L’apprentissage du guerrier 1 Le sous-off, un grand type vêtu de l’uniforme vert des forces impériales, maniait ses feuillets d’instructions comme un bâton de maréchal. Il les avait roulés et, distraitement, s’en frappait la cuisse tout en promenant sur le groupe d’hommes alignés devant lui un regard chargé de mépris et de défi. Tout ça fait partie du jeu, songea Miles. Au garde-à-vous, il essayait de ne pas trembler dans son short et ses baskets. Rien de tel pour déstabiliser un homme que de le laisser poireauter à moitié nu au beau milieu de l’automne. Miles étudiait attentivement le sous-off chargé de surveiller les épreuves, méditant sur les procédés, conscients ou inconscients, qui lui permettaient d’arborer cet air supérieur. Il y avait certainement là matière à s’instruire… — Vous participerez aux épreuves deux par deux, annonça le gradé. Sans avoir l’air d’élever le ton, il parvenait à se faire entendre jusqu’à l’extrémité des rangs. Encore une combine efficace, se dit Miles. Ça lui rappelait l’habitude qu’avait son père, lorsqu’il était en rage, de baisser la voix jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un mince filet, contraignant ainsi ses interlocuteurs à une attention redoublée. — Le chronométrage des cinq kilomètres de cross débute immédiatement après la dernière phase de la course d’obstacles. Gardez bien ça en tête. Il commença à désigner les équipes. Les examens d’entrée à l’Académie militaire de Barrayar duraient une semaine. Miles avait déjà derrière lui cinq jours d’épreuves orales et écrites. Tout le monde s’accordait à dire que le plus dur était passé. Autour de lui, ses compagnons s’étaient sensiblement détendus. On parlait plus volontiers, on plaisantait, même, on se plaignait de la difficulté des questions, des reparties cinglantes des officiers examinateurs, de la médiocrité de la nourriture, des nuits de sommeil écourtées… On se félicitait, en fait, d’avoir survécu à toutes ces petites misères. Tous considéraient les épreuves physiques comme un jeu d’enfant. Une récréation. Oui, le plus dur était fait… sauf pour Miles. Il se tenait droit comme un i, le menton pointé en avant pour stabiliser sa trop grosse tête – une tête faite pour un homme d’un mètre quatre-vingt-dix, et non pour son malheureux mètre quarante-deux. Il observa le parcours d’obstacles les yeux plissés. Cela commençait par un mur de brique haut de cinq mètres et hérissé de pointes métalliques. Le grimper ne lui poserait pas de problème ; ses muscles ne l’avaient jamais trahi. En revanche, l’atterrissage serait plus délicat. Les os, toujours ces saletés d’os… — Kosigan, Kostolitz, appela le sous-off en passant devant lui. Miles se raidit et leva les yeux vers le gradé, forçant son regard à une expression de rigoureuse neutralité. L’omission de la particule précédant son patronyme relevait du règlement, et non de l’impolitesse. Désormais, toutes les classes sociales étaient sur un même pied d’égalité dans les rangs de l’armée impériale. Une excellente politique. Et c’était à son père, en personne, qu’on la devait. Son grand-père n’aurait sûrement pas été d’accord avec ce genre de mesures. Mais, ce vieux bonhomme acrimonieux était entré au service de l’empereur alors que la cavalerie constituait encore le corps principal de l’armée. A cette époque, l’appeler Kosigan, en passant le Vor sous silence, se serait probablement soldé par un duel. A présent, son petit-fils tentait d’être admis à l’Académie militaire pour apprendre le maniement des armes énergétiques et les techniques modernes de défense planétaire. Et se retrouvait en compétition avec des gars qui, dans l’ancien temps, n’auraient même pas été autorisés à lui cirer les bottes. Miles jeta un coup d’œil oblique aux candidats qui l’entouraient. Celui avec lequel il avait été apparié pour la course d’obstacles, comment s’appelait-il, déjà ? Kostolitz, saisit son regard et le toisa avec une curiosité mal dissimulée. Le sous-off fit signe à ceux qui ne participaient pas sur-le-champ de rompre les rangs. Miles et son compagnon s’assirent par terre. — Je t’ai observé toute la semaine, dit Kostolitz. C’est quoi, ce machin que tu as sur la jambe ? Miles maîtrisa son irritation avec aisance, depuis le temps qu’on lui faisait des réflexions à ce sujet… Dieu sait qu’il ne passait pas inaperçu, particulièrement ici. Et encore devait-il s’estimer heureux, Kostolitz ne se signait pas pour conjurer le mauvais sort, comme le faisaient certains paysans de Vorko-sigan Surleau. Dans certaines contrées reculées de Barrayar, au plus profond des montagnes Dendarii, dans le propre district des Vorkosigan, on pratiquait encore l’infanticide pour un simple bec-de-lièvre, et ce malgré les efforts d’information des autorités. Il baissa les yeux vers les deux broches métalliques de sa jambe gauche que son pantalon avait jusqu’à ce jour dissimulées. — Des attelles, répondit-il sur un ton poli mais dissuasif. Kostolitz continua à fixer les armatures brillantes. — Pour quoi faire ? — C’est temporaire. J’ai les os fragiles et ça m’évite de les casser. Je dois les garder tant que le chirurgien n’est pas certain que j’ai fini de grandir. Après, je les ferai remplacer par des os synthétiques. — Bizarre, remarqua Kostolitz. C’est dû à quoi ? Une maladie ? Feignant de changer de position, il s’écarta légèrement de Miles. Miles eut envie de lui dire que c’était contagieux, qu’il faisait encore un mètre quatre-vingt-cinq il y avait un an à peine et que… Il laissa tomber. — Ma mère a été exposée à un gaz toxique quand elle était enceinte. Elle s’en est sortie, mais ça a été catastrophique pour ma croissance osseuse. — Mais ils ne t’ont pas donné de traitement ? — Oh si. Ce que j’ai subi ferait pâlir une victime de l’Inquisition. Mais c’est grâce à ces broches que je peux marcher aujourd’hui, au lieu d’être trimbalé dans un panier. Kostolitz parut vaguement horrifié, et cessa de tourner autour du pot. — Comment as-tu réussi à passer les examens médicaux ? Je croyais que le règlement imposait une taille minimale. — J’ai eu droit à une dérogation en attendant les résultats. — Oh… Kostolitz digéra l’information. Miles reporta son attention sur l’épreuve à venir. Il devait pouvoir grappiller quelques minutes en rampant sous les rayons laser ; ça lui servirait pour le cross. Avec sa taille de gringalet et sa jambe gauche plus courte que l’autre de quatre bons centimètres, il ne risquait pas de battre des records. Demain, en revanche, il s’en tirerait mieux. Ce serait une course d’endurance. La horde des grands échalas autour de lui prendrait rapidement la tête, et il serait sans doute la lanterne rouge après les vingt-cinq premiers kilomètres. A la mi-parcours aussi. Mais après soixante-quinze kilomètres, la plupart traîneraient la patte, ralentis par d’intolérables douleurs. Or, je suis un professionnel de la douleur, Kostolitz, songea Miles. Demain, au centième kilomètre, je te demanderai de répéter tes questions, s’il te reste assez de souffle pour le faire… Bon sang, occupe-toi donc de ce qui t’attend, au lieu de perdre du temps avec ce crétin. D’abord, sauter d’un mur de cinq mètres… Il vaudrait peut-être mieux le contourner, quitte à me payer un zéro… Mais, même si son score final avait de grandes chances d’être médiocre, il détestait devoir renoncer d’entrée de jeu à la possibilité de marquer des points. Et, éviter le mur entamerait sa marge de sécurité… — Tu espères vraiment réussir les épreuves physiques ? demanda Kostolitz. Je veux dire, tu comptes avoir la moyenne ? — Non. — Alors qu’est-ce que tu fous là ? insista-t-il, déconcerté. — Je n’ai pas besoin de faire des étincelles. Il me suffit d’obtenir un score décent. Kostolitz haussa les sourcils. — Quel cul il a fallu que tu lèches pour obtenir de telles faveurs ? Celui de Gregor Vorbarra ? La jalousie pointait son nez. Kostolitz commençait à subodorer quelque passe-droit de classe. Miles serra les dents. Ce n’était pas le moment d’aborder ce sujet… Kostolitz, les yeux plissés, revint à la charge. — Alors… comment est-ce que tu comptes être admis sans réussir les épreuves physiques ? Ses narines palpitèrent. Il flairait l’odeur du privilège, tel un animal humant celle du sang. Soyons diplomate, songea Miles. — J’ai demandé à ce qu’il soit établi une moyenne de mes notes, plutôt que de les prendre séparément, expliqua-t-il patiemment. J’espère que mes écrits compenseront mes prouesses physiques. — Tu délires ? ! Il faudrait que tu aies des résultats frisant la perfection ! — Exactement, répondit posément Miles. — Kosigan, Kostolitz, appela un autre gradé. Ils s’avancèrent sur la ligne de départ. — C’est pas un cadeau, pour moi, tu sais, se plaignit Kostolitz. — Pourquoi ? Je ne vois pas en quoi ça te concerne. — On nous met deux par deux pour qu’on s’entraîne mutuellement. Je vais être défavorisé, moi… — Oh, ne te sens pas obligé de suivre mon rythme, ironisa Miles. On les pressa de se mettre en place. De l’autre côté du parcours, Miles aperçut un groupe d’hommes attentifs au déroulement des épreuves. Quelques militaires, des parents, et les serviteurs en livrée des aristocrates présents parmi les candidats. Il y avait également deux hommes vêtus de l’uniforme bleu et or des Vorpatril. Son cousin Ivan devait donc se trouver quelque part dans le coin. Il repéra aussi Bothari, haut comme une montagne et maigre comme une lame de couteau, dans la tenue havane et argent des Vorkosigan. Miles leva le menton vers lui. Un geste presque imperceptible auquel Bothari, à trente mètres de là, répondit immédiatement en rectifiant sa position. Deux examinateurs, le sous-off, et deux surveillants se concertaient à quelques mètres d’eux. Ça délibérait, ça gesticulait. Le conciliabule aboutit enfin. Les surveillants reprirent leurs postes, un des gradés lança les deux candidats suivants sur le parcours, et le sous-off s’avança vers Miles. Il avait l’air mal à l’aise. Miles adopta une attitude décontractée. — Kosigan, commença le sous-off d’une voix délibérément neutre, il va falloir enlever vos attelles. Les aides artificielles ne sont pas admises pour les tests. Une bonne dizaine de contre-arguments se bousculèrent dans l’esprit de Miles. Il serra les lèvres pour les contenir. Qu’il le veuille ou non, ce sous-off était son supérieur. — Bien, monsieur. Le sous-off parut quelque peu soulagé. — Puis-je les donner à mon homme ? demanda Miles. Le sous-entendu qu’il adressait au sous-off était clair : sinon, c’est vous qui vous les coltinerez toute la journée. Et vous verrez l’effet que ça fait d’être regardé comme une bête de cirque… — Certainement, monsieur, répondit le gradé. Le « monsieur » lui avait échappé. Il savait à qui il avait affaire, évidemment. Un mince sourire de satisfaction, vite effacé, étira les lèvres de Miles. Il fit signe à Bothari de le rejoindre, et le garde du corps trotta docilement jusqu’à lui. — Vous n’êtes pas autorisé à lui parler, l’avertit le sous-off. — Bien, monsieur, répondit Miles. Il s’assit par terre et détacha l’appareil honni. Tant mieux. Ce sera toujours un kilo de moins à traîner. Il le lança à Bothari qui l’attrapa d’une main. A côté de Bothari, le gradé paraissait soudain beaucoup moins imposant. Il semblait avoir rapetissé. Bothari était plus grand, plus sec, bien plus vieux, et certainement beaucoup plus dangereux. Mais Bothari avait lui-même été sous-off à une époque où celui-ci traînait encore en culottes courtes. Mâchoire étroite, nez en bec d’aigle, yeux d’une couleur indéfinissable et trop rapprochés ; Miles posa sur le visage de son serviteur un regard fier et possessif. Son attention dériva ensuite vers le parcours, revint sur Bothari. Celui-ci observa également les obstacles, pinça les lèvres, coinça fermement l’armature métallique sous son bras et esquissa un léger hochement de tête dirigé, apparemment, vers la ligne de départ. Miles eut une petite moue dubitative. Bothari soupira, puis repartit prendre sa place. Ainsi Bothari lui recommandait la prudence. Ce qui n’avait rien d’étonnant. Après tout, son job consistait à le garder intact, et non à encourager sa carrière. Non, faux, rectifia mentalement Miles. Personne n’avait été plus utile et empressé que Bothari pendant la préparation de cette semaine d’examens. Il avait passé des heures à entraîner Miles, à le pousser jusqu’à la limite trop vite atteinte de son endurance, toujours dévoué à l’obsession passionnée de son maître. Ma première troupe, songea Miles. Mon armée privée. Kostolitz lorgnait fixement Bothari. Apparemment, il finit par identifier l’uniforme car il se tourna vers Miles, les yeux brillants. — Alors, c’est ça, dit-il avec jalousie. Je comprends maintenant ton régime de faveur… Miles répondit à l’insulte par un petit sourire crispé. La moutarde lui montait au nez. Il chercha quelque chose de bien saignant à rétorquer mais on leur fit signe de prendre le départ. Kostolitz, semblait-il, poursuivait ses déductions car il ajouta sur un ton lourd de sarcasme : — Je comprends pourquoi le régent n’a jamais cherché à s’asseoir sur le trône impérial ! — A vos marques ! annonça le sous-off. Prêts… Partez ! Ils s’élancèrent. Kostolitz prit immédiatement la tête. Tu peux cavaler, pauvre dégénéré, parce que si je te rattrape, je t’étrangle… Miles galopait derrière lui, avec la désagréable sensation d’être un poney perdu dans une course de pur-sang. Le mur, cette saleté de mur, Kostolitz ne l’avait qu’à demi escaladé quand Miles arriva. Au moins pouvait-il montrer à ce prolétaire l’art et la manière de grimper. Il se jeta à l’assaut du rempart comme si les minuscules prises pour les pieds et les doigts étaient de larges marches, ses forces décuplées – centuplées – par la colère. A sa grande satisfaction, il atteignit le sommet avant Kostolitz. Précautionneusement perché au milieu des pointes métalliques, il baissa les yeux, et s’immobilisa brusquement. Le sous-off l’observait attentivement. Kostolitz rattrapa Miles, le visage cramoisi par l’effort. — Ça a le vertige, les Vor ? ironisa-t-il méchamment en riant à demi par-dessus son épaule. Il sauta sans hésiter, atterrit fermement sur le sable, recouvra son équilibre et repartit. Miles réfléchit. Il perdrait de précieuses secondes à redescendre le long du mur comme une petite vieille arthritique… Peut-être que s’il se roulait en boule en touchant le sol… Le sous-off ne le quittait toujours pas des yeux… Kostolitz avait déjà atteint l’obstacle suivant… Miles sauta. Le temps parut s’étirer alors qu’il plongeait vers le sol, sans doute pour lui permettre de savourer le goût amer de son erreur. Il atterrit et le bien trop familier craquement se fit entendre. Il s’assit, clignant des yeux sous le coup de la douleur. Il ne pleurerait pas. Cette fois-ci, remarqua sardoniquement l’observateur installé à l’arrière-plan de son esprit, tu ne peux pas accuser tes attelles. En attendant, bravo, tu as fait fort : casser les deux d’un seul coup, tu ne l’avais encore jamais fait ! Ses jambes commencèrent à gonfler et à se marbrer de taches. Il les étira devant lui, et se pencha un instant, la tête contre les genoux. Le visage ainsi enfoui, il s’autorisa un cri silencieux. Il ne jura pas. Aucune insulte inscrite à son répertoire n’était assez percutante pour l’occasion. Le sous-off, comprenant enfin qu’il ne se relèverait pas, se dirigea vers lui. Miles s’écarta du passage des deux candidats suivants, et attendit patiemment que Bothari vienne le chercher. A présent, il avait l’éternité devant lui… Miles, décidément, n’aimait pas ces attelles anti-grav. Bien qu’elles fussent moins visibles sous ses vêtements, elles lui donnaient la démarche vaguement glissante et incertaine d’un handicapé moteur. Il aurait préféré une bonne béquille à l’ancienne mode ou, mieux encore, une canne-épée, comme celle du capitaine Koudelka, qu’on pouvait enfoncer dans le sol à chaque pas, comme si l’on pourfendait quelque ennemi de son choix – Kostolitz, par exemple. Il s’arrêta pour assurer son équilibre avant de monter les marches de la résidence Vorkosigan. En cette chaude matinée d’automne, le soleil perçait la couche de pollution flottant au-dessus de Vorbarr Sultana, la capitale, et faisait scintiller le granit des façades. Plus loin, dans la rue, un bâtiment moderne était en cours de construction, là où, quelques jours plus tôt, s’élevait une demeure similaire à celle des Vorkosigan. Miles releva les yeux vers la tour et aperçut, sur le chemin de ronde, la silhouette d’un garde. Bothari, ombre silencieuse et attentive, se pencha soudain près de lui pour ramasser une pièce de monnaie sur le trottoir et la glissa dans sa poche. Miles esquissa un petit sourire en coin. Ses yeux brillèrent, amusés. — Toujours pour la dot ? — Naturellement, répondit sereinement le garde du corps de sa voix monocorde. Il fallait la connaître depuis longtemps pour être capable d’interpréter cette apparente froideur. Mais Miles connaissait la moindre variation de sa voix, la plus petite inflexion, et pouvait ainsi déceler son humeur du moment. — Ça fait des lustres que tu économises pour Elena. Mais ça ne se fait plus, les dots, elles ont disparu avec la cavalerie… Même les Vor se marient sans, de nos jours. C’est fini, le temps de l’Isolement… La plaisanterie de Miles était gentiment moqueuse, soigneusement choisie pour ne pas blesser Bothari. Après tout, celui-ci avait toujours pris soin de Miles. — Je veux qu’elle ne manque de rien. — Tu dois avoir mis de côté un pactole suffisant pour acheter Gregor Vorbarra lui-même, dit Miles, songeant à l’épargne que son garde du corps constituait depuis toujours pour la dot de sa fille. — Il n’est pas correct de plaisanter à propos de l’empereur. Bothari l’avait remis à sa place, discrètement. Miles soupira et gravit prudemment les marches, les jambes raides dans leurs armatures de plastique. L’effet des analgésiques qu’il avait pris avant de quitter l’infirmerie militaire commençait à se dissiper. La fatigue fondit sur lui. Toute la nuit, il l’avait passée sur le billard, sous anesthésie locale, à discuter et à plaisanter avec le chirurgien tandis que celui-ci replaçait, telles les pièces d’un puzzle, les minuscules fragments d’os. J’ai bien joué mon rôle, se rassura Miles. Mais il avait hâte à présent de quitter la scène et d’aller s’écrouler sur le premier lit venu. — Quel type de gendre aimerais-tu ? demanda-t-il, profitant d’une pause entre deux marches. — Un officier, répondit Bothari sans hésiter. Miles sourit. Ainsi, ce serait le couronnement de tes ambitions, à toi aussi, sergent, songea Miles. — Pas trop tôt, j’espère. Bothari eut un imperceptible mouvement de recul. — Bien sûr que non. Elle n’a que… Il s’interrompit, les rides se creusant sur son front. — Le temps passe vite, murmura-t-il, presque inaudible. Miles, après avoir avec succès gravi l’escalier, entra dans la résidence Vorkosigan, se préparant à subir l’assaut de sa famille. Ce fut d’abord sa mère qui apparut au pied du grand escalier, dans le vaste vestibule, alors qu’un garde-serviteur en uniforme lui ouvrait la porte. Lady Vorkosigan était légèrement essoufflée. Sans doute avait-elle couru quand on lui avait annoncé l’arrivée de son fils. Ils s’étreignirent brièvement. Elle le considéra avec gravité. — Père est là ? s’enquit-il. — Non. Il est avec le ministre Quintillian au Q.G. Ils sont en pleine partie de bras de fer avec l’état-major au sujet du budget. Il essaiera d’être là pour déjeuner. — Il… euh… il n’a pas encore mis grand-père au courant, pour hier, n’est-ce pas ? — Non. Je persiste à penser que tu aurais dû le laisser faire. Nous nous sommes retrouvés dans une situation un peu… délicate, ce matin. — Je m’en doute. Il jeta un coup d’œil vers l’escalier. Il avait l’impression d’être au pied d’une montagne. Et ce n’étaient pas seulement ses jambes qui lui causaient cette sensation, mais aussi le fait d’avoir à affronter son grand-père. Bon. Autant y aller maintenant, se dit-il, résigné. — Il est là-haut, je suppose ? — Dans ses appartements, comme d’habitude. Bien qu’il soit allé se promener dans le jardin, ce matin. — Mmmh. Miles s’avança vers l’escalier. — Tube ascensionnel, dit Bothari. — Oh, flûte, il n’y a qu’un étage. — Le chirurgien vous a déconseillé les escaliers. Lady Vorkosigan adressa un sourire bienveillant au sergent. Miles haussa les épaules et, à contrecœur, se dirigea vers le fond du vestibule. — Miles… dit sa mère alors qu’il passait devant elle. Ne sois pas… enfin, il est très vieux et d’une santé précaire, comme tu le sais. Et les années n’ont pas vraiment arrangé son caractère. Alors ne te formalise pas trop, d’accord ? — Tu sais bien que non. Il la rassura d’un clignement d’œil ironique. Depuis le temps, il était blindé… Elle lui sourit en retour, mais ses yeux demeurèrent graves. Elena Bothari sortait des appartements du grand-père quand ils arrivèrent. Bothari salua sa fille d’un hochement de tête silencieux et reçut en retour un de ses timides sourires. Pour la millième fois, Miles se demanda comment un homme aussi laid avait pu donner vie à une aussi jolie fille. Tous les traits de son père étaient présents sur son visage, mais richement transformés. A dix-huit ans, elle était grande, comme lui qui ne la dépassait que de quelques centimètres. Mais sa maigreur sèche était devenue chez elle une souple minceur, son bec d’aigle un élégant profil aquilin. Le visage trop étroit du père avait donné naissance chez la fille à une expression aristocratique. Mais, peut-être étaient-ce les yeux qui frappaient le plus. Ceux d’Elena, sombres et brillants, étaient dépourvus de cette froideur qui caractérisait ceux de Bothari. Une gargouille et une madone, taillées par le même sculpteur. Rencontrant son regard, elle reprit son sérieux. Miles se redressa, ignorant sa lassitude, et se força à sourire, pour le seul plaisir de voir les traits d’Elena se détendre de nouveau. Pas trop tôt, sergent… — Je suis heureuse de te voir, dit-elle. Ça a été épouvantable, ce matin. — Il est grognon ? — Non, au contraire. On a joué au strat-0 mais il était si distrait que j’ai failli le battre. Il racontait ses faits de guerre et parlait de toi… S’il avait eu une carte de ton parcours, il aurait planté des petits drapeaux pour suivre ta progression. Tu n’as plus besoin de moi, j’imagine ? — Non. Merci, Elena. Il eut droit à un sourire soulagé, et elle s’éloigna dans le couloir, lui adressant un dernier regard inquiet avant de disparaître. Miles prit une profonde inspiration et franchit le seuil des appartements du général comte Piotr Vorkosigan. 2 Le vieil homme était assis dans un fauteuil, rasé de frais, pimpant, et regardait pensivement par la fenêtre donnant sur le jardin. Il releva les yeux vers l’intrus qui interrompait sa méditation, vit que c’était Miles et arbora alors un large sourire. — Ah… entre, mon garçon. D’un geste, il l’invita à s’asseoir sur le fauteuil qu’Elena venait sans doute de quitter. Le sourire du vieux se teinta d’étonnement. — Dis-moi, me serais-je trompé de jour, par hasard ? Je croyais que tu devais parcourir cent kilomètres jusqu’au mont Sencele, aujourd’hui ? — Non, monsieur, vous ne vous êtes pas trompé. Miles prit place dans le fauteuil. Bothari plaça une chaise devant lui et lui montra ses pieds. Miles commença à les soulever, mais ses efforts furent contrariés par une douleur particulièrement vicieuse. — Oui, lève-les, sergent, acquiesça-t-il avec lassitude. Bothari l’aida à poser ses pieds ainsi que le recommandaient les médecins et s’écarta, de façon stratégique, songea Miles, pour monter la garde près de la porte. Le vieux comte, en observant la scène, n’eut pas besoin de dessin. — Que t’est-il arrivé, petit ? soupira-t-il. Miles jugea préférable de faire court et indolore, comme lors d’une exécution capitale. — Une mauvaise chute dans la course d’obstacles, je me suis cassé les deux jambes. Suis définitivement exclu des épreuves physiques. Les autres… elles ne comptent plus, maintenant. — Alors tu es rentré à la maison. — Alors je suis rentré à la maison. — Ah… Le comte tambourina de ses longs doigts osseux sur l’accoudoir de son fauteuil. — Ah. Il changea de position et pinça les lèvres, le regard fixé sur la fenêtre. Ses doigts pianotèrent de nouveau. — Tout ça, c’est la faute de cette satanée démocratisation, ronchonna-t-il soudain. Comme si on avait besoin de ça ici. On n’avait qu’à laisser ces inepties aux autres… Ton père n’a pas rendu service à Barrayar en encourageant ce processus, crois-moi. Il avait une occasion idéale pour foutre tout ça en l’air quand il était régent, mais il ne l’a pas saisie… Il secoua la tête, puis reprit le cours de ses pensées. — Comme s’il avait eu besoin aussi d’aller chercher une femme sur une autre planète, soupira-t-il encore. Comme s’il n’y en avait pas assez ici. J’en veux à ta mère, tu sais. Toujours à vouloir imposer ces histoires d’égalitarisme… — Grand-père… objecta Miles malgré lui. Ma mère est aussi apolitique qu’on peut l’être, vous le savez bien… — Encore heureux ! Sinon c’est elle qui dirigerait Barrayar, à l’heure qu’il est. Je n’ai encore jamais vu ton père la contredire. Oui, enfin… ça aurait pu être pire, bougonna-t-il en s’agitant encore sur son siège, tiraillé par les tourments de l’esprit comme Miles l’était par ceux du corps. Miles, les bras sagement posés sur les accoudoirs, ne fit aucun effort pour intervenir dans la discussion. Il laissa le comte à son monologue. — Il faut vivre avec son temps, je suppose, reprit le comte. Nous devons tous vivre avec notre temps. Les fils des boutiquiers sont de grands soldats, maintenant. Dieu sait que j’en ai commandé plus d’un… Est-ce que je t’ai déjà parlé de ce gars ? C’était quand on se battait contre les Cetagandans dans les montagnes Dendarii, derrière Vorkosigan Surleau. Jamais eu de meilleur lieutenant. Je n’étais pas beaucoup plus vieux que toi, à cette époque-là. Crois-moi si tu veux, mais il a tué plus de Cetagandans cette année-là que… La fin de sa phrase se perdit dans un geste vague de la main. — Son père était tailleur. Un tailleur, tu te rends compte ? A l’époque, tout était encore coupé et cousu à la main, il fallait rester courbé du matin au soir et se bousiller les yeux sur des points minuscules… Il exhala un long soupir de regret pour ces temps à jamais révolus. — Comment s’appelait-il, déjà ? — Tesslev, dit Miles qui contemplait pensivement ses pieds. — Tesslev, oui, c’est ça. Il est mort dans une embuscade, avec toute sa patrouille. Un massacre.. C’était un sacré héros… oui, un brave… Le silence retomba quelques instants. Brusquement, une lueur d’espoir éclaira les yeux clairs dû vieux soldat. — Les épreuves ont été correctement organisées, au moins ? De nos jours, on ne sait jamais. Il suffit qu’un de ces plébéiens ait une dent personnelle contre nous autres et… Miles secoua la tête et s’empressa de déraciner cette chimère avant qu’elle n’ait le temps de pousser et de fleurir. — On ne peut plus correctement. En ce qui me concerne en tout cas. Je n’ai pas été assez attentif à ce que je faisais. J’ai échoué parce que je n’étais pas à la hauteur. Point final. Le vieillard branla du chef à son tour avec amertume. Il serra les mains, les rouvrit. — De mon temps, personne n’aurait osé discuter tes droits… — De votre temps, d’autres hommes auraient payé de leur vie le prix de mon incompétence. C’est bien mieux ainsi, conclut Miles d’un ton neutre. — Mmmh… Les yeux du comte se perdirent dans le lointain. — Les temps changent. Barrayar a changé. Il y a eu un bouleversement entre ma dixième et ma vingtième année. Et un autre entre mes vingt et mes quarante ans. Rien n’a plus jamais été pareil… Et ça ne s’est pas arrangé ces quarante dernières années. Regarde aujourd’hui ; c’est une génération de faibles, de dégénérés… Les vieux pirates de l’époque de mon père n’en auraient fait qu’une bouchée et auraient digéré leurs os sans problème… Sais-tu que je serai le premier comte Vorkosigan à mourir dans son lit en neuf générations ? Il s’interrompit, le regard toujours fixe, et murmura comme pour lui-même : — Bon Dieu, j’en ai assez de ces changements. La seule idée de voir encore une fois un nouveau monde s’installer me consterne. Me consterne… — Monsieur… dit doucement Miles. Le vieil homme releva les yeux avec lassitude. — Ce n’est pas ta faute, mon garçon. Non, pas ta faute. Tu as été pris dans la roue du changement et du hasard, comme nous tous. Alors quoi ? Un terroriste décide d’assassiner ton père, mais c’est ta mère, et toi à travers elle, qui êtes touchés par ce gaz… La malchance. Et tu t’en es bien sorti, malgré tout. Nous… nous