1 Les yeux fermés, Miles reprenait lentement conscience. Son cerveau semblait couver les braises de quelque rêve ardent dont il ne gardait que des impressions fumeuses. Un moment, il avait eu l’angoissante conviction d’être de nouveau mort. Jusqu’à ce qu’il retrouve assez de lucidité pour raisonner. Ses sens s’efforcèrent de dresser l’inventaire de la situation. Il était en apesanteur, son mètre quarante étalé sur une couchette, attaché par des sangles plutôt lâches et enveloppé dans une fine couverture médicale. Blessé ? À priori, il n’avait rien de cassé. Il était vêtu de la combinaison légère qu’il portait sous son armure. L’odeur indéfinissable d’un air sans cesse refiltré, sec et frais, lui chatouillait les narines. Discrètement, il glissa un bras hors de la sangle et effleura son visage nu. Pas d’électrodes, pas de tube dans le nez ni ailleurs – pas de sang. Où sont passés mes armes, mon armure, mon casque ? La mission de sauvetage avait pourtant marché comme sur des roulettes. Le capitaine Quinn et lui, accompagnés de leur escadron, après s’être engouffrés dans le vaisseau des pirates, avaient libéré le lieutenant Vorberg, courrier de la SécImp barrayarane, encore vivant bien qu’assommé de sédatifs. Après vérification que l’otage n’était pas porteur de bombe mécanique ou chimique, ils avaient rejoint leur navette de combat. Les pirates, occupés ailleurs, n’avaient même pas cherché à les attaquer. Alors ? Qu’est-ce qui avait mal tourné ? Il tendit l’oreille. Un son se distinguait du bruit ambiant – le doux ronronnement des différents appareils, le souffle de l’air recyclé, les murmures. Un gémissement sourd. Histoire d’être certain que la plainte ne venait pas de lui, Miles se passa la langue sur les lèvres. Apparemment, il avait un voisin mal en point. Il entrouvrit les yeux, prêt à feindre de nouveau l’inconscience s’il se découvrait entre des mains ennemies. Non. Il se trouvait bien dans sa propre navette dendarii, ficelé sur l’une des quatre couchettes à l’arrière du fuselage. Le poste de secours lui était familier, quoiqu’il n’eût pas l’habitude de le voir sous cet angle. Le médic de l’escadron bleu lui tournait le dos. Il était penché sur la couchette où était sanglé l’autre patient. Un seul blessé. Tant mieux. Encore qu’il n’était pas censé y avoir de blessés du tout. Une violente migraine lui trouait le crâne. Mais il n’avait de toute évidence aucune brûlure au plasma. Pas de trace non plus de paralysie consécutive à la décharge d’un brise-nerfs. Pas d’intraveineuse plantée dans le bras ou dans les fesses. Pas d’engourdissement narcotique, pas de bandages. Le mal de tête ressemblait en fait au contrecoup d’une neutralisation. Comment aurais-je pu être neutralisé à travers mon armure, nom de Dieu ? Le médic dendarii – il avait gardé son armure mais ôté son casque et ses gants – se tourna vers lui. — Vous êtes réveillé ? Je vais avertir le capitaine Quinn. Il se pencha brièvement sur Miles et lui éclaira les yeux de sa petite lampe. Sans nul doute pour vérifier la réaction des pupilles. — Depuis combien de temps je… je suis inconscient ? demanda Miles. Que s’est-il passé ? — Vous avez eu un genre d’attaque… de convulsion. Pas de cause apparente. Les premiers examens n’ont rien révélé d’anormal, mais il faudra attendre d’être à l’infirmerie pour en savoir plus. Pas mort de nouveau. Pire. Une autre séquelle de la dernière fois. Oh, bon sang ! Qu’est-ce que j’ai fait, cette fois ? Qu’est-ce qu’ils ont vu ?… — Combien de temps ? répéta-t-il. — La crise a duré environ quatre à cinq minutes. Il avait sûrement fallu plus de cinq minutes pour faire le trajet de là-bas à ici. — Et ensuite ? — Vous avez perdu connaissance pendant près d’une demi-heure, amiral Naismith. C’était la première fois qu’il restait aussi longtemps inconscient. Lors de la dernière crise, il avait prié pour que ce soit la dernière. Deux mois s’étaient écoulés depuis sa précédente syncope – brève et sans témoins, celle-ci. Une chance. Bon Dieu, il aurait pourtant juré que les nouveaux remèdes étaient efficaces. Avec impatience, il tenta de se libérer des liens qui le retenaient sur la couchette. — Je vous en prie, n’essayez pas de vous lever, amiral. — Il faut que je sache ce qui s’est passé. Posant la main sur son torse, le médic le força à s’allonger de nouveau. — Le capitaine Quinn m’a ordonné de vous endormir si vous insistiez pour vous lever, monsieur. Miles faillit aboyer qu’il contredisait l’ordre. Mais il n’y avait semblait-il pas urgence à ce qu’il reprît du service. Le calme régnait dans la navette. Et puis, le médic avait un regard qui en disait long sur sa détermination. Ce type-là était prêt à faire son devoir, quoi qu’il dût lui en coûter. — Et tout à l’heure ? Vous m’aviez endormi ? C’est pour ça que je suis resté inconscient pendant si longtemps ? — Non, monsieur. Je me suis contenté de vous administrer de la synergine. Vos signes vitaux étaient stables, et je craignais de vous donner autre chose avant de savoir avec précision ce à quoi nous avions affaire. — Et mon escadron ? Tout le monde s’en est sorti ? — Oui, monsieur. — L’otage barrayaran aussi ? Le médic toussota et regarda autour de lui comme pour chercher de l’aide. — Le lieutenant Vorberg est… hors de danger. J’ai récupéré ses jambes. Le chirurgien pourra sans doute les lui regreffer. — Quoi ? Mais que s’est-il passé, nom de Dieu ? — Euh… je vais appeler le capitaine Quinn, monsieur. — C’est ça, grommela Miles. Le médic s’éloigna en flottant dans la cabine et murmura quelques mots dans un intercom avant de revenir au chevet de son patient – le lieutenant Vorberg ? Des intraveineuses déversaient du sérum et diverses drogues dans les bras et le cou du blessé. Le reste du corps était recouvert d’une couverture d’aluminium. Un signal lumineux se mit à clignoter au-dessus des couchettes et le médic s’attacha aussitôt sur son siège. La navette subit une série d’accélérations et de décélérations, préliminaires de son rattachement au vaisseau mère. Sitôt la manœuvre terminée, le blessé fut évacué – en deux parties. Miles, consterné, serra les dents en voyant un soldat suivre le médic et la palette flottante avec un gros conteneur réfrigérant dans les bras. Fatigué d’attendre, il commençait à détacher ses sangles quand Quinn arriva enfin. Elle avait ôté le casque et les gants de son armure et repoussé la capuche de sa combinaison pour libérer ses boucles noires. Les traits de son visage superbement sculpté étaient tirés par l’anxiété. Ses yeux assombris par la peur étaient deux trous noirs dans un masque de craie. — Ça va ? demanda-t-elle d’une voix rauque. — Quinn, qu’est-ce que… Non. Fais-moi d’abord un rapport de la situation générale. — L’escadron vert a libéré tous les membres d’équipage du vaisseau piraté. Il y a eu un peu de bobo du côté matériel – la compagnie d’assurances ne sera pas aussi extatique que la dernière fois – mais nous avons droit à la gratification « zéro décès », ne t’inquiète pas. — Grâce à Dieu et au sergent Taura. Et nos pirates ? — On a pris leur vaisseau et fait dix-neuf prisonniers. Il y a eu trois morts de leur côté. Autrement, tout baigne. Nos gars sont en train de nettoyer. Six ou huit de ces salauds ont réussi à se tirer dans leur navette de saut. Mais l’Ariel n’aura aucun mal à les rattraper avant le point de saut. De deux choses l’une : on les fait sauter, ou on tente l’abordage. À toi de choisir. Miles se frotta le menton. — Interroge les prisonniers. Si c’est la même bande qui a pris le Solera l’année dernière en tuant tous les passagers et les membres de l’équipage, la Station Vega nous versera une prime, et on passera trois fois à la caisse pour la même mission. Etant donné que les Vegans offrent la même récompense si on leur apporte la preuve de leur mort, assure-toi de bien tout enregistrer. On leur proposera de se rendre. Une seule sommation. Il soupira. — Si j’ai bien compris, les choses ne se sont pas déroulées exactement comme prévu… — De quoi te plains-tu ? On n’a pas un seul mort à déplorer. Si le chirurgien ne recoud pas les jambes de ton pauvre Barrayaran à l’envers, ce sera du cent pour cent de réussite. — Euh… oui. À propos… Que s’est-il passé quand… j’ai tourné de l’œil ? Qu’est-il arrivé à Vorberg ? — Eh bien… tu es tombé en avant. Comme ça, sans prévenir. La télémétrie de ton armure est devenue folle, et ton arc à plasma s’est bloqué en position de tir. Nerveusement, elle se passa la main dans les cheveux. Miles observa l’arc à plasma intégré dans le bras droit de son armure, identique au sien. Il ferma les yeux, pris de nausées. — Oh non. Oh, merde. Oh, ce n'est pas vrai… — J’ai bien peur que si. Tu as proprement cisaillé ton compatriote. Juste au-dessus des genoux. Une chance – enfin, si on peut dire –, le rayon cautérise en même temps qu’il tranche, si bien qu’il ne s’est pas vidé de son sang. Et comme il était complètement shooté, je ne crois pas qu’il ait senti grand-chose. Un moment, j’ai cru qu’un ennemi avait réussi à prendre le contrôle de ton armure, mais les ingénieurs affirment que ce n’est plus possible, maintenant. Tu as continué à arroser les murs autour de toi, jusqu’à ce qu’on arrive à te maîtriser. Il a fallu qu’on s’y mette à quatre. Finalement, on a pu ouvrir ton armure et te déconnecter. Mais tu continuais à gesticuler. Tu as bien failli nous assommer… En désespoir de cause, je t’ai neutralisé. C’était la seule solution. Mais je n’étais pas fière, je t’assure… J’ai eu peur de t’avoir tué. Quinn reprit son souffle. Elle en était encore toute retournée. Les brûlures au plasma, elle connaissait. Son visage, superbe, refait à neuf douze ans plus tôt pour avoir vu de trop près une de ces redoutables armes, n’était pas d’origine. — Miles, qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce que tu as ? — J’ai eu une sorte de… de crise. Comme de l’épilepsie, si tu veux, sauf que ça ne semble pas être d’origine nerveuse. Je crains que ce ne soit consécutif à ma cryoréanimation de l’année dernière. Tu sais pertinemment que c’est ça… Du bout des doigts, il effleura les cicatrices de chaque côté de son cou, désormais presque effacées. Souvenirs de l’événement. Le traitement de choc de Quinn expliquait la migraine. La crise n’avait donc pas été pire que les autres… Quinn avait l’air atterrée. — Bon Dieu… Et c’est la première fois que… ? Elle s’interrompit, le lorgna avec plus d’attention. — Non, se reprit-elle plus froidement. Ce n’est pas la première fois, n’est-ce pas ? Un ange passa. Enfin Miles se força à répondre : — C’est déjà arrivé trois ou quatre fois (ou cinq) juste après ma cryostase. D’après le cryochirurgien qui m’a réveillé, les crises devraient s’arrêter d’elles-mêmes, comme ça a été le cas pour les pertes de mémoire et le manque de souffle. D’ailleurs, je croyais en être débarrassé, mais… — Et la SécImp te confie des missions avec ce genre de bombe à retardement dans la tête ? — La SécImp … l’ignore. — Miles !… — Elli, dit-il d’un ton désespéré, ils me mettraient illico sur une voie de garage, s’ils l’apprenaient. Je me retrouverais à trier de la paperasse derrière un bureau. Et ce serait la fin de l’amiral Naismith, tu le sais bien. Je pensais vraiment en être venu à bout, de ces crises. Je te jure… — Qui est au courant ? — Pas grand monde. Je voulais minimiser les chances que ça revienne aux oreilles de la SécImp. Je l’ai dit à la chirurgienne de la Flotte, mais en lui faisant jurer de garder le secret. On travaillait sur un diagnostic causal, mais on n’a pas beaucoup avancé. Elle est plutôt spécialisée dans les traumatismes. Comme les brûlures au plasma ou les greffes. Au moins le lieutenant Vorberg ne pourrait-il être entre de meilleures mains, même s’il pouvait par magie être soudain transporté à l’Hôpital Militaire Impérial de Barrayar. Quinn pinça les lèvres. — A moi, par contre, tu n’as rien dit. Même si tu n’as pas tenu compte de tout ce qu’il y a entre nous, tu aurais dû m’en parler en tant que ton second sur cette mission ! Il piqua du nez, penaud. — Je sais. J’aurais dû t’informer. Avec du recul, c’est évident. Cela crevait les yeux. Quinn releva la tête vers le fuselage. Un médic du Peregrine manœuvrait une palette flottante dans le sas. — Il faut que j’aille voir où en est le nettoyage. Toi, tu vas rester à l’infirmerie jusqu’à ce que je revienne te chercher, compris ? — Mais je suis opérationnel, maintenant ! Il peut se passer des mois avant que ça recommence, si ça doit recommencer un jour ! — Compris ? répéta-t-elle, les dents serrées, son regard noir fixé sur lui. Songeant à Varberg, il baissa la tête. — Compris, marmonna-t-il. Avec un sursaut de fierté, il refusa de monter sur la palette mais emboîta sans protester le pas au médic. Le moral n’y était plus. Sitôt arrivé à l’infirmerie, un tech lui fit un gamma-encéphalogramme, lui préleva du sang et des échantillons de tous les liquides que son corps pouvait produire, et revérifia un par un ses signes vitaux. Après ça, il n’y avait plus qu’à attendre la chirurgienne. Miles se retira dans la petite cabine d’examen, où son ordonnance lui apporta son uniforme. L’obséquiosité de l’homme porta sur les nerfs de Miles qui le renvoya. Il se retrouva donc seul avec ses réflexions. Question nettoyage, il pouvait faire confiance à Quinn. Ce n’était pas pour rien qu’il lui avait donné la responsabilité de second. Elle avait déjà fait ses preuves quand il avait été inopinément mis hors circuit, le torse éclaté par une grenade à aiguilles lors d’une mission sur l’Ensemble de Jackson. Après avoir boutonné son pantalon gris, il examina son torse. Ses doigts effleurèrent le tracé de ses cicatrices. La cryochirurgienne jacksonienne avait fait un boulot fantastique. Son cœur, ses poumons et les divers autres organes, flambant neufs, étaient désormais tout à fait fonctionnels. De plus, son squelette fragile comme du verre qui l’avait empoisonné depuis sa naissance était presque intégralement renouvelé, lui aussi. Synthétique. Pendant qu’elle y était, elle lui avait redressé la colonne vertébrale. Il ne restait pour ainsi dire plus rien de cette silhouette bossue qui, en plus de sa taille de nabot, lui avait valu d’être traité de mutant dès qu’il avait le dos tourné. Il avait même gagné quelques centimètres, dans l’histoire. Un petit bonus cher payé, mais très appréciable. La fatigue ne paraissait pas trop. En apparence, il était en meilleure forme qu’il ne l’avait été au cours de ses trente ans de vie. Il y a juste un petit problème… De toutes les menaces qui avaient assombri l’horizon de sa carrière, celle-ci était la plus vicieuse. La plus mortelle. Il avait travaillé avec un acharnement passionné, surmontant les incertitudes soulevées par ses handicaps physiques, pour s’imposer finalement comme le plus créatif des agents secrets de la Sécurité Impériale de Barrayar. Là où les forces régulières de l’empire barrayaran ne pouvaient intervenir, au-delà des frontières tant politiques que géographiques, dans le réseau complexe de couloirs galactiques qui reliaient les planètes les unes aux autres, un soi-disant mercenaire indépendant pouvait agir en toute liberté. Miles avait mis dix ans à peaufiner l’identité de « l’amiral Naismith », chef de la Flotte des Mercenaires Libres Dendarii. Spécialité : les Sauvetages à Hauts Risques. Comme la mission qu’ils venaient d’accomplir. Les minables pirates avaient vraiment manqué d’inspiration le jour où ils avaient attaqué un cargo enregistré au Crépuscule du Zouave et découvert ce qui, à leurs yeux avides, était apparu comme la perle dans l’huître – un courrier impérial barrayaran, transportant incognito des jetons de crédit et des informations diplomatiques de la première importance. S’ils avaient eu un soupçon d’instinct de survie, ils auraient déposé le lieutenant Vorberg et ses bagages, sans avoir touché ni à l’un ni aux autres, sur la première station venue avec leurs excuses les plus plates. Au lieu de cela, ils avaient essayé de le vendre au plus offrant. Abattez-les tous, avait dit Simon Illyan, le chef de la SécImp en transmettant les détails à Miles. Le diable reconnaîtra les siens. L’Empereur ne plaisantait pas avec ce genre d’affaire. Il avait horreur qu’on s’en prenne à ses messagers. Ou qu’on les torture. Ou qu’on tente de les monnayer, comme des morceaux de viande à haute densité informative. Bien que, pour cette mission, le sponsor officiel de la Flotte dendarii fût la compagnie d’assurances du vaisseau zouavien, il ne serait pas inutile de faire savoir que l’Empire barrayaran commanditait également l’expédition. Une excellente publicité qui garantirait la protection du prochain courrier. Au cas où il aurait lui aussi la malchance de tomber sur des pirates malavisés. En supposant, bien entendu, qu’il s’agisse vraiment de malchance… Miles avait du mal à tenir en place. Ça le démangeait d’aller interroger les prisonniers. La préoccupation essentielle d’Illyan, après la récupération du courrier sain et sauf, était de déterminer si son enlèvement avait été purement fortuit ou prémédité. Dans le second cas, quelqu’un devrait mener une délicate enquête à l’intérieur du service. Miles se réjouissait que ce genre de sale boulot n’entrât pas dans ses compétences. La chirurgienne, encore vêtue de sa blouse stérile, arriva enfin. Les mains sur les hanches, elle l’observa un court instant, puis soupira. Elle avait l’air épuisée. — Comment va le Barrayaran ? demanda Miles. Il, euh… il s’en tirera ? — Ça pourrait être pire. Les jambes ont été très proprement sectionnées et, par chance, juste au-dessous des genoux, ce qui nous a évité une montagne de complications. Par contre, il rapetissera de trois centimètres. Miles tiqua. — En tout cas, il sera sur pied pour rentrer chez lui dans six semaines, ajouta-t-elle. — Bien…, dit-il, soulagé. Mais si le rayon de l’arc à plasma avait atteint les genoux ? Ou, pire, s’il avait frappé un mètre plus haut, le cisaillant en deux ? Il en avait des sueurs froides rien que d’y penser. Il y avait une limite aux miracles que sa chirurgienne dendarii, pourtant très expérimentée, pouvait accomplir. De quoi aurait-il eu l’air, après avoir assuré au chef de la SécImp que le sauvetage de Vorberg serait une opération de pure routine, s’il le lui avait réexpédié empaqueté dans un sac en plastique ? Deux sacs… Miles se sentait les genoux en coton rien qu’à l’idée de devoir expliquer ce qui s’était passé à Illyan. La chirurgienne étudia les radios de Miles en marmonnant des incantations médicales. — Nous ne sommes pas plus avancés. Je ne vois aucune anomalie. La seule façon à mon sens de contrôler ce problème est de vous mettre sous surveillance quand vous avez une crise. — Je croyais qu’on avait essayé toutes les méthodes connues à ce jour ? Electrochocs, stimuli et stress en tout genre… Et les pilules que vous m’avez administrées ? — Les anticonvulsifs ? Elle plissa les yeux, l’observant avec suspicion. — Vous les preniez régulièrement, au moins ? — Oui. À part ça, vous avez pensé à autre chose ? — Non, c’est pour cette raison que je vous ai donné ce moniteur à porter en permanence sur vous. Elle jeta un coup d’œil dans la petite pièce. — Où est-il ? — Dans ma cabine. Agacée, elle pinça les lèvres. — Si je comprends bien, vous ne le portiez pas pendant le combat ? — Il ne tenait pas sous mon armure. — Et vous n’auriez pas pu au moins penser à… à décharger vos armes ? — Et à quoi j’aurais servi, alors, en cas de pépin ? Si c’est pour jouer avec un pistolet à bouchon, autant rester à bord du Peregrine. — En l’occurrence, c’était vous, le pépin. Et vous auriez dû incontestablement rester sur le Peregrine. Ou à Barrayar. Mais récupérer Vorberg sain et sauf avait été la partie la plus critique de l’opération, et Miles était le seul Dendarii, officier de la SécImp à connaître les codes d’identification. — Je… Sur le point de se justifier, il s’arrêta net. À quoi bon ? — Vous avez raison, dit-il. Ça ne se reproduira pas. Que fait-on, maintenant ? Elle haussa les épaules. — Je vous ai fait subir tous les tests que je connaissais. Et, à l’évidence, l’anticonvulsif ne marche pas. On a sans doute affaire à un problème particulier d’origine cryonique à un niveau cellulaire. Il faudrait que vous confiiez votre tête à un spécialiste de la cryoneurologie. En soupirant, il enfila son T-shirt noir et sa veste d’uniforme. — Vous en avez terminé avec moi ? Il faut absolument que j’aille superviser l’interrogatoire des prisonniers. — Pour l’instant, oui. Elle fronça les sourcils, sévère. — Mais faites-moi plaisir… N’y allez pas armé. — Bien, ma’ame, dit-il humblement avant de filer. 2 Assis devant la comconsole, dans sa cabine du vaisseau amiral Peregrine, Miles rédigeait ce qui lui semblait être son millième rapport secret à l’intention de Simon Illyan, chef de la Sécurité Impériale de Barrayar. Enfin, le millième… il en était loin. Il ne pouvait pas avoir accompli plus de trois ou quatre missions par an, et il y en avait à peine dix que les Dendarii opéraient officiellement. En tout, moins de quarante expéditions. N’empêche qu’il était incapable de dire le chiffre exact sans réfléchir. De l’organisation, mon garçon. Il n’était pas utile que sa contribution personnelle au rapport soit davantage qu’une introduction succincte aux données brutes tirées des dossiers de la Flotte dendarii. Les analystes d’Illyan aimaient avoir des données brutes à se mettre sous la dent. Ça les occupait, dans leurs petits boxes perdus au fin fond des entrailles du siège de la SécImp, à Vorbarr Sultana. Le Peregrine, l’Ariel et le reste de l’escadre de « l’amiral Naismith » orbitaient à présent autour de la planète du Crépuscule du Zouave. Le comptable de la Flotte avait mis les bouchées doubles pendant deux jours afin, primo, de préparer la facture de la compagnie d’assurances qui récupérait enfin son cargo, équipage compris ; secundo, de réclamer une gratification pour la capture du vaisseau des pirates, et, tertio, de déposer une demande officielle de prime à l’ambassade de la Station de Vega. Miles entra le tableau recettes/dépenses dans son rapport, sous la rubrique Annexe A. Les prisonniers avaient été largués sur la planète, aux bons soins des gouvernements vegan et zouavien qui se chargeraient de se les partager – de préférence comme le pauvre Vorberg l’avait été. Cette bande de pirates ne méritait vraiment aucune indulgence. Miles regrettait presque qu’ils se soient rendus sans se battre. Les interrogatoires des prisonniers constituaient l’Annexe B. Les gouvernements concernés en recevraient une copie sur laquelle les questions et les réponses spécifiques à Barrayar auraient au préalable été effacées. Restaient de nombreux témoignages de leurs raids galactiques, inutiles pour la SécImp, mais qui devraient en revanche intéresser les Vegans au plus haut point. L’essentiel, pour Illyan, était que rien ne venait confirmer l’hypothèse selon laquelle le kidnapping du courrier de Barrayar relevait d’un acte délibéré. À moins – Miles s’assura de le noter dans son rapport – que cette information n’eût été connue que des pirates tués au cours des affrontements. Dans la mesure où, parmi les victimes, figuraient le capitaine et deux de ses officiers supérieurs, il existait suffisamment de possibilités dans cette direction pour donner aux analystes d’Illyan de quoi justifier leur salaire. Le rapport du comptable devrait plaire à Illyan. Les Dendarii n’étaient pas seulement parvenus à respecter leur budget – une fois n’est pas coutume –, ils avaient réussi à réaliser un profit substantiel. Illyan, qui, pour le principe, avait été disposé à dépenser sans compter pour l’opération, récupérait en définitive son courrier sans rien avoir à débourser. Pas mal, non ? Alors ?… Le compétent lieutenant Lord Miles Vorkosigan pouvait-il enfin espérer obtenir le grade tant convoité de capitaine ? C’est drôle comme ce grade-là lui importait beaucoup plus que son titre au sein des Dendarii. Certes, il pouvait s’enorgueillir d’avoir rempli son contrat signé en aveugle dix ans plus tôt, quand il s’était autoproclamé amiral d’une flotte imaginaire. L’amiral Naismith était désormais un personnage à part entière, connu pour ses exploits dans toute la galaxie. Son identité barrayarane n’était qu’une dimension supplémentaire. Mais Barrayar, ça reste mon chez-moi. Même si je préfère vivre ailleurs. Revenons à nos moutons. Et à l’Annexe C. Grâce aux caméras vid intégrées dans les armures des Dendarii, les scènes d’assaut, l’arrestation des pirates et le sauvetage de l’otage – et le reste – avaient été enregistrés autant de fois qu’il y avait de combattants. Le tout en couleurs et avec, en prime, les données médicales de l’intéressé. Poussé par un besoin morbide, Miles visionna sa crise et ses conséquences malheureuses en direct. L’armure numéro 60 offrait des gros plans saisissant du lieutenant Vorberg. Le pauvre homme, violemment tiré de sa torpeur narcotique, se mettait soudain à hurler de douleur avant de s’effondrer en arrière, tandis que ses jambes tombaient dans l’autre direction. Miles se recroquevilla sur lui-même, les tripes nouées. Tout bien réfléchi, le moment serait peut-être mal choisi pour réclamer une promotion à Illyan. Vorberg, convalescent, avait été remis la veille à l’ambassade barrayarane de Zouave afin qu’il fût renvoyé chez lui par la voie normale. Miles se félicitait de ce que son identité lui donnât une excellente raison d’éviter d’aller en personne présenter ses excuses à sa victime. Avant l’accident, Vorberg n’avait pas vu le visage de Miles, caché sous le casque. Et après, bien sûr… Le médecin lui avait confié que le lieutenant ne gardait que des souvenirs très confus des événements. Miles aurait aimé pouvoir faire disparaître les enregistrements de l’escadron bleu de l’annexe. Impossible, hélas. Effacer la séquence la plus intéressante de l’opération attirerait l’attention d’Illyan aussi sûrement qu’un signal de détresse en pleine mer. Evidemment, s’il effaçait l’annexe dans sa totalité, soient tous les enregistrements de tous les escadrons, le délit avait déjà beaucoup plus de chances de passer inaperçu. Miles réfléchit à ce qui pourrait remplacer l’Annexe C. En raison d’une défaillance technique, l’arc à plasma intégré ci l’armure numéro 32 s’est bloqué sur la position « tir ». Avant que le problème ait pu être résolu, le sujet a malheureusement été atteint par une décharge de l’arme… Ainsi, personne n’était responsable. La faute revenait à l’armure et pas à celui qui la portait. Non. Il ne pouvait pas mentir à Illyan. Pas même par omission. Ce ne serait pas un mensonge. Tout juste une coupure pour éviter les longueurs… Dangereux. Il avait toutes les chances d’oublier un détail dans une des autres annexes qui, d’une manière ou d’une autre, trahirait la disparition des enregistrements. Les analystes d’Illyan tomberaient inévitablement dessus, et il serait dans le pétrin jusqu’au cou. Encore qu’il ne devait pas y avoir grand-chose dans le reste du rapport qui fît allusion à l’incident. Ça ne devrait pas être bien sorcier de le relire de bout en bout. C’est une très mauvaise idée. Pourquoi pas, après tout ?… Juste pour voir. Il écoperait peut-être un jour d’un boulot de lecteur de rapports, qui sait ? Dieu m’en préserve… Ce serait un excellent exercice pour tester jusqu’à quel point il était possible de tronquer un texte. Rien que pour satisfaire sa curiosité, il dupliqua le dossier et commença à s’amuser avec la copie. Combien de temps lui faudrait-il pour faire disparaître les preuves de sa bavure ? Vingt minutes montre en main. Il examina le produit fini. Parfait. Tout simplement parfait. Artistique, même. Il essuya la goutte de sueur qui perlait à son front. Je pourrais me faire virer comme un malpropre, à cause de ça. Seulement si je me fais piquer. Toute sa vie semblait avoir tourné autour de ce principe. Il avait toujours couru plus vite que tout le monde – les assassins, les médics, le règlement du Service, les contraintes de son titre de Vor… Il avait même distancé la mort elle-même. Je peux même aller plus vite que toi, Illyan. Du côté des observateurs indépendants d’Illyan au sein des Dendarii, pas de problème. Le premier était resté au Q. G. de la Flotte. Le second faisait office de tech sur l’Ariel. Ni l’un ni l’autre n’avait été à bord du Peregrine ou avec les bataillons de combat. Pas de témoignages à craindre de leur part, donc. Il vaudrait peut-être mieux que je réfléchisse encore un peu… Après avoir rangé la copie dans un dossier « Top secret » à côté de l’original, il s’étira pour décontracter les muscles tendus de son dos. L’effet du travail de bureau. La sonnerie de sa porte le fit sursauter. — Oui ? — Baz et Elena, annonça une voix féminine dans l’intercom. Miles éteignit l’ordinateur, enfila la veste de son uniforme et débloqua la fermeture électronique de la porte. — C’est ouvert ! lança-t-il, un sourire aux lèvres, en pivotant sur sa chaise pour les regarder entrer. Tous deux comptaient au nombre des rares Barrayarans à faire partie des Dendarii et à être au courant de la double identité de Miles – l’amiral Naismith, supposément mercenaire d’origine betane, mais en réalité le lieutenant Lord Miles Vorkosigan, agent secret discipliné de la SécImp barrayarane. L’un et l’autre avaient en effet assisté aux premiers balbutiements de la Flotte. L’ex-déserteur hâve, au crâne dégarni, aujourd’hui commodore Baz Jesek, ingénieur en chef de la Flotte et, officieusement, second de Miles, avait même participé à sa création. De même qu’Elena Bothari-Jesek, son épouse, désormais capitaine du Peregrine. Elena… Fille de son défunt garde du corps barrayaran, elle avait grandi sous le même toit que lui, chez le Comte Vorkosigan. Presque une sœur. Privée de service militaire dans une armée réservée aux seuls sujets de sexe masculin, elle ambitionnait cependant de porter l’uniforme. Miles avait trouvé le moyen d’exaucer son vœu le plus cher. Mince, aussi grande que son mari, Elena était aujourd’hui un vrai soldat. Ses courtes boucles noires encadraient un visage pâle, aux traits harmonieux bien qu’anguleux, avec des yeux sombres constamment en alerte. Leur vie aurait-elle été différente si elle avait accédé à sa fiévreuse demande en mariage, alors qu’ils avaient tous deux dix-huit ans ? Où seraient-ils à cet instant ? Installés dans la confortable existence des aristocrates Vor ? Seraient-ils heureux ? Ou s’ennuieraient-ils ferme, se reprochant mutuellement de n’avoir pas pu mener une vie plus aventureuse ? Sans doute pas, puisqu’ils ignoreraient ce qu’ils auraient perdu. Ils auraient peut-être même une marmaille autour d’eux. Miles coupa le sifflet à ses réflexions. Vagabondage mental improductif. Pourtant, quelque part, dans un recoin de son cœur, Miles gardait un petit espoir. Non qu’Elena ne parût pas filer le parfait amour avec son mari. Mais la vie d’un mercenaire n’était pas celle d’un fonctionnaire. On pouvait à tout instant y laisser sa peau. Quelques centimètres de plus ou de moins dans la ligne de tir d’un ennemi pourraient transformer Elena en une jeune veuve en mal de consolation. Sauf qu’elle était bien plus souvent en première ligne que Baz. L’infâme scénario, médité dans le cloaque de ses pensées nocturnes, présentait une sérieuse faille. Enfin… on ne pouvait pas toujours contrôler ses pensées. — Bonjour, dit-il avec entrain. Asseyez-vous. Que puis-je faire pour vous ?… Elena lui retourna son sourire, et les deux officiers prirent place en face de lui, de l’autre côté de la console. Il y avait quelque chose de curieusement guindé, dans la façon dont ils se comportaient. Baz, d’un signe de tête, invita Elena à prendre la parole la première. Signe indéniable qu’ils se préparaient à lui annoncer quelque chose de désagréable. Miles se concentra. Elena commença par la formule de politesse qui s’imposait. — Comment te sens-tu, Miles ? — Je me porte comme un charme, merci. — Très bien. Elle inspira profondément avant de se lancer : — Mon seigneur… Oh, oh… Si elle faisait appel à sa relation de vassale lige, c’est que l’affaire était encore plus grave qu’il ne l’avait pensé. –… nous souhaitons démissionner. Miles en tomba presque de sa chaise. — Qu… quoi ? Elle se tourna vers Baz, qui prit la suite. — On vient de me proposer un job d’ingénieur sur un chantier naval orbital d’Escobar. Mon salaire nous permettrait à tous les deux de quitter la Flotte. — Mais… si c’était une question d’argent, il fallait m’en parler avant. Il y a toujours moyen de s’arranger. — Ça n’a rien à voir avec l’argent, dit Baz. C’était bien ce qu’il avait craint. Ç’aurait été trop facile. — Nous voulons prendre le temps de fonder une famille, expliqua Elena. Curieux comme, en entendant cet aveu tout simple, Miles eut l’impression de se retrouver de nouveau étalé sur le bitume, la poitrine éclatée par une grenade… — En tant qu’officiers dendarii, poursuivit Elena, il nous suffit de donner notre démission – en respectant les conditions stipulées par notre contrat, bien sûr. Mais en tant que vassaux liges, nous sommes obligés de requérir de ta part une Faveur Extraordinaire afin que tu nous affranchisses. — Mmh… Je… je ne suis pas certain que la Flotte soit prête à perdre d’un seul coup deux de ses meilleurs officiers. Surtout Baz. Quand je m’absente, ce qui m’arrive la moitié du temps, je m’appuie complètement sur lui. Et pas seulement pour les problèmes techniques, mais pour prendre garde que les contrats privés ne piétinent pas les plates-bandes des intérêts barrayarans, entre autres. Et il connaît… tous mes secrets. Je ne vois vraiment pas comment je pourrais m’en séparer. — Nous avons pensé que tu pourrais diviser ses responsabilités en deux, répondit Elena. — Oui, ajouta l’intéressé. En ce qui concerne les problèmes techniques, mon second est tout à fait prêt pour une promotion. Il est même bien meilleur que moi. Parce que plus jeune, sans doute. — Et tout le monde sait qu’il y a des années que tu formes Elli Quinn pour un poste de commandement. Une promotion qu’elle attend avec impatience. Elle est qualifiée pour ça. D’ailleurs, elle l’a largement prouvé l’année dernière. Miles claqua la langue. — Elle n’est pas barrayarane. Illyan risque de tiquer, pour un poste aussi critique. — Jusqu’à maintenant, ça ne l’a pas gêné, objecta Elena. Il la connaît assez. Et elle ne serait pas le premier agent non barrayaran à faire partie de la SécImp. Il y en a plein, dans le service. — Vous êtes sûrs que vous voulez démissionner ? Je veux dire… est-ce indispensable ? Un congé sabbatique prolongé suffirait peut-être, non ? Elena secoua fermement la tête. — Non, Miles. Tu n’es plus le même quand tu as des enfants. Je ne pense pas que j’aurai envie de revenir, après. — Je croyais que tu voulais devenir un vrai guerrier. Que ta carrière de soldat comptait plus que tout le reste. Comme pour moi… Sais-tu au moins que tout ce que j’ai fait était pour toi ? Rien que pour toi ? — Oui, c’était vrai. Mais ça ne l’est plus aujourd’hui. Tu sais… Toute mon enfance, et même après, on m’a seriné dans les oreilles que, sur Barrayar, seule la vie militaire valait la peine d’être vécue. Et que moi je n’accéderais jamais à un poste important parce que j’étais une fille. Eh bien, j’ai prouvé que Barrayar avait tort. Je suis devenue un soldat, et même un excellent soldat. — Exact. — Et maintenant, je commence à me dire que Barrayar n’avait pas seulement tort sur ce point. Il y a peut-être des choses plus importantes que la guerre… Pendant ta cryostase, l’année dernière, j’ai passé beaucoup de temps avec ta mère. — Oh ?… Elle était donc retournée sur sa planète natale. Même si elle avait juré de ne jamais y remettre les pieds… — Nous avons beaucoup parlé, elle et moi. J’avais toujours pensé que mon admiration pour elle tenait au fait qu’elle avait été soldat pendant la guerre d’Escobar, dans sa jeunesse, avant de suivre ton père sur Barrayar. Mais, une fois, elle s’est mise à égrener des souvenirs et m’a parlé de tout ce qu’elle avait fait en dehors de l’armée. Astrocartographe, explorateur, capitaine de vaisseau, prisonnier de guerre, et épouse, et mère, et politicienne… on aurait pu passer des jours à énumérer la liste. Elle ne savait jamais ce qui l’attendait le lendemain. Et d’un seul coup, j’ai eu envie d’être comme elle. De faire comme elle. Je veux découvrir quels sont mes autres visages, tu comprends ? Miles glissa un coup d’œil vers Baz qui regardait sa femme avec fierté. Inutile de demander de qui venait la décision de cette démission commune. — Et tu ne crois pas que… tu auras envie de reprendre du service, après ? insista-t-il sans conviction. — Dans dix, quinze, vingt ans ? Elle haussa les épaules. — Les Dendarii existeront-ils encore, au moins ? Non, franchement, je ne pense pas que j’aurai envie de revenir. Une fois lancée, je ne chercherai pas à faire marche arrière, je le sais. — D’accord, mais tu ne voudras pas rester à te tourner les pouces non plus. Tu auras besoin d’un job où tu pourras utiliser tes compétences. — Oui… J’avais pensé être capitaine sur une ligne commerciale. Comme ça, je mettrai à profit tout ce que j’ai appris. Sauf tuer les gens. J’en ai marre, de la mort, Miles. Je veux m’occuper de la vie. — Je ne doute pas que tu réussiras, quoi que tu entreprennes. Un court instant, Miles envisagea la possibilité de lui refuser sa liberté. Je t’interdis de partir. Tu restes avec moi… — Comme vous le savez, il m’est possible de vous libérer de votre contrat de Dendarii, mais c’est tout. Je ne peux pas vous affranchir de votre relation lige, pas plus que l’Empereur Gregor ne peut m’affranchir de mon titre de Vor. Maintenant, il est toujours possible de… nous perdre de vue pendant un temps indéterminé… L’espace d’un horrible instant, le petit sourire indulgent d’Elena lui rappela celui de sa mère. Elle semblait voir le système Vor comme une hallucination, une fiction légale qu’on pourrait effacer d’un claquement de doigts. Son regard concentré excluait toute influence extérieure. C’était injuste. Les gens profitaient qu’il soit mort pour changer. Sans préavis, sans même lui demander son avis. Il avait envie de hurler comme un loup, de verser toutes les larmes de son corps, sauf que… Elle ne s’est pas transformée du jour au lendemain. Il y a déjà des années que tu l’as perdue. Tu es juste pathologiquement incapable d’accepter l’échec. Ce qui pouvait être une qualité utile pour un chef militaire devenait carrément emmerdant pour un amoureux. Sans conviction, Miles se prêta au cérémonial Vor. Tous deux s’agenouillèrent devant lui et placèrent leurs mains entre les siennes. Sitôt qu’il eut prononcé les formules rituelles, il vit les longues mains d’Elena s’envoler tels des oiseaux dont on vient d’ouvrir la cage. Je n’avais pas conscience de te garder prisonnière, mon premier amour. Pardonne-moi… — Eh bien, je vous souhaite tout le bonheur du monde, dit-il alors qu’Elena et Baz se relevaient. Il parvint à simuler un clin d’œil amusé. — Donnez mon nom au premier, hein ? Elena sourit. — Je doute qu’elle apprécie. Milesanna ? Milesia ?… — Milesia ? La pauvre… on dirait une maladie. Dans ce cas, évidemment, mieux vaudra s’abstenir. Je ne voudrais pas qu’elle grandisse en me haïssant sans même me connaître. — Quand pourrons-nous partir ? demanda Elena. Les Dendarii n’ont rien de prévu, pour l’instant. Il était même programmé un congé planétaire pour toute la Flotte. — Du point de vue technique, tout est en ordre, ajouta Baz. Pour une fois, nous n’avons pas besoin de faire réparer. Je les retiens encore ? Non. Le plus tôt sera le mieux. — Ça pourra se faire très vite, dit Miles. Il faudra avant tout que j’avise le capitaine Quinn de sa promotion, ça va de soi. — Commodore Quinn, rectifia Elena. Je suis sûre qu’elle va adorer. L’étreinte qu’elle donna à Miles n’avait rien de militaire. Elle l’embrassa sur les joues puis se tourna pour prendre la main de Baz. Miles, statufié, s’efforça de retenir son parfum alors que la porte se refermait en murmurant derrière eux. Quinn réglait des détails au Crépuscule du Zouave. Miles laissa l’ordre qu’elle vienne le retrouver sitôt son retour à bord du Peregrine. En attendant, il fit défiler la liste du personnel dendarii sur son écran afin d’étudier les noms suggérés par Baz pour son remplacement. Il n’y avait aucune raison qu’ils ne fassent pas l’affaire. Il suffisait de promouvoir celui-ci et de déplacer ceux-là pour combler les postes vacants. Finalement, il n’était pas aussi choqué qu’il l’aurait cru. Il y avait des limites à tout, même à sa capacité d’auto dramatisation. D’accord, il se sentait un peu… bancal, comme un homme à qui on vient d’ôter la canne décorative sur laquelle il s’appuyait. Ou une canne-épée, comme le vieux Commodore Koudelka. Mais il réapprendrait vite à marcher. Et puis, du point de vue de la Flotte, force lui était de reconnaître qu’Elena et Baz avaient choisi un moment opportun pour se retirer. Quinn arriva enfin, chargée d’un attaché-case cadenassé. Comme ils étaient seuls, elle l’embrassa sans plus de cérémonie. — L’ambassade barrayarane t’envoie ça. C’est peut-être un cadeau de l’oncle Illyan. — J’espère. Il décoda le cadenas et ouvrit la mallette. — On a vu juste. C’est un jeton de crédit. Paiement intermédiaire pour la mission de sauvetage. Le Q. G. ne peut pas encore savoir qu’on vient de la terminer. Illyan voulait sûrement s’assurer qu’on ne tombe pas à sec en plein milieu de la bagarre. Je constate qu’il prend à cœur le sauvetage de ses hommes. C’est bien. Un jour, c’est peut-être moi qui en bénéficierai. — Tu en as bénéficié l’année dernière, lui rappela Quinn. Il faut dire que la SécImp prend un soin tout particulier de ses membres. Une qualité barrayarane plutôt surannée, pour une organisation qui se veut à la pointe du progrès. — Et qu’est-ce que c’est que ça, mmh ?… Il sortit une disquette de la mallette. Des instructions codées, à sa seule intention. Par discrétion, Quinn tourna le dos tandis qu’il faisait défiler le message sur l’écran de son ordinateur. Toutefois, sa curiosité la poussa bientôt à se pencher pardessus son épaule. — Alors ? De quoi s’agit-il, cette fois ? D’ordres ? De félicitations ? De reproches ? — Eh bien, euh… Perplexe, il se recula contre son dossier. — À vrai dire, je me demande pourquoi ils ont tenu à le coder. J’ai ordre de rentrer à Barrayar, au Q. G. de la SécImp, séance tenante. Un vaisseau du gouvernement doit transiter par Tau Ceti où il m’attendra. Je suis donc tenu de m’y rendre le plus vite possible, même si je dois emprunter pour ça une ligne commerciale. Tu crois qu’ils ont pu apprendre ce qui s’est passé pour Vorberg ? Ils ne disent même pas de terminer la mission d’abord. Il faut que je lâche tout et que je rentre. Point final. Si c’est pour une nouvelle mission, ça m’oblige à voyager pendant des semaines et à refaire ensuite le trajet inverse pour regagner la Flotte. C’est idiot. Une main glacée lui étreignit soudain la poitrine. Et si c’était une affaire personnelle ? Son père ? Ou sa mère ?… Non. Si quoi que ce fût, était arrivé au Comte Vorkosigan, qui servait actuellement l’Empire en qualité de vice-roi et de gouverneur colonial de Sergyar, il en aurait été immédiatement avisé par les services d’informations galactiques, même sur une planète aussi éloignée que Zouave. Quinn, assise sur un coin de son bureau, examina tout à coup ses ongles avec une attention particulière. — Qu’est-ce qui se passera si tu as une autre crise pendant le voyage ? Il haussa les épaules. — Il n’y a pas de raison que ça arrive. — Qu’en sais-tu ? Elle fixa ses yeux d’aigle sur lui. — Bon sang, Miles, il faut que tu fasses quelque chose pour ces crises ! Tu ne peux pas faire comme si elles n’existaient pas. — Mais j’ai essayé d’y remédier. Je croyais que la chirurgienne dendarii pourrait en venir à bout, j’ai confiance en elle, mais tout ce qu’elle a essayé s’avère inefficace. Alors il faut que je trouve une autre solution. — Tu as confiance en elle ? Et pourquoi pas en moi ? Miles baissa la tête. — Elle obéit aux ordres, dit-il, sur la défensive. J’avais peur que toi, pour mon bien, tu prennes des décisions qui seraient allées à l’encontre de ce que je voulais faire. Après un instant de silence, Quinn relança l’offensive. — Pourquoi n’es-tu pas retourné chez toi ? L’Hôpital Militaire Impérial de Vorbarr Sultana est devenu l’un des meilleurs de la galaxie… Il soupira. — J’aurais dû m’en inquiéter l’hiver dernier. Il est trop tard, maintenant. Je suis obligé de trouver autre chose. — Autrement dit, tu as menti à tes supérieurs. Et tu t’es fait piquer. Pas encore. — Tu sais très bien ce qui est en jeu, pour moi. Il s’approcha d’elle pour lui prendre la main avant qu’elle ne commence à se ronger les ongles. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Relevant la tête, il lui passa un bras autour du cou et l’attira pour l’embrasser. Les yeux sombres de Quinn reflétaient sa propre peur. — Oh, Miles… Dis-leur… Dis-leur que ton cerveau était encore en train de décongeler et que tu n’es pas responsable des décisions que tu as prises à ce moment-là. Jette-toi aux pieds d’Illyan, et vite, avant que ça empire. Il secoua la tête. — Jusqu’à la semaine dernière, ç’aurait encore été possible. Mais après ce que j’ai fait à Vorberg… je ne crois pas obtenir l’indulgence du jury. Je n’aurais pas la moindre pitié pour un subordonné qui m’aurait fait un coup pareil. Illyan n’a aucune raison de m’épargner. À moins que… qu’il ignore tout du problème. — Miles ?… Tu n’as pas l’intention de passer ça sous silence, tout de même ? — On peut très bien faire disparaître ce fâcheux épisode du rapport. Atterrée, elle le repoussa un peu brutalement. — La décongélation t’a vraiment ramolli la cervelle ! — Ne crois pas tout ce qu’on dit sur Illyan, rétorqua-t-il avec humeur. Ce n’est pas parce qu’on a une biochip mémorielle infaillible qu’on est un génie. Sa réputation d’omniscience est un peu surfaite. Pour les besoins de la cause, nous prétendons toujours savoir ce que nous faisons mais j’ai vu certains dossiers secrets, et je sais à quel point les choses peuvent être merdiques, en coulisses. — Il y a trop de témoins. — Toutes les missions dendarii sont classées top secret. Les soldats ne parleront pas. — Sauf entre eux. C’est leur sujet favori. Plusieurs sont même venus me poser des questions. — Ah ? Et qu’est-ce que tu leur as répondu ? Elle renifla dans un geste de colère contenue. — Je leur laisse entendre que c’était un problème technique de l’armure. — Bien. De toute façon, ils sont ici… et Illyan est là-bas. À plusieurs semaines de voyage. Qu’est-ce qu’il pourrait apprendre, à part ce que je veux bien lui dire ? Allez, Quinn, fais marcher tes méninges. Si la SécImp avait dû être informée de mon problème, elle le serait déjà depuis des mois. Toutes les preuves jacksoniennes leur ont à l’évidence échappé. Une petite veine battait sur le cou de Quinn. — Qui parle de méninges, ici ? Tu es devenu complètement dingue, ma parole ! explosa-t-elle. Tu deviens aussi impossible que Mark ! — Qu’est-ce que Mark vient faire dans cette discussion ? Mauvais signe, ça. Ils venaient de mettre le pied sur un terrain très, très glissant. La dégringolade était proche. Les trois disputes mémorables – et récentes – qu’il avait eues avec Quinn avaient toutes éclaté à propos de Mark, son clone jumeau. Nom de Dieu… Il avait presque renoncé à leurs petites retrouvailles intimes, pendant cette mission, par crainte qu’elle ne soit témoin d’une de ses crises. Elle aurait sans doute eu du mal à gober qu’il s’agissait d’une nouvelle sorte d’orgasme. Du coup, avait-elle attribué son apparente froideur à leur divergence d’opinions concernant son jumeau ? — Mark n’a rien à voir avec ça, dit-il. — Mark a tout à voir avec ça ! Si tu n’avais pas été obligé de lui cavaler après, tu n’aurais pas été tué ! Et tu n’aurais pas eu de court-circuit cryogène dans les neurones ! À tes yeux, il est peut-être l’invention la plus géniale depuis les tringles Necklin, mais je déteste cette sale vermine ! — Eh bien, à moi, elle me plaît, la sale vermine ! Bon sang, ne me dis pas que tu es jalouse ! Ce serait trop con… Ils avaient l’air de deux boxeurs prêts à se jeter l’un sur l’autre. Dans un combat au corps à corps avec elle, il perdrait. À tout point de vue. Il préféra attaquer plus sournoisement. — Baz et Elena démissionnent, qu’est-ce que tu dis de ça ? Tu deviens Commodore et second à la place de Baz. Pearson sera le nouvel ingénieur en chef. Tu assureras aussi le commandement du Peregrine jusqu’à ce que tu rejoignes l’autre moitié de la Flotte. Le choix du nouveau capitaine sera à l’ordre du jour de ta première réunion du personnel. Tu n’as qu’à nommer quelqu’un en qui tu as conf… avec qui tu peux travailler. Rompez ! Et merde. Ce n’était pas du tout comme ça qu’il avait envisagé de lui annoncer cette promotion tant attendue. Il aurait voulu la déposer à ses pieds comme un trophée, en récompense de ses innombrables qualités. Et non pas la lui jeter à la figure comme une assiette au beau milieu d’une engueulade domestique, quand les mots ne suffisent plus à traduire les émotions. Elle ouvrit la bouche, la referma. L’ouvrit de nouveau. — Et où crois-tu aller, sans moi ? Je suis ton garde du corps, rétorqua-t-elle avec amertume. Je sais pertinemment qu’Illyan t’a ordonné de ne pas voyager sans escorte. Tu tiens vraiment à foutre ta carrière en l’air ? — Dans ce secteur, un garde du corps est une formalité. Je prendrai le sergent Taura. Elle fera un gorille assez imposant pour satisfaire le plus parano des patrons de la SécImp. Et elle a bien gagné un peu de vacances. — Oh… toi ! Il était rare que Quinn fût à court de vocabulaire. Pivotant sur ses talons, elle se dirigea d’un pas raide vers la porte et lui adressa un salut rigide, l’obligeant à y répondre. Dans l’impossibilité de claquer la porte automatique derrière elle, elle s’éloigna dans le couloir d’une démarche martiale. Miles s’effondra sur sa chaise. Au bout d’un moment passé à cafarder, il se tourna vers sa comconsole, indécis. Puis il coda la version courte de son rapport qu’il transcrivit sur une disquette de sécurité. Ensuite, il fit apparaître la version longue – et appuya sur la touche d’effacement. Terminé. Après avoir rangé la disquette codée dans l’attaché-case, il se leva et commença à faire ses bagages. 3 Les deux seules cabines communicantes restant à bord du premier vaisseau en partance pour Tau Ceti se trouvaient être des suites en première classe. Une "déveine" dont Miles aurait eu mauvaise grâce de se plaindre. Il prit son temps pour visiter son nouveau royaume, rangea tranquillement ses bagages et attendit que le sergent Taura finisse son tour d’inspection. L’éclairage et le décor étaient agréables, les lits spacieux et moelleux, les salles de bains outrageusement luxueuses, et ils n’auraient même pas besoin de sortir pour se restaurer. Un room-service illimité était inclus dans le prix du billet. En fait, ils allaient évoluer dans un petit univers privé durant les sept jours à venir. Le reste du voyage serait déjà beaucoup moins plaisant. Il changerait d’identité à la station de transfert de Tau Ceti et, avant de monter à bord du vaisseau barrayaran, endosserait l’uniforme du lieutenant Lord Miles Vorkosigan, courrier de la SécImp, modeste officier au même titre que l’infortuné lieutenant Vorberg. Sortant l’uniforme impérial vert de sa valise, il l’accrocha dans le placard, ainsi que ses bottes de service. Le rôle de courrier lui offrait toujours une excellente couverture pour ses allers et retours entre Barrayar et la Flotte dendarii. Un courrier n’avait jamais besoin d’expliquer quoi que ce fût. En revanche, il n’aurait pour compagnons de voyage que des hommes, tous militaires et, hélas, tous barrayarans. Plus besoin de garde du corps. Le sergent Taura retournerait auprès des Dendarii, et il resterait seul avec ses compatriotes. Par expérience, il connaissait déjà leur réaction à son égard. À sa taille non réglementaire. Oh, ils ne diraient rien devant lui, mais il était évident qu’ils attribueraient sa sinécure à l’influence de son père, le Vice-Roi Amiral Comte Voretcetera… Il n’en demandait pas plus. Le lieutenant Vorkosigan le Raseur ne tenterait rien pour les faire changer d’avis. Enfin… peut-être retrouverait-il d’anciens compagnons dans l’équipage. Il referma le placard. Le lieutenant Vorkosigan et ses problèmes pouvaient aller se faire voir pendant une semaine. Il avait mieux à faire. Un frisson de plaisir lui courut le long du dos à cette perspective. Le sergent Taura revint enfin et se baissa pour franchir la porte de communication entre leurs deux suites. — R. A. S., déclara-t-elle. Pas de micros. Et pas de passagers suspects. D’ailleurs, nous sommes les derniers à nous être inscrits pour le voyage. Et on vient de quitter l’orbite. Il releva la tête pour sourire à son sous-officier le plus extraordinaire. Et l’un des meilleurs. Son ardeur à la tâche n’avait rien de surprenant : elle avait été génétiquement conçue pour ça. Taura était le prototype vivant d’un projet génétique de moralité douteuse réalisé, on s’en doute, sur l’Ensemble de Jackson. Ils avaient voulu fabriquer un super-soldat, et avaient à cet effet créé un comité de recherche. Un comité exclusivement composé d’ingénieurs en biologie – pas un seul militaire expérimenté. Leur but : inventer quelque chose de spectaculaire pour impressionner le client. Sur ce point, ils avaient réussi au-delà des espérances. Quand Miles l’avait rencontrée pour la première fois, la jeune Taura, alors âgée de seize ans, avait atteint sa taille adulte. Deux mètres cinquante de muscles. Pas un poil de graisse. Des griffes saillaient de ses doigts et de ses orteils, et de longues canines blanches débordaient de ses lèvres écarlates. Son corps semblait vibrer d’une chaleur émanant de son puissant métabolisme qui lui conférait une force et une rapidité d’action exceptionnelles. Ses yeux fauves lui donnaient un regard de loup. Un regard devant lequel des hommes préféraient parfois déposer les armes sans insister, ainsi que Miles avait pu le constater par lui-même à une certaine occasion. Elle était à sa façon la plus belle femme qu’il lui eût été donné de voir. Il suffisait pour cela de savoir la regarder. Miles se rappelait précisément toutes les fois où ils avaient fait l’amour, depuis… combien de temps, déjà ? Six, sept ans ?… C’était bien avant que Quinn et lui ne soient ensemble, en fait. Taura avait été une première expérience toute particulière, pour lui, et lui pour elle, et ce lien secret entre eux n’avait jamais perdu de sa force. Oh, ils avaient essayé d’être sages. Le règlement dendarii interdisant au personnel de grade différent de fraterniser était une excellente chose pour tous : cela évitait aux subordonnés d’être exploités et aux officiers de perdre le contrôle de la discipline, voire pire. Et lorsqu’il était le jeune et sérieux amiral Naismith, Miles avait tenu à donner le bon exemple à ses troupes – vertueuse résolution qui avait quelque peu fléchi… quelque part. Après la énième fois où il avait failli être tué, peut-être. Enfin, si l’on ne peut pas être sage, on peut au moins essayer d’être discret. — Parfait, sergent, dit-il en lui tendant la main. Tu vas peut-être pouvoir oublier le service… pendant les sept jours à venir, mmh ? Le visage de Taura s’illumina. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire qui exposa ses crocs. — C’est vrai ? Sa voix tremblait d’excitation. — C’est vrai, confirma-t-il. Elle s’avança et se pencha pour échanger avec lui un baiser prometteur. Sa bouche, comme toujours, était brûlante. Taura dévorait la vie. Elle vivait dans un éternel présent, et ce pour d’excellentes raisons… S’efforçant d’oublier l’avenir, il glissa la main derrière son cou pour dénouer l’énorme natte de cheveux auburn qu’elle relevait avec soin sur sa tête. — Je vais me rafraîchir, murmura-t-elle en s’écartant de lui. — Prends le temps de te vautrer dans le luxe, lança-t-il avant qu’elle ne disparaisse dans sa suite. Les salles de bains sont de vrais paradis pour sybarites. Il se retira dans la sienne où il se déshabilla avant d’entamer un agréable rituel de préparation incluant l’épilation, la toilette et la friction à l’eau de Cologne. Taura méritait ce qu’il y avait de mieux. Elle méritait aussi tout le temps dont elle avait besoin. Les occasions pour elle étaient rares de révéler sa nature féminine timidement cachée sous la carapace de l’imposant sergent. Il fallait qu’elle soit en totale confiance pour dévoiler cette vulnérabilité. Il semble que nous ayons tous une identité secrète. Ma Princesse Enchantée… Il enroula comme un sarong une serviette préchauffée autour de ses reins et s’assit sur son lit, impatient. Avait-elle prévu ce petit intermède, et, dans ce cas, quelles frivolités sortirait-elle de sa valise, cette fois-ci ? Elle insistait toujours pour mettre ces petits dessous sexy, sans se rendre compte qu’elle n’avait besoin d’aucun artifice. Ses longs cheveux soyeux suffisaient à parer son corps de déesse. Oui, enfin… pas vraiment soyeux. Livrés à eux-mêmes, ils avaient tendance à se montrer rebelles et à frisotter. N’empêche qu’il les trouvait beaux, même s’ils lui chatouillaient le nez. Il priait pour qu’elle ait perdu cette épouvantable chose rose avec les plumes rouges. Il lui avait fallu user de tout son tact, la dernière fois, pour lui faire admettre que, peut-être, la couleur et la forme ne convenaient pas à sa plastique parfaite, sans jamais, à aucun moment, lui laisser entendre qu’elle avait pu commettre une faute de goût. Elle avait peut-être le pouvoir de le briser en deux d’une seule main, mais il pouvait la tuer d’un seul mot. Jamais. Son visage s’éclaira dès qu’elle réapparut dans la chambre. Elle portait un déshabillé de soie crème et fluide, des mètres d’un tissu si fin qu’on aurait pu le faire passer à travers le chas d’une aiguille. Elle était magnifique. — Splendide ! s’exclama-t-il avec un enthousiasme sincère. — Tu le penses vraiment ? Elle tourna sur elle-même. La soie flotta autour de son corps dont émanait un subtil parfum épicé. Ses pieds nus ne cliquetaient pas sur le sol – elle avait soigneusement coupé ses griffes avant de les peindre d’un vernis or. Cette fois-ci, au moins, il n’aurait pas besoin de points de suture – et donc pas d’explications à fournir au médic soupçonneux. Dès qu’elle fut allongée près de lui, leur différence de taille disparut. Ils allaient pouvoir satisfaire leur soif de caresses jusqu’à satiété, sans être dérangés dans leurs étreintes… Il se raidit à l’idée qu’un œil indiscret pût suivre leurs ébats, qu’un rire lourd de méchanceté et de cynisme pût éclater soudain. Jamais personne ne pourrait comprendre la nature particulière de leur relation. La comprenait-il lui-même ? À une époque, il aurait peut-être évoqué l’ivresse des hauteurs, l’exaltation d’escalader une montagne de chair humaine, fantasme suprême du nabot. Plus tard, il aurait parlé d’un pari sur la vie, d’un pied de nez à la mort. Mais peut-être était-ce plus simple que ça. Peut-être s’agissait-il tout bonnement d’amour. Il se réveilla longtemps après, et l’observa tandis qu’elle dormait encore. Fallait-il qu’elle fût en confiance avec lui pour que son léger mouvement ne la mît pas aussitôt en état d’alerte, ce qui aurait normalement dû être l’effet de sa programmation génétique. Qu’elle dorme était ce qui le touchait le plus. Il étudia le jeu d’ombre et de lumière sur son long corps ivoire, à demi drapé dans les draps défaits, et laissa sa main courir sur ses courbes, à quelques centimètres de la peau dorée et fiévreuse. Sa respiration était, comme toujours, un peu trop rapide, un peu trop profonde. Il aurait aimé la ralentir. Comme si ce n’étaient pas ses jours qui étaient comptés, mais ses inspirations. Et quand elle serait venue à bout du nombre qui lui avait été imparti… Taura était la dernière survivante de son espèce. Tous les prototypes avaient été conçus pour une vie courte. Un programme faisant peut-être office de mécanisme de sûreté intégrée. À moins que ce ne fût pour leur insuffler le courage nécessaire à leur fonction, au nom d’une obscure théorie selon laquelle une brève existence serait plus facile à sacrifier qu’une longue. Les concepteurs ne devaient pas avoir très bien saisi le sens du courage. Ni celui de la vie. Les super-soldats étaient morts à la fleur de l’âge, sans avoir eu le temps de connaître l’arthrite. Ils n’avaient souffert que quelques semaines, quelques mois tout au plus, d’un délabrement physique aussi violent que l’avait été leur vie. Miles observa les fils d’argent dans la chevelure de Taura. Ils n’étaient pas là l’année dernière. Pour l’amour du ciel, elle n’a que vingt-deux ans… La chirurgienne dendarii l’avait examinée avec soin et lui avait administré des remèdes afin de ralentir son métabolisme galopant. Son appétit s’était réduit de moitié. Elle mangeait comme deux, maintenant. Plus comme quatre. Année après année, ils avaient réussi à prolonger son existence. Mais tôt ou tard, à trop l’étirer, l’élastique finirait par claquer. Combien de temps lui restait-il ? Un an ? Deux ? Quand il rejoindrait la Flotte, à son retour de Barrayar, serait-elle encore là pour l’accueillir avec un Bonjour, amiral Naismith en public, et un rauque et polisson Salut, mon poulet… en privé ? Heureusement, c’est l’amiral Naismith qu’elle aime. Lord Vorkosigan ne pourrait pas gérer cette situation. Vaguement coupable, il songea à l’autre liaison de l’amiral Naismith. Menée au grand jour, celle-ci. Personne n’avait besoin d’excuse pour être amoureux de la superbe Quinn. Il ne lui était pas à proprement parler infidèle. D’un point de vue technique, Taura avait été la première. Et puis, Quinn et lui n’avaient échangé aucune promesse. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. Il l’avait des centaines de fois suppliée de l’épouser. Mais elle aussi était amoureuse de Naismith. Pas de Lord Vorkosigan. Née sur une station spatiale, elle était habituée à courir les étoiles. L’idée de devenir Lady Vorkosigan, coincée à jamais sur une planète qu’elle avait elle-même un jour qualifiée de « marais croupissant », suffisait à la faire détaler à l’autre bout de la galaxie ou, au moins, à décliner l’offre avec embarras. La vie amoureuse de l’amiral Naismith ressemblait à un rêve d’adolescent – une sexualité débridée, parfois surprenante, et aucune responsabilité. Pourquoi n’y prenait-il plus autant plaisir qu’avant ? Il aimait Quinn, aimait son énergie, son intelligence, leur passion commune pour la vie militaire. Elle était l’une des meilleures amies qu’il n'ait jamais eues. Mais au bout du compte, elle ne lui offrait que… que la stérilité. Ils n’avaient pas plus d’avenir ensemble qu’il n’en avait eu avec Elena, mariée à Baz, ou qu’il n’en avait avec Taura. Qui n’en a plus pour très longtemps. Dieu que ça fait mal. Il serait presque soulagé de quitter l’amiral Naismith et de retrouver Lord Vorkosigan. Lui au moins n’avait pas de vie sexuelle. Les yeux dorés de Taura apparurent entre ses paupières mi-closes. Un lent sourire découvrit légèrement ses crocs. — Tu as faim ? lui demanda-t-il, certain de la réponse. — Mm mmh. Ils étudièrent le menu du restaurant pendant une dizaine de minutes avant de passer une énorme commande. Le plaisir de voyager en compagnie de Taura, songea Miles avec ravissement, c’est qu’il pouvait essayer tous les plats sans crainte d’avoir à laisser quelque chose dans son assiette. Tandis qu’ils attendaient leur festin, Taura empila des coussins pour s’asseoir dans le lit. La tête penchée, elle le regarda pensivement. — Tu te souviens de la première fois où tu m’as nourrie ? — Oui. Dans la forteresse de Ryoval. Cette barre de ration infecte, que nos soldats appelaient une « barre de rat ». — Crois-moi, une barre de rat, c’est un festin par rapport à du rat cru. — Maintenant, je peux faire mieux. — Et comment ! Quand les gens étaient sauvés, ils devaient le rester. N’étaient-ce pas les termes du marché ? Et ensuite nous vivrons tous heureux, n’est-ce pas ? Jusqu’au jour de notre mort. Mais avec cette menace de réforme pour cause de maladie au-dessus de sa tête, était-il si certain que Taura partirait avant lui ? Ce serait peut-être l’amiral Naismith, après tout… — Ça a été le coup de foudre, pour toi ? — Euh… non. Pas vraiment. Il avait été terrorisé, oui… — Il m’a bien fallu… oh, une heure pour me rendre compte que tu me plaisais. — Moi aussi. En fait, c’est quand tu es revenu me chercher que j’ai commencé à tomber sérieusement amoureuse. — Tu sais… cette opération n’a pas tout à fait débuté comme une mission de sauvetage… C’était le moins qu’on puisse dire. À l’origine, il avait été engagé pour "éliminer le dernier échantillon expérimental". — Mais avec toi, elle en est devenue une, dit-elle. C’est le genre que tu préfères. Ça te met en joie chaque fois que tu en diriges une, même si les choses tournent au vinaigre. — Mes gratifications ne sont pas uniquement financières. J’avoue que sortir quelqu’un d’une situation désespérée m’excite. Surtout quand tout le monde pense que c’est impossible. J’adore me rendre intéressant, d’autant que le public est toujours prêt à applaudir. Sauf peut-être Vorberg… — Des fois je me demande si tu n’es pas comme ce Barrayaran dont tu m’as parlé un jour, remarqua-t-elle. Tu sais, celui qui distribue des pâtés de foie à tout le monde parce qu’il adore ça, et qui est toujours frustré parce que personne ne lui en offre. — Je ne crois pas avoir besoin d’être sauvé. Du moins en général… Le petit séjour sur l’Ensemble de Jackson, l’année précédente, ayant été une mémorable exception. Encore que sa mémoire fût percée d’un gros trou de trois mois. — Mmmh… je crois que ce sont surtout les conséquences du sauvetage qui te plaisent. La liberté. Tu donnés la liberté aux autres chaque fois que tu en as l’occasion. Est-ce parce que tu l’aimerais pour toi-même ? Sans jamais réussir à l’obtenir ? — Naaan… C’est la poussée d’adrénaline qui m’intéresse. Leur repas arriva. Un seul chariot n’avait pas suffi. Le serveur en apportait deux. Miles renvoya l’homme avant même qu’il fût entré dans la suite et, avec Taura, installa la table. Il grignota sans cesser de regarder Taura. La voir manger lui procurait un étrange plaisir. Le spectacle, il faut le dire, était assez saisissant. — N’oublie pas de goûter à ces petits toasts au fromage avec la sauce pimentée, dit-il. Je suis sûr qu’ils sont bourrés de calories. Taura s’empressa de suivre son conseil. Ils mangèrent quelque temps en silence, au seul son de leurs mastications. — Satisfaite ? demanda-t-il. Elle avala une pâtisserie fondante en forme d’étoile. — Oh oui ! Il sourit. Elle avait un don pour le bonheur. Il n’était pas donné à tout le monde de vivre le présent aussi intensément qu’elle. L’intuition de sa mort proche venait-elle parfois se poser sur son épaule comme une saleté de charognard ? Oui, bien sûr. Mais pourquoi casser l’ambiance ? — Qu’est-ce que ça t’a fait, l’année dernière, quand tu as appris que j’étais Lord Vorkosigan ? Et que l’amiral Naismith n’existait pas ? Elle haussa les épaules. — Ça m’a paru normal. J’avais toujours pensé que tu devais être une sorte de prince déguisé. Miles éclata de rire. — N’exagérons rien ! Dieu me préserve de l’Imperium. Amen. Et si c’était maintenant qu’il mentait, en fait ? Si Naismith était sa véritable identité, et Lord Vorkosigan un simple masque ? Le monotone accent betan lui était désormais naturel, alors qu’il lui fallait fournir un effort pour reprendre celui, guttural, de Barrayar. Il enfilait sans peine la peau de Naismith. Celle de Lord Vorkosigan craquait de plus en plus aux entournures. — En fait… Il reprit sans transition le fil de leur conversation précédente, sachant qu’elle n’aurait aucun mal à le suivre. –… je n’ai pas envie de liberté. Dans le sens d’oisiveté ou de… de chômage, si tu veux. Surtout pas de chômage. — Ce n’est pas d’avoir du temps libre qui m’intéresse… sauf en ce moment, bien entendu. Elle l’encouragea à poursuivre d’un hochement de tête. — Je voudrais… accomplir ma destinée, je suppose. Etre, ou devenir, aussi pleinement moi que possible. D’où la création de l’amiral Naismith, afin d’utiliser toutes ces facettes de lui-même qui n’avaient pas leur place sur Barrayar. Il y avait bien pensé une centaine de fois. Peut-être même plus. Pensé à abandonner Vorkosigan, à devenir Naismith à part entière. Se débarrasser du boulet patriotique et financier de la SécImp, et vivre des opérations galactiques de la Flotte des Mercenaires Libres Dendarii. Mais à partir de là, pas question de faire machine arrière. Pour un Vor, posséder une armée privée constituait une trahison, un crime capital. Une fois qu’il aurait emprunté cette voie, il ne pourrait plus jamais revenir à Barrayar. Avant tout, il n’aurait jamais le cœur de faire une chose pareille à son père. Pas tant que le Comte vivrait, avec tous les espoirs qu’il fondait sur lui. Quant à sa mère, il ne savait trop comment elle réagirait. Après toutes ces années sur Barrayar, elle était encore betane jusqu’au bout des ongles. Elle ne verrait sans doute aucune objection au fait en soi ; en revanche, elle n’approuvait ni ne désapprouvait l’idée que l’on pût consacrer sa vie à la chose militaire. Mais il était clair que, pour elle, les humains avaient sûrement mieux à faire que de se battre entre eux. Et une fois que son père serait mort… Miles deviendrait le Comte Vorkosigan, avec un District, et une place importante au Conseil des Comtes, et des devoirs à remplir toute la sainte journée… Vis, père. Vis le plus longtemps possible. Tout compte fait, il existait des endroits de lui-même où l’amiral Naismith n’avait pas droit de cité. — À propos de sauvetages mémorables… La belle voix de baryton de Taura le ramena au présent. –… comment va ton pauvre clone jumeau ? Il a trouvé sa voie ? Au moins Taura, elle, ne traitait pas son unique frère de sale vermine. Il lui sourit avec reconnaissance. — Il s’en sort bien, je crois. Il a quitté Barrayar avec mes parents quand ils sont partis pour Sergyar, et est resté quelque temps avec eux avant d’aller sur la Colonie de Beta. Ma grand-mère betane garde un œil sur lui. Il s’est inscrit à l’université de Silica, où elle habite, pour étudier la comptabilité. Ça a l’air de lui plaire. J’avoue que ça me dépasse un peu. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il devrait avoir plus de choses en commun avec moi… — Peut-être que vous finirez par vous ressembler davantage, avec le temps… — Ça m’étonnerait. Mark ne voudra sans doute jamais revenir à la vie militaire. — Non, mais peut-être que tu t’intéresseras un jour à la comptabilité. Il releva un œil soupçonneux vers elle. Ouf… oui, elle plaisantait. Il le voyait aux petites rides qui étoilaient le coin de ses yeux. Mais quand son visage se détendit, quelques rides demeurèrent. — Du moment que je n’attrape jamais son tour de taille… Il avala une gorgée de vin. Parler de Mark lui rappela l’Ensemble de Jackson, et sa cryoréanimation, et tous les problèmes qui le minaient sur le moment. Il songea également au Dr Durona, sa cryochirurgienne. Les sœurs clones réfugiées avaient-elles réussi à installer leur nouvelle clinique sur Escobar, loin de leur expatrie abhorrée ? Mark devait être au courant ; d’après son dernier message, il leur expédiait encore de l’argent. Et si c’était le cas, accepteraient-elles de prendre un nouveau, ou plutôt, un ancien patient ? Très, très discrètement ? Il pourrait demander un congé prolongé, en prétextant une visite à ses parents sur Sergyar. De là, il n’y avait qu’un petit saut pour Escobar. Où il pourrait rencontrer Rowan Durona… Il pourrait même s’y rendre plus ouvertement. Il lui suffirait de laisser entendre qu’il allait voir une maîtresse. Illyan, ou en tout cas son père, n’y verraient que du feu. Même les agents de la SécImp avaient droit à une vie privée. Encore qu’il serait le premier surpris d’apprendre qu’Illyan en avait une… La brève liaison de Miles avec Rowan avait été une erreur, un accident de parcours survenu durant sa cryoamnésie. Mais ils s’étaient séparés en assez bons termes. Il pourrait peut-être la persuader de le soigner, mais sans laisser de trace pour la SécImp … C’était possible… Elle lui remettait le cerveau à neuf, et il reprenait son petit bonhomme de chemin comme si rien ne s’était passé. Ni vu ni connu. Escobar, donc. Dès que son emploi du temps le lui permettrait. Très contrariant, que le vaisseau n’y fît pas escale à l’aller. Se redressant, il contempla le champ de bataille sur la table à présent que Taura avait ripaillé tout son soûl. Ses yeux, par-dessus son épaule gainée de soie, se posèrent sur le lit. — Eh bien, Milady… Que diriez-vous d’une petite sieste, à présent ? Ou autre chose… Elle suivit son regard. — Autre chose d’abord. Et ensuite une sieste. Il inclina la tête, puis se leva pour lui prendre la main. — Vos désirs sont des ordres, princesse… 4 Ainsi que le prévoyait le règlement, une voiture de la SécImp attendait Miles au spatioport militaire de Vorbarr Sultana pour le conduire au Q. G. Le chauffeur s’arrêta brièvement au poste de sécurité et franchit les grilles de l’imposante bâtisse. Le siège de la SécImp était l’un des bâtiments les plus laids de la capitale. Les provinciaux faisaient tout exprès le détour pour venir le voir, eu égard à la légende de l’architecte dont on disait qu’il était mort fou après la brusque disparition de son maître l’Empereur Yuri. Le chauffeur longea la façade grise et menaçante pour déposer son passager devant une entrée discrète réservée aux courriers, aux analystes, aux secrétaires et autres employés. Miles remercia le chauffeur d’un signe de la main et resta un instant à hésiter sur le seuil du bâtiment, dans le frais après-midi d’automne. Il avait le pressentiment lugubre que son plan ne marcherait jamais. Et même s’il marchait, il vivrait avec l’angoisse permanente de se faire piquer a posteriori. Non. Impossible. Il ne supporterait pas. Il allait remettre à Illyan le rapport falsifié, d’accord, il ne s’était pas laissé le choix, mais avant qu’Illyan ait eu le temps de le déchiffrer, il lui expliquerait toute la vérité verbalement. Il pourrait toujours prétendre qu’il avait eu peur de voir ses problèmes médicaux exposés noir sur blanc. En d’autres termes, il laissait Illyan libre de décider par lui-même de ce qu’il convenait de faire. Et l’honneur était sauf… S’il restait là plus longtemps, à se geler les miches sous les gargouilles de granit sculptées dans le linteau de la porte, un garde finirait par rappliquer pour lui demander des comptes. Il retira son manteau, pressa l’attaché-case contre sa tunique verte et entra. Le réceptionniste lui fit passer en silence les habituels tests d’identification. Il laissa son manteau – fait sur mesure – au vestiaire, puis se dirigea vers les tubes ascensionnels. Le bureau d’Illyan était plutôt difficile d’accès. Il fallait prendre deux tubes différents pour monter, et un troisième pour redescendre. Une fois à l’étage, après avoir franchi un dernier scanner dans le couloir, il trouva la porte du bureau ouverte. Le secrétaire d’Illyan était devant sa comconsole, en grande discussion avec le général Lucas Haroche, chef des Affaires intérieures – une des tâches les plus ingrates du service. Haroche passait son temps à traquer les complots antigouvernementaux ourdis sur Barrayar même. Son homologue le général Allegre se chargeait de ceux fomentés sur Komarr, planète conquise mais toujours indocile. Miles, quand Illyan n’était pas disponible, s’adressait au chef des Affaires galactiques. Mais celui-ci était en poste sur Komarr et Miles avait été ramené sur Barrayar sans l’habituelle escale sur la planète qui gardait le seul point de saut donnant accès au couloir de navigation. Tout portait à croire qu’il y avait urgence. Avec un peu de chance, ce serait même assez urgent pour distraire Illyan des mauvaises nouvelles qu’il avait à lui annoncer. — Bonjour, capitaine. Bonjour, général Haroche. Miles adressa un salut décontracté aux deux officiers qui le lui retournèrent avec la même désinvolture. Il connaissait peu le secrétaire d’Illyan. L’homme occupait ce poste critique depuis deux ans seulement. Le secrétaire tendit la main. — Votre rapport, s’il vous plaît. — Je… j’aurais aimé le remettre au chef en main propre. D’un signe du menton, il indiqua la porte close du bureau d’Illyan. — Il est absent. — Ah bon ? J’aurais cru que… J’avais certaines précisions à lui confier de vive voix. — Je les lui transmettrai pour vous dès son retour. — Quand sera-t-il là ? Je peux l’attendre ici. — Pas aujourd’hui en tout cas. Il n’est pas en ville. Merde. À contrecœur, Miles tendit l’attaché-case et pressa sa paume quatre fois sur le coussinet de la comconsole afin d’enregistrer son dépôt. — Et… il a peut-être laissé des ordres pour moi ? Il devait être au courant de mon arrivée. — Oui, lieutenant. Vous êtes en permission jusqu’à ce qu’il vous convoque. — Mais… si ce n’est pas urgent, pourquoi m’a-t-il fait revenir par le premier vaisseau ? Je n’ai pas besoin de vacances, je viens de passer plusieurs semaines confiné à bord. Le secrétaire haussa les épaules. — Que voulez-vous que je vous dise ? Vous connaissez la devise : Dépêchez-vous et attendez… Miles rongea son frein. Inutile d’insister. Il n’arriverait jamais à lui tirer les vers du nez. En revanche, son projet de voyage à Escobar pourrait peut-être en définitive voir le jour. — Je suis en permission ? Alors, puis-je rendre visite à mes parents sur Sergyar ? — J’ai bien peur que non. Vous devez être disponible et prêt à venir ici séance tenante. Il est hors de question que vous quittiez la ville. Désolé, lieutenant Vorkosigan, ajouta-t-il devant l’air dépité de Miles. Pas autant que moi. — Très bien. Pourrez-vous dire à Illyan que j’aimerais lui parler dès que cela lui sera possible ? — Naturellement. Je lui laisse le message. — Et comment vont vos parents, lieutenant Vorkosigan ? s’enquit le général Haroche avec bonhomie. La cinquantaine grisonnante, Haroche avait une voix grave, souvent teintée d’humour, et un accent persistant qui trahissait ses origines provinciales. Son formidable travail de taupe lui valait une excellente réputation au sein d’un petit cercle restreint de la SécImp, même si le reste du monde ignorait jusqu’à son nom. Une situation ingrate que Miles était bien placé pour apprécier à sa juste valeur. — Vous avez sans doute des nouvelles plus fraîches que moi, monsieur. Mon courrier doit me courir après, en ce moment. Haroche eut une moue dubitative. — Pas vraiment. Illyan a ôté Sergyar de mon service et a créé un département spécial pour les Affaires sergyaranes. — Un département spécial ? Il ne doit pas y avoir trop à faire, pourtant. La colonie a moins de trente ans. Je suppose qu’il n’y a pas plus d’un million d’habitants. — À peine, confirma le secrétaire. Haroche eut un sourire un peu triste. — Je trouvais aussi que c’était prématuré, mais nous savons tous que les souhaits de l’illustre Vice-Roi Comte Vorkosigan sont… peu ou prou des ordres… Il plissa les yeux à demi, comme s’il lançait un regard entendu à Miles. Tes allusions sournoises, Haroche, tu peux t’asseoir dessus… Tu connais très bien mon vrai boulot. Et mon père n’y est pour rien. — Encore un de ces jobs confortables dont la SécImp a le secret, soupira Miles. Les colons sont bien trop occupés à trimer pour avoir le temps de fomenter des rébellions. Je devrais peut-être poser ma candidature. — Trop tard. Le poste est déjà occupé. Le colonel Olshansky y a été nommé. Miles haussa les sourcils. — Tiens ?… J’ai entendu dire que c’était un homme sérieux. Sergyar détient assurément une position critique dans le couloir de navigation, mais je pensais que cet aspect relevait des Affaires galactiques. Enfin… j’imagine qu’Illyan assure ses arrières pour l’avenir. Il soupira de nouveau. — Messieurs, je vais vous laisser. Vous pourrez me trouver à la Résidence Vorkosigan, quand Illyan décidera de m’appeler. Le secrétaire eut un sourire faussement menaçant. — N’ayez crainte. Nous vous trouverons, où que vous soyez. Miles rit poliment à cette plaisanterie rituelle de la SécImp puis prit congé. Alors qu’il sortait du tube ascensionnel, il tomba nez à nez avec un capitaine d’une quarantaine d’années. Cheveux noirs, yeux marron sous des paupières lourdes, profil romain… Un visage familier qu’il ne s’attendait pas du tout à voir en cet endroit. — Duv Galeni ! s’exclama-t-il. Que faites-vous ici ? — Bonjour, Miles. Le sourire de Galeni était toujours aussi grimaçant. Il avait pris quelques années et quelques kilos depuis leur dernière rencontre, mais paraissait plutôt bien dans sa peau. — Je travaille, bien sûr. J’avais demandé à être muté de nouveau ici. — La dernière fois que nous nous sommes vus, vous étiez dans le contre-espionnage sur Komarr. C’est une promotion ? Vous vous êtes découvert une soudaine passion pour le travail de bureau ? À moins que vous n’ayez eu envie de vous baigner dans le rayonnement pour ainsi dire radioactif du pouvoir impérial ?… — Tout ça, plus… Galeni regarda autour d’eux, comme pour s’assurer qu’ils étaient seuls. Quelle confidence était à ce point délicate qu’elle dût être murmurée au centre même du labyrinthe ?… — Il y a une femme dans ma vie. — Dieu du ciel, j’ai l’impression d’entendre mon cousin Ivan. Une femme dans votre vie ?… — Ne vous fichez pas de moi, Miles. Vous êtes toujours avec la fabuleuse Quinn ? Miles tiqua en songeant à leur dernière dispute. — Plus ou moins. Il avait hâte de se raccommoder avec elle. Elle avait consenti à l’accompagner jusqu’au Peregrine, le matin de son départ, mais leurs adieux avaient été plutôt tendus. — Vous voyez bien, répondit Galeni avec tolérance. — Alors, cette femme ?… — C’est une Komarrane. De la famille Toscane. Dès qu’elle a obtenu son doctorat en droit commercial, elle est entrée dans la compagnie de navigation familiale. Elle est maintenant installée à Vorbarr Sultana pour représenter le lobby des Compagnies commerciales de Komarr. Elle sert d’interface entre eux et l'Imperium, si vous voulez. Une femme brillante… Venant de la part d’un homme qui avait lui-même obtenu son doctorat en histoire avant de devenir l’un des premiers Komarrans à être admis dans le service militaire impérial, le compliment valait son pesant de dollars betans. — Et vous… vous la courtisez, ou vous envisagez de l’engager dans votre service ? Miles aurait juré que Galeni rougissait. — C’est sérieux, Vorkosigan. — Et ambitieux, aussi, si c’est une descendante de ces Toscane. — Jadis on disait ces Galen, en parlant de ma famille. — Vous pensez reprendre le flambeau ? — Non. Les temps ont changé. Le monde ne reviendra pas en arrière. Mais on peut aller de l’avant. Je crois qu’il est temps de faire un peu de place à l’ambition, dans ma vie. J’approche de la quarantaine, vous savez. — Et de la décrépitude totale, à ce que je vois, plaisanta Miles. Félicitations, en tout cas. À moins que vous ne préfériez que je vous souhaite bonne chance ? — Je vais me contenter de la chance. Les félicitations sont encore un peu prématurées. Mais elles seront bientôt appropriées, il faut l’espérer. Et vous ? Ma vie sentimentale – enfin, celle de l’amiral Naismith – est un peu trop compliquée en ce moment. — Moi ?… Oh, vous parlez du travail ? Eh bien, je… je suis inoccupé, pour l’instant. Je reviens tout, juste d’un petit tour galactique. Galeni eut une moue entendue. Sa rencontre, plusieurs années plus tôt, avec les mercenaires dendarii et "l’amiral Naismith" était encore bien présente à son esprit. — Vous allez voir Illyan ? — J’en viens. Je rentre chez moi, maintenant. J’ai droit à quelques jours de permission. — On se verra peut-être en ville, alors. — Pourquoi pas ? lança Miles. Après un salut amical, Galeni disparut dans un des tubes. Sur le point de sortir, Miles se trouva confronté à un léger problème. Jusqu’à présent, chaque fois qu’il quittait l’antre d’Illyan, une voiture l’attendait pour le ramener à la Résidence. Mais toute l’armada domestique des Vorkosigan avait décampé avec le Comte et la Comtesse pour le palace de Sergyar – un terme très pompeux pour la demeure mise à leur disposition, s’il en croyait le dernier courrier de sa mère. Que faire ? Demander une voiture à la SécImp ? Appeler un taxi ? Ses bagages, eux, étaient partis directement du spatioport à la Résidence. Le temps était frais et gris, mais au moins il ne pleuvait pas. Et il venait de passer un sacré bout de temps à l’étroit dans un vaisseau. Il récupéra son manteau et poussa la porte. Quatre kilomètres séparaient le siège de la SécImp de la Résidence Vorkosigan, tous deux situés dans le centre de la vieille ville. Et si je marchais jusqu’à la maison ?… Un léger crachin commençait à tomber quand il arriva chez lui. Il avait fait ses quatre kilomètres en… bon, d’accord, ce n’était pas un record, mais au moins il ne soufflait pas comme un bœuf comme il l’aurait fait six mois plus tôt. La promenade avait été édifiante. Les rues de la capitale grouillaient de voitures et de piétons, et pourtant personne ne s’était retourné sur le petit homme en uniforme militaire. Pas de regards appuyés, pas de gestes obscènes, pas de commentaires désobligeants. Pas même de signes de croix pour conjurer le mauvais sort. Pourquoi ? Parce qu’il s’était débarrassé de sa claudication, de ses attelles métalliques et de sa bosse dans le dos ? À moins que le changement ne vînt des Barrayarans eux-mêmes ? Trois demeures anciennes s’étaient à une époque dressées au bout de la rue. Pour des raisons de sécurité, celle de droite, acquise par l’Imperium durant la Régence du Comte Vorkosigan, avait été convertie en bureaux administratifs. Celle de gauche, plus délabrée, avait été détruite et remplacée par un petit parc. Cent cinquante ans plus tôt, les majestueuses maisons avaient dû offrir un décor magnifique aux carrosses et aux cavaliers caracolant sur les pavés. Elles étaient maintenant éclipsées par les immeubles modernes qui avaient poussé en face, de l’autre côté de la chaussée. La Résidence Vorkosigan, au milieu, séparée de la rue par une étroite pelouse et un jardinet en croissant, était entourée d’un mur surmonté de pointes en fer forgé. Les quatre étages en pierres meulières, avec deux ailes principales auxquelles avaient été rajoutées quelques bizarreries architecturales, étaient affreusement rébarbatifs. Il ne manquait plus qu’un pont-levis et des meurtrières pour compléter le tableau. Une guérite en dur, à l’entrée de la propriété, abritait la sentinelle. À l’heure de gloire de la Régence, trois sections de gardes de la SécImp avaient à tour de rôle assuré la surveillance de la Résidence sans cesse visitée par des hommes clés du gouvernement. Le malheureux caporal chargé aujourd’hui de garder la grande bâtisse déserte sortit la tête par la porte ouverte en entendant Miles arriver. Il se mit aussitôt au garde-à-vous pour le saluer. — Bonsoir, lieutenant Vorkosigan. Je vous attendais. Votre valise a été déposée il y a deux heures. Je l’ai passée au scanner. Tout est en ordre. Miles lui retourna son salut. — Merci, caporal. Vous voyez du monde, de temps en temps, au moins ? — Pas vraiment, monsieur. Pas depuis le départ du Comte et de la Comtesse. À part une jeune chatte qui a franchi les scanners, l’autre soir, mais elle a été piégée dans les champs de force qui protègent la maison. Je n’aurais jamais cru que les chats puissent faire un boucan pareil. Elle devait s’imaginer qu’on allait la manger toute crue. Du coin de l’œil, Miles aperçut l’emballage vide d’un sandwich par terre et une petite soucoupe de lait. Les écrans de surveillance, dans la seconde pièce, jetaient une lueur blafarde par l’entrebâillement de la porte. — Et que lui est-il arrivé, en fin de compte ? A-t-elle été tuée ? — Oh non, monsieur. Heureusement. — Bien. Miles prit sa valise. Alors qu’il se penchait, il repéra, sous la chaise du caporal, deux yeux verts qui le scrutaient avec méfiance. Et à y regarder de plus près, de longs poils noirs décoraient l’uniforme de la jeune sentinelle qui, par ailleurs, portait des griffures sur les mains. Garder un animal familier pendant le service allait à l’encontre du règlement. Mais passer neuf heures seul dans ce bunker minuscule… le pauvre gars devait s’ennuyer comme un rat mort. — Les systèmes d’ouverture ont été reprogrammés pour vous, l’informa le caporal. Je les ai tous revérifiés moi-même. Deux fois. Voulez-vous que je porte votre bagage ? — Non, merci. — Vous allez rester longtemps ici ? — Je l’ignore. Je vous tiendrai au courant. Le garçon avait à l’évidence envie de bavarder, mais Miles était fatigué. Peut-être plus tard. Alors qu’il se dirigeait vers la maison, il s’arrêta pour se retourner. — Comment vous l’avez appelée ? — Pardon ? — La chatte. Miles vit la glotte du caporal faire un aller-retour au-dessus de son col de chemise. — Euh… Zap, monsieur. — Joli nom, dit Miles. Au moins il était honnête. Il lui adressa un salut que le caporal lui retourna avec soulagement. Depuis quand la SécIm envoyait-elle des gosses pour surveiller la maison ? Les hommes sinistres qui patrouillaient la Résidence à l’époque de la Régence auraient exécuté la pauvre bête sans sommation et autopsié son cadavre pour y chercher d’éventuels micros, voire une bombe. Le garçon devait avoir… au moins vingt et un ans, tout de même, c’est le minimum pour être caporal à la SécImp. Une pluie drue avait succédé au crachin quand il atteignit la demeure. Il pressa sa paume sur le coussinet, actionnant l’ouverture des battants de la porte qui s’écartèrent pour le laisser entrer avant de se refermer derrière lui. Ça lui faisait tout drôle, d’ouvrir lui-même. Il y avait toujours eu un garde en livrée pour l’accueillir. Ça date de quand, cette porte automatique ? Avec ce temps pourri, la lumière avait du mal à filtrer dans le grand hall au carrelage noir et blanc. Miles s’arrêta au centre et posa sa valise. C’était la première fois de sa vie qu’il était seul dans la maison. — Un jour, mon fils, elle sera à toi, murmura-t-il aux ombres. Réprimant un frisson, il se tourna vers la droite et fit le tour du propriétaire. La moquette du grand salon étouffa le bruit de ses bottes. Les rares meubles qui restaient étaient couverts de fantomatiques draps blancs. Il passa d’une pièce à l’autre. Tout lui paraissait à la fois plus grand et plus petit que dans ses souvenirs. Etrange… Le garage occupait en sous-sol toute la surface de l’aile est. Son naviplane était soigneusement rangé dans un box, à côté d’une vieille voiture blindée aux chromes briqués qui lui rappela son armure. Mieux vaut que j’évite de voler ou de conduire tant que cette saloperie dans ma tête n’est pas guérie. En cas de crise, il risquait de se tuer – ou de tuer quelqu’un. Empruntant un escalier de service, il remonta jusqu’à la spacieuse cuisine, au rez-de-chaussée. Tout le temps de son enfance, c’était son refuge favori. On pouvait y trouver de délicieuses friandises et des gens intéressants, comme des cuisiniers, des gardes et des domestiques. Il n’était même pas rare d’y croiser le Régent impérial lui-même en quête d’un petit sandwich à se mettre sous la dent. Des casseroles et des ustensiles étaient encore accrochés aux murs, mais le garde-manger, les frigidaires et les congélateurs étaient désespérément vides. Il rebrancha le plus petit frigo. Si sa permission se prolongeait, il faudrait qu’il fasse des provisions. Le plus simple serait de trouver un domestique. Mais pas question d’introduire un étranger dans la maison. Peut-être un des serviteurs récemment mis à la retraite accepterait-il de reprendre du service pour quelques jours. D’un autre côté, il pouvait aussi se débrouiller seul. Dans le cellier, il eut le plaisir de découvrir une impressionnante collection de bouteilles reposant dans une température électroniquement contrôlée. Il en choisit deux d’un vin rouge que son grand-père avait tout particulièrement affectionné. Dédaignant le tube ascensionnel, il monta les bouteilles et la valise jusqu’au troisième étage de l’aile latérale. Sa chambre, qui donnait sur le jardin, était telle qu’il l’avait laissée… seulement quatre mois plus tôt ? Trop propre, trop bien rangée. Personne n’y avait jamais vraiment vécu longtemps d’affilée. Même s’il s’y était attardé un bon moment l’hiver dernier, il n’avait pas été en état d’y déranger grand-chose. Je pourrais commander un plat chez un traiteur. Et le partager avec la sentinelle. En fait, il n’avait pas très faim. Je peux faire tout ce que je veux. Absolument n’importe quoi. Sauf la seule chose qui lui importait, c’est-à-dire sauter dans le premier vaisseau pour Escobar. Il ouvrit sa valise, suspendit ses vêtements et enfila un chandail confortable. Après avoir débouché une bouteille, il s’assit sur le lit et remplit son verre à dents. Il avait évité l’alcool au cours de sa dernière mission dendarii, mais ça n’avait, semblait-il, fait aucune différence. De toute façon, s’il restait ici, dans la maison, jusqu’à ce qu’Illyan l’appelle, il pourrait faire autant de crises qu’il voulait sans que personne s’en aperçoive. Je bois un verre et je commande à manger. Demain, il échafauderait un nouveau plan d’attaque pour la saleté de saboteur tapi dans ses neurones. Le vin glissa voluptueusement dans sa gorge. Avant, un verre lui suffisait pour ressentir les bienfaits lénifiants de l’alcool. Il en fallait un peu plus, maintenant. C’était peut-être un des effets secondaires de la cryoréanimation, mais il avait plutôt l’impression peu réjouissante qu’il s’agissait d’une simple question d’âge. La bouteille était aux deux tiers vide quand il s’endormit. À midi, le lendemain, son estomac commença à protester pour de bon, malgré les deux analgésiques qu’il avait avalés pour le petit déjeuner, et il se découvrit sérieusement en manque de thé et de café. J’ai une formation SécImp. Je suis capable de résoudre ce problème. Quelqu’un avait sûrement été chargé des courses, pendant toutes ces années. Non. À bien y réfléchir, les victuailles avaient été livrées chaque matin. Il revoyait les gardes en train d’inspecter le véhicule. Le chef cuistot avait pratiquement assumé les responsabilités d’un intendant général d’armée ; il avait dû gérer la logistique alimentaire du Comte, de la Comtesse, d’une douzaine de domestiques, de vingt gardes (et de leurs familles), des hommes de la SécImp, ainsi que l’organisation de dîners officiels et de réceptions pouvant aller jusqu’à une centaine de convives. La comconsole, dans le petit bureau du cuistot, lui procura les informations souhaitées. Il y avait eu un fournisseur régulier – le compte était désormais fermé, mais il était sans doute possible de le rouvrir. La liste des marchandises était étonnante tant par sa variété que par ses prix. Combien avaient-ils payé les œufs ?… Oh. C’étaient des caisses de douze douzaines, et non de douze œufs. Miles essaya d’imaginer ce qu’il pourrait faire avec cent quarante-quatre œufs. Il aurait sûrement trouvé quelque chose de génial quand il avait treize ans. Dommage. Les bonnes occasions arrivaient toujours trop tard… Il préféra se rabattre sur l’annuaire vid. L’épicier le plus proche était à quelque trois cents mètres de là. Nouveau problème. Oserait-il conduire ? Vas-y à pied. Et rentre en taxi. Le magasin n’était qu’une minuscule échoppe, mais il trouva ce qu’il voulait – du café, du thé, des œufs, des céréales, et un assortiment de plats préemballés baptisés Ready-Meal. Il en prit deux de chaque sorte. Impulsivement, il acheta aussi plusieurs barquettes de pâtés pour chat. Le genre onctueux et odorant, pour matou de luxe. Les donnerait-il à la sentinelle ? Ou tenterait-il sournoisement d’attirer Zap dans son repaire ? Après sa mésaventure dans les champs de force autour de la maison, il y avait peu de chances pour que la minette ait encore envie de s’en approcher… Au moment de payer, la caissière lui adressa un sourire bizarre. Il se raidit, prêt à essuyer une remarque du style Ah, un mutant ?… Il aurait dû mettre son uniforme de la SécImp. Au moins, il en imposait plus. La caissière fit bien une remarque, mais pas celle qu’il attendait. — Célibataire ? dit-elle en lui rendant sa monnaie. Le temps de rentrer et de déjeuner, il avait tué une heure. Encore cinq autres jusqu’à la nuit. Et presque autant avant de se coucher. Il ne lui en fallut pas tant pour relever les noms des cliniques cryoneurologiques ainsi que les cryospécialistes de Barrayar. Deux critères étaient essentiels dans le classement qu’il établit ensuite : la réputation médicale de l’établissement ou du praticien, et la possibilité de se faire soigner sans que la SécImp fût au courant. Le second point était évidemment très épineux. Il n’était pas question de confier son cerveau entre n’importe quelles mains, mais les meilleurs en ce domaine risquaient fort de se faire tirer l’oreille pour garder le secret sur ses visites. Alors… ? Escobar ? Barrayar ? À moins qu’il ne patiente jusqu’à sa prochaine mission galactique, où il pourrait se faire soigner le plus loin possible du Q. G. ? Incapable de tenir en place, il se promena dans la maison. Les souvenirs surgissaient à chaque coin de couloir, devant chaque porte… Ici, la chambre d’Elena. À côté, la pièce exiguë avait été celle de Bothari, son père. Et ici, Ivan s’était ouvert le crâne après avoir basculé du premier étage. Sans conséquences notables sur son intellect. Dommage. Tout le monde avait espéré que le Q. I. de ce crétin d’Ivan y aurait gagné quelques points supplémentaires. Pour son dîner, Miles décida de respecter la tradition. Il revêtit son uniforme, ôta les draps des meubles de la salle à manger et servit le vin dans un verre de cristal au bout de la table de cinq mètres de long. Il faillit aller chercher une assiette mais préféra éviter la vaisselle en mangeant son Ready-Meal à même le sachet. Cinq minutes après s’être installé, il avait fini. Il recouvrit le bois verni de la table et les chaises aux dossiers rigides. Si j’avais eu les Dendarii ici, j’aurais pu faire une vraie bringue. Elli Quinn. Ou Taura. Ou Rowan Durona. Ou Elena, même accompagnée de Baz. Bel Thorne, qui lui manquait toujours. Tous ceux-là, plus les autres. Imaginer la maison envahie de Dendarii lui donnait le vertige, mais il ne doutait pas qu’ils sauraient mettre de l’ambiance dans la baraque. Le lendemain soir, il se sentit assez désespéré pour appeler son cousin. Le lieutenant Lord Ivan Vorpatril apparut aussitôt sur l’écran vid. Il portait le même uniforme vert que Miles. La seule différence résidait dans le petit écusson épinglé sur son col – celui des Ops, et non celui de la SécImp que portait Miles. Au moins Ivan, lui, n’avait pas changé. Après sa journée passée dans le bureau qu’il occupait depuis des années au Q. G. du Service Impérial, il continuait ses plaisantes virées nocturnes d’officier Vor dans la capitale. Ses traits réguliers s’illuminèrent quand il reconnut Miles. — Salut, cousin ! J’ignorais que tu étais de retour en ville… — Je suis arrivé il y a quelques jours. J’essayais de m’habituer à avoir la Résidence Vorkosigan pour moi tout seul. — Ne me dis pas que tu es seul dans ce mausolée… — Si. À part le garde, et la chatte. — Après tout, pour quelqu’un qui revient de l’au-delà, tu es peut-être dans ton élément. D’un geste automatique, Miles posa la main sur sa poitrine. — Pas vraiment. Je n’avais jamais remarqué que la maison craquait à ce point. J’ai passé l’après-midi à… Il hésita. Il pouvait difficilement confier à Ivan qu’il complotait un raid secret dans une clinique sans lui fournir d’explications. Il enchaîna avec aisance : –… à fouiller les archives. Je me demandais combien de personnes étaient mortes dans la maison même. En dehors de mon grand-père, bien sûr. Eh bien, il y en a beaucoup plus que je ne le pensais. Un sujet intéressant, en fait. Il faudrait qu’il les étudie pour de bon, ces archives. — Beurk… — Alors… quoi de neuf, en ville ? Tu pourras passer me voir, un de ces quatre ? — Je suis de service toute la journée, tu t’en doutes… Mais c’est plutôt le calme plat, en ce moment. On vient de fêter l’anniversaire de l’Empereur… — Comment ça s’est passé, cette année ? J’étais encore coincé dans mon vaisseau, à ce moment-là. Il n’y en a même pas un qui s’est soûlé pour célébrer l’événement. — Oui, je sais. J’ai été de corvée pour livrer le sac d’or de ton District. Oh, ça a été la cohue habituelle. Gregor s’est tiré de bonne heure, et la fête a traîné plus ou moins jusqu’à l’aube. Ivan eut soudain l’air d’être frappé par une idée de génie. Miles s’attendit au pire. — Tu sais quoi ? Dans deux jours, il est prévu un dîner officiel. Gregor doit recevoir deux ou trois nouveaux ambassadeurs galactiques, et plusieurs consuls qui ont présenté leurs lettres de créances le mois dernier. Il a décidé de voir tout le monde en une fois pour être débarrassé. Comme d’habitude, c’est ma mère qui joue les amphitryons. Tous les proches de l’Empereur s’accordaient à reconnaître en Lady Alys Vorpatril le grand maître des cérémonies de Vorbarr Sultana, en raison de ses fréquentes activités à la Résidence Impériale comme hôtesse officielle de l’Empereur Gregor. — Il y aura un bal, après. Ma mère m’a demandé d’inviter des jeunes pour chauffer l’ambiance. Par "jeunes", je suppose qu’elle veut dire moins de quarante ans. Si j’avais su que tu étais rentré, je t’aurais prévenu plus tôt. — Elle veut surtout que tu amènes une petite amie, traduisit Miles. Une fiancée, de préférence. Le sourire d’Ivan s’élargit. — Ouais, mais je sais pas pourquoi, les types que je connais ne veulent pas me prêter les leurs. — Il faudrait que je vienne accompagné, moi aussi ? Je n’ai plus beaucoup de relations, ici. — Tu n’as qu’à venir avec une des filles Koudelka. C’est ce que je fais, moi. D’accord, c’est comme si tu venais avec ta sœur, mais elles sont super décoratives, surtout quand elles se déplacent à plusieurs. — Tu as invité Délia ? — Y a intérêt. Je te la laisse, si tu veux. Je prendrai Martya. Mais surtout n’oblige pas Délia à mettre des hauts talons. Elle a horreur de ça. — Dommage. Elle en jette, avec des talons. — Elle en jette sans, aussi. — C’est vrai. Bon… d’accord. Miles eut une brève vision de lui-même s’effondrant au beau milieu de la piste de danse, en proie à de terribles convulsions sous les yeux horrifiés du gratin Vor de la capitale. Mais quelle autre perspective avait-il ? Rester seul chez lui une nuit de plus sans rien d’autre à faire que de rêver à son escapade à Escobar après sa prochaine mission, élaborer le énième moyen irréaliste d’échapper à la surveillance de la SécImp, ou bien voler la chatte du gardien pour lui tenir compagnie ? Et Ivan pourrait peut-être résoudre son problème de transport. — Je n’ai pas de voiture, dit-il. — Et ton naviplane ? — Il… il est en réparation. — Tu veux que je passe te prendre ? Miles grinça des dents. Il lui faudrait encore serrer les fesses pendant tout le trajet. Ivan était une vraie terreur, au volant. À moins qu’il ne convainque Délia Koudelka de conduire. Soudain, il se redressa sur sa chaise, saisi à son tour d’une idée géniale. — Ta mère est vraiment à la recherche d’invités supplémentaires ? — C’est ce qu’elle m’a dit. — Le capitaine Duv Galeni est en ville, lui aussi. Je l’ai vu l’autre jour au siège de la SécImp. Il se retrouve dans le service d’Analyse, mais apparemment il considère ça comme un grand honneur. — Oui, c’est ce que j’ai appris. Il est venu chez nous il y a quelques semaines avec le général Allegre. Je cherchais une manière de lui souhaiter la bienvenue à Vorbarr Sultana, mais je n’avais pas encore trouvé quoi. — Il m’a confié qu’il essaie d’impressionner une fille de Komarr, poursuivit Miles. Enfin, pas une fille. Une femme, je suppose. Avec les responsabilités qu’elle a… Connaissant Galeni, ce doit être le genre grosse tête et face de rat. Mais elle a des relations komarranes très intéressantes. Tu crois que ça ferait pencher la balance pour Galeni s’il l’invitait à un dîner impérial ? — Tu parles !