Lois McMaster Bujold Passage Le Couteau du partage 3 Bragelonne Morfy Edition CHAPITRE PREMIER Dag chevauchait paisiblement, l'esprit uniquement occupé par la perspective d'un déjeuner à la ferme des Prébleu, probablement suivi d'une sieste, quand la flèche passa en sifflant devant son visage. Pris de panique, il tendit son bras droit et arracha sa femme de sa selle. Il tomba sur la gauche, les entraînant tous deux à l'abri derrière leurs chevaux; il ouvrit grand son InnéSens encore balbutiant – toujours pas plus d'une centaine de pas, bon sang! – et tiraillé entre des pensées concernant Faon, le couteau à sa ceinture, l'arc débandé dans son dos et combien et où sont-ils? Le tout occulté par la soudaine douleur qui le foudroya quand il reçut leurs deux poids sur sa jambe convalescente. Dans son cri, « Étincelle, reste derrière moi ! » se transforma en « Argh ! » quand sa jambe plia sous lui. La jument de Faon s'emballa. Son cheval, Tête de Cuivre, broncha et tira sur les rênes toujours enroulées autour du crochet qui remplaçait la main gauche de Dag; il ne parvint à rester debout que grâce à cela et au soutien de Faon installée sous son bras, une fois son équilibre retrouvé. — Dag ! glapit Faon, ployant sous son poids. Dag se redressa, renonçant à se tortiller pour attraper son arc, quand il identifia enfin la source de l'attaque – pas à l'aide de son InnéSens, mais avec ses yeux et ses oreilles. Son beau-frère, Brin Prébleu, se précipitait dans la cour de la vieille écurie, agitant un arc dans les airs. — Oh, pardon ! Désolé ! leur cria-t-il. À ce moment Dag aperçut le chiffon servant de cible cloué à un chêne rouge de l'autre côté du chemin. Enfin... il supposa qu'il devait s'agir d'une cible, bien que la seule flèche à s'en être approchée soit enfoncée dans l'écorce, soixante centimètres plus bas. Quant à celle qui avait bien failli lui emporter le nez, elle avait terminé sa course dans le sol, à vingt bons pas dans la descente. Exaspéré, Dag laissa échapper l'air qu'il avait retenu dans ses poumons, puis il respira profondément, forçant les battements de son coeur à ralentir. — Brin, espèce d'empoté ! hurla Faon, se dressant sur la pointe des pieds afin de jeter un coup d'oeil par-dessus le fortin que constituait sa monture agitée. Tu as failli toucher mon mari ! Brin arriva, essoufflé et contrit. — Désolé ! J'étais tellement surpris de vous voir que ma main a glissé. Grâce, la jument de Faon, n'avait trotté que quelques pas avant de se remettre de la manière pour le moins inhabituelle dont sa cavalière avait désarçonné. Elle baissa la tête et commença à brouter les touffes d'herbe. Brin, qui connaissait le caractère peu sociable de Tête de Cuivre, évita soigneusement la proximité du cheval en rejoignant sa soeur. Dag laissa filer les rênes de son crochet et autorisa Tête de Cuivre à se joindre à Grâce; le hongre marron s'exécuta, non sans gratifier l'assemblée de quelques ruades et coups de sabots, histoire de faire savoir à tous ce qu'il pensait de telles méthodes. Dag le comprenait. — Ce n'était pas vous que je visais ! déclara nerveusement Brin. — Je suis content de te l'entendre dire, répliqua Dag d'une voix traînante. Je sais que mon mariage avec ta soeur a dérangé pas mal de gens par ici, mais je ne pensais pas te compter parmi eux. Ses lèvres pincées formèrent une ligne plus sévère. Cet idiot aurait très bien pu toucher Faon. Brin rougit. Plus court que Dag d'une tête, il en rendait quand même une à Faon qu'il finit par embrasser après un moment d'hésitation gênée. Faon grimaça, mais l'étreignit en retour. Sur les têtes des deux Prébleu, les cheveux noirs bouclaient librement, encadrant un visage à la peau claire, mais, là où Faon présentait une silhouette aux formes joliment pleines, égayée par une fossette charmante quand elle souriait, Brin était maigre et anguleux, ses mains et ses pieds un tantinet trop grands pour son corps. À plus de vingt ans, il n'avait pas encore achevé sa croissance, comme en témoignait la longueur de poignet dépassant des manches de sa chemise. À moins qu'en l'absence d'un frère cadet, il ait été tout simplement condamné à porter ses vêtements jusqu'à les avoir usés. Dag fit un pas en avant, puis souffla, son crochet frappant contre sa cuisse gauche qui se dérobait. Il se redressa de nouveau, avec un effort visible. — Finalement, je crois que je vais avoir besoin de ma canne, Étincelle. — Bien sûr, dit Faon. Elle se précipita de l'autre côté du chemin afin de récupérer le bâton de hickory sous le rabat de la selle de Tête de Cuivre. —Tu vas bien ? Je ne t'ai pourtant pas touché, protesta Brin. Je ne touche pas grand-chose de toute façon, ajouta-t-il avec une grimace. Dag eut un sourire crispé. — Je n'ai rien. Ne t'en fais pas. — Il ne va pas bien, corrigea sévèrement Faon, de retour avec la canne. Il a été gravement blessé, le mois dernier à l'Arbre-Pluie, quand les Marcheurs du Lac ont combattu cet être malfaisant épouvantable. Il n'est pas encore guéri. — Oh, c'était votre patrouille, Dag ? Alors, il y avait vraiment un spectre, je veux dire un être malfaisant ? rectifia Brin, employant le terme qu'utilisaient les Marcheurs du Lac. On a entendu des rumeurs incroyables, il y aurait eu du grabuge dans les environs des Plaines des Fermiers... — J'espère que ta cicatrice ne s'est pas rouverte lors de ta chute, Dag, l'interrompit Faon d'une voix inquiète. Dag baissa les yeux sur son pantalon de cheval. Aucune tache de sang sur le tissu brun et les éclairs de douleur se faisaient de plus en plus rares. — Non. (Il saisit la canne et s'appuya dessus avec reconnaissance.) Ça va aller, ajouta-t-il afin de faire disparaître l'air éberlué de Brin. (Soudain curieux, il plissa les yeux devant l'arc que ce dernier serrait toujours dans sa main gauche.) Qu'est-ce que tu fais avec ça ? Je ne te savais pas archer... Brin haussa les épaules. — Je ne le suis pas. Pas encore. Mais vous m'aviez promis que vous m'apprendriez à votre retour, si vous reveniez. Alors j'ai décidé de me préparer et de m'entraîner. Au cas où. Il brandit son arc, comme pour en apporter la preuve. Dag cligna des yeux. Il avait franchement oublié ces paroles en l'air, lâchées lors de sa première visite à Bleu Ouest, et que le jeune homme les ait apparemment prises tellement à coeur l'étonnait. Dag l'observa attentivement, mais il ne vit nulle trace de ses habituelles et agaçantes pitreries sur son visage. Je suppose que j'ai dû faire meilleure impression que je le croyais. Oubliant la gêne causée par sa flèche vagabonde, Brin demanda sur un ton enjoué: — Alors, pourquoi êtes-vous revenus si tôt ? Votre patrouille campe dans les environs ? Ils pourraient tous venir à la maison, vous savez, papa n'y verrait aucun inconvénient. À moins que vous soyiez en mission pour les Marcheurs du Lac, comme ce courrier qui a apporté vos lettres, vos chevaux et vos cadeaux ? — Mes cadeaux de mariage sont arrivés ? Très bien, fit Dag. — Oui. D'ailleurs, on a tous été surpris. Maman voulait vous écrire une lettre de remerciement, mais le courrier était déjà reparti et on ne savait pas comment entrer en contact avec les vôtres. — Euh, oui, répondit Dag. C'est un problème. Le problème, ou au moins l'un de ses aspects : fermiers et Marcheurs du Lac se montraient incapables de communiquer les uns avec les autres. Comme en ce moment ? Dag avait beau s'être mentalement préparé, il éprouva une soudaine difficulté à aborder le récit de son exil, comme ça, au pied levé. Heureusement, Faon le tira d'embarras. — C'est une simple visite. Dag ne reprendra le service que lorsqu'il sera complètement guéri. Une façon de présenter les choses. Le temps des éclaircissements viendrait bien assez tôt - peut-être quand tout le monde serait rassemblé, ce qui lui éviterait d'avoir à se répéter jusqu'à plus soif, une perspective qui le faisait grimacer encore plus que de devoir s'expliquer devant un groupe. Ils rattrapèrent tranquillement leurs chevaux et Brin montra la vieille écurie d'un geste de la main. — Vos anciennes stalles vous attendent. Je vois que vous avez gardé cette rosse rouquine mangeuse d'hommes. Il contourna Tête de Cuivre pour ramasser les rênes de Grâce. À la façon dont la jument baie lui résista, le temps d'arracher quelques dernières bouchées d'herbe, on aurait pu la croire affamée - ce n'était pourtant visiblement pas le cas. — Tout juste, confirma Dag, se baissant avec un grognement pour s'emparer des rênes du hongre. Je n'ai encore rencontré personne que je déteste suffisamment pour le lui donner. — Et il monte Tête de Cuivre depuis huit ans ! Incroyable, non ? (Des fossettes se creusèrent sur les joues de Faon.) Avoue-le, Dag, tu l'aimes bien, ce cheval insupportable... (Puis, poursuivant sa tentative de diversion, elle s'adressa à son frère sur un ton enjoué :) Alors, quoi de neuf à Bleu Ouest depuis que je suis partie ? — Eh bien, Flèche et Trèfle se sont mariés voilà six bonnes semaines. Maman a vraiment été déçue que vous ne puissiez pas assister au mariage. Brin fit un signe de la tête en direction de la solide ferme en pierre située sur la crête qui dominait la vallée boisée de la rivière rocailleuse. La dernière fois que Dag avait vu les deux pièces destinées aux jeunes mariés, situées à l'extrémité la plus proche du bâtiment, elles étaient toujours en construction. À présent, le chantier semblait entièrement achevé, avec des fenêtres en verre, un toit couvert de bardeaux et même quelques fleurs de début d'automne, plantées autour des fondations, dissimulant les cicatrices encore fraîches dans le sol. — Trèfle habite chez nous maintenant. Et il ne lui a pas fallu longtemps pour faire fuir les jumeaux ! Ils ont filé à une trentaine de kilomètres à l'ouest pas plus tard que la semaine dernière, pour exploiter un lopin de terre avec un de leurs amis. Vous les avez manqués de peu. Dag ne put s'empêcher de penser que, au sein de sa belle-famille, les jumeaux hostiles, Roseau et Torrent, étaient probablement les personnes qui lui manqueraient le moins; à en juger par le sourire qui vint soudain aux lèvres de Faon, elle partageait ce sentiment. — Je sais qu'ils en parlaient depuis longtemps, dit-il avec affabilité. — Oui, papa et maman n'étaient pas exactement ravis de les voir partir juste avant la moisson, mais, comme tout le monde se sentait soulagé, ils ne se sont pas vraiment plaints. Flèche prenait systématiquement le parti de Trèfle quand ils se disputaient - presque tous les jours en fait - et ils n'appréciaient pas beaucoup plus de recevoir des ordres de l'une comme de l'autre. La maison a retrouvé une atmosphère bien plus paisible depuis. (Après un moment de réflexion, il ajouta:) On s'ennuie, en fait. Pendant qu'ils dessellaient leurs montures et les installaient au frais dans les stalles à l'intérieur de la vieille écurie, Brin poursuivit son rapport bon enfant des faits et gestes de divers cousins, oncles et tantes. Après un regard à la canne de Dag, il les aida à rassembler leurs affaires sans qu'on le lui demande et hissa les sacoches de Dag sur son épaule. Estimant que ce geste constituait une manifestation de bonne volonté devant être encouragée, ce dernier le laissa faire. Alors qu'ils sortaient par l'arrière du bâtiment et entamaient la montée de la côte menant à la maison, Faon refusa de donner ses propres bagages à Dag, lui enjoignant de se mêler de ses affaires, avant de s'éloigner à pas lourds, ployant sous son fardeau avec son air résolu coutumier. Malgré leurs récentes difficultés, elle semblait bien moins soucieuse que lors de son précédent retour au foyer à en juger par le sourire qu'elle lui lança par-dessus son épaule et qu'il ne put se retenir de lui rendre. On va s'en sortir, Étincelle. Je te le promets. Tous les deux. La cuisine de la ferme embaumait le jambon et les haricots, le pain à la farine de maïs, les courges, les biscuits, la compote de pommes, la tarte au potiron et une dizaine d'autres bons petits plats familiers - un parfum qui, curieusement, donnait le mal du pays à Faon, bien qu'elle soit chez elle. Maman et Trèfle, toutes deux vêtues d'un tablier, s'affairaient dans la cuisine au moment où ils franchirent la porte et sa mère accueillit Faon par des cris de surprise ravis. Futée, sa tante aveugle, se leva pesamment de derrière son rouet et apparut dans l'embrasure de la porte qui donnait sur la pièce où elle tissait. Elle serra Faon dans ses bras et fit de même avec Dag. Sa main s'attarda un moment sur la cordelette de mariage enroulée autour du bras gauche du patrouilleur, sous sa manche retroussée et au-dessus du harnais maintenant son crochet. Son sourire s'adoucit. — Contente de voir qu'elle tient le coup, murmura-t-elle. — Toujours, répondit Dag à voix basse, la soulevant dans une étreinte qui provoqua chez elle un large sourire. Le brouhaha des retrouvailles n'était pas encore retombé que papa et Flèche entraient d'un pas lourd, de retour du travail - apparemment, avec les moutons, d'après l'odeur. Trèfle annonça que la nourriture ne pouvait pas attendre et envoya Faon et Dag poser leurs affaires et se laver les mains. Elle se hâta d'ajouter deux couverts et refusa que Faon l'aide à servir. — Assis ! Assis vous deux ! Vous devez êtres épuisés après une telle chevauchée. Tu sais, Faon, tu es une invitée à présent !N'est-ce pas? semblèrent ajouter en silence ses yeux implorants. Flèche paraissait se poser la même question, mais il salua sa soeur et son improbable époux plutôt aimablement. Ils prirent place tous les huit autour de la longue table de la cuisine, garnie en abondance des victuailles variées produites par la ferme et qui, depuis toujours, avaient constitué le quotidien de Faon. Dag avait visiblement encore un peu de mal à s'y faire. Ayant constaté l'austérité qui régnait dans un camp de Marcheurs du Lac, Faon comprenait enfin pourquoi. Mais cela ne signifiait absolument pas que leur festin n'était pas du goût de Dag. Couvrant d'éloges les cuisinières, il se servit généreusement, la démonstration de son bel appétit valant tous les compliments. Faon était contente de le voir manger de nouveau de bon coeur - la terrible campagne de l'été dernier l'avait amaigri, lui qui n'était déjà pas bien gros au départ. Par sa grande taille, sa peau cuivrée, son visage anguleux saisissant, ses cheveux noirs ébouriffés et ses étranges yeux aux reflets métalliques, Dag semblait à peu près autant à sa place à une tablée de fermiers qu'une femelle héron couvant les oeufs d'une poule, même sans la légère atmosphère de menace et de danger provenant de sa main manquante et du fait qu'il était un sorcier Marcheur du Lac. Ou un nécromancien Marcheur du Lac à en croire les fermiers les plus intolérants - ou les plus effrayés. Non sans raison, admit-elle en son for intérieur. Réagissant probablement au regard pénétrant de sa femme, Flèche se décida enfin à poser la question qui brûlait toutes les lèvres. — Je suis surpris de vous revoir si tôt. Vous... euh... vous ne songez pas à rester pour de bon, n'est-ce pas ? Faon préféra ignorer son ton méfiant. — Il s'agit d'une simple visite. Nous ne faisons que passer. Mais j'avoue que quelques jours de repos nous feraient le plus grand bien. — Oh, mais bien sûr, s'écria Trèfle, soulagée. Je me réjouis déjà de t'entendre raconter ta nouvelle vie. Je veux tout savoir. (Elle ajouta, d'une voix espiègle :) Alors, vous deux, pas encore de bonne nouvelle à nous apprendre ? — Pardon ? s'enquit Dag d'un air interdit. Faon, décodant la question sans effort - n'es-tu pas déjà enceinte? répondit : — Non, pas encore. Qu'en est-il de toi et Flèche ? Trèfle sourit d'un air suffisant en se touchant le ventre. — C'est encore un peu tôt, mais nous faisons de notre mieux. Nos fiançailles ont duré tellement longtemps, une chose entraînant l'autre, que nous avons décidé de fonder une famille dès que possible. Flèche gratifia sa femme d'un sourire affectueux et possessif, tel un fermier admirant une poulinière de concours et Flèche parut contente d'elle-même. Faon ne s'était pas toujours bien entendue avec elle, mais il lui fallait admettre que la jeune femme faisait une épouse parfaite pour son lourdaud de frère, même sans sa dot - vingt hectares de champs et une vaste étendue boisée, jouxtant le domaine des Prébleu. — Nous avons bon espoir pour cet hiver, ajouta Flèche. Faon lança un regard à Dag. Malgré un InnéSens pas encore complètement rétabli, d'aussi près il n'aurait aucun mal à savoir si Trèfle était déjà enceinte ou pas. Avec un petit sourire désabusé à son intention, il secoua brièvement la tête. Faon toucha les cicatrices laissées par l'être malfaisant autour de son cou; elles devenaient plus foncées, carmin. Oublie ça, pensa-t-elle. Maman demanda, sur un ton plus circonspect : — Alors, Faon..., comment ça s'est passé au lac Hickory? Avec ta nouvelle famille ? La famille de Dag. Après une hésitation peut-être un peu trop révélatrice, Faon se décida pour: — Mitigé. Dag lui jeta un coup d'oeil et déglutit, pas uniquement pour avaler sa dernière bouchée, puis déclara sans ambages : — À dire vrai, pas très bien, madame. Mais là n'est pas la raison pour laquelle nous avons pris la route. — Mais, et ces cordelettes de mariage, que nous avons fabriquées dans la tradition des Marcheurs du Lac..., intervint Futée d'une voix inquiète. Elles n'ont pas fonctionné ? — Elles ont été parfaites, tante Futée, la rassura Dag. (Il parcourut la tablée du regard.) Je crois que je ferais mieux de vous expliquer quelque chose que seule Futée savait quand Faon et moi nous sommes mariés. Nos bracelets de mariage... (il toucha la cordelette à son bras gauche, au-dessus du coude, puis d'un signe de la tête désigna celle que Faon portait autour de son poignet gauche...) ne sont pas simplement décoratifs. Les Marcheurs du Lac y entremêlent leurs essences. Cinq regards déconcertés accueillirent cette révélation et Faon se demanda comment il allait leur expliquer les concepts d'essence et d'InnéSens de manière à les leur faire comprendre alors qu'aucun d'eux n'avait vu ce qu'elle avait vu. Sans compter qu'il lui fallait également surmonter une vie entière de profonde réserve et l'habitude - non, l'obligation - du secret. Il reprit son souffle : apparemment, il comptait bien essayer. — Les fermiers parlent de magie. Les Marcheurs du Lac appellent cela l'essence. Pour nous, ce n'est pas plus magique que de planter des graines afin d'obtenir des potirons ou de tisser du fil pour fabriquer des chemises. L'essence, c'est... elle est partout, elle est à la base de toute chose - vivante ou pas, mais l'essence des choses vivantes brille plus fort, elle est noueuse et changeante. Celle des objets sans vie se contente de rester là, à bourdonner. Il y a de l'essence en chacun de vous, mais vous n'en avez pas conscience. Les Marcheurs du Lac la perçoivent directement. L'InnéSens, c'est... c'est comme le don de double vue, sauf que « vue » n'est pas le terme qui convient... Non. (Tête baissée, il marmonna:) Reste simple, Dag. (Levant les yeux, il reprit :) Dites-vous que c'est comme le don de double vue, d'accord ? Avec espoir, il regarda ceux qui l'écoutaient. Prenant le silence inhabituel comme un encouragement, il poursuivit : — Ainsi, la plupart d'entre nous sommes capables de sentir l'essence des choses et nous pouvons parfois les faire bouger en agissant sur leur essence. Les transformer, les améliorer. C'est ce qu'on appelle le travail d'essence. Maman s'humecta les lèvres. — Alors... quand vous avez réparé cette coupe en verre que les jumeaux avaient cassée, quand vous avez recollé les morceaux en sifflant, c'était ça ? Le travail d'essence ? À cette occasion - Faon en gardait un vif souvenir - l'étonnement avait réduit tout le clan Prébleu au silence - un exploit qui relevait réellement de la magie. Rayonnant, Dag, lança un regard reconnaissant à maman. — Oui, madame. Exactement ! Bon, le sifflement n'y était pas pour grand-chose... Mais c'est un bon exemple - probablement ce que j'ai fait de mieux... Avant l'Arbre-Pluie, songea Faon. Mais l'Arbre-Pluie était venu plus tard et avait failli lui coûter la vie. Comprenaient-ils qu'il ne s'agissait pas là de simples tours de magie ? — Les Marcheurs du Lac aiment à penser que nous sommes les seuls à être dotés d'un InnéSens, mais j'ai rencontré bon nombre de fermiers qui en possédaient une trace - quelquefois plus. Tante Futée fait partie d'entre eux. (Dag inclina la tête vers Futée, à l'autre bout de la table, qui sourit plus ou moins dans sa direction, bien que ses yeux couleur perle aient été incapables de le voir. Flèche, Trèfle et Brin parurent étonnés, maman beaucoup moins.) J'ignore si sa cécité a aiguisé cet autre sens, mais, avec l'aide de Futée, Faon et moi avons mêlé nos essences dans nos cordelettes de mariage aussi sûrement qu'un couple de Marcheurs du Lac. Il choisit de ne pas mentionner l'épisode alarmant concernant le sang, nota Faon. Il s'accommodait de la vérité, manifestant la même prudence qu'un homme aux yeux bandés traversant une pièce au plancher hérissé de lames de couteaux. — Ainsi, quand nous sommes arrivés au camp, tous les Marcheurs du Lac ont pu constater la validité de nos bracelets - ce qui a plongé tout le monde dans la perplexité. Traditionnellement, le tissage des liens de l'union avait été conçu pour rendre impossibles les mariages entre Marcheurs du Lac et fermiers. Pour conserver la pureté des lignées et la force de notre InnéSens. Les discussions allaient encore bon train quand nous sommes partis. Pendant tout ce temps, papa n'avait pas quitté tante Futée du regard, mais, quand Dag prononça cette dernière phrase, il se retourna vers lui en fronçant les sourcils. — Votre peuple vous a chassé pour avoir épousé Faon, patrouilleur ? — Pas exactement, monsieur. — Alors... quoi ? Dag hésita. — Je ne sais vraiment pas par où commencer. (Il marqua une pause plus longue.) Qu'est-ce que les habitants de l'Oléana ont entendu dire de l'être malfaisant qui est apparu à l'Arbre-Pluie? — Qu'un spectre aurait surgi quelque part au nord des Plaines des Fermiers, répondit papa. Qu'il aurait tué pas mal de monde et rendu fous ceux qui restaient. — Ou alors que, à cause d'une fièvre ou d'un ver du cerveau, les gens ont commencé à s'entre-tuer, intervint Brin. C'est une terre marécageuse par là-haut, on peut y attraper de drôles de maladies à ce qu'on dit. Flèche ajouta: — À la taverne de Millerson, quelqu'un a prétendu que les Marcheurs du Lac avaient tout inventé pour obliger les fermiers à s'installer plus au sud, hors de leurs territoires de chasse. D'après lui, il n'y a jamais eu de spectre, et ce ne sont pas des fermiers rendus fous qui ont attaqué les Marcheurs du Lac, mais l'inverse. Dag ferma les yeux et se frotta la bouche. — Non, dit-il dans sa main, puis il la baissa. Trèfle se redressa sur sa chaise avec un petit air indigné ; elle ne l'exprima pas à voix haute, mais l'expression de son visage ne laissait planer aucun mystère sur ce qu'elle pensait : Bien entendu, vous n'allez pas dire le contraire. . . Maman et Futée ne firent aucun commentaire, mais elles semblaient écouter attentivement. — Il y avait bel et bien un être malfaisant, expliqua Dag. Nous en avons été informés quand les Marcheurs du Lac de l'Arbre-Pluie, dépassés par les événements, ont envoyé un courrier au lac Hickory pour demander de l'aide. Ma compagnie a été envoyée là-bas. Nous avons réussi à prendre l'être malfaisant à revers, pendant qu'il lançait ses hommes de vase et les esclaves dont il contrôlait l'esprit à l'assaut des Plaines des Fermiers par le sud. L'un de mes patrouilleurs a enfoncé un couteau du partage dans le spectre et l'a tué. J'ai assisté à la scène. Je me trouvais juste à côté. La créature était bien avancée, très... euh... avancée. (Il s'interrompit, regarda autour de lui et se lança:) Forte, intelligente. D'apparence presque humaine. Il évita de mentionner que l'être malfaisant avait bien failli le tuer, ou même qu'il avait été le capitaine de cette compagnie et avait imaginé le plan qui les avait menés à la victoire... Faon se mordit la lèvre d'irritation. — Ce qu'il faut savoir, ce qui est important... Non... tu vas trop vite, Dag. (Il se pinça l'arête du nez.) Je suis désolé. Il y a beaucoup à dire et je raconte tout de travers. Je reprends. Les êtres malfaisants sont, eux aussi, dotés d'un InnéSens, mais bien plus puissant que celui de n'importe quel être humain. Ils sont constitués d'essence. Ils en consomment pour vivre, pour faire leur magie, leurs hommes de vase, leurs propres corps... pour tout. Ils sont déments, d'une certaine façon. (Soudain, son visage sembla revivre un souvenir que Faon ne partageait pas et qu'il lui était impossible de deviner.) Quand un être malfaisant naissant s'approprie toute l'essence de son environnement, il laisse derrière lui ce qu'on appelle la Désolation. Ça se remarque facilement. — À quoi ça ressemble, alors ? demanda naturellement Brin. — À rien de connu, répondit Dag, ce qui lui valut quelques regards plutôt sceptiques autour de la table. Faon vint à son secours. — Les champs atteints semblent avoir brûlé, subi la rouille ou la pourriture, ou encore une grosse gelée - un peu tout ça à la fois. Ça a cette drôle de teinte grise, comme si toute la couleur avait été aspirée du monde. D'abord, les choses meurent - si elles sont vivantes - puis elles tombent en morceaux, avant de se dissoudre complètement. Une fois que tu as vu un paysage grisâtre asséché de cette façon, tu ne peux pas l'oublier ni le confondre avec autre chose. Et il me semble que ce doit être encore pire pour quelqu'un doté d'InnéSens. — Oui, conclut Dag, reconnaissant. D'une voix éteinte, maman demanda : — Alors, tu l'as vu, toi aussi, Faon ? — Oui. Deux fois. D'abord, dans la tanière de cet être malfaisant près de Forgeverre, quand Dag et moi nous sommes rencontrés. Et ensuite, à l'Arbre-Pluie. J'ai rejoint Dag, après la bataille. Il avait été blessé, ce qu'il s'est bien gardé de vous dire. (Elle lui lança un regard noir, en guise de reproche.) Si nous étions restés au lac Hickory, il se reposerait à l'heure qu'il est. — Tu étais à l'Arbre-Pluie, toi ? s'indigna Brin sur un ton envieux. Faon rejeta la tête en arrière. — J'ai vu ce que l'être malfaisant avait fait à cette région. J'ai vu où tout a commencé. D'un regard, elle s'assura que Dag était prêt à prendre le relais. Il hocha la tête à son intention et reprit le fil - quelque peu embrouillé - de son histoire. — Ces vingt ou trente dernières années, les fermiers ont repoussé les limites des terres cultivables vers le nord - au-delà de la zone que les Marcheurs du Lac de la région jugeaient sûre. Ou du moins, pas aussi dangereuse. Les rapports des patrouilles indiquent que les manifestations d'être malfaisants sont devenues plus fréquentes au nord, vers le lac Mort, tandis que le sud, au-delà du fleuve Grâce, serait plutôt épargné. Malheureusement, comme elles n'ont pas complètement disparu, nous ne pouvons pas nous permettre de ne plus patrouiller dans ces régions. Le spectre dont je vous parle est apparu à Verte-Source, un hameau d'éleveurs au nord de l'Arbre-Pluie. Faon approuva d'un signe de la tête. — D'après les signes, il a émergé dans le ravin où se trouvait la réserve de bois des villageois. Dag continua. — Le torchon brûlait depuis un moment entre les Marcheurs du Lac et les colons de Verte-Source, précisément à cause de la question de la limite des terres cultivables. Alors, quand l'être malfaisant a commencé à se manifester, aucun des habitants n'a su reconnaître les signes avant-coureurs, ou n'a eu l'idée de s'enfuir avec armes et bagages. Ils n'ont pas su non plus où et à qui demander de l'aide. À moins qu'ils aient choisi de ne pas croire ce qui leur avait été dit. Ça n'aurait pas forcément changé grand-chose, parce que, au moment où un fermier repère les traces de Désolation près d'une tanière, il y a de bonnes chances qu'il finisse vidé de son essence et transformé en esclave. C'est un peu comme de se retrouver pris dans la toile d'une araignée. Mais vu leur nombre, si tous avaient su, l'un d'eux aurait pu réussir à se sauver et à donner l'alerte. Au lieu de cela, l'être malfaisant les a pratiquement tous avalés. Et a grossi bien trop vite. Je crois que beaucoup trop de gens ont perdu la vie dans le nord de l'Arbre-Pluie cet été, simplement parce que les Marcheurs du Lac et les fermiers ne communiquaient pas entre eux. — Je n'avais jamais vu de charnier auparavant, dit Faon d'une voix faible. Et j'espère ne plus jamais en revoir. Papa lui lança un regard perçant. — J'ai connu ça, moi aussi. Il y a longtemps, annonça-t-il subitement. Après une inondation. Faon le regarda d'un air surpris. — Je ne savais pas. — Je n'en ai jamais parlé. — Mmm, ajouta tante Futée. Papa se cala sur sa chaise et observa Dag. — Vous savez, les vôtres ne se montrent pas vraiment bavards sur le sujet. Que ce soit à l'Arbre-Pluie ou en Oléana. — Je sais. (Dag baissa la tête.) À l'époque où peu de fermiers s'installaient au nord du fleuve Grâce, ce n'était pas très important. Et pour les Marcheurs du Lac qui patrouillent dans l'arrière-pays au nord du lac Mort - j'ai moi-même parcouru cette région à deux reprises - il n'y a toujours aucune raison de modifier leur façon de procéder, parce qu'il n'y a guère de fermiers là-bas. Par contre, il en va autrement dans les terres frontalières, où les choses changent sous nos pieds - comme à Verte-Source. Ou à Bleu Ouest. Il parcourut la tablée du regard. Faon remarqua que la nourriture avait refroidi dans son assiette. — Je n'ai jamais eu le sentiment que les Marcheurs du Lac souhaitaient obtenir l'aide des fermiers, intervint Flèche. — En temps normal, ils préfèrent s'en passer, admit Dag. Aucun fermier ne peut combattre directement un être malfaisant. D'abord, vous êtes incapables de leur fermer vos essences pour vous défendre. Ensuite, vous ne savez pas fabriquer... certains outils. (Il cligna des yeux, fronça les sourcils, sembla se concentrer comme le ferait un cavalier voulant faire franchir un obstacle à une monture récalcitrante, puis laissa échapper :) Les couteaux du partage. Vous êtes incapables de fabriquer les couteaux du partage qu'on utilise pour tuer les êtres malfaisants. (Il avala sa salive et poursuivit :) Mais, sans devenir des combattants, vous pourriez trouver de meilleurs moyens pour éviter d'être des victimes. Pour commencer, toute personne en vie devrait apprendre à reconnaître une Désolation - de la même façon qu'on lui apprend à identifier le sumac vénéneux ou un serpent à sonnette, ou encore à ne pas se tenir du mauvais côté d'un arbre qu'on abat. — Et comment comptez-vous vous y prendre, patrouilleur? demanda Futée d'une voix curieuse. — Je l'ignore, soupira Dag. Présenté ainsi, cela semble un projet assez fou. Le printemps dernier, nous sommes tombés sur l'être malfaisant de Forgeverre suffisamment tôt, uniquement parce que la patrouille de Chato se trouvait sur place et que, en discutant avec les gens du coin de leur problème de bandits, il a compris qu'il se passait quelque chose d'étrange. Si seulement je pouvais montrer les choses, je ne sais pas comment... Ça m'éviterait d'avoir à parler. (Dag sourit tristement.) Ça n'a jamais été mon fort. — Mange, Dag, lui enjoignit Faon en pointant son assiette du doigt. Tous les autres avaient vidé la leur. Obéissant, il prit une bouchée. — Pourquoi ne pas inviter les gens à venir regarder la zone touchée par la Désolation du côté de Forgeverre ? suggéra Brin. Comme ça tout le monde comprendrait de quoi vous parlez. Trèfle le dévisagea. — Mais qui voudrait aller voir une chose pareille? Ça semble affreux. Brin se cala sur sa chaise, se frotta le nez et s'anima : — Et vous pourriez même faire payer l'entrée. Dag arrêta de mâcher et le fixa. — Quoi ? — Bien sûr. (Brin se redressa.) Si on leur demande de l'argent, ils vont penser qu'on leur propose quelque chose de vraiment spécial. On pourrait organiser des excursions en chariot depuis Forgeverre. Cinq pièces de cuivre pour le transport, et dix pour le sac déjeuner. Et le commentaire serait gratuit. Les gens en parleraient en rentrant chez eux – qu'est-ce que tu as vu à Forgeverre ? Une belle petite entreprise : conduire le chariot, préparer les repas. C'est toujours mieux que travailler dans les champs à longueur de journée... Si j'avais de l'argent, j'achèterais cette terre contaminée. Elle rapporterait plus qu'un champ de vingt hectares. Faon pensa n'avoir jamais vu une telle expression de perplexité sur le visage de son mari. Elle se retint à grand-peine de glousser, bien qu'elle ait surtout eu envie de frapper Brin. — Mais tu ne possèdes pas une telle somme, fit remarquer Flèche, de façon décourageante. — Grâce au ciel, renchérit Trèfle, s'éventant d'une main. Tu serais bien capable de jeter cet argent au fond d'un puits. — Arrête tes bêtises, Brin, s'impatienta Papa. Personne ne te trouve drôle. Brin haussa les épaules, repoussa sa chaise en arrière et se leva pour poser son assiette dans l'évier. Lentement, Dag recommença à mâcher. Il suivit Brin du regard, une expression étrange dans les yeux – mais sans aucune colère, ce qui surprit Faon qui savait combien Dag prenait ce sujet au sérieux. Le déjeuner touchait à sa fin, les travaux de l'après-midi les attendaient. Plus tard, en rangeant leurs affaires dans l'ancienne chambre des jumeaux à l'étage, Dag enlaça Faon et soupira. — Eh bien, je n'ai vraiment pas été à la hauteur. Dieux absents, si je ne parviens même pas à me faire comprendre des membres de ma propre famille de tente, comment vais-je bien pouvoir m'y prendre avec des étrangers ? — Je trouve que tu ne t'en es pas trop mal tiré. C'était beaucoup d'informations à digérer en une seule fois. — J'ai tout mélangé, je n'ai même pas expliqué les couteaux du partage. Ils ne m'ont cru qu'à moitié – ou alors seule la moitié d'entre eux m'a cru, je n'en suis pas très sûr. Mais... oh, Étincelle, je me demande si je ne fais pas une grosse erreur. Je ne suis qu'un vieux patrouilleur – certainement pas l'homme de la situation. — C'était ta première tentative. Qui réussit tout dès le premier essai ? — Celui qui veut vivre assez longtemps pour bénéficier d'une deuxième chance. — C'est valable pour les choses qui peuvent te tuer si tu échoues, comme... comme combattre les êtres malfaisants, je suppose. Personne ne meurt de n'avoir pas trouvé les mots justes. — J'ai eu l'impression que j'allais m'étrangler avec ma propre langue. Elle s'apprêtait à passer ses bras autour de sa taille quand elle le repoussa et leva les yeux vers lui. Perspicace, elle dit : — Cela ne te semble pas seulement difficile parce que c'est compliqué ou nouveau pour toi. Les Marcheurs du Lac ne sont pas censés révéler ces secrets aux fermiers, n'est-ce pas ? — C'est vrai. — À quoi est-ce que tu t'exposes si les tiens l'apprennent ? Il haussa les épaules. — Difficile à dire. Pas vraiment rassurant. Faon plissa les yeux d'inquiétude, puis décida d'en rester là pour l'instant et le serra fort dans ses bras, parce qu'il n'avait jamais paru en avoir autant besoin. Le souffle de son rire agita ses boucles tandis qu'il déposait un baiser sur le sommet de son crâne. CHAPITRE 2 Sous la pression d'une moisson caractérisée par le manque de main-d'oeuvre et un temps sec, Faon et Dag perdirent presque immédiatement leur statut d'invités. Dag ne parut pas s'en formaliser. Au contraire, plein de bonne volonté, il témoigna d'un enthousiasme non feint et très concret pour les travaux de la ferme qui lui étaient inconnus jusqu'alors. Cela était aussi nouveau pour lui, comprit Faon, que l'avait été pour elle la vie dans un camp de Marcheurs du Lac. Elle se demanda s'il souffrait déjà du mal du pays. Comme d'habitude pour la récolte, les Prébleu joignirent leurs forces à celles des Cordier - tante Cordier était la soeur de papa. Le domaine des Cordier jouxtait le leur au nord-ouest. Deux de leurs fils et la plus proche cousine de Faon, Gingembre, qui habitaient toujours chez leurs parents, vinrent les aider. À eux tous, ils vinrent à bout du vaste champ de maïs d'oncle Cordier en trois jours. Ensuite, ils s'attaquèrent au blé tardif des Prébleu. Dag se montra étonnamment adroit avec la grande faux. L'extrémité en bois du harnais attaché à son bras pouvait recevoir, en plus de son crochet, une impressionnante collection d'outils qu'il fixait et retirait en fonction des besoins - y compris l'arc spécialement conçu pour cet usage. Le dispositif qui lui servait d'ordinaire à tenir la godille des barques à fond plat sur le lac se révéla d'une aide précieuse pour assurer sa prise sur la faux et, après quelques essais, il sembla trouver son rythme et papa le laissa travailler. Dès qu'ils avaient été hauts comme trois pommes, Faon, Gingembre et Brin avaient été mis à contribution, leurs petites mains paraissant faites pour glaner. Bien qu'ils aient grandi, ils avaient hérité de la corvée consistant à recueillir les épis restés sur le sol après la moisson. Accroupie, Faon progressait en traînant les pieds à travers le chaume brillant et doré. Elle songea que Trèfle et Flèche seraient bien inspirés de se dépêcher de produire la prochaine génération de petits moissonneurs. Le long de la clôture du pâturage, les chevaux de la ferme semblaient observer avec étonnement la conduite de leurs maîtres. Arrivée au bout de sa rangée, Faon se releva afin de s'étirer le dos et voir comment Dag s'en sortait, occupé à l'autre extrémité du champ à faucher les gerbes, les mettre en bottes et les charger sur une charrette, en compagnie de papa, oncle Cordier et ses fils, et Flèche. Dag paraissait vraiment grand à côté des autres, mais à part cela les manches retroussées de sa chemise révélaient une peau au hâle cuivré guère plus prononcé que celui des fermiers et le chapeau qui le protégeait du soleil, tressé avec des roseaux du lac, était frangé sur les bords, exactement comme les modèles en paille des hommes qui l'entouraient. Brin se redressa à côté d'elle, ajusta la bandoulière du sac en tissu sur son épaule et suivit son regard. — Il faut que je dise à papa de ne pas laisser Dag s'épuiser à la tâche, s'inquiéta Faon. Il ne sait pas s'arrêter. — C'est à se demander s'il a vraiment été blessé, observa Brin. Quand nous sommes allés nous baigner à la rivière hier soir, je n'ai aperçu que cette petite entaille sur sa cuisse gauche. — Elle n'est pas bien grande, mais elle est profonde, expliqua Faon. La lame du couteau a pénétré jusqu'à l'os et s'est brisée. La guérisseuse des Marcheurs du Lac a eu toutes les peines du monde à extraire tous les morceaux. Mais ce n'est pas ça qui l'affaiblit à ce point. (Prenant exemple sur Dag, Faon décida de s'en tenir à une version simplifiée de la vérité.) L'être malfaisant de l'Arbre-Pluie lui a arraché une partie de son essence pendant le combat, le long de son bras et sur tout le côté gauche. Il a failli en mourir. C'est comme s'il avait été personnellement touché par la Désolation et qu'il essayait de s'en remettre. — Et ça risque de prendre longtemps ? — Je l'ignore. Je ne suis même pas certaine qu'il le sache. La plupart des gens à qui cela arrive meurent sur le coup. Mais Dag prétend que, lorsque l'être malfaisant de Forgeverre a laissé ces marques sur mon cou (elle frotta les vilaines cicatrices rouges, une à droite, une à gauche), il a autant blessé ma chair que mon essence. Si elles avaient été l'oeuvre d'un homme ordinaire, elles auraient disparu il y a déjà deux ou trois mois. On ne verrait plus rien. Quand l'essence est touchée, c'est grave. Sans y penser, elle passa la main sur son ventre, puis s'interrompit et l'enfouit dans sa jupe. Dag n'était pas le seul à porter son secret le plus lourd caché à l'intérieur. — OK! fit Brin en jetant un coup d'oeil à son cou. Si tu le dis! — La faiblesse et la douleur physique ne l'inquiètent pas autant que les dégâts occasionnés à son InnéSens. — Ce don de double vue dont il nous a parlé ? — Oui. En temps normal, il est capable de sentir les choses à près de deux kilomètres à la ronde - un véritable exploit, même pour un Marcheur du Lac. Il m'a avoué qu'en ce moment il n'atteignait guère qu'une centaine de pas. La guérisseuse lui a dit qu'il saurait que son essence va mieux quand il pourrait de nouveau sentir au loin. Brin cligna des yeux. — Mais alors... il peut toujours l'utiliser comme il l'a fait avec cette coupe ? Brin avait été impressionné par cet épisode - et à juste titre, d'après Faon. — Non. Pas encore. Pas bien. Elle songea à quelques-uns des autres tours merveilleux que Dag faisait jouer à son essence, mais qui lui étaient interdits pour le moment, et poussa un soupir. Quand les Marcheurs du Lac faisaient l'amour, ils y mettaient leur corps et leur essence, avec une ingéniosité que les fermiers ne soupçonnaient même pas. Mais elle se voyait mal expliquer cette partie à Brin. Brin secoua la tête, fronçant les sourcils en direction des moissonneurs. — Il ne semble vraiment pas à sa place. Faon s'abrita les yeux de la main. — Pourquoi ? Moi, je trouve qu'il s'en tire très bien avec cette faux. — D'abord, il y a ce chapeau. — C'est moi qui le lui ai tressé ! Comme le tien. — Ah, voilà pourquoi il ne le quitte jamais. Ce que cet homme est prêt à faire pour toi... Mais... (Brin gesticula, cherchant ses mots.) Dag est parfait quand il monte son cheval infernal. Il est parfait quand il bande son arc, tout le monde peut le voir - il donne l'impression d'avoir poussé au bout de son bras ; sans parler de ses flèches qui atteignent toujours leur cible. Je ne l'ai jamais vu manipuler son grand couteau, mais je n'aimerais certainement pas me trouver face à lui quand il le brandit. — En effet, il vaudrait mieux pas, confirma Faon. — Mais donne-lui une faux, une fourche ou un seau, et il paraît aussi peu à sa place que... que cette jument argentée haute sur pattes attelée à une charrue. Hirondelle, la fringante jument gris pommelé que Dag avait envoyée à Bleu-Ouest en guise de cadeau de mariage, dressa les oreilles. Elle avait l'élégance d'un clair de lune à la surface de l'eau et se montrait aussi vive qu'un torrent, même au repos. Derrière elle, son poulain, Noiraud, gambadait fièrement, agitant la queue et faisant des ruades, comme s'il recueillait la part d'admiration qui lui était due. Postée près de la clôture, Grâce avait l'air de s'ennuyer ferme, sa robe bai foncé apparemment chaude et brillante sous le soleil. Le caractère imprévisible de Tête de Cuivre lui avait valu d'être exilé dans le petit enclos devant la vieille écurie, mais les deux jeunes chevaux de trait que Brin accompagnait - surnommés, de ce fait, l'attelage de Brin - broutaient paisiblement à quelques pas de là. Chaîne et Trame étaient deux braves bêtes vigoureuses, bâties pour les travaux des champs, mais... que personne n'imaginerait jamais avec des ailes. — Hirondelle était un cadeau pour maman. (Faon soupira.) Je suppose qu'elle ne l'a jamais montée... Brin pouffa de rire. — Tu veux rire ! Elle en a bien trop peur. Moi, je me suis contenté de lui faire faire quelques tours du pâturage, mais elle me donne l'impression d'être si haut perchée... — Dans l'esprit de Dag, elle ne devait pas rester oisive. Je pensais que tu essaierais de lui apprendre à tirer la charrette. — Pourquoi pas. Mais papa a la ferme intention de lui faire avoir un autre poulain. S'il parvient à trouver un mâle à la hauteur. Il pensait à Confiant, le cheval de l'oncle Faucon, ou peut-être à l'étalon frimeur de Radieux Charpentier. — Confiant ferait l'affaire, dit Faon d'un ton neutre. Papa et maman n'envisagent pas de faire couper Noiraud, n'est-ce pas ? Omba, la soeur de tente de Dag, s'en inquiétait. — Couper ce poulain ? Il faudrait être fou! répondit Brin. Pense un peu à ce qu'il va rapporter, comme étalon, dans quelques années! Il subviendra aux besoins de sa maman dans ses vieux jours... et de la nôtre ! Faon l'approuva d'un signe de la tête au nom d'Omba. — Alors tout va bien. Grâce a été accouplée avec un magnifique étalon des Marcheurs du Lac nommé Furtif, avant que nous partions. (Un peu par accident, mais elle préférait garder cette histoire pour plus tard.) Dag espère la voir mettre bas un joli poulain au printemps prochain ; il aura l'allure de son père et le caractère de sa mère. Brin eut un large sourire. — Tant que ce n'est pas l'inverse... — Hé! Grâce est un très joli cheval, à sa manière! — Si tu les aimes rondelets et courts sur pattes – un style plutôt populaire par ici, je dois avouer. Faon prit un air renfrogné, mais, décidant qu'il faisait allusion à Trèfle et non à elle, elle ignora la pique de son frère. Brin haussa les sourcils et ricana. — Il va falloir annoncer à Trèfle que ta jument va la battre au poteau dans la course au bébé. Je meurs d'envie de voir la tête qu'elle va faire ! Je ne participe à aucune course de ce genre! faillit exploser Faon, mais elle fut interrompue par un sifflement sonore provenant de l'autre bout du champ de blé. Sortant les doigts de sa bouche, papa agita son pouce en direction du sol, un geste que ses enfants n'eurent aucune difficulté à interpréter. Haussant les épaules en guise de réponse, ils s'accroupirent et reprirent le travail. Quand maman, Trèfle et tante Futée apportèrent le déjeuner, tout le monde fit une pause à l'ombre des pommiers non loin de là. Faon ramassa dans ses jupes quelques-unes des pommes les plus véreuses et les apporta aux chevaux attendant patiemment leur petit plaisir. Ils se regroupèrent, faisant craquer la barrière quand ils se penchèrent par-dessus, reniflant les fruits aromatiques dans sa main et chatouillant sa paume de leurs lèvres épaisses et mobiles. Elle aimait regarder leurs mâchoires s'activer avec entrain sous leur peau qui glissait sur l'ossature, tandis qu'ils croquaient les pommes en soupirant d'aise, arrondissant leurs grosses narines et clignant de leurs yeux marron foncé. Elle essuya ses mains pleines de morceaux de pommes baveux sur sa jupe et repartit en direction du verger. Assis en compagnie de l'oncle et de la tante Cordier et des cousins de Faon, Dag parlait avec de grands gestes. Il essayait probablement de leur expliquer l'InnéSens, devina-t-elle, en partie à la façon dont sa main touchait la cordelette entourant son bras gauche, et s'agitait – s'ouvrant, se fermant. Mais surtout, ce qui la mit sur la voie, ce fut le sourire désespéré de ceux qui l'écoutaient et semblaient vouloir battre en retraite – même assis en tailleur. Tante Cordier aperçut Faon, lui fit signe et tapota le sol à côté d'elle de manière engageante – viens nous protéger de ton patrouilleur fou ! Avec un soupir, Faon se dirigea vers eux. Les quelques jours de repos qu'ils avaient initialement prévu de passer à Bleu Ouest se transformèrent en semaines de travail acharné, mais Dag se sentait curieusement à son aise, en dépit du retard accumulé. Les longues journées au grand air avec les moissonneurs avaient été laborieuses – ce champ de haricots, déjà, qui s'était révélé bien plus vaste qu'il paraissait au premier coup d'oeil; avant qu'ils en viennent à bout, Dag avait commencé à voir des cascades de haricots dans son sommeil. Mais il dormait – et bien, en plus. À l'intérieur, toutes les nuits, dans un vrai lit, avec Faon dans les bras. Et les repas ! Oubliées les rations séchées méticuleusement dosées pour tenir la durée d'une patrouille ! Il mangeait à sa faim et se régalait. Aucune source de tension à part une dispute de temps à autre, rien d'autre à craindre qu'une averse inopportune. Cette pause dans leur voyage lui avait fait du bien. La terrible souffrance que la Désolation lui avait infligée jusque dans ses os cédait lentement la place à une saine fatigue dans ses muscles. Sa jambe gauche ne lui semblait plus aussi faible – il marchait sans sa canne depuis des jours. Il se sentait moins... déséquilibré. Il n'avait pas, il en convenait, essayé de s'éloigner de la ferme des Prébleu en direction du village, où il aurait couru le risque de croiser quelques jeunes gens ayant gardé un souvenir mitigé de sa précédente visite. Mais, quelle que soit la façon dont la rumeur le décrivait à Bleu Ouest, les mauvais garçons ne s'étaient pas non plus risqués jusqu'ici. Dag se satisfaisait de vivre entouré de fermiers qui ne lui voulaient que du bien – par égard pour Faon. — Patrouilleur... La voix de Surel interrompit les pensées vagabondes de Dag et il pencha la tête en avant, ferma la bouche et ouvrit les yeux, espérant qu'il n'avait pas commencé à ronfler sur sa chaise. L'usage voulait que le clan Prébleu se réunisse au salon après dîner pour ne pas gaspiller la lumière. Flèche et sa femme passaient la soirée chez les parents de Trèfle, mais Trille cousait, assise à sa place habituelle; Futée, qui n'avait pourtant pas besoin de la lampe à huile, leur tenait compagnie, bobinant du fil sur un fuseau; Faon et Brin avaient installé une table afin de fabriquer des flèches, un savoir-faire que Faon maîtrisait depuis l'été dernier. Apparemment, le manque d'entraînement ne suffisait pas à expliquer la terrible maladresse de Brin au tir à l'arc. Les quelques flèches qu'il possédait – et qui ne lui avaient rien coûté – se révélèrent de fabrication douteuse et mal équilibrées. Brin avait supplié Dag d'y remédier avec l'expertise des Marcheurs du Lac. Après réflexion, Dag avait hoché la tête et, sous le regard horrifié de Brin, avait brisé les flèches sur ses genoux. Puis il lui avait fait don d'une douzaine de vieilles pointes en silex pour les remplacer, conservant ses meilleures flèches à pointe en fer pour un usage plus important que de simples exercices de tir. Par ailleurs, prendre quelques leçons auprès de sa soeur cadette ferait le plus grand bien à Brin qui avait encore trop tendance à la sous-estimer. Dag leva les paupières, essayant de paraître éveillé. — Monsieur ? répondit-il au père de Faon – mon père de tente ? Surel l'étudiait. — Je ne crois pas vous avoir remercié d'être resté pendant toute la durée de la moisson. Vous abattez plus de travail avec une seule main que beaucoup d'hommes avec les deux. Un sourire creusa des fossettes dans les joues de Faon qui plissait les yeux, occupée à enrouler un fil très fin autour d'un trio de plumes soigneusement taillées – je te l'avais bien dit, semblait-elle le taquiner. — Je n'ai jamais beaucoup réfléchi à ce que font les patrouilleurs, mais je suppose que, d'une certaine façon, c'est du travail. Probablement plus pénible que je l'imaginais. Et sans doute pas reconnu à sa juste valeur. En guise de réponse, Dag inclina la tête. Malgré une évidente maladresse, Surel semblait sincère dans sa tentative de mettre un peu d'ordre dans des idées – après tout – neuves pour lui. — Mais je ne peux pas m'empêcher de me demander... Avez-vous déjà travaillé pour gagner votre vie ? Faon se redressa, indignée, mais Dag lui fit signe de se calmer. — Ce n'est pas une insulte, ma chérie. Je comprends ce qu'il veut dire. Parce que, dans un sens, la réponse est non. Quand nous patrouillons, il nous arrive de chasser, de saler des peaux, de ramasser des plantes médicinales, de faire un peu de commerce ou d'entretenir les chemins, mais tout cela passe après notre quête des êtres malfaisants. Contrairement aux fermiers, les patrouilleurs ne fabriquent rien, ils ne conservent rien. Dans mon peuple, ce rôle revient à ceux restés au camp. Chez moi, il y a toujours eu un lit qui m'attendait, mais je n'y ai pas souvent dormi. Surel hocha la tête. — Mais vous n'avez plus votre camp maintenant. — ... Non. — Alors... comment vous et Faon comptez-vous faire ? Vous envisagez de devenir fermiers ? Ou autre chose ? — Je n'en suis pas sûr, répondit lentement Dag – en toute franchise. Je croyais être trop vieux pour changer de vie, mais j'avoue que ces dernières semaines m'ont beaucoup fait réfléchir. Je suppose que je ne m'attendais pas que des gens chaleureux me montrent la voie... — Un Marcheur du Lac fermier ? murmura Trille en haussa les sourcils. Pour une raison qui échappait à Dag, sa déclaration fit grimacer Brin. — Pas tout seul, non. Mais Faon serait là pour m'épauler. Peut-être qu'ensemble cela finirait par ne plus paraître aussi improbable que par le passé. On lui avait déconseillé – à maintes reprises – d'essayer d'exploiter son autre savoir-faire – guérisseur – auprès d'une population de fermiers. Bien trop dangereux. De toute façon, tant que son essence resterait affaiblie, cette idée demeurait impraticable. — Vous pensez vous installer à Bleu Ouest ? s'enquit prudemment Surel. Du regard, Dag consulta Faon qui secoua légèrement – mais fermement – la tête. Non. Elle n'avait aucun désir d'habiter à moins de cinq kilomètres de son premier amour – une expérience désastreuse qui lui avait aussi appris la haine. Dag n'était pas le seul à avoir évité de se rendre au village. — C'est trop tôt pour le dire. Trille leva les yeux de ses travaux d'aiguille. — Alors comment allez-vous vous débrouiller quand vous aurez un enfant? Ils arrivent quand on les attend le moins, croyez-en mon expérience. Son regard pénétrant et maternel indiquait clairement qu'elle se demandait s'il était simplement stupide – comme les autres mâles – ou s'il leur cachait quelque chose. Il n'avait pas l'intention d'aborder les nombreuses méthodes dont disposaient les Marcheurs du Lac pour éviter les grossesses non désirées, à peu près – non, tout à fait – persuadé que certaines d'entre elles ne recueilleraient pas l'approbation des parents de sa femme. Et Faon avait décidé de garder le secret concernant les dommages occasionnés à son utérus par l'être malfaisant – elle guérissait lentement, tout comme lui, de sa rencontre avec la Désolation. Dag respectait son choix. Quelle était cette expression qu'employaient les fermiers pour parler d'un événement passé qu'il valait mieux oublier ? De l'eau sous les ponts. — Chez les Marcheurs du Lac, les femmes se déplacent et ont des enfants, expliqua-t-il sans conviction. Trille lui jeta un regard méfiant. — Mais apparemment, Faon n'est pas appelée à devenir l'une d'elles. Et d'après ce que vous nous avez dit, chez les Marcheurs du Lac, les mamans peuvent compter sur l'entourage du camp en cas de besoin, même quand leurs maris sont partis à la chasse aux spectres. Je prendrai soin d'elle ! voulut-il protester avec indignation. Mais même lui n'était pas aussi stupide. Il baissa les paupières, les ouvrit. — C'est vrai, madame, se contenta-t-il d'admettre. — Nous voulons voyager avant de décider où nous vivrons, vint le défendre Faon d'un ton ferme. Dag m'a promis de me montrer la mer et je l'obligerai à tenir sa promesse. — La mer ! s'exclama Trille, stupéfaite. Vous n'avez jamais dit que vous pensiez aller aussi loin ! Pas au-delà de la vallée du fleuve Grâce en tout cas. C'est dangereux, ma chérie ! — La mer ? répéta Brin, partageant visiblement la stupéfaction de sa mère, mais sur un ton bien différent. Faon a le droit d'aller voir la mer ? Et l'Arbre-Pluie ? Et moi qui n'ai jamais dépassé Lumpton Ville ! Dag le dévisagea, essayant d'imaginer une vie entière confinée à un espace guère plus vaste que le terrain couvert en une seule journée de patrouille. — À ton âge, j'avais déjà patrouillé deux arrière-pays, tué mon premier être malfaisant et descendu le fleuve Gris et le fleuve Grâce. (Après un silence, il ajouta :) Par contre, je n'ai vu la mer pour la première fois que quelques années plus tard. — Je peux vous accompagner ? s'empressa de demander Brin. — Certainement pas ! cria Faon. Brin sembla surpris par sa réaction. Dag retint un sourire cruel. Pendant toutes ces années où il n'avait cessé de harceler sa soeur, Brin n'avait clairement jamais imaginé qu'il aurait un jour besoin d'entrer dans ses bonnes grâces. Nos erreurs finissent toujours par nous rattraper, mon garçon. — La moisson n'est pas terminée, observa sévèrement Surel. Tu as du travail ici, Brin. — Oui, mais vous ne partez pas demain. Pas vrai ? Il lança à Dag un regard éperdu. Dag fit un rapide calcul mental. Faon aurait bientôt ses règles et elle saignait abondamment depuis sa rencontre avec l'être malfaisant, même si la situation s'améliorait lentement à mesure qu'elle progressait sur le chemin de la guérison. Autant lui permettre de surmonter cette épreuve dans l'endroit le plus confortable possible. — Nous pouvons rester et aider aux travaux des champs encore une semaine environ, mais pas beaucoup plus. Il faut compter près d'une semaine à dos de cheval pour atteindre le fleuve Grâce. Si nous voulons trouver un bateau, nous devons arriver au moment de la montée des eaux d'automne. Plus tard, nous risquons d'être freinés par les premières gelées, ou simplement par le froid et l'humidité. Un silence inhabituel s'abattit, uniquement troublé par le bruit du fuseau de tante Futée. Brin recommença à poncer sa flèche et Dag réfléchit, hésitant entre les charmes offerts par son lit à l'étage et la perspective de piquer du nez sur sa chaise. — Qu'est-ce que vous comptez faire de vos chevaux ? demanda brusquement Brin. — Les emmener avec nous, répondit Dag. — Sur un coche ? Vous n'aurez pas la place. — Non, sur un chaland. — Oh. De nouveau, un silence pesant. Brin posa la flèche avec un petit bruit sec et Dag ouvrit un oeil prudent. — Mais la jument de Faon est pleine, reprit Brin. Vous ne voudriez tout de même pas qu'elle mette bas quelque part en cours de route... Avec les loups, les chats sauvages... Et puis elle vous retarderait. Elle serait bien mieux ici, confortablement installée à Bleu Ouest, et vous pourriez la récupérer au retour. — Et moi alors ? Je marche ? dit Faon d'un ton méprisant. — Non... Suppose que tu la laisses ici – pour maman, puisqu'elle n'ose pas s'approcher d'Hirondelle. Toi et moi, on pourrait prendre chacun un des chevaux de mon attelage. J'avais l'intention de les vendre à Lumpton Ville au printemps prochain, mais je parie que j'en obtiendrais un meilleur prix dans les villages situés le long du fleuve. Papa et Flèche n'auraient pas à les nourrir tout l'hiver et toi, tu économiserais le coût d'un trajet en bateau pour une jument déjà grosse qui risque de toute façon de ne pas beaucoup apprécier le voyage. — Et comment je rentre ? Tête de Cuivre ne peut pas nous porter tous les deux, avec, en plus, mes sacs ! — Tu pourrais te trouver un autre cheval en arrivant à Grise Bouche. — Tiens donc? Et qui paiera? Dag? — Tu le revendrais à ton retour. Avec le produit de la vente, plus l'économie faite sur le transport de ta jument, tu ne perdrais pas d'argent. Tu ferais peut-être même un profit! — Brin, tu ne peux pas nous accompagner ! s'emporta Faon avec exaspération. — Seulement jusqu'au fleuve ! (Sa voix devint pateline.) Et comme ça, maman, je ne partirai pas seul – je voyagerai avec Dag. À l'aller au moins. Pour le retour, je n'aurai aucun mal à retrouver mon chemin. — Avec l'argent qui te brûlera les poches et que tu sèmeras en cours de route, dit Surel. — À moins que, comme Faon, tu croises des bandits qui en voudront à ta vie et à ton argent, intervint Trille. — Mais Faon y va bien, elle ! Elle part et pour la deuxième fois ! Surel sembla sur le point de dire quelque chose du genre Ce que fait Faon ne regarde que son mari à présent, mais, après l'interrogatoire qu'il venait de faire subir au patrouilleur, il ne put s'y résoudre. Forçant son esprit somnolent à se réveiller un peu, Dag réfléchit à la proposition de Brin non pas sous l'angle des questions d'argent, mais sous celui de la sécurité. Un couple composé d'un Marcheur du Lac et d'une fermière risquait d'attirer l'attention en pays fermier et ils avaient déjà rencontré plus d'un observateur offusqué qui, le temps aidant, aurait pu trouver à redire à leur union de manière plus violente. Mais à supposer que le frère de la mariée, fermier lui aussi, se joigne à eux ? Brin pourrait servir d'intermédiaire à Dag et fournir une paire d'yeux supplémentaire pour faire attention à Faon. Parce que, dieux absents, Dag se voyait mal rester éveillé en permanence. Pas même une demi-heure de plus. Il étouffa un bâillement. — Et si tu fais de mauvaises rencontres, le long de ce grand fleuve ? s'inquiéta Trille. — Pires que Dag, tu veux dire ? rétorqua gaiement Brin. Dépourvu de tact, mais révélateur. Surel et Trille le jaugèrent du regard. Dag remua avec embarras sur son siège. Il avait réfléchi aux divisions entre Marcheurs du Lac et fermiers pendant des mois, sans le moindre résultat concret, et voilà que Brin se portait pratiquement volontaire pour devenir patrouilleur et frère de tente. Si Dag repoussait ce garçon, quand lui ferait-on de nouveau pareille offre ? Brin n'a pas la moindre idée de ce que cela implique. Moi non plus, d'ailleurs. — Dag..., commença Faon avec anxiété. — Faon et moi allons en discuter. Comme tu l'as fait remarquer, nous ne partons pas demain. — Dag pourrait me montrer l'endroit où la Désolation a frappé près de Forgeverre, proposa Brin d'une voix impatiente. Je... Dag éleva la voix et déclara fermement : — Faon et moi allons en discuter. Nous te parlerons après. Brin se calma avec difficulté. Faon dévisagea Dag avec une curiosité grandissante. Quand il se leva pour monter dans leur chambre, elle laissa de côté la flèche sur laquelle elle travaillait et le suivit. Après qu'elle eut fermé la porte derrière elle, il la prit par la main et la fit asseoir au bord des lits des jumeaux qu'ils avaient poussés l'un contre l'autre. La nuit, entre les draps de lin propres et doux, ils oubliaient bien vite le sillon subsistant au milieu, transformé en une sorte de congère miniature, mais en plus chaud. Bien plus chaud. — Dag, dit Faon avec désarroi, qu'est-ce qui a bien pu te passer par la tête ? Si tu donnes le moindre encouragement à Brin, il n'arrêtera pas de nous harceler jusqu'à ce que nous cédions. Il passa son bras autour d'elle et la serra contre son côté droit. — Je crois... J'ai entamé ce périple pour apprendre à parler aux fermiers. Pour essayer d'établir avec eux des rapports différents de ceux qu'entretiennent des maîtres et leurs serviteurs - ou des êtres malfaisants et leurs esclaves. Pour rapprocher nos deux peuples. Avoir un fermier pour frère de tente peut m'y aider. Elle plissa son joli front. — C'est une manie chez vous, les Marcheurs du Lac, de toujours vouloir se joindre à la tente de l'épouse, de devenir un frère pour sa famille. Il pencha la tête sur le côté. — Tu as sans doute raison. Tu sais que j'insiste pour qu'on m'appelle Dag Prébleu. Elle hocha la tête. — Ta famille, ou du moins ce qu'il en reste au lac Hickory... Je n'ai pas eu le sentiment que tu étais cher à leur coeur, même avant que tu leur imposes une fermière. Ton frère m'a donné l'impression que la moindre bonne parole à ton égard lui coûtait. Et tu semblais trouver cela normal. — Hmm. Les yeux mi-clos, il baissa la tête pour lui mordiller les cheveux. Serrant une mèche vagabonde entre ses lèvres, il en savoura la finesse. — D'où te vient un tel désir de famille, Dag? Parce que j'aime autant te dire que, pour ma part, j'ai eu ma dose... Il l'attira vers le lit, jusqu'à ce que leurs visages se trouvent face à face. — Alors tu ne devrais pas avoir de problème pour partager, ironisa-t-il avec un sourire grave. — Oh, mais je ne compte plus les fois où j'aurais volontiers donné cet idiot de Brin à qui voulait ! Ses lèvres se contractèrent. Il écarta les boucles noires de son front et l'embrassa autour des sourcils. — Et tu oublies autre chose, ajouta-t-elle sur un ton sévère, tandis que sa main partait explorer sa mâchoire. Quand nous camperons, le soir, as-tu seulement songé à quel point sa présence risquait d'assombrir l'ambiance générale ? Avec ses ricanements et ses blagues stupides ? Dag haussa les épaules. — Les patrouilleurs ont l'habitude de gérer les problèmes d'intimité dans un campement. — Je sais, tu m'as appris votre code : aller chercher du bois en forêt, se baigner dans la rivière ou chasser les écureuils, c'est ça ? Mais Brin ignore tout cela. — À nous de faire de lui un vrai Marcheur du Lac. — Ah oui ? Alors pense à emporter ton bâton en hickory, Brin a la tête dure ! — J'ai formé des jeunes patrouilleurs plus pénibles que lui. — Parce que ça existe ? Elle se pencha en arrière, de manière à le regarder bien en face. Il rit dans sa barbe, mais répondit : — Je t'assure. J'avoue que cela donne parfois l'impression de courir avec un boulet au pied, mais l'idée consiste à les maintenir en vie suffisamment longtemps pour qu'ils apprennent. Et ça marche. (Son sourire pâlit un peu.) La plupart du temps. De ses doigts fins, elle lui peigna les cheveux sur les côtés et appuya son front contre le sien en secouant légèrement la tête. — Tu continues à penser comme un Marcheur du Lac. Pas comme un fermier. — Notre expédition doit changer cela. C'est sa raison d'être. Je me dis que la présence de Brin me permettra peut-être d'éviter certaines erreurs à l'avenir. — Nous avons un dicton : « Deux ça va, trois c'est trop. » Mais avec toi, trois c'est une patrouille. Ses doigts descendirent vers les boutons de sa chemise; il leur envoya des baisers au passage, puis dit : — Ces dernières semaines, j'ai beaucoup observé et écouté; je ne me suis pas contenté d'emmagasiner des connaissances sur la culture des haricots. Il n'y a pas plus de place dans cette maison pour Brin qu'il y en avait pour toi. Tout tourne autour de Flèche, Trèfle et leurs enfants à venir. Il a simplement besoin d'espace pour grandir et mûrir un peu - et avec un peu d'aide, il fera peut-être même l'économie de tout ce que tu as eu à subir. Elle frissonna. — Je ne souhaite ça à personne, pas même à Brin. (Son sourire revint lentement sur ses lèvres.) Dis-moi, vieux patrouilleur, tu ne jouerais pas un peu les pères de tente ? — Sois sage, mon enfant, la réprimanda-t-il d'une voix faussement sévère. Il essaya, d'une seule main, de s'attaquer aux boutons de sa compagne - une tentative couronnée de succès, grâce à une pratique fréquente ces derniers temps. — Avec ta main ici ? Alors que ses doigts partaient en exploration, la seule main qui lui restait lui procurait les sensations les plus exquises. Même la soie pâlissait en comparaison d'une peau aussi douce. — Je n'ai pas dit... Il chercha une repartie pleine d'esprit, mais les mots lui manquèrent à mesure que la température de leurs corps s'élevait. L'odeur de ses cheveux lui remplit la bouche alors qu'elle secouait la tête et il inhala. — Crois-moi, il va nous pourrir la vie, murmura-t-elle confusément. Il pencha légèrement la tête en arrière pour s'assurer qu'il avait bien entendu. — Il va nous pourrir la vie ? Aurions-nous pris une décision ? Elle soupira. — Je suppose que oui. — S'il t'ennuie, il aura affaire à moi. Ses sourcils se rapprochèrent. — Il glisse ses piques sans en avoir l'air, sur le ton de la plaisanterie. Difficile de lutter, surtout quand il réussit à te faire rire... — J'ai déjà commandé une compagnie entière de patrouilleurs bornés, alors ton frère ne me fait pas peur. Aie un peu confiance en moi. — Je paierais pour voir ça. — Pour toi, le spectacle est gratuit. Ses lèvres s'incurvèrent et elle écarquilla ses grands yeux marron foncé. Les petites mains descendirent jusqu'à la série de boutons suivante. Il chassa tous les autres fermiers de son esprit. D'aussi près, ouvrir son essence à la sienne n'exigeait aucun effort de sa part. C'était comme d'encocher une flèche enflammée au brasier d'une étoile sur l'arc de son corps. — Montre-moi... tout, chuchota-t-elle. S'enflammant, il la fit rouler sur lui et s'exécuta. CHAPITRE 3 Alors que Surel et Trille concevaient quelques doutes à l'idée de laisser leur fils cadet partir à l'aventure sur les routes de l'Oléana - même sous la protection d'un Marcheur du Lac, en la personne de leur inquiétant beau-fils -, Flèche et Trèfle se montrèrent très accommodants une fois qu'on leur eut exposé le projet. D'un commun accord, Surel et Flèche décidèrent d'exploiter Brin au maximum la semaine qui suivit. Avec sa précieuse permission dans la balance, Brin ne travailla peut-être pas de bon coeur, mais personne ne l'entendit se plaindre. Plutôt que de consacrer ses quelques moments de liberté à la pratique du tir à l'arc en compagnie de Dag, il préféra couper du bois pour l'hiver - une corvée qui aurait encore pu attendre un bon mois. Bien que le sujet n'ait pas été abordé ouvertement, la permission devint tacite à mesure que s'élevait le tas de bois. En effet, Dag estimait que même Flèche ne serait pas capable d'une trahison aussi cruelle. Contre toute attente, les parents de Faon accueillirent favorablement l'idée d'héberger Grâce. Dag finit par comprendre que cela ne tenait pas uniquement à son caractère agréable, qui permettrait à Trille et même à Futée de la monter - bien que cette dernière ait affirmé en ronchonnant qu'elle s'en tiendrait à la charrette. En fait, Grâce jouait le rôle d'une sorte d'otage équin. Faon n'aurait d'autre choix que de rentrer chez elle pour récupérer son cheval - voire ses chevaux, d'ici là -, et Trille se sentait rassurée. Ce qui ne l'empêcha pas de les régaler, autour de la table, le soir venu, du récit de toutes les noyades qui s'étaient produites de son vivant dans un rayon de cent cinquante kilomètres autour de Bleu Ouest. Sensible à cette manifestation d'angoisse maternelle, Dag se résolut à prendre Brin à part à un moment plus calme, afin de vérifier s'il nageait un peu mieux qu'une pierre, comme cela avait été le cas pour Faon avant que Dag lui en apprenne suffisamment pour lui éviter de mourir noyée. Toutefois, il commençait à faire un peu frais pour des leçons de natation. La nuit précédant leur départ, une pluie légère rafraîchit l'air de l'aube, la grisaille atténuant les couleurs de l'automne. Quelques feuilles jaunes humides vinrent saluer les trois cavaliers qui s'éloignaient sur le chemin de la ferme, sous les adieux, les bénédictions et bon nombre de conseils non sollicités et ignorés, d'un même haussement d'épaules, par le frère et la soeur Prébleu. Dag retrouva Tête de Cuivre avec plaisir. Sur la route longeant la rivière vers le sud, il testa la portée de son InnéSens et crut distinguer une amélioration - jusqu'à cent cinquante pas, peut-être ? Pour l'instant, avec Brin trop fatigué pour se quereller avec sa soeur, ils chevauchaient paisiblement. Et Dag aurait sa femme pour lui tout seul cette nuit, dans la chambre douillette d'une auberge de Lumpton Ville. Un effleurement, des sourires échangés, une lueur prometteuse dans le regard, l'apparition furtive de cette fossette : autant de signes qui provoquèrent en lui une chaude sensation d'anticipation qui l'accompagna pour le reste de l'après-midi. Mais le petit établissement miteux qui les accueillit au nord de la ville l'obligea à revoir ces projets agréables de manière imprévue. L'arrivée fortuite d'une foule de charretiers, de conducteurs de bestiaux et de familles entières de fermiers en voyage avait pratiquement rempli l'auberge ; Dag eut de la chance de réussir à louer une petite chambre sous les combles. Une rapide inspection l'incita à penser qu'il aurait encore préféré une paillasse dans le grenier de l'écurie - sauf que ce dernier était plein, lui aussi. Mais la nuit tombante, la menace du retour de la pluie, la fatigue du voyage et les bonnes odeurs s'échappant de la cuisine de l'auberge leur enlevèrent toute ambition de trouver un autre endroit pour la nuit. Le débat porta essentiellement sur qui aurait le privilège de dormir dans le lit et qui installerait son matelas par terre. Faon hérita du lit - trop court pour Dag, mais également trop étroit pour un couple - Dag dormant juste à côté et Brin en travers, devant le pied du lit. Ils n'eurent même pas droit à un chaste câlin, bien que Faon ait laissé pendre son bras sur le côté et entrelacé ses doigts avec ceux de Dag pendant un moment après qu'elle eut éteint la lampe de chevet. Le repos ne vint pas immédiatement. Avant qu'ils descendent dîner, Brin avait ouvert la fenêtre de la chambre qui sentait le renfermé. Malheureusement, il avait ainsi laissé entrer une patrouille de moustiques excités par un après-midi chaud et humide pour la saison. Chaque fois que l'un d'eux faisait mine de s'assoupir, les vrombissements grêles et menaçants l'envoyaient se cacher sous les couvertures, quand il ne tentait pas de chasser l'ennemi avec force gestes du bras, provoquant les marmonnements furieux de ses compagnons de chambrée et contrariant ainsi toute tentative de trouver le sommeil. Dag obligeait instinctivement les insectes à les éviter, lui et Faon, à travers leurs minuscules essences, l'attaque se concentrant donc sur Brin. Après quelques froissements de draps, grattements et jurons bien sentis, Brin se leva dans le noir avec la ferme intention de chasser les maraudeurs assoiffés de sang en se fiant à son oreille. Quand il eut piétiné Dag et se fut cogné contre l'armature du lit à deux reprises, Faon se redressa dans son lit et alluma la lampe à huile. — Brin ! Tu vas te calmer, oui ? Tu es pire qu'eux ! lui lança-t-elle d'un ton sec. — Ces sales bestioles m'ont déjà mordu trois fois. Attends, ça y est... Les yeux de Brin se plissèrent jusqu'à ne plus laisser passer qu'une lueur grise et il leva les mains afin d'attraper une minuscule créature volante. Après deux claquements de mains infructueux, il chancela par-dessus Dag à la poursuite de son ennemi, scrutant le mur blanc à la recherche de l'insecte. Ses mains s'élevèrent de nouveau, hésitant face à la trajectoire erratique de sa cible. Agacé et l'esprit confus pour avoir été tiré de son premier sommeil, Dag s'assit et leva son bras gauche. Sa main fantôme sembla se matérialiser, tel un membre de fumée, et il arracha son essence au moustique. Le vrombissement cessa aussitôt. Une bouffée de poudre grise s'égraina dans la paume étendue de Brin. Les yeux écarquillés, il baissa la tête et fixa Dag. — C'est vous qui venez de faire ça? demanda-t-il, la gorge serrée. Dag savait qu'il aurait dû répondre d'une manière qui leur aurait rendu service à tous, quelque chose du genre : Oui, et si tu ne retournes pas te coucher immédiatement, tu es le prochain sur ma liste. Mais le choc qu'il venait d'infliger à Brin pâlissait en comparaison de celui que lui-même ressentait. — Ça revient, comme la portée de mon InnéSens! Et... terminé. Il plia son bras gauche - libéré de son harnais pour la nuit - contre sa poitrine, de façon protectrice, et remonta la couverture sur son moignon - bien que Brin ait déjà eu maintes fois l'occasion de le voir. Ensuite, il s'efforça de respirer normalement. La main fantôme de Dag s'était manifestée pour la première fois l'été dernier, quand il avait réparé cette coupe en verre de manière tellement spectaculaire. Depuis, elle lui avait servi par intermittence. La guérisseuse lui avait assuré qu'il ne s'agissait que d'une projection d'essence, bien qu'exceptionnellement forte et déconcertante. Rien de bien mystérieux - en bien ou en mal. Une projection comme en utilisaient fréquemment les guérisseurs les plus puissants, mais qui prenait cette forme troublante et venait hanter son poignet, tel le souvenir de ce membre perdu et de la souffrance qu'il avait ressentie. D'où le nom qu'il lui avait donné avant d'en comprendre la nature. Invisible à des yeux ordinaires, mais dense et palpable par l'essence. Et puis il l'avait crue détruite - sacrifiée dans les répercussions complexes de son combat contre l'être malfaisant à l'Arbre-Pluie. L'Arbre-Pluie où, dans un accès de panique et par nécessité, il avait arraché son essence à l'être malfaisant et avait bien failli en mourir. — Brin, retourne te coucher, ordonna Faon. Cette fois, même Brin perçut la pointe de tension dans sa voix. — Oui, bon. D'accord. Il enjamba Dag avec beaucoup plus de précautions et regagna son matelas en grognant. Levant la tête, Dag aperçut Faon, appuyée sur un coude, qui l'observait, le front soucieux. Elle baissa la voix. — Ça va, Dag? Il ouvrit la bouche, marqua une pause et décida de répondre : — Oui. Plissant les yeux, elle lui lança un regard soupçonneux. — Tu as l'air bizarre. Il n'en doutait pas. Mais le sourire qu'il s'efforçait d'afficher ne sembla pas la rassurer. Il sentit un vif élancement dans l'essence de son bras gauche, comme si l'étincelle d'un feu de camp avait atterri sur - ou sous - sa peau et qu'il ne parvenait pas à la chasser, malgré les efforts futiles de ses doigts de chair et d'os, frottant sous la couverture. Elle fit mine de s'allonger de nouveau, mais ajouta: — Qu'est-ce que tu as fait à ce pauvre moustique ? — Je suppose que j'ai arraché son essence. Sauf que cela n'avait rien d'une supposition. Il sentait l'essence perdue par la créature, coincée dans la sienne, exactement comme les éclaboussures mortelles de l'être malfaisant. Plus petite, moins toxique, elle n'était pas atteinte par la Désolation et ne propageait pas la mort - mais elle ne faisait pas non plus le même effet qu'un don d'essence de la part d'un guérisseur venant renforcer les défenses d'un patient, elle n'en avait ni la chaleur ni les qualités apaisantes. Cela lui procurait une sensation désagréable, poisseuse, comme une tache de goudron chaud. Pénible. Mauvais ? Faon se redressa de nouveau sur le coude. Contrairement à Brin, elle savait combien un tel acte sortait de l'ordinaire pour Dag. — Vraiment ? —J'aurais probablement mieux fait de m'abstenir, maugréa-t-il. Elle plissa les yeux d'un air de doute. — Mais... C'était juste un moustique. Tu as déjà dû en écraser et en tuer des centaines... — Plutôt des milliers, confirma-t-il. Mais... ça me gratte. Dans mon essence. Il frotta encore. Elle haussa les sourcils et son visage se détendit. — Mon pauvre, le plaignit-elle, à la fois soulagée et amusée. Il n'essaya pas de la détromper. Saisissant la main qui pendait hors du lit, il l'embrassa et désigna la lampe à huile d'un signe de la tête. Elle tendit le bras pour l'éteindre une nouvelle fois. — Bonne nuit, Étincelle, dit-il en entendant craquer le lit. — Bonne nuit, Dag, répondit-elle, d'une voix déjà étouffée par l'oreiller. Tâche de dormir. (Un petit ricanement.) Ne te gratte pas trop. Il écouta sa respiration jusqu'à ce qu'elle ralentisse et se calme, puis, les bras croisés sur la poitrine, il replia son essence sur lui-même. Le minuscule fragment d'essence étrangère palpitait toujours en lui. Il tenta de s'en débarrasser, de la projeter dans le plancher, le drap ou même ses cheveux – en vain. Elle ne semblait pas non plus pressée de se fondre dans la sienne, de se transformer d'essence de moustique en essence de Dag, un peu comme un homme digérerait sa nourriture – pas pour l'instant du moins. Il se demanda si, somnolent, il n'avait pas cédé un peu vite à l'énervement, s'infligeant ainsi une affliction permanente. Il n'avait pas agi sous le coup d'une panique mortelle. Un simple moment d'inattention, rien d'héroïque. Il n'avait pas poussé son essence – hors de son coeur, hors de son corps – au-delà des limites humaines l'espace d'un instant. Ce qu'il avait fait à ce moustique méritait à peine d'être mentionné et certainement pas de peser sur sa conscience. Oui, mais extirper l'essence de n'importe quel être vivant n'avait rien d'humain. Il s'agissait d'un acte mauvais; en fait cela constituait même le coeur de la magie des êtres malfaisants. Chez les Marcheurs du Lac, les artisans avaient deux façons de travailler l'essence – en un millier de variations. À force de persuasion, ils pouvaient pousser ou réordonner l'essence à l'intérieur d'un objet, afin de le modifier ou d'accroître ses qualités. Ainsi, ils parvenaient à produire un tissu qui s'effilochait à peine, un acier qui ne rouillait pas, une corde presque impossible à casser ou un cuir capable de repousser la pluie – ou de détourner les flèches. Autre technique : ils prélevaient un peu d'essence de leur propre corps et la faisaient passer, le plus souvent, dans leur cordelette de mariage, ou ils la transmettaient à un patient, pour renforcer la région correspondante dans sa propre essence, afin d'accélérer le processus de guérison, de freiner la perte de sang ou de combattre une infection ou un état de choc. Mais, dans tous les cas, un artisan connaissait ses limites et prenait garde à ne pas les dépasser. Un être malfaisant volait l'essence du monde qui l'entourait - son champ d'attention formait sa seule limite, Dag était bien placé pour le savoir. Un champ d'attention qui dépassait de loin celui d'un être humain. Mais, alors qu'un individu intégrait lentement dans la sienne l'essence qu'on lui avait donnée, à l'instar d'une plaie qui cicatrise, les êtres malfaisants semblaient l'engloutir instantanément, sans s'embarrasser de persuasion, mais en appliquant simplement une force brute et dévastatrice. Et l'essence ainsi arrachée venait alimenter le processus, dans une spirale toujours plus étendue. Peut-être que l'être humain n'avait pas un tel pouvoir de transformation en lui. Même lors de son contact avec l'être malfaisant, Dag n'avait fait que dérober quelques fragments mortels. Quiconque essayait d'engloutir tout entière l'essence de quelque chose à la manière de ces monstres risquait tout bonnement d'exploser - un peu comme un homme qui se serait mis dans l'idée d'avaler toute l'eau d'un lac. Mais un homme pouvait tout à fait boire un verre de cette eau... Un moustique constituait-il l'équivalent d'un verre d'eau? Dag réfléchit à la question, puis s'interrogea, de manière plus incertaine, sur la santé mentale d'un esprit seulement capable de la formuler. À moins que, comme le voulait l'incroyable rumeur rapportée par Brin, des vers aient attaqué son cerveau. Peut-être qu'il avait simplement besoin d'une bonne nuit de sommeil. Il n'en subsisterait probablement aucune trace au matin, comme avec une banale piqûre de moustique. L'essence de Dag allait absorber celle de la minuscule créature de la même façon que les plaies purement physiques finissaient par cicatriser. Avec un grognement, il se retourna et ferma bien les yeux. Mais ça le grattait toujours. Le lendemain matin, le bras gauche de Dag était tellement enflé qu'il ne parvint pas à enfiler son harnais. Faon proposa de se reposer un jour de plus à Lumpton Ville, mais Dag rejeta cette idée, se déclarant parfaitement capable de chevaucher avec une seule main. Quant à Brin, impatient de découvrir le monde au-delà des endroits qu'il connaissait déjà, il ne se montra pas d'une grande aide pour faire entendre la voix de la raison. Vers le milieu de l'après-midi, Dag commença à avoir de la fièvre, confirmant les appréhensions de Faon qui aurait préféré avoir eu tort. Comme si elle avait eu besoin d'une preuve supplémentaire, il s'assit sur une couverture et se contenta de regarder sans protester, pendant qu'elle et Brin installaient le camp au bord de la vieille route qui descendait directement vers le sud. À la nuit tombante, un brouillard froid se leva depuis le sol humide, mais la menace de nouvelles pluies parut écartée. — Tout ça pour une piqûre de moustique ? chuchota-t-elle en se glissant à côté de lui, alors qu'il remontait les genoux et se recroquevillait autour de son bras enflé. Il haussa les épaules. — Je ne vais pas en mourir. Cette tache dans mon essence me brûle déjà moins. Dans le doute, elle lui toucha le front. Sa peau était un peu trop chaude, mais pas brûlante. En outre, il mangeait et buvait normalement - mais sans appétit. Avant de dormir, elle s'empara de la couverture de réserve de son frère pour en draper Dag, ignorant impitoyablement le cri de protestation de Brin. Mais le lendemain, son bras avait désenflé et Dag affirma que son essence absorbait celle de l'insecte, comme un renforcement, mais plus lentement. Dans l'après-midi, néanmoins, ses joues étaient en feu et il devint silencieux. Faon déduisit de ses traits tirés et de son regard vitreux qu'il souffrait d'un mal de tête phénoménal. Avec Dag en forme, Faon se sentait invincible, mais, quand ce dernier était malade, elle détestait le sentiment d'impuissance qui s'emparait d'elle. Ses impressionnantes connaissances des mystères de la médecine des Marcheurs du Lac, complétées par un grand nombre d'astuces de patrouilleurs, lui avait valu des appels du pied de la guérisseuse en chef au camp du lac Hickory. Mais qui appeler pour soigner le guérisseur ? Une sage-femme ou un rebouteux recruté parmi les fermiers ne leur serait pas d'un grand secours face à une étrange maladie liée à l'essence. Faon pensa que, en dépit de ses expériences de cet été, elle ne savait pas réellement comment entrer en contact avec un Marcheur du Lac en cas de besoin. Ils se trouvaient bien trop loin du lac Hickory, et le camp au bord du fleuve Grâce se trouvait encore à plusieurs jours de cheval. De temps à autre, des patrouilles ou des courriers faisaient halte à l'auberge de Lumpton Ville, ou dans cet hôtel à Forgeverre, mais il pouvait s'écouler des jours, voire des semaines, avant que cela arrive. Le camp d'origine de la patrouille de Chato se situait plus près, elle en était presque sûre, mais elle ignorait comment s'y rendre. Pour cela au moins, elle avait une solution. Cette nuit-là, elle interrogea Dag qui lui décrivit l'itinéraire. Pour la première fois, elle comprit l'intérêt de leur petite patrouille à trois : non seulement ils ne seraient pas trop de deux Prébleu pour ne serait-ce que soulever Dag, mais encore l'un d'eux pourrait rester avec lui pendant que l'autre irait chercher de l'aide. À condition que ces étranges Marcheurs du Lac acceptent de prêter assistance à l'un des leurs à moitié banni - une pensée déplaisante, à laquelle elle n'avait jamais songé auparavant. Mais le jour suivant Dag sembla presque complètement remis. À midi, ils s'arrêtèrent dans la ferme de leur première rencontre, celle avec le puits dans la cour, et évoquèrent joyeusement les petits détails de leurs souvenirs communs tout en reconstituant leurs provisions auprès de la fermière. Dans la soirée, ils arrivèrent non loin de Forgeverre. Dag fit remarquer qu'ils pourraient faire un détour le lendemain pour montrer à Brin la Désolation et atteindre tout de même la ville avant la nuit. Ils n'auraient pas pu rêver plus belle journée pour s'aventurer dans les collines désertes au sud de la vieille route. Le ciel était d'un bleu profond et sec que seuls les vents du nord-ouest apportaient en Oléana; l'air frais avait le piquant du cidre. Ici, les arbres conservaient encore leurs feuilles et le soleil brillant rendait leurs couleurs aveuglantes - pourpre, bordé de bordeaux sanguin, jaune doré; ici et là, parmi les mauvaises herbes, éclatait parfois le bleu-violet des pétales des morelles. Les yeux de Dag se transformaient en pièces d'or dans cette lumière, comme un distillat d'automne. Faon était contente de pouvoir compter sur Dag pour les guider à travers ce relief habituellement fréquenté par le gibier - elle se serait vraisemblablement perdue après avoir quitté la route. Enfin, peut-être pas complètement perdue : elle n'aurait eu qu'à se diriger vers l'ouest pour retrouver la civilisation. Mais la Désolation était une cible plus petite à atteindre, heureusement située à moins de vingt kilomètres dans les collines. Le soleil, déjà haut dans le ciel, indiquait presque midi quand Dag fit arrêter Tête de Cuivre sur le sentier. Une grimace renfrognée lui déformait la bouche. D'un coup de talon, Faon fit avancer Trame à ses côtés; Tête de Cuivre rabattit les oreilles en arrière avec ostentation. — On approche ? — Oui. Ses propres souvenirs étaient trop embrouillés pour lui permettre de reconnaître les lieux. Après tout, elle avait été portée à dos d'homme, la tête en bas et les oreilles sifflantes, prisonnière, l'estomac soulevé par les coups et la terreur. Et ensuite... elle préférait oublier la suite. Dag pointa du doigt le haut du chemin. — Ça mène au ravin, du côté où je suis descendu. Les premières traces visibles de la Désolation devraient apparaître d'ici deux cents pas. — Et la partie non visible? Il haussa les épaules, mais son visage resta tendu. — J'ai commencé à sentir son influence à un kilomètre d'ici. — Dans ton état, crois-tu qu'il soit prudent que tu approches plus près ? Il grimaça. — Probablement pas. — Alors tu n'as qu'à nous attendre ici. Mieux: éloigne-toi un peu sur le sentier. Et j'escorterai Brin pour un rapide coup d'oeil. Il pouvait difficilement prendre sa logique en défaut. Après une courte hésitation, il accepta sa proposition d'un signe de la tête. — Ne traîne pas trop, Étincelle. Elle hocha la tête et, d'un geste de la main, entraîna Brin dans son sillage. L'air un peu confus, il amena son cheval vigoureux à hauteur du sien. Tandis que Chaîne et Trame calquaient leur allure l'un sur l'autre, il demanda : — Qu'est-ce qui se passe ? — La proximité de la Désolation rend les Marcheurs du Lac malades. En fait, tout le monde ressent la même chose, mais j'ai eu peur que Dag fasse une rechute, comme après Verte-Source — ç'a été terrible. Heureusement, il a compris qu'il valait mieux ne pas nous accompagner. Brin regarda autour de lui. — Mais, à cette époque de l'année, tout sèche et tout meurt de toute façon. Alors comment reconnaître la Désolation en hiver ? Comment la distinguer de... oh ! Ils ralentirent au bord du ravin. Ils devaient se trouver tout près du point de vue de Dag ce jour-là. La caverne formait un creux sur la paroi d'en face, à mi-hauteur, un affleurement rocheux masquant l'entrée, presque comme un mur. Le ravin lui-même, gris poussiéreux, était dépourvu de végétation, mis à part quelques troncs d'arbres squelettiques. L'eau miroitante du torrent qui le traversait en décrivant une courbe en S constituait le seul mouvement, l'unique source de bruit. Aucun oiseau, aucun insecte et pas le moindre bruissement dans la végétation morte. Même la brise s'était tue. L'odeur de cave sèche, si caractéristique de la tanière d'un être malfaisant, flotta légèrement aux narines de Faon et lui souleva le coeur, en dépit du soleil qui brillait dans son dos. Elle déglutit. — Je n'ai jamais vu de couleur plus étrange, admit lentement Brin. C'est à peine une couleur. Dag avait raison. Ça ne ressemble à rien d'autre. Faon manifesta son approbation d'un signe de tête, satisfaite de constater que Brin prenait les choses sérieusement. Elle n'aurait pas supporté ses plaisanteries stupides dans ce contexte. — Dag pense que l'être malfaisant a surgi du sol et émergé ici même. Ils suivent souvent un scénario identique au départ, mais ensuite ils se transforment en fonction de ce qu'ils mangent - je parle de l'essence arrachée à leurs victimes. S'il s'agit majoritairement de personnes, alors ils prennent une apparence plus humaine. Mais j'ai entendu parler d'un être malfaisant, à Luthlia, qui s'était nourri presque exclusivement de loups et qui était devenu vraiment étrange. D'après Dag, le premier humain que l'être malfaisant a attrapé ici devait être un bandit de grand chemin qui se cachait dans les environs, parce que ensuite, quand il a créé ses hommes de vase et capturé d'autres gens, il en a fait des bandits. (Bien que certains des hommes n'aient pas forcément été ses esclaves - une idée pour le moins dérangeante.) Ce sont eux qui m'ont enlevée et ramenée ici. Dag les pistait et a tout vu. (De là où ils se trouvaient, Dag avait clairement distingué les hommes de vase qui la portaient comme un sac de blé volé.) Il les a suivis dans la caverne. Il est entré seul, sans attendre sa patrouille - le temps lui manquait. Les chances n'étaient pas de son côté, mais il m'a lancé son couteau du partage et j'ai réussi à le planter dans l'être malfaisant. Et il a... (Elle déglutit de nouveau.) Il a fondu, pourrait-on dire. D'après les Marcheurs du Lac, ces êtres sont immortels et seuls les couteaux du partage peuvent les tuer. Les tuer dans leur essence. — C'est quoi, d'ailleurs, ces couteaux du partage ? Dag n'arrête pas d'en parler, mais il n'explique jamais rien. — Il a de bonnes raisons de se taire. Ils sont fabriqués par les Marcheurs du Lac. Avec les os de leurs morts. — Alors c'est vrai, ils déterrent les cadavres ! — Non ! Ils ne volent rien du tout. Dag - ou n'importe quel autre Marcheur du Lac - se sentirait profondément blessé s'il t'entendait. Un Marcheur lègue son fémur à un proche qui devra le prélever après sa mort. Cela fait partie du rite funèbre. Ensuite, un artisan coutelier - le frère de Dag, Dar, en est un - nettoie, taille et façonne l'os jusqu'à en faire un couteau. Ces armes servent uniquement à tuer des êtres malfaisants. — Alors c'est avec ça que tu as frappé le spectre ? De qui provenait le fémur? Est-ce que Dag le sait? Faon estima que la curiosité un peu macabre de Brin était préférable à son manque d'intérêt. — Oui, mais c'est plus compliqué que ça. Tailler l'os n'est que la première étape. Ensuite, le couteau doit être préparé. Avec... avec une mort, un coeur qui s'éteint. (Fuyant le regard de Brin, elle respira à fond.) C'est la partie la plus difficile. Lors de sa fabrication, chaque couteau est lié à son propriétaire. Quelqu'un qui s'est porté volontaire pour partager... pour offrir sa propre mort au couteau. Quand le Marcheur du Lac sent qu'il va mourir – de vieillesse, de maladie ou parce qu'il a été mortellement blessé –, il s'enfonce le couteau dans le coeur pour prélever sa mort qui est alors prise au piège dans la lame. Ainsi, chaque couteau préparé coûte en fait la vie de deux Marcheurs, l'un qui fait don de l'os et l'autre de son coeur. Un tel couteau ne s'achète pas, il ne peut être qu'offert. Elle leva la tête vers Brin qui plissait les yeux. — Alors, c'est un peu comme... un sacrifice humain, préservé dans un bocal à conserve pour un usage ultérieur ? Faon songea aux rangées de pots en verre, hermétiquement fermés à la cire, qu'elle et sa maman avaient remplis et rangés dans le garde-manger pas plus d'une semaine auparavant. La comparaison lui paraissait appropriée, mais bon... — Dans les grandes lignes. Mais je ne suis pas persuadée que tu devrais en parler ainsi devant Dag. Les couteaux sont des objets très personnels pour les Marcheurs du Lac – sacrés, même. Ils représentent leurs proches disparus et la peine qu'ils éprouvent. Mais voilà l'explication sur les couteaux du partage. Ils partagent la mort. Brin cligna encore des yeux, puis regarda de l'autre côté du ravin en fronçant les sourcils. — Jusqu'où s'enfonce cette caverne ? — Elle n'est pas très profonde. — On peut y faire un tour ? Faon fronça le nez. — Je suppose, si on ne reste pas longtemps. Brin inspecta la pente plutôt raide, hocha la tête, descendit de cheval et attacha sa monture à un arbre. Faon l'imita et lui emboîta le pas dans une descente qui s'annonçait périlleuse. Du schiste noir craquait et glissait sous ses pieds. Même la terre argileuse des ravines, qui aurait dû être d'un brun un peu terne, avait adopté cette nuance grise. Brin traversa le torrent en marchant sur des rochers, ne regardant pas derrière lui avant d'avoir atteint l'entrée de la caverne. Quand il se retourna, il l'aperçut qui ahanait. — Un peu de nerf, avorton ! Elle tremblait trop au fond d'elle-même pour relever l'ancienne raillerie. Elle arriva péniblement à côté de lui ; l'odeur sèche et âcre de l'être malfaisant qui avait habité la caverne la frappa en plein visage. Combien de temps faudra-t-il à la pluie et à la neige pour l'effacer ? Affreusement insouciant, il s'engagea dans l'ombre du surplomb. — Quel formidable endroit pour camper ! Un vrai repaire de brigands ! (Il donna un coup de pied dans un vieux tonnelet cassé, faisant partie de quelques ordures que personne n'avait pris la peine d'emporter.) Alors, raconte-moi : où vous trouviez-vous exactement tous les deux ? Et l'être malfaisant ? À quelle distance Dag a-t-il dû te lancer son couteau ? Il ne te connaissait pas à l'époque. C'est un véritable miracle que tu aies réussi à l'attraper. — Il était là... (Tu vas devoir simplifier.) Le spectre m'a soulevée par le cou. (Elle passa les doigts sur les cicatrices bosselées. Ici. Précisément à cet endroit, le spectre a volé l'essence de mon enfant à naître. La pauvre petite chose est morte, pendant que Dag se faisait pratiquement déchiqueter par des hommes de vase hurlants. Et là, frappé l'être malfaisant et puant; il a crié et a été anéanti. Un sacrifice pour un sacrifice. En ce lieu, j'ai fait une fausse-couche, j'ai eu mal, j'ai commencé à saigner...) Il faut que je sorte d'ici, dit Faon à voix haute. Sa vision se troubla. Elle tremblait si fort qu'elle en avait du mal à respirer. Cet endroit n'a rien à m'apporter. — Hé ! Ça va ? l'interpella Brin alors qu'elle titubait à l'air libre. Cette caverne était un gouffre ténébreux et toute la lumière du monde n'y changerait rien. De la même façon, elle resterait toujours aussi stupide, stupide, stupide... Elle prit conscience qu'elle pleurait - pas des sanglots, mais de curieux serrements de gorge sans larmes. Brin courut derrière elle. — C'est la Désolation qui te rend malade? Attends, peut-être... Peut-être que je ferais mieux de te ramener auprès de Dag, d'accord ? Elle hocha la tête, tentant - en vain - de respirer régulièrement. Sa respiration semblait fonctionner par à-coups. Elle s'efforça d'avaler entre deux bouffées d'air, mais elle avait la gorge trop serrée. Brin lui passa un bras hésitant autour de la taille, la soutenant et la poussant à la fois dans la descente et dans la traversée du ruisseau. Elle glissa et mit un pied dans l'eau jusqu'à la cheville, haletant sous l'effet de l'humidité froide, ce qui eut le mérite de faire entrer un peu d'air dans ses poumons. Au sommet du ravin, Brin la remit en selle ; elle avait une respiration sifflante. Ses joues étaient mouillées et son nez morveux. S'abritant le visage derrière le bras, elle toussa. Quand ils arrivèrent à l'endroit où ils avaient renvoyé Dag, elle leva la tête et, à travers le voile argenté posé sur ses yeux, aperçut Tête de Cuivre qui se dirigeait vers eux au petit galop. Dag s'arrêta brusquement, tirant d'un coup sec sur les rênes du hongre qui secoua la tête et s'ébroua. D'une voix menaçante qu'elle ne lui avait jamais entendue auparavant, il demanda à Brin : — Qu'est-ce que tu lui as fait ? — Rien ! répondit Brin, alarmé. Je n'ai rien fait du tout ! On parlait de choses et d'autres quand, tout à coup, elle a eu des vapeurs, une sorte de crise ! J'ai cru que c'était peut-être à cause de la Désolation, mais moi je n'ai rien senti. Tenez, prenez-la ! Dag remisa son air menaçant et tourna son attention vers Faon; il examina son corps et son essence. Laissant tomber les rênes sur le cou de Tête de Cuivre, il se pencha pour la tirer de sa selle sur ses genoux. Elle se serra fort contre sa poitrine et enfouit son visage dans sa chemise, respirant les odeurs de lin et de sueur chaude afin de se débarrasser de la puanteur de mort de la caverne. Il l'étreignit en retour, à l'aide de son bras et de sa main, si belle et si forte. — Je suis désolée, marmonna-t-elle. Je n'ai pas pensé que tout reviendrait dans ma tête comme ça. Il y avait cette odeur dans la caverne... Soudain, je n'ai plus pu respirer. J'ai été idiote... — Chut, mais non, répondit-il dans ses cheveux. (Sa compréhension sembla lui faire encore plus de bien que la chaleur de ses bras. Levant le menton, il fit signe à Brin.) Amène son cheval. Nous devons partir d'ici. Peut-être aller manger un morceau. Obéissant à la pression de la jambe de Dag, ou à son essence, Tête de Cuivre fit demi-tour, semblant comprendre que l'heure n'était pas aux caprices. Ils parcoururent trois bons kilomètres avant que Dag leur fasse quitter le sentier. Il les guida au bas d'un talus, avant de remonter jusqu'à une petite clairière où une source filtrait à travers un surplomb rocheux. Un bel endroit pour un pique-nique. L'InnéSens du patrouilleur à l'oeuvre ? — Ici, ce sera très bien, annonça simplement Dag. (Puis, à l'oreille de Faon :) Tu penses pouvoir descendre ? — Oui. Ça va mieux maintenant. Tout n'était pas parfait, mais elle avait au moins cessé de pleurnicher. Il la fit glisser le long de l'épaule de Tête de Cuivre. Avec l'aide de Brin, il tira les sachets de nourriture des sacoches, trouva les tasses en étain, desserra les sangles des chevaux et leur permit de brouter. Dag ne quitta Faon du regard que lorsqu'elle fut installée sur un rocher. Il attendit qu'elle ait bu de l'eau de source et grignoté quelques bouchées du fromage plutôt sec avec le pain qui restait de la veille. Puis il s'assit en tailleur à côté d'elle. Brin alla se percher sur un tronc abattu non loin de là, que la mousse et la pourriture n'avaient pas rendu trop humide. — Je m'en veux, répéta Faon, en avalant et en se redressant. J'ai été idiote. — Chut, fit de nouveau Dag, refermant sa main sur son mollet et l'agitant de manière réprobatrice et réconfortante à la fois. Je ne veux plus entendre ça. Brin s'éclaircit la voix. — Ce spectre a vraiment dû te flanquer une peur bleue. — Oui, admit Faon. La fraîcheur de l'eau de source lui faisait du bien. Pourquoi sa gorge lui paraissait-elle si chaude ? Elle frotta ses cicatrices. — Après tout, c'est normal pour une fille, ajouta Brin avec magnanimité. Faon se contenta d'une grimace. À sa manière, Brin essayait de se montrer compréhensif, mais il n'en restait pas moins pénible. Les sourcils de Dag se rapprochèrent, comme s'il éprouvait des difficultés à cerner la logique des propos de Brin ; il ne voyait clairement pas le rapport entre ses deux déclarations. Puis il comprit et son visage afficha une expression curieuse. — J'ai vu des patrouilleurs bien entraînés, foudroyés lors de leur première rencontre avec un être malfaisant. Ma première fois, j'ai mis des semaines à m'en remettre et cette chose ne m'avait même pas touché. Brin prit la sage décision de ne pas essayer de retirer sa remarque. Se raclant la gorge, il préféra demander : — Combien en avez-vous vu ? En tout ? — J'ai perdu le compte, répondit Dag. Que j'ai tués de ma propre main, avec un couteau qui m'appartenait : vingt-six. — Vingt-sept, rectifia Faon. Il lui sourit. — Alors, disons vingt-six et demi. Mon couteau, ta main. Faon regarda Brin bouger les lèvres, comptant silencieusement les prises. Non : les couteaux. Les vies et les morts de Marcheurs du Lac. Son front se plissa. — J'ai expliqué les couteaux du partage à Brin, se hâta-t-elle de préciser. Enfin, j'ai essayé. Je ne suis pas sûre qu'il ait tout compris. J'ai bien fait? interrogea-t-elle Dag de ses yeux inquiets. Il inclina la tête, répondant autant à ses paroles qu'à son regard. — Oh. Bien. Merci. Brin frotta le bout de sa botte contre la mousse. — Vous avez dû posséder beaucoup de ces couteaux... — Oui. — Est-ce que... euh... vous aviez une grande famille ? Faon résista à l'envie de se frapper la tête - ou peut-être celle de Brin -contre un arbre. Il était vraiment pénible. Dag faisait de son mieux. — Non, répondit-il en toute franchise. Des amis, des parents d'amis ou d'autres patrouilleurs me les ont confiés, parce que je leur paraissais avoir un don pour les utiliser à bon escient. Un patrouilleur peut porter très longtemps un couteau préparé sans jamais rencontrer un être malfaisant. Dans ce cas, le sacrifice peut sembler... pas vain, mais presque. Les gens préfèrent qu'il serve à quelque chose de concret. — C'est compréhensible, je suppose, fit Brin. (Il se souvint de prendre une bouchée de pain et de fromage.) Vous n'auriez pas... est-ce que vous transportez un de ces couteaux du suicide avec vous ? — Un couteau non préparé, qui m'a été légué ? — Non préparé, forcément. Ça va de soi, non ? Sinon, vous seriez... euh... — J'en avais un. Il m'a accompagné pendant près de vingt ans - au cas où. Beaucoup de patrouilleurs font de même. — Je peux... Non, bien sûr. Vous ne l'avez plus. Que lui est-il arrivé ? Dag jeta un coup d'oeil à Faon qui secoua légèrement la tête. Non, je n'ai pas eu l'occasion d'aborder cette partie de l'histoire. — Un accident. — Oh. (Brin cligna des yeux, découragé, espéra Faon. Pas assez, apparemment, puisqu'il ajouta avec curiosité :) De qui venait l'os ? — De Kauneo. Elle m'a légué un de ses fémurs ; l'autre est allé à l'un de ses frères encore en vie. Mon frère de tente en Luthlia. Brin lui décocha un regard où se mêlaient curiosité et méfiance. — Qui ça? Il avait commencé à apprendre la prudence à propos des questions de ce genre, se dit Faon. Et de leurs réponses. Dag but une gorgée d'eau de source et réussit à répondre avec un sang-froid tout relatif. — Ma première femme. Faon le regarda avec inquiétude. Tu veux vraiment parler de ça? Il inclina la tête de manière à peine perceptible. Oui, à ce stade, il pouvait parler de Kauneo. Comme même la curiosité sans borne de Brin semblait faiblir devant une telle révélation, Dag s'éclaircit la voix et ajouta affablement : — C'était un patrouilleur, tout comme moi. Elle est morte en Luthlia, en luttant contre un être malfaisant. En plus du fémur qu'elle m'a laissé pour me fabriquer un couteau, elle m'a également fait don du sien. Nous pensons qu'elle a roulé sur sa lame sur le champ de bataille après qu'elle fut tombée. (Il respira par le nez.) Son frère dit qu'elle n'a pas perdu de temps. Parce qu'elle n'a pas pu rester consciente bien longtemps après... après avoir reçu ses blessures. — Est-ce que c'est là que... Les yeux de Brin s'attardèrent sur le bras gauche de Dag. Ce dernier le gratifia de nouveau d'un bref hochement de tête. — Dans la même bataille. J'ai été mis hors combat avant elle, alors je ne peux faire que des suppositions. Elle était très jeune, à l'époque, juste une fille... Cinq ans de moins que moi. Juste une fille, songea Faon. Dag n'a pas employé ces mots par hasard. — Oh, fit Brin. (Puis, timidement :) Je... euh... je suis navré. Dag le rassura d'un signe de la tête et lui sortit sa formule de circonstance : — C'était il y a longtemps. Mais dans ta tête, cela te semble parfois aussi proche qu'hier, n'est-ce pas? pensa bizarrement Faon. Comme moi et le spectre dans la caverne, tout à l'heure. Je comprends mieux maintenant. Elle se pencha et mordit dans son pain afin de calmer les palpitations qui reprenaient de plus belle dans son ventre. Les sourcils de Brin se soudèrent. — Vous aviez réellement l'intention de vous planter ce couteau en os dans le coeur ? — Oui, si l'occasion s'était présentée. Après cette réponse, Brin mit un certain temps à se rappeler comment mâcher et avaler. Finalement, il se gratta l'oreille et poursuivit : — Vous ne pouvez pas vous en procurer un autre ? — Brin ! s'indigna Faon. Dag fit un petit geste avec ses doigts, signifiant « C'est bon ». — Cela ne dépend pas vraiment de moi. Quelqu'un doit me donner un os. Ou un couteau non préparé qui n'a pas été utilisé et pourrait m'être attribué. J'en veux un. Je me sentirais profondément déshonoré, si je gâchais ma mort faute de posséder un couteau. Faon, qui croyait pourtant bien connaître Dag, se rendit compte qu'elle ignorait cela. Brin en était réduit à cligner des yeux. En silence, Dieu merci. Puis il respira à fond et se lança : — Les gens ne savent pas tout ça. Ils pensent que les Marcheurs du Lac sont des cannibales. Que vous déterrez des cadavres et que vous mangez vos morts pour faire de la magie. — Mais maintenant, tu sais que c'est faux, souligna gentiment Dag. — Euh. Oui. (Son visage s'éclaira.) Au moins un fils de fermier qui aura appris quelque chose, pas vrai ? — Un de moins. (Dag soupira.) Plus que quelques milliers. C'est un début. — Bien sûr, l'encouragea vaillamment Brin. Il semblait craindre que Dag baisse la tête et éclate en sanglots. Faon n'était pas loin de partager son inquiétude, mais Dag les gratifia d'un sourire en coin et se leva en faisant craquer ses articulations. — En route pour Forgeverre, les enfants. CHAPITRE 4 Même en cette fin d'après-midi, la route de Forgeverre était encombrée. Faon observa Brin qui ne savait plus où donner du regard entre les files de mules chargées de marchandises et les chariots des marchands portant le nom du propriétaire et la nature de leur commerce peints dans des couleurs vives. Un long binard revenant à vide de quelque part les dépassa dans un grondement de tonnerre, tiré par un attelage de huit chevaux louvets. Visiblement impatientes de retrouver leur écurie, les bêtes trottaient pesamment en agitant les cloches fixées à leur harnais et répandaient des sons joyeux sur leur passage. Le cocher et son assistant n'étaient pas moins impressionnants, avec leurs vestes à franges en cuir ornées de minuscules miroirs qui brillaient à la lumière du soleil couchant, et leurs foulards rouges noués autour du cou. Faon songea que les deux chargeurs à forte carrure, assis, jambes pendantes, à l'arrière du chariot, lui auraient sans doute crié quelques remarques obscènes si elle avait voyagé seule. Mais la présence de son escorte transforma leurs regards lubriques en hochements de tête entendus auxquels Brin répondit avec entrain. Tête de Cuivre fit mine de broncher face à un tel chaos, mais un grognement de son cavalier fatigué suffit à le rappeler à l'ordre. Même les braves Chaîne et Trame agitaient leurs oreilles en tous sens et semblaient pour le moins stupéfaits. Brin tapota le cou de sa monture. — Allons, du calme. Ne te laisse pas impressionner par ces gros lourdauds. Personne ne te forcera à tirer une tonne de briques. (Il leva la tête pour suivre du regard le binard qui s'éloignait.) Mais quelle vie formidable, Faon, tu ne trouves pas ? Je parie que certains de ces chariots vont jusqu'à Tripoint ou aux Écueils d'Argent, peut-être même plus loin ? Imagine ! Découvrir le monde, parler à des inconnus et être payé pour fa! Dormir tous les soirs dans un endroit différent... — On s'en lasse assez vite, le prévint Dag sur un ton amusé. Rejetant cette remarque avec un regard qui disait: « Voilà bien des paroles de vieux! », Brin continua: — Je n'y avais jamais pensé, mais je parie qu'une ville comme Forgeverre a grand besoin de chevaux, elle aussi. Et de charretiers. Je sais tenir un attelage. Je me demande si je pourrais me trouver une de ces vestes si chic en ville ? Et si... Il ne termina pas sa phrase, mais Faon imagina sans peine les rouages continuant à tourner dans son cerveau, même temporairement déconnecté de sa langue. Je suis persuadée que tu ne remettras jamais les pieds à Bleu Ouest. Pas plus que moi d'ailleurs. Avec un large sourire, elle se réjouit de faire visiter Forgeverre à Brin, aussi heureuse que si elle avait construit cet endroit de ses propres mains, et se demanda si cette sensation était similaire au plaisir qu'éprouvait Dag en sa compagnie. Il semblait ne jamais se lasser de lui faire découvrir de nouvelles choses... Non, c'était un peu plus compliqué que ça. En donnant libre cours à son plaisir, elle lui restituait un monde nouveau et chassait son ennui. Tous deux y trouvaient leur compte. Brin se montra plaisamment impressionné par l'hôtel de Forgeverre — haut de trois étages, bâti en briques de la région que venaient adoucir des traînées de lierre. — Plus grand que la nouvelle grange d'oncle Faucon! cria-t-il. Les commissures des lèvres de Dag remontèrent quand Faon expliqua sérieusement à Brin que les patrouilleurs et les courriers avaient en permanence le droit de passer gratuitement la nuit ici, en récompense de l'extermination d'un être malfaisant dans les environs du temps du père du propriétaire actuel. Brin trouva qu'ils avaient fait une excellente affaire. En son for intérieur, Faon n'était pas persuadée que cet accord concerne également un ex-patrouilleur au statut douteux, voyageant à titre privé en compagnie de fermiers appartenant à sa nouvelle famille. Mais, dès qu'ils mirent pied à terre dans la cour de l'écurie, elle découvrit qu'on se souvenait d'elle comme de la jeune fermière qui, l'été dernier, avait héroïquement combattu et vaincu un spectre ! Les palefreniers excités la saluèrent par son nom, et la femme du propriétaire l'accueillit à bras ouverts dans sa demeure et leur attribua immédiatement les meilleures chambres disponibles. Mais voir Brin, les yeux écarquillés, prendre conscience de sa popularité se révéla encore plus agréable. Il ne se permit même pas une plaisanterie à ce sujet. Ils montèrent leurs bagages dans leurs chambres. À leur demande, Faon et Dag obtinrent la chambre, pleine de bons souvenirs, qu'ils avaient partagée la première fois. Mieux encore, une épaisse porte en bois les séparait de Brin, avec une barre en chêne promettant une nuit sans frère, moustiques ou toute autre interruption. Faon mit à profit l'heure dont elle disposait avant le dîner pour faire le tour de toutes les personnes avec qui elle s'était liée d'amitié l'été dernier: les couturières, les femmes de chambre, la cuisinière et les marmitons. Brin l'accompagna. Faon en vint à se demander à quoi rimait cette tournée des présentations quand plusieurs des filles les plus jeunes manifestèrent leur intérêt pour Brin, l'effarouchant au point de l'amener à se conduire poliment. Mais le charme qu'il déploya à l'égard de Sal n'était guidé que par son estomac - en effet la cuisinière, déjà mariée, le prit sous son aile maternelle. — Sal m'a confié quelques petits travaux pendant que je récupérais, en attendant que Dag revienne de patrouille, expliqua Faon, humant les arômes appétissants de la cuisine de l'hôtel. (Des marmites bouillonnaient, un rôti tournait sur une broche, des tartes refroidissaient; un apprenti chassa un garçon d'écurie qui devrait patienter, dehors, que les clients soient repus avant d'obtenir quelques restes du festin.) J'ai dû écosser des dizaines de milliers de petits pois, mais ça m'a empêchée de devenir folle. — Tu étais si pâle au début! se rappela Sal. Je crois que ma cuisine t'a aidée à remettre du rose sur tes joues. Elle lui en tapota une, laissant une traînée de farine. — J'en suis convaincue, répondit Faon, qui essuya la farine en souriant. Ça et Dag. Le sourire de Sal devint plus crispé et elle jaugea Brin du regard. — Alors comme ça, ce patrouilleur avec une main en moins a quand même fini par te ramener chez toi... (Faon acquiesça d'un signe de la tête.) Il ne nous inspirait pas trop confiance, avoua Sal. Certains parmi nous craignaient qu'il t'ait ensorcelée, comme on prétend que les