éliminés physiquement lors de la fameuse épreuve de la kryptie. L’humiliation quotidienne que subissent les hilotes ne ferait que renforcer leur désir de vengeance. Aussi les Pairs éviteraient-ils de prendre le moindre risque. Quand Xénophon précise que les citoyens se déplacent toujours avec leurs lances, Critias nous raconte qu’ils retirent systématiquement la courroie de leurs boucliers de peur que ceux-ci ne soient dérobés par leurs esclaves. Dans le même état d’esprit, Thucydide, l’historien attitré de la guerre du Péloponnèse, prétend que « la majorité des institutions concernant les hilotes vise avant tout à s’en garder ». Peut-on à la fois conjurer la menace extérieure et mater une probable révolte intérieure ? En ce printemps -479, les éphores spartiates ont tranché le nœud gordien : ce sera la guerre ! Après tout, des hilotes sont aussi morts sur le champ de bataille des Thermopyles. Un an plus tard, tout guerrier spartiate est accompagné de plusieurs esclaves. Aux côtés des cinq mille hoplites, on ne compte pas moins de trente cinq mille hilotes. De plus, ces hilotes portent les armes de leurs Pairs ! La méfiance et la haine entre les différentes classes sociales spartiates ne sont peut-être pas aussi vives que le prétendent certains commentateurs antiques… La bataille de Platées : la revanche spartiate ? Franchissant l’isthme fortifié, les troupes grecques, commandées par le général spartiate Pausanias, neveu de l’illustre Léonidas, viennent à la rencontre des troupes de Mardonios en Béotie. Au contraire des Thermopyles, l’armée de Pausanias constitue une véritable coalition des cités grecques. À l’exception des Thébains, toujours ralliés aux Perses, presque tous les « États » de la péninsule ont envoyé des contingents. Des Tégéates aux Corinthiens en passant par les Épidauriens, les Éginètes, les Platéens et bien sûr les Athéniens et les Spartiates, les effectifs hellènes réunis en cet été -479 sont les plus impressionnants que les Grecs alignent depuis le début des guerres médiques. Pour la première fois peut-être, ils font jeu égal avec les Perses. La coalition grecque est toutefois loin d’être unie, la coopération entre les contingents n’est nullement exempte de graves rivalités. Comme nous l’avons déjà souligné, Sparte a rejoint Athènes par peur de voir cette dernière se rapprocher de l’ennemi barbare. D’ailleurs, l’entente grecque a failli se rompre avant même le début de la bataille : le principal sujet de mécontentement porte sur la disposition des combattants. « L’acte principal de la formation d’une alliance est le choix de la cité qui exercera l’hégémonie » nous précise Olivier Picard. Devant le danger achéménide, Athènes cède à regret l’aile droite de la formation armée à Sparte, reconnaissant ainsi la supériorité militaire de ses hoplites. Auréolée de l’exploit des Thermopyles, la cité de Lacédémone a droit à tous les honneurs. Cela étant, les Athéniens n’entendent pas renoncer à l’aile gauche : ce choix est contesté par les Tégéates qui rappellent leurs faits de guerre. On frôle l’affrontement. Après avoir mis en avant leur rôle déterminant à Marathon et à Salamine, les représentants athéniens réussissent à convaincre Pausanias : le général donne tort aux Tégéates. Pendant plusieurs jours, Grecs et Perses se font face sans oser passer à l’offensive. Les oracles et les sacrifices sont particulièrement défavorables. Loin des défilés et des détroits, le champ de bataille annoncé est une plaine entourée de petites collines. Après avoir patienté pendant une dizaine de jours, les Lacédémoniens de Pausanias, harcelés continuellement par la cavalerie de Mardonios, décident d’adopter une attitude défensive. Rapidement, les Perses parviennent à empoisonner les réserves d’eau des Grecs. Loin de faire preuve de cohésion, les armées hellènes sont dispersées. Les Athéniens peinent à rejoindre les coalisés et les Spartiates se retrouvent isolés sur la crête d’Asopos. Des volées de flèches s’abattent sur les hoplites de Lacédémone et la cavalerie sace oblige les Athéniens à reculer. Plusieurs colonnes corinthiennes et mégariennes sont littéralement décimées par les phalanges thébaines d’Asopodoros. Les coalisés sont sur le point d’être vaincus. Seules la mort prématurée de Mardonios et la détermination des hoplites tégéates et spartiates changent la physionomie de la bataille. Chevauchant son destrier blanc au-devant de ses troupes d’élite, le commandant en chef des Perses est en effet frappé mortellement en pleine tête. Conformément aux prédictions de l’oracle du sanctuaire d’Amphiaraos, le spartiate Aeïmnèstos a abattu le neveu de Darius d’une seule pierre. Manifestement, la mort du général achéménide précipite la fin de la bataille… Au soir du 27 août -479, les troupes impériales sont repoussées au-delà de l’Asopos et miraculeusement mises en fuite. Réfugiés derrière une redoute, les derniers Perses sont écrasés sous une multitude de flèches. Sept mille d’entre eux succombent, soit plus des deux tiers des ultimes résistants. Moins d’un an après avoir échappé aux entrailles de Neptune au large de Salamine, la Grèce est ainsi sauvée pour la deuxième fois d’une déroute annoncée. À la différence des Assyriens, des Mèdes et autres Babyloniens, l’Hellade a su résister à la première armée du monde. « Ceux qui ont combattu dans la Guerre » Environ mille trois cent soixante Grecs sont tombés à Platées (selon Plutarque). Côté perse, le bilan est désastreux : au moins dix mille morts, sans compter les richesses colossales laissées sur le champ de bataille. Des bracelets, des coupes, des cimeterres, des chaudrons en or, mais aussi des chameaux, des chevaux et des femmes ; le butin est considérable. N’allons pas croire pour autant que les Grecs vainqueurs puissent piller impunément les cadavres ennemis. Le moindre vol est en effet puni de mort. La collecte se doit d’être « collective » et redistribuée à l’ensemble des trente et une cités ayant participé à cette bataille décisive. Preuve en est le versement du dixième des richesses impériales à l’Apollon du temple de Delphes. Avec les seuls objets de bronze collectés sur place, une statue de Zeus haute de près de cinq mètres est aussi dressée à Olympie. Aujourd’hui, deux mille cinq cents ans plus tard, le souvenir le plus marquant de cette victoire est la colonne Serpentine. Dressée à Byzance, celle-ci est désormais abîmée et verdie par le temps. On peut encore y déchiffrer cette phrase mémorable : « Ceux-là ont combattu dans la Guerre ». La victoire de Platées, c’est le prix de la liberté contre l’esclavage. À l’issue de cette bataille remportée difficilement par Pausanias, les Perses sont définitivement chassés d’Europe. Quant à leurs alliés thébains, ils sont durement châtiés. Au terme d’un siège de neuf jours, les oligarques pro-perses, à commencer par le plus radical d’entre eux, Timagénidès, se rendent aux coalisés. En guise d’exemple, Pausanias décide de les faire exécuter… Le Cap Mycale ou le dernier trait d’union entre Athènes et Sparte… Le jour même de la bataille terrestre de Platées se déroule, de l’autre côté de la mer Égée, l’ultime action commune rassemblant les flottes athénienne et péloponnésienne. Partis d’Égine, plus de deux cent cinquante trières menées conjointement par l’Athénien Xanthippe et le Lacédémonien Léotychide parachèvent la victoire grecque le long des côtes de l’Asie Mineure. Fait nouveau et primordial : les Ioniens se rallient enfin à la cause grecque. Chios, Lesbos, Samos et Thasos rejoignent les rangs hellènes. Les défaites récentes des Achéménides ne sont sans doute pas étrangères à ce revirement. On ne demeure pas dans un empire qui entre en décadence. D’ailleurs, au sein même de l’Empire, des velléités de sécession apparaissent : en cet été -479, la Babylonie entre en ébullition ouverte contre Xerxès. Devant l’avancée des navires grecs, la flotte achéménide refuse le combat. Les trières perses du général Tigrane sont halées sur la grève, au pied du cap Mycale, non loin de Milet. Après avoir abrité leurs navires derrière un mur de bois, hâtivement construit à partir des arbres fruitiers du voisinage, les Perses plantent des pieux pour se protéger d’un probable assaut. Pure illusion ! À peine débarqués sur les côtes du cap Mycale, les hoplites grecs, galvanisés par la nouvelle de la défaite de Mardonios, ont tôt fait d’incendier le camp perse et d’en exterminer les défenseurs. Loin d’être une bataille navale classique, cette opération de la mer Égée est la dernière confrontation armée entre une coalition bien fragile et un empire au bord de l’agonie. Désirant achever la reconquête, les Grecs tournent alors leur flotte vers l’Hellespont. Il s’agit de rompre définitivement le pont flottant reliant l’Asie à l’Europe pour se préserver d’une éventuelle nouvelle invasion perse. Parvenus sur place, ils constatent que l’ouvrage impérial a déjà été disloqué par les tempêtes. Après Mycale, Athéniens et Spartiates se divisent… Après cette victoire, les buts de la guerre ne sont plus aussi clairement définis. Spartiates et Athéniens poursuivent des objectifs différents. Si les premiers optent pour le repli, les seconds encouragent l’expansion au détriment de la Perse. Pour la cité lacédémonienne, le danger perse est conjuré et les îles de la mer Égée délivrées. Les menaces d’explosion sociale au sein même de la cité font réviser à la baisse leurs ambitions extérieures. Comme nous le précisions plus haut, le faible nombre de citoyens spartiates oblige en effet la cité à faire preuve de prudence : une défaite de l’armée pourrait entraîner une révolte des esclaves. Seul Pausanias, le vainqueur mal aimé de Platées, s’aventure du côté de Byzance où il conduit une politique « coloniale » impopulaire. Devant ses exactions répétées, il est rappelé prématurément à Sparte. Au contraire, les Athéniens considèrent la libération de l’Ionie comme une étape. Plus directement menacés pendant les invasions de Xerxès que leurs homologues spartiates, les héritiers de Miltiade ont à cœur de poursuivre les Perses à l’intérieur même de leurs frontières. Leurs exploits maritimes inattendus ont largement accru leur appétit de conquêtes et leurs ambitions politiques et commerciales. Thémistocle est l’incarnation de cette nouvelle stratégie. Faisant peu de cas du char offert par Sparte et du second prix de bravoure (il n’y eut pas de premier prix, les cités grecques n’arrivant pas à se mettre d’accord quant au plus valeureux des capitaines), le vainqueur de Salamine, doué dit-on d’un grand cynisme, fait fortifier sa ville jusqu’au Pirée, en dépit des objections spartiates. De l’autre côté de la mer Égée, Athènes ne demeure pas en reste. Après le siège et la prise de la ville de Sestos, où