… Surtout si c’est une de ces petites soirées dont ma mère a le secret. — On lui doit bien ça, tous les deux. — Oh oui. Et puis j’ai remarqué qu’il n’est plus aussi sarcastique qu’il l’était. Il devient sortable… N’hésite pas. Invite-le. — Je te rappelle dès que j’ai réussi à le joindre. Miles coupa la communication et se frotta les mains, ravi de cette heureuse inspiration. 5 Miles descendit de la voiture du capitaine Galeni, devant le portique est de la Résidence Impériale, et se retourna pour aider Délia Koudelka qui se débrouillait très bien sans lui. Elle balança dehors ses longues jambes athlétiques et se dressa au-dessus de lui dans sa robe froufroutante d’un bleu électrique. Des chaussures à talons plats, confortables, apparaissaient sous la jupe longue. C’était la plus grande des quatre filles du Commodore Koudelka. Le haut du crâne de Miles lui arrivait tout juste sous l’omoplate. Il releva la tête pour lui sourire. Elle eut une petite moue amusée. — J’ignore encore comment Ivan et toi avez pu me persuader de venir, soupira-t-elle à son oreille. — Pour le bal, évidemment. Accorde-moi les deux premières danses, et je promets de te trouver un beau et grand diplomate galactique pour le reste de la soirée. — Ce n’est pas ta taille, tu le sais bien… — Je compense mes centimètres manquants par ma rapidité, dit-il. — C’est bien ça, le problème, acquiesça-t-elle avec un vigoureux hochement de tête. Galeni remit son modeste véhicule au serviteur et prit la main de sa compagne pour la poser sur son bras. Il fallait l’avoir longuement pratiqué pour interpréter l’expression de ses traits saturniens. Miles le devina plutôt fier, vaguement arrogant, et un peu embarrassé, comme un homme qui arriverait trop habillé à une réception. Dans la mesure où Galeni portait simplement l’uniforme de parade de la SécImp, son attitude ne pouvait provenir que de sa cavalière. Il a des raisons d’être pourri de fierté. Quand Ivan va voir ça… Si Laisa Toscane était plus intelligente que belle, son esprit devait confiner au génie. Cependant l’origine exacte de sa beauté demeurait difficile à saisir. Les traits de son visage, réguliers et agréables, ne possédaient pas le caractère sculptural de ceux d’Elli Quinn. Ses yeux étaient d’un bleu-vert vif, encore qu’il fût impossible de déterminer si la couleur était naturelle ou non. Même pour une Komarrane, elle était petite, surtout comparée à Galeni, lui-même aussi grand que Délia. Mais le plus remarquable, chez elle, était sa peau. Opaline et satinée, elle semblait rayonner. La richesse n’allait pas forcément de pair avec le bon goût, mais lorsque c’était le cas, le résultat pouvait être saisissant. Laisa portait un large pantalon grenat à la mode komarrane assorti à une courte veste crème ouverte sur un boléro rappelant la teinte subtile de ses yeux, et quelques bijoux discrets. Ses cheveux, trop sombres pour être blonds, trop cendrés pour être châtains, dansaient en boucles indisciplinées autour de son visage. Elle releva la tête vers son compagnon, lui adressant un sourire ravi mais en aucune façon surexcité. Si Tante Alys l’accepte, songea Miles, c’est dans la poche pour elle. Il allongea le pas pour rester au niveau de Délia et s’inclina pour inviter le petit groupe à entrer dans le palais, comme si ce dîner officiel était un cadeau personnel qu’il déposait à leurs pieds. Après les gardes impériaux et le majordome, ils furent accueillis par Lady Alys Vorpatril qui attendait ses convives au pied du grand escalier. Elle avait choisi ce soir une robe de velours marine brodée de fils dorés, peut-être en l’honneur des couleurs de son défunt mari. Durant toute son enfance, Miles l’avait vue porter le gris perle du veuvage. Elle y avait finalement renoncé, sans doute à l’époque où elle avait pardonné à Lord Vorpatril de s’être fait tuer de façon aussi inconvenante pendant la Guerre de Vordarian l’Usurpateur. — Bonsoir, Miles, Délia… Miles s’inclina devant elle avant de lui présenter le capitaine Galeni et le Dr Toscane. Lady Alys eut un sourire approbateur. — Gregor reçoit tout le monde dans la Grande Galerie, comme d’habitude. Vous serez assis à sa table, de même que l’ambassadrice d’Escobar et son mari. J’ai pensé qu’il serait bien de mélanger autochtones et galactiques, pour changer. — Merci, Tante Alys. Miles venait d’apercevoir, dans l’ombre d’une porte, une silhouette familière en uniforme vert en train de discuter à voix basse avec un garde de la SécImp. — Euh, Délia… tu pourrais conduire Duv et Laisa jusqu’à la Grande Galerie ? J’en ai pour une minute… — Bien sûr. Délia souleva sa jupe avec grâce et, d’un sourire, invita les Komarrans à la suivre dans l’escalier. — Quelle jeune femme ravissante, déclara Lady Alys en les accompagnant du regard. — Tu parles du Dr Toscane ? J’ai eu raison de l’inviter, alors. — Tout à fait. C’est la principale héritière de la famille Toscane, tu sais. C’est une personne très bien… Alys ternit le compliment en se croyant obligée d’ajouter : –… pour une Komarrane. On a tous nos petits handicaps. Miles s’éloigna pour se diriger vers l’homme qu’il avait repéré dans le fond du hall. Le chef de la Sécurité Impériale venait enfin de clore sa discussion avec le garde qui disparut dans un couloir. Simon Illyan ne fit rien qui pût inciter Miles à le rejoindre, mais celui-ci passa outre et s’empressa d’aller le saluer avant qu’il ne fût accaparé par quelqu’un d’autre. — Monsieur… Le chef de la SécImp était un homme proche de la soixantaine, avec des cheveux bruns grisonnants, des traits trompeusement placides et un art consommé de se fondre dans le décor. Illyan était de toute évidence de service ce soir pour superviser personnellement la sécurité de l’Empereur, comme en témoignaient l’écouteur vissé dans son oreille et les armes à sa ceinture. De deux choses l’une : ou bien ce dîner était plus important qu’il y paraissait, ou bien le calme plat régnait au Q. G., assez en tout cas pour qu’Illyan en confie le commandement à Haroche. — Votre secrétaire vous a-t-il transmis mon message, monsieur ? demanda Miles. — Oui, lieutenant. — Il m’a dit que vous n’étiez pas en ville. — C’est exact. Je suis revenu. — Vous… vous avez lu mon rapport ? — Oui. Miles déglutit avec difficulté. Les mots « J’ai omis quelque chose d’essentiel » n’arrivaient pas à sortir. — Il faut que je vous parle. Illyan paraissait encore plus distant que d’habitude. — Ce n’est ni le moment ni l’endroit, lieutenant. — Je m’en rends compte, monsieur. Alors quand ? — J’attends des informations supplémentaires. S’il pouvait au moins me dire de quoi il s’agit, au lieu de me laisser poireauter dans le brouillard. — Bien, monsieur. Je me tiendrai prêt. Illyan le congédia d’un signe de tête mais le rappela aussitôt. — Lieutenant… — Monsieur ? — Etes-vous venu en voiture ? — Oui. Le capitaine Galeni est passé me chercher. — Ah. Illyan parut soudain s’intéresser à un détail de la tapisserie couvrant l’un des murs du hall. — Un esprit aiguisé, ce Galeni. — C’est mon avis, en effet. Sans insister, Miles se hâta d’aller retrouver ses amis qui l’attendaient dans le couloir menant à la Grande Galerie. Galeni conversait aimablement avec Délia qui ne semblait pas pressée de rejoindre Ivan et sa sœur, et Laisa regardait avec une fascination évidente les objets d’art et les antiquités qui décoraient le passage. Miles s’approcha d’elle pour étudier une scène de chasse sculptée à même le plateau d’acajou d’une table. — C’est tellement barrayaran ! s’exclama-t-elle à voix basse. — Cela répond-il à vos espérances ? — Oh oui. De quand date cette table, selon vous ? — Environ deux siècles. Elle laissa courir ses doigts sur le relief patiné des chevaux. — À quoi pensait l’artisan en la gravant, à votre avis ? Nous imaginait-il en train de l’imaginer ? Elle se tourna en souriant vers Miles qui secoua la tête. — Je ne le crois pas. Mais qui sait ?… — Mmmh… Elle inclina la tête, pensive. — C’est drôle… Certains de nos dômes ont plus de quatre cents ans. Et pourtant Barrayar a l’air plus vieux, bien que ce ne soit pas le cas. Il y a comme un… un archaïsme intrinsèque, en vous. Miles songea à la planète d’origine de la jeune femme. D’ici quatre autres siècles, le sol de Komarr serait peut-être habitable pour les humains sans qu’il soit indispensable pour y vivre de porter des masques à oxygène. Pour l’instant, les Komarrans dépendaient de leur technologie pour survivre contre le froid, de même que les Betans dans leur désert brûlant. Komarr n’avait jamais connu de Période d’Isolement, jamais perdu le contact avec le grand courant galactique. Elle vivait même de ce courant, avec sa seule ressource vitale – six importants couloirs proches les uns des autres, qui avaient fait de la planète un véritable carrefour mais aussi, malheureusement, une cible stratégique. Barrayar possédait un seul couloir, unique accès au réseau des connexions galactiques – et il passait par Komarr. Si vous ne tenez pas le seuil de votre propre maison, celui qui le tient vous possède. Miles ramena ses pensées à une échelle plus humaine. À l’évidence, Galeni devrait faire découvrir la campagne barrayarane à Laisa. Elle apprécierait certainement ses paysages variés, si étrangers à Komarr. Ils pourraient se promener. Ou mieux, si elle aimait vraiment les plaisirs surannés… — Vous devriez demander à Duv de vous emmener faire du cheval, suggéra-t-il. Ses étonnants yeux turquoise s’écarquillèrent. — Dieu du ciel ! Il sait monter, aussi ? — Euh… Bonne question. En tout cas, s’il ne savait pas, Miles pourrait toujours lui donner des cours du soir accélérés. — Bien sûr. — L’archaïsme intrinsèque est si… Elle baissa la voix, comme pour une confidence. –… romantique. Mais ne le répétez pas à Duv. Il est affreusement pointilleux sur l’authenticité historique. Son premier souci est de souffler sur la poussière magique qui recouvre les faits. Miles sourit. — Ça ne m’étonne pas de lui. Mais j’aurais pensé que vous étiez vous-même le genre femme d’affaires douée d’un solide sens pratique. — Il le faut. Je suis komarrane. Sans la valeur ajoutée provenant de notre commerce, de notre travail, de nos transports et de notre système bancaire, Komarr végéterait encore dans le dénuement duquel elle s’est sortie. Et au moins soixante-dix pour cent d’entre nous mourraient d’une façon ou d’une autre. Miles haussa un sourcil intéressé. Une estimation qu’il jugeait exagérée, bien qu’exprimée avec conviction. — Je crois que nous sommes attendus, dit-il. Vous venez ? Laisa rejoignit Galeni, et tous deux suivirent Miles et Délia dans la Grande Galerie. C’était une salle spacieuse, très longue, dont un mur tout entier était couvert de miroirs anciens, acquis à une époque où fabriquer du verre était toute une affaire. Pour l’occasion simple hôte plutôt qu’Empereur, Gregor recevait ses convives debout près de la porte, en compagnie de quelques ministres. L’Empereur de Barrayar était un homme mince d’environ trente-cinq ans, aux yeux aussi sombres que ses cheveux, et vêtu d’un costume civil du plus pur style barrayaran, dont le pantalon portait, sur la couture, un discret rappel des couleurs de la Maison Vorbarra. Gregor était d’un naturel extrêmement calme et réservé et devait, quand la situation l’exigeait, comme ce soir, se faire violence pour se montrer sociable. Un devoir dont il s’acquittait très bien, à l’instar de tous ceux qui incombaient à son titre. — C’est lui ? souffla Laisa à l’oreille de Miles alors qu’ils attendaient leur tour pour s’approcher. Je pensais qu’il porterait ce fabuleux uniforme militaire, comme sur les vids. — Oh… celui des parades, rouge et bleu ? Il ne le met que pour la Revue d’Eté, son anniversaire et la Fête de l’Hiver. Son grand-père, l’Empereur Ezar, était un vrai général, et pour lui, l’uniforme était comme une seconde peau. Gregor, par contre, ne s’est jamais pris pour un militaire, même si son titre en fait automatiquement le chef de l’armée impériale. Alors, dès que l’étiquette le permet, il porte son uniforme de la Maison Vorbarra ou un costume tout simple, comme ce soir. Et tout le monde apprécie, croyez-moi, parce qu'au moins nous ne sommes pas obligés non plus de porter cet épouvantable déguisement. Le col vous étrangle, l’épée se prend dans vos jambes et les éperons des bottes s’accrochent partout. — Je vois, dit Laisa dont les yeux brillaient d’amusement. — Ah. C’est à nous. Délia, connaissant Gregor depuis sa plus tendre enfance, se contenta d’un bref salut et d’un sourire avant de s’écarter pour laisser la place aux nouveaux venus. — Oui, capitaine Galeni, j’ai entendu parler de vous, dit Gregor d’un ton grave quand Miles lui présenta le Komarran. L’espace d’une seconde, Galeni parut paniquer. Il ne savait comment interpréter cette alarmante entrée en matière. — En bien, s’empressa d’ajouter Gregor. Il se tourna ensuite vers Laisa. Son regard se fixa un instant puis, se ressaisissant, il s’inclina et murmura quelques mots sur l’avenir prometteur de Komarr au sein de l’Imperium. Ces formalités accomplies, Délia les emmena à la recherche de sa sœur et d’Ivan parmi les invités. Laisa jeta un regard en arrière vers Gregor. — Mon Dieu… J’ai presque eu l’impression qu’il s’excusait de nous avoir conquis. — Pas vraiment, répondit Miles. Nous n’avions pas trop le choix, une fois que les Cetagandans nous ont envahis en se servant de vous. Gregor exprimait simplement sa tristesse devant les bouleversements que cette guerre a pu engendrer. Il faut savoir jongler pour diriger un empire multi planétaire, vous savez. Les Cetagandans ont réussi à conserver le leur depuis des siècles, mais j’avoue ne pas éprouver trop de sympathie pour leur modèle politique. — D’après les films que diffusent vos services d’informations, je l’aurais cru plus sévère qu’il ne paraît en réalité. — Il est plus… triste que sévère, en fait. Mais c’est aussi bien qu’il donne cette impression sur les vids. Ils s’arrêtèrent pour laisser passer un vieux bonhomme cassé trottinant avec sa canne. Son uniforme de parade rouge et bleu, aux couleurs fanées, flottait sur son corps décharné et ses deux épées battaient mollement sur ses hanches osseuses. Laisa l’observa avec intérêt. — Qui est ce vieux général ? demanda-t-elle. — L’une des plus célèbres reliques de Vorbarr Sultana. Le général Vorparadijs est le dernier Auditeur Impérial vivant à avoir été nommé personnellement par l’Empereur Ezar. — Il ressemble plus à un militaire qu’à un auditeur, remarqua Laisa avec perplexité. — Il s’agit d’un Auditeur Impérial, avec un grand A, expliqua Miles. Toute société est un jour confrontée à la question : Qui gardera les gardiens ? L’Auditeur Impérial est la réponse barrayarane. Il tient à la fois d’un Procureur Spécial, d’un Inspecteur Général et d’un dieu mineur. Et son rôle n’a pas forcément de rapport avec la comptabilité, même si c’était le cas à l’origine. Les premiers comtes étaient les percepteurs de Voradar Tau. Avec tout cet argent passant entre leurs mains, mes illustres ancêtres tendaient à avoir des fourmis dans les doigts. Les Auditeurs les surveillaient au nom de l’Empereur. L’arrivée inattendue d’un Auditeur Impérial, accompagné de tout un bataillon de cavalerie, provoquait le plus souvent des suicides aussi sanglants qu’étranges. Le métier d’Auditeur n’était pas de tout repos. Ils se faisaient souvent trucider. Mais les Empereurs de l’époque n’étaient pas des tendres non plus. Chaque meurtre d’Auditeur était puni par des exécutions en masse, si bien qu’ils devinrent très vite intouchables. On dit qu’ils finissaient par circuler en toute tranquillité dans les campagnes, avec leurs sacs d’or accrochés à leur selle. Il paraîtrait même que les bandits de grand chemin nettoyaient la route devant eux pour en être le plus vite possible débarrassés dans leur District. Ça me semble un peu tiré par les cheveux, mais après tout, pourquoi pas ?… Laisa se mit à rire. — C’est une très belle histoire, en tout cas. — Ils sont censés être neuf, intervint Galeni. Un chiffre traditionnel qui vient sans doute de la Vieille Terre. C’est un sujet de thèse très courant pour les historiens. Mais je crois qu’il n’en reste plus que sept, aujourd’hui. — Sont-ils nommés à vie ? — Parfois, dit Miles. D’autres sont juste nommés pour un cas précis. Quand mon père était Régent, il ne nommait que des Auditeurs suppléants, mais, dès qu’il a été en âge de le faire, Gregor a régularisé leur situation. Dans toutes les affaires qu’ils traitent, ils s’expriment avec la Voix de l’Empereur. C’est encore une chose typiquement barrayarane. Je me suis moi-même un jour exprimé avec la Voix de mon père le Comte lors d’une petite enquête sur un meurtre dans mon propre District. L’expérience m’a laissé un sentiment étrange. — C’est très intéressant, d’un point de vue sociologique, dit-elle. Pensez-vous que le général Vorparadijs accepterait de nous parler de ces temps reculés ? — Non ! Oh non ! protesta Miles, horrifié. C’est son office, qui est intéressant, pas lui. Vorparadijs est le gâteux le plus poisseux de tout Vorbarr Sultana. Une fois qu’il vous a accroché, vous vous retrouvez englué dans son monologue. Toujours le même – l’avilissement des mœurs et la disparition des bons principes…émaillé de détails palpitants sur ses problèmes intestinaux. — Oui, renchérit Délia. Et si vous avez le malheur de vouloir en placer une, il vous coupe avec un « les jeunes n’ont pas de savoir-vivre » péremptoire. Les jeunes, c’est-à-dire tout ce qui n’a pas dépassé la soixantaine. — Tu peux aller jusqu’à soixante-dix, rectifia Miles. Pour lui, mon père est toujours le « plus jeune garçon de Piotr ». — Et tous les Auditeurs ont son âge ? — Peut-être pas. Mais c’est plutôt parmi les officiers supérieurs à la retraite qu’ils sont choisis. Ils venaient de rejoindre Ivan et Martya Koudelka quand le majordome vint les chercher pour les placer dans la majestueuse salle à manger. Le dîner se déroula à merveille. Miles discuta avec l’ambassadeur d’Escobar et supporta patiemment les habituelles questions à propos de son illustre père. Laisa, en face de lui, conversait avec un représentant de la délégation escobarane. Gregor et le capitaine Galeni échangèrent quelques considérations polies sur les relations entre Komarr et Barrayar, appropriées aux oreilles sensibles des invités galactiques. Les yeux vifs de Laisa s’allumèrent en entendant une remarque de Galeni sur la navigation komarrane. Une invite subtile à prendre part à la discussion. Elle s’adressa directement à Gregor, par-delà les Escobarans. — Oui, Sire. En fait, le lobby des Compagnies commerciales pour lequel je travaille est très intéressé par la question qui doit être traitée incessamment à votre Conseil des ministres. Nous avons présenté une pétition en faveur d’un dégrèvement sur les profits réinvestis dans l’amélioration des biens d’équipement. Miles applaudit en silence le cran de Laisa qui osait entreprendre l’Empereur lui-même en plein dîner. Vas-y, te dégonfle pas ! Fonce ! — En effet, répondit Gregor avec un léger sourire. Le ministre Racozy m’en a glissé un mot. Je crains malheureusement que cette revendication ne se heurte à l’intransigeance des membres les plus conservateurs du Conseil. Selon eux, le budget affecté à la défense des couloirs de Komarr devrait être, euh… proportionnellement partagé par ceux qui sont en première ligne. — Mais la croissance économique permettra un revenu imposable bien plus important l’année suivante. Prélever trop et trop tôt revient… à manger votre blé en herbe. Gregor haussa les sourcils. — Une métaphore très pertinente, docteur Toscane. Je la transmettrai au ministre Racozy. Elle sera peut-être mieux comprise par certains de nos Comtes des Districts ruraux que ses longs discours sur la technologie des sauts interstellaires. Laisa sourit. Gregor sourit. Et Galeni se rengorgea. Avant dit ce qu’elle avait à dire, Laisa eut l’intelligence de ne pas insister et de ramener la conversation sur des sujets plus légers. La musique du bal, dans la salle du rez-de-chaussée, fut assurée, comme d’habitude, par l’Orchestre du Service Impérial. Le vieux colonel qui le dirigeait faisait depuis des années partie des meubles de la Résidence Impériale. Gregor ouvrit le bal en faisant tournoyer Lady Alys puis, ainsi que l’exigeait l’étiquette, valsa avec une collection d’invitées par ordre de rang, à commencer par l’ambassadrice d’Escobar. Miles, comme prévu, fit danser par deux fois la blonde Délia avant d’aller se dissoudre dans le décor comme Illyan pour jouir du spectacle en spectateur. Le capitaine Galeni ne se défendait pas trop mal. Dans la mesure où il ambitionnait une carrière politique au terme de ses vingt ans de service, il engrangeait méthodiquement toutes les compétences indispensables à ses futures fonctions. L’un des hommes d’armes de Gregor s’approcha de Laisa. Quand Miles la repéra, quelques secondes plus tard, elle évoluait avec grâce face à Gregor dans une Danse du Miroir. Miles se demanda si elle en profilait pour placer d’autres revendications. Il n’en aurait pas été surpris. Elle n’était apparemment pas femme à laisser passer une occasion comme celle-ci. Le lobby des Compagnies commerciales pourrait lui décerner une médaille, après le boulot qu’elle avait fait pour eux ce soir. Gregor le Triste partit même d’un éclat de rire à une de ses plaisanteries. Elle revint auprès de Galeni qui faisait temporairement tapisserie avec Miles. — Il est bien plus intelligent que je l’imaginais, dit-elle, les yeux brillants. Il sait écouter… c’est rare. On a l’impression qu’il absorbe tout ce que vous dites. J’espère que ce n’est pas un faux-semblant. — Non. Il traite en effet toutes les informations que vous lui fournissez. Mais il est contraint d’être très attentif à ce qu’il dit. Chacune de ses paroles a force de loi. Il serait timide s’il en avait les moyens, mais il n’en a pas le droit. — Pas le droit ? répéta Laisa. C’est très curieux. Elle eut trois autres occasions de mettre la réserve de Gregor à l’épreuve sur le sol de marqueterie avant que la soirée ne tire à sa fin, juste avant minuit. Miles se demanda si Gregor ne lui avait pas toujours menti en prétendant être timide : il avait réussi à faire rire Laisa une ou deux fois, à son tour. Sur le point de prendre congé, Miles put, pour la première fois de la soirée, approcher Gregor en privé. Pas de chance, Gregor l’engagea aussitôt sur le seul sujet qu’il aurait voulu éviter. — J’ai entendu dire que tu as réussi à sauver Notre courrier. Je suis surpris cependant que tu Nous l’aies renvoyé en trois morceaux. Ça ne te ressemble pas… — Ah. Vorberg est rentré ? — Il paraît. Que s’est-il passé ? — Un… accident regrettable avec un arc à plasma automatique. Je t’en parlerai plus précisément, mais… pas ici. — Le plus tôt sera le mieux. Il n’avait plus qu’à ajouter Gregor à sa liste de plus en plus longue de personnes à éviter. Flûte. — Où as-tu trouvé cette extraordinaire jeune Komarrane ? demanda Gregor, le regard perdu vers ses invités. — Le Dr Toscane ? Intéressante, n’est-ce pas ? Elle est aussi courageuse qu’intelligente. De quoi parliez-vous donc, tout à l’heure ? — De Komarr, surtout… Tu n’aurais pas son, euh… l’adresse du lobby, par hasard ? Non, laisse tomber. Simon me la donnera. Avec un rapport complet sur leurs activités, que je le lui demande ou non. Miles s’inclina. — La SécImp est là pour vous servir, Sire. — Tiens-toi correctement, murmura Gregor. Miles eut un sourire. Galeni raccompagna Miles à la Résidence Vorkosigan. Au moment de descendre, celui-ci invita les deux Komarrans à entrer prendre un verre. Galeni commençait à décliner l’offre, alléguant quelque tâche à accomplir le lendemain matin, quand Laisa lui coupa la parole : — Oh, avec plaisir. J’aimerais beaucoup connaître la Résidence, Lord Vorkosigan. Elle doit être si imprégnée d’histoire… Galeni ravala illico son refus et lui emboîta le pas avec un sourire légèrement crispé. Le rez-de-chaussée apparaissant trop vaste et sombre pour trois personnes, Miles les conduisit à l’étage, dans un salon aux dimensions plus humaines dont il découvrit prestement les sièges avant d’inviter ses convives à s’asseoir. Il alluma quelques lampes, concoctant un petit éclairage intime, puis redescendit à toute blinde chercher une bouteille de vin et trois verres de cristal. Il revint dans le salon, hors d’haleine, pour s’apercevoir que Galeni n’avait pas saisi l’occasion au vol. Miles aurait dû ne découvrir que le petit sofa, ce qui les aurait obligés à se rapprocher, alors que, ayant le choix, ils avaient opté pour les fauteuils – confortables, d’accord, mais individuels. Ce vieux formaliste empesé de Galeni n’avait visiblement pas conscience que sa compagne aspirait en secret à se faire décoiffer par un petit vent de folie romantique. Miles songea à Taura, contrainte par sa taille et son grade d’endosser en public une personnalité trop formidable pour inspirer l’humour. Laisa, elle, était bridée par sa position sociale. Pas question de quitter le masque. Galeni ne la faisait pas rire, seulement sourire. Miles déplorait l’absence de jeu entre eux. Il fallait un solide sens de l’humour pour faire l’amour et garder la tête sur les épaules. Mais après tout, Galeni était un grand garçon. Assez en tout cas pour se débrouiller sans ses conseils. Conseils qu’il n’était d’ailleurs pas franchement qualifié pour lui donner en ce moment. Il n’eut aucun mal à inciter Laisa à parler de son travail. La conversation restant par force à sens unique – ni Miles ni Galeni ne pouvaient évoquer les affaires top secret qu’ils traitaient –, ils abordèrent une nouvelle fois le sujet leitmotiv de la soirée : les relations entre Komarr et Barrayar ainsi que les histoires qui s’y greffaient. La famille Toscane avait notoirement coopéré après la conquête, d’où sa position clé aujourd’hui. — Mais ce ne sont pas à proprement parler des collaborateurs, déclara Miles. Ce terme, à mon avis, devrait être réservé à ceux qui ont coopéré avant l’invasion barrayarane. Loin de moi l’idée de critiquer la position des Toscane. Au contraire. Leur refus de la politique de la terre brûlée (ou plutôt Komarr brûlée) des résistants à tout crin n'était pas un défaut de patriotisme. L’invasion barrayarane n’avait pas été une bénédiction pour tout le monde, mais au moins les coopérateurs avaient-ils su sauver les meubles et garder la tête hors de l’eau. À présent, une génération plus tard, le nouvel essor de l’oligarchie, rétablie par les Toscane, prouvait la validité de leur choix. Et, contrairement à Galeni, dont le père, Ser Galen, avait passé sa vie à vouloir assouvir une futile vengeance komarrane, Laisa avait une position tout à fait claire face aux Barrayarans et un passé dont elle n’avait pas à rougir. Ni Miles ni Galeni n’avaient abordé le sujet de Ser Galen. Miles se demandait ce que Galeni avait dit à Laisa à propos de son fou furieux de père. Il devait être près de deux heures du matin quand Miles consentit enfin à libérer ses invités. Il suivit la voiture des yeux tandis qu’elle quittait la Résidence pour rejoindre la rue, saluée au passage par la sentinelle de nuit. Galeni, comme Miles, avait consacré ses dix dernières années à une carrière éprouvante qui avait peut-être dévoré ses propres tendances au romantisme. Il fallait espérer que, le moment venu, il ne présenterait pas sa demande en mariage comme une sorte de transaction commerciale. Il y avait hélas de grandes chances pour que ce soit le cas. Galeni manquait de punch et de fantaisie. Finalement, le travail de bureau lui allait comme un gant. Cette femme-là ne t’attendra pas longtemps, Duv. Tu vas te la faire choper par quelqu’un qui saura allumer des étoiles dans ses yeux. Victime de frustration sexuelle par procuration pour ses deux amis, Miles rentra dans la grande demeure silencieuse. Les portes automatiques se refermèrent derrière lui avec un soupir. Il se déshabilla lentement et s’assit sur son lit, observant la comconsole avec la même intensité que Zap regardait la sentinelle manger son sandwich au jambon. L’ordinateur restait désespérément muet. Sonne, bon sang ! Dans l’ordre pervers des choses, c’était l’heure où Illyan devrait se manifester. Il choisissait toujours le moment où Miles était crevé, à moitié bourré et absolument pas présentable. Illyan, appelle, nom de Dieu ! Je veux cette mission ! Chaque heure passée augmentait sa tension. Chaque heure passée était une heure gâchée. Il envisagea d’ouvrir une nouvelle bouteille et de se pinter pour de bon. Logiquement, la loi de l’emm… maximum forcerait alors Illyan à composer son numéro. Mais les nausées et le mal de crâne tendaient à ralentir le temps. Une perspective peu attrayante. Peut-être qu’il m’a oublié. Pas de risque. Illyan n’oubliait jamais rien. Pour la bonne raison qu’il ne le pouvait pas. À une époque reculée, quand il était lui-même un lieutenant de la SécImp, l’Empereur Ezar l’avait envoyé sur la lointaine Illyrica afin de se faire implanter une biochip mémorielle dans le cerveau. Le vieil Ezar avait eu envie d’avoir un magnétophone vivant qui ne répondrait qu’à lui. La technique, alors, en était encore au stade expérimental, en raison des quatre-vingt-dix pour cent de cas de schizophrénie iatrogène observés chez les porteurs de la biochip en question. Ezar, sans le moindre scrupule, avait choisi de courir le risque. Du moins avait-il envoyé le jeune officier le courir à sa place. Des milliers d’autres soldats avaient été aussi sacrifiés aux décisions stratégiques d’Ezar. Il était cependant mort peu après, et Illyan, tel un planétoïde vagabond, était finalement tombé dans l’orbite de l’amiral Aral Vorkosigan devenu une des stars politiques majeures du siècle sur la sécurité duquel il veillait depuis maintenant plus de trente ans. Miles se demanda quel effet ça faisait, d’avoir trente-cinq ans de souvenirs entassés dans la mémoire, aussi frais et vivants que si les événements s’étaient déroulés la veille. Le passé ne serait jamais adouci par la bienheureuse brume de l’oubli. C’était ça, la damnation éternelle ? Pouvoir revivre jusqu’à la folie la moindre erreur commise, en Technicolor et son stéréo ? Rien d’étonnant à ce que les cobayes soient devenus barjots. Encore que les erreurs des autres étaient sans doute moins pénibles à se rappeler. On apprenait vite à tourner sa langue dans sa bouche avant de parler, avec Illyan. Il pouvait vous ressortir toutes les remarques idiotes prononcées en sa présence, mot pour mot, avec gestes à l’appui. Un cauchemar… Tout bien considéré, Miles décida qu’il ne se porterait jamais volontaire pour ce genre d’expérience. Il n’avait pas besoin de ça pour friser la démence schizoïde, merci. Galeni, en revanche, avait davantage le profil. Mais Miles pressentait des profondeurs cachées en lui, aussi cachées que le passé terroriste de son père. Non. Il n’était pas non plus le candidat idéal. Galeni sombrerait si calmement dans la folie qu’il aurait provoqué des dégâts catastrophiques avant que son entourage se soit rendu compte de quoi que ce fût. Miles fixait la comconsole, lui ordonnant de s’allumer. Appelle. Appelle. Appelle. Donne-moi ma mission, bordel de merde. Je veux sortir d’ici. Le silence de la machine avait un petit côté moqueur qui lui porta sur les nerfs. De guerre lasse, il se leva et descendit chercher une autre bouteille. 6 Deux jours interminables s’écoulèrent avant que sa comconsole personnelle ne sonnât. Miles, qui était resté assis devant presque toute la journée, faillit en tomber de sa chaise. Il attendit pour répondre que son cœur cessât de cogner comme un sourd dans sa poitrine. D’accord. Cette fois, c’est la bonne. Alors cool, mon vieux. Ne laisse pas le secrétaire d’Illyan voir que tu trembles dans tes baskets. Sa déception fut amère. Le visage de son cousin Ivan venait d’apparaître sur l’écran du vid. Il rentrait à l’évidence de sa journée de travail au Q. G. du Service Impérial. Il n’avait même pas ôté son uniforme vert… Les yeux de Miles zoomèrent aussitôt sur les rectangles fixés sur le col de sa veste, derrière les insignes bronze des Opérations. Pas rouges, mais bleus. Des galons de capitaine ? Ivan porte des galons de capitaine ?… — Salut, cousin, dit Ivan avec entrain. Ça a été, aujourd’hui ? — Lentement. Miles sentait son moral dégringoler à toute vitesse et cachait mal son dépit derrière un sourire poli. Celui d’Ivan, en revanche, lui fendait le visage jusqu’aux oreilles. Il se passa la main dans les cheveux en se rengorgeant. — T’as rien remarqué ? Tu sais très bien que si. Miles feignit cependant l’incertitude. — Tu as une nouvelle coupe ? Ivan, radieux, tapota le bout de son ongle sur un des rectangles. — À ta place, je ferais gaffe, dit Miles. Il est interdit de se faire passer pour un officier. Si jamais tu te fais piquer… Ivan a été nommé capitaine avant moi ? — Ha ! rétorqua Ivan avec un rien de suffisance. C’est officiel depuis aujourd’hui. Mon nouveau grade a pris effet ce matin. Je savais que c’était dans l’air, mais j’ai préféré le garder pour moi jusqu’au jour J. Je voulais vous faire une surprise, à tous. — Et comment se fait-il qu’ils t’ont promu avant moi ? Avec qui tu as couché, pour ça ? Les mots avaient franchi ses lèvres avant qu’il pût les réprimer. Il n’avait pas voulu être aussi agressif. Ivan haussa les épaules. — Je fais mon boulot. Et je le fais sans tourner les règlements cul par-dessus tête, moi… En plus, si tu déduis tout le temps que tu as passé en congé maladie, j’ai sûrement des années d’ancienneté par rapport à toi. De la chair et du sang. Chaque minute de cet abominable congé avait été payée par de la chair, du sang et une insupportable souffrance, déposés aux pieds de l’Empereur. Et tout ça pour voir Ivan décrocher ses galons de capitaine avant moi ? Une rage froide se coinça dans sa gorge, le fit suffoquer. Devant son expression, la joie d’Ivan retomba comme un soufflé raté. Evidemment, il s’était attendu à un accueil plus chaleureux, voire à des applaudissements de la part de son cousin. Pas directs, bien entendu. Enrobés de l’ironie dont il savait si bien jouer. En tout cas, il avait espéré que Miles aurait partagé son plaisir. C’était loupé. Au prix d’un effort surhumain, Miles s’efforça de reprendre le contrôle de ses pensées et d’imprimer un ton plus léger dans sa voix. — Félicitations, cousin. Et maintenant que ton grade et ta paie plafonnent dans les hautes cimes, quelle excuse vas-tu donner à ta mère pour ne pas épouser un joli petit parti Vor ? — Il faudra d’abord qu’elles m’attrapent, répondit Ivan, retrouvant son sourire. Je cours trop vite pour elles. — Mmmh. Fais attention. À force de traîner en route, tu ne trouveras plus personne pour toi sur la ligne d’arrivée. Ce n’est pas Tatya Vorventa qui s’est mariée, récemment ? — Si. Je crois qu’elle en avait assez de m’attendre. — Il reste toujours Violetta Vorsoisson, je suppose. — Eh non. Elle aussi a convolé l’été dernier. — Helga Vorsmythe ? — Enlevée par un des amis de son père. Un industriel. Même pas un Vor, tu te rends compte ? Mais plein aux as, par contre. C’était il y a trois ans. Dis donc, Miles, il faudrait mettre tes pendules à l’heure, de temps en temps. T’en fais pas pour moi, en tout cas. Je peux toujours piocher dans la classe plus jeune. — À ce train-là, tu finiras par faire les sorties de maternelle. (On va tous en arriver là. Le déficit de naissances féminines, dans la génération juste après notre naissance, nous a rattrapés.) En attendant, bravo encore pour ta promo. Je sais que tu as travaillé dur pour l’avoir, même si tu ne veux pas l’admettre. Je parie que tu seras chef des Ops avant longtemps. Ivan soupira. — Pas avant qu’ils me donnent enfin une mission sur un vaisseau. Ils les distribuent au compte-gouttes, depuis quelque temps. — Oui, c’est ce que j’ai entendu dire. — Quand je pense que, avec tes coups tordus, tu as plus d’expérience en la matière que tous les officiers que je connais, même les commodores… — Peut-être, mais tout est top secret. Tu es un des rares à savoir. — N’empêche que tu as foncé, sans t’occuper du règlement… ou du reste. — Je ne laisse jamais rien m’arrêter. C’est la seule façon d’obtenir ce que tu veux, Ivan. Personne ne te l’apportera sur un plateau. Enfin… c’était vrai pour lui. Pour Ivan, c’était une autre histoire. Il n’avait jamais eu à lever le petit doigt pour quoi que ce fût. Depuis toujours, toutes les grâces lui étaient tombées du ciel. — Si tu ne peux pas gagner, change la règle du jeu. Ivan haussa un sourcil. — Et s’il n’y a pas de jeu, la victoire n’est-elle pas un concept dépourvu de sens ? Miles hésita. — La vérité sort de la bouche des… Ivans, oui. Donne-moi tout de même le temps de réfléchir à ça. — Ne te fatigue pas les méninges, petit génie. Miles esquissa un sourire morose. Cette conversation lui laissait un goût amer dans la bouche. Apparemment, Ivan était dans le même cas. Mieux valait arrêter les frais. Il trouverait un moyen de se réconcilier avec lui plus tard. Comme toujours. — Il vaut mieux que je te laisse. — C’est vrai. J’oubliais que tu étais très occupé… Ivan coupa la communication avant même que Miles ait eu le temps de répondre. Miles resta assis dans son fauteuil, prostré, pendant une longue minute. Puis il cracha une litanie d’injures au plafond de sa chambre. Tous les mots orduriers galactiques qu’il connaissait y passèrent. Il s’en sentit quelque peu soulagé, comme s’il était parvenu à éjecter le poison qui lui corrodait l’âme. Il n’en voulait pas à Ivan d’avoir été promu. C’était autre chose. C’était… Sa raison de vivre tenait-elle aux seules victoires ? Ne voulait-il pas aussi qu’on le sache ? Mais qui, on ? Quand on avait faim de notoriété autant que de fortune, mieux valait travailler dans un service autre que la SécImp. Et pourtant Illyan savait, ses parents savaient, ainsi que Gregor. En fait, tous les gens qui comptaient pour lui connaissaient l’existence de l’amiral Naismith. Elena, Quinn et les Dendarii le savaient. Même Ivan était au courant. Alors ? Pour qui d’autre est-ce que je me démène, si ce n’est pas pour eux ? Evidemment… il y avait toujours son grand-père, le Général Comte Piotr Vorkosigan, mort treize ans plus lot. Son regard tomba sur la dague de cérémonie de son aïeul dans son étui ouvragé, rangée à la place d’honneur, un des rares endroits sans bazar, sur l’étagère. Au début de sa carrière, Miles avait tenu à la porter toujours sur lui. Pour prouver quoi ? Et à qui ? Plus rien à personne, maintenant. Il se leva, s’avança jusqu’à l’étagère. Après avoir sorti la fine lame de son fourreau, il regarda la lumière jouer sur la froideur de l’acier. C’était toujours une pièce d’antiquité fabuleuse, mais la magie n’était plus là. La malédiction, du moins, s’était dissoute. Ce n’était plus qu’un simple couteau. Il le rentra dans son fourreau et le reposa à sa place. Il se sentait en porte à faux. Une sensation qui ne lui était pas étrangère. Il l’éprouvait un peu plus à chacun de ses retours chez lui, mais cette fois de façon plus aiguë encore. L’absence du Comte et de la Comtesse était comme un prélude de leur mort. Il avait un avant-goût de ce que serait sa vie, une fois qu’il aurait hérité du titre. Comte Miles Vorkosigan. Il n’était pas certain d’aimer. J’ai besoin de Naismith. Cette vie Vor insipide lui portait sur les nerfs. Mais Naismith était un hobby hors de prix. Pour que la SécImp engage les Dendarii, il fallait une raison. Une vraie mission. Qu’as-tu fait pour justifier ton existence aujourd’hui ? Une question à laquelle l’amiral Naismith avait tout intérêt à fournir une réponse quotidienne s’il ne voulait pas disparaître. Les comptables de la SécImp se révélaient aussi dangereux pour sa longévité qu’un feu ennemi. Enfin presque. Sa main, distraitement, courut sur les cicatrices qui étoilaient son torse, sous sa chemise. Son nouveau cœur avait l’air bizarre. Il pompait le sang normalement, et les ventricules, les valves, tout était à sa place… Il était censé avoir été créé à partir de ses propres tissus, et pourtant, le résultat lui paraissait faire un curieux cocktail. Tu débloques, mon pauvre Miles. C’est la solitude qui te tire-bouchonne les neurones. Une mission. Voilà ce qu’il lui fallait. Une mission. Et tout rentrerait dans l’ordre. Non qu’il souhaitât du mal à qui que ce fût, mais il avait désespérément besoin d’un piratage, d’un blocus, d’une petite guerre coloniale. Ou mieux encore – d’un sauvetage. Libérer des prisonniers, oui. Tu as déjà fait tout ça. Si c’était ce que tu voulais, pourquoi n’es-tu pas heureux ? Naismith était une drogue et il était accro. Il lui fallait des doses de plus en plus fortes d’adrénaline pour le satisfaire. Il avait essayé des sports dangereux pour tromper son manque. Sans faire d’étincelles, on s’en doute. Il lui aurait fallu avant tout plus de temps pour acquérir une véritable maîtrise. De plus… le jeu n’en valait pas vraiment la chandelle. N’avoir que sa vie à risquer ne présentait guère d’intérêt. Et puis, pour gagner quoi ? Un trophée ? Quelle gloire y avait-il à cela, quand on avait joué et gagné dix mille vies humaines en une seule mission ? Appelle, Illyan, bon sang ! Je la veux, cette foutue mission ! La sonnerie de la comconsole le tira du sommeil en plein après-midi. Une petite sieste réparatrice après une nuit blanche passée à envisager au moins trois cents versions différentes de son futur entretien avec Illyan. En sachant déjà que la trois cent et unième n’aurait rien à voir avec les précédentes. Le visage du secrétaire d’Illyan apparut sur le vid. — Ça y est ? demanda Miles en se frottant les yeux. Le secrétaire s’éclaircit la gorge. — Bonjour, lieutenant Vorkosigan. M. Illyan vous attendra dans son bureau d’ici une heure. — Je peux être là avant. — Une heure, répéta le secrétaire. Une voiture viendra vous chercher. — Oh, merci. Inutile de demander plus de renseignements par comconsole. D’ailleurs, le secrétaire avait déjà coupé la communication. Une heure. Au moins, il aurait le temps de se passer sous l’eau et de s’habiller. Après sa deuxième douche de la journée, il sortit un uniforme propre et repassé de son armoire, et entreprit d’épingler les yeux argent de la SécImp sur le col, juste devant les vieux galons – hélas – rouges de lieutenant qu’il portait depuis huit douloureuses années. Il avait des galons pour chaque uniforme, mais les insignes en œil d’Horus, incrustés en filigrane de couches moléculaires d’argent, étaient fournis en un seul exemplaire au soldat dont le nom et le numéro de série étaient gravés au dos. Malheur à celui qui les perdait. Les yeux de la SécImp s’avéraient aussi difficiles à contrefaire que des billets de banque, et aussi puissants. Miles mit le même soin à se préparer que s’il devait rencontrer l’Empereur en personne. Même plus. Gregor avait moins de pouvoir direct sur sa destinée qu’Illyan. Il était fin prêt dix minutes avant que la voiture ne s’arrêtât devant la résidence et ne le conduisît au siège de la Sécurité Impériale. Cette fois-ci, la porte d’Illyan était ouverte. Le secrétaire, sans un mot, l’invita à entrer. Illyan releva les yeux de son immense bureau envahi de dossiers et de disquettes, et répondit d’un signe de tête au salut réglementaire de Miles. Il appuya sur un bouton, et la porte se referma derrière Miles qui entendit avec surprise s’enclencher le système de verrouillage automatique. Curieux. Illyan n’avait pas pour habitude de prendre autant de précautions. À moins que… L’espoir fit battre le sang à ses tempes. Peut-être ce geste signifiait-il qu’Illyan s’apprêtait à lui confier quelque chose de réellement exceptionnel… Une chaise était avancée pour lui. Parfait. Illyan avait la réputation, lorsqu’il était furieux contre un de ses subalternes, de laisser le malheureux debout jusqu’à ce qu’il en ait fini avec lui. Non qu’il élevât jamais la voix. Il choisissait d’user de mots assassins pour exprimer sa colère. Un style que Miles admirait et espérait un jour maîtriser. Toutefois, le chef de la SécImp lui paraissait tendu, aujourd’hui. Plus sinistre qu’à l’ordinaire. Miles s’assit et adressa un bref signe du menton à Illyan. Je suis prêt. Allons-y. Illyan se redressa, s’appuya contre le dossier de son fauteuil. — Vous avez dit à mon secrétaire que vous souhaitiez ajouter quelque chose à votre dernier rapport ? Flûte. C’est maintenant ou jamais. Mais s’il avouait sur-le-champ ce petit problème médical, la mission risquait fort de lui passer sous le nez. Alors ce sera jamais. — Rien qui ne puisse attendre. Qu’avez-vous à m’annoncer, monsieur ? Illyan soupira. Ses doigts tambourinèrent un instant sur son bureau. — J’ai reçu un rapport troublant de l’Ensemble de Jackson. Miles retint son souffle. J’y suis mort il n’y a pas si longtemps. — L’amiral Naismith n’est pas en odeur de sainteté dans cette région, mais je suis disposé à prendre ma revanche s’il le faut. Qu’est-ce que ces salauds ont encore inventé ? — Il ne s’agit pas d’une nouvelle mission. Pas plus que d’un nouveau rapport. Ceci est en relation avec votre dernière… Je peux difficilement l’appeler une mission, puisque je ne l’ai jamais ordonnée. Disons… votre dernière aventure. — Ah ? dit Miles, du bout des lèvres. — Oui. Les copies complètes des rapports médicaux de votre chirurgien de cryoréanimation ont pu enfin être récupérées. Ça n’a pas été facile, en raison du départ précipité du groupe Durona de l’Ensemble de Jackson. Leurs dossiers étaient éparpillés entre Escobar et la Maison Fell. Laquelle, est-il besoin de le préciser, était peu disposée à nous confier ses informations. Quand les rapports me sont enfin parvenus, je les ai remis à mon équipe d’analystes, puis à quelqu’un capable de décrypter le jargon médical. Une sorte de frisson glacé pétrifia Miles sur sa chaise. Il eut soudain l’impression de ressentir avec précision ce qu’on pouvait éprouver en sautant d’un building de trente étages, pendant cet instant d’éternité où l’on volait… juste avant de s’écraser sur le bitume. Nous venons de commettre une erreur fatale. Oh oui. — Ce qui me gêne le plus, poursuivit Illyan, ce ne sont pas les crises par elles-mêmes, mais le fait que vous n’en ayez pas parlé aux médecins de la SécImp qui s’efforçaient de vous remettre d’aplomb. Vous leur avez menti. Et à travers eux, c’est à moi que vous mentiez. Miles déglutit avec difficulté, cherchant dans sa conscience paralysée une excuse à l’inexcusable. Et contre l’inexcusable, il n’existait qu’une stratégie possible : nier. Il s’imagina en train de fanfaronner. Mais de quelles crises parlez-vous, monsieur ? Non. — Le Dr Durona… avait laissé entendre qu’elles disparaîtraient d’elles-mêmes avec le temps. Enfin… sans garantie, mais… Il haussa les épaules. — À ce moment-là, je croyais en être débarrassé. Illyan avait l’air sceptique. Saisissant une disquette codée, il l’agita en direction de Miles. — Cela, déclara-t-il, est mon dernier rapport d’information au sujet des Dendarii. Y compris les rapports médicaux du chirurgien de la Flotte. Ceux qu’elle gardait dans son cabinet, et non à l’infirmerie. J’ai eu beaucoup de mal à les obtenir. Ils me sont parvenus hier soir. Il avait donc un troisième sbire. J’aurais dû m’en douter. — Tenez-vous encore à jouer aux devinettes, lieutenant ? demanda Illyan. — Non, monsieur, murmura Miles. Je ne joue plus. — Parfait. Illyan se balança légèrement sur son fauteuil, puis jeta la disquette sur le bureau. Il semblait porter un masque mortuaire. Miles se demanda à quoi il ressemblait lui-même. Sans doute à un animal effrayé, les yeux écarquillés par les phares d’une voiture se précipitant vers lui à cent cinquante à l’heure. — Ceci…, dit Illyan en montrant la disquette, est une trahison tant envers vos subordonnés qu’envers vos supérieurs. Les uns dépendaient de vous, les autres vous avaient investi de leur confiance. Une trahison qui a coûté cher, comme peut en témoigner le lieutenant Vorberg. Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? Si la situation se présente mal, change de terrain. Si tu ne peux pas gagner, change la règle du jeu. Incapable de rester en place, Miles bondit de sa chaise pour arpenter la pièce. — Je vous ai servi pendant neuf ans au prix de mon sang, monsieur, et Dieu sait que j’en ai versé. Demandez aux Marilacans. Demandez à tous les autres. Plus de trente missions à mon actif, et seulement deux qui peuvent être considérées comme des échecs. Et encore… J’ai risqué ma vie des dizaines de fois. Je l’ai même perdue. Vous voudriez me faire croire que rien de tout ça ne compte ? — Au contraire. Cela compte même beaucoup. C’est pourquoi je vous offre une démission honorable pour raisons de santé. Miles faillit s’en étrangler. — Démissionner ? C’est ça que vous considérez comme une faveur ? La SécImp a étouffé des scandales bien pires. Je sais que vous pouvez faire mieux si vous le souhaitez ! — C’est la meilleure solution. Pas seulement pour vous, mais pour le nom que vous portez. J’ai étudié le problème sous tous les angles. Il y a maintenant des semaines que j’y réfléchis. C’est pour cette raison qu’il m’a fait revenir. Pas de mission. Il n’y en a jamais eu. Rien que ça. J’étais foutu depuis le départ. Pas d’échappatoire. — Après avoir été au service de votre père pendant trente ans, poursuivit Illyan, je ne peux pas faire moins. Mais pas plus. Miles se figea. — Mon père… a exigé ma démission ? Il est au courant ? — Pas encore. Je vous laisse l’avertir. C’est un rapport dont je ne tiens pas à me charger. Une lâcheté inhabituelle de la part d’Illyan. Et un châtiment redoutable pour Miles. — L’influence de mon père, dit Miles avec aigreur. Drôle de faveur… — Croyez-moi, sans les états de service que vous venez très justement d’évoquer, même votre père n’aurait pu vous racheter à mes yeux. Votre carrière se terminera en douceur, sans scandale. — Et voilà… Comme ça, je n’ai plus qu’à la fermer. Pas d’appel, pas de seconde chance. — Je vous conseille vivement – et de tout cœur – de ne pas porter cette affaire devant la cour martiale. Vous n’obtiendrez jamais une meilleure sentence que ce que je viens de vous proposer. Les preuves contenues dans cette disquette suffiraient à vous faire chasser du service dans le déshonneur – dans le meilleur des cas – et vous risquez fortement une condamnation en plus. — En avez-vous discuté avec Gregor ? s’enquit Miles. La grâce impériale… sa dernière carte, celle qu’il avait juré ne jamais sortir de sa manche. — Oui. Longuement. En fait, j’ai passé toute la matinée à débattre ce problème avec lui. — Oh. Du menton, Illyan désigna sa comconsole. — Tout est prêt. Il ne vous reste plus qu’à signer. Empreinte de la paume, scan rétinien, et ce sera tout. Vos uniformes ne provenaient pas du stock militaire, vous pouvez donc les garder, et la tradition veut que vous conserviez vos galons. En revanche, je suis dans l’obligation de vous demander de me remettre vos yeux d’Horus. Instinctivement, Miles porta les mains à ses insignes. — Pas mes yeux ! s’écria-t-il. Ce n’est pas vrai, je… je n’ai pas menti ! Je vais vous expliquer, c’est… c’est… Tous les objets de la pièce, le bureau, la chaise, la comconsole, Illyan lui-même, prirent soudain un relief différent. Les murs parurent se resserrer sur lui comme des étaux. Un nuage fluorescent descendit sur lui, éclata en milliers de paillettes lumineuses. Non !… Il reprit connaissance, allongé sur le dos, à même la moquette d’Illyan dont le visage blême et soucieux était penché au-dessus de lui. Miles sentit un objet dur entre ses dents. Un stylo. Il le recracha et, sentant son col ouvert, porta les mains à ses insignes d’argent. Ils étaient toujours en place. Il referma les yeux un bref instant. — Belle démonstration, n’est-ce pas ? dit-il finalement d’une petite voix. Combien de temps ? Illyan regarda son chrono. — Environ quatre minutes. — Comme les autres fois. — Ne bougez pas. Je vais appeler un médic. — Je n’ai pas besoin d’un foutu médic pour tenir debout. Il tenta de se lever. Une jambe se déroba sous son poids, et il retomba aussi sec. Il avait le visage poisseux. Sans doute était-il tombé à plat ventre, tout à l’heure. Il avait la bouche enflée et saignait du nez. Illyan lui tendit un mouchoir qu’il se pressa contre la face. Au bout de quelques minutes, il accepta l’aide d’Illyan qui le fit asseoir sur la chaise. Le chef de la SécImp s’appuya contre le bureau pour l’observer avec attention. — Vous le saviez, dit-il. Et vous avez menti. À moi. Par écrit. Vous avez tout fichu en l’air avec cette connerie de rapport falsifié. Tout. J’avais pourtant plus confiance en vous qu’en ma biochip mémorielle. Pourquoi, Miles ? Aviez-vous peur à ce point ? L’angoisse suintait de la voix d’Illyan comme le sang d’une blessure. Oui. J’étais paniqué. Je ne voulais pas perdre Naismith. Ni le reste… — Ça n’a plus d’importance, maintenant, marmonna Miles. De ses mains tremblantes, il arracha les deux yeux d’Horus et les jeta à Illyan. — Voilà. Vous avez gagné. — Dieu me préserve de remporter d’autres victoires comme celle-ci, murmura Illyan. — Bon, allons-y, terminons-en avec les empreintes et le scan rétinien. Plus vite ce sera fait, plus vite je pourrai me tirer d’ici. J’en ai ma claque de la SécImp. Fini. Ras le bol. Les tremblements le secouaient par vagues brûlantes. Il était horrifié d’être à deux doigts d’éclater en sanglots devant Illyan. — Prenez quelques minutes pour vous ressaisir, dit celui-ci. Quand vous le voudrez, allez vous nettoyer le visage. Je ne déverrouillerai pas ma porte tant que vous ne serez pas prêt à sortir. Singulière compassion, Simon. Tu m’assassines avec une courtoisie qui t’honore… Acquiesçant en silence, Miles tituba jusqu’au cabinet de toilette. Illyan le suivit jusqu’à la porte puis, voyant qu’il arrivait à tenir debout sans son aide, le laissa seul. Miles se planta devant le lavabo. Le reflet que le miroir lui renvoya était effrayant à souhait. La dernière fois qu’il l’avait rencontré, c’était le jour où le sergent Béatrice avait été tuée sauf qu’il était plus vieux d’une bonne centaine d’années, aujourd’hui. Illyan ne veut pas jeter l’opprobre sur un nom illustre. Moi non plus. Il se lava avec soin, mais fut toutefois incapable de venir à bout des taches brunes qui souillaient son uniforme et la chemise crème ouverte dessous. De retour dans le bureau, il appuya sa paume sur le lecteur que lui tendait Illyan, se prêta docilement au scan rétinien et à l’enregistrement de sa brève formule de démission. — Très bien. Laissez-moi sortir, à présent, dit-il avec calme. — Miles, vous tremblez encore. — Ça passera. Ouvrez, s’il vous plaît. — Je vais appeler une voiture et vous accompagner dehors. Vous ne devriez pas rester seul. Oh que si. — Entendu. — Voulez-vous que le chauffeur vous dépose directement à l’hôpital ? Ce serait préférable. En tant que… que vétéran, vous pouvez bénéficier des soins de l’Hôpital Impérial Militaire. — Non. Je veux rentrer chez moi. Je m’occuperai de ça plus tard. Il n’y a rien de critique. Si j’en crois la fréquence où les crises se manifestent, je devrais avoir un mois de tranquillité avant que ça recommence. — À mon avis, vous devriez tout de même voir un… Miles ne lui laissa pas le temps de finir. — Je te rappelle que tu n’as désormais plus aucune autorité sur moi… Simon. Illyan ouvrit les mains en signe d’acquiescement impuissant. Il s’avança vers son bureau et appuya sur le bouton qui commandait l’ouverture de la porte. D’un geste las, il se passa la main sur le visage, comme pour en effacer toute émotion. Pour essuyer aussi les larmes qui brillaient dans ses yeux. Miles eut l’impression de les sentir qui s’évaporaient sur les joues d’Illyan. Quand celui-ci se retourna, son visage était plus fermé et inexpressif qu’il ne l’avait jamais été. Miles se leva. Ça fait mal au cœur. Et au ventre. Et à la tête. Et partout. D’une démarche d’automate, il se dirigea vers la porte, repoussant la main hésitante d’Illyan qui s’apprêtait à le soutenir. La porte s’ouvrit avec un doux sifflement, révélant les trois hommes qui attendaient avec anxiété de l’autre côté. Le secrétaire d’Illyan, le général Haroche et le capitaine Galeni. Miles vit les yeux de ce dernier s’arrondir sous le coup de la stupeur quand il nota l’absence des yeux d’Horus. Qu’est-ce que tu crois, Duv ? Que je me suis battu avec Illyan ? Qu’il m’a arraché mes insignes de force ? Une exclamation muette s’échappa des lèvres d’Haroche. — Mais qu’est-ce que… Il se tourna vers Illyan, quêtant une explication. — Excusez-nous, dit Illyan qui évita son regard. Les trois officiers les suivirent des yeux alors qu’Illyan et Miles sortaient dans le couloir. 7 Conscient que le chauffeur le suivait des yeux, Miles franchit sans précipitation la porte principale de la Résidence Vorkosigan. Dès qu’elle se fut refermée sur lui, mais pas avant, il laissa ses épaules s’affaisser et s’assit sur la première chaise qu’il rencontra, sans prendre la peine d’ôter la housse. Une heure s’écoula avant que les tremblements ne s’arrêtent. Ce n’est pas la nuit tombante qui l’obligea à se lever mais un besoin pressant. Nos corps sont nos maîtres, nous sommes leurs prisonniers. Libérons les prisonniers. Une fois debout, son seul souhait fut d’être de nouveau immobile. Je devrais me soûler. C’est la réponse traditionnelle à ce genre de situation, non ? Il descendit chercher une bouteille de cognac à la cave. Cet accès d’énergie fut promptement étouffé dans la plus petite pièce qu’il put trouver, une ancienne chambre de bonne au troisième étage, guère plus grande qu’un placard, mais il s’y trouvait un vieux rocking-chair. Après avoir fourni l’effort de remonter la bouteille, il n’avait même plus ni la force ni l’envie de l’ouvrir. Il se ratatina au fond du fauteuil. Vers minuit, de nouveau sa vessie exigea qu’il sortît de son immobilité. En revenant, il prit au passage la dague de son grand-père qu’il posa près de la bouteille intacte sur la table, à portée de main. Au bout d’un instant, il la sortit de son fourreau et laissa la lumière glisser sur la lame qu’il pressa sur ses poignets, sur sa gorge, le long des cicatrices laissées par la préparation cryonique. Si je dois m’en servir, ce sera la gorge. Tout ou rien. Pas de demi-mesure. Mais il avait déjà fait le grand saut une fois, et ça n’avait servi à rien. La mort ne recelait aucun mystère, aucun espoir. Et qui sait si ceux qui avaient tant donné pour le rappeler à la vie ne seraient pas tentés de recommencer ? Et s’ils cochonnaient tout ? Plus encore que la première fois ? Il avait vu le résultat de réanimations ratées… De pauvres légumes geignards et baveurs enfermés dans un corps rafistolé. Non, merci. Il n’avait pas envie de mourir. Du moins pas là où on retrouverait sa dépouille. Il avait déjà bien trop de mal à supporter la vie. Le seul refuge envisageable, le sommeil, se refusait à lui. Mais s’il restait assis assez longtemps, il finirait bien par s’endormir. Lève-toi. Lève-toi et fous le camp, aussi vite que tu le peux. Va retrouver les Dendarii avant que la SécImp ou autre chose t’en empêche. C’était l’unique chance de Naismith. La dernière. Vas-y. Tire-toi. Il ne bougea pas. Il resta assis là, les muscles noués, ses incitations à la fuite rebondissant comme une balle de ping-pong contre les parois de son crâne. Comme il ne buvait pas, il n’eut bientôt plus besoin de se lever. Il n’arrivait toujours pas à dormir mais, aux petites heures précédant l’aube, son esprit commença à ralentir. Une pensée par heure. Très bien. Une lumière grise s’infiltra dans la chambre, faisant peu à peu pâlir la lumière de la lampe de chevet. Une flaque de soleil s’étira sur la descente de lit usée et dériva en douceur, aussi lente que ses pensées, de gauche à droite, avant de disparaître. Les bruits de la ville s’apaisèrent avec le crépuscule. Mais la petite bulle d’obscurité personnelle de Miles demeura aussi isolée du monde qu’une cryochambre. Des voix lointaines l’appelaient. Ivan. Flûte. Je ne veux pas lui parler. Il ne répondit pas. S’il se taisait, peut-être finiraient-ils par repartir. Ses yeux secs étaient fixés depuis des heures sur une lézarde courant le long du mur. Mais Ivan connaissait trop bien la maison. Des pas retentirent bientôt dans l’escalier, puis dans le couloir. Sa voix, trop forte, lui défonça les tympans. — Il est là, Duv ! Je l’ai trouvé ! D’autres pas, plus lourds, martelèrent les marches. Le visage d’Ivan apparut dans le champ de vision de Miles, masquant la lézarde. — Miles ? Tu m’entends ? Hé, y a quelqu’un ? — Mon Dieu… La voix de Galeni. — Pas de panique, dit Ivan. Il a simplement pris une bonne cuite. Il souleva la bouteille de cognac. — Non… même pas. Son regard s’arrêta sur la dague sortie de son fourreau, près de la main de Miles. — Mmmh… — Illyan avait raison, murmura Galeni. — Pas nécessairement. C’est au moins la vingt-cinquième fois que je le vois dans cet état, alors je commence à être blasé. C’est un truc à lui. Ça lui prend de temps à autre. S’il avait voulu se tuer, ce serait déjà fait depuis longtemps. — Vous dites que vous l’avez déjà vu comme ça ? insista Galeni. — Aussi atteint… peut-être pas, concéda Ivan qui s’interposa de nouveau entre les yeux de Miles et la lézarde. Il agita la main devant lui. — Il ne cligne même pas des yeux, remarqua Galeni avec anxiété. Il vaut peut-être mieux ne pas le toucher. Vous ne croyez pas qu’on devrait appeler quelqu’un ? — Qui ? Un psy ? Sûrement pas. Très mauvaise idée. S’il tombe entre les pattes des psys, ils ne voudront jamais le relâcher. Non. C’est une affaire de famille. Ivan se redressa, l’air décidé. — Je sais ce qu’on va faire. Venez. — On peut le laisser seul, vous croyez ? — Pas de problème. S’il n’a pas bougé depuis un jour et demi, il ne risque pas d’aller bien loin. Prenez tout de même la dague. On ne sait jamais… Ils ressortirent en courant. L’esprit de Miles enregistra le fait au ralenti. Ils sont partis. Bien. Ils ne reviendront peut-être pas. La pensée venait difficilement de se frayer un chemin dans son esprit engourdi quand ils réapparurent. — Je prends les épaules, dit Ivan. Prenez-lui les pieds. Non, enlevez-lui ses bottes, d’abord. Galeni s’exécuta. — Au moins il n’est pas raide, c’est déjà ça. Non. Plutôt mou, même. La rigidité aurait exigé un effort de sa part. Les bottes tombèrent sur le parquet. Ivan ôta la tunique de son propre uniforme, releva les manches de sa chemise et glissa les mains sous les bras de Miles pour le soulever. Galeni l’empoigna par les pieds. — Il est plus léger que je pensais, dit-il. — Vous n’en diriez pas autant de Mark. Les deux hommes le descendirent par l’escalier de service jusqu’à l’étage inférieur. Peut-être allaient-ils le mettre au lit. Parfait. Ça lui éviterait d’avoir à fournir l’effort. Avec un peu de chance, il pourrait dormir jusqu’au siècle prochain, où il ne resterait plus rien de son nom et de son monde qu’une vague légende dans la mémoire collective. Mais ils passèrent devant sa chambre sans s’arrêter et poursuivirent jusqu’à une vieille salle de bains, au fond du couloir, qui n’avait jamais été rénovée. La baignoire datait de Mathusalem. Ils veulent me noyer. Encore mieux. Je les laisserai faire. — On y va ? À trois ? dit Ivan. — On y va. Un… deux… — Et trois ! Ils le balancèrent par-dessus le bord de la baignoire. Miles se rendit compte enfin de ce qui l’attendait. Son corps voulut se cabrer, mais ses muscles trop lâches s’y refusèrent. Et son cri de révolte ne put franchir sa gorge sèche. La baignoire était remplie d’eau. Jusque-là, passe encore. Mais sur l’eau flottaient des centaines de glaçons. Il plongea dans le bain glacé tête la première. Les longs bras d’Ivan l’aidèrent à toucher le fond. Il remonta en hurlant. — Ivan ! Tu n’as pas le… Ivan lui maintint quelques secondes la tête sous l’eau avant de le relâcher. — Espèce de sal… ! Nouveau bouillon. Quand il émergea pour la troisième fois, les mots cédèrent la place à un long hululement outragé. — Ah ! dit Ivan avec satisfaction. Je savais bien que ça te réveillerait ! Il se tourna vers Galeni, qui s’était prudemment écarté pour éviter les éclaboussures. — Depuis son stage météo sur l’île Kyril, près du cercle arctique, il a une sainte horreur du froid. Allez, ça va être bon, je crois… Miles réussit tant bien que mal à enjamber le bord de la baignoire et à retomber sur le vieux tapis de bain détrempé. Des glaçons s’accrochaient dans le col de son uniforme, dans ses poches, glissaient le long de ses cheveux. Son poing atteignit son cousin sous le menton alors qu’il se penchait vers lui, lui faisant ravaler net son sourire ravi. La douleur qu’il en ressentit dans les phalanges le combla de plaisir. C’était la première fois de sa vie qu’il réussissait à frapper Ivan. — Hé ! protesta celui-ci. Miles repartit à l’attaque, mais Ivan esquiva souplement le coup avant de tenir son cousin à bout de bras. — Je croyais que tu te cassais les os à ce genre d’exercice. — Plus maintenant, haleta Miles qui se mit à claquer des dents. Ivan se frotta le menton. — Tu te sens mieux ? Miles répondit par une bordée d’injures en lui jetant à la figure les derniers glaçons encore accrochés dans son cou. Ivan arbora un sourire radieux. — Ravi de l’entendre… Maintenant tu vas faire bien sagement ce que je vais te dire. D’abord, tu vas aller dans ta chambre ôter cet uniforme trempé. Ensuite, tu vas te raser et prendre une bonne douche chaude. Après, tu vas t’habiller et nous suivre pour aller dîner. — Je veux pas sortir, marmonna Miles, buté. — Je t’ai demandé ton avis ? Duv, je lui ai demandé son avis ? Galeni, qui observait la scène avec une fascination amusée, secoua la tête. — Non. — D’accord, poursuivit Ivan. Tu n’as donc pas le choix, Miles. J’ai encore cinquante kilos de glaçons dans le congélateur qui attendent, et tu sais que je n’hésiterai pas à m’en servir. Miles connaissait assez son cousin pour interpréter son ton décidé, voire enthousiaste. Cette menace n’était pas une plaisanterie. Les mâchoires crispées, il acquiesça du bout des lèvres. — Ça t’a plu de me faire boire la tasse, hein ? dit-il. — À un point que tu ne peux pas imaginer. Va te préparer, maintenant. Ivan n’exigea rien d’autre jusqu’à ce que Galeni et lui aient enfin réussi à traîner Miles dans le plus proche restaurant. Là, il dut encore proférer quelques menaces sotto voce pour inciter son cousin à avaler ce qu’il avait dans son assiette. Mais une fois lancé, Miles découvrit qu’il était en fin de compte affamé et Ivan n’eut plus besoin d’employer la manière forte. — Alors, dit Ivan en attaquant son dessert, si tu nous racontais ce qui se passe ? Miles releva la tête vers les deux capitaines. Son regard s’arrêta brièvement sur les yeux d’Horus de Galeni. — Vous d’abord. C’est Illyan qui vous a envoyés ? — Il m’a demandé de prendre de vos nouvelles, dit Galeni. Il avait dû nous voir ensemble, l’autre soir… Comme le garde m’a dit que vous étiez entré mais jamais ressorti, et que vous ne répondiez pas aux messages que j’ai laissés sur votre comconsole, j’ai préféré venir voir sur place. Mais l’idée d’entrer tout seul dans la Résidence Vorkosigan me mettait mal à l’aise, alors j’ai fait appel à Ivan. Grâce à l’autorisation d’Illyan, le garde nous a ouvert, ce qui nous a évité d’entrer par effraction. Galeni hésita. — Et puis… je n’avais pas envie non plus d’être seul pour découvrir votre cadavre se balançant au bout d’une corde. — Je vous avais dit qu’il n’y avait aucun risque pour ça, dit Ivan. C’est pas son style. S’il doit se suicider un jour, je parie qu’il choisira de le faire d’une façon plus explosive… en entraînant avec lui des dizaines d’innocents, sûrement. — En tout cas, moi, je n’en étais pas si sûr, poursuivit Galeni. Vous ne l’avez pas vu quand il est sorti du bureau d’Illyan, Ivan. Il avait l’air complètement halluciné… — Je vous expliquerai, soupira Miles. Mais pas ici. Les affaires de la SécImp ne regardent personne. — C’est certain, acquiesça Galeni. Une demi-heure plus tard, ils se retrouvèrent assis autour d’une table dans la cuisine de la Résidence Vorkosigan. Miles avait plus ou moins espéré que son cousin l’aiderait à se soûler, mais Ivan se contenta de préparer du thé qu’il le força à boire pour prévenir la déshydratation. Il s’assit ensuite à califourchon sur une chaise. — À toi de jouer, maintenant. On t’écoute. Miles ferma brièvement les yeux, se demandant par où commencer. Par le commencement, sans doute. Justifications et dénégations se bousculaient dans sa tête, plus haïssables en définitive qu’une honnête confession, et plus compliquées, aussi. Il n’y avait pas à tortiller, le plus court chemin entre deux points était toujours la ligne droite. — Ma cryoréanimation m’a laissé des séquelles. Je me suis mis à avoir des… des crises. Des convulsions qui duraient de deux à cinq minutes. Apparemment, elles se déclenchaient quand j’étais en état de stress extrême. Mon chirurgien m’avait dit qu’elles se tasseraient peut-être, comme les pertes de mémoire. En effet, elles devenaient de plus en plus rares. Alors je… je n’en ai pas parlé aux toubibs de la SécImp, quand je suis rentré. — Oh, merde, murmura Ivan. Je commence à voir où ça nous mène. Tu en avais parlé à quelqu’un ? — À Mark. — Tu l’as dit à Mark, mais pas à moi ? — Je savais que je pouvais lui faire confiance… pour faire ce que j’attendais de lui. Toi, tu aurais fait ce qui te semblait approprié. C’était à peu de chose près ce qu’il avait dit à Quinn. Ivan pinça les lèvres, mais ne le contredit pas. — Je n’avais aucune envie de me retrouver derrière un bureau. Et encore… dans le meilleur des cas. Plus de mercenaires dendarii, plus de travail sur le terrain. Et je me suis dit que si ma toubib dendarii pouvait me soigner ça discrètement, Illyan n’aurait jamais besoin d’être au courant. Elle m’a donné des remèdes. Et j’ai cru que ça marchait. Non. Pas de fausses excuses, bon sang. — Et Illyan l’a appris quand même… C’est pour ça qu’il t’a viré ? Un peu dur, comme punition, après tout ce que tu as fait pour lui, non ? — Ce n’est pas tout. — Ah. — Pour ma dernière mission… on est allés récupérer un courrier de la SécImp qui avait été kidnappé par des pirates. Je voulais superviser moi-même l’opération de sauvetage. Et je… j’ai eu une crise en pleine action. L’arc à plasma de mon armure de combat s’est bloqué. J’ai bien failli couper le pauvre courrier en deux. Il a eu de la chance. Enfin, si on veut. Je lui ai juste sectionné les jambes. Ivan en resta bouche bée. — Oh. Je vois… — Non, tu n’as encore rien vu. Ça, c’était seulement criminellement stupide. C’est ce que j’ai fait ensuite qui m’a été fatal. J’ai falsifié le rapport de la mission en prétendant que l’accident de Vorberg était dû à un problème technique. Galeni secoua lentement la tête. — Illyan m’a dit que… vous aviez démissionné sur demande. Mais sans préciser de qui venait cette demande, ni la raison qui la motivait. Et je n’ai pas osé l’interroger, bien sûr. Sur le moment, j’ai même pensé qu’il pouvait s’agir d’une manœuvre pour couvrir je ne sais quelle enquête au sein du service. Sauf que même vous n’auriez pas pu simuler l’expression que vous aviez en sortant de chez Illyan… Ivan n’en revenait toujours pas. — Tu as menti à Illyan ? — Oui. J’ai même peaufiné mon mensonge. Tant qu’à faire quelque chose, autant le faire bien, non ? Je n’ai pas démissionné, Illyan. J’ai été viré. Proprement, mais irrémédiablement viré. — Et il t’a vraiment arraché tes insignes ? demanda Ivan, les yeux écarquillés. — Qui t’a dit ça ? — C’est l’impression que ça donnait, s’excusa Galeni. Haroche en était convaincu. Pire. Il pleurait, Ivan. De toute sa vie, Miles n’avait jamais vu Illyan verser une seule larme. — Non. Je les ai arrachés moi-même. Après… avoir eu ma dernière crise dans son bureau. Devant lui. Comme je l’ai dit, elles sont apparemment provoquées par le stress. Ivan hocha la tête avec compréhension. Galeni soupira. — Haroche n’arrivait pas à le croire non plus. Il paraît que tout le monde à la SécImp savait qu’Illyan vous vénérait. Pour lui, vous seul étiez capable de chier des lingots d’or. Naismith était le meilleur, oh oui. — Après l’opération Dagoola IV, il avait toutes les raisons de le penser… Je suppose que c’est une expression d’Haroche lui-même ? Il a un don pour les formules percutantes. — Oui. Il prend rarement des gants. Selon lui, vous étiez appelé à être le successeur d’Illyan. Miles haussa les sourcils, stupéfait. — Son successeur ? Impossible. Son job exige des compétences très différentes de celles d’un officier de terrain. Et une approche radicalement opposée du règlement. Je ne suis pas… je n’étais pas du tout qualifié pour ça. — C’est ce qu’Haroche prétend, pourtant. Votre prochaine affectation aurait dû être auprès de lui. Pour devenir son assistant. Cinq ans aux Affaires intérieures, et vous auriez été à point pour assurer la relève et laisser Illyan prendre sa retraite. — Ça n’a pas de sens. Je ne suis pas fait pour l’Intérieur. Si je devais vraiment devenir gratte-papier, les Affaires galactiques sur Komarr me conviendraient à la rigueur déjà mieux. J’ai un peu d’expérience en la matière. — Cette lacune dans votre parcours était exactement ce qu’ils espéraient combler en vous attelant à Haroche. Illyan m’a un jour confié qu’Haroche avait personnellement éventé pas moins de quatre complots contre l’Empereur depuis qu’il est à l’Intérieur. Sans parler de l’histoire du Yarrow, qui lui a valu sa promotion. Illyan espérait peut-être que les qualités d’Haroche déteindraient sur vous. — Je n’ai pas besoin de…, commença Miles qui préféra se taire. — C’est quoi, l’histoire du Yarrow ? demanda Ivan. Je n’en ai jamais entendu parler. — Un cas d’école de contre-terrorisme, répondit Galeni. Illyan le donne toujours à étudier à ses nouveaux analystes. — Le cas est célèbre au sein de la SécImp, ajouta Miles. Mais comme il a été un succès, presque rien n’en a filtré à l’extérieur. C’est toute l’ingratitude de notre job. Les victoires restent secrètes, mais les échecs font un bruit retentissant et nous couvrent de honte. Prenez ma carrière, par exemple… — On l’a échappé belle, dit Galeni. Une faction hyper-isolationniste menée par le Comte Vortrifrani envisageait de faire tomber un kamikaze, un vieux cargo nommé le Yarrow, sur la Résidence Impériale. L’impact en lui-même aurait tout détruit, même sans les explosifs dont ils comptaient bourrer l’appareil. Mais ce sont ces explosifs qui ont signé leur perte, car c’est grâce à eux qu’Haroche a pu remonter la filière. Vortrifrani a nié comme un beau diable toute appartenance à cette faction, et du coup il s’est coupé de ses alliés, si bien que l’Imperium n’a pas eu lieu de se plaindre de lui depuis. — L’appartement de ma mère est à deux pas de la Résidence, dit Ivan, atterré. — Oui. On frémit à l’idée de ce qui se serait passé si le kamikaze avait raté son objectif… Vorbarr Sultana aurait payé très cher en vies humaines. — Des milliers de morts…, murmura Miles. — Il faudra que je pense à remercier Haroche, la prochaine fois que je le verrai, soupira Ivan, impressionné. — Je n’étais pas ici, à l’époque, dit Miles avec une pointe irrationnelle de jalousie. Comme d’habitude… Il joua un instant avec sa cuillère, pensif. — Personne ne m’a jamais parlé de cette future promotion. Pour quand me réservait-on cette mauvaise surprise ? — Dans le courant de l’année, à ce qu’il semble. — Et moi qui croyais avoir rendu les Dendarii bien trop précieux aux yeux d’Illyan pour qu’il envisage de me confier autre chose. — Apparemment, tu as fait un peu trop de zèle. — Chef de la SécImp à trente-cinq ans. Dieu soit loué, cela au moins m’aura été épargné. Haroche ne devait pas être trop réjoui non plus à la perspective de former un jeune loup Vor pour le seul plaisir de le voir prendre la tête du service au-dessus de lui. Il doit être soulagé. — Il en avait l’air, en effet, acquiesça Galeni sur un ton d’excuse. — Mmh. Au fait, Duv, il est évident que ce que je viens de vous confier est confidentiel. La version officielle, pour la SécImp et partout ailleurs, est que j’ai été réformé pour raisons médicales. — C’est ce que nous a dit Illyan quand Haroche lui a posé la question. Mais vu sa tête, il allait de soi qu’il ne nous disait pas tout. Ivan se leva et sortit. Miles rêvassa sur sa tasse de thé froid. Il serait volontiers allé se coucher, à présent. Il tombait de sommeil. Ivan réapparut, une valise à la main, qu’il posa près de la table. — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Miles, soupçonneux. — Mes affaires, pour deux ou trois jours. — Tu ne comptes pas t’installer ici, tout de même ? — Pourquoi pas ? Ne me dis pas qu’il n’y a pas de place. Il y a plus de chambres que dans un hôtel, dans cette baraque. Miles s’affaissa sur sa chaise, fatigué. Inutile de se battre. Il avait perdu d’avance. — C’est pas bête, ça… Je pourrais me recycler dans la pension de famille. — Bon marché ? — Des clous. Je ferais payer une fortune. Et quand as-tu l’intention de retourner chez toi ? — Pas avant que tu n’aies engagé du personnel. Tant que tu ne te seras pas fait soigner, tu auras besoin d’un chauffeur, au minimum. J’ai vu ton naviplane dans le garage, au fait. En réparation, mon œil… Il te faudra aussi quelqu’un pour te cuisiner des petits plats et s’assurer que tu les manges. Et quelqu’un pour le ménage. — Je ne salis presque pas. — Tu ne seras pas tout seul. Cette maison a besoin de domestiques, Miles. — Je ne sais pas… — Tu ne sais pas quoi ? Si tu es d’accord ? Tu n’as pas le choix. Par contre, si tu ne sais pas comment les engager… tu veux que ma mère s’en occupe ? — Euh… je crois que je vais me débrouiller seul. — Donc, tu t’en charges, et vite, sinon je la mets sur le coup. Et cette menace est sérieuse. — Entendu, je cède. Mais… je pourrais peut-être m’en sortir avec une seule personne. Elle pourrait conduire, cuisiner… Ivan eut un reniflement moqueur. — Et te cavaler après pour te faire prendre tes potions ? Pour ça, il faudrait que tu demandes à la Baba de te trouver une femme. En attendant, commence par dégoter un chauffeur et un cuisinier. On verra après. Miles renâcla encore. Pour la forme. — Ecoute…, dit Ivan. Tu es un seigneur Vor à Vorbarr Sultana. Nous sommes les maîtres de cette ville. Alors sois à la hauteur de ton rang ! Amuse-toi, pour changer ! — Tu te fous de moi ?… — Mais tu n’es pas un invité, dans cette maison, Miles ! Tu es le seul héritier de la lignée des Vorkosigan, ou du moins tu l’étais jusqu’à l’arrivée de Mark, mais il a une fortune privée, maintenant. Alors éclate-toi un bon coup, bon sang ! Tu es devenu tout rabougri, à travailler pour Illyan. Tu n’as pas eu de vie du tout depuis des lustres. Il a raison. Naismith a sucé toute ma substance vitale. Mais Naismith était mort, à présent. Il avait bel et bien été tué par une grenade à aiguilles sur l’Ensemble de Jackson, même s’il lui avait fallu toute une année pour s’en rendre compte. Miles avait entendu parler de mutants, des frères siamois. Lorsque l’un des deux mourait, son corps restait accroché à celui de son frère jusqu’à ce que celui-ci meure à son tour. Des heures, parfois des jours plus tard. Le seigneur Vorkosigan et l’amiral Naismith étaient des siamois. Je ne veux plus penser à ça. Je ne veux plus penser du tout. — J’ai sommeil, Ivan. Je vais aller me coucher. Il est tard, non ? — Assez pour aller dormir, oui. 8 Miles dormit jusqu’à une heure avancée de la matinée. Après avoir remonté le labyrinthe de couloirs, il eut la surprise de trouver Ivan assis dans la cuisine, devant un café, sa vaisselle sale empilée dans l’évier. — Tu ne travailles pas ? demanda-t-il en se servant le fond de la cafetière. — J’ai pris quelques jours de congé. — Combien ? — Autant que nécessaire. En d’autres termes, il allait lui coller aux semelles jusqu’à ce qu’il estimât pouvoir lui décerner un certificat de bonne conduite. Miles mit ses neurones à contribution. Donc… s’il engageait du personnel, Ivan, relevé de ses fonctions de garde-chiourme, retournerait dans sa jolie petite garçonnière – pour laquelle, d’ailleurs, il n’employait aucun domestique, rien qu’un discret service de nettoyage. Ensuite, il n’aurait plus qu’à licencier le personnel – avec recommandation et prime en échange de sa discrétion. Oui, ça pourrait marcher. — Tu as envoyé un message à tes parents pour les prévenir ? demanda Ivan. — Non. Pas encore. — Tu devrais. Avant qu’ils ne l’apprennent par quelqu’un d’autre. Et dans une version déformée, en plus. — Oui, c’est sûr. Mais ce n’est pas facile… Il releva les yeux vers Ivan. — Ça t’embêterait beaucoup de… ? Ivan sursauta, horrifié. — T’es dingue ? Après un instant de réflexion, cependant, il soupira. — Enfin… si tu ne peux vraiment pas… Mais ce ne serait pas de gaieté de cœur. — Mmh. J’y réfléchirai. Miles finit son café et remonta dans sa chambre. Dans le fond de son placard, il trouva une chemise brodée de style campagnard et un pantalon noir. Il y avait bien trois ans qu’il ne les avait pas portés. Ils lui allaient encore. Profitant de ce qu’Ivan n’était pas sur son dos, il sortit tous ses uniformes barrayarans, avec les bottes, et les empila dans l’armoire vide d’une chambre d’ami au bout du couloir. Au moins il n’aurait plus à les voir chaque fois qu’il ouvrirait son placard. Après avoir tergiversé un long moment, il fit de même avec ses uniformes dendarii, ne laissant que quelques rares vêtements tristement suspendus sur leurs cintres. Il s’installa ensuite devant sa comconsole. Un message à ses parents. Dieu du ciel… Et il devrait en envoyer un à Elli Quinn, aussi. Aurait-il jamais l’occasion de se réconcilier avec elle ? Face à face, corps à corps ? Pas facile, de se faire pardonner à travers son image vid prononçant des mots maladroits, peut-être interprétés de travers, avec plusieurs semaines de décalage. Et tous ses messages aux Dendarii étaient de plus filtrés par les censeurs de la SécImp. Trop dur, pour l’instant. Plus tard. Bientôt. Promis. Le problème du personnel était déjà plus abordable. Il choisit de s’y attaquer séance tenante. D’abord, à combien se montait le budget de ce genre de chose ? Sa pension de vétéran, équivalant à la moitié de sa solde de lieutenant, couvrirait tout juste le salaire d’un domestique à temps complet, même hébergé à titre gracieux. Du moins celui d’un domestique stylé, de ceux que l’on trouvait dans la haute société de la capitale. Miles composa un code. Le visage avenant de l’homme d’affaires des Vorkosigan, Tsipis, apparut avec une promptitude surprenante sur le plateau vid depuis son bureau à Hassadar. — Bonjour, Lord Vorkosigan ! s’exclama-t-il avec un plaisir sincère. J’ignorais que vous étiez de retour. En quoi puis-je vous être utile ? À l’évidence, il n’était pas encore au courant de sa démission. Miles ne se sentait pas le courage de lui expliquer la raison de son retour, fût-ce dans sa version édulcorée. — Oui. Je suis rentré depuis quelques semaines. Je… j’ai l’impression que je resterai ici plus longtemps que prévu. Mon père a-t-il laissé des instructions quant à ses comptes ? Savez-vous ce que je peux tirer ? — Tout. — Pardon ? Je ne comprends pas… — Tous les capitaux ont été déposés sur des comptes joints au nom de votre père et du vôtre, juste avant que le Comte et la Comtesse ne partent pour Sergyar. Vous serez l’exécuteur testamentaire de votre père, vous savez. — Oui, mais… Que m’est-il possible de faire ? — Il est beaucoup plus simple de dire ce que vous ne pouvez pas faire. Vous n’avez pas le droit de vendre les biens inaliénables, c’est-à-dire les Résidences d’Hassadar et de Vorbarr Sultana. En revanche, vous pouvez acheter ce que bon vous semble, bien entendu, ou vendre tout ce que votre grand-père vous a légué en votre nom propre. — Donc… j’ai les moyens d’engager un chauffeur à plein temps ? — Oh que oui ! Vous pourriez même engager tout un train de maison, si vous le souhaitez. Les fonds sont là, à votre disposition. — Mon père n’en a-t-il pas besoin pour son palais de Vice-Roi sur Sergyar ? — La Comtesse Vorkosigan a tiré une somme coquette sur son compte privé, apparemment pour effectuer certains travaux de rénovation, et votre père se contente de ses vingt hommes d’armes, pour l’instant. Tout le reste est pris en charge par le budget impérial. — Oh… Le visage de Tsipis s’illumina. — Envisageriez-vous par hasard de rouvrir la Résidence Vorkosigan, mon seigneur ? Ce serait merveilleux. J’ai eu le plaisir de l’admirer, l’année dernière, lors de la Fête de l’Hiver. — Non. Pas pour le moment… — Bien, murmura Tsipis sans cacher sa déception. Mais vous avez besoin d’argent, mon seigneur ? — Euh… oui. C’est la raison de mon appel. Je vais devoir payer un chauffeur, peut-être un cuisinier, régler des factures, faire quelques achats… Enfin, il me faudrait une sorte de rente correcte, vous voyez… La solde de la SécImp, qu’il retrouvait accumulée à chacun de ses retours, avait toujours suffi à couvrir ses frais. Il n’avait aucune idée à cet instant de la somme qu’il pouvait demander à Tsipis. — Naturellement. Quelle modalité vous conviendrait ? Un dépôt hebdomadaire sur votre compte professionnel, peut-être ? — Non. Je préférerais en ouvrir un nouveau. Séparé. Au nom de Lord Vorkosigan. — Excellente initiative. Votre père a toujours mis un point d’honneur à isoler son compte personnel. Non qu’un Auditeur n'aurait jamais osé mettre son nez dans ses affaires, bien entendu. Pour se couvrir de ridicule, d’ailleurs, une fois les chiffres exposés. Il pianota sur son clavier et jeta un coup d’œil sur les chiffres qui venaient d’apparaître. — Que diriez-vous si je transférais la totalité des fonds encore inutilisés destinés à l’entretien de la maison sur votre nouveau compte comme mise initiale, et que je vous adressais l’allocation hebdomadaire habituelle ? — Très bien. — Et si vous avez besoin de liquidités supplémentaires, faites-moi signe. — Entendu. — Je vous envoie immédiatement votre jeton de crédit par courrier. Vous l’aurez dans une heure. — Merci, Tsipis. Oh, à propos… À combien se monte l’allocation par semaine ? — Cinq mille marks, et quatre-vingt mille marks pour commencer. Miles effectua un rapide calcul mental. — Cette maison engloutissait cinq mille marks par semaine ? — Oh, bien plus que ça, avec les hommes d’armes et le compte privé de la Comtesse. Et cela n’inclut pas les gros travaux de réfection qui bénéficient d’un budget séparé. — Je… je vois. — Au cas où vous seriez intéressé, Lord Vorkosigan, je serais ravi de vous expliquer en détail l’état de vos affaires financières, ajouta Tsipis avec enthousiasme. Il y aurait tant à faire pour un esprit disons plus… agressif, plus entreprenant et, si j’ose dire, moins conservateur. — Merci, Tsipis. Je… j’y penserai si l’occasion se présente. Dieu du ciel. Il pourrait acheter… presque tout ce qu’il lui passerait par la tête. Il essaya d’imaginer quelque chose qu’il aurait à cœur de posséder. Les Dendarii. Oui. D’accord. Mais pour lui, leur prix ne se mesurait pas en argent. Quoi d’autre ? Il se rappelait, à une époque lointaine, avoir eu envie d’un naviplane, plus rapide et plus beau que celui d’Ivan. Son vœu avait été exaucé. L’appareil, presque neuf, était toujours dans le garage. Ce qui me motivait, ce n’était pas ce que je voulais avoir. C’était ce que je voulais être. Depuis toujours. Mais être quoi ? Un amiral, bien sûr. Un vrai. Un Barrayaran. Et à trente-cinq ans. Un an de moins que son père lorsqu’il était devenu le plus jeune amiral de l’Après-Isolement, à trente-six ans. Oui, le plus haut grade du Service Impérial. Un sacré pied de nez à sa taille et à ses multiples handicaps. Toutefois, même si son corps avait été normal, son époque ne lui avait offert aucune guerre propice aux promotions rapides. Seules les opérations secrètes de la SécImp lui avaient fourni l’occasion de s’illustrer dans l’action. Comment peut-on espérer être un grand homme quand l’Histoire ne vous apporte aucun grand événement, ou vous les apporte au mauvais moment, quand vous êtes trop jeune, ou trop vieux ? Ou trop abîmé. Il reporta son attention sur la liste des cinq hommes d’armes de son père qui avaient pris leur retraite dans la région de Vorbarr Sultana. Même au seuil de la vieillesse, un ex-homme d’armes, avec une femme prête à reprendre du service dans la cuisine, serait une solution idéale à son problème. Ils seraient déjà familiarisés avec la Résidence Vorkosigan et ne verraient aucune objection à le dépanner sur une courte période seulement. Il composa un des codes. Le premier sera peut-être le bon. L’un d’eux sucrait bien trop les fraises pour pouvoir tenir un volant. Et les femmes des quatre autres furent catégoriques : non. Remettant cette tâche à plus tard, il descendit dans la cuisine chercher un vieux restant de viande dans le réfrigérateur pour Zap. Il ne désespérait pas de lui apprendre à accepter la nourriture avec la grâce féline caractéristique d’un vrai chat Vor bien élevé, voire avec un ronronnement de gratitude, plutôt qu’en la lui arrachant des mains d’un coup de griffe acérée pour aller la manger sous une chaise en grognant. À beaucoup d’égards, Zap n’était pas loin de lui rappeler Mark, et il s’en était plutôt bien sorti avec son frère. En plus, cela ne ferait pas de mal de mettre le garde au courant de l’arrivée imminente du courrier. Le garde avait de la visite. Un jeune homme blond, dont les traits n’étaient pas sans évoquer ceux du caporal Kosti, quoique moins anguleux, et qui portait une grosse boîte en bois laqué. — Bonjour, monsieur. Le caporal esquissa un salut tout juste réglementaire avant de se rendre compte que Miles ne portait pas d’uniforme. — Permettez-moi de vous présenter mon jeune frère Martin. Miles tendit sa main que le garçon serra sans hésitation. — Bonjour, lieutenant. Euh… Lord Vorkosigan. Ainsi, Kosti n’avait pas été averti non plus. Les nouvelles mettaient sans doute longtemps à atteindre le bas de l’échelle. Miles évita de regarder les yeux d’Horus épinglés sur le col du grand frère. Allons… autant en finir tout de suite. — Plus de lieutenant, j’en ai bien peur. Je viens de quitter le Service pour raisons de santé. — Oh. Je suis désolé de l’apprendre, mons… mon seigneur, balbutia le garde avec une sincérité touchante. Les moustaches de Zap apparurent sous la chaise de la guérite. Elle grogna légèrement en lorgnant Miles qu’elle commençait à reconnaître. — Toujours aussi peu sociable, hein ? dit Miles. Par contre, elle semble avoir tendance à s’arrondir. — Rien d’étonnant. À chaque relève, elle essaie de convaincre le nouveau garde que le précédent l’a laissée crever de faim. Miles s’accroupit pour lui tendre son bout de viande que Zap daigna accepter avec son amabilité habituelle avant de retourner se réfugier sous la chaise pour le manger. — Elle s’entraîne manifestement à devenir une chatte de garde. Il faudra lui apprendre à faire la différence entre les amis et les ennemis. Il se releva en frottant le dos griffé de sa main contre sa cuisse. — Je ne trouverai jamais de boulot pour deux mois, dit Martin à son frère, reprenant de toute évidence la conversation que l’arrivée de Miles avait interrompue. Miles haussa les sourcils. — Vous cherchez du travail, Martin ? — J’attends d’avoir dix-huit ans pour m’engager dans le Service, répondit-il avec un air chagrin. Mon anniversaire est dans deux mois. Mais ma mère m’a dit que si je ne trouvais pas un travail pour patienter, elle s’en chargerait pour moi. Et j’ai bien peur qu’elle me fasse faire des ménages, ou quelque chose dans le genre. Attends de rencontrer ton premier sergent-chef, petit. Tu verras ce que c’est, le ménage… — J’ai nettoyé des canalisations sur l’île Kyril, une fois, se rappela Miles. Je me débrouillais plutôt bien. Les yeux de Martin s’arrondirent. — Vous, mon seigneur ? Un léger sourire apparut sur les lèvres de Miles. — C’était excitant. J’ai même trouvé un cadavre. — Oh… Une mission de la SécImp, je suppose ? — Pas à l’époque, non… — Son premier sergent instructeur le mettra très vite au pas, déclara le caporal avec assurance. Il me traite comme un honorable vétéran. S’il savait… Les deux « anciens » adressèrent un sourire chargé de menace au futur bleu. — Le Service devient de plus en plus sélectif, dit Miles. J’espère que vous avez un carnet scolaire correct. — Oui, mon seigneur, répondit Martin. — Bien. Dites-moi, Martin… savez-vous conduire ? — Oui, mon seigneur. — Un naviplane aussi ? Le garçon hésita. — Ça m’est arrivé… — Il se trouve que je cherche un chauffeur pour quelque temps. — Vraiment, mon seigneur ? Et vous pensez que je… — Peut-être. Un pli soucieux apparut sur le front du caporal. — Mon travail consiste en partie à veiller sur la vie de Lord Vorkosigan, Martin. Tu es sûr d’être à la hauteur ? Martin haussa les épaules sans répondre, les yeux rivés sur Miles. — Quand devrais-je commencer, mon seigneur ? — Aujourd’hui, si vous voulez. Ne serait-ce que pour aller à l’épicerie chercher une autre caisse de Ready-Meal. — Il n’y aura sans doute pas grand-chose à faire au début, mais comme je ne saurai pas à l’avance quand j’aurai besoin de vous, je préférerais que vous vous installiez à demeure. Vous pourrez toujours utiliser votre temps libre pour préparer votre examen d’entrée au Service. Miles choisit de passer sous silence le problème de la surveillance médicale. Il verrait plus tard. Réflexion faite, c’était un mauvais calcul. La prochaine crise pouvait survenir à tout moment. Il serait injuste de ne pas prévenir le garçon. Ce n’est pas Elli Quinn qui le contredirait. — Je ne peux plus conduire. Je suis depuis quelque temps sujet à des crises de convulsions. Une séquelle de ma cryoréanimation, l’année dernière. J’avais été tué par une grenade à aiguilles… Martin le fixait avec fascination, presque aussi impressionné par cette révélation que par celle du nettoyage des égouts. — Vous étiez mort, mon seigneur ? — Il paraît. — Et… comment était-ce ? — Je l’ignore. Je n’étais pas là pour le voir. Mais revivre est douloureux, en tout cas. Martin resta un instant sans voix, puis il posa sa boîte dans les bras de son frère. Zap réapparut et monta sur les bottes impeccablement cirées du caporal en ronronnant, les griffes tendues vers la boîte. — Du calme, Zap, tu vas finir par déclencher l’alarme, dit Kosti, amusé. Presque distraitement, il posa le plateau-repas du Service par terre. Zap le renifla puis, s’en détournant avec mépris, recommença à se frotter contre les bottes de Kosti, les yeux rivés sur la boîte. L’intérieur en était aménagé de façon très astucieuse. Avec des compartiments et des petits godets remplis d’un assortiment de sandwichs colorés et coupés en forme d’étoiles, de croissants, de losanges… Des brochettes de fruits voisinaient avec des biscuits croustillants et des tartes couvertes de fruits caramélisés. Kosti sortit deux tasses Thermos. La première contenait une soupe crémeuse, la seconde un vin chaud épicé. Zap n’avait pas été oubliée. Kosti ouvrit une large feuille de laitue qui enveloppait une appétissante boulette de viande. Zap se jeta dessus avec de petits grognements extatiques dès qu’il la déposa devant elle. Miles eut la sensation que ses papilles étaient prises de folie. — Qu’est-ce que c’est, caporal ? — Mon déjeuner, répondit Kosti. Ma mère me le fait porter tous les jours. Il donna une légère claque sur la main que son frère tendait vers un des petits fours. — Hé… Tu as ce qu’il te faut à la maison. Ça, c’est à moi. Il releva un regard hésitant vers Miles. Techniquement, le personnel de la SécImp n’était pas censé manger autre chose que les repas procurés par le Service, cela afin de prévenir toute tentative d’empoisonnement. Mais s’il fallait se méfier de sa mère et de son frère, où allait-on ? De plus… Miles pouvait en toute bonne conscience fermer les yeux sur ce manquement au règlement. Après tout, il n’était plus concerné. — Votre mère vous prépare ces petites merveilles tous les jours ? — Presque. Depuis que mes sœurs sont mariées et qu’il ne reste plus que Martin à la maison, je crois qu’elle s’ennuie un peu. Intéressant… — Caporal Kosti… Martin… Miles inspira une bonne odeur de soupe et d’aromates. –… Pensez-vous que votre mère verrait un inconvénient à venir travailler quelque temps pour moi ? — Les affaires reprennent, plaisanta Ivan au déjeuner le lendemain. Ma Kosti venait de déposer ses alléchantes offrandes avant de quitter le Salon Jaune pour aller chercher la suite. — Combien tu la paies ? demanda-t-il quelques minutes plus tard, la bouche pleine. Miles le lui dit. — Double la mise, décréta Ivan. Ou tu la perdras à ta première réception. Quelqu’un te la soufflera sous le nez. Ou la kidnappera. — Pas tant que son fils montera la garde à ma porte. De toute façon, je n’ai pas l’intention d’organiser de réceptions. — Dommage. Tu veux que je m’en charge ? — Non. Miles sentit sa volonté fléchir. Sans doute une conséquence de la tarte aux pêches qui lui fondait dans la bouche. — Pas pour l’instant, en tout cas. Un lent sourire monta à ses lèvres. — Mais pour la petite histoire… Tu peux raconter sur tous les toits que Lord Vorkosigan mange la même chose que son garde et son chauffeur. Un contrat avec le service de nettoyage d’Ivan prit soin du problème du ménage. Deux fois par semaine, une équipe viendrait récurer la résidence de fond en comble. Une solution qui satisfaisait tout le monde. Mais Miles ne fut pas long à se rendre compte que l’acquisition de Ma Kosti avait été une erreur de calcul, si son but était de se débarrasser d’Ivan. Il aurait dû engager un mauvais cuisinier. Si seulement son cousin voulait bien décamper, il pourrait recommencer à cafarder en paix. Il ne pouvait même plus s’enfermer dans sa chambre sans qu’Ivan le somme d’ouvrir, et ne pouvait plus bouder sans sentir planer au-dessus de sa tête la menace d’un autre bain glacé. Si au moins il retournait travailler dans la journée… Miles tenta une allusion grossière pendant le dîner. — « La plupart des hommes ne sont guère plus que des machines à transformer la nourriture en merde. » La fourchette d’Ivan s’immobilisa une seconde. — Qui a dit ça ? Ton grand-père ? — Léonard de Vinci. Mais c’est grand-père qui me l’a cité, c’est vrai. — Ça ne m’étonne pas de lui, ricana Ivan. Sacrée vieille baderne. C’était un vrai monstre, à sa manière, hein ? Il engouffra une autre bouchée de rôti dégoulinant de sauce au vin et se mit à mâcher avec un soupir d’aise. Ivan était… pénible. La dernière chose que souhaite un monstre, c’est qu’on le suive vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec un miroir. Une semaine s’était écoulée quand Miles trouva un message sur sa comconsole. C’était Lady Vorpatril. Son visage aux traits fins apparut sur le plateau vid lorsqu’il lança l’enregistrement. — Bonjour, Miles. J’ai été sincèrement désolée d’apprendre que tu avais dû quitter le Service pour raisons médicales. Je sais que tu dois être très déçu, après tous ces efforts. Miles fut reconnaissant à Ivan d’avoir caché la vraie version des faits à sa mère. Dans le cas contraire, les condoléances de Lady Alys auraient été formulées différemment. D’un geste léger, elle balaya ce qui n’était, après tout, que sa totale destruction, pour en venir au but de son appel. — À la demande de Gregor, j’organise un déjeuner dans le jardin de la Résidence demain après-midi. En toute intimité. Il souhaite ta présence et aimerait te recevoir une heure plus tôt pour un entretien privé. À mon avis, c’est plus une « citation à comparaître » qu’une simple invitation. Même s’il s’exprimait d’une voix très douce, comme il sait si bien le faire, parfois. Tu vois ce que je veux dire, je suppose… Sois gentil de répondre aussi vite que tu le peux. L’écran redevint noir. Miles, les yeux fermés, posa le front sur le bord frais de la comconsole. Il avait su que cet instant arriverait tôt ou tard. Gregor lui donnait la possibilité de lui présenter ses excuses officielles. Et de clarifier la situation. Un jour ou l’autre, Miles hériterait du titre de Comte de son District, et il devrait passer beaucoup de temps à Vorbarr Sultana. Si seulement il pouvait présenter ses excuses par contumace. Ce serait déjà moins douloureux. Bon sang, pourquoi m’ont-ils arraché à la mort ? En soupirant, il se redressa et composa le code de Lady Alys sur la comconsole. 