Marcheurs du Lac savent le faire. Mais il est vrai que ceux qui passent par ici sont généralement bien élevés - et ce qu'ils font entre eux ne nous concerne pas. Faon dressa le menton. — S'il y a eu ensorcellement, ç'a été réciproque. Nous nous sommes mariés. — Pas avec lui ! s'exclama Sal, l'air stupéfait. Faon désigna son frère d'un geste. — Brin a été notre témoin. — C'est vrai, dit Brin. Ils ont échangé leurs voeux de mariage dans notre salon, à Bleu Ouest, devant toute la famille, et ils ont même signé le livre de famille. — Oh, ma chérie... (Sal hésita, apparemment confuse.) Il m'avait paru inquiétant, comme tous les patrouilleurs, et j'ai tout de suite compris qu'il avait le béguin pour toi, mais... mais j'attendais mieux de sa part. Vous ne savez donc pas que les Marcheurs du Lac ne reconnaissent pas les mariages avec les gens comme nous ? Il vous a bernés, toi et ta famille, j'en ai peur... — Absolument pas, répliqua Faon. Nous avons également eu un mariage dans la tradition des Marcheurs du Lac. Nous avons tressé et échangé nos bracelets comme n'importe quel autre couple de Marcheurs. Regardez ! Comme elle avait déjà eu l'occasion de le faire à trois ou quatre reprises au cours de sa tournée de retrouvailles, elle leva et agita son poignet gauche, autour duquel était enroulée la tresse sombre ; les perles dorées attachées aux extrémités des cordelettes brillèrent à la lumière. — Alors, c'est ça ? demanda Sal avec hésitation. J'avais déjà vu ces bracelets en cheveux tressés au poignet de certains patrouilleurs de passage... — Oui, des bracelets de mariage. — C'est comme s'ils s'étaient mariés deux fois, précisa Brin. Je pense que Dag ne voulait prendre aucun risque. Quand il fait un noeud, celui-là, pas question de le dénouer. Les yeux de Sal devinrent aussi ronds que sa bouche. — Et les siens l'ont accepté ? Faon rejeta la tête en arrière. — Je mentirais en disant que ses proches m'ont accueillie à bras ouverts, mais personne n'a prétendu que nous n'étions pas mariés. — Je n'en reviens pas! Les garçons qui servaient à table firent leur apparition et les marmitons appelèrent Sal qui dut, à son grand regret, chasser ses invités de la cuisine pour préparer le dîner, remettant ainsi à plus tard la suite de cette fascinante histoire. Dans le couloir menant à la salle à manger, Brin s'arrêta, l'air perplexe. — Faon... — Oui ? — La famille de Dag a bien accepté vos bracelets, n'est-ce pas? Personne n'a dit que... que vous étiez simplement ensemble, hein ? Faon baissa la voix. — Les avis étaient partagés. Pour certains, la validité de nos bracelets n'a fait aucun doute, d'autres n'y ont vu qu'une supercherie. Sans compter ceux qui se fichaient pas mal des bracelets, ne voulant tout simplement pas entendre parler d'un couple composé d'un Marcheur et d'une fermière. Mais ils n'en avaient pas seulement après Dag, tu sais, ils se disputaient aussi entre eux. En fait, avec nos bracelets, c'est un peu comme si nous avions lâché un chien dans un jeu de quilles. Notre départ n'a pas réglé la question, juste permis de rétablir le calme. Dag ne voulait pas d'une décision prise dans l'urgence, de peur qu'elle se traduise par un non, simple et définitif. — Ces règles qu'ils ont... est-ce que chaque camp établit les siennes, ou est-ce que ça concerne tout le monde ? — Chaque camp est indépendant, mais ils restent en contact les uns avec les autres. Les courriers transmettent les rapports des patrouilles, ainsi que les lettres des conseils. Les messages d'ordre privé aussi – et pas mal de potins, d'après Dag. Dans le cadre de leur formation, les jeunes patrouilleurs sont envoyés dans un camp différent de leur camp d'origine. Et parfois, les gens rendent visite à leur famille. Alors les nouvelles vont vite. Les Marcheurs du Lac ne vivent pas coupés du monde. (Elle fronça les sourcils.) Je me demande comment Dag va s'en sortir, loin des siens. Ce n'est pas naturel, pour un Marcheur. Ils nous ont mené la vie dure, mais... vraiment, je me pose des questions. — D'accord, fit son frère. Brin avait dû faire bonne impression à Sal, parce que les portions qu'on leur servit à tous les trois au cours du dîner se révélèrent généreuses. Après qu'ils eurent tous fait honneur à ce festin, Brin se rendit en cuisine pour la féliciter. Il en revint avec le projet d'effectuer une reconnaissance de Forgeverre de nuit. Au vif soulagement de Faon, Dag eut le bon sens de l'en dissuader. — La journée a été longue, insista Faon. Dag n'est pas encore complètement rétabli, tu sais. Derrière ses yeux mi-clos, Dag lui sourit. À la lueur qui brillait dans son regard sombre, elle comprit qu'il était tout sauf fatigué et le sourire qu'elle lui adressa en retour creusa des fossettes dans ses joues. — C'est vrai, répondit distraitement Brin. D'ailleurs, toi aussi, je t'ai trouvé une petite mine. Ce sera pour demain, alors. Il décida d'aller rendre visite aux chevaux et peut-être bavarder avec les garçons d'écurie. Faon et Dag montèrent directement se mettre au lit – mais pas pour dormir. Faon fut stupéfaite – et émerveillée – de découvrir que la main fantôme de Dag commençait à revenir, suffisamment en tout cas pour faire quelques petites choses bien agréables qui avaient le don de la faire rougir. La guérisseuse qui avait prédit un tel rétablissement remonta dans son estime. Ils entendirent Brin qui rentrait, surtout parce qu'il frappa au mur et leur souhaita bonne nuit. Faon étouffa un gloussement tandis que Dag levait la tête pour lui rendre la politesse d'une voix traînante - avec une affabilité admirable, au vu de sa position à ce même moment. Le lendemain matin, après le petit déjeuner, ils allèrent se promener tous les trois au centre-ville. Partant de la place du marché, une rue descendait jusqu'à la petite rivière qui longeait Forgeverre avant de se jeter dans le fleuve Grâce. Derrière des barrages de retenue, les ruisseaux affluents alimentaient plusieurs roues de moulins, mais, à cette époque de l'année, le temps sec - une bénédiction pour les moissonneurs et tous ceux qui parcouraient les routes de l'Oléana - avait fait descendre le niveau de l'eau de la principale voie navigable au point de la rendre impraticable, excepté pour des yoles peu chargées et des barques, seules capables d'assurer le transport des marchandises des artisans de la ville. L'air automnal empestait, envahi par les fumées âcres des feux de bois et de charbon qui s'élevaient d'une forge, de deux hauts-fourneaux, des ateliers d'un fabricant de chariots et d'un maréchal-ferrant et, bien entendu, des verreries qui avaient fait la réputation de la ville. Comme l'avait espéré Faon, ils trouvèrent Sassa Clay dans une des verreries, un ami qu'elle avait rencontré l'été dernier, lors de sa mésaventure avec l'être malfaisant, et dont elle gardait un excellent souvenir. Le verrier aux cheveux roux sembla heureux de leurs retrouvailles, et ravi de faire la connaissance de Brin. Manifestant un désintérêt rafraîchissant et typiquement masculin pour les traditions du mariage quelles qu'elles soient, il préféra les entretenir de son métier et du commerce du verre, et les entraîna fièrement dans une visite guidée de son atelier. Sassa n'était guère plus âgé que Brin, et les deux jeunes hommes s'entendirent si bien que Faon n'éprouva pas le moindre remords à les abandonner après le déjeuner et à retourner à l'hôtel avec Dag - pour une sieste, prétendit-il. Il ne mentait pas vraiment; elle était persuadée qu'ils finiraient par en faire une - après. Elle commença à s'inquiéter quand Brin ne revint pas pour le dîner, mais Dag lui fit remarquer avec raison que Sassa savait parfaitement où les trouver en cas d'urgence et Faon se détendit. Elle se demanda si elle parviendrait à le convaincre de rester une nuit de plus. Mais Dag pensait que le temps sec ne durerait pas beaucoup plus longtemps et la fraîcheur de la nuit semblait annoncer le changement. Brin rentra si tard qu'ils dormaient déjà. Faon se réveilla dans le noir, l'esprit embrouillé, et – malgré de louables efforts de discrétion – entendit son pas lourd, suivi par le craquement de son lit. Rassurée, elle se pelotonna contre Dag. Elle sentit son assurance faiblir quand, dans le froid glacial du petit matin, elle se rendit à l'écurie afin de demander aux palefreniers de préparer Chaîne et Trame pour après le petit déjeuner – Dag s'occuperait de Tête de Cuivre lui-même – et découvrit que les deux chevaux avaient disparu. Tout comme Brin, constata-t-elle en allant le chercher dans sa chambre. Sa panique reflua quand elle remarqua que ses sacoches s'entassaient à côté de son lit. Descendant l'escalier, elle songeait à faire appel à Dag et à son InnéSens pour retrouver son frère, quand ce dernier entra en coup de vent dans l'hôtel par la porte donnant sur l'écurie. — Où étais-tu passé? l'interrogea Faon avec une pointe d'exaspération dans la voix. Et où sont les chevaux ? — Je les ai vendus, répondit Brin d'un air suffisant. — Quoi ? Mais il nous reste encore deux jours de voyage ! — Je sais. J'ai pris mes dispositions. (Devant son regard incrédule, il ajouta, piqué au vif:) J'ai vendu Chaîne et Trame au patron de Sassa. Il m'en a offert un bon prix. — Je croyais que tu envisageais une carrière dans le transport de charbon ? À ton retour, conclut-elle avec insistance. — Oui, bon... J'ai préféré l'écurie de la verrerie. Elle m'a semblé plus propre, tu comprends ? Et puis, j'ai réfléchi : un chariot qui transporte du verre ne risque pas de pousser son attelage ou de lui faire tirer des charges trop lourdes. Ils sont obligés de circuler lentement et de faire bien attention. Il hocha la tête d'un air satisfait, apparemment convaincu que ses bêtes ne se tueraient pas à la tâche. Bien que Faon soit sensible à la santé de ces animaux, elle ne put s'empêcher de se passer les doigts dans les cheveux. — D'accord, mais comment comptes-tu nous faire arriver jusqu'au fleuve ? En chargeant Tête de Cuivre comme une mule ? — Mais non, ne sois pas bête. J'ai passé un accord. Le patron de Sassa envoie deux chariots remplis de marchandises en verre au marché des Écueils d'Argent. J'aiderai à conduire, à charger et à décharger, et en échange tu pourras faire le trajet gratuitement. Dag nous suivra sur Tête de Cuivre. — Alors..., commença Faon d'une voix hésitante... tu as l'intention de revenir travailler comme conducteur de chariot pour la verrerie? C'est ça? Brin haussa les épaules. — Ils ont déjà bien assez de monde pour ça. Je ne sais pas. En tout cas, Dag et toi feriez bien de vous presser un peu. Les chariots sont chargés et prêts à partir. Avec les jours qui raccourcissent, ils ne veulent pas perdre une minute de lumière. Et ainsi, Faon, qui avait envisagé un petit déjeuner tranquille, dut renoncer à ses projets et saluer en toute hâte ses amis à l'hôtel. Dag, avec son expérience de vieux patrouilleur, s'adapta sans effort à leur départ précipité, refusant simplement d'accélérer son rasage. Les sacs supplémentaires vinrent s'empiler en travers de la selle de Tête de Cuivre, mais seulement le temps d'arriver en ville. Le chariot de marchandises, avec Faon se cramponnant au sommet d'une pile de caisses en bois rembourrées de paille, sortit de Forgeverre en direction du sud avant que le soleil du matin ait eu le temps de faire fondre ce qui restait des gelées de la nuit sur les mauvaises herbes envahissant les fossés. Ils passèrent devant la sablière où les hommes creusaient à la recherche du sable blanc et fin qui constituait la base de la célèbre industrie locale. À la vue des quantités transportées hors du site, Faon devina que Chaîne et Trame ne se contenteraient peut-être pas de quelques chargements de produits finis et que des charges plus lourdes les attendaient. Mais pour l'instant ils occupaient la position la plus proche des roues dans l'attelage qui tirait ce même chariot - à l'essai, supposa-t-elle. Brin était-il aussi à l'essai, dans la perspective d'un futur emploi ? Le chariot de tête de leur petit convoi était conduit par un homme grisonnant, un dénommé Mape, qui leur imposait l'allure raisonnable que Brin avait envisagée, au point qu'elle se demandait combien de temps il leur faudrait pour atteindre le bac. Un adolescent maigre, Hod, était assis à côté de lui et semblait remplir les mêmes fonctions que Brin - aider à s'occuper des chevaux, charger et décharger. Leur propre équipage de quatre personnes était mené par Tanneur, un homme à la cinquantaine bien tassée qui, comme l'apprit vite Faon, était le cousin d'un des propriétaires de la verrerie et laissait une femme et des enfants à Forgeverre. Les nombreuses questions de Brin sur le métier du verre vinrent rapidement à bout de toute timidité réciproque. Faon s'approcha et tendit l'oreille. Dag chevauchait à proximité, tellement calme et réservé que personne n'aurait pu remarquer qu'il écoutait, lui aussi. Quand Brin s'interrompit, Tanneur jeta un coup d'oeil vers elle par-dessus son épaule et, dans un souffle, l'interrogea sur l'être malfaisant qu'elle et Dag avaient tué cet été. Faon cligna des yeux, comprenant qu'il avait cette question sur le bout de la langue depuis un bon bout de temps et que le fait de la poser avait exigé un effort de sa part. Plus étonnant, elle n'arrivait pas à imaginer qu'il faille s'armer de courage pour lui parler. Mais elle lui répondit sans hésitation, lui livrant un résumé de leur aventure, y compris – après un bref regard à Dag – une explication simplifiée du mode de fonctionnement des couteaux du partage. Tanneur en resta bouche bée et haussa les sourcils jusqu'à la naissance des cheveux. Il lança un regard en coin à Dag, mais n'osa pas lui adresser directement la parole. Brin renchérit avec une description saisissante des dégâts occasionnés par la Désolation près de Forgeverre et lui recommanda d'aller visiter l'endroit – à croire qu'il faisait la promotion du site en question. — Peut-être que je devrais y faire un tour, dit Tanneur en secouant la tête d'étonnement. Personne de ma famille ne s'est trouvé directement mêlé à ce gâchis, comme ce pauvre Sassa, et pas mal de rumeurs ont circulé. Après vous avoir écouté, je comprends mieux. J'espère que je ne vous ai pas embarrassés. Je n'ai pas voulu vous poser la question en présence de Mape... (Il inclina la tête en direction du cocher grisonnant qui leur tournait le dos. La distance qui les séparait et le grondement des chariots le mettait hors de portée de voix.) Il a perdu le neveu de sa femme dans cette histoire et il ne s'en est pas encore complètement remis. — Je suis navrée, dit Faon. — Qu'est-ce qui lui est arrivé ? Le spectre en a fait son esclave ? demanda Brin avec une curiosité morbide. Le visage de Tanneur s'assombrit. — Il aurait mieux valu, en fin de compte. Non, il faisait partie de ceux que les bandits ont obligés à rejoindre leur bande. Après, nous avons connu des temps difficiles, quand il a fallu séparer les vrais voleurs des pauvres types qui avaient été ensorcelés. Finalement, les gars du coin ont été pardonnés et on a pendu les étrangers, pour la plupart – ce qui ne m'a pas paru très juste. Mais le neveu de Mape a été tué sur le coup, par les patrouilleurs, quand les Marcheurs du Lac ont attaqué les bandits. Ça a peut-être évité à sa famille de le voir pendu, mais la femme de Mape n'est pas de cet avis. — Oh, fit Brin. Faon avala sa salive. — De quelle couleur étaient ses cheveux ? Blonds ? — Non, bruns. Faon souffla, secrètement soulagée. Il ne s'agissait pas du garçon que Dag avait abattu sous ses yeux, le sauvant d'une pendaison certaine. Dag, qui chevauchait à côté du chariot, le visage inexpressif, semblait s'être enfoncé dans le silence; il lui traversa l'esprit que son assaillant n'était peut-être pas le seul homme dont Dag avait personnellement interrompu la carrière maléfique lors de cette patrouille. Elle savait qu'il avait participé à l'assaut contre le camp des bandits la veille; c'était même à cette occasion qu'il avait pris en chasse ses ravisseurs. Il avait manqué de flèches. Certaines d'entre elles avaient dû atteindre leur cible... — Merci de nous avoir prévenus, dit-elle à Tanneur. Je m'en voudrais de blesser qui que ce soit. (Il hocha la tête plutôt cordialement. Elle lança un regard à l'adolescent fluet qui voyageait en compagnie de Mape, le dos voûté et les mains pendant entre ses jambes, et ajouta:) Et Hod, alors ? Est-ce qu'il a été impliqué dans tout ça ? — Non, il était bien trop casanier. (Après une longue pause, Tanneur continua :) Hod est un raté, si vous voulez mon avis. C'est un orphelin, qui vivait avec sa soeur aînée jusqu'à ce que son mari le fiche à la porte, il n'y a pas si longtemps, en l'accusant d'être un voleur doublé d'un paresseux. Sassa Clay l'a pris en pitié et l'a laissé loger dans l'écurie de la verrerie. En échange, il s'occupe des chevaux et ne s'en sort pas trop mal, ma foi, bien que nous n'arrêtions pas de le retrouver en train de dormir dans la paille. — Il espère devenir conducteur de chariot un jour ? s'enquit Faon, croyant avoir trouvé le concurrent de Brin pour cette place tant convoitée. — Difficile à dire. Il n'est pas très futé. Une chose est sûre, Mape ne lui confiera jamais les rênes de son attelage. (Tanneur baissa la voix.) Ce n'est pas un méchant garçon, mais je confirme que c'est un voleur. Je l'ai surpris en train de faucher. Seulement à manger, pour l'instant. Mme Clay lui glisse quelques restes de temps en temps, mais ça ne semble pas l'avoir dissuadé. J'ai bien peur qu'un jour il se mette en tête de voler autre chose que de la nourriture et s'attire de vrais ennuis. Alors, un conseil : veillez sur vos sacs. Tanneur s'inquiétait-il de la sécurité de leurs biens ou s'en faisait-il pour Hod? Impossible d'en être certain. Lorsqu'ils s'arrêtèrent pour le déjeuner, et pour faire boire et nourrir les chevaux, Faon, qui n'avait pas pu s'empêcher d'observer le jeune homme efflanqué, décida qu'il n'avait vraiment rien pour lui. Ses cheveux couleur d'eau de vaisselle pendaient mollement et avaient grand besoin d'une coupe, sa peau semblait maladive et il avait de mauvaises dents. Par ailleurs, il se déplaçait constamment avec une démarche mollasse. Il avait tellement de mal à s'exprimer qu'on aurait pu le croire muet. Les rares tentatives de Faon de lui adresser un mot gentil le plongèrent dans la confusion la plus totale. Il préférait éviter Dag qui paraissait tout bonnement le terrifier. Faon n'était même pas sûre que Hod soit son vrai nom. Brin fut surpris d'apprendre que les repas des conducteurs et des chargeurs n'étaient pas fournis, mais que ces derniers devaient emporter leur nourriture, un détail d'organisation mineur qui avait échappé à son attention - ainsi qu'à celle de Faon, dans la précipitation de leur départ. Dag les laissa se disputer et récriminer l'un contre l'autre pendant un moment, avant de sortir calmement de ses sacoches les provisions qu'il avait demandé à Sal d'emballer pendant qu'il se rasait. Sans trop en faire, il attendit néanmoins que Brin lui réclame humblement une portion avant de procéder au partage. Espérant, songea Faon, que cela lui servirait de leçon. Dag se réjouit de l'enthousiasme que manifestèrent Faon et Brin en découvrant les paysages au sud de Forgeverre, une route bien connue de Dag, mais nouvelle à leurs yeux, même si lui-même n'avait pas emprunté ce tronçon depuis des années. Brin n'arrêtait pas de demander si les petites collines escarpées et revêtues d'un manteau de couleurs qui s'élevaient de part et d'autre de leur convoi étaient bien des montagnes - et Dag se sentit obligé de le décevoir, bien que sa définition personnelle l'amène à qualifier de montagne tout ce qui était suffisamment haut pour le tuer s'il en tombait, et incluait donc n'importe quel précipice - de trois à trois mille mètres de haut - y compris, supposait-il, ces pentes au relief plissé. La terre commença à présenter une apparence moins régulière et les quelques hameaux qui s'accrochaient à la route se firent plus rares. La nuit les surprit à plusieurs kilomètres du village où les conducteurs avaient l'habitude de faire halte sur cet itinéraire, une mésaventure dont Mape rejeta la faute - avec force ronchonnements - sur l'heure tardive à laquelle ils avaient quitté Forgeverre. Plus tolérant, Tanneur mit cela sur le compte de la réduction des heures durant lesquelles il faisait jour. Tout le monde tira son dîner de son sac et se désaltéra à la source qui les avait poussés à s'arrêter à cet endroit. Pendant ce temps, les deux hommes discutèrent afin de décider si, une fois les chevaux reposés, il valait mieux reprendre la route à la lumière des lanternes et en progressant plus lentement, ou camper sur place et dormir sous les chariots. La pluie ne menaçait pas, mais le froid pénétrant qui commençait à s'insinuer dans leurs os fit pencher la balance en faveur du plan à la lanterne. Brin proposa allègrement que Dag précède le convoi, avec une lampe suspendue à son crochet, une suggestion qui fit grimacer Faon. À la perspective d'allumer une lampe à huile - qui pouvait très bien goutter - au-dessus d'un Tête de Cuivre d'humeur capricieuse, fatigué et ennuyé par toute une journée de marche, Dag se contenta de répondre : — Je vais y penser. Il contourna la source, s'étira, puis s'assit contre un pavier ; il étendit les jambes et déploya son InnéSens. Il avait préféré le garder fermé toute la journée, en présence d'inconnus et du chaos de leurs essences de fermiers. Cette nuit, il lui sembla que sa portée atteignait deux cents pas. Il avait toujours la sensation d'être à moitié aveugle. Après avoir retiré la bride et desserré la sangle de la selle de Tête de Cuivre, Dag l'avait laissé libre de brouter, maintenant un simple contact à distance avec son essence. Dans l'ombre toujours plus profonde, Dag entendait distinctement son cheval arracher l'herbe et la mâcher, mais ses yeux lui étaient inutiles; l'essence du hongre brillait de manière familière, presque plus fort que celle du garçon, Hod. Parti se soulager dans les buissons, Hod revenait vers le camp en décrivant un cercle. Dissimulé par l'obscurité, il avançait lentement vers Tête de Cuivre... Vigilant, Dag n'ouvrit pourtant pas les yeux. Ce jeune crétin avait-il l'intention de faire main basse sur ce qui ne lui appartenait pas ? Dag réfléchit à ses responsabilités. Hod n'était pas un jeune patrouilleur qu'on lui avait confié ; néanmoins, si l'adolescent devait apprendre à ne pas fourrer son nez dans les sacoches d'un Marcheur du Lac, le plus tôt serait le mieux. Et mieux valait que la leçon vienne de Dag plutôt que de quelqu'un autre. Une situation qui risquait fort de se révéler embarrassante pour Hod, mais qui lui éviterait des ennuis bien pires par la suite. Dag patienta, attendant le cri de colère de sa monture, suivi de bruits de ruades et de coups de sabots. Il n'attendait certes pas l'épouvantable choc sourd qu'il entendit et le long hurlement de douleur qui déchira la nuit. Bon sang, qu'est-ce que... Il déploya son InnéSens le plus possible, puis tressaillit devant la violence de la souffrance que lui renvoyait le jeune homme. Respirant à fond, il se leva sur ses jambes tremblantes. Les deux conducteurs le dépassèrent à toute allure, avec Brin sur les talons, leur criant d'éviter de trop s'approcher du cheval qui bronchait en reculant. Faon, qui avait pensé à prendre une lanterne, arriva ensuite. S'efforçant de ne pas clopiner sur sa bonne jambe, Dag lui emboîta le pas. Allongé sur le dos, Hod se tordait sur le sol et se tenait la jambe en braillant. Le visage déformé par la douleur, la peau blême, marbrée de rouge, il avait des sueurs froides. Par un terrible coup du sort, le sabot ferré de Tête de Cuivre avait frappé la rotule droite du garçon en plein dans le mille, faisant exploser l'os et réduisant la chair en bouillie. Merde, merde, merde... ! — Que s'est-il passé ? demanda Tanneur d'une voix pantelante. — Le cheval lui a donné un coup de sabot quand il s'est mis dans l'idée de fouiller mes sacoches, expliqua Dag. Ce qui lui valut un regard perçant de Faon. Tu le savais? Ils auraient le temps d'en discuter plus tard. Dag se précipita vers le blessé. Mape, le conducteur aux cheveux gris, s'interposa solidement entre eux. — Je vous interdis de le toucher, Marcheur! Agenouillés à côté de Hod, Brin et Tanneur essayaient vainement de le calmer, mais il continuait à battre le sol de ses poings en hurlant. Dag desserra la mâchoire et s'adressa à Mape : — J'ai quelques notions de premiers secours. — Laissez-le passer! cria Faon. — Dag, au secours ! renchérit Brin. Mape céda à contrecoeur. — Faon, allume un feu; il nous faut de la chaleur et de la lumière, ordonna sèchement Dag. Elle s'éloigna sans un mot. Dag s'agenouilla à côté de Hod et plaça ses deux mains – celle de chair et d'os, ainsi que le membre fantôme qui se reformait partiellement – au-dessus du genou droit du garçon. Dieux absents, je ne devrais pas tenter une chose pareille. D'une rapide application d'essence, il freina l'hémorragie interne – l'articulation était déjà tellement enflée qu'elle gonflait le tissu du pantalon de Hod – et calma la douleur... Le genou droit de Dag hurla de compassion. Il serra les dents et ignora l'écho de son essence. Hod cessa de brailler et se contenta de haleter, tout en fixant des yeux écarquillés sur Dag. En l'espace de quelques minutes qui parurent bien plus longues, les hommes étendirent Hod sur une couverture et lui enlevèrent son pantalon – une opération à laquelle il tenta de résister en pleurant de plus belle, bien que Dag ait été incapable de déterminer si ses larmes étaient provoquées par la douleur ou par la honte. Apparemment, il ne possédait pas de sous-vêtements. Tanneur jeta une couverture sur ses parties génitales. Les quatre lanternes des chariots et le feu – que Faon en soit remerciée – projetaient une lumière dorée sur la vision pénible de l'articulation très abîmée, saillante et marbrée, le sang s'accumulant sous la peau brillante. Des éclats d'os pressaient contre la peau que chaque frisson de Hod menaçait de transpercer. — Vous pouvez faire quelque chose, Marcheur? — Bien sûr que oui! affirma vaillamment Brin. Je l'ai vu réparer du verre brisé ! — C'est une vilaine blessure, expliqua Dag. La rotule a été cassée en six morceaux et l'un des tendons est pratiquement arraché. Il lui faudra bien plus qu'une attelle et du repos. Je ne devrais même pas y songer sans l'assistance d'un autre guérisseur pour m'éviter un blocage de l'essence ou pire. Ils travaillent à deux pour une bonne raison. Mais les Marcheurs du Lac les plus proches se trouvaient à plus de soixante kilomètres, au camp des Rapides de la Perle. Plus de cent vingt kilomètres aller-retour. Même Tête de Cuivre n'en serait pas capable. À supposer qu'un véritable guérisseur accepte de se déplacer pour un fermier blessé, un événement tellement improbable qu'il en deviendrait historique. — Y va me couper la jambe ? pleurnicha Hod. Le laissez pas faire ! Je pourrai plus travailler, personne me donnera d'argent, je peux pas rentrer à Forgeverre, Sauteur me tuera si je reviens... Sauteur ? Oh, le frère de tente de Hod - son beau-frère, rectifia Dag de lui-même. Tu parles d'un frère de tente... — Ça fait mal, pleura Hod. Personne ne mit sa parole en doute. — Dag ? demanda Faon d'une voix faible et incertaine. Tu peux... tu peux faire quelque chose ? (Elle fit un petit geste en direction de son bras gauche.) Peut-être en travaillant comme un guérisseur... Un simple renforcement de l'essence du blessé ne suffirait pas dans ce cas. Et Dag n'avait, les dieux absents lui en étaient témoins, aucune affinité préalable avec ce garçon qui aurait pu lui révéler, comme avec Faon, les itinéraires subtils de son corps et de son essence. Il plongea son regard dans les grands yeux sombres et confiants - effrayés, également - de Faon. Il avala sa salive. — Je peux essayer. Il s'assit en tailleur à côté du genou droit de Hod, se redressa en faisant craquer sa colonne vertébrale, puis se pencha de nouveau. Tanneur et Mape, agenouillés de l'autre côté du garçon, l'observaient craintivement. — Vous avez besoin qu'on l'empêche de bouger ? demanda Tanneur. On ne devrait pas lui donner une sangle en cuir à mordre ? Mais qu'est-ce qu'ils croient, bon sang! Que je vais procéder à une amputation comme le premier rebouteux venu? Dag secoua la tête. — Ça ne marche pas comme ça. À condition que ça marche, d'ailleurs. Il approcha sa main droite et son... la vue du crochet inutile provoqua soudain en lui une profonde irritation; il défit les lanières et se débarrassa de son harnais. Deuxième essai. Main droite au-dessus du... moignon gauche. Allez, allez, fichue main fantôme, c'est le moment ou jamais de te manifester. Hod gémissait, les yeux levés et fixés sur lui dans une expression d'horreur indescriptible. Les vagues de terreur émanant de son patient frappaient Dag de plein fouet. Je dois m'ouvrir à ce satané gamin. Un, deux, trois... La respiration de Hod ralentit et celle de Dag s'accéléra, jusqu'à ce que leurs poitrines s'élèvent et retombent au même rythme. Main droite sur main gauche, caressant, cajolant... et elle arriva enfin, une projection d'essence invisible, s'enfonçant lentement sous la peau de Hod, dans sa chair meurtrie et son essence agitée et tourbillonnante. Dag saisit l'essence des fragments d'os brisé. Sa main de chair se referma brusquement sur le genou intact, afin de trouver et d'écouter le chant de sa plénitude. Voilà. Comme ça. À ton tour. Dag commença à fredonner tout bas, un air qui n'avait rien de musical, mais dont il sentait la puissance. Les fragments d'os se déplacèrent, bougèrent sous la peau tendue... La tâche n'était pas aussi simple que de ressouder les morceaux d'une coupe que rien ne distinguait entre eux. Dans le cas présent, il avait affaire à des structures qui en cachaient d'autres, plus complexes. Mais le bord de ce morceau semblait correspondre à tel autre, ce vaisseau sanguin arraché pouvait être raccordé, doucement, délicatement... Minute après minute, un fragment après l'autre. Son InnéSens était entièrement concentré sur le casse-tête qui s'offrait à lui. Rien ne comptait, excepté ce qui se déroulait sous la peau des deux hommes - le monde extérieur aurait pu se fendre en deux dans le fracas de mille tonnerres que Dag ne l'aurait pas remarqué. Ce vaisseau et cet éclat d'os, puis celui-là et le suivant... C'était pour cette raison que les guérisseurs intervenaient toujours à deux pour des opérations difficiles. Quelqu'un d'ancré dans le monde réel devait pouvoir intervenir à tout moment pour rompre la fascination et limiter le risque, bien réel, de se laisser entraîner toujours plus profondément dans une sorte de spirale, sans espoir de retour. C'est au-dessus de mes forces. Je dois arrêter avant de m'épuiser totalement. Je n'ai qu'à réparer le plus gros et le reste guérira tout seul - même les vrais guérisseurs procèdent de cette façon. Sors de là, vieux patrouilleur, tant qu'il est encore temps. Il avait cru que rien ne pourrait se révéler plus pénible que d'accorder son essence à celle de Hod, jusqu'à ce que vienne le moment de repartir. Il sentit la poitrine du garçon se soulever et désynchronisa sa respiration et la sienne. Lâche prise, vieux patrouilleur. Ne sois pas stupide, sors de là avant qu'il soit trop tard. Laisse tomber. Il ouvrit les yeux, cilla, ébloui par la lumière du feu et des lanternes, et s'estima heureux - bien qu'un peu coupable - de n'être pas resté coincé. Je suis allé trop loin. Bien trop loin. Dag respira à fond et reprit enfin conscience de son propre corps. Pour son malheur. Heureusement, Faon enroula trois couvertures autour de ses épaules avant même que le deuxième frisson le saisisse et le fasse trembler de tous ses membres. Elle posa également un récipient sur ses genoux avant qu'il commence à vomir et porta une tasse d'eau chaude à ses lèvres froides comme l'argile. Reconnaissant, il avala plusieurs goulées d'eau, ses tremblements fiévreux lui en faisant renverser un peu. Le liquide chaud croisa son dîner qui remontait et l'obligea à redescendre; son estomac ne renouvela pas sa tentative. — Gah, fit Dag. — N'essaie pas de parler, lui conseilla Faon. (Puis, à quelqu'un derrière elle:) C'est déjà arrivé la dernière fois. Il a froid et se sent mal pendant un moment, mais ça finit par lui passer. Je l'espère, ajoutèrent ses yeux inquiets à son intention. Dag retrouva enfin sa voix. — Faon, Brin, marmonna-t-il. Trouvez-moi deux lattes de bois solides et de quoi les attacher - des bandes de tissu ou autre chose. Mettez la jambe de Hod dans une attelle, comme le font les rebouteux, et nouez la au-dessus et au-dessous du genou, serrez, mais pas trop. Il ne doit pas bouger. Il va continuer à enfler et il doit encore se ressouder. Des couvertures aussi, il lui faut de la chaleur, Hod doit rester au chaud. Ne le laissez pas marcher dessus pour l'instant. — Il pourra remarcher? demanda quelqu'un d'une voix où se mêlaient la stupéfaction et l'incrédulité. — Pas cette nuit. Et je vous conseille de le porter jusqu'au chariot demain matin. Plus tard, je suppose que je pourrai lui prêter ma canne. (Mais pas demain, parce que Dag allait en avoir lui-même grand besoin... Il se pencha vers la lumière orange indistincte projetée par les flammes vacillantes et ajouta sur un ton plaintif:) Quelqu'un veut bien raviver ce feu ? On ajouta des bûches au brasier qui jeta des étincelles et dansa plus haut - apparemment quelqu'un avait entendu sa prière. Il s'écoula dix minutes avant qu'il cesse de trembler. — Tu ferais mieux de t'allonger, tu ne crois pas ? s'inquiéta Faon, agenouillée à côté de lui. Ou manger un peu ? Dag secoua la tête. — Non. Pas encore. Je n'ai pas terminé. Il y a quelque chose d'autre qui ne va pas. Je l'ai senti quand j'étais à l'intérieur. Elle haussa les sourcils, mais ne fit aucun commentaire, quand Dag se pencha en avant, et baissa la couverture de Hod, exposant son ventre. Le garçon écarquilla les yeux et laissa échapper un geignement plaintif, mais il garda sagement ses mains le long du corps. Dag fit décrire à son moignon des cercles au-dessus de la peau tendue, juste... là. — Tête de Cuivre l'a touché au ventre aussi? demanda Faon. Je ne vois aucune trace... — Non, la détrompa Dag, secouant de nouveau brièvement la tête. C'est un problème qui date d'avant sa rencontre avec Tête de Cuivre. Ce garçon est porteur d'un méchant ver solitaire - un gros ! Faon recula, une expression horrifiée sur le visage. — Pouah ! Dag avait déjà eu affaire à des moustiques, des punaises et des poux, mais les seules créatures qu'il avait mises en déroute et qui se rapprochaient un peu d'un parasite interne étaient les aoûtats. Tous pouvaient être repoussés en usant de simple persuasion, ou même - encore plus simple - d'une pichenette sur leur essence. Rien à voir avec l'ennemi qu'il devait affronter ici. — Il est bien accroché. (Il dévisagea Hod.) Dis-moi, mon garçon, est-ce qu'il t'arrive d'avoir des crampes d'estomac ? Hod acquiesça peureusement, puis regarda autour de lui, comme si un tel aveu l'effrayait. Tanneur et Mape s'étaient approchés et les écoutaient à présent. — Ah oui ? poursuivit Dag. Et des saignements ? Tu saignes quand tu chies, parfois ? Nouveau signe de tête réticent. — Tu en as parlé à quelqu'un? Cette fois, Hod agita la tête plus vigoureusement. — Pourquoi ? Un long silence. — Je ne sais pas. — Tu avais peur ? demanda Dag d'une voix plus douce. Une pause. Un hochement de tête contraint. Puis un chuchotement : — À qui j'aurais pu en parler, de toute façon ? Dag haussa brusquement les sourcils. — Tu as faim tout le temps, même quand tu manges beaucoup, tu te sens faible et fatigué, tu saignes... Pas besoin d'être un guérisseur chez les Marcheurs du Lac pour diagnostiquer un ver solitaire. Il suffisait que quelqu'un fasse un peu attention. — Il n'est pas paresseux, intervint Faon. Il meurt de faim. Tanneur semblait écoeuré et Mape, curieusement, encore plus. Dag fit de nouveau décrire des cercles à son bras. — D'après les symptômes, je pense qu'il nourrit cette bestiole depuis un an ou plus. Depuis quand est-ce que tu te sens malade, Hod ? Ce dernier haussa les épaules. — Je ne suis jamais très en forme, mais d'habitude c'est juste mon nez. Pour le mal de ventre, ça doit faire à peu près un an... — D'accord. —Tu peux l'en débarrasser ? demanda Faon. Oh, je t'en prie ! C'est tellement horrible. — Peut-être. J'ai besoin de une minute pour réfléchir. Extirper l'essence de cette créature abjecte était hors de question. Elle était bien plus grosse qu'un moustique, et en outre la simple idée de prendre l'essence d'un ver solitaire lui paraissait répugnante, même si elle finirait par être absorbée par la sienne. Dag fit une tentative avec un peu de persuasion, mais en vain - le ver n'avait pas pour habitude de se déplacer. Par ailleurs, il ne s'agissait pas simplement de le faire sortir, mais bien de le tuer pour l'empêcher de se propager. Alors, si apaiser et renforcer une essence perturbée permettait de réparer des tissus endommagés, peut-être qu'en bouleversant... Bien sûr, à l'échelle de son univers intestinal étroit, cette fichue bestiole était grande, mais dans l'absolu elle ne pesait pas bien lourd. Juste une petite perturbation d'essence. Serrer, tourner, tordre - la mettre sens dessus dessous. Voilà. Il sentit la tête de la créature éclater et un peu de sang jaillit de son point d'ancrage lorsqu'elle se décrocha. Il pinça les petits vaisseaux sanguins dans l'intestin de Hod, activant la coagulation. Puis il s'empara de nouveau du corps mince du ver et entreprit d'en détruire méthodiquement chaque segment. Bizarrement, c'était un peu comme de tordre des fibres pour fabriquer du fil. Avec sa main d'essence, à l'intérieur du corps d'un inconnu... Je crois que je préfère ne pas trop réfléchir à ce que je suis en train de faire en ce moment. Mais le ver succombait et il réussit à empêcher son essence, qui se tortillait, de s'accrocher à la sienne. Hod laissa échapper un son hésitant et ses mains s'agitèrent. Faon attrapa l'une d'elles et la maintint sur son côté; elle le gratifia d'un grand sourire rassurant. Brin se mordit la lèvre, peut-être pour retenir un éclat de rire, mais Hod offrit à Faon un demi-sourire en guise de remerciement, car qui pouvait lui résister ? Le garçon n'essaya plus de s'opposer à son guérisseur. — Terminé, souffla enfin Dag. Il se redressa, croisant son bras gauche à l'intérieur du droit. Épuisée, sa projection d'essence s'estompa, comme si sa main fantôme s'évaporait en fumée, dans le néant. Dieux absents, je ne me sens vraiment pas bien. La portée de son InnéSens semblait avoir chuté à moins de dix pas – quelques mètres, même pas. Mais au moins il n'était pas resté coincé avec le ver. Estime-toi heureux... La prochaine fois, il se contenterait de trouver l'apothicaire le plus proche et d'acheter une dose de vermifuge. Un traitement qu'aurait préféré même un Marcheurs du Lac, songea-t-il. Dag avait la vague impression que les guérisseurs expérimentés réservaient leurs précieuses compétences en matière de travail d'essence à des cas un peu plus sérieux – des tumeurs, par exemple. Plus que jamais, il regretta d'avoir rejeté l'offre de Hoharie quand cette dernière lui avait proposé de le former. Alors, il aurait su ce qu'il fallait faire, sans avoir besoin d'avancer à l'aveuglette. Mais Hoharie n'avait pas approuvé son mariage avec une fermière. Oublie ça... Tanneur et Brin installèrent Hod pour la nuit. Dag traîna son sac de couchage de l'autre côté du feu, hors de vue de son patient peu ragoûtant. Patient ou victime ? Allez savoir... Il aurait aimé s'en éloigner encore plus, mais il ne voulait pas renoncer à la chaleur des flammes. Hod, sous le choc et épuisé par la disparition de ce qui le faisait tant souffrir, s'endormit rapidement. Dag, tout aussi fatigué, n'eut pas cette chance. Tandis que Faon, Tanneur et Brin allaient s'occuper des chevaux, Mape vint s'accroupir à côté du matelas de Dag. — Je ne me suis jamais douté qu'il était malade, finit-il par dire. J'ai juste cru qu'il était paresseux. — Je n'ai pas compris tout de suite non plus. Le discours de Tanneur l'avait induit en erreur, certes, mais il n'aurait eu qu'à déployer son InnéSens pour en avoir le coeur net. — Il m'est arrivé de le frapper, plusieurs fois, quand je le surprenais à dormir pendant les heures de travail, ajouta Mape d'une voix éteinte, une voix qui convenait aux confidences faites dans le noir, à l'abri des regards. Je voulais juste vous remercier, Marcheur. — Son genou ira mieux après deux semaines de repos. Pour son autre problème, je pense que vous devriez commencer à voir la différence d'ici quelques jours. (Dag aurait pu en rester là. C'était tentant. Oh, et puis tant pis!) Je l'ai surpris en train de fouiller dans mes affaires et je me suis dit que j'allais laisser Tête de Cuivre lui donner une bonne leçon. Mais, ça s'est retourné contre moi et je n'en suis pas très fier. — Non, reconnut Mape. Moi non plus. Il le salua d'un signe de la tête et se releva. Pas vraiment amical, plutôt... une forme de reconnaissance. C'était déjà ça. Il s'éloigna dans la nuit. Quand Faon vint enfin se coucher à ses côtés, Dag glissa son corps au creux du sien, un peu comme ces pierres chaudes enveloppées dans un linge qu'elle utilisait parfois contre la douleur. Il la serra fort. Et cela lui fit du bien. Au matin, on étendit Hod sur son sac de couchage à l'arrière du chariot de Mape et Brin le remplaça au frein. Faon prit place à côté de Tanneur et Dag installa lui aussi son matelas, sa selle et ses sacoches à l'arrière du second chariot, et continua à se reposer. Tête de Cuivre, inhabituellement calme, trottait librement, fermant la marche, mais Faon supposa que Dag surveillait le hongre grâce au mystérieux lien qui semblait unir leurs essences. Contrairement aux apparences, Dag ne dormait pas. Faon gardait un souvenir désagréable de la fatigue terrible qui l'avait terrassé après Verte-Source. Les conducteurs des chariots ne semblaient pas s'en émouvoir, mais Brin, qui connaissait bien l'énergie et l'impatience habituelles de Dag, lui lança plus d'une fois un regard inquiet alors qu'ils progressaient bruyamment sur la route. Brin s'occupa de Hod, au moins pendant leurs haltes. Hod ne parlait toujours pas beaucoup, mais il ne quittait pas Dag des yeux, partagé entre l'inquiétude et la fascination. Tanneur et Mape se montrèrent plus gentils avec lui, ce qui acheva de l'embrouiller, comme si leur gentillesse constituait l'appât d'un piège dans lequel il risquait de tomber à tout moment. Dag resta silencieux toute la journée. Ils s'arrêtèrent pour la nuit dans une grange qu'un fermier louait aux voyageurs et à leurs bêtes. Cela ne valait pas un hôtel, mais ils dormiraient au chaud et à l'abri, contrairement à leur camp improvisé de la veille, à même le sol. Le lendemain matin, Faon constata avec soulagement que Dag se sentait suffisamment en forme pour chevaucher Tête de Cuivre lors de la dernière étape de leur voyage. Midi surprit les attelages peinant dans une longue montée, bordée par une crête boisée. Dag approcha Tête de Cuivre du chariot et dit à Faon : — Monte ! Comme il arborait ce sourire indéfinissable qu'il réservait aux occasions où il se réjouissait de la surprendre, elle se leva, se tint en équilibre et sauta en selle derrière Dag. Quand elle fut solidement installée, il lança Tête de Cuivre à son allure de patrouille et ils eurent l'impression que les chariots s'étaient arrêtés. Au sommet de la crête, il la fit glisser au bas de sa monture, puis la rejoignit. Rebroussant chemin, il la prit par la main et la mena au bord de la route. La vallée de la Grâce s'étendait à leurs pieds dans la lumière bleu et or de l'automne. Le fleuve semblait avoir revêtu ses plus beaux atours, ses rives et les coteaux qui descendaient vers les berges formant un tourbillon de couleurs où se mêlaient l'écarlate, le pourpre, le jaune incandescent et le brun éclatant. L'eau reflétait l'azur du ciel, çà et là troublée par un banc de sable étincelant - un collier digne de la robe d'une reine. Un chapelet d'embarcations glissait sur l'onde - un coche au loin, une autre plus large, un bac - avec une ceinture de chalands, à quai sur l'autre rive. Faon prit vaguement conscience de la présence de Brin, ébahi par la richesse du spectacle qui s'offrait à ses yeux. Par contre, elle sentait bien que Dag l'observait. Elle n'était pas certaine de savoir ce qu'il lut sur son visage - la joie de la découverte de la vallée de la Grâce ou quelque chose de plus - mais sa bouche s'adoucit, adoptant une expression qui la mit en joie, un sentiment qu'elle s'empressa de lui restituer, mais en doublant son intensité. — Oh, fit Brin, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais entendue. Surprise, elle leva la tête et vit ses lèvres s'écarter et sa bouche former un «O ». Il est émerveillé, songea-t-elle, bien que son expression ait également pu convenir à un homme venant de recevoir un coup de poing dans le ventre. — Regarde tous ces bateaux. Regarde..., continua-t-il, bien qu'elle soit presque convaincue que ses propos ne s'adressaient pas à celles et ceux qui l'entouraient. Le fleuve est énorme... Même à moitié asséché, c'est le plus large que j'aie jamais vu. C'est comme une route. Une longue, longue route, qui prend sa source dans des contrées mystérieuses (il tourna sur lui-même en suivant la courbe du fleuve, comme un homme dansant, virevoltant avec son aimée) et nous emporte vers encore plus de mystère. C'est... c'est... c'est la plus magique des routes. Il cligna brièvement des yeux. Ils brillaient. Non, ils ne brillaient pas, ils étaient humides. CHAPITRE 5 De retour sur le dos de Tête de Cuivre, Dag chevauchait près du second chariot quand le convoi tourna au sommet de la crête et entama sa descente vers la vallée. À côté de Tanneur, Faon se tenait bien droite, sur le qui-vive, prenant très au sérieux sa mission, prête à actionner le frein au signal du conducteur. Sur le chariot de tête, Brin avait la tête tournée sur le côté, regardant le fleuve avec des yeux ronds. Dag suivit son regard. À quelques centaines de mètres en amont, sur la même rive, les toits de quelques tentes - Faon les aurait sans doute qualifiées de huttes, songea Dag - du camp des Rapides de la Perle se devinaient à travers le feuillage clairsemé du coteau boisé. En face du camp des Marcheurs du Lac, à l'embouchure d'une rivière, se trouvait l'Embarcadère de l'Opossum, l'étendue plate qui accueillait les bacs et où les cargaisons étaient transférées de la route au fleuve, ou l'inverse. Depuis le dernier passage de Dag dans la région, de nombreuses habitations de fermiers, ainsi que des entrepôts, semblaient avoir fait leur apparition sur les hauteurs dominant le débarcadère. Huit chalands et un coche étaient amarrés aux arbres de ce côté-ci de la rive boueuse, dans l'attente d'une montée des eaux avant de se risquer sur les hauts-fonds un peu plus bas, ce qui était le plus prudent. Car, si le niveau de l'eau s'élevait rapidement à cause d'un gros orage en amont, ils pouvaient être partis en moins de une heure. Mais, à en juger par l'épaisseur de la boue sur le bord, l'eau continuait à baisser. Ce que confirmaient deux chalands imprudemment amarrés trop près du bord, dont la proue semblait à présent coincée dans ce bourbier en train de sécher. Même le quai flottant était à moitié embourbé. Dag pivota sur sa selle pour regarder par-dessus son épaule. À l'endroit où le fleuve formait une courbe avant de se soustraire aux regards, huit cents mètres au-delà des hauts-fonds étincelants, se trouvait le hameau de fermiers du Coude de la Perle, qui disposait également d'un bac permettant d'effectuer la traversée. En effet, il semblait logique de décharger les cargaisons lourdes avant de haler un bateau à travers les rapides, ou d'attendre d'avoir laissé derrière soi les dangers de la descente de ces mêmes rapides avant de charger. Les hommes de Forgeverre déposeraient la plus grosse partie de leur cargaison ici. Le Coude de la Perle paraissait plus grand que dans son souvenir : c'était presque un village maintenant. Dag se retourna et vit que les verriers avaient immobilisé leurs chariots à flanc de coteau, une mesure de prudence afin de laisser passer un groupe de cavaliers qui se dirigeaient vers eux, dans la montée et en double file. Il s'agissait d'une patrouille de Marcheurs du Lac, probablement en partance du camp des Rapides de la Perle et composée d'un effectif normal, soit un peu plus d'une douzaine d'hommes, moitié moins de femmes. Dag entraîna Tête de Cuivre derrière le chariot de Tanneur et scruta la piste en plissant les yeux. Il résista à l'impulsion de déployer son InnéSens convalescent et décida, au contraire, de se fermer complètement. Ses yeux devraient lui suffire. Ils venaient de quitter leur camp, décida Dag quand les premiers patrouilleurs arrivèrent à la hauteur des chariots et formèrent une seule colonne pour passer. Ils apparaissaient bien trop reposés et propres pour toute autre hypothèse. Il se retint de procéder à l'inventaire détaillé -chevaux, cavaliers, armes - de la compagnie. Un vieux réflexe de capitaine, mais ce n'était plus son travail. Le chef de la patrouille, qui avait à peine accordé un regard aux chariots, leva soudain la tête en apercevant Dag et poussa sa monture vers lui. Dag ouvrit son InnéSens juste assez pour obliger Tête de Cuivre à rester courtois à l'approche d'un cheval inconnu. — Courrier ? demanda l'homme, maigre, la cinquantaine, mais qui avait l'oeil. En effet, quelle autre explication aurait-il pu y avoir à la présence d'un Marcheur du Lac chevauchant seul ? Si Dag était porteur de mauvaises nouvelles, peut-être sa patrouille se verrait-elle attribuer une mission plus pressante qu'une surveillance de routine. Son esprit était incapable d'associer Dag, en tenue de Marcheur du Lac et perché sur un cheval de patrouille, au convoi de fermiers auprès duquel il se tenait. Dag le salua avec courtoisie en portant sa main à sa tempe. — Non, monsieur. Je ne fais que passer dans la région. Soulagé, l'autre homme se détendit. — Des nouvelles du nord ? Il attendait des informations sur les autres patrouilles, sur les activités des Marcheurs du Lac. — Tout était calme, lors de mon passage à Forgeverre, il y a trois jours. Son interlocuteur hocha la tête. Il semblait prendre plaisir à leur échange et l'aurait sans doute prolongé si le dernier patrouilleur n'avait pas dépassé les chariots qui bloquaient la route et repris sa place dans le détachement qui avançait de nouveau en double file. — Alors, bon voyage, lui dit-il en lui rendant son salut. — Vous aussi. Bonne chasse. Après une grimace entendue, il trotta à la suite des autres. Quand les chariots reprirent la route dans un concert de craquements, Dag retourna auprès de Faon. Cette dernière pivota sur son siège afin de regarder la patrouille qui s'éloignait, puis se tourna de nouveau vers Dag. Une lueur d'inquiétude brillait dans ses grands yeux marron, bien que Dag en ait ignoré la raison. Tanneur jeta, lui aussi, un coup d'oeil curieux par-dessus son épaule. — Alors, comme ça, tous ces Marcheurs vont chasser les spectres ? Avec leur, leur... InnéSens, c'est ça? — Oui, confirma Dag. Le camp des Rapides de la Perle ne couvre pas un territoire aussi vaste que celui du lac Hickory qui est, ou plutôt était, mon camp d'origine. Avec une population de huit à neuf mille habitants, Hickory est le camp le plus grand de tout l'Oléana. Le camp des Rapides de la Perle ne doit pas compter plus de huit ou neuf cents personnes. De quoi réunir deux ou trois patrouilles, à peine une compagnie. Mais son rôle le plus important consiste à assurer la traversée en bac en cas de besoin. Si nous n'étions pas venus à bout de l'être malfaisant de Forgeverre, nous aurions ainsi pu faire appel à d'autres camps, au sud du fleuve Grâce. L'inverse peut se produire également. — Comme quand le camp du lac Hickory a envoyé la compagnie de Dag en renfort, pour combattre l'être malfaisant qui est apparu dans la région de l'Arbre-Pluie, il y a quelques mois, ajouta Faon à l'intention de Tanneur. Puis, en réponse à sa question suivante, elle lui brossa un tableau précis de la campagne de l'été passé, s'en tenant néanmoins aux grandes lignes et d'une manière compréhensible pour un fermier - étant, après tout, elle-même une fermière. Encouragé par son récit, le conducteur du chariot s'enhardit et donna libre cours à sa curiosité. Dag se contenta d'écouter sa femme dans un silence reconnaissant, appuyant ses dires d'un hochement de tête occasionnel. Cet échange fructueux dura jusqu'au moment où les chariots arrivèrent au pied de la longue côte et tournèrent pour traverser la plaine inondable en direction du fleuve. Quand ils atteignirent le carrefour, Dag dit : — Faon, tu penses que tu pourrais rester seule avec Brin un moment ? J'aimerais aller voir quelqu'un. Il désigna l'amont d'un brusque mouvement de la tête. — Bien sûr. Il s'agit du camp qui a accueilli Saun et Reela, n'est-ce pas ? Les deux patrouilleurs, blessés lors de la bataille de Forgeverre, avaient été envoyés dans le camp le plus proche, le temps de se remettre. Dag avait été le mentor de Saun; Faon avait sympathisé avec Reela, immobilisée avec une jambe cassée dans le même hôtel qu'elle. — Oui, répondit Dag. — Tu as des amis là-bas ? Ou de la... Elle ravala son dernier mot : famille. — Franchement, je n'en sais rien. (Il ne lui tint pas rigueur de son bafouillage.) Ma dernière visite remonte à bien longtemps. Mais ça vaut la peine de vérifier. (Il ne se montrait pas vraiment honnête avec elle, mais il ne souhaitait pas aborder la véritable raison de son détour par le camp en présence de Tanneur. D'autant que Dag lui-même doutait du résultat.) Je vous retrouverai après. Ça risque de prendre un certain temps. Reste avec Brin, d'accord ? — Dag, je n'ai pas besoin que mon frère garde un oeil sur moi en permanence. — Qui a dit que c'était toi qui avais besoin d'être surveillée ? Cette dernière remarque fit naître un sourire sur ses lèvres. Il lui adressa un clin d'oeil en retour, y mettant plus de bonne humeur qu'il en ressentait réellement. Les chariots bifurquèrent à droite, sur la route menant au Coude de la Perle. Dag fit faire demi-tour à Tête de Cuivre et partit au trot dans la direction opposée. Il traversa un bas-fond et, au détour d'une montée, approcha l'enceinte du camp. Il entrouvrit son essence, juste assez pour signaler sa présence à un éventuel garde. En retour, il sentit deux brefs contacts inquisiteurs. Levant les yeux, il aperçut non pas un, mais deux Marcheurs du Lac assis sur une paire de souches au bord de la route. Un homme, le plus âgé des deux, taillait des chevilles - son travail de la matinée s'empilait pêle-mêle à ses pieds et les narines de Dag se dilatèrent à l'odeur piquante de copeaux frais. Une jeune femme tressait des paniers en osier, mais un arc et son carquois reposaient contre un rocher, à portée de main. Deux patrouilleurs, assurant une surveillance - légère - du camp. Dag fit avancer Tête de Cuivre et les salua d'un signe de la tête. — Salut. L'homme se leva. — Bonjour... (une brève hésitation, le temps de regarder Dag des pieds à la tête) patrouilleur. (Une expression inquiète traversa son visage.) Êtes-vous un courrier ? — Non, monsieur, je suis de passage, rien de plus. J'espérais que vous pourriez m'indiquer où trouver le capitaine de votre camp, et qui détient ce poste ces jours-ci. La jeune femme se renfrogna quand elle vit son crochet, autour duquel étaient enroulées les rênes de Tête de Cuivre, et il le baissa un peu. L'homme l'orienta vers Amma Balbuzard, troisième tente sur la gauche, après le chêne fendu. Peu enclin à se laisser entraîner dans une conversation, Dag fit avancer Tête de Cuivre sans attendre. Il sentit une ultime pichenette à son essence. Tu peux passer, l'ami. Confronté au spectacle familier d'un camp de Marcheurs du Lac, il ressentit un mélange d'anxiété et de contentement. Entre les arbres apparaissaient furtivement les tentes, constructions traditionnelles en rondins avec leur auvent en peau, relevé sur un des côtés, le plus souvent vers le sud-ouest, en direction du fleuve. Des bosquets d'arbres fruitiers, des ruches, des cordes à linge ployant sous les vêtements... De la fumée s'élevant des cheminées, les odeurs de cuisine et de préparation des conserves... Au loin, les émanations moins plaisantes du tannage des peaux... Une demi-douzaine de poules mouchetées poussèrent des gloussements en battant des ailes sur le passage de Tête de Cuivre et le cheval agita la tête en s'ébrouant. Plus bas, près de la rive, deux hommes travaillaient à la construction d'un bateau de taille respectable, enfonçant des chevilles à coups de marteau. Huit mètres de long, double proue, large en son milieu, clairement conçu pour le commerce fluvial. Les planches semblaient provenir d'une scierie. Quelques-unes des tentes-huttes les plus récentes utilisaient le même type de bois. Les fermiers du Coude de la Perle ou de l'Embarcadère de l'Opossum avaient dû installer une scierie sur l'un des affluents du fleuve Grâce. Dag reconnut le quartier général des patrouilles à la série de poteaux auxquels attacher les chevaux, mais également à l'absence de linge étendu et de fumée de cuisine. Par l'un des derniers beaux jours de la saison, les fenêtres, dont les vitres étaient en verre de Forgeverre, étaient grandes ouvertes. Dag descendit de cheval, attacha Tête de Cuivre et envoya son InnéSens en éclaireur. Deux personnes se trouvaient à l'intérieur, et leurs essences étaient fermées, pour les deux. Une voix de femme, acerbe, lui parvint. — Si nous déplacions le camp et le bac de un kilomètre en amont - encore mieux : d'une dizaine de kilomètres –, nous n'aurions pas à gérer ces fichus conflits en permanence. — Et perdre le reste du commerce de la grande route au profit du nouveau bac du Coude de la Perle ? Il nous a déjà fait bien assez de mal comme ça, rétorqua une autre femme, dont la voix rauque et plus chaleureuse semblait celle d'une personne moins jeune. — Et alors ? Nous n'avons pas besoin d'une route praticable par des chariots, pour nos patrouilles et nos convois de bêtes de somme. — Amura, les trois quarts des revenus de ce camp proviennent de l'utilisation de notre bac par les fermiers. Avant de retourner directement dans leurs poches. Ces derniers temps, nous achetons presque tout au Coude de la Perle, de la farine aux clous pour fer-à-cheval. — Et ce n'est pas normal! Nous sommes donc d'accord. Un silence maussade tomba. Quand personne ne sembla vouloir le troubler, Dag gravit les quelques marches du porche en bois et frappa à la porte, s'enveloppant dans son InnéSens. — C'est toi, Verel ? demanda la première voix. Entre. Quand vas-tu enfin te décider à... Oh. Une femme âgée, solidement charpentée, assise d'une seule fesse sur une table en bois, se retourna quand Dag entra en baissant la tête et la salua en portant courtoisement la main à la tempe. À son pantalon de cheval, sa veste en cuir élimée, son long couteau en acier et son air stressé, il l'identifia sans peine comme le capitaine des patrouilles du camp. Il régnait dans la hutte le désordre habituel des quartiers généraux - équipements jetés çà et là, étagères dégorgeant de cartes et de registres. L'autre femme, du même âge, mais plus enveloppée, portait une jupe - probablement la chef d'un clan. Elle semblait en avoir l'autorité en tout cas. — Quoi encore? s'impatienta le capitaine du camp, d'une voix qui trahissait l'exaspération accumulée. Ses lèvres s'apprêtaient à former la question suivante. — Je ne suis pas un courrier, madame ! se hâta de la rassurer Dag et elle ravala ses mots avec un hochement de tête soulagé. Je suis de passage. Mon nom est Dag Prébleu. Cette dernière information lui valut un regard interdit de la part des deux femmes. Prébleu n'était pas un nom de Marcheur du Lac et Dag ne s'était pas non plus réclamé de son camp d'origine. Sans leur laisser le temps de s'enquérir plus avant de cette bizarrerie, il continua : — Je suis venu à propos d'un couteau du partage. Mais je peux revenir plus tard. Inexplicablement, un éclair de compréhension sembla illuminer le visage du capitaine du camp. — Non, non, si vous avez été le témoin de quoi que ce soit, c'est maintenant que j'ai besoin de vous. Asseyez-vous, nous allons bientôt commencer. (Elle lui désigna un banc contre le mur du fond.) Désolée, mais j'ai d'abord cru que vous étiez notre guérisseur. Il devait s'agir d'un malentendu. Mais, avant que Dag ait eu le temps d'ouvrir la bouche pour clarifier les choses, l'autre femme regarda par la fenêtre et leur annonça : — Ah, les voilà. Dieux absents, quel pitoyable duo. — Quand j'en aurai terminé avec eux, ils regretteront d'être venus au monde. Amma Balbuzard glissa derrière l'oreille une mèche rebelle de cheveux gris, échappée de la tresse qui pendait sur sa nuque, puis, bras croisés et lèvres serrées, elle attendit que la porte s'ouvre. Deux jeunes hommes entrèrent en boitant. Le plus petit, cheveux couleur fauve, robuste et puissamment musclé, avait la peau claire et son visage carré était contusionné. Il portait une chemise propre qui ne lui allait pas vraiment - l'avait-il empruntée ? - mais son pantalon était couvert d'éclaboussures de sang. Il avançait avec une démarche voûtée. Le garçon qui le suivait, plus grand, avec des cheveux bruns, semblait plus âgé que son compagnon, mais tout de même bien jeune aux yeux de Dag. Les bleus sur son visage paraissaient encore plus effrayants. Il avait provisoirement perdu l'usage d'un oeil, gonflé, et sa lèvre inférieure avait doublé de volume. Sa chemise déchirée laissait voir ses côtes, emmaillotées dans des bandes de tissu. Sur son bras gauche, deux séries de points de suture noirs marquaient l'emplacement de deux longues entailles qui ressemblaient à des traces laissées par une patrouille de poussins. Des croûtes s'étaient formées sur les articulations gonflées de ses poings, mais il avançait à l'aide d'une canne, s'appuyant avec circonspection sur sa main droite. Manifestement les deux patrouilleurs s'étaient battus la nuit dernière. Entre eux ? Les deux femmes les considérèrent avec le même regard noir, froidement et en silence, pendant qu'ils formaient les rangs en traînant les pieds. L'adolescent aux cheveux fauves tenta de les amadouer avec un sourire, mais renonça bien vite quand elles se renfrognèrent encore plus. Dag observa la scène avec curiosité. Il aurait mieux valu qu'il prenne congé, mais il choisit de se faire discret sur son banc, tel un chasseur allongé dans l'herbe haute, silencieux et invisible. — Vous m'avez obligée à rappeler deux de vos camarades de permission pour vous remplacer dans votre patrouille, commença-t-elle sèchement. Il ne s'agit là que d'un seul de vos manquements, mais non le moindre. Vous leur présenterez vos excuses dès leur retour. En son temps, il était arrivé à Dag d'écourter une période de repos afin de prendre la place d'un patrouilleur malade, blessé ou endeuillé. Le jeune homme à la tignasse brune avait l'air encore plus penaud - si c'était possible ! - que son acolyte, mais ce dernier leva la tête pour se défendre. — Mais ce n'est pas nous qui avons commencé! Nous étions juste... Le capitaine du camp leva la main pour l'interrompre. — Tu auras ton mot à dire dans un moment, Barr. Je te le promets. Cela sonnait plus comme une menace que comme une promesse, mais le jeune patrouilleur céda. Des pas retentirent sur le porche en bois et la porte s'ouvrit une nouvelle fois. Une femme large d'épaules entra, salua les deux autres femmes et lança un regard menaçant aux deux gamins. À en juger par les gants en cuir jaune passés à sa ceinture et aux bottes à semelles épaisses qu'elle portait aux pieds, Dag estima qu'il avait affaire à une passeuse, probablement la responsable du bac, vu son âge et son allure. Elle tira un linge bosselé de sa ceinture. — J'ai retrouvé ce morceau dans les bois, derrière l'Embarcadère de l'Opossum, ce matin. — Très bien, dit le capitaine du camp. Remo, as-tu le reste ? Le jeune homme qui n'avait pas encore pris la parole tira un linge similaire de sa chemise et le tendit à contrecoeur à son officier supérieur. Elle glissa au bas de la table sur laquelle elle posa les deux bouts de tissu qu'elle déplia. Troublé, Dag aperçut les fragments d'un couteau du partage brisé. Un tel couteau, sculpté dans le fémur d'un Marcheur du Lac, ne devait casser qu'en libérant son fardeau de mortalité dans l'essence d'un être malfaisant, mais Dag avait la sensation désagréable qu'aucun être malfaisant n'avait été impliqué dans cette affaire, sinon ces deux patrouilleurs n'auraient pas semblé craindre les foudres des autorités du camp. Amma Balbuzard fit promptement coïncider les éclats. — Tout y est, Issi, informa-t-elle la passeuse qui hocha la tête avec satisfaction. Remo, le garçon brun, laissa échapper un soupir. — À présent, nous avons un quorum pour tenir conseil, annonça la femme en jupe. Elles échangèrent toutes les trois des signes de la tête et s'installèrent, deux d'entre elles sur des chaises, Amma reprenant sa position sur le bord de la table. Les deux jeunes patrouilleurs ne furent pas invités à s'asseoir. — Alors, leur dit le capitaine du camp d'un air mécontent, expliquez-vous. Comment tout cela a-t-il commencé ? Les deux accusés se dévisagèrent d'un air malheureux. La lèvre enflée, Remo agita une main qui tournait au violet à l'intention de son compagnon et lui lança : — 'is 'eur, 'Arr. La gorge serrée, Barr se risqua: —Tout est parti d'une bonne action, bon sang! Quand ce dernier chaland de charbon a essayé d'emprunter les rapides, il y a une dizaine de jours, l'eau était déjà trop basse; une brèche s'est ouverte dans la coque et sa cargaison a été éparpillée sur près de un kilomètre de hauts fonds. Remo et moi avons pris une barque pour aller repêcher une partie de l'équipage resté coincé dans l'épave. On en a sans doute sauvé trois de la noyade - enfin, c'est ce qu'ils semblaient penser. Ils n'en menaient pas large quand on les a ramenés à la taverne du Coude de la Perle. De vrais rats mouillés ! Une fois séchés - à l'extérieur au moins - ils nous ont payé à boire. Comme tout le monde avait eu la vie sauve, ils se sentaient tous d'humeur à faire la fête, sauf, peut-être, le chef du bateau qui avait perdu son chargement. Alors quelqu'un a eu l'idée de faire quelques parties... — Vous connaissez pourtant la consigne, leur rappela Amma d'une voix menaçante. Pas de jeux de hasard avec les fermiers. Parce que les Marcheurs du Lac se retrouvent inévitablement accusés d'user de leur magie pour tricher - à supposer qu'ils aient la malchance ou la bêtise de gagner. — On 'a pas 'oué, protesta Remo. — Juste quelques parties de bras-de-fer, précisa Barr. Avec les mariniers. Et malgré ce qu'ils ont prétendu, nous n'avons pas triché, et pourtant, j'aurais pu ! Sa voix s'anima de l'indignation d'un accusé pas vraiment coupable et Dag, toujours assis en silence sur son banc, réprima un mouvement convulsif aux commissures de ses lèvres. — Ça m'a vraiment foutu en rogne, poursuivit Barr. Alors je leur ai dit que c'était vrai, mais qu'ils pouvaient se protéger des mauvaises influences des Marcheurs du Lac en coiffant des casques en métal, à l'image de ceux portés par les soldats de l'ancienne Ligue du Lac sur les vieilles statues - que c'était à cela qu'ils servaient. Et ils y ont cru. Dès l'après-midi du lendemain, la moitié de la population de l'Embarcadère de l'Opossum se baladait avec une casserole ou une bassine sur la tête. C'était, c'était... (il chercha ses mots un instant, les yeux brillants d'une lueur de défi à ce souvenir) c'était superbe! L'expression de sa mâchoire se durcit, puis se relâcha immédiatement tandis qu'il grimaçait en frictionnant ses blessures. — Alors voilà l'explication de toutes ces bêtises ! s'exclama Issi, la patronne du bac, d'une voix qui tremblait d'une assez bonne imitation de colère. Elle se détourna des deux vauriens et se frotta le visage jusqu'à effacer les rides de rire qui la trahissaient. Dag, qui n'avait aucun mal à imaginer les membres d'équipage naïfs, effrayés par la magie des Marcheurs du Lac et parcourant l'Embarcadère en faisant cliqueter leurs casques de fortune, masqua sa bouche avec sa paume et continua à écouter. Qu'est-ce que j'aurais donné pour être là la semaine dernière! — Je n'ai fait que rétablir un peu l'équilibre, continua Barr. On passe notre temps à se décarcasser pour ces stupides fermiers, et c'est tout juste s'ils nous remercient. Et ça ne faisait de mal à personne, jusqu'à ce que votre équipe leur apprenne que c'était un attrape-nigaud. La patronne du bac soupira. — Mes filles ont mis trois jours à leur sortir ces âneries de la tête. Et même après, certains n'ont pas voulu se séparer de leur couvre-chef. (Elle ajouta pensivement:) Mais les autres étaient furieux. Les habitants de l'Embarcadère et les mariniers plus âgés se sont bien payé leur tête. Le capitaine Balbuzard se pinça l'arête du nez. — Quand bien même, je suppose que toute cette histoire aurait été emportée avec la prochaine montée des eaux sans occasionner plus de dégâts si vous n'aviez pas tous les deux fait preuve d'une stupidité encore plus incroyable en retournant les provoquer la nuit dernière. Qu'est-ce qui a bien pu vous passer par la tête ? — On m'a piégé, avoua Barr sur un ton grincheux. — 'avais 'it, maugréa son partenaire en levant au ciel son oeil valide. — Comment ? demanda le capitaine. Un silence encore plus hargneux. — J'ai déjà entendu une version de cette histoire à l'Embarcadère ce matin, Barr, intervint la passeuse. Alors autant nous donner la tienne. Barr se voûta. — 'is 'eur 'a 'érité, 'on sang! grommela Remo. 'a 'eut 'as être 'ire 'our 'oi 'e 'our 'oi. Barr rentra encore plus la tête dans les épaules. Avec une voix qui semblait provenir de quelque part au niveau de ses genoux, il se lança : — Une fille m'a invité à la rejoindre dans les bois derrière l'Embarcadère. Amma Balbuzard brisa le silence glacial qui s'ensuivit en demandant : — Quand et où cette invitation a-t-elle eu lieu? — Sur le quai flottant du Coude de la Perle. Hier après-midi. (Sentant la désapprobation qui avait envahi la pièce, il leva la tête avec indignation.) Elle avait l'air tout excitée. Je ne pensais pas qu'elle faisait semblant. Vous savez bien comment sont les filles de fermiers avec les patrouilleurs parfois ! —Tu es censé repousser leurs avances, fit remarquer la femme en jupe d'une Voix sévère. — 'avais 'it 'étais un 'iège, dit Remo en lançant un regard noir à son partenaire. Il m'a pas cru, il a dit que c'était trop é'ident... Barr rougit fortement autour de ses bleus livides. — Je ne t'ai pas demandé de m'accompagner. — 'es 'on 'artenaire. 'ois 'ouvrir 'es arrières ! Barr respira à fond, puis laissa ses poumons se vider de moitié sans émettre de protestation. — Six des mariniers m'ont sauté dessus dans le noir. Je ne portais aucune arme sur moi. Remo non plus. D'abord, ils n'ont utilisé que leurs poings et des bâtons. Mais, quand Remo est venu me prêter main-forte, la bagarre a tourné à notre avantage, et l'un d'eux a sorti un couteau. Remo était obligé de se servir du sien pour se défendre. C'était tout ce que nous avions, à part nos bras ! — Tu as brandi un couteau du partage préparé dans une vulgaire rixe, résuma Amma d'une voix éteinte, plus froide et plus dure que la glace en hiver. — 'aurais préféré utiliser 'es 'oings, marmonna Remo. (Et plus bas, plus désespéré :) Ou y laisser ma peau... Pour Dag, tout devenait clair à présent et il aurait presque souhaité qu'il n'en soit pas ainsi. Il regarda les pâles fragments d'os sur la table en bois. Il en était malade pour ces deux jeunes idiots. Il croisa son bras droit sur sa poitrine, et attendit la suite. — Ce qui nous amène à la question suivante, dit Amma. Pourquoi portais-tu ton couteau du partage la nuit dernière, alors que tu savais pertinemment que tu ne partirais pas en patrouille avant aujourd'hui ? Les traits de Remo reflétèrent une souffrance qui ne devait rien à ses blessures. — Je... Il était tout neuf. On venait juste de me le donner. 'essayais de m'habituer! C'était tellement prévisible. Dag savait à quel point un jeune patrouilleur pouvait se sentir fier et excité quand il se voyait confier son premier couteau préparé. Une fierté fréquemment tempérée par un chagrin personnel et la farouche détermination de faire bon usage d'un don aussi sacré. Derrière leurs façades sévères, il songea que les trois femmes partageaient son serrement de coeur. — Et ces satanés mariniers, ces foutus fermiers l'ont brisé en morceaux, continua Barr, la voix tremblante de rage à ce souvenir. Après... Et bien après, on a tous les deux donné tout ce qu'on avait. Je ne me rappelle même pas comment j'ai eu ça. (Il leva sa main meurtrie.) Ils ont tous pris leurs jambes à leur cou. Certains doivent encore être en train de courir... Cela aussi, Dag pouvait facilement se l'imaginer. La colère et l'indignation, l'épouvantable culpabilité bouillonnant à l'intérieur jusqu'à exploser en une perte de contrôle peut-être aussi terrifiante pour les patrouilleurs que pour leurs victimes. Un patrouilleur ne devrait jamais perdre la maîtrise de soi. En particulier en présence de fermiers. Un principe pourtant profondément ancré, mais peut-être pas assez. Parce que, en cas de manquement à ce principe, tout le monde avait à souffrir de la réaction violente de fermiers effrayés. — Ton arrière-arrière-grand-mère, Geai Gris, n'a pas prématurément partagé sa mort pour subir un tel déshonneur, l'accabla la femme en jupe. Elle aurait pu rester parmi nous encore quelques mois, mais elle avait peur de mourir dans son sommeil. Sous ses blessures, le visage de Remo vira du rouge au blanc. — Je sais. Il faisait un tel effort pour masquer son essence que son corps en tremblait, comme s'il s'agissait d'un effort physique. — Je me proposais de rapporter les morceaux à tes parents, mais je pense que cette tâche te revient. Remo ferma les yeux. —Oui, madame, chuchota-t-il, d'une voix éteinte. Barr restait très silencieux. Amma Balbuzard fit un geste en direction de Dag. — Vous, monsieur. Je crois que vous vous trouviez à l'Embarcadère de l'Opossum. Avez-vous quelque chose à ajouter? Issi dévisagea le nouveau venu; elle savait forcément qu'il n'avait pas emprunté le bac pour traverser le fleuve, enfin pas depuis hier soir. Elle fixa du regard la prothèse attachée à son bras. — On se connaît, patrouilleur? Mal à l'aise, Dag s'éclaircit la voix et se leva. — Mes excuses, capitaine Balbuzard. Je viens d'arriver de Forgeverre et je venais vous voir à propos d'un tout autre sujet. Mais je pense que le moment est mal choisi. Le regard furieux que lui lança le capitaine le lui confirma, mais Issi claqua des doigts et s'exclama : — Je sais où je vous ai déjà vu! En patrouille avec Mari Aile Rouge, du lac Hickory. Vous êtes son neveu, n'est-ce pas ? Issi et la tante de Dag, Mari, semblaient avoir à peu près le même âge. Des connaissances. Peut-être même des amies, qui pouvait savoir ? — Oui, madame. — Mais il a prétendu s'appeler Dag Prébleu, s'étonna la femme en jupe. — Je me suis récemment marié, madame. — Qu'est-ce que c'est que ce nom..., commença-t-elle. Les deux jeunes patrouilleurs échangèrent des regards excités. — Monsieur! l'interpella Barr, incapable de se retenir plus longtemps. Êtes-vous Dag Aile Rouge Hickory, le partenaire de Saun ? Celui qui a terrassé l'être malfaisant de Forgeverre à main... euh... à lui tout seul ? Dag soupira. — Non, je n'étais pas seul. Certainement pas. Oh oui... ces deux-là étaient tout à fait du genre à devenir les compères de Saun pendant sa convalescence ici, au printemps dernier. Dag grimaça en songeant aux fables qu'il avait pu inspirer à Saun afin de tromper son ennui et d'amuser ses nouveaux amis. Il voyait tout espoir d'anonymat s'évaporer telle la rosée du matin, dans la chaleur de ces regards soudainement intéressés. Le capitaine Balbuzard cilla, se balançant en arrière. — Alors vous êtes également le Dag Aile Rouge qui a conduit la compagnie du lac Hickory dans la région de l'Arbre-Pluie, il y a quelques mois, et éliminé cet horrible être malfaisant qui avait échappé à tout contrôle ? Dag serra brièvement les dents. — J'étais déjà Dag Prébleu à ce moment-là, madame. — Le rapport de Corbeau Loyal sur l'expédition de l'Arbre-Pluie qui figure dans la dernière circulaire des patrouilles mentionne un capitaine Dag Aile Rouge. Oh, alors voilà comment sa réputation l'avait précédé. Il s'était écoulé suffisamment de temps pour qu'un document officiel arrive jusqu'ici pendant qu'il s'attardait à Bleu Ouest. Loyal maintenait le contact. — Dans ce cas, Loyal s'est trompé de nom. (Quand Amma haussa les sourcils, il ajouta:) L'habitude, peut-être. J'ai patrouillé sous son commandement pendant dix-huit ans sous le nom de Dag Aile Rouge. Je servais dans sa compagnie avant même qu'il devienne le capitaine du camp du lac Hickory. — Euh... Pourquoi vouliez-vous me voir? Dag hésita. Amma eut un geste d'impatience. — Allez, accouchez et qu'on en finisse ! Ça ne peut pas être pire que le reste de ma matinée. Dag acquiesça d'un signe de la tête, essayant de se remettre du choc d'avoir constaté que sa récente réputation l'avait précédé, même s'il en devait sans nul doute une bonne partie aux exagérations de Saun. Mais peut-être que cela jouerait en sa faveur. — J'ai quitté le lac Hickory pour mener à bien une mission personnelle, suite - ou plutôt à cause de - la campagne de l'Arbre-Pluie. J'ai l'intention de beaucoup voyager dans les mois à venir. J'ai utilisé mon dernier couteau préparé contre l'être malfaisant de Forgeverre et n'en ai pas trouvé un autre depuis. Il n'est pas nécessaire de participer à une patrouille pour tomber nez à nez avec un être malfaisant : à l'époque où j'étais courrier à Portemer, j'ai tué un monstre sessile à peine éclos; il aurait pu devenir bien plus dangereux s'il avait fallu attendre le passage d'une patrouille. Après cet épisode, j'ai pris pour habitude de ne jamais me déplacer les mains vides. Je sais qu'il arrive que des gens lèguent leurs couteaux préparés à la patrouille, en général pour équiper les patrouilleurs qui en sont dépourvus. Je me demandais si vous disposiez d'un de ces couteaux... (son regard tomba sur les morceaux d'os reposant sur la table et évita le visage de Remo)... de secours. En ce moment. Le capitaine du camp croisa les bras. — Pourquoi ne pas en avoir pris un avant de partir? À son expression, il était évident que la femme en jupe se posait la même question. Parce qu'à ce moment-là, il ne se trouvait pas dans son état normal. Malade et abattu, il n'avait pas réfléchi. — Je n'avais pas encore une idée bien claire de mes projets. — Quels projets ? demanda Amma. — Je compte descendre par les fleuves jusqu'à Grise-Bouche et remonter au printemps. Après ça, je ne sais pas encore, mais je devrais être en mesure de vous rendre votre prêt, si je ne croise pas un être malfaisant en chemin. (Et dans le cas contraire, personne ne viendrait lui reprocher d'avoir utilisé un couteau qui ne pouvait rêver meilleur destin. Sa voix s'adoucit :) J'ai promis à ma femme de lui montrer la mer. La femme en jupe porta la main à ses lèvres. — Attendez un peu... Êtes-vous ce même Dag Aile Rouge qui vient d'être banni du camp du lac Hickory pour avoir pris une fermière pour épouse ? Dag releva brusquement la tête. — Je n'ai pas été banni! Où avez-vous entendu pareil mensonge? Elle chassa ses protestations d'un geste de la main. — D'accord, pas exactement «banni». Mais, à lire la circulaire des conseils, votre départ n'a pas eu lieu sous les meilleurs auspices. Gagnant du temps pour reprendre ses esprits et retrouver son calme, Dag effleura sa tempe et répondit sèchement. — J'ignore à qui j'ai l'honneur de parler, madame. — Nicie Saule des Sables. Je préside le conseil du camp des Rapides de la Perle, cette saison. Par conséquent un chef de tente important. Les membres du conseil étaient choisis dans ce cercle restreint par un système de rotation différent selon les camps. Comme le capitaine du camp siégeait en permanence au conseil, Dag se demanda si la patronne du bac jouissait du même privilège. Probablement. L'interrogatoire de ce matin n'en était que plus efficace, servant à la fois la patrouille et le conseil. Mais cela signifiait que Nicie Saule des Sables était destinataire des communications critiques en provenance de tout l'Oléana, de la même façon que le capitaine Balbuzard recevait les informations concernant les patrouilles. — Mon cas a profondément divisé le conseil du camp du lac Hickory, avança prudemment Dag. — Une plainte a donc bel et bien été déposée contre vous... Dag ignora cette dernière remarque. — Pakona Brochet, le chef de notre conseil l'été dernier, ne comptait pas parmi ceux qui me soutenaient, mais je n'aurais jamais cru qu'elle déformerait les faits à ce point. — Elle n'a rien déformé. Vous êtes rentré au camp par vos propres moyens, bien après la fin de votre période de repos, traînant derrière vous une fille de fermier. Vous portiez tous les deux des bracelets de mariage que vous aviez trouvé le moyen de fabriquer ensemble ; vous avez prétendu qu'elle était votre femme et non une traînée. Voilà les faits. La lettre de Pakona Brochet prévient les autres camps de se montrer particulièrement attentifs à toute ruse de ce genre. D'un air résolu, Dag retroussa la manche gauche de sa chemise. — Et moi j'affirme que ces cordelettes sont tout à fait valides - et nombreux étaient ceux qui pensaient comme moi. Corbeau Loyal le premier. Jugez-en vous-même. Faon a fabriqué ce bracelet. Une pointe d'InnéSens le chatouilla, sentit l'étincelle de vie de l'essence de Faon dans sa cordelette, et se retira. Les femmes semblèrent déconcertées, les deux jeunes patrouilleurs abattus et troublés. Il avait l'impression de revivre l'audience du lac Hickory - et Dag se souvint amèrement des raisons qui l'avaient décidé à partir. — Et Faon n'est pas une simple fille de fermier, continua Dag en s'emportant un peu. Elle a tué l'être malfaisant de Forgeverre de sa propre main - avec mon couteau. Sans elle, je n'aurais pas survécu. Je sais que la situation était embrouillée, mais je n'arrive pas à croire qu'on vous en ait transmis une version aussi éloignée de la vérité; Saun connaissait la vérité - et Reela aussi. — Hmm. (Amma Balbuzard se frotta le menton.) Cela me paraît, en effet, pour le moins confus. Dag ne céda pas à la provocation. — De toute façon, ça n'a rien à voir avec l'objet de ma visite. Avez-vous, oui ou non, un couteau à me confier ? — Bonne question, Dag Aile Rouge Bleupré qui que vous soyez, répondit Amma. Êtes-vous, oui ou non, toujours un patrouilleur ? Dag hésita. Il pouvait prétendre être inscrit sur la liste des invalides ou avoir pris un congé longue durée. Ou même purger une peine suite à une sanction disciplinaire - ça au moins, ils n'auraient aucun mal à le croire ! Mais toutes ces demi-vérités commençaient à sérieusement le fatiguer. Il refusait de mentir. — Non. J'ai démissionné. Mais Corbeau Loyal m'a clairement laissé entendre qu'il ne tenait qu'à moi de reprendre ma démission. — Et votre fermière... euh... épouse ? demanda Nicie Saule des Sables. — C'était notre point de désaccord. L'un d'eux en tout cas. Amma mesura du regard les deux jeunes patrouilleurs blessés, bouche bée, s'appuyant l'un contre l'autre à présent et apparemment prêts à s'écrouler sur place. Dag regrettait d'autant plus de les avoir pour témoins qu'Amma prendrait vraisemblablement sa décision en souhaitant faire forte impression sur eux. Pour sa part, Dag savait que, du temps où il occupait la fonction de chef de patrouille, il n'aurait pas laissé passer une telle occasion. — Ces couteaux sont légués et placés sous la responsabilité de la patrouille - la patrouille des Rapides de la Perle en l'occurrence. Je me vois mal demander aux morts s'ils veulent faire une exception. En tant que gardienne de ces couteaux, il est de mon devoir de les conserver, d'autant plus qu'il semble que nous en ayons besoin. Remo tressaillit. De les conserver. Il lui restait donc plus d'un couteau préparé. Elle aurait pu en prêter un sans vider la réserve de la patrouille. Mais pas à moi. Pas aujourd'hui. Observant l'expression figée de son visage, Dag eut le sentiment - frustrant - que, s'il lui avait présenté sa requête hier, avant que le conflit avec les mariniers de l'Embarcadère éclate, la balance aurait très bien pu pencher de l'autre côté. Son regard croisa celui des deux vauriens avec une désapprobation renforcée. Il existait d'autres sources, d'autres camps de Marcheurs du Lac en aval du fleuve. Il lui faudrait simplement essayer encore - ailleurs. — Je vois. Alors je ne prendrai pas plus de votre temps, capitaine. Dag porta la main à sa tempe et se retira. CHAPITRE 6 A cinquante pas dans la montée depuis le quai flottant du Coude de la Perle, Faon tendit le cou quand les chariots s'arrêtèrent devant une remise en bois, à laquelle des extensions avaient été ajoutées dans toutes les directions, vraisemblablement afin d'agrandir le bâtiment d'origine et lui permettre de briguer le statut d'entrepôt. Brin sauta au bas du chariot de tête, puis il aida Hod à boitiller jusqu'à un banc aligné contre la façade, délogeant deux individus désoeuvrés que Mape, après s'être assuré de leur sobriété, engagea sur-le-champ pour manipuler sa si fragile cargaison. À la surprise de Faon, ils ne déchargèrent, de son propre chariot, que les caisses formant le haut du chargement. Ensuite, Brin remonta à bord avec eux, puis Tanneur prit les rênes et fit tourner son attelage en direction du fleuve. — Où allons-nous ? demanda-t-elle. D'un signe de la tête, Tanneur indiqua le bac amarré à côté du quai flottant. Sans l'espèce de mât court et épais qui se dressait sur un des côtés, on aurait pu le confondre avec le plancher d'une grange en équilibre sur une barge. — De l'autre côté du fleuve, au-dessus des rapides. Ce chargement part en amont, à partir de l'Embarcadère de l'Opossum. Dag n'aurait probablement pas de mal à la retrouver là-bas. Faon s'approcha de la tête de Trame pour le persuader de s'engager sur la large passerelle d'embarquement - qui ressemblait d'ailleurs plutôt à une grande porte en bois posée à même le sol - pendant que Brin l'imitait auprès de Chaîne. Les chevaux avaient l'air dubitatifs, mais, apparemment convaincus qu'il ne s'agissait que d'un pont un peu curieux, ils ne se couvrirent pas de honte ni ne déshonorèrent leur ancien propriétaire en s'emballant. L'ennui que semblait éprouver la paire de tête aida également. Le petit mât se révéla être un cabestan. Une corde de chanvre en faisait plusieurs fois le tour; en haut, l'une de ses extrémités partait en direction de la berge vers un arbre d'apparence solide, l'autre, soutenue par quelques flotteurs, rejoignant un arbre similaire sur l'autre rive. Faon, bien qu'un peu déçue de ne pas emprunter le fameux bac des Marcheurs du Lac, observa néanmoins avec intérêt les deux passeurs insérer les leviers en chêne dans les trous du cylindre en bois et commencer à tourner. Brin, tout aussi fasciné, proposa de prêter main forte aux deux hommes. Enroulant et déroulant la corde autour du poteau de bois avec force grincements, ils tirèrent le bac de l'autre côté du fleuve. Aux yeux de Faon, l'eau semblait limpide et calme, mais elle sursauta quand un rondin flottant juste sous la surface vint cogner contre leur embarcation et lui rappela qu'ils ne se trouvaient pas sur un lac bien tranquille. Le métier de passeur ne devait pas être facile tous les jours, surtout quand l'eau était haute ou agitée, quand il faisait froid ou par temps de pluie. De là où elle se trouvait - en plein milieu - le fleuve paraissait plus grand. — Comment les autres bateaux font-ils pour passer avec cette corde ? demanda-t-elle à Tanneur, regardant le gros rondin heurter le bac, rouler sous l'obstacle, se redresser et poursuivre lentement son chemin. — Les passeurs doivent la décrocher, expliqua-t-il. Ils la remorquent d'une rive à l'autre, avec une yole en général, mais quand l'eau est à son plus bas, comme en ce moment, rien ne traverse les rapides, alors ils la laissent en place. À l'approche de l'autre rive, les passeurs ressortirent la passerelle. Faon et Brin se chargèrent de nouveau de rassurer les chevaux, et le chariot retrouva bruyamment la terre ferme. Ils retournèrent tous deux s'asseoir aux côtés de Tanneur et ce dernier lança son attelage sur un chemin défoncé menant vers l'aval. Ne se tenant plus d'impatience, Faon se leva de son siège quand ils arrivèrent en haut de la montée et qu'apparut l'alignement de bateaux à fond plat, amarrés aux arbres au-delà de l'Embarcadère de l'Opossum. Impossible d'imaginer embarcations plus éloignées des élégantes réalisations à la proue pointue des Marcheurs du Lac. Disgracieuses, elles ressemblaient à des cabanes posées sur des caisses en bois. Certaines d'entre elles accueillaient de petits foyers, avec des cheminées en pierre d'où s'échappait de la fumée. On aurait dit un village qui aurait brusquement décidé de prendre la mer. Faon sourit à cette vision d'une maison fuyant ses propriétaires ébahis. Les gens se sauvaient de chez eux tout le temps ; et si l'inverse se produisait ? Mais l'un de ces bateaux les emmènerait, elle et Dag, jusqu'à Grise-Bouche. N'étaient-ils pas en fuite, eux aussi ? Son sourire disparut. Mais même d'aussi sombres pensées ne réussirent pas à atténuer son excitation et, quand Tanneur immobilisa le chariot devant une autre cabane-entrepôt, elle sauta à bas de son siège et annonça à son frère : — Je vais regarder les bateaux. Frustré, il fronça les sourcils à son intention, mais obéit à Tanneur quand ce dernier lui ordonna d'ouvrir le hayon et de commencer à décharger. — Sois prudente, lui cria Brin, d'une voix qui, d'après elle, trahissait plus l'envie que l'inquiétude. — Je ne serai pas loin, ni même hors de vue! Elle se retint difficilement de gambader jusqu'à la berge, ce qui était une conduite indigne d'une femme à présent mariée et sage. En plus d'être une marque de cruauté inutile à l'égard de Brin. Ce dernier point la décida à tout de même sautiller un peu. Quand elle atteignit la rive, le souffle court, elle regarda avidement le spectacle qui s'offrait à ses yeux. Il y avait moins de monde qu'elle s'y était attendue. Elle avait aperçu quelques personnes qui traînaient autour de la cabane-entrepôt, d'autres près du quai flottant qui, lui avait expliqué Tanneur, servait également de bazar pour tous ceux qui habitaient sur les rives du fleuve. Une ou plusieurs des constructions du hameau, dissimulé par les arbres à moitié dénudés, abritaient probablement des tavernes. Peut-être certains bateliers étaient-ils partis chasser dans les collines pour regarnir leur garde-manger, le temps de cette pause forcée. Mais quelques hommes pêchaient tranquillement, installés à l'arrière de leurs chalands. Curieusement, l'un d'eux portait une bouilloire en fer sur la tête, comme s'il s'agissait d'un casque, bien que Faon soit bien en peine d'en imaginer la raison. Peut-être avait-il perdu un pari. Plusieurs hommes, assis sur le toit d'un bateau, baissaient la tête au-dessus d'un quelconque jeu de hasard – une partie de dés, supposa Faon, mais impossible d'en être certaine de là où elle se trouvait. L'un d'eux se redressa sur son passage et il s'apprêtait visiblement à la siffler de manière discourtoise quand une phase du jeu déclencha des huées, suivies du murmure des commentaires des joueurs, requérant toute son attention. Une femme sortit d'une cabine et vida le contenu d'une casserole par-dessus bord, vision familiale rassurante. Faon se promena le long de la rangée, espérant trouver des candidats prometteurs qui pourraient devenir leur bateau. Certains, surplombés par une baraque dans le sens de la longueur, n'offraient pas de place pour les chevaux. D'autres transportaient déjà du bétail – sur l'un d'eux, quatre boeufs ruminaient paisiblement à la proue, ce qui prouvait qu'un bateau pouvait tout à fait accueillir de gros animaux, mais celui-là était visiblement déjà plein. Plusieurs possédaient des poulaillers, sur le toit ou dans un coin, sur d'autres il y avait des chiens, mais aucun d'eux n'interrompit sa sieste pour aboyer après elle. Faon marqua une pause afin d'examiner un candidat potentiel. Assis sur un tonneau à la proue, un homme la salua d'un coup de son chapeau mou et la gratifia d'un sourire avec ce qui lui restait de dents. — Est-ce que vous prenez des passagers ? demanda-t-elle. — Vous, je vous prends tout de suite, ma jolie! répondit-il avec enthousiasme. Faon se renfrogna. — Il y aurait moi, mon mari et son cheval. Il retira son couvre-chef de manière théâtrale, découvrant des cheveux gras. — Oh, oubliez le mari et son cheval. Après un petit tour avec moi, vous ne les regretterez pas. Si vous... aïe ! Surgi de nulle part, un petit morceau de bois venait de rebondir contre le côté de sa tête en produisant un bruit tout à fait audible. Il se tourna vers la gauche. — Pourquoi t'as fait ça? se plaignit-il. J'étais juste aimable! Sur le toit du bateau d'à côté, une silhouette vêtue d'une jupe toute simple était assise dans un fauteuil à bascule et taillait du bois. En plissant les yeux, Faon découvrit une femme étonnamment jeune, presque efflanquée, avec des cheveux blonds et lisses s'échappant d'une queue-de-cheval nouée sur la nuque. Son regard d'azur et sa bouche large exprimaient l'un comme l'autre une certaine irritation. — Pour te rappeler les bonnes manières, Jos, répondit-elle de manière acerbe. Maintenant, excuse-toi. — Désolé, chef Baie. Ce qui lui valut un nouveau projectile en bois qu'il ne parvint pas à éviter à temps. — Aïe! — Pas pour moi les excuses, andouille! Pour elle! précisa sèchement la blonde. Jos remit son chapeau. — Je m'excuse, mademoi... madame, marmonna-t-il à Faon. Puis il alla se réfugier à l'intérieur de son bateau et hors de portée de tir. — Lourdaud, observa calmement la femme. Faon avança de quelques pas et remarqua avec intérêt que la coque de Jos était embourbée, alors que celle de Baie, amarrée plus loin, flottait toujours. Elle aperçut également un enclos pour les animaux dans un angle de la proue. Quelques poules en cage picoraient du maïs de l'autre côté, mais leur poulailler n'empestait pas au soleil, au contraire de quelques-uns qu'elle avait croisés en venant, signe qu'il était régulièrement nettoyé. Les mains sur les hanches, elle leva les yeux vers la jeune femme qui ne semblait pas beaucoup plus âgée que Faon elle-même. — Qu'est-ce que vous taillez ? demanda Faon. La femme brandit un bloc de bois arrondi. — Des flotteurs. Le bois de peuplier fait d'excellents flotteurs, pour les cordes et ce genre de choses... Il vaut mieux utiliser un bois tendre. Faon hocha la tête, encouragée par cette explication sociable et le demi-sourire venu effacer la dureté des traits de son interlocutrice. Elle aurait très bien pu se contenter de répondre « Des flotteurs » ou « Mêlez-vous de vos affaires ». — Euh... Est-ce que ce bateau prend des passagers ? La jeune femme blonde se balança en avant afin de regarder Faon de plus près. — Je n'en avais pas l'intention. Je fais un peu de commerce en descendant le fleuve, je m'arrête souvent. Le trajet risque de vous paraître long. — Ce n'est pas grave. Nous ne sommes pas pressés. Jusqu'où allez-vous ? — Je ne le sais pas encore. — Je peux visiter? Je ne suis jamais montée sur un bateau. Faon lui adressa un sourire plein d'espoir. Elle n'aurait jamais osé formuler sa demande auprès de Jos, le marinier libidineux. La chance avait mis cette femme sur sa route. Cette dernière pencha la tête de côté, puis consentit d'un signe. Elle rangea son couteau dans l'étui à sa ceinture et descendit du toit de la cabine en sautant simplement le mètre cinquante qui la séparait du pont, ignorant l'échelle grossière de lattes clouées. Elle se reçut avec un bruit sourd et en pliant les genoux. S'emparant d'une longue planche, elle la fit glisser jusqu'à la berge. Faon considéra son étroitesse et sa souplesse d'un air dubitatif, mais elle retint sa respiration et monta à bord sans tomber dans la boue. Elle sauta sur le pont et se redressa, grisée. — Bonjour, je m'appelle Faon Prébleu. La femme hocha la tête. Elle avait des pommettes larges, mais un menton pointu, ce qui lui donnait l'apparence d'un gentil furet. Elle était plus grande que Faon – qui ne l'était pas ? – et même probablement un peu plus que Brin. Sa peau délicate et blanche était brûlée par le soleil. — Baie Eau Claire. Je suis la patronne de ce bateau. Un patron batelier était le capitaine ou le propriétaire d'un bateau – quelquefois les deux. Impressionnée, Faon supposa que Baie était les deux à la fois et trouva cela plutôt encourageant. Baie lui tendit la main en signe de bienvenue, une main fine mais rendue encore plus rêche par le travail que celle de Faon. Faon la serra et la relâcha en souriant. — Qu'est-ce qui vit dans l'enclos ? demanda-t-elle en faisant un signe de la tête dans cette direction. (Puis elle remarqua les crottes dans la paille.) Oh, une chèvre. — C'est notre Marguerite. Mon petit frère l'a emmenée à terre pour brouter. — Alors vous avez du lait frais. Et des oeufs. Elle se sentait déjà chez elle. Baie hocha la tête. — Un peu. — J'ai grandi dans une ferme. Près de Bleu Ouest. (L'expression de perplexité sur le visage de Baie l'amena à préciser :) Au nord de Lumpton. (Comme Baie semblait toujours géographiquement incertaine, Faon ajouta:) Cela se trouve en amont sur la rivière qui se jette dans le fleuve Grâce à la hauteur des Écueils d'Argent. Le visage de Baie s'éclaircit. — Oh, la Fourche des Rocailles. Il y a un grand banc de sable par là. Vous savez traire une chèvre ? — Bien sûr. — Hmm. (Baie hésita.) Et cuisiner aussi, je suppose. Bonne cuisinière ? — Mon mari le pense. La patronne du bateau considéra la petite taille de Faon qui, la fermière en avait conscience, la faisait paraître encore plus jeune qu'elle l'était. — Vous êtes mariés depuis combien de temps, tous les deux ? Faon rougit. — Ça va faire quatre mois. Avec tous ces événements, cela lui avait semblé plus long. Baie eut un petit sourire. — Alors je ne suis pas certaine de pouvoir me fier à son jugement. Allez, venez voir mon bateau! Une petite porte ou une trappe sur le devant de la cabine menait, après quelques planches faisant office de marches rudimentaires, dans un intérieur plongé dans le noir. Même Faon dut se baisser pour entrer - Dag devrait probablement se plier en deux et faire très attention en se redressant. L'avant de l'abri était occupé par une cargaison composée de rouleaux de corde de chanvre, de balles de tissu en laine et en lin, de peaux empilées, de barriques et de tonnelets. Faon sentait des odeurs de pommes, de beurre, de saindoux et - probablement - de graisse d'ours. Un tonneau placé sur des tréteaux était muni d'un robinet. Un sifflement inquiétant s'en échappait, provoqué par la fermentation du cidre due à la chaleur excessive. Il y avait également des sacs de noix et de la viande fumée pendant des chevrons. Des douelles pour tonneaux avaient été glissées dans tous les coins. Des produits locaux en provenance d'un affluent - rivière ou ruisseau - en amont du fleuve Grâce. Sur un côté se trouvait une impressionnante collection d'outils en fer et en acier et de ferronnerie de Tripoint - lames de pelles et de haches, socs de charrues, tonnelets de clous et d'aiguilles. — Vous avez fait tout ce chemin depuis Tripoint? demanda Faon impressionnée, effleurant du doigt une lame de soc flambant neuve. — Non, seulement la moitié. J'achète des marchandises que je revends en aval, quand l'occasion se présente. La partie habitée se trouvait au fond de la cabine, éclairée par deux petites fenêtres vitrées et une autre porte qui donnait sur le pont arrière. Six couchettes étaient réparties sur trois niveaux contre chaque mur, l'espace compris entre le sol et le premier grabat servant, lui aussi, à stocker des marchandises. L'une des couchettes bénéficiait d'un rideau. Le bateau possédait également un foyer en pierres. Quelques morceaux de charbon rougeoyaient sous une bouilloire en fer noire. Une table, ingénieusement montée sur des charnières, pouvait être levée et pliée contre le mur - y compris les pieds - et venait recouvrir une étagère remplie de vaisselle en métal et d'ustensiles de cuisine. — Comment en êtes-vous arrivée à posséder un aussi beau bateau? Le sourire de Baie s'effaça pour céder la place à une grimace. — Mon papa en construisait... en construit un tous les ans, pour le conduire à Grise-Bouche. Avec mon grand frère, il s'occupe de la structure en bois, et moi, je me charge du calfatage et de l'équipement. Il nous a emmenés avec lui depuis que notre mère est morte, quand j'avais dix ans. (Son expression s'adoucit.) Au retour, lui et mon grand frère rejoignaient l'équipage d'un coche, et moi et mon petit frère on faisait partie de la cargaison. Jusqu'au jour où j'ai appris à jouer du violon pour les mariniers. J'ai fini par gagner plus d'argent que lui ! Il n'arrêtait pas de s'en plaindre, mais je sentais bien la fierté dans sa voix. D'un signe de la tête, Faon indiqua qu'elle connaissait ce sentiment. — Ah, les papas..., offrit-elle. Baie approuva d'un soupir. Considérant l'hésitation inquiète qu'avait manifestée Baie dans la description de son papa, Faon réfléchit à la manière de formuler sa question suivante avec tact. — Il ne... euh... il ne fabrique plus de bateaux ? Baie croisa les bras sur sa poitrine et regarda Faon avec une expression difficile à déchiffrer. Elle respira à fond et sembla parvenir à une décision. — Je ne sais pas. Lui et mon grand frère sont partis à l'automne dernier et ne sont pas revenus au printemps. Je suis restée sans nouvelles – et pourtant, j'ai demandé à tous les mariniers de guetter toute trace de leur passage et de me tenir au courant. Quand il est parti, le bateau sur lequel nous nous trouvons était à moitié terminé. J'ai fini à sa place et j'ai chargé la cargaison. J'ai décidé de lui faire descendre le fleuve pour qu'il n'ait pas travaillé pour rien. (Puis, d'une voix éteinte :) Si c'est son dernier, c'est tout ce qu'il m'a laissé. Alors je compte bien m'arrêter en chemin autant de fois que nécessaire pour découvrir la vérité. — Je comprends, dit Faon. C'est un plan ingénieux. De nombreuses raisons pouvaient expliquer qu'un homme ne revienne pas d'un voyage jusqu'à l'embouchure du fleuve – et la plupart d'entre elles n'étaient pas plaisantes à entendre. Pour un père de famille en tout cas. S'agissant d'un jeune homme, on l'imaginait aisément se lancer dans une nouvelle aventure en cours de route, oubliant d'en avertir sa famille terriblement inquiète. Mais pas un papa, non. — Pourquoi ne l'avez-vous pas accompagné lors de son dernier voyage? Un bref silence. — Laissez-moi vous montrer le reste de mon bateau, dit brusquement Baie. Et elle la précéda, sortant par la trappe, identique à celle se trouvant à l'avant. Arrivant sur ce qu'elle pensait être le pont arrière, Faon cligna des yeux à cause du miroitement de la lumière à la surface de l'eau. Une godille longue et lourde, montée sur de solides charnières en bois, plongeait dans l'eau, de biais depuis le toit. Faon comprit qu'il devait s'agir du gouvernail. Baie ou quelqu'un d'autre avait laissé pendre quelques lignes de pêche par-dessus la poupe, attachées à une corde avec une petite cloche suspendue au bout. — Ça mord ? demanda Faon. — Comme-ci comme-ça. Pas beaucoup par ici; il y a trop de concurrence. Elle jeta un coup d'oeil à la longue rangée de chalands faisant tremper, pour la plupart, des lignes similaires aux siennes. — Dag, mon mari, est plutôt doué pour attraper du poisson. — C'est vrai ? (Baie hésita.) Il s'y connaît en navigation ? — Beaucoup plus que moi, mais ça ne veut pas dire grand-chose. Je ne suis pas certaine qu'il soit déjà monté à bord d'un chaland, mais il sait se débrouiller avec une rame et naviguer à la voile. Nager aussi. En fait, une fois qu'il se met en tête de faire quelque chose, généralement il y parvient. — D'accord, fit Baie en se frottant le nez. Faon prit son courage à deux mains. — Combien le voyage coûterait-il pour deux personnes et un cheval? — Oui, il y a la question du prix..., commença Baie avant de redevenir silencieuse. Faon patienta, inquiète. Baie regarda la surface de l'eau, roulant distraitement une ligne de pêche entre ses doigts. — Nous pourrions vous faire de la place, mais... Deux des membres de mon équipage, les deux costauds en charge des deux grosses rames de part et d'autre du bateau, se sont laissé entraîner dans une bagarre stupide, la nuit dernière, derrière l'embarcadère, et ils ne sont pas revenus. (Elle jeta un coup d'oeil vers la rive.) J'ai l'impression qu'ils se sont sauvés pour de bon, nous abandonnant à notre sort, moi, mon frère cadet et le vieux Bo. Je tiens le gouvernail, mais pas toute la journée et je me vois mal être de vigie et faire la cuisine en prime - ce dont je m'occupais avant. Vous prétendez savoir cuisiner. Alors, si votre mari est un brave fermier, qu'il possède deux bras puissants et qu'il n'a pas peur de l'eau, oncle Bo et moi devrions pouvoir lui apprendre rapidement à manoeuvrer une de ces rames. De cette façon, vous pourriez payer pour votre passage grâce à votre travail. Si ça vous dit toujours, ajouta-t-elle avec une note d'hésitation. — Je pourrais m'occuper de la cuisine, bien sûr, affirma bravement Faon, excitée à la pensée des économies que cela leur permettrait de réaliser. (Elle craignait qu'ils n'aient pas assez d'argent pour un tel voyage, mais jusqu'à présent avait gardé ses doutes pour elle.) J'ai aidé à faire à manger pour huit personnes tous les soirs à la maison. Quant à Dag... (Dag ne correspondait pas vraiment à l'idée que se faisait Baie d'un membre d'équipage, mais Faon ne doutait pas une seconde qu'il réussirait à manoeuvrer une rame, quelle qu'elle soit.) Dag nous dira ce qu'il en pense quand il arrivera. Baie hocha la tête. — D'accord. Un silence embarrassé suivit leur échange. Puis Baie, passant au tutoiement, proposa d'une voix enjouée : — Que dirais-tu d'un quart de cidre? Nous en avons plus qu'il en faut. Et il ne tiendra pas longtemps avec cette chaleur. J'en ai vendu un peu aux passeurs, qui le préfèrent pétillant, alors je n'ai pas tout perdu, mais même eux vont cesser de vouloir le boire quand il aura un goût de vinaigre. — Oui, merci, répondit Faon, heureuse de l'occasion qui lui était donnée de parler plus longuement avec la surprenante femme du fleuve. Faon n'avait jamais mis le nez hors de sa ferme jusqu'au printemps dernier. Elle essaya d'imaginer une vie passée à parcourir la Grâce et le Gris sur toute leur longueur, non pas une, mais huit ou dix – non ! seize ou vingt – fois. Baie paraissait tellement grande et compétente. Elle conduisit Faon à l'intérieur, prit deux chopes bosselées et ouvrit le robinet du tonneau. Le cidre pétillait vraiment beaucoup, mais il n'avait pas encore totalement perdu de sa douceur, et Faon, qui commençait à avoir faim, sourit avec reconnaissance par-dessus le bord de son quart. Baie l'entraîna vers la table pliante et elles s'assirent toutes deux sur un tabouret. — J'aimerais tant qu'il pleuve, dit Baie. J'ai fait le tour des gens qui pouvaient avoir aperçu mon père en moins d'une journée, mais je suis coincée ici depuis déjà dix jours. J'ai besoin d'au moins cinquante centimètres d'eau pour permettre au Rapporteur de traverser les rapides. Et même ainsi, on raclerait le fond. (Elle avala une gorgée et s'essuya la bouche sur sa manche. Puis elle demanda, d'une voix moins assurée :) Je suppose que ça ne fait pas si longtemps que tu suis le fleuve ? Faon secoua la tête et répondit à la question qu'elle posait réellement. — Non, pas assez pour avoir entendu parler de ta famille. (Consciencieusement, elle ajouta:) Brin et moi, en tout cas. Je ne peux rien affirmer pour Dag. — Brin ? — Mon frère. Il nous a accompagnés jusqu'à la Grâce. Il repart demain avec les verriers. Faon expliqua la combine mise au point par Brin pour gagner de l'argent avec Chaîne et Trame. Après avoir englouti la moitié de son cidre, Faon s'enhardit et demanda : — Alors, pourquoi es-tu restée à la maison l'automne dernier ? Faon savait exactement combien il était pénible d'ignorer quelle catastrophe avait pu survenir à des proches, mais elle ne pouvait pas s'empêcher de penser que Baie avait peut-être eu de la chance de ne pas partager le sort de son père et de son frère - quel qu'il soit. —Tu t'es réellement mariée cet été ? demanda Baie avec une nuance de regret dans la voix. Faon hocha la tête. Sous la table, elle toucha le bracelet de mariage de Dag enroulé autour de son poignet gauche. Le sens de la direction où il se trouvait qu'il y avait mis en lui - ou en elle - avant la campagne de l'Arbre-Pluie avait presque disparu. Peut-être qu'avec le retour de sa main fantôme, il pourrait renouveler ce sortilège ? Non, pas un sortilège, rectifiat-elle pour elle-même. Un travail sur l'essence. — Moi aussi, j'aurais dû être mariée à ce moment-là, soupira Baie. Je suis restée pour préparer ce qui allait devenir ma - notre - nouvelle maison. Papa a donc laissé mon petit frère avec moi, parce que j'allais devenir une femme adulte. Aulne, mon fiancé, est parti avec papa, parce qu'il n'avait jamais descendu le fleuve et que papa pensait qu'il devait apprendre le métier de batelier. Nous devions nous marier au printemps, quand ils seraient revenus avec les bénéfices engrangés pendant ce voyage. Papa avait promis que ce serait son dernier. C'est vrai qu'il dit ça chaque automne... (Elle but une autre gorgée de cidre.) Le printemps est revenu, mais pas eux, ni aucun des membres d'équipage que papa avait embauchés. Tout était prêt. J'avais tout préparé... Sa voix se brisa. Faon hocha la tête. Elle imaginait sans peine le tableau : le linge de maison et les ustensiles de cuisine, le lit de la mariée avec les oreillers rembourrés de plumes et peut-être le dessus-de-lit brodé, les rideaux accrochés, le garde-manger bien rempli, tous les petits travaux réalisés dans la maison nettoyée, propre comme un sou neuf. La robe de mariée. Et ensuite l'attente. D'abord l'impatience. Puis la colère. Et la peur - impuissante. Et finalement, l'espoir qui s'amenuise. Faon frissonna. — Après la saison des fraises, j'ai cessé de m'occuper de la maison pour me concentrer sur le bateau. L'oncle Bo est le seul parent qui ait accepté de m'aider. C'est le frère aîné de maman et il ne s'est jamais marié. Le reste de mes cousins préfère ne pas travailler avec lui; ils disent qu'il boit trop et qu'on ne peut pas se fier à lui, ce qui est sans doute un peu vrai, mais j'avais besoin de toutes les bonnes volontés et eux n'ont pas levé le petit doigt. Ils m'ont déconseillé de partir à l'aventure toute seule, comme si je n'en savais pas dix fois plus qu'eux tous réunis sur la navigation ! — Tu crois pouvoir les retrouver ? Ton papa, ton frère et ton fiancé ? demanda timidement Faon. Ils doivent être bloqués quelque part... Elle ne mentionna pas les éventualités les plus probables : le bateau fracassé contre les rochers, l'équipage noyé, dévoré par des ours ou par ces épouvantables lézards des marais du sud que lui avait décrits Dag, ou mordus par des serpents à sonnette, ou - scénario encore plus vraisemblable - succombant, l'un après l'autre, à une soudaine et horrible maladie sur une berge froide, avec personne pour offrir une sépulture décente au dernier d'entre eux. — J'ai baptisé mon bateau le Rapporteur - pas le Chercheur - ma première idée. Je ne suis pas stupide, ajouta Baie en baissant la voix. Je sais très bien tout ce qui a pu leur arriver. Mais je refusais de vivre une semaine de plus sans en avoir le coeur net, alors que ce bateau n'attendait que moi. Enfin, moi et quelques autres. (Elle inclina sa chope pour la vider. Après avoir avalé la dernière gorgée de cidre, elle poursuivit :) C'est pour ça qu'il me faut un équipage prêt à partir dès que l'eau commencera à monter. Je ne veux pas rester coincée ici parce que ces deux abrutis ont pris peur et se sont enfuis. — S'ils revenaient, y aurait-il toujours assez de place pour nous? — Oh, oui. (Un sourire vint soudain élargir la bouche de Baie, pas vraiment joli, mais - c'est ça, pensa Faon - séduisant.) Je n'aime pas faire la cuisine. — Si tu..., commença Faon, avant d'être interrompue par une voix plaintive provenant de l'extérieur. — Faon ? Hé, Faon, où es-tu passée ? Faon grimaça et vida sa propre chope. — C'est Brin. Il doit avoir fini de décharger. Je ferais mieux d'aller le rassurer. Dag m'a demandé de veiller sur lui. (Elle se leva et trouva son chemin dans l'obscurité vers l'avant du bateau.) Par ici, Brin ! — Te voilà! (Il descendit à grands pas sur la berge, le visage un peu rouge.) Tu m'as fait peur, à disparaître comme ça! Dag me tuerait s'il t'arrivait quelque chose! — Je vais bien, Brin. Je buvais juste un verre de cidre avec Baie. — Tu ne devrais pas monter à bord avec des inconnus, la gronda-t-il. Si tu n'avais... Sa bouche cessa de bouger et resta entrouverte. Faon regarda pardessus son épaule. Baie, tout sourire, venait d'arriver à sa hauteur. S'appuyant sur le bastingage, elle adressa à Brin un signe amical. — C'est ton mari ? — Non, mon frère. — Oh, oui, il y a une ressemblance. Brin se tenait toujours devant la passerelle d'embarquement. Qu'est-ce qu'il pouvait bien trouver de si choquant dans le fait que sa soeur bavarde avec une batelière ? Mais il ne regardait pas Faon. Son expression estomaquée semblait étrangement familière à Faon et elle comprit qu'elle l'avait déjà vue sur son visage. Récemment. Eh bien... Je n'avais jamais vu un garçon avoir le coup de foudre deux fois dans la même journée. CHAPITRE 7 L'après-midi touchait à sa