PREMIÈRE PARTIE — Lieutenant Vorkosigan, vous avez une visite. Le garde, crispé, s’écarta pour laisser entrer l’individu qu’il escortait dans la chambre d’hôpital avant de refermer la porte derrière lui. Le nez retroussé, l’œil vif, ainsi que l’expression franche et douce du visage, prêtaient à cet homme un faux air de jeunesse malgré ses tempes grisonnantes. Son costume civil était de coupe et de couleur discrètes, à l’image de celui qui le portait. De la lointaine époque où il avait exercé les fonctions d’agent secret, Simon Illyan, le chef de la Sécurité impériale de Barrayar, avait gardé l’habitude de passer inaperçu. — Salut, patron, fit Miles. — Vous m’avez l’air dans un sale état, observa plaisamment Illyan. Ne vous donnez pas la peine de me saluer. Miles ricana, ce qui le fit souffrir. Du reste, tout son corps le faisait souffrir, hormis ses bras, bandés et immobilisés des omoplates jusqu’au bout des doigts : les analgésiques faisaient encore effet. Miles se tortilla sous ses couvertures pour chercher en vain une position plus confortable. — Alors, cette transplantation osseuse, comment a-t-elle marché ? demanda Illyan. — Comme je l’avais prévu, après celle des jambes. Le plus dur a été d’ouvrir assez profondément le bras droit pour en extraire tous les petits fragments. Pénible. Pour l’autre, ça a été plus rapide, les éclats étaient plus gros. Il n’y a plus qu’à attendre pour savoir si les transplants de moelle vont prendre dans leur matrice synthétique. Je risque d’être anémié pendant quelque temps. — J’espère que vous n’allez pas prendre l’habitude de revenir de vos missions sur une civière. — Ce n’est jamais que la deuxième fois que ça m’arrive ! À ce train-là, de toute façon, je finirai par ne plus avoir aucun os à remplacer. À trente ans, je serai peut-être en plastique de la tête aux pieds. Une perspective peu réjouissante. Le jour où plus de la moitié de son corps serait constituée de pièces de rechange, le déclarerait-on officiellement mort ? — À propos de vos missions… commença Illyan. Tiens, tiens ! songea Miles. La visite d’Illyan n’est donc pas purement amicale. Mais cet homme s’est-il jamais intéressé à qui que ce soit ? Difficile à dire. — Vous avez mes rapports, répondit Miles avec lassitude. — Comme toujours, vos rapports sont des chefs-d’œuvre d’euphémismes et d’ambiguïtés. — C’est que… ils risquent de tomber entre n’importe quelles mains. On ne sait jamais. — N’importe quelles mains, loin s’en faut. Mais vous avez raison, mieux vaut être prudent. — Alors, quel est le problème ? — L’argent. Plus précisément, vos notes de frais. Peut-être était-ce à cause des drogues dont on l’avait bourré, mais Miles n’y comprenait rien. — Vous n’avez pas aimé mon travail ? — À part vos blessures, les résultats de votre dernière mission sont très satisfaisants… — Il ne manquerait plus que ça, marmonna Miles d’un ton morose. — Et vos dernières… euh… aventures sur Terre, juste avant cette mission, sont encore classées top secret. Nous en discuterons plus tard. — Il a fallu que je fasse d’abord mon rapport à deux autres autorités supérieures. D’un geste, Illyan écarta le sujet. — Je sais. Il ne s’agit pas de cela. Les accusations remontent à l’affaire Dagoola et même avant cela. — Les accusations ? répéta Miles, soudain affolé. Illyan le considéra d’un air songeur. — À mon avis, les sommes folles que dépense l’empereur pour maintenir vos liens avec les Mercenaires libres Dendarii se justifient, ne serait-ce que du point de vue de la sécurité intérieure. Si jamais vous étiez affecté, disons, au Q. G. impérial, vous attireriez les intrigants comme un aimant. Pas seulement ceux qui cherchent une faveur ou un coup de pouce, mais tous ceux qui souhaiteraient nuire à votre père à travers vous. Comme à présent. Miles plissa les yeux, comme si fixer son regard lui permettait de fixer ses pensées. — Ah bon ? — En bref, certains responsables du Trésor impérial vont éplucher au microscope vos rapports concernant les opérations secrètes avec votre flotte de mercenaires. Ils aimeraient savoir plus en détail où sont passées certaines sommes colossales d’argent liquide. Certaines notes de frais pour le renouvellement de matériel sont extravagantes. Et plus d’une fois ! Même à mes yeux. Ils seraient ravis de démontrer qu’il y a malversation systématique. Qu’une cour martiale vous accuse de vous remplir les poches sur le dos de l’empereur serait prodigieusement embarrassant pour votre père et toute sa coalition centriste, surtout en ce moment. Miles, consterné, soupira. — C’est allé si loin ?… — Pas encore. J’ai la ferme intention d’étouffer l’affaire dans l’œuf. Mais pour y parvenir, il va me falloir davantage de données. Il ne faut pas que je sois pris de court, comme cela m’est déjà arrivé. J’ai mariné un mois dans ma propre prison à cause de vous… Si vous l’avez oublié, moi je m’en souviens. À ce souvenir, les yeux d’Illyan flamboyèrent. — Mais cela faisait partie du complot contre mon père, protesta Miles. — Aujourd’hui aussi, si j’interprète correctement les signes avant-coureurs. Le comte Vorvolk, du Trésor, leur sert de façade. Un homme d’une loyauté irréprochable et qui, de plus, bénéficie du soutien personnel de l’empereur. Intouchable. Mais manipulable, je le crains. On l’a bien dressé. D’ailleurs, il se prend pour un chien de garde. Et plus on le mène en bateau, plus il s’acharne. Il faut se montrer d’une extrême prudence avec lui, qu’il soit ou non dans son tort. Miles comprit soudain pourquoi le chef de la Séclmp était venu lui rendre visite. Pas pour s’enquérir de sa santé, non. Il profitait tout simplement de son état de faiblesse postopératoire pour le bombarder de questions… — Pourquoi ne me soumettez-vous pas au thiopental pour en finir tout de suite ? s’emporta Miles. — Parce que j’ai un rapport m’avertissant de votre réaction anormale au sérum de vérité, répondit Illyan d’un ton neutre. Dommage ! — Torturez-moi, fit Miles avec amertume. L’expression d’Illyan était dure et sombre. — J’y ai songé, figurez-vous. Mais j’ai décidé de laisser les chirurgiens le faire à ma place. — Simon, savez-vous que vous êtes parfois une véritable ordure ? — Oui. (Le chef de la Séclmp ne broncha pas. Il attendait.) Votre père ne peut se permettre qu’un scandale éclate dans son gouvernement ce mois-ci. Ce complot doit donc être écrasé, quel que soit son bien-fondé. Ce qui sera dit dans cette pièce demeurera – doit demeurer – entre vous et moi. Mais il faut que je sache. — Et dans votre infinie clémence, vous fermerez les yeux sur ce que vous aurez entendu, c’est ça ? La voix de Miles se faisait sourde et menaçante. Son cœur cognait de plus en plus fort. — Si nécessaire, répondit Illyan d’un ton parfaitement neutre. Incapable de serrer les poings ou même de les sentir, Miles replia ses orteils. Il respirait au rythme des vagues de colère qui le secouaient. La chambre se mit à osciller. — Espèce… de salopard ! Oser me traiter de voleur ! Il rejeta ses couvertures à coups de pied rageurs. Les écrans de surveillance s’affolèrent. Ses bras n’étaient que des poids morts. — Comme si j’allais voler Barrayar ! reprit-il. Comme si j’allais voler mes morts… Il balança les pieds hors du lit, se redressa en jouant des abdominaux. Saisi de vertige, frisant le coma, il s’élança en avant sans mains pour se retenir. Illyan bondit pour le rattraper avant qu’il ne s’écrasât tête la première sur la moquette. — Mais bon sang, qu’est-ce qui vous prend, mon garçon ? Miles n’en savait trop rien. — Que faites-vous à mon patient ? hurla le médecin militaire entré en coup de vent. Cet homme vient de subir une lourde intervention… Le médecin était blême de colère. Le garde, derrière lui, s’efforça de le calmer : — Monsieur, c’est Illyan, le chef de la Sécurité impériale ! — Et alors ? ! Même si c’est le fantôme de l’empereur Dorca, je m’en fiche. Je ne le laisserai pas faire ses… affaires ici, dit-il en foudroyant Illyan du regard. Vous avez votre Q. G. pour mener vos interrogatoires. Ici, vous êtes chez moi, dans mon hôpital. Ce patient est encore sous ma seule responsabilité. Illyan parut d’abord déconcerté, puis outragé. — Je n’étais pas en train de… Miles envisagea un instant de se mettre à hurler en feignant de protéger certaines parties sensibles de son corps mais ses mains n’étaient pas en état de se livrer à cette mise en scène. — Les apparences sont parfois accablantes, glissa-t-il à l’oreille d’Illyan en s’effondrant dans ses bras. Un sourire machiavélique apparut sur ses lèvres serrées. Sous le choc, son corps tressaillait avec violence. La sueur froide qui lui couvrait le front n’était pas entièrement due à ses talents d’acteur. Illyan fronça les sourcils mais le remit avec douceur dans son lit. — Ça va, dit Miles d’une voix asthmatique au médecin. C’était juste un peu de… (De colère ? Non, plus que cela. Il avait eu un instant l’impression que son crâne allait exploser.)… Peu importe. Miles se sentait terriblement déstabilisé. Penser qu’Illyan, qu’il connaissait depuis toujours, dont il croyait avoir toute la confiance – sinon, pourquoi l’eût-il envoyé effectuer toutes ces missions lointaines en lui donnant pour ainsi dire carte blanche ?… Lui qui avait été si fier de ces responsabilités dont on l’investissait alors qu’il n’était encore qu’un jeune officier, sa carrière n’aurait-elle été que le résultat d’un complot pour se débarrasser d’un jeune Vor dangereusement maladroit ? Soldat d’opérette… Non, c’était absurde. Un prévaricateur. Quel vilain mot ! Quelle souillure pour son honneur ! Quelle insulte à son intelligence ! Comme s’il ignorait d’où provenaient les fonds de l’Empire, ou les privations que les taxes imposaient à la population… De la colère noire, Miles bascula dans un noir désespoir. Il se sentait bafoué. Illyan – Illyan ! – avait-il pu vraiment penser, ne serait-ce qu’un instant… ? Oui, c’était possible. Pourquoi venir le harceler dans cette chambre d’hôpital s’il n’ajoutait pas foi à l’accusation du Trésor ? À son grand effroi, Miles se prit à pleurer sans bruit. Saletés de sédatifs ! Illyan l’observait d’un air très inquiet. — Miles, demain, d’une façon ou d’une autre, je devrai justifier vos dépenses… qui sont celles de mon service. — Je préférerais passer en cour martiale. Illyan pinça les lèvres. — Je reviendrai plus tard. Quand vous aurez dormi. Peut-être serez-vous plus cohérent. Le médecin, sans lui demander son avis, lui administra une autre de ses maudites drogues. Le corps comme du plomb, Miles se tourna vers le mur. Non pas pour dormir mais pour se souvenir… Les Montagnes du Deuil Miles entendit la femme pleurer alors qu’il escaladait la haute colline surplombant le grand lac. Après s’être baigné, il ne s’était pas séché, le soleil matinal annonçant déjà la canicule. L’eau fraîche du lac s’égouttait de ses cheveux sur son buste nu et dans son dos, et de son short froissé sur ses jambes, ce qui était plus gênant. Ses attelles chromées frottaient sur sa peau humide tandis qu’il gravissait au pas de charge le sentier traversant les fourrés. Ses pieds gargouillaient dans ses vieilles sandales. Intrigué, il ralentit l’allure. Des voix lui parvenaient désormais clairement : — S’il vous plaît, mon seigneur, implorait une femme d’une voix brisée par la souffrance et l’épuisement. Tout ce que je réclame, c’est que justice me soit faite. — Je ne suis pas un seigneur, s’impatienta la sentinelle, embarrassée. Allez, debout ! Retourne dans ton village et adresse-toi au juge du district. — Mais je vous l’ai dit, j’en viens ! Lorsque Miles émergea des taillis et fit halte pour observer la scène, la femme demeura à genoux. — Le juge ne sera pas de retour avant plusieurs semaines. J’ai marché quatre jours pour venir ici. Je n’ai que très peu d’argent… ajouta-t-elle dans une ultime étincelle d’espoir. (Elle redressa le buste pour fouiller dans la poche de sa jupe et tendit ses mains en coupe.) Un mark et vingt pence, c’est tout ce que j’ai, mais… Le regard exaspéré de la sentinelle tomba sur Miles. L’homme rectifia aussitôt sa posture, comme s’il craignait que le jeune Vorkosigan ne le soupçonnât d’être tenté d’accepter un pot-de-vin aussi pitoyable. — Va-t’en, femme ! ordonna-t-il d’un ton cassant. Miles traversa la route pavée pour gagner la grille d’entrée. — De quoi s’agit-il, caporal ? s’enquit-il, l’air désinvolte. Le caporal, emprunté à la Sécurité impériale, arborait le grand uniforme vert de l’armée barrayarane. Il transpirait sous les feux du soleil matinal, mais aurait sans doute préféré se liquéfier sur place plutôt que d’ouvrir le col de sa tunique. Il n’avait pas l’accent local mais celui de la capitale, où une bureaucratie plus ou moins efficace gérait les problèmes comme celui de la femme qui se traînait à genoux devant lui. De toute évidence, elle était de la région. Tout en elle proclamait qu’elle était originaire de l’arrière-pays. Elle était plus jeune que sa voix cassée ne l’avait laissé suggérer. Grande, le visage enflammé à force de pleurer, ses cheveux filasse tombaient sur son visage de furet, masquant à demi ses yeux gris et protubérants. Après un bon bain, un bon repas et une bonne sieste, elle eût été presque belle mais, pour l’instant, elle avait tout de la souillon. Mince mais à la poitrine avantageuse. Alors qu’il approchait des grilles, Miles remarqua son corsage maculé de lait séché, bien qu’il n’y eût aucun bébé en vue. Non, rectifia-t-il. Cette poitrine n’est que temporaire. Ses pieds nus calleux étaient couverts d’ampoules. — Tout va bien, lança le caporal à l’adresse de Miles. Décampe, toi, ordonna-t-il à la femme. Celle-ci enfouit son visage dans ses mains. — Je vais appeler le sergent pour qu’il la chasse, ajouta la sentinelle. — Attendez ! intervint Miles. La femme leva les yeux vers Miles, ne sachant si elle allait trouver en lui un allié ou non. Les vêtements de Miles – ou du moins le peu qu’il portait – n’offraient aucun indice sur son identité. Le reste de la personne était en revanche trop exposé à son goût. Il redressa le menton avec un sourire pincé. Avec sa tête énorme vissée presque à même le buste, son échine de travers, ses jambes arquées aux os friables trop souvent fracturés et ses attelles en chrome rutilant qui attiraient l’œil, il ne payait pas de mine. Il aurait à peine atteint l’épaule de la femme si elle avait été debout. Il attendit, résigné, qu’elle se signât pour conjurer le mauvais sort, mais elle se contenta de serrer le poing. — Je dois parler à mon seigneur le comte, dit-elle. C’est mon droit. Mon papa, il est mort à l’armée. C’est mon droit. — Le Premier ministre, le comte Vorkosigan, vient dans sa résidence d’été pour se reposer, rétorqua le caporal d’un ton guindé. S’il devait travailler, il retournerait à Vorbarr Sultana. — Vous n’êtes qu’un homme de la ville, s’obstina la villageoise. Le comte Vorkosigan est mon seigneur. J’ai le droit de le voir. — Pourquoi voulez-vous voir le comte Vorkosigan ? demanda Miles avec patience. — Pour meurtre, répondit la femme. (Le garde eut un petit hoquet.) Je veux dénoncer un meurtre. — N’est-ce pas au Porte-parole de votre village que vous devriez d’abord vous adresser ? s’enquit Miles tout en incitant discrètement au calme le caporal exaspéré. — Je suis allé le voir. Il ne fera rien ! (Sa voix se brisa.) Il refuse d’enregistrer mon accusation, il dit que c’est absurde. Que ça créerait uniquement des ennuis à tout le monde. Ça m’est égal ! Je veux que justice soit faite ! Miles, perplexe, observa la jeune femme. Sa sincérité le touchait. — Elle a raison, caporal, déclara-t-il soudain. Cette femme a le droit de porter plainte, d’abord auprès du juge du district, et ensuite auprès de la cour comtale. Mais le juge du district ne sera pas de retour avant deux semaines. Ce secteur du district natal du comte Vorkosigan disposait d’un unique juge débordé de travail qui se déplaçait de village en village, mais ne s’attardait qu’un seul jour par mois à Vorkosigan Surleau, le village au bord du lac. Étant donné que toute la région grouillait d’agents de la Séclmp lors des séjours du Premier ministre dans sa résidence, laquelle était en outre placée sous surveillance électronique même en son absence, les fauteurs de troubles, prudents, allaient d’ordinaire vaquer ailleurs. — Scanne-la et laisse-la entrer, ordonna Miles. J’en prends la responsabilité. Le caporal, l’un des plus fins limiers de la Sécurité impériale, était formé pour traquer les assassins jusque dans son ombre. Il prit un air scandalisé et déclara à voix basse : — Seigneur, si on laisse tous les dingues du pays se balader comme bon leur semble dans la propriété… — Je m’en charge. Je vais au même endroit qu’elle. Le caporal haussa les épaules d’un air impuissant et se dispensa du salut militaire. Miles n’était pas en uniforme. Puis, dégainant son scanner, il examina la femme avec une grande ostentation. Il actionna ensuite l’ouverture électronique des grilles, entra les résultats de son inspection dans le terminal de surveillance, et reprit la position de repos réglementaire. Miles répondit par un sourire à ce message silencieux et, tenant la femme par le coude, lui fit franchir les grilles, pour remonter l’allée en lacet. Dès qu’elle le put, la paysanne se dégagea de son étreinte. Elle s’écarta de lui, le surveillant du coin de l’œil avec méfiance. Autrefois, la fascination mêlée de dégoût que les singularités de son corps exerçaient sur autrui le faisait grincer des dents. À présent, il se soumettait à ce genre d’examen avec un amusement serein, à peine teinté d’aigreur. Ils apprendront. Ils apprendront, tous. — Petit homme, êtes-vous au service du comte Vorkosigan ? demanda-t-elle d’un ton prudent. Miles réfléchit quelques secondes. — Oui. Une réponse somme toute assez proche de la vérité… Il maîtrisa son envie d’ajouter qu’il était le bouffon de la cour. À en juger par son état, les problèmes de cette malheureuse étaient bien plus graves que les siens. Comme elle gravissait les marches de la résidence, un début de panique crispa soudain les traits de son visage livide. — Comment… comment dois-je lui parler ? bégaya-t-elle. Faut-il que je fasse la révérence ?… Elle baissa les yeux sur ses vêtements, comme si elle prenait soudain conscience de sa crasse. Miles eut envie par facétie de lui répondre : « Mets-toi à genoux et frappe-toi le front sur le sol à trois reprises avant de parler. C’est ce que fait le chef d’état-major. » — Tenez-vous droite et dites la vérité, tout simplement, lui conseilla-t-il finalement. Tâchez d’être claire. Il comprendra. Après tout, il ne manque pas d’expérience. Elle avala sa salive. Une centaine d’années auparavant, la retraite d’été des Vorkosigan avait été un baraquement militaire faisant partie des fortifications externes de la grande citadelle érigée sur la falaise qui surplombait le village de Vorkosigan Surleau. La forteresse avait été réduite en cendres et les baraquements transformés en une confortable résidence en pierre, restaurée et modernisée, entourée de jardins artistiquement dessinés. Les meurtrières avaient été élargies en vastes baies vitrées donnant sur le lac et une antenne de com pointait maintenant sur le toit. De nouveaux quartiers pour les gardes se dissimulaient au sein des bois qui ombrageaient le versant, mais ils n’avaient pas de meurtrières, eux non plus. Un homme arborant la livrée havane et argent de la suite personnelle du comte apparut sur le seuil à l’arrivée de Miles accompagné de cette étrange femme. C’était le nouveau. Comment se prénommait-il, déjà ? Pym, oui, c’est ça. — Où est monseigneur le comte ? demanda Miles. — Dans le pavillon supérieur. Il prend son petit déjeuner avec milady. Pym jeta un coup d’œil à l’inconnue, attendant en silence les explications de Miles. — Ah… Cette femme a marché pendant quatre jours pour déposer une plainte auprès du juge du district. Le juge est absent mais le comte, lui, est ici. Elle a donc choisi de s’adresser directement à Dieu plutôt qu’à ses saints. J’aime son style. Conduisez-la auprès du comte, voulez-vous ? — Pendant le petit déjeuner ? Miles pencha la tête vers la femme. — Avez-vous déjeuné ? Elle fit non de la tête, soudain frappée de mutisme. — C’est ce que je pensais. (Miles la poussa vers le serviteur.) Eh bien, ce sera une excellente occasion de le faire. — Mon papa, il est mort à l’armée, répéta la femme dans un filet de voix. C’est mon droit. On eût dit qu’elle cherchait tout à coup à s’en convaincre elle-même autant que l’assistance. Pym, s’il n’était pas un montagnard, était de la région. — Bien sûr, soupira-t-il en lui faisant signe de le suivre sans créer davantage d’embarras. Les yeux de la femme s’écarquillèrent d’effroi et elle jeta à Miles des regards nerveux par-dessus son épaule. — Petit homme… — N’oubliez pas : tenez-vous droite, lança-t-il. Il la regarda disparaître dans le corridor et, un large sourire aux lèvres, grimpa deux à deux les marches menant à l’entrée principale de la résidence. Après une rapide douche froide, Miles s’habilla dans sa chambre qui dominait le lac. Il se vêtit avec un soin extrême, un soin aussi minutieux que pour les cérémonies de remise des diplômes de l’Académie militaire et de la Revue impériale qui avaient eu lieu deux jours auparavant. Sous-vêtements immaculés, chemise crème à manches longues, pantalon vert à passepoil et enfin tunique verte à hausse-col taillée à grand-peine, tout spécialement pour lui. Les rectangles flambant neufs de plastique bleu ciel de son tout nouveau grade d’enseigne fixés sur le col s’enfonçaient très désagréablement dans sa mâchoire. Il omit délibérément ses attelles, et enfila ses hautes bottes brillantes comme des miroirs qu’il frotta avec le pantalon de son pyjama négligemment abandonné sur le parquet. Enfin il vérifia sa tenue dans le miroir. Ses cheveux noirs coupés ras pour la cérémonie n’avaient pas encore repoussé. Son visage pâle, aux traits acérés, ne portait pas les séquelles habituelles d’une bienheureuse gueule de bois… Fragilité oblige… À cause de ces foutus os, il avait dû s’abstenir de célébrer cette victoire comme il se devait afin de ne pas risquer une chute fatale. Les échos de la cérémonie résonnaient encore dans son crâne et il en sourit de bonheur. Désormais, l’avenir lui appartenait. Il se cramponnait avec force sur l’échelon le plus bas de la plus haute échelle de Barrayar : l’Armée impériale, pas moins. Et le passe-droit n’existait pas, même pour les fils de l’antique classe des Vors. À chacun selon ses mérites. Ses camarades officiers le savaient, même si les civils pouvaient en douter. Il était enfin en mesure de prouver sa valeur à tous les sceptiques. Regarder toujours plus haut, toujours plus loin, jamais ni vers le bas, ni en arrière, telle était sa devise. Un ultime regard en arrière pourtant. Avec le même soin qu’il avait mis à se vêtir, il réunit les objets nécessaires à la tâche qu’il avait l’intention d’accomplir : les rectangles de tissu blanc correspondant à son ancien grade de cadet, la copie calligraphiée, achetée très cher, de sa nomination comme officier dans l’armée impériale barrayarane. Une copie des appréciations de ses professeurs pendant ses trois années d’études à l’Académie militaire, avec tous les éloges (et les blâmes). L’honnêteté seule aurait une valeur, dans cette ultime relation. Dans un bahut du rez-de-chaussée, il prit le brasero en cuivre et son trépied enveloppés dans leur toile cirée, ainsi qu’un sac en plastique rempli d’écorces sèches de genévrier. Et enfin, les bâtonnets chimiques. Le sentier en haut de la colline se terminait par une fourche. À droite, on gagnait le pavillon surplombant toute la région. À gauche, une sorte de jardin entouré d’un petit muret de pierre. Miles poussa la grille grinçante. — Salut à vous, bande d’ancêtres mabouls ! lança-t-il. Toutefois il ne poursuivit pas dans cette veine humoristique. C’était peut-être vrai mais trop irrespectueux pour la circonstance. Miles zigzagua entre les tombes. Une fois parvenu devant celle qu’il cherchait, il s’agenouilla et monta le brasero sur son trépied en chantonnant. Sur la pierre tombale, une inscription toute simple : Général-comte Piotr Pierre Vorkosigan, avec ses dates. Encore heureux que la famille n’ait pas tenu à inscrire tous les honneurs et les exploits du général. Il aurait fallu avoir recours à la microgravure. Miles empila les écorces, les papiers, les bouts de tissu et une mèche noire gardée de sa dernière coupe de cheveux dans le brasero qu’il alluma. Assis sur ses talons, il le regarda brûler en silence. Au fil des ans, il avait imaginé des centaines de scénarios différents pour cet instant-là : depuis une solennelle déclaration publique avec orchestre à l’arrière-plan, jusqu’à une danse, nu comme un ver, sur la tombe du vieillard… Il avait en définitive opté pour une cérémonie privée accomplie selon le rite. Juste entre les deux extrêmes. — Alors, grand-père, dit-il à mi-voix. On se retrouve enfin, toi et moi. Es-tu satisfait, maintenant ? Son acharnement des trois dernières années, toutes les souffrances endurées pour arriver à cet instant ! Mais la tombe resta muette, ne répondit pas : « Oui. Tu peux souffler maintenant. » Les cendres ne livrèrent aucun message de l’au-delà. Aucune vision n’apparut dans la fumée qui montait vers les cieux. Le petit brasier funéraire s’éteignit bien trop vite. Pas assez de combustible, peut-être. Miles se releva, épousseta ses genoux dans le silence et la vive lumière du soleil. Qu’avait-il espéré ? Des applaudissements ? Pourquoi était-il venu ici, tout bien réfléchi ? Pour réaliser les rêves d’un mort ? Par son enrôlement dans l’armée, qui servait-il ? Son grand-père ? Lui-même ? Le pâle empereur Grégor ? Qui s’en souciait, au fond ? — Alors, vieil homme, murmura-t-il. (Et, à pleins poumons :) ES-TU SATISFAIT ? Les pierres répercutèrent l’écho de son cri. Un raclement de gorge derrière lui le fit soudain bondir. Son cœur lui martelait la poitrine. — Euh… mon seigneur ? fit Pym. Veuillez me pardonner, je ne voulais pas vous interrompre… mais le comte, votre père, vous réclame dans le pavillon supérieur. Le visage du serviteur était sans expression. Miles déglutit avec difficulté. — Très bien. Le feu est presque éteint. Je reviendrai nettoyer les cendres. Ne… laissez personne y toucher. Sur ce, Miles sortit du cimetière sans un seul regard en arrière. Le pavillon était une simple bâtisse en bois de bouleau blanc portant les marques du temps. Elle était ouverte aux quatre vents, mais ce matin, la brise se réduisait à de mesquines bouffées venant de l’ouest. Peut-être serait-il agréable de faire de la voile sur le lac, cet après-midi. Il ne restait à Miles que dix jours de permission pour une foule de projets, y compris un voyage à Vorbarr Sultana avec Ivan, son cousin, pour aller chercher son nouveau naviplane. Ensuite, on lui attribuerait sa première affectation. Miles priait pour que ce soit sur un vaisseau spatial. Il lui fallait résister à une grande tentation, celle de demander à son père d’intercéder en sa faveur. Non, il accepterait les cartes que le destin lui accorderait. C’était la première règle du jeu. La seconde étant de gagner avec ces cartes. La pénombre fraîche du pavillon contrastait agréablement avec la chaleur aveuglante de l’extérieur. Le mobilier se composait de vieux fauteuils et de plusieurs tables dont l’une encombrée des reliefs d’un opulent petit déjeuner. Miles s’attribua mentalement deux gâteaux à l’huile abandonnés sur un plateau couvert de miettes. Sa mère, qui terminait sa tasse de thé en prenant son temps, lui sourit de l’autre côté de la table. Son père, en tenue décontractée – short et chemisette à col ouvert – était installé dans un fauteuil défraîchi. Aral Vorkosigan était un solide gaillard. Le cheveu gris, la mâchoire forte, les sourcils épais, et le visage couturé. Un visage qui se prêtait à la caricature. Miles en avait vu plusieurs dans la presse d’opposition, ou illustrant les livres d’histoire des ennemis de Barrayar. Il suffisait d’accentuer un trait, d’assombrir ces yeux si perçants, pour obtenir le visage du dictateur militaire typique. Miles s’était souvent demandé quelle influence le vieux général, du fond de sa tombe, exerçait sur son fils. Si le comte était hanté par la mémoire de son père, il ne le montrait pas. Ce n’était pas nécessaire, du reste. L’amiral Aral Vorkosigan était tout à la fois le prestigieux stratège de l’espace, le conquérant de Komarr, le héros d’Escobar et, pendant seize ans, il avait été régent de l’Empire, exerçant ainsi le pouvoir suprême sur Barrayar – de fait, sinon de titre. En outre, clouant le bec à tous les observateurs trop sûrs d’eux, il avait couronné sa glorieuse carrière en redescendant volontairement l’échelle de la hiérarchie pour transmettre en douceur le commandement au jeune empereur Grégor à sa majorité. Certes, le poste de Premier ministre était, après la régence, un très beau lot de consolation et le comte ne manifestait pas le moindre désir de prendre sa retraite de cette fonction-là. Ainsi, l’amiral Aral avait en main, grâce au glorieux général Piotr, un jeu plein d’atouts. Que restait-il alors à l’enseigne Miles ? Une paire de deux et le joker. Il ne lui restait plus qu’à passer ou bien à se mettre à bluffer à mort. La paysanne était assise sur un repose-pieds. La main crispée sur un gâteau à moitié grignoté, elle fixait, bouche bée, Miles qui arborait avec superbe son prestigieux uniforme. Quand il la fixa en retour, elle referma la bouche et son regard s’éclaira. Quelle singulière expression, tout à coup ! Colère ? Exaltation ? Gêne ? Jubilation ? Tout cela à la fois ? Et qui pensais-tu que j’étais, hein ? Puisqu’il se présentait (se pavanait ?) en uniforme, Miles s’arrêta au garde-à-vous devant son père. — Monsieur ? Ce dernier s’adressa à la paysanne : — C’est mon fils. Si je l’envoie en tant que ma Voix cela vous satisfera-t-il ? — Oh ! fit-elle dans un souffle. (Sa bouche s’étira en un sourire curieusement exalté.) Oh ! oui, mon seigneur ! — Très bien. Ce sera fait. Qu’est-ce qui sera fait ? se demanda Miles, soudain sur ses gardes. Le comte se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, l’air content de lui, mais l’inquiétante expression de son regard trahissait une sourde colère. Non pas contre la paysanne. À l’évidence, ces deux-là étaient parvenus à un accord. Ni contre moi-même, conclut Miles après un bref examen de conscience. Il se racla la gorge, pencha la tête et sourit de toutes ses dents d’un air interrogateur. Le comte joignit le bout de ses doigts en pyramide et adressa enfin la parole à son fils : — Un cas des plus intéressants. Je comprends pourquoi tu me l’as amenée. — Ah… fit Miles. (Dans quoi s’était-il fourré ? S’il avait aidé cette femme à franchir les barrages de la sécurité, c’était par pur don-quichottisme, et pour taquiner son père au milieu de son petit déjeuner.) Ah ? répéta-t-il pour ne pas se compromettre. Aral Vorkosigan haussa les sourcils. — Elle ne t’a rien dit ? — Elle m’a parlé d’un meurtre et d’un refus manifeste de coopération de la part de ses autorités locales. J’ai pensé que tu l’aiderais à rencontrer le juge du district. Le comte, l’air pensif, caressa son menton lardé de cicatrices. — Il s’agit d’un cas d’infanticide. Un froid glacial étreignit le ventre de Miles. Je ne veux rien avoir à faire avec ça. En tout cas, il comprenait maintenant pourquoi aucun bébé n’était suspendu à la poitrine gorgée de lait de la femme. — Inhabituel… D’habitude, ce sont des choses dont personne ne parle. — Nous combattons les coutumes ancestrales depuis plus de vingt ans, fit remarquer le comte. À force de décrets, de propagande… nous avons beaucoup progressé. Du moins dans les villes. — En milieu urbain, murmura la comtesse, les gens ont accès à d’autres solutions. — Mais dans les campagnes reculées, les traditions sont plus solidement ancrées. Nous savons tous ce qui se passe, mais sans dénonciation, sans une plainte à l’appui, et avec les familles qui invariablement se serrent les coudes pour protéger le coupable… il est difficile de mener une enquête. — Quel… (Miles interpella la femme d’un signe de tête.) Quelle était la mutation de votre bébé ? — La bouche de chat, répondit la villageoise. Il avait aussi un trou dans le palais et tétait mal. Il s’étranglait, pleurait. Pourtant, il profitait bien, il était… — Un bec-de-lièvre, murmura pensivement la comtesse, traduisant le terme local dans la langue galactique universelle. Et le palais fendu. Harra, ce n’était même pas une mutation. On en voyait sur la Vieille Terre. Un… défaut congénital normal, si l’on peut dire. Mais sûrement pas un châtiment divin. Une banale opération aurait pu… La comtesse se tut abruptement. La montagnarde la fixait d’un air anxieux. — C’est ce que j’avais entendu dire, expliqua cette dernière. Mon seigneur, le comte a fait construire un hôpital à Hassadar. J’avais l’intention de m’y rendre, une fois relevée de couches, même sans argent. Ses bras et ses jambes étaient sains, sa tête bien formée, tout le monde pouvait le voir, et tout le monde l’a vu, j’en suis sûre… (Elle s’étreignit les mains, haletante.) Mais Lem l’a tuée avant que j’aie eu le temps de l’emmener. Une marche de sept jours, calcula Miles, des lointains monts Dendarii jusqu’à Hassadar, la ville des plaines. On comprenait aisément qu’une femme venant d’accoucher retarde de quelques jours cette-randonnée. Une heure de trajet en aérocar. — Un meurtre vient enfin d’être dénoncé, reprit le comte Vorkosigan, et nous le traiterons comme tel. Nous avons là une occasion d’envoyer un message dans les régions les plus reculées du district. Toi, Miles, tu seras ma Voix, tu la porteras là où elle ne s’est encore jamais fait entendre. Tu exerceras la justice du comte avec fracas. Il est temps que disparaissent les pratiques qui nous font passer pour des barbares aux yeux des galactiques. La pomme d’Adam de Miles fit un aller-retour. — Le juge du district ne serait-il pas mieux qualifié ?… Le comte esquissa un sourire. — Pour ce cas, je ne vois pas qui serait mieux qualifié que toi. Messager et message réunis en une seule personne. Les temps ont changé. Pas de doute. Miles souhaita tout à coup être ailleurs, n’importe où. Suer sang et eau sur ses examens, par exemple. Il réprima un gémissement : « Ma permission !… » Il se frotta la nuque. — Qui… euh… qui a tué votre enfant ? Autrement dit, qui dois-je faire sortir du bois pour le coller au mur et le flinguer ? — Mon mari, répondit la femme d’une voix blanche en fixant les lames du parquet ciré. Je savais que ce serait un nid de guêpes. — La petite pleurait, pleurait, continua-t-elle, et pas moyen de l’endormir, elle n’avait pas bien tété. Il m’a crié de la faire taire… — Et alors ? demanda Miles d’un ton pressant, l’estomac noué. — Il m’a insultée et est allé dormir chez sa mère. Il a prétendu que là-bas, au moins, il pourrait trouver le sommeil. Je n’avais pas fermé l’œil, moi non plus… Encore un sacré veinard ! Miles l’imagina aussitôt bâti comme un taureau, renversant tous les obstacles. Pourtant, c’était comme si un détail manquait au centre du récit. Le comte l’avait senti également. Il écoutait avec une totale attention, les yeux réduits à des fentes, dans une attitude que seul un étranger eût pu confondre avec de la somnolence. Ce qui aurait été une grave erreur. — Étiez-vous présente ? demanda le comte avec une douceur trompeuse qui mit à l’instant Miles sur le qui-vive. Avez-vous été témoin du meurtre ? — Je l’ai trouvée sans vie dans la matinée, m’seigneur. — Vous êtes entrée dans sa chambre… Le comte Vorkosigan la laissa poursuivre. — Nous n’avons qu’une seule pièce. (Elle lui décocha un regard contrarié comme si elle eût douté pour la première fois de son omniscience.) Elle s’était enfin endormie. Je suis sortie pour aller cueillir des baies en haut du ravin, non loin de chez nous, et à mon retour… J’aurais dû la prendre avec moi, mais j’étais si heureuse qu’elle dorme que je n’ai pas voulu la réveiller… (Des larmes glissèrent de ses yeux fermés.) À mon retour, je l’ai laissée dormir. J’étais contente de pouvoir manger et me reposer un peu, mais mes seins ont commencé à être douloureux. Alors je suis allée la chercher… — Il n’y avait pas de marques sur son corps ? s’étonna le comte. Elle n’avait pas la gorge tranchée ? C’était dans les campagnes arriérées la pratique courante pour les infanticides ; une méthode rapide et presque charitable, par rapport à l’autre solution qui consistait à laisser les enfants mourir de faim et de froid au fond d’une forêt. La femme fit non de la tête. — Elle a été étouffée, je crois, m’seigneur. C’était cruel, vraiment cruel. Le Porte-parole a prétendu que j’avais dû l’écraser en dormant et il a refusé d’enregistrer ma plainte contre Lem. Mais ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! La petite avait son propre berceau, Lem l’avait fabriqué de ses mains quand je la portais encore dans mon ventre… La paysanne était sur le point de craquer. Le comte échangea un regard avec sa femme, ainsi qu’un petit signe de tête. La comtesse se leva doucement. — Harra, descendons chez moi. Tu dois te laver et te reposer avant que Miles ne te ramène dans ton village. La femme eut l’air affolé. — Oh ! non, pas chez vous, milady ! — Navrée, mais je ne dispose pas d’autre endroit, à part les baraquements des gardes. Ce sont de braves gens mais ta présence les gênerait… La comtesse entraîna la paysanne hors du pavillon. — Il est clair, déclara Aral Vorkosigan dès que les deux femmes furent sorties, que tu devras vérifier les faits médicaux avant de te prononcer. Et je pense que tu as également noté le problème que soulève l’identification de l’accusé. Ce cas nous servira d’exemple, mais à condition que toute ambiguïté soit levée. Il ne doit rester aucune zone d’ombre. — Je ne suis pas médecin légiste, objecta aussitôt Miles. Si seulement je pouvais tirer mon épingle du jeu ! — Tu emmèneras le Dr Dea avec toi. Le lieutenant Dea assistait le médecin du Premier ministre. Miles le connaissait. C’était un jeune et ambitieux médecin militaire en état de frustration constant parce que son supérieur ne le laissait jamais toucher son plus important client… Il va être ravi, songea Miles avec ironie. — Il n’aura qu’à emporter son ostéokit, poursuivit le comte avec une lueur d’amusement dans les yeux. En cas d’accident… — Comme c’est pratique, fit Miles, amer. Mais… Supposons que sa version des faits s’avère et que nous épinglions l’assassin. Dois-je personnellement… ? — L’un de mes hommes d’armes te servira de garde du corps. Et de bourreau, le cas échéant. Voilà qui était mieux, mais tout juste. — Nous ne pourrions pas attendre le juge du district ? — Chaque jugement que rend le juge, il le rend à ma place. Chaque sentence exécutée par ses services est exécutée en mon nom. Un jour, ce sera en ton nom. Il est temps que tu acquières une claire connaissance de la procédure. Historiquement, les Vors sont une caste militaire mais leurs devoirs ne se sont jamais limités à celui des armes. Pas de porte de sortie. Bon sang de bonsoir ! Miles lâcha un soupir. — Exact. Eh bien… nous pourrons prendre l’aérocar, je suppose. On devrait y être en deux heures. Le temps de trouver leur bled perdu, on leur tombe dessus du haut du ciel, on diffuse le message à haute et intelligible voix… et on sera de retour pour dîner. Bref, en finir au plus vite. Le comte avait de nouveau les yeux réduits à des fentes. — Non… répondit-il enfin. L’aérocar, je ne pense pas. — Il n’y a aucun moyen de s’y rendre en voiture. (Miles fut soudain inquiet… Son père ne pensait quand même pas à…) Je ne crois pas, amiral, qu’à pied, je serais un digne représentant de l’autorité impériale. Son père jeta un regard à son uniforme impeccable et eut un petit sourire. — Oh ! mais tu n’es pas si mal que cela. — Mais imagine l’état de mon uniforme après trois ou quatre jours de lutte contre les fourrés ! protesta Miles. Tu ne nous as pas vus pendant les classes. Ni sentis. — J’y suis passé aussi, répondit l’amiral. Mais en fin de compte, tu as raison. Pas à pied. J’ai une meilleure idée. Ma troupe de cavalerie personnelle, songea Miles avec ironie en se retournant sur sa selle. Comme grand-père. D’ailleurs, il était convaincu que le vieil homme se serait tordu de rire à la vue des drôles de cavaliers qui s’égrenaient derrière lui sur la piste forestière. Les écuries des Vorkosigan s’étaient réduites comme une peau de chagrin depuis que le vieil homme n’était plus là pour s’en occuper : le meilleur demi-sang de polo avait été vendu, et les derniers vieux chevaux de cavalerie, au caractère revêche, mis au pâturage. Les quelques bêtes qui restaient étaient gardées pour leur sabot sûr et leur docilité, et non pour leur pedigree. Une poignée de jeunes villageoises étaient chargées de les sortir régulièrement afin que les invités occasionnels puissent les monter s’ils le souhaitaient. Miles rassembla les rênes de sa monture, tendit un jarret et déplaça un rien son poids. Gros Ninny réagit sans hésiter par un demi-tour et deux pas en arrière précis. Aucun joueur, fût-il myope et suicidaire, n’aurait parié un penny sur ce hongre trapu à la panse rebondie. Mais Miles l’adorait pour ses yeux noirs et lumineux, ses immenses naseaux veloutés, son flegme que ne troublaient ni les ruisseaux en crue ni les hurlements stridents des aérocars, mais surtout pour son exquise obéissance. L’intelligence avant la beauté. La compagnie de Gros Ninny exerçait sur Miles le même effet apaisant qu’un chat qui ronronne. Miles lui flatta l’encolure. — Si jamais quelqu’un me demande ton nom, murmura-t-il, je dirai que tu t’appelles Cheikh. Gros Ninny agita une oreille duveteuse et s’ébroua. Le grand-père de Miles était en partie responsable de l’invraisemblable cavalcade qu’il conduisait à présent. Le génial général guérillero avait déversé le trop-plein d’énergie de sa jeunesse dans ces montagnes en endiguant, puis en repoussant le raz-de-marée des envahisseurs cetagandans. Certes, les missiles antiaériens portables à têtes chercheuses introduits en contrebande et à un prix prohibitif d’une planète neutre avaient davantage contribué à la victoire finale de Barrayar que les chevaux du général. Chevaux qui, selon ses dires, avaient sauvé ses troupes lors du pire hiver de cette campagne – principalement parce qu’ils étaient comestibles. Mais avec les enjolivures du temps, le cheval était devenu le symbole de cette victoire. Miles pensait que le comte avait péché par excès d’optimisme en s’imaginant que les dernières miettes de la gloire du défunt général allaient retomber sur son petit-fils. Les caches des guérilleros et leurs camps n’étaient plus qu’amas de rouille sur lesquels avaient poussé des arbres. Oui, des arbres, et non plus seulement des mauvaises herbes et des ronces. Ils en avaient déjà dépassé plusieurs au cours de leur journée de chevauchée. Les soldats qui avaient combattu dans cette guerre avaient, comme son grand-père, rejoint depuis longtemps leur ultime demeure. Mais que fichait-il donc ici ? C’était d’une affectation sur un navire de saut qu’il rêvait, un vaisseau qui l’emporterait toujours plus haut, toujours plus loin. Sa destinée n’était pas entre les mains du passé mais du futur. Les méditations de Miles furent soudain interrompues par la jument du Dr Dea qui, gênée par la branche tombée en travers de la piste forestière, stoppa net, les quatre fers solidement plantés dans le sol. Le Dr Dea bascula de sa selle. — Retenez-vous aux rênes ! cria Miles en faisant rebrousser chemin à sa monture. Le Dr Dea, toutefois, commençait à avoir une certaine habitude des chutes. Cette fois-ci, il avait plus ou moins atterri sur ses pieds. Il bondit pour saisir les rênes qui traînaient à terre mais sa monture esquiva. Dea sauta en arrière pour éviter les ruades. Comprenant soudain qu’elle était libre, la jument partit au trot sur la piste, la queue en bannière, disant à sa manière : « Na-na-nère ! Tu pourras pas m’attraper ! » Le Dr Dea, écarlate et furieux, s’élança à sa poursuite. La jument se mit au galop. — Non, non, ne courez pas après ! s’époumona Miles. — Et comment voulez-vous que je la rattrape si je ne lui cours pas après ? aboya Dea. Mon kit médical est sur cette maudite carne ! — Désolé de vous décevoir, docteur, mais je ne pense pas que vous soyez de taille à la battre aux cent mètres. Pym, qui fermait la marche, fit décrire à son cheval un quart de tour pour bloquer la piste. — Harra, attendez, conseilla Miles à la paysanne anxieuse en passant près d’elle. Tenez bien votre monture. Rien de tel qu’un cheval emballé pour entraîner les autres. Les deux autres cavaliers s’en sortaient plutôt mieux. Harra Csurik, éreintée, laissait sa monture avancer à son train lent sans intervenir ; du moins tenait-elle en selle, au contraire de l’infortuné Dr Dea qui s’agrippait aux rênes comme à une bouée de sauvetage. De son côté, Pym, s’il ne semblait pas très à l’aise, était un cavalier passable. Miles mit Gros Ninny au pas et s’approcha de la fugitive d’un air décontracté. Moi, t’attraper ? Mais non, voyons ! Je me promène, voilà tout. Oui, c’est ça, arrête-toi donc pour grignoter… La jument, qui avait fait halte pour brouter une touffe d’herbe, le regarda arriver d’un œil méfiant. Juste assez loin pour ne pas risquer de l’effaroucher, Miles mit pied à terre. Sans esquisser le moindre pas vers la jument, il fouilla dans ses poches avec ostentation. Gros Ninny lui donna des coups de tête impatients et Miles lui offrit un morceau de sucre tout en le câlinant. La jument pointa les oreilles avec intérêt. Gros Ninny en grogna de plaisir et retroussa les lèvres pour quémander un supplément. N’y tenant plus, l’autre jument vint réclamer sa part. Elle happa un morceau dans la paume de Miles qui en profita pour saisir doucement les rênes. — Et voilà, dit Miles. Votre cheval. Sans courir. — C’est pas du jeu, se plaignit Dea en approchant d’un pas traînant. Vous aviez du sucre dans vos poches. — Bien sûr. C’est ce qu’on appelle de la prévoyance. Avec un cheval, il serait stupide de chercher à être plus rapide ou plus fort. Vous auriez perdu d’avance. Le truc, c’est de se montrer plus intelligent. Dea prit les rênes. — Cette bête me honnit, fit-il, soupçonneux. — Elle ne vous honnit pas, elle hennit, répondit Miles en souriant. Il donna à Gros Ninny une petite tape sur l’antérieur gauche et le cheval se mit docilement sur un genou. Miles monta sur la selle baissée à sa convenance. — Ils font tous ça ? s’enquit le médecin, fasciné. — Non. Désolé. Dea lança un regard noir à sa jument. — Sale rossinante !… Je préfère encore marcher, pour l’instant. Comme Gros Ninny se redressait, Miles ravala une remarque moqueuse glanée dans le répertoire de son grand-père. Bien que, pour la durée de l’investigation, le médecin fût officiellement aux ordres de Miles, le lieutenant-chirurgien de l’espace Dea était d’un grade supérieur à l’enseigne Vorkosigan. Le commandement d’hommes plus âgés et de grade supérieur exigeait un certain tact. La piste forestière s’élargissant, Miles revint chevaucher au côté de Harra Csurik, dont la farouche détermination semblait s’évanouir à mesure qu’elle approchait de son village natal. À moins que son silence ne fût tout simplement dû à l’épuisement. Peu loquace au cours de la matinée, elle n’avait pas desserré les dents de tout l’après-midi. Et si elle avait entraîné Miles au bout du monde pour ensuite se dégonfler ?… — Harra, dans quelle armée servait votre père ? demanda-t-il pour engager la conversation. La femme passa les doigts dans sa chevelure embroussaillée, plus par nervosité que par coquetterie. Ses yeux le fixèrent à travers les mèches couleur de foin. — La milice du District, mon seigneur. Je me souviens mal de mon père. Il est mort quand j’étais toute petite. — Au combat ? Elle acquiesça. — Dans les environs de Vorbarr Sultana, pendant la guerre de Vordarian l’Usurpateur. Miles se retint de lui demander de quel côté on l’avait envoyé. La plupart des fantassins n’avaient guère eu le choix et l’amnistie avait inclus aussi bien les morts que les vivants. — Et… avez-vous des frères et sœurs ? — Non, mon seigneur. Il n’y a plus que moi et ma mère. La tension diminua légèrement dans la nuque de Miles. Si cette enquête aboutissait à une exécution, la moindre étincelle risquait de mettre le feu aux poudres entre les deux familles. Autrement dit, plus les familles seraient réduites, mieux cela vaudrait. — Et votre mari ? — Il en a sept. Quatre frères et trois sœurs. — Hum… La vision d’une escouade de bûcherons bâtis comme des armoires à glace surgit dans l’esprit de Miles. Il jeta un coup d’œil vers Pym, se sentant un rien sous-équipé en hommes pour sa tâche. Du reste, il l’avait fait remarquer à son père lorsqu’ils avaient préparé cette expédition la nuit précédente. — Le Porte-parole du village et ses adjoints te soutiendront, avait déclaré le comte. De même qu’ils soutiennent le juge du district quand il fait sa tournée. — Mais s’ils refusent de coopérer ? avait nerveusement objecté Miles. — Un officier qui aspire au commandement des troupes impériales, avait rétorqué son père, l’œil étincelant, devrait être capable d’obtenir la coopération d’un chef de village. En d’autres termes, son père avait décidé de lui faire passer un test et ne lèverait pas le petit doigt pour lui venir en aide. Merci, papa. — Mon seigneur, vous n’avez pas de frères et sœurs ? demanda Harra, ramenant Miles dans le présent. — Non. Mais je suppose que ce n’est un secret pour personne, même au fin fond du pays. — On raconte beaucoup de choses à votre sujet, répondit Harra avec un haussement d’épaules. Miles ravala la question morbide qui lui brûlait les lèvres comme si elle eût été une tranche de citron amer. Il ne la poserait pas, il ne la poserait… Mais il ne put s’en empêcher : — Par exemple ? siffla-t-il. — Eh bien… tout le monde sait que le fils du comte est un mutant. (La paysanne ouvrit grands ses yeux pleins de défi.) Certains prétendent que c’est à cause de l’étrangère qu’il a épousée. D’autres que c’est dû aux radiations, pendant les guerres, ou à une maladie contractée… euh… lors de pratiques contre nature avec ses camarades officiers… Celle-là, Miles ne l’avait jamais entendue. Il haussa les sourcils. —… Mais la plupart affirment qu’il a été empoisonné par ses ennemis. — Il est rassurant de penser que ceux qui ont raison sont les plus nombreux. Mon infirmité est en effet due à une tentative d’assassinat à la soltoxine, un gaz mortel, alors que ma mère était enceinte. Mais ce n’est pas… (… une mutation. Combien de fois l’avait-il expliqué ? Son esprit se cabra à l’idée de répéter le vieux refrain : Ce n’est pas génétique mais tératogène. Je ne suis pas un mutant, pas… Que signifierait pour cette femme inculte cette subtile nuance de biochimie ? Du point de vue pratique – de son point de vue à elle –, qu’il fût un mutant ou non ne changerait rien.) — Ce n’est pas important, conclut-il. Elle lui jeta un regard en coin tout en oscillant doucement à la cadence de sa monture. — D’autres prétendent que vous êtes né sans jambes et que vous avez passé votre enfance dans un fauteuil flottant. Il y en a même qui prétendent que vous êtes né sans un seul os… —… et qu’on me gardait dans un bocal, caché au fond de la cave, bien sûr, marmonna Miles. — Mais Karal prétend qu’il vous a vu avec votre grand-père à la Foire d’Hassadar, et que vous étiez simplement chétif et très petit. Certains disent que votre père vous a fait entrer dans l’armée mais d’autres que c’est faux, que vous êtes parti sur la planète de votre mère et qu’on a transformé votre cerveau en ordinateur pendant que votre corps était gardé en vie dans un liquide, nourri avec des tubes… — Je savais bien qu’un bocal finirait par arriver dans cette histoire, murmura-t-il en grimaçant. Tu savais aussi que tu regretterais d’avoir posé la question, mais tu l’as quand même posée. Elle le provoquait, se dit soudain Miles. Comment osait-elle… Mais il ne détecta pas la moindre ironie sur son visage. Uniquement une attention aiguë. Cette femme avait pris des risques, s’était mise dans une situation fort délicate pour dénoncer ce meurtre, défiant sa famille et les autorités locales, défiant la coutume établie. Et qu’est-ce que le comte lui avait donné comme bouclier et soutien pour retourner affronter le courroux de ses proches ? Miles. Serait-il à la hauteur ? Elle devait se le demander aussi. Et s’il échouait, s’il était obligé de fuir et de la laisser seule face à la tempête que sa démarche allait déclencher ? Miles commençait à regretter de ne pas l’avoir laissée pleurer devant les grilles. Les collines boisées, fruit de nombreuses générations de terraformation, débouchèrent sur une vallée où croissaient des broussailles indigènes. Au milieu, par suite de quelque anomalie de la composition chimique du sol, s’étendait une bande vert et rose large comme un fleuve… Des rosiers redevenus sauvages, découvrit Miles avec stupéfaction comme ils approchaient. Des roses de la Terre. La piste se perdait au sein de ce massif odorant. Miles et Pym taillèrent à tour de rôle un chemin à l’aide de leurs couteaux de brousse. Les rosiers, hérissés d’énormes épines, semblaient se défendre et rebondissaient avec vigueur à chaque coup de lame. Gros Ninny contribua à la besogne en se goinfrant de roses avec bonheur. Miles hésitait à le laisser faire. Que cette espèce ne fût pas native de Barrayar ne signifiait pas qu’elle ne fût pas comestible pour les chevaux. Tout en suçant une écorchure sur sa main, Miles repensa à la grande catastrophe écologique de sa planète. Les cinquante mille Pères Fondateurs en provenance de la Terre étaient censés ne représenter que la première avant-garde de la colonisation de Barrayar. Mais, par suite d’une anomalie gravitationnelle, le point de saut par lequel ils étaient arrivés s’était refermé, sans avertissement et sans espoir de réouverture. La terraformation, commencée avec un soin extrême, s’était effondrée comme tout le reste. Les espèces végétales et animales importées de la Terre s’étaient éparpillées aux quatre vents pour se multiplier de façon sauvage tandis que les humains consacraient toute leur attention aux problèmes plus urgents de survie. Les biologistes pleuraient encore l’extinction massive des espèces indigènes qui avait suivi, les érosions, les sécheresses et les inondations, mais Miles estimait qu’au fil des siècles de la Période d’Isolement, la lutte pour la vie des meilleures espèces des deux mondes avait conduit à un parfait équilibre. Du moment que c’était vivant et que ça poussait tout seul, qui se souciait de l’origine ? Nous sommes tous ici par accident. Comme les roses. Ils bivouaquèrent cette nuit-là dans les hauteurs des collines et le lendemain matin poussèrent jusqu’au flanc des montagnes elles-mêmes. Ils étaient désormais sortis de la région que Miles connaissait depuis son enfance, si bien qu’il devait fréquemment vérifier la direction donnée par Harra sur son holocarte. Ils firent halte à quelques heures seulement de leur destination, au soir de leur deuxième journée de chevauchée. Harra eut beau répéter qu’elle était capable de les conduire dans la pénombre, Miles préférait ne pas arriver de nuit sans être annoncé dans un lieu inconnu, ne sachant pas de surcroît quel accueil leur serait réservé. Il se baigna le lendemain matin dans un ruisseau et se vêtit avec soin de son grand uniforme d’officier flambant neuf. Pym, qui arborait la livrée havane et argent de la Maison Vorkosigan, sortit du fond de sa sacoche de selle l’étendard du comte, au sommet d’une monture télescopique qu’il fixa à son étrier gauche. Le Dr Dea, qui avait gardé son treillis noir, avait l’air mal à l’aise. Si leur petite troupe constituait un message, Miles aurait été bien en peine de dire lequel. Ils s’arrêtèrent dans la matinée devant un chalet érigé à l’orée d’un vaste bosquet d’érables à sucre plantés Dieu seul savait combien de siècles auparavant mais qui, à présent, grignotaient la vallée par auto-ensemencement. L’air des montagnes était frais, pur et vif. Quelques poules picoraient dans les herbes folles. Un conduit en bois à demi obstrué par les algues descendait de la forêt. Le filet d’eau qui s’en écoulait gouttait dans un abreuvoir dont le trop-plein alimentait un ru verdâtre. Harra glissa à terre, lissa sa robe, puis gravit les marches du perron. — Karal ? cria-t-elle. Miles resta perché sur sa monture. Il bénéficierait au moins d’un avantage psychologique pour ce premier contact. — Harra ? C’est toi ? répondit une voix masculine de l’intérieur du chalet. (La porte s’ouvrit à la volée.) Où étais-tu passée ? Nous avons battu les fourrés à ta recherche ! On a cru que tu t’étais brisé la nuque quelque part dans ces ronces… L’homme se tut soudain à la vue des trois cavaliers silencieux. — Karal, tu as refusé d’écouter mes accusations, déclara Harra d’une voix éteinte. (Elle triturait sa robe entre ses doigts.) Alors, je suis allée à Vorkosigan Surleau pour parler moi-même au juge du district. — Harra… soupira Karal. Mais qu’est-ce qui t’a pris ? C’est stupide… Mal à l’aise, Karal considéra les cavaliers tout en branlant du chef. C’était un homme d’une soixantaine d’années, au crâne dégarni, à la peau tannée comme du vieux cuir. Son bras gauche se terminait par un moignon à la hauteur du coude. Encore un ancien combattant. — Porte-parole Serg Karal ? commença Miles d’un ton grave. Je suis la Voix du comte Vorkosigan. Le comte m’a chargé de conduire l’investigation au sujet du crime dénoncé par Harra Csurik auprès du tribunal de son district, c’est-à-dire l’infanticide de son nouveau-né, sa fille Raina. À titre de Porte-parole de Silvy Vale, vous êtes tenu de m’assister dans toutes les affaires relevant de la justice du comte. Ayant épuisé toutes les formules réglementaires, Miles se retrouvait livré à lui-même. Il attendit. Gros Ninny s’ébroua. L’étendard argent sur havane claqua doucement sous la brise capricieuse. — Le juge du district était absent, intervint Harra, mais le comte était là. Karal avait viré au gris. Se ressaisissant enfin, il se rappela la courtoisie élémentaire et esquissa un semblant de courbette qui fit grincer sa carcasse. — Qui… qui êtes-vous, monsieur ? — Lord Miles Vorkosigan. Les lèvres de Karal remuèrent en silence. Miles ne savait lire sur les lèvres mais il aurait parié pour quelque pittoresque formule de consternation. — Et voici mon homme d’armes, le sergent Pym, et mon observateur médical, le lieutenant Dea, de l’armée impériale. — Vous êtes le fils de mon seigneur le comte ? dit Karal d’une voix étranglée. — Le seul et unique. Miles en eut soudain assez de son perchoir. Pour une première impression, ça devait suffire. Il sauta à terre et atterrit en souplesse. Le regard de Karal descendit, descendit toujours plus bas. Oui, je suis petit. Je sais. Mais attends de me voir danser. — Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que nous utilisions votre abreuvoir pour désaltérer nos chevaux ? Les rênes de Gros Ninny à la main, Miles gagna l’abreuvoir. — Euh… m’seigneur, cette eau-là, c’est pour les gens, dit Karal. Attendez un instant, je vais aller chercher un baquet. Il roula le bas de son ample pantalon et fila au trot derrière le chalet. Une minute de silence embarrassé s’écoula, puis la voix de Karal leur parvint faiblement : — Zed, qu’est-ce que tu as fichu du baquet des chèvres ? — Derrière la réserve de bois, p’pa, répondit un gamin. Karal revint bientôt avec un baquet en aluminium cabossé qu’il posa à côté de l’abreuvoir dont il ôta le bouchon. L’eau se déversa dans le baquet en projetant des éclaboussures. Gros Ninny agita les oreilles, s’ébroua et frotta sa tête contre Miles, couvrant sa tunique de poils roux et blancs et manquant le faire culbuter. Karal leva les yeux, sourit au cheval, mais son sourire s’éteignit dès l’instant où son regard se posa sur le propriétaire du rouan. Tandis que Gros Ninny buvait à grandes lampées, Miles entraperçut un garçonnet d’une douzaine d’années qui s’éclipsa comme une sauterelle dans les bois derrière le chalet. Karal aida Miles, Harra et Pym à s’occuper des chevaux. Miles chargea Pym de les desseller et suivit Karal dans le chalet. Harra ne lâchait pas Miles d’une semelle. Le Dr Dea détacha son kit médical de la selle et les suivit de son pas traînant. Les bottes de Miles résonnaient à un rythme saccadé sur le plancher. — Ma femme sera de retour vers midi, annonça Karal. Miles et Dea s’installèrent sur un banc. Harra s’assit à même le sol, les bras autour de ses genoux relevés, près de l’âtre en pierre. — Je vais… Je vais préparer du thé, mon seigneur, dit Karal en s’éclipsant avant que Miles n’eût le temps de décliner l’offre. De toute façon, mieux valait le laisser se calmer en accomplissant des gestes quotidiens. Il serait alors plus facile de déterminer s’il était intimidé par sa présence ou réellement tourmenté par sa mauvaise conscience. Alors que Karal posait la bouilloire sur le feu, Miles décida de se jeter à l’eau avant qu’il n’eût recouvré son assurance : — Porte-parole, je préférerais commencer tout de suite cette enquête. Nous ne devrions pas en avoir pour longtemps. — Il n’est pas nécessaire de… d’entreprendre une enquête, mon seigneur. La mort du bébé a été naturelle… Il n’y avait aucune marque sur le corps. Raina était très faible, elle avait la bouche de chat. Qui sait si elle n’avait pas d’autres problèmes ? Elle est morte dans son sommeil, ou accidentellement. — Le nombre d’accidents de ce genre qui se produisent dans ce district est surprenant, observa Miles d’un ton sec. Mon père le comte en a lui-même fait la remarque. — Il n’y avait absolument aucune raison de vous faire venir ici. Karal regarda Harra d’un air exaspéré. Celle-ci resta silencieuse, pas le moins du monde décontenancée par son reproche implicite. — Ce n’est pas un problème, répondit Miles. — Franchement, mon seigneur, reprit Karal, je crois que cette enfant a été étouffée accidentellement par sa mère, en dormant. Rien d’étonnant que, dans son chagrin, Harra ne l’admette pas. Lem Csurik est un brave gars, un bon travailleur. Harra est aveuglée par le chagrin, c’est tout. Harra le considéra avec une froideur venimeuse. — Je commence à comprendre, déclara Miles d’une voix doucereuse. Encouragé, Karal s’anima un peu. — Tout peut encore s’arranger. Si Harra veut bien faire preuve de patience, oublier son chagrin. Elle devrait parler à ce pauvre Lem… Je suis sûr qu’il n’a pas tué le bébé. Il est préférable d’éviter quelque chose qu’elle regretterait par la suite. — Je commence à comprendre, répéta Miles d’un ton soudain glacial, pourquoi Harra Csurik a estimé nécessaire de marcher quatre jours pour trouver une oreille objective. « Vous pensez. » « Vous croyez. » Qui connaît la vérité ? Pas vous, apparemment. Qu’est-ce que j’entends ? Spéculations, insinuations, affirmations sans fondement. Je suis venu recueillir des faits, Porte-parole Karal. La justice du comte ne repose pas sur des présomptions. La Période d’Isolement est révolue. Même en ce bout du monde. « Mon enquête à proprement parler débute dès maintenant. Aucun jugement ne sera rendu avant que tous les faits n’aient été réunis. La confirmation de la culpabilité de Lem Csurik, ou de son innocence, sortira de sa propre bouche, sous thiopental administré par le Dr Dea en présence de deux témoins : vous-même et un adjoint de votre choix. Simple, propre et rapide. (Et peut-être serai-je reparti de ce bled arriéré avant le coucher du soleil). Je vous ordonne, Porte-parole, d’aller tout de suite chercher Lem Csurik afin que nous l’interrogions. Le sergent Pym vous assistera. Karal versa l’eau bouillante dans un grand pot marron avant de répondre. — Mon seigneur, je suis un homme qui a beaucoup voyagé. Vingt ans de service dans l’armée. Mais la plupart des gens d’ici ne sont jamais sortis de Silvy Vale. Un interrogatoire sous sérum risquerait de passer pour de la magie. Si les aveux sont obtenus de cette manière, ils ne voudront jamais les reconnaître. — En ce cas, vous n’aurez qu’a leur expliquer qu’ils se trompent. Nous ne sommes plus au bon vieux temps des confessions arrachées sous la torture, Karal. De surcroît, si Lem est innocent, comme vous le présumez… il le prouvera, n’est-ce pas ? Avec une mauvaise grâce évidente, Karal gagna la pièce adjacente. Il revint en enfilant une veste défraîchie de l’armée impériale avec les insignes de caporal encore épinglés sur le col et dont les boutons avaient du mal à se rejoindre sur le ventre. Préservée à l’évidence pour ce genre de fonction officielle. De même que, selon la coutume barrayarane, on saluait l’uniforme et non pas l’homme qui le portait, le courroux qu’allait déclencher cette tâche impopulaire retomberait sur la fonction, et non pas sur son exécutant. Miles apprécia la nuance. Karal s’arrêta sur le pas de la porte. Toujours assise près de l’âtre, Harra se balançait doucement sans desserrer les lèvres. — Mon seigneur, déclara Karal, je suis le porte-parole de Silvy Vale depuis maintenant seize ans. Et pendant toutes ces années, jamais personne ne s’est rendu auprès du juge du district pour se plaindre, que ce soit à propos des droits sur l’eau, de vols d’animaux, ou même lorsque Neva a accusé Bors de dérober la sève des érables. Nous n’avons pas connu une seule vendetta sanglante en seize ans. — Loin de moi l’intention d’en déclencher une, Karal. Je ne veux que les faits. — C’est là que le bât blesse, mon seigneur. Je ne suis plus guère enclin à m’attacher aux faits comme par le passé. Il vaut parfois mieux les laisser où ils sont. Karal tournait autour du pot. Mais irait-il jusqu’à faire ouvertement obstruction ? — Silvy Vale ne peut se permettre d’avoir sa petite Période d’Isolement personnelle, déclara Miles. Dorénavant, la justice du comte s’applique à tous. Même s’ils sont très jeunes. Et chétifs. Et présentent un défaut. Et même s’ils sont incapables de prendre la parole pour se défendre eux-mêmes, Porte-parole. Ce dernier sourcilla, soudain blême. À l’évidence, Miles avait fait mouche. Karal partit d’un pas pesant sur la piste, Pym sur ses talons. Ce dernier ouvrit l’étui de son neutraliseur. Pour tuer le temps, Miles, Dea et Harra burent le thé. Miles se promena dans le chalet sans toucher à rien. L’âtre était l’unique source de chaleur pour la cuisine et l’eau de la toilette. Il y avait un évier en métal cabossé pour se laver. On le remplissait à la main en puisant l’eau dans un seau fermé par un couvercle, mais il se vidait par un tuyau courant sous le porche jusqu’au ruisselet qui partait de l’abreuvoir. La deuxième pièce était une chambre meublée d’un lit pour deux personnes et de coffres de rangement. Dans la soupente, il découvrit trois paillasses. Le garçonnet avait donc des frères. Il ne restait pas le moindre espace libre mais le chalet était propre, rangé, rien ne traînait. Sur une petite table d’angle était posé un récepteur audio distribué par le gouvernement. Un deuxième, un antique modèle militaire, avait été ouvert pour une réparation mineure et l’installation d’une nouvelle batterie. Dans un tiroir, Miles découvrit de vieilles pièces de rechange mais seulement pour des postes audio ordinaires. Karal devait aussi faire office de spécialiste com pour Silvy Vale. Ils devaient capter les émissions de la station d’Hassadar et peut-être les canaux à plus forte puissance émettrice de la capitale. Pas d’autres systèmes électriques, bien entendu. La réception par satellite était encore une technologie onéreuse. Un jour, certes, elle arriverait jusqu’ici. Plusieurs communautés, aussi petites mais avec des gestions efficaces, en étaient déjà équipées. Mais Silvy Vale produisait juste assez pour survivre, et devrait attendre une aide du District pour s’offrir de meilleures liaisons. Si la cité de Vorkosigan Vashnoi n’avait pas été rasée par les bombardements atomiques des Cetagandans, tout le district en serait sûrement à un stade économique plus avancé… Miles sortit sur la terrasse et s’appuya à la balustrade. Le fils de Karal était revenu. Gros Ninny, attaché au fond de la cour, grognait d’aise, penché vers le garçonnet qui lui grattait l’encolure avec vigueur. Se rendant compte que Miles l’observait, le gamin recula craintivement dans les broussailles en contrebas. — Ils sont partis depuis longtemps, observa le Dr Dea, venu le rejoindre. Vous croyez que je devrais préparer le