9 La voiture blindée du Comte Vorkosigan s’arrêta avec un dernier hoquet devant le portique est de la Résidence Impériale. Martin se retourna nerveusement vers les grilles de fer forgé et les gardes qui gesticulaient autour. — Vous êtes certain que ça ne vous créera pas de problèmes, mon seigneur ? — Ne vous inquiétez pas, Martin, dit Miles, assis près de lui. Ils auront redressé et repeint cette ferraille avant que vous reveniez me chercher. Problème suivant : ouvrir le toit. Martin s’arrêta, le doigt hésitant au-dessus du luxueux tableau de bord devant lui. Miles lui montra la commande. — Merci, murmura Martin. Le toit ouvrant se souleva, Miles sortit de la voiture comme si sa vie en dépendait. Ce qui, d’ailleurs… — Si vous voulez un conseil, dit-il, vous devriez vous familiariser avec cette péniche et faire un tour en ville. Je vous ferai signe quand j’aurai besoin de vous. Si vous avez un problème, appelez-moi… Ce serait peut-être une bonne excuse pour fausser compagnie à Gregor, bien sûr, mais ce serait aussi de la triche. Et de la lâcheté. — Ou plutôt non. Appelez ce numéro. Il se pencha pour composer un code sur la comconsole de la voiture. — C’est celui d’un monsieur très compétent nommé Tsipis. Il vous dira ce qu’il faut faire. — Oui, mon seigneur. — Prenez garde aux accélérations. En dépit de son apparente lourdeur, cette voiture est très puissante. Trouvez un endroit où vous aurez de la place pour vous entraîner. — Euh… merci, mon seigneur. Le toit se referma avec un discret sifflement. Miles vit Martin se mordre la lèvre en se concentrant sur la manœuvre. La voiture s’éloigna en douceur. L’aile arrière ne portait pas la moindre égratignure. Miles n’en fut pas surpris. Ah, ces nouvelles recrues… S’il avait eu un tant soit peu de bon sens, il aurait incité le garçon à se familiariser avec la voiture pendant la semaine, et évité ainsi cet incident embarrassant. Un serviteur en livrée l’accueillit à la porte et l’escorta jusqu’à l’aile nord. Ah. Il l’emmenait donc dans le bureau privé de Gregor. L’aile nord était la seule partie de construction récente de la Résidence Impériale. Elle avait été brûlée pendant la Guerre de Vordarian l’Usurpateur, l’année de la naissance de Miles, et reconstruite. Le bureau impérial, au rez-de-chaussée, était l’un des rares espaces privés de Gregor. La décoration en était très sobre. Les quelques rares œuvres d’art étaient toutes signées de jeunes artistes contemporains. Gregor était debout devant la fenêtre qu’encadraient de lourdes tentures, le regard perdu sur son jardin. Il portait son uniforme de la Maison Vorbarra. Miles, qui éprouvait depuis peu une certaine allergie à tout uniforme, avait choisi de se présenter dans un costume démodé qu’il avait extirpé du fond de son placard, assez peu protocolaire. — Lord Vorkosigan, annonça le serviteur avant de s’effacer. Gregor salua son visiteur d’un hochement de tête et lui désigna un fauteuil. Miles répondit d’un sourire crispé tandis que Gregor s’asseyait en face de lui. — Cela est aussi difficile pour moi que ce doit l’être pour toi, commença Gregor en se penchant vers lui. — Permets-moi d’en douter, murmura Miles. Gregor haussa les épaules. — Je regrette que tu aies fait ça, Miles. — Tu n’es pas le seul. — Mais il est trop tard. On ne peut jamais revenir en arrière. Même si c’est notre vœu le plus cher. — S’il m’était donné de changer un seul événement de mon passé, je ne suis pas certain que je choisirais celui-ci. Je crois plutôt que je retournerais à la mort du sergent Bothari et que j’effacerais tout depuis le début. Encore que… ça n’aurait peut-être rien changé au bout du compte. Mais c’était une erreur de bonne foi, bien que fatale. Depuis, je me suis spécialisé dans les conneries plus calculées. — Tu étais sur le point d’accomplir de si grandes choses… — Quoi ? Avec un job à l’Intérieur ? Merci, mais très peu pour moi. C’était sans doute la pilule la plus amère à avaler dans cette histoire. Il avait tout sacrifié, y compris sa probité, afin de préserver une identité qui devait de toute façon lui être supprimée dans l’année. S’il avait su, il aurait… quoi ? Quoi, mmh ? Gregor pinça les lèvres, contrarié. — Toute ma vie, des vieillards ont géré mes affaires. Tu étais le premier de ma génération qui aurait pu occuper un poste à responsabilité dans les hautes sphères de ce qu’on appelle non sans ironie mon gouvernement. Et j’ai tout foutu en l’air, oui, Gregor, je sais. — Reconnais au moins qu’ils n’étaient pas encore séniles quand ils ont commencé à te servir. Illyan avait tout juste la trentaine lorsqu’il a été promu chef de la SécImp. Et il m’aurait fait attendre jusqu’à trente-cinq pour ça, l’hypocrite. Gregor secoua la tête. S’il dit maintenant : « Miles, Miles, qu’allons-nous bien pouvoir faire de toi ? », je fous le camp. — Alors, que comptes-tu faire, maintenant ? À peine mieux. — Sais pas. J’ai besoin de… de temps. Pour réfléchir. — Je te demande instamment de ne prendre aucun contact à titre personnel avec les Dendarii. Je suis tout à fait conscient que même avec l’aide de la SécImp, je ne pourrais pas t’empêcher de t’enfuir avec eux si tu le souhaitais vraiment, mais il me serait cette fois impossible de t’éviter une condamnation pour trahison. Miles acquiesça en silence. Il avait toujours su que ce voyage serait un aller simple. — Les Dendarii n’ont pas besoin d’un chef malade. Tant que je n’aurai pas été soigné – si c’est curable –, c’est une éventualité que je n’envisage même pas. Il hésita, puis formula le plus sobrement possible l’anxiété qui le taraudait. — Que deviendront les Dendarii, maintenant ? — Il semble que cela dépendra de leur nouveau commandant. Crois-tu que Quinn voudra continuer à travailler avec nous ? Ainsi, Gregor n’avait pas l’intention de les laisser tomber. Miles se sentit déjà plus léger. — Elle serait stupide de renoncer à notre – son – employeur impérial. Et il y a longtemps qu’elle a oublié de l’être. Je ne vois pas pourquoi la Flotte ne pourrait pas continuer à servir la SécImp sous le commandement de Quinn comme elle le faisait sous le mien. — Je suis impatient de voir comment elle s’en sortira. Si elle pourra mener ses troupes à la victoire. Ou non. Dieu te vienne en aide, Quinn. En attendant, même sans lui, les Dendarii pourraient toujours combattre sous les couleurs de l’Empereur, et c’est ce qui comptait. Ils ne seraient pas abandonnés. — Quinn a été mon apprentie pendant presque dix ans. À trente-cinq ans, ou presque, elle est au mieux de sa forme. Elle est créative, volontaire, et a une capacité étonnante pour garder la tête froide pendant les coups de feu. Et crois-moi, elle a eu plus qu’à son tour l’occasion de le prouver. Si elle n’est pas prête à commander, alors c’est que je n’ai pas été le chef que je pensais. Gregor posa les mains sur ses genoux d’un geste ferme. — Très bien. Son visage s’éclaircit soudain d’un sourire. — Déjeunerez-vous avec moi, Lord Vorkosigan ? — C’est gentil, Gregor, mais faut-il vraiment que je reste ? — J’aimerais que tu rencontres quelqu’un. Ou plutôt, que tu observes… Mon opinion a donc encore quelque crédit auprès de lui ? — Tu me surprends… J’aurais pensé que mon jugement ne valait plus le déplacement. — Mmh… Dis donc, j’y pense. Tes parents sont au courant de cette… affaire ? Tu les as prévenus ? Miles soupira. — Non. Et toi ? ajouta-t-il prudemment. — Non. Un silence pesant s'abattit sur eux quelques instants. — C’est à toi de le faire, déclara finalement Gregor. — Je n’ai jamais dit le contraire. — Dépêche-toi de voir un médecin, Miles. Je suis prêt à en faire un Ordre Impérial, s’il le faut. — Ce ne sera pas nécessaire… Sire. — Parfait. Gregor se leva, aussitôt imité de Miles. — Gregor ? dit Miles d’une petite voix alors qu’ils s’avançaient vers la porte. — Oui… ? — Je suis désolé. Gregor hésita, puis répondit d’un imperceptible hochement de tête. Tous deux sortirent dans le couloir. Une table pour quatre avait été dressée sous une spacieuse tente de mousseline dans un coin du jardin, parmi des buissons de fleurs et des arbres frémissants sous la fraîche brise automnale. Les bruits de la ville leur parvenaient étouffés, comme si cet îlot de nature appartenait à un rêve. Miles ne savait trop sur quel pied danser alors qu’il s’asseyait à la gauche de Gregor. Ce n’est tout de même pas pour m’honorer qu’il a organisé ça ?… Par les temps qui courent, ce serait plutôt malvenu. Gregor renvoya le serviteur en livrée qui venait leur proposer un plateau de rafraîchissements. À l’évidence, ils attendaient l’invité surprise. La curiosité de Miles fut bientôt satisfaite avec l’arrivée de Lady Alys Vorpatril, en jupe longue et boléro bleus brodés de fils d’argent rappelant ceux qui éclaircissaient ses cheveux noirs. À son côté, il eut la surprise de découvrir Laisa Toscane, vêtue quant à elle d’un élégant ensemble, pantalon et veste, à la mode komarrane. Les serviteurs s’empressèrent de leur tirer leurs fauteuils, puis se fondirent de nouveau dans le décor. — Bonjour, docteur Toscane, dit Miles dans le chassé-croisé de salutations. Ravi de vous rencontrer de nouveau. C’est donc votre seconde visite à la Résidence ? — La quatrième. Elle sourit. — Gregor m’a très gentiment conviée à un déjeuner d’affaires la semaine dernière… Gregor ? Miles releva les yeux vers Lady Alys, assise à sa gauche, dont le visage n’exprimait aucune émotion. –… avec le ministre Racozy et certains de ses collaborateurs, ce qui m’a permis de lui présenter les points de vue des Compagnies commerciales. Et je suis venue aussi assister à la réception donnée en l’honneur de quelques officiers qui prenaient leur retraite. C’était fascinant. Les serviteurs apportèrent les plats et la conversation débuta, comme il se doit, par quelques platitudes sur les affaires komarranes. Ce préambule fut toutefois de courte durée. Gregor et Laisa se mirent bientôt à comparer leur enfance. Se découvrant tous deux enfants uniques, ils se lancèrent dans une analyse comparative passionnée et émaillée d’une foule d’anecdotes. Miles eut la sensation d’arriver au deuxième épisode d’un feuilleton. Ou peut-être au quatrième… Son rôle se bornait à un murmure occasionnel pour confirmer certains incidents d’un lointain passé dont il ne gardait qu’un très vague souvenir. Alys, d’ordinaire bavarde comme une pie, était cette fois presque muette. Gregor s’évertuait à pousser Laisa aux confidences. Mais elle lui tenait gentiment tête, insistant pour qu’à chacun de ses souvenirs Gregor fît écho avec l’un des siens. Il y avait des lustres que Miles n’avait pas vu Gregor aussi loquace. — Je vous ai réservé une petite surprise, Laisa, annonça Gregor alors qu’ils terminaient leurs gâteaux aux fruits. Miles le vit qui, avec discrétion, agitait la main derrière son fauteuil. Un signal immédiatement repéré par un domestique qui disparut aussitôt derrière les arbres. — Vous m’avez dit n’avoir jamais vu de cheval, à part sur les vids. Cet animal est un symbole très important pour les Vor, et j’ai pensé que vous aimeriez peut-être en monter un. Ou plutôt une. Le domestique réapparut à cet instant avec la plus magnifique jument que Miles eût jamais vue, même dans les écuries de son grand-père. Sa crinière argentée, nattée de rubans rouges assortis à la selle et aux rênes brodées, flottait sur sa robe d’un blanc immaculé. Ses sabots noirs vernis semblaient des escarpins qu’elle portait avec une distinction exquise. — Mon Dieu, murmura Laisa. Puis-je la caresser ? — Bien sûr. Gregor l’accompagna jusqu’à la jument. L’appréhension de Laisa fut de courte durée. Bientôt elle riait en flattant l’encolure de la pouliche qui, ses grands yeux mi-clos, acceptait ces attentions méritées avec placidité. — Je vous emmène faire une petite promenade. Ne craignez rien, elle est très douce. Miles avait même l’impression que la jument semblait à deux doigts de piquer un roupillon. Gregor, de toute évidence, ne prenait pas le risque qu’une fâcheuse ruade vînt gâcher son effet. — Où Gregor a-t-il trouvé cette magnifique pouliche… ? chuchota Miles en se penchant vers Lady Alys. — À trois Districts d’ici. Elle est arrivée hier dans les écuries impériales. Depuis quatre jours, Gregor n’a pas laissé une minute de répit à son personnel. Il a tenu à organiser lui-même ce déjeuner jusque dans ses moindres détails. — Posez votre pied dans mes mains, dit Gregor en se plaçant de sorte à faire la courte échelle à Laisa. Trois tentatives et de nombreux éclats de rire plus tard, Laisa, radieuse et plutôt fière, était enfin en selle. Gregor prit les rênes des mains du domestique, lui fit signe de les laisser et conduisit la jument sur le chemin qui sinuait parmi les massifs fleuris du jardin sans cesser de bavarder avec la jeune Komarrane. Miles, ébahi, avala une grande lampée de thé bouillant. — Alors, Tante Alys… Tu as endossé le rôle de la Baba ? — Tout porte à le croire, en effet, répondit-elle d’un ton neutre, suivant des yeux la cavalière. — Quand est-ce arrivé ? — Difficile à dire. J’ai eu à peine le temps de le voir venir. Tout va si vite que j’ai même du mal à suivre. — Mais, Alys… une impératrice komarrane ? Car il ne pouvait s’agir que de cela. Alys n’accepterait jamais de jouer les entremetteuses. — Les conservateurs Vor vont être furieux. Sans parler de ce qui reste du parti révolutionnaire radical komarran. Eux vont carrément en crever de rage. — Surveille ton langage. En revanche, la Coalition Centriste approuvera. Même si ses membres se feront tirer l’oreille pour donner leur assentiment. — Et qui s’en chargera ? Toi ? Ou leurs femmes par ton entremise ? D’abord, est-ce que toi tu approuves cette union ? Elle plissa les yeux, pensive. — Tout bien considéré… je pense que oui. Etant donné que ta mère n’a jamais voulu s’embêter avec ça, j’ai dû, depuis une dizaine d’années, me charger à sa place de chercher la future impératrice. Une tâche excessivement ingrate, tu peux me croire. Imagine-le, planté là, pas coopératif pour un sou, avec ce regard lugubre et plein de reproche rivé sur moi. J’ai dû lui présenter toutes les jeunes beautés Vor de la planète, des filles superbes, je lui ai montré des quantités de photos… sans aucun résultat. Le cas de Gregor est encore plus exaspérant que celui d’Ivan, et Dieu sait qu’Ivan a laissé lui aussi passer des occasions en or. Des mauvaises langues ont même commencé à insinuer que je devrais lui présenter des garçons. C’est un peu vite oublier que le cœur du problème est tout de même de produire un héritier pour le trône. — Non, pas de garçon. Ce n’est pas le genre de Gregor. Mais pas une Vor non plus. Ça fait des années que je m’en suis rendu compte. Dommage que tu ne m’en aies pas parlé, tu aurais gagné du temps. Gregor est génétiquement encore plus proche de l’Empereur Yuri le Fou que moi. Et… il en connaît plus sur son non regretté père le prince Serg que mes parents le souhaiteraient. Si bien qu’il a une peur légitime de la folie héréditaire… et des mariages consanguins entre Vor. Pour rien au monde il ne s’autoriserait à tomber amoureux d’une Vor. Les fins sourcils d’Alys se rejoignirent au-dessus de son nez. — C’était la conclusion à laquelle j’étais arrivée moi-même. Mais ça me posait un sérieux problème, comme tu l’imagines. — Alors… Qu’est-ce qui lui plaît, chez le Dr Toscane, à ton avis ? À part l’intelligence, la beauté, une personnalité charmante, un excellent sens de l’humour, une sociabilité innée, la richesse et des gènes non Vor ? Alys sourit. — Je crois que la raison en est encore plus simple, quoique Gregor n’en soit peut-être pas conscient lui-même. Sans vouloir imiter les exaspérantes analyses psychologiques à la betane de ta mère, je me suis dit que… Gregor n’avait que cinq ans quand sa mère a été assassinée. Une ombre ternit brièvement le regard d’Alys. Elle avait connu la princesse Kareen, à l’époque. — Regarde la morphologie du Dr Toscane. Elle est… maternelle. Tout en arrondis, pas un os saillant. Et moi qui ai perdu tout ce temps à lui chercher des sylphides élancées… alors que j’aurais dû au contraire lui présenter des beautés aux formes généreuses. J’en pleurerais… Elle se contenta d’enfourner une grosse bouchée de son gâteau. Miles se racla la gorge sans insister. Gregor et Laisa apparurent à un détour du chemin bordé d’ifs taillés. Tout en marchant, Gregor racontait avec animation quelque histoire à la jeune femme penchée sur sa selle, les yeux brillants, qui l’écoutait de tout son cœur, songea Miles non sans une certaine anxiété. — Maintenant, Miles, reprit Alys, si tu me parlais de ton capitaine Galeni. Je n’arrive pas très bien à le situer dans cette affaire. — Ce n’est pas mon capitaine, mais celui de Gregor. — Mais c’est ton ami, d’après Ivan. — Ivan a travaillé beaucoup plus longtemps que moi avec lui. — Cesse d’éluder la question, tu veux ? J’ai la sensation que c’est important, ou que ça pourrait l’être. Ma tâche consiste à éviter les désastres personnels pour Gregor, au même titre que celle de Simon est d’assurer la sécurité de l’Imperium et celle de ton père – je suppose que c’est maintenant celle du ministre Racozy – d’éviter les désastres politiques. Le rapport de la SécImp prétend que Galeni et le Dr Toscane ne sont pas amants. — Je… Non. Je ne le pense pas non plus. Mais il lui faisait la cour. C’est même pour cette raison que je les ai invités au dîner impérial, ce soir-là. Pour donner un coup de pouce à Galeni. Miles en avait la nausée. — Ils ne sont pas officiellement fiancés ? — Je ne le crois pas. — Avaient-ils parlé mariage ? — Je ne sais pas, Tante Alys. Galeni et moi n’avons jamais atteint le stade des confidences. Le hasard a voulu que nous nous soyons rencontrés dans cet imbroglio avec Mark sur la Terre, puis retrouvés pour une mission sur Komarr pour le compte de la SécImp. C’est un homme très fermé, et qui a beaucoup de raisons de l’être. Ça n’a pas dû être facile, pour lui, d’approcher Laisa. Il est très… lent, très circonspect. Mais je crois que, oui, il a l’intention de l’épouser. Lady Alys tambourina pensivement sur la nappe damassée. — Il faut que je sache, Miles. Le capitaine Galeni est-il susceptible de nous poser un problème ? Je ne veux pas de mauvaises surprises. — Qu’entends-tu au juste par « problème » ? En être un ?… ou en créer un ? — C’est précisément ce que je te demande, s’impatienta Alys. — Navré, Alys… je n’en sais rien. Je crois surtout qu’il pourrait être blessé. Un euphémisme… Galeni sera franchement furax. Bon Dieu, Duv… ce n’était pas du tout ce que j’avais en tête. Désolé, j’ai vraiment déconné ce jour-là. — Enfin, de toute façon, c’est à Laisa de choisir, trancha Alys. — Comment ce pauvre Galeni serait-il de taille à rivaliser avec l’Empereur ? Elle lui adressa un regard un peu apitoyé. — Si elle aime Galeni, il n’y a pas de compétition. Si elle ne l’aime pas, il n’y a pas de problème. Tu es d’accord ? — J’ai l’impression que ma tête va exploser. Une ombre de sourire se dessina sur les lèvres d’Alys mais elle reprit son calme habituel quand Gregor ramena la jument et sa cavalière vers eux. Il aida Laisa à descendre, profitant de l’occasion pour la prendre par la taille. Il confia les rênes au palefrenier, tandis qu’un autre domestique apportait des vasques en argent pour qu’ils puissent se laver les mains. Attention superflue : la bête avait dû être récurée jusqu’au dernier crin le matin même. Miles, pour sa part, n’aurait pas hésité à utiliser en guise d’assiette la croupe lustrée de la jument. Alys regarda ostensiblement son chrono. — Au risque de passer pour un rabat-joie, Gregor, je te signale que tu as rendez-vous avec le Comte Vortala et le ministre Vann dans vingt minutes. — Oh… Laisa, les joues roses de confusion, quitta le fauteuil sur lequel elle venait de se rasseoir. — Je suis navrée. Je vous empêche de travailler… — Ne vous inquiétez pas, Lady Alys est là pour me rappeler à l’ordre, dit-il en regardant Alys avec une petite lueur de reproche. Il se leva néanmoins et se pencha sur la main de Laisa. Allait-il… ? Eh oui. Il allait lui baiser la main. En fait, il la retourna pour en effleurer la paume de ses lèvres. Miles se croisa les bras et se mordit la langue. Laisa referma en souriant la main sur le baiser comme pour capturer un papillon. Gregor, radieux, lui rendit son sourire. Alys toussota. Miles se mordit plus fort. Gregor et Laisa échangèrent un long regard dégoulinant de niaiserie. N’y tenant plus, Alys se leva à son tour et, prenant le bras de Laisa, elle l’entraîna en proclamant bien fort qu’elle mourait d’envie de lui faire visiter les salons du rez-de-chaussée. Gregor se laissa tomber sur son fauteuil, une jambe négligemment accrochée à l’accoudoir. — Alors… qu’est-ce que tu penses d’elle ? — Du Dr Toscane ? — Pas de Tante Alys, bien sûr… Miles considéra le sourire impatient de Gregor. Non… pas question de critiquer. Pas encore. — Adorable. — N’est-ce pas ? — Très intelligente. — Brillante, Miles. Brillante. Tu aurais dû la voir à la réunion de Racozy. Son exposé a été un modèle de clarté. Le contraire eût été étonnant. Tous les experts des Compagnies commerciales avaient dû passer la nuit pour l’aider à le préparer. N’empêche… Miles avait lui aussi participé à ce genre de briefing, à une époque. Et il connaissait l’effort que ce style d’exercice exigeait. Mais Gregor, à cet instant, ne sollicitait pas réellement son opinion. Il tenait surtout à avoir une confirmation de la sienne. Je n’ai jamais été un béni-oui-oui, Gregor… — Très patriote, continua Gregor, avec une vision progressiste et coopérative tout à fait dans l’esprit que ton père souhaitait promouvoir sur Komarr. — Oui, Sire. — Des yeux magnifiques. — Oui, Sire, soupira Miles. Très, euh… bleu-vert. Pourquoi m’imposer ça, Gregor ? Parce que le Comte et la Comtesse Vorkosigan n’étaient pas là, peut-être. Et que Gregor utilisait Miles comme substitut de ses parents qui étaient, somme toute, les parents adoptifs de l’orphelin qu’était Gregor. Dieu du ciel… Comment allaient-ils réagir ? — Un sens de la repartie exceptionnel… — Oui, Sire. En effet. — Miles ? — Oui, Sire ? — Arrête. — Mmh. Miles se mordit de nouveau la langue. La jambe de Gregor cessa de se balancer. Son visage se rembrunit. — J’ai peur, Miles, confia-t-il, grave. — De quoi ? De ne pas lui plaire ? Je m’y connais moins en femmes qu’Ivan, mais… les signes préliminaires donnent à penser que tu n’as rien à craindre de ce côté-là. — Non, ce n’est pas ça… J’ai peur de ce qui pourrait arriver plus tard. Je peux être tué à tout moment dans l’exercice de mes fonctions. Et mes proches avec moi. L’ombre de la princesse Kareen, et non la brise, rafraîchit soudain l’atmosphère. Il était sans doute préférable pour la santé mentale de Gregor que l’aile nord, là où sa mère avait trouvé la mort, eût brûlé, et ses fantômes avec. — Des gens ordinaires meurent chaque jour, objecta doucement Miles. Pour toutes sortes de raisons. La mort n’est pas un monopole impérial. — Non, c’est vrai. Gregor hocha la tête plusieurs fois, pensif, comme si Miles venait de lui révéler quelque chose d’important. Quoi ? Miles tenta de changer de sujet. — C’est quoi, cette réunion avec Vortala et Vann ? — Oh, la routine. Leur Comité de Distribution des Terres Impériales a des faveurs à me soumettre pour des amis. Et j’ai demandé que ces amis me présentent leurs projets concrets d’utilisation des terres. — Ah. Les affaires ne concernaient que le Continent du Sud et nullement le District des Vorkosigan. Miles se demanda s’il ne devrait pas suggérer au suppléant de son père de profiter de cette semaine pour soutirer de Gregor des faveurs pour son District. Engourdi par la béatitude lénifiante de son état amoureux, l’Empereur avait toutes les chances d’accorder n’importe quoi. Encore que… Non. Inutile de divulguer que Gregor était aux abonnés absents. Le mariage viendrait très vite à bout de cette paralysie momentanée du discernement. Une impératrice komarrane. Seigneur. Quel cauchemar pour la SécImp. Illyan allait finir par le faire, cet infarctus qu’il redoutait depuis des années. — Tu as prévenu Illyan de tes… projets ? — J’avais pensé envoyer Lady Alys l’en informer, si tout se passe comme je l’espère. Très bientôt. Elle semble avoir pris les choses en main. — Tu ne pourrais pas rêver meilleure alliée et intermédiaire. Si tu sais t’y prendre, tu l’auras toujours à tes côtés. Mais as-tu réfléchi aux ramifications politiques de ce… mariage ? Il était le premier à prononcer le mot autour duquel les conversations tournaient depuis plus d’une heure. — Je ne pense qu’à ça depuis une semaine. Ce pourrait être une bonne chose, tu sais, Miles. Un symbole de l’unité impériale, entre autres. Ou un symbole de Barrayar baisant Komarr encore une fois, si on se plaçait du point de vue des nationalistes komarrans, songea Miles qui frémit en imaginant les ignobles attaques politiques dont cette alliance pourrait faire l’objet. — Ne te berce pas trop d’illusions, Gregor. Celui-ci soupira. — Finalement… quelle importance ? J’ai enfin trouvé quelqu’un pour moi. Pas pour l’Imperium. Même pas pour l’Empereur. Rien que pour moi. — Alors accroche-toi. Et ne laisse pas ces salauds te l’enlever. — Merci, dit Gregor dans un souffle. Miles esquissa un semblant de révérence et se retira. Alors qu’il remontait un long couloir lambrissé, il se demanda si sa voiture était encore en état de rouler et combien de victimes son nouveau chauffeur comptait à son actif. Mais il se demanda surtout comment il allait s’y prendre pour éviter Duv Galeni pendant les semaines à venir. 10 Il fallut plusieurs jours à Miles pour s’extraire enfin des griffes d’Ivan et mettre le cap sur le District des Vorkosigan. Seul. Ou presque. Au bout du compte, il avait dû lui donner solennellement sa parole de Vor qu’il ne ferait aucune tentative, active ou passive, de suicide. Ivan avait accepté ce serment à contrecœur, mais il était évident, à en juger par la gêne toute fraîche de Martin, qu’il lui avait recommandé une attention redoublée en lui glissant des numéros com à appeler en cas d’urgence ou d’excentricité excessive. À présent le gosse me croit siphonné. Il va s’imaginer que j’ai été viré du Service pour dinguerie, et non pas que je suis déprimé parce que j’ai été viré. Merci, Ivan. Miles comptait en fait sur le calme de Vorkosigan Surleau pour apaiser son esprit tourmenté. Et celui de Martin, par la même occasion. Miles sut qu’ils avaient franchi la frontière nord de son District lorsque les premières ombres bleutées des monts Dendarii, apparus tel un mirage dans l’air vacillant, teintèrent l’horizon devant eux. — Tournez à l’est, dit-il à Martin. J’ai envie de quadriller le District. On passera au nord d’Hassadar. Vous êtes déjà venu par ici ? — Non, mon seigneur. Le naviplane vira sur l’aile dans le soleil. La polarisation de la vitre absorba la lumière éblouissante. Ainsi que Miles l’avait prévu, Martin était encore moins sûr je lui aux commandes d’un naviplane qu’il ne l’était au volant d’une voiture. Mais, muni d’un système de sûreté intégré, l’appareil – un modèle ultraléger, hyper-manœuvrable, à mi-chemin entre la luge antigrav et l’avion – ne pouvait pratiquement pas se crasher. Sauf peut-être avec un pilote en proie à une crise de convulsions pendant quatre à cinq minutes d’affilée… Le District des Vorkosigan se présentait comme une sorte de parallélogramme irrégulier de trois cent cinquante kilomètres des basses terres du Nord aux cols montagneux du Sud, et, cinq cents d’est en ouest tout au long de la chaîne montagneuse. Seul un cinquième de sa superficie était constitué de plaines fertiles dont la moitié uniquement se révélait exploitables. La ville d’Hassadar apparut à leur droite. Sur le conseil de Miles, Martin contourna le trafic aérien trop dense afin d’échapper aux complications des contrôles de navigation informatiques de la ville. — À quoi ça ressemble, Hassadar ? demanda Martin en se penchant pour contempler l’agglomération. — À n’importe quelle ville moderne de Barrayar. Elle est peut-être même plus moderne que Vorbarr Sultana étant donné qu’elle a été presque entièrement construite après l’invasion cetagandane, quand mon grand-père en a fait la nouvelle capitale du District. — D’accord, mais à part Hassadar, il n’y a rien d’autre, dans le coin. — Eh bien… l’urbanisation est assez réduite, c’est vrai. La région n’a aucun accès au commerce côtier. Elle a toujours été axée sur l’agriculture, et encore… quand les montagnes le permettent. — Quand on voit le nombre de péquenots qui débarquent à Vorbarr Sultana pour chercher du travail, c’est qu’il ne doit pas y avoir grand-chose à faire, là-haut. Vous savez qu’on raconte des blagues, sur eux ? Par exemple, comment s’appelle une montagnarde dendarii qui court plus vite que ses frères ?… – Une vierge ! Martin pouffa. Miles resta de marbre. Le rire de Martin s’éteignit très vite, et un silence embarrassé tomba sur la cabine du naviplane. Martin, ratatiné sur son siège, jeta un coup d’œil oblique vers Miles. — Désolé, m’seigneur, marmonna-t-il. — Je la connais, Martin. Je les connais toutes. D’ailleurs, le passe-temps favori des hommes d’armes de son père, tous originaires du District, était de les inventer. Mais ce n’était pas la même chose. Plusieurs étaient eux-mêmes d’anciens montagnards, et leur humour ne manquait pas d’une certaine affection. — C’est vrai, les fermiers des montagnes ont bien moins d’ancêtres que vous, les planqués de Vorbarr Sultana, mais c’est parce qu’ils ont refusé de se laisser écraser par les Cetagandans, eux. Une légère exagération… Les Cetagandans avaient occupé les basses terres, où ils avaient constitué des cibles idéales pour les montagnards menés par le terrible Comte Piotr Vorkosigan, alors dans sa prime jeunesse. Au lieu de battre en retraite, les Cetagandans s’étaient obstinés à vouloir les repousser dans les collines. Le District des Vorkosigan, contraint de panser ses blessures de guerre – plus profondes que partout ailleurs –, avait en conséquence pris un retard considérable par rapport au développement du reste de Barrayar. Enfin… c’était une excuse plausible deux générations plus tôt. Voire une. Mais aujourd’hui ?… L’Imperium nous arrache à notre District, nous autres Vorkosigan. Il nous suce jusqu’à la moelle, sans jamais remplacer ce qu’il emprunte. Et après ça, il fait des gorges chaudes de notre misère. Curieux… Il n’avait encore jamais envisagé le fervent service armé accompli par sa famille comme un impôt détourné. — Prenez au sud, dit-il, sortant enfin de ses réflexions. Et remontez de mille mètres, c’est préférable. — Bien, mon seigneur. Le naviplane vira sur l’aile droite. Quelques minutes après, la balise les détectait et leur adressait un message de sa voix métallique : — Attention, attention… Vous pénétrez dans une zone de hautes radiations. Martin blêmit. — Mon seigneur ? Je continue dans cette direction ? — Oui. À cette altitude, on ne craint rien. Ça fait des années que je n’ai pas survolé la région, et je suis curieux de voir ce qu’elle est devenue. Les zones agricoles avaient, depuis plusieurs kilomètres déjà, cédé la place à la forêt. À présent, les bois se clairsemaient, prenaient une étrange teinte grisâtre, avec certaines zones flétries et d’étranges concentrations végétales ailleurs. — Presque tout ça m’appartient, vous savez, poursuivit Miles. Je veux dire à titre personnel. Mon grand-père me l’a légué directement, sans passer par mon père. Je me suis toujours demandé ce qu’il a voulu me dire, à travers ça… Une terre flétrie pour un héritier flétri – une allusion à ses infirmités déshonorantes ? Ou le constat résigné que le Comte Aral aurait atteint la fin de sa vie bien avant que cette région se soit remise du cataclysme ? — Je n’y ai jamais mis les pieds. Mais j’ai l’intention d’enfiler un jour une combinaison de protection et d’y aller. Après avoir eu des enfants… Il paraît qu’on trouve des plantes et des animaux très bizarres, dans le coin. — Il n’y a pas de gens, tout de même ? demanda Martin, mal à l’aise. De son propre chef, il remonta de quelques centaines de mètres. — Quelques vagabonds et des hors-la-loi, qui ne s’attendent pas de toute façon à vivre assez longtemps pour se faire un cancer ou avoir des gosses. De temps à autre, les rangers du District les en chassent. C’est si traître, parce que certaines zones paraissent presque sorties d’affaire. D’ailleurs, la radioactivité a baissé de moitié, par endroits, depuis que je suis né. On pourra peut-être y vivre de nouveau quand je serai vieux. — D’ici dix ans, mon seigneur ? Miles eut un petit sourire amusé. — Je pensais plutôt à une cinquantaine d’années, Martin. — Oh… — Tenez, là, sur votre gauche… Cette terre pelée… C’est là que se situait Vorkosigan Vashnoi, l’ancienne capitale. Elle tourne au gris verdâtre, maintenant. Elle était encore toute noire quand j’étais gosse. Je voudrais bien savoir si elle brille toujours, la nuit… — On pourrait revenir quand il fera nuit, suggéra Martin. — Non… Miles se cala dans son siège, les yeux sur la chaîne de montagnes se dressant au sud. — Ça suffira pour cette fois… — Je pourrais mettre les gaz, si vous voulez, proposa encore Martin alors que le paysage qu’ils survolaient reprenait des couleurs plus saines. On verrait ce qu’il a dans le ventre, ce coucou… — Je sais de quoi il est capable, répondit Miles. Et je n’ai aucune raison de me presser, aujourd’hui. Un autre jour, peut-être. Martin eut du mal à cacher sa déception. De toute évidence, il regrettait d’être tombé sur un maître aussi rasoir. Miles aurait volontiers pris les commandes pour lui faire une vraie démonstration. Un petit tour dans la gorge Dendarii, par exemple… Les cabrioles dans l’étroit défilé où s’engouffrait un vent mauvais avaient de quoi retourner l’estomac du plus aguerri des passagers, surtout si on passait juste sous la grande chute d’eau. Malheureusement, il n’avait plus ni la force, ni le moral pour accomplir ce genre d’exploit. Les temps étaient révolus où Ivan et lui, guère plus âgés que Martin, se défiaient mutuellement à ce petit jeu. C’était un miracle s’ils n’y avaient pas laissé leur peau. À l’époque, ils étaient convaincus qu’ils devaient d’être encore en vie à leurs capacités supérieures Vor, mais, avec le recul, ça ressemblait plus à une intervention divine. Au départ, l’idée venait d’Ivan. Chaque cousin prenait à tour de rôle les commandes pour franchir la profonde et sinueuse gorge jusqu’à ce que l’autre, à deux doigts de dégobiller son petit déjeuner, demandât grâce en cognant sur le tableau de bord. Miles avait court-circuité le problème en arrivant à jeun pour le tournoi. Quand Ivan s’en était aperçu, il avait insisté pour qu’ils déjeunent ensemble avant de concourir. Il va de soi que, pour l’occasion, le système de sûreté intégré était déconnecté. Sinon, ce n’était pas du jeu. Miles avait au bout du compte remporté le championnat en proposant à Ivan un vol de nuit. Ivan avait relevé le défi, évidemment. Pas question de passer pour une mauviette. C’est lui qui avait commencé. Il les avait menés à bon port, mais il était livide et en sueur comme au sortir d’un train fantôme quand il avait passé les commandes à Miles. Pour mettre un peu de piquant dans l’épreuve. Miles avait éteint les phares. Ivan, il devait le reconnaître, s’était comporté en héros. Pas un mot, pas un cri durant le vol. Pas même un regard vers le bouton du siège éjectable (de toute façon débranché). Jusqu’à ce qu’il s’aperçût que son cousin pilotait dans la gorge escarpée les yeux fermés… Miles, on s’en doute, ne jugea pas utile de lui préciser qu’il avait fait le voyage au moins soixante fois auparavant, de jour, au cours de la semaine qui avait précédé, en assombrissant peu à peu la vitre jusqu’à ce qu’elle fût totalement opaque. Ce fut la dernière manche de cette partie. Et Ivan ne l’avait plus jamais défié. — Pourquoi souriez-vous, mon seigneur ? demanda Martin. — Oh… pour rien, Martin. Vous n’avez qu’à virer ici et vous diriger vers cette zone boisée. J’ai envie d’aller voir comment se porte ma forêt. Les seigneurs Vorkosigan avaient, bien à raison, choisi des modes d’exploitation nécessitant peu de soins. Les arbres magnifiques, après cinquante ans, étaient presque prêts à être coupés. D’ici une dizaine d’années, ils seraient bons pour la scierie. Les chênes, érables, ormes, noyers blancs et châtaigniers chatoyaient sous le soleil automnal. Les taches vert soutenu des bouquets d’ébéniers, une espèce récemment implantée sur Barrayar, apparaissaient ici et là sur les versants abrupts des collines. Miles se demanda comment tout ce bois finirait sa vie. En meubles, en maisons, en ustensiles de cuisine ? Il souhaitait que ce fût au moins en objets artistiques. Pour fabriquer des violons, par exemple, ou des sculptures… Au loin, une fumée montait vers le ciel en une colonne blanche. — Allez jusque là-bas, dit-il, le sourcil froncé, en l’indiquant à Martin. Il fut très vite rassuré en constatant que son origine n’avait rien d’accidentel. Une équipe de forestiers brûlait la flore indigène toxique d’une colline avant de traiter le sol avec des déchets organiques génétiquement terrestres et d’y planter de jeunes arbres. Alors qu’ils les survolaient, les hommes équipés de masques les saluèrent amicalement. — Balancez-vous sur l’aile pour leur répondre, dit Miles qui se demandait à quoi pouvait bien ressembler une vie de forestier. Passer ses journées à travailler le sol, à le terraformer, mètre après mètre, à l’ancienne, sans technologie avancée… Mais au moins devait-il être plus facile de mesurer le parcours accompli au terme de son existence. Il suffisait de se retourner… Laissant la forêt derrière eux, ils continuèrent de survoler les collines brun rougeâtre, toutes égayées par endroits de couleurs d’origine terrestre. Les montagnes cendrées, coiffées de neige, se dressaient sur leur gauche. Miles s’adossa à son siège et ferma les yeux un instant. Il se sentait soudain fatigué. Il n’y avait pourtant aucune raison. Il mangeait et dormait plutôt bien. Quand il rouvrit les yeux, ce fut pour apercevoir le distant scintillement du lac de Vorkosigan Surleau, s’étirant à travers les collines sur près de quarante kilomètres. Ils passèrent au-dessus du village et des ruines du château qui le surplombaient. Une bonne centaine de maisons neuves s’étageaient le long des rivages, au-delà du patrimoine familial des Vorkosigan. Sans doute était-ce devenu un lieu de villégiature pour les habitants d’Hassadar ou de Vorbarr Sultana. C’est à eux que l’on devait la flotte de… enfin, la douzaine de bateaux qui déparaient – ou qui décoraient, tout dépendait de l’optique adoptée – les eaux bleues du lac. Le village, qui avait grandi, lui aussi, accueillait à présent des retraités et quelques Vor de la région venant y passer leurs congés. Sur les indications de Miles, Martin remonta jusqu’aux sources du lac puis revint survoler la propriété des Vorkosigan avant d’y atterrir. La résidence d’été, ancien baraquement des gardes du château transformé avec goût en une demeure agréable, offrait une vue imprenable du lac. Miles demanda à Martin d’atterrir sur la pelouse, devant le garage. — Je les emporte dans la maison, mon seigneur ? s’enquit Martin en déchargeant leurs bagages. Un couple de gardiens s’occupait toute l’année de cette résidence. C’était un avantage sur celle de la capitale. Ici, au moins, il ne régnerait pas une atmosphère de caveau. — Non… Vous n’avez qu’à les laisser là pour l’instant. Je voudrais aller visiter les écuries, d’abord. Miles descendit le chemin vers les dépendances et les pâtures vertes de la petite vallée. L’adolescente du village qui gardait les derniers locataires des écuries vint au-devant d’eux pour les saluer. Du coup Martin, qui s’était à l’évidence préparé à s’ennuyer ferme dans ce patelin paumé en compagnie de son maître excentrique, se dérida. Miles les laissa faire connaissance et se dirigea vers le pré. Son cheval, qui avait reçu du grand-père de Miles le nom regrettable mais mérité de "Gros Ninny" quelques semaines après sa naissance, répondit aussitôt à son appel. Miles caressa le bout velouté de son nez et le récompensa de quelques sucreries. Des poils gris éclaircissaient la robe baie de l’animal, qui allait sur ses vingt-trois ans – déjà ?… – et montrait quelques signes d’essoufflement après avoir traversé le pré au petit galop. Oserait-il le monter, maintenant, avec ce problème de crises ? Plus question bien entendu de partir plusieurs jours camper dans les collines, comme il aimait à le faire avant. Mais il pourrait peut-être se risquer à faire quelques promenades autour de la maison, sous la surveillance de Martin. Ses os synthétiques ne risquaient plus de se briser en cas de chute, et il savait que Gros Ninny ne le piétinerait en aucun cas. La baignade, l’autre plaisir de cette résidence d’été, était également à proscrire. Quant à la voile, mieux valait s’abstenir aussi. Il ne savait même pas si Martin savait nager, et Dieu sait que sauver la vie d’un homme tombé à la mer, et qui plus est en pleine crise de convulsions, ne serait pas une mince affaire. C’était tout de même un peu trop demander. Bon… de toute façon, l’eau devait être glacée à cette époque. Ce n’est pas un hasard si le trentième anniversaire de Miles tomba la semaine suivante, alors qu’il s’ennuyait paisiblement sur le calme rivage du lac. Il ne connaissait pas de meilleur endroit pour ignorer l’événement. À Vorbarr Sultana, il aurait été empoisonné toute la journée par la famille et les amis. Ivan, à lui tout seul, aurait été une véritable plaie. Le connaissant, il aurait à tout prix voulu le traîner dehors ou, pire, se serait imposé chez lui avec une bande de joyeux drilles. Encore qu’Ivan aurait pu être neutralisé par la menace de représailles quand son tour viendrait, quelques mois plus tard. Et puis, après tout, qu’est-ce que ça signifiait, un anniversaire ? Il n’avait jamais qu’un jour de plus que la veille, non ? Le petit matin avait été à l’image de son humeur. Gris et brumeux. Mais les nuages se dissipèrent rapidement, et la brise chaude annonça une journée parfaite d’été indien. Il fut évident qu’il ne lui serait pas permis de couper aux félicitations quand le premier message arriva. Lady Alys avait l’air particulièrement enjouée. Ivan ne devait pas être bien loin derrière. Miles soupira. S’il ne trouvait pas un moyen de se terrer quelque part, il risquait de se retrouver collé toute la sainte journée devant cette foutue comconsole. Après s’être confectionné un sandwich express, il gravit le sentier vers le jardin-cimetière. L’ancien lieu de repos éternel des gardes du château avait été récupéré par sa famille après la destruction de Vorkosigan Vashnoi. Miles s’assit un moment près de la tombe du sergent Bothari en grignotant son sandwich. Le soleil chassait les derniers lambeaux de brume sur Vorkosigan Surleau. Il se recueillit ensuite quelques minutes sur la sépulture du vieux général Piotr. Il avait à une époque pleuré et supplié devant cette pierre qui s’obstinait à garder un silence moqueur. Mais son grand-père et lui semblaient n’avoir plus rien à se dire. Pourquoi ? Je ne parle pas à la bonne tombe, c’est tout, songea soudain Miles qui retourna à la maison pour réveiller Martin. S’il le laissait faire, ce fainéant dormirait jusqu’à midi. Il connaissait un endroit où la comconsole ne pourrait pas le poursuivre. Et il avait désespérément besoin de parler à une certaine petite demoiselle, là-bas… — Alors où va-t-on, m’seigneur ? demanda Martin en s’installant aux commandes du naviplane. — Dans un petit village de montagne appelé Silvy Vale. Miles entra quelques données pour programmer le cartovid de navigation qui afficha aussitôt une carte en couleurs et en trois dimensions. — Vous atterrirez là, dans cette petite vallée, vous voyez ? C’est un cimetière, en fait. Il devrait y avoir juste assez de place entre les arbres pour vous poser. Si ça n’a pas trop changé depuis la dernière fois où j’y suis allé, bien sûr. C’est un coin très joli, au confluent de deux ruisseaux. J’aurais dû préparer un pique-nique. C’est à environ quatre jours de marche d’ici, deux et demi à cheval. Et à moins d’une heure en naviplane. Martin décolla. Bientôt ils s’élevaient au-dessus du lac qu’ils quittèrent pour se diriger vers le sud-est. — Je parie que je pourrais vous y conduire encore plus vite, dit Martin. — Non… — On fait le grand tour de nouveau ? Miles hésita. S’il n’y avait plus d’urgence maintenant qu’ils avaient décollé, il sentait en revanche grandir en lui une épouvantable angoisse. Et tu trouvais dur de présenter tes excuses à l’Empereur… — Oui. Je voudrais vous montrer quelques trucs pour affronter les vents de montagne. Mettez le cap sur ces sommets, là-bas. — Bien, mon seigneur, répondit Martin, très stylé. Il gâcha toutefois l’effet en ajoutant : — J’aime mieux ça qu’une nouvelle balade à dos de canasson ! Martin et Gros Ninny ne s’étaient pas aussi bien entendus que l’avait espéré Miles. Martin, c’était clair, préférait tenir les commandes d’un naviplane que les rênes d’un cheval. Suivit une heure de vol très plaisante dans et autour de la gorge Dendarii. Miles fut heureux de noter que même Martin le citadin était impressionné par la majesté du paysage. Cette fois, cependant, pas de course contre la montre, pas d’acrobaties. Ils volèrent à une allure raisonnable qui permit à Martin de se familiariser avec un pilotage plus hard que ce qu’il avait connu jusque-là – qui ne mit qu’à peine en danger la digestion de leurs sandwichs. Hélas, le moment vint où Miles ne put plus repousser l’instant fatidique. Ils repartirent vers l’est. — Qu’est-ce qu’il y a à voir, dans ce patelin ? s’enquit Martin. Des amis ? — Pas exactement. J’avais à peu près l’âge de votre frère – je venais de sortir de l’Académie Militaire Impériale – quand mon père le Comte m’a envoyé à Silvy Vale pour être sa Voix dans une affaire de meurtre qui avait été portée devant la cour comtale. Il s’agissait d’enquêter sur un infanticide – quelqu’un avait tué une Prétendue « mutante ». Et ensuite de prononcer le jugement. Martin secoua la tête en grimaçant. — Ces montagnards…, dit-il, écœuré. — Mmmh… En lait, l’histoire était plus complexe que je ne le pensais, même après que j’ai eu découvert le coupable. La petite fille – elle n’avait que quatre jours quand elle a été tuée – s’appelait Raina Csurik. Son seul crime était d’être née avec un bec-de-lièvre. Elle aurait aujourd’hui une dizaine d’années. J’ai besoin de lui parler. Martin se tourna vers lui. — Vous… vous parlez souvent avec les morts, mon seigneur ? — Ça m’arrive. Martin hésitait entre le rire et la consternation. — Et ils vous répondent ? — Quelquefois… Ça vous étonne ? Vous ne discutez jamais avec les morts, vous ? — Je n’en connais pas. À part vous, mon seigneur. — Je n’ai été qu’un mort provisoire… Un peu de patience, Martin. Tu auras droit à ce plaisir, comme tout le monde, et sans doute plus tôt que tu ne l’imagines. Miles, lui, avait une longue liste de défunts dans ses connaissances. Mais où Raina occupait une place toute particulière. Après qu’il se fut débarrassé du décorum impérial, qu’il eut épuisé toutes les rivalités, ramé dans les règles imbéciles et les chicaneries vicieuses de la vie militaire… quand il eut fini de s’amuser, qu’il fallut jouer dans la cour des grands – un jeu salement terrifiant, avec des vies et des âmes à la clé… Raina était restée le seul symbole pour lequel son service valût encore la peine. Or il éprouvait dernièrement l’horrible sentiment d’avoir, dans tout ce merdier, perdu le contact avec elle, aussi. S’était-il à ce point investi dans le rôle de Naismith qu’il avait oublié le sens de tout cela ? Raina était une prisonnière que Naismith ne pourrait jamais sauver jamais arracher aux mètres cubes de terre qui la recouvraient. Une histoire, sans doute apocryphe, racontait qu’un de ses ancêtres, le Comte Selig Vorkosigan, percevait un jour – ou plutôt tentait de percevoir – les impôts en faisant du porte-à-porte chez les contribuables de son District, quand il tomba chez une veuve. La pauvre femme, empêtrée dans les dettes laissées par son mari imprévoyant, lui offrit son seul bien : l’habileté au tambour de son fils, et le fils avec. Selig, dit la légende, prit la musique et rendit le fils. Pure propagande Vor, à n’en pas douter. Naismith avait été le plus beau sacrifice de Miles, ce qu’il avait mis sur la table pour jouer son coup de bluff. Les intérêts galactiques de Barrayar semblaient bien loin de ce ciel d’automne lumineux, mais son rôle avait été de les servir. Naismith était l’air de tambour qu’il avait joué, mais c’était Vorkosigan qui avait tenu les baguettes. Il savait donc exactement comment il avait perdu Naismith. De faux pas en faux pas. Il pouvait mettre le doigt sur chaque maillon qui avait constitué cette désastreuse chaîne d’événements. Mais, bon Dieu, où avait-il perdu Vorkosigan ? Quand ils atterriraient, il suggérerait à Martin d’aller se promener, à pied ou en naviplane, comme il voudrait. Il n’avait pas besoin de témoin pour discuter avec l’au-delà. Il avait échoué dans son rôle auprès de Gregor, mais avait trouvé le courage de le rencontrer. Il trouverait aussi celui de voir ses parents, dont il avait déçu les espoirs. Mais parler à Raina… Ce face-à-face serait sans doute plus douloureux que le feu d’une grenade à aiguilles. O Raina… Petite demoiselle. Dis-moi, je t’en prie. Qu’est-ce que je fais, maintenant ? Recroquevillé dans son siège, il appuya le front contre la vitre, les yeux fermés. Une migraine commençait à lui marteler les tempes. La voix de Martin mit un brusque terme à ses poignantes réflexions. — Mon seigneur ? Je comprends pas bien. On dirait un lac, là où vous vouliez que j’atterrisse. — Quoi ? Miles se redressa et regarda sans comprendre le petit barrage hydroélectrique, là où se trouvait le confluent des deux ruisseaux. Le bleu du ciel se reflétait dans le lac de retenue qui recouvrait les profondes vallées alentour. Miles se pencha sur le cartovid pour s’assurer qu’ils n’avaient pas fait fausse route. — Le barrage n’est pas indiqué, et pourtant cette carte n’a que deux ans. Mais c’est bien là, pas d’erreur possible. — Vous voulez toujours atterrir ? — Euh… essayez de vous poser aussi près que possible du rivage, à l’est. Ce ne fut pas facile, mais Martin, qui commençait à se débrouiller plutôt bien aux commandes du naviplane, parvint à trouver la place qu’il fallait parmi les arbres. Il ouvrit le toit et Miles sauta de son siège. Debout sur la rive, il plongea son regard dans les profondeurs du lac artificiel, sans toutefois pouvoir voir au-delà de quelques mètres. Des troncs d’arbres blancs comme des os affleuraient par endroits. Martin, intrigué, vint le rejoindre et regarda à son tour la surface presque lisse de l’onde, comme s’il pouvait l’aider à apercevoir quelque chose. — Le cimetière est-il toujours là ? murmura Miles pour lui-même. À moins que les habitants de Silvy Vale aient déplacé les tombes ? Et dans ce cas, pour les emmener où ? Martin haussa les épaules en signe d’ignorance. Le miroir placide du lac ne répondit pas davantage. 11 Ils avaient à peine redécollé que Miles repérait la clairière qu’il recherchait, à environ un kilomètre de là. Ils atterrirent sur une pelouse devant un chalet de bois patiné par les ans. Miles sourit en reconnaissant le vieux rocking-chair sur la terrasse. À part une petite cabane à outils dans le jardin et un appentis où avaient été entreposées des bûches, rien n’avait changé. Un homme apparut sur la terrasse, mais ce n’était pas Karal, le Speaker chauve et manchot que Miles s’attendait à voir. Ce type-là ne lui disait rien. Grand et mince, avec une barbe noire bien taillée, il se penchait à la balustrade pour observer avec curiosité l’arrivée des visiteurs, comme s’il était chez lui. Miles, indécis, descendit du naviplane. L’espace d’une seconde, il se félicita de la présence de Martin. Peut-être même aurait-il dû amener un vrai garde du corps. Mais le visage de l’inconnu se fendit soudain d’un sourire radieux. — Lord Vorkosigan ! s’écria-t-il. Tout excité, il dévala les marches du perron et courut vers Miles. — Je suis si heureux de vous revoir ! Son sourire vacilla. — Il n’y a rien de grave, j’espère ? Miles secoua la tête. — Non… Je suis ici en visite amicale, dit-il alors que l’homme prenait ses mains entre les siennes avec chaleur. Rien d’officiel. Le type recula, inclina la tête avec amusement. — Vous ne me reconnaissez pas ? — Je… euh… — Je suis Zed Karal. — Zed ?… Zed Karal, le fils cadet du Speaker Karal, avait douze ans à l’époque du procès. Miles fit un rapide calcul mental. Il avait donc… à peu près vingt-deux ans aujourd’hui. Oui. Ça collait. — La dernière fois que je vous ai vu, vous étiez plus petit que moi. — Ma mère avait un don pour les soupes… — C’est vrai. Je m’en souviens encore. Miles hésita. — Avait ?… répéta-t-il. Vos parents sont-ils… — Oh, ils vont très bien. C’est seulement qu’ils ne sont plus ici. Mon frère aîné a épousé une fille de Seligrad, du coup il est parti travailler là-bas. Et mes parents passent les hivers avec eux. Ils ont du mal à supporter les grands froids, maintenant. Et puis ça donne l’occasion à ma mère de pouponner de nouveau. — Et… Karal n’est plus le Speaker de Silvy Vale, si je comprends bien ? — Non. Nous en avons élu un nouveau, il y a deux ans. Un jeune loup progressiste dans votre genre qui est allé chercher ses idées à Hassadar. Vous devriez vous souvenir de lui. Lem… Lem Csurik. Pour la première fois de la journée, un sourire apparut sur les lèvres de Miles. — Vraiment ? Ça me ferait plaisir de… de le revoir — Je vous emmène tout de suite, si vous me faites une petite place dans votre naviplane. Il est sûrement à la clinique, aujourd’hui. Vous ne sauriez pas y aller, elle est toute neuve. Je suis à vous dans une petite minute… Miles regarda Zed foncer vers le chalet. Il avait envie de se cogner le crâne contre la coque du naviplane pour tenter de ralentir le tourbillon dans sa tête. Zed s’installa sur le siège arrière et donna les indications nécessaires à Martin tandis qu’ils décollaient. Il les fit atterrir à environ deux kilomètres de là, devant un petit bâtiment d’un étage. Le plus grand toutefois que Miles ait jamais vu à Silvy Vale, et des lignes électriques y étaient connectées, rechargeant les batteries d’engins motorisés. Les cinq ou six ouvriers s’arrêtèrent un instant de travailler pour les regarder arriver. Zed bondit du naviplane. — Lem ! Hé, Lem ! Tu ne devineras jamais qui est là ! Miles le suivit vers le chantier. Martin, resté assis au volant du naviplane, observa la scène avec stupéfaction. — Mon seigneur ! s’exclama Lem Csurik sans une seconde d’hésitation. Evidemment, il n’avait pas trop de mérite. Le physique de Miles était pour le moins… singulier. Cependant, Miles n’aurait eu lui non plus aucun mal à reconnaître Lem. Il était toujours le grand type d’à peu près son âge, monté sur ressort et débordant d’énergie qu’il se rappelait. À la différence qu’il était beaucoup plus heureux aujourd’hui que lors de leur première rencontre, quand il était faussement accusé du meurtre de la petite Raina. Lem, lui aussi, lui serra chaleureusement les deux mains. — Speaker Csurik, dit Miles. Félicitations, Lem. Je vois que vous ne chômez pas… — Oh, vous n’avez pas idée de ce qui se passe ici, mon seigneur ! Venez voir. On va avoir notre propre clinique, et elle servira pour toute la région. Je fais mon possible pour que le toit soit posé avant les premières neiges et que tout soit prêt pour la Fête de l’Hiver. Notre médecin doit obtenir son diplôme juste avant et venir immédiatement. Un vrai, celui-là, pas seulement le médic qui passe une fois par semaine. Il a bénéficié de la bourse de votre mère pour ses études à la nouvelle université d’Hassadar. En échange, il travaillera au minimum quatre ans ici. On lui installe aussi un chalet, sur la colline. Avec vue imprenable sur le lac… Après lui avoir présenté son équipe, Lem emmena Miles visiter la future clinique. Grâce à ses explications passionnées, celui-ci put se faire une idée précise de l’agencement des lieux. Miles profita que Lem reprenait son souffle pour en placer une : — Au fait, j’ai vu le barrage, dans la vallée, en venant. Du beau travail… — C’est nous qui l’avons construit, répondit Lem, pourri de fierté. Et, croyez-moi, ça n’a pas été une mince affaire, sans machines. Parce que, pour les avoir, il faut déjà avoir l’électricité, bien sûr… Ça faisait des lustres qu’on réclamait une aide du District, mais on était si loin sur la liste qu’on risquait d’attendre encore longtemps. Alors j’ai pris le taureau par les cornes… Je suis allé à Dostovar étudier leur centrale d’énergie hydroélectrique. Elle n’est pas récente, mais elle marche. J’ai ramené trois techniciens de là-bas pour nous aider, on a choisi le meilleur site et engagé un ingénieur d’Hassadar à qui j’avais donné un coup de main pour construire sa maison. En échange de son aide, il peut venir passer ses vacances sur le lac quand il veut. Un chalet est à sa disposition tous les étés. — Et le barrage est assez grand ? — Pas pour longtemps. Mais c’est tout le problème… Sans énergie, la région était vouée à une stagnation perpétuelle. À présent, elle peut se développer. D’ailleurs, le District ne nous aurait jamais accordé de toubib s’il n’y avait pas eu l’énergie nécessaire pour la clinique, c’est logique. _ Vous ne laissez jamais rien vous arrêter, n’est-ce pas ? — Mon seigneur… vous savez très bien qui m’a appris ça. Harra. Sa femme. La mère de Raina. Miles acquiesça. — À propos d’Harra, où est-elle, aujourd’hui ? Il était initialement venu pour se recueillir en silence devant une tombe, mais éprouvait soudain le besoin impératif de parler à Harra. — Elle fait cours à l’école, comme d’habitude. J’ai construit une autre salle de classe. On a deux enseignantes, maintenant, vous savez. Harra, et une fille qu’elle a formée pour s’occuper des plus petits. — Vous croyez que… je pourrais la voir ? — Elle m’écorcherait vif si je vous laissais repartir sans l’avoir vue ! Juste un mot aux gars et je vous y emmène. Zed, après avoir laissé sa place à Lem dans le naviplane, prit congé de Miles et s’enfonça à pied dans les bois. Cinq minutes plus tard, ils atterrissaient devant une bâtisse de plain-pied, toute en longueur, avec deux portes en bois dans sa façade de pierres blanches. Une grande pancarte calligraphiée indiquait : Ecole Raina Csurik. Lem ouvrit une des portes et laissa entrer Miles dans la salle de classe. Une vingtaine de gosses, échelonnés entre dix et seize ans, assis à de petites tables de bois devant des comconsoles portables, suivaient le cours dynamique de la femme qui gesticulait dans l’allée centrale. Harra Csurik était toujours aussi grande et mince que dans les souvenirs de Miles. Ses cheveux, blond clair et raides, étaient noués sur sa nuque. Elle portait une robe toute simple de montagnarde, mais très propre et bien taillée. De même que la majorité de ses élèves, elle était pieds nus. Ce sont surtout ses yeux gris que Miles eut plaisir à retrouver. Si vifs et si doux en même temps. Elle s’interrompit au beau milieu d’une phrase. — Lord Vorkosigan ! s’exclama-t-elle. Si je m’attendais… ! Elle s’avança vers lui d’un pas décidé et le happa dans une étreinte affectueuse, heureusement pas au point de le soulever du sol. Miles se remit assez vite de sa surprise pour répondre à cet accueil exubérant et prendre les mains d’Harra entre les siennes quand elle le relâcha. — Vous êtes dans une forme éblouissante, Harra. — On ne s’est pas revus depuis Hassadar. Et ça fait déjà six ans. — Je… j’aurais dû revenir plus tôt, je sais. Mais j’ai été… très occupé. — Ça m’a fait une joie immense quand vous êtes venu assister à la remise de mon diplôme d’enseignante. Je n’oublierai jamais… — Oh… il se trouve que j’étais entre deux missions, à l’époque. Un coup de chance. Je n’ai aucun mérite, en fait. — Ça, c’est une question de point de vue. Le prenant par le bras, elle se tourna vers ses élèves. — Les enfants, regardez qui vient nous rendre visite ! Notre seigneur Vorkosigan en personne ! Ils le lorgnèrent avec intérêt, sans révulsion apparente. Leurs yeux passaient alternativement du drôle de petit homme devant eux à la photographie suspendue au mur. Trois portraits étaient alignés au-dessus de l’espace réservé aux projections vid, dont deux obligatoires : l’Empereur Gregor en tenue de parade et le Comte du District, le père de Miles, portant les couleurs argent et havane des Vorkosigan. Le troisième était un choix personnel de la maîtresse de céans. Les lieux publics n’étaient pas tenus, de par la loi, d’exposer un portrait de l’héritier de leur Comte. Miles rencontra son propre regard. La photo n’était pas récente. Il portait encore son uniforme du Service Impérial, avec les galons bleu ciel d’enseigne sur le col. Les yeux d’Horus n’y figuraient pas encore. Où Harra s’était-elle procuré ce portrait ? Elle le présenta à ses élèves, excitée comme une gamine qui vient d’attraper un têtard. Il n’avait pas eu l’intention de voir qui que ce fût à Silvy Vale, et se sentait mal attifé, avec sa vieille tunique brune et son pantalon militaire usé. Sans parler de ses bottes qu’il avait crottées près du barrage. Harra l’entraîna ensuite dans l’autre classe et refit l’article pour sa collègue et ses élèves. La pauvre fille, interrompue en plein cours, en fut toute tourneboulée. Alors qu’ils ressortaient, laissant derrière eux une quinzaine de gamins dans un état d’excitation proche de l’implosion, Miles prit Harra par le bras pour l’arrêter une seconde. — Harra… Pour l’amour du ciel, je ne suis pas venu faire une inspection surprise. Je suis juste passé… eh bien, pour être franc, je voulais simplement allumer un feu votif sur la tombe de Raina. Il avait chargé la coupe de cuivre et le bois aromatique dans le naviplane. — C’est une attention qui vous honore, mon seigneur, dit-elle. — Le problème, c’est qu’il me faudrait un bateau, pour y aller, maintenant. À moins que vous ayez déplacé les tombes ? — Avant que la vallée soit inondée, ceux qui l’ont souhaité ont pu le faire, en effet. Nous avons choisi un très joli coin, en hauteur, pour notre nouveau cimetière. Nous avons abandonné la tombe de ma mère, bien sûr. Même sa tombe a trouvé un tombeau. Miles hocha la tête avec compréhension. — Quant à Raina… peut-être est-ce parce que le sol était très humide, près du ruisseau, et qu’elle n’avait qu’une petite caisse en guise de cercueil, et elle-même était si petite… Nous n’avons pas pu la retrouver pour l’emmener. Je suppose qu’elle est retournée à la terre. Mais dans mon esprit, cette école est la meilleure offrande que je pouvais lui faire. Chaque matin, quand je franchis cette porte, j’ai l’impression de rendre hommage à son âme. Et c’est encore mieux que n’importe quelle cérémonie. Parce que c’est constructif. — Je comprends, dit Miles, ému. Elle fronça les sourcils en l’observant sous le nez. — Vous allez bien, mon seigneur ? On dirait que vous n’avez pas dormi depuis des mois. Vous êtes tout pâle. Vous n’avez pas été malade, au moins ? Pas malade. Mort. Tout simplement mort, Harra… — Si, mais… je me remets. — Mmh. Et vous avez des projets, pour la fin de la journée ? — Pas vraiment. Je suis comme qui dirait en vacances. — Très bien. Alors j’aurai le temps de vous présenter nos gamins. La mère de Lem ou sa sœur s’en occupent pendant que je suis ici. Vous déjeunez avec nous, j’espère ? — Des gamins ? — Eh oui. Nous en avons deux, maintenant. Un garçon et une fille, de quatre et trois ans. Les réplicateurs utérins n’étaient pas encore arrivés jusqu’ici. Harra avait donc porté ses enfants, comme elle avait porté Raina. Cette femme avait réellement de l’énergie à revendre. Et du cœur. Un cœur énorme… Il pouvait difficilement refuser son invitation. — J’en serai très heureux, Harra. Pendant qu’elle annonçait son départ à sa collègue et à ses élèves, Lem finit de faire visiter l’école à Miles Deux minutes plus tard, les gosses surgissaient des classes en criant, ravis d’être libérés plus tôt que prévu. — Je ne voulais pas vous déranger, protesta Miles inutilement. De toute façon, il n’était plus question de faire machine arrière. Pour rien au monde il n’aurait voulu trahir tous ces sourires de bienvenue. La sœur de Lem fit bonne figure devant ces deux invités surprises – Martin fut convié à la table commune, bien entendu – et Miles lui sut gré, en plus, d’avoir préparé un repas léger. Comme il se doit, il complimenta les heureux parents sur leurs enfants et, pendant qu’il y était, sur leurs neveux et nièces. Tout ce petit monde, sans doute ravi d’avoir trouvé un adulte à sa taille, l’emmena faire un tour dans les bois. Ils lui montrèrent leur coin préféré pour se baigner. Après avoir retiré ses bottes, Miles remonta le ruisseau avec eux en sautant d’une pierre à l’autre jusqu’à ce que ses pieds fussent complètement gelés. Alors, d’une voix vibrante de l’autorité Vor, il déclara cet endroit excellent pour la pêche et la baignade, sinon le meilleur de tout son District. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher quand ils revinrent à l’école. Et Miles contempla avec consternation la foule installée dans le jardin au milieu des paniers de pique-nique, des tables à tréteaux, des bouteilles, des fleurs et des instruments de musique. Lui qui voulait éviter toute forme de célébration aujourd’hui, il était servi. Mais les prétextes qui lui traversèrent l’esprit moururent sur ses lèvres. Ils auraient de la veine s’ils arrivaient à partir d’ici avant le lendemain matin. Ou le lendemain après-midi, rectifia-t-il en remarquant des pichets d’hydromel d’érable des montagnes Dendarii, l’alcool le plus mortel jamais inventé par l’homme… Quelques parts de tarte, un coucher de soleil, un feu de camp et pas mal de gorgées d’hydromel plus tard, il commençait à être assez détendu pour apprécier la fête. Quand les musiciens se mirent en place, il sentit ses dernières résistances l’abandonner. De son côté, Martin, tout d’abord enclin à prendre de haut ces réjouissances rustiques, se retrouva bientôt à enseigner les danses citadines à un groupe de jeunes villageois. Miles se retint de lui conseiller la modération quant à l’hydromel. Il est certaines expériences qu’il faut faire soi-même. Aucune transmission orale ne pourra jamais traduire les lendemains vaseux d’une bonne cuite. Hara fut la première à l’entraîner dans une danse traditionnelle, puis toutes les femmes se relayèrent pour le faire danser. Il était toutefois conscient que cette fête n’était pas vraiment donnée en son honneur, malgré les bombardements incessants de vœux d’anniversaire et de plaisanteries. Mais s’il n’était qu’un prétexte à la liesse de ces villageois, c’était la plus grande utilité qu’il avait eue depuis des semaines. Cependant, alors que la musique mourait et que les braises s’éteignaient, Miles sentit poindre en lui un sentiment aigu d’incomplétude. Il était venu ici pourquoi ? Pour tenter d’amener sa dépression au point de non-retour et de percer l’abcès ? Une solution douloureuse mais qui l’aurait soulagé… Soudain, il n’eut plus qu’une envie – prendre un pichet d’hydromel et aller se confier à Raina. Pas très brillant, comme idée. Il finirait sans doute par pleurer comme un ivrogne au bord du barrage et se noyer pour de bon avec son chagrin. Une façon plutôt minable de remercier Silvy Vale. Et de trahir sa parole donnée à Ivan. Que cherchait-il, au juste ? La guérison… ou la destruction ? L’un ou l’autre. Peu lui importait. C’était cette espèce d’état intermédiaire, mal défini, qui lui était insupportable. Vers minuit, il se retrouva finalement au bord de l’eau. Mais pas seul. Lem et Harra l’avaient accompagné. Comme lui, ils s’assirent sur les troncs d’arbres qui longeaient le rivage. Les deux lunes, déjà hautes dans le ciel, argentaient la brume qu’exhalait la surface du lac. Lem était responsable du pichet d’hydromel qu’il distribuait avec parcimonie. Tous deux respectaient le silence de Miles. Celui-ci finit par s’apercevoir que ce n’était pas aux morts qu’il avait besoin de parler. À quoi cela servirait-il, au bout du compte ? Ils n’avaient pas le pouvoir de donner l’absolution. — J’ai un aveu à vous faire, dit-il à Harra. Elle hocha lentement la tête. — Je me doutais bien que quelque chose clochait. J’espère que vous n’avez pas une maladie incurable, ou je ne sais quoi… — Non. Elle soupira, soulagée, et attendit la suite. — C’est une longue histoire classée top secret, mais disons que… je suis mort. Je me suis retrouvé l’année dernière dans une cryochambre, au beau milieu de nulle part. Ils m’ont ressuscité, mais j’ai gardé des séquelles. Et alors, j’ai fait une bêtise. Passe encore. Mais j’en ai fait une autre. Bien plus grosse encore. Et ça a été de mentir pour couvrir la première. Et je me suis fait prendre. Et je me suis fait renvoyer de l’armée. De tout ce que vous aviez pu admirer en moi, de tous les efforts que j’avais investis, il ne reste plus rien. Treize ans de carrière effacés comme par un coup de gomme. Passez-moi le pichet… Il avala une longue rasade de feu doux-amer. — J’avais imaginé être beaucoup de choses, à l’âge de trente ans. Mais redevenir civil n’était sûrement pas sur la liste. La brise fit frissonner le reflet des lunes sur l’eau. — Et c’est à moi que vous avez dit de me tenir droite et de dire la vérité, murmura Harra après un silence. Doit-on comprendre que vous resterez quelque temps dans le District ? — Peut-être. — Très bien. — Vous êtes dure, Harra, gémit-il. Les insectes crissaient dans les bois derrière eux. — Petit homme, commença-t-elle, ma mère a tué ma fille. Et a été jugée pour son crime devant tous les habitants de Silvy Vale. Croyez-vous, après cela, que j’ignore ce qu’est la honte publique ? Ou le gâchis ? — Pourquoi pensez-vous que je m’adresse à vous ? Harra se tut assez longtemps pour que le pichet circule une dernière fois entre eux. — Vous allez continuer, reprit-elle. Vous allez tout simplement continuer. Il n’y a rien d’autre à faire. Rien ne rendra les choses plus faciles. — Et qu’y a-t-il de l’autre côté ? Quand on continue ? Elle haussa les épaules. — Votre vie, de nouveau. Quoi d’autre ? — C’est une promesse ? Elle ramassa un caillou qu’elle roula entre ses doigts avant de le jeter dans l’eau. — C’est une fatalité. Vous n’avez pas le choix. On continue. C’est tout. Miles et Martin redécollèrent le lendemain à midi. Martin avait les yeux rouges et gonflés, un teint verdâtre. Il pilota avec une prudence extrême. Miles ne demandait pas mieux. — Vous avez trouvé ce que vous cherchiez, en définitive, mon seigneur ? demanda-t-il au bout de dix minutes de silence. — La lumière est plus claire ici que partout ailleurs sur Barrayar, mais… non. Miles se retourna pour voir s’éloigner les collines escarpées. Ces gens ont besoin d’un millier de choses. Mais pas d’un héros. En tout cas, pas d’un héros comme l’amiral Naismith. Des héros comme Lem et Harra, oui. Martin plissa les yeux, apparemment gêné par la trop vive luminosité. — À quel âge situez-vous l’entrée dans la vieillesse, Martin ? demanda Miles. — Oh… je dirais vers la trentaine. — Oui, c’est ce que j’avais toujours pensé aussi. Il avait entendu jadis la Comtesse définir la vieillesse comme dix ans de plus que son âge, quel qu’il soit. Une fête mobile, en quelque sorte. — J’ai eu un professeur à l’Académie Militaire Impériale qui enseignait l’ingénierie tactique. Il prétendait ne jamais prendre la peine de modifier les questions d’un trimestre à l’autre pour prévenir les tricheries, parce que, selon lui, si les questions restaient les mêmes, les réponses, en revanche, changeaient. À l’époque, je croyais qu’il plaisantait… — Hein ? fit Martin, dont l’esprit fonctionnait visiblement au ralenti. — Rien, Martin, soupira Miles. Rien du tout. Continuez, c’est tout. 12 De retour à la maison du lac, et après un frugal déjeuner auquel Martin ne voulut même pas toucher, Miles s’enferma dans le bureau et s’installa devant sa comconsole, prêt à affronter les messages transmis de Vorbarr Sultana. Chacun d’entre eux reflétait la personnalité de son expéditeur. Celui de Gregor était grave et concis, celui d’Ivan gentiment moqueur, celui de Mark, en provenance de Beta… Markien. Son ironie crispée était une imitation maladroite de celle d’Ivan, et son ton appliqué manquait à l’évidence de spontanéité. Sans doute avait-il répété longuement avant d’enregistrer ses félicitations. Mais sans doute aussi était-ce la première fois de sa vie que Mark rédigeait ce genre de message. Continue comme ça, Mark… tu es en bonne voie de devenir humain. Il avait gardé le meilleur pour la fin. Celui de ses parents. Il avait été expédié par courrier spécial, et non par la poste ordinaire, si bien que les nouvelles seraient toutes fraîches. Miles se prépara au pire. Tous deux s’étaient assis loin du récepteur vid afin de rentrer ensemble dans l’image. Le Comte Aral Vorkosigan était un septuagénaire trapu, aux cheveux blancs, vêtu de son uniforme havane et argent de la Maison Vorkosigan. La Comtesse, elle, portait un ensemble jupe et veste vert olive, à la mode Vor. Sa chevelure rousse, retenue par des peignes fantaisie, rappelait la robe baie de Gros Ninny. Elle avait même autant de gris que lui, maintenant. Ses yeux gris pétillaient de gaieté. Le cœur de Miles se serra. Avant même qu’ils n’ouvrent la bouche, il avait compris qu’ils ne savaient encore rien. Que personne ne les avait mis au courant. — Félicitations, mon fils…, commença la Comtesse. Être encore en vie à trente ans, pour toi, c’est un véritable exploit. — Oui, renchérit le Comte. Nous nous étions souvent demandé si tu y parviendrais. Tu nous as donné des sueurs froides plus souvent qu’à notre tour. Je suis peut-être loin de toi, sur Sergyar, mais tu te rappelles à mon bon souvenir tous les matins, quand je vois mes cheveux blancs dans la glace… — Ne l’écoute pas, Miles, objecta la Comtesse en souriant. Il grisonnait déjà quand je l’ai rencontré. Moi, en revanche, je n’ai eu mon premier cheveu blanc qu’après notre rencontre. — Tu nous manques, tu sais. J’espère de tout cœur que tu t’arrangeras pour passer par Sergyar lors de ta prochaine mission à l’aller ou au moins au retour et que tu pourras rester quelque temps avec nous. Les choses bougent, ici, et l’avenir de l’Imperium en dépend. Je suis sûr que ça t’intéresserait. — Tu diras à Simon qu’il aura affaire à moi s’il ne t’envoie pas ici, ajouta la Comtesse. Au fait, Alys m’a dit que tu étais rentré depuis déjà plusieurs semaines. Comment se fait-il que nous n’ayons pas eu de nouvelles ? Tu fais tellement la bringue avec Ivan que tu ne trouves même pas dix minutes pour parler à tes vieux Parents ? Lady Alys s’était donc refusée, elle aussi, à être l’oiseau de mauvais augure. Elle n’avait même pas annoncé la version officielle des faits. C’était pourtant par elle que la Comtesse était informée de tous les cancans Vor circulant à la cour de Gregor. — À propos d’Alys, poursuivit la Comtesse, elle m’a confié que Gregor avait rencontré une Femme avec un grand F… Tu es au courant, je suppose ? Tu l’as même peut-être déjà vue toi-même. À ton avis, devrions-nous nous inquiéter ou nous réjouir ? — Un mariage impérial avec une Komarrane sera inévitablement source de complications, remarqua celui que ses ennemis avaient à une époque surnommé « le Boucher de Komarr ». Mais si Gregor se décide enfin à remplir ses obligations et produit un prince héritier, je ferai ce qui est en mon pouvoir pour le soutenir. Et tous ceux de ma génération qui figuraient sur la liste des successeurs éventuels pousseront un énorme soupir de soulagement, tu peux me croire. Dis à Gregor que je suis entièrement avec lui. J’ai confiance en son jugement. Une étrange sollicitude se peignit sur les traits du Comte. — J’espère au moins que c’est une gentille fille. Dieu sait que Gregor mérite un peu de bonheur pour compenser les vilenies qu’il supporte en notre nom à tous. — D’après Alys, elle sera une épouse parfaite pour lui, et je me fie à son avis. Encore que je me demande si cette pauvre fille sait sur quelle galère elle s’embarque. Dis-lui que je la soutiens, Miles, quelle que soit sa décision. — Si Gregor la demande en mariage, elle acceptera, dit le Comte. — Seulement si elle est folle amoureuse de lui au point d’avoir perdu tout instinct de conservation, répondit la Comtesse. Crois-moi, il faut vraiment avoir un grain pour épouser un Vor barrayaran. Mais je souhaite de tout cœur qu’elle soit assez timbrée pour ça. Les parents de Miles échangèrent un sourire entendu. — Alors voyons…, reprit le Comte. Que faisais-tu à trente ans, Cordélia ? Tes souvenirs remontent-ils aussi loin ? — À peine… J’étais dans la Section d’Exploration Astronomique betane, en train de gâcher ma première occasion d’être promue capitaine. J’ai dû attendre l’année d’après, pour prendre du galon. C’est d’ailleurs ce qui m’a permis de rencontrer Aral – une rencontre somme toute bienvenue, puisque c’est grâce à elle que tu es là aujourd’hui, Miles. Et si c’était à refaire, je n’hésiterais pas une seconde. — Moi, j’ai obtenu ma promotion de capitaine à vingt-huit ans, dit le Comte d’un air faussement suffisant. La Comtesse lui fit une grimace. Son mari posa la main sur la sienne. — Les missions au loin convenaient à mon tempérament aventurier. Ce n’est que quatre ou cinq ans plus tard que j’ai été coincé derrière un bureau, à l’époque où Ezar et le Q. G. commençaient d’envisager l’annexion de Komarr. Il reprit son sérieux. — Je souhaite que tout se passe au mieux pour Gregor. J’espère qu’il réussira là où j’ai échoué. Prions pour que cette nouvelle génération fasse table rase de toutes les dissensions. Il se tourna vers la Comtesse qui acquiesça. — À bientôt, mon garçon, finit-il. Et fais-nous signe, bon sang ! — Prends soin de toi, Miles, d’accord ? Et comme dit ton père : fais-nous signe, bon sang ! Leurs formes se désagrégèrent en neige blanche sur l’écran. Miles soupira. Cette fois-ci, il ne pouvait pas reculer plus longtemps. Il fallait sauter… Il parvint à repousser le moment fatidique d’une nouvelle journée en demandant à Martin de le ramener à Vorbarr Sultana le lendemain matin. Ma Kosti lui apporta son déjeuner dans la luxueuse solitude du Salon Jaune. Elle avait travaillé dur pour le servir dans les règles de l’art. Peut-être avait-elle bûché les manuels de l’étiquette Vor, à moins qu’elle eût pris conseil auprès d’anciens serviteurs. Il mangea donc seul, malgré son envie de ramasser ses assiettes et d’aller rejoindre Martin et sa mère dans la cuisine. Certains aspects du rôle de seigneur Vor lui paraissaient complètement idiots, par moments. Il s’enferma ensuite dans sa chambre pour s’acquitter de la corvée qu’il ajournait depuis trop longtemps. Il venait d’enregistrer et d’effacer sa troisième tentative – la première était trop sinistre, la deuxième trop désinvolte, et la dernière trop sarcastique – quand un appel coupa court à ses efforts. Bien que ce fût Ivan, il fut ravi de cette interruption providentielle. Ivan, en uniforme, profitait sans doute de son heure de déjeuner pour l’appeler. — Ah, tu es rentré ? Tant mieux. Elles t’ont fait du bien, ces petites vacances à la campagne ? — Si on veut, répondit Miles. — Bien. Dis donc, je me demandais… Tu as fait les démarches nécessaires pour faire des examens du cerveau ? Tu as vu un médecin ? — Pas encore. — Tu n’as pas pris rendez-vous ? — Non. — Mmh. C’est ma mère qui voulait savoir. Gregor lui a posé la question, apparemment. Et devine qui est chargé de se renseigner et de s’assurer que tu t’occupes de toi ?… Je me doutais bien que tu n’avais encore rien fait. Qu’est-ce que tu attends ? Miles haussa les épaules. — Je n’avais pas l’impression qu’il y avait urgence. J’ai été viré de la SécImp pour avoir falsifié un rapport, pas pour mes convulsions. Même si les médics pouvaient me remettre à neuf, ce que ma chirurgienne dendarii aurait fait si c’était possible, ça ne changerait rien. Illyan ne me réintégrerait pas. Ce serait une question de principe, et Illyan est un type pétri de principes. — Je me demandais si c’était parce que tu ne voulais pas aller à l’Hôpital MilImp, dit Ivan. Peut-être que tu n’as pas envie de voir les toubibs militaires. Je comprends, remarque, même si je trouve ça bête. Alors j’ai mené ma petite enquête et j’ai dégoté trois cliniques spécialisées dans la cryoréanimation qui ont l’air d’avoir une bonne réputation. Il y en a une ici, à Vorbarr Sultana, une autre à Weienovya, dans le District Vordarian, et une troisième sur Komarr. Bien entendu, dans ce dernier cas, ton nom risque de réveiller de vieilles rancœurs, mais ça vaut peut-être la peine de tenter le coup si tu tiens à bénéficier d’une médecine plus galactique. Tu veux que je prenne rendez-vous dans l’une des trois ? Miles connaissait déjà les noms des cliniques pour les avoir relevés lui-même. — Non, merci. Ivan soupira. — Tu sais… Je croyais que ce serait ton premier souci, quand le bain glacé t’a sorti de ton état cataleptique. J’étais sûr que tu te démènerais comme un dingue pour te sortir de cette histoire, comme tu l’as toujours fait. Enfin quoi… Tu n’as jamais eu les deux pieds dans le même sabot. Si un mur se dresse devant toi, tu fais tout pour le franchir. Si tu ne peux pas grimper par-dessus, tu en fais le tour, ou tu creuses dessous, ou au travers, ou tu le fais sauter. S’il le faut, tu le défonces même à coups de tête. Et c’est encore moi qu’on colle à tes basques pour te rattraper. Une fois de plus. — Et où voudrais-tu que j’aille, Ivan ? — Eh bien… retrouver les Dendarii, bien sûr. — Tu sais bien que ce n’est pas possible. Si ce n’est pas une mission officielle de la SécImp, je deviendrais un seigneur Vor, un fils de Comte qui plus est, à la tête d’une armée privée. Ça s’appelle une trahison, Ivan. Le pire crime qui soit au regard de l'Imperium. Si j’y allais, je ne pourrais jamais revenir. En plus, j’ai donné ma parole à Gregor de ne rien tenter en ce sens. — Possible, mais si tu ne reviens pas de toute façon, en quoi ta parole de Vorkosigan t’empêche-t-elle de partir ? Miles ne répondit pas. Il avait soudain l’impression distincte que la surveillance d’Ivan depuis son retour ne se bornait pas à l’empêcher de se suicider. Il avait sans doute mission de lui rogner les ailes s’il lui prenait l’envie de s’envoler trop loin. — J’étais prêt à parier cher que tu t’enfuirais, continua Ivan. C’est pour ça que je n’étais pas chaud pour te pousser à te faire soigner. Mais, entre nous, c’est un pari que je suis heureux de perdre. Bon… Alors quand vas-tu prendre un rendez-vous ? — Bientôt. — Trop vague. Je veux une réponse précise. Miles dut se fendre d’une promesse. C’était le seul moyen de ne plus avoir son cousin sur le poil. — Disons… avant la fin de la semaine. — Parfait. Je te rappellerai à ce moment-là pour m’assurer que c’est fait. Salut. Miles resta un instant à contempler l’écran vide. Ivan avait raison. Il n’avait pas levé le petit doigt pour se soigner depuis son renvoi de la SécImp. Une fois libéré de ce besoin contraignant de cacher son problème à Illyan, pourquoi ne s’était-il pas attelé à le résoudre ? Pourquoi ne pas l’avoir attaqué de front, mis en pièces ? Pourquoi ne pas avoir harcelé les médecins jusqu’à ce qu’ils en viennent à bout ? Pour gagner du temps. C’était la bonne réponse, d’accord. Mais qui débouchait sur une autre question. Du temps pour quoi faire ? Il était tellement plus simple de se boucher les yeux. Parce que la vérité ne serait peut-être pas facile à accepter. Comment supporterait-il d’apprendre qu’il n’existait pas de cure miracle pour ses crises ? Plus d’espoir pour lui. Rien qu’une lente agonie. À moins que… Et si c’était justement du contraire qu’il avait peur ? Admettons qu’il pût être guéri. Serait-il, ainsi que le craignait Ivan, tenté d’aller retrouver les Dendarii ? De replonger à corps perdu dans sa vraie vie, celle qui l’entraînerait loin, très loin, au cœur de la nuit galactique ? Profession : héros. Encore plus effrayant… Aurait-il perdu son courage, après ce dramatique épisode de la grenade ? Il gardait une vision très nette de sa propre poitrine explosant sous l’impact de l’arme, jet écarlate éclaboussant tous ceux qui se trouvaient à proximité. La douleur fulgurante était toujours imprimée dans sa chair. Et le désespoir dans son cœur. Le réveil en cryoréanimation n’avait pas été une partie de plaisir non plus. Cette douleur-là avait menacé de prendre racine. Prisonnier pendant des semaines de son corps torturé. Bon Dieu, qu’il avait eu du mal à remettre son armure pour aller sauver Vorberg, après ça. Mais tout s’était bien passé, jusqu’à la crise… Tout bien considéré… cette histoire, de À à Z, de la Première crise à la destitution, n’était-elle qu’une façon détournée de jouer les planqués ? Pour ne plus jamais avoir à se retrouver nez à nez avec une grenade sans avoir à proclamer haut et clair : Fini pour moi, les gars, je ne joue plus… ? Evidemment, qu’il avait peur. Il faudrait être débile pour ne pas crever de trouille. N’importe qui serait mort de peur, mais lui, il avait connu la mort. Il savait à quel point mourir est atroce. L’agonie c’est la souffrance, la mort c’est le néant, et tout homme sain d’esprit s’efforce d’éviter l’une et l’autre. Pourtant il était retourné au combat, comme il y était retourné après chaque petite mort – ses jambes fracassées, ses bras fracassés, toutes ces blessures qui avaient laissé un réseau de fines cicatrices blanches sur son corps, de la tête aux pieds. Il y était retourné, encore et encore. Combien de fois doit-on mourir pour prouver qu’on n’est pas un lâche ? Quelle somme de douleur doit-on endurer pour réussir l’examen ? Oui, Ivan avait raison. Il avait toujours trouvé le moyen de franchir les murs. Alors pourquoi pas celui-là ? Supposons qu’on parvienne à le guérir. Ici, sur Komarr ou Escobar, peu importait. Supposons ensuite qu’il s’enfuie, que la SécImp renonce à éliminer ce Vor renégat, et qu’il s’établisse entre eux un accord tacite de non-ingérence dans les affaires de l’autre. Vorkosigan n’existerait plus. Seul Naismith pourrait continuer ses frasques. Et après ? Je vais au feu. J’escalade le mur. Et après ? Je recommence. Et après ? Encore. Et après ? J’en ai marre de grimper le mur. Non. Il n’avait pas plus besoin d’aller au-devant du feu que de l’éviter. Si le feu venait à lui, alors il l’affronterait. Ce n’était pas de la lâcheté, merde. Alors pourquoi est-ce que je n’ai pas encore cherché à me faire soigner ? Il se frotta les yeux, se redressa et tenta une fois encore de rédiger un compte rendu cohérent des événements qui l’avaient conduit à ranger son uniforme militaire au placard. Le résultat était très raide, sans état d’âme, pire encore que le message de Mark, mais il refusa de recommencer. Il l’enregistra et l’expédia à l’Amiral Comte et à son épouse, celle que son père appelait son cher capitaine. Voilà. C’était parti. Pas par courrier exprès, par la voie ordinaire, mais il ne pouvait plus rattraper son message. Quinn avait elle aussi envoyé ses vœux d’anniversaire. Dans un style morne qui ne lui ressemblait pas. Mais pas question de provoquer les censeurs de la SécImp, bien entendu. Cependant son expression était soucieuse. Quinn s’inquiétait pour lui. Un second message trahissait davantage encore l’angoisse qu’elle n’osait exprimer en mots. La mort dans l’âme, il reprit le compte rendu destiné à ses parents et, après avoir enlevé ce qu’elle savait déjà pour en venir directement au résultat qu’elle avait prévu, le lui envoya. Elle méritait mieux, mais il était incapable de faire plus sur le moment. Et il ne voulait pas non plus la laisser dans l’ignorance. Désolé, Elli. Ivan s’invita à dîner le lendemain soir. Miles le vit arriver d’un mauvais œil, redoutant qu’il ne le tarabuste toute la soirée avec ce rendez-vous médical pour lequel, il devait le reconnaître, il n’avait toujours pas pris de décision. Il n’en fut rien. Ivan apporta des fleurs à Ma Kosti et traîna dans la cuisine pendant la préparation du dîner pour la faire rire, jusqu’à ce qu’elle le fiche dehors. Miles commença à se demander si son cousin ne cherchait pas à lui souffler sa cuisinière, pour lui-même ou pour Lady Alys. Ils attaquaient le dessert – un remake de la tarte aux pêches à la cannelle, sur la demande expresse d’Ivan – quand Martin fit irruption dans la salle. — Un appel pour vous, mon seigneur. C’est un officier de la SécImp. Et il n’a pas l’air commode… Illyan ? Pourquoi Illyan m’appellerait-il ? Mais quand, Ivan sur ses talons, il s’assit devant la plus proche comconsole, celle du bureau de son grand-père, c’est le visage de Duv Galeni qui apparut sur l’écran. — Espèce de saloperie de petit maquereau ! l’injuria Galeni sans préambule. Le « Salut, Duv, quoi de neuf ? » de Miles mourut sur ses lèvres. Son visage se décomposa sous le regard furibard de Galeni dont le teint n’était ni rouge ni blanc, mais vert de rage. J’aurais dû rester à Vorkosigan Surleau une petite semaine de plus… — C’est vous qui avez tout manigancé. — Euh… je peux savoir de quoi on parle ? demanda timidement Miles. Galeni ne prit même pas la peine de lui répondre. Ses lèvres se retroussèrent sur ses dents. Pas de danger de confondre avec un sourire. — Serait-ce de… Gregor et de Laisa, par hasard ? hasarda Miles. Le silence menaçant de Galeni était réponse suffisante. — Duv… Je ne pouvais pas savoir que ça finirait de cette manière. Qui aurait pu le deviner ? J’essayais seulement de vous aider, flûte ! — La seule chose fantastique qui ne me soit jamais arrivée… Envolée. Volée ! Vor est vraiment synonyme de voleur. Et vous autres, ordures de Barrayarans, vous vous serrez les coudes. Vous et votre salaud d’Empereur et toute la meute de chacals que vous êtes ! Ivan, derrière Miles, se racla la gorge. — Euh… Cette comconsole a-t-elle un système de sécurité, Miles ? Désolé, Duv, mais si vous tenez absolument à vider votre sac, il serait peut-être mieux de le faire en personne, non ? Parce que… j’espère que vous n’appelez pas sur votre canal SécImp. Tous les murs ont des oreilles, là-bas. — La SécImp peut prendre ses oreilles et se les mettre où je pense ! La voix de Galeni, d’ordinaire plutôt distinguée, prenait soudain un accent nettement komarran et même du ruisseau komarran. Miles fit signe à Ivan de se taire. Il se souvenait encore de ce qu’il était advenu de deux malheureux Cetagandans la dernière fois où il avait vu Galeni aussi furieux. Alors il ne tenait pas particulièrement à le voir débarquer ici. Le caporal Kosti était là pour le protéger, d’accord, mais dans quelle mesure un caporal pouvait-il rudoyer un de ses supérieurs ? Surtout un officier animé de pulsions meurtrières ? C’était sans doute beaucoup demander à ce pauvre garçon. — Duv, je suis sincèrement désolé. Pas un seul instant je n’ai imaginé que ça pourrait se terminer comme ça, je vous le jure. D’ailleurs, je ne suis pas le seul à tomber des nues. Même Lady Alys. Demandez à Ivan… Ivan hocha la tête. — C’est vrai. Parole ! — Comment l’avez-vous appris ? s’enquit Miles. — Elle m’a appelé. — Quand ? — Il y a cinq minutes. Elle vient de le plaquer. Bravo. — Ils m’ont appelé tous les deux, rectifia Galeni. Elle m’a dit que j’étais son meilleur ami, ici, et elle voulait que je sois le premier Komarran à apprendre la bonne nouvelle. Alors ça y est. Gregor a sauté le pas. — Ah… et… qu’avez-vous répondu ? — Je les ai félicités, bien sûr. Que vouliez-vous que je fasse d’autre ? Avec ces deux tourtereaux qui me souriaient ? Miles fut soulagé. Galeni savait se tenir quand il le fallait, encore heureux. En fait, il avait eu besoin de déverser sa rage sur quelqu’un. Et Miles était tout indiqué. D’une certaine manière, c’était une preuve de confiance. Merci, Duv. Ivan se frotta la nuque. — Dites donc, Duv… Vous draguiez cette femme depuis cinq mois et elle vous considère seulement comme son meilleur ami ? Mais, si c’est pas indiscret, qu’est-ce que vous avez foutu pendant tout ce temps ? — C’est une Toscane, dit-il. Et, aux yeux de sa famille, je ne suis qu’un collabo sans le sou. Je devais lui prouver que j’étais promis à un avenir brillant et digne d’elle, même si ma situation n’a rien de reluisant dans l’immédiat. Mais je n’en ai pas eu le temps… Il est arrivé et il me l’a enlevée comme ça, dit-il en faisant claquer ses doigts. Miles, qui avait vu Gregor prêt à faire les pieds au mur pour séduire Laisa, se contenta d’un vague « mmh ». — Cinq mois, c’est beaucoup trop long, décréta Ivan. Bon sang, Duv, vous auriez dû me demander conseil. — C’est une Komarrane, s’impatienta Galeni. Qu’est-ce que deux foutus bouffons de cour, soldats d’opérette en sucre candi de Barrayarans comme vous, peuvent comprendre à une Komarrane ? Intelligente, bien éduquée, cultivée… — Qui frise la trentaine, ajouta Miles, pensif. — J’avais un calendrier. J’avais prévu de la demander en mariage six mois jour pour jour après notre première rencontre. Ivan secoua la tête en grimaçant. La colère de Galeni semblait s’acheminer vers un désespoir plus retenu. — Miles… Au moins laissait-il les insultes au rancart, à présent. –… Gregor est presque votre frère adoptif. — Oui… ? — Vous croyez que… vous pourriez le persuader de renoncer à… Miles fut catégorique. — Non, Duv. Impossible. Je suis redevable à Gregor. Sur le plan personnel et politique. Cette histoire d’héritier est essentielle pour ma santé et ma sécurité à venir, et Gregor se fait tirer l’oreille depuis trop longtemps. Je ne peux que l’encourager. Et de toute façon… Il se rappela les propres mots d’Alys. … Laisa est assez grande pour savoir ce qu’elle fait. Il n’appartient à personne d’intervenir dans ses affaires. Ce n’est pas ma faute si vous avez oublié de lui parler de votre calendrier en ce qui la concernait. Désolé. — Et merde ! Galeni coupa la communication. — Et voilà, dit Ivan dans le silence qui suivit. Au moins, c’est fait. — Toi aussi, tu l’évitais ? — Oui. — Dégonflé. — Ah oui ? Et qui vient de passer deux semaines planqué dans les montagnes ? — C’était une retraite stratégique. — Et mon œil ?… Bon, si on retournait à nos tartes avant qu’elles se dessèchent ? — Je n’ai plus faim. Et puis… si Gregor et Laisa ont décidé de faire le tour de leurs amis, je ferais aussi bien de ne pas trop m’éloigner de la comconsole. — Très juste. Ivan tira une chaise pour s’asseoir à côté de lui. Trois minutes plus tard, la comconsole annonçait un nouvel appel. Gregor était en civil. Une tenue sombre, élégante. Laisa était comme toujours adorable dans un ensemble à la mode komarrane. Tous deux souriaient, les yeux brillants d’excitation. — Bonsoir, Miles, dit Gregor. — Bonsoir, Lord Vorkosigan, ajouta Laisa. Miles feignit la surprise. — Bonsoir. Que me vaut le plaisir… ? — Je voulais que tu sois parmi les premiers à savoir, dit Gregor. J’ai demandé à Laisa de devenir ma femme. Et elle a accepté. Il avait l’air encore sous le choc, comme si l’assentiment de Laisa avait été inattendu. — Eh bien, félicitations, dit Miles. Ivan se rapprocha de lui, apparaissant à son tour sur l’écran vid. — Oh, tu es là, Ivan ! s’exclama Gregor. Tu étais le suivant sur la liste. Il prévenait ses héritiers putatifs, profondément soulagés par la nouvelle, dans l’ordre d’accession au trône ? Comme c’était… barrayaran ! — Suis-je le premier à apprendre la bonne nouvelle ? s’enquit Miles. — Pas tout à fait. Nous avons chacun notre liste et nous appelons tour à tour. Lady Alys a été la première informée, bien sûr. Elle est dans la confidence depuis le début. — Quant à moi, j’ai envoyé un message à mes parents hier, dit Laisa. Et j’ai prévenu le capitaine Galeni. Je lui dois tant. À lui, et à vous deux aussi. — Ah… et… comment a réagi Galeni ? — Oh, très bien, répondit Gregor. Il pense comme nous que ce mariage peut être bénéfique pour l’entente planétaire. Ce que, étant donné ses antécédents, je trouve très encourageant. En d’autres termes, tu lui as posé la question à brûle-pourpoint, et il a répondu « Oui, Sire, bien, Sire… » Pauvre Duv. Rien d’étonnant à ce qu’il m’ait appelé. Il était sur le point d’exploser. — Galeni est… un homme complexe. — Oui, je sais que tu l’aimes bien… J’ai aussi envoyé un message à tes parents qu’ils devraient recevoir ce soir. J’espère avoir de leurs nouvelles dès demain. — Je crois qu’Alys t’a devancé. Mon père m’ademandé de t’assurer de son soutien. Et ma mère m’a chargé de vous transmettre la même chose de sa part, docteur Toscane. — J’ai hâte de connaître la légendaire Cordélia Vorkosigan, dit Laisa avec sincérité. Je crois que j’aurai beaucoup à apprendre d’elle. — Sans doute. Mais vous en aurez sûrement l’occasion très bientôt. Ils seront là pour la cérémonie, assurément. — Au fait… tu es mon témoin, naturellement, dit Gregor. Comme pour un duel… — Naturellement. Et la petite fête est prévue pour quand ? Gregor soupira. — Lady Alys a des idées très arrêtées. Je voulais qu’on célèbre les fiançailles sans attendre, mais elle tient à ce qu’on patiente jusqu’à son retour de Komarr pour les annoncer. Je l’ai envoyée pour être ma Voix auprès des parents de Laisa. Nous faisons tout dans les règles, tu t’en doutes. Donc, les fiançailles ne seront pas prononcées avant deux mois. Et le mariage est repoussé à un an ! D’après elle, il faut laisser assez de temps aux ladies Vor pour préparer leurs toilettes si je ne veux pas me les mettre à dos. Mais franchement, je ne comprends pas qu’on ait besoin de deux mois pour se trouver une robe… — Mmh… À ta place, je lui ferais confiance. Donne-lui carte blanche, et les vieux conservateurs viendront bientôt te manger dans la main. La moitié de ton problème sera déjà résolu. Navré, mais je ne peux pas parler pour la moitié komarrane. — Alys pense qu’on devrait faire deux cérémonies. Une ici, l’autre sur Komarr. Autrement dit, deux corvées au lieu d’une. Il pressa la main de Laisa. — Mais ça en vaut la peine. Face aux tribulations qui les attendaient, tous deux semblaient sur le point de vouloir jouer les filles de l’air. — Vous vous en sortirez très bien, les rassura Miles. Et on sera tous là pour vous épauler. Hein, Ivan ? — Ma mère m’a déjà porté volontaire, ironisa celui-ci. — Tu en as parlé à Illyan ? s’enquit Miles. — J’ai envoyé Alys le lui annoncer. Il m’a appelé en personne pour m’assurer de son soutien personnel et professionnel. C’est drôle… tout le monde veut me soutenir. Je donne l’air de vouloir tourner de l’œil ? J’ai eu du mal à déterminer s’il était content ou horrifié, mais avec Illyan, il est toujours difficile de savoir ce qu’il a dans la tête. — Pas tant que ça. À mon avis, il doit être personnellement ravi, et professionnellement horrifié. — En tout cas, il a suggéré que je fasse tout mon possible pour convaincre ta mère de revenir avant les fiançailles pour donner un coup de main à Lady Alys. Tu pourrais peut-être insister de ton côté, aussi, Miles. Il est toujours difficile de la détacher de ton père. — J’essaierai. Mais je ne crois pas qu’on ait trop de mal à la persuader. Le visage de Gregor se fendit en un large sourire. — En tout cas, félicitations, Miles. Ton père a eu besoin de toute une armée pour le faire, mais toi, il t’a suffi d’une invitation à dîner pour changer l’Histoire de Barrayar. Miles haussa les épaules. Dieu du ciel, ils allaient donc tous le rendre responsable de ce mariage ? Et du reste ?