résidait une garnison perse, Xanthippe et les siens contrôlent la Chersonèse, autrefois gouvernée par Miltiade. Ils maîtrisent ainsi la route du blé des Scythes et posent le premier jalon du futur empire maritime athénien, un espace commercialement et militairement unifié dont l’instrument est la flotte athénienne. La politique de Thémistocle vise à s’assurer la maîtrise de l’ensemble de la mer Égée. Après avoir vaincu un empire, Athènes se découvre une vocation impérialiste… D’une guerre à l’autre… Depuis les premières incursions mèdes, l’audace de Miltiade, le sacrifice de Léonidas et la ruse de Thémistocle ont eu raison d’armées d’invasion très supérieures en nombre. Hoplites spartiates et marins athéniens sont les grands artisans de la déroute achéménide. Les premiers se sont illustrés brillamment aux Thermopyles et à Platées et les seconds ont habilement manœuvré leurs trières dans la passe étroite de Salamine. Au-delà de ces batailles à jamais gravées dans la mémoire de l’Hellade se dessinent les atouts respectifs des deux principales puissances grecques. À la suprématie terrestre affichée par les Spartiates répond la prépondérance maritime construite par la flotte athénienne. Deux grandes sphères hégémoniques se partagent alors la péninsule grecque. Sur fond de guerre larvée livrée contre les Perses jusqu’au seuil des années -440, les luttes d’influence entre la ligue terrestre péloponnésienne (sous la tutelle de Sparte) et la confédération maritime de Délos (sous le contrôle d’Athènes) se transforment progressivement en rivalité ouverte. En 431 avant notre ère, le torchon brûle définitivement entre Athènes et Sparte. Ainsi débute la guerre du Péloponnèse, un conflit long de vingt-sept ans… PARTIE V Sparte contre Athènes « Péloponnésiens, vous savez… que vous êtes des Doriens sur le point d’affronter des Ioniens, c’est-à-dire des gens que vous avez l’habitude de vaincre ». Brasidas, en -422 (d’après Thucydide) L’unité de façade, opérée pendant les guerres médiques, ne résiste pas au retour de la paix dans la péninsule grecque. Fort de sa victoire de Salamine, Athènes tisse une véritable thalassocratie sur la mer Égée. En échange de sa protection, elle impose des taxes exorbitantes. À compter des années -460, la révolte gronde et les mouvements de sécession apparaissent. De son côté, Sparte est confrontée à une terrible catastrophe naturelle, laquelle ne tarde pas à se conjuguer avec une insurrection sans précédent de ses hilotes. Nous sommes en -464. Dépassés par les événements, les éphores spartiates sont contraints de demander l’envoi d’un corps expéditionnaire athénien. Une initiative lourde de conséquences. Cette apparente fraternisation sonne en fait le glas de l’entente spartio-athénienne. Accusés de collusion avec les insurgés, les hoplites de Cimon sont tout bonnement renvoyés chez eux ! En -459, cinq ans après le début de la révolte des hilotes, le torchon brûle de nouveau entre les deux grandes puissances de la Grèce. Malgré la conclusion d’une trêve de trente ans en -446, la hache de guerre est déterrée en -431 à la faveur d’un différend entre Corcyre et Corinthe. Sans enthousiasme, Sparte est entraînée dans un conflit qui n’est pas le sien. Long de vingt-sept ans, à peine interrompue par la paix de Nicias, cette guerre dite du Péloponnèse consacre la victoire définitive de Sparte sur sa rivale séculaire. En -404, les Longs Murs d’Athènes sont définitivement rasés. Pendant près d’un demi-siècle, Sparte domine la Grèce… Chapitre X Ainsi commence la guerre du Péloponnèse… « Le sentiment de l’honneur est inséparable de la maîtrise de soi, et la valeur guerrière inséparable de l’honneur ». Archidamos, roi spartiate (469 – 425 avant notre ère) En -431, Athènes est à l’apogée de sa puissance. Arguant de la menace perse, elle a transformé une alliance défensive couvrant tout le pourtour de la mer Égée en un vaste empire maritime offensif. Près d’un demi-siècle après la formation de la Confédération de Délos, la politique des stratèges athéniens s’est radicalisée : les mouvements de sécession ont été sévèrement réprimés, les remparts des villes insurgées détruits et les contributions financières (le phoros) fortement augmentées. Vers la fin des années -440, l’expansionnisme affiché ostensiblement par Athènes se heurte aux ambitions d’une autre puissance : Corinthe. Après l’affaire de Corcyre, le siège de Potidée mais aussi le décret contre Mégare interdisant à cette dernière de commercer avec la confédération, la ligue péloponnésienne présidée par Sparte, décide de mettre un terme à la politique impérialiste athénienne… L’année terrible, -464 Incontestablement liée à l’épilogue de la seconde guerre médique, la montée en puissance de la cité d’Athéna se traduit par la constitution d’une confédération maritime dont l’acte de naissance remonte à l’année -478. Après le retrait des Spartiates, qui renoncent à lutter plus longtemps contre les Perses, les Athéniens acquièrent une légitimité supplémentaire en se présentant comme les seuls vrais défenseurs de la Grèce. La « protection naturelle » assurée par la flotte de Thémistocle aboutit rapidement à une véritable construction politique, commerciale et militaire, en agitant constamment le drapeau de la menace perse et en soulignant le rôle déterminant de la flotte athénienne dans la victoire finale contre les troupes de Xerxès. En échange de la protection de ses trières, Athènes demande aux cités égéennes et ioniennes de l’aider à entretenir sa flotte. Ce qui implique d’importantes charges financières pour les cités « protégées ». Bien évidemment, cette contribution fiscale ne résiste pas à l’épreuve du temps. Après la sécession avortée de Naxos, la cité de Thasos dénonce à son tour l’emprise de la Confédération. Contestant la mainmise d’Athènes sur les mines thraces d’or et d’argent, les Thasiens entrent en rébellion ouverte contre Athènes. Nous sommes en -465. La résistance est ici d’une autre ampleur que celle de Naxos. Elle dure deux ans. La répression athénienne est à la hauteur des difficultés du siège : outre l’abandon définitif de ses comptoirs et de ses mines en Thrace, Thasos doit désormais s’acquitter d’une énorme indemnité, relative aux frais de siège ; livrer toute sa flotte de guerre et raser ses remparts. Ayant un moment sollicité l’aide de Sparte, les Thasiens ont dû très vite déchanter, un tremblement de terre de très forte intensité ayant frappé Lacédémone en -464. Un séisme où les conséquences sociales et géopolitiques l’emportent sur les pertes humaines. Un véritable drame « national » : les Égaux eux-mêmes payent un lourd tribut, à commencer par l’effondrement même de leur gymnase, où meurent une bonne centaine d’athlètes. Mais outre le bilan effroyable (Diodore évoque le chiffre de vingt mille morts), le séisme débouche sur une guerre civile sans précédent et, à plus longue échéance, sur la première phase du conflit opposant Athènes et Sparte. Survenu en plein siège de Thasos par les Athéniens, le séisme spartiate secoue, au sens géographique mais aussi politique du terme, la Grèce toute entière. Le tremblement de terre révèle la grande fragilité de Sparte. Ce qui n’est que hantise des Égaux devient réalité avec la révolte des hilotes. Profitant de la confusion générale, ces esclaves d’origine messénienne défient l’ordre social en prenant les armes contre les privilégiés. C’est le début de la terrible guerre de Messénie, la troisième du nom, un conflit atypique qui va bouleverser à long terme la géopolitique de la Grèce. Réfugiés sur le mont Ithome, les hilotes résistent avec acharnement aux assauts des hoplites, dont la réputation n’est pourtant plus à démontrer. Comme en témoigne l’épisode des Thermopyles, les phalanges spartiates ne craignent personne. Mais dans ce cas de figure, elles sont prises au dépourvu. Autant les hoplites sont à l’aise pour affronter des armées adverses, autant apparaissent-ils désemparés pour mater une rébellion. En d’autres termes, la vaillance des soldats spartiates s’avère impuissante dans ce contexte de guerre civile. Face à l’ampleur des difficultés, Sparte est même contrainte d’appeler les autres cités à la rescousse et notamment Athènes. Aux dires des éphores, les antagonismes nationaux doivent s’effacer devant les risques de bouleversements sociaux. Au cœur de l’ecclésia athénienne, l’ambiance est particulièrement houleuse. Si la tendance aristocratique représentée par Cimon est favorable à un soutien aux Spartiates, le parti démocratique s’oppose catégoriquement à cette main tendue. Entre les deux factions opposées, les débats sont vifs, on en vient presque aux mains. Finalement, Cimon le « laconophile » impose ses vues. Selon lui, les Athéniens ont beaucoup à gagner d’une telle collaboration. Si l’intervention réussit, ils s’assurent la neutralité bienveillante de Sparte en cas de nouveau conflit avec une cité rivale. Par ailleurs, toute victoire sur les hilotes ne peut que consolider l’emprise d’Athènes dans la région. Toujours d’après Cimon, la remise en question de l’ordre social à Sparte serait un précédent fâcheux qui pourrait servir d’exemple. En termes clairs, une défaite des hoplites spartiates n’est pas à souhaiter : elle serait la préfiguration d’une « révolution » dangereuse pour toute la Grèce, y compris pour Athènes. Fort de ces arguments, le fils de Miltiade, à la tête d’une troupe de quatre mille hoplites, porte secours à ses « amis » spartiates. Contre toute attente, les Athéniens ne sont pas tout à fait accueillis en libérateurs. D’une certaine façon, nombreux sont les Égaux qui rechignaient à demander une aide extérieure. Bien des voix s’élèvent pour dénoncer cet aveu de faiblesse, une trahison à l’égard des lois de la cité, un affront pour les Spartiates tombés aux Thermopyles. Au nom de l’honneur et de l’esprit de bravoure qui les animent, les couronnes de laurier ne sont pas à partager. En voyant débarquer le corps expéditionnaire athénien, d’aucuns ont le cœur serré, ils enragent de voir ainsi des étrangers violer leur sanctuaire. Leur orgueil de guerrier invincible s’en trouve blessé. Au bout de quelques jours, les relations se détériorent entre les fantassins spartiates et le détachement de Cimon. On reproche très vite aux Athéniens de manquer d’efficacité. « L’esprit révolutionnaire des Athéniens, nous précise Thucydide, contemporain des événements [Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre i], qu’ils [les Spartiates] considéraient en outre comme des gens d’une autre race, fit qu’ils craignaient que ceux-ci, en restant dans l’Ithôme, ne finissent par prêter l’oreille aux suggestions des insurgés… » Aussi les Lacédémoniens congédient-ils les hoplites d’Athènes. C’est un camouflet sans