sérum ? — Non, votre kit d’autopsie. À mon avis, nous allons devoir commencer par ça. Dea lui décocha un regard étonné. — Je croyais que vous aviez envoyé Pym procéder à l’arrestation ? — On ne peut arrêter un homme qui n’est pas là. Docteur, aimez-vous parier ? Moi, je vous parie un mark qu’ils ne reviendront pas avec Csurik. Non, attendez, je me trompe, peut-être. J’espère que je me trompe. Tenez, ils arrivent. Ils sont trois… Karal, Pym et un inconnu arrivaient enfin sur la piste. Le troisième était un jeune et vigoureux gaillard, aux mains énormes et à la nuque épaisse, l’air peu commode. — Harra, cria Miles, c’est votre mari ? Cet homme était taillé pour le rôle. Il correspondait tout à fait à l’image que Miles s’était faite de lui. Et avec quatre frères identiques, voire encore plus grands… Harra s’approcha de Miles et soupira. — Non, mon seigneur. C’est Alex, l’adjoint du Porte-parole. — Ah… À peine arrivé, Karal se lança dans une explication emberlificotée. Miles l’interrompit d’un haussement de sourcils. — Pym ? — Disparu, mon seigneur, répondit laconiquement ce dernier. On l’a sans doute averti. — Bien sûr. Miles, irrité, fixa Karal qui gardait prudemment le silence. Les faits d’abord. Les décisions, telles que le nombre de bras armés pour poursuivre le fugitif, ensuite. — Harra, à quelle distance se trouve votre cimetière ? — À l’autre bout de la vallée, au bord du ruisseau. À deux kilomètres environ. — Docteur, allez chercher votre kit. Nous allons faire un petit tour. Karal, trouvez-moi une pelle. — Mon seigneur, il n’est sûrement pas nécessaire de troubler la paix des morts, objecta Karal. — Oh que si ! Il y a une partie réservée au rapport d’autopsie dans le formulaire que m’a remis le bureau du juge. Et j’y inscrirai mes conclusions lorsque nous retournerons à Vorkosigan Surleau. J’ai l’autorisation du plus proche parent… N’est-ce pas, Harra ? Elle acquiesça, les yeux dans le vague. — J’ai les deux témoins réglementaires, vous-même et votre (gorille) adjoint, ainsi que le médecin… Si vous ne restez pas planté ici à ergoter, nous aurons terminé avant le coucher du soleil. Tout ce qu’il nous faut, c’est une pelle. À moins que vous ne vous proposiez de creuser à mains nues, Karal. La voix de Miles était abrupte, âpre et de plus en plus menaçante. Karal gratta son crâne à moitié chauve. — Le… père est le plus proche parent légal tant qu’il est en vie et vous n’avez pas son… — Karal ! — Mon seigneur ? — Faites attention à ne pas creuser votre propre tombe. Vous avez déjà un pied dedans. Karal ouvrit les mains en signe de capitulation. — Je vais… chercher la pelle, mon seigneur. La chaleur de ce bel après-midi estival invitait à la sieste. La pelle dans les mains de l’adjoint de Karal mordait la terre en crissant. Au pied du versant, les eaux miroitantes du ruisseau rebondissaient sur les galets polis. La tête rentrée dans les épaules, Harra observait, silencieuse et lugubre. Lorsque le grand Alex souleva le petit cercueil, le sergent Pym alla patrouiller dans les bois alentour. Miles ne le lui reprocha pas. Il pria pour que le sol à cette profondeur fût demeuré frais pendant ces huit derniers jours. Alex ouvrit la boîte et le Dr Dea, lui intimant d’un geste de s’écarter, retroussa ses manches. L’adjoint trouva à son tour quelque chose à observer de l’autre côté du cimetière. Dea souleva le paquet enveloppé de linges et le posa sur la bâche qu’il avait étendue sous le clair soleil. Après avoir aligné ses instruments, il défit les plis symboliques des linges. Harra s’approcha sans bruit pour les prendre. Elle les lissa et les replia, puis regagna sa place. Miles tripota son mouchoir dans sa poche, prêt à le plaquer sur son nez, et s’approcha pour suivre l’examen par-dessus l’épaule de Dea. Moche, mais pas trop. Il avait vu et senti pire. Dea, le visage masqué, les mains gantées, enregistra les formules officielles préalables à l’examen sur le magnéto suspendu à hauteur de son épaule, et commença par un examen visuel et tactile avant d’utiliser le scanner. — Regardez, mon seigneur, dit-il en faisant signe à Miles de s’approcher. Presque certainement la cause du décès, mais je procéderai dans un instant aux tests toxicologiques. La nuque a été brisée. Regardez, là, sur le scanner, la moelle épinière a été sectionnée, puis les os remis en place. — Karal, Alex ! Miles fit signe aux témoins de les rejoindre. Ces derniers obtempérèrent avec réticence. — Cela pourrait-il être accidentel ? s’enquit Miles. — La probabilité est infinitésimale. En tout cas, on a délibérément remis les os en place. — Cela a-t-il pris longtemps ? — Quelques secondes. La mort a été immédiate. — Quelle force physique cela exigeait-il ? Celle d’un homme de grande taille ? — Oh ! pas forcément. C’est à la portée de n’importe quel adulte. — Du moment qu’il est assez motivé… À la vision qu’avaient déclenchée les explications du médecin, l’estomac de Miles se retourna. La petite tête duveteuse aurait facilement tenu dans la main d’un homme. La brusque torsion, le craquement étouffé du cartilage… S’il y avait une chose que Miles connaissait bien, c’était la sensation que produit la fracture d’un os. — La motivation, observa Dea, ce n’est pas mon rayon. Mais je puis affirmer qu’un examen externe approfondi aurait permis de découvrir la cause du décès. Je n’ai pas eu besoin du scanner. N’importe qui de tant soit peu expérimenté… (le médecin fixa froidement Karal)… et attentif à ce qu’il faisait ne pouvait pas ne pas le remarquer. Miles regarda lui aussi Karal, guettant sa réaction. — Alors, je l’ai écrasée accidentellement en dormant ? siffla Harra d’une voix chargée de mépris. — Mon seigneur, commença Karal avec prudence, il est vrai que j’ai envisagé cette possibilité… Envisagé, mon œil. Tu le savais. — Mais je pensais alors, et je pense toujours… (ses yeux étincelèrent de défi)… que créer un scandale ne servirait qu’à alourdir la peine de la famille. À ce stade-là, je ne pouvais plus rien pour le bébé. Mes devoirs concernent avant tout les vivants. — Les miens également, Porte-parole Karal. Il est en particulier de mon devoir de défendre la prochaine victime de la bêtise humaine. Une victime dont le seul crime sera d’être… (Miles eut un petit sourire tranchant)… physiquement différente. Le comte Vorkosigan considère qu’il ne s’agit pas ici d’un cas isolé mais d’un cas typique, au contraire. Vous aviez peur du scandale ? (Harra se balançait au rythme de ses propos.) Vous allez être servi ! Karal se ferma comme une huître. La suite de l’examen ne leur apprit rien de plus. Il n’y avait pas d’autres fractures, les poumons du bébé étaient clairs, ses intestins et le sang dépourvus de toxines autres que celles produites par la décomposition naturelle. Pas de tumeur au cerveau. La malformation pour laquelle il était mort était un simple bec-de-lièvre. Une opération toute simple eût suffi pour corriger ce défaut. Miles se demanda quel piètre réconfort cette nouvelle pouvait apporter à la mère. Dea ayant résolu l’énigme, la mère enveloppa de nouveau le petit corps dans les linges qu’elle plia selon les rites. Le médecin nettoya ses instruments, les rangea dans leurs étuis, puis alla longuement se laver les mains et le visage dans le ruisseau. Pendant ce temps, l’adjoint enterra de nouveau le cercueil. Harra creusa un petit trou dans la terre au sommet de la tombe et y empila quelques brindilles et des morceaux d’écorce, ainsi qu’une mèche de ses cheveux. Pris de court, Miles palpa ses poches. — Je n’ai pas d’offrandes sur moi à brûler, dit-il d’un ton d’excuse. Harra leva les yeux vers lui, surprise. — Aucune importance, mon seigneur. Le maigre tas flamba et s’éteignit aussi vite que la vie de sa fille. Raina. Mais si, c’est important, songeait Miles. Paix à toi, petite demoiselle. Je t’offrirai un meilleur sacrifice, je le jure sur le nom des Vorkosigan. Et la fumée de cette offrande montera haut dans les deux et sera vue d’un bout à l’autre de ces montagnes. Après avoir chargé Karal et Alex de retrouver Lem Csurik, Miles prit Harra en croupe sur son cheval pour la raccompagner chez elle. Pym revint avec eux. Pendant le trajet, ils passèrent devant plusieurs masures isolées. Deux enfants crasseux jouant dans une petite cour vinrent courir au côté des chevaux en faisant en direction de Miles le signe contre le mauvais œil. Jusqu’à ce que leur mère se précipite pour les rappeler, non sans avoir jeté un regard apeuré sur Miles. Curieusement, il préférait presque cette réaction – parfaitement prévisible – à l’attitude compassée de Karal et d’Alex qui avaient trop ouvertement feint de ne rien remarquer. La vie de Raina n’aurait pas été facile, c’est certain. Le chalet d’Harra était érigé à l’extrémité d’un long chemin, juste avant que celui-ci ne s’étrécît en un ravin. Il paraissait paisible et isolé dans l’ombre pommelée. — Êtes-vous certaine de ne pas vouloir rester plutôt chez votre mère ? demanda Miles. Harra secoua la tête. Sans un mot, elle glissa à terre. Miles et Pym l’imitèrent et la suivirent dans sa modeste demeure. Le chalet était bâti sur le modèle habituel : une pièce unique dotée d’un âtre en pierre naturelle, plus une terrasse protégée par un auvent. L’eau provenait du ruisselet courant au fond du ravin. Pym entra le premier à la suite d’Harra, la main sur son neutraliseur. Peut-être Lem était-il tout bonnement rentré chez lui ? Le chalet était désert, mais pas depuis longtemps. Il n’y régnait pas le silence morne et poussiéreux qu’on se serait attendu à trouver après huit jours d’absence. Les reliefs de repas pris sur le pouce traînaient près de l’évier. Le lit était défait. Quelques vêtements d’homme étaient jetés à la diable sur le plancher. Machinalement, Harra remettait les choses en place, réaffirmait sa présence, sa volonté. Si elle n’était pas en mesure de dominer les événements de son existence, du moins pouvait-elle faire régner l’ordre chez elle. Seul le berceau installé à côté du lit n’avait pas bougé. Les petites couvertures en étaient toujours aussi bien pliées. Harra était partie pour Vorkosigan Surleau à peine quelques heures après l’enterrement. Miles fit le tour de la pièce et s’arrêta devant la fenêtre. — Voulez-vous me montrer où vous êtes allée cueillir vos baies sauvages, Harra ? Harra leur fit gravir le ravin. Miles chronométra leur ascension. Pym surveillait les taillis, prêt à intervenir en cas de chute. Après avoir esquivé à trois reprises le bras protecteur du sergent, Miles avait envie de lui ordonner de grimper à un arbre. Pourtant, les attentions de Pym n’étaient pas purement altruistes. Si jamais Miles se cassait une jambe, c’est lui qui serait chargé de le porter. Le petit massif de baies sauvages était perché à un bon kilomètre du chalet. Miles cueillit plusieurs fruits rouges pleins de pépins et les mangea d’un air absent en jetant des regards à la ronde. Pym et Harra attendaient respectueusement. Le soleil couchant perçait encore le feuillage mais le fond du ravin était déjà gris et froid. Les fines branches des arbrisseaux s’accrochaient à la roche et tombaient dans le vide, invitant à risquer une chute fatale pour les atteindre. Miles résista à la tentation ; il n’aimait pas ces baies à ce point. — Si quelqu’un avait appelé de votre chalet pendant que vous étiez ici, vous ne l’auriez pas entendu, n’est-ce pas ? observa Miles. — Non, mon seigneur. — Combien de temps êtes-vous restée ici ? — Le temps de remplir un panier, répondit Harra en haussant les épaules. La femme n’avait pas de chrono. — Comptons une heure. Plus une vingtaine de minutes pour l’aller et autant pour le retour. Soit deux heures environ. Votre chalet n’était pas fermé à clé ? — Rien que le loquet, mon seigneur. — Hum… Méthode, mobile et possibilité, insistait le Code de Procédure Pénale. Ils connaissaient désormais la méthode, à la portée du premier venu. Quant à la possibilité… ils n’étaient guère plus avancés : n’importe qui avait pu entrer dans le chalet, accomplir le forfait et repartir sans être vu ni entendu. Même si Miles avait songé à apporter un détecteur d’aura, il était beaucoup trop tard pour l’utiliser afin de repérer les éventuelles traces d’allées et venues dans le secteur. Restait le mobile, les ténébreux rouages de l’esprit des hommes. Qui pouvait savoir ? Conformément aux instructions du Code de Procédure Pénale, Miles s’était évertué à rester impartial à l’égard de l’accusé, mais il lui était de plus en plus difficile de douter des assertions d’Harra. Jusqu’à présent, tout son témoignage s’était révélé exact. Ils laissèrent Harra reprendre possession de son foyer, comme si, par la grâce de quelque magie, les gestes quotidiens pouvaient effacer le passé. — Etes-vous certaine que ça ira ? demanda Miles en se remettant en selle. Si votre mari est encore dans les parages, il risque de revenir ici. Vous m’avez dit que rien n’avait été emporté. Il est donc improbable qu’il soit passé ici avant notre arrivée. Désirez-vous que quelqu’un reste avec vous ? — Non, mon seigneur. Elle étreignait son balai, debout sur la terrasse. — J’aimerais… J’aimerais rester seule quelque temps. — Très bien. Je… euh… vous enverrai un message s’il se passe quelque chose d’important. — Merci, mon seigneur. Sa voix était non pas anxieuse mais lasse. De toute évidence, elle avait effectivement envie d’être seule. Miles le comprit et repartit avec Pym. Lorsque la piste les ramenant chez Karal s’élargit, ils chevauchèrent étrier contre étrier. Pym continuait à guetter d’éventuelles embuscades dans les fourrés. — Mon seigneur, si je peux me permettre, je pense qu’il serait judicieux de réunir tous les hommes physiquement aptes de la communauté pour poursuivre le fugitif. Vous avez sans aucun doute conclu que l’infanticide était un meurtre… ? Intéressante tournure de phrase, songea Miles sans aucune ironie. Même Pym ne la trouve pas redondante. Ah ! mon pauvre Barrayar ! — À première vue, cela paraît raisonnable, sergent Pym, mais ne vous est-il pas venu à l’idée que la moitié des hommes de cette communauté sont probablement des parents de Lem Csurik ? — Ça pourrait avoir un effet psychologique. Avec le remue-ménage que nous allons déclencher, peut-être que l’un d’eux le dénoncera rien que pour en finir. — Possible. À condition que Lem n’ait pas déjà quitté la région. Avant même la fin de l’autopsie, il pouvait déjà être à mi-chemin de la côte. — À condition de disposer d’un moyen de transport. Pym jeta un coup d’œil au ciel vide. — Pour autant que nous le sachions, l’un de ses cousins éloignés possède peut-être un naviplane délabré dans un hangar, quelque part. Mais… Lem n’est jamais sorti de Silvy Vale. Je ne suis pas certain qu’il aurait su où se réfugier. D’un autre côté, s’il a quitté le District, ce sera à la Sécurité civile impériale de régler le problème, et moi je n’aurai plus qu’à m’en laver les mains. (Agréable perspective.) Mais… il y a une chose qui me tracasse… ce sont les incohérences dans le portrait que je me fais peu à peu de mon principal suspect. Les avez-vous remarquées, vous aussi ? — Je ne saurais le prétendre, mon seigneur. — Hum… À propos, où Karal vous a-t-il emmené pour arrêter ce type ? — Dans une zone sauvage, truffée de ravines et envahie par les ronces. Une demi-douzaine d’hommes y cherchaient Harra. Ils venaient d’abandonner leurs fouilles et rebroussaient chemin quand nous les avons croisés. J’en ai conclu que la nouvelle de notre arrivée nous avait devancés. — Csurik avait-il vraiment été dans les parages, ou Karal vous a-t-il simplement mené en bateau ? — Je crois, mon seigneur, qu’il était là-bas. Ces hommes ont clamé haut et fort que non. Mais comme vous l’avez fait remarquer, ils sont parents. De surcroît, ils mentaient mal. Ils étaient tendus. Karal rechigne sans doute à coopérer mais je ne pense pas qu’il oserait aller jusqu’à enfreindre vos ordres. Il a vingt ans d’armée derrière lui, tout de même. Comme Pym, songea Miles. La suite du comte Vorkosigan était limitée par la loi Vorlupoulos à une vingtaine d’hommes d’armes en principe pour le seul apparat mais, étant donné la position politique de son père, leurs fonctions incluaient toutes les tâches de sécurité. Pym était l’exemple type de ce petit groupe. Vétéran couvert de médailles de l’armée impériale, il s’était retiré dans cette unité d’élite privée. Ce n’était pas la faute de Pym si, pour entrer dans ce corps d’élite, il avait dû prendre la place d’un mort, en remplaçant le défunt sergent Bothari. Y a-t-il quelqu’un dans l’univers, à part moi, qui regrette le dangereux Bothari ? se demanda Miles avec tristesse. — C’est Karal que j’aimerais questionner sous thiopental, dit-il. Il a tout du type qui sait dans quel placard est le cadavre… — Pourquoi ne le faites-vous pas ? demanda Pym. — Il se pourrait que j’en arrive là. Toutefois, les interrogatoires sous thiopental n’ont jamais arrangé celui qui s’y prête. Si l’homme est loyal, ça ne servira pas notre intérêt à long terme de le couvrir publiquement de honte. — Rien ne vous oblige à le faire en public. — Non, mais il gardera quand même le souvenir d’avoir été transformé en idiot baveux. Il me faut… davantage d’informations. Pym jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. — Je pensais que vous aviez toutes les données en main. — J’ai les faits. Un monceau de faits… inutiles et sans aucune signification. (L’humeur de Miles s’assombrit.) S’il faut que je passe au thiopental tous les habitants de ce coin perdu pour trouver le fin mot de l’affaire, je le ferai. Mais la solution manque d’élégance. — Le meurtre lui aussi manque d’élégance, rétorqua sèchement Pym. À leur arrivée, ils découvrirent que Ma Karal, la femme du Porte parole, était revenue. Elle tournoyait dans la pièce comme une toupie, pour hacher, éplucher, pétrir, puis elle se précipita dans la mansarde pour changer la literie des trois paillasses en poussant ses trois fils devant elle afin qu’ils lui donnent un coup de main. Perplexe, le Dr Dea la suivait, dans l’espoir de freiner son ardeur. Il lui expliqua qu’ils avaient apporté leur propre tente et leurs vivres et que son hospitalité n’était pas nécessaire, merci. Il déclencha ainsi une réaction des plus indignées de la part de Ma Karal. — Le fils de mon seigneur vient chez moi et il faudrait que je le laisse dormir dehors comme son cheval ! Ce serait me couvrir de honte ! Et elle se remit aussitôt à la besogne. — Elle m’a l’air très angoissée, observa Dea en aparté. Miles prit le médecin par le bras et l’entraîna sur la terrasse. — Ne restez pas dans ses jambes, Doc. Nous sommes condamnés à être reçus avec tous les honneurs. Et la courtoisie nous impose de faire semblant de ne pas être là jusqu’à ce qu’elle soit prête à nous accueillir. — Étant donné les circonstances, chuchota le médecin, il serait préférable que nous ne mangions que nos provisions de campagne. Les claquements frénétiques d’un couteau de cuisine ainsi qu’une alléchante odeur d’épices leur parvenaient par la fenêtre ouverte. — Oh ! je ne crois pas que nous aurons à nous plaindre de la marmite familiale, rétorqua Miles. Si toutefois il vous arrive de douter, au cours du repas, vous n’aurez qu’à subtiliser l’objet du délit présumé et aller le contrôler, mais… discrètement, hein ? Pas question d’insulter qui que ce soit. Ils s’installèrent dans les fauteuils en bois rudimentaires et un gamin de dix ans enrôlé pour l’occasion, le plus jeune fils des Karal, vint leur servir du thé. Apparemment, on lui avait déjà fait la leçon, car il réagit aux difformités de Miles de la même façon que les adultes : avec une indifférence exaspérante d’hypocrisie – mais avec moins d’habileté. — Vous allez dormir dans mon lit, mon seigneur ? demanda-t-il. Ma dit qu’on devra dormir sur la terrasse. — Si Ma l’a décidé, c’est que c’est bien. Ça te fait plaisir, au moins, de dormir sur la terrasse ? — Nan. La dernière fois, Zed m’a fait dégringoler dans le noir à coups de pied. — Oh ! Peut-être qu’en ce cas, tu préféreras dormir dans notre tente. Ce serait un échange équitable, qu’en penses-tu ? Les yeux du petit garçon s’arrondirent. — Vrai ? — Bien sûr. Pourquoi pas ? — Attendez, j’vais prévenir Zed ! (Il descendit les marches à toute allure et disparut comme une flèche derrière la maison.) Zed ! Hé, Zed !.. — Je suppose, observa Dea, que nous pourrons désinfecter la tente par fumigation ensuite… — Ils ne sont certainement pas plus sales que vous ou moi l’étions au même âge, observa Miles. Du moins quand on m’en donnait la permission. La soirée était chaude. Miles retira sa tunique verte, la suspendit au dossier de son fauteuil, puis déboulonna le col de sa chemise crème. Dea haussa les sourcils. — L’enquête est-elle terminée pour aujourd’hui, mon seigneur ? Nous nous en tenons aux heures de bureau ? — Pas exactement. Miles sirota son thé, pensif, le regard fixé sur le versant boisé de cette vallée nourricière. Toutes sortes de fourrés se disputaient l’autre versant. Derrière une première rangée de collines se profilait une cordillère rocheuse dont le plus haut sommet était encore piqué de plaques de neige sale. — Il y a toujours un meurtrier lâché quelque part là-bas, remarqua Dea. — Vous parlez comme Pym. Miles nota que le sergent avait fini de s’occuper des chevaux. Il repartait encore une fois examiner les parages au scanner. — J’attends, dit Miles. — Quoi ? — Je n’en sais trop rien. La pièce manquante qui donnera un sens à ce puzzle. Écoutez, il n’y a que deux possibilités. Soit Csurik est innocent, soit il est coupable. S’il est coupable, il ne se livrera pas de son plein gré. Il impliquera ses proches, qui se verront contraints de l’aider et de le cacher. Je peux demander des renforts par com à la Sécurité civile impériale à Hassadar, si je le souhaite. À n’importe quel moment. Vingt hommes, plus tout leur barda, débarqueront ici en deux heures par aérocar. Le grand cirque. Brutal, et excitant… Une manœuvre qui nous vaudrait peut-être une certaine popularité. Une chasse à l’homme avec du sang à la clé. « Mais il y a également la possibilité que Csurik soit innocent. Auquel cas… — Oui ? — Auquel cas, il y a toujours un meurtrier lâché dans la nature. (Miles but une autre gorgée de thé.) J’ai remarqué que si l’on désire rattraper un fugitif, courir à sa poursuite n’est pas toujours la meilleure méthode. Dea se racla la gorge et cacha son embarras dans sa tasse de thé. — Entre-temps, j’ai encore une tâche à accomplir. Je suis ici pour qu’on me voie. Si votre esprit scientifique cherche une occupation pour tuer le temps, essayez donc de compter le nombre des curieux qui viendront ce soir examiner un Vor. Le défilé qu’avait prédit Miles commença presque sur-le-champ. Au début arrivèrent surtout des femmes, les bras chargés de présents comme pour des funérailles. En l’absence d’un réseau com, Miles ne savait trop quel système télépathique ces montagnardes avaient employé pour communiquer entre elles, mais elles apportaient des plats cuisinés, des fleurs, des couvertures supplémentaires, et proposaient également leurs services. Toutes se présentèrent à Miles avec force révérences empruntées, mais peu s’attardèrent pour bavarder. Un simple regard suffisait à satisfaire leur curiosité. Ma Karal, sans déroger à la politesse, leur fit toutefois comprendre qu’elle tenait la situation en main et que ces offrandes culinaires passeraient bien après les siennes. Plusieurs d’entre elles avaient amené leur nichée. La plupart des enfants furent envoyés jouer dans les bois mais un petit groupe de garçonnets contourna le chalet à pas de loup pour venir lorgner Miles par-dessus le rebord de la terrasse. Ce dernier s’offrait aux regards avec une patience exemplaire, faisant remarquer à Dea qu’on jouissait ici d’une vue imprenable – sans préciser sur quoi… ou sur qui. Pendant quelques minutes, il feignit d’ignorer son jeune public et, d’un discret signe de tête, empêcha le médecin de le chasser. Oui, regardez bien, profitez-en, songea-t-il. Vous n’en aurez peut-être plus l’occasion avant longtemps… Soudain il surprit les chuchotements de Zed Karal qui s’était attribué le rôle de guide touristique de la cohorte. — Le grand, là, c’est celui qu’est v’nu pour tuer Lem Csurik ! — Zed ! lança Miles. Un silence pétrifié lui répondit. Même les animaux se turent. — Viens ici ! Accompagné par des murmures affolés et des gloussements nerveux, le deuxième fils de Karal grimpa avec méfiance sur la terrasse. — Vous trois… (Miles pointa vivement le doigt sur ses trois acolytes qui s’enfuyaient)… restez ici. Pour renforcer l’effet dramatique, Pym prit un air sévère, et les amis de Zed restèrent cloués sur place, les yeux écarquillés, têtes alignées à hauteur du plancher de la terrasse, comme exposées sur quelque antique parapet pour servir de mise en garde aux fripons dans leur genre. — Zed, qu’as-tu dit à tes amis ? s’enquit Miles d’un ton calme. Répète-le. Zed s’humecta les lèvres. — J’ai juste dit que vous étiez v’nu pour tuer Lem Csurik, m’seigneur. À l’évidence, Zed se demandait si les intentions meurtrières de Miles concernaient également les insolents garnements de son acabit. — Zed, c’est faux. C’est un mensonge dangereux. Zed eut l’air paniqué. — Mais p’pa… l’a dit. — Ce qui est vrai, c’est que je suis venu pour arrêter la personne qui a tué le bébé de Lem Csurik. C’est peut-être Lem. Mais peut-être aussi que ce n’est pas lui. Comprends-tu la différence ? — Mais Harra a dit que c’est Lem qui l’a fait, et elle doit bien le savoir, elle. C’est son mari… — Quelqu’un a brisé la nuque du bébé. Harra pense que c’est Lem mais elle ne l’a pas vu le faire. Ce que toi et tes amis devez bien comprendre, c’est qu’il est impossible que je commette une erreur. Je ne peux pas condamner un innocent. Mes sérums de vérité m’en empêcheront. Lem Csurik n’a qu’à venir ici et tout me raconter. S’il n’est pas coupable, nous le saurons. « Mais supposons qu’il soit coupable. Comment dois-je punir un homme qui a tué un bébé, Zed ? Zed frotta ses pieds sur le sol. — Ben… c’était qu’une mutante… Le visage cramoisi, il referma la bouche, et détourna le regard. C’est peut-être un peu trop demander à un garçonnet de douze ans de s’intéresser à un bébé, surtout un mutant… songea Miles. Pourtant non, bon sang ! Ce n’est pas trop. Comment percer l’armure de ces préjugés ? Et si je suis incapable de convaincre un gosse de douze ans, comment vais-je effectuer la transmutation magique des adultes de tout un district ? Il réprima sa colère. — Ton p’pa a été pendant vingt ans dans l’armée impériale, Zed. Tu es fier qu’il ait servi l’Empereur ? — Oui, m’seigneur. Coincé par ces terrifiants adultes, Zed cherchait désespérément un moyen de fuir. — Eh bien, ces pratiques – le meurtre des mutants – couvrent notre empereur de honte quand il représente Barrayar devant la galaxie. J’y suis allé, je le sais. À leurs yeux, nous sommes tous des sauvages à cause des crimes de quelques-uns. Mon père, ton comte, rougit de honte devant ses pairs. Tout le district montre Silvy Vale du doigt. Un soldat est décoré pour avoir tué un ennemi armé, et non pas un bébé. Cette affaire blesse mon honneur de Vorkosigan, Zed. En outre… (Les lèvres de Miles se retroussèrent en un sourire sans joie et, la prunelle intense, il se pencha vers Zed qui recula en tremblant.) Tu seras étonné, mon garçon, de découvrir ce que seul, un mutant est capable de faire. Cela, je l’ai juré sur la tombe de mon grand-père. Zed prit l’air buté de celui qui ne comprend rien. Il était presque accroupi sur ses talons maintenant. Miles se laissa aller contre son dossier et, d’un geste las, redonna sa liberté au gosse. — Retourne jouer, petit. Zed ne se fit pas prier. Il détala derrière la maison, suivi de ses camarades. Miles s’enferma dans un morne silence que ni Pym ni Dea n’osèrent rompre. — Seigneur, ces montagnards sont vraiment des ignares ! soupira Pym au bout d’un long moment. — Pym, ces montagnards sont les miens. Leur ignorance est… une honte pour ma Maison. Miles continua de brasser des idées noires. Pourquoi se sentait-il responsable de ce drame ? La situation ici résultait d’événements bien antérieurs à sa naissance. — La perpétuation de leur ignorance, en tout cas, rectifia-t-il par honnêteté. Le message est-il donc si complexe que ça ? Si difficile ? « Vous ne devez plus tuer vos enfants. » Ce n’est tout de même pas la mer à boire ! On ne leur demande pas de comprendre les mathématiques de navigation spatiale à cinq dimensions, bon Dieu ! Cette matière avait été la terreur de Miles pendant son ultime semestre à l’Académie. — Pour eux, ce n’est pas si facile, répondit Dea avec un haussement d’épaules. Pour les autorités centrales, il est facile d’édicter des lois, mais ces gens, eux, doivent vivre à chaque instant les conséquences de ces lois. Ils ne possèdent presque rien et les nouvelles lois les obligent à se saigner aux quatre veines. Les anciennes coutumes étaient sages pour l’époque. Et même aujourd’hui, vous devriez vous demander si nous avons les moyens de nous offrir toutes ces réformes que vous nous imposez sous prétexte de singer les galactiques. — Peut-être, mais des régions comme celles-ci ne souffrent plus de la famine tous les hivers. Elles ne sont plus isolées en cas de catastrophe, des secours peuvent être envoyés d’un district à l’autre. Nous sommes de mieux en mieux reliés, et de plus en plus vite. En outre… (Après un temps de pause, Miles ajouta d’une voix faible :)… Peut-être que vous les sous-estimez. Dea haussa les sourcils, l’air ironique. Pym continuait de contrôler les fourrés au scanner. À l’instant où il se tourna dans son fauteuil pour reprendre sa tasse de thé, Miles entrevit un léger mouvement, l’éclair d’un regard, par la fenêtre ouverte sur l’air estival. Ma Karal, pétrifiée, qui écoutait. Depuis combien de temps ? Sans doute depuis qu’il avait appelé son fils, Zed. Elle redressa le menton quand leurs yeux se croisèrent et fit claquer le chiffon qu’elle tenait à la main. Ils échangèrent un bref signe de tête. Elle retourna à son ouvrage avant que Dea ne la remarquât. Karal et Alex revinrent vers l’heure du souper. — J’ai six hommes qui fouillent les bois, annonça Karal d’un ton prudent à Miles. La terrasse était en passe de devenir le Q. G. de Miles. À l’évidence, Karal n’avait cessé de battre la campagne depuis le milieu de l’après-midi. La fatigue et la tension émotionnelle creusaient les traits de son visage luisant de sueur. — Mais je crois que Lem s’est enfoncé dans le maquis. Il faudra peut-être des jours pour le débusquer. Karal devait le savoir. — Vous ne pensez pas qu’il s’est réfugié chez des parents ? demanda Miles. S’il a l’intention de nous fuir pendant longtemps, il devra se réapprovisionner, s’informer. Le livreront-ils quand il refera surface ? — Difficile à dire. (Karal tendit ses paumes ouvertes.) C’est un cas de conscience, mon seigneur. — Hum… Combien de temps Lem Csurik tiendrait-il dans le maquis ? Toute sa vie – sa vie qui avait volé en éclats – était ici, à Silvy Vale. Quelques semaines auparavant, Csurik était encore un jeune homme qui avait tout pour lui : un foyer, une femme, une famille en route, le bonheur. Et, selon les normes de Silvy Vale, le confort et la sécurité. Son chalet, Miles l’avait remarqué, bien que fruste, était entretenu avec amour et énergie, ce qui masquait sa pauvreté. Mais à présent, Csurik était un homme traqué, un fugitif, et le peu qu’il possédait avait été réduit en miettes en un clin d’œil. Sans rien pour le retenir, allait-il fuir à jamais ? Sans nulle part où aller, resterait-il à rôder près des ruines de sa vie ? Miles se massa les tempes. L’idée des forces de police d’Hassadar dont il pouvait disposer en quelques heures le taraudait. N’était-ce pas le moment de les appeler, avant que la situation ne s’envenime ? Mais… s’il devait résoudre ce problème par un déploiement de forces, pourquoi le comte ne l’avait-il pas autorisé à venir en aérocar ? Miles regrettait ces deux journées et demie de chevauchée. Ce délai avait brisé son premier élan, l’avait obligé à adopter le rythme lent de Silvy Vale, avait semé le doute en lui. Le comte avait-il prévu cela ? Que savait-il que lui ignorait ? Que pouvait-il savoir ? Bonté divine, il n’était pas nécessaire que ce test fût rendu plus ardu encore qu’il ne l’était déjà ! Il veut que je fasse preuve de sagacité, songeait Miles, lugubre. Pis, il veut que je passe pour un homme intelligent aux yeux de tous ces montagnards. Pourvu, pourvu que je ne me comporte pas comme un formidable imbécile, au contraire ! — Très bien, Porte-parole Karal. Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour aujourd’hui. Il est temps de rappeler vos hommes. Dans la nuit noire, il est improbable que vous trouviez quoi que ce soit. Pym brandit son scanner, avec l’intention manifeste de le lui proposer. D’un geste discret, Miles l’en dissuada. Karal envoya aussitôt Alex faire cesser les recherches, qui auraient dû se poursuivre avec des torches. Miles n’aurait su dire exactement à quel moment cette longue soirée d’été se transforma en fête. Après le souper, les hommes commencèrent à arriver, les amis de Karal, les anciens de Silvy Vale. Parmi eux, il y avait les habitués qui venaient écouter les infos gouvernementales sur le poste audio de Karal. Que de noms ! Miles veilla à n’en oublier aucun. Un groupe de musiciens amateurs arriva ensuite avec ses instruments de fabrication artisanale. Il s’agissait de toute évidence de l’orchestre attitré pour toutes les grandes noces et veillées mortuaires du village. Du reste, aux yeux de Miles, cette soirée ressemblait de plus en plus à un enterrement. Les musiciens prirent place au milieu de la cour et se mirent à jouer. La terrasse-Q.G. de Miles faisait à présent office de loge réservée à l’aristocratie. Il lui était difficile d’apprécier la musique alors que tous les regards étaient braqués sur lui. Certaines chansons étaient graves, d’autres franchement comiques. Le rire spontané de Miles fut à plusieurs reprises brisé net par le faible soupir de soulagement que poussa l’assistance qui l’entourait, et sa raideur les paralysait en retour. Une chanson, toutefois, atteignit une beauté si lancinante – une complainte en souvenir d’un amour perdu – que Miles en fut frappé droit au cœur. Elena… En cet instant, sa vieille douleur se mua en douce mélancolie. Sa blessure avait tout à coup guéri – ou plutôt, il comprit que la plaie s’était refermée peu à peu, à son insu. Il faillit demander aux musiciens de cesser de jouer afin de ne pas gâcher cet instant de perfection mais il craignit que cela ne fût mal interprété. Il demeura un moment replié sur lui-même, plongé dans ses souvenirs, et entendit à peine la suite du programme. Miles avait redouté que Ma Karal et ses amies n’aient accumulé cette montagne de victuailles pour lui seul, mais la nombreuse foule justifiait l’abondance des plats arrivés l’après-midi. Quittant finalement son fauteuil, il alla s’appuyer à la balustrade. Dans la cour, Gros Ninny était en train de se faire de nouvelles copines. Une volière de jeunes adolescentes était aux petits soins pour lui. Elles le caressaient, lui brossaient les fanons, ornaient sa crinière de fleurs et de rubans, lui offraient des gâteries ou simplement posaient leurs joues sur ses flancs chauds et soyeux. Gros Ninny en fermait les yeux de contentement. Seigneur, songea Miles jaloux, si j’avais seulement le quart du sex-appeal de ce satané cheval, j’aurais plus d’amoureuses que mon cousin Ivan ! Miles envisagea un bref instant de faire la cour à l’une d’elles. Le droit de cuissage du seigneur, etc. Non. S’il y avait une bêtise à éviter, c’était bien celle-là. Du reste, il sentait la pression monter autour de lui, comme une dangereuse tension dans ses os. Il se tourna et vit que Karal le rejoignait pour lui présenter une femme. Celle-là avait depuis longtemps perdu la fraîcheur de l’adolescence. La cinquantaine, peut-être, petite et maigrelette, usée par le labeur, elle portait une robe de cérémonie fanée ; ses cheveux grisonnants étaient ramassés en chignon sur la nuque. Elle mordillait ses lèvres avec nervosité, presque paralysée tant elle était gênée. — C’est Ma Csurik, mon seigneur. La mère de Lem. Karal baissa la tête et détala, abandonnant Miles en première ligne. Reviens, espèce de lâche ! — Madame, dit Miles. Il avait soudain la gorge sèche. Bon sang, Karal lui avait concocté une petite épreuve publique ! Non, les autres invités s’éclipsèrent également hors de portée d’oreille. — M’seigneur, répondit Ma Csurik en esquissant une révérence maladroite. — Heu… Asseyez-vous, je vous en prie. D’un brusque mouvement du menton, Miles fit dégager le Dr Dea de son fauteuil qu’il proposa à la paysanne. Il tourna le sien pour lui faire face. Pym se posta derrière eux, silencieux et tendu. De quoi avait-il peur ? Que cette pauvre vieille sorte tout à coup un arc à plasma de sous ses jupes ? Miles sourit en son for intérieur. Après tout, c’était le boulot de Pym d’imaginer les scénarios-catastrophes à sa place. Ça lui permettait de garder l’esprit libre pour réfléchir à son problème. — Mon seigneur… répéta Ma Csurik, les yeux baissés. Miles ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre. Il ne manquerait plus que cette femme se mette à pleurer dans son giron ! — Lem, il… (Elle avala sa salive.) J’suis sûre qu’il n’a pas tué le bébé. On n’a jamais fait ce genre de choses dans notre famille, je vous le jure ! Il a dit qu’il l’avait pas fait, et je le crois. — Bien, répondit Miles d’un ton affable. Qu’il vienne me dire la même chose sous thiopental, et je le croirai, moi aussi. — Ma, viens ! implora le jeune homme maigre qui l’avait accompagnée. Tu ne vois donc pas que ça sert à rien ? Le garçon foudroya Miles du regard. La paysanne fronça les sourcils d’un air réprobateur avant de se tourner de nouveau vers Miles. — Mon Lem, il n’a que vingt ans, m’seigneur. — Moi aussi, je n’ai que vingt ans, Ma Csurik. De nouveau, un temps mort. — Écoutez, je vais encore une fois le répéter, s’impatienta Miles. Et je le répéterai jusqu’à ce que le message soit bien entré dans le crâne de celui à qui il est destiné. Il m’est impossible de condamner un innocent. Mes sérums de vérité m’en empêcheront. Il ne tient qu’à Lem de prouver son innocence. Il n’a qu’à venir ici. Dites-le-lui, voulez-vous ? S’il vous plaît ? La mère se fit de marbre, méfiante. — Je… je l’ai pas vu, m’seigneur. — Mais vous allez peut-être le voir. Elle secoua la tête avec force. — Pas sûr… À peine son regard se posa-t-il sur Pym qu’elle se détourna, comme brûlée. Les armes des Vorkosigan brodées en fil d’argent sur le col du sergent étincelaient dans la lumière crépusculaire. Karal apporta des lanternes sur la terrasse mais évita de s’approcher. — Madame, fit Miles d’un ton officiel, le comte, mon père, m’a ordonné de conduire l’enquête sur le meurtre de votre petite-fille. Si votre fils occupe une aussi grande place dans votre cœur, pourquoi n’en est-il pas de même pour son enfant ? Était-elle… Était-ce la première fois que vous étiez grand-mère ? Le visage de la femme était impassible. — Non, m’seigneur. La sœur aînée de Lem, elle en a deux. Ils sont normaux, eux, ajouta-t-elle avec force. Miles lâcha un soupir. — Si vous pensez sincèrement que votre fils n’a pas commis ce crime, vous devez l’aider à le prouver. À moins que… Auriez-vous un doute ? Ma Csurik se tordait les mains, mal à l’aise. Il y avait en effet une lueur d’incertitude dans ses yeux… Elle ne savait rien, c’était évident. Quelle plaie ! Le thiopental ne serait d’aucun secours, avec elle. La merveilleuse drogue magique sur laquelle il comptait tant avait été jusqu’à présent une merveille d’inutilité. — Viens, Ma, supplia encore une fois le jeune homme. Ça sert à rien, je te dis. Le petit seigneur mutant est venu ici pour avoir une exécution. Il leur en faut une. Pour marquer le coup. Il a fichtrement raison, songea Miles avec aigreur. Perspicace, le jeune péquenot ! Ma Csurik se laissa entraîner par son fils qui l’avait empoignée par le bras. Elle s’arrêta toutefois sur les marches pour décocher un regard amer à Miles. — C’est tellement facile pour vous ! J’ai mal à la tête ! songea Miles. Pourtant le pire restait encore à venir. Une nouvelle voix féminine, sourde et grinçante de colère, retentit : — Vous ne me ferez pas taire, Serg Karal. J’ai le droit de voir à quoi il ressemble, ce petit seigneur mutant. Elle était de grande taille, dure, toute en os. Comme sa fille, songea Miles. Elle ne s’était même pas donné la peine de faire un brin de toilette. Sa robe de toile grossière exhalait une vieille odeur de sueur. Combien de kilomètres avait-elle parcourus à pied ? Ses cheveux gris étaient retenus dans le dos par un ruban mais quelques mèches rebelles s’en étaient échappées. Si l’amertume de Ma Csurik avait été pour Miles comme un coup de poignard entre les yeux, la rage de cette harpie agissait comme un étau qui lui tordait les tripes. Elle envoya bouler Karal et, à grandes enjambées, rejoignit Miles qu’une lanterne éclairait. — Oui ? — Heu… Voici Ma Mattulich, mon seigneur, annonça Karal. La mère de Harra. Miles se leva de son fauteuil et parvint à l’accueillir d’un bref salut cérémonieux de la tête. — Enchanté, madame. Miles était conscient de mesurer une tête de moins que cette femme. Elle avait dû jadis être aussi grande que sa fille mais, avec l’âge, les os avaient commencé de se tasser. Elle vrilla sur lui ses petits yeux méchants. Aux taches noirâtres autour de sa bouche, Miles déduisit qu’elle était une consommatrice de feuille-gomme. D’ailleurs, elle en mâchonnait une petite boule en faisant exagérément grincer ses dents. Elle l’étudia avec effronterie, s’arrêtant sans aucune gêne sur sa tête, son cou, et ses jambes courtes et arquées. Miles avait la désagréable impression qu’elle voyait à travers toutes les fissures pourtant refermées de ses os friables. Un tic lui agita le menton, bref mais si violent qu’elle dut le croire saisi de convulsions. — Bien, intervint Karal d’un ton rogue, vous avez vu. Maintenant, Mara, pour l’amour de Dieu, allez-vous-en. (Il eut un geste d’excuse à l’adresse de Miles.) Mara est bouleversée, mon seigneur. Il faut comprendre… — Votre unique petite-fille, dit Miles, qui essayait d’être aimable, quoique la singulière angoisse de cette femme, son mépris amer, repoussât toute tentative d’amabilité. Je compatis à votre détresse. Mais justice sera faite pour la petite Raina. Cela, je l’ai juré. — La justice ? Que voulez-vous que j’en fasse, maintenant ? fulmina-t-elle. Il est trop tard – beaucoup trop tard –, petit seigneur mutant ! À quoi me servirait-elle, votre maudite justice, maintenant, hein ? — Suffit, Mara ! coupa Karal. Sourcils froncés, lèvres pincées, il l’entraîna de force hors de sa terrasse. Les derniers visiteurs qui s’attardaient encore s’écartèrent pour la laisser passer avec un air de pitié bienveillante, excepté les deux adolescents filiformes qui reculèrent comme pour éviter un serpent venimeux. Miles dut rectifier l’image qu’il s’était faite des frères Csurik. Si ces deux-là aussi en étaient un échantillon représentatif, ce n’était pas une bande de colosses hostiles qu’il devrait affronter, mais une brochette de gringalets aussi agiles et rusés que des furets – et tout aussi hostiles. Miles ne gagnait pas forcément au change, et son visage se crispa de frustration. La fête prit fin vers minuit, Dieu merci. Les derniers amis de Karal repartirent à pied dans les bois avec leurs lanternes. Le propriétaire du récepteur audio remporta son appareil réparé. Heureusement, les convives avaient été assez réfléchis pour rester sobres. Aucune rixe d’ivrognes n’avait éclaté. Après avoir installé les fils de Karal dans leur tente, Pym effectua un ultime contrôle au scanner autour du chalet, avant de rejoindre Miles et Dea dans la soupente. Les paillasses avaient été garnies d’herbe du pays, fraîche et parfumée. Miles souhaita vivement ne pas y être allergique. Ma Karal avait insisté pour passer la nuit avec son mari sur la terrasse afin de prêter sa propre chambre au seigneur qui l’honorait de sa visite. Heureusement, Pym avait réussi à la convaincre qu’installer Miles dans la soupente, entre Dea et lui-même, était préférable pour sa sécurité. Dea et Pym furent prompts à s’endormir. Miles, en revanche, ne trouvait pas le sommeil. Il se retournait sur sa paillasse, réexaminant mentalement sa tactique de la veille. S’était-il montré trop lent, trop prudent, trop conservateur ? Sa première approche était loin d’être un modèle de raid-éclair. Quant à l’aperçu qu’il avait eu du terrain depuis la terrasse de Karal, il manquait singulièrement de clarté. D’un autre côté, lancer une charge à travers un marécage n’était pas une bonne idée non plus. Son cousin Ivan Vorpatril l’avait démontré une fois – et de mémorable manière –, lors d’un exercice de manœuvre. Il avait fallu avoir recours à une aérogrue pour extirper les six solides gaillards qui composaient la patrouille d’Ivan, ainsi que tout leur barda, de la boue noire et gluante dans laquelle ils s’étaient enfoncés jusqu’à la poitrine. Toutefois, Ivan avait eu aussitôt sa revanche car le cadet qui tenait le rôle du sniper embusqué s’était fracturé l’avant-bras en tombant de son arbre à force de rire en les voyant s’enfoncer dans la gadoue. Gadoue qu’un petit bonhomme, son fusil-laser enveloppé dans son pantalon, avait pu traverser en rampant comme une grenouille. L’exercice s’était soldé par un match nul. À ce souvenir, Miles se frotta l’avant-bras en souriant. Et finit par s’endormir. Il se réveilla brusquement au cœur de la nuit avec le sentiment qu’il se passait quelque chose. Une pâle lueur orangée vacillait dans les ténèbres de la soupente. Sans bruit, afin de ne pas réveiller ses deux compagnons endormis, il alla jeter un coup d’œil dans la salle commune en contrebas. L’insolite lueur venait de la fenêtre de devant. Miles descendit l’échelle pour aller regarder dehors. — Pym ! appela-t-il à mi-voix. Pym se réveilla d’un bond en reniflant. — Mon seigneur ? s’enquit-il, alarmé. — Descends. Doucement. Prends ton neutraliseur. Quelques secondes plus tard, Pym le rejoignit. Il avait dormi sans retirer son pantalon ni ses bottes et son arme était rangée dans son étui près de son oreiller. — Mais que diable ?… souffla-t-il. La lueur était celle d’un incendie. Une torche enduite de poix brûlait, plantée au sommet de la tente dans la petite cour. Pym se rua sur la porte, puis s’arrêta net en rappelant ce à quoi Miles venait lui aussi de penser : la toile synthétique de cette tente de l’armée ne pouvait ni fondre ni brûler. Miles se demanda si la personne qui avait planté la torche le savait. Était-ce là quelque obscur avertissement ou tout bonnement une attaque singulièrement stupide ? S’il s’était agi d’une tente en toile ordinaire et qu’il eût été dedans, le résultat n’aurait pas été aussi dérisoire. Pis encore avec les gosses de Karal. Miles frissonna à cette idée. Pym dégaina son neutraliseur et se posta près de la porte d’entrée. — Depuis combien de temps ? — Je l’ignore. Dix minutes avant que ça me réveille, peut-être. Pym secoua la tête, respira un bon coup et, brandissant son neutraliseur, il s’élança dans les ténèbres que le feu teintait d’or. — Un problème, m’seigneur ? La voix anxieuse de Karal se fit entendre depuis la chambre. — Je ne sais pas. Attendez… Miles l’empêcha de sortir. — Pym inspecte les alentours avec son scanner. Attendez qu’il lance le signal de fin d’alerte. Vos garçons sont sans doute plus en sécurité dans la tente. Karal s’approcha de la fenêtre, et jura en découvrant le spectacle. Pym revint au bout de quelques minutes. — Personne à un kilomètre à la ronde, annonça-t-il. Karal et lui portèrent le baquet des chèvres pour éteindre le feu, ce qui réveilla les enfants qui avaient continué à dormir malgré l’incendie. — Tout compte fait, mon idée de leur prêter ma tente était mauvaise, observa Miles d’une voix étranglée. Karal, je suis profondément navré. Jamais je n’aurais pensé qu’il arriverait une chose pareille. — Cela n’aurait jamais dû… balbutia Karal, sous le choc… jamais dû se produire, mon seigneur. Je vous prie d’accepter mes excuses… au nom de Silvy Vale. Impuissant, Karal contempla la nuit noire. Le firmament piqueté d’étoiles, magnifique, apparaissait soudain menaçant. Les garçons, une fois que les faits eurent pénétré leur cerveau embrumé par le sommeil, trouvèrent l’incident formidable et voulurent retourner attendre l’attaque suivante dans la tente. Ma Karal, inflexible, les ramena dans la maison et les installa dans la salle commune. Il fallut une heure avant qu’ils cessent de se plaindre de cette injustice et acceptent de se recoucher. Miles, les nerfs à fleur de peau, ne ferma plus l’œil de la nuit. Étendu, raide, sur sa paillasse, il écoutait le souffle lourd de Dea, et Pym qui, feignait par courtoisie de dormir, semblait ne plus respirer du tout. À l’instant où Miles allait suggérer à Pym de renoncer à chercher le sommeil et de passer le reste de la nuit sur la terrasse avec lui, un hennissement pathétique déchira le silence. — Les chevaux ! Le cœur battant à se rompre, Miles se leva d’un bond et atteignit l’échelle avant Pym, lequel le gagna de vitesse en sautant en souplesse à bas de la soupente et atteignit la porte avant lui. Par réflexe, il tenta de repousser à l’intérieur Miles qui faillit presque le mordre. — Allons-y, bon sang ! J’ai une arme ! Frustré dans ses bonnes intentions, Pym se rua dans la cour, Miles sur ses talons. Ils s’écartèrent brusquement l’un de l’autre alors qu’une silhouette massive surgissant dans le noir manquait les renverser : la jument alezane, qui avait été détachée. Un autre hennissement strident retentit dans la nuit. Il provenait de l’enclos où étaient attachés les chevaux. — Ninny ! cria Miles, terrifié. C’était Ninny qui poussait ces cris affreux comme il n’en avait plus entendu depuis la nuit où une grange, à Vorkosigan Surleau, avait brûlé avec un cheval pris au piège à l’intérieur. — Ninny ! De nouveau un hennissement affolé, suivi d’un bruit mou, comme si l’on fendait une pastèque avec un maillet. Pym recula en chancelant, le souffle coupé, puis tomba par terre, recroquevillé en chien de fusil. Pas mort, manifestement, puisque entre deux hoquets asthmatiques il jurait avec force. S’accroupissant à son côté, Miles lui palpa le crâne. Dieu soit loué, c’était à la poitrine que Pym avait reçu le coup de sabot qui lui avait coupé le souffle et peut-être fêlé une côte. Rassuré, Miles l’abandonna pour courir vers l’enclos – mais, plus prudent, en passant devant les chevaux. — Ninny ! Gros Ninny, qui se démenait pour se libérer, continuait de hennir pitoyablement. Ses yeux cerclés de blanc étincelaient dans le noir. — Ninny ! Que se passe-t-il ? D’une main, Miles souleva une corde pour saisir le licou et, de l’autre, lui caressa l’encolure. Le cheval se calma quelque peu, mais son corps était agité de tremblements. Miles sentit soudain un liquide chaud et poisseux l’éclabousser. — Dea ! hurla-t-il. Dea ! Le vacarme avait réveillé tout le monde. Six personnes déboulèrent de la terrasse et traversèrent la cour à toute allure. Aucune n’avait songé à prendre de lumière ?… Si ! Un faisceau jaillit d’entre les doigts du Dr Dea, tandis que Ma Karal se démenait pour allumer une lanterne. — Dea, par ici ! ordonna Miles. Il se tut pour réduire sa voix d’une octave et lui redonner le registre plus grave soigneusement cultivé qui seyait à son titre. Le médecin rejoignit Miles au galop, braqua sa lampe sur lui, puis lâcha un hoquet, le visage soudain livide. — Mon seigneur ! Vous êtes blessé ? Sous la lumière froide, le liquide noir qui imbibait la chemise de Miles brilla soudain d’un vif éclat écarlate. — Pas moi, répondit Miles en contemplant sa chemise avec effroi. Son estomac se retourna comme une chaussette. En un éclair, il revécut une autre mort sanglante et dramatique. Celle du sergent Bothari que Pym avait remplacé… que Pym ne pourrait jamais remplacer. Dea pivota d’un bloc. — Pym ? — Il n’a rien. Un halètement rauque se fit entendre dans l’herbe à quelques mètres de là, suivi d’un soupir ponctué d’obscénités. — Il a juste reçu un coup de sabot. Allez chercher votre kit médical ! Il arracha la lampe de la main de Dea qui repartit comme une flèche vers le chalet. Miles orienta le faisceau sur Ninny et, effondré, marmonna un juron. Une large entaille de plus de trente centimètres béait sur l’encolure lustrée du cheval. Le sang souillait sa robe et coulait en fines rigoles jusqu’au sol. Miles palpa la plaie. Il tâcha de la refermer à deux mains mais la chair élastique du cheval se rouvrit, saignant de plus belle, quand Ninny secoua la tête sous l’effet de la douleur. Miles saisit son cheval par les naseaux : — Ne bouge pas, mon gars ! Quelqu’un avait cherché la jugulaire de Ninny et avait failli la trouver. Ninny – si affectueux et d’une confiance absolue avec les hommes – n’avait dû se rebeller que lorsque la lame avait pénétré en profondeur. Karal aidait Pym à se relever quand le Dr Dea revint. Miles attendit que le médecin eût examiné Pym pour l’appeler. — Dea ! Vite ! Zed, l’air aussi horrifié que Miles, l’aida à maintenir la tête du cheval pendant que Dea examinait la blessure. — J’ai passé tous les concours, se plaignit sotto voce Dea tout en travaillant. J’ai battu les vingt-six candidats postulant l’honneur de devenir le médecin personnel du Premier ministre. Je me suis exercé en vue de soixante-dix urgences médicales possibles, de la thrombose coronarienne aux tentatives d’assassinat. Mais personne – personne – ne m’a jamais prévenu que recoudre en pleine nuit l’encolure d’un maudit cheval au fin fond d’un bled paumé ferait partie de mes attributions… Miles laissa le médecin maugréer, car cela ne l’empêchait pas de s’activer. Avec une douceur hypnotisante, Miles caressa les naseaux et les flancs musclés de Ninny. Enfin, le cheval parvint à se détendre au point de poser son menton blanchi d’écume sur l’épaule de Miles. — Est-ce qu’on anesthésie les chevaux ? s’enquit Dea d’un ton plaintif, son neutraliseur médical à la main. — Celui-là, oui, répondit Miles, catégorique. Traitez-le comme un être humain, Dea. C’est le dernier animal que mon grand-père a personnellement élevé. C’est lui qui lui a donné son nom. Je l’ai vu naître. Nous l’avons dressé ensemble. Après que sa mère l’eut mis bas, mon grand-père m’a obligé à le prendre dans les bras tous les jours pendant une semaine jusqu’à ce qu’il devienne trop grand. Mon grand-père prétendait que les chevaux sont des créatures accrochées à leurs habitudes et que leurs premières impressions les marquent pour toujours. Et c’est vrai. Ninny a toujours cru que j’étais plus grand que lui. En soupirant, Dea s’affaira avec son neutraliseur médical ; le désinfectant, les antibiotiques, les relaxants musculaires et la colle biotique. Avec le doigté d’un chirurgien, il rasa les bords de l’entaille et plaça le filet de contention. Anxieux, Zed tenait la lampe. — La plaie est propre, annonça Dea, mais elle subira beaucoup d’étirements. Il me paraît difficile de conseiller l’immobilisation à ce cheval. Enfin, ça devrait aller. S’il était humain, je lui ordonnerais le repos total. — Comptez sur moi, promit Miles avec fermeté. Vous êtes sûr qu’il n’y aura pas de complications ? — Comment voulez-vous que je le sache ? Les chevaux, ce n’est pas mon rayon. Bien qu’apparemment froissé, Dea procéda néanmoins à une ultime vérification. — Le général Piotr, affirma Miles, aurait été très satisfait de votre intervention. Miles imagina son grand-père s’exclamant d’un ton méprisant : « Maudits technocrates ! Des charlatans ! Des maquignons ! Simplement, ils disposent d’un tas de gadgets hors de prix… » Au fond, il n’avait pas tort, le général. — Vous… n’avez pas connu mon grand-père, n’est-ce pas ? — C’était avant que je n’entre au service du comte, mon seigneur. Mais j’ai étudié sa vie et ses campagnes, naturellement. — Naturellement. Pym, une lampe à la main, boitillait autour de la barrière de cordes en compagnie de Karal pour inspecter le sol. L’aîné de Karal, qui avait réussi à capturer la jument, la ramenait pour la rattacher. Sa longe avait été arrachée et non pas tranchée. Le mystérieux assaillant avait-il choisi sa victime au hasard ? Dans le cas contraire, avait-on cherché, à travers Ninny, à atteindre simplement les fonctions officielles que représentait Miles, ou bien à le blesser délibérément dans l’affection profonde qu’il portait à l’animal ? Était-ce du vandalisme, une déclaration de guerre ou un acte de subtile cruauté ? Mais enfin, qu’est-ce que je vous ai fait ? hurla Miles en silence aux ténèbres environnantes. — Les agresseurs sont repartis, annonça Pym. C’était à prévoir. Ils avaient détalé avant même que j’aie recouvré mon souffle. Toutes mes excuses, mon seigneur. Ils n’ont laissé aucun indice. Il devait bien y avoir eu un poignard. Un poignard oublié sur place avec, sur le manche, la marque de cinq doigts rougis du sang de Ninny aurait été le bien venu. C’était sans doute un peu trop demander… Ma Karal s’approcha pour observer le kit médical de Dea qui nettoyait ses instruments. — Tout ça pour un canasson ! bougonna-t-elle. Miles faillit se lancer dans une apologie enflammée de son cheval. Combien de gens Ma Karal avait-elle vus souffrir et mourir au cours de sa vie, faute de la technologie médicale que Dea remportait en ce moment même sous son bras ? Miles montait la garde sur la terrasse. L’aube commençait à grignoter la nuit. Il avait changé de chemise et s’était lavé. Dans le chalet, le médecin bandait les côtes de Pym. Miles demeura assis, adossé au mur, un neutraliseur sur les genoux, tandis que la brume nocturne s’éclaircissait peu à peu. La vallée était encore noyée dans le brouillard, et au-delà se dressait le moutonnement plus sombre des premières collines, nappées elles aussi d’une fine gaze blanche. Droit au-dessus de sa tête, le ciel gris allait bleuissant. La journée serait belle et très chaude, une fois les dernières vapeurs dissipées. Il était certainement temps de faire appel à des troupes depuis Hassadar. La situation devenait critique. Et Pym n’était même plus en état de le protéger. Certes, c’était Ninny lui-même, et non le mystérieux agresseur, qui avait mis Pym hors de combat. Mais le fait qu’aucune agression n’ait été fatale n’excluait pas une intention meurtrière. Peut-être la troisième tentative serait-elle la bonne. Avec de l’entraînement, on arrive à tout. Miles ferma les yeux un bref instant, épuisé. Comment avait-il pu laisser un cheval exercer sur lui une telle emprise affective ? Très déconseillé, ça. Et dangereux. Pourtant, Ninny était l’une des âmes les plus pures et les plus innocentes que Miles eût jamais connues. Il frissonna en songeant à l’autre victime innocente de cette affaire. C’était cruel, mon seigneur, vraiment cruel… Pym avait raison, en fin de compte. Les fourrés pouvaient très bien grouiller de Csurik assassins. Mais c’est pourtant vrai, qu’ils grouillaient, ces fourrés !… Un mouvement, là-bas, une branche brusquement repliée… Pour laisser passer quoi ? Le cœur de Miles bondit dans sa poitrine. Il arma son neutraliseur à sa puissance maximale, descendit au pied de la terrasse et, sans bruit, le buste courbé, se faufila parmi les rares hautes herbes qui n’avaient pas été aplaties par les multiples allées et venues de la journée et de la nuit. Soudain il se figea, comme un chien à l’arrêt. Une silhouette venait de se matérialiser dans la brume. Un jeune homme svelte, pas très grand, vêtu de l’ample pantalon qui semblait constituer la tenue locale, fit halte, l’air éreinté, près des chevaux à l’attache et contempla le chalet de Karal, à l’autre bout de la cour. Il resta ainsi, immobile, pendant deux longues minutes. Miles était prêt à lui envoyer une décharge s’il esquissait un pas de plus vers Ninny… Mais le jeune homme fit mine de s’éloigner, revint sur ses pas avec hésitation et s’accroupit, le regard fixé sur l’autre extrémité de la cour. Enfin, il sortit quelque chose de la poche de sa veste. Miles serra le doigt sur la détente mais l’autre porta l’objet à sa bouche et croqua dedans. Une pomme. L’air humide porta le craquement et le subtil parfum du fruit jusqu’à Miles. L’homme en mangea la moitié, puis s’arrêta. Miles vérifia que son poignard était bien en place dans le fourreau fixé à sa ceinture. Naseaux grands ouverts, Ninny hennit, plein d’espoir, attirant sur lui l’attention de l’inconnu, qui se releva et s’approcha du cheval. Le sang battait avec force aux tempes de Miles. Ses doigts étaient toujours crispés sur le neutraliseur. L’homme donna le trognon à Ninny. Le cheval n’en fit qu’une bouchée puis, portant tout son poids d’un côté, lâcha un interminable soupir de contentement. Si Miles n’avait pas vu l’inconnu croquer dans la pomme, il aurait sans hésiter tiré sur lui. Mais le fruit ne pouvait être empoisonné… L’homme avança la main pour flatter l’encolure du cheval mais la retira avec étonnement dès que ses doigts touchèrent le pansement de Dea. Ninny secoua la tête. Miles se releva doucement, sur le qui-vive. L’homme gratta les oreilles de Ninny et se tourna de nouveau vers le chalet. Il prit une profonde inspiration, avança de quelques pas, puis se figea en apercevant Miles. — Lem Csurik ? dit Miles. Un temps de silence, un imperceptible signe de tête. — Lord Vorkosigan ? Miles opina à son tour. Csurik avala sa salive. — Seigneur vor, demanda-t-il d’une voix tremblante, êtes-vous un homme de parole ? Singulière entrée en matière ! Miles haussa les sourcils. Après tout… — Oui. Allez-vous me suivre à l’intérieur ? — Oui et non, mon seigneur. — C’est-à-dire ? — Un marché, mon seigneur. Je veux faire un marché avec vous et avoir votre parole. — Si vous avez tué Raina… — Non, mon seigneur. Je le jure. Ce n’est pas moi. — En ce cas, vous n’avez rien à craindre de moi. Un pli ironique s’inscrivit sur les lèvres de Lem Csurik. Comment ce jeune gars avait-il le culot de trouver en Miles un objet d’ironie ? — Oh ! mon seigneur, murmura Csurik, si seulement c’était vrai ! Mais il faut que je le prouve à Harra. Harra doit me croire… Il faut que vous m’aidiez à la convaincre. — Vous devez me convaincre d’abord. Ça ne devrait pas être difficile. Vous allez me répéter ce que vous venez de me dire sous thiopental. De cette manière, je vous disculperai devant la loi. Csurik fit non de la tête. — Pourquoi pas ? demanda Miles. Que Csurik eût réapparu plaidait en sa faveur. À moins qu’il ne se fût imaginé capable de résister au sérum. Miles décida de faire preuve de patience encore… trois ou quatre secondes. Ensuite, bon sang ! il l’assommerait au neutraliseur, le tirerait à l’intérieur, le ligoterait et, dès qu’il aurait repris conscience, bouclerait l’affaire en un tournemain avant le petit déjeuner. — Le sérum… On prétend qu’il vous fait tout raconter. — Si ce n’était pas le cas, il ne servirait à rien. Csurik garda le silence un moment. — Avez-vous un crime moins grave à cacher ? insista Miles. Est-ce là le marché que vous souhaitez conclure ? Une amnistie ? C’est… possible. À condition que ce ne soit pas un meurtre. — Oh non, mon seigneur ! Je n’ai jamais tué personne ! — En ce cas, nous devrions parvenir à un accord. Parce que si vous êtes innocent, je dois le savoir au plus vite afin de poursuivre mon enquête. — C’est… c’est ça le problème. (Csurik se dandina, puis parut prendre une décision. Il redressa résolument le buste.) Je vais vous suivre chez Karal et me prêter à l’expérience. Je répondrai à toutes les questions que vous me poserez. Mais vous devez me promettre – me jurer – que vous ne me questionnerez sur rien d’autre… ni personne. — Savez-vous qui a tué votre fille ? — Pas avec certitude. (Csurik releva le menton en signe de défi.) Je n’ai rien vu. Mais j’ai mon idée. — Moi aussi. — Tant mieux pour vous, seigneur. Tout ce que je demande, c’est qu’elle ne sorte pas de ma bouche. Miles rengaina son neutraliseur et se caressa le menton. — Hum. (Il eut un petit sourire en coin.) Je reconnais qu’il serait plus… élégant de résoudre ce cas par la logique et la déduction plutôt que par le thiopental. Csurik baissa la tête. — Je ne sais pas ce qu’est l’élégance, mon seigneur. Ce que je veux, c’est n’avoir à dénoncer personne. Miles redressa l’échine et se décida. Oui. Il savait, maintenant. Il lui suffisait d’accumuler les preuves, de retracer le déroulement des événements. Tout comme les maths spatiales à cinq dimensions. — Soit ! Je jure sur mon nom de Vorkosigan que je limiterai mes questions aux faits dont vous avez été le témoin visuel. Je ne vous questionnerai pas au sujet des personnes qui seraient venues en votre absence ni sur les événements auxquels vous n’avez pas assisté. Cela vous convient-il ? Csurik se mordit la lèvre. — Oui, mon seigneur. Si vous tenez parole. Miles encaissa l’insulte implicite sans broncher. — Mettez-moi à l’épreuve, suggéra-t-il. Csurik traversa la cour sur les talons de Miles avec l’entrain d’un condamné montant sur l’échafaud. Leur entrée stupéfia Karal et sa famille, groupés autour de la table de bois sur laquelle Dea soignait Pym. Ces deux derniers avaient une expression neutre, jusqu’à ce que Miles leur présente leur visiteur. — Docteur Dea, préparez votre thiopental. Lem Csurik est venu nous parler. Miles conduisit Lem jusqu’à une chaise. Le montagnard y prit place, les poings serrés. Pym, un hématome violacé apparaissant sous la bande qui lui enserrait le buste, prit son neutraliseur et se posta en retrait. Dea sortit l’hypospray de son kit. — Comment avez-vous fait ? demanda-t-il à Miles d’un ton bougon. Miles produisit de sa poche un carré de sucre, le brandit et sourit à travers le cercle dessiné par son pouce et son index. Dea secoua la tête, impressionné malgré lui. Lem tressaillit quand l’hypospray siffla sur son bras, comme s’il s’était attendu à avoir mal. — Comptez à rebours à partir de dix, ordonna Dea. Une fois parvenu à trois, Lem s’était détendu. A zéro, il gloussait. — Karal, Ma Karal, Pym ! appela Miles. Venez ici. Vous serez mes témoins. Vous, les garçons, mettez-vous au fond de la pièce et restez tranquilles. Pas d’interruptions, s’il vous plaît. Miles effectua les préliminaires, une demi-douzaine de questions neutres destinées à instaurer une cadence et à patienter jusqu’à ce que le thiopental fît pleinement son effet. Lem y répondit en se balançant sur sa chaise, un sourire niais aux lèvres. L’interrogatoire sous thiopental faisait partie des cours d’espionnage militaire donnés à l’Académie. Une fois n’est pas coutume, le sérum avait l’air de fonctionner comme il était dit dans les manuels. — Êtes-vous retourné chez vous ce matin-là, après avoir passé la nuit chez vos parents ? — Oui, seigneur, répondit Lem. — Vers quelle heure ? — Au milieu de la matinée. Personne ici ne possédait de chrono. Miles ne pouvait guère escompter de réponse plus précise. — Et qu’avez-vous fait, une fois de retour chez vous ? — J’ai appelé Harra. Mais elle n’était pas là. Ça m’a inquiété. J’ai eu peur qu’elle ait décidé de me quitter. (Lem eut un hoquet.) Ma Harra, je ne veux pas la perdre. — Plus tard. Est-ce que le bébé dormait ? — Oui. Elle s’est réveillée quand j’ai appelé Harra. Elle s’est remise à pleurer. Des cris à vous transpercer jusqu’à la moelle. — Qu’avez-vous fait alors ? Lem ouvrit des yeux ronds. — Je n’ai pas de lait. Elle réclamait sa mère. Je ne pouvais rien faire pour elle. — L’avez-vous prise dans vos bras ? — Non, mon seigneur. Je l’ai laissée dans son berceau. Harra, elle m’interdit de la toucher tellement qu’elle est nerveuse quand je la prends. Elle dit que je la laisserais tomber. — Vous ne l’avez pas secouée pour la faire taire ? — Non, m’seigneur. J’y ai pas touché. Je suis ressorti pour voir si Harra revenait sur le chemin. — Et ensuite, où êtes-vous allé ? Lem cligna des paupières. — Chez ma sœur. Je lui avais promis de rapporter des troncs d’arbres pour bâtir un nouveau chalet. Bella – ma future belle-sœur – va se marier, vous comprenez, et… Lem commençait à perdre le fil de ses idées, comme il fallait s’y attendre sous l’empire du sérum. — C’est bon, Lem. Lem se tut docilement, oscillant sur sa chaise. Miles réfléchit une longue minute avant de poser la question suivante. Il devait la formuler de façon à ne pas violer son serment. — Avez-vous croisé quelqu’un sur le chemin ? Répondez par oui ou par non. — Oui. — Qui ? Demandez-lui qui ! intervint Dea, tout excité. Miles leva la main. — Docteur Dea, vous pouvez administrer l’antidote maintenant. — Vous n’allez pas le lui demander ? La réponse pourrait être décisive ! — Impossible. Je lui ai donné ma parole. Docteur, administrez-lui l’antidote ! Par chance, la confusion créée par l’intervention d’un deuxième interrogateur fit taire Lem qui avait commencé à répondre à Dea en bafouillant. Ce dernier, interloqué, pressa de nouveau son hypospray sur le bras de Lem dont les yeux mi-clos se rouvrirent quelques secondes plus tard. Il redressa le buste et se frotta le bras, puis le visage. — Qui avez-vous croisé sur le chemin ? insista Dea. Lem serra les lèvres avec force et se tourna vers Miles. Dea en fit autant. — Pourquoi ne le lui demandez-vous pas ? s’impatienta-t-il. — Parce que c’est inutile. Je sais qui Lem a croisé sur le chemin et pourquoi il n’est pas retourné chez lui. C’était le meurtrier de Raina. Ainsi que je le prouverai d’ici peu. Et… Karal, Ma Karal, vous en êtes témoins : cette information n’est pas sortie de la bouche de Lem. Confirmez-le ! Karal hocha lentement la tête. — Je… je comprends, m’seigneur. C’était… très bien de votre part. Miles lui décocha un regard appuyé, un sourire crispé aux lèvres. — Mais bien sûr, je ne ferai que révéler un secret de polichinelle, n’est-ce pas ? Karal rougit. Après un long silence, il fil remarquer : — Au point où vous en êtes, vous pouvez continuer comme vous avez commencé, mon seigneur, marmonna-t-il. Plus rien ne vous arrêtera maintenant, je suppose. — Plus rien. Miles envoya des messagers chercher tous les témoins. Ma Karal dans une direction, Zed dans une autre, Karal et son aîné dans une troisième. Il restait donc Pym, Dea et lui-même pour attendre avec Lem. Ayant la plus petite distance à parcourir, Ma Karal fut la première à revenir avec Ma Csurik et deux de ses fils dans son sillage. La mère de Lem se précipita pour serrer son fils dans ses bras, puis jeta un regard apeuré à Miles par dessus son épaule. Les deux jeunes frères se tenaient en retrait mais Pym s’était déjà posté entre eux et la porte. — Tout va bien, Ma, annonça Lem en lui tapotant le dos. Ou… du moins, tout va bien pour moi. Je suis innocenté. Lord Vorkosigan me croit, maintenant. La mère lança un regard noir à Miles. — Tu n’as pas accepté que ce petit seigneur mutant te donne ce poison, j’espère ? — Ce n’est pas un poison, répliqua Miles. En fait, mon sérum lui a peut-être sauvé la vie. D’une certaine manière, c’est presque un médicament. Toutefois… (il se tourna vers les deux jeunes frères de Lem et croisa les bras d’un air sévère)… j’aimerais savoir lequel de ces deux jeunes crétins a jeté la torche sur ma tente pendant la nuit. Le plus jeune pâlit. L’aîné, remarquant la panique de son frère, coupa court à ses dénégations. — C’est toi ? ! s’exclama-t-il, horrifié. — Personne ! protesta le cadet, blanc comme un linge. Personne l’a fait ! Miles haussa les sourcils. Un silence chargé d’effroi tomba sur la pièce. — Eh bien, personne pourra présenter ses excuses au Porte-parole et à Ma Karal, déclara Miles, puisque c’étaient leurs fils qui dormaient dans la tente. Mes hommes et moi étions dans la soupente. Le gamin, effondré, fixait le bout de ses galoches. Le cadet des Karal, sensiblement du même âge que lui, prit un air important pour le sermonner. — Dono, t’aurais pu deviner que la toile brûlerait pas ! C’est une tente de l’armée impériale, espèce d’idiot ! Miles croisa ses mains dans le dos et considéra les Csurik d’un œil glacial. — Ce qui est plus important, c’est qu’il s’agit là d’une tentative d’assassinat sur la personne de l’héritier du comte. Aussi grave, aux yeux de la loi, qu’une tentative d’assassinat sur la personne du comte lui-même. Un acte de trahison passible de mort. Ou peut-être Dono n’a-t-il pas pensé à cela ? Dono était anéanti. Inutile d’employer le thiopental. Le gosse n’était pas fichu d’inventer un bobard qui tienne debout. Ma Csurik l’avait empoigné par le bras sans pour autant lâcher Lem. Elle avait l’air affolé d’une poule tâchant de mettre ses trop nombreux poussins à l’abri d’un orage. — Je ne voulais pas vous tuer, m’seigneur ! s’écria Dono. — En ce cas, que voulais-tu faire ? — Vous étiez venu ici pour tuer Lem. Je voulais juste… vous obliger à repartir. Vous faire peur. Je voulais blesser personne, moi, j’vous jure !