… — Et si on oubliait l’Histoire, mmh ? dit-il. Vous pourriez peut-être mener une petite vie tranquille, romantiquement ennuyeuse, comme tout le monde ? — Avec le plus grand plaisir, acquiesça Gregor qui coupa la communication après un salut enjoué. Miles posa le front sur la table en gémissant. — Ce n’est pas ma faute ! — Et si, dit Ivan. C’était ton idée. J’étais là quand tu l’as eue. — Non. C’était la tienne. C’est toi qui m’as forcé à assister à ce dîner. — Je me suis contenté de t’y inviter. C’est toi qui as invité Galeni. En plus, c’est ma mère qui avait insisté pour que je t’emmène. — Oh. Donc, c’est elle la fautive. Parfait. Je me sens déjà plus léger. — Et maintenant, si on buvait au bonheur des futurs époux ? J’ai repéré quelques bouteilles dans ton cellier plus poussiéreuses que la vieille garde Vor. Miles se leva. — Tu as raison. Allons explorer la cave. Ils remontaient avec de quoi arroser l’événement quand Ivan demanda, non sans une inquiétude sincère : — Tu crois que Galeni est capable de faire une connerie ? Miles hésita un moment avant de secouer la tête. — Non, dit-il enfin avec assurance. Pas lui. 13 Ivan ne mit pas sa menace à exécution. Il ne vérifia pas si Miles prenait ou non rendez-vous avec un médecin, pour la bonne raison qu’il était lui-même victime du harcèlement de Lady Alys, laquelle avait d’office enrôlé son fils afin qu’il l’assistât dans ses préparatifs de départ pour Komarr. S’arrêtant en coup de vent à la Résidence Vorkosigan, elle déposa à l’intention de Miles plusieurs kilos de références sur les mariages impériaux qui avaient jalonné l’histoire, avec mission de les étudier. On pouvait compter sur elle pour distribuer dès son retour une foule de nouvelles tâches à tout le monde, avec Ivan en tête de liste des corvéables et Miles juste derrière. Miles feuilleta les vieux grimoires avec un étonnement croissant. Combien de ces traditions poussiéreuses allait-on sortir du musée ? Le dernier mariage impérial remontait à plus de quarante ans. Celui du prince Serg, de glorieuse douteuse mémoire, et de l’infortunée princesse Kareen. Le cirque avait pris des proportions monumentales. Et encore… il ne s’agissait alors que de l’héritier, et non de l’Empereur en titre. D’un autre côté, remettre ce genre de faste au goût du jour cimenterait l’identité élimée des Vor en tant que classe. Une cérémonie dans les règles, bien conçue, pourrait agir comme une sorte d’immunodépresseur social et prévenir le phénomène de rejet lors de la greffe du tissu komarran. C’était de toute évidence l’avis d’Alys qui était bien placée pour le savoir. Les Vorpatril étaient des Vor aussi conservateurs qu’il soit donné de l’être. Miles, lugubre, considéra les obligations auxquelles il allait devoir faire face. Le rôle de témoin de l’Empereur serait sans doute important, tant au point de vue social que politique, deux plans étroitement liés à Vorbarr Sultana. N’empêche… il se sentait aussi utile qu’un nain de plâtre dans un jardin. Mais le devoir ne l’avait-il pas contraint à des tâches bien plus bizarres que celle-ci ? N’était-ce pas mieux, en fin de compte, que de déboucher des conduites gelées au camp Permafrost ? Ou que de cavaler sur l’Ensemble de Jackson avec les gorilles d’un baron paranoïaque aux fesses ? Ne réponds pas à ça, mon garçon… Lady Alys avait trouvé une remplaçante pour chaperonner Gregor en la personne de Drou Koudelka, l’épouse du Commodore et la mère de Délia. Miles l’apprit lorsqu’elle l’appela pour lui proposer – lui ordonner – de faire de nouveau office de potiche à un autre pique-nique amoureux de Gregor. Miles, arrivé un peu en avance au portique est de la Résidence, croisa un bataillon d’hommes en tenue de parade rouge et bleu sortant à l’évidence d’une cérémonie ultra-officielle. Il s’écarta pour les laisser passer, s’efforçant de bannir la jalousie de son regard. Un homme descendit l’escalier à leur suite en se tenant prudemment à la rampe. Le reconnaissant aussitôt, Miles refréna une furieuse envie de plonger dans la plus proche haie d’ifs taillés. Le lieutenant Vorberg. Vorberg n’avait quant à lui jamais vu l’amiral Naismith. Rien qu’un soldat haut comme trois pommes s’agitant sous son armure de combat. Apparemment, Gregor avait distribué des médailles, ce matin. Une décoration flambant neuve brillait sur la poitrine du lieutenant. Celle que tout soldat recevait pour avoir été blessé au service de l’Empereur. Miles en avait un bocal plein, au fond d’un tiroir. Illyan avait un beau jour cessé de les lui attribuer. Peut-être avait-il pris Miles au sérieux quand celui-ci l’avait menacé de les porter toutes en même temps. Il était cependant clair que Vorberg n’avait encore jamais eu l’occasion avant aujourd’hui de débuter une collection de ce type. — Euh… lieutenant Vorberg ? dit Miles malgré lui. Vorberg fronça les sourcils, puis son visage s’éclaira. — Vorkosigan, n’est-ce pas ? Nous nous sommes déjà rencontrés au ministère des Affaires galactiques de Komarr, si ma mémoire est bonne. D’un geste du menton, Miles désigna la décoration. — En quel honneur avez-vous eu droit à la médaille de la poisse ? Si je ne suis pas indiscret, bien sûr… — Ce n’est pas un secret. C’est au cours d’une mission de routine – presque de routine. Nous venions de passer au large du Crépuscule du Zouave quand des foutus pirates ont capturé notre vaisseau. — Pas un de nos courriers, tout de même ? J’en aurais entendu parler. — Malheureusement non. La SécImp aurait sûrement envoyé des secours corrects. Non, c’était juste un cargo commercial zouavien. Quoi qu’il en soit, la SécImp, dans son infinie sagesse, et sans aucun doute sur le conseil d’un de ces grippe-sous qu’on trouve dans les services de comptabilité – le même, je suis sûr, qui m’avait déjà expédié dans cette saleté de cargo – a déniché une bande de mercenaires minables pour me récupérer. Les moins chers, sûrement. Un vrai désastre… Il baissa la voix, adoptant un ton confidentiel. — Priez le ciel de ne jamais vous retrouver dans les pattes de cette armée de clowns qui s’est donné le nom pompeux de Flotte des Mercenaires Libres Dendarii. Ilssont redoutables. — Ce serait plutôt un compliment. — Pas quand c’est aux dépens de ceux qu’ils sont censés servir… — Oh… Une bonne âme avait dû se charger de lui apprendre qu’il avait été blessé par quelqu’un de son propre camp. La chirurgienne, sans doute. Elle était d’une incurable honnêteté. — J’en ai entendu parler, dit Miles. Il semble qu’ils aient quelques Barrayarans dans leurs rangs, sinon pourquoi auraient-ils pris la montagne de mon District pour nom de baptême ? À moins qu’ils n’aient parmi eux un fana d’histoire militaire qui aurait été impressionné par les faits d’armes de mon grand-père… — Le second est un Barrayaran expatrié, en effet. Je l’ai rencontré. Par contre, on dit que leur commandant est betan. Il semble qu’il ait échappé aux psychiatres betans. — C’est curieux… Les Dendarii ont une réputation plutôt bonne… — Je suis la preuve vivante qu’elle est usurpée. — Mais enfin… vous êtes revenu, non ? dit Miles, agacé. Il ravala son irritation et jugea préférable de changer de sujet. — Vous… vous reprenez le travail ? — Il va falloir que je reste coincé derrière un bureau pendant quelques semaines. Entre nous, je ne vois pas pourquoi mes jambes ne pourraient pas guérir pendant que je voyage, mais les médics ont l’air de penser qu’il vaut mieux que je puisse cavaler comme un lapin en cas de besoin. — Ils n’ont pas tort, approuva Miles. Si seulement j’avais été un peu plus rapide moi-même… Vorberg inclina la tête, intrigué. — Vous êtes en convalescence, vous aussi ? — J’ai été… rendu à la vie civile pour raisons médicales. Vorberg eut la grâce de paraître désolé. — Oh… Mais… j’aurais pensé que vous auriez une dispense spéciale de… euh… Il pointa le pouce vers le ciel, indiquant de plus hautes instances. Si le lieutenant ignorait à peu près tout de Miles, il savait en revanche qui était son père. — Même une intervention divine n’aurait pas suffi. Une grenade à aiguilles est au-delà des considérations de classe… Vorberg grimaça. — Aïe… Ce doit être encore plus déplaisant que l’arc à plasma. Navré pour vous. Qu’allez-vous faire, alors ? — Pour l’instant, aucune idée. — Vous allez retourner dans votre District ? — Non, je… mmh… je dois m’acquitter de certaines obligations sociales qui me retiendront à Vorbarr Sultana pendant un moment. Les fiançailles de Gregor n’avaient pas encore été rendues publiques. Il y avait de fortes chances pour que l’information filtrât un jour ou l’autre, mais Miles s’était juré que ce ne serait pas à cause de lui. Le Q. G. de la SécImp allait devenir une véritable ruche, dès que débuteraient les préparatifs nuptiaux. C’était le moment ou jamais de décrocher une mission galactique le plus loin possible. Mais il pouvait difficilement prévenir Vorberg… — Dans ce cas, nous nous reverrons peut-être, répondit Vorberg. Bonne chance. — À vous aussi. Ils se quittèrent sur un signe de tête poli, puis Miles suivit le majordome qui le conduisit dans le jardin. Le pique-nique était moins intime que la première fois. S’il n’y avait pas le cheval, étaient en revanche présents le plus proche confident de Gregor, le Comte Henry Vorvolk, accompagné de la Comtesse ainsi que deux autres de ses amis. L’objectif de cette petite garden-party semblait être de présenter la future fiancée au deuxième cercle des proches de Gregor juste après sa famille adoptive. L’Empereur arriva avec quelques minutes de retard après avoir troqué son uniforme de parade pour une tenue moins solennelle. Drou Koudelka, la mère de Délia, tenait son rôle de chaperon avec un enjouement communicatif. Drou, avant d’épouser Koudelka, avait été le garde du corps attitré de Gregor quand il était enfant, et avait également assuré la sécurité de la mère de Miles. Et il était évident, du moins aux yeux de Miles, que Gregor était anxieux de voir si Drou et Laisa parviendraient à s’entendre. Son inquiétude n’avait aucune raison d’être. Drou, forte d’une grande expérience au sein de la société de Vorbarr Sultana, s’entendait bien avec tout le monde. Les longues années passées à regarder vivre les Vor avec l’œil critique de la roturière la qualifiaient pour glisser quelques conseils judicieux à Laisa, ce qui, en somme, semblait avoir été l’idée de Gregor depuis le début. Quant à Laisa, elle était, comme à son habitude, irréprochable. Dotée des instincts d’un ambassadeur, elle savait observer et ne commettait jamais deux fois la même erreur. Il aurait sans doute été présomptueux d’espérer la voir survivre dans une des régions reculées de la planète, mais il était clair qu’elle pouvait évoluer dans l’interface galactique de Barrayar avec l’aisance d’un poisson dans l’eau. Oubliant pour un temps le protocole, Gregor profita d’une promenade digestive dans les allées du parc qu’il avait impérialement suggérée pour disparaître seul avec sa fiancée. Miles grimpa avec Délia la petite éminence qui surplombait les jardins. Tous deux s’assirent sur un banc et suivirent avec amusement les efforts charitables que les invités fournissaient pour éviter le futur couple impérial. — Comment va ton père ? demanda Miles. Je devrais aller le voir, un jour. — Oui. Il ne comprenait pas pourquoi tu ne lui avais pas donné signe de vie pendant ton congé. Et puis nous avons appris que… enfin, que tu ne faisais plus partie de la SécImp pour raisons médicales. Il tient à ce que je te dise qu’il est sincèrement désolé. Tu savais déjà que c’était dans l’air, je suppose, le soir du dîner avec Gregor ? Tu n’as rien laissé entendre. Mais tu devais t’en douter, non ? — Je m’accrochais encore à l’espoir de pouvoir passer entre les gouttes… Pas tout à fait vrai. Il s’était lui-même convaincu qu’il était à l’abri. La douche n’en avait été que plus glacée. — Et comment va ton capitaine Galeni ? — Bien que tout le monde s’accorde à penser le contraire, Duv Galeni n’est pas « mon » capitaine. Elle pinça les lèvres avec impatience. — Tu sais bien ce que je veux dire… Comment a-t-il pris les fiançailles de Laisa avec Gregor ? Elle n’avait pas l’air de le laisser indifférent, ce soir-là. — Pas très bien, à vrai dire. Mais il s’en remettra. Je crois qu’il a surtout manqué de rapidité. Elle a dû à un moment penser qu’il n’avait aucune intention à son égard. — Ça devait changer de tous ces types qui essaient de l’escalader à la première rencontre…, soupira-t-elle. Miles s’imagina bardé de pitons et de kilomètres de corde pour s’attaquer au mont Délia. Pas facile… — Et loi, avec Ivan, ça va ? s’enquit-il. Je ne savais pas si je devais m’excuser pour t’avoir enlevée à lui, ce soir-là. — Oh, Ivan… Miles esquissa un petit sourire. — Tu ne m’as même pas dit ce que tu pensais de ce mariage impérial… Ça va être une super-bringue… Elle haussa les épaules. — Ma mère est dans tous ses états. Elle a déjà prévu ce qu’on porterait et elle essaie de faire revenir ma sœur Kareen de la Colonie de Beta pour l’occasion. Je la soupçonne de croire que les mariages peuvent être contagieux. Mon père et elle n’arrêtent pas de lâcher des allusions au fait qu’ils aimeraient bien avoir la maison pour eux seuls, un de ces jours. Ou, du moins, les salles de bains. — Et toi ? Ça te met dans tous tes états aussi ? Elle s’anima. — On va pouvoir danser… Et peut-être rencontrer des hommes intéressants. — Ivan n’en est pas un ? — J’ai dit des hommes, pas des gamins. — Il a presque trente ans. Tu en as combien, maintenant ?… Vingt-quatre ? — Ce n’est pas une question d’âge, mais de comportement. Les garçons comme Ivan cherchent à te sauter, c’est tout. Les hommes veulent se marier. — Je suis prêt à parier qu’ils veulent aussi te sauter… — Oui, évidemment… mais ça ne prend pas toute la place. Une partie de leur cerveau est capable de te parler d’autre chose. — Ne me dis pas que c’est différent pour les femmes. — Nous sommes peut-être plus sélectives. — Je ne pense pas que les statistiques soient d’accord avec toi. Presque tout le monde se marie. Les femmes ne sont donc pas aussi sélectives que ça. Elle réfléchit un instant, reconnaissant la pertinence de l’argument. — Possible, mais on ne peut pas généraliser à partir de notre culture. D’après Kareen, ça se passe autrement sur la Colonie de Beta. — Tout se passe autrement, là-bas. — Alors c’est peut-être tout bêtement contagieux. Ah oui ?… Et pourquoi je serais immunisé, moi ? — Ce qui m’étonne, dit-il, c’est qu’aucune de vous n’ait encore convolé. — Si tu veux mon avis, c’est parce que nous sommes quatre. Dès que les prétendants s’approchent du troupeau, ils ne savent plus où donner de la tête. — J’ai remarqué… À elles quatre, les blondes sœurs Koudelka avaient de quoi faire perdre son sang-froid à n’importe quel homme. — Tu échangerais bien tes sœurs contre un mari, en fin de compte, non ? — Absolument. Les Vorvolk s’arrêtèrent un instant pour bavarder. Miles et Délia les suivirent ensuite pour rejoindre Drou, et les convives prirent congé. Miles retourna à la Résidence Vorkosigan où il chercha désespérément quelque chose à faire, n’importe quoi pour ne pas s’atteler à la corvée dont l’avait investi Lady Alys. Installé dans le Salon Jaune après dîner, il étudiait un rapport financier de Tsipis, ignorant toujours les livres poussiéreux qui l’attendaient dans un coin, quand Martin fit irruption. — Y a quelqu’un qui veut vous voir, annonça-t-il. En tant qu’apprenti majordome, un rôle dont il avait hérité en plus de celui de chauffeur et d’occasionnel plongeur, Martin avait reçu des instructions sur l’art et la manière d’introduire les visiteurs et de les guider dans le labyrinthe des couloirs jusqu’au maître de céans. Le temps était peut-être venu d’effectuer une sommaire révision des principes de base. Miles reposa sa visionneuse. — Bien… Vous l’avez laissé entrer, je suppose ? J’espère que ce n’est pas un représentant, au moins. Le garde est chargé de les renvoyer, mais… Sa phrase resta en suspens. Duv Galeni venait d’apparaître derrière Martin. Il portait encore son uniforme. Sans doute était-il venu directement de la SécImp. En tout cas, il ne semblait pas armé, ce dont Miles ne put que se réjouir. L’observant avec plus d’attention, celui-ci remarqua aussi que Duv avait l’air crevé et légèrement perturbé, mais sans l’excitation presque pathologique dont Miles avait appris à se méfier, chez lui. — Duv ?… Mais… entrez. Asseyez-vous. Galeni s’installa avec raideur sur une chaise droite. — Vous… voulez boire quelque chose ? — Non, merci. — Euh… c’est bon, Martin. Merci. Dès que Martin eut décampé, Miles se tourna vers son hôte qui toussota pour s’éclaircir la voix. — Avant tout, je vous dois des excuses, dit Galeni. Je n’avais aucun droit de m’en prendre à vous. Miles se détendit. Cette entrevue ne s’annonçait pas aussi terrible que ça. — Sans doute. Mais votre réaction était compréhensible. Je… euh… J’espère avoir été la seule cible de votre… contrariété, ce soir-là… ? — Oui. Mais cette histoire n’est pas le but de ma visite. En fait, il s’agit de quelque chose de plus… grave. Allons bon. Encore une affaire de cœur tordue ? — Ah oui ?… — Le problème n’est pas personnel, mais professionnel. Je ne fais plus partie de la SécImp. Miles, de plus en plus intrigué, garda sa réflexion pour lui et attendit. Un profond sillon se creusa entre les sourcils de Galeni. — Dites-moi… Avez-vous déjà vu Simon Illyan commettre une erreur ? — Quand il m’a renvoyé, oui, ironisa Miles. Galeni secoua la tête. Il n’avait à l’évidence pas envie de plaisanter. — Non. Je veux dire, faire une erreur. Miles hésita. — Personne n’est infaillible. Je l’ai vu faire des erreurs de jugement, oui, encore qu’elles soient très rares. Il a l’art de remettre constamment ses théories en question à la lumière de nouvelles données. — Je ne parle pas de ce genre d’erreurs, mais de choses toutes simples. Des bourdes, si vous voulez. Des omissions… — Pas vraiment. Et vous ? — Jusqu’à l’autre jour, non. Je n’ai jamais travaillé de façon intime avec lui, vous comprenez. Mais il s’est produit quatre incidents très… curieux, depuis trois jours. Miles se pencha dans son fauteuil. — Quel genre d’incidents ? — Le premier… Il m’avait demandé de lui apporter le rapport que j’étais chargé de rédiger. Je l’ai bouclé le plus vite possible et le lui ai remis. Deux heures plus tard, il m’appelait de nouveau pour le réclamer. Après quelques minutes de confusion, son secrétaire a confirmé que je l’avais bien déposé à son bureau et qu’il le lui avait remis en main propre. Illyan trouva alors la disquette sur sa table et me présenta ses excuses. J’ai aussi vite oublié cette histoire. — Il était sans doute… impatient, suggéra Miles. Galeni haussa les épaules. — Ensuite, ça a été un mémo venant de son bureau qui portait une date erronée. Rien d’important. J’ai appelé son secrétaire qui l’a aussitôt rectifiée. — Mmh. — La troisième chose était plus troublante. Il s’agissait encore d’un mémo mal daté, mais adressé de plus à mon prédécesseur qui a quitté la SécImp depuis cinq mois. Illyan exigeait de connaître la plus récente position d’une certaine flotte commerciale komaro-barrayarane naviguant au large de Tau Ceti, et qui, en fait, est rentrée depuis déjà six mois. Quand je lui ai demandé ce qu’il voulait savoir exactement, il a nié avoir jamais requis ce genre d’informations. Je lui ai donc envoyé une copie de son mémo. Il est devenu de marbre et a coupé la com. C’était ce matin… — Ça fait trois. — Et cet après-midi, nous avions notre réunion hebdomadaire – les cinq analystes des affaires komarranes, le général Allegre et Illyan. Vous connaissez la façon dont s’exprime Illyan. Des tirades incisives entrecoupées de longues pauses. Cette fois-ci, il y avait beaucoup plus de pauses. Et quand il reprenait la parole, c’était pour dire des choses bizarres, brouillonnes, comme s’il n’était pas maître de ses propos. Il nous a congédiés très tôt. — Mmh… Et quel était le sujet à l’ordre du jour ? Galeni pinça les lèvres. — Oui, je comprends, vous ne pouvez pas me répondre, mais s’il s’agissait des projets matrimoniaux de Gregor, peut-être était-il gêné en raison de votre présence… ? — Si c’était le cas, il aurait été plus simple de ne pas me convoquer. Evidemment, ce serait une bonne explication, mais… non. Ça ne colle pas. Je regrette que vous n’ayez pas été là. Miles serra les dents. Moi aussi. — Que suggérez-vous, Duv ? — Je l’ignore. Mais ma formation est celle d’un analyste. Quand je vois un changement dans une situation, cela me frappe. Seulement, je suis nouveau, ici. Vous connaissez Illyan depuis toujours. Avez-vous eu affaire à ce genre de choses auparavant ? — Non. Mais jusque-là, je ne vois rien de grave. Ce sont des erreurs humaines… — Si elles s’étaient déroulées sur plusieurs mois, voire plusieurs semaines, je ne les aurais sans doute pas remarquées. Je ne veux pas m’occuper de ce qui ne me regarde pas, mais peut-être Illyan traverse-t-il une période difficile, dans sa vie personnelle ? Comme toi, Duv ?… — Une vie personnelle ? répéta Miles. Je ne crois pas qu’il en ait jamais eu une. Il est resté célibataire ; il a vécu dans le même petit appartement à dix minutes de la SécImp pendant quinze ans, jusqu’à ce que l’immeuble soit démoli. Il a alors emménagé dans un des studios pour témoins au rez-de-chaussée du Q. G. Une escale provisoire en attendant de trouver mieux. C’était il y a deux ans, et il n’a jamais cherché à trouver autre chose. J’ignore tout de ses jeunes années, mais je sais en revanche qu’il n’y a aucune femme dans sa vie depuis assez longtemps. Ni d’hommes, d’ailleurs. Pas plus que de moutons. Encore que je verrais assez bien des moutons… Ils ne parlent pas, même sous thiopenta. Je plaisante, ajouta-t-il devant l’expression interloquée de Galeni. La vie d’Illyan est d’une régularité de métronome. Il aime la musique, ne danse jamais, remarque les parfums et les fleurs très odorantes. L’odorat est un input sensoriel qui n’est pas dévié dans sa biochip mémorielle. Je crois qu’elle ne concerne que l’ouïe et la vue. — Je m’interrogeais sur cette biochip, justement. Vous avez déjà entendu parler de la psychose qu’elle peut provoquer ? — À mon avis, elle n’est pas responsable. Je ne sais pas grand-chose de ses spécifications techniques, mais tous ceux chez qui on l’a implantée étaient censés disjoncter un an ou deux après l’opération. Si Illyan avait dû perdre les pédales, il l’aurait fait il y a belle lurette. Miles hésita. — Et si… s’il était un peu trop sous pression ? Un excès de stress, à son âge, n’est pas recommandé. Il a plus de soixante ans. C’est peut-être juste une question de fatigue. Ça fait trente ans qu’il occupe ce poste. Et il a, paraît-il, l’intention de prendre sa retraite d’ici cinq ans. Inutile de préciser comment il avait eu cette information. Galeni secoua la tête. — J’ai du mal à imaginer la SécImp sans lui. L’un ne pourrait pas exister sans l’autre. — Et pourtant, je ne suis même pas sûr qu’il aime son job. Mais il y excelle, c’est certain. Et avec son expérience, il est presque impossible de le surprendre. Ou de le paniquer. — Sa méthode pour diriger le service est très personnelle, observa Galeni. C’est tout à fait Vor, en fait. La plupart des organismes non barrayarans ont tendance à répartir leurs activités de façon que ceux qui les exercent soient interchangeables. Ce qui assure une continuité dans l’organisation. — Et supprime l’inspiration. Le style d’Illyan n’est peut-être pas spectaculaire, c’est vrai, mais il sait se montrer flexible et d’un sérieux à toute épreuve. On peut se fier à lui les yeux fermés. Galeni inclina la tête. — Les yeux fermés ? — Les garder ouverts est de toute façon préférable dans notre… votre métier, rectifia Miles. Pour la première fois, Miles se demanda si l’austérité d’Illyan était innée. Il l’avait toujours attribuée aux exigences de ses fonctions – une existence irréprochable ne prêtant le flanc à aucune critique. Mais peut-être cette attitude terne était-elle en fin de compte la seule manière pour lui de surmonter ce qui, dans cette biochip, avait fait basculer les autres dans la démence… Galeni posa les mains à plat sur ses genoux. — Je vous ai confié ce que j’avais observé. Avez-vous des suggestions à me faire ? Miles soupira. — Continuez à observer. Soyez patient. Ce que vous avez remarqué jusqu’à présent est trop mince pour en tirer des conclusions. — Je pense quant à moi que c’est plus grave que vous ne le pensez. — C’est une intuition, Duv. Et ce n’est pas une insulte de ma part, croyez-le bien. J’ai appris à respecter l’intuition. Mais il ne faut en aucun cas la confondre avec une preuve. Pour être franc, je ne sais pas quoi vous dire. Si Illyan a réellement un problème, c’est aux responsables des différents services de… De quoi ? De se rebeller ? D’en parler aux supérieurs d’Illyan ? Les deux seules personnes sur la planète à pouvoir prétendre à ce titre était le Premier ministre Racozy et l’Empereur Gregor. — Si ce problème existe, reprit Miles, d’autres que vous finiront par s’en apercevoir. Et il est préférable que vous ne soyez pas le premier à tirer le signal d’alarme. Ni moi, d’ailleurs. Ce serait encore pire. — Mais… et si tout le monde choisit de se taire ? Miles se frotta le front. — Nous verrons bien. Je suis content que vous m’en ayez parlé, en tout cas. — Vous êtes le seul, dans mes relations, à connaître Illyan depuis longtemps. Autrement… je me demande si je n’aurais pas dû me taire. Du moins veiller à ce que ça ne sorte pas de la SécImp. — Vous auriez pu aller trouver Haroche. Il travaille sous les ordres directs d’Illyan depuis presque aussi longtemps que moi. — C’est peut-être la raison pour laquelle j’ai du mal à l’approcher. — Mmh… En attendant, n’hésitez pas à revenir me voir s’il se produit d’autres incidents de ce type. — J’espère que je n’en aurai pas l’occasion, dit Galeni sans conviction. — Je l’espère aussi. Vous… voulez changer d’avis, pour ce verre ? — Je crois qu’il sera le bienvenu…, soupira Galeni. Deux jours plus tard, Miles était en train de passer en revue sa maigre garde-robe civile quand la comconsole de sa chambre sonna. S’extirpant de son placard, il enjamba la pile de vêtements pour aller répondre. Le visage sévère d’Illyan apparut sur l’écran et Miles, par pur réflexe, redressa les épaules. — Monsieur ? — Où êtes-vous ? demanda Illyan d’un ton péremptoire. — Où ? Eh bien… chez moi, à la Résidence Vorkosigan. C’est là que vous m’appelez… — Je le sais bien ! rétorqua-t-il, irrité. Pourquoi n’étiez-vous pas ici, à neuf heures, comme je l’avais ordonné ? — Excusez-moi, mais… De quoi parlez-vous, Illyan ? — Je vous avais dit de venir à neuf heures précises avec de quoi prendre des notes. Cette mission devrait vous plaire. C’est une évasion. Je croyais même que vous seriez en avance. Miles aurait juré avoir déjà entendu ce préambule. Mot pour mot. Il sentit les poils, sur sa nuque, se hérisser. — Ce sont mes analystes cetagandans qui l’ont concoctée, poursuivit Illyan. L’opération pourrait être très payante avec un minimum d’investissements de base. D’après eux, un certain colonel Tremont serait l’homme idéal pour réveiller la résistance marilacane. Il y a juste un hic – il croupit en ce moment même dans un camp de prisonniers cetagandan sur Dagoola IV. Il sera bien sûr d’autant plus motivé s’il en est libéré. Anonymement, cela va de soi. Vous aurez carte blanche quant à la méthode, mais, à l’arrivée, il me faut un nouveau leader pour Marilac sans qu’il ait été établi aucun lien avec Barrayar. Miles non seulement reconnut la mission, mais, là encore, il était certain qu’Illyan la lui avait exposée ainsi mot pour mot lors d’une conférence ultrasecrète au Q. G. de la SécImp, il y avait longtemps. — Simon… La mission Dagoola a été accomplie il y a cinq ans. Les Marilacans ont expulsé les derniers Cetagandans de leur planète l’année dernière. Et vous m’avez viré il y a un mois. Je ne travaille plus pour vous. — Quoi ? Vous avez perdu l’esprit ? Je… Illyan se tut brusquement. Ils se regardèrent en silence quelques interminables secondes. Puis le visage du chef de la SécImp se décomposa. — Excusez-moi, marmonna-t-il avant de couper la com. Miles resta un long moment à fixer l’écran blanc. Jamais encore il n’avait éprouvé cette sensation bizarre de sentir son cœur résonner comme un tambour alors qu’il était parfaitement immobile dans une pièce silencieuse. Les confidences de Galeni l’avaient inquiété. À présent, il était terrorisé. 14 Il resta prostré près de dix minutes. Galeni avait raison. Et encore… il était loin de la vérité. Illyan ne se contentait pas d’oublier le présent ; il revivait le passé. Des flash-back ? Au fait… s’il ne peut même plus se rappeler la date du jour, c’est peut-être le moyen de récupérer ton boulot… Ce n’était pas drôle. Pas drôle du tout. Que faire ? S’il y avait quelqu’un, sur Barrayar, en très mauvaise posture pour dénoncer les bizarreries d’Illyan, c’était bien lui. La moindre critique serait interprétée comme une tentative de vengeance de sa part. D’un autre côté, il ne pouvait pas tout simplement s’en laver les mains. Les ordres fusaient du bureau d’Illyan et ses subalternes les exécutaient sans discuter, avec une entière confiance. Il y avait trente ans qu’Illyan portait le service sur ses épaules. Et d’un seul coup, l’édifice se craquelait. Les murs sur lesquels tout le monde s’appuyait se fendaient de toutes parts. D’ici qu’il craque pour de bon, quels dégâts Illyan aurait-il eu le temps de faire ? Sans compter que le moment était plutôt mal choisi… Et s’il revivait soudain l’époque la plus dramatique de la révolte komarrane ?… Qui sait, en plus, depuis combien de temps duraient ces dérapages ? Peut-être n’étaient-ils que la partie visible de dérèglements souterrains. Quelqu’un devrait s’atteler à éplucher tous les ordres, tous les messages issus du bureau d’Illyan depuis des semaines, voire des mois. Quelqu’un. Mais pas moi. Et ces perturbations provenaient-elles de la biochip ou des neurones d’Illyan ? À moins qu’elles ne soient dues à un subtil dysfonctionnement synergique ? Le problème relevait du domaine médical et biotechnique et seul un expert pourrait y répondre. Là encore, pas moi. En définitive, il était partisan d’adopter la tactique de Galeni. Refiler l’information à quelqu’un d’autre, en espérant qu’il saurait prendre les décisions idoines. Mais combien de temps faudrait-il attendre avant que les membres du Comité des Inquiets-du-comportement-d’Illyan cessent de se refiler le bébé et que quelqu’un fasse quelque chose ? À contrecœur, il composa un numéro sur sa comconsole. — Passez-moi le service des Affaires intérieures, s’il vous plaît, dit-il au caporal qui apparut sur l’écran. De la part de Lord Vorkosigan. Le général Haroche n’était pas à son bureau. — Demandez-lui de me rappeler aussi vite qu’il le peut. C’est urgent. Miles s’efforça de tuer le temps en reprenant son rangement. Il avait du mal à choisir entre les vêtements. Lesquels garder, lesquels jeter ? Haroche n’appelait pas. Miles essaya à deux autres reprises de le contacter avant de finir par le joindre. Le général avait l’air irrité. — Oui ? Qu’y a-t-il, Lord Vorkosigan ? — Simon Illyan m’a appelé il y a peu de temps. Je pense que vous devriez vous repasser la vid de conversation. — Pardon ? — Montez jusqu’au bureau d’Illyan, et demandez son secrétaire de vous repasser l’appel, répéta Miles. En fait, regardez-le ensemble. Je sais qu’il a été enregistré. C’est une procédure habituelle. — Et pourquoi devrais-je le faire ? Bonne question. Pourquoi Haroche devrait-il obéir aux suggestions d’un paria, d’un menteur viré comme un malpropre du service et escorté par le chef en personne jusqu’à la porte ? — Général, c’est de la plus haute importance. Et d’une extrême urgence. Je ne peux rien vous dire de plus. Voyez par vous-même. — Vous m’avez l’air bien mystérieux, Lord Vorkosigan, ironisa Haroche d’un air réprobateur. — Désolé, répondit Miles. Vous comprendrez pourquoi dès que vous aurez vu. Miles coupa la communication. Inutile de demander à Haroche de le rappeler après avoir visionné la vid. À partir de là, il serait hors du coup. Voilà. C’était fait. Il avait agi du mieux possible compte tenu des circonstances. Il se sentait au bord de la nausée. Maintenant, fallait-il qu’il prévienne Gregor ? Il était injuste que l’Empereur ne soit pas parmi les premiers informés… Mais après tout, Haroche allait sûrement s’en charger très vite. Dès qu’Illyan serait entre les mains des médecins, Haroche deviendrait automatiquement, par défaut et du fait de son grade, chef de la SécImp. Et son premier boulot serait d’informer Gregor de la tournure déplaisante des événements. L’Empereur lui dicterait alors sa décision. L’affaire serait bouclée avant la fin de la journée. Les problèmes d’Illyan seraient peut-être rapidement résolus. Un simple court-circuit de sa biochip, qui sait ?… Dans trois jours, il serait peut-être de nouveau à son bureau. Il n’y a rien de simple dans cette biochip… En soupirant, Miles essaya de se changer les idées. Il tenta de lire, mais fut incapable de se concentrer. Et si Illyan était assez lucide pour effacer toute trace compromettante derrière lui ? Supposons qu’il ait fait disparaître l’enregistrement de l’appel et qu’Haroche n’ait pas pu le voir ? Non. S’il était conscient de son problème, Illyan aurait lui-même demandé à ce qu’on le mette sous observation médicale. Il était assez consciencieux pour ça. La journée se traîna lamentablement. Dans la soirée, n’y tenant plus, Miles chercha à joindre Haroche, puis Gregor. Impossible. Peut-être étaient-ils en réunion ultrasecrète, tous les deux. Il leur laissa à chacun un message afin qu’ils le rappellent. Ni l’un ni l’autre ne donna de ses nouvelles. Il dormit très mal. Il avait horreur d’être tenu à l’écart. Le lendemain soir, Miles était prêt à aller frapper en personne à la porte de la SécImp pour exiger des informations auxquelles il n’avait aucun droit de prétendre, quand Galeni vint lui rendre une nouvelle visite. Il était à l’évidence venu directement du bureau, comme la première fois, et semblait plus gris encore qu’à son habitude. — Un verre ? proposa Miles en avisant son air lugubre lorsque Martin le fit entrer dans le Salon Jaune. À moins que vous ne vouliez dîner ? — Un verre d’abord, dit Galeni en se laissant tomber dans un fauteuil. Pour le dîner, on verra après. Je n’ai pas encore faim. Il rejeta la tête en arrière, fermant brièvement les yeux jusqu’à ce que Martin se fût éclipsé. — C’est fini, dit-il alors. — Racontez-moi. Que s’est-il passé ? — Illyan a craqué en plein milieu du briefing de cet après-midi. Devant tous les chefs de service réunis. — Cet après-midi ? Parce que le général Haroche ne l’a pas envoyé au médecin de la SécImp hier ? — Pourquoi hier ? Miles lui décrivit son déroutant entretien avec Illyan. — J’en ai aussitôt averti Haroche. Ne me dites pas qu’il n’a pas fait ce que je lui ai conseillé. — Je n’en sais rien, soupira Galeni. Je ne peux que vous relater ce que j’ai vu. En qualité d’analyste et d’historien, Galeni avait un sens aigu de la différence existant entre le témoignage oculaire, le ouï-dire et la spéculation. — Et maintenant ?… Illyan est bien entre les mains des médecins, n’est-ce pas ? insista Miles. — Oh, bon Dieu, oui… Le briefing a commencé presque normalement. Les chefs de service ont fait leur rapport hebdomadaire, en mettant l’accent sur les problèmes dont il est important que les autres soient au courant. Illyan avait l’air nerveux, plus agité qu’à l’ordinaire, il tripotait les objets devant lui… Il a même cassé une disquette de données en deux et marmonné une vague excuse. Puis il s’est levé pour distribuer ses ordres… et tout s’est mis à dérailler. Les phrases ne se raccordaient pas entre elles. Chacune était grammaticalement correcte, mais complètement incohérente. Il n’avait même pas l’air de s’en apercevoir, jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’on le regardait tous avec des yeux ronds et des airs effarés. Il a bafouillé puis s’est tu. « Alors Haroche s’est levé… et c’est l’acte le plus courageux que j’aie jamais vu. Il a déclaré : "Monsieur, je pense que vous devriez vous présenter immédiatement à l’infirmerie pour une évaluation médicale". Illyan lui a gueulé dessus, a crié qu’il n’était pas malade, et lui a ordonné de se rasseoir. Mais ses yeux n’arrêtaient pas de passer de l’un à l’autre. Il oscillait entre la fureur et l’ahurissement. Il tremblait des pieds à la tête. Où est passé le gosse avec les boissons, nom de Dieu ?… — Il s’est sûrement perdu dans les couloirs. Il va retrouver son chemin, ne vous inquiétez pas. Continuez, je vous en prie… Galeni se massa la nuque. — Comme Illyan ne voulait pas quitter la salle, Haroche a demandé l’aide d’un médic. Illyan a lancé un contrordre, en criant qu’il n’était pas question pour lui de s’absenter en pleine crise. Sauf que la crise dont il parlait était l’invasion de Vervain par les Cetagandans, qui remonte à dix ans. Haroche, blanc comme un linge, l’a pris par le bras et a essayé de l’entraîner. Mais Illyan s’est rebellé et a commencé à se battre. Alors Haroche a ordonné qu’on aille chercher le médic. Bon sang… Je n’avais jamais vu Illyan se battre. — Moi non plus, dit Miles avec une fascination morbide. — Il sait y faire, je peux vous le dire : deux autres types avaient besoin de soins quand le médic est arrivé. Ils ont réussi à lui administrer un sédatif, une vraie dose de cheval, et à l’emmener à la clinique de la SécImp. Voilà… c’est comme ça que s’est terminé le briefing. Et dire que je les trouvais trop routiniers… — Bon Dieu…, dit Miles en se frottant le visage. Le scénario aurait difficilement pu être pire s’il avait été tout exprès destiné à provoquer le maximum de désordre et d’humiliation. Et devant autant de témoins, en plus. — Inutile de préciser qu’Haroche est resté travailler ce soir, reprit Galeni. Tout l’immeuble est en ébullition. Et il nous a ordonné de ne pas dire un mot de ce qui s’est passé, bien entendu. — Sauf à moi ? — Il a oublié de vous excepter, ironisa Galeni. Bien sûr, je ne vous ai rien dit. Vous n’avez même jamais rien entendu, d’ailleurs. — Rien du tout. Je suppose que Gregor est au courant, à l’heure qu’il est… ? — Espérons-le. Miles secoua la tête. — Quand je pense… Illyan aurait dû être admis à la clinique dès hier soir ! Pourquoi Haroche… — Il était plutôt… paniqué. Nous l’étions tous. Arrêter le chef de la Sécurité Impériale au beau milieu d’un briefing au Q. G… Avouez que ce n’est pas une tâche enviable. — Je comprends. J’ai tort de critiquer l’homme qui est à présent dans la ligne de tir, sans doute. Même après avoir vu la vid de mon entretien avec Illyan, il a dû juger prématuré de le faire examiner. Ce n’est pas le genre de chose sur lequel on aime prendre des risques, surtout si on tient à sa carrière. Ce qui est son cas. Mais mettre Illyan dans une situation aussi déshonorante lui paraissait une cruauté gratuite. Au moins Illyan m’a viré en privé. D’un autre côté, la situation était désormais limpide. Il n’y avait pas la moindre place pour l’ambiguïté ou les rumeurs mensongères. — Le moment est mal choisi, continua-t-il. Encore que je doute qu’il existe un « bon moment » pour avoir une dépression biocybernétique. Je me demande si… peut-être que le, euh… la demande impériale était trop forte, ces derniers temps, non ? Il haussa les épaules, répondit lui-même à sa question : — Non. Ça m’étonnerait. Illyan a surmonté des crises bien plus graves qu’un mariage. — Une goutte d’eau peut suffire à faire déborder un vase. Ce problème était peut-être en suspension au-dessus de sa tête depuis Dieu seul sait quand. Galeni s’interrompit une seconde, hésitant. — Vous croyez que c’était déjà dans l’air quand il vous a renvoyé ? Je veux dire… vous pourriez contester le jugement qu’il a prononcé alors ? Miles n’était pas certain d’être reconnaissant à Galeni de dire tout haut ce que lui-même osait à peine penser tout bas. — J’aimerais bien. Mais non. Son jugement n’avait rien d’injuste. Il était tout à fait logique, dans la ligne de ses principes. — Alors quand est-ce que ça a commencé ? — Je me suis aussi posé la question. Et nous ne serons pas les seuls à nous interroger. Il faudra attendre l’avis des médecins de la SécImp, je suppose. À propos, a-t-on déjà évoqué une cause précise ? — Pas que je sache. Mais il est sans doute trop tôt pour le dire. Ils vont sûrement faire venir des experts. Martin arriva enfin avec leurs verres, et Galeni choisit de rester dîner. Une nouvelle qui contraria manifestement Martin. Etant donné le repas copieux que Ma Kosti servit aux deux hommes sans le moindre préavis, Miles devina que Martin avait été contraint de donner sa part à l’invité, et donc de se contenter de sandwichs. Mais sachant ce que Ma Kosti appelait "un petit en-cas", Miles ne se sentait pas trop coupable… Ce soir, toutefois, ni Galeni ni lui-même n’étaient en état d’apprécier les petits chefs-d’œuvre exposés dans leurs assiettes. Enfin… le pire était passé, et le danger écarté. Le reste était une simple question de nettoyage. Aux yeux de Miles, les gargouilles qui encadraient la porte latérale du Q. G. de la SécImp avaient l’air plus tristes que jamais, ce matin. Comme écrasées par le poids de leurs lugubres secrets. Et leurs expressions grimaçantes semblaient se refléter sur le visage des hommes qu’il croisa en s’avançant vers le préposé à la sécurité, derrière le comptoir de la réception. — Puis-je vous aider, monsieur ? demanda l’employé. — Je suis Lord Vorkosigan. Je voudrais voir Simon Illyan. L’employé se pencha sur sa comconsole. — Vous ne figurez pas sur ma liste des personnes autorisées, mon seigneur. — Non. Ma visite est impromptue. L’employé, de même que tout le monde à la SécImp, devait savoir au moins qu’Illyan n’assurait pas ses fonctions habituelles. Ne serait-ce que parce qu’il répondait aux ordres directs d’Haroche. — Il est à la clinique, je le sais. Donnez-moi un badge et laissez-moi passer, s’il vous plaît. — Je n’en ai pas le droit, mon seigneur. — Mais bien sûr que si. C’est votre boulot. Qui est l’officier de permanence, aujourd’hui ? — Le major Jarlais, mon seigneur. — Très bien. Il me connaît. Appelez-le pour obtenir une autorisation. Une minute plus tard, le visage de Jarlais apparaissait sur l’écran vid. — Oui ? L’employé lui soumit la requête de Miles. — Je ne pense pas que ce soit possible, mon seigneur, dit Jarlais non sans un certain embarras. Miles, qui se penchait par-dessus l’épaule de l’employé, soupira. — Appelez votre supérieur, dans ce cas… Ou plutôt non. Je vais devoir attendre une bonne heure avant que vous ne remontiez toute la hiérarchie. On va court-circuiter les intermédiaires et déranger tout de suite le général Haroche, même si je suis conscient qu’il doit être horriblement occupé. Jarlais, c’était évident, n’avait pas davantage envie d’importuner son supérieur, mais on ne se débarrassait pas d’un seigneur Vor comme d’un représentant en aspirobots. Ils parvinrent à contacter Haroche en moins de dix minutes ce qui, étant donné la situation, relevait d’un véritable exploit. — Bonjour, général, dit Miles. Je suis venu voir Simon. — Impossible, maugréa Haroche. Miles s’impatienta. — La seule impossibilité serait qu’il soit mort. Je crois plutôt comprendre à demi-mot que vous ne souhaitez pas que je le voie à la clinique. Serait-il indiscret de vous demander pourquoi ? Haroche hésita. — Caporal, dit-il enfin, allumez votre cône de silence et prêtez votre siège au seigneur Vorkosigan, je vous prie. L’employé obéit sans rechigner. Une ombre tomba du générateur de brouillage fixé au-dessus de la comconsole, isolant provisoirement Miles et l’image d’Haroche du monde extérieur. — Qui vous a dit qu’il était à la clinique ? s’enquit Haroche, soupçonneux. Miles haussa les sourcils et improvisa sans même une seconde d’hésitation. — J’étais inquiet. Voyant que vous ne répondiez à aucun de mes messages et que vous n’aviez donc pas l’intention de me tenir au courant, j’ai fini par appeler Gregor. — Oh…, fit le général, dont la suspicion céda la place à une simple irritation. Ouf… Il avait eu chaud aux fesses. Si Haroche n’avait pas encore averti Gregor, son bluff aurait pu faire du bruit, et se révéler au bout du compte dangereux pour Galeni. Il avait tout intérêt à rester vague quant à ce supposé entretien avec Gregor tant qu’il n’aurait pas eu lieu. — Je veux voir Illyan. — Il n’est peut-être même pas en mesure de vous reconnaître, répondit Haroche au bout d’un moment de silence. Il débite des secrets d’Etat presque non-stop. J’ai été obligé de lui assigner des gardes du plus haut niveau de sécurité. — Et alors ? J’ai l’autorisation d’accéder aux affaires secret-défense au plus haut niveau. Je suis moi-même un secret-défense. — Certainement pas. Cette autorisation a dû être annulée lorsque vous avez été… réformé. — Vérifiez par vous-même. Et merde… Haroche avait accès à tous les dossiers, maintenant. Dès qu’il en aurait le loisir, il pourrait vérifier la vraie raison de son renvoi… Miles espérait qu’il n’avait pas trop de loisirs pour l’instant. Haroche, après un nouveau coup d’œil soupçonneux à l’adresse de Miles, entra un code sur sa comconsole. — Votre autorisation est toujours valable, dit-il surpris. — Vous voyez… — Illyan a dû oublier de la supprimer. Peut-être n’était-il déjà plus lui-même. Bon… Il tapa un nouveau code. — Je l’annule tout de suite. Miles réprima un cri d’indignation. Il n’avait pas le droit ! Et pourtant si. Haroche avait tous les droits, à présent. Mais que pouvait-il faire contre lui ? Quitter le Q G. en claquant la porte ? Je vais le dire à mon grand frère ! Non. Gregor était une carte qu’il ne s’amusait pas à jouer inconsidérément. Avec un calme affecté, il relâcha le souffle qu’il retenait prisonnier dans ses poumons. — Général, la prudence est une chose. La paranoïa qui ne distingue pas l’ami de l’ennemi en est une autre. — Lord Vorkosigan, répondit Haroche sur le même ton aigre, nous ignorons encore à quoi nous avons affaire. Je n’ai pas de temps à perdre avec les visites de civils, amis ou non. Je vous prie à l’avenir de ne plus déranger mon personnel. Ce que l’Empereur choisit de vous dire n’est pas de mon ressort. Mon seul devoir est de le tenir au courant de la suite des événements. Bonne journée. Il coupa la communication sans laisser à Miles une chance de répondre. Le cône de silence disparut. Miles se retrouva de nouveau à la réception, avec le regard intrigué de l’employé fixé sur lui. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça ne s’est pas très bien passé… Son premier souci, une fois de retour à la Résidence Vorkosigan, fut de s’enfermer dans sa chambre et d’appeler Gregor. Il lui fallut quarante-cinq minutes pour le joindre. Il n’aurait de toute façon pas capitulé eût-il dû rester collé à sa comconsole quarante-cinq heures. — Gregor, commença-t-il sans préambule lorsque l’Empereur apparut sur l’écran vid, que se passe-t-il avec Illyan ? — Qui t’en a parlé ? demanda Gregor, reprenant sans le savoir la question d’Haroche. Miles lui résuma la requête farfelue d’Illyan et le conseil qu’il avait lui-même donné à Haroche deux jours plus tôt. De nouveau, il laissa Galeni en dehors du coup. — Qu’est-il arrivé ensuite ? s’enquit-il. Gregor lui décrivit sommairement la crise d’Illyan en plein briefing, laissant de côté les détails pénibles que Miles, de toute façon, connaissait déjà. — Haroche l’a fait admettre à la clinique de la SécImp, ce qui est tout à fait justifié en l’occurrence. — Je suis passé à la SécImp ce matin. Haroche m’a refusé l’autorisation de le voir. — Ils vont faire venir le matériel et les experts dont ils auront besoin. J’ai personnellement donné à Haroche les fonds et l’autorité nécessaires pour régler ce problème au mieux. — Oui mais, Gregor… Haroche n’a pas voulu me laisser entrer – moi ! Pour voir Illyan… Gregor ouvrit les mains avec agacement. — Miles, ne sois pas aussi exigeant, tu veux ? Haroche est complètement débordé. Il a dû au pied levé assumer les fonctions d’Illyan et transmettre les siennes à son second. Alors donne-lui au moins quelques jours pour trouver ses repères. Dès qu’il sera en place, je suis certain que les choses rentreront d’elles-mêmes dans l’ordre. Reconnais que Simon serait le premier à approuver la prudence avec laquelle il traite cette situation d’urgence. — C’est vrai, Simon serait rassuré de voir qu’on s’occupe de la sécurité. Mais je me demande, moi, si je ne préférerais pas qu’on s’occupe avant tout de Simon Illyan. Il se rappelait l’affreux cauchemar de sa propre amnésie consécutive à sa cryoréanimation. L’expérience avait été la plus terrifiante de toute sa vie. Plus de souvenirs, plus rien… Illyan vivait-il quelque chose de similaire, en ce moment ? Ou pis encore ? Miles s’était retrouvé perdu parmi une armée d’étrangers en blouses blanches. Illyan semblait perdu parmi ceux qui auraient dû être ses amis. — D’accord, soupira-t-il, je vais laisser tranquille ce pauvre Haroche. Dieu sait que je ne lui envie pas sa position. Mais pourras-tu au moins me tenir informé des bulletins de santé d’Illyan ? Gregor eut un sourire compatissant. — Illyan a été un véritable mentor, pour toi, n’est-ce pas ? — À la manière acrimonieuse et intraitable qui le caractérise, oui. Une excellente méthode, d’ailleurs, je m’en rends compte avec le recul. Mais même avant ça… Il a servi mon père pendant trente ans. Je l’appelais "Oncle Simon", jusqu’à mon admission à l’Académie, après quoi il est devenu "Monsieur". Il n’avait plus de famille, à l’époque, et ce n’est pas avec son job et cette saloperie de biochip dans la tête qu’il risquait d’en fonder une nouvelle. — Je n’avais jamais eu conscience que tu le considérais comme une sorte de père adoptif… Miles haussa les épaules. — Un oncle adoptif, plutôt. Enfin bref, c’est… une histoire de famille. Et je suis un Vor. — Heureux de te l’entendre dire, murmura Gregor. Parfois, on se demande s’il t’arrive encore de t’en souvenir. Miles piqua un fard. — Illyan est pour moi quelque chose à mi-chemin entre un oncle adoptif et un vieux domestique de la famille. Et je suis le seul Vorkosigan présent sur cette planète pour le moment. Je me sens un peu… Non. Je suis responsable. — Les Vorkosigan ont toujours été d’une loyauté à toute épreuve. — À la longue, ça devient une habitude. Gregor soupira. — Je te tiendrai au courant, ça va de soi. — Tous les jours ? Haroche te communiquera les bulletins une fois par jour, je le sais. Avec ton briefing matinal de la SécImp. — Oui. Illyan et mon café arrivaient généralement en même temps. Quelquefois, s’il venait en personne, il m’apportait lui-même le petit déjeuner. J’ai toujours pensé que c’était une manière subtile de sa part de m’obliger à m’asseoir et à l’écouter en silence. Miles sourit. — C’est bien lui, ça. Alors on est d’accord… une fois par jour ? — Entendu, Miles. Il faut que je te laisse, à présent. — Merci, Gregor. L’Empereur coupa la com. Miles resta un instant devant l’écran gris. Gregor avait raison. Il fallait laisser aux événements et aux esprits le temps de s’apaiser. Pourtant son intuition lui disait que… Son intuition ? Qu’avait-il dit à Galeni, l’autre jour ? Que l’intuition ne ferait jamais office de preuve. Il imagina la sienne personnifiée sous la forme d’un Naismith miniature. Le diablotin pouvait retourner dans sa boîte – il se vit en train de l’enfermer dans un pot à tabac et d’en visser le couvercle. Il entendit même ses protestations et le martèlement de ses petits poings contre la paroi… Ce n’est pas en sachant mieux que les autres obéir au règlement que je suis devenu l’un des meilleurs agents d’Illyan. Mais il était encore bien trop tôt pour affirmer : Il y a quelque chose qui cloche dans ce tableau… Ou même pour s’autoriser à l’envisager. La SécImp savait s’occuper des siens. Elle l’avait toujours fait. Et il ne se rendrait pas une nouvelle fois ridicule en public. Il attendrait. 15 La semaine traîna en longueur. Miles, au début, s’efforça de se contenter des nouvelles succinctes que Gregor, chaque jour, lui distillait sur sa comconsole. Mais le manque évident de progrès dans les bulletins finit par avoir raison de ses bonnes résolutions. Il s’en plaignit à Gregor. — Tu es trop impatient, Miles, répondit celui-ci. Avec toi, il faudrait toujours que tout soit terminé avant d’avoir commencé. — Illyan ne devrait pas avoir à attendre. D’autres, peut-être, mais pas lui. Les médics n’ont pas encore de diagnostic à fournir ? — Ils ont éliminé l’attaque d’apoplexie. — Ils l’avaient fait d’entrée de jeu. Et la biochip ? Qu’est-ce qu’ils en disent ? — Apparemment, elle serait endommagée. — Ça aussi, ça tombe sous le sens. Quel genre de dommages ? Comment ? Pourquoi ? Et depuis quand ? Mais, bon Dieu, qu’est-ce qu’ils foutent toute la sainte journée ? — Ils s’évertuent à éliminer d’autres problèmes d’ordre neurologique et psychologique. Ce qui semble plus difficile qu’on pourrait le penser. Miles haussa les épaules avec humeur. — Je ne suis pas d’accord avec cette idée de psychose iatrogène. Il y a une éternité qu’il a cette biochip et ça ne lui a jamais posé le moindre problème. — C’est là où ça pèche, justement. Illyan a reçu cette greffe neurale depuis plus longtemps que n’importe qui. Il n’existe donc aucun point de comparaison. C’est lui qui sert de référence. Personne ne sait de quelle manière trente-cinq ans de mémoire artificielle accumulée peuvent agir sur une personnalité. Nous sommes peut-être en train de le découvrir. — Tu ne m’ôteras pas de l’idée qu’ils pourraient s’activer un peu plus… — Ils font ce qu’ils peuvent, Miles. Et tu vas devoir attendre, comme nous tous. — Oui, je sais, je sais… Après que Gregor eut coupé la com, Miles continua de ruminer sa contrariété. Le problème, avec ces bulletins condensés, c’est qu’on restait toujours dans le flou. C’est grâce aux détails, aux mille petites choses dont le démon de l’intuition pouvait se nourrir qu’il avait une chance d’engraisser pour devenir une Théorie et peut-être même se renforcer jusqu’à être une Preuve. Mais ici, Miles était le dernier maillon de la chaîne. Les médecins communiquaient leurs bulletins à Haroche, qui les résumait à Gregor, qui les filtrait pour Miles. À l’arrivée, il ne restait plus suffisamment de faits pour se former une opinion objective. Lady Alys Vorpatril rentra de sa visite officielle sur Komarr le lendemain matin. L’après-midi même, elle appelait Miles. Lequel serra les dents à la perspective des corvées qu’elle allait faire pleuvoir sur ses frêles épaules. Toutefois, ce n’était pas le but de son appel. — Miles, depuis combien de temps es-tu au courant, pour Simon ? — Euh… presque deux semaines. — Et aucun de vous trois, jeunes crétins, n’aurait eu l’idée de m’en informer ? Jeunes crétins – Ivan, Miles et… Gregor ? Oh… alors elle était vraiment en colère. — Tu n’aurais rien pu faire. Tu étais déjà en route pour Komarr. Et avec une mission de première priorité. Mais, non… je reconnais que je n’y ai pas pensé. — Imbéciles, marmonna-t-elle. Ses yeux bruns s’assombrirent. — Et, mmh… comment ça s’est passé, là-bas ? Sur Komarr ? demanda-t-il. — Pas trop bien. Les parents de Laisa ne sautent pas de joie, c’est le moins que l’on puisse dire. J’ai fait ce que j’ai pu pour apaiser leurs inquiétudes, d’autant que je trouve certaines de leurs craintes tout à fait fondées. J’ai demandé à ta mère de faire un détour par Komarr pour aller leur parler. — Elle va rentrer ? — Bientôt, oui. Du moins je l’espère. — Ah… Et tu es sûre qu’elle est recommandée, pour ce job ? Ses jugements sur Barrayar sont parfois très… incisifs. Et elle n’est pas toujours très diplomate. — Je sais, mais elle a le mérite d’être d’une honnêteté totale. Et elle a le don de rendre raisonnables les choses les plus extravagantes. Du moins pour le temps où elle te parle. Les gens finissent par se ranger à son avis, et passent ensuite un mois à se demander comment elle s’y est prise pour les convaincre. En ce qui me concerne, en tout cas, j’ai accompli en bonne et due forme les tâches incombant à la Baba de Gregor. — Et alors ?… Ça marche toujours, pour le mariage ? — Oh oui, bien sûr. Disons seulement qu’il risque d’y avoir quelques tiraillements. Mais je n’ai pas l’intention de baisser les bras aussi facilement. La bonne volonté va être à l’ordre du jour. Elle fronça les sourcils. — À propos de bonne – ou plutôt de mauvaise – volonté, on m’a dit qu’Illyan était à la clinique de la SécImp. Alors, bien entendu, je m’y suis précipitée pour le voir. Et ce crétin de général dont je ne sais même plus le nom n’a pas voulu me laisser entrer ! — Haroche ? hasarda Miles. — Oui, c’est ça. Ce n’est pas un Vor, celui-là, et ça se voit. Miles, tu peux faire quelque chose ? — Moi ? Je n’ai aucune autorité. — Mais tu as travaillé pendant des années avec ces… ces gens-là. Tu devrais les connaître. Je suis la SécImp, avait-il dit un jour à Elli Quinn. Il était alors bouffi de fierté de pouvoir s’identifier avec cette puissante organisation, comme s’il fusionnait avec elle pour devenir une sorte de super-robot. Mais il avait été éjecté sans ménagement, et la SécImp continuait de fonctionner sans lui dans l’indifférence la plus totale. — Je ne travaille plus pour eux, Tante Alys. Et même si c’était encore le cas, je ne serais qu’un petit lieutenant. Et un lieutenant ne donne pas d’ordres à un général, même si c’est un Vor. Haroche ne m’a pas autorisé non plus à le voir. Il faudrait que tu parles à Gregor. — C’est ce que je viens de faire. Il est resté tellement vague qu’il m’a porté sur les nerfs. — Il ne voulait peut-être pas t’inquiéter. D’après ce que je sais, Illyan a l’air d’être très perturbé. Il ne reconnaîtrait même plus les gens, à ce qu’il paraît. — Comment le pourrait-il, si personne n’a le droit de lui rendre visite ? — Hmm. C’est vrai… Ecoute, ce n’est sûrement pas moi qui prendrai la défense d’Haroche. J’avoue être aussi passablement furieux contre lui. — Quand je pense qu’il a eu le culot de me dire – à moi ! – que ce n’était pas un spectacle pour une Lady. Tu te rends compte ?… Je lui ai demandé ce qu’il a fait, lui, pendant la Guerre de Vordarian l’Usurpateur. Elle marmonna quelques imprécations dans un langage qui semblait emprunté à la soldatesque. — Je comprends que Gregor ménage Haroche, dans la mesure où il risque de travailler un bout de temps avec lui. Il ne me l’a pas exprimé aussi clairement, tu t’en doutes, mais Haroche a dû lui dire qu’il ne se sentait pas encore assez assuré pour accepter qu’une personne aussi dangereuse que moi vienne le menacer dans ses nouvelles fonctions. Simon, lui, ne m’a jamais traitée comme une quantité négligeable… Dommage que Cordélia ne soit pas là. Elle a toujours eu le chic pour couper net les balivernes machistes. — On peut le dire, remarqua Miles, songeant au sort que Vordarian avait subi des mains de sa mère. Mais Lady Alys avait raison. Illyan l’avait toujours considérée comme un membre à part entière du premier cercle des soutiens de Gregor. L’attitude rigide et trop professionnelle d’Haroche l’avait scandalisée. — Haroche est bien placé, maintenant, pour convaincre Gregor, dit-il. Et il exerce un contrôle absolu sur toutes les informations qui lui parviennent. Encore qu’on ne pût pas à vrai dire parler de changement. La marche à suivre était la même depuis des lustres. Mais tant qu’Illyan avait été aux commandes, Miles n’avait jamais rien trouvé à y redire. Alys pinça les lèvres sans faire le moindre commentaire. Mais son silence était assez éloquent pour ne pas nécessiter de sous-titres. — Tu pourrais te mettre en grève, suggéra Miles d’un ton léger pour dissiper le malaise. Pas de mariage tant que Gregor n’intercède pas en ta faveur auprès d’Haroche. — Si la situation ne se débloque pas plus vite que cela, c’est peut-être bien ce que je ferai. — Je plaisantais, Tante Alys. — Pas moi. Elle le salua d’un hochement de tête sec et coupa la com. L’aube se levait à peine quand Martin vint réveiller Miles le lendemain. — Mon seigneur ?… chuchota-t-il. Vous avez de la visite. — À cette heure-ci ? Miles se frotta le visage. — Qui ? — Un certain lieutenant Vorberg. Sûrement un des sbires de la SécImp. Miles se redressa, soudain tout à fait réveillé. — Vorberg ? Il est ici ? Pourquoi ? Martin eut une moue d’ignorance. — Sais pas. Il veut vous parler… — Bon. Euh… vous ne l’avez pas laissé poireauter sur le pas de la porte, au moins ? — Non, je l’ai fait entrer dans la grande pièce, dans l’aile est. — La deuxième salle de réception. Très bien. Dites-lui que j’arrive dans une minute. Préparez du café et apportez-le sur un plateau avec deux tasses. S’il reste des pâtisseries ou des petits pains de votre mère dans la cuisine, mettez-les dans une corbeille ou quelque chose et amenez-les aussi, d’accord ? Intrigué, Miles sauta dans son pantalon et enfila la première chemise qui lui tomba sous la main. Pieds nus, il dévala deux étages par l’escalier central, tourna à gauche et traversa trois pièces avant d’entrer dans celle où l’attendait son visiteur. Martin, après avoir ôté le drap d’un des fauteuils, l’avait laissé en tas dans un coin. Le jour filtrait à travers les épaisses tentures, rendant plus opaque encore l’ombre qui enveloppait le siège de Vorberg. Le lieutenant, en uniforme, paraissait fatigué. Sa barbe naissante lui bleuissait les joues. Il accueillit Miles avec un froncement de sourcils revêche. — Bonjour, Vorberg, dit Miles avec une prudence courtoise. Qu’est-ce qui vous amène de si bon matin à la Résidence Vorkosigan ? — Il est tard, pour moi. Je viens de terminer mon service de nuit. — Ah… ils vous ont trouvé un nouveau job ? — Oui. J’assure la garde de nuit à la clinique. Miles, soudain réveillé, même sans café, se laissa tomber sur une chaise encore couverte. Vorberg était l’un des gardes d’Illyan ?… Evidemment, en tant que courrier, il avait déjà accès à tous les secrets d’Etat. De plus, il était disponible. Surtout pour ce genre de boulot peu exigeant physiquement – quoique sans doute épuisant pour les nerfs. Et puis… il ne faisait pas partie du Q. G. Donc, pas de relations sur place pour cancaner. Miles s’efforça de garder un ton détaché. — Ah bon ? Et alors ? Il y a du nouveau ? — Je trouve votre insouciance plutôt malvenue, Vorkosigan. Et même franchement mesquine. Illyan a été au service de votre père pendant des années. Je vous ai fait passer le message au moins quatre fois. Pourquoi ne vous êtes-vous pas déplacé ? Miles se figea sur sa chaise. — Excusez-moi, mais… j’ai l’impression d’avoir raté quelque chose… Pourriez-vous me dire exactement ce qui s’est passé ? Depuis combien de temps occupez-vous ce poste ? — Depuis la première nuit où il a dormi à la clinique. Ce n’est pas beau à voir. Quand il n’est pas sous sédatif, il délire. Et quand il y est – on lui en administre chaque fois qu’il redevient agressif –, il délire toujours, mais on ne comprend rien à ce qu’il dit. Les trois quarts dutemps, il est attaché. C’est comme si son esprit se promenait dans le passé, avec, de temps à autre, une incursion dans le présent. Quand c’est le cas, il vous demande. Au début, j’ai cru que c’était votre père, leComte, qu’il voulait voir, mais non, c’est bien vous. "Je veux voir Miles, qu’il répète. Allez me chercher ce petit crétin". Hier, il m’a carrément engueulé : "Vous ne me l’avez pas encore trouvé, Vorberg ? Ce petit con hyperactif n’est quand même pas difficile à reconnaître !" Désolé, ajouta le lieutenant. Mais ce sont ses mots exacts. — Je reconnais bien son style, murmura Miles qui s’éclaircit la voix. Navré. Personne ne m’a jamais transmis le message. — C’est impossible ! Ça fait quatre nuits d’affilée – cinq, maintenant – que je le consigne dans mon rapport. Gregor n’aurait pas manqué de lui en parler. Donc, c’est qu’il n’était pas au courant. Quelqu’un mangeait systématiquement la consigne. Qui ? On trouvera. Oh oui, on trouvera… — Quel genre de traitement et d’examens lui font-ils subir ? — Je l’ignore. Il ne se passe pas grand-chose pendant mon service. — Oui… ça se comprend. Tous deux se turent alors que Martin apportait le café et les petits pains sur une plaque de four en guise de plateau – Penser à aborder très vite la leçon n° 6 du Parfait Majordome : Savoir trouver les ustensiles. Après l’avoir déposée sur la table, il prit un pain pour lui-même, adressa un grand sourire aux deux hommes silencieux et ressortit en fredonnant. Vorberg fronça les sourcils devant ce service peu orthodoxe, mais l’oublia rapidement en dégustant son café. — Illyan raconte beaucoup de choses étranges, reprit-il en reposant sa tasse. Surtout dans l’intervalle où les sédatifs cessent de faire de l’effet, et avant qu’il ne redevienne… assez nerveux pour qu’on lui en administre une nouvelle dose. — Oui, je le crois volontiers. Savez-vous pourquoi il veut me voir ? — Pas vraiment. Même dans ses moments de lucidité, ses propos restent à la limite de l’incohérence. Mais j’ai de plus en plus la désagréable sensation que je suis pour une bonne part responsable du problème. Etant donné que j’ignore ce dont il est question, je suis incapable de déchiffrer ce qui serait peut-être tout à fait clair pour quelqu’un d’autre. J’ai cru comprendre en tout cas que vous n’avez jamais été un foutu courrier. — Non, je travaillais pour les Opérations Secrètes. Un rayon de soleil s’immisça dans la pièce, tomba sur son café, lui donnant une teinte cuivrée. — Et à un haut niveau, dit Vorberg qui l’observait avec attention. — Le plus haut. — Je ne sais pas trop pourquoi il vous a réformé… Miles eut un sourire fataliste. — Il faudra que je vous l’explique un jour. La grenade à aiguilles a bien existé. Mais la version est incomplète. — La plupart du temps, il oublie que vous ne faites plus partie du personnel. Mais des fois, il s’en souvient. Ce qui ne l’empêche pas de vous demander quand même. — En avez-vous parlé au général Haroche ? — Oui. Deux fois. — Et qu’a-t-il répondu ? — « Merci, lieutenant Vorberg. » — Je vois. — Pas moi. — Enfin… moi non plus, pas tout à fait. Mais je pense à présent être en mesure d’obtenir le fin mot de cette histoire. Euh… peut-être cette conversation devra-t-elle rester entre nous. Vorberg plissa les yeux, soupçonneux. — Ah bon ? — Si on vous pose des questions, vous pourrez toujours évoquer celle que nous avons eue à la Résidence Impériale, à la place. — Tiens donc… Et qu’êtes-vous au juste pour les mercenaires dendarii, Vorkosigan ? — Plus rien, maintenant. Vorberg soupira, agacé. — Avec vous, les Opérations Secrètes, on ne sait jamais à quoi s’en tenir. Je n’arrive même pas à décider si je dois vous faire confiance… Enfin. Je suis heureux d’apprendre que vous n’avez pas abandonné l’homme lige de votre père. Vous êtes un vrai Vor, c’est l’essentiel. Nous ne sommes plus très nombreux, désormais, à avoir encore assez le sens de l’honneur pour pouvoir… pour… Oh, je ne sais pas comment le dire. — Pour faire respecter l’idée de Vor ? suggéra Miles. — Oui. C’est ça. C’est exactement ça, acquiesça Vorberg, reconnaissant. — Vous avez bien raison, Vorberg. Une heure plus tard, Miles se retrouvait une fois encore devant la porte latérale du Q. G. de la SécImp. Des nuages, poussés par un vent d’est, avaient obscurci le soleil matinal. L’air était chargé de pluie. Les gargouilles de granit grimaçaient dans la grisaille ambiante et l’immeuble était plus laid que jamais. Le premier souci d’Haroche avait été de placer autour d’Illyan des gardes assermentés. Mais personne n’avait parlé de médecins habilités à avoir accès aux secrets d’Etat, ni de médtechs, ni surtout, des meilleurs experts, habilités ou non. Il semblait considérer Illyan davantage comme un prisonnier que comme un malade. Prisonnier de sa propre organisation. Illyan appréciait-il au moins l’ironie de la situation ? Il y avait des chances que non, malheureusement. Difficile de déterminer si Haroche était parano et obtus de nature, ou tout au plus paniqué par l’ampleur de ses nouvelles responsabilités. On concevait mal qu’il fût arrivé à son niveau en étant idiot mais ce job complexe lui était tombé dessus sans le moindre avertissement. Sa carrière avait débuté à l’Inspection du Service, où il avait été simple policier militaire. En tant qu’assistant, puis chef des Affaires intérieures, il avait ensuite eu essentiellement des relations vers l’intérieur de la SécImp et avec le bas de la hiérarchie, des subordonnés militaires dont le conditionnement excluait toute réaction imprévisible. Illyan avait quant à lui représenté la SécImp vers l’extérieur et auprès des instances supérieures, navigué avec aisance dans les eaux impériales et traité en douceur avec les seigneurs Vor et les conventions tacites de leur système idiosyncrasique. Son comportement avec Alys Vorpatril, par exemple, avait été un modèle de sagacité. Lady Alys était pour lui une précieuse source d’informations sur la vie privée de la société Vor dans la capitale. Informations qui lui avaient, à plus d’une reprise, apporté un plus inestimable en complément de ses sources plus officielles. Haroche, lui, l’avait d’entrée de jeu prise à rebrousse-poil, infligeant une cuisante offense à celle alliée potentielle, comme si le fait qu’elle ne parût pas sur l’organigramme gouvernemental niait son pouvoir. À mettre sur le compte de l’hypothèse « obtus de nature ». Quant à la paranoïa… La tête d’Illyan était si farcie de secrets brûlants qu’on était en droit de se demander par quel miracle elle n’avait pas fondu plus tôt. On ne pouvait pas le laisser en liberté dans la rue dans son état actuel, c’était évident, et la prudence d’Haroche était donc louable. Mais elle aurait pu être adoucie d’un peu de… De quoi ? de respect ? de courtoisie ? de compassion ? Miles redressa les épaules et franchit la porte. Martin, qui avait eu la chance de trouver une place de parking assez grande pour la voiture blindée du Comte, lui emboîta le pas avec hésitation, manifestement impressionné par l’immeuble sinistre. Miles se planta devant le caporal de faction à la réception, le même que la semaine précédente. — Bonjour, dit-il d’un ton péremptoire. Je suis venu voir Simon Illyan. Le caporal tapota sur son clavier. — Vous ne figurez toujours pas sur ma liste de personnes autorisées, Lord Vorkosigan. — Non, mais je le verrai tout de même. J’ai l’intention de rester ici tant que je n’aurai pas obtenu satisfaction. Appelez votre supérieur. L’employé hésita, mais choisit finalement de laisser quelqu’un d’autre se dépatouiller avec ce seigneur Vor, fût-il aussi petit et bizarre que Miles. Ils passèrent brièvement par l’ex-secrétaire d’Illyan, devenu celui d’Haroche, avant que Miles ne vire le caporal de son siège et ne parvienne, en tapant du poing sur la table, à joindre Haroche lui-même. — Bonjour, général. Je suis ici pour voir Illyan. — Encore ? Je croyais avoir été clair, l’autre fois. Illyan n’est pas en état de recevoir. — J’aimerais m’en rendre compte par moi-même. Je vous demande l’autorisation de lui parler. — Autorisation refusée. Haroche tendit la main pour couper la com. Miles refréna son envie de tout casser et fit appel à ses dons de diplomate. Il était prêt à discuter toute la journée, s’il le fallait, jusqu’à ce qu’on lui accordât le droit d’entrer. Encore qu’une approche de diplomate ne convînt pas en l’occurrence. Avec Haroche, c’était la méthode coup-de-poing qui s’imposait. — Haroche ! Ne coupez pas ! s’écria-t-il. Ça devient grotesque. Qu’est-ce qui se passe dans cette foutue clinique pour que vous serriez les fesses comme ça ? J’essaie de vous aider, merde ! L’espace d’un bref instant, Haroche parut sur le point de craquer, mais il se recomposa aussitôt sa gueule de bouledogue. — Vorkosigan, vous n’avez rien à faire ici. Veuillez sortir de cet immeuble. — Non. — Dans ce cas, je vous ferai jeter dehors. — Je reviendrai. Haroche soupira, exaspéré. — Etant donné la position de votre père, je ne pense pas pouvoir vous faire fusiller. De plus, il est notoire que vous avez un… problème mental. Toutefois, si vous persistez à semer la pagaille, il est en mon pouvoir de vous faire arrêter. — Sous quel chef d’accusation ? — S’introduire sans autorisation dans une zone interdite en est un excellent pour écoper d’un an de détention. Et j’imagine qu’il ne me sera pas difficile d’en ajouter d’autres. De plus, autant vous prévenir tout de suite que si vous résistez aux gardes, je n’hésiterai pas à vous faire neutraliser. Il n’oserait pas. — Combien de fois ? — Combien de fois jugez-vous que ce sera nécessaire ? — Vous ne pourrez pas compter au-delà de vingt-deux, même en retirant vos bottes, Haroche. Insinuer l’existence de doigts ou d’orteils surnuméraires était une grave insulte, sur cette planète victime de la phobie des mutants. Martin et le caporal observaient cet échange de plus en plus venimeux avec une angoisse croissante. Haroche devint cramoisi. — Vous dépassez les bornes, Vorkosigan ! Illyan a été trop bon de vous réformer… À sa place, je vous aurais traduit en cour martiale ! Sortez immédiatement d’ici ! — Pas tant que je n’aurai pas vu Illyan. Haroche coupa la com. Moins de trois minutes plus tard, deux gardes armés apparurent dans le couloir et se dirigèrent droit sur Miles qui tarabustait le caporal pour joindre de nouveau le secrétaire d’Haroche. Bon Dieu ! Il n’allait tout de même pas oser… ? Et si. Sans préambule, les gardes le prirent chacun par un bras et l’entraînèrent vers la porte. Les pieds de Miles touchaient à peine le sol. Martin les suivait, excité comme un chiot, ne sachant trop s’il devait aboyer ou mordre. Ils franchirent la porte, puis le portail extérieur, et le déposèrent sans ménagement sur le trottoir, devant le mur d’enceinte. L’un des gardes se tourna vers la sentinelle. — Par ordre du général Haroche, vous devrez neutraliser cet homme s’il tente de franchir ce portail. — Bien, monsieur. La sentinelle salua et posa sur Miles un regard embarrassé. Celui-ci, le visage pivoine, la poitrine compressée par la rage et l’humiliation, s’efforçait de reprendre son souffle. Les gardes firent volte-face et repartirent d’un pas martial vers le bâtiment. Mal assuré sur ses jambes, Miles traversa la rue et alla s’asseoir sur un des bancs qui longeaient la maigre bande de verdure d’où l’on pouvait tout à loisir contempler l’architecture de la célèbre SécImp. Martin s’assit prudemment à l’autre bout du banc, attendant les ordres sans oser proférer le moindre mot. Les images d’un raid de commandos à la mode Naismith traversèrent l’esprit de Miles. Il se vit à la tête d’un groupe de mercenaires en uniforme gris et blanc prenant la SécImp d’assaut. Foutaises… Il se ferait descendre en beauté. Illyan était un prisonnier hors de Portée de Naismith. Comment Haroche peut-il avoir le culot de me menacer ?… D’un autre côté, qu’est-ce qui l’en empêcherait ? Anxieux de vouloir être jugé sur ses seuls mérites, Miles avait passé ces treize dernières années à éviscérer Lord Vorkosigan. Il tenait à être considéré pour lui-même. Pas comme le fils de son père, le petit-fils de son grand-père ou le descendant de onze générations de Vorkosigan. Non. Lui-même. Ses efforts avaient porté leurs fruits. Il avait réussi à convaincre tout le monde, lui le premier, que Lord Vorkosigan ne comptait pas. Naismith avait une véritable obsession de la victoire. Vaincre et être reconnu comme vainqueur. Mais Vorkosigan… Vorkosigan ne pouvait pas capituler. Il y avait une petite différence, non ? Refuser de se rendre était une tradition familiale. Au fil de l’Histoire, les seigneurs Vorkosigan avaient été poignardés, tués par balles, noyés, piétinés et brûlés vifs. Plus récemment, et de façon plus spectaculaire, l’un d’eux avait été déchiqueté, puis congelé, décongelé, recousu et remis en circulation aussi groggy qu’après une monstrueuse cuite. Miles se demandait si l’obstination légendaire des Vorkosigan n’était pas due pour une bonne part à la chance – ou à la malchance, selon le point de vue adopté. Peut-être un ou deux avaient-ils voulu se rendre, mais sans parvenir à saisir l’occasion. Comme ce général dont les derniers mots auraient été : Ne vous inquiétez pas, lieutenant, à cette distance, nous sommes hors de portée des balles de l’ennem… Une blague – une de plus – courait sur le District dendarii. Les Cetagandans auraient envoyé une offre d’amnistie, mais personne, du côté barrayaran, n’aurait été assez instruit pour déchiffrer le message. Et ce serait tout bêtement la raison pour laquelle ils avaient continué de se battre jusqu’à cette victoire inattendue. Je suis sans doute plus montagnard que je ne le pensais… aurait dû s’en douter : secrètement, il aimait le goût de l’hydromel d’érable. Naismith avait les moyens – il l’avait montré – de tuer Vorkosigan. Il pouvait déposséder le petit Lord de tous ses attributs. Il avait déjà détourné son énergie, lui avait fauché son temps, raflé son génie, pillé jusqu’au son même de sa voix. Il lui avait même confisqué sa sexualité. Mais à ce point, même Naismith ne pouvait aller plus loin. Un montagnard avait la tête aussi dure que le roc des monts Dendarii. Il ne savait pas comment capituler. C’est moi le propriétaire de Vorkosigan Vashnoi. Miles rejeta la tête en arrière et partit d’un soudain éclat de rire. La pluie qui tombait dans sa bouche ouverte avait un goût métallique. — Mon seigneur ? dit Martin, mal à l’aise, en se dandinant d’une fesse sur l’autre. Miles se racla la gorge et s’efforça de reprendre son sérieux. — Désolé. Je viens juste de comprendre pourquoi je ne suis pas encore allé me faire soigner. Et dire qu’il avait toujours cru que c’était Naismith, le plus rusé des deux… — Et je trouve ça très drôle. Hilarant, même. Il se releva, réprimant un nouvel accès de fou rire. — Vous n’allez pas essayer de retourner là-bas, n’est-ce pas ? s’inquiéta Martin. — Non. Pas tout de suite. On rentre d’abord à la maison, Martin. Direction la Résidence Vorkosigan. Il reprit une douche. Pour laver la pollution urbaine, mais surtout pour se débarrasser de la déplaisante odeur de honte qui lui collait à la peau. Une serviette autour des reins, il sortit ensuite ses vêtements du placard et les étudia avec soin. Il y avait plusieurs années qu’il n’avait pas porté son uniforme de la Maison Vorkosigan. Même pour les anniversaires de l’Empereur, ou à d’autres occasions tout aussi solennelles, il lui avait préféré l’uniforme vert de parade du Service Impérial, plus prestigieux à ses yeux quand ce n’était pas la tenue de cérémonie rouge et bleu. Il posa l’uniforme havane et argent, vide comme une mue de serpent, sur le lit et examina attentivement le logo Vorkosigan sur le col, les épaules et les manches. Tout paraissait aussi neuf qu’au premier jour. Un serviteur méticuleux l’avait nettoyé et enveloppé d’une housse. Les bottes, elles aussi protégées par un sac spécial, sentaient bon le cuir bien entretenu. Une ancienne coutume autorisait les Comtes et leurs héritiers, une fois qu’ils avaient quitté le Service Impérial pour prendre une honorable retraite, à porter leurs décorations militaires sur l’uniforme de leur Maison, en reconnaissance du statut historique et officiel des Vor. Miles n’avait jamais porté ses médailles, d’une part parce que les neuf dixièmes d’entre elles relevaient d’opérations secrètes et qu’il n’y avait rien de drôle à exhiber une décoration si on ne pouvait pas en raconter l’histoire, et d’autre part… Pourquoi, au fait ? Parce qu’elles appartenaient à l’amiral Naismith ? Cérémonieusement, il les étala toutes sur la tunique brune. Les médailles de la poisse, comme celle que Vorberg avait gagnée à la suite de sa blessure, occupaient à elles seules un rang et demi. La toute première qui lui avait jamais été décernée provenait du gouvernement Vervani. Et la plus récente, attribuée par les Marilacans reconnaissants, lui était parvenue, avec quelque retard, par courrier. Il avait adoré travailler pour les Opérations Secrètes ; elles l’avaient entraîné dans des endroits et des aventures vraiment bizarres… Il n’épingla pas moins de cinq Etoiles Impériales Barrayaranes dont les catégories dépendaient tant des cheveux blancs qu’Illyan s’était faits pendant les missions correspondantes, que de la quantité de sang versé par Miles sut le terrain. Le bronze signifiait que le chef de la SécImp ne s’était rongé les ongles que jusqu’à la deuxième phalange ; l’or, que la main entière y était passée. Après une hésitation, il arrangea la médaille de l’ordre du Mérite Cetagandan sur son ruban coloré qu’il accrocha au col de la tunique. Elle était fraîche et lourde dans sa paume. Il était sans doute l’un des rares soldats, toutes époques confondues, à avoir été décoré par les deux belligérants d’une même guerre. Encore que, pour être honnête, l’ordre du Mérite lui eût été décerné plus tard, et, une fois n’est pas coutume, à Lord Vorkosigan, et non au petit amiral. Voilà. C’était la dernière. Il se recula pour juger de l’effet. Saisissant. Et complètement dingue. Jusqu’à cet instant, il ne s’était jamais rendu compte du nombre qu’il avait accumulé. Avec un sourire sinistre, il les épingla toutes, puis enfila la chemise de soie blanche, les bretelles brodées, le pantalon havane à la couture argentée, les bottes brillantes. Et enfin, la lourde tunique. Il glissa la dague de son grand-père dans son fourreau cloisonné qu’il accrocha à sa ceinture. Après s’être coiffé, il s’écarta de quelques pas pour s’observer dans le miroir. Alors, on joue à l’indigène ? murmura une voix sarcastique dans un coin de sa tête. — Si tu as l’intention d’aller faire des salades, dit-il à haute voix à son reflet, autant emporter de quoi bien les assaisonner… Martin, penché sur sa visionneuse, se tourna distraitement en entendant Miles entrer dans la pièce. Sur le point de reprendre sa lecture, il releva la tête, les yeux écarquillés. — Amenez ma voiture devant le portique d’entrée, ordonna calmement Miles. — Où allons-nous, mon seigneur ? — À la Résidence Impériale. J’ai un rendez-vous. 16 Gregor reçut Miles dans le calme de son bureau privé, situé au cœur de l’aile nord de la résidence. Assis devant sa comconsole, il étudiait un rapport et ne releva les yeux qu’après le départ du majordome venu accompagner son visiteur. — Alors, Miles, que signifie tout ce… Dieu du ciel ! L’Empereur se redressa dans son fauteuil et haussa les sourcils devant le petit homme planté face à lui, en uniforme havane, la poitrine bardée de décorations. — Je ne crois pas t’avoir jamais vu dans la peau d’un seigneur Vor de propos aussi délibéré. Que me vaut cet honneur ? Miles décida de ne pas tourner autour du pot. — "Propos délibéré" est une litote, Gregor. Je suis prêt à parier mes yeux d’Horus de la SécImp ou ce que tu veux, que le problème d’Illyan est plus grave qu’Haroche ne veut bien le laisser entendre. Gregor hocha lentement la tête. — Ses rapports sont très… lapidaires. — Ah. Tu as remarqué aussi, hein ? Et Haroche t’aurait-il par hasard informé du fait qu’Illyan demande régulièrement à me voir ? — Non. C’est vrai ? Et comment le sais-tu, d’abord ? — Je l’ai appris de… comment dit-on ? d’une source anonyme digne de confiance. — Digne de confiance ? Jusqu’à quel point ? — Imaginer que cette personne ait pu me raconter des bobards serait attribuer une imagination tordue à quelqu’un que je juge d’une honnêteté frisant parfois l’étroitesse d’esprit. Et en plus, il n’aurait aucune raison de le faire. — Mmh… D’après ce que je sais, Illyan est en ce moment… disons, pour être franc, qu’il est en proie à un dangereux délire. Il exige des choses tout à fait déraisonnables. Un raid sur le Moyeu de Hegen pour repousser une invasion imaginaire, par exemple… — Imaginaire aujourd’hui. Mais elle a été réelle, à une époque. Tu y étais. — C’était il y a dix ans. Qui te dit que ce n’est pas une simple hallucination ? — Comment veux-tu que je le sache, puisque je n’ai pas été autorisé à le voir ? Personne, d’ailleurs. Tu as sûrement eu des nouvelles de Lady Alys… — Euh… oui. — Haroche m’a viré à deux reprises. Ce matin, il m’a menacé de me faire neutraliser si je continuais à lui casser les pieds. — Ah oui ? Et que faisais-tu, pour le pousser à de telles extrémités ? — Tu peux lui demander de te confier l’enregistrement de notre dernière conversation. Je suis sûr que ça l’amuserait. Non, sérieusement, Gregor… J’ai le droit de voir Illyan. Pas en tant qu’ex-subordonné, mais comme le fils de mon père. Une obligation Vor qui contourne la hiérarchie militaire de la SécImp pour revenir par une autre porte. J’ai l’impression que… Il haussa les épaules. — En fait, je ne sais pas. Mais je refuse de rester assis à me tourner les pouces en attendant qu’on daigne me donner des nouvelles au compte-gouttes. — Tu penses qu’il y a quelque chose de louche ? — Pas nécessairement… Mais la bêtise peut quelquefois être aussi dangereuse que la malveillance. Si cette crise ressemble un tant soit peu à ma cryoamnésie, Illyan doit vivre un véritable enfer. Tu te sens perdu à l’intérieur de ta propre tête… Jamais je n’ai été plus seul qu’à ce moment. Et je ne voyais personne, moi non plus, jusqu’à ce que Mark force la porte. Dans le meilleur des cas, la maladresse d’Haroche est à mettre sur le compte de son inexpérience, et alors il faut gentiment, ou peut-être pas si gentiment que ça, le remettre sur les rails. Au pire… la possibilité d’un sabotage délibéré a dû te traverser l’esprit aussi, j’imagine. Même si tu ne m’en parles pas beaucoup. Gregor s’éclaircit la gorge. — Haroche m’a demandé de ne pas en discuter avec toi. Miles haussa les sourcils. — Ah. Je vois. Il a fini par lire mon dossier, hein ? — J’en ai bien peur. Il est pétri de principes très rigides en ce qui concerne la loyauté. — Oui, eh bien… ce ne sont pas ses principes que je remets en cause. C’est son jugement. Je veux avoir l’autorisation d’entrer, Gregor. — Pour voir Illyan ? Je peux toujours en donner l’ordre. À mon avis, il est temps de bouger, en effet. — Non. Je veux plus que ça. Il faut que j’aie accès à toutes les données, médicales et autres, relatives à cette affaire. Je veux être en mesure de contrôler. — Ça ne plaira pas à Haroche. — Il risque de se faire tirer l’oreille, c’est sûr. Et je ne pourrai pas t’appeler toutes les cinq minutes pour que tu l’obliges à coopérer. Il faut que je sois investi d’une autorité indiscutable. Je veux que tu m’adjoignes un Auditeur Impérial. — Quoi ? — Même la SécImp doit s’incliner devant un Auditeur. Il peut légalement requérir n’importe quoi, et Haroche et tous les autres n’auront qu’à filer doux. Un Auditeur s’exprime par ta Voix. Ils seront obligés d’obtempérer. Tu ne peux nier que cette affaire est assez importante pour justifier la présence d’un Auditeur. — Non, en effet, mais… que chercherais-tu, d’abord ? — Si je le savais, je n’aurais pas besoin de chercher. Ce que je ressens, c’est que… qu’il y a quelque chose qui cloche. Je ne sais pas. Je dois savoir… — Et tu as pensé à un Auditeur particulier ? — Hmm… je pourrais avoir Vorhovis ? — Mon bras droit. — Je sais. Je crois qu’avec lui ça se passerait bien. — Malheureusement, il est en route pour Komarr. — Oh. Rien de grave, j’espère ? — Non. Il accompagne Lord et Lady Vorobyev pour les aider à conclure les arrangements avec l’oligarchie komarrane en vue de mon mariage. C’est un diplomate hors pair. — Mmh. Miles hésitait. Quand l’idée d’un Auditeur lui était venue, c’est à Vorhovis qu’il pensait. — Vorlaisner, Valentine et Vorkalloner sont un peu trop… conservateurs. — Tu crains qu’ils ne prennent le parti d’Haroche contre toi ? — Plus ou moins, oui. Une lueur malicieuse s’alluma dans les yeux de Gregor. — Il y a toujours le général Vorparadijs. — Oh, s’il te plaît… Gregor se frotta pensivement le menton. — Nous allons au-devant d’un problème, si tu veux mon avis. Quel que soit l’Auditeur que je t’adjoindrai, il y a environ une chance sur deux que tu sois de retour ici le lendemain matin pour m’en demander un deuxième afin de contrôler le premier. En fait, ce n’est Pas un Auditeur qu’il te faut, mais un bouclier pour protéger tes arrières pendant que tu fais ta propre enquête. — Euh… oui, possible. Je ne sais pas. Finalement, Vorparadijs sera peut-être très bien… Cette idée le déprima. Il baissa la tête en soupirant. — Un Auditeur, reprit Gregor, n’est pas seulement ma Voix. Il est aussi mes yeux et mes oreilles. Il écoute pour moi. Il sonde. Il va dans les endroits où je ne peux pas me rendre. Mais attention… ce n’est pas un robot. Il doit être capable d’indépendance d’esprit afin de me fournir des rapports d’une objectivité irrécusable. Un imperceptible sourire étira ses lèvres. — Or, tu es l’esprit le plus indépendant qu’il m’ait jamais été donné de rencontrer. Miles eut la sensation que son cœur s’arrêtait. Gregor n’envisageait tout de même pas de… — Je pense, dit Gregor, que nous gagnerons du temps si je te nomme directement Auditeur Suppléant. Avec les limitations habituelles à l’autorité d’un Neuvième Auditeur. Quoi que tu fasses devra, au minimum avoir un vague rapport avec l’affaire que je t’aurai assignée, en l’occurrence le problème d’Illyan. Il n’est pas dans ton pouvoir d’ordonner des exécutions, et dans l’éventualité, peu probable, où tu déciderais de procéder à des arrestations… eh bien, j’apprécierais qu’elles soient étayées de preuves suffisantes pour qu’un tribunal puisse condamner les coupables. L’enquête d’un Auditeur Impérial se doit d’être menée avec un certain… décorum, et avec le plus grand soin. — Tout ce qui vaut la peine d’être fait doit être bien fait, dit Miles, citant sa mère. Ses yeux devaient être aussi brillants que les boutons de son uniforme. Il avait l’impression d’avoir des braises dans les orbites. Gregor sourit. Il connaissait la citation, lui aussi. — Exactement. — Mais… Haroche va se douter que c’est du bluff. La voix de l’Empereur se fit très douce. — Dans ce cas, Haroche commettra une dangereuse erreur. La lenteur de ces investigations ne me plaît pas non plus. Mais à moins de me rendre moi-même sur place, je ne voyais pas comment m’y prendre pour savoir ce qui se passe réellement. À présent, je sais. Etes-vous satisfait, Lord Vorkosigan ? — Tu ne peux pas imaginer à quel point. J’ai subi la hiérarchie pendant treize ans. Tu as l’impression de valser avec un éléphant… C’est lent, c’est lourd… et tu risques à tout moment d’être écrasé comme une crêpe. Alors tu penses… pouvoir, pour une fois, rien qu’une fois, danser sur le dos de ce foutu pachyderme, et non plus entre ses pattes… — Je me disais bien que ça te plairait… — Me plaire ? Tu veux dire que ce sera carrément orgastique, oui !… — Pas d’emportement, Miles, dit Gregor, amusé. Miles se ressaisit. Il avait du mal à ne pas grimper aux rideaux… — Non, tu as raison. Je crois que… tout se passera bien. J’accepte l’office dont vous me chargez, mon seigneur lige. Gregor appela son majordome et l’envoya chercher, dans le coffre de la Résidence, une chaîne symbolique d’Auditeur ainsi que le sceau électronique qui allait de pair. — Il est de tradition qu’un Auditeur arrive à l’improviste pour sa première visite, remarqua Miles tandis qu’ils attendaient. Ce qui fait certainement tout le charme de leur fonction… — Je les ai toujours soupçonnés d’en retirer énormément de plaisir, en effet. — Par contre, je n’apprécierais pas d’être neutralisé en franchissant le portail. Tu ne crois pas que tu devrais appeler Haroche pour lui annoncer ma venue ? — Tu es sûr de le vouloir ? — Mmh… à la réflexion, non. — Dans ce cas… respecte la tradition. Et qui vivra verra… Miles l’observa avec suspicion. — J’ai l’impression d’entendre ma mère, quand tu dis ça. Que sais-tu que j’ignore ? — Je suis certain d’être encore moins informé que toi, mais… j’ai réfléchi, pour Haroche. Je l’ai observé. À part cette histoire avec Illyan, où il déraille un peu du fait d’une inquiétude elle-même légitime, il semble s’acquitter plutôt bien de ses nouvelles responsabilités. Si Illyan… ne se rétablit pas, je devrai tôt ou tard prendre la décision de le confirmer dans ses fonctions, ou de désigner quelqu’un d’autre. Je suis donc curieux de voir de quel bois il est fait. Ton intervention va me permettre de le tester à plusieurs niveaux. — Dois-je comprendre que tu veux lui donner une occasion de se planter ? — Si ça doit se faire, autant que ce soit tout de suite. Miles grimaça. — Et ça marche dans l’autre sens, je suppose ? Tu me donnes aussi une chance de me ramasser ? Un très léger sourire apparut sur les lèvres de Gregor. — Disons que… une vue panoramique du problème risque d’être très révélatrice. J’avoue avoir moi aussi envisagé le sabotage, quant à Illyan. — Ah oui ? — Mais dans ce cas, la crise d’Illyan aurait dû être aussitôt suivie d’une offensive d’une sorte ou d’une autre. La confusion qui y a succédé y aurait été propice. — Ou, mieux encore, l’offensive aurait pu précéder la crise, renchérit Miles. — Tout à fait. Or, il ne s’est rien passé d’extraordinaire en dehors de la… maladie d’Illyan ? De son invalidité ? Je ne sais pas trop comment l’appeler. — Je préfère « invalidité ». « Maladie » implique une cause interne. « Blessure » une cause externe. Pour l’instant, on ne peut utiliser ni l’un ni l’autre avec certitude. — En effet. Donc, en dehors de l’invalidité d’Illyan, il n’est rien arrivé d’anormal. — De la destruction d’Illyan. — C’est noté. À moins que le mobile ne soit quelque chose comme… une vengeance personnelle qui se satisferait d’un coup unique. — Aurais-tu par hasard commencé à dresser une liste de suspects potentiels ? Miles leva les yeux au ciel. — Si on considère les motivations personnelles en plus des motivations politiques, tout le monde, à un moment ou un autre, a eu quelque chose à reprocher à la SécImp au cours de ces trente dernières années. N’importe qui peut ruminer depuis des lustres une vieille rancœur hors de proportion avec l’offense d’origine. Si je prends le problème par ce bout-là, je vais m’enfoncer dans des sables mouvants. Je préfère commencer par la biochip. Au moins, il n’y en a qu’une. Il se racla la gorge. — Euh… On n’a toujours pas réglé la question des neutraliseurs à la porte d’entrée. Je n’avais pas eu l’intention de retourner tout seul à la SécImp. J’avais pensé avoir un Auditeur pour me tenir la main. À défaut d’un de ces superbes amiraux en retraite, j’aimerais avoir un témoin. En fait, je trouve qu’un assistant me serait très utile. Quelqu’un à qui je puisse me fier, et toi aussi, et qui serait habilité à accéder aux secrets mais sans pour autant appartenir à la hiérarchie de la SécImp. Gregor acquiesça avec curiosité. — Tu as quelqu’un en tête ?… — Bon Dieu ! s’exclama Ivan en contemplant Miles. C’est pour de vrai ? Du doigt, il toucha la lourde chaîne d’or d’Auditeur suspendue au cou de son cousin et dont les épais maillons reliaient des plaques d’émail où étaient enchâssées les armes de la Maison Vorbarra. Elle descendait en V profond sur le torse de Miles qui estimait son poids à plus d’un kilo. Le sceau électronique en or, au centre, portait également le blason de Gregor. — Tu veux essayer de le dépiauter pour manger le chocolat ? ironisa Miles. L’air ahuri, Ivan se tourna vers Gregor. L’Empereur, assis sur un coin du bureau de la comconsole, balançait négligemment une jambe. — Quand l’homme d’armes de Gregor a débarqué au Q. G. pour m’arracher à mon boulot, j’ai cru que la Résidence était en feu, ou que ma mère avait eu une crise cardiaque… enfin, quelque chose dans le genre. Mais c’était seulement toi, Miles ? — Pour toi, ce sera Seigneur Auditeur Miles. Du moins pour la durée de la mission. Ivan en appela de nouveau à Gregor. — Dis-moi que c’est une blague… Gregor secoua la tête. — Non. C’est on ne peut plus réel. Un Auditeur est exactement ce qu’il me faut. Je… ou plutôt, si je dois m’exprimer en langage officiel – Nous ne sommes pas satisfait du déroulement de l’enquête. Ainsi que tu le sais, un Auditeur Impérial peut demander tout ce qu’il veut. Et la première chose qu’il a souhaitée est un assistant. Félicitations. Ivan eut un reniflement désabusé. — Il veut surtout un baudet pour porter ses bagages, alors tout naturellement il a pensé à moi. Très flatteur. Merci, Seigneur Auditeur Miles. Je ne doute pas une seconde que cette mission sera une véritable partie de plaisir. — Ivan, dit Miles avec sérieux, nous allons contrôler la façon dont la SécImp s’occupe de l’invalidité d’Illyan. J’ignore encore quel genre de bagages je te demanderai de porter pour moi, mais il y a des chances que ce soit du matériel hautement explosif. J’ai besoin d’un baudet auquel je peux accorder une confiance aveugle. — Oh… L’ironie disparut du visage d’Ivan. Il se redressa. — Illyan… Eh bien, ce n’est pas trop tôt. Il était temps que quelqu’un mette les pieds dans le plat. Ma mère va être ravie. — Je l’espère, dit Gregor avec sincérité. Un petit sourire plissa les yeux d’Ivan. — Miles, je dois reconnaître que ce collier de chien te va comme un gant. J’ai toujours pensé que ça ne te ferait pas de mal d’être tenu en laisse, de temps en temps… Martin, sur les ordres de Miles, arrêta cette fois la voiture devant l’entrée principale de la SécImp. Miles laissa descendre les deux hommes d’armes en livrée que Gregor lui avait prêtés, puis leur fit signe de l’encadrer alors qu’il approchait des sentinelles. Ivan, fasciné par la mise en scène, fermait la marche. Miles fit en sorte que l’identité d’Ivan et de ses deux gorilles soit vérifiée en premier. — Bonjour, messieurs, dit-il d’un ton cordial aux deux gardes dès que la lumière verte se fut allumée pour leur laisser le passage. Les deux hommes l’observèrent avec circonspection. Miles se concentra sur le sergent. — Soyez aimable de prévenir le général Haroche que l’Auditeur Impérial vient d’arriver. Je requiers et j’exige qu’il vienne en personne m’accueillir ici même. Séance tenante. — Ce ne serait pas vous qu’on a flanqué dehors ce matin ? s’enquit le sergent, dans ses petits souliers. — Pas exactement, non, dit Miles avec un mince sourire. J’ai subi quelques transformations, depuis. Il retourna ses mains vides devant le gradé. — Notez bien, je vous prie, que je n’essaie pas de franchir ces grilles. Ainsi, vous n’aurez pas à choisir entre désobéir à un ordre direct et commettre un acte de trahison. Il faut à peu près quatre minutes pour venir du bureau du chef de la SécImp jusqu’ici. À ce moment-là, votre problème sera résolu. Le sergent se retira dans sa guérite. Miles le vit qui transpirait en parlant nerveusement dans son com. Quand il ressortit, Miles regarda son chrono avec ostentation. — Les dés sont jetés, murmura-t-il. Et qui vivra verra, comme dirait Gregor… Ivan, silencieux, se mordait la lèvre. Finalement, des uniformes apparurent précipitamment sur les marches mouillées de l’entrée principale du bâtiment. Haroche descendit, suivi de son larbin – l’ex-secrétaire d’Illyan. — Quatre minutes vingt-neuf secondes, marmonna Miles à Ivan. Pas mal. — Je peux aller vomir derrière les buissons ? demanda Ivan en voyant le représentant du pouvoir suprême de la SécImp fondre sur eux. — Non. Arrête de penser en subordonné. Miles, en position réglementaire de repos, attendit qu’Haroche, essoufflé, s’arrêtât devant lui. Il s’autorisa un bref instant de pure félicité devant l’expression qui se peignit sur le visage du général, puis l’écarta de son esprit. Il aurait tout loisir de s’en délecter plus tard. Pour l’instant, seul comptait Illyan. — Bonjour, général. — Vorkosigan. Je vous avais averti de ne plus remettre les pieds ici. — Mauvaise réponse, rétorqua Miles d’un ton menaçant. Essayez encore. Haroche avisa la chaîne qui décorait le torse de Miles. Bien qu’il reconnût les deux hommes d’armes de Gregor qui flanquaient son visiteur, il secoua la tête avec incrédulité. — Ce n’est pas vrai, dit-il d’une voix étranglée. — La peine encourue pour la contrefaçon des lettres de créance d’un Auditeur Impérial est la mort, déclara froidement Miles. Il pouvait presque entendre les rouages cliqueter dans la tête d’Haroche. D’interminables secondes s’écoulèrent avant que le général se ressaisît. — Mon seigneur Auditeur, gargouilla-t-il. Miles inclina la tête. — Merci. Voilà. Les rôles étaient désormais distribués. Ils allaient pouvoir passer à la scène du premier acte. — Mon maître impérial Gregor Vorbarra requiert et exige que je procède à l’Audit de la situation dans laquelle se trouve actuellement la Sécurité Impériale. Je requiers et j’exige votre pleine et entière coopération durant cette enquête. Pouvons-nous poursuivre dans votre bureau ? Une faible lueur ironique s’alluma dans les yeux d’Haroche. — Je crois que c’est en effet préférable… mon seigneur Auditeur. Miles fit signe à Martin de raccompagner ses deux gardes du corps à la Résidence Impériale et précéda Haroche dans le bâtiment. L’air filtré du bureau d’Illyan était chargé de souvenirs. Miles y était venu des centaines de fois pour y recevoir des ordres ou faire un rapport. Il y avait été fasciné, exalté, mis au défi. Il y avait éprouvé le triomphe, l’épuisement, parfois l’échec, et même la souffrance. Cette pièce avait été le centre à partir duquel sa vie avait rayonné. Il ne subsistait désormais plus rien de tout cela. Miles se retrouvait dans la même position qu’autrefois, face au bureau d’Illyan, mais l’autorité avait changé de camp. Il avait intérêt à se surveiller, les vieux réflexes ont la peau dure. Haroche alla chercher l’une des chaises alignées contre le mur latéral et l’offrit à Miles ; un instant plus tard, Ivan en prit une à son tour et vint s’asseoir à côté de Miles. Haroche se laissa tomber dans le fauteuil d’Illyan, posa les mains sur le verre noir du bureau et attendit, l’air circonspect. Miles se pencha, pressa ses doigts sur la surface froide. — Bien. Ainsi que vous l’avez sans doute compris, Gregor n’est pas du tout satisfait des mesures prises en ce qui concerne Illyan. Voici ce que je veux : d’abord, une visite à Illyan. En second lieu, une conférence avec tout le personnel médical qui s’occupe de lui. Chacun devra apporter toutes les informations réunies à ce jour, et être prêt à me briefer. Après cela… je prendrai les décisions qui s’imposent. — Vous avez, par force, mon entière coopération, mon seigneur Auditeur… — Vous pouvez laisser tomber les formalités, maintenant, Haroche. –… mais vous me placez devant un dilemme. Et un risque de crise cardiaque, espéra Miles méchamment. Mais non, ce n’était pas le moment de donner libre cours à son animosité personnelle. — Ah oui ?… — Il était, et il est toujours, prématuré d’accuser quiconque de sabotage quant à la crise d’Illyan avant que l’origine n’en soit scientifiquement déterminée. Ce serait pour le moins… ennuyeux, au cas où la cause se révélerait naturelle. — J’en suis tout à fait conscient. — Oui… bien sûr. Mais je ne peux m’empêcher de penser avec un temps d’avance. En fait, c’est mon job. J’ai donc une courte liste que je garde sous le coude en attendant d’éventuelles informations qui pourraient me conforter dans le choix des noms qui y figurent. — Pourquoi courte ? — Illyan a toujours divisé ses listes en deux catégories : les courtes et les longues. Un tri préliminaire, en quelque sorte. Le système m’a paru bon, et je l’ai conservé. Le problème, c’est que, sur ma courte liste, vous êtes inscrit en très bonne place. — Oh… Soudain, l’obstructionnisme d’Haroche prenait tout son sens. — Et à présent, vous avez fait en sorte de devenir intouchable, ajouta Haroche. — Je vois… C’était précisément le genre de suspicion humiliante qu’il avait redoutée en volant au secours d’Illyan. Eh bien… Tant pis ! Ils se fixèrent un instant avec gravité. — Vous comprendrez par conséquent que je répugne à vous laisser rencontrer Illyan, de crainte que ce ne soit pour vous l’occasion de porter un second coup. Mais il semble que je n’aie pas le choix. Toutefois, je tiens à ce qu’il soit formellement noté que je m’y résous contre mon gré… mon seigneur Auditeur. — C’est noté, répondit Miles, la bouche sèche. Avez-vous un mobile à ajouter sur votre liste ? — N’est-ce pas évident ? Illyan vous a renvoyé, et sans préavis. Il a détruit votre carrière. — C’est Illyan qui m’a permis d’être ce que je suis. Il avait le droit de me détruire. Compte tenu des circonstances – dont Haroche était désormais au courant, ça se voyait dans ses yeux –, il en avait même le devoir. — Il l’a fait après avoir découvert que vous aviez falsifié vos rapports. Un fait patent que j’aimerais également enregistrer en bonne et due forme… mon seigneur Auditeur. Haroche jeta un coup d’œil en direction d’Ivan, dont le visage restait remarquablement inexpressif. Une attitude qu’il avait mis toute sa vie à perfectionner. — Il s’agissait d’un rapport, dit Miles. Un seul. Et Gregor en a déjà été informé. Il sentait le sol se dérober sous son fauteuil. Et dire qu’il avait pris cet homme pour un imbécile. Il perdait pied. Mais il serra les dents pour juguler toute tentation de se défendre, d’expliquer, de s’excuser. Pas question de se laisser dévier de son but. — Je n’ai pas confiance en vous, Lord Vorkosigan. — Désolé, mais il faudra faire avec, Haroche. Je ne peux pas être démis de mes fonctions, sauf par l’Empereur lui-même, ou par un vote du Conseil des Comtes, dans la proportion de trois voix sur quatre, et lors d’une assemblée plénière, ce que vous auriez du mal à organiser. — Je suppose qu’il serait de même inutile d’aller trouver l’Empereur afin de lui demander de désigner un autre Auditeur pour cette affaire. — Vous pouvez toujours essayer. — Mmh. Je crois comprendre. En fait, l’Empereur est mon seul recours, or vous semblez l’avoir déjà gagné à votre cause. Auquel cas tenter de me débarrasser de vous équivaudrait à un véritable suicide professionnel.. — Pour être franc… si j’étais à votre place, je n’abandonnerais pas tant que je ne vous aurais pas totalement mis hors d’état de nuire. Mais si, après ma visite à Illyan, un deuxième coup lui était porté, soyez certain que je calculerais sa trajectoire avec assez de soin pour remonter à sa source à coup sûr. Haroche soupira. — De toute façon, il est trop tôt pour envisager quoi que ce soit. Espérons que les médics diagnostiqueront une cause naturelle à cette crise. Cela court-circuiterait une foule de problèmes. Miles fut contraint d’acquiescer. — Tout à fait d’accord avec vous, général. Ils s’observèrent avec une certaine réserve. Tout bien réfléchi, Miles se sentait plus soulagé que contrarié. Haroche n’avait certes pas mâché ses mots. Mais le franc-parler n’était-il pas préférable aux insinuations vicieuses ? Tout compte fait, il pourrait peut-être travailler avec cet homme. Le regard d’Haroche tomba sur la collection de médailles qui ornaient la tunique de Miles. — Dites-moi, Vorkosigan… est-ce vraiment l’ordre du Mérite Cetagandan ? — On ne peut plus authentique. — Et les autres ? — Je n’ai pas retourné les tiroirs de mon père, si c’est ce que vous me demandez. Tout ce que je porte est dûment consigné dans mes dossiers. Vous êtes sans doute l’un des seuls, sur cette planète, à ne pas devoir vous contenter de ma parole pour unique garantie. — Mmh. Les sourcils d’Haroche se rejoignirent au-dessus de son nez. — Très bien, mon seigneur Auditeur. Procédez à la suite de votre programme. Mais je vous surveillerai. — À votre guise, général. Miles se leva. Ivan l’imita aussitôt et lui emboîta le pas. Alors qu’ils se dirigeaient vers la clinique, Ivan se pencha vers Miles. — Je n’avais encore jamais vu un général assis à son bureau faire des claquettes, murmura-t-il. — J’avais plutôt l’impression qu’on dansait un menuet au beau milieu d’un champ de mines. — En attendant, je ne regrette pas d’être venu. Voir le petit amiral passer à l’offensive valait le jus. Miles faillit se faire un croche-pied. — Hein ?