avions placé la barre trop haut pour toi, voilà. Ne laisse personne te reprocher quoi que ce soit. — Merci, monsieur. Le silence menaçait de s’éterniser. Le soleil se déversait dans la pièce, la réchauffant. Miles se sentait de plus en plus mal. L’épuisement lui donnait la migraine, et les médicaments ingurgités, la nausée. Il se mit gauchement sur ses pieds. — Si vous voulez bien m’excuser, monsieur… Le vieillard leva la main et la laissa lourdement retomber sur l’accoudoir. — Oui, tu dois avoir d’autres chats à fouetter… Il inclina légèrement la tête. — Que vas-tu faire, maintenant ? C’est très curieux, cette situation… Nous avons toujours été des Vor, des guerriers… Il avait l’air si abattu que Miles introduisit un semblant de gaieté dans sa réponse. — Vous savez, je peux toujours faire comme bon nombre d’aristocrates. Puisqu’on ne veut pas de moi sous les drapeaux, je choisis l’oisiveté et l’épicurisme. Je deviendrai un grand séducteur. Ce sera sûrement plus drôle que de jouer au petit soldat. Le comte entra dans le jeu. Sans conviction aucune. — Oui, j’ai toujours envié ces veinards… Vas-y, maintenant, mon garçon. Miles jugea son sourire aussi forcé que le sien. Son grand-père n’en pensait évidemment pas un mot. Il avait toujours exercé ce genre d’existence. Miles fit signe à Bothari et quitta la pièce. Les pieds surélevés, les yeux fermés, Miles était assis au fond d’un vieux fauteuil défoncé, dans un petit salon privé donnant sur la rue. Comme c’était une pièce peu fréquentée du palais, il espérait pouvoir y cafarder en toute tranquillité. Jamais encore il ne s’était senti aussi désemparé, en proie à un engourdissement proche de la douleur. Tant d’énergie dépensée pour rien et, tout cela, à cause d’une stupide, d’une inexcusable seconde d’amour-propre… Quelqu’un s’éclaircit la gorge derrière lui. — Ça va, Miles ? demanda une voix mal assurée. Il ouvrit les yeux. Soudain, sa sensation d’animal blessé au fond de son terrier se dissipa comme par enchantement. — Elena ! Je suppose que tu es arrivée hier de Vorkosigan Surleau avec ma mère. Entre… Elle se percha sur l’accoudoir d’un fauteuil en face de lui. — Oui. Elle sait que j’adore venir à la capitale. Je la considère vraiment comme ma mère, parfois, tu sais. — Tu devrais lui dire. Ça lui ferait plaisir. — Tu crois ? demanda-t-elle timidement. — J’en suis sûr. Il se raccrocha aux branches. En fait, l’avenir ne serait peut-être pas aussi vide qu’il le pensait… Elena se mordit doucement la lèvre inférieure, ses grands yeux fixés sur lui. — Tu as l’air complètement brisé. Pas question de pleurer dans le giron d’Elena. Il chassa ses idées noires et se retrancha comme toujours derrière l’autodérision. — Littéralement, oui, acquiesça-t-il en souriant. Mais je m’en remettrai. Tu, euh… tu connais le fin mot de l’histoire, j’imagine. — Oui. Est-ce que… ça s’est bien passé avec le seigneur comte ? — Oh, oui, pas de problème. Je suis après tout son unique petit-fils. Ça me donne un avantage certain. Je me tire toujours comme une fleur des situations les plus épineuses. — Il t’a parlé de changer ton nom ? Il ouvrit des yeux ronds. — Quoi ? — Pour prendre celui qui te revient de droit. Il évoquait cette possibilité quand… Oh… Elle s’interrompit brusquement, mais Miles avait saisi la pleine signification de sa révélation tronquée. — Oh oh… parce que si j’étais devenu officier, il m’aurait finalement autorisé à porter le nom de mes ancêtres ? C’est très gentil à lui… il a juste dix-sept ans de retard. Son ton railleur dissimulait mal son écœurement et sa colère. — Je n’ai jamais compris de quoi il s’agissait exactement, dit Elena. — Je porte le nom du père de ma mère, Miles Naismith, au lieu de porter celui de mes deux grands-pères, Piotr Miles. Tout ça remonte à l’époque de ma naissance. Après l’attentat, quand mes parents ont découvert les effets que la soltoxine provoquerait sur le fœtus – à propos, je ne suis pas censé être au courant de tout ça –, mon grand-père préconisait l’avortement. Il a fait pression sur mes parents… enfin, surtout sur ma mère. Finalement, quand mon père a pris parti pour ma mère et s’est opposé à lui, il a vu rouge et a catégoriquement refusé que je porte son nom. Il a mis un peu d’eau dans son vin par la suite, quand il a vu que je n’étais pas aussi monstrueux qu’il l’avait craint. Miles eut un petit sourire narquois et poursuivit. — Alors, comme ça, il avait l’intention de revenir sur sa décision, hein ? C’est peut-être aussi bien que j’aie échoué, en définitive. Un nabot ne sera jamais digne du nom des Vorkosigan. Il serra les dents, un goût de fiel dans la bouche, et regretta de ne pas avoir pu tenir sa langue. Il n’était pas utile de se montrer plus laid qu’il ne l’était aux yeux d’Elena. — Je sais que tu as travaillé très dur, pour cet examen. Je suis désolée… — Pas autant que moi, plaisanta-t-il sans conviction. C’est dommage que tu n’aies pas pu faire les épreuves physiques à ma place. A nous deux, on aurait fait un officier du tonnerre. — Sûrement, mais aux yeux des gens de Barrayar, je suis encore plus handicapée que toi. Je suis une femme. Je n’aurais même pas eu l’autorisation de m’inscrire. Il opina en soupirant. — Je sais. C’est absurde. Avec tout ce que ton père t’a enseigné, il ne te suffirait que d’un cours sur les armes stratégiques pour devenir bien plus compétente que les trois quarts des gars que j’ai vus là-bas. Réfléchissez-y… sergent Elena Bothari. Elle se raidit légèrement. — Tu te fiches de moi, dit-elle avant de reprendre gaiement : oh, j’oubliais, ta mère m’a envoyée te chercher pour déjeuner. — Ah… Il se redressa aussitôt et posa les pieds par terre. — Voilà un officier auquel personne ne s’avise jamais de désobéir. Ma mère… Elena sourit, amusée. — Et c’est vrai qu’elle a été officier, sur Beta. Là-bas, même une femme peut le devenir, et tout le monde trouve ça normal. — J’aimerais bien être une Betane, remarqua sombrement Elena. — Je crois que tu fais fausse route… Même chez elle, ma mère passait pour une excentrique. Mais je suis pratiquement sûr tout de même que tu te plairais sur Beta. — Je ne quitterai jamais Barrayar. Il la dévisagea avec sérieux. — Qu’est-ce qui t’en empêcherait ? Elle haussa les épaules. — Oh, tu connais mon père… C’est un conservateur dans l’âme. Il aurait dû naître deux siècles plus tôt… En fait, tu es la seule personne que je connaisse qui ne le trouve pas bizarre. Il est tellement paranoïaque. — Je sais… mais, chez un garde du corps, c’est une qualité presque indispensable. Sa méfiance extrême m’a déjà sauvé la vie par deux fois. — Toi aussi, tu aurais dû naître il y a deux cents ans. — Merci bien, mais j’aurais été assassiné dès la naissance. — Oui, évidemment… En tout cas, ce matin, sans prévenir, il a fait allusion à mon mariage. Tu savais qu’il voulait me marier ? Miles s’arrêta net et releva les yeux vers elle. — Qu’est-ce qu’il a dit ? — Pas grand-chose. Il m’en a juste touché deux mots en passant. Je regrette que… je ne sais pas. J’aimerais bien que ma mère soit encore vivante. — Tu sais, il y a toujours la mienne, si tu veux te confier à quelqu’un. Ou bien moi, si ça te tente… Elle sourit avec reconnaissance. — Merci. Ils étaient arrivés devant l’escalier. — Tu sais qu’il ne parle plus jamais de ma mère ? Je devais avoir douze ans la dernière fois… Avant, il me racontait de longues histoires, sur elle… enfin longues, pour lui. Je me demande s’il ne l’oublie pas, petit à petit. — Ça m’étonnerait. Je le vois plus souvent que toi, et je peux te dire qu’il n’a jamais porté les yeux sur une autre femme. Ils commencèrent à descendre. Miles avait du mal à plier correctement ses jambes, ses contorsions malhabiles lui donnaient l’allure d’un pingouin empesé. Il croisa furtivement le regard d’Elena, embarrassé, et agrippa fermement la rampe. — Ne vaudrait-il pas mieux que tu prennes le tube ascensionnel ? demanda-t-elle en le voyant se dandiner gauchement. Ne te mets pas à me traiter en infirme, toi aussi… Il suivit des yeux la longue main courante. — Ils m’ont conseillé de rester le moins possible sur mes pieds. Mais les médecins ne m’ont pas interdit toute forme de sport… Il sauta à califourchon sur la rampe et lui adressa un sourire de garnement par-dessus son épaule. Elena porta la main à sa bouche, partagée entre l’amusement et l’inquiétude. — Miles ! Tu es fou ! Si tu tombes, on va te ramasser en miettes au rez-de-chaussée… Il se laissa glisser et prit rapidement de la vitesse. En riant, elle dévala l’escalier à sa suite. Il la sema au premier virage. Son sourire s’effaça cependant quand elle vit ce qui l’attendait au bas des marches. — Oh non… Il allait bien trop vite pour freiner. — Chaud devant ! La vitesse aidant, il fut projeté sans douceur dans les bras d’un homme râblé aux cheveux grisonnants qu’il entraîna dans sa chute sur le damier noir et blanc du carrelage. Tous deux se redressaient tant bien que mal quand Elena les rejoignit, essoufflée. Miles avait les joues en feu. L’homme râblé ne semblait pas fâché, au contraire l’incident l’amusa. De même, l’officier qui l’accompagnait, un grand type avec des galons de capitaine cousus sur le col de son uniforme, s’appuya sur sa canne et partit d’un éclat de rire sonore. Miles se redressa et exécuta un semblant de garde-à-vous. — Bonjour, père, dit-il. Son menton légèrement agressif défiait quiconque de faire le moindre commentaire sur son arrivée pour le moins fracassante. Le Premier ministre amiral Aral Vorkosigan, au service de l’empereur Gregor Vorbarra, et ancien régent de ce dernier, tira sur sa veste et s’éclaircit la gorge. — Bonjour, mon fils. Seuls ses yeux riaient. — Je, mmh… je suis heureux de constater que tes blessures ne sont pas aussi graves que je l’avais craint. Miles haussa les épaules, secrètement soulagé qu’il lui soit épargné une réflexion plus railleuse en public. — Ni plus ni moins que d’habitude, répondit-il. — Excuse-moi un instant. Ah, bonjour, Elena. Koudelka, qu’avez-vous pensé des chiffres que nous a donnés l’amiral Hessman concernant les coûts de construction de nos vaisseaux ? — Qu’il nous les a débités extrêmement vite, répondit le capitaine. Il n’aurait pas agi autrement s’il avait souhaité nous embrouiller. — C’est votre opinion aussi, n’est-ce pas ? — Croyez-vous qu’il cache quelque chose ? — Peut-être. Mais quoi ? Détournement de fonds ou mauvaise gestion ? Je mettrai Illyan sur le coup. Il enquêtera discrètement pour voir s’il y a eu malversations. De votre côté, vous éplucherez les documents comptables. Passez-moi ces chiffres au peigne fin. — Ils vont hurler. — Ne vous laissez pas impressionner. Ils ne sont pas vraiment dangereux tant que leurs voix n’ont pas monté d’au moins deux octaves. Le capitaine Koudelka réprima un sourire et se retira après un salut sommaire et un bref hochement de tête à l’intention de Miles et d’Elena. Miles et son père, une fois qu’Elena se fut éloignée à son tour, se retrouvèrent face à face, silencieux, ni l’un ni l’autre ne souhaitant être le premier à aborder le sujet brûlant qui les préoccupait. Comme par un accord tacite, ils choisirent de l’éluder. — Suis-je en retard pour le déjeuner ? demanda l’amiral Vorkosigan. — Je crois qu’il vient d’être servi, répondit Miles. — Allons-y, alors… L’amiral faillit tendre le bras, comme pour offrir son assistance à son fils, mais il se ravisa avec tact en nouant ses mains derrière son dos. Ils se dirigèrent lentement vers la grande salle à manger. Miles, assis sur son lit, encore tout habillé, regardait ses jambes soigneusement étirées devant lui d’un air dégoûté. Il faudrait qu’il se lève encore une fois, qu’il fasse sa toilette, qu’il enfile son pyjama, mais l’effort requis lui semblait surhumain. Héroïque. Et il n’était pas un héros. Il se rappela cet officier dont son grand-père avait parlé, une fois, celui qui avait accidentellement tué son propre cheval lors d’une charge de cavalerie, qui en avait demandé un autre et avait illico refait la même erreur. Ainsi, c’étaient ses propres mots, apparemment, qui avaient relancé le sergent Bothari sur son idée fixe. Il n’avait qu’à s’en mordre les doigts. Le visage d’Elena apparut devant ses yeux – le délicat profil aquilin, les grands yeux sombres, les jambes interminables, la courbe harmonieuse de… Une princesse de conte de fées. Si seulement il pouvait lui donner ce rôle dans la réalité. Avec lui comme prince charmant !… — J’enlèverai la donzelle, marmonna-t-il pour lui-même à voix basse. Et je la bouclerai dans mon donjon. Il soupira. — Sauf que je n’ai pas de donjon. Faudrait que je l’enferme dans le placard. Grand-père a raison, nous sommes une génération de dégénérés. De toute façon, ils engageraient un héros pour la sauver, c’est tout. Une armoire à glace, un type comme Kostolitz… Pas de danger alors qu’un avorton comme moi s’en tire sans dommages… Il quitta son lit et mima le duel. L’épée de Kostolitz contre, disons, son couteau. Oui, c’est ça, un couteau. C’est bien l’arme d’une demi-portion. Evidemment, il se faisait trucider et expirait contre le sein palpitant d’Elena qui inondait son visage de ses larmes. Mais non, idiot… elle serait déjà dans les bras de Kostolitz, en train de fêter sa victoire. Ses yeux s’arrêtèrent soudain sur une psyché ancienne. — Grotesque, murmura-t-il. Il eut l’envie irrésistible de la pulvériser de son poing, de l’éclabousser de son sang. Mais le bruit rameuterait les gardes, la famille et tout le quartier, et tout ce petit monde exigerait des explications. Il se contenta de retourner le miroir et se laissa tomber sur son lit. Allongé, il reconsidéra le problème plus sérieusement. Il essaya de s’imaginer demandant à son père, suivant le protocole, d’être son porte-parole auprès du sergent Bothari. Il grimaça. Génial… En soupirant, il gigota pour trouver une position plus confortable. A dix-sept ans, il était trop jeune pour épouser qui que ce soit, même à Barrayar. Et en plus, il n’allait pas tarder à pointer au chômage. Il coulerait de l’eau sous les ponts avant qu’il ait une situation suffisamment importante pour convoler avec Elena. Il y a belle lurette qu’un bellâtre l’aurait enlevée. Et puis, Elena… qu’en pensait-elle d’abord ? Supporterait-elle de partager la vie d’un nabot digne d’une cour des Miracles, d’être la risée de tous en raison du couple ridicule qu’ils formeraient ? Et tout ça pour quoi ? Les privilèges douteux d’un titre de comtesse qui perdait chaque année un peu plus de son prestige ? Un titre qui n’avait de surcroît aucune signification hors de Barrayar. Depuis dix-huit ans qu’elle vivait ici, sa propre mère n’avait jamais accordé au système Vor plus d’importance qu’à une dérisoire hallucination collective. Deux coups frappés à la porte interrompirent ses réflexions. Fermement autoritaires, courtoisement brefs. Miles eut un sourire ironique, soupira, et se cala contre ses oreillers. — Entre, père. L’amiral Vorkosigan passa la tête par l’entrebâillement de la porte. — Tu es encore habillé ? Il est tard. Tu devrais te reposer. Il entra malgré tout et tira une chaise sur laquelle il s’assit à califourchon, les bras croisés sur le dossier. Lui-même portait encore son uniforme vert, celui qu’il mettait tous les jours pour s’acquitter de ses fonctions. Dans la mesure où il n’était plus régent, mais uniquement Premier ministre – à ce titre, d’ailleurs, commandant des forces armées –, Miles se demanda si la tenue d’amiral était encore appropriée. A moins que ce ne fût une seconde peau pour lui ? — Je… euh… commença Vorkosigan. Il s’arrêta, s’éclaircit gauchement la voix. — Je me demandais si tu avais des projets, à présent. Si tu avais envisagé une autre voie. Les lèvres de Miles se pincèrent, et il haussa les épaules. — Je n’ai jamais rien envisagé d’autre. J’avais la ferme intention de réussir. Comme quoi… — Si ça peut te consoler, tu as échoué de très peu. Tu veux… savoir tes résultats à l’écrit ? — Je croyais qu’ils ne les révélaient jamais. Qu’il n’y avait que deux mots à leur répertoire : échec et réussite. Vorkosigan attendit. Miles finit par secouer la tête. — Laisse tomber. Ça n’a aucune importance. De toute façon, c’était foutu dès le départ. J’étais simplement trop orgueilleux pour l’admettre. — Ne crois pas ça. Nous savions tous que ce ne serait pas facile. Mais je ne t’aurais jamais laissé te présenter si j’avais pensé une seule seconde que tu n’avais aucune chance. — Ce doit être de toi que je le tiens, mon tempérament casse-cou. Ils échangèrent un bref hochement de tête ironique. — Tu as aussi bien pu l’hériter de ta mère, remarqua Vorkosigan. — Elle… elle n’est pas trop déçue ? — Penses-tu… Tu sais comme moi l’opinion qu’elle a de l’armée. Pour elle, les militaires sont des tueurs à gages. C’est pratiquement la première chose qu’elle m’a dite, ajouta-t-il en souriant à ce souvenir. Miles haussa les sourcils, intrigué. — Elle t’a vraiment dit ça ? — Oh oui. Mais comme elle m’a quand même épousé, ça ne devait pas être pour elle une clause éliminatoire. Il reprit son sérieux. — Je ne plaisante pas, tu sais… Si j’avais eu le moindre doute sur tes aptitudes à devenir officier, je ne t’aurais pas soutenu. Mais… Miles se figea intérieurement. —… c’est peut-être mieux ainsi. Quand on est militaire, il faut savoir se plier aux ordres. Obéir sans rechigner. Et tu es comme ta mère, tu ne peux pas t’empêcher de donner ton avis, même si cela ne fait pas toujours plaisir à entendre… — Toi non plus, tu n’as pas ta langue dans ta poche. — C’est peut-être pour ça que je suis entré en politique. L’amiral sourit, mais tristement. — Pour ton malheur, j’en ai bien peur. Cette remarque fit vibrer une corde sensible. — Père… commença Miles, hésitant. Est-ce pour cette raison que tu n’as jamais cherché à monter sur le trône impérial, comme tout le monde s’y attendait ? Parce que ton héritier était… D’un geste vague, il désigna son corps. —… difforme ? Vorkosigan plissa les sourcils et baissa la voix en un murmure presque menaçant. Miles frémit. — Qui t’a dit ça ? — Personne, répondit nerveusement Miles. Son père repoussa brutalement la chaise et arpenta la pièce à grandes enjambées. — Jamais, siffla-t-il de rage, ne laisse jamais personne te dire une chose pareille. C’est une insulte à mon honneur comme au tien. J’ai fait le serment à Ezar Vorbarra, sur son lit de mort, de servir son petit-fils. Et c’est ce que j’ai fait. Point final. La discussion est close. Miles lui offrit un sourire désarmant de calme. — Loin de moi le désir de polémiquer… Vorkosigan s’arrêta net, regarda autour de lui, ahuri, puis partit d’un rire bref. — Désolé. Tu as touché un point très sensible. Ce n’est pas ta faute. Mais il y a des bruits qui courent. Certains disent que je regrette l’époque, pas si lointaine, où j’étais régent. Il soupira, secoua la tête. — Ne me dis pas que Gregor te soupçonne de comploter dans son dos, remarqua Miles. Tu as fait plus pour lui que n’importe qui, tu as déjoué les manœuvres de Vordarian, combattu les Cetagandans, maté la révolte de Komarr… Sans toi, il ne serait pas là, aujourd’hui… L’amiral ébaucha une moue désabusée. — Gregor est dans un état d’esprit un peu… particulier, en ce moment. Il est désormais seul au pouvoir, et crois-moi, ce n’est pas une mince affaire. Alors, c’est normal, après avoir subi pendant seize ans la tutelle de ceux qu’il appelle « les vieux schnocks », ça le démange de voir jusqu’où il peut lancer le bouchon. — Oh, tu exagères… Gregor n’est pas aussi ingrat. — Non, en effet, mais il est le jouet de pressions considérables dont je ne peux plus le protéger. Il serra le poing sur le dossier de la chaise. — Mais c’est ainsi, je n’ai pas le choix… A propos de choix, si on revenait à notre conversation initiale ? Miles se frotta les yeux avec lassitude et pressa un instant ses doigts sur ses paupières closes. — Je ne sais pas, père… — Tu pourrais demander un ordre impérial à Gregor, suggéra Vorkosigan d’un ton neutre. — Quoi ? Faire jouer un piston ? Toi, tu me conseilles ça alors que tu t’es toujours battu contre ce genre de procédés ! Il soupira, écœuré. — Non. Hors de question. D’autant que si j’avais voulu, je ne me serais pas crevé à passer les examens. J’aurais sonné à la bonne porte tout de suite. — Tu as bien trop de qualités et d’énergie pour rester à te tourner les pouces, insista Vorkosigan. Il y a d’autres formes de service. Je voulais te soumettre une ou deux idées. Auxquelles tu auras tout le temps de réfléchir… — Dis toujours. — Officier ou pas, tu seras un jour ou l’autre le comte Vorkosigan. De sa main levée, il fit taire les protestations de son fils. — Un jour ou l’autre. Tu auras inévitablement une place au gouvernement, sauf révolution ou quelque autre catastrophe sociale, bien entendu. Tu représenteras notre district. Un district qui, soit dit en passant, a été négligé. La maladie récente de ton grand-père n’est pas la seule raison. J’ai été accaparé par d’autres tâches, et avant ça nous poursuivions tous deux notre carrière militaire… C’est ça, remue le couteau dans la plaie, songea Miles. — Tout ça pour dire qu’il y a énormément de travail à faire. Alors, avec un minimum de formation juridique… — Avocat ? !… l’interrompit Miles, atterré. Tu veux que je devienne avocat ? Je préférerais encore être tailleur. — Pardon ? fit Vorkosigan, qui ne voyait pas le rapport. — Non, rien. Je pensais à quelque chose qu’a dit grand-père. — A vrai dire, je n’avais pas eu l’intention d’en parler à ton grand-père, mais… De nouveau, Vorkosigan se racla maladroitement la gorge. —… avec quelques notions des principes gouvernementaux, j’avais pensé que tu pourrais, euh… le représenter et assurer ses fonctions dans le district. Les militaires n’ont jamais été seuls à diriger Barrayar, tu sais, même au temps de l’Isolement. On dirait que ça fait un bout de temps que cette idée te trotte dans la tête, songea Miles avec rancœur. As-tu vraiment jamais pensé que je serais un jour officier, père ? Il posa un regard dubitatif sur l’amiral. — Tu ne me caches pas quelque chose, j’espère ? A propos de ta santé, ou… je ne sais pas quoi… — Oh non, le rassura Vorkosigan. Encore que l’on ne puisse jamais savoir ce que l’avenir nous réserve. Miles s’interrogeait. Que se tramait-il entre son père et Gregor ? Il avait le désagréable sentiment que quelque chose lui échappait dans cette histoire… L’amiral Vorkosigan se leva en souriant. — Bon. Je t’empêche de te reposer, et tu as besoin de dormir. — Je ne suis pas fatigué, répondit Miles. — Veux-tu que j’aille chercher quelque chose qui… t’aiderait ? demanda Vorkosigan, avec une tendresse prudente. — Non, j’ai les calmants qu’on m’a donnés à l’infirmerie. Vorkosigan le salua d’un petit hochement de tête et sortit. Miles, sans bouger, essaya de retrouver l’image d’Elena. Mais l’haleine froide de la réalité politique soufflée par son père avait flétri ses fantasmes. Péniblement, il se traîna jusqu’à sa salle de bains pour y avaler ses comprimés. Deux, avec un verre d’eau. La boîte entière, chuchota une voix cynique dans sa tête, et tous tes problèmes s’envoleraient… Il replaça brutalement la boîte sur l’étagère. Ses yeux, dans le miroir, lui renvoyèrent une étrange lueur. Grand-père a raison. C’est en se battant qu’on doit mourir. Pas autrement. Une fois couché, il repensa à ce moment d’égarement jusqu’à ce que le sommeil le délivre enfin de cette obsession. 3 Le soleil n’était pas encore levé qu’un serviteur posait avec hésitation la main sur l’épaule de Miles. Il le secoua doucement. — Seigneur Vorkosigan ?… Seigneur Vorkosigan ? Miles entrouvrit les yeux, ivre de sommeil. Quelle heure était-il ? Et pourquoi ce crétin lui donnait-il le titre de son père ? C’était un nouveau dans la maison ? Non, pourtant… Brusquement, il comprit. L’explication fondit sur lui, dissipant, tel un souffle glacé, les brumes de son esprit. Il sentit son estomac se nouer. Le cœur battant, il se redressa dans son lit. — Qu’y a-t-il ? — Le… votre père demande que vous vous habilliez et que vous le rejoigniez immédiatement au rez-de-chaussée. L’émoi du domestique confirma ses craintes. Miles se rendit aussi vite qu’il put à la bibliothèque. Quand il entra, son père, qui avait à la hâte enfilé son uniforme, discutait à voix basse avec deux hommes. Le médecin de famille, et un aide de camp du palais impérial. Son père releva la tête et rencontra les yeux de son fils. — C’est grand-père ? demanda Miles du bout des lèvres. Le nouveau comte Vorkosigan confirma d’un hochement de tête. — Très doucement, dans son sommeil, il y a à peu près deux heures. Je ne pense pas qu’il ait souffert. La voix du comte était grave et claire, elle ne tremblait pas, mais ses traits étaient plus tirés qu’à l’ordinaire, plus creusés. Il faisait néanmoins face avec dignité et ne laissait rien paraître de ses sentiments. Seuls ses yeux, et de temps à autre uniquement, trahissaient le désarroi d’un enfant désemparé. Ce regard effraya Miles bien plus que la bouche sévère. Il sentit sa propre vision se brouiller et essuya hâtivement ses larmes d’un brusque revers de la main. — Oh merde, c’est pas vrai… marmonna-t-il d’une voix étranglée. Jamais il ne s’était senti plus petit qu’à cet instant. Son père plissa le front. — Il… Sa vie ne tenait plus qu’à un fil depuis déjà des mois, tu le sais… Et j’ai moi-même coupé ce fil hier, songea Miles, accablé. Je suis désolé. Si tu savais comme je suis désolé… — Oui, père, se contenta-t-il cependant de répondre. Les funérailles du vieux héros furent presque nationales. Trois jours de cirque, se dit Miles. A quoi sert tout ce tralala ? Il y eut l’exposition du corps au château Vorhartung, où se réunissait le Conseil des Comtes. Le panégyrique, prononcé par un haut dignitaire. La procession, qui prit la dimension d’une véritable parade, en raison d’une fanfare militaire et d’un régiment de cavalerie, gracieusement prêté par l’empereur. L’inhumation, enfin. Après la dernière pelletée de terre, la résidence Vorkosigan fut prise d’assaut, tout l’après-midi et jusqu’en soirée, par des hordes d’amis, de relations, de militaires, de personnalités, tous accompagnés de leurs tendres moitiés, ainsi que par les courtisans, les curieux, et des parents lointains dont Miles n’avait jamais entendu parler. Le comte et la comtesse Vorkosigan recevaient leurs hôtes au rez-de-chaussée, et Miles ne put échapper à ce défilé de condoléances. Mais quand son cousin Ivan arriva, escorté par sa mère lady Vorpatril, Miles ne fit ni une ni deux et courut se réfugier dans le seul bastion que les forces ennemies n’avaient pas encore envahi. Ivan avait réussi son examen d’entrée à l’Académie militaire, et Miles jugea au-dessus de ses forces de l’entendre palabrer à ce sujet. Il cueillit en passant quelques fleurs sur une couronne mortuaire, et fila vers le tube de montée. Miles frappa à une porte de bois sculpté. — Qui est là ? La voix d’Elena lui parvenait faiblement. Il tourna la poignée d’ivoire et, sans un mot, glissa les fleurs par l’entrebâillement de la porte. — Oh… entre, Miles. Elena était assise dans un fauteuil, près de la fenêtre. — Comment est-ce que tu as deviné que c’était moi ? demanda-t-il. — Eh bien… ça ne pouvait être que toi ou… à vrai dire, personne ne m’a jamais apporté de fleurs à genoux. Ses yeux s’arrêtèrent sur la poignée de la porte, révélant involontairement la hauteur d’après laquelle elle en était arrivée à cette conclusion. Miles, sans hésiter, se laissa tomber sur ses genoux et s’avança jusqu’à elle pour lui offrir son bouquet avec force courbettes. — Et voilà ! s’exclama-t-il, lui arrachant un éclat de rire. L’oubli est réparé. Ses jambes ne tardèrent pas à protester contre cet exercice abusif et manifestèrent leur réprobation par de violentes et douloureuses crampes. — Euh… Il s’éclaircit la gorge et ajouta, d’une voix déjà plus fluette : — Tu pourrais me donner un coup de main pour me relever ? Ces foutues guiboles… — O mon Dieu… Elle l’aida à s’installer confortablement sur le lit étroit et reprit place dans son fauteuil. Miles regarda autour de lui. — Ils n’ont pas pu te trouver mieux que ce placard ? — Je me plais, ici. La fenêtre donne sur la rue. C’est plus grand que la chambre de mon père. Elle enfouit une seconde son nez dans les fleurs. Miles regretta de ne pas avoir pris le temps de choisir celles qui exhalaient un parfum plus subtil. Soudain, elle lui décocha un regard suspicieux. — Miles, où as-tu trouvé ces fleurs ? Il piqua un fard, vaguement coupable. — Je les ai empruntées à grand-père. Je peux te garantir que personne ne le remarquera. C’est une vraie jungle, en bas. — Tu es incorrigible, soupira-t-elle