1 Sa navette de combat était tapie, immobile et silencieuse, sur la plate-forme de réparation. Aux yeux de Miles, elle avait un petit air malveillant, avec sa coque de métal et de plastifibre couverte de balafres, de coups et de brûlures. Neuve, elle avait pourtant paru si fière, si brillante et si efficace. À présent… les épreuves qu’elle avait traversées semblaient avoir affecté sa personnalité. Elle était comme traumatisée, psychotique. Et cela, après quelques mois d’existence seulement. Miles se massa le visage d’un geste las et soupira. Si une psychose traînait par ici, ce n’était pas la machine qui en souffrait… mais celui qui l’observait. Il enleva son pied botté du banc et se redressa, du moins autant que son dos tordu le lui permettait. Le commandant Quinn, attentive à ses moindres mouvements, se porta immédiatement derrière lui. Miles boitilla le long du fuselage et s’arrêta devant un sas. — Voilà ce qui m’ennuie le plus. D’un geste, il invita l’ingénieur de la Kaymer à approcher. — La rampe de ce sas sort et rentre automatiquement, tout en possédant aussi une commande manuelle… ce qui est très bien. Mais, repliée, cette rampe se loge dans un renfoncement à l’intérieur du panneau, ce qui signifie que si, pour une raison ou pour une autre, elle reste coincée, la porte ne peut plus être scellée. Vous imaginez les conséquences, n’est-ce pas ? Miles, lui, n’avait pas besoin de les imaginer : elles étaient gravées dans sa mémoire depuis trois mois. Toujours le même film qui ne s’arrêtait jamais. — C’est ce qui vous est arrivé sur Dagoola IV, amiral Naismith ? s’enquit l’ingénieur. — Oui. Nous avons perdu… plusieurs hommes. J’ai bien failli y rester moi aussi. — Je vois, fit l’ingénieur respectueusement, mais ses sourcils se haussèrent. Ça t’amuse, peut-être… Heureusement pour lui, l’ingénieur ne sourit pas. Mince, d’une taille supérieure à la moyenne, il s’approcha du sas, leva la main pour palper le système en question et le scruta, le menton en avant. Puis il dicta quelques notes à son magnétophone de poche. Miles résista à l’envie de sauter sur place comme un crapaud pour voir ce qu’il fabriquait. Cela aurait été indigne de lui. Ses yeux arrivaient à peine au niveau de la poitrine du bonhomme ; il lui aurait donc fallu un tabouret d’un mètre de haut pour atteindre la cavité où se nichait la rampe. Et encore, en se mettant sur la pointe des pieds. Il était trop crevé pour faire de l’exercice en ce moment et n’avait aucune envie de demander à Elli Quinn de lui faire la courte échelle. Un léger tressaillement souleva son menton, son vieux tic nerveux. Pour se détendre, Miles prit alors le parti d’adopter la posture réglementaire de repos – après tout, il était en uniforme – et attendit le résultat de cet examen. L’ingénieur baissa enfin les yeux. — Oui, amiral, je pense que la Kaymer peut s’occuper de ce petit problème. Combien de ces navettes possédez-vous ? — Douze. Quatorze moins deux égale douze. Sauf pour la Flotte des Mercenaires libres dendarii où quatorze moins deux navettes égalait deux cent sept morts. Arrête, ordonna Miles au comptable qui faisait ces soustractions morbides dans un coin de son cerveau. Ça ne sert plus à rien maintenant. — Douze, confia l’ingénieur à son magnéto. Quoi d’autre ? Il détaillait la navette. — Mes propres mécaniciens s’occuperont des réparations mineures maintenant qu’il semble que nous allons rester ici un petit moment. Je voulais m’occuper de cette histoire de rampe personnellement, mais mon second, le commodore Jesek, ingénieur en chef de ma flotte, veut aussi parler à vos techs de Saut. Il faudrait recalibrer certaines de nos mires Necklin. J’ai aussi un pilote avec une blessure à la tête mais les implants de Saut et la microchirurgie cérébrale ne font pas partie des spécialités de la Kaymer, je crois. Pas plus que les systèmes d’armement ? — Non, pas du tout, répliqua l’ingénieur à la hâte. Il effleura du bout du doigt la trace calcinée d’un impact sur la coque, comme fasciné par la violence dont elle était la preuve muette. — La Kaymer s’occupe essentiellement de navires marchands. On n’a pas souvent l’habitude de voir une flotte mercenaire dans le coin. Pourquoi êtes-vous venus jusqu’ici ? — Vous étiez les plus chers. — Oh… Je ne voulais pas dire la Kaymer Corporation mais la Terre. Je me demandais seulement pourquoi vous êtes venus sur la Terre. Nous sommes plutôt à l’écart ici, sauf pour les touristes et les historiens. Nous sommes… euh… pacifiques. Il cherche à savoir si on a un contact ici, pensa soudain Miles. Ici, sur une planète de neuf milliards d’habitants dont les forces militaires réunies feraient de la flotte dendarii, forte de cinq mille hommes, une aimable plaisanterie. Il s’imagine peut-être que je veux semer la pagaille sur cette bonne vieille Terre ? Et même si c’était le cas, il croit vraiment que je le lui dirais… — Pacifiques, précisément, répondit Miles avec douceur. Les Dendarii ont besoin de repos et de calme. Une planète en paix, à l’écart des principales routes de navigation, est exactement ce que le docteur a prescrit. Et la note du docteur était salée. Oh, pas à cause de Dagoola. L’opération de sauvetage avait été un triomphe tactique, un véritable miracle militaire. Du moins, c’est ce que son propre état-major ne cessait de lui répéter. Il finirait bien par le croire un jour. L’opération dans le camp de Dagoola IV avait permis une évasion retentissante des prisonniers de guerre ; la troisième de cette importance dans toute l’histoire, avait annoncé le commodore Tung. L’histoire militaire était le hobby obsessionnel de Tung. Au nez et à la barbe de l’Empire cetagandan, les Dendarii avaient délivré dix mille soldats, un camp entier de P. G., qui avaient constitué le noyau d’une armée de guérilla sur une planète que les Cetagandans considéraient comme une conquête facile. Le coût de cette opération avait été très faible, comparé aux résultats spectaculaires… sauf pour ceux qui avaient payé ce triomphe de leur vie, ceux pour qui le prix avait été infini et total. C’étaient les suites de Dagoola qui avaient coûté si cher aux Dendarii, la poursuite et le désir de vengeance des Cetagandans furieux. Ils les avaient pourchassés jusqu’à ce que les Dendarii pénètrent dans des juridictions interdites à leurs bâtiments militaires. Après cela, ils avaient envoyé à leurs trousses des équipes d’assassins et de saboteurs. Miles croyait les avoir enfin semés. — C’est sur Dagoola IV que vous avez essuyé un feu pareil ? reprit l’ingénieur, toujours intrigué par la navette. — Dagoola était une opération secrète, fit sèchement Miles. Nous n’en discuterons pas davantage. — En tout cas, ça a fait du bruit. Il y a quelques mois, on ne parlait que de ça, lui assura le Terrien. J’ai mal au crâne… Miles se frotta le front, puis croisa les bras, une main sous le menton. Un sourire contraint flottait sur ses lèvres. — Génial, marmonna-t-il. Le commandant Quinn grimaça. — C’est vrai que les Cetagandans ont mis votre tête à prix ? demanda l’ingénieur avec gentillesse. Miles soupira. — Oui. — Oh… je n’arrivais pas à y croire. Mal à l’aise, il esquissa involontairement un geste de recul comme si la violence macabre qui enveloppait le mercenaire pouvait être contagieuse. Il n’a peut-être pas tort, songea Miles. Le Terrien s’éclaircit la gorge. — Bien, reprit-il. Venons-en aux modalités de paiement pour les modifications demandées… Qu’aviez-vous prévu ? — Comptant à la livraison, annonça aussitôt Miles, après inspection des travaux et acceptation de mon équipe de maintenance. Ce sont, je crois, vos conditions usuelles. Le tech s’arracha à la contemplation de la navette comme pour délaisser la technique au profit de considérations plus mercantiles. — Euh, oui… Hum. Ce sont les conditions que nous offrons effectivement à nos clients établis et reconnus. — La Flotte des Mercenaires libres dendarii est une entreprise établie. Enregistrée dans l’Ensemble de Jackson. — Hum… oui, mais comment dire… le risque le plus exotique que courent nos clients habituels est la banqueroute, contre laquelle nous possédons un tas de garanties légales. Votre flotte mercenaire, heu… Il se demande comment se faire payer par un cadavre, pensa Miles. —… court des dangers beaucoup plus graves, conclut candidement l’ingénieur. Il haussa les épaules en signe d’excuse. Au moins, il était honnête. — Il n’est pas question d’augmenter les prix que nous vous avons proposés. Mais j’ai bien peur de devoir vous demander un règlement préalable. Puisqu’on en est à échanger des insultes… — Mais cela ne nous donne aucune protection en cas de travail bâclé, dit Miles. — Vous pourrez toujours porter plainte, remarqua l’ingénieur, comme tout le monde. — Je peux aussi faire sauter… Les doigts de Miles pianotèrent contre la couture de son pantalon, là où d’habitude se trouvait son holster. La Terre, la vieille Terre, la vieille Terre civilisée. Le commandant Quinn, à ses côtés, lui effleura discrètement le coude. Il la rassura d’un bref sourire – non, Miles Naismith, commandant en chef de la Flotte des Mercenaires libres dendarii, n’allait pas s’emporter. Il était simplement fatigué, voilà ce que disait ce sourire. Elle écarquilla à peine ses grands yeux marron pour lui signifier sa réponse : Conneries, mon amiral. Mais bon, ils n’allaient pas discuter de cela maintenant. — Vous pouvez chercher une meilleure offre, annonça l’ingénieur d’un ton neutre. — Nous avons déjà cherché, répliqua Miles. (Et tu le sais très bien…) Bon, et si nous disions la moitié avant et la moitié à la livraison ? Le Terrien fronça les sourcils et secoua la tête. — La Kaymer ne trafique pas ses devis, amiral Naismith. Et nos coûts de dépassement sont parmi les plus bas de la profession. C’est notre fierté. Aux termes coûts de dépassement, Miles grinça des dents, en songeant à Dagoola. Mais qu’est-ce que ces gens savaient vraiment de Dagoola ? — Si vous êtes réellement inquiet pour la qualité de notre travail, les fonds pourraient être placés sur un compte bloqué chez un tiers neutre, disons une banque, jusqu’à ce que vous approuviez les réparations effectuées. Pour la Kaymer, cet arrangement n’est guère satisfaisant mais… je ne peux pas faire plus. Evidemment, un tiers neutre terrien, se dit Miles. De toute façon, s’il n’avait pas déjà vérifié la qualité de leur travail, il ne serait pas ici. En fait, son réel problème était un manque d’argent. Mais ce n’étaient pas les oignons de la Kaymer. — Auriez-vous des problèmes de liquidités, amiral ? demanda le Terrien. — Pas du tout, mentit Miles d’un air suave. D’éventuelles rumeurs à propos de difficultés financières causeraient bien davantage de tort aux Dendarii que cette histoire de réparations. — Très bien. Paiement par avance bloqué sur un compte. Il ne pourrait utiliser ces fonds, mais la Kaymer non plus. Derrière lui, Elli Quinn laissa échapper un filet d’air entre ses dents. L’ingénieur terrien et le chef mercenaire se serrèrent la main solennellement. En le suivant vers son bureau, Miles s’arrêta un instant devant une vue magnifique de la Terre prise en orbite. L’ingénieur sourit et attendit poliment, fièrement même, en l’observant. La Terre. Vieille, romantique, bourrée d’histoire. La Grande Bleue elle-même. Miles avait toujours espéré venir ici un jour, mais sûrement pas dans ces conditions. La Terre demeurait encore la planète la plus grande, la plus riche, la plus variée et la plus peuplée de tous les mondes colonisés par l’humanité dispersée à travers l’espace. Sa pénurie de couloirs de sortie hors de son système solaire local, sa désunion politique la rendaient d’une importance militaire et stratégique mineure, du point de vue galactique. Mais, à défaut de gouverner, la Terre régnait toujours en souveraine sur la culture. Plus ravagée par les guerres que Barrayar, aussi avancée techniquement que la Colonie de Beta, elle restait la destination de tous les pèlerinages religieux ou autres… voilà pourquoi tous les mondes qui pouvaient s’offrir une ambassade étaient représentés ici. Y compris, réfléchit Miles, les Cetagandans. L’amiral Naismith ferait bien d’éviter tout contact avec eux. — Mon amiral ? Elli Quinn interrompit sa méditation. Il lui sourit, contemplant son visage sculptural, le plus beau qu’il ait pu lui offrir après ses brûlures au plasma. Pourtant, loué soit le génie des chirurgiens, ce visage demeurait le sien, celui d’Elli. Si au moins cette remarquable reconstitution pouvait la récompenser en partie de tous les combats qu’elle avait menés à son service. — Le commodore Tung en ligne pour toi, poursuivit-elle. Son sourire s’effaça. Quoi encore ? — Si vous voulez bien nous excuser, dit-il poliment à l’ingénieur avant de suivre Elli à l’écart. Le large visage eurasien de son troisième officier trônait sur le plateau de l’holovid. — Oui, Ky ? Déjà débarrassé de son uniforme et vêtu d’une tenue civile, Ky Tung lui adressa un bref hochement de tête en guise de salut. — Je viens de prendre les dernières dispositions au centre de rééducation pour nos neuf blessés graves. Pour la plupart, les diagnostics sont bons. Par ailleurs, les toubibs ici croient qu’ils pourront récupérer quatre de nos huit morts congelés ; peut-être cinq, avec un peu de chance. Ils pensent même pouvoir réparer l’implant de Saut de Demmi, une fois que ses tissus cérébraux seront cicatrisés. Bon, ça va coûter cher, bien sûr… Et il annonça le prix en crédits fédéraux. Miles fit mentalement la conversion en marks barrayarans et émit un sifflement. Approuvant d’un signe de tête, Tung eut un sourire sarcastique : — Ouais. Tu veux peut-être laisser tomber cette réparation ? À elle seule, elle vaut aussi cher que tous les autres soins réunis. Grimaçant, Miles secoua la tête. — Il existe un tas de gens dans l’univers que je trahirais volontiers mais sûrement pas un de mes hommes blessés. — Merci, dit Tung. Je suis d’accord. Maintenant, je suis prêt à partir. Il ne me reste plus qu’à signer la facture au nom de la Flotte. Es-tu sûr de pouvoir te faire payer ici ce qui nous est dû pour l’opération sur Dagoola ? — Je m’en occupe en priorité, promit Miles. Vas-y, signe. Aucun problème. — Très bien, mon amiral. J’aimerais, si c’est possible après cela, quitter mon poste pour faire une visite chez moi. Tung le Terrien, le seul Terrien que Miles n'ait jamais connu… ce qui expliquait sûrement les préjugés favorables qu’il entretenait à l’égard de cette planète. — Combien de congés nous te devons, Ky ? À peu près un an et demi, non ? (Sans compter la solde, ajouta une petite voix dans son esprit.) Pars aussi longtemps que tu en as envie. Le visage de Tung s’adoucit. — Merci. J’ai eu ma fille en ligne, il y a une demi-heure. Je viens d’avoir un petit-fils ! — Félicitations. C’est le premier ? — Oui. — Alors, vas-y. Si quoi que ce soit arrive, nous nous en occuperons. Tu n’es indispensable qu’au combat, pas vrai ? Euh… où seras-tu ? — Chez ma sœur. Au Brésil. J’ai quatre cents cousins là-bas. — Au Brésil ? Bien. Très bien. (Où diable se trouvait le Brésil ?) Eh bien, prends du bon temps ! — T’en fais pas pour moi. Tung lui adressa un salut joyeux et même carrément désinvolte alors que son visage disparaissait du plateau de l’holovid. — Bon sang ! soupira Miles. Je regrette de le perdre, même pour une permission. Bah, il le mérite largement. Elli se pencha derrière lui, son souffle troublant à peine sa noire chevelure, ses noires pensées. — Ne m’en veux pas, Miles… mais je connais un autre officier supérieur qui a besoin de repos. Même toi, tu as besoin de relâcher la pression parfois. Et, en plus, tu commences seulement à te remettre de tes blessures. Les mâchoires de Miles s’étaient soudain serrées. — Des blessures ? Oh, mes fractures… Ce n’est pas grave. J’ai des os en verre. Toute ma vie, j’ai dû faire avec. Il faut juste que j’apprenne à résister à la tentation de me prendre pour un officier de terrain. Mes fesses sont plus à leur place dans un fauteuil rembourré du quartier général que sur un champ de bataille. Si j’avais su que cette histoire sur Dagoola deviendrait aussi… physique, j’aurais envoyé quelqu’un d’autre jouer le prisonnier de guerre à ma place. De toute manière, j’ai eu droit à mon petit séjour à l’infirmerie. — Où tu as passé un mois entier à gigoter comme un cryocadavre réchauffé aux micro-ondes. Tu avais l’air d’un mort-vivant. — J’ai vécu sur les nerfs pendant toute cette histoire sur Dagoola. On ne peut pas se passer de dormir aussi longtemps sans, après, le payer un peu. En tout cas, moi, je ne peux pas. — Tu sais bien que ce n’était pas uniquement le manque de sommeil ! Il fit volte-face en ricanant. — Lâche-moi un peu, tu veux ! Oui, nous avons perdu des types bien. Je n’aime pas perdre des types bien. Alors, je pleure de vraies larmes… en privé, si ça ne te dérange pas ! Elle recula, le visage défait. Il regretta aussitôt son éclat et sa voix s’adoucit : — Désolé, Elli. C’est vrai, j’étais sur les nerfs. La mort de ce pauvre gars qui est tombé de la navette m’a secoué plus que… que cela n’aurait dû. J’ai l’impression de ne pas… — J’étais hors sujet, mon amiral. Ce « mon amiral » était comme une aiguille plantée dans une poupée vaudou à son effigie. Miles grimaça. — Pas du tout. Oh, pourquoi, pourquoi, parmi toutes les idioties qu’il avait commises en tant qu’amiral Naismith, avait-il tant tenu à s’interdire toute liaison sentimentale avec un membre de son état-major ? À l’époque, l’idée lui avait paru bonne. Tung l’avait même approuvée… Mais, bon Dieu, Tung était grand-père, ses gonades ne devaient plus fonctionner depuis des années. Miles se souvenait comment il avait repoussé les premières avances d’Elli. « Un bon officier ne chasse pas dans son propre régiment », avait-il gentiment expliqué. Pourquoi ne l’avait-elle pas assommé pour une telle imbécillité ? Elle avait accepté l’insulte involontaire sans broncher et n’avait plus jamais essayé. Avait-elle seulement compris que ce qu’il disait s’appliquait à lui et non à elle ? Quand il devait rester avec la flotte pendant de longues périodes, il se débrouillait pour envoyer Elli en mission, mission qu’elle accomplissait toujours de façon remarquable. Elle avait ainsi conduit l’avant-garde sur Terre et avait pris contact avec la Kaymer et tous les services dont ils pouvaient avoir besoin avant que la flotte dendarii n’arrivât sur orbite. Un excellent officier ; avec Tung, probablement son meilleur. Que ne donnerait-il pas pour se plonger et se perdre dans ce corps si souple ? Trop tard, il avait raté l’occasion. La bouche de velours d’Elli se fronça, et la jeune femme lui saisit – fraternellement ? – l’épaule. — Je n’insisterai plus. Mais tu devrais y penser. J’ai jamais vu un être humain qui ait autant besoin de se mettre au lit que toi en ce moment. Ô Seigneur… que voulait-elle dire par là ? Sa poitrine se serra. Etait-ce de la camaraderie ou une invitation déguisée ? Si c’était de la camaraderie et qu’il prît ça pour une invitation, penserait-elle qu’il essayait de s’attirer ses faveurs ? Dans le cas contraire, se sentirait-elle à nouveau insultée ? Et si elle décidait de ne plus lui adresser la parole pendant des années ? Paniqué, il préféra sourire. — Au lit ? s’écria-t-il. Ce n'est pas d’un lit que j’ai besoin mais d’argent. Après ça, euh… on pourrait peut-être aller faire un tour pour visiter le coin. Ce serait criminel d’avoir fait tout ce chemin et de ne pas admirer la bonne vieille Terre. D’après le règlement, je dois avoir un garde du corps dès que je mets le pied quelque part. Si tu veux bien m’accompagner, on sera en règle. Elle soupira en se redressant. — Oui, le règlement d’abord, bien sûr. Oui, le règlement d’abord. Et le règlement exigeait de lui qu’il fasse son rapport aux supérieurs de l’amiral Naismith. Après cela, avec un peu de chance, il aurait un tas d’ennuis en moins. Miles aurait préféré se mettre en civil. Son strict uniforme gris et blanc d’amiral dendarii était trop visible au milieu de cette galerie commerciale. Si, au moins, Elli s’était changée, ils auraient pu passer pour un soldat en permission avec sa « petite » amie. De toute façon, ses vêtements civils avaient été cachés dans une caisse sur une lointaine planète. D’ailleurs, les récupérerait-il un jour ? Réalisés sur mesure, ils avaient coûté une fortune, non en signe de son statut social mais par pure nécessité. En général, il parvenait à oublier ses difformités : la tête trop grosse, le cou trop court, le tout posé sur une colonne vertébrale tordue et culminant à un mètre quarante, résultat d’un accident prénatal. Mais rien ne lui faisait mieux prendre conscience de ses tares que d’essayer d’emprunter des habits à quelqu’un d’une taille et d’une silhouette normales. Tu es sûr que c’est l’uniforme qui est trop voyant, mon gars ? Peut-être que tu es encore en train de jouer au yo-yo avec ta tête ? Arrête, ça suffit. Il reporta son attention sur le spectacle qui l’entourait. La cité spatiale de Londres, puzzle vieux de deux millénaires, aux multiples styles architecturaux, était fascinante. Le soleil qui dardait ses rayons à travers l’arche de verre dominant la galerie avait une couleur incroyablement riche, époustouflante. Par sa seule présence, cette luminosité particulière confirmait à Miles qu’il était bien revenu sur la planète ancestrale. Peut-être, plus tard, aurait-il la chance de visiter d’autres sites historiques ? Pourquoi pas une exploration sous-marine du lac Los Angeles ou bien une excursion à New York, blottie derrière la Grande Jetée ? Elli examina une nouvelle fois la foule massée sous l’horloge à cristaux de lumière. Il semblait improbable que des tueurs cetagandans aient pu préparer une embuscade ici, mais Miles lui était reconnaissant de sa vigilance. Je t’autorise à chercher des assassins jusque sous mon lit, mon amour… — D’une certaine façon, je suis heureux que nous ayons abouti ici, remarqua-t-il. Cela va permettre à l’amiral Naismith de disparaître pendant un moment. Au moins, les Dendarii pourront un peu respirer. Les Cetagandans ont beaucoup de points communs avec les Barrayarans : dans leur stratégie militaire, les chefs comptent beaucoup plus que leurs troupes. — Tu prends ça avec beaucoup de flegme. — Une vieille habitude : ça me rappelle ma planète. Là-bas aussi, de parfaits inconnus tentaient de m’assassiner. J’ai l’impression d’être chez moi. Soudain, une pensée d’un humour macabre le frappa de stupeur. — Tu sais, c’est la première fois qu’on tente de me tuer pour ce que je suis et non parce que je suis le fils d’Untel ou le parent d’un autre. T’ai-je déjà raconté ce que mon grand-père a fait quand j’étais… D’un hochement du menton, elle l’interrompit au milieu de son babillage. — Je crois que c’est lui… Il suivit son regard. Il était vraiment fatigué. Elle avait repéré leur contact avant lui. L’homme qui se dirigeait vers eux avec un air inquisiteur portait d’élégants vêtements terriens mais sa coupe de cheveux en brosse trahissait la sévère discipline militaire barrayarane. — Monseigneur ? dit l’homme. — Sergent Barth ? fit Miles. Celui-ci acquiesça avant de jeter un regard à Elli. — Qui est-ce ? — Mon garde du corps. — Ah. Un infime pincement de lèvres, une paupière à peine levée lui suffirent pour exprimer tout son amusement et son mépris. Miles sentit les muscles de son cou se nouer. — Elle est remarquable dans son travail. — J’en suis sûr, mon lieutenant. Par ici, s’il vous plaît. Et il tourna les talons. Nul doute que le type se marrait intérieurement ; Miles le sentait rien qu’en contemplant son dos. Consciente d’une tension subite, Elli lui lança un coup d’œil consterné. Tout va bien, la rassura-t-il du regard, en glissant sa main sous son bras. Ils trottinèrent derrière le sergent à travers un magasin, dans un tube de descente puis dans des escaliers avant de le rejoindre et de s’adapter à son pas. Le sous-sol du centre commercial était un dédale de tunnels, de conduits hérissés de panneaux lumineux. Leur voyage dura une dizaine de minutes avant que leur guide ouvrît une porte munie d’une serrure à paume. Derrière, un court tunnel menait à une autre porte, gardée par une sentinelle, impeccablement sanglée dans le vert uniforme de l’Empire barrayaran. Avec peine, elle se souleva de son fauteuil, coincé derrière la console de communication, pour saluer le sergent en civil. — On laisse nos armes ici, annonça Miles à Elli. Toutes, sans exception. Elli haussa les sourcils devant le subit changement d’accent de Miles qui avait abandonné le ton nasillard betan pour les chaudes gutturales barrayaranes. Elle l’entendait rarement s’exprimer dans sa langue natale… et ne semblait guère apprécier cette comédie. Mais ici, vis-à-vis du personnel de l’ambassade, Miles n’avait pas le choix. Il s’éclaircit la gorge pour mieux discipliner sa voix. Sa contribution à la pile qui s’amoncelait sur la table de la sentinelle se borna à un neutraliseur de poche et à un long couteau en acier glissé dans un fourreau en peau de lézard. Le garde examina le couteau, fit sauter la capsule d’argent au sommet de la poignée décorée de joyaux, révélant ainsi un sceau aux motifs compliqués. Avec circonspection, il rendit l’arme à Miles tandis que leur guide se mordait les lèvres devant l’arsenal miniaturisé abandonné par Elli. Tu n’y croyais pas, hein, mon bonhomme ! Tout à coup, Miles se sentit plus serein. Un nouveau tube ascensionnel, et l’ambiance changea du tout au tout : feutrée, calme, digne. — L’ambassade impériale de Barrayar, murmura Miles à Elli. La femme de l’ambassadeur devait avoir du goût. Mais le bâtiment conservait une étrange atmosphère de confinement, d’enfermement, dans laquelle Miles reconnaissait sans mal l’œuvre de services de sécurité paranoïaques. Eh oui, l’ambassade faisait partie du territoire national. Il était chez lui. Leur guide leur fit emprunter un nouveau tube ascensionnel qui les mena dans un couloir donnant sur des bureaux. Miles repéra les senseurs dissimulés dans le mur au moment où ils passaient devant. Puis deux portes automatiques s’ouvrirent l’une après l’autre et ils pénétrèrent dans une petite pièce silencieuse. — Le lieutenant Miles Vorkosigan, monsieur, annonça leur guide en exécutant un salut impeccable. Et son… garde du corps. Les mains de Miles se crispèrent. Seul un Barrayaran pouvait, en observant ainsi une minuscule pause entre deux mots, se montrer aussi insultant. Oui, il était bien de retour chez lui. — Merci, sergent, vous pouvez disposer, dit le capitaine installé derrière la conscomm. Lui aussi arborait le vert impérial : l’ambassade se devait de toujours garder un air officiel. Miles l’examina avec curiosité. Cet homme, qu’il le veuille ou non, était son nouvel officier supérieur, son chef direct. Le capitaine l’étudiait avec une égale intensité. Sans être beau, loin de là, il était réellement impressionnant. Des cheveux sombres, des yeux marron tapis derrière des paupières trop lourdes, une bouche dure et serrée, un nez fort et droit qui lui donnait un profil romain… Les mains, carrées et nettes, étaient crispées sur la table, comme pour mieux contenir la tension qui l’habitait. Un peu plus de la trentaine. Mais pourquoi ce type me regarde-t-il comme si j’étais un petit chien qui vient de faire pipi sur son tapis ? se demanda Miles. Je viens à peine d’arriver, je n’ai pas encore eu le temps de l’offenser. Ô Seigneur, j’espère que ce n’est pas un de ces péquenots de la campagne qui voit en moi une sorte de mutant, le rescapé d’un avortement raté… — Ainsi, dit le capitaine en se renfonçant dans sa chaise avec un soupir, vous êtes le fils du Grand Homme, hein ? Le sourire de Miles se pétrifia. Un brouillard rouge passa devant ses yeux. Le sang battait à ses tempes comme un tambour une marche militaire. Elli, qui l’observait, se figea elle aussi, respirant à peine. Les lèvres de Miles bougèrent. Mais pas un mot ne sortit. Il déglutit et essaya de nouveau. — Oui, monsieur, s’entendit-il dire comme à des kilomètres de distance. Et qui êtes-vous ? Il était parvenu, difficilement, à ne pas demander : « Et vous ? De qui êtes-vous le fils ? » Il n’avait pas le droit de s’abandonner à sa colère ; il allait devoir travailler avec cet homme. Peut-être que l’autre n’avait pas cherché à se montrer insultant. C’était probable, même. On avait tant accusé Miles d’être un privilégié, tant douté de ses compétences. Mais comment cet homme aurait-il su avec quelle rage, quelle obstination Miles avait combattu ces calomnies ? « Le mutant est là grâce à son père… » Voilà ce que les gens pensaient. Il entendait encore la voix de son père : « Bon Dieu, mon garçon, arrête de t’enfoncer la tête dans le cul ! » Il laissa sa rancœur s’échapper dans une longue expiration avant de lever un regard enjoué. — C’est vrai, disait le capitaine, vous n’avez parlé qu’à mon aide de camp, n’est-ce pas ? Je suis le capitaine Duv Galeni. Premier attaché militaire de l’ambassade et, par défaut, chef de la Sécurité impériale et responsable des Services de Sécurité ici, sur Terre. Et, je le confesse, assez surpris de vous voir apparaître dans mon secteur. Ce que je dois faire de vous n’est pas très clair. Son accent n’avait rien de rural. Le capitaine possédait une élocution parfaite, posée, mais aux inflexions curieuses que Miles ne parvenait pas à situer dans la géographie barrayarane. — Cela ne me surprend pas, mon capitaine, dit-il. Je ne m’attendais pas moi-même à venir sur Terre. En fait, il était prévu que je fasse mon rapport au commandement de la Sécurité impériale, au Q. G. du secteur II sur Tau Ceti, il y a plus d’un mois de cela. Mais la Flotte des Mercenaires libres dendarii a été chassée de l’espace territorial de Mahata Solaris par une attaque surprise cetagandane. Comme nous ne sommes pas payés pour leur faire une guerre ouverte, nous avons fui. Toutes nos routes de retraite étaient barrées. Voilà comment nous avons atterri ici. Et c’est la première occasion qui se présente à moi de faire mon rapport depuis que nous avons conduit les réfugiés à leur nouvelle base. — J’ignorais… La bouche du capitaine se pinça. — On ne m’a pas informé du fait que cette extraordinaire évasion sur Dagoola était une opération téléguidée par la SecImp. N’était-ce pas quelque peu périlleux ? Cela aurait pu passer pour un acte de guerre ouverte contre l’Empire cetagandan. — Voilà précisément pourquoi ce sont les mercenaires dendarii qui ont été utilisés, mon capitaine. À l’origine, l’opération devait être beaucoup plus limitée mais il y a eu quelques petits débordements imprévisibles… dans le feu de l’action. Derrière lui, Elli parvint à ne pas suffoquer. — J’ai, euh… établi un rapport complet. Le capitaine semblait en proie à un dilemme. — Quelle est au juste la relation entre la Flotte dendarii et la Sécurité impériale, lieutenant ? demanda-t-il finalement d’un ton presque plaintif. — Euh… que savez-vous déjà, mon capitaine ? Le capitaine Galeni tourna ses paumes vers le ciel. — Je n’en avais jamais entendu parler jusqu’à ce que vous preniez contact par holovid avec moi hier. Mes dossiers – les dossiers de la Sécurité ! – disent exactement trois choses à propos de votre organisation. Cette flotte ne doit pas être attaquée, toute requête d’aide doit être satisfaite dans les plus brefs délais et, pour plus ample information, je dois m’adresser au quartier général de la Sécurité du secteur II. — Ah oui, bien sûr, fit Miles. Il s’agit ici simplement d’une ambassade de classe III, n’est-ce pas ? Eh bien, la relation est assez simple. Les Dendarii sont tenus en réserve pour des opérations délicates qui sont soit en dehors du champ d’intervention de la SecImp, soit trop gênantes politiquement si on parvenait à les associer à Barrayar. La mission sur Dagoola tenait de ces deux cas de figure. Les ordres sont donnés par le commandement général, après avis et consentement de l’empereur, au chef de la Sécurité impériale, Illyan, qui me les transmet. C’est une chaîne de commandement très courte. Je suis le seul intermédiaire, le seul lien entre Barrayar et les Dendarii. Après avoir quitté le Quartier général impérial, le lieutenant Vorkosigan cède soudain sa place à l’amiral Naismith qui surgit de nulle part, un nouveau contrat en main. Nous accomplissons toutes les missions qui nous sont assignées puis, pour les Dendarii, je disparais aussi mystérieusement que je suis arrivé. Qui sait ce qu’ils m’imaginent en train de faire à mes moments perdus… — Tu tiens vraiment à le savoir ? demanda Elli, les yeux brillants. — Plus tard, murmura-t-il du coin de la bouche. Le capitaine pianota sur son bureau en consultant un de ses écrans. — Rien de tout cela n’est consigné dans votre dossier officiel. Vingt-quatre ans… n’est-ce pas un peu jeune pour un tel rang, amiral ? Son ton était sec, ses yeux détaillaient moqueusement l’uniforme dendarii. Miles essaya de passer outre. — C’est une longue histoire. Le commodore Tung, un officier dendarii très expérimenté, est le véritable cerveau de l’organisation. Je me contente de faire semblant, de jouer le rôle. Elli roula des yeux outragés. D’un regard sévère, Miles tenta de la réduire au silence. — Tu fais bien plus que cela, objecta-t-elle. — Si vous êtes le seul lien, fit Galeni en fronçant les sourcils, qui diable est cette femme ? Par cette question, il ne considérait pas Elli comme une personne, et encore moins comme un soldat. — En cas d’urgence, trois personnes seulement parmi les Dendarii connaissent ma véritable identité. Le commandant Quinn, qui est avec nous depuis le début de cette histoire, est l’une d’entre elles. D’autre part, Illyan tient à ce que je sois en permanence sous la surveillance d’un garde du corps. Le commandant Quinn se charge aussi de cette tâche quand je dois changer d’identité. J’ai une absolue confiance en elle. Bon sang, tu nous respecteras, mes hommes et moi. Je me fous de ce que tu penses de moi, mais d’elle, c’est autre chose… — Depuis quand tout cela dure-t-il, lieutenant ? Miles lança un coup d’œil à Elli. — Sept ans, à peu près ? Une étincelle dansa dans les yeux d’Elli. — J’ai l’impression que c’était hier, fit-elle, narquoise. Elle aussi avait du mal à ignorer les sous-entendus du capitaine, mais Miles ne se faisait pas trop de bile : elle saurait mettre un frein à ses sarcasmes. Galeni contempla ses ongles avant de lui lancer un regard aigu. — Bon, je vais rendre compte au secteur II, lieutenant. Et si je découvre que tout cela n’est qu’une vaste blague conçue par l’esprit aristocratique d’un Vor qui s’ennuie, je vous prie de croire que je mettrai tout mon poids dans la balance pour qu’on vous dégrade. Et je me moque complètement de votre père. — Tout cela est vrai, mon capitaine. Vous avez ma parole de Vorkosigan. — Si vous le dites, fit le capitaine Galeni entre ses dents serrées. Miles, furieux, respira profondément… et reconnut enfin l’accent de Galeni. Il redressa le menton. — Etes-vous… komarran, mon capitaine ? Galeni hocha la tête d’un air méfiant. Complètement déprimé, Miles opina à son tour gravement. Elli lui chuchota dans le cou : — Au nom du ciel, qu’est-ce… — Plus tard, murmura-t-il en retour. C’est de la politique intérieure. — Ce sera tout, lieutenant ? Miles éleva la voix. — Je dois entrer en contact avec mes supérieurs, capitaine Galeni. Je n’ai aucune idée de ce que nous devons faire, je n’ai aucun ordre. Galeni serra les lèvres avant de remarquer sèchement : — Je suis, de fait, un de vos supérieurs, lieutenant Vorkosigan. Et sacrément froissé d’être court-circuité, jugea Miles. Qui pourrait l’en blâmer ? Doucement, maintenant… — Bien sûr, mon capitaine. Quels sont vos ordres ? Les mains du capitaine se crispèrent brièvement : il était frustré. — Pourquoi, fit-il, ironique, ne pas vous intégrer à notre personnel en attendant l’éclaircissement de votre situation ? Vous bénéficierez ainsi d’un nouveau titre : troisième attaché militaire adjoint. — C’est parfait, mon capitaine, merci, dit Miles. L’amiral Naismith a besoin de disparaître pour l’instant. Les Cetagandans ont mis sa – ma – tête à prix après Dagoola. J’ai eu de la chance : j’ai échappé à deux attentats. Ce fut au tour de Galeni de se figer. — Vous plaisantez ? — Ces attentats ont fait quatre morts et seize blessés parmi les Dendarii. Ce n’est pas un sujet de plaisanterie. — Dans ce cas, fit Galeni sombrement, vous pouvez vous considérer comme consigné dans l’enceinte de l’ambassade. Envolées, les visites touristiques sur la vieille Terre, soupira Miles intérieurement. — Oui, mon capitaine, acquiesça-t-il d’un ton morne. À condition que le commandant Quinn continue à me servir d’intermédiaire avec les Dendarii. — Pourquoi avez-vous besoin d’être en contact avec eux ? — Ce sont mes soldats, monsieur. — Je croyais que le commodore Tung dirigeait la manœuvre ? — C’est un Terrien : il est en permission chez lui pour l’instant. Mais tout ce dont j’ai réellement besoin avant que l’amiral Naismith ne disparaisse dans la nature, c’est de payer quelques factures. Si vous pouviez m’avancer le montant de nos dépenses immédiates, je pourrais mettre un terme à notre mission présente. Galeni soupira. Ses doigts dansèrent sur la console. — Toute requête d’aide doit être satisfaite dans les plus brefs délais, récita-t-il. Très bien. De combien avez-vous besoin ? — Environ dix-huit millions de marks, mon capitaine. Les doigts de Galeni se figèrent. — Lieutenant, fit-il avec lenteur, c’est plus de dix fois le budget annuel de toute cette ambassade. Près de cent fois le budget de ce département ! Miles ouvrit les bras. — Dépenses de fonctionnement et d’opérations durant six mois pour onze navires, cinq mille hommes et techs, sans compter les pertes de matériel – nous avons laissé pas mal de trucs sur Dagoola : la solde, la nourriture, l’intendance, le carburant, les produits médicaux, les munitions, les outils… je peux vous montrer nos livres de comptes, mon capitaine. Galeni s’enfonça dans son siège. — Sûrement. Mais ce sera au Q. G. de la sécurité du secteur II de s’occuper de ça. Des sommes de cette importance n’existent même pas ici. Miles mâchonna le bout de son index. — Oh… Surtout, ne pas paniquer… — Dans ce cas, mon capitaine, puis-je vous suggérer de prendre contact le plus tôt possible avec le secteur II ? — Croyez-moi, lieutenant, votre transfert sous une autre autorité est ma priorité principale. Il se leva. — Excusez-moi. Attendez ici. Il sortit du bureau en secouant la tête. — Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? s’enquit Elli. Tu étais sur le point de le mettre en pièces, tout capitaine qu’il est… et tu t’es calmé d’un coup. Qu’y a-t-il de si magique à être komarran ? Je ne pourrais pas l’être un peu moi aussi ? — Ça n’a rien de magique. Vraiment rien. Mais c’est très important. — Cet homme est plus important qu’un seigneur vor ? — D’une certaine façon, oui. Enfin, en ce moment. Ecoute, tu sais que la planète Komarr a été la première conquête interstellaire de Barrayar ? — Je croyais que vous appeliez ça une annexion. — On ne va pas ergoter sur les mots !… Donc, nous avons attaqué Komarr à cause de ses connexions galactiques. Elle est située à un endroit stratégique pour nous : à l’entrée du seul couloir nous permettant de quitter notre espace local. Bien sûr, elle profitait de la situation pour étrangler notre commerce mais, surtout, elle s’est laissé acheter par les Cetagandans et leur a ouvert son couloir afin qu’ils puissent nous annexer. C’est pourquoi nous sommes intervenus. Peut-être te rappelles-tu aussi qui dirigeait cette invasion ? — Ton père. À l’époque, il n’était pas encore régent mais lord-amiral. C’est cette opération militaire qui a fait sa réputation. — Ouais, une drôle de réputation. Si jamais tu veux voir de la fumée sortir de ses oreilles, parle-lui du « Boucher de Komarr ». C’est comme ça qu’ils l’ont surnommé, à l’époque. — C’était il y a trente ans, Miles. Après un silence, elle reprit : — Est-ce qu’il y a seulement une once de vérité là-dedans ? Miles soupira. — Sans doute un peu. En tout cas, je n’ai jamais réussi à lui arracher le fin mot de cet épisode, mais je suis certain que ce qui est écrit dans les livres d’histoire n’est pas la vérité. Quoi qu’il en soit, la conquête de Komarr a mal tourné. Alors que mon père entamait sa quatrième année de Régence, la Révolte de Komarr a commencé. Ça a été vraiment moche. Les terroristes komarrans sont devenus le cauchemar des services de sécurité de l’Empire et le sont restés. Il y avait eu une terrible répression là-bas, j’imagine. « Avec le temps, les choses se sont un peu calmées. Sur les deux planètes, les gens étaient prêts à faire des efforts. Chez les libéraux, un mouvement s’est même créé – inspiré par mon père – pour intégrer totalement les Komarrans à l’Empire. C’est un peu son obsession ; pour lui, "entre la justice et le génocide, il n’y a, à long terme, aucun compromis possible". Il devient très éloquent quand il s’en donne la peine. Cela dit, la route des sommets sur Barrayar la féodale est toujours passée par les armées de l’Empire. Les Komarrans y ont été acceptés pour la première fois il y a tout juste huit ans. « Ce qui signifie que chaque Komarran en poste est sans arrêt sur la sellette. Il doit sans cesse prouver sa loyauté comme je dois prouver ma… Il hésita. —… mes capacités. Il s’ensuit que si je meurs d’une façon bizarre, en travaillant sous les ordres du capitaine, il sera jeté aux chiens. Comment pourrait-on croire que ce type n’ait pas cherché à se venger de mon père à travers moi ? « Bien sûr, la justice ne s’arrêterait pas à un seul homme. Tous les Komarrans servant dans l’armée impériale seraient alors soupçonnés. Ce serait un retour en arrière de plusieurs années dans l’histoire de Barrayar. Si je me fais assassiner maintenant… Il haussa les épaules dans un geste d’impuissance. —… mon père me tuera. — J’espère que tu ne comptais pas là-dessus, dit Elli, en s’étranglant. — Venons-en à Galeni, reprit Miles. C’est un officier de la Sécurité. Il a dû drôlement se remuer pour obtenir un poste aussi important. Un poste de confiance pour un Komarran… mais qui n’a rien d’essentiel ou de stratégique. Certaines informations capitales lui sont délibérément cachées. Et voilà que j’arrive et que je lui mets le nez dedans. Et si certains de ses parents ont pris une part active à la Révolte… eh bien, c’est encore pire. Je doute qu’il m’apprécie beaucoup mais il va devoir me protéger comme la prunelle de ses yeux. Quant à moi, que Dieu me vienne en aide, je vais devoir le laisser faire. C’est une situation plutôt délicate. Elle lui tapota le bras. — Tu sauras y faire face. — Mmmouais, grommela-t-il. Ô Seigneur, Elli, gémit-il subitement en laissant son front tomber contre l’épaule de son commandant, et je n’ai même pas obtenu l’argent pour les Dendarii. Je ne sais même pas quand il arrivera. Que vais-je dire à Ky ? Je lui avais donné ma parole !… Cette fois, elle lui caressa la tête, mais sans rien dire. 2 Il resta ainsi un long moment, le visage enfoui dans le tissu de l’uniforme d’Elli avant qu’elle ne se décidât à bouger. Ses bras se levèrent vers lui. Allait-elle l’enlacer ? Dans ce cas, il n’hésiterait pas à l’embrasser ici, sur-le-champ. Et advienne que pourra… Soudain, derrière lui, les portes coulissantes s’ouvrirent en frémissant. Confus, ils se séparèrent maladroitement. Elli adopta immédiatement la posture de repos réglementaire, rejetant en arrière une boucle de ses courts cheveux noirs, tandis que Miles restait planté sur place, maudissant l’interruption. Sans se retourner, il reconnut immédiatement une voix familière et traînante. —… Brillant, fiable, mais gonflé à bloc. C’est pas du sang qu’il a dans les veines mais de l’électricité. Faites gaffe quand il commence à parler trop vite. Oh, oui, c’est bien lui… — Ivan, souffla Miles en fermant les yeux. Seigneur, pardonne-moi car j’ai péché contre Toi. Tu m’as donné Ivan… Ici. Dieu ne daignant pas répondre, Miles eut un sourire contraint et se retourna. La tête penchée, Elli fronçait les sourcils, soudain attentive. Galeni était revenu accompagné d’un grand et jeune lieutenant. Malgré son indolence naturelle, Ivan Vorpatril s’était manifestement maintenu en forme. Sa silhouette athlétique remplissait à la perfection l’uniforme vert barrayaran. Son visage affable et ouvert possédait des traits réguliers sous une chevelure sombre qui ondulait savamment. Miles ne put s’empêcher de jeter un regard vers Elli pour surprendre sa réaction. Auprès d’elle, eu égard à sa prestance et à sa beauté, n’importe quel individu avait l’air d’une plante fanée. Mais Ivan soutenait la comparaison sans trop de dégâts. — Salut, Miles, dit Ivan. Que fabriques-tu ici ? — Je pourrais te retourner la question ! — Je suis le second attaché militaire adjoint. Ils m’ont envoyé ici pour parfaire mon éducation, j’imagine. La Terre, tu sais. — Oh, fit Galeni tandis qu’un coin de sa bouche se relevait, c’est donc pour ça. Je me demandais… Ivan eut une moue penaude. — Comment va la vie avec les forces de l’ombre ? demanda-t-il à Miles. Tu joues toujours à l’amiral Naismith ? — Un peu, dit Miles. Les Dendarii sont avec moi en ce moment. Ils sont là-haut, en orbite. À se demander ce qui se passe. Galeni grimaça comme s’il venait de mâcher un ver de terre. — Je suis donc le seul à ne pas connaître ce service ultrasecret ? Vorpatril… votre niveau de sécurité n’est pas plus haut que le mien ! Ivan haussa les épaules. — C’est différent. Il s’agit d’une histoire de famille. — Satanés Vors ! Leurs consignes ne concernent pas la famille, maugréa Galeni. — Oh, fit Elli Quinn qui avait enfin compris, c’est ton cousin Ivan ! Je m’étais toujours demandé à quoi il ressemblait. Ivan, qui n’avait cessé de lui lancer des regards furtifs depuis son entrée dans la pièce, la fixa ouvertement avec un air de chien à l’affût et lui dédia un sourire éblouissant, en se penchant sur sa main. — Ravi de vous rencontrer, m’dame. Les Dendarii ont dû beaucoup s’améliorer s’ils vous ressemblent. Vous êtes superbe. Elli retira sa main. — Nous nous sommes déjà rencontrés. — Sûrement pas. Je n’aurais pas oublié ce visage. — Je n’avais pas ce visage. « Une tête comme un oignon », voilà comment vous m’aviez décrite, si je m’en souviens bien… Ses yeux étincelaient. —… Comme j’étais aveugle à l’époque, je ne pouvais vérifier à quoi ressemblaient mes prothèses en plastipeau. Je dois vous remercier. J’ignorais de quoi j’avais l’air : Miles ne m’en avait jamais rien dit. Le sourire d’Ivan lui rentra dans la gorge. — Oh, la dame brûlée au plasma… Miles s’approcha d’Elli qui passa une main possessive sous son coude tordu tout en adressant à Ivan un sourire de samouraï. Essayant de conserver une miette de dignité, celui-ci se tourna vers le capitaine Galeni. — Comme vous vous connaissez déjà, lieutenant Vorkosigan, intervint le capitaine, j’ai affecté le lieutenant Vorpatril à votre formation. Il vous fera découvrir l’ambassade et vous indiquera vos fonctions. Vor ou pas, tant que vous figurez sur les fiches de paie de l’empereur, il est en droit d’utiliser vos services. Je suis certain qu’une clarification de votre statut ne tardera pas à arriver. — J’espère que la paie des Dendarii arrivera tout aussi vite. — Votre mercenaire – enfin, votre garde du corps… – peut retourner à son poste. Si, pour quelque raison que ce soit, vous deviez quitter l’ambassade, j’affecterai un de mes hommes à votre protection. — Oui, mon capitaine, soupira Miles. Mais il faut que je reste en contact avec les Dendarii… en cas d’urgence. — Je veillerai à ce que le commandant Quinn reçoive un communicateur protégé. En fait… Il toucha sa console. — Sergent Barth ? appela-t-il. — Oui, mon capitaine ? répondit une voix. — Avez-vous fini de préparer le communicateur ? — On vient d’entrer le code, mon capitaine. — Bien, apportez-le dans mon bureau. Barth, deux appareils à la main, apparut quelques secondes plus tard. Galeni reconduisit aussitôt Elli jusqu’à la porte. — Le sergent Barth vous escortera pour sortir de l’ambassade, commandant Quinn. Elli lança un regard par-dessus son épaule vers Miles qui lui adressa un salut rassurant. — Que dois-je dire aux Dendarii ? s’enquit-elle. — Dis-leur… dis-leur que leurs fonds sont en transit, lança-t-il. La silhouette d’Elli fut escamotée par les portes qui se refermèrent en chuintant. Galeni était déjà retourné à sa conscomm qui clignotait. — Vorpatril, s’il vous plaît, veillez en priorité à ce que votre cousin quitte ce… costume et endosse un uniforme correct. Auriez-vous peur que l’amiral Naismith ne vous hante… mon capitaine ? se demanda Miles avec irritation. — L’uniforme des Dendarii est aussi réel que le vôtre, mon capitaine. Galeni le fusilla du regard. — Comment le saurais-je, lieutenant ? Quand j’étais gamin, mon père ne pouvait m’acheter que des soldats de plomb… Ce sera tout. Furieux, Miles attendit que les portes se soient refermées derrière eux pour arracher la veste de son uniforme et la jeter à terre dans le couloir. — Un costume ! Des soldats de plomb ! Je crois que je vais tuer ce fils de pute de Komarran ! — Oh ! Oh ! fit Ivan. Mais c’est qu’il est susceptible aujourd’hui. — Tu l’as entendu ! — Oui, et alors ? Galeni est un type bien. Peut-être un peu service-service. Mais il y a une dizaine de sinistres cageots à mercenaires qui hantent cette zone spatiale. Certains d’entre eux trafiquent des trucs pas très nets. Alors, comment pourrait-il savoir que tes Dendarii ne sont pas des pirates, des détourneurs de navettes ? Miles ramassa sa veste, la secoua et la replia soigneusement sur son bras. — Pfff ! — Viens. On va descendre au magasin et te trouver quelque chose de plus à son goût. — Ils auront ma taille ? — Ils te tireront un modèle au laser et leur ordinateur se chargera de te tailler un truc impeccable. Ne t’en fais pas, il fera aussi bien que ce voleur qui t’habille à Vorbarr Sultana. On est sur la Terre, fils. — Mon tailleur fait mes habits depuis dix ans. Il connaît des trucs qu’un ordinateur ne trouvera jamais… Bon, j’y survivrai. L’ordinateur de l’ambassade est-il aussi capable de produire des vêtements civils ? Ivan grimaça. — Oui, si tu veux du ringard. Mais si tu as envie de quelque chose qui allume les yeux des filles du coin, tu devras aller chercher ça ailleurs qu’ici. — Avec Galeni comme chaperon, j’ai la vague impression qu’il ne me laissera pas aller bien loin, soupira Miles. Bon, faudra s’y faire. Miles baissa les yeux vers la manche de son uniforme vert émeraude, ajusta le poignet et redressa le menton tant bien que mal pour s’adapter au col officier. Il avait oublié à quel point ce maudit col était inconfortable. Derrière, il lui tirait les cheveux qu’il n’avait pas encore fait couper ; devant, les rectangles rouges en plastique de son insigne de lieutenant lui trouaient la mâchoire. Si seulement les bottes n’étaient pas aussi brûlantes… L’os du pied gauche qu’il s’était cassé sur Dagoola lui élançait encore, même après avoir été brisé une deuxième fois par le chirurgien, remis en place et traité par électrostim. Pourtant, cet uniforme vert était le sien. Son moi véritable. Il était temps pour l’amiral Naismith de prendre un peu de vacances, d’échapper à ses opiniâtres responsabilités ; temps de se souvenir des problèmes bien plus raisonnables du lieutenant Vorkosigan dont la seule tâche consistait à apprendre les procédures d’un service mineur et à s’entendre avec Ivan Vorpatril. Les Dendarii n’avaient nul besoin de lui actuellement. C’était la routine : repos et réparations. Oui, ici, l’amiral Naismith pouvait vraiment disparaître en toute sécurité. Le domaine d’Ivan était une petite pièce sans fenêtres, enfouie dans les entrailles de l’ambassade ; son travail se résumait à enfourner des centaines de disquettes de données, plus ou moins passionnantes, dans un ordinateur protégé qui se chargeait d’expédier un rapport hebdomadaire sur la situation sur Terre au chef de la SecImp, Illyan, et au Q. G. de Barrayar. Où, supposait Miles, un autre ordinateur l’intégrait à des centaines d’autres rapports semblables afin de créer la vision barrayarane de l’univers. Miles espérait dévotement qu’Ivan n’additionnait pas les kilowatts et les mégawatts dans la même colonne. — La majeure partie de ces informations, expliquait Ivan, confortablement assis devant sa console, est constituée par les statistiques publiques. Mouvements de population, données industrielles et agricoles, budgets militaires… L’ordinateur les confronte, les examine de seize manières différentes et se met à clignoter quand les choses ne collent pas. Comme ceux qui produisent ces statistiques ont des ordinateurs eux aussi, cela n’arrive pas trop souvent… « Tous les mensonges sont devenus réalité avant d’arriver jusqu’à nous » : c’est ce que dit toujours Galeni. Pour Barrayar, notre mission essentielle est de surveiller le trafic spatial dans l’espace local terrien. « Mais le vrai travail d’espion, c’est bien plus subtil. Sur Terre, il y a plusieurs centaines de personnes que l’ambassade tient à l’œil pour des raisons de sécurité. Les plus "sensibles" sont les rebelles expatriés de Komarr. D’un revers de la main, Ivan déclencha un ballet de visages sur le plateau de l’holovid. — Vraiment ? dit Miles, intéressé malgré lui. Galeni entretient-il des rapports secrets avec eux ? C’est pour cela qu’il a été envoyé ici ? Pour servir d’agent double… ou triple ? — C’est sûrement ce qu’Illyan souhaiterait, fit Ivan. Mais, pour autant que je le sache, ces types considèrent Galeni comme un lépreux. Le vilain collabo des oppresseurs impérialistes, tu vois le genre. — Depuis la Révolte de Komarr, de l’eau a coulé sous les ponts. D’ailleurs, à cette distance de Barrayar, ils ne constituent sûrement pas une grosse menace. Des réfugiés… — Certains de ces réfugiés sont très malins et ils ont les moyens. Ils sont parvenus à emporter leur argent avec eux avant que les bombes ne tombent sur leur planète. Certains ont même financé la Révolte durant la Régence… Bon, maintenant, ils sont nettement moins riches. Et ils vieillissent. Encore une demi-génération et la politique d’intégration de ton père leur fera perdre tout crédit, prédit le capitaine Galeni. Ivan inséra une nouvelle disquette de données. — Et pour finir, la cerise sur le gâteau : notre problème le plus brûlant. Découvrir ce que fabriquent les autres ambassades. Comme celle de Cetaganda. — J’espère qu’ils sont installés à l’autre bout de la planète, dit Miles avec conviction. — Raté. La plupart des ambassades et des consulats galactiques sont concentrés ici, à Londres. Comme ça, c’est beaucoup plus facile de se surveiller les uns les autres. — Bon Dieu, gémit Miles, ne me dis pas qu’ils sont de l’autre côté de la rue ! Ivan gloussa. — Presque. À peine à deux kilomètres d’ici. On s’invite à nos réceptions, histoire de s’entraîner à faire l’espion et à pratiquer notre jeu préféré : je-sais-que-tu-sais-que-je-sais, etc. Le souffle oppressé, Miles se laissa tomber dans un fauteuil. — Oh, merde ! — Qu’est-ce qui t’arrive ? — Ces types veulent me tuer. — Aucune chance. Ça provoquerait une guerre. En ce moment, on est en paix. Plus ou moins. Tu as oublié ? — Disons qu’ils veulent tuer l’amiral Naismith. — Qui a disparu depuis hier. — Mouais… Mais la distance est une des raisons pour lesquelles la couverture des Dendarii a tenu aussi longtemps. L’amiral Naismith et le lieutenant Vorkosigan ne se sont jamais montrés à moins de plusieurs centaines d’années-lumière l’un de l’autre. Nous voilà coincés sur la même planète, dans la même ville ! — Tant que tu laisses ton uniforme dendarii dans mon placard, qui peut bien faire le lien ? — Bon sang, Ivan ! À ton avis, combien y a-t-il de bossus d’un mètre quarante, bruns aux yeux gris, sur cette satanée planète ? Tu crois vraiment qu’on tombe sur des nabots difformes à tous les coins de rue ? — Sur une planète de neuf milliards de bonshommes, dit Ivan, il doit bien y avoir un milliard de n’importe quoi. Calme-toi, voyons ! (Un silence.) Tu sais, c’est la première fois que je t’entends utiliser ce mot. — Quel mot ? — Bossu. Tu n’es pas bossu, tu sais. Ivan le dévisageait avec une inquiétude amicale. La main de Miles se ferma puis se rouvrit pour trancher l’air. — Revenons aux Cetagandans. S’ils ont un type qui fait le même travail que toi… Ivan acquiesça. — Je l’ai rencontré : le ghem-lieutenant Tabor. — Alors ils savent où se trouvent les Dendarii en ce moment. Et ils savent que l’amiral Naismith était avec eux. Ils ont déjà probablement une liste de tous nos achats effectués par communicateur, ou ils l’auront bientôt, et ça leur mettra la puce à l’oreille. Ils ne vont pas tarder à me rechercher. Fatalement. — Ils te rechercheront peut-être mais ils ne peuvent recevoir les ordres de leur haut commandement plus vite que nous, remarqua Ivan avec raison. En plus, ils sont à court de personnel. Notre équipe de sécurité est quatre fois plus importante que la leur, à cause des Komarrans. Comprends-moi, c’est peut-être la Terre, mais ça n’en reste pas moins une ambassade mineure, plus encore pour eux que pour nous. De toute façon, ne crains rien, conclut-il en posant la main sur son cœur, cousin Ivan te protégera. — Je me sens vraiment rassuré, maugréa Miles. Le sarcasme fit sourire Ivan qui se remit à son travail. Dans la pièce calme, feutrée, la journée s’étira interminablement. Un sentiment irrésistible de claustrophobie étreignait Miles. Il absorbait les informations que lui donnait Ivan et faisait les cent pas d’un mur à l’autre dès que son cousin l’abandonnait. — Tu pourrais faire ça deux fois plus vite, remarqua-t-il un peu plus tard en étudiant les systèmes de données. — Pour terminer avant le déjeuner ? dit Ivan. Et ne plus rien avoir à faire après ? — Galeni te trouvera sûrement quelque chose d’autre. — C’est bien ce que je veux éviter. Mieux vaut finir de bonne heure cet après-midi. Après, on ira faire la fête. — Non, toi tu iras faire la fête. Moi j’irai dans ma chambre, ce sont les ordres. Peut-être vais-je enfin pouvoir récupérer un peu de mon sommeil perdu. — C’est ça, sois positif. Si tu veux, j’irai m’entraîner avec toi au gymnase de l’ambassade. Tu n’as pas très bonne mine, tu sais. Un peu pâle et… euh, pâle. Vieux, pensa Miles, voilà le mot que tu cherchais. Il examina vaguement son reflet dans le chrome de la console. À ce point-là ? — L’exercice te fera du bien, annonça Ivan en se cognant la poitrine. — Sûrement, maugréa Miles. Les jours se suivirent et se ressemblèrent. Chaque matin, Miles était réveillé par Ivan – ils partageaient la même chambre –, se laissait conduire au gymnase, se douchait, déjeunait et retournait travailler dans la salle de l’ordinateur. Il commençait à se demander si on l’autoriserait un jour à revoir le magnifique soleil de la Terre. Très vite, il avait remplacé Ivan aux commandes de l’ordinateur et il finissait sa besogne avant midi afin de pouvoir ensuite lire et étudier. Il dévorait les procédures de sécurité de l’ambassade, l’histoire de la Terre, les nouvelles galactiques. Plus tard dans l’après-midi, il se soumettait à une nouvelle séance de torture dans la salle de sport. Les nuits où Ivan ne sortait pas, Miles regardait avec lui des holo-drames ; les autres soirs, des documentaires touristiques sur des sites qu’il n’était pas autorisé à visiter. Par l’entremise du comm protégé, Elli faisait son rapport quotidiennement sur la flotte des Dendarii qui attendait paisiblement en orbite. Quant à Miles, l’oreille collée à son appareil, il avait de plus en plus soif de cette voix lointaine. Les rapports d’Elli étaient succincts. Mais, après cela, leur conversation dérivait et Miles était incapable d’y mettre un terme, de couper la communication. Elle ne le faisait pas non plus. Il se mit à imaginer qu’il lui faisait la cour… en tant que Miles Vorkosigan. En tant que lui-même. Un commandant accepterait-elle un rendez-vous d’un simple lieutenant ? Lord Vorkosigan lui plairait-il ? Galeni le laisserait-il sortir de l’ambassade pour s’en assurer ?… Dix jours de bonne vie rangée, d’exercices et d’horaires réguliers avaient eu sur lui un effet désastreux, décida Miles. Il avait les nerfs en pelote. L’impression d’être enfermé dans le personnage immobile de Miles Vorkosigan alors que l’amiral Naismith aurait eu tant et tant de choses à accomplir. — T’as pas fini d’avoir la bougeotte ? se plaignit Ivan. Assieds-toi. Respire un bon coup et tiens-toi tranquille cinq minutes. Je suis sûr que tu peux y arriver. Allez, fais un effort. Miles traversa encore une fois la pièce avant de se laisser tomber dans un fauteuil. — Pourquoi Galeni ne m’a-t-il pas encore appelé ? Le courrier du secteur II est arrivé depuis une heure ! — Et alors ? Laisse-lui le temps d’aller aux toilettes… que sais-je… de boire une tasse de café. Et surtout de lire le rapport. Nous sommes en temps de paix, ce qui laisse aux gens beaucoup de temps pour écrire des rapports. Ils seraient vexés si personne ne les lisait. — C’est bien le problème avec vous, les fonctionnaires. Vous êtes trop gâtés. Et payés pour ne pas faire la guerre. — Je crois bien me souvenir qu’on a, un jour, embauché une flotte de mercenaires exactement pour ça. Ils sont arrivés en orbite quelque part, juste pour se montrer. Ils avaient été payés pour ça : ne pas faire la guerre. Et ça a marché, non ? Comme chef mercenaire, tu manques de créativité, Miles. — Ouais, la flotte de LaVarr. Ça a très bien marché jusqu’à ce que la flotte de Tau Ceti arrive et qu’ils envoient LaVarr en chambre de désintégration. — Aucun sens de l’humour, ces Tau Cetans. — Aucun, approuva Miles. Et mon père en a encore moins. — C’est bien vrai. Bon… Soudain, la conscomm se mit à biper furieusement. Ivan plongea hors du champ de l’holocam tandis que Miles répondait. — Oui, mon capitaine ? — Venez dans mon bureau, lieutenant Vorkosigan, dit Galeni. Son visage était toujours aussi taciturne. Impossible d’en déduire quoi que ce soit. — Oui, mon capitaine. Merci, mon capitaine. Miles coupa la communication et se rua vers la porte. — Mes dix-huit millions, enfin ! — Peut-être, remarqua paisiblement Ivan. Mais, peut-être aussi qu’il a décidé de te faire faire l’inventaire. Tu vas te retrouver à compter les poissons rouges dans la fontaine du patio de l’ambassade. — Ben voyons… — Hé, crois-moi, c’est sérieux et c’est un vrai boulot ! Et difficile, avec ça. Ils arrêtent pas de bouger, tu sais. Miles s’arrêta, les yeux pétillants. — Comment le sais-tu ? Il t’a pas obligé à faire ça, quand même ? — Eh bien, si. On cherchait une faille dans le système de sécurité, expliqua Ivan. C’est une longue histoire. — J’imagine. Bon, tu me la raconteras plus tard. Je suis pressé. Le capitaine Galeni examinait sa console de communication d’un air dubitatif comme s’il la soupçonnait d’être incapable de lui préparer des œufs au plat. — Mon capitaine ? dit Miles en entrant. — Hum… Galeni s’enfonça dans sa chaise. — Eh bien, les ordres du Q. G. sont arrivés pour vous, lieutenant Vorkosigan. — Et ? Les lèvres de Galeni se crispèrent. — Et ils confirment votre affectation temporaire dans ce service. C’est même officiel et public. Désormais – ou plutôt, depuis dix jours – vous êtes sur les fiches de paie de mon département. Quant à votre mission, elle est semblable à celle de Vorpatril… en fait, c’est exactement la même. Le même ordre de mission avec votre nom à la place du sien. Donc, à partir de maintenant, vous êtes mon subordonné. Vous devez vous tenir à la disposition de Son Excellence et de son épouse que vous escorterez en certaines circonstances. Et si votre emploi du temps le permet, on vous incite à profiter des facilités éducatives de la Terre, ce qui semble tout à fait approprié si on considère votre statut d’officier impérial et de seigneur vor. — Quoi ? C’est impossible ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’escorter la femme de l’ambassadeur ? Ils me prennent pour une call-girl ! Un mince sourire déforma la bouche de Galeni. — Le plus souvent, cela consiste à vous montrer en grand uniforme aux réceptions de l’ambassade et à vous conduire comme un Vor aux yeux des autochtones. C’est incroyable le nombre de gens qui sont fascinés par les aristocrates, y compris ceux d’une autre planète. Le ton de Galeni était éloquent : il ne faisait absolument pas partie de ces gens. — Vous mangerez, boirez, danserez peut-être… Une brève moue dubitative. —… Et, d’une manière générale, vous devrez vous montrer d’une exquise politesse envers tous ceux que Notre Excellence tiendra à… impressionner. Parfois, on vous demandera de vous rappeler vos conversations et de les répéter. Vorpatril fait ça très bien, à mon grand étonnement. Il vous donnera tous les détails. Je n’ai pas besoin des cours de savoir-vivre d’Ivan. Et les Vors sont une caste militaire, pas une aristocratie. Mais qu’est-ce qui leur prenait, au Q. G. ? Ces ordres n’avaient aucun sens. Pourtant, si le Q. G. n’avait pas de nouveau projet en vue pour les Dendarii, pourquoi n’en profiterait-il pas pour donner au fils de Vorkosigan l’occasion de faire ses premières armes en tant que diplomate ? Personne ne doutait qu’il réussirait à atteindre les niveaux les plus élevés dans la Sécurité. Il aurait alors à faire face à toutes sortes d’obligations. Ce n’était pas le contenu de ces ordres mais l’oubli de son autre identité qui était si… inattendu. Mais… répéter des conversations. Voulait-on lui confier un travail d’espionnage ? Un travail particulier ? Bah, des éclaircissements ne devraient pas tarder à arriver. Il se refusait à envisager une autre possibilité : le Q. G. avait peut-être décidé qu’il était temps de mettre un terme à l’expérience dendarii. — Bon… admit-il à regret. Très bien… — Je suis ravi, murmura Galeni, de constater que vous trouvez ces ordres à votre goût, lieutenant. Miles rougit et se mordit les lèvres. Mais obtenir ce dont les Dendarii avaient besoin actuellement était la seule chose qui comptait. Le reste pouvait attendre. — Et mes dix-huit millions de marks, mon capitaine ? s’enquit-il en veillant à adopter un ton humble. Les doigts de Galeni tambourinèrent sur la console. — Ce courrier ne contenait aucun ordre de crédit, lieutenant. Il n’en est même pas fait mention. — Quoi ! hurla Miles. Impossible. Ils doivent y être ! Il faillit sauter sur le bureau de Galeni pour examiner lui-même les holos, se retenant à grand-peine. — Ces dix derniers jours, j’ai encore tout recalculé… Des chiffres et des rubriques se mirent à tournoyer devant ses yeux : frais de stationnement orbital, réapprovisionnement, frais médicaux, dentaires, chirurgicaux, inventaire du matériel d’artillerie, solde, liquidités, frais fixes… — Bon sang, on a versé notre sang pour Barrayar ! Ils ne peuvent pas… Il doit y avoir une erreur ! Galeni écarta les mains en signe d’impuissance. — Sans aucun doute. Mais il n’est pas en mon pouvoir de la réparer. — Faites un nouveau rapport… mon capitaine ! — Oh, je le ferai. — Ou mieux encore… laissez-moi y aller en tant que courrier. Si je me rendais en personne au Q. G… À nouveau, les lèvres de Galeni se crispèrent. — L’idée est tentante… mais il ne vaut mieux pas. Au moins, les ordres que vous avez reçus sont parfaitement clairs. Vos Dendarii devront simplement attendre le prochain courrier. Si tout est comme vous dites… Miles ne manqua pas l’inflexion. —… je suis certain que tout rentrera dans l’ordre. Miles attendit encore un moment interminable mais Galeni n’offrit rien de plus. — Oui, mon capitaine. Il salua. Il fallait faire face à la réalité. Dix jours… encore dix jours… Bon, ils pouvaient quand même attendre encore dix jours. Mais il espérait que d’ici là le Q. G. aurait retrouvé ce qui lui servait de cervelle. La femme de plus haut rang invitée à la réception était l’ambassadrice de Tau Ceti. Une créature mince d’un âge indéterminable, qui possédait un visage fascinant et des yeux pénétrants. Miles se figurait que sa conversation pourrait être très instructive : politique, subtile et scintillante. Hélas, l’ambassadeur de Barrayar la monopolisant. Miles ne saurait jamais si ses déductions étaient justes. Aujourd’hui, sa mission consistait à servir de cavalier à une vieille dame dotée du titre respectable d’épouse du lord-maire de Londres. Comme son mari était accaparé par la maîtresse des lieux, elle entretenait Miles, avec une passion inépuisable, des vêtements portés par les autres invités. Un domestique d’allure trop martiale (tout le personnel de l’ambassade appartenait au département de Galeni) s’approcha de Miles et lui présenta cérémonieusement sur un plateau d’or une coupe remplie d’un liquide jaune pâle. Miles s’en empara avec empressement. Oui, après deux ou trois verres, avec sa faible tolérance à l’alcool, il serait capable d’endurer cette réception fastidieuse. N’avait-il pas sué sang et eau, malgré tous ses handicaps physiques, pour se frayer un chemin dans l’armée impériale afin justement d’échapper à ce genre de mondanités ? Au bout du troisième verre, il se retrouverait allongé quelque part avec un sourire idiot, totalement inconscient des ennuis qui l’attendaient à son réveil. Parfait. Un sourire aux lèvres, Miles leva son verre, avala une longue gorgée… et faillit s’étouffer. Du jus de pomme… Maudit Galeni, il pensait vraiment à tout. Un rapide regard lui confirma qu’on ne lui avait pas servi le même breuvage qu’aux autres invités. Miles passa son pouce sous le col de son uniforme et sourit nerveusement. — Un problème avec votre vin, lord Vorkosigan ? s’enquit la dame avec inquiétude. — C’est un cru un peu, euh… jeune, murmura Miles. Je devrais suggérer à Son Excellence de le garder encore quelque temps dans ses caves. Au moins jusqu’à ce que je fiche le camp de cette planète… Le grand salon de réception était une salle élégante, dominée par une gigantesque arche de verre qui laissait passer la lumière du jour. Avec de telles dimensions, on aurait pu croire que le moindre bruit résonnerait, répercuté par un écho caverneux. Mais ce n’était pas le cas. La foule des invités ne produisait qu’un murmure discret et assourdi. Des absorbeurs de sons cachés quelque part, pensa Miles… et aussi, il l’aurait parié, des oreilles humaines et électroniques. Dans ce salon, il devait donc exister des zones protégées. Il nota, par prudence, où se trouvaient son propre ambassadeur et la représentante de Tau Ceti. Non, il ne s’était pas trompé : ils bavardaient dans une niche sombre où même les mouvements de leurs lèvres étaient difficilement discernables. Certains traités sur le droit de passage à travers l’espace territorial de Tau Ceti devaient bientôt être renégociés. Miles et sa respectable cavalière se dirigèrent vers le centre de la salle occupé par la fameuse fontaine, une sculpture tarabiscotée qui laissait couler un filet d’eau parmi des mousses et des fougères savamment assorties. Des formes dorées bougeaient mystérieusement dans les eaux ténébreuses du bassin. Soudain, Miles se raidit imperceptiblement. Au prix d’un effort désespéré, il réussit cependant à se détendre. Un jeune homme, vêtu de l’uniforme noir de Cetaganda et arborant sur le visage le maquillage noir et jaune de son rang de ghem-lieutenant, approchait, souriant et attentif. Ils se saluèrent d’un signe de tête circonspect. — Bienvenue sur Terre, lord Vorkosigan, murmura le Cetagandan. S’agit-il d’une visite officielle ou bien d’un voyage d’agrément ? Miles haussa les épaules. — Un peu des deux. On m’a affecté à cette ambassade pour mon, euh… mon éducation. Mais vous possédez un avantage sur moi… monsieur ? Ce n’était pas le cas, bien sûr. On lui avait soigneusement désigné les deux Cetagandans en uniforme, les deux autres en civil plus les trois individus soupçonnés d’être des agents à leur solde. — Ghem-lieutenant Tabor, attaché militaire, ambassade de Cetagandans, récita poliment Tabor. Ils échangèrent un nouveau hochement de tête. — Resterez-vous longtemps parmi nous, monseigneur ? reprit Tabor. — Je ne le pense pas. Et vous ? — Je me passionne pour l’art du bonsaï. On dit que les anciens Japonais étaient capables de travailler sur un seul arbre pendant un siècle. Mais ce n’est peut-être qu’une légende. Etait-ce de l’humour ? Miles surveilla le visage figé de Tabor. Difficile à dire. Il avait peut-être peur de craqueler son maquillage. Un trille de rire, mélodieux comme une clochette, attira leur attention de l’autre côté de la fontaine. Négligemment assis sur le rebord de chrome, Ivan Vorpatril se dévouait entièrement à une jolie créature blonde, vêtue d’une sorte de sari rose saumon et argent qui frissonnait même quand elle restait immobile. Ce qui était actuellement le cas. Une chevelure dorée, soigneusement désordonnée, cascadait sur une de ses épaules d’albâtre. Tandis qu’elle se mettait à gesticuler avec animation, ses ongles zébrèrent l’air de traits rose argenté. Tabor émit un petit sifflement, s’inclina avec un tact parfait sur la main de la vieille lady et s’éloigna. Miles le vit alors manœuvrer afin de s’approcher le plus près possible d’Ivan… sûrement pas pour se lancer à la chasse aux secrets militaires. Pas étonnant qu’il n’ait pas paru plus passionné que cela par la présence du seigneur Vorkosigan. Mais son intérêt pour la jolie blonde fut interrompu par un signal de son ambassadeur. Contraint et forcé, il suivit les dignitaires qui s’esquivaient. — Lord Vorpatril est vraiment un charmant jeune homme, roucoula la vieille dame. Nous l’apprécions beaucoup. L’épouse de Son Excellence m’a dit que vous étiez parents ? De toute évidence, elle attendait la réponse de Miles avec une réelle impatience. — Nous sommes cousins, expliqua-t-il. Et… qui est cette jeune femme qui l’accompagne ? Son interlocutrice sourit fièrement. — C’est ma fille, Sylveth. Sa fille ? Et merde. Pour son plus grand malheur, l’ambassadeur et sa femme avaient le sens barrayaran des convenances. Miles, faisant partie de la plus haute lignée, fils du Premier ministre, le comte Vorkosigan, était de rang plus élevé, sinon militairement du moins socialement, qu’Ivan. Ce qui impliquait qu’il était maudit. Il allait être coincé avec les vieilles rombières tandis qu’Ivan… Ivan s’occuperait de toutes leurs filles… — Un couple charmant, dit Miles, la langue épaisse. — N’est-ce pas ? Cousins à quel degré, lord Vorkosigan ? — Hein ? Oh, Ivan et moi ? Nos grands-mères étaient sœurs. La mienne était l’aînée du prince Xav Vorbarra, celle d’Ivan sa cadette. — Des princesses ? Comme c’est romantique ! Miles envisagea de lui raconter en détail comment sa grand-mère, son grand-père et la plupart de leurs enfants avaient été transformés en hamburgers durant le règne de Yuri le Fou. Non, la femme du lord-maire trouverait ce conte un peu trop effrayant et outré ou, pire encore, romantique. Il doutait qu’elle saisisse tout le mal que Yuri, par sa stupidité et sa férocité, avait infligé à sa planète. Une influence néfaste à laquelle Barrayar n’échappait pas encore complètement aujourd’hui. — Lord Vorpatril possède-t-il un château ? s’enquit-elle, gourmande. — Non. Sa mère, ma tante… (un barracuda humain qui vous dévorerait toute crue, ma chère)… vit dans un très bel appartement à Vorbarra Sultana, notre capitale. (Une pause.) Nous possédions un château autrefois. Mais il a été brûlé à la fin de la Période d’Isolement. — Un château en ruine ! Encore plus merveilleux. — Très pittoresque, en effet, assura Miles. Sur le rebord de la fontaine, quelqu’un avait laissé une assiette avec des restes de hors-d’œuvre. Miles s’empara d’un petit pain rond et se mit à l’émietter à l’intention des poissons rouges qui glissèrent vers la surface pour attraper les miettes avec un bruit de succion. L’un d’entre eux refusait de mordre à l’appât, rôdant dans les profondeurs. Voilà qui était intéressant : un poisson rouge qui ne mangeait pas… Aurait-il trouvé la solution au problème d’inventaire dont lui avait parlé Ivan ? Cette bestiole obstinée était peut-être une infâme création cetagandane, dont les écailles brillaient comme de l’or car elles étaient réellement en or. Il pourrait l’attraper d’un geste félin, l’écraser sous son pied dans un fracas de métal brisé et de grésillements électriques et le brandir triomphalement. « Hé, hé ! Grâce à ma rapidité d’esprit et à mes réflexes foudroyants, j’ai découvert cet espion électronique que vous cherchiez depuis si longtemps ! » Mais s’il se trompait… Le bruit d’éponge écrasée sous son pied, l’écœurement de la vieille dame… et le fils du Premier ministre de Barrayar qui gagnerait aussitôt la réputation d’un jeune homme affligé de sérieux troubles émotionnels. Il se voyait déjà pavanant devant la lady horrifiée, le poisson écrasé sous ses pieds : « Ah, ah ! Vous devriez voir ce que je fais aux petits chats ! » Le gros poisson rouge paresseux se dirigea enfin vers la surface et s’envola pour attraper un bout de pain. En retombant, il éclaboussa les bottes luisantes de Miles. Merci, poisson. Tu viens de m’épargner une situation extrêmement pénible. Bien sûr, si les techs cetagandans étaient vraiment futés, ils auraient fabriqué un poisson mécanique capable de manger et même de déféquer… Perdu dans ses pensées saugrenues, Miles n’avait pas entièrement saisi la nouvelle question de l’honorable épouse du lord-maire à propos d’Ivan. — Oui, quel dommage qu’il ait été si malade, ronronna-t-il, prêt à se lancer dans un long monologue sur les gènes malins d’Ivan et à évoquer pêle-mêle une aristocratie consanguine, ses longs séjours dans des zones irradiées léguées par la Première Guerre cetagandane et par Yuri le Fou quand son communicateur secret se mit à biper. — Excusez-moi, madame. On m’appelle. Dieu te bénisse, Elli, pensa-t-il en s’enfuyant à l’autre bout de la salle. Pas de Cetagandans en vue. Il trouva un coin tranquille, à moitié dissimulé derrière des plantes vertes, et répondit. — Oui, commandant Quinn ? — Miles, Dieu soit loué ! Sa voix était anxieuse. — Nous avons un problème là en bas et tu es l’officier dendarii le plus proche. — Quel problème ? Elli n’avait pas pour habitude de céder à la panique. Son estomac se noua. — Je n’ai pas encore tous les détails, mais il semble que quatre ou cinq de nos soldats en permission à Londres se sont barricadés dans une boutique quelconque avec un otage et tiennent la police en respect. Ils sont armés. — Nos hommes ou la police ? — Les deux, malheureusement. Le commandant de police à qui je viens de parler m’a donné l’impression qu’il était prêt à charger et à tout écraser sur son chemin. Il a l’air plutôt pressé. — De pire en pire. Mais, bon sang, qu’est-ce que nos hommes veulent faire exactement ? — Si je le savais… Je suis en orbite pour l’instant, prête à partir, mais il me faudra bien quarante-cinq minutes, peut-être une heure, pour être sur place. Pour Tung, c’est encore pire. Depuis le Brésil, il doit prendre un vol suborbital qui dure deux heures. Mais je pense que tu pourrais y être en dix minutes. Tiens, je t’affiche l’adresse sur le comm. — Comment nos gars ont-ils pu emporter des armes de l’arsenal ? — Bonne question… mais il va falloir attendre un peu pour avoir la réponse. Espérons qu’ils ne mourront pas avant. Tu pourras trouver l’endroit ? Miles contempla l’adresse inscrite sur l’écran. — Je pense. Je te retrouve là-bas. J’espère… — Bien. Quinn, terminé. La ligne fut coupée. 