précédent pour Cimon. De la collaboration avortée à la confrontation ouverte En -462, le renvoi des hoplites de Cimon a des conséquences incalculables. Avec l’effacement de la tendance pro-spartiate à Athènes, l’échec du stratège athénien précipite la rupture et le conflit entre les deux puissances grecques. À Athènes même, le fils de Miltiade est mis en difficulté et ostracisé – l’ostracisme signifie la perte des droits civiques de l’accusé et l’exclusion temporaire de la société athénienne. Son exil contribue à asseoir l’ascension du fils de Xanthippe : Périclès. gé d’à peine 15 ans au moment de l’invasion de Xerxès à Salamine, le petit-neveu de l’illustre Clisthène devient le chef du courant démocratique après l’obscur assassinat d’Ephialtès (ne pas le confondre avec le traître des Thermopyles !). D’esprit ouvert et très intègre, Périclès diffère radicalement de ses prédécesseurs, même si sa politique obéit aux mêmes principes, à savoir la grandeur d’Athènes. L’échec de l’expédition de Cimon consacre la rupture avec Sparte et précipite Athènes dans les bras d’Argos, l’ennemie jurée de Lacédémone. Souvenons-nous, pendant la seconde guerre médique, les Argiens ont même préféré rester neutres de peur de combattre aux côtés des Spartiates ! Seul point positif, après deux ans de combats, les Spartiates finissent par venir à bout de la révolte des hilotes. Priés de quitter le Péloponnèse, les ex-insurgés de l’Ithôme se réfugient à Naupacte, avec la bénédiction des Athéniens. Face aux multiples provocations d’Athènes, Sparte passe à la contre-offensive. Elle entraîne dans son sillage des villes aussi diverses qu’Égine, Thèbes et aussi Corinthe, laquelle ne supporte pas la dernière alliance conclue entre la cité de Périclès et Mégare. Premiers heurts entre Spartiates et Athéniens… La guerre avant la Guerre Nous sommes en -459. Les premiers combats s’engagent. Très rapidement, sous le commandement d’un certain Léocratès, les Athéniens mettent hors d’état de nuire la ville d’Égine malgré le soutien de trois cents hoplites spartiates. Les Éginètes sont désormais soumis à un lourd tribut et doivent raser leurs murs. Leur flotte est confisquée. Sur le plan des opérations terrestres, la première victoire est à mettre à l’actif de Sparte qui défait une coalition athéno-argienne dans la plaine de Tanagra. Mais Athènes ne demeure pas en reste. Deux mois après cette déconvenue militaire, elle retourne en Béotie, inflige une sévère défaite aux alliés de Sparte à Oïnophyta et rase finalement les murs de Tanagra. Devant la détérioration de la situation en Grèce continentale, les Perses s’efforcent de perturber le jeu en tentant de soudoyer les Spartiates. En vain ! L’Empire d’Artaxerxès, qui a succédé à Xerxès en -465, n’est cependant pas perdant sur toute la ligne. Parti à la tête d’une nombreuse armée, le Perse Mégabyze parvient à faire échec à l’entreprise des Athéniens à Memphis. Vengeant le désastre de Salamine, les escadres phéniciennes envoient par le fond plus de cent vingt trières grecques dans le delta du Nil. L’Égypte se retrouve ainsi sous le joug achéménide en -454. Après l’échec de l’expédition athénienne sur la terre des Pyramides, le trésor de la ligue de Délos est déplacé sur l’Acropole, soi-disant par souci de protection. Nous sommes en -453. Ce transfert permet aux stratèges d’utiliser l’argent de la Confédération à des fins nationales. Les travaux d’embellissement de la cité sont indubitablement liés aux contributions alliées. Devant la nouvelle montée du péril perse, Athènes reprend le dialogue avec ses rivaux spartiates. Revenu d’exil, sous la pression de Périclès, lequel avait pourtant œuvré à son exclusion, Cimon, le héros malheureux de l’épisode de la révolte des hilotes, n’est sans doute pas étranger à cette réconciliation. En -451 est conclue une trêve de cinq ans entre les Lacédémoniens et les Athéniens. Cet accord traduit une réorientation de la politique extérieure athénienne : le danger oriental prime de nouveau sur la menace spartiate. Pendant deux longues années, Cimon mène plusieurs expéditions victorieuses contre les Phéniciens. Ces opérations restent cependant sans suite. En effet, la guerre grève dangereusement les finances d’Athènes, une paix de compromis avec l’Empire perse d’Artaxerxès est préférable à toute poursuite du conflit. Au terme de l’accord de Callias en -449, le couperet tombe : les Athéniens annexent définitivement les cités d’Asie Mineure pendant que l’Égypte, la Cilicie et Chypre restent sous le contrôle des Achéménides. En Grèce même, les hostilités reprennent. Loin de respecter la trêve de cinq ans, les Spartiates s’aventurent à Delphes et les Athéniens marchent de nouveau sur la Béotie. Après la prise de Chaïrônéia, dont la population est réduite en esclavage, les hoplites athéniens subissent une terrible défaite près de Coronée. À la perte de la Béotie s’ajoute la révolte de l’Eubée. De leur côté, les Spartiates envahissent l’Attique. Après être venus difficilement à bout des Eubéens, les Athéniens décident, sous l’impulsion de Périclès, de cesser les hostilités. Devant l’impasse de la situation, une série ininterrompue de victoires et de revers, les belligérants sont las. Il n’y a pas d’autre alternative qu’une nouvelle trêve entre les deux grandes puissances de la péninsule. Conclue en -446 pour une durée de trente ans, celle-ci se traduit par un recul athénien aux dépens des Spartiates. En termes clairs, Athènes restitue toutes ses dernières conquêtes… L’appel d’Épidamme, préambule à la guerre du Péloponnèse Plus d’une décennie après la conclusion de la trêve de Trente ans, les Athéniens se trouvent entraînés, malgré eux, dans un conflit d’intérêt qui va rapidement dépasser la sphère régionale. Tout commence à quelque deux cents kilomètres au nord de Corcyre, l’actuelle Corfou. En -436, harcelée par les Illyriens, la ville d’Épidamme, colonie de Corcyre, est aux abois. Demandant désespérément de l’aide à leur métropole, les Épidammiens se voient opposer une fin de non-recevoir. Aussi se tournent-ils vers Corinthe, elle-même métropole de Corcyre. Ainsi débute le prologue d’un conflit qui va embraser toute la Grèce… Malgré les liens qui l’unissent à Corinthe, Corcyre exprime depuis plusieurs années des velléités d’indépendance qui attisent les tensions entre les deux cités. L’expansion économique de Corcyre et l’orgueil affiché de la cité à l’égard de sa métropole contrarient depuis plusieurs années les ambitions de Corinthe. L’affaire d’Épidamme est donc une occasion rêvée pour les Corinthiens de damer le pion à Corcyre. Ulcérés par l’initiative de leur métropole, les Corcyréens décident de réagir en faisant appareiller une flotte de vingt-cinq navires. Ils assiègent rapidement Épidamme, où résident une garnison corinthienne et quelques colons dont ils dénoncent la présence. En réponse à cette agression, Corinthe engage plusieurs milliers d’hoplites embarqués sur une trentaine de trières. En guise de déclaration de guerre, un héraut est envoyé aux Corcyréens. La première rencontre navale a lieu à Leukimmé et se solde par la victoire des trières corcyréennes. Mais Corinthe ne peut admettre une telle humiliation devant une colonie. Il en va de son honneur. Elle mobilise toutes ses forces pour en finir avec sa rivale. Isolée sur le plan géopolitique, ne participant à aucune coalition, Corcyre se tourne vers Athènes. Corinthe lui emboîte le pas… Le choix d’Athènes se porte sur Corcyre Après avoir entendu les arguments des Corcyréens, justifiant leurs actes, et ceux des Corinthiens, mettant en avant leur soutien inconditionnel aux Athéniens, l’ecclésia athénienne décide de conclure une alliance défensive avec les adversaires de Corinthe. Considérant une grande guerre en Grèce comme inéluctable, les stratèges athéniens veulent profiter de ce différend pour consolider les bases commerciales de leur Empire. En d’autres termes, contrôler Corcyre, c’est assurer la route maritime vers la Méditerranée occidentale. Placée sous les ordres de Lakédaïmonios, petit-fils de Miltiade, une première flotte athénienne de dix trières épaule la marine corcyréenne. Elle est chargée de défendre les alliés et en aucun cas de passer à l’offensive. Destinés à protéger la ville de Corcyre d’un éventuel débarquement corinthien, les dix vaisseaux athéniens sont vite dépassés par l’ampleur du conflit. Sous le commandement du général Xénocléidas, la flotte de Corinthe, forte de cent cinquante navires, déclenche les hostilités. Les premières phases de la bataille des îles Sybota (-433) sont très favorables aux Corinthiens. Devant les difficultés éprouvées par leurs alliés, les Athéniens sont obligés d’engager le combat pour sauver les Corcyréens d’un désastre complet. La bataille est sur le point d’être perdue quand une seconde escadre en provenance d’Athènes, forte d’une vingtaine de navires, empêche la déroute corcyréenne. Cette intervention imprévue d’Athènes est lourde de conséquences : avec la participation de plus de trente trières athéniennes engagées aux îles Sybota, la crise corcyréenne entraîne l’ensemble de la confédération dans un conflit qui désormais s’internationalise. Devant l’ampleur de la crise, Corinthe en appelle aux Spartiates et dénonce la violation de la trêve de trente ans. L’année suivante, en -432, une autre colonie de Corinthe, Potidée, subit l’intervention d’un corps expéditionnaire athénien, désormais en hostilité ouverte avec la rivale de Corcyre. Située aux confins de la Macédoine et de la Chalcidique, dans l’extrême nord de la péninsule grecque, la ville de Potidée est à la fois une colonie corinthienne et une cité appartenant à la ligue de Délos. À compter de l’année -432, elle est le théâtre d’un nouvel affrontement entre les Corinthiens et les Athéniens. S’ensuit un long siège ponctué de menaces, de prises d’otages et d’exécutions sommaires. Ces événements des confins septentrionaux de la Grèce scellent la rupture définitive de la trêve de Trente ans. Chaque camp dénonce l’ingérence de l’adversaire dans ses affaires intérieures. Au congrès de la ligue péloponnésienne, tenu en août -432, les Corinthiens demandent ouvertement l’aide spartiate. La marche vers la guerre est alors irréversible… Sparte entre dans la guerre à reculons Limiter le grand conflit grec de la seconde moitié du ve siècle avant notre ère à une simple confrontation entre une ligue terrestre et une « alliance maritime » serait un schéma réducteur. La guerre du Péloponnèse est dans un premier temps le produit d’une rivalité entre deux puissances maritimes. Comme nous venons de le constater, Corinthe est la grande initiatrice du déclenchement des hostilités entre les deux blocs antagonistes. Sous son impulsion, Sparte décide sans