… — Tu n’as jamais vu de véritable incendie, je parie. Et vous, Ma Csurik ? La mère de Lem acquiesça de la tête, lèvres pincées. Elle était de toute évidence déchirée entre le désir de protéger son fils des foudres de Miles et celui de lui donner une irritante correction. — Il s’en est fallu de peu que tu ne provoques la mort de trois de tes amis ou bien que tu ne leur causes d’horribles blessures. Réfléchis à cela, s’il te plaît. D’ici là, en raison de ton jeune âge et de ton… euh… apparente déficience mentale, je retire mon accusation de trahison. En échange, le Porte-parole Karal et tes parents seront à l’avenir responsables de ta bonne conduite et décideront quel sera le châtiment approprié. Ma Csurik, soulagée au-delà de toute mesure, l’aurait volontiers embrassé. Quant à Dono, il donnait l’impression qu’il aurait préféré être condamné à mort. Son frère lui flanqua un coup de coude : — « Déficience mentale… », murmura-t-il en pouffant. les cinq doigts de Ma Csurik s’imprimèrent sur la joue du persifleur, qui ravala illico ses railleries. — Et votre cheval, mon seigneur ? s’enquit Pym. — Je… ne les soupçonne pas de ce forfait, répliqua Miles lentement. La tentative d’incendie relevait de la bêtise pure et simple. L’autre affaire… présuppose un calcul d’un ordre totalement différent. Zed, qui avait eu l’autorisation de partir avec le cheval de Pym, revint à cet instant avec Harra en croupe. Celle-ci entra dans le chalet, aperçut Lem et se figea, le regard chargé de colère. Lem se tenait devant elle, mains implorantes, l’air blessé. — Alors, ça y est, mon seigneur, déclara Harra, vous l’avez capturé. Elle serra les mâchoires en un triomphe sans joie. — Pas exactement. C’est lui qui est venu se livrer de son plein gré. Il a donné son témoignage sous thiopental et a ainsi prouvé son innocence. Lem n’a pas tué Raina. Harra se tourna d’un côté, puis de l’autre. — Mais j’ai bien vu qu’il était repassé chez nous ! Il avait laissé sa veste et pris la scie avec lui. Il est revenu pendant que j’étais pas là, j’en suis sûre ! Votre sérum n’a pas bien marché. Miles secoua la tête. — Mon sérum est très fiable, au contraire. Votre mari est bien revenu chez vous pendant votre absence, mais quand il est reparti, Raina était encore vivante. Elle pleurait. Ce n’est pas Lem. Harra tangua sur ses pieds. — Qui, alors ? — Je suis sûr que vous le savez. Je pense que vous avez dû déployer énormément d’efforts pour ne pas l’admettre, d’où votre obstination à accuser Lem. Tant que vous étiez sûre que c’était Lem, vous n’aviez pas à envisager les autres possibilités. — Mais qui ça peut bien être, alors ? s’écria Harra. Qui d’autre aurait pu se sentir concerné ? — Qui, en effet ? soupira Miles. Il gagna la fenêtre, jeta un coup d’œil dans la cour. Les rayons du soleil dissipaient les derniers lambeaux de brume. Les chevaux étaient agités. — Docteur Dea, auriez-vous l’amabilité de me préparer une deuxième dose de sérum ? reprit-il. Il se retourna, revint se poster devant l’âtre. Les braises ne s’étaient pas entièrement consumées pendant la nuit. Leur faible chaleur lui réchauffait agréablement le dos. Dea regarda autour de lui, son hypospray à la main, se demandant à qui l’administrer. — Mon seigneur ? s’enquit-il, levant les sourcils en quête d’une explication. — Docteur, cela ne vous paraît-il pas évident ? demanda Miles d’un ton léger. — Non, mon seigneur, répondit le médecin, un rien indigné. — Ni à vous, Pym ? — J’avoue que non, m’seigneur. Le regard de Pym ainsi que son neutraliseur se tournèrent avec hésitation vers Harra. — Je suppose que c’est parce que ni l’un ni l’autre n’avez connu mon grand-père, décida Miles. Il est né juste à la fin de la Période d’Isolement et a vécu tous les grands bouleversements que ce siècle a apportés à Barrayar. On l’avait surnommé le dernier des Anciens vors mais en réalité, il a été le premier des modernes. Il a changé avec les temps, passant de la cavalerie aux escadrons de chasse aérienne, de l’épée à l’atome, toujours avec succès. Que nous soyons aujourd’hui libérés de l’occupation cetagandane est la preuve de sa farouche capacité à s’adapter, à tout raser pour repartir de zéro et à se réadapter encore et encore. Au soir de sa vie, on l’a traité de conservateur, uniquement parce que Barrayar l’avait dépassé sur la voie qu’il avait ouverte à coups de hache et toute sa vie désignée à son peuple. « Ainsi, mon grand-père a su s’adapter et se plier au vent du temps. Puis, une fois vieux – car mon père, qui était le plus jeune et l’unique survivant de ses fils, ne s’est marié qu’à un âge tardif –, donc, une fois vieux, il a été touché de plein fouet par ma naissance. Il fallait qu’il s’adapte une fois de plus. Mais il n’en était plus capable. « Il a supplié ma mère d’avorter quand ils ont su la gravité des difformités du fœtus. Pendant mes cinq premières années, mon grand-père et mes parents furent comme des étrangers. Ils ne se voyaient plus, ne s’adressaient plus la parole. Tout le monde a cru que mon père, quand il est devenu régent, nous avait installés dans la résidence impériale parce qu’il visait le trône. En réalité, c’était parce que mon grand-père lui avait interdit d’élire domicile dans la Maison Vorkosigan. Les querelles de famille ne sont-elles pas du plus haut comique ? Dans la mienne, les ulcères hémorragiques sont héréditaires. Miles gagna de nouveau la fenêtre et regarda au-dehors. Voilà. Nous y sommes… — La réconciliation s’est faite peu à peu, quand il est devenu évident qu’il n’y aurait pas d’autre fils, reprit Miles. Il n’y a pas eu de dénouement dramatique. La situation s’est améliorée à partir du moment où, grâce aux médecins, j’ai pu marcher. Il est alors devenu essentiel que je réussisse à ses yeux. Mais ce qui compte le plus pour moi, c’est que jamais il ne m’a vu baisser les bras. Personne n’avait osé interrompre ce monologue seigneurial dont certains, c’était manifeste, n’avaient pas saisi le sens. Miles ne s’en formalisa pas outre mesure. Après tout, ce qu’il disait, c’était surtout pour tuer le temps… Des pas résonnèrent sur les planches de la terrasse. Immédiatement, Pym se plaça de façon à couvrir la porte et à pouvoir tirer sans obstacle. — Docteur Dea, fit Miles en jetant un coup d’œil par la fenêtre, voudriez-vous avoir l’obligeance d’administrer ce thiopental à la première personne qui franchira le seuil ? — Voulez-vous dire que le sujet ne sera pas volontaire, mon seigneur ? — Pas cette fois-ci. La porte s’ouvrit. Dea s’avança en levant la main. L’hypospray siffla. Ma Mattulich pivota vers Dea, la jupe de sa robe en grosse toile tourbillonnant autour de ses mollets sillonnés de varices. — Comment osez-vous ! s’écria-t-elle avec hargne. Elle s’apprêtait à le frapper mais chancela soudain, déséquilibrée. Karal, qui s’était approché dans son dos, l’empoigna par le bras. — Comment osez-vous ! répéta-t-elle d’une voix plaintive. Se retournant, elle découvrit alors les autres témoins : Ma Csurik, Ma Karal, Lem, Harra et Pym. Ses épaules s’affaissèrent, le sérum commença à agir et elle demeura figée, un sourire idiot le disputant à l’angoisse sur son visage aux traits durs. Le sourire écœura Miles, mais c’était le sourire dont il avait besoin. — Dea, Karal, faites-la asseoir. Ils la guidèrent jusqu’à la chaise libérée par Lem. Elle luttait de toutes ses forces contre la drogue, mais ses sursauts de résistance se noyaient dans la molle docilité provoquée par le thiopental. Elle finit par s’immobiliser sur sa chaise, souriant d’un air impuissant. Miles jeta un coup d’œil en catimini à Harra. Celle-ci, livide et silencieuse, s’était murée en elle-même. Pendant plusieurs années après leur réconciliation, Miles n’était jamais resté en compagnie de son grand-père sans son garde du corps personnel. Si le sergent Bothari arborait la livrée du comte, sa loyauté était tout entière à Miles. Bothari était considéré comme le seul homme assez dangereux – assez fou, même, selon certains – pour se dresser contre le grand général en personne. Miles jugea inutile d’expliquer quel incident avait décidé ses parents à lui adjoindre la présence permanente du sergent Bothari pour le protéger. Le moment serait mal choisi pour ternir la réputation sans tache du général. Elle pourrait lui servir… pour son propre dessein. Lem baissa la tête. — Si j’avais su, si j’avais pu deviner, mon seigneur, jamais je ne les aurais laissées seules. J’ai cru que la mère de Harra… prendrait soin d’elle. J’ignorais que… Harra ne regarda pas son mari. Harra ne regardait rien. — Concluons, soupira Miles. Encore une fois, il nomma les témoins officiels parmi la petite assemblée et ordonna que personne n’interrompît la procédure. Il s’humecta les lèvres et se tourna vers Ma Mattulich. Encore une fois, il posa les questions préliminaires : nom, date de naissance, nom des parents, données biographiques vérifiables. Ma Mattulich fut plus difficile à calmer que son gendre. Ses réponses étaient hachées et dispersées. Miles avait du mal à dominer son impatience. Le thiopental exigeait du doigté et de la patience, malgré l’apparente facilité de son emploi. Mais il était allé trop loin pour risquer un échec maintenant. Peu à peu, il amena l’interrogatoire au point crucial. — Où étiez-vous quand Raina est née ? — La naissance a eu lieu pendant la nuit, répondit Ma Mattulich d’une voix grave et traînante. Lem est allé chercher Jeanne, l’accoucheuse. Le fils de Jeanne était chargé de me prévenir mais il s’est rendormi. Je ne suis arrivée qu’au petit malin. C’était trop tard. Ils avaient tous vu. — Vu quoi ? — La bouche de chat, la sale mutation. Les monstres en nous, faut les éliminer. Sale nabot. (Miles comprit que cette dernière remarque était un aparté sur sa personne. L’attention de la femme s’était concentrée sur lui, par hypnose.) Les mutants ne produisent que des mutants, et ils se multiplient comme des rats, envahissent tout… J’ai bien vu que vous lorgniez les filles. Vous voulez faire des bébés mutants à des femmes saines pour tous nous empoisonner.. Il était temps de la ramener au sujet principal. — Vous êtes-vous retrouvée seule avec le bébé après sa naissance ? — Non. Jeanne est restée. Elle me connaît, elle savait ce que je voulais faire. De quoi elle se mêlait, celle-là ? Et Harra était toujours là aussi. Harra ne doit pas savoir. Harra ne doit pas. Et puis, après tout, pourquoi pas ? C’est en elle qu’il est, le poison. Il doit venir de son père, y a qu’avec lui que j’ai couché. À part elle, y en avait pas un de normal. Miles cligna des paupières. — De qui parlez-vous ? Il remarqua que Karal serrait les lèvres avec force. Sous le regard de Miles, il s’abîma dans la contemplation de ses pieds. Lem, lèvres entrouvertes, écoutait d’un air alarmé. Harra demeurait impassible. — De mes bébés, répondit Ma Mattulich. À cette réponse, Harra leva brusquement des yeux écarquillés. — Harra n’est pas votre fille unique ? demanda Miles. Il avait du mal à garder un ton neutre. Il avait une envie folle de hurler. De partir loin d’ici… — Non, bien sûr que non. Mais c’était la seule qu’était normale. En tout cas, c’est ce que j’ai cru. Sauf que le poison devait être caché en elle. Je suis tombée à genoux pour remercier Dieu quand j’ai vu qu’elle était normale, enfin, après tous les autres. Après tant de souffrances… J’ai pensé que j’étais arrivée au bout de mon châtiment. C’était un beau bébé, j’ai cru que tout était fini, enfin ! Mais tout compte fait, c’était quand même une mutante cachée, sournoise… — Combien de bébés avez-vous eus ? demanda Miles d’une voix étranglée. — Quatre, en plus de Harra, ma dernière. — Et vous avez tué les quatre ? Miles vit Karal acquiescer en silence à l’adresse de ses souliers. — Non ! s’exclama Ma Mattulich. L’indignation l’emporta un bref instant sur l’indolence due au thiopental. — Les deux premiers étaient déjà morts à la naissance. Celui qu’avait trop de doigts, et l’autre, avec sa tête énorme, je leur ai tranché la gorge. Ma mère, elle m’a surveillée pour vérifier que je le faisais correctement. Harra, j’ai voulu lui épargner ça. J’ai fait ça à sa place. — Donc vous avez en réalité assassiné non pas un bébé mais trois ? observa Miles d’un ton glacial. Les plus jeunes témoins, les fils de Karal et les frères Csurik, étaient horrifiés. Les adultes, du moins ceux de la génération de Ma Mattulich, avaient pris un air mortifié. Ils savaient, évidemment. Tous. — Assassinés ? répéta Ma Mattulich. Non, éliminés. Il le fallait. J’ai fait ce qu’il fallait faire. (Elle redressa fièrement le menton, mais laissa aussitôt sa tête retomber.) J’ai tué mes bébés pour faire plaisir à… à je sais pas qui. Et maintenant, vous me traitez de meurtrière ? Allez vous faire voir ! Votre justice, à quoi me sert-elle, maintenant ? C’était avant que j’en avais besoin… Où étiez-vous à ce moment-là, hein ? Tout à coup, de façon presque choquante, elle éclata en sanglots pour basculer de nouveau dans une colère noire. — Si les miens ont dû mourir, la sienne aussi ! Pourquoi s’en tirerait-elle mieux ? Je l’ai gâtée… J’ai essayé de faire pour le mieux, j’ai fait de mon mieux, ce n’est pas juste… Le thiopental lui déliait la langue, mais ses émotions étaient trop puissantes. Augmenter la dose atténuerait peut-être le stress, mais au risque d’un arrêt cardiaque, et sans pour autant provoquer d’aveux plus complets. Miles sentait son ventre parcouru de tremblements qu’il espérait parvenir à dissimuler. Il fallait en finir maintenant. — Pourquoi avoir brisé la nuque de Raina au lieu de lui trancher la gorge ? — Harra, fallait pas qu’elle sache. Pauvre petiote. Je voulais faire croire qu’elle était morte toute seule… Miles se tourna vers Lem, puis vers Karal. — Il semble que plusieurs d’entre vous étaient également d’avis que Harra ne devait rien savoir. — Je ne voulais pas que cela sorte de ma bouche, répéta Lem d’un ton obstiné. — Je voulais lui épargner un chagrin supplémentaire, expliqua Karal. Elle souffrait déjà tellement… Miles rencontra le regard de Harra. — Je crois que vous la sous-estimez tous. Votre apitoiement excessif est une insulte à son intelligence et à sa volonté. Cette femme descend d’une rude lignée. Harra s’efforçait de contrôler ses propres tremblements. Elle adressa un remerciement muet à Miles, auquel il répondit par un discret signe de tête. — Je ne sais pas encore comment rendre la justice, déclara Miles, mais je vous jure une chose : l’époque de la loi du silence est révolue. Il n’y aura plus de meurtres secrets cachés par la nuit. La lumière du jour est arrivée jusqu’ici. À propos de secrets de la nuit… (Il se retourna vers Ma Mattulich.)… Est-ce vous qui avez tenté de trancher la gorge de mon cheval, la nuit dernière ? — Oui, répondit Ma Mattulich, de nouveau plus calme. Mais il n’a pas arrêté de me lancer des ruades. — Pourquoi mon cheval ? Miles contrôlait mal sa colère, bien que le manuel des interrogatoires sous thiopental recommandât un ton calme et uniforme. — Je ne pouvais pas vous atteindre… Miles se passa une main sur le front. — Infanticide rétroactif par procuration ? marmonna-t-il. — Vous, éructa Ma Mattulich, sa haine se faisant sentir même à travers l’allégresse écœurante due au thiopental, vous êtes le pire. Après tout ce que j’ai enduré, tout ce que j’ai fait, cette souffrance sans fin, il a fallu que vous arriviez. Nous imposer un mutant comme seigneur et maître ! Toutes nos coutumes ont changé. À cause de la faiblesse d’une étrangère, d’une galactique ! À cause de vous, tout cela n’a plus aucun sens. Je vous hais. Sale mutant… La fin de sa phrase se perdit en borborygmes. Miles relâcha l’air prisonnier de ses poumons et promena son regard sur l’assistance. Un silence de mort était retombé sur la pièce. — Je crois, déclara-t-il, que ces aveux concluent mon enquête. Le mystère de la mort de Raina était résolu. Le problème de la justice, malheureusement, demeurait entier. Miles sortit pour réfléchir en marchant. Le cimetière, une simple clairière dans les bois, était un lieu serein et beau dans la lumière du matin. Sur les eaux du ruisseau qui murmurait sans fin dansaient des ombres vertes traversées de reflets argentés. La faible brise qui avait éparpillé les dernières volutes de brume agitait les feuillages des arbres, et les minuscules créatures à l’éphémère existence que tout le monde, sur Barrayar, excepté les biologistes, appelait des « bestioles » chantaient et stridulaient dans la broussaille indigène. — Eh bien, Raina, soupira Miles, qu’est-ce que je fais, maintenant ? Pym se tenait discrètement à la lisière de la forêt. — Pas de problème, murmura Miles, penché sur la petite tombe. Pym m’a déjà surpris en train de parler aux morts. S’il pense que je suis fou, il est trop bien éduqué pour le dire. En réalité, Pym n’avait pas l’air dans son assiette et Miles se sentait coupable de l’avoir entraîné jusqu’ici. En toute rigueur, le pauvre homme aurait dû être au lit, mais Miles avait désespérément besoin de ce moment de solitude. Pym ne souffrait pas seulement des séquelles du coup de sabot de Ninny. Il s’était muré dans le silence depuis que Miles avait obtenu les aveux de Ma Mattulich. Cette réaction n’avait rien de surprenant : Pym s’était fait à l’idée de jouer le rôle du bourreau mais le fait de devoir châtier une grand-mère à moitié folle et non, comme il s’y attendait, un rustre montagnard, lui donnait matière à réflexion. Toutefois, Miles ne doutait pas un seul instant que Pym exécuterait la sentence, quelle qu’elle fût. Tout en circulant entre les tombes, observant les jeux de lumière sur le ruisseau et retournant à l’occasion un caillou de la pointe de sa botte, Miles méditait sur les singularités de la loi barrayarane. Le principe fondamental était clair : l’esprit avant la lettre, la vérité avant la procédure. Le principe de l’autorité de la jurisprudence ne s’appliquait pas. Seule comptait la décision du juge chargé de chaque cas. Hélas, en l’occurrence, le juge, c’était lui. Pas question de se réfugier derrière des règles mécaniques, de prétendre que « la loi dit que », comme si elle eût été un monarque absolu doté d’une véritable Voix. La seule voix qui allait se faire entendre était la sienne. Et la mort de cette vieille folle, qui servirait-elle ? Harra ? Un abîme s’était creusé entre la mère et la fille à cause de l’assassinat de Raina, Miles l’avait lu dans leurs yeux. Pourtant Harra ne souhaitait pas un matricide. Encore heureux. Il aurait plutôt mal supporté de la voir, assoiffée de sang, lui réclamer la tête de sa mère. Le verdict qui s’imposait n’apporterait à Harra qu’une bien piètre récompense pour le courage qu’il lui avait fallu pour dénoncer ce crime. Raina ? Ah ! C’était encore plus difficile. — J’aimerais déposer à tes pieds la vieille sorcière, petite demoiselle, murmura Miles à son adresse. Est-ce là ton vœu ? Cela te servirait-il ? Qu’est-ce qui te servirait ? Était-ce là l’offrande qu’il lui avait promise ? Quelle serait la sentence dont l’écho se répercuterait le mieux d’un bout à l’autre des montagnes Dendarii ? Devait-il vraiment sacrifier ces gens à quelque vaste projet politique, indépendamment de leurs besoins ? Ou bien au contraire devait-il se concentrer sur ceux qui étaient directement impliqués ? Miles ramassa une pierre et la jeta de toutes ses forces dans le ruisseau. Elle coula à pic jusqu’au fond rocheux. Miles se retourna. Karal, qui l’observait du bout du cimetière, le salua de la tête et s’approcha d’un pas circonspect. — Eh bien, mon seigneur ? — Eh bien, voilà. — Êtes-vous parvenu à une conclusion ? — Pas vraiment. (Miles jeta un regard alentour.) Seule la peine capitale serait appropriée. Mais je ne vois pas à qui servirait la mort de Ma Mattulich. — Moi non plus. C’est pourquoi j’avais choisi de me taire. — Non… répondit lentement Miles, non, vous avez eu tort. D’abord, vous avez failli causer la mort de Lem Csurik. J’étais sur le point d’envoyer des troupes le ramener mort ou vif. Et sa relation avec Harra a failli être détruite. La vérité, c’est toujours mieux. Enfin, un peu mieux. Au moins, aucune erreur fatale n’a été commise. Peut-être quelque chose de bon sortira-t-il de cette lamentable affaire, en définitive. — J’avoue que… je ne savais pas trop à quoi m’attendre avec vous, reconnut Karal. Miles secoua la tête. — Mon intention était de faire évoluer les choses. Apporter du nouveau. Maintenant… je ne sais plus. Le crâne à moitié chauve de Karal se plissa. — Mais nous sommes en train de changer. — Pas assez. Et pas assez vite. — Vous êtes encore jeune, vous ne vous rendez pas compte. Mais je peux vous garantir que nous changeons, mon seigneur. Regardez la différence entre Harra et sa mère. Regardez celle qui sépare Ma Mattulich de sa mère, bon sang ! Elle, c’était une vraie sorcière ! (Il frissonna.) Je me souviens très bien d’elle. Et pourtant, elle n’avait rien d’inhabituel à son époque. Le balancier du progrès est en branle. Plus rien ne pourra l’arrêter. Le jour où nous aurons enfin un récepteur parabolique pour faisceau d’énergie et que nous serons connectés au réseau de coms, le passé sera définitivement enterré. Dès que les enfants entreverront le futur – leur futur –, ils tourneront pour de bon le dos au passé. Ils ont déjà échappé à l’autorité de leurs aînés comme Ma Mattulich. Les Anciens le savent. Ne croyez surtout pas qu’ils n’en sont pas conscients. D’après vous, pourquoi ne sommes-nous pas encore connectés, ici ? Ce n’est pas uniquement à cause du prix. Les Anciens s’y opposent. D’après eux, communication est synonyme de corruption galactique. Mais au fond, ils ont peur de l’avenir. — Il y a encore tant de choses à faire. — Oh, oui ! Tout est à faire, c’est vrai. Mais j’ai bon espoir. Je ne pense pas que vous mesuriez ce que vous avez déjà accompli rien qu’en venant ici. — Je n’ai rien accompli du tout, objecta Miles d’un ton amer. Je suis resté les trois quarts du temps le cul vissé sur une chaise. Et maintenant je vais continuer à ne rien faire et puis rentrer chez moi. Bon sang ! Le Porte-parole contempla ses pieds, puis les montagnes. — Vous faites quelque chose pour nous à chaque minute qui passe. Seigneur mutant, vous vous croyez donc invisible ? Miles eut un sourire carnassier. — Oh ! Karal, je suis un homme-orchestre. Une parade à moi tout seul. — Exactement… Et les gens simples ont besoin d’exemples frappants, hors du commun. Ainsi, ils peuvent se dire : « Si lui a été capable de le faire, moi aussi. Je n’ai aucune excuse. » — Pas de quartier, oui. Je connais ce jeu-là. Je l’ai joué toute ma vie. — Je crois, reprit Karal, que Barrayar a besoin de vous, a besoin que vous continuiez d’être exactement ce que vous êtes. — Barrayar me dévorerait s’il le pouvait. — Sans doute ! approuva Karal, dont le regard s’abaissa vers les tombes. Barrayar nous avalera tous, au bout du compte, n’est-ce pas ? Mais vous, vous enterrerez tous ces vieux fossiles. — Au bout du compte… ou dès le début, murmura Miles en désignant les pierres tombales. Ne me dites pas qui j’enterrerai. Dites-le à Raina. Les épaules de Karal s’affaissèrent. — C’est vrai. Rendez votre jugement, mon seigneur. Je vous soutiendrai. Juché sur la terrasse, Miles rassembla tout le monde dans la cour de Karal pour prononcer sa sentence. Avec le soleil qui martelait le toit, le chalet eût été suffocant – quoique à l’extérieur, la lumière fît plisser les yeux. Ils étaient tous là : le Porte-parole Karal, Ma Karal, leurs fils, tous les Csurik, et les voisins qui avaient assisté aux festivités funéraires de la veille. Harra se tenait assise à l’écart. Lem cherchait à lui prendre la main mais, à en juger par son air crispé, il était clair qu’elle refusait tout contact. Silencieuse et sombre, Ma Mattulich était assise près de Miles, exposée à tous les regards, flanquée de Pym d’un côté et de l’adjoint Alex de l’autre. Miles releva le menton, affermit sa tête sur le col rigide de sa tunique verte que Pym avait rafraîchie de son mieux. Le prestigieux uniforme de l’armée impériale, si durement gagné. Mais ces gens-là se rendaient-ils compte à quel point il avait sué sang et eau pour le mériter, ou pensaient-ils que c’était un cadeau de son père, un pur effet du népotisme ? Après tout, ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient… Lui savait. Il se dressa du haut de sa petite taille devant tous ces gens qui étaient les siens et serra les mains sur la balustrade de la terrasse. — Je suis parvenu au terme de mon enquête concernant la plainte déposée auprès du tribunal du comte par Harra Csurik pour le meurtre de sa fille Raina. À la lumière des faits, des témoignages et des propres aveux de Ma Mattulich, j’ai été amené à conclure que celle-ci était coupable du meurtre de sa petite-fille. Ma Mattulich a tordu la nuque du nouveau-né jusqu’à ce que mort s’ensuive, puis a fait tout son possible pour dissimuler son crime, mettant ainsi son gendre en danger mortel en raison des fausses accusations pesant à son endroit. Compte tenu de l’impuissance de la victime, de la cruauté de la méthode et de la lâcheté égoïste de la coupable, je me refuse à trouver des circonstances atténuantes à ce crime. « De surcroît, Mara Mattulich a admis elle-même avoir commis deux autres infanticides, il y a de cela près de vingt ans, sur ses propres enfants. Le Porte-parole Karal est chargé de divulguer ces faits dans tout Silvy Vale afin que tous en soient informés. Miles sentait le feu du regard de Ma Mattulich dans son dos. Mais oui, la vieille, déteste-moi. Ça ne m’empêchera pas de t’enterrer, et tu le sais. Il poursuivit, en s’abritant derrière le bouclier du langage juridique : — L’unique sentence qu’impose ce crime absolu est la mort. Tel est en conséquence mon verdict. Toutefois, en raison du grand âge de la coupable et de ses liens de parenté avec la mère de la victime, Harra Csurik, j’ai décidé de suspendre l’exécution de cette sentence. Indéfiniment. Du coin de l’œil, Miles vit Pym lâcher un discret soupir de soulagement. Harra passa une main dans sa tignasse couleur de paille et se fit soudain très attentive. « Mais Mara Mattulich sera comme morte devant la loi. Tous ses biens, jusqu’aux vêtements qu’elle porte, appartiendront dorénavant à sa fille, Harra, qui en disposera comme bon lui semblera. Mara Mattulich ne sera plus autorisée à posséder quoi que ce soit, ni à signer de contrat, ni à poursuivre un tiers en justice, ni même à exercer sa volonté posthume par le biais d’un testament. Elle ne pourra quitter Silvy Vale sans l’autorisation de sa fille. Harra exercera à son endroit la même autorité qu’un parent à l’endroit d’un enfant ou d’un vieillard sénile. En l’absence de Harra, le Porte-parole Karal exercera le rôle de tuteur. Mara Mattulich sera surveillée, afin que plus jamais elle ne porte la main sur un enfant. « En outre, elle n’aura droit à aucune cérémonie funéraire. Personne, pas même Harra, ne sera autorisé à apporter des offrandes quand elle sera mise en terre. De même qu’elle a tué son avenir à travers sa descendance, de même son avenir n’apportera plus à son âme que la mort. Comme le nom de ceux qui n’ont pas eu d’enfants, le sien tombera dans l’oubli. Un murmure courut parmi les membres les plus âgés de l’assistance. Pour la première fois, la fière Mara Mattulich baissa la tête. Miles savait que selon la force de leurs croyances, certains allaient trouver ce verdict purement symbolique. Pour d’autres – les esprits bornés, ceux qui voyaient dans les mutations un péché devant être expié par la violence –, il serait pire que la mort. Mais même les moins superstitieux avaient compris son message. Miles le constata à leur expression. Se tournant vers Ma Mattulich, il reprit à voix plus basse : — À partir de maintenant, vous devrez à ma pitié chaque bouffée d’air que vous respirerez, à la charité de votre fille chaque bouchée que vous mangerez. De pitié et de charité – ce que vous n’avez jamais su donner aux autres –, voilà de quoi vous devrez vivre. Désormais vous n’existez plus. — Drôle de pitié, seigneur mutant, marmonna-t-elle d’une voix rauque, vaincue. — Je vois que nous nous sommes compris, répondit Miles entre ses dents. Il la gratifia d’une révérence empreinte d’une ironie cinglante avant de lui tourner le dos. — Je suis la Voix du comte Vorkosigan. Et c’est à ce titre que j’ai rendu mon jugement. Peu après, Miles retrouva Harra et Lem chez Karal. — J’ai une proposition à vous faire, annonça-t-il. (Il arrêta de marcher de long en large pour se poster devant eux.) Vous êtes libres de la refuser ou bien de prendre votre temps pour réfléchir avant de me donner votre réponse. Je sais que vous êtes épuisés. Comme nous tous. N’était-ce que depuis une journée et demie qu’il était à Silvy Vale ? Il avait l’impression qu’un siècle s’était écoulé. La fatigue accumulée lui donnait la migraine. Harra avait les yeux rouges, elle aussi. — D’abord, reprit Miles, savez-vous lire et écrire, Harra ? — Un peu, avoua celle-ci. Karal nous a enseigné les rudiments, ainsi que Ma Lannier. — Eh bien, cela suffira. Vous ne partirez pas de zéro. Voici ma proposition. Il y a quelques années, un collège a été fondé à Hassadar. Il n’est pas encore très grand, mais c’est un début. On accorde quelques bourses. Je vous en ferai attribuer une si vous acceptez de suivre à Hassadar trois années d’études intensives. — Moi ? ! s’exclama Harra. Jamais je ne pourrais aller au collège ! Je ne connais rien de ce qu’on y enseigne. — Le savoir est ce qu’on est censé posséder à la sortie et non à l’entrée. Écoutez, les professeurs savent où en est ce district. Ils ont beaucoup de cours de rattrapage. Bien sûr, vous devrez travailler plus dur pour rattraper le niveau des gens des villes et du bas pays. Mais je sais que vous avez du courage et de la volonté. Le reste n’est qu’une question de persévérance. Il faudra vous acharner, donner de la tête contre le mur encore et encore, jusqu’à ce qu’il tombe. Vous aurez le front en sang, et après ? Vous êtes capable de réussir, je vous jure que vous en êtes capable. Lem, assis à côté de sa femme, semblait inquiet. Il serra la main de Harra entre les siennes. — Trois ans ? dit-il. Trois ans d’absence ? — La bourse ne représente pas beaucoup. Mais, Lem, j’ai appris que vous étiez un bon charpentier. Hassadar est en ce moment en plein essor immobilier. La ville est en passe de devenir le prochain Vorkosigan Vashnoi. Je suis certain que vous trouverez du travail. À vous deux, vous vous en sortirez. Lem parut d’abord soulagé, puis soudain extrêmement préoccupé. — Mais ils utilisent tous des instruments électroniques… Des ordinateurs… Des robots… — Pas du tout. Et puis, ce n’est pas un don. S’ils ont été capables d’apprendre à les utiliser, vous le serez aussi. En outre, les gens riches payent grassement les travaux artisanaux originaux, si la qualité est bonne. Je peux vous aider à démarrer, à passer le cap. Ensuite, vous pourrez voler de vos propres ailes. — Quitter Silvy Vale ? murmura Harra, effondrée. — Pour y revenir bien mieux armés. C’est là l’autre moitié du contrat. Je ferai installer ici une unité de com, une petite avec une batterie portable. Quelqu’un devra faire le trajet jusqu’à Vorkosigan Surleau pour la remplacer une fois par an, ce n’est pas la mer à boire. L’équipement complet ne coûtera pas plus que, disons… un naviplane neuf. Comme celui, d’un magnifique rouge cerise, exposé dans le show-room d’un concessionnaire à Vorbarr Sultana. Un cadeau idéal pour célébrer son admission au service impérial, ainsi qu’il l’avait suggéré à ses parents. Le jeton de crédit attendait bien au chaud dans le tiroir de sa table de chevet… — Ce n’est pas un projet aussi ambitieux que l’installation d’un récepteur parabolique de faisceau d’énergie pour tout Silvy Vale. L’holovidéo captera par satellite les émissions éducatives. Installez-la dans un chalet bien situé, reliez-la à deux douzaines d’écrans portables pour les enfants, et vous aurez une école prête à servir. Tous les enfants auront l’obligation d’y aller, règlement que le Porte-parole sera chargé de faire respecter. Bien que… une fois qu’ils auront découvert l’holovidéo, vous devrez probablement leur botter les fesses pour les renvoyer chez eux. Je… euh… (Miles s’éclaircit la voix.) J’ai pensé que vous pourriez la baptiser « École primaire Raina-Csurik ». — Oh ! fit Harra en fondant en larmes pour la première fois depuis le début de cette éprouvante journée. Lem la consola gauchement. Enfin, elle pressa la main qui tenait la sienne. — Je peux faire venir quelqu’un du bas pays qui fera l’école, avança Miles. Avec un contrat à court terme jusqu’à ce que vous soyez prête à revenir ici. Mais il – ou elle – ne comprendra jamais Silvy Vale comme vous. Vous connaissez des choses que personne ne saurait enseigner dans un collège du bas pays. Harra sécha ses larmes et leva les yeux vers Miles. — Vous êtes allé à l’Académie militaire ? — Oui, répondit-il en redressant le menton. — Alors, moi, déclara-t-elle d’une voix tremblante, je pourrai aller au collège d’instituteurs de Hassadar. (Ce nom sonnait bizarrement à ses oreilles. Pour l’instant.) En tout cas, j’essaierai. — Harra, je parie sur vous. Sur tous les deux. Contentez-vous… (un grand sourire ensoleilla l’espace d’une seconde le visage de Miles)… de vous tenir droite et de dire la vérité, hein ? Miles lui lança un clin d’œil de connivence. Un petit sourire, tout aussi fugace, effleura en réponse le visage fatigué de Harra. — Promis, petit homme. Gros Ninny s’envola le lendemain matin dans une aéro-bétaillère avec Pym. Le Dr Dea repartit avec ses deux patients et la jument alezane, son ennemie personnelle. Un garde du corps de remplacement avait été envoyé dans l’aérobétaillère. Il resta avec Miles pour ramener les deux autres chevaux. Cet homme d’armes était le laconique vétéran Esterhazy que Miles connaissait depuis son enfance. Un compagnon de voyage idéal pour quelqu’un qui n’avait guère envie de parler. Miles se demanda si ce choix était le fruit du hasard ou d’une attention de son père. Esterhazy était un cavalier émérite. Tout bien considéré, se dit Miles, j’avais prévu d’aller camper une semaine dans les montagnes pendant ma permission. Mais avec Ivan. Ils bivouaquèrent près de la rivière aux Rosiers. Miles remonta à pied la vallée dans la lumière du soir, cherchant la source de ce lit floral. Cette barrière semblait prendre fin deux kilomètres plus loin, cédant la place à des fourrés indigènes presque aussi impénétrables. Miles cueillit une rose, s’assura qu’Esterhazy n’était pas dans le coin et, poussé par la curiosité, la goûta. À l’évidence, il n’était pas un cheval. Il songea un instant à en rapporter une pour Ninny mais elle ne supporterait sans doute pas le voyage. Tant pis… Ninny devrait se contenter de son avoine. Les ombres du soir envahissaient la chaîne des Dendarii qui se dressait orgueilleusement au loin. Et pourtant… elles étaient si petites, ces montagnes, vues de l’espace ! Simples rides sur la peau du globe qu’il aurait pu masquer de sa main. Mais quelle était l’illusion ? La proximité ou la distance ? La distance, décida Miles. L’éloignement était une sacrée mystification. Son père s’en était-il rendu compte ? Sans doute. Un instant, il faillit céder à son impulsion : investir tout son argent – et pas seulement le prix d’un naviplane – dans ces montagnes. Tout laisser tomber pour aller apprendre à lire et à écrire aux enfants, fonder une clinique gratuite et installer un réseau de coms. Mais Silvy Vale n’était qu’un exemple parmi les centaines de villages perdus dans ces montagnes, parmi les milliers disséminés à travers tout Barrayar. Les impôts qui écrasaient ce district étaient engloutis dans l’entretien de cette prestigieuse école militaire réservée à l’élite. Dans quelle mesure ces montagnards avaient-ils contribué à payer les frais de sa propre scolarité ? À combien se montait sa dette envers eux ? Du fait de sa formation, lui-même était devenu une ressource planétaire et son chemin était désormais tout tracé. Le but que t’a assigné Dieu peut être deviné à travers les dons qu’il t’a alloués, lui avait dit sa mère. Ses brillants résultats scolaires, il les avait obtenus en travaillant comme un forcené. Mais les jeux de guerre – se montrer plus rusé que l’adversaire, avoir toujours un coup d’avance (par nécessité, puisqu’on n’avait pas le droit à l’erreur, surtout pas lui) –, ces jeux-là lui avaient procuré une joie qui n’avait rien de sacré. Or la guerre, ici, il n’y avait pas si longtemps, n’avait pas été un jeu. Et cela pourrait bien recommencer. Sa mère avait raison. Inutile de chercher midi à quatorze heures. La mission qu’il nous est donné d’accomplir, c’est ce qu’on réussit le mieux. Sur ce point-là tout au moins, Dieu semblait du même avis que l’Empereur, même s’ils divergeaient sur le reste. Vibrant d’orgueil, Miles avait prêté son serment d’allégeance à l’Empereur moins de deux semaines auparavant. Dans le secret de son cœur, il s’était juré d’y rester fidèle contre vents et marées, face à l’ennemi le plus redoutable, sous la torture… alors même qu’il échangeait avec son cousin Ivan des blagues cyniques à propos des archaïques glaives de parade et de ceux qui persistaient à les porter, au risque de se prendre les pieds dedans. Mais dans les replis de tentations plus subtiles, de celles qui blessent sans apporter la consolation de l’héroïsme, il pressentit qu’à l’avenir, l’Empereur ne serait plus le symbole de Barrayar dans son cœur. Paix à toi, petite demoiselle, dit-il en silence à Raina. Tu as gagné un pauvre chevalier moderne tout tordu, qui arborera tes couleurs. Mais c’est dans un pauvre monde tordu que nous sommes nés tous deux, un monde qui nous rejette sans merci. Au moins, pour toi, je ne me contenterai pas de me battre contre des moulins à vent. J’enverrai des sapeurs enfouir des mines sous leurs fondations, et leurs grandes ailes stupides voleront en éclats jusqu’aux deux… Miles savait désormais qui il servait. Pourquoi il lui était impossible de baisser les bras. Et pourquoi il n’avait pas droit à l’échec. DEUXIÈME PARTIE — Vous sentez-vous mieux ? demanda Illyan d’un ton circonspect. — Un peu, répondit Miles, prudent. Le chef de la Sécurité approcha une chaise du chevet de Miles et le contempla, lèvres pincées. — Toutes… mes excuses, seigneur Vorkosigan, pour avoir mis en doute votre parole. — Vous me les deviez, approuva Miles. — Oui. Néanmoins… (il fronça les sourcils)… je me demande, Miles, si vous mesurez bien que, en tant que fils unique de votre père, il faut non seulement que vous soyez honnête mais que vous le paraissiez. — En tant que fils de mon père… non ! répondit carrément Miles. Illyan laissa échapper un ricanement involontaire. — Hum ! Peut-être que non. Quoi qu’il en soit, le comte Vorvolk a relevé deux anomalies dans vos rapports sur les opérations secrètes de vos mercenaires. Vos notes de frais pour une mission aussi simple que le convoiement de personnel atteignent un montant ahurissant. Je sais que Dagoola vous a donné du fil à retordre, mais la première fois ? — Quoi, la première fois ? — Ils ont repris les comptes de votre convoiement depuis l’Ensemble de Jackson. Ils partent du principe qu’ayant réussi à dissimuler une première fois un détournement de fonds, vous auriez été tenté de recommencer sur une plus large échelle à Dagoola. — Mais c’était il y a presque deux ans ! protesta Miles. — Vorvolk et sa faction sont en train de remonter jusque-là. Ils s’acharnent. Ils veulent vous mettre le dos au mur, et publiquement. Quant à moi, je fais mon possible pour que les choses n’en arrivent pas là. Oh, pas la peine de me regarder de cette façon ! Il n’y a rien de personnel là-dedans. Si vous étiez le fils de n’importe qui d’autre, on n’en parlerait même pas… Vous le savez, je le sais, et ils le savent. Si vous croyez que toute cette affaire m’amuse… Mon unique espoir est de parvenir à lasser Vorvolk pour qu’il abandonne. Alors, je vous écoute. Miles soupira. — Monsieur, je suis à votre disposition, comme toujours. Que voulez-vous savoir ? — Justifiez-moi votre note de frais d’équipement pour la mission sur l’Ensemble de Jackson. — Tout était inscrit dans mon rapport de l’époque, il me semble. — Inscrit, oui. Justifié, non. — D’accord… Nous avons abandonné une cargaison d’armes de pointe dans le dock de la Station Fell. Si nous ne l’avions pas fait, vous auriez perdu un savant, un vaisseau, et un subordonné. — Ah, oui ? (Le chef de la Sécurité contempla ses doigts et se renversa dans son fauteuil.) Comment ça ? — Oh !… c’est une longue histoire. Compliquée, en plus. (Malgré lui, Miles sourit à ce souvenir.) Est-ce que ça pourra rester entre vous et moi ? Illyan pencha la tête. — Entendu… Le Labyrinthe L’estomac barbouillé, Miles observait l’image du globe étincelant sur le plateau vide. L’Ensemble de Jackson, Royaume de l’opulence et de la corruption. Une corruption entièrement importée. Selon les Jack-soniens, si la galaxie avait dépensé pour la vertu ce qu’elle dépensait pour le vice, leur planète aurait été un lieu de pèlerinage. Ce qui, pour Miles, revenait à choisir entre les asticots ou la viande avariée dont ils se nourrissent. Pourtant, si l’Ensemble de Jackson n’avait pas existé, la galaxie aurait probablement dû l’inventer. Ses voisins avaient beau feindre l’indignation, jamais ils n’auraient laissé survivre cette sentine s’ils ne s’en étaient servis secrètement comme d’une commode interface avec l’économie souterraine. Cependant, la planète connaissait encore une certaine animation. Moins intense qu’un siècle ou deux auparavant, sans doute, du temps où elle servait de base aux pirates de l’espace. En effet, ses bandes de coupe-jarrets s’étaient sagement regroupées en monopoles syndiqués, presque aussi structurés et sérieux que de petits gouvernements. Une aristocratie, en quelque sorte. Naturellement. Miles se demandait pendant combien de temps encore les principales Maisons de l’Ensemble de Jackson réussiraient à contenir cette marée montante d’intégrité. La Maison Dyne, spécialisée dans le blanchiment de l’argent. La Maison Fell, trafic d’armes en toute discrétion. La Maison Bharaputra, manipulations génétiques. Pis encore, la Maison Ryoval avec son slogan : « Donnez corps à vos fantasmes », la plus diabolique entreprise de proxénétisme de toute l’Histoire. La Maison Hargraves, recel galactique avec ses intermédiaires très collet monté spécialisés dans le paiement des rançons – il fallait toutefois reconnaître que, grâce à leurs bons offices, les otages revenaient vivants ; du moins, la plupart. Enfin, la douzaine de syndicats mineurs, aux alliances diverses et fluctuantes. Miles effleura la commande et l’image vid disparut. Avec une moue de dégoût, il appela sur le plateau sa liste de matériel afin de la passer une dernière fois en revue. Une infime variation dans les vibrations du vaisseau lui apprit qu’il se plaçait en orbite. Le croiseur rapide Ariel accosterait sur la Station Fell dans une heure. Sa console éjectait la disquette de la liste des commandes d’armes quand le carillon de sa cabine retentit, suivi d’une voix d’alto sur sa com : — Amiral Naismith ? — Entrez. Miles se renversa dans son fauteuil pivotant. Le capitaine Thorne entra d’un pas nonchalant et lui adressa un salut amical. — Amiral, nous accostons dans une trentaine de minutes. — Merci, Bel. Bel Thorne, le commandant de l’Ariel, était un hermaphrodite betan, descendant bisexué de siècles d’expériences sociogénétiques aussi bizarres, de l’avis de Miles, que les opérations – très onéreuses – effectuées par les chirurgiens sans morale de la Maison Ryoval qui défrayaient la chronique. Toutefois, l’hermaphrodisme n’était pas devenu la règle, en dépit de l’égalitarisme à tout crin de la colonie de Beta, et les infortunés descendants de ses fondateurs idéalistes étaient demeurés une minorité sur cette colonie pourtant très tolérante. Les vagabonds de l’espace comme Thorne étaient une exception. En tant qu’officier mercenaire, Thorne était consciencieux, loyal et agressif. Des qualités qui forçaient l’estime de Miles envers l’hermaphrodite, qu’il fût masculin, féminin ou, comme le voulait l’usage grammatical en vigueur sur Beta, neutre. Toutefois… Miles sentit de loin le parfum aux mille fleurs dont Thorne s’était aspergé. Il accentuait donc aujourd’hui son côté féminin, ainsi qu’il l’avait fait au fil de ces cinq journées de traversée. En temps ordinaire, Thorne préférait se présenter comme un mâle ambigu, avec ses cheveux bruns coupés court. L’uniforme militaire gris et blanc des Dendarii, ses gestes impérieux et son humour féroce contrebalançaient la finesse de son visage glabre. En tout cas, cela dérangeait énormément Miles de sentir Thorne s’adoucir en sa présence. Miles rappela l’image de la planète qui s’approchait sur le plateau holovid de sa console. De loin, l’Ensemble de Jackson ne payait pas de mine. Une masse montagneuse, froide – l’équateur peuplé jouissait tout juste d’un climat tempéré –, entourée de guirlandes de satellites, de stations de transfert orbital et de couloirs de descente autorisés. — Bel, tu es déjà venu ici ? — Une fois, quand j’étais lieutenant dans la flotte de l’amiral Oser, répondit le mercenaire. La Maison Fell a changé de baron, depuis. Leurs armes sont encore de bonne qualité, à condition de bien choisir ce qu’on achète. Un conseil : évite les grenades à neutrons. — Réservées aux bras musclés… Ne crains rien, je n’en ai pas sur ma liste. Miles tendit la disquette à Thorne. Celui-ci se pencha sur le fauteuil de Miles pour la prendre. — Est-ce que j’accorde une perme à l’équipage, le temps que les larbins du baron chargent le vaisseau ? Et toi, que comptes-tu faire ? Il y avait autrefois un hôtel, près des docks, avec tout le confort : piscine, sauna, excellente cuisine… Je pourrais louer une chambre pour deux, suggéra-t-il à voix basse. Miles se racla la gorge. — Je suis aussi une femme, murmura Thorne. — Entre autres choses. — Miles, tu es si désespérément monosexuel ! — Navré. Miles tapota gauchement la main qui s’était posée sur son épaule. Thorne lâcha un soupir à fendre l’âme et redressa le buste. — Ils le sont tous. Miles soupira à son tour. Peut-être devrait-il repousser les avances de Thorne avec davantage de fermeté. Ce n’était jamais que la septième fois qu’ils abordaient ce sujet. C’était presque devenu un rituel, entre eux, et une plaisanterie, encore que pas tout à fait. D’un autre côté, il devait reconnaître que le Betan faisait preuve d’optimisme, ou d’obstination – à moins, bien sûr, qu’il n’éprouvât une sincère attirance pour lui. Si jamais il se retournait maintenant, Miles savait qu’il surprendrait dans les yeux de l’hermaphrodite cette profonde solitude dont il ne parlait jamais. Il ne se retourna pas. Et qui suis-je pour juger autrui, songea-t-il, désabusé, moi dont le corps m’apporte si peu de joies ? Qu’est-ce que Bel, au maintien droit, à la santé florissante et de taille honorable, même si ses attributs génitaux sont particuliers, peut trouver d’attirant chez un homme haut comme une botte, à moitié infirme et qui passe le plus clair de son temps à travailler du chapeau ? Miles baissa les yeux sur son uniforme gris des officiers dendarii. L’uniforme qu’il avait gagné à la sueur de son front. Si tu ne peux pas être grand par la taille, sois-le au moins par l’intelligence. En attendant, il avait eu beau se creuser la cervelle, il n’avait toujours pas de solution au problème de Thorne. — Tu n’as jamais envisagé de retourner vivre sur la colonie de Beta pour trouver quelqu’un de ta catégorie ? demanda Miles le plus sérieusement du monde. Thorne haussa les épaules. — Trop ennuyeux. C’est pour ça que je suis parti. C’est tellement limité, tellement pépère, là-bas… Miles eut un sourire en coin. — C’est l’endroit idéal pour élever des mômes, figure-toi. — Tu as tout pigé, répondit Thorne dans un éclat de rire. Tu es presque un Betan parfait, tu sais ? Presque. Tu en as l’accent, le sens de l’humour… Miles se raidit. — Et qu’est-ce qu’il me manque ? — Les réflexes. — Ah ! — Je ne te trahirai pas. — Je le sais. Thorne se penchait de nouveau. — Je pourrais t’aider à peaufiner ce détail-là… — Laisse tomber, répondit Miles en rougissant imperceptiblement. Nous sommes en mission. — Achat de matériel, tu parles ! rétorqua Thorne, méprisant. — Ce n’est pas ça, la mission. C’est la couverture. — Sans blague ? (Thorne se redressa.) Enfin ! — Enfin ? — Pas besoin d’être un génie pour l’avoir compris. On vient acheter du matériel, mais au lieu d’utiliser le navire muni de la plus grande cale, tu as préféré l’Ariel, le plus rapide de la flotte. Et au lieu d’envoyer un officier d’intendance tout à fait compétent, tu t’en charges personnellement. — Je veux à tout prix établir un contact avec le nouveau baron Fell, expliqua Miles d’un ton doucereux. La Maison Fell est le plus important fournisseur d’armes de ce côté de la colonie de Beta, et le moins pointilleux quant à ses clients. Si la qualité de mon premier achat me satisfait, elle pourrait devenir notre fournisseur habituel. — Un quart des armes de Fell sont de fabrication betane, à prix majoré, fit remarquer Thorne. Laisse-moi rire ! — Et pendant que nous serons là, continua Miles, un certain individu d’âge mûr va se présenter et signera son engagement dans la flotte des Mercenaires libres Dendarii à titre de médic. À ce moment-là, on annule toutes les permes, on boucle le chargement le plus vite possible et on décampe. Thorne arbora un sourire de satisfaction. — Un ramassage. Parfait. Je suppose que nous serons très bien payés. — Royalement. S’il arrive vivant à sa destination. Il se trouve que cet individu est le plus grand chercheur en génétique des laboratoires de la Maison Bharaputra. Un gouvernement planétaire capable de le protéger des gorilles du baron Luigi Bharaputra lui a offert asile. On s’attend que son futur ex-employeur entre dans une colère noire s’il n’a aucun signe de vie d’ici un mois. Nous sommes payés pour le remettre sain et sauf entre les mains de ses nouveaux maîtres sans qu’il ait été délesté de ses secrets. « Étant donné que le baron a les moyens de s’offrir toute la flotte des Mercenaires libres Dendarii rien qu’avec son argent de poche, je préférerais que ses gorilles ne se branchent pas sur nous. Mais il n’y a pas de raison puisque nous serons logés à la même enseigne. Notre seul rôle dans l’histoire se bornera à avoir engagé cette perle rare. D’où notre colère, à nous aussi, quand ce type désertera lors de notre rendez-vous spatial près d’Escobar. — Normal, admit Thorne. Et simple comme bonjour. — Je l’espère, soupira Miles. Après tout, pourquoi les choses ne se dérouleraient-elles pas comme prévu, pour une fois ? Les locaux commerciaux et les salles d’exposition des engins de mort de la Maison Fell se trouvaient non loin des docks. La majorité des petits clients ne pénétrait jamais plus avant dans la Station Fell. Mais peu après que Miles et Thorne eurent déposé leur commande – le temps qu’on vérifie leur carte de crédit –, un obséquieux personnage arborant l’uniforme de soie verte de la Maison Fell apparut et plaça d’office dans la main de l’amiral Naismith une invitation pour une réception du baron dans ses quartiers privés. Quatre heures plus tard, alors qu’il donnait au majordome du baron Fell le cube de passe à l’entrée du secteur privé de la Station, Miles vérifia l’image que lui-même et Thorne projetaient. L’uniforme de parade des Dendarii était une tunique de velours gris à soutache blanche, ornée de boutons d’argent aux épaulettes, un pantalon assorti avec rayure latérale blanche, le tout complété par des bottes de synthédaim gris… Peut-être un tantinet efféminé. Bah ! Ce n’était pas lui qui l’avait créé. Il en avait hérité. Il fallait bien faire avec. L’aire menant au secteur privé était fort intéressante. Miles en enregistra les détails cependant que le majordome vérifiait au scanner qu’ils n’étaient pas armés. Les systèmes de survie – en fait, tous les systèmes – paraissaient fonctionner indépendamment du reste de la station. Si le secteur pouvait être bouclé à la moindre alerte, il pouvait aussi être détaché. Un vaisseau à lui seul. Miles aurait parié que des moteurs et de l’armement étaient planqués quelque part, bien qu’il eût sans doute été malvenu de partir sans escorte à leur recherche. Le majordome qui les accompagnait s’arrêta le temps de les annoncer sur son bracelet-com : « L’Amiral Miles Naismith, commandant en chef de la flotte des Mercenaires libres Dendarii. Le capitaine Bel Thorne, commandant du croiseur rapide Ariel, de la flotte des Mercenaires libres Dendarii. » Miles se demanda qui était à l’autre bout de la ligne. La vaste salle de réception avait été aménagée de main de maître. Avec des escaliers flottants et iridescents, ainsi que de multiples niveaux offrant des espaces privés et disposés de sorte à ne pas détruire l’illusion d’ouverture. À chaque sortie – Miles en dénombra six – était posté un solide planton tout de vert vêtu qui s’efforçait en vain de passer pour un serviteur. Un mur translucide offrait une vue impressionnante sur les docks animés de la Station Fell. La courbe scintillante de l’Ensemble de Jackson tranchait le lointain horizon éclaboussé d’étoiles. D’élégantes femmes en sari évoluaient dans un bruissement de soie au milieu des convives, leur proposant amuse-gueules et boissons. La discrétion du velours gris, conclut Miles après avoir jeté un coup d’œil aux autres invités, leur serait utile, en définitive. Ils allaient se fondre tous deux dans le décor. La petite poignée de clients privilégiés présentait toute la gamme des modes planétaires. Mais Bel et Miles demeuraient sur leurs gardes, ne se quittaient pas d’une semelle et évitaient de se mêler aux autres. À priori, les guérilleros n’adressaient pas la parole aux mercenaires, ni les contrebandiers aux révolutionnaires. Et les saints gnostiques, cela va de soi, ne daignaient parler qu’au seul et unique Dieu. Ou, à la rigueur, au baron Fell. — Drôle de fiesta, commenta Bel. Je suis allé une fois à une exposition d’animaux domestiques. Il y régnait le même genre d’atmosphère. Le clou, ça a été quand le lézard à barbe d’un Tau Cetan s’est échappé et a dévoré le Premier Prix de la division canine. — Chut ! (Miles eut un petit sourire en coin.) Ici, il s’agit de business. Une femme en sari vert s’inclina en silence devant eux, leur proposant un plateau. Thorne leva un sourcil : On se risque ? — Pourquoi pas ? murmura Miles. Au bout du compte, c’est nous qui payons. Ça m’étonnerait que le baron empoisonne ses clients. Ce serait mauvais pour le commerce. Or le commerce est roi, ici. La loi du capitalisme ultralibéral poussé à son point extrême. Miles choisit un petit canapé rose en forme de lotus et une mystérieuse boisson nuageuse. Thorne l’imita. Mauvaise pioche… Le lotus rose était du poisson cru dont la chair crissait désagréablement sous la dent. Miles, piégé, fut bien obligé de l’avaler. La boisson était quant à elle très alcoolisée et, après la première gorgée pour faire passer le lotus, il abandonna son verre à regret sur une table. Son corps de nain se refusait à assimiler l’alcool et il n’avait aucune envie de faire la connaissance du baron Fell dans un état semi-comateux ou bien gloussant comme un idiot. Thorne, qui possédait un métabolisme plus favorable, garda son verre à la main. Tout à coup retentit une musique absolument extraordinaire. Une sorte de ruissellement cristallin qui laissait rêveur. Miles ne parvint pas à reconnaître le ou les instruments. Il échangea un regard avec Thorne et, d’un accord tacite, ils se dirigèrent vers la source sonore. Au détour d’un escalier en spirale, ils découvrirent la musicienne, avec en arrière-fond le panorama de la station, de la planète et des astres. Miles ouvrit des yeux ronds. Cette fois-ci, les chirurgiens de la Maison Ryoval ont dépassé les bornes… Des paillettes multicolores délimitaient le champ sphérique d’une grande bulle anti-grav. À l’intérieur flottait une femme. Ses bras d’albâtre étincelaient sur la soie verte de son costume. Ses quatre bras d’albâtre… Elle portait une veste fluide serrée à la taille à la manière d’un kimono et un short assorti d’où émergeait la deuxième paire de bras à la place des jambes. Elle avait des cheveux courts, soyeux et d’un noir d’ébène. Ses yeux étaient clos. Son visage au teint de rose affichait la sérénité d’un ange, en extase, lointain et terrifiant. Son étrange instrument planait devant elle. Sur son cadre en bois ciré posé à plat étaient tendues de part et d’autre un nombre ahurissant de cordes métalliques, sur une caisse de résonance. Elle happait les cordes avec quatre maillets de feutrine à une vitesse vertigineuse, des deux côtés à la fois, les mains supérieures jouant en contrepoint des mains inférieures. Une cascade flamboyante s’échappait de ses doigts agiles. — Bon sang, s’exclama Thorne, c’est une quaddie ! — Une quoi ? — Une quaddie. On peut dire qu’elle vient de loin… — Ce n’est pas… un produit local ? — Pas du tout. — Tant mieux. Mais d’où vient-elle, alors ? — Il y a environ deux cents ans, à l’époque où l’on inventait l’hermaphrodisme… (une singulière dureté figea un instant le visage de Thorne)… une vague d’expérimentations génétiques sur les humains a déferlé dans le sillage de la diffusion du réplicateur utérin. Suivie peu après par une vague de lois restreignant ce genre d’expériences. Mais entre-temps, quelqu’un avait eu l’idée de fabriquer une race de créatures spécifiquement conçues pour vivre en apesanteur. Manque de bol, peu après, on mettait au point la gravité artificielle et le projet a échoué. Les quaddies se sont enfuis… Leurs descendants ont atterri au fin fond de nulle part, très loin de la Terre par rapport à nous dans le système. Le bruit court qu’ils se sont retranchés dans des sortes de ghettos. Il est extrêmement rare d’en voir un de ce côté de la Terre… Chut ! Lèvres entrouvertes, Thorne écouta la musique. Aussi rare que de trouver un hermaphrodite betan dans une flotte de mercenaires libres, songea Miles. La musique était réellement prenante, même s’il s’en trouvait peu, dans cette foule paranoïaque, pour y prêter attention. Dommage ! Sans être spécialement mélomane, Miles ne pouvait rester insensible à l’intensité passionnée qui en émanait et qui relevait plus que du simple talent. Cela confinait au génie. Un génie évanescent, des sons comme tissés dans le temps et, à l’image du temps, échappant sans cesse à la conscience pour s’inscrire directement dans la mémoire. À ce déferlement musical succéda un écho lancinant, puis le silence. Les yeux bleus de la musicienne à quatre bras se rouvrirent et son visage redescendit des sphères éthérées pour redevenir tristement humain. — Ah… murmura Thorne, subjugué. Le Betan coinça son verre vide sous un bras pour applaudir, mais renonça à se faire remarquer parmi cette foule indifférente. — Peut-être pourrais-tu lui parler ? proposa Miles. — Tu crois ? Rayonnant, Thorne abandonna son verre en chemin et alla plaquer ses mains sur la bulle scintillante. L’hermaphrodite lui lança un sourire à la fois extatique et plein de douceur. — Euh… La poitrine de Thorne se souleva et retomba mais il ne proféra pas un son. Bon Dieu, Bel à court de mots ? Jamais je n’aurais cru voir ça. — Demande-lui comment elle appelle son instrument, lui souffla Miles. La femme à quatre bras pencha la tête d’un air intrigué et vogua avec la grâce d’une étoile de mer pardessus son instrument pour planer courtoisement devant Thorne, de l’autre côté de la barrière scintillante. — Oui ? — Comment appelez-vous ce stupéfiant instrument ? — C’est un tympanon à double face, madame… monsieur… bafouilla-t-elle sur un ton servile, craignant d’être insolente. Monsieur l’officier. — Bel Thorne, précisa aussitôt l’hermaphrodite qui s’était ressaisi. Capitaine du croiseur rapide dendarii l’Ariel. Pour vous servir… Comment se fait-il que vous ayez atterri ici ? — Je me suis débrouillée pour atteindre la Terre. Je cherchais un emploi et le baron Fell m’a engagée. Elle secoua vivement la tête comme pour protester contre toute critique implicite, bien que le Betan n’eût émis aucun commentaire. — Et vous êtes une authentique quaddie ? — Vous avez entendu parler de mon peuple ? (Elle haussa les sourcils, étonnée.) La plupart des gens que je rencontre ici sont persuadés que je suis un monstre manufacturé, ajouta-t-elle avec une pointe d’amertume. Thorne s’éclaircit la voix. — Moi-même, je suis un Betan. J’ai étudié la première explosion de la génétique par intérêt… personnel. (Thorne s’éclaircit de nouveau la voix.) Hermaphrodite betan, comme vous le voyez. Il attendit anxieusement une réaction. Bigre ! Thorne n’attendait jamais les réactions. Il fonçait généralement droit devant lui, se moquant des pots cassés. Mieux valait laisser ces deux-là s’arranger entre eux. Miles s’éloigna en catimini, réprimant un sourire tandis que Thorne laissait sa virilité reprendre le dessus. La musicienne pencha la tête d’un air intéressé. Levant une de ses mains supérieures, elle la posa sur la paroi étincelante, non loin de celle de Thorne. — Vraiment ? Alors, vous êtes un produit génétique, vous aussi ? — Exactement. Mais dites-moi, comment vous appelez-vous ? — Nicol. — Nicol ? C’est tout ? C’est joli, je voulais dire. — Mon peuple n’emploie pas de noms de famille. — Ah ! Et… euh… que faites-vous après cette réception ? La réponse dut attendre… — Garde à vous, capitaine ! murmura Miles. Thorne se redressa à l’instant, très discipliné, et suivit le regard de Miles. La quaddie s’écarta de la bulle et inclina la tête au-dessus de ses mains jointes deux à deux, tandis qu’un homme approchait. Miles adopta également une attitude d’attention courtoise. Georish Stauber, le baron Fell, était d’un âge plutôt avancé pour avoir acquis tout récemment une position aussi élevée. Vu en chair et en os, il paraissait bien plus vieux que sur l’holovid que Miles avait vu lors du briefing de sa mission. Une couronne de poils blancs ceignait son crâne chauve et brillant. Il avait l’air plutôt bonne pâte. En fait, un bon grand-père. Pas comme celui de Miles, bien sûr. Le grand général, même au soir de sa vie, avait gardé sa silhouette élancée et ses allures de prédateur. Et il n’avait pas été anobli pour services rendus à un syndicat douteux, lui. Bonnes grosses joues rouges ou pas, se rappela Miles, le baron Fell a dû piétiner un monceau de cadavres pour faire partie des puissants de cette planète. — Amiral Naismith, capitaine Thorne, bienvenue à la Station Fell, déclara le baron d’une voix de baryton, sourire aux lèvres. Miles le gratifia d’une courbette aristocratique. Thorne l’imita, mais plus gauchement. Tiens… il faudrait qu’il copie ses manières maladroites, la prochaine fois. Pas mauvais, comme couverture. Mais à double tranchant… — Mes gens ont-ils pris soin de vous ? — Oui, merci. Très hommes d’affaires, jusque-là. — Enchanté de faire enfin votre connaissance, poursuivit le baron de sa voix sonore. Nous avons beaucoup entendu parler de vous. — Vraiment ? répondit Miles d’un ton encourageant. Dans les yeux du baron brillait une singulière avidité. Un accueil un rien trop chaleureux pour un petit mercenaire d’opérette, non ? Ce type lui caressait un peu trop l’échine même si le contrat était juteux. Miles sourit en retour, en prenant soin de dissimuler sa méfiance. Patience. Attends de voir les enjeux, ne fonce pas tête baissée dans le brouillard. — En termes élogieux, j’espère ? — Très. Vos exploits sont aussi fulgurants que vos origines mystérieuses. Allons bon… Le baron insinuerait-il que la véritable identité de l’amiral Naismith ne lui est pas inconnue ? Attention ! danger ! Non… pas question de perdre les pédales. Attends. Oublie que le lieutenant-comte Vorkosigan de la Sécurité impériale barrayarane a jamais existé dans ton corps difforme. Il n’est pas assez grand pour nous contenir tous les deux, de toute façon. Alors pourquoi le sourire de ce gros plein de soupe est-il aussi doucereux ? — Le succès de votre flotte à Vervain est parvenue jusqu’à nous, poursuivit Stauber. Dommage pour son précédent commandant. Miles se raidit. — Je regrette la mort de l’amiral Oser. Le baron haussa les épaules avec philosophie. — Ce sont les risques du métier. On ne peut être deux à commander. — Il aurait pu faire un excellent subordonné. — L’orgueil est tellement dangereux, conclut le baron en souriant. Certes. Miles se mordit la langue. Nous y voilà… il croit que j’ai orchestré la mort d’Oser. Eh bien, laisse-le donc le croire. Qu’il y eût ici un mercenaire qui n’en était pas vraiment un, et que les Dendarii fissent désormais partie de la Séclmp barrayarane était un secret duquel un baron syndiqué ne pouvait qu’espérer tirer profit. — Vous m’intéressez énormément, reprit celui-ci. J’avoue être très intrigué par votre apparente jeunesse. Et j’aimerais en savoir plus sur votre carrière militaire. Si Miles avait gardé son verre, il l’aurait lampé cul sec. Il se contenta de serrer convulsivement ses mains dans le dos. Bon Dieu, ses rides ne le vieillissaient pas assez. Si le baron distinguait comme en plein jour le lieutenant de vingt-trois ans dans ce pseudo-mercenaire… D’habitude, les gens n’y voyaient que du feu. Le baron ajouta à mi-voix : — Les rumeurs circulant à propos de votre traitement de jouvence betan seraient-elles exactes ? Voilà donc où ce gros tas de lard voulait en venir ! Miles se sentit soudain léger au point de léviter. — Quel intérêt pouvez-vous porter à ce genre de traitement, mon seigneur ? demanda-t-il, soulagé. Je croyais que l’Ensemble de Jackson était le berceau de l’immortalité. On prétend que certains ici en sont à leur troisième corps cloné. — Je ne fais pas partie de ceux-là, dit le baron d’un ton de regret. Miles haussa les sourcils. Son étonnement n’était pas feint. Cet homme ne rejetait certainement pas cette procédure sous le prétexte qu’elle équivalait à un meurtre. — Quelque contre-indication médicale, peut-être ? avança-t-il en injectant dans sa voix une cordiale compassion. Tous mes regrets, monsieur le baron. — Dans un certain sens. (Le sourire du baron se fit un rien tranchant.) La transplantation cérébrale tue à elle seule un pourcentage non négligeable de patients… À commencer par les 100% de clones dont les cerveaux sont extraits pour faire de la place… —… Un autre pourcentage souffre de divers handicaps permanents. Ce sont là les risques que tout un chacun doit prendre pour obtenir la récompense. — Mais une récompense inestimable. — Et n’oublions pas le nombre de patients, impossibles à distinguer du premier groupe, dont la mort n’est pas accidentelle. Si leurs ennemis sont assez organisés pour provoquer une défaillance cardiaque ou autre pendant l’opération… Or, il se trouve que j’ai un certain nombre d’ennemis, amiral Naismith. Miles hocha la tête d’un air faussement sceptique et continua de feindre un profond intérêt pour cette discussion. — J’ai calculé, enchaîna le baron, que mes chances actuelles de survivre à une transplantation cérébrale sont bien inférieures à la moyenne. Voilà pourquoi les autres options m’intéressent. Il attendit avec intérêt la réponse de Miles. — Hum… fit celui-ci. (Contemplant ses ongles, il réfléchit à toute vitesse.) Il est vrai que jadis, j’ai participé à une… expérimentation illégale. Prématurée, du reste, trop précipitamment transposée de l’animal à l’homme. Elle a échoué. — Vraiment ? s’exclama le baron. Vous m’avez l’air en bonne santé, pourtant. Miles haussa les épaules. — Certes, il y a eu une amélioration au niveau des muscles, du tonus de l’épiderme, des cheveux. Mais mes os sont toujours ceux d’un vieillard, fragiles. (Pure vérité.) Sujets à des crises aiguës d’inflammation articulaire. Il y a des jours où il m’est impossible de marcher sans traitement médical. (Tout aussi vrai, hélas.) Mon espérance de vie est médiocre. (Surtout si certaines factions de Jackson découvrent qui est en réalité « l’amiral Naismith » : elle risque de se réduire à quinze minutes à tout casser.) Donc, à moins que vous n’aimiez souffrir et que la perspective d’être infirme vous amuse, je dois malheureusement vous déconseiller cette intervention. Le baron jaugea Miles des pieds à la tête, déçu. — Je vois. Bel Thorne, qui savait pertinemment que le fameux « traitement de jouvence betan » n’était qu’une légende, écoutait avec un sérieux qui, du moins aux yeux de Miles, cachait mal son amusement. — Pourtant, persista le baron, votre… ce scientifique a dû faire des progrès depuis ce temps-là. — Malheureusement non. Il est mort. (Il écarta les mains d’un air impuissant.) L’âge… — Ah… Les épaules du baron s’affaissèrent. — Ah ! vous voilà, Fell ! lança un invité. Le baron redressa le buste et se retourna. Celui qui venait de l’interpeller était vêtu d’une manière aussi classique que Fell et flanqué d’un serviteur silencieux dont tout proclamait qu’il était garde du corps. Lequel arborait un uniforme : tunique de soie écarlate à hausse-col et ample pantalon noir. Il n’était pas armé. Personne sur la Station Fell n’était armé, hormis les hommes de Fell. Le port d’armes était limité par des règlements draconiens. Mais ce type-là n’avait de toute évidence pas besoin d’armes. Ses yeux papillotaient et ses mains tremblaient juste un tout petit peu – une hypervivacité artificielle. Complètement shooté. Il était prêt à cogner à la vitesse de l’éclair et avec une force décuplée par l’adrénaline. Mais avec son métabolisme esquinté pour le restant de sa brève existence, il était condamné à une retraite précoce. L’homme qu’il protégeait était aussi jeune que lui. Le fils d’un grand seigneur ? Ses longs cheveux noirs et brillants étaient retenus en une tresse compliquée. Il avait le nez romain, une peau lisse et cuivrée. Il ne devait pas dépasser l’âge réel de Miles, même s’il se mouvait avec l’assurance de l’homme mûr. — Ryoval ! s’exclama le baron Fell. Il inclina la tête comme on salue un égal et non pas un cadet. Puis, toujours dans son rôle d’hôte irréprochable, il ajouta : — Messieurs les officiers, permettez-moi de vous présenter le baron Ryoval de la Maison Ryoval. L’amiral Naismith et le capitaine Thorne. Ils sont du croiseur mercenaire rapide de fabrication illyricaine que tu as dû remarquer à quai, Ry. — Georish, tu sais bien que je n’ai pas ton œil pour le hardware, hélas. Le baron Ryoval leur lança le hautain petit signe de tête de qui, par principe, se montre « poli » envers ses inférieurs. Miles répondit par une courbette empruntée. Le baron détourna ostensiblement son attention de Miles, recula d’un grand pas et, poings aux hanches, considéra l’occupante de la bulle anti-grav. — Mon agent ne m’a pas exagéré ses charmes. Fell eut un sourire aigre. Nicol s’était retirée – repliée – dès que Ryoval s’était approché et flottait à présent derrière son instrument, affairée à l’accorder. Elle jeta un regard méfiant à Ryoval, puis s’intéressa de nouveau à son tympanon comme s’il eût dressé un mur magique entre eux. — Peux-tu lui demander de jouer… Le bip-bip de son bracelet-com interrompit le baron. — Excuse-moi, Georish. L’air un rien agacé, il leur tourna à moitié le dos pour répondre : — Ryoval. Si ce n’est pas important, gare à vous ! — Oui, mon seigneur, répondit une voix fluette. Ici le manager Deem, des Ventes et Démonstrations. Nous avons un petit ennui. La créature que la Maison Bharaputra nous a vendue a mis un client en pièces. Les lèvres finement ourlées du baron se retroussèrent en un grognement silencieux. — Je vous avais dit de l’attacher avec une chaîne en duralloy. — Mais c’est ce que nous avons fait, monsieur le baron. La chaîne a tenu mais votre créature a arraché les crampons du mur. — Neutralisez-la. — C’est fait. — Alors punissez-la quand elle reprendra conscience. Une diète prolongée devrait calmer son agressivité. Elle a un métabolisme incroyable. — Et le client ? — Donnez-lui tous les soins qu’il réclame. Aux frais de la maison. — Je… ne pense pas qu’il sera en mesure de les apprécier pendant un bon bout de temps. On vient de l’hospitaliser. Il est toujours dans le coma. — Alors, demandez à mon médecin personnel de s’occuper de lui. Je me chargerai du reste quand je redescendrai, dans six heures environ. Ryoval, terminé. (Il éteignit sa com.) Les imbéciles ! grommela-t-il. (Le baron inspira à fond d’un air pensif et reprit ses manières d’homme du monde.) Georish, pardonne-moi cette interruption. Fell balaya ses excuses d’un geste de la main. — Alors, on peut lui demander de jouer un morceau ? fit Ryoval en désignant la quaddie de la tête. Il se croisa les mains dans le dos, un sourire faussement bienveillant brillant dans ses prunelles. — Nicol, joue-nous quelque chose. La quaddie acquiesça, se plaça devant son instrument et ferma les yeux. Un calme intérieur chassa peu à peu l’inquiétude qui crispait ses traits et elle se remit à jouer. Un thème lent et doux qui prit rapidement de l’ampleur. — Assez ! (Ryoval leva une main.) Elle est en tout point telle qu’on me l’avait décrite. Nicol s’arrêta au milieu d’une phrase. Les narines pincées, visiblement frustrée de n’avoir pu mener le morceau à son terme, elle rangea ses maillets dans les encoches alignées sur le côté de son instrument avec des gestes énervés et croisa ses deux paires de bras. Thorne pinça les lèvres et croisa les bras par imitation inconsciente. Miles se mordilla la lèvre. — Mon agent avait raison, reprit Ryoval. — Alors, ton agent a dû te dire aussi que je ne voulais pas la vendre, rétorqua sèchement Fell. — Oui. Mais je ne l’avais pas autorisé à dépasser un certain plafond. Pour une chose aussi exceptionnelle, rien ne vaut le contact direct. — Je savoure les dons de cette femme pour ce qu’ils sont, expliqua Fell. À mon âge, le plaisir est beaucoup plus difficile à trouver que l’argent. — Ce ne sont pourtant pas les plaisirs qui manquent. Je pourrais te fournir quelque chose de tout à fait spécial. Qui n’est pas dans mon catalogue. — Ryoval !