en secouant la tête. Mais elle souriait quand même. — Tu ne m’en veux pas, hein ? s’enquit-il, inquiet. Je me suis dit qu’elles te feraient peut-être plus plaisir qu’à lui. Au point où il en est… — Du moment que personne ne va s’imaginer que je les ai chipées moi-même. — S’il y a des rouspéteurs, envoie-les-moi, dit-il avec grandiloquence. Il inclina la tête, intrigué. Elle s’était rembrunie et contemplait les fleurs avec une soudaine gravité. — Allons bon… Qu’est-ce qui te chagrine, maintenant ? — Tu as des dons de télépathe, ou quoi ? J’ai l’impression d’être aussi transparente qu’une vitre. — Non, pas une vitre… Ton visage me fait penser à de l’eau… Tout en reflets et en lumières mouvantes. Je ne sais jamais ce qui va sortir des profondeurs, ajouta-t-il d’une voix grave pour évoquer le mystère de l’insondable. Elle eut un petit sourire mais reprit aussitôt son sérieux. — Je pensais seulement que… je n’ai jamais fleuri la tombe de ma mère. Les yeux de Miles s’écarquillèrent, brillants, à la perspective d’une éventuelle expédition. — Tu veux qu’on y aille ? On pourrait se glisser par-derrière et charger un tombereau ou deux de chrysanthèmes… Personne ne nous verrait. — Sûrement pas ! rétorqua-t-elle avec indignation. Ça suffit comme ça ! De toute façon, je ne sais même pas où elle est. — C’est vrai ? Ça m’étonne. Ton père est tellement obsédé par ta mère… je pensais qu’il serait du genre à faire des pèlerinages réguliers. Mais peut-être préfère-t-il la garder vivante dans son esprit. — Ça, c’est sûr. Je lui ai posé la question, une fois… Je voulais aller voir où elle était enterrée. Mais j’ai eu l’impression de m’adresser à un mur. Tu vois ce que je veux dire… — Oh oui ! Miles poursuivit pensivement ses hypothèses. — Pourquoi ne veut-il pas répondre ? Se sent-il coupable de quelque chose ? Ta mère est bien morte à l’époque de ta naissance, n’est-ce pas ? — D’après lui, c’est un accident, une vedette qui se serait crashée. — Oh. — Mais des fois, il dit aussi qu’elle s’est noyée. — Ah oui ? Il plissa les yeux, rapprochant les pièces du puzzle. — Si la vedette s’est crashée dans un lac, les deux versions peuvent être vraies. Et si c’est lui qui était aux commandes… Elena frémit. S’en apercevant, Miles se traita de tous les noms. C’est malin ! Pour la délicatesse, il repasserait… — Excuse-moi, Elena. Je ne voulais pas… Je suis d’une humeur épouvantable, aujourd’hui. Je regrette. C’est à cause de cette atmosphère dans la maison… Il battit des coudes, imitant le vol pesant d’un charognard. Pendant un moment, il garda le silence, méditant sur les cérémonies mortuaires. Elena se tut, elle aussi, les yeux mélancoliquement perdus sur les allées et venues des militaires et des aristocrates barrayarans endeuillés, quatre étages plus bas. — On pourrait le découvrir, dit-il brusquement, la faisant sursauter. — Découvrir quoi ? — L’endroit où ta mère est enterrée. Et sans avoir à le demander à personne. — Comment ? En souriant, il descendit du lit. — Ne compte pas sur moi pour te le dire. Tu serais encore plus effrayée que la fois où nous sommes allés faire de la spéléo à Vorkosigan Surleau. A en juger par son expression horrifiée, il était manifeste qu’Elena gardait de cette fameuse journée un souvenir particulièrement vivace et angoissant. Même si elle avait échappé – de justesse, il est vrai – au glissement de terrain qu’ils avaient provoqué. Elle le suivit néanmoins. La bibliothèque, au rez-de-chaussée, était déserte. Ils y entrèrent sur la pointe des pieds. Miles s’arrêta toutefois devant le garde en faction à l’extérieur. — Si c’est possible, caporal, dit-il sur un ton confidentiel, soyez gentil de nous prévenir en grattant la porte si quelqu’un venait par ici… Nous, euh… préférerions ne pas être dérangés, si vous voyez ce que je veux dire. Le garde opina avec une ombre de sourire complice. — Naturellement, seigneur Mi… seigneur Vorkosigan, répondit-il d’un ton égrillard. — Miles ! chuchota-t-elle, furieuse, alors qu’il refermait la porte sur le brouhaha des voix, les tintements de cristal et d’argenterie leur parvenant des pièces voisines. Tu te rends compte de ce qu’il va s’imaginer, maintenant ? — Honni soit qui mal y pense, lança-t-il gaiement par-dessus son épaule. Comme ça, il ne nous soupçonnera pas de faire joujou avec ça… Il posa la main sur la comconsole, reliée directement au Q.G. militaire du palais impérial, et curieusement installée devant la cheminée de marbre sculpté. Elena, bouche bée, regarda l’écran de protection s’ouvrir en coulissant. Quelques tours de passe-passe plus tard, les écrans holovid revenaient à la vie. — Je croyais que c’était top-sécurité ! s’exclama-t-elle à voix basse. — Ça l’est. Mais le capitaine Koudelka m’a donné quelques leçons en douce, avant, quand je… Un sourire amer, un mouvement du poignet. —… quand j’étudiais. Il se connectait directement sur les ordinateurs de l’armée – les vrais, au Q.G. – et faisait des simulations pour moi, marmonna-t-il en pianotant une série de codes confidentiels sur le clavier. — Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle nerveusement. — J’entre le code de Koudelka. Pour avoir accès aux dossiers militaires. — Miles ! Mais tu es dingue ! — Pas de panique, Elena, la rassura-t-il en lui tapotant distraitement la main. On est en train de flirter, ne l’oublie pas. Personne ne se risquera à venir nous déranger. Le seul qui pourrait entrer ici, c’est Koudelka lui-même, et ce n’est pas lui qui s’offusquera de me voir jouer avec ça. On va commencer avec les états de service de ton père. Ah, nous y sommes… L’écran holovid fit défiler une liste de données. — Il y a sûrement quelque chose sur ta mère, dans tout ça, qui pourra nous servir à… Il s’appuya contre le dossier de sa chaise, troublé. —… éclaircir le mystère. Il sauta d’un écran à l’autre. — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Elena, anxieuse. — Je vais jeter un œil à l’époque où tu es née. Je crois qu’il a quitté l’armée juste avant, c’est ça ? — Oui. — A-t-il jamais mentionné qu’il a été renvoyé contre son gré pour raisons de santé ? — Non… Elle lut par-dessus son épaule. — C’est bizarre. Le motif n’est pas signalé. — Et je vais te dire ce qui est plus bizarre, encore. Tout ce qui s’est passé l’année précédant ta naissance est protégé. Et le code d’accès est… waouh ! brûlant. Je ne peux pas le forcer sans déclencher une re-vérification, qui aboutirait à… oui, c’est bien ça, c’est la griffe personnelle du capitaine Illyan. Et je n’ai franchement aucune envie de me colleter avec lui. Il grimaça à l’idée d’attirer accidentellement l’attention du chef de la Sécurité Impériale de Barrayar. — Je te comprends, murmura Elena en le dévisageant, fascinée. — Bon, on va voyager un peu dans le temps, dit Miles en continuant à pianoter. Ah… ton père n’a pas l’air de s’être trop bien entendu avec le vice-amiral Vorrutyer. Elena se pencha plus encore, intéressée. — Est-ce ce même Vorrutyer qui a été tué à Escobar ? — Mmmh… Ges Vorrutyer, oui. Apparemment, Bothari avait été l’ordonnance du vice-amiral pendant plusieurs années. Ce qui surprit Miles. Il avait eu la vague impression que Bothari avait combattu sous les ordres de son père depuis la nuit des temps. Ses états de service pour Vorrutyer s’achevaient par une série de réprimandes, de conseils de discipline et de rapports médicaux top secret. Miles, conscient de la présence d’Elena derrière lui, survola ces informations somme toute étranges. Certaines fautes bénignes avaient entraîné de lourdes sanctions. Pour d’autres, étonnamment graves – Bothari avait-il réellement retenu, seize heures d’affilée, un tech en otage ? – on avait passé l’éponge. Affaires classées… sans suite. Remontant plus loin dans le passé, ils découvrirent en revanche de nombreux éloges, des citations pour blessure – il s’était beaucoup battu dans sa jeunesse. Excellentes notes pendant ses classes. — Il était beaucoup plus facile de s’enrôler, à l’époque, remarqua Miles avec envie en étudiant son dossier d’engagement. — Est-ce que mes grands-parents sont mentionnés ? demanda Elena, excitée. Il n’en parle jamais non plus. J’ai cru comprendre que sa mère était morte quand il était encore jeune. Mais il ne m’a jamais dit son nom. — Marusia, répondit Miles en lisant rapidement. La photocopie est plutôt floue. — C’est joli, dit Elena, contente. Et celui de son père, c’est quoi ? Aïe, songea Miles. La reproduction de la photocopie n’était pas floue au point qu’il ne puisse distinguer la mention « inconnu » inscrite par la main du fonctionnaire. Miles déglutit, comprenant enfin pourquoi certaines remarques avaient la particularité de faire sortir Bothari de ses gonds, alors qu’il parvenait parfaitement à traiter les autres par le mépris, voire à les ignorer. — Tu veux que j’essaie de le déchiffrer ? proposa Elena, se méprenant sur le sens de son hésitation. Effleurant une touche, Miles effaça prestement la page affichée. — Konstantine, improvisa-t-il avec assurance. Comme lui. Mais ses parents étaient tous les deux morts quand il s’est engagé. — Konstantine Bothari junior, dit Elena, pensive. Mmh… Miles fixa un instant l’écran vide, refrénant avec difficulté l’envie de hurler sa déception. Une foutue différence de classe sociale entre Elena et lui. Un père bâtard n’était évidemment pas l’idéal pour une jeune vierge de Barrayar cherchant à se marier. D’autant que ce n’était sûrement pas là un secret. Le comte Vorkosigan devait être au courant, cela allait de soi, et Dieu sait combien d’autres personnes autour de lui. Tout le monde, ou presque, sauf Elena. Elle était fière de son père et, à juste titre, fière des fonctions qu’il occupait, fière de la confiance qu’on lui témoignait en haut lieu. Miles savait avec quelle âpreté elle bataillait pour lui arracher un geste bienveillant ou un sourire. Comment espérer dans ces conditions qu’il lui fasse des confidences ! Bothari redoutait-il de perdre cette admiration si discrètement manifestée en lui révélant quelques pans de son passé ? En tout cas, en ce qui le concernait, le sergent pouvait dormir sur ses deux oreilles. Il saurait tenir sa langue. Il continua ses recherches sur la vie de Bothari. — Toujours pas de signe de ta mère, dit-il. Elle doit figurer dans les documents protégés. Flûte… et moi qui pensais que ça allait être facile. Les yeux dans le vide, il gambergea quelques secondes. — Je vais essayer les dossiers de l’hôpital. Les morts, les naissances… Tu es sûre que tu es née ici, à Vorbarr Sultana ? — Pour autant que je sache, oui. Plusieurs minutes de recherches fastidieuses leur fournirent un nombre important de dossiers sur divers Bothari, aucun d’eux toutefois n’ayant de parenté avec Elena ou son père. — Ah ah… dit brusquement Miles. Il y a encore une chose que je n’ai pas essayée. L’hôpital militaire impérial ! — Ça m’étonnerait qu’ils aient un service d’obstétrique. — Mais il peut y avoir eu un accident… femme de soldat, tout ça… Elle a pu être transportée d’urgence au centre de soins le plus proche, et l’HopImp était justement à deux pas… Les touches cliquetèrent sous ses doigts impatients. — Ah ! — Tu m’as trouvée ? demanda-t-elle. — Non. Je me suis trouvé, moi. Il fit défiler les documents sur l’écran. — Ça n’a pas dû être facile pour eux, commenta-t-il. Obligés de réparer les dégâts qu’avaient causés leurs propres produits, tu te rends compte ? Encore heureux pour moi qu’ils aient disposé de duplicateurs utérins… Tiens, les voilà, justement… Ma mère n’aurait pas survécu à un traitement in vivo. Et voilà ce bon vieux Dr Vaagen – tiens tiens… il était donc dans la recherche militaire, avant ? C’est logique ; il devait être leur expert en armes biologiques. Dommage que je n’aie pas été au courant de tout ça quand j’étais gosse, j’aurais pu exiger qu’on me fête deux anniversaires. Le premier quand ma mère a eu la césarienne, et le second quand ils m’ont sorti du duplicateur. — Lequel ont-ils choisi ? — La césarienne. Je préfère. Comme ça, tu n’as que six mois de plus que moi. Sinon on aurait presque un an d’écart, et on m’a dit de me méfier des femmes plus âgées que… Il se tut soudainement, fixant l’écran de ses yeux plissés, puis entra un nouveau code. — Etrange… marmonna-t-il. — Quoi ? — Un projet militaire de recherche scientifique… et c’est mon père qui le dirige, rien de moins. — J’ignorais qu’il était aussi dans la recherche, répondit Elena, manifestement impressionnée. — Oui, moi aussi. Jamais entendu parler de ça… Le code désormais familier apparut alors qu’il tentait d’entrer dans le document. — Flûte ! Top secret, comme les autres. On n’arrête pas de se cogner contre les murs, dans ce fichu labyrinthe… Revoilà le Dr Vaagen, main dans la main avec mon père. C’est lui qui devait exécuter le travail, si je comprends bien. Ceci expliquerait cela. Il faut que j’arrive à ce verrouillage. Sifflotant entre ses dents, il tapota furieusement sur la console. L’enthousiasme d’Elena était en chute libre. — Je n’aime pas cet air buté que tu as, observa-t-elle nerveusement. Il vaudrait peut-être mieux laisser tomber, Miles. Ça n’a pas vraiment d’importance, en fin de compte. — Illyan n’est pas dans le coup cette fois. Je vais peut-être pouvoir y accéder… Elena se mordit la lèvre. — Miles, écoute, il vaut mieux arrêter… Trop tard. Il était lancé. — Qu’est-ce que tu fais ? — J’essaie un des vieux codes d’accès de mon père. Je me souviens pratiquement de tous les chiffres. Ça devrait… Jackpot ! exulta-t-il en sourdine alors que l’écran affichait enfin les données qu’il lut avidement. C’est donc de là qu’ils viennent, ces duplicateurs ! Ils les ont rapportés d’Escobar, après l’échec de l’invasion. Butin de guerre, autrement dit. Il y en avait dix-sept, tous en état de marche. A l’époque, ça devait être à la pointe de la technologie. Elena pâlit. — Miles… tu ne crois tout de même pas que… qu’ils faisaient des expériences sur les humains, ou des choses comme ça ? Ton père n’aurait pas autorisé que… — Aucune idée. Le Dr Vaagen est plutôt du genre fonceur… Quand il s’agit de recherches, il ne fait pas trop de sentiments. Oh, ça y est, dit-il, soulagé, je sais ce qui s’est passé. Tiens, regarde… Ils ont tous été envoyés à l’Orphelinat Impérial. Il devait s’agir d’enfants de nos hommes tués à Escobar. La voix d’Elena trahissait sa tension. — Les enfants d’hommes tués à Escobar ? Et les mères, alors ? Qu’est-ce qu’ils en auraient fait ? Ils se regardèrent un instant, perplexes. — On n’a jamais eu de femmes dans l’armée, à part quelques infirmières, dit Miles. Les doigts fins d’Elena se refermèrent sur son épaule. — Regarde les dates… Il continua de faire défiler le document. — Miles !… — Oui, je vois, acquiesça-t-il en bloquant le texte. Enfant de sexe féminin confié à la charge de l’amiral Aral Vorkosigan. N’a pas été envoyé à l’orphelinat avec les autres. — Et la date, Miles… c’est celle de mon anniversaire ! Un à un, il décrocha les doigts crispés sur son épaule. — Oui, je vois, dit-il doucement en lui prenant la main. — Tu penses que ça pourrait être moi ? demanda-t-elle avec un mélange d’espoir et d’appréhension. — Difficile à dire, répondit-il prudemment. Tout est chiffré… Mais il y a plusieurs moyens de vérification – empreintes des pieds, identification rétinienne, groupe sanguin… Mets ton pied là-dessus. Elena, en sautillant, ôta une de ses chaussures puis ses bas. Miles l’aida à poser son pied droit sur le plateau holovid et dut combattre l’envie qui le gagnait de caresser la peau soyeuse de sa cuisse. Une peau fine et parfumée comme un pétale d’orchidée. Il se mordit la langue pour détourner sa propre attention et effacer les signes d’une manifestation physiologique inconfortable et tout à fait indépendante de sa volonté. Douloureuse aussi ! Saloperie de pantalon. Bien trop étroit pour ce genre de situation. Il ne manquerait plus qu’elle le remarque… Le réglage du laser optique l’aida à se changer quelque peu les idées. Une petite lumière rouge clignota sous la plante du pied d’Elena pendant quelques secondes. La machine compara les empreintes et transmit ses appréciations. — Compte tenu des modifications intervenues au cours des années… commença à lire Miles. Bon sang, Elena, c’est toi ! Il se rengorgea. Si on ne voulait pas de lui dans l’armée, il pourrait toujours faire carrière, sinon dans la confection, du moins comme détective. L’expression tourmentée d’Elena le ramena brutalement à la réalité. — Mais qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle, les yeux écarquillés. Je n’ai donc pas eu de… Tu crois que j’étais… que je suis une espèce de clone ? Qu’on m’a fabriquée de toutes pièces ? Ses yeux s’emplirent de larmes, sa voix se mit à trembler. — Je n’ai pas de mère ? Rien que cette machine… ? Le triomphe éprouvé quelques instants plus tôt se lézarda brusquement face à sa détresse. Quel con ! A cause de lui, le rêve d’Elena avait viré au cauchemar. Du moins dans son imagination. — Non, attends… sûrement pas. Quelle idée ! Tu es évidemment la fille de ton père. Ça signifie seulement que ta mère a été tuée à Escobar, et non pas ici. Un grattement menaçant mit un brusque terme à leur conversation. Le caporal, dans le couloir, salua d’une voix particulièrement sonore. — Bonsoir, monsieur. — Mes chaussures ! s’affola Elena à voix basse. Donne-moi mes bas ! Miles les lui jeta et éteignit la console. L’écran de protection se referma silencieusement. Il se rua sur le canapé, attrapant la taille d’Elena au vol pour l’entraîner avec lui. Elle pouffa en se débattant avec sa deuxième chaussure. Glissant la main dans ses cheveux soyeux, il pencha son visage tout près du sien. — On a intérêt à mettre le paquet, chuchota-t-il. Je ne veux pas que le capitaine Koudelka se doute de quelque chose. Il hésita, soudain sérieux. Puis les lèvres d’Elena fondirent sous les siennes. La lumière jaillit dans la pièce, les arrachant l’un à l’autre. Miles regarda par-dessus l’épaule de sa compagne, et oublia un instant de respirer. Le capitaine Koudelka. Le sergent Bothari. Et le comte Vorkosigan. Rien que ça… Le teint de Koudelka virait à l’écarlate ; un imperceptible sourire retroussait ses lèvres. Il jeta un coup d’œil à la dérobée à ses compagnons, et son sourire s’effaça instantanément. Le regard de Bothari était glacial. Celui du comte, foudroyant. Le système respiratoire de Miles se remit enfin en marche. — Très bien, déclara-t-il d’un ton professoral. Donc, après Ce lieu est ta mort, si quelqu’un de mes parents te trouve ici, c’est à moi de dire : J’ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l’amour… Il regarda son père, et plein d’assurance : — Ah, bonsoir, père. Aurait-on envahi votre espace ? On peut répéter ailleurs, si vous voulez… — Oui, c’est ça, on va aller ailleurs, renchérit Elena avec entrain. Elle adressa un sourire innocent aux trois adultes tandis que Miles la précédait vers la porte. Le visage du capitaine Koudelka était fendu d’une oreille à l’autre. Le comte parvint à garder l’air serein mais fustigea son fils du regard. Quant au sergent, il avait la mine fermée des mauvais jours. — Bravo ! ironisa-t-elle quand ils furent dans le tube de montée. Sortie très réussie. Il esquissa un entrechat. — Stratégique, ma chère Juliette. Nous répétions cette vieille pièce. Très culturel. Qui pourrait trouver à y redire ? Je suis vraiment génial. — Génial peut-être, mais ridicule sûrement, rétorqua-t-elle farouchement. Regarde ce qui est accroché à ton épaule. — Oh… Tournant la tête, il vit le fin bas de soie posé sur sa chemise. Il le lui tendit avec un sourire vaseux. — Je suppose que ça n’a pas dû faire très bonne impression… Furieuse, elle lui arracha le bas de la main. — Tu as gagné… Maintenant, je vais avoir droit à un sermon en règle. Déjà qu’il considère tout homme qui m’approche comme un violeur en puissance… Il y a des chances pour que je n’aie même plus le droit de te parler, tu sais. Ou alors il va m’envoyer à la campagne sans espoir de retour. Des larmes baignaient ses yeux sombres. — Et en plus, il… il m’a menti, pour ma mère ! Elle se précipita dans sa chambre dont elle claqua la porte. Si violemment qu’il s’en fallut de peu que Miles ne perde les doigts qu’il tendait vers elle pour protester. Adossé contre le battant de bois, il l’appela anxieusement. — Tu n’en sais rien, Elena… Il y a certainement une explication logique à tout ça. Je vais la trouver et… — Fiche le camp ! répondit-elle. Il traîna quelques instants, indécis, dans le couloir, espérant voir la porte se rouvrir, mais elle resta désespérément fermée. Au bout d’un moment, il prit conscience de la silhouette raide du garde, à l’autre bout de l’étage. Celui-ci, poliment, regardait droit devant lui, affectant de ne pas le voir. Le personnel de sécurité du Premier ministre était, après tout, trié sur le volet et connu pour sa discrétion. Miles jura entre ses dents et, la tête basse, retourna jusqu’au tube ascensionnel. 4 Miles heurta sa mère dans un petit couloir du rez-de-chaussée. — As-tu vu ton père, récemment ? demanda la comtesse Vorkosigan. — Oui – malheureusement. Il est dans la bibliothèque avec le capitaine Koudelka et le sergent. — Ils se terrent pour prendre un verre entre vieux combattants, conclut-elle ironiquement. Ce n’est pas moi qui lui jetterai la pierre. Il est épuisé. La journée a été éprouvante. Et je sais qu’il n’a pratiquement pas fermé l’œil de la nuit. Elle le regarda attentivement. — Et toi ? Tu dors bien, en ce moment ? Miles haussa les épaules. — Ouais. Ça peut aller. — Mmmh. Bon, il vaut mieux que j’aille le rejoindre avant qu’il ne dépasse la dose prescrite. L’éthanol a la triste propriété de lui donner un franc-parler parfois ravageur, et je ne voudrais pas pour lui que cette vieille sangsue de Vordrozda en fasse les frais. Il vient d’arriver avec l’amiral Hessman. Aral risque d’avoir des problèmes si ces deux zouaves fricotent ensemble… — L’extrême droite ne devrait pas être en mesure de rassembler trop de monde. Tous les vieux soldats sont derrière père. — Oh, Vordrozda n’est pas à droite par conviction. Il l’est en ce moment parce que c’est porteur et que cela peut l’emmener vers les hautes sphères du pouvoir. C’est un fin politique. Et un flatteur aussi. Ça fait des mois qu’il roucoule autour de Gregor. La colère alluma ses yeux gris. — La flatterie, les insinuations pernicieuses et les critiques sournoises finissent par alimenter les doutes de ce garçon. Je le sais, je l’ai vue à l’œuvre, cette vipère… Et tout cela ne me dit rien qui vaille. Miles sourit. — Je n’aurais pas cru ça de lui. Mais à mon avis, tu n’as pas à t’inquiéter pour Gregor. La manie qu’avait sa mère de parler de l’empereur comme s’il était son fils adoptif lui faisait grincer les dents. Mais en un sens, ce n’était pas si éloigné de la vérité. Le comte Vorkosigan avait, alors qu’il était régent, autant fait office de mentor politique que de tuteur. Elle secoua la tête en grimaçant. — Pour étancher sa soif d’honneurs, Vordrozda n’aurait aucun scrupule à corrompre le petit. Une sale affaire de mœurs ou un scandale politique, ce que tu veux… Et ça, évidemment, au mépris de Barrayar… et de Gregor par la même occasion. Miles reconnut immédiatement une citation du seul oracle politique que sa mère écoutait : son père. — Je ne comprends toujours pas pourquoi ces gens n’ont pas de constitution écrite. Une loi orale !… Tu parles d’une façon de gouverner une puissance interstellaire… — Père est depuis si longtemps au pouvoir, remarqua tranquillement Miles, qu’il faudrait au minimum un bombardement pour l’arracher à ses fonctions. — Certains se sont déjà chargés d’essayer, soupira la comtesse, distraite. J’aimerais bien qu’il pense sérieusement à prendre sa retraite. On a eu de la chance, jusqu’à présent… Elle l’enveloppa d’un regard un peu triste. — Enfin, si on veut… Elle est fatiguée, elle aussi, songea Miles. — La politique ne lui laisse jamais une seconde de répit, ajouta-t-elle, les yeux fixés sur le carrelage, même le jour de l’enterrement de son père. Remarque, sa famille non plus, ajouta-t-elle, railleuse. Si tu le vois avant moi, dis-lui que lady Vorpatril le cherche. Ce sera le clou de sa journée. Ou plutôt non, ne lui dis rien. Il disparaîtrait pour de bon. Miles haussa les sourcils. — Qu’est-ce qu’elle lui veut, tante Vorpatril ? — Eh bien, depuis la mort de lord Vorpatril, elle compte un peu sur ton père pour servir en quelque sorte de tuteur à ce crétin d’Ivan. Ce qui est normal, jusqu’à un certain point. Mais elle m’a avoué tout à l’heure ce qu’elle attendait de lui… En fait, elle voudrait qu’il coince Ivan quelque part et qu’il lui remonte les bretelles. Tout ça parce que ce gosse a la fâcheuse manie de… mmm… fricoter avec les servantes. Tu imagines ? Ça serait aussi embarrassant pour l’un que pour l’autre… Elle poursuivit son chemin vers la bibliothèque, marmonnant sa rengaine préférée. — Ces Barrayarans !