enthousiasme de contrecarrer le désir expansionniste de sa grande rivale du Nord. Échaudée par un premier conflit avec Athènes long de quinze ans, entre -461 et -446, la cité lacédémonienne ne se sent pourtant pas en position de force pour l’emporter. Son adversaire est pourvu d’atouts bien supérieurs. À l’image de son immense flotte, la cité de Périclès dispose de ressources considérables et d’une population nombreuse. À l’inverse d’Athènes, Sparte est isolée au milieu des terres et surtout menacée par des risques d’explosion sociale. Un nouveau soulèvement des hilotes ne peut être exclu. Malgré la répression du mouvement de -464, les éphores rechignent à envisager des missions trop lointaines ou trop longues. À la lueur de ces considérations, le roi Archidamos II invite ses concitoyens à la retenue : « Le sentiment de l’honneur est inséparable de la maîtrise de soi, déclare-t-il, et la valeur guerrière inséparable de l’honneur » (Thucydide). Le souverain spartiate est conscient des faiblesses lacédémoniennes et défend le non-interventionnisme. Mais son opinion est minoritaire. Au congrès de la ligue péloponnésienne, l’éphore Sthénélaïdas est au contraire partisan de la guerre à outrance. Sa volonté d’en découdre est partagée par une grande majorité des cités de la ligue, toutes inquiètes de l’expansionnisme athénien. Les Péloponnésiens croient en leurs chances de victoire. L’oracle de Delphes leur est favorable et, sur le plan militaire, ils peuvent compter sur la cavalerie béotienne, la flotte corinthienne et bien sûr les inébranlables hoplites spartiates. Quant aux difficultés financières, les plus optimistes veulent contourner cet obstacle en empruntant de l’argent, des talents (unité monétaire) qui, à leurs dires, auraient tôt fait de racheter les marins corinthiens œuvrant dans la flotte athénienne. Jusqu’au bout, Sparte tente de préserver la trêve de Trente ans. En échange de la levée du siège de Potidée, du retour à l’autonomie d’Égine et de l’abrogation du décret de Mégare, les Péloponnésiens font part aux Athéniens de leurs intentions de ne pas engager les hostilités. C’est sans compter la volonté d’en découdre des stratèges de l’Acropole. Malheureusement pour Archidamos et ses partisans, les dirigeants athéniens sont aussi remontés que leurs homologues corinthiens. Les propositions des ambassadeurs spartiates sont considérées comme autant d’exigences irrecevables qui jettent de l’huile sur le feu. Abandonner Égine et Potidée est inconcevable. Ce serait, selon Périclès, un aveu de faiblesse qui pourrait menacer l’unité de l’arkhè (l’Empire maritime athénien). Pour le fils de Xanthippe, la guerre est préférable à toute autre option. Conscient de la supériorité de sa flotte, Périclès pense facilement venir à bout des « amateurs péloponnésiens ». Autre argument de poids : contrairement aux Spartiates, les Athéniens disposent de réserves d’argent considérables. En cas de prolongement du conflit, l’avantage financier serait décisif. En résumé, tout compromis est désormais impossible. Mars -431. Le coup de force thébain contre Platées… La première action est à mettre au crédit des alliés de Sparte. En effet, dès le mois de mars -431, Thèbes donne le coup d’envoi des hostilités. Avant même que la paix ne soit définitivement rompue, près de trois cents thébains, avec la complicité de quelques autochtones, pénètrent à l’intérieur de la ville de Platées. Théâtre de la dernière bataille des guerres médiques, la ville béotienne a toujours affiché une solidarité sans failles avec Athènes. Leur succès commun à Marathon a forgé une amitié inaltérable. En ce printemps -431, les hommes de Pythangélos espèrent convaincre, sans combattre, les Platéens de se rallier à la ligue béotienne, proche de la ligue du Péloponnèse. Le faible détachement thébain voit rapidement l’ensemble des Platéens se retourner contre lui. À la faveur de la nuit, une pluie de pierres et de tuiles s’abat sur les intrus. Toute la population, y compris les femmes et les esclaves, participe au lynchage des Thébains. Après une course effrénée à travers les rues de la ville, cent quatre-vingts Thébains rescapés du massacre sont faits prisonniers. Avant même de prévenir leurs alliés athéniens, les Platéens prennent l’initiative d’exécuter leurs « invités ». À compter de cette initiative malheureuse, le premier acte de la guerre est signé. Sparte est entraînée malgré elle dans le plus grave conflit que la Grèce ait connue… Chapitre XI Sphactérie ou l’honneur perdu de Sparte « Cet événement causa plus de surprise parmi les Grecs que tout autre au cours de cette guerre. Ce n’était pas cela qu’on avait attendu des Lacédémoniens. On avait pensé que ni la famine, ni aucune autre épreuve ne pourraient les amener à se rendre et qu’ils mourraient les armes à la main en luttant de toutes leurs forces. On ne pouvait croire que les hommes qui s’étaient rendus fussent de la même trempe que ceux qui s’étaient fait tuer ». Thucydide, dans la Guerre du Péloponnèse. La première phase de la guerre du Péloponnèse dure dix bonnes années. Pendant toute cette période, aucun belligérant ne parvient à prendre l’ascendant sur l’autre. Aux invasions spartiates de l’Attique répondent des excursions maritimes athéniennes le long des côtes du Péloponnèse. Les unes comme les autres s’avèrent infructueuses. Les stratèges portent alors leurs regards sur un autre théâtre d’opérations : la côte occidentale de la Messénie. C’est l’expédition de Pylos. Menée par Démosthène, cette initiative athénienne aboutit à la reddition d’un contingent spartiate. Un événement extraordinaire. Pour la première fois depuis les Thermopyles, des hoplites de l’illustre Lacédémone ont osé abandonner leurs boucliers et se rendre à leurs assaillants. Humiliation supplémentaire : ils sont vaincus par de simples peltastes, des fantassins légers. C’est l’épisode marquant de l’îlot de Sphactérie… La prudence de Périclès En mars -431, le coup de force thébain contre Platées entraîne l’affrontement des deux blocs. Dans les trois mois qui suivent le massacre des infortunés Thébains, une impressionnante colonne de Béotiens et de Péloponnésiens, forte de vingt-cinq mille hommes, franchit l’isthme de Corinthe et s’ébranle en direction d’Athènes. Devant l’avancée de troupes d’Archidamos, qui défont au passage un corps de cavalerie athénien à l’est de la baie d’Éleusis, Périclès adopte une attitude attentiste. Préférant l’absence de confrontation en plaine, où il sait les Spartiates bien supérieurs, le stratège athénien opte pour le repli général derrière les Longs Murs de la cité. Aussi demande-t-il à tous les paysans de l’Attique d’évacuer la région et de se réfugier dans la grande ville. Cédant à la panique, ils emportent tout. Même les portes des maisons sont retirées ! En l’espace de quelques semaines, plusieurs milliers de personnes s’installent dans les moindres recoins inhabités d’Athènes. Des tours surplombant les remparts aux sanctuaires, toute la population de la campagne environnante est concentrée dans l’espace confiné de la ville. Après avoir dévasté les récoltes de l’Attique, l’armée péloponnésienne décide de camper près d’Acharnès, à une dizaine de kilomètres de l’enceinte d’Athènes. Loin de vouloir assiéger la ville de Périclès, Archidamos nourrit l’idée de faire sortir son adversaire de ses murs dans l’espoir de l’affronter en rase campagne. Mais Périclès refuse obstinément de livrer bataille. Connaissant les faiblesses des Spartiates en matière de poliorcétique (à savoir la science de la guerre des sièges), le défenseur d’Athènes devine les intentions d’Archidamos. Ce dernier emploie l’arme psychologique. Sachant que les habitants d’Acharnès sont réfugiés à l’intérieur de la ville, le Spartiate décide d’incendier les environs. Malgré l’insistance des Acharniens, qui pressent Périclès d’intervenir en voyant la campagne brûler sous leurs yeux, le stratège ne cède pas. Sa logique de guerre obéit à d’autres considérations. À l’occupation de l’Attique par Archidamos, Périclès répond en faisant appareiller une flotte de plus de cent trières chargée de saccager les côtes du Péloponnèse. Convaincu de la supériorité maritime et commerciale d’Athènes, le fils de Xanthippe joue sur le facteur temps. Opérant des actions de diversion dans le sud de la Grèce, les navires de Carkinos et de Prôteas, à bord desquels ont embarqué plus de mille hoplites, ravagent les côtes de l’ennemi. Après un débarquement infructueux à Méthone, défendue vaillamment par le général spartiate Brasidas, les Athéniens s’emparent de Sollion, autre colonie corinthienne, située sur la côte d’Arcananie, en face de Leucade. Parallèlement à ces razzias, une autre flotte athénienne règle son compte à la cité d’Égine, accusée de faire le jeu de l’ennemi, en déportant toute sa population. Ainsi en est-il de la première année de guerre… « La terre » contre « la mer » Les hostilités cessent avec la fin de la saison chaude. Les Péloponnésiens se retirent de l’Attique en hiver sans avoir pu affronter directement les hoplites athéniens. Ces derniers se sont décidés à ravager la Mégaride au cours de l’automne, en une action d’envergure de treize mille fantassins, dont trois mille métèques. L’année -431 s’achève sur un statu quo. Si Archidamos n’a pu entamer la résistance des Athéniens, les opérations maritimes décidées par Périclès n’ont pas été très concluantes. Aussi la saison qui suit voit-elle le scénario de l’été précédent se répéter. À la seconde invasion péloponnésienne de l’Attique, où les forces d’Archidamos s’emparent des précieuses mines d’argent du Laurion, répond une nouvelle razzia athénienne sur les côtes du Péloponnèse : les villes de Trézène et d’Hermione en font les frais. Ce nouvel épisode de la guerre n’est cependant pas la réplique exacte de l’année précédente. Un élément nouveau est apparu. Il est foudroyant et va menacer l’existence même d’Athènes… Les ravages de la peste En -430, survient en effet la peste. Conséquence inéluctable de la promiscuité, de la misère et du manque d’hygiène, cette maladie (venue d’Égypte) se propage à l’intérieur des Longs Murs à la faveur de l’extrême concentration de la population, chassée de l’Attique par l’invasion d’Archidamos. Elle est donc inextricablement liée à la guerre. Les sanctuaires sont rapidement jonchés de cadavres et l’armée est en partie décimée par l’épidémie (on parle de cinq mille hoplites et même du tiers de la population athénienne). Les citernes sont contaminées et, partout dans la ville, des bûchers sont érigés pour conjurer le fléau. Entre la mort lente à l’intérieur des murs et le spectacle du saccage de ses terres par l’armée lacédémonienne, la population athénienne est accablée. Les tragédies s’ajoutent