3 Miles rempocha le comm et lança un regard circulaire autour de lui. La réception battait son plein. Il y avait peut-être une centaine d’invités présents : un vrai défilé de mode d’une variété saisissante. Tous les styles étaient représentés : terriens, galactiques, barrayarans. Quelques-uns de ceux qui étaient arrivés tôt s’excusaient déjà. Les Cetagandans semblaient partis pour de bon ainsi que leurs amis. À défaut d’être intelligente, sa fuite serait opportune. Près de la fontaine, Ivan bavardait toujours avec sa belle cavalière. Miles leur tomba dessus sans aucun souci de politesse. — Ivan, retrouve-moi à la porte principale dans cinq minutes. — Quoi ? — Une urgence. Je t’expliquerai plus tard. — Quelle urge… commença Ivan, mais Miles s’éloignait déjà. Se retenant de courir, il gagna rapidement les tubes de montée. Dès que la porte de la chambre qu’il partageait avec Ivan se fut refermée, il se dépouilla de sa tenue de cérémonie et se rua vers un placard. Il en sortit le tee-shirt noir et le pantalon gris de son uniforme dendarii. Les bottes d’apparat barrayaranes appartenaient à une tradition ; une réminiscence du régiment de cavalerie. À l’inverse des brodequins dendarii, elles n’étaient absolument pas pratiques. Les Barrayarans étaient de vrais experts en matière de chevaux, même si Miles avait toujours été incapable de l’expliquer à Elli. Il faudrait au moins deux heures de galop, en terrain difficile, et quelques ampoules aux mollets pour qu’elle fût vraiment convaincue de la réelle utilité de ces bottes. Mais ici, il n’y avait pas de chevaux. En grande hâte, il enfila ses chaussures de combat dendarii et ajusta la veste grise et blanche avant de regagner le tube de descente à toute allure. Il emprunta un couloir qui contournait le grand salon pour gagner la porte principale. Toujours aucun Cetagandan en vue, Dieu soit loué ! Ivan roula des yeux effarés en le voyant arriver. Il adressa un sourire éblouissant à sa compagne, s’excusa auprès d’elle et emmena Miles à l’écart derrière un gros pot de fleurs comme s’il avait peur qu’on ne les aperçoive ensemble. — Au nom du… siffla-t-il. — Tu dois me faire sortir d’ici. À l’insu des gardes. — Hein ? Pas question ! Galeni te transformera en tapis mural si jamais il te voit fringué comme ça. — Ivan, je n’ai pas le temps de discuter ni de m’expliquer et c’est précisément pourquoi j’évite Galeni. Quinn ne m’aurait pas appelé si elle n’avait pas absolument besoin de moi. Je dois partir tout de suite. — Tu vas être considéré comme déserteur ! — Pas s’ils n’en savent rien. Je compte bien revenir. Dis-leur… dis-leur que je me suis retiré dans notre chambre parce que mes os me font trop souffrir. — Tu as besoin de te faire masser ? C’est encore tes histoires d’ostéo-machin… Je suis sûr que le médecin de l’ambassade a des anti-inflammatoires pour… — Non, non. Je n’ai pas mal. Pas plus que d’habitude, en tout cas. Mais il y a une petite chance pour qu’ils le croient. Allons-y. Et amène-la. Du menton, Miles désigna Sylveth qui attendait toujours à quelque distance, un air inquisiteur sur son visage en pétale de fleur. — Pourquoi ? — Camouflage. Souriant intérieurement, Miles propulsa Ivan vers la porte principale. — Comment allez-vous ? lança-t-il, enjoué, à Sylveth en capturant sa main et la coinçant sous son coude. Ravi de vous rencontrer. La réception vous plaît ? Merveilleuse ville, Londres… Sylveth et lui formaient aussi un beau couple, décida-t-il. Il surveilla les gardes du coin de l’œil tandis qu’ils passaient devant eux. Bien sûr, les deux types remarquèrent Sylveth. Toutefois, avec un peu de chance, ils ne se souviendraient de lui que comme d’une minuscule tache grise sur la robe rose de la jeune fille. Sylveth lançait des regards confus à Ivan, mais ils étaient déjà dehors, dans la rue. — Tu n’as même pas de garde du corps, objecta Ivan. — Je retrouve Quinn dans quelques minutes. — Comment vas-tu rentrer dans l’ambassade ? Miles réfléchit à peine. — Ce sera à toi de trouver un moyen. — Hein ? Et quand reviendras-tu ? — Je n’en sais rien. Les abandonnant sur place, Miles se lança dans la rue et plongea dans l’entrée du réseau de tubes souterrains. Dix minutes et deux embranchements plus loin, il émergea dans un quartier très vétusté, à l’architecture mal restaurée du XXIIe siècle. Il n’eut pas besoin de vérifier les numéros de rue pour trouver sa destination. La foule, les barricades, les gyrophares, les aérocars de la police, les ambulances, les pompiers… « Enfer et damnation », maugréa Miles en s’engageant dans la rue. Il ravala ces trois mots, changea d’accent pour celui, plus nasillard, de l’amiral Naismith de Beta : « Oh, merde… » Le policier conduisant l’opération devait être celui qui tenait l’ampli-comm. Brandissant des fusils à plasma, une demi-douzaine de types en armure personnelle l’accompagnaient. Miles se fraya un chemin dans la foule et passa sous la barricade. — C’est vous, le chef ? Au son de sa voix, l’officier tourna la tête, surpris, avant de baisser le regard vers lui. D’abord éberlué, il remarqua enfin l’uniforme de Miles. — Etes-vous un de ces psychopathes ? demanda-t-il. Les orteils de Miles frétillèrent dans ses boots. Comment répondre à ça ? Il réprima les trois premières réponses qui lui vinrent spontanément et déclara : — Je suis l’amiral Miles Naismith, commandant la Flotte des Mercenaires libres dendarii. Que s’est-il passé ? Il s’interrompit pour repousser très lentement et très délicatement du bout de l’index le museau d’un fusil à plasma qu’une femme en armure lui pointait sous le nez. — S’il vous plaît, ma chère, je suis de votre côté, croyez-moi. À travers la visière, elle lui jeta un regard méfiant, mais le commandant de police secoua la tête et elle recula de plusieurs pas. — Tentative de vol, annonça-t-il. Quand l’employée s’y est opposée, ils s’en sont pris à elle. — Un vol ? Excusez-moi, mais cela n’a aucun sens. Toutes les transactions ici se font par transfert informatique de crédit. Il n’y a pas d’argent à voler. Il doit y avoir une méprise. — C’est pas l’argent qu’ils voulaient mais la marchandise. Miles examina la boutique : il s’agissait d’un détaillant d’alcool. Le verre d’une des vitrines était brisé en étoile. Réprimant un malaise grandissant, Miles reprit la parole d’une voix qui se voulait légère : — De toute manière, j’ai du mal à comprendre une telle débauche de moyens, avec des armes mortelles, pour un simple cas de vol à l’étalage. Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop ? Où sont vos neutraliseurs ? — Ils retiennent cette femme en otage, dit l’autre, sombre. — Et alors ? Neutralisez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. L’officier lui lança un drôle de regard. Apparemment, il ne connaissait pas l’histoire de sa propre planète. La source de cette citation provenait d’un des textes terriens les plus anciens et les plus fameux. — Ils prétendent avoir bricolé un engin explosif. Ils disent que tout l’immeuble va partir en fumée. Il s’interrompit un bref instant. — Est-ce possible ? Miles observa une pause lui aussi. — Avez-vous identifié un de ces types ? — Non. — Comment communiquez-vous avec eux ? — Par la conscomm. Jusqu’à il y a quelques minutes… Il semble qu’ils l’aient détruite. — Bien sûr, nous paierons tous les dégâts, s’étrangla Miles. — Vous ne paierez pas que ça, gronda l’officier. Du coin de l’œil, Miles aperçut un aérocar qui se posait, sur lequel était inscrit le mot : EURONEWS. Les journalistes… il ne manquait plus que ça ! — Eh bien… Je crois qu’il est temps d’en finir. Il se dirigea vers la boutique. — Qu’allez-vous faire ? demanda l’officier. — Les arrêter. Pour nous aussi, ils ont commis une infraction : abandon de poste. — Et vous allez faire ça tout seul ? Ils vont vous tuer. Ils sont complètement soûls. — Je ne le pense pas. Si mes propres hommes voulaient me tuer, ils auraient profité d’une meilleure occasion que celle-ci. Et ce n’est pas le choix qui leur manquait. L’officier fronça les sourcils mais ne l’arrêta pas. Les autoportes ne fonctionnaient pas. Un instant décontenancé, Miles resta devant les vitres avant de se décider à cogner dessus. Il y eut un mouvement dans l’ombre derrière le verre brillant. Au bout d’un très long moment, les portes coulissèrent, s’entrouvrant de trente centimètres. Miles se glissa entre les deux battants et se faufila à l’intérieur. Aussitôt, un homme les referma manuellement, coinçant un bout de ferraille dans les rainures pour les bloquer. À l’intérieur de la boutique, c’était le chaos. Miles toussa. Un fort relent d’alcool s’échappait des bouteilles brisées. Tu vas te bourrer la gueule rien qu’à respirer… Le sol était poisseux sous ses pieds. Miles regarda autour de lui pour choisir lequel de ses hommes il tuerait le premier. Celui qui avait débloqué la porte s’avança, vêtu uniquement de ses sous-vêtements. — C’est l’amiral, croassa-t-il. Il se figea sur place dans une imitation grotesque de garde-à-vous : à moitié nu, dangereusement penché en avant. — À quel service appartenez-vous, soldat ? gronda Miles. Les mains de l’autre se mirent à bouger comme pour mimer des explications. Miles était incapable de mettre un nom sur ce visage. Un autre Dendarii, en uniforme celui-là, était assis à même le sol au pied d’un pilier. Miles s’accroupit, envisageant de le remettre debout en le tirant par le col de sa veste… ou au moins à genoux, et le dévisagea. De petits yeux rouges comme des braises, tassés au fond des orbites, lui rendirent son regard sans le reconnaître. Ecœuré, Miles maugréa et se redressa sans tenter de communiquer davantage. Celui-là était perdu dans l’espace intersidéral. — On s’en fout ! fit une voix rauque derrière un rayon – un des rares encore intacts. On s’en contre-fout ! Oh, mais c’est qu’on a affaire à de vrais petits malins, songea amèrement Miles. Un homme émergea au bout du rayon en traînant les pieds. — C’est pas possible, il nous a encore lâchés… Enfin quelqu’un dont il connaissait le nom. Parfait. — Ah, soldat Danio. Ravi de vous rencontrer ici. Danio fit de son mieux pour exécuter un salut décent devant Miles qu’il dépassait de trois têtes. Un antique pistolet à balles, à la crosse couverte d’encoches, se balançait d’un air menaçant au bout de sa main charnue. Miles haussa le menton. — C’est ça l’arme mortelle pour laquelle j’ai dû venir ici toutes affaires cessantes ? À les entendre, on aurait cru que vous aviez avec vous la moitié de notre arsenal. — Non, mon amiral ! On aurait jamais voulu s’mettre en infraction. Danio tapota amoureusement son arme. — C’est mon flingue à moi. Parce qu’on sait jamais. Y a des dingues partout. — Avez-vous d’autres armes avec vous ? — Yalen a son couteau de chasse. Miles retint un soupir de soulagement prématuré. Pourtant, si ces débiles n’avaient pas porté leur uniforme, la flotte dendarii n’aurait pas été officiellement mêlée à ce merdier. — Saviez-vous que porter une arme, quelle qu’elle soit, est un délit ici ? Danio réfléchit un moment. — Des trouillards, dit-il enfin. — Peu importe, dit fermement Miles, je vais devoir vous prendre vos armes et les rapporter au navire amiral. Il jeta un coup d’œil derrière le rayon. Assis par terre, un autre homme, Yalen sans doute, serrait contre sa poitrine un morceau de ferraille capable de débiter un bœuf… si jamais il en rencontrait un dans les rues métalliques et les tubes souterrains de Londres. — Apportez-moi ce couteau, soldat Danio, ordonna Miles. Danio soutira délicatement l’engin à la poigne de son camarade. — Noooonn… brama Yalen. Miles respira plus librement quand les deux armes furent en sa possession. — Maintenant, Danio… et vite, car ils commencent à devenir nerveux là-dehors… dites-moi exactement ce qui s’est passé. — Eh bien, mon amiral, on faisait la fête. On avait loué une chambre. Il hocha la tête vers l’homme à moitié nu qui les écoutait près de la porte. — On avait plus rien à boire, alors on est venus ici faire le plein. La chambre est tout à côté. Bon, on fait notre choix, on emballe tout et cette salope ne veut pas prendre notre carte ! Une bonne carte de crédit dendarii ! — La salope ?… Miles contourna le rayon et Yalen désarmé. Oh, bon Dieu… L’employée de la boutique, une femme boulotte d’âge mûr, gisait sur le sol au fond de l’allée, bâillonnée, proprement troussée à l’aide de la veste et du pantalon du soldat servant de liens de fortune. Miles brandit le couteau de chasse et se dirigea vers elle pour la libérer. Affolée, elle émit un gargouillement hystérique. — Je la relâcherais pas si j’étais vous, prévint le soldat en sous-vêtements. Elle fait beaucoup de bruit. Miles s’arrêta et examina la femme. En nage, échevelée, elle roulait des yeux terrorisés en se tortillant dans tous les sens malgré ses liens. — Humm, fit-il en rengainant provisoirement le couteau à sa ceinture. En se penchant sur elle, il put lire le nom de l’homme à demi nu sur son uniforme. Et cela ne lui fit pas plaisir. — Xaviera. Oui, je me souviens de vous maintenant. Vous avez fait du beau travail sur Dagoola. Xaviera se redressa avec fierté. Merde. Voilà qui condamnait son envie pressante de livrer toute la bande aux autorités locales en priant pour qu’ils soient encore en prison quand la flotte quitterait l’orbite. Pouvait-il séparer d’une manière ou d’une autre Xaviera de ses bons à rien d’amis ? Hélas, ils semblaient bien avoir agi tous ensemble, dans cette histoire-là. — Alors, elle n’a pas voulu de vos cartes de crédit. Vous, Xaviera, qu’est-il arrivé ensuite ? — Euh… des insultes ont été échangées, mon amiral. — Et ? — Et il y a eu quelques cris. Des bouteilles ont volé. La police a été appelée. La dame a été endormie. Xaviera lança un regard de détresse à Danio. Surpris, Miles réfléchit à la syntaxe de Xaviera, à cette soudaine absence d’acteurs dans sa description de la scène. — Et ? — Et la police est arrivée. Et on leur a dit qu’on ferait tout sauter s’ils essayaient de charger. — Avez-vous vraiment les moyens de mettre cette menace à exécution, soldat Xaviera ? — Non, mon amiral. C’était du bluff. J’essayais de… eh bien, de deviner ce que vous auriez fait dans une telle situation. Même copieusement imbibé, celui-là est un peu trop observateur, se dit Miles. Il soupira et se passa les doigts dans les cheveux. — Pourquoi n’a-t-elle pas voulu prendre vos cartes ? Elles ont bien été validées au spatioport en monnaie terrestre ? Vous n’avez pas tenté d’utiliser celles qu’on a laissées sur Mahata Solaris ? — Non, mon amiral, dit Xaviera, exhibant sa carte comme preuve. C’était la bonne, apparemment. Miles se retourna pour la tester sur la console et découvrit alors que celle-ci avait reçu plusieurs balles. L’une d’elles avait troué le plateau de l’holovid exactement au centre : le coup de grâce, en quelque sorte, même si la console émettait encore des grésillements et de petites étincelles. Il l’ajouta à la liste déjà importante des dédommagements à offrir et grimaça. Xaviera s’éclaircit la gorge. — En fait, c’est la machine qui a recraché la carte, mon amiral. — Elle n’aurait pas dû, commença Miles, à moins… À moins qu’il n’y ait eu un problème avec le compte central, conclut-il en silence. Il eut soudain très froid, son estomac se noua. — Je vérifierai, promit-il. D’ici là, il faut en finir et vous sortir de là avant que vous ne vous fassiez frire par les autorités locales. D’un signe de tête enthousiaste, Danio désigna le pistolet que tenait Miles. — On pourrait forcer la sortie par-derrière. Et courir jusqu’au tube le plus proche. Un instant abasourdi, Miles imagina Danio plongeant sur lui pour lui arracher l’arme. La seule et unique raison pour laquelle il ne lui fit pas sauter la tête fut le recul de l’arme. Il lui aurait sûrement brisé la main. Enfin, c’est ce que Miles prétextait dans sa tête. En tout cas, sa main droite avait été cassée à Dagoola et la douleur était encore toute fraîche dans sa mémoire. — Non, Danio, reprit-il dès qu’il fut capable de maîtriser sa colère. Nous allons sortir d’ici tranquillement – très tranquillement – par la grande porte et nous rendre. — Mais les Dendarii ne se rendent jamais, dit Xaviera. — Nous ne sommes pas sur un champ de bataille, dit Miles avec patience. Nous sommes dans une boutique d’alcool. Ou ce qu’il en reste. De plus, elle ne nous appartient même pas. (Même si nous allons devoir en payer trois fois le prix.) Dites-vous que la police de Londres n’est pas notre ennemie mais notre plus sûre amie. Et c’est la vérité, croyez-moi. Parce que, conclut-il en fixant Xaviera d’un œil froid, tant qu’ils ne se seront pas occupés de vous, je ne pourrai rien faire. — Ah, fit Xaviera, enfin rassuré. Ouais. Peut-être, dit-il en prenant Danio par le bras, qu’on ferait mieux de laisser l’amiral nous ramener chez nous, hein, Danio ? Xaviera remit l’homme allongé sur ses pieds. Après avoir contemplé ses yeux rouges, Miles se posta tranquillement derrière lui, sortit son neutraliseur de poche et lui envoya une faible décharge à la base du crâne. Yeux Rouges s’affaissa. Miles adressa une courte prière pour que ce dernier choc n’ait pas provoqué de traumatisme. Dieu seul savait quel cocktail chimique il avait ingurgité mais il était clair que ce n’était pas uniquement de l’alcool. — Prenez sa tête, ordonna-t-il à Danio, et vous, Yalen, ses pieds. Voilà qui en immobilisait trois. — Xaviera, ouvrez la porte, posez vos mains sur la tête et marchez, ne courez pas, et laissez-vous arrêter bien tranquillement. Danio, suivez-le. C’est un ordre. — Si seulement les autres étaient avec nous, maugréa Danio. — La seule aide dont vous ayez besoin, c’est une armée d’avocats, dit Miles. Il jeta un coup d’œil à Xaviera et ajouta en soupirant : — Je vous en enverrai une. — Merci, mon amiral, dit Xaviera avant de tituber d’un air grave vers la porte. Serrant les dents, Miles lui emboîta le pas. La lumière de la rue lui fit plisser les yeux alors que sa petite troupe se laissait cueillir tranquillement par la police. Danio ne se débattit même pas quand ils s’emparèrent de lui, mais Miles ne se détendit qu’en voyant l’électrofilet branché. L’officier en chef se dirigea vers lui, prêt à prononcer un discours. Tout à coup, une détonation étouffée retentit. Rampant sur le seuil de la boutique, des flammes bleues vinrent alors lécher le bord du trottoir. Poussant un cri, Miles fit volte-face et se rua vers la porte qu’il franchit d’un bond après avoir pris une profonde inspiration. L’obscurité de la boutique était déchirée par les flammes, envahie par la chaleur. Il contourna le rayon effondré. La moquette gorgée d’alcool était maintenant en feu, tel un champ de maïs doré affolé par le vent. Une épaisse fumée commençait à tourbillonner tandis qu’une langue de feu serpentait en direction de la femme attachée par terre… de sa chevelure qui s’embraserait… incessamment. Miles plongea, l’attrapa à bras-le-corps, coinçant une épaule sous son ventre, et lutta pour se relever. Il aurait juré que ses os se tordaient sous l’effort – surtout qu’elle se débattait sauvagement, ne lui facilitant guère la tâche. Il trébucha vers la porte, brillante comme l’entrée d’un tunnel, comme le seuil de la vie. Ses poumons enflaient, cherchant de l’oxygène contre ses lèvres fermées. Cette éternité dura, onze secondes. À la douzième, le magasin derrière eux s’illumina dans un rugissement. Miles et son fardeau s’écrasèrent sur le trottoir, roulant sur eux-mêmes… Plusieurs roulés-boulés successifs pour éteindre les flammes qui dansaient sur leurs vêtements. Des gens criaient et hurlaient au loin. L’uniforme dendarii, destiné au combat, ne brûlerait ni ne fondrait mais constituait néanmoins une mèche formidable pour les liquides volatils dont il était imprégné. L’effet était sacrément spectaculaire. En revanche, les vêtements de la pauvre employée ne lui offraient pas une telle protection… Une giclée de mousse envoyée par un pompier venu à leur rescousse manqua d’étouffer Miles qui la reçut en pleine figure. Effrayée, la femme policier rôdait anxieusement autour d’eux, étreignant son fusil à plasma. Avait-elle envie de faire repartir l’incendie ? La mousse de l’extincteur avait la consistance de celle de la bière mais pas son goût… Miles recracha des déchets chimiques, luttant pour retrouver son souffle. Dieu, que l’air était bon ! On ne le disait jamais assez. — Une bombe ! s’écria le chef des policiers. Miles se retourna sur le dos, appréciant le bleu du ciel grâce à des yeux miraculeusement intacts. — Non, haleta-t-il. Du cognac. Des litres et des litres de cognac de luxe et de mauvais alcool de grain. Probablement enflammés par un court-circuit dans la console. Dans la confusion la plus totale, des pompiers en tenue protectrice blanche, chargés de tout leur attirail, se précipitèrent vers la boutique. Miles n’eut que le temps de rouler sur lui-même pour leur laisser le passage ! L’un d’entre eux l’entraîna à l’écart, loin de la zone dangereuse. Miles ne pensait qu’à récupérer ses forces. Mais lorsqu’il ouvrit des yeux désorientés, quelle ne fut pas sa surprise : il se trouvait nez à nez avec un… canon à micro-ondes. Il eut une violente poussée d’adrénaline. Mais sans effet : il était incapable de réagir. La personne qui le tenait en joue se mit alors à babiller. Pour chasser son malaise, Miles cligna des paupières et s’aperçut de son erreur : le canon à micro-ondes n’était en fait qu’une caméra d’holovid. Tout compte fait, il aurait préféré un canon. L’employée, enfin libérée, le désignait du doigt en hurlant et en pleurant. Pour quelqu’un à qui il venait de sauver la vie, elle ne semblait guère reconnaissante. Lentement, la caméra suivit la femme hystérique jusqu’à ce qu’une ambulance la prenne en charge. Il espérait qu’on allait lui donner un sédatif. Il l’imagina arrivant chez elle ce soir-là, avec son mari et ses enfants : « Alors, chérie, tu as passé une bonne journée ? » Accepterait-elle de l’argent pour ne pas porter plainte ? Et quelle somme ? De l’argent, oh, bon Dieu… — Miles ! La voix d’Elli Quinn derrière son épaule le fit bondir. — Tu maîtrises la situation ? Ils collectionnèrent les regards dans le tube qui les menait au spatioport de Londres. Miles, après avoir aperçu son reflet sur un mur poli comme un miroir tandis qu’Elli créditait leurs tickets, n’en fut pas surpris. Le distingué et discret lord Vorkosigan qu’il avait contemplé pour la dernière fois avant la réception à l’ambassade s’était métamorphosé en un abominable petit monstre. Un uniforme déchiré, trempé, dépenaillé et souillé de flocons de mousse séchée. Le plastron blanc de la veste plutôt crado. Un visage noirci, une voix méconnaissable, des yeux irrités et rougis. En plus, il empestait la fumée, la sueur et l’alcool. Surtout l’alcool. Après tout, il s’était roulé dedans. Une seule bouffée, et les gens, après un coup d’œil méfiant, les évitaient. Les policiers, Dieu merci, lui avaient enlevé le couteau et le pistolet comme pièces à conviction. Néanmoins, cette situation comportait un avantage : Elli et lui avaient à leur disposition tout l’arrière du wagon-bulle. Miles s’enfonça dans un siège avec un gémissement. — T’es un drôle de garde du corps, Elli. Pourquoi ne m’as-tu pas protégé de cette journaliste ? — Elle n’essayait pas de te descendre. D’ailleurs, je venais à peine d’arriver. J’aurais eu du mal à lui dire ce qui s’était passé. — Mais tu es bien plus photogénique. Ça aurait amélioré l’image de la flotte dendarii. — Je sais pas quoi dire en face d’une caméra. Mais tu avais l’air très calme. — J’essayais de leur dorer la pilule. "Vous connaissez nos p’tits gars, ils ont toujours envie de s’amuser un peu", ricane l’amiral Naismith tandis que ses mercenaires mettent Londres à feu et à sac… » Elli sourit. — D’ailleurs, ce n’est pas moi qui les intéressais. Ce n’était pas moi le héros qui a plongé dans un bâtiment en feu… Bon Dieu, quand tu es apparu roulant par terre dans les flammes… — Tu as vu ça ? Miles éprouva une vague fierté. — Ç’avait l’air de quoi à l’holo ? Peut-être que, finalement, ce geste contrebalancera, dans l’esprit de nos hôtes, la joyeuse expédition de Danio et de ses collègues. — Plutôt terrifiant. Elle haussa les épaules, sincèrement impressionnée. — Je suis surprise que tu n’aies pas été plus sérieusement brûlé. Miles haussa les sourcils et fourra sa main gauche, couverte d’ampoules, sous son bras droit. — Ce n’était rien. La tenue a bien résisté. Je suis très content de constater que tout notre équipement n’est pas défaillant. — Je ne sais pas. Pour te dire la vérité, j’ai peur du feu depuis… Elle se toucha le visage. — Je te comprends. Tu sais, j’ai agi par pur réflexe. Quand mon cerveau a enfin compris ce que fabriquait mon corps, tout était terminé, et c’est alors que je me suis mis à trembler. Pourtant j’ai déjà vu des feux, au combat. La seule chose à laquelle je pensais, c’était d’aller vite parce que je savais que l’enfer pouvait se déchaîner d’une seconde à l’autre. Miles ne fit pas allusion à ses autres inquiétudes concernant cette maudite interview. À présent, il était trop tard. Même s’il jouait avec l’idée de déclencher un raid secret des Dendarii contre EURONEWS afin de détruire l’holodisque. Bah, peut-être que la guerre allait éclater, qu’une navette allait s’écraser ou qu’un énorme scandale sexuel allait frapper le gouvernement… alors l’incident au magasin d’alcool serait oublié sur une étagère. Avec les chiens écrasés et les comètes fantômes. D’ailleurs, les Cetagandans savaient sûrement déjà que l’amiral Naismith avait été vu sur Terre. Il fallait seulement qu’il redevienne au plus vite lord Vorkosigan. Et d’une façon peut-être permanente, cette fois-ci. Miles boita vers la sortie du wagon en se tenant le bas du dos. — Tes vertèbres ? s’inquiéta Elli. Tu t’es fait quelque chose à la colonne ? — Je ne sais pas. Courbé, il avait du mal à suivre son allure. — Des spasmes musculaires… cette pauvre femme devait être plus lourde que je ne le pensais. L’adrénaline, ça peut vous tromper… Quand leur navette accosta le Triomphe, le navire amiral dendarii en orbite, Miles ne se sentait guère mieux. Elli l’obligea alors à faire un détour par l’infirmerie. — Déchirure musculaire, annonça sans aucune sympathie le chirurgien après l’avoir examiné. Une semaine au lit. Après de fausses promesses, Miles s’éclipsa, serrant une boîte de pilules dans sa main bandée. Le diagnostic du médecin devait être correct car la douleur s’estompait déjà, maintenant qu’il était à bord de son navire. Enfin, la tension dans son cou se relâchait. Il tombait d’épuisement. Le contrecoup de sa poussée d’adrénaline… Alors il valait mieux qu’il finisse sa besogne ici. Tant qu’il pouvait encore marcher, encore parler… Il reboutonna sa veste, en brossa assez futilement le plastron autrefois blanc, redressa le menton avant de pénétrer dans le sanctuaire occupé par l’officier responsable des finances de la flotte. Bien que ce fût le soir – il y avait un décalage d’une heure seulement entre l’horaire du vaisseau et celui de Londres –, la mercenaire comptable était encore à son poste. Vicki Bone, une femme d’âge mûr, précise, lourdement charpentée, était à l’évidence une tech, pas une combattante, et sa voix traînante avait toujours un effet apaisant… en temps normal. Mais, présentement, dès qu’elle entendit Miles entrer, elle pivota sur sa chaise et lui cria sur un ton aigu : — Ah, enfin, mon amiral ! Avez-vous l’ordre de transfert de crédit ?… Elle le regarda mieux et sa voix grimpa d’une octave. — Bonté divine, que vous est-il arrivé ? Puis elle le salua. — Je suis ici pour savoir ce qui se passe, lieutenant Bone. Il fit pivoter un siège scellé dans le sol pour s’asseoir à l’envers, les bras appuyés sur le dossier. Il lui rendit son salut. — Hier, d’après ce que vous m’aviez annoncé, j’avais cru comprendre que toutes les dépenses non nécessaires à la survie en orbite étaient en attente et que nous disposions de fonds sur Terre. — Effectivement, mais seulement temporairement. Il y a quatorze jours de cela, vous m’avez annoncé que nous recevrions un ordre de crédit dans dix jours. Il y a quatre jours, vous m’avez dit qu’il faudrait attendre encore dix jours… — Au moins, confirma Miles, sinistre. — J’ai tenu tant que j’ai pu mais nous devons régler certaines factures de façon à pouvoir bénéficier d’un crédit supplémentaire d’une semaine. Depuis Mahata Solaris, nous avons dangereusement puisé dans nos réserves. Miles passa un doigt las sur le dossier de sa chaise. — Oui, peut-être qu’on aurait dû continuer jusqu’à Tau Ceti. Trop tard maintenant. Si seulement il pouvait communiquer directement avec le Q. G. du secteur II… — Nous aurions quand même dû laisser les trois quarts de la flotte ici sur Terre, mon amiral. — Et je ne voulais pas que nous soyons divisés, je sais. Mais si nous restons ici encore longtemps, je crains que plus aucun d’entre nous ne puisse jamais repartir… Qu’on se volatilise dans un trou noir financier… Ecoutez, chatouillez vos programmes et dites-moi ce qui s’est passé à 16:00, heure locale de Londres, sur notre compte personnel. Ses doigts jouèrent au-dessus de la console, faisant jaillir des colonnes et des schémas colorés sur le plateau de l’holo-écran. Elle en caressa plusieurs, les faisant changer de formes et de teintes. — Ô mon Dieu ! Cela n’aurait pas dû arriver. Mais où est allé l’argent ?… Ah, découvert direct. Ceci explique cela. — Expliquez-moi, voulez-vous ? demanda Miles. Elle se tourna vers lui. — Eh bien, quand la flotte est à quai quelque part pour une période assez longue, nous ne laissons pas nos liquidités dormir tranquillement. — Ah non ? — Non. Tout ce dont nous n’avons pas absolument besoin pour nos dépenses immédiates est versé sur un compte à court terme générateur d’intérêts. Bien sûr, pour cette sorte de compte, un minimum légal est fixé. Il faut donc nous y soumettre. Quand une facture arrive, je la passe dans l’ordinateur qui débloque juste ce qu’il faut de notre compte courant pour la couvrir. — Le, euh… risque en vaut-il la peine ? — Le risque ? Mais c’est du bon sens primaire ! Nous avons réalisé quatre mille crédits fédéraux GSÀ en intérêts et dividendes la semaine dernière, jusqu’à ce que notre compte tombe en dessous du seuil minimum. — Oh, fit Miles. Il se prit à rêver un instant de laisser tomber la guerre pour se reconvertir dans la Bourse et les affaires. La Compagnie bancaire des Mercenaires libres dendarii ? Hélas, l’empereur aurait sûrement son mot à dire là-dessus… — Mais ces imbéciles… Le lieutenant Bone fit un geste vers les diagrammes colorés, représentant sa version des aventures de Danio et Cie, cet après-midi. —… ont essayé de payer en tapant le numéro du compte à court terme au lieu d’utiliser le compte courant de la flotte, comme je l’ai dit et répété à chacun depuis des jours et des jours. Pour le moment, il n’est pas seulement bloqué, il est vide. Parfois, j’ai l’impression de m’adresser à des sourds. D’autres graphiques lumineux jaillirent du bout de ses doigts. — Mais je ne pourrai pas continuer à jongler longtemps comme ça, mon amiral. Je ne suis même pas certaine de pouvoir tenir encore six jours. Et si l’ordre de transfert n’arrive pas… Elle leva les mains vers le ciel. —… toute la flotte dendarii glissera, morceau par morceau, dans le navire-ordures. Miles se massa la nuque. Il s’était trompé, son mal de crâne ne se calmait pas. — Oh… N’y a-t-il pas un moyen de retarder l’échéance en faisant créditer un compte puis un autre de façon à créer, euh… de l’argent virtuel ? Temporairement ? — De l’argent virtuel ? Ses lèvres s’ourlèrent de dégoût. — Pour sauver la flotte. Comme au combat. Une gestion de mercenaire… Il serra les mains entre ses genoux et lui adressa un sourire plein d’espoir. — Bien sûr, si cela dépasse vos compétences… Ses narines frémirent d’indignation. — Dépasser mes… Bien sûr que non ! Mais le genre d’opérations auxquelles vous faites allusion nécessite un décalage horaire. Or, le système financier terrestre est totalement intégré. Il n’y a aucun décalage horaire, à moins de travailler à l’échelle interstellaire. Mais je vais vous dire ce qui pourrait marcher… Sa voix se fit traînante. —… ou peut-être pas… — Quoi ? — Allez voir une grande banque et faites-vous accorder un prêt à court terme avec, pour garantie, disons, un bien d’équipement majeur. Ses yeux, glissant sur les parois du Triomphe, lui indiquaient clairement à quel équipement majeur elle faisait allusion. — Il faudra leur dissimuler certains faits : par exemple, que nous ne sommes pas les seuls à avoir des droits sur cette flotte ainsi que l’étendue des dégâts et les ambiguïtés concernant les actions des capitaines propriétaires et celles de la corporation de la flotte… mais au moins, ce serait de l’argent… vrai. Seulement… que dirait le commodore Tung quand il apprendrait que Miles avait hypothéqué son navire amiral ? Bien sûr, Tung n’était pas là. Tung était en permission. Eh bien, cette histoire devrait être terminée avant son retour, voilà tout ! — Il faudra demander deux à trois fois plus que ce dont nous avons réellement besoin, pour être certains d’obtenir assez, poursuivit le lieutenant Bone. Après accord, il ne vous restera plus qu’à signer, en tant qu’officier commandant. L’amiral Naismith devra signer, pensa Miles. Un homme dont l’existence légale était purement… virtuelle. Mais aucune banque terrienne n’était en mesure de découvrir ce fait et la flotte dendarii pouvait justifier son identité de façon parfaitement convaincante. Après tout, le lieutenant ne lui demandait rien de bien dangereux : signer un bout de papier. — Allez-y, préparez tout ça, lieutenant Bone. Utilisez le Triomphe ; il a quand même une grosse valeur. Elle hocha la tête. Ses épaules se redressèrent tandis qu’elle retrouvait un peu de sa sérénité habituelle. — Oui, mon amiral. Merci, mon amiral. Miles soupira et se leva. S’asseoir avait été une erreur, lui apprirent ses muscles fatigués. Les narines du lieutenant Bone frémirent quand il passa devant elle. Il ferait peut-être bien de prendre quelques minutes pour se laver. Déjà, il serait assez difficile d’expliquer sa disparition quand il retournerait à l’ambassade, sans y ajouter des considérations concernant son allure déplorable. En sortant, il entendit le lieutenant Bone se réinstaller devant sa console en maugréant d’un air offusqué : — De l’argent virtuel… Bonté divine ! 4 Le temps que Miles se douchât, se pansât, revêtît un uniforme propre et chaussât des boots brillants, ses pilules avaient agi et il n’éprouvait plus aucune douleur. Cependant, lorsqu’il se surprit à siffler en s’aspergeant d’after-shave avant de se nouer autour du cou une écharpe de soie noire qui n’avait rien de réglementaire, il se dit qu’il ferait bien de diminuer la dose la prochaine fois. Il se sentait beaucoup trop bien. Dommage que l’uniforme dendarii ne comprît pas un béret. En l’inclinant sur l’œil, il aurait une certaine allure. Il faudrait que les mercenaires l’adoptent. Tung serait probablement d’accord : n’avait-il pas une théorie selon laquelle les chouettes uniformes aidaient à recruter et à soutenir le moral des troupes ? Toutefois, Miles n’était pas vraiment certain que cela n’amènerait pas dans leurs rangs un tas de recrues qui voudraient simplement épater la galerie. Le soldat Danio aimerait sûrement porter un béret… Miles abandonna cette idée. Elli Quinn l’attendait patiemment dans le corridor d’accès à la navette. Avec une souplesse gracieuse, elle le devança dans le sas, remarquant : — On ferait bien de se presser. Pendant combien de temps ton cousin peut-il cacher ton absence à l’ambassade ? — Ce doit être déjà foutu, dit Miles en s’attachant à ses côtés. Compte tenu des effets secondaires des pilules, il lui laissa prudemment prendre les commandes. La petite navette glissa sans encombre à l’écart du navire et entama sa descente. Morose, Miles méditait sur la réception qui l’attendait à l’ambassade. Il serait consigné au quartier, pour le moins, même s’il pouvait tenter de plaider des circonstances vaguement atténuantes. En tout cas, il n’avait aucune envie de se précipiter dans sa cage. Surtout présentement, alors qu’il était ici, sur Terre, par une belle nuit d’été, en compagnie d’une femme brillante et splendide. Il n’était que – il consulta son chronomètre – 23 : 00. La vie nocturne commençait à peine. Londres, avec son énorme population, ne dormait jamais. Inexplicablement, Miles sentit les battements de son cœur s’accélérer. Et pourtant, que pourraient-ils faire ? Boire était hors de question : en dehors de son intolérance chronique à l’alcool, il n’osait en envisager l’effet combiné avec ses pilules. Un spectacle ? Cela les immobiliserait pendant un laps de temps assez long au même endroit : mauvais pour sa sécurité. Non, il fallait qu’ils se déplacent sans cesse. Au diable les Cetagandans. Mieux valait pourrir en enfer plutôt que d’être l’otage de la peur qu’ils lui inspiraient. Après tout, l’amiral Naismith pouvait bien avoir un dernier caprice avant qu’on l’enfermât de nouveau dans son placard. Les lumières du spatioport brillaient sous eux, bondissant à leur rencontre. Tandis qu’ils s’engageaient dans leur box loué (cent quarante crédits fédéraux GSA par jour) et gardé par un Dendarii, Miles s’exclama : — Elli, et si nous allions… faire du shopping ! Voilà comment ils se retrouvèrent, à minuit, en train de déambuler dans une allée élégante. À cet endroit, des marchandises, non seulement terrestres mais de toute la galaxie, s’offraient au visiteur fortuné. Les passants valaient eux aussi le coup d’œil, pour ceux qui s’intéressaient à l’élégance et au snobisme. Apparemment, les plumes étaient à la mode cette année ainsi que la soie synthétique, le cuir et la fourrure, résurgences nostalgiques des matières naturelles d’antan. Et le passé de la Terre offrait bien des occasions d’être mélancolique. Telle cette jeune femme dans un costume mi-aztèque, mi-viking qui était accrochée au bras d’un individu portant bottes et plumes du XXIVe siècle. Le béret dendarii n’aurait peut-être pas l’air si incongru, après tout. Elli, remarqua Miles tristement, ne profitait pas de tout ce carnaval. Aux aguets, elle scrutait chaque passant, cherchant à déterminer s’il pouvait cacher une arme, à surprendre le moindre geste trop vif. Mais elle s’immobilisa soudain, réellement intriguée, devant une boutique discrètement nommée : FOURRURES DE CULTURE, BIOMANIPULATION GALACTECH. Miles lui ouvrit la porte. Le magasin était spacieux et feutré : une indication des prix qui devaient y être pratiqués. Des manteaux de renard rouge, des peaux de tigre blanc, des vestes de léopard – animal disparu depuis longtemps –, des sacs et des ceintures perlées, assez tape-à-l’œil, en peau de lézard de Tau Ceti, des chemises de macaque noir et blanc… Une holovidéo, fonctionnant en permanence, expliquait l’origine de chaque objet : ces produits n’étaient pas obtenus en massacrant des animaux mais grâce à des manipulations dans les tubes à essai et les cuves du département recherche et développement de la GalacTech. Dix-neuf espèces éteintes étaient offertes en couleurs naturelles. Le must pour l’automne prochain, leur jura la vid, serait le cuir arc-en-ciel de rhinocéros et le renard blanc en trois épaisseurs pastel assorties. Elli enfouit ses mains dans quelque chose qui ressemblait à une explosion de chat persan abricot. — Est-ce que ça perd ses poils ? demanda Miles, médusé. — Pas du tout, leur assura le vendeur. Les fourrures cultivées de la GalacTech sont garanties : elles ne perdent pas leurs poils et gardent toujours leur teinte d’origine. Elles sont aussi traitées à l’épreuve de la moisissure. Une énorme boule de fourrure noire et soyeuse se coula dans les bras d’Elli. — Qu’est-ce que c’est ? Pas un manteau… — Ah, il s’agit d’un nouvel article qui a beaucoup de succès, dit le vendeur. Le dernier cri en matière de feed-back biomécanique. La plupart des fourrures que vous voyez ici sont des peaux traitées de façon tout à fait conventionnelle… Par contre, celle-ci est une fourrure vivante. Ce modèle peut très bien servir de couverture, de couvre-lit ou bien de tapis. Nous avons prévu d’étendre la gamme proposée à d’autres articles, l’an prochain. — Une fourrure vivante ? Enchantée, Elli haussa les sourcils. Machinalement, comme pour se mettre à sa hauteur, le vendeur se haussa sur la pointe des pieds… Le visage d’Elli avait cet effet sur ceux qui le découvraient. — Une fourrure vivante, répéta-t-il en hochant la tête, mais qui ne possède pas les défauts d’un animal vivant. Elle ne perd pas ses poils, elle ne mange pas et… Il toussa discrètement. —… elle n’a pas besoin de litière. — Pardon, intervint Miles, mais alors comment pouvez-vous dire qu’elle est vivante ? D’où tire-t-elle son énergie sinon par transformation chimique de sa nourriture ? — Grâce à un filet électromagnétique au niveau cellulaire qui recueille passivement l’énergie environnante. Les ondes d’holovidéo et tout le reste. Et tous les mois environ, si vous avez l’impression qu’elle se décharge, vous pouvez lui donner un coup de fouet en la passant quelques minutes aux micro-ondes réglé au minimum. FOURRURES DE CULTURE ne peut être tenu pour responsable si l’utilisateur l’a exposée accidentellement à une dose trop forte. — Ça n’en fait toujours pas quelque chose de vivant, objecta Miles. — Je vous assure, dit le vendeur, que cette couverture a bénéficié du meilleur assortiment de gènes de félis domesticus. Nous avons aussi en stock du persan blanc ou du siamois aux taches chocolat. Ce sont leurs couleurs naturelles, bien sûr, mais nous pouvons aussi vous les procurer sur commande dans tous les tons qu’il vous plaira. — Ils ont fait ça à un chat ? s’étrangla Miles tandis qu’Elli étreignait à pleins bras l’énorme fourrure sans os. — Caressez-la, conseilla le vendeur à Elli. Elle lui obéit et éclata de rire. — Elle miaule ! — Oui. Elle bénéficie aussi d’un programme d’orientation thermographique… en d’autres termes, elle peut se pelotonner contre vous. Elli s’enveloppa complètement dans la fourrure qui cascada le long de son corps au-delà de ses pieds, telle la traîne d’une reine. — Qu’est-ce qu’ils ne vont pas inventer ? Hummmm… on a envie de se caresser tout le corps avec, dit-elle en frottant sa joue contre les poils si doux. — Vraiment ? marmonna Miles, dubitatif. Soudain, les yeux lui sortirent de la tête tandis qu’il imaginait le corps nu d’Elli étendu sur cette descente de lit poilue. — Vraiment ? répéta-t-il sur un ton très différent tandis que ses lèvres se retroussaient en un sourire affamé. Il se tourna vers le vendeur : — Nous la prenons. Mais lorsqu’il sortit sa carte de crédit, il s’aperçut aussitôt qu’il ne pouvait l’utiliser. Il la contempla, embarrassé. C’était celle du lieutenant Vorkosigan, copieusement dotée de la paie de l’ambassade mais beaucoup trop compromettante pour sa couverture actuelle. Le voyant hésiter, Quinn, derrière lui, se pencha par-dessus son épaule et regarda la carte avant qu’il ne la recouvrît de sa paume. Leurs yeux se rencontrèrent. — Oh… non, maugréa-t-elle, non et non. Elle sortit son porte-monnaie. J’aurais dû demander le prix, pensa Miles tandis qu’ils sortaient de la boutique, l’encombrant colis enveloppé dans un élégant emballage en plastique argenté. Le paquet, le vendeur avait fini par les en convaincre, ne nécessitait pas de trous d’aération. Bon, la fourrure avait plu à Elli et c’était le principal. Il n’allait pas gâcher sa joie. Malgré son manque de prévoyance et son orgueil blessé. Ne voulait-il pas lui faire plaisir ? Alors, il la rembourserait plus tard. Mais maintenant, où pouvaient-ils essayer la fourrure ? C’était son unique préoccupation tandis qu’ils se dirigeaient machinalement vers la plus proche entrée du réseau de tubes. Il ne voulait pas que la nuit se terminât. Ou plus exactement, il désirait se trouver seul avec Elli mais ne savait pas comment faire. Elli, il le soupçonnait, n’avait aucune idée de ce qui se passait en lui. Un petit flirt sans conséquence était une chose ; le changement de carrière qu’il comptait lui proposer bouleverserait son existence. Elli, née dans l’espace ; Elli qui traitait souvent les planéteux de bouffeurs de poussière ; Elli qui foulait la terre avec l’évident dégoût d’une sirène hors de l’eau. Elli était un pays étranger. Elli était une ile. Et il était un parfait idiot : si rien ne changeait entre eux d’ici peu, il allait exploser. La fameuse lune de la Terre, voilà ce dont ils avaient besoin : admirer son reflet dans une eau brillante et noire. Malheureusement, l’ancien fleuve de la ville était enfoui sous terre dans ce secteur, absorbé par de gigantesques canalisations lors de l’explosion urbaine du XXIIIe siècle. À l’époque, on avait enfermé sous des dômes tous les quartiers qui n’étaient pas protégés historiquement. La tranquillité, un coin paisible et privé n’étaient pas chose facile à trouver dans une cité peuplée de quelques dizaines de millions de gens. Une tombe est un endroit paisible et privé, mais personne ne s’y embrasse… Les souvenirs des morts de Dagoola s’étaient dissipés ces dernières semaines mais celui-ci le prit par surprise dans un tube de descente public menant aux voitures-bulles. Elli tombait, arrachée à sa main blessée par un tourbillon vicieux… un défaut du système antigrav… avalée par l’obscurité… — Miles, aïe ! protesta-t-elle. Lâche-moi ! Qu’est-ce qui se passe ? — On tombe, bafouilla-t-il. — Bien sûr qu’on tombe, on est dans un tube de descente. Tu vas bien ? Laisse-moi regarder tes pupilles. Elle attrapa une poignée et les tira tous deux vers le bord du tube, à l’écart du trafic rapide de la zone centrale. Les Londoniens de minuit continuaient à tomber autour d’eux. L’enfer a été modernisé, songea Miles. Voilà la rivière des esprits égarés qui gargouillent, aspirés par un égout cosmique, de plus en plus rapide. Elle avait les pupilles larges et noires… — Est-ce que tes yeux se dilatent ou se contractent en général sous l’effet des drogues ? demanda-t-elle, inquiète, en le scrutant à quelques centimètres de distance. — Comment sont-ils maintenant ? — Ils palpitent. Miles ravala sa salive. — Je vais bien. Le médecin vérifie toujours deux fois ce qu’elle me donne. Mais d’après elle, les pilules peuvent me procurer un léger malaise. Il n’avait pas relâché son étreinte. Dans le tube de descente, s’aperçut-il soudainement, leur différence de taille n’avait plus aucune importance. Ils pendaient face à face, ses bottes gigotant au-dessus des chevilles d’Elli. Il n’avait même pas besoin de grimper sur un tabouret ou de se tordre le cou pour être à sa hauteur. Cédant à une impulsion, ses lèvres plongèrent sur celles d’Elli. Pendant une fraction de seconde, un voile de terreur lui emprisonna l’esprit, comme quand il avait plongé d’une hauteur de trente mètres dans une eau verte et claire qu’il savait glacée : il s’était abandonné à la gravité avant de considérer toutes les conséquences de son geste. Mon Dieu, l’eau était chaude, si chaude… Les yeux d’Elli s’écarquillèrent de surprise. Il hésita, perdant l’avantage précieux de son élan vers elle, et commença à s’écarter. Mais elle entrouvrit les lèvres et s’accrocha à lui en nouant ses bras autour de son cou. C’était une athlète : son étreinte n’était peut-être pas réglementaire mais elle l’immobilisait efficacement. Il était battu à plate couture. Vaincu et heureux de l’être. Une défaite qui chantait en lui comme une éclatante victoire. Il lui dévora la bouche, lui embrassa les joues, les paupières, les sourcils, le nez, le menton… mais où était le doux puits de ses lèvres ? Ce gouffre sans fond… Le paquet contenant la fourrure commença à s’éloigner, se cognant à la paroi du tube. Sans qu’ils s’en aperçoivent. Puis ils furent heurtés par une femme qui les toisa de haut avant de disparaître… un adolescent au centre du tube les siffla et fit des gestes grossiers et explicites… Mais rien n’aurait pu les séparer si le bipeur dans la poche d’Elli ne s’était pas mis à sonner. Maladroitement, ils rattrapèrent la fourrure et se démenèrent pour atteindre la première sortie, échappant ainsi au champ du tube. En arrivant sur une plate-forme qui conduisait à des voitures-bulles, ils s’arrêtèrent, titubant, et se dévisagèrent, bouleversés. Dans un instant de délire, se dit alors Miles, il avait chamboulé leur relation professionnelle soigneusement établie. Qu’étaient-ils à présent ? Un officier et son subordonné ? Un homme et une femme ? Un ami et une amie ? Un amant et une amante ? Ce pouvait être une erreur fatale. Mais tout pouvait être fatal. Dagoola lui avait enseigné cette leçon. La personne enfermée dans son uniforme était plus grande que le soldat, l’homme plus complexe que son rôle. La mort pouvait les emporter l’un ou l’autre demain et un univers de possibilités – et pas uniquement un officier – disparaîtrait. Il l’embrasserait encore – et merde, il pouvait à peine atteindre sa gorge d’ivoire maintenant… La gorge d’ivoire émit un grognement consterné, cependant qu’Elli réglait le comm sur la fréquence protégée. — Bon sang, qui… dit-elle. Ça ne peut être toi puisque tu es là. Quinn, j’écoute ! La voix d’Ivan Vorpatril résonna, faible mais claire. — Commandant Quinn ? Miles est-il avec vous ? Miles eut un rictus de frustration. Le timing d’Ivan était surnaturel, comme toujours. Inopportun. — Oui, pourquoi ? répondit Quinn. — Eh bien, dites-lui de ramener ses fesses ici en vitesse. J’ai réussi à provoquer un trou dans le système de sécurité, mais je ne peux pas tenir très longtemps. Et puis, j’ai besoin de dormir, moi aussi. Un long hurlement que Miles interpréta comme un bâillement jaillit du comm. — Bon sang, je ne pensais pas qu’il y arriverait, marmonna-t-il avant de se saisir de l’appareil. Ivan ? Tu peux vraiment me faire rentrer sans qu’on s’en aperçoive ? — Pendant encore quinze minutes à peu près. Et j’ai dû enfreindre tous les règlements pour y parvenir. Je tiens le poste de garde au niveau moins trois, c’est là qu’il y a la sortie des égouts de la ville et notre générateur d’énergie. Je pourrai couper le courant une fraction de seconde pour que ton entrée ne soit pas enregistrée sur la vidéo, mais seulement si tu reviens avec le caporal Veli. Ça m’est égal de prendre des risques pour toi mais j’ai pas envie de prendre des risques pour rien, tu saisis ? Elli étudiait l’holocarte du réseau de tubes. — Tu peux y arriver, je crois. — Cela ne servira à rien… Elle le saisit par le coude et le poussa dans le couloir vers les voitures-bulles ; la lueur résolue du devoir étouffa la douce clarté du désir dans son regard. — Nous aurons encore dix minutes à nous en chemin. Tandis qu’Elli créditait leurs jetons, Miles se massa le visage, essayant de capturer sous sa peau un fragment de rationalité. Soudain, son regard fut attiré par un reflet dansant sur le mur métallique… qui lui renvoya alors son image comme un coup de poing : des traits déformés par la frustration et la terreur. Il secoua la tête, ferma les yeux avant de s’observer de nouveau. Il quitta l’ombre du pilier sous lequel il se trouvait. Mais ce ne fut guère mieux : durant une fraction de seconde, il se vit portant l’uniforme vert de Barrayar. Une hallucination. Maudites pilules. Son inconscient essayait-il de lui dire quelque chose ? Bah, il n’avait pas grand-chose à craindre tant que le scanner du cerveau du lieutenant Vorkosigan et de l’amiral Naismith ne produirait pas deux diagrammes différents. Après réflexion, cette idée n’avait rien de drôle. Sur le trajet du retour, il embrassa Elli avec des sentiments plus complexes que le simple désir sexuel. Les baisers échangés dans la voiture-bulle leur procuraient plus de peine que de plaisir. En arrivant à leur destination, Miles était dans l’état d’excitation le plus inconfortable qu’il ait jamais connu. Tout son sang avait abandonné sa cervelle pour inonder son bas-ventre, le rendant idiot par hypoxémie et lubricité. Elli l’abandonna sur le quai devant l’entrée souterraine de l’ambassade avec un murmure angoissé : — À bientôt… Elle avait déjà disparu lorsque Miles se rendit compte qu’elle lui avait laissé le paquet qui vibrait avec un ronronnement régulier. — Joli chat, le complimenta Miles avec un soupir avant de rentrer – en boitant – chez lui. Le lendemain matin, il se réveilla hagard, englué dans un grouillement de fourrure noire. — Ça a l’air gentil, non ? remarqua Ivan. Miles se fraya un chemin vers l’air libre, crachant des poils. Le vendeur avait menti : à l’évidence, cette bête virtuelle se nourrissait de viande humaine et non de radiations. La nuit, elle enveloppait secrètement ses victimes dans son pelage, pour les ingérer telle une amibe… Bon sang, il l’avait pourtant posée hier soir au pied de son lit. Des milliers de petits enfants, tapis sous leurs draps pour se protéger du monstre caché dans leur placard, allaient avoir une mauvaise surprise. Indéniablement, le vendeur de FOURRURES DE CULTURE était un agent provocateur, un Cetagandan, un assassin… En sous-vêtements, Ivan, une brosse à dents plantée entre ses incisives étincelantes, glissa les mains dans la soie noire. La créature ondula, comme pour mieux profiter de cette caresse. — Etonnant… Le menton mal rasé, Ivan mâchonna le bout de sa brosse à dents, la faisant danser dans sa bouche. — On a envie de s’étaler complètement nu là-dedans. Miles eut la vision d’Ivan étendu nu sur… Il frémit. — Beuark… Y a du café ? — En bas. D’abord, tu dois enfiler ton bel uniforme réglementaire, mon cher. Et surtout, débrouille-toi pour avoir l’air d’être resté au lit depuis hier après-midi. Miles sentit les ennuis venir dès que Galeni le convoqua dans son bureau, une demi-heure après le début de sa journée de travail. — Bonjour, lieutenant Vorkosigan. Galeni souriait, faussement affable. Ce sourire hypocrite était aussi sinistre que son vrai sourire – rare, il est vrai – pouvait être charmant. Miles hocha la tête, inquiet. — Bonjour, mon capitaine. — Cette terrible inflammation osseuse est passée, à ce que je vois. — Oui, mon capitaine. — Mais asseyez-vous donc. — Merci, mon capitaine. Miles s’installa sur sa chaise avec précaution – aucune pilule antidouleur, ce matin. Après les aventures de la veille, couronnées par cette troublante hallucination dans le tube, Miles les avait jetées, tout en se promettant d’alerter le médecin de la flotte : encore un nouveau médicament à ajouter à la longue liste des produits auxquels il était allergique. Les sourcils de Galeni se froncèrent comme s’il était subitement pris de doute. Mais son regard tomba sur la main bandée de Miles qui, gêné, se tortilla sur son siège, essayant de la cacher d’un air parfaitement naturel derrière son maigre dos. Le visage sombre, Galeni grimaça et brancha l’holovidéo. — J’ai découvert un sujet fascinant aux nouvelles locales, ce matin, dit-il. Et je me suis dit que vous aimeriez le voir, vous aussi. Je préférerais plutôt tomber raide mort sur votre moquette, mon capitaine. Miles n’avait aucun doute sur ce qui allait suivre. Et dire que sa seule crainte avait été que les Cetagandans tombent sur ces images. La journaliste entama son introduction – visiblement, cette séquence avait été réalisée après coup car l’incendie de la boutique s’éteignait à l’arrière-plan. Puis, après une coupure, le visage noirci, durement éprouvé de l’amiral Naismith apparut en gros plan. Derrière, le feu faisait rage. Miles entendit sa propre voix, interrompue par plusieurs quintes de toux, qui s’exprimait avec l’accent de Beta : « … une malencontreuse méprise… Je promets qu’une enquête approfondie sera… » Les gros plans qui le montraient roulant hors des flammes avec l’infortunée employée étaient, tout bien considéré, peu spectaculaires. Dommage que ce drame ne se soit pas passé la nuit, pour magnifier cette splendeur pyrotechnique ! Sur l’holovidéo, le visage de l’amiral Naismith était déformé par la colère et par la peur. Miles remarqua un faible écho de ces sentiments sur les traits de Galeni. Eprouverait-il finalement une certaine sympathie pour son jeune lieutenant ? Même s’il est plutôt désagréable de commander des subordonnés qui n’obéissent pas aux ordres. Toute cette histoire n’allait sûrement pas enchanter Galeni. Le reportage se termina enfin et le capitaine éteignit la machine. Il s’enfonça dans son fauteuil avant de dévisager calmement Miles. — Eh bien ? Ce n’était pas le moment, Miles en était pleinement conscient, de faire le malin. — Mon capitaine, le commandant Quinn m’a appelé hier ici, à l’ambassade, pour tenter de maîtriser cette situation. J’étais l’officier de haut rang dendarii le plus proche des lieux. Par la suite, ses craintes se sont révélées justifiées. Ma prompte intervention a permis d’éviter des blessés et peut-être même des morts. Je dois m’excuser pour m’être absenté sans prévenir. Mais je ne puis le regretter. — Des excuses ? gronda Galeni, projeté en avant par une fureur contenue. Vous avez déserté, abandonné votre poste ; vous vous êtes baladé sans protection, au mépris total d’ordres pourtant formels. Apparemment, il s’en est fallu de quelques secondes pour que vous soyez rôti à point. Et c’est moi qui aurais dû rédiger le rapport expliquant à la Sécurité comment récupérer vos restes carbonisés, comment vous avez pu entrer et sortir de l’ambassade sans laisser aucune trace dans mes enregistrements de sécurité ? Et vous comptez balayer tout ça avec de simples excuses ? Ça m’étonnerait, lieutenant. Miles se raccrocha à la seule perche qui lui restait. — Je n’étais pas sans garde du corps, mon capitaine. Le commandant Quinn était présent. Et je ne cherche pas à balayer quoi que ce soit. — Alors, commencez par m’expliquer comment vous avez pu entrer et sortir sans que personne ne vous remarque. Galeni se rejeta en arrière sur son siège, croisant les bras avec un air féroce. — Je… commença Miles. C’était bien là le hic. Une confession lui épargnerait peut-être quelques désagréments, mais pouvait-il moucharder Ivan ? — Je… je suis parti avec un groupe d’invités qui quittaient la réception. Comme je portais mon uniforme dendarii, les gardes ont cru que j’étais avec eux. — Et à votre retour ? Miles resta muet. Galeni avait le droit de connaître tous les faits, de façon à pouvoir réparer cet accroc dans ses services de sécurité. Mais, entre autres choses, Miles ignorait comment Ivan avait trafiqué les senseurs vidéo, sans parler des raisons pour lesquelles le caporal avait été absent. En rentrant, la veille, il était allé tout droit se coucher sans demander de détails à son cousin. — Vous ne pourrez pas protéger Vorpatril, lieutenant, remarqua Galeni. Je m’occuperai de lui, juste après vous. — Qu’est-ce qui vous fait croire qu’Ivan est mêlé à ça ? Il avait dit cela sans réfléchir, uniquement pour gagner du temps. Il aurait mieux fait de réfléchir. Galeni prit un air écœuré. — Restons sérieux, Vorkosigan. Miles respira un bon coup. — Tout ce qu’Ivan a fait, il l’a fait sur mon ordre. La responsabilité m’incombe entièrement. Si vous acceptez de ne pas le mettre en accusation, je lui demanderai de vous fournir un rapport complet sur la façon dont il a réussi à provoquer cette faille temporaire dans le service de sécurité. Les lèvres du capitaine se tordirent. — Vous lui demanderez de… hein ? Ne vous est-il pas venu à l’esprit que le lieutenant Vorpatril est votre supérieur ici ? — Non… mon capitaine, s’étrangla Miles. Ça, euh… m’était complètement sorti de la tête. — Et de la sienne aussi, apparemment. — Mon capitaine, j’avais tout d’abord prévu de m’absenter très brièvement. De plus, il fallait faire extrêmement vite ; je n’avais donc pas le temps de prendre des dispositions concernant mon retour. Cependant, lorsque la situation a pris cette tournure, il m’a semblé évident que je devrais revenir ici ouvertement, sans me cacher. Mais il était déjà 2 heures du matin et Ivan s’était donné beaucoup de mal pour… enfin, je ne voulais pas qu’il croie que je méprisais son… — Et d’ailleurs, acheva Galeni sotto voce, vous espériez bien que ça marcherait. Miles réprima un sourire. — Ivan est vraiment innocent. C’est moi que vous devez accuser, mon capitaine. — Merci, lieutenant, de votre bienveillante permission. Un point pour lui. Miles s’emporta. — Bon sang, mon capitaine, qu’attendez-vous de moi ? Les Dendarii sont au service de Barrayar, autant que n’importe quelle troupe portant l’uniforme impérial. Même s’ils l’ignorent. Et ils sont sous ma responsabilité directe. Je ne peux donc pas négliger leurs besoins les plus urgents, même pour jouer le rôle du lieutenant Vorkosigan. Galeni sursauta dans son fauteuil ; ses sourcils se rejoignirent. — Jouer le rôle du lieutenant Vorkosigan ? Mais qui croyez-vous être ? — Je suis… Miles sombra dans le silence, saisi par un soudain vertige, comme s’il tombait dans un tube de descente. La confusion régnait dans son esprit. En plein désarroi, il fut même incapable de comprendre vraiment la question. Le silence s’éternisa. Vaguement mal à l’aise, Galeni croisa les doigts sur son bureau. Sa voix s’adoucit. — Vous perdez le fil, n’est-ce pas ? Miles ouvrit des mains impuissantes. — Je… C’est mon devoir, quand je suis l’amiral Naismith, d’être l’amiral Naismith de toutes mes forces. Généralement, je n’ai pas à jouer ainsi avec mes deux identités. Galeni pencha la tête. — Mais Naismith n’est pas réel. Vous l’avez dit vous-même. — Euh… c’est vrai, mon capitaine. Naismith n’est pas réel. Miles aspira profondément. — Mais ses devoirs le sont. Nous devrions établir un arrangement plus rationnel afin que je puisse les accomplir. Galeni ne semblait pas se rendre compte que quand Miles s’était, certes involontairement, placé sous ses ordres, ce n’était pas un seul soldat qu’il avait accueilli mais cinq mille. D’autre part, s’il venait à le comprendre, ne chercherait-il pas à se mêler des affaires dendarii ? Miles serra les dents. L’inquiétude – ou plutôt la jalousie ? – lui tordit le ventre. Seigneur, faites que Galeni continue à croire que les Dendarii sont mon affaire personnelle… Le capitaine Galeni se massait le front. — Hum, eh bien, disons ceci : si les devoirs de l’amiral Naismith vous appellent de nouveau, lieutenant Vorkosigan, venez d’abord me trouver. Il soupira. — Considérez-vous en période de mise à l’épreuve. Je vous aurais bien consigné dans vos quartiers, mais l’ambassadeur a spécifiquement réclamé votre présence pour accompagner des invités cet après-midi. Néanmoins, soyez conscient que j’aurais pu porter contre vous des accusations très sérieuses. Désobéissance à un ordre direct, par exemple. — J’en suis… tout à fait conscient, mon capitaine. Euh… et Ivan ? — Je m’occuperai de lui. Galeni secoua la tête, comme s’il envisageait déjà quel sort réserver au lieutenant Vorpatril. Miles ne pouvait l’en blâmer. Il valait mieux ne pas trop insister… pour l’instant. — Bien, mon capitaine. — Vous pouvez disposer. Génial, se dit Miles, sardonique en sortant du bureau. D’abord, il me croyait simplement désobéissant. Maintenant, il pense que je suis fou. Il n’a peut-être pas tort, concéda-t-il en se souvenant de son incapacité à répondre à cette question : Qui croyez-vous être ? L’événement politico-mondain de l’après-midi était une réception et un dîner en l’honneur de la visite sur Terre du Baba de Lairouba. Le Baba, chef héréditaire de sa planète, mêlait tâches politiques et religieuses. Après avoir effectué son pèlerinage à La Mecque, il était venu participer à Londres aux discussions sur les droits de passage parmi le groupe des planètes du Bras occidental d’Orion. Tau Ceti était le moyeu de cette connexion et Komarr y était reliée par deux couloirs, ce qui expliquait l’intérêt de Barrayar. Miles était chargé de sa mission habituelle. Cette fois-ci, il devait s’occuper d’une des quatre épouses du Baba, une dame dont il avait bien du mal à se faire une opinion. Etait-elle une redoutable douairière ? De beaux yeux sombres et brillants, des mains douces, couleur chocolat… mais le reste de son corps, enveloppé dans des mètres de soie crémeuse brodée d’or, lui donnait une beauté hypnotique qui évoquait irrésistiblement un matelas douillet. Quant à son esprit, il ne pouvait en juger. Elle ne parlait pas l’anglais, ni le français, ni le russe, ni aucun des dialectes grecs en usage sur Barrayar et lui ne connaissait ni le lairouban, ni l’arabe. Les écouteurs de traduction avaient été bien mal à propos livrés à une adresse inconnue, à l’autre bout de Londres, ce qui forçait une bonne moitié des diplomates présents à contempler leurs alter egos en souriant d’un air plus ou moins stupide. Tout au long du dîner, Miles et la dame communiquèrent par gestes leurs besoins essentiels – du sel, madame ? –, avec une bonne volonté touchante. Et il parvint même à la faire rire deux fois. Il aurait bien voulu savoir comment. De façon encore plus malencontreuse, avant que les discours qui clôturaient habituellement le repas n’aient pu être annulés, une nouvelle caisse de traducteurs simultanés fut livrée par un malheureux garçon hors d’haleine. Il s’ensuivit un nombre impressionnant de discours, prononcés dans un nombre impressionnant de langues, à l’intention exclusive d’un nombre impressionnant de journalistes. Mais parfois, même les pires moments ont une fin. La conférence de presse s’acheva, la dame-matelas douillet fut retirée des mains de Miles par deux autres coépouses et il se dirigea vers le salon où la réception de l’ambassade barrayarane faisait rage. Contournant un pilier d’albâtre qui se dressait prétentieusement vers la voûte du plafond, Miles tomba nez à nez avec la journaliste d’EURONEWS. — Mon Dieu mais c’est le petit amiral ! s’exclama-t-elle chaleureusement. Que faites-vous ici ? Ignorant le hurlement d’angoisse qui se répercutait dans son crâne, Miles adopta un air exquisément poli et borné. — Je vous demande pardon ? — Voyons, amiral Naismith… commença-t-elle sur un ton de léger reproche avant d’examiner son uniforme avec un intérêt non dissimulé. S’agirait-il d’une de vos missions secrètes, amiral ? Un battement de cœur passa. Miles s’autorisa à rouler des yeux ronds comme des soucoupes ; sa main s’égara vers la couture de son pantalon qu’il tapota nerveusement. C’est vrai, il n’avait pas d’arme. — Mon Dieu, s'étrangla-t-il d’une voix horrifiée – attention, n’en fais pas trop… –, vous voulez dire que l’amiral Naismith a été vu ici sur Terre ? Elle leva le menton avec un demi-sourire incrédule. — Vous ne vous êtes pas regardé dans une glace aujourd’hui ? Avait-il l’air assez perplexe ? Sa main droite était toujours bandée. Ce n’est pas une brûlure, madame, songea Miles dans un instant d’affolement. Je me suis coupé en me rasant… Il était temps de sortir le grand jeu. Claquant les talons de ses bottes, il lui fit la grâce d’une très officielle inclinaison du buste. D’une voix fière, dure et lourdement teintée d’accent barrayaran, il annonça : — Vous vous trompez, madame. Je suis lord Miles Vorkosigan de Barrayar. Lieutenant de l’armée impériale. Non que je n’aspire pas au titre que vous me donnez, mais il serait un peu prématuré. Elle eut un sourire de miel. — Etes-vous entièrement rétabli de vos brûlures, amiral ? Il haussa les sourcils – non, c’était une erreur, il ne devait pas attirer son attention sur ses poils grillés. — Naismith a été brûlé ? Vous l’avez vu ? Quand ? Pouvons-nous en parler ? Cet homme est d’un intérêt vital pour la Sécurité impériale de Barrayar. Elle le toisa des pieds à la tête. — Je veux bien le croire puisque lui et vous êtes une seule et même personne. — Venez… venez par ici. Et maintenant, comment allait-il s’en sortir ? La prenant par le coude, il l’entraîna à l’écart. — Bien sûr que nous sommes identiques. L’amiral Naismith des Mercenaires dendarii est mon… (Frère jumeau illégitime ? Ben voyons.) Soudain, une lumière le foudroya comme une explosion nucléaire. —… mon clone, conclut-il plus tranquillement. — Quoi ? Les certitudes de la journaliste se craquelaient. Ses yeux étaient rivés sur lui. — Mon clone, répéta-t-il d’une voix plus ferme. C’est une création extraordinaire. Nous croyons, sans jamais en avoir eu la certitude, qu’il est le résultat d’une expérience des Cetagandans qui a largement échappé à leur contrôle. Toutefois, il est certain que les Cetagandans possèdent les connaissances biologiques requises. Certaines de leurs expérimentations génétiques à but militaire vous terrifieraient. Au moins ça, c’était vrai. — Qui êtes-vous, au fait ? Elle lui montra son cube de presse. — Lise Vallerie. D’EURONEWS. Le simple fait qu’elle consentait à se présenter à nouveau montrait qu’il était sur la bonne voie. — Ah, fit-il en s’écartant d’elle ostensiblement. Une journaliste. Je ne savais pas. Excusez-moi, madame, je ne devrais pas vous parler sans la permission de mes supérieurs. Il fit mine de s’éloigner. — Non, attendez… euh, lord Vorkosigan ? Oh ! Vous n’êtes quand même pas parent avec ce Vorkosigan ? Il redressa le menton en essayant d’avoir l’air sévère. — C’est mon père. — Oh, soupira-t-elle comme si subitement elle comprenait tout. Ceci explique cela. C’était le but recherché, pensa Miles, morose. Il esquissa encore une tentative de fuite, mais elle s’accrocha à lui comme un lierre rampant. — Non, s’il vous plaît… si vous ne me parlez pas, je vais devoir faire ma propre enquête. — Eh bien… Miles réfléchit un court instant, puis reprit : — Pour nous, tout cela est une vieille histoire. Je peux donc vous dire certaines choses. Mais il est hors de question de les rendre publiques. Vous devez d’abord me donner votre parole. — Et un seigneur vor de Barrayar respecte toujours sa parole, n’est-ce pas ? Je ne révèle jamais mes sources, monsieur. — Très bien, acquiesça-t-il en faisant semblant de croire qu’elle lui avait donné la parole demandée alors qu’il n’en était rien. Il cueillit deux chaises et ils s’installèrent de façon à ne pas être dérangés par les roboserveurs qui débarrassaient les restes du banquet. Miles s’éclaircit la gorge. — La construction biologique qui se nomme elle-même amiral Naismith est… peut-être la créature la plus dangereuse de la galaxie. Habile, résolue… Par le passé, les Cetagandans comme les Barrayarans ont tenté de l’assassiner, sans succès. Il a commencé à asseoir sa puissance grâce à ses Mercenaires dendarii. Nous ignorons encore quels sont ses plans à long terme mais nous sommes certains qu’il mûrit un projet pour son armée privée. Du doigt, Vallerie se pinça les lèvres d’un air de doute. — Il m’a paru… assez sympathique quand je lui ai parlé. Compte tenu des circonstances. En tout cas, il est courageux. — Oui, c’est bien là le génie merveilleux de cet homme, s’écria Miles. (Doucement sur les louanges !) Son charisme. Les Cetagandans, s’il s’agit bien d’eux, avaient dû lui réserver un destin extraordinaire. C’est un génie militaire, vous savez. — Attendez un peu. Vous avez dit qu’il est un vrai clone, n’est-ce pas ? Pas une copie extérieure. Alors, il doit être encore plus jeune que vous. — Oui. Sa croissance, son éducation ont été accélérées artificiellement. Visiblement, un peu trop. Mais où l’avez-vous vu ? — Ici à Londres, répondit-elle, prête à ajouter quelque chose mais se reprenant à temps. Hé, mais vous venez de dire que Barrayar cherche à le tuer. Elle eut un geste de recul. — Je ferais peut-être mieux de vous laisser vous débrouiller tout seul. Miles rit brièvement. — Oh, plus maintenant. À présent, nous nous contentons de garder un œil sur lui. Il a disparu récemment, vous savez, ce qui rend les gens affectés à ma sécurité extrêmement nerveux. Il est clair qu’à l’origine il a été créé dans le but de se substituer à moi afin d’atteindre mon père. Mais depuis sept ans, il est devenu un renégat, échappant à ses créateurs-geôliers pour s’établir à son propre compte. Nous – sur Barrayar – nous en savons désormais trop sur lui, et lui et moi avons trop divergé pour qu’il essaie de prendre ma place. Elle l’examina d’un air critique. — Pourtant, il pourrait… Oui, il pourrait vraiment. Miles ricana. — Si vous pouviez nous voir tous les deux dans la même pièce, vous constateriez que j’ai presque deux centimètres de plus que lui. Une croissance retardée, un traitement aux hormones… (Ne pas trop en rajouter : il commençait à dire n’importe quoi.) Quoi qu’il en soit, les Cetagandans cherchent encore à le tuer. C’est, jusqu’ici, la meilleure preuve qu’il est effectivement leur création. Il en sait beaucoup trop sur leur compte. Voilà pourquoi nous aimerions bien lui mettre la main dessus. Il lui adressa un sourire de loup, horriblement faux. Elle s’écarta encore un peu plus. — Mais le plus écœurant chez cet homme, c’est son culot. Il aurait pu se choisir un autre nom ! Eh bien non, il a fallu qu’il usurpe le mien. Peut-être en avait-il pris l’habitude à l’époque où on l’entraînait à être moi. Il parle avec l’accent de Beta et porte le nom de jeune fille de ma mère, à la manière betane. Et vous savez pourquoi ? Oui, pourquoi, pourquoi ?