… — Quoi ? Ce n’était pas voulu ? s’étonna Ivan. À part l’accent betan, tu étais tout à fait dans la peau de Naismith. Lancé à fond la caisse, tu tirais à bout portant. Pas de quartier. Les observateurs innocents avaient intérêt à planquer leurs miches. Mais tu vas me dire que la peur est bénéfique, que ça nettoie les artères, ou quelque chose comme ça… Les décorations de l’amiral Naismith opéraient-elles comme une sorte de talisman, pour lui ? Miles n’avait pas le temps, dans l’immédiat, de s’attarder sur les implications de cette éventualité. — Tu te considères comme un observateur innocent ? demanda-t-il d’un ton léger. — Dieu sait que je m’y efforce, soupira Ivan. La clinique qui, avec le laboratoire médico-légal, occupait un étage entier du bâtiment, était elle aussi chargée d’odeurs familières. Et déplaisantes. Miles fronça le nez. Il avait passé beaucoup trop de temps, ici, au fil des ans. Depuis son premier séjour pour pneumonie causée par une hypothermie jusqu’à ses plus récents examens médicaux, ceux qui l’avaient déclaré apte à accomplir la mission de sauvetage du malheureux Vorberg. Les odeurs d’éther lui donnaient la nausée. Toutes les chambres privées, sauf une, étaient inoccupées. Les portes ouvertes laissaient voir des pièces sombres et impersonnelles. Un garde en uniforme vert était de faction devant la seule porte fermée. Un colonel avec des galons de médecin surgit au côté de Miles qui s’apprêtait à entrer. — Mon seigneur Auditeur, dit-il, essoufflé, je suis le Dr Ruibal. En quoi puis-je vous être utile ? Ruibal avait un visage rond et rougeaud avec des sourcils broussailleux qui, pour le moment, se rejoignaient en accent circonflexe sur son front. — Parlez-moi d’Illyan. Non, conduisez-moi plutôt jusqu’à lui. Nous parlerons après. — Par ici, mon seigneur. Le médecin fit signe au garde de s’écarter et précéda Miles dans la chambre sans fenêtres. Illyan était couché sur le dos, un drap remonté jusqu’à la taille. Des liens lui entravaient les poignets et les chevilles. Il respirait avec difficulté. À cause des sédatifs ? Il avait les yeux ouverts, mais son regard semblait incapable de se fixer. Une barbe de plusieurs jours bleuissait ses joues d’ordinaire rasées de près. La pièce empestait la sueur froide. Et pis encore. Miles avait passé une semaine à se battre pour arriver ici. À présent, il devait se faire violence pour ne pas s’enfuir en hurlant. — Pourquoi cet homme est-il nu ? demanda-t-il au colonel. Est-il incontinent ? — Non, répondit Ruibal. C’est pour les examens, les interventions… — Quels examens ? Je ne vois ni tubes, ni sondes, ni machines… — Pour l’instant, en effet, il n’y en a aucun en cours. Mais c’est un patient difficile. L’habiller, le déshabiller… et le reste n’est pas de tout repos pour le personnel. Pas besoin de dessin. Le garde, devant la porte, arborait un superbe œil au beurre noir et Ruibal lui-même avait la lèvre fendue. — Mmh… je vois. La poitrine oppressée, il s’approcha du lit et s’agenouilla devant Illyan. — Simon ?… Illyan tourna son visage vers lui. Les yeux vitreux s’éclaircirent, se fixèrent soudain. — Miles ?… Miles !… Dieu merci, vous êtes venu ! Sa voix se fit pressante. — Dites-moi… Avez-vous pu sauver la femme de Lord Vorvane et ses enfants ? Le Commodore Rivek, du secteur Quatre, s’en arrache les cheveux… Miles reconnut la mission. Elle datait de près de cinq ans. Il s’humecta les lèvres. — Oui. Tout est arrangé. On les a sortis de là sains et saufs. Il avait reçu une médaille pour ce boulot. En or. La troisième en partant de la gauche sur sa poitrine. — Bien. Très bien… Illyan soupira, laissa retomber sa tête. Ses yeux se refermèrent un instant, pour se rouvrir soudain. — Miles ! Dieu merci, tu es là ! Il tira sur ses liens, s’impatienta. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Sors-moi de là ! — Simon… Quel jour sommes-nous ? — La veille de l’anniversaire de Gregor. À moins que ce soit aujourd’hui ? Tu es habillé pour. Il faut que je me prépare aussi. — Non, dit Miles. L’anniversaire de l’Empereur est passé depuis plusieurs semaines. Ta biochip est détraquée, Simon. Il faut que tu restes ici jusqu’à ce que les experts déterminent ce qui ne va pas, et la réparent. — Oh… Silence. Quatre minutes plus tard, Illyan posa sur Miles un regard ébahi. — Miles ! Mais que faites-vous ici, bon sang ? Je vous ai envoyé sur Tau Ceti. Pourquoi ne pouvez-vous jamais obéir aux ordres ? — Simon, ta biochip est détraquée, répéta Miles. Illyan hésita. — Quel jour sommes-nous ? Et où suis-je ? Miles répondit patiemment. — Dieu tout-puissant, murmura Illyan. C’est vraiment la poisse… Il resta inerte cinq minutes, au bout desquelles il redressa brusquement la tête. — Miles ! Que faites-vous ici, bon Dieu ? Merde. Il se releva, se détourna un instant d’Illyan. Combien de temps encore pourrait-il supporter cela ? Le Dr Ruibal le regardait avec une fixité presque gênante. — C’est comme ça depuis le début ? s’enquit Miles. Ruibal secoua la tête. — Il y a eu une progression notable et presque… mathématique. Les… comment dire ? les moments de confusion temporelle se sont rapprochés de manière régulière. Le premier jour, j’avais noté six sauts dans le temps. Hier, on en dénombrait six par heure. On en comptait le double, à présent. Miles se retourna vers Illyan. Celui-ci le regarda, et son visage s’éclaira. — Miles ! Que se passe-t-il ? Sans s’énerver, Miles expliqua de nouveau. Il pouvait répéter la même chose, mot pour mot, encore et encore. Illyan ne s’en lasserait pas. Pour la bonne raison qu’il avait oublié cinq minutes plus tard. — Qui êtes-vous ? — Miles. Vorkosigan. — Ne soyez pas stupide. Miles a cinq ans. — Oncle Simon. Regarde-moi… Illyan l’observa avec attention, puis soupira. — Fais attention. Ton grand-père veut te tuer. Ne t’éloigne pas de Bothari. — Ne t’inquiète pas. Je ne le lâcherai pas d’une semelle. Trois minutes plus tard : — Miles ! Que se passe-t-il ? Où sommes-nous ? Miles répéta son laïus. Le garde à l’œil violacé suivait le manège avec intérêt. — Comment se fait-il qu’il vous écoute chaque fois ? dit-il. Nous, il nous croit à peu près une fois sur cinq, pas plus. Le reste du temps, il essaie de nous sauter à la gorge. — Je l’ignore, dit Miles, épuisé. — Miles ! Vorberg t’a enfin trouvé ! — Oui… Oui ? Miles se redressa. — Simon, quel jour sommes-nous ? — Bon sang, je n’en sais rien. Cette saloperie de biochip est complètement déréglée. J’ai de la bouillie dans la tête. Ça me rend fou. Ses doigts se resserrèrent sur la main de Miles. Il la pressa très fort et plongea son regard presque fiévreux dans le sien. — Je ne peux plus le supporter. Si les techs n’arrivent pas à la réparer… jure-moi que tu me trancheras la gorge. Je n’aurai pas la possibilité de le faire moi-même. Ne me laisse pas dans cet état, Miles. Jure-le-moi. Donne-moi ta parole de Vorkosigan ! — Bon Dieu, Simon… Ne me demande pas de te promettre une chose pareille ! — Il le faut. Ne m’abandonne pas. Tu n’as pas le droit de me laisser vivre cet enfer. Jure, Miles. — Je ne peux pas, murmura Miles. Est-ce… pour cette raison que tu as envoyé Vorberg me chercher ? L’expression d’Illyan changea de nouveau. Le désespoir céda la place à l’étonnement. — Qui est Vorberg ?… Ses yeux se firent soupçonneux. — Et qui êtes-vous ? demanda-t-il d’un ton dur en retirant sa main. Miles supporta encore cinq sauts temporels, puis sortit de la chambre. Adossé au mur, il ferma les yeux en attendant que la nausée se dissipe. Son corps fut un moment secoué de tremblements. Ivan, à côté de lui, était plus vert que jamais. Le Dr Ruibal s’approcha, les mains dans le dos. — Vous voyez à quoi nous avons affaire, dit-il. — C’est… indécent. Bien que Miles eût murmuré, Ruibal tressaillit. — Vous allez lui faire prendre une douche. Le raser. Lui donner des vêtements civils propres. Vous trouverez ce qu’il faut dans son appartement, au rez-de-chaussée. Si Illyan avait un aspect plus humain, peut-être que ses gardes cesseraient de le traiter comme un animal. — Mon seigneur, répondit le colonel, mes hommes en ont assez de cracher leurs dents. Mais si vous restez auprès de lui, nous pouvons essayer. Vous êtes le seul, jusqu’à présent, qu’il n’ait pas tenté d’étrangler. — Oui… bien sûr. Miles resta donc. Et, de fait, sa présence exerça un effet lénifiant sur Illyan. Pour une raison toute simple – quelle que fût l’époque où émergeait sa conscience, il trouvait auprès de lui un visage familier. Il en irait sans doute de même avec tous les proches qu’il connaissait depuis longtemps, et qui pourraient lui donner une explication plausible de sa situation. De nouveau vêtu correctement, Illyan, assis sur une chaise, avala le repas qu’un garde lui apporta. Le premier repas depuis plusieurs jours, apparemment, qu’il ne tentait pas de jeter à la tête de ses geôliers. Un officier vint transmettre un bref message à Ruibal qui s’approcha de Miles. — La conférence que vous avez demandée est prête, mon seigneur Auditeur, dit-il avant d’ajouter, presque implorant : Vous reviendrez, après ? — Oh oui. Entre-temps… Le regard de Miles tomba sur Ivan. — Je préférerais monter à poil à l’assaut d’un nid de mitrailleuses plutôt que de rester seul ici, déclara celui-ci avec calme. — C’est noté, dit Miles. En attendant, tiens-lui compagnie jusqu’à mon retour. — Mmmh… Ivan, de mauvaise grâce, s’assit sur la chaise que Miles libéra, à côté d’Illyan. Tandis qu’il emboîtait le pas à Ruibal, Miles entendit la voix d’Illyan, pour une fois plus ironique que stressée : — Ivan, espèce de crétin… Qu’est-ce que tu fais ici ? 17 La salle de conférences de la clinique était bâtie sur le même modèle que toutes les autres de la SécImp où Miles avait passé un nombre incalculable d’heures. Une table noire et ronde supportait un projecteur holovid et un tableau de commande évoquant celui d’un navire de saut. Cinq chaises l’entouraient. Les trois hommes déjà assis se levèrent précipitamment à l’entrée de Miles et de Ruibal. Tous des officiers. Aucun, à part Miles, n’avait de grade inférieur à celui de colonel. Ce qui n’avait rien d’exceptionnel à Vorbarr Sultana. Au Q. G. du Service Impérial, où travaillait Ivan, on faisait des gorges chaudes de ces colonels qui, se plaisait-on à répéter, servaient le café. Miles rectifia mentalement. En fait, non. Il n’était ni au-dessus ni au-dessous d’eux dans la hiérarchie. Il était en dehors. Et pour habitués qu’ils fussent aux généraux et aux amiraux, il était évident que ces officiers rencontraient pour la première fois un Auditeur Impérial. La SécImp avait déjà subi un Audit, cinq ans plus tôt, mais plus traditionnel, car portant sur la comptabilité. Miles, de l’autre côté de la barrière, cette fois, avait dû fournir des explications sur certaines notes de frais extravagantes des mercenaires dendarii. Cette enquête avait eu une dangereuse connotation politique dont Illyan l’avait heureusement protégé. Ruibal lui présenta l’équipe. Lui-même était neurologue. Le Dr Avakli, un contre-amiral, était biocybernéticien. Il appartenait au groupe médical chargé des implants sur les pilotes de saut du Service Impérial, la seule technologie de neurostimulation pratiquée sur Barrayar qui eût quelque ressemblance avec celle qui avait produit la biochip eidétique d’Illyan. Avakli, contrairement à Ruibal, était une sorte de grand échalas osseux, avec un crâne dégarni – une calvitie que Miles espérait due à un bouillonnement intellectuel de haut niveau. Les deux autres hommes, des techs, assistaient Avakli. — Merci, messieurs, dit Miles une fois les présentations terminées. Il s’assit. Les autres l’imitèrent, sauf Ruibal. — Par où souhaitez-vous commencer, mon seigneur Auditeur ? demanda le colonel. — Euh… par le commencement… ? Ruibal se lança dans la description d’une longue liste de tests neurologiques, illustrés par des holovids de tableaux et de diagrammes. — Excusez-moi, l’interrompit Miles après quelques minutes. Je n’ai pas dû me montrer assez clair. Epargnez-moi les données négatives et allez directement aux résultats positifs. Après un bref silence, Ruibal reprit : — En résumé, je n’ai trouvé aucune preuve d’une détérioration neurologique organique. Pour autant que je puisse en juger, les niveaux de stress physiologique et psychologique, dangereusement élevés, seraient un effet plutôt qu’une cause de la dégradation biocybernétique. Miles se tourna vers Avakli. — Etes-vous d’accord avec ce diagnostic ? Avakli acquiesça, bien qu’un pincement de lèvres signalât la possibilité, toujours présente, d’une erreur. Sur un signe de Ruibal, Avakli le remplaça derrière le projecteur holovid. Une carte détaillée de l’architecture interne de la biochip apparut sur le plateau. Miles fut soulagé. Il avait craint que la notice descriptive n’en ait été perdue quelque part dans les archives médicales de la SécImp, mais l’équipe semblait au contraire très documentée sur le sujet. La biochip était en elle-même un sandwich de couches moléculaires organiques et inorganiques de cinq centimètres de long sur sept de large, épais d’un demi-centimètre, placé verticalement entre les deux lobes cervicaux d’Illyan. À côté du fouillis de connexions neurologiques qui y étaient rattachées, le casque d’un pilote de saut aurait eu l’air d’un jouet. Toute la complexité du système paraissait résider non dans le stockage des données sous forme protéinique, mais dans le système d’extraction de l’information. — Donc, le… la détérioration est-elle limitée aux parties organiques, ou inorganiques ? Ou aux deux ? demanda Miles. — Presque certainement organiques, répondit Avakli. Le biocybernéticien était de ces scientifiques qui ne s’engagent jamais à la légère, songea Miles. — Malheureusement, poursuivit Avakli, il n’avait jamais été prévu que cette biochip puisse être déchargée de ses données. Compte tenu du but initial de la biochip – un dépôt d’informations ultrasecrètes pour l’Empereur Ezar –, c’était dans l’ordre des choses. Le contraire aurait même été surprenant. Miles hocha la tête, pensif, puis fronça les sourcils. — J’ai eu l’impression que la biochip travaillait en parallèle avec la mémoire cérébrale originelle d’Illyan. Mais elle ne la remplace pas, n’est-ce pas ? — En effet, mon seigneur. L’input neurologique est simplement copié des nerfs sensoriels, et non complètement détourné. Les sujets ont apparemment des mémoires duelles de toutes leurs expériences. Ce qui semble avoir constitué le facteur déterminant de la prédisposition à la schizophrénie iatrogène qui s’est par la suite déclarée. Une sorte de défaut intrinsèque de conception, non pas tant de la biochip que du cerveau humain. Ruibal manifesta poliment par un léger raclement de gorge son désaccord de nature théorique, voire théologique. Avakli se lança ensuite dans l’exposé très technique de trois solutions éventuelles pour extraire certaines informations de la biochip. Toutes paraissaient bancales et promettaient des résultats plus qu’incertains. Avakli lui-même se montrait sceptique. La plupart d’entre elles impliquaient de longues heures de délicate microchirurgie. Le front de Ruibal restait obstinément plissé. — Et que se passe-t-il si l’on ôte la biochip ? demanda Miles. — Elle s’autodétruit. Elle a, semble-t-il, été conçue ainsi pour prévenir toute tentative de… vol. Miles imagina des espions attaquant Illyan, lui ouvrant le crâne, emportant la biochip, le laissant pour mort… Il n’était sûrement pas le premier à l’envisager. Ezar avait bâti son règne sous le signe de la paranoïa. — Elle n’a jamais été conçue pour être ôtée intacte de sa matrice organique, poursuivit Avakli. Les chances de récupérer des données cohérentes sont très minces. — Et si on la laisse en place ? — La dissociation de la chaîne protéinique ne manifeste aucun signe de ralentissement. En d’autres termes, la biochip devient de la bouillie dans la tête d’Illyan. D’ailleurs, l’un de vous, messieurs, a de toute évidence prononcé cette expression devant le patient… L’un de ses assistants eut l’honnêteté de piquer du nez. — Amiral Avakli, demanda Miles, quelles sont, selon vous, les raisons les plus plausibles de la détérioration de cette biochip ? Le biocybernéticien enfonça ses mains dans les poches de sa blouse. — Par ordre de probabilité, je dirais… la sénescence, c’est-à-dire le processus de vieillissement qui enclenche une autodestruction, ou bien une sorte d’attaque chimique ou biologique. Il faudrait cependant que je puisse l’examiner pour prouver la seconde hypothèse. — Mais il n’est pas question de l’ôter, de la réparer et de la réinstaller ?… — C’est difficilement envisageable. — Et vous ne pouvez pas non plus la réparer in situ sans connaître la cause de la détérioration, que vous ne pouvez déterminer sans l’ôter pour l’examiner – ce qui la détruirait. Avakli hocha la tête avec fatalisme à l’énoncé de ce cercle vicieux. — La réparation est irréalisable, j’en ai bien peur. J’ai donc concentré mes efforts sur la création d’un programme de récupération des données. — En fait, dit Miles, vous n’avez pas compris ma question initiale. Qu’arriverait-il à Illyan si l’on ôtait la biochip ? Avakli se tourna vers Ruibal, se déchargeant sur lui de ce problème épineux. — Nous ne pouvons pas nous prononcer avec certitude, dit prudemment le neurologue. — Ne pouvez-vous émettre certaines suppositions raisonnables ? Se retrouvera-t-il par exemple soudain projeté à l’âge de vingt-sept ans ? — Non, je ne le pense pas. Un retrait pur et simple de la biochip, sans que l’on cherche à la sauver, constituerait en fait une opération relativement simple. Mais le cerveau est quelque chose de très complexe. Nous ignorons, en l’occurrence, dans quelle mesure la biochip en a, en trente-cinq ans, modifié les fonctions internés. Et puis, n’oublions pas l’élément psychologique… La personnalité d’Illyan, qui s’est bâtie afin de travailler avec cette biochip – et sans sombrer dans la folie – sera automatiquement fragilisée. — Comme une jambe qui s’atrophie lorsqu’on s’appuie trop longtemps sur une béquille ? — Peut-être. — Pour nous résumer, la détérioration au niveau de l’intellect sera-t-elle négligeable ? importante ? irrémédiable ?… Pour toute réponse, Ruibal haussa les épaules en soupirant. — Et a-t-on réussi à localiser des spécialistes de cette technologie obsolète dans la galaxie ? — Pas encore, dit Ruibal. La recherche peut prendre plusieurs mois. — Au terme desquels, si j’ai bien compris, la biochip sera réduite à une flaque gélatineuse et Illyan aura définitivement perdu la raison – ou la vie. — C’est à peu près cela, mon seigneur, dit Avakli. — Alors pourquoi n’a-t-on pas encore foutu en l’air cette saloperie de biochip ? — Nos ordres, mon seigneur, étaient de la sauver, ou du moins de récupérer le plus possible de données. Miles se massa les tempes. — Pourquoi ? dit-il enfin. Avakli haussa les sourcils. — J’imagine que ces informations sont vitales pour la SécImp et l’Imperium. — Ah oui ? Miles se pencha, le doigt pointé sur le cauchemar biocybernétique suspendu devant ses yeux au-dessus de la table. — Le but de cette biochip, dit-il en indiquant la carte, n’a jamais été de transformer Illyan en surhomme. C’était tout juste un jouet pour l’Empereur Ezar qui avait envie d’avoir une caméra vidéo à sa disposition. Il faut reconnaître qu’Illyan a bien profité de l’aura d’infaillibilité que cela lui a conférée. Il s’en servait pour terroriser les gens, mais c’était un leurre, et lui le savait même si les autres l’ignoraient. « La biochip n’a rien à voir avec la direction de la SécImp, en fait. Illyan a été nommé à ce job parce qu’il était auprès de mon père le jour où les forces armées de Vordarian ont assassiné son prédécesseur, et que mon père avait toute confiance en lui. Au beau milieu d’une guerre civile, il n’avait pas le temps de passer une petite annonce. Illyan est le meilleur chef que la SécImp ait jamais connu au cours de l’histoire, mais sa biochip est sans doute la moindre de ses qualités, termina-t-il dans un murmure. Avakli et Ruibal étaient penchés sur la table pour l’entendre. Miles s’éclaircit la voix et se redressa. — Il n’y a que quatre catégories d’informations, dans cette biochip : ancienne et obsolète. Actuelle, et donc conservée également sur un autre support, matériel celui-là – Illyan a toujours eu présent à l’esprit le fait qu’il pouvait ou qu’on pouvait le faire disparaître à tout instant et le remplacer au pied levé par Haroche ou quelqu’un d’autre. Ensuite il y a les informations personnelles qui ne servent à personne qu’à lui, et encore… Trente-cinq ans de douches, de repas, de grattage de papier. Peu d’ébats sexuels, à mon avis, mais beaucoup de mauvais romans et d’émissions holovid. Tout est là, mot pour mot. Mille fois plus considérable que le reste. Enfin, quelque part entre ces millions d’images, peut-être une douzaine de secrets brûlants qu’il est le seul à connaître. Et qui ne devront jamais être divulgués, de toute façon. — Que voulez-vous que nous fassions, mon seigneur Auditeur ? demanda Ruibal, rompant le silence pesant qui s’installait après le monologue de Miles. Tu voulais l’autorité. Eh bien, tu l’as, mon vieux… Miles soupira. — Je dois encore parler à une autre personne. Entretemps… préparez ce qu’il faut en vue de l’extraction de la biochip. Le matériel, bien sûr. Mais aussi le personnel. Je veux le meilleur microchirurgien qui soit. Qu’il vienne de la SécImp ou de l’extérieur. — Quand devrons-nous commencer, mon seigneur ? — J’aimerais que tout soit terminé d’ici deux heures. Miles pressa ses mains sur la table et se leva. — Merci, messieurs. La séance est close. Il appela Gregor sur une comconsole protégée dans un des bureaux de la clinique. — Tu as trouvé ce que tu voulais ? demanda l’Empereur. — Je n’ai rien voulu de tout ça. Mais j’ai progressé. Tu ne seras sûrement pas surpris d’apprendre que le problème ne réside pas dans le cerveau d’Illyan, mais dans cette saloperie de biochip. Toutes les cinq minutes, elle lui balance des souvenirs d’une précision diabolique qui le parachutent n’importe où dans le passé. C’est abominable. La raison est inconnue, la réparation impossible, l’extraction détruira les données qu’elle contient encore et la laisser en place détruira Illyan. Tu vois où ça nous mène… Gregor hocha la tête. — Extraction. — C’est ce qui semble le plus indiqué, oui. L’opération aurait dû… sinon être déjà faite, du moins envisagée et préparée. Le problème est que… Illyan n’est pas en condition de consentir à l’intervention. — Je vois. — Ils ignorent de plus les risques encourus. Une guérison complète ou partielle, des modifications de la personnalité, de l’intellect… On navigue en plein brouillard. En bref, il ne faut pas t’attendre avec certitude à récupérer ton chef de la Sécurité Impériale. — Je vois, répéta Gregor. — Bon, autre chose. Y aurait-il des informations particulières sur cette biochip que j’ignore et que tu voudrais sauver ? Gregor soupira. — Ton père est sans doute la seule personne capable de répondre à cette question. Depuis que j’ai atteint la majorité, il y a maintenant quinze ans, il n’a pas jugé utile de m’en parler. Les vieux secrets semblent se protéger eux-mêmes. — Illyan est entre tes mains. Consens-tu à cette opération, mon seigneur ? — Me le conseilles-tu, mon Auditeur ? Miles exhala le souffle coincé dans sa poitrine. — Oui. Gregor se mordit pensivement la lèvre une seconde, puis son regard se fit déterminé. — Alors laissons les morts enterrer leurs morts. Et refermons la porte sur le passé. Fais-le. — Oui, Sire. Miles coupa la com. Haroche, qui étudiait quelque chose sur sa comconsole, fit signe à Miles de s’asseoir. Celui-ci attrapa une chaise sur laquelle il s’installa à califourchon, les bras croisés sur le dossier. — Alors, mon seigneur Auditeur, dit Haroche en éteignant son vid, je pense que vous avez tout lieu de vous féliciter de la coopération de mes subordonnés… ? Bien sûr, Illyan, lui, maniait l’ironie avec un art consommé, mais on ne pouvait en vouloir à son successeur de s’y essayer… — Oui, merci. — Je reconnais… D’un geste de la main, Haroche désigna la comconsole. –… que je vous ai sous-estimé. Il y a maintenant des années que je vous vois entrer et sortir d’ici. Je me rendais compte que vous apparteniez aux Opérations Secrètes, mais j’ignorais de quelle nature étaient vos missions. Et combien vous en aviez accomplies. Rien d’étonnant à ce que vous ayez été le chouchou d’Illyan. Son regard, sur la tunique décorée de Miles, était à présent plus calculateur qu’incrédule. — Vous lisiez mes rapports, à ce que je vois, remarqua Miles sans sourciller. — Juste les résumés, et certaines annotations d’Illyan. Une étude plus détaillée exigerait une bonne semaine. Or, mon temps m’est précieux, pour l’instant. — Je viens de m’entretenir avec Gregor… Nous sommes arrivés à la conclusion que la biochip doit être ôtée. Haroche soupira. — J’avais espéré que nous pourrions l’éviter. Cette solution est si… radicale. Et si invalidante. — Pas plus que ce que nous lui faisons subir en ce moment. À ce propos, Illyan aurait vraiment dû avoir un proche auprès de lui depuis le début. Son agressivité s’en trouve grandement diminuée. On aurait sans doute pu lui épargner les sédatifs. Et l’humiliation des entraves. Sans parler des… ecchymoses de ses gardes. — Au tout début, j’ignorais à quoi nous avions affaire. — Mmh. Il n’empêche qu’il était cruel de le laisser vivre seul cette épreuve. — J’avoue que… je ne me suis pas rendu en personne à la clinique. Le premier jour a été assez pénible pour moi. Lâche, mais compréhensible. — Ivan et moi lui avons été d’un grand réconfort, rien que par notre présence. Et j’ai pensé à un autre proche qui aura sur lui un effet très apaisant… Lady Alys Vorpatril devrait rester auprès de lui en attendant l’opération. Le front d’Haroche se plissa de sillons houleux. — Le lieutenant Vorpatril et vous appartenez, ou du moins apparteniez, au personnel militaire assermenté. Lady Vorpatril est une civile, et ne peut, en raison de son sexe, prononcer aucun serment. — Elle n’en est pas moins une personne à part entière. S’il le faut, je suis prêt à user de mon autorité pour la faire admettre dans ces lieux, mais je tenais à vous donner une chance de faire amende honorable. Pour votre gouverne, il est essentiel que vous saisissiez le rôle de Lady Alys. En tant que Baba de Gregor et sa plus proche parente du sexe féminin, elle s’occupera de tous les arrangements sociaux du mariage impérial. À ce moment-là, vous serez peut-être encore chef de la SécImp. Inutile de préciser qu’il vous sera difficile de l’ignorer dans votre programme de sécurité. L’impératrice Laisa, une fois en place, prendra peut-être de nouvelles mesures, mais, en attendant, Lady Alys fait partie de la vieille garde et c’est elle qui est chargée de la transition. C’est la coutume Vor. « Les militaires, qui s’efforcent de placer le mérite avant le sang, passent énormément de temps à prétendre que le titre de Vor n’a aucune existence réelle. Les hauts dignitaires Vor, dont vous devrez, tant que vous serez assis à ce bureau, assurer la sécurité, dépensent la même somme d’énergie, sinon plus, à en affirmer la réalité. Haroche haussa les sourcils. — Et lesquels sont dans le vrai ? Miles haussa les épaules. — Ma mère appellerait cela le conflit entre deux fantasmes opposés. Mais quelle que soit votre théorie personnelle quant aux mérites et défauts du système Vor – j’ai, en ce qui me concerne, quelques opinions que je ne m’amuserais pas à clamer au Conseil des Comtes –, c’est un système que nous avons, et vous et moi, juré sous serment de défendre. La caste des Vor est réellement la clé de voûte de l’Imperium. Si cela vous déplaît, vous pouvez toujours émigrer. Mais si vous restez, vous devez jouer le jeu. Vous n’avez pas le choix. — Et comment Illyan parvenait-il à s’entendre aussi bien avec vous tous ? Il n’était pas plus Vor que moi. — Je crois qu’il appréciait le spectacle. J’ignore ce qu’il en pensait quand il était plus jeune, mais lorsque j’ai commencé à bien le connaître, depuis une dizaine d’années… À mon avis, il en était venu à penser que l’Imperium était une création qu’il contribuait à maintenir. Il semblait s’y investir totalement. Il avait l’attitude de l’artiste face à son œuvre, plutôt que celle du serviteur envers son maître. Illyan a joué le rôle de serviteur de Gregor avec beaucoup de panache, mais je n’ai en fait jamais rencontré d’être humain moins servile que lui. — Mmh… Haroche le regardait avec une attention soutenue. Ses doigts tambourinèrent sur la table de verre noir, un geste typiquement "illyanesque". Tout portait à croire qu’il écoutait pour de bon. Et qu’il apprenait, aussi ? Miles en eut chaud au cœur. D’un air résolu, Haroche composa soudain un code sur sa comconsole. La secrétaire de Lady Alys apparut sur le vid. Après quelques mots d’explication, le visage de Lady Alys elle-même se dessina sur le plateau vid. Identifiant son interlocuteur, elle fronça les sourcils. — Milady, dit celui-ci avec un hochement de tête respectueux, j’ai réfléchi à votre requête. Etant donné que le chef de la sécurité, Simon Illyan, risque de subir une opération chirurgicale dans de très brefs délais, je vous serais personnellement reconnaissant d’accepter de venir lui tenir compagnie à la clinique en attendant l’intervention. Les visages familiers semblent l’aider à… mmh… rester calme avec un minimum de sédatifs. Alys pinça les lèvres. — C’est ce que je vous ai dit hier ! — Oui, Milady, répondit Haroche avec humilité. Vous aviez raison. Puis-je envoyer une voiture vous chercher ? Et dans combien de temps ? — Pour cela, je peux être prête dans quinze minutes. Miles se demanda si Haroche appréciait à sa juste valeur l’effort exceptionnel que cela représentait. C’est quinze heures qu’il fallait parfois à une femme Vor pour se préparer !… — Je vous remercie, Milady. Je pense que votre présence nous sera d’un grand secours. — Merci, général. Elle hésita. — Et remerciez aussi Lord Vorkosigan, ajouta-t-elle avant de couper la com. — Hmm, fit Haroche avec un léger sourire en coin. Rien ne lui échappe. — Dans certains domaines, elle peut être d’une intelligence redoutable. — On se demande pourquoi Lord Ivan… Enfin… Comment était-ce, mon seigneur Auditeur ? Fantastique. — J’ai apprécié la noblesse de vos excuses. Lady Alys ne pouvait que les accepter. Vous ne le regretterez pas. — Quoiqu’il soit peut-être difficile pour vous de le concevoir étant donné votre propre attitude à l’égard de la plupart de vos officiers supérieurs… Bon sang, quels rapports avait-il lus ? –… j’ai un désir réel de faire du bon travail. Faire son devoir n’est pas suffisant. Le bas de l’échelle est encombré d’hommes qui se contentent d’accomplir leur devoir, et rien de plus. Je ne suis pas d’un caractère facile, je ne l’ai jamais été… — Le capitaine Negri, le prédécesseur d’Illyan, non plus, d’après ce que l’on dit. Haroche eut un reniflement ironique. — Je n’ai pas demandé à remplacer Illyan. Je sais que je n’aurai jamais son brio pour arrondir les angles, mais j’ai bien l’intention de remplir mes fonctions avec la même efficacité. Miles hocha la tête. — Merci, général. Miles retourna à la clinique pour remplacer Ivan. Il le trouva assis près d’Illyan, mais aussi reculé que possible sur sa chaise, un sourire crispé aux lèvres. Son pied tambourinait nerveusement le sol. Ivan se leva d’un bond à l’arrivée de son cousin et le rejoignit à la porte. — Dieu merci…, murmura-t-il. J’ai cru que tu ne reviendrais jamais. — Comment ça se passe ? — À ton avis ?… Je comprends pourquoi ils le bourraient de tranquillisants, même quand il n’essayait pas de les démolir. Il y a de quoi se taper la tête contre les murs rien que de l’entendre délirer comme ça pendant des heures… Un vrai cauchemar. Miles soupira. — Oui, je sais. Mais on va avoir des renforts. J’ai demandé à ta mère de venir lui tenir compagnie. — Oh… Bonne idée. J’aime autant que ce soit elle que moi. — Tu ne penses pas que ce sera trop dur pour elle ? — Oh… mmh… Ça devrait aller, elle est coriace. — Plus coriace que toi ? — Elle sera très bien, promit Ivan, assez abattu. Miles hocha la tête. — Va te reposer, Ivan. — Ouais… Ivan s’éloigna sans se faire prier. — Ivan ? — Quoi ? demanda celui-ci avec méfiance en se retournant. — Merci. — Oh. Pas de quoi… Miles aspira une longue goulée d’air et entra dans la chambre. Après avoir ôté sa tunique, il la plia sur le dossier d’une chaise et roula les manches de sa chemise de soie. Il s’assit ensuite près d’Illyan. Celui-ci l’ignora quelques minutes, puis le fixa soudain avec étonnement. Alors la rengaine recommença. Miles ! Que faites-vous ici ?… Simon, écoute-moi. Ta biochip est détériorée… Encore et encore. C’était un peu comme s’il s’adressait à quelqu’un aux multiples personnalités. L’Illyan de trente ans s’effaçait pour laisser la place à celui de quarante-six, ou de cinquante-deux, et chacun était à sa manière très différent de l’Illyan de soixante ans. Miles guetta patiemment le retour sur le tapis vert de la carte qu’il attendait tout en répétant avec constance la date, les faits, la situation. Arriverait-il un temps où tous les Illyan seraient informés, ou continuerait-il à se diviser à l’infini ? Enfin, le Illyan qu’il espérait refit surface. — Miles ! Vorberg t’a enfin trouvé ! Bon Dieu, quel cauchemar ! Ma foutue biochip est détériorée. Elle tourne en bouillie dans ma tête. Jure-moi – ta parole de Vorkosigan, Miles !… Jure-moi que tu ne me laisseras pas dans cet état ! — Simon, écoute-moi bien. Il n’est pas question que je te tranche la gorge. Nous avons prévu une opération. On va extraire la biochip. Pas plus tard que demain, si possible. On ne peut pas la réparer, donc on va l’ôter. Illyan devint soucieux. — L’ôter ? répéta-t-il en se touchant le front. Mais comment est-ce que je pourrai fonctionner, sans elle ? — De la même manière que pendant tes vingt-sept premières années, avant qu’on ne te l’installe. C’est l’opinion de la majorité des médecins. La peur apparut dans le regard d’Illyan. — Et je vais perdre… tous mes souvenirs ? C’est toute ma vie que je vais perdre… Oh, Miles… Il resta silencieux quelques secondes, puis secoua la tête. — Je préfère encore que tu me coupes la gorge. — Cette solution est rigoureusement exclue, Simon. Illyan ferma les yeux, puis les rouvrit pour les poser avec contrariété sur Miles. — Miles ! Que faites-vous là ? Et moi ?… Il observa ses vêtements civils. — Je devrais déjà être au Conseil des Comtes et je ne suis même pas habillé… Miles avait du mal à se décider. Pouvait-il considérer qu’Illyan était désormais informé ? Pas vraiment. Et consentant ? Encore moins. Mais il pouvait difficilement faire mieux. Il reprit son refrain. Simon, ta biochip est détériorée… Enfin, le Dr Ruibal introduisit Lady Alys dans la chambre. Il l’avait auparavant mise au courant de la situation, ainsi que Miles le lui avait demandé. — Bonjour, Simon, dit-elle d’une voix calme, d’un alto mélodieux. — Lady Alys ! s’exclama Illyan en cherchant Dieu seul savait quoi dans sa mémoire détraquée. Je suis sincèrement désolé, pour la mort de Lord Vorpatril. Je voulais vous rejoindre, mais j’ignorais où vous retrouver. J’essayais de faire sortir l’amiral Kanzian. Ah, si seulement j’avais su… Avez-vous pu sauver le petit, au moins ? Le meurtre de son mari avait eu lieu trente ans plus tôt. Et Kanzian était mort de vieillesse depuis plus d’une décennie. Alys jeta un regard angoissé vers Miles. — Oui, Simon, tout va bien, répondit-elle. Le lieutenant Koudelka nous a aidés à franchir les lignes de Vordarian. Nous sommes en sécurité, à présent. Miles hocha la tête et répéta sa rengaine afin qu’elle serve de modèle pour Alys. Celle-ci écouta avec attention tout en observant les émotions habituelles se succéder sur le visage d’Illyan : surprise, dénégation, consternation angoissée. Toutefois, en la présence d’Alys, Illyan parut surveiller son langage et en bannir les mots grossiers. Miles se leva et céda sa place à Alys qui, après s’être assise sans hésitation, prit la main d’Illyan dans la sienne. Il cligna des yeux, puis son regard soucieux s’adoucit. — Lady Alys ! Que faites-vous ici ? Miles se retira dans le couloir où l’attendait Ruibal. — C’est intéressant, dit le médecin en surveillant un écran de contrôle sur le mur. Sa pression artérielle a légèrement diminué. — Oui… ça ne me surprend pas. Venez, j’ai à vous parler. À vous et au Dr Avakli. Miles et les deux médecins, tous trois en manches de chemise, étaient assis devant un café dans le bureau d’un des médtechs. Miles avait été surpris de découvrir qu’il faisait nuit noire, dehors. Il commençait lui aussi à perdre la notion du temps… — Vous m’avez donc convaincu que cette clinique dispose d’un matériel suffisamment sophistiqué pour que l’intervention puisse y avoir lieu. Très bien. Maintenant, Parlez-moi de l’homme qui opérera. — C’est mon second chirurgien. Il est chargé de la Pose et du suivi des implants neuraux des pilotes de saut, dit Avakli. — Le second ? Pourquoi ne faites-vous pas appel au premier ? — Il est tout aussi compétent, et avec l’avantage d’être plus jeune et donc de formation plus récente. Ce qui fait plus que compenser la différence en expérience pratique. — Lui faites-vous confiance ? Avakli eut un petit sourire. — Si vous avez jamais voyagé dans un courrier rapide impérial au cours des cinq dernières années, alors vous avez probablement déjà remis votre propre vie entre ses mains. C’est aussi lui qui a posé les implants du pilote personnel de l’Empereur. Miles s’inclina. — Parfait. J’accepte votre choix. Dans combien de temps pourra-t-il être ici, et quand pourrons-nous procéder à l’opération ? — Il serait possible de le faire venir dès ce soir du District de Vordarian, mais il est selon moi préférable qu’il passe une bonne nuit de sommeil chez lui. Ensuite, je lui accorderais au moins une journée pour bien étudier le problème et planifier son approche chirurgicale. Après… la décision lui appartiendra. Disons que l’opération aura lieu, au plus tôt, après-demain. — Je vois. Votre équipe bénéficie ainsi de deux jours supplémentaires pour se familiariser avec sa part du problème, docteur Avakli. Tenez-moi au courant de la progression de vos recherches… J’ai quant à moi une suggestion à vous faire. Une fois l’intervention terminée, je veux une autopsie de cette fichue biochip, même si elle est morte. Je veux connaître la cause de sa détérioration. Et la SécImp aussi. J’ai pensé à un homme dont l’expérience galactique vous serait sans doute d’une aide précieuse. Il possède un laboratoire dans l’Institut Impérial des Sciences, à deux pas de Vorbarr Sultana, où il travaille pour le compte de l’Imperium. Son nom est Vaughn Weddell. Autrefois connu sous celui du Dr Hugh Canaba, de l’Ensemble de Jackson. Un raid des Dendarii lui avait permis de se refaire une vie en tant que réfugié sur Barrayar, avec un nouveau nom, un nouveau visage, et de poursuivre les recherches génétiques les plus secrètes de toute la galaxie. Le sergent Taura avait été l’un de ses premiers projets. Un des moins moralement défendables. — Il a une formation de biologiste moléculaire, mais certaines expériences auxquelles il a procédé au début de sa carrière étaient… vraiment très bizarres. C’est un type plutôt excentrique, et complètement mégalo mais je pense que vous trouverez ses idées intéressantes. Avakli acquiesça avec déférence. — Oui, mon seigneur. Miles se rendit compte une fois de plus que les suggestions d’un seigneur Auditeur avaient le poids d’un ordre impérial. Il devrait se méfier des propos inconsidérés… Les trois hommes se séparèrent. Il n’y avait plus rien à faire jusqu’au lendemain. Miles aurait donné cher pour retrouver son lit, à la Résidence Vorkosigan, et y dormir trois jours d’affilée. Il se contenta de quatre heures de sommeil agité dans une des chambres vides, puis relaya Lady Alys au chevet d’Illyan. Le lieutenant Vorberg, venu prendre son poste, parut ravi de leur céder la place auprès d’Illyan et s’installa devant la porte de la clinique. Illyan dormit mal. Toutes les vingt minutes, il se réveillait, les yeux écarquillés par la confusion et la peur. Ces deux jours avant l’opération promettaient d’être longs. Très longs. 18 Ce n’est pas deux jours qu’ils durent attendre, mais trois. Trois jours interminables au terme desquels Illyan n’était plus assez cohérent ni pour exprimer sa terreur face à l’opération imminente, ni pour supplier Miles de l’exécuter. D’une certaine façon, cela laissait à ce dernier un répit. Les séquences de désorientation d’Illyan se succédaient si vite qu’il n’était plus possible de lui parler. Illyan finit par se taire. Seul son visage grimaçant reflétait le chaos kaléidoscopique qui régnait dans sa tête. Alys elle-même était à bout de forces. Ses périodes de repos s’étiraient, ses visites à Illyan devenaient plus courtes. Miles, sans trop savoir pourquoi, persistait à rester auprès de lui. Illyan s’en souviendrait-il ? Pourrai-je jamais l’oublier ? Si Illyan avait perdu sa combativité, ses mouvements demeuraient brusques et imprévisibles. Il fut décidé de procéder à une anesthésie générale. Miles fut profondément soulagé lorsque les techs vinrent l’endormir pour l’emmener au bloc opératoire. En qualité d’observateur mandaté par Gregor, il suivit la procession jusque dans la salle d’où personne n’eut l’idée de lui suggérer de sortir. Un tech l’aida à enfiler une tenue stérile à peine trop grande pour lui, et lui offrit un haut tabouret rembourré avec vue imprenable sur les écrans de contrôle holovid, mais d’où il pouvait aussi voir le crâne d’Illyan par-dessus l’épaule du chirurgien. Miles se dit qu’il préférait suivre l’opération par écran vid interposé. Le tech épila un petit rectangle au centre du crâne d’Illyan déjà presque entièrement dégarni. Fort de son expérience personnelle, Miles aurait pu se croire aguerri. Il déchanta en sentant son estomac se révulser quand le chirurgien, d’une main sûre, pratiqua l’incision à l’aide du scalpel électronique. Miles reporta son attention sur les écrans. L’opération ne prit pas plus de quinze minutes. Le chirurgien cautérisa les artérioles qui charriaient le sang jusqu’à la biochip et maintenaient ainsi en vie sa partie organique, et brûla le fouillis de fils, plus fins que ceux d’une toile d’araignée, qui la recouvraient. Puis la plus délicate des pinces chirurgicales sortit la biochip de sa matrice avant de la déposer dans un récipient rempli d’une solution colorée que le Dr Avakli tenait nerveusement. Avakli, suivi de son tech, se dirigea aussitôt vers la porte pour emporter la biochip au laboratoire. Il s’arrêta une seconde devant Miles, comme s’il s’attendait qu’il suive la biochip. — Vous ne venez pas, mon seigneur ? — Non. Je vous verrai plus tard. Commencez sans moi, amiral. S’il était incapable de déchiffrer les données inscrites sur les écrans, Miles pouvait en revanche interpréter l’attitude du Dr Ruibal. Or celui-ci, qui surveillait la condition physiologique du patient, semblait détendu. À priori, donc, tout se passait bien. Le chirurgien referma la plaie avec une colle biotique puis la nettoya. Il ne restait plus de l’incision qu’un minuscule trait rouge sur le crâne blanc. Zap la chatte avait fait à Miles des griffures d’aspect plus inquiétant. — Et voilà, dit le chirurgien en se relevant. Il est à vous, docteur Ruibal. — C’était plus facile que je ne l’avais imaginé, remarqua Miles. — Beaucoup plus que ça n’a dû l’être de l’installer, c’est certain, acquiesça le chirurgien. J’avoue avoir eu quelques sueurs froides quand j’ai vu la carte pour la première fois. Je pensais qu’il me faudrait déconnecter les fils un par un… Heureusement, on peut sans problème les laisser in situ tels qu’ils sont. — Et sans que cela entraîne de conséquences fâcheuses ? — Absolument. Ils sont inoffensifs, comme n’importe quel fil électrique lorsque le courant ne passe plus. L’anesthésiste s’approcha des médecins. — Puis-je lui administrer l’antidote, à présent ? demanda-t-il. Ruibal acquiesça en se massant la nuque. — Oui. Réveillez-le. Voyons tout de suite où nous en sommes. L’hypospray siffla. Quelques secondes après, la respiration d’Illyan s’accéléra. Sur un signe du chirurgien, l’anesthésiste lui ôta les tubes de la bouche et détacha les liens qui lui immobilisaient la tête. Le teint livide d’Illyan se colora légèrement, ses yeux s’ouvrirent. Les sourcils froncés, il observa tour à tour les visages qui l’entouraient. — Miles ? dit-il d’une voix rauque en s’humectant les lèvres. Où est-ce que je suis, bon sang ? Et que fais-tu ici ? Miles sentit son cœur se serrer. Il avait tant espéré ne plus jamais entendre ce préambule détesté… Toutefois, le regard d’Illyan, bien qu’incertain, paraissait plus clair qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Miles se pencha vers lui, repoussant les médecins. — Simon… Tu es au bloc opératoire de la SécImp. Ta biochip s’est détraquée. On ne pouvait pas la réparer. On vient de te l’ôter à l’instant. Le front d’Illyan se creusa de rides. — Oh… — Quelle est la dernière chose que vous vous rappelez, monsieur ? demanda Ruibal, qui observait attentivement. –… que je me rappelle ? Illyan cligna des yeux. Il leva la main près de sa tête, l’agita mollement et la ferma avant de la laisser retomber. — Je… c’est comme un rêve, dit-il enfin. Un cauchemar… Miles respira mieux. Pour lui, il s’agissait d’une admirable démonstration de cohérence, même si Ruibal demeurait soucieux. — Qui a pris la décision de cette opération ? s’enquit Illyan. — Moi, répondit Miles. Ou plutôt, je l’ai conseillée à Gregor qui a accepté. — Vraiment ? Gregor t’a nommé responsable, ici ? Miles sentit son courage le déserter. — Oui. Illyan soupira. — Très bien. Miles respira de nouveau. Le regard d’Illyan se fit plus intense. — Et la SécImp ? Comment ça se passe ? Depuis combien de temps… ? — Le général Haroche est assis à ton bureau en ce moment même. — Lucas ? Oh… C’est bien. — Il tient les choses en main. Pas de crises majeures en dehors de… la tienne. Tu peux te reposer tranquille. — Oui, je suis… fatigué. Il avait l’air complètement au bout du rouleau. Miles sourit. — C’est normal, il y a maintenant trois semaines que ça dure. — Ah oui… ? Sa voix se perdit dans un murmure à peine audible. Une fois de plus, il esquissa ce geste étrange, comme s’il tentait de saisir une image vid évanescente. Sa main s’agita un bref instant, se ferma. Il parut avoir du mal à la rabaisser. Ruibal lui fit subir ses premiers tests neurologiques. À part une légère migraine et quelques douleurs musculaires, Illyan ne souffrait d’aucune séquelle postopératoire manifeste. Remarquant les ecchymoses sur ses phalanges, il les observa avec étonnement, mais ne posa aucune question, pas plus que sur les marques qui lui barraient les poignets. Dès qu’Illyan fut ramené dans sa chambre, Miles rejoignit Ruibal dans le couloir. — Lorsque les fonctions seront rétablies – c’est-à-dire une fois qu’il aura mangé, éliminé et dormi –, je débuterai la série de tests cognitifs, l’informa le médecin. — Dans combien de temps pourra-t-il… Non, je suppose qu’il est trop tôt pour le savoir. — Savoir quoi, mon seigneur ? — Quand il peut espérer rentrer chez lui. Si on pouvait parler d’un « chez-soi » pour Illyan. Le souvenir de son propre séjour dans un de ces appartements sans fenêtres réservés aux témoins, il y avait longtemps, lui faisait encore froid dans le dos. Ruibal haussa les épaules. — Si tout se passe bien, je pourrai le libérer après deux jours d’observation. Il devra cependant subir des tests quotidiens, cela va de soi. — Si tôt que ça ? — L’opération était très localisée, vous avez pu le constater vous-même. On peut la considérer comme mineure – physiquement. — Physiquement. Mmh… Et pour le reste ? — Nous devrons attendre pour nous prononcer. Miles rendit sa tenue stérile à un tech et récupéra sa tunique chargée de décorations avant d’aller rejoindre Lady Alys dans un petit bureau où elle attendait patiemment. Elle releva la tête à son arrivée. — Voilà. C’est terminé, annonça-t-il. Jusque-là tout va bien. Il semble avoir retrouvé toute sa tête, même s’il est encore un peu faible, bien entendu. À mon avis, tu peux aller le voir, si tu veux. — J’y vais. Sans attendre, Lady Alys se leva et sortit du bureau. Miles prit la direction opposée et remonta le couloir jusqu’au laboratoire que l’équipe d’Avakli avait investi. Avakli avait déjà passé le biochip au scanner, mais il ne l’avait pas encore démantibulée. Un nouveau personnage, un homme mince, assez grand, se tenait un peu à l’écart. Miles le remarqua aussitôt. Le Dr Vaughn Weddell, jadis Dr Hugh Canaba de l’Ensemble de Jackson, avait le teint plus pâle et des cheveux plus sombres que lorsque Miles l’avait connu. Ses pommettes plus saillantes lui conféraient un air encore plus distingué. Il avait toutefois conservé la même attitude vaguement méprisante de supériorité intellectuelle. Apercevant Miles, Weddell écarquilla les yeux – des yeux aujourd’hui noisette, et non plus brun sombre. Miles hocha la tête. Il se doutait que le scientifique n’aurait pas oublié « l’amiral Naismith ». — Bonjour, docteur Weddell, chuchota-t-il. Alors… êtes-vous satisfait de votre nouvelle identité ? — Tout à fait, merci. Et… appréciez-vous la vôtre, si je peux me permettre cette question ? — C’est mon identité d’origine, en fait. — Vraiment ? Avec étonnement, Weddell étudia l’uniforme de la Maison Barrayarane de Miles et ses décorations, ainsi que la chaîne autour de son cou, et en décoda la signification. — Hmm. Dois-je comprendre que c’est vous l’Auditeur Impérial que je dois remercier de m’avoir arraché à mon travail à l’Institut des Sciences ? — Exact. Nous autres, sujets de l’Imperium, sommes parfois investis de missions surprises, vous avez déjà dû vous en rendre compte. C’est le prix à payer pour être barrayaran. Enfin… l’un des prix. — Au moins, soupira Weddell, votre climat est un gros progrès par rapport à ce que j’avais connu avant. L’Ensemble de Jackson soutenait mal la comparaison avec Barrayar, en effet. Et l’allusion de Weddell ne concernait pas seulement la pluie et le beau temps. — Je suis heureux que les choses se soient arrangées pour vous, dit Miles. Si j’avais su que j’allais vous voir, je vous aurais apporté un message vid du sergent Taura. — Dieu du ciel… Elle est encore en vie ? — Oh oui. Pas grâce à vous, c’est certain… — Je présume que l’amiral Avakli vous a informé du problème très délicat que j’ai confié à cette équipe. J’espère, au cas où les résultats nous conduiraient à d’intéressantes connexions galactiques, que vos antécédents quelque peu éclectiques pourront nous aider à les mettre au jour. Auriez-vous par hasard quelques idées sur le sujet ? — Plusieurs. — Penchent-elles vers les causes naturelles, ou vers le sabotage ? — Je chercherais des signes de sabotage. Si je n’en trouve aucun, nous serons peut-être contraints d’attribuer la détérioration à des causes naturelles par défaut. Il faudra compter plusieurs jours pour un examen méticuleux. — Je ne le conçois pas autrement. Vous devrez procéder molécule par molécule, s’il le faut. Par ailleurs, je tiens à vous préciser que, même si vous êtes dans ce laboratoire, au sein de cette équipe, vous n’appartenez pas à la hiérarchie de la SécImp. Vous me rendrez donc compte directement de vos découvertes. Weddell, pensif, inclina la tête. — Très… intéressant. — Je vous laisse à vos études, docteur Weddell. Celui-ci eut un sourire empreint d’ironie. — Parfait, Lord euh… Vorkosigan, c’est cela ? — « Mon seigneur Auditeur » sera plus approprié, cette semaine. — Vous nagez dans les hautes sphères, à ce que je vois. — Je pourrais difficilement grimper plus haut sans risquer un saignement de nez. — Est-ce un avertissement ? — Un simple conseil. Par courtoisie. — Ah. Merci. Après l’avoir salué d’un hochement de tête, Weddell s'écarta pour rejoindre l’équipe d’Avakli. Weddell était décidément aussi odieusement prétentieux que Canaba, songea Miles. Mais il connaissait sa biologie moléculaire sur le bout du doigt. C’est tout ce qu’on lui demandait… Après s’être entretenu avec l’amiral Avakli, Miles appela Gregor pour lui faire part du succès de l’opération. Il retourna ensuite auprès d’Illyan qu’il trouva assis dans son lit, habillé, en train de discuter avec Lady Alys. Le léger sourire du chef de la SécImp à son entrée le combla de plaisir. — Heureux de vous revoir parmi nous, monsieur. — Miles… Illyan porta la main à sa tête comme s’il s’assurait qu’elle était toujours bien en place. — Viens t’asseoir près de moi. Depuis combien de temps es-tu ici ? Miles contourna le lit pour s’installer en face d’Alys. — Quatre jours, répondit-il. Ou cinq, je ne sais plus. Illyan observa l’uniforme de Miles et la batterie de cuisine qui y était accrochée. Tendant la main, il effleura la chaîne d’or lui tombant des épaules. — Un bijou plutôt… inattendu, non ? — Le général Haroche me refusait l’autorisation de venir te voir. Gregor a décidé de sortir la grosse artillerie. — Je le reconnais bien là… Miles se demanda comment interpréter le bref rire d’Illyan. — Je n’y aurais jamais pensé, poursuivit le chef de la SécImp. Mais aux grands maux les grands remèdes, je suppose… — Vous semblez être assez remis pour vous passer de mes services, monsieur. Avec votre permission, je vais me retirer pour me reposer un peu chez moi. — Je vais rester encore quelque temps, dit Alys. Tu as fait du bon travail, Miles… Il haussa les épaules en se levant. — Je me suis borné à enclencher le mouvement, répondit-il avec modestie. Il réprima le salut militaire qui lui vint spontanément et sortit en s’inclinant à demi. De retour dans sa chambre, à la Résidence Vorkosigan, Miles suspendit son uniforme et le délesta de toutes ses médailles qu’il rangea avec soin. Il n’aurait pas de sitôt l’occasion de les exhiber de nouveau. Pour une fois, elles lui avaient bien rendu service. Tendant la chaîne d’Auditeur à bout de bras, il la fit tourner à la lumière pour en étudier les détails. Je me serai toujours bien amusé… Il serait bien sûr préférable de la rapporter à la Résidence Impériale afin qu’elle fût remise en sûreté dans son coffre. Il n’était sans doute pas très prudent de laisser un objet d’une valeur historique et artistique aussi considérable traîner dans un tiroir. Et cependant… un travail n’était jamais bouclé tant que les rapports n’étaient pas rédigés. C’est ce qu’il avait appris en dix ans de SécImp – à défaut d’autre chose. Et tant qu’Avakli et sa joyeuse bande ne lui avaient pas remis leurs rapports, il aurait du mal à rendre le sien à Gregor. Il fourra la chaîne dans l’armoire, sur une pile de chemises. 19 Bravant ses réticences, Miles s’assit le lendemain matin devant sa comconsole et appela le service Vétérans de l’Hôpital Militaire Impérial afin de prendre rendez-vous pour un examen préliminaire. Pourquoi aller ailleurs pour obtenir un diagnostic sur ses crises, alors que les praticiens du MilImp avaient autant d’expérience en matière de cryoréanimation que n’importe qui sur Barrayar ? De plus, ils avaient directement accès à ses dossiers médicaux, secrets ou non. Les notes de sa chirurgienne dendarii, à elles seules, feraient gagner un temps précieux à tout le monde. S’il ne faisait pas ce premier pas, Ivan mettrait tôt ou tard ses menaces à exécution et le traînerait par la peau du cou dans une clinique de son choix ou, pis, moucharderait sa mauvaise volonté auprès de Gregor. Ainsi, il coupait l’herbe sous le pied d’Ivan. Dès que ce fut fait, Miles sortit de sa chambre pour marcher sans but au hasard des longs couloirs et traverser des salles désertes de la Résidence Vorkosigan où ses pas résonnaient lugubrement sur les parquets cirés. La compagnie d’Ivan ne lui manquait pas vraiment, non, mais… il avait besoin de compagnie, fût-ce celle de son cousin. Cette maison n’était pas faite pour le silence. Elle avait été conçue pour un grand cirque perpétuel, avec les numéros permanents des hommes d’armes, des cuisiniers, des chambrières et des jardiniers, l’affairement des courriers et la turbulence des enfants. Avec les Comtes successifs dans le rôle de Monsieur Loyal pour faire tourner la troupe. Les Comtes et les Comtesses Vorkosigan. Le spectacle avait connu son heure de gloire au temps de ses arrière-grands-parents, sans doute, juste avant la fin de la Période d’Isolement. S’arrêtant devant une fenêtre qui surplombait l’allée courbe, il imagina des officiers aux épées rutilantes aidant des ladies à descendre des calèches dans un froufrou d’étoffes chamarrées. D’une certaine manière, lui aussi avait été un Monsieur Loyal lorsqu’il avait dirigé le cirque dendarii. Miles se demanda si la Flotte lui survivrait aussi longtemps que la Résidence Vorkosigan avait survécu à son fondateur onze générations de Comtes plus tôt. Serait-elle aussi souvent démantelée et reconstruite ? C’était étrange de penser qu’il avait créé quelque chose de vivant qui continuerait à exister sans lui… En fait, c’était comme un enfant qui, un beau jour, se mettait à voler de ses propres ailes. Quinn méritait d’assurer sa succession. Il ferait aussi bien d’abandonner tout espoir de reprendre un jour la tête de la Flotte, de se décider à la nommer amiral. À moins que les promotions ne reviennent désormais à Haroche ? Illyan, il en était certain, aurait su s’y prendre, avec Quinn. Mais Haroche aurait-il la finesse, l’imagination nécessaires ? Pas sûr… Ses pérégrinations le menèrent au second étage, vers la suite de pièces qui offraient une vue superbe du jardin. C’était ici que son grand-père avait vécu les dernières années de sa vie. Après la mort du vieux général, les parents de Miles avaient choisi de conserver leurs appartements du troisième étage et de transformer ceux de Piotr Vorkosigan en suite quasi impériale pour les hôtes de passage. Avec chambre, bains privés, salon et bureau. Même Ivan, malgré ses goûts sybaritiques, n’avait pas osé s’y installer lors de son récent séjour. Le luxe de la suite l’avait peut-être effrayé. Il avait dormi dans une petite chambre à quelques pas de celle de Miles. Encore que son choix eût pu être dicté par le simple besoin de garder un œil sur son imprévisible cousin. Promenant son regard sur les pièces silencieuses, Miles fut soudain saisi d’une inspiration. — C’est un kidnapping ? murmura le général Haroche en lorgnant Miles d’un œil soupçonneux, le lendemain matin. Miles eut un sourire agacé. — Pas exactement, monsieur. Tout au plus une invitation, pour Illyan, à jouir du confort de la Résidence Vorkosigan pendant sa convalescence. Une hospitalité que je lui offre au nom de mon père qui, je m’en porte garant, aurait applaudi à cette initiative. — L’équipe de l’amiral Avakli n’a pas encore exclu la possibilité d’un sabotage de la biochip, même si, en ce qui me concerne, l’explication naturelle m’apparaît de plus en plus plausible. Mais étant donné que le doute subsiste, êtes-vous certain que la Résidence Vorkosigan est assez sûre pour y recevoir Illyan ? Du moins autant que le Q. G. de la SécImp ? — S’il y a eu sabotage, il a très bien pu survenir dans les locaux mêmes de la SécImp. Après tout, c’est là qu’Illyan passait le plus clair de son temps. D’autre part, si la SécImp ne peut assurer la protection de la Résidence Vorkosigan, l’ancien Régent sera assurément le premier surpris de l’apprendre. Je pense même que ce pourrait être l’objet d’un très gros scandale. Haroche sourit à son tour. — Très juste, mon seigneur Auditeur. Il se tourna vers Ruibal, assis à côté de Miles. — Que pensez-vous de cette proposition, docteur Ruibal ? Est-ce une bonne ou une mauvaise idée, d’un point de vue médical ? — Mmh… plutôt bonne. Illyan est physiquement prêt à reprendre une activité à peu près normale – je ne parle pas du travail, cela va de soi. Mettre une certaine distance entre son bureau et lui permettrait d’ailleurs de couper court à toute équivoque en ce sens. Haroche haussa les sourcils. De toute évidence, il n’avait pas envisagé cette éventualité. — Laissons-le prendre quelques jours de congé, reprit Ruibal. Il pourra se reposer, se détendre, lire s’il le veut… et rester attentif à tout autre problème qui pourrait survenir. Je peux aussi lui faire passer sa visite quotidienne là-bas, bien entendu. — Tout autre problème ? répéta Miles. Quels sont ceux auxquels il se heurte, pour l’instant ? — Eh bien… d’un point de vue physiologique, Illyan se remet plutôt bien. Il est fatigué, bien sûr, mais c’est tout à fait naturel. Les réflexes moteurs sont normaux. En revanche, pardonnez-moi l’expression, mais… sa mémoire immédiate bat la breloque. Ses résultats quant aux tests cognitifs qui utilisent cette mémoire à court terme – et c’est le cas de la plupart d’entre eux – sont largement au-dessous de ses capacités antérieures. Lesquelles étaient, bien entendu, bien supérieures à la moyenne. Il est encore trop tôt pour savoir s’il s’agit d’une condition permanente, ou si, avec le temps, il récupérera cette faculté. Ou s’il faudra envisager une nouvelle intervention – Dieu nous en garde… En attendant, deux semaines de repos avec des activités variées devraient lui être très bénéfiques. Ensuite, nous verrons. Ruibal aurait ainsi un peu de recul pour trouver des solutions. — Cela me semble raisonnable, dit Miles. Haroche s’inclina. — Sous votre responsabilité, donc, Lord Vorkosigan. Après avoir appelé Avakli pour l’avertir de ses intentions, Miles descendit à la clinique pour soumettre son invitation à Illyan. Il trouva en Lady Alys une alliée inattendue qui appuya sa mission de persuasion. Vêtue comme toujours d’une tenue impeccable, rouge foncé, et très « femme Vor » – donc coûteuse –, elle était venue rendre visite à Illyan. — C’est une idée splendide ! s’exclama-t-elle devant son hésitation. Tout à ton mérite, Miles. Cordélia approuverait. — Vous croyez ? dit Illyan. — J’en suis certaine. — Et la suite a des fenêtres, remarqua Miles. Beaucoup de fenêtres. C’est ce qui me manquait le plus, chaque fois que j’étais coincé ici. Illyan releva les yeux vers les murs aveugles de sa chambre. — Les fenêtres ne sont pas toujours une bonne chose, dit-il. C’est par une fenêtre de la chambre de tes parents qu’Evon Vorhalas a jeté la grenade qui t’a fait tout ce mal. Je me souviens de cette nuit-là… Sa main se crispa. Il secoua la tête. — C’est comme un rêve… Cet épisode s’était déroulé il y avait un peu plus de trente ans. — C’est pourquoi toutes les fenêtres de la Résidence ont ensuite été protégées, répondit Miles. Ce genre d’incident ne pourrait plus se produire aujourd’hui. Pour revenir à notre projet, la maison est plutôt calme, en ce moment, mais j’ai une nouvelle cuisinière… — Ivan m’en a longuement parlé, dit Illyan. — Oui, dit Lady Alys avec un regard légèrement envieux (regrettait-elle que fût révolu le temps béni des chevaux, du bétail et des expéditions des serfs dans les terres des seigneurs voisins ?). Et puis, Simon, reprit-elle, ce sera tellement plus pratique – et plus confortable – d’aller vous rendre visite là-bas plutôt que dans cet endroit sinistre. — Hmm. Il lui sourit, l’air pensif. — Vous avez sans doute raison. Eh bien, Miles… merci. J’accepte ta proposition. — Fantastique, dit Lady Alys. Miles, as-tu besoin d’aide ? Vous voulez peut-être profiter de ma voiture ? — Merci, mais la mienne m’attend dehors, avec mon chauffeur. Nous pourrons nous débrouiller. — Dans ce cas, je vous retrouverai directement sur place. Je suis certaine que tu n’as pas pensé à tout, Miles. Les hommes n’ont pas ce sens pratique. Elle les salua d’un bref hochement de tête et sortit dans un bruissement de taffetas. — Que pourrait-elle bien apporter que la Résidence Vorkosigan ne possède pas déjà ? demanda Illyan, perplexe. — Des fleurs ? hasarda Miles. Des soubrettes qui dansent ? Euh… Des serviettes et du savon ? Elle avait vu juste. Il n’avait pas pensé à tout. — J’ai hâte de le découvrir. — Eh bien, quoi qu’elle fasse, je suis sûr que ce sera parfait. — Avec elle, on peut y compter, approuva Illyan. C’est une femme de confiance. À l’inverse de pas mal d’hommes de sa génération, il ne voyait aucune contradiction dans ces deux termes. Il hésita, puis lança à Miles un regard perçant. — Il me semble me rappeler que… qu’elle était auprès de moi, à des moments plutôt pénibles. — En effet. Elle t’a veillé… Avec tact et élégance. — De sa part, comment pourrait-il en être autrement ? Illyan promena un regard circulaire sur la petite chambre, comme s’il la voyait pour la première fois. — Ta tante a raison. Cet endroit est absolument sinistre. — Alors qu’est-ce qu’on attend pour décamper ? Ils quittèrent la SécImp avec une seule valise et un minimum de remous. Rien d’étonnant à cela… Illyan voyageait léger depuis plus d’années que n’en comptait Miles. Martin les conduisit à la Résidence Vorkosigan dans le luxe vieillot de la vieille voiture blindée. Ils y trouvèrent Alys en train de raccompagner une équipe de nettoyage à la porte. Aucun détail n’avait été laissé au hasard. Elle avait pensé à tout. Aux fleurs, aux serviettes et au savon, et aux draps propres. Si Miles mettait un jour à exécution sa menace de transformer la Résidence en hôtel, il saurait à qui confier l’intendance. Martin mit à peine cinq minutes à ranger les rares effets personnels d’Illyan et, sur l’ordre d’Alys, fila ensuite dans la cuisine. L’embarras d’Illyan, peu habitué à autant d’attentions, se dissipa lorsque Martin réapparut avec le "petit" goûter préparé par Ma Kosti qu’il déposa sur la table du salon, devant un bow-window donnant sur le jardin. La griffe de Lady Alys était apparente jusque dans le service ; plateaux, vaisselle et couverts étaient enfin sortis des placards et utilisés à bon escient. Après une tournée de thé, de toasts, d’œufs farcis, de boulettes de viande à la sauce aux pruneaux, de tarte aux pêches, de vin sucré et de pavés au chocolat plus denses que du plutonium, tout le monde était détendu. Dans le silence gavé et méditatif qui succéda au saccage du plateau du goûter, Miles hasarda enfin une question : — Alors, Simon… As-tu le souvenir de ce qui s’est passé au cours de ces dernières semaines et, euh… avant ? Qu’est-ce qu’on t’a fait, Simon ? Illyan, enfoncé jusqu’au cou dans un profond fauteuil de velours, grimaça. — Les dernières semaines sont très… fractionnées. Et avant… c’est fractionné aussi. Sa main s’agita sur l’accoudoir. — C’est un peu comme si… comme si un homme qui avait jusque-là eu une vue perçante se retrouvait soudain avec une visière maculée de graisse et de boue devant les yeux. Sauf que… je ne peux pas l’enlever. Et je ne peux pas respirer. — Mais pourtant tu as l’air tout à fait maître de toi. Ça ne ressemble pas à ma cryoamnésie, par exemple. J’ignorais qui j’étais… Je ne reconnaissais même pas Quinn, tu imagines ? Bon sang, Elli, tu me manques… — Ce que tu as vécu est terrible, dit Illyan. Pire que ce que je vis aujourd’hui, sans doute. Il eut un sourire triste. — Je commence à m’en rendre compte. — Je ne sais pas si c’était pire. Mais j’étais salement déboussolé, c’est sûr. — Apparemment, mon problème n’est pas de reconnaître les choses, soupira Illyan, mais d’arriver à m’en souvenir correctement. Il n’y a plus rien là-dedans. Sa main, cette fois, se crispa en un poing fermé. Il se redressa. Alys réagit aussitôt à la brusque nervosité d’Illyan. — Le passé est comme un rêve, remarqua-t-elle d’une voix apaisante. C’est ainsi que la plupart des gens le Perçoivent. Peut-être pouvez-vous vous rappeler votre jeunesse, celle qui a précédé l’installation de la biochip. Si les choses vous reviennent à la mémoire de la même manière que cette époque lointaine, c’est tout à fait normal. — Normal pour vous. — Mmh. Alys, à court de réponses, cacha sa gêne en piquant du nez dans sa tasse de thé. — J’ai une raison bien précise de te demander cela, reprit Miles. Au cas où personne ne t’en aurait encore informé, Gregor m’a nommé Auditeur Impérial Suppléant afin que j’étudie ton cas. — Oui, je m’interrogeais sur la façon dont tu y étais parvenu. — Il n’y a pas trente-six moyens de chapeauter la SécImp… Dès que l’équipe de l’amiral Avakli en aura terminé avec l’examen de la biochip, je vais devoir remettre un rapport officiel à l’Empereur. S’ils prononcent un verdict de cause naturelle, eh bien, l’affaire sera classée. Mais dans le cas contraire… Je voulais savoir si tu pourrais te rappeler quelque chose, n’importe quel incident qui pourrait camoufler un acte de biosabotage à ton encontre. Illyan secoua la tête et, avec un soupir de frustration, posa les mains sur ses tempes. — Si j’avais encore ma biochip… je pourrais refaire défiler tous mes instants de veille sur une période donnée. Revoir chaque détail. Ça demanderait du temps, mais ce serait possible. Je repérerais les salauds qui m’ont transmis cette saloperie, quelles que soient les précautions qu’ils aient prises, je te le garantis. Le problème est que… S’il s’agit d’un sabotage, ils ont détruit toutes les preuves contre eux en même temps que la biochip. — Oui, évidemment…, murmura Miles, déçu mais passurpris. Il se servit une nouvelle tasse de thé et, après un bref débat avec lui-même, renonça à prendre la dernièrepart de tarte. Illyan était agité. Mieux valait dans l’immédiat ne pas le presser davantage et changer de sujet. — Alors, Tante Alys, dit-il d’un ton plus enjoué, comment se passent les préparatifs pour les fiançailles ? Elle lui adressa un sourire reconnaissant. — L’un dans l’autre, plutôt bien. — Qui est responsable de la sécurité ? s’enquit Illyan. À moins qu’Haroche veuille s’en charger lui-même ? — Non, il a délégué le seigneur colonel Vortala junior. — Oh. Excellent choix. De nouveau détendu, Illyan tournait sa tasse vide entre ses mains. — Oui, n’est-ce pas… ? dit Alys. Vortala est un homme très compétent et qui, de plus, connaît parfaitement le protocole Vor. L’annonce officielle et la cérémonie auront lieu à la Résidence, bien entendu… J’ai essayé d’initier Laisa à la complexité de la mode traditionnelle barrayarane, encore que nous envisagions le style komarran pour les fiançailles. Mais, de toute façon, la robe de mariage sera barrayarane. Une fois lancée, Lady Alys se montra intarissable. D’autant que Miles et Illyan, bon public, entretenaient la conversation par des questions et des plaisanteries qui achevèrent de détendre l’atmosphère. Lorsque Martin eut débarrassé la table, Miles proposa une partie de cartes. Pas pour passer le temps, ainsi qu’il le prétendit, mais pour exercer un discret contrôle des fonctions neurales d’Illyan. Lequel, bien qu’il ne fût pas dupe, se prêta au jeu. Le galax-tarot était un jeu de difficulté moyenne, et qui nécessitait une certaine maîtrise dans le suivi des cartes. Miles n’avait, de sa vie, jamais vu personne battre Illyan, sauf dans le cas d’une chance exceptionnelle. Au bout d’une demi-heure, Miles et Lady Alys se partageaient les points et Illyan allégua la fatigue pour déclarer forfait. Miles n’insista pas. Même si ce n’était pas la vraie raison de son abandon, Illyan avait réellement une mine de papier mâché. Ruibal n’avait pas exagéré. La mémoire immédiate d’Illyan, ainsi que son attention étaient pratiquement inexistantes. Pour une conversation courante, où chaque remarque en amène une autre, il pouvait donner le change, mais… — Alors, que penses-tu du choix d’Haroche pour la sécurité au mariage de Gregor ? demanda Miles d’un air détaché en repoussant sa chaise. — Qui a-t-il nommé ? — À ton avis ? — Mmh… à sa place, j’aurais opté pour le colonel Vortala. Il a le profil requis. Miles hocha la tête et échangea un bref regard avec Alys, qui se levait aussi. Illyan les observa soudain d’un air soupçonneux mais n’ajouta rien. Après avoir fait signe à Miles de se rasseoir, il raccompagna Lady Alys jusqu’à sa voiture avec une courtoisie un peu guindée. Miles s’étira, harassé, lui aussi. Il n’avait pourtant rien fait de particulier qui pût justifier cette lassitude. La situation est vraiment étrange. Le nouveau train-train de la maison fut rapidement établi. Miles et Illyan se levaient quand ils le voulaient et prenaient le petit déjeuner à leur guise, parfois ensemble, parfois séparément. Mais ils se retrouvaient plus cérémonieusement le midi et le soir pour déguster ensemble les petits plats de Ma Kosti. Miles se rendait tous les jours au MilImp, le grand hôpital du Service Impérial de l’autre côté du fleuve qui coupait la Vieille Ville en deux. Le premier jour, on le fit patienter dans le couloir, comme n’importe quel vétéran. L’air de rien, il glissa dans son entretien préliminaire avec le médecin sa récente nomination au poste d’Auditeur Impérial et n’eut par la suite plus jamais à attendre. Il fallait bien que le collier de chien de Gregor serve à quelque chose… Duv Galeni passa à l’improviste le deuxième soir. Apprenant qu’Illyan était provisoirement l’hôte des anciens appartements du général Piotr Vorkosigan, il voulut se dérober pour le dîner mais Miles l’en empêcha. L’officier ne put se départir de son malaise pendant le repas, même si Illyan n’était plus officiellement son supérieur. Toutefois, il eut le tact d’ignorer les fréquents trous de mémoire de son ancien chef et copia la technique de Miles consistant à émailler la conversation de discrets rappels afin d’aider Illyan à rester dans la course. Ou du moins à en donner l’illusion. Lady Alys, comme promis, passait souvent les voir, quoique ses journées prissent un cours de plus en plus frénétique à mesure qu’approchait la date des fiançailles. Elle avait désormais non plus une mais deux secrétaires dans son bureau de la Résidence. Ivan venait régulièrement, lui aussi, et toujours au moment du dîner. Cinq ou six militaires de la génération d’Illyan vinrent lui rendre visite. Eux aussi apprirent à arriver sur le coup de dix-sept heures, au moment du thé. Guy Allegre, le chef des Affaires komarranes de la SécImp, était du nombre, mais il parvenait avec habileté à dévier le sujet sitôt qu’Illyan cherchait à aborder les problèmes professionnels, ce qui, immanquablement, faisait monter sa tension. Trois gardes assuraient désormais la protection de la Résidence Vorkosigan, ce qui n’arrangeait pas le caporal Kosti, contraint de renoncer à ses plateaux-repas privés. Mais, dans la mesure où il passait dans la cuisine après ses tours de garde, il y avait tout lieu de penser qu’il ne risquait pas de crever de faim. Le budget épicerie commençait à enfler de manière impressionnante, mais on était encore loin de l’ex-train de vie du Comte. Miles appelait chaque matin l’amiral Avakli afin de suivre les progrès de son équipe. Bien qu’Avakli se montrât réservé dans ses rapports quotidiens, Miles comprit à demi-mot qu’ils éliminaient peu à peu les hypothèses négatives. À aucun moment, cependant, il ne pressa Avakli pour obtenir des résultats plus concrets. Ils n’avaient pas, en l’occurrence, droit à l’erreur. De plus, il n’y avait aucune raison de le bousculer. Qu’on le veuille ou non, le mal était fait, et ni Miles, ni Avakli, ni personne ne pourraient y remédier. La percée médicale que Miles guettait avec impatience survint le sixième jour. Mais pas de l’équipe d’Avakli. Le cryogénéticien et le neurologue du MilImp, qui s’étaient associés pour étudier son cas, parvinrent enfin à provoquer une de ses crises dans leur laboratoire. Miles émergea de ses confettis colorés et de son trou noir pour se retrouver étalé sur la table d’examen, la tête coincée dans un scanner qui occupait à lui seul la moitié de la salle, et le corps hérissé d’électrodes. Les trois techs excités autour de lui étaient peut-être là pour veiller à ce qu’il ne bascule pas de la table, mais plus sûrement pour s’assurer du bon fonctionnement des moniteurs. Le colonel Dr Chenko, le neurologue, et le capitaine Dr D’Guise, le cryogénéticien, sautaient sur place et gloussaient en déchiffrant à haute voix les fascinantes données des affichages. On n’avait apparemment rien vu de plus spectaculaire sur la planète depuis la prestation de l’ours vélocipédiste à la foire d’Hassadar. Miles gémit, sans toutefois parvenir à capter l’attention, tout Auditeur Impérial qu’il était. Il n’eut l’impression d’exister aux yeux de ses médecins que lorsqu’il fut de nouveau habillé et assis dans le bureau du Dr Chenko. Le neurologue, la quarantaine dynamique, à lui seul une image publicitaire pour la profession médicale, arriva enfin, une poignée de disquettes à la main. L’excitation enjouée avait cédé la place à la suffisance. — Nous savons à présent ce qui vous arrive, seigneur Vorkosigan, annonça-t-il en s’asseyant devant sa comconsole. Ainsi que nous l’avions pressenti, le mécanisme de vos crises est bien idiosyncrasique. Et nous le tenons enfin ! — Merveilleux, dit Miles d’un ton neutre. Et qu’est-ce que c’est ? Sans se laisser intimider, Chenko glissa les disquettes dans le lecteur et afficha les données sur l’holovid pour illustrer son explication. — Tout porte à croire que, à la suite de votre réanimation cryogénique, votre cerveau s’est mis à produire un taux exceptionnellement élevé de neurotransmetteurs. Lesquels, avec le temps, ont atteint, dans leurs réservoirs neuraux, un niveau anormal d’engorgement, comme vous pouvez le voir sur cette scanographie. Tenez, vous avez ici le schéma d’un réservoir normal. Vous voyez la différence ?… Et puis, sous l’effet d’une surchauffe de l’activité cérébrale, si je puis dire, provoquée par un stress ou une excitation quelconque, les réservoirs déversent tout à coup leur contenu. Ce qui inhibe provisoirement vos fonctions neurales et engendre les hallucinations dont vous vous plaignez. Au bout d’une ou deux minutes, les réservoirs de neurotransmetteurs ont retrouvé un niveau normal – inférieur à la normale, en fait, et cela explique les quelques instants d’inconscience qui surviennent alors. Un certain équilibre se rétablit enfin, et vous reprenez connaissance, avec une sensation d’épuisement. Et le cycle reprend son cours. C’est une forme entièrement biochimique d’épilepsie. Réellement fascinante et unique. Le Dr D’Guise a l’intention d’en faire état dans le bulletin médical du MilImp. Il va de soi que votre anonymat sera préservé. Miles digéra en silence la nouvelle de son accession au panthéon de la médecine – par la petite porte. — Bien, dit-il enfin. Et que proposez-vous pour y remédier ? — Mmh. Le problème est global, répandu sur une bonne partie du cerveau. Encore que, par chance, il soit concentré dans les lobes frontaux et non dans le tronc cérébral, de sorte que les crises ne vous tuent pas sur le coup. Il ne semble pas qu’une opération puisse en venir à bout, dans l’état actuel de nos connaissances. Eh, vous ! Personne ne découpera mon cerveau en rondelles… — Ravi de l’apprendre. Quel traitement préconisez-vous, dans ce cas ? — Euh… Le Dr Chenko hésita. Il baissa la tête, les yeux fixés sur son stylo qu’il tripotait entre ses doigts. La patience de Miles s’émoussait un peu plus à chaque seconde de cet insupportable silence. S’il ne s’était pas retenu, il aurait volontiers sauté par-dessus le bureau pour aller étrangler le médecin. Mais la créativité médicale du Dr Chenko ne risquait pas de s’en trouver améliorée pour autant. Et puis il n’était pas certain que son immunité légale d’Auditeur Impérial couvre également le meurtre. — Une approche des formes plus courantes d’épilepsie consiste à placer une biochip de déstabilisation dans le cerveau du patient. Lorsque la crise débute, la biochip réagit aussitôt en générant une contre-attaque d’impulsions électriques afin de déphaser la boucle auto-entretenue des ondes de l’activité électrique cérébrale incriminée. Ce procédé ne guérit pas, mais il a le mérite de soulager les symptômes majeurs. — Je… ne suis pas certain de faire confiance aux biochips, remarqua Miles. Surtout les neurales. — C’est pourtant une technologie tout à fait fiable, assura Chenko. Mais je ne pense pas qu’elle convienne à votre cas. Il existe un traitement, mais je n’y ai pas droit. Génial. — Alors, qu’est-ce qui conviendrait ? — Il est un peu tôt pour se prononcer. Le Dr D’Guise et moi-même devrons en discuter au préalable. À présent que nous possédons des données concrètes, je pense que nous pourrons élaborer différentes approches. Dans la mesure où votre cas est unique à ce jour, elles seront bien entendu expérimentales. Nous serons peut-être contraints de mettre plusieurs théories en pratique avant de fixer notre choix. — Est-ce une question de jours ? de semaines ? de mois… ? D’années ? — Non, pas de mois. Si cela peut vous rassurer, je pense que, après cette crise provoquée dans notre laboratoire, vous ne devriez pas en subir d’autre avant un bon moment. D’ailleurs, ça me donne une idée… Le regard du médecin se fit distant. Se tournant soudain vers sa comconsole, il se mit à marteler le clavier. S’arrêta pour réfléchir. Recommença. Les données sortirent en cascade de l’imprimante. Miles l’observa quelques instants puis se leva et, sans bruit, quitta la pièce. — Je vous appelle demain, mon seigneur ! lança Chenko alors que la porte se refermait sur Miles. En entrant dans le vaste vestibule au carrelage noir et blanc de la Résidence Vorkosigan, Miles eut la surprise de trouver Illyan assis sur le banc capitonné au pied de l’escalier. Il était douché, rasé, peigné, et en grand uniforme. Miles connut un affreux moment d’angoisse. De deux choses l’une : soit Illyan avait de nouveau perdu les pédales et s’imaginait avoir rendez-vous avec l’Empereur, soit c’était lui-même qui perdait les Pédales et Illyan avait vraiment rendez-vous. — Ça va, Simon ? demanda-t-il avec une fausse insouciance. — Ah, te voilà, Miles. Où m’as-tu dit que tu allais, déjà ? Ah oui, au MilImp… Lady Alys m’a demandé de l’accompagner à un concert, ce soir. — Un concert ? J’ignorais que tu t’intéressais aux concerts. Où ? — À la Philharmonie de Vorbarr Sultana. À vrai dire, je ne sais pas moi-même si cela me plaira. J’ai passé des années à m’occuper de la sécurité de cette salle pour Gregor, quand il assistait à une représentation, mais je ne me suis pas une seule fois assis dans un des fauteuils en spectateur. Peut-être découvrirai-je enfin la raison qui pousse tous ces gens très chics à y aller. — Pour rivaliser d’élégance, je suppose, répondit Miles. Encore que ça ne suffise pas à expliquer pourquoi les places sont réservées deux ans à l’avance. L’Orchestre de la Philharmonie de Vorbarr Sultana est censé être le meilleur de Barrayar. Un concert… Tiens donc. La première sortie publique d’Illyan depuis son « malaise » aurait à n’en pas douter un retentissement intéressant dans les potins de la capitale. Quand il prenait la peine de se pomponner, Illyan avait l’air aussi vif et perspicace qu’à son habitude. Sa cicatrice, dissimulée par ses cheveux clairsemés, avait presque disparu. Et la vague incertitude qui, aujourd’hui, troublait parfois son regard, évoquait à s’y méprendre cet air distrait qu’il prenait pour fouiller dans la mémoire de sa biochip. Mais, dans l’hypothèse où il aurait été victime d’un sabotage, était-il prudent de risquer une éventuelle nouvelle attaque ? Miles pouvait comprendre que, dans sa dépression, un Illyan suicidaire s’expose délibérément à un assassinat, mais il lui semblait exagéré d’entraîner avec lui sa seule tante. — Tu as pris des mesures, pour la sécurité, Simon ? — Ce soir, je laisse la SécImp s’occuper du problème. Un curieux sourire apparut sur ses lèvres. — Ah. La voilà. Le ronronnement de la voiture de Lady Alys qui s’arrête devant la porte. Le sifflement de la verrière qui se lève. Les pas lourds du chauffeur contournant le véhicule. Ceux, légers, de Lady Alys sur les marches… Miles ouvrit la porte à sa tante. Ce soir, elle portait un ensemble parme brodé de discrets fils d’argent qui accrochaient la lumière du lustre de cristal. Très Vor. — Bonsoir, Miles. Elle lui tapota l’épaule en passant. C’était mieux que le traditionnel baiser sur la joue. Et, au moins, elle ne lui avait pas ébouriffé les cheveux. — Simon… Illyan se leva et s’inclina devant la main tendue d’Alys. — Milady… Miles s’écarta alors qu’elle ressortait avec son cavalier, lequel semblait ravi d’être ainsi kidnappé. Et pourquoi pas ? Après tout, il était en villégiature, ici. Pas en résidence surveillée. — Soyez prudents, leur dit-il. Illyan répondit d’un geste enjoué de la main, puis s’immobilisa soudain. — Attendez… J’avais quelque chose à… Flûte, j’ai oublié. Alys fronça les sourcils. — Oui, Simon… ? — Un message pour toi, Miles. C’était important. Du bout des doigts, il se massa la tempe. — J’ai laissé la disquette sur ta comconsole. Qu’est-ce que c’était, bon sang ? Ah oui. Ta mère. Elle sera ici dans cinq jours. Miles retint le Oh, merde… qui lui venait aux lèvres. — Ah oui ? Et mon père n’est pas avec elle ? — Je ne crois pas. — Non, intervint Alys. J’ai moi aussi reçu un message de Cordélia cet après-midi. Elle doit les avoir envoyés tous en même temps. Je suis heureuse qu’elle vienne me donner un coup de main pour les fiançailles. Encore que l’aversion de ta mère pour ce genre de choses soit légendaire. Enfin, je me contenterai de son soutien moral, ce sera déjà beaucoup. Illyan haussa les sourcils. — Cette nouvelle n’a pas l’air de te réjouir, Miles… — Oh, je serai très content de la voir, c’est certain, mais… tu connais sa manie de prendre ma température émotionnelle, façon betane. La perspective d’avoir à subir son inquiétude maternelle me donne envie d’aller me planquer au fond d’un terrier… Illyan acquiesça avec sympathie. — Je vois… — Ne fais pas l’enfant, Miles, dit Alys d’un ton ferme. Son chauffeur releva la verrière et Illyan l’aida à s’installer avec sa robe. Toutes ces années à observer la classe Vor n’avaient plus rien à lui apprendre en matière de galanterie. Une fois de plus, Miles resta seul dans la grande demeure, à parler aux murs. Et pourquoi n’emmènerait-il pas une lady au concert, lui aussi ? Qu’est-ce qui l’en empêchait ? La crainte des crises, bien sûr. Et le problème d’Illyan, toujours en suspens. Mais tout serait bientôt résolu. Et alors quoi ? Des rendez-vous à quatre avec Ivan ? Sûrement pas. Il avait été assez traumatisé par des désastres mémorables. Non, il avait besoin de quelque chose de neuf. L’ennui, c’est qu’il se sentait d’une certaine manière prisonnier des vieilles habitudes. Bon Dieu, il était tout de même trop jeune pour être à la retraite ! Si seulement Quinn était avec lui… Pourvu qu’Alys soit prudente, ce soir. Un après-midi, elle avait emmené Illyan se promener dans le quartier, sous la surveillance discrète du caporal Kosti. Ils s’étaient à peine éloignés de trois cents mètres de la Résidence qu’Illyan ne savait déjà plus où il se trouvait. Franchement, il aurait préféré que tous deux restent ici jouer aux cartes, une forme de thérapie douce pour l’ex-chef de la SécImp qu’approuvait le Dr Ruibal. Illyan et Lady Alys ne revinrent pas avant deux heures du matin. Le concert était fini depuis belle lurette. Miles, grognon, accueillit son invité à la porte. — Tu es encore debout, Miles ? Il avait l’air en forme. Juste un peu décoiffé, peut-être, et traînant dans son sillage d’imperceptibles odeurs de bon vin et de parfum. — Qu’avez-vous fait, pendant tout ce temps ? demanda Miles. — Quel temps ? — Depuis que le concert est fini. — Oh… nous nous sommes promenés. Et nous avons dîné. Et parlé… — Parlé ? — Oui, enfin… Lady Alys, surtout. J’ai écouté. Tu me croiras si tu veux, mais c’était très reposant. — Vous avez joué aux cartes ? — Pas ce soir. Va te coucher, Miles. Moi, en tout cas, je n’aurai pas besoin de berceuse. En bâillant, Illyan monta l’escalier vers sa suite. — Au fait, tu ne m’as pas dit si tu avais apprécié le concert, lança Miles. — C’était très bien, répondit Illyan sans se retourner. Bon sang, tout le monde se fait un sang d’encre au sujet de cette biochip. Alors pourquoi pas toi ? Non. Il était injuste de reprocher à Illyan de se laisser aller. Peut-être le chef de la SécImp avait-il de lui-même classé cette affaire en optant pour la cause naturelle ; peut-être s’était-il résigné à son sort. À moins que son attitude ne fût une subtile ruse pour faire sortir le loup du bois… Quoi qu’il en fût, pourquoi Illyan ne s’offrirait-il pas un peu de bon temps ? Rien ne l’en empêchait. Il n’avait aucun risque d’avoir des convulsions en public, lui. En ronchonnant, Miles monta dans sa chambre et se coucha. Mais pas pour dormir. La nuit promettait d’être longue dans l’attente de l’appel du Dr Chenko. Le Dr Chenko plaça ses doigts en pyramide devant lui et se pencha sur sa comconsole. — Voilà où nous en sommes, Lord Vorkosigan… Nous avons écarté la possibilité d’une approche purement médicale, c’est-à-dire l’administration de médicaments capables de ralentir la production de neurotransmetteurs. Vous en produisez une telle quantité qu’il serait impossible de les supprimer tous. Et même si nous le pouvions, cela n’éliminerait pas pour autant les crises. Nous en réduirions la fréquence, tout au plus. En fait, après examen plus approfondi des données, le dysfonctionnement me semble moins dû à la production qu’au mécanisme de décharge moléculaire des réservoirs. « Une autre approche m’apparaît plus prometteuse. Nous pensons pouvoir en quelque sorte micro-miniaturiser une version des stimulateurs neuraux que nous avons utilisés pour provoquer votre crise, l’autre jour. Ce dispositif pourrait être installé de façon permanente sous le crâne, avec des senseurs qui donneraient l’alarme lorsque les réservoirs de neurotransmetteurs seraient près de déborder. Grâce au stimulateur, vous pourriez déclencher une crise à l’endroit et au moment de votre choix et, pour ainsi dire, désamorcer la bombe à retardement. Faites sous contrôle, les crises pourraient en outre être plus douces et plus courtes. — Mmh. Et est-ce que je pourrais conduire de nouveau ? Voler ?… Commander ? — Eh bien… si les niveaux sont correctement maintenus, je ne vois aucune contre-indication. Dans la mesure, cela va de soi, où le procédé se révèle efficace. Après une brève hésitation, Miles se jeta à l’eau : — J’ai été déchargé de mes obligations militaires à cause de ces crises. À votre avis, pourrai-je être réintégré ? — Oui, d’ailleurs je n’ai pas très bien compris… Vous auriez dû être adressé au MilImp avant d’être réformé. Enfin… Si vous étiez encore en exercice, vous pourriez plaider votre cause, ou faire appel à des relations influentes pour obtenir un emploi de bureau. Mais dans la mesure où le mal est déjà fait, vous auriez sans doute besoin d’un appui plus… solide. Chenko eut un sourire lourd de sous-entendus. — Un emploi de bureau, répéta Miles. Pas d’action sur le terrain ? — Sur le terrain ? Je croyais que vous étiez un agent des Affaires galactiques de la SécImp. — Euh… oui. Enfin, disons que je n’ai pas atterri dans une cryochambre en remplissant des formulaires… — Je vois. À vrai dire, ce n’est plus de mon ressort. C’est aux médecins de la SécImp qu’il revient de décider si oui ou non vous êtes apte à reprendre du service. Mais à mon avis, vous aurez besoin de beaucoup de piston pour décrocher quelque chose de plus actif qu’un emploi administratif. De ce côté-là, je sais à qui je pourrais m’adresser. Mais à quoi bon ? Pour devenir gratte-papier ou, pire, officier météo dans un bled paumé, sans aucun espoir de promotion ? Non, soyons raisonnable : en fait, il se retrouverait probablement planqué dans un petit bureau confortable à la SécImp, avec un boulot d’analyste pas si inintéressant que ça, un salaire régulièrement augmenté, et sans le stress de la course à la promotion suprême. Il rentrerait tous les soirs à la Résidence pour dormir sagement dans son lit, comme Ivan. Sagement ou pas, d’ailleurs. Si seulement il n’avait pas falsifié cette saloperie de rapport… Il soupira. — Tout cela reste du domaine de l’hypothèse, j’en ai bien peur. Quant à cette idée des crises programmées… ce n’est pas exactement un traitement, n’est-ce pas ? — Non. Mais en attendant que quelqu’un de plus intelligent que moi n’en mette un meilleur au point, ce procédé a au moins le mérite de contrôler les symptômes. — Supposons que la prééminence de votre intelligence ne soit jamais détrônée… Devrai-je vivre avec ces foutues crises jusqu’à mon dernier jour ? Chenko haussa les épaules. — Sincèrement, je n’en ai aucune idée. Vous êtes un cas unique dans mon expérience neurologique. Miles cogita un instant, puis soupira de nouveau. — D’accord. On peut toujours faire un essai. Nous verrons bien… — Entendu, mon seigneur. Chenko se pencha pour prendre quelques notes. — Il faudra que nous nous revoyions d’ici… disons une semaine ? Il se redressa, l’air intrigué. — Pardonnez ma curiosité, mon seigneur, mais… pour quelle raison un Auditeur Impérial voudrait-il être réintégré dans le Service comme simple lieutenant ? Capitaine. Je voulais être promu au grade de capitaine de la SécImp. — Je ne suis qu’Auditeur intérimaire. Mes fonctions cesseront quand mon affaire sera close. — Ah… et… quelle est-elle, cette affaire ? — Top secret. — Hmm, je vois. Désolé. Après avoir éteint sa comconsole, Miles réfléchit à la question de Chenko. Une très bonne question. Pour laquelle il avait tout l’air d’être à court de bonnes réponses… 20 Les jours défilaient, sans histoire. Miles, bien qu’à contrecœur, épousait de plus en plus l’opinion d’Haroche selon laquelle la détérioration de la biochip serait due à des causes naturelles. Le nouveau chef de la SécImp était d’ailleurs beaucoup moins stressé, à présent. Normal. Il n’y avait pas eu d’autre agression pendant cette période de confusion. La transition s’était faite en douceur. Si ce complot supposé avait, au-delà d’Illyan, cherché à déstabiliser la SécImp, c’était raté. Trois jours avant l’arrivée de la Comtesse Vorkosigan à la capitale, Miles craqua. À défaut de tanière où se terrer, il décida d’aller se cacher à Vorkosigan Surleau. Il n’avait ni l’espoir ni le désir de l’éviter pendant son séjour, mais ne se sentait pas encore prêt pour l’affronter. Peut-être quelques jours à la campagne l’aideraient-ils à rassembler son courage. De plus… Illyan y serait en sécurité. Les étrangers se repéraient de loin, dans cette région peu peuplée. Sa seule crainte était de ne pas parvenir à convaincre Ma Kosti de les accompagner. Toutefois, Martin fut un argument de poids pour entraîner la précieuse cuisinière vers son village de l’arrière-pays. Miles envisagea d’augmenter la paie, non de Ma, mais de son fils, afin de le décourager, et elle avec, d’aller chercher un autre employeur. D’un autre côté, il n’aurait peut-être bientôt plus besoin de chauffeur… Même si ce fut sans enthousiasme excessif, Illyan accepta sa proposition. — Ce sera sans doute la dernière belle semaine d’automne, là-bas, remarqua Miles. Depuis quelques jours, dans la capitale, la pluie et le vent froid avaient remplacé la molle tiédeur de l’arrière-saison. Il y avait même de la neige dans l’air. — Je serai curieux de revoir cet endroit, admit Illyan. Pour me rendre compte s’il est tel que dans mes souvenirs. Un nouveau test qu’il s’imposait à lui-même. Il n’en parlait presque jamais, peut-être parce qu’ils se révélaient trop décevants. Ou peut-être aussi parce qu’il en oubliait aussitôt les résultats. Quelques heures plus tard, après des préparatifs très simples – Miles et Illyan avaient depuis longtemps pris l’habitude de voyager léger –, tous deux profitaient de la clémence du soleil automnal sur la terrasse de la résidence d’été. Comment rester stressé devant cette pelouse qui descendait en pente douce vers le rivage niché au creux des collines ? Les arbres s’étaient presque entièrement dépouillés de leurs feuilles, ce qui offrait une vue plus dégagée du lac. Le thé refroidissait dans les tasses. Ils se sentaient bien. L’esprit détendu et la digestion paisible. Miles s’étira. S’il gardait Ma Kosti à son service, il devrait bientôt entreprendre un programme de remise en forme. À moins qu’il ne veuille ressembler à Mark, son frère clone. — Ce doit être là que le capitaine Negri a été tué, n’est-ce pas ? demanda Illyan en désignant un coin de la pelouse. Le premier coup de feu de la Guerre de Vordarian l’Usurpateur. — D’après ce qu’on m’a dit, oui. Où étais-tu, alors ? Tu l’as vu ? — Oh non. J’étais à Vorbarr Sultana, à ce moment-là. Pris au dépourvu par le soulèvement des forces de Vordarian, comme tout le monde. Illyan fronça les sourcils, secoua la tête. — Du moins c’est ce qu’il me semble. La seule image que je garde est celle d’un de mes subordonnés – je ne sais même plus son nom – qui accourait annoncer la nouvelle, puisque j’allais quelque part en voiture. Et je me souviens de ma peur. Ça, c’est très clair. J’en avais les tripes nouées. C’est drôle, non ? Pourquoi est-ce que je me rappelle cela, spécifiquement, et non des choses plus importantes ? — Peut-être parce que tu as toujours dû t’en souvenir. Est-ce que ta biochip enregistrait les émotions ? — Non, pas vraiment. Mais avec un peu d’effort, j’arrivais à les reconstituer. — C’était une déduction. Pas une sensation. — Plus ou moins. — Ça devait être bizarre. — Je m’y étais habitué. Il eut un sourire ironique. — Mon premier travail, quand ton père m’a promu chef de la SécImp, a été d’investiguer sur le meurtre de mon prédécesseur. Maintenant que j’y pense, on peut dire qu’il en a été de même pour Negri. Même si son enquête a dû être grandement facilitée par le fait qu’il était un des instigateurs de l’assassinat. Toute chose qui se répète devient une tradition, sur Barrayar. Alors, l’un dans l’autre, je m’en tire plutôt bien. Je n’aurais jamais cru m’en sortir vivant. Encore que le départ de ton père, l’année dernière, m’ait donné à réfléchir… — Est-ce… à ce moment-là que tu as pensé à moi pour le succéder ? — Oh non. Je l’envisageais depuis déjà longtemps. Ou plutôt, Gregor et moi l’envisagions. Miles n’était pas certain de vouloir méditer cette information. — Dis-moi… Après une semaine de réflexion, à quoi attribues-tu la détérioration de ta biochip ? Cause naturelle ou attentat délibéré ? Illyan haussa les épaules. — Rien n’est éternel. Les gens, les choses… L’amiral Avakli nous tiendra au courant, de toute façon. Je me demande ce que fait Lady Alys, aujourd’hui ? — Recensement des invités, choix du papier à lettres et cours de calligraphie pour les nouvelles secrétaires… Du moins, c’est ce qu’elle a dit hier. À tous les deux. — Ah. Les pâtisseries arrivèrent, et le silence ne fut plus rompu, pour un temps, que par le bruit des petites cuillères dans les assiettes. — Alors, dit Illyan quand ils eurent terminé, comment deux officiers et gentlemen à la retraite, en week-end à la campagne, passent-ils le temps ? — Comme ça leur chante. Une sieste ? — On en a fait toute la semaine. — Tu aimes monter à cheval ? — Pas trop. Ton grand-père a insisté pour me donner des leçons quand je venais ici. Je me débrouille, mais je ne peux pas dire que j’y prends plaisir. Au contraire… — Bon. Euh… Il y a toujours les promenades à pied. Et la baignade. Mais ce ne serait pas très prudent de ma part. Evidemment, je pourrais mettre un gilet de sauvetage… — L’eau doit être fraîche, à cette époque, non ? — Pas autant qu’au printemps. — Non, je ne préfère pas… C’est bon pour les jeunes athlètes… Un sourire flotta sur les lèvres de Miles. — C’était fantastique, quand j’étais gosse. On ne pouvait plus me sortir de l’eau… À part ça, on peut pêcher. Ça n’a jamais trop été mon truc, le sergent Bothari détestait nettoyer les poissons. — On pourrait difficilement trouver moins stressant, comme activité. — La tradition veut que l’on emporte des canettes de bière locale – il y a une femme, au village, qui la fait elle-même, je n’en ai jamais bu de meilleure… – et qu’on les laisse dans l’eau en les accrochant sur le côté de la barque. Quand la bière devient trop tiède pour qu’on la boive, c’est qu’il fait trop chaud pour pêcher. — Et quand est-ce censé arriver ? — Si j’en crois mon expérience, jamais. — Ne dérogeons surtout pas à la tradition, déclara Illyan avec gravité. Le lendemain après-midi, après une rapide révision du hors-bord, ils se retrouvèrent au milieu du lac. Le soleil indolent avait chassé les brumes froides de la matinée. Miles était à son affaire. Il n’avait pas oublié les bases de ce passe-temps qu’il n’avait, de toute façon, jamais pratiqué autrement qu’en amateur. Des petits cubes de protéines – qui garantissaient, selon la notice, une pêche fructueuse dans n’importe quel point d’eau – servaient désormais d’appâts, pour le plus grand soulagement des vers, mouches et autres asticots. Illyan et lui accrochèrent leurs bières dans un sac qu’ils suspendirent à l’avant du bateau, puis s’installèrent confortablement sur les banquettes rembourrées et sous le parasol pour jouir de la paix et du paysage. Le garde de la SécImp, chargé de veiller à la sécurité d’Illyan, était resté près du naviplane, sur la rive. Les deux lignes plongèrent en même temps et les appâts disparurent lentement dans l’eau. Illyan et Miles se calèrent sur leur banquette et ouvrirent leur première bière. Elle était douce au goût, presque aussi sombre que l’eau du lac et sans doute bourrée de vitamines. Miles ferma les yeux pour apprécier l’arôme qui emplit ses narines et la sensation de fraîcheur pétillante dans sa gorge. — Ce serait tout de même plus sportif si nos proies étaient armées et capables de se défendre, remarqua Illyan au bout d’un moment. Si les poissons péchaient les hommes, de quel genre d’appât se serviraient-ils ? Miles imagina une ligne lancée sur la rive, une part de tarte aux pêches accrochée à l’hameçon. — Aucune idée. Qu’est-ce que tu utilisais, toi ? — Les motivations humaines : l’argent, le pouvoir, la vengeance, le sexe… En fait, ce n’était jamais aussi simple. Le cas le plus farfelu dont je me souvienne… bon Dieu, pourquoi est-ce que je me rappelle ça, alors que je suis incapable de… Enfin bref, à l’époque, Vortala, alors Premier ministre, était engagé dans d’importantes négociations avec les Polians pour le traité d’accès au couloir, et il était prêt à faire n’importe quoi pour que les tractations se passent en douceur. L’ambassadeur polian lui a alors glissé à l’oreille que son plus cher désir avait toujours été de posséder un éléphant. J’ignore encore aujourd’hui s’il était sérieux, ou si c’était juste pour s’amuser aux dépens de Vortala. En tout état de cause, le mot d’ordre fut lancé. Normalement, j’aurais dû confier la corvée au service des Affaires galactiques, mais j’ai préféré en charger mon agent rien que pour voir sa tête. Je me rappelle encore avec précision son expression ahurie et son regard presque vitreux quand il m’a dit : « Et… de quelle taille devra être cet éléphant, monsieur ? » Ces moments-là sont rares, dans mon travail. Et d’autant plus précieux. Tu n’étais pas encore là, à l’époque, sinon je me serais fait un plaisir de te mettre à contribution. — J’en suis flatté… Et alors ? Ton agent a réussi à le dégoter, cet éléphant ? — Qu’est-ce que tu crois ? Evidemment. Un petit. Et je me suis arrangé pour être présent le jour où Vortala l’a fait livrer à l’ambassade poliane. À sa manière très pince-sans-rire, il a annoncé : « Un cadeau de mon maître impérial, Gregor Vorbarra… » Gregor ne devait pas avoir plus de dix ans, à ce moment-là. Ton père a eu la prudence de ne jamais lui parler de cet éléphant. Il aurait sûrement voulu le garder pour lui. — Et Vortala ? Il a eu son traité ? — Oui. En définitive, j’ai l’impression que l’ambassadeur avait vraiment envie d’un éléphant, parce que, une fois remis de son ébahissement, il en est devenu complètement fou. Ils l’ont gardé plus d’un an dans le jardin de l’ambassade, et c’est lui-même qui le baignait, qui s’occupait de lui. Quand il est reparti chez lui, il l’a emmené. Cette expérience m’a ouvert les yeux sur de plus vastes horizons. L’argent, le pouvoir, le sexe… et les éléphants. Miles eut un reniflement. Cette histoire l’incita à s’interroger sur ses propres motivations. Celles qui l’avaient poussé si fort, si longtemps, si loin. Jusqu’à la mort, et au-delà. L’argent ? Il le laissait froid. Sans doute parce qu’il n’en avait jamais manqué, sauf lorsqu’il s’agissait de payer les réparations faramineuses des vaisseaux de combat. Mark, en revanche, était à sa façon d’une incroyable cupidité. Le pouvoir ? Il n’avait jamais brigué le trône d’Empereur, ni rien de semblable. D’un autre côté, il ne supportait pas d’être un subordonné. Ce n’était pas la quête du pouvoir. C’était la peur. Peur de quoi ? D’être la victime de leur incompétence ? D’être écrasé comme un mutant s’il ne parvenait pas à prouver sa supériorité ? Il y avait un peu de ça, c’est certain. Un peu… beaucoup, même. Son propre grand-père avait, paraît-il, tenté de l’éliminer à cause de ses difformités, et son enfance avait été jalonnée d’incidents plutôt moches qui avaient le plus souvent, mais pas toujours, tourné court grâce à l’intervention de l’omniprésent Bothari. Mais on ne pouvait guère parler à ce propos de motivations cachées. De celles qui sourdent de l’inconscient et vous jettent dans le pétrin sans que vous compreniez pourquoi. Il avala une longue rasade de bière glacée. L’identité. C’est cela, mon éléphant. La pensée venait de s’imposer avec certitude dans son esprit, sans point d’interrogation, cette fois. Pas la célébrité, non, encore que la considération contribuât dans une large mesure à affirmer cette identité. Mais on est ce que l’on fait. Et j’ai fait plus que ma part, oh oui… Si sa faim d’identité était transposée en faim alimentaire, il serait d’une insatiable gloutonnerie. Même Mark ne lui arriverait pas à la cheville. Etait-il irrationnel de vouloir être à ce prix, de le vouloir jusqu’à en hurler de douleur ? Et serait-il jamais rassasié ?