aux maux ; le peuple a besoin d’un coupable et il le trouve : c’est Périclès. Accusé d’être le responsable de la guerre et de tous les tourments qui s’ensuivent, le fils de Xanthippe fait l’objet d’une campagne de diffamation… Après avoir sauvé sa tête et obtenu la poursuite de la guerre, Périclès est seulement frappé d’une forte amende et même reconduit dans ses fonctions. Il est réélu au printemps suivant (-429), la prise de Potidée n’est sans doute pas étrangère à ce revirement de la foule. Malgré l’invasion d’Archidamos, les trois mille hoplites d’Athènes n’ont jamais relâché la pression sur les Potidéates. Après deux ans de siège, qui ont épuisé les finances d’Athènes, la population de Potidée, affamée et à bout de forces, capitule. La cité est immédiatement transformée en clérouquie (colonie athénienne). Seul motif de satisfaction depuis deux années, la nouvelle de la chute de la cité dorienne n’est pas longtemps savourée par Périclès. Dans l’automne qui suit cette conquête, « l’empereur athénien » s’éteint, emporté à son tour par la peste… Sparte en position de force La mort de Périclès n’arrête pas la guerre, bien au contraire. Dans les années qui suivent la disparition du grand stratège, succès et revers se succèdent pour les deux camps. Au-delà des invasions de l’Attique et du ravage de la côte péloponnésienne, les belligérants cherchent d’autres théâtres d’opérations et surtout à élargir le cercle de leurs alliés respectifs. Une recherche d’autant plus urgente que des mouvements de sécession commencent à apparaître au sein des blocs, notamment du côté athénien. De la chute de Platées à la révolte de Lesbos en passant par les troubles de Corcyre et l’invasion de la Macédoine par les hordes thraces de Sirtakis (le roi des Odryses), la guerre se radicalise. De plus, l’armée spartiate campe devant Platées. Archidamos, toujours prêt à la négociation, tente de rassurer les assiégés : « À la fin de la guerre, nous vous restituerons tout ce que vous nous avez confié. En attendant, nous en serons les dépositaires, nous cultiverons vos terres et nous vous verserons une redevance qui suffira à vos besoins » (Thucydide). Escomptant une aide athénienne, les Platéens refusent l’offre spartiate. Après avoir édifié une palissade en bois autour de la ville, le roi spartiate commence un siège qui va durer deux ans… Affaiblis par la peste et surtout accaparés par les mouvements sécessionnistes au sein de leur Empire, les Athéniens ne peuvent venir au secours de leurs amis platéens. Indéniablement, l’Empire athénien se fissure… Après une troisième invasion spartiate de l’Attique, opérée au printemps -428, une révolte inattendue éclate sur l’une des îles de la mer Égée. Bien qu’elle fournisse des navires de combat, Lesbos est l’une des rares alliées d’Athènes qui ne soit pas astreinte au phoros, la taxe imposée par la Confédération. Mais les difficultés éprouvées par la cité aux Longs Murs font croire aux Lesbiens que le temps est venu de se libérer de l’emprise athénienne. Le cœur du mouvement de sécession se situe à Mytilène, cité aspirant à dominer toute l’île. Athènes réagit énergiquement en expédiant dans l’immédiat une flotte de quarante navires. De leur côté, les Mytiléniens ne demeurent pas en reste. Sollicitant l’aide spartiate à Olympie même, ils obtiennent l’envoi d’une escadre péloponnésienne en direction de Lesbos. Mais celle-ci doit rapidement rebrousser chemin après une démonstration de force de la flotte athénienne. Sur l’île sécessionniste, l’ensemble des villes s’est rallié à Mytilène, hormis la cité de Méthymne qui est rapidement attaquée. Devant l’ampleur du mouvement de défection, Athènes envoie un nouveau corps expéditionnaire au début de l’automne -428. Fortes de mille hoplites, les troupes du stratège Pachès entreprennent le blocus de Mytilène. Cette nouvelle opération maritime nécessite un effort financier supplémentaire : outre une nouvelle contribution des cités de l’Empire (l’Arkhè), les Athéniens eux-mêmes sont contraints de verser un impôt exorbitant de deux cents talents. Quand s’achève l’automne -428, Platées n’est pas encore tombée aux mains des Spartiates et Mytilène est assiégée par la flotte athénienne… Tout en envahissant l’Attique pour la quatrième fois, les Péloponnésiens font appareiller de nouveaux navires pour Lesbos. Mais la flotte de secours arrive trop tard. À Mytilène même, le gouvernement sécessionniste est obligé de capituler devant la montée du mécontentement populaire. Maladroitement armée par un Spartiate répondant au nom de Salaïthos, qui escompte une sortie massive des gens du peuple contre les Athéniens, la populace affamée préfère se retourner contre les magistrats de la cité en exigeant une plus juste distribution du blé. Au même moment, abandonnés par les Athéniens, lesquels sont accaparés de l’autre côté de la mer Égée, les Platéens se rendent à leurs assiégeants. Réfléchissant déjà à l’après-guerre, Sparte pense aux futures négociations. Aussi opte-t-elle pour la clémence, une politique qui cache des ambitions stratégiques. « Les Spartiates comptaient alléguer que Platées s’était livrée à eux de son plein gré et éviter ainsi d’avoir à restituer la place », nous conte Thucydide dans son Histoire de la Guerre du Péloponnèse. Mais c’est compter sans l’intransigeance des Thébains. Alliées indéfectibles des Péloponnésiens, la grande rivale béotienne de Platées entend se venger de l’affront de mars -431. Pour les représentants thébains, le massacre des trois cents hommes de Pythangélos, lesquels étaient venus en simples émissaires de la paix, ne peut rester impuni. Au bout de quelques jours, le nœud gordien est tranché. Craignant de se mettre à dos les Thébains, les Spartiates leur donnent satisfaction. En conséquence, Platées est entièrement rasée, ses hommes sont mis à mort et ses femmes réduites en esclavage. Une fois encore, Thèbes a imposé ses vues à la grande cité péloponnésienne… De l’autre côté de la mer Égée, Athènes triomphe définitivement des sécessionnistes mytiléniens. Tout aussi expéditive que les Thébains, elle décide de faire exécuter les meneurs. De plus, la cité de Lesbos est contrainte de livrer toute sa flotte de guerre et de verser un important tribut. Sur la route de Pylos… Quatre ans après le début des hostilités, aucune puissance ne semble prendre le dessus. Certes, l’Empire athénien montre des signes de faiblesse mais il ne sombre pas. Quant à Sparte, ses succès restent sans lendemain. Ses invasions à répétition de l’Attique sont de moins en moins fructueuses. Dans les rangs mêmes de l’armée spartiate, des voix s’élèvent pour remettre en question la stratégie de leurs dirigeants. De leur côté, les excursions maritimes athéniennes ne sont pas plus concluantes. Devant ce statu quo militaire, les généraux athéniens décident de réorienter leur stratégie. À compter de l’année -425, Cléon, le nouvel homme fort d’Athènes, reste persuadé que la décision finale est à chercher à l’ouest de la péninsule grecque. En effet, au cœur de la Méditerranée occidentale, les prétentions hégémoniques d’une certaine Syracuse défient ouvertement l’Arkhè. Partie pour la Sicile avec l’intention de libérer Messine, une escadre athénienne, forte d’une quarantaine de navires, est contrainte de faire escale sur la côte occidentale de Messénie, à la suite d’une violente tempête. Retenu sur la presqu’île escarpée ouvrant sur la rade de Pylos, le corps d’hoplites commandé par Démosthène estime à juste titre que l’endroit est une base d’opérations rêvée pour attaquer le Péloponnèse. Il décide de fortifier le promontoire rocheux. Revenue précipitamment d’Attique, l’armée spartiate d’Agis, le fils et successeur d’Archidamos, considère l’occupation de Pylos comme une menace pour son territoire. Arrivée à Pylos, sa marine mène des assauts infructueux contre les fortifications athéniennes. Ce combat est pour le moins singulier : des fantassins athéniens affrontant des marins spartiates, une grande première dans l’histoire militaire grecque. La flotte péloponnésienne est confrontée à une tâche particulièrement ardue. Il est très difficile d’accoster sur un promontoire rocheux surplombant la mer et défendu par une troupe aguerrie. Aussi les Spartiates entreprennent-ils de déposer un corps d’hoplites sur l’île de Sphactérie fermant la baie. Il s’agit d’empêcher les Athéniens d’utiliser cet îlot déserté et boisé comme nouvelle base d’opération. L’impensable capitulation de Sphactérie Commandée par un certain Épitadas, une troupe d’élite, forte de quatre cent vingt hoplites, va être la victime d’un mauvais concours de circonstances. En effet, l’arrivée imprévue d’une flotte athénienne de secours, menée par Cléon en personne, modifie les choses. Les trières spartiates sont dispersées et les fantassins, débarqués à Sphactérie, se trouvent dans l’impossibilité de s’échapper. Devant la gravité de la situation, les éphores spartiates entament des négociations au cours desquelles ils se déclarent prêts à livrer une soixantaine de navires pour sauver leurs hoplites, alors prisonniers du blocus maritime. Les Lacédémoniens parlent même de paix et de réconciliation entre les deux peuples. Mais les Athéniens se montrent inflexibles. Cléon refuse tout compromis en faisant monter les enchères : il exige ni plus ni moins l’Achaïe et les ports de Trézène et de Mégare. Devant une telle intransigeance, les négociations échouent. En conséquence, le général athénien Démosthène investit l’île de Sphactérie avec une troupe impressionnante de plus de dix mille guerriers aguerris, parmi lesquels plus de sept mille rameurs, huit cents hoplites lourdement armés, huit cents peltastes (fantassins légers) et autant d’archers. Au lieu de donner l’infanterie lourde contre le contingent spartiate, Démosthène envoie les troupes légères. Nous sommes en mars -425. Loin de chercher la bataille rangée entre les hoplites des deux cités rivales, le général athénien entend fatiguer son adversaire par des assauts successifs et très brefs de ses peltastes. Au fil des jours, conformément à son attente, les défenseurs lacédémoniens font preuve de moins de précision et d’agilité ; le découragement et la rage gagnent peu à peu leurs rangs. Rompus aux chocs frontaux, les hoplites spartiates enragent particulièrement contre les projectiles. Lancées à distance, les pierres et les flèches sont dévastatrices. Sous le harcèlement quotidien de leurs assaillants, lesquels redoublent d’audace et de violence, leurs coups sont moins efficaces et moins percutants. Pour couronner le tout, la forêt qui les entoure est en flammes. Le bilan est dramatique pour les Spatiates : sans compter les nombreux blessés, le commandant en chef Épitadas est mort et les rescapés sont à bout