… Muette, elle secoua la tête, le fixant avec répulsion mais aussi… avec fascination. — Parce que, selon les lois betanes concernant les clones, il serait en fait mon frère légitime, voilà pourquoi ! Il tente de se donner une existence légale. Je ne comprends pas trop pourquoi. C’est peut-être là son point faible. Il doit bien y avoir une faiblesse, un défaut dans sa cuirasse… En dehors de sa folie chronique, bien sûr. Il s’interrompit, hors d’haleine. Qu’elle croie surtout qu’il réprimait sa rage, et non sa terreur. Dieu merci, l’ambassadeur lui faisait signe de l’autre bout de la pièce. — Pardonnez-moi, madame. Il se leva. — Je dois vous quitter. Mais si… vous rencontrez à nouveau le faux Naismith, vous me feriez une grande faveur en prenant contact avec moi par l’intermédiaire de l’ambassade. Pour quoi faire ? Ses lèvres avaient à peine bougé. Comme à regret, elle se leva à son tour. Miles s’inclina sur sa main, exécuta un parfait demi-tour et s’enfuit. Dans le sillage de l’ambassadeur, il dut se retenir pour ne pas sauter de joie sur les marches. Génial ! Il était génial. Pourquoi n’avait-il pas imaginé cette couverture depuis des années ? Le chef de la SecImp, Illyan, allait l’adorer. Même Galeni risquait d’apprécier. 5 Le jour où le courrier revint du secteur II, Miles campa dans le couloir, faisant les cent pas devant la porte du bureau de Galeni. Quand celle-ci s’ouvrit enfin, Miles, au prix d’un terrible effort sur lui-même, ne bouscula pas le messager qui sortait. Il piétina seulement sur place le temps que l’homme eût libéré le passage… avant de se ruer à l’intérieur. Où il se planta au garde-à-vous devant la cons-comm du capitaine. — Mon capitaine ? — Oui, oui, lieutenant, je sais. Attendez, fit Galeni avec un geste impatient. Le silence tomba tandis qu’écran après écran les données s’enroulaient au-dessus du plateau de la vidéo. Finalement, Galeni s’enfonça dans son siège, le front creusé de rides. — Mon capitaine ? répéta Miles, insistant. Les sourcils froncés, Galeni se leva et fit signe à Miles de prendre sa place. — Voyez vous-même. Miles consulta deux fois l’enregistrement. — Mon capitaine… Mais il n’y a rien là-dedans ! — Je l’avais remarqué. Miles bondit. — Pas d’ordre de crédit, aucune instruction. aucune explication, ríen… Rien du tout ! Aucune référence à nous ou à notre mission. Nous avons attendu vingt maudits jours pour rien. On aurait pu aller à pied jusqu’à Tau Ceti et revenir pendant ce temps-là. C’est insensé. C’est impossible. Pensif, Galeni se pencha au-dessus du plateau silencieux. — Impossible ? Non. J’ai déjà vu des ordres se perdre. Les labyrinthes de la bureaucratie… Des communications importantes envoyées au mauvais destinataire, des requêtes urgentes qui attendent le retour de permission du titulaire habituel du poste. Cela se passe tout le temps. — Cela ne m’arrive jamais, gronda Miles. Un des sourcils de Galeni se haussa lentement. — Vous n’êtes qu’un petit Vor arrogant. Il se redressa. — Mais je vous soupçonne de dire la vérité. Cette sorte de chose ne doit pas vous arriver. À n’importe qui d’autre, oui, mais pas à vous. Bien sûr… Il esquissa un sourire. —… Mais il y a toujours une première fois, n’est-ce pas ? — C’est la deuxième fois, remarqua Miles. Soupçonneux, il scrutait Galeni, de folles accusations bouillonnant derrière ses lèvres. Ce bourgeois de Komarr était-il en train de se moquer de lui ? Si les instructions et l’ordre de crédit n’étaient pas là, c’est qu’ils avaient été interceptés. Ou bien que sa requête n’avait pas été transmise. Là-dessus, il n’avait que la parole de Galeni. Mais il était inconcevable que celui-ci risque sa carrière dans le simple but d’embêter un subordonné irritant. Non que la paie d’un capitaine de l’armée barrayarane fût une grande perte, comme le savait très bien Miles. Elle n’avait, en tout cas, rien de commun avec dix-huit millions de marks. À cette idée, son sang ne fit qu’un tour. Il écarquilla les yeux et serra les dents. Un homme pauvre, un homme dont la famille aurait perdu son immense richesse durant la conquête de Komarr, pouvait éprouver une légitime tentation devant une telle somme. Le risque en valait – largement – la chandelle. Cela ne lui semblait pas être le genre de Galeni mais, après tout, que savait-il vraiment sur son compte ? Il ignorait tout de son histoire personnelle. — Qu’allez-vous faire maintenant, mon capitaine ? demanda Miles avec raideur. Galeni ouvrit les mains, en signe d’impuissance. — Envoyer une autre demande. — Et c’est tout ? — Je ne peux pas sortir vos dix-huit millions de marks de ma poche, lieutenant. Ah non ? C’est ce qu’on ne va pas tarder à savoir… Il devait absolument filer d’ici, quitter l’ambassade afin de retourner auprès des Dendarii. Là-bas, il disposerait d’une foule d’experts du renseignement qui, depuis vingt jours, observaient la poussière s’accumuler sur leurs consoles tandis qu’il gâchait son temps à jouer les paralytiques… Si Galeni l’avait effectivement escroqué, il n’existerait pas de trou assez profond dans l’univers pour les cacher, lui et ses dix-huit millions volés. Galeni se redressa, les yeux étrécis et absents. — Cela est un mystère pour moi, fit-il avant d’ajouter à mi-voix, comme pour lui-même : Et je n’aime pas les mystères. Des nerfs, du sang-froid… Miles éprouva une réelle admiration pour son talent de comédien. Pourtant, si Galeni avait détourné cette somme, pourquoi n’avait-il pas disparu ? Qu’attendait-il ? Un signal quelconque ? Pour le moment, Miles ne savait pas grand-chose, mais cela ne durerait pas. Pour ça, non. — Dix jours. Dix jours de plus. — Désolé, lieutenant, dit Galeni, encore distrait. Tu vas l’être… Et plus que tu le crois. — Mon capitaine, j’ai besoin de passer une journée avec les Dendarii. L’amiral Naismith a des tâches qu’il ne peut repousser davantage. Pour commencer, et à cause de ce retard, nous devons absolument contracter un prêt auprès d’un établissement bancaire afín de faire face à nos dépenses courantes. Bien sûr, je dois m’en occuper personnellement. — Votre sécurité personnelle auprès des Dendarii ne me paraît nullement assurée, Vorkosigan. — Alors, adjoignez-moi quelqu’un de l’ambassade si ça vous chante. L’histoire du clone a sûrement calmé les choses. — L’histoire du clone était complètement idiote, aboya Galeni, soudain attentif. — Au contraire, elle était brillante, rétorqua Miles, choqué par cette critique brutale. Elle a enfin permis de différencier Naismith de Vorkosigan. Ce qui supprime le seul maillon faible de toute cette entreprise : à savoir mon apparence… unique et trop reconnaissable. Alors qu’un agent secret doit être anonyme. Insignifiant. — Qu’est-ce qui vous fait penser que cette journaliste va partager sa découverte avec les Cetagandans ? — Nous avons été vus ensemble. Par des millions de spectateurs sur l’holovidéo, bon Dieu ! Ne vous en faites pas, ils se débrouilleront pour lui poser quelques questions. Soudain, il ressentit un pincement au cœur… Non, il n’allait quand même pas craindre pour la vie de Lise Vallerie. Les Cetagandans allaient sûrement s’y prendre en douceur pour lui soutirer des informations. Pas question de l’enlever, de lui vider le cerveau, ni de se débarrasser d’une Terrienne aussi célèbre. Pas ici sur Terre. — Dans ce cas, pourquoi avoir fait des Cetagandans les créateurs putatifs de l’amiral Naismith ? S’il y a bien une chose dont ils sont sûrs, c’est de ne pas être dans le coup. — Par vraisemblance, expliqua Miles. Si même nous, nous ne savons pas d’où sort ce clone, pas étonnant, de leur point de vue, qu’ils n’en sachent guère plus. — C’est à peu près aussi vraisemblable qu’un clone à deux têtes, ricana Galeni. Il est pourtant possible que votre histoire rocambolesque marche. Ce qui ne m’aide en rien. Me retrouver avec le cadavre de l’amiral Naismith sur les bras serait aussi embarrassant que d’avoir celui de lord Vorkosigan. Schizophrène ou pas, même vous ne pouvez vous différencier à ce point. — Je ne suis pas schizophrène, répliqua Miles, piqué au vif. Un peu maniaco-dépressif, peut-être, admit-il après coup. Les lèvres de Galeni se tordirent. — Vous vous connaissez bien. — Nous essayons, mon capitaine. Galeni réfléchit puis décida avec sagesse de ne pas répondre à ce pluriel. Il grimaça. — Très bien, lieutenant Vorkosigan. Le sergent Barth veillera sur votre sécurité. Mais je veux que vous preniez contact avec moi toutes les huit heures, par comm protégé. Vous avez votre permission. Miles, qui reprenait déjà son souffle pour préparer de nouveaux arguments, en resta sans voix. — Oh, murmura-t-il enfin. Merci, mon capitaine. Pourquoi diable Galeni avait-il changé d’avis ainsi ? Miles aurait volontiers donné quelques litres de sang et quelques-uns de ses os tordus pour savoir ce qui se passait derrière ce profil romain. Il s’esquiva avant que le capitaine ne revînt sur sa décision. Pour des raisons de sécurité et non d’économie, les Dendarii avaient choisi de louer, sur le spatioport de Londres, le hangar le plus à l’écart. Bien sûr, il coûtait aussi moins cher, du fait de son éloignement ; ce qui n’était pas plus mal, par les temps qui couraient. Il se dressait au milieu de nulle part, tout au bout des pistes, entouré par une vaste étendue de tarmac vide et nu. Personne ne pouvait s’en approcher sans être vu. Et en cas d’attaque, au moins il n’y aurait pas de victimes parmi les innocents passants, les civils. Un choix logique, pensa Miles. Mais cela faisait aussi une sacrée trotte. Miles essayait de marcher d’un bon pas au lieu de se déhancher fébrilement, telle une araignée sur le carrelage d’une cuisine. Ne deviendrait-il pas un tantinet paranoïaque ? Il avait déjà la schizophrénie et la maniaco-dépression à son actif. C’était amplement suffisant. Le sergent Barth, mal à l’aise dans ses vêtements civils, aurait bien voulu le déposer devant la navette dans une voiture blindée de l’ambassade. Péniblement, Miles était parvenu à le convaincre que sept années de camouflage soigneusement entretenu s’envoleraient en fumée si jamais on voyait l’amiral Naismith sortir d’un véhicule officiel barrayaran. La vue imprenable qui s’offrait autour du hangar valait dans les deux sens. Inutile de se faire du mouron, on ne pourrait pas les approcher en douce. En douce, peut-être pas. Mais pourquoi pas ouvertement, sans en avoir l’air ? Par exemple, avec cette énorme navette-cargo flottante qui longeait la piste là-bas en grondant. Des navettes de maintenance comme celle-là, il y en avait partout sur le spatioport et l’œil s’habituait très vite à leur trafic erratique. Si on avait décidé de les attaquer, ce véhicule était un moyen de choix, merveilleusement équivoque. Tant qu’il n’ouvrait pas les hostilités, les Dendarii ne pouvaient savoir s’il s’agissait d’un engin de mort ou bien d’un cargo rempli de paisibles ouvriers au labeur. Dans le doute, impossible de le faire sauter. Une méprise de cette envergure briserait les plus belles carrières diplomatiques. Barth sursauta ; Miles se raidit : la navette-cargo changeait de cap et sa nouvelle direction ressemblait étrangement à une trajectoire d’interception. Mais, bon sang, aucune fenêtre, aucune porte n’était ouverte ! Aucun homme en armes ne se montrait, prêt à faire feu, ne serait-ce qu’au moyen d’une antique fronde. Avec un parfait ensemble, Miles et Barth dégainèrent leur neutraliseur, seule arme autorisée. Mais leur synchronisme s’arrêta là. Miles essaya de s’éloigner de Barth tandis que celui-ci tentait de se poster devant lui, pour le protéger. Encore un précieux moment de perdu dans la confusion. Déjà la navette-cargo, lancée comme un bolide, était au-dessus d’eux, s’élevant dans les airs et masquant le soleil radieux du matin. Son ventre lisse et brillant n’offrait aucune cible pour un neutraliseur. La méthode de son assassinat apparut enfin clairement à Miles : la mort par écrasement. Il cria, pivota sur lui-même et prit les jambes à son cou, essayant de piquer un sprint. La navette-cargo tomba comme une énorme brique, son antigrav brutalement coupée. Ils en faisaient un peu trop, pensa Miles. Ne savaient-ils donc pas qu’un simple diable aurait réduit ses os en bouillie ? Il ne resterait alors de lui qu’une révoltante petite flaque sur le tarmac. Il plongea, roula sur lui-même… seul le souffle d’air déplacé par la navette-cargo qui heurtait la piste lui sauva la vie. Il ouvrit les yeux pour voir la jupe du véhicule à quelques centimètres de son nez et bondit aussitôt sur ses pieds alors qu’elle s’élevait de nouveau. Il tenait encore son neutraliseur inutile dans sa main crispée, aux jointures écorchées et sanguinolentes. Où était donc Barth ? Des barreaux d’échelle étaient fixés sur le flanc brillant de la navette-cargo. S’il pouvait monter dessus, il ne resterait pas dessous. Miles se débarrassa de son arme et sauta, juste à temps, pour saisir un barreau. L’engin monta, s’écarta de façon à recouvrir l’endroit où Miles gisait quelques secondes plus tôt, et s’abattit avec fracas. Comme un géant hystérique essayant d’écraser une araignée avec une pantoufle. L’impact chassa Miles de son perchoir. Ramassé sur lui-même, il heurta le sol avant d’effectuer plusieurs roulés-boulés qui amortirent sa chute. Ici, il n’y avait pas de crevasse dans le sol où se faufiler, où se cacher. Un rai de lumière apparut sous la navette-cargo tandis qu’elle s’élevait une nouvelle fois. Miles chercha une tache rouge sur le tarmac mais ne vit aucune trace de Barth. Si, là-bas, accroupi à quelque distance, il hurlait dans son bracelet comm. Miles bondit et détala en zigzaguant. Sous l’effet du stress, son cœur battait si fort qu’il avait l’impression que le sang allait lui sortir par les oreilles ; il était à bout de souffle, ses poumons lui brûlaient. Le ciel et le tarmac tournoyaient autour de lui, il avait perdu de vue la navette… Non, la voilà… Il sprinta de plus belle. La course n’avait jamais été son fort. Finalement, ils avaient eu raison, les gens qui voulaient le priver d’une carrière militaire pour des critères physiques. Avec une abominable plainte stridente, la navette de maintenance griffa l’air derrière lui. Une violente déflagration le projeta face contre terre sur le tarmac où il resta hébété tandis que des éclats de métal, de verre, de plastique en fusion étaient vomis autour de lui. Quelque chose lui frôla l’arrière du crâne. Il serra les mains au-dessus de sa tête et essaya de faire fondre le bitume sous la seule intensité de sa peur brûlante. Ses oreilles tintaient, mais il n’entendait qu’une sorte de rugissement effaré. Puis, en un millième de seconde, il se rendit compte qu’il était une cible immobile. Il roula sur le côté, levant les yeux pour chercher frénétiquement l’engin de mort. Mais il avait disparu. À présent, un aérocar noir et brillant glissait rapidement et en toute illégalité dans l’enceinte strictement contrôlée du spatioport. Nul doute que les systèmes d’alarme devaient s’affoler sur les ordinateurs londoniens. Désormais, il était inutile de vouloir passer inaperçu. Miles avait deviné qu’il s’agissait des renforts barrayarans avant même de voir les uniformes verts grouiller hors de l’engin. Il lui avait seulement suffi de remarquer avec quel empressement Barth se précipitait vers eux. Comme vers la divine Providence. Mais il était possible que les trois Dendarii qui se ruaient vers eux n’aient pas tiré les mêmes conclusions. Miles bondit… sur ses genoux. Ce mouvement abrupt – et avorté – lui donna la nausée. À la deuxième tentative, il parvint à se remettre sur ses pieds. Revenu sur ses pas, Barth essaya alors de le traîner par le coude vers l’aérocar. — On retourne à l’ambassade, mon lieutenant ! Un Dendarii, l’injure à la bouche et l’arc à plasma dans la main, se figea à quelques mètres. — Toi, recule ! ordonna-t-il à Barth. Miles s’interposa vivement entre les deux tandis que la main de Barth s’envolait vers sa poche. — Amis, amis ! cria-t-il, les paumes tendues vers les deux soldats. Le Dendarii gardait son arme pointée mais hésitait, dubitatif et soupçonneux. Avec un effort évident, Barth laissa tomber son bras et serra les poings. Elli Quinn surgit, tenant, d’une seule main, un lance-roquettes dont le canon de cinq centimètres de diamètre fumait encore. Elle avait dû faire feu, l’arme à la hanche. Belle précision. Son visage était congestionné et terrorisé. Le sergent Barth contempla le lance-roquettes avec fureur. — C’était un peu juste, vous ne trouvez pas ? cracha-t-il à Elli. Vous avez bien failli le faire sauter en même temps. Il est jaloux, comprit Miles, parce qu’il n’a pas pris de lance-roquettes. Elli eut l’air outré. — C’était mieux que rien. Et vous, visiblement, vous êtes venu avec rien ! Pour arrêter le massacre, Miles leva la main, mais un spasme lui tordit l’épaule jusqu’à la nuque. Avec précaution, il tâta alors l’arrière de sa tête : poisseux et sanguinolent. Le cuir chevelu ouvert, il allait saigner comme un goret ! Quel gâchis ! Encore un uniforme propre de fichu. — Tu sais, Elli, il aurait été difficile de se promener avec une arme pareille dans le tube, intervint-il prudemment, et on n’aurait pas pu passer la sécurité du spatioport. Il s’arrêta et contempla les restes fumants de la navette de maintenance. — Même eux, à ce qu’il semble, n’ont pas pu passer d’armes dans l’enceinte. Qui qu’ils soient. Il hocha la tête d’un air éloquent vers le second Dendarii qui le comprit immédiatement et se précipita pour fouiller les débris. — Partons, mon lieutenant ! répéta Barth. Vous êtes blessé. La police ne va pas tarder. Vous ne devriez pas être mêlé à ça. Le lieutenant Vorkosigan ne devait pas être mêlé à ça, bien sûr ; il avait absolument raison. — D’accord, sergent. Partez. Ne regagnez pas l’ambassade directement, faites des détours. Que personne ne vous suive. — Mais, mon lieutenant… — Mes propres services de sécurité – qui viennent juste de démontrer leur efficacité, je pense – prendront le relais. Allez-y. — Le capitaine Galeni va me couper la tête si… — Sergent, Simon Illyan lui-même me coupera la tête si ma couverture saute. C’est un ordre. Foutez le camp ! Il était difficile de résister au nom du chef redouté de la Sécurité impériale. Abattu, déchiré entre deux ordres contradictoires, Barth se laissa pousser vers l’aérocar. Miles soupira de soulagement quand, enfin, l’engin décolla. S’il rentrait maintenant, Galeni le murerait dans la cave. Le garde dendarii, le teint vert et la mine sombre, revenait de son inspection des restes de la navette tueuse. — Deux hommes, mon amiral, annonça-t-il. Du moins, je crois que c’étaient des hommes et qu’ils étaient deux, à en juger par les… morceaux. Miles lança un coup d’œil à Elli et soupira. — Il ne reste rien qu’on puisse interroger, hein ? Elle esquissa un geste d’excuse parfaitement hypocrite. — Oh, tu saignes… Elle semblait prête à le prendre dans ses bras pour lui chanter une berceuse. Merde ! S’ils avaient trouvé un survivant, Miles aurait été prêt à l’emmener dans la navette et à décoller aussitôt, avec ou sans autorisation, pour poursuivre son enquête à bord du Triomphe. Là-bas, dans l’infirmerie, ils n’auraient pas été ralentis par les contraintes légales en vigueur sur Terre. Les autorités locales n’allaient sûrement pas sauter de joie en apprenant ce qui s’était passé. D’ailleurs, il n’allait pas tarder à être fixé : des camions de pompiers et des navettes portuaires convergeaient vers eux. La police de Londres employait soixante mille personnes : une armée, certes moins bien équipée, mais bien plus importante que la sienne. Il pourrait peut-être les lancer à la poursuite des Cetagandans… ou des inconnus qui étaient derrière tout ça. — Qui étaient ces types ? s’enquit le Dendarii en montrant du menton la direction prise par l’aérocar noir. — Peu importe, dit Miles. Ils ne sont jamais venus. Tu n’as vu personne. — Oui, mon amiral. Il aimait les Dendarii. Ils ne discutaient jamais avec lui. Acceptant les premiers soins d’Elli, il répéta mentalement ce qu’il allait raconter aux autorités. Nul doute que la police et lui se fatigueraient l’un de l’autre avant la fin de sa visite sur Terre. Avant même que l’équipe du labo ne fût à pied d’œuvre sur le tarmac, Miles se retrouva avec Lise Vallerie accrochée à son coude. Evidemment. Il aurait dû s’y attendre. Maintenant, c’était à lui de jouer. Dans la mesure où lord Vorkosigan avait fait de son mieux pour se rendre antipathique, l’amiral Naismith devait aiguiser ses charmes. Il avait juste un peu de mal à se rappeler ce que l’une et l’autre de ses deux incarnations avaient bien pu dire à la journaliste. — Amiral Naismith, décidément, le sort s’acharne contre vous ! commença-t-elle. — En tout cas, ceux-là s’acharnaient, dit-il, affable. Il lui souriait avec tout le calme qu’il pouvait rassembler, compte tenu des circonstances. Son preneur d’holos enregistrait des images assez loin d’eux : elle devait donc être en quête d’un scoop plus important qu’un simple entretien sans micro. — Qui étaient ces hommes ? — Très bonne question. À présent, c’est à la police de Londres d’y répondre. Néanmoins, ma théorie est la suivante : des Cetagandans ont cherché à se venger de certains coups de main dendarii. Oh, qui n’étaient pas dirigés directement contre eux mais qui ont plutôt aidé certaines de leurs victimes. En tout cas, vous feriez mieux de ne pas le répéter. Il n’y a aucune preuve et on pourrait vous poursuivre pour diffamation. — Pas si c’est une citation. Vous ne pensez pas que c’étaient des Barrayarans ? — Des Barrayarans ! Que savez-vous des Barrayarans ? — J’ai fait quelques recherches sur votre passé. Elle souriait. — En interrogeant les Barrayarans ? Vous ne croyez quand même pas tout ce qu’ils ont pu vous raconter sur moi ? — Pas tout, non. Pour eux, vous avez été créé par les Cetagandans. J’ai cherché à en trouver confirmation auprès de mes propres sources. Indépendantes, bien sûr. J’ai découvert un immigrant qui travaillait autrefois dans un laboratoire de clonage. Malheureusement, ses souvenirs manquaient de précision. Il a été déconditionné de force quand on l’a renvoyé. Mais le peu qu’il se rappelait était plutôt effroyable. La Flotte des Mercenaires libres dendarii est officiellement enregistrée dans l’Ensemble de Jackson, n’est-ce pas ? — Par pure convenance légale, c’est tout. Nous ne sommes aucunement liés à eux, si c’est ce que vous voulez insinuer. Vous n’avez pas chômé, on dirait ? Miles allongea le cou. Là-bas, près d’une voiture de police, Elli Quinn gesticulait avec vivacité, essayant en vain de convaincre un gardien de la paix impassible. — Il fallait bien, dit Vallerie. Ecoutez, j’aimerais, avec votre coopération, bien sûr, faire un long portrait de vous. Je suis sûre que cela passionnerait nos spectateurs. — Ah… Les Dendarii ne recherchent pas la publicité. Au contraire. Cela mettrait en danger nos agents et nos opérations. — Alors, ne parlons que de vous, personnellement. Rien qui concerne vos affaires. Comment en êtes-vous arrivé là ? Qui vous a cloné et pourquoi ?… Je sais déjà de qui vous êtes issu. Vos plus lointains souvenirs ? À ce qu’on m’a dit, vous avez subi une croissance accélérée et un entraînement hypnotique. Comment était-ce ? Et ainsi de suite. — C’était déplaisant, fit-il brièvement. Cette idée de portrait était très tentante… en dehors du fait qu’après ça Galeni l’écorcherait vif et Illyan le ferait empailler et exposer. D’ailleurs, Vallerie lui plaisait assez. Cela serait sans doute très utile de lancer quelques mensonges subtils par l’intermédiaire de sa jolie bouche ; mais le fait d’être liée à lui de trop près pouvait s’avérer dangereux pour elle. Pour sa santé. Il contempla l’équipe du labo qui fouillait les débris de la navette-cargo. — J’ai une meilleure idée. Pourquoi ne faites-vous pas un scoop sur les affaires de clonage illégal ? — Cela a déjà été fait. — Et pourtant le trafic continue. Apparemment, ça n’a pas suffi. Elle ne paraissait guère enthousiaste. — Si vous travaillez en collaboration avec moi, amiral Naismith, vous aurez un droit de regard sur votre portrait. Sinon… eh bien, je ferai mon métier de journaliste ! Jouons franc-jeu ! Il secoua la tête à regret. — Désolé. Vous devrez vous débrouiller toute seule. La scène près de la voiture de police commençait à l’agacer. — Excusez-moi, fit-il distraitement. Elle haussa les épaules et rejoignit son collègue qui balayait toujours le tarmac de sa holocam. Miles s’éloigna. Les policiers embarquaient Elli. — Ne t’inquiète pas, Miles, j’ai déjà été arrêtée, le rassura-t-elle. Aucun problème. Miles se planta devant le commandant de police. — Le commandant Quinn est mon garde du corps personnel, protesta-t-il. Elle n’a fait que son devoir. Et elle doit continuer. J’ai besoin d’elle ! — Calme-toi, Miles, lui chuchota-t-elle à l’oreille, sinon ils vont t’embarquer, toi aussi. — Moi ! Bordel, mais c’est moi la victime ! Ce sont ces deux tarés qui ont essayé de m’aplatir qui devraient être arrêtés ! — Oui, eh ben, ils sont en train de les emmener eux aussi… Du moins, dès que les gars du labo auront fini de remplir leurs sachets. Tu ne peux pas espérer que la police se contente de ta parole. Ils doivent vérifier les faits. De toute évidence, ils corroboreront notre histoire et on sera obligé de me libérer. Elle adressa un clin d’œil au capitaine qui parut fondre sur place. — Les policiers sont des hommes, eux aussi. — Ta mère ne t’a jamais dit de ne pas monter en voiture avec des inconnus ? maugréa Miles. Mais elle avait raison. S’il faisait trop de tapage, les autorités pourraient bien décider de clouer sa navette au sol ou pire encore. Il se demanda si les Dendarii récupéreraient jamais le lance-roquettes, à présent catalogué comme pièce à conviction… Si l’arrestation de son meilleur garde du corps constituait la première étape d’un complot visant à l’éliminer… Si le médecin de la flotte possédait une drogue pour traiter la paranoïa galopante… D’ailleurs, si c’était le cas, il y avait de fortes chances qu’il y soit allergique. Il serra les dents et respira profondément. Très profondément. Une mini-navette avec deux Dendarii à son bord roulait vers le hangar. Allons bon, quoi encore ? Miles jeta un coup d’œil sur son chrono-bracelet et se rendit compte qu’il avait déjà perdu ici, sur le spatioport, près de cinq heures sur sa précieuse journée de batifolage. Elli profita de cette nouvelle diversion pour inciter le capitaine à l’emmener enfin, adressant à Miles un geste rassurant en guise de salut. Dieu merci, la journaliste était partie interviewer les autorités portuaires. Le lieutenant Bone, immaculée, astiquée et épatante dans sa meilleure robe de velours gris, sortit de la navette et s’approcha du groupe d’hommes encore réunis sur la piste. — Amiral Naismith ? Etes-vous prêt pour notre rendez-vous… Ô Seigneur… Le visage tuméfié, sale, il lui adressa un large sourire. Prêt ? Bien sûr… avec le sang qui lui collait les cheveux, souillait son col et sa veste et avec son pantalon déchiré. — Vous me confierez bien vos économies ? plaisanta-t-il. — Ça ne marchera pas, soupira-t-elle. Les banquiers avec qui nous traitons sont très conservateurs. — Aucun sens de l’humour ? — Pas quand il s’agit de leur argent. — Bien. Il ravala les blagues qui lui venaient aux lèvres : elles étaient vraiment de trop mauvais goût. Il voulut se passer les doigts dans les cheveux et grimaça, se contentant de tâter avec prudence la zone autour du pansement provisoire. — Et tous mes uniformes de rechange, reprit-il, sont en orbite. De plus, je ne meurs pas d’envie de me promener dans Londres sans avoir Quinn avec moi. Pas pour le moment, en tout cas. J’ai aussi besoin de voir un médecin pour cette épaule : il y a quelque chose qui cloche… Pour être plus précis, il souffrait le martyre. — Et puis, j'ai de très sérieux soupçons sur la raison pour laquelle notre transfert de crédit est en suspens. — Ah bon ? Il avait touché son point sensible. — Des soupçons déplaisants qu’il me faut vérifier. Très bien, soupira-t-il, se résolvant à l’inéluctable, annulez le rendez-vous avec le banquier aujourd’hui. Essayez d’en obtenir un autre demain. — Oui, mon amiral. Elle salua et s’en fut. Il la rappela. — Hé… il n’est peut-être pas nécessaire de mentionner la raison de ce report. Un coin de la bouche du lieutenant Bone frémit. — Je n’en avais pas la moindre intention, lui assura-t-elle avec ferveur. À bord du Triomphe, sa visite au médecin lui révéla une fêlure de la clavicule gauche. Un diagnostic qui ne le surprit nullement. Il eut droit à une séance d’électrostims, puis elle lui immobilisa le bras gauche dans une gouttière en plastique extrêmement encombrante. Miles proféra des insultes jusqu’à ce que le médecin le menaçât de mettre tout son corps dans un immobilisateur. Dès qu’elle eut fini de soigner sa plaie à la tête, il déguerpit de l’infirmerie à toute vitesse avant qu’elle ne comprenne les évidents avantages médicaux de cette idée. Après une rapide toilette, Miles partit à la recherche du commandant Elena Bothari-Jesek, l’un des membres du triumvirat dendarii qui connaissait sa double identité, le troisième étant son mari, l’ingénieur de la flotte, le commodore Baz Jesek. En fait, Elena en savait sûrement autant à propos de Miles que lui-même. Elle était la fille de son premier garde du corps et ils avaient grandi ensemble. Elle était devenue officier de la flotte dendarii à l’époque où Miles l’avait créée, ou plutôt quand il l’avait trouvée éparpillée dans l’espace et qu’il en avait fait une force armée… Difficile de décrire les débuts chaotiques de cette mystérieuse entreprise qui avait connu un essor tout aussi chaotique. Il avait d’emblée nommé Elena officier. Mais, depuis, elle avait largement gagné ses galons à force de sueur, de cran et de travail intense. Elle était dotée d’une concentration prodigieuse et d’une loyauté absolue, et Miles était aussi fier d’elle que s’il l’avait lui-même créée. Quant à ses autres sentiments à son égard, c’était son problème à lui et à personne d’autre. Quand il pénétra dans le mess, Elena l’accueillit d’un signe de la main qui pouvait difficilement passer pour un salut réglementaire mais elle l’accompagna d’un sourire sombre. Miles hocha la tête et se glissa sur un siège. — Salut, Elena. J’ai une mission importante pour toi. Assise sur une chaise, elle avait relevé les genoux qu’elle serrait entre ses bras, pliant ainsi son long corps souple. Ses yeux noirs brillaient de curiosité. Des cheveux noirs très courts formaient un bonnet qui lui encadrait le visage. Une peau pâle, des traits, sinon beaux, du moins élégants, acérés comme ceux d’un chien de chasse. Miles contempla ses propres petites mains carrées, croisées sur la table… histoire de ne pas se perdre dans les contours subtils de ce visage. Encore. Et toujours. — Ah… Il regarda autour de lui et avisa deux techs, visiblement intéressés, à la table voisine. — Désolé, les gars, c’est pas pour vous. Il leva le pouce et ils sourirent avant d’emporter leur café hors de la pièce. — Quelle sorte de mission importante ? demanda-t-elle en mordant négligemment dans son sandwich. — Elle devra rester secrète, aussi bien pour les Dendarii que pour l’ambassade barrayarane, ici sur Terre. Surtout pour l’ambassade. Il s’agit de transmettre un message. Je veux que tu prennes un billet pour Tau Ceti, en choisissant le transport commercial le plus rapide. Là-bas, tu remettras un message du lieutenant Vorkosigan au Q. G. de secteur de la Sécurité impériale. Mon officier supérieur à l’ambassade de Londres ne sait pas que je t’envoie et j’aimerais qu’il continue à l’ignorer. — Je ne suis pas… vraiment pressée de me mettre en contact avec le commandement barrayaran, dit-elle sèchement au bout d’un moment. À son tour, elle observait ses mains. — Je sais. Mais comme ceci a trait à ma double identité, il faut que ce soit toi, Baz ou Elli Quinn. La police de Londres vient d’arrêter Elli et je ne peux pas envoyer ton mari : un subalterne ahuri de Tau Ceti risquerait de l’arrêter, lui aussi. Elena leva les yeux. — Pourquoi n’ont-ils pas laissé tomber cette accusation de désertion contre Baz ? — Oh, j’ai bien essayé de les convaincre qu’ils avaient tort. Je croyais même y être parvenu. Mais Simon Illyan a eu une crise d’urticaire et il a décidé que ce mandat d’arrêt lui était bien utile même sans ordre d’exécution. Ça lui donne un moyen de pression sur Baz en cas, euh… de nécessité. Cela ajoute aussi un peu de flou artistique à la couverture des Dendarii. Je pensais qu’Illyan avait tort… en fait, je n’ai pas arrêté de le lui répéter jusqu’à ce que, finalement, il m’ordonne de la fermer sur ce sujet. Un jour, quand ce sera moi qui donnerai les ordres, je m’occuperai de ça. Elle haussa les sourcils. — On risque d’attendre encore longtemps, à l’allure où progresse votre promotion… lieutenant. — Mon cher papa est très sensible à l’accusation de népotisme. Il ramassa le disque de données scellé qu’il avait posé sur la table. — Je veux que tu remettes ceci en main propre au chef de la SecImp sur Tau Ceti, le Commodore Destang. Pas question que quelqu’un d’autre le visionne ! Je soupçonne fortement l’existence d’un traître dans le réseau entre Tau Ceti et la Terre. À mon avis, il se trouve plutôt ici, à l’ambassade, mais si je me trompe… Seigneur, j’espère qu’il ne s’agit pas de Destang lui-même. — Parano ? s’enquit-elle, prévenante. — De plus en plus à chaque minute. Avoir Yuri le Fou pour ancêtre n’arrange rien, crois-moi. Je n’arrête pas de me demander si je ne suis pas en train de devenir comme lui. Tu crois qu’on peut être parano d’être parano ? Elle eut un délicieux sourire. — Si quelqu’un en est capable, c’est bien toi. — Hum… Bon, cette paranoïa-là est tout à fait classique. J’ai pris des gants dans mon message à Destang. Tu ferais bien de le visionner avant d’embarquer. Après tout, que penserais-tu d’un jeune officier qui est convaincu que ses supérieurs lui en veulent ? Elle pencha la tête, ses sourcils en accent circonflexe. Miles opina. — Je partage ton avis. Il tapa le disque de l’index. — Le but de ton voyage est de vérifier mon hypothèse – qui n’est qu’une hypothèse pour l’instant –, à savoir que nos dix-huit millions de marks ont disparu en route. Peut-être dans les poches de ce cher capitaine Galeni. Je n’ai aucune preuve, aucun indice, comme par exemple la soudaine et permanente disparition de Galeni. En tout cas, c’est le genre d’accusation qu’un jeune officier ambitieux ferait mieux de ne pas lancer à la légère. Dans ce rapport, je l’ai insérée au milieu de quatre autres théories mais c’est celle-là qui a ma préférence. Il faut absolument que je sache si le Q. G. nous a effectivement envoyé cet argent. — Tu as l’air malheureux. — Eh bien… c’est sûrement la possibilité la plus logique. Mais c’est aussi la plus gênante. — Quel est le problème ? — Galeni est komarran. — Et alors ? Cela signifie simplement que tu as sûrement raison. C’est pas aussi simple ; et je n’aime pas ça. Miles secoua la tête. Après tout, la politique intérieure de Barrayar n’avait aucune importance pour Elena qui avait juré de ne plus jamais remettre les pieds sur sa planète maternelle qu’elle haïssait. Elle haussa les épaules et se leva, empochant le disque. Il n’essaya pas de capturer ses mains, n’esquissa pas le moindre geste qui aurait pu les embarrasser tous les deux. On se gêne davantage entre vieux amis qu’entre nouveaux amants. Oh, ma plus vieille amie. Encore. Et toujours. 6 En guise de dîner, il avala un sandwich et un café dans sa cabine, tout en compulsant les rapports sur l’état de la flotte dendarii. Sur les navettes de combat du Triomphe, les réparations avaient été effectuées et approuvées. Et aussi, hélas, payées. Cet argent était maintenant irrécupérable. Les travaux d’entretien de la flotte se répétaient inutilement, les hommes avaient épuisé leurs permissions sur Terre. L’ennui s’installait. L’ennui et la banqueroute. Les Cetagandans se trompaient lourdement, songea Miles avec amertume. Ce n’était pas la guerre qui détruirait les Dendarii, mais la paix. Si leurs ennemis voulaient bien se calmer un peu et attendre patiemment, les Dendarii, sa création, s’évanouiraient dans le néant sans aucune aide extérieure. La sonnerie de sa cabine vibra, interruption bienvenue dans le cours de ses pensées sombres et accablantes. Il actionna le comm sur son bureau. — Oui ? — C’est Elli. Sa main sauta joyeusement sur la touche d’ouverture de la porte. — Entre ! Je ne t’attendais pas si tôt. J’avais peur que tu ne sois bloquée là-bas comme Danio. Ou pire encore, avec Danio. Il pivota sur sa chaise, sa cabine semblait soudain plus claire, tandis que la porte s’ouvrait en chuintant. Elli agita la main en guise de salut et percha une fesse sur le bord de son bureau. Elle souriait, mais ses yeux étaient fatigués. — Je te l’avais dit, fit-elle. En fait, ils avaient bien envie de faire de moi une invitée permanente. J’ai été douce, coopérative ; une vraie jeune fille de bonne famille… Il fallait les convaincre que je n’étais pas une menace pour la société et qu’ils pouvaient vraiment me lâcher dans les rues sans crainte. Mais ma bonne conduite ne les a pas impressionnés du tout… jusqu’à ce que leur ordinateur touche le gros lot : leur labo a réussi à identifier les deux hommes que j’ai… tués sur le spatioport. Miles comprit sa légère hésitation sur le choix du terme. Quelqu’un d’autre aurait proféré un doux euphémisme – fait disparaître – pour prendre un peu de distance avec les conséquences de son acte. Pas Quinn. — J’imagine que ce devait être intéressant, dit-il, encourageant. Il parlait d’un ton calme, chassant de sa voix tout ce qui pouvait passer pour un jugement. Si seulement les esprits de vos ennemis se contentaient de vous attendre en enfer. Mais non, il fallait qu’ils se perchent sur votre épaule en permanence, comme des vautours attendant le service funèbre. Les entailles que creusait Danio sur sa crosse n’étaient peut-être pas une si mauvaise idée. C’était sûrement un plus grand péché d’oublier un seul mort de votre tableau de chasse. — Parle-moi d’eux, reprit-il. — Ce sont deux hommes connus et recherchés par tous les flics d’Europe. C’étaient – comment dire – des soldats de l’économie parallèle. Des tueurs professionnels. Locaux. Miles grimaça. — Bon Dieu, mais je leur ai jamais rien fait ! — Je doute qu’ils se soient lancés après toi de leur propre initiative. Ils étaient sûrement payés par quelqu’un dont nous ne savons encore rien. Mais il est facile de deviner. — Oh non ! L’ambassade cetagandane aurait sous-traité mon assassinat ? C’est à ça que tu penses ? Après tout, tu n’as peut-être pas tort. Galeni disait qu’ils avaient peu de personnel. Mais tu te rends compte… Il se leva pour arpenter la pièce. — Cela signifie que je peux être attaqué n’importe où, n’importe quand. Par de parfaits inconnus qui ne m’en veulent même pas personnellement. — Le cauchemar de tous les services de sécurité, approuva-t-elle. — La police n’a évidemment pas retrouvé la trace de leurs employeurs ? — Ce serait trop beau. En tout cas, ils n’ont rien pour l’instant. J’ai essayé de les lancer sur la piste des Cetagandans en leur expliquant qu’ils avaient un motif et qu’ils ont peut-être ainsi trouvé la méthode et l’occasion. — Bravo ! Que peut-on déduire nous-mêmes de cette méthode et de cette occasion ? se demanda Miles à haute voix. En fait, le résultat final de leur tentative indiquerait qu’ils n’étaient pas vraiment prêts. — À mon avis, ils étaient bien assez prêts comme ça, remarqua-t-elle. Ils ont bien failli réussir. Cela dit, il semble que trouver l’occasion ait été leur plus gros problème. Je m’explique : l’amiral Naismith ne se contente pas de se cacher quand il descend sur Terre, même s’il est très difficile de retrouver un homme au milieu de neuf milliards d’autres. Il cesse littéralement d’exister, pfuii ! Les policiers ont découvert que ces types traînaient autour du spatioport depuis plusieurs jours. Pour t’attendre, sûrement. — Aïe… Sa visite sur Terre était définitivement gâchée. L’amiral Naismith constituait un danger pour lui-même et pour les autres. La Terre était trop congestionnée. Et si ses assaillants, pour l’atteindre, décidaient de faire sauter tout un wagon du tube ou bien un restaurant ? Se faire escorter en enfer par les âmes de ses ennemis était une chose, y arriver au beau milieu d’une classe d’enfants en était une autre. — Ah, au fait, j’ai vu le soldat Danio quand j’étais là-bas, ajouta Elli en examinant un de ses ongles rongés. Son affaire passe devant le tribunal dans deux ou trois jours et il voudrait que tu sois là. Miles émit un grondement sourd. — Ben voyons ! Je suis peut-être la cible de tous les tueurs au chômage de la planète et il veut que je programme une apparition publique ? Pour qu’ils s’entraînent au tir à la cible, peut-être ? Elli sourit et grignota un peu plus son ongle. — Il veut un témoin de moralité. Quelqu’un qui le connaisse. — Un témoin de moralité ! J’aimerais savoir où il planque sa collection de scalps, je te jure que je la montrerais au juge. La thérapie psychopathologique a été inventée pour des gens comme lui. Non, non. S’il veut un témoin de moralité, il vaut mieux pour lui que ce soit quelqu’un qui ne le connaisse pas. Miles soupira et céda. — Envoie le capitaine Thorne. C’est un Betan, urbain, civilisé et tout et tout. Il devrait être capable de mentir de façon convaincante à la barre des témoins. — Excellent choix. Il est temps que tu commences à déléguer certaines de tes responsabilités. Tu en fais trop. — Je délègue tout le temps, objecta-t-il. Je suis, par exemple, très heureux de t’avoir confié la responsabilité de ma sécurité personnelle. Elle gifla l’air en grimaçant comme pour chasser le compliment implicite. L’avait-il vexée ? — J’ai été lente. — Au contraire, tu as été très rapide. La plus rapide. Il fit rouler sa chaise pour être face à elle, ou plus exactement face à sa gorge. Elle avait déboutonné sa veste et son tee-shirt noir découpait sur son cou un arc de cercle qui rendait son visage encore plus sculptural et énigmatique. Une odeur – pas un parfum, juste son odeur de femme – s’exhalait, chaude et pénétrante, de sa peau. — Je pense que tu avais raison, dit-elle. Les officiers ne devraient pas chasser dans leur propre régiment… Bon sang, j’avais dit ça à l’époque simplement parce que j’étais amoureux de la femme de Baz Jezek et que je ne voulais pas l’avouer… ne jamais l’avouer… —… car ils oublient alors quel est leur devoir. Je t’observais, tu venais vers nous à travers le spatioport et, pendant quelques instants, des instants critiques, je ne songeais nullement à ta sécurité. — Et à quoi songeais-tu ? demanda Miles avec espoir. Réveille-toi, mon garçon, tu vas peut-être bousiller tout ton avenir dans les trente prochaines secondes. Elli souriait d’un air triste. — Eh bien, si tu veux le savoir, je me demandais ce que tu avais bien pu faire de cette satanée couverture en peau de chat, dit-elle d’un ton léger. — Je l’ai laissée à l’ambassade. Je voulais l’apporter… Que ne donnerait-il pas maintenant pour la sortir de sa manche et inviter Elli à se coucher dessus avec lui ! —… mais j’avais autre chose en tête. Je ne t’ai pas encore parlé de la catastrophe qui nous menace… financièrement. Je soupçonne… Bon sang, bon sang, le boulot, encore le boulot qui s’immisçait dans leur intimité. — Je t’en parlerai plus tard. Pour le moment, je veux parler de nous. Je dois parler de nous. Elle s’écarta sensiblement. Miles se reprit aussitôt : — Et de nos responsabilités. Elle s’immobilisa. Il tendit la main droite pour toucher le col de l’uniforme d’Elli et glissa les doigts sur la surface lisse de son insigne de commandant. Aussi nerveux que s’il enlevait un pansement. Il retira sa main et la serra sur sa poitrine pour contrôler son tremblement. — J’ai… un tas de responsabilités, tu comprends. On pourrait même dire une double dose. Il y a celles de l’amiral Naismith et celles du lieutenant Vorkosigan. Et puis aussi celles du seigneur Vorkosigan. Une triple dose, en fait. Ses sourcils s’arrondirent, ses lèvres se pincèrent, ses yeux le scrutaient froidement. Effroyable patience… oui, elle attendait qu’il se ridiculise tout seul. Et c’est ce qu’il allait faire, ce qu’il avait toujours fait. — Tu connais les responsabilités de l’amiral Naismith. Mais ce sont les moins pénibles, et de loin. L’amiral Naismith est subordonné au lieutenant Vorkosigan qui n’existe que pour servir la Sécurité impériale barrayarane, à laquelle il a été affecté grâce à la sagesse et à la pitié de l’empereur. Ou plutôt grâce aux conseillers de l’empereur. En bref, grâce à papa. Tu sais déjà tout ça. Elle hocha la tête. — Cette histoire de ne pas avoir de liaison avec un membre de mon état-major est assez normale en ce qui concerne l’amiral Naismith… — Je me demandais, ces derniers temps, si cet… incident dans le tube de descente n’avait pas été une sorte de test, fit-elle, pensive. Il lui fallut un moment pour comprendre. — Argh ! Non ! geignit Miles. Ç’aurait été répugnant, écœurant, vicieux… Non. Ce n’était pas un test. C’était vraiment sincère. — Ah bon, dit-elle. Ce qui ne le rassura nullement. Elle l’aurait rassuré si elle l’avait serré dans ses bras. Oh oui, il serait vraiment rassuré si elle le serrait dans ses bras maintenant. Mais elle restait là à le regarder, dans une posture qui ressemblait à s’y méprendre à un garde-à-vous, et ça le mettait très mal à l’aise. — Mais tu ne dois pas oublier que l’amiral Naismith n’est pas réel. C’est une construction. Je l’ai inventé. Et rétrospectivement, je m’aperçois que mon invention est loin d’être parfaite. — Ridicule, Miles. Elle lui effleura la joue. — Et ça, qu’est-ce que c’est ? Un ectoplasme ? — Revenons, oui, revenons à lord Vorkosigan, insista-t-il désespérément. Il s’éclaircit la gorge et, avec effort, adopta de nouveau son accent barrayaran : — Tu n’as jamais rencontré lord Vorkosigan. Ou très peu. Ce changement de voix la fit sourire. — Je t’ai déjà entendu prendre cet accent. Il est charmant et, hum, plutôt incongru. — Ce n’est pas un accent. C’est moi… du moins, je le crois. Il s’interrompit, empêtré dans ses explications. — Barrayar est gravée dans mes os. Elle haussa les sourcils, avec une ironie teintée de bonne volonté. — Ce qui est la vérité la plus stricte, si je comprends bien. Je ne pensais pas que tu les remercierais un jour de t’avoir empoisonné avant même ta naissance. — Ils n’en avaient pas après moi mais après mon père. Ma mère… À tout bien considérer, il n’était pas certain d’avoir envie de continuer la conversation sur ce sujet : les tentatives d’assassinat ratées dont il avait fait l’objet depuis vingt-cinq ans. — De toute manière, ce genre de choses n’arrive plus guère, maintenant. — Et c’était quoi, ce qui s’est passé sur le spatioport aujourd’hui ? — Ce n’était pas une tentative barrayarane. — Tu n’en sais rien, remarqua-t-elle. Elle faisait vraiment tout pour le rassurer. Miles ouvrit la bouche et se figea, frappé par un nouveau et encore plus horrible soupçon. Le capitaine Galeni était un homme subtil, c’était évident. Il était parfaitement capable de prévoir les soupçons qu’on pourrait nourrir sur son compte. Admettons qu’il soit vraiment coupable de détournement de fonds. Et admettons qu’il ait anticipé les réactions de Miles. Et admettons qu’il ait trouvé un moyen de conserver à la fois l’argent et sa carrière en éliminant son accusateur. Après tout, il savait exactement à quel moment Miles se rendrait au spatioport. Si les Cetagandans pouvaient entrer en contact avec les tueurs locaux, l’ambassade barrayarane en était tout aussi capable et de façon tout aussi discrète. — Nous parlerons de ça aussi plus tard, s’étrangla-t-il. — Pourquoi pas maintenant ? — PARCE QUE JE SUIS… Il s’arrêta, prit une profonde aspiration. —… en train d’essayer de dire quelque chose, poursuivit-il d’une petite voix mal maîtrisée. Il y eut un silence. — Je t’écoute, l’encouragea Elli. — Hum, les responsabilités… Eh bien, l’amiral Naismith fait partie du lieutenant Vorkosigan qui, lui-même, fait partie du seigneur Vorkosigan. Le seigneur Vorkosigan a des responsabilités politiques qui prennent le pas sur les tâches militaires du lieutenant. Et aussi… euh, des responsabilités familiales. Ses paumes étaient moites ; il les frotta discrètement sur son pantalon. C’était encore plus terrible qu’il ne l’avait imaginé. Mais certainement pas aussi terrible que de se faire cramer le visage par un fusil à plasma. — À t’entendre, on dirait un théorème de Venn : « l’ensemble de tous les ensembles qui font partie d’eux-mêmes », ou quelque chose comme ça. Ça n’a pas l’air simple. — Pas simple du tout, admit-il. Mais il faut que je m’y retrouve, d’une manière ou d’une autre. — Et qui est responsable de lord Vorkosigan ? demanda-t-elle avec curiosité. Quand tu te regardes dans le miroir en sortant de ta douche, que vois-tu ? Qui est-ce qui te regarde ? Est-ce que tu te dis à toi-même : « Salut, lord Vorkosigan » ? J’évite de me regarder dans un miroir… — Miles, j’imagine. Rien que Miles. — Et quel est l’ensemble qui contient Miles ? De l’index droit, il suivit les contours de sa main gauche immobile. — Cette peau. — C’est ça, l’ultime périmètre ? — Je crois. — Bon Dieu ! maugréa-t-elle. Je suis tombée amoureuse d’un homme qui se prend pour un oignon. Miles ricana. Il ne put s’en empêcher. Mais… « tombée amoureuse » ?… Enfin, un encouragement ! Son cœur bondit. — Ça vaut mieux que mon aïeule qui se prenait… Non, mieux valait ne pas évoquer celle-là. Mais la curiosité d’Elli était insatiable. C’était pour cela, après tout, qu’il l’avait affectée au service d’espionnage dendarii où elle avait obtenu des résultats spectaculaires. — Qui se prenait ? Miles s’éclaircit la gorge. — On dit que la cinquième comtesse Vorkosigan s’imaginait qu’elle était faite de verre. — Que lui est-il arrivé ? demanda Elli, visiblement fascinée. — Un de ses compagnons irrité a fini par la lâcher et la briser. — L’illusion était aussi forte ? — Il l’a lâchée du haut d’un mur de dix mètres. Je n’en sais pas plus, poursuivit-il avec impatience. Je ne suis pas responsable de la bizarrerie de mes ancêtres. C’est plutôt le contraire. C’est exactement le contraire. Il déglutit. — Tu vois, l’un des devoirs non militaires de lord Vorkosigan est de se trouver un jour une lady Vorkosigan. La future onzième comtesse du nom. C’est en tout cas ce qu’on attend d’un homme issu d’une culture aussi patriarcale. Tu sais, n’est-ce pas… Sa gorge était bourrée de coton, ses différents accents se mélangeaient. —… que ces… heu… problèmes physiques qui m’affectent… Sa main glissa vaguement le long – pas si long – de son corps. —… sont accidentels. Ils ne sont pas génétiques. Mes enfants devraient être normaux. Un fait qui m’a sans doute sauvé la vie si on considère l’attitude plutôt rétrograde de Barrayar à propos des mutations. Je crois même que mon grand-père n’en a jamais été vraiment convaincu. J’aurais bien aimé qu’il vive assez longtemps pour voir ses petits-enfants, juste pour qu’il s’en rende compte par lui-même… — Miles…, l’interrompit gentiment Elli. — Oui ? fit-il, haletant. — Tu radotes. Pourquoi est-ce que tu radotes ? Je pourrais t’écouter pendant des heures mais c’est pas très facile de te suivre. — Je suis nerveux, confessa-t-il. Il lui sourit… aveuglément. — C’est le choc à retardement, après cet après-midi ? Elle s’approcha de lui, réconfortante. — Je comprends. Il passa le bras autour de sa taille. — Non. Enfin, si, peut-être un peu. Aimerais-tu être la comtesse Vorkosigan ? Elle grimaça un sourire. — Faite de verre ? C’est pas mon genre, merci. Tu peux me croire… même si le titre fait plutôt penser à une femme vêtue de cuir noir et d’éperons chromés. L’image mentale d’Elli ainsi parée était si frappante qu’il lui fallut une bonne minute avant de retrouver ses esprits… et la parole. — Je vais le dire autrement, fit-il enfin. Veux-tu m’épouser ? Cette fois, le silence dura encore plus longtemps. — Je pensais que tu essayais de te débrouiller pour coucher avec moi, déclara-t-elle finalement, et ça me faisait rigoler. Je trouvais que tu avais du cran. Elle ne rigolait plus du tout à présent. — Non. Ça, ça aurait été facile. — Tu ne me demandes pas grand-chose, hein ? Juste de chambouler complètement ma vie. — C’est bien que tu comprennes ça aussi. Ce n’est pas seulement un mariage. Il y a un tas d’obligations qui vont avec. — Sur Barrayar. Sur une planète. — Oui. Oh, il y aura sûrement quelques voyages. Elle resta trop longtemps muette, mais finit par répondre : — Je suis née dans l’espace. J’ai grandi dans une station de transfert, paumée au milieu de nulle part. J’ai travaillé toute ma vie d’adulte sur des navires. Le temps que j’ai passé les pieds dans la boue peut se mesurer en mois. — Ce serait un grand changement, admit Miles, mal à l’aise. — Et que deviendrait le futur amiral Quinn, libre mercenaire ? — Je présume… enfin j’espère qu’elle trouvera le travail de lady Vorkosigan aussi intéressant. — Laisse-moi deviner. Le travail de lady Vorkosigan n’inclut pas de commander un vaisseau ? — Les dangers que tu courrais avec une telle carrière seraient trop terrifiants, même pour moi. Ma mère a abandonné le commandement d’un navire-surveillance astronomique de Beta – pour venir sur Barrayar. — Es-tu en train de me dire que tu cherches une fille qui soit comme ta maman ? — Elle a dû être intelligente, elle a dû être rapide, elle a dû survivre et combattre, expliqua Miles sans joie. Sinon, il y aurait eu le massacre d’un innocent. Elle l’a fait pour elle et peut-être aussi pour nos enfants. Une vraie garde du corps, elle aussi. Elli laissa échapper un long sifflement silencieux, observant Miles qui l’observait. Le décalage entre la détresse qu’il lisait dans ses yeux et le sourire de ses lèvres le déchirait. Je ne veux pas te faire du mal. Le meilleur que j’ai à t’offrir ne devrait pas te faire souffrir. Est-ce trop, trop peu… trop horrible ? — Oh, mon amour, murmura-t-elle tristement, tu n’y penses pas. — Je ne pense qu’à toi. — Et c’est pour ça que tu veux m’enfermer sur – excuse-moi – une planète perdue ? Un bout de terre qui sort à peine du féodalisme, qui traite les femmes comme du bétail, qui me nierait le droit d’exercer mon métier de soldat. Ça fait douze ans que j’apprends et que je m’entraîne. Je sais tout faire ou presque, depuis le chargement des navettes jusqu’aux interrogatoires chimiques. Je regrette… je ne suis ni une anthropologue, ni une sainte, ni une folle. — Tu n’es pas obligée de dire non tout de suite, dit Miles d’une toute petite voix. — Oh, mais je dis non tout de suite. Avant de changer d’avis à force de te regarder. Et que puis-je répondre à ça ? se demanda Miles. Si tu m’aimais vraiment, tu devrais être ravie de te sacrifier pour moi, non ? D’immoler ta vie entière. Ben voyons ! Elli n’était pas du genre à s’immoler. C’était cela qui la rendait si forte et cette force faisait qu’il l’aimait, et voilà comment on faisait le tour d’un cercle vicieux. — Le problème, c’est donc Barrayar ? — Bien sûr. Quelle femme du genre humain, dotée du moindre bon sens, accepterait de s’installer sur cette planète ? À l’exception de ta mère, bien sûr. — Elle est exceptionnelle, c’est vrai. Quand Barrayar et elle s’affrontent, c’est Barrayar qui change. Je l’ai vu de mes propres yeux. Tu pourrais être une force de changement, tout comme elle. Elli secouait la tête. — Je connais mes limites. — Personne ne connaît ses limites tant qu’il ne les a pas dépassées. Elle le fixa droit dans les yeux. — Ça ne m’étonne pas que tu penses ça. Mais qu’est-ce qu’il y a entre Barrayar et toi ? Tu les laisses te manipuler comme… Je n’ai jamais compris pourquoi tu n’avais pas voulu vivre avec les Dendarii. Avec toi à leur tête, ça aurait pu marcher, en tout cas mieux qu’avec l’amiral Oser, mieux même qu’avec Tung. Tu aurais sûrement fini par devenir empereur de ton bout de caillou. — Avec toi à mes côtés ? Il eut un sourire étrange. — Tu envisages sérieusement que je me lance dans une conquête galactique à la tête de cinq mille hommes ? Elle gloussa. — Au moins, je resterais à mon poste à la tête de la flotte. Non, restons sérieux. Si ton obsession est réellement d’être un soldat professionnel, à quoi te sert Barrayar ? Une flotte de mercenaires est au combat dix fois plus souvent qu’une flotte planétaire. Ces bouffeurs de poussière connaissent au mieux une guerre par génération, avec de la chance… — Ou de la malchance. — Une flotte mercenaire suit les guerres partout où elles éclatent. — Cette statistique a été dûment enregistrée par le haut commandement barrayaran. C’est une des raisons essentielles de ma présence ici. J’ai, en fait, plus d’expérience au combat, même sur une petite échelle, que la plupart des autres officiers de la flotte impériale. J’en ai plus fait en quatre ans qu’eux en quatorze. Le népotisme fonctionne de façon curieuse. Il effleura du doigt la mâchoire d’Elli. — Je comprends à présent. Tu es amoureuse de l’amiral Naismith. — Bien sûr. — Pas de lord Vorkosigan. — Lord Vorkosigan m’écœure. Il te vend au plus offrant, mon amour. Il ne releva pas le sous-entendu. Ainsi, le fossé qui les séparait était encore plus large qu’il ne l’avait cru. Pour elle, c’était lord Vorkosigan qui n’était pas réel. Ses doigts se nouèrent derrière le cou d’Elli et il respira son souffle quand elle demanda : — Pourquoi acceptes-tu de te faire baiser par Barrayar ? — Ce sont les cartes qu’on m’a données. — Qui ? Je ne comprends pas. — C’est normal. Pour moi, il est très important de gagner avec ces cartes-là. Ainsi soit-il. — Belle épitaphe… Il lui mangea les lèvres. — Mmm… Elle s’écarta un instant. — Je peux quand même te sauter dessus ? Prudemment, bien sûr, mon fragile amour. Et si je te repousse un jour, tu ne vas pas m’en vouloir ? Parce que c’est Barrayar que je repousserai, pas toi. Jamais toi… Je commence à en avoir l’habitude… — Tu crois que je vais bouder ? demanda-t-il d’un ton léger. Parce que je ne peux pas tout avoir, je ne prends rien et je fais la gueule ? Si un jour j’étais aussi débile, j’espère que tu auras le bon sens de m’arracher la tête. Elle rit. Tout allait bien s’il était encore capable de la faire rire. Si elle ne voulait que Naismith, elle l’aurait. La moitié d’un homme, la moitié d’un amour, c’était déjà quelque chose. Ils tombèrent vers le lit, la bouche affamée. Ce fut facile avec Quinn. Grâce à elle. Les conversations sur l’oreiller avec Quinn consistaient à parler boutique. Miles n’en fut pas surpris. Le corps alangui par le sommeil – au point d’avoir l’impression de se répandre tel un liquide –, il enregistra la suite du rapport complet d’Elli sur les activités et les découvertes de la police londonienne. À son tour, il lui parla des derniers événements survenus à l’ambassade ainsi que de la mission secrète qu’il avait confiée à Elena Bothari-Jesek. Et dire que, pendant toutes ces années, il avait cru qu’il lui fallait une salle de conférences pour ses comptes rendus. Visiblement, il venait de s’égarer dans un univers insoupçonné où le commandement s’exerçait dans un style très différent. Sybarite plutôt que cybernétique. — Dix jours de plus, se plaignit amèrement Miles, le nez dans le matelas, avant qu’Elena ne revienne de Tau Ceti. Et nous n’avons aucune garantie qu’elle rapportera l’argent avec elle. Surtout, si cet argent a déjà été envoyé une fois. Et pendant ce temps-là, la flotte dendarii tourne en rond sur son orbite. Tu sais ce dont nous avons besoin ? — D’un contrat. — Bon Dieu, oui. Nous avons déjà accepté des boulots d’intérim par le passé, malgré le fait que la Sécurité impériale barrayarane soit notre employeur permanent. Et, en plus, ça leur plaît. Ça leur permet d’alléger un peu leur budget. Après tout, moins ils soutirent d’impôts aux paysans, mieux la Sécurité se porte sur un plan intérieur. C’est étonnant qu’ils n’aient jamais essayé de transformer les mercenaires dendarii en source de revenus réguliers. J’aurais envoyé nos démarcheurs à la chasse aux contrats depuis des semaines si on n’avait pas été bloqués en orbite à cause de cette pagaille à l’ambassade. — Dommage qu’on ne puisse pas mettre la flotte au travail, ici sur Terre, dit Elli. Il semble, malheureusement, que la paix règne partout sur cette planète. Fibre après fibre, ses mains massaient les muscles tendus des mollets de Miles. Il se demandait s’il oserait lui demander de s’occuper de ses pieds ensuite. Après tout, il avait bien chouchouté les siens quelques minutes plus tôt, même si c’était dans un but très différent. Ô joie… il n’allait même pas avoir besoin de le lui demander. Il remua les orteils avec délices. Il n’avait jamais envisagé que ses doigts de pied fussent sexy… jusqu’à ce qu’Elli lui en fasse la remarque. En fait, pour une fois, son corps, comblé, repu de plaisir, lui procurait une immense satisfaction. — Je n’arrive pas à réfléchir correctement, annonça-t-il. Il y a quelque chose que je ne vois pas. Voyons… Si moi je suis lié à l’ambassade, la flotte dendarii, elle, ne l’est pas. Je pourrais tous vous envoyer… Elli geignit. C’était un bruit si improbable, venant de sa part, qu’il risqua un torticolis pour la contempler par-dessus son épaule. — Je réfléchissais, s’excusa-t-il. — Eh bien, continue, surtout avec ce doigt-là. — Et, de toute manière, avec ce qui se passe à l’ambassade, je n’ai aucune envie de me priver de ma garde personnelle. C’est… il y a vraiment un gros problème là-bas. Ce qui signifie que rester là à attendre que tout s’arrange serait une énorme connerie. Bon. Un problème à la fois. Les Dendarii. De l’argent. Des petits boulots… Hé ? — Hé ? — Qui dit que je doive trouver un contrat pour toute la flotte en même temps ? Du travail. Du boulot. De l’intérim qui rapporte. Diviser pour conquérir ! Des gardes de sécurité, des techs d’ordinateurs, tout et n’importe quoi, pourvu que ça nous rapporte quelque chose… — Braquer des banques ? fit Elli dont l’intérêt s’éveillait soudain. — Et la police t’a laissée partir ? Faut pas exagérer. Mais nous disposons ici de cinq mille personnes parfaitement entraînées et possédant des talents très variés. Elles représentent une ressource plus importante encore que le Triomphe. Il faut les déléguer ! Les laisser se répandre dans la nature pour ramener enfin un peu de fric ! Elli, assise en tailleur au pied du lit, remarqua avec chagrin : — Ça fait une heure que j’essaie de te détendre et regarde le résultat ! En quoi es-tu fait ? En plastique mémoriel ? Tout ton corps est en train de se rétracter… Où vas-tu ? — Où veux-tu que j’aille ? Mettre cette idée en pratique, bien sûr. — La plupart des gens iraient dormir maintenant… En bâillant, elle l’aida à s’y retrouver dans le tas de vêtements empilés par terre. Miles hésita en s’emparant du tee-shirt noir d’Elli, reconnaissable cependant à sa grande taille et à la délicate odeur de son corps. Il faillit refuser de le lui rendre mais il se dit, à regret, que se balader en reniflant les sous-vêtements de sa petite amie n’était pas digne de son rang. D’ailleurs, par un accord tacite, ils avaient décidé que cet aspect de leurs rapports ne devait pas franchir la porte de cette chambre. Au début d’une mission, quand Miles rejoignait la flotte, son nouveau contrat en main, la conférence initiale avec son état-major lui donnait toujours l’impression de voir double. Il était une interface, conscient des deux parties, essayant d’être un miroir sans tain entre les Dendarii et leur véritable employeur, l’empereur. En général, cette déplaisante sensation disparaissait rapidement tandis qu’il concentrait ses facultés sur la mission en question, recentrant sa personnalité autour de l’amiral Naismith. « Détendu » n’était pas le mot qui convenait pour décrire cet état second – au sens littéral du terme –, étant donné la personnalité volontaire de Naismith. Disons qu’il se sentait moins « enfermé ». Mais la situation créait un précédent : cela faisait maintenant cinq mois d’affilée qu’il se trouvait en compagnie des Dendarii et la soudaine réintrusion du lieutenant Vorkosigan avait été très troublante cette fois-ci… beaucoup plus qu’à l’ordinaire. Généralement, tout se passait bien du côté de Barrayar. Il avait toujours pu compter sur la solidité des structures barrayaranes : c’était l’axiome dont découlaient tous ses actes, la norme qui lui permettait de mesurer ses succès ou ses échecs. Pas cette fois-ci. Ce soir, il se tenait dans la salle de conférences du Triomphe devant les membres de son état-major et les capitaines de navire réunis en hâte et il était saisi par une subite paralysie schizoïde : que pouvait-il leur dire ? Débrouillez-vous tout seuls, les gars… — Nous allons devoir nous débrouiller tout seuls pendant un moment, commença l’amiral Naismith, émergeant soudain de cette grotte au fond de la cervelle de Miles dans laquelle il se cachait. Voilà, il était lancé. Bien sûr, comme il s’y attendait, ils exprimèrent leur amère déception en apprenant qu’il y avait un accroc dans le paiement de leur contrat. En revanche, plus surprenante fut leur apparente sérénité quand il leur annonça, d’une voix lourde d’emphase menaçante, qu’il menait personnellement l’enquête. Ils lui faisaient confiance ! Aveuglément. Seigneur, pensa Miles, j’ai l’impression de leur faire avaler des aliments radioactifs. Mais dès qu’il leur soumit son idée, ils débordèrent d’imagination quant aux moyens de trouver de l’argent. Immensément soulagé, Miles s’en remit à eux. Après tout, un imbécile n’avait aucune chance de se retrouver à l’état-major dendarii. Son propre cerveau semblait vidé. Sûrement parce que ses circuits neuroniques travaillaient inconsciemment à résoudre le problème du côté barrayaran. Et non pas à cause d’un quelconque symptôme de sénilité précoce. Du moins, il l’espérait. Il dormit seul et mal, se réveilla fatigué et tendu. Il effectua quelques tâches de routine interne et approuva les sept projets les moins farfelus pour ramener des fonds. Un officier avait même décroché un contrat de vigiles de sécurité pour une vingtaine d’hommes… pour l’inauguration d’un centre commercial en… Chine. Où diable était donc la Chine ? Il s’attifa soigneusement du mieux qu’il put : tunique de velours gris avec boutons d’argent, pantalon à la couture d’un blanc aveuglant, ses bottes les plus brillantes… afin d’accompagner le lieutenant Bone sur Terre, à la banque de Londres. Derrière lui, Elli Quinn couvrait ses arrières, avec deux de ses plus costauds Dendarii en uniforme, tandis qu’un certain nombre de gardes du corps en civil, munis de scanners, les entouraient de loin. À la banque, l’amiral Naismith, avec une politesse et une urbanité exquises pour un homme qui n’existait pas, apposa sa signature sur des documents transmettant les droits sur un navire de guerre qu’il ne possédait pas à une organisation financière qui n’en avait aucune utilité. Comme le lieutenant Bone l’avait remarqué : au moins, cet argent-là était réel. Au lieu d’une catastrophe programmée pour cet après-midi, à l’heure où le lieutenant Bone avait prévu que les premières paies dendarii ne seraient plus assurées, ils bénéficiaient d’un sursis, d’une rémission. La faillite se produirait plus tard. Hourra ! En approchant de l’ambassade de Barrayar, il se débarrassa de ses gardes, ne gardant qu’Elli. Empruntant un tunnel souterrain, ils s’arrêtèrent bientôt devant une porte, pourvue d’une pancarte : DANGER. PRODUITS TOXIQUES. PERSONNEL AUTORISÉ SEULEMENT. — Nous sommes sous surveillance maintenant, avertit Miles. Pensive, Elli semblait peser le pour et le contre. — D’un autre côté, si tu rentres là-dedans, tu risques de t’apercevoir que tes ordres sont arrivés. On pourrait te réclamer sur Barrayar et je ne te verrais plus pendant un an. Ou même plus jamais. — Je ne me lai… commença-t-il, mais le doigt d’Elli vint se poser sur ses lèvres, l’empêchant de proférer une stupidité. Il sourit doucement. — Tu as raison. Je vous contacterai, commandant Quinn. Elle se redressa, hocha la tête d’un air ironique, esquissa un vague salut et s’en fut. Il soupira et confia sa paume à la serrure de la porte. Après la deuxième porte et son garde en uniforme posté derrière sa console, Ivan Vorpatril l’attendait, dansant d’un pied sur l’autre avec un air malheureux. Bon, quoi encore ? Son cousin n’était pas là simplement parce qu’il avait envie de pisser. — Heureux de te revoir, Miles, dit Ivan. Tu arrives au bon moment. — Je ne voulais pas abuser de mon privilège. Je risque d’en avoir encore besoin. Même si ça m’étonnerait qu’on me l’accorde encore… Je suis surpris que Galeni ne m’ait pas fait enfermer de façon permanente à l’ambassade après ce petit épisode sur le spatioport hier. — Il aurait eu du mal, dit Ivan. — Ah ? fit Miles d’une voix neutre. — Le capitaine Galeni a quitté l’ambassade hier environ une demi-heure après toi. Et il n’a pas reparu depuis. 