fin quand Dag rattrapa enfin le chariot de Tanneur devant l'entrepôt de l'Embarcadère de l'Opossum. Il avait d'abord rejoint le Coude de la Perle où Mape l'avait renvoyé de l'autre côté du fleuve. Après une longue attente et une courte traversée, le bac des Marcheurs du Lac l'avait déposé sur la rive opposée, puis il avait pris sur la gauche, en direction de l'Embarcadère. Dag se raidit quand son InnéSens balbutiant ne trouva pas l'étincelle de Faon. Mais Brin l'attendait, lui faisant de grands signes enthousiastes. — Dag! cria-t-il, alors que Dag arrêtait Tête de Cuivre et s'appuyait sur le pommeau de sa selle. Je me demandais justement quand vous alliez revenir et comment vous retrouver. Tout est arrangé, pour le bateau! Tanneur grimpa sur le banc du conducteur, saisit les rênes et lança à Brin un regard empreint de perplexité. — Pas de message, alors ? — Non, il est là finalement. Merci! Oh, non... attendez. (Brin s'approcha du chariot et serra Trame par le cou en le flattant de la main, puis il fit le tour du véhicule et renouvela l'opération avec Chaîne.) Au revoir, tous les deux. Soyez gentils avec Tanneur, vous m'entendez ? Les chevaux agitèrent les oreilles vers lui ; Chaîne le bouscula de manière attendrissante - à moins qu'il essaie simplement de se servir du garçon comme d'un poteau pour se gratter - ce qui provoqua chez Brin des clignements d'yeux plutôt rapides. — Ce sont de bonnes bêtes, surtout pour des jeunes comme ça, le rassura Tanneur. Fais attention à toi, mon garçon. (Il coiffa son chapeau et salua Dag en tirant sur le bord.) Marcheur. Puis, devant un Dag un peu surpris, il fit claquer les rênes sur les croupes de son attelage et s'éloigna - sans Brin. Un rapide coup d'oeil lui permit de repérer les sacoches de Faon et de Brin appuyées contre les marches du porche du magasin. Deux types désoeuvrés, installés sur le banc ombragé, l'un taillant du bois, l'autre simplement assis là, les mains pendant entre les jambes, observaient Dag en fronçant les sourcils. — Tu ne vas pas avec lui ? demanda Dag à Brin, en désignant de la tête le chariot qui s'éloignait. — Je viens juste de l'aider à charger au moins une tonne de marchandises en provenance de Tripoint et d'ailleurs en amont et qu'il doit rapporter à Forgeverre. Mape devait récupérer une cargaison au Coude de la Perle – du coton et du thé, de l'indigo s'il en trouvait à un bon prix. — C'est fait. Je viens de le croiser. — Oh, bien. — Mape m'a annoncé qu'ils pensaient repartir demain matin, quand les chevaux se seront reposés. Tu... euh... tu comptes les rejoindre ? — Pas exactement. — Alors quoi ? « Exactement» ? Dieux absents, on croirait entendre Surel. Mais Brin ne sembla pas le remarquer. — Il faut que vous voyiez ça, c'est quelque chose ! Allez, chargez nos sacoches sur Tête de Cuivre et suivez-moi ! Malgré sa mauvaise humeur persistante, Dag n'eut pas le coeur de refroidir un tel enthousiasme. Consciencieusement, il descendit de cheval et aida à hisser les sacoches en travers de sa selle, enroula les rênes autour de son crochet et emboîta le pas à Brin qui piaffait d'impatience. Les deux types sur le banc les suivirent du regard, s'arrêtant sur Dag avec une pointe de soupçon. Ils paraissaient nerveux, certainement pas amicaux, mais pas hostiles comme ils auraient pu l'être si certaines des victimes de Barr et Remo avaient trouvé la mort la nuit dernière. Que les dieux absents en soient remerciés. Après quelques pas, Brin rebroussa chemin et les salua également. Dag en déduisit que Tanneur avait dû les embaucher temporairement comme chargeurs – les rats de quai comme eux gagnaient souvent un peu d'argent de cette façon. — Alors si tu ne rentres pas à Forgeverre avec Tanneur, Mape et Hod, qu'est-ce que tu comptes faire? l'interrogea Dag. — Je vais me lancer dans le commerce. Avec l'argent des chevaux, j'ai acheté du verre à vitres que j'ai l'intention de vendre lorsque le Rapporteur fera escale. C'est le bateau qui appartient à Baie – au chef Baie, rectifia Brin avec un sourire en coin. — Et la promesse que tu as faite à tes parents ? De rentrer directement à la maison ? — Il ne s'agissait pas vraiment d'une promesse. Plutôt d'un projet. Et mes projets ont changé ! De toute façon, si je parviens à vendre tout mon verre avant d'arriver aux Écueils d'Argent, je pourrai toujours remonter le fleuve jusque chez moi, sans me perdre et presque sans prendre de retard. Le manque de précision de ce nouveau plan avait quelque chose d'inquiétant. Dag saurait bientôt ce que Faon en pensait. En attendant, il considéra les abords avec circonspection. Ils passèrent devant la rangée de chalands amarrés aux arbres le long de la berge. Un homme assis sur une caisse à l'avant d'une des embarcations rentra les épaules et prit un air menaçant en apercevant Dag. Une femme fronça les sourcils, empoigna un bambin aux yeux écarquillés, le pouce bien enfoncé dans la bouche, et trottina à l'intérieur de sa cabine. Un groupe de bateliers, qui passaient le temps et riaient sur le toit d'un autre chaland, devint subitement silencieux. Ils se levèrent comme un seul homme et fixèrent Dag. — Pourquoi ils nous regardent comme ça ? demanda Brin, tendant le cou dans leur direction. C'est à cause de vous, Dag ? Parce que je suis déjà passé par ici deux fois et ils ne m'ont jamais lancé ce genre de regards... — Continue à avancer, Brin, dit Dag d'un ton las. Ne tourne pas la tête. Retourne-toi, bon sang! Brin, qui marchait à reculons, fit demi-tour bien sagement. — Quoi ? — Je suis un Marcheur du Lac, apparemment seul, en plein territoire fermier. Un bouffeur de cadavres, un pilleur de tombes et un sorcier, tu te souviens ? Ils se demandent quel mauvais coup je peux bien mijoter. Ils se demandent si je suis une cible facile et s'ils sont de taille à me battre. Il supposa qu'il était également fort possible qu'ils attribuent sa présence aux événements de la nuit dernière, une sorte de châtiment. — Mais c'est idiot. (Brin regarda par-dessus son épaule en plissant les yeux.) Vous êtes sûr que ce n'est pas juste à cause du crochet? Dag grinça des dents. — Tu peux me croire. Tu ne te rappelles pas quelle a été ta première réaction quand Faon m'a fait entrer dans votre cuisine à Bleu Ouest? Brin cligna des yeux en faisant l'effort de se souvenir. — Eh bien, j'imagine que j'ai dû penser que ma soeur nous avait ramené un type plutôt bizarre. Et grand - ça, je m'en souviens. — Tu n'as pas eu peur? — Non, pas particulièrement. (Brin hésita.) Par contre, Roseau et Torrent ont eu la trouille, je crois. — Effectivement. Brin tourna les yeux; les bateliers sur le toit du chaland se calmaient petit à petit. — Ça fait froid dans le dos, quand même. —Oui. — Hmm. Brin fonça les sourcils. Un signe de réflexion ? Dag l'espérait. — Qu'est-ce que tu as entendu dire autour de la cabane à marchandises à propos de la bagarre d'hier soir? demanda Dag. — Ah, oui, ça nous a porté chance ! — Quoi ? fit Dag, stupéfait. Il ralentit son allure. Brin agita la main. — Apparemment, deux des membres d'équipage du Rapporteur se sont laissé entraîner par certains de leurs amis qui voulaient donner une bonne leçon à un Marcheur du Lac. Quand les passeuses et un groupe d'autres Marcheurs du Lac sont venus les séparer, ils se sont sauvés en courant, avec une fille et son petit ami. Les trois autres n'étaient pas en état de courir; ils sont rentrés sur leurs bateaux, maintenant. Mais pour nous, ça signifie que le chef Baie a besoin de deux solides gaillards pour tenir les rames. (Brin les désigna, lui et Dag, avant de lever deux doigts.) Et Faon fera la cuisine, ajouta-t-il avec entrain. — Si j'ai bien compris, résuma Dag, tu nous as portés volontaires - moi et Faon - comme membres d'équipage d'un chaland ? — C'est ça! Ce n'est pas merveilleux? (Dag s'apprêtait à réduire en cendres son enthousiasme en lui expliquant à quel point ce n'était pas merveilleux, quand il ajouta:) Enfin, c'était l'idée de Faon. Dag souffla et se contint. — As-tu la moindre idée de la manière dont se manipule une rame de chaland ? finit-il par demander. — Non, mais je me suis dit que vous aviez sans doute ce genre d'expérience. Et Baie et Bo ont proposé de m'apprendre. Pas vraiment le voyage de noces qu'il avait promis à Faon - ou qu'il s'était promis, d'ailleurs. Pas seulement à cause du travail qui les attendait - et que Brin sous-estimait totalement. Dag n'avait pas entièrement récupéré de sa séance avec Hod, bien que sa force physique n'ait pas eu à en souffrir. Mais il se remémora l'effet réparateur qu'avait eu sur lui la moisson et prit le temps de réfléchir. — Avez-vous dit au patron du bateau que j'étais un Marcheur du Lac? reprit-il avec circonspection. — Euh... Je ne me rappelle pas l'avoir entendu mentionner, avoua Brin, mal à l'aise. Dag soupira. — Est-ce qu'il portait une casserole sur la tête? — Est-ce qu'elle portait... Et la réponse est non. Pourquoi cette question ? Le récit laconique que fit Dag de la mauvaise blague perpétrée par Barr et Remo provoqua un éclat de rire de la part de Brin. — Elle est bien bonne, celle-là! Non, les chargeurs à l'entrepôt se sont bien gardés de me raconter cette partie! Peut-être que certains d'entre eux ont marché ! — Les conséquences n'ont rien de drôle, dit Dag. L'un des patrouilleurs portait son couteau du partage, la nuit dernière -ce qu'il n'aurait jamais dû faire - et il a été brisé dans la bagarre. Les Marcheurs du Lac des Rapides de la Perle sont bouleversés. Brin plissa les yeux. — C'est si terrible que ça ? Dag chercha une comparaison adéquate. — Supposons... Supposons que toi, Radieux Charpentier et ses amis soyez mêlés à une querelle d'ivrognes sur la place du village de Bleu Ouest. Dans la bousculade, l'un d'entre vous fait tomber tante Futée et la tue; elle meurt sur le coup. C'est aussi grave que ça. — Oh, fit Brin, embarrassé. — Alors imagine dans quel état doivent se trouver les deux jeunes patrouilleurs... (Dag fronça les sourcils.) Et je ne crois pas que les amis des bateliers restés sur le carreau apprécient qu'un Marcheur du Lac vienne les narguer. Il soupira. De toute façon, il leur fallait un bateau pour passer les Rapides de la Perle à la montée des eaux qu'ils attendaient tous avec impatience. Ils arrivèrent devant le bateau en question. Faon - enfin ! - se tenait à la proue et bavardait avec une grande fille blonde vêtue d'une chemise toute simple, d'une jupe et d'une veste en cuir, les manches retroussées sur des bras minces mais musclés. Elle arborait un large sourire, empreint - quand elle regardait Faon - de cette même excitation à l'idée de se faire de nouveaux amis que celle qui paraissait animer Brin. Faon semblait heureuse, elle aussi. Dag essaya de ne pas se sentir vieux. Dans un enclos sur un des côtés de la proue, un garçon était en train de traire une chèvre. Il avait les mêmes cheveux lisses couleur paille que la grande fille, coupés irrégulièrement autour des oreilles, ainsi que les mêmes pommettes larges et rougies par le soleil. Trop grand pour être son fils, c'était probablement un frère cadet. Un homme bien plus âgé, mal rasé et un peu miteux, était adossé au mur de la cabine et se contentait de regarder la scène d'un air fatigué mais bienveillant. Dag fit un signe de la tête en direction de la fille blonde. — C'est elle, ton chef Baie ? — Oui, répondit fièrement Brin. Dag l'observa attentivement. Voilà donc d'où souffle le vent pour lui... — On devrait l'appeler chef Eau Claire, mais elle dit que c'est son papa, alors elle a choisi chef Baie. Faon appréciera sans doute d'avoir une autre femme à bord pour lui tenir compagnie, vous ne pensez pas ? Et l'idée plaît aussi à Baie. Elles se sont tout de suite bien entendues. Dag commençait à croire que ce bateau avait quelque chose d'inéluctable pour eux. Il entrouvrit son InnéSens. Au moins ne semblait-il pas y avoir d'eau à l'intérieur de la coque. Son essence présentait une certaine cohérence indiquant qu'il n'avait pas simplement devant lui un ensemble de planches disparates, mais bien un tout. — C'est du bon travail, ce bateau, concéda-t-il. Faon l'aperçut et traversa la passerelle d'embarquement d'un pas joyeux pour venir le serrer entre ses bras, comme après une absence de plusieurs jours et non de quelques heures. Il laissa Tête de Cuivre aller brouter les touffes d'herbe et l'enlaça à son tour, s'autorisant un bref et réconfortant contact avec son essence. Il la relâcha en voyant la patronne du chaland descendre à quai et se diriger vers eux avec un sourire nettement moins large. — Dag, je nous ai déniché le meilleur bateau! (Faon se dégagea juste assez pour lever son visage vers le sien. Comme un liseron.) Baie est prête à nous prendre dans son équipage pour payer notre voyage. Si tu es d'accord... — Je lui ai déjà expliqué tout ça, la coupa Brin. — Ne t'emballe pas trop vite..., commença Dag. La fille blonde les rejoignit et croisa les bras sur sa poitrine en fronçant les sourcils. — C'est lui, ton Dag? dit-elle à Faon. Faon se libéra de l'étreinte à un bras de Dag, mais ne lui lâcha pas la main. — Oui, affirma-t-elle fièrement. — Mais c'est un Marcheur du Lac! s'exclama Baie avec une note de consternation dans la voix. Bien que tout le monde ne semble pas partager cet avis aujourd'hui. Dag salua poliment la batelière d'un signe de la tête. — Madame. Le froncement de sourcils céda la place à une expression hargneuse. — Je connais les Marcheurs du Lac, Faon. L'un des leurs n'épouserait pas plus une fermière que... que ma chèvre! Je ne sais pas si tu te moques de moi ou s'il se moque de toi, mais je ne veux pas d'un sorcier à bord! Faon et Brin se lancèrent en choeur dans l'explication habituelle, à propos des bracelets de mariage et de la cérémonie à Bleu Ouest, ce qui commençait franchement à fatiguer Dag. Le chef Baie n'était pas seule responsable de sa lassitude, ni même les regards soupçonneux des mariniers agités. Mais tout cela venait s'ajouter à l'épisode du quartier général de la patrouille du camp des Rapides de la Perle. Dag eut soudain l'impression d'être un nageur pris dans un tourbillon entre deux rives, incapable de se hisser sur l'une d'elles. Il se reprit : Personne n'a dit que ce serait facile. Mais il espérait que Faon n'allait pas perdre leur moyen de transport et sa nouvelle amie par sa faute. Baie toucha le bracelet de mariage de Faon que cette dernière lui tendit en guise de démonstration. La tension quitta son visage, même si elle ne sembla pas totalement convaincue. Son regard se posa brièvement sur son crochet. — Elle prétend que vous avez l'expérience de la navigation, dit-elle enfin à Dag – les premiers mots qu'elle lui adressait directement. Il renouvela son signe de tête courtois. — Je n'ai jamais travaillé sur un chaland ou un coche, mais j'ai navigué sur la Grâce et le Gris à bord de barges, petites et grandes, même si je ne les ai jamais parcourus en entier d'une seule traite. — Et moi je n'ai jamais compté de Marcheur du Lac dans mon équipage. Je n'en ai même jamais vu un faire ce genre de travail. Dans sa voix, l'incertitude avait remplacé l'hostilité. — J'ai entamé ce voyage pour entreprendre beaucoup de choses que je n'avais jamais faites auparavant. (Dag regarda le visage inquiet de Faon, tourné vers lui, et reprit le fil de la discussion.) J'ai navigué aussi bien sur des fleuves à gros qu'à bas débit et je sais quand un arbre ou une branche apparaissant à la surface représente un danger pour un bateau. Je suis également capable de repérer une passe parmi les bancs de sable et les bas-fonds, même dans une eau assez épaisse pour y planter un soc de charrue, de jour comme de nuit. — Ah bon, ton InnéSens peut faire ça? s'étonna Faon, ravie. Oui, bien sûr que oui ! — C'est vrai, admit Baie. On ne voit presque jamais de Marcheurs du Lac échoués. Vous utilisez votre magie pour piloter, c'est ça ? — En quelque sorte. (Si Baie décidait d'accepter Dag et les siens à bord, il aurait tout loisir de lui expliquer les subtilités de l'InnéSens. Dag inclina la tête vers Tête de Cuivre.) Vous avez assez de place pour mon cheval ? — Votre femme... (la bouche de Baie sembla hésiter à former ces mots, puis elle poursuivit:) Faon m'a parlé du cheval. Est-ce qu'il peut partager l'enclos avec Marguerite ? — Oui. Je saurai l'en persuader. — Très bien. (Une lueur prudente subsistait dans le regard pâle de la batelière. Dag songea qu'un sourire mettrait en valeur l'azur de ses yeux.) Je vous engage. Brin poussa un cri de triomphe et Faon sourit. Dag se sentit contaminé par leur enthousiasme au point de risquer un sourire en coin. Même les lèvres de Baie se relevèrent un peu, alors qu'elle traversait la passerelle en sens inverse et montait sur le pont. L'homme au regard las avait écouté leur échange sans intervenir, la tête penchée. Le garçon avait interrompu la traite de la chèvre et regardait par-dessus la proue, les yeux écarquillés. — Alors Bo, fit Baie en agitant la tête en direction du trio resté à terre, un Marcheur du Lac comme rameur, qu'est-ce que tu dis de ça ? Haussant un sourcil gris et fourni, il cracha par-dessus bord. — Ça nous fera un changement, se contenta-t-il de commenter d'une voix traînante et il la suivit à l'intérieur de la cabine. — Comment allons-nous faire monter Tête de Cuivre sur le bateau ? s'inquiéta brusquement Faon, comme si elle venait seulement de prendre conscience du problème. Il est bien plus gros que Marguerite. — Avec plus de planches, expliqua succinctement Dag. — Oh. — Tu sais Faon, j'ai réussi à me procurer du verre à vitre! commença Brin tout excité, fixant encore l'endroit où avait disparu Baie. Rentre ta langue, mon garçon, avant de marcher dessus, ne put s'empêcher de penser Dag. Le front de Faon se plissa d'inquiétude. Dag devina qu'elle pensait comme lui. Prenant Brin par le poignet, elle baissa la voix. — Suis-moi. Fais comme si nous allions chercher Tête de Cuivre. Dag leur emboîta le pas, jusqu'à ce qu'ils se trouvent tous les trois hors de portée de voix du bateau. Faon fit semblant de s'affairer auprès des sacoches. — Tu t'es mis en chasse sans me laisser le temps de te prévenir, Brin. Baie n'emmène pas le Rapporteur en aval uniquement pour le commerce. Son papa a effectué le même trajet à l'automne dernier et il n'est jamais revenu. Aucune nouvelle. Elle a l'intention de partir à sa recherche. — Alors nous pouvons l'aider..., réagit immédiatement Brin. — Son papa, son grand frère et son fiancé, le coupa-t-elle. Tous portés disparus. Le visage de Brin se vida soudain de toute expression. Après un moment, il dit : — Elle est fiancée ? — Oui, ou peut-être en deuil. Même elle ne sait pas vraiment à quoi s'en tenir pour l'instant. Alors, essaie de te montrer un peu, un peu... Ne te conduis pas comme un idiot, d'accord ? Brin cligna des yeux. — Euh. Oui. Bon... (Il déglutit vaillamment.) Il nous faut quand même un bateau. Et elle a besoin d'un équipage, pas vrai ? — C'est juste, admit Faon en l'observant attentivement. — Une fille comme elle... Dans sa situation, elle mérite toute l'aide qu'elle peut recevoir. Une bonne paire de bras. Trois paires. Enfin, deux et demie. Il sourit de façon curieuse, comme si le coeur n'y était pas. — Et si j'entends encore une seule plaisanterie stupide concernant le crochet de Dag, ajouta Faon d'un ton égal, je jure que je t'en colle une. — Hmm. C'est bon. Dag commença à décharger les sacoches, pensant, Pourvu qu'il pleuve bientôt... Ils s'adaptèrent plus vite que Faon l'aurait cru. Bo, l'oncle de Baie, accepta la présence de Dag sans commentaire. Par contre, son petit frère Aubépine qui, malgré ses bientôt douze ans, n'avait pas entamé la dernière étape de sa croissance, restait bouche bée et ouvrait de grands yeux devant Dag, qu'il s'efforçait d'éviter. Mais Faon et Baie unirent leurs forces pour préparer le dîner, le rôle de Baie se limitant essentiellement à montrer à Faon où trouver les ustensiles ingénieusement rangés à bord. Après le repas, Bo et Aubépine adressèrent à Faon de larges sourires reconnaissants. Pensant qu'il valait mieux que tout le monde prenne de bonnes habitudes sans attendre, Faon s'assura que Brin et Aubépine se chargent en grande partie de la vaisselle. Alors que la nuit fraîchissait et que la brume se levait sur le fleuve, tout l'équipage se réunit autour du petit foyer, devant les restes du feu qui avait servi à faire la cuisine, renforcé par la lumière d'une lampe à pétrole, et chacun se vit fortement encouragé à boire autant du cidre mousseux qu'il pourrait en avaler. Brin s'éloigna pour jeter un coup d'oeil par l'écoutille à l'arrière, puis revint s'asseoir sur son tabouret avec un soupir. — Vous pensez qu'il va bientôt pleuvoir? demanda-t-il. La question ne s'adressait à personne en particulier, pour autant que Faon puisse en juger, et Brin n'espérait pas obtenir une réponse. Bo tendit une jambe et agita la botte usée qui se trouvait au bout. — Mon orteil ne prévoit pas de pluie pour cette nuit. Brin sembla sceptique. — Votre orteil est capable de faire ce genre de prévisions ? — Tout juste. Depuis la fois où il a été cassé. Baie sourit par-dessus le bord de sa chope. — Attention ! Personne n'a le droit de mettre en doute les prévisions de l'orteil d'oncle Bo. Il est aussi fiable qu'un coup de pile ou face. — Le temps change rapidement dans la vallée de la Grâce, à cette époque de l'année, l'informa gentiment Bo. Pluie, neige, vent, brouillard... Comme cette fois où je travaillais à bord d'un coche qui remontait depuis les Écueils d'Argent... Une vraie purée de pois! On pouvait à peine voir sa main devant son propre visage. Un brouillard tellement épais que le patron a fini par nous ordonner de poser les perches, parce qu'il préférait jeter l'ancre pour la nuit. Quand on s'est réveillés, le lendemain matin, on a entendu beugler partout autour de nous. En fait, avec le brouillard, on avait ramé jusqu'à terre de près de un kilomètre et notre bateau était coincé au milieu du pâturage d'un fermier. Brin se redressa avec un grognement incrédule, du cidre lui coulant par les narines. — Jamais de la vie ! C'est impossible ! protesta-t-il en s'essuyant à l'aide de sa manche. Aubépine, qui partageait son scepticisme, renchérit : — Alors comment vous avez fait pour le ramener sur le fleuve ? — Sur des roues, annonça affablement Bo. La réponse, logique en apparence, provoqua un rictus de doute sur les lèvres d'Aubépine. Bo rejeta la tête en arrière, feignant de s'offusquer du peu de foi accordé à son récit. Ses sourcils gris et fournis semblèrent entamer une danse endiablée. — C'est la pure vérité! Et je ne vous parle même pas des tornades que j'ai connues ! — Des tornades ? répéta Faon avec inquiétude. Sur le fleuve ? — Ça arrive, confirma Baie. — Vous en avez déjà rencontré une? s'enquit Brin. Au moment où Baie secoua la tête, la voix grave de Dag se fit entendre pour la première fois ou presque de la soirée. — Moi oui, une fois, dans le haut Gris. Tout le monde se tourna dans sa direction, comme si une des chaises venait de prendre la parole. Dans l'obscurité, presque au-delà du cercle formé par le feu, les jambes étendues devant lui, Dag leva sa chope en guise de salut et but. Faon fut la seule à remarquer son inspiration, signe qu'il se préparait à faire un effort qui lui coûtait. — Nous étions six à ramer sur un gros bateau, rempli de fourrures en provenance de Luthlia. La tempête nous a pris par surprise et le ciel est devenu vert foncé. Nous avons redoublé d'efforts pour rejoindre la rive ouest et tout attacher aux arbres. Mais les arbres ont commencé à être arrachés du sol et entraînés comme de vulgaires mauvaises herbes ; c'est à ce moment-là que j'ai vu ce qui devait rester l'une des visions les plus étranges de toute ma vie : un cheval, blanc, emporté par le vent, depuis un pré où il broutait tranquillement quelque part à l'ouest, est passé pardessus nos têtes; ses pattes s'agitaient, comme s'il galopait. Comme s'il galopait dans le ciel. Un bref silence accueillit la fin de son histoire. Les sourcils gris de Bo se levèrent. Puis Aubépine demanda : — Qu'est-ce qui est arrivé au cheval ? Vous l'avez vu redescendre — Nous étions tous bien trop terrifiés et occupés à nous cramponner au sol pour nous en soucier. La pauvre bête est probablement morte. Le visage d'Aubépine se tordit de consternation ; après un regard à Faon, Dag s'empressa d'amender la chute de son récit. — Mais il a très bien pu descendre en tournoyant et se poser dans un étang quand le vent s'est calmé. Et après avoir repris ses esprits, il se sera remis à brouter. Aubépine se dérida légèrement. À l'instar de Brin, nota Faon qui se mordit la lèvre. — Vous avez inventé toute l'histoire, pas vrai ? demanda Brin d'un ton hésitant. Dag écarquilla les yeux, l'air innocent. — Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? — C'est la coutume, chez les fermiers, expliqua Brin le plus sérieusement du monde. Autour du feu, c'est à qui racontera le bobard le plus invraisemblable... — Ah bon ? Désolé, fit Dag en baissant la tête. On n'a pas le droit de raconter des histoires vraies alors ? Cette règle me met dans une position désavantageuse... — Je... (Brin marqua une pause, visiblement troublé.) Euh... Baie se frotta les lèvres. Impossible de savoir ce que pensait Bo, mais il leva sa chope à l'intention de Dag, sorte d'hommage subtil de la part d'un connaisseur. Il suffit à Baie de comparer la taille de Dag à la longueur des couchettes pour proposer au jeune couple de dérouler leur sac de couchage deux places à l'avant de la cabine, près de la cargaison. Il y faisait noir et humide, et les peaux sur lesquelles on les avait installés dégageaient une odeur difficile à ignorer, mais Baie leur offrit également une pièce de tissu grossier qu'elle et Faon clouèrent aux poutres basses afin de préserver leur intimité. Durant cette concession au statut de jeune mariée de Faon, Baie garda le silence, mais ne se départit pas d'une expression légèrement pensive. Elle leur souhaita néanmoins la bonne nuit, sans faire de commentaire. Ainsi, Faon semblait devoir échapper à ce qu'elle avait tant redouté : un voyage pendant lequel la promiscuité l'aurait privée de l'affection de Dag. Un empilement de peaux ne risquait pas de les trahir en grinçant au rythme de leurs corps comme l'aurait fait une couchette plus traditionnelle. Dag n'eut qu'à étouffer ses petits rires nerveux par ses baisers - et il ne se fit pas prier - pendant qu'ils se cherchaient à tâtons dans l'ombre. Ce qui lui rappela que son InnéSens n'avait pas besoin de lumière pour être efficace. La voir lui manquait - un bonheur pour les yeux! - mais, avec une bougie, il ne faudrait qu'un bref moment d'inattention pour mettre le feu aux rideaux, ruinant par là même tous leurs efforts de discrétion. Après, allongée sous son bras dans sa position préférée, l'oreille posée contre son coeur, elle chuchota : — Y avait-il un mot de vrai dans ton histoire de cheval volant ? — Absolument. Je changerai quelques détails la prochaine fois. J'ai bien compris qu'il fallait que j'ajoute l'épisode de l'étang. Un rire sourd gronda dans sa poitrine. — Je suppose que cela dépend du public. Certains garçons aimeraient probablement t'entendre décrire la façon dont cette pauvre bête a explosé en s'écrasant au sol. — Tu as sans doute raison, admit-il piteusement. — J'aime bien Aubépine, décida Faon après réflexion. Il semble avoir bon coeur, pour un garçon. Mais il n'a pas peur de le montrer. (Ce qui en disait long sur les qualités de Baie, qui l'avait élevé.) Avec les hommes et les animaux, c'est généralement facile de deviner comment ils ont été traités. Pense à ce pauvre Hod, par exemple... — Je n'aimerais autant pas, soupira Dag. Ils se blottirent l'un contre l'autre et, dans ce havre douillet, même la cacophonie des ronflements provenant des couchettes situées à peine à quelques pas, à l'arrière de la cabine, ne parvint pas à tenir Faon éveillée. Au réveil, Dag se sentit de bien meilleure humeur. Il occupa sa matinée en laissant Aubépine et Marguerite les accompagner, lui et Tête de Cuivre, au pré, non loin de là, où les bateliers emmenaient paître leurs bêtes. Pendant deux heures, Dag, paisiblement étendu sous un arbre, en profita pour faire un petit somme pendant que Tête de Cuivre mâchait de l'herbe. Ainsi, il évita également Brin et la corvée qu'il entendait leur infliger aujourd'hui avec l'énergie débordante qui le caractérisait, c'est-à-dire le transfert, une caisse après l'autre, de sa cargaison de verre, de l'entrepôt au Rapporteur. Ayant échoué à recruter Dag, Brin avait tenté sa chance auprès de Faon, mais elle avait astucieusement prétexté qu'il lui fallait remplir le garde-manger du chaland s'ils voulaient tous qu'elle continue à leur prodiguer une nourriture aussi généreuse, une tâche que personne ne permit à Brin d'entraver. Après un repas qui confirma la véracité des excuses de Faon, Dag se retira sur le pont arrière. Il s'assit sur une caisse, dos au mur, hors de vue des voisins. Quand il avait traversé la passerelle, à l'aller comme au retour, il avait provoqué son lot habituel de regards curieux de la part des membres d'équipage des deux embarcations qui mouillaient de part et d'autre du Rapporteur. Heureusement, le chef Baie semblait jouir d'un certain respect de la part de la communauté fluviale et son acceptation, même réticente, de Dag à son bord tempérait l'hostilité dont cette même communauté faisait preuve à son égard. Il observa les lignes de pêche, pendant mollement par-dessus la poupe, et se demanda s'il serait judicieux d'attraper un peu de poisson à sa manière pour le dîner - une façon, aussi, de prouver la valeur d'un ancien patrouilleur futur batelier. Mais, pour nettoyer le poisson, il fallait deux mains - une corvée pour Brin. Dag sourit. Si seulement ce ciel bleu et brumeux d'automne voulait bien se couvrir et apporter enfin la pluie... Des voix à la proue indiquèrent le retour de Brin, avec une caisse de plus, transportée grâce à la brouette qu'il avait empruntée ; puis ses pas rapides résonnèrent dans la cabine et il passa la tête par l'écoutille. — Dag ? fit-il, mal à l'aise. Je crois que vous devriez venir voir ça. Quoi encore? Dag se redressa à contrecoeur. — Où ça ? Pourquoi ? Brin disparut à l'intérieur. Dag s'étira et, afin d'éviter une rencontre malencontreuse entre sa tête et les poutres basses de la cabine, monta sur le toit pour rejoindre l'avant du bateau. Arrivé au bord, il découvrit Baie, assise, les jambes pendantes, qui observait avec perplexité la scène se déroulant sous ses yeux. Cramponné au bâton de Dag, Hod l'attendait, perché sur un tonneau, juste à côté de l'enclos de la chèvre, une expression inquiète sur son long visage blême. Faon s'agitait autour de lui. Brin surgit de la cabine. — Je l'ai croisé à la cabane de marchandises, expliqua Brin avec impatience. Il a dit qu'il vous cherchait. Considérant Hod avec une certaine confusion, Dag descendit du toit et atterrit lourdement sur le pont. À son grand regret, il prit conscience que le spectacle avait attiré un public. Deux bateliers accoudés au bastingage du chaland amarré à proximité du leur les observaient, bouche bée, avec l'intérêt d'hommes divertis par un conteur de talent. — Marcheur du Lac! l'accueillit Hod en levant les yeux vers lui avec un sourire furtif qui céda la place à une expression d'incertitude. — Bonjour, Hod. (Dag lui adressa un signe de la tête.) Qu'est-ce qui t'amène ? (Avec un périple long de deux jours devant eux, Tanneur et Mape avaient certainement prévu de partir dès l'aube pour Forgeverre.) Un problème ? — Je vous ai rapporté votre canne, se justifia précipitamment Hod, sa pomme d'Adam jouant au yo-yo dans sa gorge. Il brandit le bâton en hickory de Dag, comme pour apporter la preuve de ce qu'il avançait. — D'accord... (Perplexe, Dag se gratta la tête.) C'est gentil à toi, Hod, mais ce n'était pas nécessaire. Je peux m'en tailler une autre dans les bois. Et surtout, tu n'aurais pas dû faire tout ce chemin avec ta mauvaise jambe! Hod baissa la tête et avala sa salive. — Non, enfin si. Mon genou me fait toujours mal. — Je n'en suis pas surpris. Le Coude de la Perle est à quoi ? Plus de un kilomètre d'ici ? Dag se mordit la lèvre. Expliquer à Hod que ce n'était vraiment pas malin de sa part semblait une perte de temps. — Je voudrais... euh... Je me demandais si vous pouviez refaire la même chose que la dernière fois. Avec votre magie de Marcheur du Lac... — Un renforcement d'essence? hasarda Dag. Hod hocha vigoureusement la tête. — Oui, c'est ça! Le truc qui m'a fait du bien. — Je vais te dire, moi, ce qui te ferait encore plus de bien : ne pas t'appuyer sur ce genou, comme je te l'avais recommandé, dit Dag d'une voix sévère. — S'il vous plaît..., pleurnicha Hod en se balançant sur le tonneau. (Il tendit la main vers Dag, puis la posa de nouveau sur son genou. Son visage se tordit de douleur. Il avait les yeux humides de larmes qu'il retenait à grand-peine.) Je vous en prie. Personne n'a réussi à faire que je n'aie plus mal comme vous. Vous voulez bien ? Faon lui donna une tape sur l'épaule - un geste résigné ? - et regarda Dag avec consternation. Avec un soupir, ce dernier s'accroupit devant le jeune irresponsable et posa la main droite sur son genou. — Alors voyons ce que nous avons là... Avec précaution, il déploya son InnéSens. Son renforcement tenait bon, aucun doute là-dessus, et la chair cicatrisait bien. Par contre, l'articulation était de nouveau enflammée, à cause de l'exercice auquel Hod l'avait imprudemment soumise. Il fronça les sourcils. — Écoute-moi bien, Hod, lui dit Faon, observant Dag avec inquiétude. Tu sais que Dag ne peut pas jouer les guérisseurs sur commande. Ce travail l'épuise et il a besoin de récupérer entre chaque séance. Hod déglutit. — J'attendrai. Regardant Dag avec gravité, il se redressa sur son tonneau, comme s'il était prêt à rester fidèle au poste le reste de la journée, ou peut-être de la semaine. Assis sur ses talons, Dag dévisagea le jeune homme. — Tu ne peux pas attendre aussi longtemps. Mape et Tanneur voulaient partir de bonne heure, non ? S'ils avaient été retardés par la petite escapade de Hod, ils allaient être furieux, songea Dag. — C'est ce qu'ils ont fait. — Quoi ? s'exclama Brin, surpris. Ils ne t'ont quand même pas laissé tomber comme ça ? — Non, ils m'ont congédié. — Mais ce n'est pas juste. Ils ne peuvent pas te mettre à la porte parce que tu as été malade pendant une semaine ! Brin prit une mine renfrognée, scandalisé par une telle injustice. — C'est moi qui leur ai demandé de me laisser partir. — Pourquoi ? — Je voulais rester ici. Pas ici. (Il engloba du geste les environs des Rapides de la Perle.) Avec lui. (Hod pointa Dag du doigt.) Il pourrait m'embaucher. — Pour faire quoi? demanda Faon perplexe. — Je ne sais pas, moi... (Hod haussa les épaules.) Un peu de tout... N'importe quoi. (Il leva un regard prudent vers Dag.) Au début, des tâches qu'on peut accomplir en restant assis, je suppose. (Après réflexion, il ajouta:) Vous n'auriez pas à me payer... — Qu'est-ce que tu connais aux bateaux ? demanda pensivement Faon. Elle jeta un coup d'oeil à Baie, toujours perchée au bord du toit, qui assistait à la scène avec une perplexité grandissante. Hod hocha la tête d'une façon qui n'engageait à rien. Brin fit une grimace; il s'approcha des jambes pendantes de Baie et lui glissa: — Hod n'est pas très malin, j'en ai peur. — Mes deux derniers rameurs ne l'étaient guère plus. Il m'a fallu deux jours pour récupérer mes casseroles. Brin réprima un sourire. — Mais il est plein de bonne volonté, poursuivit-il. Il pourrait se révéler utile, du moins une fois qu'il aura recouvré l'usage du genou que lui a bousillé l'infâme canasson de Dag. C'est comme ça qu'il a été blessé, la première fois, et Dag l'a remis sur pied en utilisant la magie des Marcheurs du Lac. — Hmm. L'équipage du Rapporteur n'est pas encore tout à fait au complet... — C'est un orphelin, d'après ce que j'ai cru comprendre. Les sourcils de Baie se levèrent. — Comme c'est curieux... Un peu comme moi, alors. Le regard qu'elle posa sur Brin se fit plus scrutateur. Dag se demanda s'il avait intérêt à proposer de jeter Hod derrière lui sur Tête de Cuivre et de galoper après Mape et Tanneur, afin d'exiger qu'ils reprennent leur homme à tout faire et le ramènent à Forgeverre. Hod résisterait et Dag commençait à se dire, non sans une certaine appréhension, que son attitude n'était pas uniquement due à la vie misérable qu'il venait de quitter. Comment en avoir le coeur net ? Plié en deux, Hod tenait de nouveau son genou entre ses mains, le frictionnant en vain. Clairement, sa douleur n'avait rien d'imaginaire. Dag déglutit et s'éclaircit la voix. — Très bien, Hod. Mais, si j'accepte de renforcer de nouveau ton essence, tu devras me promettre de suivre mes instructions pour accélérer la guérison de ton genou. Tu m'as compris ? La joie illumina le visage de Hod. Il acquiesça vivement de la tête. Ses lèvres s'entrouvrirent tandis qu'il regardait Dag s'incliner et poser sa main sur l'articulation. Le transfert d'essence débuta sans effort de sa part; Dag eut l'impression qu'une vague de chaleur passait de sa paume au genou. L'espace d'un instant, toute tension sembla quitter le corps de Hod. Il laissa échapper un « aaah » de soulagement bienheureux. — Ça fait du bien, chuchota-t-il à Dag. Tellement de bien... Faon tapota l'épaule de Hod en guise d'encouragement. — Là, tu vois? C'est bientôt fini. Observant la scène, Baie se frotta le dos de la main en travers de la bouche. — Très intéressant, Marcheur du Lac. Alors, vous êtes aussi une sorte de rebouteux? — Ça m'arrive, admit Dag en se redressant. (Son coeur battait la chamade et pas seulement à cause de l'effort.) En cas d'urgence. Je n'ai pas la formation d'un véritable guérisseur. Faon se mit à expliquer fièrement à Baie comment Dag avait un jour recollé les morceaux d'une coupe en verre par simple travail d'essence, mais elle s'interrompit quand Dag la saisit par le bras et l'entraîna dans la cabine. Il ne s'arrêta qu'une fois arrivé près du foyer de la cuisine, hors de portée de voix. — Quelque chose ne va pas? demanda-t-elle, inquiète. Hod ne guérit pas comme prévu ? — Oh, son genou va beaucoup mieux. Et son intestin aussi. — Quel soulagement! Tu sais, je commence à croire qu'un séjour sur le fleuve ferait le plus grand bien à Hod, maintenant qu'il ne risque plus de tomber tout le temps malade. Nous pourrions nous occuper de lui bien mieux que l'ont fait ces verriers. — Faon, tais-toi une minute. Ce n'est pas ça. Il y a autre chose. Elle cilla au ton qu'il employait, puis le regarda avec plus d'attention. Dag respira à fond. — Hod est ensorcelé jusqu'aux yeux. Et j'ignore comment y remédier. CHAPITRE 8 Dag semblait réellement perturbé, consterné même. Faon ressentait, elle aussi, un certain désarroi. — Comment est-ce arrivé? demanda-t-elle. — Je n'en suis pas certain. Forcément quand j'ai soigné son genou, bien sûr, mais... Je ne l'ai pas fait exprès. J'ai toujours pensé qu'un ensorcellement ne pouvait être réalisé que délibérément. — C'est bien vrai, alors ? Elle avait cru qu'il s'agissait d'une rumeur, d'une histoire à dormir debout. D'une calomnie. — Je n'avais jamais vu un cas, mais j'en avais entendu parler. Des racontars, des anecdotes... Je n'avais jamais rencontré un fermier qui... En fait, avant toi, je n'avais jamais vraiment connu de fermier. Je traversais leurs villages, je faisais du commerce avec eux, mais je n'en avais jamais été proche, je n'étais jamais resté assez longtemps pour ça. — Comment se manifeste cet ensorcellement? — Tu en sais presque autant que moi. Hod en veut plus. Plus de soins, plus de renforcements d'essence, plus de... de moi, je suppose. Elle fit une grimace de confusion. — Mais j'ai été soignée par .des Marcheurs du Lac: toi, Mari, le vieux Cattagus une fois, quand je me suis écorché la main. Et je ne suis pourtant pas ensorcelée. N'est-ce pas? s'interrogea-t-elle, effondrée. Elle se rappela sa colère quand Dar, le frère de Dag, avait émis cette hypothèse, suggérant que leur mariage était une farce. — Je... (Dag secoua la tête. En guise de démenti? Faon aurait préféré le croire. Mais peut-être Dag mettait-il simplement de l'ordre dans ses pensées.) Il ne s'agissait que d'interventions mineures. Avec Hod, je suis allé plus profondément que je croyais possible pour un guérisseur. J'ai bien failli rester coincé, mon essence était presque prise au piège. Elle porta sa main à ses lèvres. — Dag, tu ne m'en avais rien dit ! Il écarta son inquiétude d'un geste de la main. — Avec toi... Je ne sais pas vraiment comment l'exprimer. Ton essence n'est pas affamée, contrairement à celle de Hod. Tu es généreuse. Je ne pense pas que tu comprennes vraiment tout ce que tu m'offres, jour après jour. (Il fronça les sourcils, comme s'il cherchait à formuler une idée qui lui échappait.) J'avais presque réussi à me convaincre que le risque d'ensorcellement des fermiers pendant les soins était exagéré. Que ce problème concernait les autres guérisseurs, mais pas moi, que j'étais une exception. On dirait bien qu'il va me falloir reconsidérer la question. Entendant des bruits de pas, ils tournèrent tous deux la tête. La mine renfrognée, Baie pénétra dans la partie exiguë de la cabine qui abritait les quartiers de l'équipage. — Alors, Marcheur du Lac, qu'est-ce que vous comptez faire concernant ce garçon ? Vous le prenez sous votre responsabilité ? Il ne paraît pas bon à grand-chose... — Il pourrait m'aider à la cuisine en attendant, proposa Faon, une pointe de doute dans la voix. Dans combien de temps sera-t-il apte à tenir une rame, Dag? — S'il est capable d'apprendre, tu veux dire? Une ou deux semaines. S'il ne fait rien qui aggrave l'état de son genou. (Le front soucieux, il regarda Faon.) D'ici là, nous aurons parcouru une bonne partie du fleuve. — À condition qu'il pleuve un jour, soupira Baie. — Quitte à le laisser derrière nous, mieux vaut ici que dans un endroit inconnu, dit Dag. Je... Je ne sais pas quoi faire. Pour le désensorceler, voulait-il dire ? Et si Hod restait à l'Embarcadère de l'Opossum, tenterait-il quand même de retrouver Dag ? Jusqu'où le suivrait-il ? — Eh bien, rien ne garantit que tu y verras plus clair si nous l'emmenons avec nous, mais, s'il ne vient pas, tu es sûr du contraire. Il se gratta le menton d'un air piteux. — Tu n'as pas tort, Étincelle. Faon jeta un coup d'oeil à Baie, qui patientait, sourcils levés. La situation personnelle de la batelière était déjà bien assez compliquée sans qu'elle ait à se préoccuper du sort de Hod. À eux de prendre une décision. — Je suis prête à lui donner une chance, Dag. Et toi ? Dag respira à fond. — Alors, il part avec nous. Le chef Baie accueillit la nouvelle par un bref hochement de tête. — Le Rapporteur vient d'embaucher un marmiton, dans ce cas. (Avec une note de regret dans la voix, elle ajouta:) Il n'aura pas à payer pour son voyage. Au plus chaud de l'après-midi, Bo prit la tête d'une expédition vers l'aval, dans les rapides, où les gens du coin s'étaient rassemblés afin de récupérer – avant la montée des eaux – le charbon d'un chaland qui avait récemment fait naufrage. Hod resta sur le Rapporteur, la jambe relevée, soi-disant pour monter la garde, mais probablement, songea Faon, faisant la sieste. L'intérêt de Brin se trouva éveillé quand il apprit que le propriétaire du bateau naufragé rachetait au boisseau le charbon ramassé au fond du fleuve, bien qu'à un prix bien maigre, à tel point que certains ramasseurs préféraient repartir avec le charbon et parler d'argent plus tard. Baie expliqua à Faon que le tarif actuel avait été négocié quelques jours plus tôt, après que des ramasseurs eurent jeté le contenu de leurs paniers dans la partie la plus sauvage des rapides pour faire entendre raison au patron du bateau. Ne gardant que son caleçon, Brin pataugea à la suite de Bo et d'Aubépine, plongeant la tête sous l'eau à la recherche de la cargaison éparpillée ou farfouillant avec les pieds et remontant ses prises coincées entre ses orteils. Baie entraîna Faon, jupes relevées et pieds nus, et les deux jeunes femmes se virent confier la mission de rapporter les sacs trempés et de les vider sur la berge pour faire sécher le charbon. En cette fin d'automne, l'eau devenait vraiment froide. Dag affirma tout de go que son état – une seule main – lui interdisait de prendre part à cette tâche. En réponse, Faon haussa les sourcils en grognant. Il se retira et alla s'asseoir pour les regarder faire, confortablement adossé contre une souche. Faon se demanda si le renforcement d'essence qu'il avait offert à Hod avait de nouveau retardé son propre rétablissement. Il ignora les regards qu'il attira de la part des quelques familles travaillant plus loin au bord du fleuve. Faon nota qu'aucun des jeunes Marcheurs du Lac du camp tout proche n'avait saisi cette occasion de se faire un peu d'argent, à l'inverse des jeunes du village venus nombreux pour profiter d'une telle aubaine. Au bout de une heure, une bande d'une demi-douzaine de fiers-à-bras, des membres de l'équipage du bateau bloqué en haut des rapides, vint traîner dans les parages, certains vêtus de pantalons rayés, d'autres portant des écharpes de couleur autour de la taille ou de la tête, ou encore des plumes à leur chapeau pour ceux qui possédaient un couvre-chef. Ils commencèrent à adresser des commentaires grivois à Faon et Baie, mais plusieurs membres du groupe, reconnaissant la batelière, firent taire leurs compagnons. Pas rancunière, Baie leur fit un grand geste de la main en retour. Dag ouvrit un oeil pour observer la scène, puis, constatant que rien de fâcheux ne se produisait, le referma. — Où vont-ils ? demanda Faon à Baie. — Au Coude de la Perle. Pour boire, j'imagine. — Mais il existe pourtant une taverne à l'Embarcadère de l'Opossum, non ? C'était même le premier endroit où Baie allait chercher Bo quand il disparaissait du Rapporteur. Baie sourit, baissa la voix et précisa: — Oui, mais un bateau-claque mouille actuellement dans la partie basse du Coude. Il est tenu par trois soeurs et un couple de cousins. Ils n'ont pas ça, à l'Embarcadère. Les passeuses s'y opposent. Faon hésita, peu encline à révéler son ignorance. Elle avait bien sa petite idée – après tout, elle était une femme mariée. — Un bateau-claque? finit-elle par demander. — Certaines filles, qui couchent avec les bateliers pour de l'argent, les suivent sur le fleuve avec leurs propres embarcations. Ainsi, il leur est plus facile de s'éclipser si les mères d'un village les prennent en grippe, et elles n'ont pas besoin de partager leur salaire avec les tenanciers des tavernes. Faon songea que sa maman ignorait sans doute jusqu'à l'existence de cette curiosité fluviale. — Tu as déjà rencontré une de ces filles ? — Ça m'est arrivé. À force de jouer du violon pour les mariniers qui s'arrêtaient en amont, j'ai fini par croiser un peu tout le monde. Enfin, peut-être pas la pire des racailles... Papa ne travaillait pas sur ces bateaux. Ce sont de braves filles, pour la plupart. Certaines s'y mettent parce qu'elles sont au bout du rouleau, mais d'autres semblent aimer ça. Et puis il y a les voleuses qui salissent la réputation de toute la profession – comme chez les bateliers. Elle fit une grimace. Par un accord tacite, le sujet fut abandonné quand Brin leur fit signe d'approcher et qu'elles pataugèrent à portée d'ouïe d'oreilles masculines. Faon se demanda si Brin avait entendu parler du bateau-claque. Elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'il ferait sans doute preuve de plus de curiosité qu'elle. Et il avait justement un peu d'argent en poche en ce moment. Elle décida de ne pas aborder la question en sa présence. Puis elle se demanda si des Marcheurs du Lac du camp avaient fait un petit tour là-bas. Dag saurait peut-être. Et si elle lui posait la question sans détour, il lui répondrait vraisemblablement de manière tout aussi directe, bien qu'elle soit prête à parier qu'il n'aurait pas pris l'initiative d'en parler. Elle vida le sac de Brin sur leur tas de charbon, tandis que Baie l'imitait avec ceux de Bo et d'Aubépine. Baie entra de nouveau dans l'eau pour leur lancer les sacs. Brin la remercia d'un sourire de ses lèvres bleues. Le soleil commençait à décliner et l'ombre envahissait déjà cette partie de la berge. Faon frotta ses jambes transies de froid l'une contre l'autre, se demandant combien de temps encore Baie et Bo avaient l'intention de continuer. Dag se redressa et tourna la tête. Pliant un genou, il se releva et s'assit sur la souche. Faon suivit son regard. Trois Marcheurs du Lac âgés, deux femmes et un homme, remontaient le sentier longeant la rive. Une des femmes portait l'uniforme des patrouilleurs, l'autre une jupe en laine et des chaussons en daim, décorés de piquants de porc-épic teints. L'homme, soigné, se contentait d'une simple chemise et d'un pantalon, les cheveux impeccablement réunis dans une queue-de-cheval, sans ornement. Contrairement aux deux femmes, sa chevelure ne comportait pas la moindre mèche grise, mais son visage n'était pas celui d'un jeune homme. Sa main gauche était bandée. Tous trois arboraient la même expression renfrognée. Ils s'arrêtèrent devant Dag. La femme qui ressemblait à un patrouilleur prit la parole. —Dag Rouge-Bleu-je-ne-sais-trop-quoi, nous avons à vous parler. Dag ouvrit sa main en signe de bienvenue sur son territoire d'herbe et de racines d'arbres. Quand Baie vint se tenir à côté de Faon qui n'en perdait pas une miette, la patrouilleuse leur lança un regard et leur adressa un brusque signe de la tête par-dessus son épaule. — En privé. Dag baissa les paupières, puis les ouvrit. — Très bien. (Il se leva avec effort.) Je n'en ai pas pour longtemps, Étincelle, sinon je te retrouverai au Rapporteur. Tous les regards des Marcheurs du Lac semblèrent ignorer Baie et se focaliser sur Faon, en particulier sur son poignet gauche. Elle enveloppa son bracelet de mariage dans sa main droite et leva le menton. Elle espérait que Dag ferait les présentations, mais il s'abstint et se contenta de se toucher la tempe en guise d'au revoir, salut qu'il accompagna d'un hochement de tête lugubre. Savait-il ce qu'ils lui voulaient? Il ne lui avait pourtant rien dit de sa visite au camp quand il l'avait retrouvée la veille. Et dans l'excitation des bonnes nouvelles concernant le bateau, Faon ne lui avait pas posé de questions. Elle avait présumé qu'il n'avait pas trouvé les amis qu'il cherchait. Clairement, il y avait autre chose. Inquiète, Faon regarda Dag s'éloigner sur le sentier à la suite des Marcheurs du Lac apparemment maussades. Avec son InnéSens verrouillé, Dag était incapable de lire directement l'humeur des trois Marcheurs du Lac du camp des Rapides de la Perle, mais il n'en avait pas vraiment besoin. Amma Balbuzard et Nicie Saule des Sables étaient visiblement mécontentes, encore plus qu'hier, au moment où il les avait quittées. L'homme paraissait ébranlé, protégeant sa main gauche bandée en la tenant contre sa poitrine avec la droite. Même sans sa trousse de guérisseur, sa propreté et son maintien trahissaient sa fonction. Le capitaine Balbuzard escalada la berge à travers les arbres jusqu'à ce qu'ils se trouvent hors de vue et hors de portée d'oreilles de toute personne s'aventurant sur le sentier. Ils s'assirent tous les trois sur le tronc d'un peuplier abattu et Amma invita Dag à prendre place face à eux, sur la souche d'un chêne récemment coupé. Alors qu'il s'installait, elle lui présenta laconiquement l'inconnu : — Verel Jeune Hibou. Le guérisseur des Rapides de la Perle. La tension qui se dégageait du trio finit par se communiquer à Dag. Il ne parvenait pas à se décider entre une attitude agressive - Qu'est-ce que vous me voulez? - ou détendue - Que puis-je pour vous? Il préféra simplement saluer le guérisseur en inclinant la tête. — Dag Prébleu. Ce qui lui valut des regards pour le moins dubitatifs. Amma Balbuzard respira à fond. — D'abord, je souhaite connaître le fin mot de l'histoire concernant ces rumeurs qui circulent dans tout le Coude de la Perle. Est-il exact que vous ayez soigné la jambe cassée d'un fermier de Forgeverre il y a quelques jours ? Dag hésita, puis répondit : — Oui. J'étais obligé. Mon cheval lui avait donné un coup de sabot. — Avez-vous travaillé sur son essence ou juste réduit la fracture comme un rebouteux? intervint nerveusement le guérisseur. En guise de réponse, Dag brandit son crochet. Il ne montra pas sa main fantôme, soigneusement rangée avec le reste de son essence. — Je ne suis pas bon à grand-chose, quand il faut utiliser ses deux mains. — Oui, bien sûr, concéda le guérisseur. Je suis navré. Votre patient a-t-il compris ce que vous faisiez ? — Oui. Je ne m'en suis pas caché. En fait, il en avait presque fait un spectacle. — Bon sang! marmonna Amma en sifflant entre ses dents. Plusieurs réactions toutes prématurées vinrent à l'esprit de Dag sur le qui-vive, qui dut également résister à l'envie d'interroger le guérisseur à propos de ce qu'il savait sur les ensorcellements. Il décida de rester prudent. — Pourquoi cette question? Verel Jeune Hibou se redressa, posant sa main blessée sur son genou gauche. — Le premier à m'avoir parlé de vos exploits est un fermier du Coude de la Perle, charpentier de son état, je crois, qui s'est présenté à ma tente ce matin et a insisté pour que je vienne examiner sa femme. Quand je lui ai affirmé que l'efficacité de notre médecine se limitait aux Marcheurs du Lac, il a commencé à bafouiller à propos d'un miraculé de Forgeverre, une histoire qui avait visiblement fait le tour des tavernes la nuit dernière. D'abord il m'a supplié, puis il m'a offert de l'argent, avant d'essayer de me forcer à me rendre chez lui sous la menace d'un couteau. Des patrouilleurs au repos ont réussi à nous intercepter et à le désarmer avant de l'escorter hors du camp. Il est reparti en pleurant et en nous agonissant d'injures. Dag devina que Verel n'avait pas seulement été secoué par l'agression dont il avait été la victime, mais aussi par le désespoir de son agresseur. Les guérisseurs, nécessairement ouverts à leurs patients, avaient tendance à se montrer sensibles. Quelle avait été la gravité de l'état de la femme du charpentier ? Une vision de Faon, mortellement malade, surgit dans la tête de Dag sans y avoir été invitée et il pensa : J'aurais fait bien pire que te menacer avec un couteau. — Mais ce n'est pas vrai. — Qu'est-ce qui n'est pas vrai ? fit Nicie. — Que la médecine des Marcheurs du Lac n'a aucun effet sur les fermiers. — C'est ce que nous leur racontons ici, expliqua Amma avec impatience. Dieux absents, réfléchissez un peu! Notre guérisseur et ses deux apprentis suffisent à peine à nos propres besoins. — Ils ne suffisent pas, grommela Verel. — Nous vendons aux fermiers les remèdes que nous produisons et dont nous pouvons nous passer, continua Amma. Mais ils épuiseraient ce pauvre Verel, s'ils savaient. Ils viendraient toujours plus nombreux, et alors les incidents comme celui de ce matin deviendraient le cadet de nos soucis. — Ils ne pourraient pas comprendre le travail d'essence, renchérit Verel. Ce qu'il nous en coûte, ce à quoi il nous expose... — Pas si on refuse de le leur apprendre, dit sèchement Dag. Quelle ironie... Amma lui lança un regard sévère. — Vous vous en fichez, vous serez parti à la prochaine montée des eaux. Nous qui restons, nous allons devoir traiter quotidiennement avec ces gens. Verel regardait Dag en fronçant les sourcils, comme s'il venait d'avoir une idée. — Votre partenaire, Saun, prétend que vous êtes exceptionnellement doué pour le travail d'essence. Pour un patrouilleur, en tout cas. Dieux absents, comment n'y avait-il pas songé plus tôt ? Le guérisseur local avait bien entendu soigné son partenaire convalescent au printemps dernier et Saun n'avait pas dû se faire prier pour parler, et Reela non plus. — J'ai fait mon possible, avec les moyens du bord. En patrouille, on pratique une médecine plutôt rudimentaire. D'accord, pas si rudimentaire que ça depuis que la main fantôme de Dag avait fait son apparition. Mais même la guérisseuse du camp du lac Hickory, la remarquable Hoharie, n'avait pas su dire s'il s'agissait d'une force entièrement nouvelle ou s'il avait puisé dans des réserves longtemps restées inaccessibles. Verel n'avait pas mentionné l'ensorcellement involontaire comme motif de ne pas pratiquer de travail d'essence sur les fermiers. En avait-il seulement connaissance, lui qui n'avait jamais soigné que des Marcheurs du Lac? L'effet que Dag avait sur Hod était-il quelque chose d'unique? Dag se demanda brusquement si Amma savait que Hod n'était pas reparti à Forgeverre avec le reste de son convoi. Apparemment pas, puisqu'elle n'avait pas parlé de lui. Nicie Saule des Sables frotta son visage ridé d'un geste las. — Qu'est-ce que vous avez bien pu raconter à ces fermiers et à ces bateliers, Dag? — Rien ou la vérité. Mais la plupart du temps : rien, ajouta-t-il sombrement. Moi, au moins, je ne leur ai pas menti parce que ça m'arrangeait. — Dieux absents ! s'exclama Amma. Non content d'être exilé, vous jouez les renégats à présent ? — Je ne suis ni l'un ni l'autre! se raidit Dag, indigné. («Renégat» était un mot encore pire que «réfugié ». Dag n'avait que rarement entendu parler d'un Marcheur du Lac trahissant les siens - et pas de son vivant en tout cas. Mais les patrouilleurs s'échangeaient d'atroces récits des temps anciens. Les patrouilles, qui excellaient à vaincre le mal sous toutes ses formes, n'hésiteraient pas une seconde à infliger à pareil dément le châtiment qu'elles réservaient d'ordinaire aux êtres malfaisants.) Je suis parti avec l'approbation de Corbeau Loyal. Si je trouve la réponse, il voudra l'entendre. II a conscience du problème autant que moi. — Et de quel problème s'agit-il ? demanda Amma avec scepticisme. — De celui que nous avons rencontré l'été dernier dans la région de l'Arbre-Pluie, commença Dag, essayant de mettre de l'ordre dans ses pensées. (Il aurait préféré faire ce discours dans d'autres circonstances, mais il n'avait pas le choix.) L'être malfaisant a failli nous échapper parce qu'il a émergé presque à l'emplacement d'un village fermier et qu'il avait déjà volé l'essence de cinq cents personnes avant même d'entamer son périple vers le sud. Parce que personne n'avait appris à ces gens à identifier les signes avant-coureurs de l'arrivée d'une telle créature. Et si cela ne s'était pas produit dans un petit village de pionniers, mais dans une grande ville comme Tripoint ou les Écueils d'Argent, transformée instantanément en capitale pour un roi malfaisant ? Plus les fermiers iront s'établir au nord, plus les villes grossiront - le Coude de la Perle semble deux fois plus important que lors de ma dernière visite - et plus nous serons certains que ce genre d'incident se reproduira. Et alors, que ferons-nous ? — Nous repousserons les fermiers vers le sud, répondit immédiatement Amma. Ils n'ont rien à faire dans cette région. — Vous savez comme moi qu'ils refuseront de partir. Ils sont installés au nord de la Grâce depuis plusieurs générations déjà, sur des terres qui sont devenues les leurs par la force de leur travail. Et si nous sommes à peine assez nombreux pour patrouiller à la recherche des êtres malfaisants, je nous vois mal nous laisser distraire par une guerre contre les fermiers, un conflit que ne gagnerait aucun des deux camps, mais seulement le prochain être malfaisant à se présenter. Les fermiers sont là et bien là. À nous de trouver un autre moyen. Un endroit où fermiers et Marcheurs du Lac cohabiteraient, et où les enfants qu'il aurait avec Faon pourraient vivre, ne put s'empêcher de penser Dag. Ce soudain intérêt pour ce problème n'était pas plus suspect à ses yeux que l'indifférence dont il avait fait preuve tant qu'il n'était pas personnellement concerné. Cette crise a grandi en moi toute ma vie. Je ne devrais pas me sentir surpris. La voix de Dag ralentit alors qu'il réfléchissait. — Le camp du lac Hickory n'entretient pas de rapports avec les fermiers. Seules nos patrouilles le font, parce que Hickory est perdu au fond des bois, encore très au nord de l'expansion fermière. Ici, au bac des Rapides de la Perle, vous vous débattez avec ces problèmes depuis des décennies. Vous avez forcément dû apprendre à mieux vivre côte à côte. — Pas vraiment, grommela Amma. Souvenez-vous de cette stupide histoire de casseroles. Elle en dit long sur la peur et les superstitions des gens du coin à notre égard. Et vous croyez sérieusement que nous devrions leur donner la preuve de ce dont nous sommes réellement capables ? S'ils refusent de bouger, nous devrons déplacer le camp, d'au moins une dizaine de kilomètres vers l'amont. Voilà ma réponse. Elle lança un regard noir à Nicie qui le lui retourna. Dag secoua la tête. — Avec le temps, les fermiers finiront par peupler toute la vallée. Si vivre chacun de son côté est difficile aujourd'hui, cela deviendra tout bonnement impossible plus tard, quand il n'y aura plus nulle part où aller. Nous ferions mieux de trouver une solution maintenant. — Qui est-ce, «nous », Dag Prébleu qui n'appartient à aucun camp ? demanda Amma. Votre brillante idée de nous mêler aux fermiers a failli coûter la vie à notre guérisseur ce matin. Verel leva une main sans conviction, essayant de protester, mais apparemment uniquement contre l'idée que son agression aurait pu se révéler mortelle. Amma continua, sur un ton belliqueux : — J'aurais bien dit aux habitants du Coude de la Perle que seuls les Marcheurs du Lac aux yeux couleur d'or pouvaient guérir les fermiers – et ils m'auraient probablement crue –, mais je m'inquiétais du sort du prochain Marcheur qui se présenterait avec des yeux comme les vôtres. J'aurais dû leur dire que seuls les Marcheurs du Lac du camp Hickory avaient ce pouvoir et laisser les vôtres se débrouiller avec les excités du couteau. — Elle a raison, intervint lentement Nicie. Soigner les fermiers nous causerait les mêmes difficultés que les combattre. C'est un trop lourd fardeau. Ils nous ralentiraient. Au moins avait-elle écouté. En tant que membre du conseil, elle avait l'habitude de rester en retrait pendant que d'autres débattaient. — Mais nous pourrions restaurer l'équilibre si, en retour, les fermiers acceptaient de s'acquitter de certaines de nos tâches. Il ne s'agirait alors plus d'un cadeau, mais d'un échange. (Après un coup d'oeil à Nicie, il décida d'ajouter:) Un commerce, même. Une idée que Dag s'était bien gardé de formuler jusqu'à présent, mais qu'il avait envisagée pour gagner sa vie en pays fermier, avant que survienne ce problème d'ensorcellement. Nicie leva les sourcils. — Alors, d'après vous, seuls les riches fermiers bénéficieraient de nos soins ? Dag ouvrit la bouche, et la referma. Peut-être qu'il n'avait pas suffisamment réfléchi à son idée... En fait, il ne l'avait pas vraiment creusée – pour l'instant. Verel observait Dag avec une expression indéchiffrable. — Peu nombreux sont les gens capables de profondément travailler l'essence. — Ce ne serait pas nécessaire. Beaucoup savent faire des travaux mineurs. Nous avons l'habitude, entre patrouilleurs, quand nous sommes en mission. — Qu'avez-vous fait au juste à ce jeune homme, patrouilleur? demanda Verel. Dag haussa les épaules et avala sa salive. Puis il décrivit, en quelques mots et du mieux qu'il pouvait, le travail d'essence qu'il avait effectué, en état de transe, remettant en place les fragments d'os de Hod, ses vaisseaux sanguins et ses nerfs, et les maintenant le temps que la guérison commence. Il qualifia prudemment sa main fantôme de «projection d'essence», puisque tel était le terme que Hoharie avait clairement préféré employer. Il espéra que le guérisseur approuverait ses techniques, même s'il désapprouvait le patient qu'il avait choisi pour les mettre en oeuvre. Il ne s'attarda pas sur les conséquences inattendues qui s'étaient manifestées plus tard, mais s'autorisa une note plaintive dans la voix quand il affirma combien il aurait souhaité la présence d'un partenaire auquel se raccrocher pendant l'opération. — La guérisseuse du camp du lac Hickory savait que vous étiez capable de ce genre de choses et elle vous a laissé partir? s'étonna Verel. Hoharie avait vu Dag accomplir des choses bien plus étranges, à l'Arbre-Pluie. — Hoharie a essayé de me recruter. Si elle avait bien voulu accepter Faon comme mon épouse, et éventuellement mon assistante, nous aurions pu nous entendre. Mais il n'en a pas été ainsi. Alors nous sommes partis. Dag finit par se rendre compte que Verel le regardait avec convoitise et avec une certaine méfiance. Allait-il saisir la perche qui lui était tendue ? À eux deux, Dag et Faon pourraient bien représenter un guérisseur et demi, une ressource précieuse pour un camp dans le besoin. Dag sentit l'essence de Verel effleurer son bracelet de mariage, dissimulé à l'abri des regards sous sa manche redescendue. — La cordelette semble authentique, reconnut-il avec hésitation. — Elle l'est. Verel mourait visiblement d'envie de parler à Dag seul à seul et de lui demander comment ils l'avaient tissée. Dag aurait, lui aussi voulu entraîner le guérisseur à l'écart et lui arracher tout ce qu'il savait sur son métier, sur les pièges de l'essence, l'ensorcellement et une centaine d'autres sujets complexes. Mais le capitaine du camp en colère n'était pas venu pour cela. — Nos traditions fonctionnent depuis plus d'un millier d'années, dit Amma Balbuzard d'un air résolu. Rien ne dure aussi longtemps sans une bonne raison. Que les fermiers restent entre eux et les Marcheurs du Lac également. De cette façon, nous parviendrons tous à survivre. Dans le mélange réside le danger. Cela ne me pose aucun problème quand vous en supportez les conséquences, mais je mets le holà quand d'autres doivent en souffrir. Elle désigna la main bandée de Verel comme preuve incontestable de ses dires. — C'est là votre seule ambition ? la provoqua Dag. Faire que le problème débarrasse le plancher? Elle grogna. — Si je voulais porter sur mes épaules le lourd fardeau de tous les problèmes du monde, je deviendrais folle. Et ce serait la fin du camp des Rapides de la Perle. Je commande la patrouille des Rapides de la Perle. Les camps voisins gèrent leurs territoires, et leurs voisins font de même, et il en va ainsi jusqu'à la limite de l'arrière-pays et des terres au-delà. Nous nous acquittons de notre tâche, séparément et tous ensemble. Je suis obligée de leur faire confiance, et c'est réciproque. Ils comptent sur moi, entre autres, pour ne pas perdre mon temps à chasser de vaines chimères. Alors, je vous serais reconnaissante, Dag-qui-n'appartient-à-aucun-camp, de vous tenir tranquille et de ne pas semer le trouble sur mon territoire. — Je partirai dès la montée des eaux. (Il pointa du doigt le ciel sans vent, d'un bleu et or glacé dans le soleil déclinant.) Mais je ne contrôle pas la pluie. — Ça me va, conclut Amma Balbuzard. Elle se leva brusquement, mettant fin à la conversation. Les deux autres l'imitèrent, bien que leurs fronts ridés aient semblé trahir la confusion autant que l'irritation. Ce n'était visiblement pas le bon moment pour aborder de nouveau le sujet du prêt d'un couteau du partage. Avec un soupir, Dag salua poliment en levant la main à sa tempe palpitante. CHAPITRE 9 Faon resta aux aguets, mais Dag ne reparut pas parmi les fouilleurs d'épave avant que le patron du bateau arrive avec une brouette et leur rachète leur récolte. Baie partagea scrupuleusement la maigre poignée de pièces en cinq parts. Sur le chemin du retour vers le Rapporteur, Bo s'éclipsa en silence dans l'ombre qui s'allongeait et disparut sur la pente menant au village de l'Embarcadère de l'Opossum. Baie se contenta de secouer la tête. Comme Faon semblait ne pas comprendre sa réaction, elle s'expliqua. — Bo et moi avons un accord. Il ne boit pas l'argent du bateau. Jusqu'à présent, il s'y est tenu. (Elle soupira.) Je ne crois pas que nous le reverrons avant demain matin. Soufflant encore à cause du froid malgré des vêtements secs, Brin et Aubépine allumèrent un feu dans le foyer du Rapporteur pendant que Faon et Baie s'activaient dans la cuisine pour préparer un repas chaud. Dag, visiblement préoccupé, fit son entrée alors que Faon servait les portions de lard et de haricots. Il accueillit son regard interrogateur en secouant la tête. — Peut-être une promenade après dîner ? lui murmura-t-elle alors qu'il prenait place à table. — Bonne idée, approuva-t-il. Marcher et parler. Il ne faisait aucun doute que quelque chose tracassait Dag, mais, avec tout ce petit monde à nourrir, Faon avait la tête ailleurs, tout à sa joie de disposer d'une vraie cuisine, après un été passé à s'enfumer au même titre que ses plats préparés au-dessus d'un simple feu. Elle encouragea Hod, d'abord hésitant, à manger. Ce dernier tomba alors dans l'excès inverse, engloutissant sa nourriture comme si quelqu'un avait menacé de la lui arracher. Brin le réprimanda et Faon baissa la tête en souriant, amusée de voir Hod considérer Brin comme un expert en bonnes manières. Aubépine n'arrêtait pas de parler des différentes façons dont il pourrait dépenser l'argent gagné en ramassant du charbon. Baie lui conseilla de le mettre de côté, Brin de l'investir dans quelque chose qu'il pourrait revendre plus cher en aval. — Quelque chose d'incassable, de préférence, suggéra Faon, ce qui lui valut un regard furieux de la part de son frère. Toujours silencieux, Dag sourit un peu et Faon en eut le coeur soulagé. Une nuit frisquette tombait derrière les fenêtres aux vitres carrées de la cabine - une dentelle de givre les recouvrirait probablement au matin - mais à l'intérieur régnait une atmosphère douillette à la lumière de la lampe à huile. Confortable. Faon avait le sentiment de se trouver entre amis et elle s'en réjouissait. La tête de Dag se tourna en direction de la proue. Il posa sa fourchette. Un moment plus tard, des pas lourds résonnèrent sur la passerelle d'embarquement, puis un bruit sourd leur apprit que quelqu'un venait de sauter sur le pont. Le bateau tangua légèrement. Un poing cogna contre la porte - l'écoutille, corrigea Faon en pensée - et une voix masculine brailla : — Chef Baie, fais sortir ce grand Marcheur du Lac que tu nous caches! — Quoi ? s'étonna Brin, tandis que Dag faisait la grimace. Un visiteur pour vous, Dag? — Apparemment, ils sont plus nombreux que cela, soupira Dag. — Et Bo qui n'est jamais là quand j'ai besoin de lui, marmonna Baie. Elle se leva de son banc. Brin et Faon traversèrent la cabine sur ses talons. Elle fit signe à Aubépine de rester en arrière. Hod se recroquevilla peureusement et Dag resta assis, mais il passa sa main dans ses cheveux avant d'appuyer son menton dessus. — Baie ! hurla de nouveau la voix. Fais-le sortir de là ! — La ferme, Char, tu vas finir par réveiller les petits des poissons-chats avec tes hurlements, cria en retour la batelière avec irritation. Je t'entends parfaitement, je ne suis pas sourde. (Elle poussa l'écoutille et sortit.) Alors, pourquoi tout ce raffut ? Brin se tenait à ses côtés, et Faon près de lui. Un marinier plutôt costaud se dressait sur le pont avant, entre l'enclos de la chèvre et le poulailler. Dag avait laissé Tête de Cuivre attaché à un arbre pour la nuit, loin du sentier et avec suffisamment de foin pour le tenir occupé, mais la chèvre - Marguerite - bêlait nerveusement en réaction à cette intrusion bruyante. L'homme – Char ? – brandissait une torche. La lumière orange vacilla sur son visage large, rougi non par le froid mais par la bière, à en juger par la forte odeur qu'il dégageait. Sur la berge, une foule d'une vingtaine de personnes s'était rassemblée. Faon leur lança un regard effrayé. Elle reconnut certains des fiers-à-bras qui les avaient croisés plus tôt, en route pour le Coude de la Perle – difficile d'oublier ces pantalons aux rayures rouges et bleues, malheureusement. Le reste de la cohue se composait probablement d'hommes du village, avec une ou deux femmes. Certains tenaient des lanternes à huile et elle aperçut également deux autres torches. Contrastant avec l'obscurité de la rive, la foule semblait rougeoyer tel un feu de joie. Les mariniers avaient l'habitude de glisser à la ceinture un couteau dont la lame pouvait, dans certains cas, rivaliser en longueur avec le couteau de guerre de Dag. Mais nombreux étaient ceux qui serraient un solide bâton entre leurs mains. Six d'entre eux portaient sur leurs épaules une porte – avec les gonds ! – sur laquelle reposait une forme gémissante, enveloppée dans des couvertures. Ils arboraient tous des expressions variant de tendue à dure, ou de grands sourires variant de vorace à idiot. Faon pensa que l'excitation l'emportait sur la colère, mais que leur nombre les rendait inquiétants. Attirés par le bruit, plusieurs hommes sortirent sur le pont des embarcations avoisinantes et s'appuyèrent sur le bastingage pour assister au spectacle. — Marc le charpentier dit que les Marcheurs de Lac, ces si puissants sorciers, ont refusé de soigner sa femme. Elle est au plus mal. (Le chef Char désigna du pouce, par-dessus son épaule, la forme blottie sur la porte.) Alors, nous autres de la Tortue Véloce, on a voté à mains levées et on a décidé d'obliger celui-là à le faire ! Un murmure d'approbation parcourut la foule. Dans la bousculade qui s'ensuivit, un cri perçant retentit quand la porte tangua dangereusement. Les mariniers larges d'épaules qui la portaient échangèrent des regards gênés et raffermirent leur prise avec plus de précaution. Faon se demanda si elle devait prétendre que Dag n'était pas là – et si une fouille brutale du Rapporteur ne risquait pas de suivre. Mais avant qu'elle ait pris une décision, Dag passa la tête par l'écoutille et se dressa de toute sa hauteur – vingt bons centimètres de plus que le meneur des mariniers, constata Faon avec soulagement. — Salut à tous, dit-il calmement, de sa voix profonde et qui portait loin. Quel est le problème ? Le batelier rentra la tête dans les épaules, tel un taureau prêt à charger. — Nous avons une femme malade. Dag jeta un coup d'oeil vers la berge. — C'est ce que je vois. Grâce à son InnéSens, il voyait sans aucun doute bien plus que ça, et il l'avait probablement déployé avant même d'émerger à la lumière des torches. Faon s'accrocha à cette pensée. Dag savait-il ce qu'il faisait? Peut-être pas. Mais il en savait bien plus sur les agissements de cette foule que ceux qui la composaient pouvaient l'imaginer. —Vous avez guéri ce garçon et son genou était fichu, continua Char. Il l'a montré, à la taverne hier soir. Beaucoup l'ont vu. On sait que vous pouvez nous aider. Dag respira à fond. — Je dois vous prévenir : je ne suis pas un véritable guérisseur, mais un simple patrouilleur. — N'essayez pas de vous en tirer par des mensonges! Dag redressa la tête et son interlocuteur recula d'un demi-pas face à l'éclat de son regard furieux. — Je ne mens pas. (Et il ajouta, dans sa barbe :) Je refuse de mentir. (Il se frotta la nuque, leva les yeux et soupira doucement à l'intention de Faon, venue se placer sous son épaule gauche.) Tu aperçois des queues-de-cheval là-haut dans le clair de lune ? Les longs nuages effilés annonciateurs d'un changement de temps. Elle suivit son regard. Quelques rares rubans laiteux voilaient les étoiles du ciel d'automne à l'ouest. — Oui... enfin, peut-être. Il lui sourit pour la rassurer. — Je crois que je vais prendre le risque. (Tournant la tête, il ordonna d'une voix forte à la foule réunie sur la berge :) Amenez-la à bord et posez-la sur le pont. Non, il n'y a pas assez de place pour vous tous ! Juste son mari et... euh..., a-t-elle une parente parmi vous? Sa soeur, parfait! Montez, madame. La foule s'écarta afin de permettre aux mariniers d'élargir la passerelle avec quelques planches. Puis ils transportèrent la porte sur le pont avec force grognements. — Brin, reste près de moi, chuchota Dag, couvert par le bruit. Faon, ne me quitte pas des yeux. (Elle hocha la tête.) C'est le mari ? marmonna Dag en voyant approcher un jeune homme pâle, avec des poches noires sous les yeux. Bon sang, il est à peine plus âgé que Brin. Malgré le risque de faire tomber la malade dans la boue, le transfert sur le bateau permit d'éclaircir considérablement la foule. Il déplaça également les visiteurs sur le territoire de Baie, et l'autorité qu'elle était susceptible d'exercer se révélerait précieuse dans une situation qui s'annonçait délicate. Une fois qu'ils eurent déposé la porte, Baie réussit à renvoyer la plupart des mariniers sur la berge, pour la bonne et simple raison qu'il n'y avait pas suffisamment de place pour tout le monde à bord. Le chef Char resta, serrant la mâchoire d'un air déterminé. Faon supposa que cette expédition avait été organisée à la taverne du Coude de la Perle. Une bonne action, combinée avec la perspective de rosser quelqu'un, semblait le cocktail idéal pour séduire une bande de mariniers à moitié ivres. Vingt contre un - pensaient-ils pouvoir venir à bout de Dag? Le visage sans expression, il fixait la femme étendue devant lui. Peut-être pas. Faon pensa que l'épouse du charpentier lui rappelait un peu Trèfle. Avant cette terrible maladie, elle avait peut-être été potelée et gaie. À présent, ses joues rondes étaient blêmes et couvertes d'une pellicule de sueur froide. Sur ses tempes, ses cheveux bruns humides bouclaient sous l'effet des larmes de douleur qui coulaient de ses yeux. Respirant superficiellement, elle se tenait le ventre, ses jupes retroussées serrées entre ses mains moites. Faon prit conscience que Hod se glissait enfin hors de la cabine pour regarder, suivi par Aubépine. Son mari s'agenouilla à côté d'elle et lui prit la main ; ils se cramponnèrent l'un à l'autre. Il leva sur Dag un regard implorant. — Qu'est-ce qu'elle a, Marcheur du Lac? Elle n'a jamais pleuré autant, même à la naissance de notre bébé ! Dag se frotta les lèvres, puis s'agenouilla de l'autre côté de la femme et se pencha vers elle, entraînant Faon avec lui. — En fait, j'ai déjà eu affaire à ce type de mal. Dans la tente d'un guérisseur, à Luthlia, il y a bien longtemps. (Faon releva la tête, connaissant parfaitement les circonstances de son séjour sous une telle tente.) Ils ont admis cet homme qui avait brusquement commencé à se plaindre de maux de ventre. Est-ce que c'est arrivé subitement ? Le charpentier acquiesça avec inquiétude. — Il y a deux jours. — D'accord. (Dag frotta sa main sur son genou.) Je ne sais pas si vous avez déjà eu l'occasion de regarder à l'intérieur du corps humain (Faon songea qu'il aurait pu mieux choisir ses mots, surtout en présence d'une foule composée, au moins pour moitié, de gens qui soupçonnaient les Marcheurs du Lac de cannibalisme), mais chez la plupart des gens il existe une petite poche, pas plus grande que le petit doigt d'un enfant, dissimulée dans un coin de nos entrailles. Aucun guérisseur n'a su me dire à quoi elle pouvait bien servir. Mais l'homme dont je vous parle avait la sienne complètement entortillée ou enflée; une méchante infection lui avait donné le volume d'une vessie. Quand on l'a conduit chez le guérisseur, elle avait éclaté. Ce n'était pas beau à voir. Le contenu de son intestin s'est répandu dans son estomac, comme s'il avait pris un coup de couteau. Char, lui au moins, parut comprendre de quoi il retournait; sa bouche s'arrondit et ses lèvres laissèrent échapper un sifflement sourd. — L'infection s'est propagée trop vite et les renforcements d'essence du guérisseur n'ont rien pu faire pour la stopper. Le malade est mort trois jours plus tard. Curieusement, quand la poche a explosé, la douleur s'est calmée, parce que la pression avait disparu. Je suppose qu'il a eu l'impression d'aller mieux jusqu'à ce qu'il soit trop tard. D'une toute petite voix, le charpentier demanda : — Est-ce que le ventre de Cresson va exploser comme ça, à l'intérieur ? — C'est trop tôt pour le dire. Elle est gravement malade, mais le travail d'essence nécessaire à la remettre sur pied n'est pas si compliqué. Il existe bon nombre de maux de ventre qu'aucun guérisseur ne peut soigner, en particulier chez les femmes, mais ça... (Il souffla.) Je peux au moins essayer. (Il poussa Faon du coude.) Étincelle, tu veux bien détacher le harnais de mon bras, s'il te plaît? Dag était tout à fait capable de se débrouiller seul, mais confier cette tâche à Faon lui permettait de détourner leur attention sur elle, la fermière qui avait épousé un patrouilleur. À dessein ? Elle déboucla les sangles et retira le poignet en bois et la fine chaussette de coton qu'elle avait récemment tricotée pour Dag, afin d'éviter que le frottement de la prothèse provoque des ampoules. Elle les posa de côté. Pour autant qu'elle sache, la présence ou l'absence du harnais n'influait pas sur la main fantôme de Dag, mais elle supposa que le charpentier se sentirait plus rassuré sans ce vilain crochet au-dessus du ventre de sa femme. — Ce que je peux faire... ou essayer de faire... (Dag leva la tête et regarda autour de lui, et Faon se dit qu'elle était sans doute la seule à mesurer la dose d'incertitude et de peur que masquait son visage sévère.) D'abord, je vais tisser un renforcement d'essence autour du gonflement. La plupart d'entre vous ignorent ce qu'est l'essence, mais peu importe, vous ne verrez rien. Ensuite, je vais tenter de forcer la partie enflée à s'ouvrir, pour que la poche se vide dans l'intestin comme elle est censée le faire. Cela fera sans doute très mal sur le moment, mais la douleur devrait rapidement s'atténuer. Il y a un danger. Deux, en fait. Regardez-moi bien, vous, le mari, et la soeur. (Sa voix s'adoucit.) Cresson... (Il lui sourit; les yeux pincés par la souffrance de la jeune femme s'écarquillèrent légèrement. Quand il sut qu'il avait toute leur attention, il poursuivit:) Cette petite poche est déjà devenue très grosse. Elle risque d'éclater quand j'essaierai de la vider. Mais je pense que, de toute façon, elle éclatera bientôt. Voulez-vous toujours que je tente cette opération ? Ils échangèrent un regard, la femme malade serra la main de son mari, puis humecta ses lèvres et fit oui de la tête. — Il y a un autre problème. Pour plus tard. Plus insidieux. (Dag avala sa salive.) Quelquefois, quand un Marcheur du Lac travaille l'essence d'un fermier en profondeur, ce dernier peut se retrouver ensorcelé. Pas délibérément. Mais c'est en partie ce qui explique pourquoi les Marcheurs du Lac de cette région refusent de vous soigner. Moi, je serai parti à la montée des eaux. Et il y a de bonnes chances qu'une pointe d'ensorcellement n'ait pas d'autre effet sur Cresson que de provoquer une certaine tristesse devant la perte de quelque chose qu'elle ne pourra jamais obtenir - ce qui peut très bien arriver à n'importe qui, ensorcelé ou pas. Alors, je ne vous connais pas Marc, je ne sais pas si vous êtes jaloux et stupide ou plutôt compréhensif, mais si, plus tard, votre femme se sent d'humeur chagrine, votre devoir de mari sera de l'aider à traverser cette épreuve et pas de la tourmenter avec ça. Vous m'avez compris ? Le charpentier fit non, puis oui de la tête, avant de laisser sortir l'air de ses poumons, l'esprit troublé. — Est-ce que vous êtes en train de me dire que ma Cresson se sauverait? Qu'elle nous quitterait, moi et son bébé? (Affolé, il se tourna vers Faon.) C'est ce que vous avez fait ? Faon secoua énergiquement la tête, faisant valser ses boucles noires. — Dag et moi avons tué un spectre ensemble. C'est comme ça que nous nous sommes rencontrés. (Elle pensa ajouter: Je ne suis pas ensorcelée, juste amoureuse, puis se demanda comment faire la différence. La respiration de Cresson devenait de plus en plus faible, elle haletait. Faon prit sa main disponible et la serra.) Elle ne partira pas, sauf si vous l'y poussez. — Allez-y, Marcheur du Lac, se décida enfin le charpentier. Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour qu'elle ne souffre plus ! Dag hocha la tête, se pencha en avant et plaça sa main droite, doigts bien écartés, par-dessus le vide apparent laissé par la gauche sur le ventre de la femme. Son visage avait cette absence d'expression que Faon avait déjà vue quand il avait soigné Hod, comme s'il ne lui restait pas assez d'attention pour l'animer. Littéralement absent. Il marqua une pause; son visage redevint simplement impassible — Oh, souffla Cresson. Ça me fait du bien... Comme à l'homme qui en est mort trois jours plus tard, songea Faon. Comment savoir si le renforcement d'essence était efficace ou s'il s'agissait du signe annonciateur d'une catastrophe ? Dag pouvait-il espérer une montée des eaux avant qu'une fièvre foudroyante permette de faire la différence ? — Voilà pour le renforcement d'essence, annonça Dag. (Sa petite grimace se voulait un sourire rassurant, devina Faon.) Il lui faut quelques minutes pour faire effet. — C'est de la magie? chuchota le charpentier d'une voix pleine d'espoir. — Non, il n'y a rien de magique là-dedans. On appelle ça le travail d'essence. C'est... Pour la première fois, Dag leva les yeux sur le cercle des visages qui l'observaient : les deux patrons bateliers, un autre marinier curieux - peut-être le bras droit de Char -, un couple du Coude de la Perle, l'air inquiet, probablement la famille ou la belle-famille de sa patiente. Derrière eux, Brin, Hod et Aubépine. Prenant appui sur sa main, il se releva. Faon l'imita tant bien que mal. Il se retourna lentement et contempla la foule agitée qui grouillait toujours sur la berge, tendant le cou pour mieux voir et murmurant. Il se pencha vers Faon et lui chuchota : — Tu sais, Étincelle, je viens juste de m'en rendre compte, mais j'ai devant moi un public captif. — Je croyais qu'ils étaient venus pour te réduire en bouillie... Un sourire furtif passa sur ses lèvres. — Eh bien, comme ça au moins, j'aurai leur attention pleine et entière jusqu'à ce qu'ils se décident à mettre leur projet à exécution, tu ne crois pas ? Il avança à la proue, devant le poulailler. D'un vaste geste de son bras gauche, il invita les personnes présentes sur le pont avant à se joindre à lui et conclut son mouvement en attrapant Faon par la taille et en la hissant sur un escabeau à côté de lui, la grandissant d'une tête par la même occasion. Dissimulant son moignon dans le dos de sa femme, il leva la main à sa tempe pour saluer la foule et commença d'une voix forte : — Vous tous, est-ce que vous avez entendu ce que je viens de dire à Marc le charpentier et à Cresson ? Non ? Je leur ai expliqué que j'avais tissé un renforcement d'essence autour de l'infection dans l'intestin de Cresson. Comme je suppose que la plupart d'entre vous ignorent ce qu'est un renforcement d'essence, ou l'essence elle-même, laissez-moi vous en parler... Et ensuite, devant une Faon stupéfaite, il se lança grosso modo dans la même explication que celle qu'il avait testée de manière hésitante à Bleu Ouest, à la table des Prébleu. Mais cette fois, plus trace d'hésitation : un discours fluide, plus cohérent, enrichi de nombreux détails et illustré par les comparaisons pertinentes qui avaient le mieux fonctionné auprès de sa belle-famille. Il parlait en employant ce que Faon avait fini par appeler sa voix de capitaine de patrouille, une voix qui portait bien. Brin vint se placer derrière elle, les yeux écarquillés, et lui chuchota à l'oreille: — Ils comprennent ce qu'il leur raconte? — Je suppose qu'une personne sur trois est assez intelligente ou suffisamment sobre pour ça. Ça en fait une bonne demi-douzaine au total, d'après moi. Mais dans la foule, mariniers et villageois avaient tous cessé de murmurer entre eux et de s'agiter; sur les bateaux avoisinants, les curieux ressemblaient au public d'un spectacle de cabaret. La stupéfaction de Faon s'accrut quand Dag, après voir abordé le travail d'essence et la Désolation propagée par les êtres malfaisants, jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule et enchaîna sur les couteaux du partage. Alors, son auditoire adopta un silence fasciné d'ordinaire réservé aux histoires de fantômes. — C'est la raison pour laquelle, termina Dag, quand ce jeune patrouilleur a bêtement cassé son couteau en os dans la bagarre de l'autre nuit, les autres Marcheurs du Lac ont réagi comme si quelqu'un avait assassiné leur grand-mère. Parce que c'est à peu près ce qui s'est passé. Maintenant, vous comprenez pourquoi ils se sont montrés plutôt ombrageux avec vous ces derniers temps... Faon constata que certains des hommes qui l'écoutaient semblaient avoir compris. Ceux-là hochaient sagement la tête et se murmuraient des commentaires circonspects, ou écartaient les lèvres, émerveillés, bouche bée. — Vous vous demandez peut-être pourquoi aucun Marcheur du Lac ne vous a dit tout cela auparavant. La réponse vous tend la main, peut-être qu'elle est même entre vos mains. Vous dites que vous avez peur de nous, de notre magie et de nos secrets. Eh bien, c'est réciproque. Nous avons autant peur de vous, de votre nombre et de vos malentendus. Allez demander à ce pauvre Verel, le guérisseur du camp : il n'est pas près d'approcher un fermier. Vous êtes en partie responsables des raisons pour lesquelles les Marcheurs du Lac vous laissent dans l'ignorance. Certains des hommes armés de gourdins se regardèrent les uns les autres et baissèrent discrètement leurs armes, voire les cachèrent derrière leur dos. Un villageois honteux laissa carrément tomber le sien par terre, jeta un coup d'oeil de chaque côté, et croisa les bras, presque dans une attitude de défi. Dag respira à fond et ses yeux parcoururent la foule. Chaque individu dont il croisa le regard se dressa un peu sur la pointe des pieds, provoquant ainsi une sorte d'ondulation, comme si Dag avait passé la main dans l'eau immobile d'un abreuvoir à chevaux. — Marc le charpentier m'a demandé si le travail d'essence était de la magie et je lui ai répondu que non. L'essence fait partie intégrante de notre monde et le travail d'essence est bien plus efficace quand il respecte la nature des choses. Un peu comme quand vous fendez une bûche au lieu de la scier dans le sens de la largeur. Ça n'a rien de miraculeux, pas plus que de planter du maïs. Et pourtant ! Un fermier met quatre graines en terre, en espérant que l'une d'elles va germer – deux, il rentrera dans ses frais ; trois, il pourra en mettre de côté pour plus tard ; si les quatre sortent de terre, il y a de grandes chances qu'il crie au miracle. Le travail d'essence n'offre pas plus de miracles au quotidien que de planter des graines, mais parfois, nous rentrons, nous aussi, dans nos frais. Dag regarda de nouveau par-dessus son épaule. — Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, j'ai du travail qui m'attend. Mais, si vous croyez à la chance du semeur, vous pouvez m'aider en ayant une pensée pour moi. Il conclut en les saluant d'une légère inclinaison de la tête, et retourna à la femme – la patiente, décida Faon – qui l'attendait. Il prend ça très au sérieux. — Dieux absents, chuchota-t-il à l'oreille de Faon qui seule pouvait l'entendre. Je crois bien avoir enfreint toutes les règles. — Tu en es bien sûr, patrouilleur? lui souffla-t-elle, repensant à la description pleine de perspicacité que tante Futée avait faite de Dag, le soir où il avait réparé cette coupe de verre avec brio, se surprenant lui-même plus encore que les Prébleu. Il pinça les lèvres à ce souvenir commun, mais reprit une expression grave. Il se baissa à côté de Cresson, croisant maladroitement ses longues jambes. Puis il se pencha sur elle et redevint absent. Aussi vite que ça: présent un instant, parti la seconde suivante... pour l'inconnu. Faon dressa mentalement un inventaire en regagnant sa place à côté de lui. Il y avait de l'eau chaude sur le feu et des couvertures à l'intérieur de la cabine. Un gémissement de Cresson se transforma en longue plainte. Faon lui serra la main et la maintint avec force quand elle essaya de la ramener sur son ventre pour se protéger. Faon craignait de toucher Dag, de peur de ruiner sa concentration, mais la pâleur qui envahissait sa peau lui donnait le sentiment que sa température baissait terriblement vite. Le froid de l'air nocturne devenait pénétrant, malgré les torches et les lanternes brandies par un public captivé. Les minutes s'écoulèrent lentement, mais il en fallut bien moins que pour soigner le genou de Hod. Dag se redressa et souffla. Il s'étira, se frotta le visage. Cresson avait cessé de pleurer et le regardait, les lèvres entrouvertes avec une admiration mêlée de respect. — J'ai fait mon possible pour l'instant. La poche s'est vidée correctement et elle ne gonfle plus. (Le front de Dag se rida.) Je pense... peut-être que Cresson et sa soeur et Marc feraient mieux de passer la nuit à bord. L'infection n'a pas dit son dernier mot et pourrait nécessiter un autre renforcement d'essence demain matin. S'il s'agissait d'un Marcheur du Lac, on lui donnerait à boire de l'eau bouillie avec un peu de sucre et de sel, peut-être du thé, mais rien d'autre les deux prochains jours. Il faut laisser le corps se reposer à l'intérieur, vous comprenez? Faites-la dormir près du feu, bien enveloppée dans les couvertures. — Mais je ne vous ai rien vu faire, hasarda le chef Char, d'une voix hésitante qui contrastait remarquablement avec ses braillements précédents. — Croyez ce qui vous plaît, lui répondit Dag. (Il baissa les yeux sur Cresson et l'ombre d'un sourire tira sur ses lèvres.) Seul un Marcheur du Lac peut réellement voir ces choses. Il tremblait. — Rentrons maintenant, dit Faon d'une voix ferme. Tu as besoin de te réchauffer, mon guérisseur. Un peu de thé chaud te fera le plus grand bien. Il pencha la tête pour lui sourire, puis l'enlaça de son bras gauche et fondit sur elle pour un long baiser fougueux. Ses lèvres étaient froides comme l'argile, mais son regard vif comme le feu. L'argile et le feu, comme dans un four, pensa Faon, étourdie. Que sommes-nous en train de façonner? Malgré leur émoi, la fatigue eut vite raison de leurs invités qui s'endormirent presque immédiatement sur un matelas de peaux et de fourrures devant le foyer. Dag s'écroula sur le sac de couchage, dans leur refuge derrière le rideau, comme s'il avait pris un coup de gourdin, et ne tarda pas à ronfler, le visage pressé contre les boucles de Faon. Après le thé du matin, Dag procéda à un nouveau renforcement d'essence sur Cresson, puis renvoya le couple et ceux qui l'avaient soutenu chez eux. Fatigués et avec la gueule de bois, les mariniers semblaient bien moins menaçants dans la brume grise de l'aube qu'ivres et remontés à la lumière des torches. En outre, il fallait leur rendre cette justice, ils réitérèrent leur bonne action et transportèrent la porte en sens inverse, sans émettre la moindre plainte. Dès que la procession, bien réduite par rapport à la veille, disparut de leur vue, Dag dit à Faon : — Prépare-nous un pique-nique, Étincelle. Nous allons faire un tour. — Mais la journée s'annonce plutôt grise et fraîche, lui fit remarquer Faon, prise au dépourvu par ce projet si soudain. — Alors, emporte des couvertures. (Dag baissa la voix.) Hier, les Marcheurs du Lac des Rapides de la Perle m'ont clairement fait comprendre qu'ils n'appréciaient pas mon intervention dans les affaires locales. Je pense que le capitaine Balbuzard sera informé de mes exploits d'ici le petit déjeuner au plus tard, et qu'elle risque de les interpréter comme une déclaration de guerre. Je ne sais pas si tu as eu l'occasion de voir Massape Corbeau de très mauvaise humeur, mais Amma me fait beaucoup penser à elle. Quand elle débarquera au bac, je préfère être ailleurs. (Coupant court aux protestations de Faon, il ajouta:) Je t'expliquerai en route. Il alla seller Tête de Cuivre. Avec Faon perchée derrière lui sur les sacoches et les bras serrés autour de sa taille, Dag lança Tête de Cuivre au galop sur la route principale, sur trois bons kilomètres en direction du sud. Leur allure était vivifiante, mais empêchait toute conversation. Malgré son double fardeau, le cheval ne demandait visiblement pas mieux que de se dégourdir les pattes après ces journées de désoeuvrement. Dag attendit d'avoir tourné à gauche et entamé une montée tortueuse dans les collines boisées, afin de décourager d'éventuels poursuivants, pour faire le récit de sa première visite infructueuse au camp des Marcheurs du Lac. Il raconta également à Faon comment la rumeur avait enflé dans les tavernes, au point de mettre en danger la vie du guérisseur, ce qui lui avait valu les remontrances de la délégation peu aimable venue hier à sa rencontre. Faon contint à grand-peine son indignation, mais lui se contenta de secouer la tête. Le brouillard grisâtre ne se dissipa pas à mesure que le soleil grimpait dans le ciel. Au contraire, il s'épaissit. L'estomac de Faon grognait quand Dag repéra enfin un grand tulipier abattu, les racines à l'air, abritant une dépression pleine de feuilles mortes. Avec leurs couvertures – sur le sol et faisant office de toit – ils s'aménagèrent une cachette aussi douillette que la tanière d'un renard et s'installèrent pour prendre un petit déjeuner tardif, mais froid, Dag refusant d'allumer un feu, de peur que la fumée trahisse la position de leur refuge. La soudaine énergie qui l'avait animé le quitta aussi rapidement qu'elle avait semblé s'emparer de lui ; épuisé, il s'assoupit. Heureusement, quand il se réveilla quelques heures plus tard, il se sentit suffisamment reposé pour passer le reste de cet après-midi de plomb à faire lentement l'amour – ils n'avaient rien connu d'aussi bon depuis des semaines. À l'extérieur de leur abri, la brume se transforma en crachin, mais ne parvint pas à pénétrer dans leur nid. Après, ils se blottirent l'un contre l'autre, un peu, songea Faon, comme des écureuils en hibernation. Dag se réveilla de nouveau un peu plus tard, le rire aux lèvres. Elle n'avait rien entendu d'aussi joyeux sortir de sa bouche depuis longtemps. S'appuyant sur un coude, elle le poussa du bout du doigt. — Qu'est-ce qu'il y a ? Il l'attira contre lui et embrassa son sourire. — J'ai réellement sauvé la vie de cette femme ! — C'est maintenant que tu t'en rends compte? (Elle lui rendit son baiser.) Tu aimes ça, jouer les guérisseurs, pas vrai ? Je pense que ce rôle te convient tout à fait. (Après un moment, elle ajouta :) Je suis très fière de toi, tu sais. Il redevint soudain sérieux. — Dans mon peuple, on nous met en garde contre ce genre de choses. Pas parce qu'on croit que notre médecine n'est pas efficace sur les fermiers, ni même à cause de ce problème d'ensorcellement – les Marcheurs du Lac des rapides n'en ont même pas fait mention. Non, c'est parce que les fermiers pensent qu'il s'agit de magie. Or, la magie n'a pas droit à l'erreur – jamais. J'ai pu soigner Hod et j'ai guéri Cresson, mais seulement parce que j'ai eu la chance qu'elle souffre d'un mal que je connaissais. Je pourrais facilement te citer une demi-douzaine de maladies pour lesquelles je n'aurais pas su quoi faire. Elle enroula les poils de sa poitrine autour d'un de ses doigts et appliqua ses lèvres dans le creux à la base de sa gorge. — Comment aurais-tu réagi dans ce cas? — Je suppose que je n'aurais pas couru le risque. Je me serais conduit en bon Marcheur du Lac, comme le souhaitait le capitaine Balbuzard. Et j'aurais regardé cette pauvre femme mourir. (Il fronça les sourcils, pensif.) Parmi les jeunes guérisseurs, certains se remettent difficilement de la perte d'un patient, au début du moins. Dieux absents, j'ai suffisamment tué au cours de ma longue carrière de patrouilleur pour avoir dépassé ce stade. Mais ce que craignent le plus les Marcheurs du Lac, c'est qu'en cas d'échec les fermiers se retournent contre eux. C'est déjà arrivé, tu sais. Je ne suis pas le premier à être tenté par cette voie. Et je ne sais pas comment m'y prendre. Soigner et prendre la fuite juste après ? Amma n'avait pas tout à fait tort. — D'accord, commença lentement Faon, mais, si tu restais suffisamment longtemps au même endroit, les gens finiraient par mieux te connaître et t'accorderaient leur confiance. Et alors, tu aurais éventuellement droit à l'échec. — «Droit à l'échec.» (Il savoura cette expression.) Une idée étrange pour un patrouilleur. (Après un moment, il ajouta :) On n'a jamais le droit d'échouer quand on chasse des êtres malfaisants. Il faut vaincre, chaque fois. Et pas à n'importe quel prix, parce qu'il est nécessaire de garder assez de ressources pour éliminer le prochain. — C'est la bonne méthode, approuva Faon, mais seulement pour les êtres malfaisants. Je ne suis pas persuadée qu'elle convienne aux êtres humains. — Hmm. (Il roula sur lui-même et fixa les minuscules points de lumière pénétrant par les trous dans la couverture qui leur servait de tente, retenue par les racines.) Tu t'y entends vraiment à remuer la vase qui encombre mon cerveau, Étincelle... — Je t'embrouille, c'est ça ? — Non, tu vas au fond des choses. Tu n'hésites pas à poser des questions laissées bien trop longtemps sans réponse. Faon lui adressa un grand sourire. — Bon, qui de nous deux sera le premier à faire un jeu de mots stupide et obscène sur le «fond des choses » ? — Tu sais que tu peux toujours compter sur moi, murmura Dag, couvrant son corps nu de baisers, de haut en bas. Et l'heure qui suivit ne manqua ni d'obscénités, ni de fous rires ou de chatouilles. Ils rentrèrent au Rapporteur bien après la nuit tombée, sous un crachin froid que les bateliers semblaient trouver très décevant, parce que incapable de permettre à quelque chose de plus gros qu'un tonneau de traverser les rapides. Brin les informa que des Marcheurs du Lac étaient venus s'enquérir de Dag à quatre reprises, et sans desserrer les dents. S'étaient donc successivement présentés : le capitaine du camp – deux fois –, la patronne du bac et le guérisseur, plutôt furtif – le seul que le patrouilleur regrettait d'avoir manqué. À en juger par sa nervosité, Dag maintenait son InnéSens sur le qui-vive, mais, quand personne d'autre ne vint leur rendre visite à mesure que la nuit avançait, il se détendit de nouveau. Après leur longue journée de pique-nique, l'un comme l'autre n'avait qu'une envie : dormir. Faon estimait d'ailleurs que Dag n'avait pas complètement récupéré et avait toujours besoin de sommeil. Elle dormait depuis environ une heure quand Dag la réveilla en se redressant sur un coude. — Qu'est-ce qu'il y a? murmura-t-elle d'une voix ensommeillée. — Je crois que nous avons de la visite. Faon n'avait rien entendu : ni bruits de pas sur le pont avant, ni bêlements de Marguerite ou plaintes de la part des poules. — Baie a rentré la passerelle, n'est-ce pas ? — Notre visiteur n'arrive pas par le sentier, mais par le fleuve. Dieux absents, je crois qu'il nage. — Dans une eau si froide ? Qui est-ce ? — Sauf erreur, il s'agit du jeune Remo. Dag tâtonna à la recherche de son pantalon, puis l'enfila. Se dégageant de l'enchevêtrement de peaux, il se fraya péniblement un chemin jusqu'à leur rideau de fortune qu'il écarta. — Qu'est-ce que je dois faire? chuchota Faon. — Reste là, en attendant que je sache de quoi il retourne. À pas feutrés, il traversa la cabine, évitant soigneusement de se cogner à la cargaison ou aux couchettes de l'équipage qui ronflait paisiblement. Faon perçut à peine le grincement signalant l'ouverture et la fermeture de l'écoutille menant à l'arrière du bateau. CHAPITRE 10 La lanterne à huile qui brûlait faiblement sur la table de la cuisine témoignait de l'habileté des artisans de Tripoint. Un vase en verre, protégé par un grillage en fer, reposait sur un réservoir en métal, le tout coiffé par un chapeau du même matériau et muni d'une poignée, elle aussi en fil de fer. Dag l'attrapa en passant. Il sortit sans faire de bruit et referma l'écoutille derrière lui avant de suspendre la lanterne à un clou tordu et de tourner la clé permettant d'augmenter l'intensité de la lumière. Il scruta le fleuve. La lune et les étoiles étaient voilées dans le ciel couvert et la lumière de la lampe se reflétait sur la surface d'encre en formant des rides orange sinueuses. Au bout de quelques instants, les rides semblèrent s'agiter et les lignes lumineuses se disloquèrent pour laisser émerger une forme sombre de ténèbres encore plus prononcées. Dag distingua les cheveux trempés de Remo, puis son visage très pâle quand il se tourna vers lui et commença à nager vers la poupe du Rapporteur. À l'aide de son bras gauche, maintenu hors de l'eau et toujours marqué par les points de suture, il tirait derrière lui un radeau de fortune, quelques morceaux de bois flotté hâtivement attachés ensemble par des brins de saule. Sur cet assemblage sommaire se trouvaient des sacoches et un baluchon. Remo nagea jusque sous la rame-gouvernail du Rapporteur. — S'il vous plaît..., fit-il d'une voix pantelante. Vous voulez bien prendre ça... Si ce garçon avait traversé à la nage par ce temps, il devait se sentir frigorifié et proche de l'épuisement malgré sa jeunesse. Dag haussa les sourcils, mais se pencha par-dessus le bastingage, s'empara du baluchon et le hissa à bord. Ah, les vêtements et les bottes de Remo, bien sûr. Puis il prit les sacoches contenant, à en juger par leur poids, le reste de ses possessions. Dag grogna, mais les posa à côté du baluchon. Il se retourna et vit que Remo, les bras tremblants, essayait de grimper le long de la rame-gouvernail, sans autre résultat que de glisser de nouveau dans l'eau. Avec un soupir, Dag tendit une main secourable au jeune patrouilleur grelottant, qu'il tira par-dessus le bastingage, l'envoyant rejoindre ses bagages sur le pont. Remo lui témoigna sa reconnaissance d'un signe de la tête et se courba pour défaire de ses doigts gourds le noeud du baluchon. Il frotta son corps nu avec une serviette et enfila ses vêtements en frissonnant. — Mm... merci. — Il y a des personnes qui dorment à l'intérieur, l'avertit Dag à voix basse. Il se demanda s'il serait plus judicieux d'entraîner le jeune homme dans la cabine et de le faire asseoir devant le foyer que de le rejeter pardessus bord. De toute manière, il n'allait pas tarder à le découvrir. — Oui, d'accord, chuchota Remo. Sa lèvre avait retrouvé un volume normal, mais les contusions autour de ses yeux avaient foncé de manière spectaculaire, adoptant un violet profond qui commençait à devenir verdâtre sur les bords. Il finit de mettre sa chemise et se tint devant Dag, les bras le long du corps, serrant et desserrant les mains, comme si les mots restaient bloqués dans sa gorge. Il n'avait pas ménagé ses efforts pour avoir cet entretien en privé, pensa Dag, et le voilà qui s'étouffait. La prudence l'amenant à refréner sa curiosité, il opta pour un haussement de sourcils qui n'engageait à rien en lieu et place du «Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? » qui avait été son premier réflexe. Il n'en fallut pas plus pour que Remo retrouve l'usage de la parole et laisse échapper : — Emmenez-moi avec vous. — Et... euh... Pourquoi ferais-je une chose pareille? (Le regard qu'il obtint en retour lui rappela désagréablement Hod.) Sais-tu au moins où je vais ? — Vers l'aval. Loin d'ici. N'importe où, mais loin d'ici. C'était à lui, Dag se le remémora, qu'avait échu la tâche déplaisante de rendre les fragments du couteau de son arrière-grand-mère, gâché inutilement, à sa famille. Pas difficile d'imaginer que la scène s'était révélée pénible - restait à savoir à quel point. Des deux partenaires imprudents, Remo avait été le plus consciencieux, celui qui avait essayé de faire ce qui lui semblait juste. Et rien ne s'était passé comme prévu. Tu connais ça, vieux patrouilleur. Dag se frotta la tête et s'assit sur le banc contre le mur de la cabine. Ayant retiré sa prothèse pour la nuit, il laissa discrètement pendre son moignon sur son côté gauche et posa sa main sur son genou droit. Remo se hâta de s'asseoir à son tour sur le pont – en tailleur, jugeant peut-être que cette position convenait mieux à quelqu'un venu présenter une requête. — Les bateaux qui partent dans cette direction ne manquent pas, fit remarquer Dag. Pourquoi le Rapporteur? Remo lui lança un regard plein d'exaspération. — Parce que les autres sont remplis de fermiers. Dag ne savait pas trop comment interpréter l'accent mis sur le dernier mot. Il fut tenté de donner une petite leçon au jeune patrouilleur, pour le faire changer de ton, mais il était tard et Dag était fatigué. Une autre fois, peut-être. — Ce bateau-là n'est pas différent. La deuxième flèche de Remo se rapprocha déjà un peu plus de sa cible réelle. — Vous êtes bien parti, vous... — Je n'ai pas été... — Je sais, vous n'avez pas été banni, mais ils vous ont quand même fichu à la porte – en tout cas, ça y ressemble. Ils vous ont mené la vie dure, au point que vous ne pouviez pas rester au camp. Je pensais que vous comprendriez... Son rire amer trahit sa jeunesse, mais aussi combien il se sentait au bout du rouleau. — Oh, je comprends, crois-moi. — Vous avez rejeté leurs vieilles règles. Vous vous êtes rebellé et avez choisi votre propre voie. Et personne n'est venu vous dire que ça vous passerait, que vous n'étiez qu'un stupide gamin ! Nous ne voyons pas le monde tel qu'il est, mais tel que nous sommes. — Là n'est pas la question. Je peux t'assurer que, quel que soit le conflit qui t'oppose à ta famille, il passera. Les grandes peines finissent toutes par s'effacer, un jour ou l'autre, tout simplement parce que personne n'a suffisamment d'endurance pour les faire durer aussi longtemps. Pas plus de vingt ans en tout cas. Remo se contenta de secouer la tête. Trop absorbé par ses propres malheurs pour écouter? Pour entendre? Dag songea tristement à sa propre famille et révisa son sage conseil. — Et pendant ce temps, il te reste toujours la patrouille. — La patrouille des Rapides de la Perle grouille déjà de membres de ma famille – la plupart de mes frères et soeurs, la moitié de mes cousins, mes oncles et mes tantes. Tous persuadés qu'ils auraient fait meilleur usage du couteau de mon arrière-grand-mère - et ils ont raison ! (Il déglutit et ajouta:) Hier, je suis allé voir l'artisan du camp pour lui demander de me fabriquer mon propre couteau lié et il a refusé d'en entendre parler ! Dans ton état? Dag loua mentalement la prudence de l'artisan. — Quels que soient tes problèmes, reprit-il patiemment, tu ne les résoudras pas en prenant la fuite. Ma voie n'est pas la tienne. Retourne au camp et fais comme si cette traversée n'avait jamais eu lieu; c'est le meilleur conseil que je puisse te donner - pour ton bien et celui du camp des Rapides de la Perle. Remo rumina ces paroles en grinçant des dents. — Je n'ai qu'à nager jusqu'à mi-parcours. Tous mes problèmes se régleront d'eux-mêmes. Dag soupira, mais, avant qu'il ait eu le temps de préparer son argument suivant, la porte s'ouvrit doucement et Faon se glissa à l'extérieur. Elle avait enroulé une couverture autour de sa chemise de nuit, à la manière d'un châle, et tenait une étoffe bosselée dans une main. Elle jeta un coup d'oeil à Dag et fit un brusque mouvement de la tête. — Permettez que je mette mon grain de sel, mais, sur ce bateau, l'expert attitré en matière de fugue, c'est moi. (Elle déplia le linge qu'elle portait.) Tenez, un morceau de pain de maïs. Je le prépare avec un peu de sucre. Remo l'accepta machinalement, mais le fixa avec une certaine perplexité. Faon en tendit une portion à Dag et prit la dernière pour elle. Dag mordit de bon coeur dans sa part et fit signe à Remo de poursuivre. Faon s'adossa à la cabine en grignotant, puis donna un petit coup de son pied nu dans le genou de Dag. — Alors voilà ton Remo ? Où s'agit-il de Barr ? Dag avala la mie et fit les présentations. — Oui, c'est Remo. Remo, voici ma femme, Faon Prébleu. Remo, encombré par la nourriture dans une main, essaya maladroitement de se lever, puis se rassit quand Faon l'interrompit d'un geste. Il la salua alors d'un signe de la tête. — Vous êtes la fermière qu'il a épousée ? Je vous avais imaginée plus... grande. Dag se retint de demander à Remo quels autres adjectifs il venait de ravaler, en même temps que son pain de maïs. « Vieille » faisait certainement partie du lot. — Mon expérience m'aura appris au moins une chose, reprit Faon sur un ton enjoué. Pour qui veut fuir sa famille, les plans échafaudés au milieu de la nuit sont rarement les meilleurs. Au matin - après un bon petit déjeuner - on en trouve généralement de bien plus solides. (Après avoir échangé un regard entendu avec Dag, elle poursuivit :) Il se fait vraiment tard et votre présence retient Dag loin de mon lit. Mais j'ai pris la liberté d'étaler devant le feu les couvertures et les fourrures dans lesquelles ont dormi nos visiteurs de la nuit dernière. Elles sont bien chaudes et même douillettes. Remo grelottait dans la brume glacée. Des mèches de cheveux échappées de sa tresse trempée étaient venues se coller sur son front plissé. — Fatigué comme vous l'êtes, je vous garantis qu'une fois au chaud vous vous endormirez en un rien de temps, malgré tous vos problèmes. Après une traversée comme celle-là... En plus, vous devez avoir mal partout. Elle ne croyait pas si bien dire, songea Dag, et il ne pensait pas seulement à ses bleus. Il étouffa un sourire devant l'expression ébahie de Remo, visiblement très sensible aux premières paroles gentilles qu'on lui ait sans nul doute adressées de la journée. Une jolie jeune femme lui offrait à manger, un bon lit et de la compassion. Il ne risquait pas de la contredire, toute fermière qu'elle soit. — Tu es la sagesse même, Étincelle, l'approuva Dag. Je te conseille d'accepter, Remo. Personne ne te fera une meilleure proposition cette nuit. Une sagesse qu'il s'appliqua à lui-même, se retenant d'ajouter: Et ça vaut bien mieux que de repartir à la nage. Inutile de verser du sel sur une plaie encore fraîche, même infligée par soi-même. Remo regarda sa main, comme surpris de la trouver vide de pain de maïs, puis, autour de lui, le bateau et l'obscurité du fleuve, uniquement troublée par le bruit des clapotis. Sur la colline, sur l'autre rive, quelques lumières orange trouaient la nuit du camp des Rapides de la Perle à travers les arbres. — De