… Je parle de ses dons musicaux. Ils sont uniques. Authentiques. Tu ne pourras jamais les reproduire dans tes laboratoires. — Mes laboratoires peuvent reproduire n’importe quoi, baron. — Excepté l’originalité. Par définition. Ryoval écarta les mains comme pour approuver ce point de philosophie. Miles devina que Fell n’appréciait pas seulement les talents musicaux de la quaddie, mais qu’il prenait un plaisir fou à posséder une chose que son rival désirait à tout prix acquérir, d’autant qu’il n’avait absolument pas besoin de la vendre. La supériorité est une jouissance forte. Même le célèbre Ryoval avait du mal à trouver mieux… Mais si les deux barons parvenaient malgré tout à un accord, qui sauverait Nicol ? Miles devina soudain le vrai prix de Fell. Ryoval le trouverait-il, lui aussi ? Ce dernier fit la moue. — Alors, négocions un échantillon de ses tissus. Cela sera inoffensif pour elle, et toi, tu pourras continuer à jouir de ses services exceptionnels. — Elle ne sera plus unique, en ce cas, objecta le baron Fell avec un grand sourire. La diffusion de contrefaçons dévalorise le produit d’origine, tu le sais, Ry. — Tu auras tout le temps d’en profiter. Il faut une bonne dizaine d’années pour obtenir un clone mature. Mais je ne t’apprends rien, bien entendu… En rougissant, Ryoval esquissa un geste d’excuse. À en juger aux lèvres pincées de Fell, il venait de commettre une gaffe. — En effet, approuva celui-ci d’un ton froid. Ce fut alors que Bel Thorne, comprenant soudain ce qui se tramait, intervint avec emportement : — Mais vous n’avez pas le droit de vendre ses tissus ! Vous n’en êtes pas propriétaire. Il ne s’agit pas d’un produit manufacturé, mais d’une citoyenne galactique libre ! Les deux barons se tournèrent vers Thorne comme si le mercenaire n’eût été qu’un meuble soudain doué de parole. Une intervention visiblement déplacée. Miles sourcilla. — Il a le droit de vendre son contrat, expliqua Ryoval avec condescendance. Et c’est de cela que nous discutons… En privé. Thorne ignora la mise en garde. — Sur l’Ensemble de Jackson, quelle différence y a-t-il sur le plan pratique entre un contrat et un être de chair ? Ryoval se permit un petit sourire glacial. — Aucune. Ici, la propriété n’est pas une question de loi. — Mais c’est totalement illégal ! — Légal, mon cher… Mais vous êtes originaire de Beta, n’est-ce pas ? Tout s’explique. Chaque planète possède ses propres critères d’illégalité, qu’elle impose au besoin par la force. Or je ne vois ici aucun représentant de la force betane capable de nous imposer votre conception pour le moins curieuse de la morale. Nous sommes d’accord, Fell ? Sourcils levés, Fell suivait l’échange avec un amusement mêlé d’irritation. Thorne tressaillit. — Donc, si je dégainais pour réduire votre cervelle en bouillie, ce serait parfaitement légal ? Le garde du corps se tendit, prêt à bondir. — Bel, laisse tomber, murmura Miles entre ses dents. Mais Ryoval commençait de prendre un certain plaisir à harceler son opposant betan. — Primo, vous n’avez pas d’armes. Secundo, la loi mise à part, mes subordonnés ont reçu des instructions pour me venger. Il s’agit là, pour ainsi dire, d’une loi naturelle ou virtuelle. En effet, vous apprendriez à vos dépens que ce genre d’impulsion malavisée est bel et bien illégale. Le baron Fell croisa le regard de Miles et pencha imperceptiblement la tête. Il était temps d’intervenir. — Capitaine, déclara Miles, nous devrions nous retirer. Nous ne sommes pas les seuls invités du baron. — Goûtez à mon buffet chaud, proposa Fell d’un ton affable. Ryoval oublia Thorne pour accorder son attention à Miles. — Amiral, n’hésitez pas à visiter mes établissements si vous en avez l’occasion. Même un Betan devrait pouvoir s’ouvrir à des horizons nouveaux. Je suis certain que mon personnel vous dénichera quelque chose qui vous intéressera et sera à la portée de votre bourse. — Plus maintenant, répondit Miles. Le baron Fell a déjà notre jeton de crédit. — Vraiment dommage. Peut-être lors de votre prochain passage, alors. Ryoval oublia les mercenaires. Mais Thorne s’entêtait. — Vous n’avez pas le droit de vendre une citoyenne galactique, répéta-t-il en désignant la courbe de la planète se profilant au-delà du port. Le visage de la quaddie était sans expression mais ses yeux pervenche flamboyaient. Ryoval se tourna vers Thorne, feignant une soudaine surprise. — À propos, capitaine, je viens juste de comprendre une chose. Un Betan… Vous êtes donc un authentique hermaphrodite ? Vous-même possédez une qualité d’une remarquable rareté. Je puis vous offrir un emploi comme objet de vitrine deux fois mieux rémunéré que le vôtre. Et vous n’auriez même pas besoin de servir de cible. Je vous garantis un succès immédiat. L’adrénaline fusa dans les veines de l’hermaphrodite. Le visage soudain noir de colère, il retint son souffle. Miles l’empoigna par l’épaule avec fermeté. Thorne avait l’air d’un taureau près de charger. — Non ? fit Ryoval en penchant la tête. Soit ! Mais, sérieusement, je vous paierais au prix fort un échantillon de tissu, pour mes fichiers. Les poumons de Thorne explosèrent. — Mes frères clones utilisés comme… comme des esclaves du sexe au siècle prochain ! Vous… La rage le faisait bafouiller. Depuis sept ans qu’il le connaissait, Miles ne l’avait jamais vu dans cet état, même au cœur d’une bataille. — Betan, va ! lança Ryoval d’un air supérieur. — Arrête, Ry ! grommela Fell. Ryoval lâcha un soupir. — Dommage. Je commençais à m’amuser. — Bel, tu n’auras pas le dessus, dit Miles d’une voix sifflante. Il est temps de partir. Le gorille semblait atteint d’un Parkinson généralisé. Fell lança un signe d’approbation à Miles. — Baron Fell, merci pour votre hospitalité, déclara celui-ci d’un ton cérémonieux. Bonsoir, baron Ryoval. — Bonsoir, amiral, répondit Ryoval, abandonnant à regret cette algarade qui avait à l’évidence ensoleillé sa journée. Vous m’avez l’air très cosmopolite pour un Betan. Peut-être aurez-vous le temps de venir nous rendre visite sans votre ami moralisateur. Une guerre des mots se gagne avec les mots. — Je ne crois pas, murmura Miles en se creusant frénétiquement la cervelle pour trouver une insulte cinglante. — Quel dommage ! insista Ryoval. Nous avons un spectacle de nains savants qui, j’en suis certain, vous fascinerait. Il y eut un moment de silence absolu. — Jetons-les dans le vide, suggéra Thorne. Miles sourit du bout des dents et s’inclina en serrant avec force la manche de Thorne dans sa main. Quand il tourna les talons, il entendit Ryoval rire à gorge déployée. Le majordome de Fell surgit à leur côté quelques secondes plus tard. — La sortie est par ici, officiers, dit-il en souriant. Si vous voulez bien me suivre… Miles n’avait encore jamais été mis à la porte avec une courtoisie aussi exquise. De retour sur l’Ariel, Thorne arpenta le carré des officiers pendant que Miles sirotait un café aussi noir et brûlant que ses pensées. — Désolé de m’être mis en colère avec ce jeune péteux de Ryoval, déclara-t-il d’un ton bourru. — Jeune péteux, tu rigoles ! Le cerveau qu’abrite ce corps est vieux d’au moins un siècle. Il s’est amusé à te faire sortir de tes gonds. Impossible de marquer des points avec ce type. Ça aurait été beaucoup mieux si tu avais eu le bon sens de la fermer. Miles aspira une goulée d’air pour se refroidir la langue. Thorne approuva d’un geste incertain et continua de faire les cent pas. — Et cette malheureuse prisonnière dans sa bulle… J’avais une chance de lui parler, et je l’ai laissée passer. Quel imbécile ! La quaddie a vraiment réveillé le mâle chez Bel, songea Miles avec amusement. — Ça arrive aux meilleurs d’entre nous, murmura-t-il. Miles sourit dans sa tasse de café, mais se rembrunit aussitôt. Non, mieux valait ne pas encourager l’attirance de Bel pour cette fille. Il était évident qu’elle n’était pas une simple servante de la Maison Fell. Il n’avait ici qu’un vaisseau avec un équipage de vingt personnes. Même s’il avait eu toute la flotte dendarii en renfort, il aurait tourné sept fois sa langue dans sa bouche avant d’offenser le baron Fell sur son propre territoire. Ils étaient en mission. À propos de mission, pourquoi le scientifique ne les avait-il pas encore contactés, comme prévu ? L’intercom mural émit son bip. Thorne se précipita pour répondre. — Thorne à l’appareil. — Ici le caporal Nout. Il y a une… femme qui souhaite vous voir. Thorne et Miles échangèrent un regard intrigué. — Quel est son nom ? demanda Thorne. Un chuchotement en aparté, puis : — Elle dit s’appeler Nicol. Thorne haussa les sourcils. — Très bien. Faites-la escorter jusqu’au carré des officiers. — Entendu, capitaine. Le caporal oublia d’éteindre l’intercom et sa voix leur parvint assourdie : —… Si on reste encore plusieurs jours dans ce souk, on n’est pas au bout de nos surprises. Nicol apparut sur le seuil dans un fauteuil flottant, sorte de tasse tubulaire en quête de soucoupe, et dont le bleu de l’émail s’accordait à celui de ses yeux. Elle franchit le seuil avec l’aisance d’une femme ondulant des hanches, s’arrêta près de la table de Miles et régla la hauteur de son fauteuil à celle d’une personne assise. Les commandes, situées au niveau de ses mains inférieures, laissaient libres les mains supérieures. Le siège avait été aménagé pour son corps singulier. Miles la regarda manœuvrer avec intérêt. Jamais il n’aurait cru qu’elle pût vivre hors de sa bulle anti-g. En principe, elle aurait dû être affaiblie. Eh bien, pas du tout. Elle avait l’air au contraire vibrante d’énergie. Et n’avait d’yeux que pour Thorne. Ce dernier arborait un sourire épanoui. — Nicol ! Je suis si content de vous revoir ! La quaddie les salua d’un petit signe de tête. — Capitaine Thorne, amiral Naismith. Son regard passa de l’un à l’autre, puis se posa de nouveau sur Thorne. Miles sirota son café en attendant la suite. — Capitaine Thorne, vous êtes un mercenaire, n’est-ce pas ? — Oui… — Et… veuillez m’excuser si je me trompe, mais j’ai cru comprendre que vous éprouviez une certaine… sympathie pour ma situation. — Vous m’avez donné l’impression d’être suspendue au-dessus d’un nid de serpents. La quaddie pinça les lèvres et acquiesça sans proférer un mot. — C’est elle qui s’est mise dans cette position, fil remarquer Miles. Nicol redressa le menton. — Et j’ai l’intention d’en sortir par moi-même. Miles trempa de nouveau les lèvres dans sa tasse. D’un geste nerveux, Nicol manœuvra son fauteuil pour l’élever jusqu’à sa hauteur initiale. — Il me semble, observa Miles, que le baron Fell est un excellent protecteur. Je ne pense pas que vous ayez à craindre l’intérêt… euh… charnel que Ryoval porte a votre personne tant que Fell sera responsable de vous. — Le baron Fell est mourant. (Elle pencha la tête.) Ou du moins, il en est convaincu. — C’est ce que j’avais compris. Pourquoi ne s’est-il pas fait faire un clone ? — Il l’a fait. Tout était arrangé avec la Maison Bharaputra. Le clone avait déjà quatorze ans, il avait atteint sa taille adulte. Mais il y a deux mois, il a été assassiné. Le baron n’a pas encore démasqué le meurtrier avec certitude mais il a sa petite liste. Son demi-frère arrive en tête. — Pour le laisser prisonnier de son corps vieillissant. Quelle… fascinante tactique, médita Miles a haute voix. Mais que va faire ensuite cet ennemi inconnu, je me le demande ? Attendre ? — Je n’en sais rien, répondit Nicol. Le baron a commandé un autre clone, mais il n’est pas encore sorti du réplicateur. Et même avec les accélérateurs de croissance, il faudra encore des années avant qu’il ne soit assez mûr pour la transplantation. Or… d’ici là, le baron aura de nombreuses occasions de trouver la mort. Et je ne parle pas seulement de la maladie, bien sûr. Situation précaire, en effet, approuva Miles. — Je veux partir. Je veux m’acheter un passage et m’en aller d’ici. — Dans ce cas, pourquoi ne pas acheter un billet dans l’une des trois lignes commerciales galactiques représentées ici ? — À cause de mon contrat. Quand je l’ai signé sur Terre, je n’ai pas compris ce qui m’attendait sur l’Ensemble de Jackson. Je n’ai pas le droit de partir sans l’autorisation du baron Fell. Et c’est très curieux, mais ça me coûte de plus en plus cher de vivre ici. J’ai fait le calcul… Ça ne fera qu’empirer jusqu’à la fin de mon contrat. — Et quand expire-t-il ? questionna Thorne. — Dans cinq ans. — Aïe ! fit Thorne avec sympathie. — Donc vous aimeriez que nous vous aidions à enfreindre le contrat d’un syndicat, dit Miles en dessinant sur la table des ronds de café avec le fond de sa tasse. Vous faire sortir clandestinement, si j’ai bien compris. — Je vous paierai. Pour l’instant, je le peux encore. À vrai dire, j’ai conclu un marché de dupes. On m’avait promis que j’enregistrerais un holoclip. Je l’attends toujours… Il faut que je puisse atteindre un plus vaste public pour payer mon retour jusque chez moi. Je veux… partir d’ici, sinon je vais tomber au fond de ce puits de gravité. (Elle désigna du doigt la planète lointaine autour de laquelle ils orbitaient.) Il y a des gens qui descendent là-bas pour ne plus jamais en remonter. (Elle marqua une pause.) Le baron Fell vous fait-il peur ? — Non ! s’exclama Thorne. — Oui ! répondit Miles au même instant. Ils échangèrent un regard sardonique. — Nous préférons faire preuve de prudence avec lui, dit Miles. Thorne approuva d’un haussement d’épaules. Nicol se rembrunit. Rapprochant son fauteuil de la table, elle sortit de sa veste de soie verte une liasse de billets de diverses monnaies planétaires qu’elle posa devant Miles. — Cela vous donnerait-il du courage ? Thorne saisit la liasse pour l’évaluer. Au moins l’équivalent de deux mille dollars betans, et presque uniquement des moyennes coupures. Avec un billet d’un dollar betan sans valeur au sommet de la pile pour ne pas attirer les regards indiscrets. — Hum… fit Thorne en jetant un coup d’œil à Miles. Nous autres, mercenaires, qu’allons-nous répondre a ça ? Miles, pensif, se laissa aller contre le dossier de son siège. Il avait plusieurs dettes envers Thorne : primo, il connaissait sa véritable identité et ne l’avait jamais divulguée. Secundo, il l’avait aidé à s’emparer d’une précieuse mine sur un astéroïde, ainsi que du dreadnought de poche le Triomphe, avec en tout et pour tout seize hommes en armure et un courage de kamikaze. — Mes officiers ont carte blanche pour traiter des opérations financières lucratives, déclara-t-il enfin. Capitaine, je vous laisse négocier. Thorne sourit et retira le dollar betan de la liasse. — Nicol, vous avez saisi le processus, dit-il. Il n’y a que le montant qui cloche. La quaddie allait replonger la main dans sa veste quand Thorne repoussa la liasse vers elle. — Quoi ? Thorne garda le billet qu’il fit claquer entre ses doigts. — Voici le montant exact. Topons là ! Thorne lui tendit sa main qu’elle serra après une seconde de stupéfaction. — Marché conclu, déclara Thorne d’un ton enjoué. — Tu veux jouer les héros, Bel, c’est ton droit, intervint Miles en levant le doigt en guise d’avertissement. Mais attention… Je ferai appel à mon droit de veto si tu ne parviens pas à régler cette affaire dans le plus grand secret. Ce sera ma part du marché. — Entendu, amiral, répondit Thorne. Quelques heures s’étaient écoulées lorsque Miles fut arraché du sommeil par la sonnerie pressante de la console com dans sa cabine de l’Ariel. Son rêve s’effaça à l’instant, mais il en garda une vague impression de malaise. — Naismith à l’appareil. — Amiral, ici l’officier de service des Navs et Coms. Vous avez un appel sur le réseau commercial de Jackson. Un certain Vaughn. Vaughn était le nom de code du scientifique. Le Dr Canaba, de son vrai nom. Miles enfila la veste de son uniforme sur son T-shirt noir et s’installa devant la comconsole. — Passez-le-moi. Le visage d’un homme vieillissant se matérialisa sur le plateau vid. Bronzé, de race indéterminée, cheveux courts et ondulés, tempes grisonnantes. Plus frappante était l’intelligence qu’irradiaient ses traits et la vivacité de ses yeux bruns. C’est bien mon homme, songea Miles avec satisfaction. Nous y voilà. Mais Canaba n’avait pas l’air dans son assiette. Aux abois, carrément. — Amiral Naismith ? — Oui. Vaughn ? Canaba hocha la tête. — Où êtes-vous ? — En bas. — Nous devions nous rencontrer ici. — Je sais. Mais il y a eu un imprévu. — De quel ordre ? À propos… ce canal est-il sûr ? Canaba lâcha un petit rire amer. — Sur cette planète, rien n’est sûr. Mais je ne crois pas avoir été pisté. Seulement, il m’est impossible de vous rejoindre pour l’instant. J’ai besoin… d’aide. — Vaughn, nous ne sommes pas équipés pour vous arracher des mains de puissances supérieures… si jamais vous êtes prisonnier… Le médecin secoua la tête. — Non, ce n’est pas cela. J’ai… perdu quelque chose. Il faut qu’on m’aide à le récupérer. — J’avais compris que vous abandonniez tout ? Vous recevrez une compensation plus tard. — Ce n’est pas un bien personnel. C’est une chose que votre employeur veut avoir à tout prix. Des… échantillons m’ont été… retirés. Jamais je ne serai engagé ailleurs sans eux. Le Dr Canaba prenait Miles pour un petit mercenaire insignifiant qui ignorait tout ou presque des informations top secret de la Sécurité barrayarane. Bien. — Tout ce qu’on m’a demandé, c’était d’assurer la livraison de votre personne et de vos talents. — Ils ne vous ont pas tout dit. Tu parles ! Barrayar serait reconnaissant de t’avoir, même nu comme un ver. C’est quoi ce micmac ? Comme Miles fronçait les sourcils, Canaba le défia du regard et le gratifia d’un sourire glacial. — Je ne partirai pas sans eux. Ou alors, le contrat est annulé. Et vous pourrez toujours courir après votre solde, mercenaire. Bon sang, il ne plaisantait pas ! Miles plissa les yeux. — Tout ceci est un rien mystérieux. Canaba approuva d’un haussement d’épaules. — Navré. Mais il faut absolument que… Venez me voir et je vous raconterai le reste. Ou fichez le camp, peu m’importe. Mais une certaine chose doit être… accomplie et… expiée. L’agitation empêcha Canaba de poursuivre. Miles respira un grand coup. — Soit. Mais chaque nouvelle complication multiplie les risques. J’espère sincèrement que c’est assez important pour… — Oh, amiral ! le coupa tristement Canaba. Pour moi, ça l’est plus que tout. Soyez-en convaincu. La neige tombait doucement sur le petit parc où Canaba leur avait fixé rendez-vous, donnant ainsi à Miles une raison supplémentaire de pester. Il tremblait malgré sa parka en toile dendarii quand Canaba passa devant la tonnelle sous laquelle il s’abritait avec Thorne. Ils lui emboîtèrent le pas sans un mot. Les laboratoires de la Maison Bharaputra étaient situés dans une cité que Miles trouvait franchement exécrable : des gardes partout. Devant le port des navettes, les bâtiments syndicaux, les bâtiments municipaux, ainsi que devant les ensembles résidentiels. Et au milieu de tout cela, un fouillis invraisemblable de taudis – sans gardes, ceux-là –, occupés par des gens qui rasaient les murs. Du coup, Miles se demanda si les deux Dendarii qu’il avait amenés en renfort allaient suffire. Mais ces ombres qui pataugeaient dans la neige fondue s’écartaient à leur passage. Manifestement, ils savaient ce qu’étaient des gardes. De jour, du moins. Canaba les conduisit dans l’un des bâtiments situés non loin du parc. Les tubes ascensionnels étaient en panne, les corridors non chauffés. Une personne vêtue de sombre et d’apparence féminine s’enfuit à leur approche. Miles eut la désagréable impression d’avoir dérangé un rat. Perplexes, ils gravirent à la suite de Canaba l’échelle de secours fixée sur le flanc d’un tube en panne, puis longèrent un dernier corridor pour franchir enfin une porte dont la fermeture électronique était hors service. Ils se retrouvèrent dans une pièce déserte et sale, avec une lumière sinistre filtrant par une fenêtre non polarisée mais intacte. Du moins étaient-ils à l’abri du vent. — Je crois qu’ici nous pouvons parler en toute sécurité, déclara Canaba en retirant ses gants. — Thorne ? fit Miles. Le mercenaire sortit de sa parka tout un arsenal de détecteurs de systèmes de surveillance et scanna la pièce, tandis que leurs deux gardes allaient inspecter les parages. L’un se posta dans le corridor, l’autre près de la fenêtre. — Rien à signaler, annonça Thorne, comme s’il avait du mal à croire ses instruments. Pour l’instant, du moins. Enfin, Thorne fit le tour de Canaba lui-même en le scannant aussi. Ce dernier attendit, tête baissée, comme s’il estimait qu’il ne méritait pas mieux. Thorne enclencha le brouilleur sonique. Miles repoussa sa capuche et ouvrit sa parka afin de pouvoir dégainer aisément en cas de traquenard. Il ne savait pas sur quel pied danser avec ce type. Et puis, quelles étaient ses motivations ? Il était évident que la Maison Bharaputra lui assurait un train de vie tout à fait honorable. Son pardessus, l’élégante coupe de ses vêtements en témoignaient. Et même si son niveau de vie n’allait pas souffrir de son transfert à l’Institut impérial des sciences de Barrayar, il n’aurait plus la possibilité de se constituer un pactole comme il l’avait fait ici. Donc, ce n’était pas l’argent. Cela, Miles pouvait le comprendre. Mais dans ce cas, pourquoi travailler pour une boîte comme Bharaputra si l’appât du gain ne l’emportait pas sur l’honnêteté ? — Vous m’intriguez, docteur Canaba, avoua Miles d’un ton détaché. Pourquoi ce changement en milieu de carrière ? Je connais bien vos futurs employeurs et, franchement, je ne vois pas comment ils pourraient renchérir sur les offres de la Maison Bharaputra. Mieux valait parler en mercenaire. — Ils m’ont proposé de me protéger de la Maison Bharaputra. Encore que… si c’est vous qui assurez, cette protection… Canaba toisa Miles d’un air sceptique. Attention ! Ce type est vraiment prêt à te faire faux bond. Et toi, tu n’auras plus qu’à expliquer à Illyan en personne, le chef de la Sécurité impériale, pourquoi ta mission a foiré. — Vos futurs employeurs ont acheté nos services. Services qui, en conséquence, dépendent de vous. Ils vous veulent indemne et satisfait. Mais il nous sera impossible de vous protéger si vous ne respectez pas le plan initial établi pour assurer votre sécurité et si vous y introduisez des facteurs aléatoires. Si je dois assumer la pleine responsabilité de l’entreprise, il faut que je sache ce qui se passe dans le moindre détail. — Personne ne vous demande d’être responsable de quoi que ce soit. — Désolé de vous contredire, monsieur Canaba, mais mon client n’est pas de cet avis. — Oh ! Je… je vois. (Canaba s’approcha de la fenêtre et revint sur ses pas.) Mais ferez-vous ce que moi, je vous demande ? — Dans la mesure du possible. — Je comprends… (Canaba hocha la tête d’un air épuisé, puis soupira.) Je ne suis pas venu ici pour l’argent. Pas du tout. Je suis ici parce que c’était pour moi la possibilité de poursuivre des recherches sans subir de restrictions légales et rétrogrades. Je rêvais de révolutions scientifiques… mais mon travail est vite devenu un cauchemar. Ma liberté s’est transformée en esclavage. Vous n’avez pas idée de ce qu’on m’a obligé à faire !… Oh, il est facile de trouver des gens qui acceptent de faire n’importe quoi pour de l’argent, mais ce ne sont que des chercheurs sans talent. Ces labos en regorgent. Mais les meilleurs ne sont pas achetables. J’ai accompli des choses, des choses uniques que Bharaputra ne lancera jamais sur le marché parce que ça ne leur rapporterait pas assez, même si ce serait utile pour une foule de gens. Ils m’ont coupé les crédits, ne soutiennent plus mes travaux. Tous les ans, j’apprends dans les revues scientifiques que les honneurs galactiques sont décernés à des savants de second ordre simplement parce que je suis dans l’impossibilité de publier mes résultats… (Canaba se tut, baissa la tête.) Mais vous allez me soupçonner de mégalomanie. — Euh… fit Miles. Vous semblez plutôt frustré. — La frustration, renchérit Canaba, m’a fait émerger d’un long sommeil. L’ego blessé… car ce n’est qu’une blessure de l’ego. Mais avec ma fierté, j’ai redécouvert la honte. Et son poids m’a écrasé. Vous comprenez ? Et puis, après tout, est-ce important que vous me compreniez ? Hein ? Sur ce, il alla se planter face à un mur, le dos rigide. — Euh… (Miles se gratta la nuque.) Vous savez… je serais ravi de passer des heures à vous écouter m’expliquer tout ça… Mais sur mon vaisseau. Loin de ces frontières. Canaba refit face à Miles, un sourire torve aux lèvres. — Vous êtes un homme pratique, à ce que je vois. Un soldat. Dieu sait que j’ai besoin d’un soldat, maintenant. — La situation est-elle donc aussi grave que ça ? — C’est arrivé… tout d’un coup. Je croyais tenir les choses bien en main, pourtant. — Je vous écoute, soupira Miles. — Sept séquences de gènes ont été synthétisées. L’une est un traitement pour un obscur dysfonctionnement de l’activité enzymatique. Une autre multiplie par vingt la production d’oxygène des algues artificielles dans l’espace. Une autre encore ne vient pas des labos de Bharaputra mais d’un homme… dont nous n’avons jamais pu découvrir l’identité. Mais il apportait la mort avec lui. Plusieurs de mes confrères qui travaillaient sur son projet ont été assassinés au cours de la même nuit par le commando qui le traquait. Tous leurs fichiers détruits… Je n’ai jamais dit à personne que j’avais emprunté sans autorisation un échantillon de tissu pour l’étudier. Je ne l’ai pas encore totalement décrypté, mais je peux vous dire qu’il est absolument unique. Miles comprit aussitôt de quel échantillon il s’agissait. Songeant au singulier enchaînement de circonstances qui avait, un an auparavant, remis entre les mains du service d’espionnage des Dendarii un échantillon de ce tissu, il faillit s’étrangler. La séquence des pouvoirs télépathiques de Terrence Cee. Raison pour laquelle Sa Majesté Impériale voulait soudain à tout prix un généticien de premier ordre. Quand le Dr Canaba allait entrer pour la première fois dans son nouveau laboratoire barrayaran, il aurait une petite surprise. Mais si jamais les six autres combinaisons frisaient la valeur de celle de l’Empereur, Illyan allait l’écorcher vif pour les avoir laissées filer. L’attention que Miles portait à Canaba s’intensifia brusquement. En fin de compte, ce petit voyage risquait d’être plus intéressant qu’il ne l’avait envisagé. — Ensemble, ces sept séquences de gènes représentent dix mille heures de recherches. Les miennes, en majorité, plus celles de mes confrères. Toute une vie de travail. Ma vie. J’avais prévu dès le début de les emporter. Je les ai introduites dans un support viral et les ai stockées, inertes et latentes, dans un… (Canaba buta sur le mot)… un organisme vivant. Un organisme dans lequel j’ai cru que personne n’aurait jamais l’idée d’aller les chercher. — Pourquoi ne pas les avoir stockées dans vos propres tissus ? demanda Miles d’un ton irrité. Dans ce cas-là, impossible de les perdre. Canaba en resta bouche bée. — Je… je n’y ai pas pensé une seconde. C’était une solution idéale, bien entendu ! Pourquoi diable n’y ai-je pas songé ? (Le chercheur se tapota le front d’un air perplexe, comme pour y découvrir sa défaillance.) Mais cela n’aurait rien changé. J’aurais quand même eu besoin… (Long silence.) Il s’agit de l’organisme. La… créature. (Autre long silence.) Parmi toutes les choses que j’ai fabriquées, enchaîna le savant d’une voix sourde, parmi toutes les interruptions que cette vile maison m’a imposées, il en est une que je regrette plus que les autres. Comprenez, c’était il y a des années. Je croyais encore avoir ici un avenir à défendre. En outre, je n’étais pas le seul à travailler à ce projet. Oui, je sais, c’est une excuse un peu trop facile. D’autant que plus personne n’est là pour le contester. C’est à moi maintenant d’en assumer toute la responsabilité. Ou à moi, songea lugubrement Miles. — Docteur, plus nous nous attardons ici, plus les risques de compromettre cette opération augmentent. Venez-en aux faits, je vous en prie. — Bien… bien. Voilà : il y a un certain nombre d’années, les laboratoires de la Maison Bharaputra ont signé un contrat de fabrication d’une… nouvelle espèce. Une espèce destinée au commandement. — Je croyais que c’était la Maison Ryoval qui était spécialisée dans ce domaine ? — La Maison Ryoval ne fabrique que des esclaves, en exemplaires uniques. Et leur production est réduite. Leur clientèle est étonnamment limitée. Il existe beaucoup d’hommes riches, ainsi que, je suppose, beaucoup de dépravés, mais pour être client de la Maison Ryoval il faut de toute façon appartenir aux deux catégories d’autant que, le plus souvent, l’une ne va pas sans l’autre. Bref, notre contrat devait en principe déboucher sur une diffusion massive, dépassant très largement les capacités de production de Ryoval. Le gouvernement d’une planète mineure harcelée par ses voisins voulait que nous leur fabriquions une race de super-soldats. — Encore ? ! s’exclama Miles. Ce n’est pas la première fois que ce projet est entrepris, puis abandonné. — Cette fois, nous étions convaincus de réussir. Ou du moins, les huiles de Bharaputra étaient prêtes à accepter l’argent. Mais il y avait trop d’intervenants. Le client, nos propres supérieurs hiérarchiques, les généticiens, chacun avait sa petite idée qu’il défendait sans vouloir en démordre. Donc, le projet était condamné avant même de sortir du bureau d’études. — Un super-soldat. Conçu par un bureau d’études. Doux Jésus ! Ça laisse rêveur. (Les yeux de Miles sortaient presque de leurs orbites.) Et que s’est-il passé alors ? — Plusieurs d’entre nous étaient d’avis que les limites physiques de l’humain au sens strict avaient déjà été atteintes. Par exemple, on savait améliorer le système musculaire jusqu’à la perfection, pousser sa puissance au maximum à l’aide d’un bombardement hormonal adéquat, l’exercer jusqu’à sa performance limite. Impossible de faire davantage. Donc nous nous sommes tournés vers d’autres espèces pour parvenir à des améliorations spécifiques. Je me suis moi-même lancé à fond dans l’étude du métabolisme musculaire du pur-sang, en aérobie et anaérobie… — Quoi ? s’exclama Thorne, profondément choqué. — Il y a eu beaucoup d’autres idées. Trop. Et, je le jure, elles n’étaient pas toutes de moi. — Vous avez mélangé des gènes humains et animaux ? s’enquit Miles, atterré. — Pourquoi pas ? Des gènes humains ont été bouturés chez les animaux dès le départ. C’est même l’une des premières expériences qui aient été tentées. L’insuline humaine dans une culture de bactéries, et j’en passe. Mais jusqu’alors, personne n’avait osé le faire de l’animal à l’homme. J’ai sauté la barrière, renversé les tabous. Les débuts étaient prometteurs. C’est seulement lorsque les premiers exemplaires ont atteint la puberté que les erreurs sont devenues apparentes. Nous travaillions à l’aveuglette, bien sûr. Nous pensions concevoir des prodiges. Nous avons créé des monstres. — Dites-moi, demanda Miles d’une voix étranglée, y avait-il de vrais soldats parmi les membres de votre bureau d’études ? — Je suppose que le client en avait. C’est lui qui nous a fourni les paramètres. — Je vois, fit Thorne d’un ton sourd. Ils essayaient de réinventer le conscrit. Miles lui fit signe de se taire en tapotant son chrono. — Ne vous laissez pas interrompre, docteur. Il y eut un bref silence, puis Canaba reprit : — Nous avons sorti dix prototypes. Puis le client… a déposé son bilan. Ils ont perdu leur guerre… — Comme de bien entendu… grommela Miles entre ses dents. — Les fonds ont été coupés, le projet abandonné avant que nous n’ayons eu le temps de tirer parti de nos erreurs. Des dix prototypes, neuf sont morts. Il en restait un. Nous le gardions dans les labos – nous pouvions difficilement le lâcher dans la nature. C’est dans son organisme que j’ai stocké mes combinaisons génétiques. Elles y sont toujours. La dernière chose que j’avais l’intention de faire avant de partir était de le tuer. Une grâce… et une responsabilité. Mon expiation, si vous préférez. — Et alors ? relança Miles. — Il y a quelques jours, le prototype a soudain été vendu à la Maison Ryoval. Comme nouveauté, apparemment. Le baron Ryoval collectionne toutes sortes de bizarreries, pour ses banques de tissus organiques. Miles et Thorne échangèrent un regard. —… J’ignorais qu’il avait été mis en vente. Je suis arrivé ce matin-là et il avait disparu. Je ne pense pas que Ryoval en connaisse la véritable valeur. D’après ce que je sais, il se trouve à présent dans ses établissements. Miles commençait à avoir une sacrée migraine. À cause du froid, sans doute. — Et qu’attendez-vous de nous, au juste ? — Que vous vous introduisiez dans ces locaux pour éliminer le prototype et prélever un échantillon de tissu. Ce n’est qu’à cette condition que je repartirai avec vous. Et maintenant des crampes à l’estomac. — Vous voulez la queue et les deux oreilles aussi ? ironisa Miles. Canaba lui jeta un regard glacial. — Le jumeau gauche. C’est dans ce muscle du mollet que j’ai injecté mes gènes. Les virus de stockage ne sont pas virulents, ils n’ont donc pu migrer bien loin. La plus forte concentration devrait toujours s’y trouver. — Je comprends. (Miles se pressa les yeux.) Bien. Nous nous en chargerons. Ce contact personnel est des plus dangereux et je préférerais qu’il ne se répète pas. Prévoyez de monter à bord de mon vaisseau dans quarante-huit heures. Sera-t-il difficile de reconnaître votre bestiole ? — Je ne pense pas. Ce spécimen a atteint les deux mètres cinquante. Je tiens à ce que vous sachiez que… l’idée des crocs n’était pas de moi. — Je… vois. — Il se déplace très vite, du moins s’il est toujours en bonne santé. Et, si cela peut vous être utile, j’ai accès à des poisons indolores… — Vous en avez assez fait, merci. Maintenant, laissez les professionnels faire leur boulot. — Il serait préférable que son corps soit entièrement détruit. Qu’il n’en reste aucune cellule. Si vous le pouvez. — C’est pour cette raison que les arcs à plasma ont été inventés, figurez-vous. Il vaudrait mieux que vous repartiez, à présent. — Oui. (Un temps d’hésitation.) Amiral Naismith ? — Oui… — Il serait également… souhaitable que mon futur employeur n’apprenne rien de tout cela. Ils ont de très grands intérêts militaires en jeu. Cela risquerait de les exciter inutilement. — Ah, bon ! fit Miles, alias l’Amiral Naismith, alias le lieutenant-comte Vorkosigan de l’armée impériale barrayarane. Vous n’avez rien à craindre de ce côté-là. — Est-ce que quarante-huit heures suffiront pour votre raid-éclair ? s’enquit Canaba, inquiet. Comprenez bien que si vous n’avez pas récupéré les échantillons je renoncerai à vous suivre. Vous ne me retiendrez pas de force dans votre vaisseau. — Mais vous y serez bien traité. C’est inclus dans le contrat. Allez-y, docteur… c’est plus prudent. — Monsieur, je suis obligé de compter sur vous. Canaba salua d’un signe de tête angoissé et se retira. Miles et Thorne s’attardèrent quelques minutes dans la pièce glaciale afin de laisser Canaba prendre de l’avance sur eux. Le bâtiment grinçait sous les rafales du vent. Un corridor supérieur renvoya l’écho d’un étrange cri perçant. Peu après, un rire fut coupé net. Le Dendarii qui avait accompagné Canaba revint. — Il est remonté sans problème dans sa voiture, annonça-t-il. — Bien, fit Thorne. Je suppose que la première chose à faire, c’est de nous procurer un plan des établissements Ryoval… — Inutile, objecta Miles. — Si nous devons effectuer un raid… — Un raid, pas question. Jamais je ne vais risquer la vie de mes hommes pour une affaire aussi idiote. J’ai dit à ce type que j’assassinerais son prototype à sa place. Je ne lui ai pas précisé comment. Miles entra dans une cabine de la petite station spatiale et inséra sa carte de crédit dans la comconsole tandis que Thorne se postait hors de vue de l’écran et que les deux mercenaires montaient la garde à l’extérieur. Il tapa le code. Sur le plateau vid apparut l’image d’une réceptionniste aux joues creusées de fossettes et portant une espèce de petite crête de fourrure blanche en guise de cheveux. — Maison Ryoval. En quoi puis-je vous aider, monsieur ? — J’aimerais parler au manager Deem, des Ventes et Démonstrations, répondit Miles d’une voix suave. C’est au sujet d’un achat éventuel pour ma société. — Qui dois-je annoncer ? — Amiral Miles Naismith, de la flotte des Mercenaires libres Dendarii. — Un instant, amiral. — Tu crois vraiment qu’ils vont le vendre ? murmura Thorne alors que des tourbillons multicolores et une musique sirupeuse remplaçaient le visage. — Tu te souviens de ce que nous avons appris hier par hasard à la réception de Fell ? Je parie qu’il est en vente. Et bon marché. Les volutes colorées cédèrent la place au visage d’un jeune homme d’une beauté remarquable, un albinos aux yeux bleus vêtu d’une chemise de soie pourpre. Un gros hématome s’étalait sur l’une de ses joues blanches. — Je suis le manager Deem. Qu’y a-t-il pour votre service, amiral ? Miles s’éclaircit la gorge. Il ne devait pas se montrer trop empressé. — J’ai entendu dire que la Maison Ryoval aurait récemment acquis auprès de la Maison Bharaputra un article qui pourrait m’intéresser d’un point de vue professionnel. Il s’agirait du prototype d’un nouveau combattant amélioré. Seriez-vous au courant ? Deem palpa machinalement son hématome, puis retira vite sa main. — En effet, amiral, nous avons cet article dans nos stocks. — Est-il en vente ? — Natur… Je crois qu’une négociation est en cours. Mais il est encore possible de lancer une offre. — Me serait-il loisible de l’examiner ? — Bien entendu, répondit Deem en contrôlant mal son excitation. Quand voudriez-vous venir ? L’écran grésilla, l’image se scinda en deux. Un nouveau visage apparut. Familier, celui-ci. Thorne émit un petit sifflement. — Deem, dit le baron Ryoval, je prends cet appel. — Bien, monsieur le baron. Deem, surpris, hésita une seconde avant d’éteindre sa ligne. L’image de Ryoval s’élargit jusqu’à occuper tout l’écran. — Alors, Betan, commença Ryoval, tout sourires, finalement, j’ai quelque chose qui vous intéresse ? Miles haussa les épaules. — Peut-être, répondit-il d’un ton neutre. Si c’est à portée de ma bourse. — Je croyais que vous aviez donné tout votre argent à Fell ? Miles écarta les mains. — Un bon commandant a toujours des réserves cachées. Toutefois, la valeur réelle de l’article n’a pas encore été établie. À vrai dire, son existence elle-même ne l’a pas été davantage. — Oh ! mais ce combattant existe, n’ayez crainte. Et il est… impressionnant. L’ajouter à ma collection a été pour moi un plaisir suprême. M’en défaire serait un véritable arrachement. Mais parce que c’est vous… (le sourire de Ryoval s’élargit)… la maison est prête à faire un gros sacrifice. C’est ça. Et un gros bénéfice, surtout. — Vraiment ? Les yeux du baron étincelèrent. — Je vous propose un marché. De la chair contre de la chair, en quelque sorte. — Baron, vous surestimez mon intérêt. Le salaud ! Il ne croit tout de même pas que… Miles s’empressa de chasser l’image nauséeuse que Ryoval, par sa formulation ambiguë, venait de lui évoquer. — Quel marché ? demanda-t-il sèchement. — Je vous échange le monstre favori de Bharaputra – Ah ! vous devriez le voir, amiral ! – contre trois échantillons de tissus. Trois échantillons qui, si vous êtes futé, ne vous coûteront rien. (Ryoval leva un doigt.) Un de votre hermaphrodite betan. (Deuxième doigt.) Un de vos propres tissus. (Troisième doigt) Et le dernier de la musicienne quaddie du baron Fell. Miles jeta un coup d’œil discret à Thorne. Ce dernier maîtrisait mal un début de crise d’apoplexie. En silence, heureusement. — Le troisième risque d’être extrêmement difficile à obtenir, objecta Miles pour gagner du temps. — Moins difficile pour vous que pour moi. Fell connaît mes agents. Mes propositions l’ont mis en garde. Vous êtes pour moi une occasion unique de lui faire baisser sa garde. Si vous êtes assez motivé, je suis certain que c’est à votre portée, mercenaire. — Si je suis assez motivé, rien n’est hors de ma portée, baron, répondit Miles. — À la bonne heure. J’attends de vos nouvelles… mettons… dans vingt-quatre heures. Passé ce délai, mon offre ne sera plus valable. (Ryoval branla du chef d’un air enjoué.) Bonne journée, amiral. La vid s’éteignit. — Alors ? s’enquit Thorne, soupçonneux. Tu ne songes pas sérieusement à accepter cette… abjecte proposition, j’espère ? — Pourquoi veut-il un échantillon de mes tissus, bon sang ? — Pour son spectacle de nains savants, sans aucun doute, répondit Thorne, hargneux. — Il va être salement déçu quand il découvrira que mon clone frise le mètre quatre-vingts. (Miles se racla la gorge.) Donner un petit échantillon de sa peau, quel mal à cela ? Aucun, je présume. Tandis qu’avec une opération commando, on risque des vies. Thorne s’appuya contre le mur et croisa les bras. — Faux. Il faudra d’abord que tu te battes pour avoir le mien. Et celui de Nicol. Miles eut un sourire aigre. — Donc… — Donc ? — Dénichons une carte de la fosse aux lions de Ryoval. Un petit safari, mercenaire, ça te dit ? Les prestigieuses entreprises biologiques de la Maison Ryoval n’étaient pas une forteresse à proprement parler mais un ensemble de bâtiments gardés. Très grands et très bien gardés. Juché sur le toit du minicar de location, Miles examinait le terrain à l’aide de lunettes infrarouges. Des gouttelettes de brouillard emperlaient ses cheveux. Le vent glacial et humide cherchait à s’engouffrer entre les mailles de sa veste comme lui-même entre celles de la sécurité de Ryoval. Le complexe blanc se profilait sur le flanc noir et boisé de la montagne. Le brouillard givrant baignait les jardins d’une lumière fantomatique. Les entrées de service avaient l’air plus accessibles. Miles hocha lentement la tête et redescendit du toit du minicar astucieusement tombé « en panne » sur le sentier dérobé qui surplombait l’entreprise. Il grimpa dans le véhicule, à l’abri du blizzard. — Bon, les gars, écoutez-moi… Son escouade se pressa autour de lui alors qu’il allumait l’holocarte. Les lumières multicolores se reflétèrent sur leurs visages : l’enseigne Murka – le second du capitaine Thorne – et deux mercenaires, tous trois de taille impressionnante. Le sergent Laureen Anderson, chauffeur du minicar, devait rester à l’extérieur pour servir de renfort avec le mercenaire Sandy Hereld et le capitaine Thorne. Miles préférait ne pas emmener de femmes dans l’antre de Ryoval. Fussent-elles des femmes-soldats. Non que le sexe eût nécessairement un rôle à jouer dans ce qui risquait de se produire en cas de capture, du moins s’il en croyait les rumeurs bizarres qui circulaient sur le compte du baron, mais il se sentait plus tranquille en les sachant dehors, en compagnie de Bel dont il ne voulait pas non plus à l’intérieur, pour d’autres raisons. Laureen se targuait d’être capable de piloter n’importe quel engin à travers le chas d’une aiguille, encore que Miles la soupçonnât de ne jamais s’être abaissée à une tâche domestique aussi triviale qu’enfiler une aiguille. Elle ne protesterait donc pas contre cette affectation. — Nous n’avons toujours pas résolu le problème principal : où est gardée la créature de Bharaputra ? En conséquence, nous commençons par forcer l’enceinte, puis traversons les cours extérieures afin de pénétrer dans le bâtiment principal, ici et là. (Miles toucha une commande et une fine ligne rouge reproduisit sur le plan la route indiquée.) Ensuite, nous capturons sans bruit un employé et lui administrons une dose de thiopental. À partir de ce moment-là, on va devoir se battre contre la montre, car l’employé sera rapidement signalé manquant. « Le mot d’ordre, c’est "pas de grabuge". Nous ne sommes pas venus ici pour tuer, nous ne sommes pas en guerre contre le personnel de Ryoval. Vous aurez vos neutraliseurs mais vous ne toucherez ni aux arcs à plasma ni aux autres joujoux jusqu’à ce que nous ayons repéré notre cible. Là, on l’élimine en douceur et je rafle mon échantillon. Il porta la main sur le kit hermétique qui maintiendrait le tissu vivant jusqu’à leur retour à bord de l’Ariel. — Ensuite, on met les voiles. S’il se produit un incident avant que j’aie eu le temps de découper ce très onéreux morceau de viande, interdiction d’user de la force. Ça n’en vaut pas la peine. Ils ont des méthodes plutôt expéditives, ici, en cas de meurtre, et je ne vois pas de raisons pour que l’un de nous termine débité en pièces de rechange dans les banques de tissus de Ryoval. Nous attendrons que le capitaine Thorne négocie une rançon et essaierons ensuite une autre tactique. On a quelques moyens de pression sur Ryoval en cas d’urgence. « Si on a un pépin après avoir prélevé les tissus, retour aux règles de combat. Cet échantillon sera alors irremplaçable et devra à tout prix être remis au capitaine Thorne. Laureen, as-tu bien repéré où se trouve notre point de rendez-vous ? — Oui, amiral, répondit-elle en le désignant sur l’holocarte. — Tout est clair ? Des questions ? Des suggestions ? Des remarques de dernière minute ? Bien… Capitaine Thorne, contrôle des communications. Tous leurs bracelets-com fonctionnaient. L’enseigne Murka se chargea du paquetage contenant les armes. Miles empocha l’holocube du plan acheté une fortune à une obscure société de construction quelques heures auparavant. Les quatre membres du commando sortirent du minicar et disparurent dans les ténèbres glaciales. Ils progressèrent sans bruit dans les bois. La couche givrée de feuilles mortes dérapait sous leurs pieds, laissant à nu une nappe de boue huileuse. Murka repéra un mouchard électronique qu’il aveugla d’une décharge d’électricité statique. Ils passèrent devant en courant. Les géants du commando projetèrent Miles par-dessus l’enceinte. Il eut la désagréable sensation de participer au jeu antique du lancer de nains. La cour intérieure était sombre et utilitaire : entrepôts aux grandes portes verrouillées, hangars, plus quelques véhicules en stationnement. Des bruits de pas retentirent. Tous se dissimulèrent aussitôt dans un hangar. Un garde vêtu d’une tunique rouge et d’un pantalon noir approchait en agitant un scanner à infrarouge. Ils s’accroupirent et masquèrent leurs visages dans leurs ponchos anti-infrarouge, ressemblant ainsi à de grands sacs-poubelle. Ensuite ils gagnèrent sur la pointe des pieds les docks de chargement. Les gaines. Leur clé des Établissements Ryoval, c’étaient les gaines. Gaines de chauffage, d’accès aux fibres optiques, des réseaux de com. Étroites. Inaccessibles à un homme de grande taille. Miles retira son poncho et le tendit à un mercenaire pour qu’il le plie et le range dans le sac. Miles se jucha sur les épaules de Murka pour se faufiler dans le conduit de ventilation situé en haut du mur, juste au-dessus de la porte d’un entrepôt. Sans bruit, il retira la grille et, après un rapide coup d’œil afin de s’assurer que la voie était libre, il se glissa dans le conduit. Il était exigu, même pour lui. Miles se laissa choir en douceur sur le sol en ciment, trouva le boîtier de contrôle, coupa l’alarme et souleva le rideau de fer d’un mètre environ. Ses hommes se faufilèrent à l’intérieur et il rebaissa le rideau aussi silencieusement que possible. Jusque-là, tout allait bien. Ils n’avaient pas encore échangé un seul mot. Ils s’étaient à peine mis à couvert à l’extrémité de l’entrepôt qu’un employé en combinaison rouge apparut au volant d’un chariot électrique chargé de robots ménagers. Murka tira sur la manche de Miles et l’interrogea du regard : Celui-là ? Miles fit non de la tête. Pas encore. Un homme chargé de l’entretien ignorait certainement où était gardée leur proie dans ce sanctuaire. Ils découvrirent le tunnel donnant sur le bâtiment principal à l’emplacement signalé sur leur carte. La porte était verrouillée, comme prévu. Miles grimpa de nouveau sur les épaules de Murka. D’un rapide coup de cutter, il détacha un panneau du faux plafond et se hissa. La frêle charpente n’aurait sans doute pas résisté à quelqu’un de plus lourd que lui. Il venait de trouver le câble alimentant la fermeture électronique et sortait les outils adéquats de sa veste quand Murka jeta le paquetage des armes près de lui et remit sans bruit le panneau en place. — Halte ! hurla-t-on soudain dans le corridor. Miles, à plat ventre, colla un œil contre l’interstice et serra les dents pour contenir le flot de jurons qui lui montait aux lèvres. Une seconde plus tard, une demi-douzaine de gardes armés, vêtus de rouge et noir, encerclaient ses hommes. — Que faites-vous ici ? aboya leur sergent. — Et merde ! s’exclama Murka. Oh, soyez sympa, monsieur, ne dites pas à mon capitaine que vous nous avez surpris ici. Je serais illico renvoyé dans le privé ! — Hein ? fit le sergent en le poussant du bout d’un brise-nerfs. Mains en l’air ! Qui êtes-vous ? — Je m’appelle Murka. On est venus ici sur un vaisseau mercenaire, mais le capitaine a refusé de nous donner des permes. On se farcit cette interminable traversée jusqu’à l’Ensemble de Jackson et ce salopard nous interdit de descendre ! L’enfoiré a refusé net de nous laisser venir chez Ryoval. Les gardes procédèrent à un rapide et brutal scannage et ne découvrirent que les neutraliseurs et les détecteurs de surveillance que Murka transportait dans son paquetage. — J’ai parié avec un pote qu’on arriverait à entrer, même si c’était pas par la grande porte. (Murka haussa les épaules.) Et en plus, je vais y perdre ma solde de la semaine… — On dirait, en effet, grommela le sergent en reculant. L’un de ses hommes exhiba la petite collection de colifichets qu’ils avaient récupérés sur les Dendarii. — Ils n’ont aucune arme mortelle sur eux, observa-t-il. Murka redressa le buste, outragé. — Évidemment ! Pour quoi faire ? Le sergent rendit un neutraliseur. — Vous allez avoir des ennuis, les gars. — Pas si on rentre avant minuit. Écoutez, notre commandant est une ordure. Y aurait pas moyen de s’arranger pour qu’il apprenne rien ? Murka tapota la poche de son portefeuille. Le gradé le détailla de la tête aux pieds d’un air narquois. — Peut-être bien… Miles écoutait, bouche bée, aux anges. Murka, si ça marche, t’as droit à une promotion. Promis. Murka marqua un temps de réflexion. — Et jeter un petit coup d’œil à l’intérieur, ce n’est pas possible ? Pas les filles, mais juste la maison ? Comme ça, je pourrais dire que je l’ai vue. Et je gagnerais mon pari. — Et où tu te crois ? Dans un bordel ? ! rétorqua le sergent. Murka prit un air interloqué. — Quoi ? — Ce sont les labos, ici. — Oh ! — Espèce d’imbécile ! renchérit fort à propos l’un des Dendarii. Miles les bénit en silence. Aucun des trois n’avait jeté le moindre coup d’œil au plafond. — Mais ce type en ville m’avait dit… commença Murka. — Quel type ? — Le type qui a accepté mon fric. Deux gardes se mirent à rigoler. Le sergent poussa de nouveau Murka avec la gueule de son brise-nerfs. — Allez, file, mon gars. Et remercie ta bonne étoile… C’est ton jour de chance. — Alors, vous nous autorisez à visiter ? s’enquit Murka, plein d’espoir. — Non, rétorqua le sergent. On vous laisse seulement filer sans rien de cassé, c’est tout. (Après un temps de silence, il ajouta d’un ton radouci :) Il y a un bordel en ville. Il délesta Murka de son portefeuille, vérifia le nom sur la carte de crédit, la remit en place mais rafla tous les billets. Les gardes dévalisèrent de même les deux autres mercenaires outragés et se partagèrent leur butin. — La patronne accepte les cartes de crédit et vous avez le temps de vous en payer une tranche, d’ici minuit. Maintenant, dégagez ! Le commando de Miles repartit le long du tunnel, tête basse mais indemne. Miles attendit que les gardes se soient éloignés avant d’enclencher son bracelet-com : — Bel ? — Oui ? — Un problème. Murka et sa troupe ont été repérés par la Sécurité. Murka a embobiné leur sergent de façon magistrale et ils ont été foutus à la porte au lieu d’être capturés pour être débités en pièces détachées. J’arrive le plus vite possible. Regroupement à notre point de rendez-vous pour une nouvelle tentative. Miles marqua une pause. Quel fiasco ! Et ils étaient encore plus mal barrés qu’au départ. La Sécurité de Ryoval allait redoubler de vigilance jusqu’à la fin de cette longue nuit jacksonienne. — Je vais tâcher de localiser la créature avant de vous rejoindre, ajouta-t-il. Ça devrait augmenter nos chances de succès pour notre prochain essai. Thorne lâcha un juron bien senti. — Sois prudent, Miles. — Compte sur moi ! Murka et les gars devraient te rejoindre dans une minute. Naismith, terminé. Une fois que Miles eut repéré les bons câbles, faire coulisser la porte fut un jeu d’enfant. Il resta suspendu par les mains pour remettre le panneau du plafond en place, tout en priant de ne pas se disloquer l’épaule. Ouf ! rien de cassé. Il gagna sans bruit le portail du bâtiment principal et, les corridors s’étant révélés dangereux, emprunta le premier conduit. Allongé sur le dos dans le boyau, l’holocube posé sur son ventre, il choisit une route plus sûre, pas forcément accessible à deux mercenaires baraqués. Mais pour commencer, où chercher un monstre ? Dans un placard ? Miles rampait à l’allure d’un limaçon en tirant le paquetage des armes. Ce fut environ au troisième coude qu’il se rendit compte que ce secteur ne correspondait plus aux indications de sa carte. Nom de Dieu ! Avait-on procédé à des aménagements depuis la construction ou bien était-ce une carte habilement sabotée ? Bon. Pas de panique. Il n’était pas vraiment perdu. Il lui suffisait de revenir sur ses pas. Il continua de ramper dans le conduit pendant une trentaine de minutes. Au passage, il désarma deux senseurs munis d’une alarme avant qu’ils ne le détectent. Le temps pressait. Bientôt il allait devoir… Ah ! Là ! À travers une grille de ventilation, il avisa une salle obscure remplie d’un fatras d’appareils de communication et d’holovid. Petites réparations, indiquait son cube. Pourtant, ça ressemblait à tout sauf à un atelier de réparations. Un autre changement depuis que Ryoval avait emménagé ici ? Mais un homme, seul, était assis, le dos tourné à Miles. Trop belle occasion pour la laisser passer. Sans bruit, avec des gestes lents, Miles sortit son pistolet à dard de son paquetage et le chargea d’une cartouche après avoir soigneusement vérifié que c’était bien la bonne : du thiopental additionné d’un paralysant. Un beau cocktail préparé par le médic de l’Ariel. Il se faufila dans la ventilation, pointa l’aiguille du pistolet et tira. Touché. Le type se donna une claque dans la nuque, sa main retomba mollement et il ne bougea plus. Miles eut un petit sourire satisfait et se laissa glisser au sol. L’individu était vêtu avec élégance, en civil. L’un des savants, peut-être ? Il oscillait sur sa chaise, un sourire un peu niais aux lèvres. Il contempla Miles sans la moindre inquiétude. Et son buste commença de pencher. Miles le redressa. — Tiens-toi droit. Voilà. Vous ne voudriez pas parler le nez enfoui dans la moquette, hein ? — Naan… L’individu redressa la tête avec effort et sourit d’un air avenant. — Êtes-vous au courant de l’existence d’un produit génétique, une créature monstrueuse que la Maison Bharaputra vient d’acquérir et garde dans cet établissement ? Les yeux de l’homme papillotèrent. — Oui. Miles se souvint que les sujets soumis au thiopental avaient tendance à répondre au pied de la lettre. — Où se trouve-t-elle ? — En bas. — Où exactement, en bas ? — Dans la cave. Les souterrains autour des fondations. On espérait qu’il attraperait quelques rats. (Un gloussement.) Miles consulta son holocube. Exact. À priori, un commando pouvait y entrer et en sortir sans trop de difficultés, encore que la zone à explorer fût vaste : un dédale d’éléments de construction ancrés dans la roche et de piliers antivibrations soutenant les laboratoires. Au niveau inférieur, à l’endroit où le flanc de la montagne chutait en pente douce, un secteur plus haut de plafond affleurait à la surface. Une porte de sortie éventuelle. L’espace se réduisait ensuite jusqu’à n’être plus qu’un boyau exigu, et l’on atteignait la roche là où l’édifice s’arc-boutait au versant. Parfait. Miles chercha dans sa mallette un produit qui plongerait le type dans le coaltard jusqu’à la fin de la nuit. Mieux valait qu’il ne soit plus en état de répondre aux questions. Alors qu’il relevait les yeux vers lui, il remarqua soudain son bracelet-com. Presque aussi gros et perfectionné que le sien. Un témoin clignotait. Saisi d’inquiétude, Miles observa la com. Cette pièce… — À propos, qui êtes-vous ? — Moglia, chef de la Sécurité, Biologie Ryoval, récita celui-ci, enchanté. Pour vous servir, monsieur. — Ah ça, pour sûr ! Bon Dieu de bon Dieu ! Les doigts soudain plus gourds de Miles fouillèrent avec fébrilité dans la mallette. La porte s’ouvrit à la volée. — On ne bouge plus ! Miles enclencha le mécanisme d’autodestruction/alarme de son bracelet-com et leva aussitôt les mains tout en le détachant rapidement de son poignet. Il s’était placé de façon à avoir Moglia entre lui-même et la porte, empêchant les gardes de tirer. Le bracelet fondit avant de retomber sur le sol. La Sécurité de Ryoval ne pourrait donc plus repérer ses hommes à l’extérieur et Thorne saurait au moins que les choses avaient mal tourné. Le chef de la Sécurité pouffa de rire tout seul, dénombrant d’un air fasciné les doigts de ses deux mains. Le sergent vêtu de rouge, appuyé par un escadron, entra avec fracas dans la salle qui, en fait, n’était ni plus ni moins que le centre de surveillance : à bien y regarder, ça sautait aux yeux. D’une bourrade entre les omoplates, le sergent envoya Miles valser tête la première contre un mur puis entreprit de le fouiller avec une brutalité très efficace. En un rien de temps, une foule d’appareils accusateurs, ses bottes, sa veste et sa ceinture s’empilèrent par terre. Cramponné au mur, Miles, les dents serrées, encaissait les coups de matraque savamment appliqués en se résignant à son désolant revers de fortune. Le chef de la Sécurité, une fois dissipé l’effet du thiopental, fut très mécontent quand son sergent confessa avoir, dans la soirée, laissé repartir trois hommes en uniforme après paiement d’une amende. Après avoir lancé l’alerte générale, il chargea un commando de les traquer. Enfin, avec une appréhension manifeste – qui se teinta d’une acerbe satisfaction quand il fixa Miles –, il alluma sa comconsole. — Mon seigneur ? commença-t-il d’un ton prudent. — Moglia, qu’y a-t-il ? demanda Ryoval, irrité, en frottant son visage bouffi de sommeil. — Navré de vous déranger, mon seigneur, mais j’ai pensé que vous préféreriez savoir que nous venons de capturer un intrus. À en juger par ses vêtements et son matériel, ce n’est pas un voleur ordinaire. Un drôle de loustic, une sorte de nain, mais plutôt grand pour un nain. Il s’est introduit par les conduits. Moglia brandit le kit de prélèvements, les coupe-alarmes à puces, ainsi que les armes de Miles. Puis il tira ce dernier dans le champ de la vid. — Il a posé un tas de questions au sujet du monstre de Bharaputra, ajouta-t-il. Les lèvres de Ryoval s’entrouvrirent. Puis son regard s’éclaira et, la tête renversée en arrière, il rit à gorge déployée. — J’aurais dû m’en douter. Alors, amiral ? On joue les monte-en-l’air, maintenant ? fit-il entre deux éclats de rire. Bravo, Moglia ! La nervosité du chef de la Sécurité diminua d’un cran. — Mon seigneur, vous connaissez ce… mutant ? — Oui. Il se nomme Miles Naismith. Un mercenaire… Il se prétend amiral, pas moins. Un titre qu’il s’est certainement attribué… Excellent travail, Moglia. Gardez-le-moi au chaud. Je viendrai dans la matinée pour m’en charger personnellement. — Le garder de quelle manière, monsieur le baron ? Ryoval haussa les épaules. — Amusez-vous. Comme ça vous chante. Lorsque l’image de Ryoval disparut, Miles se retrouva sous le feu croisé des regards spéculatifs du sergent et du chef de la Sécurité. Uniquement pour se défouler, un garde bâti en colosse maintint Miles pendant que Moglia lui assenait un coup de poing dans l’estomac. Mais le chef de la Sécurité était encore trop mal en point pour y prendre réellement plaisir. — Alors, tu es venu voir le petit soldat de Bharaputra ? hoqueta-t-il en frottant son propre estomac. Le sergent intercepta le regard de son chef. — Vous savez, dit-il, à mon avis, on devrait satisfaire son caprice. Le chef de la Sécurité sourit à cette idée comme s’il anticipait quelque vision paradisiaque. — Pourquoi pas ? Miles, priant pour qu’on ne lui brisât pas les bras, fut entraîné le long de multiples corridors par le colosse, suivi du sergent et du chef. Après avoir emprunté plusieurs tubes de descente, ils se retrouvèrent tout en bas, dans un sous-sol poussiéreux bourré de matériel mis au rebut. Là, ils gagnèrent une trappe dissimulée dans le sol. Une échelle métallique se perdait dans le noir. — La dernière chose que nous avons jetée là-dedans, c’était un rat, dit le sergent d’un ton enjoué. Neuf lui a dévoré la tête illico. Notre pensionnaire a un appétit d’ogre et un métabolisme aussi virulent qu’un haut fourneau. Le garde força Miles à descendre quelques barreaux de l’échelle en lui martelant les doigts de sa matraque. Miles demeura suspendu dans le vide, au-dessus des ténèbres insondables. — Neuf ! cria le sergent. (Les ténèbres répercutèrent l’écho de son cri.) Neuf ! Le souper ! Viens le chercher ! Le chef de la Sécurité eut un rire moqueur, mais se prit aussitôt la tête entre les mains en grimaçant. Miles n’en menait pas large. Mais Ryoval avait annoncé qu’il viendrait personnellement se charger de lui. Donc les gardes avaient certainement compris que leur patron souhaitait le garder en vie. Non ?