de forces. De plus, leurs cuirasses sont déchirées et leurs épées émoussées. Minés par la fatigue et les fumées de l’incendie qui leur obscurcissent la vue, les vaillants hoplites de Lacédémone ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Renversement ultime de situation, sans espoir de repousser leurs adversaires, les Spartiates se retirent dans leur avant-poste, dans un fort en ruines situé au sommet d’une falaise. L’antithèse des Thermopyles Une pluie de flèches, de pierres et de javelots s’abat sur les derniers défenseurs. La bataille tourne à la boucherie. On dénombre à présent cent vingt-huit hoplites tués dans les rangs spartiates. Mais Démosthène n’entend pas donner l’estocade. Son intention est moins d’exterminer les Spartiates que de les humilier. Il faut aussi faire des prisonniers, ils pourront ainsi servir comme éventuelle monnaie d’échange. Dans cette perspective, il propose aux Spartiates de se rendre. L’historien Thucydide nous conte en ces termes l’incroyable dénouement de la bataille : « Ils [les Athéniens] leur firent adresser une proclamation pour les inciter à déposer les armes et à se rendre à la discrétion des Athéniens. Dès qu’ils eurent entendu le héraut, la plupart des Lacédémoniens laissèrent tomber leurs boucliers et agitèrent leurs bras au-dessus de leurs têtes pour montrer qu’ils acceptaient. » Fait unique dans l’histoire de Sparte, ses hoplites déposent les armes. Deux cent quatre-vingt-douze hommes sont faits prisonniers dont cent vingt Homoioi. Un drame national. La capitulation de Sphactérie est un événement qui stupéfie la Grèce entière. Après avoir perdu plus de cent vingt des leurs, les rescapés de Sphactérie, après soixante-douze jours de siège, ont dérogé à la sacro-sainte loi spartiate. Vaincre ou mourir, telle n’est plus la devise de Lacédémone. Cinquante-cinq ans après la résistance héroïque de Léonidas, la tragédie d’Épitadas ternit à jamais la réputation spartiate. Quand Brasidas venge Épitadas Gardés prisonniers à Athènes, les hoplites de Sphactérie constituent une protection contre une éventuelle invasion de l’Attique. En cas de récidive de l’armée péloponnésienne, Athènes n’hésitera pas à exécuter ses captifs. À l’issue de cette humiliation sans précédent, bien des observateurs pensent que Cléon a définitivement gagné la guerre. Dans les années qui suivent la capitulation spartiate, les Athéniens, sans doute trop sûrs d’eux, essuient de sérieux revers. Après un combat indécis contre les Corinthiens et un ultime succès contre Cythère, leurs soldats d’élite échouent devant Mégare, sont écrasés à Délion et perdent leur colonie d’Amphipolis. L’artisan de ce retournement de situation est sans conteste Brasidas, qui, à sa manière, venge le désastre de Sphactérie. Incorporant plusieurs centaines d’hilotes (indication que le réservoir d’hommes de la cité de Sparte s’épuise), Brasidas porte la guerre en Thrace avec mille sept cents hoplites en -424. Après avoir sauvé Mégare, traversé la Thessalie et pénétré en Chalcidique, le général spartiate répond à l’appel des cités de la côte thrace, inquiètes de la montée en puissance d’Athènes. L’arrivée des Spartiates sur les frontières septentrionales de l’Empire provoque la colère des stratèges athéniens. Ils déclarent immédiatement la guerre à Perdiccas de Macédoine, jugé responsable de l’ouverture de ce nouveau front militaire. Le ralliement de plusieurs cités de la côte thrace à la cause spartiate, contre promesse de leur indépendance, encourage le soulèvement des Béotiens contre Athènes. Forte de plus de sept mille hoplites et de plus de dix mille fantassins légers, une coalition béotienne, placée sous le commandement des Thébains, affronte les troupes athéniennes du stratège Hippocrate dans la plaine de Délion. C’est la première grande bataille rangée d’importance tenue en rase campagne depuis le début du conflit. La confrontation tourne rapidement à l’avantage des Béotiens de Pagondas. Plus de mille Athéniens, dont le stratège Hippocrate, tombent au combat. Après ce désastre en Béotie, où les Thébains, comble du déshonneur, refusent dans un premier temps de rendre les morts athéniens, les chances de victoire finale de Cléon, entraperçues au lendemain de Sphactérie, s’évanouissent. Des négociations s’imposent. Pour couronner le tout, Brasidas s’empare de la colonie athénienne d’Amphipolis. Pour qui sonne le glas ? La défaite de Délion, conjuguée à la prise d’Amphipolis, conduit les deux camps à signer une première trêve d’un an au printemps -423. Au bout de huit années de guerre, la situation militaire est dans une impasse. Les trésors sont vides et les Athéniens, malgré leur victoire surprise de Sphactérie, n’ont pu venir à bout de la seule infanterie thébaine. L’armistice stipule que les deux parties en présence peuvent conserver les terres qu’elles occupent. Mais la trêve est mise à mal par les actions de Brasidas. Deux jours à peine après la conclusion de cette première suspension des hostilités, Skiôné rompt avec Athènes et en appelle aux Spartiates. La ville de Mendé lui emboîte aussitôt le pas. Craignant une attaque athénienne, Brasidas leur accorde sa protection en faisant immédiatement évacuer la population des deux villes dans la cité chalcidienne d’Olynthe. Aux prises avec les hordes illyriennes, Brasidas ne peut empêcher les troupes athéniennes commandées par Nicias de refaire main basse sur Mendé et d’assiéger Skiôné. Quand la première trêve expire au seuil de l’été -422, force est de constater que les principaux belligérants ne se sont jamais affrontés directement. En attendant cette hypothétique confrontation au sommet, la situation en Thrace apparaît des plus préoccupantes. Devant l’aggravation des événements, le stratège athénien Cléon prend la décision de partir à la rencontre de Brasidas à la tête de mille deux cents hoplites, en direction d’Amphipolis. Après avoir fait escale à Eiön, Cléon tente de rallier à sa cause des mercenaires locaux. De son côté, Brasidas dispose d’une troupe bigarrée réunissant des Chalcidiens, des Édoniens, des Thraces et bien sûr des Péloponnésiens et des Amphipolitains. Estimant ses hommes moins aguerris que ceux de l’ennemi, Brasidas s’enferme dans Amphipolis, l’ex-colonie d’Athènes. Mais Cléon ne passe pas immédiatement à l’offensive, il attend l’armée de secours. Informé, le général spartiate sait qu’il doit agir au plus vite. En raison de la médiocrité supposée de ses hommes et de l’infériorité de son armement, sa seule chance de vaincre repose sur l’effet de surprise. Profitant du désordre observé dans les rangs athéniens, le Spartiate se jette à corps perdu sur l’ennemi. Avec seulement cent cinquante hommes, il met le corps expéditionnaire athénien en déroute. Loin d'être une bataille rangée, cette rencontre d’Amphipolis relève de la pagaille la plus totale. On dénombre plus de six cents tués parmi les Athéniens et seulement sept chez les assaillants. Cléon et Brasidas figurent parmi les victimes. Mars -421. La paix de Nicias entérine la fin de la « première guerre du Péloponnèse » La disparition simultanée des deux chefs de guerre sur le champ de bataille d’Amphipolis facilite la marche vers une solution négociée. En effet, Cléon tout comme Brasidas étaient des chauds partisans de la guerre à outrance. Après le désastre subi par Athènes, pendant de celui de Sphactérie, la confiance inébranlable affichée au début de la guerre s’est quelque peu dissipée. Athéniens et Spartiates aspirent désormais à une période de paix durable : les premiers par crainte de voir leur empire se disloquer, suite à la multiplication des troubles observés, et les seconds en constatant l’inefficacité de leurs aventures guerrières en Attique. D’autres raisons motivent aussi les éphores spartiates : outre la menace permanente de révolte des esclaves, il y a l’envie de récupérer les prisonniers de Sphactérie et surtout leur appréhension à l’expiration de la Trêve de trente ans conclue avec Argos. Plus encore que les Athéniens, les Argiens sont les ennemis héréditaires des Spartiates. La perspective de se battre sur deux fronts n’est pas raisonnable. En conséquence, le roi lacédémonien Pleistoanax et l’Athénien Nicias referment le premier chapitre de l’histoire de la guerre du Péloponnèse en concluant une trêve supposée durer cinquante ans. Cette paix dite « de Nicias » consacre la « victoire » des deux principales puissances signataires, Sparte et Athènes recouvrant leurs possessions d’antan. Au grand dam des Corinthiens, des Béotiens et autres Mégariens, les deux grandes cités de la Grèce redessinent la carte de la péninsule et de la mer Égée selon leur bon vouloir. Toutes les villes conquises pendant la guerre doivent être restituées aux États « propriétaires ». Les prisonniers de guerre sont échangés, dont les fameux rescapés de Sphactérie. Pour couronner le tout, Athènes s’engage à venir en aide aux Spartiates en cas de nouvelle révolte servile et de son côté, Sparte promet de porter secours aux Athéniens si leur territoire faisait l’objet d’une agression extérieure. Au-delà d’une « paix blanche », les accords de Nicias et de Pleistoanax apparaissent comme le prélude à une alliance défensive entre Sparte et Athènes. En négligeant l’avis des petites cités, ils portent en germes l’éclatement d’une « deuxième guerre du Péloponnèse »… Épilogue Année 404 avant notre ère : Sparte, maîtresse de la Grèce Moins de deux ans après la conclusion de la paix de Nicias, la hache de guerre est de nouveau déterrée entre les cités grecques. Les intérêts du Péloponnèse ont en effet été sacrifiés sur l’autel de l’alliance entre les Spartiates et les Athéniens. En d’autres termes, la réconciliation avec Athènes scelle la rupture avec Corinthe. Aux côtés de Mégare, de Thèbes et de Mantinée, Corinthe, la cité responsable du conflit de -431, refuse de ratifier les accords de Nicias et de Pleistoanax. Excluant d’abandonner Corcyre et Potidée, l’ancienne alliée de Sparte se tourne vers Argos, rare cité du Péloponnèse restée neutre depuis le début du conflit. Ennemis jurés des Spartiates depuis le début du siècle, les Argiens acceptent l’offre des Corinthiens, suivis quelque temps après par le ralliement des Mantinéens. La nouvelle alliance essaie d’élargir le « front péloponnésien du refus » en sollicitant aussi les Tégéates et les Béotiens. Mais ces derniers peuples n’adhèrent pas au mouvement corinthien. Les premiers parce qu’ils sont encore trop liés aux Spartiates et les seconds par haine viscérale du régime démocratique d’Argos. D’après les Thébains, qui ont gardé Platées, les Argiens ne sont pas plus respectables que les Athéniens. À Athènes même, bien des voix s’élèvent contre une paix que d’aucuns jugent trop précoce ou trop favorable