toute façon, ce bateau n'ira nulle part cette nuit, fit remarquer Faon. Remo secoua sa tête mouillée. — Non, mais la montée des eaux est proche. On le sent, au milieu du fleuve. C'est pour cela que j'ai décidé de traverser maintenant. Demain matin, ce sera trop dangereux et, avant la fin de la journée, tous ces bateaux seront partis. Remo avait vécu dans au camp des Rapides de la Perle toute sa vie. Dag lui faisait confiance pour bien connaître les humeurs du fleuve. Par ailleurs, traverser à la nage ne laissait aucun indice sur la direction prise par le fuyard. Un cheval manquant aurait pointé vers le nord ; prendre le bac aurait laissé des témoins capables d'indiquer le sud. Une fois hors de portée d'InnéSens, personne ne pourrait deviner s'il était parti vers le nord, le sud, l'est ou l'ouest. Ou s'il s'était noyé. Au souffle d'une brise légère, la peau teintée de lavande de Remo se couvrit de chair de poule et il rendit les armes sans se faire prier. — D'accord. — Ne faites pas de bruit, chuchota Faon, la main sur le loquet de l'écoutille. Tout le monde dort – ou presque. — Baie? murmura Dag. — Je lui ai dit que tu lui expliquerais tout demain matin. Elle s'est rendormie. — Ah. Une fois Remo bordé dans les peaux et les couvertures près du feu, Dag et Faon regagnèrent enfin leur propre lit qui, derrière le rideau, en avait sournoisement profité pour refroidir. Ils se frottèrent l'un l'autre pour se redonner un peu de chaleur, et s'enlacèrent afin de la conserver. — Je me demandais pourquoi tu avais précisément choisi ce moment pour faire ton apparition, murmura Dag dans les boucles de Faon. Tu l'as cru, pas vrai, quand il a menacé de nager jusqu'au milieu de fleuve ? — À cette heure de la nuit, ce sont rarement des paroles en l'air. Sans compter que, vu l'état de fatigue de Remo, il aurait bien pu ne jamais atteindre l'autre rive, même s'il en avait décidé autrement. (L'air songeur, elle ajouta:) La Grâce est bien plus grosse que la rivière que nous avons près de Bleu Ouest. Chez nous, pour se noyer, il faut le vouloir. Ici, un moment d'inattention peut suffire. Il la serra fort. — En tout cas, ton conseil de ne pas fuir ses problèmes ne m'a pas semblé très convaincant, monsieur «Allons-faire-un-pique-nique ». Un rire sourd gronda dans sa poitrine. — Mais je ne fuis rien. Bien au contraire, je vais de l'avant. (Il soupira.) Et de toute façon, tu vois bien que ceux qui veulent me retrouver n'éprouvent apparemment aucune difficulté. On va se sentir à l'étroit sur ce bateau, Étincelle. Au matin, Faon découvrit avec excitation que la boue craquelée à la proue avait disparu sous une couche d'eau récente. Mais Baie affirma qu'elle n'avait pas encore monté assez haut pour permettre au Rapporteur de traverser les rapides. Comme Faon se doutait que, une fois le bateau en mouvement, la cuisine à bord deviendrait un exercice plus périlleux – pour l'élaboration de plats compliqués, du moins – elle se fit plaisir en préparant ce qui serait peut-être leur dernier vrai petit déjeuner fermier avant longtemps - à la mode Bleu Ouest. Une initiative qui mit à contribution les mâchoires de tout le monde autour de la petite table pliante bien encombrée, la conversation se limitant à des injonctions de passer tel ou tel plat. Bien sûr, la présence de Remo suscita les regards curieux de tous les convives. Baie demeura imperturbable devant cet invité inattendu. Bo sembla s'en moquer - ou il cuvait. Hod parut intimidé et jeta de fréquents coups d'oeil à Dag, comme pour être rassuré. Brin était sur ses gardes - Remo était plus âgé et plus costaud que lui, et c'était également un patrouilleur à part entière. Aubépine ne s'intéressait qu'au bébé raton laveur qu'il avait pu s'offrir avec sa part de l'argent du charbon. Faon devait bien admettre que la créature aux yeux vifs était mignonne à croquer. Aubépine essayait de l'empêcher de s'échapper de sa chemise, avec des résultats mitigés. Brin observa qu'il aurait mieux fait de prendre un bébé opossum. Bo ajouta que les ratons laveurs étaient des animaux destructeurs et que, si Aubépine n'y prenait pas garde, Bo s'en ferait un chapeau. — Allons, Bo, intervint Baie, coupant court aux protestations indignées d'Aubépine. On a connu pire. Tu te souviens de l'ourson de Roncier ? Bo laissa échapper un rire sifflant et arrêta de tourmenter Aubépine. Ensuite, Aubépine, Brin et Hod entamèrent une discussion sur le choix du nom à donner à la boule de poils. Dag ne participa guère au débat, mais Faon le surprit en train de glisser un morceau de pain au curieux animal. Remo n'essaya pas non plus de se mêler de la conversation. De taille moyenne, les épaules larges, il avait déjà l'allure d'un homme, aux yeux de Faon, quoi qu'en pense Dag qui le considérait comme un gamin. Il n'était pas beau garçon, mais pas vilain à regarder non plus. Quand il ne se remettait pas des effets d'un passage à tabac, il devait sans doute faire tourner quelques têtes. Il finit de vider son assiette et leva enfin la tête. — Alors, dit-il en s'adressant à Dag. Qu'avez-vous décidé ? Je peux venir avec vous ? Dag arrêta de gâter le raton laveur et se tourna vers le jeune patrouilleur. — Je ne sais pas. À ton avis ? Le front de Remo se plissa d'une manière hésitante. — Je ne suis pas ton chef de patrouille, continua Dag. Qui plus est, ce bateau ne m'appartient pas. J'y travaille, c'est tout. Si tu veux être du voyage, tu dois t'arranger avec le patron, comme tout le monde. Il désigna Baie. Remo tourna la tête, croisa son regard un rien ironique et cilla. Faon trouva la réaction de Dag un peu dure, mais il avait peut-être une bonne raison. Elle attendit qu'elle émerge. Remo se décida enfin à parler à Baie. — Alors, comment puis-je gagner mon passage? — En payant ou en travaillant. Tous ceux qui se trouvent dans cette cabine ont choisi le travail. — Combien voulez-vous ? — Jusqu'où allez-vous ? — Je... Je ne sais pas. (Il jeta un coup d'oeil à Dag.) Jusqu'à Grise-Bouche, je suppose. Baie annonça un prix qui figea l'expression du visage de Remo. Le jeune homme n'avait apparemment pas les poches pleines. Pas vraiment une surprise, pensa Faon. — Et pour le travail ? — Qu'est-ce que vous savez faire ? Je sais que vous avez l'expérience de la navigation car j'ai entendu parler de votre repêchage des marins de l'épave du charbonnier, mais qu'est-ce que vous valez avec une rame de chaland entre les mains ? — Je l'ai déjà fait, pendant une journée. Avec Barr, on avait... Il s'interrompit. — Hmm. (Baie regarda Dag qui haussa les épaules.) Je ne m'attendais pas à compter un Marcheur du Lac dans mon équipage, encore moins deux. Alors... voici ce que je vous propose : je vous prends à l'essai jusqu'aux Écueils d'Argent. C'est ma prochaine escale. Papa et Aulne ont été aperçus là-bas l'automne dernier par des mariniers que je connais - j'ai donc la certitude qu'ils sont au moins allés jusque-là. Remo laissa échapper un bruit interrogateur; Brin l'éclaira, plutôt durement, sur la quête de Baie. Remo sembla un rien surpris de se voir rappeler qu'il n'était peut-être pas le seul à devoir affronter des problèmes graves et il plissa les yeux comme s'il voyait réellement Baie pour la première fois. Faon imagina qu'à travers le brouillard de ses propres malheurs la vision restait un peu floue. — Tu dois comprendre, reprit Dag, avec une note de défi dans la voix, que, si tu choisis de travailler, à partir du moment où tu poseras le pied à bord du Rapporteur jusqu'au jour où tu quitteras ce bateau, le chef Baie sera ton chef de patrouille. Remo haussa les épaules. — C'est juste un chaland. Ça ne peut pas être bien compliqué. Brin fronça les sourcils, prêt à prendre la défense de Baie et du Rapporteur, mais, avant qu'il ait eu le temps de s'en mêler, un bruit sourd provenant de l'arrière du bateau fit tourner toutes les têtes. — Un rondin, dit Bo. — Le courant est plus fort, confirma Baie. Le Rapporteur bougea et les cordes allant de la poupe à la rive se tordirent en gémissant un peu. Aubépine se précipita à l'arrière et revint avec la bonne nouvelle. — L'eau du fleuve devient plus brune. Il n'y en a plus pour longtemps! La vaisselle revint à Brin, Aubépine et Hod. A la ferme, Brin n'avait jamais fait preuve d'une grande assiduité à cette corvée – se jouant souvent de Faon – mais, avec Aubépine et Hod à mener à la baguette, sans parler de Baie pour le surveiller, il devint soudain admirablement méticuleux. Faon envisageait de sortir son fuseau pour travailler un peu, quand quelqu'un sur la berge passa en courant devant la proue et cria, de manière incompréhensible : — Hé, Baie ! Les mariniers sont prêts pour le remorquage ! Baie se leva, le sourire aux lèvres. — Viens, Faon. Il faut que tu voies ça. Elle sortit un sac en cuir à la forme bizarre de sous son banc. Faon prit sa veste et la suivit ; Brin leur emboîta le pas. Malgré un ciel couvert, il n'y avait pas de brouillard en cette fin de matinée plutôt fraîche. Les arbres avaient encore perdu des feuilles qui s'amoncelaient en tas jaunes et détrempés par la pluie de la veille, laissant les troncs nus adopter le gris du ciel, telles des apparitions spectrales s'estompant vers le haut de la colline. Ouvrant la voie, Baie les fit passer devant le quai flottant et l'embarcadère du bac. Faon aperçut le bac des Marcheurs du Lac, amarré sur l'autre rive, la corde du cabestan détachée. Personne n'allait se lancer à la poursuite de Remo dans l'immédiat. Un peu au-dessus de l'endroit où ils avaient ramassé le charbon, Baie sauta sur un amas rocheux qui offrait une bonne vue en contrebas. Au bas des rapides, qui disparaissaient lentement sous l'eau qui montait, deux coches progressaient le long des rives opposées. Sur la berge de l'autre côté, un attelage de huit boeufs, apparemment conduit par deux fermiers locaux, tirait le bateau à contre-courant. Sur la rive proche, le coche était tiré, au bout d'une corde longue et épaisse, par une vingtaine d'hommes grimaçant sous l'effort. Faon comprit enfin pourquoi tous les arbres au bord du fleuve avaient été coupés et réduits à l'état de souches. Sur les deux embarcations, des hommes s'activaient à la proue, avec de longues perches, pour repousser les rochers et les débris. Les deux équipes s'échangeaient des insultes et se hurlaient des défis, sur le mode « On verra bien qui arrivera à Tripoint en premier! ». — C'est une course ? demanda Brin avec délectation. — Oui, confirma Baie, et elle se baissa pour sortir de son étui un violon en bois de hickory poli. Elle vérifia qu'il était bien accordé en pinçant les cordes et en tournant les chevilles, puis elle se posta sur le rocher le plus haut, face à l'aval, et tira une longue note de son instrument, commençant dans les graves et montant progressivement dans les aigus, jusqu'à donner l'impression de jaillir du violon. — J'ai joué pour aider les mariniers à se dégager de tous les hauts-fonds et de tous les rapides du Gris et de la Grâce. C'est plus facile de travailler avec un rythme dans les oreilles. Il est arrivé que des patrons me soudoient pour accélérer la cadence et que leurs équipages me graissent la patte pour ralentir. C'était parfois assez lucratif. Au loin, Faon aperçut un attroupement sur le quai flottant du Coude de la Perle - des supporters venus encourager les adversaires. — Avoue-le, Baie. Tu as parié sur cette course... La batelière sourit. — Tout juste. Et le mouvement de l'archet sur les cordes produisit une vague de notes incroyablement forte qui s'entendit jusqu'au fond de la vallée. Les mariniers sur la rive proche relevèrent la tête et poussèrent des acclamations, puis se concentrèrent de nouveau sur leur corde, au rythme de la musique. Faon reconnut l'air, une chanson de marins, aux paroles plutôt grivoises, mais les hommes n'avaient guère de souffle pour chanter en choeur. Sur l'autre rive, les boeufs semblaient indifférents à tout ce raffut. Quand les répétitions de la première chanson commencèrent à devenir assommantes, Baie enchaîna sur une deuxième, puis une troisième. Quelques autres patrons bateliers de l'Embarcadère de l'Opossum étaient venus assister au spectacle - parmi eux, Char, de la Tortue Véloce. À l'approche du coche, Baie descendit de son promontoire et poursuivit son concert de l'autre côté du sentier, entamant un air encore plus enlevé. Son public la suivit. Des mèches de ses cheveux blonds et lisses, échappées de la queue-de-cheval sur sa nuque, se collaient à son visage; tour à tour, elle les chassait de sa bouche en soufflant ou les mâchonnait dans sa concentration. Ses doigts s'étiraient, se pliaient et volaient si vite qu'ils en devenaient flous. Tout le monde regardait la course, mais Brin, bouche bée, n'avait d'yeux que pour la batelière. Les mariniers en sueur l'acclamèrent en passant, puis se remirent à l'ouvrage, tirant sur la corde et avançant d'un pas lourd. Son violon fit écho à leurs cris, presque comme une voix humaine. Ils avaient une bonne avance sur les boeufs. La musique de Baie continua à les encourager, jusqu'à ce qu'ils atteignent le quai flottant, amarrent le coche, laissent tomber la corde et poussent le cri de la victoire finale. Baie leur répondit à l'aide de son violon, avant de retirer l'instrument de sous son menton, le souffle court. Les mariniers et les villageois qui s'étaient rassemblés au bord du fleuve pour assister au spectacle remontèrent bruyamment sur la berge afin d'encaisser leurs paris et de boire un coup sur le quai flottant. Mais ni Baie ni aucun des autres patrons bateliers présents au point d'observation ne se joignirent à eux, préférant regarder vers l'amont où l'un des chalands avait quitté son mouillage et progressait lentement vers le milieu du fleuve. — C'est le Lys d'Oléana, marmonna quelqu'un. Faon comprit que tous les regards se concentraient sur le chaland, pour voir si cet éclaireur parviendrait à traverser le haut-fond sans rester bloqué ou y laisser une partie de sa coque. — S'il passe, nous partons? demanda Faon à Baie. — Pas encore, répondit Baie, plissant les yeux en direction du bateau qui s'éloignait en prenant de la vitesse. Le Lys avait un tirant d'eau plus faible que moi avant même que je prenne des passagers et charge une tonne de verre à vitre et un cheval mal embouché. Tu vois cette longue perche qui se dresse hors de l'eau en aval du quai flottant de l'Embarcadère ? À l'endroit qu'elle lui indiquait, Faon aperçut ce qui ressemblait à un arbre nu et maigre, débarrassé de toutes ses branches latérales, avec un drapeau rouge cloué et pendant mollement à son sommet, à une dizaine de mètres dans les airs. Sur toute sa longueur se trouvaient, espacées d'une quinzaine de centimètres, des encoches enduites de peinture rouge ; à environ un mètre de la surface de l'eau, la couleur virait au noir. — C'est pour connaître la hauteur de l'eau, c'est ça ? Et quand elle arrive jusqu'au noir, ça veut dire qu'on peut traverser les hauts-fonds sans danger? Apparemment, il manquait encore un bon mètre. — Tout dépend du niveau de la coque et de la cargaison à bord. Quand le noir est atteint, n'importe quel amateur peut passer les hauts-fonds. — Les marques vont jusqu'au sommet, observa Faon avec un sentiment de malaise. L'eau ne monte quand même jamais aussi haut, n'est-ce pas ? — Non, la rassura Baie. (Faon se détendit jusqu'à ce qu'elle ajoute :) Quand l'eau arrive à mi-hauteur, elle arrache généralement la perche qui part à la dérive... Faon comprit enfin pourquoi les bateliers préféraient utiliser un quai flottant, plutôt qu'un appontement fixe comme ceux qu'elle avait vus autour du lac Hickory. Le quai flottant pouvait monter et descendre en fonction de l'humeur du fleuve, voire être rangé à terre pour l'hiver, à l'abri des gelées. Il ne risquait pas - ou moins, rectifia-t-elle en pensée - d'être détruit par une crue ou abîmé par des arbres emportés par le courant. Quelques-uns des patrons bateliers alignés sur les rochers hurlaient leurs commentaires et leurs conseils au barreur du Lys d'Oléana qui les ignora fièrement, mais la plupart regardaient en silence. Quand il bondit de côté et donna un vigoureux coup de rame, nombreux furent ceux qui, de la berge, accompagnèrent le mouvement, poings serrés, comme pour ajouter leurs forces aux siennes. Le chaland accrocha un rocher qui érafla sa coque en chêne sur toute sa longueur et les bateliers gémirent de concert. Ils plièrent, comme des arbres sous le vent, puis ils se redressèrent et soupirèrent tous ensemble pour une raison qui échappa à Faon. Enfin, laissant derrière lui le dernier rocher, le Lys s'éloigna en toute sérénité. Le groupe se dispersa et tous reprirent le sentier, la plupart en traînant les pieds, à l'exception de deux hommes partis en courant. Baie s'autorisa un bref détour par le quai flottant qui grouillait de monde, le temps de récolter les embrassades viriles de certains mariniers et l'argent de plusieurs bateliers un peu penauds. Elle refusa les offres pressantes de cidre, de bière ou de la boisson de son choix. — J'ai un bateau à lancer, les amis. Nous sommes restés là bien trop longtemps. Et d'ailleurs, vous avez presque tout bu! (Elle s'immobilisa sur la berge, plissant les yeux en direction de la perche avec les encoches.) Bon, peut-être pas tout de suite. Mais je pense qu'on peut déjà faire monter le cheval à bord. Ce qu'ils firent, dès leur retour au Rapporteur. Ils renforcèrent et élargirent la passerelle; Dag apaisa sa monture dubitative, le temps de lui faire traverser les planches qui ployaient sous son poids. Tête de Cuivre s'ébroua de désarroi, mais s'exécuta. Le bateau tangua quand il arriva à bord et rejoignit Marguerite dans son enclos. Comme à l'accoutumée, le travail de Dag sur l'essence du hongre restait invisible aux yeux de Faon, mais elle remarqua que Remo haussait les sourcils, secrètement impressionné. Baie monta sur le toit pour observer deux bateaux avoisinants qui larguaient les amarres en même temps, emmêlant leurs rames latérales avec force jurons. Souriante, Baie se frotta les lèvres. — Je pense que je vais partir après eux, annonça-t-elle à Faon pardessus son épaule. À ce stade, c'est un coup de dés. D'ordinaire, je préfère attendre que l'eau soit la plus haute possible, mais, avec tout ce monde, on n'est pas à l'abri d'un imbécile qui s'échoue et bloque le passage pour tous les autres. Néanmoins, ils se préparèrent sans se presser. Aubépine multiplia les allers-retours entre la rive et le pont, pour dénouer les cordes des arbres, et Hod l'assista en les enroulant bien proprement, deux de chaque côté de la proue et de la poupe. Les rameurs ne maniaient pas leurs longues rames en position assise, mais debout, avançant ou reculant, poussant ou tirant, selon les besoins. Baie prit position à la rame-gouvernail, à l'arrière, confiant une rame latérale à Bo et Brin, et l'autre à Dag et Remo. Cette répartition simplifia les ordres qu'elle devait donner à l'équipage: « Fermiers, tirez !», «Patrouilleurs, poussez! », « Dans l'autre sens, patrouilleurs! ». Un choc sourd secoua le bateau quand la coque effleura une souche invisible. Un fracas retentit dans la cuisine et Faon se précipita à l'intérieur pour s'assurer que tous ses ustensiles étaient bien arrimés et, pour la troisième fois, que son feu était bien couvert et protégé derrière sa grille en fer. Quand elle ressortit, le chaland voguait au milieu du fleuve qui semblait encore plus vaste que depuis la rive. Ils se placèrent dans l'alignement du chenal. Contrastant avec son calme et sa limpidité des jours précédents, l'eau, à présent visiblement agitée et plus opaque, avait bruni et charriait, dans un courant impressionnant, les débris d'épaves d'une tempête survenue en amont. Faon se demanda s'il valait mieux qu'elle se cramponne au banc près de l'écoutille avant ou qu'elle prenne le risque de grimper sur le toit. Finalement, elle décida qu'elle en avait assez que sa petite taille la prive toujours du spectacle dont tout le monde profitait. Elle monta sur le toit et se trouva un endroit, en plein milieu, juste hors du rayon d'action des rameurs. Elle s'assit fermement, regrettant l'absence d'un garde-fou ou d'une poignée à laquelle se raccrocher. Peut-être qu'elle parviendrait à convaincre Bo d'en ajouter une. Mais pour l'heure, la vue était superbe. Ils entrèrent dans les rapides proprement dits et le Rapporteur prit de la vitesse. — Attention à droite, chef! hurla brusquement Dag. Gros arbre mort sous l'eau, à une cinquantaine de centimètres de profondeur ! Baie regarda dans la direction où pointait son doigt. — Vous en êtes sûr ? Je ne vois pourtant pas de tourbillon ! — Faites-moi confiance ! — Très bien, dit Baie d'un air de doute. Elle appuya sur sa rame pour faire contourner cette zone au chaland, le faisant passer dangereusement près de l'autre rive et de rochers bien visibles, eux. Bo dut lever sa rame pour les éviter et lança un regard interrogateur à sa patronne qui lui répondit par un haussement d'épaules, avant de remettre leur embarcation dans le droit chemin. Brin, qui prêtait main forte à Bo, semblait complètement épuisé. — Ce bateau réagit comme un cochon ivre, observa Remo, tirant brièvement sa rame en arrière, à contre-courant, sur l'ordre de Baie. — Eh oui, rien à voir avec ceux des Marcheurs du Lac, commenta Baie avec entrain, sans prendre ombrage de sa remarque. On apprend tous les jours, patrouilleur! Un chaland qui les suivait de près choisit de virer de bord plus loin des rochers. Après un bruit sourd, il s'immobilisa presque entièrement, puis commença à pivoter autour de sa proue. Des cris de consternation et également pas mal de jurons s'ensuivirent quand l'équipage dut lutter pour empêcher le bateau de se présenter latéralement par rapport au courant. Baie jeta un coup d'oeil à Dag et haussa les sourcils. Portant la main à sa tempe, il la salua en retour. — On apprend tous les jours, répéta Baie, sur un ton bien différent. Faon contempla l'embarcadère du bac des Marcheurs du Lac qui s'éloignait derrière elle, se demandant si les regards courroucés des membres du conseil les accompagnaient. Sur leur passage, ils croisèrent des rochers, des arbres morts et toutes sortes de débris, y compris le cadavre boursouflé d'un mouton, ainsi que bon nombre de dangers moins visibles. Ensuite, le fleuve s'élargit et les occasionnels tourbillons qui rappelaient la soupe sur le feu disparurent. La surface devint lisse. — C'est bon, les rapides sont derrière nous, annonça Baie. Les rameurs peuvent se détendre pour les cinq prochains kilomètres. Dag et Bo quittèrent leurs rames. Faon comprit que, sur les parties plus faciles du trajet, les rameurs se relaieraient à leur poste et le bateau continuerait sa descente au fil de l'eau tout au long de la journée, sans marquer de pause. Dag vint s'asseoir à côté d'elle et étendit une jambe; il passa son bras autour de ses épaules et l'étreignit. — Tout va bien, Étincelle ? — C'est merveilleux! (Elle fixa le Coude de la Perle qui disparaissait déjà dans le lointain, puis la batelière, s'appuyant gaiement sur la rame gouvernail.) Ça va si vite! Baie l'approuva d'un sourire aussi large que le fleuve. — Aussi vite qu'un cheval au galop ! CHAPITRE 11 Le Rapporteur parcourut encore cinquante kilomètres avant d'être rattrapé par le crépuscule d'automne, humide et froid. À la nuit tombante, ils mouillèrent - pour autant que Faon puisse en juger - au milieu de nulle part. En réponse à la suggestion épouvantable de Brin, Baie expliqua avec regret qu'elle préférait ne pas continuer dans le noir. En plus des risques encourus à cause des rochers, des souches, des bancs de sable et des hauts-fonds, il arrivait fréquemment que le fleuve se sépare en deux devant des îlots mouvants. Un bateau choisissant le mauvais chenal pouvait très bien se retrouver bloqué par une accumulation de débris infranchissable, ne laissant d'autre choix à l'équipage que de péniblement le remorquer jusqu'à la tête de l'île. La tâche, déjà difficile avec un coche conçu pour ce genre d'exercice, se transformait en véritable cauchemar pour un chaland moins maniable. Des bateaux avaient été abandonnés pour moins que ça, les informa Baie. Faon réduisit Brin au silence d'un coup de coude quand il se mit en tête de proposer que Dag joue les pilotes de nuit. Un InnéSens restauré dans son intégralité porterait à plus de un kilomètre et demi, mais certaines de ces îles s'étendaient sur plus de huit kilomètres. Et le fleuve semblait déjà bien assez effrayant de jour. Après cet épisode, la préparation du dîner occupa suffisamment Faon pour l'empêcher de se faire du souci. Une fois que l'excitation de la journée commença à se dissiper, tout le monde sembla content de se coucher tôt. De surcroît, Faon soupçonnait Dag de ne pas avoir complètement récupéré des soins prodigués à sa patiente du Coude de la Perle - une fatigue pas seulement physique d'après elle. Dans leur sac de couchage, il sembla prendre Faon dans ses bras essentiellement pour le réconfort qu'elle lui apportait, et à en juger par la force de son étreinte, il en avait bien besoin. Elle se demanda si la présence de Remo à bord le gênait. Un simple rideau ne protégeait pas de l'InnéSens. Mais, comme les fermiers se révélaient incapables de masquer leur essence, elle supposa que Remo avait fermé son InnéSens, comme Dag le faisait parfois, afin d'éviter la constante abrasion. Fatiguée elle aussi, elle sombra bientôt dans le sommeil, laissant là ses réflexions. Ils partirent à l'aube. À midi, une fois les nuages dispersés, le soleil fit son apparition. Bien que toujours un peu pâle, il réussit à mettre tout le monde de bonne humeur. Baie suggéra d'utiliser pour la première fois ce four en fer tellement ingénieux qui s'installait dans le foyer du Rapporteur et Faon réussit à leur préparer des tourtes pour le déjeuner, sans avoir à arrêter le bateau et sans y mettre le feu. Cela lui semblait un exploit dont elle se sentait encore plus fière que des tourtes elles-mêmes, que tout l'équipage engloutit pourtant avec un appétit des plus flatteurs. Dans l'après-midi, elle rejoignit Dag à l'avant du chaland. Tranquillement assis sur le banc, il profitait de sa pause pour somnoler en compagnie de Tête de Cuivre, de Marguerite et des poules. Elle se pencha par-dessus le bastingage et observa la surface brune et lisse de l'eau. Le Rapporteur gagnait du terrain sur un tronc détrempé, mais une feuille qui flottait plus loin accroissait visiblement son avance. — Dag, dit-elle, tu crois que tu pourrais nous attraper assez de poisson pour le dîner ? Il ouvrit les yeux et se redressa. — Quel genre de poisson ? — Je ne sais même pas ce que l'on peut trouver dans ce fleuve. Bo n'a pas arrêté de dire combien il aimait un bon poisson-chat frit dans une croûte à la farine de maïs. Tu penses pouvoir m'en pêcher suffisamment pour huit personnes ? Son sourire tira lentement les coins de sa bouche vers le haut. — Je peux toujours essayer, Étincelle. Il se leva et s'étira, puis se pencha par-dessus bord, juste derrière l'enclos, laissant pendre son bras gauche. Son crochet effleurait à peine la surface de l'eau. Faon le regarda, brusquement saisie d'un doute. Quand il avait persuadé cette énorme perche de jaillir hors de l'eau au lac Hickory, ils occupaient un bateau bien plus petit, bien plus bas également. Le bastingage du Rapporteur semblait terriblement haut pour laisser espérer qu'un poisson saute à bord. D'ailleurs, les poissons-chats savaient-ils seulement sauter? Du peu qu'elle en savait, Faon les imaginait plutôt rôdant au fond du fleuve. Quand, après dix minutes, rien ne se produisit, Faon envisagea très sérieusement de retourner dans son domaine près du foyer pour réfléchir à une recette avec du lard. Seule la retint la peur que Dag s'endorme. Il ne manquerait sans doute pas de se réveiller en tombant dans l'eau. Par ailleurs il savait nager bien mieux qu'elle et, si elle essayait de le retenir par les jambes, son poids risquait de l'entraîner avec lui, mais tout de même... Soudain, il se raidit. — Ah ! Ah ! Puis, presque entraîné par-dessus bord, il poussa un cri de surprise. Faon se précipita sur lui et parvint à passer ses mains dans sa ceinture. Elle jeta un rapide coup d'oeil de l'autre côté du bastingage avant de se pencher désespérément en arrière, ses pieds glissant sur le pont. Une énorme forme grise semblait avoir à moitié avalé le crochet de Dag et essayait de le tirer dans le fleuve. Pour le manger, estima Faon. Peut-être un juste retour des choses, mais elle ne se sentait pas disposée à perdre un excellent mari au profit d'un épouvantable monstre aquatique. — Dag, lâche-le ! Ce n'est pas grave ! Je n'ai pas envie de poisson à ce point! — Je ne peux pas! Bon sang! Cette fichue bestiole est coincée sur mon crochet! Dag essaya vainement d'agripper les sangles du harnais à son bras, puis il réussit à plier suffisamment les genoux pour prendre appui sur l'intérieur de la coque et tira de toutes ses forces. Faon y ajouta le peu qu'elle avait. Un bon mètre de chair grise et humide s'agitant violemment émergea de l'eau brune et décrivit un arc de cercle dans les airs avant d'atterrir sur le pont avec un bruit sourd qui fit tanguer tout le bateau. Dag, le bras toujours enfoncé dans la bouche de la créature, fut entraîné dans sa chute et Faon avec lui. Elle se redressa, à quatre pattes. Affolé, Tête de Cuivre piaffait dans la paille de son enclos et secouait la tête en hennissant. Marguerite, la chèvre, bêlait de terreur, sans que Faon parvienne à déterminer ce qu'elle craignait le plus, le cheval fou ou le monstre du fleuve. — Brin ! hurla Dag. Un maillet ! Vite ! Attiré par ce vacarme, l'équipage du Rapporteur au grand complet afflua à la proue. Brin, Hod et Aubépine bloquèrent l'écoutille, tandis que Baie, Remo et Bo assistaient à la scène depuis le toit de la cabine. Brin s'éclipsa, Aubépine tomba sur le pont et Hod, témoin des cabrioles de Tête de Cuivre, décida de rester en arrière. Quand elle se fut enfin relevée, Faon put regarder de plus près le poisson le plus formidable qu'elle ait jamais vu ou imaginé - sous réserve qu'il s'agisse bien d'un poisson. Il était presque aussi long qu'elle était grande. Une tête énorme, des yeux jaunes furieux, une bouche aussi laide que large - et le bras gauche de Dag toujours coincé dans son gosier. Le monstre se tordait dans tous les sens, secouant Dag par la même occasion. Il agitait ses branchies rouges et faisait claquer ses longs barbillons comme des fouets. Brin réapparut avec une pelle flambant neuve, prélevée sur le stock de marchandises de Baie en provenance de Tripoint, et entreprit de tuer le poisson à coups de pelle, ou au moins de le forcer à lâcher prise. — Encore! l'encouragea Dag. Frappe plus fort, Brin. Aïe! Vise la tête, bon sang! Le poisson-chat arrêta enfin de bouger, ou presque; Dag respira à fond, se redressa et extirpa avec précaution son crochet de l'intérieur de la gueule du monstre. Si ce dernier avait réussi à le faire passer par-dessus bord, l'aurait-il d'abord entraîné au fond pour le noyer et éviter qu'il se sauve ? Faon se sentit mal. Dag secoua son bras en le sortant, parcourut son public du regard et s'éclaircit la voix. — Et voilà, Étincelle. Du poisson pour huit! — Merci, Dag, s'étrangla Faon. Ce qui lui valut un sourire éclatant, la tension s'estompant de son visage. Il réussit presque à lui faire croire qu'il avait tout prévu, mais elle songea que la pensée de finir au fond de l'eau lui avait également traversé l'esprit. — Il y en a assez pour une armée, dit Brin en mesurant du regard le cadavre luisant. Combien pèse cette créature ? — Cinquante, peut-être soixante kilos d'après moi, intervint Bo d'une voix traînante. L'avis d'un expert, présuma Faon. Brin siffla. Baie regarda Faon en secouant la tête. — Tu m'avais prévenue que ton mari savait pêcher, mais c'est la première fois que je vois un Marcheur du Lac servir d'appât. — Mais comment je vais faire entrer cette chose dans une casserole ? se lamenta presque Faon. Elle se le représenta, étalé sur une poêle, débordant de chaque côté d'une bonne longueur de bras. Elle serait incapable de le soulever. Peut-être qu'elle pourrait le cuire à la broche, comme un cochon ? — Brin et Hod vont le nettoyer pour toi, proposa affablement Dag. (Il étira son dos et se releva avec circonspection, essuyant son crochet sur son pantalon.) Je suis persuadé que Bo se fera un plaisir de leur expliquer comment s'y prendre. L'enthousiasme de Brin sembla diminuer un peu, mais il n'émit aucune protestation. Avec l'aide de Hod, il traîna la prise sur le pont arrière afin de la charcuter sous la direction amusée de Bo. Enfin seule avec Dag dans les quartiers de l'équipage pendant qu'il remettait de l'ordre dans sa tenue, Faon l'agrippa par les épaules. — Tu n'as pas à faire ce genre de bêtises, simplement parce que je te l'ai demandé, tu le sais, n'est-ce pas ? De nous deux, c'est toi l'adulte responsable ! — Je n'ai pas considéré qu'un peu de poisson pour dîner constituait une exigence déraisonnable, protesta-t-il en glissant son bras dans son dos. Pas au beau milieu d'un fleuve. Par contre, si tu m'avais demandé la même chose en plein désert, ç'aurait tout bonnement été cruel de ta part. Il lui lança un clin d'oeil faussement innocent. Se montrant à la hauteur de la réputation de cruauté qu'il lui faisait, elle donna un coup de poing dans son ventre meurtri et lui jeta un regard mauvais. Il la considéra avec cette lueur dans les yeux à laquelle il la savait incapable de résister. — J'admets que la situation a légèrement échappé à mon contrôle. — Ce monstre a presque avalé ton bras. J'étais là, je te le rappelle. (Elle l'empoigna de nouveau et le secoua - ou essaya, du moins.) Tu aurais pu en choisir un plus petit. Tu n'as rien à me prouver! Pour toute réponse, il rit en silence et lui embrassa les cheveux. Elle capitula et se détendit, acceptant le câlin qu'il lui offrait, sans savoir s'il s'agissait de sa manière de s'excuser pour lui avoir infligé la frayeur de sa vie ou d'une simple diversion. — Je n'ai rien contre le fait de manger du poisson, ajouta-t-elle, plus pensivement, même si ce n'était pas un plat fréquemment servi à la ferme. Par contre, je ne suis pas sûre d'aimer l'idée d'un poisson assez gros pour me manger moi. — Oh, mais on trouve des poissons-chats bien plus gros que celui-là. Et certains des esturgeons qui remontent l'estuaire du Gris peuvent atteindre jusqu'à trois mètres de long. — Je ne veux pas le savoir! protesta Faon. Après les lézards des marais avec leurs dents géantes, des poissons assez gros pour ne faire qu'une bouchée du Rapporteur? Où est-ce que tu nous emmènes ? À partir de maintenant, j'établis une nouvelle règle: interdiction de rapporter sur ce bateau tout poisson plus grand que moi ! Tu m'as bien compris, Dag Prébleu ? Il lui décocha un petit sourire et la serra dans ses bras, ce qui, loin d'être désagréable, ne constituait pas vraiment une réponse. Pour le dîner, Faon fit frire des filets de poisson-chat jusqu'à ce que tout le monde à bord du Rapporteur ait le ventre plein et demande grâce en gémissant. La chair blanche était suave et succulente, mais il y en avait beaucoup trop. Elle en servit de nouveau au petit déjeuner, et le repas de midi, pris au milieu du fleuve, consista en sandwiches de poisson-chat froid. Et le dîner. Et le petit déjeuner suivant. Après quoi, Brin prit la tête d'une rébellion et jeta les restes par-dessus bord où, pensa Faon, ils iraient nourrir les cousins cannibales du poisson-chat. Tiraillée entre l'indignation devant un tel gâchis et un profond soulagement, elle réagit plutôt mollement. — La prochaine fois, fais un peu attention à ce que tu exiges de Dag, d'accord? Ce type me fiche la frousse parfois! conclut Brin. Tard dans l'après midi, Dag demanda à Baie s'ils pouvaient s'arrêter brièvement à un camp de Marcheurs du Lac situé sur la berge sud de la Grâce. Faon savait que Baie souhaitait avant tout profiter de la montée des eaux pour franchir les Écueils d'Argent, de peur que le Rapporteur se retrouve de nouveau bloqué, à la merci du prochain orage en amont. Mais elle regarda Dag, hocha la tête et dit simplement : — Faites vite, Marcheur du Lac. Invisible depuis la rive, le camp était dissimulé par des falaises, derrière ce qui faisait office de débarcadère - en fait, un bout de terrain nu et désert. Ici, le bac ne desservait pas une route commerciale, mais un simple itinéraire de patrouille ; il avait donc peu de clients fermiers. Dag partit seul, sans inviter Faon ni Remo à l'accompagner. Remo aurait d'ailleurs probablement refusé. Le patrouilleur des Rapides de la Perle avait obéi aux ordres de Baie sans discuter ni se plaindre, mais il avait gardé le silence pendant ses périodes de repos. De la même façon, il semblait ignorer les tentatives, certes maladroites, de Brin pour se lier d'amitié. D'après Faon, il ne parlait même pas à Dag, même si elle avait surpris ses regards en direction de son aîné, comme s'il essayait de comprendre quelque chose, mais sans y parvenir. Hod était nerveux en présence de Remo. Cela dit, il l'était avec tout le monde. Aubépine emmena la chèvre brouter à terre pendant une heure. Remo proposa de faire de même avec Tête de Cuivre, ce qui étonna Faon, avant qu'elle se rende compte que cela lui donnait une excuse pour s'isoler du reste de l'équipage. Brin ne lâchait pas Baie d'une semelle. Après en avoir enfin terminé avec les tâches ménagères à bord, Faon dit: — Je pars à la rencontre de Dag. Rendu glissant par les feuilles jaunes humides, le sentier à flanc de coteau avait grand besoin d'être entretenu. Elle ne croisa personne les huit cents premiers mètres, puis elle aperçut Dag arrivant en sens inverse, à travers les bois gris-brun. À son visage fermé, elle devina que sa démarche n'avait pas été couronnée de succès. — Alors ? demanda-t-elle doucement. Il secoua la tête. — J'ai essayé de ne pas répéter la même erreur. Je leur ai dit que je m'appelais Dag Loutre Espoir et je leur ai laissé croire que j'étais un courrier indépendant. J'aurais pu m'épargner cette comédie. Ils ne possédaient pas de couteau en réserve. Ça n'a rien de surprenant, le camp est plutôt petit. — Dommage. (Faon fit demi-tour pour marcher à côté de lui. Ils se trouvaient non seulement hors de portée de voix du Rapporteur, mais aussi hors de portée d'InnéSens. Elle décida de se lancer.) Ton Remo ne me paraît pas très heureux. Je me demandais ce que tu comptais faire de lui. — Ce n'est pas mon Remo. — Et pourtant, il te suit. — Je ne l'ai pas adopté. Nous partageons le même bateau, c'est tout. — Risque-t-il de gros ennuis pour avoir déserté du camp des Rapides de la Perle ? Dag soupira. — Peut-être. Je ne suis pas persuadé qu'il comprenne bien la différence entre l'exil et la démission. — Il parle peu. (Faon ajouta pensivement:) De ça comme du reste. — Mais il écoute. (Dag pencha la tête.) Rappelle-toi quand je suis arrivé à Bleu Ouest, avant notre mariage. C'était la première fois, au cours d'une vie bien plus longue que celle de Remo, que je dormais dans la maison d'un fermier et que je mangeais à sa table. Que j'écoutais des fermiers parler entre eux. Remo n'a même pas été envoyé dans une autre patrouille ; il n'est jamais parti de chez lui avant cela, pas plus que Brin. Je pense que le laisser accumuler ses nouvelles impressions pendant quelque temps ne lui fera pas de mal. — Hmm. Hier après-midi, pendant sa pause, il a emprunté le bébé raton laveur d'Aubépine, puis il est allé se recroqueviller dans un recoin sombre, parmi les marchandises, et l'a persuadé de se mettre en boule sur ses genoux. Et il est resté là, comme ça, blotti contre le seul être vivant qui ne lui en voulait pas. Jusqu'à ce qu'Aubépine découvre le larcin et l'oblige à le lui rendre. — Personne à bord n'est en colère contre Remo. — À part toi, personne à bord n'existe vraiment à ses yeux. Et on ne peut pas dire que tu sois ravi de sa présence. Dag émit un bruit plutôt évasif. Faon leva le menton et poursuivit : — Ce n'est pas bon, pour un Marcheur du Lac, de se retrouver brusquement coupé de tout ce qu'il connaît. Ça lui donne le mal du pays. — Je ne te contredirai pas, fit Dag dans un soupir. Elle lui lança un regard perçant. J'en sais quelque chose. — Hod a meilleure mine, observa Faon après quelques pas, essayant d'aborder un sujet plus léger. Depuis qu'il profite pleinement de ce qu'il mange, il a repris des couleurs et il semble éprouver moins de difficultés à se déplacer. Il n'a presque plus besoin de ta canne. Il n'arrête pas de te regarder. Et il ne quitte pas Remo des yeux - qui te regarde, lui aussi. (Elle se mordit la lèvre. La conversation avait repris un tour plus sérieux.) Jaloux n'est pas le mot qui convient. Ni même envieux. Mais... Hod me fait parfois penser à un chien qui n'aurait qu'un os à ronger. Dag hocha la tête. — C'est l'ensorcellement. Je n'ai pas beaucoup avancé là-dessus. — Tu as essayé ? Parce que... Aïe ! Faon grimaça et s'arrêta. La branche qu'elle avait imprudemment écartée de son chemin était revenue la fouetter en plein visage et se révélait appartenir à une carouge à miel épineux. Après lui avoir éraflé le cuir chevelu, elle s'était prise dans ses cheveux. — Ne bouge pas. (Dag la démêla avec douceur, saisit la branche et la plia hors du sentier.) Je déteste réellement ces saletés d'arbres. En patrouille, on en trouve dans tout l'Oléana. Ils ne portent aucun fruit, leur bois est presque inutilisable et rien ne justifie la présence de ces épines. — Je suppose qu'une haie de ces monstres pourrait tenir à l'écart les visiteurs importuns. — J'en ferais plutôt un feu de joie. (Dag n'avait pas relâché la branche. Son visage arborait une expression absente qui mit Faon soudain mal à l'aise.) Cet arbre ne manquerait à personne. Si un être malfaisant arrachait l'essence d'un tel arbre, ce serait une bonne action. (Il s'interrompit.) Tu te souviens de ce moustique dont j'ai volé l'essence à Lumpton Ville ? — Oui. Il t'a rendu malade. — Depuis, je n'ai pas pu m'empêcher de me demander ce qui se passerait si j'essayais avec quelque chose d'autre. — Dag, je ne suis pas sûre que cela soit une si bonne idée. Quel pouvait bien être son état d'esprit en ce moment, après les frustrations auxquelles il venait de se heurter au camp ? — D'accord, mais tu sais, j'ai beaucoup réfléchi aux guérisseurs. Les plus anciens maîtrisent un savoir secret. Ils possèdent également une essence très dense - c'est d'ailleurs principalement à ça qu'on reconnaît qu'un Marcheur du Lac a le don. Par contre, leur InnéSens n'a pas nécessairement une portée qui sort de l'ordinaire. Hoharie n'aurait jamais pu devenir une patrouilleuse, mais elle dispense des renforcements d'essence jour après jour. J'ai toujours pensé qu'il s'agissait d'une disposition naturelle, mais si je me trompais ? Je n'ai jamais vu... — Tu laisses les moustiques tranquilles, assena fermement Faon. Ça vaut pour tous les insectes. Tu as oublié ce qui est arrivé à ton bras ? — Non, mais je me posais la question à propos de cet arbre. Il ne manquerait à personne. — Il est cent millions de fois plus gros que le moustique. — Ce moustique m'a causé des démangeaisons, je te l'accorde. Peut-être qu'avec cet arbre je prendrais racine et me couvrirais d'épines. — Quoi, tu veux dire que personne ne se rendrait compte du changement? (Au regard qu'il lui lança, elle se sentit obligée d'ajouter:) Désolée. Il sourit. Faon ne parvenait pas à imaginer l'effet que produirait sur un être humain le fait d'arracher l'essence d'un arbre. Et elle soupçonnait Dag d'être dans le même cas. Mais la détermination avec laquelle il contemplait le tronc et les branches couvertes d'épines devenait sérieusement inquiétante. Les épines, de type tripartite, étaient réparties en bouquets pointus sur toute la surface de cette chose répugnante. — Sois raisonnable, le supplia-t-elle. Au moins, ne commence pas avec un arbre entier. Essaie avec quelque chose de plus petit. (Elle fouilla dans la poche de sa jupe et rencontra quelques bosses, coincées dans les coutures. Elle saisit l'une d'elles.) Avec ça, par exemple... Dag tendit la main pour recevoir son offrande. — De l'avoine ? — J'ai donné à manger à Marguerite et Tête de Cuivre, un peu plus tôt. — Une graine d'avoine ? Il fixa le contenu de sa paume. — Si tu la mangeais, elle ne te rendrait pas malade même si tu fil avalais un plein bol. À l'inverse d'un grand bol de moustiques ou de vilaines épines. Même Tête de Cuivre refuserait de manger de cet arbre ! — Voilà un... un parallèle intéressant. Parce que nous ingérons l'essence de notre nourriture pour la transformer - tout le monde le fait, Marcheurs du Lac, fermiers, animaux, tous les êtres vivants... Un renforcement naturel de l'essence, en quelque sorte. Il parcourut le sentier du regard, dans les deux sens. Personne. Il referma sa paume, frotta son crochet sur le dos de sa main, et la rouvrit. La graine avait disparu. Il essuya une poussière gris pâle contre la couture de la jambe de son pantalon. — Bien, fit-il, le visage soudain très sérieux. — Qu'est-ce que ça t'a fait ? s'enquit Faon, inquiète. Il frotta son bras gauche. — Eh bien, je sens ce fragment d'essence coincé en moi. Rien d'aussi désagréable que ce moustique... Tu en as d'autres dans ta poche ? — Rappelle-toi, la fièvre ne s'est pas déclarée immédiatement et ton bras n'a commencé à enfler que plus tard. Attends au moins une journée avant d'en essayer un autre. — Baie garde un tonneau rempli de graines d'avoine sur le Rapporteur, dit Dag d'un air songeur. Mais je retiens cette idée selon laquelle l'essence de quelque chose de comestible serait sans danger. Et même si je préfère manger de manière plus traditionnelle, il serait possible de gagner du temps en cas d'urgence en arrachant simplement l'essence des aliments. — Je ne sais pas, Dag. Je me demande s'il ne vaut pas mieux tenter ce genre d'expérience en présence d'un partenaire, Marcheur du Lac lui aussi. (Quelqu'un qui saurait l'avertir avant qu'il inflige des dommages irréparables à son essence - et la prévenir, au besoin, afin qu'elle puisse s'y opposer. Elle n'oubliait pas l'épisode du poisson-chat.) Tu crois que Remo pourrait tenir ce rôle ? Dag laissa l'air s'échapper petit à petit entre ses lèvres pincées. — Je ne suis pas sûr de vouloir tenter ce genre d'expérience en présence du jeune Remo. Un Marcheur du Lac qui a déjà été témoin de la façon de procéder des êtres malfaisants pourrait trouver mes méthodes pour le moins perturbantes. — Remo a déjà croisé la route d'un être malfaisant? Les sourcils de Dag se levèrent d'un coup sec. — Peut-être pas, Étincelle. Cela fait plusieurs années qu'aucun être malfaisant n'a émergé dans le secteur surveillé par la patrouille des Rapides de la Perle. S'il n'a pas séjourné dans un autre camp, la réponse est non. — Alors il serait incapable de reconnaître la magie d'un être malfaisant. — Tu as peut-être raison. À son grand soulagement, Dag laissa en paix la carouge à miel et reprit la descente du sentier. Il serra Faon contre lui, tandis qu'ils évitaient les branches gênant leur progression. — Mais la forte densité de l'essence est la marque d'un guérisseur, reprit Faon, et un InnéSens à longue portée celle d'un patrouilleur, comment appelles-tu quelqu'un qui possède ces deux qualités ? — Un faiseur - ou une faiseuse - de couteaux. — Il existe des femmes artisans ? Le seul faiseur de couteaux qu'elle avait rencontré était Dar, le frère hostile de Dag. Hostile aux épouses fermières, en tout cas. — Oui, bien sûr. — Et comment appelles-tu quelqu'un qui n'a ni densité ni portée? — Un fermier, répondit Dag du tac au tac, réprimant difficilement un sourire. (Il baissa la tête.) Désolé. Mais ses excuses étaient sincères, au moins un peu. Faon rejeta la tête en arrière. — Mais c'est faux, poursuivit-il plus pensivement. Les Marcheurs du Lac savent qu'une poignée de fermiers possèdent une essence presque comparable à la nôtre - au moins ceux qui sortent des camps en patrouille et font un peu attention. Ta tante Futée. Toi, d'une certaine façon. — Moi? dit Faon, surprise. Mais je n'ai même pas d'InnéSens, encore moins de portée ! — C'est vrai, pas le moindre, admit-il avec entrain. (Elle eut envie de le frapper.) Mais ton essence sort de l'ordinaire. Pas sa densité, même s'il y a de cela. Non, la tienne possède une sorte de clarté. Elle est magnifique, tu sais. Pourquoi crois-tu que je t'ai surnommée « Étincelle » ? — Je pensais que c'était juste un surnom affectueux. Comme celui qu'on donne à un animal de compagnie, ajouta-t-elle sur un ton provocant. Il la gratifia d'un regard peiné. — Non, c'est une description pure et simple qui m'est venue aussi naturellement que d'appeler ce rouquin de Sassa Poil de Carotte. — Les fanes de carottes sont vertes. J'ai grandi dans une ferme, tu peux me croire. Mais elle ne put s'empêcher de sourire un peu. Ce qu'on aime est toujours beau, disait le proverbe. En était-il de même avec l'essence ? Apparemment. Les autres Marcheurs du Lac n'avaient pas semblé aussi fascinés par son essence que Dag. Peut-être était-ce une question de goût, comme le dit la vieille dame en embrassant la vache. Faon sourit franchement au souvenir du vieux dicton de sa tante Futée. Et si l'appréciation de Dag concernant son essence ne devait rien à la flatterie ni à son engouement pour elle, mais qu'il s'agissait de la simple vérité ? Dag était un homme honnête par nature. Peut-être brillait-elle vraiment plus fort que les autres à ses yeux ? Peut-être lui faisait-elle le même effet que le soleil sur des yeux sensibles ou irrités, que l'eau pour celui qui a soif .. — Qu'est-ce que je t'apporte ? lui demanda-t-elle brusquement. — Grâce à toi, je respire. — Non, sérieusement. Elle s'arrêta de marcher et il se tourna vers elle. — J'étais sérieux. Son sourire semblait sincère. — Quand Hod nous a rejoints sur le Rapporteur, tu m'as dit que j'ignorais ce que je t'apportais tous les jours. Mais toi, est-ce que tu le sais ? En cet instant, elle découvrit la différence qu'il y avait entre s'arrêter et se figer. — Quoi ? — Qu'est-ce que je t'apporte dans ton essence? Un lent clignement des yeux. Il l'enlaça, pencha la tête et explora sa bouche pendant un long baiser. Pas pour éluder la question, mais pour formuler la réponse. Il la relâcha enfin, les sourcils froncés, et elle reposa les talons à terre. — L'équilibre, répondit-il. Tu... tu me désembrouilles. — Je ne comprends pas. — Moi non plus. — Dag..., protesta-t-elle. Tu es le seul à pouvoir m'apporter la réponse dont j'ai besoin. II marqua son accord en inclinant la tête de manière désabusée. — Tu fais disparaître mon essence. Non, ce n'est pas ça, continua-t-il alors qu'elle faisait de nouveau mine de protester. Imagine... Imagine que tes muscles soient pleins de noeuds, tendus et douloureux, et qu'ils contrarient chaque mouvement que tu essaies de faire. Maintenant, imagine tes muscles quand ils fonctionnent en souplesse, sans effort, sans y réfléchir. Alors la simple volonté suffit : pour avoir, pour être – tout ne fait qu'un. Comme un tir parfait. — Hein ? Il n'était pas au bout de ses explications, mais elle voyait bien qu'il progressait, qu'il semblait se rapprocher de ce quelque chose d'insaisissable. —Avec mon arc, je veux dire. Il m'arrive de temps en temps, mais trop peu souvent à mon goût, de réussir un tir parfait. Je ne te parle pas seulement de mettre la flèche au centre de la cible, ça, j'y parviens presque toujours. Rien ne ressemble autant à un tir parfait qu'un tir ordinaire. Et pourtant, l'espace d'un instant, c'est comme si tout disparaissait : mes soucis, mon corps, mon arc, la cible et même la flèche. Ne reste que sa course. (Il ferma sa main, puis la rouvrit.) Le travail d'essence que j'accomplis à l'aide de ma main gauche est comme la course de cette flèche, mais sans la flèche. Il baissa les yeux, comme si les mots venaient soudain de faire leur apparition dans sa paume. Il vient de dire quelque chose d'important. N'oublie jamais ça, ma fille, même si tu ne comprends pas tout pour l'instant. — Alors pourquoi ne suis-je pas ensorcelée, comme Hod l'est ? Tu as travaillé notre essence à tous les deux. L'explication doit se trouver quelque part entre nous trois. La bouche de Dag se referma lentement ; l'or de ses yeux perdit l'éclat si particulier qui était le sien quand il était plongé dans ses réflexions. — Nous retardons Baie, dit-il simplement, et il se remit en marche. Faon régla son pas sur le sien, satisfaite d'avoir obtenu un début de réponse. L'apparente distraction de Dag prouvait que les rouages dans sa tête avaient commencé à tourner en grinçant dans un sens qui leur était inhabituel. À moi de continuer à mettre de l'huile, alors? CHAPITRE 12 Malgré le retard accumulé à cause de la démarche infructueuse de Dag, le Rapporteur parcourut encore une douzaine de kilomètres vers l'aval avant que l'obscurité le force à s'arrêter. Au dîner, Baie leur annonça que, à moins d'une baisse des eaux pendant la nuit, ils atteindraient les Écueils d'Argent le lendemain. Dag sourit dans sa chope de cidre mousseux en voyant les lueurs qui s'allumaient dans les yeux de Faon et Brin à cette nouvelle. Ils interrogèrent tous deux Baie et Bo sur la célèbre ville fluviale, ce qui meubla la conversation jusqu'au moment où Aubépine et Hod débarrassèrent la table et allèrent laver la vaisselle sur le pont arrière. Apparemment, cette corvée risquait de s'éterniser, Aubépine essayant simultanément d'apprendre à son raton laveur à se tenir sur son épaule. La soirée était encore jeune et il ne pleuvait pas. Il ne faisait pas non plus excessivement froid et il n'y avait pas de vent. — Que dirais-tu de reprendre ton entraînement de tir à l'arc? suggéra Dag à Brin. Tu n'as pas tiré depuis des jours... La dernière fois remontait avant les distractions de Forgeverre et des Rapides de la Perle. Brin leva les yeux avec enthousiasme. — Est-ce qu'il ne fait pas trop sombre? s'inquiéta-t-il. La lune n'est pas encore haute - et elle n'est même pas pleine en ce moment. — Le Rapporteur ne manque pas de lanternes - si Baie accepte de nous en prêter une paire. Baie marqua son accord d'un signe de la tête, visiblement curieuse. — Une près de la cible, l'autre à côté de nous, expliqua Dag. Rien de plus facile. — Un bon moyen pour gaspiller de l'huile, intervint Bo. Et perdre des lanternes. — Brin visera la cible, pas la lanterne, mais sa lumière l'aidera. Espérons-le, du moins. (Brin eut un sourire penaud.) Tu dois apprendre à tirer dans toutes sortes de lumières. Si tu étais un Marcheur du Lac, je pourrais même t'enseigner à tirer dans le noir complet, grâce à l'InnéSens. Ces arbres immobiles en plein jour deviennent trop faciles pour toi. Bientôt, il nous faudra te trouver des cibles un peu plus difficiles. Mais pour ce soir, nous nous contenterons d'emprunter la balle de paille gardée en réserve pour Tête de Cuivre et Marguerite et de la placer en hauteur sur la berge. — Attends un peu! le coupa Faon. Qui va devoir aller chercher les flèches qui ont manqué leur cible ? Dans le noir en plus ! On risque de perdre mes bonnes flèches ! Animée par un réflexe protecteur bien compréhensible pour le fruit de son travail, Faon avait, lors des précédentes leçons de Brin à proximité du camp, considéré la récupération des flèches comme son devoir. — Pas une seule, promit Dag. Tu te contenteras de recueillir celles qui auront fait mouche. Je me chargerai des autres. (Feignant la sévérité, il ajouta à l'intention de Brin :) Tu as intérêt à bien viser, mon garçon. Avec Faon qui portait les lanternes, Brin sortit à pas lourds trimbaler la balle de paille sur la rive. Baie le suivit. Bo se leva pour tisonner le feu, puis s'installa confortablement, les pieds devant le foyer. Dag finit sa chope de cidre sans se presser. Remo avait assisté à la conversation en fronçant les sourcils. — Vous envisagez sérieusement d'apprendre les techniques de tir à l'arc des Marcheurs de Lac à cette grande gueule de fermier ? Pourquoi ? — Parce qu'il me l'a demandé. Et c'est de mon frère de tente que tu parles. Remo hésita. — Je suppose que vous n'avez pas eu l'occasion de manier un arc vous-même depuis longtemps, dit-il plus doucement. Vous étiez bon, avant ? Remo n'avait, semble-t-il, pas entendu toutes les histoires que colportait Saun à propos de Dag. Peut-être Saun s'était-il lié d'amitié avec Barr, partenaire plus agité. À en juger par le ton employé par le jeune homme, Dag comprit que Remo essayait de s'excuser. Dommage qu'il soit si peu doué pour cet exercice. Dag refréna quelques réponses acerbes qui lui vinrent à l'esprit - parmi elles, Pas plus tard que la semaine dernière, je me débrouillais encore plutôt bien - et préféra inviter Remo à se joindre à eux. — Il y a certaines choses que je ne peux pas lui montrer — en particulier tout ce qui concerne la position de sa main gauche. Sa proposition prit Remo au dépourvu. — Tu sais, ajouta posément Dag, si tu comptes vivre parmi les fermiers, il serait grand temps que tu apprennes à leur parler. — Je n'ai pas l'intention de vivre parmi eux! — Ni parmi les Marcheurs du Lac, il me semble. Pourtant, c'est soit l'un, soit l'autre. À moins que tu envisages de te percher en haut d'un arbre en compagnie des écureuils et de manger des glands tout l'hiver? Remo pinça les lèvres. Dag secoua la tête et se leva pour aller retrouver Faon et Brin. — Si tu changes d'avis, tu sais où nous trouver, lança-t-il par-dessus son épaule. Brin avait installé la balle de paille au sommet d'un enchevêtrement de branches mortes situé à une distance raisonnable vers l'amont et qui présentait l'avantage d'un terrain moins boisé et plus plat. Lui et Faon se disputaient à propos de l'endroit où placer la lanterne. Ils parvinrent à un compromis et choisirent la souche d'un peuplier non loin de là. Faon épingla la «cible» sur la balle. Deux cercles concentriques avaient été peints sur un linge que les séances d'entraînement successives avaient réduit en lambeaux. Le tissu blanc ressortait bien dans la modeste lumière jaune. Ils remontèrent à bord et Brin courut à l'intérieur chercher son arc et ses flèches. Quand il revint, Remo le suivit lentement, mais seulement jusqu'au bastingage auquel il s'accouda. La nuit était calme. Les gelées récentes avaient fait taire les chants des grenouilles et des insectes et le courant clapotait à peine contre le rivage obscur. Dag s'assit confortablement sur une bûche près de la seconde lanterne, rectifiant la position de Brin et la manière dont ce dernier tenait son arc, à mesure qu'il tirait sa douzaine de flèches. Après la première volée, Dag poussa un grognement et alla récupérer six d'entre elles avec Faon. Mais la fois suivante, seuls deux des projectiles manquèrent leur cible. Satisfait, il fit reculer Brin de dix pas avant de continuer son entraînement. Puis Aubépine arriva, brûlant d'impatience d'essayer. Au moins la vaisselle lui avait-elle laissé les mains propres et il ne laisserait pas d'empreintes sales sur l'arc. Dag promut aussitôt Brin au rang d'instructeur d'Aubépine - un vieux truc de patrouilleur pour obliger un novice à se concentrer sur ses problèmes, mais vus de l'extérieur pour changer. Dag sourit en entendant certaines de ses propres expressions sortir sans effort de la bouche de Brin. Remo, constata Dag déconcerté, continuait à approcher, petit à petit, d'abord jusqu'au bout de la passerelle d'embarquement, puis jusqu'à la bûche du patrouilleur. De temps à autre, ses mains se contractaient nerveusement. Si Remo possédait un arc, il ne l'avait pas emporté avec lui lors de sa traversée du fleuve à la nage. Et s'il voulait utiliser celui-là, il devrait demander la permission à Brin, exactement comme Aubépine. Quand Dag revint de sa dernière récolte de flèches égarées, il suggéra à Brin de rapprocher Aubépine de la cible. — Ramasser les flèches est un travail de débutant. Ce n'est pas digne d'un capitaine. Sous-entendait-il: d'un capitaine qui compte vingt-sept êtres malfaisants à son tableau de chasse ? Pour qui Remo se sentait-il froissé ? — Tu as dû faire ça souvent, quand tu étais plus jeune... — Bien sûr ! — Et tu n'en es pas mort. Faon vint se placer derrière Dag pour regarder les archers. Elle trouva de quoi s'occuper en lui massant les épaules, ce qui ôta à son mari toute velléité d'aller courir après les flèches le long du rivage. — Et toi, Dag? dit-elle. Tu ne t'es pas entraîné depuis longtemps... — Sois raisonnable, Étincelle, j'ai ramé la moitié de la journée. Je suis fatigué. Si je manque la cible, j'aurai l'air de quoi devant tous ces gamins ? — Peuh, fit-elle froidement. Ses mains si agréables cessèrent leur travail - il s'efforça de ne pas pousser un gémissement - et elle remonta à bord. Quelques minutes plus tard, elle réapparut avec l'arc conçu spécialement pour Dag et son carquois bien rempli. Remo se redressa, écarquillant les yeux. — Qu'est-ce que c'est ? — Mon arc. Dag dévissa le crochet de son poignet en bois et le rangea dans le petit sac en cuir qu'il portait à la ceinture. Il se leva, pesa de tout son poids pour bander l'arme et tendre la corde de l'arc court et lourd. À l'endroit où aurait dû se trouver la poignée, un artisan avait taillé une sorte de tige. Il l'emboîta dans la fente aménagée à l'extrémité de sa prothèse, puis fit pivoter l'arc une fois pour bien le fixer, s'assurant que la corde finisse bien à l'intérieur. — Un fermier de Tripoint l'a fabriqué pour moi - un artisan doué et une vieille connaissance de Corbeau Loyal. C'est aussi à lui que je dois le harnais pour mon bras et tous les ustensiles qui vont avec. Nous avons dû nous y reprendre à quatre fois avant d'obtenir un projet qui tienne la route. Vraiment un type intéressant. Il a commencé sa carrière en fabriquant des bras et des jambes de bois pour les mineurs et les ouvriers des fonderies, parce que, dans ces collines, pas mal de gens font un métier dangereux. Son amitié avec Loyal remontait à l'époque où celui-ci n'était encore qu'un jeune patrouilleur. Comme quoi, on ne sait jamais quand on pourra avoir besoin d'un vieil ami. L'essence de Remo était aussi fermée que son expression... Difficile de dire s'il appréciait la leçon de morale. — Il a l'air d'avoir une tension élevée. — C'est vrai, c'est un monstre. Mais il a fallu faire des compromis. Il devait être court, afin qu'il ne me gêne pas dans mes mouvements si jamais je devais agir vite - le démonter prend une minute et le laisser tomber est impossible. En même temps, j'avais besoin de puissance de pénétration. Quand j'avais encore mes deux mains, j'utilisais un arc bien plus long, en rapport avec ma taille et ma longueur de bras. Il m'a fallu des mois d'entraînement pour perdre toutes mes habitudes d'archer. Les doigts qui lui restaient en avaient saigné. — Vous prenez tout ça avec beaucoup de sang-froid. Sans savoir ce que Remo en retiendrait, Dag décida de lui dire la vérité. — Pas au début, tu peux me croire. J'ai mis du temps à l'accepter. (Il secoua brièvement son bras gauche de manière éloquente.) Je ne dis pas que personne ne peut demeurer stupide pour le restant de ses jours, parce que j'en ai vu essayer. Mais pour ma part, j'ai décidé que la vie était trop courte pour la passer en compagnie de ce genre d'individus. Remo devint bien silencieux. L'apparition de ce fascinant nouvel engin attisa la curiosité d'Aubépine, qui se précipita à la rencontre de Dag avec Brin sur ses talons. — Oh, oui, Dag! s'exclama ce dernier. Fais-nous une démonstration! — Tu n'as rien à apprendre de cet équipement. Il nécessite une position et un style radicalement différents de ceux que tu emploies avec ton arc. Et d'ailleurs, j'ai plein de vieilles et mauvaises habitudes que tu ferais bien de ne pas imiter. Brin sourit. — Faites ce que je dis, pas ce que je fais. — Exactement. Aubépine sortit du carquois l'une des lourdes flèches à pointe en acier. — Hé ! Celles-là sont bien plus chouettes que les nôtres ! Je suis sûr qu'elles marchent mieux! — Les tiennes sont très bien. Elles ont toutes été fabriquées par la même personne. (Dag fit un clin d'oeil à Faon.) Allez, prête-m'en une des tiennes — et range-moi ça... — Aïe ! s'écria Aubépine, et Faon retira la flèche de ses doigts tachés de sang. — Donne-moi ça avant de perdre un oeil! Dag ne gaspille pas d'aussi bonnes flèches pour s'entraîner ! — Elles servent à quoi, alors ? Écoutant la voix de la prudence, Dag préféra ne pas répondre à cette question et changea de carquois pour celui de Brin. Il alla se placer à une distance équivalente à la plus longue portée de Brin, redressa les épaules et consacra nonchalamment les quelques minutes qui suivirent à planter la douzaine de flèches à pointe en silex à proximité des deux cercles. Il se sentait bien. — Tu vois, Aubépine, elles font très bien l'affaire. Tu peux aller les chercher. Aubépine partit en courant. — Un puriste pourrait trouver à redire à mon style, pas assez élégant pour que je puisse me présenter à un concours de tir à l'arc, observa-t-il à l'intention de Brin. Mais selon moi, un patrouilleur doit se montrer capable de tirer dans toutes sortes de positions, même les plus curieuses. Peu importe la manière. Les puristes disent... Peut-être que je ferais mieux de ne pas le répéter. Après cet échauffement, ses muscles semblaient avoir retrouvé une certaine souplesse. Faon le regardait. Fredonnant dans sa barbe une improbable mélodie, Dag prit son carquois, le coinça maladroitement sous son bras gauche et en sortit la moitié de son contenu qu'il confia à sa femme, ne conservant qu'une douzaine des flèches lourdes, moins serrées entre elles. D'un coup d'épaule, il fit repasser le carquois dans son dos et il marcha en direction du pas de tir. Après une première estimation de la distance qui le séparait de la balle de paille, il se retourna et ajouta une douzaine de pas. Il s'étira, fit le vide dans son esprit et se tourna vers la cible. La première flèche traversa l'air en vibrant manifestement plus fort. Depuis la passerelle où il parlait avec Baie, Brin tourna brusquement la tête. La deuxième suivit avant même que la précédente ait atteint la cible. Puis la troisième. L'une après l'autre - Dag prenait la flèche dans le carquois, l'encochait, tirait sur la corde et relâchait. Il ne s'était pas éloigné de la cible par arrogance; il avait besoin de cette distance pour obtenir ce joli effet d'un flot continu de deux ou trois flèches dans les airs en même temps. Douze coups en moins de une minute. Tu n'avais pas fait ça depuis longtemps, vieux patrouilleur! Il baissa son arc court et épais afin d'étudier les résultats. Tous ses projectiles avaient terminé leur course à proximité du cercle extérieur. Pas en plein dans le mille, certes, mais cette balle de paille ne risquait pas de se sauver. Il regretta un peu de ne pas avoir été capable d'écrire «D + F» en plumes d'empennage tremblantes. En plissant fortement les yeux, il pensait pouvoir peut-être distinguer une sorte de « Argh » traînant, ce qui n'était déjà pas si mal. Faon arriva à côté de lui et observa la cible, fascinée. — Incroyable! Une volée parfaite... — Presque, admit Dag avec satisfaction. Compétente, en tout cas. Tu peux aller les chercher, Brin. L'adolescent ne se le fit pas dire deux fois. Écoutant la voix de la raison, Dag décida de se retirer en pleine gloire. Il dévissa son équipement et céda de nouveau à Brin sa place sur le champ de tir de fortune. Aubépine fut impitoyablement écarté quand Baie, qui avait assisté à l'entraînement assise sur la passerelle, laissa entendre qu'elle aimerait également tenter sa chance. Dag alla prendre un repos bien mérité sur sa bûche, en compagnie de sa femme. L'air commençait à se rafraîchir. Il ne tarderait plus à rentrer. Faon lui donna un coup de coude et, avec un sourire, désigna Remo, en grande discussion avec Brin, lui faisant une démonstration sur la bonne façon de tenir un arc. Dag répondit en touchant du doigt le bord de son nez et en haussant les sourcils. Les coins de ses lèvres se soulevèrent. Quand vint le moment d'aller ramasser les flèches de Baie, Remo agita la main à l'intention de Dag et accompagna Brin. Un bruit sourd résonna à bord du bateau, suffisamment fort pour faire tourner les têtes de Baie et Dag. — Qu'est-ce que c'est? demanda Baie. Mais comme aucun bruit ne suivit, elle tourna de nouveau son attention sur Brin et Remo. Sourcils froncés, Dag resta concentré sur le Rapporteur. Hod. Qu'est-ce que cet idiot a bien pu faire cette fois? Quelques instants plus tard, la tête de Bo apparut dans l'écoutille avant. — Vous voulez bien venir une minute, Marcheur du Lac ? Non, ne put répondre Dag. Il se leva, rassura Baie d'un geste de la main, lui enjoignant de continuer à s'amuser avec Brin et Remo. Faon lui lança un regard perçant et lui emboîta le pas. Il retrouva Hod dans la cuisine, assis à même le sol devant le foyer, avec la jambe droite de son pantalon retroussée. Le garçon se balançait d'avant en arrière en gémissant. — Que s'est-il passé ? s'enquit Dag. — Je suis tombé, sur le pont arrière, pleurnicha Hod. Me suis fait mal à mon genou. Vous pouvez le réparer, s'il vous plaît ? Toujours prompte à la compassion, Faon retint son souffle. Avec un soupir, Dag s'agenouilla et survola l'articulation de la paume de sa main, s'ouvrant lui-même brièvement. Pas de dégât sérieux, mais Hod avait bel et bien rouvert l'une des fêlures en voie de guérison de sa rotule. — Hod, je t'avais pourtant prévenu! lui dit-elle sévèrement. As-tu encore essayé de porter quelque chose de trop lourd pour toi ? —Non, je suis tombé, c'est tout, protesta Hod. (Il parut réfléchir un moment.) J'essayais de ne pas marcher sur le raton laveur. Une rapide incursion de son InnéSens révéla à Dag que l'animal dormait paisiblement dans le sac de couchage qu'il partageait avec Faon. Dag leva la tête et se renfrogna. Bo surprit son regard et haussa ses sourcils fournis. Après avoir pris le temps de la réflexion, il dit lentement : — En fait, cette boule de poils n'était pas dans les environs. Je n'ai pas eu l'impression que Hod avait trébuché non plus. Je pense qu'il a violemment heurté le mur. — Vous n'étiez pas là! bafouilla Hod d'une voix nerveuse. (Puis il ajouta, avec un temps de retard :) Ah si, je me souviens : j'ai trébuché et je suis tombé contre le mur. Dag s'assit sur ses talons, prenant conscience des implications fâcheuses de ce qu'il venait d'entendre — Dis-moi la vérité, Hod. Est-ce que tu as fait exprès de te cogner le genou contre le mur? Hod n'osait plus croiser son regard. — J'suis tombé, marmonna-t-il sur un ton agressif. Dag respira à fond. La blessure de Hod était bien réelle, mais ne présentait pas de degré d'urgence. Elle ne nécessitait aucune action immédiate. Dag pouvait prendre le temps de réfléchir. Pas vraiment sa principale qualité, pour le moment, mais peut-être qu'à l'instar du tir à l'arc, cela demandait de l'entraînement. Je me demande si mon cerveau va saigner. Hod semblait stupide et hargneux, mais peut-être qu'il ne faisait qu'exprimer ainsi une frayeur qui le dépassait. Dag songea qu'il n'avait que ce qu'il méritait, parce qu'il n'avait pas pris la peine de mieux connaître Hod. Quand les habitudes de dissimulation d'un vieux patrouilleur se trouvaient confrontées à la confusion muette d'un adolescent, comment s'étonner que leur échange tourne au dialogue de sourds ? — Hod, tu étais là, sur le pont avant, quand j'ai soigné les maux de ventre de Cresson. Est-ce que tu as entendu ce que je leur ai expliqué, à elle et à Marc, à propos de l'ensorcellement ? Est-ce que tu as compris ? Hod réussit à secouer la tête, sans qu'il soit possible de déterminer s'il s'agissait d'un oui ou d'un non. Pour Dag, impossible de savoir s'il avait voulu dire qu'il n'avait pas entendu, pas compris ou s'il doutait de pouvoir admettre l'un comme l'autre sans risque. — Connais-tu au moins la signification de ce mot : ensorcellement ? La question valait d'ailleurs également pour celui qui la posait, songea Dag. Hod secoua de nouveau la tête, mais suggéra ensuite : — C'est la magie des Marcheurs du Lac. C'est comme ça qu'ils font de bonnes affaires ou qu'ils obligent les filles à... (il jeta un coup d'oeil à Faon et rougit) à les retrouver dans la réserve à bois. Peut-être une expression synonyme de séduction en argot de Forgeverre, songea Dag - à moins que Hod l'ait tout bonnement inventée. — Cela ne sert pas à ça, affirma-t-il. (Il ne se montrait pas tout à fait honnête, mais il tenait à éviter que des récits calomnieux - ou édifiants, c'est selon -viennent embrouiller Hod qui n'en avait vraiment pas besoin. Et Dag non plus d'ailleurs.) En fait, toi et moi, nous découvrons ensemble et en même temps ce qu'est un ensorcellement, parce que je t'ai ensorcelé par mégarde quand j'ai soigné ton genou. Apparemment, cela se produit quand un fermier - toi, dans le cas présent -, après avoir goûté au travail d'essence d'un Marcheur du Lac, en redemande. Il en a une envie telle qu'il est prêt à faire n'importe quoi. Il tapota du doigt la peau enflée du genou de Hod. Ce dernier gémit. — Ça fait mal... Plainte ou supplique ? — Je n'en doute pas. Mais j'ai besoin de savoir pourquoi tu désires un renforcement d'essence au point de te faire du mal pour en obtenir un... Hod sembla aussi paniqué qu'un opossum, la patte prise entre les dents d'un piège. Il déglutit, mais ne desserra pas les lèvres. — Ce n'est pas une question piège, bon sang! (Hod sursauta et Dag baissa d'un ton.) Les Marcheurs du Lac se font des renforcements d'essence entre eux tout le temps - enfin, souvent - et ils n'ont pas cet effet-là sur nous. J'ai besoin de savoir. Parce que j'ai cette idée, ce rêve, de m'installer comme guérisseur quelque part en pays fermier avec Faon. Mais, si mes malades deviennent fous, mon projet tombe à l'eau. J'espère vraiment que tu pourras m'aider. — Oh, fit Hod, comme si tout devenait clair pour lui. Moi, vous aider ? Moi ? (Il leva la tête vers Dag en clignant des yeux.) Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt ? Eh oui, pourquoi ? Peut-être que c'était lui, Dag, qui aurait dû faire un petit tour sur le pont arrière, histoire de se cogner la tête un bon coup contre le mur... Il aperçut Faon qui le regardait, les bras croisés, une expression interrogatrice sur le visage – comme si elle appuyait totalement la question de Hod. Éludant le problème, Dag poursuivit : — D'abord, il faut que cela cesse. Tu ne peux pas continuer à te faire du mal, juste pour obtenir un renforcement d'essence. Hod lui lança un regard plein d'espoir. — Vous m'en donnerez un, même si je n'ai pas mal ? —Tant que nous ne saurons pas si l'effet de l'ensorcellement se dissipe avec le temps, je ne suis pas sûr que cela soit très recommandé. La situation ne ferait qu'empirer. — Oh. (Hod caressa délicatement son genou et retint ses larmes.) Je vais devoir... attendre ? — Si seulement j'en avais deux comme toi, Hod. Je pourrais soigner l'un et pas l'autre, et comparer ensuite. — Lequel je serais ? Dag n'avait pas de réponse toute prête à lui offrir. Il se passa la main dans les cheveux. — D'une certaine façon, tu l'as, ton deuxième patient, intervint Faon. Si nous repassons par le Coude de la Perle, au printemps prochain, rien ne t'empêche d'aller examiner Cresson. — Bonne idée, Étincelle. Le visage de Hod s'éclaira et il lança un regard reconnaissant à Faon. — Alors, ça me laisse les mains libres pour tenter une autre expérience. (Dag regarda le feu en plissant les yeux. Il regrettait de devoir interrompre le premier échange volontaire que Remo avait avec ses compagnons de voyage depuis le début de leur expédition, mais nécessité faisait loi.) Faon, tu veux bien demander à Remo de venir nous rejoindre, s'il te plaît? Elle ne chercha pas à dissimuler son étonnement, mais elle hocha la tête et s'exécuta. Quelques minutes plus tard, Remo se fraya un passage à travers les marchandises plongées dans l'obscurité jusqu'à la cuisine éclairée par le feu et la lumière de la lanterne. Il se renfrogna en apercevant Hod et interrogea Dag du regard. De quoi s'agit-il? — Ah, Remo, l'accueillit Dag. Content de te voir. Quand tu étais en patrouille, est-ce qu'on t'a appris à donner des renforcements d'essence mineurs ? — Verel a montré les principes de base à tous ceux qui pouvaient s'en servir, répondit prudemment Remo. Mais je n'ai jamais eu l'occasion de mettre ses enseignements en pratique. — Bien, alors il est grand temps pour toi de montrer de quoi tu es capable. J'aimerais que tu fasses un renforcement d'essence sur le genou blessé de Hod ici présent. Remo le fixa, atterré. — Mais c'est un fermier! — Je croyais que tu refusais de te laisser dicter ta conduite par les vieilles règles ? — Je ne parlais pas de celle-là! — Voilà que tu fais le difficile. Dag se frotta les lèvres, se rappelant que Remo n'avait pas été témoin de son intervention sur Cresson. Ni de la blessure d'origine de Hod. Prenant son courage à deux mains, il lui fit une brève description des deux incidents, concluant par : — J'ai déjà ensorcelé Hod et je ne veux pas envenimer les choses. Mais j'ignore ce qui se produira si deux Marcheurs du Lac partagent le fardeau d'un même ensorcellement. J'espère que le problème s'en trouvera, lui aussi, diminué de moitié – en tout cas, c'est la question que je me pose. Remo fit une moue soupçonneuse. — Vous n'espérez tout de même pas vous débarrasser de ça sur moi ? —Non, répondit patiemment Dag. Je cherche simplement à résoudre un problème lié au travail d'essence. Avant tout pour moi, c'est vrai, mais ma découverte pourrait servir à bien d'autres guérisseurs. Ça vaut la peine d'essayer. — Je croyais que vous étiez un patrouilleur. — Les vieilles habitudes ont la vie dure. Penses-tu sérieusement que j'ai démissionné seulement parce que j'avais le béguin pour une fermière du tiers de mon âge ? (Faon leva ironiquement les sourcils à son intention ; il la gratifia d'un clin d'oeil.) Je veux devenir – j'essaie, du moins – un guérisseur. En fait, je n'en suis pas si sûr. Examine attentivement le genou de Hod, dans son essence, et dis-moi si j'ai tort de nourrir une telle ambition. À contrecoeur, Remo s'agenouilla à côté de Hod qui lui fit un sourire inquiet. Après un coup d'oeil à Dag, il ouvrit son essence pour la première fois depuis des jours. Dag vit Remo grimacer sous la pression des essences non masquées de l'ensemble des fermiers qui l'entouraient: celle du vieux Bo, noueuse et sombre, celle de Hod, un fouillis, celle de Faon, éclatante. Il lui fallut un moment pour reprendre ses esprits et se concentrer sur la blessure. Quand il se pencha sur le travail de Dag, il ne chercha pas à dissimuler son étonnement. — C'est vous qui avez fait ça ? Même Verel n'est pas capable de ressouder des fractures aussi proprement! — J'aurais pourtant bien eu besoin de lui. Ou de quelqu'un de sa compétence, pour me guider et me mettre en garde. J'ai bien failli rester pris au piège. Dans l'essence de Remo, enfin ouverte à Dag, régnait le tumulte auquel il s'attendait de la part d'un patrouilleur dont les certitudes venaient d'être bouleversées - Dag était passé par là. Parfois, il regrettait que l'interprétation de l'essence ne donne pas accès à la lecture de la pensée. Nous en savons déjà bien assez les uns sur les autres. Qui savait ce que Remo aurait perçu de sa part ? — Qu'est-ce qui te tracasse ? demanda-t-il avec ménagement. Remo se lécha les lèvres, encore un peu douloureuses. — Je ne sais pas ce que vous attendez de moi ! laissa-t-il échapper. Jusqu'à présent, vous vous êtes bien passé de mon aide ! Je viens de te dire ce dont j'avais besoin! faillit répondre Dag, mais il se retint. — Qu'est-ce qui a bien pu te donner cette impression ? Remo baissa la tête. — Laissez tomber, marmonna-t-il. C'est idiot. (Il fit mine de s'éloigner, mais Dag tendit la main, doigts écartés. Stop. Remo respira à fond.) L'autre jour, quand ce poisson vous a attaqué, vous avez appelé Brin. Le fermier. Pas moi. Normal, ajouta-t-il, qui voudrait d'un raté comme moi pour l'aider ? Remo qui n'avait pas réussi à tirer d'affaire son partenaire aux Rapides de la Perle? Si on laissait de côté la pointe de jalousie à l'égard de Brin, Remo, hypersensible, se sentait blessé dans sa conscience. Il n'appartenait pas à Dag de lui rendre son estime de soi sur un plateau. Il se demanda s'il allait de nouveau devoir se lancer dans le récit complet de son aventure de la Corniche du Loup. Il se rappela que Mari avait coutume de l'emmener avec elle - lui, le mutilé - quand elle espérait obliger les fermiers d'une région où la patrouille venait d'éliminer un être malfaisant à mettre la main à la poche ou à leur fournir des provisions. Grimaçant de dégoût face à leur pingrerie, elle entendait leur faire honte. Non. Faire étalage des cicatrices du passé ne le mènerait nulle part avec Remo. Remo avait déjà bien assez honte de lui comme ça. Tu rends les choses trop compliquées, vieux patrouilleur. Reste simple. — Tu étais de service à la rame. Brin était de repos. C'est tout. Le monde ne tourne pas autour de toi, mon garçon, même si tu n'es pas capable de t'en rendre compte pour le moment. Il se souvint également de la malédiction que les fermiers lançaient, pour rire, aux futurs parents : Puissiez-vous avoir six enfants exactement comme vous. Existait-il un équivalent pour les capitaines de patrouille ? Voilà qui expliquerait bien des choses... Remo déglutit. — Ah bon. Le rouge lui monta aux joues, puis s'effaça, mais un peu de la tension qu'il avait en lui le quitta. Craignant de heurter encore plus la susceptibilité de son interlocuteur, Dag s'abstint de lui faire remarquer qu'il aurait sans doute crié son nom avant de se rabattre sur Aubépine ou Hod. Pas sûr que la comparaison plaise à Remo. Du tact avant tout, vieux patrouilleur. Enfin, il y avait tout de même du progrès. Remo tendit la main vers le genou de Hod, puis la retira. — Est-ce qu'il va me suivre partout comme il le fait avec vous ? Dag élimina deux réponses : « Si je le savais... » et « Il ne peut pas nous suivre tous les deux ». Il baissa la tête vers Hod qui le fixait d'un regard inquiet. — Pourquoi ne pas le lui demander ?Sinon, tu t'apprêtes à procéder à une opération intime sur l'essence d'une personne à qui tu n'as pas directement adressé la parole depuis que tu es entré dans la pièce. À contrecoeur, Remo se décida enfin à regarder Hod droit dans les yeux. — Est-ce que tu vas me suivre partout ? Hod fit de nouveau ce mouvement de la tête qui ne signifiait ni oui ni non et était aussi indéchiffrable pour Remo que pour le reste de l'équipage. — Je... j'en sais rien..., hasarda-t-il au bout d'un moment. J'en ai pas envie. Mais j'ai vraiment mal à mon genou et je veux aider Dag. Pas vous ? Remo se gratta la tête et se détourna. — Je suppose que si... Dag avait déjà servi de guide à de jeunes patrouilleurs lors de leur première expérience de don d'essence. Sur ce plan, Remo ne se révéla pas différent des autres. Le transfert proprement dit ne dura qu'un instant. Hod souffla en sentant la chaleur venue soulager son articulation. D'une voix sévère, Dag lui conseilla de prendre meilleur soin de lui-même à l'avenir et de ne plus leur jouer la comédie. Hod secoua vigoureusement la tête, sans la moindre ambiguïté cette fois. Brin, Baie et Aubépine arrivèrent à ce moment-là, les joues rosies par la fraîcheur de la nuit, et rangèrent leurs différents équipements. Dag, qui se sentait aussi épuisé que s'il avait lui-même donné le renforcement d'essence, s'effondra d'un air las sur une chaise près du foyer et laissa à Faon le soin d'expliquer à la patronne du bateau ce qu'il venait de se passer - une tâche dont elle s'acquitta avec une exactitude presque aussi embarrassante pour Remo que pour Hod. Mais la tarte aux pommes encore chaude qu'elle servit à tous fit bien vite oublier cet épisode. À sa grande surprise, pendant la demi-heure qui suivit, Dag eut le privilège d'écouter les fermiers réunis autour de la table discuter sérieusement des problèmes liés à l'ensorcellement d'un des leurs par un Marcheur du Lac, non pas sous l'angle d'une sombre menace magique, mais plutôt comme d'un phénomène à négocier de la même façon que le passage d'un chenal qui vient de voir la disposition de ses arbres morts et de ses bancs de sable complètement bouleversée par une crue du fleuve. À l'exception de Faon et Brin, leurs idées se révélèrent confuses et les solutions qu'ils proposèrent, pour la plupart inefficaces. Mais, insensiblement, le ton de leurs voix lui mit du baume au coeur. Remo, entendant essentiellement la confusion, croisa d'abord les bras avec une expression désespérée, mais, petit à petit, ne put s'empêcher de se laisser entraîner dans ce qui devait constituer, selon Dag, son premier effort - balbutiant, certes - pour expliquer les mystères des Marcheurs du Lac à des étrangers. Les convives quittèrent la table sans avoir résolu les malheurs du monde, mais Dag éprouva néanmoins un curieux sentiment de satisfaction. En passant, Faon prit Hod par l'épaule et lui dit : — Tu sais, tu aurais pu venir t'exercer au tir à l'arc avec nous, comme Aubépine. Essaie, la prochaine fois. Hod parut étonné. Ses lèvres se retroussèrent en un sourire révélant ses dents de travers et il exprima sa satisfaction en dodelinant de la tête. Attendait-il cette invitation ? Quel exil purement imaginaire avait bien pu conduire ce garçon à broyer du noir au point de se jeter contre le mur ? Quelle détresse pouvait se révéler assez douloureuse pour qu'il préfère s'infliger une blessure volontaire ? Ruminant ces questions, Dag ajouta aux paroles perspicaces de Faon : — Bonne nuit, Hod. Dors bien. Hod rosit de plaisir et dodelina de plus belle. Perdu dans ses pensées, Dag emboîta le pas à Faon. Après avoir appelé Aubépine pour qu'il les débarrasse de son raton laveur – qui, ayant fini sa sieste, voulait jouer – ils se blottirent l'un contre l'autre dans leur nid douillet. — Comment ça se passe avec ta graine d'avoine ? murmura Faon. Surpris, Dag se frotta le bras gauche. —Je l'avais presque oubliée. Apparemment, elle a déjà été convertie. Je sens à peine un point de chaleur à cet endroit. Demain, je referai peut-être l'essai avec dix graines. — Deux. — Cinq ? (Il hésita.) Finalement, je suis content que tu m'aies convaincu de ne pas m'attaquer à cet arbre. — Ah bon ? fit-elle, pince-sans-rire. (Il sentit son sourire endormi contre son épaule. Après un moment, elle ajouta :) Tu as vraiment fait du bon travail avec Remo ce soir. Si seulement il parvenait à ne plus confondre les fermiers avec leur bétail, je crois qu'il pourrait être un type bien. — À ce point-là ? Il ne pense pas à mal, tu sais... — J'en suis persuadée. C'est juste que... il n'arrive pas à se débarrasser de toutes ces mauvaises habitudes de Marcheur du Lac. — Un peu de patience, il vient à peine de tomber de son berceau. Et notre expédition sur le fleuve ne correspond peut-être pas à la révolte qu'il envisageait au départ. Elle ricana et il sentit son souffle chaud dans le creux de sa peau. — Avant que son couteau soit brisé, Remo était un patrouilleur tout à fait ordinaire, ajouta-t-il plus lentement. Mais, si les gens ordinaires ne parviennent pas à changer le monde, personne ne le pourra. Il n'y a plus de seigneurs et les dieux sont absents. — Tu sais, au début je trouvais cette idée plutôt séduisante, mais maintenant je ne suis pas certaine de vouloir compter sur des seigneurs ou des dieux pour sauver le monde. Parce que je crois qu'ils en feraient un monde pour eux. Pas nécessairement pour moi. — Étincelle, tu es la voix de la sagesse, chuchota-t-il. Elle acquiesça et ses yeux se fermèrent. Ceux de Dag restèrent ouverts bien plus longtemps. CHAPITRE 13 Il régnait une certaine effervescence à bord, quand le Rapporteur approcha des Écueils d'Argent aux environs de midi. Faon estima que Dag et Bo cachaient leur excitation. Encore une journée grise et froide, promettant la pluie sans jamais tenir parole. Retrouvant son poste d'observation au milieu du toit, Faon se félicita d'avoir enfilé sa veste. Sur la rive nord du fleuve se trouvait un village avec un embarcadère pour un bac. Depuis sa rame, Remo l'observa avec hésitation. — C'est ça, les Écueils d'Argent ? C'est quatre fois plus grand que le Coude de la Perle ! — Oh non, on n'est pas encore arrivés, le détrompa Baie, appuyant sur la rame-gouvernail afin de maintenir le chaland au milieu du chenal. C'est juste un endroit où plusieurs routes se croisent. La ville proprement dite se trouve derrière la falaise, après la prochaine courbe. Encore un peu de patience. (Elle s'abrita les yeux de la main et fronça les sourcils en direction du poteau servant à mesurer la hauteur de l'eau près de l'embarcadère.) Le niveau de l'eau a encore baissé. Nous allons traverser les Écueils tant que cela est encore possible et mouiller en aval. Pas question de rester coincés ici une semaine. Remo devint soudain très silencieux quand la rive bougea et que la ville qui couvrait les flancs des coteaux au sud entra lentement dans son champ de vision. Dag le rejoignit et sembla étudier son regard. De nombreuses maisons étaient peintes en blanc, quelques-unes en couleur, autant de points brillants parmi les arbres qui, à cette époque de l'année, avaient pour la plupart perdu leurs feuilles. Certains bâtiments, plus hauts et de construction plus récente, étaient en briques et Faon se demanda si l'un d'eux hébergeait le fameux hôtel de la Monnaie. La fumée des feux de charbon et de bois faisait des taches dans l'air humide et froid, et le littoral frémissait de l'activité de commerces répandant une odeur désagréable et nécessitant un accès au fleuve - des tanneurs, des teinturiers, un savonnier, une moulière qui empestait, un chantier naval. Faon supposa que des usines bordaient les rivières affluentes. De là où elle se trouvait, elle distinguait au moins une scierie, installée à flanc de coteau. Des chariots tirés par des attelages peinant sous l'effort parcouraient les rues boueuses et les piétons marchaient sur des trottoirs en bois. La ville était plus grande que Lumpton et Forgeverre réunies, et occupait une superficie facilement quarante fois supérieure à celle du Coude de la Perle. Il fallut un rappel à l'ordre de Baie pour que les curieux concentrent de nouveau leur attention sur la négociation des hauts-fonds ; ici, le grondement du fleuve semblait plus féroce qu'aux Rapides de la Perle. Accrochés çà et là, les débris squelettiques de quelques épaves servaient d'avertissement aux malchanceux et aux imprudents. Comme il en avait pris l'habitude, Dag signala par quelques observations laconiques les pièges invisibles du fleuve; Baie avait appris à tenir compte de ces avis et se contentait d'acquiescer d'un signe de la tête. Ils évitèrent ainsi tous les écueils, les rochers et les bancs de sable sans faire la moindre rayure à la coque, ce qui la fit sourire. Ensuite, les rameurs durent batailler ferme pour amener le Rapporteur jusqu'à la rive. Deux douzaines d'embarcations - des chalands et des coches - étaient amarrées au calme, le long de la berge, réparties entre plusieurs quais flottants, chacun accueillant son lot de magasins et d'entrepôts sur la pente qui montait vers les collines. La route qui les en séparait était remplie de chariots intéressés, pour certains, par les cargaisons des bateaux, et pour d'autres, par les magasins. Des équipes de dockers travaillaient dur à charger ou décharger des marchandises. — Facile de se perdre, dans une ville pareille, marmonna Remo avec consternation, ce qui suscita un sourire passager sur les lèvres de Dag. Brin restait bouche bée et ne s'en cachait pas. Hod, qui avait connu les rues de Forgeverre, était moins impressionné et semblait avant tout avoir à coeur de s'acquitter correctement de la mission qui lui avait été confiée, ainsi qu'à Aubépine, à savoir jeter et aller attacher les cordes alors que le bateau approchait de la rive. Une fois le Rapporteur bien calé entre un autre chaland et un coche, Baie s'enquit auprès de leurs voisins des nouvelles de l'aval. Mais les deux bateaux descendaient le fleuve, tout comme eux. Bo dévala la passerelle en courant et Baie ouvrit la marche pour une visite au magasin le plus proche. Faon se joignit à elle après y voir été invitée. Brin se passa d'invitation. À la réception des entrepôts, derrière leurs comptoirs, des commis accueillaient les bateliers, parfois il s'agissait même des patrons des commerces en question. Avec ces derniers, Baie marchanda sa cargaison - les peaux, les douves de tonneaux, la graisse d'ours et le cidre moribond. À tous elle demanda également des nouvelles du bateau de son papa qui avait pu passer dans les parages l'automne dernier. Malheureusement, elle récolta essentiellement des hochements de têtes négatifs et peinés, mais à plusieurs reprises on lui mentionna ce type de Tripoint qui avait récemment posé des questions similaires aux siennes, et on lui conseilla de le retrouver pour lui parler. Une suggestion plus facile à suivre si ses interlocuteurs avaient pensé à noter son nom ou l'endroit où le trouver. Elle eut plus de chance avec le troisième marchand. En effet, ce dernier lui ouvrit son livre de comptes et lui montra une écriture passée onze mois plus tôt pour l'acquisition de peaux auprès de la Rose d'Eau Claire TV, et à côté de laquelle le chef Eau Claire avait apposé ses initiales. Le commerçant lui révéla également l'identité de l'homme de Tripoint qui s'était montré si curieux, un négociant du nom de Pierre Coupeur qu'elle aurait toutes les chances de trouver, à cette heure de la journée, dans une taverne à moules située une rue plus loin. Baie lui acheta quelques boîtes de boutons en nacre, une des plus célèbres productions de la ville et sa seule acquisition de la journée. Baie conseilla à Brin de conserver son verre à vitre, de la même façon qu'elle gardait son stock d'outils fabriqués à Tripoint, parce qu'il en obtiendrait un bien meilleur prix en aval. Ce qui vint confirmer ce que Faon soupçonnait déjà: Brin n'avait aucunement l'intention de rentrer à la maison après les Écueils d'Argent. Peut-être qu'elle aurait dû l'obliger à au moins écrire une lettre à maman et papa. À moins qu'elle s'en charge elle-même. Elle se demanda comment elle ferait parvenir sa missive à Bleu Ouest sans courrier Marcheur du Lac sous la main. Le dernier marchand lui avait semblé plus malin que les autres ; il connaissait probablement un moyen de recevoir et de transmettre des informations, au moins jusqu'à Lumpton Ville. Elle lui en parlerait plus tard. En attendant, elle se précipita à la suite de Baie sur le trottoir en bois, Brin sur les talons, les bras encombrés par les boîtes de boutons. Puis, ils traversèrent une rue boueuse en direction d'un bâtiment que son enseigne ballotante présentait comme la Moule d'Argent, un nom illustré par la peinture d'une moule avec de petites pattes, des yeux globuleux et un large sourire plein de dents. Si le portrait était fidèle aux créatures servies à l'intérieur, Faon décida qu'elle éviterait d'en approcher une seule de sa bouche, cuite ou pas. Mais l'odeur, une fois la porte franchie, n'avait finalement rien de commun avec la puanteur des moulières sur la berge; ici, à la vapeur capiteuse parfumée à l'ail et à l'oignon se mêlait une forte odeur de bière fraîche. Brin inspira et sourit. À l'intérieur se trouvaient une grande salle au plancher recouvert de sciure de bois et un comptoir qui courait sur toute la longueur d'un côté. Serveurs et marmitons débarrassaient les tables sans se presser, signe que l'heure de pointe du déjeuner était terminée. Faon suivit le regard de Baie qui balaya la salle avant de s'arrêter sur un homme pouvant correspondre au signalement de leur proie et assis, seul, à une table à l'autre bout du restaurant. « Un type costaud, à peu près du même âge que moi, avait dit le marchand. Quelques kilos en trop, des cheveux bruns bouclés, une barbe impeccablement taillée. Habillé comme un batelier,, mais que du premier choix. » Baie hocha la tête – comme en signe de confirmation – et slaloma entre les tables dans sa direction. Il leva la tête de la moule qu'il explorait et sourit confusément aux deux jeunes femmes. Baie s'arrêta à côté de lui. — Monsieur Coupeur, de Tripoint ? demanda-t-elle. Surpris, il se dépêcha d'avaler ce qu'il mastiquait. — Pierre Coupeur, oui, c'est bien moi, répondit-il. Que puis-je faire pour vous, mademois... mesdemoiselles ? Après coup, il adressa également un signe de la tête à Brin. Baie lui tendit sa main rendue rêche par le travail. — Je suis le chef Baie Eau Claire, du Rapporteur. Voici mon rameur, Brin Prébleu, et mon amie et cuisinière, Mme Faon Prébleu. Les sourcils de Coupeur se dressèrent légèrement en l'entendant se présenter ainsi, mais ils retombèrent et il lui serra la main; elle lui rendit sa poigne de batelier. Puis il salua Faon et Brin. — Mariés? leur demanda-t-il. (Puis, se corrigeant avant même qu'apparaissent des grimaces similaires sur les visages des deux Prébleu :) Non, bien sûr, frère et soeur, n'est-ce pas ? — On m'a dit que vous posiez des questions à propos de bateaux disparus, dit Baie. Son attitude sympathique fit place à quelque chose de plus impérieux. — Vous remontez de l'aval — Non. Le Rapporteur est un chaland. Mais nous allons dans cette direction. Vous comprenez, à l'automne dernier, mon papa et son frère ont suivi le même itinéraire depuis le village d'Eau Claire, mais ils ne sont jamais revenus. Pas un mot. Rien. Comme s'ils s'étaient évanouis dans la nature. Alors, je suis partie à leur recherche et je suis à l'affût de toutes les informations qui pourraient m'aider. — Nos bateaux manquants ont disparu à la montée des eaux du printemps, bien plus tard, mais je vous en prie, asseyez-vous... Il fit mine de se lever, désignant les trois autres chaises autour de la table carrée. Une assiette où s'empilaient des coquilles vides se trouvait encore en face de lui, indiquant qu'un convive était parti – peut-être un autre informateur ? Coupeur se cala sur sa chaise, fronçant légèrement les sourcils pendant qu'ils prenaient place. — «Nos» bateaux ? s'enquit Faon avec curiosité. Vous en avez perdu plusieurs. Il hocha la tête. — J'ai commencé comme marinier à Tripoint. Mais, quand je me suis marié et que les premiers gamins sont arrivés, ma femme a voulu que je me range un peu. Alors j'ai acheté quelques entrepôts et j'ai commencé à envoyer des cargaisons vers l'aval au lieu de les remorquer vers l'amont. Ensuite, j'ai monté ma propre flottille : d'abord un bateau, puis deux, jusqu'à quatre. J'ai eu de la chance avec mes chefs de bord, des hommes fiables pour la plupart. Les bateaux avaient été construits à la Crique du Castor. Du travail de qualité, pas comme ces baignoires bricolées par les gars des collines, avec du bois trop vert ou pourri, et mal calfatés – j'ai perdu une cargaison une fois, avec un chaland de ce genre et ça m'a servi de leçon. Il a coulé par une belle journée ensoleillée, dans six mètres d'eau claire; il a commencé à s'enfoncer, je ne vous mens pas, après avoir simplement touché la tête d'un poisson-chat. Se rappelant sa dernière rencontre avec un poisson de cette espèce, Faon n'était pas persuadée que cela trahisse des défauts dans la conception du bateau, mais elle garda ses commentaires pour elle. — De bons bateaux et des équipages fiables, poursuivit Coupeur. Et pourtant, j'en ai deux sur quatre qui ne sont pas remontés cet été. Et quand j'ai commencé à poser des questions autour de moi, j'ai découvert qu'ils n'étaient pas les seuls. En tout, neuf bateaux de Tripoint et leurs équipages ne sont pas rentrés au port quand ils auraient dû. Chaque saison, on peut s'attendre à perdre en moyenne une embarcation, ce sont les risques du métier, mais neuf? Et puis, les épaves des bateaux qui coulent finissent par remonter à la surface ou alors on retrouve une partie de la cargaison. Les corps, aussi, finissent par remonter et ceux qui les sortent de l'eau pour les enterrer font généralement passer le mot. Au bout d'un moment, il est apparu clairement que quelqu'un devait regarder les choses d'un peu plus près, ce qui explique ma présence ici. Perdre ces deux bateaux a été un mauvais coup pour mes affaires, vous pouvez me croire. Un marmiton les interrompit, débarrassa l'assiette qui restait et demanda s'ils prendraient quelque chose. Faon secoua la tête d'un air las, et Baie, concentrée sur Coupeur, rejeta son offre d'un geste de la main, mais Brin commanda une assiette de moules accompagnée d'une bière. — Mon papa navigue sur ce fleuve depuis plus de vingt ans, précisa Baie quand ils furent de nouveau seuls. Il sait construire un bateau et il n'emploie que des mariniers locaux qui ont déjà fait le voyage avec lui. D'habitude, je les accompagnais, mais pas cette fois. Les yeux de Coupeur s'agrandirent. — Vous ne jouez pas du violon, par hasard? Baie acquiesça de la tête. — Si, j'ai gagné pas mal d'argent en jouant pour les mariniers qui remorquaient leurs coches vers l'amont. Son sourire se teinta d'une nuance de respect - non qu'il ait été impoli auparavant. Une sorte de camaraderie entre gens du fleuve, devina Faon. — J'ai entendu parler de vous ! La blonde qui voyage avec son papa et gratte joliment de son instrument! (Il aspira le contenu d'une autre moule et poursuivit:) Le coche avec lequel je suis venu s'appelle l'Acier de Tripoint et j'ai choisi son équipage avec le plus grand soin. Des gaillards costauds et bien armés. Certains d'entre eux ont perdu un ami ou un membre de leur famille et se sont portés volontaires dès qu'ils ont eu vent de mon projet. Quel que soit le problème, nous ne repartirons pas sans l'avoir réglé. Baie se frotta le nez. — Vos armes ne vous serviront à rien s'ils ont été victimes d'une maladie ou d'un naufrage, mais j'avoue je me sens réconfortée par ce que je viens d'entendre. Croyez-vous avoir affaire à des sortes de pirates ? Il est déjà arrivé que des bateliers se fassent dévaliser, mais d'habitude ce genre d'histoire se répand comme une traînée de poudre. Coupeur gratta sa courte barbe d'un air dubitatif. — Ça n'expliquerait pas tout. Tellement de personnes disparues, sans un bruit... Nous sommes plusieurs à trouver qu'il y a quelque chose d'étrange dans toute cette histoire. (Sa bouche se crispa.) Peut-être même de la sorcellerie. Ou pire. Parce que, non seulement on ne retrouve jamais les bateaux ou les corps, entre l'embouchure de la Grâce et Grise Bouche, mais apparemment les marchandises ne refont jamais surface non plus. Alors on peut s'interroger: et si les marchandises étaient plutôt détournées vers Luthlia, en amont du Gris, en plein territoire des Marcheurs du Lac ? Faon se redressa avec indignation — Les Marcheurs du Lac ne sont pas des pirates ! Coupeur secoua la tête. — Ces cargaisons avaient de la valeur. Des produits de qualité, en fer et en acier de Tripoint... Et j'avais aussi remis une somme en pièces d'argent à mes chefs de coches, pour qu'ils achètent du thé et des épices, dans le sud. N'importe qui aurait été tenté, mais pour certains, ç'aurait peut-être été plus... facile. — Ça ne tient pas debout, insista Faon. Si on laisse de côté le fait que les Marcheurs du Lac n'agissent tout simplement pas ainsi, Luthlia est l'une des rares régions qui produise, elle aussi, du fer et de l'acier de qualité - je le sais, j'en ai vu quelques échantillons. Dag affirme que les mines et les forges de Luthlia fournissent en lames les camps au nord du lac Mort, presque jusqu'à Portemer ! Ils savent même fabriquer de l'acier qui ne rouille pas ! Pourquoi voudraient-ils voler le vôtre ? — Oui, admit Coupeur en baissant la voix, mais vous oubliez les corps qui n'ont jamais été retrouvés. J'ai ma petite idée là-dessus - si vous voyez ce que je veux dire... (Il se passa l'ongle du pouce entre les dents dans un geste significatif, puis lança un regard coupable en direction de Baie qui blêmissait.) Navré, mademoiselle, mais on ne peut pas écarter cette hypothèse. L'air furieux, Faon dut se retenir pour ne pas se lever et sortir, mais les moules de Brin et sa bière arrivèrent et, le temps que le marmiton retourne en cuisine, elle avait repris ses esprits. — J'ai, moi aussi, ma petite idée pour expliquer ces disparitions et elle me paraît bien plus crédible que votre hypothèse des Marcheurs du Lac - qui, soit dit en passant, ne mangent pas les gens. Les êtres malfaisants - les spectres. J'ai assisté de près à l'élimination d'une de ces créatures à Forgeverre, au printemps dernier. S'ils en ont l'occasion, les êtres malfaisants transforment les fermiers en esclaves. Alors, en supposant qu'un spectre ait élu domicile le long du fleuve, je suis persuadée qu'il ferait subir le même sort à des bateliers - mais il ne saurait pas quoi faire de vos marchandises volées. Cela dit, ses esclaves fraîchement convertis pourraient se charger de la revente. Un spectre était-il capable de les envoyer aussi loin sans en perdre le contrôle? Probablement pas. Et pourtant... La vallée était fréquemment patrouillée, non seulement par les Marcheurs du Lac des camps installés sur les rives, mais aussi par ceux qui parcouraient le fleuve en bateau. La région n'était pas un coin perdu, bien au contraire. Un être malfaisant aussi puissant avait-il pu passer au travers des mailles du filet pendant plus d'un an? Celui de Forgeverre avait bien réussi, se remémora-t-elle. Il faut que j'en parle à Dag. Visiblement, Coupeur n'aimait pas beaucoup l'idée d'un spectre jouant les pirates. En effet, dans ce cas, ses grands gaillards bien armés ne lui seraient d'aucune aide. Mais l'être malfaisant saurait quoi en faire. Faon frissonna. Brin, s'inquiétant de l'expression entêtée de sa soeur, voulut la dérider. — Hé, Faon ! Goûte-moi ça! Et il poussa l'assiette de moules vers elle. Elle saisit l'un des mollusques et l'examina. Baie se pencha pour lui montrer comment déloger la partie comestible. Faon mastiqua d'un air dubitatif, sans que cela semble produire le moindre effet sur elle, puis elle avala la bouchée et but une gorgée de la bière de Brin pour faire passer le tout. Distraitement, Baie en mangea aussi quelques-unes. — Si vous trouvez une perle, expliqua Coupeur en observant Faon d'un air quelque peu amusé, vous pouvez la garder. Mais vous devrez rendre les coquilles... Eh oui, il fallait bien fabriquer tous ces boutons... Mais la perspective de tomber sur une perle l'incita à en déguster une deuxième. Après quoi, Brin reprit son assiette d'un air protecteur. Coupeur se tourna plus sérieusement vers Baie. — Vos disparitions ne sont pas nécessairement liées aux nôtres. Ou alors, le problème a commencé bien plus tôt que je le soupçonnais. Mais, comme mon coche ira sans doute plus vite que votre chaland, je vous propose de demander des nouvelles de votre famille tout en menant ma propre enquête. Dites-m'en un peu plus. Coupeur écouta attentivement Baie décrire son papa, son frère Roncier, Aulne et leur équipage. Elle ne mentionna pas ses fiançailles, ce que sembla noter Brin à en juger par l'interruption momentanée de sa mastication. Faisant remarquer que deux paires d'oreilles valaient mieux qu'une, Coupeur donna à son tour à Baie le signalement et le nom des bateaux et des hommes de Tripoint - une description qui laissa Faon perplexe, en particulier parce que certains bateaux portaient des noms de personnes, mais Baie sembla n'avoir aucun mal à le suivre. Quand elle reconnaissait l'un ou l'autre bateau ou batelier, elle y allait même de son commentaire: «Oh, je connais ce coche, papa et moi sommes remontés avec lui depuis Grise Bouche il y a trois ans » que son interlocuteur accueillait d'un hochement de la tête. Coupeur se cala sur sa chaise, étudia les deux jeunes femmes et Brin, et demanda : — Dites-moi, à part le maigrichon ici présent, de quel équipage dispose le Rapporteur? Brin fronça les sourcils et se redressa. — Deux grands gaillards et mon oncle Bo, qui connaît bien son métier - quand il est sobre. Plus deux moussaillons. Faon remarqua qu'elle se gardait bien de mentionner que les deux grands gaillards étaient des Marcheurs du Lac. Baie commençait-elle à développer une attitude protectrice envers ses rameurs peu communs ? Coupeur manifesta son inquiétude en serrant les lèvres. — À votre place, je me trouverais un ou deux chalands pour faire la route ensemble, comme ça vous pourriez veiller les uns sur les autres. Si des bandits rôdent sur le fleuve, ils risquent de s'attaquer plus volontiers à une proie isolée. L'union fait la force. Baie hocha la tête, reconnaissant la sagesse de ses propos, sans pour autant s'engager à suivre son conseil et ils prirent congé du marchand de Tripoint. Faon, toujours furieuse à cause des calomnies de Coupeur concernant les Marcheurs du Lac, n'avait pas l'intention de répéter cette partie de leur entretien à Dag une fois qu'ils seraient de retour à bord. Malheureusement pour elle, Brin s'empressa de le faire. Dag réagit simplement en affichant son expression si singulière - une absence d'expression, en fait. Il baissa et releva les paupières, une manière de dire « Je préfère ne pas en discuter », mais qui, selon Faon, pouvait dissimuler à peu près tout, de la lassitude jusqu'à la colère sourde. Ignorant l'insulte, Dag se montra nettement plus intéressé par les informations à propos des autres bateaux disparus. Il convint, comme Faon l'avait secrètement espéré, que la présence d'un être malfaisant dans cette région semblait hautement improbable, en raison des nombreuses patrouilles, mais elle nota qu'il se frottait distraitement le cou à l'endroit où ne pendait plus la cordelette d'un étui pour un couteau du partage. Peu avant le dîner, Faon se retrouva un court instant seule avec Brin sur le pont arrière. — Tu sais, pour l'instant, Baie est toujours fiancée à Aulne, dit-elle. Qu'est-ce que tu comptes faire si nous finissons par le rencontrer en aval ? Brin se gratta la tête. — J'ai bien réfléchi. Si nous découvrons qu'il est mort, elle aura besoin d'une épaule pour pleurer. Et si jamais il est parti avec une autre fille et qu'il ne l'aime plus, elle aura également besoin d'une épaule pour pleurer. Ça tombe bien, j'en ai justement deux. — Oui, mais imagine qu'il soit retenu quelque part, qu'on parvienne à le délivrer et qu'ils s'aiment encore ? Brin fronça les sourcils. — Le délivrer de quoi ? Ça fait trop longtemps. S'il l'aimait vraiment, il aurait trouvé un moyen de revenir, même s'il avait dû se traîner à quatre pattes sur la rive depuis Grise Bouche. Il en a largement eu le temps. Non, décidément, Aulne ne me fait pas peur. — Même sans lui, rien ne prouve que tu pourras prendre sa place. Brin la dévisagea d'un regard calculateur. — Baie t'aime bien. Si tu pouvais lui glisser un mot gentil me concernant, cela ne ferait pas de mal. (Après un moment, il ajouta:) Tu pourrais au moins arrêter de me taquiner. Faon rougit, mais répondit : — Comme tu le faisais quand je te suppliais ou que je fondais en larmes ? Brin rougit à son tour. — On était des gosses ! — Peuh. Ils échangèrent des regards maussades. Au bout d'un moment, Brin laissa échapper : — Je suis désolé. — C'est tout ? Des années de harcèlement, soldées par un simple «Je suis désolé» ? Et encore, parce que tu as besoin de moi ! (Faon pinça les lèvres. Sa clémence lui semblait toujours un signe de faiblesse, mais vu les circonstances...) Je vais y réfléchir. Baie est aussi mon amie. (Mais elle ne put s'empêcher d'ajouter :) Et je ne suis pas certaine qu'en plaidant ta cause je lui rende service. — D'accord, soupira Brin. Attendons de voir si nous retrouvons Aulne... (Se détournant, il marmonna tristement dans sa barbe :) Je me demande s'il est grand? Assis dans le noir sur le toit du Rapporteur, les jambes pendant par-dessus bord, Dag testait précautionneusement son InnéSens. La chaleur familière de Tête de Cuivre, de Marguerite et des poules ; les formes connues des gens qui l'entouraient : Brin et Aubépine qui faisaient la vaisselle après le dîner en bavardant aimablement; la flamme vive d'Étincelle, occupée avec Baie à leur reconstruire un coin pour dormir, après la vente des peaux qui leur avaient fait office de matelas jusqu'à présent; Remo, isolé, son essence complètement fermée, une tache presque transparente. Bo était parti, avait-il prétendu, faire la tournée des tavernes pour essayer de glaner des informations sur la Rose d'Eau Claire, un plan qui avait fait grimacer Baie. Hod l'avait accompagné. Dag étendit la portée de son InnéSens aux bateaux avoisinants sur lesquels se trouvaient plusieurs dizaines de personnes. Puis il remonta le long des magasins, vides de toute présence humaine à cette heure, à l'exception d'un ou deux veilleurs de nuit et d'un rôdeur, peut-être à la recherche d'une porte mal fermée. Derrière, le fleuve plein de vie, l'eau en perpétuel mouvement, les fabriques, de l'écume étonnamment riche en essence, quelques poissons avec leurs auras brillantes, des écrevisses et des moules accrochées aux rochers. Encore plus loin, de l'autre côté de la rue, jusqu'aux bâtiments grouillants de vies, bouillonnant dans ses perceptions - derrière ces murs, les habitants dormaient - ou pas - se disputaient, intriguaient, faisaient l'amour, se détestaient, une mère allaitait son enfant... Ça fait au moins trois cents pas. Essaie plus loin. Sur la rive opposée, des canards dormaient, dissimulés par les broussailles, la tête rentrée sous l'aile. Dans une grange plus haut sur la berge, des boeufs éreintés après une dure journée passée à tirer des bateaux le long du chemin de halage pour leur permettre de franchir les hauts-fonds. Une douzaine de maisons entouraient la station de halage et l'embarcadère du bac, et d'autres entrepôts également. Dag aurait été capable de compter leurs habitants. Plus de cinq cents mètres! Il examina l'essence de son bras gauche. Les cinq graines d'avoine, subrepticement prélevées sur une poignée destinée à Tête de Cuivre, dont il avait arraché l'essence ce matin, n'étaient plus discernables que par une légère sensation de chaleur. Les dix autres qu'il avait fauchées au déjeuner étaient en