… Illyan vida sa bouteille et agita sa canne en fibre de carbone trouvée avec celle de Miles dans le hangar à bateaux. — Tu es sûr qu’il y a des poissons, ici ? — Oh oui. Il y en a depuis des siècles. Si tu t’allonges sur la jetée, tu peux voir des sortes de goujons autour des rochers. Ce lac a été terraformé bien avant la Période d’Isolement, et à la manière primitive, c’est-à-dire qu’ils y ont déversé tous les déchets organiques imaginables. Après, ils y ont jeté des herbes et des petits poissons en espérant qu’un genre d’écosystème terrestre en résulterait. À l’époque, ça a fait toute une histoire. Les fermiers locaux voulaient garder toutes ces saloperies pour enrichir leurs champs… Depuis mon grand-père, des techs des Services des Comtes à Hassadar sont chargés de la terraformation scientifique et du stockage des eaux du District, si bien qu’on peut de nouveau boire en toute sécurité, et que les poissons ont bénéficié d’une amélioration génétique. Truites, perches, saumons… on peut faire de belles prises, ici. Illyan se pencha pour sonder l’eau claire du lac. — Tu crois ? demanda-t-il, dubitatif. Il remonta sa ligne, examina l’hameçon. Le cube de protéines n’y était plus. — J’ai mis un appât ? — Oui. Je t’ai vu. Il a dû tomber. — Un poisson aux doigts délicats ! Mais Illyan ne poursuivit pas par une série de plaisanteries sur les poissons mutants ; il accrocha un nouvel appât et relança sa ligne. Tous deux ouvrirent une autre canette. Miles s’assit à l’avant du bateau et trempa ses pieds nus dans la flotte. — Le rendement est très faible, soupira Illyan après avoir réorienté le parasol pour rattraper l’ombre fuyante. — Je me disais justement que la pêche a dû être inventée pour donner l’illusion à l’homme qu’il fait quelque chose alors qu’en réalité il n’en rame pas une. C’était peut-être un moyen de fuir les corvées domestiques, dans le temps… Illyan tournait sa bouteille entre ses mains. — Il y a déjà une semaine que je suis désœuvré. Je ne crois pas que cette inaction me soit profitable. — Pas sûr… Tu te débrouilles bien mieux au galax-tarot. — Lady Alys et toi vous êtes concertés pour me laisser gagner, la dernière fois. — Faux. — Ah… Le plaisir d’Illyan fut de courte durée. — Ce n’est pas parce que je gagne de temps en temps aux cartes que je pourrai reprendre la direction de la SécImp… — Un peu de patience, Simon… Tu es en convalescence depuis une semaine à peine. Les orteils de Miles se fripaient. Il retourna à son siège rembourré. Le regard d’Illyan se fît lointain. — Non, je crois que… quand on s’est donné à fond dans un rôle, on ne peut plus se contenter d’une prestation médiocre. Pour inverser une des maximes préférées de ta mère : « Ce qui ne peut pas être bien fait ne vaut pas la peine d’être fait. » Et puis… on ne dirige pas la SécImp comme on joue une partie de cartes. Il y a trop de vies en jeu, tous les jours. — Mmh…, fit Miles, camouflant son incapacité à répondre en avalant une autre gorgée de bière. — J’ai servi l’Empereur pendant deux engagements de vingt ans, continua Illyan. J’avais dix-huit ans quand j’ai suivi ma formation d’officier pour le vieil Ezar… pas à l’Académie Militaire Impériale, il fallait plus d’argent et de syllabes devant ton nom pour y entrer, à l’époque. Non, je suis allé dans une des écoles régionales. Jamais je n’ai envisagé de tenir trois services de vingt ans. Je savais que je devrais m’arrêter quelque part en cours de route. Gregor avait cinq ans quand je suis entré à son service. C’est un adulte, à présent… — Tu peux en être fier. C’est grâce à toi. Illyan hocha la tête. — Pas seulement à moi. Mais je ne serais pas… ce que je suis – ce que j’étais – si je n’en avais pas conscience. — Je n’ai pas atteint les vingt ans de service, soupira Miles. J’en suis même loin. Illyan s’éclaircit la gorge et observa sa ligne qui s’agitait mollement. — Ça mord, tu crois ? — Non, le bouchon s’enfoncerait davantage. C’est juste les courants… — Remarque, si j’avais eu le choix, ce n’est pas maintenant que j’aurais décroché. J’aurais attendu que le mariage de Gregor soit passé. — Et la crise suivante, et celle qui y aurait succédé, etc. Illyan acquiesça d’un grognement résigné. — Finalement… ce n’est peut-être pas plus mal ainsi. Tu sais, je me demande si quelqu’un ne serait pas venu voler tous les poissons de ce lac…, ajouta-t-il au bout d’un moment. — Il aurait d’abord fallu qu’il les attrape… — Ah. Exact. Illyan remonta le sac et sortit deux nouvelles bières. Il en était à la moitié de la sienne quand il se tourna vers Miles. — Je… sais à quel point tu étais attaché aux Dendarii. Et… je suis heureux que tu aies survécu. Pas d’excuse directe. Miles ne devait qu’à lui-même de s’être fait arracher ses galons d’amiral. — « Ô mort, où est ton aiguillon ?… » Il agita sa ligne. — « Ô hameçon, où est ton poisson ? » Non. J’ai découvert que le suicide n’était plus pour moi. La bonne vieille pulsion adolescente n’est plus de mon âge. Et puis… je trouverais idiot de ne pas profiter au maximum de ce que la vie a à m’offrir. II faudrait être ingrat pour lui tourner le dos. — Crois-tu que… toi et Quinn… comment dire ? Crois-tu que tu pourras persuader le capitaine Quinn de s’intéresser à Lord Vorkosigan ? Ah. Illyan essayait en fait de s’excuser d’avoir bousillé sa vie sentimentale. Miles avala d’un trait la moitié de sa canette en réfléchissant sérieusement à la question. — Jusqu’à présent, je n’ai jamais réussi. Il faudra que j’essaie encore. Quand ? Comment ? Où ? Cela faisait mal de penser à elle. Cela faisait mal de penser aux Dendarii. Trop dur. Il finit sa bière. — Quant au reste… Il est apparu de façon évidente que je devenais beaucoup trop lent pour me permettre de continuer à jouer les cibles mouvantes. Plus ça allait, moins j’avais recours à la force militaire, dans mes missions. — Tu devenais intelligent, c’est tout, répliqua Illyan qui étudia le visage déformé de Miles à travers sa bouteille. Quoique même la guerre psychologique exige de mettre en jeu une force considérable… — J’aime vaincre, murmura Miles. C’est ce qui me plaît le plus. Illyan jeta sa canette vide dans un carton, avec les autres, et se pencha pour observer la surface lisse du lac. En soupirant, il sortit une autre bière. Miles refusa celle qu’il lui proposait en levant sa bouteille encore à moitié pleine. — J’ai toujours réussi à gagner la partie, je me demande même comment, des fois. Ces saletés de crises… c’est le premier ennemi que je n’ai pas pu feinter. — Le pire ennemi est celui qui vient de l’intérieur. Certaines forteresses inexpugnables ne seraient jamais tombées sans l’aide d’un traître, à ce qu’on dit. — J’ai été vaincu… Miles souffla pensivement sur le goulot de sa bouteille vide qui émit un son de corne de brume. — Et pourtant je suis encore en vie. Je ne m’attendais pas à ça. Ça me fait… bizarre. Pour moi, c’était la victoire ou la mort. Comme quoi je me fourrais le doigt dans l’œil… Alors, où est-ce que je me suis trompé, encore ?… Je vais la prendre, finalement, cette bière, merci… Illyan la décapsula avant de la lui donner. L’eau devenait glacée, maintenant. Beaucoup trop froide pour se baigner. Et se noyer. Un ange passa. Illyan rompit le silence qui s’installait : — Je crois bien qu’on va rentrer bredouilles. Peut-être qu’après le passage de générations de pêcheurs il ne reste plus que les poissons assez intelligents pour avoir compris qu’il ne faut pas mordre à l’hameçon… — P’t-être, oui… Son invité commençait à s’ennuyer ferme. Il était de son devoir d’hôte de prendre le taureau par les cornes. — Je suis sûr qu’il n’y a plus un seul poisson ici, insista Illyan. On s’est fait avoir, Vorkosigan. — Naaan… Je les ai vus. Si j’avais un neutraliseur, je te le prouverais. — Parce que tu te déplaces sans armes, mon garçon ? Ce n’est pas très malin. — Hé !… Je suis un Auditeur Impérial, maintenant. J’ai des gorilles pour me porter mon arsenal. — N’empêche que tu ne pourrais rien neutraliser à travers toute cette flotte. — En fait, c’est pas le neutraliseur, qu’il me faut. C’est sa pile. — Ah… Le doute remplaça aussitôt l’intérêt dans les yeux d’Illyan. — Tu peux bombarder des poissons ? — Oh, c’est un vieux truc des montagnards du coin. Ils n’avaient pas le temps de glander toute la journée, eux… Ils avaient faim. Mais les seigneurs de l’époque leur interdisaient de venir pêcher dans le lac, alors ils devaient faire vite, avant que les hommes du Comte ne leur tombent dessus. Après avoir tergiversé une minute, Illyan se racla la gorge. — J’ai un neutraliseur sur moi. Doux Jésus, ils te laissent sortir armé ? — Ah bon ? Illyan reposa sa bière et tira l’arme de sa poche. — Tiens. Je suis prêt à le sacrifier. Je suis trop curieux de voir ce "truc". Miles, à son tour, reposa sa bière, tendit sa canne à Illyan et examina le neutraliseur. Arme de service, chargée à bloc. Il en sortit la pile et entreprit de la court-circuiter, dans le plus pur respect de la règle "Comment transformer votre neutraliseur en grenade" des Opérations Secrètes. Il but une nouvelle gorgée de bière, compta quelques secondes en silence, puis lança la pile par-dessus bord. — J’espère qu’elle va bien couler, remarqua Illyan. — Pas de problème. Regarde… Le scintillement métallique disparut dans les profondeurs. — Combien de temps ? demanda Illyan. — On ne peut jamais savoir, c’est ce qui rend la manœuvre toujours très hasardeuse. Une trentaine de secondes plus tard, un éclair illuminait l’obscurité de l’eau. Aussitôt après, un gros remous remonta à la surface près du bateau. Le bruit tenait plus de l’éructation que de la déflagration. Le hors-bord tangua. Sur la rive, le garde de la SécImp se leva brusquement et attrapa ses jumelles. Miles lui adressa un salut enjoué pour le rassurer. — Alors ? dit Illyan en se penchant sur l’eau. — Une minute… ça va venir. Bientôt un ventre argenté affleura la surface. Puis un autre. Un autre encore. En tout, cinq. — Dieu du ciel, murmura Illyan, impressionné. Se tournant vers Miles, il lui porta un toast muet en levant sa bouteille. Leur plus petite prise faisait une cinquantaine de centimètres, la plus grande presque quatre-vingts. Truites et saumons, dont un qui devait hanter les profondeurs depuis pas mal d’années. Miles le soupçonnait même d’avoir pu connaître son grand-père. Ignorant leurs yeux vitreux chargés de reproche, il se pencha pour les ramasser à l’aide du filet. Si Illyan n’avait pas été là pour le retenir par les chevilles, il serait allé les rejoindre dans la flotte. — On a des poissons, déclara Illyan en observant leurs proies étalées sur le pont. On peut peut-être rentrer, maintenant ? — Tu as un autre neutraliseur ? — Non. — Il reste des bières ? — C’était la dernière. — Alors, autant rentrer. Illyan sourit malicieusement. — Je me réjouis à l’avance de la tête de ceux qui nous demanderont quel appât nous avons utilisé. Miles parvint à accoster la rive sans dégâts, bien que sa vessie menaçât d’exploser et que son estomac parût sur le point de se retourner comme un gant. Il attrapa les deux plus petits poissons par les ouïes, laissa les trois gros à Illyan et commença à remonter dare-dare vers la maison. — Il va falloir qu’on les mange tous ? s’enquit Illyan en lui emboîtant le pas. — Un seul devrait suffire pour ce soir. Les autres pourront être nettoyés et congelés. — Par qui ? Ma Kosti ne va peut-être pas apprécier. Il serait malvenu d’offenser ta cuisinière, Miles. — Loin de moi cette intention. Mais à quoi servent les larbins, selon toi ?… Martin, attiré par le retour du hors-bord – et probablement désireux d’obtenir la permission de s’en servir –, descendait à leur rencontre. — Ah, Martin… ! s’exclama Miles sur un ton caressant qui aurait fait aussitôt détaler Ivan qui le connaissait trop bien. Vous ne pourriez pas mieux tomber. Vous allez emporter ces poissons à votre mère… Il se déchargea de son fardeau dans les mains du pauvre garçon atterré. –… et vous mettre à sa disposition pour ce qu’il y aura lieu d’en faire. Simon… ? Avec un sourire contenu, Illyan tendit ses poissons à Martin. — Merci, Martin. Ils le plantèrent là, impitoyables, sourds à son plaintif : "Mon seigneur… ?", et disparurent lâchement dans la demeure aux épais murs de pierre. Le programme de Miles était déjà tout tracé : les toilettes, la douche et la sieste. Dans cet ordre. Après, il verrait. Au crépuscule, Miles et Illyan s’installèrent dans la salle à manger pour déguster leur poisson. Ma Kosti leur avait préparé la plus petite des truites – assez grande toutefois pour satisfaire toute la maisonnée – qu’elle avait accompagnée d’une sauce capable de rendre savoureux un morceau de carton. Illyan contemplait leur trophée avec amusement. — Ça t’arrivait souvent de nourrir ta famille ? — Une fois de loin en loin. Jusqu’à ce que je me rende compte que ma chère mère betane, qui ne mangeait jamais rien d’autre que des cubes de protéines – sauf quand elle ne pouvait pas faire autrement –, picorait du bout des lèvres et serrait les dents en me couvrant de louanges hypocrites. À ce moment-là, j’ai renoncé à la détourner de son régime alimentaire préféré. Illyan sourit. — J’imagine… — Tu veux renouveler l’expérience, demain ? — On va peut-être attendre d’avoir fini nos prises du jour, non ? — Les chats vont nous aider. J’en ai dénombré quatre devant la porte de la cuisine, tout à l’heure, en train de séduire Ma. Je crois qu’elle a craqué… Miles dégustait son vin à petites gorgées. Trois litres d’eau minérale, une bonne sieste, et quelques remèdes étaient venus à bout de son insidieuse gueule de bois. Sensation étrange que de se sentir détendu. Vraiment détendu. Pas d’obligations, pas de rendez-vous… Apprécier l’instant, ce Présent qui participe de l’éternité. Martin s’approcha de lui. Miles releva les yeux. — Un appel pour vous, mon seigneur. Qui que ce soit n’a qu’à rappeler demain. Ou la semaine prochaine. Non. Ce pouvait être la Comtesse. Elle avait peut-être atterri plus tôt que prévu. Il se sentait désormais prêt à la voir. — Qui est-ce ? — L’amiral Avakli. — Oh… Miles reposa sa fourchette et se leva sur-le-champ. — Je le prends, merci, Martin. Dans un bureau privé, au fond du couloir, le visage d’Avakli attendait au-dessus du plateau vid, telle une tête désincarnée. Miles prit place sur le siège devant la comconsole. — Oui, amiral ? — Mon seigneur Auditeur, dit Avakli, le rapport de mon équipe est prêt. Nous pouvons vous le présenter, en présence du général Haroche, comme vous l’avez requis. — Parfait. Quand ? Avakli hésita. — Le plus tôt serait le mieux, mon seigneur. Miles se figea. — Pourquoi ? — Voulez-vous en discuter par comconsole ? — Non. Il humecta ses lèvres soudain sèches. — Je… comprends. Il me faut trois heures pour rentrer à Vorbarr Sultana. Nous pourrions nous retrouver, disons à… vingt-six heures. À moins que vous ne préfériez attendre demain matin. — Je vous laisse seul juge, mon seigneur Auditeur. Avakli n’avait pas objecté à une rencontre nocturne. Un simple verdict de "cause naturelle" n’aurait pas justifié une telle hâte. Miles décida de ne pas traîner. De toute façon, il lui serait impossible de dormir, maintenant. — Cette nuit, à vingt-six heures, décida-t-il. — Très bien, mon seigneur, approuva Avakli avec un hochement de tête. Miles coupa la com et relâcha son souffle. La vie venait de reprendre son cours trépidant. 21 Un calme inhabituel régnait sur la SécImp. La salle de conférences de la clinique avait l’air d’une tombe. En route pour un nouveau briefing médical… Depuis quelque temps, Miles devenait un expert sur le cerveau humain, y compris le sien. — Il manque un siège, dit-il à Avakli en désignant du menton les cinq chaises qui entouraient la table de projection. À moins que vous n’ayez prévu de laisser le général Haroche debout ? — Je vais en chercher une autre, mon seigneur Auditeur, murmura le biocybernéticien. Nous ne nous attendions pas à… Ses yeux glissèrent vers Illyan en train de s’asseoir à gauche de la place réservée à Miles, à côté du colonel Ruibal et en face du Dr Weddell. Miles avait hésité à amener Illyan avec lui, mais l’embarras d’Avakli balaya malicieusement ses dernières incertitudes. — Ça m’évitera d’avoir à tout lui répéter plus tard, chuchota-t-il. Et, entre nous, je ne connais personne qui soit plus en droit de savoir que lui. — Loin de moi l’idée de le contester, mon seigneur. T’as pas intérêt… Avakli sortit chercher une chaise supplémentaire. Miles était passé à la Résidence Vorkosigan pour se changer. Il portait son uniforme havane et argent, mais sans les décorations, cette fois. Il ne tenait pas à ce qu’elles volent la vedette à la chaîne d’Auditeur, bien en évidence sur son torse. Illyan avait quant à lui choisi une tenue civile toute simple – chemise ouverte au col, pantalon et veste plutôt amples – qui lui donnait l’air d’un convalescent. Par courtoisie pour son remplaçant ? Sauf qu’Illyan avait très souvent travaillé en civil, si bien que son message, si tant est qu’il y en eût un, risquait de ne pas être perçu. Avakli revint avec la chaise, suivi de peu par Haroche. Le général eut une seconde d’hésitation en découvrant Illyan. Lequel inclina aimablement la tête pour le saluer. — Bonsoir, Lucas. — Bonsoir, monsieur, répondit Haroche. Je suis heureux de vous voir de nouveau sur pied. La main devant la bouche, il fit mine de tousser pour se tourner vers Miles. — Vous croyez qu’il est assez remis pour supporter et… comprendre ce qui va se dire ? s’enquit-il à voix basse. — Oh oui… Tout à fait. Miles cacha ses propres doutes derrière un sourire faussement assuré. Sur un geste bref d’Haroche, les officiers renoncèrent à l’échange de saluts militaires. La présence d’Illyan risquait de semer la confusion quant à qui devait saluer qui. Tout le monde s’assit, sauf l’amiral Avakli qui resta debout près du projecteur vid. — Mon seigneur Auditeur, commença-t-il, général Haroche, messieurs. Chef Illyan. Ainsi que vous l’avez sans doute déjà compris, nous avons découvert que la détérioration de l’implant neural eidétique du chef Illyan a été artificiellement provoquée. Haroche poussa un profond soupir. — C’est bien ce que je craignais. J’avais espéré qu’il s’agirait de quelque chose de plus simple. Miles partageait les espoirs déçus du général. — Nous avons donc affaire à un cas de sabotage délibéré ? demanda Haroche. Avakli eut une moue prudente. — Ce verdict n’est pas de mon ressort, monsieur. Je préfère, pour l’instant, rester sur ma formulation initiale – une détérioration artificiellement provoquée. Je passe à présent la parole au Dr Weddell qui a contribué à reconstituer la suite des événements. Docteur Weddell… Au regard qu’Avakli lança furtivement à son confrère, Miles comprit que Weddell/Canaba avait dû se montrer fidèle à lui-même – génial et odieux. Avakli était toutefois trop honnête pour s’attribuer une découverte qui ne lui appartenait pas. Il s’effaça pour céder la place à Weddell qui monta sur l’estrade. Ses traits aristocratiques, un peu tirés par la fatigue, exprimaient une arrogance exaspérante. Il tripota le clavier de l’holovid. Le plateau projeta une grosse masse complexe, vert pomme, qui tourna lentement dans l’air sous les yeux intrigués des participants. — Cela, messieurs, est le portrait du coupable grossi plusieurs millions de fois, annonça-t-il. La couleur, bien entendu, est artificielle – j’ai pris quelques libertés artistiques. Vous avez devant vous un procaryote apoptotique artificiel. Du moins tel que j’ai pu le reconstituer. — Un quoi ? dit Miles. Veuillez simplifier, s’il vous plaît. Weddell lui adressa un sourire condescendant, cherchant sans doute des mots de deux syllabes maximum pour reformuler son explication. — Une petite bête qui mange des choses, dit-il enfin. — Un peu trop simple, dit Miles sèchement. Les Barrayarans autour de la table, connaissant le pouvoir d’un Auditeur Impérial, frémirent à son ton. Weddell l’immigré ne broncha pas. Ne discute jamais nomenclature avec un pédant. Ça l’agace et tu perds ton temps. Miles laissa tomber. — Un procaryote. Très bien. Pourquoi reconstitué ? — Je vais y venir dans un instant, mon seigneur Auditeur. On peut tout juste le considérer comme un organisme vivant dans la mesure où il est plus petit et plus simple que la plus petite des bactéries, mais il accomplit deux fonctions vitales. D’une certaine manière, il « mange ». Plus précisément, il produit une enzyme protéolytique qui brise la matrice protéinique qui constitue la biochip eidétique et d’autres implants neuraux galactiques du même genre. C’est cela qu’il détruit, et rien d’autre. Ensuite, après en avoir absorbé les nutriments, il se reproduit selon une simple division par scissiparité. Si vous me permettez une image un peu cavalière… un troupeau de ces procaryotes lâchés dans un champ de protéines de biochip doublera et redoublera suivant la progression géométrique habituelle, mais jusqu’à un certain point. En effet, après un nombre donné de multiplications, le procaryote est programmé pour s’autodétruire. Or, lorsque nous avons eu la biochip entre les mains pour l’étudier, ils s’étaient déjà presque tous éliminés, me laissant un véritable puzzle de fragments à assembler. Une semaine de plus, et il n’y aurait plus rien eu à analyser. Un tic nerveux étira le coin des lèvres d’Haroche. — D’accord, dit Miles. Et ce… procaryote a-t-il été fabriqué spécialement pour Illyan ? Ou bien est-ce un produit qu’on trouve sur le marché ?… — Il m’est impossible de répondre à votre première question. En revanche, j’ai pu décrypter l’histoire de sa fabrication, du moins une bonne partie, grâce à sa structure moléculaire. D’abord, celui qui l’a créé n’est pas parti de rien. Nous sommes en présence d’une modification d’un organisme apoptotique commercial initialement conçu pour détruire la plaque neurale. Le code du brevet galactique pour cette application médicale tout à fait légale était encore lisible sur certains fragments moléculaires. Le procaryote modifié, cependant, ne portait aucun nom de laboratoire, aucun code ou numéro de brevet commercial. Le brevet d’origine, en revanche, remonte à une dizaine d’années, ce qui vous donne un premier indice temporel pour mener votre enquête. — J’espère que nous pourrons davantage limiter le champ des possibilités, remarqua Miles. — Naturellement. Mais nous avons déjà beaucoup appris, rien que par les codes et par leur absence. Le procaryote médical original a été piraté à des fins nouvelles, et l’exploitation commerciale légale n’était de toute évidence pas le problème de ceux qui l’ont modifié. Il s’agit vraisemblablement d’un travail unique pour un client exceptionnel. — Serait-ce, par hasard, du travail jacksonien ? s’enquit Miles. Tu serais bien placé pour le savoir… — Le type de raccourci employé dans la conception tend à le suggérer. Malheureusement, ce modèle ne m’est pas familier. On pouvait donc éliminer les laboratoires Bharaputra, ex-employeurs de Canaba. Ç’aurait été trop beau. Mais il existait une douzaine d’autres compagnies jacksoniennes qui pourraient très bien avoir accepté ce genre de petit boulot. Avec de l’argent, on arrive à tout. — À combien estimez-vous le prix de ce procaryote ? Ou plutôt, combien a dû débourser celui qui l’a commandé ? — Mmh… Weddell leva un instant les yeux vers le plafond. — Le prix de revient du travail en laboratoire, je dirais… quelque chose autour de cinquante mille dollars betans. Mais il va de soi que si le client, en plus, exige le secret, le prix demandé peut être multiplié par cinq. Voire plus, en fonction de la conjoncture du moment. Ce n’était donc pas le fait d’un dingue isolé. À moins que ledit dingue ne fût fabuleusement riche. Une organisation, peut-être. Des terroristes komarrans ? Pourquoi pas ? Avec eux, tout était possible. — Pourrait-il s’agir d’un travail cetagandan ? demanda le général Haroche. — Non, je ne le pense pas, répondit Weddell. Génétiquement parlant, ce n’est pas du tout leur style. Les produits cetagandans se distinguent par leur qualité, leur originalité et… comment dirais-je ? leur élégance. Cela, en comparaison, est de la camelote. Efficace, certes, mais camelote tout de même – à un niveau moléculaire. Illyan pinça les lèvres, mais garda ses réflexions pour lui. — Quant au processus d’autodestruction, poursuivit Weddell, il peut s’agir d’une simple précaution subsistant du modèle d’origine, ou… il peut avoir été délibérément conçu pour supprimer toutes les preuves. — Etes-vous en mesure de le déterminer ? — Il existe certaines modifications, par rapport au procaryote médical original, mais… Une chose est certaine, en attendant, c’est que ce processus a été sciemment laissé sur le nouveau modèle. Je peux vous fournir des faits, mon seigneur. Pas des intentions relevant de la psychologie humaine. Ça, c’est mon job. Nous sommes d’accord. — Et… quand ce procaryote aurait-il été administré à Illyan ? Et comment ? — "Administré" est un terme qui relève de l’hypothèse. Encore que, étant donné les circonstances, il soit sans doute approprié. À quand remontent les premiers symptômes importants ? — C’était il y a quatre semaines, dit Haroche. Au briefing interservices. — Environ une semaine avant, en fait, renchérit Miles. D’après mon informateur. Haroche se tourna vers lui, soupçonneux. — Vraiment ? Illyan toussota, comme s’il s’apprêtait à intervenir, mais une fois encore y renonça. — Hmm. Le procaryote se reproduit plutôt lentement, poursuivit Weddell/Canaba. Tout dépend de la dose introduite au départ. — Oui, mais introduite comment ? insista Miles. Et de quelle manière cette bestiole est-elle conservée et transportée ? Quelle est sa durée de conservation ? A-t-elle besoin de conditions de stockage particulières ?… — Le procaryote est conservé déshydraté, encapsulé à température ambiante, bien qu’il ne souffre pas d’être congelé. Sa durée de conservation est de plusieurs années. Voire de décennies… Mais celui-ci a moins de dix ans. Il est réactivé au contact de l’humidité, sans doute au moment de l’administration. Soit par le biais des muqueuses – il a pu être respiré comme poussière –, soit injecté en solution, soit introduit comme contaminant dans une égratignure… — Et avalé ? — La plupart des procaryotes seraient détruits par les acides gastriques. La possibilité n’est pas exclue, mais il faudrait une dose initiale beaucoup plus importante, afin d’être certain qu’un nombre suffisant atteint la biochip par voie sanguine. — Bien. Alors quand, maintenant ? Pouvez-vous utiliser sa vitesse de reproduction pour calculer le moment de contamination ? — De façon très approximative. Cela fait partie des variables, mon seigneur, j’en ai bien peur. Le procaryote peut avoir été administré à tout moment sur une période située entre dix semaines et une semaine précédant l’apparition des premiers symptômes. Miles se tourna vers Illyan. — Peux-tu te rappeler quelque chose qui nous mettrait sur la voie, Simon ? Illyan secoua la tête. Non. — Peut-on envisager que… que la contamination ait été accidentelle ? s’enquit Haroche. Weddell grimaça. — C’est toute la question… Il semblait ravi de ne pas avoir à y répondre. Miles se pencha vers Haroche. — Auriez-vous entendu parler d’autres cas analogues sur Barrayar ? Y aurait-il quelqu’un, quelque part, dont la biochip subirait une détérioration similaire à celle d’Illyan ? — Pas que je sache. — J’aimerais que la SécImp enquête sur ce point, s’il vous plaît. — Bien, mon seigneur. — Les implants neuraux des pilotes de saut appartiennent à un autre système, Dieu merci, remarqua Avakli. On pouvait aisément imaginer le chaos qui résulterait d’une épidémie de ce type chez les pilotes de saut. — Ce procaryote n’est pas transmissible par les voies ordinaires, assura Weddell. Miles hocha la tête. — Nous devons donc envisager le pire scénario qui soit. Haroche soupira. — On dirait, oui. — À mon sens, il s’agit d’un sabotage. Délibéré, bien préparé, et très subtil. Et cruel, bon Dieu, oui, affreusement cruel. — Nous avons donc répondu au quoi, et au comment. Nous avons une petite idée du quand. Mais qui, et pourquoi ? Ah, les motivations humaines… J’ai touché l’éléphant, et ça ressemble à… Quelles étaient les six réponses, déjà ? – une corde, un arbre, un mur, un serpent, une lance, un éventail… — Nous avons la méthode. Le mobile reste obscur. Tu as trop d’ennemis, Simon, et aucun à titre personnel. Du moins je ne crois pas. Tu… ne couchais pas avec la femme ou la fille de quelqu’un, enfin quelque chose dans ce goût-là ? Illyan esquissa un sourire ironique. — Hélas, non, Miles… — Donc… il s’agit sans doute de quelqu’un qui en veut à la SécImp en général. Pour des motivations politiques ? Bon sang, ça nous laisse encore un champ d’investigation énorme. On sait déjà qu’ils ont de l’argent et… de la patience. À votre avis, combien de temps faut-il pour mettre cette micro bestiole au point, docteur Weddell ? — En laboratoire, environ deux mois. À moins que le client ait payé une majoration pour que ce soit fait en urgence. En tout état de cause, au moins un mois. — Plus le transport… Ce complot doit avoir débuté il y a au minimum six mois. Haroche s’éclaircit la voix. — Tout porte à croire que cette machination vient de l’extérieur de Barrayar. Je voudrais savoir de quel laboratoire est issu ce… procaryote, et quand il a été importé. Avec votre permission, mon seigneur Auditeur, je vais immédiatement saisir les Affaires galactiques afin que leurs agents enquêtent sur le côté jacksonien de cette affaire. Tout en restant à l’affût des autres sources possibles – Escobar, par exemple. L’Ensemble de Jackson ne possède pas le monopole des marchés véreux. — Faites, général, faites, l’encouragea Miles. C’était exactement le genre de boulot fastidieux que la SécImp pouvait accomplir bien mieux que lui. Normalement, un vrai Auditeur Impérial avait des agents sous ses ordres auxquels il déléguait les corvées. Il faudrait néanmoins qu’il vérifie lui-même tous les rapports. Il allait donc bien se retrouver coincé dans les entrailles de la SécImp, en définitive. Il devait vraiment être né sous une mauvaise étoile… — De plus, ajouta Haroche, je vais étudier tous les faits et gestes du chef Illyan, disons… de la seizième à la cinquième semaine avant aujourd’hui. — Je n’ai presque pas bougé du Q. G., dit Illyan. À part deux voyages en ville… je crois. Je sais en tout cas que je n’ai jamais quitté Barrayar pendant ce laps de temps. — N’oublions pas le Dîner Officiel donné par Gregor, dit Miles. Et quelques autres événements que tu as personnellement supervisés. — Exact, dit Haroche, en prenant note. Nous aurons besoin d’une liste de tous les visiteurs galactiques que le chef Illyan a pu physiquement rencontrer à ces occasions. La liste sera longue, sans doute, mais exhaustive. — Voyez-vous autre chose qui puisse nous permettre de réduire le champ des recherches ? demanda Miles à Weddell et à Avakli. Weddell eut une moue d’impuissance. — Pas dans l’état actuel de nos connaissances, mon seigneur, répondit Avakli. — Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ? s’enquit Haroche. Tout le monde, autour de la table, secoua la tête. — Pas à moins d’entrer dans le domaine de la spéculation, remarqua Avakli. — C’est si bizarre, cette attaque, réfléchit Miles à haute voix. Elle porte atteinte aux fonctions d’Illyan, mais pas à sa vie. — Je ne suis pas certain que l’on puisse écarter l’intention meurtrière, mon seigneur, intervint Ruibal. Si la biochip n’avait pas été ôtée, le chef Illyan aurait pu au bout du compte mourir d’épuisement. Ou avoir un accident pendant sa période de confusion. Haroche retint sa respiration. Exact, songea Miles. Et dans l’hypothèse où quelqu’un prenait les chefs de la SécImp pour cible, Haroche pourrait très bien être le suivant sur la liste. Le général se leva. — Messieurs, vous avez accompli un excellent travail. Je veillerai personnellement à ce que ce soit indiqué dans vos dossiers. Vous pourrez retourner à vos activités habituelles dès que votre rapport final sera prêt. — Demain, sans aucun doute, dit Avakli. — Pourrais-je rentrer chez moi dès ce soir ? demanda Weddell. Mon laboratoire est entre les mains de mes assistants depuis une semaine et je tremble à l’idée de ce qui m’attend à mon retour. Avakli interrogea Miles du regard – Vous me l’avez imposé, à vous de vous dépatouiller avec lui. — Rien ne s’y oppose, dit Miles. Mais je veux une copie du rapport. — Certainement, mon seigneur Auditeur, répondit Avakli. — Et de tout ce qui sortira de votre bureau à ce sujet, général Haroche. — Bien entendu. Vous voulez clore cette séance, mon seigneur Auditeur ? Miles repoussa sa chaise. — Messieurs… la séance est levée. Et merci à tous. Dans le couloir, Miles attendit Illyan tandis qu’il s’arrêtait pour échanger quelques mots avec Haroche. — Je dois dire que vous m’avez légué un très vilain puzzle, monsieur, soupira celui-ci. Illyan sourit. — Bienvenue en première ligne, général. Je disais justement à Miles… était-ce hier ?… que mon premier travail en qualité de chef de la SécImp avait été d’enquêter sur l’assassinat de mon prédécesseur. La tradition finit toujours par triompher… Tu me disais ça cet après-midi, Simon. — Au moins n’avez-vous pas été tué, dit Haroche. — C’est vrai, acquiesça Illyan avec un mince sourire. J’avais… oublié. Lucas… ? ajouta-t-il, si bas que le général dut se pencher pour l’entendre. Epinglez ces salauds pour moi, voulez-vous ? — Je ferai de mon mieux, monsieur. Nous nous y emploierons tous. D’un air grave, et malgré la tenue civile d’Illyan, Laroche le salua alors qu’il s’éloignait avec Miles. La nuit fut courte et très agitée. Une insomnie due sans doute à une indigestion d’informations. Miles finit par renoncer à dormir. Son regard se perdit dans une obscurité bien moins opaque que le problème qui venait de lui échoir. En sautant sur l’occasion de jouer à l’Auditeur Impérial, il ne pensait pas être au bout du compte embarqué dans une histoire aussi compliquée, car, sur le moment, ce n’était rien de plus, pour lui. Un jeu. Un simple jeu pour tirer Illyan des griffes de l’incompétence des médecins de la SécImp. Avec le recul, l’entreprise lui avait paru plutôt facile. Mais maintenant… il avait écopé d’un problème qui donnerait à un vrai Auditeur avec toute son équipe des migraines à se taper la tête contre les murs. Son rôle d’Auditeur était fictif, il ne lui avait été dévolu que par une fantaisie de Gregor. Le soutien des Dendarii lui manquait. S’il avait imaginé une seule seconde que son office deviendrait réel, même provisoirement, il aurait rassemblé une escouade d’experts autour de lui. Il connaissait plusieurs membres de la SécImp, près de fêter leurs vingt ans de bons et loyaux services, qui auraient peut-être accepté de prendre leur retraite anticipée pour mettre leur expérience à sa disposition. Il aurait étudié les équipes des autres Auditeurs et pris modèle sur eux. Il aurait harcelé le seigneur Auditeur Vorhovis jusqu’à ce qu’il lui crache tout sur son boulot. Un nouvel apprentissage. J’ai commencé par la fin, pour changer. Depuis le temps, j’aurais dû comprendre… Bon. Par où débuter ? Sa seule pièce à conviction, le procaryote, s’il en croyait l’expertise technique de Weddell, ce qui était le cas, paraissait mener à l’Ensemble de Jackson. Devrait-il s’y rendre en personne pour superviser l’enquête ? L’idée à elle seule lui donnait la chair de poule. C’était l’occasion ou jamais d’envoyer des agents de terrain. Sauf si… Sauf si la SécImp elle-même était sujette à caution. Au cas où la création du procaryote relèverait d’une entreprise purement commerciale, on ne trouverait pas la motivation sur l’Ensemble de Jackson. Quoique… la vengeance, peut-être. "L’amiral Naismith" avait causé des ennuis plus que sérieux à plusieurs grandes Maisons jacksoniennes lors de sa dernière visite. S’ils avaient fini par découvrir l’identité de son employeur… Cependant, la Maison Fell, qui avait largement les moyens de commanditer une telle opération-sabotage, n’avait pas trop été malmenée. Et il doutait que la Maison Bharaputra, qui l’avait été davantage, fût assez téméraire pour partir en guerre contre Barrayar. D’autant qu’elle n’avait pas grand-chose à y gagner. Quant à la Maison Ryoval, qui était à la fois assez riche et assez dingue pour tenter l’aventure, elle avait été démembrée à la mort du baron Ryoval. Non. L’arme était peut-être venue de l’Ensemble de Jackson, mais le crime avait été commis ici. Tu te fies encore à ton intuition, mon gars ?… Oui, mais qu’était-il censé faire ? Traquer son propre subconscient ? Il ne tarderait pas à devenir timbré. Tu crois vraiment que ça pourrait venir de l’intérieur ? Le diablotin enfermé dans son pot à tabac était, comme d’habitude, trop timoré pour lui fournir une réponse précise. En attendant, n’importe qui pouvait aller espionner sur l’Ensemble de Jackson – mais seul un Auditeur Impérial pouvait fouiner dans le Q. G. de la SécImp. Résoudre l’énigme ne serait sûrement pas le travail d’un seul homme, mais son rôle à lui était tout tracé. Alors, allons-y. Objectif : SécImp. À midi pile, Miles, en uniforme havane et argent, sa chaîne d’Auditeur autour du cou, terminait son café sur le banc du grand vestibule en attendant sa voiture quand un soudain remue-ménage à l’extérieur attira son attention. Plusieurs véhicules s’arrêtèrent, des verrières s’ouvrirent, les graviers crissèrent sous une multitude de pieds. Reposant sa tasse dans la soucoupe, il s’apprêtait à sortir voir ce qui se passait quand la porte s’ouvrit à la volée. Oh. Bien sûr… La Comtesse Vorkosigan et sa suite avaient atteint l’orbite ce matin, pendant qu’il dormait encore. Deux hommes d’armes en uniforme la précédèrent dans le vestibule, s’inclinant devant elle avant de saluer Miles. Tel un navire fendant une mer agitée, Cordélia Vorkosigan traversa une marée de gardes, de secrétaires, de chambrières, de domestiques, de chauffeurs et de portiers qui tournoyèrent comme autant de gouttelettes d’embruns avant de dériver dans toutes les directions. C’était une femme de grande taille, à la chevelure flamboyante, vêtue d’un ensemble de soie sauvage vanille qui ondulait sur elle comme une vague. Les années ne semblaient guère avoir de prise sur sa beauté toute particulière. Mais après tout, d’après les statistiques de la Colonie de Beta, sa planète d’origine, elle avait, à la soixantaine, tout juste atteint la moitié de la vie. Une secrétaire qui cherchait à capter son attention fut repoussée d’un geste ample alors que la Comtesse apercevait son fils. — Miles ! Mon chéri ! Abandonnant sa tasse, il se pencha sur sa main pour tenter d’esquiver l’étreinte maternelle. Pas dupe, elle inclina la tête. — Tu es bien cérémonieux. Et élégant… Si je t’avais averti de l’heure de mon arrivée, j’aurais pu croire que c’était en mon honneur, ironisa-t-elle gentiment. — Je dois aller travailler, expliqua-t-il. — Tu me raconteras tout ça, bien sûr… Le prenant par le bras, elle l’écarta du monceau de bagages qui arrivait dans son sillage. Ils se réfugièrent dans la pièce voisine, l’antichambre de la bibliothèque. Elle le tint un instant à bout de bras, l’observa d’un œil critique. Son sourire ne parvenait pas tout à fait à masquer son inquiétude. — Comment vas-tu ? De sa part, la question recélait des profondeurs dangereuses. — Bien, merci, hasarda-t-il, laconique. — Vraiment ? — Vraiment. — Le fait est que tu as l’air plutôt en forme. J’avais imaginé retrouver un zombie… Certains de tes messages particulièrement brefs nous laissaient envisager le pire. — J’ai vécu quelques jours difficiles, surtout juste après… Mais je m’en suis remis. — Ton père et moi avons failli rentrer à plusieurs reprises. — Je suis heureux que vous ne l’ayez pas fait. Non que ça ne me fasse pas plaisir de te voir, s’empressa-t-il d’ajouter. — Hmm. Je pensais en effet qu’il fallait te laisser du temps… — Il m’en faudra encore un peu pour être complètement d’aplomb, admit-il à contrecœur, mais il y a eu d’autres priorités, depuis. Tu as appris, pour Simon ? — Oui, mais pas grâce à Gregor ou à toi. Alys nous a tenus au courant. Comment est-il ? — Plutôt bien. Il habite ici, pour l’instant. Il doit encore dormir, en ce moment. Nous sommes rentrés très tard. Je crois que… il vaut mieux qu’il te raconte lui-même. Du moins du mieux qu’il le pourra. Physiquement, il est en forme. Mais tu le trouveras sans doute plus… vague que le Simon que tu as connu. Enfin… tu t’en rendras compte par toi-même dès que tu lui parleras. — Je vois. Elle soupira. — Dès que j’aurai le temps. Je dois déjeuner avec Alys dans une heure. J’ai hâte de rencontrer Laisa. — As-tu réussi à apaiser ses parents là où Tante Alys a échoué ? — Oh, elle a fait un excellent travail d’approche. Leurs sentiments sont partagés, tu t’en doutes. En tant que Toscane, ils sont excités à la perspective de gagner en influence, à la fois pour leur famille et pour leur compagnie commerciale. Mais aussi pour Komarr, ce qui est tout à leur honneur. — Ils se mettent le doigt dans l’œil à mon avis. Gregor a bien trop conscience qu’il serait mal vu de favoriser la famille de sa femme de quelque manière que ce soit. — C’est ce que je leur ai fait entendre. Je dois dire qu’ils sont loin d’être bornés, encore heureux. De toute façon, leur excitation est tempérée par une inquiétude légitime pour leur fille. Ils veulent avant tout son bonheur, comme tous les parents. Léger sourire ironique à l’adresse de son fils… — Et… comment va père ? Comment a-t-il pris… tout ça ? D’un haussement d’épaules, il fit allusion à sa vie civile retrouvée. Elle s’éclaircit la gorge. — Lui aussi est partagé… J’ai mission de te transmettre de sa part une foule de messages contradictoires, que je vais me contenter de résumer en quelques mots : Tu as son soutien plein et entier. Comme toujours. — Ça, je le sais. Ce n’était pas exactement le sens de ma question. Etait-il très… déçu ? La Comtesse eut à son tour un haussement d’épaules évasif. — Nous savons tous à quel point tu t’es investi dans cette carrière et quels obstacles tu as dû surmonter pour cela… Elle élude la question, bon sang… — Il s’inquiétait surtout de savoir ce que tu allais devenir, livré à toi-même, ajouta-t-elle. Du bout de son ongle, elle tapota une plaque de la chaîne d’Auditeur. — Je dois dire que Gregor a eu une idée de génie. Avec la maturité, ce garçon acquiert une subtilité qui l’honore. — Attends que Simon t’explique quel fardeau je suis chargé de tirer, avec cette foutue chaîne… Elle haussa les sourcils, intriguée, mais sans insister. Le respect silencieux de sa mère était en définitive plus intimidant que toute pression de sa part n’aurait pu l’être. Quelle différence avec l’attitude de Lady Alys qui cherchait constamment – et vraiment – à influencer la vie d’Ivan ! Cela lui donnait envie de s’en montrer digne. La Comtesse jouait l’observateur désintéressé de façon presque convaincante. Un style que Gregor avait copié avec tout autant de brio. Martin passa la tête par l’entrebâillement de la porte. Son regard s’arrondit alors qu’il découvrait la Comtesse. — Mon seigneur ?… Votre voiture est prête. Cordélia Vorkosigan fit signe à Miles de suivre son chauffeur. — Si tu dois y aller, vas-y. Je cuisinerai Simon en attendant… — Mon job va consister à agiter un peu son ancien service. Cet "ancien" lui donnait un goût désagréable dans la bouche. –… Haroche a eu un petit retard à l’allumage sur ce problème mais on peut difficilement reprocher à la SécImp ses réticences à raisonner avec quelques longueurs d’avance sur les faits. — Pourquoi pas ? Ils ne s’en sont pas privés, dans le passé. — Allons, allons… Pas de sarcasme, s’il te plaît, Milady mère… En parfait gentleman Vor, Miles s’inclina devant elle avant de s’éloigner. — Je suis contente de t’avoir trouvé ici, en tout cas, lança-t-elle avant qu’il ne sorte. — Où voulais-tu que je sois ? Elle hésita une seconde, puis arbora un petit sourire forcé. — J’avais parié avec Aral que tu aurais choisi le petit amiral… 22 Miles s’empara du bureau d’Haroche tout l’après-midi. Il vérifia point par point ce que la SécImp avait fait depuis la veille, contrôla les ordres que le général distribuait à ses subordonnés et étudia jusqu’à en loucher l’emploi du temps détaillé d’Illyan au cours des trois derniers mois. Haroche supporta son furetage nerveux avec une patience exemplaire. L’essentiel de son travail, dans l’immédiat, se focalisait sur les connexions de l’Ensemble de Jackson, leur piste principale. Une démarche tout à fait appropriée aux théories de Miles. Et à ses préjugés. Chaque fois qu’Haroche négligeait une direction à explorer, Miles le lui faisait remarquer. Et le général réparait aussitôt l’omission. En fin de journée, il ne restait plus grand-chose à faire en ce qui concernait l’Ensemble de Jackson, à part s’y rendre en personne. Ce qu’Haroche lui suggéra tout naturellement. — Pourquoi pas ? Vous semblez avoir une expérience exceptionnelle des Maisons jacksoniennes. — Mmh… Miles préféra étouffer cette idée dans l’œuf. Pourtant, retourner sur l’Ensemble de Jackson dans son nouveau rôle d’Auditeur Impérial, avec tout l’arsenal officiel barrayaran pour protéger ses arrières, titillait délicieusement son imagination. — Non, répondit-il, évasif, il ne vaut mieux pas. La réponse est ici, à l’intérieur de la SécImp. Si seulement je savais comment formuler la question. Laissant l’Ensemble de Jackson aux agents et Haroche à son travail, il entreprit d’aller visiter les locaux. Il croyait connaître la SécImp, mais il découvrit en fait plein de petits recoins où il n’avait jamais mis les pieds. Et même des services entiers auxquels il n’avait jamais eu affaire. Il entra au hasard dans des bureaux, semant la pagaille parmi les employés, avant de décider de faire un tour systématique du bâtiment tout entier, de la cave au grenier, sans oublier la chaufferie et les cuisines. Un vent de panique soufflait immanquablement sur les services qu’il visitait. Chaque chef fouillait dans sa conscience à la recherche d’une raison qui eût pu inciter l’Auditeur Impérial à venir le voir, lui. Ha. Coupables, songea Miles, amusé. Tous autant qu’ils sont. Plusieurs d’entre eux mirent un point d’honneur à expliquer leurs dépenses budgétaires avec un souci du détail que Miles jugea excessif, et un autre, sans qu’il lui eût rien été demandé, bafouilla une profusion d’excuses brouillonnes pour justifier ses récentes vacances galactiques. Voir ces hommes d’ordinaire si peu bavards bredouiller sous le coup de l’affolement était un plaisir dont Miles ne se privait pas. Il les poussait à bout avec des « Hmm » et des « Ah ?… » laconiques, mais ne parvenait pas pour autant à exprimer sa vraie question. Son tour était loin d’être achevé quand, en début de soirée, il décida d’arrêter. La SécImp était une grande bâtisse. Il s’agissait désormais de peaufiner le travail. Pas de précipitation. Le lendemain matin, il fut réveillé par une agitation inhabituelle dans la Résidence Vorkosigan. Les domestiques de sa mère s’employaient à remettre de l’ordre, se montraient aux petits soins pour Illyan, et surtout s’empressaient autour de lui alors qu’il cherchait à prendre son café en paix dans la cuisine. Rien que de très normal, somme toute, mais Miles choisit de s’éclipser en catimini. Dans la droite ligne de son rôle d’Auditeur, il décida de débuter la journée par une visite tout ce qu’il y avait de plus officiel à la Résidence Impériale. Qui sait, Gregor aurait peut-être une idée. Dieu sait que toute suggestion serait la bienvenue. Une fois dans le bureau de Gregor, Miles oublia le décorum et, une fois assis dans un des confortables fauteuils donnant sur les jardins, posa sans plus de cérémonie ses pieds sur la table basse. — Quoi de neuf ? s’enquit Gregor, en face de lui. — Pour l’instant, rien. Qu’est-ce que t’a raconté Haroche ? Gregor lui fit un résumé assez détaillé de la réunion nocturne et lui énuméra les ordres sortis la veille du bureau d’Haroche sous les yeux de Miles. — D’après lui, Illyan est resté bizarrement silencieux, à ton briefing. J’ai eu l’impression qu’il juge Simon plus atteint qu’il ne le laisse paraître. — Mmh. Ça reflète l’opinion de Simon lui-même. Moi, je crois qu’il est surtout rouillé. C’est comme s’il ne savait plus être attentif. L’intérieur de sa tête doit être pour lui comme un monde étrange, maintenant. À ta place, je ferais plus confiance à Lady Alys qu’à Haroche pour ce qui est des observations en ce qui concerne Simon. — À part ça, où en es-tu ? Miles grimaça. — Pas bien loin. Je suis condamné à me tourner les pouces en attendant que les premiers rapports galactiques nous parviennent. Ce qui peut prendre des semaines. J’ai joué à l’Inspecteur Général, hier. J’ai mis mon nez un peu partout au Q. G. Ça me fait passer le temps… — Il n’y a jamais qu’un jour que tu attends. — C’est l’anticipation. — Et avec Haroche ? Ça se passe mieux ? — Bien mieux, oui. Il prend son boulot à cœur. Et il apprend vite. Non, c’est la situation qui me contrarie. Je n’arrive pas à mettre la main sur quelque chose d’intéressant. Un bout de piste, n’importe quoi… Gregor opina avec sympathie. — Tu viens à peine de commencer ton enquête. — Oui, je sais… Miles hésita une seconde, s’agita dans son fauteuil. — Cette affaire a pris une ampleur considérable. Quand tu m’as mis la chaîne autour du cou, c’était juste un laissez-passer pour aller voir Illyan à la clinique. Ça ne plaisante plus, maintenant. Tu es sûr que… tu ne veux pas mettre un vrai Auditeur sur le coup ? Vorhovis, par exemple ? — Il est toujours sur Komarr. Il me faudrait une semaine pour le rappeler. Et puis je tiens à ce qu’il reste là-bas. — Alors un autre ? — Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as la frousse ? demanda Gregor en l’observant à travers ses paupières mi-closes. Tu veux que je te relève de tes fonctions ? Miles soupira. — Je voulais te donner une ouverture au cas où tu aurais changé d’avis. — Je vois. Merci, Lord Vorkosigan. Mais c’est non. J’espère que tu ne t’en mordras pas les doigts, Gregor. Les cafés commandés par Gregor apparurent enfin. Ce n’était pas le majordome qui les apportait, mais Lady Alys elle-même, suivie de Laisa Toscane. Le visage de Gregor s’illumina. — Etes-vous prêts à faire une pause, messieurs ? s’enquit Lady Alys en posant le plateau. Devant son froncement de sourcils, Miles ôta prestement ses pieds de la table et se redressa dans son fauteuil. Gregor prit les mains de Laisa qui s’assit, ou plutôt se lova contre lui sur le canapé sous le regard envieux de Miles qui répondit : — Nous avons fini, je pense. Pour aujourd’hui, en tout cas. Mon rapport a été vite fait – il n’y a rien à rapporter. Laisa se tourna vers lui, un demi-sourire inquiet sur les lèvres. — Gregor et Lady Alys m’ont expliqué, pour Illyan. Je suis… désolée ? Non, ce n’est pas le mot exact. Surprise, plutôt, qu’un personnage aussi emblématique ait été atteint. J’avais fini, comme beaucoup, sur Komarr, par le croire invincible. Il était une légende à lui tout seul, chez nous. Et pourtant, quand je l’ai rencontré, il m’est apparu comme un homme ordinaire. — Ce n’est pas ainsi que je définirais Illyan, dit Lady Alys. — Oui, enfin, pas vraiment "ordinaire", mais c’est l’impression qu’il semble vouloir donner de lui. Il est si réservé, si calme… Pas du tout comme je l’imaginais. Comme un monstre ? Laisa était une jeune Komarrane très polie, il fallait le lui concéder. Miles décida d’ignorer ce qu’elle disait tout haut et de répondre à ce qu’elle pensait tout bas. — Les vrais monstres sont bien souvent des hommes ordinaires. Mais avec un esprit embrouillé. Illyan avait l’esprit le plus clair que j’aie jamais rencontré. Les joues de Laisa se teintèrent d’un rose délicat qui lui allait à ravir. Elle s’éclaircit la voix. — Nous avons en fait une raison précise d’interrompre votre entretien, Lord Vorkosigan. — J’aime autant que vous m’appeliez Miles, en privé… Elle quêta en silence l’approbation de Gregor, qui la lui accorda d’un battement de cils. — Miles, reprit-elle, Lady Alys a prévu une réception avec bal ici même, à la Résidence, la semaine prochaine, pour les amis de Gregor et les miens. Rien de politique, pour une fois. Il n’est pas interdit de rêver… Lady Alys, toutefois, confirma d’un hochement de tête. Si non politiques, ses intentions étaient certainement d’ordre social. Cherchait-elle à récompenser les efforts méritoires de Laisa pour devenir une bonne épouse Vor ? — Viendrez-vous, Lord… Miles ? demanda Laisa. — J’en serai très honoré. — N’hésitez pas à venir accompagné, bien sûr… Elle se tourna de nouveau vers Gregor et échangea avec lui un de ces exaspérants sourires complices. — Avez-vous une… jeune amie régulière ? — Pas en ce moment, non. — Hmm. Elle l’observa d’un air spéculatif. Gregor lui pressa discrètement la main. Si elle avait eu une sœur cadette, Miles n’aurait eu aucun mal à interpréter ce regard. L’amour, semblait-il, n’était pas simplement contagieux. Il était agressivement contagieux. — Miles est imperméable au charme de nos jeunes filles Vor, intervint Lady Alys sur un ton de reproche. Dieu du ciel… Allait-elle renoncer à attaquer le célibat d’Ivan pour tourner son offensive contre lui ? Laisa semblait perplexe. Comme si la remarque d’Alys lui avait donné à penser qu’il préférait peut-être les hommes. Il va de soi qu’elle n’aurait pour rien au monde formulé sa question à haute voix. Elle attendrait sans doute pour cela d’être de nouveau seule avec son mentor. — J’ai seulement joué de malchance, rectifia-t-il. Les voyages lointains auxquels me contraignaient mes missions n’étaient pas trop propices aux amours. Ici, en tout cas… — Maintenant que je suis retenu à Vorbarr Sultana, qui sait, mon célibat vit peut-être ses derniers beaux jours… ? Hmm… Je demanderai sans doute à Délia Koudelka d’être ma cavalière. Laisa approuva d’un sourire. — Je serai ravie de la revoir. Alys servit le café sous le regard attentif de Laisa à qui rien ne semblait échapper. Miles était certain qu’elle enregistrait tout. La prochaine fois, il était prêt à le parier, elle se rappellerait qu’il prenait le sien noir. Alys mena la conversation sur des sujets légers le temps d’une tasse, pas deux, puis, d’un léger signe de tête, signifia à Laisa que le moment était venu de repartir. Gregor la libéra avec une mauvaise grâce évidente puis considéra Alys d’un air pensif. — Lady Alys, si vous croyez que Simon est assez remis pour cela, pourquoi ne l’inviteriez-vous pas au brunch que Laisa et moi avons prévu avec Lady Vorkosigan et vous-même ? Sa conversation me manque. — Je croyais que l’essentiel de vos conversations portait sur ses rapports sur la SécImp, remarqua Miles. — C’est fascinant de découvrir enfin tout ce que contenaient ces rapports, toutes ces années, remarqua Lady Alys. Bien sûr, Gregor, je suis certaine que cela lui fera beaucoup de bien. Elle entraîna Laisa dehors. Miles les suivit de peu. Il reprit son inspection de la SécImp là où il l’avait laissée. Personnellement, il aurait préféré une méthode plus subtile. Le problème, c’est que, n’ayant aucune idée de ce qu’il cherchait, il était contraint de tout vérifier. La Cryptographie se révéla très… hermétique. Leur coopération un peu trop zélée bascula très vite dans une explication sournoisement technique qui le laissa en rade au bout de dix minutes. Impassible, Miles remercia et prit note de recontrôler le service plus tard. La comptabilité, en revanche, l’accueillit avec un plaisir presque touchant de sincérité. Les employés, heureux que quelqu’un, enfin, s’intéresse à leur travail, ne voulaient plus le lâcher. Miles parvint à s’enfuir avant qu’ils n’attaquent les livres d’inventaire. L’Intendance et les Installations techniques, contre toute attente, se révélèrent fascinantes. Miles savait que le Q. G. bénéficiait d’une sécurité top niveau, mais il ignorait en revanche en quoi consistait cette protection. Il apprit ainsi où se trouvaient tous les murs et les sols renforcés, et découvrit les solutions ingénieuses apportées aux problèmes de circulation d’air et de purification d’eau. Le respect que lui inspirait l’architecte de ce blockhaus, mort depuis longtemps, monta d’un cran. Ce pauvre fou avait certes conçu le bâtiment à la démesure de sa paranoïa, mais il l’avait bien conçu. Chaque pièce possédait son propre système de filtration en plus de l’unité centrale qui, avant de le recycler, transformait en plasma l’air usé afin d’en détruire tous les gaz toxiques et les microbes éventuels. La chaleur générée par l’installation servait par la même occasion à distiller l’eau, ce qui expliquait son manque de goût caractéristique. Aucun risque de se refiler un rhume dans les locaux… Les employés du service d’entretien étaient tous des militaires ayant au moins dix ans d’armée. Ils étaient aussi les mieux payés, dans leur catégorie, de tout le Service Impérial. Dès qu’ils comprirent que sa visite n’était pas motivée par une remise en question de leur travail, ils se montrèrent non seulement très coopératifs mais chaleureux. De toute évidence, aucun inspecteur n’avait encore accepté de ramper avec eux dans les conduites. Il faut dire à leur décharge que ces inspecteurs étaient en général plus vieux, et beaucoup moins agiles que lui. Il découvrit aussi, incidemment, ce qui devait constituer le job le plus rasoir de la SécImp – surveiller, sur les écrans de contrôle, les kilométrages de canalisations du bâtiment. Il frémit à l’idée qu’il aurait très bien pu échouer ici au début de sa carrière pendant ses périodes de semi-disgrâce, par exemple. La franche camaraderie dans laquelle se déroula cette visite lui rappela, l’espace d’un bref instant, celle qui régnait au sein des Dendarii. Il chassa vite fait cette idée de sa tête. Trop douloureux. Son activité incessante l’empêchait de penser à l’étrangeté de sa situation. Laquelle, tout bien réfléchi, ne lui déplaisait pas. En tant que civil, dégagé de toute obligation envers la SécImp, il jouissait aujourd’hui d’une bien meilleure vue d’ensemble de l’organisation qu’il avait servie avec tant de passion. Serait-ce une sorte d’adieu ? Profites-en tant que ça dure… Il rentra suffisamment tôt ce soir-là pour dîner avec sa mère et Illyan, et parvint avec succès à maintenir la conversation sur l’essor économique de la colonie impériale de Sergyar. Un sujet que la faconde de la Comtesse sut rendre assez intéressant pour le détourner de ses propres problèmes. Il retourna au Q. G. le lendemain matin, et resta un bout de temps sur le dos d’Haroche jusqu’à ce que celui-ci revînt à la charge pour l’envoyer sur l’Ensemble de Jackson. Miles se contenta de sourire et jugea opportun de reprendre son inspection. C’est en Analyse qu’il passa la majeure partie de sa journée. Entre autres choses, il s’arrêta pour discuter avec Galeni et les analystes désormais affectés à son problème. Eux aussi se trouvaient plus ou moins désœuvrés en attendant les rapports galactiques. Il contrôla également les officiers chargés d’élucider d’autres énigmes. La priorité donnée à l’affaire d’Illyan ne signifiait pas pour autant qu’il fallût négliger les autres crises. Il eut un long entretien avec le général Allegre, chef des Affaires komarranes, qui, par la force des choses, porta sur les fiançailles de Gregor – un sujet qu’il avait soigneusement évité avec Galeni. Miles se demanda s’il serait utile de se rendre en personne à Komarr pour s’entretenir avec l’homologue du général Allègre aux Affaires galactiques… Le colonel Olshansky, aux Affaires sergyaranes, prit poliment des nouvelles de la Comtesse. Miles l’invita à dîner avec elle, une courtoisie que l’officier parut trouver audacieuse mais qu’il accepta avec empressement. Miles s’apprêta enfin à déguster ce qu’il avait envisagé en guise de dessert pour couronner son inspection. La Salle des pièces à conviction, dite Salle des P. A. C. – le "musée des horreurs", comme l’avait toujours appelée Miles –, occupait une partie de l’ancienne prison du sous-sol. Cet endroit sinistre avait, à l’époque tardive de l’Empereur Yuri, été la plus moderne des forteresses. Miles trouvait la vague odeur médicale qui y régnait encore plus effrayante que les murs suintants, les toiles d’araignée et la vermine. L’Empereur Ezar l’avait lui aussi utilisée, quoique plus discrètement, pour ses prisonniers politiques, à commencer par les propres geôliers de l’Empereur Yuri. Une touche de justice immanente, pour éclairer un règne davantage marqué au sceau de la cruauté. Pour Miles, l’une des plus belles réussites de la Régence de son père avait été de convertir la lugubre prison en musée. Dommage que Yuri le fou et ses sbires n’y fussent pas représentés en cire. En attendant, cette Salle des P. A. C., composée en fait de plusieurs cellules, était devenue l’entrepôt le plus sûr de la planète. Elle abritait l’incroyable butin de guerre massé par la SécImp au cours de ses enquêtes. Y étaient stockés de la documentation, des armes, des toxiques chimiques et biologiques – en emballages bien hermétiques, espérait Miles, des drogues et autres articles bizarroïdes confisqués aux méchants et aux malchanceux, simples témoignages d’épisodes historiques ou pièces à conviction attendant d’être produites au tribunal. Il était curieux de retourner dans la salle des armes. Sa dernière visite remontait à deux ans, quand il avait rapporté d’intéressants objets d’une de ses missions dendarii. Sur l’une des étagères, il avait découvert une vieille arbalète métallique et plusieurs bonbonnes vides de soltoxine, dernières preuves concrètes, à part lui-même, de la tentative d’empoisonnement perpétrée sur les personnes du tout nouveau régent Aral Vorkosigan et de sa femme alors enceinte – il y avait de cela trente ans et quelques mois. Le sergent de service à l’entrée, un garçon pâlichon, lui fit penser à un moine bibliothécaire. Il bondit de son siège à l’arrivée de Miles et se tint au garde-à-vous, ne sachant trop s’il devait s’incliner ou saluer. Il opta pour un compromis et hocha respectueusement la tête. — En quoi puis-je vous être utile, mon seigneur Auditeur ? — Asseyez-vous, détendez-vous, et donnez-moi l’accès aux salles. Je veux y faire un tour. — Certainement, mon seigneur Auditeur. Il se réinstalla sur sa chaise tandis que Miles, rompu à la procédure, s’approchait du bureau pour poser sa paume sur le lecteur et tendre le cou afin de se faire scanner la rétine. Le garçon était manifestement soulagé d’avoir affaire à un Auditeur aussi complaisant et discipliné qui lui épargnait d’avoir à décider si un dignitaire de si haut rang était tenu de respecter la procédure normale, et dans ce cas, comment diable s’y prendre pour le contraindre à la respecter ? Son soulagement fut de courte durée. Les lumières rouges se mirent à clignoter et sa comconsole éructa des borborygmes réprobateurs. — Mon seigneur ?… L’accès ne vous est pas autorisé, par ordre du général Haroche. — Quoi ?… Contournant le bureau, Miles regarda par-dessus l’épaule du sergent. — Ah… Vérifiez la date. L’interdiction remonte à plusieurs semaines. Si vous hésitez, appelez le bureau d’Haroche et obtenez la rectification. J’attendrai. Tandis que le garçon discutait avec le secrétaire d’Haroche qui s’empressa de transmettre l’autorisation additionnée de ses plus plates excuses, Miles observa le tableau projeté au-dessus du plateau vid. Il énumérait les dates et heures de chaque visite qu’il avait faite en ces lieux, ainsi que les codes des articles qu’il avait emportés ou, le plus souvent, apportés. Comme cette bombe intelligente zvegane, heureusement lobotomisée, et des échantillons génétiques bizarres en provenance de Cetaganda que le Dr Weddell avait sans doute eus entre les mains pour analyse. Et puis… mais qu’est-ce que c’est que ça ? Miles s’appuya au dossier de la chaise pour se pencher. — Excusez-moi, mais… Ce tableau signale que j’ai visité la Salle des P. A. C. il y a douze semaines. C’était le jour où il était rentré de sa dernière mission dendarii. Ce jour fatal où Illyan avait été absent de Vorbarr Sultana. Et l’heure… oui, c’était juste après qu’il fut sorti du bureau d’Illyan. Approximativement au moment où il rentrait chez lui à pied. Ses yeux se rétrécirent. — Très intéressant…, dit-il entre ses dents. — Oui, mon seigneur ? — Etiez-vous de service, ce jour-là ? — Je ne m’en souviens pas, mon seigneur. Il faudra que je vérifie. Pourquoi cette question, monsieur ? — Parce que je ne suis pas venu ici depuis près de deux ans. — Vous êtes inscrit, mon seigneur. — C’est ce que je vois, répondit Miles dont les lèvres se retroussèrent en un sourire étroit. Il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait à l’aveuglette depuis trois jours. Le bout de piste qui lui manquait. Ou c’est le jackpot, ou c’est un piège. Lequel des deux ?… Etait-il censé le découvrir ? Quel devin aurait pu prévoir sa visite dans les bas-fonds de la SécImp ? Ne suppose rien, mon gars. Contente-toi de t’en tenir aux faits. Et fais gaffe. — Ouvrez un canal protégé pour les Opérations, ordonna-t-il au sergent. Et demandez le capitaine Vorpatril. Je veux lui parler immédiatement. Ivan mit un temps record pour venir des Opérations, de l’autre côté de la ville. Par chance, ce n’était pas un des jours où il s’éclipsait de son bureau deux heures avant l’heure réglementaire. Miles, assis sur un coin du bureau de la comconsole, un pied se balançant dans le vide, sourit en le voyant congédier avec impatience l’officier qui l’avait cornaqué jusque-là. — Oui, oui, je ne suis pas perdu. Vous pouvez me lâcher, maintenant, merci. Le sergent de la Salle des P. A. C. et son supérieur, un lieutenant, attendaient les ordres de l’Auditeur Impérial. Le lieutenant, verdâtre, transpirait à grosses gouttes. Devant l’expression de son cousin, Ivan haussa les sourcils. — Tu as trouvé quelque chose de drôle ? — Pourquoi ? J’en ai l’air ? — Réflexion faite, tu as un regard plutôt dingue… — C’est fantastique, Ivan. Absolument fantastique. Le système de sécurité interne de la SécImp me ment. — Ah… ? Et qu’est-ce qu’il te raconte ? — Il veut me faire croire que j’ai visité la Salle des P. A. C., ici même, le jour où je suis revenu de ma dernière mission. De plus, le registre de la réception, à l’étage du dessus, a été modifié pour que ça raccorde. D’après lui, j’aurais quitté le Q. G. une demi-heure plus tard que je ne l’ai réellement fait. Le journal de la Résidence Vorkosigan a gardé l’heure exacte de mon arrivée, ce qui m’aurait donné juste le temps de rentrer en voiture. Sauf que cette fois-là, je suis rentré à pied. Et tiens-toi bien – j’ai gardé le meilleur pour la fin –, la bande de contrôle vid pour ce jour-là… Ivan regarda le visage verdâtre du lieutenant de la Salle des P. A. C. et termina : — À disparu ? — Tu as gagné. — Mais pourquoi ? — Eh oui, pourquoi ? C’est la question à laquelle je me propose de répondre. Je suppose que cette histoire pourrait n’avoir aucun lien avec le sabotage de la biochip d’Illyan. Tu veux parier ? — Non. Dois-je comprendre que je dois annuler mes projets pour ce soir ? — Oui. Et moi aussi. Appelle ma mère et présente-lui toutes mes excuses, mais je rentrerai sûrement très tard. Ensuite assieds-toi là, sur ce siège. Il désigna la chaise du sergent qui s’empressa de la libérer. — Je déclare la Salle des P. A. C. fermée. Ne laisse entrer personne, Ivan – personne, tu m’entends ? – sans mon autorisation d’Auditeur. Vous deux… Il se tourna pour pointer l’index sur les deux officiers qui sursautèrent. –… vous témoignerez que je ne suis pas entré dans les salles de stockage aujourd’hui. Expliquez-moi votre procédure d’inventaire, ajouta-t-il à l’intention du sergent. Le garçon déglutit avec bruit. — Les entrées et sorties des articles sont constamment mises à jour, mon seigneur Auditeur. Et nous procédons à un inventaire une fois par mois. Cela nous demande une semaine. — À quand remonte le dernier ? — Deux semaines. — Manquait-il quelque chose ? — Non, mon seigneur. — Manquait-il quelque chose au cours des trois derniers mois ? — Non. — Depuis l’année dernière ? — Non. — L’inventaire est-il toujours effectué par les mêmes hommes ? — Nous procédons par rotation. Ce n’est pas une tâche très… convoitée. — Je m’en doute… Ivan, appelle les Opérations et réquisitionne toi-même quatre hommes assermentés qui n’ont jamais travaillé pour ou avec la SécImp. Ce sera ton équipe. — Oh, merde, Miles… protesta Ivan d’un ton geignard. Tu ne vas quand même pas m’obliger à faire l’inventaire de tout ce bazar, non ? — Eh si. Pour des raisons évidentes, je ne peux pas m’en charger moi-même. Quelqu’un a planté un drapeau rouge ici, avec mon nom dessus. S’il cherchait à attirer mon attention, il a gagné. — Il faudra faire la chambre froide aussi ? — Tout. — Et qu’est-ce que je chercherai ? Miles eut le petit sourire qu’on réserve pour un gamin un peu dur à la détente. — Si je le savais, nous n’aurions pas besoin de procéder à l’inventaire, Ivan. — Et si, au lieu d’emporter quelque chose, ce quelqu’un était venu le déposer ? suggéra Ivan. Si ce n'est pas une piste, que tu viens de trouver, mais une bombe à retardement ? — Dans ce cas, tu la désamorceras. Miles fit signe aux deux officiers de la SécImp. — Venez avec moi, messieurs. Nous allons voir le général Haroche. Haroche, lui aussi, sut que quelque chose clochait en avisant la tête de Miles sitôt que celui-ci et sa petite troupe entrèrent dans son bureau. Il scella les portes derrière eux et éteignit sa comconsole. — Qu’avez-vous trouvé, mon seigneur ? — À peu près vingt-cinq minutes d’histoire révisée. Vos comconsoles ont été piratées. Avec une contrariété croissante, Haroche écouta Miles lui expliquer sa découverte du temps ajouté, corroborée par le témoignage du chef de la Salle des P. A. C. Son visage s’assombrit plus encore lorsqu’il apprit la disparition de la bande vid. — Pouvez-vous prouver que vous êtes rentré à pied ? demanda-t-il dès que Miles eut terminé. Celui-ci haussa les épaules. — Ce devrait être possible. J’ai croisé une foule de gens dans la rue et, je suis, disons… un peu plus repérable que monsieur Tout-le-Monde. Retrouver des témoins douze semaines plus tard est le genre de tâche que les gardes municipaux doivent accomplir très souvent dans le cadre de leurs enquêtes civiles. Je leur demanderai peut-être leur aide si nécessaire. Mais en tant qu’Auditeur Impérial, ma parole n’est pas sujette à caution. Pas encore, en tout cas. — Euh… exact. Miles se tourna vers les deux officiers. — Messieurs, veuillez m’attendre dans le bureau voisin, je vous prie. N’allez nulle part et ne parlez à personne. Il attendit que les deux hommes fussent sortis et qu’Haroche eût de nouveau scellé la porte pour poursuivre. — Notre seule certitude, dans l’immédiat, est que vous avez une taupe dans votre système de sécurité interne. Il y a deux façons pour moi de jouer cette partie… Je peux faire venir des experts et boucler la SécImp pendant qu’ils enquêtent. Evidemment, cette solution présente quelques désavantages… — C’est le moins que l’on puisse dire, mon seigneur, remarqua Haroche avec une ironie grinçante. — Oui. Fermer la SécImp pendant une semaine, ou plus, tandis que des gens qui ne connaissent pas vos systèmes s’efforcent de les comprendre avant de les contrôler m’apparaît comme une invitation au désastre. Mais procéder à un contrôle interne avec du personnel interne présente aussi des inconvénients évidents. Avez-vous une suggestion ? Haroche se massa le front. — Je vois ce que vous voulez dire. Mais supposons… supposons que nous constituions une équipe d’au moins trois hommes pour effectuer ce contrôle. Ils travailleraient toujours ensemble si bien qu’ils se surveilleraient mutuellement. Une taupe, je veux bien, mais trois, choisies au hasard… c’est peu probable. Ils pourraient bloquer le système par sections, avec un minimum de dérangement dans l’organisation générale. Si vous voulez, je pourrai vous fournir une liste du personnel qualifié, et vous choisirez vous-même les hommes. Miles hocha lentement la tête. — Oui… C’est une bonne idée. Allez-y. Haroche poussa un soupir de soulagement. — Je vous suis reconnaissant de vous montrer aussi raisonnable, mon seigneur. — Je suis toujours raisonnable. Un petit sourire titilla les lèvres d’Haroche qui se garda de tout commentaire. — Cette affaire prend une très sale tournure, remarqua-t-il. Je déteste les enquêtes internes. On n’en sort jamais gagnant. J’avoue que… je ne saisis pas très bien cette histoire, avec la Salle des P. A. C. Qu’en pensez-vous ? Miles enfonça les poings dans les poches de son pantalon. — Ça ressemble à s’y méprendre à un coup monté. Seulement, le problème est pris à l’envers. Je veux dire… d’habitude, on commence par le crime et on cherche le coupable. Là, j’ai le coupable – présumé – mais je dois découvrir le crime. — Oui, mais… qui serait assez fou pour vouloir attenter à l’intégrité d’un Auditeur Impérial ? Le front plissé, Miles se mit à arpenter la pièce devant le bureau d’Haroche. Combien de fois l’avait-il fait devant Illyan, tandis qu’ils mettaient le plan de sa prochaine mission sur pied ?… — Ça dépend… Je veux d’ailleurs que vos analystes cherchent tout particulièrement dans cette direction. Depuis combien de temps, en fait, ce truquage attend-il sur la comconsole de la Salle des P. A. C. ? C’était une mine prête à exploser sitôt qu’on poserait le pied dessus. Quand ces modifications ont-elles été effectuées dans les registres ? Ça pourrait aussi bien être le jour de mon retour sur Barrayar que ce matin. Ce qui nous laisse douze semaines de battement. Mais si elles remontent à plusieurs semaines… l’auteur ne pensait pas à ce moment-là monter son coup contre un Auditeur Impérial. Je ne vois pas comment il aurait pu prévoir ma nomination à ce titre quand je l’ignorais moi-même. Il visait tout bonnement un subalterne mis à pied qui venait de quitter la SécImp en situation de disgrâce. Le fils obscur d’un père célèbre, et à moitié mutant par-dessus le marché. À l’époque, j’aurais fait une cible idéale… J’ai horreur qu’on me prenne pour cible. J’y suis devenu franchement allergique. Haroche, ébahi, secoua la tête. — Vous me stupéfiez, Lord Vorkosigan. Je commence enfin à comprendre pourquoi Illyan… — Pourquoi Illyan quoi ? demanda Miles comme Haroche s’interrompait. Un sourire amusé éclaira le visage fatigué du général. –… Pourquoi il pestait toujours entre ses dents après avoir entendu vos comptes rendus. Et pourquoi il revenait aussitôt sur ses pas pour vous confier la mission la plus délicate du moment. Miles s’inclina avec ironie. — Merci, général. 23 Ivan découvrit ce qu’ils cherchaient deux heures avant le lever du jour, dans la cinquième allée de la deuxième salle qu’il avait attaquée. Armes IV. Il avait gardé la Bio, les Poisons et la Chambre froide pour la fin, dans l’espoir d’avoir trouvé quelque chose avant et de ne pas avoir à les inventorier. Miles, lui, aurait choisi de commencer par le pire. Quelquefois, il devait bien l’admettre, Ivan n’était pas aussi bête qu’il voulait le faire croire. Quand Ivan débarqua à la réception, Miles était penché sur la comconsole en train de vérifier les listes d’inventaire depuis déjà plusieurs heures. Précisément depuis qu’il avait envoyé les trois hommes d’Haroche – sa nouvelle équipe top sécurité – travailler dans les étages supérieurs. — Je suis bien dans la Salle des Armes, non ? demanda Ivan en agitant sa feuille d’inventaire plastifiée. Miles releva les yeux de la description chimique du neuf cent neuvième article de la Salle des Poisons : venin ophidien, Polian, trois grammes. — Si tu le dis… — Bon. Donc qu’est-ce que fout une petite boîte étiquetée "Virus komarran" dans l’allée 5, étagère 9, casier 27 ? Qu’est-ce que c’est que ce truc, hein ? Ça devrait plutôt être en Bio… C’est quelqu’un qui l’a mal classé, à ton avis ? En tout cas, moi, je n’ouvre pas cette saleté tant qu’on ne saura pas ce que c’est. Je ne tiens pas à me retrouver couvert de champignons verts, ou de bubons, comme ces pauvres types, sur Sergyar, avec la peste vermiculaire. — Tu trouveras difficilement plus dégoûtant que cette saloperie de peste, acquiesça Miles. Même si elle n’était pas aussi mortelle que d’autres maladies similaires. Fais-moi voir ça… Est-ce que c’était indiqué sur la liste de la Salle des Armes ? — Oh oui, à l’endroit exact où je l’ai trouvé. — Donc, c’est une arme. Peut-être… Miles marqua l’endroit où il en était de ses vérifications et ferma la liste des poisons avant de faire apparaître celle des armes. Le "virus komarran" possédait un code qui n’autorisait l’accès à sa description qu’aux seuls officiers habilités aux secrets du plus haut niveau. Lesquels, à la SécImp, proliféraient. Avec un mince sourire, Miles utilisa son sceau d’Auditeur pour franchir le verrouillage. Il n’avait pas lu plus de trois lignes qu’il commençait à ricaner. Il aurait volontiers juré, mais aucune injure ne lui parut assez percutante. — Qu’est-ce qu’il y a ?… demanda Ivan en se penchant pour lire par-dessus son épaule. — Ce n’est pas un virus, Ivan. Quelqu’un, à la Classification, aurait besoin de prendre des cours avec le Dr Weddell. Nous avons entre les mains un procaryote apoptotique artificiel. Une petite bête qui mange des trucs, et particulièrement friande de protéines de neurochip. Le procaryote – celui d’Illyan. Tu ne crains rien du tout, sauf si tu t’es fait poser une biochip en catimini. Oh, bon Dieu… C’est de là que ça vient… Avec fébrilité, il se cala sur sa chaise et continua de lire. Ivan, accoudé sur le dossier derrière lui, l’empêchait de faire dérouler l’écran avant qu’il n’ait lui-même fini de le parcourir. C’était bien lui, le procaryote, exposé à la vue de tous, et pourtant bien caché parmi des milliers d’autres articles. Qui prenait la poussière dans son casier 27, étagère 9, depuis près de cinq ans. Pour être exact, depuis le jour où il avait été apporté dans la Salle des P. A. C. par un officier des Affaires komarranes. À l’époque, il avait été confisqué par les services secrets impériaux ici même, à Vorbarr Sultana, lors d’une descente dans le milieu terroriste komarran. La cellule dépendait de Ser Galen, tué sur Terre alors qu’il tentait d’ourdir son dernier et futile complot contre l’Imperium Barrayaran pour la libération de Komarr. Le complot pour lequel il avait créé Mark, le frère clone de Miles. — Oh, merde, murmura Ivan. Tu crois que ton foutu clone a un rapport avec tout ça ? — Mon frère, rectifia Miles, alarmé lui aussi. Je ne vois pas comment. Il n’a pas bougé de la Colonie de Beta depuis plus de six mois. Ma grand-mère pourrait le confirmer. — Si tu as besoin d’une confirmation, c’est que tu penses ce que je pense. Aurait-il pu se faire passer une nouvelle fois pour toi ? — Pas sans avoir subi un régime d’enfer. — Hmm. Avec des médicaments, c’est possible. — Ça m’étonnerait. Je peux te jurer que Mark n’a plus du tout envie de prendre ma place. Mais je ferai vérifier ses allées et venues quand même, ne serait-ce que pour nous éviter de foncer tête baissée dans une impasse. Le bureau de la SécImp sur la Colonie de Beta le tient toujours à l’œil, de toute façon… Miles poursuivit sa lecture. La connexion jacksonienne était bien réelle aussi. Le procaryote avait été commandé sur l’Ensemble de Jackson à l’une des Maisons mineures plus connue pour ses drogues concoctées à la demande. Et Illyan en avait été la cible dès le départ. Les perturbations qui en avaient résulté au sein de la SécImp avaient été programmées pour coïncider avec l’assassinat du Comte Aral Vorkosigan, alors Premier ministre. L’enquête effectuée cinq ans plus tôt avait permis de remonter jusqu’au lieu d’origine du procaryote et de découvrir les versements komarrans sur le compte bancaire de l’équipe scientifique jacksonienne. Les nouvelles investigations, à peine entamées, auraient dû tôt ou tard fournir les mêmes données. Tard, s’il fallait reconstituer la première enquête de À à Z. Tôt, si l’organisation surmontait son amnésie collective et retrouvait les données dans ses propres dossiers. L’un dans l’autre, de trois à huit semaines, estimait Miles. — Ça explique au moins le coup monté, dit-il. Ivan pencha la tête. — Comment ? — Ma fausse visite ici était censée être découverte, c’est évident, mais pas d’entrée de jeu. Dans l’ordre normal des choses, les enquêteurs auraient commencé par trouver l’article du casier 27 avant de contrôler le registre des entrées et des sorties. Où ils auraient été ravis de me découvrir figurant en bonne place, moi, petit officier récemment viré qui n’avait rien à faire ici. Pris par ce bout-là, le coup monté aurait été bien plus convaincant. Miles réfléchit un moment en silence avant d’appeler le service d’expertise légiste de la SécImp pour réquisitionner l’officier de garde de rang le plus élevé. Il composa ensuite le numéro personnel du Dr Vaughn Weddell. La machine fit barrage et voulut prendre un message. Weddell, apparemment, ne tenait pas à être dérangé dans son sommeil. Il essaya une fois de plus, avec le même résultat. Exaspéré, il appela la Garde Impériale et ordonna au gradé de service d’envoyer deux hommes musclés jusque chez Weddell avec mission de le réveiller, par tout moyen qu’ils jugeraient bon, et de le ramener manu militari s’il le fallait à la SécImp. Le jour était presque levé quand Miles fit entrer son équipe au complet dans la salle des Armes IV. Weddell pestait encore entre ses dents. De toute évidence, le scientifique digérait mal ce réveil intempestif au beau milieu de la nuit. Tant qu’il maintenait ses jérémiades sotto voce, Miles préférait l’ignorer. Ni lui ni Ivan n’avaient fermé l’œil. Encore que, dans l’immédiat, dormir fût pour lui le cadet de ses soucis. Après avoir enfilé ses gants de caoutchouc, l’expert légiste fut le premier à se jeter à l’eau. — On l’a déplacée plusieurs fois, dit-il en examinant la petite boîte avec précaution. Il y a des empreintes, mais pas très fraîches… Il les scanna au laser en vue d’une recherche au sein du personnel de la Salle des P. A. C., puis de la SécImp, et enfin de tout l’Empire s’il le fallait. — L’alarme qui aurait dû se déclencher en cas de retrait de la boîte de cette salle n’a jamais été activée… Pas de fibres, pas de cheveux. Pas de poussière non plus, ce qui, étant donné le système de filtration d’air, est normal. C’est tout ce que je peux dire pour l’instant. À vous de jouer, messieurs. Il s’écarta. Ivan s’avança, prit la boîte et la plaça sur la mini-table d’examen lumineuse apportée tout exprès. Le code numérique qui la scellait était d’une simplicité enfantine. Un verrouillage plus conçu sans doute pour l’empêcher de s’ouvrir en cas de chute que par réel souci de sécurité. D’ailleurs, le numéro du code figurait dans la description de l’article sur l’inventaire. Ivan le lut sur sa feuille plastifiée et le composa. Le petit couvercle s’ouvrit aussitôt. La boîte était garnie d’une couche de gel antichoc et découpée de six fentes parallèles dont trois étaient garnies de minuscules capsules brunes, assez petites pour être avalées par un enfant. Les trois autres étaient vides. — Six unités scellées contenant l’agent infectieux – c’est du moins comme ça qu’on les appelle sur la liste – dont une sortie pour analyse il y a cinq ans. Mentionnée comme ayant été détruite. Unités restantes : cinq. Sauf qu’il n’y en a plus que trois. D’un geste, il invita l’expert légiste à s’approcher de nouveau. Celui-ci se pencha sur la boîte et étudia le sceau de l’intérieur. Parfait, parfait ! jubilait Miles. Avec toutefois une petite réserve pour cette capsule sortie cinq ans plus tôt. Ça n’allait pas lui faciliter la tâche, mais peut-être que les archives du laboratoire l’aideraient à y voir plus clair – si on les retrouvait… — Si je comprends bien, gémit Weddell, je me suis décarcassé pour reconstituer ce foutu procaryote alors que des échantillons intacts dormaient tranquillement trois étages au-dessous de moi ? — Eh oui, dit Miles. J’espère que vous avez le sens de l’humour, docteur. — Pas à cette heure-ci, non. L’expert légiste se redressa. — Le système de fermeture n’a pas été forcé. Miles le remercia d’un signe de tête. — Très bien. La boîte va au Service légiste pour un examen complet. Ivan, tu vas la suivre. Ne laisse personne l’emporter hors de ta vue. Weddell, vous allez prendre un de ces échantillons et procéder à une analyse moléculaire. Je veux avoir confirmation qu’il s’agit bien de la même saloperie que l’autre, celle que vous avez retirée du cerveau d’Illyan. Et je veux connaître toutes les informations que vous pourrez lui faire cracher. Ce procaryote et vous ne quitterez pas le bâtiment. Vous pourrez avoir le même labo, et tout le matériel dont vous aurez besoin, mais personne – personne – en dehors de vous ne doit manipuler l’échantillon. Vous n’en référerez qu’à moi. Les deux dernières unités retourneront sur l’étagère, dans une boîte neuve fermée avec mon sceau d’Auditeur. Même si je commence à penser qu’elles seraient plus en sécurité dans ma poche… Haroche, l’enfoiré, était rentré se coucher après que l’équipe eut été constituée, à une heure du matin. En attendant son retour, Miles fit une pause pour prendre son petit déjeuner à la cafétéria de la SécImp. Une erreur, bien sûr. Il s’en rendit compte en piquant du nez à plusieurs reprises dans sa tasse. Il aurait peut-être dû s’allonger une heure ou deux, mais il n’osait pas. Les redémarrages devenaient de plus en plus difficiles, à mesure qu’il prenait de l’âge. Il bâillait à s’en décrocher la mâchoire dans l’antichambre du bureau d’Haroche quand celui-ci arriva. Les valises sous ses yeux n’avaient rien à envier à celles de Miles. Il lui fit signe de le suivre dans son sanctuaire et s’assit derrière son bureau tandis que Miles tirait une chaise pour y poser ses fesses. — Alors, Lord Vorkosigan ? L’enquête avance ? — Oh oui. Rapidement, Miles le mit au courant des découvertes de la nuit. Quand il eut fini, Haroche, penché au bord de son fauteuil, en avait oublié sa fatigue. — Merde, murmura-t-il tout bas en se laissant aller contre le dossier de son siège. On a bien affaire à un complot interne, alors… — J’en ai peur. — Nous avons donc une autre liste, maintenant. Combien d’hommes pourraient avoir su que ces échantillons se trouvaient aux P. A. C. ? — Cinq années d’équipes d’inventaire, pour commencer. — Les hommes qui les ont confisqués et apportés ici… — Et tous ceux qui travaillaient à la SécImp à l’époque et à qui ces hommes qui les ont confisqués et apportés ici auraient pu en parler… Miles renonça à compter sur ses doigts. Il n’en aurait jamais assez. — Ils étaient classés sous le sceau du prédécesseur d’Allegre aux Affaires komarranes. Allegre lui-même était encore en poste sur Komarr, en tant que chef de section locale. J’ai vérifié. N’oublions pas non plus tous les Komarrans appartenant à ces groupes révolutionnaires et qui ont échappé à la rafle, ou qui ont été récemment libérés de prison. Ils ont pu discuter avec leurs camarades de cellule… Il vaut mieux vérifier de ce côté-là aussi encore que, comme vous le dites vous-même… le piratage de la comconsole laisse à penser qu’il s’agit d’un complot interne. Haroche inscrivit quelques mots sur un carnet. — Nous sommes loin de la liste courte, pour l’instant…, soupira-t-il. — Oui. Même si elle a considérablement raccourci par rapport aux trois planètes avec lesquelles nous avons débuté. Miles hésita. — J’ignore si mon frère, Lord Mark… plus exactement mon clone… était au courant de cette histoire, ajouta-t-il à contrecœur. Il sera nécessaire de s’en assurer. Le regard surpris d’Haroche rencontra celui de Miles. — Vous croyez que… ? — Non, physiquement, ce ne serait pas possible. Mark a passé les six derniers mois sur la Colonie de Beta. Il a suivi les cours à l’université depuis le début de l’année scolaire. Je l’espère… — Ses allées et venues seront aisément contrôlables, de toute façon. — Hmm. — Gardez-vous des souvenirs précis de cette période ? Le général fronça les sourcils. — À ce moment-là, j’étais l’assistant du chef de section aux Affaires intérieures. C’était juste avant ma dernière promotion. Je me rappelle l’effervescence due aux Komarrans à Vorbarr Sultana. Le service focalisait son attention sur un groupe antigouvernemental dans le District de Vorsmythe suspecté d’importation d’armes illégales. Miles hocha pensivement la tête. — Celui qui a fait cela a dû avoir récemment accès aux systèmes internes de la SécImp… Il faut avoir un sacré culot, tout de même, soupira-t-il en secouant la tête. — Pourquoi supposez-vous que nous avons affaire à un seul homme ? demanda Haroche. Miles resta un instant interloqué. — Oh… oui, bien sûr, dit-il enfin. Merci de me le faire remarquer. — Entre nous, je préférerais que ce soit le cas. Un coupable unique est plus facile à épingler qu’une tripotée de comploteurs. — Mmh. Mais qu’il s’agisse d’un homme ou d’un groupe, la motivation devient… complexe. Pourquoi moi ? Pourquoi ai-je été choisi pour porter le chapeau ? Y a-t-il une rancœur personnelle à la base de tout ça, ou est-ce un pur hasard… ? J’étais peut-être le seul officier de la SécImp à être viré au bon moment ? — Si je peux me permettre un conseil, mon seigneur, évitez de trop vous pencher sur les motivations. C’est un terrain souvent glissant dans ce genre d’histoire. Trop… cérébral. Pas assez consistant. Je vais toujours beaucoup plus vite et plus loin en m’en tenant strictement aux faits. Vous pourrez élaborer toutes sortes de théories plus tard, en arrosant la fin de l’enquête. Quand vous saurez qui, vous saurez pourquoi. Je reconnais toutefois que c’est une préférence qui n’engage que moi… Quand je saurai pourquoi, je saurai qui. — Vous avez raison, il n’y a peut-être rien de personnel dans tout cela. Dès que le crime a été révélé, ou plutôt dès que l’on a su que la crise d’Illyan était la conséquence d’une attaque délibérée, le… Je peux difficilement l’appeler l’assassin… Haroche esquissa un demi-sourire. — Il nous manque un corps… Et Illyan, en dépit de sa confusion mentale, n’avait rien d’un zombie. Mais Miles se rappelait sa voix rauque l’implorant de lui donner la mort… — … l’assassin, reprit-il avec fermeté, a été obligé de trouver un bouc émissaire pour détourner les soupçons. Car nous n’aurions refermé ce dossier qu’après avoir trouvé le coupable. Pas question de le laisser jaunir au fond d’un tiroir. L’assassin, donc, connaissant la SécImp, savait qu’elle s’acharnerait. — Ça, c’est certain, approuva Haroche d’une voix rogue. — Il était évident que cette saleté, aux P. A. C., serait découverte. Il y avait trop d’indices disséminés un peu partout pour les faire tous disparaître. Tout ce que j’ai fait… c’est de modifier le déroulement du programme. — Trois jours, dit Haroche avec un sourire en coin. Vous avez passé toute la SécImp au peigne fin rien qu’en trois jours. — Pas toute la SécImp, juste le Q. G. Et il m’en a fallu presque quatre, en fait. Mais tout de même… Quelqu’un, quelque part, doit être en train de transpirer dans sa chemise. Du moins je le souhaite. S’ils pensaient ferrer l’ex-lieutenant Vorkosigan et qu’ils ont péché le Seigneur Auditeur Vorkosigan à la place… ils ont dû en avoir froid dans le dos. Comme quand on croit tenir une truite et qu’on remonte un requin. Finalement, j’ai eu du nez d’être allé faire un tour en bas. Avec les quelques semaines d’avance qu’il espérait, notre assassin aurait très bien pu changer son fusil d’épaule et effacer le piège qu’il m’avait tendu aux P. A. C. Bon sang, j’aimerais bien le savoir… Quelqu’un qui travaille ici me hait. Qui ? Le lieutenant Vorberg aurait-il découvert la véritable identité de l’amiral Naismith ? Non. Vorberg ne serait pas machiavélique au point de détruire Illyan pour l’atteindre. Je n’étais qu’une cible secondaire. Il fallait qu’il le soit. L’autre possibilité était trop horrible à envisager. — Quoi qu’il en soit, vous avez progressé de façon fantastique, Lord Vorkosigan, dit Haroche. J’ai bouclé des enquêtes qui ont débuté avec bien moins d’indices que ce que vous avez déjà découvert. C’est de l’excellent travail. Miles s’efforça de ne pas pavoiser sous les louanges du général, même s’il sentait ses joues s’enflammer. Haroche était un homme si réservé que ses éloges n’en prenaient que plus de valeur. Sans doute n’était-ce pas trahir Illyan que de souhaiter à son successeur de s’acquitter de ses fonctions avec le même talent. — Il est regrettable, reprit Haroche, que la plupart des hommes, au Q. G., soient immunisés contre le thiopental. — Il est encore un peu tôt pour songer à arracher des ongles, répondit Miles en rongeant un des siens. Même si c’est tentant. Pour l’instant, il nous faut attendre les rapports de votre équipe. Je crois que… Il s’interrompit pour bâiller. — … je vais rentrer dormir un peu. Prévenez-moi dès que vous aurez du nouveau. — Oui, mon seigneur Auditeur. — Oh, pour l’amour du ciel, appelez-moi Miles, comme tout le monde. Ces salamalecs sont drôles cinq minutes… après, ça devient lassant. Haroche le salua d’un bref signe de tête tandis qu’il quittait le bureau en bâillant de plus belle. Martin le déposa devant la Résidence Vorkosigan en milieu de matinée. Miles avait fantasmé pendant tout le trajet sur la douceur de son lit. Mais en bon fils, il partit d’abord à la recherche de sa mère pour la saluer. Il la trouva dans un des salons du rez-de-chaussée éclairé par un pâle rayon de soleil hivernal. La Comtesse buvait son café en feuilletant un vieil ouvrage à la couverture de cuir patiné qu’il reconnut aussitôt. C’était celui que Lady Alys avait voulu lui faire lire, sur l’histoire des mariages impériaux. Sa tante avait donc réussi à le refiler à sa mère. Loin de lui l’idée de s’en plaindre… Cordélia Vorkosigan répondit à ses salutations matinales en lui effleurant le front d’un baiser maternel. Il lui vola une gorgée de café. — Tu rentres tard… enfin, tôt. Ton enquête progresse ? — Elle en prend le chemin… Miles choisit de taire le fait qu’il avait été choisi pour porter le chapeau. Inutile de la perturber de si bon matin. — Ah. Je ne savais pas si ce regard distrait était dû à une intense activité cérébrale, ou au manque de sommeil. — Aux deux. Je vais aller dormir, mais je voudrais d’abord parler à Illyan. Il est déjà levé, tu crois ? — Sans doute. Pym vient de lui monter son petit déjeuner. — Petit déjeuner au lit à… Il regarda sa montre. –… Dix heures passées. La belle vie… — Il l’a méritée, tu ne penses pas ? — Largement. Il but une autre gorgée de son café et se leva pour sortir. — Oh, j’oubliais… Frappe avant d’entrer, lança-t-elle alors qu’il franchissait le seuil. — Pourquoi ? — Il déjeune avec Alys. Ce qui expliquait le livre. Lady Alys était venue l’apporter en personne. Elle réservait sans doute quelque corvée au pauvre Illyan – des recherches, ou des passages de l’histoire Vor à étudier… Suivant le conseil de sa mère, il frappa à la porte. Un coup poli qui n’obtint aucune réponse. Il frappa de nouveau. Pym, apparemment, ne s’était pas attardé dans la suite car ce fut Illyan lui-même qui répondit à travers le battant de chêne. — Qui est-ce ? — Miles. Il faut que je te parle, Simon. — Une minute… La minute s’éternisa. Miles, adossé au mur, dessinait des arabesques du bout de sa botte sur le tapis. Au bout de cinq minutes, il se manifesta de nouveau. Avec agacement. — Simon, flûte… laisse-moi entrer. — Ton impatience frise l’impolitesse, Miles, répondit sa tante sur un ton ferme. Ravalant la réplique acerbe qui lui montait aux lèvres, il croisa les bras sur son torse, puis tripota sa chaîne d’Auditeur avant de déboutonner le col de sa tunique. Des gloussements étouffés lui parvenaient de la suite. Enfin, les pas légers de Lady Alys s’approchèrent de la porte qu’elle ouvrit après avoir tourné la clé. — Bonjour, Miles, dit-elle avec un entrain inattendu. — Bonjour, Tante Alys, marmonna-t-il en entrant dans le salon. Le plateau du petit déjeuner était posé sur la table basse, devant le bow-window surplombant le jardin. Malheureusement, il ne restait plus que des miettes. Miles se laissa tomber dans un fauteuil en observant sa tante à la dérobée. Curieux. Elle portait une drôle de tenue, pour une heure aussi matinale. Sa robe était en fait plus appropriée pour un dîner que pour un petit déjeuner. Et puis elle devait faire des essais de coiffure aussi. Ses cheveux, une fois n’est pas coutume, tombaient librement sur ses épaules en vagues noires et argentées. Illyan, qui sortait semble-t-il de la salle de bains, finissait d’enfiler une tunique sur sa chemise. Il était encore en pantoufles. — Bonjour, Miles, dit-il sur le même ton enjoué que celui d’Alys. Son sourire disparut quand il vit le visage chiffonné de Miles. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il, soudain dégrisé. — J’ai fait des découvertes très intéressantes, à la SécImp, cette nuit. — Et tu progresses ? — Deux pas en avant, trois pas de côté. Euh… Il fronça les sourcils en direction de sa tante, se demandant comment il allait pouvoir la jeter dehors sans la froisser. Affectant de ne pas saisir le message, elle s’installa sur le petit sofa, de l’autre côté de la table, et s’apprêta à l’écouter avec intérêt. Illyan s’assit près d’elle. Miles décida lâchement de lui laisser faire le sale boulot. — Ce que j’ai à dire est top secret, commença-t-il. Il attendit une seconde, tandis qu’ils le fixaient tous les deux avec attention. Illyan était bouché à l’émeri, aujourd’hui, ou quoi ?