… — C’est le donjon ? s’enquit-il en crachant du sang. — Non, pas du tout. Une cave, simplement, assura le sergent. Le donjon est réservé aux clients qui payent. Riant encore de son trait d’esprit, il referma la trappe d’un coup de pied. Le cliquetis d’un mécanisme de verrouillage retentit sinistrement. Puis ce fut le silence. Les barreaux glacés de l’échelle mordaient les pieds de Miles à travers ses chaussettes. Il s’accrocha par un bras et glissa une main sous l’emmanchure de son T-shirt pour la réchauffer. Les poches de son pantalon gris avaient été vidées, à l’exception d’une tablette de ration et de son mouchoir. Il demeura longtemps suspendu à l’échelle. Remonter était inutile. Descendre, singulièrement peu attrayant. Peu à peu, ses douleurs s’atténuèrent. Il se remettait de son choc physique. Pourtant il ne bougea pas, transi de froid. Ç’aurait pu être pire, songea-t-il, histoire de se remonter le moral. Le sergent et ses sbires auraient pu décider de rejouer l’épisode de Lawrence d’Arabie et des six Turcs. (Le commodore Tung, le chef d’état-major de ses Dendarii, un fana notoire d’histoire militaire, lui avait raconté récemment toute une série d’anecdotes célèbres.) Comment le colonel Lawrence avait-il réchappé à une situation analogue, au fait ? Ah ! oui. Il avait joué les idiots et convaincu ses geôliers de le jeter dehors, dans la boue. Faudrait qu’il essaie. On ne sait jamais… En réalité, une fois sa vision ajustée, les ténèbres n’étaient pas d’un noir absolu. Les panneaux vaguement luminescents du plafond projetaient çà et là une sinistre lueur jaunâtre. Miles descendit encore deux mètres et atterrit sur la roche. Il imagina le fax info parvenant à Barrayar : « Le corps d’un officier impérial découvert dans le palais des délices de Ryoval. Mort d’épuisement ? » Nom d’un chien ! On était loin du glorieux sacrifice au service de l’Empereur qu’il avait juré d’accomplir si la situation l’imposait. Mais peut-être la créature de Bharaputra dévorerait-elle tout bonnement la pièce à conviction. Avec ce piètre réconfort en tête, il s’avança en boitillant, faisant halte derrière chaque pilier, l’oreille tendue, l’œil aux aguets. Avec un peu de chance, il trouverait peut-être une autre échelle. Ou une trappe qu’on aurait oublié de verrouiller. Soudain, il crut percevoir un mouvement juste au-delà d’un pilier… Mon Dieu, qu’est-ce que c’était ? Miles retint son souffle, puis se détendit. Un énorme rat de la taille d’un tatou sortit de l’ombre et s’éloigna rapidement, ses griffes cliquetant sur la roche. Un cobaye qui s’était échappé du labo, rien de plus. Un sacré gros rat, mais un rat, ni plus ni moins. Soudain, une ombre immense surgit de nulle part à une vitesse ahurissante. Elle saisit le rat par la queue et cogna la bestiole piaillante contre un pilier, faisant gicler sa cervelle. L’éclair d’un ongle aussi épais qu’une serre, et le rat fut étripé du sternum à la queue. Des doigts avides écorchèrent la bête à vif, projetant du sang partout. Miles n’aperçut les crocs que lorsqu’ils mordirent la chair pour la déchiqueter avec fureur. Des crocs fonctionnels, et pas uniquement décoratifs, plantés dans une mâchoire proéminente, avec une bouche énorme. Des narines évasées, de puissantes arcades sourcilières, et de hautes pommettes. Une tignasse noire et emmêlée comme de l’étoupe. Et… oui, deux mètres cinquante de haut, avec un corps élancé et des muscles d’acier. Remonter en haut de l’échelle ne servirait à rien. La créature n’aurait qu’à l’en arracher et à le balancer comme le rat contre le mur. Se hisser en haut d’un pilier ? Il aurait fallu des doigts et des orteils à ventouses, un détail que le bureau d’études biologiques avait oublié. Ne pas bouger d’un poil et se rendre invisible ? Miles opta pour cette ultime défense par défaut. Ça tombait bien, il était paralysé de terreur. Les pieds de la bête étaient eux aussi prolongés de griffes. Excepté ses pieds nus, elle était habillée. Elle portait la tenue verte des labos, une veste genre kimono serrée à la taille par une ceinture et un ample pantalon. Un détail le frappa plus que tout le reste… On ne m’avait pas précisé que c’était une femelle. Elle était presque venue à bout du rat quand, levant les yeux, elle aperçut Miles. Le visage et les mains rouges de sang, elle devint aussi raide que lui. De sa main tremblante, Miles sortit sa tablette de ration de la poche de son pantalon et la lui tendit. — Un dessert ? proposa-t-il avec un sourire idiot. Laissant choir la carcasse du rat, elle lui arracha la tablette de la main, retira l’emballage avec frénésie et la dévora en quatre bouchées. Puis elle s’approcha de Miles, le saisit par un bras et le souleva à hauteur de son visage. Les doigts griffus s’enfoncèrent dans sa chair et ses pieds pendirent dans le vide. L’haleine fétide de la créature ne le surprit pas outre mesure. Les yeux étaient injectés de sang. — De l’eau ! fit-elle d’une voix grinçante. On ne m’avait pas non plus prévenu qu’elle parlait… — Euh… oui, de l’eau, répondit Miles d’une voix suraiguë. Tout de suite. Il doit bien y avoir de l’eau ici… Tiens, regarde, au plafond, tous ces tuyaux. Si tu voulais… me reposer à terre, brave fifille, j’essaierais de repérer un conduit d’eau… Lentement, elle remit Miles sur ses pieds et le relâcha. Il recula avec prudence, les paumes ouvertes au bout de ses bras ballants. S’éclaircissant la gorge, il s’efforça d’adopter un ton plus doux. — Essayons par là. Le plafond est plus bas ou, plutôt, le niveau de la roche est plus élevé, là… près de ce panneau lumineux. Tu vois ce tube en plastique composite… ? Le blanc, c’est le code habituel pour l’eau potable. Le gris, ce sont les égouts, et le rouge, les fibres optiques… (Qu’importe ce qu’elle comprenait, seul le ton comptait pour ce genre de créature.) Si tu pouvais… euh… me porter sur tes épaules, je pourrais essayer de dévisser ce joint-là. Il fit une pantomime, ne sachant trop ce qui parvenait au cerveau, s’il y en avait un tapi derrière ces yeux effrayants. Les mains couvertes de sang, au moins deux fois plus grandes que les siennes, le saisirent brusquement par les hanches et le brandirent vers le plafond. Miles s’agrippa au tuyau blanc, se propulsa en douceur jusqu’au joint. Les massives épaules sous ses pieds évoluaient avec lui. Il n’y avait pas que lui qui tremblait. Les muscles sous ses pieds aussi. Le joint était très serré. Il aurait eu besoin d’outils. Il le tourna de toutes ses forces, au risque de briser les os fragiles de ses doigts. Soudain, en grinçant, le plastique commença de céder. De l’eau coula entre ses doigts. Encore un tour, et un jet étincelant éclaboussa la roche. Dans sa hâte à se désaltérer, Neuf faillit bien le laisser choir. Elle avança sa bouche grande ouverte sous le violent jet d’eau. Indifférente à cette averse, elle but avec une avidité démentielle, s’étranglant à demi. Puis elle laissa l’eau ruisseler sur ses mains et son crâne pour nettoyer le sang, et recommença de boire. Miles crut que jamais elle n’arrêterait, mais enfin, elle recula, écarta les cheveux mouillés de ses yeux qu’elle baissa sur lui. Elle le contempla pendant ce qui lui parut une bonne minute et rugit tout à trac : — Froid ! Miles fit un bond. — Ah… froid… D’accord… Moi aussi, mes chaussettes sont trempées. De la chaleur, tu veux de la chaleur. Voyons voir… Retournons là où le plafond est très bas. Ici, inutile. La chaleur s’accumulerait en hauteur, loin de nous. Pas bon. Elle le suivit, tendue comme un chat à l’affût… Miles zigzagua entre les piliers pour atteindre la zone la plus basse de plafond. Tiens, ce tuyau-là ferait l’affaire. — Si nous pouvions l’ouvrir, fit-il en désignant le conduit en plastique aussi large que sa taille, c’est plein d’air chaud pompé sous pression. Le problème, c’est qu’il n’a aucun joint, celui-là. L’œil fixé sur le conduit, il s’évertua à trouver une solution. Le plastique composite était extrêmement solide. S’accroupissant, elle tira sur le tuyau, puis, allongée sur le dos, le bombarda de coups de pied. Elle se tourna finalement vers Miles d’un air attristé. — Essaie ça, dit-il. Non sans hésitation, il lui prit la main et la guida jusqu’au tuyau sur lequel il traça de longues éraflures avec ses ongles durs. Elle se mit à griffer le conduit avec frénésie, puis le regarda de nouveau en secouant la tête. — Continue de flanquer des coups de pied et de tirer dessus, suggéra-t-il. Elle se jeta alors de tout son poids – elle devait bien peser dans les cent cinquante kilos – à l’assaut du tuyau récalcitrant, le harcelant de coups de pied, puis, arc-boutée au plafond, tira encore de toutes ses forces. Le tuyau se fendit le long des griffures. Elle retomba avec lui sur le sol, et de l’air chaud s’échappa en sifflant. Les yeux fermés, elle demeura assise, sans bouger, se laissant noyer dans ce souffle bienfaisant. Miles s’assit à son tour par terre, retira ses chaussettes et les jeta sur le tuyau pour les faire sécher. C’était le moment ou jamais de prendre la poudre d’escampette – si seulement il avait eu un endroit où fuir. D’un autre côté, il rechignait à laisser sa proie hors de sa vue. Sa proie ?… Il songea à l’inestimable valeur de son mollet gauche, cependant que, toujours assise sur la roche, elle enfouissait son visage humide entre ses genoux. On ne m’avait pas prévenu qu’elle pleurait… Il sortit son mouchoir de l’armée, une espèce de vieux carré de chiffon, et le lui tendit. — Tiens… Essuie-toi les yeux avec ça. Elle prit le mouchoir, y moucha son nez épaté et voulut le lui rendre. — Garde-le, dit-il. Euh… comment t’appellent-ils, déjà ? — Neuf. (Elle avait une voix grondante mais pas hostile.) Et toi, comment tu t’appelles ? Doux Jésus, une phrase complète, maintenant ! Miles cligna des yeux. — Amiral Miles Naismith. Il s’installa plus commodément, en tailleur. Elle le fixa, médusée. — Un soldat ? Un officier pour de vrai ? (Et, plus dubitative, comme si elle le voyait pour la première fois :) Toi ? Miles s’éclaircit la gorge avec fermeté. — Un vrai de vrai. Mais un peu dans la panade, en ce moment, concéda-t-il. — Moi aussi, fit-elle, morose. (Elle renifla.) Je me demande depuis combien de temps je suis enfermée dans cette cave. En tout cas, c’est la première fois que j’ai eu à boire. — Trois jours, à mon avis. Et ils ne t’ont pas donné à manger non plus ? — Non. (Elle fronça les sourcils. L’effet, plus les crocs, était impressionnant.) C’est pire que tout ce qu’ils m’ont fait dans le labo, et je trouvais déjà ça horrible. Miles la considéra pensivement et se figura en train de jeter son plan stratégique soigneusement élaboré au vide-ordures. Neuf ne passerait jamais par les conduits… Avec ses griffes, elle écarta de son visage sa chevelure de sauvageonne et le toisa avec une férocité accrue. Ses prunelles avaient une singulière teinte jaune, qui accentuait encore son aspect de loup redoutable. — Mais qu’est-ce que tu es venu faire exactement, ici ? demanda-t-elle. C’est encore un test ? — Non, c’est la vraie vie. (Un tic nerveux fit tressaillir les lèvres de Miles.) Je… J’ai commis une erreur. — Moi aussi, je crois, avoua-t-elle en baissant la tête. Miles se mordilla la lèvre tout en l’étudiant avec attention. — Quel genre de vie as-tu menée, je me le demande ? dit-il d’un ton songeur, à moitié pour lui-même. — J’ai vécu avec des forestiers jusqu’à l’âge de huit ans, répondit-elle. Après, je me suis mise à grandir, à devenir maladroite et à tout casser… on m’a emmenée vivre dans le labo. Ça m’était égal. J’avais chaud et plein à manger. — Ils ne t’ont quand même pas trop simplifiée puisqu’ils avaient l’intention de faire de toi un soldat. Quel est ton Q. I. ? — Cent trente-cinq. Miles faillit s’étrangler. — Je… vois. Tu as suivi… un entraînement ? Elle haussa les épaules. — J’ai passé une foule de tests. Ça ne se passait pas trop mal, à part les expériences d’agression. Je déteste les électrochocs. (Elle resta songeuse un moment.) Je déteste les psychologues expérimentaux, aussi. Ce sont tous des menteurs. (Ses épaules s’affaissèrent.) De toute façon, j’ai échoué. Nous avons tous échoué. — Comment pourraient-ils le savoir, si tu n’as jamais suivi d’entraînement réglementaire ? objecta Miles. Entrer dans la peau du soldat suppose l’acquisition d’un grand nombre de structures de comportement de groupe. C’est compliqué… J’ai étudié la stratégie et la tactique pendant des années et je n’en connais pas encore la moitié. Tout est là-dedans, dit-il en pressant ses tempes du bout des doigts. Elle lui décocha un regard aigu. — Alors… (elle retourna ses mains larges comme des battoirs et contempla ses griffes)… pourquoi m’ont-ils fait ça ? Miles déglutit avec difficulté. Sa gorge était étrangement sèche. Les amiraux, eux aussi, mentent, en fin de compte. Et parfois à eux-mêmes. — L’idée de casser un conduit d’eau ne t’a jamais effleuré l’esprit ? demanda-t-il après un silence embarrassé. — On est puni quand on casse quelque chose. Moi, je l’étais. Peut-être pas toi. Tu es un humain. — Tu n’as jamais songé à fuir, à t’évader ? S’évader, c’est le devoir d’un soldat quand il est capturé par l’ennemi. Survie, évasion, sabotage, dans cet ordre-là. — L’ennemi ? (Elle leva les yeux vers l’énorme masse de la Maison Ryoval qui pesait de tout son poids au-dessus de leurs têtes.) Qui sont mes amis ? — Ah ! oui… Il y a ce… problème. Et pour commencer, vers qui, vers quoi un cocktail génétique de deux mètres cinquante muni de crocs pouvait-il se tourner ? Bon. D’accord. Il savait ce qui lui restait à faire. Le devoir, les circonstances, la survie, tout l’y poussait. — Tes amis sont plus près que tu ne le penses, dit-il enfin. D’après toi, pourquoi suis-je ici ? Pourquoi, en effet ? Elle fronça les sourcils, perplexe. — Je suis venu te chercher. On m’a parlé de toi. Je recrute. Du moins, je recrutais. Les choses ont mal tourné, et maintenant je suis en cavale. Mais si tu viens avec moi, tu pourras t’engager chez les mercenaires Dendarii. Une boîte du tonnerre. Toujours à la recherche de bras compétents. J’ai un sergent instructeur qui… qui a besoin d’une recrue comme toi. Pure vérité, hélas ! Le sergent Dyeb était tristement célèbre pour son hostilité envers les femmes-soldats sous prétexte qu’elles étaient trop douces. Toutes les recrues féminines qui tenaient le coup jusqu’à la fin de ses cours se retrouvaient avec une agressivité hautement développée. Miles imagina Dyeb pendu par les orteils à deux mètres cinquante du sol… Il musela son imagination vagabonde pour se concentrer sur l’épineux problème du moment. Neuf ne paraissait absolument pas impressionnée. — Très drôle, dit-elle froidement. (Sous le coup de l’affolement, Miles se demanda si on ne lui avait pas greffé le complexe génétique de la télépathie. Non, sa date de fabrication était antérieure.) Je ne suis même pas humaine. Mais ça, on ne t’en a pas parlé, peut-être ? Prudent, Miles se contenta de hausser les épaules. — Est humain celui qui agit comme un humain. (Prenant sur lui, il caressa la joue humide de la créature.) Les animaux ne pleurent pas, Neuf… Elle fit un bond, comme sous le coup d’un électrochoc. — Les animaux ne mentent pas non plus, mais les humains, si. Tout le temps. — Pas tout le temps ! Il espéra que, l’obscurité aidant, elle n’avait pas remarqué qu’il avait rougi. Elle le dévisageait avec intensité. — Prouve-le. Elle pencha la tête tout en croisant les jambes. Ses yeux vieil or étaient soudain brûlants, spéculatifs. — Euh… bien sûr. Comment ? — Déshabille-toi. — Pardon ???! — Déshabille-toi et allonge-toi avec moi comme le font les humains. Les hommes avec les femmes. Elle le prit à la gorge. Les griffes s’enfoncèrent dans sa chair. Les yeux de Miles sortaient de leurs orbites. Il lui suffisait d’accentuer un tantinet la pression pour que des fontaines rouges jaillissent. Je vais mourir. Merde, c’est trop bête… Elle le fixait avec un appétit singulier et effrayant. Puis, brusquement, elle le relâcha. Il rebondit comme un ressort, se cogna la tête contre le plafond bas et retomba, des étoiles plein les yeux. — Affreuse ! gémit-elle. (Elle se griffa les joues, les zébrant de sillons rouges.) Je suis affreuse… un animal… tu ne me considères pas comme une humaine. Une implacable colère autodestructrice l’emportait. — Non, non, non, bredouilla Miles en cherchant à lui prendre les mains. Ce n’est pas ça. C’est juste que… Euh… quel âge as-tu, au fait ? — Seize ans. Seigneur ! Seize ans. Miles se souvint de ses seize ans. Obsédé par le sexe à en crever de désespoir. Un âge atroce pour être pris au piège dans un corps difforme. Dieu seul savait comment il avait réussi à survivre à cette haine qu’il retournait constamment contre lui-même. Non, en fait, il s’en souvenait très bien. Il avait été sauvé par celle qui l’avait aimé. — Tu n’es pas un peu jeune pour ça, dis-moi ? suggéra-t-il. — Quel âge avais-tu, toi ? — Quinze ans, reconnut-il avant de songer à mentir. Mais… ça a été traumatisant. Et au bout du compte, ça n’a pas marché du tout. Elle leva de nouveau les griffes vers son visage. — Ne fais pas ça ! cria-t-il en se cramponnant à ses mains. Cette scène lui rappelait de façon trop vive l’épisode du sergent Bothari et du couteau. Le sergent lui avait arraché son couteau des mains du simple fait de sa supériorité physique. Avec elle, jamais il ne ferait le poids. — Vas-tu te calmer, à la fin ? cria-t-il. Elle hésita. — C’est juste que… un officier gentleman ne se jette pas sur une femme comme une brute, expliqua-t-il. On commence par se mettre à l’aise. On bavarde un peu, on boit un verre de vin, on écoute de la musique… On y va en douceur. Regarde, tu as encore froid. Viens donc t’asseoir ici, il fait plus chaud. Il l’installa plus près du conduit cassé et, à genoux dans son dos, lui massa la nuque et les épaules. Ses muscles étaient tendus comme des cordes d’acier sous ses pouces. Toute tentative pour l’étrangler serait irrémédiablement vouée à l’échec. Incroyable. Enfermé dans la cave de Ryoval avec un loup-garou femelle de seize piges qui crève d’envie de s’envoyer en l’air. Aucun des manuels de l’Académie impériale ne fournit de conseils à ce sujet… Miles se souvint soudain de sa mission, qui était de rapporter vivant sur l’Ariel le mollet gauche de ce prototype. Docteur Canaba, si je survis à cette épreuve, vous et moi allons avoir une petite discussion… — Tu trouves que je suis trop grande, dit-elle d’une voix enrouée par le chagrin et son larynx déformé. — Mais pas du tout. (Miles se ressaisissait. Il parvenait à mentir plus vite.) J’adore les grandes femmes, t’as qu’à le demander à tous ceux qui me connaissent. En plus, j’ai eu la joie de découvrir il y a déjà quelques années que la différence de taille ne compte que lorsqu’on est debout. Quand on est allongés, c’est… moins important. Malgré lui, tout ce qu’il avait appris au sujet des femmes défila à toute allure dans son esprit. Ça lui en ficha un coup. Les femmes, qu’est-ce qu’elles veulent, au fond ? L’air le plus sérieux du monde, il se plaça devant elle et lui prit la main. Elle le regarda tout aussi sérieusement, attendant des… instructions. Alors il comprit… il affrontait sa première vierge. Son sourire se figea sur ses lèvres. — Neuf… tu ne l’as encore jamais fait, n’est-ce pas ? — J’ai vu des vids. (Elle plissa le front, fouillant dans sa mémoire.) En général, ça commence par des baisers, mais… (Geste vague en direction de sa bouche malformée.)… Peut-être que tu n’en as pas envie. Miles s’efforça de ne pas penser au rat. On l’avait affamée, après tout. — Les vids sont parfois trompeuses. Pour les femmes – surtout la première fois –, il faut du temps pour découvrir les réactions de son corps, c’est ce que mes copines m’ont dit. J’aurais peur de te faire mal. Et alors, toi, tu m’étriperas. Elle plongea son regard au fond de ses yeux. — Ce n’est pas grave. J’ai un seuil très élevé de résistance à la douleur. Mais pas moi. La situation était complètement dingue. Elle était frappée, cette fille. Lui aussi. Pourtant, il sentait monter de son bas-ventre jusqu’au cerveau la folle envie de céder à cette proposition. Pas de doute là-dessus, jamais plus de sa vie ne se présenterait l’occasion de rencontrer une fille aussi grande. Depuis le temps que les femmes l’accusaient de vouloir faire de l’escalade… Ce serait l’occasion ou jamais d’effacer cette remarque de ses neurones… Et puis, elle n’était pas sans un certain… Charme n’était pas le mot. Mais si. Ce corps puissant, ce corps vif, ce corps d’athlète, avait sa beauté. Une fois qu’on était habitué à son échelle. Il émanait d’elle une douce chaleur… Du magnétisme animal ? souffla l’observateur refoulé à l’arrière-plan de son esprit. Du pouvoir ? Quoi que ce fût, l’expérience promettait d’être… étonnante. Un des aphorismes favoris de sa mère lui passa par la tête. Tout ce qui vaut la peine d’être fait, répétait-elle à l’envi, vaut la peine d’être bien fait. Saisi de vertige comme un ivrogne, il abandonna les béquilles de la raison pour les ailes de l’inspiration. — Eh bien, docteur, s’entendit-il murmurer à son grand ébahissement, faisons l’expérience. Embrasser une femme avec des crocs était bel et bien une sensation nouvelle. Qu’on répondît à son baiser – elle apprenait vite, la coquine – était encore plus nouveau. Transportée, elle referma les bras autour de lui. À partir de ce moment-là, il perdit le contrôle de la situation. Pourtant, quelques secondes plus tard, se libérant pour reprendre haleine, il leva les yeux vers elle et demanda : — Neuf, tu n’as jamais entendu parler de la mante religieuse ? — Non… Qu’est-ce que c’est ? — Peu importe, fit-il d’un ton rêveur. Si les gestes étaient maladroits, l’intention était sincère et quand il eut fini, dans les yeux mouillés de Neuf, ce n’était pas de la douleur qu’il put lire mais du bonheur. Elle avait l’air de lui vouer une reconnaissance, comment dire… ? Colossale. Miles était si épuisé qu’il s’endormit pendant quelques minutes, la tête dans son giron. Il se réveilla en riant aux éclats. — Tu as les plus belles pommettes du monde, dit-il en les effleurant de l’index. (Elle s’abandonna à sa caresse, nichée entre lui et le tuyau.) Il y a une femme sur mon vaisseau qui se coiffe avec une sorte de natte compliquée dans le dos. Ça t’irait à merveille. Tu devrais lui demander qu’elle t’apprenne à le faire. Elle tira devant ses yeux une grosse mèche sale et la lorgna en louchant comme si elle eût essayé de voir à travers. À son tour, elle lui caressa le visage. — Tu es très beau, amiral. — Hein ? Moi ? Il passa une main sur ses joues hirsutes, sa face taillée à coups de serpe, les profondes rides de la douleur… Elle est aveuglée par mon rang présumé, sans doute ! — Tu as un visage si… expressif. Et tes yeux voient ce qu’ils regardent. — Neuf… (Il s’éclaircit la gorge, laissa filer quelques secondes.) Ce n’est pas un nom, bon sang, mais un numéro. Qu’est-il arrivé à Dix ? — Il est mort. Moi aussi, je vais peut-être mourir, ajoutèrent en silence ses yeux à l’étrange couleur avant que ses paupières ne se ferment. — Neuf, on t’a toujours appelée comme ça ? — Il y a un long code bio-informatique qui correspond à ma véritable identification. — Nous avons tous un numéro matricule… (Miles en avait deux, maintenant qu’il y réfléchissait)… mais c’est absurde. Je ne peux pas t’appeler Neuf, comme un robot. Il te faut un prénom, un prénom qui soit toi. Il s’appuya sur son épaule chaude et nue. (C’est vrai qu’on aurait dit un fourneau. Là-dessus au moins, on ne lui avait pas menti.) Un lent sourire s’épanouit sur ses lèvres. — Taura. — Taura ? (Sa longue bouche donna une inflexion musicale et exotique à ce mot.)… C’est trop beau pour moi ! — Taura, répéta-t-il d’un ton catégorique. Beau mais fort. Plein de mystères. Ah ! À propos de mystères… Était-ce bien le moment de lui révéler ce que le Dr Canaba avait planté dans son mollet gauche ? Elle risquait de se sentir froissée, comme une femme uniquement courtisée pour sa fortune, ou pour son titre. Miles n’en eut pas le cœur. — Maintenant qu’on se connaît mieux, je crois qu’il serait temps de se faire la malle. Elle jeta un regard circulaire à la sinistre pénombre. — Comment ? — On ne va pas tarder à le savoir. Et si on cherchait du côté des conduits ? Pas le tuyau de chauffage, cela allait de soi. Avant de pouvoir l’emprunter, il aurait fallu qu’il crève de faim pendant des mois, sans compter qu’il y grillerait. Il enfila son T-shirt noir. Il avait remis son pantalon dès qu’il s’était réveillé, le sol rocheux était glacial. Tous ses os grincèrent quand il se leva. Mon Dieu, il devenait déjà trop vieux pour ce genre d’exercices. Cette jeunette de seize printemps possédait la résistance physique d’une déesse. Au fait, où cela s’était-il passé pour lui à seize ans, déjà ? Dans du sable. Il tressaillit au souvenir des dégâts que le sable avait provoqués à certains creux et plis sensibles de son corps. La roche, ce n’était pas si mal que ça, finalement. Taura ramassa sa grande veste vert pâle et son pantalon pour se rhabiller. Puis elle le suivit, courbée en deux jusqu’à ce qu’enfin elle pût tenir debout. Ils inspectèrent et réinspectèrent les lieux. Il y avait quatre échelles aboutissant chacune à une trappe verrouillée. Une rampe de sortie pour véhicules, fermée elle aussi, donnant directement au pied du versant. Emprunter cette sortie directe était peut-être la solution la plus simple. Mais si jamais il ne pouvait pas établir le contact avec Thorne, ils seraient obligés de se farcir vingt-sept bornes à pied pour gagner la ville la plus proche. Dans la neige, lui en chaussettes, elle nu-pieds. Et une fois là, il lui serait impossible d’utiliser le réseau vidéo parce que sa carte de crédit était toujours dans la salle de surveillance. Et faire la manche dans la ville de Ryoval n’était guère tentant. Alors quoi faire ? S’évader tout de suite et le regretter plus tard, ou prendre le temps de s’équiper, au risque d’être recapturés, et le regretter plus tôt ? Enfin, tant qu’on a ce genre de décision à prendre, on ne risque pas de s’ennuyer dans la vie ! Les canalisations l’emportèrent. Miles désigna la plus adéquate à vue de nez. — Tu crois que tu arriveras à la casser et à me propulser dedans ? Taura examina le conduit et acquiesça lentement. Elle s’approcha d’un joint revêtu d’un manchon de métal flexible, se redressa de toute sa taille, glissa une griffe sous le manchon et l’arracha. Elle introduisit ensuite ses griffes dans la fente et s’y suspendit, comme si elle eût cherché à se hisser jusqu’au menton. Le conduit ploya sous son poids et se brisa. — Et voilà ! Par ici. Elle le souleva comme une plume et l’aida à se faufiler dans la conduite exiguë – encore qu’elle fût la plus large de toutes celles accessibles au plafond. Allongé sur le dos, il effectua de lentes reptations. Il lui fallut à deux reprises maîtriser un accès résiduel de fou rire hystérique. La canalisation décrivit une courbe. Il la franchit dans le noir et se retrouva face à une fourche dont chaque branche était deux fois plus étroite. Il rebroussa chemin en pestant. Taura le guettait avec impatience, le visage levé vers lui, un angle de vue inhabituel. — Mauvais, hoqueta-t-il en changeant acrobatiquement de direction. Il entreprit d’explorer l’autre côté. Celui-ci décrivait également une courbe mais aboutissait à une grille. Une grille encastrée, et impossible à découper à mains nues. Taura aurait peut-être la force de l’arracher mais elle ne pourrait jamais venir jusque-là. — Bien, marmonna-t-il en revenant une fois de plus à son point de départ. « Les conduites, zéro, annonça-t-il. Euh… tu peux m’aider à descendre ? Il faut qu’on trouve autre chose. Taura le suivit avec docilité, bien que quelque chose dans son expression suggérât qu’elle était en train de perdre la foi en son infaillibilité d’amiral. Un petit détail sur un pilier attira alors le regard de Miles qui s’en approcha pour l’examiner. C’était l’une des colonnes antivibrations. De deux mètres de diamètre, elle s’élevait sans doute jusque dans l’un des labos pour assurer une ultrastabilité à la fabrication des cristaux. Miles la frappa légèrement du poing. Elle sonnait creux. Eh oui ! logique. Le ciment ne flotte pas bien. Un petit creux circulaire, là, sur un côté… Une ouverture ? Il suivit la courbe de la colonne à tâtons. Tendant le bras au maximum, il découvrit le même dispositif sur le côté opposé. Les deux boutons s’enfoncèrent sous la forte pression de ses pouces. Un léger pof ! suivi d’un chuintement, et un panneau coulissa. Miles chancela, manquant tomber dans le trou. — Parfait, parfait ! murmura-t-il. Il se pencha, regarda en bas, en haut. Noir comme de la poix. Avec précaution, il palpa l’intérieur. Il sentit une échelle dans cette obscurité humide, prévue à l’évidence pour le nettoyage et les réparations. Apparemment, la colonne entière pouvait être remplie de fluides aux densités diverses selon les besoins. Une fois pleine, elle serait scellée par autopression et impossible à ouvrir. Il entreprit d’examiner attentivement le contour interne du panneau. On pouvait l’ouvrir des deux côtés. Dieu soit loué. — Allons voir s’il y a d’autres accès identiques plus haut. Ils gravirent lentement l’échelle dans les ténèbres absolues, en quête d’une petite cavité identique. Miles s’efforçait de ne pas penser à la chute si jamais il glissait sur l’un des échelons gluants. La respiration profonde de Taura, sous lui, le rassurait. Ils avaient peut-être franchi trois étages quand il sentit un autre creux sous ses doigts engourdis par le froid. Il avait failli le louper. Le bouton se trouvait sur le côté opposé de l’échelle par rapport au premier. Malheureusement, il s’avisa que ses bras n’étaient pas assez longs pour à la fois s’accrocher au barreau et presser sur les deux boutons en même temps. Dur-dur. Après une terrifiante glissade consécutive à son premier essai, il se cramponna frénétiquement à l’échelle jusqu’à ce que son cœur cessât de battre la breloque. — Taura ? appela-t-il d’une voix étranglée par l’angoisse. Je monte. Essaie de l’ouvrir, toi. Il ne restait plus guère d’espace, la colonne finissant à environ un mètre au-dessus de sa tête. Mais Taura les tira d’affaire. Les cliquets cédèrent sous ses pouces dans un grincement. — Qu’est-ce que tu vois ? murmura Miles. — Une grande pièce obscure. Un labo, peut-être. — Logique. Va remettre le panneau en place. Ce serait stupide d’indiquer par où nous avons filé. Miles se laissa choir dans la pièce tandis que Taura redescendait. Il n’osa pas allumer la pièce dépourvue de fenêtres mais les données affichées sur les instruments de mesure projetaient une lueur fantomatique assez forte pour qu’il ne trébuche sur rien. Une porte vitrée donnait sur un corridor surveillé par tout un arsenal électronique sophistiqué. Le nez collé à la vitre, Miles vit une silhouette rouge passer dans un corridor transversal. Des gardes, ici ? Mais que gardaient-ils ? Taura s’extirpa avec difficulté du panneau d’accès et se laissa choir comme une masse sur le sol, le visage enfoui dans les mains. Préoccupé, Miles la rejoignit aussitôt. — Ça va ? Elle fit non de la tête. — Faim. — Quoi, déjà ? Cette tablette de rat… euh… ration est censée te caler pendant vingt-quatre heures. Sans compter les deux ou trois kilos de viande qu’elle avait engloutis en apéritif. — Toi, peut-être, gémit-elle. Elle tremblait. Miles commençait à comprendre pourquoi Canaba considérait son prototype comme un échec. Imaginez une armée entière à l’appétit aussi vorace. Napoléon aurait baissé les bras. Peut-être que cette gosse efflanquée n’avait pas terminé sa croissance. Effarante idée. Miles dénicha un frigo au fond du labo. Si les techniciens de Ryoval étaient comme tous les autres… Bingo ! Parmi les tubes à essai, il trouva un sandwich à moitié consommé, ainsi qu’une grosse poire blette dans un sachet d’emballage. Il les tendit à Taura. Elle eut l’air terriblement impressionnée, comme s’il les avait sortis de sa manche par magie. Elle n’en fit qu’une bouchée et ses joues reprirent un peu de couleur. Miles continua de fourrager dans le frigo, mais ne dégotta que des plats fermés remplis d’une espèce de gélatine sur laquelle croissait un duvet multicolore peu appétissant. En revanche, il y avait trois gigantesques congélateurs alignés contre un mur. Miles regarda par la vitre carrée de l’une des portes et se risqua à presser le patin mural qui enclenchait la lumière interne. Une foule de tiroirs étiquetés y étaient superposés, et, dans chacun d’eux, des rangées de tablettes de plastique translucide. Des échantillons congelés d’une sorte ou d’une autre. Des milliers… Miles regarda de nouveau et compta avec plus de précision. Des centaines de milliers. Il jeta un coup d’œil au thermostat lumineux du congélateur. La température à l’intérieur était celle de l’azote liquide. Trois congélateurs… Des millions de… Miles se laissa choir brusquement sur les fesses. — Taura, sais-tu où nous sommes ? chuchota-t-il d’un ton intense. — Navrée, mais non, répondit-elle d’une voix aussi basse en le rejoignant sans bruit. — Ce n’était qu’une question de pure forme. Moi, je le sais. — Où, alors ? — Dans la salle du Trésor de Ryoval. — Quoi ? — Tout ça… (Miles désigna les congélateurs du pouce)… c’est la collection de tissus organiques du baron. Elle date de plus de cent ans. Tu te rends compte ? C’est inestimable ! Tous les échantillons uniques de mutants bizarroïdes qu’il a achetés, empruntés ou volés depuis presque trois quarts de siècle sont rangés ici, dans l’attente d’être décongelés et mis en culture pour reproduire de malheureux esclaves. C’est le sanctuaire de tous ses démentiels tripotages biologiques de l’Homme. Se relevant d’un bond, il alla étudier les panneaux de commande. Son cœur battait la chamade, il respirait bruyamment, riant en silence, pris de vertige. — Bon sang ! Oh, c’est pas vrai… Il se tut, déglutit. Était-ce faisable ? Les trois congélateurs étaient sûrement munis d’une alarme, et d’une caméra vidéo. Oui, il y avait bien un système ultrasophistiqué pour ouvrir la porte. Aucune importance, ce n’était pas son intention. Ce qu’il cherchait, c’étaient les appareils de lecture. Si seulement il pouvait trafiquer un seul thermostat… L’engin était-il relié à l’extérieur par ondes radio à plusieurs écrans de surveillance ou à un seul par fibre optique ? Il trouva sur un plan de travail une petite lampe de poche. Il y avait aussi des légions de casiers pleins d’instruments et de fournitures divers. Éberluée, Taura l’observa qui courait de-ci de-là pour en dresser l’inventaire. Les informations sortant du congélateur étaient effectivement transmises par ondes radio. Mais les entrées ? Il y avait peut-être moyen de les manipuler ? Sans bruit, il dévissa un couvercle de plastique noir. La fibre optique sortait bien du mur, transportant le flux continu d’informations provenant de l’intérieur du congélateur. Elle était connectée par une fiche standard à la boîte noire un peu plus complexe du système d’alarme de la porte. Au cours de son inventaire, Miles avait repéré un tiroir rempli de toutes sortes de fibres optiques munies de fiches diverses… Il extirpa les fibres dont il avait besoin de ce paquet de spaghettis, écartant celles dont les fiches manquaient. Il y avait aussi trois enregistreurs optiques. Un seul fonctionnait. Rapidement, il forma une tresse des fibres optiques, déconnecta et connecta. Et voilà. Le congélateur parlait maintenant à deux boîtes de contrôle. Il brancha la fiche de la boîte noire sur l’enregistreur. Il n’avait pas d’autre solution que de risquer cette brève coupure. Si quelqu’un la remarquait, de toute façon, ce serait pour constater que tout était aussitôt rentré dans l’ordre. Sans bouger, sa lampe de poche éteinte, il attendit pendant plusieurs minutes que l’enregistreur dessine une jolie courbe de données qui se répéterait sans fin. Silencieuse, Taura attendait avec la patience d’un prédateur. Un tour de passe-passe… et l’enregistreur communiquait désormais avec les trois boîtes de contrôle. Les fibres d’origine pendaient dans le vide. Est-ce que cette petite ruse réussirait ? Aucune alarme ne retentit, aucun bataillon de gardes ne débarqua avec fracas dans la salle… — Taura, viens ici. Elle se posta à son côté, déconcertée. — As-tu déjà rencontré le baron Ryoval ? — Oui, une fois… quand il est venu m’acheter. — Tu l’as trouvé sympathique ? — Sympathique ? répéta-t-elle, ulcérée. Tu te fous de moi ? — Ouais, moi non plus, ce type ne me plaît pas des masses. Ça te dirait de lui arracher les tripes si tu en avais l’occasion ? Taura montra ses griffes. — Pour sûr ! — À la bonne heure ! (Il eut un sourire enjoué.) Je vais te donner ta première leçon de tactique. (Il pointa le doigt.) Tu vois ce thermostat ? La température dans ces congélateurs peut être montée à deux cents degrés afin de les stériliser par la chaleur, lors de leur nettoyage. Donne-moi ton doigt. Un seul. Doucement. Plus doucement que ça. (Il guida sa main.) La plus faible pression possible que tu peux exercer sur la touche, voilà… La suivante, maintenant. (Il l’entraîna devant l’autre congélateur.) Et la troisième. Miles n’en croyait toujours pas ses veux. — C’était la leçon, ajouta-t-il dans un souffle. Le tout n’est pas de savoir quelle force déployer mais où l’appliquer. Il résista à l’envie de signer son forfait en gribouillant sur la porte de l’un des congélateurs un slogan du genre « Le Nain a encore frappé ». Plus le baron, aveuglé par sa rage meurtrière, mettrait de temps à découvrir le coupable, mieux cela vaudrait. Il faudrait plusieurs heures pour que la masse cellulaire passe de la température de l’azote liquide à celle d’un steak bien cuit. Si personne n’entrait avant l’équipe du matin, la destruction serait totale. Miles regarda l’heure à la pendule digitale. Mon Dieu, il était resté un temps fou dans cette cave. Ce n’était pas du temps perdu mais n’empêche… — Maintenant, dit-il à Taura, toujours en train de méditer sa leçon, nous devons sortir d’ici. Pour de bon, cette fois. Sinon la leçon de tactique suivante serait : « Ne coupe pas la branche sur laquelle tu es assise. » Étudiant plus attentivement le mécanisme de verrouillage de la porte, ainsi que le reste, dans le couloir – en particulier les capteurs soniques qui avaient l’air d’être équipés d’un tir laser automatique –, Miles fut à deux doigts de remonter la température des trois congélateurs. Ses coupe-alarmes dendarii restés dans la salle de surveillance auraient tout juste suffi pour déconnecter les circuits complexes du boîtier de commande. Mais, évidemment, pas question de récupérer ses outils sans outils… Charmant paradoxe. Miles n’aurait pas été surpris de découvrir que le baron Ryoval avait réservé le système d’alarme le plus sophistiqué qui fût pour cette seule et unique porte. En tout cas, avec ce système, ils étaient bel et bien pris au piège. Pis encore que dans les fondations. Miles fit encore une fois le tour du labo avec sa lampe de poche pour inspecter le contenu des tiroirs. Il ne dénicha aucune clé informatique, mais une grande paire de cisailles rudimentaires dans un tiroir plein d’anneaux et de clamps. De fil en aiguille, il repensa à la grille sur laquelle il s’était cassé le nez dans le premier conduit. Ce labo n’aurait donc été qu’un espoir illusoire sur le chemin de la liberté. — Il n’y a aucune honte à effectuer un repli stratégique pour gagner une meilleure position, chuchota-t-il à Taura qui se cabrait à l’idée de redescendre par la colonne obscure. Ici, c’est un cul-de-sac. Au doute qu’il lut dans ses yeux, Miles se sentit singulièrement désarmé. Il en eut le cœur gros. Tu n’as toujours pas confiance en moi, hein ? Tu as dû en connaître, des trahisons, pour être aussi méfiante… — Accroche-toi, fillette, marmonna-t-il entre ses dents tout en se propulsant dans la colonne, on a encore du chemin à faire, tous les deux. Taura le suivit, rescellant le panneau coulissant derrière eux. Grâce à la lampe de poche qu’il avait subtilisée, la descente fut un peu moins dangereuse que leur ascension vers l’inconnu. Ne trouvant aucune autre issue, ils furent bientôt de retour à la case départ. Miles vérifia les conséquences de la fuite d’eau cependant que Taura se désaltérait de nouveau. L’eau s’écoulait en petites rigoles graisseuses. Aucune chance que le niveau monte suffisamment pour présenter une nouvelle utilité stratégique, quoiqu’il restât toujours le vague espoir que cet écoulement accélère un peu l’érosion du sous-sol. Taura souleva de nouveau Miles dans le premier conduit. — Souhaite-moi bonne chance, dit-il d’une voix étouffée par l’étroitesse du passage. — Adieu, fit-elle d’un ton neutre. Impossible de distinguer l’expression de son visage. — Au revoir, rectifia-t-il. Quelques vigoureuses torsions plus tard, il se retrouvait devant la grille. Elle donnait sur une salle obscure pleine de bazar, qui faisait partie de la cave proprement dite. Déserte et silencieuse. Il eut peur que le bruit de ses coups de cisaille sur le métal n’attirât toutes les forces de sécurité de Ryoval mais aucun garde n’apparut. Soudain il se figea. Un grattement… à deux pas de lui. Il dirigea sa lampe vers la branche latérale d’où venait le bruit. Deux yeux rougeoyaient dans le noir. Le rat était maous. Il caressa une seconde l’idée de l’assommer pour le rapporter à Taura mais se ravisa. Une fois de retour sur l’Ariel, il lui offrirait une énorme entrecôte. Deux entrecôtes. Le rat sauva sa peau en détalant. La grille céda enfin. Miles se glissa en se tortillant dans la réserve. Quelle heure était-il, au fait ? Tard, très tard. La réserve donnait sur un corridor. Tout au bout, une trappe brillait d’un sombre éclat dans le sol. L’espoir lui gonfla le cœur. Une fois qu’il aurait récupéré Taura, il ne lui resterait plus qu’à trouver un véhicule. Cette trappe, comme la première, s’actionnait manuellement. Pas d’alarme électronique compliquée à couper. Toutefois, elle se scellait automatiquement quand on la remettait en place. Il la coinça avec ses cisailles avant de redescendre. Puis il fouilla les ténèbres d’un mouvement circulaire de sa lampe. — Taura ! souffla-t-il. Où es-tu ? Pas de réponse. Aucun scintillement d’or dans la forêt de piliers. Miles n’osa pas crier. Il redescendit à toute allure et s’élança au pas de course à sa recherche, le froid glacial de la roche transperçant ses chaussettes. Il la découvrit assise au pied d’un pilier, la tête posée sur ses genoux. Pensive. Triste. Sa face de loup se lisait à livre ouvert. — Il est temps de nous mettre en route, soldat, annonça Miles. Elle releva la tête. — Tu es revenu ? ! — Évidemment. Qu’est-ce que tu t’imaginais ? Tu es ma recrue, non ? Elle se frotta le visage du revers de la patte – de la main… – et se releva. — Je suppose, oui. Sa grande bouche ébaucha un sourire. L’effet était des plus saisissants. — J’ai réussi à ouvrir une trappe. On va essayer de sortir du bâtiment principal pour regagner les entrepôts. J’ai repéré en arrivant plusieurs véhicules garés dans ce secteur. Qu’est-ce qu’un petit larcin après… Dans un soudain grincement, la rampe d’entrée des véhicules, située en bas des fondations sur leur droite, se mit à basculer. Une bouffée d’air froid et sec s’engouffra dans les ténèbres et un mince pinceau de lumière bleuit les ombres. Éblouis, ils mirent une main en visière. Dans cette lumière voilée qui les aveuglait par suite de leur long séjour dans le noir se profilèrent une demi-douzaine de silhouettes toutes de rouge vêtues. Elles avancèrent au pas de charge, l’arme au poing. Taura serra de toutes ses forces la main de Miles. Cours ! faillit-il crier mais il se mordit les lèvres. Impossible d’esquiver une charge de brise-nerfs, arme qu’au moins deux des gardes pointaient sur eux. La respiration de Miles se fit sifflante. Il était trop furieux pour jurer. Si près du but… Moglia, le chef de la Sécurité, se détacha du groupe d’un pas nonchalant. — Alors ça !… Toujours entier, Naismith ? fit-il d’un ton désagréablement narquois. Neuf a enfin compris qu’il était temps de coopérer, hein, Neuf ? Miles lui serra très fort la main, espérant qu’elle comprendrait le message. Attends. Taura redressa le menton. — Je crois, oui, répondit-elle froidement. — Pas trop tôt. Si tu es gentille, on t’emmènera en haut. Tu auras même droit à un petit déjeuner. Bien, signala la main de Miles. Elle ne bougea pas, attentive à ses instructions. Moglia poussa Miles du bout de sa matraque. — Il est temps de partir, le nabot. Tes amis ont versé la rançon. J’en suis pas encore revenu. Miles était surpris, lui aussi. Il s’avança vers la sortie en tenant toujours Taura par la main. Il évitait de la regarder, faisait tout son possible pour ne pas laisser remarquer leur… association. Il ne la relâcha qu’une fois la cadence lancée. Parvenus en haut de la rampe, ils émergèrent sur une petite piste d’atterrissage circulaire au tarmac scintillant de givre. Un spectacle des plus surprenants les attendait. — Bonté divine ! souffla Miles. Bel Thorne et l’un de leurs mercenaires tapaient des pieds, mal à l’aise. Tous deux étaient armés d’un neutraliseur. À priori, ils n’étaient pas prisonniers. Une demi-douzaine de gardes appartenant à la Maison Fell les entouraient, l’arme au poing. Un camion flottant portant les armoiries de Fell était parqué à la frange du macadam. Et Nicol, la quaddie, enveloppée d’un manteau de fourrure pour se protéger du froid glacial, planait dans son fauteuil juste dans la ligne de tir d’un malabar engoncé lui aussi dans l’uniforme vert de Fell. Le soleil émergeant dans le lointain au-dessus de la crête noire des montagnes baignait la scène d’une lumière dorée. — Est-ce cet homme-là que vous réclamez ? s’enquit le capitaine auprès de Thorne. — C’est lui. (Un mélange de soulagement et de désarroi se peignait sur le visage livide de Thorne.) Ça va, amiral ? questionna-t-il d’un ton pressant. (Avisant l’immense compagnon de Miles, ses yeux s’écarquillèrent.) Nom de Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? ! — Ça, c’est la recrue stagiaire Taura, répondit Miles d’un ton ferme. Il espérait que, primo, Thorne déchiffrerait les multiples sens contenus dans sa réponse et, secundo, que les gardes de Ryoval n’y verraient que du feu. Thorne prit un air interloqué. Miles s’était donc fait en partie comprendre. Moglia, quant à lui, semblait soupçonneux mais perplexe. De toute façon, il était évident qu’il avait une envie urgente de se débarrasser de cet emmerdeur de pseudo-amiral… Il se tourna vers le capitaine, tandis que Miles s’approchait de Thorne. — C’est quoi, ce foutoir ? demanda Miles à voix basse. Un garde de Ryoval, du canon de son brise-nerfs, le dissuada d’aller plus loin. Moglia et le capitaine de Fell, joue contre joue, échangeaient des données électroniques sur une plaquette de rapport. À l’évidence, des renseignements officiels. — Quand nous t’avons perdu cette nuit, j’ai été pris de panique, murmura Thorne. Comme un assaut frontal était hors de question, j’ai appelé le baron Fell à la rescousse. Mais l’aide que j’ai reçue n’a pas été tout à fait celle que j’escomptais. Fell et Ryoval se sont mis d’accord pour échanger Nicol contre toi. Je ne l’ai appris qu’il y a une heure, je te le jure ! se défendit-il devant le regard furibard que la quaddie lui décocha. — Je vois. (Temps de silence.) Est-il prévu de lui rembourser son dollar ? — Amiral, répondit Thorne d’une voix anxieuse, on n’avait aucune idée de ce qu’ils avaient fait de toi. On s’attendait que Ryoval nous transmette les holoprojections des tortures ingénieuses que tu subissais. Selon le précepte du commodore Tung : « En terrain assiégé, usez de subterfuges. » Miles reconnut l’un des aphorismes de Sun Tzu qu’aimait à répéter Tung. Lorsqu’il était de mauvais poil, Tung citait ce grand général – mort quatre mille ans plus tôt – dans sa langue maternelle, le chinois. Si c’était un bon jour, ils avaient droit à la traduction. D’un regard circulaire, Miles évalua le nombre des armes, des hommes et du matériel. La majorité des gardes en vert étaient armés de neutraliseurs. Treize contre… Trois ? Quatre ? Il lança un coup d’œil à Nicol. Cinq, peut-être ? « En situation désespérée, battez-vous », conseillait Sun Tzu. Y avait-il situation plus désespérée que celle-ci ? — Et qu’avons-nous proposé au baron Fell en échange de cette extraordinaire charité ? Ne me dis pas qu’il agit par pure bonté d’âme ? Thorne soupira, exaspéré. — Je lui ai promis que tu lui parlerais du traitement de jouvence betan. — Bel… Thorne haussa les épaules d’un air malheureux. — Une fois que nous l’aurions récupéré, nous aurions inventé quelque chose. Mais l’idée qu’il proposerait Nicol à Ryoval ne m’a pas effleuré une seconde. Je le jure ! Au loin, Miles vit l’aérotrain se glisser entre les collines. Les équipes matinales de bio-ingénieurs, de gardiens et d’employés de bureau allaient bientôt arriver. Miles jeta un rapide coup d’œil au bâtiment blanc derrière lui et imagina la scène qui allait se produire dans le labo du troisième. Les gardes désactiveraient les alarmes pour laisser passer le personnel ; le premier à entrer humerait l’odeur, froncerait le nez et s’exclamerait d’un ton plaintif : « Mais qu’est-ce qui schlingue comme ça, ici ? » — Le médic Vaughn est-il rentré à bord de l’Ariel ? s’enquit Miles. — Il y a une heure. — Bon… Il s’avère que nous n’aurons pas besoin de charcuter son mollet, finalement, dit Miles en désignant Taura. Il fera partie du lot. Thorne baissa encore plus la voix : — Parce que ce monstre vient avec nous ? — Parfaitement. Vaughn ne nous a pas tout expliqué. Loin s’en faut. Je te raconterai plus tard, ajouta Miles alors que les deux gradés se séparaient. (Moglia s’avança vers Miles en faisant tournoyer sa matraque d’un air détaché.) Ceci dit, nous ne sommes pas en terrain assiégé mais désespéré. Nicol, je tiens à ce que vous le sachiez, les Dendarii ne remboursent pas. La quaddie fronça les sourcils sans comprendre. Les yeux de Thorne s’écarquillerent, tandis qu’il évaluait leurs chances. Treize contre trois. Plutôt mince… — Tu crois… ? dit Thorne d’une voix étranglée. Un discret signal de Miles mit le mercenaire en état d’alerte. — Vraiment désespéré, répéta-t-il. (Il inspira à fond.) Maintenant, Taura ! À l’attaque ! Miles se lança sur Moglia, moins dans l’espoir de lui arracher sa matraque que d’en faire un écran entre lui-même et ses sbires armés de brise-nerfs. Le Dendarii, qui avait suivi la manœuvre avec une attention aiguë, neutralisa l’un des deux gardes aux brise-nerfs et, d’un roulé-boulé, esquiva la riposte du deuxième. Thorne abattit ce dernier et bondit de côté. Les deux gardes en rouge, qui menaçaient l’hermaphrodite détalant à toute allure, furent brusquement soulevés par la peau du cou. Taura cogna leurs têtes l’une contre l’autre. Pas du tout professionnel mais très efficace. À quatre pattes, ils cherchèrent leurs armes à tâtons. Ne sachant trop sur qui tirer, les hommes de Fell hésitaient encore quand Nicol, son visage d’ange illuminé, s’élança vers les cieux dans son fauteuil flottant et le laissa retomber droit sur la tête de son garde distrait par la bagarre. Le type s’effondra comme une masse. Puis elle fit dévier son fauteuil pour esquiver une charge de neutraliseur et s’élança de nouveau à la verticale. Taura souleva un rouge et le balança sur un vert. Ils s’écroulèrent tous les deux, corps mêlés. Le mercenaire plaqua un vert devant lui pour se protéger. Le capitaine de Fell n’hésita pas à les neutraliser tous les deux, une tactique sensée du fait de leur supériorité en nombre. Moglia enfonça sa matraque sur la trachée de Miles tout en réclamant des renforts dans sa com. Un vert poussa un long glapissement. Taura, après lui avoir démis une épaule, le jeta sur celui qui la menaçait de son neutraliseur. Des points multicolores dansèrent devant les yeux de Miles. Le capitaine de Fell, estimant que le plus grand danger venait de Taura, oublia Thorne, tandis que Nicol lançait son fauteuil flottant contre le dos du dernier vert encore debout. — Le camion flottant ! cria Miles d’une voix enrouée. Prends le camion ! Thorne jeta un regard désespéré à Miles et fonça vers le camion. Miles se débattait comme une anguille lorsque Moglia, sortant soudain de sa botte une lame fine et acérée, la lui pointa sur la gorge. — On ne bouge plus ! aboya Moglia. Voilà qui est mieux… Il redressa le buste dans le brusque silence, conscient d’avoir fait basculer in extremis la situation en leur faveur. Thorne se figea, une main sur le pad d’ouverture de la portière du camion flottant. Deux hommes se tordaient sur le macadam en gémissant. — Maintenant écartez-vous de… blurp ! Taura susurra à l’oreille de Moglia dans un suave grognement : — Laissez tomber votre couteau, ou je vous lacère la gorge à mains nues. La tête immobilisée par la lame, Miles roula des yeux dans l’espoir d’apercevoir ce qui se passait. — Je le tuerai avant que tu me tues, rétorqua Moglia d’une voix grinçante. — Le petit homme est à moi, riposta Taura. C’est vous-même qui me l’avez donné. Il est revenu me chercher. Egratignez-le, et je vous arrache la tête avant de boire votre sang jusqu’à la dernière goutte. Miles vit les pieds de Moglia quitter le sol. Le surin cliqueta sur le macadam. Miles fila en titubant. Taura tenait Moglia par le col, ses griffes plantées en profondeur. — J’ai toujours eu l’intention de lui arracher la tête, grogna-t-elle d’un ton hargneux, le souvenir des tortures subies brillant d’un éclat mauvais dans ses yeux. — Laisse-le, hoqueta Miles. Crois-moi, dans quelques heures, il va subir la vengeance la plus raffinée qu’on puisse imaginer pour lui. Thorne revint au galop pour neutraliser le chef de la sécurité, aidé par Taura qui le brandissait par la peau du cou comme un chat mouillé. Miles fit signe à Taura de ramasser le Dendarii dans le coma. Lui-même gagna l’arrière du camion flottant afin d’ouvrir les portières pour Nicol, qui y fit glisser hâtivement son fauteuil. Ils s’engouffrèrent dans le véhicule, fermèrent les portières, et, Thorne aux commandes, décollèrent aussitôt. Une sirène retentit quelque part dans les établissements Ryoval. — Une com, une com ! balbutiait Miles qui emprunta la ligne de son mercenaire dans le coaltar. Bel, notre navette, où est-elle posée ? — Dans un petit port commercial, juste aux abords de la ville de Ryoval, à une quarantaine de kilomètres d’ici. — Des hommes sont restés pour la piloter ? — Anderson et Nout. — Quel est leur canal brouillé ? — Le vingt-trois. Miles s’installa à côté de Thorne et ouvrit le canal. Il s’écoula une petite éternité, trente ou quarante bonnes secondes, avant que le sergent Laureen Anderson ne répondît, cependant que le camion filait au-dessus de la cime des arbres, puis de la première chaîne montagneuse. — Laureen, décolle. Un ramassage d’urgence. Grouille ! Nous filons dans un camion flottant de la Maison Fell en direction… Miles plaqua sa com sous le nez de Thorne. — Nord par rapport aux labos de Ryoval, récita Thorne. À environ deux cent soixante kilomètres-heure, la vitesse maximale de cette vieille guimbarde. — Dirige-toi droit sur notre alarme, ordonna Miles qui enclencha le signal d’alerte de son bracelet-com. N’attends pas l’autorisation de décollage de la tour de contrôle du port de Ryoval. Jamais on ne te la donnera. Et dis à Nout de commuter ma ligne sur l’Ariel. — Compris, amiral, fit la petite voix enjouée d’Anderson sur la com. Des grésillements et encore quelques secondes exaspérantes d’attente. Puis une voix excitée : — Ici, Murka. Je croyais que vous deviez ressortir hier soir juste après nous ! Tout va bien, amiral ? — Pour l’instant, oui. Vaughn est-il à bord ? — Oui, amiral. — Parfait. Ne le laissez pas redescendre. Dites-lui que j’ai son foutu échantillon. — Vraiment ? Mais comment… — Peu importe. Rappelez toutes les troupes à bord et regagnez une orbite libre. Prévoyez d’effectuer en vol la jonction avec la navette et demandez au pilote de calculer une trajectoire pour le point de sortie d’Es-cobar à la vitesse maximale dès que nous serons arrimés. N’attendez pas l’autorisation de décollage. — Mais nous sommes encore en train de charger… — Abandonnez toute la marchandise encore à quai. — Seriez-vous dans la merde, amiral ? — Jusqu’au cou, Murka. — Entendu, amiral. Murka, terminé. — Je croyais que nous étions censés nous faire tout petits sur l’Ensemble de Jackson ? ironisa Thorne. N’est-ce pas un peu fracassant ? — La situation a changé. Après ce que nous avons fait cette nuit, il n’y aura aucune négociation avec Ryoval, ni pour Nicol ni pour Taura. J’ai frappé un grand coup pour rétablir ici la vérité et la justice. Je risque de le regretter bientôt. Je te raconterai plus tard. Au fait, tu as vraiment envie de me voir expliquer au baron Fell la vérité sur le révolutionnaire traitement de jouvence betan ? — Oh ! (Les yeux de Thorne qui se concentrait sur la conduite du camion se mirent à étinceler.) Je suis prêt à payer un max pour voir ça, amiral. — Désolé, mais tu n’en auras pas l’occasion. C’est toujours ça d’économisé. (Miles entreprit de lire les données sur le tableau de bord rudimentaire du camion flottant.) Dis donc, tu as vu comment Taura a éliminé sept de ces gorilles ? (Miles pouffa de rire à ce souvenir.) Qu’est-ce qu’elle donnera après un bon entraînement ! Thorne jeta un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule. Nicol était tassée au fond de son fauteuil flottant et Taura recroquevillée à l’arrière avec le mercenaire toujours inconscient. — J’étais trop occupé pour compter les points, dit-il. Miles s’extirpa de son siège et alla vérifier l’état de leur précieuse cargaison. — Nicol, vous avez été formidable. Vous vous êtes battue comme un faucon. Il faudra peut-être que je vous fasse un décompte sur votre dollar. Nicol était encore essoufflée, ses joues d’ivoire enflammées. D’une de ses mains, elle écarta une mèche de ses yeux pétillants. — J’ai bien peur d’avoir cassé mon tympanon. (Elle caressa le grand étui fixé au dossier de son fauteuil.) Mais j’avais tellement plus peur qu’ils ne démolissent Thorne… Taura, adossée à la paroi du camion, était livide. Miles s’agenouilla à son côté. — Taura, ma puce, tu te sens bien ? Il prit doucement une main griffue pour vérifier son pouls. Il battait très vite. À ce geste tendre, Nicol lui décocha un étrange regard. Elle avait installé son fauteuil le plus loin possible de Taura. — Faim, hoqueta Taura. — Encore ? Mais bien sûr, c’est normal après une telle dépense d’énergie ! Quelqu’un a-t-il une tablette de ration ? Il dénicha une tablette à peine entamée dans la poche du mercenaire, et la regarda l’engloutir avec un sourire attendri auquel, la bouche pleine, elle répondit du mieux possible. Plus jamais de rats pour toi après tout ça, promit Miles en son for intérieur. Trois entrecôtes quand nous serons à bord de l’Ariel, et en dessert, deux gâteaux au chocolat… Le camion flottant se mit à tressauter. Taura, reprenant un peu de couleurs, étendit les jambes pour coincer le fauteuil de Nicol contre la paroi afin de l’empêcher de cahoter dans tous les sens. — Merci, dit Nicol, méfiante. Taura répondit par un signe de tête. — On a de la compagnie, annonça Thorne par-dessus son épaule. Miles retourna aussitôt à l’avant. Deux aérocars les avaient pris en chasse. La Sécurité de Ryoval. Des engins certainement mieux armés qu’un véhicule ordinaire de la police civile. En effet. Thorne fit une brusque embardée pour éviter le feu d’un arc à plasma qui laissa des zébrures vertes étincelantes sur les rétines de Miles. Quasi militaires et sacrément nerveux, leurs poursuivants. — Ce camion est à Fell, nous devons avoir ce qu’il faut pour riposter. Mais rien sur le tableau de bord ne ressemblait à une commande de tir. Un whoup ! un hurlement de Nicol, et le camion flottant tangua méchamment jusqu’à ce que Thorne réussît à le redresser. Et soudain, un rugissement d’air suivi de violentes trépidations. Miles se dévissa le cou. Un angle du toit avait été soufflé. La porte arrière ne tenait plus que d’un côté, l’autre pendait dans le vide. Taura retenait toujours le fauteuil flottant. Nicol se cramponnait maintenant à ses chevilles par ses deux mains supérieures. — Bon sang ! s’exclama Thorne. Pas de blindage ! — Mais qu’est-ce qu’ils croyaient, ces andouilles ? Que ce serait une mission pacifique ? (Miles consulta son bracelet-com.) Laureen, toujours en route ? — J’arrive, amiral. — Écoute, si tu as jamais eu envie de voir ce que cet engin a réellement dans le ventre, c’est le moment ou jamais. Cette fois, personne ne te reprochera de malmener le matos. — Merci, amiral, répondit-elle d’un ton enjoué. Ils perdaient à la fois de la vitesse et de l’altitude. — Accrochez-vous ! hurla Thorne. Il inversa brusquement la poussée. Leurs assaillants les dépassèrent, mais entreprirent aussitôt de faire demi-tour. Thorne accéléra de nouveau. Un deuxième hurlement retentit à l’arrière quand les passagers dérivèrent vers l’ouverture béante de la porte. Les neutraliseurs manuels dendarii ne leur servaient plus à rien. Miles crapahuta de nouveau dans le fond du camion à la recherche d’un compartiment à bagages, d’un râtelier d’armes, de quelque chose. Il était impossible que les gens de Fell comptent uniquement sur la redoutable renommée de leur Maison pour se défendre. Les bancs capitonnés alignés de chaque côté des compartiments marchandises faisaient également office de vide-poches. L’un d’eux contenait des effets personnels. L’idée d’étrangler un ennemi avec un pantalon de pyjama ou de lancer des sous-vêtements dans les entrées d’air des propulseurs traversa l’esprit de Miles. Les autres étaient ou vides, ou verrouillés. Le camion flottant oscilla dangereusement sous l’impact d’une nouvelle charge meurtrière dont le souffle arracha encore une partie du toit. Miles se cramponna à Taura. Le camion tombait comme une pierre. Miles eut l’impression que son estomac – tout son corps en fait – était projeté vers le toit. Ils furent tous écrasés contre le plancher quand Thorne redressa l’engin. Le camion trépidait, brinquebalait, tanguait de plus belle. Taura, le mercenaire inconscient, Nicol dans son fauteuil furent tous catapultés vers l’arrière : le camion était entré dans le décor, planté en diagonale dans un taillis de fourrés noircis par le gel. Thorne, le visage ruisselant de sang, se précipita à quatre pattes à l’arrière en criant : « Sortez, sortez tous ! » Miles se dressa sur la pointe des pieds pour atteindre l’ouverture dans le toit, mais retira vivement sa main au contact brûlant du métal et du plastique déchiquetés. Taura passa la tête par le trou, puis s’accroupit pour hisser Miles à travers. Une fois dehors, Miles examina les lieux. Ils avaient atterri dans une vallée étroite et déserte, envahie par la végétation autochtone, et coincée entre deux versants abrupts. Grossissant à vue d’œil, les deux aérocars s’engagèrent à fond dans la gorge et ralentirent. Avaient-ils l’intention de les recapturer ou d’ajuster leur tir ? La navette de combat de l’Ariel rugit au-dessus des montagnes et s’abattit dans la vallée tel le poing de Dieu, semant la panique parmi les aérocars. L’un vira et prit la fuite, l’autre fut écrasé au sol, non par un tir à plasma mais par la gifle du faisceau tracteur. Pas le moindre petit filet de fumée ne signala l’endroit où il était tombé. La navette se posa à côté du camion dans un assourdissant craquement de broussailles écrasées. Sa rampe se déroula en une sorte de lent salut réglementaire. — On met les bouts, marmonna Miles. Il passa le bras blessé de Thorne sur ses épaules, Taura souleva comme un vulgaire paquet le mercenaire inerte, le fauteuil cabossé de Nicol s’éleva par saccades dans les airs, et la petite troupe ébranlée rejoignit en chancelant ceux qui l’avaient sauvée. De légers bruits de protestation fusèrent du vaisseau quand Miles sortit du sas de la navette dans le corridor d’écoutille. Le champ de gravitation artificiel qui n’était pas tout à fait synchronisé avec les moteurs poussés à fond lui barbouilla l’estomac. Ils étaient en route, s’arrachant déjà de l’orbite. Miles grillait d’impatience de gagner les Navs et Coms, bien que jusque-là Murka s’en fût sorti comme un as. Anderson et Nout remirent le mercenaire entre les mains du médic qui les attendait avec une palette flottante. Thorne, dont le front s’ornait d’un sommaire pansement adhésif, demanda à Nicol de les suivre dans son fauteuil flottant endommagé et s’éclipsa vers les Navs et Coms. Miles se tourna enfin pour faire face au Dr Canaba. Celui-ci se profilait dans la coursive, son visage tanné tendu à l’extrême. — Vous, espèce de… commença Miles d’une voix vibrante de colère. Canaba recula involontairement. Miles brûlait d’envie de le clouer au mur. Il dut se contenter de le fusiller du regard. — Espèce d’ordure ! Vous vous êtes bien foutu de moi ! Me charger d’assassiner une jeune fille de seize ans ! Canaba leva les mains en signe de protestation. — Vous ne comprenez pas… Taura, qui sortait du sas, ouvrit des yeux comme des soucoupes. Ceux de Canaba faillirent sortir de leurs orbites. — Ça alors ! Docteur Canaba ! Mais qu’est-ce que vous faites ici ? Miles pointa le doigt sur Canaba. — Restez ! ordonna-t-il. (Jugulant sa colère, il se tourna vers le pilote de la navette.) Laureen ? — Amiral ? Miles prit Taura par la main et la conduisit