… La nuit était tombée sur le jardin, transformant les fenêtres du salon des Vorkosigan en miroirs reflétant les libations feutrées et maniérées de l’aristocratie barrayarane. Miles jeta en passant un œil sur son propre reflet. Cheveux sombres, yeux gris, teint pâlichon, traits trop anguleux et trop fortement marqués pour satisfaire aux canons de l’esthétique. L’image d’un imbécile, en plus. C’était l’heure du dîner, mais le repas avait sans doute été annulé. Il décida de faire son marché lui-même et de récolter assez de toasts pour tenir un siège dans sa chambre. Il passa la tête par une porte pour s’assurer qu’il ne connaissait aucune des momies qui traînaient dans le coin. La moyenne d’âge, dans la salle, était sensiblement plus jeune que celle d’un hospice. Il s’approcha en catimini du buffet et commença à entasser des victuailles dans une serviette en fin tissu damassé. — Ne touche pas à ces trucs violacés, lui chuchota une voix familière. Je crois qu’ils sont farcis aux algues. Ta mère est encore en plein régime macrobiotique, ou quoi ? Miles releva les yeux vers le visage ouvert, exaspérément beau, de son cousin Ivan Vorpatril. Lui aussi avait fait ses provisions et tenait une serviette bien remplie. Il avait le regard un peu brillant. Une bosse, sur sa hanche, étirait légèrement le pan de la veste toute neuve de son uniforme de cadet. Miles, du menton, indiqua la bosse. — Ils te laissent déjà porter une arme ? demanda-t-il à voix basse, stupéfait. — Tu plaisantes ! Après s’être assuré qu’ils n’avaient pas de témoins – et surtout que sa mère ne rôdait pas dans les parages –, Ivan ouvrit sa veste. — C’est une bouteille de vin. Je l’ai piquée à un serviteur avant qu’il remplisse les verres. Dis donc, tu voudrais pas me servir de guide pour me trouver un petit coin peinard dans ce musée d’antiquités ? Avec les gardes, on ne peut pas se balader tranquille, dans les étages. Le vin est super, la bouffe aussi, à part ces affreux machins violets, mais les invités, par contre, je te dis pas… Miles était d’accord dans les grandes lignes, encore qu’il aurait eu tendance à inclure Ivan dans la catégorie des raseurs. — O.K. Prends une autre bouteille… On ira dans ma chambre. C’est là que je retournais, de toute façon. On se retrouve au tube… Miles étira ses jambes sur son lit en soupirant d’aise alors que son cousin étalait leur pique-nique et ouvrait la première bouteille. Il en vida un bon tiers dans des verres en plastique. — J’ai vu le vieux Bothari t’emmener, l’autre jour, dit-il en tendant son godet à Miles. Il avala une bonne rasade et claqua bruyamment la langue. Miles imagina la tête de son grand-père s’il avait vu le sort réservé à un tel millésime. Lui-même but une gorgée et porta mentalement un toast au fantôme du vieillard. — C’est peut-être bête à dire, poursuivit Ivan avec entrain. Mais de nous deux, c’est toi le veinard, tu sais. — Ah oui ? marmonna Miles en plantant ses dents dans un petit four. — Tu parles… L’entraînement commence demain. — Oui, c’est ce que j’ai entendu dire. — Il faut que je sois dans la chambrée à minuit dernier carat. Je croyais que j’allais passer ma dernière nuit de liberté à faire la bombe, mais au lieu de ça… crac ! coincé ici. Tu connais ma mère… Mais demain, c’est serment à l’empereur, et je te jure qu’après ça, plus question qu’elle me traite comme un môme. Il s’interrompit pour enfourner un petit sandwich au pâté. — Pense à moi, demain matin, en train de cavaler sous la flotte pendant que tu seras tranquillement au chaud, ici, sous les couvertures… — Je n’y manquerai pas, répondit Miles en sirotant son vin à petites gorgées. — Deux perms en trois ans, c’est tout, continua Ivan la bouche pleine. Le bagne, autrement dit. Je comprends pourquoi ils appellent ça le service. Quoique servitude serait mieux adapté. Une autre rasade, pour faire passer le sandwich. — Toi, ton temps t’appartient… t’en fais ce que tu veux. — Absolument, acquiesça Miles, pas contrariant. Ni l’empereur ni personne ne lui demandait d’accomplir son service, à lui… Ivan, Dieu le bénisse, la boucla quelques instants, le temps de se resservir un verre de carburant. — Il n’y a aucune raison que ton père monte ici, hein ? demanda-t-il finalement. Miles redressa le menton. — Pourquoi ? Tu n’as pas peur de lui, quand même ? Ivan eut un reniflement sarcastique. — Ce type-là fait trembler tous les caïds de l’état-major. Et moi qui suis le plus jeune bleu de l’empereur, il faudrait que je fasse exception ? T’as pas la trouille, devant lui, toi ? Miles considéra la question avec sérieux. — Pas exactement, non. Pas de la façon dont tu le dis. Ivan leva les yeux au ciel avec une incrédulité patente. — En fait, ajouta Miles, en songeant à la toute récente scène dans la bibliothèque, à bien y réfléchir, si tu cherches à l’éviter, tu n’as peut-être pas choisi la meilleure place, en me suivant. — Ah bon ? Ivan fit tourner le vin au fond de son gobelet. — J’ai toujours eu l’impression qu’il ne m’aimait pas, dit-il d’un ton lugubre. — Oh, tu ne le déranges pas, répondit Miles, le plaignant. Remarque, c’est seulement vers quatorze ans que j’ai compris que ton vrai nom était Ivan, et non ce cr… Miles se mordit la langue. Ce crétin d’Ivan commençait dès demain une carrière dans le service impérial. Mais pas Miles-le-veinard. Il avala une nouvelle gorgée de vin, les paupières soudain lourdes. Ils finirent les toasts, les petits fours, et Ivan ouvrit la seconde bouteille. Deux coups retentirent soudain à la porte. Ivan sauta sur ses pieds. — Oh, merde ! C’est pas lui, j’espère ? — Une nouvelle recrue est censée se mettre au garde-à-vous à l’arrivée d’un officier supérieur, dit sentencieusement Miles. Et non pas se cacher sous le lit. — J’avais pas pensé au lit, rétorqua Ivan, vexé. Mais à la salle de bains. — Te fatigue pas. Je te garantis que le tir sera si nourri que tu pourras battre en retraite sans être repéré. Entre, père ! lança-t-il en haussant le ton. C’était bien le comte Vorkosigan. Qui vrilla sur son fils un regard froid et gris. — Miles, commença-t-il sans préambule, qu’est-ce que tu fabriquais avec cette fille pour que… Il s’interrompit, ses yeux tombant sur Ivan, planté au pied du lit comme un mannequin de cire. La voix du comte Vorkosigan redescendit d’un cran. — Nom de Dieu. Et moi qui espérais ne pas te trouver ce soir. J’aurais dû me douter que tu chercherais un coin pour siroter tranquillement mon vin… Ivan ébaucha un salut emprunté. — Monsieur. Oncle Aral. Est-ce que… ma mère vous a-t-elle parlé, monsieur ? — Oui, soupira le comte. Ivan blêmit. Miles se rendit compte qu’Ivan ne décelait pas l’amusement dans les yeux à demi fermés de son père. Pensivement, il fit courir un doigt sur les formes féminines de la bouteille vide. — Ivan est venu prendre des nouvelles de ma santé, père. Ivan confirma d’un vigoureux hochement de tête. Les lèvres du comte tressaillirent ironiquement. — Je vois. Et Miles sut qu’il voyait parfaitement, en effet. Son humeur se dégela brusquement. Il soupira de nouveau, et prit, pour s’adresser à Ivan, un ton faussement désabusé. — J’ai derrière moi une très longue carrière militaire et politique, et qu’attend-on de moi ? Que je joue le chaperon et fasse rentrer les vilains garçons dans le droit chemin. Comme la sorcière Baba Yaga, qui mange les enfants qui ne sont pas sages. Il ouvrit les bras, les laissa retomber. — Bouh ! Considère-toi sermonné, et file. — Oui, monsieur. Ivan salua de nouveau, manifestement soulagé de s’en tirer à si bon compte. — Et arrête de me saluer, ajouta le comte plus sèchement. Tu n’es pas encore officier. — En fait… Pour la première fois, il parut remarquer l’uniforme d’Ivan. — Allez, file ! Dehors ! Ivan porta de nouveau la main à sa tempe, la rabaissa, ne sachant plus trop où il en était. Finalement, il tourna les talons et décampa. Le comte contenait difficilement le sourire qui lui montait aux lèvres. Miles le suivit pensivement des yeux. Jamais il n’aurait cru avoir un jour l’occasion d’être reconnaissant à son cousin de lui avoir sauvé la mise. — Tu disais, père ? dit-il. Après cette diversion providentielle, il fallut quelques minutes au comte pour se remettre sur les rails. Il reprit là où il en était resté, mais plus calmement. — Pourquoi Elena pleurait-elle ? Tu ne… tu ne la forçait pas à… ? — Non, père. Je sais que ça pouvait en donner l’impression, mais ce n’est pas le cas. Je peux vous en faire le serment. — Ce ne sera pas nécessaire. Le comte tira une chaise. — J’ai assez confiance en toi pour savoir que tu n’essayais pas d’imiter ce crétin d’Ivan. Cependant, je tiens à te préciser qu’Elena Bothari n’est pas… un sujet d’expérience approprié. — Pourquoi pas ? répondit spontanément Miles. Le comte arqua les sourcils. — Je veux dire… pourquoi n’a-t-elle pas droit à plus de libertés ? demanda Miles. On ne va pas la chaperonner ad vitam æternam… Elle a d’énormes qualités. Elle est intelligente, elle est… belle, et assez forte pour me casser en deux si elle le voulait. Pourquoi est-ce qu’elle ne pourrait pas avoir accès à une meilleure éducation, par exemple ? Le sergent n’a pas l’intention de lui faire suivre d’études. Il fait des économies pour sa dot, c’est tout. Et elle n’a même pas le droit de sortir. Elle serait tellement heureuse de bouger un peu… et le mériterait d’ailleurs plus que n’importe quelle autre fille que je connais. Il s’arrêta, un peu essoufflé après ce marathon verbal. Le comte soupira et passa pensivement la main sur le dossier de la chaise. — Tout ça est vrai. Mais Elena… compte énormément pour le sergent Bothari. Plus que tu ne l’imagines, je crois. Elle représente… Ah, je ne sais comment l’exprimer. Elle est une source d’harmonie très importante, pour lui, tu comprends ? — Oui, oui, d’accord… dit Miles, agacé. Mais il faut aussi se mettre à la place d’Elena ! Son père fronça les sourcils, troublé, et reprit son explication. — Je lui dois la vie, Miles. Et celle de ta mère. En un sens, tout ce que j’ai été et tout ce que j’ai fait pour Barrayar ces dix-huit dernières années, c’est à Bothari que je le dois. Je lui dois aussi ta vie, plutôt deux fois qu’une, et donc ma santé mentale – ou du moins le peu qu’il m’en reste, comme dirait ta mère. Je lui suis redevable au point que je n’aurais pas assez de ma propre vie pour lui rembourser cette dette s’il me demandait de le faire. Il se frotta distraitement les lèvres. — Et puis… il n’est pas mauvais de le rappeler… je préférerais éviter toutes sortes de scandales dans cette maison en ce moment. Mes adversaires sont toujours à l’affût de la moindre faille pour faire pression sur moi, d’un levier pour me manœuvrer. J’aimerais autant que tu ne sois pas ce levier, conclut-il en souriant tristement. Et que se passe-t-il, au gouvernement, cette semaine ? se demanda Miles. On ne risquait pas de le mettre au courant. Monseigneur Miles Naismith Vorkosigan. Signe particulier : danger pour la sûreté de l’Etat. Hobbies : tombe des murs, fait mourir les vieillards de chagrin, fait pleurer les filles… Il avait hâte d’aller se rabibocher avec Elena. Mais, pour apaiser les terreurs nées de son imagination galopante, il n’envisageait dans l’immédiat qu’une seule solution : retrouver cette fichue tombe. Pour autant qu’il sache, elle ne pouvait être que sur Escobar, perdue parmi celles de six ou sept mille morts abandonnés sur place lors de la dernière guerre. L’idée n’avait pas plus tôt germé dans son esprit qu’il en était déjà possédé. Avec pour résultat qu’il oublia ce qu’il s’apprêtait à dire, et resta un instant interdit, la bouche ouverte. Le comte inclina la tête, intrigué. — Quelqu’un a-t-il eu des nouvelles de grand-mère Naismith, récemment ? demanda Miles sans transition. Les yeux de son père se rétrécirent. — C’est curieux, que tu penses à elle, tout à coup. Ta mère a parlé d’elle à plusieurs reprises, ces derniers jours. — Ce qui se comprend, vu les circonstances. Encore que grand-mère ait une santé de fer pour son âge. Remarque, les Betans vivent facilement jusqu’à cent vingt ans. L’aïeule betane de Miles habitait à sept couloirs de navigation, soit trois semaines d’un voyage interstellaire dont la route la plus directe passait justement par Escobar. En choisissant une ligne qui faisait escale là-bas, il pourrait très bien… Le temps était venu de faire un peu de tourisme – et aussi quelques recherches. Ce qui devrait pouvoir se faire sans remuer trop de vagues, discrètement, même avec Bothari collé à ses basques. Quoi de plus naturel, pour un garçon intéressé par l’histoire militaire, que de faire un pèlerinage dans les cimetières militaires, voire y déposer une gerbe ? — Père, commença-t-il… Crois-tu que je pourrais… — Mon fils, commençait le comte au même instant, que dirais-tu de représenter ta mère et de… — Excuse-moi, dit Miles. Je t’écoute, père. — J’étais sur le point de dire que… le moment serait peut-être opportun pour toi d’aller rendre visite à ta grand-mère Naismith. Il y a maintenant combien de temps que tu n’es pas allé sur Beta ? Deux ans ? Et même si les Betans vivent en moyenne jusqu’à cent vingt ans… on ne sait jamais. Miles s’agrippa aux bords du lit pour ne pas bondir. — C’est une excellente idée ! dit-il. Euh… est-ce que je pourrai emmener Elena ? Le comte, de toute évidence, ne s’attendait pas à cette requête. — Pardon ? Miles descendit de son lit et arpenta la pièce en traînant les pieds, incapable de rester en place. Dieu que cette idée était excitante. Offrir à Elena un voyage interstellaire ! Il deviendrait un héros à ses yeux ! Un héros au moins aussi grand que Vorthalia le Téméraire. — Oui, pourquoi pas ? insista-t-il. Bothari sera de la partie. Son propre père ! Qui y verrait à redire ? Et comme chaperon, on ne fait pas mieux. — Bothari… répondit froidement le comte. Je ne pense pas qu’il accepterait d’emmener Elena sur Beta. N’oublie pas qu’il connaît bien les mœurs de cette planète. Et, après ce qui s’est passé aujourd’hui… Non, cela m’étonnerait vraiment qu’il soit d’accord. — Mmmh… Miles arpentait la chambre dans tous les sens. Soudain il eut une idée. — Dans ce cas, je ne le lui proposerai pas. — Ah. Vorkosigan opina, soulagé. — Je vois que tu reviens à de… — Je demanderai à mère de le faire pour moi. Bothari ne pourra refuser ! Le comte, sous le coup de la surprise, émit un bref éclat de rire. — Tu es le pire des manipulateurs, Miles ! s’exclama-t-il. Mais à son ton, il était clair qu’il approuvait. Miles eut la sensation que son cœur avait soudain des ailes. — Après tout, c’est une idée à elle, non ? demanda-t-il. — Pour être honnête, oui. Mais j’avoue avoir été ravi qu’elle le suggère. J’aurai l’esprit plus tranquille de te savoir sur la colonie pour quelques mois. Il se leva. — Tu m’excuseras, mais… le devoir m’appelle. Il faut que j’aille voir ce faux cul de Vordrozda… Pour la gloire de l’Empire ! Sa moue dégoûtée en disait long. — Franchement, je préférerais pouvoir continuer à bavarder avec toi. Voire me soûler dans un coin avec ce crétin d’Ivan… — Le travail d’abord, père. Je comprends. Le travail avant tout… Le comte s’arrêta près de la porte et se retourna, une expression étrange dans les yeux. — Non, ce n’est pas ce que tu crois, Miles. Mon travail, comme tu dis, n’est que rarement une partie de plaisir. Et crois-moi, je regrette souvent de ne pas pouvoir t’accorder plus de temps. Tout comme je regrette de n’avoir pas été là pour protéger ta mère, à l’époque de… Tout ce gâchis, parvint-il enfin à articuler. C’est moi, le gâchis, rien d’autre, songea Miles, hystérique. Mais, bon sang, dis ce que tu as sur le cœur, pour une fois. — Je suis désolé que ça se soit passé ainsi, ajouta-t-il avant de sortir. Il s’excuse, songea Miles, hors de lui. Il n’arrête pas de me répéter que je n’ai pas à m’en faire, que tout va bien. Et il s’excuse ! Incohérent ! De rage, il se lança sur la porte et la martela de ses poings. — Je te les ferai bouffer, tes excuses ! lança-t-il. Je suis normal, tu m’entends ? Normal ! Je te le prouverai. Tu seras si fier de moi, un jour, qu’il n’y aura plus de place pour ta foutue culpabilité ! Je le jure ! C’est un serment de Vorkosigan. Je te le jure, père… A toi aussi, grand-père… Sa voix baissa progressivement, jusqu’à n’être plus qu’un murmure. — Je ne sais pas comment, mais… Il se laissa glisser contre la porte, en larmes. Il se sentait misérable. Glacé. Désespérément fatigué. Les restes du dîner éparpillés. Une bouteille de vin vide. Une autre à moitié pleine. Le silence. — Tu recommences à parler aux murs, chuchota-t-il. Très mauvais signe. Miles Vorkosigan. Très mauvais… Ses jambes le faisaient souffrir. Il serra la deuxième bouteille dans ses bras et retourna se coucher. 5 — Tiens tiens… dit le fringant douanier betan sur un ton onctueux. Mais c’est le sergent Bothari de Barrayar. Et que m’avez-vous apporté, cette fois-ci, sergent ? Quelques mines nucléaires dissimulées par mégarde dans votre poche arrière ? Un ou deux canons laser, accidentellement rangés dans votre trousse de toilette ? Ou bien un imploseur gamma, malencontreusement glissé dans votre botte ? Le sergent répondit à ces sarcasmes par un son sourd à mi-chemin entre le feulement et l’éructation. Miles passa rapidement en revue les données de sa mémoire pour retrouver le nom de l’agent. — Bonjour, officier Timmons, dit-il enfin. Toujours fidèle au poste, à ce que je vois. J’aurais parié que vous seriez dans l’administration, maintenant. Le douanier adressa à Miles un mouvement de menton sensiblement plus courtois. — Bonjour, Seigneur Vorkosigan. Que voulez-vous, le service civil… Il étudia leurs papiers d’identité et glissa un disque de données dans son visionneur. — Vos permis sont en règle. A présent, si vous voulez bien, un par un, je vous demanderai de traverser ce scanner… Le sergent plissa le front à la vue de la machine, et renifla, dédaigneux. Suspicieux, Miles s’avança. — Elena et moi d’abord, dit-il. Elena franchit le rayon, un sourire un peu crispé aux lèvres, comme une personne qui pose trop longtemps pour l’objectif du photographe. Même s’il ne s’agissait que d’un triste poste de douanes souterrain, on était tout de même sur une autre planète. Miles espérait que ses recherches sur Beta seraient plus fructueuses que celles d’Escobar. Les deux jours passés dans les cimetières militaires sous la pluie, à patauger dans la gadoue, afin d’assouvir sa soi-disant passion pour l’histoire, n’avaient rien donné. Pas de tombe maternelle, pas même de cénotaphe. Rien. Mais Elena avait paru finalement plus soulagée que déçue. — Tu vois ? avait-elle murmuré à Miles. Mon père ne m’a pas menti. Tu as trop d’imagination… Il avait peut-être trop d’imagination, d’accord. Mais cet échec avait accru son malaise. Auraient-ils dû chercher parmi les tombes d’une autre armée ? Sa propre mère avait rompu son serment de fidélité à Beta pour suivre son père sur Barrayar ; peut-être les amours de Bothari n’avaient-elles pas connu une fin aussi heureuse. Mais dans ce cas, ne faisaient-ils pas fausse route en ratissant les cimetières ? Si seulement il n’avait pas été aussi intimidé par tout le secret qui entourait la naissance d’Elena, il aurait cuisiné sa mère. Enfin, dès leur retour, il lui demanderait le fin mot de l’histoire. Il se fierait ensuite à sa sagesse pour ne transmettre à Elena que les éléments susceptibles de ne pas la traumatiser. Il franchit le scanner derrière elle, sans encombre. Puis ce fut au tour du sergent. La machine poussa un cri strident. Timmons secoua la tête en soupirant. — Vous ne renoncerez donc jamais, sergent… — Euh… si je peux vous interrompre une seconde, dit Miles. La demoiselle et moi pouvons y aller, je suppose ? Devant l’acquiescement muet du douanier, il récupéra leurs neutraliseurs et son dépliant touristique. — Je vais faire visiter le spatioport à Elena pendant que vous réglez vos petits problèmes. Tu n’auras qu’à prendre les bagages quand tu auras fini, sergent. On se retrouve tout à l’heure. — Vous ne pouvez… — Mais si, mais si… On se débrouillera très bien, le rassura Miles avec désinvolture. Prenant le coude d’Elena, il l’entraîna avant que son garde du corps ne s’avise de proférer d’autres objections. Elena regarda par-dessus son épaule. — Tu crois que mon père essayait vraiment de passer une arme illégalement ? — Des armes. Sûrement. Je ne suis pas d’accord, et ça ne marche jamais, mais je suppose qu’il se sent tout nu quand il n’en a pas sur lui. Miles observa sa compagne à la dérobée alors qu’ils pénétraient dans le grand hall, et eut la satisfaction de voir son émerveillement. Une lumière dorée et chaude se déversait d’une immense voûte sur un magnifique jardin tropical, où les sources et les fontaines gazouillaient à l’unisson des oiseaux. Ces derniers voletaient librement au milieu des plantes vertes et des fleurs multicolores. — On dirait un terrarium géant, murmura-t-elle, fascinée. Tranquillement, ils se dirigèrent vers l’espace réservé aux boutiques. Il s’efforça d’être un guide prévenant, attirant son attention sur les choses qu’elle pourrait aimer, évitant soigneusement de l’exposer à des chocs culturels trop rudes… Aussi, même s’il eût adoré voir ses joues s’empourprer, évita-t-il de l’entraîner vers les sex-shops. En revanche, ils passèrent quelques minutes très agréables dans une extraordinaire boutique d’animaux. Il dut résister à son envie de lui offrir un gros lézard Tau Cetan à collerette qui avait éveillé son intérêt. Il avait des exigences alimentaires plutôt strictes et, de plus, Miles n’était pas certain que cette bestiole d’un demi-quintal fût l’animal de compagnie idéal. Il se contenta finalement d’acheter deux cornets de glace qu’ils dégustèrent sur un banc du balcon surplombant le jardin. — Tout a l’air si beau, ici, si différent, remarqua Elena en se léchant les doigts. Elle regardait autour d’elle avec des yeux avides et brillants. — On ne voit pas de soldats ou de gardes partout. Mais beaucoup de femmes, par contre, qui se promènent librement. On dirait qu’elles peuvent faire tout ce qu’elles veulent. — Tout dépend de ce que tu entends par « beau », répondit Miles. Ils se soumettent à des lois que nous les Barrayarans trouverions totalement inadmissibles. — Peut-être… N’empêche qu’ils se marient comme bon leur semble. — Est-ce que tu sais qu’il leur faut une licence parentale pour avoir un enfant ? Pas pour le premier, mais pour les suivants. — C’est ridicule, dit-elle sans réfléchir. Comment est-ce qu’ils peuvent faire respecter une chose pareille ? Elle dut se rendre compte brusquement de l’audace de sa question car elle jeta un rapide coup d’œil derrière elle pour s’assurer qu’aucun témoin ne l’avait entendue. — Les femmes et les hermaphrodites, expliqua Miles, se font poser des implants contraceptifs permanents qu’ils ne peuvent ôter sans permis. La tradition veut qu’une fille, à la puberté, se fasse poser un implant, percer les oreilles et… hmm… Miles découvrit qu’il était tout aussi capable qu’Elena de piquer un fard. —… et on lui enlève son hymen. Tout ça en une seule visite chez le médecin. Généralement, ça se fête en famille. C’est comme une initiation, si tu veux. Et, de cette façon, on sait si une fille est disponible, en regardant ses oreilles. Elena le fixait avec des yeux écarquillés. Machinalement, elle leva les mains vers les boucles accrochées à ses lobes et ses joues virèrent cette fois au cramoisi. — Miles ! Mais alors… ils vont penser que moi aussi je… — Ben, c’est le problème… mais si quelqu’un t’embête et que ton père ou moi ne sommes pas dans le coin, n’aie pas peur de lui dire d’aller se faire voir. Il n’insistera pas. Ici, ce n’est pas considéré comme un outrage. Mais je préférais tout de même t’avertir… Un éclat rieur alluma ses yeux. — Tu comptes te balader pendant les six semaines à venir avec les mains sur les oreilles ? Vivement, elle baissa les bras en lui lançant un regard noir. — Je sais, ça peut parfois donner lieu à des situations… ambiguës, ajouta-t-il sur un ton d’excuse. Des éclats de voix lui évitèrent de s’empêtrer dans des explications confuses. Quatre Betans, à quelques mètres d’eux, discutaient âprement. Il se retourna discrètement pour mieux les voir. Elena commençait à lui dire quelque chose mais il lui fit signe de se taire. Elle se tut, étonnée et un rien vexée. — Merde, à la fin ! protestait un grand costaud en combinaison verte. Je me fous de la façon dont vous agirez… Ce qui compte, c’est que ce malade fiche le camp de mon vaisseau. Vous ne pouvez pas le virer, Brownell ? La femme, un peu boudinée dans son uniforme de service, secoua la tête. — Ecoutez, Calhoun, il n’est pas question que je risque la vie de mes hommes pour un vaisseau qui est bientôt bon pour la casse. Ce n’est pas comme s’il menaçait des otages… — J’ai une équipe de récupération qui attend que la place soit libre pour intervenir. Ça fait trois jours qu’il est là-dedans, bon Dieu ! Il faut bien qu’il dorme, de temps en temps, ou qu’il aille pisser, ou je ne sais quoi… argumenta le civil. — S’il est aussi dingue que vous le prétendez, une intervention de notre part a toutes les chances de le pousser à mettre ses menaces à exécution. Et donc à faire exploser le vaisseau. Armez-vous de patience… il sortira bien tout seul. L’agent Brownell se tourna vers l’homme qui portait l’uniforme ardoise et noir de l’une des plus grandes lignes commerciales interstellaires. Les trois cercles d’argent – implants neurologiques – visibles sur ses tempes indiquaient que ce dernier était pilote. — Pourquoi n’essaieriez-vous pas, vous ? Vous le connaissez, il fait partie de votre syndicat. Vous devriez pouvoir le raisonner. — Oh non, objecta le lieutenant. Je vous vois venir. Pas question de vous délester de cette affaire sur moi. D’autant plus qu’il ne veut pas me parler. Là-dessus, il a été très clair. — Vous siégez au Conseil, cette année, donc vous devriez exercer un ascendant sur lui. Menacez-le de ne pas renouveler son certificat de pilote, par exemple… — Arde Mayhew est peut-être encore dans la Fraternité, mais ça fait deux ans qu’il ne paie plus ses cotisations. Quant au renouvellement de sa licence, il était déjà limite… Franchement, ce n’est pas cette histoire qui va arranger les choses. Une fois que le dernier des vaisseaux RG sera parti à la casse… Il adressa un léger signe de tête au civil baraqué. —… il ne sera plus pilote. Il a été médicalement déclaré inapte à recevoir un nouvel implant. De toute façon, il n’aurait pas les moyens de se le payer. Et croyez-moi, je suis bien placé pour le savoir. Il a encore essayé de me taper la semaine dernière, soi-disant pour son loyer… — Vous le lui avez donné ? demanda la femme qui portait l’uniforme bleu du spatioport. — Quoi ? L’argent ? Eh bien… oui, répondit le pilote avec humeur. Mais je lui ai bien précisé que cette fois-ci, c’était vraiment la dernière. Bon, en tout cas… Il baissa les yeux sur le bout de ses bottes, puis déclara d’un ton brusque : — Je préférerais encore le voir exploser plutôt que de crever comme un chien parce qu’il aurait été mis sur la touche. Au moins ce serait plus glorieux ! Je sais ce que je ressentirais, moi, si on m’interdisait les sauts… La mâchoire soudée, il défia la représentante de l’administration. — Tous les pilotes deviennent siphonnés, marmonna l’agent Brownell. C’est normal… on leur perfore le cerveau. Miles, fasciné, ne perdait pas une miette de la conversation. L’homme dont ils parlaient était apparemment un phénomène, comme lui. Un loser, comme lui. Un pilote de saut avec un système obsolète dans le crâne, en passe de se retrouver au chômage technique, et qui se terrait dans son vieux rafiot. Qui se battait seul contre toute une équipe. Comment ? Avec quoi ? — En attendant, se plaignit l’administratrice, s’il fait sauter l’engin, comme il menace de le faire, on va se retrouver avec les orbites intérieures encombrées de débris pendant plusieurs jours. Il faudra alors qu’on ferme, le temps de tout nettoyer. Elle se tourna vers le civil, afin que tout le monde en prenne pour son grade… — Et je peux vous garantir que ce n’est pas mon service qui paiera les pots cassés ! Comptez sur moi pour faire régler à votre compagnie la facture, monsieur Calhoun, même s’il faut pour ça que j’en réfère au DepJus. Le directeur de la compagnie de récupération pâlit, puis rougit aussi sec. — C’est votre service qui a autorisé ce dingue à monter dans mon vaisseau ! — Il nous a dit vouloir récupérer quelques affaires personnelles, se défendit-elle. Nous ne pouvions pas savoir ce qu’il avait en tête. Miles imagina le forcené, acculé dans un recoin de l’appareil, abandonné de tous, comme le dernier survivant d’un siège désespéré. Cela lui rappela son ancêtre. Le général comte Selig Vorkosigan était venu à bout du célèbre siège de Vorkosigan Surleau, résistant seul, plusieurs jours, à une horde d’envahisseurs. — Elena, murmura-t-il en se levant, suis-moi, et ne dis rien, surtout. Elle cessa de s’agiter pour le regarder. — Hein ? — Ah, mademoiselle Bothari, vous êtes ici, dit-il à voix haute, comme s’il venait tout juste d’arriver. L’invitant silencieusement à le suivre, il se dirigea vers le groupe. Il n’ignorait pas que les étrangers avaient souvent du mal à lui donner un âge. Au premier abord, ils étaient tentés, de par sa taille, à le prendre pour un enfant. Ensuite, à cause de son visage prématurément marqué par une longue intimité avec la douleur, ils le prenaient pour un homme mûr. En définitive, c’était son attitude du moment qui faisait pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. En l’occurrence, il tâcha de se vieillir d’une dizaine d’années et arbora un sourire des plus austères. — Bonjour, mesdames. Messieurs… Quatre paires d’yeux se posèrent sur lui, diversement perplexes. Son assurance faillit fléchir sous la charge, mais il se cramponna. — Pourriez-vous m’indiquer où se trouve le lieutenant Arde Mayhew ? — Mais bon sang, qui vous êtes, vous, d’abord ? grogna Calhoun d’un ton rogue, exprimant apparemment la question que tous se posaient. Miles ébaucha un semblant de révérence. — Seigneur Miles Vorkosigan, de Barrayar, pour vous servir. Et voici mon assistante, mademoiselle Bothari. J’ai, fort involontairement, surpris votre conversation, et je pense pouvoir vous aider, si vous me le permettez… A côté de lui, Elena haussa les sourcils à ce nouveau – quoique vague – statut qui lui était dévolu. — Ecoutez, mon petit… commença l’administratrice. Miles releva les yeux vers elle, sourcils froncés, en une imitation plutôt réussie de l’expression guerrière du général comte Piotr Vorkosigan. — Monsieur, rectifia-t-elle aussitôt. Pourquoi voulez-vous… enfin, pour quelle raison tenez-vous à voir le lieutenant Mayhew ? Miles inclina sèchement le menton. — J’ai reçu une mission. Je dois m’acquitter d’une dette envers lui. Mission que je me suis moi-même confiée, il y a dix secondes. — Parce que quelqu’un doit de l’argent à Arde ? demanda Calhoun, estomaqué. Miles se redressa, l’air faussement offensé. — Il ne s’agit pas d’une dette d’argent, monsieur… Il avait prononcé ce mot avec une expression de dégoût, comme s’il pouvait s’en trouver souillé rien qu’en le formulant. —… mais d’honneur. — Ça me fait une belle jambe, répondit le directeur de la compagnie de récupération. A quoi ça va me servir ? — Je peux convaincre le lieutenant Mayhew de quitter votre vaisseau, répondit Miles, voyant la voie s’ouvrir devant lui. Si vous m’aidez à le rencontrer. Percevant la protestation muette d’Elena, il l’incita d’un coup d’œil à se taire. Les quatre Betans se concertèrent d’un regard, et tombèrent d’accord pour se débarrasser à bon compte de l’encombrante responsabilité. — Après tout, pourquoi pas ? dit le pilote. A moins que quelqu’un n’ait une meilleure idée à proposer. L’officier, assis sur le siège de contrôle de la navette, se pencha une fois de plus sur sa comconsole. — Arde ? Arde, c’est Van. Réponds-moi, tu veux ? J’ai amené quelqu’un qui souhaite te parler. Il va monter à bord. D’accord, Arde ? Tu ne vas pas faire de bêtises, j’espère ? Silence. — Il vous reçoit ? demanda Miles. — Sa comconsole fonctionne, en tout cas. Mais on ne peut pas savoir s’il a coupé le son, s’il dort ou s’il… est encore vivant. — Je ne suis pas encore mort, grommela soudain une voix pâteuse dans le récepteur. Tous sursautèrent. — Mais