7 L’ambassadeur les mena dans le bureau fermé à clé de Galeni. Il cachait sa nervosité plutôt mieux qu’Ivan, se contentant de remarquer d’un ton placide : — Faites-moi savoir ce que vous découvrirez, lieutenant Vorpatril. J’apprécierais notamment que vous m’indiquiez clairement s’il est temps ou non de prévenir les autorités locales. Ainsi, l’ambassadeur, qui connaissait Duv Galeni depuis deux ans, considérait lui aussi que cette situation recelait de multiples possibilités. Leur capitaine disparu était décidément un homme complexe. Ivan s’assit derrière la console et compulsa les dossiers de routine, notamment les notes récentes, tandis que Miles errait à travers la pièce à la recherche… de quoi ? D’un message griffonné avec du sang sur le mur, à hauteur de sa rotule ? D’une fibre végétale étrange sur le tapis ? D’un billet sur du papier lourdement parfumé ? Tout cela aurait été préférable à ce qu’il trouva, c’est-à-dire rien. Ivan leva les mains au ciel. — Rien ici que de très normal. — Pousse-toi. Miles pencha dangereusement le dossier du fauteuil à bascule de Galeni pour en chasser son cousin et prendre sa place. — Je brûle de curiosité d’en savoir un peu plus sur les finances personnelles de notre bon capitaine. C’est le moment ou jamais. — Miles, s’inquiéta aussitôt Ivan, n’est-ce pas un peu, heu… indiscret ? — Tu es un vrai gentleman, Ivan, fit Miles en tentant de s’introduire dans les fichiers codés. Comment as-tu fait pour atterrir à la Sécurité ? — Je n’en sais rien, dit Ivan. Je voulais être dans la flotte. — Comme nous tous ! Ah ! fit Miles tandis que l’holo-écran se mettait à vomir les données. J’adore ces cartes de crédit universel terriennes. C’est si instructif. — Au nom du ciel, qu’espères-tu trouver dans son compte courant ? — Eh bien d’abord, maugréa Miles en tapant sur le clavier, vérifions ses comptes et voyons si ses dépenses n’excèdent pas ses revenus. Il ne lui fallut qu’un moment pour avoir une réponse à sa question. La déception lui fit froncer les sourcils. Les comptes étaient équilibrés. Il y avait même un petit surplus à la fin de chaque mois, surplus qui était soigneusement déposé sur un compte d’épargne tout à fait modeste. Cela ne prouvait rien, ni dans un sens ni dans l’autre, hélas ! Si Galeni connaissait de sérieux problèmes d’argent, il avait à la fois l’intelligence et le savoir-faire requis pour dissimuler toute preuve pouvant l’accabler. Miles consulta la liste de ses achats. Ivan s’impatientait. — Qu’est-ce que tu cherches maintenant ? — Un vice secret. — Comment ? — C’est très facile. Ou ça devrait l’être si… Comparons par exemple tout ce que s’est offert Galeni, ces trois derniers mois, avec toi. Miles partagea l’écran en deux et appela le dossier de son cousin. — Pourquoi pas avec toi ? fit Ivan, offensé. Miles eut un sourire de scientifique vertueux. — Je ne suis pas ici depuis assez longtemps pour que la comparaison soit significative. Tu fournis un bien meilleur exemple. D’ailleurs, regarde ! Tiens, tiens… Une chemise de nuit en dentelle, Ivan ? Quel scandale ! C’est tout à fait contre le règlement, tu sais. — Ça ne te regarde pas, marmonna Ivan. — Tt-tt… Tu n’as pas de sœur et ce n’est pas le genre de ta mère. La conclusion de cet achat est évidente : soit il y a une fille dans ta vie, soit tu as tendance à te travestir. — Tu remarqueras qu’elle n’est pas à ma taille, fit Ivan avec dignité. — Trop petite pour mieux mettre tes charmes en valeur ? Non, je n’ose l’imaginer. Disons alors une fille avec une taille de guêpe. Que tu connais assez pour lui offrir des cadeaux intimes. Tu vois comme j’en sais déjà beaucoup sur toi avec un seul achat. Serait-ce Sylveth, par hasard ? — Tu es censé t’occuper de Galeni, lui rappela Ivan. — Oui. Quelle sorte de cadeaux achète-t-il ? Il fit dérouler la liste. Cela ne prit pas longtemps : il n’y avait pas grand-chose. — Du vin, remarqua Ivan, et de la bière. Miles fit une autre comparaison rapide. — À peine le tiers de ce que tu as consommé pendant la même période. Mais il achète des livres-disques à une belle cadence : trente-cinq contre… deux seulement, Ivan ? Ivan gémit douloureusement. Miles soupira. — Pas de fille ici. Ni de garçon, d’ailleurs, je pense… Hé, tu travailles avec lui depuis un an ? — Hum, fit Ivan, il y en a bien un ou deux dans le service et… ils savent s’y prendre pour te le faire savoir. Non, Galeni n’en est pas. Je ne le crois pas, en tout cas. Miles jeta un coup d’œil au beau profil de son cousin. Oui, Ivan avait sans doute reçu des avances des deux sexes. Bon, une autre piste qui s’envolait. — C’est quand même pas un moine, marmonna-t-il. Ni un androïde, à en juger par la musique, les livres, la bière, mais… il est très difficile à cerner. D’une tape irritée, il éteignit l’ordinateur. Toutefois, après un instant de réflexion, il le ralluma et consulta cette fois-ci le dossier personnel de la Sécurité sur Galeni. — Ha… voilà qui est inhabituel. Tu savais que le capitaine Galeni possédait un doctorat d’histoire avant de rejoindre le service impérial ? — Quoi ? Non, il ne m’en a jamais parlé… Ivan se pencha par-dessus l’épaule de Miles, la curiosité triomphant enfin de ses bonnes manières. — Diplômé avec les honneurs, en histoire moderne et en sciences politiques de l’université impériale de Vorbarr Sultana. Bon Dieu, regarde les dates. À l’âge de vingt-six ans, le Dr Duv Galeni a laissé tomber une chaire toute nouvelle au collège de Belgravia sur Barrayar, pour retourner à l’Académie militaire avec des blancs-becs de dix-huit ans. Et avec une bourse de cadet. Ce n’était pas l’attitude d’un homme prêt à tout pour de l’argent. — Il devait être dans les classes supérieures quand nous y sommes entrés, remarqua Ivan. Il a été diplômé deux ans avant nous. Et il est déjà capitaine ! — Il a dû être un des premiers Komarrans autorisés à faire une carrière militaire. La loi est passée quelques semaines avant son admission à l’Académie. Et il a grimpé les échelons à une vitesse éclair. Entraînement intensif et tout et tout : langues, analyse d’informations, un poste au Q. G. impérial… et pour finir, ce boulot en or, ici sur Terre. Ce cher Duvie est du pain bénit pour nous, c’est évident. Plus qu’évident. Officier brillant, cultivé, libéral… Galeni était une vivante publicité en faveur du succès de l’Ordre nouveau. Un exemple. Et Miles s’y connaissait en exemples. Il aspira profondément. L’air qui s’engouffra en sifflant entre ses dents serrées lui parut glacé. — Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Ivan. — Je commence à avoir peur. — Pourquoi ? — Parce que toute cette histoire commence à sentir le roussi : la politique, quoi ! Et si tu ne t’inquiètes pas quand la politique fait son apparition dans les affaires de Barrayar, c’est que tu ne connais rien à… l’Histoire. Il laissa planer ce dernier mot avec une ironie sibylline et se laissa bercer dans le fauteuil un moment avant de fouiller de nouveau le fichier. — Bingo ! — Hein ? Miles lui montra quelque chose. — Un dossier codé. On ne peut y accéder qu’avec le rang d’officier supérieur au Q. G. impérial. — Ce qui veut dire qu’on est en dehors du coup. — Pas nécessairement. — Miles… gémit Ivan. — Je n’envisage rien d’illégal, le rassura Miles. Pas encore. Va chercher l’ambassadeur. Son Excellence, à son arrivée, s’installa sur une chaise auprès de Miles. — Oui, c’est vrai, je possède un code d’accès d'urgence qui permet de consulter ce dossier, admit-il devant l’insistance de Miles. Mais par urgence, nous entendons une guerre ou un problème de cette importance. Miles se mordilla le bout de l’index. — Le capitaine Galeni est avec vous depuis deux ans. Quelle impression vous fait-il ? — En tant qu’officier ou en tant qu’homme ? — Les deux, monsieur. — Très consciencieux dans son travail. Son passé universitaire inhabituel… — Vous étiez au courant ? — Bien sûr. Cela fait de lui un candidat extraordinaire pour un poste ici sur Terre. Il est très bien, très à son aise socialement parlant, brillant causeur même. L’officier qui le précédait à ce poste était un homme de la Sécurité de la vieille école. Compétent mais terne. Presque… ennuyeux. Galeni accomplit les mêmes tâches mais plus délicatement. La délicatesse en matière de sécurité est essentielle : elle la rend invisible et une sécurité invisible ne dérange pas mes invités qui sont des diplomates. Oui, il a su faciliter énormément mon travail. Et il est aussi efficace quand il s’agit de… rassembler des informations. En tant qu’officier, je suis extrêmement satisfait de lui. — Quel est son vice en tant qu’homme ? — Vice est un terme sans doute trop fort, lieutenant Vorkosigan. Il est plutôt… froid. En général, je trouve cela reposant. J’ai souvent remarqué qu’après une conversation il en savait plus sur vous que vous sur lui. Quelle façon diplomatique de parler de la grande perspicacité de Galeni ! — Ha, fit Miles, repensant avec un certain malaise à ses propres discussions avec le disparu. L’ambassadeur fronça les sourcils. — Pensez-vous que nous pourrions trouver un indice sur sa disparition dans ce dossier secret, lieutenant Vorkosigan ? Morose, Miles haussa les épaules. — Nous n’avons rien trouvé ailleurs. — J’éprouve une telle répugnance… L’ambassadeur s’interrompit en consultant la liste, affichée sur l’écran, des sévères restrictions concernant l’ouverture d’un fichier codé. — Nous pourrions attendre encore un peu, dit Ivan. Imaginons qu’il se soit juste trouvé une petite amie. Après tout ce que tu as appris sur lui. Miles, tu devrais être content pour lui. Et il ne serait pas très heureux, en revenant de sa première nuit dehors depuis des années, de découvrir qu’on a fouillé dans tous ses dossiers. Miles reconnaissait cette voix de fausset : celle que son cousin adoptait pour jouer les imbéciles, pour se faire l’avocat du diable. L’expression d’une intelligence aiguë mais paresseuse qui préférait voir les autres faire son travail. Bien joué, Ivan. — Quand tu passes tes nuits dehors, tu indiques toujours où tu seras et quand tu reviendras, n’est-ce pas ? s’enquit-il, entrant dans son jeu. — Eh bien, oui. — Et tu reviens toujours à l’heure dite ? — Il m’est arrivé de faire la grasse matinée une ou deux fois, admit Ivan. — Que s’est-il passé alors ? — Ils m’ont retrouvé. « Bonjour, lieutenant Vorpatril, vous avez demandé à être réveillé. » Le ton précis, sardonique de Galeni était merveilleusement imité. Ce devait être une citation directe. — Vous pensez donc que Galeni est du genre à établir des règles pour ses subordonnés qu’il ne suivrait pas lui-même ? — Non, firent à l’unisson Ivan et l’ambassadeur qui se jetèrent un coup d’œil surpris. Miles reprit son souffle, redressa le menton et montra la console. — Ouvrez-le. L’ambassadeur pinça les lèvres et lui obéit. — Que je sois damné, chuchota Ivan au bout de quelques minutes. Miles se fraya un chemin entre les deux hommes et lut à toute allure les données affichées. Le dossier était énorme : il contenait toute l’histoire familiale de Galeni. Il était né sous le nom de David Galen. Les Galen, propriétaires du Cartel de transport orbital Galen, puissants parmi les puissants, faisant partie de l’oligarchie des grandes familles qui avaient gouverné Komarr. Leur puissance provenait de la situation privilégiée de cette planète placée au confluent de plusieurs couloirs galactiques, position qui avait fait de Komarr une planète opulente. Ses cités recouvertes de dômes tels des joyaux avaient poussé grâce à cette richesse qui coulait vers elle depuis l’espace ; elles n’avaient pas été arrachées à la terre nue et désolée de la planète par le travail et la sueur. Miles entendait encore la voix de son père énumérer les points qui avaient fait de la conquête de Komarr par l’amiral Vorkosigan une guerre d’école. Une faible population concentrée dans des villes au climat contrôlé ; aucun lieu de retraite et de regroupement pour une guérilla. Pas d’alliés ; il nous a suffi de dire que nous baisserions de quarante pour cent les droits de passage qu’ils exigeaient pour traverser leurs couloirs afin que leurs voisins, soi-disant leurs alliés, nous soutiennent. Ils ne voulaient même pas se battre eux-mêmes… jusqu’à ce que les mercenaires qu’ils avaient engagés comprennent ce qui allait leur tomber dessus et s’évanouissent dans la nature. Bien sûr, le cœur du problème était les péchés commis par les anciens Komarrans, une génération plus tôt. Ils s’étaient laissé acheter par les Cetagandans, en accordant le passage à leur flotte d’invasion qui aurait ainsi pu conquérir facilement et rapidement Barrayar, une pauvre planète nouvellement découverte et encore semi-féodale. La suite des événements leur avait montré leur erreur. Ni aisée, ni rapide, la conquête n’en avait pas été une. Il avait fallu vingt ans et un océan de sang pour que le dernier des navires cetagandans reparte par où il était venu, grâce à la « neutralité » de Komarr. Les Barrayar ans étaient peut-être arriérés mais personne ne pouvait les accuser d’apprendre lentement. Parmi la génération du grand-père de Miles, arrivée au pouvoir sous la terrible occupation cetagandane, ce devint une véritable obsession : une telle invasion ne devait plus jamais se reproduire. Il était revenu à la génération du père de Miles de transformer cette obsession en fait, en prenant le contrôle absolu et permanent de l’unique voie d’accès à Barrayar : Komarr. Le but avoué de la flotte d’invasion barrayarane, qui se mit en œuvre avec une vitesse foudroyante et une subtilité stratégique confondante, était de prendre Komarr intacte. De s’emparer de son économie, source de tant de richesses, avec le minimum de dégâts. La conquête, pas la vengeance, pour la plus grande gloire de l’empereur. L’amiral-lord Aral Vorkosigan, commandant de la flotte impériale, avait dit cela de façon répétée et parfaitement claire… Croyait-il. L’oligarchie komarrane, composée en grande majorité d’hommes trop raisonnables, ne tarda guère à accepter le fait accompli. Sa reddition fut rapide. Des promesses furent faites, des garanties données : leur vie était contrôlée, leurs richesses taxées mais, au moins, ils survivaient et on leur épargnait la misère. On leur laissait même entrevoir la possibilité de recouvrir prochainement toute leur intégrité, en tant que citoyens de l’Empire de Barrayar. Leur permettre de bien vivre était la meilleure des vengeances. C’est alors qu’eut lieu le massacre de Solstice. Par la faute d’un subordonné trop zélé, grognait l’amiral-lord Vorkosigan. Sur ordre secret, criaient les familles survivantes des deux cents conseillers komarrans abattus dans un gymnase par les forces de sécurité barrayaranes. Sinon la vérité, du moins la certitude habitait les victimes. Miles lui-même n’était pas sûr qu’on connaisse un jour le fin mot de l’histoire. Seuls l’amiral Vorkosigan et le commandant de la Sécurité savaient exactement à quoi s’en tenir et c’était la parole de l’amiral Vorkosigan qui était mise en doute : incapable de contenir sa fureur, il avait tué de ses propres mains ledit commandant. Exécuté à juste titre ou bien assassiné pour ne pas pouvoir parler, chacun était libre de se faire son opinion. Miles, quant à lui, n’était guère enclin à s’exciter à propos du massacre de Solstice. Après tout, les engins nucléaires des Cetagandans avaient bien rasé une ville entière, Vashnoi, capitale des Vorkosigan, tuant non des centaines mais des milliers de personnes, et il n’y avait eu aucune manifestation dans les rues à cause de ça. Pourtant, c’était le massacre de Solstice qui avait captivé l’attention du public. Au nom de Vorkosigan avait alors été associé le mot « Boucher », avec une majuscule, et son honneur avait été souillé. Tout cela faisait partie de l’histoire personnelle de Miles, malgré l’ancienneté des faits. Trente ans déjà. Miles n’était pas encore né. David Galen avait quatre ans le jour où sa tante, la conseillère Rebecca Galen, avait trouvé la mort dans ce gymnase de la ville sous dôme nommée Solstice. Avec une surprenante franchise, le haut commandement de Barrayar avait inclus dans le dossier ses délibérations à propos de la carrière dans les forces impériales du jeune Komarran de vingt-six ans. « … Je ne puis recommander ce choix, avait écrit le chef de la SecImp, Illyan, dans un mémo privé au Premier ministre, le comte Aral Vorkosigan. J’ai un mauvais pressentiment : vos remords vous exaltent à propos de ce type. Et les remords sont un péché, un luxe que vous ne pouvez vous offrir. Si vous développez le secret désir de vous faire poignarder dans le dos, je vous prie de me le faire savoir au moins vingt-quatre heures à l’avance, afin que je puisse signer ma démission. Simon. » Le mémo-réponse était écrit à la main, de ce gribouillage de crabe exécuté par des doigts si épais que le moindre stylo se révélait trop fin. Une écriture douloureusement familière pour Miles : « … Des remords ? Peut-être. J’ai fait un tour dans ce gymnase, peu après, avant que le sang n’ait eu le temps de sécher. On pataugeait. Certains détails se gravent à jamais dans votre mémoire. Mais il se trouve que je me souviens particulièrement de Rebecca Galen, en raison de la façon dont elle est morte. Elle est l’une des rares à avoir fait face à ses assassins. Je crois que si Duv Galeni me tue un jour, ce ne sera pas dans le dos. » Quant au fait que son père se soit engagé dans la Résistance, cela ne m’inquiète pas davantage. Ce n’est pas simplement pour nous que ce garçon a changé son nom à la façon barrayarane. » Cependant, si nous pouvons obtenir de sa part un réel ralliement, j’aurai l’impression d’avoir atteint mon but initial avec Komarr. Avec une génération de retard, c’est vrai, et après un long et sanglant détour, mais – et puisque vous avez utilisé des termes théologiques – disons qu’il s’agira d’une sorte de rédemption. Bien sûr, il a des ambitions politiques ; néanmoins, permettez-moi de suggérer qu’elles sont certainement plus complexes et plus constructives qu’un simple assassinat. » Remettez-le sur la liste, Simon, et laissez-le tranquille. Cette histoire me fatigue et je ne veux pas avoir à y réfléchir de nouveau. Qu’il se débrouille et qu’il fasse ses preuves… s’il le peut. » La signature était l’habituel griffonnage hâtif. Après cela, le cadet Galeni n’avait plus eu affaire qu’à des officiers bien moins importants dans la hiérarchie impériale. Son dossier était public et Miles l’avait déjà consulté. — Le problème, fit-il à haute voix dans le silence pesant qui s’était abattu sur la pièce depuis une bonne demi-heure, c’est que cela a beau être fascinant, ça ne réduit pas les possibilités. Au contraire… Et sa théorie personnelle à propos de la disparition de Galeni, à savoir le détournement de fonds et la désertion, pourrait bien se révéler exacte. Rien dans ce document ne la démentait. Pis encore ; le passé de la famille de Galeni rendait cette histoire encore plus pénible qu’il ne l’avait imaginé. La tentative d’assassinat au spatioport prenait des aspects nouveaux et sinistres. — Il est possible, intervint Vorpatril, qu’il ait été simplement victime d’un accident tout à fait banal. L’ambassadeur grogna et se leva avec lourdeur en secouant la tête. — Tout cela est extrêmement ambigu. Ils ont eu raison de coder ce dossier qui pourrait être très préjudiciable à sa carrière. Je crois, lieutenant Vorpatril, que je vais vous demander de déposer un avis de recherche pour personne disparue auprès des autorités locales. Refermez ce dossier, Vorkosigan. Ivan sortit à la suite de l’ambassadeur. Avant d’éteindre la console, Miles céda à une dernière tentation et consulta les documents relatifs au père de Galeni. Après la mort de sa sœur lors du massacre, celui-ci était apparemment devenu un membre actif et important de la Résistance komarrane. Tous les biens que la conquête barrayarane avait laissés à cette famille, autrefois si fière, s’étaient complètement évanouis à l’époque de la Révolte, six ans plus tard. Les vieux dossiers de la Sécurité barrayarane en donnaient une explication. Ils avaient servi à acheter des armes de contrebande et contribué aux dépenses de l’armée terroriste. Puis, plus tard, aux pots-de-vin pour obtenir des visas de sortie et des transports clandestins qui avaient permis aux survivants d’atteindre une autre planète. Mais le père de Galeni n’avait pas quitté Komarr. Il avait été soufflé par une de ses propres bombes lors d’une dernière attaque, futile et exténuée, contre le Q. G. de la Sécurité barrayarane. Incidemment, le frère aîné de Galeni était mort avec lui. Pensif, Miles fit une dernière vérification. Il fut soulagé de constater qu’aucun parent de Galen ne figurait sur la liste des réfugiés sur Terre. Bien sûr, en deux ans, Galeni avait eu largement le temps de faire disparaître ces noms de tous les dossiers. Miles se massa le crâne. Sa migraine revenait. Galeni avait quinze ans quand le dernier spasme de la Révolte avait avorté. Avait été écrasé. Trop jeune, espérait Miles, pour y avoir été mêlé activement. Et quelle qu’ait été son implication dans la Résistance, Simon Illyan, apparemment, en avait eu connaissance et avait été prêt à faire une croix dessus. Pour lui, le livre était clos. Miles referma le dossier. Miles laissa Ivan s’occuper de toutes les formalités avec la police locale. En vérité, grâce à l’histoire du clone, sa double personnalité était en partie protégée mais il était inutile de tenter le diable. On pouvait s’attendre que des policiers se montrent suspicieux. Au moins, les autorités parurent prendre la disparition de l’attaché militaire avec le sérieux requis. Dans un bel esprit de coopération, les Terriens allèrent même jusqu’à promettre, à la requête de l’ambassadeur, qu’ils n’informeraient pas les médias. La police, habituée et équipée pour de telles affaires, pouvait se charger de tous les aspects de routine de cette enquête : vérifier l’identité de tous les cadavres inexpliqués, trouvés ici ou là, etc. Miles se nomma détective officiel pour tout ce qui se passait à l’intérieur des murs de l’ambassade. Ivan, en tant qu’officier le plus ancien, se retrouva subitement avec tout le travail de Galeni sur les bras. Sans pitié, Miles refusa de le soulager. Il passa les vingt-quatre heures suivantes devant une console à vérifier les dossiers de tous les réfugiés komarrans. L’ambassade avait accumulé énormément d’informations sur le sujet. Si un élément significatif se trouvait là, il était enfoui sous des tonnes de détails inutiles. C’était un travail trop important pour un seul homme. À 2 heures du matin, les yeux en miettes, Miles abandonna, appela Elli Quinn et transmit le problème aux services de renseignements dendarii. Transmettre était bien le terme adéquat : un transfert en masse des données des ordinateurs protégés de l’ambassade à ceux du Triomphe en orbite. Galeni en aurait eu des convulsions. Qu’il aille se faire foutre ! Il n’avait qu’à ne pas disparaître. Circonspect, Miles préféra ne rien dire à Ivan non plus. Sa position légale, si jamais il devait se justifier, consisterait à affirmer que les Dendarii étaient de facto des troupes barrayaranes et que ce transfert de données restait interne à l’armée impériale. Techniquement. Miles y inclut aussi tous les dossiers personnels concernant Galeni, sans code de protection. Dans ce cas, il pourrait toujours prétendre que le code servait à protéger Galeni des préjugés de Barrayarans trop patriotes : un problème qui ne concernait pas, évidemment, les Dendarii. Deux arguments presque convaincants. — Dis à nos espions que trouver Galeni est un contrat, expliqua-t-il à Elli. Qui fait partie de notre grande entreprise de prospection d’argent. Nous ne serons payés que si nous trouvons l’homme. Ce qui d’ailleurs pourrait bien être vrai, quand j’y pense. Il s’écroula dans son lit, espérant que son inconscient trouverait quelque chose pendant les quelques heures qui lui restaient à dormir, mais il se réveilla aussi vide et confus que la veille. Il ordonna à Barth et à deux autres soldats non comms de retrouver la trace de tous les déplacements du courrier, l’autre maillon éventuellement faible de la chaîne. Puis, coincé sur sa chaise, il se mit à attendre un appel de la police, tandis que son imagination élaborait toutes sortes de scénarios grotesques ou bizarres. Il restait assis, rigide comme une pierre, un pied martelant machinalement le sol, avec la sale impression que le sommet de son crâne allait exploser d’un moment à l’autre. Elli Quinn le rappela le troisième jour. Il brancha le comm sur l’holovidéo, tant il avait soif de voir son visage. Elle avait un curieux sourire de chatte innocente. — Je me suis dit que ceci allait t’intéresser, minauda-t-elle. Le capitaine Thorne vient tout juste de se voir offrir un fascinant contrat pour les Dendarii. — Le prix est-il aussi fascinant ? s’enquit Miles. Les rouages dans sa tête se mirent à grincer tandis qu’il faisait l’effort de se rebrancher sur les tracas de l’amiral Naismith qu’il avait largement oubliés depuis deux jours. — Cent mille dollars de Beta. Cash et en petites coupures. — Ah… Cela faisait près d’un demi-million de marks impériaux. — Je pensais avoir été clair : pas question de faire quoi que ce soit d’illégal, cette fois. On a assez de problèmes comme ça. — Comment ? Tu n’as pas envie de te lancer dans un petit kidnapping ? Elle gloussait inexplicablement. — Absolument pas ! — Oh, tu vas sûrement faire une exception pour celui-là, prédit-elle avec verve. — Elli… Elle refréna sa jovialité mais ses yeux restaient brillants. — Mais, Miles… Nos mystérieux et riches étrangers veulent seulement louer les services de l’amiral Naismith pour enlever lord Miles Vorkosigan de l’ambassade de Barrayar. — C’est sûrement un piège. Ivan se trémoussait nerveusement tout en guidant la voiture louée par Elli à travers les artères de la ville. À minuit, il faisait clair comme en plein jour, mais les ombres sur leurs visages changeaient tandis que les sources de lumière défilaient de l’autre côté de la bulle du véhicule. L’uniforme gris dendarii d’Ivan ne le flattait pas moins que sa tenue verte barrayarane, remarqua Miles, maussade. Son cousin serait toujours beau en uniforme, quel que soit l’uniforme. Assise de l’autre côté de Miles, Elli aurait pu être la sœur jumelle d’Ivan. Elle faisait semblant d’être à l’aise, son corps souple parfaitement détendu, un bras protecteur jeté par-dessus l’épaule de Miles sur le dossier du siège. Mais elle avait recommencé à se ronger les ongles. Miles, coincé entre eux, dans son uniforme vert de lord Vorkosigan, avait l’impression d’être une feuille de cresson entre deux tranches de pain dur. Bon Dieu, il était trop fatigué pour ces expéditions nocturnes ! — Bien sûr que c’est un piège, dit-il. Mais je veux découvrir qui est derrière et pourquoi. D’ailleurs, que savent-ils exactement ? Ont-ils manigancé cet enlèvement parce qu’ils croient que Naismith et Vorkosigan sont deux personnes distinctes… ou le contraire ? Dans ce cas, est-ce que cela remet en cause les relations secrètes entre Barrayar et les Dendarii ? Il échangea un regard avec Elli. Bien sûr. Si le rôle de Naismith s’arrêtait là, quel avenir aurait alors leur relation ? — À moins, répondit Ivan avec espoir, qu’il ne s’agisse de quelque chose de complètement différent, qui n’aurait absolument aucun rapport avec tout ça : des criminels locaux qui cherchent à s’offrir une rançon. Ou alors un truc vraiment tortueux : les Cetagandans essayant de mettre l’amiral Naismith en porte à faux vis-à-vis de Barrayar dans l’espoir que nous aurons plus de chance qu’eux et que nous réussirons à tuer ce sale petit espion. Ou peut-être… — Oui ; ou peut-être que c’est toi le génie du mal qui est derrière tout ça, Ivan, suggéra Miles, affable. Histoire de te débarrasser de tes concurrents et d’avoir l’ambassade pour toi tout seul. Elli le scruta intensément, pour s’assurer qu’il plaisantait. Ivan se contenta de sourire. — Oh, tu as raison. Cette explication me plaît beaucoup. — La seule chose dont nous puissions être certains, soupira Miles, c’est qu’il ne s’agit pas d’une tentative d’assassinat cetagandane. — J’aimerais en être aussi sûre que toi, marmonna Elli. Il était tard dans la soirée. Quatre jours avaient passé depuis la disparition de Galeni. En trente-six heures, depuis que les Dendarii avaient reçu leur étrange dernier contrat, Elli avait eu le temps de réfléchir. Ce qui lui était apparu tout d’abord comme une énorme farce lui semblait, à présent que Miles allait y être mêlé pour de bon, terriblement dangereux. — C’est logique, argumenta celui-ci. Soit les Cetagandans croient toujours que je suis deux personnes différentes, soit ils pensent le contraire. En tout cas, c’est l’amiral Naismith qu’ils veulent tuer, pas le fils du Premier ministre de Barrayar. Tuer lord Vorkosigan pourrait déclencher une nouvelle guerre. Ce qu’ils veulent à tout prix éviter. Du moins, pour l’instant. En fait, nous saurons que ma couverture a sauté le jour où ils n’essaieront plus de tuer Naismith… et où ils commenceront à faire un énorme et très gênant tapage public à propos des opérations dendarii montées contre eux. Pour rien au monde, ils ne manqueraient une telle opportunité diplomatique. Surtout en ce moment, avec le traité sur le droit de passage à travers l’espace territorial de Tau Ceti qui doit être renégocié. Ils pourraient nous interdire la galaxie en un rien de temps. — Peut-être qu’ils essaient simplement de prouver le lien qui existe entre toi et toi, dit Ivan, pensif. — Je n’ai pas dit qu’il ne s’agissait pas des Cetagandans, répondit Miles avec douceur. Seulement que, si c’est eux, ils ne cherchent pas à me tuer. Elli grogna. Miles consulta son chrono. — C’est l’heure de la dernière vérification. Elli brancha son bracelet comm. — Etes-vous toujours là-haut, Bel ? La voix d’alto du capitaine Thorne chanta en réponse, provenant de l’aérocar qui les suivait, avec à son bord une patrouille dendarii. — Je ne vous perds pas de vue. — Très bien, continuez comme ça. Vous, vous surveillez nos arrières depuis là-haut ; nous, on s’occupe de ce qu’il y a devant. C’est le dernier contact vocal avant qu’on vous demande d’intervenir. — On attend votre signal. Bel, terminé. Miles se massa le cou, un peu fébrile. Quinn ne s’y trompa pas. — Cela ne m’enchante guère de te voir sauter dans ce piège à pieds joints. — J’ai absolument pas l’intention de me laisser prendre. Dès qu’ils pointent leur nez, Bel atterrit et c’est nous qui les capturons. Mais s’ils n’ont pas l’air de vouloir me tuer sur-le-champ, on pourrait en apprendre beaucoup, en les laissant faire quelque temps. Le, heu… risque en vaut peut-être la peine. Elli secoua la tête, nullement convaincue. Les minutes suivantes passèrent en silence. Pour la centième fois, Miles réexaminait mentalement la situation quand ils s’arrêtèrent dans une ruelle tortueuse, devant une rangée de maisons anciennes à trois étages, collées les unes contre les autres. Très sombres, trop calmes pour être occupées, sans doute en instance d’être détruites ou rénovées. Après avoir consulté les numéros au-dessus des portes, Elli ouvrit la bulle. Miles se glissa hors du véhicule pour la rejoindre tandis qu’Ivan consultait les scanners. — Il n’y a personne là-dedans, annonça-t-il en examinant ses écrans. — Quoi ? Pas possible, fit Elli. — On est peut-être en avance. — C’est ça, répliqua-t-elle, acide. Comme dit Miles : restons logiques. Les gens qui veulent acheter lord Vorkosigan ne nous ont donné ce rendez-vous qu’à la dernière seconde. Pourquoi, à ton avis ? Pour qu’on ne puisse pas entrer là-dedans les premiers et tout vérifier. Ils doivent donc être planqués quelque part à nous attendre. Elle se pencha dans le cockpit de la voiture, par-dessus l’épaule d’Ivan. Celui-ci leva les mains au ciel tandis qu’elle vérifiait à son tour les instruments. — Tu as raison, admit-elle enfin. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond ! Etait-ce par pur hasard si deux lampadaires étaient brisés précisément ici ? Miles scruta la nuit. — J’aime pas ça, murmura Elli. Je ne t’attache pas les mains pour l’instant. — Tu pourrais me maîtriser toute seule ? — Tu es drogué jusqu’aux yeux. Miles haussa les épaules et laissa pendre sa mâchoire. Son regard erra sur les environs, les yeux pas tout à fait à l’unisson dans leur orbite. Rien. Pas un chat. Puis Elli le guida par le bras vers les marches ; il titubait. Elle essaya la porte, un modèle ancien qui pivotait sur des gonds. — C’est ouvert. Le battant qui joua en couinant révéla une totale obscurité. À regret, Elli rengaina son neutraliseur et, de sa main libre, décrocha une mini-lampe de sa ceinture qu’elle dirigea vers le trou noir. Un hall d’entrée. Deux voûtes identiques, donnant sur deux pièces vides et sales, entouraient un escalier branlant qui menait à l’étage. Elli soupira et franchit prudemment le seuil. — Il y a quelqu’un ? appela-t-elle doucement. Le silence. Ils pénétrèrent dans la première pièce, le rayon de la torche fouillant les coins. — Nous ne sommes ni en avance, marmonna-t-elle, ni en retard. L’adresse est la bonne… Où sont-ils ? Il ne pouvait guère lui répondre s’il voulait continuer à jouer son rôle. Elli le relâcha, passa la lampe dans sa main gauche et dégaina de nouveau son neutraliseur. — Tu es trop camé pour aller bien loin, déclara-t-elle comme si elle s’adressait à elle-même. Je vais visiter les lieux. Une des paupières de Miles frémit, en signe d’acquiescement. Tant qu’elle ne s’était pas assurée de l’absence de micros et de senseurs, il devait continuer à jouer les kidnappés de façon convaincante. Après une brève hésitation, elle emprunta l’escalier. En emportant la lumière avec elle… Merde ! Il tendait toujours l’oreille, à l’écoute du bruit presque inaudible de ses pas au-dessus de lui, quand une main se referma sur sa bouche. Le museau d’un neutraliseur réglé à sa plus faible intensité lui caressa le cou. Miles tressaillit, se débattit, frappa, tout en essayant de crier et réussit à mordre la paume de son assaillant qui émit un soupir de douleur avant de resserrer son étreinte. Ils étaient deux… Ses mains furent coincées dans son dos, un chiffon glissé entre ses mâchoires, avant qu’il ne pût mordre une deuxième fois. Le bâillon était imbibé d’une drogue douce, pénétrante. Ses narines frémirent sauvagement mais ses cordes vocales refusèrent de lui obéir. Il avait l’impression de ne plus être en contact avec son corps, comme si celui-ci était parti sans laisser d’adresse. Puis une faible lueur s’éleva. Deux hommes grands, l’un jeune, l’autre plus vieux, vêtus à la mode terrienne, s’agitaient parmi les ombres, leurs silhouettes vaguement estompées. Bon sang, des boucliers antiscanner ! Des engins particulièrement efficaces qui pouvaient tromper l’équipement dendarii. Miles repéra les boîtiers fixés à leur ceinture : ils étaient dix fois plus petits que les derniers gadgets dont disposaient ses hommes. Incroyable, des générateurs portables aussi minuscules… et qui semblaient neufs. L’ambassade barrayarane allait devoir réactualiser ses dossiers. Pendant un bref moment d’égarement, il se mit à loucher pour essayer de lire la marque du fabricant sur un boîtier… jusqu’à ce qu’il s’aperçoive de la présence d’un troisième homme. Oh, mais cet homme ? Ça y est, je suis dingue. La panique le saisit. Je suis passé de l’autre côté. Le troisième homme, c’était lui-même, Miles Vorkosigan. Impeccablement sanglé dans son uniforme vert barrayaran, l’alter ego de Miles s’arrêta devant lui pour contempler son visage longuement, étrangement, comme affamé. Puis, il commença à transférer méthodiquement le contenu des poches de Miles dans les siennes. Neutraliseur, papiers, la moitié d’un paquet de pastilles à la menthe qui le laissa un moment perplexe mais qu’il empocha avec un haussement d’épaules avant de pointer le doigt vers la taille de Miles. La dague de son grand-père lui avait été léguée expressément. La lame, vieille de trois cents ans, était encore flexible comme du caoutchouc, tranchante comme du verre, et sa garde, incrustée de pierres précieuses, dissimulait le sceau des Vorkosigan. Les deux hommes ouvrirent sa veste et s’emparèrent de l’arme pour la donner à l’Autre. Celui-ci passa la courroie de cuir autour de son épaule et reboutonna sa tunique, avant de débrancher son bouclier antiscanner et de passer rapidement le boîtier à la ceinture de Miles. Ses yeux étaient brûlants d’une terreur exaltée tandis qu’il examinait Miles une dernière fois. Miles avait déjà croisé ce regard. Mais oui, bien sûr, dans le couloir du tube ! Quand il s’était vu dans la paroi réfléchissante ! Non, ce n’était pas lui ! C’était le visage de cet homme-là qu’il avait vu. Il devait se trouver à quelques mètres derrière Miles, ce soir-là. Portant le mauvais uniforme. Le vert barrayaran alors que Miles portait le gris dendarii. On dirait qu’ils ont réussi leur coup, cette fois-ci, même si… — Parfait, grogna l’Autre dont la voix n’était plus assourdie par le bouclier. On n’a même pas eu besoin d’endormir la femme. Elle ne se doutera de rien. Je vous avais bien dit que ça marcherait. Il reprit son souffle, redressa le menton et sourit d’un air sardonique à Miles. Misérable petit frimeur, pensa Miles, mauvais. Je t’arracherai les dents pour ça. Ah, j’ai toujours été mon pire ennemi. L’échange n’avait pris que quelques secondes. Ils transportèrent alors Miles de l’autre côté d’une porte au fond de la pièce. Dans un sursaut héroïque, il parvint à se cogner la tête contre le chambranle. — Qu’est-ce que c’est ? fit aussitôt la voix d’Elli à l’étage. — C’est moi, répondit promptement l’Autre. J’ai regardé partout ici. Il n’y a personne. On est venus pour rien. — Tu crois ? Miles entendit Elli dévaler l’escalier. — On pourrait attendre encore un peu. Le bracelet comm d’Elli se mit à vibrer. La voix affaiblie d’Ivan retentit. — Elli ? J’ai eu un drôle de truc sur les scanners, il y a une minute à peine. Le cœur de Miles bondit d’espoir. — Vérifie. La voix de l’Autre était parfaitement posée. — Maintenant, il n’y a plus rien. — Et il n’y a rien ici non plus. J’ai bien l’impression qu’ils ont pris peur et qu’ils ont renoncé. Ramenez… ramène-moi à l’ambassade, commandant Quinn. Il avait failli la vouvoyer mais s’était repris à temps : elle l’avait tutoyé en descendant les marches. — Déjà ? Tu es sûr ? — Oui, déjà. C’est un ordre. — C’est toi le patron, fit Elli avec regret. Mais j’aurais bien aimé voir la couleur de ces cent mille dollars. Leurs pas résonnèrent dans le couloir d’entrée avant d’être assourdis par la porte qui se refermait. Le ronronnement d’une voiture qui s’éloignait… puis ce fut l’obscurité, le silence entrecoupé par le bruit de trois respirations… Les deux hommes traînèrent Miles jusqu’à la porte de derrière, lui firent traverser une étroite ruelle et le jetèrent comme un mannequin sur le siège arrière d’une voiture où ils s’assirent à leur tour, l’encadrant. À l’avant, se tenait un autre homme, le chauffeur. Les pensées de Miles tournoyaient, à la limite de la conscience. Maudits scanners… des engins vieux de cinq ans, provenant d’une technologie de deuxième zone, ce qui signifiait peut-être dix ans de retard par rapport à la Terre. Ils allaient devoir mordre dans le budget et envoyer à la poubelle tout le système de scanners de la flotte dendarii… S’il vivait assez longtemps pour en donner l’ordre… Au diable, les scanners : ils n’étaient pour rien dans cette défaite. N’avait-on pas l’habitude de chasser cet animal mythique d’autrefois, la licorne, avec un miroir pour fasciner la bête orgueilleuse tandis que ses tueurs l’encerclaient ? Si on se fiait à la légende, il devait y avoir une vierge dans le coin… C’était un vieux quartier. Ils empruntaient un chemin tortueux, sans doute pour qu’il ne pût pas se repérer… à moins qu’il ne s’agît tout simplement du meilleur raccourci. Après un quart d’heure de route, ils plongèrent dans un garage souterrain où la voiture s’arrêta en sifflant. Le garage, sûrement privé, était de petite taille et ne pouvait contenir que quelques véhicules. Ses ravisseurs emmenèrent Miles jusqu’à un tube de montée dont ils sortirent un niveau plus haut. L’un d’eux lui retira alors ses bottes et le boîtier du bouclier antiscanner. Les effets du neutraliseur commençaient à se dissiper. Il avait encore des fourmis dans les jambes mais, malgré leur mollesse, à présent elles le soutenaient suffisamment. Lorsque enfin les deux hommes délièrent ses poignets et lui enlevèrent son bâillon, il essaya maladroitement de se masser les bras et émit un coassement indistinct. Mais, sans lui laisser le temps de regarder autour de lui, ils déverrouillèrent une porte et le projetèrent dans une pièce sans fenêtres dont ils claquèrent le battant derrière lui. Il se ferma comme les mâchoires d’un piège. Haletant, Miles tituba un instant avant de retrouver l’équilibre. Une lampe scellée dans le plafond illuminait la pièce, uniquement meublée de deux dures banquettes le long des murs. À gauche, une ouverture à laquelle on avait enlevé la porte conduisait dans une petite salle de bains, elle aussi dépourvue de fenêtres. Face au mur, un homme, vêtu seulement d’un pantalon vert, d’une chemise crème et de chaussettes, était recroquevillé sur une des banquettes. Avec raideur et difficulté, il roula sur lui-même et s’assit, levant machinalement une main pour protéger ses yeux rougis de la lumière trop crue. De l’autre, il s’accrochait à la banquette afin de ne pas tomber. Les cheveux en bataille, il avait une barbe de quatre jours. Le V de sa chemise ouverte révélait une gorge dont la vulnérabilité contrastait étrangement avec l’armature rigide du haut col de l’uniforme barrayaran. Le visage était comme labouré. L’impeccable capitaine Galeni. Plutôt en piteux état. 8 Galeni loucha vers Miles. — Merde, dit-il d’une voix morne. — Comme vous dites, répliqua Miles sur le même ton. Le capitaine se redressa, un soupçon plissant ses yeux larmoyants. — Ou… est-ce vraiment vous ? Une question saugrenue. À moins que… Miles réfléchit un bon moment avant de répondre : — Je ne sais pas. Lequel de moi attendiez-vous ? Il trébucha jusqu’à l’autre banc avant que ses genoux ne cèdent et s’assit, dos au mur, les pieds pendant dans le vide. Ils restèrent muets pendant quelques minutes, se détaillant réciproquement. — Il serait inutile de nous enfermer ensemble si cette pièce n’était pas bourrée de micros, remarqua enfin Miles. Pour toute réponse, Galeni leva un index vers le système d’éclairage. — Ah, une caméra aussi ? — Oui. Découvrant toutes ses dents, Miles sourit, la tête levée vers le plafond. Galeni le regardait toujours avec une incertitude craintive, presque douloureuse. Miles s’éclaircit la gorge. Il avait un goût amer dans la bouche. — J’en déduis que vous avez rencontré mon alter ego ? — Hier. Je crois que c’était hier. Galeni jeta un regard vers la lumière. Les ravisseurs de Miles lui avaient aussi enlevé son chrono. — Il est à peu près une heure du matin. Cela fait cinq jours que vous avez disparu de l’ambassade, annonça-t-il, répondant à la question muette de Galeni. Ils laissent cette lumière tout le temps ? — Oui. — Ah… Miles refoula des souvenirs déplaisants. L’éclairage permanent faisait partie des méthodes d’emprisonnement cetagandanes. On en perdait la notion du temps. L’amiral Naismith en connaissait un rayon là-dessus. — Je ne l’ai vu que quelques secondes, reprit Miles, quand ils ont procédé à l’échange. Ses doigts touchèrent l’endroit où aurait dû se trouver sa dague avant de masser son cou. — Je… je ressemble vraiment à ça ? — J’ai cru que c’était vous. Jusqu’au bout. Il m’a dit qu’il s’entraînait. Une sorte de test. — Il a réussi ? — Il est resté ici quatre ou cinq heures. Miles grimaça. — Mauvais. Très mauvais. — Comme vous dites, fit à son tour Galeni, sarcastique. Un épais silence emplit la pièce. — Bon, c’est vous l’historien. Comment faire pour reconnaître un imposteur ? Galeni secoua la tête, avant de grimacer, en portant vivement sa main à sa tempe. Il avait une migraine atroce, apparemment. Miles aussi, d’ailleurs. — Je ne sais plus. Après un instant de réflexion, il ajouta : — Il m’a salué, lui. Un rictus craquela un coin de la bouche sèche de Miles. — Bien sûr, il se pourrait que je sois un autre moi… et tout ceci un complot pour vous rendre fou… — Arrêtez ! Galeni avait failli crier. Un sourire spectral éclaira néanmoins ses traits pendant un moment. Miles regarda la lampe. — Bon, qui que je sois, vous devriez encore être capable de me dire qui ils sont. J’espère que ce ne sont pas les Cetagandans ? J’aurais du mal à m’en remettre. Imaginez qu’ils aient fabriqué mon… ma réplique. C’est sûrement une création chirurgicale, hein ? Pas un clone, s’il vous plaît. Faites que ce ne soit pas mon clone… — Il a dit qu’il était un clone. Bien sûr, la moitié de ce qu’il m’a raconté était des mensonges, qui qu’il ait pu être. — Oh. Tout autre commentaire aurait paru parfaitement inadéquat. — Oui… Ce qui m’a amené à me poser des questions sur vous. Enfin, sur le vrai vous, celui qui a imaginé cette histoire de clone. — Ah… hum ! Imaginé, pas vraiment. Je crois que je sais à présent pourquoi cette histoire m’est venue à l’esprit quand la journaliste m’a coincé. J’avais déjà vu mon alter ego une fois. Dans le réseau de tubes, lorsque j’étais sorti avec le commandant Quinn. Il y a huit ou dix jours de ça. Ce devait être une première tentative d’échange. Sur le moment, j’ai cru que je me voyais dans un miroir. Mais il portait le mauvais uniforme et ils ont dû renoncer. Galeni contemplait sa propre manche. — Et vous n’aviez rien remarqué ? — Je n’avais pas toute ma tête. — Vous ne m’en avez jamais parlé ! — Ce jour-là, je prenais des pilules antidouleur. Aussi, j’ai cru qu’il s’agissait d’une hallucination. J’étais un peu sur les nerfs. Une fois revenu à l’ambassade, je n’y pensais plus. Et d’ailleurs… Il ricana faiblement. —… je ne crois pas que nos relations professionnelles se seraient améliorées si je vous avais donné des raisons de croire que je devenais cinglé. Dans un réflexe d’exaspération, les lèvres de Galeni se pincèrent puis se relâchèrent. Il semblait désespéré. — Je ne crois pas non plus. Ce désespoir ne rassura nullement Miles qui reprit son babillage : — Quoi qu’il en soit, je suis soulagé de savoir que ce n’était pas une hallucination. J’ai bien peur que mon inconscient soit plus intelligent que la partie consciente de mon cerveau. Simplement, je n’ai pas compris le message qu’il m’envoyait. Il désigna le plafond. — Ce ne sont pas les Cetagandans ? — Non. Galeni s’adossa au mur, les traits figés. — Les Komarrans. Miles s’étrangla. — Ah… Un complot komarran. C’est… inattendu. La bouche de Galeni se tordit. — N’est-ce pas ? — Eh bien, reprit Miles d’une petite voix, ils ne nous ont pas encore tués. Ils doivent avoir une bonne raison de nous garder en vie. Un air de mauvais augure plissa le visage de Galeni. — Aucune bonne raison, ricana-t-il sourdement comme s’il échangeait une plaisanterie avec la lampe. C’est ce qu’il s’imagine mais il se trompe. Lourdement. L’amertume de ces mots était aussi lancée à l’intention du plafond. — Eh bien, ce n’est pas la peine de le leur dire, grinça Miles entre ses dents. Allez, Galeni, crachez le morceau. Que s’est-il passé le jour où vous avez disparu de l’ambassade ? Galeni soupira et parut fouiller sa mémoire. — J’ai reçu un appel, ce matin-là. De… d’une vieille connaissance komarrane. Me proposant une rencontre. — Il n’y avait aucune trace de cet appel sur votre conscomm. Ivan a vérifié. — Je l’ai effacé. C’était une erreur mais, à ce moment-là, je ne m’en rendais pas compte. Il avait laissé échapper des détails qui m’ont conduit à penser que j’apprendrais quelque chose à propos des ordres bizarres que vous receviez. — Ainsi, j’étais parvenu à vous convaincre que quelque chose ne tournait pas rond. — Oh oui. Mais il était clair que, dans ce cas, mon service de sécurité à l’ambassade avait été infiltré. Probablement grâce au courrier. Mais je n’osais pas lancer une telle accusation sans preuve. — Le courrier, oui, dit Miles. C’était mon deuxième choix. Galeni haussa les sourcils. — Quel était votre premier choix ? — Vous, j’en ai peur. Le sourire aigre de Galeni en dit plus qu’assez. Embarrassé, Miles haussa les épaules. — Je m’étais imaginé que vous vous étiez envolé avec mes dix-huit millions de marks. Sauf que vous ne vous étiez pas envolé. Mais, finalement, vous avez disparu. — Oh, fit à son tour Galeni. — À ce moment-là, tout cadrait, expliqua Miles. Je vous tenais pour un arnaqueur, un déserteur, un voleur et, pour tout dire, un fils de pute de Komarr. — Et qu’est-ce qui vous empêchait de m’accuser ouvertement ? Miles se racla la gorge. — Rien, malheureusement. Désolé. Le visage de Galeni devint verdâtre. Il essaya, malgré sa détresse, de le foudroyer du regard. Ce ne fut pas très convaincant. — À mon grand regret, dit Miles. Si nous ne sortons pas d’ici, votre nom va être traîné dans la boue. — Toutes ces années pour rien… La tête de Galeni se laissa aller en arrière contre le mur. Il ferma les yeux comme pour échapper à la souffrance. Miles envisagea les probables conséquences politiques si jamais Galeni et lui disparaissaient maintenant sans laisser de trace. Les enquêteurs trouveraient sa théorie du détournement de fonds encore bien plus excitante que lui et ils pourraient l’étayer par un kidnapping, un meurtre, une fuite et Dieu savait quoi encore. Le scandale était garanti. Il saperait tous les efforts d’intégration consentis par les Komarrans. Miles considéra l’homme qui était en face de lui à l’autre bout de la pièce. Cet homme à qui son père, Aral Vorkosigan, avait choisi de donner sa chance. Une sorte de rédemption… Du point de vue des terroristes komarrans, rien que cette intervention était un motif suffisant pour les assassiner tous les deux. Mais l’existence – ô Seigneur, pas d’un clone ! – de l’alter ego de Miles suggérait que cette entreprise de démolition du personnage de Galeni, rendue possible grâce aux efforts de Miles, ne constituait qu’un bonus supplémentaire pour eux. Miles se demanda s’ils lui en seraient reconnaissants. — Donc, vous êtes sorti pour rencontrer cet homme, s’enquit-il. Sans prendre de renforts ou même un bipeur. — Oui. — Et vous vous êtes fait aussitôt kidnapper. Dire que vous critiquiez mon mépris pour la sécurité ! — Oui. Galeni ouvrit les yeux. — En fait, non. Nous avons d’abord déjeuné. — Vous vous êtes assis à table avec ce type ? Ou alors… elle était jolie ? Miles se souvint subitement du pronom qu’avait choisi Galeni lorsqu’il s’était adressé à la lumière. Non, elle n’était pas jolie. — Sûrement pas. Mais il a essayé de m’acheter. — A-t-il réussi ? Devant le regard méprisant de Galeni, Miles s’expliqua : — Pour monter cette mise en scène à mon seul profit, ça pourrait être logique, non ? Galeni grimaça, mi-irrité, mi-approbateur. Imposteurs et originaux, vérités et mensonges, ils n’avaient pas fini de douter. — Je lui ai dit d’aller se faire voir. Galeni prononça cette phrase assez fort pour que la lampe n’en manquât pas un seul mot. — Pourtant, au cours de notre discussion, j’aurais dû me rendre compte qu’il m’en avait trop dit pour me laisser repartir. Mais nous avons échangé des garanties et je lui ai tourné le dos… J’ai laissé mes sentiments obscurcir mon jugement. Pas lui. Et voilà comment j’ai fini ici. Galeni jeta un regard circulaire à leur étroite cellule. — J’ai encore un peu de temps devant moi. Pas beaucoup, sûrement. Jusqu’à ce qu’il oublie ses sentiments. Ce qui ne tardera évidemment pas. Un regard de défi vers le plafond. Miles aspira profondément. L’air était froid. Très froid. — Ce devait être quelqu’un que vous connaissiez sacrément bien… — Oh oui. Galeni ferma les yeux, comme pour fuir Miles et toute cette histoire dans le noir ou le sommeil. Ses gestes, saccadés, pénibles, évoquaient la torture. — Ont-ils essayé de vous convaincre bien gentiment ? Ou vous ont-ils fait subir la bonne vieille méthode du troisième degré ? Les yeux de Galeni s’entrouvrirent. Il toucha l’ecchymose sous son œil gauche. — Non. Inutile d’utiliser la torture. Ils ont du thiopenta pour les interrogatoires. J’y ai déjà goûté trois ou quatre fois. J’ai bien peur qu’ils n’ignorent plus grand-chose, maintenant, de la sécurité de l’ambassade. — Pourquoi ces contusions, alors ? — J’ai essayé de fuir… hier, je crois. Les trois types qui m’ont coincé sont encore en plus mauvais état que moi, croyez-moi. Sans doute espèrent-ils toujours me faire changer d’avis. — Vous n’auriez pas pu faire semblant de coopérer ? Au moins jusqu’à ce que vous ayez une vraie chance de vous enfuir ? demanda Miles, exaspéré. Les paupières de Galeni papillonnèrent violemment. — Jamais, siffla-t-il dans un spasme de rage aussi brutal que bref… Après un soupir de lassitude, il ajouta : — En fait, j’aurais dû. Trop tard, maintenant. Lui auraient-ils ramolli la cervelle avec leurs drogues ? Si le glacial capitaine Galeni s’était laissé dominer à ce point par ses émotions… eh bien, c’est qu’elles devaient être drôlement fortes. Le genre de lien passionnel contre lequel le plus grand Q. I. de l’univers ne pouvait rien. — Ils ne me croiront sûrement pas, à présent, si je leur offre ma coopération, remarqua Miles, maussade. La voix de Galeni retrouva son accent traînant habituel. — Ça m’étonnerait. — Génial. Quelques minutes plus tard, Miles remarqua : — Ça ne peut pas être un clone, vous savez. — Pourquoi pas ? — N’importe quel clone de moi, fabriqué d’après mes cellules, devrait plutôt avoir l’air de… disons d’Ivan. Un mètre quatre-vingt-cinq et ce qui s’ensuit… Il n’aurait pas la tête et la colonne vertébrale tordues. Mais de vrais os, bien costauds. Pas ces bouts de craie. À moins… (horrible pensée)… que les meds ne m’aient menti toute ma vie à propos de mes gènes. — Il a dû être trafiqué pour correspondre, proposa Galeni, pensif. Chimiquement ou chirurgicalement, ou les deux. Pas plus dur de faire ça à votre clone qu’à toute autre création génétique. Plus facile, même. — Mais ce qui m’est arrivé était un accident si fortuit… même la régénération était expérimentale. Mes propres médecins n’avaient aucune idée de ce qu’ils allaient obtenir. Jusqu’à ce qu’ils me voient. — Obtenir le bon double a dû être épineux. Mais, à l’évidence, pas impossible. Peut-être que… l’individu que nous avons vu est le dernier d’une série d’essais. — Dans ce cas, qu’ont-ils fait des exemplaires ratés ? s’enquit Miles, affolé. Une suite de clones défila dans son imagination, comme un voyage à rebours dans l’évolution jusqu’à un homme de Cro-Magnon, affublé des traits d’Ivan, qui se transforma en un Miles-chimpanzé. — J’imagine qu’ils s’en sont débarrassés. La voix de Galeni était claire et douce, moins pommer que pour défier l’horreur. Le ventre de Miles se révulsa. — Barbares. — Oui, approuva Galeni sur le même ton calme. Miles tenta de se raccrocher à la logique. — Dans ce cas, il… le clone… (mon frère jumeau, voilà, il avait osé penser le mot)… doit être nettement plus jeune que moi. — Plusieurs années, acquiesça Galeni. Je dirais, six. — Pourquoi six ? — C’est arithmétique. Vous aviez à peu près six ans à la fin de la révolte komarrane. Impossible, désormais, aux insurgés de s’attaquer directement à Barrayar. Ils ont dû alors chercher d’autres moyens pour parvenir à leurs fins. Plus tôt, cette idée de clone ne les aurait pas intéressés ; ils croyaient encore en la lutte armée. Plus tard, elle n’aurait servi à rien. Même en accélérant sa croissance, le clone n’aurait pas pu acquérir votre prestance, votre manière d’agir. — Mais pourquoi un clone ? Pourquoi un clone de moi ? — J’imagine qu’il est programmé pour une tentative de sabotage, synchronisée avec un soulèvement sur Komarr. — Barrayar ne lâchera jamais Komarr. Jamais. Vous êtes notre unique porte de sortie. — Je sais, dit Galeni avec lassitude. Mais certaines personnes préféreraient remplir nos dômes de sang plutôt que d’apprendre les leçons de l’Histoire. Ou d’apprendre quoi que ce soit, d’ailleurs. Il leva un regard involontaire vers la lumière. Miles déglutit et rassembla son courage. Sa voix tomba dans le silence. — Depuis quand saviez-vous que votre père n’avait pas été tué dans l’explosion de cette bombe ? Les yeux de Galeni se plantèrent dans les siens. Tout son corps se raidit. Ses yeux se vidèrent, on aurait dit deux trous. — Cinq jours, se contenta-t-il de dire avant d’ajouter après un instant : Et vous, comment l’avez-vous su ? — Nous avons fouillé dans vos dossiers personnels. Il était le seul de vos proches sur lequel on n’avait pas de rapport d’autopsie. Galeni reprit la parole d’une voix égale, lointaine : — Nous l’avons cru mort. Mon frère, lui, a été tué, c’est une certitude. La Sécurité barrayarane est venue nous chercher, ma mère et moi, pour identifier ce qui restait, c’est-à-dire pas grand-chose. Il ne fallait pas se forcer beaucoup pour croire qu’il ne restait plus rien de mon père qui se trouvait, paraît-il, beaucoup plus près du centre de l’explosion. L’homme était en lambeaux et les lambeaux se détachaient les uns après les autres, sous les yeux de Miles. Celui-ci s’aperçut que l’idée de voir Galeni s’effriter ne lui plaisait vraiment pas. Quel gâchis pour les Forces impériales de perdre un tel officier. C’était comme un assassinat. Ou un avortement. — Mon père parlait constamment de la liberté de Komarr, poursuivit doucement Galeni (pour qui ? Miles, la lumière, ou lui-même ?). De tous les sacrifices que nous devions consentir pour la liberté de Komarr. Il était très doué pour les sacrifices. Humains ou autres. Mais il ne s’est jamais vraiment soucié de la liberté de quiconque, sur Komarr. Je ne suis devenu un homme libre que le jour où la Révolte a pris fin. Le jour où il est mort. Enfin libre de regarder avec mes propres yeux, d’avoir mes propres jugements, de choisir ma propre vie. C’est du moins ce que j’ai cru. La vie, chantonna-t-il, avec une ironie infiniment amère, est pleine de surprises. Il adressa un sourire de renard à la lumière. Miles ferma les paupières, essayant de réfléchir de façon cohérente. Pas facile avec, à deux mètres de lui, Galeni qui semblait au bord du meurtre ou du suicide. Miles avait la déplaisante impression que son supérieur hiérarchique, pris au piège de son dilemme personnel, avait perdu de vue les implications stratégiques, bien plus vastes, de leur situation. Il était aux prises avec ses vieux fantômes. Mais étaient-ce bien des fantômes ? C’était à Miles d’agir. Agir, oui, mais comment ? Il se leva et inspecta la chambre sur ses jambes tremblantes. Il n’y avait qu’une seule issue. Sans faire le moindre commentaire, Galeni l’observait entre ses yeux plissés. Miles gratta les murs avec ses ongles : inattaquables. Les jointures au niveau du plancher et du plafond – après quelques difficultés pour grimper sur son banc – étaient parfaitement étanches. Il passa dans la minuscule salle de bains, se soulagea, se lava les mains et le visage avant d’essayer de chasser le goût d’amertume dans sa bouche en buvant l’eau – froide uniquement – du robinet. Pas de verre, même pas un gobelet en plastique. L’eau nauséabonde clapota dans son estomac. Ses mains se tordaient incontrôlablement : il n’était pas encore complètement remis des effets du neutraliseur. Il se demanda ce qui se passerait s’il bouchait le lavabo avec sa chemise et laissait couler l’eau. Cela semblait être le seul acte de vandalisme possible. Essuyant ses mains sur son pantalon, il retourna vers son banc et s’assit avant de s’effondrer. — Ils vous nourrissent ? demanda-t-il. — Deux ou trois fois par jour. Des trucs qu’ils cuisinent là-haut. Il doit y avoir plusieurs personnes qui vivent ici. — C’est le seul moment où on pourrait tenter quelque chose, alors. — C’était, corrigea Galeni. Il avait raison. À présent, leurs ravisseurs redoubleraient de prudence, après sa tentative. Une tentative que Miles n’avait aucune envie d’imiter. Un passage à tabac comme celui qu’avait subi Galeni le rendrait complètement invalide. Galeni contemplait la porte fermée. — Cela procure un certain divertissement. On ne sait jamais, quand la porte s’ouvre, si ça va être le dîner ou la mort. Espérait-il que ce fût la mort ? Foutu kamikaze. Miles savait pertinemment quelle sorte de sentiments la fatalité pouvait inspirer. Parfois, certains étaient même profondément attirés par leur future tombe… Il n’y avait pas de pire ennemi de la réflexion et de la stratégie que ces idées morbides ! C’était l’ennemi, un point c’est tout. Mais il avait beau tourner et retourner le problème dans sa tête malade, ses bonnes résolutions ne parvenaient pas à trouver une forme pratique. Sûrement qu’Ivan reconnaîtrait sur-le-champ l’imposteur. À moins qu’il n’acceptât les erreurs du clone en se disant que Miles était dans un mauvais jour ? Les précédents ne manquaient pas, hélas ! Et si les Komarrans avaient passé quatre jours à pomper l’esprit de Galeni pour connaître les secrets de l’ambassade, il était tout à fait raisonnable de penser que l’Autre effectuerait le travail routinier de Miles sans aucune faute. Après tout, s’il était véritablement un clone, il devait être aussi intelligent que Miles. Ou aussi stupide… Miles se raccrocha à cette réconfortante pensée. Tout au long de sa danse désespérée à travers la vie, Miles avait commis bien des erreurs. Il en irait sûrement de même pour le clone. Le problème restait de savoir si quelqu’un serait capable de faire la différence entre les erreurs de l’un et celles de l’autre. Et les Dendarii ? Ses Dendarii tombant entre les mains d’un… d’un quoi ? Quels étaient les plans des Komarrans ? Que savaient-ils des Dendarii ? Et comment diable le clone allait-il pouvoir jouer à la fois le lieutenant Vorkosigan et l’amiral Naismith alors que Miles lui-même avait du mal à les faire coexister ? Et Elli… si Elli n’avait pas été capable de faire la différence dans la maison abandonnée, pourrait-elle la faire au lit ? Est-ce que ce puant petit imposteur oserait draguer Quinn ? Mais quel humain des trois sexes pourrait résister à une invitation à se glisser dans le lit de la belle et brillante ?… Le sang de Miles se figea dans ses veines. Il imaginait déjà son clone se livrant à des plaisirs interdits avec son Elli, son sculptural commandant. Alors que lui n’avait pu la caresser qu’une seule petite fois. La douleur dans ses mains le ramena sur terre : elles agrippaient les rebords du banc avec une telle rage que ses phalanges étaient près de se briser. Il lâcha prise. Le clone éviterait sûrement les situations intimes avec les gens qui le connaissaient trop bien. Il devait courir le moins de risques possible. À moins qu’il ne soit un petit merdeux bourré d’audace et doté d’un fort penchant pour l’expérimentation, comme ce type que Miles rencontrait tous les matins dans son miroir quand il se rasait. Sa liaison avec Elli venait à peine de commencer… Pourrait-elle, pourrait-elle faire la différence ? Si elle ne… Miles ravala sa salive et essaya de ramener ses pensées sur les implications politiques de cette histoire. Le clone n’avait pas été créé dans le simple but de le rendre fou ; cela ne constituait qu’un avantage marginal. Le clone était une arme pointée sur Barrayar. Et, plus exactement, sur le Premier ministre, le comte Aral Vorkosigan, comme si Barrayar et lui ne faisaient qu’un. Miles ne se faisait aucune illusion : ce complot n’avait pas été élaboré pour lui. Il entrevoyait déjà une douzaine de façons d’utiliser le faux Miles contre son père. Certaines étaient relativement bénignes, d’autres horriblement cruelles. Il jeta un coup d’œil à Galeni étalé sur son banc, attendant froidement que son père vienne le tuer. Ou utilisant cette froideur pour forcer son père à le tuer dans le but de… Dans quel but ? En tout état de cause, Miles élimina discrètement les éventualités bénignes de sa liste. Finalement, l’épuisement prit le dessus et il s’endormit sur le banc dur. Il dormit mal, émergeant sans cesse d’un rêve déplaisant pour se retrouver plongé dans cette réalité plus déplaisante encore : le banc froid, les muscles contractés et… Galeni de l’autre côté qui se tortillait, en proie au même inconfort, ses yeux brillant à travers la fente de ses paupières, ce qui ne permettait pas de dire s’il était réveillé ou pas. Alors, dans un réflexe de défense, Miles s’enfonçait de nouveau dans ses rêves. Il perdait la notion du temps, même si, quand il se redressa enfin, ses muscles endoloris et l’horloge interne de sa vessie lui dirent qu’il avait dormi longtemps. Le temps qu’il passât dans la salle de bains, s’aspergeât le visage et bût un peu d’eau, son esprit fonctionnait de nouveau à toute allure. Plus question de dormir. Il regretta de ne pas avoir sa couverture en peau de chat. La porte cliqueta. Galeni, apparemment endormi, s’assit aussitôt, les pieds bien alignés sous son centre de gravité, le visage impassible. Mais il ne s’agissait que du dîner. Ou plutôt du petit déjeuner, à en juger par les ingrédients du repas : des œufs brouillés impeccables, de délicieux pains aux raisins et du café dans un gobelet en carton. Tout cela leur était apporté par un des deux jeunes hommes au visage de joueur de poker que Miles avait vus la veille. L’autre restait près de la porte, neutraliseur en main. Sans quitter Galeni des yeux, l’homme déposa son plateau au bout du banc et recula précipitamment vers la porte. Miles considéra la nourriture avec méfiance. Mais Galeni s’en saisit et mangea sans hésitation. Etait-il vraiment certain qu’elle n’était ni droguée, ni empoisonnée ou bien s’en fichait-il complètement désormais ? Miles haussa les épaules et mangea à son tour. Après avoir avalé sa dernière précieuse goutte de café, il demanda : — Avez-vous la moindre idée du but de toute cette mascarade ? Il leur a fallu d’énormes moyens et beaucoup de temps pour produire ce… double de moi. Il ne peut s’agir d’un complot mineur. Galeni, beaucoup moins pâle depuis qu’il s’était nourri décemment, faisait lentement rouler son gobelet entre ses mains. — Je sais uniquement ce qu’ils m’ont dit. J’ignore si c’est la vérité. — D’accord, allez-y. — D’abord, il faut comprendre que le groupe de mon père est une branche très radicale des partisans komarrans. Ces différents groupes ne communiquent pas entre eux depuis des années, ce qui explique pourquoi nous – la Sécurité barrayarane… Un sourire légèrement ironique passa sur ses lèvres. —… ne les avons pas repérés. Le courant dominant a perdu beaucoup de son influence au cours de la dernière décennie. Les enfants d’expatriés, n’ayant aucun souvenir de Komarr, sont devenus des citoyens de leurs planètes d’adoption. Et les plus vieux… eh bien, les plus vieux vieillissent. Et disparaissent les uns après les autres. Comme les choses ne se déroulent pas si mal chez nous, ils ne parviennent plus à convertir de nouveaux membres. Ils ont de moins en moins de pouvoir et ils se rendent compte qu’ils sont en train d’atteindre un point critique. — Je comprends que cet état de fait donne des idées aux plus exaltés et qu’ils soient prêts à tout. Tant qu’ils en ont encore la possibilité, remarqua Miles. — Oui. Ils sont coincés. Galeni écrasa doucement son gobelet entre ses poings. — Réduits aux pires folies. — Celle-là paraît assez extraordinaire. Ils ont pris un pari sur dix-sept, dix-huit ans ? Comment diable ont-ils pu rassembler les moyens médicaux ? Votre père était-il médecin ? Galeni ricana. — Aucune chance. La partie médicale a été, apparemment, la plus facile… Une fois qu’ils se sont procuré un échantillon de vos cellules, volé sur Barrayar. J’ignore comment ils s’y sont pris… — J’ai passé les six premières années de ma vie à me faire examiner, tester, photographier, traficoter et découper par les médecins. Avec toutes les biopsies, il doit y avoir des kilos de moi qui se baladent dans différents labos. Se procurer quelques cellules ne devait pas être trop difficile. Mais le clonage lui-même… —… Il a été sous-traité. C’est un laboratoire assez louche de l’Ensemble de Jackson qui s’en est chargé. D’après ce que j’ai compris, ils feraient n’importe quoi pour de l’argent. Miles resta bouche bée un moment. — Oh… eux. — Vous savez quelque chose à propos de l’Ensemble de Jackson ? — J’ai déjà eu affaire à eux dans un autre contexte. Et je suis pratiquement certain de connaître ceux qui se sont chargés de ça. Ce sont des experts en clonage. Entre autres choses, ils pratiquent des transferts de cerveaux, ce qui est illégal partout ailleurs mais pas dans l’Ensemble de Jackson. Ils font pousser un jeune clone dans une cuve et le vieux cerveau est ensuite transféré dedans. Un vieux et riche cerveau, bien sûr. Ils font aussi des manipulations génétiques dont je préfère ne pas parler et… Et, pendant tout ce temps, ils avaient une copie de moi en réserve… Quels fils de putes ! Cette fois, ils vont s’apercevoir qu’ils ne sont pas aussi intouchables qu’ils le croient ! Miles fit un effort pour se contrôler. Sa vengeance personnelle contre l’Ensemble de Jackson devrait attendre encore un peu. — Bon, reprit-il, donc, au départ, les Komarrans n’ont investi dans ce projet que de l’argent et du temps : les dix ou quinze premières années. Pas étonnant qu’on ne les ait pas repérés. — Oui, c’est vrai. Puis, il y a quelques années, ils ont décidé de sortir cette carte de leur manche. Ils ont été récupérer le clone qui était désormais un adolescent et ils ont commencé à l’entraîner pour qu’il puisse vous remplacer. — Pourquoi ? — Apparemment, ils veulent en faire l’empereur. — Quoi ? s’écria Miles. Non ! Pas moi !… — Cet… individu se tenait là où vous êtes en ce moment il y a deux jours et il m’a annoncé tranquillement que je contemplais le futur empereur de Barrayar. — Pour avoir une chance de réaliser ce projet, il faudrait qu’ils tuent à la fois l’empereur Gregor et mon père… s’exclama Miles avec frénésie. — J’imagine, fit sèchement Galeni, que c’est ce qu’ils envisagent. Il s’appuya contre le mur, les yeux étincelants, les mains nouées derrière le cou. — Pour ça, ils devront me passer sur le corps. — Ne vous inquiétez pas pour ça, ils passeront sur nos deux corps. Ils ne peuvent se permettre de nous laisser vivre… — C’est évident. D’ailleurs, je crois bien vous l’avoir déjà dit hier. Le regard de Miles vola vers la lampe. — Pourtant, si quelque chose ne se déroule pas comme prévu, ils auraient intérêt à avoir des otages. Il avait lancé cette menace déguisée d’une voix forte, soulignant le pluriel. Du point de vue barrayaran, il le craignait, seul l’un d’entre eux avait une réelle valeur d’otage. Galeni n’était pas idiot : il savait qui était la chèvre. Merde, merde et merde ! Miles s’était engouffré dans ce piège, sachant que c’en était un, dans l’espoir de trouver les renseignements qu’il possédait maintenant. Mais il n’avait pas prévu qu’il serait vraiment pris au piège. Frustré, il se massa le cou. Quelle joie ce serait d’ordonner aux Dendarii de faire sur-le-champ une descente dans ce nid de rebelles ! La porte cliqueta. C’était trop tôt pour le déjeuner. Miles fit volte-face, dans le fol espoir de découvrir le commandant Quinn à la tête d’une patrouille venue à sa rescousse. Non. C’étaient encore les deux types. Et un troisième sur le seuil avec un neutraliseur. L’un fit un geste vers Miles. — Vous… venez. — Où ça ? s’enquit-il, soupçonneux. Etait-ce déjà la fin ? Allaient-ils l’emmener dans le garage souterrain pour le descendre ou lui briser le cou ? Il se sentait peu disposé à marcher volontairement vers son exécution. Dans son for intérieur, Galeni devait abonder dans son sens car, au moment où les deux hommes saisissaient Miles par le bras sans la moindre déférence, il leur plongea dessus. Mais, de la porte, l’homme armé du neutraliseur l’abattit avant même qu’il ne les eût touchés. Galeni se convulsa. Ses dents claquèrent dans un effort désespéré pour résister puis il tomba, immobile. Hébété, Miles se laissa emmener. Si la mort l’attendait derrière cette porte, il voulait au moins rester conscient, histoire de lui cracher une dernière fois à la gueule. 9 Au grand soulagement de Miles, ils empruntèrent le tube pour monter et non pour descendre. Oh, bien sûr, ils pouvaient très bien le tuer ailleurs que dans le garage, à la différence de Galeni, qu’ils préféreraient sans doute achever en bas afin d’éviter de le porter. Le cadavre de Miles ne représentait pas un fardeau logistique très important. La pièce dans laquelle ils le firent pénétrer était une sorte de bureau privé, très clair malgré sa fenêtre polarisée. Le long d’un mur, une étagère transparente était remplie de disquettes de données cependant qu’une console de communication ordinaire occupait le coin opposé. Sur l’écran, on voyait, prise au grand angle, la cellule de Miles où Galeni, toujours évanoui, gisait à terre. Assis sur un banc de chrome capitonné, juste devant la fenêtre assombrie, l’homme plus âgé qui avait paru diriger l’enlèvement de Miles, la nuit précédente, examinait la seringue qu’il venait de sortir. Bon. Il s’agissait d’un interrogatoire, pas d’une exécution. Ou plutôt, d’un interrogatoire avant l’exécution. À moins qu’ils aient tout simplement décidé de l’empoisonner. Miles détacha son regard de la seringue, sale bestiole étincelante, et leva les yeux sur l’homme qui, la tête penchée, l’observait entre ses paupières mi-closes. Soudain, les yeux bleus s’égarèrent une fraction de seconde vers l’écran. Ce fut ce geste involontaire qui renseigna Miles car il ne ressemblait guère au capitaine Galeni. Sauf, peut-être, la pâleur de la peau. À peu près la soixantaine, les cheveux grisonnants coupés en brosse, le corps épaissi par l’âge, ce n’était visiblement pas un athlète. Il portait des vêtements terriens très classiques qui appartenaient à la génération précédant celle des adolescents flamboyants que Miles avait admirés sous les arcades commerciales. On aurait pu le prendre pour un homme d’affaires ou un professeur mais certainement pas pour un dangereux terroriste. À condition de ne pas s’apercevoir de sa tension meurtrière, des mains nouées, des narines frémissantes, de la bouche de fer, de la raideur du cou. En cela, Ser Galen et Duv Galeni étaient identiques. Galen se leva et tourna lentement autour de Miles afin de l’examiner sous toutes les coutures. On aurait dit qu’il étudiait une sculpture réalisée par un artiste médiocre. Miles se tenait coi, habité par la désagréable impression d’être encore plus petit que d’habitude, avec ses chaussettes et sa barbe de deux jours. Il était enfin parvenu jusqu’au centre, jusqu’à la source mystérieuse de tous ses problèmes de ces dernières semaines. Et le centre était cet homme, qui tournait autour de lui en le dévorant d’un regard haineux. À moins que Galen et lui ne soient tous les deux des centres, comme les foyers jumeaux d’une ellipse, qu’on aurait soudain rapprochés jusqu’à ce qu’enfin ils coïncident, afin de créer un parfait cercle diabolique. Oui, Miles se sentait minuscule et fragile. Galen pouvait très bien commencer par lui casser les bras. N’avait-il pas le même air nerveux, absent, qu’Elli Quinn lorsqu’elle se rongeait les ongles… histoire de se calmer les nerfs ? Est-ce qu’il me voit, au moins ? Ou suis-je simplement un objet, un symbole représentant l’ennemi ?… Va-t-il m’assassiner pour le simple plaisir de faire disparaître ce symbole ? — Ainsi, commença Ser Galen, voici enfin la chose, en chair et en os. Pas très impressionnant pour quelqu’un qui s’est assuré la loyauté de mon fils. Que voit-il en vous ? En vous qui représentez si parfaitement Barrayar. Le fils monstrueux d’un père monstrueux. La personnalité secrète d’Aral Vorkosigan enfin révélée, trahie par ses gènes. Il y a peut-être une justice dans l’univers. — Très poétique, s’étrangla Miles, mais biologiquement faux, comme vous devez le savoir pour m’avoir cloné. Galen sourit amèrement. — Je n’insisterai pas là-dessus. Il acheva son cercle pour faire face à Miles. — Vous n’avez sans doute pas pu empêcher votre naissance. Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas révolté contre le monstre ? Il a fait de vous ce que vous êtes… Un geste explicite pour englober sa silhouette tordue, infirme. — Quel charisme possède ce dictateur pour être capable non seulement d’hypnotiser son propre fils mais aussi celui des autres ? La forme gisant sur l’écran parut attirer les yeux de Galen. — Pourquoi le suivez-vous ? Et David aussi ? Quel plaisir corrompu mon fils éprouve-t-il à ramper dans cet uniforme de crétin derrière Vorkosigan ? Il avait du mal à feindre l’ironie. Le ton de sa voix traduisait une angoisse sous-jacente. Miles, excédé, s’emporta : — Primo, mon père ne m’a jamais abandonné en présence d’un ennemi. La tête de Galen partit en arrière, comme s’il avait reçu un coup. Subitement, il n’avait plus envie de faire de l’humour et il fit brutalement volte-face pour aller chercher la seringue. Miles maudit silencieusement sa langue trop bien pendue. Sans cette stupide impulsion d’avoir toujours le dernier mot, de répliquer du tac au tac, il aurait pu faire parler le bonhomme et apprendre quelque chose. À présent, c’est lui qui allait parler et l’autre qui allait apprendre. Les deux gardes le saisirent par les bras, puis l’un d’entre eux lui releva la manche gauche. Et voilà. Galen n’eut plus qu’à poser la seringue contre la veine à la saignée du coude. Un sifflement, l’infime picotement. — C’est quoi ? eut-il juste le temps de demander. Sa propre voix lui parut malencontreusement faible et nerveuse. — Du thiopenta, bien évidemment, répliqua Galen, sûr de lui. Miles ne fut pas surpris. Il se rétracta intérieurement, sachant qu’il ne pourrait empêcher ce qui allait se passer. Il avait étudié la pharmacologie, les effets et la bonne utilisation du thiopenta durant ses cours de sécurité à l’Académie impériale. C’était la drogue idéale pour un interrogatoire, utilisée à travers toute la galaxie. Le sérum de vérité quasi parfait, irrésistible, sans danger pour le sujet, même à doses répétées. Sauf pour les quelques malheureux qui développaient une allergie naturelle ou artificiellement créée. On n’avait jamais envisagé de faire subir à Miles ce dernier traitement, sa personne étant considérée comme plus importante que toutes les informations que sa tête pouvait contenir. D’autres agents des services de renseignements n’avaient pas eu cette chance. La mort par allergie foudroyante était nettement moins glorieuse que celle dans la chambre à gaz, normalement réservée aux espions arrêtés. Désespéré, Miles attendait de devenir gaga. L’amiral Naismith avait assisté à plus d’une séance au thiopenta. La drogue submergeait toute raison dans un flot écœurant de bonnes intentions et d’élans charitables. Très amusant à observer… sur les autres. Dans quelques secondes, sa volonté serait aussi molle que de la pâte à modeler. Au point qu’il baverait comme un bébé. Atroce, de penser que le capitaine Galeni, un homme si résolu, avait été avili à ce point. Et à quatre reprises, avait-il dit. Pas étonnant qu’il ne fût pas dans son assiette. Miles sentait son cœur s’accélérer, comme après une overdose de caféine. L’accommodation de ses yeux devenait de plus en plus difficile et douloureuse, les contours de chaque objet dans la pièce des lignes brillantes, les masses qu’ils contenaient presque palpables pour ses sens exacerbés. Galen, le dos à la fenêtre – qui palpitait –, était un réseau vivant de lignes électriques, effroyablement hostiles, dont le voltage mortel n’attendait qu’une occasion pour se décharger. Miles se sentait plutôt pris au piège que plein de bonnes intentions. Peut-être souffrait-il d’une réaction allergique naturelle ? D’un choc dont il ne se remettrait pas ? Il prit son dernier souffle… Ils allaient être drôlement surpris, eux qui voulaient l’interroger… À sa propre surprise, il continua à haleter. Bon, pas de choc terminal, alors. Seulement une allergie à cette drogue, développée par son curieux métabolisme. Néanmoins, il espérait que le thiopenta n’allait pas lui donner les épouvantables hallucinations qu’il avait eues quand un médecin distrait lui avait donné un sédatif interdit. Il avait envie de hurler. Ses yeux lui sortaient des orbites tandis qu’il suivait chacun des gestes fluorescents de Galen. Un garde tira une chaise derrière lui et l’y installa. Miles s’y laissa tomber avec gratitude, frissonnant de façon incontrôlable. Ses pensées semblaient exploser en fragments puis se reformer, comme un feu d’artifice sur un écran vidéo qu’on passerait en marche avant puis arrière. Galen le toisait de haut. — Décrivez les procédures de sécurité pour entrer et sortir de l’ambassade de Barrayar. Ils avaient sûrement déjà extorqué ce renseignement de base au capitaine Galeni. Cette question servait simplement à vérifier l’efficacité du thiopenta. —… Du thiopenta. Miles entendit sa propre voix faire écho à ses pensées. Oh, merde ! Il avait espéré que sa réaction bizarre à la drogue lui permettrait d’éviter de cracher tout ce qu’il pensait. —… Quelle image répugnante… La tête ballottant, il contemplait le sol à ses pieds comme s’il y voyait un tas de cervelles en sang. Ser Galen vint jusqu’à lui et lui releva la tête en le tirant par les cheveux avant de répéter entre ses dents : — Décrivez les procédures de sécurité pour entrer et sortir de l’ambassade de Barrayar ! — C’est le sergent Barth qui s’occupe de ça, commença Miles. Un odieux bigot. Aucun savoir-faire, un connard à virer au plus tôt… Incapable de s’arrêter, il donna non seulement les codes, les mots de passe, les périmètres de surveillance mais aussi les emplois du temps personnels, sa propre opinion sur chaque individu et une critique impitoyable des défauts du système de sécurité. Chaque pensée déclenchait la suivante comme une série d’explosions en chaîne. Il ne pouvait s’arrêter. Il babillait. Non seulement il était incapable de s’arrêter par lui-même mais Galen n’y pouvait rien non plus. Les prisonniers traités au thiopenta avaient tendance à fonctionner par associations d’idées : un véritable vagabondage dans leur cerveau. Ils avaient du mal à rester longtemps concentrés sur le même sujet ; il fallait, en permanence, les remettre sur la bonne piste en leur répétant certaines questions. Miles découvrit qu’il en faisait de même, mais à une allure vertigineuse, comme un magnétophone en marche rapide. D’habitude, un seul mot suffisait pour rappeler à l’ordre les victimes, mais, pour le faire taire, Galen dut le gifler violemment plusieurs fois. Cela ne marchait pas toujours. Mais quand ça marchait, Miles s’arrêtait, haletant. La torture ne faisait pas partie des interrogatoires au thiopenta car les sujets, rendus heureux par la drogue, y étaient insensibles. Quant à Miles, la douleur éclatait en lui pour disparaître aussi subitement qu’elle était apparue. À certains moments, il était détaché et distant, à d’autres, il baignait dans des tourments inimaginables. À sa grande horreur, il se mit à pleurer. Puis cessa soudain dans un hoquet. Galen l’examinait avec une répulsion fascinée. — Ce n’est pas normal, maugréa un des gardes. Il ne devrait pas réagir comme ça. Il résiste sûrement au thiopenta. C’est peut-être un nouveau conditionnement ? — Il ne résiste à rien du tout, remarqua Galen en consultant son chrono de poignet. Il ne retient aucune information. Au contraire, il nous en donne trop. Beaucoup trop. La conscomm émit une sonnerie insistante. — Je réponds, proposa Miles. C’est sûrement pour moi. Il jaillit de son siège. Mais ses genoux cédèrent sous lui et il se retrouva le nez sur le tapis, les poils de la moquette piquant sa joue enflammée. Aussitôt, les deux gardes le soulevèrent pour le rasseoir. La pièce tournait lentement autour de lui tandis que Galen répondait à la console. — Au rapport. La voix cassante de Miles avec l’accent barrayaran s’éleva du haut-parleur. Le visage du clone ne ressemblait pas tout à fait à celui que Miles voyait tous les jours dans son miroir. — Il a la raie du mauvais côté, annonça Miles à personne en particulier. Non, en fait, c’est normal… Personne ne l’écoutait, de toute manière. Ses pensées rebondissant à la vitesse de la lumière entre les miroirs qui composaient les parois de son crâne vide, Miles eut envie de calculer les angles d’incidence et de réflexion. — Comment ça se passe ? Galen était penché, anxieux, au-dessus de l’écran. — J’ai failli tout faire rater dans les cinq premières minutes, hier soir. Ce soi-disant sergent dendarii qui conduisait la voiture était en fait son satané cousin. La voix du clone était sourde et tendue. — Heureusement, j’ai fait passer ma première erreur pour une plaisanterie. Mais ils me font dormir avec ce bâtard. Et il ronfle. — C’est bien vrai, remarqua Miles à qui on ne demandait rien. Et si tu veux vraiment t’amuser, attends un peu qu’il se mette à faire l’amour dans son sommeil. Bon sang, je n'ai jamais des rêves comme Ivan. Moi, je suis plutôt abonné aux cauchemars… jouer au polo tout nu contre un tas de Cetagandans morts avec la tête coupée du lieutenant Murka en guise de ballon. Elle hurle chaque fois que je la frappe pour marquer un but. Après, je tombe dans une mare… Son murmure s’éteignit tandis qu’ils continuaient de l’ignorer. — Vous allez devoir rencontrer des tas de gens qui l’ont très bien connu, avant que tout ceci ne soit terminé, fit durement Galen. Mais si vous pouvez tromper Vorpatril, vous devriez être capable de donner le change à n’importe qui… — Tu peux tromper tout le monde un moment, cita Miles, et certains tout le temps, mais Ivan tu le tromperas toujours. Il se moque de tout. Galen lui lança un coup d’œil irrité. — L’ambassade est le test parfait, continua-t-il. C’est un microcosme qui préfigure parfaitement Barrayar. La présence de Vorpatril est l’occasion rêvée pour vous entraîner. S’il vous démasque, on trouvera toujours un moyen de l’éliminer. Le clone ne parut pas vraiment rassuré. — Hmm… Avant de commencer, je pensais que vous me bourreriez le crâne de tout ce qu’il y a à savoir sur Miles Vorkosigan. Et puis, à la dernière minute, vous découvrez qu’il mène une double vie depuis plusieurs années… Et si vous aviez raté autre chose ? — Miles, nous en avons déjà parlé… Miles sursauta en se rendant compte que Galen s’adressait au clone. Avait-il été si puissamment conditionné à jouer le rôle de Miles qu’il ne possédait même pas son propre nom ? Etrange… — Nous savions qu’il y aurait quelques trous et qu’il vous faudrait improviser. Mais cette visite inopinée sur Terre était une chance inespérée. Cela nous a évité d’attendre six mois et de manœuvrer directement sur Barrayar. Non. C’est maintenant ou jamais. Galen reprit son souffle pour se calmer. — Bon. Vous avez passé la nuit et tout s’est bien déroulé. Le clone ricana. — Ouais, à condition de laisser de côté le fait que j’ai failli me faire étrangler par une foutue couverture de fourrure. — Quoi ? Oh, la fourrure vivante… Il ne l’a pas donnée à cette femme ? — Il faut croire que non. J’ai failli en pisser de trouille avant de comprendre ce qui m’arrivait. J’ai même réveillé le cousin. — A-t-il eu des soupçons ? demanda aussitôt Galen. — J’ai fait passer ça pour un cauchemar. Vorkosigan semble en avoir assez souvent. Miles hocha gravement la tête. — C’est ce que je vous disais. Des têtes coupées… des os brisés… des parents mutilés… des altérations bizarres de certaines parties de mon corps… La drogue semblait affecter sa mémoire. C’était sans aucun doute ce qui rendait le thiopenta aussi efficace comme sérum de vérité. Ses rêves récents lui revenaient à l’esprit de façon beaucoup plus claire que dans ses souvenirs conscients. Pour tout dire, heureusement qu’il avait tendance en général à oublier ses rêves. — Vorpatril vous en a-t-il parlé ce matin ? enchaînait Galen. — Non. Je ne bavarde pas beaucoup. — C’est pas le style du personnage, observa Miles, serviable. — Je fais semblant de souffrir d’une de ces petites dépressions dont il est assez coutumier, si on en croit son dossier psychiatrique… Qui est-ce qui parle, au fait ? Le clone se tordait pour apercevoir le reste de la pièce sur l’écran. — Vorkosigan en personne. Il est sous thiopenta. — Ah, bien. Toute la matinée, je n’ai pas arrêté de recevoir des appels sur une ligne codée : c’étaient ses mercenaires qui demandaient des ordres. — Nous nous étions mis d’accord : vous deviez éviter les mercenaires. — Parfait. Alors, dites-le-leur. — En combien de temps pouvez-vous vous faire rapatrier sur Barrayar ? — Pas assez vite, en tout cas, pour éviter complètement les Dendarii. J’ai vaguement évoqué le sujet avec l’ambassadeur mais il semble que Vorkosigan soit responsable de l’enquête sur la disparition du capitaine Galeni. Il a donc paru surpris que je veuille partir ; alors j’ai aussitôt battu en retraite. Le capitaine a-t-il changé d’avis ? Est-il enfin prêt à collaborer avec nous ? Sinon, il va falloir que vous interveniez et que vous transmettiez mon ordre de retour sur Barrayar par le courrier. Galen hésitait visiblement. — Je verrai ce que je peux faire. D’ici là, continuez d’essayer de votre côté. Galen ne sait-il donc pas que nous soupçonnons le courrier ? se demanda Miles dans un éclair de quasi-normalité. Il parvint à dominer sa voix et à marmonner cela de façon inintelligible. — D’accord. Bon, vous m’aviez promis de le garder en vie pour que je puisse lui poser des questions jusqu’à mon départ. Alors, en voilà une. Qui est le lieutenant Bone et qu’est-elle censée faire avec le surplus obtenu grâce au Triomphe ? Elle n’a pas précisé de quel surplus il s’agissait. Un des gardes bouscula Miles. — Réponds à la question. Miles lutta pour clarifier ses pensées et chercha ses mots. — C’est la comptable de ma flotte. Je suppose qu’elle devrait le verser sur un compte d’investissement et faire ses placements comme d’habitude. C’est un surplus d’argent, expliqua-t-il, avant de conclure amèrement : Temporaire, malheureusement. — Est-ce que ça suffira ? demanda Galen. — Je crois. Je lui ai déjà dit qu’elle était un officier expérimenté et qu’elle pouvait agir comme bon lui semblait. Ça a paru la satisfaire mais j’aurais bien aimé savoir ce que je venais exactement de lui ordonner. Bon, passons à la suivante. Qui est Rosalie Crew, et pourquoi attaque-t-elle l’amiral Naismith en justice avec une demande de dommages et intérêts d’un demi-million de crédits fédéraux ? — Qui ? s’exclama Miles avec un étonnement sincère tandis que le garde le bousculait de nouveau. Quoi ? Dans son état, il était totalement incapable de faire la conversion en marks barrayarans. Le seul résultat auquel il parvint fut : — Oh ! Des tas, des tas, des tas… Non, ce nom ne lui disait vraiment rien, puis le déclic se fit. — Oh, bon Dieu, mais c’est sûrement cette pauvre employée de la boutique d’alcool. Je l’ai sauvée de l’incendie. Pourquoi me poursuivre ? Pourquoi pas Danio ? C’est lui qui a brûlé son magasin… Bon, d’accord, il est fauché mais quand même… — Qu’est-ce que je fais, alors ? demanda le clone. — Vous vouliez être moi, dit Miles d’une voix hargneuse, alors débrouillez-vous. Mais son esprit continuait à fonctionner. — Vous n’avez qu’à la menacer de déposer une plainte contre elle, pour coups et blessures. Je crois que je me suis démoli le dos à la soulever. J’ai encore mal… Galen intervint : — Ignorez-la, ordonna-t-il. Vous serez parti d’ici avant que cette affaire ne débouche sur quoi que ce soit. — Très bien, fit le clone, dubitatif. — Pour laisser les Dendarii dans la merde ! s’emporta Miles. Il ferma les yeux, essayant désespérément de réfléchir dans la pièce mouvante. — Mais, bien sûr, vous vous fichez pas mal des Dendarii, hein ? Vous avez tort ! Ils sont prêts à donner leurs vies pour vous – pour moi. C’est moche si vous les trahissez, comme ça, sans même y penser, vous ne savez même pas qui ils sont… — Exactement, soupira le clone. Et puisqu’on parle d’eux, quelle est au juste sa relation avec ce commandant Quinn ? Avez-vous enfin décidé s’il la baisait ou pas ? — Nous sommes juste de bons amis, chantonna Miles avec un rire hystérique. Quand il plongea vers la console, le garde bondit sur lui mais le rata et il réussit à grimper sur le bureau et à ramper jusqu’à l’écran. — Ne t’approche pas d’elle, espèce de petite merde rampante ! Elle est à moi, tu entends, à moi, à moi, tout à moi… Quinn, Quinn, belle Quinn, Quinn de la nuit, belle Quinn… Il continua à chanter faux tandis que les gardes le ramenaient jusqu’à sa chaise. Toutefois, quelques gifles le réduisirent au silence. — Je croyais que vous lui aviez donné du thiopenta, remarqua le clone. — Exact. — Ça ne ressemble pas au thiopenta ! — C’est vrai. Il y a quelque chose qui cloche. Pourtant, d’après mes renseignements, il ne devrait pas être conditionné. Je commence à douter sérieusement de l’utilité de le garder en vie plus longtemps… Si on ne peut pas compter sur lui pour nous donner des renseignements crédibles… — Génial, grommela le clone. Il lança un regard par-dessus son épaule. — Il faut que j’y aille. Je vous contacterai de nouveau ce soir. Si je suis encore en vie. Il s’évanouit avec un bip irrité. Galen se tourna alors vers Miles pour lui poser de nouvelles questions, à propos du quartier général de l’Empire, de l’empereur Gregor, des activités habituelles de Miles dans la capitale Vorbarr Sultana ainsi que sur les mercenaires dendarii. Incapable d’arrêter son bafouillage affolé, Miles se tortillait sur place, en répondant, répondant… répondant encore. Mais, à un moment donné, pour expliciter sa réponse, il cita un vers de poésie et continua jusqu’à la fin du sonnet, malgré les gifles de Galen. Rien ne pouvait interrompre le fil de ses associations d’idées. Après cela, il parvint à échapper à l’interrogatoire de façon répétée. Les œuvres en vers bien cadencés, avec des rimes fortes, fonctionnaient mieux, ainsi que les mauvaises blagues et les chansons à boire obscènes des Dendarii. Il suffisait du mot adéquat, prononcé par hasard par ses tortionnaires, pour déclencher l’enchaînement des idées. Sa mémoire semblait phénoménale. De plus en plus frustré, Galen faisait grise mine. — À cette allure, on y sera encore l’hiver prochain, fit un des gardes, écœuré. Les lèvres tuméfiées de Miles se retroussèrent en un large sourire maniaque. — « Voici l’hiver de notre déplaisir, s’écria-t-il, changé en glorieux été par ce soleil d’York… » Bien des années plus tôt, il avait appris par cœur cette antique pièce de théâtre, Richard III, de William Shakespeare, mais les vigoureux pentamètres iambiques l’emportaient sans relâche. À moins de l’assommer de coups, Galen ne pouvait rien faire pour faire cesser le flot. Miles n’était pas encore arrivé à la fin du premier acte quand les deux gardes le ramenèrent vers le tube avant de le jeter brutalement dans sa cellule. Une fois là, les neurones en feu, il arpenta la pièce, récitant, sautant sur le banc aux moments appropriés, jouant les personnages de femme d’une voix de fausset. Il alla jusqu’au bout, jusqu’aux derniers mots : « Dieu veuille qu’elle vive ici longtemps ! »… avant de s’effondrer sur le sol, la respiration coupée. Réfugié au bout de son banc, le capitaine Galeni, qui avait caché sa tête dans ses bras pendant plus d’une heure afin de protéger ses oreilles, leva enfin prudemment les yeux. — Vous avez fini ? demanda-t-il doucement. Miles roula sur le dos et fixa la lumière. — Vive la littérature… Je me sens mal. — Pas étonnant. Galeni, très pâle, semblait lui aussi en mauvais état, encore secoué par son étourdissement. — Qu’est-ce que c’était ? — La pièce ou la drogue ? — J’ai reconnu la pièce, merci. La drogue ? — Thiopenta. — Vous plaisantez ! — Pas du tout. Je supporte en général très mal les drogues. Elles n’ont jamais sur moi l’effet escompté. Il y a toute une série de dérivés chimiques que je dois éviter. Apparemment, celle-là en fait partie. — Quelle chance ! Je commence à douter sérieusement de l’utilité de le garder en vie… — Peut-être pas, dit Miles, distant. Il se hissa sur ses pieds afin de se propulser jusqu’à la salle de bains où il vomit avant de s’évanouir. Il se réveilla sous l’œil sans paupière de la lampe qui lui crevait les siens. Du bras, il se protégea le visage. Quelqu’un – Galeni sans doute – l’avait porté jusqu’à son banc. À présent, Galeni dormait en face de lui, respirant lourdement. Un repas, froid et congelé, attendait sur un plateau au bout du banc de Miles. Ce devait être le milieu de la nuit. D’un œil morne, il contempla la nourriture jusqu’à ce que, pris de nausées, il préférât cacher le plateau sous le banc. Le temps s’étira inexorablement tandis qu’il se tournait et se retournait, s’asseyait, se rallongeait, travaillé par la douleur et l’envie de vomir. La fuite, même dans le sommeil, se refusait à lui, un peu plus à chaque seconde. Le lendemain matin, après le petit déjeuner, ce fut au tour de Galeni d’être emmené par les gardes. Il partit avec une lueur de dégoût dans les yeux. Aussitôt, des bruits de lutte retentirent dans le couloir : Galeni essayait encore de se prendre une décharge de neutraliseur. Un moyen draconien mais diablement efficace pour échapper à l’interrogatoire. Il n’y parvint pas. Après un marathon de plusieurs heures, ses tortionnaires le traînèrent jusqu’à sa cellule. Il gigotait encore, mollement. Pendant encore une bonne heure, il resta apathique sur son banc, laissant échapper parfois une sorte de hennissement, avant de sombrer dans un sommeil gluant. Vaillamment, Miles résista à la tentation de lui poser quelques questions supplémentaires pour son propre compte. Effectivement, il aurait pu profiter des effets résiduels de la drogue. Hélas, les sujets soumis au thiopenta se souvenaient de leur expérience. Miles était à peu près certain maintenant que l’un des mots clés qui déclenchaient Galeni était trahison. Le capitaine retrouva enfin conscience. Il était dans un état déplorable. La gueule de bois due au thiopenta était une épreuve remarquablement déplaisante. Là-dessus, la réaction de Miles à la drogue était semblable à celle de tout un chacun. Il compatit en grimaçant aux misères de Galeni qui effectuait sa propre expédition aux toilettes. À son retour, il se laissa lourdement tomber sur son banc. Ses yeux s’arrêtèrent sur le plateau de nourriture glacée qu’il tâta d’un index prudent. — Vous en voulez ? demanda-t-il à Miles. — Non, merci. — Hmm. Galeni rangea le plateau hors de vue, sous le banc, et se rassit nerveusement. — Qu’est-ce qu’ils voulaient, cette fois-ci ? Miles fit un geste du menton vers la porte. — À l’interrogatoire ? — En gros, mon histoire personnelle. Galeni contemplait ses chaussettes qui commençaient à devenir raides de crasse, mais Miles n’était pas certain qu’il les voyait vraiment. — Il semble avoir les plus grandes difficultés à accepter le fait que je sois sincère, reprit-il. Il s’est visiblement convaincu qu’il lui suffisait d’apparaître, de siffler un ou deux coups pour que je me jette à ses pieds, que je coure sur ses talons comme quand j’avais quatorze ans. Comme si tout le poids de ma vie d’adulte ne comptait pas. Comme si j’avais mis cet uniforme pour plaisanter ou bien par désespoir ou confusion… pour toutes les raisons possibles et imaginables… sauf celle d’avoir pris une décision mûrement pesée. Inutile de demander qui était « il ». Miles eut un sourire aigre. — Quoi ? C’était pas pour les jolies bottes ? — Je suis tout simplement ébloui par l’étincelante camelote du néo-fascisme, l’informa Galeni d’un ton narquois. — Ah, c’est ainsi qu’il voit les choses ? De toute manière, il s’agit de féodalisme, pas de fascisme. Sauf peut-être sous le règne d’Ezar Vorbarra avec ses projets de centralisation. Mais je vous accorde la camelote étincelante du néo-féodalisme. — Je connais assez bien l’histoire politique de Barrayar, merci, remarqua le docteur en sciences politiques Galeni. Et les principes qui dirigent l’action de ses gouvernements successifs. — S’ils existent, marmonna Miles. Ils ont surtout improvisé, vous savez. — Oui, je sais. Content de voir que vous n’êtes pas aussi ignare historiquement parlant que la plupart des jeunes officiers qui sortent de l’Académie, ces temps-ci. — Donc… reprit Miles, si ce n’était pas pour les galons dorés et les bottes brillantes, pourquoi êtes-vous avec nous ? — Oh, bien sûr… Galeni roula des yeux en regardant la lumière. — J’ai une tendance pulsionnelle sadique à être un maquereau, un crétin et un assassin. Une volonté de puissance. — Ohé… Miles agita la main. — Vous voulez bien me parler à moi, pas à lui, hein ? Il a eu son tour. Galeni croisa les bras d’un air maussade. — Hmm, dans un sens, c’est vrai, je suppose. J’ai une volonté de puissance. Ou j’avais. — Si ça peut vous rassurer, ce n’est pas un secret pour le haut commandement de Barrayar. — Ni pour aucun Barrayaran, même si les gens n’appartenant pas à votre société semblent ne jamais s’en rendre compte. Qu’est-ce qu’ils s’imaginent ? Comment une société avec un système de castes aussi rigide aurait-elle pu survivre, sans exploser, aux incroyables bouleversements qui ont suivi la Période d’Isolement ? D’une certaine manière, le Service impérial a accompli la même fonction sociale que l’Eglise médiévale autrefois ici sur Terre. C’est une soupape de sûreté. Grâce à lui, celui qui possède un quelconque talent peut faire carrière sans s’occuper de ses origines. Vingt ans dans le service et on en sort avec le titre de Vor honoraire. Les noms n’ont peut-être pas changé depuis l’époque de Dorca Vorbarra quand les Vors étaient une caste très fermée de crétins à cheval… Cette description de la génération de son grand-père fit sourire Miles. —… mais la substance s’est transformée du tout au tout. Et pourtant, malgré cela, les Vors sont parvenus, parfois d’une façon pathétique, à maintenir certains principes vitaux de service et de sacrifice. À croire qu’il est possible à un homme qui ne renonce pas, qui ne s’abaisse pas, de saisir encore une fois sa chance… Il s’interrompit brutalement et s’éclaircit la gorge en piquant un fard. — C’était le sujet de ma thèse de doctorat en histoire, vous savez. « Le Service impérial barrayaran, un siècle de changement. » — Je vois. — Je voulais servir Komarr… — Comme votre père avant vous, conclut Miles avec ironie et sympathie. Galeni releva vivement les yeux, soupçonnant un sarcasme. Puis il ouvrit les mains dans un bref geste d’approbation et de compréhension. — Oui. Et non. Aucun des cadets incorporés dans le service à la même époque que moi n’avait vu une vraie guerre. J’en avais vécu une… — Je me doutais que vous aviez été plus intimement mêlé à la Révolte de Komarr que les rapports de la Sécurité ne l’indiquaient, remarqua Miles. — Oui, en tant que volontaire désigné par mon père, confirma Galeni. Quelques raids nocturnes, quelques missions de sabotage… j’étais petit pour mon âge. Il y a des endroits où un enfant qui joue réussit à passer là où un adulte n’a aucune chance. Avant mon quatorzième anniversaire, j’avais aidé à tuer des hommes… Je ne nourris aucune illusion sur les glorieuses troupes impériales qui ont maté la Révolte. J’ai vu des hommes portant cet uniforme… De la main, il montra vaguement son pantalon. —… accomplir des actes immondes. Par colère ou par peur, par frustration ou par désespoir, parfois simplement par vice. Mais quelle différence cela fait-il pour les cadavres ? Pour les gens ordinaires pris dans le feu croisé ? Vaut-il mieux se faire tuer par les arcs à plasma des méchants envahisseurs ou bien par une bonne implosion patriotique ? La liberté ? Il nous serait difficile de prétendre que Komarr était une démocratie avant l’arrivée des Barrayarans. Mon père hurlait que Barrayar avait détruit Komarr, mais quand je regardais autour de moi, je voyais que Komarr était toujours là. — Difficile de lever des impôts sur des ruines, murmura Miles. — J’ai vu une fois une petite fille… Il s’arrêta, se mordit les lèvres avant de reprendre : — La différence maintenant, c’est qu’il n’y a plus la guerre. Enfin, c’est du moins comme ça que je voyais la situation. J’envisageais d’avoir une carrière dans le service, une retraite honorable, la possibilité d’obtenir un poste ministériel… puis une nouvelle carrière dans le civil ; là, j’aurais gravi quelques échelons jusqu’à… — La vice-royauté de Komarr ? suggéra Miles. — Ce serait un peu trop mégalomane, rétorqua Galeni. Mais un poste dans son entourage, certainement. Sa vision s’émietta tandis qu’il considérait la cellule en émettant un sifflement silencieux d’autodérision. — Mon père, quant à lui, ne désire qu’une chose : la vengeance. Une domination étrangère sur Komarr est une chose mauvaise par principe. Essayer de s’intégrer, de la rendre moins étrangère, n’est pas un compromis, mais de la collaboration, une capitulation. Les révolutionnaires komarrans meurent à cause de mes péchés, etc. — Pourtant, il continue d’essayer de vous gagner à sa cause. — Oh oui. Je suis même certain qu’il essaiera encore au moment d’appuyer sur la détente. — Je ne vais pas vous demander de, euh… manquer à vos principes ou à quoi que ce soit, mais ça ne me dérangerait vraiment pas si vous… tentiez de sauver votre vie. « Celui qui s’enfuit et survit, survit pour combattre le lendemain », etc. Galeni secoua la tête. — C’est précisément pour cette raison que je ne peux pas me rendre. Et non que je ne veux pas. Il ne me fera jamais confiance. Si je change de côté, il aura sans cesse envie de me tuer. Au moins autant qu’il feint maintenant d’éviter de le faire. Il a déjà sacrifié mon frère. Ce qui, dans un sens, a provoqué la mort de ma mère, ça et d’autres choses qu’il lui a infligées au nom de la Cause. J’imagine que cette histoire paraît très œdipienne. Mais… il a toujours été très romantique et les choix désespérés sont tellement plus beaux. Miles secoua la tête. — Je vous accorde que vous le connaissez sûrement mieux que moi. Et pourtant… C’est vrai, les gens se laissent hypnotiser par les grandes causes, les choix cruciaux. Et ils arrêtent de chercher des solutions de remplacement. La volonté d’être stupide est une force très puissante… Cela suscita de la part de Galeni un petit rire et un regard pensif. —… Mais il y a toujours moyen de faire autrement, reprit Miles. Il est sûrement plus important d’être loyal à une personne qu’à un principe. Galeni haussa les sourcils. — Voilà qui ne me surprend guère, venant d’un Barrayaran. Issu d’une société qui, par tradition, s’organise autour des serments internes de loyauté plutôt qu’autour des lois, d’une structure abstraite… Vous appliquez la politique de votre père ? Miles s’éclaircit la gorge. — En fait, ce sont plutôt les théories de ma mère. Partant de deux points de vue complètement différents, ils arrivent étrangement aux mêmes conclusions. D’après elle – et c’est presque un point de vue théologique –, les principes vont et viennent, mais l’âme humaine est immortelle ; il vaut donc mieux se consacrer à ce qui dure. Ma mère a tendance à se montrer extrêmement logique, vous savez. Elle est de Beta. Intéressé, Galeni se pencha en avant, les mains calmement nouées entre les genoux. — Je suis encore plus surpris d’apprendre que votre mère a participé en quoi que ce soit à votre éducation. La société barrayarane est plutôt… agressivement patriarcale. Et la comtesse Vorkosigan a la réputation d’être la plus invisible des grandes dames de l’Etat. — C’est ça, invisible, acquiesça gaiement Miles. Aussi invisible que l’air. S’il disparaît, vous ne vous en rendez pas compte. Jusqu’à ce que vous ouvriez la bouche pour respirer. Il réprima un accès de mélancolie et une peur plus atroce encore… Si jamais je ne rentre pas cette fois-ci… Galeni sourit, poli et incrédule. — Il est difficile d’imaginer le Grand Amiral s’en remettant aux cajoleries de sa femme adorée. Miles haussa les épaules. — Il s’en remet à la logique. Ma mère est l’une des rares personnes que je connaisse qui ait presque totalement dominé la volonté d’être stupide. Il fronça les sourcils. — Votre père est un homme assez brillant, non ? Je veux dire, malgré tout ce qu’on peut en penser. Il a échappé à la Sécurité, il a été capable de monter une opération de grande envergure et de la mettre en œuvre, il est, à n’en pas douter, très tenace… — Oui, on peut dire ça, fit Galeni. — Hum… — Quoi ? — Eh bien… Il y a quelque chose dans ce complot qui me dérange. — J’aurais pensé que ça faisait plus que vous déranger ! — Ce n’est pas ce que je veux dire. Je veux dire logiquement. Abstraitement. Dans ce complot – et quel complot ! –, il y a un truc qui ne colle pas, même du point de vue de votre père. Bien sûr, une histoire pareille n’est pas simple – il faut toujours courir un certain nombre de risques quand vous montez une opération de ce genre – mais c’est autre chose qu’un problème pratique. C’est un coup tordu à la base. — Oui, c’est audacieux. Mais s’il réussit, il décrochera le gros lot : votre clone s’emparant de l’Empire, il sera juste derrière lui, au cœur du pouvoir. Il contrôlera tout. Le pouvoir absolu. — Conneries ! s’écria Miles. Galeni plissa le front. — Ce n’est pas parce que les systèmes de contrôle et d’équilibre de Barrayar ne sont pas écrits qu’ils n’existent pas, poursuivit Miles. Vous savez aussi bien que moi que le pouvoir de l’empereur s’appuie sur la coopération des gens qui l’entourent : les militaires, les comtes, les ministres et le peuple en général. De terribles catastrophes sont arrivées aux empereurs qui ont failli à leur devoir, qui ont été incapables de donner satisfaction à tous ces groupes. Le démembrement de l’empereur Yuri le Fou n’est pas si vieux. Mon père a même assisté à cette sinistre exécution, il était tout gamin. Et dire qu’il y a encore des gens qui se demandent pourquoi il n’a jamais cherché à devenir empereur lui-même ! « Donc, quel est le tableau ? Nous voilà avec cette imitation de moi, qui essaie de s’emparer du pouvoir par un coup d’Etat sanglant. Puis, immédiatement après, puissances et privilèges sont transférés sur Komarr, à qui on accorde même l’indépendance. Résultat ? — Continuez, dit Galeni, fasciné. — Les militaires se sentiront offensés parce que j’aurai jeté à la poubelle leur victoire chèrement acquise. Les comtes seront offensés parce que je me serai élevé à un rang supérieur au leur. Les ministres seront offensés parce que la perte de Komarr, en tant que source d’impôts et port commercial, réduira leur puissance. Le peuple sera offensé pour toutes ces raisons, plus le fait qu’à ses yeux je suis un mutant, une créature indigne de Barrayar. L’infanticide pour déficiences physiques à la naissance se pratique encore secrètement chez nous dans les coins de campagne les plus reculés. Et pourtant c’est interdit depuis quatre décennies. Vous le saviez, n’est-ce pas ? Si vous êtes capable d’imaginer une fin plus terrible que d’être démembré vivant, eh bien, ce pauvre clone y va tout droit. Je ne suis même pas sûr que je pourrais prendre la tête de l’Empire et survivre… et je ne suis pas un agent komarran. Alors ce gamin qui n’a que… quoi… dix-sept, dix-huit ans ? C’est un complot stupide. Ou alors… — Ou alors ? — Ou alors, ce n’est pas ça. — Hummm… — D’ailleurs, reprit Miles plus lentement, Ser Galen, d’après ce que j’ai senti, hait mon père plus que tout au monde, pas vrai ? Alors, pourquoi se donner tout ce mal pour mettre du sang vorkosigan sur le trône de Barrayar ? C’est une vengeance bien obscure. Et si, par miracle, il parvenait à asseoir le gamin sur le trône, comment envisage-t-il de le contrôler ? — En le conditionnant ? suggéra Galeni. En menaçant de le dénoncer ? — Hmm, peut-être. C’était une impasse, Miles resta silencieux. Il reprit la parole après de longues minutes : — Je crois que le vrai complot est beaucoup plus simple et plus intelligent. Il a l’intention de lâcher son clone sur Barrayar, ce qui entraînera une lutte pour le pouvoir et, par conséquent, le chaos. Peu importe les résultats, d’ailleurs. Le clone n’est qu’un pion. Une révolte sur Komarr éclatera sûrement au plus fort de la pagaille, et plus elle sera sanglante, mieux ce sera. Il doit avoir un allié planqué quelque part, prêt à agir avec une force militaire suffisamment importante pour bloquer le couloir de sortie de Barrayar. Seigneur, j’espère qu’il n’a pas conclu un pacte avec le diable, autrement dit avec les Cetagandans ! — Echanger l’occupant barrayaran contre l’occupant cetagandan, ce serait échanger des coups de marteau contre des coups de massue. Il n’est sûrement pas fou à ce point. Mais, à votre avis, que va-t-il arriver à votre clone, qui a quand même coûté extrêmement cher ? demanda Galeni. Miles ricana. — Ser Galen s’en moque. Il n’est qu’un moyen de parvenir à ses fins. Sa bouche s’ouvrit, se referma, s’ouvrit de nouveau. — Sauf que… je n’arrête pas d’entendre la voix de ma mère qui me résonne dans le crâne. C’est avec elle que j’ai attrapé cet impeccable accent betan, celui que j’utilise en tant qu’amiral Naismith. Je l’entends en ce moment. — Et que dit-elle ? Galeni paraissait amusé. — Miles, qu’as-tu fait de ton petit frère ? — Votre clone n’est sûrement pas ça ! s’étrangla Galeni. — Au contraire, d’après les lois de Beta, mon clone est précisément cela. — Folie ! Galeni s’interrompit. — Votre mère ne peut quand même pas espérer que vous protégiez cette créature. — Oh si, elle le peut. Miles soupira lourdement. Un nœud de panique incontrôlable lui serrait la poitrine. Tout cela était compliqué, trop compliqué… — Et c’est elle la femme qui, d’après vous, inspire l’homme qui est derrière la politique barrayarane ? Je ne comprends pas. Le comte Vorkosigan est le plus pragmatique des hommes d’Etat. Il n’y a qu’à regarder tout le processus d’intégration de Komarr. — Oui, fit Miles, cordial, regardez-le. Galeni lui lança un regard soupçonneux. — Les personnes avant les principes, hein ? dit-il finalement avec lenteur. — Eh oui. Comme épuisé, Galeni se laissa aller sur son banc. Au bout d’un moment, un coin de sa bouche se releva. — Mon père, murmura-t-il, a toujours été un homme de… principes. 10 À chaque minute qui passait, leurs chances d’être secourus paraissaient plus minces. Bientôt, on leur apporta un autre repas du style petit déjeuner, ce qui indiqua à Miles qu’il commençait son troisième jour d’incarcération. Le clone, visiblement, n’avait pas commis d’erreur immédiate et évidente qui aurait révélé sa vraie nature à Ivan ou à Elli. Et s’il pouvait tromper Ivan et Elli, il pouvait tromper n’importe qui. Miles frissonna. Il respira profondément, sauta de son banc et entama une série d’exercices de gymnastique afin de débarrasser son corps et son cerveau des résidus de drogue. Plongé ce matin dans un déplaisant mélange de gueule de bois, de dépression et de rage impuissante, Galeni restait prostré sur son banc à le contempler sans mot dire. À moitié asthmatique, suant et un peu étourdi, Miles arpenta la cellule pour retrouver son souffle. La pièce commençait à puer, ce qui n’arrangeait rien. Sans grand espoir, il passa dans la salle de bains et essaya de boucher l’évier avec ses chaussettes. Comme il s’en était douté, le même système de senseurs qui faisait couler l’eau quand il passait ses mains devant l’arrêta dès qu’elle menaça de déborder. Les toilettes étaient pourvues d’un système identique. Et même si, par miracle, il parvenait à ce que leurs gardiens ouvrent la porte, Galeni avait déjà montré à quel point ils n’avaient aucune chance contre leurs neutraliseurs. Non. Son unique contact avec l’ennemi était le flot d’informations qu’ils espéraient lui soutirer. C’était, après tout, la seule raison pour laquelle il était encore en vie. Et c’était aussi, potentiellement, un levier appréciable. À condition de fournir de faux renseignements. Puisque le clone ne commettait pas d’erreur, pourquoi ne pas lui donner un petit coup de main ? Mais comment faire sous thiopenta ? Quant à se planter au milieu de la cellule pour lancer ses fausses confidences vers la lampe, à la Galeni, ça ne faisait pas très sérieux. Il contemplait avec dégoût ses orteils glacés – il avait mis ses chaussettes crasseuses et mouillées à sécher – quand la porte cliqueta. Deux gardes avec des neutraliseurs. L’un menaça Galeni qui ricana sans esquisser le moindre geste. L’index du garde était fermement enroulé autour de la détente. Il n’hésiterait pas. Ils n’avaient pas besoin d’un Galeni conscient aujourd’hui. L’autre fit signe à Miles de sortir. S’ils étaient décidés à endormir son codétenu sur-le-champ, il n’était pas très utile que Miles tente quoi que ce soit. Il soupira et obéit. Dans le couloir, une surprise l’attendait. Le clone était là, qui le dévorait des yeux. L’Autre portait son uniforme d’amiral dendarii. Il lui allait parfaitement, jusqu’aux brodequins de combat. Visiblement pressé, le clone ordonna aux gardes d’escorter Miles jusqu’au bureau. Cette fois-ci, il fut attaché à la chaise au milieu de la pièce. Détail intéressant : Galen était absent. — Attendez devant la porte, ordonna le clone aux gardes. Ils se consultèrent du regard, haussèrent les épaules et sortirent, emportant avec eux deux chaises rembourrées : ils tenaient à leur confort. Une fois la porte refermée, un silence pesant s’abattit. Son double contourna lentement Miles, à distance respectueuse, comme si celui-ci, même attaché, pouvait se dresser, tel un serpent prêt à frapper. Finalement, il s’arrêta face à lui à un bon mètre et demi et posa une fesse sur la console, laissant une jambe baller. Miles reconnut cette posture : c’était la sienne. Il ne pourrait plus jamais l’utiliser sans en être péniblement conscient – un petit bout de lui-même que le clone lui avait dérobé. Un parmi tant d’autres. Il eut soudain l’impression d’avoir été perforé, démonté et mis en pièces. Et il eut peur. — Comment, hum… commença-t-il d’une voix enrouée, comment avez-vous pu vous échapper de l’ambassade ? — Je viens de passer la matinée à m’occuper des affaires de l’amiral Naismith, lui dit le clone avec un air béat (selon Miles). Votre garde du corps a cru qu’elle me remettait à la Sécurité barrayarane. Les Barrayarans croiront que mon garde komarran est un Dendarii. Et comme cela, je m’offre une petite tranche de temps libre. Impeccable, non ? — Risqué, remarqua Miles. Et quel profit espérez-vous en tirer ? Le thiopenta ne marche pas sur moi, vous le savez. En fait, il n’y avait aucune seringue en vue, nota Miles. Elle manquait au tableau. Comme Galen. Curieux. Le clone exécuta un geste vif du revers de la main. Encore un bout arraché à Miles. Aïe. — Ça m’est égal. Ça m’est égal si tu dis la vérité ou si tu mens. Je veux seulement t’entendre parler. Te voir. Juste une fois. Toi, toi, toi… La voix du clone n’était plus qu’un murmure, re-aïe. — Comme je te hais ! Miles s’éclaircit de nouveau la gorge et décida de le tutoyer lui aussi. — Je pourrais te faire remarquer qu’en fait nous nous sommes déjà rencontrés, il y a trois nuits de ça. Quoi qu’on t’ait fait, ce n’est pas moi le responsable. — Le simple fait que tu existes me pourrit la vie. Ça me fait mal que tu respires. Le clone étala sa main en travers de sa poitrine. — Mais peu importe, d’ici peu, tout sera réglé. Je serai guéri de toi. Mais Galen m’avait promis une rencontre avant. Il se détacha du bureau et commença à faire les cent pas. Miles en eut des démangeaisons aux pieds. — Il m’avait promis. — Au fait, où est Ser Galen ce matin ? s’enquit Miles avec douceur. — Dehors. Le clone lui adressa un sourire aigre. — Pour un petit moment. Miles haussa les sourcils. — Cette conversation n’est pas autorisée ? — Il m’avait promis. Puis il est revenu sur sa parole. Sans explications. — Ah… hum. Il a changé d’avis hier ? — Oui. Le clone arrêta sa déambulation pour examiner Miles entre ses paupières plissées. — Pourquoi ? — Je crois que c’est à cause de quelque chose que j’ai dit. Je pensais à haute voix, expliqua Miles. J’ai bien peur d’en avoir deviné un peu trop sur ce complot. En tout cas, quelque chose que même toi tu n’es pas censé savoir. Il a eu peur que je ne crache tout sous l’effet du thiopenta. Ça m’allait parfaitement. Moins tu m’en soutirais, plus tu avais de chances de commettre une erreur. Respirant à peine, Miles attendit de voir s’il allait mordre à l’appât. Soudain, il retrouvait les sensations du combat : l’exaltation, l’hyperlucidité. Les yeux du clone brillaient, sardoniques. — Je mords, dit-il tranquillement. Vas-y, crache-le. Quand il avait dix-sept ans, l’âge de ce clone, il avait… inventé les Mercenaires dendarii, se souvint Miles. Il ferait peut-être mieux de ne pas le sous-estimer. C’était quoi, exactement, un clone ? Où s’arrêtait la similitude ? — Tu vas être sacrifié, annonça-t-il carrément. Galen n’envisage pas une seule seconde que tu arrives vivant sur le trône. — Et tu crois que je ne l’avais pas deviné ? se moqua l’Autre. Je sais qu’il ne m’en croit pas capable. Personne ne m’en croit capable… Miles eut l’impression qu’on venait de lui ouvrir les chairs. Cette fois-ci, c’était comme s’il lui avait arraché les os. —… Mais je leur montrerai. Le regard du clone étincelait. — Ser Galen va être terriblement surpris de ce qui se passera quand j’aurai le pouvoir. — Et toi aussi, prédit Miles, morose. — Tu crois que je suis stupide ? Miles secoua la tête. — Je sais exactement à quel point tu es stupide, j’en ai bien peur. L’Autre eut un sourire pincé. — Galen et ses amis ont passé un mois à péter à travers Londres. Ils te pourchassaient, ils cherchaient un moyen de faire l’échange. C’est moi qui leur ai dit de te faire kidnapper par toi-même. Je t’ai étudié plus qu’aucun d’entre eux, plus longtemps, plus profondément. Je savais que tu ne pourrais pas résister. Je sais ce que tu penses avant toi. C’était, hélas, vrai et démontré… au moins en cette occasion. Miles refoula une vague de désespoir. Le gamin était bon, trop bon… il avait tout de lui, jusqu’à l’hallucinante tension qui irradiait de chacun des muscles de son corps. Aïe, aïe et aïe. Ou alors avait-il développé ces talents tout seul ? Des coups différents pouvaient-ils produire les mêmes marques ? Comment était-ce derrière ces yeux ?… Le regard de Miles tomba sur l’uniforme dendarii. Ses propres insignes le toisèrent avec malveillance avant que le clone arpente de nouveau la pièce. — Mais peux-tu prévoir les pensées de l’amiral Naismith ? Le clone sourit fièrement. — J’ai fait libérer ton soldat de prison ce matin. Ce dont tu n’avais même pas été capable. — Danio ? coassa Miles, hébété. Non, non, dis que ce n’est pas vrai… — Il est de nouveau à son poste. Le clone appuya sa remarque d’un geste incisif du menton. Miles réprima un gémissement. Le clone s’arrêta pour le fixer intensément avec une soudaine indécision. — Puisqu’on parle de l’amiral Naismith… tu couches avec cette femme ? Quelle vie ce gamin avait-il menée ? Au secret… toujours surveillé, constamment conditionné… des contacts permis avec uniquement quelques personnes soigneusement sélectionnées. Pratiquement cloîtré. Les Komarrans avaient-ils inclus ça dans son entraînement ou bien était-il un puceau de dix-sept ans ? Dans ce cas, il devait être obsédé par le sexe… — Quinn, dit Miles, a six ans de plus que moi. Une énorme expérience. Et l’habitude de choisir des partenaires capables de faire preuve d’un haut degré de finesse. Es-tu initié à toutes les variantes des cultes d’amour de Deeva Tau comme on les pratique sur la station de Kline ? Un défi sans risque, jugea Miles, puisqu’il venait d’inventer ces cultes à l’instant même. — Es-tu familier des sept voies du plaisir féminin ? Cela dit, en général, après le quatrième ou le cinquième orgasme, elle te laissera tranquille… Le clone revint vers lui, nettement mal à l’aise. — Tu mens, non ? Miles découvrit ses dents. Si seulement tout ce qu’il venait de raconter était vrai… — Imagine ce que tu risques à essayer de t’en rendre compte par toi-même. Ils échangèrent un regard noir. — Tes os se brisent-ils aussi facilement que les miens ? demanda soudain Miles. Horrible pensée. Imaginer que pour chaque fracture de Miles, ils lui avaient brisé un os pour que leurs scanners correspondent. Imaginer que pour chaque geste un peu maladroit, le clone avait payé le prix fort… Il aurait effectivement là de quoi le haïr. — Non. Miles respira, soulagé. Ainsi, leurs diagrammes med ne seraient pas identiques. — C’est vraiment un complot à court terme, hein ? — J’espère être au sommet dans six mois. — C’est bien ce que j’avais compris. Et quelle est la flotte spatiale qui bloquera le couloir de sortie de Barrayar tandis que Komarr se soulèvera de nouveau ? Miles avait demandé cela d’un ton léger, comme s’il n’attachait pas une réelle valeur à ce renseignement d’importance vitale. — On avait d’abord envisagé de faire appel aux Cetagandans. Mais on y a renoncé. Ses pires craintes… — Renoncé ? J’en suis ravi… Mais pourquoi, dans une entreprise totalement dépourvue de bon sens, avoir soudain retrouvé la raison ? — Nous avions une meilleure opportunité sous la main. Le clone grimaça d’une façon enjouée. — Une force militaire indépendante, dotée d’une expérience incontestable pour tout ce qui concerne le blocus spatial et qui n’est liée à aucune planète pouvant avoir envie d’intervenir dans ce conflit. Une force qui m’est personnellement et farouchement loyale, une force qui obéit à mes moindres caprices. Les Mercenaires dendarii. Miles essaya de lui plonger à la gorge. Le clone recula. Etant toujours fermement attaché à la chaise, Miles perdit l’équilibre et son visage heurta violemment le tapis. — Non, non, non ! bafouilla-t-il de rage, en ruant violemment pour essayer de se libérer. Espèce de taré ! Ce sera un massacre !… Les deux gardes komarrans se précipitèrent dans la pièce. — Que… que s’est-il passé ? Blanc comme un linge, le clone battit en retraite derrière la console. — Rien. Il est tombé. Redressez-le, voulez-vous ? — Il est tombé ou on l’a poussé, marmonna un des deux Komarrans tandis qu’aidé de son compère il relevait la chaise à laquelle Miles était toujours attaché. Le garde le dévisageait avec intérêt. Un liquide chaud qui refroidissait rapidement coulait au-dessus de sa lèvre supérieure, entre les poils de sa moustache de trois jours. Un saignement de nez ? Il baissa les yeux en louchant et lécha. Du calme. Du calme. Le clone n’avait aucune chance d’entraîner les Dendarii si loin. Son échec probable serait une maigre consolation si Miles mourait avant. — Est-ce que vous avez besoin d’un petit coup de main ? demanda le plus âgé des deux Komarrans au clone. La torture est une vraie science, vous savez. Provoquer le maximum de douleur avec le minimum de dégâts. Un oncle m’a raconté ce que faisaient les salopards de la Sécurité barrayarane… Etant donné que le thiopenta ne marche pas. — Il n’a pas besoin d’aide, aboya Miles. Au même moment, le clone déclarait : — Je ne veux pas de votre aide… Ils s’arrêtèrent en même temps pour se regarder, Miles de nouveau plus sûr de lui, le clone quelque peu stupéfait. Sans cette maudite barbe de trois jours, trop visible, l’occasion aurait été parfaite pour se mettre à hurler que Vorkosigan l’avait terrassé et qu’il lui avait pris ses vêtements ; qu’il était vraiment le clone ; mais enfin, vous êtes quand même capables de faire la différence, crétins, détachez-moi ! Hélas, une occasion perdue. Le clone se redressa, essayant de retrouver un peu de dignité. — Laissez-nous, s’il vous plaît. Quand j’aurai besoin de vous, je vous appellerai. — À moins que ce soit moi, remarqua Miles gaiement. Le clone le foudroya du regard. Les deux Komarrans sortirent, perplexes. — C’est une idée stupide, commença Miles dès qu’ils furent seuls. Tu dois comprendre, les Dendarii sont effectivement une troupe d’élite – et largement – mais par rapport à une armée planétaire, ils ne sont qu’une toute petite force. Toute petite, tu saisis ? Ils sont impeccables pour des missions secrètes, quand il s’agit de frapper et de disparaître, pour de l’espionnage. Mais ils sont incapables de tenir une vaste zone spatiale contre un ennemi qui disposerait de ressources autrement plus importantes que les leurs. Tu n’as aucun sens de l’économie de guerre ! Bon Dieu, on dirait que tu n’arrives pas à penser au-delà des six prochains mois. C’est vrai que tu n’en as pas besoin… tu seras sûrement mort avant la fin de l’année… Le sourire du clone était aussi mince qu’un rasoir. — Les Dendarii, comme moi-même, sont destinés à être sacrifiés. Après tout, on n’a pas besoin de payer un mercenaire mort. Il s’interrompit et considéra Miles avec curiosité. — Et toi, tu es vraiment capable de penser au-delà des six prochains mois ? — Ces jours-ci, je pense aux vingt prochaines années, fit Miles, lugubre. Pour tout le bien que ça lui faisait. Prenez le capitaine Galeni. Dans son esprit, Miles le voyait déjà devenir le meilleur vice-roi que Komarr puisse jamais avoir… Sa mort ne signifierait pas seulement la perte d’un officier mineur de l’Empire aux origines douteuses mais aussi celle du premier maillon d’une chaîne qui relierait des milliers de vies entre elles, des milliers d’hommes et de femmes luttant pour un avenir meilleur. Un avenir où le lieutenant Miles Vorkosigan aurait sûrement été remplacé par le comte Miles Vorkosigan, éminent Barrayaran qui aurait besoin d’amis sûrs et sains d’esprit à des postes élevés. S’il parvenait à sortir Galeni de ce merdier, sauf et sain d’esprit… — J’admets, ajouta Miles, qu’à ton âge je ne m’occupais que d’un quart d’heure à la fois. Le clone ricana. — C’était il y a un siècle, non ? — C’est l’impression que j’ai. J’ai toujours eu la sensation que je devais vivre vite pour en apprendre le plus possible. — Quelle prescience ! Voyons combien tu vas en apprendre au cours des prochaines vingt-quatre heures. Demain, je recevrai l’ordre de partir. À ce moment-là, tu deviendras… redondant. Déjà… Il ne lui restait plus beaucoup de temps pour tenter autre chose. Seulement le temps d’avoir raison, une seule fois. Miles déglutit. — Vous devez aussi avoir prévu la mort du Premier ministre, sinon il n’y aura pas de déstabilisation sur Barrayar même si l’empereur Gregor est assassiné. Alors, dis-moi, fit-il avec précaution, quel sort Galen et toi réservez-vous à notre père ? La tête du clone se rejeta violemment en arrière. — Oh non, pas de ça avec moi ! Tu n’es pas mon frère et le Boucher de Komarr n’est pas mon père. — Et ta mère ? — Je n’en ai pas. Je suis sorti d’un réplicateur. — Moi aussi, remarqua Miles. Pour elle, cela n’a jamais eu aucune importance. Etant betane, elle n’a aucun préjugé contre les naissances assistées par la technologie. Elle ne se soucie pas de la manière dont on arrive dans ce monde, mais uniquement de ce qu’on y fait après. J’ai bien peur que, dès qu’elle connaîtra ton existence, tu ne puisses éviter le fait que tu aies une mère. D’un revers de la main, le clone balaya le fantôme de la comtesse Vorkosigan. — Un facteur nul. Elle ne représente rien dans la politique de Barrayar. — C’est ce que tu crois ? murmura Miles avant de se contrôler. Il n’avait pas le temps. — Tu as donc l’intention de continuer, même en sachant que Ser Galen est décidé à te trahir et à te faire tuer ? — Quand je serai empereur de Barrayar… nous nous occuperons de Ser Galen. — Si tu as l’intention de le trahir, alors pourquoi attendre ? Le clone se fit soudain plus attentif, les yeux plissés. — Ha ? — Tu as une autre solution, reprit Miles d’une voix calme, persuasive. Laisse-moi partir maintenant. Et viens avec moi. À Barrayar. Tu es mon frère, que cela te plaise ou non. C’est un fait biologique qui ne changera jamais. Personne ne peut choisir ses parents, qu’il soit clone ou pas. Je veux dire, si tu avais le choix, est-ce que tu choisirais Ivan Vorpatril comme cousin ? Le clone ricana doucement mais n’intervint pas. Il commençait à être intéressé. — Pourtant il l’est. Et il est autant ton cousin que le mien. Est-ce que tu te rends compte que tu as un nom ? demanda soudain Miles. Encore une chose qu’on ne choisit pas sur Barrayar. Le deuxième fils – c’est de toi qu’il s’agit, mon jumeau retardé de six ans – porte le deuxième prénom de ses grands-pères maternel et paternel, tout comme l’aîné est obligé de se contenter de leur premier prénom. Ce qui fait de toi Mark Pierre. Désolé pour le Pierre. Grand-père a toujours détesté ce prénom. Tu es donc lord Mark Pierre Vorkosigan. De plein droit, sur Barrayar. Il parlait de plus en plus vite, inspiré par le regard captivé du clone. — Qu’as-tu jamais rêvé d’être ? S’il y a des études que tu désires faire, n’importe lesquelles, mère veillera à ce que tu les fasses. Les Betans sont très forts pour l’éducation. As-tu jamais rêvé de fuir ?… Que penserais-tu de devenir le pilote stellaire Mark Vorkosigan ? Ou alors le commerce ? Une ferme ? Nous avons des vignes dans la famille, elles font un vin excellent, paraît-il… Est-ce que les sciences t’intéressent ? Tu pourrais vivre sur la colonie de Beta avec notre grand-mère Naismith, et étudier dans les meilleures académies. Tu as une tante et un oncle là-bas aussi, est-ce que tu le sais ? Deux cousins germains et encore un autre, plus éloigné. Si Barrayar la reculée ne t’attire pas, il y a une toute nouvelle vie qui t’attend sur Beta. Là-bas, Barrayar et ses problèmes ne représentent même pas une ride sur l’horizon. Le fait que tu sois un clone n’aura aucune importance pour eux. Ils ont l’habitude. La vie que tu veux. La galaxie à tes pieds. Le choix… la liberté… tu n’as qu’à demander, ils sont à toi. Il dut s’arrêter pour reprendre son souffle. Le visage du clone était pâle. — Tu mens, siffla-t-il. La SecImp n’acceptera jamais de me laisser vivre. Une crainte, hélas, non dénuée de fondement. — Mais imagine pendant une minute que cela soit possible. Tout cela pourrait être à toi. Ma parole de Vorkosigan. Ma protection en tant que lord Vorkosigan contre toute intrusion de la SecImp ou de qui que ce soit. Miles s’étrangla un peu en faisant cette promesse. — Galen t’offre la mort sur un plateau d’argent. Je peux t’offrir la vie. Je peux te l’offrir gratis, nom de Dieu ! Etait-ce vraiment de l’intoxication ? Depuis le début, il essayait de piéger le clone, si c’était possible… Qu’as-tu fait de ton petit frère ? Le clone rejeta la tête en arrière et éclata de rire, un aboiement sec et hystérique. — Mon Dieu, mais regarde-toi ! Prisonnier, attaché à ta chaise, à quelques heures de ta mort… Il s’inclina, ironique, devant Miles. — Ô noble seigneur, votre générosité me bouleverse. Pourtant, c’est curieux, j’ai l’impression que votre protection ne vaut pas un pet, en ce moment. Il vint près de Miles, plus près qu’il ne l’avait jamais osé. — Foutu mégalomane. Tu ne peux même pas te protéger… n’est-ce pas ? D’un geste impulsif, il le gifla en plein visage, puis aussitôt recula, comme stupéfait de l’intensité de cette expérience, et tint machinalement sa main meurtrie devant sa bouche pendant quelques secondes. Les lèvres sanguinolentes de Miles se retroussèrent et le clone laissa instantanément retomber sa main. Ainsi donc, il n’a jamais frappé un homme avant. Et encore moins tué, sûrement. Oh, pauvre petit, ton dépucelage va être terrible ! — Tu vois ? reprit le clone. Ah, il croit que je mens quand je lui dis la vérité. Alors que j’aurais voulu qu’il prenne mes mensonges pour la vérité… Je suis vraiment très doué pour l’intoxication… Pourquoi est-ce que je me sens obligé de lui dire la vérité ? Parce qu’il est mon frère et que nous l’avons trahi. Nous aurions dû le découvrir plus tôt… Nous aurions dû venir à son secours… — As-tu jamais rêvé qu’on vienne te secourir ? demanda subitement Miles. Après avoir appris qui tu étais… ou même avant ? Quelle enfance as-tu eue, en fait ? On dit que les orphelins rêvent tous de parents magnifiques qui viennent à leur secours… Pour toi, cela aurait pu être vrai. Le clone renifla avec mépris. — Difficilement. J’ai toujours su à quoi m’en tenir. Dès le début, je savais qui j’étais. Tu vois, les clones de l’Ensemble de Jackson sont mis en nourrice chez des parents adoptifs, payés pour les élever jusqu’à leur maturité. Parce que les clones élevés en cuve sont sujets à des problèmes de santé – tendance aux infections, mauvais fonctionnement cardio-vasculaire… Et les gens qui paient pour qu’on transplante leur cerveau veulent se retrouver dans des corps en bon état. « J’ai eu une sorte de frère adoptif une fois… un peu plus vieux que moi… Le clone s’interrompit pour prendre une profonde inspiration. — Il était en nourrice avec moi, mais on ne l’éduquait pas. Alors, je lui ai appris à lire, un peu… Juste avant que les Komarrans viennent me chercher, les gens du laboratoire l’ont emmené. Je l’ai revu une fois après, par pur hasard. J’étais au spatioport en train de faire une course, un paquet à prendre, alors que je n’étais pas censé aller en ville. Au milieu de la foule, je l’ai vu qui montait dans une navette, en première classe. J’ai couru jusqu’à lui. Sauf que ce n’était plus lui. Il y avait un horrible vieux riche assis dans sa tête. Son garde du corps m’a repoussé… Le clone fit volte-face pour ricaner au visage de Miles. — Oh oui, je savais à quoi m’en tenir. Mais, ce coup-ci, pour la première fois, un clone de l’Ensemble de Jackson va changer la donne. Au lieu que ce soit toi qui cannibalises ma vie, c’est moi qui vais cannibaliser la tienne. — Et alors, quelle sera ta vie ? demanda Miles désespérément. Enterré dans une imitation de moi, où sera le vrai Mark ? Es-tu sûr qu’il n’y aura que moi dans ma tombe ? Le clone tressaillit. — Quand je serai empereur de Barrayar, fit-il entre ses dents serrées, personne ne pourra rien contre moi. Le pouvoir, c’est la sécurité. — Laisse-moi t’indiquer quelque chose. La sécurité n’existe pas. Tout ce qui existe, ce sont des risques plus ou moins importants. Et l’échec. Il avait l’impression de se faire rattraper par sa solitude d’enfant unique. Y avait-il quelqu’un derrière ces yeux gris trop familiers qui le contemplaient si férocement ? Qu’est-ce qui pourrait bien le convaincre ? Le commencement. À l’évidence, le clone comprenait ce qu’était faire ses premiers pas. En revanche, il n’avait aucune expérience dans l’accomplissement d’une mission… — J’ai toujours su, reprit Miles doucement… Le clone se pencha vers lui. —… pourquoi mes parents n’ont jamais eu d’autre enfant. Les dégâts infligés par la soltoxine ne comptaient pas. Ils auraient pu avoir un autre enfant, grâce aux ressources technologiques de Beta. Mon père a toujours prétendu que c’était parce qu’il n’osait pas quitter Barrayar, mais ma mère aurait pu prendre un peu de son sperme et partir seule. « La vraie raison, c’était moi. Mes difformités. Si un fils normal avait existé, les Vors les auraient obligés à me déshériter pour que ce soit lui l’héritier du titre. Tu crois peut-être que j’exagère l’horreur des Barrayarans pour les mutations ? Mon propre grand-père a essayé de régler le problème en m’étouffant dans mon berceau. Parce qu’il n’était pas parvenu à obtenir l’avortement. Le sergent Bothari – le garde du corps que j’ai eu dès l’instant de ma naissance –, qui faisait à peu près deux mètres de haut, n’a pas osé faire usage d’une arme contre le grand général. Il s’est seulement contenté de le soulever au-dessus de sa tête et, en s’excusant humblement, de le tenir au-dessus du balcon – c’était au troisième étage – jusqu’à ce que le général, tout aussi poliment, lui demande de le reposer à terre. Après cela, ils sont parvenus à un accord. J’ai appris cette histoire de mon grand-père, beaucoup plus tard, car le sergent ne parlait pas beaucoup. « Plus tard, mon grand-père m’a appris à monter à cheval. Et il m’a donné cette dague que tu as sous ta chemise. Il m’a aussi légué la moitié de ses terres, dont la plupart brillent encore la nuit à cause des radiations des bombes cetagandanes. Et il m’a soutenu une bonne centaine de fois, dans des circonstances particulièrement pénibles, quand je devais lutter contre les préjugés barrayarans. Il est constamment resté auprès de moi jusqu’à ce que je sois capable de choisir : me débrouiller tout seul ou mourir. Souvent j’ai sérieusement envisagé de me tuer. « Mes parents, d’un autre côté, ont toujours été si gentils, si prévenants… Leur silence en disait plus que des hurlements. Ils me protégeaient trop, même quand, avec leur bénédiction, je risquais de me pulvériser les os pendant l’exercice à l’académie. De crainte que je n’en vienne à penser que je n’étais pas assez bon pour eux… Miles s’arrêta brusquement, puis ajouta : — Tu as peut-être eu de la chance de ne pas avoir eu de famille. Après tout, la famille, ça ne fait que vous rendre dingue. Et comment vais-je secourir ce frère dont j’ignorais l’existence ? Le secourir… et aussi survivre, m’échapper, faire échouer le complot komarran, sortir le capitaine Galeni des griffes de son père, empêcher qu’on assassine l’empereur et mon père et éviter que les Dendarii ne soient envoyés à la boucherie ?… Non. Si déjà j’arrive à sauver mon frère, tout le reste s’ensuivra. J’ai raison. Ici, maintenant, c’est le moment ou jamais, avant que la première arme ne tire. Brise le premier anneau et toute la chaîne tombe. — Je sais exactement ce que je suis, dit le clone. Je ne vais pas faire le mort pour tes beaux yeux. — Tu es ce que tu fais. Refais ton choix et change. Le clone hésita, croisant franchement – peut-être pour la première fois – le regard de Miles. — Quelle garantie peux-tu réellement me donner ? Quelque chose en quoi je puisse croire. — Ma parole de Vorkosigan ? — Bah ! Miles se pencha sérieusement sur le problème. Il fallait qu’il trouve quelque chose qui corresponde aux besoins du clone… de Mark. — Ta vie a toujours reposé sur la trahison, à un niveau ou à un autre. Comme tu n’as aucune expérience de la confiance véritable, de la parole donnée et jamais brisée, tu ne peux naturellement pas juger en toute sérénité. Et si tu me disais quelle garantie tu croirais ? Le clone ouvrit la bouche, la referma et resta coi, le rouge aux joues. Miles faillit en sourire. — Tu vois le dilemme, hein ? fit-il avec douceur. C’est logique. L’homme qui s’imagine que tout est mensonge se trompe au moins autant que celui qui croit que tout est vérité. Si aucune garantie ne peut te satisfaire, c’est peut-être que le problème n’est pas dans la garantie, mais en toi. Et tu es le seul à pouvoir y faire quelque chose. — Que puis-je faire ? murmura le clone. Pendant un instant, un doute angoissé creva ses yeux. — Essayer, souffla Miles. Le clone restait figé. Les narines de Miles frémissaient. Il était si proche… si proche… Il le tenait presque… La porte s’ouvrit violemment. Galen, pourpre de colère, se rua dans la pièce, flanqué par les deux gardes. — Merde, déjà !… siffla le clone. Il se redressa avec un air coupable, haussant le menton. Merde, déjà ! hurla Miles en silence. S’il avait eu quelques minutes, quelques secondes de plus… — Qu’est-ce que vous foutez là ? demanda Galen. Sa voix crissait de rage, comme un patin sur la glace. — J’essaie d’améliorer mes chances de survie sur Barrayar pour ne pas crever cinq minutes après y avoir posé le pied, répliqua froidement le clone. Vous avez quand même besoin que je survive quelque temps, non ? — Je vous l’ai dit, c’est beaucoup trop dangereux ! Galen s’empêchait difficilement de crier. — Je combats les Vorkosigan depuis une vie entière. Ce sont les propagandistes les plus insidieux, toujours prêts à camoufler leur appétit de puissance sous un pseudo-patriotisme. Et celui-là sort du même moule. Ses mensonges vous séduiront, vous piégeront… C’est un subtil petit salopard et il ne lâche jamais le morceau. — Mais le choix de ses mensonges était très intéressant. Le clone piaffait sur place, comme un cheval nerveux, martyrisant le tapis sous ses pieds. — Vous m’avez fait apprendre comment il bouge, comment il parle, comment il écrit. Mais je n’ai jamais vu clairement comment il pense. — Et maintenant ? susurra Galen, meurtrier. Le clone haussa les épaules. — Il est marteau. Je pense qu’il croit lui-même à sa propre propagande. — La question est : le croyez-vous ? Me crois-tu, me crois-tu ? se demanda Miles, anxieux. — Bien sûr que non. Le clone haussa le menton. Aïe. Galen se tourna vers Miles, en adressant un geste aux gardes. — Ramenez-le et enfermez-le. Il les suivit même avec méfiance tandis qu’ils le détachaient et lui faisaient quitter la pièce. Derrière l’épaule de Galen, Miles vit son clone toujours immobile, fixant le sol entre ses pieds. — Ton nom est Mark ! lui cria Miles tandis que la porte se refermait. Mark ! Galen serra les dents et gratifia Miles d’un coup de poing sincère et peu scientifique. Toujours maintenu par les gardes, Miles ne put l’éviter mais tourna suffisamment la tête pour que le poing de Galen arrivât en bout de course et ne lui brisât pas la mâchoire. Heureusement, retrouvant son sang-froid, Galen ne le frappa pas une deuxième fois. — C’était pour moi ou pour lui ? s’enquit Miles à travers une énorme bulle de douleur. — Enfermez-le, gronda Galen, et ne le laissez plus sortir à moins que je ne vous en donne l’ordre personnellement. Il tourna les talons pour repartir vers le bureau. Deux contre deux, se dit aussitôt Miles tandis que les gardes le poussaient dans le tube de descente. Ou plutôt, deux contre un et demi. On n’aura jamais une meilleure chance. Et le temps commence à manquer. Quand la porte de la cellule s’ouvrit, Miles vit Galeni… endormi sur son banc, dans la posture tourmentée de celui qui essaie d’échapper à la souffrance de la seule façon qui lui est permise : le sommeil. Il avait passé toute la nuit dernière à arpenter la cellule, sans repos. Le sommeil qui l’avait fui alors l’avait rattrapé maintenant. Génial. Maintenant, au moment même où Miles avait besoin de lui, frais et dispos. Peu importe, il fallait essayer quand même. — Galeni ! hurla-t-il. Maintenant, Galeni ! En même temps, il plongea en arrière sur le garde le plus proche, cherchant à pincer un nerf dans la main qui tenait le neutraliseur. Une phalange céda dans l’un de ses doigts, mais il parvint à faire tomber l’arme. Il la poussa du pied vers Galeni qui émergeait de son banc comme un phacochère de sa boue. Malgré son état, celui-ci réagit promptement et avec justesse, plongeant vers l’arme, la ramassant et roulant sur lui-même pour ne pas rester dans la ligne de tir. Surpris, le garde passa un bras autour du cou de Miles, le souleva de terre avant de le balancer par-dessus son épaule à son collègue. Rattrapé au vol, Miles se retrouva nez à nez avec un neutraliseur, ce qui le fit loucher. Mais il n’eut pas le temps de se poser des questions : l’index du Komarran pressa la détente. Il y eut un petit bruit et le monde se fragmenta. La tête de Miles explosa dans un chaos de douleur et de couleurs. 