aux Lacédémoniens… L’expédition de Sicile, le grand tournant de la Guerre… Malgré la restitution des prisonniers de Sphactérie et la promesse de venir au secours des éphores en cas de nouvelle insurrection des hilotes, la méfiance reste de mise entre les deux peuples dominateurs de la Grèce. Au cours de la seule année -421, les pierres d’achoppement et les violations du traité se multiplient comme en témoigne le choix de Cléridas de rendre Amphipolis aux stratèges athéniens. À Athènes même, le jeune et impétueux Alcibiade conclut une paix de cent ans avec Argos. Pour Corinthe, c’est un coup de poignard dans le dos. Elle en appelle à la mère patrie : la cité de Lacédémone. Dès l’été -419, Argos met la main sur Épidaure, cité dépendant du territoire de Corinthe. Son annexion permettrait aux Athéniens de se rendre à pied dans le Péloponnèse et à leurs trières de ne pas être obligées d’effectuer un détour. Assurément, les Spartiates ne peuvent rester sans réagir. En conséquence, la flamme de la guerre est ranimée. Et c’est reparti pour une durée de quinze ans. Sans entrer dans les détails de ce qui peut être qualifié de « seconde guerre du Péloponnèse », cette phase du conflit est rythmée par des épisodes hauts en couleurs. Sans compter la bataille de Mantinée (-418), la première confrontation d’importance entre les hoplites athéniens et spartiates, la guerre est surtout marquée par la figure charismatique d’Alcibiade, lequel décide la désastreuse expédition athénienne en Sicile. Au cours de cette mésaventure longue de deux ans, Athènes perd plus de quinze mille hommes dont Nicias et Démosthène, le vainqueur de Sphactérie. Jetés au fond des grottes de Latomies, profondes d’une trentaine de mètres, les quelques milliers de rescapés athéniens de cette tragédie vivent un véritable enfer. Les trois quarts d’entre eux décèdent dans ces carrières de pierre après avoir souffert successivement de la canicule, du froid intense, de la faim et surtout de la pestilence. Sparte triomphe définitivement d’Athènes… Le fiasco de Syracuse sonne le glas de la flotte athénienne et parallèlement la montée en puissance de Sparte. Profitant de l’affaiblissement de la Confédération de Délos, l’Empire perse intervient à nouveau en signant un traité d’alliance avec Sparte. Après la Sicile, la démocratie athénienne bat de l’aile. Sans compter le coup d’état des « Quatre cents », lesquels instaurent un pouvoir oligarchique, Athènes perd successivement Pylos et Corcyre. En -406, même leurs victoires navales sont entachées de tragédies. Suite à la bataille des îles Arginuses, les amiraux commettent la regrettable erreur de ne pas récupérer leurs morts. Une erreur synonyme de crime d’État. Au cours d’un procès retentissant, les stratèges vainqueurs sont tout bonnement condamnés à mort. Les responsables de la flotte bénéficiaient pourtant de circonstances atténuantes : une violente tempête les a en effet contraints à faire demi-tour ; aussi les naufragés n’ont-ils pu être secourus… De leur côté, les Spartiates ne désarment pas, moins d’un an après le désastre des Arginuses, le navarque (commandant d'une escadre) Lysandre écrase les Athéniens à la bataille d’Aigos-Potamos. En fait de bataille navale, le Spartiate a profité d’une erreur stratégique de son adversaire. Le stratège Conon avait fait tirer ses navires sur la grève pour assurer le ravitaillement de ses hommes, toujours à la recherche d’eau et de vivres. Il n’a pas écouté les propos d’Alcibiade qui lui conseillait d’abriter la flotte athénienne dans un lieu sûr : le port de Sestos. Lysandre a donc profité de l’absence des équipages athéniens pour foncer sur leur flotte au mouillage sur le rivage. La surprise a été totale et le bilan dramatique pour Conon. Seules neuf trières ont échappé au désastre. …Et domine la Grèce Accablés par la nouvelle de la déroute de Conon, les Athéniens résistent désespérément. Mais l’étau spartiate se resserre. Après un siège de plusieurs mois, mené conjointement par la marine de Lysandre et les troupes terrestres spartiates, les Athéniens finissent par capituler, littéralement épuisés par la faim et la maladie. Refusant de souscrire aux exigences des Thébains et des Corinthiens, qui souhaitent une destruction complète et radicale de la cité, les Spartiates dont preuve de clémence. Selon Lysandre, le glorieux passé d’Athènes interdit à ses ennemis de la traiter comme une ville révoltée ordinaire. Aussi les Lacédémoniens demandent-ils aux Athéniens de renoncer à leur flotte de guerre (qui est ramenée à douze navires) et surtout d’abattre les fameux Longs Murs, symbole d’un Empire désormais révolu. En sauvant Athènes de la destruction complète, Sparte s’octroie un droit de regard sur le destin de son ancienne rivale. C’est une véritable passation de pouvoir qui s’opère. L’année -404 marque donc l’apogée de l’hégémonie spartiate. Une prépondérance de courte durée. Dès l’année -395, ses anciennes alliées de la guerre du Péloponnèse se retournent contre elle. À la tête de cette nouvelle coalition se trouve Thèbes, cité qui écrase Sparte en -371 à Leuctres, puis en -362 à Mantinée. Ainsi passent les empires… Annexes Vocabulaire spartiate Bibliographie Vocabulaire spartiate Agôgé. Elle désigne l’éducation spartiate. Symbole de l’exception spartiate, l’agôgé est à la fois collective, obligatoire et militaire. Dès l’âge de sept ans, les garçons sont retirés à leurs mères. Leur vie quotidienne est alors entièrement régie par l’État. Bannissant les activités purement intellectuelles, l’éducation spartiate privilégie les activités physiques et musicales. La fonction de l’agôgé est de transformer les jeunes Spartiates en de véritables guerriers complètement dévoués à leur cité. Aidôs. Le sens de l’honneur. Moteur de l’héroïsme, c’est lui qui fait des hoplites spartiates des guerriers hors pair, des champions des champs de bataille n’hésitant pas à mourir pour leur « patrie ». L’aidôs est porté à son paroxysme lors du sacrifice des Thermopyles. Il est étroitement lié à l’agôgé et à l’arétè. Arétè. C’est l’exaltation de toutes les vertus guerrières. D’une certaine façon, c’est l’aboutissement de l’agôgé. Arosis. Cette épreuve spirituelle consiste à mesurer l’aptitude des jeunes Spartiates à dominer leur colère. Les plus appréciés sont ceux qui font le plus preuve d’humour et de répartie. Au regard des aînés, la maîtrise des émotions est inséparable des qualités guerrières d’un futur hoplite. Autrement dit, qui ne contient pas sa colère ne peut dominer sa peur sur le champ de bataille… Atimia. Prononcé par la Gerousia, l’atimia est le décret spécial de disgrâce. La couardise au combat est particulièrement condamnée. Déchu de tous ses droits, le disgracié est exclu de la vie politique et sociale de la cité. Le citoyen frappé d’atimia est littéralement mis au ban de la société spartiate et devient la risée de tous. Énomotarque. Commandant de peloton dans l’armée spartiate. Éphore. Au nombre de cinq, les éphores sont les véritables détenteurs du pouvoir administratif spartiate. Contrôlant les finances de la cité, ils surveillent aussi les rois, décrètent la mobilisation des citoyens en cas de guerre et veillent à la bonne éducation des jeunes Spartiates. À la fois trésoriers, juges et éducateurs, leurs prérogatives sont très étendues. Élus pour un an, ils ne peuvent être reconduits dans leur fonction. Gérousia. La Gérousia, encore appelée l’assemblée des Anciens, est forte de vingt-huit membres (les gérontes), tous âgés d’au moins soixante ans. Ses pouvoirs sont essentiellement d’ordre judiciaire. Le sénat spartiate peut ainsi déchoir les Homoioi de leurs droits, prononcer l’atimia et même faire exécuter un citoyen. Bannir, disgracier ou condamner à mort, la Gerousia fonctionne comme une Haute Cour de justice. Une fois la sentence prononcée, le condamné est alors mené aux éphores, lesquels s’assurent de son exécution. Hilote. Contrairement aux Périèques, ils sont privés de toute liberté. Dépourvus de droits politiques et astreints au travail de la terre, ils font figure de véritables serfs au service des Pairs. Participant aux guerres livrées par Sparte, ils servent comme forces auxiliaires aux côtés des citoyens et sont utilisés comme rameurs dans la flotte. Leur surnombre est leur principale force. À la fois méprisés et craints par les citoyens, ils constituent en effet un réel motif d’inquiétude si ce n’est une menace d’explosion sociale. Les Égaux craignent particulièrement leur soulèvement. Homoioi. Surnommés les Égaux ou encore les Pairs, les Homoioi vénèrent les vertus guerrières. Au nombre de neuf mille, ils sont les seuls citoyens de Sparte. En leur sein, l’intérêt de la cité prime sur celui de la famille ; les Spartiates sacrifient ainsi leur vie personnelle sur l’autel de l’État. Tous égaux, tous unis et tous solidaires, ils bénéficient des mêmes privilèges et des mêmes biens. Leurs activités essentielles se limitent à simuler des combats, à cultiver leur musculature et à vivre en communauté. Hoplite. Fantassin lourd équipé à la fois d’un casque à cimier et à protection nasale, de jambières en bronze (cnémides), d’une épée courte à double tranchant et d’une lance longue de plus de deux mètres. Mais surtout, les hoplites doivent leur nom à leurs boucliers de forme circulaire (hoplon), armes défensives sans lesquelles les phalanges spartiates (formations serrées de combattants) n’existeraient pas. Qu’un hoplite vienne à lâcher son bouclier et c’est toute la phalange qui est désorganisée. Aussi ne peut-on parler des hoplites en tant qu’individus isolés ; ils expriment la solidarité, l’idéal égalitaire et communautaire de la cité. Inséparables partent-ils au combat, unis vont-ils rejoindre la mort ou célébrer la victoire. Pour reprendre les mots de Jean-Pierre Vernant : « La phalange tend à s’instituer en une espèce de république des Égaux ». Kryptie. Célèbre épreuve de l’éducation spartiate, elle consiste à lâcher des jeunes gens (âgés de dix-huit ans) seuls dans la nature pour mieux mesurer leur esprit d’endurance et leurs aptitudes guerrières. Pendant un an, réduits à leurs seuls moyens, ils devaient se cacher le jour et sortir la nuit pour assassiner le maximum d’hilotes. Une fois l’épreuve réussie, le jeune Spartiate peut intégrer la communauté civique. Karnéia. Célébrées au mois de Karnéion (août) en l’honneur d’Apollon Karnéios, ces fêtes suspendent régulièrement les activités commerciales et militaires des Spartiates. Se déroulant au moment de la pleine lune, cette trêve dure neuf jours. À plusieurs reprises, les fêtes de Karnéia ont immobilisé l’armée spartiate, notamment lors de la bataille de Marathon. Oligandrie. La pénurie de soldats (à ne pas confondre avec l’oliganthropie, expression