auprès du sergent Anderson. — Laureen, je veux que tu te charges de notre recrue stagiaire Taura et que tu lui donnes un copieux repas. Tout ce qu’elle peut manger. Et quand je dis tout, c’est tout. Ensuite, prépare-lui un bain, donne-lui un uniforme et apprends-lui à s’orienter dans le vaisseau. Laureen soupesa l’immense Taura d’un œil circonspect. — Euh… entendu, amiral. — Taura en a vu de toutes les couleurs, se sentit-il obligé d’expliquer. (Après un temps de silence, il ajouta :) Qu’on soit fiers d’elle. C’est important. — Bien, amiral, répondit Laureen d’un ton ferme. Elle s’éloigna, suivie de Taura qui jeta un coup d’œil inquiet à Miles et à Canaba par-dessus son épaule. — Je ne pouvais pas la laisser entre les mains de Ryoval, expliqua Canaba, au comble de l’agitation. Pour en faire une victime ou, pis encore, un agent de ses dépravations commerciales… — N’avez-vous jamais songé à nous demander de la sauver ? — Mais, protesta Canaba, troublé, pourquoi l’auriez-vous fait ? Ce n’est pas inscrit dans votre contrat… Un mercenaire… — Docteur, vous vivez sur l’Ensemble de Jackson depuis bien trop longtemps. — Ça, je le sais depuis le jour où je me suis mis à vomir tous les matins avant de me rendre à mon travail. (Canaba se drapa dans sa dignité.) Mais, amiral, vous ne comprenez pas. (Il jeta un coup d’œil à la coursive dans la direction où Taura était partie.) Il m’était impossible de la laisser entre les mains de Ryoval. D’un autre côté, il était exclu que je l’amène sur Barrayar. On tue les mutants, là-bas ! — Euh… On tente maintenant de corriger ces préjugés. Du moins, c’est ce que j’ai cru comprendre. Mais vous avez raison. Barrayar n’est pas un endroit pour elle. — Comme vous veniez, j’avais espéré ne pas être obligé de le faire moi-même, de la tuer de mes propres mains. Ce n’aurait pas été une tâche facile. Je la connais depuis… trop longtemps. Mais l’abandonner sur Jackson aurait été la plus abjecte des condamnations… — C’est tout à fait exact. Ma foi, elle en est partie maintenant. Vous aussi. Si nous pouvions en rester là… Miles brûlait d’impatience de se rendre dans les Navs et Coms pour savoir ce qui se passait. Ryoval avait-il lancé des poursuites ? Fell ? La station spatiale gardant le lointain couloir de Jackson avait-elle reçu l’ordre de leur bloquer la route ? — Je ne voulais pas l’abandonner, continuait Canaba, mais je ne pouvais pas non plus l’emmener ! — Heureusement ! Vous n’êtes absolument pas qualifié pour vous charger d’elle. Je vais vivement l’inciter à s’enrôler dans la flotte des Mercenaires libres Dendarii. Tout indique que c’est sa destinée génétique. À moins que vous ne connaissiez quelque contre-indication ? — Mais elle va mourir ! Miles resta interloqué. — Pas vous ? Pas moi ? dit-il doucement au bout d’un moment. (Et, d’une voix plus forte :) Pourquoi ? Dans combien de temps ? — Pourquoi ? Mais à cause de son métabolisme. Une autre erreur, ou accumulation d’erreurs. Quand, je ne sais pas exactement. Elle peut tenir encore un, deux, ou cinq ans. Voire dix. — Voire quinze. — Voire quinze, bien que ce soit improbable. Mais de toute façon, bientôt. — Et vous vouliez encore abréger ses jours ? Pourquoi ? — Pour l’épargner. L’affaiblissement final est rapide mais très douloureux. J’ai vu ce qu’ont subi les autres… prototypes. Les femelles sont plus complexes que les mâles, je ne sais pas pourquoi… Mais c’est une mort atroce. Surtout si elle avait dû finir comme esclave de Ryoval. — Je ne me souviens pas d’avoir assisté à une belle mort, et j’en ai vu de toutes sortes. Quant à notre espérance de vie, je suis en mesure de vous affirmer qu’on risque de tous y passer dans les quinze minutes à venir. Alors, votre délicate miséricorde… — Mais elle était mon projet. Et je dois répondre d’elle… — Non. C’est désormais une femme libre. Et responsable. — Comment pourrait-elle jamais être libre ? Dans ce corps, avec ce métabolisme. Et ce visage… C’est un monstre, il faut vous rendre à l’évidence, amiral. Mieux vaut qu’elle meure en douceur, plutôt que de subir toutes ces souffrances qui l’attendent… — Non, c’est non, rétorqua Miles entre ses dents. Ébranlé, Canaba le fixa, sortant enfin du cercle vicieux sur lequel reposait son raisonnement défaitiste. Oui, c’est ça, docteur, songea Miles. Enlevez vos œillères et regardez-moi bien. — Mais au nom de quoi… prendriez-vous soin d’elle ? s’enquit Canaba. — Elle me touche. Plus que vous, je me permets de vous le préciser. Miles marqua un temps de silence, hanté à l’idée d’avoir à expliquer à Taura qu’elle avait des gènes implantés dans un mollet. Tôt ou tard, il faudrait les extraire. À moins qu’il ne se sentît capable de lui faire croire que la biopsie était une procédure médicale habituelle pour les aspirants dendarii. Non… elle méritait une plus grande honnêteté que cela. Miles en voulait profondément à Canaba d’avoir mis cette fausse note entre lui et Taura, mais d’un autre côté… sans les gènes, serait-il vraiment allé la secourir comme il l’avait laissé entendre par fanfaronnade ? À qui pourrait-il faire croire qu’il aurait mis sa mission en danger par simple bonté d’âme ? Sa colère retomba, cédant la place à cette familière déprime consécutive à chacune de ses missions. Trop tôt, ta mission est loin d’être terminée, se reprit-il sévèrement. — Ne cherchez plus à la préserver de son propre destin, docteur Canaba. C’est trop tard. Laissez-la vivre. Renoncez à elle. L’air sombre, Canaba serrait les lèvres avec orgueil, mais bientôt, il baissa la tête et tendit les mains, paumes ouvertes en signe de reddition. — Appelez l’amiral sur sa com, ordonnait Thorne alors que Miles entrait dans les Navs et Coms. Puis, comme toutes les têtes se tournaient vers lui au chuintement des portes : — Annulez. Excellent minutage, amiral. — Que se passe-t-il ? Miles se jeta dans le fauteuil réglable que Thorne lui avait désigné. L’enseigne Murka mettait en place le bouclier et les systèmes d’armement du vaisseau, tandis que leur pilote, Padget, installé aux commandes, la tête ceinte de son étrange casque hérissé de fils électriques et de tubes chimiques, s’apprêtait à effectuer le saut. Tout son esprit était centré sur l’Ariel. Il semblait avoir carrément fusionné avec le vaisseau. Brave gars. — Le baron Ryoval t’attend sur la com, annonça Thorne. Personnellement. — Je me demande s’il a déjà vérifié les congélateurs. (Miles s’installa devant l’écran vid.) Depuis combien de temps le fais-tu poireauter ? — Moins d’une minute, répondit l’officier des coms. — En ce cas, laissons-le mariner encore un peu. Qu’est-ce qu’il a lancé à notre poursuite ? — Rien, jusqu’à présent, dit Murka. Les sourcils de Miles se levèrent à cette nouvelle inattendue. Il lui fallut un moment pour recouvrer son aplomb. Il regretta de ne pas avoir eu le temps de se décrasser et de passer un uniforme impeccable avant cet entretien, ne serait-ce que pour l’impact psychologique. Il gratta son menton hirsute, passa les mains dans ses cheveux et agita ses orteils humides sur la natte du sol qu’il touchait à peine. Il baissa légèrement son fauteuil et redressa le buste du mieux qu’il put. — Bien, passez-le-moi ! L’arrière-plan assez flou que l’on distinguait derrière le visage qui apparut sur le plateau vid lui rappela quelque chose… Ah ! le centre de surveillance des établissements Ryoval. Le baron était donc revenu, comme promis. Ses traits déformés par une rage noire suggéraient de façon assez explicite la raison de son appel. Miles croisa les mains et afficha son plus innocent sourire. — Bonjour, baron. Que puis-je faire pour vous ? — Crever, petit mutant de merde ! éructa Ryoval. Crever, tu m’entends ? Aucun bunker ne sera assez profond pour toi. Je vais mettre ta tête à prix, avec une prime si élevée que tous les chasseurs de scalps de la galaxie te colleront aux semelles. Tu vas en perdre le sommeil et l’appétit… Je t’aurai… Bien. Le baron avait vu ses congélateurs il n’y avait pas longtemps. Envolée, la mielleuse et méprisante condescendance avec laquelle il l’avait accueilli la première fois. Pourtant la tournure de ses menaces intriguait Miles. Le baron s’attendait, semblait-il, qu’ils s’enfuient de l’espace territorial de Jackson. Il est vrai que la Maison Ryoval ne possédait pas de flotte spatiale, mais pourquoi ne pas avoir loué un dreadnought au baron Fell pour l’attaquer – la tactique que Miles avait prévue et qu’il redoutait le plus ? Ryoval et Fell, ainsi que peut-être Bharaputra, s’associant contre lui au moment où il tentait de mettre les voiles avec leurs trésors. — Vous pouvez encore vous offrir le luxe d’engager des chasseurs de primes ? questionna Miles d’un ton doucereux. Je croyais que vos fonds étaient quelque peu écornés. Mais vous avez toujours vos chirurgiens spécialistes, je présume. Ryoval, le souffle court, essuya les postillons de sa bouche. — Est-ce mon cher petit frère qui vous a mis au parfum ? — Qui ? demanda Miles, sincèrement surpris. — Le baron Fell. — Je… j’ignorais que vous aviez un lien de parenté. Petit frère ? — Vous mentez mal, fit Ryoval d’un ton caustique. Il n’y a que lui qui peut être derrière cette machination. — Allez le lui demander, rétorqua Miles sans réfléchir. La tête lui tournait comme un manège. Cette nouvelle donnée modifiait toutes ses analyses. À quoi servaient les briefings, bon sang ? Pas un mot sur cette connexion. Les renseignements qu’on leur avait fournis portaient exclusivement sur la Maison Bharaputra. Sans doute n’étaient-ils que demi-frère… Mais oui, bien sûr ! Nicol n’avait-elle pas mentionné quelque chose au sujet du « demi-frère de Fell » ? — J’aurai ta tête, fulminait Ryoval. On me la rapportera congelée dans une boîte. Je l’encastrerai dans du plastique et la suspendrai au-dessus de mon… Non, encore mieux. Je double la prime pour celui qui te ramènera vivant. Tu crèveras à petit feu. Tout bien réfléchi, Miles se félicitait que la distance entre eux augmentât à la vitesse de leur accélération. Ryoval s’interrompit et, pris d’un soupçon soudain, fronça les sourcils. — Ou alors, c’est Bharaputra qui t’a engagé… Pour m’empêcher au tout dernier moment de mettre le pied dans son monopole biologique, avant la fusion promise. — Mais pourquoi, demanda Miles d’une voix lente, Bharaputra organiserait-il un complot contre le chef d’une autre Maison ? Avez-vous une preuve de cette conspiration ? Ou… À propos, qui a tué le clone de votre frère ? Les pièces du puzzle prenaient peu à peu leur place, Dieu soit loué. Lui et ses Dendarii avaient déboulé au beau milieu d’une querelle byzantine pour le pouvoir. Nicol avait affirmé que Fell n’avait jamais pu épingler le tueur de sa jeune copie conforme. — Vous connaissez la réponse, riposta Ryoval. Mais lequel des deux vous a engagé ? Fell ou Bharaputra ? Lequel ? Miles comprit tout à coup que Ryoval ignorait totalement le véritable but de leur mission – l’enlèvement du généticien de Bharaputra. Avec l’atmosphère qui régnait entre les Maisons, il allait s’écouler une longue période avant que ces foutus barons ne comparent leurs notes. Loin de lui l’idée de s’en plaindre. Plus ce délai serait long, mieux cela vaudrait. Il commença par réprimer un petit sourire, puis le laissa délibérément éclore. — Mais enfin, est-il si difficile d’y voir là mon propre coup contre le commerce de l’esclavage transgénique ? Un exploit en l’honneur de ma dame ? Cette référence à Taura passa loin au-dessus de la tête de Ryoval. Les ramifications du prétendu complot et la rage qui l’aveuglait dressaient un efficace rempart contre toute rentrée de données. Le baron en faisait une idée fixe, maintenant. À vrai dire, convaincre un homme qui avait passé son temps à conspirer contre ses rivaux que ces derniers conspiraient contre lui devrait être un jeu d’enfant. — Fell ou Bharaputra, nom d’un chien ? répéta Ryoval, écumant. Pensiez-vous maquiller un vol commandité par Bharaputra avec cette destruction gratuite ? Un vol ? Miles réfléchit intensément. Pas celui de Taura, c’était certain… Alors, un échantillon de tissu que Bharaputra avait négocié, peut-être ? Oh, oh ! — N’est-ce pas évident ? fit Miles d’une voix onctueuse. C’est vous-même qui avez fourni le motif à votre frère en l’empêchant de prolonger sa vie. Et vous vouliez tellement profiter de Bharaputra qu’ils ont délibérément introduit leur super-soldat dans votre établissement là où il m’était possible de le rencontrer. Ils se sont même payé le luxe de bousiller votre système de sécurité. Vous êtes tombé tête la première dans notre piège. Le cerveau de ce plan, bien entendu… (Miles lustra ses ongles sur son T-shirt)… c’était moi. Miles jeta un coup d’œil à travers ses cils. Ryoval avait l’air au bord de l’apoplexie. D’une main tremblante, le baron coupa la ligne vidéo d’un geste abrupt. Terminé. Chantonnant en sourdine, Miles quitta la salle pour aller prendre une douche. Miles revint dans les Navs et Coms vêtu d’un uniforme gris et blanc impeccable, le corps enduit de salicylates pour soulager les contusions et les courbatures, et avec un grand bol de café noir brûlant pour garder les yeux ouverts. La sonnerie de la comconsole ne tarda pas à retentir une seconde fois. Au lieu de se répandre en invectives comme son demi-frère, le baron Fell commença par garder le silence sur l’écran vid, et considérer Miles avec gravité. Celui-ci, saisi par son regard, se félicita d’avoir eu le temps de se pomponner. Le baron Fell avait-il enfin remarqué la disparition de sa quaddie ? Ryoval lui avait-il communiqué ses élucubrations paranoïaques ? La Station Fell n’avait encore lancé aucun vaisseau à leur poursuite, mais cela ne saurait tarder. À moins que… Fell avait peut-être l’intention de faire appel aux services du consortium des Maisons qui contrôlait le point de saut de Jackson… Le silence, qui menaçait de s’éterniser, commençait de mettre Miles au supplice. Fell se décida enfin à le rompre : — Amiral Naismith, il semble que, soit par hasard soit à dessein, vous emportiez une chose qui ne vous appartient pas. Des choses, plutôt, se dit Miles. Mais Fell, a priori, ne se référait qu’à Nicol. — Nous avons été obligés de repartir en toute hâte, expliqua-t-il d’un ton d’excuse. — C’est ce qu’on m’a dit. (Fell pencha la tête avec ironie. Il a dû avoir le rapport du commandant d’escadron que nous avons laissé sur le carreau, en déduisit Miles.) Mais vous avez encore le temps de vous tirer d’affaire. Un prix a été fixé pour ma musicienne. Que je la cède à vous ou à Ryoval, du moment qu’on me verse la somme en question, cela ne changera pas grand-chose pour moi. Le capitaine Thorne, qui surveillait les écrans de contrôle de l’Ariel, tressaillit sous le regard de Miles. — Le prix auquel vous vous référez étant, je suppose, le secret du traitement de jouvence betan. — Tout à fait. — Ah… bon. (Miles s’humecta les lèvres.) Baron, cela m’est impossible. Fell tourna la tête. — Commandant, lancez les vaisseaux de chasse… — Attendez ! s’écria Miles. Fell haussa les sourcils. — On change d’avis ? Parfait. — Ce n’est pas que je refuse de vous le révéler, répondit Miles, poussé dans ses retranchements, mais c’est que la vérité ne vous servirait à rien. Ni à personne, en l’occurrence. Pourtant, je reconnais que vous méritez une compensation. J’ai une autre information à négocier d’une valeur plus immédiate. — Ah ? Si la voix de Fell restait neutre, son visage, en revanche, était assombri par la colère. — Vous soupçonnez votre demi-frère Ryoval d’avoir assassiné votre clone, mais vous n’êtes pas en mesure de le prouver ; je me trompe ? Fell parut un tantinet plus intéressé. — Tous mes agents, ainsi que tous ceux de Bharaputra, n’ont jamais pu établir le moindre lien. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. — Cela ne me surprend pas. Pour la bonne raison que ce sont les agents de Bharaputra qui ont accompli ce forfait. C’était plausible, en tout cas. Les yeux de Fell se réduisirent à deux fentes. — Ils auraient tué leur propre produit ? — Je crois que Ryoval a signé un contrat avec la Maison Bharaputra pour vous trahir, s’empressa d’expliquer Miles. Et je crois que ce contrat porte sur la vente de plusieurs échantillons biologiques uniques en possession de Ryoval. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une simple question d’argent. Le traité a été signé au plus haut niveau, c’est clair. J’ignore comment ils envisagent de se partager la Maison Fell après votre mort éventuelle… Peut-être n’ont-ils en fait aucune intention de se la partager. Tout indique qu’ils ont mis sur pied au dernier moment un projet de coopération afin que toutes les industries biologiques de l’Ensemble de Jackson soient concentrées en un seul et grand monopole. Une sorte de fusion. (Miles laissa filer quelques secondes, le temps que cette donnée fit son chemin dans la tête de Fell.) Si je peux me permettre un conseil… Vous auriez tout intérêt à réserver vos forces et vos appuis à des ennemis plus… disons… plus intimes et dangereux que moi. En outre, vous avez notre jeton de crédit mais nous, nous n’avons que la moitié de notre cargaison. Nous pouvons peut-être nous considérer comme quittes… ? Fell foudroya Miles du regard pendant une longue minute avant d’ordonner du coin des lèvres : — Stoppez les vaisseaux de chasse. Miles respira de nouveau. — Amiral, je vous remercie pour cette information, déclara Fell avec froideur, mais ce n’est pas de gaieté de cœur. Je ne ferai pas obstacle à votre fuite. En revanche, je vous conseille vivement d’éviter à l’avenir l’espace jacksonien… — Oh ! baron, objecta Miles avec conviction, rester loin d’ici est devenu l’une de mes plus chères ambitions. — Vous êtes sage, grommela Fell qui s’apprêta à couper la liaison. — Baron Fell ? (Fell suspendit son geste.) Pour votre gouverne… À propos, la ligne est-elle sûre ? — Oui. — Le véritable secret du traitement de jouvence betan est… qu’il n’existe pas. Ne mordez plus à cet appât. Je parais jeune parce que je le suis. Maintenant, faites-en ce que vous en voulez. Fell ne proféra pas un son. Puis un petit sourire crispé apparut sur ses lèvres. Il secoua la tête et coupa la com. Miles s’attarda, l’esprit noyé dans une sorte de brume opaque, dans un angle des Navs et Coms jusqu’à ce que son officier des Coms annonçât que la Station du point de saut leur avait donné le feu vert. Avec un peu de chance, les trois Maisons, Fell, Ryoval et Bharaputra, seraient trop accaparées par leurs querelles intestines pour s’occuper de lui, du moins pendant un certain temps. Son ultime transfert d’informations à la fois vraies et fausses aux belligérants – et à chacun selon sa mesure – était comme un os jeté à trois chiens voraces et crevant de faim. Il regretta presque de ne pouvoir assister au dénouement. Presque. Des heures après le saut, Miles se réveilla dans sa cabine, vêtu de pied en cap, mais ses bottes soigneusement rangées au pied de son lit. Il était incapable de se rappeler comment il avait atterri là. Sans doute Murka l’avait-il ramené. S’il s’était endormi sur le chemin, il n’aurait sûrement pas pris la peine de se déchausser. Miles commença par vérifier avec l’officier de service la situation et la position de l’Ariel. Ils traversaient le système d’une étoile bleue entre deux points de saut sur la route d’Escobar, une vaste étendue non peuplée et aride, mis à part le trafic commercial habituel, d’ailleurs extrêmement réduit. C’était monotone mais reposant. Aucun vaisseau de l’Ensemble de Jackson ne les avait pris en chasse. Il avala un repas léger, ne sachant trop si c’était le petit déjeuner ou le dîner – son horloge biologique était totalement déréglée – et partit ensuite à la recherche de Thorne et de Nicol. Il les retrouva dans la section Mécanique. Un tech était en train d’éliminer la dernière bosse du fauteuil flottant de Nicol. La quaddie, vêtue à présent d’une tunique blanche et d’un short galonné de rose, était allongée à plat ventre sur un banc, d’où elle surveillait les réparations. Curieuse impression que de la voir hors de son fauteuil. Comme un bernard-l’hermite sorti de sa coquille, ou un phoque sur le rivage. Elle avait l’air étrangement vulnérable dans la gravité artificielle, mais en apesanteur, dans sa bulle, elle était si naturelle, si à l’aise qu’il avait fini par oublier la singularité de ses deux bras supplémentaires. Thorne, occupé à aider le tech à refixer la coquille bleue du fauteuil flottant sur son mécanisme anti-grav, se tourna pour saluer Miles. Celui-ci s’assit à l’extrémité du banc de Nicol. — Tout indique, lui annonça-t-il, que le baron Fell ne vous poursuivra pas. Lui et son demi-frère vont être totalement absorbés par leur vengeance réciproque pendant un bon bout de temps. Je n’ai jamais été aussi content d’être fils unique. — Hum, fit-elle, pensive. — Vous devriez vous sentir en sécurité maintenant, renchérit Thorne d’un ton encourageant. — Oh… non, ce n’est pas ça, répondit-elle. Je… je pensais à mes sœurs. À une époque, je n’avais qu’une envie, être loin d’elles. Et maintenant je donnerais très cher pour les revoir. — Qu’avez-vous l’intention de faire, alors ? questionna Miles. — Je veux m’arrêter d’abord à Escobar. C’est un grand carrefour de couloirs de navigation. De là, je devrais pouvoir regagner la Terre. Et de la Terre, j’irai sur Orient IV. Là, je suis certaine de pouvoir retourner sur ma planète. — Votre planète, c’est désormais votre but ? — De ce côté du système, la galaxie est beaucoup plus vaste, fit remarquer Thorne. Mais je ne suis pas certain que les listes de service des Dendarii soient assez souples pour inclure une musicienne parmi le personnel de la flotte. Cependant… Nicol secouait la tête. — Ma planète, répéta-t-elle d’un ton ferme. J’en ai assez de me battre en permanence contre la gravité. J’en ai assez d’être seule. Je commence à avoir des cauchemars de jambes qui me poussent. Thorne lâcha un petit soupir. — Nous avons une petite colonie d’habitants au sol qui demeurent parmi nous, ajouta-t-elle d’un ton suggestif à l’adresse de Thorne. Ils ont doté leur propre astéroïde d’un champ de gravitation artificiel… Cela ressemble à s’y méprendre à la gravité mais en moins écrasant. Miles fut un rien alarmé. Perdre un commandant dont la loyauté n’était plus à prouver… — Ah ! fit Thorne d’un ton aussi pensif que celui de la quaddie. Mais votre ceinture d’astéroïdes est bien loin de chez moi… — Vous voulez retourner sur la colonie de Beta ? s’enquit Nicol. Ou bien les Mercenaires Dendarii sont-ils désormais votre patrie et votre famille ? — Ma passion ne va pas jusque-là, répondit Thorne. Je reste avec eux surtout à cause de la curiosité que j’ai de la suite des événements. Thorne gratifia Miles d’un sourire singulier. Puis il aida Nicol à se jucher dans sa tasse bleue. Après une rapide vérification des commandes, elle planait de nouveau, aussi mobile – plus mobile même – que ses compagnons bipèdes. Tout en se balançant, elle considérait Thorne d’un œil brillant. — D’ici trois jours, nous aurons atteint l’orbite d’Escobar, observa celui-ci d’un ton de regret. Mais cela fait quand même soixante-dix heures, soit 4 320 minutes. Combien de choses pouvons-nous faire en 4 320 minutes ? Ou combien de fois, songea Miles avec ironie. Surtout si on ne dort pas. Or, dormir ne figurait pas dans le programme de Thorne, semblait-il. — D’ici là… (Thorne entraîna le fauteuil dans la coursive)… permettez-moi de vous faire visiter mon vaisseau. De fabrication illyricaine… C’est un peu loin de chez vous, si j’ai bien compris. Mais comment l’Ariel est tombé entre les mains des Dendarii, ça, c’est tout un roman. À l’époque, nous étions encore les Mercenaires Oserans… Nicol écoutait avec intérêt. Miles réprima un sourire de jalousie et partit dans la direction opposée à la recherche du Dr Canaba pour se débarrasser de son ultime et désagréable corvée. Miles reposa l’hypospray qu’il tournait avec perplexité entre ses doigts quand la porte du poste d’infirmerie s’ouvrit dans un soupir. Il fit pivoter son fauteuil et leva les yeux. Taura et le sergent Anderson. — Oh ! ma parole, murmura-t-il. Anderson esquissa un petit salut militaire. — Au rapport selon vos ordres, amiral. Taura hésita, ne sachant si elle devait imiter ce salut réglementaire ou non. Miles la contempla et ses lèvres s’entrouvrirent de plaisir. La transformation de Taura dépassait tous ses espoirs. Il ignorait comment Laureen s’y était prise avec l’ordinateur des fournitures, mais elle était parvenue à lui faire cracher une tenue complète de Dendarii aux mesures de Taura : impeccable veste gris et blanc à poches, pantalon gris, boots rutilantes. Le visage rivalisait d’éclat avec les boots. Ses cheveux noirs étaient à présent tirés en arrière en une épaisse natte enroulée sur la nuque. De surprenants reflets acajou dansaient dans sa chevelure. Elle avait l’air, sinon bien nourrie, du moins beaucoup moins famélique. Ses yeux maintenant vifs et curieux n’étaient plus ces flaques jaunes au fond de deux trous osseux. Même à cette distance, il pouvait affirmer que la réhydratation et le brossage des dents avaient éliminé l’haleine puant l’acétone héritée de son régime de rats crus dans les fondations de Ryoval. La couche de crasse qui recouvrait ses mains avait disparu de sa peau lisse et – petite touche inspirée – le vernis d’un blanc nacré étalé sur ses griffes, assorti aux teintes de son uniforme, miroitait comme un bijou. Le vernis venait sans doute des réserves personnelles de Laureen. — Stupéfiant, Laureen, fit Miles, admiratif. Anderson eut un petit sourire fier. — C’est ce que vous vous étiez figuré, amiral ? — Tout à fait. Le visage de Taura reflétait son propre plaisir. — Alors Taura, qu’as-tu pensé de ton premier saut ? demanda-t-il. Ses longues lèvres ondulèrent, alors qu’elle essayait de faire la moue. — J’ai eu peur d’être malade tellement j’avais la tête qui tournait, tout à coup, mais dès que le sergent Anderson m’a expliqué ce que c’était, j’ai été rassurée. — Pas d’hallucinations ni de sensation de dilatation du temps ? — Non. En plus, ça a été très rapide. — À priori, tu n’as pas la chance – ou la malchance – d’avoir les aptitudes pour devenir pilote interstellaire. À en juger par les talents dont tu as fait preuve sur la piste d’atterrissage de Ryoval hier matin, la section Tactique serait de toute façon très déçue si tu étais engagée dans les Navs et Coms. (Miles marqua une pause.) Merci, Laureen. Et qu’étiez-vous en train de faire, toutes les deux, quand je vous ai appelée ? — Contrôle de routine des systèmes des navettes de descente avant de les mettre en veilleuse. J’ai demandé à Taura d’observer par-dessus mon épaule comment je procédais. — Parfait. Continue. Je te renverrai Taura quand elle aura terminé ici. Laureen repartit à contrecœur, sa curiosité visiblement piquée. Miles attendit que les portes se fussent refermées avant de reprendre la parole. — Taura, assieds-toi. Donc, tes premières vingt-quatre heures parmi les Dendarii ont été satisfaisantes ? Elle répondit par un sourire rayonnant tout en s’installant avec précaution dans un fauteuil qui grinça sous son poids. — Impec. — Ah ! (Miles hésita.) Tu comprends, quand nous aurons atteint Escobar, tu auras la possibilité de suivre ton bonhomme de chemin. Tu n’es pas obligée de t’engager dans notre flotte. Je pourrais m’assurer que tu sois engagée en bas, sur Escobar. — Quoi ? (Une vive déception lui fit écarquiller les yeux.) Ah ça, non ! Je mange trop, c’est ça ? — Pas du tout ! Tu te bats comme quatre hommes, nous pouvons parfaitement nous permettre de te nourrir comme trois. Mais… il faut que je mette plusieurs choses au clair avant de te demander de prêter le serment de recrue stagiaire. (Il s’éclaircit la gorge.) Je ne suis pas venu à Ryoval pour te recruter. Quelques semaines avant que Bharaputra ne t’ait vendue, le Dr Canaba a dû t’injecter quelque chose dans la jambe… Avec une seringue. Tu t’en souviens ? — Oh ! oui. (Elle se frotta machinalement le mollet.) Ça m’a fait une boule. — Et qu’est-ce qu’il t’a dit que c’était ? — Une immunisation. C’était elle qui avait raison, songea Miles. Les humains passaient leur temps à mentir. — Eh bien, ce n’était pas une immunisation. Canaba t’a utilisée comme dépôt vivant d’un matériel biologique fabriqué de toutes pièces. Un matériel en latence, aux molécules bloquées, s’empressa-t-il d’ajouter, comme elle se tournait avec inquiétude pour regarder son mollet. D’après lui, il ne peut être activé spontanément. Ma mission première se réduisait à venir chercher le Dr Canaba. Mais il a refusé de partir sans ses gènes. — Il avait l’intention de m’emmener ? demanda-t-elle en tressaillant de surprise. Dans ce cas, il faudra que je le remercie de t’avoir envoyé me chercher. Miles imagina la tête de Canaba… — Oui et non. Ou plutôt, pour être précis, non. Tu n’as aucune raison de le remercier, ni moi non plus. Son seul but était de récupérer son échantillon de tissus et il m’a envoyé le prélever. — Tu aurais préféré me laisser dans… Voilà pourquoi tu me proposes de descendre sur Escobar… Taura était encore sous le choc. — La chance était de notre côté, enchaîna-t-il. Quand je t’ai trouvée, j’étais seul et sans armes. Canaba m’avait menti à moi aussi. Pour sa défense, je dois préciser qu’il avait l’intention de t’épargner une vie d’esclave chez Ryoval. Il voulait que je te tue, Taura. Il m’a envoyé pour assassiner un monstre, quand il aurait dû me supplier de sauver une princesse travestie. Je ne suis pas très content du Dr Canaba. Ni de moi. Je t’ai menti dans la cave. J’y étais contraint pour assurer ma survie et la réussite de l’opération. Le désarroi se peignit sur le visage de Taura. La lumière dans ses yeux s’était éteinte. — Alors tu n’as pas vraiment cru que j’étais… une humaine ?… — Au contraire. Le test que tu m’as fait passer était excellent. Il est beaucoup plus difficile de mentir avec son corps qu’avec sa bouche. Ma réaction ne pouvait être que sincère. Et convaincante, non ?… Un élancement aigu de plaisir le traversa, résidu somatique de leur brève aventure charnelle. Il présuma que cela ne lui passerait jamais. Réflexe conditionné de mâle, sans aucun doute. — Aimerais-tu que je te le démontre encore une fois ? s’enquit-il sans trop d’espoir. (Il se mordit la langue.) Non, ajouta-t-il, répondant à sa propre question. Si je dois être ton commandant, je dois respecter nos règlements de non-fraternisation. Ils sont surtout destinés à protéger les non-gradés de l’exploitation de leurs supérieurs, quoique ce soit valable dans l’autre sens… Et flûte ! Saisissant l’hypospray, il le tripota nerveusement et le reposa. — De toute façon, reprit-il, le Dr Canaba m’a demandé de te mentir une fois de plus. Il voulait que je t’administre un anesthésiant général – à ton insu, bien sûr –, afin qu’il puisse prélever son échantillon. C’est un lâche, comme tu l’as peut-être déjà remarqué. Il attend dehors en ce moment même, dans ses petits souliers, tremblant que tu découvres ses intentions à ton égard. À mon avis, une petite dose locale avec un neutraliseur médical devrait suffire. Si ce type devait me charcuter, je tiendrais à tout prix à demeurer conscient pour suivre l’opération. Avec mépris, il repoussa l’hypospray d’une chiquenaude. Taura demeurait silencieuse, son étrange face de loup indéchiffrable. — Tu me demandes d’accepter… qu’il me découpe la jambe ? s’enquit-elle finalement. — Oui. — Et ensuite ? — Ensuite, rien. Ce sera la dernière fois que le Dr Canaba portera la main sur toi, ainsi que l’Ensemble de Jackson et tous les autres. Ça, je te le promets. Mais si tu doutes de mes promesses, bien sûr, je comprendrai pourquoi. — La dernière fois… répéta-t-elle. (Elle baissa la tête, puis la releva, redressa les épaules.) En ce cas, finissons-en. Il n’y avait pas l’ombre d’un sourire sur sa bouche. Canaba, comme l’avait prévu Miles, ne fut pas content d’avoir à travailler sur un sujet conscient. Mais après un coup d’œil au visage fermé de Miles, il cessa de maugréer. Il récupéra son échantillon sans proférer un mot, le scella dans le biokit et courut se terrer dans sa cabine. Miles attendit à l’infirmerie avec Taura que l’effet de l’anesthésiant se dissipe. Elle resta silencieuse un long moment. Miles observait son visage figé, cherchant éperdument comment rallumer ces yeux mordorés. — Quand je t’ai vu pour la première fois, dit-elle doucement, ça a été comme un miracle. Magique. Tout à coup, j’avais tout ce que je désirais, tout ce qui m’avait tant manqué. Nourriture. Eau. Chaleur. Vengeance. Évasion. (Elle contempla ses griffes vernies.) Des amis… (Puis, levant les yeux sur lui :) L’amour. — Et que souhaites-tu d’autre, Taura ? demanda-t-il d’un ton grave. — Être normale. Miles laissa passer quelques secondes. — Je ne peux pas donner ce que je ne possède pas moi-même. (Les mots restaient coincés dans sa gorge ; il fit un effort sur lui-même.) Non. J’ai une meilleure idée. Efforce-toi d’être toi-même. À fond. Découvre ce pour quoi tu es le plus douée et développe-le. Bâillonne tes faiblesses. Ne perds pas ton temps pour elles. Regarde Nicol… — Elle est tellement belle, soupira Taura. —… Ou le capitaine Thorne, et dis-moi ce qui est « normal ». Regarde-moi, si tu préfères. Faudrait-il que je me tue à rivaliser avec des hommes qui pèsent deux fois plus que moi, ou dois-je plutôt amener le conflit sur un terrain où leurs muscles ne servent à rien ? Je n’ai pas de temps à perdre et toi non plus. — Tu sais le peu de temps qui me reste à vivre ? demanda-t-elle tout à trac. — Euh… et toi ? fit Miles, prudent. — Je suis l’ultime survivante de mes compagnons de crèche. Comment l’ignorer ? Elle releva le menton par défi. — Raison de plus pour ne pas souhaiter être normale, reprit Miles avec flamme en se mettant à marcher de long en large. Tu gaspillerais ce temps précieux en vaines frustrations. Fais en sorte de réussir dans le domaine où tu es douée. Là, tu as une bonne raison de te battre. Sois un grand mercenaire, un grand sergent, un grand second, pour l’amour de Dieu, si cela est dans tes cordes. Une grande musicienne comme Nicol… Imagine ! Ce serait absurde si elle dilapidait toute son énergie à s’efforcer d’être simplement « normale »… Miles se tut soudain, conscient de parler dans le vide. C’était si facile, de prêcher… Taura lâcha un soupir. — Je présume qu’il ne me servira à rien de vouloir devenir aussi belle que le sergent Anderson. — Ne prends jamais les autres pour modèles. Tu n’as pas besoin de comparaison. Tu sais être belle, c’est tout, tu viens de le prouver. (Lui serrant les mains, il laissa courir un doigt sur une griffe iridescente.) Et rien ne t’empêche d’utiliser les petits trucs des autres pour ça… — Amiral, répondit Taura sans retirer ses mains, êtes-vous déjà réellement mon commandant ? Le sergent Anderson m’a parlé d’orientation, de tests probatoires, d’un serment. — Oui, tout cela viendra quand nous aurons rejoint la flotte. D’ici là, tu es notre invitée. Une petite étincelle se remit à briller dans ses prunelles. — Alors… d’ici là, on ne violerait aucun règlement dendarii, n’est-ce pas, si tu me prouvais que je suis humaine ? Encore une fois ? Rien que pour me rassurer… Ce doit être, songea Miles, la même impulsion qui pousse les hommes à escalader des falaises sans ceinture anti-grav ou à sauter d’un avion archaïque avec un bout de tissu en soie pour toute protection. Il sentait croître en lui la même fascination, le rire défiant la mort. — On va faire ça bien, alors, hein ?… dit-il d’une voix rauque. Un peu de conversation, une goutte de vin et un rien de musique. Sans les gardes de Ryoval au-dessus de nos têtes et la roche glaciale sous mes fesses… Ses yeux d’or immenses, étincelants, fondirent de tendresse. — C’est l’occasion de t’exercer dans un domaine où tu es particulièrement doué… Miles n’avait jamais mesuré combien il était sensible à la flatterie des femmes de grande taille. Une faiblesse dont il devrait se méfier. Un autre jour… Ils se retirèrent dans sa cabine et s’exercèrent durant la moitié de la traversée jusqu’à Escobar. TROISIÈME PARTIE — Et la fille-loup, qu’est-elle devenue ? s’enquit Illyan, brisant le silence fasciné dans lequel l’avait plongé le récit de Miles. — Oh ! Elle se porte comme un charme, je suis ravi de l’annoncer. Elle a été promue sergent il n’y a pas longtemps. Mon chirurgien de la flotte des Dendarii lui a donné un traitement expérimental pour freiner un peu son métabolisme. — Est-ce que son espérance de vie va augmenter ? Miles haussa les épaules. — Peut-être. Nous l’espérons, en tout cas. — Bien. (Illyan changea de position.) Il ne reste plus que Dagoola. À ce sujet, j’aimerais vous rappeler que vous ne m’avez adressé qu’un seul rapport avant que les autres agents secrets ne prennent la relève – celui, très sommaire, que vous m’avez envoyé de Mahata Solaris. — Ce n’était qu’un préliminaire. Je pensais être rapidement de retour sur Barrayar pour le compléter. — Ce n’est pas un problème, ou du moins, ce n’est pas le problème du comte Vorvolk. Dagoola, Miles. Crachez le morceau, et ensuite, vous pourrez dormir un peu. Miles plissa le front d’un air las. — Au départ, il s’agissait d’une mission toute simple. Presque aussi simple que celle de l’Ensemble de Jackson. Puis les choses ont mal tourné. Très mal tourné… — Commencez donc par le commencement. — Le commencement. Seigneur ! Voilà… Les Frontières de l’Infini Comment ai-je pu mourir et descendre aux enfers sans avoir remarqué la transition ? Le dôme opalescent du champ de force englobait un paysage surréel, étrange. Désorienté, anéanti, Miles n’en eut d’abord qu’une vision figée. Le dôme délimitait un cercle parfait d’un demi-kilomètre de diamètre. Miles se tenait à l’intérieur, près de la paroi concave et étincelante qui disparaissait hors de vue dans la poussière dure et tassée. Il suivit en imagination l’arc qui s’enfonçait sous ses pieds jusqu’à l’autre côté où il resurgissait pour fermer le cercle. C’était comme d’être pris au piège dans une coquille d’œuf. Une coquille incassable. Sous cette cloche, des hommes et des femmes étaient entassés, l’air abattu, les uns assis, les autres debout, la plupart couchés à même le sol ; nombre d’entre eux restaient isolés, d’autres formaient des groupes épars. Miles chercha vainement un vestige de discipline ou de formation militaire. Tous avaient l’air d’avoir été jetés ici comme on verse brutalement un seau de détritus. Peut-être venait-on de le tuer, dans ce camp de prisonniers. Peut-être ses geôliers l’avaient-ils assassiné en traître, à la manière de ces anciens soldats de la Terre, ceux qui entraînaient leurs victimes par wagons entiers dans des salles de douche transformées en chambres à gaz. Et si l’anéantissement de son corps avait été trop rapide pour que ses nerfs aient eu le temps de transmettre cette information jusqu’à son cerveau ? Les mythes antiques décrivaient bien les enfers comme un lieu circulaire, non ? Camp 3 de Haute Sécurité de Dagoola IV. Était-ce bien ici ? Cette espèce… d’assiette plate et vide ? Miles avait vaguement imaginé des baraquements, des gardes marchant au pas, l’appel quotidien des prisonniers, ainsi que des tunnels secrets et des comités d’évasion. Il comprit tout à coup que le dôme rendait tout cela inutile. À quoi bon des baraquements pour abriter les prisonniers des intempéries ? Le dôme les protégeait. À quoi bon des gardes ? Rien, de l’intérieur, ne pouvait briser le dôme. Les gardes étaient donc superflus, l’appel des prisonniers également. Les tunnels étaient futiles, les comités d’évasion, une absurdité. Les uniques bâtiments, en plastique, évoquaient de grands champignons grisâtres croissant tous les cent mètres autour du cercle. Le peu d’activité du camp se concentrait à leur hauteur. Les latrines, comprit Miles. Ses trois compagnons d’infortune et lui étaient entrés par une porte provisoire qui s’était refermée sur eux avant même que le fugace renflement du dôme ne s’évanouît à leur vue. Le prisonnier le plus proche, un homme, était vautré à quelques mètres sur une fine paillasse identique à celle que Miles serrait dans ses bras. Il jeta un coup d’œil aux nouveaux avec un sourire acerbe puis, roulant sur le flanc, leur tourna le dos. Personne d’autre ne daigna lever les yeux sur eux. — Sacrée merde, marmonna l’un des compagnons de Miles. Les trois hommes se pressèrent inconsciemment les uns contre les autres. Ils appartenaient à la même unité, c’est ce qu’ils avaient dit à Miles quand il les avait rencontrés à l’enregistrement, là où on leur avait distribué les maigres effets dont ils disposeraient en tout et pour tout à Dagoola 3. Un pantalon gris et ample. Une chemise assortie à manches courtes. Une paillasse. Et un gobelet en plastique. Avec en prime un matricule gravé dans le dos, et donc impossible à voir, ce qui agaçait prodigieusement Miles. Il maîtrisa son envie subite et absurde d’essayer de le voir mais glissa une main sous sa chemise pour se gratter ; une démangeaison purement psychologique. On ne sentait pas les numéros. Un mouvement modifia soudain la scène. Quatre ou cinq hommes approchaient. Le comité d’accueil, enfin ? Miles aurait donné cher pour obtenir des informations. Où, parmi cette innombrable multitude en gris ?… En fait, non. Pas innombrable. On est tous comptés jusqu’au dernier, songea-t-il avec fatalisme. Les ultimes survivants des 3e et 4e bataillons des Rangers. Les ingénieux et pugnaces défenseurs civils de la Station de Transfert Garson. Le 2e bataillon de Winoweh capturé dans sa quasi-totalité. Le 14e commando, les survivants de la forteresse high-tech de Fallow Core. Surtout eux. Dix mille deux cent quatorze exactement. Et enfin, la fine fleur de la planète Marilac. Dix mille deux cent quinze, avec lui-même. Au fait, devait-il se compter ? Le comité d’accueil fit halte à quelques mètres sans ordre aucun. De grands types musclés, l’air hostile. L’œil sombre, totalement éteint, que leur numéro d’intimidation ne réussissait même pas à éclairer. Les deux groupes, les cinq anciens et les trois nouveaux, se jaugèrent du regard. Les trois nouveaux tournèrent les talons et s’éloignèrent prudemment d’un pas raide. Miles s’avisa un peu tard que, ne faisant partie d’aucun des deux groupes, il se retrouvait seul. Seul et un peu trop remarquable à son goût. La singularité de son corps, qu’en temps ordinaire il parvenait à oublier, lui revint avec une brutale acuité. Trop court sur pattes. Trop… bizarre. Depuis sa dernière opération, ses jambes avaient presque la même longueur mais elles n’étaient toujours pas assez grandes pour semer ces cinq-là. Et où fuir dans un endroit pareil ? Il raya la fuite de ses options. Se battre ? Un peu de sérieux, voyons. Je vais prendre une dérouillée, se dit-il tout en s’avançant quand même vers le groupe, attitude plus honorable que celle d’être pris en chasse avec de toute façon le même résultat en bout de course. Il arbora un sourire qu’il espérait austère. — Salut ! Vous pourriez m’indiquer où trouver le colonel Guy Tremont du 14e commando ? L’un des cinq lâcha un ricanement sardonique. Deux autres se postèrent derrière lui. Un ricanement, c’était déjà presque une réponse. Mieux que rien, en tout cas. Miles se concentra sur celui-là. — Soldat, quels sont votre nom, votre grade et votre compagnie ? — Mutant, y a pas de grades ici. Pas de compagnies. Pas de soldats, non plus. Y a rien. Miles jeta un regard circulaire. Une armée de vaincus, bien sûr. Qu’espérer d’autre ? — Vous avez des amis, en tout cas ? Le bavard sourit presque. — Pas d’amis. Miles se demanda s’il n’avait pas été prématuré de rayer la fuite de ses options. — Je ne compterais pas là-dessus si j’étais… Ouch ! Le coup de pied qu’il reçut dans les reins lui coupa le souffle – il avait failli se mordre la langue – et il s’écroula, laissant choir son matériel de couchage et son gobelet. Le pied était nu, pas de bottes de combat cette fois, Dieu merci. Selon les règles de la physique newtonienne, le pied de son assaillant devait lui faire aussi mal que son dos. Bien fait pour lui ! Peut-être qu’ils se fouleraient les doigts en le tabassant… Un membre du gang ramassa l’ultime richesse de Miles, sa tasse et sa paillasse. — Tu veux ses fringues ? Elles sont trop petites pour moi. — Nan. — Ouais, fit le bavard. Prends-les de toute façon. On n’aura qu’à en faire cadeau à une bonne femme. La chemise fut arrachée par la tête, le pantalon par les pieds. Miles était trop accaparé à se protéger la tête des coups de pied pour défendre ses vêtements. Autant que faire se pouvait, il évitait les coups sur les bras, les jambes ou la mâchoire. Une côte fracturée était sûrement la pire des blessures dans ce genre d’endroit. Une mâchoire en bouillie serait une catastrophe. Ses assaillants se lassèrent juste avant de découvrir l’extrême fragilité de ses os. — Voilà comment c’est, ici, mutant, expliqua le bavard, un rien essoufflé. — Je suis né tout nu, rétorqua Miles, haletant, le nez dans la poussière. Ça ne m’empêchera pas de vivre. — Petite merde prétentieuse ! cracha le bavard. — Il a pigé que dalle, ajouta un autre. Le deuxième tabassage fut plus féroce. Deux côtes fracturées au moins. Usant de son bras comme d’un bouclier, Miles sauva de justesse sa mâchoire, mais au prix d’une violente douleur dans le poignet. Cette fois, il maîtrisa son envie de riposter par un trait d’esprit. Il resta allongé sur le sol dur, souhaitant tomber dans les pommes. Combien de temps demeura-t-il prostré dans la poussière, tordu de douleur ? Il n’en savait trop rien. L’éclairage cru du dôme était toujours égal, sans ombre. Immuable comme l’éternité. L’enfer n’était-il pas éternel, lui aussi ? Cet endroit présentait beaucoup trop de points communs avec la Géhenne, c’était certain. Et voici que surgit un nouveau démon… Miles cligna des yeux pour focaliser sa vision sur la silhouette qui approchait. Un homme, aussi meurtri et nu que lui-même, les côtes décharnées, famélique, s’agenouilla dans la poussière à quelques mètres. Son visage était osseux, prématurément vieilli. Il pouvait avoir quarante, cinquante aussi bien que vingt-cinq ans. Le blanc de ses yeux caves vissés dans son visage d’une maigreur alarmante brillait d’une lueur fiévreuse. La crasse noircissait sa peau glabre. Tous les prisonniers, les hommes comme les femmes, avaient été tondus et traités de façon à prévenir la repousse. Rasés et tondus à perpète. Miles y avait eu droit quelques heures auparavant. Mais celui qui s’était occupé de ce type avait dû être pressé. Le neutraliseur dépilatoire avait oublié une ligne sur la joue et quelques douzaines de poils y poussaient comme une bande sur une pelouse mal tondue. Bien que replié en boule, Miles constata que les poils, de plusieurs centimètres de long, pendouillaient sous la mâchoire. S’il avait su le rythme de croissance des poils, il aurait pu calculer depuis combien de temps ce gars-là était ici. Depuis longtemps, en tout cas. Le type tenait un gobelet de plastique ébréché qu’il poussa prudemment vers Miles. Un souffle asthmatique s’échappait en sifflant à travers ses dents, jaunâtres, conséquence de l’épuisement ou de l’excitation. Pas de la maladie, ils étaient tous immunisés. Même la fuite dans la mort ne leur était pas permise. Miles roula sur le flanc et se redressa sur un coude, considérant son visiteur à travers la brume de la douleur qui commençait de se dissiper. Le type recula un peu, et désigna le gobelet de la tête avec un sourire nerveux : — De l’eau. Bois-la. Le gobelet est fendu et si tu attends trop longtemps, il sera vide. — Merci, fit Miles d’une voix rauque. Une semaine auparavant, ou dans une vie antérieure, peut-être, Miles avait eu le loisir de goûter à un assortiment de vins, de respirer leur bouquet, d’apprécier leur corps. Souriant à ce souvenir, ses lèvres se fendillèrent. Il but. C’était de l’eau parfaitement plate, tiède, sentant vaguement le chlore et le soufre. Corps raffiné mais bouquet un rien présomptueux… Toujours accroupi, le type examinait Miles d’un air de courtoisie étudiée, puis, penché en avant, dressé sur la pointe des pieds, il demanda avec une impatience contenue : — Es-tu l’Élu ? Miles battit des paupières. — Le quoi ? ! — L’Élu. Le premier des deux, plutôt. Les Écritures disent qu’ils seront deux. — Et… (Miles hésita, sur le qui-vive)… que disent-elles encore, exactement ? Le type ferma les yeux. Ses lèvres remuèrent pendant un moment, puis il récita à haute voix : — « … mais les pèlerins graviront sans peine la montagne, car ils auront deux hommes pour les conduire. Les pèlerins ont également abandonné leurs vêtements parce que ceux qui sont entrés vêtus sont ressortis nus. » Il rouvrit tout à coup les yeux et fixa Miles, plein d’espoir. Eh bien, maintenant tu commences à piger pourquoi ce type est tout seul… — Serais-tu l’autre Élu ? questionna Miles à tout hasard. Le type acquiesça timidement. Miles hocha la tête. — Je vois… Mmh. Comment se faisait-il qu’il attirât toujours les dingues ? Il lécha les dernières gouttes d’eau sur ses lèvres. Ce type avait quelques boulons dévissés mais c’était certainement un progrès, comparé aux cinq brutes, dans la mesure bien entendu où il n’était pas sujet à des crises de délires paranoïaques avec pulsions meurtrières à la clé. — Comment t’appelles-tu ? — Suegar. — Suegar. Entendu. Moi, c’est Miles. Suegar eut une grimace de satisfaction narquoise. — Miles, ça signifie « soldat », tu le savais ? — Euh… oui, c’est ce qu’on m’a dit. — Mais tu n’es pas un soldat ?… Pas moyen de dissimuler les difformités de son corps grâce à la coupe savante de son uniforme ou de son habit. Miles rougit. — Ils engageaient n’importe qui, vers la fin. Ils m’ont pris comme employé au recrutement. Je n’ai jamais été obligé de me servir de mon arme. Dis-moi, Suegar… comment en es-tu venu à apprendre que tu étais l’Élu, ou du moins l’un des deux ? C’est une chose que tu as toujours sue ? — Ça m’est venu peu à peu, avoua Suegar en s’asseyant en tailleur. Je suis le seul ici qui possède le Texte, tu comprends. (Il caressa le cordonnet crasseux noué à son poignet.) J’ai arpenté le camp dans tous les sens mais ils n’ont fait que se moquer de moi. Au bout du compte, par une sorte de processus d’élimination, il n’est plus resté que moi. — Ah… Miles s’assit à son tour. Ses côtes douloureuses lui arrachèrent une grimace. Il allait déguster pendant un bout de temps… Il désigna de la tête le bracelet de chiffon. — C’est là que tu gardes tes Écritures ? Je peux voir ? Comment Suegar avait-il pu se procurer un feuillet de plastique ou un morceau de papier dans cet endroit ? Suegar croisa avec force les bras pour protéger son bien et secoua la tête. — Depuis des mois, ils essayent de me les piquer. On n’est jamais trop prudent. Prouve-moi d’abord que tu es l’autre Élu. Le diable est capable de citer les Écritures, tu sais. Oui, c’est justement ce que je pensais… Qui sait ? Les « Écritures » de Suegar offraient peut-être des possibilités insoupçonnées. En attendant, mieux valait continuer de jouer le jeu… — Et y a-t-il d’autres signes ? questionna Miles. Vois-tu, j’ignore si je suis ton Élu mais d’un autre côté, rien ne dit que je ne le suis pas. Je viens d’arriver, après tout. Suegar secoua de nouveau la tête. — Il n’y a que cinq ou six phrases. Il faut beaucoup extrapoler. Tu m’étonnes ! pensa Miles qui se garda d’émettre ce commentaire à haute voix. — Mais où as-tu trouvé ces Écritures ? Comment les as-tu fait entrer ici ? — C’était à Port Lisma, juste avant d’être capturé. Ça se battait partout dans les rues. L’un des talons de mes bottes s’était décollé et il cliquetait quand je marchais. C’est drôle comme un petit bruit de rien du tout peut te taper sur le système au milieu d’un tintamarre assourdissant. Il y avait une bibliothèque en vitrine, des livres antiques en papier, de vrais livres. J’en ai ouvert un du bout de mon arme et j’ai arraché une page que j’ai repliée pour coincer mon talon. Je n’ai pas regardé le livre. C’est bien plus tard que j’ai découvert que c’étaient les Écritures. Du moins, ça y ressemble. Oui, c’est forcément les Écritures. Suegar enroula nerveusement les poils de sa barbe autour de son doigt. — Pendant qu’on attendait d’être enregistrés, j’ai sorti ce bout de papier de ma botte. Sans y penser, tu sais. Je le tenais à la main. Le garde chargé de l’enregistrement l’a remarqué mais ne me l’a pas pris. Il a sans doute cru que c’était un bout de papier sans valeur. Je le tenais toujours quand nous avons été balancés ici. Tu sais, c’est l’unique manuscrit de tout le camp, ajouta-t-il d’un ton fier. Alors, tu vois… ça ne peut vraiment être que les Écritures. — Eh bien… prends-en soin, alors, conseilla Miles. Si tu as réussi à préserver ce papier jusqu’à maintenant, c’est certainement ton boulot. — Ouais… (Suegar cligna des yeux. Des larmes ?) Je suis le seul ici à avoir un boulot, pas vrai ? Donc je suis l’Élu. Obligé. — Ça me paraît correct, approuva Miles pour ne pas le froisser. Mais dis-moi… (un regard circulaire sur l’immense camp uniforme)… comment se repère-t-on ici ? Il n’y avait aucun panneau. Miles avait l’impression de se trouver sur un rocher à pingouins. Pourtant les pingouins sont capables de retrouver leurs nids dans la roche. Il allait donc devoir se mettre à penser comme un pingouin… Il étudia son drôle d’oiseau-guide qui, perdu dans ses pensées, dessinait dans la poussière. Quoi ? Des ronds, naturellement. — Où est le mess ? demanda-t-il. Et où trouve-t-on de l’eau ? — Les robinets sont à l’extérieur des latrines, mais ils ne fonctionnent qu’une partie du temps. Pas de mess. On n’a que des tablettes de ration. De temps en temps. — De temps en temps ? ! (Il pouvait compter les côtes de Suegar.) Bon Dieu, les Cetagandans ont affirmé haut et fort qu’ils traitaient leurs prisonniers de guerre selon les règlements de la Commission Judiciaire Interstellaire. Un minimum d’espace vital, trois mille calories par jour, au moins cinquante grammes de protéines, deux litres d’eau potable… On devrait recevoir au moins deux barres de rations standard C. J. I. par jour. Ils veulent nous affamer, ou quoi ? ! — Au bout d’un certain temps, dit Suegar dans un soupir, on ne fait plus attention si on a reçu sa barre ou non. L’animation de Suegar éveillé par l’espoir d’avoir enfin trouvé son alter ego s’éteignit. Sa respiration avait ralenti, sa posture s’était avachie. Il avait l’air sur le point de s’effondrer dans la poussière. Miles se demanda si la paillasse de Suegar avait connu le même sort que la sienne. Il y avait de cela longtemps, sans doute. — Écoute, Suegar… je crois qu’il y a un membre de ma famille dans ce camp, mais je ne sais pas où. Un cousin de ma mère. Tu crois que tu pourrais m’aider à le retrouver ? — Ce serait bien pour toi, approuva Suegar. Ce n’est pas bon du tout d’être seul ici. — Ouais, je m’en suis rendu compte. Mais comment le repérer ? Ce camp ne m’a pas l’air très organisé. — Oh ! il y a… il y a toutes sortes de groupes. Au bout d’un certain temps, chacun demeure plus ou moins toujours à la même place. — Il était dans le 14e commando. Où est le 14e ? — Il ne reste plus rien des anciennes formations. — C’était le colonel Tremont. Guy Tremont. — Ah ! Un officier ! (Le front de Suegar se plissa.) Ça complique les choses. Tu n’étais pas officier, dis-moi ? Si tu en étais un, c’est pas la peine de le claironner… — J’étais employé, répéta Miles. —… parce qu’il y a des groupes ici qui détestent les officiers. Employé ? Tu t’en sortiras, dans ce cas. — Suegar, toi, tu étais officier ? s’enquit Miles, curieux. Suegar lui décocha un froncement de sourcils et tritura les poils de sa barbe. — L’armée de Marilac est anéantie. Pas d’armée, pas d’officiers, O.K. ? Miles se demanda un bref instant s’il ne gagnerait pas du temps en allant discuter avec quelqu’un d’autre. Sauf que… Pas facile d’aborder les groupes. Comme celui des cinq brutes, par exemple. Il décida de rester encore un peu avec Suegar. Et puis, il se sentirait un peu moins nu s’il n’était pas le seul à être à poil. — Pourrais-tu me conduire auprès d’un ancien membre du 14e ? insista-t-il de nouveau. N’importe qui, même quelqu’un qui ne connaît Tremont que de vue. — Tu ne le connais pas ? — Je ne l’ai jamais rencontré personnellement. J’ai vu des vids de lui. Mais j’ai bien peur que… qu’il ait un peu changé depuis qu’il est ici… Suegar, pensif, se passa la main sur le visage. — Ouais, y a de fortes chances. Miles se releva péniblement. Sans vêtements, la température du dôme était un peu fraîche. Un souffle d’air lui donna la chair de poule. S’il pouvait récupérer un seul de ses vêtements, lequel est-ce qu’il choisirait ? Son pantalon pour protéger son intimité ou sa chemise pour cacher sa difformité ? Peu importait. Pas le temps. Il tendit une main pour aider Suegar à se lever. — Allez, viens ! Suegar leva les yeux vers lui. — On reconnaît toujours un nouveau. Ils sont tous pressés. Comme toi. Ici, on ralentit. Le cerveau ralentit… — Tes Écritures n’ont rien à dire là-dessus ? lança Miles avec une pointe d’impatience. — « … or donc, ils gravirent la montagne avec agilité et rapidité… » Deux traits verticaux se creusèrent entre les sourcils de Suegar qui fixait Miles d’un air interrogateur. Merci, songea celui-ci. Je m’en souviendrai. Il tira Suegar par la main pour l’aider à se relever. — Allez, en route. Ni agilité ni rapidité, mais au moins un progrès. Suegar le guida d’un pas traînant à travers une partie du camp. Ils contournèrent des groupes assis en arc de cercle. Miles reconnut les cinq brutes au loin, disséminés sur leur collection de paillasses. Leur tribu devait se composer d’une quinzaine d’individus du même acabit. Certains hommes étaient assis par groupes de deux, de trois ou de six, d’autres cherchaient à s’isoler, aussi loin que possible des autres, ce qui n’était jamais très loin. Le groupe le plus important était entièrement composé de femmes. Miles les étudia avec un intérêt électrique sitôt qu’il eut repéré la frontière non signalée de leur territoire. Elles étaient plusieurs centaines, au bas mot. Toutes avaient une paillasse, certaines partageaient la même. Des groupes de cinq ou six arpentaient leur territoire d’un pas fatigué. Apparemment, ces patrouilles défendaient deux latrines pour leur usage exclusif. — Suegar, parle-moi des filles, demanda Miles d’un ton pressant en les désignant de la tête. — Oublie-les. (Le sourire de Suegar avait une petite ombre sardonique.) Elles ne couchent pas. — Quoi, pas du tout ? Aucune ? Mais nous sommes tous coincés ici sans rien d’autre pour nous distraire. Je pensais qu’au moins certaines auraient pu être intéressées. La vie était-elle à ce point intenable, ici ? En guise de réponse, Suegar pointa le doigt sur le dôme. — Nous sommes tous surveillés ici, tu sais. Ils voient tout, ils entendent tout. À condition, bien sûr, qu’il y ait encore quelqu’un à l’extérieur. Si ça se trouve, ils sont tous partis en oubliant d’éteindre le dôme. Je fais ce rêve parfois. Je rêve que je suis coincé sous ce dôme pour l’éternité. Et puis je me réveille et je suis effectivement sous le dôme… Parfois, je ne sais plus si je suis réveillé ou si je dors. Sauf que la nourriture continue d’arriver de temps à autre – plus très souvent maintenant – et que parfois débarque un nouveau, comme toi. Mais qui sait si la distribution de la bouffe n’est pas automatisée ? Et toi, tu n’es peut-être qu’un rêve… ? — Ils sont toujours là, précisa Miles, lugubre. Suegar poussa un soupir. — Tu sais, dans un sens, j’en suis presque heureux. La surveillance. Miles en connaissait un rayon sur les systèmes de surveillance. Les gorilles chargés de les surveiller devaient s’ennuyer comme des rats morts. Tant mieux. Qu’ils en crèvent ! — Mais Suegar, quel rapport avec les filles ? — Eh bien, au début, on était tous inhibés par ces voyeurs… (Il leva de nouveau le doigt.) Mais ensuite, on a découvert qu’ils ne s’intéressaient absolument pas à ce que nous faisions. Jamais. Alors il y a eu plusieurs viols… Et à partir de ce moment-là, les choses se sont dégradées. — Mmh… Donc, l’idée de déclencher une émeute et de sortir du dôme au moment où les troupes y entrent n’est pas raisonnable ? — Ça a été tenté une fois, il y a longtemps. Je ne me rappelle plus quand. Mais ils ne sont pas entrés pour arrêter l’émeute. Ils ont la possibilité de réduire le diamètre du dôme. Cette fois-là, ils l’ont réduit d’une centaine de mètres. Rien ne les empêche de le réduire à un mètre pour nous compresser à l’intérieur si ça leur chante. En tout cas, ça a mis fin à l’émeute. Ils peuvent aussi supprimer le renouvellement d’air et nous laisser nous asphyxier. C’est arrivé deux fois. Miles en eut froid dans le dos. — Je vois. À une centaine de mètres, le flanc du dôme se mit à bomber vers l’intérieur comme un furoncle. Miles toucha le bras de Suegar. — Là-bas, qu’est-ce que c’est ? Une nouvelle livraison de prisonniers ? Suegar jeta un regard à la ronde. — Ho, ho ! Nous sommes mal placés, ici ! Il hésitait entre avancer ou reculer. De nombreux prisonniers se levèrent, masse mouvante, telle une vague ondulant à travers le camp entier. Tous les visages se tournaient magnétiquement vers le renflement du dôme. Des hommes se réunirent en formation serrée. Quelques-uns se mirent à courir. Beaucoup, toutefois, demeurèrent couchés. Miles jeta un regard vers le groupe des femmes. Environ la moitié d’entre elles se réunissaient hâtivement en une sorte de phalange. — On est si près… dit Suegar. Oh, après tout, on a peut-être une chance. Viens ! Il partit en direction du furoncle à son train le plus rapide, le trot. Miles s’évertua à suivre sa cadence en ménageant ses côtes. Mais très vite, il fut à bout de souffle, sa respiration précipitée exerçant une pression insupportable sur son torse. — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-il d’une voix haletante. À ce moment-là, le renflement du dôme se dégonfla avec une brève étincelle. Alors, seulement, Miles comprit ce qui se passait. Devant la barrière scintillante du champ de force se dressait à présent un tas brun noirâtre, grosso modo d’un mètre de haut sur trois de large. Des barres-rations standard C. J. I., surnommées « barres de rat », eu égard à leurs ingrédients présumés. Quinze cents calories chacune. Vingt-cinq grammes de protéines, cinquante pour cent des besoins quotidiens minimaux en vitamines A, B, C, jusqu’à Z, au goût de galet saupoudré de sucre. La dose nécessaire pour rester en vie, dans la mesure, bien entendu, où l’on parvenait à les ingurgiter. Alors, les enfants, un petit concours pour deviner le nombre de barres de rat contenues dans ce tas ? songea Miles. Non. Pas de concours. Inutile de mesurer la hauteur puis de la diviser par trois centimètres. Le résultat serait de 10 215. Comme c’était ingénieux. Les psys de l’état-major cetagandan devaient compter parmi eux quelques esprits remarquables… Miles coupa court à ses réflexions. Ce n’était pas le moment de rêvasser. Dix mille humains environ, si l’on exceptait les plus désespérés et ceux trop affaiblis pour se déplacer, s’évertuaient à gagner les mêmes six mètres carrés du camp en même temps. La première vague de coureurs atteignit la pile, rafla des brassées de tablettes et repartit à fond de train. Quelques-uns parvinrent à rejoindre leurs amis ; après avoir partagé leur butin, ils entreprirent de s’éloigner du maelström humain qui grossissait à vue d’œil. D’autres ne réussirent pas à esquiver les cliques organisées et furent dépouillés de leur trésor. La seconde vague de coureurs qui ne s’esquiva pas à temps fut écrasée contre la paroi du dôme par la masse déferlante. Malheureusement, Suegar et Miles faisaient partie de cette dernière catégorie. La vision de Miles se réduisit à un fouillis de coudes, de bustes et de dos en sueur. — Mange, mange ! cria Suegar d’un ton pressant, la bouche pleine à craquer, à l’instant où la meute les sépara. Mais la barre de Miles lui fut arrachée des mains avant qu’il n’ait eu le temps de suivre le conseil de Suegar. De toute façon, sa faim n’était rien comparée à sa terreur de mourir écrasé ou, pis, piétiné. Son pied s’était enfoncé dans quelque chose de mou mais il lui avait été impossible de laisser à la personne – un homme ? une femme ? il l’ignorait – la place pour se relever. Peu à peu, la pression diminua. Miles parvint à gagner la lisière de la foule et à se libérer. Il franchit quelques mètres en titubant et se laissa choir comme une masse, livide et transi. Sa respiration émettait un bruit de soufflet de forge dans sa gorge. Il mit longtemps à se ressaisir. La bousculade frénétique avait mis ses nerfs à vif, menacé son corps fragile de dislocation. Je pourrais crever ici, se dit-il tout à coup, et sans jamais voir le visage de l’ennemi. À première vue, cependant, il n’avait rien de cassé. Encore qu’il eût la sensation d’avoir le pied gauche en compote. L’éléphant qui lui avait marché dessus bouffait sûrement plus que sa part de barres de rat. Bien, conclut Miles. Assez de temps perdu. Debout, soldat ! Il est grand temps d’aller chercher le colonel Tremont. Guy Tremont. Le véritable héros du siège de Fallow Core. Celui qui avait défié l’ennemi, qui avait tenu bon, et tenu encore après la fuite du général Xian et après la mort de Baneri. Xian avait juré qu’il reviendrait. Il n’en avait jamais eu l’occasion – passé dans la moulinette à viande de la Station Vassily. Le Q.G. avait promis d’envoyer des renforts mais le Q.G. et sa précieuse station spatiale étaient tombés aux mains des Cetagandans. Tremont et ses troupes s’étaient alors retrouvés coupés de tout. Ils avaient tenu, attendu, espéré. Leurs ressources s’étaient peu à peu réduites à l’espoir et à quelques pierres. Les pierres sont à double usage. On peut soit les faire bouillir pour la soupe, soit les jeter sur l’ennemi. Fallow Core avait fini par tomber. Ils ne s’étaient pas rendus. Ils avaient été pris. Guy Tremont. Miles souhaitait vivement rencontrer cet homme. Promenant son regard à la ronde, il repéra à une certaine distance un épouvantail marchant d’un pas harassé. Une bande le bombardait de mottes de terre. Suegar fit halte hors de portée des projectiles. Le doigt posé sur son cordonnet au poignet, il harangua trois ou quatre types qui lui tournèrent résolument le dos. Le message était clair. Miles s’avança vers Suegar en traînant la patte. — Hé, Suegar ! Suegar se retourna et son visage s’éclaira. — Ah ! te voilà ! (Il alla à la rencontre de Miles en frottant ses sourcils pleins de terre.) Je t’avais perdu. Tu as vu ? Personne ne veut m’écouter. — Je suppose que la plupart d’entre eux t’ont au moins entendu déjà une fois. — Vingt fois, plutôt. Mais j’ai toujours peur d’en avoir oublié un. Peut-être l’Élu lui-même – le deuxième. — Tu sais, je serais ravi de t’écouter, mais il faut à tout prix que je retrouve d’abord le colonel Tremont. Tu m’as dit que tu connaissais quelqu’un qui ?