11 Il se réveilla dans un lit d’hôpital, dans un cadre désagréable mais familier. Au loin, au-delà de la fenêtre, les tours des gratte-ciel de Vorbarr Sultana, capitale de Barrayar, brillaient d’un vert étrange dans l’obscurité. L’HôpImp, donc. L’hôpital militaire impérial. Cette chambre était tout aussi sévère et peu décorée que celles qu’il avait connues dans son enfance. À l’époque, il ne sortait d’un laboratoire que pour entrer dans un service de chirurgie et inversement. Les soins étaient toujours pénibles. L’HôpImp était devenu sa deuxième maison. Un médecin entra. Il avait dans la soixantaine. Cheveux gris en brosse, visage pâle et ridé, le corps épaissi par l’âge. Dr GALEN, disait son badge. Des seringues cliquetaient dans ses poches. Copulant pour donner naissance à de nombreuses autres petites seringues. Enfin, peut-être. Miles s’était toujours demandé d’où venaient les seringues… — Ah, vous êtes réveillé ! s’exclama joyeusement le médecin. Vous n’allez pas encore nous échapper, cette fois, hein ? — M’échapper ? Il était cloué au lit par des perfusions, des fils de senseurs et de contrôle. Difficile d’imaginer qu’il puisse aller où que ce soit. — Catatonie. Vous étiez perdu parmi les nuages et les petits oiseaux. Gaga. Bref, fou. C’est de famille, hein ? Un truc dans le sang… Miles entendait les susurrations de ses globules rouges dans ses oreilles, se murmurant des centaines de secrets militaires les uns aux autres. Ils dansaient sur de la musique country avec les molécules de thiopenta qui se trémoussaient comme des danseuses de cancan. Il chassa cette image. La main de Galen fouillait sa poche. Soudain, son visage changea. — Aïe ! Il sortit sa main et se débarrassa d’une seringue avant de sucer son pouce ensanglanté. — La petite salope m’a mordu. Il baissa les yeux vers la jeune seringue qui essayait de se remettre sur ses pattes de métal et l’écrasa d’un coup de talon. Elle mourut avec un petit cri aigu. — Cette sorte de dérapage mental n’est pas inhabituel dans un cryocorps réanimé, bien sûr. Vous vous en remettrez, le rassura le Dr Galen. — J’étais mort ? — Tout ce qu’il y a de plus mort, là-bas, sur Terre. Vous avez passé une année en suspension cryogénique. De façon étrange, Miles se souvenait parfaitement bien de cette année. Il l’avait passée allongé dans un cercueil de verre, comme une princesse de conte de fées soumise à un charme cruel, tandis que des silhouettes muettes et fantomatiques allaient et venaient derrière les panneaux gelés. — Et vous avez décidé de me faire revivre ? — Oh non. Vous avez gâché le travail. Le pire cas de brûlure par le froid que j’aie jamais vu. — Oh, fit Miles, perplexe, avant d’ajouter d’une voix faible : Alors, je suis encore mort ? Je peux avoir des chevaux à mon enterrement, comme grand-père ? — Non, non, non et non, caqueta Galen en vraie mère poule. Vous n’avez pas le droit de mourir. Vos parents ne le permettraient jamais. Nous avons transplanté votre cerveau dans un corps de remplacement. Fort heureusement, nous en avions un sous la main. Il a déjà servi, bien sûr, mais pas trop. Félicitations, vous êtes puceau à nouveau. C’était plutôt intelligent de ma part, hein, de préparer votre clone exprès pour vous ? — Mon cl… Mon frère ? Mark ? Arrachant ses tubes, Miles s’assit droit comme un I, et attrapa en tremblant le plateau de métal poli qui se trouvait sur sa tablette, pour s’y regarder comme dans un miroir. Une longue cicatrice suturée avec du fil noir lui barrait le front. Il contempla ses mains, les tournant et les retournant avec horreur. — Mon Dieu ! Je suis dans un cadavre ! Il leva les yeux vers Galen. — Si je suis ici, qu’avez-vous fait de Mark ? Où avez-vous mis son cerveau ? Galen fit un geste de la main. Sur la table de chevet de Miles, se trouvait un bocal en verre. À l’intérieur, un cerveau flottait comme un champignon sur sa tige, mou, mort et malveillant. Le liquide de conservation était épais et verdâtre. — Non, non ! s’écria Miles. Non, non, non ! Il s’extirpa péniblement du lit, s’empara du bocal dont le liquide froid lui éclaboussa les doigts et courut dans le couloir, pieds nus, sa chemise de nuit de malade ouverte dans le dos flottant derrière lui. Il devait y avoir des corps disponibles, quelque part ici. C’était l’HôpImp. Soudain, il se souvint où il en avait laissé un. Il franchit une nouvelle porte et se retrouva dans la navette de combat, au-dessus de Dagoola IV, le sas béant sur des nuages noirs, saturés d’éclairs jaunes dendritiques. La navette fit alors une telle embardée que des hommes et des femmes en uniforme dendarii, boueux et blessés, glissèrent sur le sol en criant. Agrippant toujours son bocal, Miles se faufila jusqu’au sas et sortit. Il se retrouva dans les nuages, tantôt en apesanteur, tantôt en chute libre. Tombant comme du plomb, une femme en larmes le dépassa, qui lui tendit les bras pour qu'il l’aide. Mais il ne le pouvait pas, il devait garder le bocal. Peu après, il aperçut son corps qui éclatait au sol sous l’impact. Miles atterrit sur ses deux pieds mais ses jambes cédèrent et il faillit lâcher le bocal tandis qu’il s’enlisait jusqu’aux genoux dans la boue épaisse et noire. Le corps et la tête du lieutenant Murka, à quelques mètres l’un de l’autre, se trouvaient exactement là où il les avait abandonnés sur le champ de bataille. De ses mains froides et tremblantes, Miles retira le cerveau du bocal et entreprit d’enfoncer le bulbe rachidien dans le cou décapité et cautérisé par une brûlure au plasma. Mais l’organe refusa obstinément de rester en place. — De toute manière, critiqua d’un peu plus loin la tête du lieutenant Murka, il n’a pas de visage. Comment veux-tu qu’il se balade avec ce machin-là en guise de tête ? Il serait laid comme un pou. — La ferme, on t’a pas demandé ton avis, tu es mort, gronda Miles. Toutefois, le cerveau gluant lui glissa entre les doigts et tomba dans la boue. Il le ramassa et essaya de le nettoyer maladroitement avec le revers de la manche de son uniforme d’amiral dendarii, mais le tissu rêche raya la surface des circonvolutions, détériorant les méninges. Espérant que personne ne remarquerait rien, Miles lissa l’organe subrepticement et tenta de nouveau de le faire tenir au-dessus du cou. Soudain, il ouvrit les yeux pour regarder fixement devant lui. Il n’osait plus respirer. Il était trempé de sueur. La lampe au plafond brillait toujours comme un énorme œil sans paupière, le banc était dur et froid sous son dos. — Oh, merci, mon Dieu ! Debout non loin de là, s’aidant du mur pour ne pas tomber, Galeni lui lança un regard inquiet. — Vous allez bien ? Miles déglutit puis respira profondément. — Seulement un mauvais rêve… si mauvais que je suis content de me réveiller ici. D’une main, il tâta la solidité fraîche et rassurante du banc tandis que, de l’autre, il cherchait une trace de cicatrice sur son front. Mais en vain. Pourtant, il avait l’impression qu’un chirurgien amateur avait joué avec sa cervelle. Il cligna des yeux, s’assurant qu’ils fonctionnaient encore correctement et, avec effort, se redressa sur un coude. Sa main gauche était enflée et douloureuse. — Que s’est-il passé ? — Match nul. Un des gardes et moi, on s’est envoyé une décharge en même temps. Malheureusement, ils étaient deux. Je me suis réveillé il y a peut-être une heure. Plutôt assommé. Je ne sais pas combien de temps nous avons perdu. Beaucoup, sûrement. — Trop. Mais ça valait la peine d’essayer. Bon sang… Il s’empêcha de justesse de boxer le banc avec sa mauvaise main. — J’y étais presque. Je le tenais presque… — Le garde ? J’avais plutôt l’impression que c’était lui qui vous tenait. — Non, mon clone. Mon frère… Enfin, qui que ce soit. Des fragments de son rêve lui revinrent en mémoire et il frissonna. — Un garçon très farouche. Je crois qu’il a peur de finir dans un bocal. — Pardon ? — Beuark… Miles essaya de s’asseoir. Il avait la nausée. Des spasmes fréquents contractaient les muscles de ses bras et de ses jambes. Galeni, qui n’était pas en meilleure forme, chancela jusqu’à son banc où il s’affala. Quelque temps plus tard, la porte s’ouvrit. Le dîner, pensa Miles. Raté. Le garde agita son neutraliseur. — Dehors. Tous les deux. Un peu plus loin, hors d’atteinte, le deuxième Komarran le couvrait avec un autre neutraliseur. Miles n’aima pas leur expression : l’un solennel et pâle, l’autre grimaçant nerveusement. — Capitaine Galeni, suggéra Miles d’une voix plus aiguë qu’il ne l’aurait voulu, je pense que le moment est venu de parler à votre père. Diverses émotions passèrent sur le visage de Galeni : la colère, l’obstination, une approbation pensive, le doute… — Par ici. Le garde fit un geste vers le tube. Cette fois-ci, ils descendaient vers le garage souterrain. — Vous pouvez le faire, pas moi, insista Miles sotto voce du coin de la bouche. Galeni siffla entre ses dents : un sifflement qui en disait long sur sa frustration, mais il acquiesça, résolu. Alors qu’ils pénétraient dans le garage, il se retourna brusquement vers les gardes et annonça comme malgré lui : — Je voudrais parler à mon père. — Impossible. — Je pense que vous feriez mieux de me laisser le voir. La voix de Galeni était menaçante, tendue. Il semblait enfin gagné par la peur. — Ce n’est pas à moi de décider. Il a laissé ses ordres avant de partir. Il n’est pas ici. — Appelez-le. — Il ne m’a pas dit où le joindre. Le garde était irrité et gêné. — Mais même s’il l’avait fait, je ne l’aurais pas appelé. Restez là, près de cette lumière. — Comment allez-vous procéder ? demanda soudain Miles. Je suis curieux de le savoir. Disons que c’est ma dernière requête. Il se déplaça vers un globe de lumière flottant, cherchant du regard un moyen de se mettre à couvert, n’importe où. S’il pouvait plonger de l’autre côté de ce véhicule avant qu’ils n’ouvrent le feu… — On vous estourbit, puis on vous conduit avec l’aérocar jusqu’à la mer et on vous largue au large, récita le garde. Si vos cadavres reviennent sur le rivage, l’autopsie révélera simplement que vous vous êtes noyés. — Un meurtre sans brutalité, observa Miles. Ce doit être plus facile pour vous, j’imagine. Si son impression était juste, ces hommes n’étaient pas des tueurs professionnels. Mais il y avait un début à tout. Ce pilier là-bas n’était pas assez large pour arrêter une décharge. En revanche, l’établi à outils, sur le mur du fond, présentait de réelles possibilités… Une horde de fourmis enragées lui bouffait les jambes… — Le tour du Boucher de Komarr est enfin venu, observa le garde, solennel, d’une voix détachée. On va déjà descendre son bâtard. Il leva son neutraliseur. — Attendez ! glapit Miles. — Quoi ? Miles cherchait encore une réponse sensée quand les portes du garage s’ouvrirent violemment. — Moi ! hurla Elli Quinn. On ne bouge plus ! Une patrouille dendarii se rua à sa suite. Le Komarran voulut changer de cible, mais il ne fut pas assez prompt : d’un coup de neutraliseur, Elli Quinn l’estourbit aussitôt. Le deuxième garde paniqua et s’enfuit vers le tube. Mais un Dendarii le plaqua au sol par-derrière et le maintint face contre terre avant de lui lier les mains dans le dos. Elli rejoignit Miles et Galeni, extirpant un écouteur de son oreille. — Bon Dieu, Miles, je n’arrivais pas à croire que c’était vraiment ta voix. Comment as-tu fait ? Tandis qu’elle l’examinait de plus près, elle parut éprouver un extrême malaise. Miles emprisonna ses mains pour les embrasser. Un salut aurait été plus approprié mais, après une telle poussée d’adrénaline, il avait plutôt envie de tendresse. D’ailleurs, il n’était pas en uniforme. — Elli, tu es un génie ! J’aurais dû savoir que le clone ne pouvait te tromper ! Elle le fixa avec gêne. Sa voix grimpa dans les aigus. — Quel clone ? — Comment ça, quel clone ? C’est à cause de lui que tu es ici, n’est-ce pas ? Il n’a pas tenu le coup, il t’a tout lâché… et tu es venue me sauver… C’est bien ça, hein ? — Mais, te sauver de quoi ? Enfin, Miles, tu m’as ordonné il y a une semaine de retrouver le capitaine Galeni, tu t’en souviens ? — Oh… oui. Oui, je m’en souviens. — Eh bien, c’est ce qu’on a fait. On est restés devant cet immeuble toute la nuit, attendant d’avoir une empreinte vocale décente de lui afin de pouvoir prendre contact avec les autorités. Ils n’apprécient guère les fausses alertes, ici. Mais quand on a enfin pu capter quelque chose de clair sur les senseurs, on s’est dit qu’il ne valait mieux pas attendre la police. Alors on a pris le risque… je nous voyais déjà arrêtés en masse pour effraction… Un sergent dendarii passa près d’eux et le salua. — Bon sang, mon amiral, comment avez-vous fait ? Il s’éloigna en agitant son scanner sans attendre la réponse. —… pour s’apercevoir que c’était bien toi ! Que tu es arrivé avant nous ! — Euh oui, si on veut… Miles se massa le front. Maudite migraine. Galeni se grattait la barbe sans souffler mot. Apparemment, il aurait eu bien du mal à dire quoi que ce soit. — Tu te rappelles, il y a trois ou quatre nuits ? Quand tu m’as conduit ici pour me faire kidnapper afin que je puisse pénétrer le réseau adverse, découvrir qui ils étaient et ce qu’ils voulaient ? — Oui, bien sûr… Miles respira profondément. — Eh bien, ça a marché. Félicitations. Heureusement, tu viens de transformer un désastre absolu en coup de maître. Merci, commandant Quinn. Au fait, le type avec qui tu es repartie de cette maison abandonnée… ce n’était pas moi. Elli écarquilla les yeux. Puis ses traits se crispèrent tandis qu’elle se mettait à réfléchir furieusement. — Le fils de pute, souffla-t-elle. Mais, Miles… Je croyais que tu avais inventé cette histoire de clone de toutes pièces ! — Je l’ai inventée. Et j’ai bien l’impression que c’est ce qui a trompé tout le monde. — Il y avait… C’est… un vrai clone ? — C’est ce qu’il prétend. Empreintes digitales, rétiniennes, vocales… tout est pareil. Dieu merci, il y a une différence tangible. Si tu radiographies mon squelette, tu trouveras les multiples traces de mes anciennes fractures, sauf pour les prothèses synthétiques de mes jambes. Par contre, son squelette est intact. Enfin, c’est ce qu’il dit. Miles serra sa main gauche douloureuse contre sa poitrine. — Je crois que je ne vais pas me raser pendant quelque temps, au cas où… Il se tourna vers le capitaine Galeni. — Comment allons-nous… je veux dire, comment la Sécurité impériale va-t-elle régler cette affaire, mon capitaine ? demanda-t-il avec déférence. Devons-nous vraiment faire appel aux autorités locales ? — Ah, je suis redevenu « mon capitaine », hein ? marmonna Galeni. Bien sûr que nous devons appeler la police. Nous ne pouvons extrader ces gens. Mais maintenant qu’ils ont enfreint les lois ici, sur Terre, nous pouvons laisser les autorités locales s’occuper d’eux à notre place. Cela fera voler en éclats tout ce groupe d’activistes. Miles refréna son impatience, essayant de paraître froid et logique. — Mais un procès public révélera au grand jour l’histoire du clone. Avec tous les détails. Du point de vue de la Sécurité, cela provoquerait une curiosité indésirable pour ma personne. Surtout celle des Cetagandans. — Il est trop tard pour mettre un couvercle là-dessus. — Je n’en suis pas si sûr. Bien entendu, il y aura des rumeurs, mais quelques rumeurs confuses peuvent nous être profitables. Ces deux-là… Miles désigna les gardes capturés. —… sont du menu fretin. Mon clone en sait bien plus qu’eux et il se trouve déjà à l’ambassade. Qui est, officiellement, territoire barrayaran. À quoi peuvent-ils nous servir ? Maintenant que nous sommes libérés et que nous tenons le clone, le complot est fichu. Mettez ce groupe sous surveillance comme les autres expatriés de Komarr ici sur Terre. Ils ne représentent plus aucun danger pour nous. Croisant son regard, Galeni blêmit avant de se détourner. Miles n’avait pas eu besoin de formuler une autre conséquence : Votre carrière ne sera pas compromise par un énorme scandale public. Et vous n’aurez pas besoin d’accuser votre père. — Je… ne sais pas. — Moi, je sais, dit Miles avec confiance en faisant signe à un Dendarii. Sergent, emmenez un ou deux techs là-haut et videz la console de tous ses dossiers. Pendant que vous y serez, fouillez la maison pour trouver des boîtiers personnels antiscanner. Ils sont montés sur des ceintures et vous en trouverez sûrement quelque part. Portez-les au commodore Jesek et dites-lui que je veux qu’il retrouve la compagnie qui les a fabriqués. Dès que vous aurez terminé, on décampe. — Bon, ça, c’est illégal, remarqua Elli. — Et alors ? Que vont-ils faire ? Se plaindre à la police ? Ça m’étonnerait. Ah… vous ne désirez pas laisser un message sur la console, capitaine ? — Non, dit doucement Galeni au bout d’un moment. Pas de message. — Bien. Un Dendarii soigna le doigt cassé de Miles et lui anesthésia la main. Moins d’une demi-heure plus tard, le sergent revenait, portant plusieurs ceintures sur l’épaule. Il tendit un disque de données à Miles. — Voilà, mon amiral. — Merci. Galen n’était pas encore revenu. Tout bien considéré, Miles trouvait que cela valait mieux. Il s’agenouilla près du Komarran encore conscient et lui posa un neutraliseur sur la tempe. — Qu’allez-vous faire ? balbutia l’homme. Les lèvres éclatées et sanguinolentes de Miles se retroussèrent. — Eh ben… je vais vous endormir, bien sûr. Après, on vous conduira jusqu’à la mer et on vous jettera au large. Qu’est-ce que vous croyez ? Bonne nuit. Le neutraliseur émit son zézaiement particulier. Le Komarran se raidit avant de s’affaisser, inconscient, les muscles flasques. Ils quittèrent le garage, laissant les deux hommes côte à côte par terre, et refermèrent soigneusement les portes derrière eux. — Direction l’ambassade pour coincer ce petit bâtard, s’écria Elli Quinn d’un air de mauvais augure tout en programmant leur itinéraire sur la console de la voiture de location. Epuisés, Miles et Galeni s’installèrent à ses côtés. La patrouille les couvrait depuis un aérocar. — Bâtard ? soupira Miles. Non. C’est bien la seule chose qu’il n’est pas, j’en ai peur. — Coinçons-le d’abord, murmura Galeni. Après, on verra qui il est. — D’accord, approuva Miles. — Comment allons-nous entrer ? s’enquit Galeni tandis qu’ils approchaient de l’ambassade. La matinée tirait à sa fin. — Il n’y a pas trente-six moyens, dit Miles. Par la grande porte. Au pas. Elli, tu passes devant. En ricanant, Miles et Galeni s’examinèrent l’un l’autre des pieds à la tête : ils n’avaient pas vraiment fière allure. La barbe de Miles n’était peut-être pas aussi développée que celle du capitaine – qui, après tout, avait passé quatre jours de plus en détention – mais les ecchymoses et le sang séché sur son visage rattrapaient ce léger handicap. Il se sentait miteux. D’ailleurs, Galeni avait retrouvé ses bottes et sa veste d’uniforme dans la maison des Komarrans. Ce qui n’était pas le cas de Miles. Les siennes avaient sûrement été emportées par le clone. Quant à savoir lequel des deux sentait le plus mauvais, c’était difficile à dire. Galeni avait été incarcéré plus longtemps mais Miles était persuadé de transpirer davantage… Il ne pouvait quand même pas demander à Elli Quinn de les renifler tous les deux pour les départager. En observant le capitaine, il s’aperçut qu’un tic déformait ses lèvres. À n’en pas douter, il éprouvait lui aussi une réaction à retardement de soulagement imbécile. Ils étaient vivants et c’était un pur miracle. Côte à côte, ils grimpèrent les marches d’un pas ferme, performance qu’Elli suivit d’un œil intéressé. Le garde à l’entrée les salua machinalement avant que la stupéfaction ne se peignît sur son visage. — Capitaine Galeni ! Vous êtes revenu ! Et, euh… Il dévisagea Miles et ferma la bouche. —… vous. Lieutenant. Impassible, Galeni lui rendit son salut. — Appelez le lieutenant Vorpatril ici pour moi, voulez-vous ? Et Vorpatril seulement. — Oui, mon capitaine. Le garde de l’ambassade parla dans son comm de poignet sans les quitter des yeux. Il n’arrêtait pas de lancer des regards en coin à Miles. — Euh… content de vous revoir, capitaine. — Content d’être de retour, caporal. Un moment plus tard, Ivan sortait du tube et arriva en courant sur le sol de marbre. — Mon Dieu, mon capitaine, où étiez-vous passé ? s’écria-t-il en prenant Galeni par les épaules. Avec retard, il se reprit et salua. — Mon absence n’avait rien de volontaire, je vous prie de me croire. Galeni se tritura le lobe de l’oreille avant de passer ses doigts dans sa barbe. L’enthousiasme d’Ivan le touchait. — Mais je vous expliquerai tout plus tard. Pour l’instant… Lieutenant Vorkosigan ? Il est sans doute temps de surprendre votre… autre parent ? Ivan lança un coup d’œil à Miles. — Alors, ils t’ont laissé sortir ? Il l’examina plus attentivement, ses yeux s’agrandissant à mesure. — Miles… La bouche de Miles se fendit en un large sourire tandis qu’il les entraînait à l’écart, à l’abri des oreilles indiscrètes du caporal qui les observait toujours d’un air ébahi. — On te révélera tout quand on aura arrêté mon autre moi. Où suis-je, au fait ? Au comble du désarroi, Ivan secoua la tête. — Si tu essaies de me rendre cinglé, Miles, ce n’est pas très drôle… — Je n’essaie rien du tout. Et sûrement pas d’être drôle. L’individu qui partage ta chambre depuis quatre jours… eh bien, ce n’est pas moi. Pendant ce temps-là, j’étais dans la même cellule que le capitaine Galeni ici présent. Un groupe révolutionnaire komarran a essayé de te bluffer, Ivan. Parce que ce salopard est mon clone, pour de bon. Ne me dis pas que tu n’avais rien remarqué ! — Eh bien… commença Ivan tandis qu’un embarras croissant envahissait ses traits. Tu semblais bien un peu, euh… à côté de la plaque ces derniers jours. Elli hocha la tête, comprenant avec sympathie la gêne d’Ivan. — Comment ça ? s’enquit Miles. — Ben… je t’ai connu maniaque. Je t’ai connu dépressif. Mais je ne t’avais jamais vu, comment dire… neutre. — J’ai besoin de savoir… Donc malgré cela, tu n’as jamais rien soupçonné ? Il est si bon que ça ? — Oh, je me suis bien posé des questions la première nuit ! — Et alors ? aboya Miles. Il avait envie de lui tirer les cheveux. — Et alors, je me suis dit que c’était impossible. Après tout, tu venais à peine de concocter cette histoire de clone. — Ce qui prouve mes incroyables talents pour prédire l’avenir. Où est-il ? — Ben, c’est pour ça que j’ai été aussi étonné de te voir, tu comprends ? Les bras croisés, Galeni porta une main à son front. Il paraissait épuisé. Le regard implorant, Miles quémanda son aide. — Où est-il, Ivan ? répéta Galeni d’une voix apaisante. — Bon Dieu, il n’est pas déjà parti pour Barrayar, n’est-ce pas ? s’affola Miles. Il faut absolument l’arrêter… — Non, non, dit Ivan. C’est seulement la police locale. C’est pour ça qu’on est tous sur la brèche ici… — Où est-il ? râla Miles en empoignant son cousin par le revers de sa veste. — Calme-toi, c’est ce que j’essaie de te dire ! Ivan baissa les yeux vers les phalanges blêmes de Miles. — Ouais, c’est bien toi, il n’y a pas de doute. La police est venue ici, il y a deux heures, pour t’arrêter… enfin, l’arrêter, lui ou je ne sais qui… Bon, pour être plus clair, ils n’avaient pas exactement un ordre d’arrestation mais un mandat t’interdisant de quitter leur juridiction. Tu… enfin il en était malade car cela signifiait que tu allais rater ton vaisseau. Tu étais censé partir ce soir. Donc, ils t’ont embarqué seulement pour interrogatoire. Parce qu’ils avaient besoin de savoir s’ils pouvaient déposer une plainte contre toi. — Mais une plainte pour quoi ? C’est quoi, encore, cette histoire, Ivan ? — Seulement un vrai bordel ! À mon avis, avec toutes ces ambassades si proches les unes des autres, ça doit provoquer de temps en temps des courts-circuits dans leurs cervelles. Vous avez été arrêté, lieutenant Vorkosigan, car vous êtes soupçonné de conspiration criminelle. En gros, tu es accusé d’avoir payé ces deux truands qui ont essayé d’assassiner l’amiral Naismith au spatioport, la semaine dernière. Miles se mit à tourner en rond. — Ah… Ah… Evidemment ! — Pour l’instant, l’ambassadeur envoie protestation sur protestation un peu partout. Naturellement, nous ne pouvions leur expliquer pourquoi nous sommes certains qu’ils se trompent. Miles s’accrocha au coude de Quinn. — Ne panique pas. — Je ne panique pas, observa Quinn. Je te regarde paniquer. C’est plus amusant. Miles se massa le front. — D’accord… Bon, alors… Déjà, on peut supposer que tout n’est pas perdu. Que le gosse n’a pas paniqué… qu’il n’a pas lâché le morceau. Pas encore. Supposons qu’il le prenne de haut et qu’il les écrase de son mépris sans faire aucun commentaire. Il doit faire ça très bien. Pour lui, c’est sans doute ainsi que les Vors se conduisent. Petit connard. Admettons qu’il tienne le coup. — Bon, on admet, remarqua Ivan. Et ensuite ? — Si on se dépêche, on peut sauver… — Ta réputation ? dit Ivan. — Votre… frère ? risqua Galeni. — Nos fesses ? fit Elli. — L’amiral Naismith, conclut Miles. C’est lui qui est en danger pour le moment. Il croisa le regard d’Elli qui comprenait visiblement à quoi il faisait allusion. Même si ça ne lui plaisait guère. — L’essentiel, c’est sa couverture. Si elle saute, c’est grave… « Vous et moi, poursuivit-il en se tournant vers Galeni, devons faire un brin de toilette. Retrouvons-nous ici dans un quart d’heure. Ivan, apporte des sandwiches. Deux, ça suffira. Tu viendras avec nous, au cas où on aurait besoin de muscles. Ivan n’en manquait certes pas. — Elli, c’est toi qui conduiras. — Pour aller où ? — Aux assises. Nous allons porter secours au pauvre lieutenant Vorkosigan. Il reviendra avec nous, qu’il le veuille ou non. Ivan, tu ferais bien de prendre une seringue de tholizone, en plus des sandwiches. — Excuse-moi, Miles, dit Ivan, mais si l’ambassadeur n’a pas pu le faire libérer, comment espères-tu que nous y arrivions ? Miles sourit. — Pas nous. L’amiral Naismith. Les assises municipales de Londres étaient un grand bâtiment de cristal noir, vieux de deux siècles. Ici ou là, dans ce vieux quartier, surgissaient des balafres architecturales similaires qui avaient servi à combler les vides laissés par les bombardements et les incendies du Cinquième Désordre civil. Ici, la rénovation urbaine semblait toujours attendre la dernière minute, à la limite du désastre. Londres était si bondée, un puzzle où s’imbriquaient chaotiquement des édifices de toutes les époques. Les Londoniens s’accrochaient obstinément à leur histoire. Il existait même un comité pour défendre les restes hideux et branlants de constructions datant du XXe siècle. Miles se demanda si, dans un millier d’années, Vorbarr Sultana, qui pour l’instant se développait à une cadence folle, ressemblerait à ça ou bien si elle ferait table rase de son passé pour plonger toujours plus avant dans la modernité. Il s’arrêta dans le hall du bâtiment pour ajuster son uniforme d’amiral. — Suis-je respectable ? demanda-t-il à Quinn. — La barbe te donne un air… Miles en avait hâtivement taillé les bords. — Distingué ? Plus mûr ? — De clochard. — Ah… Tous les quatre empruntèrent le tube jusqu’au quatre-vingt-dix-septième étage. — Salle W, leur récita la console de réception après avoir contrôlé leur identité. Enceinte 19. Les occupants de l’enceinte 19 étaient un ordinateur protégé – le terminal de comparution en justice – et un être humain, un jeune homme à l’air sérieux. — Ah, enquêteur Reed. Elli lui adressa un sourire engageant dès leur entrée dans la pièce. — Nous nous retrouvons. Au premier coup d’œil, Miles s’était rendu compte que l’enquêteur Reed était seul. Il réprima une vague de panique. — L’enquêteur Reed est chargé de l’affaire de ce déplaisant incident au spatioport, mon amiral, expliqua Elli d’un ton très formel avant de les présenter l’un à l’autre. Enquêteur Reed, amiral Naismith. Nous avons eu une longue conversation lors de ma dernière visite ici. — Je vois, dit Miles, avec une politesse prudente. Reed le fixait ouvertement. — Incroyable. Ainsi, vous êtes vraiment le clone de Vorkosigan ! — Je préfère me dire qu’il est mon frère jumeau, répliqua Miles. Généralement, nous restons aussi loin que possible l’un de l’autre. Vous lui avez donc parlé ? — Si on peut dire. Je ne l’ai pas trouvé très coopératif. Reed examinait tour à tour d’un air gêné Miles et Elli, les Dendarii, et les deux hommes en uniforme barrayaran qui les accompagnaient. — En fait, plutôt inamical et pour tout dire, assez déplaisant. — Ça ne m’étonne pas. Vous lui marchiez sur les pieds. Il est très susceptible à mon sujet. Il préférerait qu’on ne lui rappelle pas mon embarrassante existence. — Ah ? Pourquoi ? — Rivalité entre deux frères, improvisa Miles. J’ai atteint un plus haut grade que lui dans la carrière militaire. Il prend cela comme un reproche, un affront perpétuel. Il s’est pourtant fixé des buts parfaitement raisonnables… Bon Dieu, que quelqu’un me souffle quelque chose. Le regard de Reed devenait perçant. — Venons-en au fait, amiral Naismith, marmonna le capitaine Galeni. Merci. — Effectivement. Enquêteur Reed… je ne prétends pas que ce Vorkosigan et moi soyons amis, mais comment cette étrange idée vous est-elle venue qu’il aurait tenté de provoquer ma mort ? — Votre affaire n’est pas simple. Ne pouvant plus suivre la piste des deux apprentis tueurs… Reed lança un regard à Elli. —… nous avons orienté nos recherches dans d’autres directions. — Mais pas grâce au concours de Lise Vallerie, j’espère ? J’ai un aveu à vous faire : je l’ai lancée sur une fausse piste. J’ai toujours eu un déplorable et inadéquat sens de l’humour. C’est un travers… —… dont nous souffrons tous, murmura Elli. — Les suggestions de Vallerie m’ont paru intéressantes mais pas concluantes, dit Reed. Par le passé, j’ai souvent eu l’occasion de constater ses qualités d’enquêtrice. Elle n’a pas à se soucier de certaines règles légales qui peuvent, disons… me ralentir parfois. Elle s’est toujours montrée très coopérative, ne refusant jamais de nous passer une information digne d’intérêt. — Sur quoi enquêtait-elle ces jours-ci ? s’enquit Miles. Reed lui adressa un regard impavide. — Le clonage illégal. Vous ne lui auriez pas fourni la matière première, par hasard ? — Oh… je crains que mon expérience dans ce domaine remonte à deux décennies. Tout ça doit être largement dépassé maintenant. — Quoi qu’il en soit, ce n’est pas cela qui nous a mis sur cette piste. Nous avons bénéficié d’un élément beaucoup plus objectif et précis. Un aérocar a quitté le spatioport peu après l’attaque, en franchissant illégalement une zone de contrôle. Nous l’avons suivi… jusqu’à l’ambassade de Barrayar. Le sergent Barth. Galeni semblait sur le point de vomir tandis qu’Ivan adoptait cette charmante expression de totale crétinerie qui lui avait si souvent, par le passé, rendu de grands services. — Oh, ça, fit Miles d’un ton léger. Il ne s’agissait que de l’habituelle équipe d’espionnage que Barrayar a la bonté de m’affecter. Franchement, mes soupçons se portent plutôt sur les Cetagandans. De récentes opérations dendarii dans leur zone d’influence – bien loin de votre juridiction – leur ont causé beaucoup de tort. Mais c’est une accusation que je n’ai aucun moyen de prouver. Voilà pourquoi j’étais ravi que vous vous occupiez de cette enquête. — Ah, cette remarquable évasion sur Dagoola. J’en ai entendu parler. Effectivement, c’est un sacré mobile. — Comme vous dites. En tout cas, c’est un mobile plus convaincant que cette vieille histoire que j’ai racontée à Lise Vallerie. Cela règle-t-il ce malentendu ? — Et qu’obtenez-vous de l’ambassade barrayarane, en échange de ce charitable service, amiral ? — Et si c’était ma bonne action de la journée ? Non, vous avez raison. Je vous avais prévenu à propos de mon sens de l’humour. Disons simplement que ma récompense est suffisante. — Rien qui pourrait constituer une entrave à la justice, j’imagine ? demanda Reed en haussant les sourcils. — C’est moi la victime, vous n’avez pas oublié ? Miles se mordit la langue. — Je vous assure que pour rien au monde, je n’entraverais le cours de la justice. Puis-je maintenant vous demander de remettre le pauvre lieutenant Vorkosigan aux bons soins de son officier supérieur, le capitaine Galeni, ici présent ? Toutes les nuances du soupçon passèrent sur le visage de Reed, plus vigilant que jamais. Qu’est-ce qui cloche, bon sang ? se demanda Miles. Il aurait dû être convaincu… Reed leva les mains et s’enfonça dans son siège. — Le lieutenant Vorkosigan est déjà parti. Il y a une heure de ça… Avec un homme qui s’est présenté comme étant le capitaine Galeni. Miles accusa le coup. — Aaah… Un homme âgé en vêtements civils ? Cheveux gris, lourdement bâti ? — Oui… Miles inspira longuement en gardant un sourire figé. — Merci, enquêteur Reed. Nous n’abuserons pas davantage de votre temps précieux. Une fois dans le hall, Ivan demanda : — Et maintenant ? — Je crois, dit le capitaine Galeni, qu’il est temps de retourner à l’ambassade. Et d’envoyer un rapport complet au Q. G. Pressé de vous confesser, hein ? — Non ! Il ne faut jamais envoyer de rapport tant que tout n’est pas terminé, dit Miles. Seulement des rapports finaux. Les rapports prématurés suscitent des ordres. Auxquels vous devez vous plier ou alors vous soustraire au prix d’une énergie et d’un temps précieux. Temps et énergie que vous pourriez utiliser à résoudre le problème. — Intéressante philosophie militaire. Je tâcherai de ne pas l’oublier. La partagez-vous, commandant Quinn ? — Oh, oui. — Ce doit être fascinant de travailler avec les mercenaires dendarii. Quinn lui adressa un petit sourire narquois. — Je trouve aussi. 12 Ils retournèrent à l’ambassade ; Galeni pour galvaniser ses hommes et les lancer à la poursuite de l’officier-courrier qui était désormais plus que suspect ; Miles pour mettre son uniforme vert et rendre visite au chirurgien de l’ambassade afin qu’il soignât sa main. Si les choses s'arrangeaient un peu après la fin de cette histoire, se dit-il, ce serait peut-être une bonne idée de prendre le temps de faire aussi remplacer les os de ses bras et de ses mains par des prothèses, comme pour ses jambes. Cela avait été pénible et douloureux, mais à quoi bon repousser davantage cette opération ? Il était au moins sûr d’une chose : sa croissance était bel et bien terminée. Habité par ces pensées moroses, il quitta la clinique et erra jusqu’au sous-sol où se trouvaient les bureaux de la Sécurité. Il trouva Galeni, assis seul derrière sa console. La lumière du bureau avait été tamisée. Galeni était enfoncé dans son fauteuil, les pieds croisés installés sur le bureau. Miles eut la nette impression qu’il aurait préféré avoir sous la main une bouteille d’alcool plutôt que le stylo lumineux qu’il tournait entre ses doigts. Quand il entra, Galeni l’accueillit avec un sourire contraint et se rassit normalement avant de tapoter distraitement sur le bureau avec son stylo. — Plus j’y pense, Vorkosigan, plus je me dis que nous ne pourrons éviter de nous en remettre aux autorités locales. Miles tira une chaise, la retourna et s’y installa, accoudé sur le dossier. — Il ne vaudrait mieux pas, mon capitaine. Si elles s’en mêlent, nous ne contrôlerons plus rien. — De toute façon, il nous faudrait une petite armée pour retrouver ces deux-là sur Terre, maintenant. — J’ai une petite armée, lui rappela Miles, qui sait s’y prendre dans des cas pareils. Nous en sommes la preuve vivante. — Exact. — Pourquoi l’ambassade n’engagerait-elle pas les mercenaires dendarii pour retrouver ces… personnes disparues ? — Les engager ? Ne sont-ils pas déjà au service de Barrayar ? Miles prit un air innocent. — Mais, mon capitaine, cela fait justement partie de leur couverture : même les Dendarii ignorent ce lien entre eux et Barrayar. Si l’ambassade leur propose un contrat en bonne et due forme, cela… couvre la couverture, pour ainsi dire. Sardonique, Galeni haussa les sourcils. — Je vois. Et comment vous proposez-vous de leur expliquer l’existence de votre clone ? — Si c’est nécessaire, comme un clone… de l’amiral Naismith. — Vous seriez donc trois à présent ? fit Galeni, sceptique. — Engagez-les uniquement pour retrouver votre… Ser Galen. Là où il se trouvera, le clone sera avec lui. Cette technique a déjà marché une fois. — Hum. Miles observa une pause, tout en passant un doigt pensif sur le dossier de la chaise. — Mais il y a autre chose, ajouta-t-il. Si nous parvenons à les attraper… qu’allons-nous faire d’eux ? Le stylo martela la console. — Il n’y a que deux ou trois possibilités, annonça Galeni. Primo, on les arrête pour les faire juger et condamner pour les crimes commis ici sur Terre. — Procès au cours duquel, observa Miles, la couverture de l’amiral Naismith en tant que soi-disant agent indépendant sera certainement compromise et sa réelle identité révélée publiquement. Je ne prétends pas que l’Empire s’écroulera si les mercenaires dendarii n’existent plus mais disons que la SecImp nous a souvent trouvés utiles par le passé. Le Q. G. risque de ne pas apprécier. Par ailleurs, mon clone a-t-il effectivement commis un crime qui lui vaille une condamnation ? Je crois même que selon les lois en vigueur ici, il est encore considéré comme mineur. — Secundo, récita Galeni, les kidnapper et les ramener secrètement sur Barrayar. Vous savez aussi bien que moi qu’il n’existe aucun accord d’extradition entre Barrayar et la Terre. Bon, j’imagine que cette solution plairait assez à nos supérieurs : la Sécurité a toujours été un peu paranoïaque. — Bon, on les ramène. Pour les juger ou bien… pour les enfermer indéfiniment dans une oubliette quelconque. Pour mon… frère, cela risque de ne pas être aussi terrible qu’il se l’imaginait. Il possède un ami extrêmement haut placé. Si, bien sûr, il parvient d’abord à éviter de se faire assassiner par un sous-fifre surexcité… Galeni et Miles échangèrent un regard. — Mais personne n’intercédera en faveur de votre père. Barrayar a toujours considéré les tueries commises lors de la Révolte de Komarr comme des crimes de droit commun et non comme des actes de guerre. Votre père n’a jamais prêté le serment de loyauté, il ne bénéficie donc d’aucune amnistie. On le jugera et la sentence sera inévitablement la peine capitale. Galeni serra les lèvres, tout en examinant le bout de ses bottes. — Inévitablement. Et la troisième possibilité serait, comme vous l’avez suggéré, un ordre venu d’en haut exigeant leur assassinat discret. — On peut toujours désobéir aux ordres criminels, observa Miles, si on a l’estomac assez solide pour ça. Fort heureusement, le haut commandement ne possède pas autant de liberté dans ce domaine que du temps de l’empereur Ezar. Néanmoins, il semble bien que la meilleure solution serait de ne pas retrouver ces… parents gênants. — Franchement, Miles, si je n’arrive pas à mettre la main sur Ser Galen, ma carrière partira en fumée. Je dois être déjà fortement suspect pour ne pas avoir découvert sa trace depuis deux ans. Vous me suggérez, non pas l’insubordination qui semble être votre façon habituelle de procéder, mais quelque chose de pire. — Vous oubliez que votre prédécesseur n’a pas réussi à le découvrir pendant cinq ans ! Et puis même si vous le mettez sous clé maintenant, votre carrière s’en portera-t-elle mieux ? De toute manière, vous serez toujours soupçonné par ceux qui sont d’un naturel méfiant. Galeni se replia sur lui-même comme pour sonder les profondeurs de son cerveau. Maintenant, il murmurait, pensif : — J’aurais préféré… j’aurais préféré qu’il reste mort. Sa première mort avait été bien plus belle, plus glorieuse… dans le feu du combat. Il avait sa place dans l’Histoire et j’étais seul, au-delà de la douleur, sans mère ni père pour me tourmenter. Quelle chance que la science n’ait pas réussi à vaincre la mortalité humaine ! C’est une bénédiction de pouvoir survivre aux vieilles guerres. Et aux vieux guerriers… Miles retourna le dilemme dans sa tête. En prison sur Terre, Galen détruisait à la fois la carrière de Galeni et celle de l’amiral Naismith, mais il vivrait. Ramené sur Barrayar, il mourrait. La carrière de Galeni s’en trouverait un peu améliorée mais Galeni lui-même risquait de ne pas s’en remettre. En tout cas, un parricide ne lui apporterait sûrement pas la sérénité dont Komarr avait besoin. Mais Naismith vivrait, murmura en lui une voix tentatrice. En revanche, laissés en liberté, l’obstiné Galen et Mark représentaient une menace inconnue et donc intolérable. Le haut commandement ne leur laisserait pas le choix : il exigerait que le sort de ces ennemis potentiels soit scellé. Miles était écœuré à l’idée de sacrifier la carrière prometteuse de Galeni aux lubies de ce vieux révolutionnaire. D’un autre côté, la destruction de Galen porterait un tort considérable à Galeni. Bon sang, pourquoi ce vieux fou ne s’était-il pas retiré dans quelque paradis tropical, au lieu de continuer à emmerder la jeune génération sous le simple prétexte qu’il s’imaginait lui faire du bien ? La retraite dorée pour les vieux révolutionnaires, voilà la solution idéale. Quel choix faire quand ils sont tous mauvais ? — Ce choix m’appartient, annonça Galeni qui avait dû lire dans ses pensées. Nous devons les rechercher. Ils se dévisagèrent, tous les deux très las. — Faisons un compromis, suggéra Miles. Engagez les Dendarii pour les localiser et les garder à l’œil et n’essayez pas de les arrêter pour l’instant. Cela vous permettra de consacrer toutes les ressources de l’ambassade au problème du courrier qui est une affaire strictement interne à Barrayar. Il y eut un silence. — D’accord, dit enfin Galeni. Mais quoi qu’il arrive au bout du compte… je veux que ce soit vite réglé. — D’accord, fit Miles. Il trouva Elli assise seule dans la cafétéria de l’ambassade. Penchée au-dessus des restes de son dîner, elle semblait plutôt fatiguée, ignorant les regards furtifs et les sourires hésitants des employés de service. Il commanda un sandwich et un thé avant de se glisser dans le siège en face d’elle. Leurs mains se rencontrèrent brièvement sur la table puis elle reposa son menton dans ses paumes. — Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-elle. — Quelle est la récompense habituelle pour un travail bien fait chez les mercenaires ? Les yeux sombres d’Elli brillèrent. — Un autre boulot. — Gagné. J’ai persuadé le capitaine Galeni d’engager les mercenaires dendarii pour retrouver Galen. La façon dont tu nous as sauvés l’a beaucoup impressionné. Au fait, comment tu t’y es prise ? — Comment ? C’est simple : en bossant comme des malades. On a commencé par trifouiller dans cet océan de dossiers sur les Komarrans – ceux de l’ambassade que tu nous as transmis. Nous avons éliminé les cas sur lesquels ils étaient parfaitement documentés, les jeunes enfants, etc. Puis les gars du renseignement se sont infiltrés dans le réseau bancaire informatique et dans celui de la police – ça, c’était risqué – et on a commencé à chercher les anomalies : transferts de fonds bizarres ou casiers judiciaires. C’est là qu’on a trouvé le joint. Il y a à peu près un an, le fils d’un expatrié komarran a été embarqué par les flics pour un délit mineur : on l’a trouvé en possession d’un neutraliseur non enregistré. Comme ce n’est pas une arme mortelle, ça ne lui a valu qu’une amende, et en ce qui concernait la justice locale, c’était terminé. Mais le neutraliseur n’avait pas été fabriqué sur Terre. C’était un vieil engin militaire barrayaran. « On s’est mis à sa recherche, à la fois physiquement et dans le réseau informatique, histoire de connaître ses fréquentations : aucune d’entre elles n’était dans le fichier de l’ambassade. Nous suivions aussi plusieurs autres pistes en même temps mais elles n’ont rien donné. C’est là que j’ai eu un soupçon. Un des contacts fréquents de ce gamin, un nommé Van der Poole, était enregistré en tant qu’immigrant de la planète Frost IV. Or, il se trouve qu’au cours de l’enquête que j’ai menée, il y a deux ans, sur les gènes volés, je suis passée dans l’Ensemble de Jackson… Miles hocha la tête ; il s’en souvenait parfaitement : une des nombreuses missions réussies d’Elli. —… Je savais donc qu’on peut y acheter des papiers et un passé tout neuf. Un de ces services très rentables que vendent certains laboratoires : un nouveau visage, une nouvelle voix, de nouvelles empreintes digitales et rétiniennes… Une des planètes qu’ils utilisent fréquemment pour ce genre de trafic est Frost IV pour la bonne raison qu’un désastre tectonique, un tremblement de terre à l’échelle planétaire, a complètement démoli leur système informatique – et le reste –, il y a vingt-huit ans de ça. Ils n’ont plus aucunes archives. Aussi, un tas de gens quittent Frost IV avec des papiers parfaitement en règle. Si tu as plus de vingt-huit ans, l’Ensemble de Jackson peut vraiment te recréer une nouvelle vie. Alors, tu penses bien que quand je rencontre quelqu’un qui prétend être de Frost IV et qui a plus de vingt-huit ans, je suis automatiquement sur mes gardes. Van der Poole devait être Galen, bien sûr. — Bien sûr… Au fait, mon clone est aussi un produit distingué de l’Ensemble de Jackson. — Ah… Tout se tient. Parfait. — Mes félicitations à toi et au service de renseignements. Rappelle-moi d’en faire la déclaration officielle, la prochaine fois que j’irai à bord du Triomphe. — Quand comptes-tu y aller ? Elle croqua un des glaçons de son gobelet et fit tournoyer les autres, essayant de ne montrer qu’un intérêt professionnel. Elle doit avoir la bouche si fraîche… Miles se secoua : il devait lui aussi se conduire en professionnel. Il y avait trop de curieux autour d’eux. — J’en sais rien. Ce qui est sûr, c’est qu’on est loin d’avoir fini ici. Nous allons certainement devoir transférer toutes les nouvelles données que les Dendarii ont récupérées chez Galen sur les fichiers de l’ambassade. Ivan travaille déjà en ce moment sur ce que nous avons soutiré de sa conscomm. Ça va être plus difficile cette fois, car Galen, alias Van der Poole, est prévenu, il va se terrer. Et il possède une sacrée expérience dans ce domaine. Mais si tu le retrouves… informe-m’ en directement. J’informerai l’ambassade. — Tu l’informeras de quoi ? s’enquit Elli qui avait saisi le sous-entendu. Miles secoua la tête. — Je ne suis sûr de rien encore. Je suis peut-être trop fatigué pour réfléchir correctement. J’aurai peut-être les idées plus claires demain matin. Elli hocha la tête et se leva. — Où vas-tu ? s’alarma Miles. — Sur le Triomphe, sonner le branle-bas de combat. — Mais tu peux les appeler… Qui est de service là-haut en ce moment ? — Bel Thorne. — Parfait. Allons trouver Ivan, on peut transmettre toutes les données à partir de sa console ainsi que les ordres. Il examina les cercles sombres sous ses yeux lumineux. — Ça fait combien de temps que tu es debout ? Elle consulta vaguement son chrono. — Oh, à peu près trente heures. — Alors, c’est qui qui ne sait pas déléguer ses responsabilités, commandant Quinn ? Envoie les ordres que tu as à donner et reste ici. Afin de prendre une bonne nuit de sommeil avant de commencer à commettre des erreurs toi aussi. Je te trouverai bien un coin dans l’ambassade pour dormir… Elle leva les yeux vers lui, souriant subitement. —… Si tu en as envie, ajouta-t-il précipitamment — Et toi ? demanda-t-elle doucement. Je trouve que c’est une excellente idée. Ils rendirent visite à Ivan, arrimé à sa console, et effectuèrent l’échange de données avec le Triomphe. Ivan, remarqua Miles avec joie, était encore submergé de travail. Il n’était pas près d’en avoir terminé. Aussi conduisit-il directement Elli dans ses quartiers. Sans perdre une seconde, elle se précipita dans la salle de bains. Tandis qu’il suspendait son uniforme, Miles découvrit sa couverture-chat, abandonnée en tas dans un coin du placard. Sûrement là où son clone terrifié l’avait fourrée après sa première nuit ici. Quand il la ramassa, la fourrure noire émit un ronronnement extatique et il l’étala soigneusement sur le lit, la caressant ici ou là pour bien la lisser. — Tout doux. Au bout de quelques minutes, Elli émergea de la douche, faisant bouffer ses courtes boucles entre ses doigts, une serviette négligemment nouée autour des hanches. Miles s’en mangea les lèvres. Elle repéra aussitôt la fourrure, sourit et leva un pied nu pour enfoncer ses orteils dedans. La masse noire ondula et ronronna de plus belle. — Ah, soupira Miles en contemplant ce spectacle avec ravissement. Puis un doute s’insinua dans ce jardin de délices. Elli examinait la pièce avec intérêt. Il ravala sa salive. — Euh… c’est la première fois que tu viens ici ? Il espérait avoir pris un ton à peu près normal. — Hon-hon. Je ne sais pas pourquoi… mais je m’attendais à un décor médiéval. Ça ressemble plus à une chambre d’hôtel très ordinaire qu’aux appartements d’un seigneur de Barrayar. — Nous sommes sur Terre, remarqua Miles, et la Période d’Isolement est terminée depuis plus d’un siècle. Tu te fais de drôles d’idées sur Barrayar. Heu… je me demandais simplement si mon clone avait… Enfin, tu es sûre de n’avoir senti aucune différence pendant ces quatre jours ? Il était si bon que ça ? Miles souriait misérablement, suspendu à ses lèvres, attendant anxieusement sa réponse. Et si elle n’avait rien remarqué ? Etait-il à ce point transparaît que n’importe qui pouvait prendre sa place ? Pire encore, si elle avait remarqué une différence et… préférait le clone ? Elli paraissait embarrassée. — Si, j’ai bien remarqué que… Mais de là à dire que ce n’était pas vraiment toi… Peut-être que si nous avions passé plus de temps ensemble… Mais nous ne nous sommes parlé que par comm, à l’exception de cette matinée où nous avons été en ville libérer Danio et ses joyeux compagnons. Deux heures durant lesquelles je me disais que tu avais perdu la tête. Pour finalement penser que tu gardais quelque chose en réserve dans ta manche et que tu ne me le disais pas parce que… Sa voix se fit soudain plus ténue. —… parce que j’étais, en quelque sorte, tombée en disgrâce. Miles fit des calculs et soupira de soulagement. Ainsi, le clone n’avait pas eu le temps de… hum. Il leva des yeux timides vers elle. — Tu sais, quand tu me regardes, poursuivit-elle, ça me fait… du bien. Je ne veux pas dire que ça me rend toute chaude et tout et tout, quoique ça aussi… — Toute chaude et tout et tout, murmura Miles, heureux, en se laissant aller contre elle. — Arrête, crétin, je suis sérieuse. Mais elle le prit dans ses bras. Avec fermeté, comme si elle était prête à se battre férocement contre quiconque essaierait de le lui enlever. — Tu me donnes l’impression, poursuivit-elle, que je vaux quelque chose. Que je suis compétente. Tu m’enlèves ma peur. Je n’ai plus peur d’essayer, plus peur de ce que les autres peuvent penser. Devant ton… clone – et Dieu sait à quel point je suis soulagée de son existence –, je commençais à me demander ce qui clochait chez moi. C’est vrai que quand je pense avec quelle facilité ils t’ont enlevé cette nuit-là, je devrais… Miles l’interrompit en posant un doigt sur ses lèvres. — Chut, chhh… Il n’y a rien qui cloche chez toi, Elli, dit-il d’une voix sourde. Tu es parfaite, une reine… Sa reine… — Tu vois ce que je veux dire ? Je suppose que c’est ce qui t’a sauvé la vie. J’avais l’intention de te – de le – tenir au courant de l’enquête sur Galeni, même si, pendant longtemps, il ne s’est rien passé. Mais alors, il aurait su ce qu’on faisait. — Et il vous aurait sûrement ordonné d’arrêter. — Précisément. Mais quand on a trouvé cette piste, je… j’ai pensé qu’il valait mieux s’assurer que c’était la bonne. Aller jusqu’au bout et te faire la surprise d’une belle prise avec un joli nœud autour… pour regagner ta considération, en quelque sorte. D’une certaine manière, il m’empêchait de lui faire des comptes rendus. — Si cela peut te consoler, ce n’est pas parce qu’il t’en voulait. Mais plutôt parce que tu le terrifiais. Ton visage, sans parler du reste, a cet effet sur certains hommes. — Oui, mon visage… D’une main, elle se toucha la joue inconsciemment avant de lui ébouriffer tendrement les cheveux. — Je crois que tu as mis le doigt dessus, reprit-elle. Tu m’as connue avec mon ancien visage, puis sans visage du tout et maintenant avec ce nouveau visage et, pour toi, et toi seul, ces trois visages ne sont qu’un. De sa main intacte, il effleura les contours de ses sourcils, de son nez parfait, s’arrêta sur ses lèvres pour recevoir un baiser puis poursuivit son chemin le long de l’angle idéal de son menton, sur la peau de velours de sa gorge… — Oui, ton visage… J’étais jeune et idiot à l’époque. Je me figurais que c’était une bonne idée. C’est seulement beaucoup plus tard que j’ai compris qu’il pouvait constituer un handicap pour toi. — Moi aussi, soupira Elli, pendant les six premiers mois, j’étais ravie. Mais la deuxième fois qu’un soldat m’a fait des avances au lieu d’exécuter un ordre, j’ai compris pour de bon que j’avais un problème. Il a fallu que j’apprenne un tas de trucs pour obliger les gens à réagir à ce qui se trouve sous cette belle enveloppe. — Je comprends. — Ça, je veux bien le croire. Elle le considéra un instant comme si elle le voyait pour la première fois puis l’embrassa sur le front. — Je viens juste de me rendre compte que c’est de toi que j’ai appris la plupart de ces trucs. Oh, comme je t’aime ! Quand ils se séparèrent enfin pour respirer après un interminable baiser, Elli proposa : — Je te masse ? — Tu es le rêve d’un ivrogne, Quinn. Miles s’allongea sur le lit, le nez dans la fourrure, afin qu’elle pût s’occuper de lui. Cinq minutes plus tard, ses mains puissantes l’avaient débarrassé de toutes ses ambitions sauf une. Celle-ci satisfaite, ils dormirent l’un et l’autre comme des pierres. Et Miles ne fit aucun rêve morbide. Il se réveilla en sursaut, le cerveau embrumé, quand on frappa à la porte. — Fous l’camp, Ivan, gémit-il, le visage encore enfoui dans le creux de l’épaule d’Elli. Tu peux bien dormir sur un banc quelque part, non ?… Mais Elli se dégagea et alluma la lumière. Il se sentit abandonné lorsqu’elle sortit du lit, enfila son tee-shirt noir et son pantalon gris, ignorant ses plaintes. — Non, non, ne l’laisse pas entrer… Les coups sur la porte se faisaient plus forts, plus insistants. Ivan faillit s’étaler dans la chambre quand elle ouvrit enfin. — Miles ! Oh, salut, Elli. Miles ! Il le secouait sans pitié par l’épaule. Miles s’enfouit sous la fourrure. — D’accord, tu peux prendre ton lit, maugréa-t-il. Tu veux quand même pas que je te borde… — Miles, lève-toi ! Il risqua un œil par-dessus la fourrure. Mal lui en prit, la lumière l’aveugla. — Pourquoi ? Quelle heure est-il ? — À peu près minuit. — Arrgh… Il se renfonça sous les poils. Trois heures de sommeil, ça ne comptait pas, après tout ce qu’il avait subi ces quatre derniers jours. Faisant preuve d’une cruauté dont il ne l’aurait jamais cru capable, Ivan arracha la fourrure et l’envoya voler à l’autre bout de la pièce. Miles fut même certain d’entendre la malheureuse bête gémir. — Il faut absolument que tu te lèves, insista Ivan. Que tu t’habilles et que tu t’épiles la figure jusqu’au dernier poil. J’espère que tu as un uniforme propre quelque part… Il farfouillait déjà dans le placard. — Ah, voilà ! Miles attrapa mollement le vêtement vert que lui envoya son cousin. — Il y a le feu ? s’enquit-il. — Presque. Elena Bothari-Jesek vient de rappliquer de Tau Ceti. Bon sang, je savais même pas que tu l’avais envoyée là-bas ! Aussitôt, Miles se réveilla complètement. — Oh ! T’as raison, faut que je m’habille. Mais la barbe ne la gênera pas. À présent, Elli était entièrement habillée, y compris les bottes. Elle passa son neutraliseur à la ceinture avant de se frotter les cuisses d’un air absent. — Ça pique un peu, murmura-t-elle. Miles réprima un sourire tandis qu’elle lui adressait un frémissement de paupières. — Elle s’en fichera peut-être, fit Ivan, mais je doute que le commodore Destang apprécie. Miles sursauta. — Destang est ici ? Pourquoi ? Soudain, certaines des hypothèses qu’il avait incluses dans le rapport d’Elena lui revinrent en mémoire et il comprit pourquoi le commandant en chef de la sécurité du secteur II avait eu envie de mener sa propre enquête. — Ô Seigneur… Il faut que je lui parle de toute urgence avant qu’il ne tire à vue sur ce pauvre Galeni… Il se rua sous la douche glacée, réglée sur la pleine puissance. Puis, dès qu’il fut habillé, Elli lui glissa une tasse de café dans sa bonne main et le soumit à une inspection générale. — Impeccable, à part le visage, annonça-t-elle, mais tu ne peux rien y faire. Il se massa le menton, à présent imberbe. — J’ai raté quelque chose avec l’épilateur ? — Non, j’admirais seulement les contusions. Et les yeux. On dirait ceux d’un camé au juba qui n’a pas eu sa dose depuis trois jours. — Merci. — De rien. Tandis qu’ils empruntaient le tube, Miles essaya de rassembler dans son esprit tout ce qu’il savait sur Destang. Ses précédents contacts avec le commodore avaient été brefs, officiels et, pour autant qu’il s’en souvenait, satisfaisants pour les deux parties. Le commandant en chef de la sécurité du secteur II était un officier expérimenté, habitué à accomplir ses différentes tâches – coordonner la collecte de renseignements, superviser la sécurité des ambassades et des consulats barrayarans, organiser la visite de toutes sortes de dignitaires, venir en aide à un concitoyen en difficulté… – avec une grande indépendance à l’égard de la lointaine Barrayar. Durant les deux ou trois opérations menées par les Dendarii dans le secteur II, il n’y avait eu aucun problème d’argent ou d’ingérence. Le commodore Destang était installé dans le fauteuil de Galeni, devant la console, quand Miles, Elli et Ivan firent leur entrée dans le bureau. Le capitaine Galeni était debout malgré les fauteuils libres, rigide comme une armure, les yeux aussi expressifs qu’un viseur. Elena Bothari-Jesek se tenait quelque peu en retrait, avec l’air incertain de ceux qui ont lancé quelque chose qu’ils ne contrôlent plus. Un réel soulagement éclaira son regard lorsqu’elle aperçut Miles. Elle le salua… de façon inappropriée puisqu’il ne portait pas l’uniforme dendarii. Il vit dans ce geste un transfert de responsabilité, comme si elle se débarrassait d’un sac rempli de serpents vivants. Tiens, celui-là, je te le laisse… Il lui adressa un hochement de tête. D’accord. — Mon commodore, fit poliment Miles, en claquant des talons. Destang lui rendit son salut avant de le toiser des pieds à la tête. Un brin de nostalgie saisit Miles : cette attitude lui rappelait ses premières entrevues avec le capitaine Galeni. Encore un officier à cheval sur les règlements. Destang était un homme d’une soixantaine d’années, mince, grisonnant et de taille plutôt petite pour un Barrayaran. Il était né juste après l’occupation cetagandane et avait sans aucun doute souffert de la malnutrition qui avait sévi sur la planète. Jeune officier à l’époque de la conquête de Komarr, il avait gagné ses premiers galons lors de la Révolte. Il possédait une réelle expérience du combat, comme tous ceux qui avaient survécu à ces périodes troublées. — Vous a-t-on déjà mis au courant, mon commodore ? commença Miles, anxieux. Mon rapport précédent est devenu totalement obsolète. Destang hocha le menton vers la console. — Je viens à peine de prendre connaissance de la version du capitaine Galeni. Cette manie de toujours rédiger des rapports. Miles soupira intérieurement. Un vieux réflexe académique, sans doute. Malgré sa curiosité, il ne pouvait pas lire les caractères affichés sur l’écran. À moins de se tordre le cou. Ce qui n’aurait pas été très discret. — Il semble que vous n’ayez pas encore rédigé le vôtre, remarqua Destang. Miles leva vaguement sa main bandée. — J’étais à l’infirmerie, mon commodore. Mais vous êtes-vous rendu compte que les Komarrans tiennent notre officier de liaison sous leur coupe ? — Nous l’avons arrêté sur Tau Ceti il y a six jours, annonça Destang. Miles soupira, soulagé. — Et il a avoué ? Destang fronça les sourcils. — Toujours la même histoire sordide. Il avait commis une petite faute. Un moyen de pression idéal pour lui en faire commettre une plus grave et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus revenir en arrière. Curieux judo mental, cette sorte de chantage, se dit Miles. En dernière analyse, c’était par peur de son propre camp et non des Komarrans que cet homme était devenu un traître. Voilà comment un système destiné à renforcer la loyauté finissait par la détruire… Un défaut qu’il faudrait corriger à l’avenir. — Il travaille pour eux depuis au moins trois ans, poursuivit Destang. Tous les documents, entrés ou sortis de cette ambassade depuis lors, sont sans doute passés sous leurs yeux. — Ouch… Tout en arborant une expression d’horreur qu’il espérait convaincante, Miles sourit intérieurement. Ainsi le passage du courrier à l’ennemi datait d’avant l’arrivée de Galeni sur Terre. Tant mieux. — Exact, intervint Ivan. Je viens de tomber sur plusieurs copies de nos documents parmi l’énorme masse de données prélevées sur la console de Ser Galen, Miles. Ça fait un choc. — Je m’en doutais, dit Miles. Dès que j’ai compris que nous nous étions fait rouler. Les sources de ces fuites ne pouvaient être très nombreuses. J’imagine que l’interrogatoire de cet homme a lavé le capitaine Galeni de tout soupçon ? — Il ignorait, déclara Destang d’un ton neutre, si un lien existait entre le capitaine et les Komarrans qui se sont expatriés sur Terre. Voilà qui n’était pas à proprement parler une déclaration de confiance absolue. — Il est parfaitement clair, dit Miles, que le capitaine était une carte que Ser Galen croyait tenir en réserve. Mais la carte a refusé de jouer. Au péril de sa vie. Après tout, c’est un pur hasard si le capitaine Galeni a été affecté sur Terre… Galeni, les lèvres serrées, secoua la tête. — Non ? — Non, fit Galeni, toujours en posture réglementaire. J’ai demandé la Terre. Miles passa par-dessus l’obstacle. — Oh… En tout cas, c’est vraiment le hasard qui m’a amené ici. Le hasard et… mes hommes blessés ou en survie cryogénique qui avaient besoin d’être traités dans un centre médical important aussi vite que possible. Puisque nous en sommes aux mercenaires dendarii, mon commodore, cet agent de liaison a-t-il détourné les dix-huit millions de marks que leur doit Barrayar ? — Ils n’ont jamais été envoyés, dit Destang. Jusqu’à l’arrivée du capitaine Bothari-Jesek dans mon bureau, notre dernier contact avec vous remonte à ce rapport que vous avez envoyé de Mahata Solaris, résumant l’affaire de Dagoola. Puis vous avez disparu. Du point de vue de la sécurité du secteur II, vous êtes portés manquants depuis deux mois. À notre grande consternation. D’autant plus que les requêtes hebdomadaires à votre sujet de la part du chef Illyan sont devenues quotidiennes. — Je… vois, mon commodore. Vous n’avez donc reçu aucune de nos pressantes demandes de fonds ? Et… je n’ai jamais été affecté au service de l’ambassade ! Un tout petit bruit, comme un cri de douleur étouffé, s’échappa du gosier du capitaine Galeni. Destang reprit la parole : — Si… par les Komarrans. À l’évidence, c’était un moyen de vous immobiliser jusqu’à ce qu’ils effectuent l’échange. — C’est ce que je pense aussi. Euh… vous n’auriez pas, par hasard, apporté mes dix-huit millions avec vous ? De ce côté-là, rien n’a changé. Je l’ai signalé dans le rapport confié au commandant Bothari-Jesek. — Oui, à plusieurs reprises, d’ailleurs, fit sèchement Destang. Ne vous inquiétez pas, lieutenant, j’ai de quoi payer vos mercenaires. Comme d’habitude. Libéré d’un gros poids, Miles eut un sourire éblouissant. — Ah, merci, mon commodore. C’est un immense soulagement. Destang inclina la tête mais ne put s’empêcher de satisfaire sa curiosité. — De quoi ont-ils vécu depuis un mois ? — C’est… un peu difficile à dire, mon commodore. Destang ouvrit la bouche pour demander des précisions mais se ravisa. — Je vois. Eh bien, lieutenant, vous pouvez rejoindre votre poste. Votre rôle ici est terminé. Lord Vorkosigan n’aurait jamais dû apparaître sur Terre. — Mon poste ? Vous voulez dire auprès des mercenaires dendarii, mon commodore ? — Je doute que Simon Illyan ait multiplié des requêtes urgentes à leur propos pour tromper uniquement son ennui. Sans grand risque de me tromper, je présume que de nouveaux ordres vous parviendront, dès que votre position sera connue du quartier général. Vous devez être prêt à vous mettre en route sur-le-champ. Elli et Elena qui conféraient à voix basse depuis un bon moment, dans le coin le plus éloigné de la pièce, levèrent des yeux brillants à cette nouvelle. Ivan semblait moins enthousiaste. — Oui, mon commodore, dit Miles. Mais que va-t-il se passer ici ? — Dans la mesure où vous n’avez pas, Dieu merci, mêlé les autorités terriennes à cette histoire, il nous est possible de nettoyer les dégâts causés par cette tentative de trahison nous-mêmes… J’ai amené une équipe de Tau Ceti… Une équipe de nettoyage ! Plutôt un commando des services secrets prêt, sur ordre de Destang, à faire le ménage là où on lui dirait. Pour ces types, tous les moyens étaient bons, même les pires. — Ser Galen aurait été sur la liste de nos priorités si nous n’avions pas été persuadés qu’il était mort. Galen ! Destang secoua la tête comme s’il avait encore du mal à y croire. — Ici, sur Terre, depuis tout ce temps. Vous savez, j’ai servi pendant la Révolte de Komarr… C’est là-bas que j’ai fait mes débuts dans la Sécurité. J’ai fait partie de l’équipe qui a fouillé les ruines du camp d’Halomar, quand ces salopards l’ont fait sauter au beau milieu de la nuit… on cherchait des survivants et des indices, on n’a trouvé que des bouts de cadavres… Il y a eu un tas de postes vacants à la Sécurité, ce matin-là. Bon sang ! Tout me revient maintenant. Et dire que vous l’avez laissé filer, volontairement ou pas… Le regard de Destang se posa sur Galeni sans la moindre aménité. —… Si nous retrouvons Galen, nous le ramènerons sur Barrayar pour qu’il réponde de ses actes, au moins de cette maudite nuit. J’aimerais qu’on puisse le condamner pour chacun des meurtres qu’il a commis, mais c’est impossible : ses bras et ses jambes n’y suffiraient pas. Il faudrait le démembrer une centaine de fois. Pareil que pour Yuri le Fou. — Un plan louable, mon commodore, fit prudemment Miles qui surveillait Galeni du coin de l’œil. Il avait les mâchoires serrées au point de s’en faire éclater les tendons. — Mais il y a une bonne dizaine d’anciens rebelles komarrans, ici sur Terre, au passé aussi sanglant que celui de Ser Galen. Maintenant qu’il a été découvert, il ne constitue pas une menace plus sérieuse qu’eux. — Ils ont cessé toute activité depuis des années, remarqua Destang. Galen, lui, n’a jamais arrêté. — Mais si vous envisagez un kidnapping illégal, cela nuirait fortement à nos relations diplomatiques avec la Terre. Cela en vaut-il la peine ? — La justice vaut bien qu’on risque une protestation officielle, je puis vous l’assurer, lieutenant. Destang voulait la peau de Ser Galen, aucun doute là-dessus. Et rien ne pourrait le faire changer d’avis. Miles choisit un autre angle d’attaque. — Pour quels motifs enlèveriez-vous mon… clone, mon commodore ? Il n’a pas commis le moindre crime sur Barrayar. Il n’y a même jamais été. Ferme-la, Miles ! articula silencieusement Ivan derrière Destang, l’air de plus en plus inquiet. On ne discute pas avec un commodore ! Miles l’ignora. — Le sort de mon clone me préoccupe grandement, expliqua-t-il. — Je vous comprends. J’espère que nous pourrons très bientôt éliminer tout risque de confusion entre vous deux. Miles, lui, espéra que cela ne signifiait pas ce qu’il croyait. Il n’avait aucune envie de se dresser contre Destang. — Il n’y a aucun risque de confusion, mon commodore. Un simple scanner médical met en évidence nos différences. Ses os sont normaux, pas les miens. D’ailleurs, quelles sont les charges que nous avons contre lui ? — Trahison, bien sûr. Conspiration contre l’Empire. Cette deuxième accusation étant par trop fondée, Miles se concentra sur la première. — Trahison ? Il est né dans l’Ensemble de Jackson. Il n’est donc pas un sujet de l’Empire. Pour l’accuser de trahison… Miles respira un bon coup. —… il faudrait que vous lui accordiez la citoyenneté impériale et donc… son rang. Et, dans ce cas, aussi lui reconnaître tous ses droits. Ce sera un seigneur vor qui bénéficiera de tous ses privilèges comme celui d’être jugé par ses pairs : le Conseil des comtes en session complète. Destang haussa les sourcils. — Il n’oserait pas ! Non, il n’y songera même pas… J’y songerai pour lui, ne vous en faites pas. — Pourquoi pas ? — Merci, lieutenant. C’est une complication que je n’avais pas envisagée. Destang étudia la situation sous tous ses angles et, à en juger par la dureté croissante de son expression, ses réflexions le conduisaient vers une solution impitoyable. Miles voulait que Destang laisse le clone tranquille tout en s’imaginant qu’il avait pris lui-même cette décision. Mais son plan était en train de tourner au désastre. — Envisageriez-vous un assassinat, mon Commodore ? Il devait absolument savoir. — C’est une option tentante. Destang était droit comme un I, de plus en plus déterminé. — Nous pourrions avoir un problème juridique, mon commodore. Soit il n’est pas un sujet impérial et nous n’avons donc aucune charge contre lui ; soit il l’est et il bénéficie des droits que lui accorde la justice impériale. Dans tous les cas, son meurtre serait… Miles s’humecta la bouche. Galeni, qui seul savait où il voulait en venir, ferma les yeux, comme un homme témoin d’un accident sur le point de se produire. —… un ordre criminel, mon commodore. Destang s’impatienta. — Je ne comptais pas vous donner cet ordre, lieutenant. Il s’imagine que je ne veux pas me salir les mains… Si Miles poussait sa confrontation avec le commodore à sa conclusion logique, en présence de deux officiers impériaux, il y avait une chance pour que Destang batte en retraite. Mais Miles courait un risque au moins égal de se retrouver dans une situation très inconfortable. Si cette histoire se terminait devant une cour martiale, aucun des deux ne s’en tirerait à son avantage : même si Miles gagnait, Barrayar ne serait pas mieux servie et les quarante années de service de Destang à la Sécurité impériale ne méritaient pas une fin aussi ignoble. D’un autre côté, Destang pouvait d’ores et déjà prendre des mesures contre lui. Miles n’avait aucune envie de se retrouver confiné dans ses quartiers, dans l’incapacité d’agir. Pendant ce temps-là, le commando de Destang effectuerait sa sale besogne… Il découvrit ses dents dans un sourire bien imité et se contenta de dire : — Merci, mon commodore. Ivan parut soulagé. Destang marqua une pause. — Pour un spécialiste des missions d’espionnage et d’infiltration, vous manifestez un étrange respect de la légalité, lieutenant. — Nous avons tous nos contradictions. Quinn ne le quittait plus du regard. D’un frémissement de sourcils, elle demanda : Bordel, qu’est-ce que tu cherches ?… — Essayez de ne pas trop en avoir, lieutenant Vorkosigan, fit sèchement Destang. Mon aide de camp a en sa possession l’ordre de crédit pour vos dix-huit millions de marks. Il vous attend dehors. Emmenez ces femmes avec vous. Il fit un geste vers les deux Dendarii en uniforme. Ivan, qui avait failli les oublier, leur sourit. Elles sont mes officiers, bordel, pas mon harem, gronda Miles en silence. Mais aucun officier barrayaran de la génération de Destang ne voyait les choses ainsi. Certaines attitudes ne pouvaient être changées : il fallait attendre qu’elles disparaissent. Destang venait clairement de lui signifier la fin de l’entrevue. Mais Miles, à ses risques et périls, avait bien l’intention de rester. Absolument dépourvue de toute intonation, la voix de Galeni s’éleva alors : — Oui, lieutenant, allez-y. Je n’ai pas encore eu le temps d’achever mon rapport. Le commodore vous a peut-être apporté dix-huit millions de marks, mais moi, je vous donnerai un Mark si vous emmenez les Dendarii avec vous. Miles écarquilla brièvement les yeux en sentant le M majuscule. Galeni n’a pas encore appris à Destang que les Dendarii sont sur l’affaire. Donc, il ne peut pas les en retirer, non ? C’était un début : s’il pouvait trouver Galen et Mark avant l’équipe de Destang… — Marché conclu, capitaine, s’entendit-il dire. C’est étonnant ce qu’on peut faire pour un Mark. Galeni hocha à peine la tête avant de se retourner vers Destang. Miles s’enfuit. 13 Ivan emboîta le pas à Miles quand celui-ci retourna dans leurs quartiers pour se changer une dernière fois et passer son uniforme d’amiral dendarii, celui-là même qu’il portait en arrivant ici, une vie et demie plus tôt. — J’ai pas vraiment envie d’assister à ce qui va se passer là en bas, expliqua Ivan. Destang veut du sang. Je parie qu’il ne va pas laisser Galeni fermer l’œil de la nuit. Il va chercher à le briser. — Merde ! Miles roula en boule sa veste verte barrayarane et l’expédia contre le mur, mais cela ne le calma nullement. Il se laissa tomber sur son lit, retira une botte, fit mine de lui faire suivre le même chemin puis la lâcha d’un air dégoûté. — Ça m’écœure, reprit-il. Galeni ne mérite pas ça. On devrait lui donner une médaille. Cela dit, si Ser Galen n’est pas parvenu à le briser, ça m’étonnerait que Destang y arrive. Mais c’est pas juste, pas juste… rumina-t-il. En plus, c’est à cause de moi qu’il en bave. Merde, merde et remerde… Elli lui tendit son uniforme gris sans mot dire. Ivan ne fut pas aussi perspicace. — Ouais, bien joué, Miles. Je penserai à toi, bien tranquille là-haut en orbite, pendant que les hommes de Destang feront le ménage ici. Ces types-là, ils se méfient de tout… ils ne feraient même pas confiance à leur grand-mère. Et on va tous y passer. Ils vont nous frotter, nous lessiver et nous essorer jusqu’à la moelle. Il se dirigea vers son propre lit et le contempla avec envie. — Inutile que j’aille les voir pour m’expliquer. D’ici à demain matin, ils auront bien trouvé quelque chose contre moi. Il s’assit, l’air sombre. Miles le considéra soudain d’un air calculateur. — Hé, c’est vrai ça, tu vas traîner au milieu d’eux, non ? Conscient de son changement de ton, Ivan leva un œil suspicieux. — Oui, et alors ? Miles secoua son pantalon. Son comm protégé tomba sur le dessus-de-lit. — Imaginons que je te rende mon comm avant de partir. Et qu’Elli oublie de le faire. Miles leva un doigt pour empêcher Elli de fouiller dans sa veste. — Imaginons que tu le gardes dans ta poche avec l’intention de le rendre au sergent Barth dès que possible… et que tu oublies. Il lança l’appareil à Ivan qui le rattrapa machinalement au vol mais l’éloigna de son nez en le tenant entre le pouce et l’index, comme s’il s’agissait de quelque bête grouillante qu’il aurait ramassée sous une pierre. — Et imaginons que je me souvienne de ce qui m’est arrivé la dernière fois que j’ai voulu t’aider, répliqua Ivan, agressif. Le petit tour de passe-passe que j’ai effectué pour te faire rentrer dans l’ambassade, la nuit où tu as essayé d’incendier Londres, est toujours inscrit dans mon dossier. Les chiens de chasse de Destang vont se mettre à baver dès qu’ils tomberont là-dessus. Imaginons plutôt que je t’enfonce ce truc dans… Son regard tomba sur Elli. —… l’oreille ? Un sourire en coin, Miles continuait à s’habiller tranquillement. — Ce n’est qu’une précaution. On n’aura peut-être pas besoin de l’utiliser. Simplement au cas où j’aurais besoin d’un contact direct et privé avec l’ambassade. — Je n’arrive pas à imaginer, fit Ivan, très service-service, de cas où un jeune officier loyal ne pourrait se confier à son propre commandant de secteur. Et Destang encore moins. Si tu me disais ce que ton esprit tordu a encore manigancé, cousin ? Miles fixa ses chaussures et redevint soudain très sérieux. — Je ne suis sûr de rien. Mais il y a peut-être encore moyen de sauver… quelque chose de ce foutoir. Elli, qui écoutait avec une vive attention, remarqua : — Je croyais qu’on avait déjà sauvé pas mal de choses. On a démasqué un traître, découvert un trou dans le système de sécurité, empêché un kidnapping, et brisé un complot majeur contre l’Empire. Et on a été payés. C’est déjà pas mal pour une seule semaine. Que veux-tu de plus ? — Eh bien, tout ça aurait été parfait si on l’avait fait volontairement et non par hasard, marmonna Miles. Ivan et Elli se dévisagèrent, tous deux affichant le même malaise. — Que veux-tu encore sauver, Miles ? répéta Ivan. Miles contempla ses bottes et fronça les sourcils, comme s’il n’en était pas satisfait. — Quelque chose. Un avenir. Une deuxième chance. Une… possibilité. — C’est le clone, hein ? demanda Ivan avec dureté. Tu es en train de te laisser obséder par ce maudit clone. — La chair de ma chair, Ivan. Miles retourna ses mains pour en examiner les paumes. — Sur certaines planètes, il serait mon frère. Sur d’autres, où les lois concernant le clonage sont différentes, on le considérerait même comme mon fils. — Quel bordel pour une cellule ! Sur Barrayar, dit Ivan, celui qui te tire dessus est appelé un ennemi. Tu souffres peut-être d’amnésie ? Ces gens ont quand même essayé de te tuer ! Et ce, pas plus tard qu’hier matin ! Pour toute réponse, Miles se contenta de lui adresser un bref sourire. — Tu sais, dit Elli avec prudence, si tu désires vraiment un clone, tu peux t’en faire faire un toi-même. Sans les… problèmes de celui-ci. Tu as des milliards de cellules… — Je ne veux pas d’un clone, dit Miles. (Je veux un frère.) Mais il se trouve que celui-là, je l’ai, que cela me plaise ou non. — Mais c’est Ser Galen qui l’a acheté, protesta Elli. Et pour une unique raison : ta mort. D’après les lois de l’Ensemble de Jackson, sa planète natale, le clone appartient à Galen. Ravale ton orgueil, Jockey de Norfolk, car Dickon ton maître a été acheté et vendu… La vieille citation lui revint à l’esprit. — Même sur Barrayar, dit-il sèchement, aucun être humain ne peut en posséder un autre. En poursuivant son idéal de liberté, Galen est descendu bien bas. — Peu importe, fit Ivan, ce n’est pas ce qui compte maintenant. Le haut commandement a décidé. J’ai entendu tes ordres de marche. — As-tu aussi entendu Destang annoncer qu’il tuerait mon… le clone, s’il en avait l’occasion ? — Ouais, et alors ? fit Ivan avec une obstination paniquée. De toute manière, il ne me plaisait pas, ce sale petit tordu. — Destang sait lui aussi comment rédiger un rapport. Même si l’envie m’en prenait, il me serait physiquement impossible de rentrer sur Barrayar pour supplier mon père, lui demander de faire pression sur Simon Illyan afin qu’il rédige un contrordre annulant l’assassinat du clone, et de revenir ici sur Terre avant que la besogne ne soit accomplie. Ivan parut choqué. — Miles… je ne t’aurais jamais cru capable de ça ! Demander une faveur à oncle Aral ! Je pensais que tu aurais préféré te faire écorcher vif dans l’eau bouillante plutôt que de t’adresser à lui ! Et, en plus, tu veux passer par-dessus la tête d’un commodore. Plus aucun officier de l’Empire ne voudra de toi dans son service après ça ! — Je préférerais mourir, approuva Miles d’une voix sans timbre. Mais je ne peux pas demander à un autre de mourir pour moi. De toute manière, la question n’est pas là. Je n’ai pas le temps. — Dieu merci. Ivan le dévisagea, profondément troublé. Si je ne puis convaincre deux de mes meilleurs amis, pensa Miles, c’est que j’ai peut-être tort. Ou peut-être que cela ne concerne que moi, et moi seul. — Je veux juste garder un moyen de contact, Ivan, reprit-il. Je ne te demande pas de faire quoi que ce soit… — Pas encore, intervint Ivan, morose. — J’aurais bien donné le comm au capitaine Galeni mais il sera sûrement sous haute surveillance. S’ils le trouvent sur lui, ça paraîtra louche. — Parce que, sur moi, ça ne paraîtra pas louche ? fit Ivan d’un ton plaintif. Miles acheva de boutonner sa veste, se leva et tendit une main ouverte vers Ivan. — Fais-le… ou pas. À toi de choisir. Ivan ne soutint pas son regard mais, d’un geste désabusé, il fourra l’engin dans la poche de son pantalon. — Argh… je vais y réfléchir. Miles hocha la tête pour le remercier. Ils attrapèrent une navette dendarii qui était sur le point de quitter le spatioport de Londres, ramenant quelques permissionnaires. Elli avait appelé au préalable et l’avait fait retarder pour eux. Miles apprécia grandement de ne pas avoir à courir et il aurait joyeusement attendu la suivante. Mais, redevenu l’amiral Naismith, il pressait machinalement le pas, cogitant à toute allure sur les problèmes qui l’attendaient. Leur retard fit le bonheur de quelqu’un d’autre. Au moment où les moteurs vrombissaient, un dernier Dendarii sprinta sur le tarmac et arriva juste à temps pour sauter sur la rampe qui se rétractait. Le garde à la porte releva son arme en reconnaissant le retardataire et lui serra la main tandis que l’engin se mettait à glisser. Miles, Elli et Elena Bothari-Jesek avaient pris place à l’arrière. Le soldat, reprenant son souffle, aperçut Miles, sourit et salua. Celui-ci lui rendit le sourire et le salut. — Ah, sergent Siembieda. Ryan Siembieda était un tech consciencieux, chargé de la maintenance et des réparations des armes de combat et d’autres équipements légers. — On vous a décongelé, reprit Miles. — Oui, mon amiral. — On m’a dit que votre diagnostic était bon. — Ils m’ont flanqué à la porte de l’hôpital il y a deux semaines. J’étais en permission. Vous aussi, mon amiral ? Du menton, Siembieda désigna aux pieds de Miles le sac en papier argenté contenant la fourrure vivante. Miles le repoussa du talon sous le siège. — Oui et non. En fait, pendant que vous preniez du bon temps, je travaillais. Résultat : nous allons nous remettre au boulot très bientôt. Je suis heureux que vous ayez pu profiter de votre permission tant que c’était possible. — La Terre, c’était génial, soupira Siembieda. J’ai été plutôt surpris de me réveiller ici. Vous avez vu le parc de la Licorne ? C’est juste là, sur cette île. J’y étais hier. — Je n’ai pas vu grand-chose, j’en ai peur, fit Miles avec regret. Le sergent sortit un holocube de sa poche et le lui tendit. Le parc de la Licorne et de la Faune sauvage (un département de la GalacTech biomécanique) se situait sur le grand domaine historique de Wooton, dans le Surrey, lui apprit le cube. Sur l’holovid, une bête blanche et luisante qui ressemblait à la fois à un cheval et à un daim – et qui devait sûrement tenir des deux – bondissait parmi des arbres soigneusement taillés et sélectionnés. — Ils vous laissent nourrir les lions apprivoisés, l’informa Siembieda. Miles cilla en imaginant Ivan, simplement vêtu d’une toge, qu’on balançait de l’arrière d’un naviplane à une horde de gros chats affamés. Voilà où le menait sa folie de dévorer tout ce qui lui passait entre les mains sur l’histoire de la Terre ! — Que mangent-ils ? — Comme nous : des cubes de protéines. — Ah, fit Miles, dissimulant sa déception. Il lui rendit l’holocube. Mais le sergent ne semblait pas disposé à partir. Pas encore. — Mon amiral… commença-t-il d’une voix hésitante. — Oui ? Miles se voulait encourageant. — J’ai effectué des tests positifs… Ils m’ont donné le feu vert pour des tâches faciles mais… je ne me rappelle plus rien du jour où j’ai été tué. Plus rien du tout. Et les medics n’ont rien voulu me dire. Ça… me dérange un peu, mon amiral. Les yeux d’azur de Siembieda étaient égarés et craintifs. Ça devait le déranger plus qu’un peu, jugea Miles. — Je vois. Eh bien, les medics ne pouvaient pas vous dire grand-chose. Ils n’y étaient pas. — Mais vous, si, mon amiral, insista Siembieda. Bien sûr. Si je n’y avais pas été, tu ne serais pas mort à ma place. — Vous souvenez-vous de notre arrivée à Mahata Solaris ? — Oui, mon amiral. Quelques trucs, jusqu’à la nuit précédente. Mais la journée entière a disparu, pas seulement le combat. — Ah… Bon, ce n’est pas un mystère. Le Commodore Jesek, votre équipe de techs, vous et moi-même avons visité un entrepôt pour un contrôle de nos réserves… Il y avait eu un problème avec le premier chargement… Siembieda hocha la tête. — Je m’en souviens. Des génératrices portables fissurées avec des fuites de radiation. — Exact, très bien. Au fait, c’est vous qui aviez repéré le problème, en les déchargeant pour inventaire. D’autres se seraient contentés de les stocker. — Pas dans mon équipe, maugréa le sergent. — À l’entrepôt, nous avons été attaqués par un commando cetagandan. Nous n’avons jamais pu savoir s’il y avait eu collusion. Mais de graves soupçons ont pesé sur certains hauts fonctionnaires locaux quand nos permis orbitaux ont été révoqués et que nous avons été instamment priés de quitter l’espace territorial de Mahata Solaris. Mais peut-être qu’ils n’appréciaient pas l’agitation que nous apportions chez eux. Quoi qu’il en soit, une grenade gravitique a explosé et a soufflé la moitié de l’entrepôt. Vous avez été touché au cou par un fragment de métal. En quelques secondes, vous étiez saigné à mort. Incroyable, la quantité de sang qui pouvait sortir d’un jeune homme aussi maigre. Il en était résulté une flaque épaisse dont l’odeur, mélangée à celle de l’incendie, revint soudain aux narines de Miles. Ecartant ce souvenir intempestif, il reprit la parole d’une voix calme et posée : — On vous a ramené sur le Triomphe et, moins d’une heure après, vous étiez congelé. Le chirurgien était très optimiste : vous n’aviez pas de gros dommages corporels. Pas comme l’autre tech qui avait été haché menu comme chair à pâté. — Je… je me demandais ce que j’avais fait… Ou pas fait. — Vous n’avez guère eu le temps de faire quoi que ce soit. Vous avez été pratiquement le premier touché. Siembieda parut légèrement soulagé. Que se passe-t-il dans la tête d’un mort-vivant ? se demanda Miles. Quelle erreur personnelle pouvait-il redouter plus que la mort elle-même ? — Si cela peut vous consoler, ajouta Elli, ces trous de mémoire sont fréquents chez les victimes de traumatismes de toutes sortes. Pas uniquement chez les cryorégénérés. Demandez autour de vous, vous verrez que vous n’êtes pas le seul. — Nous ferions bien de mettre notre ceinture, annonça Miles tandis que la navette se préparait à décoller. Visiblement rasséréné, Siembieda hocha la tête et chercha un siège libre. — Tu te souviens de ta brûlure ? demanda alors Miles à Elli. La main de la jeune femme erra vers sa joue. — Je n’ai jamais complètement perdu conscience. La navette trembla et bondit. Le lieutenant Ptarmigan devait être aux commandes, présuma Miles, irrité. Quelques commentaires acides à l’avant de la cabine confirmèrent son hypothèse. Il hésita puis renonça à brancher le micro dans le bras de son fauteuil qui l’aurait mis en communication avec le pilote. Inutile de lui frotter les oreilles tant qu’ils ne volaient pas la tête en bas. Heureusement pour Ptarmigan, l’appareil se stabilisa. Miles se pencha vers le hublot pour regarder les lumières du Grand Londres tomber derrière eux. Quelques secondes plus tard, il aperçut l’embouchure du fleuve, avec ses digues et sa grande jetée, qui s’étalait sur plus de quarante kilomètres, redessinant la côte au profit des humains, tenant la mer à l’écart et protégeant les trésors historiques et les millions d’âmes qui demeuraient sur les rives de la Tamise. Un des gigantesques ponts enjambant l’estuaire étincelait au-dessus de l’eau couleur de plomb. Tant d’efforts humains déployés au nom de la technologie… et si rarement en fonction de leurs principes… La navette changea de cap, gagnant rapidement de l’altitude, ce qui donna à Miles l’occasion d’un dernier coup d’œil sur le labyrinthe de Londres. Quelque part dans cette cité monstrueuse, Galen et Mark se cachaient, fuyaient ou complotaient tandis que l’équipe de Destang essayait de leur mettre la main dessus, cherchant leur trace partout, dans les rues de la ville, dans les données arrachées à leur console. Le jeu du chat et de la souris. Un jeu mortel. Galen était suffisamment intelligent pour éviter ses anciens amis ou tout endroit mentionné dans la console. S’il coupait tous les ponts et décampait maintenant, il avait une chance d’échapper encore un peu à la vengeance de Barrayar. Mais s’il avait vraiment voulu s’enfuir, pourquoi avait-il pris le risque de revenir sur ses pas pour chercher Mark ? De quelle utilité pouvait lui être le clone à présent ? S’agissait-il d’un instinct paternel mal placé à l’égard de sa création ? Sans trop savoir pourquoi, Miles doutait qu’il y eût un lien d’amour entre ces deux-là. Le clone pouvait-il encore servir ? Comme domestique, comme esclave, comme soldat ? Pouvait-il être vendu… aux Cetagandans, à un laboratoire médical, à une troupe de spectacle ?