cours de conversion. Son essence semblait saine et dense, les vieilles traces de Désolation disparaissant, tels des bleus qui pâlissent. Il étendit doucement sa main fantôme, puis la rentra de nouveau. Et encore une fois. Il contrôlait de mieux en mieux la projection d'essence qui, il n'y a pas si longtemps, lui paraissait mal assurée et l'effrayait, même. Comment ai-je pu en avoir peur ?Peut-être que demain il se risquerait à extirper l'essence de quelque chose de plus gros. Pas un arbre : la perspicacité de Faon l'avait impressionné et il s'en tiendrait à la nourriture, pour l'instant du moins. Il sentit l'ombre de l'essence fermée de Remo à l'intérieur de la cabine, telle une ride à la surface de l'eau. Le jeune patrouilleur surgit de l'écoutille avant, se redressa au niveau du genou de Dag et leva les yeux vers lui. Il s'ouvrit un peu - une petite flamme - et découvrit que l'essence de Dag, elle, était grande ouverte. Remo tourna la tête et contempla les nombreuses lumières des Écueils d'Argent, éparpillées sur le versant de la colline et sur tous les versants au-delà. Même à cette heure, il subsistait quelques chariots et des gens dans les rues. Derrière la ligne des magasins, de la lumière et des rires jaillirent par la porte d'une taverne à moules qui s'ouvrit et se referma, suffisamment forts pour être entendus de la rive. — Comment pouvez-vous supporter tout ce bruit ? demanda Remo, pressant les mains contre ses tempes, dans un geste de désarroi affligé. Bien sûr, il ne parlait pas des sons qui, dans la nuit automnale plutôt calme, parvenaient à leurs oreilles. Les Écueils d'Argent devaient représenter la plus forte concentration d'êtres humains qu'il ait pu voir dans toute sa courte vie, et dont aucun ne masquait son essence. Dag le regarda, puis, d'un geste, l'invita aimablement à prendre place à côté de lui sur le bord rugueux. Remo grimpa sans difficulté. Grâce aux effets combinés des renforcements d'essence prodigués par Verel, d'une alimentation saine et abondante et de l'exercice au grand air, il s'était presque complètement remis de son passage à tabac. Et sa jeunesse avait également dû contribuer à son prompt rétablissement, songea Dag, morose. — L'essence des fermiers est un peu bruyante, expliqua Dag, mais c'est une question d'habitude. Il y en a beaucoup, mais elle ne peut pas te faire de mal, contrairement à l'essence d'une Désolation ou, pis encore, d'un être malfaisant. Il n'y a rien de plus terrible au monde. Comme il fallait s'y attendre, Remo sembla impressionné par l'évocation de ce souvenir. — Tu sais, c'est difficile à assimiler, même pour les habitants de la ville eux-mêmes. Si tu les observes dans la rue, tu remarqueras qu'ils se regardent ou se parlent beaucoup moins que les fermiers d'un village ou d'un hameau. C'est un comportement qu'ils doivent adopter. Ils sont tellement nombreux qu'il leur est tout bonnement impossible d'entamer la conversation avec tous ceux qui croisent leur chemin. Ce n'est pas exactement comme de masquer son essence, mais ça y ressemble : c'est dans leur tête. D'une certaine manière, un Marcheur du Lac se sentira sans doute plus à l'aise dans une grande ville, au milieu de tous ces gens qui ont pour habitude de s'ignorer entre eux. — Oui, mais en cas de problèmes, ils sont aussi plus nombreux à vous tomber dessus, fit remarquer Remo, dubitatif. — C'est vrai, concéda Dag. Essaie d'étendre la portée de ton InnéSens, rien qu'une fois, pour voir ce qui se passe. Ça ne va pas te tuer, je te le promets. — Pas tout de suite, peut-être, marmonna Remo, mais il s'exécuta. Les sourcils plutôt serrés, il s'ouvrit, progressivement. L'ombre de son essence s'épaissit, elle gagna en densité et devint perceptible pour Dag dans toute sa complexité. L'InnéSens de ce garçon porte à près de un kilomètre, songea Dag avec satisfaction. Remo avait définitivement sa place dans une patrouille, peut-être pourrait-il même en commander une un jour, si quelqu'un réussissait à l'empêcher de gâcher sa vie en s'entêtant dans ses erreurs. Avec un grognement, Remo fit reculer son InnéSens, mais pas complètement, nota Dag. Il restait ouvert, mais limité au périmètre du Rapporteur et de ses passagers – Dag y compris. Remo se frotta le front. — C'était... quelque chose. — Une ville de cette taille est un bouillonnement d'essence permanent, reconnut Dag. Mais c'est la vie – tout le contraire d'une Désolation, au même titre qu'une forêt ou qu'un marais. Et j'irai même plus loin : si nous notre longue lutte a pour ambition de gagner du terrain sur la Désolation et de nourrir l'essence du monde, un endroit comme celui-là – d'un signe de la tête, il indiqua les lumières couvrant les collines comme autant de lucioles égarées hors saison – pourrait bien représenter notre plus belle victoire. Remo cilla, le temps pour son cerveau d'absorber une idée aussi étrange. Dag espéra qu'elle le ferait réfléchir. Puis il se pencha en avant et poursuivit : — Mais le fait que cette ville puisse également être considérée comme une véritable réserve d'essence pour un être malfaisant qui émergerait à proximité m'inquiète considérablement. Au camp des Rapides de la Perle, qu'est-ce qu'on t'a raconté concernant la campagne de l'Arbre-Pluie de l'été dernier? — Ç'a été terrible, à ce qu'on m'a dit. La Désolation aurait rayé de la carte le camp du Marécage de l'Os et ils auraient perdu entre soixante-dix et cent personnes dans leur retraite. — As-tu entendu mentionner le nom de Verte-Source? — Un village de fermiers, proche de l'endroit où l'être malfaisant a éclos, c'est ça ? — Grâce soit rendue à Loyal pour avoir au moins inclus cette partie dans son rapport ! Oui, c'est ça. Sais-tu à combien se sont montées leurs pertes ? — Je n'ai pas eu la circulaire entre les mains, j'en ai juste entendu parler. Nombreuses, je suppose. — Tu supposes bien. Ils ont perdu la moitié de la population, environ cinq cents personnes au total, y compris tous leurs enfants, parce que, comme tu le sais, un être malfaisant en fait ses premières victimes. Dieux absents, j'aurais voulu que tu voies cette créature quand nous l'avons tuée, après un tel festin. Elle était d'une beauté indescriptible. Je n'avais jamais vu ça. Dans les premiers stades de leur mue, les êtres malfaisants sont laids, peu mobiles et grossiers, et nous en sommes venus à nous focaliser sur cette laideur qui n'est pourtant qu'apparente. (Dag devint silencieux, puis il chassa ce souvenir qui le hantait afin de continuer tant que Remo gardait l'esprit et son essence ouverts.) Sur le chemin du retour, j'ai fait faire un détour à ma patrouille jusqu'à Verte-Source et nous avons rencontré des habitants revenus enterrer leurs morts. Nous étions en plein été, mais, comme la plupart des victimes avaient vu leur essence arrachée, les corps se décomposaient plus lentement. Je les ai comptés, alignés, si pâles, comme des enfants de glace dans la chaleur grise... Dis-moi, Remo, à ton avis de quelle longueur devrait être le fossé à creuser pour enterrer tous les enfants des Écueils d'Argent ? Les lèvres de Remo s'entrouvrirent; il secoua la tête. — Plus de un kilomètre, d'après moi, affirma posément Dag. Au moins. J'aurais voulu pouvoir traîner tous les Marcheurs du Lac que je connaissais devant cette rangée de corps, mais je n'ai pas pu, alors aujourd'hui j'essaie d'obtenir le même résultat avec des mots. Et peut-être que, aussi maladroites qu'elles soient, ses paroles avaient plus d'effet sur Remo, ici, face aux collines illuminées des Écueils d'Argent, que dans l'isolement du camp des Rapides de la Perle. — Je comprends le problème, dit lentement Remo. Loués soient les dieux absents! — Mais je ne vois pas ce que nous pouvons y faire. Nous n'avons pas les moyens de lancer plus de patrouilles. — Le travail de nos patrouilles n'est pas en cause. Il faut... Si les habitants de Verte-Source avaient été mieux informés à propos des êtres malfaisants, des Marcheurs du Lac, de ce que nous faisons, quelqu'un aurait pu donner l'alerte. Des vies - pas toutes, je le sais bien - auraient pu être épargnées à Verte-Source, et le Marécage de l'Os aurait pu éviter la Désolation si nous avions été prévenus à temps et tué l'être malfaisant avant qu'il entame sa croisade vers le sud. Et le seul moyen que je connaisse pour que les fermiers en sachent un peu plus, c'est de le leur apprendre ! Les yeux de Remo s'agrandirent, tandis qu'il considérait les lumières de la ville. — Mais ils sont bien trop nombreux pour ça! Il y avait du progrès. Remo ne lui avait pas opposé l'objection classique : « Mais ce sont des fermiers ! Les fermiers ne savent pas... », à compléter par le premier préjugé suffisant qui venait à l'esprit. Dag faillit sourire. — Je suis bien d'accord. Si nous devions soulever et porter tous les fermiers en même temps, nos dos n'y survivraient pas. Pourquoi ne pas commencer par un petit nombre de fermiers qui pourraient ensuite enseigner à leurs pairs ? Avec les bons outils, ces gens sont parfaitement capables de se débrouiller tout seuls. Mon expérience me l'a prouvé. Il leva son bras gauche ; son crochet et les boucles de son harnais brillèrent un court instant dans la lumière jaune des lanternes. Remo devint silencieux et fixa la berge. Au bout d'un moment, Dag reprit : — Faon et Brin sont impatients d'aller visiter l'hôtel de la Monnaie demain matin, avant de repartir. Pourquoi ne nous accompagnerais-tu pas ? L'essence de Remo se referma complètement. — Vous êtes sûr qu'un Marcheur du Lac isolé ne court aucun danger là-haut ? Remo n'avait pratiquement jamais quitté le Rapporteur; si personne ne lui avait demandé un coup de main pour décharger un peu plus tôt, Dag n'était pas certain qu'il aurait posé un pied à terre. — Oui, le rassura Dag avec témérité. (Il misait sur le fait que Remo le suivrait sans discuter s'il s'exprimait avec l'assurance d'un chef de patrouille, question d'habitude. Le jeune homme apprendrait bien assez tôt à quel point cette assurance reposait souvent sur du vent.) D'ailleurs, nous ne serons pas seuls. — Je vais y réfléchir, dit prudemment Remo. (Après une courte pause, il ajouta:) Brin aime vraiment beaucoup l'argent. Alors que ce ne sont que des bouts de métal, sans aucune essence. — Si l'argent possède une essence, elle n'existe que dans la tête des gens, confirma Dag. Mais c'est un moyen très pratique de faire du commerce, de garder la trace d'un échange et de pouvoir l'emporter partout avec soi. Partout où cette monnaie était reconnue. Quatre grandes villes fermières battaient monnaie, toutes des villes fluviales, curieusement. À quoi venait s'ajouter un grand nombre de pièces de toutes sortes, héritées des temps anciens et qui refaisaient surface à l'occasion. Les vendeurs des magasins se montraient de plus en plus habiles à établir le change entre les différentes monnaies, mais pas toujours à l'avantage des bateliers, avait entendu dire Dag, auquel cas l'atmosphère commençait à s'échauffer. Même les Marcheurs du Lac utilisaient la monnaie des fermiers et pas uniquement en patrouille. — Je préfère notre système de crédit de camp, dit Remo. Un bandit ne pourra jamais vous donner un coup sur la tête et vous le voler. Une tentation de moins pour les gens faibles ou cruels... — Tu as raison, on ne peut pas te voler ton crédit par la force, reconnut Dag, son humeur s'assombrissant au souvenir de sa comparution devant le conseil du camp du lac Hickory. Mais de simples paroles ont le pouvoir de l'effacer. Crois-en mon expérience. Remo tourna vers lui un regard perplexe. Mais, avant qu'il ait pu l'interroger plus avant, Bo et Hod se présentèrent au pied de la passerelle. Hod soutenait Bo qui avait passé un bras autour de son épaule et s'efforçait de le placer bien en face des planches. Dag fut surpris de les voir. Baie ne pensait pas revoir son oncle de la nuit. C'était même une des raisons pour lesquelles elle ne s'était pas opposée à la visite de l'hôtel de la Monnaie le lendemain matin, même si elle devait retarder leur départ. Elle avait prévu qu'elle et Aubépine, qui avaient déjà visité l'hôtel de la monnaie avec leur papa lors d'un précédent voyage, partiraient à la recherche de Bo pendant que Faon et Brin satisferaient leur curiosité. — Je ne comprends toujours pas pourquoi tu m'as obligé à boire toute cette eau à la place de boissons bien meilleures, disait Bo à Hod d'un ton plaintif. Et j'ai autant envie de pisser. — Vous aurez moins mal à la tête quand vous vous réveillerez, lui assura Hod. Faites-moi confiance, c'est un truc qui marche. — Oui, bon, on verra, marmonna Bo, mais il laissa Hod le guider sur la passerelle. Ses genoux se dérobèrent quand il sauta sur le pont, mais Hod l'empêcha de tomber. Malgré plusieurs heures passées à faire la tournée des tavernes des Écueuils d'Argent en compagnie de Bo, Hod semblait plutôt sobre, remarqua Dag. Hod leva la tête vers Dag et Remo qui les observaient depuis le toit et leur fit un sourire timide. Il conduisit le vieil homme à l'intérieur où Baie les accueillit avec une surprise encore plus grande. — Intéressant, chuchota Dag. — Quoi ? fit Remo. — Apparemment, Hod sait y faire avec les ivrognes. Si je m'attendais à ça... À se demander où il a bien pu apprendre une chose pareille, à un si jeune âge. Remo fronça les sourcils et resta longtemps silencieux. — C'est même un peu inquiétant, si on considère la façon qu'il a de tressaillir au moindre coup de vent. — C'est vrai, admit Dag, satisfait de la voie qu'empruntaient les réflexions de Remo. Ce garçon finirait peut-être par faire un bon chef de patrouille un jour, s'il survivait assez longtemps. Remo était de nouveau assez ouvert pour sentir l'onde d'approbation dans l'essence de Dag et il se redressa involontairement. Dag sourit et se glissa au bas du toit pour aller voir comment Faon les avait installés pour la nuit. CHAPITRE 14 Remo se joignit à l'excursion à l'hôtel de la Monnaie. Perplexe, Faon se demanda ce que Dag avait bien pu lui dire la nuit précédente. Elle aurait cru Remo bien trop effrayé pour se risquer en ville. Au début, il adopta une expression figée qui aurait aisément pu passer pour de la réprobation. Faon s'interrogea d'ailleurs sur les émotions que masquait Dag quand il prenait lui-même un air sombre de ce genre. Une Marcheuse du Lac n'aurait pas eu à se poser la question, se dit-elle avec un soupir. Au dernier moment, Dag avait pensé à demander à Hod s'il voulait les accompagner. Le garçon avait rougi de plaisir et avait silencieusement manifesté son enthousiasme d'un signe de la tête. Malheureusement, l'hôtel de la Monnaie n'était pas en activité ce jour-là, mais, contre quelques pièces de cuivre, un homme accepta de leur faire visiter les lieux et répondit à leurs questions. Faon le soupçonna également de les avoir à l'oeil - en tout cas, il ne fit pas mystère de la méfiance que lui inspiraient les deux Marcheurs du Lac. Même à l'arrêt, les presses servant à estampiller les pièces étaient fascinantes, presque aussi complexes que le métier à tisser de tante Futée et bien plus lourdes. — Pas très mobile, maugréa Dag en observant les machines pardessus son épaule. Il manifestait l'habituelle suspicion des Marcheurs du Lac à l'égard des cibles faciles. Remo l'approuva de la tête. Sur le chemin du retour, une échoppe attira son attention et celle de Brin. On y vendait des articles de quincaillerie et des outils, mais il ne s'agissait pas de l'atelier d'un forgeron, puisque seules des réparations mineures étaient effectuées sur place. En fait, cela ressemblait plutôt aux magasins des bateliers. La plupart des objets en vente semblaient provenir de l'amont. Parmi eux, un fascinant fourneau de Tripoint, entièrement coulé en fer noir, avec un tuyau servant de cheminée pour évacuer la fumée et conçu pour être installé au milieu d'une pièce avec le feu à l'intérieur. — Regarde! s'enthousiasma Faon. Ça chauffe sans doute bien mieux qu'une cheminée qui ne projette la chaleur que dans une seule direction, contre six pour cet appareil. Six fois mieux. Pas besoin de se baisser pour cuisiner, et finie la fumée soufflée en plein visage. Et plus aucun risque que tes vêtements ou tes cheveux prennent feu! Oh, j'en veux un ! Dag la dévisagea, légèrement affolé. — Il faudrait un chariot et son attelage rien que pour le déplacer! — Mais c'est comme une cheminée. Ou le trou où tu allumes ton feu, ajouta-t-elle en se rappelant le camp des Marcheurs du Lac. Une fois en place, il ne bouge plus. — Hmm, fit-il en la regardant avec un de ses sourires les plus singuliers. Un outil de fermier... — Absolument. Elle rejeta la tête en arrière, imaginant un endroit où installer de manière permanente un tel fourneau. Avec un jardin. Et des enfants. Pas dans un camp de Marcheurs du Lac - ils le leur avaient bien fait comprendre. Ni dans un village fermier - pas Bleu Ouest en tout cas. Dans une ville comme celle-là? Peut-être pas. Les grands centres de population mettaient les Marcheurs du Lac profondément mal à l'aise. Où alors ? À regret, elle laissa Dag et Remo l'arracher aux fascinantes tentations de l'échoppe. De retour à bord du Rapporteur, il y avait de l'orage dans l'air. Baie et Bo étaient prêts à larguer les amarres, mais le bébé raton laveur d'Aubépine avait disparu. Bo était d'avis de partir sans cette fichue bestiole, assurant à un Aubépine inconsolable que son animal de compagnie saurait se débrouiller sans eux et trouver refuge dans les bois. Mais Aubépine ne l'entendait pas de cette oreille et le faisait savoir avec force. Remo, qui avait suivi leur échange, descendit sur la berge et alla tirer le raton laveur d'un bateau mouillant un peu plus loin. Prise en flagrant délit de pillage du garde-manger, la créature échappa de justesse à une mort certaine entre les mains du cuistot ou entre les crocs de son chien très remonté. Remo devint instantanément le héros du jour - aux yeux d'Aubépine en tout cas - quand il restitua la boule de poils scélérate à son maître ravi. Faon découvrit à cette occasion qu'à l'instar de Dag le jeune patrouilleur avait un sourire dangereusement séduisant qui lui illuminait le visage. Baie ne manqua pas de le remarquer, elle aussi, et sourit, par pur effet de contagion. Voyant cela, Brin se hâta de l'imiter, avant de se raviser et de regarder Remo en fronçant les sourcils. Alors que le bateau regagnait le milieu du fleuve et que la paix revenait à bord, Faon sortit sa laine et son fuseau et alla s'asseoir à la proue pour filer, admirer le paysage et réfléchir. Pour son opération de sauvetage éclair, Remo avait dû ouvrir son InnéSens et braver son aversion pour l'essence des fermiers. La chasse, telle que la pratiquaient les Marcheurs du Lac, était une activité bien différente de celle des fermiers s'il leur suffisait de se promener dans les bois pour trouver leur proie, aussi facilement qu'une femme prenant un bocal dans un cellier. Même si convaincre un ours de se laisser enlever sa fourrure devait être une opération aussi dangereuse pour un fermier que pour un Marcheur du Lac. À moins que leur persuasion ne s'exerce que sur les marchands et les jeunes filles ? N'oublie pas les chevaux, les lucioles et les moustiques. Il faudrait qu'elle interroge Dag à ce sujet. Elle tordit son fil pour le rendre plus épais et ainsi plus facile à tricoter. Elle avança bien dans son ouvrage jusqu'au moment où elle dut s'interrompre pour préparer le déjeuner. Elle songea avec regret au fourneau en fer qu'on aurait très bien pu installer à bord. Mais leur idylle aurait été de courte durée, l'appareil devant être vendu à la fin du voyage, au même titre que le bateau. Ce dernier deviendrait la maison flottante d'une famille pauvre, à moins qu'il soit démembré pour qu'on en récupère le bois. La ville de Grise Bouche était en grande partie composée d'anciens chalands, lui avait-on dit. Elle espérait que le Rapporteur trouverait un acheteur qui en ferait son foyer. En entrant dans la cuisine, elle aperçut Dag assis à la table pliante, la tête inclinée à un angle bizarre. L'air épuisé et le visage presque verdâtre, il fixait une sorte de petit tas gris à l'allure déprimante, posé sur une assiette. — Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Faon, avec un signe de la tête vers l'assiette. Tu n'as tout de même pas l'intention de le manger ? Elle était la première à penser que Dag aurait dû manger plus, mais de préférence une nourriture saine, pas cette chose qui semblait être restée trop longtemps au fond du fleuve. — C'est la dernière part de tarte aux pommes d'hier soir, expliqua-t-il. — Ce n'est pas ma... (Elle l'étudia de plus près.) Dag, qu'est-ce que tu as fait ? — Je lui ai arraché son essence. J'ai essayé en tout cas. Et je crois bien avoir atteint ma limite. — Dag! Je t'avais dit: pas plus de deux graines d'avoine! — Je n'ai pas eu de problème avec deux graines. Ni avec cinq ou dix. Il était temps d'essayer autre chose. Mais je m'en suis tenu à quelque chose de comestible ! Puis, sous les yeux de Faon partagée entre horreur et exaspération, Dag défit brusquement sa prothèse qu'il jeta à terre, puis il se plia en deux, le bras gauche serré contre son corps. Il déglutit de façon inquiétante. Faon courut chercher une cuvette et la lui fourra sous le nez juste à temps. Saisissant le récipient, il se détourna d'elle, par discrétion, mais ses haut-le-coeur ne firent pas remonter grand-chose. Sans un mot, elle lui tendit un gobelet d'eau pour qu'il se rince la bouche et crache. — Merci, chuchota-t-il. — C'est fini ? — Pas sûr. (Il posa la cuvette à côté de lui sur le banc, à portée de main.) Je me sens bizarre, comme si mon essence tentait de s'en débarrasser, mais sans y parvenir, et que mon corps prenait le relais. — Mais tu n'as rien dans l'estomac. — Heureusement. — Est-ce que c'est le même genre de malaise que tu ressens après avoir fait un renforcement d'essence sur un malade ? — Non, répondit-il lentement. Après un renforcement, j'ai des vertiges, comme quand tu as perdu beaucoup de sang, mais ça passe plus vite... Là... je me sens lourd, comme pour une indigestion. Par contre, dans les deux cas, la perturbation de mon essence m'affecte physiquement. — Alors dis-moi : ton essence est-elle plus comparable à un cheval ou à un chien ? Il cligna des yeux, l'air perplexe. — Je te demande pardon ? — À la ferme, les chiens engloutissaient toujours tout ce qui leur tombait sous la dent - n'importe quelle cochonnerie - quitte à vomir ensuite ce qui ne leur convenait pas, ce qui arrivait assez souvent - de préférence à un endroit où les gens risquaient de marcher dessus. (Le souvenir la fit grimacer.) Et il y a aussi eu ce chien qui appartenait à Roseau et qui adorait se rouler dans tout ce qui puait - du fumier, des cadavres d'opossums - avant de courir vers toi pour partager son bonheur. Les chiens sont comme ça. Dag pressa le dos de sa main contre ses lèvres. — Je vois... Tu ne serais pas en train de me taquiner, Étincelle? Elle secoua la tête, bien que son regard féroce dise «Tu ne l'aurais pas volé ». — Maintenant, prenons les chevaux. D'abord, ils sont incapables de vomir comme le font les chiens. S'ils avalent quelque chose de mauvais, ils risquent vraiment de gros ennuis. Papa a perdu un excellent poney qui avait la colique, à cause de quelque chose qui se trouvait dans le maïs. Depuis, Flèche se montre très attentif au contenu des mangeoires - c'était son poney, tu comprends. Alors, la question est : quand tu arraches l'essence de quelque chose de mauvais, peux-tu oui ou non t'en débarrasser ? — Manifestement non. (Le front de Dag se rida.) De la même façon qu'il m'a été impossible d'évacuer les répercussions toxiques après que j'ai arraché l'essence de l'être malfaisant à l'Arbre-Pluie. Elles empoisonnaient mon essence, comme une Désolation. Elles ont été détruites en même temps que le reste des résidus quand nous avons brisé l'emprise qu'exerçait l'être malfaisant. Mais cette solution n'est pas envisageable dans le cas présent. — Tu pourrais mourir? demanda-t-elle, soudain terrorisée. À cause d'une part de tarte... de ma tarte... — Je ne crois pas. Ce n'est pas du poison. Et je n'ai pas... je n'ai pas pu aller jusqu'au bout. Avec le recul, je pense que j'aurais mieux fait de m'abstenir. — Alors tu vas récupérer lentement, comme avec le moustique ? — Nous n'allons pas tarder à le découvrir, soupira-t-il. — Une colique d'essence, commenta Faon. Beurk. Elle prit l'assiette et la cuvette et les vida par-dessus le bastingage, puis elle ordonna à Dag d'aller se coucher. Il s'exécuta sans discuter, ce qui donnait la mesure de son malaise. Quand arriva l'heure du déjeuner, elle l'excusa auprès des autres - «quelque chose qu'il a mangé» - qui ne se formalisèrent pas de son absence, mais s'inquiétèrent pour leur propre santé. Après tout, ils avaient tous mangé la cuisine de Faon. En désespoir de cause - et pour défendre sa réputation de cuisinière - elle finit par suggérer qu'il avait vraisemblablement grignoté quelque chose en ville dans la matinée, ce qui parut les convaincre. Remo, qui semblait le plus perturbé par cette nouvelle, se rendit fréquemment au chevet de Dag afin de s'assurer qu'il ne manquait de rien. Mais le jeune patrouilleur n'obtint que des grognements étouffés et répugnants en guise de réponse. Faon pensait que Dag aurait dû mettre le seul autre Marcheur du Lac disponible dans la confidence et l'informer des expériences alarmantes qu'il pratiquait sur son essence. Mais elle n'en était pas persuadée au point de lui forcer la main. Elle se sentait un peu dépassée. Et elle ne trouvait pas rassurant le fait que Dag puisse l'être également. Le malheur de Dag fit le bonheur de Hod qui se vit brusquement promu au poste de rameur cet après-midi-là. Incapable de distinguer sa droite de sa gauche, Hod se montra d'abord maladroit, mais, grâce à la patience de Baie et à la franchise d'un Bo pas encore remis de sa gueule de bois, il s'améliora progressivement. Ses erreurs - source d'affolement - devinrent plus rares et sa confiance en lui grandit. Il parut néanmoins tellement surpris de se voir adresser des félicitations qu'il faillit en lâcher sa rame. Au grand soulagement de Faon, le soir venu, Dag se sentit suffisamment d'attaque pour s'alimenter, mais elle nota qu'il n'avait pas remis sa prothèse à son bras. Il restait très silencieux, se contenant de répondre aux questions qu'on lui posait par un hochement de tête, après quoi, il pressait sa main contre son front, comme s'il regrettait ce mouvement brusque. Toutefois, le lendemain, Dag reprit son poste de rameur, mais pas avant qu'un Hod enthousiaste lui ait arraché la promesse de garder sa place dans leur roulement. À midi, ils s'arrêtèrent dans un village qui constituait apparemment une escale traditionnelle pour les Eau Claire. Baie y trouva quelqu'un qui la connaissait et se souvenait du passage de la Rose l'automne dernier. Son papa était donc au moins arrivé jusqu'ici. L'homme du magasin, qui ne se rappelait pas que le chef Eau Claire ait mentionné quoi que ce soit d'anormal à propos de ce voyage, se déclara terriblement navré d'apprendre sa disparition et il secoua la tête en entendant la nouvelle concernant les bateaux de Tripoint. Brin vendit son premier lot de verre à vitre, puis ils repartirent. L'eau étincelait sous le froid soleil d'automne qui embrasait les berges, une vue qui ravit Faon. Baie, qui gardait un oeil sur la hauteur de l'eau, ne partagea pas sa joie. Les événements de l'après-midi vinrent malheureusement justifier la morosité de Baie. La batelière grignotait quelques restes à la table de la cuisine en compagnie de Faon, Dag et Hod, discutant de la vie à Bleu Ouest, quand un grincement en provenance de la coque lui fit lever la tête et serrer les dents. Elle leva les yeux au plafond où résonnait le bruit des bottes et marmonna: — Bo, tu serres la rive de trop près, donne un bon coup vers le... Mais elle conclut par un grognement exaspéré quand le Rapporteur s'immobilisa de manière perceptible. — Que se passe-t-il ? demanda vivement Faon. Hod ne semblait pas rassuré non plus. — Un banc de sable, leur lança Baie par-dessus son épaule, alors qu'elle ouvrait l'écoutille arrière. Ils lui emboîtèrent tous le pas et la rejoignirent sur le toit. Mains sur les hanches, elle regardait par-dessus bord. — Qu'est-ce qui t'a pris ? dit-elle à Bo. On est coincés pour de bon ! Bo arborait une expression contrite où se mêlaient la culpabilité et une certaine hargne envers cette île qui avait commis l'affront d'oser étendre un banc de sable à cet endroit et sans le prévenir. Brin était rouge de honte et Remo avait une expression de chien battu. Baie poussa un soupir d'exaspération - ce qui rassura Faon quant à la gravité de la situation - et, avec l'aide de Bo, se lança immédiatement dans les opérations de routine qui devraient les débloquer. La première étape consistait à planter les rames sur le fond afin de les utiliser un peu comme des échasses pour sortir le bateau du banc de sable. Grognant sous l'effort, Dag et Remo réussirent à casser en deux leur grande rame, mais le Rapporteur refusa de bouger et Baie préféra abandonner cette méthode avant qu'ils perdent une autre rame - elle n'en avait pas beaucoup de rechange - ou arrachent carrément la massive dame de nage. La deuxième étape envoya tous les hommes à terre afin d'alléger la charge et de leur faire tirer le bateau au bout d'une corde. Tête de Cuivre fut également mis à contribution et une corde fut attachée à sa selle. Les hommes, qui ne portaient que leur caleçon, mais avaient gardé leurs bottes, pataugèrent dans l'eau froide, l'air mécontent ou en poussant des cris - un spectacle captivant. Faon surprit le regard de Baie qui lui fit un grand sourire. Mais le bateau ne voulut rien entendre. Troisième méthode : attendre que l'eau monte et dégage le Rapporteur du banc de sable, un choix que l'équipage grelottant avait rejeté avec mépris deux heures plus tôt, mais qui semblait à présent rallier l'ensemble des suffrages. Alors que la discussion faisait rage au-dessus de la petite étendue d'eau qui séparait le chaland de la berge boueuse, un long signal sonore retentit depuis l'amont, suivi de trois coups de corne plus brefs — C'est la corne de la Tortue Véloce, dit Baie en tournant la tête. Le coche apparut dans le méandre du fleuve, se maintenant aisément au milieu du chenal. Un homme portant un pantalon - sec - rayé rouge et bleu agita gaiement une corne en étain aussi longue que son bras à l'intention des membres d'équipage du Rapporteur qui se tenaient sur la rive, couverts de boue. — Allons, Baie, c'est un bateau, pas une charrue! l'interpella-t-il. Tu cherches à creuser un nouveau passage ? Baie s'étouffa d'indignation, mais ne put empêcher ses lèvres de remuer. Le chef Char avança à la proue de son navire et, les pouces coincés entre ses bretelles vertes, leur fit un grand sourire. Baie mit ses mains en porte-voix et lui rétorqua : — Hé, Char ! Qu'est-ce que vous diriez de nous remorquer, toi et tes gros bras ? — Je ne sais pas, Baie... En échange d'un petit bécot peut-être ? lui hurla-t-il en retour. Sur la berge, Brin rougit, sa couleur dominante restant néanmoins le bleu. — Je vais en parler à ma chèvre! cria Baie. Tu ne feras pas la différence avec les filles que tu embrasses d'habitude ! Char secoua la tête. — Je ne marche pas! Qu'est-ce que vous transportez? — Essentiellement du beurre salé, des outils de Tripoint et du verre à vitre ! Le sourire de Char s'élargit alors que la Tortue Véloce les dépassait. — Alors j'ai bien peur que nous vendions notre stock d'outils et notre verre avant les vôtres ! (Il se tapota ostensiblement les lèvres.) À moins que tu reviennes sur ta décision concernant ce baiser ? — Rien dans la tête, tout dans les bras, maugréa Baie d'une voix sourde. II ne changera jamais. (Élevant la voix, elle cria après lui :) Tas de bons à rien! Même pas fichus de remorquer un pauvre chaland ! Retournez jouer aux dés ! Si on m'avait dit que les marins de la Tortue Véloce n'étaient qu'une bande de fillettes ! Quelle tristesse... Elle leur montra ses bras pour se moquer d'eux. Char leva le bras et claqua son biceps puissant. — Bien essayé, Baie! Faon envisagea de se porter volontaire à la place de Baie pour le fameux baiser, dans l'intérêt du Rapporteur, mais la vue de l'équipage tapageur du coche la décida à ne pas suivre son impulsion. — Je jouerai pour vous encourager ! Baie mima le mouvement d'un archet sur un violon invisible. Sa proposition provoqua une discussion passionnée entre la douzaine d'hommes présents sur la Tortue Véloce. Avant de se retrouver avec une mutinerie sur les bras, Char cria : — Un concert et un baiser ! Baie serra les dents — Je préfère attendre la pluie ! Des gémissements de déception lui parvinrent du coche, mais le fleuve l'emporta inexorablement et, quelques minutes plus tard, il se trouva hors de portée de voix, puis disparut de leur champ de vision. Baie poussa un soupir de frustration. Le ton avait été bon enfant, songea Faon, mais ils restaient coincés sur ce banc de sable. Tête de Cuivre fut autorisé à brouter librement sur l'île; Dag avait dû user de persuasion pour le faire sauter dans l'eau et il semblait impossible de le ramener sur le Rapporteur tant que ce dernier n'aurait pas été amarré à la rive, la proue la première, passerelle d'embarquement sortie. Les hommes se lavèrent dans le fleuve, remontèrent à bord et vinrent se réchauffer autour du foyer où Faon entamait déjà la préparation du dîner - la seule occupation d'une soirée qui s'annonçait longue. Ils tapèrent du pied et se frottèrent les mains en tremblant, excepté Dag qui glissa la sienne sous son bras gauche, mais finirent par libérer l'espace de Faon pour lui permettre de cuisiner ses tourtes et son ragoût. Dag proposa à Faon de lui attraper du poisson, mais, curieusement, son offre fut rejetée. Quand Faon se réveilla dans la nuit, Dag ne se trouvait plus dans le lit avec elle. Elle pensa d'abord qu'il était sorti pour pisser, mais, ne le voyant pas réapparaître au bout d'un certain temps, elle s'enveloppa dans une couverture et partit discrètement à sa recherche. De la lumière filtrait à travers l'écoutille avant, trop ambrée pour qu'il s'agisse de la lune. Elle se glissa à l'extérieur et referma la porte derrière elle. La nuit était froide et humide et sentait les feuilles mortes et le fleuve, plus une pincée de chèvre chaude et de poule endormies, mais au-dessus de leurs têtes les étoiles brillaient dans le ciel. Dag était assis à califourchon sur le banc qu'il avait tiré depuis le mur, une lanterne rougeoyante posée en face de lui. Il semblait s'être habillé à la hâte ; ses cheveux se dressaient dans tous les sens et il n'avait pas mis son harnais au bras. Tête baissée, il contemplait avec une mine renfrognée deux petits tas où se mêlaient graines d'avoine et de maïs, empilées sur la planche entre ses genoux. Quand elle s'approcha de son épaule, il leva la tête et lui lança un petit sourire. — Qu'est-ce que tu fais ? chuchota-t-elle. Il passa la main dans ses cheveux, sans arranger sa coiffure pour autant. — Je me limite de nouveau à l'avoine. Je t'ai écoutée, tu vois. Elle hocha la tête en une approbation provisoire. — Tu as l'intention d'en arracher l'essence ? N'apercevant aucun petit tas de poussière grise, elle se dit qu'elle l'avait arrêté à temps. La question étant : à temps pour quoi? - bien qu'il soit possible que sa seule présence l'ait retenu de se livrer à des expériences plus risquées. Il eut une expression étrange. — J'ai réfléchi. En général, même un être malfaisant ne s'attaque pas à la structure physique profonde de ses victimes quand il arrache leur essence - l'affaissement grisâtre qu'on observe est davantage l'effet d'une Désolation prolongée. Il ne vole que l'essence de vie - il prélève la crème qui flotte à la surface, en quelque sorte. Elle fronça les sourcils, essayant de se concentrer. — Je me souviens de la fois où Dar m'a expliqué comment on préparait les couteaux du partage. Le couteau aspire l'essence de la mort du donneur. Tout son être ne se dissout pas. Il n'y a donc pas que les êtres malfaisants qui procèdent de cette façon. Ses lèvres s'ouvrirent et se refermèrent. — C'est... c'est déjà plus rassurant. Même si, pour moi, la préparation d'un couteau du partage et le fait d'arracher l'essence d'un être vivant ne sont pas à mettre sur le même plan. Dans le cas du couteau, je considère cela comme le plus grand don d'essence qui soit. Je... hmm. (Ses sourcils se rapprochèrent. Après un moment, il laissa filer l'idée qui avait paru le distraire et poursuivit :) L'essence des êtres vivants est plus complexe que celle de choses mortes ou inertes - plus légère, plus brillante, plus fuyante... et apparemment (du bout du doigt, il fit glisser une graine d'avoine supplémentaire du petit tas de droite à celui de gauche) plus digeste. Toi qui parlais de colique... Elle estima le nombre de grains dans chaque tas. Il y en avait bien plus de dix. — Dag, demanda-t-elle, mal à l'aise, combien as-tu l'intention d'en absorber? Il se mordit la lèvre. — Tu te souviens comme, à l'Arbre-Pluie, chaque patrouilleur qui en avait la capacité m'a donné un renforcement d'essence, afin de hâter mon rétablissement et que nous puissions tous rentrer chez nous ? — Et alors? — Au bout d'un moment, j'ai commencé à voir ces auréoles violettes qui vacillaient autour des choses, et Hoharie leur a ordonné d'arrêter. Elle a dit que j'avais besoin d'une période d'absorption. — Tu ne m'avais jamais parlé de ces auréoles violettes! Il haussa les épaules. — Elles ont disparu après une journée. Quoi qu'il en soit, cette expérience m'a fait réfléchir. Je crois que je saurai que j'ai atteint ma limite quotidienne d'essence de vie quand les contours des choses commenceront à prendre une teinte lavande. Elle pinça les lèvres de manière dubitative. Mais comment pouvait-elle exiger de lui qu'il n'explore pas ses capacités, alors qu'elle-même se posait tant de questions ? La présence d'un expert qui aurait pu lui fournir des explications manquait cruellement. Ne lui restaient que son corps et sa propre essence pour mener ses expériences et observer attentivement les réactions. Bien sûr, il fallait une première fois à tout, sinon il n'y aurait pas de spécialistes. — Tu continues à penser que, en absorbant des aliments riches en essence, tu pourrais accélérer la reconstitution de la tienne et soigner plus de monde - et plus rapidement ? Il hocha la tête. — Peut-être. Chez les Marcheurs du Lac, au moins. Mais je veux traiter des fermiers et, si je ne parviens pas à résoudre le problème de l'ensorcellement... Il déplaça une autre graine d'avoine. Puis un grain de maïs. Puis il se redressa, cilla, se retourna et fixa son visage. — J'ai une auréole violette ? demanda-t-elle d'un air un peu mécontent. Il tendit la main en arrière, bougea une autre graine d'avoine et cligna de nouveau des yeux. — Maintenant, oui, fit-il, avec une satisfaction hésitante. — Arrête-toi, alors ! — D'accord, soupira-t-il. (Il se frotta le menton et contempla les deux petits tas.) Hmm. — Quoi ? — Les graines de ce tas (il pointa du doigt celui qui se trouvait à sa droite) sont vivantes. En les plantant dans le sol et en les arrosant, tu obtiendrais de nouvelles plantes. — C'est possible, modéra Faon, riche de l'expérience de toute une vie passée à la ferme. Disons que, si tu en plantais suffisamment, tu ferais probablement pousser quelque chose. Plus des mauvaises herbes. — Les graines de l'autre tas, poursuivit-il sans relever son commentaire, sont mortes. Une fois plantées, elles ne donneraient rien et finiraient par se décomposer. Une expression lugubre lui traversa le visage et Faon se demanda s'il revoyait dans son esprit une longue rangée de petits corps encore intacts. Mais les graines d'avoine n'étaient pas des enfants - enfin, elle supposa qu'on pouvait les considérer comme les enfants de l'avoine, vu sous un certain angle, mais celui qui adoptait une telle ligne de pensée et espérait continuer à vivre dans le monde réel courait tout droit à la folie. — Les graines ne germent pas non plus lorsqu'on les cuisine, se hâta-t-elle de souligner. Quelle différence y a-t-il réellement entre ce que tu fais à l'essence de ces graines et le fait de cuire nos aliments ? Au bout d'un moment, l'expression de son regard se nuança d'une pointe de gratitude. — Intéressante, ta façon de voir les choses, Étincelle... Elle regarda de plus près. À ses yeux, le tas de gauche paraissait plus terne que les grains jaune vif de celui de droite. Elle pointa du doigt le petit monticule terne. — Tu crois qu'ils sont toujours comestibles? Qu'on pourrait les cuire? Sa question sembla le prendre au dépourvu. — Je ne sais pas. Il leur manquerait sans doute quelque chose. — Et ça les rendrait dangereux, comme du poison ? — Je n'en ai pas la moindre idée. (Il fixa longuement du regard le petit tas.) Je pourrais essayer d'en donner une poignée à Tête de Cuivre, mais il se trouve sur l'île en ce moment - et ce n'est qu'un cheval. Nous n'avons pas de chien. Il jeta un coup d'oeil songeur à Daisy. — Nous buvons le lait de cette chèvre, s'empressa de lui rappeler Faon. (Puis, alors que son visage se tournait vers le poulailler :) Et nous mangeons des oeufs ! Il se renfrogna, puis son regard se perdit dans le vague l'espace d'un instant. Le bruit d'un coup de griffe attira l'attention de Faon qui s'aperçut que le raton laveur d'Aubépine venait d'apparaître près de la cheville de Dag et s'attaquait à sa jambe de pantalon. Dag se baissa et souleva l'animal, le logeant dans le creux de son bras gauche. Ses petites pattes s'accrochèrent à sa manche et ses yeux noirs et vifs brillèrent au sein de son masque poilu. — Dag, s'indigna Faon d'une voix pantelante. Tu n'y penses pas ! — Le cheval, la chèvre et les poules sont exclus - et toi aussi, exposa-t-il patiemment. Qui d'autre à bord mange des céréales ? Hod, bien sûr, mais non. Et je ne crois vraiment pas que cela risque d'empoisonner cette petite bête. — Ce n'est pas juste. Tu devrais au moins demander la permission à Aubépine et je vois mal comment tu comptes te justifier ! — J'ai déjà bien assez de mal à me l'expliquer à moi-même, soupira Dag. Très bien. Il s'empara du tas de grains et le porta à ses lèvres. — Non ! Faon mit la main contre sa bouche pour étouffer un cri. Dag haussa les sourcils. — Tu ne vas tout de même pas me dire que je n'en ai pas le droit? Lèvres serrées, Faon trépigna de désarroi. — Essaie avec le raton laveur, alors, concéda-t-elle enfin. Il inclina la tête de manière ironique et offrit les graines à l'animal qui ne sembla que modérément intéressé. Pas étonnant, songea Faon, tout le monde à bord lui donnait continuellement des choses bien meilleures à manger. Mais Dag insista - elle le soupçonna même d'user de persuasion comme savaient le faire les Marcheurs du Lac - et le petit mammifère en grignota l'équivalent d'une cuillerée en remuant ses moustaches. Quand Dag lui rendit sa liberté, il s'en alla en trottinant, apparemment sans être affecté, du moins ne tomba-t-il pas raide mort sur-le-champ. Dag jeta la poignée de graines mortes qui lui restait par-dessus bord, s'essuya la main sur sa chemise et enleva quelques poils de raton laveur. Ses yeux se posèrent sur le poulailler. — Quelque chose de comestible, alors..., songea-t-il à voix haute. Je me demande ce qui se produirait si j'arrachais l'essence d'une de ces volailles ? Rends-moi un service, Étincelle : préviens-moi la prochaine fois que tu voudras servir du poulet au dîner... Faon supprima mentalement le poulet de tous ses menus à venir pour une période indéterminée. — Je ne sais pas, Dag. Je ne vois pas d'inconvénient à ce que tu prennes l'essence de graines, mais un poulet, c'est plus proche de... Elle s'interrompit. Il la dévisagea. Elle n'avait pas besoin d'en dire plus. — D'une personne? Tu veux savoir si je serais capable d'en voler l'essence, comme un être malfaisant? Je l'ignore, mais un être humain, c'est quand même beaucoup plus gros. Par contre, je commence à croire que je pourrais entamer l'essence de quelqu'un. Et cette idée me met plutôt mal à l'aise, je t'assure. Faon se frotta la bouche du dos de la main. — Tu peux entamer aussi bien l'essence que le corps d'une personne à l'aide de ton couteau de guerre - et tu l'as déjà fait. En quoi serait-ce différent ? — C'est trop tôt pour le dire, soupira Dag. Je n'en sais vraiment rien, Étincelle. (il l'attira à lui, appuyant son front contre le sien.) Depuis quelque temps, je m'interroge: est-ce que je suis tombé par hasard sur des secrets connus seulement des guérisseurs les plus expérimentés ? Mais tes observations m'ont ouvert l'esprit et j'en viens à me demander s'il ne s'agit pas plutôt d'un savoir réservé aux artisans couteliers. Ils se montrent encore plus réservés et peut-être ont-ils de bonnes raisons. Parce que... — Parce que ? le pressa-t-elle quand il ne termina pas sa phrase. — Parce que je ne suis certainement pas la seule personne à posséder de telles aptitudes. À moins que l'être malfaisant de l'Arbre-Pluie m'ait altéré pour de bon. Si seulement j'avais quelqu'un à qui... — À qui poser la question ? Hélas, Remo ne pouvait pas jouer ce rôle. Le jeune patrouilleur ne manquait pas de qualités, mais il n'avait rien d'un artisan. Dag secoua la tête. — Quelqu'un en qui j'aurais suffisamment confiance pour lui en parler. Elle n'avait rien à répondre à cela. — Hoharie aurait fait l'affaire, mais elle se trouve au lac Hickory. Elle m'a vu quand... Je ne pense pas t'avoir déjà dit cela... Faon leva les yeux au ciel. — Encore quelque chose que tu m'as caché? Comme les auréoles violettes ? — Désolé, mais à l'époque je ne savais pas trop à quoi m'en tenir, alors j'ai préféré garder le silence sur cet épisode. Cela s'est produit quand Othan, son apprenti, a essayé de me donner un renforcement d'essence pour mon bras cassé. Comme il ne parvenait pas à entrer, j'ai... comment dire... je lui ai arraché l'essence qu'il tentait de me transférer. Hoharie a assisté à toute la scène. — Et? — Sa seule réaction a été de vouloir m'embaucher sur-le-champ. Du moins jusqu'à ce que je lui fasse remarquer que je risquais de rencontrer quelques difficultés pour les opérations manuelles les plus délicates. (Il agita son moignon.) Plus tard, elle m'a suggéré de faire équipe avec le frère d'Othan, ce dernier me prêtant ses mains en cas de nécessité. Si elle m'avait offert de travailler avec toi, j'aurais pu accepter sa proposition et nous serions toujours au camp à l'heure qu'il est. Mais elle a rejeté cette idée. Incapable de décider si cela aurait été un bien ou un mal, Faon se contenta d'incliner la tête de manière évasive, mais elle ne laissa pas passer le point le plus important. — Ça s'est passé bien avant que tu arraches l'essence de l'être malfaisant de l'Arbre-Pluie, n'est-ce pas ? — Oui, et alors ? — Alors ces nouvelles capacités (elle se pencha en arrière et saisit son bras gauche) ne peuvent pas être la conséquence d'une sorte de contamination par l'être malfaisant, parce que tu les as développées avant ces événements. Je ne pense pas que tu sois en train de te transformer en spectre. Ou alors tu serais bien plus effrayant, au lieu de prodigieusement exaspérant. Si c'est ce qui t'inquiète... À en juger par les expressions qui se succédèrent sur son visage - d'abord le désarroi, puis le soulagement - elle comprit qu'elle venait de formuler sa peur la plus intime et constata, de manière réconfortante, qu'ainsi exposée au grand jour elle se réduisait déjà. — J'admets y avoir songé... (Avec un sourire en coin, il la serra plus fort.) Et si je me transformais en être malfaisant, est-ce que tu m'aimerais toujours ? — Si tu devenais un spectre, tu me dévorerais et la question ne se poserait même pas, répondit-elle, sur un ton un peu acerbe. — Une preuve comme une autre, concéda-t-il. — Tu serais le seul à pouvoir t'en rendre compte. (Elle réfléchit.) Ou peut-être pas. Tu serais tellement absorbé par ton propre supplice que tu n'aurais sans doute même pas conscience du mien. — Euh, oui, c'est vrai que tu as eu l'occasion de regarder l'une de ces créatures droit dans les yeux. (De ses doigts, il effleura les cicatrices sur son cou, comme pour dire, Comment pourrais-je l'oublier? À ses propres souvenirs, ses yeux s'assombrirent.) De ce que j'ai pu voir de l'intérieur d'un être malfaisant, tu as raison. J'avoue que ta perspicacité m'effraie un peu parfois, Étincelle. Faon se contenta de secouer la tête. Cette conversation s'aventurait sur un terrain bien sombre - elle en avait la chair de poule -, signe qu'il était temps d'aller se coucher, parce que rien de bon n'en sortirait cette nuit. Elle ramassa la lanterne et ouvrit la marche. CHAPITRE 15 Tôt le lendemain matin, Dag fut rassuré quant à la bonne santé du raton laveur quand ce dernier le réveilla en venant explorer son oreille avec son museau. Il laissa aussi commodément une crotte au pied de leurs couvertures - ce n'était pas la première fois, la créature semblant manifester un faible pour leur lit. Dag porta la crotte dans l'enclos de la chèvre. À la lumière grise du petit matin, il l'écrasa avec un bâton afin d'en étudier l'intérieur. Il n'aurait pas été surpris de découvrir les graines mortes encore entières, ou même quelque chose de plus étrange, mais il constata qu'elles avaient été digérées normalement et il n'y avait aucune trace de sang ou de Désolation dans l'intestin de l'animal. Apparemment, il pouvait laisser autant de graines stériles derrière lui qu'il le voulait sans que le monde s'en porte plus mal. Il restait malgré tout très réservé quant à leur réutilisation pour nourrir les bêtes ; peut-être achèterait-il un poulet lors de leur prochaine escale, afin de procéder à des tests de manière plus méthodique. Faon s'en occuperait car il ne se sentait absolument pas qualifié pour maintenir ce genre de volatile en vie et il préférait éviter de commettre une erreur. Il s'appuya sur le bastingage et regarda le ciel s'éclaircir, passant progressivement de la couleur de l'acier à l'argent, puis à l'or, illustration parfaite d'un lever de soleil d'automne. De la couleur s'infiltra dans les collines basses qui bordaient le fleuve dans son linceul de brume. Voilà qui promettait une nouvelle journée sur le modèle de celle d'hier - fraîcheur et ciel bleu -, ce qui était de mauvais augure pour qui espérait dégager le Rapporteur du banc de sable. Mais un jour de repos serait le bienvenu. Peut-être que lui et Faon en profiteraient pour pique-niquer en tête à tête de l'autre côté de l'île. Il déploya son InnéSens afin de vérifier s'ils pouvaient espérer un peu d'intimité - à condition de réussir à semer Brin, Hod, Remo, Aubépine et le raton laveur. L'île s'étendait sur trois bons kilomètres de pleine nature sans aucune trace de Désolation, ni, découvrit-il, d'habitation. Il retint brusquement sa respiration et testa de nouveau la portée de son InnéSens, tournant lentement. Il sentait clairement chaque extrémité de l'île, l'endroit où la terre, solide, était lentement grignotée par l'érosion fluviale. Il lança tous ses sens intérieurs à l'assaut des collines plus lointaines. Les arbres enfonçaient leurs racines en préparation du long sommeil hivernal; les plantes séchaient, mouraient, avec leurs promesses de vie nouvelle attendant bien sagement à l'abri de bogues hérissés de piquants; une multitude de petites créatures fouissaient, nichaient, fouinaient dans les broussailles, voletaient de branche en branche ; une famille d'ours bruns progressait, plus lentement, dans l'ombre d'un ravin. Ça y est! J'ai enfin retrouvé toute la portée de mon InnéSens ! Si seulement il n'avait pas quitté le lac Hickory, il aurait pu repartir en patrouille. Il entendit Faon qui s'activait à la cuisine pour préparer le petit déjeuner et sa voix grondant le raton laveur et pressant Aubépine de se lever pour s'occuper de son animal de compagnie. Sa bouche se tordit quand il comprit avec certitude que si, en cet instant, on lui offrait de choisir librement entre revenir en arrière et continuer, il continuerait. Souriant, il rentra dans la cabine et se rendit sur le pont arrière pour faire sa toilette. Ils mangèrent tranquillement, prenant le temps de faire honneur au repas copieux concocté par Faon. Le soleil était déjà haut par-dessus les collines quand leur cuisinière sembla à court d'idées de petits plats amusants sur la base des ingrédients trouvés dans le garde-manger du Rapporteur. Les convives mâles les plus jeunes, pourtant affamés au départ, semblaient avoir perdu tout intérêt pour la chasse sur l'île, préférant paresser à bord. Mais Baie y mit bon ordre en déclinant une longue liste de corvées d'entretien destinée à occuper les membres d'équipage oisifs. Sur un coup de tête, Dag l'interrompit: — En fait, j'aimerais vous emprunter Remo et Hod ce matin. Et Faon. Je veux essayer un certain nombre de choses. Baie le regarda avec sagacité. — C'est en rapport avec l'ensorcellement de Hod ? — Oui, répondit Dag. Il n'en revenait pas du chemin parcouru: qu'il puisse aborder ouvertement un tel sujet et être compris – suffisamment du moins, pour être libre d'agir. Baie hocha la tête. — Très bien. J'imagine que votre magie de Marcheur du Lac n'est pas capable de nous apporter la pluie ? ajouta-t-elle d'un air triste et rêveur. — Désolé, mais je ne connais aucun travail d'essence qui puisse influencer le temps qu'il fait, répondit Dag avec sérieux. Mais qui sait de quoi étaient capables les seigneurs d'antan ? Baie le dévisagea. — Je plaisantais, Dag. — Oh. Faon lui tapota la main. — Ne t'en fais pas. Je ne comprends pas non plus toujours l'humour des patrouilleurs. Mais généralement, vous trouvez hilarant ce qui nous paraît épouvantable... Remo fit mine de protester, mais il avait la bouche pleine. Au départ, Dag songea à se retirer sur le toit du bateau pour procéder aux tests qu'il envisageait, mais il décida qu'il valait mieux s'éloigner hors de portée d'InnéSens des autres. Ils auraient pu traverser en pataugeant, mais ils gagnèrent la berge à la rame, les pieds au sec dans la petite yole du Rapporteur, faisant au revoir de la main à Baie et Brin, occupés à installer une jauge de fortune afin de repérer la plus infime montée des eaux susceptible de tirer le chaland de son piège de sable. À un endroit un peu en hauteur près du banc de sable, avec une vue sur la vallée, encadrée par des saules, Faon étala une couverture et ils formèrent un cercle, assis en tailleur. Tous regardaient Dag, dans l'expectative. Hod déglutit nerveusement. Sourcils froncés, Remo ne cachait pas son appréhension. Faon se contentait d'attendre. Dag s'éclaircit la voix, espérant y mettre une conviction qu'il était loin d'éprouver. — Faon a dit que la solution de cette énigme devait se trouver parmi nous tous, si nous étions capables de la voir. D'essayer au moins. Pourquoi Hod est-il ensorcelé, alors que Faon ne l'est pas ? Pourquoi les Marcheurs du Lac n'ont-ils pas cet effet les uns sur les autres ? Que se produit-il exactement dans nos essences lorsque nous ressentons ce que nous ressentons ? Je propose que Remo et moi ouvrions nos essences le plus largement possible, que nous échangions de petits renforcements entre nous tous et que nous observions les résultats. — Qu'est-ce que vous espérez? demanda Remo d'une voix un rien plaintive. Je veux dire... nous avons déjà fait cela assez souvent... Dag secoua la tête. — Nous devons prêter attention à tout, mais en particulier aux choses qui sortent de l'ordinaire, par exemple les différences entre Faon et Hod. L'essence agit-elle diversement en fonction du destinataire ou de la façon dont le don est pratiqué ? J'avoue préférer la deuxième hypothèse, parce que, dans le cas contraire, je ne pourrais pas y faire grand-chose, et si je suis capable de soigner seulement certains fermiers et pas d'autres, comment le savoir à l'avance ? Comment annoncer à quelqu'un dont la vie est en danger que je ne peux rien pour lui... (Dag s'interrompit. Il avala sa salive, puis poursuivit :) Toi d'abord, Remo. Donne un petit renforcement à Hod. Les lèvres de Remo s'ourlèrent en une grimace incertaine. — De nouveau dans le genou ? — Pourquoi pas au nez? suggéra Faon. Je pense qu'il couve un rhume depuis son séjour dans l'eau froide, hier. Et de cette façon, il sera impossible d'en confondre l'effet avec celui des soins précédents. Hod, qui avait effectivement émis des reniflements bruyants pendant toute la matinée, rougit, mais hocha la tête. Extrêmement conscient qu'il s'apprêtait à s'ouvrir entièrement aux perceptions de Remo, Dag baissa toutes ses gardes et ferma les yeux. Il sentit la spirale d'essence quand elle sortit du visage de Remo et flotta jusqu'à Hod, puis un bref battement, comme des gouttelettes d'eau s'unissant, quand elle se posa dans l'essence de Hod, le contact produisant une chaleur tangible. Remo éternua et les yeux de Dag s'ouvrirent brusquement. Hod se frotta le nez et sembla perplexe. — Je me sens mieux, observa-t-il. Dag plissa les yeux, mais ni sa vue ni son InnéSens ne lui révélèrent quelque chose d'inhabituel. Il se passa la main dans les cheveux. — Très bien. Au tour de Faon à présent. — Vous en êtes sûr, Dag? demanda Remo. Je... Je ne voudrais pas prendre le risque d'ensorceler accidentellement votre femme. Il lui lança un regard hésitant. — Faon a déjà reçu plusieurs renforcements d'essence complexes de ma part, et quelques-uns, mineurs ceux-là, de Mari et Cattagus - je n'en oublie pas, Faon ? — Le vieux Cattagus a soigné cette petite brûlure à la main ; quant à Mari, tu as assisté à son intervention. D'un geste vague, elle désigna son ventre et les cicatrices laissées par l'être malfaisant, qui guérissaient lentement, mais rendaient encore ses règles douloureuses. — Elle n'a pas été ensorcelée jusqu'à présent et ce que je propose est même plus léger qu'un renforcement bénin de la part d'un guérisseur, expliqua Dag. Vas-y! — Où ça? fit Remo. Barr prétend que, si on renforce l'essence d'une fermière dans sa... Il s'interrompit brusquement, le feu aux joues. Son essence se referma. — Vide ton sac, l'encouragea patiemment Dag. Le moindre détail peut se révéler précieux... L'essence de Remo ne revint qu'à moitié. Refusant de croiser leurs regards, il leva les yeux vers la vallée. Puis, d'une voix distante, il se jeta à l'eau : — Barr pense qu'un renforcement dans le, la... l'intimité d'une fille (les mots franchissaient péniblement ses lèvres) lui donne envie de... euh... d'être avec vous. — Hein ? fit Hod. — De te suivre derrière le tas de bois, traduisit Dag. — Oh. (Hod hocha la tête avec sagesse.) Je comprends. À en juger par l'expression sur son visage, Faon n'avait pas besoin de traduction, mais elle se redressa et son front se plissa. — Dag... est-ce que c'est pour cette raison que tu m'as dit, après notre première rencontre, que tu ne pouvais pas guérir mon ventre après que l'être malfaisant m'avait déchirée à cet endroit? Remo tourna la tête en entendant cela et son examen des cicatrices de Faon s'aventura pour la première fois plus bas que son cou. Il écarquilla les yeux. — Non! la détrompa Dag. Je ne faisais qu'appliquer ce qu'on nous a toujours enseigné concernant les renforcements dispensés lors de patrouilles. Pour les gens qui n'ont pas suivi de formation de guérisseur, l'essence circule mieux entre parties du corps identiques - comme vient de le faire Remo avec le nez de Hod. Sans utérus où puiser d'essence, je n'en avais pas à te donner. (Il hésita. Les soins qu'il prodiguait ces jours-ci à l'aide de sa main fantôme - sa projection d'essence - allaient à l'encontre de ce principe.) À ta place, je n'attacherais pas trop d'importance aux rumeurs propagées par Barr. — Mais il ne s'agit pas de rumeurs, lança Remo. Il affirme l'avoir déjà fait. Dag resta immobile un moment, pinçant les lèvres. — Tu en as la preuve? Remo acquiesça avec embarras. — Lors d'une patrouille. Nous logions dans la grange d'un fermier. Il a couru après une des soeurs, la plus jolie, naturellement. Il m'a défié d'en faire autant, mais je l'ai menacé de le dénoncer à notre chef de patrouille si je le surprenais encore une fois à se livrer à ce genre de pratique et il a laissé tomber. (Après une pause, il ajouta:) Mais je suis persuadé qu'il l'a fait plus d'une fois. — Il n'avait pas non plus d'utérus d'où tirer l'essence, fit lentement remarquer Dag, toujours pas convaincu par les vantardises de Barr. — Non, il m'a expliqué qu'elle venait de sa, de ses... (Il désigna vaguement son entrejambe.) Qu'il en avait plus qu'il en fallait... Pesant soigneusement chaque mot, Faon intervint : — Dans ce cas, le renforcement n'a pas pour but la guérison. Peut-être qu'il l'a simplement utilisé pour... l'exciter. Tu sais, Dag, il est possible que la prudence qu'on enseigne aux jeunes patrouilleurs - et patrouilleuses - ne serve qu'à leur éviter des ennuis. Et de génération en génération, si personne n'a mis ce principe à l'épreuve, il a fini par devenir une vérité que personne ne songe à remettre en cause. D'une certaine manière, vous avez tous les deux raison. Dag se frotta la nuque tandis qu'il réfléchissait au raisonnement de sa femme. Il méritait sans doute de faire l'objet d'une autre expérience, plus tard, en privé... Il força son esprit à se concentrer sur l'instant présent. Essaie de lui donner un petit renforcement au coude. — Bien, monsieur, dit Remo sur un ton qui sous-entendait : « Et si les choses tournent mal, rappelez-vous que vous m'en avez donné l'ordre. » Aux yeux de Dag, rien ne sembla distinguer cette intervention de celle pratiquée sur Hod. Faon se frotta le coude et regarda Remo en plissant les yeux, puis elle se rassit sur la couverture avec un sourire impassible. Un coup pour rien, apparemment. — Bon, soupira Dag. À mon tour à présent. Si tu te sens d'attaque. Tu as peut-être besoin de repos ? Remo secoua la tête. — Pas après des dons d'essence mineurs de ce genre. Dag se redressa et ouvrit son essence plus qu'il l'avait jamais fait, essayant d'atteindre une quiétude attentive. — Le coude fera l'affaire pour moi aussi. Je te conseille d'éviter mon côté gauche. Tout y est encore pas mal perturbé. Remo inclina la tête et ses lèvres s'ouvrirent. — Dag, fit-il, mal à l'aise, votre essence est la plus étrange que j'aie eu l'occasion de voir. Profondément marquée d'un côté et nouée de l'autre, mais d'une telle densité... Elle est plus dense que celle d'un guérisseur. Difficile de trouver un endroit où appliquer un renforcement ! Dag hocha la tête. — J'ai senti monter en moi cette vocation depuis déjà un moment - sans doute plus longtemps que je le soupçonne moi-même. Essaie un pied. Ils en ont toujours besoin. Il jeta un coup d'oeil à Faon, dont les massages avaient toujours fait merveille; elle lui rendit son regard. Remo se concentra, toucha d'abord son pied droit, puis celui de Dag. Dag sentit l'essence couler en lui. Là! Une sorte d'écho - comme le second arc-en-ciel, plus pâle, qui imite parfois le premier - passa entre eux au moment même où le fragment d'essence de Remo s'unit à celle de Dag. Dans le pied droit du jeune patrouilleur, l'essence se referma, un peu à la manière d'un liquide épais accueillant le don concédé en retour. — Tu as vu ça? s'exclama Dag avec animation. — Quoi? demanda Remo sur un ton prudent. Ça m'a semblé un renforcement tout à fait normal. — Cette petite sensation en retour, de moi vers toi, comme une sorte de reflux d'essence. — Désolé, mais je n'ai rien remarqué. Dag serra les dents de frustration. Alors ouvre-toi un peu plus, bon sang! se retint-il de répliquer de manière cinglante. Remo n'était qu'un jeune patrouilleur. Il était plus que probable que, parallèlement à ses talents de guérisseur, une sensibilité accrue à l'essence croissait en Dag. Dans sa prime jeunesse, avait-il jamais ressenti les renforcements reçus en patrouille autrement que comme des taches diffuses dans son essence ? Mais si Remo se révélait incapable de ressentir cela, il n'allait pas être d'un grand secours à Dag pour effectuer un contrôle sur ses propres perceptions. Dag soupira et se redressa. — D'accord. À moi, maintenant. Fais bien attention, Remo. Je vais commencer par le coude droit de Hod, qui n'a encore jamais reçu de don d'essence. Faon avait eu une bonne idée en suggérant de bien séparer les tests, afin de mieux pouvoir les comparer. Il déploya sa main fantôme, la tendit et envoya un renforcement mineur sur sa cible. Il ne constata aucun écho. L'essence fut acceptée goulûment, comme avalée d'un seul coup. Hod soupira d'aise. Mais Remo faillit en tomber à la renverse. Avec un seul genou à terre, il semblait prêt à prendre ses jambes à son cou. Il pointa du doigt le crochet de Dag. — Dieux absents! Qu'est-ce que c'était que ça? Dag avait oublié qu'il n'avait jamais parlé de son nouveau talent à Remo. — Calme-toi. Ce n'est que ma m... une projection d'essence. Au lieu de provenir d'une partie du corps bien précise, elle tire sa substance de tout mon être. Hoharie - c'est la guérisseuse en chef du camp du lac Hickory - prétend que tous les guérisseurs ont ce savoir-faire. Et il est facile de comprendre pourquoi il prend cette forme plutôt inhabituelle chez moi. — Euh... Oui, bien sûr. Dag aurait préféré qu'il n'ait pas les yeux aussi exorbités, mais Remo reprit ses esprits, s'assit de nouveau en tailleur et s'efforça de se montrer attentif. — J'attendrai jusqu'à ce que tu parviennes à rouvrir ton essence, dit patiemment Dag. Remo déglutit. Au bout de quelques minutes, il fut suffisamment détendu. Dag se frotta le menton et proposa : — Je crois que je vais essayer sur toi maintenant. Ne te focalise pas sur le don lui-même, mais tâche plutôt de percevoir ce petit écho qui passe de toi à moi - je dirais bien en dessous, mais le retour d'essence donne plutôt l'impression de traverser le renforcement de départ, mais avec un temps de retard. Tu es prêt ? Remo hocha la tête. Dag se pencha en avant et étendit de nouveau sa main fantôme. Il marqua une pause quand l'essence du jeune Marcheur vacilla de frayeur avant de se stabiliser. Puis il dirigea son renforcement vers l'avant-bras droit de Remo. Cette fois, comme ils le guettaient, le retour d'essence fut distinctement perceptible. Le léger écho renvoyé par Remo fut converti tellement vite qu'il sembla se disperser dans le bras de Dag telles les aigrettes d'un pissenlit éparpillées par la brise. Les sourcils de Dag se levèrent. — J'ai vu..., commença Remo sur un ton animé, puis il ralentit. Je ne suis pas sûr de savoir ce que j'ai vu... — L'écho de ton essence. Je l'ai senti glisser en moi. Il a été converti plus rapidement que... euh... qu'un renforcement classique. Celui que Remo avait placé dans le pied de Dag était toujours là, apaisant, mais distinct. Le retour d'essence en provenance du pied de Remo était, lui, déjà presque complètement absorbé. Dag souffla et se tourna vers Faon. Elle l'étudiait attentivement, luttant visiblement pour ne pas perdre le fil de ces expériences. Il hocha la tête d'un air rassurant, mais elle se contenta de hausser les sourcils de manière désabusée. Dag se concentra, lui ouvrit grand son coeur, tendit le bras et lui tissa un renforcement dans le coude. Cette fois, l'écho lui fit l'effet d'un baiser et un sourire vint adoucir la courbe de ses lèvres. — J'ai encore vu cette chose! dit Remo. Je crois... Dag recula et se frotta le front. — Moi aussi. Je l'ai senti. Faon n'est pas ensorcelée parce que son essence se comporte comme celle d'un Marcheur du Lac, du moins avec moi. Mais elle n'a pas réagi de la même façon avec toi. C'est... étrange. — Peut-être parce que vous êtes mariés ? suggéra Remo. — Je l'ignore. Chez les Marcheurs du Lac, un mariage était certainement un événement qui transformait l'essence, comme en témoignaient leurs bracelets. Mais Dag se voyait mal épouser tous ses patients potentiels. Il était dans l'impasse. Ils avaient essayé toutes les combinaisons possibles entre eux. La réponse se trouvait forcément dans l'entrecroisement des flux d'essence - sauf s'il n'en existait aucune. Dag se laissa tomber sur le dos et leva un regard noir vers les branches de saule presque nues et le ciel bleu, de plus en plus clair à mesure qu'on approchait de midi. Dag et Remo avaient tous deux échangé leurs essences ; Dag était le seul à l'avoir fait avec Faon. Avec ce pauvre Hod, aucun d'eux n'avait obtenu d'écho. Ou alors... peut-être qu'aucun d'eux n'avait accepté la réciproque de ce pauvre Hod ? Dieux absents, des fragments de Hod en moi ? C'est au-dessus de mes forces! Tiens donc ?Je croyais que tu voulais devenir le guérisseur des fermiers, vieux patrouilleur... Parce qu'un guérisseur digne de ce nom ne choisit pas ses patients. Il soigne tous ceux qui se présentent à lui. — Ce n'est pas vrai, dit-il, les yeux levés au ciel, comme frappé par une soudaine révélation. Ça ne l'a jamais été. — Qu'est-ce qui n'est pas vrai? l'interrogea Faon de cette voix résignée qui suggérait que sa patience était à bout. Les lèvres de Dag s'ourlèrent d'un petit sourire qui provoqua un grognement chez sa compagne; il sourit de plus belle. — Que les Marcheurs du Lac ne s'ensorcellent pas entre eux. Ce n'est pas vrai. En fait, cela arrive en permanence. — Quoi ? s'exclama Remo surpris. Dag se redressa, sans perdre son sourire. Il tendit son bras gauche en direction de Hod et lui envoya un renforcement dans son genou presque guéri. Puis il s'ouvrit : oubliant la sévérité et la raideur dont il avait toujours fait preuve à l'égard du jeune homme, il se prépara à l'accueillir avec chaleur et sans réserve. Cette fois, le reflux se manifesta de manière tellement flagrante que Remo cria « Hé !». Il faut dire que Hod avait accumulé une bonne dose d'essence à partager d'un seul coup. Hod se pencha, cligna des yeux et se toucha le front. Puis il saisit sa jambe. Son sourire vacilla avec hésitation. — Euh... J'ai senti... c'est parti... (Au bout d'un moment, il ajouta sur un ton pitoyable :) Mais... on peut rester amis ? — Oui, Hod, le rassura Dag. Absolument. — Dag, les interrompit Faon d'une voix inquiétante, tu veux bien expliquer au reste d'entre nous ce qui vient de se produire ? Parce que j'ai comme l'impression que c'est encore pire que ta mésaventure avec le poisson-chat. — Je viens de désensorceler Hod ! exulta Dag en étouffant un gloussement qui aurait vraiment manqué de dignité. D'une certaine façon. — C'est une bonne nouvelle, concéda Faon, attendant avec une méfiance bien compréhensible qu'il s'explique sur la réserve qu'il avait glissée en guise de conclusion. — Je pense – c'est une simple hypothèse – qu'une personne ensorcelée ne cherche pas uniquement à multiplier les renforcements d'essence parce qu'ils lui font du bien. En fait, il s'agit d'un besoin bien réel de rétablir l'équilibre de sa propre essence, de compléter un échange contrarié. Sauf que cela ne fait qu'empirer à chaque ajout, puisque le Marcheur du Lac qui applique le renforcement fait obstacle à l'écho, le rejette. Dag poursuivit, avec une exaltation grandissante. — Mon hypothèse explique également pourquoi on ne sait jamais quand l'ensorcellement va frapper. Tout dépend du degré d'ouverture du Marcheur du Lac à l'égard des fermiers – ou au moins du fermier qui est son patient. J'ai été ouvert à Faon presque depuis notre première rencontre, aucun déséquilibre n'a donc eu le temps de se développer en elle. Avec Hod, ç'a été tout le contraire. Jusqu'à maintenant. Ha! Ha! Il songea qu'il risquait d'effrayer Hod et Remo s'il se mettait brusquement à danser autour d'eux en poussant des cris tel un dément, mais il en mourait d'envie. Remo semblait moins enthousiaste. — Vous avez dit que les Marcheurs du Lac s'ensorcellent entre eux en permanence. Mais c'est faux! — En fait, nous nous ensorcelons et désensorcelons tout le temps. Nous échangeons de l'essence de manière équilibrée, parce que nous ne rejetons jamais l'écho. Je suis persuadé que cela commence dès le lait maternel - chez les Marcheurs du Lac, aucun enfant ne grandit sans avoir reçu des dizaines de renforcements mineurs de la part des membres de sa famille et de ses amis pour soigner toutes sortes de maux. Une fois adulte, qu'il parte en patrouille ou qu'il reste au camp, il continue à échanger avec tous ceux qui l'entourent. Nous flottons dans un lac d'essence partagée. Je ne serais pas surpris que cela explique également en partie pourquoi un Marcheur du Lac se sent bizarre et malheureux dès qu'il est coupé des siens. Remo parut grandement intéressé, mais seulement à moitié convaincu. — Dag, vous êtes sûr de ce que vous avancez ? — Presque. Mais, à partir de maintenant, j'ai bien l'intention d'y faire attention, tu peux me croire. — Est-ce que cela signifie que tu pourrais enseigner à d'autres guérisseurs comment traiter des fermiers ? — Étincelle, si j'ai raison, n'importe quel guérisseur aura la possibilité de soigner un fermier sans l'ensorceler, à condition qu'il accepte d'absorber de l'essence de fermier. Il hésita. Cet obstacle se montrerait peut-être plus difficile à surmonter qu'à première vue. Cela étant, l'exercice de la médecine avait toujours demandé du courage. — Mais qu'arriverait-il au lac d'essence dont vous parliez, demanda lentement Remo, si de nombreux Marcheurs du Lac se mettaient à accepter les dons d'essence de fermiers ? Et que risquerait le guérisseur ? Dag devint silencieux. — Je ne sais pas, finit-il par répondre. Je suis venu ici ce matin dans l'espoir d'obtenir des réponses - et sur ce plan, nous avons réussi ! - mais il me semble que, par la même occasion, j'ai soulevé toute une série de nouvelles questions. Me voilà bien avancé... Après une longue pause, Faon se releva et leur fit signe de dégager la couverture afin qu'elle puisse la rouler. Le retour au Rapporteur fut inhabituellement calme - au moins Hod avait-il cessé de renifler. Au plus chaud de l'après-midi, Dag emmena Faon observer les écureuils dans l'île - c'est du moins l'explication qu'ils donnèrent à Aubépine qui voulut immédiatement les accompagner, brandissant son lance-pierres. Remo, grâce lui en soit rendue, comprenait le code des patrouilleurs, et occupa le garçon suffisamment longtemps pour qu'ils s'échappent. Trouver un recoin douillet exigea un peu de temps. Le vent fraîchissait et semblait commencer à tourner au nord-ouest; les cirrus éparpillés irrégulièrement dans le ciel rendaient la lumière plus pâle. Mais ils garnirent de couvertures le sol au creux d'un enchevêtrement d'arbres abattus et de branches qui leur procura l'intimité et le confort dont ils avaient besoin. Pendant les quelques heures délicieuses qui suivirent, Dag découvrit que sa maîtrise accrue de la projection d'essence lui permettait effectivement d'appliquer des renforcements sur des parties du corps dont il ne possédait pas l'équivalent. Mais – à en croire Faon – rien que sa main fantôme ne fasse déjà – et en mieux. Afin d'acquérir des certitudes, ils comparèrent les techniques à plusieurs reprises, au cours desquelles Faon échoua à garder son sérieux, gloussant de manière irrépressible. Dag ne tarda pas à l'imiter avec, croyait-il, un peu plus de dignité. Bien que, dans cette position... Il ne put vérifier l'assertion de Barr selon laquelle il était possible de provoquer le désir chez les fermières, parce qu'il était incapable de rester fermé à Faon. De toute façon, ç'aurait été comme de verser du lait dans du lait afin d'observer un changement de couleur. Mais il espéra que l'essence qu'il avait tissée autour de ses cicatrices de Désolation l'aiderait à surmonter la douleur de ses prochaines règles. — Un renforcement d'essence ne guérit pas réellement une personne, expliqua-t-il, alors qu'ils somnolaient, entrelacés, ayant épuisé leurs corps et leurs recherches. Il ne fait que fortifier le corps pour lui permettre de se rétablir plus rapidement ou de mieux lutter contre une infection. Si les dégâts sont trop importants ou que la maladie se propage trop vite, le travail du guérisseur peut se révéler impuissant. Faon pinça les lèvres. Elle tourna la tête dans le creux de son bras pour planter des baisers sur sa peau. — Et le guérisseur lui-même ? Risque-t-il de donner trop d'essence – au péril de sa propre vie ? Dag secoua la tête. — Non, il perdrait connaissance avant d'en arriver là. Ce n'est pas comme quand tu saignes, où tu peux continuer à perdre du sang contre ta volonté ou sans en être conscient. Mais l'épuisement peut exposer le guérisseur à la maladie, le rendre aussi vulnérable que n'importe qui. (Il hésita.) Dans un renforcement, un guérisseur doit absolument éviter de rester pris au piège de son patient. C'est ce qui peut arriver quand il va trop loin, trop profond, quand les essences finissent pas se mêler au lieu de simplement s'accorder. Dans ce cas, si le patient meurt, il est possible qu'il entraîne son médecin dans la mort. L'essence mourante vient polluer l'autre, tu comprends ? Elle cilla. — Oui. Je me demande si c'est de cette manière que tes ancêtres ont eu l'idée des couteaux du partage? Dag se pencha en arrière. — C'est possible, Étincelle! Tout à fait possible! Elle est maligne, ma fermière! Elle hocha la tête, les sourcils tirés vers le bas. — Quoi qu'il en soit, ça paraît une bonne idée pour ne pas perdre de force. — Comme un chef de patrouille maintenant ses hommes en forme, je suppose, concéda-t-il pensivement. — Et inversement. Il inclina la tête et fourra son nez dans ses cheveux. — Oui, l'inverse est vrai aussi. Le lendemain matin, Dag fut accueilli au réveil par un ciel gris et quelques baisers supplémentaires. Faon se redressa sur son coude et lui demanda: — Sais-tu quel jour nous sommes? — J'ai perdu le compte, avoua-t-il. Baie doit le savoir. — Alors je vais m'adresser à elle. Elle lui sourit et partit préparer le petit déjeuner. La couverture nuageuse s'épaissit, mais n'apporta pas la pluie; le Rapporteur restait coincé. Après le repas, Brin insista pour entraîner Dag dans une mission d'exploration à l'arrière de l'île. Quelques arbres abattus et des branchages couchés par-dessus le chenal formaient un pont temporaire menant à terre. Ils traversèrent en équilibre précaire, en dépit des assurances de Dag qu'il n'y avait absolument rien de remarquable à près de deux kilomètres à la ronde. Quand ils regagnèrent enfin le Rapporteur, Remo les attendait sur la berge avec l'ordre strict de la cuisinière d'aller attraper du poisson pour le dîner - tout sauf du poisson-chat. Ce qui leur valut une nouvelle expédition de laquelle ils revinrent, leurs lignes lourdes de différentes sortes de perches. Bo et Hod les débarrassèrent de leurs prises pour aller les nettoyer. Puis Brin suggéra une leçon de tir à l'arc. Remo et Dag installèrent une cible, tandis que Brin empruntait la yole pour aller récupérer les arcs et les flèches à bord du Rapporteur. Au bout d'un moment, Hod et Aubépine traversèrent à la rame pour se joindre à eux. Le ciel de plomb s'obscurcit à la nuit tombante; ils se sentaient tous épuisés, en particulier leur instructeur en chef. Quand Dag pénétra dans la chaude atmosphère de la cabine du Rapporteur, il remarqua immédiatement les odeurs étonnantes qui en émanaient. Avançant jusqu'à la cuisine, il fut surpris de constater qu'elle grouillait de personnes qui s'activaient et qu'elle avait été ornée de guirlandes de fleurs sauvages d'automne et de capitules de laiterons séchés maintenus avec du fil de couleur. Baie et Faon faisaient frire une montagne de poissons et de pommes de terre avec des oignons, pendant que Brin et Bo mettaient en perce un tonnelet de bière fraîche. Où avaient-ils bien pu le trouver? — Que fêtons-nous ? s'enquit aimablement Dag. Faon posa sa casserole, marcha vers lui, se dressa sur la pointe des pieds, enroula un bras autour de son cou pour l'obliger à baisser son visage à sa hauteur, et dit : — Toi! Joyeux anniversaire, Dag! Et elle plaqua un baiser sonore sur sa bouche, sous les cris et les applaudissements de tout l'équipage. Dès qu'elle le relâcha, il recula, bouche bée d'étonnement. — Super! se réjouit Brin. Il ne s'y attendait vraiment pas! — Comment savais-tu que c'était mon anniversaire? demanda Dag à Faon. Voilà plus de vingt ans qu'il n'y avait pas songé lui-même et il ne se souvenait pas d'avoir mentionné la date récemment. — Dag! s'exclama Faon avec une expression où se mêlaient l'exaspération et l'affection. Tu as donné ta date de naissance au clerc du village quand nous nous sommes mariés à Bleu Ouest ! Tu ne croyais tout de même pas que j'avais oublié ? Et celui de Faon viendrait dans six semaines, comme il l'avait, lui aussi, appris et retenu lors de la même occasion. Il avait cru qu'ils seraient peut-être arrivés à Grise Bouche à ce moment-là et s'était demandé à quoi ressemblait une fête d'anniversaire traditionnelle chez les fermiers. Il était content de la présence de Brin, sur qui il pourrait compter pour l'aider et la faire se sentir moins seule dans un endroit inconnu. Dieux absents, elle aura dix-neuf ans. Dag ne savait pas s'il devait se sentir vieux, mais, tandis que Remo l'obligeait à s'asseoir et que Bo lui fourrait une chope de bière dans la main, il décida qu'il se sentait bien. Puis on servit le poisson, tendre à souhait, accompagné des pommes de terre fondantes et d'un flot de bière, de blagues, d'histoires et de rires. Il était avec ses amis, sa véritable famille de tente. La présence de Remo à la table le réjouissait aussi - quelle que soit la nature de l'interaction entre l'essence et le corps, l'esprit et le coeur, un monde où fermiers et Marcheurs du Lac vivaient ensemble lui paraissait plus riche. Cela aussi méritait bien une fête. Dag apprit que Brin avait discrètement apporté la bière à bord, spécialement pour cette occasion, lors de leur dernière escale où il avait vendu son verre à vitre. Le fait qu'il s'agisse d'un cadeau avait apparemment suffi à lui éviter toute déprédation prématurée de la part de Bo, un sacrifice que ce dernier s'empressa de souligner avec une certaine fierté. La conspiration des Prébleu avait été minutieusement préparée ; Faon attendit le moment où plus personne ne semblait capable d'avaler la plus petite bouchée pour sortir son cadeau, emballé dans du tissu et orné d'un joli noeud. Dag l'ouvrit et découvrit une cape en toile cirée, avec son capuchon, du genre de celles portées par les bateliers. — Bo m'a prêté la sienne comme modèle, expliqua Faon avec satisfaction. Baie m'a fourni la toile contre la promesse de leur en coudre de nouvelles, à elle et Bo. J'en ai aussi prévu une pour Brin, mais je n'ai pas encore eu le temps de m'y mettre. (Son deuxième paquet contenait la manche d'un pull, inachevé mais prometteur.) Je pense bien avancer la semaine prochaine. Remo m'a dit que les Marcheurs du Lac s'offraient des vêtements et des armes pour leurs anniversaires - un cheval parfois, pour ceux qui intégraient une patrouille. Comme tu possédais déjà un cheval et tout un arsenal, je t'ai quand même fabriqué quelques flèches supplémentaires. Baie m'a donné les pointes en acier de Tripoint et les plumes d'aigle viennent d'Aubépine. Elle ajouta un ballot d'une douzaine de flèches au tas déjà impressionnant et Dag décida qu'il préférerait qu'on lui coupe la langue plutôt que d'expliquer que ces cadeaux traditionnels ne concernaient que les plus jeunes. Dehors, dans le noir, le vent envoya crépiter quelques gouttes de pluie contre les murs et les fenêtres et Baie leva la tête avec attention. Mais quand le vent et l'eau échouèrent à faire bouger le bateau, elle se détendit et sirota le contenu de sa chope. Dag se serait bien contenté de s'asseoir au coin du feu avec sa femme sur les genoux pour le reste de la nuit, mais Faon se dégagea de son étreinte et s'éclipsa de nouveau. — Encore autre chose? s'étonna Dag. — Remo m'a dit que les Marcheurs du Lac ne préparaient pas de gâteau d'anniversaire, mais si tu veux vraiment devenir un Prébleu, tu ne peux pas y couper, annonça Brin alors que sa soeur revenait d'un pas mal assuré, portant un énorme gâteau sur un plateau. Avec des bougies. C'est la coutume chez les fermiers - chez nous en tout cas. — J'adore les bougies. Une pour chaque année, précisa Faon en déposant lourdement le plateau devant Dag. (D'où la taille de ce monstre hérissé d'une forêt de minces bâtonnets en cire d'abeille.) J'y ai mis du gingembre, des poires et un glaçage au miel. Je commençais vraiment à me lasser des pommes, bien qu'il nous en reste de pleins tonneaux. — Où as-tu déniché toutes ces bougies? demanda Dag, fasciné et surpris à la fois. Au même endroit où Brin s'est procuré la bière ? Faon secoua négativement la tête, toute fringante avec ses yeux noirs et ses cheveux bouclés. — Non, celles qu'ils proposaient étaient bien trop grosses. Je les ai faites moi-même, cet après-midi, avec de la cire que Baie a tirée de sa réserve et du fil que j'avais tressé il y a déjà quelque temps. Dag en retira une et la roula entre ses doigts, humant la légère odeur de miel. — C'est du beau travail, Étincelle. Ses éloges lui valurent un sourire de plaisir. — La tradition exige que tu les allumes, puis que tu fasses un voeu, intervint Brin. Si tu les souffles toutes d'un seul coup, ton voeu se réalisera. Ne voyant pas très bien quel travail d'essence aurait pu accomplir un tel prodige, Dag décida qu'il devait s'agir d'une superstition fermière, bien agréable au demeurant. — Ça paraît difficile. — C'est plus facile à six qu'à cinquante-six ans, concéda Brin. — Je veux bien le croire, mais je vais tenter ma chance. Chez les Marcheurs du Lac, certains artisans utilisaient l'essence dans la production des bougies, ce qui rendait cette tâche simple comme bonjour. Dag se doutait que celles de Faon lui donneraient un peu plus de fil à retordre. Mais elle avait fabriqué ces bâtonnets de cire de ses propres mains, exactement comme leurs cordelettes de mariage. Il replanta la bougie dans son trou dans le glaçage, puis il se concentra sur son essence et fit appel à toute la persuasion qu'il avait en lui ; il balaya de sa main fantôme le dessus du gâteau. À sa plus grande joie, chacune des cinquante-six petites flammes jaillit sur son passage avec un léger fomp! Levant la tête d'un air satisfait, il découvrit Faon et Baie, toutes les deux debout à côté de lui, bouche bée et un allume-feu à la main. Le silence s'étendit à l'ensemble de la tablée. Hod clignait des yeux. Aubépine les écarquillait. Bo semblait avoir avalé sa langue. — Je... je n'ai pas fait comme il fallait ? risqua Dag. — Et dire que j'aurais été impressionné s'il avait réussi à toutes les souffler! fit Brin d'une voix un peu éteinte. Remo éclata de rire. Il gloussa, pour être exact. Dag aurait pu en prendre ombrage, d'autant que le jeune patrouilleur ne semblait pas vouloir s'arrêter, allant jusqu'à s'étrangler dans sa manche, mais c'était la première fois que le rire de Remo résonnait à bord du Rapporteur. — C'était très bien, Dag, le rassura vaillamment Faon. À partir d'aujourd'hui, tu allumeras tous nos gâteaux d'anniversaire. Elle souffla son allume-feu et lui tendit un couteau. Dag laissa à Faon le temps d'admirer son oeuvre – un véritable brasier – pendant qu'il se régalait du spectacle de la lumière chaude jouant sur son visage, tel un coucher de soleil d'été venu réchauffer ce début d'hiver. Il souffla les bougies presque sans tricher. Faon retira les bouts de cire afin de les conserver pour un usage ultérieur; Aubépine ne se fit pas prier pour l'aider à lécher le glaçage. Le gâteau à la surface marquée de petits trous fut ensuite découpé en tranches généreuses et il en resta la moitié pour le petit déjeuner. Après, on obligea Dag à s'asseoir près du feu en compagnie de Faon – comme il l'avait rêvé – pendant que Brin et les autres se chargeaient de la vaisselle. La pluie tambourinait sur le toit. Ensuite, Hod et Aubépine harcelèrent Remo afin qu'il leur révèle les secrets des Marcheurs du Lac pour gagner à coup sûr dans les jeux de hasard, ce dernier protestant qu'il ne savait pas jouer et encore moins tricher. Enfin, avec un léger grincement et une secousse, le Rapporteur s'éleva et se dégagea du banc de sable. Baie poussa un cri de joie et tout le monde abandonna ce qu'il était en train de faire pour sortir prendre son poste afin d'éloigner le bateau du haut-fond et de longer l'île jusqu'à un endroit sûr où s'amarrer pour la nuit. Cette dernière tâche fut confiée aux deux Marcheurs du Lac, avantagés par leur capacité à se mouvoir dans le noir. Quand tout le monde regagna l'intérieur de la cabine, telle une meute de chiens mouillés, Faon leur avait préparé du thé chaud et des serviettes les attendaient à côté du foyer. Tous retirèrent leurs vêtements trempés pour les suspendre à sécher, à l'exception de Dag, convenablement protégé par sa tenue contre la pluie flambant neuve. Ils passèrent des habits secs et ceux qui avaient encore de la place reprirent du gâteau et de la bière. Le tambourinement de la pluie céda la place au crépitement d'un déluge, mais les cordes qui maintenaient le bateau à son mouillage tinrent bon et l'équipage se réunit une nouvelle fois autour du feu. Puis Baie sortit son violon et leur joua trois airs, deux plutôt enjoués, un autre plus lent et plaintif. L'espace disponible ne permettait pas de danser, mais, pendant que Baie se reposait les doigts, les Eau Claire proposèrent d'apprendre des chansons de marins aux Prébleu. Aubépine prétendit connaître tous les gros mots. — Peut-être, mais tu ne les comprends pas, fit Bo d'une voix traînante. — Bien sûr que si ! — Je crois que c'est l'heure d'une berceuse, suggéra Baie. — Non, pas encore! protesta Aubépine. Hod semblait hésitant, Brin pensif. Remo était assis sur le sol près du feu, le raton laveur gavé sur les genoux. Soudain, il leva la tête. — Que se passe-t-il ? demanda Dag à voix basse. — Je perçois un Marcheur du Lac là-dehors, dans une barque sur le fleuve. — Par ce temps ? grommela Bo. Cet imbécile serait bien mieux sur la berge, son bateau retourné - et bien attaché aux deux extrémités, s'il avait un minimum de jugeote. Et lui dessous. Dag l'approuva en silence, mais déploya son InnéSens. Il détecta effectivement la présence d'un Marcheur du Lac et dans un état aussi pitoyable qu'on pouvait s'y attendre. Leurs essences entrèrent en collision et la barque changea de direction, luttant contre les rafales de vent. Les yeux de Remo s'agrandirent. Il posa le raton laveur sur le sol et se leva précipitamment. — C'est Barr! Un bruit sourd fut suivi par une série de coups de poing étouffés sur l'extérieur de la coque. — Remo, espèce d'idiot! appela Barr d'une voix rauque. Je sais que tu es là! Viens m'aider avant que je crève de froid dans cette foutue pluie! CHAPITRE 16 Faon regarda avec inquiétude Remo prendre la lanterne et sortir sur le pont arrière dans le vent et la pluie, en compagnie de Dag et Brin. Hod sembla hésiter dans l'écoutille, jusqu'à ce que Bo, qui n'avait pas bougé de sa chaise devant le foyer, lui conseille sèchement de se décider et de ne pas rester planté là comme un abruti ; Hod recula à l'intérieur de la cabine. Aubépine faisait des bonds impatients derrière Hod ; le raton laveur trottina se cacher dans la cargaison. Baie rangea son violon dans son étui en cuir et le glissa sous sa couchette garnie de rideaux. Des voix s'élevèrent à l'extérieur, dominées par le timbre grave de Dag. — Attache ta barque au bastingage! On s'en occupera demain matin. Ça ne sert à rien d'écoper par ce temps et de toute façon elle est déjà à moitié submergée. D'autres bruits sourds, des grognements et des jurons étouffés. Brin poussa la porte et tendit un sac de couchage, un ballot, un arc débandé et deux sacs en toile bosselés, le tout complètement trempé. Hod en fit un tas. Brin rentra dans la cabine, suivi par Dag et un Marcheur du Lac très mouillé que Faon ne connaissait pas. Remo fermait la marche avec la lanterne qu'il alla remettre sur la table de la cuisine; puis il s'adossa contre la porte et croisa les bras, le visage fermé. Le nouvel arrivant ruisselait devant le foyer, respirant bruyamment, épuisé et frigorifié. Ses cheveux ternes, plaqués contre son front, formaient dans son dos une queue-de-rat pitoyable - peut-être étaient-ils d'un blond fauve quand ils étaient secs. D'un coup de ses larges épaules, il se débarrassa de sa veste en daim trempée, puis la garda entre ses mains comme s'il ne savait pas où la poser, à moins qu'il soit tout simplement un peu perdu. Il jeta un regard mauvais à l'équipage du Rapporteur qui le fixait avec des expressions variant de la stupéfaction à l'incertitude, mais il lorgna le feu avec une envie bien compréhensible. Le fameux Barr, vraisemblablement. Faon essaya de ne pas le prendre en grippe immédiatement sur la seule foi du récit que leur avait fait Remo de son aventure avec la jolie fermière. Ils n'étaient même pas certains de la véracité de cette histoire et, de toute manière, l'attirance avait fort bien pu être réciproque. Elle ne devait pas oublier que Barr avait fait preuve de courage en se portant au secours de l'équipage du charbonnier qui avait failli périr noyé dans les rapides - à moins que sa bravoure ne soit qu'un goût du risque très prononcé. Pour l'heure, il semblait désespéré. Poursuivant apparemment un échange qui avait commencé à l'extérieur, il leva la tête et s'adressa à Remo : — J'ai vraiment eu peur de ne pas te rattraper avant encore une centaine de kilomètres ! — Pourquoi essayais-tu de me rattraper ? demanda Remo d'une voix dénuée d'encouragement. — Quelle question ! Je suis ton partenaire ! — Plus maintenant. J'ai démissionné. — Oui, sans avertir personne ! Amma et Issi m'ont cuisiné pendant près de une heure rien que là-dessus, comme si j'avais forcément dû être au courant. Comment ? Par magie ? Tu m'es redevable pour ça, et aussi pour m'avoir obligé à ramer presque cinq cents kilomètres en trois jours... — Si vous arrivez du camp des Rapides de la Perle, comptez plutôt trois cents kilomètres, à moins d'avoir fait un détour, observa Baie, les mains sur les hanches. Elle arborait une expression des plus dubitatives. Barr chassa son objection d'un geste de la main. — Peu importe, c'était de toute façon bien trop long. Mais ce qui est fait est fait. Il s'étira, faisant un peu craquer ses épaules, secoua sa veste et l'étendit sur les pierres du foyer. Puis il approcha son derrière du feu, posant un court instant ses mains sur ses genoux. Des mains grandes et fortes, nota Faon, mais gercées par le froid et souffrant de crampes d'avoir trop ramé. — Mais j'avoue que je suis content de ne pas avoir retrouvé ton cadavre en chemin, le ventre à l'air. Nous pouvons rentrer dès demain. — Rentrer où? demanda Remo, toujours renfrogné. — Au camp des Rapides de la Perle, bougre d'idiot! Si tu reviens avec moi, Amma a promis de nous faire réintégrer la patrouille. Barr se rengorgea, comme s'il s'agissait d'une véritable prouesse de sa part. Remo serra les lèvres, aussi fort qu'il avait croisé les bras. — Pas question. — Il faut absolument que tu reviennes ! Amma et Issi ont déjà failli me mettre en pièces, comme si tu t'étais sauvé par ma faute! — C'était le cas, confirma Remo sans faire la moindre concession. — Oui, bon, de l'eau a coulé sous les ponts... La chose à retenir, c'est que, si je te ramène, tout est pardonné. Je ne prétends pas que l'atmosphère ne sera pas tendue pendant quelque temps, mais tôt ou tard Amma se mettra en pétard contre quelqu'un d'autre et finira par nous oublier. C'est toujours comme ça. Il cilla et sourit d'une manière qui aurait pu sembler charmante en d'autres temps et face à un public différent. — Pas cette fois. — Tu racontes n'importe quoi, Remo. Où comptes-tu aller? — De l'avant, répondit Remo. (Il inclina la tête vers Baie.) Le chef Baie, dont tu es en train d'inonder le bateau, te laissera sans doute passer la nuit à l'intérieur si tu le lui demandes poliment. Demain matin, tu repars vers l'amont, moi vers l'aval. C'est simple. —Non, Remo. Ce n'est pas aussi simple. Si je ne te ramène pas vivant et en un seul morceau, Amma a juré de m'exclure définitivement de la patrouille ! Je ne plaisante pas ! Faon commençait à comprendre de quoi il retournait. Barr ne s'inquiétait pas seulement pour son partenaire, il était venu pour sauver sa peau qui sentait déjà un peu le roussi. Remo sembla furieux. — Moi non plus. Barr le dévisagea avec la perplexité sincère de quelqu'un qui, toute sa vie, a tablé sur son charme et vient de se rendre compte qu'il n'agit plus. Dag avait observé la scène en spectateur, sans intervenir. Avant qu'ils repartent pour un tour, il les interrompit de sa voix indifférente. — Tu ferais mieux de sécher tes armes, patrouilleur. Ton arc commence à se voiler à cause de l'humidité. Barr parut contrarié, comme s'il voulait protester de cette interruption, mais n'osait pas aller jusque-là. Il dévisagea Dag avec méfiance. — Quant à vous, Dag Rouge-Bleu-Peu-Importe, Amma m'a également demandé si vous aviez entraîné Remo dans cette aventure. Comme si je le savais ! (Remo eut un grognement de dégoût.) J'ai répondu que je ne pensais pas que vous vous soyez revus après notre première rencontre au quartier général de la patrouille, mais je ne suis pas certain qu'elle m'ait cru. (Il ajouta avec amertume :) De toute façon, elle n'a pas semblé croire un mot de ce que je lui disais... Sur un ton lourdement sarcastique, Remo s'exclama: — On se demande bien pourquoi ? Sans laisser à Barr le temps de trouver une repartie cinglante, Baie échangea un regard avec Dag et se mêla à la discussion : — Pour nous autres bateliers, il est l'heure d'aller dormir, patrouilleur, et vous commencez à m'ennuyer avec vos jérémiades. Si vous le souhaitez, j'ai quelques restes délicieux et un lit bien sec devant le feu à vous proposer. Mais, si vous préférez poursuivre votre dispute, je vous demanderai d'aller le faire dehors, sur la berge, où vous pourrez vous époumoner jusqu'à l'aube si ça vous chante. À vous de choisir, mais j'attends une réponse maintenant. Le crépitement de la neige fondue contre les fenêtres ajouta une note sinistre à sa remarque faite d'une voix calme. Après un long, très long moment, Barr ravala les paroles qu'il s'apprêtait à répliquer à Remo et inclina la tête à l'intention de Baie. — Merci madame, dit-il froidement. J'accepte bien volontiers le lit et la nourriture que vous me proposez. Il lança un regard hargneux à Remo qui indiquait clairement que le débat n'était que temporairement clos. Les occupants de l'espace cuisine-couchettes du Rapporteur reprirent de façon presque normale leurs préparatifs pour la nuit. Avec un regard oblique à Dag, Barr s'occupa de l'entretien de ses armes. Brin et Hod l'aidèrent à suspendre le reste de ses affaires pour les faire sécher ; Aubépine et Baie installèrent quelques fourrures devant le feu et Faon réchauffa le poisson, les pommes de terre et les oignons. Barr engloutit son repas comme si sa vie en dépendait et resta bouche bée d'émerveillement devant la chope de bière que Bo poussa devant lui. Il en trouva rapidement le fond. Dans la cabine devenue soudain trop petite, il y eut un moment de gêne où tous eurent l'impression de se marcher les uns sur les autres, mais tout le monde finit par retrouver son lit. Alors que la lumière de la lanterne se réduisait à un timide rougeoiement à travers les rideaux de leur nid douillet, Faon s'entrelaça avec Dag pour se réchauffer. — Promets-moi que l'arrivée de Barr n'a rien à voir avec le voeu que tu as formulé en soufflant les bougies, chuchota-t-elle. Dag étouffa un rire. — C'est juré, Étincelle. (Il redevint silencieux un moment.) Pas directement en tout cas. — Je tiens à ce que tu saches que cette dernière surprise n'a rien à voir avec moi. — Je crois que c'est plutôt Amma Balbuzard qu'il faut remercier. J'aurais aimé pouvoir être là quand elle a interrogé Barr. Ses oreilles ont dû siffler. Mais j'ai l'impression qu'il était grand temps que quelqu'un mette un peu de plomb dans la cervelle de ce garçon... — Est-ce que tu penses que Remo devrait repartir avec lui ? — La décision ne m'appartient pas. — La première nuit, tu voulais qu'il retourne au camp... — Un jeune patrouilleur doit voir le monde. C'est bon pour sa formation. — Tu as dit que tu ne l'avais pas adopté. Renversant la tête en arrière, il la regarda par-dessus son nez, plissant les yeux dans l'obscurité. — Tu te souviens mot pour mot de tout ce que j'ai pu dire? Quel mari ne finirait pas par trouver ça franchement pesant ? (Elle ricana. Il ajouta:) Apparemment, s'ils rentrent tous les deux la queue entre les jambes, Amma est prête à leur pardonner. Cela ne me surprend pas. Personne n'a envie de perdre des patrouilleurs. Mais quand même... Je regretterais Remo, s'il décidait de nous quitter. Je pensais réellement avoir progressé avec lui. Et il m'a beaucoup aidé avec Hod. Faon parut songeuse. — Et puis il y a autre chose : on ne peut pas fuir éternellement une chose sans courir vers une autre. (Elle glissa une main menue vers son épaule.) Toi, par exemple. Je me suis enfuie de chez moi et je suis tombée sur toi et sur le vaste monde par la même occasion. Je ne serais pas où je suis aujourd'hui si je n'avais pas d'abord laissé derrière moi tout ce que je connaissais. — Tu te plais ici? Sur ce bateau? — Avec toi, je me plairais n'importe où. (Elle s'étira pour l'embrasser.) Tu as passé un joyeux anniversaire ? — Le meilleur depuis des années. (Il lui rendit son baiser et ajouta lentement:) Le meilleur que j'aie jamais eu. Et j'ai déjà eu une longue vie, Étincelle. Eh oui... Elle envisagea de lui donner un coup de poing pour le sommer de s'expliquer sur ce «Eh oui... », mais il bâilla à s'en décrocher la mâchoire et elle sombra dans le sommeil, ses pieds enfin chauds. Au petit déjeuner, Faon découvrit que, à l'instar de bon nombre d'animaux jeunes et beaux, Barr était plus mignon une fois sec et reposé. La veille, du fait de l'épuisement du patrouilleur, elle n'avait pas su déterminer son âge, mais à présent il apparaissait clairement qu'il était le cadet des deux partenaires. Il avait également retrouvé son calme, ou du moins ses arguments concernaient-ils moins sa petite personne que Remo. — Ta famille se fait vraiment du souci pour toi, dit-il. — Pas la dernière fois que je les ai vus, répondit Remo. Certainement pas. — Remo, tu dois comprendre qu'Amma ne fait que nous accorder une période de grâce. Tu ne peux pas espérer qu'elle se montrera éternellement aussi compréhensive. (Remo ne dit rien et Barr continua:) Elle s'inquiète pour toi, mais, si nous ne rentrons pas bientôt, sa colère risque de reprendre le dessus. Nous devons saisir cette chance sans tarder. Faon ne put s'empêcher de demander : — Est-ce qu'elle n'est pas inquiète pour vous deux ? Barr la regarda comme s'il n'était pas sûr de vouloir parler directement à l'épouse fermière; incapable de résister à une occasion de décharger sa bile, il dit : — Dans la mesure où elle m'a clairement fait entendre de ne pas me représenter devant elle sans lui, je ne crois pas. — Elle a décidé qu'elle pouvait se passer de toi, murmura Remo. Barr serra la mâchoire, mais il ne fit aucune réplique ; Remo parut un peu surpris. Après un bref silence, que seuls vinrent troubler les bruits de mastication et les demandes de passer le beurre ou le pain de maïs, Remo dit : — Mais au fait, qu'est-ce qui t'a pris de sortir par ce temps la nuit dernière ? — J'ai joué de malchance, expliqua Barr. Il y a un camp avec un bac près d'ici et je voulais y arriver avant la nuit; quand la pluie s'est mise à tomber de plus en plus fort, ça n'a fait que me conforter dans cette idée. Dans une tempête pareille, je ne serais pas resté beaucoup plus sec en campant sur la rive. Mais je suis tombé sur vous avant d'atteindre le camp. — Si tu parles du camp de la rivière du Renard, intervint Dag, tu Pas manqué à une vingtaine de kilomètres en amont. — C'est impossible! J'ai gardé mon InnéSens grand ouvert pendant tout le trajet - je te cherchais, ajouta-t-il en aparté pour Remo. Toi ou ton cadavre. — Dans une eau aussi froide, tu aurais pu attendre longtemps que mon corps remonte à la surface, observa calmement Remo. Dag cilla nerveusement. — Le camp de la rivière du Renard est en grande partie invisible depuis le fleuve, précisa-t-il. Ils ont construit un barrage sur la rivière pour créer un petit lac derrière les collines. Et après la tombée de la nuit, il n'y avait sans doute personne pour s'occuper du bac. — Oh ! Merde... (Barr sembla momentanément contrarié, puis il s'égaya.) C'est mieux ainsi, de toute façon. Si je m'étais arrêté au camp, je ne vous aurais pas rattrapés avant au moins cette nuit – et ça veut dire encore quatre-vingts bons kilomètres de plus à parcourir après en sens inverse. (De nouveau, il se tourna vers Remo.) Alors tu comprends pourquoi tu dois rentrer avec moi sans tarder. Chaque kilomètre vers l'aval rallonge d'autant notre trajet de retour. — Ce n'est pas mon problème, dit Remo. — Eh bien, c'est le mien! fit Barr, répondant à la provocation avec indignation. Avec le courant actuel, je n'ai aucune chance de pouvoir remonter vers l'amont tout seul ! Ma barque nécessite au moins deux rameurs – quatre de préférence ! Faon interrompit la réponse cinglante que s'apprêtait à faire Remo. — Vous pourriez échanger votre barque contre un cheval à notre prochaine escale et rentrer par voie de terre, suggéra-t-elle avec l'esprit pratique qui la caractérisait. — C'est une idée stupide, protesta Barr. (Faon se raidit – et Dag également. Mais Barr ne remarqua rien et poursuivit:) Jamais je n'obtiendrais un bon cheval contre ce vieux bateau – alors deux ! — Tu n'en auras pas besoin de deux, observa Remo. Cédant de nouveau à ses vieux démons, Brin décida d'ajouter de l'huile sur le feu. — Et qui a dit qu'il devait nécessairement s'agir d'un bon cheval ? demanda-t-il d'une voix enjouée. Barr serra les dents et lui lança un regard mauvais. La voix traînante du chef Baie s'invita dans la discussion. — Sans oublier que j'ai embauché Remo comme rameur. S'il nous quitte maintenant, je vais me retrouver à court de main-d'oeuvre au milieu de nulle part. Et ça, je ne peux pas l'accepter. Je n'ai pas à me mêler de vos disputes, mais, si Remo souhaite démissionner, qu'il attende la prochaine ville ou le prochain village où je pourrai lui trouver un remplaçant. — C'est honnête, admit Remo, avec un regard de défi à l'intention de Barr. Ce dernier n'avait pas de réponse toute prête, mais, à en juger par la grimace qui déformait son visage, Faon pensa qu'il comptait mentalement les kilomètres supplémentaires qu'il leur faudrait négocier à contre-courant. — Le ciel s'éclaircit, annonça Bo. Il est temps de se remettre en route. Baie l'approuva d'un hochement de tête. —Moi, Remo et Brin pour le premier quart. Ce qui mit fin à la querelle, au moins pour les deux heures qui suivirent. Le petit déjeuner terminé, ils se levèrent de table; Remo et Barr allèrent vider la barque de ce dernier de toute l'eau accumulée, puis ils la hissèrent à bord et l'attachèrent en travers du pont arrière où, songea Faon, elle n'allait pas manquer de les gêner. Hod et Aubépine vaquèrent à leurs occupations habituelles en cuisine. Dag se rendit à terre afin de récupérer Tête de Cuivre, qui, depuis avant l'aube, patientait sous la pluie ruisselant des arbres aux branches dénudées. À ses hennissements plaintifs répondaient les bêlements de Marguerite la chèvre. En fait, Tête de Cuivre parut satisfait de remonter à bord et fêta ses retrouvailles avec Marguerite nez contre nez. Curieusement, les deux animaux semblaient s'être liés d'amitié. On largua les amarres, les rameurs sur le toit prirent leur poste et le Rapporteur s'éloigna de la berge boueuse, tournant lentement vers l'aval. Ce matin-là, le fleuve était noir et rapide, un peu effrayant; un vent froid et pénétrant s'engouffrait dans la vallée, réduisant la brume en lambeaux. Faon décida de confectionner des capes supplémentaires contre la pluie et rentra dans la cabine à la recherche de son panier à ouvrage, contente d'avoir trouvé à s'occuper à l'intérieur. Faon avait disposé ses morceaux de toile cirée sur la table près de la fenêtre, afin de profiter de la lumière du jour. Elle cousait avec application quand Barr entra dans la cuisine et lui lança un regard circonspect, avant de s'occuper de mettre de l'ordre dans ses affaires enfin sèches. Faon se fit la réflexion qu'on apprenait sans doute aux jeunes patrouilleurs à prendre soin de leur équipement. Elle le salua d'un signe de la tête, au cas où il aurait voulu parler avec elle, mais elle n'était pas certaine qu'il en ait le droit. Encore que ce respect inflexible des règles semble mieux correspondre à Remo; par le passé, Barr ne s'était pas fait prier pour adresser la parole aux jeunes fermières. Mais ce beau parleur avait manifestement plus de difficulté avec les fermières ayant inexplicablement épousé un Marcheur du Lac; quand il ouvrit enfin la bouche, il ne trouva rien de mieux à dire que : — Vous l'avez vraiment dans la peau, hein ? Dag, je veux dire... Assis devant le foyer, les genoux relevés, il huilait des sangles en cuir, empêchant incidemment la chaleur de circuler. Mais peut-être était-il toujours frigorifié. En guise de réponse, Faon leva son poignet gauche et le bracelet de mariage enroulé autour. — Que vous dit votre InnéSens ? Son nez se fronça. Barr ne refusait pas de se rendre à l'évidence, il manifestait son étonnement. — Je me demande vraiment comment vous avez fait... — Nous les avons tissés ensemble. Comme des partenaires. J'ai forcé mon essence à suivre mon sang dans la cordelette que porte Dag, une technique utilisée par les couteliers selon Dar, le frère de Dag. En tout cas, ça a marché. Barr cligna des yeux. — Vous avez sauté le pas à Forgeverre, m'a raconté Saun ; il n'en a pas cru ses yeux ni ses oreilles, parce que Dag n'était pas du genre à... qu'il était encore plus coincé que Remo, mais bon... D'ordinaire, les Marcheurs du Lac ne se marient pas avec des fermiers, vous savez. Il essayait de se montrer courtois : jamais il aurait été plus proche de la vérité. — Dag n'est pas un homme ordinaire. — Avez-vous seulement une idée de son âge ? À vos yeux de fermière, je sais qu'il semble n'avoir que trente-cinq ou quarante ans, mais je vous assure qu'il en a bien plus. — Où voulez-vous en venir? Nous avons fêté son cinquante-sixième anniversaire hier - une belle fête. Vous en avez englouti les restes, la nuit dernière. — Ah bon. (Barr plissa les yeux, apparemment de plus en plus perplexe.) Vous êtes tout de même consciente qu'il a forcément dû vous ensorceler? — Et vous ? Vous rendez-vous compte à quel point votre remarque est blessante ? répliqua-t-elle sur le même ton. À en juger par la manière gênée dont il baissa la tête, il ne s'attendait pas à cette réponse. Elle arracha d'un coup de dents le bout de son fil et le noua, puis elle enfila de nouveau son aiguille. — Dag ne m'a absolument pas séduite par magie. D'ailleurs lui et Remo ont fait quelques expériences pour comprendre comment fonctionne réellement un ensorcellement, et ils ont découvert des choses étonnantes. Vous devriez demander à Dag de vous apprendre. Barr ne semblait pas un disciple des plus prometteurs, mais il y avait certainement bien pire dans le vaste monde. Si Dag entendait mener à bien ses plans, il lui fallait toucher les gens ordinaires – chez les Marcheurs du Lac comme chez les fermiers – et pas seulement une élite. Mais Barr avait d'autres soucis. — Pas elle alors, grommela-t-il. C'est forcément la blonde qui l'intéresse. (Puis, élevant la voix, il dit:) Remo en a après cette Baie, c'est ça? C'est pour cela qu'il refuse de repartir avec moi... Peut-être qu'il veut imiter Dag? Dieux absents, il n'espère tout de même pas l'épouser? Faon le fixa du regard par-dessus son ouvrage avec une exaspération grandissante. — Baie est fiancée à un garçon nommé Aulne, qui a disparu l'automne dernier en suivant ce même itinéraire vers l'aval, en compagnie du papa et du frère de Baie. Elle est partie à leur recherche. Pourquoi croyez-vous qu'elle a baptisé son bateau le Rapporteur? Elle ne le montre pas, parce que ce n'est pas dans sa nature, mais elle est inquiète et elle a de la peine. Si vous voulez réellement et rapidement vous rendre impopulaire à bord, essayez de chercher des noises à Baie. Barr paraissait tellement égocentrique qu'elle n'était pas certaine de s'être bien fait comprendre. Dans le cas contraire, elle savait pouvoir compter sur Dag. Après tout, il avait été le capitaine d'une compagnie à deux reprises. Elle doutait que le jeune patrouilleur représente pour lui un défi insurmontable. Il baissa les yeux, finit de traiter les sangles et se concentra sur la réorganisation de son paquetage. Faon fixa ses cheveux d'un blond roux noués dans une queue bouffante qui lui dégringolait dans le dos. Enfonçant son aiguille dans le tissu épais avec son dé à coudre, elle dit abruptement : — Ah! Maintenant, je sais qui vous me rappelez: Radieux Charpentier. Barr la regarda par-dessus son épaule. — Qui ça? Faon eut un sourire sans joie. — Un garçon que j'ai connu. Blond et large d'épaules, comme vous. Barr se redressa et lui lança un sourire étincelant, mais, contrairement à Dag ou à Remo, son visage n'en fut pas transformé – elle se demanda pourquoi. Un problème de sincérité, peut-être ? — Un beau gosse alors ? — Oh oui. (Tandis que Barr se rengorgeait, elle poursuivit:) Aussi égoïste, calomniateur et menteur que vous l'êtes. Je n'irais pas jusqu'à le traiter de lâche, parce qu'avec ses muscles il n'avait pas besoin de se montrer courageux. Mais il n'était certainement pas du genre à assumer les conséquences de ses actes quand les choses tournaient au vinaigre. (Elle l'étudia, les lèvres pincées, avant d'ajouter plus gentiment:) C'est sans doute à cause de la couleur de vos cheveux, mais ce n'est pas un compliment, vous pouvez me croire ! Je tâcherai de ne pas laisser cela influencer mon jugement vous concernant - pas trop en tout cas. Barr se racla la gorge, ouvrit la bouche et - sagement - la referma. Il sortit - ou s'enfuit - de la cuisine, prétendant avoir affaire avec sa barque sur le pont arrière. Satisfaite, Faon planta de nouveau son aiguille dans la toile. Au déjeuner, Remo cessa tout bonnement de répondre aux constantes sollicitations de Barr, ce qui déstabilisa ce dernier. Avec sagacité, Faon suivit l'exemple de Remo et Brin se rallia à eux sans se faire prier. Hod et Aubépine n'adressaient de toute façon pas la parole à Barr, Hod parce qu'il était peureux, Aubépine parce qu'il appréciait Remo et, ne voulant pas le voir partir, considérait Barr comme un intrus. Bo restait perplexe et, visiblement, la situation n'amusait pas Baie. Quant à Dag, difficile de dire ce qu'il en pensait. Rien de simple, de toute manière. Il leur fallut attendre la fin d'après-midi et une bonne soixantaine de kilomètres vers l'aval avant de tomber sur un village suffisamment important pour justifier la présence d'un quai flottant et d'une cabane de marchand. Le Rapporteur s'amarra et presque tout l'équipage en descendit - direction, le magasin - ne serait-ce que pour se dégourdir les jambes et changer d'air. Quand il aperçut les trois Marcheurs du Lac jouer des épaules pour entrer dans son commerce, le commis se pencha sous le comptoir et réapparut coiffé d'un casque en fer de fortune - en fait, une vieille casserole dont il avait découpé un des côtés. Puis, perché sur son tabouret, il se tourna pour servir ces clients fraîchement débarqués. Il ajusta confortablement une sorte de courroie sous son menton. Remo s'étrangla, Barr leva les yeux au ciel et Dag se pinça l'arête du nez d'un air las. Baie se mordit la lèvre mais, ne souhaitant pas gaspiller la lumière du jour, elle garda pour elle ses questions et ses commentaires concernant ce couvre-chef pour le moins inhabituel. Malheureusement, l'homme ne connaissait personne dans le coin cherchant de l'embauche comme rameur ni ne gardait de souvenir du passage de la Rose d'Eau Claire l'automne dernier. Par contre, il se rappelait avoir vu au printemps deux des bateaux de Tripoint figurant sur la liste de Coupeur. Faon fit quelques emplettes afin de regarnir le garde-manger du Rapporteur. Brin vendit une caisse de verre à vitre. Alors qu'ils concluaient la transaction et se préparaient à prendre congé, Barr se retourna brusquement vers le comptoir. — Monsieur, fit-il en pointant du doigt la coiffure métallique, pouvez-vous m'expliquer comment vous est venue une idée pareille ? L'autre lui sourit d'un air triomphal. — Vous aimeriez bien le savoir, hein? — Parce que ça ne sert à foutre rien. C'est juste une blague qu'on a faite à quelques mariniers coincés aux Rapides de la Perle il y a quelques semaines, et ils ont marché. Et on a bien ri. Faon comprit que certaines des victimes de leur petite plaisanterie avaient précédé le Rapporteur sur la Grâce. Elle enfonça son poing dans sa bouche et observa la scène, fascinée. — Bien sûr, et vous aimeriez bien que je l'enlève, mon garçon, je me trompe ? répliqua le commis avec une satisfaction grandissante. Riez tant que vous voudrez. Rira bien qui rira le dernier. — Mais enfin, je n'ai pas essayé de vous acheter ni de vous vendre quoi que ce soit ! — Pour l'instant. (Il hocha la tête et réajusta plus fermement la casserole qui glissait.) Et nous en resterons là. Frustré, Barr tendit les mains, paumes vers le haut, en un geste de supplication. — Écoutez, je sais de quoi je parle, c'est moi qui ai eu l'idée de cette blague ! — Normal que vous disiez ça, répondit le commis en plissant les yeux avec perspicacité. — Non, c'est vrai ! C'est de la folie. Un truc pareil est incapable d'arrêter l'InnéSens. Il ne sert à rien. C'était juste une blague! J'ai tout inventé... Baie lança un regard entendu à Dag; ce dernier saisit le jeune patrouilleur par l'épaule. — Ça suffit, Barr, laisse-le tranquille. Le chef Baie veut repartir. — Mais c'est... mais il... Remo aida à pousser son partenaire par la porte et au bas de la pente boueuse. Barr glissa avant de s'immobiliser et d'essayer d'y retourner. — C'était une blague! Inventée de toutes pièces... Dag soupira. — Si tu tiens tant à en discuter avec lui, je propose de décharger ta barque et ton équipement. Quant à moi, je prédis que nous allons certainement voir des casseroles sur la tête des gens tout le long des fleuves Gris et Grâce, au moins pour les cent prochaines années, ou aussi longtemps que la population craindra les Marcheurs du Lac et restera dans l'ignorance à propos de notre travail sur l'essence. Alors autant nous y faire... (Il hésita, contemplant la vallée morne et détrempée d'un air pensif.) Mais peut-être que, grâce à cela, les gens se sentiront plus en sécurité, ce qui serait une bonne chose... À la réflexion, je ne crois pas, non. Il secoua la tête et continua à avancer. — Je ne suis pas responsable, protesta Barr d'une voix plaintive, regardant toujours par-dessus son épaule, alors même qu'il trébuchait dans le sillage de Dag. — Bien sûr que si, dit Remo d'une voix furieuse. — À qui d'autre la faute ? renchérit Faon. — Ils ont raison, confirma Dag de sa voix traînante et raisonnable. Tu n'en as peut-être pas eu l'intention, mais tout cela est bien de ta faute. Apprends de tes erreurs, patrouilleur. Les lèvres de Barr s'amincirent, mais il finit par se taire. Alors qu'ils remontaient à bord du Rapporteur, Faon l'entendit cependant maugréer: «J'ai tout inventé... » Le lendemain matin, au petit déjeuner, la campagne de Barr pour convaincre Remo fut temporairement réduite au silence quand l'équipage tout entier lui conseilla de la mettre en veilleuse ou de se préparer à nager. Le problème n'en fut pas résolu pour autant, parce que Barr décida d'user de son regard - tour à tour implorant, furieux ou éloquent - afin de remplacer sa voix. Remo serra les dents et s'efforça de l'ignorer. Faon ignorait tout de la façon dont les deux jeunes patrouilleurs utilisaient leur essence et leur InnéSens, mais elle n'aurait pas été surprise si Remo avait explosé, exactement comme ses frères quand leurs pauvres parents en étaient réduits à les menacer d'une bonne raclée s'ils ne se taisaient pas immédiatement. Baie! Dag! Il n'arrête pas de me regarder! Faites quelque chose! Observant la berge qui défilait, Barr lança des regards de plus en plus noirs. De son côté Faon s'occupa en cousant, filant et cuisinant des recettes simples, jamais bien loin du foyer. Ses règles avaient commencé la nuit dernière et elle se surprenait à espérer que le nouveau traitement de Dag était réellement efficace; pour l'instant, l'inconfort qu'elle ressentait n'avait rien à voir avec la souffrance terrible des derniers mois. Ces heures consacrées à des tâches ennuyeuses soulevèrent en elle d'autres espoirs. Dag avait utilisé des méthodes de Marcheur du Lac afin d'éviter qu'elle tombe enceinte tant que son utérus ne serait pas complètement guéri, mais elle ne pouvait pas s'empêcher de songer au jour où cela ne serait plus nécessaire. Ils avaient le temps. Il leur faudrait d'abord trouver un endroit bien à eux, décida Faon. Elle se l'imagina avec un luxe de détails, tandis qu'elle plantait son aiguille dans la toile cirée résistante - et parfois dans son doigt. En général, elle préférait faire la cuisine plutôt que coudre. Le nouveau foyer des Prébleu devrait se situer près d'une ville fermière suffisamment grande pour alimenter l'activité de guérisseur de Dag, mais pas trop non plus, afin qu'il ne soit pas débordé. Il y aurait un petit lac - ou un étang - pour faire pousser ces nénuphars aux racines comestibles qui avaient la faveur des Marcheurs du Lac. Une cuisine avec un jardin, aussi, et de la place pour Grâce et son poulain et l'ombrageux Tête de Cuivre. Elle pensa longuement à la disposition du jardin et aux autres animaux qu'ils posséderaient. S'ils décidaient de ne pas suivre les saisons migratoires d'un camp de Marcheurs du Lac, elle pourrait même habiter une maison avec quatre murs. Et un fourneau en fer comme celui qu'elle avait vu aux Écueils d'Argent. Elle réfléchit à tous les prénoms qu'elle avait toujours admirés - et pas seulement pour un enfant ; les enfants grandissaient et un prénom qu'on trouvait joli pour un bébé pouvait fort bien paraître idiot chez une mère ou une grand-mère - Faon, par exemple. Qu'est-ce qui avait bien pu traverser l'esprit de ses parents ? Dag voudrait beaucoup d'enfants, elle en était persuadée. Devraient-ils vivre à proximité d'un camp de Marcheurs du Lac ? Ces derniers accepteraient-ils leur présence ? Et si ces enfants aux prénoms si dignes se révélaient dotés d'un InnéSens puissant ? Elle en était à hésiter sur le nom du poulain de Grâce quand des acclamations en provenance du fleuve vinrent troubler ses rêveries. Bo, qui somnolait sur sa couchette pendant sa pause, roula sur lui-même et entrouvrit un œil ; il tendit l'oreille, puis il se recoucha. Faon posa son ouvrage et, malgré le froid, se risqua sur le pont avant pour en avoir le coeur net. Un coche les dépassait à vive allure. Sur ce long tronçon en ligne droite, le vent soufflait depuis l'amont pour changer et le coche pouvait compter sur sa voile pour le pousser encore plus vite que le fort courant entraînait le Rapporteur. Peint en lettres décoratives, le nom «L'Acier de Tripoint » ornait la proue, chaque T ayant la forme d'une épée tirée de son fourreau. Alors que l'écart se réduisait entre les deux bateaux, Coupeur et Baie échangèrent des nouvelles en hurlant par-dessus les flots. Baie lui indiqua les noms des embarcations aperçues par le commis casqué de leur escale de la veille. Coupeur lui parla d'un homme qui connaissait un homme qui avait vu la Rose d'Eau Claire dans une ville soixante kilomètres plus loin en aval, ce qui lui valut les remerciements appuyés de Baie - grâce à cette information, ils n'auraient pas besoin de s'arrêter avant. Baie souhaita bonne chance à Coupeur; alors que l'Aciel de Tripoint s'éloignait, Coupeur lui lança: — Soyez prudentes, les filles ! — Il n'y a pas que des filles à bord, marmonna Brin depuis le toit. Le Rapporteur se débrouille très bien tout seul, bon sang ! Venu envelopper Faon dans ses bras, Dag avait assisté à toute la scène; Barr se pencha par-dessus le bastingage avec curiosité. Faon lui expliqua la quête de Coupeur afin de retrouver les bateaux disparus. — Un peu comme une sorte de patrouille du fleuve. Ils sont armés et prêts à en découdre. Barr se contenta de secouer la tête. L'après-midi, Barr traîna à bord, aussi agité qu'une puce lors de retrouvailles familiales, jurant dans sa barbe à chaque nouveau kilomètre parcouru. Faon aurait parié que, derrière ces yeux bleu argenté, s'échafaudaient des plans d'enlèvement, mais leur concrétisation - sur un chaland bondé et à la vue et l'InnéSens de tous - sembla lui échapper jusqu'à l'heure du coucher. Quand elle traversa la cabine après sa dernière visite au pont arrière pour la nuit, les yeux ouverts du jeune patrouilleur brillaient toujours sous ses couvertures, dans la lumière pâlissante du feu. Le lendemain matin, quand elle se leva pour préparer le thé, elle le trouva déjà debout et habillé avant tout le monde. Tandis que Faon découpait le lard et calculait comment agrémenter une quantité illimitée de pommes de terre avec des oeufs en nombre bien plus réduit, Baie tira les rideaux de sa couchette et apparut, vêtue de sa tenue habituelle - chemise, veste et jupe en cuir - et, chaussettes aux pieds, enfila ses bottes déjà prêtes au pied du lit. Quand elle revint du pont arrière après de brèves ablutions matinales, Barr l'attendait à la porte. Il baissa la voix. — Chef Baie, j'aimerais vous parler - en privé. Il désigna vaguement la proue. Main sur la hanche, elle le dévisagea de manière peu amène. — Est-ce que ça pourrait m'aider à être débarrassée de vous? — Peut-être. Elle sembla dubitative, mais le guida à travers la cargaison, nouant au passage ses cheveux en queue-de-cheval avec un bout de tissu. Toujours couché, Brin se dressa sur un coude et cligna des yeux. — Qu'est ce qui se passe ? — Barr voulait parler à Baie seul à seule. Ils sont partis à l'avant du bateau. Brin fronça les sourcils, se leva et marcha à pas feutrés jusqu'à la fenêtre. — Non, ils sont allés à terre. Je les vois qui remontent la berge vers l'amont. Il a son bras... oh! Il prit une mine renfrognée et retourna aux couchettes afin de tirer Remo du sommeil. Ce dernier ne parut pas ravi par cette interruption brutale, mais, après un bref conciliabule, tous deux enfilèrent pantalon, bottes et veste avant de sortir à leur tour. Aubépine et Hod, réveillés par toute cette agitation, leur emboîtèrent le pas avec curiosité. Réveillé, lui aussi, Dag arriva dans la cuisine, s'assit à la table et sourit à Faon quand cette dernière lui tendit une tasse de thé corsé. — Pourquoi ce défilé? demanda-t-il, en désignant la proue de la tête. Il avala une première gorgée avec gratitude et ouvrit un deuxième oeil. Depuis les couchettes de l'équipage, Bo gémit avant de se lever et de tituber vers le pont arrière. — Difficile à dire, répondit Faon, se mettant sur la pointe des pieds pour observer la rive depuis la fenêtre. Des arbres ruisselants, une brume grise, une berge boueuse et pas une âme en vue. Elle retourna à ses occupations : casser des oeufs et découper les oignons, le fromage et le pain. Elle faillit s'entailler la main quand des cris retentirent soudain au loin. Dag se redressa sur son siège et tourna la tête en fronçant les sourcils. Il se raidit, mais ne se leva pas. Les hurlements s'atténuèrent, puis s'élevèrent avant de cesser complètement. Faon avait reconnu la voix de Brin, et probablement celles de Barr et de Remo. — Qu'est-ce que c'est que ce vacarme? demanda Bo, de retour à l'intérieur et se versant une tasse de thé. Faon se dressa de nouveau sur la pointe des pieds et plissa les yeux vers la brume. — Ils reviennent. Oh... Barr se tient le visage dans une main et Remo lui tord son autre bras derrière le dos. Et il n'a pas l'air de plaisanter. Brin tient un grand bâton et l'agite en parlant. Baie semble... ouah, vraiment en colère. Hod ferme la marche, comme d'habitude, et Aubépine court devant tout le monde. Dag se frotta le front et respira à fond, tout cela ne lui disant rien qui vaille. Faon se réjouit de ne pas le voir se précipiter, mais il n'eut pas à attendre longtemps. Les pas d'Aubépine résonnèrent sur la passerelle, annonçant son excitation avant même qu'il surgisse dans la cuisine en criant : — Dag! Barr a essayé d'ensorceler Baie, et Brin et Remo ont dit qu'ils allaient le tuer! De nombreux pas se firent entendre sur la passerelle, puis le bateau tangua sous le poids des nouveaux venus et le reste du groupe pénétra dans la cabine, précédé par un concert de voix indistinctes dans lequel on ne distinguait que quelques « Si, tu l'as fait! », «Non, j'ai rien fait» et beaucoup de «Dag! Dag! ». Dag grimaça et but une longue gorgée de thé, puis il se retourna sur son siège et la petite bande s'entassa dans la cuisine. Le côté gauche du visage de Barr était tout rouge, l'oeil, gonflé, déjà presque fermé. Faon ne remarqua aucun autre dégât apparent, mais Remo et Brin étaient essoufflés et Hod, aussi incroyable que cela puisse paraître, se frottait le poing et semblait au bord des larmes. La voix de Barr s'éleva brièvement au-dessus du brouhaha : — C'est n'importe quoi! Réfléchis un peu! Tu crois vraiment que j'ai ce genre de choses en tête en ce moment ? Aïe ! Arrête ça, bon sang ! Il se dressa sur la pointe des pieds tandis que Remo le soulevait un peu plus haut. Quand Dag intervint, il parla d'une voix plus grave qu'à l'accoutumée, qui lui suffit à se faire entendre de tous. — Chacun son tour, je vous prie. Chef Baie ? Les protestations cessèrent tandis que Brin et Hod échangeaient des coups de coude afin de s'encourager mutuellement à se concentrer sur Dag, et même Aubépine ravala ses couinements. Visiblement secouée, Baie prit la parole et déclara gravement : — Votre patrouilleur (elle pointa un doigt tremblant sur Barr) a essayé de me faire quelque chose à la tête. Un ensorcellement. — Oui, et nous savons tous pourquoi Barr ensorcelle les filles, pas vrai ? renchérit Remo en soulevant encore un peu plus son ex-partenaire. — Aïe, non, enfin ! — Dag ? dit Faon sur un ton inquiet, réfugiée derrière lui. Est-ce que tu peux savoir qui dit la vérité ? Dag regarda autour de lui, pinça les lèvres et baissa le menton. Il s'éclaircit la voix. — Chef Baie, me permettez-vous de vous toucher la tête ? Elle hésita un long moment, leva les yeux et chercha Faon du regard: Faon acquiesça vivement de la tête. Baie haussa les épaules et approcha. Dag se pencha en arrière et prit Faon dans le creux de son bras afin de rassurer Baie, comprit Faon. Avec beaucoup de précaution, Dag appliqua le dos de son crochet contre le front pâle de la batelière. À en juger par les yeux écarquillés de Barr et Remo qui observaient la scène bouche bée, il utilisait sans doute aussi sa main fantôme. — Je croyais que c'était un simple patrouilleur! chuchota Barr à son partenaire. — Tu avais tort, grogna Remo. — Bien, fit Dag avec un soupir sans joie. J'ai détecté un petit renforcement d'essence. Sa forme laisse à penser qu'il a été conçu comme une persuasion, mais, comme le travail n'a pas été très bien fait, je suis incapable de dire ce qu'il était censé accomplir une fois terminé. — Vous pouvez me le sortir de là? demanda nerveusement Baie. — Je peux défaire n'importe quel ensorcellement et en changer la forme de manière qu'il ne soit pas plus nocif que le renforcement d'un guérisseur. Votre propre essence l'absorbera en quelques jours. Vous ne vous en rendrez même pas compte, sauf que vous n'aurez plus mal à la tête pendant un certain temps. Voulez-vous que je le fasse maintenant? Faon constata qu'il avait adopté une voix très douce. — Oui ! répondit Baie. Je ne laisserai personne mettre dans ma tête des choses que je ne peux pas voir! Une brève absence dans le regard, à peine perceptible, et Dag déclara: — Voilà. (Il laissa retomber son bras gauche.) C'est fait. Baie se frotta le front. — Je suppose que je dois vous croire sur parole. — Je le crains. — Je n'ai pas..., commença Barr. — Quoi ? le coupa Dag. Un seul mot, avec une légère pointe de consternation, mais le regard qui l'accompagnait ne ressemblait à rien de ce que Faon avait déjà pu rencontrer dans les yeux de Dag. Elle n'avait jamais vu son visage sans la moindre trace d'humour. Barr tressaillit. — Je n'essayais pas de la séduire, se défendit-il un ton en dessous. — Explique-toi alors! lui ordonna Dag, toujours de cette voix froide et calme. Barr ne desserra plus les dents. — Je sais où Baie range la corde, dit Brin d'un air menaçant. On pourrait le pendre. Ce ne sont pas les arbres qui manquent dans le coin. — Et je ne lèverai pas le petit doigt, conclut Remo. Barr eut un mouvement de recul. Baie se pressa les tempes avec incertitude. — Apparemment, je vais bien. Merci pour votre aide, les garçons, ajouta-t-elle avec un peu de brusquerie, manifestant sa reconnaissance d'un signe de la tête. (Les hommes se rengorgèrent tous un peu.) Mais la pendaison me paraît un châtiment trop peu sévère. — C'est encore trop bien pour lui, observa Brin. — Une fois, ma soeur m'a obligé à noyer une portée de chatons - j'ai dû les mettre dans un sac avec quelques pierres, pour faire plus lourd, proposa obligeamment Hod. J'ai vu quelques sacs de fourrage à l'avant du bateau et, pour les pierres, la berge en est pleine. On pourrait faire ça. Les yeux de Barr se portèrent sur Hod; apparemment, il ne savait pas s'il devait prendre sa proposition au sérieux. — Dag? s'enquit Brin. Puis, Remo et Hod, en chœur : — Dag? — Une petite minute, quand m'a-t-on élu juge? protesta Dag. Ce bateau appartient à Baie. Elle est la seule à pouvoir prendre ce genre de décision à bord. — Mais vous êtes le seul à bien connaître les Marcheurs du Lac, nuança Baie. Et le seul Marcheur du Lac en qui j'aie confiance, ajouta-t-elle en silence, mais Faon estima que tout le monde l'avait compris. — Je ne suis pas le chef de patrouille de Barr. Je ne fais même pas partie du camp des Rapides de la Perle. Dag, le banni, voilà qui je suis. À bord du Rapporteur, Remo est ce qui se rapproche le plus d'un officier supérieur pour Barr. Dag inclina la tête vers le patrouilleur aux cheveux noirs, l'invitant à prendre part à la décision. Qu'est-ce que tu mijotes, Dag? se demanda Faon. Tu réfléchis sans doute avec une longueur d'avance sur nous tous, comme d'habitude... — Remo, dit Barr d'une voix désespérée. Amma me tient pour responsable de tes actes et toi, tu fais comme si je n'existais pas! C'est injuste! — Alors tu sais enfin ce que je ressentais avec toi. (Remo respira à fond, narines dilatées.) C'est le bateau de Baie. Quelle que soit sa décision, je m'y conformerai. — Mais puisque je te dis que ce n'était pas ce que tu crois... Baie s'approcha de Barr, le toisa sévèrement, des pieds à la tête. — Vous êtes le sac d'os le plus inutile que j'aie jamais rencontré. Vous ne payez pas, vous ne travaillez pas et vous n'êtes plus le bienvenu à mon bord. Alors fichez-moi le camp ! — Non! s'écria Barr, au mépris de toute sagesse. Pas sans mon partenaire ! Dag haussa les sourcils. — Vous avez entendu la décision du chef Baie. Hod et Brin, mettez sa barque à l'eau. Faon et Aubépine, allez récupérer ses affaires et balancez-les à l'intérieur. Remo... (Constatant que Barr commençait à se débattre, Dag se dressa de toute sa hauteur.) Je vais te donner un coup de main. En ordre dispersé, l'équipage du Rapporteur passa à l'action. Faon apporta le sac de couchage - comme par hasard déjà roulé -, l'arc et le carquois, et les jeta pêle-mêle dans la barque, juste après qu'Aubépine eut fait de même avec le paquetage et les sacs. Dag et Remo firent franchir manu militari la porte de la cabine à Barr. Ce dernier abandonna toute résistance et se figea quand Dag lui caressa le coin de l'oeil de son crochet. — Pas de mouvement brusque, lui conseilla-t-il. Je te donne le choix : tu peux descendre bien sagement dans ton bateau depuis le pont ou alors faire un plongeon avant de grimper à bord. L'eau était noire et totalement opaque ce matin, et le courant, fort même près de la rive, dessinait des motifs étranges à la surface. Elle semblait tellement froide que Faon n'aurait pas été surprise de voir s'entrechoquer les fragments d'une fine pellicule de glace, mais il était sans doute encore trop tôt dans la saison pour cela. — Je... je vais descendre, s'étrangla Barr. Ils le lâchèrent et il enfourcha le bastingage, chaque geste empreint d'une fureur pleine d'amertume. La barque tangua un peu quand il se laissa tomber sur son siège. Remo se pencha et poussa énergiquement l'embarcation vers le courant tourbillonnant. Barr regarda autour de lui. — Hé ! protesta-t-il avec indignation. Où sont les rames ? Il leva ses mains vides en un geste de protestation tandis que son bateau s'éloignait de la berge. — Oh, laissez-le se débrouiller tout seul ! cria Brin, ravi. Baie, les lèvres serrées, alla récupérer une des rames contre le mur de la cabine où elles reposaient. Puis, depuis le bastingage du pont arrière, elle la lança avec le bout en avant; elle atterrit à une bonne dizaine de mètres en aval de la barque de Barr, avant d'être entraînée par le fleuve. Si elle l'avait lancée à la même distance mais vers l'amont, Barr n'aurait eu qu'à attendre qu'elle flotte à sa hauteur. — Voilà ta rame, patrouilleur! Va l'attraper! hurla-t-elle après Barr. — Joli coup, commenta Brin, accoudé au bastingage, les yeux brillants. Avec force marmottements - Faon crut reconnaître quelques jurons étouffés - Barr entreprit de faire usage de ses mains, comme godilles de fortune, afin de rattraper l'avance qu'avait prise sa rame. — Auquel d'entre vous Barr doit-il son coquard ? demanda Faon en se penchant à côté de Brin. — Remo. Et moi. Hod aussi, mais il avait trop peur pour le frapper vraiment fort. — Aïe. — Il l'a mérité. — Je suis bien d'accord. La brume persistante se referma sur la barque, mais ils entendirent Barr pester bien après qu'elle eut disparu. Baie plissa les yeux d'un air satisfait. — Une bonne chose de faite. La vie à bord du Rapporteur devrait redevenir un peu plus sereine. Elle s'essuya les mains et précéda son équipage à l'intérieur pour un bon petit déjeuner. Faon eut un moment d'hésitation; Dag avait le regard perdu dans la grisaille humide, mais elle le soupçonnait d'y voir bien plus qu'elle. Il ne donnait aucun signe d'une quelconque satisfaction et semblait plutôt guetter quelque chose. — C'est bon, dit-il enfin en se redressant. Il a récupéré sa rame. — Tu crois que nous en avons fini avec lui ? demanda Faon d'une voix pleine d'espoir. Dag lui sourit. — Pas sûr. C'est un jeune Marcheur du Lac, loin de chez lui pour la première fois, seul. Il ne pourra pas remonter le fleuve par ses propres moyens. Il est obligé de continuer vers l'aval, comme nous. Il n'a pas d'autre solution. Alors nous verrons. Elle fronça les sourcils avec incertitude. — Tu veux qu'il revienne ? — Je n'aime pas perdre un patrouilleur. — Tu es déjà parvenu à garder Remo. — Je préfère n'en perdre aucun. — Alors j'espère que ton InnéSens te permettra de trouver en Barr des qualités que mes yeux et mes oreilles n'ont pas réussi à détecter. — Je l'espère également, Étincelle, soupira-t-il. CHAPITRE 17 Malgré un temps resté nuageux et frais, le Rapporteur progressa vers l'aval de manière régulière toute la journée. Les collines environnantes perdirent de leur relief, signe, expliqua Baie à Faon, qu'ils quittaient l'ouest de l'Oléana et pénétraient dans la région, plus plate, de l'Arbre-Pluie. Les couleurs avaient déserté les berges du fleuve au profit d'un brun détrempé et de quelques troncs gris, une monotonie brisée à l'occasion par un village d'allure morose ou des champs brunâtres qui descendaient jusqu'au bord de l'eau. Déjà plus l'automne... pas encore l'hiver. Baie avait décidé de faire équipe avec Remo - probablement, songea Faon, pour éviter un nouvel échouage, dans la mesure où elle l'encouragea, contrairement à Bo, à lui faire part de ses avertissements. De son côté, Bo tenait compte des remarques laconiques de Dag. À l'évidence, un Marcheur du Lac pouvait exercer le métier de pilote fluvial, et guérisseur n'était donc plus le seul choix de carrière pour qui souhaitait vivre parmi les fermiers. Quand Faon commença à envisager toutes les possibilités avec l'esprit ouvert, il lui sembla que les fermiers et les Marcheurs du Lac avaient beaucoup à s'offrir mutuellement, à condition que les Marcheurs ne rejettent pas toute occupation qui les détournerait de leur chasse aux êtres malfaisants. Pourtant, un jour viendrait où le dernier spectre serait anéanti. Que deviendraient alors les patrouilleurs ? «Pas de mon vivant», avait dit Dag. Les Marcheurs du Lac préféraient sans doute ne pas penser à une échéance dont aucun d'eux ne vivrait assez longtemps pour la connaître. Elle aperçut la barque de Barr devant eux à plusieurs reprises ce jour-là, et peut-être même un feu de camp sur l'autre rive à la tombée de la nuit, jusqu'à ce que la pluie vienne en éteindre le rougeoiement lointain. Le lendemain, elle le vit les suivre loin derrière, un trait de plume à l'encre noire sur l'eau grise, avant de le perdre de vue au détour d'un méandre. — Sa barque est censée être plus rapide que notre chaland, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à Dag, sa main en visière, alors qu'ils se tenaient tous les deux sur le pont arrière. Il devrait nous avoir dépassés depuis longtemps - ou s'être arrêté quelque part pour s'acheter un cheval et rentrer. — Il croit nous suivre hors de portée d'InnéSens. Mais il oublie que je peux déployer le mien bien plus loin que lui ou Remo. — Il va nous talonner encore longtemps, à ton avis ? — Non. Quand nous avons jeté ses affaires dans sa barque, personne n'a inclus de quoi manger. Et je doute qu'il attrape grand-chose en chassant sur les berges, dans le noir et sous la pluie, sans compter qu'il n'est pas équipé pour faire cuire ses prises éventuelles. Dans le feu de l'action, Faon n'avait pas noté l'absence de provisions. Mais Dag, si. Et il n'avait rien dit. Qu'est-ce qu'il mijotait ? — Il va sans doute pleuvoir cette nuit, continua Dag. Parfait. — Comment ça, « parfait » ? — Un temps idéal pour réfléchir, Étincelle. On médite mieux sur ses fautes le ventre vide. (Son sourire austère s'adoucit un peu.) Barr est dans une situation difficile et il le sait. Il connaît l'exclusion pour la première fois. Ce n'est pas un hasard si les Marcheurs du Lac considèrent que l'exil est une peine presque aussi sévère que la mort - c'est inscrit dans notre essence. S'il a laissé les cordes de son arc sous la pluie, je lui donne jusqu'à demain soir, pas plus. — Pour faire quoi ? — Tout dépendra de lui. — Je ne sais pas, Dag. Si je souhaitais obtenir quelque chose de bien précis, je ne crois pas que je m'en remettrais entièrement à Barr. Il la rassura d'un signe de la tête. — Ne t'en fais pas, Etincelle, je n'en ai pas l'intention. La barque les suivit tristement pendant toute la matinée du lendemain. Vers midi, elle accéléra son allure, comme sous le coup d'une soudaine décision. Faon se demanda si les odeurs de tarte aux pommes - une commande de Dag pour le déjeuner - laissées dans le sillage du Rapporteur avaient eu une influence. Elle sortit sur le pont arrière avec Dag; ils se penchèrent par-dessus le bastingage et aperçurent Barr qui s'approchait du côté du bateau où Remo tenait une des grandes rames. À cette heure de la journée, Baie et Brin formaient l'équipe de toit avec lui. Ils fixèrent tous froidement Barr qui les interpellait. Il était pâle et avait les traits tirés ; sa suffisance des premiers jours semblait n'être qu'un lointain souvenir. Baie lui lança un regard furieux. — Qu'est-ce que vous fichez là ? Barr redressa le menton. — Le fleuve est à tout le monde. Baie haussa les épaules, mais ne changea pas d'expression. — Remo, appela Barr d'une voix plaintive, est-ce que tu sais au moins ce que tu comptes faire une fois que tu seras arrivé à cette foutue mer ? Remo donna un long coup de rame. — Faire demi-tour. Ou aller de l'avant. Cela dépendra de mon humeur du moment. Barr grimaça. — Très bien. Tu n'as visiblement pas l'intention de rentrer au camp avec moi. Je... euh... j'accepte ta décision. Remo ne fit aucun commentaire. Barr respira à fond pour se donner du courage. — Est-ce que je peux venir avec toi ? Remo haussa les sourcils. — Quoi ? — Jusqu'à la mer. Est-ce que je peux venir avec toi? Quand Barr leva la tête, il y avait de la supplication dans son regard. Remo le dévisagea avec une stupéfaction peu flatteuse. — Pourquoi je voudrais de toi ? Personne ne veut de toi ici. — Pas moi en tout cas, renchérit Baie. — Écoutez-moi, madame. (Barr inclina la tête vers elle.) Je pourrai acquitter le prix de mon passage. En partie, au moins. — Je ne vous accepterais pas à bord pour tout l'argent du monde, répliqua Baie. — Et si je travaillais ? Comme Remo ? — Vous ? (Elle eut un petit grognement incrédule.) Je ne vous ai pas vu lever le petit doigt jusqu'à présent. — Vous n'auriez pas à me payer... Écoutez, je suis vraiment désolé, d'accord ? Les lèvres de Dag se contractèrent; il serra l'épaule de Faon et monta sur le toit du Rapporteur. Penchant la tête, il chuchota à l'oreille de Baie. Elle fronça les sourcils d'un air étonné, puis - lentement - elle le considéra avec respect, son regard partant de ses bottes et remontant jusqu'à son visage à l'expression sérieuse. — À vous de voir, patrouilleur, dit-elle enfin. Je suppose que je peux vous laisser tenter votre chance. Il hocha la tête et sauta de nouveau sur le pont arrière. — Barr, approche ta barque du Rapporteur. Toi et moi avons à causer – en privé. D'un signe de la main, il invita le jeune patrouilleur à venir plus près. Quand il toucha la coque, Dag descendit, avant de les pousser à l'écart. Barr donna quelques coups de rame, afin de les mettre hors de portée des oreilles indiscrètes, puis il posa la rame en travers de ses genoux. Dag, qui avait patienté en silence, se pencha vers lui d'un air résolu et commença à parler. Faon se précipita sur le toit où l'attendaient déjà Remo, Brin et Baie. — Qu'est-ce que Dag fabrique ? demanda Brin en tendant le cou. — Il m'a expliqué qu'il voulait avoir une conversation avec lui, de patrouilleur à patrouilleur, précisa Baie. Et que nous verrions ensuite... Barr agita les mains ; Dag se redressa – probablement peu convaincu par les arguments de son interlocuteur. Puis il se pencha de nouveau en avant et reprit la parole – et Barr eut un mouvement de recul. — Je pense qu'il s'agit plus d'une conversation de capitaine de compagnie à patrouilleur, rectifia Faon. — Parce qu'il a été... oh, bien sûr, à l'Arbre-Pluie, commença Remo. Je suppose que Corbeau Loyal n'aurait pas confié ce commandement à Dag s'il ne l'en avait pas cru capable. — Loyal savait de quoi Dag était capable. Dag avait déjà commandé une compagnie, du temps de ses patrouilles en Luthlia. — En Luthlia! s'exclama Remo. C'est une région difficile. J'ai rencontré deux patrouilleurs qui venaient de là-bas un jour – ils ont traversé sur notre bac. Ils m'ont fichu la frousse. Il posa sur Dag un regard neuf, aiguisé par la curiosité. De manière peut-être mal avisée, Barr protesta avec véhémence. Dag désigna son crochet et rétorqua plus violemment. — Oh, oh! observa Faon. Si Dag évoque la Corniche du Loup, ce garçon est plus mal parti qu'il le croit. — La Corniche du Loup? répéta Remo. La fameuse Corniche du Loup ? Dag y était ? — C'est là qu'il l'a perdue, intervint Brin en agitant sa main gauche. Arrachée par un de ces loups terribles sous influence de l'être malfaisant. Il en parle rarement, mais il a envoyé une peau d'un de ces monstres à papa – un des cadeaux de mariage. Aussi grande que celle d'un cheval. Les jumeaux ont prétendu que c'était du bidon, mais papa et moi on est sûrs du contraire. La respiration de Remo filtrait à travers ses lèvres pincées. — Seule une poignée d'hommes a survécu à la Corniche du Loup et... attendez une minute... capitaine de compagnie à la Corniche du Loup? — Oui, et c'est pour cette raison qu'il n'aime pas trop raconter cette histoire, expliqua Faon. Alors je ne vous ai rien dit, c'est compris ? Depuis, il ne veut plus entendre parler de commandement. Bien qu'il ait vaincu cet être malfaisant... — Dieux absents, soupira Remo. Il observa les deux hommes dans la barque. Dag parlait plus que le faisait Barr à présent. Quand la main de Dag forma un poing vindicatif - plus une ponctuation dans son discours qu'un geste réellement menaçant, estima Faon -, Barr sembla avoir rapetissé de moitié. En fait, il était accroupi sur son siège, mais, de cet angle de vue, l'effet était saisissant. Adossé à la poupe, Barr risquait de tomber à l'eau s'il reculait encore un peu plus. Les lèvres de Barr ne remuaient plus du tout. À présent, il se contentait de hocher de la tête. Ou de la secouer. Enfin, Dag se redressa. Barr l'imita, saisit sa rame et les ramena vers le Rapporteur. Alors qu'ils accostaient de nouveau, Dag resta assis, sa main sur son genou dans une position d'attente. Barr leva la tête et se racla la gorge. — Mademoiselle Eau Claire... euh... chef Baie, corrigea de lui-même Barr en la voyant froncer les sourcils de plus belle. D'abord, je m'excuse pour ce que j'ai essayé de vous faire l'autre matin. En fait, je voulais manipuler votre essence afin de vous persuader que vous étiez en colère contre Remo, au point de le renvoyer - ce qui l'aurait obligé à repartir avec moi. J'ai commis une faute. En plus, je n'ai même pas été fichu de... (Interceptant le regard de Dag, il se hâta de conclure :) C'était mal, un point c'est tout. Il respira à fond et poursuivit : — À toi aussi, Remo, je fais mes excuses. Pour ma tentative de persuasion sur le chef Baie, injustifiable à ton égard autant qu'au sien, mais aussi pour avoir flirté avec cette fille au Coude de la Perle et m'être laissé berner par elle, malgré tes avertissements. Le couteau de ton arrière-grand-mère a été cassé parce que tu es venu à mon secours dans cette bagarre et j'en suis profondément navré. Enfin, je m'en veux pour cette blague idiote avec les casseroles qui reviendra probablement me hanter jusqu'au jour où j'aurai des cheveux gris - la semaine prochaine donc, à ce rythme-là. Je suis réellement, sincèrement désolé. Il leva la tête. Faon eut l'impression qu'il était au bord des larmes. Bon sang, Dag, tu ne fais pas les choses à moitié. Mais ça, je le savais déjà... Remo en resta bouche bée. — Oh, fit-il enfin. — Et je m'excuse auprès de tous les membres de l'équipage du Rapporteur, conclut vaillamment Barr, pour vous avoir empoisonné la vie pendant ces derniers jours. La voix grave de Dag l'interrompit. — Voilà ce que je vous propose, chef Baie. Je me porterai garant pour Barr si vous consentez à le reprendre à votre bord pour travailler en échange de son passage. En retour, Barr sera placé sous ma responsabilité de chef de patrouille. Barr, si tu acceptes ces conditions, tu peux remonter sur le Rapporteur. Dans le cas contraire, tu devras te débrouiller seul. Barr regarda longuement la vaste étendue d'eau déserte qui l'entourait. Il avala sa salive et déclara : — J'accepte vos conditions, monsieur. (Il leva la tête.) Je suis d'accord, madame. Baie se pencha par-dessus bord, se suçotant la lèvre d'un air sceptique. — Comprenez bien, jeune patrouilleur, que vous ne devez votre présence à bord qu'à la parole de Dag. Il a su gagner mon respect, ce qui n'est pas votre cas. J'ignore comment vous espérez rembourser votre dette envers lui, cela ne regarde que vous. Mais je n'ai pas l'intention de vous laisser jouer les casse-pieds sur mon bateau. Si vous me causez le moindre souci, je vous rejette à l'eau. C'est compris ? — Oui, madame. Elle jeta un coup d'oeil à Dag, qui hocha la tête. — Alors, d'accord. Vous pouvez monter à bord. Dag grimpa par-dessus le bastingage et Barr transféra de nouveau ses affaires sur le chaland. Puis, avec l'aide de Remo, il hissa sa barque en travers du pont arrière et l'attacha solidement. Au déjeuner, qui eut lieu peu après, Barr mangea avec hésitation, mais ne laissa pas une miette sur son assiette. Il ne put que s'en féliciter, puisque la première tâche qu'on lui confia consistait à faire la vaisselle en compagnie de Hod, mission dont il s'acquitta presque sans un mot. Il se montra aussi silencieux lors de son premier quart sur le toit, aux rames avec Dag et Bo. Au dîner, il se conduisit déjà moins comme un fantôme, échangeant trois ou quatre remarques anodines en plus de ses demandes visant à obtenir le sel ou le pain de maïs. Cette nuit-là, blottie entre les bras de Dag, Faon chuchota : — Qu'est-ce que tu as bien pu raconter à ce garçon quand vous étiez seuls dans cette barque ? J'ai vu des grenouilles passer sous la roue d'un chariot sans se faire aplatir à ce point. — Je pense qu'il vaut mieux que cela reste entre lui et moi, Étincelle. Mais ne t'inquiète pas pour lui. Barr est quelqu'un qui ne se laisse pas abattre. Tout est une question de mesure. Une réprimande qui aurait probablement provoqué chez Remo le désir de se jeter sur son couteau et de partager prématurément sa mort suffit à peine à ébouriffer Barr. — Tu l'as... euh... persuadé? — Je n'ai pas eu à le faire. Il était mûr. C'est un peu comme dresser une mule de l'Arbre-Pluie. D'abord tu lui flanques un bon coup entre les oreilles, avec un piquet de clôture – de toutes tes forces. Et une fois que tu as obtenu son attention, tu peux commencer. — Cette technique marche aussi pour les patrouilleurs? — Seulement sur ceux qui sont têtus comme une mule. Reconnais que Barr n'abandonne pas facilement – il a tout de même parcouru plus de trois cents kilomètres pour retrouver son partenaire. Ce garçon peut parfois se montrer stupide, mais il a de la suite dans les idées. — Et d'où te vient cette connaissance des patrouilleurs têtes de mules ? Elle sentit ses lèvres bouger contre son front dans le noir. — J'ai bien observé mes chefs de patrouille, du temps de ma jeunesse - de très près. — Près comme dans un face-à-face? — Tout juste. Son sourire effleura la clavicule de Dag. — Mon mulet. Je ne suis pas vraiment surprise, même si je t'avais plutôt imaginé en jeune Remo. — Remo et Barr me rappellent tous les deux ma jeunesse, par moments. À eux deux, je dois avouer qu'ils ont réussi à me faire considérer mes anciens chefs de patrouille avec bien plus d'humilité. Pendant la journée qui suivit, Barr se révéla une bonne recrue - pour autant que Faon pouvait en juger. Sur le toit, ses muscles et son InnéSens prouvèrent leur efficacité, et ajouter un homme au roulement permit à tous de respirer un peu, à la possible exception de la cuisinière. Hod fut le seul à se plaindre de la diminution de ses quarts derrière les rames, mais il se consola quand Barr fut assigné à la corvée de vaisselle à sa place un repas sur trois. Un temps compromise par les turpitudes de Barr, la bonne entente se rétablit lentement à bord du Rapporteur. Baie fit halte dans un assez gros village, pas assez longtemps pour permettre à Bo de partir à la recherche de la taverne, mais suffisamment pour apprendre que le bateau de son père avait été aperçu ici à l'automne dernier. Cette nouvelle provoqua chez elle un froncement de sourcils pensif et elle compta mentalement les kilomètres qui les séparaient de l'endroit où se rencontraient le Gris et la Grâce. Le Rapporteur n'avait pas tout à fait parcouru les deux tiers de la distance séparant Tripoint de la Confluence. Ils étaient loin d'avoir épuisé toutes les possibilités, mais, à mesure qu'ils progressaient, Faon pensa qu'elle sentait la tension monter en Baie. Dag sollicita une brève escale dans un autre camp de Marcheurs du Lac, mais Remo et Barr restèrent à bord. Dag ne tarda pas à revenir, en secouant la tête. — Trop petit, comme tous ces camps fluviaux. J'aurai sans doute plus de chance à la Confluence, le plus important rassemblement de Marcheurs du Lac de la région. La Grâce avait impressionné Faon aux Rapides de la Perle, mais elle commençait à comprendre qu'elle avait été bien naïve. Le fleuve était bien plus large à présent, et pas uniquement à cause des pluies et de la montée des eaux. Il devenait également plus sinueux, ses longs méandres allongeant leur trajet de nombreux kilomètres sans pour autant les faire progresser vers l'ouest - Faon se sentait complètement désorientée, en particulier sous le ciel couvert. Mais à l'approche de l'après-midi du lendemain les nuages se dispersèrent et le soleil perça de nouveau. Lorsque le vent frais tomba, lui aussi, Faon grimpa sur le toit et s'assit aux pieds de Baie pour admirer le paysage. Les rives adoptèrent un gris plus marqué et un brun plus riche, mais sobre ; l'eau brillait d'un éclat métallique bleu foncé. Le soleil descendait sur l'horizon et les ombres s'allongeaient quand, au détour d'un coude particulièrement serré, ils aperçurent un coche à l'allure familière, tiré au sec, en hauteur sur la berge. De la fumée s'élevait de feux de cuisine autour desquels se reposait l'équipage. Quand ils virent le Rapporteur, certains se levèrent et les saluèrent; le chef Char sortit en courant de la Tortue Véloce et, les mains en porte-voix, les apostropha. — Hé, chef Baie! Qu'est-ce que tu dirais d'un bon mouton pour le dîner en échange d'un peu de musique ? Baie sourit et se pencha vers Faon. — Qu'est-ce que tu en dis ? Une soirée de repos pour la cuisinière ? Faon lança un regard incertain aux mariniers chahuteurs qui ajoutaient à présent leurs cris de bienvenue à l'invitation de leur chef. — Je ne sais pas. C'est sans danger? Jusqu'alors, Baie avait toujours pu compter sur son papa et son grand frère pour la protéger. — Oh, oui. Char est un fier-à-bras, mais il sait se tenir. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne tentera pas sa chance. Mais il ne devrait pas t'embêter - après tout, tu as Dag. Dag veillerait sur elle. Et Brin, Remo, Hod, Bo. Barr aussi, peut-être - et Aubépine pour les encourager. Faon décida de se montrer brave, comme Baie. — Tu as raison, allons-y. Baie fit un grand geste de la main en direction de la Tortue Véloce. — C'est d'accord, les gars ! Elle prit appui sur le gouvernail afin d'amener le Rapporteur près de la rive, juste au-dessus de l'endroit où était amarré le coche. Les mariniers accoururent pour les aider à attacher les cordes aux arbres. — Quoi, encore des Marcheurs du Lac ? cria le chef Char en les voyant tous se réunir autour des feux. Tu en fais collection, Baie ? — En quelque sorte, répondit-elle en balançant son étui à violon. Je te présente Remo et Barr – tu connais déjà Dag. Char tira maladroitement sur le bord de son chapeau, une marque de respect envers Dag, à qui il demanda sans perdre de temps s'il accepterait d'examiner un de ses hommes blessé au pied. Dag hocha la tête, baissant et relevant les paupières. Personne n'évoqua l'épisode du banc de sable. Peut-être que Char essayait de faire amende honorable - auquel cas, Baie semblait décidée à l'accepter. — Alors, Char, t'as encore volé des moutons ? se moqua Bo, en désignant de la tête le feu le plus proche où deux mariniers faisaient dorer une carcasse sur une broche de fortune. Les gouttes de graisse tombaient dans le feu dans un jaillissement de flammes orange et de fumée et dégageaient une forte odeur dans l'air frais. Faon en eut l'eau à la bouche et Brin se lécha les babines. Char glissa ses pouces dans ses bretelles et se rengorgea. — Comme tu sembles l'ignorer, laisse-moi te dire qu'un fermier nous a offert ces moutons. D'un geste, il engloba non seulement les carcasses en train de tourner, mais également trois autres bêtes, apparemment un peu inquiètes et attachées à des arbres hors du camp. Son lieutenant musclé précisa: — Oui, il nous en a fait cadeau. Il a tellement insisté qu'on n'a pas pu refuser. — J'ai du mal à le croire, observa Baie. — Aussi vrai que mon nom est Char ! protesta le batelier avec indignation. (Un sourire sournois élargit sa bouche.) On passait devant cette pâture, un peu plus haut en amont, quand mes gars se sont dit qu'un peu de mouton changerait agréablement de l'ordinaire, mais que le fermier en demanderait sans doute trop cher. Je ne suis pas un voleur, j'ai dit, j'ai ma fierté, mais j'ai parié un tonneau de bière avec Sellier, ici présent, que je parviendrais à obtenir ces moutons pour rien. Il a soutenu que c'était impossible. Tu me connais : autant agiter un chiffon rouge devant un taureau. Baie hocha la tête, mais ses blonds sourcils, toujours levés, témoignaient de son profond scepticisme, ce qui ne sembla qu'encourager son interlocuteur. — On a amarré la Tortue à un arbre, et moi et deux de mes gars, on s'est approchés sans se faire remarquer de quelques-unes de ces bêtes – pas une mince affaire, tu peux me croire, dans ce champ boueux – et on a donné une bonne lampée de sauce au poivre de Grise Bouche aux six plus lents d'entre eux. — Aux moins farouches, plutôt, marmonna Faon, qui aimait soudain beaucoup moins la direction que prenait cette histoire. Elle se blottit sous le bras de Dag. — Tu aurais dû les voir courir dans tous les sens en secouant la tête, une bave orange aux lèvres ! Sellier, le lieutenant de Char, riait en respirant bruyamment. Il prit la suite de son patron : — Ensuite, le chef Char est allé voir le fermier pour le prévenir que quelque chose n'allait pas avec ses moutons – qu'ils avaient attrapé la peste de Grise Bouche, une maladie terriblement contagieuse. Quand Char a eu terminé de lui décrire comment il avait vu des troupeaux entiers décimés en moins d'une semaine, en aval du Gris, le pauvre type en tremblait presque dans ses bottes. Le fermier lui a demandé ce qu'il fallait faire et Char a répondu qu'il n'y avait pas de remède connu, à part abattre les bêtes malades et peut-être enterrer les carcasses dans la chaux, à des kilomètres du reste du troupeau. Le type faisait peine à voir, alors Char lui a proposé d'emporter les moutons infectés et de l'en débarrasser. Et voilà toute l'histoire. — Et tu me dois un tonneau de bière! s'exclama Char en lui donnant jovialement une tape dans le dos. — C'est vrai, toussa Sellier. Mais ça en valait la peine. Je vois encore le regard plein de gratitude de ce fermier quand on a embarqué ses pauvres moutons malades. Et il faut reconnaître que Char n'a pas menti : ces bêtes sont mortes dans la journée ! Les mariniers éclatèrent de rire dans un bel ensemble, et même Barr et Remo sourirent. Une fois l'histoire terminée, chacun retourna aux préparatifs du dîner – y compris mettre en perce un nouveau tonnelet sur une souche voisine. Dag partit examiner l'homme au pied blessé. Faon surprit le regard moqueur de Brin et son un air renfrogné suffit à effacer le sourire sur son visage. — Qu'est-ce qui te tracasse ? lui chuchota-t-il. — Ç'aurait pu être les moutons de papa, marmonna-t-elle. Son front se plissa. — Je ne pense pas que papa se serait laissé berner par une histoire à dormir debout de ce genre – la peste de Grise Bouche! Allons, Faon, il connaît ses bêtes un peu mieux que ça... — Peu importe. Ce fermier n'était peut-être pas aussi malin que papa, mais il travaille sans doute aussi dur. Ils l'ont cruellement trompé. A mes yeux, c'est du vol. La fumée flotta jusqu'à leurs narines et Brin la huma d'un air appréciateur. — De toute façon, il est trop tard pour sauver ces moutons, Faon. Autant qu'ils ne soient pas morts en vain. L'économie protège du besoin, comme le dit souvent maman. — Et bien moi, je n'en mangerai pas ! déclara-t-elle. Et tu ne devrais pas non plus. — Faon ! protesta-t-il. Tu n'y penses pas ! Tu veux gâcher la fête pour tous ces gens ? Ils travaillent dur, tu sais. C'est un plaisir bien innocent – un pique-nique et un peu de musique. — Ce fermier a trimé, lui aussi. Plus que ces mariniers – sinon tu n'envisagerais pas de changer de vie, pas vrai ? — Ce n'est pas la raison qui... oh, et puis zut ! Ne mange pas de ce mouton si appétissant, si ça te chante, mais fiche-moi la paix. Il la planta là et trouva rapidement un peu de réconfort dans une chope de la bière bien fraîche de la Tortue Véloce. Malgré son expression déterminée, Faon s'interrogeait : qui était-elle pour gâcher leur fête ? En particulier s'il s'agissait, plus ou moins, d'un geste d'excuse de Char, pour l'incident du banc de sable. Mais elle n'avait tout de même pas l'intention de goûter à la viande de moutons mal acquis. Remo assistait Dag auprès de l'homme blessé. Elle se retira discrètement à bord du Rapporteur et observa le camp sur la berge depuis son perchoir, au bord du toit de la cabine. Le soleil se coucha et la lumière du feu flamboya de plus belle, plus tentante que jamais. Le tapage des mariniers devint de plus en plus répugnant. Bo titubait déjà, un sourire imbécile aux lèvres, bien que Hod ait semblé garder un oeil sur lui. Aubépine exhibait son bébé raton laveur, et les quelques tours dont il était capable, face à un public favorable - ou du moins tolérant. Barr et Remo mangeaient ensemble, en compagnie de l'homme au pied récemment bandé, faisant mentir la réputation de réserve des Marcheurs du Lac. Char, Sellier et Brin formaient une sorte de cour autour de Baie. Faon commença à se demander si son refus de participer à la fête avait encore un sens si personne ne le remarquait. Au moins une personne finit par s'en rendre compte. Dag traversa la passerelle et se hissa sur le toit, laissant pendre ses jambes à côté d'elle. — Qu'est-ce qui ne va pas, Étincelle ? Tu te sens bien ? Je croyais que tes règles étaient déjà passées ce mois-ci... — C'est le cas. (Elle haussa les épaules.) Je ne peux pas m'empêcher de penser à ce pauvre fermier que Char a volé. Ou trompé, peu importe. Ce n'est pas juste ! (Elle lui lança un regard soupçonneux.) Tu n'as pas l'intention de manger de ce mouton, n'est-ce pas ? — Euh... Je crains qu'il soit déjà trop tard. — Alors n'essaie pas de m'embrasser avec ces lèvres grasses, dit-elle sur un ton bougon. Il se racla la gorge. — En fait, je suis monté à bord pour chercher mon tambourin et une paire de seaux pour donner aux jeunes de quoi battre la mesure. Baie accorde son violon et elle a fait savoir qu'elle ne refuserait pas d'être accompagnée. — Quelle bonne idée ! Dag n'avait plus eu l'occasion de jouer de la musique autour d'un feu de camp depuis une éternité et elle savait qu'il y prenait grand plaisir quand il était en patrouille. Le tambourin n'était pas vraiment un instrument solo. Maudit soit ce Char... Un peu en amont sur la berge, une forme imprécise et blanche laissa échapper un « m-ê-ê-ê » lugubre. Faon se dit qu'il restait peut-être des moutons de ce pauvre fermier à sauver de la broche ; un bruit sourd contre la coque lui rappela que la yole du Rapporteur se trouvait présentement à l'eau, attachée à la poupe, et non à sa place habituelle par temps plus rude, suspendue sur le côté de la cabine. Elle n'aurait jamais été capable de la mettre à l'eau sans aide. Mais ramer seule vers l'amont ? Elle observa Dag à la dérobée. Parviendrait-elle à le convaincre de devenir son complice ? Pas sûr. Parfois, il pouvait se montrer un peu trop adulte et responsable - son aventure avec le poisson-chat constituant l'exception à la règle. Brin, alors. Mais il semblait avoir choisi l'autre camp. En tout cas, elle avait maintenant une bonne raison de se joindre aux festivités. Elle ne pourrait mettre son plan à exécution que si les bateliers – et les Marcheurs du Lac – étaient ivres morts ; il lui appartenait donc, si besoin était, de pousser à la consommation d'alcool ceux qui donnaient des signes de faiblesse. Heureusement, il y avait beaucoup à manger et la bière coulait à flot. — Même un mouton volé ne m'empêchera pas de venir t'écouter jouer. Elle sourit à Dag qui sembla encouragé par son changement d'humeur. Elle l'autorisa même à l'embrasser sur le front, avec ses lèvres qui avaient goûté à la viande défendue, quand il l'aida à descendre du toit. Quant à son frère inconstant, elle en faisait son affaire. À force d'observer toute votre vie quelqu'un qui ne vous remarque même pas, vous finissez par en savoir plus sur cette personne qu'elle le soupçonne. Bien plus. Elle faillit traverser la passerelle en sautillant à la suite de Dag. La lune, haute dans le ciel de la vallée, répandait une lumière d'un bleu argenté sur la brume dont une fine couche couvrait la surface de l'eau. Dans l'air de la nuit régnait un silence qu'on aurait juré obtenu par l'enchantement de quelque mage des temps anciens. Clairement une nuit propice à l'amour, même si, par ce froid, il aurait mieux valu garder les baisers pour plus tard, sous d'épaisses couvertures – celle sous laquelle Dag ronflait en ce moment aurait parfaitement convenu à Faon. Au lieu de cela... — C'est de la folie, Faon, souffla Brin. — Soulève de ton côté, Brin. — Quelqu'un va nous entendre. — Pas si tu te tais. Ils sont presque tous ivres morts. — Char va être furieux. — Pas autant que moi si tu ne m'aides pas à hisser ce stupide mouton dans cette fichue yole. Tu veux que je raconte à Baie ce que toi et les frères Cordier avez fait avec Tanaisie Pommier dans le grenier des Meunier? Parce que je peux aller la réveiller, si tu insistes... — M-ê-ê-ê, bêla le mouton désorienté. Il glissa et ses sabots s'enfoncèrent dans la boue et les cailloux de la berge. — Et toi, je ne veux plus t'entendre non plus, lui chuchota férocement Faon. Maintenant, soulève ! Un grognement, un balancement, et la dernière bête alla rejoindre ses deux congénères derrière le siège du rameur. Le vacarme de douze sabots fendus en train de trépigner résonna sur les planches au fond du bateau. De grands yeux ronds et jaunes roulèrent dans les longs faciès. Faon se précipita afin de repousser à l'intérieur les pattes de derrière de l'un des moutons qui tentait de s'échapper, trempant ses chaussures par la même occasion. — On ferait mieux de monter à bord et de commencer à ramer, dit-elle. Tu ne penses tout de même pas qu'ils essaieront de se sauver une fois que nous serons sur l'eau, n'est-ce pas ? — C'est possible. Et avec leur toison gorgée d'eau, ils sont assurés de se noyer. Les moutons sont encore plus bêtes que les poules. — Rien n'est plus bête qu'une poule, Brin. — Tu as raison, concéda-t-il. Presque aussi bête qu'une poule alors. Grimpant à bord de la yole à la suite de Brin, Faon vit que l'une des extrémités de l'embarcation s'était enfoncée dans la boue sous le poids supplémentaire. Elle s'apprêtait à redescendre afin de la pousser loin de la berge, mais elle se figea en entendant une voix perplexe derrière elle. — Pourquoi est-ce que vous emmenez ces moutons faire un tour en bateau ? Elle fit volte-face et aperçut la silhouette de Barr qui se tenait dans l'ombre des branches nues, rayée par le clair de lune; les yeux bouffis, il les observait en se grattant la tête. — Vous ne dormez pas ? lui souffla-t-elle. — Je me suis levé pour pisser, répondit-il. La bière était vraiment bonne. Qu'est-ce que vous mijotez, tous les deux ? — Ce ne sont pas vos affaires. Retournez vous coucher. Barr passa sa main sur son menton et les regarda en plissant les yeux. — Dag sait que vous êtes là ? (L'expression absente d'une consultation d'InnéSens glissa sur son visage.) Non, il est endormi. — Tant mieux. Et ne vous avisez pas de le réveiller. Il a besoin de repos. Faon planta une chaussure déjà bien mouillée dans la boue et poussa énergiquement. Glissant à la surface de l'eau, la yole quitta la rive. — Si vous préférez que Dag n'en sache rien, je suis vraiment curieux, s'entêta Barr, faisant mine de les suivre depuis la berge. — Nous restituons les moutons volés, expliqua Brin. Ne me regarde pas comme ça. Ce n'est pas mon idée. — Vous ne craignez pas la colère du chef Char ? — Non, dit Faon. Il pensera qu'ils ont rongé leurs cordes et se sont sauvés. Je me suis assurée que les extrémités paraissent effilochées et je les ai enduites de bave de mouton. Elle s'essuya les mains sur sa jupe et empoigna sa rame. Malheureusement, une fois qu'ils se furent coordonnés, les coups de rame de Brin s'avérèrent deux fois plus puissants que les siens. Résultat : la yole avait tendance à virer en direction de la berge, s'il ne lui laissait pas le temps de donner un second coup. Et pendant cette pause, le courant les entraînait vers l'aval. Barr n'éprouva aucune difficulté à les suivre, en dépit du fait qu'il lui fallait se frayer un passage entre les rochers et les arbres abattus. — Vous n'y arriverez jamais avec ce courant, observa-t-il. — C'est ce que nous allons voir, alors ne vous mettez pas en travers de notre route. Barr ne constituait pas vraiment un obstacle, mais même à distance il réussissait à l'agacer prodigieusement. Le patrouilleur continua néanmoins à les escorter sans se presser. Un passager fit « M-ê-ê-ê ». — Vous n'avancez pas beaucoup, reprit-il. — Essayons d'aller plus au milieu du fleuve, Brin, suggéra Faon. — C'est idiot, protesta Brin. Le courant y est plus fort. — Oui, mais personne ne viendra nous déranger. « M-ê-ê-ê. M-ê-ê-ê. » — Dag me fera la peau si je vous laisse vous noyer, se plaignit Barr. — Alors ne lui en parlez pas, rétorqua Faon entre ses dents. Ses mains commençaient à lui faire mal. Au bout de quelques minutes, Barr revint à la charge : — Vous faites peine à voir. Approchez du bord, je vais prendre la place de Faon. — Nous n'avons pas besoin de votre aide, dit Faon. — Bien sûr que si, la contredit Brin en ramant plus fort. Faon ne ménageait pas ses efforts, mais elle ne parvenait pas à empêcher la yole de changer de direction. — Non ! Ces idiots de moutons en profiteront pour essayer de se sauver ! — Alors tu n'as qu'à les surveiller. Barr et moi, on se charge des rames. Faon capitula. Barr monta à bord, et lui et Brin poussèrent une nouvelle fois le bateau sur le fleuve. Furieuse, Faon s'installa à l'arrière et écarta sans ménagement la tête d'un mouton de ses genoux. Mais elle se consola petit à petit en constatant qu'ils progressaient visiblement vers l'amont. Une vie de fils de fermier avait doté Brin de muscles qui, bien que moins impressionnants que ceux de Barr, n'avaient aucun mal à maintenir le rythme du patrouilleur large d'épaules. Le mouton laissa tomber des crottes sur le fond du bateau, les piétina et bêla. Une des bêtes tenta de se suicider en se jetant à l'eau, mais Faon la rattrapa juste à temps, enfonçant ses doigts dans la toison glissante. Un autre animal voulut imiter le premier. — Vous ne pouvez pas les calmer avec votre InnéSens ? demanda Faon à Barr. Je suis persuadée que Dag en serait capable. — Je ne fais pas les moutons, répondit froidement Barr. — Non, tu réserves ton talent aux batelières, ironisa Brin, remarque qui provoqua un silence glacial pendant un temps. Les bois argentés défilaient lentement au clair de lune, sans que rien permette de distinguer un endroit d'un autre. — Je commence à avoir des ampoules, se plaignit Brin. C'est encore loin ? — Nous devons trouver une pâture à moutons qui descend jusqu'au bord de l'eau, expliqua Faon. — Et si le fermier a rentré son troupeau pour la nuit? demanda Brin. Ce ne sont pas les pâturages qui manquent dans le coin. Cela fait des jours que nous en voyons passer. Faon restait silencieuse — Avez-vous la moindre idée de là où nous allons ? l'interrogea Barr. — Euh... eh bien... pas vraiment. — Faon ! protesta Brin. Ça pourrait être n'importe quelle ferme située sur les trente derniers kilomètres – peut-être plus ! Probablement plus – Char ne se serait pas arrêté avant d'être sûr de ne pas avoir à craindre de représailles, au cas où le fermier se serait rendu compte qu'il avait été berné. — Pas question de ramer trente kilomètres ! annonça Barr. Les mutinés étaient unanimes. La yole fit halte à la première pâture qui semblait correspondre à la description de Faon, et Barr et Brin unirent leurs forces pour hisser leur cargaison bêlante par-dessus bord. Après quelques pas, les moutons ingrats se regroupèrent et lancèrent un regard furieux à leurs sauveurs. Brin tira brutalement Faon pour l'obliger à remonter dans le bateau et ils repartirent vers l'aval. — J'espère au moins qu'ils trouveront un maître un peu plus malin, marmonna-t-elle. — Salut, les moutons ! Et pas la peine de nous remercier pour vous avoir sauvé la vie, les interpella Brin, sarcastique, se retournant pour les saluer d'un signe de la main. — Ce ne sont que des moutons, Brin, dit Faon. Tu ne peux attendre aucune gratitude de leur part. Mais tu as la satisfaction d'avoir fait ce qui était juste. — Comme avec..., commença Barr et il se tut brusquement. (Faon lui lança un regard méfiant. Quand il reprit la parole, il changea de sujet :) Qu'est-ce qu'ils puaient! Qui va nettoyer le bateau ? — Pas moi, se hâta de répondre Brin. — Quelqu'un devra s'en charger, dit Barr. Il faut faire disparaître les preuves... — Je m'en occuperai, proposa Faon entre ses dents. Sous le joli clair de lune, un silence pesant tomba. En moins du tiers du temps qu'il leur avait fallu pour péniblement ramer à contre-courant, ils arrivèrent en vue du Rapporteur. — Merci à tous les deux, dit Faon d'un ton bourru. Je n'ai pas pu restituer ces bêtes à leur propriétaire, mais j'ai quand même le sentiment d'avoir fait quelque chose de bien et je n'aurais pas réussi sans vous. — Je m'en souviendrai, dit Brin. — Ne vous réjouissez pas trop vite, les interrompit Barr avec un mouvement de la tête en direction du Rapporteur. Faon suivit son regard et se figea en apercevant Dag, assis en tailleur sur le toit, au clair de lune, les yeux fixés vers l'amont. — Merde, jura Brin. — Tout à coup, je me sens rassuré par ta présence, Brin, marmonna Barr. Ne serait-ce que pour écarter tout malentendu. Il jeta un coup d'oeil circonspect à Faon. Faon pensait qu'ils avaient plus à craindre de la vérité que d'un malentendu. Tandis que la yole accostait le chaland, Dag se laissa tomber sur le pont arrière afin d'attraper la corde que lui lança Faon. Il fit la moue et s'enquit sèchement : — Une balade agréable ? — Oui, oui, répondit Faon, soutenant son regard d'un air de défi. — Brin, Barr... pourquoi cet air penaud? — Pour rien, dit Brin entre ses dents. — Je n'y suis pour rien! laissa échapper Barr. — Cette fois, je veux bien te croire, le rassura Dag avec un petit sourire. Il se pencha et leur tendit la main pour les aider à monter à bord chacun leur tour, puis il s'assura que la yole était bien arrimée. — Vous allez nous dénoncer ? demanda Brin, mal à l'aise. — À qui ? Ces moutons ne m'appartenaient pas. (Au bout d'un moment, il ajouta :) À vous non plus d'ailleurs. Barr souffla secrètement de soulagement et Dag emmena fermement Faon se coucher. Il parvint à garder son sérieux jusqu'à ce que son visage soit dissimulé derrière un oreiller. En entendant les gloussements qui s'en échappaient, Faon lui flanqua un coup de poing. — Arrête ça immédiatement ! Il lui fallut un certain temps pour se calmer. Le Rapporteur quitta son mouillage peu après l'aube, alors que l'équipage de la Tortue Véloce à peine réveillé se lançait à la poursuite des moutons évadés dans les bois environnants. Les hommes voûtés sur leurs rames se contentèrent du strict minimum, juste assez pour maintenir le cap. Même Baie sembla se satisfaire de voguer à l'allure du fleuve. Les excès de la veille avaient laissé des traces, mais pas chez Faon. En dépit du manque de sommeil, elle leur prépara un thé bien fort et, à mesure que s'écoulait la matinée, tout le monde parut lentement reprendre ses esprits. Le débit du fleuve augmenta brusquement vers midi, quand un affluent déversa ses eaux brunâtres dans la Grâce et que le courant provoqua un mouvement de roulis. — Ce n'est pas déjà le Gris, n'est-ce pas? s'étonna Faon auprès de Baie, quand elle passa la tête par la fenêtre de sa cuisine et découvrit que la rive semblait avoir reculé de façon alarmante. — Non, répondit Baie d'un air satisfait, et elle avala une nouvelle gorgée de thé. C'est la rivière de l'Herbe des Ours. Elle serpente à travers l'Arbre-Pluie, jusqu'aux Plaines des Fermiers. Nous avons parcouru près des trois quarts de la distance qui sépare Tripoint de la Confluence ! L'Arbre-Pluie a dû connaître de gros orages cette dernière semaine; j'ai rarement vu la rivière de l'Herbe des Ours aussi haute. — Elle est navigable ? Faon l'observa attentivement. — Bien sûr. Jusqu'aux Plaines des Fermiers, d'où partent presque tous les bateaux. C'est la raison pour laquelle la ville a été construite à cet endroit, je suppose. Le trafic sur la rivière de l'Herbe des Ours est presque aussi important que sur la Grâce. Avant d'être rayé de la carte par la Désolation, Verte-Source était situé sur l'un des affluents de la rivière de l'Herbe des Ours, se rappela Faon, soudain grave. Le camp du Marécage de l'Os également. La campagne contre l'être malfaisant de l'été dernier s'était jouée au nord de la grande ville, qui avait été épargnée. Dag pouvait toujours remercier les dieux absents, mais Faon pensait que, si quelqu'un méritait des remerciements, c'était lui. Avec l'adjonction de la rivière de l'Herbe des Ours, la Grâce léchait le haut de ses berges et, à certains endroits, les inondait. Quelques-unes des îles les plus basses avaient d'ores et déjà été noyées, des arbres nus surgissant de l'eau comme s'ils poussaient au fond d'un lac, mais un lac qui avançait à vive allure. Faon aperçut des animaux pris au piège dans les branches - des opossums et des ratons laveurs, bien sûr, mais aussi un couple d'ours noirs, et même une fois un couguar, de très près. Ils dépassèrent des cochons sauvages qui nageaient vigoureusement dans le courant et il fallut retenir les hommes à bord de les chasser depuis le pont. À l'extrémité de certaines îles, arbres et branchages avaient fini par s'accumuler, formant une sorte de touffe rebelle que les mariniers comparaient à l'herbe des ours - d'où le nom de la rivière. Mais à présent, des débris s'en détachaient, représentant un danger pour les bateaux. Vers le soir, Baie assigna deux hommes à chaque rame afin de permettre au Rapporteur, peu maniable, de rejoindre la rive. Alors qu'ils s'amarraient dans un coude sous le vent, ils furent les témoins d'une vision bien étrange : deux chalands, solidement arrimés l'un à l'autre, descendaient la Grâce. Apparemment, l'équipage essayait désespérément - et sans grand succès - de piloter cet engin qui tournait lentement sur lui-même. Depuis le pont arrière, Bo leur cria de séparer les deux chalands et de s'arrêter avant la nuit, mais les hommes des embarcations jumelles ne l'entendirent ou ne le comprirent pas ; ils répondirent par des cris inintelligibles. — Pourquoi ont-ils attaché leurs bateaux de cette façon ? s'étonna Faon venue assister au spectacle. — Parce que ces jeunes crétins de l'Arbre-Pluie ne connaissent rien à la navigation et n'ont rien à faire sur un fleuve, répondit Bo, crachant par-dessus bord pour faire bonne mesure. — Ils voulaient peut-être se tenir compagnie, ou ne pas se perdre de vue dans le noir. Ils se sentent probablement plus en sécurité comme ça, sur ce grand fleuve, dit lentement Brin. Même le Rapporteur semble avoir rapetissé. — Et est-ce que tu comprends pourquoi ils se trompent en se croyant plus en sécurité ? demanda Baie. — Oui, bien sûr ! répondit Faon sur un ton animé, suivant du regard les mariniers de l'Arbre-Pluie qui s'éloignaient. Baie sourit. — J'en suis persuadée, mais laisse un peu de temps à Brin. Ce dernier scruta le crépuscule en plissant les yeux, puis expliqua lentement : — Ils essaient de faire avancer le double du poids avec moitié moins de rames. Faon hocha énergiquement la tête. — Tout juste, approuva Baie, se redressant avec un air satisfait. Je ne désespère pas de faire de toi un batelier. Brin lui fit un large sourire. — Je ne demande pas mieux. Elle ne put s'empêcher de lui rendre son sourire - mais sans la touche moqueuse habituelle, quelque chose de presque involontaire. Elle se passa la main sur les lèvres et secoua la tête. — Et pour couronner le tout, ils naviguent de nuit, ce qui n'est pas très malin de leur part, je le crains, à moins d'avoir un Marcheur du Lac à bord. Elle s'accouda au bastingage de poupe et regarda le fleuve, les yeux soudain graves et gris dans l'obscurité grandissante. Faon l'entendit à peine marmonner: — Papa n'était pas un gamin insouciant. Alors qu'est-ce qui s'est passé ? CHAPITRE 18 Profitant d'une portion du fleuve facile à naviguer, Baie demanda à Brin de l'accompagner sur le toit afin de lui apprendre à manipuler la rame-gouvernail. Inspiré par son exemple, Dag réunit les Marcheurs du Lac sur le pont avant pour les entraîner à masquer leur essence, un talent que les deux partenaires avaient probablement négligé, préférant développer leurs aptitudes au tir à l'arc et à la manipulation du couteau, de l'épée et de la lance. Dag se réserva le banc, Barr s'adossa contre l'enclos de la chèvre et Remo s'assit en tailleur sur le sol. L'un après l'autre, les yeux ouverts ou fermés, ils s'exercèrent à provoquer cette sorte de cécité bien particulière chez les autres membres de ce cercle déséquilibré, tournant leur essence vers l'intérieur, limitant volontairement leurs perceptions afin de parvenir à une quasi-invisibilité. De la paire de jeunes patrouilleurs, Barr présentait l'essence innée la plus forte, mais, comme on pouvait s'y attendre, Remo faisait preuve de plus de discipline. — Tu n'es pas capable de te dissimuler mieux que ça et ils t'ont laissé partir en patrouille ? fit Dag à Barr. Amma Balbuzard doit vraiment être à court de patrouilleurs ! Barr eut un geste de protestation. — J'ai l'impression de redevenir un gamin, se plaignit-il. Avant que mon InnéSens commence à se manifester. — Il y a une grande différence de vulnérabilité. Mais, de la façon dont tu laisses filtrer ton essence, tu n'arriveras jamais à t'approcher suffisamment d'un être malfaisant avec ton couteau. Si tu possédais un couteau. — À cette distance, il pourrait me voir, pas vrai ? Ils ont des yeux, non? En général. Mais là n'est pas la question. En masquant convenablement ton essence, tu la rends plus difficile à arracher - au moins par un être malfaisant qui vient d'éclore ou qui en est à sa première mue. Et je te souhaite de ne jamais en croiser d'autres. Il songea brusquement qu'il venait de trouver une utilité à sa propre capacité - faible, certes - d'arracher l'essence d'autrui : apprendre aux jeunes patrouilleurs à y résister. Il aurait bien voulu tester sa trouvaille, mais la certitude qu'il ne ferait que flanquer une peur bleue à ses deux élèves le retint. Lui-même ne se sentait pas très rassuré et il préférait éviter les explications embarrassantes pour l'instant. Mais il se réjouit à l'idée que tout patrouilleur capable de repousser l'attaque d'un être malfaisant serait également à même de lui résister, aussi facilement qu'un bagarreur pouvait éviter un coup de poing au visage. S'il voit le coup arriver en tout cas. Mais ce qui vaut pour un patrouilleur n'est pas vrai pour un fermier. Il se mordit la lèvre et remit à plus tard l'examen de cette pensée troublante. — Peu importe que tu tiennes ou non le couteau : mieux tu masqueras ton essence, plus tu auras de chances de ne pas passer la semaine d'après à vomir tes entrailles pour avoir été exposé à la Désolation. Remo le dévisagea. — Ça vous est déjà arrivé ? — Oui, et dans mon cas ça a duré près de deux semaines, avoua Dag. Mais ça m'a servi de leçon et après cet incident j'ai pris mon entraînement bien plus au sérieux. Reprenons. À mon tour. Vous deux, fermez les yeux, mais gardez votre InnéSens déployé et essayez de me repérer. Dag se referma sur lui-même et les vit s'exécuter docilement. Sans un bruit, il se leva de son siège. Barr sourit. — Hé, où êtes-vous passé ? — Ici, souffla-t-il à l'oreille de Barr. Le garçon glapit et fit un bond sur le côté. — Dieux absents ! Qu'est-ce qui vous a pris ? — Voilà comment on s'approche d'un être malfaisant. Tu dois apprendre à faire pareil. — J'ai entendu dire que cela ne suffisait pas à empêcher un être malfaisant adulte d'arracher votre essence, dit Remo d'un air de doute. — En quarante ans de patrouille, je n'ai croisé que deux spécimens possédant une telle force. À la Corniche du Loup, je ne l'ai pas vu de près, mais les survivants m'ont raconté l'assaut contre sa tanière. L'être malfaisant a ouvert l'un de mes meilleurs hommes aussi facilement qu'on vide une truite. — Comment vaincre une créature aussi puissante? demanda Remo. — En s'y mettant à plusieurs. En envoyant un grand nombre de patrouilleurs en même temps, dont plusieurs armés de couteaux, et en espérant que l'un d'eux réussira à l'approcher. Une méthode qui s'est révélée efficace à la Corniche du Loup et aussi à l'Arbre-Pluie. (Au bout d'un moment, il ajouta:) Mais qui ne peut marcher qu'avec des patrouilleurs invisibles. Alors, au travail. Après une nouvelle série d'exercices, Barr observa : — Si j'ai bien compris, tant que je n'aurai pas fait de progrès pour masquer mon essence, on ne fera jamais appel à moi pour une de ces attaques suicides ? — En Luthlia, on t'aurait utilisé comme appât, répondit Dag. Remo ricana. Barr répliqua par une grimace. — Encore une fois, les encouragea Dag. Il nota avec intérêt les progrès de Barr - mais il est vrai que Barr ne pouvait que s'améliorer. À en juger par son essence vacillante, Remo était fatigué. Il était temps d'arrêter. — Ça suffit pour aujourd'hui, dit Dag en reprenant sa place sur le banc. À partir de maintenant, je vous suggère de consacrer une heure par jour à votre entraînement. Barr s'étira et roula des épaules. — C'était bien la peine de se sauver du camp, ironisa-t-il en plissant les yeux. — Tout dépend de ce que tu vas rencontrer en chemin, dit Dag d'une voix traînante. Si un être malfaisant nous attendait au détour du prochain méandre, serais-tu prêt à l'affronter ? — Non, répondit amèrement Remo. Et aucun de nous ne possède un couteau préparé. — Alors ta mission consisterait à prendre tes jambes à ton cou et à donner l'alerte dans le camp le plus proche. Qui se trouve... ? — Bon sang, je ne sais même pas où nous nous trouvons ! s'exclama Barr. — Amma nous a fait mémoriser les emplacements de tous les camps de l'Oléana, s'excusa presque Remo. — Bien. Dommage que vous soyez dans la région de l'Arbre-Pluie. Et il passa en revue avec eux la liste de tous les camps de Marcheurs du Lac, ainsi que leur emplacement, entre Tripoint et la Confluence. Puis il la leur fit réciter, individuellement et en choeur, aidé, il est vrai, par les rimes obscènes d'un vieux poème mémotechnique. Là matinée resta fraîche, la grisaille absorbant la chaleur du soleil qui montait dans le ciel. Dag vit une brume épaisse qui s'élevait du fond de la vallée. La tête de Baie apparut au bord du toit. — Si vous pouviez m'envoyer l'un de vos patrouilleurs pour jouer les pilotes, ce ne serait pas de refus, dit-elle. Apparemment, la vallée de la Grâce nous prépare un de ces brouillards dont elle a le secret et j'aime autant éviter de me retrouver à un kilomètre à l'intérieur des terres comme dans l'histoire de Bo. Le Rapporteur n'aurait pas aussi fière allure sur roues. — Je monte, proposa Dag. Ça me fera du bien. Il rejoignit Baie et Brin sur le toit; Bo et Hod descendirent se reposer autour du foyer. — Si mon estimation est exacte, expliqua Baie, nous arriverons à proximité d'une grande île après le prochain coude et je ne veux pas passer du mauvais côté. — Vous préférez emprunter le chenal de droite ou celui de gauche? — Droite. — Bien, patronne. Dag empoigna une rame et calqua son rythme sur celui de Brin qui ramait lentement, juste assez pour donner un peu de mou à la rame-gouvernail de Baie. À présent, ils maîtrisaient suffisamment cette technique pour tenir des heures s'il le fallait. La brume s'épaissit autour d'eux, perlant sur la veste en daim de Dag que Faon avait récemment doublée afin de l'adapter aux rigueurs de l'automne. Ils suivirent le chenal principal dans un large méandre ; Dag déploya son InnéSens à sa portée maximale sur près de deux kilomètres, afin de repérer l'endroit où le courant se divisait en deux, avant qu'ils se retrouvent entraînés du mauvais côté. — Hé, dit-il. Il y a du monde sur cette île. — Impossible, répondit Baie en scrutant le brouillard humide. (Son champ de vision se limitait à trois longueurs de bateau à présent.) Avec la montée de la rivière de l'Herbe des Ours, cette île se trouve sous plus d'un mètre d'eau. — Ce qui expliquerait pourquoi ils paraissent d'humeur maussade. (Dag essaya d'entrer en contact avec eux, s'ouvrant aussi largement qu'il le pouvait.) Sept hommes. Je crois bien qu'il s'agit des mariniers de l'Arbre-Pluie qui nous ont dépassés hier soir. (Après un moment, il ajouta :) Et un ours. Ils ont tous trouvé refuge dans les arbres. — Ça doit être excitant de partager son arbre avec un ours, plaisanta Brin avec un humour douteux. — L'ours est seul dans son arbre. (Une nouvelle pause, puis:) Aucune trace des deux bateaux. Aucune embarcation n'est amarrée à un kilomètre à la ronde en tout cas. Je pense que ces gens ont besoin d'aide, chef. L'une des essences montre des signes de blessure. Baie inspira entre ses dents. — Bo ! hurla-t-elle. Hod ! Vous deux, les jeunes patrouilleurs, au boulot! Nous devons mettre la yole à l'eau avant que le courant nous ait entraînés trop loin ! Le reste de l'équipage se présenta sur le pont arrière et Baie se pencha pour expliquer la situation. Après que Dag eut confirmé le nombre d'hommes bloqués sur l'île, ils décidèrent d'envoyer la yole, mais aussi la barque de Barr, dans l'espoir de les sauver tous en un seul voyage. En outre, Dag fit remarquer qu'ils pourraient s'entraider en cas de problème. Dag resta sur le Rapporteur afin de le guider dans le chenal. Brin et Remo prirent chacun une rame dans la yole, Barr se chargeant seul de sa barque. — Vous êtes sûr qu'ils sont là-bas, Dag? demanda Remo, alors qu'ils étaient prêts à partir. — Oui. À environ cinq cents mètres dans cette direction. Il montra du doigt. Barr tourna la tête. — Oh, oui, je les sens maintenant! Suis-moi, Remo! Comme au bon vieux temps. Et il partit comme une flèche, faisant monter et descendre sa pagaie. Remo ronchonna, mais le suivit consciencieusement. — C'est toujours mieux que les moutons..., leur parvint la voix de Brin à travers le brouillard. — Quels moutons ? s'étonna Baie. Dag secoua la tête. De longues minutes s'écoulèrent tandis que le Rapporteur continuait à glisser vers l'aval. Flottant avec le courant, les berges dissimulées par le brouillard, ils avaient l'impression d'être totalement immobiles. Mais une collision à pleine vitesse avec un rocher ou un arbre mort aurait tôt fait de chasser cette illusion, songea Dag. Il gardait tous ses sens en éveil. — Vos jeunes Marcheurs du Lac n'auront aucun mal à nous retrouver, n'est-ce pas ? demanda Baie d'une voix inquiète. — C'est pour cette raison que j'en ai placé un par bateau, la rassura Dag. Ils sont arrivés sur l'île. Nous avons bien fait d'envoyer la pirogue; Barr peut la faire passer entre les arbres. — Tant qu'il ne se place pas en travers du courant, ça va. Parce que, s'il se penche trop, ce type d'embarcation peut se remplir d'eau en un clin d'oeil. — Je pense que, venant du camp des Rapides de la Perle, ces patrouilleurs connaissent les pièges du fleuve. Plus que moi, c'est certain. Et ces pirogues sont conçues pour continuer à flotter, même pleines d'eau. Des poches d'air sont aménagées à la proue et à la poupe, hermétiquement fermées avec du goudron. — Alors c'était ça! Je me suis toujours demandé comment ils s'y prenaient. (Après un moment, elle ajouta:) Tout le monde croit que c'est de la magie. Faon prit Hod et Aubépine avec elle à la cuisine pour l'aider à préparer un accueil chaleureux à l'afflux de bateliers malheureux qui s'annonçait - des bateliers sans bateau à présent. Il s'écoula près de une heure avant que la pirogue surgisse du brouillard à l'arrière du Rapporteur. Deux inconnus frigorifiés et trempés se tenaient tristement recroquevillés au milieu de l'embarcation, mais un troisième, assis à la proue, ramait avec Barr. Bo et Hod leur tendirent la main pour les aider à monter à bord - l'un d'eux, dans sa maladresse, faillit les faire basculer, mais Barr les maintint d'aplomb. L'homme qui avait prêté main-forte à Barr se redressa et retira un chapeau en feutre informe qui avait connu des jours meilleurs. Plutôt mince mais musclé, il avait perdu ses chaussures et n'était pas rasé; ses pieds étaient écorchés et ses orteils violets à cause du froid. — Content de vous voir, les amis! On a heurté le sommet de cette île par le travers la nuit dernière et elle n'a fait qu'une bouchée de nos deux bateaux - comme si le fleuve les avait avalés ! Penché sur la rame-gouvernail, Bo hocha la tête avec sagesse. — Ouais. M'étonne pas. Depuis l'écoutille arrière, Faon écoutait ce récit, les yeux écarquillés. Ils venaient à peine d'arrimer la pirogue au Rapporteur quand la yole apparut à son tour, émergeant de la brume ; les deux rameurs, Remo et Brin, ne ménageaient pas leurs efforts. Avec le poids supplémentaire de quatre hommes à bord, la coque était basse sur l'eau. L'un des rescapés avait non seulement perdu ses chaussures, mais également sa chemise. La peau écorchée de ses épaules et de son torse se détachait en vilaines bandes sanglantes. Il leur tendit une lance en frêne utilisée pour la chasse au sanglier - apparemment le seul objet qu'il avait sauvé du naufrage. Il gémit quand on le hissa sur le pont avec l'aide de ses compagnons qui le poussaient. Mais, une fois qu'il eut retrouvé son équilibre, il se redressa prudemment en s'appuyant sur sa lance et lança un franc sourire à ceux qui l'entouraient. Il était plutôt grand, enfin, pour un fermier. De longs cheveux noirs lui pendaient lamentablement dans le cou et il avait des yeux bruns et vifs. — Je vous présente notre patron, le capitaine Gué Chicorée, expliqua l'un des hommes. — Je suis le chef Baie et vous êtes sur mon bateau, le Rapporteur, dit Baie, chassant une mèche de cheveux venue s'égarer devant ses yeux. Bienvenue à bord. Le batelier écorché cligna des yeux, ne cachant pas sa gratitude. — Madame, on vous doit une fière chandelle! On s'est époumonés toute la nuit depuis ces arbres pendant que l'eau montait, mais vous êtes les premiers à nous avoir entendus. — Remerciez plutôt le Marcheur du Lac ici présent, répondit Baie en désignant Dag de la tête. C'est lui qui vous a repérés. Sans lui, on ne vous aurait jamais retrouvés, dans cette purée de pois. — Et même si on vous avait entendus, on aurait sans doute cru que des fantômes essayaient de nous attirer dans le brouillard, expliqua Aubépine, plein de bonne volonté. Surpris par cette dernière remarque, l'homme détourna son regard de Dag et baissa les yeux sur Aubépine en se grattant la tête, visiblement perplexe. — Tu m'en diras tant... — On lui a raconté trop d'histoires à dormir debout, expliqua Baie en donnant une petite claque sur l'oreille d'Aubépine. Va aider Faon. (Elle se tourna vers son équipage.) Je veux au moins un des jeunes patrouilleurs sur le toit avec Bo. (Tous deux se portèrent volontaires.) Et, Bo, cria Baie après qu'ils furent partis, cette fois, si Remo te signale un tronc ou un banc de sable, tu l'écoutes! Le batelier écorché vif franchit l'écoutille arrière, soutenu par ses compagnons. Dag leur emboîta le pas, tâchant de retrouver mentalement l'endroit où il avait laissé sa trousse de guérisseur. Il faisait chaud et humide dans la cuisine bondée; Faon avait préparé des litres de thé brûlant et une quantité astronomique de pommes de terre frites avec des oignons et du lard revenu dans une bonne dose de beurre salé. Un panier de pommes était à la disposition de tous. Elle avait aussi chauffé de l'eau pour permettre aux rescapés de se laver et toutes les couvertures et les serviettes que comptait le bateau s'empilaient devant le foyer. Les hommes épuisés se jetèrent dessus avec des gémissements reconnaissants. La quantité limitée de vêtements de rechange disponibles fut partagée entre tous en faisant au mieux, les couvertures venant combler les manques. Du savon, de l'eau chaude et la trousse de Dag se trouvaient également près du feu. Apparemment, on attendait de lui qu'il s'occupe des blessés, ce qu'il était tout disposé à faire. Il eut essentiellement à soigner des coupures et des écorchures, qu'il chargea d'abord Hod de nettoyer avec du savon. Suivant ses instructions, Brin l'aida à panser les plaies. Le patron batelier était le plus mal en point; Dag le fit asseoir sur un tabouret devant le feu et emprunta les mains de Faon pour nettoyer les quelques blessures qu'il avait sur le torse. — Mais qu'est-ce qui vous est arrivé ? lui demanda Faon. Cet ours vous a griffé ? L'homme réussit à lui sourire, malgré les grimaces provoquées par les soins qu'elle lui prodiguait. — Pas cette fois, ma petite dame. — Pourquoi vous n'avez pas ramené l'ours? s'étonna Aubépine auprès de Brin, tous deux observant le processus en cours. — Ce n'était pas un ourson, Aubépine! rétorqua Brin avec impatience. Il nous aurait fait couler, ou nous aurait dévorés avant. Le chef - ou capitaine - Chicorée expliqua gentiment à Aubépine : — Les ours sont de bons nageurs. Il quittera cette île dès qu'il trouvera le temps long. (Il chuchota à Faon :) J'ai un garçon du même âge qui m'attend à la maison, et son petit frère pour lui suggérer des bêtises à faire si jamais il venait à manquer d'idées. Ce qui n'a jamais été le cas jusqu'à présent. (Il éleva la voix.) Non, en fait, voici ce qui s'est pass... aïe ! — Désolée, s'excusa Faon. Elle plia un linge afin de sécher le sang qui avait recommencé à couler d'une croûte qu'elle avait frottée trop fort. — Ne vous inquiétez pas, ma petite dame. Je sens que vous me faites beaucoup de bien. Je continue mon histoire : juste avant d'arriver sur la Grâce, je me suis retrouvé avec un équipage réduit, parce que trois de mes hommes ont pris peur en voyant la taille du fleuve et se sont sauvés à bord de notre yole. Alors, on a décidé d'attacher nos bateaux ensemble, mais avec le recul je crois que ce n'était pas une si bonne idée - on a eu beaucoup plus de mal à manoeuvrer par la suite et on s'est presque laissé porter par le courant. On comptait se trouver un vrai pilote en aval. — Y en avait-il parmi vous qui avaient déjà navigué auparavant ? l'interrogea Baie en se joignant à la conversation. — Non, pas aussi loin. Certains de mes gars avaient travaillé une ou deux fois sur la rivière de l'Herbe des Ours, mais pour moi c'était une nouvelle expérience. Mon métier, c'est la chasse à l'ours et au sanglier en général. Ma femme s'occupe de son jardin, mais je ne vaux rien comme fermier. J'ai déjà essayé. Quitte à tuer des animaux, je trouve la chasse plus naturelle que l'élevage. (Il but une longue gorgée de thé et reprit son récit d'une voix animée :) La nuit dernière, j'étais assis près du feu dans mon bateau; j'essayais de réchauffer un peu mes pieds gelés en espérant retrouver bientôt la chasse et la terre ferme – où un homme est au moins libre de choisir sa direction – quand l'ai entendu mes gars courir et crier au-dessus de ma tête. Et juste après, on a heurté l'île. "Bam !" J'ai tout de suite compris qu'on était aspirés, la poupe la première, parce que rapidement la partie du plancher dirigée vers l'amont s'est inclinée comme un toit. Je me suis précipité vers l'écoutille, mais l'eau se déversait déjà à l'intérieur – une véritable cascade ! La seule ouverture qui me restait, c'était la petite fenêtre sur le côté, qu'on utilisait essentiellement pour puiser de l'eau, avant qu'on attache les bateaux ensemble. Baie jeta un coup d'oeil de l'avant et à l'arrière de la cabine, vers les deux sorties et la paire de grandes fenêtres. — Je vois, dit-elle. Vous avez construit ces bateaux vous-mêmes ? — Pas exactement. Je les ai achetés à la veuve d'un homme tué quand il y a eu du grabuge à l'Arbre-Pluie cet été. Je croyais l'aider – son mari appartenait à ma compagnie, vous comprenez ? (Il but une autre gorgée et continua :) Je me suis donc précipité vers ce hublot et j'ai vu tout de suite qu'il était bien trop étroit pour moi. Mais je n'avais pas le choix: avec l'eau qui envahissait la cabine, je devais passer à travers ou mourir noyé – et comme mon père m'a toujours dit que je finirais au bout d'une corde, j'ai balancé ma bonne vieille lance à sanglier dehors, puis j'ai tendu les bras et j'ai crié pour que Ourseleur et les autres me sortent de là en tirant de toutes leurs forces – sinon j'étais fichu. L'homme au chapeau de feutre hocha la tête avec gravité. — On n'a pas eu à tirer tant que ça, fallait juste pas te lâcher pendant que le bateau gigotait dans tous les sens. Je me voyais mal rentrer et expliquer à ta femme que tu t'étais noyé. Déjà qu'elle n'était pas franchement d'accord avec cette idée au départ, ajouta-t-il en aparté pour Faon, qui marqua son approbation d'un signe de la tête. — J'ai laissé ma chemise dans cette fenêtre et elle m'a écorché comme un lapin, mais ils ont réussi à me faire passer à travers ! (Chicorée offrit un large sourire à son équipage, qui le lui rendit, malgré la fatigue.) On s'est tous réfugiés sur une barre avant que le deuxième bateau connaisse le même sort que le premier et on s'y est cramponnés une partie de la nuit, comme des opossums complètement trempés, jusqu'à ce qu'elle commence à partir en morceaux, elle aussi. Ensuite on a pataugé un peu et on s'est trouvé des arbres qui paraissaient solidement plantés dans le sol. Vous savez, c'est bizarre, j'aurais dû être triste - après tout, je venais de perdre mes bateaux et ma cargaison, et je ne parle même pas de ma chemise et de ma peau -, mais je me sentais bien au sommet de cet arbre. De temps à autre, il m'arrivait de rire tout seul. Je ne pouvais pas m'en empêcher. J'étais simplement heureux de respirer le bon air - au lieu de l'eau du fleuve. — On ne sait jamais, dit Baie. S'ils n'ont pas été réduits en pièces quand ils ont été aspirés sous l'île, il se peut que vos bateaux remontent de l'autre côté, remplis d'eau, et soient récupérés par quelqu'un en aval. Qu'est-ce que vous transportiez ? — Des douelles pour tonneaux surtout, et des peaux d'ours et de sangliers. Quelques tonnelets de graisse d'ours et de lard. Les douelles, ça m'est égal, mais je regrette d'avoir perdu le reste. Toutes ces peaux, j'ai eu du mal à me les procurer. Il jeta un coup d'oeil à sa lance, appuyée contre le mur, dans un angle de la cabine. — Vos douelles seront probablement devenues inutilisables - trop voilées, pour faire autre chose que du bois de chauffage. Quant aux peaux, cela dépend du temps qu'elles auront passé dans l'eau et si on arrive à les sécher sans qu'elles moisissent. Certains de vos tonnelets pourraient très bien être intacts, si vous les avez bien fermés. Le visage de Chicorée s'éclaira en entendant ces nouvelles; son partenaire Ourseleur ne sembla pas partager son enthousiasme. Faon finit de nettoyer les plaies et céda la place à Dag qui se pencha afin d'examiner son patient de plus près, avec les yeux et avec son InnéSens. — Vous présentez de vilaines écorchures et vos articulations ont beaucoup souffert, diagnostiqua Dag, mais je n'ai rien trouvé de démis ou de cassé. Mais vous avez dû saigner abondamment la nuit dernière; je me trompe ? — Il fallait le voir pour le croire, confirma Ourseleur. Et il riait ! Dans son état ! J'ai dû me retenir pour ne pas lui en coller une ! — Mais le saignement a pratiquement cessé de lui-même, maintenant. (À l'aide de sa main fantôme et d'une pince à épiler, Dag préleva doucement quelques éclats de bois profondément enfoncés dans la chair.) Je pense que les déchirures sont trop irrégulières pour qu'on puisse vous faire des points de suture. Il tâta du doigt un lambeau de peau qui pendait, hésitant à le détacher avec un couteau ou des ciseaux. Puis, instinctivement, il en arracha l'essence en diagonale, prélevant à peine l'épaisseur d'une feuille de papier. Le lambeau de peau tomba dans sa main; il le jeta au feu. — Je vous ai fait mal ? — Quoi ? demanda Chicorée, essayant de tordre son cou endolori pour regarder par-dessus son épaule. Le minuscule fragment de l'essence de l'homme de l'Arbre-Pluie lui fit un effet différent de celui d'un renforcement habituel - mais rien d'aussi curieux qu'un moustique ou une graine d'avoine. Dag retira deux autres lambeaux de la même façon, s'efforçant de couper le plus finement possible, sans provoquer aucun saignement. Encore un sujet de réflexion pour toi, pas vrai, vieux patrouilleur ? — Vous garderez des cicatrices. Chicorée grogna avec indifférence. — J'ai connu pire. Dag n'en doutait pas. — Avec votre accord, j'aimerais appliquer quelques petits renforcements d'essence dans les coupures les plus profondes, afin de stopper l'infection, qui reste le plus grand danger. Ensuite, Faon mettra de la pommade sur les plaies et les pansera, pour que les croûtes ne se crevassent pas quand vous vous déplacerez. D'ici quelques jours, une chemise propre devrait suffire à les protéger en attendant qu'elles finissent de guérir. Chicorée haussa les sourcils de manière désabusée. — Encore faudrait-il que j'aie une chemise. Et un seau. Et du savon. (Il hésita.) Qu'est-ce que vous voulez me faire au juste ? — Un peu de la magie des guérisseurs des Marcheurs du Lac, traduisit Faon. — Oh. (Chicorée sembla à la fois impressionné et effrayé.) C'est pas banal... D'accord ! (Il tendit le cou avec méfiance tandis que Dag tissait les lignes d'essence, mais ses lèvres s'entrouvrirent quand ses souffrances s'atténuèrent.) Incroyable! Jamais un Marcheur du Lac m'avait fait un truc pareil ! — Je compte m'installer comme guérisseur parmi les fermiers, une fois que j'aurai fini mon apprentissage, expliqua Dag. Personne ne l'a jamais fait auparavant. — Il se passe des choses bien étranges sur ce grand fleuve, soupira Chicorée. On convint de déposer les naufragés dans une ville à deux jours de navigation en aval, où Chicorée espérait retrouver une vieille connaissance qui leur fournirait des chaussures, des vêtements et l'équipement nécessaire pour rentrer chez eux. En attendant, Baie entreprit de guetter le moindre signe des bateaux qu'ils avaient perdus. Les hommes épuisés dormirent les uns sur les autres et ne se réveillèrent qu'au moment où le Rapporteur fit halte pour la nuit, et Faon dut les chasser de sa cuisine pour préparer le dîner. Dag ne savait pas trop s'il devait jouer les maris protecteurs ou, au contraire, se cramponner à Faon comme à un talisman, en présence d'une telle concentration de fermiers inconnus. Qui avait vraiment le plus besoin de protection ? Mais, avec quinze personnes entassées à bord, leur intimité n'était plus qu'un souvenir, et même une conversation personnelle était devenue un luxe. Dag apprit rapidement que l'équipage de Chicorée se composait essentiellement de ses amis et de voisins d'une petite ville située au bord d'un affluent de la rivière de l'Herbe des Ours inférieure, quelque part au sud-ouest des Plaines des Fermiers. Ils n'avaient donc pas été directement touchés par les horreurs de l'été dernier, une information que Dag et Faon accueillirent avec soulagement - lui discrètement, elle avec chaleur. Chicorée avait gagné ses galons de capitaine en réunissant une troupe de volontaires locaux pour venir en aide aux populations victimes de l'être malfaisant, quand ce dernier avait commencé à enlever des fermiers de l'Arbre-Pluie pour en faire ses esclaves mentaux et les envoyer à l'assaut d'autres villages. À en juger par les regards qu'ils échangèrent, Barr et Remo ne paraissaient pas prendre très au sérieux ce capitaine autoproclamé. À l'inverse, plus Dag l'écoutait, plus cet homme montait dans son estime. Gué Chicorée se révéla un excellent conteur. Il n'avait rien d'un vantard comme le chef Char. Et s'il s'attribuait souvent le premier rôle dans ses anecdotes, il n'hésitait pas à se moquer de lui-même. Mais il possédait un réel talent pour tenir son auditoire en haleine. Après le dîner, motivé par la présence d'un public conquis et peut-être en guise de remerciement pour l'hospitalité du Rapporteur, il se lança même dans une terrifiante histoire de fantômes qui impressionna grandement Aubépine et Hod, ainsi que la moitié de l'équipage malgré les efforts déployés pour paraître blasé. Ensuite, on en vint à échanger les histoires aussi aisément que les pièces de monnaie passaient d'une main à l'autre dans une partie de dés; tout le monde se groupa autour du foyer et Chicorée et son équipage entendirent à leur tour les récits de la quête de Baie, du mariage de Dag et Faon à Bleu Ouest et - inévitablement, songea le patrouilleur - du rôle joué par Dag dans la campagne de l'Arbre-Pluie. Il n'aimait pas en parler, mais avec Faon, Brin, l'équipage du Rapporteur, et même une fois Barr et Remo pour prendre le relais, il put se contenter de tempérer leur enthousiasme. À mesure qu'aux yeux des hommes de l'Arbre-Pluie le guérisseur itinérant se transformait en ancien capitaine de patrouille, il les sentit devenir plus méfiants à son égard – Dag ne parvint pas à décider s'il éprouvait du soulagement ou de l'agacement. Mais l'intérêt de Chicorée s'en trouva excité. — À la chasse, il m'est parfois arrivé de tomber sur la tanière d'un spectre, expliqua Chicorée. (Dag se demanda combien de fois l'homme s'était aventuré en territoire interdit, au-delà de l'ancienne ligne de sécurité, mais le moment semblait mal choisi pour aborder le sujet. Chicorée poursuivit :) Des vilaines taches grises partout, la couleur de la mort. Pas besoin qu'un patrouilleur vienne me dire de me tenir à l'écart, non monsieur ! Dag donna un petit coup de son InnéSens. En chasseur accompli, Chicorée pouvait très bien posséder un InnéSens rudimentaire comme celui de tante Futée. Il suffisait qu'un Marcheur du Lac ait grimpé à son arbre généalogique quelques générations plus tôt. Par courtoisie, il ne pouvait pas poser la question directement. Chicorée semblait avoir mené une vie agitée, loin de sa famille – peut-être lui-même l'ignorait-il. L'homme de l'Arbre-Pluie continua: — J'ai croisé vos patrouilles, traversé vos camps. Je n'ai jamais vraiment rencontré personne, puisqu'en général les vôtres nous invitaient plutôt à déguerpir. Mais, avant cet été, je n'avais jamais vu de Marcheurs du Lac fuir. — Comme des lapins, confirma un membre d'équipage avec un peu de mépris dans la voix. Quand on est montés vers le nord des Plaines. — Des femmes et des enfants, pour la plupart, précisa Chicorée, soucieux de se montrer impartial. — Les êtres malfaisants s'attaquent de préférence aux jeunes, expliqua Dag. Quand une telle créature émerge, les Marcheurs du Lac ont pris pour habitude d'évacuer les plus jeunes aussi vite que possible, avec les autres – les patrouilleurs au repos, les adultes présents au camp –comme arrière-garde. Vous n'êtes apparemment pas remontés assez loin au nord pour rencontrer l'arrière-garde, sinon l'être malfaisant aurait pu vous capturer, vous aussi. — On a croisé beaucoup d'hommes de vase, intervint Ourseleur, le visage assombri par ce souvenir. Avant et après qu'ils perdent l'esprit. Ils n'étaient pas beaux à voir. — L'être malfaisant les façonne à partir des animaux qu'il capture, vous savez, dit Faon. Par le travail d'essence. Elle enchaîna avec une description des grotesqueries de l'incubateur des hommes de vase qu'elle avait vu près du camp du Marécage de l'Os, apparemment sans penser qu'avec sa franchise toute simple elle dépassait en horreur l'histoire de fantômes de Chicorée et que nombreux seraient ceux qui auraient du mal à trouver le sommeil plus tard. Après réflexion, Dag ne fut pas surpris d'apprendre que la troupe de Chicorée s'en était admirablement tirée avec les hommes de vase – l'expérience acquise à la chasse à l'ours et au sanglier leur avait sans doute été précieuse. Mais le visage de Chicorée devint grave quand il déclara : — Ils n'étaient peut-être pas beaux à voir, mais ce n'était rien à côté de ces fermiers contrôlés par le spectre qu'on a rencontrés plus tard. Ils ne se conduisaient pas comme des fous ! Il a fallu un moment pour comprendre qu'ils n'étaient pas bien dans leur tête, parce qu'ils se comportaient et parlaient comme vous et moi. Ils ressemblaient à des fermiers normaux. Difficile de savoir qui était dans quel camp avant d'être attaqué – et là, c'était souvent trop tard. Mais on a quand même découvert quelque chose... (Il se frotta le menton et fronça les sourcils en observant Dag dans la lumière de la lanterne et du feu.) On s'en est rendu compte quand on en a capturé un pour le faire parler. Une fois qu'on était assez loin, il a retrouvé ses esprits – même si on avait du mal à le comprendre, tellement il pleurait. Après ça, on a essayé d'en attraper le plus possible pour les éloigner du spectre et leur permettre de revenir à la raison. Par contre, je dois avouer qu'aucun d'eux ne s'est porté volontaire pour rejoindre nos rangs. Dag leva les sourcils en signe de respect grandissant. — Je n'imaginais pas que des fermiers pouvaient faire cela, en marge des combats contre l'être malfaisant – une manière efficace de l'affaiblir. — Vous avez pris un gros risque, dit Remo sur un ton désapprobateur. Si vous l'aviez approché de trop près, l'être malfaisant aurait pu absorber vos esprits et vous n'auriez réussi qu'à le renforcer. — Je courais le même risque en restant assis à ne rien faire, répliqua sèchement Chicorée. (Lançant un regard en coin à Dag, il ajouta :) Je n'ai jamais trop apprécié les Marcheurs du Lac, et ceux que j'ai rencontrés me l'ont bien rendu, mais je vous avoue que, depuis l'été dernier, je les préfère encore aux spectres. Après une telle introduction, impossible de ne pas mentionner Verte-Source. Comme il ne s'en sentait pas la force, Dag se reposa sur Faon qui, avec l'aide de Brin, mit un point d'honneur à expliquer comment fonctionnait l'InnéSens et ce qu'étaient les couteaux du partage. La confusion se lisait sur les visages de Barr et Remo, peu habitués à entendre les secrets les plus confidentiels révélés à la cantonade. Les expressions des mariniers, elles, variaient de l'inquiétude à l'incrédulité. Mais Chicorée garda le silence, tout à ce qu'il apprenait. Chicorée avait peut-être échoué comme batelier, mais il avait l'étoffe d'un chef de village, avec suffisamment d'initiative et d'intelligence pour persuader ses amis et sa famille de le suivre au coeur du danger pour une bonne cause. Une fois couché, Dag réfléchit longuement aux paroles de l'homme de l'Arbre-Pluie. Par ailleurs, les fragments d'essence que Dag lui avait arrachés furent assimilés bien plus facilement que dans le cas du moustique ou même des graines d'avoine. Ils étaient d'ores et déjà pratiquement impossibles à distinguer d'un renforcement classique, ce qui semblait confirmer qu'à l'instar des êtres malfaisants il digérait mieux les humains. Cannibale, va! Les histoires de fantômes de Chicorée ou les récits de ses aventures n'avaient pas perturbé Dag, mais, alors que Faon se blottissait contre lui et sombrait lentement dans le sommeil, cette dernière réflexion le tint éveillé longtemps. La navigation du Rapporteur ne souffrit pas de son excédent de passagers, mais celui-ci ne devint pas plus maniable non plus, comme le remarqua Dag le lendemain matin en prenant son poste sur le toit. Hod tenait la rame de l'autre côté et Brin le gouvernail, visiblement très fier de s'être vu confier pareille responsabilité, même sur une partie en ligne droite. Baie viendrait bientôt le remplacer, le prochain méandre, avait-elle expliqué, constituant l'un des passages du fleuve les plus délicats à négocier. Les hommes de Chicorée avaient offert de mettre la main à la pâte et Baie avait proposé à certains d'entre eux un poste de rameur, mais seulement un à la fois et sous l'étroite surveillance de Bo. Les autres semblèrent disposés à accepter d'aider aux corvées grandissantes que leur présence inopinée avait provoquées en cuisine. Et ainsi, malgré le manque d'espace et l'effet parfois irritant de tant de monde sur les InnéSens des Marcheurs du Lac, une journée de plus en leur compagnie s'annonçait plutôt agréable. Comme un vent froid soufflait depuis la vallée et que le soleil ne se manifestait que par intermittence, entre deux passages de nuages gris-bleu, presque tout le monde resta à l'intérieur, près du foyer ou pelotonné dans les coins et les recoins parmi les marchandises. Alors que Dag observait le fleuve, il aperçut deux hommes à bord d'une yole, sortie de l'ombre d'un promontoire, ramer en direction du Rapporteur. Quand ils s'arrêtèrent à une distance suffisante pour être entendus, le plus âgé se leva sur un genou depuis son banc et les salua en agitant son chapeau. — Holà du bateau! — Bien le bonjour! répondit Brin sur un ton enjoué. On peut faire quelque chose pour vous, les amis ? — C'est plutôt le contraire. Avec la dernière crue, la disposition des chenaux jusqu'au Coude du Fourbe a été complètement bouleversée. Je propose de vous servir de pilote pour une traversée en toute sécurité. Il s'agissait d'une pratique courante qui permettait aux habitants des villages fluviaux de gagner quelques pièces. Depuis qu'elle avait appris à faire confiance à l'InnéSens des Marcheurs du Lac, Baie avait pris l'habitude de poliment refuser de telles offres, bien qu'elle apprécie de papoter avec ces pilotes temporaires pour se tenir au courant des derniers potins du fleuve. Parfois, ils proposaient également de la nourriture ou d'autres marchandises, à vendre ou à troquer. — Je ne suis pas le patron, leur répondit Brin, mais combien demandez-vous ? — Dix écrevisses de cuivre pour aller jusqu'au Coude du Fourbe. Vingt au-delà. Une somme insignifiante - une bonne affaire pour n'importe quel bateau, étant donné le temps perdu en cas d'accident. Dag ouvrit son essence, puis la replia pour l'isoler du vacarme des nombreux passagers du Rapporteur. Il s'arrêta de ramer. — Curieux, dit-il à Hod et Brin. L'un d'eux est ensorcelé jusqu'aux yeux. — Par un être malfaisant? s'affola Brin. Hod le regarda, bouche bée, une drôle d'expression sur le visage. — Non, rien n'indique la présence d'une Désolation. Il a dû rencontrer un Marcheur du Lac dernièrement. Dag fixa du regard la barque qui s'approchait. La victime de l'ensorcellement devait avoir une cinquantaine d'années. Pauvrement vêtu, plutôt fruste d'apparence, il ressemblait à l'image qu'on se faisait d'un robuste homme du fleuve. Pas vraiment la cible idéale d'une Marcheuse du Lac en quête d'aventure. Peut-être dissimulait-il certaines qualités, mais son essence était aussi terne que le reste de sa personne. Il n'avait pas non plus récemment reçu de soins pour une blessure visible. En revanche, Dag imaginait parfaitement que son compagnon puisse attirer le regard d'une femme : bien bâti, jeune, un visage ouvert, avec des cheveux bruns bien coiffés ; il présentait bien. Mais aucun ensorcellement ne venait perturber son essence, tout au plus une certaine tension nerveuse qui ne datait pas d'hier. Il ne savait plus quoi penser. — Vous pouvez toujours monter à bord et parler avec notre patronne, je suppose, leur dit Brin alors que la yole les accostait. Je ne crois pas que nous ayons besoin d'un pilote, mais nous avons des marchandises à vendre, si vous êtes intéressés. En particulier du verre à vitre de Forgeverre de première qualité... Les deux hommes manifestèrent leur accord d'un geste de la main. Délaissant sa rame, Hod se rendit à la proue pour les aider à s'amarrer et à grimper à bord au niveau du poulailler. Ils regardèrent autour d'eux avec intérêt. Dag comprit que le pilote avait très bien pu observer les dix derniers kilomètres de l'approche de ses clients potentiels depuis un poste d'observation sur la falaise. — Hé, chef! appela Hod à travers l'écoutille avant. On a de la visite! Dag bloqua sa rame et avança jusqu'au bord du toit. En baissant les yeux, il vit apparaître le sommet de la tête blonde de Baie. Elle s'immobilisa comme si elle venait d'être frappée par la foudre; la tasse en fer-blanc qu'elle tenait dans sa main tomba sur le pont avec un bruit sec et métallique et roula sans qu'elle y prête attention, répandant la dernière gorgée de thé. L'expression du beau jeune homme indiqua clairement qu'il la reconnaissait, lui aussi, mais dans ses yeux gris Dag crut également lire – furtivement – de l'horreur. — Aulne! s'écria Baie et elle se jeta au cou du jeune homme pas encore remis de sa surprise. (Levant les bras avec hésitation, il finit par répondre à son étreinte.) Aulne! Aulne! répéta joyeusement Baie, le visage enfoui dans son épaule. Tu es vivant ! CHAPITRE 19 La joie rayonnante de Baie sembla illuminer l'air autour d'elle; par contraste, l'essence troublée d'Aulne s'assombrit de consternation. Dag écarta les jambes et fixa le sol, la main sur la mâchoire, les doigts écartés sur les lèvres. Qu'est-ce qui se passe? Hod eut un sourire incertain. Brin abandonna sa rame-gouvernail et, arrivé à la hauteur de Dag, écarquilla les yeux tandis que son visage adoptait soudain une expression figée. — Aubépine, Bo ! Faon, viens ici! J'ai retrouvé Aulne ! annonça Baie. La main d'Aulne s'agita inutilement et retomba sur le côté ; un sourire vint élargir sa bouche quand Aubépine surgit en coup de vent de l'écoutille avec un cri d'allégresse. Le garçon aurait volontiers serré Aulne dans ses bras, mais la place était déjà prise et Baie ne manifestait aucunement l'intention de vouloir la céder. Il se contenta donc de danser autour du couple en poussant des cris de joie. Faon et Bo arrivèrent à leur tour, à une allure plus raisonnable. Curieux, Remo préféra éviter la cohue et se hissa sur le toit depuis le pont arrière afin d'aller voir la cause de toute cette agitation. En marge du chaleureux accueil réservé à Aulne, son compagnon leva la tête et aperçut Remo. — Aulne ! dit-il d'une voix pantelante. Il y a un Marcheur du Lac sur ce bateau! Il faut partir. Tu sais que Crâne interdit qu'on traite avec eux. Aulne regarda la rangée de spectateurs alignés au bord du toit de la cabine. Il retint son souffle. — Non, Saure – ils sont deux. De loin, je n'ai pas reconnu le grand, à cause de sa coupe de cheveux. Baie lui fit un large sourire. — Trois, en fait. Dag et Remo font partie de mon équipage depuis les Rapides de la Perle. Et Barr... euh... nous a rejoints plus tard. Mais ils se sont parfaitement intégrés - tu n'as rien à craindre. La gorge d'Aulne se serra. — Je n'ai pas peur, mais j'imagine que tu n'auras pas besoin d'un pilote, pas vrai ? — Non, renchérit Saure d'une voix forte. Ces gens n'ont pas besoin de nous. Allez, viens, Aulne. Aulne se tourna vers son compagnon. — Non, tu ne comprends pas. Cette fille (il montra Baie d'un geste de la main), c'est ma fiancée. Enfin, c'était. Du temps d'Eau Claire. Tu as fait tout ce chemin... oui, bien sûr, tu ne pouvais pas faire autrement... Ce bateau se passera de nos... services, Saure. — C'est ce que j'ai dit, répondit son compagnon, mal à l'aise. Alors, qu'est-ce qu'on fait ? — Aulne, où étais-tu passé ? les interrompit brusquement Aubépine. Et où sont papa, Roncier et la Rose d'Eau Claire? Et les mariniers qui vous accompagnaient ? Tirée à contrecoeur de son euphorie par ces questions plus pénibles, Baie s'écarta légèrement de son fiancé. — Oh, Aulne, pourquoi tu n'es pas rentré? Pourquoi n'as-tu pas écrit ou confié un message à quelqu'un qui remontait vers l'amont ? Tu as disparu depuis près de onze mois. Nous étions tous morts d'inquiétude ! Les lèvres d'Aulne bougèrent, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il avala sa salive et trouva enfin ses mots. — Je suis terriblement navré, Baie. La Rose d'Eau Claire a coulé pendant une tempête, tout près d'ici, l'hiver dernier. Je suis le seul rescapé. (Après un coup d'oeil à Saure, il poursuivit :) Des chasseurs qui campaient près du Coude du Fourbe m'ont recueilli sur la berge, à demi mort. J'ai été malade pendant des semaines - une pneumonie. Le