… — Exact. Par ici. Suegar le guida de nouveau. — Merci… Mais dis-moi, la distribution de la popote se déroule toujours de cette façon ? — Plus ou moins, oui. — Alors pourquoi ne pas mettre des sentinelles qui garderaient cette portion du dôme ? — Le lieu de distribution n’est jamais deux fois le même. On le déplace tout autour du périmètre. Dans le temps, il y a eu un grand débat stratégique pour déterminer s’il valait mieux rester au centre afin de ne jamais avoir plus du demi-diamètre à parcourir ou près du bord pour arriver le premier au moins une fois de temps à autre. Il y a même des gars qui ont mis ce problème en équations, qui ont fait des calculs de probabilités et tout… — Et toi, qu’est-ce que tu préfères ? — Oh ! je n’ai pas d’endroit à moi. Je déambule à travers le camp au petit bonheur la chance. (Sa main droite tapota son cordonnet.) De toute façon, ce n’est pas le plus important. N’empêche que ça m’a fait du bien de manger… aujourd’hui. Je ne sais même pas quel jour nous sommes. — Le 2 novembre 97, ère terrienne. — Oh ? Seulement ? (Suegar tira sur les poils de sa barbe et loucha pour mesurer leur longueur.) Je pensais que j’étais ici depuis plus longtemps. Ça ne fait même pas trois ans, en fait… Ici, c’est toujours aujourd’hui. — Hm… Dis-moi, les barres de rat sont toujours livrées comme ça, en tas ? — Ouais. — Rudement ingénieux. — N’est-ce pas ? fit Suegar dans un soupir. Son soupir et l’agitation de ses mains camouflaient la rage qui l’habitait. Donc, mon fou n’est pas aussi simplet qu’il en a l’air… — Nous y sommes, annonça Suegar. Ils firent halte devant un groupe défini par une demi-douzaine de paillasses disposées en cercle. L’un des hommes leva les yeux et fulmina : — Va-t’en, Suegar. J’suis pas d’humeur à écouter tes sermons. — C’est le colonel ? murmura Miles. — Non. C’est Oliver, répondit Suegar à voix basse. Je le connais… depuis longtemps. Il était à Fallow Core. Il pourra te conduire auprès de lui. Il poussa Miles en avant. — Voici Miles. C’est un nouveau. Il veut te parler. Suegar s’écarta de lui. À l’évidence, il savait qu’il n’était pas en odeur de sainteté parmi ses compagnons. Miles examina le maillon suivant de sa chaîne. Oliver était parvenu à garder son pyjama gris, sa paillasse et son gobelet intacts, ce qui lui rappela sa propre nudité. D’un autre côté, l’Oliver en question ne semblait pas être en possession de biens mal acquis. Il était aussi baraqué que les cinq brutes mais la ressemblance s’arrêtait là. Un bon point. Encore que, pour l’instant, Miles n’eût pas à redouter d’autre chapardage. Oliver fixa Miles d’un œil mauvais, puis son regard s’adoucit quelque peu. — Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il d’un ton hargneux. Miles ouvrit les mains. — Je cherche le colonel Guy Tremont. — Y a pas de colonel ici, mon petit gars. — C’est un cousin de ma mère. Personne dans ma famille – personne dans le monde extérieur – n’a eu de ses nouvelles directement ou par personne interposée depuis la chute de Fallow Core. Je… je n’appartiens à aucune des unités ou lambeaux d’unités qui se trouvent ici. Le colonel Tremont est le seul dont je sache quelque chose. (Miles croisa ses mains et attendit en arborant l’air d’un enfant abandonné. Un doute subit l’assaillit qui lui fit froncer les sourcils.) Est-il encore vivant, seulement ? Oliver se rembrunit. — Tu es de sa famille, hein ? (Il se gratta une narine avec un doigt boudiné.) Je suppose qu’en ce cas, tu as un privilège. Mais cela ne te fera aucun bien, mon petit gars, si c’est ce que tu te figures. — Je… fit Miles en hochant la tête. Au point où j’en suis, je tiens juste à savoir. — En ce cas, suis-moi. Oliver se leva en poussant un grognement et s’éloigna d’un pas pesant sans jeter un seul regard par-dessus son épaule. Miles lui emboîta le pas en boitillant. — Tu me conduis auprès de lui ? La question resta sans réponse. Oliver ne desserra pas les lèvres de tout le parcours. Ils franchirent plusieurs dizaines de mètres en zigzaguant entre les paillasses. Un homme jura, un autre leur cracha dessus. La plupart les ignorèrent. Une paillasse était isolée à la frange d’un groupe. Un homme l’occupait, couché en chien de fusil, le dos tourné vers eux. Poings aux hanches, Oliver le considéra sans rien dire. — C’est le colonel ? murmura Miles d’un ton pressant. — Non, mon gars. C’est sa dépouille… Alarmé, Miles s’agenouilla. Avec un grand soulagement, il constata qu’Oliver avait simplement usé d’une formulation littéraire. L’homme respirait encore. — Colonel Tremont ? Monsieur ?… Le cœur de Miles chavira quand il s’aperçut que Tremont n’était plus capable que de respirer. Il gisait inerte, les yeux ouverts mais fixés sur rien. Il ne battit même pas des paupières pour le renvoyer. Il était maigre, plus maigre encore que Suegar. Miles compara la ligne de la mâchoire, la forme de l’oreille à celles des holovids qu’il avait étudiés. Vagues vestiges d’un visage, comme la forteresse en ruine de Fallow Core. Il fallait presque la sensibilité d’un archéologue pour établir un lien entre le passé et le présent. Le colonel était en pyjama, son gobelet à hauteur de la tête, mais autour de son matelas s’étalait une flaque de boue puante. L’odeur âcre de l’urine prit Miles à la gorge. Des escarres, provoquées par l’immobilité forcée, creusaient les coudes. Une grosse tache d’humidité sur le pantalon gris au niveau des hanches osseuses indiquait la présence de plaies suppurantes à l’état le plus avancé. Pourtant, quelqu’un s’occupe de lui, se dit Miles, sinon il serait encore plus mal en point. Oliver s’agenouilla au côté de Miles et sortit un morceau de barre de rat de l’élastique qui retenait son pantalon. Il en cassa un petit bout et le glissa entre les lèvres de Tremont. — Mange, murmura-t-il. Les lèvres remuèrent imperceptiblement. Mais des miettes tombèrent sur la paillasse. Oliver refit un essai, parut soudain sentir le regard de Miles fixé sur lui et escamota le restant de la barre dans son pantalon avec un grognement inintelligible. — A-t-il été blessé quand Fallow Core a été attaqué ? demanda Miles. Une blessure à la tête ? Oliver fit non de la tête. — Fallow Core n’a pas été attaqué, mon gars… — Mais il est tombé le 6 octobre, c’est ce qui a été annoncé et… — Il est tombé le 5 octobre. À la suite d’une trahison. Oliver tourna les talons et s’éloigna avant que la moindre émotion ne parût sur son visage figé. Miles s’agenouilla dans la boue et poussa un profond soupir. Et voilà. Était-il donc parvenu au terme de sa quête ? Miles s’éloigna en boitant, prenant garde de ne pas empiéter par inadvertance sur le territoire d’un clan. Il aurait aimé continuer de marcher pour réfléchir mais cela lui était encore trop douloureux. Il s’assit donc sur le sol dur, puis s’allongea, les mains derrière la tête, contemplant la lueur nacrée du dôme scellé comme un couvercle au-dessus des milliers de prisonniers. De combien d’options disposait-il ? Trois, au mieux, dont il pesa soigneusement le pour et le contre. Cela ne lui prit pas longtemps. Je pensais que tu ne croyais plus aux bons et aux méchants ? songea-t-il. Lui qui s’était figuré avoir cautérisé tous ses sentiments avant d’arriver ici pour se protéger… il sentait son impartialité cultivée avec soin lui glisser entre les doigts. Il était en train de se prendre de haine pour le dôme d’une manière tout à fait intime et personnelle. Cette forme d’une esthétique remarquable, en harmonie aussi parfaite avec sa fonction qu’une coquille d’œuf, petite merveille de la physique, était, ici, pervertie en un instrument de torture. Une torture subtile… Miles passa en revue les règlements de la Commission Judiciaire Interstellaire concernant les prisonniers de guerre, dont Cetaganda était cosignataire. Un minimum de mètres carrés par personne, ça, oui, ils étaient dans les normes. Aucun prisonnier confiné dans une cellule d’isolement plus de vingt-quatre heures d’affilée. Bien. Aucun isolement ici, mis à part celui de la folie. Aucune période d’obscurité dépassant douze heures. Pas de problème : c’était le jour permanent. Interdiction de maltraiter les prisonniers. Les matons pouvaient affirmer en toute bonne foi qu’ils ne portaient jamais la main sur eux. Ils se bornaient à les surveiller pendant qu’ils se tabassaient entre eux. Les viols, strictement interdits, devaient bénéficier de la même permissivité. Miles avait vu ce que leurs geôliers étaient capables de leur infliger avec la distribution des barres-rations. L’émeute qu’elle provoquait relevait d’une tactique particulièrement astucieuse. Ils étaient tous obligés d’y participer. Il frotta son estomac qui gargouillait. L’ennemi avait peut-être semé la graine de la discorde, en leur envoyant une pile trop réduite. Quoique, pas forcément… Le premier à en carotter deux en avait forcément condamné un autre à rester l’estomac vide. Or, la fois précédente, peut-être ce dernier en avait-il pris trois pour avoir son compte et, très rapidement, la querelle avait fait boule de neige. Tous se bagarraient comme des chiens dans une mêlée indescriptible, rappel biquotidien de leur impuissance et de leur dégradation. Personne ne pouvait se permettre de se tenir à l’écart, à moins d’avoir décidé de se laisser mourir de faim. Pas de travail forcé… La bonne blague ! Il faudrait pour cela un minimum de discipline. Accès au personnel médical… Ils avaient sous la main les médics des diverses unités, sans doute perdus dans la masse. Il se repassa de nouveau en mémoire chaque terme du paragraphe. Le mot « personnel » était bel et bien employé. Pas de médicaments, juste le personnel médical. Des médics et des techs aux mains vides et à poil. Un sourire amer étira ses lèvres. La liste complète des prisonniers avait été diffusée, conformément au règlement. Mais à part cela, aucune autre information… La communication. L’absence totale de nouvelles du monde extérieur risquait de le rendre fou d’ici peu. C’était aussi insupportable qu’une prière adressée à un Dieu qui ne répondait jamais. Rien d’étonnant que tous ici eussent l’air de souffrir de schizophrénie solipsiste. Leurs doutes étaient contagieux. Y avait-il seulement encore quelque âme qui vive à l’extérieur ? Ah ! la foi aveugle ! Il serra le poing droit comme pour broyer une coquille d’œuf. — Tout ceci, conclut-il à haute voix, impose un changement radical de plan. Il se remit debout et partit chercher Suegar. Il n’eut pas à aller bien loin. Accroupi, Suegar gribouillait dans la poussière. Il leva les yeux et esquissa un sourire. — Est-ce qu’Oliver t’a conduit auprès… auprès de ton cousin ? — Oui, mais je suis arrivé trop tard. Il est en train de mourir. — Mouais… C’est ce que je redoutais. Désolé. — Moi aussi. (Une curiosité terre à terre lui fit un instant oublier son projet.) Suegar, les cadavres, qu’en font-ils ici ? — Il y a une sorte de décharge, sur un côté du dôme. De temps à autre, la paroi se bombe et avale les déchets comme quand les barres et les prisonniers sont injectés dans le camp. C’est là qu’on dépose les morts. Ça m’est arrivé de le faire. — Aucune chance de se faire la belle en se planquant dans les déchets, je suppose ? — Ils les incinèrent au micro-ondes avant l’ouverture de la porte. — Ah ! Miles inspira un grand coup et se jeta à l’eau : — Suegar, ça m’est venu tout d’un coup. L’autre Élu… c’est moi. Suegar acquiesça sereinement, pas surpris le moins du monde. — C’est ce que je m’étais figuré. Déconcerté, Miles resta un instant silencieux. Il avait escompté une réaction plus énergique, positive ou négative. — Ça m’est venu sous forme d’une vision, annonça-t-il d’un ton dramatique en suivant quand même son plan. — Ah, oui ? (L’attention de Suegar s’intensifia d’encourageante manière.) Moi, je n’ai jamais eu de vision, avoua-t-il d’un ton envieux. Il a fallu que je déduise tout du contexte. Une vision, c’est comment ? Une transe ? Merde, et moi qui croyais que ce timbré parlait avec les elfes et les anges… Miles tenta de faire marche arrière. — Non, c’est comme une pensée, mais plus puissante. Elle annihile ta volonté, brûle comme le désir mais en moins facile à satisfaire. Ce n’est pas comme une transe parce qu’elle te pousse inexorablement vers l’extérieur, et non pas vers l’intérieur. Miles s’interrompit, hésitant. Il venait de se dévoiler plus qu’il n’en avait eu l’intention. Suegar, en revanche, reprenait du poil de la bête. — Oh ! parfait. J’ai eu peur pendant une seconde que tu ne sois un de ces types qui se mettent à parler à des gens qu’ils sont les seuls à voir. Malgré lui, Miles jeta un coup d’œil vers le toit du dôme, puis regarda de nouveau Suegar qui s’animait de plus en plus. —… Alors, c’est ça une vision, dit ce dernier. Tu sais, il m’est déjà arrivé de sentir la même chose. — Tu as éprouvé la certitude absolue que tu étais l’Élu ? — Pas exactement… Il n’est pas facile d’accepter ce rôle. J’ai tenté de m’esquiver pendant longtemps, mais Dieu trouve toujours le moyen de rattraper les fuyards. — Suegar, tu es trop modeste. Tu crois en tes Écritures mais tu ne crois pas en toi. Tu ne sais donc pas que lorsque Dieu t’assigne une mission, Il te donne également le pouvoir de la mener à bien ? Suegar lâcha un soupir de satisfaction enjouée. — Je savais bien que c’était un boulot pour deux. C’est exactement ce qui est écrit. — D’accord. Donc, maintenant nous sommes deux. Mais nous devrions être davantage. Je crois que nous ferions mieux de commencer par tes amis. — Ça ira vite, observa Suegar avec ironie. Tu as une deuxième étape en tête, j’espère ? — En ce cas, nous commencerons par tes ennemis. Ou ceux à qui tu dis juste bonjour. Ou par le premier cadavre ambulant que nous croiserons. De toute façon, j’ai la ferme intention de les convertir tous. Jusqu’au dernier ! (Une citation particulièrement appropriée lui revint brusquement en mémoire et il la déclama avec vigueur :) « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende. » Tous. Avec cette déclaration de foi, c’était en réalité une prière que Miles formulait de tout son cœur. — Très bien. (Il aida Suegar à se lever.) Allons prêcher aux mécréants. Suegar éclata de rire. — J’ai eu dans le temps un sergent-chef qui avait l’habitude de dire « Allons botter les culs » exactement sur le même ton que le tien. — Cela aussi, approuva Miles. Tu comprends, on ne peut pas compter uniquement sur des volontaires pour constituer notre congrégation universelle. Mais laisse-moi me charger du recrutement, d’accord ? Suegar caressa les poils de sa barbe et considéra Miles en haussant les sourcils. — Je suis comme qui dirait ton assistant… ? — Tout juste. — D’accord, chef. Ils commencèrent par Oliver. — Pouvons-nous entrer dans votre bureau ? s’enquit Miles. Oliver se frotta le nez du revers de la main. — Mon petit gars, j’aimerais te donner un conseil. Pas la peine d’essayer de jouer les comiques troupiers, ici. Toutes les plaisanteries possibles et imaginables ont été essayées, figure-toi. — Entendu. (Miles s’assit en tailleur, près de la paillasse d’Oliver. Suegar s’accroupit derrière lui, prêt à prendre ses jambes à son cou à la moindre alerte.) Je n’irai pas par quatre chemins. Je n’aime pas la façon dont les choses sont gérées ici. Un pli sardonique s’inscrivit sur les lèvres d’Oliver. Il ne fit aucun commentaire. Inutile. — Et je vais changer ça, ajouta Miles. — Merde ! fit Oliver en s’allongeant. — À commencer par ici et maintenant. Oliver le regarda. — Dégage, ou j’t’en fous une. Suegar s’apprêta à détaler. D’un geste agacé, Miles l’obligea à se rasseoir. — Il faisait partie d’un commando, chuchota Suegar d’un ton alarmé. Ce type est capable de te briser en deux. — Quatre-vingt-dix pour cent de ceux qui sont dans ce camp sont capables de me briser en deux, y compris les filles, rétorqua Miles sur le même ton. Ce n’est pas ça qui va m’arrêter. Miles se pencha en avant, prit Oliver par le menton et tourna son visage vers lui. Suegar se crispa derrière lui. — Parlons du cynisme, sergent. C’est la position morale la plus passive qui soit. Vraiment commode. S’il n’y a rien à faire, alors tu n’as pas à te reprocher de te tourner les pouces. Tu peux rester peinard, assis toute la journée sur ton cul, en étant en paix avec toi-même. Oliver repoussa brutalement la main de Miles mais ne détourna pas la tête. Ses yeux brillaient de rage. — C’est Suegar qui t’a dit que j’étais sergent ? demanda-t-il d’un ton venimeux. — Non. C’est écrit en lettres de feu sur ton front. Écoute, Oliver… Oliver redressa le buste en prenant appui sur ses poings massifs. Suegar tressaillit mais ne s’enfuit pas. — C’est toi, mutant, qui vas m’écouter ! On a déjà tout essayé. Les exercices de manœuvre, les jeux, le mode de vie hygiénique avec gym et douches froides, sauf qu’on n’avait pas de douches froides. On a créé des chorales et des spectacles. Des veillées à la bougie. On a organisé des combats pour décharger l’agressivité. On s’est même livré une vraie guerre. Après ça, on a plongé à fond dans le péché, le sexe et le sadisme jusqu’à en avoir envie de gerber. Et tout ça au moins une dizaine de fois. Qu’est-ce que tu crois ? Que t’es le premier à vouloir tout réformer ici ? — Non, Oliver. (Miles se pencha nez à nez avec lui, les yeux vrillés aux siens.) Pas le premier, murmura-t-il. Le dernier. Oliver garda le silence pendant quelques instants, puis éclata d’un rire gras. — Jésus ! Suegar a trouvé son âme sœur. Deux dingos qui font la paire, tout comme dans ses Écritures à la con. Miles marqua une pause puis redressa le buste du mieux possible. — Suegar, relis-moi tes Écritures. Le texte entier. Il ferma les yeux pour se concentrer et, par la même occasion, décourager les interruptions d’Oliver. Suegar se trémoussa et s’éclaircit nerveusement la gorge. — « Pour ceux qui seront les héritiers du Royaume de Dieu », commença-t-il. « Or donc ils approchèrent des grilles. La cité se dressait sur une imposante montagne, mais les pèlerins gravirent cette montagne sans peine parce qu’ils avaient deux hommes pour les guider. Ils avaient abandonné en cours de route leurs habits dans la rivière, car ceux qui y étaient entrés vêtus en étaient ressortis nus. Ils gravirent la montagne avec agilité et rapidité, traversant les fondations de la cité qui s’élevait au-delà des nues. Alors ils déambulèrent dans les sphères de l’air… » Ça s’arrête ici, dit-il en haussant les épaules. C’est là où j’ai déchiré la page. Je ne sais pas trop ce que ça signifie. — Probablement que tu es censé improviser la suite, suggéra Miles en rouvrant les yeux. Donc, c’était là la matière brute à partir de laquelle travailler. Force lui fut d’admettre que la dernière ligne l’avait ébranlé, il en eut un frisson, comme à la vue d’un ventre grouillant de vers. Soit ! en avant ! — Voilà ce que je t’offre Oliver. Le seul espoir qui vaille de s’accrocher à la vie. Le Royaume de Dieu. — Exaltant ! ricana Oliver. — Justement, mon intention est de vous exalter tous. Oliver, il faut que tu comprennes une chose : je suis un fondamentaliste. J’applique les Écritures à la lettre. Oliver ouvrit la bouche puis la referma, claquant des mâchoires. À présent, il était suspendu aux lèvres de Miles. Enfin, la communication, se dit Miles. Nous sommes connectés. — Pour exalter tous ceux qui croupissent ici, déclara Oliver au bout d’un long silence, il faudrait un miracle. — Je ne pratique pas une théologie élitiste. J’ai l’intention de prêcher aux masses. Et même… (il se prenait complètement au jeu)… aux pécheurs. Le paradis est pour tout le monde. « Mais les miracles, de par leur nature même, doivent surgir de l’extérieur. Nous ne les sortirons pas de nos poches. — Ça ne risque pas, marmonna Oliver en jetant un coup d’œil à la nudité de Miles. — Et il ne nous reste qu’à prier et à nous préparer pour un monde meilleur. (Penché en avant, la voix vibrante d’énergie :) Es-tu prêt, Oliver ? — Et mer… (Le juron resta en suspens. Contre toute attente, Oliver quêta du regard une confirmation de la part de Suegar.) Ce type, il est sérieux ? — Il s’imagine jouer la comédie, répondit Suegar, mais il ne la joue pas. Il est l’Élu, en chair et en os. S’associer avec Suegar, conclut Miles, revient à se battre dans un labyrinthe de miroirs. La cible, aussi réelle soit-elle, n’est jamais là où elle semble être. Oliver respira un bon coup. L’espoir et la peur, la croyance et le doute se disputaient son visage. — Comment allez-vous nous sauver, révérend ? — Appelle-moi Frère Miles, c’est mieux. Dis-moi, combien de conversions peux-tu obtenir rien que par ta seule autorité ? Oliver prit un air pensif. — Il suffit de leur montrer la lumière et ils la suivront n’importe où. — Certes… certes, le Royaume de Dieu est pour tous, naturellement, mais peut-être sera-t-il utile de maintenir temporairement une hiérarchie cléricale. Bénis aussi soient ceux qui n’ont pas d’yeux pour voir, et qui pourtant ont la foi, n’est-ce pas ? — Il est vrai, approuva Oliver, que si ta religion n’est pas fichue de faire un miracle, il y aura bientôt un sacrifice humain. — Exactement, approuva Miles, la gorge nouée. Tu es un homme de grande intuition. — Ce n’est pas une intuition. C’est une certitude. — Oui, bien… revenons à ma question. Combien de fidèles peux-tu amener ? Je parle ici de corps, et non pas d’âmes. Toujours prudent, Oliver fronça les sourcils. — Vingt, à tout casser. — Et ceux-là peuvent-ils en convertir d’autres ? Se ramifier, ajouter des maillons à la chaîne ? — Peut-être. — Ces vingt-là, nomme-les caporaux. À mon avis, il vaut mieux ici oublier nos grades antérieurs. Baptise cela… euh… l’armée des Régénérés. Non. L’armée de la Réforme. Ça sonne mieux. Nous allons tous être reformés. Nos corps se désintégreront comme la chenille dans sa chrysalide en une affreuse pâtée verdâtre, mais ensuite nous nous reformerons dans le corps du papillon pour nous enfuir à tire-d’aile. Oliver renifla de nouveau avec mépris. — Et quelles sont les réformes que tu mijotes ? — Juste une seule. La bouffe. Oliver lui décocha un regard incrédule. — T’es sûr que ce n’est pas un coup monté pour te procurer des repas gratis ? — Il est vrai que je commence à avoir faim… (Devant l’impassibilité glaçante d’Oliver, Miles ne poursuivit pas sur cette veine humoristique.)… Mais je ne suis pas le seul dans ce cas. Dès demain, ils viendront tous manger dans ta main. — Et ces vingt gars, pour quand les veux-tu ? — Pour la prochaine livraison du traiteur. Bien… Cette fois, il lui en avait bouché un coin. — Si vite ? — Tu comprends, Oliver, croire que tu as tout le temps devant toi en ce bas monde est une illusion que cet endroit entretient à dessein. Réagis ! — Toi, t’es sacrément pressé, par contre. — Et alors ? Tu as un rendez-vous chez le dentiste ? Ça m’étonnerait. En outre, je pèse facilement deux fois moins lourd que toi. Il faut donc que je fonce deux fois plus vite pour garder l’élan. Vingt, tout rond. Aux prochaines agapes. — Mais qu’est-ce que tu veux faire avec ces vingt gars, bon sang ? — M’emparer du tas de barres. Oliver pinça les lèvres d’un air écœuré. — Avec vingt gars ? T’es cinglé ! En plus, on a déjà essayé. Je t’ai dit qu’il y avait eu une vraie guerre ici. Ta combine, elle tournera vite au massacre. —… Et après nous être emparés du tas, nous le redistribuerons. Équitablement. Une barre par personne, dans une discipline exemplaire et sous l’œil des sentinelles. Aux pécheurs comme à tous les autres. Et à la livraison suivante, ceux qui n’auront pas reçu leur part la première fois nous rejoindront. Alors, nous serons en mesure d’affronter le noyau le plus dur. — T’es complètement barge. Tu n’y arriveras jamais. Pas avec vingt types. — Est-ce que j’ai dit que nous ne serons que vingt ? Suegar, j’ai dit ça ? Suegar, qui buvait leurs paroles, fit non de la tête. — En tout cas, moi, je ne vais pas risquer de me faire démolir pour des prunes, déclara Oliver. Je veux savoir ce que tu as comme appuis. On risque notre peau à ce petit jeu-là. — J’ai des appuis, promit Miles, téméraire. (Il fallait bien que quelqu’un commence par faire bouger les choses. Ses partisans imaginaires suffiraient.) Au prochain repas, j’aurai cinq cents soldats ralliés à la cause sacrée. — Si tu y arrives, rétorqua Oliver, moi je fais le tour du dôme à poil en marchant sur les mains. Miles sourit. — Je te prends au mot, sergent. Au moins vingt. Au prochain repas. (Il se leva.) Viens, Suegar. Oliver les congédia d’un geste irrité. Alors qu’ils s’éloignaient, Miles jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Oliver s’était levé et se dirigeait vers un type vautré sur sa paillasse, à quelques mètres de lui. — Mais où allons-nous dégoter cinq cents soldats avant la prochaine bouffe ? demanda Suegar. Je préfère t’avertir, Oliver est ma meilleure carte. Le prochain sera plus coriace. — Quoi, ta foi faiblit déjà ? — Je crois, répliqua Suegar. Je ne vois pas ! C’est peut-être ça qui me sauve. Je n’en sais rien… — Tu m’étonnes, observa Miles. Moi, je pensais que c’était évident. Là ! Miles pointa le doigt vers la frontière invisible du groupe des femmes, de l’autre côté du camp. — Oh ! (Suegar fit halte.) Miles, je ne pense pas que… — Mais si. Allons-y. — Tu n’entreras jamais, à moins de changer de sexe. — Quoi, inspiré par Dieu comme tu l’es, tu n’as pas essayé de leur prêcher tes Écritures ? — Si. J’ai été roué de coups. Après, je suis allé prêcher ailleurs. Miles marqua un temps de silence. La lippe songeuse, il considéra Suegar. — N’empêche que ça n’a pas été un échec, sinon tu n’aurais pas persisté à attendre l’autre Élu aussi longtemps. Est-ce… la honte qui t’a fait baisser les bras ? Tu as un problème à régler dans ce secteur ? Suegar secoua la tête. — Pas personnellement. À part peut-être des péchés par omission. Je n’avais plus le cœur à continuer de les harceler, voilà tout. — Le camp entier souffre de péchés par omission. (Quel soulagement que Suegar ne fût pas un de ces violeurs repentants ! Miles embrassa du regard le quartier des femmes, étudiant leur territoire d’après la disposition des paillasses, les regroupements et l’activité.) Le harcèlement d’un prédateur déclenche un comportement de troupeau. Vu l’extrême fragmentation sociale qui domine ici, ce harcèlement doit être constant pour maintenir un groupe de cette importance. Pourtant je n’ai remarqué aucun incident depuis mon arrivée… — Ça va et ça vient, expliqua Suegar. C’est peut-être lié aux phases de la lune, va savoir… Les phases de la lune, bien sûr. Miles adressa en son cœur une prière aux dieux hypothétiques – à Qui de droit du moins – pour les remercier d’avoir apparemment poussé les Cetagandans à implanter un anti-ovu-latoire à déclenchement périodique chez toutes les prisonnières, en plus des autres immunisations. Loué soit le juriste méconnu qui avait inclus cette clause-là dans les règlements de la C. J. I., obligeant ainsi les Cetagandans à recourir à des formes plus subtiles de tortures légales. Mais les grossesses et les enfants auraient-ils été un stress déstabilisateur supplémentaire ou au contraire une force de cohésion si puissante que l’ennemi n’aurait pu la détruire ? La question était purement théorique, Dieu merci. — Eh bien… (Miles abaissa sur ses yeux un chapeau imaginaire dans un style agressif.) Je suis nouveau ici et, pour l’instant, rien ne m’arrête. Que celui qui n’a commis aucun péché fasse le premier pas. De surcroît, j’ai un avantage pour ce genre de négociations : je n’apparais pas comme une menace. Sur ce, il se mit en marche d’un pas décidé. — Moi, je t’attendrai ici ! cria Suegar en s’accroupissant sur place. Miles régla sa cadence de façon à croiser la patrouille de six femmes qui défendait leur territoire. Il se plaça devant elles et dans un geste théâtral retira son chapeau imaginaire pour le plaquer sur son sexe. — Bon après-midi, mesdames. Veuillez excuser mon intr… La terre qui lui obstruait soudain la bouche coupa court à son entrée en matière. Le tirant par les pieds, quatre des femmes l’avaient aplati au sol. Il n’eut même pas le temps de recracher la terre qu’on le soulevait par les quatre fers. Un, deux trois, et hop ! Il décrivit un vol plané pour atterrir non loin de Suegar. La patrouille se remit en marche sans proférer un seul mot. — Tu as compris maintenant ce que je voulais dire ? s’enquit Suegar. Miles tourna la tête vers lui. — Avais-tu calculé la trajectoire au centimètre près ? demanda-t-il d’une voix pâteuse. — Plus ou moins. J’ai simplement pensé qu’elles te balanceraient un peu plus loin que d’habitude en raison de ta petite taille. Miles se redressa vaille que vaille sur son séant, cherchant encore à recouvrer son souffle. Maudites côtes, qui de nouveau lui faisaient souffrir le martyre à chaque inspiration ! Enfin, il se releva et s’épousseta. Après réflexion, il ramassa aussi son invisible chapeau. Pris de vertige, il dut s’appuyer sur ses genoux pendant un moment. — Bien, marmonna-t-il. On y retourne. — Miles… — Suegar, il le faut. On n’a pas le choix. De toute façon, il m’est impossible de laisser tomber en cours de route. On m’a toujours dit que mon obstination relevait de la pathologie. Je ne peux pas laisser tomber. Suegar ouvrit la bouche pour protester mais se ravisa. — Comme tu veux. (Il s’assit en tailleur, sa main tripotant machinalement sa bibliothèque de chiffon.) Je t’attendrai jusqu’à ce que tu m’appelles. Là-dessus, il s’abîma dans la rêverie ou la méditation. Ou peut-être piqua-t-il simplement un roupillon. La deuxième incursion de Miles se termina comme la première, à ceci près que sa trajectoire fut un petit peu plus longue et un petit peu plus haute. Le troisième essai aboutit au même résultat, avec toutefois un vol plané beaucoup plus court. — Bien, marmonna-t-il pour lui-même. Espérons qu’elles se lasseront avant moi… Cette fois, il trotta parallèlement à la patrouille, hors de leur portée mais de sorte à se faire entendre. — Écoutez, dit-il, essoufflé, inutile de vous fatiguer. Permettez-moi de vous faciliter la tâche. Je souffre d’un trouble tératogène des os… Je ne suis pas un mutant, mes gènes sont normaux. C’est simplement parce que ma mère a été empoisonnée quand elle était enceinte que leur croissance a été entravée. Mais ce n’est pas héréditaire. J’ai toujours su que ça me faciliterait les choses avec les filles si je mettais les points sur les i d’entrée de jeu. Je ne suis pas un mutant, c’est clair ? Enfin bref, mes os sont extrêmement fragiles. À vrai dire, n’importe laquelle d’entre vous serait tout à fait capable de me réduire en miettes. Vous devez vous demander pourquoi je vous raconte ça. Faut dire que d’habitude, je préfère le passer sous silence. Hé !… Arrêtez-vous et écoutez-moi. C’est important. Je ne suis pas un danger. J’ai l’air de vous menacer ? Non. Alors ?… Vous n’allez quand même pas me faire galoper tout autour de ce camp sur vos talons ? Ralentissez, pour l’amour de Dieu ! À ce train-là, il serait vite à bout de souffle, et donc à court de munitions verbales. Il contourna la patrouille au petit trot et se planta devant elles, les bras en croix. —… Donc, si vous avez l’intention de me rompre les os, je vous en prie, faites-le maintenant, qu’on en finisse, parce que je continuerai à revenir ici tant que vous ne l’aurez pas fait. À un bref signal de son chef, la patrouille fit halte. — Prenons-le au mot, proposa une grande rousse. Ses cheveux coupés ras d’un orange électrique captivèrent un instant l’attention de Miles. Il imagina des masses de cheveux flamboyants tombant sous l’assaut des coups de ciseaux des impitoyables gardiens de prison cetagandans. — Je lui casse le bras gauche. Tu prends le droit, Conr ? — Si c’est le prix à payer pour que vous daigniez vous arrêter et m’écouter pendant cinq minutes, alors d’accord ! riposta Miles sans battre en retraite. La rousse s’avança, rassembla ses forces et lui fit une clé, lui tordant de plus en plus fort le bras gauche. — Cinq minutes, on est d’accord ? insista Miles. La douleur devenait intenable… Elle le foudroya du regard. Il s’humecta les lèvres, ferma les yeux, et attendit. La pression atteignait le point de rupture. Il se dressa sur la pointe des pieds… Elle le relâcha si brusquement qu’il tituba. — Les hommes ! cracha-t-elle, dégoûtée. Avec eux, c’est toujours à qui pissera le plus loin ! — La biologie, c’est le Destin, hoqueta Miles en rouvrant les yeux. — Tu es peut-être un pervers… après tout. Ça te fait jouir qu’une femme te frappe ? Il ne manquerait plus que ça !… N’empêche que s’il devait rester en compagnie de cette rousse, il allait devoir à tout prix récupérer son pantalon. — Si je te réponds oui, tu pourrais maîtriser ton envie de me punir ? proposa-t-il. — Ben merde ! Non. — Ce n’était qu’une idée. — Béatrice, arrête ton cirque, ordonna la chef de la patrouille. (La rousse regagna son rang.) Entendu, l’avorton, tu as tes cinq minutes. — Merci, ma’ame. Miles s’efforça d’adopter une attitude digne, dans la mesure où le lui permettait sa tenue pour le moins légère. — Pour commencer, j’aimerais vous présenter mes excuses pour m’introduire dans votre vie privée dans le plus simple appareil. Mes vêtements m’ont été… disons… « empruntés » par un comité d’accueil musclé. — Je les ai vus, confirma Béatrice la rousse. La bande à Pitt. Miles enleva son chapeau et s’inclina jusqu’à terre avec panache. — Merci. — Vous montrez votre cul à ceux qui sont derrière quand vous faites ça, fit-elle remarquer d’un ton froid. — C’est leur problème, riposta Miles. Quant à moi, je désire parler à votre ou à vos leaders. J’ai un plan sérieux pour remonter le tonus de ce camp et j’aimerais inviter votre groupe à y collaborer. En un mot comme en cent, vous êtes l’ultime foyer de civilisation, ici, tant par le nombre que par la discipline militaire. J’aimerais que vos frontières s’étendent. — Tu tombes mal… Notre problème numéro un, c’est de faire en sorte de ne pas être envahies, justement, rétorqua la chef. Tu n’as pas frappé à la bonne porte. Décampe. — Et débande, par la même occasion, suggéra Béatrice. Jamais tu ne lèveras une fille, ici. Miles soupira et tourna son chapeau entre ses doigts. Puis il le fit tournoyer un instant au bout de son index et cloua son regard sur la rousse. — Tu le vois, mon chapeau ? C’est tout ce que j’ai pu sauver des mains des cinq brutes. La bande à Pitt, comme tu les appelles. Elle renifla avec mépris. — Ces couillons… Pourquoi seulement le chapeau ? Pourquoi pas un pantalon ? Ou un uniforme entier, pendant que tu y es ? ajouta-t-elle d’un ton blessant. — Un chapeau, c’est plus utile pour communiquer. Il permet de faire de grands gestes. (Il s’inclina avec panache.) De montrer sa sincérité. (Il le plaqua sur son cœur.) Ou de manifester son embarras. (Il le plaqua sur son sexe, affichant un air de chien battu.) Sa colère. (Il le jeta à terre, faisant mine de le piétiner, puis le ramassa et l’épousseta soigneusement.) Sa détermination, aussi. (Il le vissa sur son crâne et en rabaissa le bord sur ses yeux d’un geste impérieux.) Et enfin, sa courtoisie. (Nouvelle révérence avec un grand moulinet.) Alors, tu le vois, maintenant, ce chapeau ? La rousse commençait à s’amuser. — Oui… — Et les plumes, dessus, tu les vois aussi ? — Oui. — Décris-les-moi. — Oh… des petits trucs duveteux. — Combien ? — Deux. Réunies par un ruban. — De quelle couleur ? La rousse fit marche arrière, se sentant soudain ridicule. Elle jeta un regard en catimini à ses compagnes. — Quand tu verras la couleur des plumes, ajouta doucement Miles, tu comprendras que tu peux étendre tes frontières jusqu’à l’infini. La rousse demeura silencieuse, le visage fermé comme une porte de prison. Mais la chef de patrouille murmura : — Peut-être vaut-il mieux que cet avorton parle à Tris, en fin de compte… Tris, leur chef, avait à l’évidence été un soldat de terrain et non pas une tech, comme la majorité des femmes. Elle n’avait certainement pas acquis les muscles qui roulaient sous sa peau comme des cordes de cuir tressé en restant vissée à une console holovidéo dans quelque arrière-poste mineur. Cette fille-là avait joué avec des armes, des vraies, qui crachaient la mort, et avait connu l’affliction de la défaite, aussi. Elle s’était donnée à fond, jusqu’aux limites de la résistance humaine, et avait été à jamais marquée par ce laminoir destructeur. Toute illusion avait été éradiquée en elle comme une maladie, ne laissant qu’une cicatrice cautérisée. La rage brûlait en permanence dans ses yeux comme un volcan. Souterraine, inextinguible. Elle devait avoir dans les trente-cinq ou quarante ans. Doux Jésus, je suis tombé amoureux, se dit Miles. Frère Miles te veut à tout prix dans son armée de la Réforme ! Il musela son imagination. Il allait falloir jouer serré. Très serré. Charme, bagou, ironie, finasseries oratoires, clowneries ne suffiraient pas. Même en paquet-cadeau enrubanné… Les blessés ont soif de pouvoir. Ils ont ainsi l’impression d’être à l’abri de la souffrance. Cette femme-là ne serait pas intéressée par le message saugrenu de Suegar. Du moins, pas tout de suite… — Ma’ame, je suis venu vous offrir le commandement de ce camp. Elle le regarda comme s’il eût été une moisissure croissant dans un recoin obscur des latrines, et détailla sa nudité d’un œil clinique. Miles sentit les morsures de la dissection le brûler des pieds à la tête. — Que tu gardes au fond de ton sac à dos, je suppose, gronda-t-elle. Mutant, il n’y a pas de commandement ici. Tu n’as donc rien à me donner… Béatrice, balance-moi cette demi-portion hors de notre périmètre. Miles esquiva la rousse. — C’est à moi de créer le commandement de ce camp, persista-t-il. Remarquez, je vous prie, que je vous propose le pouvoir et non la vengeance. La vengeance est un luxe trop onéreux. Les commandants n’ont pas les moyens de se l’offrir. Tris se leva. Elle dut toutefois plier les genoux afin d’amener son visage à hauteur de celui de Miles. — Dommage, espèce de petite crotte, siffla-t-elle. Tu as failli m’intéresser. Seulement, ce que je veux, moi, c’est la vengeance. Me venger de tous les hommes de ce camp, jusqu’au dernier. — Alors, les Cetagandans ont atteint leur but : vous avez oublié qui est votre véritable ennemi. — Disons plutôt que j’ai découvert qui il est. Tu veux savoir toutes les horreurs que ces types nous ont infligées… — Les Cetagandans cherchent à vous faire croire que tout ça… (d’un geste circulaire, il embrassa le camp)… est de votre fait. Et en vous battant entre vous, vous devenez leurs marionnettes. Ils vous surveillent tout le temps, vous savez. Ce sont des voyeurs. Ils se délectent de votre humiliation. Tris leva fugacement les yeux. Bien. C’était presque une maladie, chez ces gens. Jamais ils ne regardaient cette saloperie de dôme. — Le pouvoir vaut mieux que la vengeance, avança-t-il sans sourciller devant son visage dur, froid comme un serpent, aux prunelles flamboyantes. « Le pouvoir est une chose vivante, un tremplin qui vous permet d’agripper le futur. La vengeance est une chose morte qui vient du passé pour vous agripper. — Et toi, coupa-t-elle, tu n’es qu’un artiste à la mords-moi le nœud, qui tend la main pour agripper tout ce qui passe. Je t’ai percé à jour, mon petit gars. Le pouvoir, c’est ça. (Elle fléchit le bras sous le nez de Miles, faisant rouler ses muscles.) C’est l’unique pouvoir qui existe ici. Toi, tu n’en as pas, et tu cherches une bonne poire pour te protéger. Tu t’es gouré de magasin. — Faux ! Le pouvoir, c’est ça. (Miles se frappa le front.) Et le propriétaire du magasin, c’est moi. Ceci contrôle cela. (Il brandit son poing fermé.) Les hommes sont capables de soulever des montagnes, mais ce sont les idées qui soulèvent les hommes. On peut atteindre l’esprit à travers le corps. Ce camp n’a pas d’autre but. « Le jour où vous avez laissé les Cetagandans réduire votre pouvoir uniquement à ça… (pressant le biceps de Tris pour donner plus de force à son propos, il eut l’impression de presser un roc recouvert de velours. Elle se tendit, furieuse de cette privauté)… vous les avez autorisés à vous annihiler. Et ils ont gagné. — Ils auraient gagné de toute façon, rétorqua-t-elle en haussant les épaules. (Miles bénit le ciel en silence qu’elle ne lui ait pas brisé le bras.) Rien de ce que tu feras à l’intérieur de ce cercle n’apportera un changement notable. Quoi que nous fassions, nous resterons prisonniers. Ils peuvent nous couper les vivres, l’air ou nous réduire en charpie. Et le temps est de leur côté. Si nous gaspillons toute notre énergie à rétablir l’ordre – si c’est ce que tu veux –, tout ce qu’ils auront à faire, ce sera d’attendre que le chaos reprenne le dessus. Nous sommes vaincus. Nous avons été capturés. Il ne reste plus personne là-bas, à l’extérieur. Nous sommes coincés ici à jamais. Et toi, tu ferais mieux de commencer de t’habituer à cette idée. — J’ai déjà entendu ce refrain. Faites donc travailler votre matière grise. S’ils avaient l’intention de nous garder ad vitam aeternam, ils nous auraient déjà incinérés, ne serait-ce que pour économiser les frais de fonctionnement du dôme. Non. C’est votre esprit qu’ils veulent maîtriser. Vous êtes tous ici parce que vous étiez le fer de lance de Marilac, les combattants les plus féroces, les plus redoutables. C’est vers vous que tous ceux qui luttent contre l’occupation se tourneraient pour prendre la tête de leur mouvement. Le plan des Cetagandans est de vous briser, puis de vous relâcher dans votre monde, dociles et soumis, afin que vous alliez prêcher la capitulation à votre peuple. « Quand ceci sera tué… (il lui toucha le front. Un vague effleurement, rien de plus)… alors les Cetagandans n’auront plus rien à redouter de cela (un doigt sur le biceps)… et vous serez tous libérés. Mais vous vous retrouverez dans un monde à l’horizon aussi fermé que ce dôme et d’où vous ne pourrez pas davantage vous échapper. La guerre n’est pas terminée. Vous êtes ici parce que les Cetagandans attendent toujours la reddition de Fallow Core. Miles crut un instant qu’elle allait l’assassiner, l’étrangler sur-le-champ. Elle préférerait sûrement l’étriper plutôt que de lui laisser voir ses larmes. D’un geste brusque de la tête, elle se retrancha derrière la rudesse qui lui servait de bouclier. — Si c’est vrai, alors te suivre nous éloignera de la liberté au lieu de nous en rapprocher. Logicienne, par-dessus le marché. Il avait intérêt à s’accrocher. — La différence entre un prisonnier et un esclave est très subtile. Mais ils ont un point commun indéniable : ni l’un ni l’autre n’est libre. Tris s’enferma dans le silence pour étudier Miles à travers les fentes de ses yeux. — Tu es un drôle d’oiseau, déclara-t-elle finalement. Pourquoi dis-tu « vous » et non pas « nous » ? Miles répondit par un haussement d’épaules désinvolte. Flûte ! Il révisa prestement son boniment. Elle avait raison. Il fallait rectifier le tir. Quoiqu’il pouvait retourner son erreur à son avantage… — Ai-je l’air d’appartenir à la fine fleur de la puissance militaire de Marilac ? Je suis un outsider, pris au piège dans un monde que je n’ai pas bâti. Un voyageur, un pèlerin… Un homme qui passe. Demandez à Suegar. Elle renifla avec mépris. — Ce fou ?… — Ne le sous-estimez pas. Il a un message. Un message fascinant, si vous voulez mon avis. — Je sais. Je l’ai entendu. Moi, je le trouve horripilant. Mais que veux-tu à la fin ? Et ne me réponds pas « rien », parce que je ne te croirai pas. J’ai comme l’impression que tu as envie de jouer au petit chef, dans ce camp, mais ne compte surtout pas sur moi pour l’aider à bâtir ton empire. Pour un peu, il aurait entendu l’activité fiévreuse de ses neurones. Les idées bouillonnaient dans sa tête, et plus seulement celle de le jeter dehors. — Je ne souhaite qu’être votre conseiller spirituel, dit-il. Le commandement ne m’intéresse pas. Rien que la fonction de conseiller. Quelque chose dans le mot « conseiller » avait dû faire tilt dans sa tête. Elle rouvrit les yeux. Il était assez proche d’elle pour voir ses pupilles se dilater. Elle se pencha en avant et, de son index, suivit l’une des petites marques, près du nez, creusées par les électrodes du casque de son armure spatiale. Elle se redressa et, les doigts en V, caressa les marques plus profondes qui flanquaient son propre nez. — Qu’est-ce que tu faisais avant, déjà… ? — Employé. Service du recrutement, répondit Miles d’un ton ferme. — Je… comprends. Comprenait-elle qu’il était absurde qu’un obscur rond-de-cuir de la bureaucratie militaire eût sur le visage les marques d’un casque de commandement ? En ce cas, il avait peut-être gagné. Elle s’installa de nouveau sur sa paillasse et, d’un geste, l’invita à prendre place à l’autre extrémité. — Assieds-toi, révérend. Poursuivons cette discussion. Suegar était bel et bien endormi quand Miles revint le chercher. Il ronflait, toujours assis en tailleur. Miles le secoua par l’épaule. — Réveille-toi, Suegar. On est arrivés… Il rouvrit les yeux en reniflant. — Ah ! Seigneur, je crève d’envie de boire un café. C’est toi ? (Il cligna des paupières.) Toujours entier ? — De justesse… Écoute, à propos du passage sur les vêtements jetés dans la rivière, maintenant que nous nous sommes trouvés… On n’est peut-être pas obligés de continuer à poil ? — Quoi ? — On peut se rhabiller, maintenant ? répéta Miles avec patience. — Je n’en sais rien, moi… Je suppose que si on devait avoir des vêtements, on nous les aurait donnés… Miles tendit l’index. — Eh bien voilà… On nous les donne. À quelques mètres, un poing sur la hanche, un ballot de vêtements gris sous le bras, Béatrice battait la semelle, exaspérée. — Alors, les deux dingos, vous les voulez ces fringues, oui ou non ? Moi, je me casse. — Tu les as convaincues de te donner des vêtements ? chuchota Suegar, ébloui. — De nous donner, Suegar, nous. (Miles fit signe à Béatrice.) On les prend. Elle lui jeta le ballot, et repartit à grandes enjambées. — Merci ! cria Miles. Il déroula les vêtements. Deux pyjamas gris, un petit et un grand. Miles n’eut qu’à faire un revers au bas des jambes pour ne pas marcher dessus. Ils étaient souillés et raidis par la sueur et la crasse. Elles ont dû les chaparder sur des cadavres, songea Miles. Suegar enfila le sien et tripota le tissu gris d’un air émerveillé. — Elles nous ont donné des vêtements. Donné, balbutiait-il. Comment y es-tu parvenu ? — Elles nous ont tout donné, Suegar. Allez, viens. Il faut que je reparle à Oliver. (Miles entraîna Suegar avec détermination.) Je me demande combien de temps il nous reste jusqu’au prochain repas. Il y en a deux par tranche de vingt-quatre heures, je parie, mais je ne serais pas surpris que les livraisons soient irrégulières pour nous faire perdre la notion du temps. Après tout, c’est notre unique horloge… Un mouvement attira son attention. Un homme courait. Il ne fuyait pas un groupe hostile. Celui-là courait pour courir, le regard à terre, ses pieds nus martelant la poussière à un rythme frénétique. Il suivait la limite du dôme, faisant un crochet pour éviter le territoire des femmes. Des larmes inondaient ses joues creuses. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Miles en le désignant de la tête. Suegar haussa les épaules. — C’est le genre de chose qui te prend, des fois. Un jour, tu ne supportes plus d’être assis ici. J’ai déjà vu un type cavaler comme ça jusqu’à ce qu’il s’écroule raide mort. — En tout cas, dit Miles, celui-là court vers nous. — Dans une seconde, il sera passé. — Aide-moi à l’attraper avant. Miles le plaqua aux jambes et Suegar aux épaules. Miles s’assit ensuite sur le bras droit, prévenant toute velléité de résistance. Ce type avait dû être un très jeune soldat quand il avait été fait prisonnier. Peut-être avait-il triché sur son âge pour être enrôlé. Il avait encore le visage d’un gamin, bien que ravagé par les larmes et la perspective d’une vie éternelle dans cette cloche couleur de perle. Il éructa une bordée de jurons à travers ses sanglots puis, au bout d’un certain temps, finit par recouvrer son calme. Miles colla son nez contre le sien avec un sourire carnassier. — T’aimes faire la bringue, mon gars ? — Ouais… Il roula des yeux en quête de secours. — Et tes copains ? Ils aiment ça aussi ? — Je veux, oui ! affirma le gosse, peut-être ébranlé par la crainte d’être tombé entre les mains d’un plus taré que lui. Fous-moi la paix, mutant, sinon mes potes viendront te casser la gueule. — Je vous invite, toi et tes amis, à une très grande fête, dit Miles. Ce soir, on va faire une bringue qui restera dans les annales, tu peux me croire. Tu sais où trouver le sergent Oliver de l’ex-14e commando ? — Ouais… admit le gosse avec circonspection. — Alors, va chercher tes potes et préviens Oliver. T’as intérêt à réserver tout de suite une place dans le train si tu veux pas rester en rade. L’armée de la Réforme est en marche. Pigé ? — Pigé, hoqueta le gosse, comme Suegar lui enfonçait le poing dans le plexus solaire, histoire que ça lui entre bien dans la tête… — Dis-lui que c’est Frère Miles qui t’envoie ! cria celui-ci au gamin qui s’éloignait en jetant des regards nerveux par-dessus son épaule. Impossible de se cacher ici. Si tu ne viens pas, j’enverrai le Commando Cosmique à ta recherche ! Suegar étira ses membres ankylosés. — Tu crois qu’il reviendra ? Miles sourit de toutes ses dents. — Le combat ou la fuite. Celui-là filera doux. Et maintenant, Oliver. Au bout du compte, ils ne furent pas vingt mais deux cents. Oliver en avait recruté quarante-six. Le gosse dix-huit. Ce rassemblement ordonné et inattendu finit par attirer les curieux. Tous ceux qui approchaient pour savoir ce qui se passait étaient enrôlés et promus sur-le-champ au grade de caporal. L’intérêt des spectateurs vira à l’excitation quand les troupes d’Oliver firent marche vers la frontière des femmes et furent admises dans leur territoire. Ils rallièrent illico soixante-quinze volontaires supplémentaires. — Savez-vous ce qui se passe ? demanda Miles à l’un d’eux tandis qu’il les soumettait à une brève inspection avant de les répartir entre les quatorze commandos qu’il avait constitués. — Non, admit le type. (Il agita un bras avec fébrilité vers les femmes.) Mais je veux aller où ils vont… Une fois atteint le total de deux cents, Miles arrêta les admissions afin d’apaiser la nervosité croissante de Tris, qui redoutait une infiltration de ses frontières. Mais il utilisa promptement cette courtoisie comme un atout dans leur débat toujours ouvert sur la stratégie à suivre. Tris voulait diviser ses troupes comme à l’accoutumée – une moitié pour l’assaut, l’autre pour maintenir une base et éviter l’effondrement de ses frontières. Miles tenait à lancer toutes les troupes dans la bataille. — Si nous remportons la victoire, nous n’aurons plus besoin de sentinelles, fit remarquer Miles. — Mais si nous perdons ? Miles baissa la voix : — Nous n’avons pas le droit de perdre. Nous n’aurons qu’une seule occasion où nous pourrons compter sur l’effet de surprise. Bien sûr, nous pourrons nous replier, nous regrouper et repartir à l’assaut. Quant à moi, je suis prêt à aller jusqu’au bout, quitte à y laisser ma peau. Mais dès notre première tentative, l’ennemi aura compris notre objectif et il aura le temps de mettre sur pied sa stratégie de contre-attaque. J’ai horreur des impasses. Je préfère gagner la guerre que la prolonger. Tris soupira et parut momentanément vidée de toute énergie. — Il y a longtemps que je me bats. Au bout d’un certain temps, on préfère même perdre une guerre que la prolonger. Miles sentait sa propre résolution lui glisser entre les mains, aspirée vers le même gouffre de doute destructeur. — Mais pas contre ces salauds, dit-il d’une voix réduite à un murmure rauque. Elle jeta un rapide coup d’œil au dôme. Sa pose se raffermit. — Non, pas contre eux… Bien, révérend. Tu l’auras, ta guerre totale. Mais rien qu’une fois… Oliver, une fois finie son inspection des commandos, vint s’accroupir à leur côté. — Les ordres leur ont été transmis. Quelle est la contribution de Tris pour chacun des commandos ? — Commandant Tris, rectifia Miles au froncement de sourcils de cette dernière. Ce sera une guerre totale. Tous ceux qui sont encore capables de marcher y participeront. Oliver procéda à un rapide calcul dans la poussière en utilisant son doigt en guise de stylo. — On arrive à cinquante par groupe. Ça devrait suffire… Mais dans ce cas, pourquoi ne pas créer vingt commandos ? La distribution sera plus rapide, une fois que nous aurons mis en place les files d’attente. Ça fera peut-être toute la différence entre la réussite et le fiasco. — Non, s’empressa d’objecter Miles alors que Tris s’apprêtait à approuver. Il faut que ce soit quatorze. Quatorze bataillons qui constitueront quatorze files d’attente pour quatorze piles. Quatorze est un nombre théologique fondamental, ajouta-t-il sous le regard sceptique des deux autres. — Pourquoi ? s’enquit Tris. — Au nom des quatorze apôtres, psalmodia-t-il en joignant pieusement les mains. Tris haussa les épaules. Suegar se gratta le crâne, ouvrit la bouche mais la referma au coup d’œil impérieux que Miles lui lança. Oliver le considéra d’un œil perçant. — Mmh, fit-il sans poursuivre le débat. Et ce fut l’attente. Miles cessa de craindre que les barres de rations n’arrivent trop tôt, avant qu’ils ne soient en place, et commença de redouter qu’elles n’arrivent trop tard, une fois qu’il aurait perdu le contrôle de ses troupes, que l’ennui aurait fini par décourager. Oliver lui tapa soudain sur l’épaule et pointa le doigt. — C’est parti… Une portion du dôme située à environ un tiers du cercle par rapport à eux commençait de bomber vers l’intérieur. Le minutage était parfait. Ses troupes étaient déjà sur le pied de guerre. Trop parfait… Il était évident que les Cetagandans avaient surveillé leur manège, et ils n’allaient sûrement pas laisser passer une occasion de leur mettre des bâtons dans les roues. Si la pile de barres n’arrivait pas trop tôt, c’est qu’elle arriverait trop tard. À moins que… Miles se leva d’un bond en rugissant : — Attendez ! Attendez mon ordre ! Les commandos hésitèrent à obtempérer, irrésistiblement attirés par leur objectif. Mais Oliver avait bien choisi ses commandants. Ces derniers maîtrisèrent leurs troupes et regardèrent Oliver. Ils avaient été soldats, jadis. Oliver regarda Tris, flanquée de son lieutenant Béatrice, et Tris regarda Miles, furibonde. — Qu’est-ce qu’il y a encore ? Nous allons perdre notre avantage… déclara-t-elle à l’instant où démarrait la cavalcade générale à travers le camp en direction du renflement. — Si je me trompe, gémit Miles, je me tranche la gorge… Attendez, nom de Dieu ! Attendez mes ordres… Je ne vois rien… Suegar, aide-moi ! Il se jucha sur les épaules maigres de Suegar et observa le renflement du dôme qui, brusquement, se dégonfla comme un soufflé raté. Des cris de dépit fusèrent un peu partout. Miles gambergeait à la vitesse grand V. Combien d’engrenages emboîtés les uns dans les autres ?… Si les Cetagandans savaient, et il savait qu’ils savaient, et eux savaient qu’il savait qu’ils savaient et… Il coupa court à ses divagations quand un deuxième renflement commença de se former à l’extrémité opposée du camp. Miles tendit le bras. — Là-bas ! Là-bas ! Foncez, foncez, go ! Comprenant ce qui se passait, Tris émit un sifflement admiratif tout en lançant à Miles un regard empreint de respect médusé. Faisant volte-face, elle lança au pas de charge le gros de ses troupes derrière les commandos courant à fond de train. Miles remit pied à terre et suivit le mouvement en boitillant. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule alors que la marée humaine se fracassait contre le flanc du dôme et refluait. Il avait la sensation de devoir remonter une vague sismique à contre-courant. Avec un petit gémissement de détresse face à ce qui l’attendait, il accéléra le pas. Avait-il commis une erreur fatale ? Non. Les commandos avaient atteint l’autre extrémité du dôme, et le tas de barres était bel et bien là. Déjà ils commençaient de le répartir en quatorze piles. Les troupes de sécurité dressaient un rempart de leurs corps. Les Cetagandans s’étaient pris à leur propre piège. Cette fois-ci. Et puis le raz-de-marée déferla. Poussé dans le dos, Miles s’étala face contre terre. Un homme sauta par-dessus lui. Pitt ? Pas sûr. Pitt aurait certainement pris plaisir à le piétiner. Suegar le releva brusquement en le tirant par le bras et Miles retint un cri de douleur. Il y avait assez de hurlements comme ça. Miles reconnut le jeune qui avait couru le marathon le long de la paroi. Il s’empoignait avec un autre dur à cuire. Miles le bouscula en le dépassant. — Tu es censé leur dire de se mettre en file, pas d’aller se faire foutre ! cria-t-il. « Le mot d’ordre se dégrade toujours au cours du combat, bougonna-t-il pour lui-même. Toujours. » Béatrice surgit à son côté. Miles se cramponna aussitôt à elle. La rousse se créa un espace privé, un périmètre personnel qu’elle défendit en flanquant un coup de coude désinvolte dans une mâchoire qui craqua d’affreuse manière. Un rappel à l’ordre qui dissuada Miles de loucher sur ses seins pourtant commodément au niveau de son regard. Il tenait à ses abattis… — Viens, dit-elle en l’entraînant à l’écart de la populace déchaînée. Le niveau des décibels diminuait-il ? La muraille dressée par ses troupes s’écarta juste assez pour les laisser passer. Ils s’étaient rapprochés du point de sortie des files d’attente. Ça marchait. Seigneur ! Ça marchait ! Les quatorze commandos, peut-être encore trop compressés contre la paroi du dôme – on pourrait améliorer ça la prochaine fois –, servaient un par un les suppliants affamés. Les caporaux chargés d’accélérer la cadence faisaient avancer les files à toute allure et canalisaient les prisonniers qui avaient reçu leur barre afin qu’ils aillent s’éparpiller dans le camp. Les plus baraqués patrouillaient par paires à la sortie pour s’assurer que personne n’était dépouillé de sa ration. Il y avait beau temps qu’aucun ex-soldat ici n’avait eu l’occasion de se comporter en héros. Bon nombre de ces nouveaux policiers exécutaient leur boulot en s’en donnant à cœur joie. Peut-être des rancœurs personnelles y trouvaient-elles un exutoire. Miles reconnut l’une des cinq brutes clouées au sol par deux patrouilleurs qui le tabassaient. Il se força à ne trouver aucune mélodie dans le bruit mat que rendaient les coups de poing forcenés sur la chair. Miles, Béatrice et Suegar contournèrent le flot des prisonniers déjà servis pour regagner les points de distribution. À regret, Miles chargea Oliver d’appeler ses forces de l’ordre à la modération. Tris réussit à faire rétablir la discipline autour de chaque file. Devant ce succès, Miles se félicita d’avoir chargé les femmes de la distribution. Elles avaient le don d’adoucir les mœurs. Bon nombre de prisonniers marmonnaient malgré eux un « merci » penaud en recevant leur barre. Miles invectiva en silence le dôme muet et opaque. Vous n’avez plus le monopole de la guerre psychologique, bande de salopards. Une altercation à hauteur de l’un des points de distribution interrompit ses réflexions. Avisant Pitt au centre de la rixe, Miles, exaspéré, grinça des dents. Il boita en toute hâte vers le lieu du tumulte. Au remerciement poli de ses codétenus, Pitt avait, semblait-il, préféré un geste paillard et une remarque obscène. Trois des femmes qui l’avaient entendu cherchaient en vain à l’étriper. Le malabar n’éprouvait pas le moindre scrupule à frapper une femme. L’une d’elles, guère plus grande que Miles, ne s’en releva pas. Pendant ce temps, la file fut brisée et l’écoulement régulier des candidats au souper totalement interrompu. Miles jura entre ses dents. — Toi, toi, toi, et toi, ordonna-t-il en tapant sur les épaules, saisissez ce gars. Jetez-le-moi loin d’ici… Contre la paroi du dôme… Les bidasses rechignant à exécuter son ordre, Tris et Béatrice, arrivées à la rescousse, se jetèrent dans la bagarre avec une remarquable efficacité. Pitt fut maîtrisé et repoussé derrière les files. Miles s’assura que la distribution avait recommencé de se dérouler dans l’ordre avant d’aller régler le sort du fauteur de troubles. Oliver et Suegar arrivèrent sur ces entrefaites. — Je vais lui arracher les burnes, à ce fumier ! fulminait Tris. J’ordonne… — Un ordre militaire, coupa Miles. Si ce type est accusé de faute disciplinaire, traduisez-le en cour martiale. — C’est un violeur et un assassin, rétorqua-t-elle d’un ton tranchant. L’exécution est une peine trop douce. Il doit mourir à petit feu. Miles prit Suegar à l’écart. — C’est tentant, mais le remettre maintenant entre les mains de Tris, ça me tracasse. Ça me tracasse vraiment. C’est peut-être bizarre, mais… Suegar le considéra avec grand respect. — Je crois que tu as raison. Vois-tu, il y a… tellement de coupables. Pitt qui écumait de rage repéra Miles. — Toi ! Espèce de lavette… Tu t’imagines qu’elles vont te protéger ? (Il désigna Tris et Béatrice d’un geste brusque de la tête.) Elles font pas le poids. On leur a déjà foutu une sacrée dérouillée et on va pas se gêner pour remettre ça. On aurait pas perdu cette maudite guerre si on avait eu de vrais soldats… comme les Barrayarans. Ils n’ont pas rempli leurs rangs de gonzesses et de fils à maman, eux. Et ils ont repoussé les Cetagandans hors de leur planète… — Je ne sais pourquoi, gronda Miles, soudain épuisé, mais je doute fort que tu aies été un expert de la défense barrayarane pendant la Première Guerre cetagandane. Sinon tu aurais appris que… — Est-ce que Tris t’a nommé femme honoraire, mutant ? cracha Pitt en retour. Il ne faudrait pas grand-chose pour… Mais bon Dieu, pourquoi est-ce que je reste planté là à échanger des insultes avec ce minable ? se demanda Miles tandis que Pitt continuait de tempêter. Pas le temps. Finissons-en. Miles recula et croisa les bras. — Jamais aucun d’entre vous ne s’est avisé que cet homme était un agent cetagandan ? Un silence interloqué tomba sur les protagonistes de la scène. Même Pitt en resta muet. — Ça saute aux yeux, continua Miles avec véhémence, haussant le ton de façon à se faire entendre de tous les spectateurs. C’est un meneur chargé de semer la discorde parmi vous. Par l’exemple et la ruse, il a corrompu les honnêtes soldats, les a dressés les uns contre les autres. Vous étiez les meilleurs de Marilac. Les Cetagandans ne pouvaient espérer votre chute. Ils ont donc planté la semence du mal parmi vous. Pour être sûrs de vous vaincre. Et ça a marché, merveilleusement bien marché. Jamais vous n’avez soupçonné que.. Oliver prit Miles par l’oreille : — Frère Miles, murmura-t-il, je connais ce type. Ce n’est pas un agent cetagandan. C’est rien qu’un… — La ferme, Oliver ! siffla Miles entre ses dents avant de reprendre sa diatribe. Bien sûr que c’est un espion cetagandan. Une taupe. Et pendant tout ce temps, vous vous êtes figuré que vous étiez responsables de votre propre dégradation. Quand le diable n’existe pas, songea Miles, il est parfois commode de l’inventer. Sa tactique l’écœurait, mais il continua d’afficher un air indigné. Il observa les visages qui l’entouraient. Beaucoup étaient aussi livides que le sien, mais pas pour la même raison. Un murmure sourd parcourut l’assistance, mi-interloqué, mi-menaçant. — Enlevez-lui sa chemise, ordonna Miles, et allongez-le face contre terre. Suegar, donne-moi ton gobelet. Le bord cassé formait une arête coupante. Miles s’assit sur les fesses de Pitt et, se servant de cette arête comme d’un stylet, grava sur le dos en lettres majuscules : ESPION CETA. Il appuyait fort et le sang jaillit. Pitt hurla et rua comme un âne. Miles se releva en tremblant, le souffle coupé. — Maintenant, ordonna-t-il, rendez-lui sa barre de rat et escortez-le jusqu’à la sortie. Tris ouvrit la bouche pour objecter mais se ravisa. Elle fusilla Pitt du regard quand on l’emmena, puis se tourna vers Miles. — Crois-tu vraiment que c’était un Cetagandan ? demanda-t-elle à voix basse. — Pas du tout ! affirma Oliver avec mépris. Frère Miles, que signifie celle comédie ? — Les accusations de Tris portant sur les autres crimes de Pitt sont bien réelles, répondit Miles d’un ton catégorique. Tu dois être au courant, Oliver. Mais on ne peut le punir pour ces crimes-là sans diviser le camp et miner en conséquence l’autorité de Tris. De celle façon, Tris et les femmes ont leur vengeance sans que la moitié des hommes se dressent contre elles. Ce criminel a eu ce qu’il méritait sans que le commandant se soit sali les mains. Nous voilà débarrassés d’une tête brûlée qui aurait sapé nos plans. En outre, tous ceux qui sont animés du même état d’esprit que lui ont reçu un avertissement qu’ils ne peuvent pas ignorer. Ça marche à tous les niveaux. Le visage d’Oliver se fit de marbre. — Frère Miles, tu emploies de sales méthodes de combat. — Je ne peux pas me permettre de perdre. (Miles lui décocha un regard noir.) Et toi ? Oliver serra les dents. — Moi non plus. Tris n’émit aucun commentaire. Miles supervisa personnellement la distribution des barres à tous les prisonniers trop faibles, malades ou tabassés pendant la mêlée. Le colonel Tremont, recroquevillé sur sa paillasse, le regard vide, était d’une immobilité de mauvais augure. Oliver s’agenouilla et referma les yeux fixes. Le colonel était mort au cours des dernières heures. — Je suis navré, déclara sincèrement Miles. Navré d’être arrivé trop tard. Oliver se redressa et secoua la tête, la gorge trop serrée pour répondre. Miles, Suegar, Tris et Béatrice l’aidèrent à emporter le corps avec sa paillasse, ses vêtements et son gobelet sur le tas de déchets. Oliver glissa sous le bras du mort la barre de rations qu’il avait gardée pour lui. Personne ne tenta de détrousser le corps une fois qu’ils l’eurent abandonné, bien qu’un autre macchabée, récemment déposé, n’eût à l’évidence pas eu cette chance. Peu après, ils tombèrent sur le corps de Pitt. La strangulation était presque à coup sûr la cause du décès, mais le visage était trop meurtri pour que sa teinte violacée pût servir d’indice. Tris, accroupie devant le cadavre, leva les yeux vers Miles. — Finalement, tu avais raison à propos du pouvoir, petit homme, dit-elle d’un ton respectueux. — Et pour la vengeance ? — Je croyais ne jamais pouvoir obtenir satisfaction, soupira-t-elle en contemplant le corps. Mais si… Tu étais dans le vrai, là aussi. — Merci. Miles tâta le cadavre du bout de ses orteils. — Ne vous méprenez pas. C’est une perte pour nous. Miles chargea Suegar de trouver un autre volontaire pour emporter le corps à la décharge. Sitôt après la distribution des barres-rations, Miles tint un conseil de guerre. Suegar, Oliver, Tris et Béatrice, qu’il commençait à considérer comme son état-major, ainsi que les quatorze chefs des commandos, faisaient cercle autour de lui, non loin de la frontière des femmes. Miles marchait de long en large en gesticulant avec énergie. — Je félicite les chefs des commandos pour leur excellent travail et le sergent Oliver pour les avoir choisis. En menant cette mission à bien, nous avons acquis l’allégeance de la plus grande partie du camp et désormais, le temps jouera en notre faveur. À partir de maintenant, les distributions devraient se dérouler de plus en plus aisément et sans heurt, chacun servant d’exercice de manœuvre pour le suivant. « Car ne vous y trompez pas, il s’agit bien d’une manœuvre militaire. Nous sommes de nouveau en guerre. Nous avons déjà obligé les Cetagandans à rompre avec leur routine bien huilée et à lancer une contre-offensive. Nous avons agi. Ils ont réagi. Aussi étrange que cela puisse paraître, nous avons l’avantage de l’offensive. « Maintenant, nous devons mettre sur pied nos futures stratégies. Je veux que vous réfléchissiez tous au prochain défi que l’ennemi risque de nous lancer. (À vrai dire, ce que je veux, c’est vous faire réfléchir, un point, c’est tout.) Suffit pour le sermon… Commandant Tris, à vous ! Miles se força à s’asseoir en tailleur pour lui laisser la parole, que cela lui plût ou non. Tris avait été un officier de combat et non pas d’état-major. Elle avait plus besoin de mouvement que lui. — Bien sûr, l’ennemi peut recommencer à nous livrer les barres au compte-gouttes, comme il l’a déjà fait, commença-t-elle en s’éclaircissant la gorge. Il a été suggéré que c’est à cause de ça que ces foires d’empoigne ont débuté. (Elle lança un regard à Miles, qui l’encouragea d’un signe de tête.) Par conséquent, il faut que nous tenions de nouveau le compte exact du nombre des prisonniers et établissions un strict programme de rotation afin que ceux qui ont reçu une barre la partagent avec ceux qui en ont été privés. Chaque chef de commando devra nommer un officier d’intendance et deux comptables afin de contre-vérifier les comptes. Miles ne put s’empêcher de mettre son grain de sel : — Pour nous désarçonner, les Cetagandans peuvent également nous en envoyer plus et nous donner à résoudre l’intéressant problème du partage équitable du surplus. À votre place, j’envisagerais aussi cette possibilité. Tris leva un sourcil et enchaîna : — Dans le même esprit, ils peuvent nous livrer les barres à plusieurs endroits à la fois, ce qui compliquera le problème de la redistribution. Quelqu’un a-t-il d’autres suggestions quant aux tours de cochon qu’ils pourraient nous jouer ? L’un des chefs leva la main avec hésitation. — Ils entendent tout. Est-ce que nous ne sommes pas en train de penser pour eux ? Miles se leva pour répondre d’une voix ferme : — Bien sûr qu’ils nous écoutent. Ils tendent l’oreille en tremblant dans leurs godasses ! (Il menaça le dôme du poing.) Qu’ils écoutent ! Chacune de leurs actions sera un message de l’extérieur, une ombre qui trahira leur forme, une information à leur sujet. Nous en prendrons acte. — Supposons, intervint un autre chef avec hésitation, qu’ils nous coupent l’air de nouveau ? Et pour de bon, cette fois ? — Dans ce cas, répondit doucement Miles, ils perdront aux yeux de la C. J. I. la position qu’ils ont eu un mal de chien à acquérir. C’était un coup de propagande dont ils ont bien su tirer parti. Ils ont profité du fait que l’adversaire, c’est-à-dire nous, était dans la panade jusqu’au cou, et donc