… Ou tout simplement à Miles ? Oui, voilà une proposition qui tenterait l’hyperméfiant Galen. Lui laisser croire que Miles désirait un nouveau corps, un corps dépourvu des problèmes osseux qui l’affligeaient depuis sa naissance… Qu’il serait même prêt à payer le prix fort pour pouvoir disposer de son clone. Ainsi Miles retrouverait Mark et offrirait à Galen assez d’argent pour qu’il pût financer sa fuite sans se douter qu’on lui faisait la charité afin de sauver son fils. L’idée était bonne mais présentait deux défauts : primo, il fallait établir le contact avec Galen pour lui proposer ce marché ; secundo, même si Galen acceptait, Miles n’était pas certain d’avoir envie de le voir échapper à l’impitoyable justice de Barrayar. Curieux dilemme. En montant à bord du Triomphe, Miles eut l’impression de rentrer chez lui. Des nœuds dont il n’avait pas eu conscience jusque-là se dénouèrent dans sa nuque dès qu’il inhala l’air recyclé si familier, dès qu’il sentit autour de lui et jusque dans la moelle de ses os les imperceptibles vibrations du navire qui fonctionnait à la perfection. Tout semblait en excellent état et Miles se jura de féliciter le dynamique sergent de l’équipe de maintenance pour toute cette besogne accomplie. Enfin, il allait redevenir l’amiral Naismith et pourrait expliquer ses plans à son état-major dans un langage militaire, simple et carré. Il donna des ordres, annulant tous les contrats individuels ou en groupe que les Dendarii s’étaient trouvés. Tout le personnel, à présent éparpillé sur la planète, devait être rappelé à bord dans les six heures. Tous les navires devaient entamer les procédures de vérification de routine avant un vol. Le lieutenant Bone au rapport ! Il jouissait du sentiment plaisamment mégalomaniaque de tout ramener à un centre : lui-même. Mais cette bonne humeur se dissipa quand il réfléchit un peu plus sérieusement au problème non résolu qui l’attendait. Quinn à sa suite, Miles rendit visite à son service d’espionnage. Il trouva Bel Thorne assis devant sa console. Thorne appartenait à la minorité hermaphrodite de la colonie de Beta, infortunés héritiers d’anciens programmes génétiques aux mérites douteux. Aux yeux de Miles, ces expérimentations avaient été complètement débiles. La plupart de ces hommes/femmes restaient prisonniers de leur petite et confortable sous-culture sur Beta la tolérante. Que Thorne se soit aventuré dans le vaste monde galactique témoignait de son courage, de son ennui profond ou, plus probablement, quand on connaissait le personnage et son mauvais goût, de son attirance pour les expériences et les gens dérangeants. Le capitaine Thorne arborait une chevelure brune, soyeuse, coupée de façon délibérément ambiguë, mais portait avec fierté son uniforme dendarii et les insignes de son rang qu’il avait largement mérités. — Salut, Bel. Miles s’installa sur une chaise tandis que Thorne l’accueillait avec un demi-salut amical. — Passe-moi tout ce que l’équipe de surveillance a enregistré chez Galen, juste après qu’on a eu libéré l’attaché militaire barrayaran. Quinn ne broncha pas devant cet énoncé révisionniste des événements. Docile, Thorne fit défiler à grande vitesse une demi-heure de silence puis ralentit la vidéo quand les deux Komarrans sortirent de leur évanouissement et entamèrent une conversation erratique. Finalement, la console bourdonna tandis qu’apparaissait une image quelque peu dégradée et resynthétisée : Galen lui-même, sa voix neutre et lente, son visage inexpressif, exigeant un rapport sur l’assassinat prévu. Puis sa vibrante colère en apprenant le sauvetage à la dernière minute. — Imbéciles ! (Une pause.) N’essayez plus jamais d’entrer en contact avec moi. Fin de la transmission. — On a localisé l’appel, j’imagine, dit Miles. — Une cabine publique dans une station du tube, expliqua Thorne. Le temps qu’on y arrive, il pouvait être n’importe où à cent kilomètres à la ronde. Il est bon, leur réseau de tubes. — Excellent. Et il n’est pas retourné chez lui après ça, bien sûr ? — Non, apparemment, il a tout abandonné derrière lui. J’imagine qu’il a déjà dû avoir affaire aux gars de la Sécurité et qu’il sait comment leur échapper. — C’est un expert dans ce domaine. Il pratiquait ce petit jeu avant que je sois né, soupira Miles. Et les deux gardes ? — Ils étaient encore dans la maison quand les services de sécurité barrayarans sont arrivés pour nous remplacer. On a emballé nos affaires et on est rentrés. Au fait, ils nous ont payés pour ce petit service ? — Grassement. — Ah, tant mieux. J’avais peur qu’ils ne refusent tant qu’on ne leur livrait pas Van der Poole. — À propos de Van der Poole… Galen, fit Miles. Euh… Pour celui-là, nous ne travaillons plus pour le compte de Barrayar. Ils ont ramené leur propre équipe de Tau Ceti. Perplexe, Thorne fronça les sourcils. — Plus pour leur compte ? Ça veut dire qu’on reste quand même sur cette affaire ? — Pour l’instant. Mais tu ferais mieux de faire passer le mot à nos gars en bas. À partir de maintenant, éviter tout contact avec les Barrayarans. Thorne haussa les sourcils. — Alors, pour qui travaille-t-on maintenant ? — Pour moi. Thorne rumina cette réponse. — Tu ne te mets pas un peu trop en première ligne, Miles ? — Beaucoup trop pour que mes propres services de renseignements restent efficaces, soupira Miles. Très bien. Le problème, c’est que cette histoire me touche de près, maintenant. Ne vous êtes-vous jamais demandé, reprit-il en prenant son ton le plus officiel, pourquoi je ne faisais jamais allusion à ma famille ou à mon passé ? — Eh bien… beaucoup de Dendarii font comme vous… mon amiral. — Exact. Eh bien, je suis un clone, Bel. Nullement ému, Thorne le considéra avec sympathie. — Beaucoup de mes meilleurs amis sont des clones. — Je devrais peut-être dire que j’ai été créé de toutes pièces dans un laboratoire militaire d’une puissance galactique qui doit rester secrète. J’ai été fabriqué pour prendre la place du fils d’un homme très important. Cet homme est la clé de voûte d’une autre puissance galactique… Tu n’auras pas grand mal à imaginer laquelle, j’en suis certain… Mais, il y a à peu près sept ans, j’ai décliné cet honneur. Je me suis enfui, me suis installé à mon compte et j’ai créé les Mercenaires dendarii avec, euh… ce qui m’est tombé sous la main. Thorne grimaça un sourire. — Un événement mémorable. — Voilà où intervient Galen. La puissance galactique avait abandonné son complot et je me suis cru libéré de mon malheureux passé. Mais le labo avait réalisé, si je puis dire, plusieurs brouillons avant moi. Ils voulaient obtenir un double physique parfait, possédant certains raffinements mentaux. Je pensais qu’ils s’étaient débarrassés des autres… qu’ils étaient tous morts, assassinés. Mais, visiblement, l’un de mes prédécesseurs, l’un de mes brouillons, a été maintenu en suspension cryogénique. Et d’une manière ou d’une autre, il est tombé entre les mains de Ser Galen. Le seul de mes frères qui a survécu, Bel. Le poing de Miles se ferma. — Réduit en esclavage par un fanatique. Je veux le sauver. Il ouvrit la main dans un geste suppliant. — Tu me comprends ? Thorne cligna des paupières. — Je… je crois, te connaissant. C’est très important pour toi, Miles ? — Très. Thorne se redressa imperceptiblement. — Alors, ce sera fait. — Merci. Miles hésita. — Il vaudrait mieux fournir à toutes nos patrouilles en bas un petit scanner médical. Qu’elles le gardent en permanence. Comme tu le sais, j’ai fait remplacer les os de mes jambes par des prothèses synthétiques il y a un peu plus d’un an. Lui a des os normaux. C’est la façon la plus sûre et la plus rapide de faire la différence entre nous. — Il te ressemble tant que ça ? s’étonna Thorne. — Nous sommes identiques, apparemment. — Absolument, confirma Quinn à l’intention de Thorne. Je l’ai vu. — Je… comprends. Voilà qui risque de provoquer des confusions intéressantes. Thorne lança un coup d’œil à Quinn qui acquiesça malgré elle. — Exactement. J’espère que la dissémination des scanners médicaux nous évitera ce genre de problème. Fonce… et tiens-moi immédiatement au courant si tu trouves quelque chose. — Bien, Miles. Dans le couloir, Quinn remarqua : — Bien joué, mon amiral. Miles soupira. — Je devais trouver un moyen de prévenir les Dendarii contre Mark. Je ne peux pas me permettre de le laisser jouer encore une fois le rôle de l’amiral Naismith. — Mark ? fit Elli. Qui est Mark ? Oh non, tu ne vas pas me dire que… — Lord Mark Pierre Vorkosigan, l’interrompit Miles avec un calme qu’il était loin d’éprouver. Mon frère. Elli, consciente de la force des liens familiaux sur Barrayar, fronça les sourcils. — Ivan a donc raison, Miles ? Ce petit salopard t’a tourné la tête. — Je n’en sais rien, dit-il lentement. Si vous êtes d’accord là-dessus tous les deux, c’est que j’ai peut-être tort… Elli émit un petit bruit encourageant. Miles esquissa un sourire. — Mais il est aussi possible que je sois le seul à avoir raison. Elle grogna et ravala à grand-peine un juron. Miles redevint sérieux. — Je ne sais vraiment pas. En sept années, je n’ai jamais utilisé les prérogatives de l’amiral Naismith dans un but personnel. Une bonne habitude que je ne tiens pas vraiment à perdre. Bah, peut-être que nous n’arriverons pas à les retrouver et que toute cette discussion ne sert à rien. — Ben voyons, lança Elli, désapprobatrice. Si tu ne veux pas les retrouver, ne les cherche pas. — Raisonnement inébranlable. — Mais que tu n’appliqueras pas. Et que comptes-tu faire une fois que tu les auras retrouvés ? — Quant à ça, fit Miles, ce n’est pas trop compliqué. Je veux retrouver Galen et mon clone avant Destang et les séparer. Puis m’assurer que Destang ne leur mettra pas la main dessus tant que je n’aurai pas envoyé un rapport chez moi. Parce que, en définitive, même si je me porte garant du clone, j’espère bien qu’il y aura un contrordre annulant son assassinat. Ce qui permettra d’éviter qu’on apprenne mon rôle dans cette affaire. — Et Galen ? demanda Elli, sceptique. Il n’y a aucune chance pour qu’on te fasse cadeau de sa tête. — Probablement pas. Galen est un… problème que je n’ai pas encore résolu. Miles retourna à sa cabine où vint le retrouver la comptable de la flotte. Le lieutenant Bone contempla l’avis de crédit de dix-huit millions de marks avec une joie et un enthousiasme qui n’avaient rien de militaire. — Sauvés ! — Utilisez-les pour les frais nécessaires, dit Miles. Et surtout, faites lever toutes les hypothèques sur le Triomphe. Nous devons pouvoir nous mettre en route à tout instant, sans avoir à débattre de nos dettes avec la Flotte solaire. Ah… Pensez-vous pouvoir créer une lettre de crédit ou libérer une petite somme en liquide, en fonds galactiques, dont on ne pourrait retrouver la source ? Afin qu’on ne puisse remonter jusqu’à nous. Une lueur s’alluma dans les yeux de la comptable. — Un défi intéressant, mon amiral. Cela a-t-il quelque chose à voir avec notre prochain contrat ? — Opération de la Sécurité, lieutenant, fit Miles. Il m’est interdit d’en bavarder avec vous. Elle renifla d’un air méprisant. — Pfff, la Sécurité… Ils se croient très forts, mais ils sont incapables de cacher quoi que ce soit à un vrai comptable. — Je devrais peut-être associer vos départements. Non ? Son air horrifié l’amusa prodigieusement. — Non, il ne vaut mieux pas. — Pour qui dois-je établir ce crédit ? — Au porteur. Elle haussa les sourcils. — Très bien, mon amiral. Quel montant ? Miles hésita. — Un demi-million de marks. Enfin, convertissez cela en devises locales. — Un demi-million de marks, remarqua-t-elle sèchement, ce n’est pas une petite somme. — Petite ou pas, il me la faut. — Je ferai de mon mieux, mon amiral. Après son départ, il resta seul dans sa cabine, profondément soucieux. Il était dans une impasse. Galen ne se risquerait pas à prendre contact avec lui à moins d’être certain d’être en position de force ou de bénéficier de l’effet de surprise. Lui laisser l’initiative pouvait s’avérer fatal mais il n’avait pas le choix. Il devait tenter quelque chose, une feinte… Sortir de cette logique défensive, agir au lieu de réagir. Une bien belle résolution qui ne présentait qu’un seul inconvénient : tant que Galen n’était pas repéré, Miles ne pouvait absolument rien faire. Frustré, il grommela entre ses dents et se coucha. Il se réveilla de lui-même quelque douze heures plus tard, nota l’heure à son horloge digitale et resta allongé pour savourer la profonde jouissance d’avoir enfin assez dormi. Son corps égoïste lui suggérait qu’il ne cracherait pas sur quelques heures de repos supplémentaires. Soudain, sa console se mit à sonner. Sauvé du péché de paresse, il s’extirpa du lit. Le visage d’un des officiers des transmissions du Triomphe apparut sur le plateau. — Mon amiral, vous avez un appel d’urgence de l’ambassade de Barrayar à Londres. Ils vous demandent personnellement, avec brouillage. Miles réfléchit une fraction de seconde. Impossible que ce fût Ivan : il aurait appelé avec le comm privé. C’était donc un appel officiel. — Passez-les-moi. — Dois-je enregistrer ? — Euh… non. Les nouveaux ordres du quartier général pour la Flotte dendarii seraient-ils déjà arrivés ? Miles jura dans sa barbe. S’ils étaient obligés de quitter l’orbite de la Terre avant d’avoir retrouvé Galen et Mark… Le visage morose de Destang apparut à son tour. — « Amiral Naismith ». Miles perçut les guillemets aussi nettement que si Destang les avait formulés. — Sommes-nous seuls ? — Absolument, mon commodore. Le commodore se détendit visiblement. — Très bien. J’ai un ordre pour vous… lieutenant Vorkosigan. Vous resterez à bord de votre vaisseau en orbite jusqu’à ce que je vous appelle personnellement pour vous donner votre nouvelle mission. — Pourquoi, mon commodore ? demanda Miles qui n’avait pourtant aucun mal à deviner ses raisons. — Pour ma tranquillité d’esprit. Quand une précaution aussi simple peut éviter tout risque d’accident, il serait stupide de ne pas la prendre. Vous me comprenez ? — Parfaitement, mon commodore. — Très bien. C’est tout. Destang, terminé. Le visage du commodore se dissipa dans l’air. Miles proféra un solide juron. La « précaution » de Destang ne pouvait signifier qu’une chose : ses sbires de la Sécurité avaient déjà repéré Mark, avant les Dendarii… et étaient prêts à le tuer. Quand ? Leur restait-il encore une chance ?… Miles enfila son pantalon gris et en sortit le comm de poche qu’il brancha immédiatement. — Ivan ? demanda-t-il à voix basse. Tu es là ? — Miles ? Ce n’était pas la voix d’Ivan mais celle de Galeni. — Capitaine Galeni ? Je viens de trouver ce comm ici. Euh… vous êtes seul ? — Pour l’instant. La voix de Galeni, plutôt sèche, ne donnait aucune indication sur ce qu’il pensait de cette histoire de comm égaré, ni sur ceux qui l’avaient inventée. — Pourquoi ? reprit-il. — Comment êtes-vous entré en possession du comm ? — Votre cousin me l’a donné avant de partir en mission. — Partir ? Où ça ? Quelle mission ? Ivan prenait part à la chasse à l’homme organisée par Destang ? Quel triple idiot ! Pourquoi avoir abandonné l’unique moyen de tenir Miles au courant de leur enquête ? Ah, le sombre imbécile ! Si seulement… — Il accompagne la femme de Son Excellence l’ambassadeur à l’Exposition florale et botanique du Salon d’horticulture de Londres. Elle y va chaque année. C’est un événement mondain majeur. De plus, elle aime vraiment les fleurs. La voix de Miles monta dans les aigus. — Au beau milieu d’une crise majeure, vous envoyez Ivan à une exposition florale ? — Pas moi. Le commodore Destang. Je… crois qu’il voulait se débarrasser de lui. Il ne l’apprécie pas trop. — Et vous ? — Il ne m’apprécie pas beaucoup non plus. — Non, je voulais dire, que faites-vous ? Prenez-vous une part active à la… présente opération ? — Active ? Non. — Ouf ! J’avais un peu peur qu’il ne se mette en tête l’idée débile de vous faire prouver votre loyauté ou une saloperie de ce genre. — Le commodore Destang n’est ni un sadique, ni un fou. (Une pause.) Et il est prudent. Je suis confiné dans mes quartiers. — Vous n’avez donc aucune information sur l’opération ? Vous ignorez où ils en sont, s’ils les ont retrouvés ou s’ils sont prêts à… agir. La voix de Galeni resta prudemment neutre, n’offrant ni ne refusant son aide. — Pas pour le moment. — Hum… Il vient tout juste de m’ordonner de rester ici, moi aussi. Je pense qu’ils ont mis le doigt sur quelque chose. Il y eut un bref silence. Les mots de Galeni résonnèrent, portés par un soupir. — Désolé d’entendre ça… Sa voix se brisa. — Bon Dieu, tout ça ne sert à rien ! Le passé nous a remis la main dessus. Nous sommes impuissants, comme des marionnettes agitées dans tous les sens. Ça n’est utile à personne, ni à nous, ni à lui, ni à Komarr… — Si vous pouviez entrer en contact avec votre père… commença Miles. — Ça ne servirait à rien. Il se battra. Il se battra encore et toujours. — Mais il n’a plus rien, à présent. Il perdrait sa dernière chance. Il est vieux, il est fatigué… il est peut-être enfin prêt à laisser tomber. — J’aimerais bien mais… Non. Il ne peut pas abandonner. Il y a consacré toute sa vie, il ne peut plus se renier. Il doit se prouver qu’il a raison. C’est la seule façon qui lui reste de racheter tous ses crimes. Avoir fait tout ce qu’il a fait et reconnaître qu’il a eu tort, ce serait… intolérable ! — Je… vois. Eh bien, je vous contacterai de nouveau si j’ai… un élément intéressant à vous communiquer. Vous pourriez en faire autant. — Comme vous voulez. Le ton de Galeni ne débordait pas d’espoir. Miles coupa la communication. Il appela Thorne. Non, ils n’avaient fait encore aucun progrès. — J’ai malheureusement peut-être une autre piste pour toi, annonça Miles. Le commando barrayaran a dû repérer notre cible. Je pense que cela s’est fait dans l’heure qui vient de s’écouler. — Ha ! Nous allons peut-être pouvoir les suivre et les laisser nous conduire à Galen. — J’ai bien peur que cela ne suffise pas. Nous devons les devancer sans qu’ils s’en doutent. Ils sont en route pour tuer. — Armés et dangereux, hein ? Eh bien, je passerai le mot. Thorne sifflota d’un air pensif. — En tout cas, ton copain de crèche a un sacré succès. Miles se lava, s’habilla, mangea et se prépara : couteau dans les bottes, scanners, comms, deux neutraliseurs dissimulés dans des holsters de poitrine, un large assortiment d’outils et de joujoux qui pouvaient passer la sécurité du spatioport de Londres. C’était loin de valoir un vrai équipement de combat, hélas… même si sa veste cliquetait à chaque pas. Il appela l’officier de service, s’assura qu’une navette personnelle était prête à partir à tout instant et attendit… sur des charbons ardents. Que manigançait Galen ? Le fait que les agents barrayarans soient déjà sur sa piste en si peu de temps montrait bien qu’il traînait toujours dans le coin. Pourquoi ne fuyait-il pas ? Pour assouvir sa vengeance ? Pour des motifs plus obscurs ? L’analyse de Miles devait être trop simple… ou trop subtile. Y avait-il quelque chose qu’il ne voyait pas ? Que restait-il à un vieil homme qui voulait absolument avoir raison ? Sa console couina. Miles adressa une brève prière à tous les dieux de la galaxie… Faites que ce soit une piste, un indice, n’importe quoi… Le visage de l’officier des transmissions réapparut. — Mon amiral, j’ai un appel en provenance d’un centre commercial en bas. Un homme qui refuse de donner son identité et qui veut vous parler. Miles eut l’impression de passer à la chaise électrique. — Localisez l’appel et adressez-en une copie au capitaine Thorne de la Sécurité. Passez-le-moi ici. — Vous voulez un contact visuel ou simplement audio ? — Les deux. Le visage de l’officier s’émietta puis un autre apparut à sa place, laissant à Miles une dérangeante sensation de transmutation. — Vorkosigan ? dit Galen. — Si c’est pas moi, c’est mon double. — Très drôle. Bon, je ne me répéterai pas. Galen parlait vite et à voix basse : — Je me fiche pas mal que vous m’enregistriez ou que vous me localisiez. Ça ne servira à rien. Je vous attends dans soixante-dix minutes exactement sur la jetée maritime de la Tamise, à mi-chemin entre les tours Six et Sept. Vous marcherez du côté de la mer et vous descendrez jusqu’au belvédère le plus bas. Seul. J’ai à vous parler. Si une seule de ces conditions n’est pas remplie, vous ne nous y trouverez pas. Et Ivan Vorpatril mourra à 02 : 07. — Vous êtes deux. Je dois aussi être avec quelqu’un, protesta Miles. Ivan ? — Votre jolie garde du corps ? Très bien. Deux contre deux. La vidéo s’éteignit. — Non ! Silence. Miles appela Thorne. — Tu as vu ça, Bel ? — Pour sûr. Il avait l’air menaçant. Qui est Ivan ? — Quelqu’un de très important. D’où a-t-il appelé ? — Cabine publique à la sortie d’une station de tube. J’ai déjà un homme en route. Il y sera dans six minutes. Malheureusement… — Je sais. En six minutes, il a tout le temps de traverser la moitié de Londres. On va jouer cette partie à sa manière. Jusqu’à un certain point. Envoie une patrouille aérienne au-dessus de la jetée, remplis un plan de vol pour la navette et débrouille-toi pour qu’une voiture de surface avec un chauffeur et un garde nous attend à l’arrivée. Dis à Bone que je veux mon crédit tout de suite. À Quinn de me rejoindre à la navette et apporte-nous deux med-scanners. Reste encore en ligne. Je veux vérifier quelque chose. Il prit une profonde inspiration et brancha le comm protégé. — Galeni ? Un silence. — Oui ? — Vous êtes toujours confiné dans vos quartiers ? — Oui. — Il me faut un renseignement de toute urgence. Où est Ivan en réalité ? — Pour autant que je le sache, il est toujours à… — Vérifiez. Vite. Il y eut un long, long silence que Miles utilisa pour inspecter de nouveau son équipement, trouver le lieutenant Bone et descendre dans le sas qui menait à la navette. Quinn l’y attendait, dévorée de curiosité. — Que se passe-t-il ? — On tient notre chance. Galen veut me voir mais… — Miles ? La voix de Galeni retentit enfin. Elle n’avait rien de rassurant. — Oui. — Le soldat qui lui servait de chauffeur/garde du corps vient d’appeler. Il avait remplacé Ivan aux côtés de milady pendant qu’Ivan allait aux toilettes. Comme il n’était pas revenu au bout de vingt minutes, il s’est mis à sa recherche. Il a perdu encore trente minutes, tant le Salon est immense et qu’il y a foule, avant de nous rappeler. Comment saviez-vous ? — Celui qui est responsable de ça m’a fait signe. Vous reconnaissez son style ? Galeni jura. — Exactement. Ecoutez. Je me fiche de savoir comment vous y parviendrez, mais retrouvez-moi dans cinquante minutes à la jetée maritime, tour Six. Emportez au moins un neutraliseur et partez de préférence sans alerter Destang. Nous avons rendez-vous avec votre père et mon frère. — S’il tient Ivan… — Il doit bien avoir une carte dans son jeu sinon il ne jouerait pas. On a encore une chance de tout arranger. Pas une chance énorme, mais c’est la dernière. Etes-vous avec moi ? Une pause très courte. — Oui. Le ton était décidé. — À tout de suite. Rempochant le comm, Miles se tourna vers Elli. — Maintenant, à nous de jouer. Ils s’engouffrèrent dans la navette. Pour une fois, Miles ne maudit pas Ptarmigan pour sa sale habitude de toujours voler à la vitesse de combat. 14 Plus ils s’en approchaient, plus la grande jetée de la Tamise devenait impressionnante. À plusieurs kilomètres d’altitude, depuis la navette, elle n’avait pas paru aussi gigantesque. Mais à présent, à quelques centaines de mètres de haut, le spectacle les laissait sans voix. L’aérocar vira. La montagne de synthébéton s’enfuyait à droite et à gauche plus loin que le regard de Miles ne pouvait la suivre. Des projecteurs, disséminés ici et là, lui donnaient de pâles reflets de marbre qui sciaient la nuit humide et noire. Tous les kilomètres, une tour abritait non pas des soldats gardant le rempart mais les équipes de nuit d’ingénieurs et de techniciens qui surveillaient le débit des stations de pompage et des écluses. Travail d’une importance capitale car, en cas de raz de marée, la mer raserait la ville plus impitoyablement que n’importe quelle armée. Mais la mer était calme par cette nuit d’été, mouchetée par les feux de signalisation rouges, verts ou blancs et le balancement imperceptible des phares des navires. L’horizon à l’est luisait faiblement, telle une aube déguisée, éclairé par les lumières des lointaines cités européennes au-delà des eaux. De l’autre côté de la barrière blanche, vers le vieux Londres, la saleté, la pourriture et les immeubles abandonnés étaient avalés par la nuit, ne laissant que l’illusion d’un écrin de pierres précieuses, immaculé et immortel. Miles pressa son visage sur la bulle de l’aérocar pour une dernière évaluation stratégique de l’arène dans laquelle ils allaient faire leur entrée. Puis le véhicule se posa sur un parking vide derrière la jetée. La section VI était située à l’écart des zones de trafic principal avec leurs énormes écluses fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour laisser le passage aux bateaux. Ici, il y avait essentiellement des stations de pompage, désertées à cette heure de la nuit. Ce qui convenait parfaitement à Miles. Si la situation se dégradait et qu’ils commencent à se tirer dessus, mieux valait qu’il n’y eût pas de civils traînant dans le coin. Des passerelles et des échelles couraient le long de la structure blanche, traits noirs et géométriques ; des allées larges permettaient au public de s’y promener, d’autres plus étroites à l’accès contrôlé étaient sans doute réservées au personnel de service. Pour l’instant, elles étaient absolument vides. Aucun signe de Galen ou de Mark. Aucun signe d’Ivan. — Pourquoi précisément 02:07 ? se demanda Miles à haute voix. J’ai l’impression que ce devrait être évident. C’est si précis. Elli, la native de l’espace, secoua la tête, mais le soldat dendarii pilotant l’aérocar suggéra : — C’est l’heure de la marée haute, mon amiral. — Ah ! s’exclama Miles. Il se rassit, réfléchissant furieusement. — Oui, c’est sûrement ça. Ce qui nous permet de conclure deux choses : ils ont caché Ivan quelque part par ici… et nous ferions mieux de concentrer nos recherches au-dessous de la ligne des eaux. Ils ne l’ont quand même pas enchaîné à un pylône, à la vue de tous ! — La patrouille aérienne pourrait faire un passage pour s’en assurer, proposa Quinn. — Oui, tu as raison. Ils s’étaient posés sur un cercle peint à même le sol. Avec prudence, Quinn et le deuxième soldat sortirent les premiers et effectuèrent un rapide repérage au scanner des environs. — Quelqu’un approche à pied, annonça le soldat. — Espérons qu’il s’agit du capitaine Galeni, marmonna Miles en jetant un coup d’œil à son chrono. Il leur restait sept minutes. C’était un homme qui faisait son jogging avec son chien. Avec un bel ensemble, l’homme et l’animal regardèrent les quatre Dendarii en uniforme et décrivirent un grand arc de cercle pour les contourner le plus loin possible. Ils disparurent dans les arbres du parc qui s’étalait au nord vers la cité. Les mains quittèrent les neutraliseurs. Voilà une ville civilisée, pensa Miles. Personne ne se promènerait ainsi dans certains quartiers de Vorbarr Sultana, à moins de posséder un chien beaucoup plus gros. Le soldat vérifia de nouveau son infrarouge. — Voilà quelqu’un d’autre. Pas le doux martèlement des chaussures de sport, cette fois, mais un claquement rapide de bottes. Miles reconnut cette démarche avant même de voir le visage apparaître dans la lueur des projecteurs. L’uniforme de Galeni passa du gris sombre au vert tandis qu’il pénétrait dans la zone illuminée. Il marchait vite. — Parfait, annonça Miles à Elli, c’est maintenant qu’on se sépare. Restez en arrière et hors de vue à tout prix. Mais si vous parvenez à voir sans être vus, tant mieux. Les comms sont branchés ? Elli lui montra la lumière témoin de son comm de poignet, indiquant qu’il était sous tension. Miles s’empara du couteau rangé dans sa botte et en utilisa la pointe pour déloger la petite lampe du sien. Puis il souffla dans son engin. Un sifflement s’échappa de celui d’Elli. — Transmission parfaite, confirma-t-elle. — Tu as ton med-scanner ? Elle le lui montra. — Prends un cliché de contrôle. Elle pointa l’appareil vers lui et le balaya de la tête aux pieds. — Enregistré et prêt pour comparaison automatique. — Tu vois quelque chose d’autre ? Elle secoua la tête mais ne semblait toujours pas ravie. — Qu’est-ce que je fais si c’est lui qui revient à ta place ? — Tu l’arrêtes et tu le passes au thiopenta… Tu as le nécessaire ? Elle ouvrit sa veste. Une petite boîte marron jaillit d’une poche latérale. — Sauve Ivan si tu peux. Après… Miles respira un bon coup. —… tu fais sauter la tête de ce clone si ça te chante. — Oh ! Oh ! Ce n’est plus ton « cher petit frère adoré » ? remarqua Elli. Galeni, arrivant en plein milieu de cet échange, attendit la réponse avec un vif intérêt, mais Miles se contenta de secouer vaguement la tête. C’était trop compliqué à expliquer. — Il reste trois minutes, annonça-t-il à Galeni. On ferait mieux d’y aller. Ils empruntèrent une allée qui conduisait à une volée de marches au pied desquelles ils enjambèrent une chaîne qui en interdisait l’accès la nuit aux citoyens respectueux des lois. L’escalier menait à une promenade publique qui courait au sommet de la jetée, permettant d’admirer le panorama. Galeni qui, à l’évidence, avait beaucoup couru, haletait avant même qu’ils n’entament leur montée. — Pas de problème pour quitter l’ambassade ? s’enquit Miles. — Pas vraiment. Comme vous le savez, le problème n’est pas d’en sortir mais d’y rentrer. Vous avez déjà eu l’occasion de démontrer que la façon la plus simple est la meilleure. Je me suis donc contenté de passer devant le garde et de m’engouffrer dans la plus proche station de tube. Heureusement, il n’avait pas ordre de me tirer dessus à vue. — Vous le saviez ? — Non. — Maintenant Destang sait que vous vous êtes éclipsé. — Si ce n’est pas déjà fait, ça ne saurait tarder. — Vous avez été suivi ? Malgré lui, Miles jeta un regard par-dessus son épaule. L’aérocar était seul sur le parking. Elli et les deux mercenaires avaient déjà disparu, sans doute à la recherche de leur poste d’observation. — Je ne crois pas. Les dents de Galeni luisaient faiblement dans l’obscurité. — La Sécurité de l’ambassade est débordée en ce moment. Et ils manquent d’hommes. J’ai laissé mon comm et j’ai acheté des jetons pour le tube au lieu d’utiliser mon passe, ce qui fait qu’ils n’ont pas grand-chose pour retrouver ma trace. Pour l’instant. Ils arrivèrent au sommet. L’air humide et frais caressa le visage de Miles, lui apportant l’odeur de vase du fleuve, mélangée à celle du sel marin, ce vague relent de pourriture, caractéristique des estuaires. Miles traversa la promenade pour se pencher par-dessus la rambarde. Une étroite coursive métallique courait une vingtaine de mètres plus bas, sur le flanc de la muraille de synthébéton, et disparaissait un peu plus loin après un renflement de la jetée. Interdite au public, elle pouvait être atteinte par des échelles disposées à intervalles réguliers le long de la rambarde. Bien sûr, elles étaient toutes verrouillées pour la nuit. Ils pouvaient toujours essayer de décoder une des serrures, mais cela leur prendrait du temps et risquerait de déclencher l’alarme dans un des postes de surveillance… À moins qu’ils choisissent un moyen plus rapide. Miles maugréa. La descente en rappel, le long de parois abruptes, ne faisait pas partie de ses activités favorites, loin de là. Il pécha la bobine de câble enroulé dans sa poche et la fixa fermement à la rambarde à l’aide d’une ventouse magnétique, vérifiant sa solidité plutôt deux fois qu’une. D’un contact, il fit sortir les poignées télescopiques de la bobine et libéra le harnais qui semblait terriblement fragile, malgré sa phénoménale résistance à la tension. Miles se glissa dans les courroies, les serra au maximum, enjamba la rambarde et descendit le long du mur sans s’occuper du vide sous lui. Quand il posa enfin les pieds sur la coursive, il avait la nette impression que son sang s’était mis à bouillir. Le harnais se réenroula tout seul et Galeni put répéter sa performance. Grâce au système gravitique, ils récupérèrent l’engin. Le capitaine et Miles ne firent aucun commentaire tandis que Miles rangeait son attirail dans sa poche. — C’est vers la droite, annonça-t-il en hochant la tête dans cette direction et en dégainant son neutraliseur. Qu’est-ce que vous avez apporté ? — Un neutraliseur, c’est tout. Galeni le sortit, vérifia qu’il était chargé et armé. — Et vous ? — J’en ai deux. Et quelques autres joujoux. La sécurité du spatioport impose de sérieuses restrictions. Difficile d’avoir un arsenal. — Etant donné la surpopulation locale, je pense qu’ils ont raison. Armes à la main, ils marchèrent en file indienne sur la coursive, Miles en tête. L’eau de mer clapotait et gargouillait juste sous leurs pieds, soie noire, irritée d’écume. À en juger par la décoloration, cette coursive devait être inondée à marée haute. Miles fit signe à Galeni de s’immobiliser avant de se glisser prudemment vers le renflement. Derrière, c’était un cul-de-sac. La coursive s’évasait en une plate-forme circulaire de quatre mètres de diamètre, totalement entourée par la rambarde fixée au mur, dans lequel s’ouvrait un sas ovale et massif. Devant, se tenaient Galen et Mark, neutraliseurs à la main. Mark portait le tee-shirt noir et le pantalon gris des Dendarii, sans la veste. Mes affaires, se dit Miles. Ses narines frémirent quand il repéra la dague de son grand-père, dans son fourreau en peau de lézard, passée à la taille du clone. — Match nul, remarqua Galen sur un ton badin tandis que Miles s’arrêtait. Si vous tirez, vous aurez peu de chances de nous descendre tous les deux et c’est moi qui remporte la mise. Mais si, par miracle, vous parvenez à nous avoir tous les deux, nous ne pourrons vous dire où se trouve votre imbécile de cousin. Il mourra avant que vous ne le découvriez. Sa mort est programmée. Je n’ai pas besoin d’y être. C’est même le contraire. Votre jolie garde du corps aurait tout aussi bien pu vous accompagner. Galeni apparut alors. — Certains matches nuls sont plus intéressants que d’autres, dit-il. Toute ironie déserta le visage de Galen. Un instant désemparé, il parut chercher son souffle, mais sa main se crispa sur son arme. — Vous deviez amener la femme, siffla-t-il. Miles sourit légèrement. — Elle n’est pas loin. Mais vous aviez dit deux et nous sommes deux. À présent, toutes les parties intéressées sont réunies. Que faisons-nous ? Le regard de Galen ne restait pas en place, comptant les armes, calculant les distances, les possibilités… Miles en faisait autant. — C’est toujours match nul, dit Galen. Si nous vous descendons tous les deux, vous perdez. Si vous nous descendez tous les deux, vous perdez encore. C’est absurde. — Que suggérez-vous ? demanda Miles. — Je propose que nous posions tous nos armes au centre de la plate-forme. Ainsi, nous pourrons bavarder sans être distraits. Il en a une autre cachée sur lui, pensa Miles. Comme moi. — Intéressante proposition. Mais qui pose la sienne en dernier ? L’air nullement ravi, Galen réfléchit, ouvrit la bouche, la referma avant de secouer vaguement la tête. — Moi aussi, j’aimerais que nous puissions parler sans être distraits, annonça Miles, prudemment. Voilà ce que je propose. Je pose la mienne en premier. Puis M… le clone. Puis vous. Le capitaine Galeni laissera la sienne en dernier. Galen lança un regard aigu vers son fils. — Quelle garantie ?… La tension entre eux avait de quoi donner la nausée, un étrange et silencieux mélange de rage, de désespoir et d’angoisse. — Il vous donne sa parole, dit Miles en se tournant vers Galeni. Celui-ci acquiesça lentement. Un silence pesant s’éternisa jusqu’à ce que finalement Galen annonçât : — D’accord. Miles s’avança, s’agenouilla et posa son neutraliseur au milieu de la plate-forme. Aussitôt, Mark l’imita en le fixant droit dans les yeux. C’était maintenant au tour de Galen qui hésita longuement, le regard calculateur. La tension s’accrut subitement. Puis il se décida tandis que Galeni, sans la moindre hésitation, prenait sa suite, un sourire en lame de rasoir. Par ailleurs, son expression restait parfaitement indéchiffrable, mais on sentait la sourde douleur qui l’habitait en permanence depuis que son père était revenu d’entre les morts. — Qu’avez-vous à me proposer ? demanda Galen à Miles. — La vie. J’ai caché, dans un endroit que je suis seul à connaître et que vous n’avez aucune chance de trouver si vous m’abattez, une lettre de crédit d’un montant de cent mille dollars de Beta… ce qui fait un demi-million de marks impériaux, payables au porteur. Je peux vous les donner ainsi qu’une avance appréciable et quelques renseignements utiles sur la façon d’échapper à la Sécurité barrayarane… qui, au cas où vous ne le sauriez pas, est pratiquement sur vos talons… Le clone paraissait prodigieusement intéressé. Il avait écarquillé les yeux en entendant le montant de la somme et, plus encore, à la mention de la Sécurité barrayarane. —… en échange de mon cousin… Miles reprit très vite son souffle avant d’ajouter : —… de mon frère et de votre promesse de… prendre votre retraite. Plus de complots contre l’Empire barrayaran. Il n’en résulterait que des bains de sang inutiles et des malheurs pour vos rares amis encore vivants. La guerre est terminée, Ser Galen. Il est temps que d’autres gens tentent autre chose. Une approche différente… peut-être meilleure. En tout cas, elle ne peut être pire. — La révolte, murmura Galen comme pour lui-même, ne doit pas mourir. — Même si tous les révoltés meurent ? « Ça n’a pas marché mais continuons quand même » ? Chez moi, on appelle ça de l’entêtement stupide. Je ne sais pas comment vous appelez ça. — Ma sœur aînée s’est rendue autrefois. Parce qu’elle croyait qu’elle pouvait avoir confiance en la parole barrayarane, fit Galen, glacial. L’amiral Vorkosigan avait, lui aussi, la bouche pleine de jolis mots. Il promettait la paix, il était très persuasif. — Mon père a été trahi par un officier qui ne voulait pas admettre que la guerre était terminée et qu’il était temps d’arrêter les tueries. Il a payé son erreur de sa vie. Il a été exécuté pour son crime. Mon père vous a vengés. C’était tout ce qu’il pouvait vous offrir. Il ne pouvait ramener les morts à la vie. Pas plus que moi je ne puis le faire. Je peux seulement essayer d’empêcher de nouvelles morts. Galen sourit amèrement. — Et toi, David ? Qu’as-tu à m’offrir pour trahir Komarr ? Que possèdes-tu qui vaille autant que l’argent de tes maîtres barrayarans ? Un étrange sourire aux lèvres, Galeni contemplait ses ongles. Il les frotta brièvement sur le revers de son pantalon, croisa les bras et cligna de l’œil. — Des petits-enfants ? Galen parut désarçonné. — Tu n’es même pas fiancé ! — Ça m’arrivera bien un jour. À condition que je survive, bien sûr. — Des petits-enfants, tu veux rire ! Seulement de bons petits sujets fidèles à l’Empire, ricana Galen, retrouvant enfin sa morgue habituelle. Galeni haussa les épaules. — Vorkosigan t’offre la vie, moi une descendance. C’est beaucoup et c’est tout ce que je peux te donner. — Vous deux, vous vous ressemblez bien plus que vous ne le croyez, murmura Miles. À vous maintenant, Ser Galen. Quelle est votre proposition ? Pourquoi nous avoir appelés ici ? La main droite de Galen se glissa doucement sous sa veste mais s’arrêta en chemin. Il sourit et pencha la tête d’un air désarmant, comme pour leur demander la permission de poursuivre son geste. Et voilà, c’est maintenant qu’il va sortir son deuxième neutraliseur, pensa Miles. Et il faut encore qu’il joue la comédie jusqu’à la dernière seconde. Il ne broncha pas mais son esprit se mit à calculer à toute allure : à quelle vitesse pourrait-il passer par-dessus la rambarde, combien de temps et jusqu’où nagerait-il sous l’eau ? Ne pas oublier qu’il portait ses bottes. Galeni, égal à lui-même, ne bougea pas non plus d’un cil. Et pas davantage quand l’arme que produisit Galen se révéla être un brisenerfs. Une arme interdite sur Terre et mortelle. — Certains matches nuls valent une victoire, fit Galen avec un sourire grimaçant. Ramasse ces armes, ordonna-t-il au clone en montrant les quatre neutraliseurs par terre. Celui-ci obéit et les glissa dans sa ceinture. — Et maintenant qu’allez-vous faire avec ça ? demanda Miles d’un ton léger, essayant de ne pas se laisser hypnotiser par le museau argenté du brise-nerfs. — Vous tuer, expliqua Galen. Ses yeux se posèrent sur son fils, s’en détachèrent, y revinrent à nouveau pour s’en éloigner une nouvelle fois. Finalement, il fixa Miles comme pour se raffermir dans sa résolution. Alors, pourquoi parles-tu au lieu de tirer ? Une question que Miles préféra ne pas dire à haute voix. Mieux valait ne pas provoquer Galen. Il fallait continuer à le faire parler. Il avait envie de parler, d’en dire plus. Une envie énorme. — Pourquoi ? Je ne vois pas en quoi cela servirait Komarr… mais ça vous soulagera peut-être. Vous aurez enfin votre petite vengeance ? — Petite ? Non, totale, absolue, parfaite ! Mon Miles sera le seul à repartir d’ici. Miles n’eut pas besoin de faire appel à ses dons de comédien pour s’offusquer. — Allons, soyons sérieux ! Vous n’espérez pas encore nous faire le coup de la substitution ! La Sécurité barrayarane est prévenue, ils vous repéreront tout de suite. C’est injouable. Il se tourna vers le clone. — Tu vas le laisser t’envoyer la tête la première dans une poubelle désintégrante ? À la minute où ils te verront, ils te refroidiront. C’est ridicule. Et ce n’est pas nécessaire. Le clone parut nettement mal à l’aise mais il releva le menton et réussit à sourire crânement. — Je ne vais pas prendre la place de lord Vorkosigan, mais celle de l’amiral Naismith. Je l’ai déjà fait une fois, je peux donc le refaire. Vos Dendarii vont nous sortir de cette planète… et nous offrir une nouvelle base d’opérations. La main de Miles trancha l’air. — Non ! Tu t’imagines que je serais venu ici en courant un tel risque ? Les Dendarii sont prévenus, eux aussi. Chaque chef de patrouille dans le coin, et crois-moi, ce ne sont pas les patrouilles qui manquent, transporte avec lui un med-scanner. Au premier mot que tu prononceras, ils te feront subir un test de contrôle. Et s’ils trouvent de vrais os dans tes jambes à la place de mes prothèses, ils te feront sauter la cervelle. Fin du complot. — Mais, j’ai des prothèses aux jambes, dit le clone, un peu surpris. Miles se pétrifia. — Quoi ? Tu m’avais dit que tu n’avais jamais eu de fractures… Galen fit volte-face vers le clone. — Quand lui as-tu dit ça ?… Le clone répondit à Miles : — Je n’en ai pas eu. Mais quand ils t’ont remplacé les os, on en a fait autant avec moi. Sinon, le premier examen médical un peu sérieux aurait tout fait échouer… — Peu importe. Ton squelette ne porte pas mes traces de fractures… — Non, mais il faudrait un scanner bien plus approfondi pour le découvrir. Dès qu’on aura éliminé ces trois-là, je devrais être capable de me débrouiller. J’étudierai les résultats de tes examens médicaux, ton journal de bord… — Ces trois-là ? Qui ça ? — Les trois Dendarii qui savent que tu es Vorkosigan. — Votre jolie garde du corps et ce couple, expliqua Galen d’un ton vindicatif. Je regrette vraiment que vous ne l’ayez pas amenée, celle-là. Maintenant, il va falloir la retrouver pour lui faire la peau. Une fugitive réprobation passa-t-elle sur le visage de Mark ? Galen l’avait surprise, lui aussi, et il fronça les sourcils. — Tu ne pourras quand même pas t’en tirer, protesta Miles. Il y a cinq mille Dendarii. J’en connais des centaines par leur nom ou de vue. Nous avons été au combat ensemble. Je sais des choses sur eux que même leurs mères ignorent, des choses qui ne figurent dans aucun rapport. Et ils m’ont connu dans toutes sortes de situations. Tu ne saurais même pas quelle blague faire. Et même si tu réussis pendant un temps, si tu parviens à devenir l’amiral Naismith comme autrefois tu espérais devenir empereur… que deviendra Mark ? Peut-être que Mark ne veut pas devenir un mercenaire de l’espace. Peut-être qu’il veut être euh… dessinateur de mode ou médecin… — Oh non, souffla le clone en baissant les yeux vers son corps difforme, pas médecin… —… Ou programmeur d’holovidéo ou pilote stellaire ou ingénieur. Ou n’importe quoi à condition d’être loin de lui. Miles désigna Galen du menton. Pendant un bref instant, les yeux du clone s’emplirent d’une folle espérance, rapidement masquée. — Comment pourras-tu jamais le savoir ? reprit Miles. — C’est vrai, fit Galen en examinant maintenant le clone d’un regard acéré. Tu dois passer pour un soldat aguerri. Et tu n’as jamais tué. Le clone s’agita, mal à l’aise, lançant des regards en coin vers son mentor. La voix de Galen s’adoucit. — Tu dois apprendre à tuer si tu veux survivre. — Non, tu n’y es pas obligé, intervint Miles. La plupart des gens vivent toute leur vie sans tuer qui que ce soit. C’est un mauvais argument. Le brise-nerfs se pointa sur lui. — Vous parlez trop. Galen observa une dernière fois son fils, témoin muet de cette scène, qui leva le menton d’un air de défi avant de détourner le regard, comme si la vue de son père lui brûlait les yeux. — Il est temps d’y aller. Les traits subitement durcis, Galen se rapprocha du clone. — Tiens. Il lui tendit le brise-nerfs. — Il est temps de mettre la touche finale à ton éducation. Tue-les et partons. — Et Ivan ? demanda doucement le capitaine Galeni. — Je me fous du neveu de Vorkosigan comme de son fils, répliqua Galen. Qu’ils aillent en enfer ensemble, main dans la main si ça leur chante. Il se tourna à nouveau vers le clone. — Vas-y ! Mark déglutit et leva son arme qu’il tenait à deux mains. — Mais… et l’ordre de crédit ? — Il n’y a pas d’ordre de crédit. Tu ne sais pas reconnaître un mensonge quand tu en entends un, idiot ? Miles leva son poignet et parla distinctement dans son comm. — Elli, tu as tout enregistré ? — Absolument tout, et tout retransmis au capitaine Thorne des services de renseignements. La voix de Quinn s’éleva dans l’air humide. — Vous avez besoin de compagnie ? — Pas encore. Il laissa retomber sa main, se redressa de toute sa hauteur et croisa le regard furibond de Galen. — Comme je l’ai dit : fin du complot. Discutons plutôt. Il y a d’autres possibilités. Désemparé, Mark avait baissé le brise-nerfs. — Des possibilités ? La vengeance me suffira ! siffla Galen. Feu ! — Mais… fit le clone. — À partir de cet instant, tu peux être un homme libre. Miles parlait vite et bas. — Il a payé pour toi mais il ne te possède pas. Mais si tu tues pour lui, tu lui appartiendras pour toujours. Pour toujours et à jamais. Pas nécessairement, disait la grimace silencieuse de Galeni, mais il n’intervint pas, laissant Miles tenter sa dernière carte. — Tu dois les tuer ; ce sont tes ennemis, gronda Galen. La main de Mark était de moins en moins assurée. Il ouvrit la bouche pour protester. — Maintenant, bon Dieu ! hurla Galen en tentant de lui arracher le brise-nerfs. Galeni bondit devant Miles qui farfouillait dans sa veste à la recherche de son deuxième neutraliseur. Le brise-nerfs émit un craquement. Miles dégaina, mais trop tard, beaucoup trop tard… Le capitaine Galeni hoqueta… Il est mort par ma faute, à cause de ma maudite lenteur, de ma stupidité… Hurlant en silence, Miles contourna Galeni, leva son arme… Pour voir Galen tressaillir avant de se tordre dans des convulsions, le dos arqué, le visage déformé par la douleur et finalement s’effondrer… mort. — Tue tes ennemis, haleta Mark, le visage blanc comme du papier. Eh bien, voilà ! Oh ! ajouta-t-il en relevant son arme tandis que Miles avançait. Ne bouge plus ! Un clapotement aux pieds de Miles. Il baissa les yeux pour constater qu’une fine écume balayait la passerelle. La marée montait. La marée montait… — Où est Ivan ? demanda-t-il, la main crispée sur son neutraliseur. — Si tu tires, tu ne le sauras jamais, dit Mark. Son regard sautait involontairement de Miles à Galeni puis au cadavre de Galen à ses pieds et au brise-nerfs dans sa propre main comme s’il lui était impossible de faire le lien entre tous ces éléments. Sa respiration était faible et paniquée, les jointures de ses doigts crispés sur l’arme d’une pâleur osseuse. Toujours debout, Galeni ne bougeait pas. La tête penchée, il regardait la forme gisant sur le sol ou autre chose de beaucoup plus lointain sans paraître conscient de ce qui se passait autour de lui. — Parfait, dit Miles. Tu nous as aidés. Nous t’aiderons. À présent, conduis-nous à Ivan. Mark recula jusqu’à la paroi sans baisser son arme. — Je ne te crois pas. — Où veux-tu aller ? Retourner chez les Komarrans ? Impossible, maintenant. D’autre part, un commando barrayaran bien décidé à t’exterminer est déjà lancé à ta poursuite et il n’est pas loin d’ici. Quant aux autorités locales, elles te demanderaient des explications pour ce cadavre. Je suis ta seule chance. Mark regarda le cadavre, le brise-nerfs, Miles. Le léger bruissement d’une corde de rappel qui se détendait fut à peine couvert par le clapotis des vagues qui leur léchaient les pieds. Miles leva les yeux. Quinn volait vers eux d’un seul long bond, tel un faucon fondant sur sa proie, son arme dans une main, contrôlant son rappel de l’autre. Mark ouvrit le sas et s’y faufila. — Ivan, vous n’avez qu’à le chercher. Il n’est pas loin d’ici. Et pour ce qui est du cadavre, ce n’est pas à moi d’en répondre… mais plutôt à toi. L’arme du meurtre porte tes empreintes ! Il jeta le brise-nerfs et claqua violemment la porte du sas derrière lui. Miles bondit, doigts en avant, mais la porte était déjà scellée et il faillit bien se briser encore une ou deux phalanges. Le glissement et le cliquetis d’un mécanisme, étudié pour résister à la pression de la mer, lui parvinrent, étouffés, à travers la cloison. Miles jura entre ses dents. — Tu veux que je la fasse sauter ? demanda Quinn, haletante, en atterrissant. — Ou… Bon Dieu, non ! La décoloration sur le mur, provoquée par la marée, s’élevait à deux bons mètres au-dessus du sas. — Ça pourrait provoquer l’inondation de Londres. Essaie de l’ouvrir sans l’abîmer. Capitaine Galeni ! Il se retourna. Galeni n’avait toujours pas bougé. — Vous êtes en état de choc ? — Hein ? Non… non, je ne crois pas. Galeni revint à lui avec effort. — Plus tard, peut-être, ajouta-t-il d’une voix étrangement calme, pensive. Quinn était penchée sur la serrure du sas, sortant tout un attirail de ses poches. Elle consulta ses instruments. — Electromécanique avec un contrôle manuel… Si j’utilise une sonde magnétique… Miles la rejoignit pour la débarrasser de son harnais. — Remontez, dit-il à Galeni, et voyez si vous pouvez trouver une autre entrée de l’autre côté. Il faut rattraper ce petit salopard ! Galeni hocha la tête et enfila le harnais. Miles lui tendit le neutraliseur et son poignard. — Vous voulez une arme ? Mark était parti avec toutes les autres, à l’exception du brise-nerfs. — Un neutraliseur est inutile, remarqua Galeni. Et il vaut mieux que vous gardiez le couteau. Si je le trouve, j’utiliserai mes mains nues. Il avait annoncé cela avec une certaine délectation. Miles hocha la tête. Ils avaient tous les deux suivi des cours de combat rapproché sur Barrayar. Les trois quarts des mouvements étaient interdits à Miles en raison de la faiblesse de son squelette, mais ce n’était pas le cas de Galeni. Celui-ci se laissa aspirer dans la nuit, rebondissant contre le mur, tracté par le fil presque invisible, telle une énorme araignée. — Ça y est ! s’écria Quinn. L’épais sas s’ouvrit sur un trou noir et profond. Dégainant sa torche de sa ceinture, Miles se glissa dans l’ouverture avant de se retourner une dernière fois pour contempler le visage grisâtre de Galen, baigné d’écume, enfin libéré de ses obsessions et de ses douleurs. Impossible de confondre le calme de la mort avec celui du sommeil. Il était absolu. Le rayon du brise-nerfs devait l’avoir atteint en plein visage. Quinn referma le sas derrière eux et s’arrêta pour ranger tout son équipement dans ses multiples poches tandis que le mécanisme de la porte cliquetait et bipait, glissait et claquait, assurant à nouveau la protection de l’estuaire de la Tamise. Ils s’engagèrent dans le corridor. Cinq mètres plus loin, ils arrivèrent à la première intersection en forme de T. Ce boyau principal, illuminé, décrivait une longue courbe dans les deux directions. — Tu vas à gauche et moi à droite, dit Miles. — Tu ne devrais pas rester seul, objecta Quinn. — Je devrais peut-être me balader avec mon jumeau, hein ? Vas-y, bon sang ! Exaspérée, Quinn leva les mains au ciel et se mit à courir. Miles piqua un sprint dans la direction opposée. L’écho de ses pas résonnait étrangement dans la montagne de synthébéton. Il s’arrêta un moment pour écouter… n’entendit que la foulée légère de Quinn qui s’évanouissait rapidement et reprit sa course, franchissant des centaines de mètres de couloir vide, passant devant des stations de pompage éclairées et ronronnant tranquillement. Il commençait à se demander s’il n’avait pas raté une sortie – un sas d’accès situé dans le plafond, par exemple – quand il remarqua un objet par terre : un des neutraliseurs qui avait dû glisser de la ceinture d’un Mark paniqué. Il le ramassa avec un sourire de loup et le rengaina dans son holster. Il brancha son comm. — Quinn ? Après une dernière courbe, le corridor aboutissait dans une sorte de vestibule austère où se trouvait un tube de montée. Sans doute situé sous une des tours de surveillance. Attention : zone réservée au personnel autorisé. — Quinn ? Il se glissa dans le tube et se mit à monter. Bon sang, à quel étage Mark s’était-il arrêté ? Impossible de le savoir. Quand il passa devant le troisième niveau, Miles aperçut une salle de contrôle, un mur de verre et la nuit derrière. À l’évidence, une sortie. Mû par une intuition, il se précipita hors du tube. Un parfait inconnu, portant des vêtements civils, fit volte-face au bruit de ses pas et se laissa tomber sur un genou. L’éclair argenté d’un miroir parabolique brilla entre ses mains : le museau d’un brise-nerfs. — Il est ici ! cria l’homme en ouvrant le feu. Miles battit en retraite dans le tube avec une telle rapidité qu’il rebondit contre le mur du fond. Sans perdre un instant, il attrapa l’échelle de sécurité sur une des parois et se propulsa vers le haut, plus vite que ne le permettait le champ antigrav. Il dut effectuer plusieurs grimaces afin de chasser l’impression de piqûres, laissée sur son visage par les franges du rayon du brise-nerfs. Soudain, il se rendit compte que sous son pantalon civil, l’homme portait les bottes de service barrayaranes. — Quinn ! hurla-t-il à nouveau dans son comm. Le niveau suivant donnait sur un corridor désert. Pas de tueurs à l’affût ici. Les trois premières portes qu’il essaya étaient verrouillées, mais la quatrième s’ouvrit sur un bureau parfaitement éclairé. Il jeta un regard circulaire et son œil fut attiré par un léger mouvement dans l’ombre sous une console. À pas de loup, il s’en approcha et se pencha pour se retrouver nez à nez avec deux femmes portant l’uniforme bleu des techs du service portuaire. L’une couina et se cacha le visage, tandis que l’autre, la serrant dans ses bras, lançait un regard de défi à Miles. Il essaya un sourire amical. — Euh… bonjour. — Mais qui êtes-vous ? demanda la deuxième femme d’une voix aiguë. — Oh, je ne suis pas avec eux. Ce sont, hum, des tueurs professionnels. Une définition parfaitement exacte. — Ne vous inquiétez pas, ils n’en ont pas après vous. Avez-vous appelé la police ? Incapable de parler, elle secoua la tête. — Je vous suggère de le faire immédiatement. Euh… vous ne m’auriez pas déjà vu ? La femme hocha la tête. — De quel côté suis-je allé ? Visiblement terrorisée à l’idée d’être sous la menace d’un fou, elle se tassa sur elle-même. Miles écarta les mains dans un geste d’excuse et se dirigea vers la porte. — Appelez la police ! rappela-t-il par-dessus son épaule. Les petits bips des touches de la console sur laquelle elle tapotait résonnèrent faiblement derrière lui. De toute évidence. Mark ne se trouvait plus à ce niveau. Quelqu’un avait éteint le champ de gravité du tube enclenchant la barre de sécurité automatique devant l’entrée et la lumière rouge de l’alarme. Sur ses gardes, Miles risqua un coup d’œil circonspect dans le tube et eut juste le temps d’apercevoir un visage qui le regardait prudemment depuis le niveau inférieur avant de s’écarter alors qu’un brise-nerfs crépitait. Un balcon courait à l’extérieur de la tour. Miles traversa la pièce et sortit du côté de la mer afin d’examiner les lieux. Il n’y avait plus qu’un seul niveau au-dessus de lui, dont le balcon était facilement accessible d’un coup de grappin. Miles grimaça et sortit son attirail de sa poche. Par chance, son grappin magnétique s’accrocha du premier coup. Il ravala sa salive et, ignorant son cœur qui ratait quelques battements, il s’élança dans le vide à flanc de la jetée, avec la mer qui grondait quarante mètres plus bas. Dix secondes plus tard, il escalada le rebord du balcon supérieur. Sur la pointe des pieds, il se glissa alors jusqu’à la porte en verre pour surveiller le corridor. Mark était accroupi dans la lueur rouge, près de l’entrée du tube, son neutraliseur à la main. Un peu plus loin, gisait un homme qui portait un bleu de tech. — Mark ? appela doucement Miles avant de se rejeter en arrière. Mark fit volte-face et lâcha une décharge de son arme dans sa direction. Miles s’adossa au mur comme s’il espérait s’y enfoncer. — Coopère avec moi et je te sortirai de là vivant. Où est Ivan ? Ce rappel qu’il possédait encore un atout dans sa manche eut sur Mark l’effet calmant désiré. Il n’ouvrit pas le feu une deuxième fois. — Sors-moi d’ici et je te dirai où il est. Miles sourit dans l’obscurité. — D’accord. Je viens. Il se détacha de la paroi et rejoignit son double, ne s’arrêtant que pour vérifier le pouls de l’homme inconscient. Heureusement, il battait encore. — Comment vas-tu me sortir d’ici ? demanda Mark. — C’est bien ça le problème, reconnut Miles. Il s’interrompit pour tendre l’oreille. Quelqu’un grimpait par l’échelle du tube, essayant de faire le moins de bruit possible. Il n’était pas encore parvenu au niveau inférieur. — La police ne va pas tarder à débarquer. Alors, tu penses bien que les Barrayarans vont aussitôt décamper. Ils n’ont aucune envie de provoquer un incident diplomatique. L’ambassadeur aurait toutes les peines du monde à expliquer leur présence ici. Déjà, l’opération de cette nuit a dépassé la mesure. Sûrement que Destang va leur tanner les fesses demain matin. — La police ? Mark serrait son arme comme si c’était la seule chose à laquelle il pouvait se retenir. Il avait peur, cela se voyait, mais il luttait pour garder son sang-froid. — Oui. On peut toujours essayer de jouer à cache-cache avec les Barrayarans jusqu’à ce qu’elle arrive… À moins qu’on préfère monter sur le toit où on se fera immédiatement ramasser par un aérocar dendarii. Mon choix est vite fait. Et toi ? — Et ainsi, je deviendrais ton prisonnier, murmura Mark avec une colère nourrie par sa peur. Mourir maintenant ou mourir plus tard, quelle différence ? Je sais à quoi peut te servir un clone. Miles ne s’y trompa pas : Mark se voyait encore comme une banque d’organes vivante. Il soupira et jeta un coup d’œil à son chrono. — Si Galen a dit vrai, il ne me reste plus que onze minutes pour retrouver Ivan. Une ombre passa sur le visage de Mark. — Ivan n’est pas ici. Il est tout en bas. Pratiquement là où on s’est retrouvés. — Ah ? Miles risqua un rapide regard dans le tube. Le grimpeur ne s’y trouvait plus. Il avait dû sortir au niveau inférieur. Leurs poursuivants se montraient vraiment méthodiques dans leurs recherches, fouillant tous les étages de façon à les acculer ici. Miles portait encore son harnais de rappel. Très prudemment, en veillant à faire le moins de bruit possible, il fixa à nouveau le grappin à la barre de sécurité et testa la solidité de la fixation. — Tu préfères donc descendre, n’est-ce pas ? Facile, je peux t’arranger ça. Mais tu as intérêt à m’avoir dit la vérité pour Ivan. Parce que s’il meurt, je me chargerai personnellement de te disséquer. Je te transformerai en steak tartare. Miles enjamba la barre, vérifia une dernière fois son matériel, prêt à sauter. — Grimpe. — Sans m’attacher ? Miles lui lança un regard ironique par-dessus son épaule et le taquina : — Tu rebondis mieux que moi. Avec une immense réticence. Mark repassa son neutraliseur dans sa ceinture, se colla à Miles et enroula maladroitement bras et jambes autour de son corps. — Tiens-toi mieux que ça. La décélération en bas va être sévère. Et surtout ne crie pas. Il ne faut pas attirer l’attention. Mark resserra son étreinte d’un mouvement convulsif, tandis que Miles vérifiait encore une fois qu’il n’y avait plus personne dans le tube avant de se lancer dans le vide. Certes, leurs deux poids additionnés accélérèrent leur chute d’une façon terrifiante, mais ils tombèrent sans le moindre bruit, d’une hauteur de quatre étages. L’estomac de Miles lui remonta dans la gorge tandis qu’ils baignaient dans la lueur rouge. Puis le mécanisme de contrôle de rappel se mit à gémir, résistant à la vitesse croissante. Le harnais lui mordit les chairs et les bras de Mark, croisés autour de son cou, commencèrent à lâcher prise. D’un geste vif, Miles lui saisit un poignet et réussit à freiner de justesse pour s’arrêter à un ou deux centimètres au-dessus du sol. Ils étaient de retour dans les entrailles de la muraille, plutôt sonnés, les oreilles bourdonnantes. Les sens exacerbés de Miles vibraient encore d’un sifflement lancinant. Heureusement, pendant leur descente, aucune tête n’était apparue dans les ouvertures au-dessus d’eux, aucune arme n’avait ouvert le feu. Miles et Mark ne s’éternisèrent pas dans le tube, là où ils pouvaient être si facilement repérés, et se ruèrent dans le couloir d’accès. Miles pressa sur ses boutons de contrôle pour se libérer de son harnais. Les courroies, en tombant, ne firent aucun bruit à la différence du grappin qui heurta assez violemment le sol. Miles grimaça. — Par ici, dit Mark en partant vers la droite. Ils coururent côte à côte le long du corridor. Une profonde vibration absorbait désormais les sons plus légers. La station de pompage qui clignotait et ronronnait lors du premier passage de Miles était maintenant en pleine activité, soulevant les eaux de la Tamise jusqu’au niveau de la marée haute grâce à tout un réseau de canalisations cachées. Ils arrivèrent à la station suivante qui n’allait pas tarder elle aussi à entrer en action. Mark s’arrêta. — Ici. — Où ça ? Mark fit un signe. — Chaque station de pompage possède un sas d’accès pour le nettoyage et les réparations. On l’a mis dans celui-là. Miles jura. La chambre de pompage était à peu près de la taille d’un grand placard. Hermétiquement fermée, elle devait être noire, froide, humide, puante et atrocement silencieuse. Jusqu’à ce que l’eau se ruât à l’intérieur avec une force effroyable et ne la transformât en cercueil, emplissant les oreilles, le nez et les yeux terrorisés, montant jusqu’au plafond sans même laisser une minuscule poche d’air pour une bouche avide. Elle pénétrerait là-dedans avec une telle puissance qu’elle projetterait le corps contre la muraille, encore et encore, jusqu’à ce que les chairs soient complètement écrasées, jusqu’à ce que le visage soit méconnaissable, jusqu’à ce que la marée reflue enfin, laissant derrière elle… pas grand-chose, un bouchon dans les tuyaux. — Tu… souffla Miles en fixant Mark, tu as accepté ça… Mark se frotta nerveusement les paumes l’une contre l’autre et esquissa un pas de recul. — Tu es là… je t’y ai amené, commença-t-il d’une voix plaintive. J’ai tenu ma… — C’est une punition un peu sévère, non ? Pour quelqu’un dont le seul tort vis-à-vis de toi a été de ronfler un peu trop fort. Il t’a réveillé la nuit ? Ecœuré, Miles lui tourna le dos et commença à maltraiter le système de contrôle du sas. La dernière étape était manuelle : il fallait tourner une barre. Quand Miles arriva enfin à pousser la lourde porte vers l’intérieur, un signal d’alarme se déclencha. — Ivan ? — Ah ! Ce cri avait été proféré d’une voix aphone. Miles engagea les épaules dans l’ouverture et alluma sa torche. Le sas se trouvait près du plafond de la chambre de pompage et il dut baisser les yeux pour apercevoir la tache blanche que formait le visage d’Ivan, un demi-mètre plus bas. — Vous ! s’écria Ivan avec dégoût, titubant en arrière, glissant sur la vase. — Non, pas lui, corrigea Miles. Moi. — Ah ? Ivan avait les traits tirés. Il semblait épuisé, au bord de la rupture. Miles avait déjà vu cette expression, sur des hommes restés trop longtemps au combat. Il lui jeta son harnais de rappel qui décidément servait beaucoup, se rappelant avec un frisson qu’il avait bien failli ne pas le prendre quand il avait quitté le Triomphe. D’un geste sûr, il fixa le grappin. — Prêt à remonter ? Les lèvres d’Ivan bougèrent à peine mais il attrapa le harnais. Miles actionna le mécanisme et Ivan s’éleva jusqu’à ce que Miles pût le tirer pour l’aider à se glisser hors du sas. Ivan s’immobilisa, les bottes plantées dans le sol, les mains sur les genoux pour ne pas s’effondrer, respirant difficilement. Son uniforme vert était trempé, chiffonné et maculé de vase. Ses mains ressemblaient à de la viande pour chien. Il avait dû cogner, chercher, gratter et hurler dans le noir… sans aucune chance d’être entendu. Miles referma le sas et actionna tous les mécanismes de sécurité. L’alarme s’arrêta immédiatement. Tous les circuits étant reconnectés, la pompe se mit immédiatement en action. Pourtant le seul bruit qui leur parvint de la chambre de pompage fut un murmure monstrueusement faible. Ivan s’assit à même le sol, le visage dans les genoux. Inquiet, Miles s’accroupit à ses côtés. Ivan releva la tête et esquissa un pauvre sourire. — Je crois que je vais éviter de m’enfermer dans le noir pendant quelques jours… Miles lui rendit son sourire et lui tapa sur l’épaule. Il se leva et se tourna. Mark avait disparu. Miles cracha et leva son comm jusqu’à ses lèvres. — Quinn ? Quinn ! Il ressortit dans le corridor, regardant à droite et à gauche, écoutant avec intensité. Il perçut un écho de pas s’éloignant dans la direction opposée à la tour infestée par le commando barrayaran. — Quelle petite merde, maugréa Miles. Qu’il aille se faire voir. Il sélectionna la fréquence de la patrouille aérienne. — Sergent Nim ? Naismith à l’appareil. — Oui, mon amiral. — J’ai perdu le contact avec le commandant Quinn. Voyez si vous pouvez la joindre. Sinon, cherchez-la aussitôt. La dernière fois que je l’ai vue, elle se trouvait au premier niveau de la jetée entre les tours Six et Sept et se dirigeait vers le sud. — Oui, mon amiral. Miles revint sur ses pas et aida Ivan à se lever. — Tu peux marcher ? s’enquit-il, anxieux. — Ouais… pas de problème, dit Ivan avant de grimacer. J’suis juste un peu… Ils s’engagèrent dans le corridor. Ivan tituba un moment, s’appuyant sur Miles, puis retrouva un pas plus assuré. — J’ignorais que j’avais autant d’adrénaline dans le corps. Ça fait des heures et des heures… Combien de temps en fait je suis resté là-dedans ? Miles jeta un coup d’œil à son chrono. — À peu près deux heures. — Ha ? Ça m’a paru bien plus long ! Ivan retrouvait visiblement une partie de ses moyens. — Où allons-nous ? Pourquoi portes-tu ton costume de Naismith ? J’espère que milady va bien. Ils ne l’ont pas kidnappée, elle aussi ? — Non, Galen n’en avait qu’après toi. Mais désormais, cette opération appartient uniquement aux Dendarii. Les Barrayarans ne sont pas au courant de ton enlèvement. D’ailleurs, je ne suis pas censé être sur Terre en ce moment. Destang m’a ordonné de rester à bord du Triomphe pendant que ses sbires essaient de se débarrasser de mon double. Pour éviter tout risque de confusion. — Ouais, pas bête. De cette façon, ils peuvent ouvrir le feu sur le premier petit bonhomme venu. Ivan roula de grands yeux. — Miles… — Exactement, dit Miles. C’est pour ça qu’on va de ce côté. Ils sont là-bas. — Tu veux que je marche plus vite ? — Ce serait bien, si tu peux. Ils accélérèrent le pas. — Pourquoi es-tu descendu sur Terre ? demanda Ivan après une ou deux minutes de réflexion. Ne me dis pas que tu veux encore sauver cette misérable petite copie de toi ? — Galen m’a adressé une invitation en échange de ta peau. Je n’ai pas tant de parents que cela, Ivan. Ils ont donc une valeur extraordinaire à mes yeux. Ne serait-ce qu’à cause de leur rareté… Ils échangèrent un regard. Ivan s’éclaircit la gorge. — Bon. D’accord. Mais tu t’avances en terrain miné. Destang ne va pas être ravi d’apprendre que tu essaies de le doubler. Au fait, si ses hommes sont si proches, où se trouve Galen ? s’enquit-il avec une inquiétude redoublée. — Galen est mort, annonça brièvement Miles. Ils passaient justement devant le sas derrière lequel se trouvait son cadavre. — Ah ! Heureux de l’apprendre ! Et à qui est revenu l’honneur de le descendre ? Que je lui baise la main ! — J’ai l’impression que tu ne vas pas tarder à en avoir l’occasion. Un bruit de foulées extrêmement rapides, comme celles d’une personne possédant des jambes très courtes, se faisait entendre juste au-delà du virage dans le corridor. Miles dégaina son neutraliseur. — Cette fois-ci, je n’ai pas à discuter avec lui. C’est peut-être Quinn qui l’a obligé à revenir par ici, ajouta-t-il avec espoir. Il commençait à se faire énormément de souci pour elle. Mark apparut soudain et s’immobilisa devant eux avec un cri éperdu. Il fit volte-face, fit mine de repartir, s’arrêta, pivota à nouveau comme un animal pris au piège. Le côté droit de son visage était zébré de rouge, son oreille portait déjà une série de cloques suintantes et l’odeur de cheveux brûlés stagna dans l’air. — Et maintenant ? demanda Miles. La voix de Mark était aiguë et tendue. — Il y a une espèce de fou au visage peint qui m’a tiré dessus avec un arc à plasma ! Ils sont partout dans la tour suivante… — Est-ce que tu as vu Quinn quelque part ? — Non. — Miles, intervint Ivan, étonné, nos gars n’utiliseraient pas d’arcs à plasma dans une mission antipersonnelle comme celle-ci, n’est-ce pas ? Pas dans un lieu pareil… Ils ne voudraient pas prendre le risque d’endommager quelque chose… — Le visage peint ? fit Miles. Comment ça ? Pas… pas comme un masque d’opéra chinois, par hasard ? — Je n’en sais rien… je n’ai jamais vu de masque d’opéra chinois, haleta Mark. Mais… eh bien, ils sont peints d’une oreille à l’autre. — Le ghem-commandant, sans aucun doute, souffla Miles. En mission officielle. Ils ont décidé de prendre les choses en main. — Les Cetagandans ? demanda vivement Ivan. — Leurs renforts ont dû arriver, finalement. Ils ont dû suivre ma trace depuis le spatioport. Ô Seigneur ! Et Quinn qui est partie par là !