je ne donne pas cher de ta peau, Van, si tu fous le pied dans mon vaisseau, espèce de sale faux cul. — Je n’essaierai pas, promit dignement l’officier. Monsieur… euh, le seigneur Vorkosigan entrera seul. Un nouveau silence maussade lui répondit. — Il travaille pas pour ce vampire de Calhoun, au moins ? s’enquit la voix, suspicieuse. — Il ne travaille pour personne, répondit Van. — Même pas pour la Commission de Santé Mentale ? Je te préviens, je laisserai personne s’approcher avec une saloperie de seringue… J’enverrai tout le monde en enfer… — Il n’est même pas betan, Arde. C’est un Barrayaran. Il te cherchait, à ce qu’il dit. Nouveau silence. Puis la voix, indécise, agressive, reprit. — Je dois rien à personne, là-bas. Enfin, je crois pas… Je connais même pas un seul Barrayaran. Une étrange sensation de pression, un léger bruit provenant de l’extérieur de la coque. Ils venaient d’entrer en contact avec le vieux cargo. Le pilote fit un signe de la main à Miles qui assura les pattes de fixation du sas. — Prêt, dit Miles. — Vous êtes sûr de ce que vous faites ? murmura l’officier. Miles confirma d’un hochement de tête. Echapper à la protection de Bothari avait été un petit miracle. Il s’humecta les lèvres et sourit, déjà grisé par la sensation d’apesanteur. Il ouvrit le sas. Une bouffée d’air s’y engouffra alors que la pression des deux vaisseaux s’équilibrait. — Vous avez une lampe ? demanda-t-il en plongeant son regard dans le tunnel noir. — Là, à votre droite. Précédé du faisceau lumineux, Miles flotta prudemment dans la galerie obscure. Il se faufila vers la salle de navigation, centre névralgique du vaisseau, où le forcené était censé se terrer. L’état d’apesanteur exerçait sur lui son effet coutumier et lui faisait regretter ce qu’il avait avalé en dernier... A la vanille, songea-t-il. J’aurais dû prendre une glace à la vanille. Une faible lueur apparut enfin, trouant l’obscurité. Miles se racla la gorge plusieurs fois, délibérément. Pour une foule de raisons, il jugeait préférable de ne pas tomber sur l’homme par surprise. — Lieutenant Mayhew ? appela-t-il doucement en franchissant la porte. Mon nom est Vorkosigan. Miles Vorkosigan, et je suis à la recherche de… A la recherche de quoi, d’abord ? —… d’hommes désespérés, finit-il avec emphase. Arde Mayhew était sanglé sur son siège, tassé sur lui-même. Miles repéra, coincés entre ses cuisses, son casque de pilote, une bouteille en plastique contenant un liquide vert fluo et une boîte grise, équipée d’une manette et reliée par un serpentin de câbles au tableau de bord. Miles, déjà fasciné par la boîte, le fut plus encore par le petit injecteur, une arme formellement interdite sur Beta, que le pilote tenait négligemment à la main. Mayhew cligna des yeux devant cette soudaine apparition. Des yeux bouffis et rouges qu’il semblait avoir du mal à garder ouverts. D’un geste las, il se passa la main sur sa barbe de trois jours. — Ah ouais ? dit-il. Miles fut un instant distrait par l’injecteur. — Comment avez-vous pu franchir la douane avec ça ? demanda-t-il, sincèrement épaté. Je n’ai jamais pu passer autre chose qu’un lance-pierres… et encore. Mayhew considéra son arme avec l’indifférence qu’il aurait eue pour une verrue poussée brusquement à son insu. — Je l’ai acheté sur Jackson, un jour. J’ai jamais essayé de le sortir d’ici. J’ai pas envie qu’ils me le piquent. Ils te piquent tout, dès que tu débarques, soupira-t-il. Miles s’assit en tailleur, à mi-distance entre le sol et le plafond, dans ce qu’il espérait être une position rassurante pour le pilote. — Comment vous êtes-vous retrouvé dans ce pétrin ? s’enquit-il. Le pilote haussa les épaules. — C’est la faute à pas de chance. J’ai jamais eu de chance. L’accident avec le RG 88… c’est l’humidité dans les tuyères qu’a fait gonfler les sacs qu’ont fait péter la cloison, et c’est ça qu’a tout déclenché… Et le chef du spatioport s’en est tiré comme une fleur, lui. Bon Dieu, c’est pas parce que j’avais bu que ça a changé què’que chose ! Il renifla et frotta sa manche sur sa figure empourprée. Miles, décontenancé, eut l’impression qu’il allait se mettre à pleurer. Pour un homme frisant la quarantaine, ça faisait drôle. Mayhew ravala ses larmes et porta la bouteille à ses lèvres. Puis, avec ce qu’il lui restait de courtoisie, il la tendit à Miles. Celui-ci la prit en le remerciant d’un sourire. Il hésita. Devait-il saisir l’occasion pour la vider et aider Mayhew à dessoûler ? L’idée n’était pas forcément géniale, surtout en apesanteur. Difficile de faire passer ça pour une maladresse, en plus. Tout en réfléchissant, et mû par une curiosité purement scientifique, il goûta. Il fut à deux doigts de suffoquer et de recracher le liquide en une fine brume pulvérisée. C’était épais, avec un arrière-goût de plante verte, et amer. Quant au pourcentage d’éthanol, il frisait les soixante pour cent. Le liquide lui brûla l’œsophage, mais Miles s’essuya sobrement la bouche du revers de la main et rendit la bouteille à son propriétaire qui la coinça sous son bras. — Merci, dit Miles d’une voix étranglée. Mayhew opina. Miles prit une longue inspiration et s’éclaircit la voix. — Donc, qu’est-ce que vous envisagez, maintenant ? Vous avez prévu quelque chose de particulier ? — Prévu quelque chose ? Je… non. Je sais seulement que je vais pas laisser ce cannibale de Calhoun me bouffer mon vaisseau. Mais à part ça… Il caressa distraitement la boîte grise sur ses genoux. — T’as déjà été rouge ? demanda-t-il, sautant du coq à l’âne. Miles pensa qu’il faisait allusion aux anciens partis politiques qui existaient sur Terre. — Non, je suis un Vor, répondit-il, ne sachant trop si sa réponse était appropriée. Ce qui n’avait semble-t-il aucune espèce d’importance. Mayhew continua à soliloquer sans tenir compte de son intervention. — Rouge. La couleur rouge… Une fois, j’ai été proche de la lumière pure. C’était en allant dans un petit trou perdu. Hespari II. Dans la vie, tu trouveras jamais rien qui ressemble à un saut. Si t’as jamais fait de trip avec les lumières dans ta tronche, avec des couleurs qu’on peut même pas leur donner de nom, alors tu peux pas comprendre. C’est mieux que les rêves… mieux qu’une femme… mieux que de bouffer, boire, dormir ou même respirer. Et en plus, ils te paient, pour ça ! Pauvres gogos, avec rien que du protoplasme dans la tête… Il posa un regard vitreux sur Miles. — Oh, m’en veux pas. C’est pas après toi que j’en ai. T’es pas pilote… Je suis jamais retourné sur Hespari. Sourcils froncés, il étudia Miles un peu plus attentivement. — Dis donc, toi, elle t’a pas gâté, la vie, qu’on dirait ? — J’ai peut-être moins à me plaindre que vous, rétorqua Miles, irrité. — Mmh, acquiesça Mayhew qui lui repassa la bouteille. Bizarre, tout de même, comme boisson, songea Miles. Quels qu’en soient les ingrédients, ils semblaient annuler l’effet soporifique que l’éthanol produisait généralement sur lui. Au contraire, il se sentait en pleine forme, débordant d’énergie. Une douce chaleur se répandait dans son corps, jusqu’au bout de ses orteils qui gigotaient tout seuls dans ses bottes. Il comprenait déjà mieux comment Mayhew avait tenu le choc pendant trois jours sans dormir dans cette boîte de conserve déserte. — Donc, reprit Miles avec sérieux, vous n’avez pas de plan de bataille. Vous n’avez pas demandé un million de dollars betans en petites coupures, ni menacé de faire passer le vaisseau à travers le toit de la station. Vous n’avez pas pris d’otages ou… enfin, bref, rien de concret. Vous vous contentez de rester assis là, à tuer le temps en picolant, faute de faire marcher votre imagination, ou de prendre une décision, ou… je ne sais pas, moi… Le regard de Mayhew parut s’animer devant les nouvelles perspectives que lui offraient ces suggestions. — Bon sang, mais c’est pourtant vrai. Van a pas menti, pour une fois. T’es pas envoyé par la Commission de Santé Mentale. C’est une bonne idée, mon gars. Je pourrais te prendre en otage, dit-il en pointant son injecteur sur Miles. — Oh non, protesta celui-ci. Ne faites pas ça. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi, mais ce ne serait pas la bonne solution. — Ah bon ? Il reposa mollement l’arme entre ses genoux. Et reprit : — De toute façon, tu vois bien que c’est perdu d’avance, dit-il en ponctuant sa phrase d’un coup de poing sur son casque. Ils ne pourront jamais me donner ce que je veux. — Et que voulez-vous ? — Continuer à être pilote de saut. Et ça, pour moi, c’est fini. Fi-ni. — Seulement sur ce vaisseau, si j’ai bien compris… — Il ira à la casse dès que je serai trop crevé pour tenir encore les yeux ouverts. Il avait le désespoir peu expansif et étrangement rationnel. — C’est une attitude complètement stérile, déclara Miles. Soyez au moins un peu logique. Vous voulez continuer à piloter. D’accord. Vous ne pourrez le faire que sur un vaisseau RG. Or, ce vaisseau est le dernier du genre. En conséquence, il vous le faut. Conclusion : devenez votre propre patron. Et achetez ce vaisseau. C’est simple, non ? Je peux reprendre une gorgée de votre truc ? On devenait horriblement vite accro, à ce goût abominable. Mayhew secoua la tête, désespérément cramponné à sa boîte comme un gosse à son nounours. — J’ai essayé. J’ai tout essayé. Je croyais pouvoir obtenir un prêt. Mais ça a raté. Et en plus, Calhoun m’a doublé sur l’affaire. — Ah… Miles lui rendit la bouteille, quelque peu démonté. Il considéra le pilote, devant lequel il flottait maintenant à l’horizontale. — O.K. Voyons… Ce qui est sûr, c’est que vous ne pouvez pas renoncer. La capitul… la capitulation est contraire à l’honneur des Vor. Les yeux mi-clos, il entonna des bribes d’une ballade qu’on lui avait chantée dans son enfance. Le Siège de la Lune d’Argent. Il se souvenait vaguement qu’on y contait l’histoire d’un seigneur vor et d’une belle sorcière qui volaient dans un mortier magique où ils pilaient les os de leurs ennemis. — Donnez-moi à boire. J’ai besoin de réfléchir. Si le serment je fais d’honorer, ton seigneur et maître à jamais resterai… — Hein ? fit Mayhew. Miles se rendit compte qu’il avait chanté à voix haute. — Rien, ne faites pas attention… Il flotta quelques secondes en silence. — C’est le problème avec le système betan, dit-il enfin. Personne ne veut assumer ses responsabilités. Tout est entre les mains d’entités fictives et anonymes. On est gouverné par des fantômes, chez vous. Ce qu’il vous faudrait, c’est un seigneur qui saurait régler toutes ces chinoiseries administratives à coups d’épée. Comme Vorthalia le Téméraire. — Ce qu’il me faut, à moi, c’est un bon coup à boire. — Hmm ? Oh pardon… Miles lui rendit la bouteille. Une idée germait dans sa tête, telle une nébuleuse sur le point de se former… Un peu plus de masse et elle commencerait à briller. Une nova… — Je l’ai ! s’écria-t-il, se repositionnant à la verticale. Le mouvement, un peu trop vif, le fit tourner sur lui-même. Mayhew sursauta, baissant les yeux sur sa bouteille qu’il avait failli lâcher. — Non, c’est moi qui l’ai. — Je parlais de l’idée ! On va tout organiser sur place, Arde, décréta-t-il, enfin stabilisé. Principe premier de la stratégie : ne jamais se défausser d’une carte maîtresse. Je peux utiliser votre comconsole ? — Pour quoi faire ? — Je vais acheter ce vaisseau, annonça Miles avec emphase. Et je vous engagerai comme pilote. Mayhew, éberlué, en eut un instant la chique coupée. — T’as autant d’argent que ça ? — Mmmh… Disons que j’ai certains biens… Après quelques secondes de pianotage sur la comconsole, le visage du directeur de la compagnie de récupération apparut sur l’écran. Miles lui fit part de sa proposition. D’abord incrédule, Calhoun devint franchement enragé. — Vous appelez ça un compromis ? ! hurla-t-il. Avec, en gage, un… Mais je suis pas un agent immobilier, sacré nom de Dieu ! Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse de votre terrain ! ? — Monsieur Calhoun, dit Miles d’un ton sucré, puis-je vous faire remarquer que ce vaisseau ressemble à un tas de ferraille, et que ma proposition est pour vous un moyen inespéré d’en tirer un bon prix. — Si je découvre que vous êtes de connivence avec ce… — Je ne le connais que depuis une heure. — Alors, où est l’entourloupe ? Qu’est-ce qu’il a de pourri, votre terrain ? demanda Calhoun, suspicieux. A part qu’il est sur Barrayar, bien sûr. — Il est situé dans une contrée fertile, répondit Miles, contournant quelque peu la question. Cent centimètres de pluie par an… Un détail propre à ferrer un Betan. —… à peine à trois cents kilomètres de la capitale. Et j’en suis l’unique propriétaire. Je viens récemment de l’hériter de mon grand-père. Vous pouvez vérifier auprès de l’ambassade barrayarane. Allez-y. Vérifiez également le climat, si vous le souhaitez. — Les cent centimètres de pluie… ils ne tomberaient pas en un seul jour, par hasard ? — Bien sûr que non ! Miles se redressa, indigné. Pas facile, en apesanteur. — C’est une terre ancestrale. Elle appartient à ma famille depuis dix générations. Soyez donc certain que j’honorerai ma dette pour ne pas laisser tomber ce terrain en d’autres mains… Calhoun se frotta le menton avec humeur. — Plus vingt-cinq pour cent, suggéra-t-il. — Dix. — Vingt. — Dix, ou je vous laisse traiter directement avec le lieutenant Mayhew. — Bon, d’accord, grommela Calhoun. Dix pour cent. — Marché conclu. Grâce à l’efficacité du réseau d’informations betan, la transaction, qui aurait nécessité des jours sur Barrayar, fut réglée en moins d’une heure depuis le poste de pilotage de Mayhew. Ce dernier, désormais revenu de sa surprise, s’était muré dans le silence et redoutait de quitter son fortin. — Ecoute, mon gars, dit-il soudain au beau milieu de la transaction, j’apprécie ce que tu fais pour moi, mais… il est trop tard. Tu comprends, ils vont m’attendre à la sortie. C’est pas le genre de choses qu’ils prennent à la légère. La sécurité va me guetter sur le quai, avec une patrouille de la Commission de Santé Mentale. Ils vont me ficeler dans leur filet paralysant, et d’ici un mois ou deux tu me reverras en train de me balader, la figure fendue d’un sourire complètement idiot. On sourit tout le temps, une fois que le C.S.M. en a fini avec toi. Il secoua la tête en soupirant. — C’est trop tard, je te dis… — Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, rétorqua Miles. Faute de pouvoir arpenter la pièce, il fit avec les moyens du bord et flotta d’une cloison à l’autre, tourna sur lui-même, se gratta la tête, déplia les jambes… Bref, il cogitait intensément. — J’ai une idée, déclara-t-il enfin. Je parie que ça gagnerait du temps, en tout cas assez pour nous permettre de trouver quelque chose de mieux. Le problème c’est que vous n’êtes pas barrayaran, vous n’allez rien comprendre à ce que vous répéterez. Or, c’est très sérieux. Mayhew suivait ses circonvolutions aériennes d’un air ébahi. — De quoi-t’est-ce que tu causes, mon gars ? — Ecoutez-moi bien, Arde… Demi-tour, roulé-boulé, balancement avant-arrière… — Si vous me faisiez serment d’allégeance et me preniez pour seigneur, il me serait peut-être possible de vous faire bénéficier de mon immunité diplomatique catégorie III. Je suis pratiquement convaincu que nous pourrions réunir une petite troupe d’avocats qui, en quelques jours, parviendraient à régler ce détail. Vous deviendriez alors mon homme d’armes. En contrepartie, je serais légalement tenu de vous fournir le gîte, le couvert, l’habit et les armes – je suppose que ce vaisseau ferait l’affaire –, la protection, au cas où un autre homme s’aviserait de vous défier, et… Oh, j’y pense… il y a un tas de trucs, aussi pour la famille… Vous avez de la famille, au fait ? — Non. — Parfait. Ça simplifie les choses. Balancement droite-gauche, pirouette, rétablissement… — En attendant, ni la sécurité ni le C.S.M. ne pourraient vous atteindre, parce que, devant la loi, vous seriez comme une partie de mon propre corps. Mayhew se gratta la nuque en clignant des yeux. — C’est complètement loufdingue, ton histoire… Et où est-ce que je signe ? Et comment tu l’authentifies, ton papelard ? — Tout ce qu’il vous suffit de faire, c’est de vous agenouiller, de placer vos mains entre les miennes, et de répéter deux ou trois phrases. On n’a même pas besoin de témoins, bien que, traditionnellement, il est préférable d’en avoir deux. Mayhew haussa les épaules. — D’accord. Comme tu veux, mon gars. — D’accord-comme-tu-veux-mon-gars… J’ai l’impression que vous ne comprenez pas. Ce que je viens de vous décrire engage votre vie. Certes vous aurez des privilèges. Mais aussi des obligations, et n’oubliez pas tous les droits que j’aurais sur vous. Par exemple, si vous deviez refuser un de mes ordres au cours d’une bataille, je serais en mesure de vous décapiter d’un coup d’épée. Sur-le-champ. Et sans autre forme de procès. Mayhew en resta comme deux ronds de flan. — Est-ce que tu te rends compte, dit-il enfin, que t’es mûr toi aussi pour le filet paralysant ? Il va pas te rater, le C.S.M. Miles eut un petit sourire suffisant. — Ils ne peuvent pas m’atteindre. Parce que s’ils lèvent seulement le petit doigt sur moi, je peux en appeler à la protection de mon seigneur. Et je sais que je l’obtiendrai. Il est plutôt susceptible quand on touche à certains de ses sujets. A propos, il faut que vous sachiez aussi qu’en devenant mon homme, vous devenez automatiquement celui de mon seigneur... — Et celui du seigneur du seigneur du seigneur, je suppose… dit Mayhew. — Dans notre cas, ça n’ira pas plus loin. J’ai fait vœu d’allégeance à Gregor Vorbarra lui-même. Vu la tête de Mayhew, Miles réalisa qu’il aurait aussi bien pu parler hébreu. — Qui c’est ce Greg ch’ais-pas-quoi ? — L’empereur de Barrayar. Autant être précis s’il voulait être compris. — Oh. Ces Betans… Totalement ignares en histoire. — Réfléchissez, tout de même. Ce n’est pas une aventure dans laquelle on se lance à la légère. Une fois la dernière empreinte vocale enregistrée, Mayhew déconnecta précautionneusement sa boîte – Miles retenait sa respiration – et le lieutenant vint les chercher pour les conduire au spatioport. — J’ignorais que vous apparteniez à une famille aussi riche, seigneur Vorkosigan, dit le lieutenant sur un ton sensiblement plus respectueux. C’était une solution à notre problème que je n’avais certes pas envisagée. Mais sans doute un vaisseau ne vaut-il guère plus qu’une babiole, pour un seigneur barrayaran. — Pas vraiment, répondit Miles. Il va falloir que je me démène pour m’acquitter de cette dette. Ma famille a été très riche, en effet, mais cela remonte au Temps de l’Isolement. Depuis, suite aux perturbations économiques dues à la première guerre cetagandane, nous devons tout de même faire attention. Un léger sourire étira ses lèvres. — Vous autres galactiques avez un peu bousculé nos habitudes commerciales. Mon arrière-grand-père Vorkosigan a autrefois cru qu’il ferait un malheur avec les pierres précieuses – diamants, rubis, émeraudes… Les galactiques les vendaient à un prix défiant toute concurrence ; si bon marché que c’en était ridicule. Il a investi toute sa fortune et pratiquement la moitié de ses biens fonciers. Evidemment, même si elles étaient plus belles que les vraies, elles étaient synthétiques, et elles n’ont bientôt plus valu un clou sur le marché. Il n’a jamais pu remonter la pente. On dit que mon arrière-grand-mère ne lui aurait jamais pardonné. Il ébaucha un signe à Mayhew qui, désormais conditionné, lui passa la bouteille. Il l’offrit au lieutenant qui rejeta son offre avec une moue dégoûtée. Haussant les épaules, Miles en avala une longue rasade. Vraiment étonnant, cette bibine. Un véritable remontant. Il avait le sentiment qu’il pourrait rester éveillé des semaines entières. — Malheureusement, les terres qu’il vendit alors étaient situées autour de Vorkosigan Surleau. Celles qu’il a gardées, les plus belles, près de Vorkosigan Vashnoi. — Et alors ? Pourquoi « malheureusement » ? demanda Mayhew. — Eh bien, parce que Vorkosigan Vashnoi n’existe plus aujourd’hui. C’est là où autrefois siégeait le gouvernement des Vorkosigan, mais les Cetagandans ont pris la ville en otage, et l’ont détruite. Il n’en reste plus aujourd’hui qu’un énorme trou dans le sol. Le lieutenant amena la petite navette en douceur jusqu’au quai. — Dis donc, dit brusquement Mayhew. Ce terrain que tu avais autour de Vorkosigan je-sais-plus-quoi… — Vashnoi. Vorkosigan Vashnoi. Des centaines d’hectares oui, et sous le vent… — Ce serait pas le même que… C’est celui-là que t’as mis en gage, je parie… Il commença à glousser, ravi, alors qu’ils débarquaient. — C’est ça que t’as refilé à ce cafard de Calhoun en échange de mon vaisseau, hein ? — Comme quoi il faut se montrer particulièrement vigilant en affaires, acquiesça Miles. Il a vérifié la courbe pluviométrique de la région, mais n’a pas pensé à la radioactivité. Encore un qui n’a pas étudié l’histoire de Barrayar… Mayhew s’assit sur le quai, plié en deux. Au point qu’il faillit se cogner le front par terre. Son rire frisait quelque peu l’hystérie. Normal, après trois jours sans sommeil… — Mon gars, s’exclama-t-il en levant sa bouteille, faut qu’on fête ça ! — Ne vous méprenez pas, Arde… J’ai la ferme intention de le payer. Les terres avoisinantes appartiennent à ma famille. Et cela ferait mauvais effet de les voir échouer entre des mains étrangères. Toutefois, si monsieur Calhoun devient trop exigeant, ou trop pressé… eh bien, il aura ce qu’il mérite. Trois groupes de personnes arrivaient à ce moment vers eux. Apparemment, Bothari était enfin sorti des griffes du douanier, car il menait le premier. Le col de sa chemise était ouvert et il avait l’air passablement chiffonné. Dix contre un qu’il a subi une fouille, songea Miles. Autrement dit, il doit être d’une humeur féroce. Le suivaient un agent de la sécurité et un civil qui gesticulait en proférant une litanie de jérémiades. Non seulement il boitait, mais une ecchymose bleuissait à vue d’œil sur sa joue. Elena, qui fermait la marche, semblait au bord des larmes. En tête du deuxième groupe, Miles reconnut l’administratrice du spatioport, accompagnée par divers autres personnages officiels. Quant au troisième il se composait de l’agent Brownell, de deux policiers musclés et de quatre infirmiers. Les policiers avaient leurs neutraliseurs au poing. Mayhew se redressa sur ses genoux. — Oh non, marmonna-t-il en voyant les agents de la sécurité et les infirmiers se répartir en éventail. Cette fois, mon gars… — C’est le moment de prendre une décision, Arde, dit calmement Miles. — Allez, vas-y ! Les Bothari s’arrêtèrent à quelques pas. Le sergent ouvrit la bouche. Miles, adoptant la technique de son père, baissa la voix et interrompit le rugissement qu’il s’apprêtait à pousser. — Accorde-moi toute ton attention, sergent. J’ai besoin de ton témoignage. Le lieutenant Mayhew, ici présent, est sur le point de prêter serment. Bothari, qui s’apprêtait à parler, s’immobilisa. — Mettez vos mains entre les miennes, Arde… voilà, comme ça… et répétez après moi. Moi, Arde Mayhew – c’est bien votre nom légal ? d’accord… – jure être libre de tout serment, et m’engage de mon plein gré au service du seigneur Miles Nais-mith Vorkosigan, en tant que simple homme d’armes. Allez-y, répétez ça, déjà… Mayhew s’exécuta, sans cesser de jeter des coups d’œil à droite et à gauche. —… Pour obéir loyalement à ses ordres jusqu’à ma mort ou jusqu’à ce qu’il me libère de mon serment. Cette partie dûment répétée à son tour, Miles s’empressa de finir tandis que le comité d’accueil se refermait autour d’eux. — Moi, Miles Naismith Vorkosigan, vassal de l’empereur Gregor Vorbarra, accepte votre serment, et vous accorde la protection. Je le jure au nom des Vorkosigan. C’est fini, vous pouvez vous relever, maintenant. — Mon seigneur, siffla Bothari entre ses dents, vous ne pouvez pas faire prêter serment à un Betan ! — C’est pourtant ce que je viens de faire, répondit Miles avec entrain. Il se frotta les mains, particulièrement content de lui. Les yeux du sergent s’arrêtèrent sur la bouteille de Mayhew et se rétrécirent en revenant sur Miles. Le policier betan pointa son doigt sur Miles. — C’est cet homme-là ? L’agent Brownell approcha. Mayhew était encore agenouillé. — Lieutenant Mayhew, déclara-t-elle, vous êtes en état d’arrestation. En vertu de vos droits, vous pouvez… Le civil à la joue tuméfiée l’interrompit, montrant hargneusement Elena du doigt. — On s’en fout, de lui ! C’est elle qu’il faut coffrer ! Cette fille m’a agressé ! J’ai au moins une bonne dizaine de témoins. Une vraie dingue. Elena avait de nouveau les mains sur les oreilles. Les lèvres boudeuses, elle combattait toujours une furieuse envie de pleurer. Miles commença à voir le tableau. — Tu l’as cogné ? demanda-t-il. Elle opina. — Il m’a dit des horreurs… — Mon seigneur, dit Bothari sur un ton de reproche, il n’était pas correct de laisser Elena toute seule dans cet endroit… Brownell fit une nouvelle tentative. — Lieutenant Mayhew, en vertu de la loi… — Je crois qu’elle m’a fait éclater la pommette, geignit l’homme. Je vais porter plainte… Miles adressa un sourire rassurant à Elena. — Ne t’inquiète pas. Je m’en occupe. —… vous êtes autorisé à… hurlait l’agent Brownell pour se faire entendre. — Je vous demande pardon, officier Brownell, coupa Miles, mielleux. Le lieutenant Mayhew est à présent mon homme. Dans la mesure où je suis désormais son seigneur, tout chef d’accusation contre lui doit m’être adressé. Il m’appartient ensuite de déterminer sa validité et de décider des sanctions à appliquer. Brownell paraissait sur le point d’exploser. Mayhew opinait avec espoir, un faible sourire aux lèvres. Tout doux, songea Miles. Pas de gestes brusques… — Levez-vous, Arde. Il lui fallut faire appel à tout son pouvoir de persuasion pour que l’agent Brownell accepte de vérifier auprès de ses supérieurs la validité de l’étrange protection qu’apportait Miles au lieutenant Mayhew. A partir de là, ainsi que l’avait envisagé Miles, l’affaire pataugerait dans une mélasse de codes et d’ordonnances interplanétaires. Le cas d’Elena fut tout aussi aisé à résoudre. Le Betan outragé fut engagé à aller exposer en personne son problème à l’ambassade barrayarane. Là, Miles le savait, il se ferait ballotter de bureau en bureau, remplirait mille formulaires qui tous lui seraient renvoyés parce que incomplets. Bref, un petit jeu de ping-pong qui, mené de main de maître par des fonctionnaires aguerris, pouvait s’éterniser. — Calme-toi, murmura Miles à Elena. Ce type va se retrouver si profondément enfoui sous la paperasse que tu ne le reverras jamais. Ça marche du tonnerre avec les Betans… Ils n’y voient que du feu… Mais arrange-toi quand même pour ne tuer personne. Là, cette petite astuce ne suffirait pas. Mayhew, épuisé, tenait à peine sur ses jambes quand les Betans consentirent enfin à lâcher prise. Miles, dans l’état d’esprit d’un vieux corsaire qui vient de piller un galion royal, le redressa alors qu’il penchait dangereusement. — Deux heures, marmonna Bothari. Nous ne sommes arrivés ici que depuis deux heures… 6 — Miles chéri… Sa grand-mère l’accueillit en déposant un baiser sur sa joue comme il était de coutume sur Beta. — Tu es en retard… Des problèmes à la douane, encore ? Ce voyage a dû t’épuiser, je suppose ? — Pas du tout. Il rebondissait sur ses talons, regrettant l’état d’apesanteur et la liberté de mouvement qu’elle lui permettait. Incapable de tenir en place, il se sentait en forme pour courir un marathon, ou pour aller danser. Enfin, n’importe quoi lui permettant de dépenser l’énergie qui bouillonnait dans ses veines. Les Bothari, en revanche, étaient sur les genoux. Une fois les présentations faites, Mayhew fut conduit à une chambre d’ami, attenante à celle de Miles, où, après de rapides ablutions, il enfila un pyjama – forcément trop petit – de son hôte, et s’écroula sur le lit. La grand-mère de Miles servit le dîner aux survivants et, ainsi que Miles l’avait espéré, fut instantanément conquise par le charme d’Elena. Cette dernière, impressionnée de se trouver en présence de la mère de la comtesse Vorkosigan, était paralysée par la timidité. Mais Miles connaissait assez la vieille dame pour savoir qu’elle ne serait pas longue à la mettre à l’aise. Elena, à son contact, se détendrait... Et, avec un peu de chance, il en résulterait peut-être une détente dans leur relation… Un rapprochement… Il soupira, et prit soudain conscience que sa grand-mère lui parlait. — Excuse-moi, je… j’étais distrait. — Je disais, répéta-t-elle patiemment entre deux bouchées, qu’un de mes voisins… Tu te souviens sûrement de lui, d’ailleurs… Monsieur