… — Tu crois vraiment que cela convient aux oreilles de Lady Alys ? lui demanda-t-il enfin. — Evidemment. Allez, raconte-nous, Miles. Ne nous fais pas languir. Bon. Si Illyan lui-même jugeait que ça ne posait pas de problème… Miles se lança dans la narration de ses investigations. D’abord, en vitesse accélérée, sa visite systématique des services du Q. G., puis, au ralenti, la découverte de son prétendu passage dans la Salle des P. A. C., enfin arrêt sur image pour la petite boîte du casier 27, étagère 9 de la salle des Armes IV. — Bien joué, Ivan, murmura Lady Alys. Illyan, qui avait écouté sans l’interrompre, avait le nez pincé et le visage tendu. Lady Alys l’observait avec inquiétude. Sans un mot, elle lui prit la main. Il pressa la sienne en retour. — Ce que j’ai besoin de savoir, Simon, conclut Miles, c’est si tu te rappelles quelque chose, n’importe quoi, sur cette époque où ces échantillons ont été apportés au Q. G. Illyan se frotta le front. — Tout cela est plutôt… flou. Je me souviens du complot de Ser Galen, bien sûr, et de l’affolement qu’a provoqué la découverte de l’existence de Lord Mark. La Comtesse était dans tous ses états. Même ton père en était affecté. Je me souviens aussi de ton rapport en provenance de la Terre. Un petit chef-d’œuvre du genre. C’est juste après que tu t’es brisé les deux bras, dans cette histoire de Secteur Quatre, n’est-ce pas ? — Oui. Mais quelqu’un t’a fait un rapport sur le procaryote, c’est obligatoire. Et je comprendrais que tu n’aies pas eu envie de l’examiner en personne. Illyan lâcha la main de Lady Alys pour serrer le poing. — On m’a certainement transmis tous les détails. Que j’ai certainement engrangés au même titre que tous les autres. Mais il ne reste plus rien, à présent. Lady Alys adressa un regard de reproche à Miles, comme si elle le tenait pour responsable des déboires d’Illyan. — Qui aurait dû te faire ce rapport ? insista Miles. — Le général Diamant, je suppose. Le chef des Affaires komarranes – le prédécesseur d’Allegre. Il est mort deux ans à peine après avoir pris sa retraite, le pauvre diable. Miles, je suis désolé, je ne peux vraiment pas… Je n’aurais pas attendu que tu me poses la question pour m’en souvenir, si l’information avait encore été là ! Lady Alys lui reprit sa main qu’elle caressa doucement. — Ton ami le capitaine Galeni n’a aucune idée ? s’enquit Illyan d’un ton plus calme. Il aurait peut-être des suggestions intéressantes… Après tout, il s’agissait du complot de son père. Miles soupira sans conviction. — Tu te rends bien compte qu’il figurera tôt ou tard sur la liste courte, insista Illyan. — Oui. — Tu en as parlé à Haroche ? — Non. — Pourquoi ? — Parce que je ne veux pas attirer inutilement l’attention sur lui. De toute façon, Duv sera contrôlé, comme tout le monde. Et puis… je lui ai fait assez de mal comme ça, ces derniers temps… — N’est-ce pas… préjuger de vos données, mon seigneur Auditeur ? — Tu connais Galeni… — Pas aussi bien que toi. — Ce ne sont pas des données, que je juge, mais une personnalité. Des motivations, si tu préfères. — Hmm. Prends garde à tes propres motivations, Miles. — Oui, oui, je sais. Il faut non seulement que je sois impartial, mais que j’en aie l’air. C’est toi qui m’as appris la leçon, ajouta-t-il avec humeur. D’une façon que je ne suis pas près d’oublier. — Ah bon ? Quand ? — Laisse tomber. Miles se pinça l’arête du nez. La migraine commençait à lui marteler les tempes. Il était temps d’aller plonger dans son lit s’il voulait tenir le coup au prochain round. — Encore une chose… Te rappelles-tu, au cours des quatre derniers mois, si quelqu’un t’a donné une petite capsule brune à avaler ? — Non, répondit Illyan avec assurance. Je n’ai pris aucun médicament depuis trente ans, à l’exception de ce que mon médecin personnel me donne de ses propres mains. — Ça pourrait même être lui… C’est la petite capsule, que j’essaie de retrouver. Illyan secoua la tête. Miles s’extirpa de son fauteuil, salua poliment et sortit en traînant les pieds. Il se réveilla dans l’après-midi. Après avoir vainement cherché à se rendormir, il se leva pour s’asseoir devant la comconsole. Haroche n’avait rien de neuf. Son équipe d’analystes n’avait pas encore rendu son rapport. Et Weddell, dans son laboratoire de la SécImp, toujours d’aussi mauvaise composition, lui promit d’avoir bientôt des informations intéressantes à lui fournir. Bientôt, mais pas encore. Il essayait de tromper son impatience en s’agitant dans sa chambre quand il reçut à son tour un appel. Ivan, des cernes jusqu’au milieu des joues, lui expliqua que le Service d’Expertise Légiste en avait fini avec la petite boîte, et lui demanda si, bon Dieu, il pouvait enfin la refiler à quelqu’un d’autre et aller se coucher. Miles, coupable, lui ordonna de reporter la boîte aux P. A. C. et de prendre sa journée. Du moins ce qu’il en restait. Il entrait dans sa cabine de douche quand sa comconsole sonna de nouveau. Cette fois, c’était le Dr Chenko, de l’Hôpital Militaire Impérial. — Lord Vorkosigan… Toutes mes excuses pour avoir été si long. Ces manipulations de micro-ingénierie se révèlent toujours plus complexes en pratique qu’en théorie. Mais nous avons conçu un appareil assez petit pour être inséré sous votre crâne afin de provoquer les crises, et sommes à présent en mesure de le tester sur vous. S’il donne les résultats escomptés, nous pourrons procéder au calibrage final et programmer l’opération. — Bon travail, dit Miles. Mais moment on ne peut plus mal choisi. — Quand pensez-vous venir ? Demain ? Haroche pouvait l’appeler à tout instant pour un briefing de son équipe d’analystes. À partir de là, l’enquête passerait sans doute à la vitesse supérieure. Et quelque part dans Vorbarr Sultana, un très brillant officier de la SécImp l’avait pris dans son collimateur. Le microbidule expérimental de Chenko utilisait-il des circuits protéiniques ? Et qu’était devenue la capsule manquante ?… La perspective de laisser des gens qu’il connaissait mal jouer avec son cerveau lui donnait des sueurs froides. — Je… Non, pas demain. Il faudra que je vous rappelle, docteur. Chenko parut déçu. — Avez-vous eu d’autres crises depuis celle que nous avons provoquée au laboratoire ? — Pas encore. — Hmm. Je vous conseille de ne pas attendre trop longtemps, mon seigneur. — Je comprends. Je ferai de mon mieux. Merci, docteur. — Et évitez le stress, ajouta le médecin juste avant que Miles ne coupe la communication. Il s’apprêtait à ouvrir le robinet de la douche quand il se rappela la réception de Laisa. C’était ce soir. Et pas question de s’y dérober. L’invitation avait frisé l’ordre impérial. Il ne pouvait même pas prétexter ses obligations pour faire faux bond. D’un autre côté, cela lui donnerait l’occasion de faire son rapport à Gregor. Maintenant, il lui fallait trouver une cavalière. Après sa douche, il s’habilla avec soin et appela Délia Koudelka. — Salut, dit-il. Au moins, par comconsole interposée, il ne risquait pas le torticolis pour rencontrer son regard. — Qu’est-ce que tu fais, ce soir ? — Je… je suis prise, répondit-elle. Pourquoi ? — Oh… Flûte. Ça lui apprendrait à attendre la dernière minute. — Ça n’a rien à voir avec cette histoire d’Auditeur Impérial, j’espère ? ajouta-t-elle, le front soucieux. Miles considéra un très bref instant cette splendide occasion d’abuser de ses pouvoirs tout neufs. Tentant. Mais pas son genre… — Non. C’est juste moi, Miles, qui te le demandais. — Désolée, dit-elle avec sincérité. — Et… Martya est là ? — Elle n’est pas libre non plus, ce soir. — Et Olivia ? — Même chose. — Ah… Bon. Eh bien, merci quand même. — De quoi ? Son image disparut du plateau vid. 24 Le rapport que Miles fit à Gregor les mit tous deux en retard pour la fête de Laisa. Gregor lui posa des dizaines de questions auxquelles, pour la plupart, Miles n’avait pas encore de réponses. Quand ils sortirent enfin du bureau privé, situé dans une autre aile de la Résidence, la salle de réception grouillait déjà d’invités. Sur l’estrade de la pièce attenante aux portes grandes ouvertes, un petit orchestre accordait ses instruments. Le colonel Lord Vortala le jeune, responsable de la sécurité pour l’occasion, avait personnellement escorté Miles et l’Empereur jusqu’ici. Vortala, qui réussissait à avoir l’air à la fois posé et ravagé d’anxiété, les salua avant de s’éloigner dans le couloir pour distribuer des ordres à ses subordonnés. — Je m’habitue mal à ne pas avoir Illyan dans mon dos, soupira Gregor. Même si Vortala s’en sort très bien. Il baissa les yeux vers Miles. — Ne prends pas un air aussi sinistre. Même sans ta chaîne d’Auditeur, il va alerter la curiosité des gens, et nous allons l’un et l’autre devoir passer le reste de la soirée à étouffer les commérages. Miles hocha la tête. — Tu n’as pas l’air trop joyeux non plus. Tu devrais penser à Laisa… Le visage de Gregor s’illumina aussitôt. Avec un sourire ironique, Miles lui emboîta le pas dans la salle où ils retrouvèrent le Dr Toscane, chaperonnée, comme toujours, par Lady Alys. La Comtesse Vorkosigan discutait aimablement avec elles. — Ah, les voilà enfin, dit la Comtesse. Gregor captura la main de Laisa qu’il plaça d’autorité sur son bras. Elle releva des yeux brillants vers lui. — Alys, continua la Comtesse, maintenant que Gregor est arrivé, pourquoi ne pas me laisser jouer la Baba pour quelque temps ? Vous devriez vous divertir, pour une fois. Miles remarqua son imperceptible signe de tête en direction d’Illyan. Lequel, malgré une élégance inaccoutumée – tunique et pantalon sombres d’excellente coupe – parvenait presque, par la force de l’habitude, à se fondre dans les murs. — Merci, Cordélia, murmura Lady Alys. Après que Gregor eut salué son ex-chef de la sécurité et qu’ils eurent échangé les politesses d’usage – comment allez-vous, bien, Sire, merci, vous semblez en forme, etc. – Alys, avec détermination, prit le bras d’Illyan avant qu’il ne pût se reglisser sans même s’en rendre compte dans la peau de son ancien personnage. — Sa convalescence a l’air de lui profiter, remarqua Gregor en les regardant s’éloigner. — Grâce à Lady Alys, répondit la Comtesse. — Et à votre fils… — D’après ce que j’ai cru comprendre, oui. Miles s’inclina. Une petite révérence qui ne manquait pas d’ironie. Il suivit des yeux Illyan et sa tante qui se dirigeaient vers le bar. — Non que je connaisse intimement la garde-robe de Simon, dit-il, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose de… différent, dans la façon dont il s’habille. Même si son style manque toujours autant de fantaisie… La Comtesse Vorkosigan sourit. — Lady Alys l’a finalement persuadé de se rendre chez un tailleur de sa connaissance. Il y a des années qu’elle s’arrache les cheveux devant la pauvreté de son goût vestimentaire. — J’avais toujours pensé que ça faisait partie du personnage. Le besoin de passer inaperçu… — L’un n’exclut pas l’autre. Gregor et Laisa commencèrent à se raconter ce qu’ils avaient fait pendant les quatre interminables heures où ils avaient été séparés. Miles, ayant repéré Ivan de l’autre côté de la salle, les abandonna à la surveillance indulgente de sa mère. Ivan n’était pas seul. Martya Koudelka l’accompagnait. Ha ha… Martya était une version plus jeune, plus petite et plus rousse de Délia, quoique, à sa façon, elle n’eût rien à lui envier. Elle portait un ensemble vert d’une nuance calculée pour être parfaitement assortie à l’uniforme impérial. Alors qu’il approchait, Martya tira sur la manche de son cavalier. — Ivan… arrête de lorgner ma sœur. C’est moi que tu as invitée, tu te rappelles ? — Oui, mais… je lui ai demandé en premier. — Tu n’avais qu’à être plus rapide. Ne viens pas pleurer si je piétine tes bottes bien cirées, tout à l’heure… Ah, ce n’est pas moi qui me plaindrai quand Délia trouvera enfin quelqu’un pour de bon, ajouta-t-elle à l’intention de Miles. Je commence à en avoir assez d’être une solution de rechange. — Les hommes sont aveugles, Milady, répondit-il en s’inclinant pour lui effleurer la main de ses lèvres. Se ressaisissant, Ivan reprit la main de Martya et la tapota gentiment. — Désolé… Toutefois ses yeux, comme malgré lui, dérivèrent derechef en direction du fond de la salle. Miles suivit son regard. Délia était assise sur l’un des petits sofas au côté de Duv Galeni. Ils partageaient apparemment une assiette de hors-d’œuvre posée en équilibre sur les genoux de Galeni. Leurs deux têtes restèrent un instant penchées l’une vers l’autre, puis Délia se mit à rire. Galeni exhiba ses longues dents en un sourire plus carnassier. Miles remarqua avec intérêt que son genou touchait celui de Délia. Un serviteur passa avec un plateau. Ivan se tourna vers Martya. — Tu veux boire quelque chose ? — Oui. Mais pas de vin rouge. Du blanc, s’il te plaît. Martya profita de ce qu’Ivan était parti à la poursuite du domestique pour se confier à Miles. — Quand j’en renverserai sur moi, au moins ça ne se verra pas autant… Je me demande comment Délia se débrouille. Jamais elle ne se fait la moindre tache. Des fois, je me demande si elle ne prend pas des cours du soir avec Lady Alys… Galeni ne lui avait pas dit qu’il serait présent à cette réception – avec Délia – lorsqu’ils avaient discuté ensemble. Quand était-ce, déjà ? Hier seulement ? — Depuis combien de temps est-ce que ça dure ? s’enquit-il avec un signe de tête en direction du couple. — Délia a annoncé à papa il y a un mois que Duv serait le bon. Elle aime bien son style, dit-elle. Je ne le trouve pas trop mal, pour un vieux. — Moi aussi, j’ai un style. — Personne ne le conteste, acquiesça-t-elle, distraite. Miles décida prudemment de laisser tomber le sujet. — Et… Duv, qu’est-ce qu’il en pense ? — Faudrait déjà qu’il s’en aperçoive. Délia n’y va pourtant pas avec le dos de la cuillère. Mais certains types sont si myopes qu’il faut leur mettre des culs-de-bouteille sur les yeux pour qu’ils voient ce qui se passe sous leur nez… Ivan revint avec les boissons. Quelques minutes plus tard, l’orchestre attaquait sa première mélodie. Ivan sauva la robe de Martya de son inévitable rendez-vous avec le vin en entraînant sa cavalière sur la piste. Miles promena son regard sur la foule des convives. Un certain nombre de visages inconnus, des civils. Des relations professionnelles de Laisa, sans doute. Mais également un bon nombre d’autres Komarrans. Rien de politique, hein ? Hmm… La présence de Galeni était probablement due à la volonté de Laisa. Son meilleur ami, bien sûr… Miles, séduit par le buffet, splendide comme toujours, grignota quelques hors-d’œuvre avant de passer dans la pièce voisine pour observer les danseurs. Il n’était pas le seul à ne pas avoir de cavalière. D’après son estimation, le rapport hommes-femmes avoisinait les dix pour neuf. Voire pour huit. Il invita deux ou trois femmes qui le connaissaient assez bien pour ne pas être importunées par sa taille, telle la Comtesse Vorvolk, mais toutes étaient désespérément mariées ou en passe de l’être. Le reste du temps, il se retrancha derrière l’attitude illyanesque par excellence en se collant au mur pour mieux surveiller l’assistance. Illyan lui-même dansait avec Alys Vorpatril. Ivan, s’arrêtant près de Miles pour avaler une tasse de vin chaud épicé, ouvrit des yeux comme des soucoupes. — J’ignorais qu’Illyan savait danser… — Tu n’es pas le seul, acquiesça Miles. En fait, je n’ai jamais vu Illyan se distraire. Je suppose qu’il était toujours de service. Le Dr Ruibal avait évoqué des risques de modification de la personnalité consécutifs à l’extraction de la biochip. Rien d’étonnant. S’ôter trente ans de responsabilité écrasante de la tête pouvait en effet avoir des incidences notables… Une mèche s’échappa de la coiffure sophistiquée de Lady Alys qu’elle releva d’une main légère. L’image de sa tante les cheveux défaits et en robe du soir au petit déjeuner revint à la mémoire de Miles, et il eut soudain l’impression qu’on venait de lui mettre des culs-de-bouteille sur les yeux. Son vin passa de travers ; il faillit s’étrangler. Dieu du ciel… Illyan couche avec ma tante. Et vice versa, selon toute probabilité… Il hésita un instant entre l’indignation et l’amusement. En attendant, son admiration pour le sang-froid d’Illyan ne s’en trouvait que fortifiée. — Ça va ? s’inquiéta Ivan. — Oh oui. Je crois que je vais laisser Ivan découvrir ça par lui-même… Il dissimula le sourire irrépressible qui lui montait aux lèvres en finissant son verre. Fuyant Ivan, il retourna dans la salle de réception et tomba sur Galeni, au buffet, en train de sélectionner des toasts pour Délia qui attendait sagement à quelques mètres de là. — Vous, euh… vous avez trouvé une nouvelle cavalière, à ce que je vois, murmura-t-il à son oreille. Galeni eut le sourire du renard qui vient d’attraper une poule au nez et à la barbe du fermier… — Eh oui. — Je voulais l’inviter aussi. Elle m’a répondu qu’elle était prise. — Pas de chance, Miles… — Serait-ce une sorte de vengeance de votre part ? Les sourcils noirs du capitaine se rejoignirent au-dessus de son nez. — J’avoue en éprouver une certaine satisfaction. Mais je suis un homme d’honneur. Je lui ai demandé d’abord si vos intentions envers elle étaient sérieuses. Elle m’a dit que non. — Oh… Miles affecta de choisir une pâtisserie. — Et les vôtres ? Le sont-elles ? Il avait la sensation de parler au nom du Commodore Koudelka. — Elles ne pourraient l’être davantage, chuchota Galeni avec une gravité inattendue. Miles en fut presque impressionné. — Avec ses antécédents et ses relations, elle ferait une hôtesse politique idéale, vous ne trouvez pas ? continua Galeni sur un ton plus léger. Son sourire s’élargit. — Pour ne rien dire de son intelligence et de sa beauté. — Elle n’a pas de fortune, remarqua Miles. Le capitaine haussa les épaules. — À la rigueur, je peux remédier à ce petit inconvénient. Miles n’en doutait pas une seconde. — Eh bien… Il faillit lui souhaiter d’être plus chanceux cette fois-ci. Il se retint à temps. Pas très élégant… — Voulez-vous que… je glisse un mot pour vous à son père le commodore ? — Ne le prenez pas mal, Miles, mais je préférerais que vous ne cherchiez plus à me rendre service. — Oh. Je comprends, Duv… — Merci. Et je n’ai pas envie de réitérer la même erreur. Cette fois, je vais lui demander de m’épouser dès ce soir, en la raccompagnant. Avec un hochement de tête déterminé, Galeni s’éloigna sans rien ajouter, son plateau à la main. Duv et Délia. Délia et Duv. Une belle allitération, en tout cas. Après avoir éludé les questions de quelques vagues connaissances qui avaient entendu des rumeurs concernant son nouveau titre d’Auditeur Impérial, Miles se retrancha dans la salle de bal où, en raison de la musique, il risquait moins d’être importuné. Adossé au mur, il regarda sans les voir les danseurs sur la piste tout en réfléchissant aux informations de la veille. Au bout de dix minutes, toutefois, sentant que son attitude lui attirait la curiosité des autres convives, il alla inviter Laisa avant qu’il ne fût trop tard. Gregor n’allait certainement pas tarder à la garder pour lui seul. Il s’efforçait de respecter le rythme d’une Danse du Miroir plutôt rapide et de ne pas apprécier trop ouvertement les formes harmonieuses de la fiancée de l’Empereur quand il repéra Galeni dans la salle de réception. Un colonel de la SécImp flanqué de deux gardes en simple uniforme de service l’avait accosté. Galeni et le colonel semblaient engagés dans une discussion assez animée. Délia se tenait légèrement à l’écart, les yeux écarquillés, une main sur les lèvres. Le visage blême de Galeni et son attitude raide suggéraient une rage dangereusement contenue. Pour quelle raison la SécImp viendrait-elle déranger son meilleur analyste pendant une réception impériale ? Inquiet, il s’arrangea pour faire rapidement tourner Laisa afin d’être de nouveau face à la salle voisine. Le colonel, d’un geste autoritaire, saisit la manche de Galeni. Celui-ci le repoussa avec violence. Un des gardes porta la main à son neutraliseur dont il ouvrit le holster. Miles en oublia de danser. — Miles ? Que se passe-t-il ? demanda Laisa. — Excusez-moi, milady. Je dois régler un problème. Je vous en prie, rejoignez Gregor. Esquissant une rapide révérence, il se hâta de rejoindre les protagonistes de la dispute sous le regard intrigué de Laisa. — Quel est le problème, messieurs ? s’enquit-il doucement dans l’espoir, sinon d’apaiser les esprits, du moins de faire baisser le ton. La moitié des gens, déjà, s’étaient immobilisés pour observer la scène. Le colonel lui adressa un hochement de tête incertain. Miles ne portait pas sa chaîne d’Auditeur, mais l’officier savait certainement à qui il avait affaire. — Mon seigneur… Le général Haroche a ordonné l’arrestation de cet homme. Miles eut du mal à garder son sang-froid. — Pourquoi ? — Le motif n’a pas été spécifié. J’ai ordre de lui faire quitter sur-le-champ la Résidence Impériale. Galeni se tourna vers Miles. — Qu’est-ce que ça signifie, Vorkosigan ? Vous êtes dans le coup ? — Non. Je ne suis pas au courant. Je n’ai jamais donné d’ordre dans ce sens… Cette arrestation était-elle liée à son enquête ? Et, dans ce cas, comment Haroche osait-il prendre une telle décision sans lui en parler au préalable ? Ivan et Martya, l’air inquiet, arrivèrent à leur tour. Le colonel se raidissait de plus en plus, sentant vraisemblablement qu’il perdait le contrôle de son arrestation "discrète". — Vous avez oublié de régler vos contraventions, Duv ? demanda Miles, essayant d’alléger l’atmosphère. Les deux gardes avaient à présent la main sur leur neutraliseur. — Non, merde ! jura Galeni. Miles releva les yeux vers le colonel. — Où est le général Haroche, en ce moment ? Au Q. G. ? — Non, mon seigneur. Il nous suivait. Il devrait être ici d’une minute à l’autre. Pour faire son rapport à Gregor ? Il avait intérêt à avoir une raison valable pour perturber ainsi une réception impériale. — Ecoutez, Duv… Il vaudrait mieux que vous suiviez ces hommes sans protester. Je vais m’occuper de cette affaire. Le regard du colonel débordait de reconnaissance. Celui de Galeni était en revanche chargé de suspicion et de colère. Accepter cette humiliation publique était sans doute beaucoup lui demander, mais c’était un moindre mal. Se faire neutraliser ou emmener de force à une réception impériale lui vaudrait assurément une notoriété peu enviable. Galeni, l’air très malheureux, se tourna vers Délia, puis vers Ivan. — Ivan, pourrez-vous raccompagner Délia chez elle ? — Bien sûr, Duv. Délia se mordait les lèvres. Telle qu’il la connaissait, Miles était certain qu’ils l’avaient échappé belle. Dix secondes de plus et elle se serait jetée dans la bagarre. À sa façon explosive. Sur un signe de tête de Miles, le colonel et les gardes escortèrent Galeni hors de la pièce, sans le toucher. Miles leur emboîta le pas. Ainsi qu’il l’avait craint, les deux gardes, sitôt qu’ils furent dans le couloir, empoignèrent Galeni pour le plaquer contre le mur et le fouiller. Miles éleva la voix un quart de seconde avant que Galeni ne se rebiffe : — Ce ne sera pas nécessaire, messieurs ! Tout le monde se figea. Galeni, au prix d’un effort manifeste, détendit ses poings, se contentant de repousser la main posée sur son uniforme d’un mouvement d’épaule agressif. — Il vous accompagnera en gentleman si vous lui en laissez l’occasion. N’est-ce pas, Duv ? ajouta-t-il en silence avec un regard sévère. Galeni acquiesça d’un hochement de tête forcé en tirant sur sa tunique. — Colonel… de quoi le capitaine Galeni est-il accusé ? L’officier se racla la gorge. La question d’un Auditeur Impérial le mettait dans l’embarras, mais il ne lui était pas possible de l’éluder, quels qu’aient été les ordres d’Haroche. — Trahison, mon seigneur. — Quoi ? hurla Galeni. Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? Miles posa la main sur son bras pour endiguer ses violentes protestations et respira quelques secondes avec calme pour maîtriser sa propre émotion. — Duv, je vous rejoindrai dès que j’aurai parlé à Haroche. C’est ce qu’il y a de mieux à faire dans l’immédiat. D’accord ? — D’accord, acquiesça Galeni, les narines palpitantes, après un instant d’hésitation. Sans plus contester, il suivit son escorte d’une démarche raide, mais digne. Miles retourna vers la salle de réception. Gregor, Laisa, Délia et Cordelia Vorkosigan l’attendaient dans le couloir. — Que se passe-t-il, Miles ? s’enquit Gregor. — Pourquoi ces hommes ont-ils emmené Duv ? demanda Laisa, sincèrement alarmée. — Miles, fais quelque chose, bon sang ! s’exclama Délia. La Comtesse se contenta de l’observer, l’air inquiet. — Je l’ignore, répondit Miles. Et pourtant je devrais le savoir ! Galeni vient d’être arrêté par la SécImp… Il glissa un bref coup d’œil en direction de Laisa. — … L’accusation est assez floue. Mais l’ordre vient de Lucas Haroche lui-même. — Je suppose qu’il sait ce qu’il fait, dit Gregor. — Il commet une erreur ! se rebella Délia. Cordélia, au secours ! La Comtesse Vorkosigan releva la tête vers le fond du couloir. — Rien de tel que de puiser ses informations à la source. Voilà le général en personne, Miles. Miles fit volte-face pour voir arriver Haroche précédé d’un des hommes d’armes de Gregor. Le chef de la SécImp s’inclina devant Gregor – "Sire…" – et salua Miles d’un signe de tête. — Mon seigneur Auditeur… Je suis venu aussi vite que possible. — Qu’est-ce que cela signifie, Lucas ? demanda calmement Gregor. La SécImp vient d’arrêter un de mes invités au beau milieu de ma réception. J’imagine que vous avez une explication… Haroche connaissait-il assez Gregor pour déceler la colère dans la discrète accentuation des possessifs ?… — Mes plus sincères excuses, Sire. Et à vous aussi, docteur Toscane. Je me rends parfaitement compte du malaise que cette arrestation a pu créer. Mais le devoir de la SécImp est de veiller sur votre sécurité et celle des vôtres. On m’a donné des raisons, ce soir, de mettre en doute la loyauté de cet homme, et j’ai ensuite découvert qu’il se trouvait en votre présence. Or je préfère pécher par excès de prudence que par négligence. Ma première priorité a donc été de faire arrêter le capitaine Galeni. Tout le reste, y compris les explications, pouvait attendre. Son regard à l’adresse des femmes était éloquent. — Je suis à présent à votre disposition pour vous les fournir, Sire… — Oh… Gregor se tourna vers la Comtesse avec un geste agacé en direction de Délia et de Laisa. — Cordélia, pourriez-vous… ? La Comtesse répondit d’un sourire ironique. — Venez, mesdames. Ces messieurs ont à parler. — Mais je veux savoir ce qu’il se passe ! protesta Laisa. — Nous l’apprendrons plus tard. Je vais vous expliquer le système. Il est complètement idiot, mais c’est pourtant sur lui que tout repose. Maintenant que j’y pense, cela décrit également une bonne partie des coutumes Vor. Entre-temps, nous allons nous arranger pour que le spectacle continue, ajouta-t-elle en indiquant du menton la salle de réception. Et réparer les dégâts qu’a provoqués ce… Le coup d’œil appuyé qu’elle lança à Haroche aurait dû le faire rentrer sous terre. –… malheureux excès de prudence. — Et de quelle manière ? s’enquit Laisa. — En mentant, ma chère. Alys et moi allons vous faire une petite démonstration. Alors que les trois femmes s’éloignaient, Délia tourna la tête vers Miles. Sors-le de là, bon sang ! articula-t-elle en silence. — Nous ferions mieux de poursuivre cette conversation dans votre bureau, Sire, murmura Haroche. Nous aurons besoin de la comconsole. J’ai apporté des copies du rapport de mon équipe. J’ai supposé que vous aimeriez le voir aussitôt que possible, mon seigneur Auditeur. — Oui, en effet, approuva Miles. Il suivit Haroche et Gregor tandis qu’ils remontaient le dédale de couloirs. L’homme d’armes qui les suivait prit son poste devant la porte du bureau. — Ma liste courte s’est rétrécie de manière brutale et imprévue, commença Haroche. Si vous voulez bien, Sire… Du menton, il désigna la comconsole. Gregor l’alluma. Haroche glissa une disquette scellée dans le lecteur et en tendit une copie à Miles. — Je suis certain que vous voudrez l’étudier en détail plus tard, mais je peux vous brosser dès maintenant un rapide tableau de ce qui s’est passé… Le coup monté qui vous concerne, Miles, frisait la perfection. L’insertion de votre fausse visite aux P. A. C. était extrêmement bien exécutée. Mon équipe a eu toutes les peines du monde à retrouver la façon dont le coupable avait procédé. Je commençais à me poser des questions lorsqu’il m’est venu à l’esprit de leur faire revérifier votre scan rétinien. Saviez-vous qu’il a subi une modification subtile du fait de votre cryoréanimation ? Miles secoua la tête. — Non. Mais je n’en suis pas surpris. Ce n’est pas le seul aspect de moi qui ait subi une modification du fait de ma cryoréanimation. — On dit que tout criminel commet une erreur. Dans ce cas, au moins, c’est vrai. Le scan rétinien inséré à la date de votre fausse visite était une copie de celui de l’année dernière, donc non conforme à celui d’aujourd’hui. Vous pouvez vous en rendre compte par vous-même sur cette superposition des deux scans. L’œil cyclopéen apparut sur le plateau vid de la comconsole ; l’altération était surlignée en violet. — Vous êtes donc innocenté, mon seigneur Auditeur… — Merci, marmonna Miles. Je n’ai jamais été accusé. — Et qu’est-ce que tout cela a à voir avec Duv Galeni ? — J’y viens. D’après les données que nous possédions, mon équipe a conclu que le registre de la comconsole de la Salle des P. A. C. avait dû être modifié par un programme pirate que Galeni aurait lui-même inséré par l’intermédiaire de son lecteur. Il n’y a pas d’autre solution, car cette comconsole n’est pas reliée au réseau. — Galeni ou quelqu’un d’autre, rectifia Miles. Haroche haussa les épaules. — Ce n’est pas ainsi que nous l’avons démasqué. L’autre angle sous lequel j’ai ordonné à mon équipe d’attaquer le problème était celui du registre informatique du Q. G. de la SécImp. Et là, nous avons eu plus de chance. Le registre n’a pas été modifié sur place, mais à distance via ses liaisons avec les autres systèmes du Q. G. Mon équipe a dû éplucher tous les codes pour mettre enfin la main sur notre preuve. Je me permets de faire l’éloge de leur patience et de leur dévouement envers vous, Sire, ainsi que de leur compétence. Haroche fit défiler des dizaines d’écrans de codes de liaisons. — Les éléments qui nous intéressent sont soulignés en rouge. Ils permettent de suivre la modification et de remonter ainsi jusqu’au niveau de la direction. Le système, voyez-vous, possède des verrous jusqu’à ce niveau – verrous dont les chefs de Section possèdent bien entendu les codes… Moi-même, ou plutôt mon second en chef aux Affaires intérieures, Allegre, Olshansky et le Chef des Affaires galactiques quand il vient ici. Mon équipe a donc réussi à remonter, à travers la comconsole d’Allegre, jusqu’à l’origine de la modification – au niveau de l’Analyse. Et plus précisément jusqu’à la comconsole de Galeni. Haroche s’interrompit une seconde pour soupirer. — Les analystes de tous nos services ont une très grande liberté d’action quant aux données auxquelles ils ont accès. Leur travail consiste à tout contrôler, dans la mesure où des décisions vitales, prises au plus haut niveau, reposent sur leurs recommandations et leurs avis. J’ai moi-même passé plusieurs années à ce poste, aux Affaires intérieures. Mais Galeni a, semble-t-il, utilisé ses codes d’analyste pour obtenir l’accès à la comconsole de son supérieur, et ensuite au système général. — Ou quelqu’un qui aurait utilisé la comconsole de Galeni, suggéra Miles qui commençait à avoir le cœur au bord des lèvres. Les traits rouges sur l’écran lui apparaissaient comme des sillons sanglants. — Ce fait constitue-t-il réellement une preuve ? insista-t-il. Il y a déjà eu un coup monté. Pourquoi pas deux ? Ou autant qu’il le faudrait jusqu’à ce qu’ils tombent sur un suspect que Miles ne connaîtrait pas, et pour lequel il n’éprouverait donc aucune sympathie particulière ?… Haroche soupira de nouveau. Plus fort. — C’est peut-être la seule preuve que nous obtiendrons. Je donnerais cher pour pouvoir interroger cet homme sous thiopental, mais il a été immunisé lors de sa promotion à son poste d’analyste. Le thiopental le tuerait. Nous sommes en conséquence tenus de nous en passer pour constituer notre dossier. Toute preuve concrète du crime a depuis longtemps disparu, cela va de soi. Nous devons finalement nous attacher aux motivations, mon seigneur Auditeur. Qui, dans le service d’analyse des Affaires komarranes, pouvait à la fois connaître l’existence du procaryote et avoir une raison de l’utiliser ? Galeni était au courant. Il a rencontré son père, Ser Galen, sur Terre juste avant que le complot komarran n’avorte. — Je sais, dit Miles d’un ton un peu sec. J’y étais. Oh, bon Dieu, Duv… — Je ne sais quelle importance accorder au fait que votre frère clone a tué le père de Galeni… — Si cela avait dû être un problème pour Duv, il l’aurait manifesté avant. — Peut-être. Mais il a pu vous en garder une certaine rancœur. Et puis, pour couronner le tout, vous avez, bien qu’indirectement, fait échouer ses projets conjugaux. — Il a surmonté ça, maintenant. — Quels projets conjugaux ? demanda Gregor. Miles serra les dents. Haroche, espèce d’idiot… — À une époque, Duv avait des vues sur Laisa, expliqua-t-il. C’est comme ça qu’il est venu avec elle à la réception où tu as rencontré Laisa pour la première fois. Duv, depuis, a trouvé… un autre centre d’intérêt. Gregor tombait des nues. — Oh… Je ne m’étais jamais rendu compte que… les choses étaient aussi sérieuses entre Laisa et lui. — Ça n’était pas réciproque. — Je suis désolé, Miles, reprit Haroche, mais Galeni, sur le moment, vous a traité de "saloperie de petit maquereau". Le regard d’Haroche se fit distant. Son attitude, à cet instant, évoquait si bien celle d’Illyan lorsqu’il puisait une citation dans la mémoire de sa biochip que Miles en retint son souffle. — Il a également ajouté avec violence : "Vor est vraiment synonyme de voleur. Et vous autres, ordures de Barrayarans, vous vous serrez les coudes. Vous et votre salaud d’Empereur et toute la meute de chacals que vous êtes !" Et vous voudriez sérieusement me faire croire qu’il ne vous en tenait pas plus rigueur que cela ? Gregor haussa les sourcils. — Il me l’a dit en face, rétorqua Miles. À en juger par son expression, Gregor ne semblait pas saisir en quoi cette remarque constituait une défense. — Il ne l’a pas dit dans mon dos, expliqua Miles. Ce n’est pas le genre de Duv. Mais où avez-vous pris ça, bon Dieu ? demanda-t-il à Haroche. La SécImp contrôle les comconsoles privées de ses analystes, maintenant ? Ou bien quelqu’un avait-il déjà Galeni à l’œil avant même qu’il soit suspecté ? Haroche s’éclaircit la gorge. — En l’occurrence, il ne s’agit pas de la comconsole de Galeni, mon seigneur. Mais de la vôtre. — Quoi ? — Par mesure de sécurité, tous les canaux publics de la Résidence Vorkosigan sont contrôlés par le bureau du chef de la SécImp. Ce n’est pas nouveau. Il y a déjà plusieurs décennies de cela. Seules les trois comconsoles personnelles – celles du Comte, de la Comtesse et la vôtre – ne sont pas sur écoute. Vos parents vous l’ont sans doute signalé. Ils ont toujours été au courant, bien entendu. Contrôlés par Illyan, bien entendu. Ses parents n’avaient soulevé aucune objection. Voyons… ce soir-là, il avait pris l’appel de Duv sur… la comconsole de la chambre d’ami. Exact. Il se tassa sur sa chaise, abattu, niais l’esprit en ébullition, tâchant de se rappeler ce qu’il avait bien pu raconter et sur quelle comconsole de la Résidence Vorkosigan depuis les trois derniers mois… — Votre loyauté envers votre ami est tout à votre honneur, Miles, poursuivit Haroche. Mais je ne suis pas certain que cette amitié soit réellement partagée. — Non, dit Miles, têtu. Non. Je sais ce qu’il en a coûté à Galeni pour arriver où il est aujourd’hui. Il n’irait sûrement pas tout foutre en l’air pour assouvir une simple vengeance personnelle. Non… On fait fausse route. Et même… Admettons qu’il m’en ait voulu au point de me jouer ce sale tour, pourquoi serait-il allé déboulonner Illyan ? Haroche haussa les épaules. — Pour raisons politiques, peut-être. Illyan a traversé trente années d’animosité entre la SécImp et certains Komarrans. Je reconnais que notre dossier n’est en aucun cas complet, mais il devrait être plus facile de continuer à présent que nous avons une piste sérieuse. Gregor semblait presque désemparé. — J’avais espéré que mon mariage contribuerait à aplanir les dissensions entre Komarr et Barrayar. Que l’Empire s’en trouverait unifié… — Il le sera, assura Miles. Et doublement si Galeni épouse une Barrayarane. S’il n’atterrit pas d’abord, au fond d’un cachot avec une pancarte " traître" collée dans le dos… — Tu sais bien que l’Imperium lance les modes… Je suis sûr que tu seras à l’origine d’une vague de mariages mixtes. En plus, étant donné le faible pourcentage de Barrayaranes dans notre génération, les gars de notre âge vont bien être obligés d’importer leurs femmes… Gregor esquissa un léger sourire, répondant à la tentative d’humour de Miles. Ce dernier prit sa copie du rapport. — Je vais étudier ça. — Faites, je vous en prie, répondit Haroche. Et comme la nuit porte conseil, si vous pensez à quelque chose qui m’ait échappé, appelez-moi. Croyez-moi, ce n’est pas de gaieté de cœur que je me vois contraint d’accuser un membre de la SécImp, quelle que soit sa planète d’origine. Haroche prit congé. Miles le suivit aussitôt après avoir envoyé un domestique dire à Martin d’amener la voiture devant l’entrée. S’il retournait à la réception, il serait assailli par les femmes exigeant une explication qu’il ne se sentait pas la force de leur fournir dans l’immédiat. Il abandonna donc Gregor à la pénible tâche de reprendre son rôle d’hôte comme si de rien n’était. Il se trouvait dans la voiture du Comte, à mi-chemin entre la Résidence Impériale et la SécImp, quand les hautes tours violemment éclairées qu’ils longeaient lui apparurent soudain plus denses, plus menaçantes, comme s’il entrait dans un monde irréel où les bruits, en s’estompant, cédaient la place à une intense acuité visuelle. Il n’eut que le temps de penser Oh merde, oh merde, oh merde, oh m… avant que la scène ne se dissolve dans une pluie familière de confettis colorés, puis dans l’obscurité. Il reprit connaissance sur la banquette arrière de la voiture, avec le visage paniqué de Martin penché au-dessus de lui sous la loupiote jaune. Les pans de sa tunique béaient sur son torse. La brume, en pénétrant par la verrière ouverte, lui donna la chair de poule. — Lord Vorkosigan ? Mon seigneur… Oh, bon sang, vous n’êtes pas en train de mourir, au moins ? Mon seigneur !… — Argh…, éructa-t-il pour toute réponse. Son propre grognement résonna à ses oreilles comme un gong. Sa lèvre lui faisait mal. Il porta la main à sa bouche, vit le sang sur ses doigts. Baissant les yeux, il s’aperçut que son meilleur uniforme en avait été éclaboussé. — C’pas grave, Martin… juste une crise… — C’est ça, une crise ? Je croyais… je sais pas, moi… que vous aviez été empoisonné ou que vous aviez reçu une balle… Martin n’avait toujours pas l’air plus rassuré que cela. Il ne savait trop s’il devait l’aider à se redresser ou le repousser sur la banquette. — Vous voulez que je vous emmène chez un docteur ou à l’hôpital, mon seigneur ? — Ni l’un ni l’autre. — Alors je vous ramène à la maison, au moins. Peut-être que… que votre mère rentrera de bonne heure, ajouta-t-il avec espoir. — Comme ça, vous pourrez vous débarrasser de moi, ironisa Miles avec un petit rire qui se termina en grimace. Elle ne pourra pas faire disparaître le mal en soufflant dessus, Martin. Il y a des cas où même une mère est impuissante… Il voulait à tout prix se rendre à la SécImp. Il avait promis à Galeni… Mais il n’avait pas encore étudié les nouvelles données, et les hommes d’Haroche, qu’il aurait aimé interroger, étaient sans doute rentrés chez eux se reposer. Ils ne l’avaient pas volé. Et puis il se sentait plutôt sonné. Les médecins de l’Hôpital Militaire Impérial avaient raison. Les crises, du fait qu’elles étaient provoquées par le stress, surviendraient toujours aux moments les plus inopportuns. Inapte au service, c’était certain. À tous les services. Inapte. — On rentre, Martin, soupira-t-il. 25 Miles se réveilla le lendemain avec l’habituelle gueule de bois consécutive aux crises. Les deux cachets d’analgésique n’eurent que peu d’effets sur son mal de crâne. Les symptômes, loin de disparaître, semblaient au contraire s’aggraver avec chaque crise. Il faut que je voie Chenko très vite. Une cafetière à la main, il remonta dans sa chambre et s’enferma avec sa comconsole et le rapport d’Haroche qu’il étudia sur toutes les coutures pendant le reste de la matinée. Les données, par leur insuffisance même, devenaient d’autant plus crédibles. S’il s’était agi d’un double coup monté, elles auraient dû être plus nombreuses. Sans être à proprement parler des preuves, elles faisaient peser sur le suspect des soupçons accablants. Il avait beau faire, il ne trouvait aucune faille dans la logique du raisonnement qui aboutissait à la culpabilité présumée du capitaine Galeni. L’optimisme n’étant donc pas de mise, il redoutait d’aller voir Galeni. L’officier komarran avait passé la nuit dans une des cellules temporaires du Q. G. de la SécImp – une petite section qui avait remplacé les sinistres geôles d’Ezar, au sous-sol. Ensuite, une fois proclamée l’accusation officielle, il serait sans doute transféré dans une prison militaire. Détention préventive. La loi militaire barrayarane définissait assez mal la durée légale de détention d’un suspect. Ses sombres méditations furent interrompues par un appel pleurnicheur du Dr Weddell l’implorant de le laisser rentrez chez lui. Miles promit de venir prendre son rapport et de le délivrer. Il n’avait pour l’instant aucun moyen de libérer Galeni, mais ce n’était pas une raison pour confiner Weddell dans son labo. Il sortit son uniforme de rechange, s’accrocha sa chaîne d’Auditeur autour du cou, tamponna un peu de lotion cicatrisante sur sa lèvre tuméfiée et demanda à Martin de préparer la voiture. Les odeurs chimiques de la clinique lui donnèrent une fois de plus la nausée. Dans le labo qu’occupait Weddell, Miles repéra un lit de camp dans un coin. Preuve que le biogénéticien avait suivi ses ordres et veillé sur la bestiole. D’ailleurs, s’il avait trouvé le moyen de se raser, Weddell portait toujours les mêmes vêtements que la veille. Les valises sous les yeux, en revanche, étaient toutes fraîches. — Mon seigneur Auditeur, annonça-t-il, vous ne serez sans doute pas surpris d’apprendre que le procaryote découvert par vos soins aux P. A. C. est en tout point identique à celui qui a été utilisé sur le chef Illyan. Il provient d’ailleurs du même lot. Il précéda Miles jusqu’à la comconsole du labo et s’embarqua dans une comparaison détaillée des deux échantillons, avec schémas et tableaux en prime, et discrets compliments à lui-même que le silencieux Auditeur Impérial semblait peu enclin à lui faire. — J’ai interrogé Illyan, dit Miles. Il n’a aucun souvenir d’avoir avalé une petite capsule brune au cours des quatre derniers mois. Le problème, c’est que sa mémoire est loin d’être aussi fiable qu’elle l’a été. — Oh, mais cette capsule n’a jamais été avalée, rectifia Weddell. Elle n’a jamais été conçue pour ça. — Comment le savez-vous ? — Elle n’est ni perméable ni soluble. Il faut la briser – une simple pression des doigts suffit – et le produit se mélange à l’air. Il se présente sous forme de spores destinées de toute évidence à être respirées. Tenez, regardez… La chaîne moléculaire disparut du plateau vid, remplacée par l’image d’un objet ressemblant à s’y méprendre à un satellite hérissé d’antennes. — Les procaryotes sont beaucoup trop petits pour être manipulés et placés dans ces grosses capsules. En fait, ils se trouvent dans ces particules creuses en forme de spores, expliqua Weddell en pointant son doigt sur le plateau. Et ces particules flottent dans l’air jusqu’à ce qu’elles entrent en contact avec une surface humide, comme une muqueuse ou des bronches. À ce moment-là, la spore se dissout et libère son contenu. — Peut-on les voir, comme de la fumée ou de la poussière ? Ont-elles une odeur ? — À la faveur d’une luminosité très forte, je suppose qu’on pourrait discerner une bouffée à l’instant où elles sont disséminées dans l’air, mais de façon très fugace. Et elles sont absolument inodores. — Combien de temps restent-elles en suspension dans l’air ? — Plusieurs minutes au moins. Tout dépend de l’efficacité de la ventilation. Miles observait la petite sphère avec fascination. — Intéressant…, remarqua-t-il enfin. Encore qu’il eût du mal à voir en quoi cette information faisait avancer son enquête. — Il n’était pas possible de connaître ces détails d’après la biochip, précisa Weddell, dans la mesure où la spore ne pouvait en aucun cas parvenir jusque-là. Nous pouvions donc envisager plusieurs méthodes d’administration. — Je comprends, oui. Merci, docteur Weddell. Il n’avait plus qu’à reformuler sa question à Illyan : peux-tu te rappeler chacune de tes respirations au cours des quatre derniers mois ? À une époque, il en aurait sans doute été capable. Un blip de la comconsole le tira de ses réflexions. Le visage d’Haroche prit la place du satellite. — Mon seigneur Auditeur… Le général esquissa un hochement de tête poli. — … veuillez excuser mon intrusion, mais étant donné que vous êtes dans nos locaux, j’aurais aimé que vous passiez me voir. Quand cela vous conviendra, bien entendu. — D’accord, général, soupira Miles. Cet imprévu présentait au moins l’avantage de retarder sa visite à Galeni. — Je serai chez vous dans un instant. Après avoir pris la disquette codée du rapport de Weddell et la boîte rescellée contenant les capsules restantes, Miles libéra le scientifique qui partit sans demander son reste. Il prit ensuite la direction de l’ex-bureau d’Illyan, en priant le ciel qu’Haroche eût trouvé quelque chose qui démentît les lourdes accusations pesant sur Galeni. Le nouveau chef de la SécImp verrouilla la porte de son bureau derrière Miles qu’il invita à s’asseoir en face de lui. — Avez-vous changé d’avis depuis hier soir, mon seigneur ? demanda-t-il. — Pas vraiment. Weddell a identifié le procaryote, comme prévu. Vous voudrez sans doute lire son rapport. Il tendit la disquette à Haroche qui en fit immédiatement une copie. — Merci, dit celui-ci en lui rendant l’original. J’ai étudié plus attentivement le cas des quatre autres analystes des Affaires komarranes dans le service d’Allegre. Aucun n’était en meilleure position que Galeni pour connaître l’existence du procaryote komarran. Cela suffit à éliminer deux de ses collègues. Quant aux deux autres, il est difficile, voire impossible, de trouver une motivation qui justifierait un tel acte de leur part. — Le crime parfait, marmonna Miles. — Presque. Le vrai crime parfait est celui qui n’est jamais découvert. Et celui-ci a bien failli réussir. Le coup monté contre vous, selon toute évidence, n’a été qu’un plan de couverture qui laissait nécessairement à désirer. — Au cours de toutes ces années que j’ai passées à la tête des Dendarii, je n’ai jamais été fichu de réaliser sur le plan pratique un plan en théorie parfait, soupira Miles. — Si cela peut vous rassurer, les Affaires intérieures n’ont pas eu plus de succès. — Sans aveux, tout cela reste néanmoins très hypothétique. — Oui. Et je ne sais pas bien comment les obtenir, ces aveux. Le thiopental étant hors de question, je me demandais si… si vous pourriez user de votre influence sur lui pour… enfin, l’aider à se montrer raisonnable. — Encore faudrait-il pour cela que je sois convaincu de sa culpabilité. Haroche secoua la tête. — Nous pouvons bien sûr poursuivre l’enquête, mais je doute que nous parvenions à obtenir plus de preuves. On doit bien souvent se contenter de l’imperfection pour avancer. De toute façon, on ne peut pas arrêter. — On laisse les tanks continuer sur leur lancée, sans s’occuper de ce qu’ils écrasent sur leur passage, c’est ça ?… Miles haussa les sourcils. — Et quelle est la prochaine étape, selon vous, Haroche ? — La cour martiale, sans aucun doute. L’affaire doit être bouclée proprement. Ainsi que vous l’avez dit vous-même, il n’est pas question de reléguer le dossier aux oubliettes. Quel jugement pourrait rendre la cour martiale, surtout avec la SécImp sur le dos pour pousser à la roue ? Coupable ? Non coupable ? Ou un vague non-lieu ? Il devrait se débrouiller pour trouver un avocat militaire de premier ordre pour défendre Galeni… — Non, je refuse ! déclara-t-il d’un ton brusque. Je ne veux pas d’une assemblée de juges qui devra statuer à partir de suppositions. Je suis assez grand pour supposer tout seul. Je veux des certitudes. Il faut continuer à chercher. On ne peut pas s’arrêter à Galeni. Haroche lâcha un long soupir en se frottant le menton. — Miles… c’est une chasse aux sorcières que vous voulez ? La SécImp risque de ne pas s’en remettre. Vous voudriez que je la mette sens dessus dessous, et pour quoi ? Si le Komarran est coupable – ce dont, pour l’instant, je suis persuadé –, vous devrez aller très loin pour trouver un suspect plus à votre convenance. Où vous arrêterez-vous, pour cela ? Pas ici, en tout cas. — Ce n’est pas le meilleur moyen de s’attirer les bonnes grâces de la future impératrice. Haroche grimaça. — J’en suis conscient. C’est une jeune femme charmante, et je n’éprouve aucun plaisir à lui causer de la peine, mais c’est à Gregor que j’ai prêté serment. Et vous aussi. — Oui. — Si vous n’avez rien de plus probant à proposer, je suis prêt à consigner les faits et à laisser la cour martiale s’en débrouiller. — Je pourrais refuser de clore l’enquête. — Si la cour juge le suspect coupable, vous serez contraint de le faire. Pas du tout. Miles cligna des yeux, prenant conscience que rien ni personne – hormis Gregor – ne pouvait l’obliger à fermer le dossier s’il ne le souhaitait pas. Et Haroche pourrait toujours tempêter, il n’avait aucun moyen de l’y contraindre. Rien d’étonnant à ce qu’il fût aussi aimable, aujourd’hui… Miles avait même le pouvoir de mettre son veto à sa décision de porter l’affaire devant la cour martiale. D’un autre côté, les Auditeurs Impériaux étaient réputés pour leur sagesse. Pas question pour eux d’employer leur immense pouvoir à la légère. Ils étaient choisis parmi un vaste panel d’hommes de grande expérience, non pour la réussite de leur carrière passée, mais pour leur probité exemplaire. Cet examen de passage de cinquante ans s’avérait tout juste suffisant pour dénicher les candidats éventuels. Pour le bien de la profession, il n’avait donc pas intérêt à faire trop de remous… — Nous n’arriverons peut-être pas à nous mettre d’accord, reprit Haroche, mais je vous conjure d’essayer de comprendre mon point de vue. Galeni a été votre ami, et je ne peux que compatir à votre déception. Alors voilà ce que je vous propose… J’abandonne l’accusation de trahison et je la ramène à une agression à l’encontre d’un officier supérieur. Galeni s’en tirera avec un an de prison, et une mise à pied – déshonorante, je vous l’accorde, mais rien de plus. Ensuite, il sera de nouveau libre. Vous pourrez même jouer de votre influence en haut lieu pour lui obtenir le pardon impérial et lui éviter la prison. En ce qui me concerne, je n’y vois aucune objection… du moment qu’il n’appartient plus à la SécImp. Autant dire que Galeni pourrait faire une croix sur sa carrière et toutes ses ambitions politiques. Et Dieu sait qu’il était ambitieux, impatient de servir Komarr, surtout dans l’optique où Gregor envisageait les relations entre les deux planètes. — Le pardon est réservé aux coupables, objecta Miles. Ce n’est pas la même chose qu’un acquittement. Haroche se gratta le crâne et grimaça de nouveau, à moins que ce ne fût un sourire. — En fait… il y a un autre sujet dont je voulais vous entretenir, Lord Vorkosigan. J’envisage l’avenir sur plusieurs fronts à la fois. Le général hésita un long moment avant de poursuivre : — J’ai pris la liberté de demander une copie des rapports médicaux de votre neurologue sur vos problèmes de… crises. J’ai trouvé son projet de traitement très prometteur. — La SécImp, c’est comme les cafards, murmura Miles. Elle se faufile partout. D’abord on pirate ma comconsole, et maintenant mes dossiers médicaux. Rappelez-moi de secouer mes bottes, demain matin… — Toutes mes excuses, mon seigneur. Mais il fallait que je sois au fait de la situation avant de pouvoir vous confier ce qui m’est venu à l’esprit. Si ce système destiné à réguler les crises fonctionne comme vous l’espérez… — Il ne fait que contrôler les symptômes. Ce n’est en aucun cas un traitement. Haroche balaya la différence du revers de la main. — C’est une question de définition médicale, et non de sens pratique. Je suis un homme pratique, mon seigneur… J’ai également étudié les rapports de vos missions dendarii pour le compte de la SécImp. Vous et Simon Illyan formiez une équipe fantastique. Nous étions les meilleurs, oh oui. Miles acquiesça sans se mouiller, ne sachant où Haroche voulait l’entraîner. Le général eut un sourire ironique. — Occuper le fauteuil d’Illyan est un challenge énorme, et je tiens à mettre tous les atouts de mon côté. À présent que j’ai eu la chance de travailler avec vous en personne, et après que j’ai pu étudier vos rapports en détail… je suis quasiment certain qu’Illyan a commis une erreur grossière en vous renvoyant. — Ce n’était pas une erreur. J’ai tout à fait mérité ce qui m’est arrivé. Sa respiration commença à s’accélérer. — Permettez-moi d’en douter. Je pense que la réaction d’Illyan était disproportionnée par rapport à la faute. Un blâme écrit consigné dans votre dossier aurait suffi. J’ai déjà travaillé avec des hommes de votre trempe, auparavant. Des hommes prêts à s’exposer à des risques que personne n’ose prendre, pour des résultats que personne d’autre qu’eux n’est capable d’obtenir. J’aime avoir des résultats, Miles. Les mercenaires dendarii étaient un atout majeur, pour la SécImp. — Ils le sont toujours. Le Commodore Quinn acceptera de travailler pour vous. Son cœur résonnait comme un tambour à ses oreilles. — Je ne connais pas cette Quinn, qui de plus n’est pas barrayarane. Je préférerais nettement – si toutefois votre traitement est concluant – vous rétablir dans vos fonctions. Miles déglutit difficilement. Il suffoquait presque. — Et… reprendre là où j’en étais resté ? Les Dendarii… L’amiral Naismith… — Pas exactement, non. D’après mes calculs, il y a déjà deux ans que vous auriez dû être promu capitaine… Je crois que vous et moi pourrions aussi former une bonne équipe. Une petite lueur brilla dans l’œil d’Haroche. — Pardonnez ma prétention, mais… peut-être serait-elle même meilleure que celle que vous formiez avec Illyan ? Je serais heureux de vous avoir de nouveau dans le service, Vorkosigan. Miles était cloué dans son fauteuil. Sonné. Encore heureux que j’aie eu une crise hier, sinon je serais en train de me vautrer sur sa moquette… Ses mains tremblaient, sa tête était sur le point d’exploser de joie. Oui, oui, oui. — Je… Il faudrait d’abord que je boucle mon enquête. Et que je rende son collier à Gregor. Mais ensuite… bien sûr. La blessure, sur sa lèvre, s’ouvrit de nouveau alors qu’un sourire irrésistible lui fendait le visage. — Oui, répondit Haroche d’un ton patient. C’est exactement ce que je vous disais. Miles connut le plaisir de la douche glacée. Son exaltation retomba aussi sec. Il arrivait à peine à réfléchir. Un souvenir s’imposa à son esprit, bloquant toute pensée cohérente. Celui d’un quai d’embarquement bourré à craquer de mercenaires – ses mercenaires – en train de scander : Naismith, Naismith, Naismith… Ma première victoire. … Tu te rappelles ce qu’elle t’a coûté ? Son sourire s’était figé. — Je… je… Il déglutit deux fois, se racla la gorge. — Je crois que je vais y réfléchir, général. — Faites, je vous en prie. Prenez votre temps. Mais, par pitié, ne prolongez pas le suspense trop longtemps. J’ai déjà en tête une mission qui pourrait tourner autour de la station Kline. Je serai ravi d’en discuter avec vous, si vous choisissez de rejoindre nos rangs. Vos conseils me seront précieux. Le regard de Miles avait une fixité inquiétante. Son front était moite, son teint exsangue. Une goutte de sang coulait de sa lèvre sur son menton. — Merci, général, articula-t-il avec difficulté. Merci beaucoup… Il se leva, se dirigea vers la porte avec des gestes d’automate et descendit jusqu’au hall de réception. Le secrétaire d’Haroche avait averti Martin de l’attendre devant l’entrée. Miles s’engouffra dans la voiture et opacifia la verrière, regrettant de ne pouvoir de la même manière masquer son expression choquée. Il avait la sensation de fuir un champ de bataille. Mais où avait-il été blessé dans cette formidable victoire ? De retour à la Résidence Vorkosigan, il longea les murs pour éviter les domestiques de sa mère et passa au large de la suite d’Illyan avant de s’enfermer dans sa chambre. Là, il se mit à arpenter la pièce, jusqu’à ce qu’il eût le sentiment que la comconsole le lorgnait avec des yeux d’Horus. Il grimpa un étage de plus, se claquemura dans la petite chambre d’ami. Elle était exiguë à souhait, apaisante comme une camisole de force. Cette fois-ci, cependant, il n’avait apporté ni le brandy ni le couteau. Inutile. Il se laissa tomber dans le rocking-chair, les yeux fermés, tremblant des pieds à la tête. Reprendre son ancien boulot. Recommencer comme avant… Et dire qu’il avait cru avoir surmonté la disparition de Naismith. Lord Vorkosigan avait le dessus, d’accord. Il pouvait toujours prétendre qu’il n’avait rien à cirer de Naismith, et même qu’il marchait sur l’eau, pendant qu’il y était, pourquoi pas ? C’est sûrement pour ça que tu as l’impression de boire la tasse. C’est ça que tu veux ? Retrouver les Dendarii ? Oui ! Mais était-il vraiment prêt, médicalement, à reprendre le commandement ? Pas sûr. Bon. Eh bien, il resterait dans cette foutue salle de tactique et éviterait de prendre part à l’action. Ce n’était pas la mer à boire. Toute sa vie, il avait fait des pieds de nez à ses infirmités. Une fois de plus ou de moins… Je peux y arriver. Il pourrait retrouver Quinn. Et Taura, pour le peu de temps qu’il lui restait à vivre. Le problème, c’était cette saloperie de petite voix qui murmurait dans un coin de son crâne : Il y a un hic… Le cœur comme pris dans un étau, il se força à regarder le problème en face. Haroche veut que tu sacrifies Galeni. Boucler l’enquête et laisser Haroche diriger la SécImp en toute tranquillité – c’était le prix de son billet de retour à la tête des Dendarii. Un Auditeur Impérial possédait de grands pouvoirs, d’accord, mais pas celui d’ordonner à la SécImp de réintégrer un officier déchu. Haroche, seul, pouvait prendre cette décision. Miles se balançait dans le fauteuil ses pieds martelant le sol en rythme. Et si Galeni était vraiment coupable ?… Haroche n’avait peut-être pas tort de redouter une chasse aux sorcières. Galeni était un ami. Si les preuves avaient désigné un autre homme, quelqu’un qu’il ne connaissait pas, aurait-il fait des pieds et des mains pour prouver son innocence ? Ou se serait-il contenté d’approuver Haroche sans plus s’interroger ? Bon sang, ce n’était pas une simple question d’amitié. C’était de la certitude. Il connaissait la façon de penser, de fonctionner, de Galeni. J’ai toujours été doué pour jauger l’âme humaine. Devrait-il mettre cette aptitude en doute, à présent ? Evidemment, le psychisme humain était aussi difficile à saisir qu’une anguille. On ne peut jamais être sûr de savoir à qui l’on a affaire, même après des années d’amitié. Ou même d’intimité. Ses mains se crispèrent sur les accoudoirs. Il songea soudain à ce pilote de saut que Bothari, sur ses ordres, avait interrogé. C’était lors de sa première rencontre avec les Dendarii, treize ans plus tôt. Bon Dieu… comment s’appelait-il, déjà ? Impossible de se rappeler son nom. Et pourtant, en bon hypocrite, c’était lui qui avait lu son oraison funèbre. Ils avaient eu désespérément besoin des codes d’accès de ce pilote pour sauver des vies. Et Bothari les avait obtenus. Par des moyens efficaces et rapides, sans doute, mais affreusement cruels. Les vies avaient été sauvées, en fin de compte. Au prix de celle du malheureux pilote. Sa carrière militaire avait donc débuté par un sacrifice humain. Peut-être en faudrait-il un autre pour la faire renaître ? Ce ne serait pas la première fois qu’il sacrifierait un ami. Il en avait entraîné plus d’un dans ses croisades. Toujours pour une bonne cause, cela va de soi. Mais tous n’en étaient pas revenus. Et tous n’avaient pas été volontaires… Haroche avait-il lu l’avidité sur ses traits ? Oui, bien entendu. Miles l’avait vu dans son regard suffisant, dans son sourire confiant, dans ses mains jointes reflétées sur le verre teinté du bureau. Des mains fortes, qui pouvaient donner ou retenir selon leur bon plaisir. Il me voit, ça oui. Les yeux de Miles se rétrécirent brusquement, et ses lèvres douloureuses exhalèrent un souffle bref, comme s’il venait de recevoir un coup dans l’estomac. Bon Dieu… Ce n’est pas seulement une offre d’emploi. C’est de la corruption. Lucas Haroche venait ni plus ni moins de tenter de corrompre un Auditeur Impérial ! Tenter, ou réussir ? Nous y reviendrons. Il avait bien choisi le dessous-de-table. Très bien. Mais pourrait-il jamais prouver qu’il s’agissait de corruption, et non d’une admiration sincère ? Je le sais. J’en suis sûr. Lucas Haroche, espèce de salaud de ripoux, je t’ai sous-estimé depuis le départ. Grossière erreur de jugement. Pour mes talents de psychologue, je repasserai… Il aurait dû se méfier. Haroche, tout comme lui, avait été un des élus d’Illyan. Illyan qui aimait les hommes retors, mais qui savait les tenir en bride. Le style doucereux, calme et décontracté du général dissimulait un esprit acéré comme une lame de rasoir. Haroche, lui aussi, obtenait des résultats, de toutes les manières possibles. Dans le cas contraire, il ne se serait jamais hissé à la tête des Affaires intérieures. Du moins pas du temps d’Illyan. Pour lui proposer sa réintégration, il fallait qu’il ait été sacrément sûr de son coup. Et il avait toutes les raisons de l’être. Il avait pu à loisir étudier les dossiers d’Illyan concernant la carrière de l’amiral Naismith, du début à la fin. Surtout la fin. Il savait que, question machiavélisme, le petit amiral n’avait rien à lui envier. Et il pouvait aussi prévoir que Miles n’hésiterait pas longtemps avant de sacrifier tout ce qu’il possédait, y compris son intégrité, pour conserver Naismith – pour la bonne raison qu’il l’avait déjà fait. Sa promotion de capitaine… ! Haroche n’avait sûrement eu aucun mal à trouver le bouton qui le ferait démarrer au quart de tour. Toutefois, Miles était prêt à jurer que, toute roublardise mise à part, Haroche était loyal à Gregor et à l’Imperium. Un vrai frère d’armes. Ce n’était pas l’argent qui le motivait, mais la SécImp. Le service qu’il accomplissait au sein de la Sécurité Impériale était la seule chose qui comptât pour lui. Comme pour Illyan. Comme pour Miles. Il investissait toute son énergie dans son travail. Son nouveau travail. Qu’il avait reçu d’Illyan… Miles en oublia de respirer. Il se figea, aussi immobile qu’un cryocadavre. Non. Qu’il avait pris à Illyan. Oh. Miles se plia en deux sur son fauteuil et se prit la tête entre les mains en jurant à voix basse. Il se sentait furieux et honteux – surtout furieux. Je suis aveugle, aveugle ! Le mobile, bon Dieu ! Le mobile ! C’était Haroche. Haroche depuis le début, ça tombait sous le sens. Haroche qui avait lâché une bombe dans la tête d’Illyan pour lui voler son job. Evidemment, toutes les comconsoles disaient exactement ce qu’il fallait. Il possédait tous les codes secrets d’Illyan, une connaissance approfondie du fonctionnement interne de la SécImp, et tout le temps voulu pour agir. Miles bondit du rocking-chair et commença à marcher de long en large, de plus en plus vite, cognant sur les murs de la petite pièce à chaque virage. C’est Haroche. Je sais que c’est lui. Ah oui ? Eh bien, prouve-le, petit Auditeur… Toutes les preuves concrètes s’étaient volatilisées, et la documentation était entièrement entre les mains d’Haroche. Miles en possédait bien moins sur Haroche qu’Haroche sur Galeni. Et pas question de l’accuser sans preuves. Ce serait s’exposer à toutes sortes de contre-attaques vicieuses qui jetteraient l’opprobre et sur son nom, et sur ses fonctions. Un Auditeur Impérial était puissant, mais le chef de la SécImp aussi. Il ne lui serait donné qu’une chance, pas deux, ensuite Haroche se retournerait contre lui. Des trucs bizarres pourraient lui tomber dessus. Sans qu’on sût d’où ils venaient… En fait, à partir du moment où il refuserait le fantastique dessous-de-table que lui offrait Haroche, celui-ci saurait que Miles savait. Il me reste très peu de temps. Mobile : hypothèse. Preuve : fumée. Il se jeta par terre, les bras en croix, puis se retourna pour fixer le plafond d’un air concentré. Son poing s’abattit sur la moquette élimée. Et si… S’il jouait le jeu d’Haroche ? S’il acceptait sa proposition en attendant d’avoir une meilleure occasion d’attaquer ? Il pourrait faire d’une pierre deux coups – récupérer les Dendarii et livrer le vrai coupable à la justice. Oui ! Haroche et Miles marcheraient main dans la main pendant un temps. Du moins est-ce ce que penserait le général. À propos… Si tout cela n’était effectivement qu’une vile tentative de corruption, alors les compliments onctueux d’Haroche – Illyan et vous formiez une équipe fantastique… – n’étaient que des coups de brosse à reluire. Le général Haroche n’aimait pas l’amiral Naismith. Combien de temps lui restait-il avant que le chef de la SécImp lui organise une mort "accidentelle", et sans cryoréanimation, cette fois ? La vie d’un agent de la SécImp était un terrain miné, de toute façon. La course entre eux deux s’annonçait passionnante, en définitive. Lequel coifferait l’autre sur le poteau ?… Un coup à la porte fit violemment dérailler ses pensées. Toujours étalé par terre, il se raidit. — Qui est-ce ? — Miles ? La voix de sa mère, grave et vibrante d’inquiétude. — Que fais-tu ? Tu n’es pas malade ? — Tu n’as pas eu une de tes crises, au moins ? demanda Illyan. — Non… non, je vais très bien. — Mais qu’est-ce que tu fais ? insista la Comtesse. Nous avons entendu des bruits de pas, et un coup sourd à travers le plafond. Il eut du mal à garder une voix ferme. — Je… je me bats contre la tentation, c’est tout. Illyan intervint de nouveau, d’un ton amusé : — Et qui mène ? Les yeux de Miles s’accrochèrent à une lézarde dans le plâtre du mur. — Pour l’instant, une manche partout, c’est la troisième qui décidera. — D’accord, répondit Illyan en riant. À plus tard. — Je ne vais pas tarder à descendre. Leurs pas décrurent dans le couloir. Lucas Haroche. Je crois bien que je te hais. Mais supposons qu’il fût certain qu’Haroche jouait franc-jeu avec lui. Supposons que cette proposition ait été parfaitement honnête, pas de couteau dans le dos plus tard ? Alors ? Que devrait-il répondre ? Haroche avait bien cerné la psychologie du petit amiral. Naismith accepterait sans hésiter et essaierait de tirer son épingle du jeu ensuite. En revanche, Haroche ne connaissait pas Lord Vorkosigan. Et comment le pourrait-il ? Personne ne le connaissait, pas même Miles. Je viens à peine de le rencontrer. Il avait connu un garçon de ce nom, il y avait longtemps. Un garçon un peu paumé, passionné, qui voulait désespérément entrer dans l’armée. Ce gosse-là avait été impitoyablement distancé par l’amiral Naismith en route pour une identité plus large, pour un monde plus vaste. Mais Lord Vorkosigan avait changé, ce n’était plus le même du tout, et Miles ne se serait pas aventuré à pronostiquer son avenir. Il en eut soudain assez. Le bruit dans sa tête finissait par lui donner la nausée. Haroche le manipulait comme une marionnette qui tourne sur elle-même pour essayer de se mordre le dos. Et s’il ne voulait plus jouer ? S’il… s’il arrêtait, tout simplement ? Quel autre jeu lui restait-il ? Qui es-tu, mon garçon ? … Qui es-tu, toi qui le demandes ? À cette question, son esprit se vida, laissant un silence bienfaisant, une étrange clarté. Un vide qu’il prit tout d’abord pour une profonde désolation, comme si le sol se dérobait sous ses pieds. Mais non. Pas de chute libre, ici. Juste l’immobilité. La sérénité. Je suis qui je choisis d’être. J’ai toujours joué le rôle que j’ai choisi – même si ce n’était pas toujours celui qui me plaisait. Sa mère lui avait souvent répété : « Quand tu choisis une action, tu choisis aussi les conséquences de cette action. » Elle avait même insisté sur le corollaire de cette proposition de façon plus véhémente encore : « Et quand tu veux une conséquence, tu as fichtrement intérêt à ne pas te tromper sur l’action à entreprendre. » Il resta un bon moment sans bouger, totalement détendu, et heureux de l’être. Un instant d’éternité volé à la course folle de l’existence. Cette oasis de paix à l’intérieur de lui venait-elle de se créer, ou bien avait-elle toujours été là, attendant qu’il vînt s’y rafraîchir ? Comment avait-il pu l’ignorer aussi longtemps ? Sa respiration devint plus profonde, plus lente. Je choisis d’être… moi-même. Haroche rapetissa, s’éloigna jusqu’à n’être qu’une petite silhouette lointaine. Miles n’avait pas eu conscience de pouvoir faire rétrécir son adversaire. Il en fut surpris. Mais mon avenir risque d’être tronqué si je n’agis pas rapidement… Ah oui ? Haroche n’avait jamais tué personne, pourtant. Du moins jusqu’à présent. Et la mort d’un Auditeur Impérial au cours d’une enquête ne manquerait pas d’éveiller de sérieux soupçons. À la place vacante de Miles se dresserait bientôt une hydre plus redoutable encore que celle de Lerne. Une demi-douzaine d’Auditeurs s’attellerait à l’énigme. Des hommes intègres, expérimentés, que rien ni personne ne pourrait faire dévier de leur chemin tant qu’ils n’auraient pas découvert le pourquoi, le comment et le qui de l’histoire. Non, tout bien réfléchi, il n’était pas en danger. Il ne donnait pas cher, en revanche, de la vie de Galeni. Quoi de plus banal, pour un officier en disgrâce, que de se donner la mort dans sa cellule ? Un geste qui serait interprété comme un aveu de sa culpabilité. Il n’y aurait plus qu’à refermer le dossier. Et il ne doutait pas que la mise en scène serait irréprochable. Haroche ne manquait pas d’expérience dans ce domaine ; on pouvait lui faire confiance pour ne pas commettre d’impairs. La course contre la montre débuterait sitôt qu’Haroche comprendrait que Miles savait. Le problème, c’est que Miles avait la sensation, pour l’instant, que la solution se trouvait derrière un écran de fumée. Fumée… ? Les filtres à air. Il ouvrit des yeux ronds. 26 Une heure avant l’heure de fermeture du Q. G. de la SécImp, Miles conduisit sa petite troupe jusqu’à la porte latérale du grand bâtiment – pour ce qu’il avait mentalement appelé Opération Sus aux Cafards ! La voiture du Comte était assez spacieuse pour contenir tout le monde, ce qui lui avait permis de terminer son briefing en revenant de l’Institut Impérial des Sciences et de gagner ainsi de précieuses minutes. Il avait de nouveau recruté Ivan, ainsi que Simon Illyan en personne qui, sur l’insistance de Miles, avait revêtu son uniforme pour l’occasion. Venait ensuite le Dr Weddell, portant dans les bras une boîte étiquetée « Souris blanches congelées – lot n° 612 À – Qté 12 », mais qui n’en contenait pas. Enfin, last but not least, Délia Koudelka fermait la marche du commando. Le caporal de service à la réception tourna un regard anxieux vers Miles qui s’avançait vers lui, un mince sourire aux lèvres. — Le général Haroche vous a laissé l’ordre de lui rendre compte de mes allées et venues dans les locaux, n’est-ce pas ? — Euh… oui, mon seigneur Auditeur. Le caporal salua Illyan qui lui retourna la politesse. — Eh bien, vous n’allez pas le faire. — Ah… Je… Bien, mon seigneur Auditeur. Le caporal avait l’air paniqué d’un grain de blé sur le point d’être écrasé entre deux énormes meules. — Ne vous inquiétez pas, Smetani, le rassura Illyan en passant. Vous ne serez pas mis en cause. Le jeune officier soupira avec gratitude. L’étape suivante fut le nouveau secteur de détention, situé au second étage du bâtiment. Miles alla directement trouver le gradé. — Dans très peu de temps, je dois revenir ici interroger le capitaine Galeni. Je souhaite vivement le trouver en vie, et vous charge personnellement de veiller à ce qui ne lui arrive rien. Entre-temps, Mlle Koudelka lui tiendra compagnie. Vous n’autoriserez personne d’autre – personne, pas même vos supérieurs, surtout pas eux – à pénétrer dans la cellule du prisonnier jusqu’à mon retour. Est-ce clair ? — Oui, mon seigneur Auditeur. — Délia, ne quitte pas Duv d’une semelle, même pour une seconde, d’accord ? — Compris, Miles. Elle releva le menton. — Et… merci. Il hocha la tête. Ces précautions visaient à contrecarrer toute tentative de "suicide" à l’encontre de Galeni. Haroche était sans doute prêt désormais à mettre cette phase de son plan à exécution. Miles conduisit ensuite sa troupe à l’Intendance. Dès que le responsable, un vieux colonel à la retraite, comprit que l’intérêt particulier de l’Auditeur Impérial pour la maintenance des filtres à air ne relevait pas d’un excès de zèle malveillant envers ses services, il fut disposé à se mettre en quatre pour se rendre utile. Miles l’invita à les suivre. Il aurait aimé se trouver en plusieurs endroits en même temps, mais il se devait de respecter un ordre rigoureux. L’inspiration était une chose, la démonstration une autre. Après avoir recruté un tech de l’Expertise Légiste au passage, il mena son équipe aux salles de P. A. C. du sous-sol. Quelques minutes plus tard, ses témoins irréfutables étaient alignés dans l’aile 5, salle des armes IV. Weddell posa sa boîte et s’appuya contre l’étagère, les bras croisés, sa coutumière expression de supériorité intellectuelle pour une fois masquée par sa fascination pour la suite des événements. L’étagère 9 était malencontreusement haut perchée. Miles dut avoir recours à Ivan pour qu’il lui attrape la petite boîte scellée. Son sceau d’Auditeur était intact. Miles saisit une des deux capsules brunes restantes et la roula entre le pouce et l’index. — À présent, regardez bien… Il pressa fermement la capsule qui se brisa, et l’agita au-dessus de sa tête. Une fine volute de poudre s’attarda quelques secondes dans l’air, puis se dissipa. Du coin de l’œil, Miles remarqua qu’Ivan retenait sa respiration. — Combien de temps devons-nous attendre ? demanda-t-il au Dr Weddell. — Une bonne dizaine de minutes afin que toute la pièce en soit imprégnée. Miles s’arma de patience. Le regard d’Illyan se promenait sur l’air où se baladaient les parasites invisibles. Oui, Simon, c’est l’arme qui t’a assassiné. Invisible, inodore, indolore. Judicieux, non ?… Ivan, cramoisi, se remit à respirer. C’était ça ou virer au violet et tomber raide. Finalement, Weddell s’accroupit pour ouvrir son carton. Il en sortit un flacon de liquide transparent dont il remplit un atomiseur. Une solution qu’il avait composée au pied levé, en trois heures, et pour laquelle Miles était prêt à lui pardonner tous ses péchés d’orgueil pour les cinq années à venir. Même si Weddell avait eu l’air de trouver cela dérisoire. D’un point de vue scientifique, peut-être. Un simple chélateur, avait-il dit. La structure des spores qui véhiculent le procaryote est régulière, spécifique et unique. Par contre, si vous aviez voulu quelque chose pour détecter la présence des procaryotes eux-mêmes, là, ç’aurait été une autre paire de manches… — Maintenant, dit Miles au colonel responsable de la maintenance, nous allons vérifier le filtre à air. — Par ici, mon seigneur Auditeur. Tous suivirent le vieil officier à la queue leu leu jusqu’au mur du fond, où une petite grille rectangulaire, de vingt centimètres sur trente et située au niveau de la cheville, signalait le conduit d’évacuation de l’air. — Otez la grille de protection, je vous prie, dit Miles. C’est le filtre qui m’intéresse. Toute l’équipe se retrouva à genoux, observant les gestes du colonel par-dessus son épaule. Celui-ci retira la grille, révélant une couche de fibres destinée à retenir la poussière, les cheveux, la moisissure, les spores, les particules de fumée et tutti quanti. Les minuscules procaryotes, quant à eux, s’ils avaient été libérés de leurs spores, auraient franchi la barrière et poursuivi leur chemin, traversé la résine électrolytique du filtre suivant, mais auraient été arrêtés dans leur course par le système central d’incinération à haute température. Sur un signe de tête de Miles, le colonel céda sa place au Dr Weddell qui, assis en tailleur devant le conduit, pulvérisa sa solution autour du filtre à l’aide de son atomiseur. — Que fait-il ? demanda le colonel à voix basse. Miles eut un mince sourire énigmatique. — Regardez bien… Weddell sortit ensuite une lampe à ultraviolets de sa boîte et en dirigea le faisceau invisible sur le filtre. Une fluorescence rouge pâle apparut progressivement à la surface. — Et voilà, mon seigneur Auditeur, déclara Weddell. Les spores des procaryotes ont été retenues dans le filtre, comme prévu. — Exactement, dit Miles en se relevant. Passons à la phase suivante. Vous, dit-il en désignant le tech, mettez toutes les pièces sous scellés, avec étiquetage et références, et rejoignez-nous aussi vite que possible. La troupe repartit à la suite de Miles qui, cette fois, les conduisit au service des Affaires komarranes, où il demanda à un général Allegre passablement interloqué de se joindre à la procession. Tout ce petit monde s’entassa dans le bureau exigu du capitaine Galeni, le quatrième sur la gauche dans le couloir des analystes. — Simon, te rappelles-tu être venu en personne voir Galeni dans ce bureau au cours des trois derniers mois ? s’enquit Miles. — Je m’y suis très certainement arrêté, et à plusieurs reprises. Je venais presque toutes les semaines pour discuter avec lui de points de détail concernant ses rapports. Dès que le tech arriva, hors d’haleine, le colonel ôta la grille du conduit, identique à celle des P. A. C., et Weddell aspergea le filtre. Cette fois-ci, ce fut Miles qui retint son souffle. Le résultat de ce test pouvait l’obliger à réviser complètement sa stratégie. Si Haroche avait anticipé ses intentions… Après tout, il manquait deux capsules dans la boîte… Weddell pointa sa lampe à U. V. sur le filtre. Miles eut le sentiment que son cœur allait lâcher. — Hmm… je ne vois rien, dit Weddell. Quelqu’un voit-il quelque chose ? Miles exhala longuement alors que les autres hommes se penchaient à leur tour pour examiner le filtre. Tous s’accordèrent à dire qu’ils ne remarquaient rien de suspect. Miles se tourna vers le colonel. — Pouvez-vous nous assurer que ce filtre n’a pas été changé depuis qu’il a été remplacé conformément au programme de maintenance, c’est-à-dire au cours de l’été ? L’officier haussa les épaules. — Les filtres ne sont pas numérotés, mon seigneur. Ils sont interchangeables, bien entendu. Il vérifia le registre qu’il avait apporté avec lui. — Aucun employé de mon service ne s’en est chargé, en tout cas. Et il n’est pas prévu de le faire avant le mois prochain. Je dirais néanmoins que son état d’encrassement est celui d’un filtre qui n’a pas été changé depuis plusieurs mois. — Je vous remercie, colonel. Vos précisions me sont précieuses. Il se redressa pour faire face au visage impassible d’Illyan. — Simon, c’est au tour de ton ancien bureau, à présent. Veux-tu t’en occuper ? Illyan refusa d’un signe de tête. — Tout cela m’est assez pénible, Miles. Quel que soit le résultat de ton enquête, je perds un subordonné en qui j’avais placé toute ma confiance. — Mais ne préférerais-tu pas perdre celui qui est vraiment coupable, tant qu’à faire ? — Si, évidemment, rétorqua Illyan avec une ironie amère. Poursuivez, mon seigneur Auditeur. Si le général Haroche fut surpris de cette arrivée en force dans son bureau, il n’en laissa rien paraître. Miles crut cependant lire une légère gêne dans ses yeux quand il salua son ex-supérieur. — Voulez-vous vous asseoir, monsieur ? — Non, merci, Lucas, répondit calmement Illyan. Je ne pense pas m’attarder très longtemps. — Que faites-vous ? demanda Haroche en voyant le colonel dévisser la grille du conduit d’aération, à droite de la comconsole. — Les filtres à air, expliqua Miles. Vous n’avez pas pensé aux filtres à air. Vous n’avez jamais effectué de voyages spatiaux, n’est-ce pas, Lucas ? — Non, à mon grand regret. — Croyez-moi, c’est une expérience qui vous rend très conscient de certaines choses, comme les systèmes de circulation d’air, par exemple… Les sourcils d’Haroche grimpèrent jusqu’au milieu de son front quand il vit Weddell se servir de son atomiseur. Il s’adossa dans son fauteuil, d’un air résolument détaché, en se mordant la lèvre d’un air pensif. Il n’avait encore aucune raison de transpirer. Le résultat du test, quel qu’il fût, ne prouverait rien, de toute façon. Sans être un hall de gare, le bureau d’Illyan avait tout de même, en trois mois, vu défiler bon nombre de visiteurs. — Négatif, annonça Weddell. Regardez vous-mêmes, messieurs. Il tendit la lampe à Ivan et au général Allegre. — On aurait pourtant pu penser que ça se serait passé ici, remarqua Allegre. Miles avait accordé vingt-cinq pour cent de chances à cette éventualité. Encore qu’il eût augmenté ce chiffre après que le filtre de Galeni eut été mis hors de cause. Il restait désormais les salles de conférences, ou bien… — Avez-vous trouvé quelque chose ? s’enquit Haroche. Miles emprunta la lampe à Ivan en simulant une vive contrariété. — Pas ici. Bon sang, j’avais cru que ce serait facile. Si les spores qui contiennent les procaryotes sont prises dans le filtre, elles apparaissent rouge vif, vous voyez ? Nous avons fait l’expérience, en bas. — Hmm. Et maintenant, qu’allez-vous faire ? — Nous n’avons pas le choix. Il va falloir méthodiquement vérifier toutes les pièces du haut en bas. Fastidieux, mais inévitable. Vous vous souvenez, je vous avais dit que si je savais pourquoi, je saurais qui. J’ai changé d’avis, je suis désormais persuadé que je dois savoir où, pour savoir qui. — Vraiment ? Avez-vous essayé le bureau du capitaine Galeni, dans ce cas ? — Nous avons débuté nos recherches par là. Rien à signaler. — Ah… alors peut-être une des salles de conférences ? — C’est possible, je l’ai envisagé aussi. Mords, Haroche. Bouffe-le, mon hameçon. Allez… Ivan intervint comme prévu pour placer sa réplique : — On peut peut-être gagner du temps en commençant par les endroits où Illyan se rendait le plus souvent, suggéra-t-il. Suivre un ordre logique plutôt que de faire un étage après l’autre. — Bonne idée, dit Miles. Nous allons donc vérifier tout de suite le bureau de votre secrétaire, Lucas. Ensuite – excusez-moi, général Allegre, mais on ne peut rien laisser au hasard – les bureaux des chefs de service. Puis les salles de conférences, et enfin tous les bureaux des analystes. Après cela, nous verrons. Une légère déception passa sur la figure du tech quand il dit mentalement adieu à son dîner, déception qu’il parut toutefois surmonter très vite, fasciné qu’il était par ces recherches auxquelles il avait la chance de participer. Allegre acquiesça. Tous sortirent du bureau, et le colonel recommença la manœuvre dans la pièce voisine. Miles se demanda si quiconque avait remarqué qu’ils n’auraient jamais assez de solution à vaporiser pour tous les filtres de la bâtisse. Illyan échangea de distraites salutations avec son ex-secrétaire. Quelques secondes plus tard, Haroche s’excusait et quittait son bureau. Illyan ne releva pas la tête. Miles observa le général du coin de l’œil tandis qu’il disparaissait dans le couloir. Le poisson est ferré. Phase suivante du plan… Il compta dans sa tête, donnant le temps à un homme au bord de la panique de trafiquer dans une pièce, puis dans une autre. De la main, il fit signe à Weddell d’arrêter l’expérience. Arrivé à cent, il prit une profonde inspiration. — Très bien, messieurs. Si vous voulez bien me suivre une fois de plus. Et sans bruit, s’il vous plaît. Il tourna à gauche dans le couloir, et à droite au deuxième croisement. À mi-chemin, il rencontra le commodore qui avait succédé à Haroche aux Affaires intérieures. — Oh, mon seigneur Auditeur ! Ça tombe bien. Le général Haroche m’a justement envoyé vous chercher. — Et vous a-t-il dit où vous me trouveriez ? — Aux P. A. C., mon seigneur Auditeur. J’ai de la chance. Vous m’avez évité de descendre au sous-sol. — Dites-moi… Le général Haroche portait-il quelque chose ? Le commodore réfléchit une seconde. — Oui. Une chemise plastifiée. Vous la vouliez ? — Je pense que ce qu’elle contient me sera utile, en effet. Il est ici, n’est-ce pas ?… Venez avec nous, je vous prie. Miles entra sans hésiter dans le service des Affaires intérieures. L’ancien bureau d’Haroche était fermé. Il glissa sa carte d’Auditeur dans la fente, annulant les codes. La porte s’ouvrit avec un doux sifflement. Haroche était agenouillé à gauche de son ancienne comconsole, en train d’ôter la grille du conduit d’aération. La chemise plastifiée, ouverte à côté de lui, contenait un autre filtre usagé. Miles paria avec lui-même qu’ils trouveraient une grille démontée dans l’une des salles de conférences situées entre l’ex-bureau d’Illyan et celui-ci. Un échange rapide, et ni vu ni connu j’t’embrouille… Sauf que cette fois, général, j’avais une longueur d’avance. — Tout est une question de minutage, dit Miles. Haroche se redressa en sursautant. — Mon seigneur Auditeur…, commença-t-il. Il s’interrompit net. Son regard venait de se poser sur la petite armée qui envahissait la pièce. Là encore, songea Miles, Haroche aurait été capable d’improviser une explication plausible et brillante qui l’aurait sorti de cette situation compromettante. Mais Illyan s’avança vers lui et Miles aurait pu jurer qu’il voyait les mensonges se réduire en cendres sur la langue du général, bien que sa réaction se réduisît à un imperceptible tic nerveux au coin de ses lèvres. Haroche avait toujours évité de faire face à ses victimes. Pas une fois il n’avait rendu visite à Illyan à la clinique de la SécImp. Ensuite, il s’était efforcé, bien que sans succès, de fuir Miles à l’époque où, sans doute, il envisageait son coup monté. Enfin il s’était arrangé pour arriver à la Résidence Impériale après que Galeni eut été emmené. Peut-être n’était-il pas foncièrement mauvais. Rien qu’un homme intelligent tombé dans le piège de la tentation, et dépassé malgré lui par les répercussions incontrôlables de son acte. Quand tu choisis une action, tu choisis les conséquences de cette action… — Eh bien, Lucas… ? dit Illyan. Ses yeux étaient d’une froideur paralysante. Haroche se releva, les mâchoires crispées. — Monsieur… — Colonel, docteur Weddell, dit Miles qui s’écarta pour les laisser passer, si vous voulez bien procéder au test… Les mains dans le dos, il regardait Weddell sortir son vaporisateur quand ses yeux, accidentellement, rencontrèrent ceux d’Haroche. Tous deux se détournèrent, fuyant ce contact embarrassant. C’est un instant de victoire. Pourquoi est-ce que je ne suis pas plus heureux ? Le colonel finit de dévisser la grille, et Weddell vaporisa sa solution. Une fois de plus, Miles retint son souffle. Et puis la fluorescence apparut. Le faisceau de la lampe à U. V. transforma les particules invisibles en fluorescence rouge sang. — Général Allegre, soupira Miles, vous êtes dorénavant le chef de la SécImp par intérim, jusqu’à nouvel ordre de l’Empereur. Je suis désolé de vous informer que votre première tâche consiste à mettre votre prédécesseur, le général Haroche, aux arrêts, sur mon ordre en ma qualité d’Auditeur Impérial, et sous l’inculpation de… De quoi, au fait ? de sabotage ? de trahison ? d’imbécillité ? La sagesse populaire veut que le criminel cherche secrètement à se faire prendre. Faux, songea Miles. C’est le pécheur qui tient à être arrêté, poussé par une mauvaise conscience avide de confession et d’absolution. Le criminel, lui, espère juste passer à travers les mailles du filet. À quelle catégorie appartenait Haroche ? Criminel… ou pécheur ? — Sous l’inculpation de trahison, termina-t-il. La moitié des hommes présents dans la pièce réagirent à ce mot. — Pas de trahison, murmura Haroche d’une voix rauque. Je n’ai jamais trahi. Miles ouvrit les mains. — Mais… s’il est disposé à passer aux aveux et à coopérer, l’inculpation pourra être transformée en quelque chose de moins lourd… comme "agression à l’encontre d’un officier supérieur". Un jugement en cour martiale, un an de prison, et une simple mise à pied – déshonorante, je vous l’accorde, mais rien de plus – et il sera de nouveau libre… À en juger par leurs expressions, Haroche et Allegre saisirent parfaitement la causticité de cette déclaration. Allegre étant le supérieur de Galeni, il avait sans nul doute suivi cette affaire de très près. Haroche devint verdâtre. Allegre eut un sourire acide d’approbation. — Puis-je suggérer, général Allegre, poursuivit Miles, que vous le conduisiez à l’étage inférieur où il pourra remplacer votre meilleur analyste dans sa cellule ? — Oui, mon seigneur Auditeur. Le ton du général était ferme et déterminé. Il y eut toutefois un moment de flottement quand il prit conscience qu’il n’avait aucun sergent musclé sous la main pour procéder à une arrestation en règle. Il résolut son problème en recrutant Ivan – pourquoi toujours Ivan ? – le colonel et le commodore. — Lucas, vous ne me poserez pas de problème, n’est-ce pas ? — Je… je ne pense pas, non, soupira Haroche. Son regard dériva une seconde sur les murs nus. Ici, pas de fenêtre pour tirer sa révérence avec panache en allant s’écraser quatre étages plus bas. — Je suis trop vieux pour ce genre de petit jeu… — Très bien. Moi aussi, dit Allegre qui le précéda dans le couloir. Illyan les suivit des yeux. — Quelle tristesse, remarqua-t-il à voix basse à l’intention de Miles. Il faut vraiment que la SécImp adopte une autre façon de remplacer ses chefs. Le système "crime et châtiment" est très déstabilisant pour l’organisation. Miles acquiesça en silence avant de mener ses témoins dans les salles de conférences. Ils trouvèrent la grille démontée et le filtre manquant dans la deuxième. Après avoir apposé son scellé sur les dernières pièces à conviction, il envoya le tech les remiser dans la salle des P. A. C. À partir de là, Dieu merci, le déroulement de l’affaire ne relevait plus de son autorité. Ses responsabilités s’arrêtaient avec le rapport qu’il remettrait à Gregor et les preuves qu’il confierait au juge chargé de l’accusation. Mon rôle était de découvrir la vérité, non pas de décider, de ce qu’il faut en faire. Son enquête terminée, et ayant enfin du temps devant lui, Miles remonta tranquillement le couloir côte à côte avec Illyan. — Je suis curieux de voir comment Haroche va jouer cette partie-là, dit Miles. Est-ce qu’il va essayer de s’en sortir avec un bon avocat, tu crois ? Ou choisira-t-il plutôt la bonne vieille solution Vor ? Il avait l’air un peu pâle, tout à l’heure. — Tu as frappé bien plus fort que tu ne l’imagines. Tu ne connais même pas ta propre force, Miles. Mais non… je ne pense pas que le suicide soit le genre d’Haroche. En plus, on ne peut guère l’envisager sans la coopération des geôliers. — Et… à ton avis… je devrais faire en sorte qu’il l’obtienne ? s’enquit Miles avec tout le tact dont il était capable. — Mourir est facile…, dit Illyan dont le regard se fit lointain. Miles le revit en train de le supplier de lui donner la mort, quelques semaines plus tôt. En gardait-il le souvenir ?… –… C’est vivre qui est le plus dur. Qu’il aille en cour martiale, ce salaud. Qu’il subisse les conséquences de ses actes, jusqu’à la dernière minute. Miles acquiesça, soulagé. Ils retrouvèrent le capitaine Galeni et Délia Koudelka à l’entrée des quartiers de détention. Galeni était en train de remplir son formulaire de sortie sous les yeux du général Allegre et de l’officier de service. Ivan releva la tête à leur arrivée. Haroche, apparemment, avait déjà emménagé dans ses nouveaux appartements. Galeni portait toujours l’uniforme, plus très frais maintenant, qu’il avait revêtu pour la réception de Gregor. Il avait les joues mangées de barbe, les yeux rouges et des cernes. Sa fatigue ne contribuait guère à apaiser la tension que l’on sentait prête à exploser dans la façon dont il signa son formulaire. Au contraire. Il pivota au moment où Miles et Illyan franchissaient le seuil de la pièce. — Bon Dieu, Vorkosigan, où étiez-vous passé ? — Euh… Miles tripota sa chaîne d’Auditeur, lui rappelant subtilement qu’il était encore en service. — Bon Dieu, mon seigneur Auditeur, reprit Galeni, qu’est-ce que vous avez foutu, pendant tout ce temps ? Vous m’avez dit hier soir que vous viendriez me voir. J’ai cru que vous me laissiez tomber. Et après, je ne savais plus quoi penser. Je vais vous dire une bonne chose… Je fous le camp ! Je quitte cette saloperie d’organisation paranoïaque et stupide ! Terminé, pour moi ! Allegre prit un air chagrin. Délia posa sa main sur celle de Galeni. Il la serra dans la sienne, ce qui eut pour effet immédiat de ramener le bouillonnement de sa colère à un simple frémissement. Eh bien, j’ai eu une crise, ensuite, il m’a fallu du temps pour repérer les manœuvres d’Haroche, puis j’ai dû aller chercher Weddelll à son labo, il a mis un temps fou, et j’ai dû y aller en personne, n’osant plus téléphoner depuis la Résidence Vorkosigan, et alors… — Oui. Je suis désolé. Il m’a en effet fallu toute la journée pour rassembler les preuves qui pouvaient vous innocenter. — Miles, intervint Illyan, il n’y a que cinq jours que nous avons la certitude d’avoir affaire à un sabotage. Il va te falloir plus longtemps pour rédiger ton rapport que pour résoudre l’affaire. — Foutus rapports…, marmonna Miles. Duv, essayez de comprendre… Je ne pouvais pas me contenter d’ordonner votre libération. On m’aurait accusé de favoritisme. — Ça, c’est vrai, approuva Ivan à voix basse. — Au début, j’ai pensé qu’Haroche s’était montré simplement maladroit en vous faisant arrêter en pleine réception impériale. Mais pas du tout. En fait, cette mise en scène était superbement orchestrée pour détruire votre réputation. Après ça, même un acquittement pour insuffisance de preuves n’aurait pas suffi à effacer les soupçons dans l’esprit des gens. Je n’avais pas le choix. Il fallait que je confonde le vrai coupable. — Ah… Les traits de Galeni se détendirent quelque peu. — Et… qui est-il, ce coupable ? Miles se tourna vers Délia. — Tu ne le lui as pas dit ? — Tu m’as ordonné de me taire jusqu’à ton retour ! protesta-t-elle. Et on vient juste de sortir de ce cachot sordide. — N’exagérons rien, objecta Illyan. Comparées aux anciennes cellules, celles-ci sont presque luxueuses. Je suis bien placé pour le savoir. J’ai moi-même passé un mois sous les verrous, il y a treize ans. Le sourire qu’il adressa à Miles avait un petit goût doux-amer. — C’était à propos d’une certaine armée privée du fils du Régent, avec une accusation de trahison à la clé. — Tu aurais pu avoir la décence de compter ce souvenir-là au nombre de tous ceux que tu as oubliés, murmura Miles. — Désolé. Il faut croire que ma mémoire est très sélective, répondit Illyan sur le même ton avant de poursuivre. Je les ai fait convertir en dépôt de pièces à conviction avant de faire construire ce nouveau quartier de détention. Bien plus confortable que l’ancien… pour le cas où je devrais faire un nouveau séjour à l’ombre. Galeni le dévisageait avec stupeur. — J’ignorais cette histoire… — Avec le recul, je considère que cette expérience m’a été très salutaire. Et j’en viens même à penser que tout officier de la SécImp devrait connaître quelque chose de similaire, de même que tout médecin devrait au moins une fois s’asseoir dans le fauteuil du patient. Cela permet d’avoir une vue bien plus large des choses… Galeni médita un instant cette sagesse habilement transmise. Sa fureur s’était à présent dissipée. Ivan poussa un discret soupir et Allegre adressa un sourire reconnaissant à Illyan. — C’était Haroche, dit Miles. Il avait envie d’une promotion. Galeni en resta bouche bée. Il se tourna vers le général Allegre, qui confirma d’un signe de tête. — Avec la découverte des procaryotes, reprit Miles, Haroche a vu s’envoler l’espoir de voir l’affaire classée. À partir de là, il a dû inventer un coupable. Même si ce n’était pas le coupable idéal, tout ce qu’il lui demandait, c’était d’être assez plausible pour qu’on stoppe les recherches. Il ne m’aimait pas, et vous aviez le profil idéal… Il a donc choisi une façon de faire d’une pierre deux coups. Navré d’avoir demandé à Délia de ne pas vous tenir au courant, mais arrêter le chef de la SécImp au beau milieu du Q. G. était un peu… délicat. Les choses auraient pu mal tourner. Je ne voulais pas vous donner de faux espoirs. Galeni, estomaqué, secoua la tête. — Oubliez ce que j’ai dit, Miles… — Y compris vos menaces de démission ? demanda Allegre. — Je… je ne sais pas. Il secoua la tête. — Pourquoi moi ? Je n’ai jamais eu le sentiment qu’Haroche avait une dent particulière contre les Komarrans. Combien de temps encore devrai-je subir ce genre de connerie ? Qu’est-ce qu’il faut que je fasse de plus pour prouver ma loyauté, à la fin !… — Vous vous débattrez sans doute dans ces difficultés jusqu’à votre dernier jour, répondit gravement Illyan. Mais vous aurez tracé le chemin pour les Komarrans qui vous suivront et qui seront bien mieux acceptés dans notre société. Grâce à vous. — Vous avez fait du chemin, Duv, dit Miles. Ne gâchez pas tout ce que vous avez accompli à cause d’une vermine comme Haroche. L’Imperium a besoin de vous. Votre point de vue sera particulièrement utile à la SécImp dont le devoir est de transmettre sa vision du monde au gouvernement impérial. De plus… Il se tourna vers Délia qui suivait la discussion avec anxiété. –… Vorbarr Sultana est idéale pour un officier ambitieux. Ne serait-ce que par les rencontres que vous pouvez y faire. Et les occasions qui vous sont offertes de vous y distinguer… Ivan acquiesça d’un vigoureux hochement de tête. — Euh… sans vouloir me mêler des oignons de la SécImp, poursuivit Miles, je me disais que le département des Affaires komarranes allait avoir besoin d’un nouveau chef dans un avenir très proche. Il eut un petit sourire entendu à l’adresse d’Allegre. — L’ancien va bientôt hériter d’un boulot peu enviable… Allegre haussa les sourcils, interloqué. — Un Komarran pour diriger les Affaires komarranes ?… — Radical, sans doute, ronronna Miles, mais ça pourrait marcher. Devant les regards d’Allegre et d’Illyan, il jugea plus prudent de ne pas poursuivre sur ce terrain. — Quoi qu’il en soit, dit Allegre, je pense que votre suggestion est prématurée, Lord Vorkosigan. Rien ne nous assure que Gregor me confirmera dans le poste de chef de la SécImp. Miles haussa les épaules. — Qui voulez-vous que ce soit en dehors de vous ? Olshansky n’est pas assez aguerri pour le job, et le chef des Affaires galactiques aime trop son travail pour vouloir l’abandonner. Et puis, avec le mariage impérial en vue, votre expérience de Komarr fait de vous le candidat idéal. Allegre sembla soudain ressentir une vague appréhension. La perspective de ce qui l’attendait, sans doute… — L’avenir nous dira si vous avez raison, Lord Vorkosigan. Messieurs, si vous voulez bien m’excuser, à présent, je crois que je ferais mieux de débuter l’inspection de la comconsole d’Haroche. Et d’organiser une réunion des chefs de département pour les mettre au courant de la situation. Avez-vous des suggestions, Simon ? Illyan secoua la tête. — Allez-y, général. Je suis certain que vous vous en sortirez très bien. Allegre se tourna vers Galeni. — Duv, le meilleur conseil que je puisse vous donner dans l’immédiat est de rentrer chez vous, de dîner et de passer une bonne nuit de sommeil avant de prendre la moindre décision. Je peux compter sur vous ? — Très bien, monsieur, répondit Galeni d’un ton neutre. Délia lui pressa la main. Miles avait remarqué qu’il n’avait pas lâché la sienne une seule seconde. Celle-ci, il ne risquait pas de la laisser s’envoler. Il faudrait au moins quatre malabars pour l’arracher à elle. Des malabars suicidaires. Ivan, qui venait seulement de s’apercevoir de ce qui se passait, fronça les sourcils. — Voulez-vous informer Gregor, mon seigneur Auditeur, ou dois-je m’en charger ? s’enquit Allegre. — Je m’en occupe, merci. Vous devriez cependant l’appeler dès que vous en aurez terminé dans le bureau d’Haroche. — Je n’y manquerai pas. Après un bref échange de saluts, Allegre se retira. — Vous allez appeler Gregor tout de suite ? s’enquit Galeni. Miles opina du chef. — Ici et maintenant. Il est urgent que je l’avertisse de ce qui s’est passé, dans la mesure où je n’ai rien pu lui dire avant. Haroche, de par son poste, contrôlait toutes ses communications. — Quand vous l’aurez… Galeni jeta un coup d’œil oblique à Délia. — … pourriez-vous lui demander de dire à Laisa que je ne suis pas un traître ? S’il vous plaît ?