temps que je me rétablisse, il ne restait plus aucune trace du bateau, excepté quelques planches prises dans un banc de sable. Le fleuve a avalé le reste. — Tu en es sûr ? demanda Baie d'une voix angoissée. Ils ont très bien pu être entraînés vers l'aval et croire qu'ils t'avaient perdu... Non, ils auraient trouvé le moyen de me prévenir... Elle poussa un long soupir. Le visage plein d'espoir d'Aubépine se contracta; Baie l'enlaça dans un de ses bras. Son dos trembla. — Ça va aller, Aubépine, dit-elle en le serrant fort contre elle. On l'a toujours su, tu ne crois pas ? Parce que papa, Roncier et... ils ne nous auraient pas laissés sans nouvelles, sauf si... enfin, tu comprends. (De son bras libre, elle frotta ses yeux humides.) Pourquoi ne t'es-tu pas manifesté, Aulne ? C'était cruel de ta part ! Aulne respira à fond. — Il m'a fallu des mois pour reprendre des forces et je suis resté travailler au camp pour remercier ceux qui m'avaient sauvé. Et ensuite, j'ai pensé... J'avais entrepris ce voyage pour nous constituer un petit pécule et je ne voulais pas rentrer avec de mauvaises nouvelles et en plus les mains vides. J'avais l'intention de revenir avec suffisamment d'argent pour remplacer la Rose d'Eau Claire. Mais ça m'a pris plus longtemps que prévu. Remo chuchota de manière pressante à l'oreille de Dag : — Dag, il... Dag leva la main et murmura en retour : — Attends. Laisse-le finir. Son InnéSens ouvert aussi grand qu'il le pouvait - pas bien grand, en ce moment précis -, il suivait attentivement l'échange déchirant qui se déroulait sous ses yeux. — Aulne ! s'écria Baie. Tu me connais mieux que ça! Comment as-tu pu croire que je ferais de la vie de ma famille une question d'argent ? — Je suis désolé, Baie, répéta vainement Aulne, tête baissée. J'ai eu tort, je le comprends maintenant. Je n'aurais jamais imaginé que tu viendrais me chercher. Diverses expressions s'étaient succédé sur le visage attentif de Bo, variant du plaisir au chagrin ; à présent, il était simplement silencieux, rongeant doucement l'ongle de son pouce. Faon avait surgi sur le pont, presque aussi excitée qu'Aubépine. En reflet aux émotions de son amie Baie, elle s'était progressivement assombrie. À présent, elle se tenait à côté de Bo, les bras croisés, et ne perdait pas une miette de la conversation. Dans l'ensemble, Dag était satisfait de constater qu'elle ne semblait pas se laisser convaincre aussi facilement que Baie, mais il est vrai qu'Aulne ne lui avait pas juré amour et fidélité. Par ailleurs, elle n'oubliait pas que le bonheur de Baie risquait de faire le malheur de Brin. Mon Étincelle est perspicace. Elle sent qu'il y a anguille sous roche. Baie se raidit. — Aulne, tu vas finir par devoir me dire la vérité, alors, s'il y a une autre fille, j'aime autant le savoir tout de suite, parce qu'il faudra que tu fasses un choix. Si elle s'est occupée de toi quand tu allais mal, je ne me sens même pas capable de la détester... Baie lui lança un regard implorant. Ils se tenaient l'un en face de l'autre à présent. — Non ! protesta Aulne avec surprise. Il n'y a pas d'autre femme, je te le jure ! Remo chuchota: — Bon sang, c'est la première fois qu'il nous dit la vérité... — Je sais, répondit Dag. (Et il en était navré; il aurait préféré que cette tragédie connaisse une fin heureuse. Il ajouta à voix basse :) Garde un oeil sur le type ensorcelé. Il est prêt à s'enfuir. Saure s'éloignait discrètement en direction de la yole. Remo hocha la tête et glissa lentement au bas du poulailler. Saure s'immobilisa et recula, lançant des regards furtifs tout autour de la proue noire de monde. Baie scruta le visage de son fiancé et décida – prenant sans doute un peu ses désirs pour des réalités, estima Dag – de lui faire confiance. — Alors rentre avec moi ! Avec la vente du Rapporteur à Grise Bouche, nous aurons de quoi commencer une nouvelle vie. La maison d'Eau Claire nous attend. (Elle retint son souffle.) J'avais tout préparé pour nous... Aulne passa sa main dans ses cheveux d'un air anxieux. — Je ne peux pas partir comme ça, sans prévenir les gens qui m'ont aidé. — Bien sûr! l'approuva Baie. Nous pourrons faire une halte. Je tiens à les remercier pour avoir pris soin de toi. (Elle marqua une pause, comme si elle venait seulement de comprendre quelque chose.) J'ai même un peu d'argent pour éponger tes dettes – si tu en as. Cela devrait couvrir les frais de nourriture et d'hébergement. (Elle hésita de nouveau, saisie par un doute fâcheux.) À moins que tu aies perdu de grosses sommes au jeu... — Baie, ce sont des gens plutôt rudes. Je ferais mieux de négocier avec eux pendant que tu continues ta route. Et une fois que j'aurai récupéré mes affaires, je te retrouverai à la sortie du Coude du Fourbe. La voix traînante de Bo s'invita dans la conversation. —Tu n'as jamais pu retrouver les corps pour les enterrer comme il faut ? Aulne secoua la tête. Le tumulte dans son essence devenait frénétique. — N'essaie pas de me ménager, dit Baie à voix basse. Je sais de quoi le fleuve est capable. Dag devait-il s'en mêler? Il jeta un coup d'oeil à Faon, qui se faisait du souci pour Baie, mais s'inquiétait encore plus pour Brin, visiblement affligé. Puis il regarda Bo et ce pauvre Aubépine, tellement déconcerté. Dag ne s'interdisait pas formellement d'utiliser le mensonge pour protéger quelqu'un d'une vérité inutilement cruelle, mais dans le cas présent tout sonnait faux. Alors place à la vérité! Et que chacun en souffre équitablement. Baissant la tête avec gravité, il dit : — Baie ? Aulne te ment. Elle leva son visage blême vers lui, une lueur de folie dans le regard. — À propos de quoi ? — De tout. Saure se précipita vers le bastingage. Il fut rattrapé par Remo et Chicorée. Ce dernier, arrivé au milieu de toute cette agitation, avait assisté à la scène avec une perplexité grandissante, appuyé contre le mur de la cabine. Il se montra assez rapide pour aider à empoigner Saure avant qu'il tombe à l'eau - des réflexes de chasseur -mais une expression de doute lui tordit le visage quand Remo et lui tinrent l'homme qui se débattait entre eux — Vous allez m'expliquer ce qui se passe, Marcheur? demanda-t-il à Dag. — Je ne le sais pas moi-même, mais cet homme est ensorcelé jusqu'aux yeux. J'ignore qui en est responsable, et où et quand cela a pu se produire. S'agissait-il d'un ensorcellement volontaire ? — Oh, c'est terrible, dit Hod. Vous croyez pouvoir le guérir, Dag ? Que se passerait-il s'il désensorcelait cet individu peu recommandable? L'idée d'absorber son essence lui retournait l'estomac, mais un ensorcellement constituait une maladie - presque - comme les autres. Dag pouvait-il se détourner de son patient, simplement parce qu'il ne perdait pas son sang ou n'avait rien de cassé ? — Pourquoi essayez-vous de vous échapper, Saure ? Je ne vous ferai aucun mal. Saure lança des regards affolés autour de lui. — Crâne ne va pas aimer ça! prévint-il Aulne. La peur qui se dégageait des essences des deux hommes palpitait comme une odeur nauséabonde, mais Aulne ne changea pas d'attitude quand Dag descendit du toit et s'approcha de Saure. J'espère que je prends la bonne décision. Il leva le bras gauche - non pas qu'il ait besoin de toucher l'homme d'aussi près, mais l'alignement du corps et de l'essence l'aidait à se concentrer. Avec la pratique venait l'aisance. Dag tressaillit quand le ressac de l'essence agitée de Saure se déversa en lui, mais il se força à l'accepter. Dag ne savait pas vraiment à quelle réaction s'attendre, mais il n'avait certainement pas imaginé de voir Saure - sous le choc - s'écrouler sur le pont comme une masse, secoué de violents sanglots. — Non, non, non ! gémit-il. Non, non, non... Chicorée se mordit la lèvre, à la fois fasciné et horrifié, mais un peu tendu -perdu en conjectures. Bien sûr, songea Dag. Notre capitaine a déjà vu quelque chose de similaire auparavant. Et moi aussi. — Saure, reprends-toi, enfin ! lui ordonna Aulne d'une voix cassante. (Il parcourut du regard son public resté bouché bée, qui venait d'être rejoint par Barr et Ourseleur.) Je suis terriblement désolé, les amis. Ça le prend parfois, quand les effets de l'alcool se dissipent. Je ferais mieux de le ramener au camp... Pris séparément, chacun des mensonges aurait pu paraître convaincant, mais il n'en allait pas de même de leur accumulation. Quelle vérité a-t-il peur d'affronter à ce point ? Pour Dag, c'était la dernière chance de ne pas le découvrir. Hélas, ses options se révélaient limitées; qu'il se trompe ou qu'il ait raison, il provoquerait un désastre et en éprouverait des regrets. Toujours s'attaquer au maillon faible - et sans tarder. Il avança vers Saure et l'obligea à lever la tête en le tirant par les cheveux. À défaut d'avoir un piquet de clôture sous la main pour lui en assener un coup entre les oreilles, il prit sa voix de capitaine la plus autoritaire afin d'obtenir toute son attention. — Regarde-moi ! (Saure leva les yeux, respirant difficilement entre deux reniflements.) Quelle est la véritable raison de votre présence ici ? — Des bandits, on est des bandits ! bafouilla Saure. On repère les bateaux qui vont vers l'aval et, s'ils sont bons, on les amène à Crâne et à sa bande pour qu'ils les dévalisent. Oh, dieux ! — Quoi ? cria Baie. Aulne, explique-toi ! Elle fit volte-face et dévisagea avec horreur non pas Saure, mais son fiancé. — Cet homme est ivre, il délire! — Cet homme, reprit Chicorée sur un ton pensif, me rappelle tous ces pauvres bougres qu'on a récupérés à la lisière du camp de ce spectre... C'est lié, se retint de justesse Dag. Ce n'était pas vraiment un parallèle sur lequel il souhaitait attirer l'attention. Il transigea pour : — C'est possible, mais dans le cas présent l'origine humaine du mal ne me semble faire aucun doute. (Il tira de nouveau sur les cheveux de Saure, refusant de le laisser se réfugier dans ses larmes.) Combien de bandits ? Où ça ? — Trente. Quarante. Et Crâne — toujours lui. — Où ? — Dans une caverne, de l'autre côté du Coude du Fourbe, à une vingtaine de kilomètres dans la boucle, mais à trois kilomètres du passage le plus étroit, ce qui laisse le temps de repérer les bateaux et de se préparer... Ça y est, il est lancé. Continue à le presser. — Cette caverne, c'est l'ancienne tanière d'un être malfaisant ? — Un quoi ? — Un spectre. Saure secoua la tête. — Y a pas de spectres dans le coin. Juste Crâne, c'est bien assez. Et les frères Tam. Avant que les frères Tam arrivent, Aulne était le bras droit de Crâne, mais il les préfère, maintenant, et même Aulne n'est pas assez cinglé pour être jaloux des deux Tam. Dag secoua son prisonnier de plus belle, s'appuyant sur son épaule comme si Saure était une gourde en cuir dont il essayait d'extraire les dernières gouttes d'eau. — Alors vous attirez les bateaux en leur proposant de leur servir de pilote, et ensuite? Vous leur volez tous leurs objets de valeur? Qu'est-ce que vous faites des équipages ? — C'est comme ça qu'ils ont eu mon bateau. Au début, il y avait une taverne dans la caverne, la Taverne du Brasseur, qu'elle s'appelait. Crâne et sa bande faisaient boire les bateliers et, quand ils étaient abrutis par l'alcool, ils leur tombaient dessus... sauf pour ceux que Crâne gardait pour son jeu... Oh, tout ce sang, quelle misère... Dag constata avec satisfaction que Bo et Barr étaient discrètement venus se placer de part et d'autre d'Aulne. Baie avait reculé, son visage vide, froid, distant. Faon lui prit la main, en geste de soutien ou pour la retenir - difficile à dire. — Et aujourd'hui, que deviennent les équipages ? insista Dag. — On les tue dans leur sommeil ou par surprise, quand c'est possible. On peut pas se permettre qu'ils aillent tout raconter. Quelquefois, y en a qui s'échappent, mais Crâne finit toujours par les retrouver. On brûle les bateaux ou on les cache dans le chenal bouché derrière l'île. On peut pas non plus prendre le risque que quelqu'un en aval reconnaisse un des bateaux. Brasseur faisait comme ça, mais Crâne est plus malin. C'est aussi Brasseur qui a inventé le jeu, mais Crâne a fini par gagner. — Et les corps ? — On les enterrait dans le ravin, mais ça c'était avant que Petit Tam nous montre comment leur ouvrir le ventre et les remplir de pierres, pour qu'ils remontent pas à la surface. Ça va plus vite que de creuser. Oh, dieux. Mais les frères Tam les tuent pas toujours avant... Cela suffisait-il ? C'est déjà trop. Maintenant que Dag avait une vision plus claire du danger immédiat, la description des détails les plus grotesques - qu'en était-il de ce fameux jeu ? - pouvait attendre qu'ils ne soient plus en présence de Faon, Baie, Aubépine et Hod. Une dernière question. — Qui est ce Crâne ? — Un Marcheur du Lac. Notre Marcheur du Lac. Barr et Remo encaissèrent le coup - Dag put s'en rendre compte en sentant leurs essences se refermer comme des moules. Un renégat? Un fou? Le jouet d'un être malfaisant? — D'où sort-il ? poursuivit Dag avec acharnement. — Je ne sais pas. Il était déjà là quand je suis arrivé. De quelque part en Oléana, je suppose... — C'est lui qui a monté cette bande? — Non! Un type qui s'appelait Brasseur, j'ai dit. — Et ce Brasseur, c'était un Marcheur du Lac, lui aussi? Peu de chances, avec un nom pareil. — Non ! Bien sûr que non ! Avant mon époque - avant Aulne aussi - Crâne est arrivé sur un chaland que Brasseur avait réussi à attirer dans sa taverne. Il a convaincu Brasseur de lui laisser la vie sauve et il est devenu son bras droit pour un temps, et ensuite... plus de Brasseur! Seulement Crâne. (Saure hésita.) Brasseur, il voulait juste s'en mettre plein les poches, mais personne sait vraiment ce que veut Crâne. — Il est seul ? — Non, on est entre trente et quarante, ça dépend des périodes. — Non, je te demande si d'autres Marcheurs du Lac l'accompagnent, clarifia Dag. — Alors oui, vu comme ça, il est seul. — Sais-tu où il se trouve en ce moment même ? Nulle part dans un rayon de un kilomètre, mais cette distance paraissait soudain bien trop courte pour tenir Étincelle à l'écart d'une telle folie. Saure secoua la tête. — À la caverne, la dernière fois que je l'ai vu. Aulne sembla se recroqueviller sur lui-même. Dag le dévisagea froidement, l'air scrutateur. Baie avala sa salive et dit à Dag: — Demandez-lui s'ils ont pris... s'ils ont vu l'Acier de Tripoint. — Cette bande de frimeurs ? grommela Saure. Ils étaient là la semaine dernière. Crâne a donné l'ordre de pas se montrer et de laisser passer ces abrutis. C'est ce qu'on a fait. Dag croisa le regard de Baie et reçut clairement son message : Aucune aide à attendre de ce côté-là. Il réfléchit. Les bandits étaient au moins deux fois plus nombreux que l'effectif du Rapporteur au grand complet, mais un flot régulier d'autres bateaux les suivaient. La bande de Crâne avait eu l'intelligence de ne s'attaquer qu'aux embarcations les plus riches et de permettre à la plus grande partie du trafic fluvial de s'écouler sans encombre, mais même ainsi leurs crimes commençaient à laisser des traces. De combien de temps le Rapporteur disposait-il pour se préparer ? Et se préparer à quoi ? Certains des mariniers de l'Arbre-Pluie avaient pris le relais aux rames, sans quoi le Rapporteur aurait fini sa course sur un banc de sable. À présent, ils se trouvaient bien plus près du promontoire qui constituait un poste d'observation si commode. Dag s'adressa à Chicorée et Ourseleur : — Vous avez déjà eu affaire à des bandits à l'Arbre-Pluie ? — Une seule fois, admit Chicorée en se grattant la tête. Mais ils n'étaient que quelques-uns, pas trente ou quarante. On les a capturés vivants, pour les faire juger par le clerc du village, mais j'ai préféré ne pas rester pour la pendaison. Ce n'est pas mon type de chasse préféré, mais c'était nécessaire. — Apparemment, c'est redevenu nécessaire, dit Dag. J'ai moi-même eu plusieurs fois l'occasion d'éliminer des bandes de ce genre, y compris celle – importante – qui harcelait Forgeverre. En premier lieu, nous devons nous assurer d'être supérieurs en nombre à l'ennemi. La Tortue Véloce ne va pas tarder à nous rejoindre, et d'autres bateaux pourraient suivre bientôt. Si nous réussissons à réunir assez de monde, est-ce que vous en êtes ? Chicorée jeta un coup d'oeil à Ourseleur qui hocha la tête. — Vous pouvez compter sur nous. — Si c'était possible, je préférerais que les fermiers s'occupent des fermiers et les Marcheurs du Lac du Marcheur du Lac, expliqua Dag. (Barr et Remo eurent un mouvement de recul en comprenant la tâche qui venait de leur être assignée, mais ils marquèrent leur accord d'un signe de la tête.) Ce Crâne peut se révéler dangereux de multiples manières que vous seriez bien en peine de combattre. — Ça me va, dit lentement Chicorée. Mais à condition que tous soient jugés de la même façon. Le regard qu'il lança à Dag était dur et interrogateur. — S'il est coupable de toutes les atrocités que laisse supposer Saure, cela ne présentera aucun problème. Trois juges constituent le quorum pour une cour de campagne, ça s'est déjà vu. D'un hochement de tête hésitant, Chicorée donna provisoirement son accord à cette dernière proposition. — D'accord. Comme le dit le proverbe : « Pour faire un ragoût de lapin, d'abord capturer le lapin. » — Oui, conclut Dag. Après que le Rapporteur se fut amarré à l'embouchure d'une rivière affluente, Faon regarda avec inquiétude Dag et la plupart des autres hommes emmener leurs prisonniers à terre pour un interrogatoire plus poussé. Quand ils revinrent, environ trois quarts d'heure plus tard, les mines étaient encore plus sombres, mais ni Aulne ni son complice effondré ne semblaient avoir été maltraités. Sous l'oeil attentif de Bo, Aulne fut enchaîné, mains derrière le dos, à l'un des solides poteaux soutenant le toit du Rapporteur entre la cuisine et l'emplacement réservé aux marchandises. — Vaudrait mieux lui mettre un bâillon, à ce pourri, conseilla-t-il à Dag. Dag se contenta de secouer la tête, puis il s'adressa à Baie et Faon : — Ne le détachez sous aucun prétexte. S'il a besoin de pisser, tournez-lui le dos et demandez à Hod de lui tenir un seau. Baie, qu'il n'avait pas quittée des yeux, eut un bref hochement de tête. Puis ils attendirent l'arrivée des renforts. Posté sur le surplomb, Brin se manifesta bientôt; empruntant la yole des bandits, lui et Bo allèrent expliquer la situation à un chaland voguant vers l'aval et qui vint ensuite s'amarrer à côté du Rapporteur. Ses neufs mariniers, apprenant qu'ils avaient probablement échappé à une mort certaine, ne se firent pas prier pour venir grossir les rangs de la petite armée qui se proposait de mettre fin au règne des pirates du fleuve. La Tortue Véloce apparut vers midi et Faon vit Dag commencer à respirer un peu mieux. Son équipage impétueux n'hésita pas une seconde à se porter volontaire. Ensuite, meneurs et patrons bateliers se réunirent sur la berge afin d'élaborer un plan d'attaque. Il y avait là Char et Sellier, Chicorée et Ourseleur, le patron du chaland et Dag. Fort de sa réputation incontestée de bagarreur sans pareil, Char semblait vouloir prendre la direction des opérations. Il préconisa un assaut détourné depuis le fleuve, alors que Dag préférait visiblement la solution d'une attaque par la terre menée par Chicorée. Quand le volume des fanfaronnades menaça de devenir insoutenable, Dag décida qu'ils avaient assez perdu de temps et il entraîna Char à l'écart pour une petite conversation. Faon, qui observait la scène depuis le Rapporteur, aurait juré que les mots n'avaient pas suffi à calmer Char et elle se mordilla les doigts en constatant avec inquiétude que Dag paraissait plus sombre que jamais. Mais la stratégie terrestre l'emporta. Les hommes consacrèrent l'après-midi à l'assemblage ou à la conception des armes. Tous possédaient un couteau, et ils se procurèrent facilement des gourdins, mais Dag aurait préféré disposer de plus de lances et d'arcs. Il enrôla Brin parmi les archers. — Brin doit vraiment venir avec vous ? murmura Faon à Dag, lors de l'un de leurs rares moments d'intimité à la poupe du Rapporteur. — Il s'est porté volontaire. Il se sentirait insulté, s'il devait rester en arrière. Et je manque d'archers. (Il repoussa une boucle de cheveux tombée sur son front.) Si cela peut te rassurer, son poste le tiendra tout de même à l'écart de la mêlée. — C'est vrai, concéda-t-elle. — Et... J'aime autant ne pas le laisser seul avec Aulne. Elle leva brusquement les yeux. — Dag! Brin a beaucoup de chagrin pour Baie, mais ce n'est pas un assassin ! — Non, mais j'ai rarement rencontré quelqu'un d'aussi sournois qu'Aulne. Il est capable de convaincre Baie de... de n'importe quoi; je crains autant que Brin se laisse entraîner dans quelque bêtise par une sorte de noblesse malavisée, que de le voir s'en prendre à son rival. Je préfère lui éviter un tel dilemme. (Il hésita.) Si tout se déroule comme prévu, nous risquons fort de devoir jouer les bourreaux au matin. Baie aura besoin de tout le soutien que tu peux lui apporter pour traverser cette épreuve. — Tu ne penses pas à pendre Aulne, quand même ? Il a été ensorcelé par ce Marcheur du Lac, ce Crâne ! S'il est coupable, il a agi sous la contrainte, non ? Et Saure aussi. Est-ce que ça ne va pas poser un problème pour... enfin, au matin ? Dag resta longtemps silencieux, le regard perdu de l'autre côté du fleuve. — Je n'ai pas l'intention d'aborder le sujet si personne d'autre ne le fait. À mes yeux, ils sont bien assez coupables. — Dag..., dit-elle d'un ton de reproche. — Je sais! Je sais. (Il soupira.) De toute façon, il nous faut d'abord capturer ces bandits. Sans nous poser de questions. Il sera bien temps de discuter quand nous serons de nouveau en sécurité. Elle eut un rictus sceptique. Il la serra contre lui, enfonça son visage dans ses cheveux et dit : — Et moi qui croyais qu'en démissionnant de la patrouille je laisserais ce genre de missions derrière moi pour me consacrer exclusivement à mon travail de guérisseur et soigner les gens au lieu de les tuer. (Et d'une voix encore plus basse :) Et qu'une fois que j'en aurais guéri autant que j'en ai tué je serais quitte. Que je pourrais enfin penser à l'avenir. — Ça marche comme ça? — Je l'ignore, Étincelle. Mais je l'espère. Elle l'étreignit pour lui témoigner son soutien et leva la tête vers lui. — Avant de partir, est-ce que tu ne pourrais pas désensorceler Aulne ? Ce sera horrible pour Baie, de le voir s'effondrer comme ce pauvre Saure, mais au moins il sera moins dangereux. — Je suis incapable de désensorceler Aulne. — Pourquoi? Tu l'as bien fait avec l'autre. C'est différent d'un renforcement d'essence, pas vrai ? Tu n'es pas limité par ce que tu peux donner avant d'être épuisé. Ou est-ce que c'est plutôt comme avec cette part de tarte, trop copieux d'un seul coup ? — Non, répondit-il à contrecoeur. Je ne peux pas désensorceler Aulne, tout simplement parce qu'il n'est pas ensorcelé. Un silence. — Oh, finit par dire Faon. (Oh, dieux. Pauvre Baie...) Et quand avais-tu l'intention de l'apprendre à Baie? — Je n'en sais rien. Trop de choses se bousculent dans ma tête en ce moment pour que je puisse pendre la bonne décision. Ma priorité, ce sont les bandits, et leur chef, Crâne, en particulier. C'est ma seule certitude au moment où je te parle. Il pensait comme le vieux patrouilleur qu'il était. Éliminer l'être malfaisant prime sur tout le reste. Elle ne lui donnait pas tort, mais elle commençait à s'inquiéter de l'après. Elle le prit par les épaules et le secoua pour l'encourager. — Alors va attraper ces pirates ! Il la gratifia d'un sourire reconnaissant et hocha la tête. Dans l'après-midi, un autre chaland arriva, mais il transportait une famille. Le papa et le fils aîné se portèrent volontaires, ainsi que deux mariniers, à la grande consternation de la maman terrorisée, laissée seule avec ses quatre enfants plus jeunes et un grand-père. Ils n'attendaient plus personne après la tombée de la nuit - les bateliers les plus raisonnables s'amarraient à la berge -, mais dans la faible lumière du crépuscule un dernier coche se présenta, glissant dans la quasi-obscurité. Après avoir entendu la litanie des méfaits et des meurtres perpétrés par les bandits, son équipage composé de grands gaillards des Écueils d'Argent se joignit à la troupe sans la moindre hésitation. Ensuite, il fallut nourrir tout ce petit monde, discuter des détails de leur plan et s'assurer que les hommes resteraient sobres jusqu'à minuit. Dag ne mit pas longtemps à préparer son équipement – après tout, il partait pour une campagne de quelques heures, pas pour des semaines. Faon avait cru en avoir fini avec ces adieux dans le noir quand il avait quitté la patrouille ; ces souvenirs la rendaient nerveuse. Mais elle se sentit rassurée en apercevant le nombre d'hommes du fleuve présents sur la rive – et pressés d'en découdre. Dag avait envoyé Barr et Remo, ainsi que quelques-uns des chasseurs de l'Arbre-Pluie, en éclaireurs. Le reste de la troupe entama la traversée de la colline à la lumière de quelques lanternes, à n'en pas douter plus bruyamment qu'une compagnie de Marcheurs du Lac furtifs, mais compensant leur manque de discrétion par une détermination à toute épreuve. Impossible de dormir. Faon et Baie entreprirent de réunir sur la table de la cuisine tout ce que le Rapporteur offrait comme bandages et médicaments, afin d'être prêtes quand les hommes reviendraient, à l'aube, à en croire Dag. Faon espérait secrètement qu'ils n'auraient pas à utiliser les pelles en bon acier de Tripoint que transportait le Rapporteur pour enterrer qui que ce soit, au moins dans leur camp. Elle savait qu'elle prenait ses désirs pour des réalités, mais d'une certaine manière de telles pensées l'aidaient à lutter contre le froid glacial de la nuit. Avec tout le monde parti se battre contre les bandits, les bateaux amarrés à la berge lui paraissaient bien trop calmes. Aubépine avait disparu dans les bois tout proches pendant un moment, vraisemblablement pour pouvoir pleurer en paix. À son retour, il s'allongea sur sa couchette et tourna le dos à la pièce. Alors qu'il sombrait dans un sommeil profond, ses mains se desserrèrent et laissèrent échapper son raton laveur qui alla se cacher dans la cargaison. Bo sortit se promener le long de la rangée de bateaux et discuter avec les quelques autres hommes restés en arrière – les plus âgés, comme lui, et un marinier avec un bras cassé. Hod, affecté à la surveillance de Bo comme à celle du bateau, l'accompagnait. Après un petit somme dans une position plutôt inconfortable, Aulne leva la tête. Assis sur un tabouret, le dos collé contre un poteau, il avait perdu beaucoup de sa superbe et semblait épuisé, physiquement et nerveusement. Faon se demanda combien de fois il avait servi d'appât à cause de son air franc et loyal, sa langue trop bien pendue ayant rassuré ses victimes. Ses yeux essayèrent de s'ajuster dans la lumière de la lanterne, puis son regard se riva sur Baie. — Je ne pouvais pas m'enfuir, dit-il. Tu n'imagines pas le sort que Crâne réserve aux déserteurs. Depuis la table où elle était assise, Baie le regarda sans le voir, mais ne dit rien. Faon cessa de tripoter inutilement son nécessaire de couture - serait-elle seulement capable de recoudre la peau et la chair d'un être vivant ? Elle se tourna afin de les observer. — Et que leur fait-il au juste, aux déserteurs, ce si terrible Crâne? demanda-t-elle, comme Baie ne semblait pas vouloir se décider. — Il est intelligent, il a une imagination débordante dès qu'il s'agit de faire le mal. Il lui est arrivé d'en tuer sans prévenir, en pleine discussion. Mais la plupart du temps, si un ou plusieurs membres de sa bande veulent partir, il leur fait croire qu'il est d'accord. Il leur permet d'emporter leurs affaires, leur part de butin aussi - les objets les plus précieux et les plus légers. Ensuite, il les traque en secret. Impossible d'échapper à son InnéSens. Il leur tend une embuscade, les tue et garde leurs biens pour lui. Au camp, personne n'est au courant. Ceux qui quittent sa bande ne vivent pas assez longtemps pour en parler. Faon y vit une sorte de justice involontaire - sauf que certains détails la tracassaient. Elle jeta un coup d'oeil à Baie, se demandant si elle les avait remarqués, elle aussi. — Si personne n'est au courant, comment le sais-tu? À mon avis, Crâne a eu besoin d'aide pour éliminer tous ces déserteurs... (Aulne lui lança un regard mauvais.) C'est un miracle s'il lui reste des hommes, continua Faon. À moins que ce soit son plan : être l'ultime survivant de sa bande ? — De nouvelles recrues se présentent. Comme les frères Tam. Parfois, certains captifs se joignent à la bande, comme Saure. Et comme Aulne ? Faon hésita à poser la question en présence de Baie. Elle soupçonnait Bo de déjà connaître la réponse, suite à l'interrogatoire dont les hommes étaient revenus la mine si sombre. Et d'ici demain, d'autres prisonniers viendraient ajouter leur témoignage au sien. — J'ai essayé de te sauver, insista Aulne, couvant Baie du regard. Aujourd'hui, j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que tu passes ton chemin sans t'arrêter. J'ai toujours agi ainsi quand on m'a forcé à servir d'appât. J'ai fait en sorte que les bateaux avec des familles, des femmes ou des enfants à bord soient épargnés. Les embarcations les moins prometteuses, songea Faon. — Et les bateaux-claques? l'interrogea-t-elle. Aulne tressaillit. — Aucun n'est passé par ici, marmonna Aulne. Baie détourna les yeux. Si Crâne était vraiment aussi intelligent et aussi mauvais qu'Aulne le prétendait, il avait probablement laissé ces femmes se livrer au commerce de leurs charmes, avant de les couvrir de cadeaux et de leur réserver le même sort qu'aux déserteurs. Parce que, autrement, ils n'auraient pas attendu aujourd'hui pour entendre parler de la lucrative Taverne du Brasseur; Baie n'avait pas exclu les bateaux-claques de ses investigations. Mais il n'en était pas moins vrai qu'Aulne avait déployé des efforts notables pour convaincre Baie de continuer sans lui. D'une voix plus grave, avec une pointe de désespoir, il essaya de se montrer plus persuasif: — Mais rien ne nous empêche de nous enfuir, tous les deux, maintenant. Quand je t'ai vue, j'ai eu l'impression de me réveiller d'une année de cauchemar. J'avais si peur pour toi - je n'aurais jamais laissé Crâne te faire du mal. Je n'imaginais pas que tu viendrais me délivrer. Écoute, je sais où se trouvent certaines des caches de Crâne. En nous éclipsant cette nuit, pendant que tout le monde sera occupé ailleurs, on pourrait repartir riches et ne plus jamais avoir à travailler sur le fleuve. Je ne veux plus jamais revoir cet endroit, il a été ma ruine. On pourrait effacer tout ça comme un mauvais rêve et tout reprendre à zéro. — C'est ça, le pécule que tu avais l'intention de me rapporter? demanda Baie d'une voix éraillée, les yeux fixés sur ses poings serrés. Des sacs de pièces tachées du sang d'innocents assassinés ? Aulne secoua la tête. — Crâne te doit bien ça - pour la perte de la Rose d'Eau Claire. — Pourquoi ? Je croyais qu'elle avait coulé pendant une tempête ? s'enquit Faon en haussant les sourcils. Le regard qu'il lui lança en retour était presque mortel. Mais il se reprit et continua: — Tout est de la faute de ce Marcheur du Lac, c'est un sorcier! Il rentre dans la tête des gens et en fait ses esclaves. Il prend plaisir à détruire des hommes honnêtes. Tu as vu Saure. Avant, c'était un marinier tout ce qu'il y a d'ordinaire, un peu comme ceux qui travaillaient pour ton papa. Maintenant, regarde ce que Crâne en a fait ! C'est pour ça que je n'ai jamais pu m'enfuir. Dieux, je déteste Crâne! Sa dernière phrase avait un accent de vérité. Baie leva les yeux vers lui et, l'espace d'un instant, Faon crut voir sa féroce détermination faiblir - à moins qu'elle interprète de manière erronée les larmes dans ses yeux rougis. — Si Crâne t'a ensorcelé, dit Faon, alors tu l'es toujours en ce moment et il serait imprudent de te libérer - tu courrais sans doute te réfugier auprès de lui. Tu ne pourrais pas t'en empêcher, comme pour le reste, tu comprends ? Aulne fit mine de vouloir répondre, mais la confusion le réduisit au silence. Prenait-il conscience du dilemme dans lequel il s'était lui-même fourré ? Baie prit enfin la parole : — En revanche, si tu n'es pas ensorcelé, j'aurai du mal à comprendre pourquoi tu n'as pas pris la fuite avant aujourd'hui. À t'entendre, un homme décidé – et prêt à abandonner sa part de butin – aurait facilement pu partir à la nage pendant la nuit, se cramponner à un radeau de fortune – branche, rondin ou tronc – et se laisser flotter jusqu'au prochain camp ou hameau pour donner l'alerte et informer les habitants des horreurs que dissimulait le Coude du Fourbe. Et toute cette histoire aurait appartenu au passé bien avant notre arrivée. Si tu n'étais pas ensorcelé. Alors choisis, Aulne! Aulne ouvrit la bouche et la referma, avant de parvenir à une décision. — C'est ce maudit Marcheur du Lac. Il m'a complètement ensorcelé. Je contrôle à peine mes pensées... — Alors, je ferais mieux de te garder prisonnier, tu ne crois pas ? conclut Baie en se levant. Tu viens, Faon ? Je ne veux pas dormir ici. Allons nous installer sur le toit. L'air y est sans doute plus pur. — J'en suis persuadée, répondit Faon et elle la suivit dans la fraîcheur nocturne. Dans le ciel clair et étoilé de la vallée, une demi-lune se levait au-dessus de la rive est. Assises en tailleurs sur le toit, elles contemplaient la masse sombre de la falaise et les quelques timides lumières s'échappant des fenêtres des bateaux amarrés près du Rapporteur. La rivière murmurait dans le silence, venant grossir les flots de la Grâce. Même en tendant l'oreille, Faon ne parvenait pas à entendre les cris et les hurlements qui lui auraient appris que l'assaut avait commencé, mais, à près de trois kilomètres de distance, cela n'avait rien d'étonnant. — Aulne était quelqu'un de bien – avant, dans notre village, dit enfin Baie. Faon resta silencieuse. — Ce fleuve l'a vraiment détruit. — Peut-être qu'il n'avait jamais été soumis à de telles tentations auparavant, observa Faon. (Puis, après une courte pause :) J'espère ne jamais l'être. — Oui, souffla Baie. (Aucun chant d'insectes n'animait la nuit glaciale; leurs respirations produisaient des brumes légères à la lumière des étoiles. Elle se décida enfin à poser la question importante :) Alors, Aulne est-il ensorcelé? Qu'en pense Dag? Faon avala sa salive. Il ne se présenterait probablement pas de meilleure occasion d'apprendre la vérité à Baie. — Il a dit que non. La batelière prit une longue inspiration. — J'avais fini par m'en douter un peu. Sinon Dag l'aurait délivré en même temps que Saure. (Une brume froide s'échappa de ses lèvres.) Je ne sais pas ce qui est pire... — Moi non plus. — Tout ça ne peut que mal se terminer. — Oui, l'approuva Faon. Elles restèrent longtemps blotties l'une contre l'autre, en silence, guettant le retour des hommes, mais le froid finit par les chasser à l'intérieur, avant qu'elles aient aperçu de la lumière ou entendu des voix. CHAPITRE 20 Un genou appuyé contre le tronc d'un arbre abattu, Dag vérifia que son arc était bien emboîté sur son poignet, puis il fit pivoter l'arme pour la fixer à sa prothèse. Maudissant l'incapacité de l'InnéSens à traverser la roche de plus de quelques centimètres, il fit néanmoins une nouvelle tentative, mais en vain. Barr et deux des hommes de Chicorée avaient pris position de l'autre côté de l'entrée de la caverne. Remo et un des chasseurs de l'Arbre-Pluie grimpaient vers l'ouverture creusée dans le plafond du repaire des bandits d'où s'élevaient des volutes de fumée gris acier dans la lumière de la lune dévoilant son premier quartier. Il reviendrait à Remo de s'assurer que rien d'autre ne s'en échappe. Enfin, Dag jeta un coup d'oeil à Brin qui se tenait à côté de lui, serrant son arc dans sa main. Le visage de Brin, zébré par les ombres des branches nues, était presque aussi pâle et glacial que la lune et toute trace de son humour d'ordinaire si pénible avait disparu. Dag n'aurait pas cru le regretter un jour. Il s'étrangla de colère, pas tant à cause de la cruauté de ces pirates, mais parce que leur présence ici, maintenant, gâchait le voyage qu'il avait offert à Faon comme un cadeau de mariage tardif. Elle avait déjà connu la terreur aux mains des bandits de Forgeverre et il s'était fait le serment qu'il ne laisserait pas une telle horreur se reproduire. Et, bien qu'elle n'ait pas semblé particulièrement terrifiée ce soir, mais plutôt tendue et déterminée, il ferait son possible pour ne pas l'exposer à la laideur du monde une nouvelle fois. Il essaya de ne pas penser qu'elle venait d'entrer dans sa période de fécondité, ce qui se traduisait par un éclat particulier de son essence - en temps normal, le signal qu'attendaient les Marcheurs du Lac pour adopter des pratiques conjugales plus subtiles. Avec ces bandits... Ne rumine pas cette menace, vieux patrouilleur, ou tu risques de devenir fou. Encore plus fou. Mais il était bien décidé à ne rien laisser sortir de cette caverne qui puisse leur faire du mal, à elle, à Baie ou à n'importe qui d'autre. Il se mordit la lèvre, frustré de ne pas parvenir à établir un compte précis des forces ennemies, protégées de son InnéSens par les parois rocheuses. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les deux groupes de bateliers - l'un, mené par Chicorée, arrivant par l'amont, l'autre, avec Char à sa tête, par l'aval - se rejoignirent presque devant l'entrée de la caverne, sans laisser le temps au garde abruti par l'alcool de donner l'alerte. Trop tard, pensa Dag avec satisfaction. Déployant son InnéSens pour suivre le déroulement des événements, il eut la surprise de devoir le fermer à plusieurs reprises afin d'éviter de ressentir les embrasements d'essence des hommes blessés. Ses récentes expériences de guérisseur l'avaient rendu bien plus sensible à ce genre de... Il eut un mouvement de recul, encaissant le grésillement d'un coup de couteau, l'éclat aveuglant d'un coup de gourdin. Il continuait à chercher sa véritable cible. Où était passé ce Crâne, bon sang! Ils avaient dû surprendre le chef de bande pendant qu'il dormait, comme l'avait espéré Dag, sinon les bateliers n'auraient jamais pu approcher la caverne d'aussi près sans se faire repérer. Et parce qu'aucun des Marcheurs du Lac présents à bord du Rapporteur n'avait senti son essence à un kilomètre à la ronde. Un concert de cris, fracas et hurlements s'échappa de l'entrée de la caverne, porté sur les ailes orange et vacillantes du feu des torches et des lanternes qu'on agitait en tous sens. Un bandit essaya de se hisser par le trou à fumée, mais le partenaire de Remo le fit redescendre bien vite, d'un geste évoquant celui de l'artisan qui enfonce une cheville à coups de marteau. Remo s'engouffra dans l'orifice et disparut, hors de portée d'InnéSens. Bien, à présent Dag avait au moins un Marcheur du Lac dans la place pour aider les bateliers à s'occuper du renégat. Il décida de faire taire ses inquiétudes quant à l'inexpérience de Remo, quand il aperçut un groupe de cinq bandits qui, ayant faussé compagnie aux hommes de Char, couraient dans leur direction. — Tu les vois? demanda Dag à Brin, en levant son arc. — Oui, fit Brin, les lèvres sèches. Puis il l'imita. Les flèches à pointe d'acier filèrent dans un bel ensemble et touchèrent, toutes les deux, leur cible. — Joli coup ! le félicita Dag. La chance du débutant, probablement. La deuxième flèche de Dag partit avant même que Brin ait eu le temps d'encocher la sienne de ses mains tremblantes. Elle alla se loger dans la cuisse d'un fuyard, se contentant de le ralentir. Ils devaient avoir compris qu'ils n'avaient aucune clémence à attendre de la part des bateliers, leurs anciennes proies devenues chasseurs. Les trois hommes qui tenaient toujours debout firent volte-face et se mirent à courir – ou clopiner – dans la direction opposée, contournant l'entrée de la caverne, droit vers la position occupée par Barr qui les cueillit. Dag attendit quelques minutes, mais aucun autre fugitif ne parvint à s'enfuir. Leur mission d'archers accomplie, il descendit la pente avec Brin sur ses talons; il lui tardait d'arriver à la caverne à présent – en tenir Brin à l'écart n'était plus sa priorité. L'une de leurs victimes gisait à terre, morte, une flèche plantée dans l'oeil. L'autre gémissait et tremblait, étendue sur un lit de feuilles mortes et serrant entre ses mains une flèche profondément enfoncée dans son ventre. — Est-ce qu'on devrait..., commença Brin d'une voix hésitante. — Il est bien où il est pour l'instant. Il ne risque pas de s'enfuir, murmura Dag. Ces bandits se balanceraient probablement au bout d'une corde au matin, alors il se soucierait de leur santé seulement après s'être assuré de celle des hommes de son camp – s'il lui restait du temps et de l'énergie. — Mais je... Lequel j'ai touché ? Brin regarda par-dessus son épaule. — Celui qui a pris la flèche en pleine tête. Net et sans bavure. — Oh. À voir l'expression de Brin, oscillant entre le triomphe et le dégoût, Dag comprit qu'après la bataille il ne lui faudrait pas seulement examiner les essences de Barr et Remo à la recherche d'éventuelles infiltrations ennemies – Brin n'était pas à l'abri. Et qui va m'examiner, moi? Peu importait. Chaque chose en son temps. Pour l'heure, les bandits désarmés étaient escortés à travers la foule hostile des bateliers afin d'être ligotés aux arbres. Dag ne doutait pas de la compétence des hommes du fleuve en matière de noeuds. Le chaos régnait à l'intérieur de la caverne. Des bancs et des caisses avaient été renversés, des sacs de couchage jetés dans tous les sens. Le sol était jonché de marchandises de toutes sortes, y compris un nombre incroyable de bouteilles et de carafes, intactes ou brisées. La grotte se composait de deux salles, l'une derrière l'autre, chacune mesurant une douzaine de mètres de long sur environ la moitié de haut. Sous le trou à fumée, un feu brûlait autour d'un tonnelet éventré en émettant une lumière aveuglante. De l'huile provenant d'une lanterne cassée se répandit et s'enflamma en crépitant, mais un des mariniers se hâta d'aller piétiner le début d'incendie. Quelques hommes gémissaient, étendus sur le sol, d'autres étaient attachés. Apparemment, il restait deux bateliers pour chaque bandit encore debout. Bien. Dag grimaça, essayant de garder son InnéSens ouvert suffisamment longtemps pour établir un compte exact des pertes. Mais il ne parvenait toujours pas à trouver leur chef, le Marcheur du Lac. Crâne se cachait-il parmi ses hommes en masquant son essence ? Non... Remo était indemne – encore mieux. Ourseleur surgit à côté de lui et le prit par le bras; Dag faillit le frapper par simple réflexe, mais retint son coup au dernier moment. — Venez, Marcheur du Lac, il n'y a pas de temps à perdre ! On a besoin de votre aide ! Il entraîna Dag vers la paroi de la caverne, un peu à l'écart de la foule bruyante. Deux bateliers gisaient sur des couvertures hâtivement jetées à même le sol. Agenouillé à côté de l'un d'eux, un de ses amis pressait frénétiquement ses mains contre son cou afin d'empêcher le sang de couler. L'autre blessé n'était autre que Chicorée; il avait perdu conscience et sa respiration était irrégulière, son visage avait pris la couleur du lard froid. Oh, non!Dag l'effleura de son InnéSens. Le chasseur de l'Arbre-Pluie avait pris un coup de gourdin sur le côté gauche du crâne qui s'était fracturé, juste au-dessus de l'oreille. Une vilaine blessure... Ourseleur s'humecta les lèvres et expliqua : — Il se battait contre deux gars en même temps avec sa lance, quand un troisième l'a attaqué par-derrière. Je suis arrivé trop tard... Dag devait avant tout s'occuper du blessé qui présentait une entaille au cou : c'était une question de vie ou de mort. Il tomba à genoux, puis il déverrouilla son arc et le jeta de côté. Ensuite, il fit glisser ses deux mains, la réelle et la fantôme, au-dessus de celles de l'ami terrifié – un des mariniers des Écueils d'Argent. — Ne bougez pas, ordonna-t-il à voix basse. Continuez à bien le tenir, comme vous le faites. L'homme eut un serrement de gorge et obéit. La veine jugulaire n'était qu'entaillée, pas tranchée net – tout n'était peut-être pas perdu... Les sens de Dag cessèrent de percevoir le tumulte qui régnait à l'intérieur de la caverne quand il se concentra sur son patient. À l'aide de sa projection d'essence, il s'empara des extrémités coupées du gros vaisseau et les accoupla de nouveau l'une à l'autre. Il appliqua un renforcement d'essence, pas très grand, mais dense et bien serré – résisterait-il à la pression interne et aux sollicitations extérieures ? Le jeune homme au teint blême n'avait-il pas déjà perdu trop de sang pour se rétablir? Sous les genoux de Dag, le sang séché avait rendu le sol collant. Il respira à fond et se retira, évitant un blocage de l'essence. Désorienté, il contempla le spectacle horrible qu'offrait la caverne : les ombres des hommes, bondissant à la lumière des torches dans un vacarme épouvantable. Dag secoua la tête et déglutit. Il se sentait glacé et il frissonnait. — Vous pouvez le lâcher, maintenant, dit-il à l'ami du blessé. Enveloppez-le dans des couvertures, réchauffez-le par tous les moyens. Mais ne le bousculez pas ou cette grosse veine risque de se rouvrir. Il lui faudra aussi des points de suture – essayez de trouver quelqu'un qui n'a pas la main trop lourde. Pas tout de suite, mieux vaut attendre un peu. (Du sang suintait encore de la vilaine entaille sur le cou de la victime, mais il ne coulait plus librement comme de quelque source monstrueuse.) N'essayez pas de le déplacer pour l'instant. Plus tard, le gaillard des Écueils d'Argent aurait besoin de tout l'alcool que pourraient lui faire boire ses compagnons, mais Dag préférait ne pas le faire avaler tant qu'il n'aurait pas repris conscience, car il risquait de mourir en s'étouffant. Dag essaya de mettre de l'ordre dans ses idées. Apparemment, il avait du mal à assumer conjointement son rôle de capitaine et l'exercice de la médecine – tous deux requéraient son attention pleine et entière. Chicorée, bien sûr, oh dieux. Il ne voulait pas perdre Chicorée, et pas uniquement à cause de son humour affable. Il possédait cette autorité naturelle qui laissait espérer qu'une fois rentré dans son village il pourrait faire avancer les choses auprès d'un vaste cercle de connaissances – à condition que Dag réussisse à le convaincre de voir les choses à sa façon. À condition qu'il vive. Titubant, Dag alla s'agenouiller à côté de Chicorée. Sous le regard attentif d'Ourseleur, il tint délicatement la tête du chasseur entre ses doigts écartés. Autour du point d'impact, les fêlures formaient une sorte de toile d'araignée circulaire, enfoncée vers l'intérieur du crâne, mais aucun éclat d'os pointu n'avait perforé le cerveau. En revanche, au-dessus de cette fine pellicule qui enveloppait les deux hémisphères, une poche de sang se formait, repoussant le creux vers l'extérieur, mais exerçant également une forte pression sur le tissu fragile situé en dessous. Je suis prêt à parier que ce n'est pas bon signe. Un véritable guérisseur ou même un rebouteux fermier aurait sans doute percé un trou dans le crâne afin de laisser s'écouler le sang malade – Dag était persuadé qu'il avait aperçu des sortes de forets parmi les instruments de Hoharie. La trousse de Dag comprenait un bon couteau, une pince à épiler, des aiguilles et du fil de boyau et de coton, un produit liquide pour nettoyer les plaies, des bandages, des herbes et des poudres. Mais pas de foret. En ai-je réellement besoin? Dag se concentra et arracha l'essence d'un trou de la taille d'un pois à travers l'os et la peau. Le sang gicla, souillant les cheveux de Chicorée et coulant entre les doigts de Dag. Alors que la pression de la poche diminuait, il prit conscience que le saignement avait repris à l'intérieur. Mauvais signe. Attention! Tu risques de te retrouver piégé... Il se retira, tenant toujours la tête de Chicorée dans sa main, et lança un regard hébété autour de lui. À quelques pas de là, un homme qui avait pris un coup de couteau dans le ventre rendit son dernier souffle. Un bandit, espérait Dag, mais, dans la confusion qui était la sienne, il aurait été bien en peine de les distinguer des bateliers. — Marcheur..., dit Ourseleur. Dag secoua la tête. — Il a une fracture du crâne - mais je ne vous apprends rien. C'est trop tôt pour savoir s'il va s'en tirer. Subrepticement, il tissa un renforcement d'essence général dans la matière du cerveau au niveau du point d'impact; pris de vertiges, il cligna des yeux. Une silhouette imposante passa près de lui. — Char ! appela Dag. Le patron batelier fit volte-face. — Vous voilà enfin! (Il leva le menton d'un air soupçonneux.) Qu'est-ce que vous faites ? — Mon possible, répondit Dag d'une voix lasse. Je ne peux pas le laisser comme ça. Vous avez retrouvé Crâne? S'il n'est pas là, tâchez d'apprendre où il est parti et si d'autres bandits l'ont accompagné. J'ai besoin de connaître leur nombre, je veux des noms. Ne les laissez pas vous raconter des histoires. Char n'avait pas fait mystère de son souhait d'assumer seul le commandement de la troupe, mais pas au prix de la vie de son rival, Chicorée. Il se mâchonna brièvement la lèvre, puis décida de ne pas discuter les ordres. Avec un petit signe de la tête à l'intention de Dag, il s'éloigna en braillant le nom de son lieutenant, Sellier. Si Dag voulait obtenir des réponses, Char était l'homme de la situation. La plupart des prisonniers resteraient muets, mais, au sein d'un groupe de cette taille, il y aurait forcément quelques bavards. Ensorcelés ou pas. Saure et Aulne avaient tous les deux affirmé que Crâne se trouvait dans la caverne et Dag aurait juré qu'ils ne mentaient pas à ce moment-là. Mais ils campaient à leur poste d'observation depuis plus d'une journée. Dag savait qu'une information périmée pouvait produire des effets dévastateurs sur le plan le mieux préparé. Bon sang! Le sang coagulait à l'endroit où Dag avait creusé un petit trou dans le crâne de Chicorée. À l'aide de sa projection d'essence, Dag évacua le caillot afin de permettre au sang de s'écouler librement. S'y prenait-il correctement ? Au bout de combien de temps le saignement devait-il s'arrêter ? Il voulait trouver la source de l'écoulement et la refermer, mais il n'osait pas pour l'instant. Il craignait que, en plongeant une nouvelle fois au plus profond de l'essence de son patient, il ne soit pas capable de se relever et de marcher après. Et encore moins de se battre. Les combats ne semblaient pas avoir cessé. Brin était parti aider les hommes de l'Arbre-Pluie à attacher les prisonniers. Retournant auprès de Dag, il drapa une couverture sur ses épaules. Dag lui lança un sourire de gratitude. Brin fixa d'un regard ébahi le visage blême de Chicorée. — Il va mourir ? — C'est trop tôt pour le dire. Tu peux mettre la main sur Remo ou Barr ? Où sont-ils passés, ces deux-là ? — Au fond de la caverne, je crois. Je vais aller vérifier. — Merci. Brin hocha la tête et se fraya un chemin parmi les débris. Dag songea que son jeune frère de tente s'en tirait plutôt bien, considérant qu'il se trouvait confronté à un tel déchaînement de violence pour la première fois de sa vie. Mais il ne l'aurait tout de même pas envoyé assister Char. Dag grimaça en entendant, par-dessus les gémissements et les grognements, les bruits de coups et les hurlements qui ponctuaient l'interrogatoire se déroulant à l'autre bout de la caverne. Brin ramena Barr et Remo quelques minutes plus tard. Les deux jeunes patrouilleurs faisaient grise mine, mais pas uniquement parce qu'ils venaient de vivre leur baptême du feu contre des bandits fermiers. Remo brandit un couteau du partage. — Regardez ce que j'ai trouvé ! — C'est incroyable, confirma Brin d'une voix stupéfaite. Il y a là-derrière une cache remplie jusqu'au plafond - les objets les plus précieux, je suppose. Dag plissa les yeux. Le couteau n'avait pas été préparé. — Vous croyez que c'est celui de Crâne ? — Je l'ai déniché parmi une cargaison de fourrures, expliqua Remo. Apparemment, les hommes de Crâne n'évitaient pas toujours les Marcheurs du Lac. Dag posa délicatement la tête de Chicorée entre ses genoux et tendit sa main maculée de sang pour qu'on lui remette le couteau. Remo eut un mouvement de recul en apercevant la manche rougie de Dag, mais il s'exécuta. Dag porta la lame à ses lèvres. Non préparé, effectivement. Plus une curieuse sensation de paix intérieure. — La personne à qui ce couteau était lié est morte à présent. Ce qui excluait certainement Crâne – même si Dag ne fermait totalement pas la porte à cette hypothèse. Barr sembla surpris. — Vous êtes capable de sentir ça ? — Mon frère est un artisan coutelier, expliqua vaguement Dag. (Les sourcils des patrouilleurs se levèrent en signe de respect.) Mettez-le de côté. Il le leur rendit. Remo glissa la lame en os dans son étui et passa la lanière autour de son cou. Tandis qu'il dissimulait le tout sous sa chemise, il murmura d'une voix scandalisée : — Ils auraient tué un Marcheur du Lac sans même lui donner l'occasion de partager sa mort ! Un ou une. Dag préférait ne pas y penser, mais il s'était forcément trouvé des femmes parmi les victimes de la bande et pas une n'était présente dans la caverne. « On peut pas se permettre qu'ils aillent tout raconter », avait affirmé Saure. Dag espérait seulement qu'elles étaient mortes rapidement, mais il ne se faisait guère d'illusions. Chicorée avait recommencé à coaguler et la pression dans la poche de sang augmentait. — Vous n'avez trouvé aucune trace de Crâne ? Ou de l'un de ces fous furieux de frères Tam qui semblaient être devenus ses principaux lieutenants ; Dag tenait absolument à les retrouver, morts ou vifs. Barr secoua la tête. — Pas dans un rayon de cinq cents mètres à la ronde, en tout cas. — Nous devons lui mettre la main dessus et le capturer. (Et pas uniquement à cause de ses crimes monstrueux. Si le Marcheur du Lac n'était pas jugé en même temps que le reste de la bande – aussi sommaire ce jugement serait-il –, les bateliers soupçonneraient toujours les patrouilleurs de l'avoir aidé à s'échapper.) Bon sang, pourquoi Char met-il si longtemps ? Comme s'il avait entendu la question, Sellier traversa la caverne et, après avoir jeté un coup d'œil inquiet à Chicorée, informa Dag que cinq bandits manquaient à l'appel. Deux d'entre eux avaient apparemment filé l'avant-veille; ne supportant plus les actes de cruauté grotesques des frères Tam, ils avaient décidé de quitter la bande pour de bon en emportant leur part de butin. Crâne et ses deux lieutenants étaient partis séparément, le lendemain matin, quelques heures avant qu'Aulne arraisonne le Rapporteur. Cela avait sans doute joué en faveur des bateliers, parce que les bandits avaient profité de l'absence de leur chef pour percer quelques tonnelets de la réserve personnelle de Crâne et avaient donc été bien plus saouls qu'à l'accoutumée au moment de l'assaut. En résumé : cinq de ces crapules en liberté, y compris les pires du lot. Avons-nous laissé suffisamment d'hommes pour défendre les bateaux? Brusquement, Dag n'en était plus aussi convaincu. Mais il n'osait pas déplacer ses deux blessés pour l'instant; en outre, à quoi bon les trimballer par monts et par vaux sur des civières, puisque les bateaux allaient forcément devoir passer par le Coude du Fourbe. Au matin, le convoi ferait halte au bas de la caverne et les blessés seraient transportés en douceur. Mais je ne peux pas attendre aussi longtemps. Dag s'humecta les lèvres. — Des morts, parmi les nôtres ? Sellier regarda dubitativement les deux patients de Dag. — Pas pour l'instant, apparemment. On a tué neuf des leurs et il en reste vingt et un à pendre, mais l'un d'eux ne tiendra peut-être pas jusque-là. Dag fixa avec frustration le visage livide de Chicorée. Il devait s'assurer que son état de santé n'empirerait pas pendant son absence, parce qu'il était bien décidé à se lancer à la poursuite de Crâne. Mais dans quelle direction aller ? Il n'osait même pas songer aux conséquences s'il se trompait. Il savait qu'il voulait impérativement avoir Tête de Cuivre avec lui pour accélérer les recherches. Barr et Remo pourraient monter deux des chevaux appartenant aux bandits - ils en avaient trouvé environ une douzaine, entravés non loin de la caverne. — Sellier, retournez voir si vous pouvez obtenir des précisions sur la direction prise par ces cinq hommes. Barr, refais le tour du périmètre. On ne sait jamais, ils pourraient revenir et je tiens à ce qu'on les repère les premiers. Remo... tu restes avec moi. J'ai besoin de toi. Sans mission précise, Brin emboîta le pas à Sellier. Remo s'agenouilla à côté de Dag. — Qu'est-ce que je dois faire? demanda-t-il doucement. — Je compte sur toi pour m'obliger à me retirer au cas où je donnerais des signes de fatigue. Je dois effectuer un travail en profondeur à l'intérieur du crâne fracassé de ce pauvre Chicorée. Remo hocha la tête avec gravité. En toute confiance. Dieux absents, Dag donnait-il l'impression de savoir ce qu'il faisait? Remo aurait pourtant dû commencer à mieux le connaître. Dag soupira et se laissa emporter par cet état de conscience de son essence qui lui devenait étrangement familier et qu'il parvenait à atteindre avec une facilité grandissante. Son univers intérieur s'étendit au point de remplir son horizon, un paysage aussi vaste et riche que les forêts de Luthlia. Après une telle expérience, tout autre travail d'essence lui semblerait banal et ennuyeux. Il s'agissait bel et bien d'une vocation. Mais son euphorie fut de courte durée. Il se trouvait confronté à des blessures bien plus insidieuses que celles du genou de Hod, et dont l'essence présentait une structure dont l'étrangeté et la complexité dépassaient les compétences de Dag. Je n'ai pas besoin de tout comprendre. Le corps en sait bien plus sur lui-même que je peux espérer en apprendre et il se guérira lui-même s'il en a la force. Il n'avait qu'à commencer par le plus évident, c'est-à-dire réparer les plus gros vaisseaux sanguins endommagés. Il avait déjà fait cela auparavant. Peut-être que cela suffirait. J'espère bien. Il poursuivit son exploration. Cette extrémité au bout de celle-là, bien. Un petit renforcement devrait les faire tenir. Pour un temps. Il répéta plusieurs fois la même opération. Ah ! Il avait trouvé l'artère déchirée qui était la source principale du mal. Dag l'aligna de nouveau et la renforça doublement. D'abord le sang se mit à couler dans la poche plus lentement qu'il en sortait, puis cette dernière cessa de se remplir. Cette fois, quand elle se dégonfla, elle garda une taille raisonnable. Il poussa encore pour repositionner l'os fêlé. Le tissu cervical écrasé réintégra la place qui lui revenait de droit, mais il palpitait encore. Un autre renforcement d'essence vint soulager la douleur... Dans son état de sensibilité exacerbée, l'intrusion pourtant contrôlée de Remo dans son essence eut sur Dag l'effet d'un coup sur la tempe. Il en eut le souffle coupé. Désorienté, il tomba en arrière en pleine lumière. — Ça va ? demanda Remo. Dag avala sa salive, en cillant et en plissant les yeux. — Merci. Tu es intervenu au bon moment. —Je me suis dit que votre transe se prolongeait de manière inquiétante. — Vraiment? Dag n'avait eu l'impression d'être parti que quelques minutes. Brin apparut à côté de lui; il tendit à Dag une tasse remplie de quelque chose et Dag, confiant, but et faillit s'étrangler. Le breuvage à la douceur trompeuse lui brûla le gosier - vraisemblablement une infâme eau-de-vie de fruit prélevée sur la réserve des bandits. Après une brève hésitation, son estomac décida de ne pas vomir. Dans l'état actuel de ses connaissances, Dag avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour réduire la fracture du crâne. Il ne leur restait plus qu'à attendre. Il posa délicatement la tête de Chicorée au creux d'une couverture pliée et se redressa. Ses articulations ankylosées bougèrent comme l'aurait fait de la craie sur une ardoise. Ourseleur réapparut – où était-il passé ? – et écouta attentivement Dag lui recommander de garder son chef bien au chaud et de l'empêcher de bouger jusqu'à son retour. Pour une fois, Dag n'émit aucune objection quand Remo le saisit par le bras, le temps qu'il se sente plus stable sur ses jambes. Curieusement, le minuscule fragment d'essence arraché à Chicorée semblait lui procurer un regain d'énergie, tandis que l'alcool infect de Brin accélérait le rythme du sang dans ses veines. Il risquait fort de les regretter l'un comme l'autre plus tard, mais pour l'heure... — Brin, verse-moi encore un peu de cet ignoble sirop. Barr, où est Barr? — Ici, monsieur. — Du nouveau? Dag porta la tasse à ses lèvres et se força à boire à petites gorgées. Les vapeurs réussirent à lui déboucher les sinus. Barr secoua la tête. — Rien pour l'instant. — On n'en sait toujours pas plus sur la direction prise par les bandits qui manquent à l'appel ? — Les deux premiers avaient clairement indiqué qu'ils comptaient remonter vers la rivière de l'Herbe des Ours, déclara Brin. Personne n'a d'informations sur Crâne et les frères Tam. Ils n'avaient pas nécessairement emprunté le même itinéraire. Seul le dernier trio inquiétait Dag, alors l'indice rapporté par Brin ne lui était pas très utile. Dag se rappela soudain qu'Aulne avait été le lieutenant de Crâne avant d'être supplanté par les Tam; il leur serait peut-être d'un plus grand secours que le reste de la bande. Dag avait là une excuse toute trouvée pour faire un crochet par le Rapporteur – encore mieux que son besoin de récupérer Tête de Cuivre – et se rassurer par la même occasion. Aulne ne s'était pas montré très coopératif pour l'instant, mais Dag était fermement décidé à le faire changer d'attitude. D'une façon ou d'une autre. Soutenu par Remo, Barr et Brin, Dag trébucha hors de la caverne empuantie, dans la froide rosée qui annonçait l'aube. Dans le ciel d'acier, les étoiles s'effaçaient et la demi-lune devenait cireuse. Il y voyait suffisamment pour trouver son chemin à travers les bois brumeux. Il envoya Barr et Remo se chercher des montures parmi les chevaux des bandits, puis il repartit vers la colline, derrière la caverne. Malgré la fatigue, sa foulée s'allongea au point que Brin eut du mal à le suivre. Faon s'était sentie bien seule dans son lit. Elle s'était allongée, tout habillée, sans espoir de trouver le sommeil, mais elle avait dû s'assoupir, parce qu'elle se réveilla, avec les petits yeux et la bouche sèche. Dans la pénombre, la grisaille semblait annoncer l'aube. Une grande silhouette passa à côté d'elle en traversant la cabine - Dag, déjà de retour ? Son soulagement fut tel qu'elle se détendit de nouveau, cédant presque à la tentation de se rendormir. Mais non, elle devait entendre son récit. Elle resta couchée encore un moment. Elle entendit quelque chose tinter dans la cuisine. Quelqu'un marmonna. Puis : le glissement des anneaux du rideau de la couchette de Baie, la rougeur de l'embrasement de la lanterne qui servait de veilleuse, posée sur la table de la cuisine, et que quelqu'un faisait brûler plus fort. Et soudain, la voix de Baie, stupéfaite : — Qu'est-ce que... Faon ouvrit complètement les yeux et se redressa dans son lit. Des bruits de coups, d'objets qui tombaient, un gémissement déchirant - Bo ? Aubépine qui hurlait. Et Aulne qui criait : — Ne lui faites pas de mal. Une voix inconnue, sèche et cruelle : — Ah bon ? Et lui, je peux alors ? Faon se leva, hésitant sur la direction à prendre. Elle se précipita vers la cuisine - pas plus d'un pas ou deux - tendit le cou et se figea. Aulne était libre, ses chaînes pendant toujours à ses poignets. Elle vit le dos d'un homme grand - un patrouilleur, à en juger par ses vêtements et la tresse formée par ses cheveux noirs sur sa nuque - mais il ne s'agissait pas de Remo. Bo était tombé à genoux et se tenait le ventre entre des mains rougies. Accroupi à ses côtés, Hod était blême et paralysé par la peur. Elle constata que le grand Marcheur du Lac serrait Aubépine qui se tortillait contre sa poitrine. La lame d'un couteau étincela dans son autre main. — Ne bouge pas, Baie, ou il lui fera subir le même sort qu'à Bo ! cria Aulne d'une voix désespérée. Il ne bluffe jamais. Faon fit volte-face et courut. Elle se précipita par l'écoutille avant, passa à toute vitesse devant les enclos des animaux et dévala la passerelle, s'apprêtant à pousser un cri qui réveillerait les mariniers endormis des autres bateaux. Une silhouette immense surgit de la brume et se jeta sur elle; la force de l'impact la renversa et son cri mourut dans sa gorge. Elle se débattit violemment quand l'homme-montagne la souleva dans les airs; une main pleine de sueur s'empara de son visage, le couvrant presque entièrement ; l'autre main se referma sur son épaule. Il resserra sa prise comme s'il la tenait dans un étau ; elle comprit qu'il avait l'intention de lui tordre le cou. Elle abandonna immédiatement toute résistance. — J'aime mieux ça, gronda une voix bourrue. (Son agresseur en profita pour la peloter.) Ah, une fille! Peut-être que je vais te garder pour Petit Tam. Il marcha à grandes enjambées vers la passerelle, la tenant à moitié par la tête, à moitié sous son bras, comme un chat mouillé par la peau du cou. Tête de Cuivre rabattit ses oreilles en arrière et tendit le cou, mais hélas, il ne hennit pas ni ne cria. Dag, Dag, Dag, au secours! S'il se trouvait dans un rayon de moins de un kilomètre, il devait sentir la terreur dans son essence. Et s'il était plus loin, il n'en saurait rien. Elle lutta pour respirer à travers la main répugnante collée sur son visage, envisagea même de mordre, mais préféra y renoncer. Malgré ce qui lui bouchait la vue, un peu de la lumière de la lanterne parvint jusqu'à ses yeux, puis l'homme la remit debout, tenant aisément ses deux mains dans son dos avec une seule de ses grandes paluches. Elle réussit à prendre une profonde inspiration avant que l'autre battoir se referme de nouveau sur sa bouche. Elle avait l'arrière de la tête appuyé contre une poitrine chaude - pas même essoufflée, à en juger par le rythme régulier de la respiration. Elle baissa les yeux sur un bras aussi épais qu'un rondin, dans une manche déchirée, avec des taches brunes et rouges, et empestant le sang et la sueur. On avait forcé Baie, Hod et Bo à s'agenouiller autour du poteau auquel Aulne avait été attaché et ce dernier leur liait les poignets les uns aux autres avec du fil de pêche. Il dut tirer sur la main de Bo qui se tenait le ventre. Le devant de la chemise du vieil homme était imbibé de sang. Son visage avait pris une teinte grisâtre, bien pire que celle des pires gueules de bois que Faon lui avait connues; il plissait les yeux, comme s'il éprouvait des difficultés à comprendre ce qui lui arrivait, et respirait péniblement. Le regard terrifié de Baie oscillait constamment entre lui et Aubépine que l'inconnu serrait toujours contre lui. L'homme se retourna à moitié. Il avait les sourcils noirs et un visage maigre mangé par une barbe de plusieurs jours. Dans ses yeux brillait une lueur mauvaise. Faon se demanda si, à l'instar de ceux de Dag, ils adoptaient une couleur différente à la lumière du jour. — Mais qu'est-ce que tu m'amènes là? s'enquit-il en inclinant la tête vers Faon. — Deux filles ! s'exclama l'homme-montagne. Une pour moi et une pour Petit Tam, conclut-il avec un sourire édenté à l'haleine insoutenable. — Tu ne crois pas que vous vous êtes assez amusés comme ça pour cette nuit? dit le Marcheur du Lac d'une voix fatiguée. — Pas la blonde ! protesta Aulne avec véhémence. (Il hésita.) Ils peuvent se partager l'autre fille, bien sûr. (Après un moment, il ajouta :) Elle prétend être mariée avec l'un des Marcheurs du Lac qu'on a surpris sur ce bateau, mais c'est rien qu'une fermière. Le regard noir se concentra sur Faon, incapable d'imaginer ce que pouvait bien penser cet homme. — J'ai plutôt l'impression que c'est toi qui t'es laissé surprendre, Aulne, finit-il par dire d'une voix traînante. Tu peux m'expliquer ? — C'est la faute de Saure, se défendit Aulne, tout en continuant à lier les poignets des prisonniers. On est allés à la rencontre du bateau, comme d'habitude, mais on n'a pas vu les Marcheurs du Lac, parce qu'ils se trouvaient tous à l'intérieur, sauf celui qui ne ressemble pas à un Marcheur du Lac. Ils nous ont pris par surprise. Celui qui a l'air bizarre, il a fait un truc, avec l'essence de Saure, et cet idiot a commencé à tout déballer. Il leur a tout raconté sur la caverne - tout. Aulne, lui, ne disait pas vraiment tout, pensa Faon. Il avait pris soin d'éviter de mentionner le fait que les membres de son ex-future belle-famille l'avaient reconnu. Croyait-il vraiment pouvoir mentir à cet homme ? Il s'agissait sans doute de Crâne, le renégat. Et l'homme-montagne n'était autre que Grand Tam. Alors où était Petit Tam ? — Les patrouilleurs ont arrêté tous les bateaux qui arrivaient et ils ont monté une expédition pour attaquer la caverne. Ils sont partis depuis des heures. Ils pourraient revenir à tout moment. — Seulement s'ils réussissent leur coup, murmura Crâne en levant les sourcils. Il ne parut pas terriblement ému par cette nouvelle. — Ils étaient au moins soixante ou soixante-dix. Et le Marcheur du Lac à une seule main... c'était sûrement un capitaine de patrouille. À le regarder, on avait vraiment l'impression que ce genre d'opération, c'était de la routine pour lui. Y a plus que nous, maintenant. (Aulne semblait presque soulagé.) On doit filer. (Sa voix devint geignarde.) Tu m'as dit toi-même que la caverne n'en avait plus pour longtemps - qu'elle ne finirait pas l'année. Que ces abrutis de Tripoint étaient le signe qu'il valait mieux déguerpir. Crâne soupira. — Oui... J'aurai au moins récupéré un cheval dans cette affaire... (Il marqua une pause et tourna la tête vers la proue. Ses lèvres curieusement dessinées se pincèrent et ses yeux se plissèrent. Consultait-il son InnéSens ?) Bon sang, qu'est-ce que Petit Tam a encore fabriqué ? Il fit volte-face et, sans changer d'expression, frappa Aubépine en plein visage avec le manche de son couteau, assez fort pour que, sous l'impact du coup, le garçon aille s'écrouler de l'autre côté de la cabine, hébété et le souffle court. Baie poussa un cri ; Hod pleurnicha. Faon essaya en vain de se dégager de la poigne de fer qui la retenait. Crâne prit une profonde inspiration. — Nous allons avoir de la compagnie. Il est trop tard pour quitter ce bateau. Aulne, va larguer les amarres à l'arrière. Grand Tam, tu t'occupes de l'avant et ensuite tu montes sur le toit. Tiens-toi prêt à ramer. Toi aussi, Aulne. On va descendre en direction du Coude du Fourbe – ça devrait nous donner une avance suffisante. Passe-moi la fille. À contrecoeur, Grand Tam tendit Faon à son chef. Crâne la saisit par un bras, serrant assez fort pour lui faire mal, puis il la plaça devant lui, comme un bouclier. La lame du couteau s'éleva et vint s'appuyer contre son cou de manière tout à fait convaincante. — Et Petit Tam alors? demanda Grand Tam. — Il a intérêt à courir vite. On ne va pas l'attendre longtemps, mais peut-être que, grâce à la fille, on va pouvoir lui gagner un sursis. Emboîtant le pas à Grand Tam, Crâne sortit sur le pont avant en poussant Faon devant lui. Les jambes de Dag s'abattaient sur le sol, tels des coups de marteaux; il courait tellement vite qu'il avait l'impression de tomber. Son InnéSens percevait la peur de Faon avec la force d'un hurlement. Il essaya de distinguer ce qui se déroulait à bord du Rapporteur à travers une cacophonie de souffrance : Bo, gravement blessé, Aubépine et Baie, terrorisés, Hod, fou d'angoisse... Aulne, libre et actif. Et deux essences inconnues, terriblement noueuses et perturbées, dont la plus sombre était à moitié masquée. En revenant de leur expédition – quelle qu'en ait été la destination – Crâne et son lieutenant avaient vraisemblablement décidé de faire un détour par le poste d'observation habituel de la bande; ils avaient aperçu les bateaux amarrés au bord de la rivière en contrebas et inexplicablement désertés. Grâce à son InnéSens, le Marcheur du Lac renégat avait détecté la présence d'Aulne à bord du Rapporteur– un Aulne pas vraiment ravi mais, pour autant que Crâne le sache, jouant toujours son rôle d'appât. Crâne avait peut-être voulu prêter main forte à son complice ou le libérez si ce dernier était retenu prisonnier. Mais pour ce faire, il avait d'abord dû se glisser à bord pour le rejoindre. Avec son InnéSens et dissimulé par la brume humide et froide, il avait pu échapper à l'attention des bateliers. endormis. Et c'est là que les choses ont commencé à mal tourner. Quand il surgit d'entre les arbres et qu'il aperçut enfin le Rapporteur Dag était tellement essoufflé qu'il dut marquer une pause et poser ses mains sur ses genoux, sa vision brouillée. Il leva la tête et son regard s'éclaircit. Le grand type à l'essence noueuse jeta la dernière des deux cordes de proue par-dessus bord et monta sur le toit où il s'empara d'une des rames. L'homme qui masquait un peu son essence apparut dans l'écoutille. Il serrait Faon contre lui. La lame d'un couteau brillait contre son cou; il la tortilla jusqu'à lui faire mordiller la peau douce, puis il leva les yeux et rencontra le regard de Dag, qui s'était immobilisé à moins d'une dizaine de mètres de la passerelle. Derrière lui, Brin arrivait en courant, son arc dans une main, une flèche dans l'autre; les mains tremblantes, il essaya d'encocher son projectile. — Votre jeune ami ferait mieux de laisser tomber son arc, conseilla sèchement l'homme, se servant de Faon comme d'un bouclier et appuyant un peu plus fort la pointe du couteau contre son cou. Dag vit une fine ligne rouge couler sur le fil de la lame. — Jette ton arc, Brin, ordonna Dag sans quitter l'inconnu des yeux. Crâne, sans aucun doute. Brin fit mine de protester, mais il obéit. Les yeux de Faon bougeaient - ses pieds aussi. Dag pria pour qu'elle ne tente rien pour échapper à son ravisseur qui n'hésiterait pas une seconde à lui trancher la gorge. Toute cette agitation avait fini par attirer l'attention d'un trio de bateliers qui accouraient sur la berge, en direction du Rapporteur. Dag, qui avait d'abord craint de ne pouvoir compter sur aucune assistance, redoutait à présent que les manoeuvres d'approche maladroites de ces renforts poussent Crâne à passer à l'action. Dans cette atmosphère tendue, Aulne grimpa à son tour sur le toit pour débloquer la seconde rame. — Poussez vers le large ! cria le chef par-dessus son épaule. — Et Petit Tam ? demanda son acolyte. Le Marcheur du Lac inconnu leva les yeux vers la colline. — Il ne viendra pas. Aulne donna un grand coup de rame en arrière, mais l'autre rameur hésitait encore. La passerelle d'embarquement grinça quand le bateau commença à se dérober sous elle. Dag fit un pas vers le Rapporteur. — Pas de ça! le prévint Crâne, pressant son couteau contre le menton de Faon qui se dressait sur la pointe des pieds. Puisqu'il faut vous convaincre que je ne plaisante pas... Il entrouvrit son essence, le temps pour Dag de percevoir son absolue détermination. Ce ne fut même pas une décision consciente. Dag leva le bras gauche, déploya sa main fantôme sur plus de sept mètres et arracha l'essence d'une partie de la moelle épinière de son adversaire, au niveau du bas du cou, pratiquant une coupe transversale de l'épaisseur d'un morceau de cuir de botte. Les yeux de l'homme s'écarquillèrent, stupéfaits, alors que le couteau glissait de ses doigts inertes. Il s'effondra, telle une couverture qui se plierait, et sa tête, qui n'était plus soutenue, heurta le pont en produisant curieusement un double bruit sourd. Aucun cri ne s'échappa de ses lèvres - tout au plus poussa-t-il un grognement incrédule. Faon, après une courte hésitation, se pencha pour ramasser le couteau et se précipita dans la cabine. Le gros rameur avança au bord du toit pour voir ce qui se passait. Il fut accueilli par une flèche tirée par l'arc de Brin que ce dernier venait de récupérer. D'une main, il essaya de saisir la flèche à moitié enfoncée dans son ventre proéminent, mais, comme le bateau tanguait, il trébucha et tomba par-dessus bord avec un cri et un grand «plouf». Dag bondit sur la passerelle, mais il eut le temps d'apercevoir Baie s'emparer de la rame-gouvernail et, la faisant pivoter sur elle-même, l'envoyer s'écraser avec force contre la hanche d'Aulne qui, balayé de l'autre côté du toit, termina, lui aussi, sa course dans l'eau glacée. CHAPITRE 21 Dag n'avait qu'une envie : interroger Crâne. Faon le savait parce que, en la reposant par terre après l'avoir serrée dans ses bras à l'en étouffer et marmonné des mots sans suite dans ses cheveux, c'était la première chose intelligible qu'il avait dite. Mais un coup d'oeil à Bo suffit à lui faire revoir ses priorités. Il envoya Brin – haletant – superviser les bateliers attirés par la bagarre, afin de repêcher Aulne et Grand Tam et de les mettre sous bonne garde, de préférence à bord d'un autre bateau que le Rapporteur. — Et Crâne ? fit Brin. — Laisse-le où il est. Il n'ira nulle part, précisa Dag avec une expression pour le moins étrange. Mais Faon n'eut pas le temps de lui demander des explications. Dag avait besoin d'elle pour l'assister. Bo gémissait et il devenait urgent de soigner sa blessure. Une couverture avait été posée à même le sol de la cuisine, sur un espace hâtivement dégagé. Avec Dag, elle aida le vieil homme à s'allonger, ouvrit sa chemise et nettoya la plaie. Dag s'assit en tailleur et se débarrassa de sa prothèse avec irritation, puis il entra dans cette transe du guérisseur que Faon commençait à trouver de plus en plus familière – Dag devait ressentir la même chose, pensa-t-elle. Il resta longtemps plongé dans l'essence de son patient. Pendant ce temps, Baie, encore secouée, défit les liens qui se balançaient toujours au bout de ses poignets, puis réconforta Aubépine, encore plus bouleversé qu'elle. Son nez était cassé, il saignait et pleurait. Hod aida tout le monde du mieux qu'il pouvait. Un long moment s'écoula avant que Brin revienne avec des nouvelles. La capture de Grand Tam n'avait posé aucun problème, puisque le bandit avait pataugé jusqu'à la rive et n'avait opposé aucune résistance en regagnant la terre ferme. Aulne avait essayé de s'enfuir à la nage. Plusieurs bateliers l'avaient poursuivi à bord d'une yole et l'avaient tiré hors de l'eau, mais il ne s'était pas laissé prendre sans lutter et ils avaient dû le frapper pour qu'il se montre raisonnable. Il avait bien failli se noyer, et Faon, jetant un coup d'oeil au visage crispé de Baie, se demanda si une telle issue n'aurait pas été préférable. Prolonger la misérable existence de ce gredin, même d'une seule journée, lui semblait une perte de temps, d'émotion - et un gaspillage de corde. Les deux hommes avaient été entravés sur la Tortue Véloce. On s'était contenté de couper la partie qui dépassait de la flèche enfoncée dans le ventre de Grand Tam, de peur qu'en la retirant complètement on le prive de la pendaison qu'il méritait. Faon en était à se demander si elle devait secouer l'épaule de Dag ou envoyer quelqu'un chercher Barr ou Remo pour faire sortir son mari de sa transe, quand ce dernier reprit enfin son souffle et se redressa, son visage s'animant de nouveau. Il regarda autour de lui en clignant des yeux et, la voyant, la gratifia de l'ombre d'un sourire. Sa tâche accomplie, il paraissait bien moins angoissé et sa colère semblait l'avoir quitté, comme si cet effort avait eu des vertus apaisantes. En revanche, Faon ne l'avait jamais vu aussi épuisé depuis l'Arbre-Pluie. Bo était resté conscient pendant toute l'opération; il avait observé Dag en silence, le front plissé d'émerveillement autant que de douleur. — Ben, ça alors, souffla-t-il enfin, se retenant de tousser. — C'est quelque chose, pas vrai? compatit Hod, penché sur le vieil homme. — N'essayez pas de parler, chuchota Dag. (Sa voix se brisa et il dut l'éclaircir. Faon se dépêcha de remettre en place la couverture qu'elle lui avait drapée sur les épaules et lui apporta à boire. Il porta la tasse en fer-blanc à ses lèvres d'une main tremblante, avala et poursuivit plus aisément:) J'ai recollé la paroi de l'estomac à l'endroit où la lame avait pénétré et j'ai aussi réparé de la même façon quelques-uns des plus gros vaisseaux sanguins. Le couteau de Crâne a manqué les plus importants, sinon vous auriez saigné à mort avant mon arrivée. Faon se chargera de vous recoudre. Faon opina de la tête, nettoyant soigneusement la matière sanglante que Dag avait extraite de la plaie à l'aide de sa projection d'essence. Elle n'avait pas attendu pour enfiler l'aiguille trouvée dans la trousse de guérisseur de Dag et elle se mit immédiatement au travail. Excepté quelques «aïe », Bo souffrit en silence. — Maintenant, le plus grand danger, c'est l'infection, poursuivit Dag avec prudence. Il faudra faire bien attention. Il n'exagérait pas. D'ordinaire, une blessure au ventre comme celle-là entraînait la mort. Comme le savait probablement Bo - qui l'approuva d'un signe de la tête –, on pouvait compter sur la fièvre pour venir achever ce que la perte de sang avait commencé. Quand Faon eut noué son dernier fil, Brin, Hod et Baie unirent leurs forces pour délicatement soulever Bo et le porter sur sa couchette. Dag se coucha simplement sur le sol de la cuisine, les yeux rivés au plafond. Faon se demandait s'il ne serait pas opportun de le porter, lui aussi, jusqu'à son lit quand Barr et Remo firent leur apparition, annonçant qu'ils avaient tué un individu dans les bois et espéraient sincèrement avoir eu affaire à un bandit en fuite. Faon passa la tête par l'écoutille pour jeter un coup d'oeil et vit deux chevaux sellés devant la passerelle. En travers de l'un d'eux était étendu le corps d'un rouquin maigre et au visage anguleux, blême et tordu par la mort. Crâne gisait toujours à côté de l'enclos des animaux; son menton bougea et ses yeux remplis de colère se posèrent sur Faon qui eut un mouvement de recul et retourna se réfugier à l'intérieur. Dag, qu'est-ce que tu lui as fait? Je n'ai jamais entendu parler d'un travail d'essence qui produise un tel effet... Dans la cuisine, Barr était justement en train de poser à Dag la question qui lui brûlait les lèvres : — Dag, qu'est-ce que vous avez bien pu faire à ce type écroulé comme une masse sur le pont avant ? — C'est Crâne ? ajouta Remo, lançant un regard en direction de la proue. — Oui, confirma Dag, les yeux toujours fixés sur le plafond. Je lui ai... Il a eu le cou brisé. Pas la peine de le ligoter, il ne se remettra pas. Avec une expression absente, Dag regarda Faon des pieds à la tête, alors qu'elle se penchait vers lui et l'observait d'un air inquiet. Elle se rappela le choc dans les yeux de Crâne, au moment où ce dernier avait lâché son couteau et s'était effondré, tel un mur qui s'écroule. «Il a eu le cou brisé. » Mais par qui ou quoi ? Par sa réponse laconique, Dag avait sciemment induit les jeunes patrouilleurs en erreur. Allaient-ils relever le seul indice qui leur permettait de soupçonner la vérité ? De son côté, elle pensait que Dag s'expliquerait quand il le jugerait opportun. Sinon, elle décida qu'elle attendrait qu'ils soient seuls tous les deux pour le cuisiner. Hod et Brin se disputèrent maladroitement le privilège de raconter aux deux patrouilleurs les événements survenus autour et à bord du Rapporteur, Bo corroborant à l'occasion leur récit par un gémissement ou un grognement. Baie, qui serrait toujours dans ses bras un Aubépine apeuré, n'ajouta que peu de chose. Mais, à mesure que les paroles des deux conteurs transformaient son expérience effrayante en une aventure palpitante, le jeune garçon sembla reprendre ses esprits. Il se dégagea de l'étreinte de sa grande soeur, regagnant peu à peu la dignité de ses onze ans, et finit par apporter sa contribution personnelle – et plutôt macabre – au récit de ses aînés. Une fois qu'ils en eurent terminé avec leur histoire, il n'avait qu'une envie : aller examiner le cadavre de Petit Tam. Baie l'y autorisa, néanmoins à contrecoeur. — Quand j'ai vu la lame de ce grand couteau contre la gorge de Faon, j'ai bien failli tourner de l'oeil, avoua Brin, mais je jure qu'elle semblait plus furieuse qu'effrayée. — J'avais très peur, je t'assure, le détrompa Faon. Et pourtant... Crâne avait été bien moins terrifiant que l'être malfaisant de Forgeverre, même si elle aurait pu trouver la mort aux mains de l'un comme de l'autre. Étrange, vraiment. Peut-être n'avait-elle pas eu le temps de prendre pleinement conscience du danger auquel elle venait d'échapper – après tout, elle avait été appelée au chevet de Bo presque immédiatement après que le couteau eut été retiré de sa gorge. Sur la berge, un groupe de bateliers les héla. Il s'agissait d'une troupe revenue de la caverne pour monter la garde près des bateaux – un peu tard, songea Faon avec aigreur. Les deux jeunes patrouilleurs et Brin allèrent les informer des derniers rebondissements. L'aube était bien là à présent. Dag se redressa. — Je dois... Je ne peux pas... Laisse-moi dormir une petite heure. Bo peut boire un peu d'eau – rien d'autre. Il se mit à quatre pattes, puis se releva et n'émit pas la moindre protestation quand Faon lui prêta une épaule secourable afin de l'escorter jusqu'à leur lit. Elle l'obligea à retirer ses bottes. Quand elle le drapa d'une couverture, il dormait déjà. Le récit de leur victoire à la caverne des bandits avait suscité chez Barr, Remo et Brin une sorte d'excitation macabre. Faon se souvint qu'après avoir vaincu l'être malfaisant de Forgeverre Dag avait également paru euphorique, en dépit de sa grande fatigue. Il ne manifestait pourtant aucun signe de triomphe cette fois, et elle se demanda pour quelle raison. Dans la petite cuisine, des taches de sang maculaient le sol et il subsistait encore un peu de l'atmosphère de terreur de la nuit écoulée. Avec un soupir, Faon commença tranquillement à préparer le petit déjeuner. Faon laissa dormir Dag près de trois heures ; il se réveilla de lui-même quand le Rapporteur quitta la rive. Il entra en titubant dans la cuisine, se passa la main dans les cheveux et demanda : — Qu'est-ce que j'ai manqué ? — Pas grand-chose, répondit-elle en lui tendant une tasse de thé. Tout le monde a décidé d'avancer jusqu'à la caverne. Baie, Brin et Hod sont sur le toit. (Déclaration qu'elle accompagna d'un geste du pouce vers le plafond.) J'ai aussi demandé à Hod et Remo de nettoyer Crâne. Dag fronça les sourcils, sans qu'elle parvienne à décider s'il manifestait sa perplexité ou sa désapprobation. — Plus pour nous que pour lui, expliqua-t-elle. Avec la paralysie, il ne contrôle plus sa vessie ni ses intestins. L'odeur devenait vraiment insupportable. En plus... même les corps sont lavés avant d'être enterrés. Il hocha la tête avec morosité. Elle le conduisit sur le pont arrière pour qu'il se débarbouille, l'aida à retirer ses vêtements ensanglantés afin de les laisser tremper dans un seau, et lui tendit une tenue de rechange. Le soleil qui montait dans le ciel bleu pâle était trop faible pour réellement réchauffer l'air, mais au moins obligea-t-il le brouillard à se lever. Comme ses mains tremblaient toujours, elle l'aida aussi à se raser, un savoir-faire qu'elle avait acquis quand il s'était cassé le bras, un peu avant leur mariage. Un repas chaud et un brin de toilette lui feraient autant de bien que les quelques heures de sommeil qui lui manquaient, se dit-elle. Le bruit finit par tirer Barr de sa sieste. Remo, qui était allongé sur sa couchette, mais ne dormait pas, vint les rejoindre. — Je dois interroger Crâne, les informa Dag. (Il inclina la tête vers les patrouilleurs.) Vous deux, vous restez avec moi. Ça nous fera une sorte de quorum. — Moi aussi, je veux entendre ce qu'il a à dire, intervint Faon. Il secoua la tête. — Ça risque de ne pas être agréable à entendre, Faon. Je préférerais t'épargner cette épreuve. — Tu ne peux pas me protéger de tout, lui fit-elle remarquer. (Il grimaça. Devant son désarroi, elle se sentit obligée de s'expliquer :) Dag, je ne serai jamais une combattante. Je suis trop petite; mes jambes sont trop courtes pour que j'espère distancer la plupart des adversaires. Ma seule arme, c'est mon intelligence. Mais, si je n'apprends pas les choses, mon intelligence me sera aussi utile qu'un arc sans flèches. Ne me laisse pas désarmée. La mine sombre, il réfléchit un moment avant de donner son accord en baissant le menton. Quand il eut fini d'engloutir son petit déjeuner et de boire son thé, ils le suivirent sur le pont avant. Loin devant, la Tortue Véloce approchait du creux du Coude du Fourbe, avec le coche des Écueils d'Argent dans son sillage. Le Rapporteur semblait bien loin de la rive, voguant sur les eaux du fleuve en crue. Vêtu de la chemise de rechange de Remo, Crâne était allongé, une couverture tirée sur le menton, une autre, pliée, placée sous sa tête. Faon avait l'impression d'assister à des funérailles. Ses pieds inertes touchaient la proue et ses bras flasques étaient alignés le long de son corps. Dag s'assit en tailleur à côté de lui. Hod et Remo ayant arrangé l'apparence de Crâne, et Faon s'étant occupée de son mari, la rencontre entre les deux hommes semblait curieusement empreinte d'une certaine solennité, comme s'il s'agissait de deux courriers venus de lointains arrière-pays en train d'échanger des informations. Même Crâne sembla percevoir la gravité de cet instant - ou du moins n'essayait-il plus de mordre ceux qui l'approchaient comme il l'avait fait plus tôt. Ces dernières heures, il avait vu défiler le reste de l'équipage qui l'avait ignoré, le traitant comme un tas de linge sale qui encombrait le pont. Faon se demanda ce qu'il avait ressenti. Dag l'avait-il volontairement placé dans cette situation, à la manière dont il avait abandonné Barr sans nourriture afin de l'obliger à se soumettre ? Faon avança un peu le banc derrière Crâne, avant de s'asseoir hors de son champ de vision. Mais, quels qu'aient été les dommages subis par son essence et son InnéSens, il devait sentir sa présence. Barr s'appuya contre l'enclos, face à Dag, surplombant le prisonnier. Remo s'assit aux pieds de Crâne. — Pour commencer, quel est votre vrai nom ? demanda Dag. De quel camp venez-vous ? Comment vous êtes-vous retrouvé seul ? — Avez-vous perdu votre partenaire ? fit Barr. —Avez-vous déserté ? s'enquit Remo. — Ou avez-vous été banni ? conclut Dag. Crâne serra les lèvres et lança un regard mauvais à ses interrogateurs. — L'un des prisonniers m'a raconté que c'était un ancien patrouilleur de l'Oléana, offrit Remo d'une voix hésitante. Silence. — Dans ce cas, reprit Dag, et si notre homme a bien été banni, il est vraisemblablement originaire du camp de Rondin Creux. (La tête de Crâne se redressa d'un coup sec; Dag eut un rictus de satisfaction et poursuivit:) Parce qu'à ma connaissance c'est le seul camp de tout l'Oléana à avoir banni un patrouilleur au cours de ces dix dernières années - et je doute qu'il y en ait eu un autre. Crâne fit son possible pour détourner le regard. — Appelez-moi simplement Crâne, dit-il. Ses premières paroles. — Fort bien, dit Dag. Je sais donc d'où vous venez et comment vous avez fini. Que s'est-il passé entre les deux ? — Qu'est-ce que ça changera ? — À votre sort ? Rien. Mais, s'il vous prend l'envie de donner votre version des faits, plutôt que de laisser le soin à d'autres de raconter votre histoire, il vous reste deux heures, le temps de passer le Coude du Fourbe. Après, ce ne sera plus de mon ressort. Crâne fronça ses sourcils noirs, comme si cette discussion inattendue lui pesait. — Vous aurez l'air malin quand il vous faudra traîner un homme paralysé jusqu'à la corde qui l'attend, se contenta-t-il d'observer. — Ça n'aura rien d'amusant pour moi. À cette occasion, Faon se souvint que les Marcheurs du Lac se mentaient rarement entre eux. Dans l'état où il se trouvait, Crâne était-il seulement capable de fermer son essence ? Dag, quant à lui, était sans doute en partie ouvert et il n'en tirait visiblement aucun plaisir. La tension palpable de Barr et Remo indiquait qu'ils étaient également réceptifs. Crâne tourna la tête d'un côté à l'autre en fronçant les sourcils. — Et d'ailleurs, qu'est-ce que vous m'avez fait? Je ne peux presque plus sentir mon corps. Ni avec mes sens, ni avec mon InnéSens. — Une fois, j'ai vu un homme tomber de cheval, expliqua Dag sans répondre directement à la question ; il s'est rompu le cou à peu près au même endroit où j'ai cassé le vôtre. Il a survécu plusieurs longs mois à sa chute. Nous ne vous infligerons pas cela. — Mais vous ne m'avez même pas touché! Vous vous teniez à plus de sept mètres, sur la berge. Seul un être malfaisant est capable d'arracher l'essence à une telle distance ! — C'est vrai, reconnut Dag d'une voix impassible, sans même discuter le choix des mots de son interlocuteur. Remo et Barr semblèrent perturbés. Crâne, quant à lui, le fixa d'un regard interrogateur. Qui êtes-vous? La question était aussi claire que s'il l'avait formulée à voix haute. Crâne avait largement eu le temps de prendre conscience de sa totale impuissance. À ce stade, il devait s'être fait à l'idée qu'il était un condamné en sursis. Faon savait comment feindre l'indifférence face à un supplice contre lequel on ne peut rien, mais elle n'avait jamais été témoin d'un détachement aussi absolu. Crâne semblait regretter qu'on l'oblige à sortir de son apathie maussade. Il redevint silencieux. — Vous avez dû enfreindre les règles de votre camp, et quand ceux de Rondin Creux ont constaté que vous refusiez de faire amende honorable, ils vous ont fichu dehors, je me trompe ? le pressa Dag. Peut-être étiez-vous déjà un voleur... — C'est faux! s'insurgea Crâne. (Puis, après une pause, il ajouta:) Ça l'était à l'époque en tout cas. — Ah bon ? fit doucement Dag. J'ai aussi entendu parler d'une jeune fermière. Et d'enfants. Que leur est-il arrivé ? Quand votre camp vous a fichu à la porte en vous privant de tous vos biens, êtes-vous allé les retrouver ? — Oui, pendant un temps, répondit Crâne. Mais elle m'a vite fait comprendre qu'elle regrettait le patrouilleur qui la couvrait de cadeaux. Et puis cette petite garce est morte. J'avais tout abandonné pour elle ! — De quoi est-elle morte ? — La fièvre l'a emportée. Pendant mon absence. Quand je suis revenu... quel gâchis ! Le visage hermétique, Dag regarda Faon ; elle toucha du doigt la fine croûte qui séchait déjà sur son cou, à l'endroit où le couteau de Crâne avait entamé la peau. Il avait bien failli la perdre la nuit dernière - il s'en était fallu de peu. Elle se demandait parfois ce qu'elle deviendrait si Dag était tué, mais jamais, pensa-t-elle brusquement, ce qu'il adviendrait de lui si elle mourait. Son premier veuvage l'avait pratiquement détruit, en dépit du soutien de sa famille et des amis qui avaient été là pour lui. Qu'en serait-il sans personne vers qui se tourner? — Et les enfants? poursuivit posément Dag, d'une voix dénuée de jugement. Une condition nécessaire, estima Faon, s'il voulait que Crâne continue à parler. Songeant au sort de ces enfants perdus, elle se mordit le poing. — Je les ai confiés à sa soeur, mais elle ne voulait pas de sang-mêlé. On s'est disputés... et ensuite je suis parti. Après ça, je n'ai plus eu de nouvelles. Faon se doutait que la dispute avait dû tourner au vinaigre. Pour un enfant, la mort d'un de ses parents était catastrophique, mais la perte d'une mère pouvait se révéler fatale, même s'il bénéficiait de la présence de ses proches ou d'amis fidèles. Crâne n'avait visiblement jamais montré de dispositions pour garder l'un ou l'autre. Dag décida de ne pas insister. — Et ensuite? — J'ai traîné en Oléana pendant quelque temps. Quand j'en avais assez de vivre dans les bois, j'acceptais les petits boulots que les fermiers voulaient bien me confier, ou j'essayais de gagner ma vie en jouant aux dés. J'ai commencé à voler quand la chance m'a abandonné. C'était tellement facile, avec l'InnéSens. J'entrais dans leurs maisons ou leurs magasins avec la discrétion d'un fantôme. J'aimais particulièrement dévaliser ceux qui m'avaient regardé de travers et avaient refusé de me servir quand j'étais venu les voir comme un honnête client. — J'ose à peine imaginer comment ils accueillaient la patrouille suivante, s'ils soupçonnaient un Marcheur du Lac de les avoir volés! s'exclama Remo d'une voix scandalisée. D'un geste de la main, Dag lui imposa le silence. Les lèvres de Crâne s'ourlèrent en une parodie de sourire. Quel âge avait-il ? Plus âgé que Barr et Remo, sans aucun doute, mais plus jeune que Dag, devina Faon. Remo dévisageait Barr d'une manière qui sembla mettre mal à l'aise son partenaire toujours prêt à défier l'autorité. Barr lui lança un regard noir, comme pour lui dire «Je n'aurais jamais fait une chose pareille ! » Mais Faon sentit qu'ils savaient tous les deux combien il leur aurait été facile de céder à la tentation. Crâne continua : — Une nuit, un fermier s'est réveillé et m'a pris la main dans le sac. Je voulais seulement le faire taire, mais j'ai cogné trop fort. Alors, j'ai décidé de quitter l'Oléana. Avec l'argent volé, j'ai payé mon passage sur un chaland qui descendait le fleuve. J'ai pensé qu'en allant assez loin je pourrais devenir quelqu'un d'autre - changer de peau, de nom, de vie. Je me suis donné jusqu'à la Confluence pour décider si j'irais vers le sud - Grise-Bouche - ou vers le nord - Luthlia -, même si, en ce temps-là, je préférais éviter la neige. D'après ce qu'on dit, ils ne posent pas trop de question par là-haut, si un patrouilleur supporte le froid. Mais cet idiot de batelier s'est arrêté à la caverne et j'ai fait la connaissance de Brasseur et de son jeu. — Quel jeu? demanda Dag d'une voix singulièrement douce. Remo lui jeta un coup d'œil incertain. Absorbé par son récit et ses souvenirs, Crâne parlait librement à présent, comme s'il avait oublié la présence de ceux qui l'écoutaient. Dag ne fit rien de visible pour l'interrompre. Faon était bien incapable de dire s'il faisait quelque chose d'invisible pour l'encourager. — C'était la méthode de recrutement de Brasseur, quand l'effectif de sa bande baissait sous un certain seuil..., expliqua Crâne. Quand il lui arrivait de faire des prisonniers - au moins deux, mais le jeu devenait vraiment intéressant à quatre ou plus -, il les obligeait à se battre les uns contre les autres, par paires. Ceux qui refusaient étaient exécutés sur-le-champ - les suivants hésitaient rarement. Avec un grand nombre de prisonniers, il pouvait aussi organiser des combats entre les vainqueurs de chaque paire. Dans tous les cas, ceux qui l'emportaient avaient la vie sauve et gagnaient le privilège de rejoindre sa bande. Il prétendait que, quand il avait forcé ses hommes à tuer un de leurs amis pour lui, leurs esprits lui appartenaient et la plupart d'entre eux acceptaient de participer au jeu. Aulne, pensa Faon. Aulne avait-il subi cette épreuve ? Et dans ce cas, qu'était-il vraiment arrivé à Roncier, au papa de Baie et au reste de leur équipage ? Elle frissonna, comprenant que Dag ne parlait pas à voix basse seulement pour prendre un ton menaçant. Il espérait que ses paroles ne seraient pas entendues depuis le toit. — Je ne suis pas certain qu'il ait fait le bon calcul, poursuivit Crâne. Mais, quand il m'a vu arriver, il a cru avoir touché le gros lot. Pensez donc! S'il parvenait à faire d'un Marcheur du Lac un voleur et un meurtrier! Il croyait être le maître du jeu. Je me suis bien gardé de le détromper. Quelle étrange vantardise... La voie de la vertu lui semblant définitivement fermée, Crâne n'avait pas hésité à rivaliser avec Brasseur pour devenir pire que lui. — J'ai facilement gagné tous mes combats, bien sûr. Je me suis tenu à carreau pendant quelques semaines. J'en ai profité pour apprendre les ficelles du métier et aussi pratiquer quelques ensorcellements, juste pour voir. Ensuite, j'ai amené le jeu de Brasseur à sa conclusion logique. Par-derrière. Je n'ai jamais vraiment su s'il avait été surpris ou pas. — Après vous être débarrassé de Brasseur, vous auriez pu vous enfuir, observa Dag d'une voix suggestive. Si vous pouviez jouer les fantômes parmi les fermiers, qu'est-ce qui vous empêchait d'en faire autant avec ces bandits ? — Pour aller où ? Je n'étais pas le bienvenu chez les fermiers, et les Marcheurs du Lac... Mon essence leur aurait vite appris que j'avais du sang sur les mains. Après tout, c'est peut-être bien Brasseur qui a gagné, hein ? — Et le suicide? suggéra Dag avec douceur. Crâne le dévisagea avec ahurissement. — Je n'avais pas de couteau lié ! Et aucun moyen de m'en procurer un après mon bannissement. Le conseil du camp m'a pris le mien en même temps que tout le reste. Crâne se détourna. Le flot de ses paroles se tarit pendant plusieurs minutes. Une grimace tordit le visage de Faon quand elle prit lentement conscience que Crâne - même lui ! - était déconcerté par la suggestion de Dag, non pas à cause d'une quelconque peur de se donner la mort, mais parce qu'il refusait de gaspiller une mort sans couteau du partage pour la saisir - une réaction instinctive qui semblait totalement sincère. Et Remo et Barr ne paraissaient pas surpris non plus. Elle se frappa doucement le front avec son poing. Ces Marcheurs du Lac! Tous cinglés! — Vous êtes resté longtemps à la tête de cette bande, reprit enfin Dag. Je peux comprendre que ces bandits aient pu vous être fidèles parce qu'ils voyaient en vous un chef qu'ils respectaient - même si c'était pour de mauvaises raisons. Mais vous, qu'est-ce qui vous rattachait à eux? Crâne agita son menton - à défaut de pouvoir hausser les épaules, supposa Faon. — Je me fichais bien de l'argent et des marchandises volées, mais le jeu de Brasseur me fascinait. L'appât du gain n'était pas son unique motivation; je pense qu'avec son jeu il trouvait pire que lui-même à mépriser. Quant à moi... J'avais l'impression de diriger mon propre chenil, mais avec des animaux bien plus intéressants que de simples chiens de combat. Je n'avais presque rien à faire, vous savez ? Ils s'organisaient autour de moi. Lâchez un Marcheur du Lac au milieu de fermiers et c'est ce qui arrive. S'il ne s'élève pas de lui-même à la tête de la meute, ils finissent par l'y placer. Ils ne demandent que ça : être dominés par ceux qui leur sont supérieurs. On dirait des moutons incapables de faire la différence entre les loups et les bergers. — Alors, êtes-vous responsable de ce que sont devenus ces hommes, ou l'inverse? demanda calmement Dag. Le sourire de Crâne s'élargit. — On est ce qu'on mange. N'importe quel être malfaisant vous le dira. Cette fois, ce fut Dag qui eut un soubresaut, ce que ne manqua pas de remarquer Crâne. Dag respira à fond et dit : — Remo, donne-moi le couteau que tu as trouvé. Un peu à contrecoeur, Remo fit passer par-dessus sa tête le cordon au bout duquel pendait l'étui. Dag soupesa le couteau dans sa main et regarda Crâne sévèrement. — Comment vous l'êtes-vous procuré ? Crâne tourna la tête. — Je n'y suis pour rien. C'est la faute à pas de chance. Deux marchands - des Marcheurs du Lac de l'Arbre-Pluie - ont amarré leur bateau et établi leur campement presque devant l'entrée de la caverne. J'ai prévenu mes hommes qu'ils faisaient une grosse erreur, mais je n'ai rien pu faire pour les retenir. J'ai perdu six de ces idiots dans la bataille. — Avez-vous essayé le jeu sur les Marcheurs du Lac? — Ils n'ont pas vécu assez longtemps. Dag porta le fourreau à ses lèvres - un geste qui, malgré la répétition, gardait son étrangeté. — Je crois que vous ne me dites pas toute la vérité. Ce couteau était lié à une femme. Crâne serra la mâchoire en signe d'exaspération. — D'accord! Ils étaient mariés - ce n'est pas ça qui les a sauvés ! — Vous l'avez assassinée sans même lui permettre de partager sa mort ? s'indigna Remo. — Il était déjà trop tard quand je l'ai trouvée. Elle avait donné du fil à retordre à mes hommes et elle avait pris un mauvais coup dans la bagarre. Ça m'a au moins évité une discussion pénible avec les frères Tam. Je n'aurais pas aimé qu'ils s'imaginent pouvoir s'amuser avec une Marcheuse du Lac. Un silence malaisé suivit cette déclaration. Crâne ne le rompit pas. Il avait dépassé le stade de l'espoir, de la colère, de son désir de vengeance contre le monde entier. Il attendait. Rien de précis. Il attendait, c'est tout. Sa voix était celle d'un homme fatigué, un homme au bord d'une tombe qu'il ne craignait plus mais désirait rejoindre pour enfin connaître la paix. La main de Dag se referma sur l'étui. — Si vous aviez un couteau lié, choisiriez-vous la pendaison ou le partage ? Crâne sembla ne pas en croire ses oreilles. — Si j'avais un couteau lié ! — Parce que je pense pouvoir vous re-dédier celui-là, expliqua Dag. Barr en resta bouche bée. — Mais vous êtes un patrouilleur! — Ou un guérisseur, intervint Remo, sur un ton moins convaincu. — J'ai dit que je pensais en être capable. Ce sera une première pour moi. (Puis il ajouta sèchement :) Et si ça ne marche pas, au moins personne ne viendra s'en plaindre. Crâne cilla, puis plissa les yeux et demanda avec méfiance : — Vous espérez rendre justice à cette femme en mettant fin à mes jours avec son couteau? —Non, je suis quelqu'un de pragmatique. J'ai besoin d'un couteau préparé. Je déteste me sentir impuissant face à un être malfaisant. — Dag, ce couteau appartient à quelqu'un, lui rappela Remo, mal à l'aise. Ne devrions-nous pas essayer de le restituer à son héritier légitime ? Ou au moins le déposer au prochain camp ? La mâchoire de Dag se durcit. — J'avais l'intention d'appliquer les règles de répartition en usage sur le fleuve, comme pour le trésor récupéré dans la caverne. — Devrions-nous lui permettre de partager? Le conseil de son propre camp semblait ne pas être de cet avis à une époque où bien moins de crimes pesaient sur sa conscience. — Il n'appartient plus à aucun camp à présent, ce qui fait de moi son capitaine, ne serait-ce que par la loi du plus fort. Je représente au moins l'assurance d'un couteau préparé avec suffisamment d'affinité. Il croisa le regard surpris de Faon ; ses paupières se baissèrent, puis se relevèrent. Oui, pensa-t-elle, Dag connaît le sens du mot affinité. Après d'aussi singulières déclarations, Remo et Barr dévisageaient Dag avec appréhension. Faon les comprenait. Une expression encore plus étrange persistait sur le visage de Crâne, comme s'il était stupéfait de découvrir qu'il y avait encore une chose qu'il pouvait désirer - et que la décision de la lui accorder revenait à son ennemi. Faon sentit l'étonnement se mêler à l'horreur qu'elle éprouvait. La réaction de Crâne ne cadrait pas avec l'image qu'elle s'était faite d'un monstre prêt à vouer le monde aux êtres malfaisants. Comme s'il refusait de croire en sa bonne fortune, Crâne grommela d'une voix menaçante : — Et si on réglait ça d'homme à homme ? Comme dans la caverne. Ça vous plairait, de me tuer de votre propre main ? Dag baissa brièvement les yeux vers lui. — C'est déjà fait. Il nous reste à discuter les détails de vos funérailles. S'appuyant sur sa main, il se releva avec un grognement fatigué. Il en avait visiblement fini avec les questions ; Barr et Remo semblaient en avoir encore beaucoup à poser - et pas nécessairement à Crâne. — Capitaine Sans-camp? l'interpella Crâne alors que Dag faisait mine de s'éloigner. (Dag se tourna vers lui.) Enterrez mes os. Dag hésita, hocha brièvement la tête. — Bien. Faon le suivit dans la cuisine où il tira le couteau en os de sa gaine, avant de se passer la cordelette autour du cou. Il ne fit aucun geste suggérant qu'il avait l'intention de rendre l'un ou l'autre objet à Remo. —Va remplir la bouilloire dans le fleuve et mets-la à chauffer pour moi, tu veux bien Étincelle ? En le plongeant dans l'eau bouillante, j'espère éliminer toute trace de l'ancienne essence de ce couteau avant que nous atteignions la caverne. Après que le Rapporteur eut mouillé en amont de l'entrée de la caverne, Crâne fut transporté sur une civière de fortune - quelques couvertures tendues entre deux perches empruntées à la Tortue Véloce. Sur son passage, les têtes se tournèrent et des murmures s'élevèrent de la bouche des bateliers comme des bandits entravés. Il ferma les yeux, feignant peut-être l'inconscience - une manière de s'évader, la seule qui s'offrait encore à lui, songea Faon. Dag le suivait, mais, dès son arrivée, Ourseleur et l'un des chasseurs de l'Arbre-Pluie l'entraînèrent à l'intérieur de la caverne, afin qu'il s'assure de l'état de ses patients ou, peut-être, qu'il examine de nouveaux blessés. Sellier, le lieutenant de Char, descendit la pente rocailleuse d'un pas lourd et héla Baie. — On a découvert un tas de bateaux amarrés derrière cette île, là-bas, lui dit-il, avec un geste en direction de la rive opposée. Elle était bordée par les mêmes bois dépouillés que le reste du fleuve dans cette région, mais une crête érodée formait l'arrière de la caverne et donnait sa forme au Coude du Fourbe. Pour l'oeil d'un batelier expérimenté, seule la relative étroitesse du lit du fleuve à cet endroit indiquait qu'il s'agissait d'une île. — Char demande si tu veux bien aller jeter un coup d'oeil. Peut-être que tu retrouveras le bateau de ton papa ou que tu pourras nous aider à en identifier d'autres. — Si la Rose d'Eau Claire se trouve peut-être là-bas, je suppose qu'il faut que j'y aille, admit Baie à contrecoeur. (Elle regarda Faon.) Tu m'accompagnes ? Faon accepta d'un signe de la tête. Baie devait ressentir ce que l'on ressent quand on vous demande de reconnaître dans un corps tiré du fleuve un parent porté disparu. Elle avait besoin de la présence d'une amie. — Je peux venir aussi... si vous voulez, offrit prudemment Brin. Baie hocha la tête en silence. Elle avait les traits tirés et le regard vide. Difficile de lire la gratitude sur un tel visage ; Faon crut y distinguer quelques traces, mais dans l'ensemble l'expression de Baie restait indéchiffrable. Sellier et un autre marinier musclé les firent traverser à bord d'une yole. Une fois arrivés, ils pataugèrent entre les arbres, empruntant des sentiers encore humides, comme si le fleuve s'était récemment invité sur l'île et avait laissé la promesse d'un prochain retour. Les chaussures de Faon furent complètement trempées avant qu'elle ait atteint l'autre côté de l'île où les attendait un chenal plus étroit et engorgé par des arbres abattus et d'autres débris flottants. De part et d'autre de la côte étaient amarrés des bateaux abandonnés - coches et chalands. La curiosité avait attiré quelques autres bateliers. Sur certaines des embarcations - celles en meilleur état -, les bandits avaient commencé à effacer les anciens noms pour les remplacer par de nouveaux, ou à modifier toute marque permettant de les identifier. D'autres bateaux présentaient des voies d'eau et avaient fini par s'enfoncer dans la boue. Les prises les plus récentes se trouvaient le plus en amont et Faon crut reconnaître les noms de deux des coches de Tripoint que le capitaine Coupeur leur avait signalés. Il y en avait plus d'une quinzaine en tout; Faon frissonna en songeant au nombre de mariniers qu'avait comptés l'ensemble des équipages. Et tous n'étaient même pas là, puisque les bandits avaient brûlé certains bateaux. Il y a eu presque autant de morts ici qu'à Verte-Source. Des victimes accumulées, à l'abri des regards, sur une période d'un peu plus d'un an - pas en quelques jours de triste mémoire. Aucun être malfaisant n'avait éclos dans la caverne de Crâne, mais le mal y avait régné en maître. Au bout de la rangée, ils aperçurent deux chalands qui devaient se trouver là depuis l'automne, parce que le gel avait ouvert leurs bordages et fait travailler le bois des planches; le peu de calfatage qui n'avait pas cédé aux rigueurs de l'hiver avait fini par capituler face à la chaleur de l'été. Ils étaient bas sur l'eau, silhouettes spectrales et fatiguées. Même Faon put reconnaître la Rose d'Eau Claire, l'avant-dernière embarcation, tant sa conception rappelait celle du Rapporteur. Baie franchit une passerelle grise qui s'affaissait et descendit prudemment sur le pont qui tombait en ruine. Brin et Faon la suivirent. Baie tira sur l'écoutille avant, qui tourna sur ses gonds avec force grincements, puis elle scruta l'obscurité de la cabine. Elle plissa le nez, releva sa jupe et commença à avancer dans l'eau froide. Décidant que ses chaussures ne pouvaient guère être plus mouillées qu'elles l'étaient déjà, Faon l'imita. Brin épargna son pantalon et attendit sur le seuil, observant Baie avec inquiétude. La plupart des installations avaient été démontées, y compris les fenêtres en verre, arrachées de leurs châssis béants situés à l'arrière de la cabine. La lumière du jour filtrait par les ouvertures et se reflétait à la surface de l'eau stagnante, donnant à l'ensemble une atmosphère d'épave engloutie. Un grand nombre de douelles de tonneaux flottaient çà et là, pourrissant lentement. Il subsistait également quelques tonnelets qui avaient pu contenir du beurre salé ou du lard - Faon se demanda s'ils avaient été ouverts par la main de l'homme ou par un ours de passage. Il ne faisait aucun doute que la faune locale avait visité les lieux. De l'eau jusqu'aux genoux, Baie parcourut l'espace de la cabine; à deux reprises, elle se pencha pour ramasser quelque chose. Il fallut quelques minutes à Faon pour comprendre que son amie cherchait des corps - ou des squelettes peut-être, vu le temps écoulé. Manifestement soulagée de n'en avoir trouvé aucun, Baie sortit un court instant par l'écoutille de la cuisine, afin d'examiner le pont arrière, puis, toujours en silence, elle rejoignit la proue et retourna à terre où l'attendait Sellier. — Alors ? demanda-t-il. Elle secoua la tête. — Il n'est plus bon qu'à faire du bois de chauffage, maintenant. Et encore, la moitié est bien trop trempée, même pour ça. Sellier hocha la tête, pas vraiment surpris. — Char a dit qu'une part du butin de la caverne te revenait. L'idée, c'est