Hathaway, celui qui travaille au centre de recyclage… Mais si, tu l’as rencontré quand tu étais ici, à l’école… — Ah oui, Hathaway. Oui, je vois qui c’est. — Eh bien, il a un petit problème que tu devrais pouvoir résoudre vu que tu es de Barrayar. Il pensait même que tu pourrais aller lui rendre visite ce soir, si tu n’es pas trop fatigué, bien entendu… Parce que, tu comprends, ça commence à devenir gênant. — Je ne peux pas vous dire grand-chose sur lui… expliqua Hathaway, le regard perdu sur la vaste arène couverte dont il avait la charge. Miles se demanda s’il pourrait jamais s’habituer à la puanteur ambiante. —… sauf qu’il est barrayaran. Il disparaît de temps à autre, mais jusqu’à présent il est toujours revenu. J’ai essayé de le convaincre d’aller dans un refuge, mais, apparemment, l’idée ne l’enchante pas. Ces derniers temps, il ne se laisse même plus approcher. Ce n’est pas qu’il soit agressif, non, il n’a jamais fait de mal à personne, mais on ne sait jamais, avec quelqu’un de Barrayar… Oh, pardon, ça m’a échappé… Hathaway, Miles et Bothari se frayèrent un chemin au milieu de ce champ d’immondices. Des objets aux formes bizarres, empilés en tours précaires, avaient la fâcheuse tendance de tomber sans prévenir, contraignant les visiteurs à une vigilance soutenue. — Oh, flûte ! s’écria brusquement Hathaway. Il a encore fait un feu. Une petite volute de fumée grise s’élevait à une centaine de mètres de là. — J’espère qu’il ne fait pas brûler du bois, cette fois. J’ai beau le lui répéter, il n’arrive pas à comprendre que ça n’a pas la même valeur ici que chez lui. Enfin, ça permet au moins de le repérer plus facilement. Un homme d’une trentaine d’années était penché au-dessus de quelques flammes chétives brûlant au fond d’une vieille antenne parabolique. Sur une table de fortune, étaient disposés des carrés de plastique et d’acier qui faisaient visiblement office de plats et d’assiettes. Une grosse carpe, les écailles brillantes, l’œil terne et le ventre ouvert, était sur le point de passer au feu. Des yeux noirs, cernés de larges croissants bleutés, se levèrent à leur approche peu discrète. L’homme se redressa, brandissant une espèce de couteau. Miles n’aurait su dire avec quoi il l’avait fabriqué, mais, vu l’état de la carpe, son efficacité n’était pas sujette à caution. La main de Bothari, instinctivement, se porta à son neutralisateur. — Je crois qu’il est bien barrayaran, en effet, murmura Miles au sergent. Tu as vu comment il se tient ? Bothari acquiesça d’un hochement du menton. L’homme tenait fermement le poignard, comme un soldat de l’empire, la main gauche protégeant la droite, prête à bloquer un coup ou à attaquer si une ouverture se présentait. Hathaway éleva la voix. — Hé, Baz, je vous ai amené de la visite. — Allez-vous-en. — Non, écoutez… Hathaway enjamba quelques pneus empilés et s’avança vers l’homme, en restant toutefois à distance respectable. — Je ne vous ai jamais embêté, pas vrai ? Je vous ai laissé traîner dans mon centre autant que vous avez voulu. Du moment que vous ne me barbotez rien, je… Dites donc, ce serait pas du bois, là ? D’accord, je veux bien fermer les yeux pour cette fois encore, mais à condition que vous parliez avec ces deux gars. Vous me devez bien ça, non ? Et puis, ce sont des compatriotes à vous. Baz se tourna vers les nouveaux venus et leur lança un regard pathétique où la faim le disputait en intensité au désarroi. Miles, se rendant compte qu’il se tenait à contre-jour, se positionna de telle sorte que son visage fût éclairé alors qu’il s’avançait. Baz ne le quittait pas des yeux. — Vous n’êtes pas barrayaran, dit-il enfin. — Je le suis à cinquante pour cent, répondit Miles qui n’avait aucun désir sur le moment d’étaler son arbre généalogique. J’ai grandi sur Barrayar, et c’est là-bas que je me sens chez moi. Il s’assura de la stabilité d’une sorte de casier en plastique d’où sortaient des fils électriques colorés et s’assit. Bothari resta derrière, sur ses gardes. — Vous êtes coincé ici ? demanda Miles. Vous avez besoin d’aide pour rentrer ? — Non. Baz détourna la tête et fronça les sourcils. Son feu menaçait de s’éteindre. Il posa dessus la grille métallique d’un système d’air conditionné et y plaça sa carpe. Hathaway suivit ces préparatifs avec fascination. — Qu’est-ce que vous comptez faire de ce poisson ? — Le manger. Hathaway écarquilla les yeux, révulsé. — Ecoutez… c’est pas compliqué. Il suffit simplement que vous alliez vous présenter au refuge. Vous serez fiché, et ça vous permettra d’obtenir autant de tranches de protéines que vous voudrez. On n’est pas inhumains au point de laisser qui que ce soit manger des animaux morts. Franchement… Il fronça les sourcils. — Où est-ce que vous l’avez trouvé, votre poisson, à propos ? Baz eut l’air embarrassé. — Dans une fontaine. Hathaway suffoqua d’indignation. — Mais ça appartient au zoo Silica ! Vous n’avez pas le droit de manger un animal d’exposition ! — Il y en avait plein. Je me suis dit que personne ne verrait la différence. Et puis, je l’ai péché. Ce n’est pas du vol. Miles se gratta pensivement la nuque avant de sortir d’une poche la bouteille verte de Mayhew, qu’il avait emportée avec lui. Baz se raidit, puis se détendit en constatant que ce n’était pas une arme. Selon le protocole barrayaran, Miles but une gorgée – petite, cette fois –, s’essuya la bouche sur sa manche, et tendit la bouteille à l’homme. — Vous voulez goûter, pour arroser votre dîner ? Baz plissa le front, méfiant, mais prit la bouteille. — Merci. Il but une rasade. — Bon sang, c’est fort, dit-il en s’étranglant. Après avoir fait glisser son repas dans l’enjoliveur d’une roue de voiture-tube, il s’assit en tailleur au milieu des ordures. — Ça vous dit ? — Non, merci, je viens de dîner. — Manger de cette horreur ? ! s’exclama Hathaway. Certainement pas ! — Finalement, dit Miles, je vais en prendre un petit bout, pour goûter. Baz lui tendit son couteau. Bothari posa automatiquement la main sur son arme. Les lèvres de Miles se refermèrent sur la lame. Il avala la bouchée avec un sourire narquois à l’adresse d’Hathaway. Baz leva la bouteille vers Bothari. — Est-ce que votre ami… ? — Il ne peut pas, l’excusa Miles. Il est en service. — Garde du corps, murmura Baz. Il considéra de nouveau Miles avec une expression étrange. La peur, peut-être, ou autre chose. — Qui êtes-vous ? — Quelqu’un qui ne vous veut pas de mal. Quoi que vous fuyiez, ce n’est pas mon problème. Je peux vous donner ma parole d’honneur, si vous y tenez. — Un Vor, souffla Baz. Vous êtes un Vor. — Exact. Et vous, qui êtes-vous ? — Personne. Il mangea rapidement. Miles se demanda à quand remontait son dernier repas. — C’est dur, de n’être personne, ici, remarqua Miles. Tout le monde a un numéro, une adresse… il n’y a pas beaucoup d’interstices pour se glisser incognito. Ça exige sûrement beaucoup d’efforts et d’ingéniosité. — Je ne vous le fais pas dire, répondit Baz, la bouche pleine. Jamais connu pire que ce pays. Il faut bouger, bouger tout le temps. — Vous savez, je suppose, que l’ambassade barrayarane vous aiderait à rentrer, si vous le souhaitiez. Naturellement, vous devrez rembourser le prix de votre voyage par la suite – ce ne sont pas des philanthropes. Ils n’ont pas l’habitude de prendre des vaisseaux-stoppeurs… –, mais si vous avez vraiment de gros ennuis… — Non ! C’était presque un cri dont l’écho se répercuta faiblement dans la grande arène. — Non, je ne veux pas retourner là-bas. Tôt ou tard, je trouverai un job au spatioport et je m’envolerai ailleurs. Il va bien me tomber quelque chose, un de ces jours… — Si vous voulez travailler, proposa Hathaway avec empressement, vous avez juste à vous faire inscrire au… — Je me débrouillerai seul, le coupa brutalement Baz. Les pièces du puzzle commençaient à se mettre en place. — Baz ne veut figurer sur aucun de vos fichiers, expliqua Miles d’un ton didactique. Il est un homme qui, ici, n’existe pas. Il est passé comme une fleur à travers les filets de l’immigration, et ça, chapeau, c’est un sacré tour de force. Il n’est inscrit nulle part, et préférerait se laisser mourir de faim plutôt que d’être mis en carte. — Mais pour l’amour du ciel, pourquoi ? demanda Hathaway. — C’est un déserteur, lâcha laconiquement Bothari. Miles opina. — Je crois que tu as vu juste, sergent. Baz bondit sur ses pieds. — Vous êtes du Service de Sécurité ! Espèce de petit salopard… — Asseyez-vous, le coupa Miles sans esquisser le moindre geste. Je ne suis pas celui que vous croyez. Garde Impériale, je suppose ? Lieutenant ? — Ouais, acquiesça Baz, hargneux. — Un officier. C’est bien ça. Miles se mordilla la lèvre, troublé. — Ça s’est passé en plein combat ? Baz haussa les épaules. — Techniquement, oui, répondit-il de très mauvaise grâce. — Mmmh. Un déserteur. Etrange, tout de même, voire incompréhensible, qu’un homme troque la gloire de l’uniforme pour endosser les tristes guenilles de la peur. Une peur qui vivait tapie dans son ventre, comme un parasite. Que fuyait-il ? Quelle faute avait-il commise ? Théoriquement, Miles avait le devoir de prêter main-forte au Service de Sécurité pour pincer le fuyard. Mais il était venu pour l’aider et non pour l’enfoncer. — Je ne comprends pas, dit Hathaway. Qu’est-ce qu’il a fait ? Il a commis un crime ? — Oui. Et pas n’importe lequel. Désertion sur le champ de bataille, répondit Miles. S’il est extradé, il est passible d’une lourde sanction. — Il sera emprisonné ? Et alors ? dit Hathaway. Il est enfermé ici depuis deux mois. Je ne vois pas en quoi ça pourrait être pire. Quel est le problème ? — La sanction pour ce genre de crime est l’écartèlement. — Quoi ? ! s’exclama Hathaway, choqué. Mais ça le tuerait ! Il se décomposa soudain sous les regards complices et exaspérés des trois Barrayarans. — Les Betans… cracha Baz, écœuré. Je ne supporte pas les Betans. Hathaway marmonna dans sa barbe. Miles saisit quelques mots – barbares assoiffés de sang… — Puisque vous n’appartenez pas au Service de Sécurité, continua Baz en se rasseyant, vous feriez tout aussi bien de foutre le camp. Je ne vois pas ce que vous pourriez faire pour moi. — Il va pourtant falloir que je fasse quelque chose. — Pourquoi ? — Voyez-vous, monsieur… Au point où nous en sommes, vous pourriez aussi bien me dire votre nom… — Jesek. — Voyez-vous, monsieur Jesek, j’ai bien peur de vous avoir involontairement rendu un très mauvais service. Jesek se figea, les yeux rivés sur ceux de Miles. — Oui, en effet, il se trouve que je fais moi-même l’objet d’une surveillance, poursuivit Miles. Et en vous rencontrant, je vous ai malencontreusement mis en danger. Je suis navré. Jesek perdit le peu de couleur qu’il lui restait. — Pourquoi le Service de Sécurité vous sur-veille-t-il ? — Il ne s’agit pas de lui, mais de la Sécurité Impériale. Jesek donna l’impression d’avoir reçu un coup de poing en plein plexus solaire. Il se pencha, la tête au-dessus des genoux, exsangue. — Mon Dieu… souffla-t-il, à peine audible. Il releva les yeux vers Miles. — Qu’est-ce que vous avez fait ? La réponse de Miles fusa, sèche. — Là n’est pas la question, monsieur Jesek ! Le déserteur marmonna une vague excuse. Impossible de lui révéler qui je suis, songea Miles, il filerait comme une flèche et se jetterait tête baissée dans les griffes de la Sécurité. Et c’est lui qui aurait tué cet homme ? Pas question ! — Que faisiez-vous, dans le service, auparavant ? demanda Miles, essayant de gagner du temps. — Ingénieur. — Dans la construction ? Les armes ? Jesek avait peu ou prou recouvré sa voix. — Sur les navires de saut. Et dans la conception de certaines armes. J’ai essayé d’être embauché sur des cargos privés, mais la technologie évolue si vite dans ce domaine que mes connaissances sont dépassées. Moteurs à impulsion harmonique, conduite chromatique Necklin… c’est difficile à trouver. Il faudrait que j’aille plus loin, à l’écart des grands centres économiques, là où on trouve encore ce genre de matériel. Miles réfléchit quelques instants. — Vous vous y connaissez en cargos RG ? — Oui. Conduite Necklin. J’ai eu deux ou trois fois l’occasion de travailler dessus. Mais ils ne circulent plus maintenant. — Presque plus, rectifia Miles. Jesek se montra soudain intéressé. — J’en connais un. Qui va sans doute prendre le large bientôt. Si j’arrive à trouver un chargement. Et un équipage… Jesek plissa les yeux, suspicieux. — Est-ce que par hasard il n’irait pas sur une planète n’ayant pas signé de traité d’extradition avec Barrayar ? — Ça se pourrait. — Mon seigneur, intervint Bothari qui maîtrisait mal son agitation, vous n’avez tout de même pas l’intention de donner asile à ce déserteur ? — A vrai dire… répondit Miles avec candeur, j’ignore s’il est vraiment déserteur. Jusqu’à preuve du contraire, nous n’avons pas de preuves de ce qu’il avance. — Il l’a reconnu lui-même. — Pure vantardise, peut-être. Snobisme. Qui sait ? — Envisageriez-vous de devenir un nouveau seigneur Vorloupulous ? ironisa Bothari. Miles éclata de rire. Puis soupira. Un rictus nerveux retroussa brièvement un coin des lèvres de Baz. Hathaway supplia Miles de lui expliquer la plaisanterie. — C’est encore une histoire barrayarane, commença Miles. Nos tribunaux ne sont pas très indulgents envers les défenseurs de la loi qui en violent l’esprit. Le cas du seigneur Vorloupulous et de ses deux mille cuisiniers est un classique du genre. — Il dirigeait une chaîne de restaurants ? s’enquit naïvement Hathaway. Ne me dites pas que ça aussi, c’est illégal sur Barrayar… — Oh non. C’était il y a environ un siècle, le Temps de l’Isolement touchait à sa fin. L’empereur Dorca Vorbarra s’employait à centraliser le gouvernement et à briser la suprématie que chaque comte exerçait dans son propre district. Les comtes, bien sûr, se révoltèrent, et ce fut la guerre civile. Une des principales ordonnances de Dorca Vorbarra fut d’interdire les armées privées. Les comtes n’eurent plus droit qu’à une vingtaine d’hommes en armes, sortes de gardes du corps. « Le seigneur Vorloupulous était alors en très mauvais termes avec ses voisins, et cette restriction venait évidemment au plus mauvais moment. Il engagea donc deux mille prétendus "cuisiniers" et les envoya massacrer ses ennemis. En aucun cas il ne dérogeait au décret impérial – ses hommes avaient des couteaux de boucher en guise d’épées… L’amusement brillait dans les yeux de Miles. — L’empereur, naturellement, ne partagea pas son point de vue. Dorca envoya sa propre armée, la seule qui restât désormais sur Barrayar, et Vorloupulous fut arrêté pour trahison, crime pour lequel il fut condamné à mourir de faim sur la Grande Place de Vorbarr Sultana. Quand je pense que Dorca Vorbarra avait la réputation de ne pas avoir le sens de l’humour… Bothari souriait et Baz rigolait doucement. Hathaway, lui, riait jaune. — Charmant… soupira-t-il. — Mais l’histoire ne s’arrête pas là, reprit Miles. Les yeux d’Hathaway s’allumèrent. — C’est à ce moment que les Cetagandans nous envahirent, et le seigneur Vorloupulous fut libéré. — Par les Cetagandans ? Il a eu de la veine, remarqua Hathaway. — Non. Par l’empereur Dorca. Pour qu’il aille se battre contre les Cetagandas. Mais ne croyez pas pour autant qu’il était pardonné. En fait, ce n’était que partie remise. Il était censé, à la fin de la guerre, se rendre aux autorités pour purger sa peine. Mais le sort en a voulu autrement… Il a été tué sur le champ de bataille. Si bien qu’en fin de compte, il a eu une mort honorable. — Et c’est comme lui que vous voulez finir ? Hathaway haussa les épaules. — Enfin, ça vous regarde… Du coin de l’œil, Miles avait remarqué que Baz s’était de nouveau replié sur lui-même. Délibérément, il lui adressa un sourire franc auquel l’ex-officier n’eut d’autre choix que de répondre. Il n’en parut que plus jeune. Miles ne tergiversa pas davantage. — Monsieur Jesek, je vais vous faire une proposition. Que vous êtes libre d’accepter ou de refuser. Ce vaisseau que j’ai mentionné tout à l’heure est le RG 132. Le pilote de saut est l’officier Arde Mayhew. Si vous pouvez disparaître – vraiment disparaître – pendant deux ou trois jours, puis prendre contact avec lui au spatioport, il veillera à ce que vous ayez une couchette sur son vaisseau. — Pour quelle raison m’aidez-vous, monsieur… seigneur… — Monsieur Naismith. Disons que j’aime bien donner aux gens une deuxième chance, quand j’en ai la possibilité. C’est quelque chose qui n’est pas tellement pratiqué, chez nous. Chez nous… L’espace d’une seconde, le regard du fugitif se fit lointain. — En tout cas… dit Baz, j’ai eu plaisir à entendre de nouveau l’accent du pays… Et je pourrais peut-être bien accepter votre offre. Mais sans garantie, ajouta-t-il prudemment. Miles acquiesça d’un mouvement de tête, reprit sa bouteille, fit signe à Bothari et s’éloigna. Ils revinrent sur leurs pas dans le dépotoir, shootant de temps à autre dans un vieux magnéto ou un clavier d’ordinateur déglingué. Quand Miles se retourna, Jesek n’était plus qu’une silhouette se fondant dans l’ombre vers l’autre sortie. Conscient des sillons qui creusaient le front de Bothari, Miles eut un sourire ironique et enjamba la carcasse d’un robot industriel. — Tu aurais voulu que je le dénonce, sergent ? demanda-t-il à voix basse. Je suppose que oui, tu es tellement pointilleux. Mon père ne s’en serait pas privé non plus, j’imagine. La loi avant tout, quelles que soient les conséquences. Bothari s’immobilisa. — Pas toujours, mon seigneur, dit-il avant de se murer soudain dans un silence neutre. — Miles ? murmura Elena, qui, s’étant levée pour aller chercher un verre d’eau, le trouva installé devant un terminal. Tu as l’intention de veiller toute la nuit ? Le jour va bientôt se lever. — J’ai pas sommeil. Il continua à tapoter sur le clavier. C’était vrai. Il se sentait frais comme un gardon, et exceptionnellement alerte. Une chance, dans la mesure où il était sur le point de réaliser une transaction commerciale importante. Une opération délicate mais, après plusieurs heures de travail, il commençait à voir le bout du tunnel. — En plus, avec Mayhew dans la chambre d’ami, je suis condamné au canapé. — Je croyais que c’était mon père qui y dormait. — Il me l’a gentiment cédé, répondit-il avec un sourire sarcastique. Il a horreur du canapé. Il y a dormi pendant l’année que j’ai passée ici. Il l’accuse de tous les lumbagos, douleurs et migraines qu’il a eus depuis… Il n’imagine même pas que ça pourrait être la vieillesse qui lui tombe dessus, ça non… Elena pouffa. Elle se pencha par-dessus son épaule pour jeter un coup d’œil sur l’écran. La lumière qui filtrait éclaira délicatement son profil, et le parfum de ses cheveux, qui effleurèrent les siens, l’enivra délicieusement. — Que fais-tu ? demanda-t-elle. — Je cherche un chargement pour mon navire… et je pense avoir dégoté ce qu’il nous faut… Il pianota quelques secondes puis tendit le doigt vers l’holoécran. — Le voilà, mon premier chargement, triompha-t-il en indiquant une longue liste de données. — Matériel agricole, lut-elle à haute voix. Destination... Felice ? C’est où ? — Sur Tau Verde IV. Ne m’en demande pas plus, je serais bien incapable de te répondre. Il faut quatre semaines pour y aller, c’est tout ce que je sais. En revanche, j’ai déjà fait une étude logistique – j’ai tout calculé : le carburant, le ravitaillement, les pièces détachées et même le papier-toilette. Tout. Ça m’a permis d’établir le coût de l’expédition. Et le plus intéressant, c’est que, avec ce chargement, je peux payer le voyage et m’acquitter de ma dette envers Calhoun bien avant la date limite de paiement. Il haussa les épaules, penaud. — Je… j’ai bien peur que… j’ai un peu sous-estimé le temps qu’il me faudra pour rembourser ma dette. Un petit peu beaucoup, même. Mince, j’ai oublié de prendre en compte les frais d’entretien du vaisseau… Il montra un chiffre sur l’écran. — Mais voilà ce qu’on m’offre pour cette marchandise, payable à la livraison. Et elle est prête à être chargée immédiatement. Elle ouvrit des yeux ronds. — Tout ça ? Pour un seul voyage ? C’est génial ! Mais… Il sourit. — Mais… ? — Pourquoi personne d’autre ne s’est précipité sur cette aubaine ? Apparemment, la marchandise est entreposée depuis un bout de temps. Miles souriait toujours, encourageant. — Continue… — Il y a quelque chose de bizarre. — En effet, acquiesça-t-il, les yeux brillants de malice. Il y a quelque chose, comme tu dis, de bizarre. — C’est une devinette ? Parce que si c’en est une, je retourne me coucher… dit-elle en étouffant un bâillement. — Bon, je m’explique… Tau Verde IV se trouve dans une zone à risque. Actuellement, ils sont en plein conflit. Une des parties a fait fermer son couloir aérien. Pour cela, ils ont fait appel à des mercenaires. Et pourquoi ce matériel est-il resté à moisir aussi longtemps dans cet entrepôt ? Parce que aucune entreprise de transport ne veut se risquer dans cette zone en ce moment, ça leur coûterait trop cher en assurances. Mais étant donné que je ne suis pas assuré, pour moi ça ne fait aucune différence, conclut-il, radieux. Elena eut une moue dubitative. — Ce n’est pas dangereux, de traverser le blocus ? S’ils fouillent le vaisseau… — Si le chargement doit être livré à l’autre belligérant. — Tu penses que les mercenaires pourraient le saisir ? Je veux dire, même s’il ne s’agit pas de produits de contrebande… Est-ce qu’ils ne sont pas contraints de se soumettre aux conventions interstellaires ? Ses doutes cédaient rapidement le pas à la méfiance. Il étira ses muscles un peu endoloris. — Tu y es presque. Quels types de produits Beta exporte-t-elle ? — Technologie de pointe, bien sûr. Et armement… Cette fois, elle avait prononcé le mot magique. — Oh, Miles… — Matériel agricole, dit-il avec sarcasme. Tu parles… En attendant, j’ai pris contact avec le Felician qui représente la compagnie acheteuse – rien que ça, le fait qu’ils envoient un homme pour accompagner le chargement, suffit pour mettre la puce à l’oreille… Je dois le voir tout à l’heure, dès que le sergent et Mayhew se réveilleront… 7 Miles passa sa troupe en revue avant de presser la sonnette de la chambre d’hôtel. Bothari était en civil. Mais, même accoutré de la sorte, on ne pouvait s’y tromper, il avait toujours cet air guindé qu’ont les soldats. Mayhew, quant à lui – lavé, rasé, reposé, restauré et habillé de frais –, avait bien meilleure allure que la veille. Cependant, tout n’était pas encore parfait. — Redressez-vous, Arde, lui conseilla Miles. Et essayez d’avoir l’air décontracté. Il nous faut ce chargement. Je croyais la médecine betane assez avancée pour soigner n’importe quelle gueule de bois. Vous allez faire très mauvaise impression sur ce type si vous gardez cette mine constipée. Et arrêtez de vous tenir l’estomac… — Grmmh, marmonna Mayhew qui laissa toutefois retomber ses mains le long de son corps et redressa ses épaules. Tu verras, mon gars… ça te pend au nez aussi, va… — Il faut absolument que vous vous adressiez à moi autrement. Je ne suis pas votre « gars », ajouta Miles. Vous êtes mon homme d’armes, à présent. Vous êtes censé m’appeler « mon seigneur ». — Vous prenez vraiment tout ce baratin au sérieux ? — Cela fait partie de l’étiquette, expliqua Miles. Vous devez vous y plier. Etre un Vor, c’est comme… c’est comme porter un uniforme invisible qu’on ne peut jamais enlever. Regardez le sergent Bothari… Il m’appelle « mon seigneur » depuis que je suis né. S’il le peut, vous le pouvez. Vous êtes son frère d’armes, maintenant. Mayhew leva la tête vers le sergent. Bothari se tourna vers lui, le visage fermé. Miles eut le sentiment que si Bothari n’avait été tenu à un devoir de réserve, il aurait sans ménagement exprimé ce qu’il pensait de ce nouveau frère d’armes… Le pilote, de toute évidence, sentit le regard méprisant se poser sur lui, car il se redressa brusquement, presque au garde-à-vous. — Bien, mon seigneur, dit-il à contrecœur. Miles approuva d’un mouvement de tête, et appuya sur le bouton. L’homme qui leur ouvrit avait des yeux sombres, étirés en amande, des pommettes hautes, un teint café au lait et des cheveux cuivrés, crépus et coupés ras comme ceux d’un caniche sortant de chez le coiffeur. Son regard anxieux se posa sur ses visiteurs, s’attardant plus particulièrement sur Miles qu’il considéra avec un étonnement certain. Ce matin, il avait vu son visage sur écran. — Monsieur Naismith ? Je suis Carie Daum. Entrez. Il referma rapidement la porte derrière eux et s’affaira sur le verrou. Miles en déduisit qu’ils venaient de franchir un détecteur d’armes et que leur hôte vérifiait discrètement le résultat. L’homme se retourna ensuite avec un air de suspicion nerveuse, sa main se portant automatiquement à la poche de sa veste. Un imperceptible sourire de satisfaction éclaira les yeux de Bothari devant ce geste inconscient qui lui révélait l’endroit où l’homme portait son arme. Un neutralisateur, probablement, le seul moyen de défense légal, songea Miles. Mais on ne savait jamais… — Asseyez-vous, je vous en prie, dit le Felician. Son accent avait une résonance douce et étrange aux oreilles de Miles. Ce n’était ni le ton nasillard, aux r roulés, des Betans, ni les sons gutturaux et hachés de Barrayar. Bothari refusa l’offre et se planta à la droite de Daum, hors de son champ de vision. Miles et Mayhew prirent place devant une table basse. Daum s’installa en face d’eux, tournant le dos à un écran où était projetée l’image d’un paisible paysage de montagne. — Bien, monsieur Naismith, commença Daum. Parlez-moi de votre vaisseau. Quelle est sa capacité de chargement ? — C’est un cargo de type RG qui peut aisément contenir le double de ce qui est inscrit sur votre manifeste, en supposant que les chiffres donnés par le système com sont corrects. Daum ne tomba pas dans le panneau. Sans ciller, il enchaîna avec une autre question. — Je connais mal les navires de saut. Sont-ils rapides ? — Lieutenant Mayhew ? dit Miles. — Hmm ? Oh… Vous parlez de… de l’accélération ? Elle est très régulière. On a recours un peu plus longtemps aux boosters, mais au bout du compte, on respecte les mêmes délais que les autres. — Sont-ils très manœuvrables ? Mayhew le fixa, une seconde interdit par ce qu’il considérait comme la question la plus stupide qu’on lui ait jamais posée. — Monsieur Daum, dit-il enfin, c’est un cargo… Contrarié, Daum pinça les lèvres. — J’ai bien compris. Mais je veux savoir si… — Vous voulez savoir, le coupa Miles, si nous pouvons distancer les forces armées qui bloquent le couloir, ou leur échapper. La réponse est non. Vous voyez, j’ai déjà étudié le dossier avant de venir vous voir. Les mâchoires de Daum se crispèrent. — Dans ce cas, vous et moi perdons notre temps, déclara-t-il en se levant. — La véritable question est de savoir s’il existe une autre façon d’acheminer votre matériel à bon port. J’en suis pour ma part convaincu, affirma Miles avec assurance. Daum se rassit, partagé entre la méfiance et l’espoir. — Poursuivez… — Il s’agit d’une tactique que vous avez vous-même déjà utilisée sur le système com betan : le camouflage. A mon avis, il est possible de camoufler votre matériel de manière qu’il franchisse l’inspection du blocus. Mais il nous faudra pour ça œuvrer de concert et… jouer cartes sur table, monsieur… Miles évalua rapidement son interlocuteur – son âge, son maintien… —… major Daum ? Le Felician se raidit. Touché ! exulta Miles. Du premier coup. Il contint sa jubilation derrière un sourire suave. — Si vous êtes un espion pelian, ou un mercenaire oseran, je vous tuerai, menaça Daum. Derrière lui, Bothari, les paupières mi-closes, se tenait prêt à intervenir au moindre mouvement. — Je ne suis ni l’un ni l’autre, répondit Miles. Mais il faut reconnaître que ce serait un excellent plan, si je l’étais… Je vous charge, vous et votre armement, et à mi-chemin, je vous débarque et… Non, je comprends que vous preniez certaines précautions. — Quel armement ? dit Daum, pris au dépourvu. — Quel armement ? répéta Mayhew dans un murmure affolé à l’oreille de Miles. — Vos socs de charrue et vos sécateurs, si vous préférez, dit Miles sur un ton indulgent. Mais je suggère que nous arrêtions ce petit jeu et cessions de perdre du temps. Je suis un professionnel… Et si tu gobes ça, mon bonhomme, j’aurai un superbe terrain à te vendre dans une jolie contrée fermière de Barrayar… —… et vous aussi, de toute évidence, puisque c’est vous qui avez la responsabilité de négocier cette affaire. Les yeux de Mayhew s’arrondirent. Affectant de changer de position, Miles lui décocha un coup de pied dans le tibia. La prochaine fois, se dit-il, réveille-le plus tôt et mets-le au courant. — Vous êtes mercenaire ? demanda Daum. Miles hésita. Il aurait simplement voulu se faire passer pour un commandant de vaisseau, mais le Felician lui tendait involontairement une perche qu’il était peut-être bon de saisir. — Qu’en pensez-vous, major ? Bothari, sur le coup, cessa de respirer. Mayhew, quant à lui, fut complètement soufflé. — Alors c’est donc ça que tu voulais dire, hier, murmura-t-il. Je comprends pourquoi tu traques les hommes désespérés. Tu recrutes, tout simplement… Miles ne voulut pas le décevoir. — Exactement, acquiesça-t-il avec désinvolture sur le même ton. Daum posa un regard non convaincu sur Mayhew, mais considéra Bothari avec beaucoup plus d’intérêt. Le visage du sergent était remarquablement dénué d’expression. Daum commençait à mordre à l’hameçon. — Nom de Dieu, souffla-t-il. Si les Pelians peuvent engager des galactiques, pourquoi pas nous ? Il se tourna de nouveau vers Miles. — Quels effectifs avez-vous à votre disposition ? Et combien de vaisseaux ? Miles s’éclaircit la gorge. C’était le moment ou jamais de faire appel à ses dons d’improvisation. — Major Daum, il n’était pas dans mes intentions de vous induire en erreur… Du coin de l’œil, il vit Bothari expirer lentement, soulagé. — Mes hommes sont actuellement… sur une autre mission. Je suis uniquement venu sur Beta pour, euh… raisons médicales, si bien que je… je n’ai qu’un personnel réduit avec moi, et un vaisseau dont ma flotte n’avait pas besoin. Celui que je peux mettre à votre disposition… Respire, sergent, pour l’amour du ciel, respire… —… et plutôt que de repartir à vide, mais aussi parce que je trouve votre problème tactiquement intéressant, je vous offre mes services. Daum hocha lentement la tête. — Je vois. Et comment dois-je vous appeler ? Capitaine ? Lieutenant ? Miles fut tenté de se promouvoir amiral. — Restons-en à monsieur Naismith, pour l’instant, suggéra-t-il avec un petit sourire énigmatique. Après tout, qu’est-ce qu’un commandant sans sa troupe, sinon un simple soldat… Dans l’immédiat, mieux vaut nous attacher aux réalités. — Comment s’appelle votre troupe ? Miles, une fois de plus, improvisa à vitesse hypersonique. — Les… les mercenaires Dendarii, balbutia-t-il. Daum le fixa avec une avidité de mante religieuse. — Je suis coincé dans ce foutu pays depuis deux mois, à la recherche d’un cargo fiable. Un délai supplémentaire ferait capoter ma mission. Monsieur Naismith, j’ai attendu assez longtemps. Trop longtemps. Je vais tenter ma chance avec vous. Miles hocha sobrement la tête, comme s’il avait passé sa courte vie à conclure avec succès ce genre de marché. — Major Daum, je m’engage à vous conduire sur Tau Verde IV. Vous avez ma parole. Mais avant tout, j’ai besoin de plus d’informations. Dites-moi tout ce que vous savez sur le blocus des mercenaires oserans. — J’avais compris, mon seigneur, dit sévèrement Bothari alors qu’ils sortaient de l’hôtel de Daum, que le lieutenant Mayhew devait se charger de votre livraison. A aucun moment vous ne m’avez averti que vous comptiez y aller vous-même. Miles haussa les épaules avec nonchalance. — Il y a tellement de choses en jeu… Il faut que je sois sur place. Ce serait injuste de laisser Arde se débrouiller tout seul. Tu n’aurais pas le cœur de le faire non plus, hein, sergent ? Bothari, qui condamnait vivement toute l’opération et ne portait qu’une estime très relative au lieutenant, se contenta d’un grognement évasif, que Mayhew choisit d’ignorer. Les yeux de Miles pétillaient. — En plus, ça mettra un peu de sel dans ta vie, sergent. Ça ne doit pas être gai de me coller aux semelles toute la journée. A ta place, je m’embêterais comme un rat mort. — J’aime m’embêter, dit Bothari, morose. Miles sourit, secrètement soulagé de ne pas subir plus de reproches pour toute la tournure que prenaient les événements. Tous trois trouvèrent Elena arpentant le salon de Mme Naismith à grandes enjambées nerveuses. Les pommettes écarlates, les narines palpitantes, elle adressa à Miles un regard meurtrier dès qu’il franchit la porte. — Les Betans ! cracha-t-elle avec hargne. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il prudemment. Elle refit le tour de la pièce, les jambes raides, les poings serrés. — Cet horrible holovid, dit-elle, ulcérée. Comment peuvent-ils… Oh, je ne peux même pas vous décrire ce que j’ai vu. Ah ah… elle a découvert une des chaînes pornographiques, songea Miles. Il fallait bien que ça arrive. — L’holovid ? s’enquit-il innocemment. — Comment est-ce qu’ils peuvent dire des choses aussi mensongères et… et affreuses sur l’amiral Vorkosigan, sur le prince Serg et… et sur nos forces ? Le producteur devrait être fusillé sur-le-champ ! Et les acteurs aussi… et le scénariste. Chez nous, en tout cas, leur sort serait vite réglé. De toute évidence, ce n’était pas une chaîne porno. — Qu’est-ce que tu as regardé, au juste, Elena ? Mme Naismith, un sourire un peu crispé aux lèvres, était assise dans son fauteuil. — J’ai essayé de lui expliquer que c’était une fiction… Tu sais, ils prennent des libertés avec l’histoire pour la rendre plus dramatique, plus intéressante… Elena émit une sorte de sifflement de mépris. Miles, désarmé, adressa un regard implorant à sa grand-mère. — La Ligne Bleue, dit Mme Naismith, laconique. — Oh oui… je l’ai vu, dit Mayhew. C’est une rediffusion. Miles, lui aussi, se rappelait parfaitement le docudrame. Le commodore Vorkosigan, le père de Miles, alors officier d’état-major, avait participé dix-neuf ans plus tôt à l’invasion avortée d’Escobar, allié de Beta. A la suite de la mort dramatique de l’amiral Vorrutyer et du prince Serg Vorbarra, il s’était retrouvé à la tête de l’armée. Son repli, chef-d’œuvre de tactique et de diplomatie, était cité en exemple dans les écoles militaires de Barrayar. Les Betans, cela va de soi, jetaient sur cet épisode un regard radicalement différent. Elena continuait à s’étouffer d’indignation. — C’est… c’est monstrueux ! Elle se tourna vers Miles. — Il n’y a rien de vrai, dans tout ça, n’est-ce pas ? — Eh bien… commença Miles qui, au fil des années, avait appris à accepter sans plus se révolter la version betane des faits. Une partie, si. Ma mère dit que la vérité est entre ces deux extrêmes. Mais elle évoque peu cette époque. Par exemple, elle n’a jamais voulu révéler l’auteur du meurtre. Quant au prince Serg, l’image qu’en donne la version betane est ternie. C’est de la propagande gouvernementale… Mais peu importe. — Notre plus grand héros ! s’écria Elena. Le père de l’empereur… Comment osent-ils… ? — A dire vrai, même dans notre camp, tout le monde s’accorde à dire que nous nous montrions trop gourmands en voulant prendre Escobar, après avoir déjà envahi Komarr et Sergyar. Elena se tourna vers son père qui seul, à ses yeux, pouvait trancher ce différend. — Tu as servi sous ses ordres à Escobar, père. Dis-lui, à elle… D’un mouvement de tête, elle indiqua Mme Nais-mith. —… que ce n’est pas vrai ! Que ce film est un tissu de mensonges ! — Je ne me souviens pas d’Escobar, répondit le sergent, sur un ton inhabituellement froid et rebutant. Le pouce glissé sous sa ceinture, il montra l’écran de l’holovid de sa main. — Il ne fallait pas regarder ça. La tension du regard de Bothari troublait Miles. Pourquoi cette colère ? Il avait vu comme lui ce docudrame et n’y avait pas accordé une importance démesurée. — Tu ne te souviens pas ? Mais… Une petite lumière s’alluma brusquement dans l’esprit de Miles – le rapport médical. Serait-ce l’explication ? Rien d’étonnant alors à ce qu’il se montre particulièrement susceptible. — Je n’avais pas réalisé, mais… aurais-tu été blessé à Escobar, sergent ? Un tic nerveux étira fugacement le coin de la bouche de Bothari. — Oui, murmura-t-il en fuyant le regard de Miles. Miles se mordilla pensivement la lèvre. — A la tête ? insista-t-il, mû par une soudaine intuition. Bothari se tourna de nouveau vers Miles, le décourageant silencieusement de poursuivre cet interrogatoire. — Mmh, acquiesça-t-il néanmoins. Miles se le tint pour dit. D’ailleurs, il n’en demandait pas plus, pour l’instant. Cette information était riche d’enseignement, et expliquait à bien des égards certaines réactions de son garde du corps qui avaient à plusieurs reprises laissé Miles perplexe. Résolument, il changea de sujet. — Quoi qu’il en soit, madame… Il la gratifia d’une élégante révérence. —… j’ai ma cargaison. La contrariété d’Elena s’évanouit instantanément. — C’est vrai ? Fantastique ! Et comment vas-tu franchir le barrage ? — J’y travaille. A ce propos, pourrais-tu faire quelques courses pour moi ? Il me faut plusieurs choses, pour le voyage. Tu n’as qu’à passer la commande aux shipchandlers. Tu peux même le faire d’ici, sur la comconsole. Grand-mère te montrera. Arde a une liste standard. On a besoin de tout – vivres, carburant, trousse de premiers secours –, et tout ça à des prix défiant toute concurrence, naturellement. Ce voyage va engloutir mon argent de poche, alors tout ce que tu peux rabioter, hein ?… Il gratifia sa recrue d’un sourire encourageant, comme si la tâche qu’il venait de lui confier – patauger pendant deux jours dans la jungle labyrinthique du système électronique – était un cadeau non pas empoisonné mais royal. Elena n’en fut pas rassurée pour autant. — Je n’ai encore jamais équipé de vaisseau. — Rien de plus simple, tu verras, affirma-t-il avec insouciance. Si je peux le faire, tu le peux aussi. Il ne lui donna pas le temps de s’apercevoir que lui non plus n’avait jamais fait ce genre de boulot. — Calcule sur la base de cinq personnes – le pilote, l’ingénieur, le sergent, le major Daum et moi –, pour huit semaines. Et serre le budget au maximum. On décolle après-demain. Alors au travail, tu n’as pas de temps à perdre. — D’accord et… Elle s’interrompit, un pli soucieux se formant soudain entre ses sourcils. — Et moi ? dit-elle. Tu ne comptes tout de même pas m’abandonner ici ? Miles préféra esquiver et se retrancha derrière Bothari. — C’est à ton père de décider. Et à grand-mère, naturellement. — Je serais très contente qu’elle reste me tenir compagnie, dit Mme Naismith. Mais enfin, Miles, j’aurais aimé que toi aussi tu puisses rester… tu viens à peine d’arriver… — Oh, mais mon séjour est simplement décalé, rien de plus. Nous retarderons notre retour sur Barrayar d’autant. Tu sais, je n’ai rien de spécial à faire… Elena fixait son père, l’implorant silencieusement. Bothari relâcha lentement l’air coincé depuis quelques secondes dans ses poumons, son regard passant successivement de sa fille à Mme Naismith, avant de le porter vers le lointain. Elena avait manifestement du mal à contenir son agitation. — Miles… mon seigneur… tu pourrais lui ordonner de… Miles leva la main, l’incitant à la patience. Mme Naismith, devant l’anxiété d’Elena, sourit pensivement. — En fait, Elena, je serais ravie de vous avoir pour moi seule pendant ce temps, dit-elle. J’aurais l’impression d’avoir de nouveau une fille. Vous pourriez rencontrer des jeunes gens, sortir, aller dans des réceptions. J’ai des amis, à Quartz, qui seraient heureux de vous emmener en excursion dans le désert. Je suis trop âgée moi-même pour participer à ce genre de chose, maintenant, mais je suis certaine que vous vous amuseriez beaucoup… Bothari tiqua. Quartz était le fief principal des hermaphrodites de Beta, et si Mme Naismith se montrait indulgente envers ces « gens pathologiquement incapables de faire un choix », comme elle les appelait, Bothari éprouvait à leur égard une révulsion typiquement barrayarane. De plus, le sergent avait souvent ramené Miles, inconscient, de ces fameuses réceptions betanes. Quant à l’excursion de Miles dans le désert, elle avait frisé la catastrophe… Miles remercia sa grand-mère d’un regard rieur. Elle y répondit d’un battement de cils et adressa un sourire affable au sergent. Bothari ne riait pas. Le sergent était tout simplement en proie à une rage froide. Miles sentit son estomac faire des nœuds. Il releva les yeux sur son garde du corps, guettant fébrilement sa réponse. — Elle vient avec nous, lâcha enfin Bothari. Elena faillit battre des mains, encore que les réjouissances proposées par Mme Naismith ne lui eussent pas déplu. Bothari eût-il décidé de la laisser en rade, qu’elle ne serait pas restée à se morfondre les bras croisés. Le regard de Bothari glissa sans s’arrêter sur sa fille, passa sur l’écran holovid et rencontra enfin celui de Miles. — Excusez-moi, mon seigneur. Je vais… me retirer dans le couloir quelques instants. Il sortit, aussi rigide que s’il portait une armure de quinze tonnes, les veines et les muscles tendus à l’extrême, ses larges poings serrés au bout de ses bras raides. Oui, c’est ça, vas-y, l’encouragea silencieusement Miles. Autant aller évacuer ta colère dehors. Je compatis, va. Ça n’est jamais agréable de se faire manipuler… — Eh ben dis donc, s’exclama Mayhew dès que le sergent eut refermé la porte. Qu’est-ce qui lui a pris ? J’ai cru qu’il allait exploser. — Mon Dieu… dit Mme Naismith. J’espère que je ne l’ai pas contrarié… ce vieux faux-jeton, ajouta-t-elle entre ses dents. — Il s’en remettra, assura Miles. On va juste le laisser décompresser un peu. En attendant, on a du pain sur la planche. Elena, on n’a plus une minute à perdre. Vivres et matériel pour un équipage de six personnes. C’est parti ! Les quarante-huit heures qui suivirent furent mouvementées. En temps normal, préparer un voyage de huit semaines n’aurait déjà pas été une mince affaire. Là, les préparatifs s’apparentèrent à une véritable course d’obstacles. Dans un premier temps, ils achetèrent un lot d’articles destiné à donner le change, et obtinrent ainsi la délivrance d’un manifeste authentique. Ensuite, ils aménagèrent des caches pour camoufler la marchandise. Une fois construites ces fausses cloisons, Miles se procura des appareils destinés à brouiller les détecteurs de masses, qui, du moins l’espérait-il, déjoueraient les contrôles des mercenaires oserans. Il eut un mal de chien à obtenir ce matériel sensible, d’ordinaire réservé aux seules autorités militaires, et dut, pour arriver à ses fins, exercer quelques pressions sur le vendeur. Lequel, impressionné par son nom, accepta finalement de lui vendre… mais au prix fort… Le niveau du liquide dans la bouteille verte de Mayhew, à présent propriété exclusive de Miles, baissait régulièrement. Miles eut beau employer tout son pouvoir de persuasion, les responsables du spatioport refusèrent sa proposition de régler les frais de passage à crédit. Il fut donc obligé de débourser tout l’argent qui lui avait été alloué pour ses vacances. Une somme certes généreuse, mais qui fondit à la vitesse d’un glaçon sur une plaque chauffante. Il était à sec. Miles échangea alors son billet de retour pour Barrayar – en première classe sur une des compagnies spatiales les plus réputées de la galaxie – contre un strapontin en troisième classe. Il échangea également ceux de Bothari et d’Elena. A peine quelques heures plus tard, les trois nouveaux billets furent eux-mêmes revendus, quitte à ce qu’ils rentrent sur Barrayar avec le RG 132 si la mission s’avérait être un échec commercial. Après deux jours de travail acharné, de montages financiers astucieux, et grâce aussi à la débrouillardise de Miles, leurs efforts furent récompensés : ils étaient prêts. Enfin, le jour J arriva. L’équipage au grand complet se retrouva au quai d’embarquement 27 du spatioport, prêt à partir. Jesek vérifia une dernière fois le bon fonctionnement du cargo. Puis on chargea la cargaison de Daum, une impressionnante collection de caisses neutres aux formes bizarres. — Frais de manutention, trois cent dix dollars, annonça le préposé betan au service de chargement. Devises étrangères non acceptées. Il avait le sourire courtois d’un requin. Miles se racla nerveusement la gorge, l’estomac noué. Il fit un rapide calcul mental. Mais il dut rapidement se rendre à l’évidence, il ne disposait pas de cette somme. Et ce, malgré le prêt providentiel de sa grand-mère – prêt qu’elle avait avec tact appelé « investissement », et qui avait servi à régler les imprévus de dernière minute. Miles aurait pu se retourner vers Daum, mais il avait appris que la situation du Felician n’était guère meilleure, il avait quitté son hôtel en laissant une ardoise derrière lui. Miles déglutit – peut-être était-ce la fierté qui faisait ce bruit-là quand on la ravalait – et prit le sergent à part. — Euh, sergent… commença-t-il à voix basse, je sais que mon père t’a donné de l’argent pour le voyage et… Les lèvres de Bothari se pincèrent et il posa sur Miles un regard noir. Il sait qu’il a le pouvoir de foutre toute l’opération en l’air, songea Miles. Et Dieu sait qu’il aurait la bénédiction de mon père, par-dessus le marché. Bien qu’il lui en coûtât, il n’avait d’autre choix que de cajoler Bothari. — Je te rembourserai dans huit semaines, le double même. Parole d’honneur, sergent. Pense à la dot de ta fille… ajouta-t-il avec hypocrisie. Bothari fronça les sourcils. — Il n’est pas utile de mettre votre parole en gage sur cette affaire, mon seigneur. J’ai été payé d’avance, il y a déjà très longtemps. Il considéra Miles quelques instants en silence, soupira, puis, lentement, lui remit la somme nécessaire. Miles le remercia gauchement, s’éloigna de quelques pas, puis se retourna. — Euh… si on peut garder ça entre nous, je préférerais. Je veux dire, il n’est pas indispensable d’en parler à mon père, hein, sergent ? Un sourire involontaire retroussa les lèvres de Bothari. — Si vous me remboursez, il n’en saura rien, murmura-t-il, narquois. Ils avaient réussi. Ils étaient partis. Miles put enfin souffler un peu, heureux d’avoir surmonté tant d’obstacles. Les capitaines de vaisseaux militaires ne connaissaient pas leur bonheur, songea-t-il. Envoyez la note à l’empereur… c’est lui qui réglera… Pas comme pour nous, pauvres forçats… Depuis la salle Nav et Comm de son propre vaisseau, Miles regardait à travers un hublot le croissant ocre de Beta qui rapetissait à vue d’œil. Dans son dos, Arde Mayhew, plus alerte et concentré que jamais, contrôlait tous les écrans de l’appareil. — Vous pouvez quitter l’orbite, annonça le contrôle. La voie est libre. Miles frémit d’excitation. Ils allaient vraiment la faire, cette expédition… — Une minute, RG 132, ajouta la voix. Je vous passe une communication. — Transmettez-la, dit Mayhew. Un visage anxieux s’afficha sur l’écran. Miles grimaça et se prépara au pire, réprimant un sentiment de malaise. Le lieutenant Croye avait l’air dans tous ses états. — Mon seigneur ! Le sergent Bothari est-il avec vous ? — Pas pour l’instant. Pourquoi ? Le sergent était au-dessous, avec Daum, en train d’aménager le système de cloisonnement. — Qui est auprès de vous ? — Le lieutenant Mayhew, c’est tout. Miles se rendit compte qu’il retenait son souffle. Si proche du but… Croye poursuivit en chuchotant. — Mon seigneur, vous ne pouviez le savoir, mais l’ingénieur que vous avez engagé est un déserteur du Service Impérial. Vous devez revenir immédiatement et trouver un prétexte pour le faire sortir du vaisseau. D’ici là, faites en sorte que le sergent reste à vos côtés. Cet homme est potentiellement dangereux. Une patrouille de sécurité vous attendra au quai de débarquement. D’autre part, ajouta-t-il, gêné, qu’avez-vous fait à ce… ce Tav Calhoun ? Il est ici, à l’ambassade, et il réclame l’ambassadeur à cor et à cri. — Euh… balbutia Miles. Son cœur s’emballa. Peut-on mourir d’une crise cardiaque quand on a dix-sept ans ? — Lieutenant Croye, cette transmission est très mauvaise. Pourriez-vous répéter, s’il vous plaît ? dit-il en lançant un regard vers Mayhew. Celui-ci gesticula en montrant le tableau de bord. Miles ouvrit un panneau et fixa, hébété, les nombreux fils électriques. — Transmission toujours brouillée, annonça-t-il. Attendez, je vais y remédier. Et voilà… Il tira au hasard sur quelques fils. Une tourmente de neige remplaça le visage du lieutenant Croye qui fut coupé au beau milieu d’une phrase. — Mettez la gomme, Arde ! cria Miles. Mayhew n’eut pas besoin d’encouragement. Bientôt, Beta ne fut plus qu’un minuscule point à l’horizon. Etourdi et chaviré, Miles s’assit lourdement sur la chaise pivotante. Avoir frôlé d’aussi près la catastrophe lui avait coupé les jambes. Mais sa fatigue subite avait aussi d’autres raisons… Mayhew avait compris. Une expression railleuse remplaça l’inquiétude dans ses yeux. — Je me demandais quand tu finirais par capoter, remarqua-t-il. Il appuya ensuite sur l’intercom : — Sergent Bothari ? Pourriez-vous vous présenter à la Nav et Comm, s’il vous plaît ? Votre… seigneur a besoin de vous. Il adressa un sourire moqueur à Miles qui commençait sérieusement à perdre pied. Le sergent et Elena franchirent de concert la porte de la salle. —… tout est si sale et si vétuste, se plaignait Elena. La porte de la pharmacie m’est restée dans la main et… Bothari, alarmé, se précipita vers Miles, tassé sur lui-même, et interrogea Mayhew du regard. — Son sirop d’amphét a fini son effet, expliqua celui-ci. La dégringolade est un peu brutale, hein, mon gars ? Miles marmonna quelques borborygmes inintelligibles. Bothari le souleva et le jeta sans cérémonie sur son épaule. — En tout cas, il va arrêter de rebondir contre les murs et nous lâcher un peu les baskets, plaisanta Mayhew. Je n’ai jamais vu quelqu’un s’emballer autant que lui avec ce truc. — Parce que c’était un stimulant, votre liqueur ? demanda Elena. Je comprends maintenant pourquoi il ne dormait plus. — Ça crevait les yeux, non ? ricana Mayhew. Miles tourna la tête vers le visage soucieux d’Elena, et lui adressa un faible sourire qu’il voulait rassurant. Des volutes noires et violettes, piquetées de taches lumineuses, obscurcissaient sa vision. Il tomba dans le néant. 8 Miles éteignit son fer à souder et remonta ses lunettes de protection sur son front. Terminé. Il leva la tête pour contempler le joint propre et net qui maintenait la dernière fausse cloison en place. Si l’armée ne veut pas de moi, songea-t-il, je pourrai peut-être devenir plombier. Là au moins, mon physique pourrait être un avantage… — Vous pouvez me sortir de là, c’est bon ! lança-t-il par-dessus son épaule. Des mains agrippèrent ses chevilles bottées, et le tirèrent hors de l’espace exigu où il était entré en rampant. — Vous pouvez procéder au test, Baz, suggéra-t-il en étirant ses muscles noués. Daum observa anxieusement l’ingénieur alors qu’il simulait un contrôle en règle des autorités oseranes. Jesek parcourut la cloison de long en large avec son appareil. Enfin, pour la première fois depuis sept essais, tous les témoins lumineux de son scanner restèrent verts. Un sourire éclaira ses traits fatigués. — Je crois que c’est bon. D’après cet engin, il n’y a rien derrière ce mur à part un autre mur. Miles, toujours assis par terre, releva un visage triomphant vers Daum. — Je vous avais promis qu’on y arriverait à temps, non ? Daum sourit à son tour, soulagé. — Vous avez de la chance de ne pas avoir un vaisseau plus rapide. L’intercom retentit dans la soute. — Euh, mon seigneur ?… Une certaine anxiété dans la voix de Mayhew fit aussitôt bondir Miles sur ses pieds. — Des problèmes, Arde ? — On approche du point de saut pour Tau Verde. On devrait y être d’ici deux heures. Mais il y a quelque chose là-bas que vous et le major devriez venir voir. — Les mercenaires, déjà ? De ce côté de la sortie, ils n’ont légalement aucun droit de… — Non, on dirait une bouée, le coupa Mayhew. — On revient dans cinq minutes, Baz, dit Miles. On vous aidera à ranger la soute. On pourrait peut-être poser des caisses… devant cette cloison… — Le raccord est à peine visible, le rassura Jesek. J’ai vu des professionnels travailler beaucoup moins bien que ça. Dans la salle Nav et Comm, Miles et Daum trouvèrent Mayhew en train de fixer son écran, l’air chagrin. — Qu’y a-t-il, Arde ? demanda Miles. — Une bouée oserane. Elles sont obligatoires pour les lignes commerciales régulières. C’est censé éviter les accidents et les malentendus. Mais cette fois, il y a quelque chose qui cloche. Ecoute ça… Il brancha le système audio. « Attention. Attention. Avertissement à tous les vaisseaux commerciaux, militaires ou diplomatiques envisageant de pénétrer dans l’espace local de Tau Verde. Vous entrez dans une zone militaire restreinte. Tout vaisseau entrant sera obligatoirement fouillé et saisi en cas de contrebande. Tout refus de coopérer sera interprété comme un acte d’hostilité, et le vaisseau sera confisqué ou détruit sans autre avertissement. « A l’arrivée dans l’espace de Tau Verde, tous les vaisseaux sans exception seront arraisonnés. Les pilotes de saut seront retenus pendant le temps du contrôle. Les pilotes seront autorisés à rejoindre leur vaisseau une fois l’inspection terminée. » — Nom de Dieu, ils prennent des otages, maintenant, lâcha Daum. — Et pas n’importe lesquels. Leur choix est judicieux, ajouta Miles entre ses dents. Sans pilote, impossible de quitter ce cul-de-sac de Tau Verde, on se retrouve coincé comme un cafard dans une bouteille. C’est nouveau ? — Ces mesures n’existaient pas il y a cinq mois, répondit Daum. Cela prouve en tout cas que le conflit n’est pas terminé. Le message se poursuivit par des détails techniques de la procédure, avant de s’achever ainsi : « Par ordre de l’amiral Yuan Oser, commandant de la Flotte Libre des Mercenaires Oserans, opérant au nom du gouvernement légal de Pelias, Tau Verde IV. » — Gouvernement légal ! protesta rageusement Daum. Les Pelians ! Des saloperies de criminels, oui ! Miles siffla en silence en fixant le mur. Que ferait à sa place un contrebandier ayant à décharger ce tas de merde là-bas, comment est-ce qu’il procéderait ? se demanda-t-il. Il ne larguerait pas son pilote de gaieté de cœur, mais… il n’aurait pas non plus envie de se retrouver dans les geôles de Tau Verde Humble… — On va jouer la carte de l’humilité, déclara-t-il avec assurance. Ils s’attardèrent une demi-journée à la sortie du couloir aérien, afin de mettre au point leur plan d’action. Miles prit Mayhew à part afin de le sonder, avec Bothari pour unique témoin. Sans prendre de gants, il entra directement dans le vif du sujet. — Bon, Arde, qu’est-ce que vous décidez ? Vous voulez y aller, ou non ? — Je peux refuser ? demanda Mayhew avec espoir. — Je n’utiliserai jamais la force ou l’autorité pour vous livrer en otage. Mais si vous choisissez de le faire volontairement, je jure de ne jamais vous abandonner. En fait, j’ai déjà juré, en prêtant mon serment de seigneur, mais je… — Que se passera-t-il si je ne me porte pas volontaire ? — Une fois que nous aurons pénétré l’espace local de Tau Verde, nous ne pourrons plus nous opposer à ce qu’ils vous retiennent prisonnier pendant qu’ils fouilleront le cargo… Mais on peut encore faire demi-tour et rentrer chez nous. Miles soupira, morose, en évoquant cette possibilité. — Si Calhoun était à l’ambassade quand on est partis, il a probablement engagé des procédures judiciaires pour reprendre possession du vaisseau. Autrement dit, on retourne à la case départ, mais les poches vides, cette fois. Je trouverai peut-être un moyen de rembourser Daum de ses pertes… — Et si… commença Mayhew en étudiant Miles avec curiosité, si c’était, disons, le sergent Bothari qu’ils voulaient emmener ? Qu’est-ce que tu ferais, alors ? — Je m’interposerais, répondit Miles automatiquement. Le silence parut s’éterniser, en attente d’une explication. — Mais c’est différent, ajouta-t-il enfin. Le sergent est mon… mon garde du corps. — Et moi je suis le pilote, lâcha Mayhew. C’est donc moi qu’ils vont emmener… — C’est à vous de décider, dit Miles sobrement. Mayhew baissa les yeux sur ses genoux et se massa le front d’un geste las, caressant inconsciemment le cercle d’argent d’un de ses implants. Quand il releva la tête, Miles croisa son regard où il lut une sorte de défi. — Je le ferai, ce saut, dit finalement Mayhew. Quelques secondes d’immobilité, une sensation d’étourdissement nauséeux, et le saut dans le couloir de Tau Verde fut terminé. Miles, dans la salle Nav et Com, attendit impatiemment que Mayhew, pour qui ces quelques secondes s’étaient biochimiquement étirées en heures subjectives, enlève son casque. Une fois encore, il s’interrogea sur les sensations qu’éprouvaient les pilotes et que ne ressentaient pas les passagers. Et où allaient-ils, ces vaisseaux qui disparaissaient après un saut et qu’on ne revoyait plus jamais ? Un sur dix mille, disait-on. Mayhew ôta enfin son casque, s’étira et exhala un long soupir. Il avait le teint gris, les traits tirés par la concentration exigée pour