traduisant le manque d’hommes). À Sparte, seuls les Homoioi peuvent devenir des hoplites spartiates. Cela étant, le nombre de citoyens étant limité, la cité de Lacédémone souffre d’un manque chronique de soldats. Sa hantise principale est celle d’un soulèvement des hilotes, alors dix fois plus nombreux que les Homoioi. Pédonome. Magistrat spartiate chargé de l’éducation des enfants. À compter de l’âge de sept ans, leur éducation n’est plus l’apanage de leurs familles. Le pédonome se substitue donc aux parents. Quand les enfants dérogent aux règles austères de la cité, il n’hésite pas à les fouetter sur la place publique. Périèque. À l’inverse des citoyens spartiates, les Périèques pratiquent le commerce et l’artisanat. Participant à l’effort militaire de la cité, ils fabriquent les armes et les fameuses capes écarlates des citoyens. Signifiant « les habitants de la périphérie », ils sont libres mais ne disposent pas des droits politiques des Égaux. Ils ne participent pas aux syssities et ne peuvent en aucun cas devenir des magistrats supérieurs de la cité. Syssities. Les repas pris en commun. Cette institution est l’un des piliers de la vie sociale spartiate. À la fois collectifs et obligatoires, ces repas en commun réunissent l’ensemble des Égaux de la cité dans un grand réfectoire. Essentiellement constituée de pain d’orge et du fameux brouet noir, la nourriture est des plus frugales. Le principe de base n’est pas de manger mais de se rassembler pour consolider l’esprit civique et la camaraderie entre les Égaux. Xénélasie. Pratique spartiate consistant à expulser régulièrement les étrangers de son territoire. Cité au tempérament insulaire, Sparte est obsédée par sa sécurité. Pour elle, les étrangers représentent autant d’espions. B Les principaux personnages Les Grecs Léonidas Successeur de Cléomène en -490 et troisième fils d’Anaxandride, le roi spartiate Léonidas Ier est issu de la famille des Agides. Véritable héros du légendaire épisode de la bataille des Thermopyles, il prend seul la responsabilité de rester avec ses troupes d’élite face aux hordes perses. Le 20 août -480, à défaut de vaincre, il refuse de se rendre et meurt sur le champ de bataille. Son corps est ensuite outragé et décapité par ses ennemis. Le sacrifice de Léonidas symbolise à lui seul le sens de l’honneur spartiate. Gorgô Femme de Léonidas et fille de Cléomène. En -499, elle aurait joué un rôle majeur dans la décision de Sparte de refuser toute aide militaire à Aristagoras de Milet. Incarnant la femme spartiate par excellence, elle est connue pour une réplique qui résume à elle seule toute la mentalité des Lacédémoniennes. Quand une Athénienne lui demande : « Vous autres, femmes spartiates, pourquoi êtes-vous les seules qui commandiez aux hommes ? » Gorgô n’hésite pas à lui répondre : « Car nous sommes les seules qui mettions au monde des hommes » (propos rapportés par Plutarque). Cléomène À la fois beau-père, demi-frère et prédécesseur de Léonidas, Cléomène fait aussi partie du clan des Agides. Long d’une trentaine d’années, son règne est surtout marqué par son conflit avec les démocrates d’Athènes, le début des guerres médiques et sa rivalité obsessionnelle avec l’autre souverain spartiate, un certain Démarate. Après avoir réussi à obtenir la déchéance de son « associé » en -491, Cléomène est à son tour destitué de sa fonction, l’année même de la bataille de Marathon (en -490). Sa fin est des plus dramatiques : considéré comme fou par les siens, le roi déchu est jeté en prison où il se suicide. Démarate Roi spartiate réfugié chez les Perses. Fils d’Ariston et représentant de la famille des Eurypontides, Démarate est victime de son bras de fer continuel avec son alter ego Cléomène. Obligé de fuir Sparte, il trouve refuge à Suse. Au cours de l’expédition de Xerxès contre les Grecs, il est le principal conseiller du Grand Roi. Le mettant en garde contre l’esprit d’endurance des hoplites spartiates, on lui doit la fameuse phrase : « Maître, méfie-toi des Spartiates ! » Dienekès Mort aux Thermopyles, ce Spartiate est commandant de peloton (énomotarque) dans le régiment Héraclès. Vraisemblablement le plus célèbre des Trois Cents après Léonidas, il est surtout connu pour une réplique prononcée peu avant la bataille. À un habitant de Trachis avertissant les Grecs que lorsque les archers barbares décochaient leurs flèches, leur nombre était tel qu’il cachait le Soleil, Dienekès aurait répondu : « Excellent ! si les Perses nous cachent le Soleil, nous combattrons donc à l’ombre ! » Evaïnétos Premier commandant des forces de la ligue hellénique, il se porte dès le mois de mai -480 au-devant des troupes perses dans le défilé de Tempé. Malheureusement, les Perses empruntent une autre route et l’expédition tourne court. Eurybiade Le jour même où Léonidas tombe aux Thermopyles, Eurybiade affronte les Perses sur mer. C’est la rencontre navale de l’Artémision. Thémistocle Stratège athénien hors pair, il est le véritable fossoyeur de l’armada perse à la bataille de Salamine. Né en -523, le fils de Néoclès devient archonte éponyme à l’âge de trente ans. Artisan de la suprématie maritime athénienne, il insiste dès le lendemain de la bataille de Marathon sur la nécessité de construire une puissante flotte, seule capable d’assurer la victoire finale sur un adversaire doté de forces supérieures. En -480, le principal initiateur de la ligue de Corinthe convainc les Spartiates d’envoyer un corps expéditionnaire aux Thermopyles. Cléombrote Le frère cadet de Léonidas est chargé de la défense du Péloponnèse. Après le massacre des Trois Cents aux Thermopyles, Cléombrote mobilise trente mille Péloponnésiens pour défendre l’isthme de Corinthe. Dans cette perspective, un mur de terre long d’une dizaine de kilomètres est édifié entre les ports de Cenchrées et de Léchaïon. Leontiadès Commandant du détachement thébain aux Thermopyles. Trahissant Léonidas, il se rallie à Xerxès au troisième jour de la bataille. Démophilos Le leader thespien reste fidèle à Léonidas jusqu’à l’épilogue de la bataille. Le premier, il engage ses hoplites dans la bataille des Thermopyles. Miltiade Le vainqueur athénien de la bataille de Marathon. Le fils de Cimon combat une première fois les troupes de l’Empire achéménide lors de la campagne contre les Scythes. La gloire dont il hérite au lendemain de sa victoire de Marathon est éphémère. Moins d’un an après cet exploit, Miltiade échoue devant l’île de Paros. Accusé d’avoir fait le jeu des Perses, le stratège athénien est déchu de ses fonctions et jeté en prison. Il y meurt quelques semaines plus tard, « emporté par la gangrène qui avait rongé sa cuisse » (Hérodote). Ephialtès Fils d’Eurydémos, Ephialtès est le principal responsable du massacre des Thermopyles. Au soir du deuxième jour de la bataille, ce citoyen malien s’en va trouver Xerxès pour une sombre histoire de récompense. Trahissant les siens, le Grec indique ainsi aux troupes perses comment contourner la position imprenable des hommes de Léonidas. Après s’être réfugié en Thessalie, le traître est finalement assassiné à Anticyre. Pantitès L’un des deux rescapés des Thermopyles. À son retour à Sparte, il se pend, accablé par le déshonneur. Aristodèmos Le dernier survivant des Thermopyles. Surnommé le « poltron » par ses concitoyens, il devient la honte de la cité. Un an plus tard, à la bataille de Platées, il se rachète en faisant preuve d’un grand courage et d’une combativité à toute épreuve. Il meurt sur le champ de bataille en digne héros de Sparte. Les Perses Xerxès Premier-né de la seconde épouse de Darius, une certaine Atassa, Xerxès est par ailleurs petit-fils du grand Cyrus. En -486, sous l’influence de Démarate, il succède à Darius. Sitôt porté au trône, il reprend le grand rêve de son père, à savoir transformer la Grèce en satrapie perse. En -480, après quatre ans d’intenses préparatifs, à la tête d’une immense armée de trois cent mille hommes, Xerxès conduit lui-même la grande expédition contre les intrépides Grecs, persuadé de revenir en vainqueur. À tort. La résistance inattendue des Spartiates aux Thermopyles et surtout la déroute de sa flotte dans le détroit de Salamine ont terni à jamais sa mémoire. Un Grand Roi doué d’une personnalité déconcertante. Son arrogance et son autoritarisme n’auraient eu d’égal que sa démesure et sa folie. En -480, Xerxès n’hésite pas à faire fouetter la mer après qu’une tempête a englouti un bon tiers de ses navires de guerre. Darius Mort en -486 après trente-six ans de règne, Darius est l’initiateur de la première guerre médique. Après avoir réprimé plusieurs mouvements sécessionnistes au sein de son Empire, comme en témoignent les soulèvements assyrien et égyptien, il se lance à l’assaut des Scythes avant de se retourner contre les Grecs d’Ionie en -499. Le soutien d’Athènes aux Ioniens et surtout l’incendie de Sardes provoquent la colère de Darius. À compter de -493, le Grand Roi n’aspire qu’à se venger du soutien des Athéniens à la cause des rebelles de Milet. « Maître, souviens-toi des Athéniens ! » lui répète inlassablement à l’oreille l’un de ses serviteurs. Son rêve de vengeance se brise à Marathon, en -490… Artabane Oncle paternel de Xerxès. Opposé à l’expédition de l’Empire perse contre la Grèce, il recommande au Grand Roi de se méfier particulièrement de la mer et de la terre. Ses prédictions s’avèrent exactes. À plusieurs reprises, la mer se déchaîne contre la flotte perse. Mardonios Gendre de Darius. En -492, il mène une première expédition contre les Grecs mais sa campagne avorte en raison d’une grave tempête qui engloutit 20 000 hommes de sa flotte. Treize ans plus tard, en -479, on le retrouve à la tête de l’armée impériale sur le champ de bataille de Platées. Non seulement les Perses sont défaits mais Mardonios y perd la vie. Il est abattu d’une pierre par un Spartiate, un certain Aeïmnèstos. Hydarnès Il est le chef des dix mille Immortels, la garde d’élite du Grand Roi. À l’image de ses hommes, Hydarnès a les joues et les cils fardés. Il conduit ses troupes à cheval. Le 20 août, troisième et dernier jour de la bataille, il contourne les positions des Spartiates et fait massacrer les Trois Cents jusqu’au dernier. Otaspes Commandant en chef des troupes assyriennes dans l’armée de Xerxès. Artachaiès Ingénieur de Xerxès, il est l’artisan du creusement du canal du mont Athos. Aussi impressionnant par son talent que par sa taille (il mesure 2,53 mètres), il meurt prématurément à Acanthe, quelques mois avant la bataille des Thermopyles. Tigrane Le commandant en chef des troupes mèdes. Le 18 août -480, ses hommes sont les premiers à s’élancer vers les lignes de défense grecques. Une grande partie d’entre eux est exterminée par les phalanges thespiennes.