… — Je vous le promets, Duv. — Merci. Miles s’assura qu’un garde les accompagnât jusqu’à la sortie afin qu’ils ne fussent pas ennuyés en chemin, et mit Martin et sa voiture à leur disposition. Il insista pour qu’Ivan restât avec lui, ignorant l’empressement suspect de son cousin qui se proposait de reconduire Délia chez elle une fois qu’elle aurait déposé Galeni à son appartement. Il prit ensuite la place de l’officier de service devant la comconsole. Illyan tira une chaise et s’assit près de lui. Miles entra sa carte codée dans le lecteur. — Sire, dit-il avec gravité lorsque le visage de Gregor apparut sur le plateau vid. L’Empereur s’essuya les lèvres avec une serviette de table. Le ton officiel de Miles le mit aussitôt en alerte. — Oui, mon seigneur Auditeur… Comment avance l’enquête ? — Elle est terminée. — Dieu du ciel… Tu… tu pourrais être un peu plus explicite ? — Tu auras tous les détails dans mon rapport, mais, en bref, tu n’as plus de chef de la SécImp. Galeni n’est absolument pas en cause. C’était Haroche. J’ai eu l’idée de vérifier les filtres à air, en pariant sur le fait que les spores des procaryotes devaient y être restées accrochées. — Il l’a avoué lui-même ? — Mieux que ça. Nous l’avons pris en train d’essayer de remplacer le filtre de son ancien bureau. C’est là qu’il a contaminé Illyan. — Je… suppose que cela n’est pas arrivé par hasard… Miles eut un sourire carnassier. — Le hasard se met au service de l’esprit averti, comme dit je ne sais plus qui. Non. Ce n’était pas un hasard. Gregor, manifestement très perturbé, se recula dans son fauteuil. — Quand je pense qu’il est venu me porter en personne son rapport quotidien ce matin… Et que je m’apprêtais à le confirmer dans ses fonctions. — Oui. Et il aurait presque été parfait dans le rôle. Gregor, j’ai promis à Duv Galeni que tu dirais à Laisa qu’il n’est pas un traître. Peux-tu lui transmettre le message ? — Bien entendu. Elle a été extrêmement bouleversée par la scène d’hier. Les explications d’Haroche ont vraiment semé le doute dans les esprits. Pourquoi a-t-il agi ainsi ? — Il y a beaucoup de questions dont je voudrais connaître les réponses avant de rédiger mon rapport, soupira Miles. Et la plupart commencent par pourquoi. C’est la question la plus intéressante de toutes. — Et à laquelle il est le plus difficile de répondre, intervint Illyan. Où, quoi, comment, qui… Celles-là, je pouvais en général obtenir des réponses rien qu’avec les pièces du dossier. Pourquoi relève de la métaphysique, et m’a le plus souvent échappé. — Haroche aurait beaucoup de choses à nous dire, reprit Miles. Mais on ne peut pas utiliser le thiopental sur ce salaud, et c’est bien dommage. Mais on peut peut-être en tirer quelque chose si on l’interroge dès ce soir, avant qu’il ait eu le temps de se remettre. Demain, il aura repris ses esprits, il exigera un avocat militaire et ne dira plus un mot. Mais il n’est pas question que ce soit moi qui procède à l’interrogatoire. Il ne peut pas m’encadrer. Simon… tu crois que tu pourrais t’en charger ? Illyan se frotta le menton d’un air dubitatif. — Je peux toujours essayer. Mais étant donné qu’il n’a pas hésité à me faire la peau, je ne pense pas exercer sur lui assez d’ascendant pour qu’il consente à me parler. Gregor étudiait ses mains croisées devant lui. Finalement, il releva la tête. — Je crois avoir une meilleure idée… 27 — Tu veux vraiment que j’assiste à ça ? murmura Ivan à l’oreille de Miles alors que le petit groupe s’engageait dans le couloir en direction de la cellule d’Haroche. Ça promet d’être désagréable. — Oui. Et pour deux raisons. La première, c’est que tu as été mon témoin officiel depuis le départ, et, à ce titre, tu devras faire toutes sortes de déclarations au procès. La seconde, c’est que ni Illyan ni moi ne sommes de taille à maîtriser Haroche s’il pète brusquement les plombs. — Tu crois qu’il le fera ? — Non… ça m’étonnerait. Mais Gregor pense que la présence d’un garde officiel – un des anciens hommes d’Haroche – risquerait d’inhiber sa, euh… sa franchise. Ne fais pas cette tête-là, Ivan. Tu n’auras rien à dire. On te demande seulement d’écouter. — Mmh. Le garde composa le code du système d’ouverture de la porte et s’écarta. Miles entra le premier. Les nouvelles cellules de détention, sans être à proprement parler luxueuses, étaient d’un confort tout à fait correct. Il y avait même une petite salle de bains attenante – sous surveillance vid, cela va de soi. Malgré cela, l’odeur qui y régnait était bien caractéristique, une odeur de prison militaire. Ce qu’il y avait de pire, des deux points de vue. Deux couchettes se faisaient face, de chaque côté de la pièce. Haroche était assis sur l’une d’elles. Il portait toujours le pantalon et la chemise d’uniforme qu’il avait deux heures plus tôt. On ne lui avait pas encore fourni le pyjama orange des prisonniers. Toutefois, on lui avait supprimé sa tunique et ses bottes, ainsi que ses galons d’officier et ses yeux d’Horus. Miles ressentait l’absence de ces yeux comme deux cicatrices brûlantes sur le cou d’Haroche. L’ex-général releva la tête à l’entrée de Miles. Son visage se ferma, devint hostile. Ivan, derrière Miles, se posta sur le côté de la porte. Présent et absent à la fois. À l’arrivée d’Illyan, l’animosité d’Haroche céda la place à l’embarras, mais il se ferma plus encore. Cependant, lorsque l’Empereur Gregor, l’air grave, apparut dans la cellule, Haroche perdit les pédales. Les émotions se succédèrent sur ses traits. Il passa du rouge au verdâtre, du désarroi à la peur, de l’affolement à la consternation. Il tenta de se ressaisir, ne parvint qu’à avoir l’air congelé. Se levant brusquement – Ivan se tint prêt à intervenir –, il gargouilla un simple "Sire…" d’une voix brisée. Il n’eut pas l’audace, à moins que ce ne fût du bon sens de sa part, de saluer son commandant en chef. Gregor, vu les circonstances, n’aurait à coup sûr pas répondu. De la main, l’Empereur fit signe à ses hommes d’armes de l’attendre à l’extérieur. La porte se referma. Miles eut une sensation de pressurisation dans les oreilles. Il choisit de se poster de l’autre côté de la porte et de faire ainsi le pendant à Ivan. Ils seraient comme deux gargouilles qu’Haroche finirait par oublier. Gregor y veillerait. Illyan, les bras croisés, s’appuya contre le mur, comme à son habitude. Un œil d’Horus personnifié. — Asseyez-vous, Lucas, dit Gregor, si bas que Miles eut du mal à l’entendre. Haroche ouvrit les mains en un geste de protestation, mais ses jambes le trahirent. Il se laissa lourdement tomber sur sa couchette. — Sire…, murmura-t-il encore avant de s’éclaircir la gorge. Oui. Gregor avait eu du nez. Ça se passerait exactement tel qu’il l’avait prévu… Gregor tira une chaise pour s’asseoir en face du détenu. — Général Haroche, je tenais à entendre votre dernier rapport de votre propre bouche. Vous me le devez, et, en raison des trente années de service que vous m’avez consacrées, presque toute ma vie, mon règne… je vous le dois. — Que… que voulez-vous savoir ? balbutia Haroche. — Expliquez-moi ce que vous avez fait. Dites-moi pourquoi. Commencez par le commencement, et allez jusqu’au bout. Sans rien omettre. Ne cherchez pas à vous justifier ou à vous défendre. Gardez cela pour une occasion ultérieure. Miles avait connu Gregor calmement séducteur, calmement téméraire, calmement désespéré, calmement déterminé. Il ne l’avait encore jamais vu calmement furieux. C’était impressionnant. Irrésistible. Qu’est-ce que t’en penses, Haroche ? Dépatouille-toi, maintenant. Gregor n’est pas notre maître que par le titre. Haroche resta un long moment silencieux, puis se jeta à l’eau. — Je… Il y a longtemps que je connaissais l’existence des procaryotes. Depuis le début. Diamant, des Affaires komarranes, m’en avait parlé. Nous échangions nos informations et nos hommes pour venir à bout du petit groupe de terroristes de Ser Galen. J’étais avec lui le jour où il a rangé les capsules aux P. A. C. Après ça, je n’y ai plus pensé pendant des années. Et puis j’ai été promu à la tête des Affaires intérieures grâce au dossier Yarrow… Vous vous en souvenez, monsieur ? demanda-t-il à Illyan. Vous m’avez dit que j’avais fait un très bon travail. — Non, Lucas, répondit Illyan d’un ton doucereux. J’ai bien peur que ma mémoire ne me fasse défaut. Le silence qui suivit cette remarque lourde de sous-entendus menaça de s’éterniser. — Continuez, dit Gregor. — Je… j’ai commencé à me rendre compte de l’importance que Vorkosigan prenait à la SécImp. On le voyait de plus en plus et des histoires invraisemblables circulaient sur son compte… Il aurait été une sorte de gros bonnet des Affaires galactiques et en passe de devenir le successeur d’Illyan. Je n’en ai pas été surpris ; il était clair qu’il était son protégé. Et puis l’année dernière, il a été tué… le problème, c’est qu’il n’est pas tout à fait assez mort. Gregor réagit par un très léger pincement des lèvres, rien de plus. Haroche enchaîna : — Pour une raison que j’ignore, Illyan a choisi cette période pour réorganiser la hiérarchie au sein de la SécImp. Je fus nommé commandant en second. Il m’a confié qu’il envisageait de se choisir un nouveau successeur et que ce serait vraisemblablement moi. C’est à ce moment-là que Vorkosigan a ressuscité. Je n’ai plus entendu parler de lui jusqu’à l’été dernier, quand Illyan m’a demandé si je pourrais supporter de travailler avec Vorkosigan comme mon second. Il m’a mis en garde contre son tempérament hyperactif et son intolérable insubordination. Mais les résultats étaient là… D’après lui, on l’aimait ou on le détestait. Parfois les deux en même temps. Vorkosigan, a-t-il ajouté, avait besoin d’une dose de mon expérience. Je lui ai répondu que… que j’essaierais. Ce qu’il me demandait était clair, même s’il ne l’avait pas formulé de façon explicite. Je devais tout bonnement former mon futur chef. Et ça, c’était un peu dur à avaler. Trente ans d’expérience foulés au pied… Mais je l’ai avalé tout de même. L’attention de Gregor était totalement focalisée sur Haroche, lequel ne pouvait échapper au magnétisme qu’il exerçait sur lui. C’était comme si Gregor générait une sorte de champ de force personnel, une bulle de Haute Cetagandane qui les englobait tous les deux. Haroche, insensiblement, se rapprochait de plus en plus de l’Empereur. Son genou touchait presque le sien. — Et brusquement, Vorkosigan s’est… sabordé. Je n’ai même pas eu besoin de l’aider. Il s’est éjecté lui-même du circuit, et d’une manière magistrale. J’avais de nouveau ma chance, mais… Illyan était encore là pour au moins cinq ans, peut-être dix. Et les jeunes officiers aux dents longues ne manquent pas. Je me sentais au sommet de mes capacités, et je ne voulais pas laisser passer l’occasion. Illyan avait fait son temps, ça se voyait. Il fatiguait. Il parlait constamment de prendre sa retraite, mais sans esquisser le moindre pas dans cette direction. Moi, je voulais servir l’Imperium, je voulais vous servir, Sire ! J’en étais capable, et il fallait que je le prouve. C’est alors que j’ai pensé à… à cette saleté de poudre komarrane. — Quand y avez-vous pensé, exactement ? — L’après-midi où Vorkosigan est sorti du bureau d’Illyan avec ses yeux d’Horus arrachés. Je suis descendu aux P. A. C. – pour quelque chose qui n’avait rien à voir avec cette histoire – et suis passé devant l’étagère, comme des centaines de fois auparavant. Sauf que cette fois-là… J’ai ouvert la boîte et j’ai empoché deux capsules. Je n’ai eu aucun mal à les sortir de la salle. C’est la boîte qui aurait déclenché l’alarme, si on l’avait sortie des P. A. C., pas ce qu’elle contenait. Et personne ne m’a fouillé, bien entendu. Je savais qu’il me faudrait à un moment donné ou un autre trafiquer les vids de contrôle, mais même si quelqu’un les avait visualisés, il n’aurait eu aucune raison de trouver ma présence suspecte, dans la mesure où je suis autorisé à emporter ce que je veux. — Nous savons où. À présent, dites-nous quand vous avez administré les procaryotes à Illyan. — C’était… quelques jours plus tard. Trois ou quatre, je ne sais plus. Haroche agita la main au-dessus de sa tête. Miles imagina sans mal le nuage de poudre se répandant dans l’air. — Il passait très souvent dans mon bureau pour vérifier des informations ou avoir mon opinion sur divers sujets… — Avez-vous utilisé les deux capsules à la fois ? — Non. Au bout d’une semaine, ne constatant aucun résultat, j’ai recommencé la manœuvre. J’ignorais alors que les symptômes mettaient un certain temps à se révéler. J’ignorais aussi sous quelle forme ils se manifesteraient. Mais je savais en revanche qu’ils ne le tueraient pas. Ou du moins, je ne le pensais pas. Il fallait que je sois sûr. J’ai agi sur une impulsion. Et ensuite… il était trop tard pour faire marche arrière. — Une impulsion ? répéta Gregor en haussant les sourcils. Après trois jours de préméditation. — Une impulsion peut parfois se produire de cette façon-là, intervint Miles. Surtout quand il s’agit d’une très mauvaise idée. Je suis bien placé pour le savoir. Gregor, d’un geste, lui intima l’ordre de se taire. Miles se mordit la langue. — Quand avez-vous décidé d’incriminer le capitaine Galeni ? — Pas tout de suite. Au départ, je n’avais pas l’intention de mettre qui que ce soit en cause, mais si j’y étais contraint, c’est Vorkosigan que je voulais abattre. Il avait le profil idéal. Et puis, en plus, il le méritait. Il avait bien failli tuer un courrier, après tout. Je l’aurais sans hésiter traduit en cour martiale, moi, mais évidemment, comme il était le chouchou d’Illyan… Après ça, il est revenu me harceler avec cette foutue chaîne d’Auditeur au cou, et je me suis rendu compte qu’Illyan n’était pas le seul à le protéger. Haroche releva brièvement des yeux accusateurs vers Gregor. Gregor dont le regard était froid. Très froid. — Continuez, dit-il. — Ce petit emmerdeur refusait de me foutre la paix ! Il insistait encore et encore… Si j’avais pu l’empêcher d’approcher une semaine de plus, je n’aurais pas eu besoin de faire accuser qui que ce soit. C’est lui qui m’a forcé la main. Mais j’ai vite compris que je ne pourrais jamais rien contre lui. C’est alors que j’ai porté mon choix sur Galeni… C’était un ami de Vorkosigan, mais bien plus facile à atteindre. En particulier, il était une gêne pour la future impératrice. Qui se soucierait de lui ? Le visage de Gregor était impassible au point d’en être gris comme la pierre. Ainsi, c’est à ça que la rage ressemble, chez lui… Miles se demanda si Haroche avait conscience de la signification du silence de Gregor. Apparemment non. Le général, tout à son récit, parlait à présent avec une sorte d’exaltation. — Cette saleté d’avorton ne voulait toujours pas lâcher. Il a trouvé les capsules dans la salle des P. A. C. en trois jours – trois jours ! Il aurait dû lui falloir trois mois au bas mot. Je n’arrivais pas à le croire. J’ai essayé de l’envoyer faire un tour sur l’Ensemble de Jackson, mais il n’a rien voulu savoir. Il est resté là, à me souffler dans le cou jour et nuit. Je ne pouvais plus faire un pas sans le trouver dans mes jambes. Il fallait que je m’en débarrasse au plus vite. C’était ça ou l’étrangler… Alors j’ai mis en place mon plan pour faire tomber Galeni plus tôt que prévu et je lui ai offert mon coupable sur un plateau. Mais là encore, il s’est entêté ! J’ai été obligé de sortir ma dernière carte, la proposition qu’il ne pouvait pas refuser. J’étais sûr qu’il tomberait dans le panneau cette fois. Il était tellement alléché qu’il en bavait presque. Mais j’avais à peine tourné le dos qu’il revenait à la charge dans mon bureau avec cet insupportable Dr Machin pour démonter ces saloperies de filtres à air. Alors j’ai foncé pour tenter de changer le mien et… voilà. Haroche s’interrompit pour reprendre haleine. Gregor inclina légèrement la tête. — Quelle était cette dernière carte, cette proposition ? Ah, merde, Haroche… Tu ne pouvais pas la fermer, non ? Devant le silence du général, Gregor se tourna vers Miles. — Miles ?… demanda-t-il avec une douceur trompeuse. Miles se racla la gorge. — Il m’a offert les Dendarii. Il m’a proposé de recommencer à travailler pour lui dans les mêmes conditions qu’avec Illyan. Mieux, même. Avec le grade de capitaine, en plus. Trois paires d’yeux stupéfaits le clouèrent contre le mur. — Tu ne m’en as pas parlé, dit Illyan. — Non. — À moi non plus, ajouta Gregor. — Non. — Et tu veux dire que… que tu n’as pas accepté ? demanda Ivan, estomaqué. — Oui. Enfin, non… — Pourquoi ? demanda Illyan après un long silence. — Je craignais de ne pas pouvoir prouver que c’était de la corruption de sa part. — Ça, d’accord. Non, ce que je veux savoir, c’est pourquoi tu n’as pas sauté sur l’occasion ? — Pour laisser Galeni payer à sa place ? Et le laisser, lui, diriger la SécImp pendant les dix ou vingt années à venir, en sachant ce que je savais ? Combien de temps lui aurait-il fallu, à ton avis, pour commencer à manipuler Gregor à travers ses rapports, ou plus directement encore ? Pour son propre bien, on s’en doute, et celui de l’Imperium… — Non ! protesta Haroche d’une voix sourde. Je vous aurais bien servi, Sire. Je vous le jure. Le froncement de sourcils de Gregor creusa une ride profonde sur son front. Haroche se défendait. Normal. Miles n’avait pas plus envie de le contredire qu’il aurait cherché à arracher sa planche à un naufragé. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec lui. Plus d’aveux. Pas même de vengeance. Il n’éprouvait pas davantage le besoin de lui retourner sa haine. À la limite, il regrettait plutôt l’honnête serviteur de l’Imperium, à jamais perdu. Haroche avait choisi son destin. — En avons-nous terminé ? soupira-t-il. Gregor se redressa. — Je le crois. — Vous me traitez comme si j’étais un assassin, mais c’est faux ! s’écria Haroche. Et je ne suis pas un traître non plus ! Il faut que vous vous en rendiez compte, Sire. Et si tu essayais les regrets ?… Laisse tomber les justifications, fais amende honorable, tout simplement. Tu serais peut-être surpris du résultat. — Simon n’a même pas été blessé ! Gregor se leva et, délibérément, lui tourna le dos. Haroche ouvrit la bouche sur d’autres arguments de défense qui lui restèrent cependant coincés dans la gorge. Illyan, réputé pour ses reparties cinglantes, était pour la première fois à court de mots. Comme si aucun n’était assez fort pour traduire son écœurement. Sur un signe de Gregor, la porte s’ouvrit. Il sortit, Ivan sur ses talons. Illyan, par habitude, attendit que Miles eût quitté la cellule pour le suivre dans le couloir. La porte se referma sur les dernières protestations d’Haroche, les tranchant aussi brutalement qu’un couperet de guillotine. Tous rejoignirent la réception en silence. Puis Illyan réattaqua le sujet. — Je croyais que tu plaisantais, en me disant que tu te battais contre la tentation, l’autre soir… — Il s’en est fallu d’un cheveu que je perde, Simon. Mais je… n’ai pas vraiment envie d’en parler. — Il est donc coupable de tentative de corruption sur un de mes Auditeurs, dit Gregor. C’est un crime capital. — Je me vois très mal en train d’expliquer ça devant une cour martiale, Sire. Haroche n’a pas besoin qu’on en rajoute. C’est un homme foutu. Il pourrait difficilement l’être davantage. Laisse tomber. Je t’en prie… — Si tu veux… mon seigneur Auditeur. Gregor le considérait avec une expression étrange. Miles, mal à l’aise, se balança d’un pied sur l’autre. Ce n’était pas de l’étonnement – ce qui, en fin de compte, aurait été une insulte. De l’admiration ? Sûrement pas. — Qu’est-ce qui t’a empêché d’accepter ? demanda-t-il enfin. Moi aussi, j’aimerais savoir. Tu me dois bien ça. Miles soupira. — Je… je ne sais pas trop comment expliquer… Il chercha refuge dans son oasis de calme intérieur et fut surpris de la trouver qui l’attendait. Il y puisa la raison. La vraie. Et les mots, dès lors, coulèrent tout seuls. — Le prix est parfois trop cher à payer, même si on t’offre la lune. La seule chose que tu ne peux pas échanger pour ce que tu souhaites de tout ton cœur… c’est ton cœur. Gregor hocha la tête sans rien dire. Illyan avait estimé que Miles mettrait autant de temps à rédiger son rapport qu’il lui en avait fallu pour boucler son enquête. C’était sans compter les interruptions. Miles passa presque toute la semaine suivante claquemuré dans sa chambre à brasser des tonnes de données sur sa comconsole. Après avoir répertorié toutes les pièces manquantes, il effectua des allers et retours entre la Résidence Vorkosigan et la SécImp pour récolter des dépositions dans une demi-douzaine de services ou pour s’enfermer avec le général Allegre. Il dut même quitter Vorbarr Sultana pour aller recueillir le témoignage de l’amiral Avakli. À la suite de quoi il revérifia tout. Méticuleusement. Il tenait à ne rien laisser au hasard. Il décrivait en termes neutres le mur que lui avait opposé Haroche pour l’empêcher de voir Illyan à la clinique, tout en pestant contre sa propre naïveté – il s’était fait manipuler comme un bleu ! – lorsque Ivan lui tomba dessus sans prévenir. — Est-ce que tu te rends compte de ce qui se passe depuis quelque temps dans ta chambre d’ami ? l’agressa-t-il à brûle-pourpoint. Miles se passa la main dans les cheveux en geignant. Il fit signe à Ivan de se taire, essaya de rattraper la fin géniale de son paragraphe. Envolée ! En soupirant, il éteignit sa comconsole. — Pas besoin de brailler. Je ne suis pas sourd. — Je ne braille pas. Je parle résolument. — Parle résolument, mais baisse le volume. — Simon couche avec ma mère, Miles ! Et c’est ta faute ! — Excuse-moi, mais je ne partage pas tout à fait cette opinion. — En tout cas, ça se passe chez toi. Donc tu as ta part de responsabilité dans l’histoire. C’est forcé. Tu dois donc assumer les conséquences. Miles haussa un sourcil. — Quelles conséquences ? — Mais je ne sais pas, moi ! Je ne sais même pas ce que je dois faire. Qu’est-ce qui est mieux ? Que je commence à appeler Simon p’pa ? Ou que je le provoque en duel ? — Euh… tu pourrais déjà envisager que cette affaire ne te concerne pas. Ce sont des adultes… du moins ils l’étaient la dernière fois que je les ai vus. — Ils sont vieux, Miles ! C’est… c’est dégradant ! Enfin quoi… C’est une Vor, et lui, c’est… Illyan ! — Une catégorie à part, oui. Un sourire amusé monta aux lèvres de Miles. — À ta place, je ne me rongerais pas trop les sangs. Le scandale, ce n’est pas leur genre. Je les trouve plutôt discrets, si tu veux mon avis. Ta mère fait tout avec tact et bon goût, tu sais bien. Et puis, entre nous… étant donné ce qu’elle est, et étant donné ce qu’il est, qui oserait formuler la moindre critique ? — N’empêche… c’est embarrassant. Ma mère m’a dit qu’ils allaient prendre quinze jours de vacances sur la côte sud entre les fiançailles et le mariage de Gregor. Tous les deux. Un bled paumé dont je n’ai jamais entendu parler, qu’Illyan a choisi précisément parce qu’il ne le connaissait pas non plus. N’importe où, du moment que la SécImp ne l’a pas inscrit sur ses tablettes. D’après elle, ils n’ont qu’une envie : se prélasser dans une chaise longue toute la journée, et ne rien faire d’autre que de siroter ces affreux cocktails avec une cerise plantée au bout d’un cure-dents au fond du verre. Et tu sais ce qu’elle a ajouté ? « Quant à la nuit… je suis sûre que nous trouverons quelque chose pour ne pas nous ennuyer. » Nom de Dieu, Miles, tu te rends compte ? Ma propre mère ! — Et alors ? Comment crois-tu qu’elle est devenue ta mère, justement ? Il n’y avait pas de réplicateurs utérins, sur Barrayar, à l’époque. — C’était il y a trente ans. — Elle a encore de belles années devant elle. Alors ils vont sur la côte sud, hein ? Il doit faire bon, là-bas, en ce moment. Il neigeait à moitié sur Vorbarr Sultana, ce matin. Peut-être pourrait-il convaincre Illyan de lui souffler le nom de son bled tranquille, histoire de donner une petite récréation à ses neurones dès qu’il en aurait fini avec ce fichu rapport. Le problème, c’est qu’il n’avait personne d’autre pour l’accompagner qu’Ivan. Ce n’était pas vraiment la même chose… — Si ça te turlupine à ce point-là, tu n’as qu’à en parler à ma mère. — J’ai essayé. Mais c’est une Betane. Elle trouve ça fantastique, évidemment. C’est bon pour ton système cardio-vasculaire, pour ta production d’endorphine, etc. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, elle a sûrement comploté ça avec ma mère. — Possible. Mais pourquoi ne pas voir le côté positif des choses ?… Occupée comme elle est, maintenant, il y a des chances que Tante Alys te lâche les baskets et n’essaie plus de régenter ta vie amoureuse. C’est bien ce que tu voulais, non ? — Oui, mais… — Réfléchis. Combien de fois est-elle revenue à la charge depuis… disons un mois pour te pousser dans les bras des bonnes-à-marier Vor ? — Depuis un mois… on a tous été plutôt sur les dents. — Et combien de fois t’a-t-elle décrit en détail les fiançailles, mariages, ou nouveau-nés des rejetons de ses amies ? — Eh bien… pas une seule. Sauf en ce qui concerne Gregor, bien entendu. C’est vrai, ça… Elle n’est jamais restée aussi longtemps sans me bassiner avec les dernières nouvelles du Carnet Mondain Vor. — Ah, tu vois… Remercie ta bonne étoile, Ivan. Ivan eut une moue dégoûtée. — Une cerise plantée sur un cure-dents !… marmonna-t-il en s’éloignant. Incapable de recouvrer sa concentration, Miles appela le Dr Chenko à l’Hôpital Militaire Impérial et prit un rendez-vous pour procéder au calibrage du stimulateur de crises. Chenko semblait impatient de constater l’efficacité du dispositif et Miles eut du mal à ne pas se sentir dans la peau d’un rat de laboratoire. Comme il s’apprêtait à sortir pour se rendre à l’hôpital, le lendemain, il croisa Illyan qui rentrait. Il neigeait, et des flocons s’accrochaient à ses vêtements civils, fondaient sur ses cheveux clairsemés. Son visage était rouge de froid et d’exaltation. Apparemment, il était seul. — D’où viens-tu ? demanda Miles qui se pencha pour apercevoir un garde ou Lady Alys derrière lui. Le hall était vide. — Je suis allé faire un tour en ville. — Tout seul ? Il n’avait pas voulu paraître alarmé, mais sa voix l’avait trahi. Il imaginait avec angoisse une escouade de gardes municipaux en train de ratisser la ville à la recherche d’Illyan, pour le retrouver finalement errant dans un terrain vague, hagard et dépenaillé… — Tu n’as pas eu de problème pour rentrer ? — Aucun. Un sourire irrésistible fendait d’une oreille à l’autre le visage d’Illyan. Il tendit la main et exhiba un petit holocube au creux de sa paume. — Ta mère m’a donné une carte. On trouve les continents nord et sud, toutes les petites îles habitées, toutes les villes, les rues, et même les montagnes, le tout avec des détails au mètre près. Maintenant, si jamais je me perds, je peux sans problème retrouver mon chemin pour rentrer. — Beaucoup de gens se servent de cartes, Simon ! Une carte ! Bien sûr ! Quel crétin… pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? — Il y a si longtemps que je n’en avais pas eu besoin que ça ne m’était même pas venu à l’esprit, reprit Illyan. C’est comme avoir une biochip dans ta poche. Ça se rappelle même des choses que tu n’as jamais sues toi-même. Fabuleux ! Il ouvrit son manteau et sortit un second appareil de sa poche intérieure. Un petit enregistreur-classeur d’un modèle ordinaire, quoique de très bonne qualité. — Elle m’a aussi donné ça. Tu entres un mot clé, et hop ! ça te retrouve automatiquement tout ce que tu as enregistré sur ce sujet. Simple, mais idéal pour un usage courant. C’est presque une mémoire de remplacement, Miles. Evidemment… Cet homme-là n’avait pas eu à prendre une seule note depuis trente-cinq ans. Qu’allait-il découvrir, ensuite ? Le feu ? L’écriture ? La roue ?… — Je crois que je vais l’accrocher à ma ceinture. Peut-être même autour de mon cou, ajouta Illyan qui se dirigea d’un pas alerte vers l’escalier en riant dans sa barbe. Le lendemain soir, Miles éteignit sa comconsole – il avait revérifié ses données jusqu’à en loucher – et descendit dîner en compagnie de la Comtesse et d’Illyan. Il dut batailler pendant les hors-d’œuvre contre les allusions peu subtiles de sa mère comme quoi, sait-on jamais, Ma Kosti pourrait avoir envie d'émigrer sur Sergyar, auquel cas elle pourrait aisément lui trouver une place parmi le personnel du Vice-Roi. — Elle ne quittera jamais Vorbarr Sultana tant que son fils est en poste ici, objecta-t-il. La Comtesse réfléchit une seconde. — Le caporal Kosti pourrait être transféré sur Sergyar… — Pas de coup bas, dit-il en repoussant son assiette vide. C’est moi qui l’ai trouvée. Je la garde. — C’était juste une idée…, remarqua la Comtesse avec un sourire affectueux. — À propos de Sergyar, quand père est-il censé arriver ici ? — La veille des fiançailles. Nous repartirons ensemble peu de temps après, et reviendrons pour le mariage, cela va de soi. J’aimerais rester plus longtemps, mais il faut vraiment que nous retournions sur la colonie du Chaos. Plus vite ton père quittera Vorbarr Sultana, moins il risquera de se faire refiler encore du boulot par des vieux amis politiques. C’est l’avantage, sur Sergyar… Ils ont plus de mal à le coincer. Régulièrement, tous les mois, il y en a un qui passe, plein d’idées à soumettre à Aral pour qu’il les réalise pendant le temps libre qu’il n’a pas, et nous sommes obligés de l’inviter à dîner, de lui offrir du bon vin, et de les mettre gentiment à la porte, lui et ses idées géniales. Elle lui sourit. — Tu devrais venir nous voir bientôt. Il n’y a plus rien à craindre. Un traitement a enfin été mis au point contre ces abominables vers. Beaucoup plus efficace que l’extraction chirurgicale. Et il y a tant de choses à voir. Et à faire, surtout. Il y avait quelque chose d’universel dans l’expression calculatrice d’une mère prête à vous refiler sa longue liste de corvées… — On verra… Je pense pouvoir terminer mon rapport d’ici quelques jours. Après ça… je ne sais pas trop encore ce que je vais faire. Ils se turent quelques instants, le temps de déguster le dessert. Puis Illyan s’éclaircit la voix. — J’ai signé le bail de mon nouvel appartement, Cordélia. Je peux y emménager dès demain. — Merveilleux, Simon. — Je tenais à vous remercier tous les deux, surtout toi, Miles, pour votre hospitalité. Et votre aide. Miles reposa sa cuillère. — Quel appartement ? J’ai bien peur d’avoir eu le nez collé sur ma comconsole toute la semaine… — Lady Alys m’a aidé à en trouver un. — Dans son immeuble ? Superbe, mais hors de prix. Il n’était pas certain qu’Illyan pût s’offrir ce genre de domicile. La demi-solde d’un vice-amiral était tout juste décente. Encore que, à bien y réfléchir, il avait pu amasser un bon pécule, depuis le temps. Sa vie monacale ne lui avait sûrement pas donné beaucoup d’occasions de dilapider ses économies. — Je ne crois plus présenter une menace pour mes voisins, à présent, mais au cas où quelqu’un me garderait un chien de sa chienne… c’est à deux rues de chez elle. N’hésite pas à faire courir le bruit que je suis plus ébranlé psychologiquement que je ne le suis en réalité. Ça découragera peut-être mes vieux ennemis. — Et… tu penses continuer à travailler pour la SécImp. Sinon comme chef, du moins comme… je ne sais pas, moi… comme consultant, par exemple ? — Non. Maintenant que l’énigme de mon… "assassinat" a été résolue, je vais m’arrêter là. N’aie pas l’air aussi choqué, Miles. Quarante-cinq ans passés au service de l’Empereur, c’est tout à fait honorable, non ? — Je suppose. Gregor va te regretter. Tout le monde, en fait. — Oh, je ne devrais pas être très loin, ne t’inquiète pas. Miles termina son rapport d’Auditeur le lendemain après-midi, y compris la table des matières et l’index. Une sacrée bonne chose de faite. Renversé dans son fauteuil, il s’étira voluptueusement. Le rapport était on ne peut plus complet, très documenté, et aussi impartial que le lui avait permis son indignation. Par comparaison, il prenait conscience de la façon dont il avait toujours mis l’amiral Naismith et ses mercenaires en avant dans ses comptes rendus de mission dendarii. Mais là, évidemment, il s’agissait de pérenniser les rentrées de fonds et les boulots. L’indifférence qu’il éprouvait face aux critiques ou aux louanges que pourrait susciter le travail de l’Auditeur Lord Vorkosigan lui procurait une étrange satisfaction. Une sérénité, même. Ce rapport était destiné en priorité à Gregor, mais pas exclusivement. Miles s’était déjà trouvé de l’autre côté du manche, et avait dû accomplir des missions avec les Dendarii sur la base de comptes rendus douteux ou criblés de lacunes. Et il était décidé à ce que le pauvre type qui devrait plancher sur sa prose, un de ces jours, n’ait pas à vouer l’auteur à la damnation éternelle, comme il l’avait si souvent fait lui-même. Après avoir transféré la version finale sur une carte codée, il appela le secrétaire de Gregor afin de prendre rendez-vous le lendemain matin pour la lui remettre, ainsi que sa chaîne et son sceau d’Auditeur. Il décida ensuite d’aller se dégourdir les jambes en se baladant dans la Résidence Vorkosigan. Il en profiterait pour aller jeter un œil sur son naviplane. Chenko lui avait promis de procéder à l’intervention chirurgicale dès le lendemain après-midi. Martin, dont l’anniversaire si attendu était passé sans que Miles, plongé jusqu’au cou dans son enquête, l’eût remarqué, avait repoussé son engagement dans le Service Impérial de quelques semaines afin de lui éviter de chercher un chauffeur pour assurer l’intérim. Mais Miles savait à quel point le garçon était impatient de partir. Lady Alys était venue chercher Illyan et ses maigres bagages le matin de bonne heure, et la suite, grâce à la diligence des domestiques, avait retrouvé son aspect original et quelque peu sévère. Miles s’y attarda, s’arrêtant devant la fenêtre pour regarder le jardin que recouvrait une fine couche de neige. Ces pièces étaient sans conteste les plus belles de toute la Résidence, et les fenêtres bénéficiaient du plus beau point de vue. Miles se rappelait l’époque où son grand-père y résidait. La suite était envahie de souvenirs militaires, imprégnée de l’odeur des vieux livres, du vieux cuir. Et du vieux bonhomme. Son regard erra un moment sur ces salles propres et vides. Stupidement vides. — Pourquoi pas ? murmura-t-il. Puis, plus fort : — C’est vrai, pourquoi pas, après tout ? Sa mère le trouva une demi-heure plus tard en train de surveiller sa troupe constituée de Martin et de la moitié des domestiques. Tous descendaient ses affaires de l’étage supérieur et les dispatchaient dans la suite selon ses directives. — Miles ?… Mais qu’est-ce que tu fais ? — Je m’installe dans la suite de grand-père. Personne ne l’utilise plus, maintenant. Alors pourquoi pas ? Il attendit la réponse avec un rien de nervosité, prêt à contrer toute objection de sa part. — Excellente idée ! dit-elle. Il est grand temps que tu sortes de ta petite chambre. Tu y es depuis l’âge de cinq ans. — Oui, c’est… ce que j’ai pensé. — On l’avait choisie pour une question de sécurité, tu sais. C’est Illyan qui avait calculé que sa situation en faisait la plus difficile à atteindre au cas où quelqu’un aurait eu envie d’y lancer un projectile. — Je vois. Il toussota. — J’avais pensé prendre tout le second étage, en fait. Le Salon Jaune, et les autres chambres d’ami. Je vais peut-être… inviter des gens, donner des réceptions… — Tu peux investir toute la maison, quand nous ne sommes pas là. — Oui, mais je voudrais un espace à moi, même quand vous êtes là. Jusqu’à maintenant, je n’en avais pas eu besoin. Je n’étais presque jamais ici. — Je sais. À présent, tu es ici et c’est moi qui n’y suis plus. La vie a parfois de ces caprices… Elle s’éloigna en fredonnant. L’emménagement fut terminé en une heure. Il faut dire que, une fois dispersée sur une aussi vaste superficie, sa vie apparaissait très clairsemée. Pas comme celle de l’amiral. Naismith avait au moins une tonne d’affaires qu’il devrait peut-être aller récupérer, un de ces jours. Personne ne pourrait jamais se servir de ses vêtements ni de son armure spatiale faite sur mesure. Il passa d’une pièce à l’autre, essayant d’imaginer la manière dont il allait les utiliser, et éprouva soudain une profonde compassion pour ces pauvres plantes qui attendent trop longtemps d’être changées de pot. Même s’il n’avait pas exactement l’intention de végéter. Quinn, cette fille de l’espace aux pieds légers, l’aurait traité de bouseux. Elle n’aurait pas eu tout à fait tort. À propos de Quinn, il lui devait un message. Même plusieurs, avec ses excuses les plus plates pour l’avoir laissée sans nouvelles. Enquête oblige… Il s’installa devant sa comconsole trônant à sa nouvelle place. Les lumières de la ville se reflétaient dans la fine brume qui baignait le paysage d’une douce coloration ambre. Le jardin enneigé, depuis la fenêtre de son spacieux bureau, scintillait dans la luminosité crépusculaire. Son message, destiné avant tout à la rassurer sur son état, médical et autre, était un modèle d’optimisme. Il l’envoya en exprès. Elle le recevrait d’ici une semaine. Peut-être un peu plus. Tout dépendait de l’endroit où se trouvait la Flotte dendarii. À sa grande surprise, la tâche qui lui avait semblé insurmontable quelque temps plus tôt n’avait exigé de lui aucun effort. Il devait tout simplement avoir besoin de se libérer l’esprit… 28 Miles décida de mettre un peu de pompe dans la cérémonie de remise de son rapport et de restitution de ses attributs d’Auditeur. La dignité traditionnelle de la fonction semblait exiger qu’il ne se contentât pas de les remettre au portier de la Résidence dans un sac en plastique. Il revêtit donc une fois de plus l’uniforme havane et argent de sa Maison et, après avoir longuement tergiversé, épingla ses décorations militaires sur sa tunique. Peut-être pour la dernière fois. Mais il avait prévu de demander à Gregor une faveur toute personnelle, et jugeait ses médailles somme toute plus éloquentes que les arguments qu’il pourrait avancer. Cela le gênait un peu de réclamer cette faveur. C’était une si petite chose, et il sentait obscurément qu’il aurait dû être au-dessus de préoccupations si futiles. Mais pour lui, c’était important, de même que ces malheureux centimètres qu’il avait gagnés et que personne ne remarquait. Martin le déposa devant le portique est de la Résidence Impériale. Sans égratigner les grilles, cette fois. Il avait appris depuis à manier la vieille voiture du Comte. Le majordome conduisit Miles dans l’aile nord jusqu’au bureau de l’Empereur. Gregor devait avoir présidé une cérémonie avant de le recevoir car lui aussi portait l’uniforme de sa Maison, dans son style naturellement raffiné que lui enviaient tous les seigneurs Vor. Sa comconsole était éteinte, son attention entièrement dirigée vers Miles. Il sourit à son arrivée. — Bonjour, mon seigneur Auditeur. — Bonjour, Sire, répondit machinalement Miles. Il posa sa carte codée, enfermée dans sa boîte de sécurité, sur la surface de verre noire, ôta avec soin la chaîne et le sceau de son cou, et laissa les lourds maillons retomber dans ses mains avant de les déposer à leur tour sur le bureau. — Et voilà. Mission accomplie. — Merci. Sur un geste de l’Empereur, le majordome apporta un fauteuil. Miles s’assit et s’humecta les lèvres, hésitant entre plusieurs préambules pour formuler sa requête. Mais Gregor, d’un signe de la main, lui demanda, ainsi qu’au majordome, d’attendre. Il ouvrit la boîte et entra la carte dans le lecteur de sa comconsole. Sitôt que la copie fut achevée, il tendit la carte au majordome. — Vous pouvez l’emporter, dit-il. — Bien, Sire. Le majordome sortit, la carte posée sur un petit plateau comme un étrange dessert. Gregor parcourut rapidement le rapport sans plus de commentaires qu’un occasionnel « hmm ». Miles se cala plus fermement dans son fauteuil. Gregor revint au départ et relut certains passages avec plus d’attention. Finalement il referma le document, éteignit la comconsole et se tourna de nouveau vers Miles. Prenant la chaîne entre ses doigts, il la fit tourner à la lueur de sa lampe et effleura les armes Vorbarra gravées dans l’or. — Cette décision prise au pied levé est sans doute l’une de celles dont j’ai le plus à me féliciter, Miles. Miles haussa les épaules. — La chance m’a permis de me trouver là où j’ai pu utiliser mon expérience. — Crois-tu vraiment que c’était une question de chance ? J’ai le souvenir d’un choix délibéré. — Le sabotage de la biochip d’Illyan était le fait d’un agent de la SécImp. Tu avais besoin d’un autre agent pour tout démêler. D’autres que moi auraient très bien pu s’en charger. — Non… Le regard que Gregor posa sur lui était particulièrement pénétrant. — J’avais besoin d’un ex-agent de la SécImp. Et j’ai beau chercher, je ne connais pas grand monde capable de faire preuve d’autant de passion et d’objectivité que toi pour obtenir les mêmes résultats. Miles renonça à contester son point de vue. D’autant que cette entrée en matière était idéale pour caser sa requête. — Merci, Gregor… Il prit une inspiration. — J’ai réfléchi à la façon dont je pourrais récompenser le bon travail que tu as accompli, reprit Gregor sans lui laisser le temps d’en placer une. Miles relâcha son souffle. — Ah oui ? — La tradition veut qu’on te propose un autre travail. Or il se trouve que le poste de chef de la Sécurité Impériale est actuellement vacant. Miles s’éclaircit la gorge. — Et alors ? — Il t’intéresse ? Il a de tout temps été tenu par un officier militaire en activité, mais aucune loi n’interdit que je nomme un civil. — Non. Gregor haussa les sourcils, étonné de l’assurance de la réponse. — Tu es sûr ? — Certain. Et ce n’est pas une façon de me faire prier. C’est un emploi de bureau affreusement routinier entrecoupé de crises de panique épouvantables. De plus, le chef de la SécImp voyage rarement plus loin que Komarr. Pour tout dire, il ne sort presque jamais du Q. G. Je crèverais d’ennui. — Je crois que tu serais à la hauteur, pourtant. — Je pourrais sans doute faire n’importe quoi s’il s’agit d’un ordre, Gregor. En est-ce un ? — Non. Gregor se recula dans son fauteuil. — C’était une question sincère. — Ma réponse l’est aussi. Guy Allegre est bien mieux qualifié que moi pour ce job. Il a l’expérience de la bureaucratie, et est respecté aussi bien sur Komarr que sur Barrayar. C’est un homme dévoué à son travail sans pour autant être rongé d’ambition. Et il a l’âge qu’il faut – ni trop vieux, ni trop jeune. Personne ne contestera sa nomination. Un petit sourire apparut sur les lèvres de Gregor. — J’étais sûr que tu dirais cela. — De quoi s’agit-il, au juste ? D’une sorte d’exercice cérébral ? Je crois que j’ai eu ma dose pour un temps, merci. Gregor secoua la tête. — Non. Une politesse, rien de plus. Tu étais le premier sur ma liste de candidats. Il n’insista pas, ce qui épargna à Miles l’embarras de devoir refuser une seconde fois. Pensivement, il se pencha sur son bureau et joua un instant avec la chaîne. — Veux-tu du café ? demanda-t-il. Du thé ? Un petit déjeuner ? — Non, merci. — Quelque chose d’autre ? — Non. Je dois subir une intervention chirurgicale, cet après-midi, et il faut que je sois à jeun. Le Dr Chenko va me poser son stimulateur de crises. Apparemment, ça a l’air de fonctionner. — Tant mieux. Tu n’as que trop attendu. — Oui. J’ai hâte de pouvoir reprendre les commandes de mon naviplane. — Ton remarquable chauffeur ne va pas te manquer ? ironisa Gregor. — Un peu, si. J’ai fini par m’y attacher… Gregor jeta un coup d’œil vers la porte. Attendait-il quelqu’un ? Miles jugea préférable de placer sa requête tout de suite, avant qu’ils fussent dérangés. — Gregor, je voulais te demander… La porte s’ouvrit. Le majordome apparut. Sur un signe de tête de Gregor, il se tourna vers le couloir. — Si vous voulez bien entrer, mes seigneurs… Quatre hommes pénétrèrent dans le bureau. Miles les reconnut immédiatement. Et son premier réflexe fut de sonder sa conscience. Qu’est-ce que j’ai fait comme connerie ? Le bon sens reprit aussitôt le dessus. Il aurait fallu qu’il commette la bourde du siècle pour attirer l’attention de quatre Auditeurs Impériaux en même temps. Tout de même… il se sentait dans ses petits souliers. Ce n’était pas tous les jours qu’on avait l’occasion de voir autant d’Auditeurs réunis dans la même pièce. Toussotant nerveusement, il se redressa dans son fauteuil pour échanger de courtoises salutations avec eux tandis que le majordome s’empressait d’arranger les sièges en demi-lune face au bureau de Gregor. Lord Vorhovis, à l’évidence, était rentré de Komarr. À soixante ans à peine, il était le plus jeune de la bande, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une fabuleuse carrière derrière lui. Militaire, puis diplomate, ambassadeur planétaire ensuite et, pour finir, secrétaire d’Etat au ministère des Finances. Un excellent modèle pour Duv Galeni. C’était un homme calme, élégant – Miles se demandait s’il avait le même tailleur que Gregor – et qui, dans l’immédiat, tenait la carte codée de Miles à la main. Le Dr Vorthys était l’un des deux Auditeurs récemment nommés par Gregor qui n’avaient pas été fondus dans le moule militaire. Il était professeur honoraire d’ingénierie, spécialité : analyse des défauts des structures à l’université de Vorbarr Sultana, et avait écrit plusieurs ouvrages sur son sujet. Grand, jovial, le front haut et les cheveux blancs en bataille, il avait le profil idéal du prof avec qui les études deviennent une partie de plaisir. À l’approche de la retraite, il s’était pris de passion pour les rapports existant entre l’intégrité en ingénierie et en sociopolitique. Sa nomination avait apporté une expertise technique très utile aux Auditeurs déjà en poste, même s’ils ne travaillaient que rarement en équipe. Lord Vann Vorgustafson, qui discutait aimablement avec lui, était le second civil du groupe. Industriel à la retraite et philanthrope notoire, c’était un homme de petite taille, trapu, avec une barbe poivre et sel et un visage rougeaud qui laissait craindre le pire pour son système cardio-vasculaire. De tous les Auditeurs, il était sans doute, financièrement, le plus imperméable à la corruption. Il distribuait couramment des sommes faramineuses, bien qu’il s’habillât comme un ouvrier. Si tant est qu’un ouvrier pût avoir un sens aussi déplorable de l’harmonie des couleurs. L’amiral Vorkalloner était un Auditeur de type plus traditionnel, qui avait, avant de prendre sa retraite, fait un long parcours sans faute au sein du Service. Très terne en société, il n’était, d’après ce que Miles avait entendu dire, affilié à aucun parti politique. Grand et solidement charpenté, il occupait à lui tout seul énormément d’espace. Il salua Miles d’un hochement de tête avant de s’asseoir. — Bonjour. Ainsi, vous êtes le fils d’Aral Vorkosigan ? — Oui, monsieur. — On ne vous a pas beaucoup vu ces dix dernières années. À présent, je sais pourquoi. Miles se demanda si c’était un compliment, ou le contraire. À les voir ainsi réunis, il découvrait une nouvelle facette de l’étrangeté des Auditeurs. Tous étaient des hommes expérimentés qui avaient déjà réussi leur carrière. Mais en même temps, c’étaient tous des gens excentriques, hors normes ou plutôt au-dessus des normes. Des hommes à l’épreuve du feu, capables d’éteindre tous les foyers d’incendie menaçant l’Imperium. Les pompiers de Gregor, en quelque sorte. Vorhovis s’assit à la gauche de l’Empereur. — Alors, messieurs…, dit Gregor. Qu’en pensez-vous ? — Ceci… Vorhovis se pencha et posa la carte codée du rapport de Miles sur la comconsole. –… est un document exceptionnel, Gregor. — Absolument, renchérit Vorthys. Concis, cohérent et complet. Savez-vous à quel point c’est rare ? Je vous félicite, jeune homme. J’ai droit à un bon point, prof ? — Avec Simon Illyan, j’ai été à bonne école. Il n’avait guère d’indulgence pour le travail bâclé. S’il n’aimait pas mes rapports de mission, il me les renvoyait illico pour que je les rectifie. Au fil des ans, c’est devenu presque une manie, chez lui. Je devinais tout de suite quand la SécImp avait eu une semaine d’accalmie, car mes rapports me revenaient couverts d’annotations, de questions et de remarques sur la grammaire et le style. Après dix ans de ce régime, vous savez rédiger un rapport correct du premier coup. Vorkalloner eut un sourire amusé. — Le vieux Vorsmythe avait l’habitude de rendre les siens écrits à la main sur des feuillets de plastique. Jamais plus de deux pages. « Il faut savoir aller à l’essentiel », proclamait-il. — Il avait une écriture exécrable et illisible, murmura Gregor. — Et il fallait tout le temps que nous allions lui demander des détails, ajouta Vorkalloner. Cela devenait lassant, à la longue. Vorhovis s’adressa de nouveau à Miles : — Il ne restera plus grand-chose à faire au procureur impérial. — Plus rien du tout, même, dit Gregor. Allegre m’a appelé hier soir. Haroche est prêt à plaider coupable dans l’espoir que cela lui vaudra une réduction de peine. Entre nous, je ne vois pas comment il aurait pu agir autrement après Nous avoir fait des aveux complets. — Ne t’y fie pas, dit Miles. Il est plus coriace qu’il ne le paraît. Mais je suis heureux d’apprendre que cette affaire ne s’éternisera pas. — C’est une histoire très curieuse, reprit Vorhovis. Dès que j’ai appris qu’Illyan avait des problèmes, j’ai instinctivement envisagé le sabotage. Mais j’avoue que jamais je n’aurais pu démêler ce sac de nœuds avec votre brio, Lord Vorkosigan. — Je suis certain que vous y seriez parvenu à votre façon, monsieur. — Non, non, insista Vorhovis en martelant la carte codée de son index. À mon avis, le point charnière est l’arrivée de ce biochimiste galactique que vous avez introduit dans le circuit. Le Dr Weddelll… C’est à partir de là que le plan d’Haroche s’en est allé à vau-l'eau. Quant à moi, ne connaissant pas l’existence de Weddell, j’aurais confié l’examen de la biochip au seul amiral Avakli. — Avakli a fait du bon travail, répondit Miles, prenant automatiquement la défense du biocybernéticien. Du doigt, Vorhovis indiqua ses pairs. — Nous travaillons rarement ensemble. Du moins de façon directe. En revanche, il nous arrive souvent de nous consulter. Chacun possède son expérience propre qui peut aider l’autre à résoudre un aspect de l’énigme. Cela multiplie nos connaissances par cinq. — Par cinq ? Je croyais que vous étiez sept. Vorthys eut un petit sourire. — Nous considérons le général Vorparadijs comme une sorte d’Auditeur honoraire. Bien que nous lui accordions tout notre respect, il n’assiste plus à nos réunions. — En fait, chuchota Vorgustafson, nous ne le prévenons même plus. — Quant à l’amiral Valentine, ajouta Vorhovis, il y a déjà plusieurs années que son état de santé ne lui permet plus d’exercer ses fonctions. Je lui aurais suggéré de démissionner, mais tant que la place laissée par la mort du général Vorsmythe reste vacante, rien ne presse. Miles avait vaguement entendu parler, deux ans plus tôt, de la disparition du huitième Auditeur, le vieux Vorsmythe. Le poste de neuvième Auditeur, qu’il venait d’occuper, était traditionnellement confié à des Auditeurs suppléants – des hommes dont l’expertise particulière les désignait pour résoudre une affaire, et qui, comme lui, rendaient leur chaîne et leur sceau une fois l’enquête terminée. — Et Vorlaisner, conclut Vorhovis, est retenu dans le Sud. Mais je l’ai informé. Nous quatre constituons donc un quorum. Gregor plaça ses mains en pyramide devant lui. — Bien. À présent, mes seigneurs, que Nous conseillez-vous ? Vorhovis consulta ses pairs du regard. Tous hochèrent la tête. — Il fera l’affaire, Gregor, répondit-il avec un sourire entendu. — Merci. Gregor se tourna vers Miles. — Nous discutions d’offres d’emploi, tout à l’heure. Il se trouve que j’ai également cette semaine une place de huitième Auditeur. Es-tu intéressé ? Miles en perdit presque la voix. — C’est… un poste permanent, Gregor. Les… les Auditeurs sont nommés à vie. Tu es sûr que… ? — Pas nécessairement à vie. Ils peuvent démissionner, être renvoyés, ou être victimes d’une procédure de destitution. Ils ne sont pas non plus à l’abri d’un assassinat ou d’une attaque cardiaque. — Tu ne me trouves pas un peu jeune ? Et lui qui se sentait si vieux il n’y a pas si longtemps… — Si vous acceptez, dit Vorhovis, vous serez le plus jeune Auditeur Impérial de l’histoire post-Période d’Isolement. J’ai vérifié. — Le général Vorparadijs ne serait sûrement pas d’accord. Pour lui, je suis un mutant !… — Le général Vorparadijs me trouvait, moi, trop jeune pour ce poste, et j’avais tout de même cinquante-huit ans quand j’ai été nommé. Si cela l’amuse, il pourra reporter son désaccord sur vous. Je ne le regretterai pas… Avec vos dix années de formation à la SécImp – une formation tout à fait unique, je dois le dire –, vous avez plus d’expérience galactique que nous quatre réunis. Une expérience plutôt originale, il est vrai, mais très vaste, et qui s’ajoutera avantageusement à notre banque de données commune. — Avez-vous, euh… lu mon dossier personnel ? — Le général Allegre a été assez aimable pour nous en fournir des copies il y a quelques jours. Vorhovis regarda un instant les décorations exhibées sur le torse de Miles. Encore une chance que la SécImp ne distribuât pas d’anti-médailles pour les erreurs commises. — Dans ce cas, vous êtes au courant de… du petit problème survenu à la fin de ma dernière mission. Du gros problème, rectifia-t-il de lui-même. Il étudia le visage de Vorhovis. L’Auditeur affichait un air sévère, mais dénué de tout jugement. Pourtant il avait bien lu le dossier, non ? Miles les regarda tous, les uns après les autres. — J’ai presque tué un de nos courriers pendant une de mes crises. J’ai ensuite donné une fausse version des faits à Illyan qui m’a viré. Voilà. C’était dit. Il aurait difficilement pu faire plus concis. — Oui. Nous avons passé plusieurs heures à en discuter avec Gregor hier après-midi. Illyan était présent. Les yeux de Vorhovis s’étrécirent alors qu’il considérait Miles avec gravité. — Etant donné que vous avez falsifié ce rapport de mission, qu’est-ce qui vous a empêché d’accepter l’extraordinaire proposition d’Haroche ? Je peux vous garantir que personne n’en aurait jamais découvert la contrepartie. — Haroche l’aurait su. Galeni aussi. Et moi. Deux peuvent garder un secret, si l’un d’eux est mort. Pas trois. — Vous auriez certainement survécu au capitaine Galeni, et vous auriez pu aussi survivre à Haroche. Alors ? Miles prit son temps pour répondre. — Quelqu’un aurait peut-être continué à vivre dans mon corps, avec mon nom. Mais ça n’aurait plus été moi. Je n’aurais pas eu trop de sympathie pour cet homme-là. — Vous avez une grande estime de vous-même, n’est-ce pas, Lord Vorkosigan ? — J’ai appris à m’estimer, oui. À mon corps défendant, ajouta-t-il avec une ironie grinçante. — Alors peut-être le pourrons-nous aussi. Un sourire satisfait éclaira le visage de Vorhovis. — Remarque bien, précisa Gregor, qu’en tant que membre junior du groupe tu écoperas sans doute des missions dont personne d’autre ne veut. — Ce n’est que trop vrai, soupira Vorhovis, une lueur amusée dans les yeux. J’avoue que je ne serai pas fâché de céder ce rôle à quelqu’un d’autre. — Les missions, continua Gregor, peuvent être totalement indépendantes les unes des autres. Et imprévisibles. Tu devras te débrouiller seul. Ou tu nages, ou tu coules. — Pas tout à fait seul, objecta Vorthys. Nous pourrons lui lancer des conseils depuis la rive, de temps à autre. Miles les imagina tous les quatre, vautrés dans leurs chaises longues, un cocktail à la main – avec une cerise piquée sur un cure-dents dans le fond du verre – en train d’échanger de judicieuses critiques sur son style tandis qu’il buvait la tasse. — Cela… n’est pas la faveur que j’avais envisagé de te demander, dit-il, en proie à la confusion. Pourquoi les gens ne suivent-ils jamais le scénario, nom de Dieu ?… — Et quelle faveur était-ce ? s’enquit Gregor d’un ton patient. — Je voulais… Ça va paraître idiot, mais… J’aurais aimé être rétroactivement promu capitaine. Je sais que ces promotions a posteriori sont parfois accordées pour permettre à l’officier en retraite de bénéficier d’une demi-solde plus substantielle, mais, en l’occurrence, ce n’est pas l’argent qui m’intéresse. Rien que le titre. C’est vrai que ça avait l’air idiot… Mais il avait toujours brigué ce grade de capitaine. Bien sûr, il aurait préféré ne pas avoir à le quémander. Tant pis. Plutôt ça que de devoir éternellement rester « lieutenant » dans les esprits et les annales militaires. Il se rendit soudain compte que la nouvelle offre d’emploi de Gregor, contrairement à la précédente, n’était pas une simple politesse. Gregor et ces hommes avaient débattu le sujet pendant presque une semaine. Leur décision avait été mûrement réfléchie. C’est vraiment moi qu’ils veulent. Tous. Pas seulement Gregor. Bizarre… En fin de compte, il se trouvait en position de force. — La plupart des Auditeurs Impériaux sont des officiers supérieurs à la retraite. Des amiraux, ou des généraux… — Tu es un amiral à la retraite, Miles, dit Gregor d’un ton enjoué. Tu oublies Naismith ? — Oh. Il ne l’avait pas envisagé sous cet angle. Il en fut un instant désarçonné. — Oui, mais… pas officiellement. Pas sur Barrayar. La dignité d’une fonction d’Auditeur va de pair avec un grade qui lui fait honneur, tu ne crois pas ? — Il ne serait pas un peu têtu ? murmura Vorhovis. — Incorrigiblement, soupira Gregor. Je vous avais prévenu. Très bien, Miles. Je vais te débarrasser de ce souci. Il pointa son index impérial magique sur lui. — Félicitations. Tu es promu capitaine. Mon secrétaire veillera à ce que cela figure dans tes dossiers. Es-tu content ? — Très content, Sire. Il avait du mal à contenir le sourire béat qui lui montait aux lèvres. Même si l’événement était moins spectaculaire que dans les mille versions qu’il avait imaginées au fil des ans, il aurait eu mauvaise grâce de se plaindre. — Je ne demande rien de plus. — Mais moi, si, rétorqua Gregor d’un ton ferme. Les missions de mes Auditeurs ne sont, par définition, jamais routinières. Je ne les envoie que lorsque les solutions habituelles ont échoué, quand la procédure normale ne suffit pas, ou même n’existe pas. Ils gèrent l’imprévu. — Les affaires complexes, ajouta Vorthys. — Celles, dérangeantes, que personne d’autre n’a le courage d’approcher, renchérit Vorhovis. — Et les très bizarres, surenchérit Vorgustafson. — Quelquefois, conclut Gregor, comme c’était le cas pour l’étrange trahison du général Haroche, ils résolvent des crises graves qui mettent l’avenir de l’Imperium en péril. Ainsi averti, Lord Vorkosigan, acceptez-vous la fonction de huitième Auditeur ? Plus tard viendraient les serments officiels, les cérémonies. Mais l’instant de vérité était ici et maintenant. Miles inspira un grand coup. — Oui. La pose de la partie interne du stimulateur de crises ne fut ni aussi longue ni aussi terrifiante que Miles l’avait craint. En grande partie grâce au Dr Chenko qui, désormais habitué à la tendance paranoïaque de son patient, avait pratiqué une anesthésie locale qui lui avait permis de suivre l’opération sur un écran de contrôle. Il l’autorisa à rentrer chez lui dès le lendemain matin. Deux jours plus tard, ils se retrouvèrent dans le laboratoire de neurologie de Chenko pour procéder au test. — Voulez-vous le faire vous-même, mon seigneur ? — Je préfère, oui. Autant que j’apprenne tout de suite la manœuvre. — Je ne vous conseille pas d’être seul lorsque vous vous en servirez. Surtout au début. Mieux vaut avoir un observateur auprès de vous. Le médecin lui fit mordre dans un protège-langue et lui tendit l’appareil d’activation. Le dispositif se cala commodément au creux de sa main. Miles s’allongea sur la table d’examen, jeta un dernier coup d’œil sur les réglages de l’activeur, le pressa contre sa tempe et appuya sur le déclencheur. Les confettis colorés. L’obscurité. Ses yeux s’ouvrirent brusquement. — Pffff… Il remua les mâchoires et recracha son protège-langue. Le Dr Chenko posa la main sur son torse pour l’empêcher de se lever. L’activeur était à présent juché sur un appareil de contrôle près de lui. Il avait dû l’attraper au vol pendant la crise. — Une petite minute, mon seigneur, dit-il. J’ai quelques vérifications à faire, d’abord. Il fredonnait – faux – tandis qu’il s’affairait avec ses techs autour des appareils de surveillance. Miles interpréta cela comme un bon signe. — Avez-vous codé les signaux d’activation comme je vous l’ai demandé, Chenko ? Je ne tiens pas à ce que cet engin se mette en marche tout seul quand je franchis un scan de sécurité, par exemple. — Oui, mon seigneur. Rien, en dehors de l’activeur, ne pourra actionner le stimulateur. — Si je me cogne la tête, disons dans un accident de naviplane, il n’y a aucune chance que cet appareil se déclenche sans pouvoir s’arrêter ? — Aucune, mon seigneur, répondit Chenko avec une patience d’ange. Si l’accident en question a été assez grave pour endommager le stimulateur, c’est qu’il ne vous restera plus assez de matière grise pour pouvoir vous en soucier. — Oh. Je vois. — Eh oui, dit Chenko en chantonnant de plus belle. Il termina de vérifier chiffres et courbes sur ses moniteurs et se pencha de nouveau vers Miles. — Les convulsions ont été moitié moins longues que lors de vos crises non contrôlées. Vos mouvements étaient également beaucoup moins agités. L’effet "gueule de bois" dont vous nous avez fait part devrait aussi être moins fort. Essayez d’observer les symptômes au cours des deux jours à venir, et faites-moi part de vos observations subjectives. Bon. Il faut que cela devienne un geste de votre routine quotidienne, exactement comme vous brosser les dents. Vérifiez les niveaux du neurotransmetteur chaque jour à la même heure. Par exemple au coucher. Et chaque fois qu’ils excèdent les cinquante pour cent, mais avant qu’ils n’atteignent les soixante-quinze pour cent, déchargez-les. — Bien, docteur. Est-ce que je peux voler de nouveau ? — Demain. — Pourquoi pas aujourd’hui ? — Demain, répéta Chenko, plus ferme. Je veux vous réexaminer d’abord. Ensuite, nous verrons. Soyez raisonnable, mon seigneur, je vous en prie. — Apparemment, je n’ai pas le choix. — Je ne parierais pas un seul dollar betan là-dessus, marmonna Chenko entre ses dents. Miles fit mine de ne pas avoir entendu. Sur l’insistance de Gregor, Lady Alys fixa la date des fiançailles au tout début de la période bousculée de la Fête de l’Hiver. Miles ne savait s’il fallait attribuer cette hâte à l’autorité impériale, à une impatience d’amoureux, ou à la crainte que Laisa, sortant soudain son nez du cocon de tendresse qu’il tissait autour d’elle, ne découvre les dangers qui l’attendaient et ne décampe aussi vite et loin que possible. À un peu des trois sans doute. La veille de la cérémonie, un blizzard épouvantable s’abattit sur Vorbarr Sultana et les trois Districts alentour. Les spatioports civils avaient dû tous être fermés, et l’activité avait même été très réduite à la base militaire, obligeant le Vice-Roi de Sergyar à rester en orbite. La neige volait à l’horizontale devant les fenêtres de la Résidence Vorkosigan et des congères se formaient à une vitesse record dans les rues de la capitale. Il fut prudemment décidé que le Vice-Roi Comte Vorkosigan n’atterrirait que le lendemain matin et qu’il viendrait directement du spatioport à la Résidence Impériale. Miles fut lui-même contraint de renoncer à se rendre à la cérémonie en naviplane, et se contenta d’une place dans une des voitures de la Comtesse. Son projet de partir de bonne heure tomba à l’eau lorsqu’il ouvrit son placard pour découvrir que Zap, après avoir sans aucun doute possible pénétré dans la Résidence Vorkosigan avec la complicité de Ma Kosti, s’était fait un nid douillet parmi ses bottes et ses vêtements tombés des cintres pour abriter ses six chatons. Six !… Zap, ignorant avec superbe les représailles dont il la menaça si elle osait attaquer un Auditeur Impérial, continua de ronronner et de gronder à sa façon typiquement schizoïde. Rassemblant son courage, Miles récupéra ses bottes préférées et son uniforme, au prix de sévères estafilades sur les mains, et les donna à nettoyer à un Pym déjà surchargé de travail. La Comtesse, ravie de voir son empire biologique s’agrandir, arriva avec un plateau préparé par Ma Kosti pour la jeune mère chatte. Un festin félin que Miles n’aurait eu aucun scrupule à avaler pour son petit déjeuner. Dans le chaos ambiant, cependant, il dut se résoudre à descendre aux cuisines pour avaler quelque chose sur le pouce. Assise par terre, la Comtesse câlina la minette et sa nichée pendant une bonne demi-heure. Non contente d’échapper aux coups de griffe, elle parvint à caresser et à baptiser toutes les petites boules de poil aux grands yeux bleus avant de filer pour s’habiller. Le convoi des trois voitures quitta la Résidence Vorkosigan dans la tourmente. Après quelques détours pour éviter les rues bloquées, ils cahotèrent tant bien que mal jusqu’aux grilles de la Résidence Impériale où un escadron de soldats et de domestiques se démenaient pour dégager l’allée. Le vent, bien qu’il soufflât encore avec violence, s’était quelque peu calmé depuis la veille, et le ciel semblait un peu moins chargé de neige. Ils ne furent pas les seuls à être en retard. Ministres et officiers de haut rang, tous accompagnés de leurs épouses, comtes et comtesses continuaient d’affluer. Les plus chanceux arrivaient escortés par leurs hommes d’armes impeccablement sanglés dans leurs uniformes ; les moins chanceux, par des hommes épuisés et frigorifiés car ils avaient dû dégager les voitures enlisées dans les congères, mais triomphants lorsqu’ils s’apercevaient qu’ils n’étaient pas les derniers. Dans la mesure où certains des hommes d’armes étaient aussi vieux – sinon plus – que leur maître, Miles se sentit moralement obligé de les surveiller de près, craignant quelques crises cardiaques, mais un seul dut être envoyé à l’infirmerie de la Résidence pour cause de douleurs thoraciques. Par chance, la plupart des Komarrans importants, y compris les parents de Laisa, étaient arrivés au début de la semaine et avaient été installés dans les quartiers de la Résidence réservés aux invités. Quant à Lady Alys, soit elle avait dépassé le stade de la panique et dominait maintenant la situation avec le sourire, soit elle avait tellement l’habitude de s’occuper des réceptions de Gregor que rien ne pouvait perturber sa sérénité ; ou peut-être son calme résultait-il d’une combinaison des deux. Elle se déplaçait sans hâte, mais sans s’arrêter une seconde, pour sauter d’un groupe de convives à un autre. La tension latente que l’on ressentait malgré tout dans son sourire un rien figé se dissipa quelque peu à l’arrivée de Miles et de sa mère. Et son soulagement fut complet quand, quelques minutes plus tard, le Vice-Roi Comte Aral Vorkosigan lui-même franchit la porte en secouant la neige de ses épaules. À en juger par la tenue impeccable de ses domestiques, son propre convoi était parvenu à se faufiler sans encombre entre les congères et les véhicules immobilisés un peu partout du spatioport à la Résidence. Le Comte serra la Comtesse dans ses bras avec une telle fougue qu’il faillit en déloger les fleurs piquées dans ses cheveux. Un grognement de plaisir roula dans sa gorge. — Je suppose, dit-il à sa femme en la dévorant des yeux, que le météorologue de Gregor a été envoyé sur l’île Kyril pour quelque temps, histoire de pratiquer son art en toute tranquillité… — Il avait bien prédit la neige, dit Miles. Il avait juste oublié de préciser qu’elle tomberait à l’horizontale. J’ai l’impression qu’il se sentait contraint de donner un bulletin optimiste pour la cérémonie. — Bonjour, mon garçon ! Etant en public, ils se contentèrent d’échanger une poignée de main, mais le Comte parvint à la rendre très éloquente. — Tu as l’air en forme. On a beaucoup de choses à se dire, tous les deux. — Je crois que Lady Alys a la priorité, monsieur… Celle-ci descendait l’escalier, sa lourde jupe bleue brodée flottant autour de ses jambes alors qu’elle courait presque vers eux. — Oh, Aral, vous êtes enfin là. Gregor vous attend dans la Grande Galerie. Venez… Telle une bergère rassemblant ses moutons, elle poussa les trois Vorkosigan pour les conduire à leur rendez-vous, avec la tradition, à peine une petite heure en retard. En raison du nombre impressionnant de convives, la cérémonie eut lieu dans la plus vaste salle de bal. La fiancée et ses invités étaient alignés d’un côté, le fiancé et les siens de l’autre. Laisa portait un très bel ensemble komarran, mais dont la couleur était le rouge traditionnel de la Fête de l’Hiver à Barrayar, un compromis savamment calculé par Lady Alys. Elle était flanquée de ses parents et de son témoin – une amie komarrane. Gregor, quant à lui, avait à ses côtés le Comte et la Comtesse Vorkosigan, ses parents adoptifs, et son propre témoin – Miles. Laisa avait de toute évidence hérité sa morphologie de son père – un petit homme rond qui se prêtait à cette mise en scène avec une expression de prudence courtoise – et son teint d’albâtre de sa mère, une femme au regard vif et au sourire un peu angoissé. Lady Alys faisait bien sûr office d’intermédiaire entre les deux familles. L’époque était depuis longtemps révolue où le devoir du témoin incluait l’obligation d’épouser la ou le fiancé survivant en cas d’accident fatal survenu à son futur conjoint entre les fiançailles et le mariage. Sa fonction se limitait désormais à la distribution des cadeaux d’un clan à l’autre. Loin de Miles l’idée de s’en plaindre. Le contenu symbolique de certains présents sautait aux yeux. Des petits paquets de pièces de monnaie enrubannés de la part des parents de Laisa, des articles alimentaires du côté de Gregor, dont un sac de céréales colorées fermé par un ruban doré, ainsi que des bouteilles de vin et d’hydromel d’érable. Il y avait aussi une bride et un mors en argent – le cheval devait attendre à l’écurie… Au grand soulagement de Miles, on n’avait pas demandé à la mère de la mariée le don traditionnel du couteau – du scalpel – à la lame émoussée, symbole de l’absence de mutation dans la lignée de sa fille. Vint ensuite la lecture traditionnelle des Avertissements à la Fiancée, une tâche qui revenait de droit au témoin du promis. Il n’existait pas de pendant masculin, une lacune qu’Elli Quinn n’aurait pas manqué de souligner. Miles déroula le parchemin et, impassible, lut avec la voix claire et ferme de l’amiral Naismith distribuant ses ordres à ses mercenaires. Les Avertissements avaient eux aussi été subtilement remaniés. L’article concernant le Devoir de Porter un Héritier avait été reformulé de façon à ne pas évoquer d’obligation, pour la promise, à le faire dans son propre corps, avec tous les dangers que cela représentait. On devinait aisément à qui l’on devait cette rectification. Quant au reste… Miles imagina sans peine comment Quinn lui suggérerait de rouler le parchemin, et dans quelle partie de l’anatomie de l’Avertisseur il pourrait le… Quinn ! Voyons !… Le Dr Laisa Toscane, plus pondérée, se contenta de jeter quelques coups d’œil inquiets à l’adresse de la Comtesse Vorkosigan qui y répondit par un sourire rassurant du style « Ne-prenez-pas-ces-histoires-trop-au-sérieux ». Le reste du temps, par bonheur, elle fut si occupée à échanger des regards langoureux avec Gregor que les Avertissements lui passèrent loin au-dessus de la tête. Miles s’écarta, cédant la place à Lady Alys devant qui les fiancés, qui la tenaient chacun par une main, s’engagèrent solennellement l’un à l’autre. Et si tu trouves que tout ce cirque est exagéré, attends de voir le mariage, cet été… La cérémonie enfin terminée, la réception put commencer. Etant donné que la tempête coinçait tout le monde sur place, la fête promettait de se prolonger jusqu’au dégel. Gregor fut le premier à réquisitionner le Comte Vorkosigan, aussi Miles se dirigea-t-il vers un des buffets. Où il rencontra Ivan, superbe dans sa tenue de parade rouge et bleu, qui se remplissait une assiette. — Salut, seigneur Auditeur Miles, dit-il. Où as-tu mis ta laisse en or ? — Je la récupère la semaine prochaine. Je dois prêter serment devant la dernière réunion des Comtes et des Ministres avant les vacances de la Fête de l’Hiver. — On en parle déjà dans les couloirs, tu sais. Les gens n’arrêtent pas de me poser des questions sur ta nomination. — S’ils deviennent trop collants, envoie-les à Vorhovis ou à Vorkalloner. De préférence pas à Vorparadijs. Dis donc, tu n’aurais pas amené une cavalière que je pourrais t’emprunter, par hasard ? Ivan regarda autour de lui en grimaçant. — J’ai fait mieux. J’ai demandé à Délia de m’épouser. Miles eut l’impression que la réponse ne le surprendrait pas. Mais avec Ivan, sait-on jamais… — Je me doutais bien que cette histoire serait contagieuse. Félicitations ! dit-il avec un enjouement forcé. Ta mère doit être aux anges. — Non. — Non ? Je croyais qu’elle aimait bien les filles Koudelka… — Ce n’est pas ça. Délia a refusé. Tu te rends compte ? C’est la première fois que je demande une fille en mariage et… paf ! elle m’envoie paître ! — Ah bon ? fit Miles, faux jeton. Etonnant, non ? Ivan le lorgna d’un œil méfiant. — Tout ce que ma mère m’a dit, c’est : « Quel dommage, mon chéri ! Je t’avais prévenu de ne pas attendre si longtemps. » Et elle est partie retrouver Illyan. Je les ai vus il y a deux minutes en train de flirter derrière un pilier. Il lui massait la nuque. Elle en a l’air complètement maboule. — Eh bien, oui, elle t’avait prévenu. Tu connaissais le déséquilibre démographique. — J’ai toujours pensé qu’il en resterait une pour moi. Délia m’a dit qu’elle se mariait avec Duv Galeni ! Ce salaud de Komarran… Il se reprit aussitôt. — Oui, enfin… — Jaloux ? Ivan plissa les yeux. — Tu le savais, hein ? — Disons que j’avais de fortes suspicions. Mais tu apprécieras ta petite vie peinarde de célibataire, tu verras. Tes dix prochaines années seront une copie conforme de celles que tu viens de passer. Et ainsi de suite jusqu’à la fin de tes jours. Que rêver de plus, mmh ? Pas de mauvaises surprises, pas d’imprévu… Heureux et insouciant. — Tu n’as pas de quoi pavoiser non plus, rétorqua Ivan. — Non, mais… je ne me suis jamais fait d’illusions. Et si tu tentais ta chance avec Martya ? Ivan haussa les épaules. — C’est fait. — Et alors ? Elle t’a envoyé balader aussi ? Non, dis-moi que ce n’est pas vrai. Tu n’as tout de même pas demandé les deux sœurs en mariage le même jour ? — J’ai paniqué. — Mmh. Et avec qui Martya va-t-elle convoler ? — Avec n’importe qui sauf moi, apparemment. — Tiens ?… Et… tu as vu de quel côté les Koudelka sont partis, par hasard ? — Le Commodore était là il y a encore quelques minutes. Et je suppose que les filles se précipiteront dans la salle de bal dès que l’orchestre attaquera. — Ah. Sur le point de s’éloigner, Miles se ravisa, ajouta d’un air absent : — Au fait, tu ne voudrais pas un petit chat ? Ivan le considéra d’un air ahuri. — Un chat ? Pour quoi faire ? — C’est radical contre le blues du célibataire. Tu sais, pour égayer tes longues soirées en solitaire au coin du feu… — Va te faire voir, seigneur Auditeur de mes deux. Miles réprima un sourire, enfourna un toast et s’éloigna en mastiquant d’un air pensif. Le clan Koudelka au complet était bien dans la salle de bal. Il manquait juste la fille cadette, Kareen, toujours sur la Colonie de Beta mais qui, d’après ce qu’il avait appris, reviendrait pour le mariage, l’été prochain. En même temps que Lord Mark, sans doute. Le capitaine Galeni discutait gravement avec son futur beau-père, le Commodore, sous les yeux bienveillants de Mme Koudelka. Délia, en bleu, comme toujours, se tenait à son côté. Après réflexion, et sur l’insistance habile de sa fiancée, Galeni avait décidé de renoncer à démissionner. Miles s’en réjouissait, d’autant que Gregor lui avait glissé en catimini que le capitaine avait toutes les chances d’être nommé Chef des Affaires komarranes. Ce tableau familial apaisant était de nature à effacer les dernières traces de souillure qui pouvaient encore ternir sa réputation après son arrestation en pleine réception impériale quelques semaines plus tôt grâce aux bons soins d’Haroche. Miles se demanda si quelqu’un s’était chargé de l’informer qu’il risquait fort, en entrant dans le clan Koudelka, de se retrouver bientôt avec son clone jumeau Mark pour beau-frère. Il se demanda aussi si les chatons étaient des cadeaux de mariage adéquats… — Félicitations pour votre promotion, monsieur, dit une voix de baryton derrière lui. Miles se tourna en souriant pour répondre à son père. — Laquelle, monsieur ? — J’avoue que je pensais à ta nomination au titre d’Auditeur Impérial, mais Gregor m’a laissé entendre que tu en avais profité pour rafler un grade de capitaine par la même occasion. Tu ne m’avais rien dit. Félicitations pour ça aussi. Même si cette façon de prendre du galon est la plus détournée dont j’aie jamais entendu parler ! — Si tu ne peux pas faire ce que tu veux, fais ce que tu peux. Ou de la manière dont tu le peux. J’avais besoin de ce grade de capitaine. Je me sens plus… complet. — Je suis heureux que tu aies survécu assez longtemps pour devenir enfin toi-même. Finalement, tu ne perds pas ton élan avec l’âge, n’est-ce pas, mon garçon ? — Je ne pense pas. Miles s’abîma dans un bref instant d’introspection. Son oasis de calme était toujours là, bien ancrée en lui, mais il n’éprouvait pas la moindre lassitude, pas le plus petit signe de fatigue. Bien au contraire. — Il prend juste une autre direction, ajouta-t-il. Vorhovis m’a dit que j’étais le plus jeune Auditeur Impérial depuis la Période d’Isolement. C’est un poste que tu n’as jamais occupé, si je ne m’abuse ? — Non. Il ne figure pas à mon palmarès, en effet. Ton grand-père ne l’a jamais été non plus. Ni ton arrière-grand-père. Réflexion faite… il faudra que je m’en assure, mais j’ai l’impression qu’il n’y a jamais eu de Comte ou de Lord Vorkosigan Auditeur. — Jamais. J’ai vérifié. Je suis le premier de la famille, dit Miles en se rengorgeant. Je suis comme qui dirait « sans précédent ». Le Comte sourit. — Ce n’est pas nouveau, Miles… 29 Miles se tenait au beau milieu du hall, à la sortie des postes de douane, sur l’une des plus grandes stations orbitales de transfert komarranes. Ça sent comme une station spatiale, oh oui. On ne pouvait guère prétendre que l’odeur était agréable. C’était un mélange âcre de machinerie, d’électronique et de sueur que les énormes filtres du système d’aération ne parvenaient jamais totalement à supprimer. Mais l’odeur, familière, gonfla son cœur de nostalgie. C’était l’atmosphère de l’amiral Naismith, sublimement galvanisante, même à cet instant. Une douzaine de stations semblables à celle-ci orbitaient autour de la seule planète semi-habitable du système. Trois autres gravitaient autour de la faible étoile de Komarr, et chacun des six couloirs de navigation était desservi par deux stations, l’une commerciale, l’autre militaire. Ce réseau de stations brassait un flot continu de passagers et de marchandises. Pas seulement en direction ou en provenance de Barrayar, mais de Pol, du Moyeu de Hegen, de Sergyar, d’Escorbar et d’au-delà. La route commerciale pour Rho Ceta et le reste de l’Empire cetagandan, rouverte depuis peu, devenait de plus en plus fréquentée. Droits de passage et taxes multiples constituaient une source importante de revenus pour l’Imperium, sans commune mesure avec les impôts dont on pressurait les malheureux paysans des Districts agricoles. Cela aussi faisait partie de Barrayar, il faudrait qu’il le fasse remarquer à Elli. Quinn se plairait peut-être, sur Komarr. Ses villes sous cloche évoquaient la station spatiale sur laquelle elle était née. Il est vrai que les fonctions de Lord Vorkosigan ne l’expédieraient guère au-delà d’un rayon proche de Vorbarr Sultana. La capitale attirait les hommes ambitieux comme un puits de gravité. Mais il n’était pas interdit d’avoir sa résidence secondaire sur l’une des stations environnantes. Un petit pied-à-terre confortable aux confins de l’univers… C’est loin de mes montagnes… Le Comte et la Comtesse étaient repartis d’ici même la veille pour Sergyar. Miles les avait accompagnés dans leur courrier privé jusqu’à Komarr. Ces cinq jours confinés dans un vaisseau leur avaient donné le temps de parler et de rattraper un peu le temps perdu. Miles en avait profité pour supplier son père de lui donner un de ses hommes d’armes, si possible le fidèle Pym. La Comtesse avait grommelé qu’elle devrait exiger Ma Kosti en échange, mais lui avait en fin de compte cédé son serviteur préféré. Le Comte avait promis de lui en envoyer deux ou trois autres, choisis parmi ceux qui n’avaient quitté leur planète natale qu’à contrecœur. La foule s’épaissit soudain à la sortie des postes de douane. Un vaisseau venait d’arriver. Les passagers se dirigèrent vers des salles d’embarquement à destination d’autres planètes, ou vers les amis et relations venus les accueillir. Miles se haussa inutilement sur la pointe des pieds. Neuf dixièmes du flot humain s’étaient déjà dissipés quand Quinn franchit les portes à son tour, sobrement vêtue à la mode komarrane – veste et pantalon de soie matelassée blanche. L’ensemble mettait en valeur ses boucles brunes et ses yeux noisette. De toute façon, un rien l’habillait. Même en vieux treillis crasseux, elle parvenait encore à avoir de la classe. Elle aussi le cherchait des yeux. Elle murmura un « Ah » de satisfaction en le reconnaissant et se fraya un chemin jusqu’à lui. Lâchant le sac de toile qu’elle portait à l’épaule, elle se jeta sur lui et l’étreignit si fort que les pieds de Miles quittèrent le sol une seconde. Il s’enivra avec délices de son parfum. Quinn, ma Quinn… Après une bonne dizaine de baisers, ils s’écartèrent suffisamment l’un de l’autre pour pouvoir se parler. — Pourquoi est-ce que tu m’as demandé d’apporter toutes tes affaires ? demanda-t-elle, méfiante. Ça ne m’a pas plu. — Tu l’as fait ? — Oui. Elles sont bloquées à la douane. Ils ont failli s’étrangler en voyant ce qu’il y avait dans les malles, surtout les armes. J’ai fini par en avoir marre de discuter… C’est toi le Barrayaran, tu te débrouilles avec eux. — Pym ?… Miles fit signe à son homme d’armes, comme lui discrètement habillé en civil. — Prenez le reçu du Commodore Quinn, et allez arracher mes biens aux griffes de notre bureaucratie, s’il vous plaît. Réexpédiez-les à la Résidence Vorkosigan, et retournez ensuite à l’hôtel. — Oui, mon seigneur. Pym prit les reçus que lui tendait Quinn et se dirigea vers la douane. — C’est tout ce que tu as comme bagages ? s’étonna Miles en voyant Quinn ramasser son sac. — Comme toujours. — Alors en route pour l’hôtel. C’est un des meilleurs, tu vas voir. Le meilleur, en fait. Le nec plus ultra du genre. — J’ai, euh… réservé une suite pour ce soir. — Y a intérêt… — Tu as dîné ? — Pas encore. — Parfait. Moi non plus. L’hôtel n’était qu’à quelques minutes de voiture-bulle du terminal. La réception était élégante, les couloirs larges et moelleusement moquettés, le personnel aux petits soins. La suite, elle, spacieuse pour une station orbitale, était cependant douillette à souhait pour ce que Miles avait en tête. — Ton général Allegre est plutôt généreux, remarqua Quinn en posant son sac après un bref tour d’horizon de la somptueuse salle de bains. Je crois que je vais bien m’entendre avec lui. — Je le crois aussi, mais c’est moi qui paie la note, cette nuit, pas la SécImp. Je voulais qu’on discute tranquillement tous les deux avant ton rendez-vous officiel demain avec Allegre et le chef des Affaires galactiques. — J’avoue que tout ça me laisse un peu perplexe. D’abord tu m’envoies un message sinistre pour me raconter tes déboires avec Illyan – entre nous, je t’avais prévenu de ne pas faire cette connerie, non ?… Après, plus rien pendant des semaines. Pas de réponse à mes messages. Tu aurais pu faire un effort, espèce de salopard. Et puis tu te manifestes de nouveau, comme si de rien n’était, pour m’annoncer que tout est arrangé. Et pour finir, je reçois l’ordre de la SécImp de venir toutes affaires cessantes sur Komarr. Pas d’explications, pas un mot quant à la nouvelle mission, rien. Sauf un post-scriptum de ta part pour me demander d’apporter tes affaires et de facturer les frais à la SécImp. Tu bosses de nouveau pour la SécImp, ou non ?… — Non. Je suis ici en tant que conseiller, pour t’aider à travailler avec ton nouveau patron, et vice versa. Moi, je… J’ai un autre job, maintenant. — Excuse-moi, mais je n’y comprends vraiment rien. J’ai l’habitude de tes messages sibyllins, mais là… — Il est difficile d’envoyer des lettres d’amour enflammées quand on sait que les censeurs de la SécImp vont s’en délecter avant le destinataire… — D’accord, mais cette fois-ci, c’était carrément inbitable. Qu’est-ce qu’il t’arrive, Miles ? Sa voix trahissait la même peur que celle qui étreignait le cœur de Miles. Suis-je en train de le perdre ? Non, pas la peur, la certitude. — J’ai essayé plusieurs fois de composer un message, mais… c’était trop compliqué. Je ne voulais pas envoyer les parties essentielles par transmission express, et les versions coupées étaient incompréhensibles. Il fallait que je te voie en personne, et pour une foule de raisons. C’est une longue histoire, Elli, et classée top secret, évidemment, ce dont je ne vais pas tenir compte. J’ai le droit, tu sais… Qu’est-ce que tu préfères ? Le restaurant, ou le room-service ? — Miles ! s’écria-t-elle, exaspérée. Le room-service, ça va de soi. Et des explications. Il parvint à la distraire quelques instants avec l’impressionnant menu, gagnant ainsi un peu de temps pour remettre ses idées en ordre. Il n’y parvint pas davantage qu’au cours des dernières semaines passées à ressasser les mêmes idées qu’il permutait inlassablement dans sa pauvre tête farcie. Après avoir passé la commande, ils s’installèrent sur le plus petit canapé de la suite. — Il faut d’abord que je t’explique comment j’ai obtenu ce job, et pourquoi Illyan n’est plus le chef de la SécImp… Il lui raconta donc tout depuis le sabotage de la biochip, revint en arrière pour parler de Laisa et de Galeni, expliqua son titre d’Auditeur, décrivit son enquête… Arrivé au moment où il prenait Haroche la main dans le filtre, il était debout en train d’arpenter la pièce, joignant le geste à la parole. Il termina par son propre traitement anti-crises et l’offre d’emploi de Gregor… Les faits étaient simples à relater. Son voyage intérieur l’était moins. Le repas arriva, obligeant Elli à taire sa réaction immédiate. Son visage était grave, introspectif. Oui. Nous devrions tous bien réfléchir avant de parler, ce soir, mon amour. Ils attendirent que le serveur eût terminé de déposer les plats sur la table pour commencer de manger leur potage. Miles se demanda s’il avait aussi peu de goût pour elle qu’il en avait pour lui. — Auditeur Impérial…, dit-elle enfin, rompant le silence. Qu’est-ce que c’est, au juste ? Un super-comptable ? Tu ne peux pas faire ça, Miles. Pas toi ! — Eh si. J’ai prêté serment. Mais ne te fie pas au terme. Il ne veut pas dire ce que tu entends. Quel autre titre pourrait-on donner à ce job ? Agent Impérial ? Procureur Spécial ? Plénipotentiaire ? Inspecteur Général ?… Ce n’est aucun d’entre eux en particulier, mais tous à la fois. C’est… ce que Gregor décide d’en faire. Ça offre des possibilités extraordinaires. Je ne peux pas te dire à quel point ça me convient. — C’est drôle… Tu n’as jamais mentionné ce genre de choses, quand tu parlais de tes ambitions. — Parce que je n’imaginais pas que ce soit possible. En plus, ce job ne serait pas confié à un homme trop ambitieux. Volontaire, oui, mais pas ambitieux. Il faut faire preuve de… d’objectivité, de calme. La pondération, oui. La passion, non. Elle médita cela pendant quelques instants. Finalement, rassemblant son courage, elle posa la question qui lui brûlait les lèvres. — Et qu’est-ce que je deviens, moi, dans tout ça ? et nous ? Est-ce que ça veut dire que tu ne reprendras jamais la tête des Dendarii ? Que… que je ne te reverrai jamais ? Elle s’interrompit. Sa voix s’était imperceptiblement brisée. Miles reposa sa cuillère. — C’est une des raisons pour lesquelles je voulais te voir avant que tu sois embarquée dans le business, demain. Ce fut à son tour de marquer une pause pour reprendre courage. — Tu vois, si… si tu restais ici… si tu devenais Lady Vorkosigan, tu pourrais rester avec moi tout le temps. — Non… Son potage, oublié, aurait refroidi s’il n’y avait pas eu une résistance au fond du bol. — C’est avec Lord Vorkosigan que je serais. Pas avec toi, Miles. Pas avec l’amiral Naismith. — L’amiral Naismith est un personnage que j’ai inventé, Elli, dit-il doucement. Il sortait de mon imagination. Je suis ravi que tu aies aimé mon œuvre, mais il n’est qu’une partie de moi, pas le tout. Elle secoua la tête, essaya une autre approche. — La dernière fois, tu m’as dit que tu ne m’embêterais plus avec cette histoire de Lady Vorkosigan. Tu m’as dit ça les trois dernières fois où tu m’as demandé d’épouser Lord Vorkosigan, en fait. — Je n’ai pas pu m’empêcher de tenter ma chance une fois de plus, Elli. Sauf que cette fois, c’est vraiment la dernière. Mais… pour être tout à fait honnête, il faut que je te parle aussi de la contre-proposition… Ce qui va t’être offert demain, avec le nouveau contrat des Dendarii. — Je m’en fous, de ton contrat. Pourquoi est-ce que tu changes de sujet ? C’est de nous qu’il s’agit, Miles… — Pour pouvoir parler de nous, il faut d’abord que tu saches tout. Demain, nous – c’est-à-dire Allegre, la SécImp et moi – t’offrirons le grade d’amiral. L’amiral Quinn de la Flotte des Mercenaires Libres Dendarii. Ta collaboration avec Allegre sera calquée sur celle que j’avais avec Illyan. Les yeux de Quinn s’écarquillèrent. Mais la lueur qui s’y était allumée s’éteignit aussitôt. — Miles… je ne pourrai jamais te remplacer. Je suis loin d’être prête. — Tu me remplaces déjà depuis longtemps. Tu es prête, Quinn. C’est moi qui le dis. Elle sourit en reconnaissant la conviction passionnée dans sa voix, cette confiance inébranlable qui les avait si souvent menés à une victoire défiant toute probabilité. — Je reconnais que… j’ai toujours eu envie de commander. Mais pas si tôt… pas comme ça. — Le temps est venu. Ton temps. Mon temps. Il faut choisir. Elle posa sur lui un regard intense. — Miles… Je ne veux pas passer le restant de mes jours coincée sur une unique planète. — C’est très grand, une planète, Elli. Il te faudrait plus d’une vie pour tout voir. Et en plus, il y en a trois dans l’Imperium Barrayaran. — C’est trois fois pire, alors. Se penchant sur la table, elle prit les mains de Miles entre les siennes, les serra fort. — Supposons que je te fasse une contre-proposition. Laisse tomber l’Imperium Barrayaran. La Flotte dendarii n’a pas besoin des contrats de la SécImp pour survivre, même s’ils ont toujours été très avantageux – grâce à toi. La Flotte existait avant que les Barrayarans n’apparaissent à notre horizon, et elle existera encore quand ils seront retombés dans leur fichu puits de gravité. Nous, les gens de l’espace, n’avons pas besoin de nous faire aspirer par des planètes. Viens avec moi. Secoue la boue de tes bottes et redeviens l’amiral Naismith. Je l’épouse tout de suite, si tu veux. On pourrait faire une équipe formidable, tous les deux. On rentrerait dans la légende ! Toi et moi, Miles, on conquerrait l’univers ! s’exclama-t-elle avec enthousiasme. — J’ai essayé, Elli. Je te jure… Ça fait des semaines que j’essaie de partir. Mais je n’ai jamais été un mercenaire. Jamais. Pas une seule minute. Une lueur de colère s’alluma fugacement dans ses yeux. — Et tu crois que ça te rend moralement supérieur à nous ? — Non, soupira-t-il. Ça me rend simplement plus… Miles Vorkosigan. Pas Miles Naismith. Une petite ride douloureuse apparut entre les fins sourcils d’Elli. — Il y a toujours eu une partie de toi que je n’ai jamais pu atteindre. — Je sais. Je me suis escrimé pendant des années à démolir Lord Vorkosigan. Je n’ai pas pu. Même pour toi. Tu ne peux pas prendre ce qui t’intéresse en moi et jeter le reste, Elli. Il eut un geste désabusé de la main pour désigner leur repas presque intact. — Je ne suis pas à la carte. C’est le menu – tout ou rien. — Tu pourrais être ce que tu veux, Miles ! Pourquoi te restreindre à Barrayar ? — Non, répondit-il avec un sourire empreint de tristesse. J’ai découvert que j’avais des obligations à d’autres niveaux. Cette fois, c’est lui qui captura ses mains dans les siennes. — Mais toi, par contre, tu as le choix. Viens avec moi sur Barrayar, Elli, et sois… désespérément malheureuse avec moi ?… Elle haussa les épaules avec un petit rire ironique. — Comment résister à un aussi beau programme ?… Miles, tu sais bien que je ne tiendrais pas un mois. Ta planète est très jolie, pour une planète, mais y vivre ?… Non, merci. C’est trop sinistre. — À toi de faire en sorte que ça le soit moins. — Je ne peux pas. Je ne pourrai jamais être ta Lady Vorkosigan. Le regard de Miles se fit lointain, puis revint sur elle. — Je t’offre tout ce que j’ai, Elli. — Et tu voudrais tout ce que je suis en échange. Plus d’amiral Quinn. Rien que Lady Vorkosigan ressuscitant de ses cendres. La résurrection, c’est ton rayon, Miles. Pas le mien. Elle s’agrippa de nouveau à lui. — Viens avec moi, Miles. — Reste avec moi, Elli. L’amour n’est pas toujours le plus fort. À voir son conflit intérieur assombrir ses yeux, il eut l’affreuse sensation d’avoir endossé le rôle du général Haroche. Peut-être Haroche ne s’était-il pas autant réjoui de la torture morale qu’il lui avait infligée, en définitive ? La seule chose que tu ne peux pas échanger pour ce que tu souhaites de tout ton cœur… c’est ton cœur. Il pressa ses mains entre les siennes, comprenant que la vérité, à cet instant, était plus forte que l’amour. — Alors choisis, Elli. Qui que Elli soit. — Elli est… l’amiral Quinn. — C’est ce que je pensais aussi. — Alors pourquoi me faire subir tout ça ? — Parce que c’est maintenant ou jamais, Elli. La décision est prise une fois pour toutes. Elle hocha lentement la tête et porta sans conviction sa cuillère de potage à ses lèvres, les yeux rivés à ceux de Miles qui la regardait le regarder… Ils firent l’amour une dernière fois, en souvenir du bon vieux temps. Miles se rendit compte que chacun essayait désespérément de donner à l’autre tant de plaisir qu’il en changerait d’avis. C’est plus qu’un avis qu’il faudrait changer, c’est notre personnalité tout entière. En soupirant, il s’arracha à l’étreinte d’Elli pour s’asseoir dans le grand lit. — Ça ne marchera pas, Elli. — Si, on y arrivera, tu verras, marmonna-t-elle. Il lui prit la main, embrassa la peau délicate à l’intérieur de son poignet. En poussant à son tour un profond soupir, elle s’assit à côté de lui. Un long silence s’écoula. — Tu as toutes les qualités pour être un soldat, dit-elle enfin. Pas une espèce de… de bureaucrate supérieur. Il renonça à lui expliquer toute la noblesse du rôle d’Auditeur Impérial. Elli n’était pas barrayarane, il perdrait son temps et sa salive. — Pour être un grand soldat, il te faut une grande guerre, dit-il. Il se trouve qu’il n’y en a aucune en vue, en ce moment. Les Cetagandans nous foutent la paix pour la première fois depuis des années. Pol n’est pas agressif non plus – et nous sommes plutôt bien vus dans le Moyeu de Hegen, ces derniers temps. L’Ensemble de Jackson, ce sont tous d’ignobles salauds, mais ils sont beaucoup trop divisés pour être réellement menaçants sur le plan militaire, surtout à cette distance. La plus grave menace du secteur, en fait, c’est nous, et Sergyar absorbe toute notre énergie. De toute façon, je ne suis pas certain de vouloir participer à une guerre. — Ton père l’a fait, lui. Avec un succès remarquable. — Un succès mitigé. Tu devrais étudier notre histoire plus attentivement, mon ange. Mais je ne suis pas mon père. Je n’ai pas besoin de répéter ses erreurs. Je n’ai jamais été en reste pour en inventer de superbes. Et inédites, en plus… — Tu es devenu une vraie bête politique… — C’est dans les gènes. Et puis la vie est assez courte comme ça, et il faut aussi tenir, à l’arrière. Si l’Imperium a de nouveau besoin de mes capacités militaires, ils peuvent laisser un message sur ma comconsole. Elle haussa les sourcils, tapota les oreillers et se cala plus confortablement. Miles l’attira contre lui et lui caressa les cheveux, enroulant ses boucles brunes sur ses doigts. De sa main libre, elle effleurait sa peau, tout le long de son corps. Il sentait les tensions s’apaiser, la douleur refluer, ne laissant derrière elle qu’une dose tolérable de mélancolie. — Même si, reprit-il, il n’est pas exclu qu’on ait besoin de temps en temps de tes services pour une mission de sauvetage ou quelque chose dans le genre. Mais, en ce qui te concerne, en tant qu’amiral Quinn, la place de ton adorable cul sera sur une moelleuse chaise de salle de tactique. Pas question que tu sortes à tout bout de champ avec tes commandos. Primo, ce n’est pas adéquat pour un officier supérieur, secundo, c’est beaucoup trop dangereux. Du bout des ongles, elle suivait les cicatrices qui étoilaient son torse. Miles sentit ses poils se hérisser sur ses bras. — Tu es un foutu hypocrite, mon amour… Il choisit prudemment de ne pas relever et se racla la gorge. — Il y a autre chose que… que je voulais te demander. Une faveur. À propos du sergent Taura. Sa main s’immobilisa. — Quoi ? — La dernière fois que je l’ai vue, j’ai remarqué qu’elle avait quelques cheveux gris. Tu sais ce que ça veut dire… J’en ai discuté récemment avec le vieux Canaba. Tu te souviens de lui ?… Il ne lui donne pas plus de deux mois à vivre une fois que le métabolisme commencera à flancher. Je veux que tu me promettes de m’avertir immédiatement pour que j’aie le temps de rejoindre la Flotte, où qu’elle soit, avant que Taura ne nous quitte pour de bon. Je… je ne veux pas qu’elle soit seule à ce moment-là. C’est une promesse que je me suis faite à moi-même, et qu’il m’est très important de tenir. Elle s’écarta légèrement de lui. — D’accord, dit-elle avec gravité. Son regard se fit scrutateur. — Tu as couché avec elle ? demanda-t-elle finalement. — Hmm… Il déglutit avec peine. — C’était… avant toi, Elli. (Il se sentit obligé d’ajouter :) Et après aussi. De temps à autre. Très rarement. — Ah. C’est bien ce que je pensais. — Et toi ?… Il y a eu quelqu’un d’autre, pendant mon absence ? — Non. Moi, j’ai été sage. Mais, évidemment, avant toi, ce n’était pas la même Quinn… Une petite pique qu’il avait méritée, après tout. Il ne releva pas. — Ça tombe sous le sens, mais, juste pour la forme… tu te rends compte, bien sûr, que tu seras libre de toute obligation envers moi à partir de demain ?… — Tu me dis ça pour pouvoir t’envoyer en l’air la conscience tranquille ? Elle posa le doigt sur le bout de son nez, sourit. — Je n’ai pas besoin que tu me libères, Miles. Je peux le faire moi-même. Quand je le déciderai. — Ça fait partie de ce que j’ai toujours aimé en toi. Mais peux-tu décider de le décider ? — Ça, c’est une autre question. Ils se regardèrent un long instant, comme pour fixer une image de l’autre au fond de leur mémoire. — J’espère que tu trouveras ta Lady Vorkosigan, Miles, dit-elle avec une sincérité teintée d’ironie. — Je l’espère aussi, Elli, soupira-t-il. Mais je ne sais pas si j’aurai le courage de la chercher. — Feignant… — Ça, oui. Mais c’est ta faute, aussi. Tu es tout ce qu’un homme peut rêver de mieux, Elli. Tu m’as gâté. — Tu veux que je m’excuse ? — Sûrement pas. Reprenant son souffle après le long baiser qui suivit, elle se redressa sur un coude au-dessus de lui. — Tant que tu n’auras pas trouvé l’âme sœur, tu crois qu’on pourra se voir de temps en temps ? — Peut-être… je ne sais pas. Si le hasard nous pousse sur la même planète au même moment. L’univers est très vaste, tu sais… — Alors pourquoi est-ce que je tombe toujours sur les mêmes personnes ? Ils roulèrent sur le lit, s’étreignirent avec passion mais sans hâte. Ils avaient tout le temps devant eux. Pas d’avenir, pas de passé. Rien qu’une petite bulle temporelle pour eux seuls. — Tu crois que tu aimeras ton nouveau job autant que j’aimerai le mien ? murmura-t-elle dans ses cheveux. — Je commence à le croire. Tu es prête, tu sais. J’ai eu une édifiante démonstration dernièrement de ce qu’il en coûte d’attendre trop longtemps pour promouvoir des officiers compétents à un grade supérieur. Sois bien attentive à ça avec… – il avait failli dire ma – ta Flotte. — Et toi ? Tu pourras monter en grade ? Grimper de huitième à premier Auditeur, par exemple ? — Rien que par la longévité. Ce qui, en y réfléchissant bien, n’aurait rien d’impossible. J’ai trente ans de moins que le plus jeune du groupe. Mais le chiffre est une simple question de commodité. Ce n’est pas un classement de valeur. Ils sont tous sur un pied d’égalité. D’ailleurs, quand ils se réunissent, ils s’asseyent en cercle. Dans la société barrayarane pétrie de hiérarchie à tous les niveaux, c’est très inhabituel. — Un peu comme les Chevaliers de la Table ronde, suggéra-t-elle. — Tu ne dirais pas ça si tu les voyais ! répondit-il en riant. Et puis la concurrence était infernale, entre ces chevaliers. C’était à qui récolterait le plus d’honneurs. C’est pour ça que le vieil Arthur les a installés autour d’une table ronde, au départ. Pour désamorcer la compétition. Mais la plupart des Auditeurs sont… On ne peut pas vraiment dire dénués d’ambition, sinon ils ne seraient jamais arrivés là où ils sont, mais ils sont maintenant au-delà de toute ambition. J’avoue que je suis impatient de les connaître mieux, ces vieux paladins désintéressés. Il entreprit de lui faire une description haute en couleur des manies pittoresques de ses futurs collègues, lui arrachant d’irrépressibles fous rires. — J’ai l’impression que ce nouveau boulot t’ira comme un gant, en fin de compte, dit-elle. Le visage de Miles redevint plus sérieux. — T’est-il jamais arrivé de te retrouver quelque part, dans un endroit que tu ne connais pas et qui pourtant te donne la sensation de revenir chez toi ? C’est ce que j’éprouve. C’est très… curieux. Mais pas du tout déplaisant. Elle l’embrassa sur le front, en guise de bénédiction. Il embrassa sa paume, pour lui porter chance. — Puisque tu insistes pour être un civil, sois un bon paladin bureaucrate, alors, dit-elle fermement. Je veux être fière de toi. — Tu le seras, Elli. Quelques jours plus tard, par une calme soirée d’hiver, Miles était de retour à la Résidence Vorkosigan. Il y régnait une douce chaleur accueillante. Demain il recevrait Duv, Délia, et tous les Koudelka. Mais ce soir, il dîna avec son homme d’armes et Ma Kosti dans la cuisine. Ma était un peu scandalisée de le voir sortir de son rôle de maître des lieux et envahir son territoire. Mais il lui raconta des histoires drôles jusqu’à ce qu’elle pouffe en lui donnant des coups de torchon comme s’il était un de ses garçons, ce qui fit rire Pym aux larmes. Le caporal Kosti passa à la fin de son tour de garde. Il eut droit à un copieux dîner, comme d’habitude, à la suite de quoi il joua avec les chatons qui vivaient désormais près de la cuisinière, dans un carton matelassé de chiffons – en fait, ils passaient leur temps à essayer de s’en échapper. Le caporal et Ma informèrent Miles des récents déboires de Martin qui leur racontait les chicaneries de son adjudant avec la vantardise coutumière des bleus. Le repas terminé, Miles descendit au cellier où il choisit une bouteille parmi les plus vieilles et les plus rares de son grand-père. En l’ouvrant, toutefois, il découvrit que le vin avait tourné. Il faillit le boire tout de même, rien que pour la beauté du geste. Finalement, il le vida dans le lavabo et retourna chercher une autre bouteille, plus récente, qu’il savait être du meilleur cru. Assis avec, cette fois, un verre du plus beau cristal plein de cet excellent vin, dans un confortable fauteuil, face à la fenêtre, il regarda les gros flocons danser à la lueur des lanternes du jardin. Levant son verre, il porta un toast à son reflet dans la vitre. Que célébrait-il ? La troisième mort de l’amiral Naismith ? La première sur l’Ensemble de Jackson, la deuxième dans le bureau d’Illyan, la dernière, la plus douloureuse, dans la petite chambre au rocking-chair. Douloureuse parce que consécutive à une brève et illusoire résurrection. Haroche l’avait ressuscité, puis assassiné de nouveau. Lors de sa première mort, il n’avait pu s’offrir une veillée digne de ce nom – à l’époque, il n’était qu’un colis congelé et perdu. Lors de la seconde, la dague de son grand-père – qui lui eût permis de faire couler un liquide plus rouge que le vin – l’avait davantage tenté que le brandy. Il but une gorgée, s’apprêtant à se vautrer dans une bonne heure d’apitoiement sur lui-même. Le temps de déguster son vin… Au lieu de cela, il sentit monter un rire de sa gorge. Il le ravala. Commencerait-il à dérailler, lui aussi ? Non. Au contraire. Haroche n’était pas un faiseur de miracles. Même pas un illusionniste. Il n’avait jamais eu le pouvoir de ressusciter ou de tuer Naismith, même si Miles frémissait encore à l’idée qu’il s’en était fallu d’un cheveu qu’il ne se livre aux mains du général félon. Pas étonnant qu’il ait envie de rire. Il ne pleurait pas une mort. Il fêtait une évasion. — Je ne suis pas mort. Oh non… je suis bien vivant. Il effleura ses cicatrices avec un rien d’étonnement. C’était drôle, de se sentir entier. En un seul morceau. Pas Lord Vorkosigan victorieux, pas Naismith en déroute. Il était complètement lui-même. Tout lui-même. Tout le temps. Pas trop serrés, là-dedans ? Pas vraiment, non. Harra Csurik avait eu raison, à une petite nuance près. Ce n’était pas sa vie, de nouveau. C’était sa vie, à nouveau. Un recommencement. Et ce n’était pas du tout ce qu’il avait imaginé. Son sourire s’élargit. Il commençait à avoir beaucoup de curiosité pour ce que son avenir lui apporterait.