incapable de maintenir une armée correcte, et encore moins de garder un seul prisonnier cetagandan. Leur profession de foi étant de vouloir partager avec nous leur gouvernement impérial par pure générosité culturelle, ils s’appuient sur cet argument pour démontrer la supériorité de leur civilisation et de leurs bonnes manières… Sifflets et huées accueillirent ce point de vue. Miles sourit et enchaîna : — Le taux officiel de mortalité de ce camp est si élevé qu’il a attiré l’attention de la C. J. I. Jusqu’à présent, les Cetagandans se sont débrouillés pour fournir une explication plausible à la C. J. I. Mais, même avec la mauvaise foi qui les caractérise, ils auraient du mal à justifier un taux de cent pour cent. Un frisson d’approbation et de rage contenue courut parmi l’assistance suspendue aux lèvres de Miles qui se rassit. Oliver se pencha vers lui. — Comment diable as-tu obtenu toutes ces informations ? s’enquit-il à voix basse. Miles eut un petit sourire suffisant. — Ça t’a paru convaincant ? Parfait. Oliver se redressa en secouant la tête. — Tu ne recules devant rien, n’est-ce pas ? — Jamais au combat. Tris et ses chefs de commando passèrent les deux heures suivantes à dessiner dans la poussière les scénarios possibles de livraison des barres et les réponses tactiques appropriées. Une fois la réunion terminée, chaque chef alla exposer les différentes stratégies à ses subordonnés. Tris s’accroupit devant Miles qui, depuis une heure, sombrait peu à peu dans le sommeil. Couché dans la poussière, il fixait le dôme sans le voir, s’efforçant vaillamment de garder les yeux ouverts. Il n’avait pas fermé l’œil au cours des quarante-huit heures qui avaient précédé son arrivée dans le camp. Et depuis, il avait perdu toute notion du temps. — J’ai pensé à un autre scénario, annonça Tris. Que ferons-nous s’ils ne réagissent pas, s’ils ne changent rien ? Miles eut un sourire ensommeillé. — C’est presque probable. Cette tentative de ruse de tout à l’heure n’a été qu’une étourderie de leur part, à mon avis. — Mais en l’absence d’un ennemi tangible, pendant combien de temps arriverons-nous à faire semblant d’être une armée ? insista-t-elle. Tu nous as sortis du gouffre, mais quand l’armée s’effondrera de nouveau, alors quoi ? Miles se recroquevilla en chien de fusil. D’insolites pensées dérivaient dans son esprit. Un soupçon de rêve érotique où une grande rousse agressive l’invitait au pays des songes… — Alors, nous prierons pour un miracle, dit-il en bâillant. Rappelle-moi de te parler des miracles… plus tard. Il ne se réveilla qu’à moitié lorsqu’on le souleva pour l’installer sur une paillasse, et remercia Béatrice d’un sourire assoupi. — Barjo de mutant, dit-elle en le reposant sans ménagement. Ne va surtout pas t’imaginer que c’est mon idée. — T’as vu, Suegar ? marmonna-t-il. Je crois qu’elle m’a à la bonne. Sur ce, il se lova dans les bras de la Béatrice de ses rêves, et se laissa flotter vers les limbes sereins du sommeil. À son grand désarroi, ses prévisions se révélèrent exactes. Les Cetagandans reprirent leur routine sans réagir aux menées de leurs prisonniers. Miles n’était pas du tout certain de devoir s’en réjouir. D’un autre côté, il eut ainsi la possibilité de peaufiner son système de distribution. Toutefois, une riposte venue du dôme aurait attiré l’attention des prisonniers sur le monde extérieur, leur aurait redonné un adversaire visible, aurait brisé leur ennui, leur léthargie. Au bout du compte, c’était Tris qui avait raison. — Je hais l’ennemi qui ne commet jamais d’erreurs, maugréa-t-il. Il dépensa alors toute son énergie dans les événements qu’il était en mesure de contrôler. Il trouva un prisonnier flegmatique avec un rythme cardiaque régulier, le fit s’allonger par terre et prit son pouls. Cette mesure du temps lui permit de chronométrer le minutage de la distribution des barres à la seconde près, puis de l’améliorer. — C’est un exercice spirituel, expliqua-t-il après avoir donné l’ordre à ses quatorze officiers d’intendance de distribuer les barres par paquets de deux cents à la fois, avec une pause de trente minutes entre chaque groupe. « C’est un changement de cadence, ajouta-t-il en aparté à Tris. Si nous sommes incapables d’obliger les Cetagandans à varier leur méthode, nous n’avons qu’à varier les nôtres. Il obtint également le nombre exact des survivants. Il était partout en même temps, stimulant, exhortant, poussant les lambins, freinant les exaltés. — Si tu veux aller plus vite, fais plus de piles, nom de Dieu ! protesta Oliver. — Pas de blasphème, riposta Miles. Après quoi, il entreprit d’organiser avec les commandos la répartition des quatorze piles à intervalles réguliers tout autour du dôme. À la fin de la dix-huitième distribution, Miles jugea son système parfaitement rodé et théologiquement correct. Si on considérait que deux distributions équivalaient à une journée, il était ici depuis neuf jours. — J’ai fait tout ce qu’il y avait à faire, et c’est trop tôt, gémit-il. — Alors, on pleure parce qu’on n’a plus de mondes à conquérir ? observa Tris avec un sourire sarcastique. À la trente-deuxième distribution, le système continuait de fonctionner sans le moindre accroc, mais Miles, lui, était en train de s’effondrer. — Bienvenu sur le navire au long cours, ironisa Béatrice. D’après Tris, on risque de croupir ici encore plus longtemps par ta faute. Rappelle-moi de te remercier en bonne et due forme… Elle lui décocha un petit sourire menaçant et Miles se souvint fort à propos d’une course qu’il avait à effectuer à l’autre bout du camp. Elle a raison, songea-t-il, déprimé. La majorité des prisonniers comptaient leur captivité non pas en jours et en semaines mais en mois et en années. Le temps d’un soupir, à leurs yeux, il allait devenir dingue. Quelle forme prendrait sa folie ? La mégalomanie, nourrie par l’illusion d’être… pourquoi pas, le Conquérant de Komarr ? Ou au contraire la mélancolie, comme Tremont, replié sur lui-même jusqu’à n’être plus qu’une coquille vide, une sorte de trou noir humain ? Au fil des siècles, pour avoir mal calculé l’avènement de l’Armageddon, des chefs charismatiques avaient entraîné leurs troupeaux de fidèles en loques sur la cime de la montagne, attendant une apothéose qui n’avait jamais eu lieu. Par la suite, ces chefs-là avaient mené une existence obscure, et sombré dans l’alcoolisme. Rien à boire ici. Miles crevait d’envie de siffler six doubles scotches. Tout de suite. Miles prit l’habitude de faire le tour du dôme après chaque distribution, en partie pour effectuer – ou plutôt faire semblant d’effectuer – une ultime inspection, en partie pour brûler son trop-plein d’énergie nerveuse. Il avait de plus en plus de mal à dormir. Une fois le système mis au point, il s’était écoulé une période de calme dans le camp. Mais au cours des derniers jours, le nombre de rixes avait augmenté. Les forces de l’ordre elles-mêmes avaient tendance à se montrer plus agressives et à se pavaner de manière déplaisante. Les phases de la lune. Comment repérer ici les mouvements de la lune ? — Ralentis, Miles, se plaignit Suegar qui trottinait à son côté. — Désolé. Miles freina le pas et s’arracha à ses mornes méditations pour regarder autour de lui. Le dôme étincelant s’élevait sur sa gauche. On aurait dit qu’il émettait un bourdonnement régulier, agaçant, à la limite du seuil de tolérance auditive. Sur sa droite régnait le calme : des groupes de prisonniers, la plupart assis. À la réflexion, il n’y avait guère de changements visibles depuis son arrivée. Peut-être un peu moins de tension, un plus grand soin apporté aux blessés et aux malades. Les phases de la lune. Miles chassa son malaise et sourit gaiement à Suegar. — Est-ce que tu obtiens des réactions plus positives à tes sermons ces derniers temps ? Suegar eut une moue désabusée. — Plus personne n’essaye de me cogner, c’est déjà ça. Il faut dire que je prêche moins souvent, avec les distributions… — Mais tu ne vas pas renoncer ? — Bien sûr que non ! J’ai connu des endroits pires que celui-ci, tu sais. Une fois, j’ai vécu dans un camp de mineurs. J’étais encore tout gosse. Un filon de gemmes de feu. Pour une fois, la mine n’était pas sous l’autorité du gouvernement ni d’une grande compagnie, mais divisée en centaines de minuscules concessions, pas plus grandes que deux mètres carrés. Les gars devaient creuser manuellement, avec pour seuls outils des truelles et des plumeaux. Les grandes gemmes de feu sont très fragiles. Elles se brisent au moindre choc. On creusait sous un soleil féroce, jour après jour. Un grand nombre de gars avaient encore moins de vêtements que nous maintenant. Beaucoup ne mangeaient pas aussi bien ni aussi régulièrement. Ils se tuaient à la tâche. Davantage d’accidents et d’épidémies qu’ici. Il y avait des bagarres, aussi. Enormément. « Mais tous vivaient pour le futur. Ils accomplissaient des prouesses d’endurance physique, soutenus par l’espoir, tous volontaires. Ils étaient obsédés. Ils étaient… C’est drôle, tu me fais penser à eux. Pour rien au monde, ils n’auraient baissé les bras. En une année, ils ont creusé un vrai gouffre dans la montagne, rien qu’avec leurs truelles. Ils étaient cinglés. J’adorais ça. « Cet endroit, poursuivit Suegar en promenant son regard à la ronde, me terrorise. (Il toucha son cordonnet.) Il aspire ton futur, il t’engloutit… La mort se réduit à une simple formalité, après ça. La ville des zombies, la cité du suicide. Le jour où je ne prêcherai plus, le dôme me dévorera. — Mmh, approuva Miles. Selon son estimation, ils approchaient de l’extrémité de leur circuit, de l’autre côté du camp par rapport au territoire des femmes à la frange duquel ils avaient installé leurs paillasses. Deux hommes s’avancèrent vers eux, bientôt rejoints par deux autres en pyjama gris. Comme si de rien n’était, trois hommes se levèrent sur la droite de Miles. Il perçut du coin de l’œil un mouvement dans son dos. Les quatre types venant à leur rencontre firent halle à quelques mètres. Miles et Suegar hésitèrent. Ils étaient de tailles diverses mais tous plus grands que Miles – qui ne l’était pas ? –, hostiles, tendus, dégageant une agressivité qui lui vrilla les nerfs. Miles n’en reconnut qu’un seul, un ex du groupe de brutes qu’il avait toujours vu en compagnie de Pitt. Inutile de s’assurer s’il y avait des forces de l’ordre dans le secteur. Il était certain que l’un des quatre en faisait partie. C’était sa faute. Ils se retrouvaient bêtement acculés au pied du mur à cause de lui. Et de lui seul. Dès lors qu’il avait pris l’habitude de mener cette inspection, ses déplacements étaient prévisibles. Une erreur stupide digne d’un bleu. Inexcusable. Le lieutenant de Pitt s’avança, fixant Miles de ses yeux caves. Il se prépare mentalement, comprit celui-ci. S’il n’avait que l’intention de me réduire en compote, il aurait pu le faire en toute quiétude pendant mon sommeil. Le type faisait glisser entre ses doigts une corde de tissu finement tressé. Une corde destinée à l’étrangler… Il n’allait pas être tabassé. Cette fois-ci, il s’agissait d’un meurtre prémédité. — Hé ! le nabot, lança le type d’une voix rauque, je n’arrivais pas à te situer, au début. Mais tu n’es pas des nôtres. Impossible. Mutant… c’est toi-même qui m’as mis sur la bonne piste. Pitt n’était pas un espion cetagandan. L’espion, c’est toi ! À ces mots, il s’élança sur Miles. Celui-ci esquiva. Bon sang, son intuition ne l’avait pas trompé ! Il avait toujours senti qu’éliminer Pitt avait été une erreur, malgré l’habileté de la méthode. Cette accusation mensongère était à double tranchant, aussi fatale pour la victime que pour le calomniateur. Du coup, il avait déclenché une véritable chasse aux sorcières. Qu’il en fût la première victime relevait d’une sorte de justice divine, mais comment cela se terminerait-il ? Rien d’étonnant que leurs geôliers leur eussent laissé carte blanche. En ce moment même, ils se tenaient certainement les côtes en suivant la scène. À force d’accumuler les erreurs, il allait mourir stupidement comme une vermine aux mains de la vermine dans un trou de vermine… Plusieurs mains l’empoignèrent. Il se débattit avec vigueur, à coups de pied et de poing, mais ne réussit pas à se libérer. Suegar tourbillonnait, cognait, jetant toute son énergie dans la bagarre. Il avait la taille mais pas le poids. Miles ne possédait ni l’un ni l’autre. Pourtant, Suegar parvint un instant à voler au secours de Miles. L’un des types bloqua soudain le bras de Suegar derrière son dos. Miles grimaça en anticipant le familier craquement des os, mais l’assaillant de Suegar se contenta de lui arracher son bracelet. — Hé, Suegar ! Regarde ce que je t’ai chouravé ! Oubliant Miles, Suegar tourna brusquement la tête. Le type sortit du cordonnet le morceau de papier froissé et l’agita à bout de bras. Avec un cri de désespoir, Suegar se jeta sur lui. Mais deux autres l’immobilisèrent. Le type déchira la feuille de papier en deux, contempla les deux morceaux comme s’il ne savait qu’en faire. Puis, avec un sourire, il les mit dans sa bouche et les mastiqua. Suegar poussa un hurlement poignant. — Bon Dieu ! tonna Miles, c’est moi que vous voulez tuer. Vous n’avez pas le droit de… Il assena de toutes ses forces un coup de poing dans la face narquoise du plus proche, dont l’attention avait été détournée par le spectacle offert par Suegar. Il sentit les os de son propre poignet se briser sous l’impact. Il en avait marre de sa fragilité, il en avait marre de souffrir sans arrêt… Suegar hurlait et sanglotait à la fois, s’efforçant en vain d’approcher le voleur. Hilare, celui-ci continuait de mastiquer. Oubliant sa technique de combat, Suegar se démenait avec frénésie, ses bras battant l’air comme les ailes d’un moulin à vent. Miles le vit tomber, mais toute son attention fut accaparée par le nœud coulant qui se refermait autour de son cou à la manière d’un anaconda. Il parvint de justesse à glisser une main entre la corde et son cou. Malheureusement, c’était sa main fracturée. La douleur creusa des sillons de feu jusqu’à son épaule. Des nuées jaune et grenat tourbillonnèrent devant ses yeux. L’éclair d’une chevelure rousse traversa son champ de vision réduit à un long tunnel obscur… Il était maintenant étendu dans la poussière, le sang irriguant de nouveau son cerveau assoiffé d’oxygène. De violentes palpitations lui défonçaient le crâne. Il demeura allongé sans songer à rien d’autre qu’au plaisir de se laisser aller, de ne plus jamais avoir à se relever… Mais l’infernal dôme froid et blanc était là qui le narguait. Miles se dressa sur ses genoux, jetant des regards affolés autour de lui. Béatrice et plusieurs commandos d’Oliver avaient pris leurs agresseurs en chasse à travers le camp. Il avait dû perdre conscience quelques secondes à peine. Suegar gisait sur le sol à deux mètres de là. Miles se traîna à quatre pattes jusqu’à lui. Il était replié en boule, le visage verdâtre et moite. Des frissons spasmodiques le secouaient. Mauvais signe. Il était en état de choc. « Maintenez le patient au chaud et administrez-lui de la synergine. » Pas de synergine. Miles retira sa chemise tant bien que mal et l’étendit sur Suegar. — Suegar ? Ça va ? Béatrice a pris ces barbares en chasse… Suegar leva les yeux et sourit. Un sourire que la douleur effaça aussitôt. Son regard se fit lointain. Béatrice revint enfin, à bout de souffle et dépenaillée. — Vous deux, les dingos, déclara-t-elle d’une voix dépourvue d’émotion, ce n’est pas un garde du corps qu’il vous faut, c’est une nounou ! S’agenouillant, elle observa Suegar. Son regard s’assombrit. Un pli se forma entre ses sourcils. Elle se tourna vers Miles. J’ai changé d’avis, se dit-il. Pour l’amour du ciel, Béatrice, ne commence pas à t’intéresser à moi. Ni à personne. Tu n’aurais rien à y gagner. Que de la souffrance… — Vous feriez mieux de retourner auprès des femmes, observa-t-elle. — Je ne pense pas que Suegar soit en état de marcher. Béatrice fit appel à un gars baraqué. À eux deux, ils déposèrent Suegar sur une paillasse et le portèrent jusqu’à l’endroit où ils avaient élu domicile. — Allez chercher un médecin, ordonna-t-il. Béatrice revint en tenant fermement par le bras une femme d’un certain âge qui avait l’air furieuse. — Les viscères sont sans doute éclatés, déclara-t-elle d’un ton hargneux. Si j’avais un scanner, je pourrais vous dire quel organe est touché. Vous avez un scanner ? Avec un bloc opératoire, je pourrais l’ouvrir et le refermer. Et le remettre sur pied en trois jours… Vous avez un bloc opératoire ? « Pas la peine de me regarder comme ça. Autrefois, j’étais convaincue que guérir était mon métier. Il m’a fallu cet endroit maudit pour apprendre que je n’étais qu’une simple interface entre la technologie et le patient. Sans technologie, je ne suis plus rien du tout. — Que pouvons-nous faire ? questionna Miles. — Le maintenir au chaud. Dans quelques jours, ou bien il ira mieux ou bien il mourra, tout dépend de l’organe qui a éclaté. C’est tout. Elle marqua un temps de silence. Bras croisés, elle considéra Suegar d’un œil rancunier, comme si sa blessure lui était un affront personnel, un échec et une souffrance supplémentaires qui réduisaient à néant son orgueil de guérisseuse. — Je pense qu’il va mourir, ajouta-t-elle. — Je le pense aussi, dit Miles. — Alors, qu’attendiez-vous de moi ? rétorqua-t-elle avant de s’éloigner d’un pas rageur. Elle revint peu après avec une paillasse et quelques haillons. Avec l’aide de Miles, elle glissa la paillasse sous le corps de Suegar, le couvrit des maigres vêtements, puis repartit sans un mot. Tris vint se planter devant lui. — Nous avons arrêté les types qui voulaient te faire la peau. Que veux-tu qu’on en fasse ? — Relâche-les, répondit Miles d’un ton las. Ce ne sont pas nos ennemis. — Tu te fous de moi ? — Ce ne sont pas mes ennemis, en tout cas. Il s’agit d’une simple erreur d’identité. Je ne suis qu’un infortuné voyageur, un homme qui passe. — Réveille-toi, petit homme. Je ne suis pas comme Oliver. Je ne crois pas en ton « miracle », moi. Tu n’es pas un homme qui passe. C’est ton dernier arrêt, mon gars. Miles soupira. — Je crois que c’est toi qui as raison. (Il jeta un coup d’œil à Suegar dont la respiration était rauque et précipitée.) C’est même certain. Relâche-les quand même. — Mais pourquoi ? s’insurgea-t-elle, outragée. — Parce que je l’ai dit. Parce que je te le demande. Faut-il que je te supplie ? — Surtout pas !… Enfin, comme tu veux… Elle s’éloigna à grandes enjambées en grommelant entre ses dents. Le temps se figea. Couché sur le côté, Suegar ne proférait pas un mot, bien que de temps à autre il ouvrît ses yeux vitreux. Miles lui humectait les lèvres régulièrement. Une distribution de barres se déroula sans incident, et sans que Miles y participât. Béatrice en apporta deux qu’elle jeta sur le sol à côté d’eux, avec un regard délibérément dur et réprobateur. Assis en tailleur, soutenant sa main fracturée, Miles passa en revue les erreurs qui l’avaient entraîné dans cette impasse et s’interrogea sur le don apparent qu’il avait de provoquer indirectement la mort de ses amis. Il avait l’affreuse prémonition que la perte de Suegar serait pour lui aussi cruelle que celle du sergent Bothari, six ans auparavant. Pourtant, il ne connaissait ce pauvre diable que depuis quelques semaines seulement et non pas depuis l’enfance. La douleur qui se répète, et il était bien placé pour le savoir, fait toujours plus redouter la blessure. Et l’attente devient une angoisse insoutenable. Plus jamais, plus jamais… Miles s’allongea sur le dos et contempla le dôme, œil blanc et fixe d’un dieu mort. Avait-il d’autres amis qui avaient trouvé la mort au cours de cette escapade mégalomaniaque ? Ce serait bien dans le style des Cetagandans de l’abandonner ici en le laissant dans l’ignorance, rongé par le doute et la peur jusqu’à sombrer peu à peu dans la folie. Peu à peu ? Non. Tout de suite. L’œil du dieu papillota. Par mimétisme, Miles cligna des paupières pour prendre du recul, fixa le dôme comme s’il eût été capable de le percer du regard. Avait-il papilloté, oui ou non ? Cet infime mouvement, était-ce une hallucination ? Perdait-il déjà la boule ? Il y eut encore un clignotement. Miles se leva d’un bond, le cœur gonflé d’espoir. Le dôme s’éteignit. Aussitôt, le firmament ainsi que le brouillard et un vent froid s’engouffrèrent dans le camp. L’air non filtré de cette planète dégageait une odeur fétide d’œuf pourri. Les ténèbres auxquelles il n’était plus accoutumé l’éblouissaient. — DISTRIBUTION ! ! ! hurla Miles à pleins poumons. Le fulgurant éclair d’une bombe éclata au-delà d’un groupe de bâtiments, et ce fut le chaos. Un tourbillon de débris vola dans les cieux, illuminés d’un feu écarlate qui montait du sol. D’autres bombes tombèrent autour du camp, chassant la nuit, crevant les tympans. Miles qui hurlait toujours ne perçut plus le son de sa propre voix. La riposte au sol griffa les nuages de stries rougeoyantes. Tris, les yeux exorbités, passa en courant près de lui. Il la happa par le bras de sa main valide et planta ses talons dans le sol pour l’arrêter. Il la fit se baisser à sa hauteur afin de brailler à son oreille : — Branle-bas de combat ! Que les quatorze chefs de commando s’organisent, réunissent les premiers groupes de deux cents tout autour du périmètre ! Trouve Oliver. Il faut que ses hommes obligent tous les prisonniers à attendre leur tour dans la discipline. Si on applique exactement la manœuvre de la distribution, on est sauvés. (Je l’espère.) Mais si ces enfoirés se jettent sur les navettes d’assaut comme ils se jetaient sur les barres de rations, on est tous foutus. Pigé ? — Jamais je n’aurais pensé que… Des navettes ? ! — Ce n’est pas le moment de penser. Nous avons répété cette manœuvre cinquante fois. Exécution ! EXÉCUTION ! — Espèce de sale petit cachottier ! Tris repartit au pas de charge en acquiesçant d’un signe qui avait tout l’air d’un salut militaire. Des fusées éclairantes sillonnèrent le ciel au-dessus du camp, illuminant d’une lueur stroboscopique la scène en contrebas. Le camp ressemblait à un nid de termites démoli à coups de pied. Une foule hurlante d’hommes et de femmes courait dans tous les sens. Ce n’était pas exactement la réaction disciplinée que Miles avait espérée. Mais pourquoi bon Dieu son état-major avait-il choisi d’intervenir de nuit et non pas de jour ? Après leur avoir baisé les pieds, il allait leur tirer les oreilles. — Béatrice ! hurla Miles en lui faisant signe de s’arrêter. Fais circuler le mot d’ordre ! On exécute la manœuvre de distribution. Sauf que ce n’est pas des barres-rations, qu’on distribue, mais des places dans les navettes. Fais-leur bien entrer ça dans la tête… Ne laisse personne s’enfuir, sinon ils louperont le départ. Ensuite, reviens ici et veille sur Suegar. Je ne veux pas qu’on le perde ni qu’on le piétine. Tu montes la garde, compris ? — J’suis pas un chien. Les navettes ? Quelles navettes ?… Le bruit que Miles guettait attentivement domina enfin le vacarme. Un ululement strident qui montait et descendait, toujours plus puissant. Elles émergèrent de la masse tumultueuse des nuages teintés de pourpre telles de monstrueuses abeilles. Leurs pattes se déplièrent. Des navettes de descente blindées et équipées pour le combat. Deux, trois, six… sept, huit, compta Miles en remuant les lèvres. Treize, quatorze. Dieu soit loué ! Le B 7 était sorti de la fabrique dans les temps prévus. — Mes navettes, répondit-il en pointant le doigt. Bouche bée, Béatrice ne pouvait détacher ses yeux du ciel. — Dieu tout-puissant… Elles sont magnifiques… Mais… ce ne sont pas les nôtres. Ni celles des Cetagandans, non plus. Alors, qui… ? Miles s’inclina. — Ceci est un sauvetage politique rémunéré. — Des mercenaires ? — Nous ne sommes pas des bestioles répugnantes qui te chatouillent les pieds dans ton sac de couchage. Le ton correct, c’est : « Des mercenaires ! » De l’enthousiasme, s’il te plaît. — Mais… mais… — Fonce, bon Dieu ! Tu discuteras plus tard. Béatrice leva les mains et détala. Miles entreprit de transmettre le mot d’ordre à tous ceux qu’il croisait. Il arrêta l’un des hommes d’Oliver pour qu’il le hisse sur ses épaules. Au milieu de la foule en délire, quatorze grappes humaines étaient plus ou moins en train de se former aux emplacements habituels. Les navettes, moteurs rugissants, se posèrent l’une après l’autre tout autour du camp. — Il faudra faire avec, marmonna Miles entre ses dents. (Il donna une tape sur l’épaule de son porteur :) Descends-moi ! Il gagna la navette la plus proche en maîtrisant son envie de courir. Depuis son entrée dans le camp – trois, quatre semaines ? –, il avait dépensé toute son énergie à œuvrer pour éviter le scénario catastrophique de la ruée générale. Quatre soldats armés jusqu’aux dents descendirent la rampe de la navette et se mirent aussitôt en position de tir. Parfait. Ils pointaient même leurs armes dans la bonne direction. Autrement dit, sur les prisonniers qu’ils étaient venus libérer. Une patrouille plus importante, en armure complète, sortit à son tour de la navette. En se couvrant les uns les autres, ils foncèrent dans la nuit vers les installations cetagandanes érigées autour du dôme. Difficile de déterminer d’où venait le plus grand péril. À en juger par leur feu d’artifice continu, ses navettes de chasse offraient un sérieux divertissement aux Cetagandans. Enfin, l’homme que Miles désirait le plus voir apparut : l’officier des coms. — Lieutenant… euh… (il chercha le nom correspondant au visage)… Murka ! Par ici ! Murka le repéra. Il tripota avec fébrilité son casque de com et cria dans son micro : — Commodore Tung ! Il est ici. Je l’ai ! Miles arracha le casque du lieutenant, qui se baissa obligeamment pour lui faciliter la tâche, et le fixa sur sa tête juste à temps pour entendre la voix métallique de Tung. — Parfait ! Mais pour l’amour de Dieu, Murka, ne le reperdez pas. Asseyez-vous sur lui s’il le faut. — Je veux mon état-major ! brailla Miles dans le micro. Avez-vous récupéré Elli et Elena ? Quelle est notre marge de temps ? — Deux heures environ, répondit Tung d’une traite. Nous serons heureux de vous revoir à bord, amiral Naismith. — À qui le dites-vous… Allez chercher Elli et Elena. Première priorité. — Entendu. Tung, terminé. Miles se retourna pour découvrir que le chef de la première section avait réussi à mettre en file une fournée de deux cents et était en train de faire asseoir les deux cents suivants afin qu’ils attendent leur tour. Excellent. Les prisonniers étaient canalisés sur la rampe un par un pour subir de singulières formalités. Un mercenaire tranchait prestement le dos de leur chemise grise avec un vibropoignard. Un deuxième les anesthésiait localement d’un coup de neutraliseur médical dans le dos. Et un troisième leur arrachait le matricule cetagandan gravé sous leur chair avec un scalpel manuel. Il ne se donnait pas la peine de perdre son temps à les panser… « Allez à l’avant et asseyez-vous par rangées de cinq, à l’avant et par rangée de cinq, à l’avant… », chantonnait-il au rythme hypnotisant de ses coups de scalpel. Le capitaine Thorne, le second de Miles, surgit en courant des ténèbres zébrées de lumière. Il était flanqué de l’un des chirurgiens de la flotte et – Dieu soit loué – d’un soldat apportant l’uniforme et les bottes de Miles. Celui-ci voulut lui arracher les bottes des mains mais la chirurgienne s’empara de sa personne. Elle passa le neutraliseur médical sur ses omoplates déformées et ouvrit aussitôt la chair à l’aide du scalpel. — Ouille ! glapit Miles. Vous n’auriez pas pu attendre que l’anesthésie fasse effet ? (L’engourdissement fit rapidement diminuer la douleur, encore heureux.) Et pourquoi faites-vous ça ? demanda-t-il en tâtant la blessure de sa main valide. — Désolée, amiral, répondit la médic sans conviction. Arrêtez de vous tripoter, vous avez les doigts sales. (Elle appliqua une large bande adhésive. Le rang a ses privilèges.) Le capitaine Bothari-Jesek et le commandant Quinn ont appris de leurs collègues cetagandans chargés de surveiller le camp une chose que nous ignorions avant que vous y entriez. Ces matricules sont imprégnés de petites billes de poison dont la membrane lipoïde est maintenue par un champ magnétique de basse puissance diffusé en permanence à l’intérieur du dôme. Une heure hors du dôme, et les membranes commencent d’éclater, libérant le poison. Quatre heures plus tard, les sujets meurent… de très désagréable manière. Une assurance contre les évasions, je présume. Miles frissonna. — Je vois, dit-il d’une voix éraillée. (Il s’éclaircit la gorge et, d’un ton plus ferme :) Capitaine Thorne, prévoyez de rendre les honneurs au commandant Elli Quinn et au capitaine Elena Bothari-Jesek. Le service d’espionnage de la… euh… de notre employeur ne possédait pas cette information. En fait, les renseignements étaient très insuffisants sur un grand nombre de points. Il faudra que je leur passe un sacré savon quand je leur présenterai la note de frais du supplément de l’opération. Avant de me rafistoler la main, docteur, engourdissez-la, s’il vous plaît. Miles tendit sa main afin que la chirurgienne l’examine. — Encore ? maugréa-t-elle. Je croyais que vous aviez compris la leçon, depuis le temps. Elle passa le neutraliseur sur la main enflée et Miles ne la sentit plus du tout. Seuls ses yeux l’assuraient qu’elle était encore attachée à son bras. — C’est bien joli tout ça, mais paieront-ils le supplément ? demanda le capitaine Thorne d’un ton anxieux. Cette mission s’annonçait comme un raid-éclair pour délivrer un seul gars, le genre d’interventions où on excelle… Mais maintenant, c’est toute la flotte dendarii qui est engagée. Ces foutus prisonniers sont deux fois plus nombreux que nous. Ce n’était pas inscrit dans le contrat originel. Et si votre mystérieux employeur refuse de payer la note ? — Impossible, rétorqua Miles. Vous avez ma parole. Mais… il est clair qu’il faudra que je leur remette personnellement la facture. — Que Dieu leur vienne en aide, marmonna la chirurgienne qui repartit arracher les matricules des prisonniers attendant au pied de la rampe. Le commodore Ky Tung, un Eurasien trapu et d’âge mûr, protégé par une demi-armure munie d’un casque de commandement, s’approcha de Miles tandis que les premières navettes, chargées à bloc, scellaient leurs sas et s’élançaient en rugissant dans le brouillard nocturne. Chacune décollait sitôt pleine sans perdre une seconde. Connaissant la prédilection de Tung pour les formations serrées, Miles en conclut que le temps constituait vraisemblablement leur plus grand ennemi. — Dans quels vaisseaux transbordons-nous ces types en orbite ? demanda Miles. — Nous avons récupéré deux cargos d’occasion. Nous pouvons en entasser cinq mille dans chaque cale. La sortie du système local va être extrêmement rapide et pénible. Il faudra qu’ils restent allongés et qu’ils respirent le moins possible. — Et qu’est-ce que les Cetagandans ont lancé à nos trousses ? — Jusqu’à présent, quelques navettes de police seulement. La majorité de leur flotte locale se trouve de l’autre côté de leur soleil. Voilà pourquoi nous avons choisi ce moment pour atterrir… Nous avons été obligés d’attendre qu’ils effectuent leurs manœuvres, c’est ce qui nous a retardés. Bref, nous suivons le même scénario que celui mis au point pour délivrer le colonel Tremont. — Mais multiplié par dix mille. Pour évacuer tout le monde, il faudra effectuer… quatre voyages – c’est bien ça ? – au lieu d’un seul. Tung sourit. — Oui, mais figurez-vous qu’ils ont choisi d’installer leurs camps de prisonniers sur cette petite planète éloignée afin de réduire les troupes et l’équipement nécessaires pour les garder… escomptant que l’éloignement de Marilac et le ralentissement de la guerre décourageraient toute tentative de sauvetage. Depuis votre arrivée ici, la moitié des troupes assignées à la surveillance du camp ont été appelées sur d’autres points chauds. La moitié ! — Ils comptaient sur le dôme. (Miles fixa Tung.) Et la mauvaise nouvelle ? murmura-t-il. Le sourire de Tung devint acide. — Cette fois-ci, notre marge de manœuvre n’est que de deux heures. — Aïe ! Dans ce cas, la moitié de leur flotte spatiale locale est encore beaucoup trop importante. Et l’autre moitié reviendra dans deux heures ? — Dans une heure et quarante minutes, maintenant. Un bref mouvement latéral des yeux de Tung révéla l’emplacement de son chrono, un holovid projeté par son casque dans le champ de sa vision périphérique. Miles effectua un rapide calcul mental. — Serons-nous en mesure d’assurer le dernier transport ? demanda-t-il à voix basse. — Tout dépend de la rapidité avec laquelle nous effectuerons les trois premiers. Qui dépend à son tour de l’efficacité avec laquelle j’ai appris la manœuvre à tous les prisonniers… Enfin… ce qui est fait est fait, et qui vivra verra. — Avez-vous récupéré Elli et Elena ? — J’ai envoyé trois patrouilles à leur recherche. Les tripes de Miles se nouèrent. — Jamais je n’aurais décidé en cours d’opération de prendre le risque de libérer tous les prisonniers si j’avais ignoré qu’Elli et Elena suivaient tous mes mouvements sur écran et pouvaient ainsi transposer mes sous-entendus en ordres. — Les ont-elles correctement transposés ? questionna Tung. Nous avons eu plusieurs discussions assez vives quant à l’interprétation de certains de vos propos à double sens. Miles jeta un coup d’œil circulaire. — Correctement… Vous avez des vids de tout ce qui s’est passé ici ? s’étonna Miles. — De vous, en tout cas. Captés directement des écrans de surveillance des Cetagandans. Très… euh… divertissant, amiral, ajouta Tung, sérieux comme un pape. Il y a des types, se dit Miles, qui trouveraient divertissant de regarder quelqu’un avaler des sangsues. — Très dangereux, plutôt… Votre dernière communication avec Elli et Elena date de quand ? — Hier. (Tung posa une main sur le bras de Miles.) Amiral, vous ne pouvez faire mieux que mes trois patrouilles et il ne m’en reste aucune en réserve pour partir à votre recherche. — D’accord, d’accord… Miles frappa sa paume de son poing, oubliant que c’était une mauvaise idée. Ses deux principaux agents, son lien vital entre le dôme et les Dendarii, portés disparus. Or les Cetagandans éliminaient les espions avec une obstination déprimante. En général, après leur avoir fait subir une série d’interrogatoires en comparaison desquels la mort paraissait une délivrance… Il essaya de se rassurer en faisant appel à la logique. Si les Cetagandans avaient découvert qu’elles s’étaient infiltrées parmi les techs chargés de la surveillance du camp, Tung aurait été haché menu avant même d’atterrir. Comme ce n’était pas le cas, l’ennemi ne les avait pas démasquées. Bien entendu, il était possible aussi qu’elles aient été tuées par le feu ami… Les amis. Il en avait trop dans cette entreprise complètement dingue pour rester sain d’esprit. Miles prit ses vêtements des mains du soldat qui attendait. — Vous allez me ramener une femme rousse et un blessé, ordonna-t-il. Elle s’appelle Béatrice et lui Suegar. Portez le blessé avec précaution. Il souffre de lésions internes. Le soldat salua militairement et s’éloigna. Ah ! quel plaisir de pouvoir donner de nouveau un ordre sans être obligé de l’envelopper de tout un fatras d’arguments théologiques ! Miles soupira. L’épuisement le guettait, à l’affût de la moindre chute de l’adrénaline qui le maintenait dans un état d’hyperconscience. Tous les facteurs en jeu tournaient dans son esprit : les navettes, le temps, l’ennemi qui approchait, la traversée jusqu’au point de saut pour sortir de l’espace local. Un infime retard dans le minutage risquait d’être fatal. Mais il s’était lancé dans cette opération en toute connaissance de cause, non ? C’était déjà un miracle s’ils étaient arrivés jusque-là. Il jeta un coup d’œil à Tung et à Thorne. Non, ce n’était pas un miracle mais le fruit de l’initiative et de la dévotion extraordinaires de ses hommes. Bien joué, vraiment bien joué… Thorne vint au secours de Miles qui n’arrivait pas à se vêtir d’une seule main. — Où est passé mon casque de commandement ? — On nous avait informés que vous étiez blessé et dans un état d’épuisement total. Nous avions prévu de vous évacuer par le premier transport. Miles ravala sa colère. Impossible d’ajouter une course de dernière minute dans le programme. De surcroît, avec son casque, il serait tenté de donner des ordres. Or il n’était pas assez briefé sur le déroulement de l’opération du côté des Dendarii. Il se plia donc à son statut de simple observateur sans autre commentaire. De toute façon, ça le laissait libre d’intervenir en arrière-garde. Son ordonnance revint avec Béatrice et quatre prisonniers enrôlés pour porter Suegar. Ces derniers le déposèrent au pied de Miles. — Faites venir mon chirurgien, ordonna-t-il. Le soldat repartit au pas de course. Peu après, la chirurgienne s’agenouillait au côté de Suegar à moitié conscient. Elle commença par arracher le matricule. Au sifflement rassurant de l’hypospray de synergine. Miles sentit la tension accumulée dans sa nuque se dissiper quelque peu. — C’est grave ? — Moche, admit la chirurgienne en consultant son scanner. Éclatement de la rate, hémorragie de l’estomac… Celui-là, il faudra le faire entrer d’urgence en chirurgie dans le vaisseau de commandement. Médic… Elle fit signe d’approcher à un Dendarii qui attendait avec les gardes le retour de la navette et lui donna les instructions pour le transfert. Le médic glissa Suegar dans un sac thermique. — Je m’assurerai qu’il est transbordé sur ce vaisseau, promit Miles. Il frissonna, enviant un rien le sac thermique. La bruine acide qui mouillait ses cheveux le pénétrait jusqu’aux os. Un message transmis par son casque accapara soudain l’attention de Tung. Miles, qui avait rendu au lieutenant Murka son casque de com afin de ne pas l’interrompre dans ses fonctions, se dandina d’un pied sur l’autre, mort d’angoisse. Elena, Elli, si je vous ai tuées… — Bravo, déclara Tung dans son micro. Rendez-vous au site d’atterrissage de l’À 7. (Il changea de canal d’un petit mouvement de menton.) Sim, Nout, ramenez vos patrouilles à leur site d’embarquement. On les a retrouvées. Le cerveau soudain brouillé, le cœur emballé, Miles dut prendre appui de ses deux mains sur ses genoux gélatineux. — Elles ne sont pas blessées ? — On n’a pas appelé de médic pour elles… Par contre, pour vous, ce serait peut-être indiqué… Vous êtes vert, amiral. — Ce n’est rien. (Le cœur de Miles reprit un rythme régulier et il se redressa, croisant au même instant le regard interrogateur de Béatrice.) Béatrice, s’il te plaît, va me chercher Tris et Oliver. Il faut à tout prix que je leur parle avant le décollage de la deuxième navette. Elle hocha la tête, l’air éberlué, et partit sans prendre la peine de le saluer. D’un autre côté, elle n’avait pas émis d’objection. Ce dont il se réjouit secrètement. Autour du dôme, le fracas s’était réduit à l’intermittent sifflement des armes de poing, aux cris ou aux appels indistincts de voix amplifiées. Des feux brûlaient dans le lointain ; des lueurs rouge orangé perçaient le brouillard. Cette opération n’était pas d’une propreté chirurgicale… Quand les Cetagandans auraient fait le compte de leurs pertes, ils allaient entrer dans une colère noire. Mieux vaudrait à ce moment-là être loin, très loin. Miles imagina les employés et les techs cetagandans enterrés sous les décombres des bâtiments en flammes. Pour faire contrepoids, il se força à imaginer les matricules libérant le poison dans le sang des prisonniers… Toutefois, au lieu de s’annuler, les deux cauchemars s’attisèrent l’un l’autre. Tris et Oliver arrivèrent, l’air un peu hagard. Béatrice se posta à la droite de Tris. — Félicitations, s’empressa de déclarer Miles pour les empêcher de prendre la parole. (Il y avait encore du boulot, et très peu de temps pour le boucler.) Vous avez votre armée maintenant. Il balaya d’un geste ample les prisonniers – ex-prisonniers – répartis le long du cercle par groupes d’embarquement. Ils attendaient calmement, la plupart assis. — Pour l’instant, rétorqua Tris. Il ne faut pas trop s’y fier. Si ça chauffe, si vous perdez une navette, si quelqu’un cède à la panique et qu’elle se répand comme une traînée de poudre… — Vous n’avez qu’à dire à tous ceux qui sont près de craquer qu’ils peuvent partir avec moi, si ça peut les rassurer… Mais il vaut mieux les prévenir aussi que je ne pars qu’avec la dernière fournée. Tung, qui partageait son attention entre son casque de com et ce conciliabule, leva les yeux au ciel d’un air exaspéré. — Ça leur sera d’un grand réconfort, ironisa Oliver. — En tout cas, renchérit Tris, ça les fera réfléchir… — À ce propos, je voulais moi aussi vous donner un sujet de méditation. La nouvelle résistance marilacane. C’est à vous de jouer maintenant. À l’origine, mon employeur m’avait engagé pour sauver le colonel Tremont afin qu’il lève une nouvelle armée et continue le combat. Lorsque je l’ai trouvé… agonisant, il m’a fallu choisir entre l’exécution au pied de la lettre de mon contrat – et donc livrer un légume, un cadavre – et l’esprit du contrat : livrer une armée. J’ai choisi la deuxième solution et je vous ai choisis tous les deux. Vous devez mener à bien l’œuvre du colonel Tremont. — Mais je ne suis qu’un lieutenant de combat ! se récria Tris, horrifiée. — Je ne suis qu’un soldat, pas un officier d’état-major, fit Oliver en écho. Le colonel Tremont était un génie. — Désormais, vous serez ses héritiers. Regardez autour de vous, bon sang ! À votre avis, je me trompe, dans le choix de mes subordonnés ? Après quelques secondes de silence, Tris murmura : — Apparemment non. — Formez un état-major. Dénichez vos génies militaires, vos champions de la technique, et faites-les travailler pour vous. Mais l’élan, ce sera à vous de le donner. À vous de prendre les décisions, d’organiser la stratégie générale. L’expérience acquise dans cette fosse sera votre meilleure alliée. Forts de ce que vous avez vécu dans cet enfer, vous saurez quoi faire et pourquoi. À jamais. — Et quand est-ce qu’on pourra quitter l’armée. Frère Miles ? demanda Oliver. Mon service se terminait pendant le siège de Fallow Core. Si j’avais pu, je serais rentré chez moi. — Et tu aurais vu l’armée d’occupation cetagandane défiler dans ta rue. — Les conditions ne nous sont guère favorables. — Elles l’étaient encore moins pour Barrayar, et les Barrayarans se sont quand même débarrassés des Cetagandans. Ça leur a pris vingt ans, le sang a coulé comme jamais vous ne le verrez au cours de vos deux existences réunies, mais ils y sont arrivés. Oliver parut davantage frappé par ce précédent historique que Tris. — Barrayar, fit remarquer celle-ci d’un ton sceptique, avait les Vors, ces fous de guerre. Des allumés qui fonçaient droit dans la bataille, pour qui la mort constituait un plaisir. Marilac n’a pas ce genre de tradition culturelle. Nous sommes civilisés, ou du moins, nous l’étions autrefois… — Permettez-moi, coupa Miles, de vous parler des Vors de Barrayar. Les allumés qui cherchaient une mort glorieuse au combat l’ont très rapidement trouvée. Ce qui a permis d’éliminer de la chaîne de commandement tous les imbéciles qui s’y étaient incrustés. Ont survécu ceux qui avaient appris à se battre vraiment, au jour le jour, et à vaincre, à vaincre encore et toujours. Pour ces hommes-là, confort, sécurité, famille, amis, grandeur d’âme, tout cela passait très loin après la victoire. Par définition, les morts sont des perdants. Survie et victoire. Ce n’étaient pas des surhommes. Ils n’étaient pas immunisés contre la douleur. Ils suaient sang et eau au milieu du chaos et des ténèbres. Et pourtant, avec moins de la moitié des ressources dont Marilac dispose actuellement, ils ont vaincu les Cetagandans. Quand on est un Vor, conclut Miles d’un ton soudain un peu las, on ne quitte pas l’armée. Un ange passa… — Même une armée de partisans doit manger, dit-elle. Et ce n’est pas en bombardant les Cetagandans de boulettes de papier mâché qu’on les vaincra. — Vous recevrez une aide financière et militaire par un canal secret autre que le mien. À condition qu’il existe un état-major de résistance à qui la faire parvenir. Tris jaugea Oliver du regard. Le feu qui couvait au fond d’elle s’était embrasé. Ses muscles noués frémissaient. Le hurlement des navettes qui revenaient prendre leur deuxième cargaison déchira le brouillard. — Sergent, dit-elle très doucement, j’avais cru qu’ici, l’athée, c’était moi, et que le croyant, c’était toi. Tu viens avec moi ou bien tu retournes dans le civil ? Les épaules d’Oliver se courbèrent. Sous le fardeau de l’Histoire et non pas de la défaite, se dit Miles, parce que le feu qui brûlait dans ses yeux était aussi ardent que celui de Tris. — Je viens, grommela Oliver. Miles capta le regard de Tung. — Où en sommes-nous ? Tung hocha la tête en levant six doigts. — Six minutes de retard environ à cause du transfert en orbite. — Bien. (Miles se tourna de nouveau vers Tris et Oliver.) Je veux que vous partiez tous les deux par la prochaine vague, dans des navettes séparées, et que vous montiez chacun dans un cargo. Une fois là-haut, accélérez le transfert des vôtres. Le lieutenant Murka vous indiquera votre poste d’embarquement. Miles fit signe à Murka d’approcher, puis les renvoya tous les trois. Béatrice était toujours là. — Je suis au bord de la panique, dit-elle à Miles d’un ton détaché. Elle recroquevillait nerveusement ses orteils dans la poussière de plus en plus boueuse. — Je n’ai plus besoin d’un garde du corps, fit Miles en souriant. Mais d’une nounou, peut-être… Un sourire éclaira les yeux de Béatrice. Les yeux, c’est tout. Pas les lèvres. Plus tard, se promit-il, je ferai rire cette bouche. Les premières navettes de la deuxième vague commencèrent de décoller avant même que toutes eussent atterri. Comme elles se croisaient dans le brouillard, Miles pria que tous leurs capteurs soient en parfait état de marche. À partir de maintenant, le minutage serait de plus en plus serré. Le brouillard se condensait en une pluie froide qui les bombardait d’aiguilles miroitantes. Tout reposait désormais sur l’équipement, les calculs et l’horaire. L’être humain, avec ses loyalismes, son âme et ses effarantes obligations, était mis entre parenthèses. Un esprit pathologique, ignorant ce qu’étaient l’amour et la peur, aurait même pu trouver cette course de relais amusante, songea Miles. Il entreprit de faire les comptes dans la poussière avec son index gauche, additionnant ici, soustrayant là, dénombrant ceux qui étaient en transit, ceux qui restaient à embarquer, mais le sol se transformait en une boue noire qui effaçait ses calculs. — Merde ! siffla Tung à travers ses dents serrées. Ses yeux exercés décryptèrent promptement l’afflux soudain de messages projetés en holovid devant son visage. Ses doigts se crispaient convulsivement, comme s’il eût voulu arracher le casque de sa tête et le piétiner de dépit. — Il ne manquait plus que ça ! Nous venons de perdre deux navettes de la deuxième vague. Lesquelles ? hurla Miles en silence. Oliver, Tris… ? — Comment ? Je jure que si leurs navettes sont entrées en collision, je vais trouver un mur et me cogner la tête jusqu’à ne plus rien sentir… — Un bombardier cetagandan a franchi notre cordon. Il fonçait droit sur les cargos, mais nous l’avons abattu à temps. Enfin… presque. — Vous avez l’immatriculation des deux navettes ? Elles montaient ou redescendaient ? La voix de Tung était presque inaudible. — A4 montait chargée. B 7 redescendait vide. Pas de survivants, perte totale. La navette de chasse 5 du Triomphe a été touchée par le feu ennemi. Le sauvetage du pilote est en cours. Il n’avait donc pas perdu ses commandants. Les successeurs du colonel Tremont qu’il avait choisis et formés étaient sains et saufs. Il ferma les yeux sous l’effet de la souffrance puis, les rouvrant, vit Béatrice qui, anxieuse, attendait une explication. L’immatriculation des navettes était pour elle du chinois. — Deux cents morts ? murmura-t-elle. — Deux cent six, corrigea Miles. Les visages et les noms des six Dendarii qu’il connaissait bien tournoyèrent dans son esprit. Les deux cents autres avaient aussi un visage. Il les repoussa. Cette surcharge émotionnelle l’aurait anéanti. — Ce sont des choses qui arrivent, marmonna Béatrice, comme anesthésiée. — Ça va ? — Bien sûr que ça va. Pour qui tu me prends ? Pour une mauviette qui pleurniche au premier coup dur ? (Ses paupières papillotèrent, elle releva le menton.) Donne-moi… quelque chose à faire. N’importe quoi. Et vite, ajouta Miles en silence pour elle. Il pointa le doigt vers le camp. — Rejoins Pel et Liant. Divise leurs groupes d’embarquement en paquets de trente-trois et répartis-les dans chacun des groupes de la troisième vague. Le troisième round partira en surcharge. Puis reviens au rapport. Dépêche-toi. Les dernières navettes arrivent dans quelques minutes. — Entendu, amiral, dit-elle avec le salut militaire. Non par égard pour lui, mais pour ne pas tomber en miettes. Pour l’ordre, la rationalité, l’organisation, une ligne de vie. L’air grave, il lui rendit son salut. — Elles sont déjà en surcharge, objecta Tung dès qu’elle fut hors de portée de voix. S’ils sont deux cent trente-trois à bord, les navettes seront de véritables briques volantes. Et on perdra encore du temps à charger ici et à décharger là-haut. — Exact. Bon Dieu ! (Miles cessa de gribouiller dans la boue.) Ky, entrez-moi les chiffres dans l’ordinateur. Je ne sais plus combien font deux et deux. Quel sera notre retard quand les vaisseaux cetagandans arriveront à portée de tir ? Une réponse la plus précise possible, s’il vous plaît, et pas de faux-fuyant. Tung marmonna dans son casque, débitant à toute allure chiffres, marges, temps. Miles attendit avec la vigilance d’un prédateur. Puis Tung annonça tout de go : — À la fin de la dernière vague, cinq navettes attendront encore de décharger quand le feu ennemi nous canardera. Un millier d’hommes et de femmes… — Amiral, pourrais-je vous suggérer, avec tout le respect que je vous dois, que le temps est venu de réduire nos pertes ? — Je vous en prie, commodore. — Option un, rendement maximal. Sept navettes seulement pour le dernier transport. Cinq resteront au sol chargées de prisonniers. Ils seront recapturés mais au moins ils resteront en vie, ajouta Tung avec une inflexion persuasive. — Un seul problème, Ky : je ne veux pas rester ici. — Mais vous pourrez quand même partir par la dernière navette, selon votre intention. À propos, amiral, vous ai-je fait remarquer que cette décision n’était qu’un coup d’épate fichtrement idiot ? — Avec vos froncements de sourcils éloquents, il y a quelques minutes. Même si je suis enclin à me ranger à votre avis, avez-vous remarqué que les derniers prisonniers ne me quittent pas des yeux ? Avez-vous déjà observé un chat qui traque une sauterelle ? Tung frissonna en constatant de visu le phénomène qu’évoquait Miles. — Je n’ai aucune envie d’abattre le dernier millier pour pouvoir faire décoller ma navette, ajouta celui-ci. — Déboussolés comme ils sont, il se peut fort bien qu’ils ne comprennent pas qu’aucune navette ne reviendra après votre départ. — Les laisser en carafe ? — Exactement. — Ky, elle vous plaît cette option ? — Elle me donne envie de gerber, mais… songez aux neuf mille autres. Et à la flotte des Dendarii. L’idée de perdre toute la flotte dans cette souricière à cause de ce projet insensé de sauver tous vos… misérables pécheurs me rend encore plus malade. Quatre-vingt-dix pour cent valent beaucoup mieux que rien du tout. — Juste. Option deux, s’il vous plaît. La traversée jusqu’au point de saut a été calculée sur la base de la vitesse du vaisseau le plus lent… qui est ?… — Celle des cargos. — Et le Triomphe est toujours le plus rapide ? — Bien sûr, pardi ! Tung avait jadis été le commandant du Triomphe. — Avec le meilleur blindage ? — Et comment donc ! Et alors ? Tung avait parfaitement saisi où Miles voulait en venir. Faire mine de ne pas comprendre était pour lui une façon détournée de se rebiffer. — Et alors, les sept premières navettes de la dernière vague seront scellées aux deux cargos qui déguerpiront dans les temps prévus. Nous balançons cinq des chasseurs du Triomphe, et les détruisons. L’un d’eux est déjà endommagé, non ? Les cinq dernières navettes de descente seront fixées au Triomphe à leur place et son bouclier les protégera du feu des vaisseaux cetagandans qui seront arrivés à ce moment-là. Entassez les prisonniers dans les coursives, dans les sas des navettes, n’importe où, et mettez les gaz. — La massé d’un millier de personnes supplémentaires… —… Est inférieure à celle de deux navettes de descente. Jetez-les dans l’espace et détruisez-les aussi s’il le faut pour atteindre le rapport masse/accélération adéquat. — Ça surchargerait les systèmes de survie… — L’oxygène de secours nous suffira jusqu’au point de saut. Après le saut, les prisonniers pourront être répartis en toute quiétude sur les autres vaisseaux. — Ces navettes de descente sont flambant neuves ! protesta Tung d’une voix angoissée. Et mes chasseurs… Cinq ! Vous vous rendez compte des difficultés qu’on va avoir pour les faire remplacer ? Chacun vaut… — Ky, je vous ai demandé de calculer notre marge de temps, et non pas le montant de la facture, rétorqua Miles entre ses dents. (Puis, plus calme :) Je les inclurai dans notre note de frais pour services rendus. — Savez-vous ce qu’est un dépassement de crédits, mon garçon ? Vous… Tung reporta son attention sur son casque qui n’était qu’une extension de la salle de tactique du Triomphe. Après toute une série de nouveaux calculs, les ordres furent entrés et mis à exécution. — Ça marche, soupira Tung. On gagne ainsi cinq minutes qui valent une mine d’or. Si aucun pépin ne survient… La fin de la phrase du commodore, aussi furieux que Miles de ne pouvoir se trouver à trois endroits en même temps, se perdit en grommellements. — Voici ma navette, observa-t-il à haute voix. Tung jeta un coup d’œil à Miles. À l’évidence, laisser son amiral se débrouiller seul ne lui plaisait pas mais, d’un autre côté, il brûlait d’impatience de quitter la pluie acide, la boue et l’obscurité pour se retrouver au cœur des opérations. — Allez-y, dit Miles. De toute façon, vous ne pouvez pas monter dans la même navette que moi. La procédure l’interdit. — Ha ! la procédure ! s’exclama Tung d’un ton macabre. Après le décollage de la troisième vague, il restait à peine deux mille prisonniers dans le camp. Le tumulte diminuait, l’opération de sauvetage tirait à sa fin. Les patrouilles de combat revenaient de leur mission de pénétration des installations cetagandanes pour rejoindre leur site d’embarquement. Un virage dangereux… Un officier cetagandan survivant pouvait très bien réorganiser ses troupes pour leur couper la retraite. — À bientôt sur le Triomphe, lança Tung. Il s’arrêta pour glisser deux mots au lieutenant Murka, assez loin pour que Miles ne puisse l’entendre. Celui-ci sourit, dans un élan de sympathie pour le lieutenant débordé, ne doutant pas une seconde de la responsabilité supplémentaire dont le chargeait le commodore. Si Murka ne ramenait pas Miles, il serait certainement plus avisé de ne pas revenir du tout. Il ne restait plus maintenant qu’à attendre encore un peu. Miles se rendit compte que l’attente ne lui était pas bénéfique. Sa tension se relâcha et il mesura à quel point il était épuisé et éprouvé. Les fusées éclairantes ne projetaient plus qu’une lueur rougeâtre mourante. La troisième vague des navettes décolla lourdement, cédant la place à la quatrième qui atterrit dans les secondes qui suivirent. Les Marilacans attendaient toujours, avec une discipline exemplaire. Naturellement, personne ne les avait informés du petit problème soulevé par la perte des deux navettes. Mais les patrouilles dendarii les houspillaient pour accélérer l’embarquement, maintenant une cadence dont Miles avait tout lieu de se féliciter. Même les plus kamikazes, les plus barges, n’aimaient pas être affectés à l’arrière-garde. Miles constata que Suegar était le premier à être transporté en haut de la rampe, dans la même navette que la sienne. Il avait estimé que Suegar serait remis plus rapidement entre les mains des chirurgiens du Triomphe s’il effectuait un vol direct en sa compagnie plutôt que d’être d’abord transbordé sur un cargo. Le camp devenait silencieux, de plus en plus sombre et triste, fantomatique. Je briserai les portes de l’enfer et réveillerai les morts… Il y avait quelque chose qui ne collait pas dans cette citation qu’il ne pouvait se rappeler avec précision. Aucune importance. La patrouille de sa navette, la dernière à revenir, surgit du brouillard et de la nuit, telle une bande de chiens de berger sifflés électroniquement par leur maître Murka. Ce dernier attendait au pied de la rampe, servant de liaison entre les hommes au sol et le pilote dont l’impatience se manifestait dans le rugissement des moteurs. Trouant la nuit, le rayon d’un arc à plasma crépita soudain dans l’air gonflé de pluie. Quelque héros cetagandan – un officier, un tech ? comment le savoir ? – s’était extirpé des décombres et avait trouvé une arme… et un ennemi à abattre. Des points lumineux, rouges et verts, voltigèrent devant les yeux de Miles. Puis un Dendarii émergea des ténèbres en roulant sur le sol, son armure en feu. Les flammes furent rapidement étouffées par la boue. Jambes en l’air, il frétilla comme un poisson hors de l’eau pour s’extirper de sa carapace. Un deuxième rayon à plasma, tiré au petit bonheur la chance, transforma en vapeur bouillante la pluie mêlée de brouillard, sur une ligne droite de plusieurs kilomètres qui se perdit dans l’infini. Exactement ce qu’il leur fallait maintenant : être coincés par le feu d’un sniper… Deux Dendarii restés en arrière-garde repartirent dans le brouillard. Un prisonnier surexcité – bon Dieu, le lieutenant de Pitt, de nouveau – s’empara de l’arme du soldat pris au piège dans son armure et s’apprêta à les rejoindre. — Non ! Tu reviendras ici pour te battre quand ce sera ton heure, crétin ! (Miles rejoignit Murka en pataugeant dans la boue.) Repliez-vous, montez, décollez ! Ne ripostez pas, on n’a pas le temps ! Les derniers prisonniers s’étaient jetés à plat ventre, s’enfouissant dans la boue. Un bon réflexe dans n’importe quelle autre circonstance. Miles zigzagua entre eux en leur tapant sur les fesses. — Montez à bord, gravissez la rampe, go, go, go ! Béatrice se releva pour aider Miles, poussant en tremblant ses compagnons devant elle. Miles s’arrêta en patinant devant le Dendarii empêtré dans son armure, dont il ouvrit les crochets avec sa main valide. Le soldat s’extirpa à coups de pied de sa carapace et partit en boitant se mettre à l’abri dans la navette. Miles courut derrière lui. Murka et un patrouilleur attendaient au pied de la rampe. — Soyez prêt à remonter la rampe et à décoller à mon signal, lança Murka au pilote. Je vous… Une explosion couvrit ses dernières paroles : un rayon de plasma lui avait proprement transpercé le cou. Miles sentit la chaleur cuisante passer à quelques centimètres au-dessus de son crâne. Murka s’effondra. Miles courut en zigzag jusqu’à lui pour lui arracher son casque de com. Sa tête vint avec. Miles dut la maintenir de sa main morte pour libérer le casque. Le poids de la tête, son contact et sa rondeur se gravèrent dans sa mémoire. Il en garderait un souvenir aigu jusqu’au jour de sa mort. Il la laissa retomber à côté du corps. Enfin, il gagna la navette en titubant. Un Dendarii le tira par le bras. Il sentit la rampe fléchir bizarrement sous ses pieds. Baissant les yeux, il découvrit une large rainure à moitié fondue sur le passage de l’arc à plasma qui avait tué Murka. Se jetant dans le sas, il hurla dans le casque : — Décollez ! Mark, décollez maintenant ! — Qui est-ce ? demanda le pilote. — Naismith ! — Entendu, amiral. La navette quitta le sol dans un fracas assourdissant avant même que la rampe ne fût entièrement remontée. Les grincements de métal et de plastique cessèrent. La rampe s’était bloquée à hauteur du passage du rayon. — Scellez le sas ! hurla le pilote dans le casque de com. — La rampe est bloquée ! hurla Miles. Larguez-la ! La rampe redescendit et se bloqua encore une fois. Des mains la martelèrent avec frénésie. — Vous n’y arriverez jamais comme ça ! hurla Béatrice à l’autre bout du sas. Elle se fraya un passage et, de son pied nu, s’acharna sur la rampe. À la manière d’un géant soufflant dans le goulot d’une bouteille, le vent dû au décollage s’engouffrait dans le sas ouvert et malmenait la navette. Celle-ci tangua brutalement dans un concert discordant de cris, de jurons et de bruits de chute. Passagers et matériel non fixés valsèrent pêle-mêle vers le fond de la navette. Béatrice balança un ultime et féroce coup de pied sur le dernier boulon. La rampe se détacha enfin. Béatrice glissa et tomba avec elle. Miles se jeta à l’entrée du sas, tendant la main. L’avait-elle saisie ? Jamais il ne le saurait, car sa main droite n’était qu’un poids mort. Le visage de Béatrice ne fut bientôt plus qu’une tache floue, happée par le vide. Un silence, un grand silence se fit dans la tête de Miles. Le mugissement du vent et des moteurs, les cris et les protestations se perdaient quelque part entre ses oreilles et son cerveau qui n’enregistrait plus rien. Il ne voyait qu’une traînée blanche qui tombait en spirale, comme la vid d’un looping passant en boucle devant ses yeux aveugles. Aspiré au sol par l’accélération, il se retrouva à quatre pattes. Le sas fut scellé. Le babil purement humain lui paraissait assourdi et faible maintenant que la clameur des dieux s’était tue. Levant les yeux, il découvrit non loin de lui le visage blême du lieutenant de Pitt. Accroupi, il serrait toujours avec force l’arme qu’il avait barbotée sur le Dendarii. — Toi, tu as intérêt à éliminer un grand nombre de Cetagandans pour Marilac, mon vieux, dit Miles d’une voix grinçante. Je te conseille de servir un jour à quelque chose ou à quelqu’un, parce que moi, j’ai trop payé pour toi. L’incertitude plissa le visage du Marilacan, trop lâche pour essayer de prendre un air penaud. Miles se demanda quelle impression dégageait son propre visage. À en juger par le reflet qu’offrait ce miroir, étrange, très étrange. Miles se mit à ramper vers l’avant, à la recherche de quelque chose, de quelqu’un… Des éblouissements laissaient des stries jaunes dans sa vision périphérique. Une Dendarii en armure qui avait retiré son casque l’aida à se relever. — Amiral ! Mais vous ne seriez pas mieux dans l’habitacle du pilote ? — Oui, vous avez raison… Elle glissa un bras sous le sien pour le maintenir debout. Ils se frayèrent un chemin au milieu des Marilacans et des Dendarii entremêlés dans la navette bondée. Les regards qu’il attirait sur lui s’éclairaient d’une lueur craintive, mais personne n’osa émettre de commentaire. Alors qu’ils approchaient du poste de pilotage, un cocon argenté retint son attention. — Attendez… Il se laissa choir sur les genoux au côté de Suegar. Une étincelle d’espoir… — Suegar ! Hé ! Suegar !… Celui-ci entrouvrit les yeux. Il était impossible de savoir s’il s’était rendu compte de quoi que ce fût à travers la douleur, le choc et les premiers soins. — On est en route, maintenant. Suegar, on a réussi ! Sans peine. Avec agilité et rapidité. On a atteint les sphères de l’air et on vogue au-delà des nues. Tu avais les bonnes Écritures, tu sais. Les lèvres de Suegar remuèrent. Miles approcha son oreille. —… Pas vraiment des Écritures, balbutia Suegar. Je le savais… tu le savais… te fous pas de moi… Miles en resta pétrifié. Puis il se pencha de nouveau. — Non, Frère, murmura-t-il. Car nous qui y sommes entrés vêtus en sommes sortis nus. Les lèvres de Suegar esquissèrent un sourire incrédule. Miles ne pleura qu’une fois le saut effectué. QUATRIÈME PARTIE Illyan gardait le silence. Miles se rallongea, livide et exténué. Le stupide tremblement qu’il dissimulait dans son ventre se communiqua à sa voix : — Navré. Je croyais avoir surmonté tout ça. Mais avec ce qui a suivi, je n’ai pas eu le temps d’y repenser, de l’assimiler… — La fatigue du combat, avança Illyan. — Mais le combat n’a duré que deux heures. — Vraiment ? À en juger par votre récit, j’aurais cru six semaines. — Peu importe. Mais si votre comte Vorvolk me tient rigueur parce que j’ai préféré sauver des vies au détriment de l’équipement, eh bien… Je n’avais que cinq minutes pour prendre une décision sous le feu de l’ennemi. Toutefois, si j’avais eu un mois, j’aurais pris la même décision. Et je la défendrai devant une cour martiale, je me battrai avec Vorvolk sur le terrain de son choix. — Calmez-vous, conseilla Illyan. Le comte Vorvolk, je m’en charge, ainsi que de ses conseillers de l’ombre. Je crois… Non, je vous garantis que vous n’entendrez plus parler de leur petit complot pendant votre guérison, lieutenant Vorkosigan. Les yeux d’Illyan étincelaient. Cet homme sert depuis trente ans dans la Sécurité impériale, se rappela Miles. Le chien d’Aral Vorkosigan a encore des crocs. — Je regrette que mon… insouciance ait ébranlé la confiance que vous me portiez, monsieur. Étrange blessure que le doute… Miles la sentait encore, cette douleur invisible dans sa poitrine, lente à guérir. Illyan avait-il raison ? Devait-il davantage soigner les apparences ? — Je tâcherai d’être plus intelligent, à l’avenir. Illyan, les lèvres pincées, le cou singulièrement empourpré, lui jeta un regard indéchiffrable. — Moi aussi, lieutenant. Le chuintement de la porte, une envolée de robes. La comtesse Vorkosigan était une grande femme dont les cheveux roux tiraient maintenant sur l’acajou. Ses manières un rien masculines ne s’étaient jamais adoucies au contact des Barrayaranes. Elle arborait la longue et riche robe des matrones de la classe vor avec la même joie qu’un enfant déguisé, et presque avec la même conviction. — M’lady, salua Illyan en se levant. — Bonjour, Simon. Et au revoir, Simon, dit-elle avec un grand sourire. Ce brave docteur que vous avez effrayé m’a suppliée d’utiliser tout mon pouvoir pour vous jeter dehors. Je sais que vous autres, officiers et gentlemen, êtes en affaires, mais il est temps de conclure. Du moins, c’est ce qu’indiquent les écrans médicaux. Elle jeta un coup d’œil à Miles. Une ombre traversa son visage avenant, trahissant une volonté d’acier. Le remarquant, Illyan s’inclina. — Nous avons terminé, m’lady. Tout est réglé. — Je l’espère. Menton levé, elle le regarda sortir. Miles étudia le profil énergique de sa mère et comprit avec une soudaine sensation de vertige pourquoi la mort d’une certaine grande rousse agressive allait lui tordre les tripes encore longtemps. Même après qu’il aurait accepté les centaines de morts dont il se sentait tout aussi responsable. Toutefois, lorsque la comtesse Vorkosigan se retourna vers lui, la boule dans sa gorge se dissipa. — Tu as l’air d’un cadavre décongelé, mon amour. Ses lèvres effleurèrent avec tendresse le front de Miles. — Merci, mère… — Cette charmante commandante Quinn que tu nous as amenée m’a dit que tu ne t’étais pas correctement nourri. Comme toujours. — Ah ! (Miles s’anima.) Où est Quinn ? Je peux la voir ? — Pas ici. On lui a barré l’entrée de la zone interdite, à savoir cet hôpital militaire impérial, sous prétexte qu’elle est membre d’une armée étrangère. Ah, ces Barrayarans ! (C’était le juron favori de l’ex-capitaine Cordelia Naismith, Section de l’exploration astronomique. Elle en usait avec une multitude d’inflexions en fonction des circonstances. En l’occurrence, l’exaspération.) Je l’ai prise chez nous en attendant. — Merci. Je… lui dois beaucoup. — C’est ce que j’ai cru comprendre. (Elle sourit.) Quand tu auras convaincu ton médecin de t’autoriser à sortir de cet endroit sinistre, tu pourras gagner notre résidence du lac en trois heures. J’y ai invité le commandant Quinn, j’ai pensé que cela te motiverait pour prendre ta guérison avec davantage de sérieux. — Oui, ma’ame. Miles s’enfouit sous ses couvertures. Ses bras commençaient de retrouver leur sensibilité. La douleur se manifestait de nouveau dans ses membres engourdis. Il eut un pauvre sourire. C’était mieux que pas de sensations du tout. — Nous nous relaierons à ton chevet pour te nourrir et te choyer, annonça la comtesse. Et… tu me parleras de la Terre. — Oh… oui. J’ai beaucoup de choses à te raconter… — Repose-toi, alors. Un autre baiser et elle disparut.