de réparer les quelques bateaux encore en état de flotter et de transporter toutes les marchandises qu'on a trouvées jusqu'à la Confluence. — Vous veillerez à ce que le capitaine Coupeur soit prévenu qu'on a retrouvé ses bateaux et ses hommes portés disparus ? Vous devriez le rattraper là-bas. Coupeur se sentirait-il blessé dans sa fierté masculine en apprenant que l'humble Rapporteur avait réussi à défaire les pirates du fleuve, alors que son vaillant Acier de Tripoint avait échoué ? Non, il était plus probable que, moment où cette histoire serait colportée en aval par les mariniers, ce vantard de chef Char en serait devenu le héros. Baie n'avait pas l'intention de lui disputer cet honneur. — Coupeur, tu dis? De Tripoint? Oui, je vois qui c'est. Je m'en occuperai. (Sellier inclina la tête.) Ce que les familles des anciens propriétaires ne réclameront pas sera revendu. Avec le reste du butin, cela risque de faire une belle somme. — Je n'en veux pas, dit Baie. — Ça en fera plus pour nous, Baie, mais je crois que Char aura son mot à dire là-dessus. — C'est son droit, mais ça ne changera rien à ma décision. Elle écarta des mèches de cheveux blonds de ses yeux. Sellier haussa les épaules, laissant tomber la question pour l'instant. — Il y a deux ou trois autres chalands, plus haut dans la rangée, dont on n'est pas sûrs. Si tu pouvais jeter un coup d'oeil, ça nous rendrait service - et peut-être que ça éviterait les disputes. Elle accepta d'un hochement de la tête et se laissa guider. Depuis la berge boueuse, le regard de Brin oscillait entre le dos raide de Baie qui s'éloignait et la carcasse de la Rose d'Eau Claire. Il se passa la main dans les cheveux d'un geste las. — J'avais une épaule toute prête pour elle, si elle devait découvrir que son fiancé était mort, expliqua-t-il à Faon. Et une deuxième s'il l'avait quittée pour une autre fille. Mais face à ça, je me sens impuissant. Elle ne pleure même pas, de toute façon. Je rêvais d'éliminer Aulne, mais pas comme ça! Qu'est-ce que je dois faire, Faon ? J'ai envie de la serrer dans mes bras, mais je n'ose pas! — C'est trop tôt, Brin. Je pense que ses blessures sont encore trop vives pour qu'elle supporte d'être touchée. — Mais j'ai peur qu'après il soit trop tard! Faon réfléchit. — Un jour, Dag m'a dit que les Marcheurs du Lac en deuil faisaient un noeud dans leurs cheveux et qu'il leur arrivait de le garder plus d'un an. Baie vient de subir de lourdes pertes. Son papa, Roncier, Aulne, aussi, qu'elle a perdu et retrouvé, avant de le perdre de nouveau. C'est sans doute le plus dur pour elle. — Elle ne pleure pas du tout. — Peut-être qu'elle est comme Aubépine et qu'elle préfère verser ses larmes à l'abri des regards, dans les bois. Essaie un peu d'imaginer le genre de vie qu'elle a dû avoir pour refuser tout réconfort, même dans la pire souffrance, comme si avoir besoin d'aide était un signe de faiblesse. Elle a dû croire que, si elle se montrait suffisamment forte, elle pourrait les sauver tous. Mais ça ne marche pas comme ça. (Elle fronça les sourcils et poursuivit :) Après ma rencontre avec l'être malfaisant de Forgeverre, Dag m'a consolée, mais je suppose qu'il bénéficiait d'une certaine expérience de ce genre de situation. — Mais je n'y connais rien, moi, se désespéra Brin. — Tu es en train d'apprendre, en ce moment même. Alors sois attentif. Il se frotta le dos de son poignet contre son nez. — Faon... Je sais bien que l'être malfaisant t'a un peu bousculée et qu'il t'a flanqué une sacrée frousse, mais ce n'était tout de même pas comparable à ce qui s'est passé ici. Elle respira à fond - deux fois - puis elle se lança : — Brin... Quand l'être malfaisant de Forgeverre m'a capturée, il a arraché l'essence de l'enfant que je portais dans mon ventre depuis dix semaines. J'ai failli me vider de mon sang pendant ma fausse-couche. Dag m'a sauvé la vie cette nuit-là, il a pris soin de moi. Il était trop tard pour mon bébé. Brin eut l'air sonné, comme s'il venait de prendre un coup de massue sur la tête. Elle avait voulu toute son attention et elle l'avait. — Hein? Souffla-t-il. Tu n'as jamais dit que... — Pourquoi croyais-tu que je m'étais enfuie de la maison ? demanda-t-elle avec impatience. — Mais qui était le... Attends, non, Dag ne pouvait pas... Faon renversa la tête en arrière. — Le père était un garçon de Bleu Ouest, et peu importe son identité - il m'avait clairement fait savoir qu'il ne voulait pas entendre parler de cet enfant. Alors je suis partie, toute seule. (Elle inspira par le nez, puis continua :) Ensuite, j'ai rencontré Dag et tout s'est arrangé, mais ça n'a certainement pas été facile. — Tu n'as jamais dit..., répéta-t-il faiblement. — Ce n'est pas parce que tu souffres en silence que tu ne souffres pas. Je craignais aussi d'être harcelée par ma famille; je ne voulais pas qu'on vienne se mêler de mes peines ou, pis encore, que quelqu'un s'amuse à plaisanter à ce sujet. — Je n'aurais jamais... Il hésita. — Sois là pour Baie, Brin. Sois pour elle la seule personne au monde à qui elle n'aura pas à fournir d'explications, parce que tu étais là et que tu as tout vu. Tends-lui un mouchoir propre si elle pleure ou si elle saigne, ou quelque chose pour la réchauffer quand la douleur deviendra trop forte. Le temps de la serrer entre tes bras finira par venir. Et peut-être plus tôt que tu le penses. — Oh, fit Brin. En silence, il la suivit le long de la berge et ils allèrent rejoindre Sellier et Baie. CHAPITRE 22 Flanqué par Brin, Dag sortit de la caverne et se passa la main sur son visage engourdi. Le travail d'essence sur la plaie au cou de l'homme des Écueils d'Argent tenait bon et Chicorée avait rouvert les yeux il y avait déjà un moment, le temps de boire une gorgée d'eau, de se plaindre que sa tête lui faisait un mal de chien et de pisser dans un pot - trois bons signes -, avant de sombrer dans ce qui ressemblait plus au sommeil qu'à un évanouissement. Mais, dans le même temps, un des passagers du chaland familial - ni le père ni son fils, heureusement - était mort de manière inattendue, quand la blessure profonde que lui avait value un coup de couteau s'était rouverte sous ses bandages et que le sang avait envahi ses poumons, alors que ses amis le croyaient hors de danger. Si j'avais été là, j'aurais pu le sauver. Mais, si Dag avait été là, il n'aurait pas été sur le Rapporteur et d'autres personnes auraient certainement trouvé la mort. Je ne peux pas être partout à la fois. Je ne peux pas sauver le monde à moi tout seul. Dag secoua sa tête endolorie, content que Faon lui ait permis de dormir quelques heures, parce que ce dernier coup, en plus de la fatigue, aurait bien pu l'achever. Depuis toujours, il lui était insupportable de perdre ceux qui, en confiance, le suivaient. C'étaient Char et Chicorée qu'ils suivaient. Pas toi, vieux patrouilleur. Dag considéra ce dernier argument avec scepticisme. Après tout, qui avait entraîné Char et Chicorée ? Mieux valait ne pas s'appesantir sur la question. Il faisait plutôt frais en ce midi radieux; s'il regardait au loin, il pouvait prétendre qu'il s'agissait d'une journée de début d'hiver tranquille sur le fleuve, qui miroitait au-delà de la pierraille qui descendait en éventail de la caverne à la rive. Tant qu'il gardait les yeux sur les branches d'arbres gris argenté et ne les baissait pas sur le groupe d'hommes dispersés plus bas. Certains s'activaient autour de quelques feux de cuisine qui avaient été allumés à la lisière des bois. D'autres dormaient, enroulés dans leurs sacs de couchage, ou gisaient là, blessés ou ligotés. Dag plissait les yeux afin de mieux distinguer ces derniers quand Barr vint l'interrompre, suivi de près par Remo. — Dag, il y a un problème. Un autre homme gravement blessé ? Dag les suivit au bas de la pente, des cailloux roulant sous ses bottes. — Pourquoi ne les ont-ils pas encore pendus ? J'avoue que j'espérais qu'ils en auraient terminé à notre retour. — C'est bien là qu'est le problème, expliqua Barr. — Quoi ? Ils manquent de corde ? Il n'y a pas assez d'arbres ? Baie conservait de la corde à bord du Rapporteur, songea-t-il. Mais s'ils devaient la lui emprunter pour pendre Aulne, il serait sans doute préférable de la laisser dans l'ignorance. — Non, c'est juste que... Écoutez-moi, bon sang! — J'écoute toujours. Assis sur des rondins et des souches, des hommes formaient un cercle au bord de la pierraille, près de la rangée de bateaux au mouillage. Char se trouvait là, Ourseleur également, ainsi que trois autres patrons bateliers - Verdure, qui commandait le grand chaland en provenance de l'Oléana et ne semblait guère plus âgé que Remo ; Ardoise, du coche des Écueils d'Argent, un homme musclé, à peu près du même âge que Char ; et Friche, le père de famille venu du sud de l'Arbre-Pluie. Sur les visages se mêlaient la confusion, l'inquiétude et la colère, mais tous paraissaient morts de fatigue après une nuit blanche et une lutte acharnée; ils avaient découvert toutes les horreurs perpétrées dans cette caverne, de la bouche même des bandits, probablement avec encore plus de détails macabres que ceux obtenus par Dag auprès de Saure, Aulne et Crâne. Ce dernier reposait à présent de l'autre côté de l'étendue pierreuse, enveloppé dans ses couvertures, à l'ombre des broussailles, soigneusement évité par les mariniers qui passaient par là. Quel que soit le sujet de cette discussion, elle durait apparemment depuis un bon moment. — Le voilà, dit Ardoise. Un accueil troublant. Dag salua le cercle d'un signe de la tête. — Messieurs. Il se garda bien d'ajouter une formule polie mais hasardeuse du genre, Que puis-je pour vous? Il s'accroupit pour ne pas les dominer de toute sa hauteur; après un échange de regards incertains, Barr et Remo l'imitèrent. Char, qui ne se faisait jamais prier pour prendre l'initiative, parla le premier : — On a un souci avec ces bandits et leur Marcheur du Lac. — Nous étions d'accord, répondit prudemment Dag. Les fermiers devaient s'occuper des fermiers, et laisser les Marcheurs du Lac exercer leur propre justice. Par chance, nous avons capturé Crâne tôt ce matin, alors qu'il tentait de rejoindre Aulne sur le Rapporteur. Avec un geste en direction de Barr, Ourseleur dit : — Oui, il nous a tout raconté. Vous avez eu Grand et Petit Tam aussi. Y a rien à redire à ça. — Le problème, poursuivit Char, c'est que certains de ces bandits prétendent qu'ils ne méritent pas la corde, parce qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Ils disent que Crâne les y a forcés - par magie. Le chef Friche intervint : — Et il a suffi que l'un d'eux nous chante ce refrain pour qu'ils le reprennent tous en choeur. — Quelle surprise, marmonna Barr. Dag se passa la main dans les cheveux. — Et vous les avez écoutés ? Ourseleur fronça les sourcils. — Est-ce que vous êtes en train de nous dire qu'aucun d'eux n'était ensorcelé et n'avait le cerveau embrumé ? Parce que ce n'est pas l'impression que j'ai eue... Ourseleur savait de quoi il parlait - il avait vu de près les dégâts causés par l'être malfaisant de l'Arbre-Pluie, l'été précédent. Dag se mordit la lèvre. — Certains le sont, d'autres pas. Saure était ensorcelé, vous l'avez constaté vous-mêmes. (Ceux qui, la veille, avaient participé à l'interrogatoire de Saure - soit tous les présents, excepté Ardoise, arrivé plus tard - approuvèrent d'un signe de la tête. Dag ajouta:) Vous a-t-on raconté le jeu cruel auquel se livraient Brasseur et Crâne afin de choisir de nouvelles recrues ? — Oh, oui, fit Char. Des hochements de tête affligés vinrent appuyer sa réponse, mais tout le monde ne sembla pas partager ce trouble. Dag se dit que, d'une certaine façon, le jeu ressemblait un peu aux duels les plus violents qu'organisaient les tavernes pour les mariniers - mais il y avait tout de même une différence. — Je ne crois pas à l'intervention de ce que vous appelez la sorcellerie dans ce jeu macabre. Souvenez-vous que tout a commencé avec Brasseur, fit-il remarquer. En plus, certains de ces hommes faisaient partie de la bande avant que Crâne en devienne le chef. D'autres sont venus de leur plein gré - les frères Tam, par exemple. Ourseleur regarda Dag en plissant les yeux. — Est-ce que vous pourriez les trier pour nous ? Nous indiquer les bandits ensorcelés et les menteurs ? D'un signe de la tête, il désigna les prisonniers attachés aux arbres. Pesant soigneusement chaque mot, Dag répondit : — Vous croyez réellement que cela devrait faire une différence quant au sort qui leur est réservé ? Ils ont tous du sang sur les mains. — Vous n'avez tout de même pas l'intention de laisser partir un seul de ces assassins et de ces voleurs ? s'indigna Remo. Après le mal que nous avons eu à les capturer ! Verdure grimaça. — L'un d'eux a même supplié qu'on le pende pour mettre fin à son supplice. Dag n'était pas certain de la signification de cette grimace. Le jeune patron batelier préférait-il des bandits stoïques devant la mort ? Un tel comportement rendait, il est vrai, une pendaison bien moins pénible. Ourseleur creusa le sol avec le bâton qu'il tenait entre les mains, puis il leva la tête vers Dag. — Vous savez, j'ai vu ces gens dont l'être malfaisant de l'Arbre-Pluie avait fait ses esclaves. Et quand ils n'étaient plus sous son influence, ils redevenaient eux-mêmes - ceux qu'ils étaient vraiment. — Avec leurs souvenirs intacts, murmura Dag. — Ça a ses avantages et ses inconvénients, c'est vrai, soupira Ourseleur. Dag choisit ses paroles suivantes avec grand soin. — Ce que Crâne a fait était bien différent de la contrainte exercée par un être malfaisant. (En es-tu bien sûr?) Au moins par sa puissance. C'est comme de comparer l'action d'un seul caillou à un glissement de terrain. Le chef Friche gratta sa tête grisonnante. — Un glissement de terrain est constitué de cailloux. Alors... est-ce que vous êtes en train de nous dire qu'il s'agit bel et bien de la même chose ? Dag haussa les épaules. — On voit bien que vous n'avez jamais été pris dans un glissement de terrain. (Il devait absolument éviter de les laisser faire de lui le juge de ces hommes. Il ne lui appartenait pas de décider qui devait vivre ou mourir. Mais s'il était le seul à détenir l'information susceptible de les condamner...) Écoutez-moi. (Il se pencha en avant, prenant appui sur son crochet et agitant la main.) Tous ces hommes ont survécu au jeu ou ont contribué à son organisation. Ils ont tous eu le choix - et nombreux sont les corps gisant dans ce ravin ou au fond du fleuve qui prouvent qu'il était possible de prendre une autre décision. Je pense qu'aucun d'eux n'a été ensorcelé au point de ne pas pouvoir prendre la fuite - ou au moins d'essayer. En fait, c'était même la raison de l'absence de Crâne la nuit dernière - il pourchassait deux hommes qui avaient décidé de dire adieu à toute cette horreur. Et ils en sont morts. Dag marqua une pause, méditant sur la désagréable ambiguïté de ses derniers propos. Et pourtant, quelle monstrueuse injustice envers ceux qui avaient perdu la vie en résistant au mal que de rendre leur liberté à ceux qui n'en avaient pas eu le courage. La plupart étaient des hommes détruits à présent, des experts des arcanes de la cruauté. Les lâcher sur le monde serait une folie. Les hommes du fleuve n'avaient aucun moyen de les garder comme prisonniers. C'était son opinion. Mais ce jugement ne m'appartient pas. — Si vous avez l'intention de tous les pendre, il est inutile que je fasse le tri. Et il en va de même pour Barr et Remo, ajouta précipitamment Dag. Sinon, cela signifie que la justice des Marcheurs du Lac a pris le pas sur celle des fermiers. Vous serez forcés de nous croire sur parole, parce que vous n'avez aucun moyen de vérifier par vous-mêmes. Sur le long terme, je ne pense pas que cela soit une bonne idée. Si vous décidez d'en épargner certains, vous devriez le faire pour vos propres raisons, en vous basant sur vos preuves. Les fermiers jugent les fermiers, et nous nous chargeons du Marcheur du Lac renégat. Dag pensa qu'il était important qu'il prononce ce mot: renégat. Qui est le Sans-camp maintenant? — Est-ce que Crâne sera pendu avec les autres ? s'enquit Ardoise. — Il a choisi de mourir en observant nos rituels. En privé, répliqua Remo, avec malheureusement un peu trop d'orgueil dans la voix. Verdure le regarda avec méfiance. — Vous autres Marcheurs du Lac, vous ne seriez pas en train d'essayer de l'escamoter ? Barr leva les yeux au ciel. — Avec un cou brisé ? — C'est peut-être une ruse, dit Ardoise. Dag se surprit lui-même en proposant : — Ce ne sera pas privé. Vous pourrez y assister. À chaque étape. — Dag! s'écrièrent Remo et Barr de concert. (Puis la voix horrifiée de Remo poursuivit seule :) Dag, vous ne pouvez pas faire une chose pareille ! — J'en ai pourtant bien l'intention. Était-ce seulement possible ? Dar l'artisan coutelier, le frère de Dag, travaillait habituellement dans une solitude absolue, sans doute pour une raison qui dépassait le simple cadre de sa misanthropie coutumière. — Il devrait se balancer au bout d'une corde, comme les autres, dit le jeune Verdure. — Il a choisi de mourir par le couteau du partage, rétorqua Dag. J'ai promis de fabriquer son couteau pour cette occasion - ou au moins d'essayer. Char plissa les yeux. — Mais les Marcheurs du Lac ne considèrent-ils pas qu'il s'agit là d'une mort honorable? Ça ne me paraît pas très juste non plus. La pendaison n'a rien d'honorable, patrouilleur. — L'honneur n'a rien à voir là-dedans. Il s'agit uniquement de tirer quelque chose d'utile de tout ce gâchis. Ardoise se gratta le menton. — À moi non plus, ça ne me paraît pas vraiment équitable, dit-il. À présent, le regard méfiant de tous les bateliers était fixé sur les Marcheurs du Lac. Dag soupira. — Fort bien, alors parlons un langage que vous comprenez. Parlons de mes droits sur les marchandises récupérées dans la caverne, un butin que vous avez déjà commencé à vous partager. À ce titre, je réclame ce couteau. (Il sortit la lame en os de sa chemise, passa la cordelette pardessus sa tête et la brandit.) Ce couteau et sa préparation. Ardoise haussa les sourcils. — Rien d'autre? demanda-t-il sur un ton qui en disait long. Les bateliers des Écueils d'Argent savaient sentir une bonne affaire quand elle se présentait. Verdure paraissait intrigué, lui aussi, comme s'il calculait mentalement quelque chose. Comme les deux autres Marcheurs du Lac donnaient des signes d'agitation, Dag se hâta d'ajouter : — Je ne parle pas au nom de Barr et Remo, qui ont aussi risqué leur vie la nuit dernière - vous ne l'avez pas oublié, j'espère. Ma requête ne concerne que moi. — Je vote pour, dit Ardoise avec enthousiasme. Que le patrouilleur garde son couteau, si c'est tout ce qu'il exige. — Et sa préparation. La préparation, précisa Dag, pour ceux d'entre vous qui ne comprennent pas de quoi il s'agit, entraînera la mort de Crâne. Mais je vous promets que, d'ici la fin de cette journée, ce ne sera plus un mystère pour vous. Quand le coeur de Crâne cessera de battre, il l'offrira au couteau. Les visages de l'assemblée se tordirent de manière dubitative. Rompant le silence, Ourseleur prit une profonde inspiration. — Les autres patrouilleurs pourront réclamer ce que bon leur semble, mais donnons au guérisseur ce qu'il demande. Le chef Ardoise, qui venait peut-être de se rappeler son compagnon blessé à la gorge, haussa les épaules avec embarras. — Je suppose que c'est équitable. Mais je propose que le Marcheur du Lac soit exécuté le premier, pour que tous ceux qu'il a ensorcelés puissent le voir. — Ça leur servira de leçon, c'est sûr, grommela Barr. Certains des bateliers qui semblaient compatir à son exaspération pincèrent les lèvres. — Pas pour longtemps, convint Dag d'une voix lasse. Dieux absents. Ce n'était pas aux bandits qu'il voulait donner une leçon, mais bien aux bateliers. Et au reste du monde. Parce que les récits des événements de cette journée ne tarderaient pas à fleurir en aval et en amont, dès que les bateaux auraient repris la route. Déformés, bien sûr, mais Dag pouvait au moins faire en sorte qu'ils reposent sur un fond de vérité. C'est le moment ou jamais, vieux patrouilleur. Dag retourna à bord du Rapporteur, essayant de se souvenir en détail des préparatifs de Dar en pareille occasion. La plupart du temps, les artisans chargés de la conception des couteaux du partage occupaient un espace protégé au milieu du camp, un lieu à l'abri des regards, mais néanmoins au coeur de la vie des Marcheurs du Lac, un coeur que Dag s'apprêtait à révéler au monde. À Barr et Remo qui le suivaient comme son ombre, il ordonna de se trouver quelque chose à faire pour la prochaine demi-heure, puis il entraîna Faon sur le pont arrière, le seul endroit pouvant leur offrir un semblant d'intimité, afin de lui expliquer ses intentions. Elle se contenta de hocher la tête en signe d'approbation. — Je suis persuadée que tu es capable de réaliser tout ce que Dar peut faire, et probablement mieux que lui. Il n'était pas certain de mériter sa confiance, mais il devait bien admettre qu'elle avait quelque chose de réconfortant. Elle serra sa petite main vigoureuse dans la sienne. — Le travail d'essence sera de mon ressort, mais certaines parties de cette opération nécessiteront deux mains. En particulier le saignement de Crâne, par lequel son essence est transférée dans le couteau vierge au cours de la liaison. Un peu à la façon dont tu as introduit ton essence dans ma cordelette de mariage quand nous les avons tissées. Je pourrais demander à Remo ou à Barr de m'aider, mais je préfère ne pas les mêler à ça, au cas où cela poserait des problèmes plus tard. Le front de Faon se plissa. — Pourquoi y en aurait-il ? — Parce que je ne fabrique pas seulement un couteau. J'ai décidé de profiter de cette occasion pour faire une démonstration du savoir-faire des Marcheurs de Lac à l'intention de tous les bateliers qui voudront bien y assister et m'écouter. (Après un moment, il ajouta:) Tu pourras partir avant que je commence la préparation du couteau proprement dite – tu ne seras pas obligée de regarder. — Ah, souffla-t-elle. (Elle leva la tête afin de le regarder droit dans les yeux.) Mais tu sais, il n'est pas impossible qu'en bonne épouse d'un Marcheur du Lac cette tâche m'incombe un jour. Imagine que je m'y prenne mal. Ne crois-tu pas qu'il vaudrait mieux que je t'observe pour apprendre comment faire ? Il déglutit, hocha la tête et la serra contre lui. — Oui, chuchota-t-il. Tu as raison. Il finit par la relâcher et elle se rendit dans la cuisine afin de lui préparer un repas sans viande, parce qu'il s'était souvenu que Dar n'en mangeait pas avant de lier un couteau. Quand il la rejoignit après s'être soigneusement lavé, elle déposa devant lui une assiette de pommes de terre, de pommes et d'oignons frits dans du beurre salé; elle se servit aussi une petite portion et passa le reste à Hod et Aubépine qui, chargés de veiller sur Bo, ne descendraient pas à terre. Pour ne pas épuiser inutilement Dag, Remo avait fait un renforcement d'essence à Aubépine que son nez enflé faisait souffrir; Dag se chargerait de le débarrasser de la trace d'ensorcellement plus tard. Alors que Dag vidait son assiette, Faon posa une tasse à côté de son bras droit, au niveau du coude. À sa grande surprise, il vit qu'elle était remplie de graines d'avoine. — Voilà pour toi. Je te conseille d'arracher l'essence de ces graines jusqu'à ce que mes cheveux te paraissent violets, tu m'as compris ? — Hein ? En silence, elle s'assit à côté de lui, tournant le dos à la pièce. — Parce que je pense que, si tu avales quelque chose d'abject que tu ne peux pas éliminer, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est encore d'ingérer quelque chose d'inoffensif pour en atténuer l'effet. — Oh. Tu... euh... tu as compris que j'avais arraché l'essence de Crâne. — Oui, presque immédiatement. Ça veut dire qu'il y a un peu de lui en toi, pas vrai ? Au moins jusqu'à ce que ton essence absorbe la sienne. — Est-ce que... ça t'inquiète? — Je crois plutôt que c'est toi que ça travaille. Et beaucoup. — C'est vrai, Étincelle. (Il lui prit la main et en pressa le dos un court instant contre son front.) Je te veux près de moi pendant toute l'opération. Avec toi à mes côtés, je ne risque pas d'oublier qui je suis et ce qui a de l'importance pour moi, même dans les temps les plus troublés. Il prit les graines et les roula entre ses doigts, jetant celles dont il avait arraché l'essence dans son assiette sale. Il continua jusqu'à ce que le contour des choses commence à lui apparaître avec une netteté quasi surnaturelle. Il se sentait prêt et de toute façon, si d'autres préparatifs se révélaient nécessaires, il n'en avait pas connaissance. Après un moment de réflexion il défit le harnais de son bras et le mit de côté; il baissa la manche de sa chemise et boutonna sa manchette afin qu'elle ne claque pas au vent. Il rajusta l'étui du couteau sur sa poitrine, serra la main de Faon et se leva. Dag demanda aux porteurs de la civière de déposer Crâne sur le talus, à quelques pas du rivage, le coeur côté fleuve, afin que les quelque soixante bateliers, assis ou debout sur la pente qui s'élevait en direction de la caverne, puissent tous bien voir et entendre. Brin, Char et deux autres mariniers posèrent le Marcheur du Lac paralysé sur le sol et récupérèrent les perches de Char; Brin alla se placer à côté de Baie. Remo et Barr étaient assis un peu à l'écart, à une distance fixée par Dag dans l'intention d'établir clairement leur rôle de témoins, et non de participants. Dag plia une couverture sur laquelle reposer ses genoux - et ceux de Faon - de l'autre côté de Crâne, afin de ne pas boucher la vue des bateliers. Elle s'agenouilla et leva les yeux vers lui avec l'air d'attendre quelque chose. Les spectateurs s'installèrent en faisant crisser la rocaille sous leurs pas, chacun trouvant sa position - accroupi, assis ou debout. Personne n'osa s'approcher trop près. La demi-douzaine de mariniers appartenant à l'équipage de la Tortue Véloce qui avaient assisté au discours de Dag sur le travail d'essence aux Rapides de la Perle se trouvaient au premier rang, manifestement très intéressés par ce qui allait suivre. Au moins étaient-ils sobres cette fois. Dag se redressa, éleva la voix pour qu'elle porte jusqu'aux limites de son auditoire et commença - une nouvelle fois : — Laissez-moi d'abord vous expliquer ce que sont l'essence et l'InnéSens des Marcheurs du Lac. L'essence est dans toute chose, elle est la base de toute chose, vivante ou inerte, mais elle est plus vive chez un être vivant. Vous en avez tous en vous, mais vous ne le sentez pas... Il s'était livré à ces explications tant de fois au cours de son voyage dans cette vallée qu'elles lui paraissaient aussi usées que les pierres dans le lit du fleuve. Certains de ses auditeurs avaient déjà entendu des versions antérieures, mais la répétition ne pouvait pas faire de mal. Il avait l'habitude de se répéter - n'avait-il pas expliqué des centaines de fois les mêmes techniques de base à chaque fournée annuelle de jeunes patrouilleurs ? L'essence. L'InnéSens. Les êtres malfaisants... Ce dernier sujet attira l'attention des derniers distraits. Les plus jeunes écoutèrent comme s'il s'agissait d'un récit fantastique, mais, pour leurs aînés qui avaient déjà croisé la route d'une Désolation, ce fut une révélation. Les hommes de l'Arbre-Pluie qui avaient été les témoins des conséquences de la guerre contre l'être malfaisant hochèrent la tête et échangèrent des murmures, entre eux bien sûr, mais aussi avec leurs voisins curieux. Les yeux écarquillés par l'incrédulité, Crâne fixait Dag d'un regard plein de colère. Dag n'avait pas demandé la permission de Crâne avant de l'utiliser pour faire sa démonstration, mais il n'éprouvait aucun scrupule. L'assassinat de ce fermier en Oléana, le premier d'une longue série, l'avait privé de son libre arbitre. Sa vie dissolue avait fait beaucoup de mal autour de lui. Qu'au moins sa mort fasse un peu de bien. Abordant enfin le coeur des choses - l'information la plus confidentielle qu'il s'apprêtait à révéler à son audience - il éleva de nouveau la voix. — La création des couteaux du partage est considérée par les Marcheurs du Lac comme leur acte le plus exigeant et le plus (le mot « secret » hésita un instant sur sa langue, mais il choisit plutôt) intime. Les couteaux sont sculptés dans des os - des os de Marcheurs du Lac, librement offerts, qui ne proviennent donc pas de tombes pillées et ne sont jamais, malgré ce que prétend la rumeur, des os de fermiers volés. Ce sont les legs de parents et ce don est une partie solennelle de nos rites funéraires. Et aussi la partie la plus sanglante, mais il n'avait pas l'intention d'entrer dans ce genre de détail pour l'instant. Parce qu'à présent venait le point essentiel, mais aussi le plus contestable, de la leçon du jour. Il tira le couteau en os de l'étui qu'il portait autour du cou et le tendit à Faon qui se leva pour le saisir. — Mon épouse, Faon, va passer parmi vous pour vous montrer un authentique couteau du partage. Je voudrais que vous le touchiez et le teniez un court instant. (Mais par tous les dieux absents, ne le laissez pas tomber sur les rochers.) Je vous demande de le manipuler avec soin et respect, parce que... parce que j'ai possédé un jour une telle lame façonnée à partir d'un os que m'avait légué ma première femme, et je sais ce que je ressentirais si... Il s'interrompit, la gorge serrée. Faon avança à travers la foule, s'assurant que le couteau faisait bien le tour des présents. Dag retrouva sa voix et reprit : — Nous avons découvert ce couteau dans la cache de la caverne, au milieu de fourrures volées à des Marcheurs du Lac. Tout laisse à penser qu'il est l'oeuvre d'un artisan coutelier de l'Arbre-Pluie, sculpté dans le fémur d'un homme ou d'une femme appartenant à son camp. Impossible d'en savoir plus, car la lame ne portait aucune inscription permettant de l'identifier, comme cela se produit parfois. Il a été lié à une Marcheuse du Lac qui a été assassinée par ces bandits, presque à l'endroit même d'où je vous parle en ce moment... De toutes les révélations de cette journée, le couteau était celle que Dag avait décidé de faire comprendre coûte que coûte aux bateliers, au plus profond d'eux-mêmes, jusque dans leur chair, raison pour laquelle il avait voulu que, en plus de le voir et d'en entendre parler, ils l'aient entre les mains. Quelle meilleure manière de faire toucher du doigt à des hommes dépourvus d'InnéSens la prétendue magie tant redoutée des Marcheurs du Lac que de les laisser effleurer la surface lisse et froide de cet os tellement lourd de signification, de le soupeser dans leurs paumes et se le passer entre eux? Dag, qui ne priait jamais s'il pouvait l'éviter, adressa une prière au donneur inconnu pour lui demander pardon de l'usage qui était fait de son don. Mais, à son immense soulagement, le passage de Faon ne suscita ni grognements révoltés, ni - pis encore - rires nerveux, mais un silence raisonnablement respectueux ou au moins poli. Remo et Barr avaient les lèvres serrées et les yeux écarquillés. Tous deux semblaient prêts à détaler, si seulement ils avaient eu quelque part où aller. Mais ils tenaient bon. Faon revint enfin, rendit la lame à Dag et s'agenouilla de nouveau avec beaucoup d'égards. Il brandit le couteau. — Les artisans couteliers ne se contentent pas de façonner la surface de l'os, quand ils le sculptent; ils façonnent également son essence, à la fois de manière naturelle au fur et à mesure que sa nature change pour devenir celle d'un couteau, mais aussi en la travaillant afin de la préparer à sa mission suivante, c'est-à-dire retenir la mort d'un Marcheur du Lac aussi sûrement que si elle était scellée dans une bouteille. Ce couteau avait déjà été dédié de cette façon, mais, en influant sur son essence et en le trempant dans de l'eau bouillante un peu plus tôt aujourd'hui, j'ai réussi à le vider de son lien inutilisé. L'os est de nouveau vierge, comme au jour de sa sortie de l'atelier du coutelier. Maintenant, je vais vous montrer comment j'établis un nouveau lien. Il s'agenouilla à côté de Crâne, le dos tourné au miroitement sourd du fleuve. — Le sang joue un rôle particulièrement important dans le travail d'essence, poursuivit-il, parce qu'il porte en lui l'essence vivante d'une personne, même après avoir quitté son corps, au moins le temps qu'il lui faut pour sécher et mourir. La tradition veut que le futur donneur verse un peu de son sang dans un bol en bois, mais nous allons sauter cette étape. D'ordinaire il était également prévu de chauffer le couteau devant ouvrir la veine, afin d'éviter l'infection. Il y avait eu d'autres raffinements quand Dag avait été lié au couteau de Kauneo, mais aucun d'eux ne semblait indispensable dans le cas présent. Cédant brièvement à la panique, Dag se demanda s'il serait capable de faire semblant en cas d'échec - poignarder Crâne à l'aide de la lame inutilisable avant que ce dernier puisse se plaindre et affirmer à son public qu'il avait bel et bien conçu et lié un véritable couteau du partage. Mais Remo et Barr ne se laisseraient pas abuser... Dag s'assit en tailleur, s'installant plus confortablement, comme pour soigner un patient, ce qu'il trouva perturbant. Cette pensée s'ajouta aux nombreux doutes sur lesquels il aurait bien le temps de méditer plus tard. Pour l'heure, le travail d'essence qu'il s'apprêtait à effectuer laissait encore moins de place à l'indécision que le commandement d'une patrouille en mission. Il jeta un coup d'oeil à Faon et la soulagea d'une de ses inquiétudes : — Il ne sent plus rien au-dessous du cou. Tu ne peux pas le faire souffrir. Elle hocha la tête avec gravité. Il tint la lame en os à côté du bras de Crâne, tandis que Faon, soutenant un peu maladroitement son poids mort, pratiquait une entaille profonde dans la peau à l'aide du couteau de guerre de Dag; elle appuya sur la coupure, pour forcer le sang à couler, goutte à goutte. Ensuite, Dag s'enfonça dans cet autre monde, celui de l'essence, vue de l'intérieur, au plus près. Le monde matériel - la lumière de l'après-midi, les arbres dénudés, la pente pierreuse, les hommes qui s'agitaient en tendant le cou - s'effaça, telle une vision spectrale, bien présente mais sans plus de consistance que la brume; sous la surface de la réalité, les torrents d'essence bouillonnants devinrent palpables pour lui - les hommes réunis devant lui, dans toute leur complexité, Faon, un véritable brasier. Dag était son essence. Le couteau dans sa main, l'écheveau des possibles. Crâne... Crâne était une masse noire sillonnée de rides, mais son sang coulait avec éclat. Dag déploya sa main fantôme sous le flot vif, se remémorant la liaison de son propre couteau par le coutelier de Luthlia. Il avait été obligé de la détruire pour se libérer de l'être malfaisant de l'Arbre-Pluie. La liaison était le don le plus précieux de l'artisan coutelier, celui par lequel il conservait la mort ainsi offerte. Il referma sa main fantôme autour d'un fragment d'essence de Crâne. La fâcheuse affinité qu'il partageait avec le renégat risquait fort de lui rendre la tâche plus facile - encore une sombre pensée à ruminer plus tard. Il laissa son essence couler dans le sillon le long du tranchant intérieur de la lame, afin de l'unir à celle du couteau qui l'attendait. Lui donna le temps de se fixer, de se solidifier. Il se retira, abandonnant cette part de lui-même qu'il venait de transformer en coupe destinée à recevoir Crâne. Il eut un hoquet de surprise. Dieux absents ! Je n'aurais jamais cru que cela puisse faire mal à ce point ! Avec une fascination horrifiée, il observa sa main fantôme se détacher de cette part de lui-même capturée dans le couteau. Il avait l'impression de s'être arraché ses propres doigts d'un coup de dents. Et dire que Dar traversait pareille épreuve chaque fois qu'il liait un couteau! Mon frère, je te demande pardon.. . Si la courbe de l'essence était la bonne... C'est le moment ou jamais. Si je me trompe, j'aurai toujours la possibilité de faire bouillir de nouveau le couteau et de recommencer - les apprentis couteliers ne procèdent pas autrement. Mais sous le doute pointait une pensée, une conviction profonde : J'ai réussi. Clignant des yeux, il remonta à la surface du monde ; il tremblait de froid, comme après une guérison particulièrement éprouvante. Il tenait fermement le couteau taché de sang qui frémissait dans sa main, mais il avait mal à son bras gauche et sa main fantôme semblait en feu. Une rapide vérification lui apprit que la portée de son InnéSens avait chuté à une centaine de pas. Encore une fois. Il me faudra plus d'une journée pour m'en remettre. Mais le travail d'essence était terminé. Le reste sera plus.. . Il hésita tout de même à employer le terme facile, même en pensée. À dire vrai, la suite des événements avait toutes les chances de se révéler aussi étrange que tout ce qui avait précédé. Dag avala sa salive et, malgré une voix cassée, reprit : — À ce stade, dans des circonstances plus ordinaires, l'artisan coutelier nettoie le couteau et le remet à son nouveau propriétaire, pour une utilisation ultérieure. Une bonne liaison peut durer toute une vie. Par définition. Un peu à l'aveuglette, il tendit la main vers Faon. Elle haussa les sourcils, dégagea le couteau de ses doigts raidis et essuya le reste du sang avec un linge. Dag n'était pas certain de la qualité de son travail - le résultat lui paraissait plus grossier que son couteau conçu en Luhtlia, mais solide malgré tout. Se pouvait-il qu'il en ait un peu trop fait ? Peut-être aurait-il pu se contenter de se mordre seulement le bout des doigts ? Après tout la durée de vie nécessaire à cette liaison se mesurait en minutes. — Les méthodes de préparation varient. Mon père s'est planté son couteau dans le coeur quand il était gravement malade, il y a une douzaine d'années. Ma première femme s'est empalée sur sa lame alors qu'elle mourait de ses blessures sur un champ de bataille. Remo possédait un couteau pour lequel une parente très âgée avait sacrifié les derniers mois de sa vie (du coin de l'oeil, Dag vit Remo tressaillir), avec l'aide de sa propre fille. J'ai connu des patrouilleurs s'entraider ainsi. Comprenez-moi bien, un couteau du partage n'est pas habituellement l'instrument d'une exécution. (Et ne sert pas non plus à édifier une bande de fermiers, dut admettre Dag.) Mais, d'une façon ou d'une autre, vous allez assister à quelque chose qu'aucun fermier n'a jamais vu, alors faites bien attention. Prononcés avec sa voix de capitaine, ces derniers mots obtinrent l'effet escompté, puisque son auditoire se redressa comme un seul homme, soudain attentif. — Vous êtes complètement fou, vous le savez? lui murmura Crâne. Pendant la plus grande partie de la démonstration, il avait gardé le visage détourné des curieux entassés sur la colline. — J'ai mes raisons, lui répondit Dag à voix basse. Peut-être les auriez-vous même comprises à une époque, avant de vous trahir à ce point. — Moi, ils m'ont banni. S'ils ont un minimum de bon sens, ils vous feront brûler vif. Ignorant cette dernière remarque, Dag se rassit et ordonna : — Ouvre sa chemise, Étincelle. Ses doits habiles défirent les boutons, rabattirent le tissu et dénudèrent la poitrine de Crâne. Dag se demanda si Remo voudrait récupérer sa chemise plus tard. Il plongea son regard grave dans les yeux argentés de Crâne qui le dévisageait d'un air menaçant, les sourcils froncés. — Prêt ? Donnez-vous votre consentement? De toutes les exigences de la procédure, cette dernière étape était la plus profondément immuable. — Je vous maudis, gronda Crâne. Faites ce que vous avez à faire. — Très bien. — Mon approbation ne vaut sans doute pas grand-chose, mais c'est votre problème à présent. Allez-y. Qu'on en finisse. (Il tourna la tête vers le fleuve brillant.) Faites-moi sortir de ce monde sans espoir. (Après une pause, il ajouta :) Et ne laissez pas votre main trembler. Un consentement clairement exprimé. Dag plaça la pointe du couteau du partage sous la cage thoracique de Crâne, ne s'interrompant brièvement que pour expliquer doucement à Faon quel était le meilleur angle pour atteindre le coeur et quelle force employer pour y parvenir d'un seul coup rapide, sans casser la lame prématurément. Elle avait le visage tendu, mais la concentration se lisait dans ses yeux. D'un hochement de la tête, elle lui indiqua qu'elle avait compris. Dag déploya son InnéSens afin de sentir le coeur de Crâne, serra le manche, puis, d'un mouvement brusque, enfonça la lame sur toute sa longueur. Les lèvres de Crâne tremblèrent et ses yeux roulèrent dans leurs orbites, mais toute l'attention de Dag était concentrée au niveau de l'essence. Il se figea, le manche toujours en main, tandis que l'essence mortelle commençait à s'écouler vers le couteau, comme aspirée dans un tuyau d'évacuation. Sa liaison réussirait-elle à la retenir entièrement? Se refermerait-il correctement – et hermétiquement ? Oui. Dag respira de nouveau. Pour Crâne, ce ne fut pas le cas. Il cilla, leva les yeux et regarda autour de lui. Les spectateurs rassemblés sur la colline étaient devenus très, très silencieux. Dag retira le couteau préparé de sa gaine de chair et le brandit bien haut. — Ce Marcheur du Lac (il se refusait à utiliser les termes « renégat » ou « banni » à ce stade) a offert sa mort à ce couteau, afin que je la partage - si la chance est avec moi - avec le prochain être malfaisant qui croisera ma route. Avant Crâne, vingt-six Marcheurs du Lac avaient confié leur mort à Dag et ce dernier n'avait jamais trahi leur confiance. De tous les couteaux - et de toutes les vies – qu'il avait eu l'occasion de tenir dans sa main, celui-là était sans doute le plus sombre. Mais je l'ai amplement mérité. Il tendit le couteau à Faon, pour qu'elle le nettoie et le glisse dans l'étui qu'il portait autour du cou; sa main tremblait encore et il ne se sentait pas capable d'accomplir cette tâche du premier coup. — Je ne saurais vous dire si Crâne a payé pour ses crimes. Son geste d'aujourd'hui efface une autre dette. CHAPITRE 23 Contrôlant soigneusement l'expression de son visage afin d'éviter de montrer à quel point elle avait l'estomac noué, Faon aida Dag à se relever à côté du corps sans vie de Crâne. Prévoyante, elle avait pris la précaution d'emporter la canne en hickory de Dag; avec cette dernière bien en main et le soutien de Faon sous son épaule gauche, il s'éloigna le long du rivage. D'un signe de la tête, Faon invita Baie et Brin à les suivre. Barr et Remo restèrent en arrière afin de superviser l'enlèvement du cadavre. Puis la foule des bateliers assagis se dispersa en direction des arbres où les attendait une bien macabre corvée. Dag ne rentra pas immédiatement à bord du Rapporteur, mais se dirigea vers l'aval. Gravissant les berges rocailleuses d'un ruisseau affluent, il atteignit le pré étroit où les bandits avaient entravé leurs chevaux. L'herbe était encore verte par endroits, en particulier le long de l'eau, mais, pour la plus grande partie, l'or de l'automne n'était plus qu'un souvenir, remplacé par le gris de l'hiver - on aurait dit du foin sur pied. La douzaine de chevaux qui broutaient là tournèrent les oreilles vers les nouveaux venus, avant de baisser de nouveau la tête, à l'exception d'un gaillard massif de couleur brune qui s'agita avec curiosité lors de leur passage. Comme Dag s'arrêtait pour lui frotter la tête, l'animal laissa pendre sa lèvre et aplatit les oreilles de manière comique. — J'aime les chevaux, chuchota Dag. Ils sont si forts et si intelligents, et leur essence est d'une telle simplicité. À cet instant précis, soupira-t-il, je préfère leur compagnie à celle des hommes - et de loin. Par ici, Étincelle. Il désigna un peuplier isolé, à la lisière du pré, lançant ses branches dénudées à l'assaut le ciel; sans se presser, il alla s'asseoir et appuya la tête contre l'écorce grise et ridée. Il ferma les yeux. Faon vint s'installer à côté de lui. Chose rare, il laissa son bras gauche reposer sur les genoux de Faon qui le caressa avec douceur, provoquant sur les lèvres de Dag un mouvement comparable à celui observé sur le cheval. Ce dernier les suivit en faisant de petits sauts sur ses pattes avant entravées, puis il se baissa vers son bienfaiteur, quémandant d'autres caresses. Les yeux clos, Dag tendit la main et s'exécuta sans se faire prier. Faon pensa que la présence des animaux - leur calme, leur chaleur et leur proximité dans son InnéSens - l'aidait probablement à éclipser ce qui se déroulait en ce moment même au-delà de la crête arborée qui les séparait de la caverne. Bien sûr, si l'InnéSens de Dag avait conservé une quelconque portée après sa démonstration, il aurait très bien pu le replier sur lui-même, mais il se serait retrouvé seul dans le silence. Et s'il avait sans doute besoin de silence, la solitude semblait moins indiquée. Brin se promena parmi les chevaux, les évaluant d'un oeil d'expert. Plus méfiante, Baie s'était tout de même arrêtée pour caresser une bête docile, mais elle fit volte-face quand retentit un cri étouffé. La caverne avait beau être hors de vue, ils n'étaient apparemment pas assez loin pour être hors de portée de voix. Elle s'écarta du cheval et s'immobilisa, le visage figé et le regard tourné vers la pente boisée. Grande. Seule. Quand le cri suivant s'interrompit brusquement, elle frissonna. Faon songea qu'elle ressemblait à un tremble, fluet et si fragile. Brin l'observa d'un air inquiet, puis tendit les mains vers Faon, paumes vers le haut, dans une attitude interrogative et désespérée. Faon l'encouragea d'un hochement de la tête. La gorge serrée, il avança vers Baie et, toujours sans un mot, l'étreignit. Ce n'était pas le geste d'un séducteur, simplement un peu de réconfort offert dans un moment difficile. « Quelque chose pour la réchauffer quand la douleur deviendra trop forte. » Baie posa la tête sur l'épaule de Brin, fermant bien les yeux. La tête blonde était un peu plus haute que la brune - par sa courte taille, Brin était définitivement un Prébleu - mais la jeune femme avait baissé le menton et ses cheveux se mêlèrent à ceux de son ami. Brin la serra contre lui jusqu'à ce que les tremblements cessent, puis il l'emmena s'asseoir plus confortablement sur le tronc d'un arbre abattu, près de la berge rocailleuse. Il passa un bras autour de ses épaules tandis qu'ils regardaient les chevaux brouter. — Est-ce qu'il arrive aux patrouilleurs d'entraver leurs chevaux? demanda Faon à Dag. (En cet instant, elle ne se sentait pas capable de parler d'un sujet plus sérieux.) Je me demande vraiment si c'est une méthode efficace pour les empêcher de s'enfuir. Il se laissa bien volontiers entraîner dans cette discussion, probablement pour les mêmes raisons qu'elle. — Ça arrive. Parce que, si le cheval d'un patrouilleur vagabonde hors de portée de son InnéSens, il s'épuisera à le retrouver au même titre que n'importe quel fermier. (Un souvenir fit naître un sourire désabusé sur les lèvres de Dag. Il ouvrit les yeux et contempla les lieux si paisibles.) Les entraves ne ralentiront pas beaucoup un cheval véritablement affolé. D'après moi, ils ont pris l'habitude de se nourrir ici et c'est plus cela qui les retient. — Ils semblent avoir été bien soignés. Je me demande combien d'entre eux ont été volés et combien sont arrivés avec les bandits ? J'imagine que Char et les bateliers feront le tri. — Oui, ils se les partageront, eu même titre que les objets trouvés dans la caverne, dit Dag. Il dissimula l'étui du couteau sous sa chemise et renversa de nouveau la tête en arrière contre l'écorce. Au bout d'un moment, Remo et Barr firent leur apparition en haut de la crête, puis ils traversèrent le ruisseau et se dirigèrent vers l'arbre de Dag. Tous deux faisaient grise mine. Dag rouvrit les yeux. — C'est terminé ? — Pas encore, répondit Remo. On s'est occupés du corps de Crâne. Heureusement qu'on n'a pas eu à le charcuter. Barr fit une grimace. — Qui voudrait d'un couteau fabriqué avec les os de Crâne ? — Les bateliers ont creusé une fosse, continua Remo. Il a été le premier à y être jeté. — Elle n'est pas très profonde, dit Barr, mais je suppose qu'ils entasseront quelques pierres du fleuve au-dessus. Certains hommes ont proposé d'obliger les bandits à la creuser, mais ils ont renoncé quand ils se sont rendu compte qu'il faudrait constamment les surveiller; le jeu n'en valait pas la chandelle. Remo ajouta sur un ton morose : — L'un des mariniers avait de la famille sur l'un des bateaux que les bandits ont attaqués, il y a environ un mois. Je suppose qu'il a dû apprendre le sort qui leur avait été réservé. Char l'a laissé personnellement couper la tête de Grand Tam. Celle de Petit Tam aussi, bien qu'il soit déjà mort. Ils ont l'intention de les planter au bout d'une perche devant l'entrée de la caverne, en guise d'avertissement pour tous ceux qui seraient tentés de prendre la succession de cette bande. — On est partis après ça, précisa Barr. Aux yeux de Faon, les deux jeunes patrouilleurs d'ordinaire si fougueux semblaient aussi secoués qu'elle, et pas seulement à cause d'une sensibilité accrue par un InnéSens probablement pas suffisamment fermé pendant ces événements. Barr alla faire quelques pas dans le pré et flatta un cheval de la main - une jolie jument pie. — Hé! les interpella-t-il par-dessus son épaule au bout d'un moment. Cette jument est pleine ! Celui qui la prendra héritera d'un poulain en prime ! Remo alla regarder et Faon lui emboîta le pas. Elle se rappela Grâce, la jument qu'elle avait laissée à Bleu Ouest, et fut brusquement envahie par une vague inattendue de mal du pays. Comment pouvait-on avoir le mal du pays pour un cheval? Mais sa jument lui manquait soudain énormément; elle se demanda si elle se portait bien et si sa silhouette s'était déjà arrondie. Elle tendit les mains et les passa sur le ventre noir et blanc, essayant d'estimer l'état d'avancement de la grossesse de l'animal. Omba, la soeur de tente de Dag, élevait des chevaux; grâce à son InnéSens elle aurait pu faire un diagnostic précis. Peut-être Barr partageait-il ce talent ? Remo posa la main sur le garrot de la jument et leva les yeux vers Barr qui avait commencé à extraire de sa crinière toutes les bogues qui s'y étaient logées. — Char a dit que nous avions droit à une part de tout ce qui avait été récupéré, dit Remo à voix basse. Nous pourrions prendre deux de ces chevaux et être rentrés au camp des Rapides de la Perle avant la première neige. Barr leva la tête, surpris. — Hein ? Quand as-tu changé d'avis ? — Ce... cet épisode avec Crâne a été vraiment horrible. Finalement, je pense qu'il n'est pas bon pour un Marcheur du Lac de vivre loin des siens. Même si sa famille lui mène la vie dure. Peut-être qu'on devrait juste aller chercher nos paquetages... Faon, qui caressait le flanc chaud de la jument, observa: — Je crois que devenir un paria n'est bon pour personne, Marcheur du Lac ou fermier. Regardez ce qui est arrivé à ces bandits... — Oui, je crois qu'on peut vraiment dire qu'ils ont creusé leur propre tombe, commenta Barr. (Il retira une autre bogue brune et hérissée de pointes, démêlant soigneusement les crins rêches.) Je croyais que tu voulais voir la mer. Ou même t'y noyer. — Ni l'un ni l'autre. Plus maintenant. (La voix de Remo se fit encore plus basse.) Le monde est bien plus laid que je l'imaginais. J'ai eu mon compte. Rentrons chez nous. «Ce monde sans espoir», avait dit Crâne. Et Crâne avait largement contribué à le rendre pire encore. — Tout n'est pas si terrible, modéra Barr avec douceur. (Il jeta un coup d'oeil de l'autre côté du pré ; Faon suivit son regard et trouva Dag, toujours adossé au tronc, la tête renversée, manifestement épuisé.) En fait... Je crois que j'ai, moi aussi, changé d'avis. Et même dans le cas contraire, je ne pense pas qu'il soit très sage de le laisser (d'un brusque mouvement de la tête, il désigna Dag) livré à lui-même. Je suis même persuadé, ajouta-t-il judicieusement, que cela aurait des conséquences bien pires que ce que j'ai pu faire de plus stupide dans ma courte vie. (Il leva les yeux.) Et tu es bien placé pour savoir que je suis un champion en la matière. Faon se racla la gorge. — Dag a déjà un partenaire, fit-elle remarquer. (Elle brandit son poignet gauche autour duquel était enroulée la cordelette de mariage, attirant leur regard et peut-être même leur InnéSens.) Ce qui nous lie est aussi fort que la solidarité entre deux patrouilleurs et je serai à ses côtés quoi qu'il arrive. Remo se frotta les lèvres. Barr extirpa une autre bogue de sa crinière. Aucun des deux ne la contredit. J'ai pris tout ce que Dag avait à m'offrir, et j'ai cru que l'échange était équitable parce qu'il le pensait également. Mais il a besoin de plus que moi. Elle se redressa et dit : — Néanmoins, je pense que votre présence à tous les deux lui a fait beaucoup de bien. Vous lui avez fourni un point d'ancrage dans son passé à un moment où il cherchait à explorer des territoires inconnus. Parce qu'il n'est plus vraiment un patrouilleur, pas dans son essence. Il essaie de devenir quelque chose d'autre. Remo hocha la tête. — Oui, un guérisseur. — Ou un artisan coutelier, proposa Barr sur un ton plus dubitatif. Et si c'est la voie qu'il s'est choisie, il est de notre devoir de le protéger. Qu'il appartienne ou non à un camp ! Faon secoua la tête, mais pas pour marquer son désaccord avec cette dernière affirmation. — Un artisan qui débute doit avant tout se construire lui-même. C'est déjà bien assez difficile pour un jeune homme placé en apprentissage auprès d'un mentor qui le guidera dans son art, mais Dag est livré à lui-même. Je l'ai vu réparer une coupe en verre brisée et soigner bon nombre de gens qui souffraient; il a su restaurer un couteau du partage qui avait été perdu et j'ai à peine les mots pour décrire ce qu'il a accompli à l'Arbre-Pluie. Mais son projet est bien plus vaste : il veut guérir le monde entier. Remo fixa sur elle un regard choqué. — Personne n'est capable d'une chose pareille! — Seul, non, bien sûr. Dag dirait sans doute que le monde est grand alors que nous sommes petits et que notre destin finit toujours par nous rattraper. Mais, on aura beau ressasser éternellement les mêmes vieilles disputes concernant les Marcheurs du Lac et les fermiers, le problème qui a conduit au désastre de Verte-Source n'aura pas disparu. (Faon avala sa salive.) Rien ne dit que nous pourrons gagner cette bataille, mais, même si nous devons la perdre, un peu de compagnie ne serait pas de refus. Les lèvres de Remo bougèrent, mais aucun son n'en sortit. Il cilla rapidement. Faon respira à fond et poursuivit : — Ensuite, le fait d'avoir aidé à résoudre le mystère de l'ensorcellement aura justifié votre présence à lui seul. Enfin, j'ignore combien de bateaux et de vies supplémentaires ces bandits auraient détruits si nous n'avions pas mis un terme à leurs agissements. Trois bonnes raisons pour continuer - Dag dit toujours qu'il n'en faut pas plus. Elle jeta un regard de côté. J'aurais préféré que cela ne soit pas si dur pour Baie. Mais la batelière assise avec Brin sur le tronc avait recommencé à parler un peu. Brin l'écoutait attentivement. Il avait passé un bras réconfortant autour de sa taille et elle ne semblait rien faire pour le retirer. Faon restait impressionné par la force de Baie, mais elle était heureuse de constater qu'elle apprenait peut-être enfin à compter un peu sur les autres. Parce que la solitude avait le pouvoir d'user la plus résistante des femmes. — Je ne sais pas, dit Remo. En fait, j'ai l'impression de n'être plus sûr de rien. — Et moi alors ! s'exclama Barr. Mais ça ne m'a jamais arrêté ! (Il cligna joyeusement des yeux et reprit son ancienne voix pateline :) Tu es obligé de venir avec moi, Remo, sinon qui m'empêchera de tomber dans la mer ? Ou m'y poussera si nécessaire ? Remo se gratta la tête. — Cruel dilemme, observa-t-il ironiquement. — Hé! Les laissant au confort de leurs chamailleries habituelles, Faon retourna auprès de Dag, satisfaite. Quelque temps après que les derniers bruits perturbants eurent franchi la crête, ils rentrèrent tous à bord du Rapporteur, en passant derrière la caverne, un itinéraire plus long, mais qui leur évitait la traversée des bois et la vue des perches plantées près de la berge. Faon se dit qu'elle irait probablement jeter un coup d'oeil à ces horribles poteaux un peu plus tard - et qu'elle le regretterait. Mais elle décida qu'elle ne se risquerait pas dans les bois tant que la récolte qui pendait aux branches nues n'aurait pas été cueillie et mise en terre. Et peut-être même pas après ça. Dag pensait que Baie aurait préféré repartir l'après-midi même, suivant en cela l'exemple du chaland de la famille Friche, mais ils furent retenus par les nombreuses demandes des bateliers qui avaient grand besoin des talents d'un guérisseur. Le lendemain matin, Chicorée allait déjà mieux que Dag l'avait prévu; il était capable de se tenir assis et de manger, même si son crâne encore sensible et son mal de tête lancinant lui arrachaient des grimaces de douleur. Les hommes de l'Arbres-Pluie décidèrent de camper à la caverne quelques jours de plus, avant de rentrer à leur rythme, emportant avec eux leur part du butin, c'est-à-dire les chevaux des bandits et leurs équipements. Faon fit remarquer que ce serait une bonne idée de ramener le plus rapidement possible le brave Chicorée à son épouse pour qu'il finisse de se rétablir auprès d'elle. Tout compte fait, Dag estima que les chasseurs de l'Arbre-Pluie retourneraient chez eux plus riches que s'ils étaient allés au bout de leur projet initial et également plus tôt, ce qui leur vaudrait sans doute la clémence de madame Chicorée concernant le triste état de son mari - bien qu'Ourseleur, plus circonspect sur ce dernier point, doute qu'elle les laisse s'en tirer à si bon compte. Vers midi, après que Dag eut rendu leur liberté aux deux Marcheurs du Lac qui l'assistaient, les deux jeunes patrouilleurs s'éclipsèrent et ne reparurent qu'à la nuit tombée. Il les intercepta devant la passerelle d'embarquement, alors qu'ils approchaient subrepticement du Rapporteur, portant chacun un sac. — Qu'est-ce que vous avez là ? demanda Dag. — Chut, fit Remo, avec un regard en direction du bateau. Dag les entraîna le long de la berge, à l'abri des oreilles indiscrètes. — On a décidé d'aller faire un tour vers l'amont, expliqua Barr, pour essayer de trouver l'endroit où Crâne et les frères Tam avaient rattrapé les deux fugitifs. On a réussi et on a enterré les corps. De sa grimace, Dag déduisit que la scène avait dû se révéler bien pire que la simple présence de deux cadavres. Il n'estima pas nécessaire de connaître les détails. — Il nous a fallu un peu plus de temps pour retrouver la cache de Crâne, continua Remo. Je pense qu'on n'y serait pas parvenus sans notre InnéSens. — Char est au courant ? — Oh, oui, répondit Barr. Il a été le premier averti. Mais, comme le contenu de ces sacs a été volé deux fois - en quelque sorte - et que personne n'aurait mis la main dessus sans nous, il a considéré qu'il nous revenait de droit. Nous avons échangé les objets que nous ne voulions pas conserver avec certains des bateliers - ils tiennent un véritable marché à la caverne en ce moment. Je me voyais mal garder pour moi les vêtements et les bottes, mais apparemment tout le monde n'est pas aussi regardant. — Ils ne nous allaient pas, précisa abruptement Remo. — En tout cas, il reste de quoi faire une belle chasse au trésor à environ une journée de cheval de cet endroit, conclut Barr avec une lueur spéculative dans le regard. — Je comprends mieux pourquoi vous avez manqué le dîner, mais pourquoi rentrer aussi discrètement ? demanda Dag. Remo se frotta la mâchoire. — Le chef Baie a refusé toute part de butin pour le Rapporteur. — Ce pauvre Brin ne s'en est pas encore remis, ajouta Barr, mais il a décidé de faire comme elle. Remo poursuivit : — Je sais que vous aviez dit que nous n'étions pas concernés, monsieur, mais j'ai pensé qu'il serait préférable de ne pas lui causer encore plus de soucis. Dag avait mis son nouveau couteau du partage au fond de ses sacoches parce qu'il se refusait à le porter autour du cou, là où il avait conservé avec honneur celui de Kauneo pendant de si nombreuses années ; il comprenait le jeune homme. — Vous avez eu raison, dit-il. Rangez discrètement ces sacs et n'en parlez pas au chef Baie pour le moment. — Oui, monsieur, répondit gaiement Barr. Les deux patrouilleurs semblèrent soulagés de se voir décharger de la responsabilité d'une telle décision, mais Dag doutait que Baie en prenne ombrage, même si elle venait à remarquer la présence des sacs à bord. Ils traversèrent la passerelle en silence, mais Marguerite les accueillit en bêlant, réduisant à néant leurs efforts de discrétion. Dag secoua la tête et leur emboîta le pas. Baie était arrivée au terme de sa quête, mais le temps et le fleuve ne s'écoulaient que dans un sens et les chalands n'avaient d'autre choix que de suivre le courant. Le Rapporteur quitta la caverne le lendemain, au point du jour. Parmi les patients que Dag emmenait avec lui, Aubépine se remettait suffisamment pour se montrer actif, même si son nez restait sensible, mais il était content de profiter encore pendant quelques jours d'une dispense des corvées de bord. Dag attendait qu'il redevienne agaçant pour le déclarer complètement guéri. L'état de Bo était beaucoup plus préoccupant, puisque sa température ne cessait de monter. Abandonnant quelque temps son poste de rameur sur le toit, Dag resta à son chevet, en compagnie de Faon. Hod se révéla un assistant doué, sérieux et consciencieux quand il s'agissait de soulever ou de faire tourner le corps du vieil homme, ne se laissant pas décourager, même quand le vieil homme aveuglé par la douleur l'agonissait d'injures imméritées. Profitant des périodes où Bo sombrait dans un sommeil troublé, Dag s'attela à une autre tâche. Rassemblant les quelques bouts de papier qui traînaient sur le Rapporteur, il s'assit à la table de la cuisine et entreprit d'écrire une lettre à l'intention de Corbeau Loyal, pour l'informer des événements survenus à la caverne et du sort réservé à Crâne, le Marcheur du Lac renégat. Du temps où il était chef de patrouille ou capitaine, la rédaction de rapports n'avait jamais fait partie des activités favorites de Dag, et il s'était défilé quand il l'avait pu - ce qui signifiait qu'il avait tout de même dû en rédiger beaucoup trop à son goût. L'horrible histoire de Crâne s'accommodait mal de la forme et des phrases rebattues d'un rapport de patrouille, mais Dag savait Corbeau Loyal suffisamment intelligent pour lire entre les lignes. Bien qu'il ne soit pas entièrement satisfait du résultat, Dag n'avait plus de papier à sa disposition pour recommencer. Loyal n'était plus à proprement parler son capitaine de camp, mais Dag ne pouvait s'empêcher de penser que les faits devaient être communiqués à au moins une personne qui avait la tête sur les épaules. Cette nuit-là, la fièvre de Bo grimpa et Dag lui donna tant de renforcements d'essence qu'il faillit perdre connaissance. Mais au milieu de la matinée du lendemain la fièvre tomba. Sans un mot, Dag s'écroula sur son lit pour n'en émerger que l'après-midi, avec un début de rhume - son premier depuis des années. Heureusement, Barr et Remo furent en mesure de l'aider, une tâche familière pour des patrouilleurs souvent en mission par tous les temps. Puis il absorba le contenu d'une tasse remplie de graines d'avoine que lui avait silencieusement tendue Faon, et son rhume ne fut bientôt plus qu'un mauvais souvenir, avec pour seuls effets un mal de gorge et un nez qui coulait un peu. Dag fit arrêter le Rapporteur au camp de Marcheurs du Lac suivant sur la rive nord de la Grâce, le temps pour lui de remettre sa lettre à un courrier et de rendre les effets personnels du couple assassiné pour une éventuelle identification. Il fit également un compte-rendu tronqué des derniers événements survenus au Coude de la Fourche au capitaine du camp stupéfait. Il ne s'attarda pas. Ils arrivèrent à la Confluence le lendemain en fin d'après-midi. Dag, Baie et Brin tenaient les rames. Baie était ravie que Dag n'ait plus besoin de mendier - ou d'essayer de mendier - un couteau. En effet, le Rapporteur lui aurait donné du fil à retordre si elle avait voulu faire une halte au vaste camp de Marcheurs du Lac qui occupait la pointe. Barr et Remo grimpèrent sur le toit afin d'admirer les nombreuses tentes visibles parmi les arbres, mais aussi les quais flottants et les entrepôts de marchandises sur la rive. Faon se joignit à eux alors que le Rapporteur dépassait le promontoire et que le fleuve Gris devenait enfin visible. Elle s'abrita les yeux de la main, les lèvres entrouvertes en une expression d'émerveillement intact qui réchauffa le coeur de Dag. Les eaux des deux grands fleuves ne se mêlaient pas immédiatement, mais coulaient côte à côte pendant quelques kilomètres, brun clair et opaques. — Le Gris est vraiment gris! s'exclama Faon. — Oui, confirma Dag. Il draine l'ensemble des Plaines de l'Ouest. Ici, c'est plutôt boisé, mais, à une centaine de kilomètres plein ouest, les arbres meurent sous l'effet de la Désolation. On dit que, après la première grande guerre contre les êtres malfaisants, la Désolation s'est abattue sur le fleuve et que le Gris a été entièrement empoisonné, mais la vie y a repris ses droits depuis longtemps. Je trouve cette histoire plutôt encourageante. Le soleil progressait vers l'ouest, jouant à cache-cache derrière les froids nuages bleu-gris dont le pourtour s'embrasait et qui remplissaient le ciel d'un bout à l'autre de l'horizon. — Je crois que je n'ai jamais vu un ciel aussi immense, déclara Faon. Est-ce que c'est parce que la terre est si plate par là-bas ? — Tout juste, fit Baie. — Et moi qui trouvais que l'Arbre-Pluie était plat! s'émerveilla Brin. — C'est magnifique, mais d'une beauté un peu austère. (Faon fit un tour complet sur elle-même, absorbant tout ce que ses yeux avaient à lui offrir.) Je ne regrette vraiment pas d'avoir fait le voyage. D'humeur maternelle, elle traîna Hod à l'extérieur pour qu'il profite de la vue. Il regarda autour de lui, bouche bée - une expression qui faisait plaisir à voir - mais, frottant son nez rougi, il se hâta de retourner près du foyer. En dépit du froid, Faon s'assit aux pieds de Dag pour la demi-heure qui suivit, guettant le moment où les deux fleuves ne feraient plus qu'un. Quand les rames se révélèrent inutiles et que le Rapporteur n'eut qu'à suivre le courant, Brin et Baie se protégèrent du vent en partageant une grande cape en toile cirée. Je suis tellement content que Brin nous ait accompagnés, se surprit à penser Dag. Il souhaita bonne chance au jeune homme pour sa cour, parce qu'il pensait que Faon accueillerait chaleureusement une soeur de tente comme Baie. Elle sera aussi ma soeur de tente. Si je m'attendais à ça! Dans une quête, le plus important n'était pas de trouver ce pourquoi on était parti, mais de se laisser surprendre par ce qu'on n'aurait jamais imaginé au début. Souviens-t'en, vieux patrouilleur. Chaque jour qui passait, l'aube se manifestait de plus en plus tard et le soleil tirait sa révérence de plus en plus tôt, réduisant d'autant les heures où ils bénéficiaient de la lumière du jour. Après qu'ils eurent rencontré les premiers flocons de neige la veille de leur passage à la Confluence, le chef Baie choisit de tirer avantage de la présence de trois Marcheurs du Lac à bord et revint sur sa décision de ne pas circuler dans le noir. Faon présumait que son revirement était aussi motivé par le fait qu'elle n'avait plus besoin de la lumière du jour pour guetter les signes d'une épave qui aurait pu être la Rose d'Eau Claire. Ils naviguèrent jusque tard dans la soirée cinq jours d'affilée, parcourant près de la moitié des kilomètres sinueux qui séparaient la Confluence de Grise Bouche. Bien que toujours humide et froid, le souffle de l'hiver leur semblait moins pénétrant. Puis, un après-midi, le vent tourna au sud, les nuages se dispersèrent et l'air devint franchement chaud. Baie se laissa fléchir au point d'amarrer le Rapporteur durant un coucher de soleil spectaculaire dans le ciel immense à l'ouest et de décréter une soirée de repos. Après une série de nuits lors desquelles les membres d'équipage qui n'étaient pas de service s'étaient pressés autour du foyer pour rapidement avaler un en-cas préparé sur le pouce, Faon fêta dignement l'occasion en leur mijotant un dîner mémorable. Tout le monde se retrouva autour de la table de la cuisine, même Bo, pour qui elle s'assura que sa nourriture était facile à mâcher. On mangea de bon appétit, mais dans un silence un peu las qui ne leur ressemblait guère. Après un coup d'oeil aux tristes mines de la tablée, Faon avala sa dernière bouchée de pomme de terre frite et déclara : — Ça ne va pas du tout. Pourquoi ces têtes d'enterrement ? Un peu d'animation nous fera le plus grand bien. Qu'est-ce que vous diriez de reprendre l'entraînement au tir à l'arc après la vaisselle ? Tout le monde aimait ça. Il nous reste plein de lanternes et il n'y a presque pas de vent. Aubépine et Hod semblèrent intéressés, mais Brin se passa la main sur le visage et répondit: — Sans moi. Je ne pense pas que je trouverais ça aussi amusant qu'avant. Les paupières de Dag avaient commencé à s'alourdir sous les effets conjugués de la fatigue et d'un estomac bien rempli, mais en entendant cela, il les ouvrit brusquement. Il observa Brin, mais ne prit pas immédiatement la parole. Faon lança un regard à Dag et insista : — Pourquoi ? En guise d'explication, Brin haussa les épaules et grimaça, mais il finit par dire ce qu'il avait sur le coeur : — J'ai tué un homme. Et ça n'avait rien d'un jeu. — Grand Tam? s'étonna Baie. Mais Brin, nous sommes tous contents que tu aies tiré sur Grand Tam ! — Non, pas lui, fit Brin avec agacement, chassant cette idée d'un geste de la main. D'ailleurs, je n'ai pas tué Grand Tam. Il est mort quand on lui a coupé la tête. Non, je veux parler de l'autre homme. Du premier. — Quel autre homme? demanda Faon avec précaution. — Ça s'est passé la nuit d'avant, à la caverne. Des bandits qui essayaient de s'enfuir sont sortis en courant et Dag et moi étions là pour les accueillir. Je me sentais à la fois effrayé et excité. Je savais à peine ce que je faisais, je n'avais jamais tiré pour de vrai et ma... ma toute première flèche est allée se planter en plein dans l'oeil du bandit. Il est mort sur le coup. Faon fit une grimace et murmura « Beurk ». Aubépine ne trouva rien de mieux que d'émettre un « Ouah » très impressionné. Brin les fit taire d'un geste. — Dans l'oeil ou ailleurs, peu importe ! Enfin, pas tout à fait, mais... (Il inspira par le nez et reprit :) Ç'a été trop facile. Bo frotta son menton rêche avec une certaine sympathie pour le jeune homme, mais grommela: — Certains hommes méritent de mourir, Brin. Plus perspicace, Baie ajouta: — N'en fais pas une habitude, c'est tout. — Il n'y a pas que ça, dit Brin, ses sourcils se rapprochant. Dag prit subitement la parole, surprenant même Faon qui sursauta. — Tu n'es plus le même. Ce genre d'expérience change un homme au plus profond de son essence. Brin, Barr et Remo ont tous les trois franchi une étape cette nuit-là et il leur est impossible de revenir en arrière. Il leur faut reprendre le cours de leur vie à partir de là. — Je suppose que vous avez aussi connu ça, dit Remo d'une voix mal assurée. Mais ça doit remonter à si loin que vous n'en gardez probablement pas le souvenir. — Oh, je me le rappelle comme si c'était hier, le détrompa Dag. La sagesse de cette dernière déclaration provoqua les hochements de tête de toute la tablée. Dag reposa sa chope sur la table avec une telle force que du liquide en déborda. — Dieux absents, quand est-ce que vous cesserez d'avaler sans broncher tout ce que je vous raconte ? Vous allez finir par vous étrangler, tous autant que vous êtes, vous savez ? Faon écarquilla les yeux - et elle n'était pas la seule. Tout autour de la table, des têtes surprises se tournèrent vers Dag. Hod tressaillit. — Quelle mouche vous pique ? demanda Barr, évitant ainsi à Faon l'effort de formuler la même question de manière un peu plus diplomatique. Dag tambourina de ses doigts sur la table, grimaça et laissa échapper: — J'ai tué Crâne en arrachant une fine couche d'essence de sa moelle épinière. Voilà comment j'ai réussi à l'atteindre sur le pont, à une distance de près de sept mètres ! Tu te rappelles ce moustique à Lumpon Ville, Brin ? Je lui ai fait la même chose. Mais à l'intérieur de son corps, comme quand je travaille l'essence pour guérir. — Oh, fit Brin, ses yeux devenant plus grands. Je... euh... je ne savais pas que vous en étiez capable. — Moi si. Je l'ai compris dès ce moment-là. (Le regard de Dag parcourut l'assistance.) C'était si facile. Faon se souvint alors qu'elle avait déjà entendu ces mêmes paroles auparavant - certes prononcées sur un autre ton - et pas seulement de la bouche de Brin: la confession de Crâne. Brin n'y avait pas assisté; le hasard faisait qu'il avait repris les mots du renégat. Mais ce n'est pas le cas de Dag, pensa-t-elle. Barr et Remo l'avaient-ils aussi remarqué ? — Alors c'est ça que vous avez fait à Crâne ? Vous lui avez arraché son essence ? demanda Barr d'un air interdit. — J'ignorais que c'était possible, ajouta Remo, plus méfiant. Je pensais que seuls les êtres malfaisants... — Il s'agit d'une version beaucoup plus faible du même phénomène. J'ai toutes les raisons de croire que les artisans les plus expérimentés possèdent la même aptitude, ou une variante, mais, depuis que cela s'est manifesté en moi, je n'ai pas eu l'occasion de consulter un guérisseur suffisamment expert pour lui poser la question. Il est facile de s'en défendre en fermant simplement son essence et c'est pour cela que j'ai dû attendre que Crâne entrouvre la sienne pour agir. Je l'ai pris par surprise - ça n'aurait jamais marché autrement. — Oh, fit Barr, d'une voix moins tendue. Il n'y a pas de danger, alors. — Pour certains d'entre nous, précisa sèchement Dag. Brin sembla le seul à avoir saisi toutes les implications ; sa bouche s'arrondit. Pourquoi Dag mettait-il cela sur le tapis en présence de tous ? Pour le bien de Brin ou pour le sien ? Faon se redressa. — Ne sois pas si morbide, Dag! Tu ne vas pas te transformer en être malfaisant, ni même suivre la voie de Crâne. Pas plus que Brin ne va devenir Petit Tam. Pour ton information, j'ai fabriqué la flèche que Brin a plantée dans l'oeil de ce type - de mes propres mains, aussi droite, solide et pointue que Cattagus me l'a enseigné. Je l'ai conçue pour tuer, parce que j'avais à l'esprit que, quand viendrait le moment de l'utiliser, ce serait ta vie contre celle de ton adversaire - et je n'ai pas eu à réfléchir longtemps pour savoir à qui allait ma préférence. Ça s'applique aussi à mon frère, si tu en doutais. (Elle reprit sa respiration.) Un couteau, une flèche ou ta capacité à arracher l'essence: ce ne sont que des outils. Tu peux très bien tuer un homme avec un marteau! L'inquiétude des fermiers réunis autour de la table diminua à mesure qu'ils digéraient cette dernière remarque. Dag ne dit rien, mais sa tension se relâcha. Il gratifia Faon de ce curieux petit salut dont il avait le secret et l'accompagna d'un lent hochement de tête. Avait-il jamais considéré son don comme un outil ? Au lieu de n'y voir qu'une sorte de menace sinistre et magique... Faon l'aimait plus que sa propre vie, mais par moments cette tendance des Marcheurs du Lac à tout voir en noir pouvait se révéler franchement exaspérante. — Alors tu comprends, Brin, reprit Dag, s'il existe une réponse à ce qui te tourmente, je ne l'ai pas encore trouvée non plus. Quant aux leçons de tir à l'arc, bien que j'y prenne plaisir, je ne les ai jamais considérées comme un jeu, pas même quand j'étais un têtard de la taille d'Aubépine. S'entraîner est une affaire sérieuse. (Il cligna des yeux et ajouta:) Tant que j'y pense, ça vaut également pour les exercices pour apprendre à masquer son essence que nous avons aussi négligés pendant la semaine écoulée. Je vous retrouverai tous les deux sur le pont dès demain matin. (Il pencha la tête en direction de Barr et Remo qui ne protestèrent pas.) Je ne t'invite pas à participer à un jeu, Brin, continua Dag. Si je veux que toi, mais aussi Hod, Aubépine et le reste d'entre vous, poursuiviez votre entraînement, c'est parce que, comme tu as pu le constater, ton adresse peut sauver ta vie et celle des autres, mais que tu ne peux pas prévoir quand tu en auras besoin. — Mon papa... (La gorge de Baie se serra, puis elle reprit:) Mon papa avait coutume de dire: « Certaines choses doivent être faites. Elles ne sont pas nécessairement amusantes, mais elles n'en sont pas moins indispensables. » Brin lui offrit un sourire en coin et hocha la tête. À peine la vaisselle achevée, les archers s'exercèrent à la lumière des lanternes. Faon constata avec plaisir que l'humeur maussade ne résista pas longtemps aux échanges entre les participants et aux fréquentes courses sur la rive pour aller récupérer les flèches. Comme elle n'avait proposé cet exercice que pour détendre l'atmosphère, elle s'estima satisfaite. Elle était plus inquiète à propos de Dag qui, épuisé, sombra cette nuit-là dans un profond sommeil en la serrant dans ses bras. Ils n'avaient pas fait l'amour depuis l'épisode de la caverne. Si Faon n'avait pas eu l'occasion d'assister à la convalescence de Dag après l'Arbre-Pluie, elle aurait pu craindre une baisse de son affection, mais elle avait la certitude qu'il ne manifestait qu'une extrême lassitude. Cette fois, il n'avait pas été physiquement blessé, ni subi l'impact d'une Désolation, et aucun être malfaisant n'avait essayé de lui voler son essence. Mais il avait effectué des renforcements d'essence et guéri des maux bien plus complexes jusqu'à ne plus pouvoir tenir debout. Il avait aussi absorbé une quantité impressionnante d'essences étrangères, directement ou par le biais du désensorcellement. Saure, Chicorée, Bo, Aubépine, qui sait combien de bateliers, et le pire de tous : Crâne. Faon n'était pourtant pas persuadée que Crâne n'avait pas fait plus de dégâts en paroles, avec sa langue pernicieuse, qu'avec son essence douteuse. Il avait tout fait pour, en tout cas. Dag aurait aussi dû paralyser cette partie de l'anatomie du renégat. Le brusque emportement de Dag au dîner avait-il constitué une réponse tardive à Crâne ou le résultat de l'accumulation d'un ensemble de choses ? L'essence de Dag devait se trouver dans un triste état en ce moment. Un peu comme une maison au lendemain d'une grande fête où sont venus la famille et tous les voisins ; tout le monde a bien mangé et bien bu, a dansé et discutaillé jusqu'à pas d'heure; votre insupportable cousin a vomi sur le plancher. Impossible d'imaginer que la vie puisse reprendre son cours avant d'avoir fait un grand ménage. Et comment s'attaquer à ça quand on a encore la gueule de bois ? Après réflexion, Faon s'estima heureuse que Dag ne montre aucun penchant pour la boisson. Les patrouilleurs devaient faire les ivrognes les plus moroses de monde. Avec un grognement, elle se retourna et se blottit contre lui. Porte-toi bien, mon sombre amour. CHAPITRE 24 Le lendemain, le courant continua à conduire le Rapporteur à travers le paysage désolé, sans arbres ni habitants, qui l'avait accompagné pendant les cent derniers kilomètres. Baie leur affirma qu'ils n'auraient pas à supporter cela encore plus d'une journée ; après, les berges du fleuve deviendraient plus intéressantes que ces interminables barres de sable broussailleuses. Elle leur promit des arbres comme ils n'en avaient encore jamais vu, toujours verts, même au coeur de l'hiver, des passes mystérieuses envahies de plantes grimpantes, des oiseaux en abondance. Faon se demandait surtout s'ils croiseraient ces effrayants lézards des marais dont Dag avait parlé, et si les récits de Bo sur les serpents avaient un fond de vérité. Vers midi, l'air devint suffisamment chaud pour permettre de monter sur le toit sans porter une veste ou une cape; Faon alla tenir compagnie à Baie, Dag et Brin et en profita pour prendre le soleil, pâle mais déjà vaillant. Comme elle était la seule à ne pas devoir guetter les dangers que leur réservait le fleuve, elle fut la première dont le regard vagabonda à l'arrière du Rapporteur. — Hé, regardez ce qui arrive derrière nous ! Si c'est une barge, c'est la plus grande que j'aie jamais vue ! Dag se retourna. Un vaisseau étroit d'une dizaine de mètres de long gagnait rapidement du terrain sur eux. Les rames, dix sur chaque bord, entraient et sortaient de l'eau à la vitesse de l'éclair dans la lumière brumeuse de l'hiver; pour garder le rythme, les rameurs chantaient en choeur. La distance étouffait les paroles, mais Dag sembla les reconnaître et sourit. Barr, qui devait bientôt être de quart, sortit à la poupe et vint s'accouder au bastingage, une pomme à moitié mangée à la main. — On dirait un bateau de Luthlia, je me trompe? leur lança-t-il avec excitation. — Oui, confirma Dag. Mais les rameurs ne sont pas à proprement parler des Luthliens, mais des Marcheurs du Lac du sud qui rentrent chez eux après deux années d'échange dans une patrouille d'un autre camp. — Comment le sais-tu ? demanda Faon. À cause de leur façon de s'habiller ? De leur âge ? La longue barge les dépassait déjà en trombe, à une distance de trois cents mètres environ, mais dans le même chenal, puisque le fleuve faisait près de un kilomètre de large à cet endroit. De là où elle se trouvait, Faon réussit tout de même à voir le groupe où se mêlaient hommes et femmes, tous jeunes et robustes, riant dans l'effort. — C'est surtout leur enthousiasme qui m'a mis sur la voie. Cela dit, j'en connais qui mettraient autant d'énergie à fuir les rigueurs de l'hiver luthlien. J'aperçois entre vingt et trente chefs de patrouille qui viennent d'achever leur formation - de jeunes vétérans. Tu sais, certains territoires du sud n'ont pas signalé d'apparition d'être malfaisant depuis deux ou trois cents ans. Mais, pour des raisons évidentes, une règle demeure : pour devenir chef de patrouille, il faut avoir participé au moins une fois à l'élimination d'une de ces créatures; plus, si possible. Faon, qui avait non seulement assisté à la destruction d'un être malfaisant, mais avait elle-même porté le coup fatal, acquiesça en connaissance de cause. Barr, qui n'avait jamais eu le moindre contact avec un spectre, lui lança un regard envieux. — Ce qui explique pourquoi les camps du sud envoient leurs meilleurs jeunes patrouilleurs en amont du Gris pour deux ou trois saisons, en espérant qu'ils reviendront. — Pourquoi ? Les êtres malfaisants font beaucoup de victimes dans leurs rangs ? — En fait, non. La plupart des pertes sont à mettre sur le compte des accidents, du mauvais temps et des mariages. Les êtres malfaisants arrivent en fin de liste. D'aucuns prétendent qu'ils sont bien moins à craindre que les filles de Luthlia. Dag sourit un court instant. — Tu n'es pas de ceux-là, j'espère! s'exclama Faon. — J'étais bien plus brave, du temps de ma jeunesse. Brin inclina la tête, suivant du regard la barge qui disparaissait au détour d'un méandre vers le sud. — Hé, Dag, maintenant que j'y pense... Je ne vous ai jamais demandé quel était votre nom en Luthlia, quand vous étiez marié à Kauneo. Vous ne vous appeliez pas Dag Aile Rouge Hickory Oléana à L'époque, mais plutôt Dag Quelque Chose Luthlia, pas vrai ? Barr, qui avait fait mine d'abandonner le pont arrière pour retourner dans la cuisine, s'immobilisa et jeta un coup d'oeil par-dessus le rebord du toit, tout ouïe. Dag s'éclaircit la voix et récita : — Dag Carcajou Sangsue Luthlia. (Puis, par souci de clarification, il se hâta d'ajouter:) Sangsue fait référence au lac du même nom, comme Hickory pour le lac Hickory. — Alors Carcajou était le nom de tente de Kauneo. Et, euh... Sangsue celui de ton camp ? — Oui. C'est un camp qui a acquis une certaine réputation dans ces régions. Brin se gratta le menton. — Tout d'un coup, je commence à comprendre un peu mieux pourquoi vous avez voulu changer pour Dag Prébleu, commenta Brin. Faon l'ignora et demanda: — Il y avait réellement des sangsues dans ce lac ? — Oh, oui, répondit Dag. De véritables monstres : elles pouvaient atteindre jusqu'à trente centimètres de long. Mais on pouvait s'ébattre avec elles sans grand danger. Il suffisait de rester vigilant en nageant. Il sourit en la voyant plisser le nez d'un air dégoûté, ce qui amena Faon à se demander si cette anecdote n'avait pas eu pour seul objet de provoquer cette réaction. Six jours plus tard, ils arrivèrent à Grise Bouche. Mais pas, découvrit Faon très déçue, à la mer. La ville n'était pas située sur le rivage, mais à dix kilomètres à l'intérieur des terres. En aval du promontoire sur lequel se dressait Grise Bouche, le fleuve se scindait en plusieurs bras qui se jetaient dans un delta marécageux. La ville elle-même se divisait en deux, le Quartier Haut, le long des falaises, et le Quartier Bas - quelquefois surnommé la Brasse - le long de la berge du fleuve. Faon imagina qu'il s'agissait des deux lèvres de la Bouche et cette pensée la fit sourire. De là où elle se trouvait, il semblait à Faon que le Quartier Haut était composé de maisons et d'échoppes solides, et d'auberges avenantes, alors que le Quartier Bas accueillait des cabanes éphémères construites de bric et de broc, des tavernes de bateliers mal fréquentées, des appentis branlants et des campements. La rive était bordée de commerces similaires à ceux des Écueils d'Argent, mais en nombre plus réduit, ainsi que de coches et de chalands – parfois sur deux rangs –, certains en vente, d'autres faisant office d'habitations flottantes. À l'extrémité sud, de hauts mats se dressaient sur des embarcations de formes bien différentes, bateaux de pêche et caboteurs qui n'hésitaient pas à enfiler le delta et sortir en mer. Le Quartier Bas pouvait s'enorgueillir d'un marché animé où se concluaient des transactions de toutes sortes. Le Rapporteur eut à peine le temps de s'amarrer que Brin et Hod se virent proposer du travail dans l'un des nombreux équipages de coches qui s'apprêtaient à repartir vers l'amont. Et un homme offrit d'acheter Tête de Cuivre alors que ce dernier se trouvait encore à bord. Frais et dispos, mais aussi d'humeur chahuteuse après ce long voyage en bateau, Tête de Cuivre décida d'évacuer son trop-plein d'énergie en ruant contre les lattes de son enclos. Dag sauva le bateau de Baie et les badauds innocents en sellant la bête et en l'emmenant pour un bon galop. Brin et Aubépine allèrent se promener le long de la rangée de bateaux; Faon réussit à convaincre Baie de l'accompagner au marché afin d'acheter des produits frais pour le dîner. Barr et Remo leur emboîtèrent le pas, s'efforçant de paraître grands et intimidants, un peu comme une escorte. Faon pensa que seule la peur du ridicule les retenait de se cramponner l'un à l'autre, tels des enfants perdus dans les bois, entourés de tous ces fermiers étranges. Ils ne la lâchaient pas d'une semelle, en tout cas, et parcouraient la foule d'un regard méfiant. — Ce n'est pas aussi grand que les Écueils d'Argent, maugréa Remo. — C'est bien assez grand pour moi, répondit Barr sur le même ton. Vous parlez d'une escorte! Toujours pleine de tact, Faon n'exprima pas ses doutes à voix haute. Elle repéra deux Marcheurs du Lac plus âgés l'autre côté de la place du marché, un homme et une femme, mais ils étaient bien trop loin pour qu'elle puisse les héler. Le temps qu'elle se rapproche, ils étaient partis. Habitaient-ils la région ou étaient-ils arrivés par le fleuve, comme eux ? Y avait-il un camp dans les environs ? Il faudrait qu'elle pose la question à Dag. Ils finirent par retourner à bord du Rapporteur avant que les deux jeunes patrouilleurs, assaillis de toutes parts par des essences inconnues, cèdent à la panique. Elle découvrit alors que Brin n'avait rien trouvé de mieux que de saper ses efforts pour composer un menu pour le dîner en rapportant un poisson de la taille et de la forme d'un plat. À l'entendre, l'animal venait d'être pêché et il l'avait acheté à un voilier amarré tout au bout de la rangée. Le jeune homme ponctua sa déclaration en le brandissant fièrement. — Brin ! s'exclama Faon en lui lançant un regard horrifié. Il a deux yeux — Comme tous les poissons. — Pas du même côté! Ces pêcheurs ont vu qu'ils avaient affaire à un gars de la campagne et ils t'ont refilé un mauvais poisson. — Non, tous ceux de son espèce ressemblent à ça... (Il l'étudia d'un air tout de même un peu dubitatif.) C'est ce qu'ils m'ont dit, en tout cas. Mais ce n'est pas le plus important: ils sont d'accord pour nous emmener voir la mer demain matin. Ils vont à la pêche tous les jours, quand le temps le permet. Ils nous déposeront sur la plage et nous récupéreront au retour. On va faire un pique-nique ! Un pique-nique, en plein hiver ? Et pourquoi pas ? À cette époque de l'année, Bleu Ouest disparaissait sans doute déjà sous trente centimètres de neige. Mais ici, il faisait juste un peu frais et le ciel était couvert. Bo se porta garant pour le poisson aux yeux bizarres, ce que Faon ne trouva pas spécialement rassurant, surtout après ses histoires de serpents cerceaux utilisés comme roues de chariot. Mais, comme Baie confirmait ses dires, elle le cuisina de son mieux. Dag s'y attaqua avec un bel appétit, mais bon, les patrouilleurs et la gastronomie... Faon, consciente d'être la cible de tous les regards, finit par craquer et le goûta du bout des lèvres. Contre toute attente, elle trouva la chair délicieuse. Le lendemain matin, à la lumière des lanternes, elle leur prépara un grand panier de nourriture et en remplit un deuxième de couvertures; le soleil lambin ne se lèverait pas avant une heure. Baie et Brin décidèrent d'emmener Aubépine; Faon supposa qu'elle et Dag traîneraient Remo et Barr derrière eux, un peu de la même façon. Hod choisit de rester à bord pour tenir compagnie à Bo, toujours convalescent - une décision pas uniquement influencée par les histoires de poissons géants mangeurs d'hommes et de créatures à tentacules avec des ventouses capables d'aspirer le sang de leurs victimes. Hod n'avait pas de parents et Bo, pas d'enfant. Ces deux-là semblaient s'être adoptés. Ils avaient tous fait du chemin depuis l'Oléana, songea Faon, mais Hod plus que les autres. Il avait appris à se rendre utile à bord du Rapporteur; il n'était plus aussi maigre, ni aussi timide et il avait grandi de cinq bons centimètres, en partie grâce à sa cuisine, mais surtout parce qu'il avait cessé de marcher en courbant l'échine. Ils resteraient quelques semaines à Grise Bouche; quand Bo irait mieux, elle ferait le nécessaire pour que Hod voie la mer. Faon n'était jamais montée à bord d'un voilier. Tandis que les voiles rapiécées et décolorées se gonflaient sous la légère brise de l'aube, le claquement des cordes et l'inclinaison du pont la rendaient nerveuse, mais, comme Dag ne la quittait pas des yeux, elle leva le menton et s'efforça de faire bonne figure. Les quatre marins qui composaient l'équipage – deux frères et deux de leurs jeunes fils – connaissaient manifestement leur métier et ne se firent pas prier pour initier Brin qui se montrait curieux. Au bout d'un moment, même Barr et Remo se détendirent et se joignirent à eux. Dag sembla se satisfaire de profiter du voyage, enlaçant Faon de son bras. Au-dessus des marais, l'aube était or et grise, d'une beauté austère et hivernale sans équivalent. Une nuée d'oiseaux vint saluer l'arrivée de la lumière, laissant échapper des cris singulièrement tristes dans l'air brumeux. De temps à autre, Faon apercevait les vestiges d'épaves de chalands pourrissantes parmi les nombreux débris charriés par le courant ; d'autres embarcations, simples coquilles vides abandonnées mais encore intactes, voguaient lentement vers la mer. Derrière chaque rondin flottant, Faon croyait distinguer un lézard des marais à l'affût; Dag la détrompa, mais promit de lui en dénicher un plus tard, une offre qu'elle accueillit poliment, mais se garda bien d'encourager. — Ce qu'il y a de bien en cette saison, c'est qu'il n'y a presque pas de moustiques, leur lança Brin en se donnant une claque sur le cou. — Tu as raison, reconnut Dag. Alors qu'au plus fort de l'été les moustiques sont si gros par ici qu'ils enlèvent les enfants en bas âge pour nourrir leurs petits. — Même pas vrai ! s'indigna Aubépine. (Sa réaction fit sourire les pêcheurs.) Vous ne devriez pas raconter des histoires pareilles à Brin ! C'est votre frère de tente : il croit tout ce que vous lui dites ! Les coins de la bouche de Dag se soulevèrent. — On voit bien que tu n'as jamais rencontré mes frères de tente luthliens, murmura-t-il. J'ai vite compris qu'il ne fallait pas croire tout ce que me racontaient les Carcajou... Le voilier vira à bâbord lorsque le chenal se divisa une nouvelle fois et, moins d'une demi-heure plus tard, une ligne de dunes de couleur brun foncé apparut à l'horizon. Le soleil ascendant commença à faire se lever la brume, donnant l'impression que le lointain était voilé par un rideau de gaze dorée agité par un léger courant d'air. Le bateau aborda le rivage sablonneux, juste derrière les dunes, avec force crissements, et les hommes sautèrent par-dessus bord. Empoignant les paniers, ils portèrent Faon, Aubépine et Baie et leur firent traverser, les pieds au sec, les quelques mètres qui les séparaient de la terre ferme. Puis ils unirent leurs forces pour donner une bonne poussée au voilier vers le chenal. Faon le regarda s'éloigner, se demandant comment ils feraient pour rentrer à Grise Bouche s'il coulait en pleine mer. Apercevant une voile rouge défraîchie à l'approche, elle se dit qu'ils pourraient toujours héler un autre pêcheur pour les sortir de là. Sur cette pensée rassurante, elle prit la main que Dag lui tendait, si chaude en ce début de journée un peu frisquet, et gravit la dune. Quand elle glissa à cause du sable qui se dérobait sous ses pas, elle rit à en perdre haleine. Refrénant à grand-peine son impatience, Dag observa son profil tandis qu'elle atteignait le sommet de la dune et que la mer s'étalait devant ses yeux émerveillés. La vaste étendue d'eau miroitait comme de l'acier ; dans le lointain, une ligne d'or et d'argent marquait l'endroit de ses noces avec le ciel bleu lavande tout aussi vaste. On avait l'impression de se trouver à l'intérieur d'une immense cuvette de lumière liquide. Sur la grève, les vagues se brisaient en murmurant, formant des rouleaux qui évoquaient la laine prête à être filée. L'air humide à l'odeur inconnue caressait les joues rougies de Faon, tandis qu'elle s'efforçait d'emmagasiner le spectacle qui s'offrait à elle, où qu'elle pose son regard. L'odeur, cousine de celle de la berge d'une rivière ou du lit d'un ruisseau, possédait un piquant bien à elle qui ne ressemblait à rien de ce que Faon avait pu sentir auparavant. Elle l'inspira à pleins poumons. — Eh bien... Aubépine poussa un cri de joie et dévala la dune. Baie éclata de rire et lui conseilla de ralentir, avant de lui emboîter le pas, entraînant Brin dans son sillage. Remo et Barr, après avoir échangé un regard enthousiaste, se lancèrent à leur tour. Dag scruta l'horizon en plissant les yeux. — Il faisait chaud et la mer était bleue la première fois que je suis venu dans cette région, mais c'était cinquante ou cent kilomètres à l'ouest. — Et à la fin du printemps, si mes souvenirs sont bons. Bien sûr qu'il faisait plus chaud, commenta Faon. Il lui lança un regard empreint de gravité et avala sa salive. — Je... Tu n'as pas eu le voyage de noces que je t'avais promis, je le crains. — Tu m'avais promis de me montrer la mer. Nous y sommes, pas vrai ? Et quelle vision incroyable. Faon rejeta la tête en arrière. — Je n'avais pas prévu Crâne ni ses bandits, je n'avais pas non plus l'intention de t'exposer à toutes ces horreurs. (D'un doigt hésitant, il parcourut son cou à l'endroit où Crâne avait pressé la lame de son couteau.) Ni de t'obliger à cuisiner pour un équipage au grand complet pendant tout le trajet. Ce maudit Crâne. — Mais, en embarquant sur le Rapporteur, nous avons rencontré Baie, Bo et Aubépine - sans compter Chicorée, Char et tous les autres. Je suis heureuse d'avoir fait leur connaissance. Même la présence de Remo et Barr a fini par se révéler plutôt positive. J'ai appris tant de choses que j'en ai perdu le compte et je ne voudrais revenir en arrière pour rien au monde. (Elle marqua une pause, le temps de choisir soigneusement les mots qui dissiperaient sa peur incongrue de l'avoir déçue, mais sans prétendre que l'épisode de la caverne ne l'avait pas marquée.) Quand j'étais petite et que je m'impatientais parce que mon anniversaire ou n'importe quel autre petit plaisir n'arrivait pas assez vite, ma maman avait coutume de me dire : « Ne perds pas ta vie en vains espoirs. » (Elle serra sa main plus fort.) Ça vaut aussi pour toi. Il eut un timide sourire, un peu amusé, sans doute, par son « Quand j'étais petite ». — Tu es la voix de la sagesse, Étincelle. — Je ne te le fais pas dire. Puis elle l'entraîna fermement au bas de la pente. Aubépine avait déjà retiré ses chaussures et ses chaussettes et remonté son pantalon sur ses jambes; il gambadait dans l'écume bouillonnante. Barr et Remo le contemplaient avec envie. Ils posèrent leurs paniers à côté d'un tas de bois flotté prometteur et allèrent se promener tous ensemble sur la plage. Tout le monde, y compris Dag, se baissa pour ramasser des coquillages et s'émerveiller de leurs formes et de leurs couleurs étranges. Faon s'intéressa tout particulièrement à ceux, ronds et creux, qui ressemblaient à des biscuits au sucre avec des motifs floraux en leur centre; elle essaya d'imaginer quelles créatures merveilleuses avaient pu les concevoir ou les habiter. Notant qu'aucun tentacule suceur de sang n'avait surgi des flots pour s'enrouler autour des chevilles d'Aubépine, elle retira à son tour chaussures et chaussettes et les tendit à Dag avant de braver le froid de l'écume qui lui chatouillait les pieds. Elle recueillit un peu d'eau entre ses mains, la porta à ses lèvres et lui trouva un goût infect, saumâtre et métallique - exactement ce contre quoi on l'avait mise en garde. Mais malgré cela elle ne regretta pas son geste. Elle la recracha avec une grimace qui fit sourire Dag. Cinq cents mètres plus loin, ils tombèrent sur un énorme poisson mort rejeté sur la côte. Il était même plus gros que le poisson-chat que Dag avait pêché dans la Grâce; il possédait un corps gris luisant, avec un ventre pâle, une bouche horrible, très basse et garnie de beaucoup - beaucoup trop - de dents pointues triangulaires. Plusieurs rangées de dents. Il devait être là depuis un bon moment, parce qu'il dégageait une odeur insoutenable, ce qui eut le mérite de clore d'emblée le débat sur ses qualités gustatives et son éventuelle présence au menu pour le dîner. Aubépine, Remo et Barr étaient particulièrement impressionnés par ses mâchoires. Dag et Faon poursuivirent leur promenade, les abandonnant à leurs tentatives de prélever les précieux maxillaires sur la carcasse malodorante, probablement pour intégrer ultérieurement les dents dans quelque ornement capillaire dont les Marcheurs du Lac étaient si friands. Une chose était sûre, ils ne manqueraient pas de dents. Baie et Brin froncèrent le nez à l'odeur qui se dégageait de l'opération et se retirèrent, eux aussi, s'éloignant côte à côte vers le sommet des dunes. Main dans la main, Faon et Dag continuèrent à flâner, mais, après la découverte du poisson aux grandes dents, Faon préféra remettre ses chaussures et marcher prudemment sur le sable humide. Bo ne racontait peut-être pas que des histoires à dormir debout. Faon leva la tête et surprit de nouveau une expression soucieuse sur le visage de Dag. Elle envisagea de le secouer, de le faire patauger dans l'eau pour le faire revenir à la réalité... Mais elle finit par simplement lui demander : — Qu'est-ce qui te pèse à ce point ? Il lui serra la main, la gratifiant d'un sourire laconique. — Beaucoup de choses s'embrouillent sous mon crâne. Et j'ai du mal à démêler tout ça. — Commence par un bout. N'importe lequel. Quelque chose le rongeait, c'était manifeste. Il secoua la tête, mais respira à fond. Apparemment, elle avait réussi à le sortir de son apathie. — D'abord, il y a mon travail de guérisseur. J'ai sauvé la vie de deux hommes dans cette caverne. Mais, s'ils avaient été trois ou plus aussi gravement blessés, les autres seraient morts, quoi que je fasse. Comment veux-tu que je devienne le guérisseur des fermiers, alors que je sais pertinemment que, à part pour les premiers arrivés, je ne peux promettre qu'une cruelle désillusion. — Chez les Marcheurs du Lac, les guérisseurs ont des assistants, lui fit-elle remarquer. Il fronça les sourcils d'un air pensif. — Je comprends mieux maintenant pourquoi ils laissent tant de maux guérir d'eux-mêmes. — Deux, c'est toujours mieux qu'un seul. Et la plupart du temps les malades ou les blessés ne se presseront pas ainsi à ta porte. — Mais ces jours-là les choses risquent de mal tourner. (Il garda une expression renfrognée.) D'autres problèmes me sont apparus clairement dans cette caverne, des questions que je n'avais jamais envisagées. La justice, par exemple. Comment veux-tu que les Marcheurs du Lac et les fermiers vivent ensemble s'ils ont des justices séparées ? Il y aura forcément des conflits, et le rôle de la justice est d'arbitrer les conflits que les gens sont incapables de régler entre eux. — Hmm, fit Faon, perplexe à son tour. — Crâne a dit... Il hésita. —Tu ne devrais pas laisser les mensonges de Crâne t'atteindre. — Ce ne sont pas ses mensonges qui m'inquiètent, mais ses vérités. — Lesquelles ? — Il y en a eu plusieurs. On est ce qu'on mange, par exemple. Faon suça sa lèvre inférieure. — On apprend de tous ceux qui nous entourent. Les bons comme les mauvais. Tu ne peux rien faire contre ça. Il inclina la tête. — Les Marcheurs du Lac ont tendance à penser qu'ils sont au-dessus de tout ça, quand ils sont parmi les fermiers. Ils ne s'attendent vraiment pas à apprendre quelque chose. (Au bout d'un moment, il ajouta :) J'étais comme ça, moi aussi. Mais l'autre chose qu'a dite Crâne... Un brusque silence. Nous y voilà. — Oui? — Sur le fait qu'un Marcheur du Lac finit toujours par s'élever à la tête de la meute - qu'il le veuille ou non. J'ai bien peur d'en avoir moi-même été témoin : Baie s'en est remise à moi sur son propre bateau! Faon fronça le nez dans une expression de doute. — Il se trouve que tu es aussi trois fois plus âgé qu'elle, fit-elle remarquer. Chez les Marcheurs du Lac, tu serais considéré comme un chef naturel. Tu ne peux pas raisonnablement espérer moins de la part de fermiers. — Mais, chez les Marcheurs du Lac, il y aurait toujours quelqu'un pour me remettre à ma place en cas de besoin. — Je n'ai pas eu le sentiment que Char se soit soumis si facilement à ta volonté... — Oh, oui, Char ! Bel exemple ! Tu as vu comme je lui ai fait entendre raison ? Il agita la main et referma le poing d'un geste écoeuré - en était-il lui-même la cible ? — Euh... Avant l'attaque, tu veux dire, quand les bateliers n'arrivaient pas à se mettre d'accord sur la stratégie à adopter ? — Alors, ça ne t'a pas échappé, n'est-ce pas? Oui, je l'ai persuadé. J'ai agi comme Barr a essayé de le faire avec Baie, à la différence près que Barr s'est montré trop maladroit pour aller jusqu'au bout. (À cette pensée, son visage sembla se figer dans une grimace permanente.) J'ai au moins réussi à ne pas l'ensorceler. — C'était un cas d'urgence, dit Faon avec indulgence. — Mais il se présentera toujours une nouvelle urgence. Combien de temps faut-il pour qu'un besoin devienne une habitude qui finira par se transformer en corruption ? C'est tellement facile. Les seigneurs ont bien failli anéantir ce monde parce qu'ils abusaient de leurs pouvoirs. Il avait allongé le pas et le sable crissait sous ses pieds. Faon accéléra son allure pour le suivre. — À moins que fermiers et Marcheurs du Lac mènent des vies complètement séparées. Avons-nous fait tout ce chemin, descendu ce long fleuve, pour arriver à la conclusion que ceux qui nous ont obligés à quitter le lac Hickory avaient raison depuis le début ? — Ralentis, Dag ! supplia Faon d'une voix haletante. Il s'arrêta. Elle agrippa sa manche et le força à se tourner vers elle. Elle lut de l'inquiétude dans ses yeux d'or. — Si c'est la vérité, alors oui, c'est ce que nous sommes venus chercher. Et nous devrons l'affronter honnêtement. Mais je me refuse à croire qu'il puisse s'agir d'une vérité tellement solide qu'elle ne nous laisse aucune fissure où nous glisser. —Tant qu'il y aura des êtres malfaisants, les patrouilles devront continuer - et tout le système qui va avec aussi. — Personne ne dit le contraire. Mais pourquoi jeter le bébé avec l'eau du bain? Rendre les fermiers moins ignorants et les Marcheurs du Lac moins odieux reste un objectif louable et tu ne t'es pas trop mal débrouillé jusqu'à présent! — Tu crois? (Du bout du pied, il sortit un caillou lisse du sable et se baissa pour le ramasser. Puis il prit son élan et le lança en direction des vagues. Il disparut avec un timide « plop ».) Je me suis contenté de jeter un caillou dans la mer. Je pourrais répéter l'exercice pendant des années sans effet perceptible. Faon se redressa et lui jeta un regard noir. — Je vais te dire, moi, ce qui te tracasse - et ça n'a rien à voir avec notre voyage de noces. Dans ta fichue caboche, tu t'imaginais avoir sauvé le monde en arrivant et me le servir sur un plateau, avec un joli ruban, comme cadeau d'anniversaire! Un long silence suivit cette dernière déclaration ; il le rompit par un petit rire plein de regret. — Oh, Étincelle. J'ai bien peur que tu aies raison. — J'attendais un peu plus de patience de la part d'un patrouilleur. Il pouffa. — Tu aurais dû me rencontrer quand j'avais dix-neuf ans. J'étais persuadé que j'allais sauver le monde dans l'année. En fait, la patience et l'épuisement ont beaucoup en commun. — Alors tu devrais être très patient maintenant! Il rit aux éclats, enfin un vrai rire, et la serra contre lui. — Tu m'en diras tant! Ils firent demi-tour et commencèrent à marcher en direction de la carcasse. Faon constata avec plaisir que Barr et Remo avaient finalement retiré leurs bottes et barbotaient dans les vagues avec Aubépine. Peut-être ne faisaient-ils que se débarbouiller après leur boucherie sur le poisson mort, mais l'enthousiasme avec lequel ils s'éclaboussaient les uns les autres suggérait le contraire. Ils rassemblèrent les garçons et leurs prises et retournèrent à l'endroit qu'ils avaient choisi pour pique-niquer; les hommes firent un feu avec du bois flotté et Aubépine insista pour que Dag l'allume sous ses yeux et poussa des cris ravis. Faon accueillit favorablement la chaleur orange sur son visage, parce que la brise était toujours froide et humide. Même les patrouilleurs trouvèrent que les couleurs qui léchaient le bois - du bleu, du vert, des jaillissements rouge foncé - avaient quelque chose de magique. Baie et Brin revinrent enfin. À ceci près qu'ils ne marchaient plus seulement côte à côte, mais la main dans la main. Alors qu'ils approchaient, Faon vit que Baie avait l'air pensif et Brin un peu idiot. Elle et Dag partageaient une couverture faisant office de cape; leurs regards se croisèrent et ils sourirent, étant parvenus à la même conclusion. Tandis que le couple avançait vers le feu, Dag se pencha en arrière, les yeux pétillant de malice et leur lança : — Félicitations ! Une expression d'horreur traversa le visage de Brin. — Ah, ces Marcheurs du Lac..., soupira Baie. — Dag! s'exclama Faon sur un ton de reproche, ponctuant sa rebuffade d'un coup de coude. Tu pourrais les laisser faire l'annonce eux-mêmes ! — Eh bien... euh..., dit Brin. Baie écarta une mèche de cheveux que le vent marin avait soufflée dans ses yeux. — Brin m'a demandé de l'épouser. — Et elle a dit oui ! précisa ce dernier sur un ton émerveillé. L'atmosphère du pique-nique qui s'ensuivit devint véritablement festive. Aubépine s'enthousiasma à l'idée qu'à partir de maintenant il aurait un frère de tente, comme chez les Marcheurs du Lac. Brin regarda le jeune garçon, puis Dag, et parut soudain songeur. Plus tard, alors qu'elle distribuait les victuailles, Faon chuchota à Brin : — Bien joué, mais tu as pris un gros risque. Tu as eu de la chance qu'elle accepte aussi vite ! — C'est toi qui m'as dit d'attendre d'être aussi loin que possible de la caverne, répondit-il à voix basse lui aussi. (Il contempla la surface miroitante de la mer.) Je pouvais difficilement aller plus loin. Ils mangèrent, burent, se reposèrent – certains firent même une sieste – en observant le miracle répétitif des vagues et le changement de la marée. Le soleil s'inclina vers l'ouest, embrasant au loin les nuages rose velouté et bleus dominant l'horizon lavande. Faon se rappela les légendes mentionnant les vastes et brillantes cités de l'ancienne Ligue du Lac, aujourd'hui disparues sous les eaux d'un lac si vaste qu'il était impossible d'en distinguer l'autre rive, un peu comme ici. J'aimerais voir ce lac un jour. Dag dormait, la tête sur ses genoux, quand une petite tache blanche au large prit progressivement la forme d'une voile familière. De lointaines silhouettes leur firent de grands signes de la main depuis le pont, tandis que le bateau de pêche profitait de la marée et du vent pour s'engouffrer dans l'embouchure de l'estuaire. Elle le réveilla d'un baiser; ils remballèrent leurs affaires et gravirent la ligne des dunes jusqu'au point de rencontre. Arrivé au sommet, Brin se retourna afin de marcher à reculons, puis il s'immobilisa. — C'est vraiment le bout du monde. (J'ai dit un jour que je suivrais Dag jusqu'au bout du monde. Eh bien, nous y voilà. . .) Y a pas à dire, c'est impressionnant, mais trop grand. Je pense qu'à partir de maintenant je m'en tiendrai aux fleuves et aux rivières. Il sourit à sa batelière et tenta de lui voler un baiser, tentative qu'elle déjoua en l'embrassant la première. Aubépine fronça un peu le nez. — Le Rapporteur est incapable de remonter le courant, lui rappela Baie. Nous allons devoir rentrer à pied. — Et ça monte tout le temps, observa Brin sur un ton désabusé. — Une longue marche nous attend, renchérit Remo. À quoi Barr ajouta: — Oui, il faut que je m'achète de nouvelles bottes. Faon se détourna de la mer pour regarder le marécage plat s'étendant à perte de vue; l'espace d'un instant, elle eut le vertige en imaginant le vaste monde à ses pieds. — Tu sais, Brin, tout dépend de quel côté tu regardes. De là où je me trouve, j'ai plutôt l'impression que tout commence ici. La poigne de Dag sur sa main se serra convulsivement, mais il ne fit aucun commentaire. Ensemble, ils descendirent en glissant la côte sablonneuse à la rencontre du voilier. Note de l'auteur Je ne pouvais pas me contenter de mes souvenirs de jeunesse sur les péniches de l'Ohio pour raconter une telle histoire. Je me suis donc tournée avec grand plaisir vers d'autres sources d'information. Je me suis rapidement rendu compte que, si l'âge de la vapeur avait produit un nombre d'ouvrages dont la liste était aussi longue que le Mississippi lui-même, il n'en allait pas de même pour la période qui l'avait précédé, celle des coches et des chalands, mus par la seule force musculaire. Au lecteur curieux, je tiens à signaler les livres suivants : The Keelboat Age on Western Waters (1941) de L.D. Baldwin, Old Times on the Upper Mississippi: The recollections of a steamboat pilot from 1854 to 1863 (1909) de George Byron Merrick, A-Rafting on the Mississip' (1928) de Charles Edward Russell, A Narrative of the Life of David Crockett, by Himself(1834) et, plus difficile à trouver parce que publié à seulement 750 exemplaires, The Adventures of T. C. Collins - Boatman: Twenty-four Years on the Western Waters, 1849-1873 (1985), compilé et édité par Herbet L. Roush, Sr. Le Merrick, le Russell, le Crockett et le Collins m'ont été d'une aide inestimable en me fournissant des détails qu'on ne trouve pas dans les livres d'histoires, mais uniquement dans d'authentiques récits de première main. J'ai emprunté à Russell la phrase mémorable que prononce Brin quand il a le coup de foudre pour ce grand fleuve, tout simplement parce que je n'aurais pas su mieux décrire ses sentiments. Chez Crockett, j'ai trouvé - en l'auteur lui-même - l'inspiration pour le personnage de Gué Chicorée. Je conseille vivement la lecture de son autobiographie qui semble avoir été écrite comme l'un des premiers essais politiques de notre nation, et si certaines idées ont naturellement vieilli, les aspects les plus personnels demeurent passionnants, aujourd'hui encore. Note du traducteur Comme l'indique l'auteur dans sa note ci-dessus, il existe peu de documentation en anglais sur l'âge d'avant la vapeur... et encore moins en français ! Ce qui a forcé le traducteur à quelques acrobaties. Les deux bateaux les plus répandus de cette période étaient le « keelboat » et le « flatboat », termes sans équivalents directs dans la navigation fluviale française. Pour compliquer encore un peu les choses, ces termes ont pris, à l'époque moderne, de nouvelles significations. Quelques explications semblent donc s'imposer. Le « keelboat » était un bateau à étrave, relativement effilé, et utilisait une technique de propulsion par perches. J'ai choisi de le traduire par « coche ». Le « flatboat », de conception très rudimentaire, se présentait comme une caisse rectangulaire, avec deux rameurs sur le toit. J'ai décidé de le traduire par « chaland ». Je tiens à remercier Charles Berg, pour son site web, Histoire et patrimoine des rivières et canaux (http://projetbabel.org/fluvial/), et pour la gentillesse et la patience avec lesquelles il a bien voulu répondre à mes questions. Comme le veut la formule consacrée, toutes les erreurs et les approximations qui subsisteraient dans le texte sont de mon fait.