… À son tour, Miles se mit à décrire des cercles. Mais il ravala très vite sa panique. Il ne pouvait se permettre de perdre son sang-froid. — Détends-toi, Mark. Ce n’est pas après toi qu’ils en ont. — Tu parles ! s’écria celui-ci. « Le voilà ! », c’est ce qu’ils ont dit avant de se mettre à tirer. Les lèvres de Miles se retroussèrent en un sourire hideux. — Non, non ! Ils se sont juste trompés de bonhomme. Ces gens veulent me tuer… Ils veulent tuer l’amiral Naismith. Il n’y a que ceux qui sont à l’autre bout du tunnel qui veulent te tuer, toi. Bien sûr, conclut-il, jovial, aucun d’entre eux ne peut faire la différence. Ivan gloussa, sarcastique. — On repart par ici, annonça Miles en prenant la tête du groupe. Il s’engagea dans le petit couloir qui menait au sas ouvrant sur l’extérieur. Ivan et Mark galopaient derrière lui. Arrivés devant la porte, une mauvaise surprise les attendait. Se haussant sur la pointe des pieds, Miles serra les dents. À en croire les voyants de contrôle, à présent, la mer était montée plus haut que le sommet du sas. Cette sortie était condamnée. 15 Miles flanqua une gifle à son comm. — Nim ! — Mon amiral ! — Il y a un commando de Cetagandans dans la tour Sept. Force inconnue mais ils ont des arcs à plasma. — Exact, mon amiral, répliqua la voix haletante de Nim. On vient juste de tomber sur eux. — Où êtes-vous et que voyez-vous ? — J’ai deux gars à chacune des trois sorties de la tour, avec des renforts dans les fourrés derrière le parking. Les… vous dites que ce sont des Cetagandans, mon amiral ? Ces types viennent de larguer plusieurs décharges de plasma dans le corridor principal au moment où on essayait d’entrer. — Quelqu’un a été touché ? — Non, personne. — Aucun signe du commandant Quinn ? — Non, mon amiral. — Vous pouvez essayer de la repérer en faisant le point sur son communicateur ? — C’est déjà fait. D’après l’appareil, elle se trouve quelque part dans cette tour. Elle ne répond pas et le signal ne bouge pas. Assommée ? Morte ? Son comm était-il toujours à son poignet ? Aucun moyen de le savoir. Miles se força à respirer. — Très bien. Passez un appel anonyme à la police locale. Dites-leur qu’il y a une bande d’hommes armés dans la tour Sept… peut-être des saboteurs essayant de faire sauter la jetée. Soyez convaincant. Faites comme si vous étiez terrifié. — Aucun problème pour ça, mon amiral, répondit Nim avec sincérité. La décharge de plasma n’avait pas dû le manquer de beaucoup. — Jusqu’à l’arrivée des forces de l’ordre, empêchez les Cetagandans de quitter la tour. Neutralisez quiconque tente de sortir. Les policiers feront le tri plus tard. Envoyez deux ou trois hommes à la tour Huit afin de bloquer la sortie là-bas aussi. Dites-leur de remonter vers le sud pour obliger les Cetagandans à revenir sur leurs pas si, par hasard, ils essayaient de sortir par là. Mais je crois plutôt qu’ils iront vers le nord. De la paume, il étouffa le comm pour expliquer à Mark : — Pour te retrouver. Il souleva sa main et poursuivit à l’intention de Nim : — Dès que la police arrivera, retirez-vous. Evitez tout contact avec eux. Mais si vous vous faites coincer, allez-y mollo. Nous sommes les bons petits gars dans cette affaire. Qu’ils arrêtent plutôt ces méchants étrangers qui se trimballent avec des armes interdites dans la tour. Nous ne sommes que des touristes qui avons remarqué un truc bizarre alors que nous faisions une petite promenade nocturne. Compris ? Il y avait comme une gaieté forcée dans la voix de Nim quand il répondit : — Compris, mon amiral. — Mettez un observateur sur la tour Six. Et faites-moi votre rapport à l’arrivée de la police. Naismith, terminé. — Compris, mon amiral. Nim, terminé. Mark émit un gémissement étouffé et se rua sur Miles pour l’attraper par les revers de sa veste. — Espèce d’idiot, qu’est-ce que tu fabriques ? Rappelle tout de suite les Dendarii ! Ordonne-leur de nettoyer la tour Sept des Cetagandans ! Ou je… Il tenta de saisir le poignet de Miles, mais celui-ci le repoussa en gardant sa main gauche derrière son dos. — Oh, oh ! Calme-toi. Il n’y a rien qui me plairait plus qu’un exercice de tir sur les Cetagandans, surtout si nous sommes plus nombreux qu’eux. Mais ils ont des arcs à plasma. Et je ne sais pas si tu es au courant, mais les arcs à plasma ont une portée trois fois supérieure aux neutraliseurs. Je ne vais sûrement pas demander à mes hommes de prendre un tel risque sans une réelle urgence. — Si ces salopards t’attrapent, ils te tueront. C’est pas une réelle urgence, ça ? — Mais, Miles, intervint Ivan en contemplant le corridor de chaque côté, tu viens de nous prendre au piège au beau milieu d’une tenaille ? Miles sourit, exalté. — Non. Nous avons le moyen de nous rendre invisibles. Venez ! Il trotta à nouveau vers l’intersection en T et tourna à droite, vers la tour Six qui était aux mains des Barrayarans. — Non ! aboya Mark. Les Barrayarans risquent peut-être de te descendre par accident, mais moi, ils me tueront à coup sûr ! Miles fit un geste par-dessus son épaule. — Les Cetagandans, eux, nous tueront tous les deux sans la moindre hésitation. L’opération sur Dagoola a fait de l’amiral Naismith leur ennemi public numéro un. Je ne sais pas si tu t’en rends bien compte. Allez, viens. À regret, Mark le suivit. Ivan ferma la marche. Le cœur de Miles battait à toute allure. Il aurait aimé se sentir aussi sûr de lui qu’il voulait le faire croire. Mais vis-à-vis de Mark, il ne pouvait se permettre de laisser transparaître le moindre doute. Il courut sur la pointe des pieds pendant environ deux cents mètres. Si jamais les Barrayarans étaient arrivés jusque-là… Par chance, ils parvinrent à la dernière station de pompage sans rencontrer âme qui vive. À présent, cette station était au repos. Jusqu’à la prochaine marée haute qui aurait lieu dans douze heures. Si aucun problème ne survenait, elle ne devrait donc pas se remettre en activité d’ici là. Néanmoins, Miles n’avait aucune envie de se fier au hasard. À voir la façon dont Ivan dansait d’un pied sur l’autre en l’observant avec une inquiétude croissante, Miles jugea préférable de lui offrir toutes les garanties. Il examina soigneusement tous les panneaux de contrôle, avant d’en démonter un. Heureusement, c’était beaucoup plus simple que, disons, de programmer un Saut dans une chambre de propulsion. Un fil débranché ici, un autre là devraient mettre la pompe hors d’usage sans déclencher l’alarme dans le poste de surveillance de la tour. En tout cas, il l’espérait. D’ailleurs, il y avait peu de chances que les techs prêtent une grande attention à leurs instruments vu le vent de folie qui soufflait dans les entrailles de la digue. Miles se tourna vers Mark. — J’ai besoin de mon couteau, s’il te plaît. Avec une évidente mauvaise volonté, Mark lui tendit l’antique dague puis, après un nouveau regard appuyé de Miles, lui rendit aussi le fourreau. Miles en utilisa la pointe pour séparer les fils aussi fins que des cheveux. Apparemment, il avait bien choisi ceux qu’il fallait couper et il cacha son soulagement derrière un petit sourire satisfait. Cette opération terminée, il garda naturellement le couteau. Il alla jusqu’au sas de la chambre de pompage et l’ouvrit. Pas de bip, cette fois-ci. Son grappin gravitique se fixa immédiatement sur la paroi lisse à l’intérieur. Cependant, il restait un dernier problème à régler : cette satanée barre de verrouillage manuel. Si quelqu’un – bien intentionné ou pas – la tournait… Non, mieux valait ne pas y penser. Il coupla un levier de tension magnétique, identique à celui que Quinn avait utilisé pour ouvrir le sas, à son grappin gravitique pour manœuvrer la barre de l’intérieur. Ça fonctionnait. Il poussa un soupir de soulagement avant de retourner au panneau de contrôle faisant face au corridor. Il y fixa un senseur espion au bout d’une rangée de voyants. Difficile de faire la différence. Il fit un geste vers le sas ouvert de la chambre de pompage, aussi accueillant qu’un cercueil. — Bon, tout le monde dedans. Ivan blêmit. — Ô Seigneur, c’est bien ce que je craignais ! Mark ne semblait guère plus enchanté. Miles prit une voix sourde, persuasive : — Ecoute, Ivan, je ne peux pas te forcer. Tu peux retourner dans le couloir en espérant que ton uniforme t’évitera de te faire griller la cervelle par erreur. Si tu survis à la rencontre avec le commando de Destang, tu seras arrêté par la police locale, ce qui ne te sera probablement pas fatal. Mais je préférerais que tu restes… Il baissa encore la voix : —… et que tu ne me laisses pas seul avec lui. — Oh… Ivan plissa les paupières. Comme Miles l’avait espéré, cet appel à l’aide était plus efficace que la logique, les ordres ou les cajoleries. — Après tout, c’est comme d’être dans une salle de tactique, ajouta-t-il. — C’est comme d’être pris au piège, tu veux dire ! — T’es-tu jamais retrouvé dans une salle de tactique au moment où il n’y a plus d’énergie ? C’est pire qu’un piège. Toute cette impression de puissance et de contrôle n’est qu’une illusion. Je préfère être sur le champ de bataille. Il sourit d’un air affecté et hocha la tête vers le clone. — Et puis, tu ne crois pas qu’on devrait lui donner l’occasion de connaître ce que tu viens de vivre ? — Présenté comme ça, grogna Ivan, ça manque pas de charme. Miles se glissa le premier dans la chambre de pompage. Mark semblait avoir envie de s’enfuir, mais avec Ivan qui lui soufflait dans le cou, il n’avait guère le choix. Finalement, Ivan, la gorge serrée, sauta dans la pièce à leur côté. Miles alluma sa torche afin qu’Ivan, le seul qui était assez grand, fermât le lourd sas. Un silence pesant s’abattit sur eux, uniquement troublé par leurs respirations. Ils s’agenouillèrent. Les mains écorchées d’Ivan s’ouvraient et se refermaient convulsivement, poisseuses de sang et de sueur. — Au moins, on sait qu’ils ne peuvent nous entendre. — Ouais, gronda Miles. Espérons que nos poursuivants seront aussi stupides que moi. Je suis passé deux fois devant cette chambre sans la voir. Il brancha le récepteur du senseur de façon à surveiller le corridor encore vide. Il avait une vue parfaite à cent quatre-vingts degrés. — Et maintenant ? demanda Mark d’une petite voix. Pris en sandwich entre eux deux, il semblait fait comme un rat. Avec une tranquillité qu’il était loin d’éprouver, Miles s’adossa à la paroi gluante et humide. — Maintenant, on attend. Exactement comme dans une salle de tactique. On passe beaucoup de temps à attendre, dans une salle de tactique. Et si tu possèdes un brin d’imagination… c’est un véritable enfer. Il brancha son comm. — Nim ? — Oui, mon amiral. J’étais justement sur le point de vous appeler. Sa voix essoufflée laissait supposer qu’il était en train de courir ou peut-être de ramper. — Un aérocar de la police vient de se poser sur la tour Sept. Nous nous sommes retirés à travers le parc derrière la jetée. On vient de m’apprendre qu’ils ont aussi pénétré dans la tour Six. — Vous avez eu du nouveau à propos de Quinn ? — Rien. Le signal de son comm n’a toujours pas bougé, mon amiral. — Quelqu’un est-il entré en contact avec le capitaine Galeni ? — Non, mon amiral. N’était-il pas avec vous ? — Nous nous sommes séparés un peu avant que je perde Quinn. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait à l’extérieur de la jetée à mi-chemin des deux tours. Contactez-moi immédiatement si vous le repérez. — D’accord, mon amiral. Bon sang, un souci de plus. Galeni avait-il eu des problèmes ? Avec lesquels ? Il avait le choix : les Cetagandans, les Barrayarans et les Terriens. À moins que la mort de son père l’eût complètement déboussolé. Maintenant, Miles regrettait autant de s’être séparé de lui que de Quinn. Mais pour trouver Ivan, il n’avait pas pu agir autrement. À présent, il avait l’impression de tenter de reconstituer un puzzle invraisemblable, fait de pièces humaines qui bougeaient, changeaient de forme en permanence et se moquaient de lui. De toute façon, ce n’était pas le moment de se faire du mouron. Il desserra les dents. Mark le contemplait avec nervosité. Replié sur lui-même, Ivan ne prêtait guère d’attention à ce qui l’entourait mais, à la façon dont il se mangeait les lèvres, il était clair qu’il luttait difficilement contre sa toute nouvelle claustrophobie. Il y eut un mouvement sur le récepteur : un homme avançait avec précaution du côté sud. Un tueur cetagandan, se dit Miles, même si le type portait des vêtements civils. Il tenait un neutraliseur, pas un arc à plasma… De toute évidence, les Cetagandans étaient avertis de la présence des forces de police. Aussi cherchaient-ils à désamorcer cette situation explosive. Le Cetagandan explora quelques mètres de couloir puis disparut par où il était venu. Une minute plus tard, ce fut au nord qu’on s’agita : deux hommes se déplaçaient sur la pointe des pieds avec la discrétion d’un couple de gorilles. D’ailleurs, ils en avaient la corpulence. L’un d’eux était l’imbécile qui participait à cette mission secrète en portant ses bottes de service réglementaires. Lui aussi avait échangé son arme originelle contre un neutraliseur plus anodin, mais son compagnon brandissait un brise-nerfs. Tout était prêt pour une belle bataille rangée. L’avantage du neutraliseur dans ces cas-là était certain : c’était la seule arme avec laquelle on pouvait tirer d’abord et poser les questions ensuite. — C’est ça, mon gars, rengaine ton brise-nerfs ! murmura Miles tandis que le deuxième homme changeait d’arme à son tour. Admire, Ivan. Ça va être le spectacle de l’année. Celui-ci leva les yeux. Une expression sardonique remplaça son sourire incertain. Voilà qui ressemblait plus à ce bon vieil Ivan. — Oh, merde, Miles ! Destang va t’arracher les couilles pour avoir provoqué ce bordel ! — Pour l’instant, Destang ne sait même pas que j’y suis mêlé. Chhut… Nous y voilà. Le tueur cetagandan revenait. Il fit un geste de la main et fut bientôt rejoint par un acolyte. Pendant ce temps, à l’autre bout du corridor, encore cachés à leur vue par la courbure du boyau, trois autres Barrayarans suivaient en renfort au pas de course. Ce qui révélait clairement ce qui se passait dans la tour : ils ne pouvaient plus faire marche arrière car la police les y attendait. Les Barrayarans avaient manifestement renoncé à retrouver leur proie mystérieusement disparue et cherchaient à se tirer de là au plus vite, espérant utiliser la tour Sept. Ils n’avaient aucune envie de s’expliquer avec les Terriens. En revanche, les Cetagandans, qui avaient aperçu l’amiral Naismith fuir de ce côté, continuaient leur traque même si leur arrière-garde devait à présent connaître quelques problèmes avec les forces locales. Aucun signe de ladite arrière-garde, ni d’une quelconque prisonnière, Quinn par exemple. Miles se demanda s’il devait s’en réjouir ou pas. Bien sûr, il aurait été soulagé de la savoir toujours vivante mais il aurait énormément de mal à la tirer des griffes des Cetagandans avant l’arrivée de la police. Le scénario le plus favorable serait alors de la laisser se faire arrêter et neutraliser avec tout le gang et de la réclamer plus tard aux autorités locales… à condition qu’un crétin cetagandan ne décidât pas, dans la folie de l’assaut final, qu’il valait mieux la descendre : les morts ne parlent pas. À cette idée, Miles eut des sueurs froides ; ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Peut-être aurait-il dû convaincre Ivan et Mark de passer à l’attaque avec lui. L’avorton conduisant un autre avorton et un claustrophobe à l’assaut de… l’inconnu… Non. Mais qu’aurait-il fait s’il s’était agi d’un autre de ses officiers ? Craignait-il à ce point de laisser ses émotions prendre le pas sur ses obligations ? En tout cas, pour le moment, il se dépêchait de… ne rien faire, ce qui était une trahison non seulement vis-à-vis de Quinn mais aussi des Dendarii… Le premier des Cetagandans arriva dans la ligne de mire du premier Barrayaran. Aussitôt, ils ouvrirent le feu et s’effondrèrent dans le même sursaut. — Génial, ces combats au neutraliseur, marmonna Miles. — Bon Dieu ! s’exclama Ivan, fasciné au point d’en oublier ses propres problèmes. C’est comme la matière rencontrant l’antimatière. Pouf ! Les autres Barrayarans, éparpillés dans le corridor, se collèrent contre les parois. Le Cetagandan encore valide se coucha à terre et rampa vers son camarade inconscient. Un Barrayaran risqua un œil et lui tira dessus tandis que le coup en retour du Cetagandan se perdait dans le plafond. Deux Barrayarans se précipitèrent sur les corps inconscients de leurs mystérieux adversaires : le premier, neutraliseur en main, protégeait le second qui commença à les fouiller, vérifiant leurs armes, leurs poches et leurs vêtements et, bien sûr, ne trouva rien pour les identifier. À présent, il essayait de leur enlever leurs chaussures à la recherche d’un indice. Miles eut la conviction que s’il en avait eu le temps, il leur aurait bien aussi ouvert le corps pour les disséquer. Mais soudain, une voix distordue par un système d’amplification tonna derrière eux. Difficile de distinguer les mots déformés par l’écho, mais facile d’en deviner le sens : — Halte-là ! Qu’est-ce qui se passe ici ? Ne bougez plus ! Un Barrayaran aida un de ses acolytes à charger leur camarade inanimé sur son épaule. Manque de chance, c’était le plus lourd : M. Bottes en personne. Ils étaient assez près de l’œil espion pour que Miles vît les jambes du gars trembler sous l’effort tandis qu’il se redressait avec son fardeau et repartait en titubant. Il emboîta le pas à deux de ses équipiers tandis que le dernier couvrait leurs arrières. La petite troupe n’avait pas fait quatre pas que deux autres Cetagandans surgirent, venant du sud. L’un tirait par-dessus son épaule tout en courant. Il ne vit donc pas son partenaire se faire descendre et trébucha sur son corps avant de s’étaler de tout son long. Néanmoins, il possédait de bons réflexes car il tourna sur lui-même tout en chutant et tira à son tour. Un des Barrayarans s’effondra. Celui qui assurait leur protection à l’arrière-garde abattit le Cetagandan et se précipita pour soutenir son camarade. Mais, comble de malchance, ils franchirent à cet instant le virage et se heurtèrent à un véritable mur de rayons neutralisants. Les forces de police, déduisit Miles, puisque les Cetagandans tiraient eux aussi dans cette direction. Le résultat fut assez prévisible. Dans le couloir, il ne restait plus qu’un seul Barrayaran valide : celui qui portait M. Bottes. Son fardeau parut soudain écrasant et il ferma les yeux comme pour chasser la réalité de la scène à laquelle il prenait part. Quand la police apparut derrière lui, il se retourna péniblement et leva les mains du mieux qu’il put pour montrer qu’il se rendait, laissant tomber son neutraliseur. — Je vois déjà l’appel vid qu’il passera au commodore Destang, déclara Ivan. « Euh, mon commodore ? On a eu un léger problème, ici. Vous voulez bien venir nous chercher ?… » — Il pourrait choisir de déserter, commenta Miles. Les deux escouades convergentes de policiers faillirent bien s’annihiler mutuellement comme leurs proies mais parvinrent à se communiquer leurs identités juste à temps pour éviter cette pitrerie. Miles en fut déçu. Il était peu probable que les Terriens décident obligeamment de s’évanouir dans la nature : il fallait examiner les lieux, s’assurer qu’il n’y avait plus d’intrus dans la jetée, etc. C’était clair, Miles et ses deux compagnons allaient encore devoir attendre. Merde ! Grinçant des dents, Miles se leva, s’étira et s’adossa à la paroi, les bras croisés. Il valait mieux que cette attente ne se prolonge pas trop. Dès que les policiers en auraient fini, les équipes de déminage et les techs de la jetée prendraient leur place pour passer au peigne fin le moindre centimètre carré. La découverte des occupants de la chambre de pompage était inévitable. Mais pas mortelle, à condition – Miles baissa les yeux vers Mark accroupi à ses pieds – que personne ne paniquât. Il suivit le regard de Mark vers le récepteur où les policiers se penchaient sur les corps inanimés en se grattant la tête. Le Barrayaran captif ne leur serait d’aucune utilité. En tant qu’agent secret, il avait été conditionné pour résister à la torture et au thiopenta. Les autorités londoniennes ne lui soutireraient pas grand-chose et il en était parfaitement conscient. Mark secoua la tête, contemplant le chaos dans le corridor. — De quel côté es-tu, au bout du compte ? — Tu n’as toujours pas compris ? demanda Miles. Tout ça, c’est pour toi. Mark eut un hoquet de surprise. — Pourquoi ? Oui, pourquoi, en effet ? Miles contempla l’objet de sa fascination. Un clone pouvait devenir une véritable obsession… et vice versa. Il eut son tic habituel et haussa le menton. Inconsciemment, Mark en fit autant. Miles se souvenait avoir entendu d’étranges histoires à propos des relations entre les gens et leurs clones. Mais il n’y avait pas accordé trop d’importance : un type assez tordu pour se faire fabriquer un clone devait avoir une case en moins. Il valait bien mieux faire un enfant, de préférence avec une femme plus intelligente, plus vive et plus belle que soi : au moins, on gardait ainsi une chance d’évolution dans le clan. Miles se gratta le poignet. Une seconde plus tard, Mark, se grattait le bras. Alors, Miles retint un bâillement : il n’avait pas envie de voir Mark l’imiter. Bon. Il savait ce qu’était Mark. Il serait peut-être plus intéressant de découvrir ce qu’il n’était pas. Mark n’était pas une copie conforme de Miles, malgré les efforts désespérés de Galen. Il n’était pas non plus le frère qu’il avait tant espéré dans ses rêves d’enfant unique. Ivan, avec qui Miles partageait le clan, ses amis, Barrayar, des souvenirs hérités d’un passé toujours plus lointain, était cent fois plus son frère que Mark ne le serait jamais. Il avait toujours sous-estimé les mérites d’Ivan. — Ouais, pourquoi ? intervint celui-ci devant le long silence de Miles. — Et toi ? Pourquoi n’aimes-tu pas ton nouveau cousin ? s’enquit Miles. Où sont tes sentiments familiaux ? — Un comme toi me suffit largement, merci. Ton double satanique ici présent- Ivan fit un geste de la main, l’index et le petit doigt tendus telles deux cornes. —… ne m’inspire aucune confiance. En plus, vous deux, vous n’arrêtez pas de m’enfermer là-dedans. — Oui, mais moi, au moins, je t’ai demandé si tu étais volontaire. — Je la connais déjà, celle-là. « Hé, vous, vous et vous, je veux trois volontaires. » Tu avais déjà l’habitude de nous malmener, la fille de ton garde du corps et moi, quand on était gamins. Et tu n’étais même pas encore entré dans l’armée. Je m’en souviens encore. Miles sourit brièvement. — Né pour commander. Les sourcils de Mark se haussèrent tandis qu’il essayait visiblement de se représenter Miles enfant en train de malmener l’immense et bien portant Ivan. — C’est purement mental, l’informa Miles. Il étudia Mark qui s’agita, mal à l’aise sous cet examen : il rentrait la tête dans les épaules comme une tortue sous sa carapace. Etait-il mauvais ? Non, plutôt perdu. Son esprit était aussi distordu que son corps. Galen avait dû être un mentor encore plus horrible que le grand-père de Miles. Pour être mauvais, il fallait être égoïste ; et pour être égoïste, il fallait posséder un moi très fort, ce qui ne semblait pas être le cas de Mark : en vérité, on ne lui avait même pas permis d’en avoir un. Son problème, c’était justement qu’il n’était peut-être pas assez égoïste. — Es-tu satanique ? demanda Miles d’un ton léger. — Je suis un meurtrier, non ? ricana Mark. Qu’est-ce que tu veux de plus ? — Etait-ce vraiment un meurtre ? Ça ne m’a pas paru très clair. — Il a voulu prendre le brise-nerfs, je n’ai pas voulu le lui laisser. Le coup est parti. Au souvenir de cette scène, Mark pâlissait : son visage blafard, éclairé par la lueur de la lampe que Miles avait fixée au mur, se découpait sur la pénombre. — Je voulais qu’il disparaisse. Ivan haussa les sourcils mais Miles ne lui prêta aucune attention. — Ce n’était sans doute pas prémédité, dit-il. Mark haussa les épaules. — Si tu étais libre… commença lentement Miles. Mark eut une moue écœurée. — Libre ? Moi ? Par quel miracle ? La police a dû découvrir le cadavre, maintenant. — Non. La mer atteignait la passerelle, tout à l’heure. À présent, la marée a dû l’emporter. Il refera peut-être surface dans trois ou quatre jours. S’il refait jamais surface. Et dans quel état abominable ? Le capitaine Galeni le réclamerait-il pour lui offrir un enterrement décent ? Mais, bon sang, où était donc Galeni ? — Imagine que tu sois libre, reprit-il. Libéré de Barrayar et de Komarr, libéré de moi aussi. Libéré de Galen et de la police. Libre de tes obsessions. Que choisirais-tu ? Qui es-tu ? À moins que tu ne te contentes de toujours réagir, jamais d’agir. Mark se contracta. — Va te faire voir ! Un des coins de la bouche de Miles se releva. — Je suppose que tant que je serai près de toi, tu seras incapable de le savoir. Mark cracha sa haine. — C’est toi qui es libre, pas moi ! Miles en fut franchement étonné. — Moi ? Je ne serai jamais aussi libre que toi en ce moment. Galen te tenait par la peur. Tant qu’il pouvait te mettre la main dessus, il te contrôlait. À présent, c’est terminé. Moi, je suis tenu par… d’autres choses, pas par la volonté d’un seul homme. Que je disparaisse ou pas, que je me révolte ou que j’accepte, ça ne fait aucune différence. Et pourtant… Barrayar possède des côtés intéressants, à condition de les voir avec d’autres yeux que ceux de Galen. Même son propre fils l’a compris. Mark ricana avec amertume, fixant la paroi. — Tu as encore besoin de mon corps ? — Pour quoi faire ? Tu ne possèdes pas la taille que j’au… que nous aurions normalement dû avoir. Et mes os ne tarderont pas à tous être remplacés par du plastique. Je n’y gagnerais rien. — Je resterai en réserve, alors. Un stock de pièces de rechange en cas d’accident. Miles leva les mains au ciel. — Tu n’y crois pas plus que moi. Mais mon offre tient toujours. Reviens avec moi et les Dendarii et je te cacherai. Je te ramènerai chez nous. Tu auras tout le temps pour réfléchir à la meilleure manière de devenir le vrai Mark et non l’imitation de quelqu’un d’autre. — Je ne veux pas les rencontrer, annonça sèchement Mark. Miles comprit aussitôt qu’il faisait allusion à son père et à sa mère. Ivan avait, visiblement, du mal à suivre. — Je ne pense pas qu’ils se conduiraient mal avec toi. Après tout, ils sont déjà en toi, de la façon la plus fondamentale qui soit. Tu ne peux pas… te fuir toi-même. Une pause avant de tenter un nouvel essai. — Si tu en avais la possibilité, que ferais-tu ? Les traits de Mark se creusèrent un peu plus. — Je foutrais en l’air le trafic de clones dans l’Ensemble de Jackson. Miles considéra cette réponse. — Hum… Ils sont bien planqués. Ce qui n’est pas étonnant de la part de gens qui sont des descendants de pirates. Maintenant, bien sûr, ils ont évolué : ils forment une véritable aristocratie. Un de ces jours, il faudra que je te raconte une ou deux histoires à propos de tes ancêtres, des trucs qui ne sont pas dans les livres d’histoire… Ainsi, Mark avait au moins retiré ceci de son association avec Galen : une telle soif de justice qu’il était prêt à risquer sa vie pour elle. — Si tu décides de t’y mettre, reprit-il, tu vas avoir un sacré travail. Comment t’y prendras-tu ? Mark parut désarçonné par cette soudaine question d’ordre pratique. — Je n’en sais rien. Je ferai sauter leurs labos, je porterai secours aux enfants. — Bonne tactique, mauvaise stratégie. Ils en construiront d’autres. Tu dois les attaquer sur plusieurs niveaux. Si tu trouves un moyen d’empêcher leur trafic d’être rentable, il s’éteindra tout seul. — Comment ? demanda Mark. — Voyons… D’abord, il y a les clients. Des gens riches et sans scrupule. Il sera difficile de les persuader d’accepter la mort alors qu’ils peuvent s’offrir une vie à rallonge. Une découverte médicale offrant d’autres formes d’extension de la vie pourrait les convaincre. — Les tuer les convaincrait aussi bien, grogna Mark. — Juste, mais difficile à réaliser. Les gens comme eux possèdent des gardes du corps. Tôt ou tard, l’un d’entre eux aura ta peau et ce sera réglé. Ecoute, il doit bien y avoir quarante façons d’aborder le problème. Ne reste pas bloqué sur la première idée qui te passe par la tête. Par exemple, imagine que tu reviennes avec moi sur Barrayar. En tant que lord Mark Vorkosigan, tu ne tarderas pas à acquérir puissance et argent. Tu pourrais en profiter pour accroître tes connaissances, te préparer réellement à passer à l’attaque plutôt que de… te jeter tête la première contre un mur. — Jamais, fit Mark entre ses dents. Je n’irai jamais sur Barrayar. Ouais, et tu n’as peut-être pas tort, se dit Miles avec un soupir. Dans le corridor, les policiers chargeaient à présent le dernier des assassins inconscients sur un brancard flottant. Le moment de sortir de ce trou allait bientôt arriver. Avec un peu de chance… Ivan fixait Miles avec des yeux hallucinés. — Tu es complètement malade, déclara-t-il avec conviction. — Pourquoi ? Tu ne crois pas qu’il serait grand temps que quelqu’un s’occupe de ces salopards de l’Ensemble de Jackson ? — Bien sûr, mais… — Je ne peux pas être partout. Mais je pourrais soutenir ce projet. Miles jeta un coup d’œil à Mark. — À condition, évidemment, que tu ne cherches plus à prendre ma place. D’accord ? Mark observa le brancard qui disparaissait dans le corridor. — Tu peux être tranquille. Ce qui m’étonne, c’est que toi tu ne cherches pas à prendre ma place. À nouveau soupçonneux, il se tourna vers Miles. Celui-ci laissa échapper un rire douloureux. Quelle tentation ! Enterrer son uniforme, pénétrer dans une station de tube et disparaître dans la nature avec un ordre de crédit d’un demi-million de marks dans sa poche. Pour être un homme libre… Ses yeux se posèrent sur l’uniforme maculé d’Ivan : l’uniforme impérial, symbole de leur charge. Tu es ce que tu fais… tu peux toujours faire un nouveau choix… Non. Le plus laid des enfants de Barrayar continuera à être son champion. Pas question de ramper dans un trou et de devenir personne. À propos de trou, il était grand temps de sortir de celui-ci. Le dernier agent des troupes d’assaut de la police disparaissait derrière le brancard flottant. Les techs n’allaient pas tarder à envahir la place. Mieux valait bouger, et vite. — On y va, dit Miles en éteignant le récepteur et en récupérant sa torche. Ivan grogna de soulagement et se dressa pour ouvrir la porte du sas. Il propulsa Miles à l’extérieur qui, à son tour, lui jeta la corde de son harnais de rappel. La panique envahit un instant le visage de Mark tandis qu’il levait les yeux vers Miles : il était le dernier et il s’imaginait que ce n’était pas par hasard. Il retrouva son air renfrogné quand Miles lui envoya le harnais avant de récupérer son senseur espion et de brancher son comm. — Nim, au rapport, chuchota-t-il. — Nos deux aérocars sont à nouveau en l’air, mon amiral. À peu près à un kilomètre à l’intérieur des terres. La police a complètement bouclé votre secteur. Ils grouillent partout. — Très bien. Du nouveau à propos de Quinn ? — Aucun changement. — Passez-moi ses coordonnées exactes dans la tour. Nim les lui donna. — Parfait. Je suis dans la jetée près de la tour Six avec le lieutenant Vorpatril de l’ambassade de Barrayar et mon clone. Nous allons tenter une sortie par la tour Sept pour ramasser Quinn en route. Ou, au moins… Miles déglutit pour chasser la boule qui lui serrait stupidement la gorge. —… découvrir ce qui lui est arrivé. Restez où vous êtes. Naismith, terminé. Ils enlevèrent chaussures et bottes et se dirigèrent vers le sud en se collant au mur. Miles entendait des voix, mais derrière eux. À présent, l’intersection en T était éclairée. D’un geste de la main, Miles intima à Ivan et au clone l’ordre de s’arrêter tandis qu’il s’en approchait pour jeter un coup d’œil prudent au coin du mur. Un homme portant le bleu de travail du service de la jetée et un policier en uniforme examinaient le sas, en leur tournant le dos. Miles fit signe à Mark et à Ivan d’avancer et ils passèrent en silence devant la gueule du tunnel. Un garde était posté à l’entrée du tube de montée de la tour Sept. Ses bottes dans une main, le neutraliseur dans l’autre, Miles grimaça de frustration. Voilà qui réduisait à néant ses espoirs de sortir de là sans laisser de trace. Pas moyen d’y couper. À présent, la vitesse devait remplacer la finesse. D’ailleurs, cet homme se trouvait entre Quinn et eux, donc il méritait son sort. Miles leva son arme et ouvrit le feu. Le policier s’effondra, endormi. Ils flottèrent dans le tube vers les niveaux supérieurs. En silence, Miles montra celui que Nim lui avait indiqué. Le corridor était brillamment éclairé mais un silence pesant y régnait. Ils franchirent encore quelques mètres avant de s’arrêter devant une porte marquée SERVICE. L’estomac de Miles ne le laissait pas tranquille. Et si les Cetagandans avaient arrangé une mort lente pour Quinn ? Et si les minutes pendant lesquelles il s’était si tranquillement caché avaient été de trop… La porte était verrouillée. Le contrôle en avait été trafiqué. Miles le réduisit en pièces et ouvrit la porte manuellement, en manquant de peu de se briser à nouveau les doigts. Elli gisait par terre, roulée sur elle-même, trop pâle, trop tranquille. Miles tomba à genoux. Le pouls, le pouls… où était-il ? Ah ! Il battait encore. Sa peau était chaude, sa poitrine se soulevait à intervalles réguliers. Evanouie seulement. Il leva un regard embué vers Ivan qui était penché sur lui, l’air anxieux. Il ravala sa salive et se força à respirer enfin. Après tout, c’était la possibilité la plus logique. 16 À la sortie de service de la tour Sept, ils s’arrêtèrent pour remettre leurs bottes. Le parc s’étalait devant eux vers la ville, parsemé de taches blanches et de rubans verts le long des allées illuminées, sombre et mystérieux ailleurs. Miles estima la distance jusqu’aux fourrés les plus proches et triangula le parking où étaient disséminés un peu partout les véhicules de police. — J’imagine que tu n’as pas ta flasque avec toi ? demanda-t-il à voix basse à Ivan. — Si je l’avais eue, je l’aurais vidée depuis longtemps. Pourquoi ? — J’essayais de trouver une explication au fait que trois types se baladent à cette heure de la nuit dans le parc, qui plus est avec une femme inconsciente. Si on avait aspergé Quinn de cognac, on aurait pu au moins prétendre qu’on la ramenait chez elle après une soirée. Les symptômes du neutraliseur sont à peu près identiques à la gueule de bois. Une histoire qui aurait pu être convaincante, même si elle s’était réveillée. — J’espère qu’elle a le sens de l’humour. La faire passer pour une ivrogne… — Mieux vaut ça que se retrouver en tôle. — Mmouais. De toute manière, je n’ai pas ma flasque. On y va ? — Pourquoi pas ? Non, attends… Un aérocar passa au-dessus d’eux avant de se poser sur le parking principal. C’était un véhicule civil mais le garde posté à l’entrée se précipita pour accueillir l’homme d’âge mûr qui en sortait et ils retournèrent ensemble vers la tour au pas de course. — Maintenant. Ivan prit Quinn par les épaules et Mark par les pieds. Miles enjamba prudemment le corps inanimé du policier qui avait gardé cette sortie et ils sprintèrent à toute allure sur la zone à découvert. — Bon Dieu, Miles, haleta Ivan quand ils s’arrêtèrent enfin dans un buisson, tu devrais pas sortir avec des femmes aussi grandes. Avec ta taille… — Allons, allons. Elle est à peine deux fois plus lourde qu’un paquetage d’entraînement. Tu peux y arriver… Aucun cri derrière eux, ni de poursuivants au galop. Pour l’instant, les zones les plus proches de la tour devaient être aussi les plus sûres. Elles avaient certainement été fouillées et nettoyées un peu plus tôt. À présent, l’attention de la police devait être concentrée sur les abords du parc. Qu’ils devaient franchir pour atteindre la ville et s’enfuir. Miles scruta les ombres. Avec toute la lumière artificielle déployée ici, ses yeux ne s’accoutumaient pas à l’obscurité aussi bien qu’il l’aurait voulu. Ivan étudiait les environs lui aussi. — Il semble qu’il n’y a aucun flic dans ces fourrés, marmonna-t-il. — Ce n’est pas la police que je cherche, chuchota Miles. — Qu’est-ce que tu cherches, alors ? — Mark a dit qu’un homme au visage peint lui a tiré dessus. En as-tu vu un jusqu’à présent ? — Hein ? Bah… peut-être que les flics l’ont déjà eu. Mais Ivan lança un regard inquiet par-dessus son épaule. — Peut-être. Mark… De quelle couleur était son maquillage ? Quels étaient les motifs ? — Le fond était bleu. Avec des espèces de volutes blanches, noires et jaunes. Ce devait être un ghem-lord de rang moyen, n’est-ce pas ? — Un centurio-capitaine. Si tu étais censé être moi, tu devrais être capable de déchiffrer correctement les marques ghems. — Il y avait tant de choses à retenir… — Quoi qu’il en soit, Ivan… tu crois vraiment qu’un centurio-capitaine, parfaitement entraîné, dépêché ici par le quartier général et ayant fait le serment solennel de mener sa mission à terme, se laisserait découvrir et abattre par un policier londonien ? Les autres n’étaient que des soldats ordinaires. Les Cetagandans paieront leur caution plus tard. En revanche, un seigneur ghem se tuerait, plutôt que de se retrouver dans une situation embarrassante. Et ils sont du genre têtu. Ivan roula des yeux ronds. — Génial. Ils franchirent encore une centaine de mètres à l’abri des fourrés, des arbres et des ombres. À présent, la rumeur sourde de la voie express côtière leur parvenait distinctement. Les passages souterrains pour piétons étaient sans aucun doute sous haute surveillance puisque la route elle-même, strictement réservée aux véhicules, était protégée par d’immenses barrières. Soudain, près d’un passage souterrain, leur apparut un kiosque de synthébéton, enfoui sous des monceaux de lierre, dans l’espoir de fondre cette construction prosaïque dans la flore du parc. Au premier regard, Miles crut qu’il s’agissait de latrines publiques. Mais une inspection plus approfondie lui révéla que le kiosque ne possédait en fait qu’une unique porte verrouillée et que les globes volants qui auraient dû l’éclairer de ce côté-là étaient éteints. Tandis que Miles examinait tout cela de plus près, la porte s’ouvrit lentement. La lumière se refléta sur une arme tenue par une main blafarde. Retenant sa respiration. Miles braqua son neutraliseur sur la silhouette sombre de l’homme qui apparaissait dans l’encadrement. Miles poussa un soupir de soulagement. — Capitaine Galeni ! souffla-t-il. Galeni sursauta violemment, comme s’il venait de recevoir une décharge. Puis, courbé en deux, il se précipita vers leur cachette où il les rejoignit à quatre pattes. Tout comme Miles quelques secondes plus tôt, il jura dans sa barbe en découvrant que ces buissons étaient pleins d’épines. Son regard fit rapidement l’inventaire du petit groupe, Miles, Mark, Ivan et Elli. — Dieu me damne ! Vous êtes encore vivants ! — Je nourrissais les mêmes craintes à votre sujet, admit Miles. Galeni semblait… oui, Galeni semblait vraiment bizarre, décida Miles. La sombre apathie avec laquelle il avait accueilli la mort de son père avait disparu. Il était en proie à une véritable jubilation, à une exaltation nerveuse, comme s’il avait abusé d’une drogue stimulante. Il jurait entre ses dents, le visage contusionné, la bouche ensanglantée, une main écorchée crispée sur son arme… présentement un arc à plasma qui faisait partie de l’équipement réglementaire des militaires cetagandans. La garde d’un couteau dépassait de sa botte. — Vous n’auriez pas, heu… rencontré un type au visage peint en bleu ? s’enquit Miles. — Oh si, répliqua Galeni d’un ton satisfait. — Mais qu’est-ce qui vous est arrivé, bon sang ?… Mon capitaine. Galeni répondit en chuchotant rapidement : — Impossible de trouver une seule entrée dans la jetée, près de l’endroit où nous nous sommes quittés. Mais j’ai repéré cette sortie de service ici… Il désigna le kiosque. —… Et je me suis dit qu’il devait bien exister un tunnel qui me conduirait directement à l’intérieur. J’avais à moitié raison. Sous le parc, il y a tout un réseau de couloirs, utilisés par le personnel chargé de l’entretien, mais je me suis trompé de direction et, au lieu de retourner vers la jetée, je me suis retrouvé devant un tunnel piétonnier qui passe sous la voie express. Alors devinez sur qui je suis tombé ? Miles secoua la tête. — La police ? Les Barrayarans ? Les Cetagandans ? — Vous brûlez. Eh bien, sur mon vieil ami et alter ego de l’ambassade cetagandane, le ghem-lieutenant Tabor. Il m’a fallu près de deux minutes pour comprendre ce qu’il fabriquait là : il servait de renfort et d’arrière-garde aux experts envoyés par leur Q. G. Comme je l’aurais fait moi aussi, conclut-il avec un gloussement, si je n’avais pas été consigné dans mes quartiers. « Il n’a pas paru ravi de me voir, poursuivit Galeni. Il ne s’expliquait pas bien ce que diable je fichais là, moi aussi. Nous avons tous les deux prétendu être sortis pour admirer la lune. Pendant ce temps-là, je faisais l’inventaire de son équipement posé à l’arrière de son véhicule. Une voiture de sol. Il se peut qu’il m’ait cru. Il a simplement dû penser que j’étais drogué ou ivre. Poli, Miles se garda bien de remarquer : Ça ne m’étonne pas. — Mais quand il a commencé à recevoir les signaux de son équipe, il a bien fallu qu’il se débarrasse de moi. Et en vitesse. Il a dégainé un neutraliseur, mais j’ai plongé, ce qui m’a permis de ne pas être atteint de plein fouet. Néanmoins, je suis resté à terre, faisant semblant d’être plus sérieusement touché que je ne l’étais en réalité. Ainsi, j’ai pu écouter la moitié de ses conversations avec ses hommes dans la tour. J’espérais bien que l’occasion se présenterait de renverser la situation. « Je commençais à retrouver l’usage de mes jambes quand votre ami au bleu visage s’est montré. Son arrivée a distrait Tabor et j’en ai profité pour leur sauter dessus et… leur régler leur compte. Miles haussa les sourcils. — Comment diable avez-vous réussi un truc pareil ? Les mains de Galeni ne cessaient de se fermer et de s’ouvrir. — Je ne sais… pas trop, admit-il. Je me souviens de les avoir frappés… Il jeta un coup d’œil à Mark. — C’était agréable d’avoir, pour une fois, un ennemi clairement défini. Sur lequel, devina Miles, Galeni avait déchargé toutes les tensions accumulées au cours de cette semaine impossible et de cette folle nuit. Miles avait déjà vu à l’œuvre des fous furieux. — Sont-ils encore vivants ? — Oh oui. Miles se dit qu’il le croirait seulement après avoir vérifié. Le sourire de Galeni avait vraiment quelque chose de dérangeant, avec ses longues dents brillant dans l’obscurité. — Leur voiture, intervint vivement Ivan. — Leur voiture, acquiesça Miles. Est-elle toujours là ? Pouvons-nous l’atteindre ? — Peut-être, dit Galeni. Il y a encore au moins une patrouille de policiers dans le tunnel. Je les ai entendus. — Il va falloir tenter le coup. — Facile à dire pour vous, maugréa Mark. Vous bénéficiez de l’immunité diplomatique. Saisi par une subite inspiration, Miles l’examina soudain. Son doigt dessina le contour d’une des poches intérieures de sa veste. — Mark, souffla-t-il, ça te dirait de gagner ces cent mille dollars de Beta ? — Ils n’existent pas. — Ça, c’est ce que croyait Ser Galen. Cette nuit, tu as pu te rendre compte qu’il n’avait pas souvent raison. Miles eut un regard en coin pour surveiller l’effet que le nom de son père avait sur Galeni. Un effet apaisant, apparemment. Son regard retrouva un peu de sa sérénité et de son calme. — Capitaine Galeni, enchaîna Miles, ces Cetagandans, sont-ils conscients ? — L’un d’entre eux l’était. Ils le sont peut-être tous les deux maintenant. Pourquoi ? — Pour servir de témoins. Deux témoins. Parfait. — Si on veut se tirer d’ici en douce, pourquoi rechercher des témoins ? fit Ivan d’une voix plaintive. Miles ne lui répondit pas. — Je pense qu’il vaut mieux que je joue le rôle de l’amiral Naismith. Ne te vexe pas, Mark, mais ton accent betan n’est pas parfait. Tu ne roules pas assez les r, je crois. D’ailleurs, tu t’es plus entraîné à être lord Vorkosigan. Les sourcils de Galeni se rejoignirent tandis qu’il commençait à comprendre où Miles voulait en venir. Il opina d’un air pensif, mais le regard qu’il posa sur Mark était parfaitement indéchiffrable. Mark tressaillit. — En effet, fit le capitaine. Vous nous devez votre coopération, je pense. Il prit un ton encore plus doux pour ajouter : — Vous me devez bien ça. Ce n’était pas le moment de lui faire remarquer qu’il devait lui aussi une fière chandelle à Mark. Pourtant, après avoir échangé un bref regard avec lui, Miles comprit que Galeni en était parfaitement conscient. Mais il était trop malin pour laisser passer cette chance. Sûr de ses compagnons, l’amiral Naismith lança le signal du départ. — Au tunnel, vite. Passez devant, capitaine. La voiture cetagandane était garée dans la pénombre sous un arbre, à quelques mètres sur leur gauche, quand ils émergèrent du tube de montée du passage souterrain menant au parc de la jetée. Aucun policier devant cette sortie. En revanche, celle qui était située à l’autre bout du parc était gardée par deux hommes, d’après Galeni, mais ils ne prirent pas le risque de vérifier cette information. La course à travers les tunnels avait déjà été assez mouvementée lorsqu’ils avaient dû éviter une équipe de déminage. Le feuillage de l’arbre dérobait le véhicule à la vue de la plupart des boutiques (fermées à cette heure de la nuit) et des appartements alignés de l’autre côté de la rue étroite. Miles se prit à espérer qu’aucun insomniaque n’avait été le témoin des exploits guerriers de Galeni. La route, derrière eux, était cachée à l’abri de grands murs mais il continuait à se sentir exposé. La voiture n’arborait aucun signe de l’ambassade, ni rien qui puisse attirer l’attention : c’était un véhicule passe-partout, ni vieux, ni neuf, moyennement sale. Pas de doute : il s’agissait bien d’agents infiltrés. Cependant, Miles haussa les sourcils et émit un petit sifflement en remarquant les bosses énormes qui marquaient la carrosserie, ainsi que le sang coagulé par terre. — C’était pas un peu bruyant ? demanda Miles à Galeni en montrant les bosses. — Hein ? Non, pas vraiment. Ça a fait un choc assez sourd. Mais personne n’a crié. Après un rapide regard vers la ruelle, Galeni attendit que passe une voiture solitaire avant de soulever la bulle. Deux formes étaient tassées à l’arrière au milieu d’un équipement assez fourni. Le lieutenant Tabor, en civil, cligna des yeux en soufflant contre son bâillon alors que l’homme au visage bleuté ne bronchait toujours pas. Miles lui souleva une paupière mais l’œil roula en arrière. Il farfouilla dans le med-kit à l’avant tandis qu’Ivan installait Elli sur le siège pour prendre les commandes. Mark se glissa auprès de Tabor et Galeni prit leurs captifs en sandwich de l’autre côté. Lorsque Ivan effleura une commande, la bulle soupira et s’abattit sur eux, les séparant du monde. Avec sept personnes, il y avait vraiment foule, dans cet habitacle. Miles se pencha par-dessus le rebord du siège et injecta une seringue de synergine dans le cou du centurio-capitaine. C’était le produit qu’on utilisait en cas de choc parce qu’il aidait à reprendre conscience sans faire aucun mal. À cet instant précis, la vie de ces hommes qui avaient tenté de le tuer représentait pour Miles un bien précieux. Puis, il donna aussi une dose à Elli qui émit un gémissement déchirant. La voiture se dressa sur sa jupe avant de glisser en avant. Miles soupira de soulagement quand ils laissèrent la côte derrière eux et s’engagèrent dans le dédale de la cité. Il brancha son comm. — Nim ? demanda-t-il avec son plus bel accent betan. — Oui, mon amiral. — Faites un repérage sur mon comm et suivez-nous. Nous en avons terminé ici. — C’est bon, mon amiral. — Naismith, terminé. Il posa la tête d’Elli sur ses cuisses et se retourna pour observer Tabor. Celui-ci lui rendit son regard avant de se tourner vers Mark… et ainsi de suite plusieurs fois. — Salut, Tabor, dit Mark avec son plus bel accent de seigneur vor. On lui avait soigneusement fait la leçon. Miles fit la grimace : avait-il vraiment l’air aussi arrogant ? — Comment vont vos bonsaïs ? reprit Mark. Tabor eut un bref mouvement de recul. Le centurio-capitaine s’agita. Il avait les yeux plissés mais parfaitement éveillés. Il essaya de bouger, découvrit ses liens et se calma aussitôt… Surtout ne pas perdre d’énergie dans une lutte futile. Galeni passa le bras pour desserrer le bâillon de Tabor. — Désolé, Tabor. Mais pas question de vous laisser l’amiral Naismith. En tout cas, pas ici, sur Terre. Vous pouvez passer le mot à vos supérieurs. Il est sous notre protection jusqu’à ce que sa flotte quitte l’orbite. En récompense du service qu’il nous a rendu en nous aidant à mettre la main sur les Komarrans qui avaient enlevé certains de nos hommes. Alors, laissez tomber. Tabor recracha son bâillon, fit fonctionner sa mâchoire et déglutit. — Vous travaillez ensemble ? coassa-t-il. — Malheureusement, grogna Mark. — Un mercenaire, chantonna Miles, travaille où il le peut. — Vous avez fait une terrible erreur en acceptant ce contrat sur Dagoola, siffla le centurio-capitaine en le fixant droit dans les yeux. — Ça, vous pouvez le dire, acquiesça gaiement Miles. Après qu’on eut sorti de là leur satanée armée, la Résistance nous a roulés. Ils nous ont arnaqués de la moitié de la somme promise. J’imagine que Cetaganda ne va pas nous engager pour leur courir après, maintenant ? Non ? Dommage… Malheureusement, je n’ai pas les moyens de m’offrir une petite vengeance personnelle. Pour le moment, en tout cas. Sinon, je n’aurais pas accepté la proposition de… Il offrit un sourire qui n’avait rien d’amical à Mark qui ricana. —… ces vieux amis. — Ainsi, vous êtes vraiment un clone, murmura Tabor qui ne quittait plus du regard le légendaire chef mercenaire. Nous pensions… Il se tut. — Nous pensions qu’il était votre homme… depuis des années, fit Mark, jouant à merveille son rôle de lord Vorkosigan. Notre homme ! articula silencieusement Tabor, ébahi. — Mais cette dernière opération confirme qu’il est bien d’origine komarrane, conclut Mark. — Nous avons un accord, dit Miles en élevant la voix, comme si quelque chose le gênait dans cette dernière remarque. Il fixa tour à tour Mark et Galeni. — Vous me couvrez jusqu’à ce que je quitte la Terre. — Cet accord tient, répliqua Mark, tant que vous ne vous approchez pas de Barrayar. — Vous pouvez vous le garder, votre maudit caillou. Je me contenterai du reste de la galaxie, merci. Le centurio-capitaine eut un nouveau malaise mais il le combattit, fermant les paupières et se forçant à respirer à un rythme régulier. Une commotion, se dit Miles. Sur ses cuisses, Elli ouvrit les yeux. Il lui caressa la tête. Elle émit un hoquet très féminin. La synergine lui épargnait le vomissement habituel. Elle s’assit, regarda autour d’elle, vit Mark, les Cetagandans, Ivan, et se mordit l’intérieur des joues pour retrouver ses esprits. Il y avait effectivement de quoi être désorientée. Miles lui serra la main. Je t’expliquerai plus tard, lui promettait son sourire. Exaspérée, elle fronça les sourcils : Tu as intérêt. Elle leva le menton, fière devant l’ennemi malgré sa confusion. Sans lâcher la route du regard, Ivan se tourna à moitié vers Galeni. — Alors, que faisons-nous de ces Cetagandans, mon capitaine ? On les abandonne quelque part où on ne les retrouvera pas de sitôt ? — Il est inutile, je pense, de créer un incident interplanétaire. Galeni, imitant Miles, arborait un sourire de loup. — N’est-ce pas, lieutenant Tabor ? À moins que vous ne souhaitiez que les autorités locales soient prévenues des buts véritables de l’opération montée par le ghem-camarade cette nuit dans la jetée ? Non ? C’est bien ce que je pensais. Très bien. Ils ont tous deux besoin de soins médicaux, Ivan. Le lieutenant Tabor s’est malencontreusement cassé le bras et je crois que son… ami souffre d’une légère commotion. Entre autres choses. À vous de décider, Tabor. L’hôpital ou bien le service médical de votre ambassade ? Où voulez-vous que nous vous déposions ? — À l’ambassade, gémit Tabor qui tenait visiblement à éviter toute complication légale. À moins que vous ne vouliez répondre d’une accusation de tentative de meurtre, contre-attaqua-t-il. — Oh, c’était une simple agression. Les yeux de Galeni brillaient. Tabor sourit, mal à l’aise. Il se sentait manifestement à l’étroit. — Peu importe. Ni votre ambassadeur ni le mien ne seraient ravis. — Exact. L’aube approchait. La circulation devenait de moins en moins fluide. Ivan franchit encore deux carrefours avant de repérer une station de servo-taxis déserte. Cette banlieue maritime était très éloignée du quartier des ambassades. Galeni se montra d’une sollicitude touchante à l’égard de leurs passagers, les aidant même à descendre de voiture… mais il ne lança à Tabor la carte codée du lien magnétique qui emprisonnait les mains et les chevilles du centurio-capitaine qu’une fois qu’Ivan se mit à accélérer. — Je vous ferai rendre cette voiture dès cet après-midi, cria-t-il tandis qu’ils prenaient de la vitesse. Quand on n’en aura plus besoin. Il poussa un petit grognement et s’enfonça dans son siège tandis qu’Ivan scellait la bulle. — Vous croyez que cette petite comédie va marcher ? s’enquit celui-ci. — À court terme, je ne suis pas certain que nous parvenions à convaincre les Cetagandans que Barrayar n’a rien à voir avec Dagoola, soupira Miles. Mais, en ce qui concerne le problème de sécurité numéro un… voilà deux officiers loyaux qui jureront sous hypnotiques que l’amiral Naismith et lord Vorkosigan sont, sans aucun doute possible, deux hommes différents. Une comédie qui valait largement le coup. — Mais Destang va-t-il être de cet avis, lui ? s’enquit Ivan. — Je crois, fit Galeni d’une voix mordante en contemplant le paysage à travers la bulle, que je me fous complètement de ce que pense Destang. Miles abonda dans son sens. Bien sûr, ils étaient tous très fatigués, mais ils étaient aussi tous là ; il regarda autour de lui, savourant la vision de ces visages : Elli et Ivan, Galeni et Mark – tous vivants. Ils avaient tous survécu à cette nuit. Enfin, presque tous. — Où veux-tu qu’on te laisse, Mark ? demanda Miles. Sous ses cils baissés, il surveilla Galeni, s’attendant à une objection, mais celui-ci ne dit rien. Avec le duel verbal contre les Cetagandans, il avait épuisé les dernières gouttes d’adrénaline qui le soutenaient encore. Il semblait vidé, vieux. Ce qui soulageait Miles : il n’avait aucune envie de s’opposer à lui. — Une station de tube, dit Mark. N’importe laquelle. — Très bien. Miles consulta une carte sur la console de la voiture. — La troisième à gauche, Ivan. Il sortit avec Mark devant la station. — Je reviens dans une minute. Ils marchèrent ensemble jusqu’à l’entrée du tube marquée : DESCENTE. Ce quartier était encore très tranquille, seules quelques personnes passaient, mais on était loin de l’heure de pointe. Miles ouvrit sa veste et en sortit la carte codée. À l’air tendu de Mark, il devina que celui-ci s’était attendu à un brise-nerfs… un petit coup de théâtre à la manière de Ser Galen. Néanmoins, Mark accepta la carte, la tournant et la retournant avec étonnement et suspicion. — À toi de te débrouiller, dit Miles. Si toi, avec ton passé et cet argent, tu ne parviens pas à disparaître de la surface de la Terre, c’est que ce doit être impossible. Bonne chance. — Mais… qu’est-ce que tu veux de moi ? — Rien. Rien du tout. Tu es un homme libre, tant que tu choisiras de le rester. Bien sûr, nous ne parlerons pas à la police de la mort… semi-accidentelle de Galen. Mark glissa la carte de crédit dans son pantalon. — Pourtant, tu désirais autre chose. — Quand on ne peut pas avoir ce qu’on veut, on se contente de ce qu’on a. Comme tu es en train de le découvrir. Il montra d’un geste de la tête la poche de Mark. Celui-ci posa une main protectrice dessus. — Que veux-tu que je fasse ? demanda Mark. Qu’est-ce que tu me réserves ? Tu as vraiment pris au sérieux toutes ces inepties à propos de l’Ensemble de Jackson ? Qu’espères-tu que je ferai de cet argent ? — Tu peux le garder et le dépenser jusqu’au dernier mark sous les dômes du plaisir de Mars, si ça te chante. Ou te payer des études. Ou le jeter dans la première poubelle venue. Tu ne m’appartiens pas. Je ne suis pas ton mentor. Ni tes parents. Je n’attends rien de toi. Je ne désire rien. Rebelle-toi contre ça… si tu y arrives, petit frère… Miles ouvrit les paumes vers le ciel et fit un pas en arrière. Mark marcha à reculons vers le tube. — POURQUOI ? hurla-t-il soudain, ébahi et furieux. Miles rejeta la tête en arrière et éclata de rire. — Devine ! Le champ du tube saisit Mark et il disparut, avalé par le gouffre. Miles revint vers ses amis qui l’attendaient. — Tu trouves ça malin ? demanda Elli en interrompant un rapide compte rendu d’Ivan. Le laisser disparaître ainsi ? Elle semblait inquiète. — Je ne sais pas, soupira Miles. Je ne peux pas l’aider. Galen l’a rendu fou. Il est obsédé par le seul fait que j’existe et je soupçonne qu’il en sera toujours ainsi. Les obsessions, ça me connaît. Le mieux que je puisse faire, c’est de rester à l’écart de son chemin. Avec du temps, si je ne suis pas là pour l’énerver, il se calmera peut-être. Avec du temps, il pourra… se libérer. Il tombait soudain d’épuisement. La présence d’Elli, blottie contre lui, si chaude, le rendit heureux. Ce qui lui rappela une dernière chose : il brancha son comm et renvoya Nim et ses patrouilles. — Eh bien, dit Ivan après une longue minute de silence, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Vous deux, vous voulez retourner au spatioport ? — Oui, murmura Miles, et fuir cette planète… Mais j’ai bien peur que ce ne soit impossible. Je ne veux pas être accusé de désertion. De toute façon, Destang me remettrait la main dessus tôt ou tard. On ferait aussi bien de retourner à l’ambassade pour lui faire notre rapport. Un vrai rapport, cette fois-ci. Inutile de cacher la vérité maintenant, non ? Il loucha, essayant de réfléchir. — Pour moi, c’est inutile, en effet, grommela Galeni. Je n’ai jamais aimé les rapports trafiqués. Plus tard, ils deviennent l’Histoire. Un moyen de dissimuler les fautes. Miles hésita puis se tourna vers lui. — Vous savez… je n’avais pas l’intention que cela se passe ainsi. La confrontation, hier soir. Quelle faible excuse pour le meurtre de son père… — Parce que vous vous imaginiez peut-être que vous contrôliez la situation ? Que vous êtes omniscient et omnipotent ? Personne ne vous a nommé Dieu, Vorkosigan. Un sourire fantomatique étira ses lèvres. — Je suis sûr que vous avez fait de votre mieux. Il se cala dans son siège et ferma les yeux. Miles s’éclaircit la gorge. — Cap sur l’ambassade, alors, Ivan. Euh… ne te presse pas, surtout. Conduis doucement. J’aimerais bien admirer un peu Londres, d’accord ? Il se laissa aller contre Elli et contempla l’aube d’une nuit d’été qui s’approchait à pas feutrés de la ville. Ombres et lumières entrelacées. Quand ils s’alignèrent bien sagement côte à côte dans le bureau de Galeni à l’ambassade, Miles songea irrésistiblement aux trois singes que Tung, son chef d’état-major dendarii, gardait sur une étagère dans sa cabine. Ivan était sans conteste Qui-Ne-Voit-Pas. Les mâchoires serrées de Galeni, tandis qu’il soutenait avec morgue le regard de Destang, faisaient de lui le candidat tout désigné pour Qui-Ne-Parle-Pas. Ce qui laissait Qui-N’entend-Pas à Miles qui se tenait entre les deux. Pourtant, se boucher les oreilles ne l’aiderait pas beaucoup. Miles s’était attendu à trouver un Destang furieux, mais il semblait surtout dégoûté. Le commodore leur rendit leur salut et se réinstalla dans le fauteuil de Galeni. Quand ses yeux s’arrêtèrent sur Miles, il prit un air constipé. — Vorkosigan… Le nom de Miles flotta dans la pièce tel un objet visible que Destang parut considérer sans joie avant de poursuivre : — Quand j’ai enfin pu échapper aux questions d’un certain enquêteur Reed des assises municipales de Londres à 07 : 00 ce matin, j’étais convaincu que seule une intervention divine pourrait vous sauver de ma colère. Cette intervention divine est arrivée à 09:00 en la personne d’un courrier spécial qui venait directement du Q. G. impérial. Destang brandit une disquette marquée du sceau impérial. — Voici de nouveaux ordres urgents pour vous et vos satanés Dendarii. Dans la mesure où Miles avait croisé ce courrier à la cafétéria, il ne fut pas totalement pris de court. Il réprima l’envie de s’emparer immédiatement de la disquette. — Oui, mon commodore ? fit-il d’une voix encourageante. — Il semble qu’une flotte de mercenaires, opérant dans le secteur IV, outrepasse les termes d’un contrat la liant au gouvernement d’une planète mineure. Ils avaient été engagés pour mener quelques opérations de harcèlement et se livrent à présent à de véritables actes de piraterie. Ils bloquaient l’accès d’un couloir, avec pour mission d’arrêter et de fouiller les navires. À présent, ils les confisquent. Il y a trois semaines, ils ont détourné un vaisseau de passagers, dûment enregistré à Tau Ceti, pour en faire un transport de troupes. Jusque-là, rien de bien grave. Mais un esprit brillant parmi eux s’est mis en tête d’augmenter leurs revenus en demandant une rançon en échange des passagers. Plusieurs planètes possédant des ressortissants à bord ont monté un comité de négociation placé sous la houlette des Tau Cetans. — En quoi cela nous regarde-t-il, mon commodore ? Le secteur IV était très éloigné de Barrayar mais Miles commençait à se faire une idée de ce qui allait suivre. Ivan n’en perdait pas une miette. — Parmi les passagers, se trouvent onze sujets barrayarans… dont la femme du ministre de l’Industrie, lord Vorvane, et ses trois enfants. Comme les Barrayarans représentent une petite minorité par rapport aux deux cent soixante personnes retenues en otages, on nous a, évidemment, refusé le contrôle du comité de négociation. Et certains gouvernements inamicaux ont, de plus, interdit le passage de notre flotte à travers les trois connexions qui nous permettraient d’utiliser le plus court chemin entre Barrayar et le secteur IV. Par l’autre route la plus rapide, nous ne serons là-bas qu’en dix-huit semaines. Depuis la Terre, vos Dendarii peuvent s’y rendre en quinze jours. Destang fronça les sourcils d’un air pensif. Ivan était fasciné. — Vos ordres sont de porter d’abord secours aux sujets de l’empereur, puis aux autres captifs civils, si cela vous est possible… et de prendre des mesures punitives à l’encontre de ces pirates de façon qu’ils ne puissent plus jamais recommencer. À condition que cela soit compatible avec votre mission première. Dans la mesure où nous sommes dans une période critique de négociations avec les Tau Cetans, nous ne souhaitons pas qu’ils apprennent d’où leur vient ce renfort si, heu… par malheur, quelque chose tourne mal. La manière de parvenir à vos fins est, selon toute apparence, entièrement laissée à votre discrétion. Vous trouverez tous les détails pratiques rassemblés par le Q. G. là-dedans. Destang lui tendit enfin la disquette. La main de Miles se referma aussitôt dessus sous le regard envieux d’Ivan. Mais ce n’était pas tout. Destang produisit un nouvel objet qu’il donna à Miles avec la mine d’un homme à qui on dévore le foie. — Le courrier a aussi apporté un nouvel ordre de crédit de dix-huit millions de marks. Pour vos frais d’opérations pendant les six prochains mois. — Merci, mon commodore ! — Pff… Votre mission terminée, vous devrez faire votre rapport au commodore Rivik du secteur IV au Q. G. de la station de l’Orient, conclut Destang. Avec un peu de chance, la prochaine fois que vos guérilleros remettront les pieds dans le secteur II, j’aurai pris ma retraite. — Oui, mon commodore. Merci, mon commodore. Destang se tourna vers Ivan. — Lieutenant Vorpatril. — Mon commodore ? Ivan se figea au garde-à-vous, avec son air le plus enthousiaste. Miles se prépara à protester de sa totale innocence, de sa parfaite ignorance. Il a été victime des événements, mon commodore… mais cela s’avéra inutile. Destang contempla longuement Ivan avant de soupirer : — Peu importe… Puis ce fut au tour de Galeni. Il avait le dos raide et la nuque encore plus. Comme ils étaient revenus à l’ambassade le matin avant Destang, ils avaient eu le temps de se laver, de passer des uniformes propres et de remplir un rapport laconique que Destang venait de consulter. Personne n’avait encore flanché. Combien d’insanités Galeni pouvait-il encore absorber avant d’atteindre son point de rupture ? — Capitaine Galeni, dit Destang, du point de vue militaire, vous êtes accusé d’avoir désobéi à un ordre. Vous deviez rester dans vos quartiers. Dans la mesure où cette accusation est la même que celle à laquelle Vorkosigan vient tout juste d’échapper, me voilà aux prises avec un problème de justice. Cependant, vous bénéficiez aussi de circonstances atténuantes en raison du kidnapping de Vorpatril. Son sauvetage et la mort d’un ennemi de Barrayar sont les seuls résultats tangibles des… activités de cette nuit. Tout le reste n’est que spéculations, assertions improuvables quant à vos intentions et à votre état d’esprit. À moins que vous ne choisissiez de vous plier à un interrogatoire au thiopenta pour dissiper tous les doutes. Galeni plissa les yeux, écœuré. — Est-ce un ordre, mon commodore ? Il était prêt, comprit Miles, à offrir sa démission… Maintenant, après tant de sacrifices… Il lui aurait bien lancé quelques coups de pied pour le faire réagir. Il chercha frénétiquement des arguments pour le défendre : Non, non ! Le thiopenta est une offense à la dignité d’un officier, mon commodore ! Ou alors : Si vous le droguez, vous devrez me droguer aussi… Ne vous en faites pas, Galeni, ça fait des années que j’ai renoncé à ma dignité… Sauf que les réactions organiques de Miles au thiopenta rendaient cette offre absolument inutile. Aussi préféra-t-il tenir sa langue et attendre. Destang semblait troublé. Finalement, après un long silence, il dit simplement : — Non. Il leva les yeux et ajouta : — Mais cela signifie que mon rapport, le vôtre et ceux de Vorpatril et de Vorkosigan seront tous envoyés en même temps à Simon Illyan pour examen. Je refuse de classer cette affaire. Je ne suis pas arrivé à mon rang en refusant mes responsabilités de soldat… ni en me mêlant inconsidérément de politique. Votre loyauté… ainsi que le sort du clone de Vorkosigan sont devenus des questions politiques extraordinairement ambiguës. Je ne suis pas convaincu de la viabilité à long terme du schéma d’intégration de Komarr… mais je n’ai aucune envie d’être catalogué par l’Histoire comme son saboteur. « En attendant la conclusion de cette affaire, et vu l’absence de preuves de trahison, vous reprendrez votre service habituel ici à l’ambassade. Ne me remerciez pas, j’agis sur la requête expresse de l’ambassadeur, ajouta-t-il, morose, tandis que Miles souriait, qu’Ivan ravalait difficilement un éclat de rire et que Galeni perdait de sa raideur. Vous pouvez disposer. Miles résista à la tentation de fuir à toutes jambes avant que Destang ne changeât d’avis. Il rendit son salut au commodore et marcha normalement jusqu’à la porte avec les autres. Au moment où ils l’atteignaient, la voix de Destang retentit : — Capitaine Galeni ? Celui-ci s’immobilisa. — Mon commodore ? — Mes condoléances. Ces mots semblaient lui avoir été extirpés de la bouche avec des forceps mais cette difficulté témoignait peut-être de sa sincérité. — Merci, mon commodore. La voix de Galeni était dépourvue de toute inflexion, semblable à celle d’un mort. Mais, au moment de repartir, le capitaine eut un petit hochement de menton. Les coursives du Triomphe étaient bruyantes et animées. Les membres d’équipage revenaient tous à bord, on achevait les derniers préparatifs, les techs s’activaient, chargeaient les provisions et les réserves. L’absence d’affolement était bon signe, si l’on considérait le temps passé sur cette orbite. Tung avait su instiller à bord une discipline à toute épreuve. Miles, suivi comme son ombre par Elli, avait été le centre d’un ouragan de curiosité dès l’instant où il avait posé le pied sur le navire. Quel est le nouveau contrat, mon amiral ? La vitesse avec laquelle la rumeur s’était répandue était hallucinante, autant que les spéculations les plus bizarres et les plus absurdes qui couraient sur leur nouvel objectif. Il renvoya tout ce beau monde. Oui, nous avons un nouveau contrat… Oui, nous quittons l’orbite. Dès que possible. Etes-vous prêt, lieutenant ? Votre équipe est-elle prête ? Alors, vous feriez peut-être mieux d’aller la superviser… Miles héla son chef d’état-major qui débouchait devant eux. — Tung ! Tu viens de rentrer ? Le massif petit Eurasien était en civil et portait des bagages. — Je suis sur le point de repartir. Auson ne s’est donc pas mis en contact avec toi, Miles ? Cela fait une semaine que j’essaie de te joindre. Miles l’attira à l’écart. — Pourquoi ? — Je prends ma retraite. Je viens de faire jouer la clause libératoire de mon contrat. — Quoi ? Pourquoi ? Tung sourit. — Félicite-moi. Je me marie. Eberlué, Miles gémit. — Félicitations. Euh… quand est-ce arrivé ? — Pendant ma permission, bien sûr. En fait, c’est ma deuxième cousine par alliance. Une veuve. Elle tient seule les commandes d’un bateau de tourisme sur l’Amazone depuis la mort de son mari. Elle en est, en même temps, le capitaine et le cuisinier. Je serais prêt à tuer pour son porc mooshu. Mais elle n’est plus toute jeune… elle a besoin de muscles. Tung, l’homme-obus, n’aurait aucun mal à les lui fournir. — Nous serons associés. Hé, hé, poursuivit-il, quand tu auras fini de racheter ma part du Triomphe, on pourra même se passer des touristes. Peut-être même que tu auras envie de venir faire du ski nautique sur l’Amazone sous une cascade de cinquante mètres, fils. Pour se faire dévorer par les piranhas mutants, non merci. Le tableau idyllique de Tung passant ses dernières années à contempler les couchers de soleil depuis le pont d’un bateau avec son épouse rondouillarde – Miles était certain qu’elle l’était – sur les genoux, un verre dans une main, une côtelette de porc mooshu dans l’autre, le déconcertait. Et lui faisait mal au ventre tandis qu’il considérait a) ce que cela allait lui coûter de racheter ses parts, et b) l’immense trou que la perte de Tung allait créer dans son état-major. Inutile de trépigner, de s’arracher les cheveux ou de sauter au plafond. Miles essaya une approche plus prudente : — Euh… tu es sûr que tu ne vas pas t’ennuyer ? Tung – maudit soit son regard acéré ! – baissa la voix pour répondre à la vraie question : — Je ne partirais pas si je ne pensais pas que tu peux t’en sortir. Tu t’es beaucoup calmé, fils. Continue comme ça. Il sourit encore et fit craquer ses doigts. — D’ailleurs, tu as un avantage sur tous les autres chefs mercenaires de la galaxie. Miles mordit à l’hameçon. — Comment ça ? Tung baissa encore la voix : — Tu n’es pas obligé de faire des bénéfices. Son air sardonique était la preuve que Tung avait depuis longtemps compris qui étaient leurs réels employeurs. Il les salua une dernière fois et les planta là. Miles déglutit et se retourna vers Elli. — Bon, eh ben… Réunion du service de renseignements dans une demi-heure. Il faudrait envoyer une avant-garde aussi vite que possible. Idéalement, il serait bon d’infiltrer quelques-uns de nos hommes dans l’organisation ennemie. Miles s’interrompit, se rendant compte qu’il contemplait le visage de l’officier de sa flotte le plus à même et le plus désireux d’effectuer ce travail. L’envoyer devant, en plein cœur du danger – Non, non ! –, était la solution la plus logique. Les multiples talents de Quinn étaient largement gâchés quand elle servait uniquement de garde du corps. En fait, c’était par pur accident qu’elle s’était retrouvée à exercer cette tâche purement défensive. Miles se força à reprendre la parole. Il aimait de moins en moins la logique. — Ce sont des mercenaires. Certains parmi vous devraient être capables de se joindre à eux. À condition de pouvoir jouer les criminels de façon convaincante, comme ces pirates… Le soldat Danio, qui passait par là, s’arrêta pour les saluer. — Merci d’avoir payé notre caution, mon amiral. Je… je ne m’y attendais vraiment pas. Vous ne le regretterez pas, je vous le promets. Miles et Elli échangèrent un regard tandis qu’il s’éloignait. — Il est tout à toi, dit Miles. — D’accord, dit Quinn. Ensuite ? — Que Thorne examine tout ce que les Terriens possèdent sur cette histoire de détournement avant que nous quittions leur espace territorial. Il doit pouvoir se brancher sur leur réseau. Ils ont peut-être un ou deux détails inconnus du Q. G. impérial. Il tapota la disquette dans sa poche et soupira. — Au moins, cette mission devrait être plus simple que nos vacances sur Terre, fit-il avec espoir. Une opération purement militaire, sans parents, sans politique, sans énorme conflit d’intérêts. C’est carré : les bons contre les méchants. — Génial, fit Quinn. On est qui, nous ? Miles réfléchissait encore à la réponse à cette question quand la flotte quitta l’orbite.