le saut. — Plutôt duraille, celui-là, marmonna-t-il. Il se redressa, sourit, et rencontra le regard de Miles. — Il sera jamais au hit-parade, moi j’te l’dis, mon gars. Mais il était pas inintéressant non plus ! Miles laissa Mayhew se reposer et s’installa devant la comconsole. Il appela une vue du monde extérieur sur l’écran. — Mmmh… fit-il après un instant de réflexion. Où sont-ils ? Ne me dites pas que le comité d’accueil n’a pas jugé utile de se déplacer pour nous… Est-ce qu’on est au bon endroit, au moins ? demanda-t-il anxieusement à Mayhew. Celui-ci haussa un sourcil. — Mon gars, après un saut, t’es soit au bon endroit, soit dans un trou perdu aux confins de l’univers… et dont personne n’est jamais revenu… Il vérifia néanmoins. — A priori, on est au bon endroit… Il leur fallut attendre plus de quatre heures pour voir enfin arriver un vaisseau. Les nerfs tendus de Miles étaient sur le point de claquer comme des élastiques. L’approche délibérément lente du navire n’en semblait que plus menaçante. Le contact vocal fut enfin établi. Le ton endormi et las de l’officier mercenaire soulagea Miles. C’est pour eux un simple contrôle de routine, dirait-on, rien de plus. Une navette fut envoyée à leur rencontre. Miles attendait dans le sas du cargo, anxieux cependant, car assailli par toutes sortes de scénarios catastrophe – Daum a été dénoncé par un collabo. La guerre est finie, et c’est l’armée censée nous payer qui a pris la dérouillée. Les mercenaires sont devenus des pirates qui s’apprêtent à me voler ce vaisseau. Tous leurs détecteurs de masse sont cassés, ils seront obligés de mesurer physiquement tous les volumes intérieurs, et ils s’apercevront que quelque chose cloche… Cette dernière possibilité lui parut si plausible qu’il retint son souffle jusqu’à ce qu’il repère, dans le groupe monté à bord, le mercenaire qui tenait l’instrument dans ses mains. Ils étaient neuf, tous des hommes, et armés jusqu’aux dents. Ils portaient toute une panoplie d’armes – neutralisateurs, brise-nerfs, arcs à plasma, injecteurs. Le grand jeu ! Bothari, planté derrière Miles, les regarda froidement débarquer, regrettant seulement de ne pas être armé. Le moins que l’on pût dire, c’est qu’on était loin de la rigueur militaire exigée par une armée digne de ce nom. Leurs uniformes gris et blanc n’étaient pas particulièrement vieux, mais décousus par endroits, défraîchis ou simplement sales. Sans doute étaient-ils trop occupés pour se soucier des apparences. Un des hommes, titubant, s’était adossé contre un mur. Beurré en plein service ? Ou en convalescence après blessure de guerre ? — D’accord, lança un type costaud en se plaçant en tête du groupe. Qui est le chef de ce rafiot ? Miles s’avança. — Je suis Naismith, le propriétaire, monsieur, se présenta-t-il avec une politesse affectée. Les yeux du capitaine des mercenaires s’arrêtèrent sur Miles. Un haussement de sourcils, un ricanement de mépris à peine contenu. D’entrée de jeu, il le classait de toute évidence dans la catégorie des quantités négligeables. Parfait, pensa Miles en serrant les dents. C’est exactement ce que je voulais. Le mercenaire soupira, l’air de s’ennuyer ferme. — Très bien, Rasibus, passons aux choses sérieuses. Tout ton équipage est là ? demanda-t-il en indiquant Mayhew, Daum et Bothari. Miles réprima un brusque accès de colère. — Mon ingénieur est à son poste, monsieur, dit-il, mielleux, comme pour gagner les bonnes grâces du chef des mercenaires. — Fouillez-les, ordonna le costaud par-dessus son épaule. Bothari se raidit. Miles rencontra son regard contrarié et secoua doucement la tête, apaisant. Bothari se soumit à la fouille avec une mauvaise volonté évidente qui fit monter un sourire vicieux aux lèvres du capitaine. Celui-ci scinda ensuite ses hommes en trois groupes de recherche, et fit signe à Miles de le précéder dans la salle Nav et Comm. Ses deux soldats commencèrent à démanteler tout ce qui pouvait l’être, même les chaises tournantes rembourrées. Abandonnant tout dans un désordre invraisemblable, ils se rendirent ensuite dans les cabines, où la fouille prit carrément une allure de saccage. Miles, les mâchoires soudées, souriait avec humilité tandis que ses effets personnels étaient éparpillés par terre, examinés et piétinés. — Ces types n’ont rien d’intéressant à bord, capitaine Auson, murmura un des soldats, visiblement très déçu. Ah, attendez… il y a peut-être quelque chose, là… Miles se figea, consterné par sa propre négligence. En rassemblant les armes de chacun pour les cacher, il avait oublié la dague de son grand-père au fond d’une valise. Cette dague, plus un souvenir qu’un moyen de défense, avait appartenu au comte Selig Vorkosigan lui-même, et était depuis transmise de génération en génération. Les armes des Vorkosigan étaient gravées sur la lame et des pierres précieuses ornaient la garde. Miles pria pour que ce blason n’évoque rien aux mercenaires. Le soldat la donna au capitaine, qui la tira de son fourreau en peau de lézard. Il la tourna sous la lumière, faisant ressortir l’étrange sceau sur la lame brillante – une lame que les connaisseurs, sensibles à sa qualité, à sa finesse, considéraient désormais comme n’ayant pas de prix. Mais le capitaine Auson n’était visiblement pas un connaisseur. — Mmh. Pas mal, dit-il simplement en la mettant dans son fourreau avant de l’accrocher à sa ceinture. — Hé ! Miles refréna mal une furieuse envie de se jeter sur le mercenaire. Humble, Miles. Humble… Il ravala sa rage. — Je ne suis pas assuré pour ce genre de chose. Le capitaine renifla avec dédain. — Pas de bol, Rasibus… — Est-ce que je ne peux pas au moins avoir un reçu ? demanda-t-il plaintivement. Auson ricana. — Un reçu ! J’la connaissais pas encore, celle-là ! Les soldats eurent des sourires goguenards. Miles respira lentement, contrôlant sa fureur au prix d’un effort surhumain. — Au moins… dit-il, la rage au cœur, prenez soin de l’essuyer après chaque usage. Elle rouille si elle reste humide. — C’est de la camelote, déclara le capitaine. Je pourrais peut-être faire mettre à la place une bonne lame inoxydable sur cette garde rococo. Miles vira au vert. Auson fit signe à Bothari. — Hé toi, là, ouvre-moi cette malle… Le sergent, comme à son habitude, chercha l’approbation de Miles. Auson fronça les sourcils, irrité. — Arrête de regarder le nabot. C’est moi qui donne les ordres, ici. Bothari se raidit, l’air interrogateur. — Monsieur ? demanda-t-il à Miles, doucereux. — Faites ce que vous dit cet homme, monsieur Bothari, répondit-il, un poil trop sèchement. Une ombre de sourire étira les lèvres du sergent. — Bien monsieur. Satisfait d’avoir fait traîner les choses, Bothari ouvrit enfin la malle avec des gestes exaspérants de lenteur et de minutie. Auson jura dans sa barbe. Ils se rendirent ensuite dans le carré. — Maintenant, vous allez me sortir toutes vos devises étrangères. Confisqué ! — Quoi ? ! s’écria Mayhew, ulcéré. Vous n’avez pas le droit de toucher à mon fric ! — Chht, Arde, fit Miles. Faites ce qu’il vous dit. Il était tout à fait possible après tout que les lois aient changé. En effet, de quoi a-t-on besoin, sur Tau Verde, pour se procurer des armes ou du matériel de contrebande ? De devises… D’un autre côté, Auson se livrait peut-être à un hold-up en bonne et due forme. Aucune importance, en définitive… Il était désormais flagrant que le chargement de Daum avait échappé à leur vigilance. Et c’était tout ce qui comptait. Miles, jubilant intérieurement, vida ses poches. — C’est tout ? ! dit Auson, incrédule, devant le peu de pièces et de billets étalés sur la table. — Nous sommes un peu… fauchés, pour l’instant, expliqua Miles. Nous espérons nous renflouer en faisant quelques affaires sur Tau Verde. — Merde, marmonna Auson, exaspéré, les yeux rivés sur Miles, qui haussa les épaules en lui adressant le sourire le plus stupide qui fût. Trois autres mercenaires firent leur entrée, poussant Baz et Elena devant eux. — Vous avez ramené l’ingénieur ? demanda Auson d’un ton morne, je suppose qu’il est aussi fauché que les autres. Relevant les yeux, il vit Elena. Et brusquement, son visage s’éclaira. Il bondit souplement sur ses pieds. — Mais où se cachait-elle, la mignonne ? Je commençais à croire que j’étais dans un repaire de phénomènes de foire, sur c’t’épave. Mais les affaires d’abord… tu as de l’argent ? Elena jeta un regard incertain en direction de Miles. — Un peu, acquiesça-t-elle, surprise de cette question. Pourquoi ? — Sur la table, ordonna Auson. — Miles ? dit-elle. Il desserra ses mâchoires, douloureuses à force d’être crispées. — Donne-lui ton argent, Elena, dit-il à voix basse. Auson lança un regard noir à Miles. — Je t’ai pas sonné, toi… J’ai pas besoin d’un larbin pour transmettre mes ordres. Et je veux plus entendre de messes basses, compris ? Miles acquiesça d’un sourire en hochant, toujours humblement, la tête. Distraitement, il frotta sa paume moite contre la couture de son pantalon. Elena, atterrée, déposa cinq cents dollars betans sur la table. Les yeux de Bothari s’écarquillèrent. — Où as-tu eu tout ça ? chuchota Miles alors qu’elle se reculait. — La comtesse… ta mère me les a donnés, répondit-elle sur le même ton. Elle voulait que j’aie un peu d’argent de poche à dépenser sur Beta. Je trouvais que c’était beaucoup trop, mais elle a insisté. Auson les compta, et arbora un large sourire. — Alors c’est toi la banquière, hein, fillette ? C’est plus raisonnable comme ça. Je commençais à penser que vous me cachiez quelque chose… Il inclina la tête, la détaillant des pieds à la tête avec un sourire mauvais. — Les gens qui cherchent à me pigeonner finissent toujours par le regretter. Auson vérifia le manifeste. — C’est bon ? demanda-t-il au chef du groupe qui avait ramené Elena et Baz. — Toutes les caisses qu’on a ouvertes correspondent, répondit le soldat. — Ils ont fait un chantier épouvantable, en bas, chuchota Elena. — Chut, dit Miles. Ce n’est pas grave. Auson soupira, et s’installa pour étudier leurs papiers. A un moment il releva les yeux vers Bothari avec un sourire de requin, puis vers Elena. Miles transpirait dans sa chemise. Quand il eut fini, il se cala contre le dossier de sa chaise et considéra Mayhew d’un œil torve. — C’est toi le pilote, hein ? demanda-t-il. — Oui, monsieur, répondit Mayhew avec humilité, comme le lui avait conseillé Miles. — Betan ? — Oui, monsieur. — Et t’es… bon, rien. T’es betan, ça répond à ma question. Jamais vu autant de zozos au mètre carré que sur cette planète. T’es prêt à nous suivre ? Mayhew jeta un coup d’œil incertain en direction de Miles. — Et merde, à la fin ! explosa Auson. J’ai dit que c’est moi qui commande, ici ! Si tu crois que ça m’amuse de penser que je vais devoir me cogner ta sale tronche au petit déjeuner pendant des semaines… Si j’attrape pas un ulcère, j’aurai de la veine. Ouais, c’est ça, continue à sourire, espèce de mutant, lança-t-il à Miles. Je parie que tu donnerais cher pour m’arracher les yeux, hein ? Miles se figea, soucieux. Il avait pourtant cru être convaincant, dans son rôle de rampant. C’était peut-être à cause de Bothari. — Non, monsieur, dit-il, clignant des yeux. Le mercenaire le punaisa sur place de son regard teigneux, puis soudain se leva. — Qu’est-ce que je m’emmerde avec tout ça, moi… De nouveau, il se tourna vers Elena. Il sourit pensivement. Elena plissa le front, inquiète. — Je vais te dire ce qu’on va faire, le mutant, annonça-t-il d’un ton débonnaire. Tu peux garder ton pilote. Les Betans, franchement, je commence à en avoir ma claque. Mayhew exhala un discret soupir de soulagement. Miles se détendit quelque peu… Pas pour longtemps… Auson indiqua Elena de son index. — C’est elle que je vais prendre, à la place. Va faire tes valises, ma belle. Silence de mort. Auson lui sourit, encourageant. — Tu ne rateras pas grand-chose, crois-moi. Y a rien à voir sur Tau Verde. Et si t’es gentille, tu pourras peut-être bien récupérer ton argent. Elena, liquéfiée, tourna des yeux dilatés par la peur vers Miles. — Mon seigneur… ? dit-elle d’une petite voix incertaine. Ce n’était ni une gaffe ni un oubli. En lui donnant ce titre, elle en appelait à sa protection. Il fut peiné que ce ne soit pas à Miles, tout simplement, qu’elle le demandât. Bothari était totalement statufié, le visage dur. Miles esquissa un pas vers le mercenaire, oubliant son humilité de façade. — Il était convenu que vous deviez emmener notre pilote, dit-il d’une voix forte. Auson eut un sourire carnassier. — C’est moi qui décide. Elle vient avec nous. — Elle ne le souhaite pas. Si vous ne voulez pas du pilote, prenez quelqu’un d’autre. — T’en fais pas pour elle, Rasibus. Elle aura pas le temps de s’ennuyer. Tu pourras même la reprendre en repartant. Si elle veut encore te suivre. — J’ai dit prenez quelqu’un d’autre ! Auson secoua la tête en riant et se détourna. La main de Miles se referma sur son bras. Les autres mercenaires, qui suivaient la scène, ne prirent même pas la peine de sortir leurs armes. Auson pivota sur lui-même, l’air ravi. Miles se rendit compte qu’il n’avait attendu que cela depuis le début. Ça tombait bien, lui aussi. La bagarre fut brève et inégale. Une empoignade, une clé, une manchette, et Miles se retrouva le nez au sol. Le goût écœurant du sang lui emplit la bouche. Il se redressa lentement, mais un coup de pied dans l’estomac le plia de nouveau en deux, le laissant définitivement sur le carreau. La joue collée contre la surface rugueuse du tapis de sol, Miles essayait tant bien que mal de faire descendre un peu d’air dans ses poumons. Dieu merci, la brute n’avait pas frappé dans les côtes, songea-t-il à travers un brouillard douloureux et nauséeux. Par la fente de ses paupières, il vit des bottes, agressivement plantées sous son nez. Auson fit demi-tour, les poings sur les hanches. — Alors ? lança-t-il, provocateur, aux hommes de Miles. Silence. Personne n’osait respirer. Tous les yeux se tournèrent vers Bothari, qui cependant resta de marbre. Le mercenaire, déçu, cracha par terre, juste à côté de Miles. — Assez perdu de temps, marmonna-t-il. Ce vieux tank ne vaut même pas la peine qu’on le confisque. Il haussa le ton à l’attention de son équipe. — On se tire d’ici. Allez, mignonne, en route, ajouta-t-il en prenant fermement Elena par le bras. Les cinq mercenaires secouèrent leur inertie et s’apprêtèrent à suivre leur chef. Elena regarda par-dessus son épaule et rencontra les yeux flamboyants de Miles. Elle comprit instantanément ce qui allait se passer et se retourna vers Auson avec une expression de froide détermination. — Maintenant, sergent ! s’écria Miles, qui se jeta lui-même sur un des hommes, celui qu’il avait vu plus tôt s’appuyer contre le mur. La pièce parut exploser. Une chaise, que Bothari avait, on ne sait comment, détachée de ses fixations, vola à travers la salle pour aller percuter le mercenaire qui portait le brise-nerfs. Celui-ci ne put esquisser le moindre geste et se retrouva K. O. Daum, réagissant au quart de tour, désarma son voisin et lança le neutralisateur à Mayhew qui, après une seconde d’hésitation, le retourna dans le bon sens et tira. Pas de chance, il n’était pas chargé. Les projectiles d’un injecteur explosèrent sauvagement contre un mur. Miles enfonça son coude dans le ventre du type sur lequel il s’était jeté et vit sa première hypothèse vérifiée. Ce dernier dégueula tripes et boyaux. Etat d’ivresse caractérisé. Miles lui coinça le bras dans le dos et appuya de toutes ses forces. Il fut le premier surpris de voir que, après quelques soubresauts, le gars s’immobilisait. Il capitule déjà ? se demanda Miles, la tête bourdonnante. S’écartant prudemment, il observa le visage de l’homme. Il était dans les vapes. Un mercenaire, propulsé par Bothari, passa en titubant devant Mayhew qui trouva finalement un moyen d’utiliser le neutralisateur. Et lui assena un coup de crosse et l’assomma proprement. — Bien joué, lui lança Bothari. Le sergent alla ensuite prêter main-forte à Daum. Quelques cris, un craquement sinistre, et le soldat alla rejoindre ses collègues sur le tapis. Le capitaine des mercenaires, le nez en sang, était étalé par terre, sous une Elena en furie. — Ça suffit, Elena ! fit Bothari en plaçant le canon d’un brise-nerfs sur la tempe d’Auson. — Non, sergent ! cria Miles. Auson roula des yeux horrifiés vers l’arme. — Je veux lui casser les jambes ! hurla Elena, enragée. Je veux le réduire en miettes ! Je vais en faire un robot ! Quand j’aurai fini, il t’arrivera à l’épaule, Miles ! — Plus tard, promit Bothari. Daum trouva un neutralisateur en état de marche, et le sergent arracha provisoirement Auson au sort peu enviable que lui réservait Elena. Il fit ensuite le tour de la pièce pour se rendre compte de la situation. — Il en manque trois, mon seigneur, dit-il à Miles. — Hmm, fit Miles en se remettant sur ses pieds. Plus une douzaine qui attendent dans l’autre vaisseau, songea-t-il. — Trouve d’abord les trois qui traînent ici et neutralise-les, reprit-il. — Bien, mon seigneur, fit Bothari. Mais ensuite… — Nous aviserons, le coupa Miles. Nous aviserons… Il commençait seulement à prendre conscience de la situation pour le moins embarrassante dans laquelle ils s’étaient mis. Quant aux conséquences, elles pourraient s’avérer désastreuses. — Trouvez vite une solution, mon seigneur, conseilla Bothari avant de franchir la porte et de disparaître dans un silence oppressant. Daum, se mordant nerveusement les lèvres, lui emboîta le pas. Miles commençait déjà à réfléchir au problème. — Sergent ! appela-t-il. Ramenez-en un éveillé que nous puissions l’interroger. — Très bien, mon seigneur. Miles tourna les talons et glissa dans une petite mare rouge et gluante. — Bon Dieu, marmonna-t-il en contemplant le désastre. Mais qu’est-ce que je vais faire d’eux, maintenant ? 9 Elena et Mayhew ne le quittaient pas des yeux, guettant sa décision. Miles réalisa soudain qu’il n’avait pas vu Baz Jesek participer à la bagarre. Il se tenait prostré dans un coin de la pièce. Ses yeux étaient deux billes folles. Sa respiration était rauque, saccadée. — Vous êtes blessé, Baz ? demanda Miles, inquiet. L’ingénieur répondit silencieusement par la négative. Miles rencontra son regard, et Jesek détourna la tête. Il sut alors pourquoi il ne l’avait pas remarqué au plus fort de l’échauffourée. La peur l’avait paralysé. On se bat déjà à un contre trois, songea Miles. On n’a pas les moyens de se passer d’un homme. Même s’il est mort de trouille. Il faut agir tout de suite. — Elena, Arde… Sortez dans le couloir et fermez la porte. Déconcertés, ils s’exécutèrent toutefois sans poser de questions. Miles s’avança vers Jesek. — Nous n’avons pas le choix, dit-il avec calme. Il faut que nous capturions leur vaisseau. Le mieux serait de les prendre par surprise en leur faisant croire que ce sont les autres qui reviennent. Et pour ça, il faut faire vite. La seule chance de nous en tirer est de leur tomber dessus avant qu’ils aient le temps de réaliser et donc de riposter. Je vais charger le sergent et Daum de s’emparer de leur salle de Nav et Comm pour prévenir ce genre de dérapage. L’autre secteur à prendre en priorité est la machinerie. Jesek gardait les yeux baissés, comme un homme en proie à la douleur ou au chagrin. Miles poursuivit. — Et vous êtes tout désigné pour ça, Baz. Je vous confie cette mission, à vous et à… Elena. L’ingénieur releva les yeux, affolé. — Oh non… — Mayhew et moi naviguerons dans le reste du bâtiment pour neutraliser tout ce qui bouge. En trente minutes, tout devrait être fini – d’une manière ou d’une autre. Jesek secoua la tête. — Je ne peux pas, murmura-t-il. — Ecoutez, Baz, vous n’êtes pas le seul à les avoir à zéro. Moi aussi, j’ai les chocottes, si vous voulez tout savoir. — Vous n’en avez pas l’air, dit Jesek. Même quand ce porc vous a tabassé, vous aviez l’air furieux, mais c’est tout. — Parce que j’étais dans le feu de l’action. Je n’ai aucun mérite. Jesek, une fois de plus, secoua la tête. — Je ne peux pas, répéta-t-il entre ses dents. J’ai essayé. Je ne peux pas. Miles prit sur lui de ne pas s’énerver. Il avait envie de proférer les pires menaces, mais renonça. On ne soignait sûrement pas la peur par la peur. — Je vous enrôle, déclara-t-il brusquement. — Hein ? — Je fais de vous mon d’homme d’armes ! Agenouillez-vous et placez vos mains entre les miennes. Jesek, la mâchoire pendante, le considéra quelques secondes avec stupeur. — Vous ne pouvez pas… je ne… Personne, à part un des officiers désignés par l’empereur, ne peut faire prêter serment à un vassal, et j’ai déjà juré fidélité à l’empereur quand j’ai été nommé officier et… je me suis parjuré quand… Sa phrase resta en suspens. — Ou un comte ou l’héritier d’un comte, reprit Miles. Evidemment, le fait que vous ayez déjà juré allégeance à Gregor me chiffonne un peu. — Vous n’êtes pas… Mais qu’est-ce que… Qui êtes-vous ? ! — Je ne veux pas en discuter. Sachez seulement que je suis bien un vassal de Gregor Vorbarra, et que je suis habilité à faire de vous mon homme. Ce que je vais faire tout de suite, parce qu’il y a le feu et qu’on s’occupera des détails plus tard. — Vous êtes dingue ! Vous croyez vraiment que ça va changer quelque chose ? Oui. Ça va te distraire, répondit silencieusement Miles. Très efficace. Ça marche déjà… — A genoux ! L’ingénieur obéit, l’air ahuri. Miles lui prit les mains, et commença sans tarder. — Répétez après moi. Moi, Bazil Jesek, affirme sur l’honneur être un vassal militaire parjure de Gregor Vorbarra, et déclare me mettre au service de… de… Bothari va voir rouge si je mets ma sécurité en danger. —… de la personne en face de moi… en tant que simple homme d’armes… Il sera mon seigneur jusqu’à ma mort ou jusqu’à ce qu’il me libère de mon serment. Jesek, l’air complètement hypnotisé, répéta derrière Miles. Miles enchaîna. — Moi, euh… bon, je passe… Moi, vassal de l’empereur Gregor Vorbarra, accepte votre serment, et m’engage à vous apporter la protection d’un seigneur. J’en fais le serment sur mon honneur de… sur mon honneur de Vor, conclut-il. Voilà. Vous avez maintenant le devoir de suivre mes ordres à la lettre et de m’appeler « mon seigneur ». Sauf devant Bothari. Attendez pour cela que j’aie trouvé le moyen de lui faire part de la nouvelle en y mettant les formes. Jesek se releva en chancelant, encore sous le choc. — C’était pour de vrai ? demanda-t-il. — Ben… c’était peut-être pas tout à fait dans les formes. Mais c’est fait, vous êtes maintenant mon homme d’armes. On frappa à la porte. Daum et Bothari entrèrent en poussant devant eux un prisonnier aux mains liées dans le dos. A en juger par les cercles argentés sur ses tempes et son front, c’était le pilote. Sans doute était-ce ce qui avait déterminé le choix de Bothari, l’officier était nécessairement au courant des codes d’identification. L’expression butée et arrogante du mercenaire ne présageait rien de bon. Miles flaira les complications à plein nez. — Baz, prenez Elena et le major avec vous et emmenez ces types dans la soute n°4, celle qui est vide. Faites attention, ils risquent de se réveiller et de devenir inventifs, alors verrouillez bien les portes. Ensuite, sortez nos propres armes de leur cachette, prenez les neutraliseurs et les arcs à plasma et allez nous attendre dans la navette. On vous rejoint dans quelques minutes. Une fois qu’Elena eut traîné le dernier corps inerte dehors, Miles ferma la porte et se tourna vers le prisonnier. — Vous savez, dit-il sur un ton d’excuse, j’apprécierais vivement que vous nous confiiez directement vos codes. Ça nous épargnerait beaucoup de peine. Le mercenaire eut un rictus méprisant.. — Pour vous, c’est sûr. Pas de sérum de vérité, hein ? Dommage, Rasibus. C’est pas ton jour de chance. Bothari se raidit, les yeux étrangement alertes. Miles le retint d’un léger mouvement de l’index. — Pas encore, sergent. En effet, soupira-t-il à l’intention du mercenaire, nous n’avons pas de thiopenta. Je suis désolé. Parce que nous devrons malgré tout obtenir votre coopération. D’une manière ou d’une autre. Le type ricana. — Va te faire foutre. L’homme redressa orgueilleusement la tête. — Le temps joue pour moi. Je suis assez endurci pour supporter n’importe quoi. Et si vous me tuez, je ne pourrai plus parler. Miles fit signe à Bothari et s’éloigna de quelques pas avec lui. — C’est ton rayon, sergent, chuchota-t-il. A mon avis, il n’a pas tout à fait tort. Qu’est-ce que tu dirais d’essayer de leur tomber dessus à l’aveuglette, sans codes ? Ça ne peut pas être pire que s’il nous en refile des faux. On pourrait éviter de… D’un geste nerveux, il montra le pilote. — Ce serait préférable avec les codes, trancha sans hésitation le sergent. Plus sûr. — Oui, mais je ne vois pas comment les lui arracher. — Moi je sais. On peut toujours faire craquer un pilote. Si vous me donnez carte blanche, mon seigneur… L’expression de Bothari perturbait Miles. Il semblait attendre le feu vert de Miles avec impatience. — Il faut décider maintenant, mon seigneur. Il songea à Elena, à Mayhew, à Daum et à Jesek, qui ne seraient pas là s’il ne les avait pas entraînés. — Vas-y, sergent. — Vous préférez peut-être attendre dans le couloir. Miles secoua la tête, l’estomac chaviré. — Non. C’est moi qui l’ai ordonné. Bothari inclina la tête. — Comme vous voudrez. J’ai besoin d’un couteau. D’un coup de menton, il indiqua la dague que Miles avait reprise au capitaine inconscient. Miles, à contrecœur, la lui tendit. Les yeux de Bothari s’éclairèrent un instant devant la beauté de la lame et son fil incroyablement acéré. — On n’en fait plus, des comme ça, dit-il à voix basse, comme pour lui-même. Et quel usage comptes-tu en faire, sergent ? songea Miles sans oser lui poser la question. Si tu lui demandes de baisser son pantalon, j’interromps immédiatement la séance, codes ou pas codes. Ils retournèrent auprès de leur prisonnier qui les attendait avec la désinvolture provocante d’un homme sûr de lui. Miles fit une nouvelle tentative. — Je vous conjure de coopérer, monsieur. Le type sourit. — Si tu crois me faire peur, Rasibus, tu te goures d’adresse. Je ne crains pas la douleur. Moi si, pensa Miles qui s’écarta. — A toi de jouer, sergent. — Tenez-le. Qu’il ne bouge pas, dit Bothari. Miles saisit le bras droit du pilote. Mayhew, sans savoir où voulait en venir le sergent, le gauche. Le mercenaire rencontra le regard de Bothari, et sa belle assurance vacilla. La bouche de Bothari se retroussa en un sourire que Miles ne lui avait jamais vu auparavant et qu’il souhaita aussitôt ne plus jamais revoir. Le type déglutit bruyamment. Bothari plaça la pointe de la dague près du bouton d’argent fixé sur la tempe droite de l’homme. Les yeux affolés du mercenaire roulèrent sur le côté. — Vous n’oseriez pas… murmura-t-il. Un peu de sang perla immédiatement à côté de l’implant. Le mercenaire, blanc comme un linge, retint sa respiration. — Attendez… dit-il. Bothari, d’une petite torsion de la lame, fit sauter le bouton, le saisit de sa main libre et tira. Un hurlement pathétique fusa de la gorge du pilote. Se dégageant soudain de l’étreinte de Miles et de Mayhew, il tomba à genoux, la bouche ouverte, les yeux prêts à jaillir de leurs orbites. Bothari agita l’implant sous le nez du type. Des fils colorés, fins comme des cheveux, pendaient telles des pattes d’araignée. Il fit tournoyer le bouton d’argent entre ses doigts, brillant et sanglant. Des milliers de dollars fichus en l’air… Le teint de Mayhew prit une vilaine couleur cendre à la vue de ce spectacle. Il gémit, faillit tourner de l’œil, et alla s’adosser contre le mur. Quelques secondes plus tard, il se pliait en deux pour vomir. Bothari s’accroupit face à sa victime. Il leva de nouveau la dague, et le mercenaire, paniqué, bondit pour aller se réfugier dans un coin, recroquevillé sur lui-même. Bothari, placidement, le suivit et posa la pointe de la dague sur l’implant frontal. — Il y a parfois pire que la douleur, murmura-t-il d’une voix rauque. Il pressa légèrement sur la lame. — Je t’écoute, dit-il calmement. Retrouvant sa langue, le mercenaire, terrorisé, déversa ses informations. Il n’y avait aucun doute quant à la véracité des renseignements qu’il débitait avec une sorte de démence, aucune place pour la dissimulation ou le mensonge. Miles surmonta ses tremblements pour écouter attentivement afin que rien de ce que révélait le pilote ne fût oublié. Quand le type commença à se répéter, Bothari le força à se relever et le poussa vers le sas de la navette. Elena et les autres regardèrent arriver le mercenaire, un filet de sang coulant de sa tempe, mais ne posèrent pas de questions. Sur un simple geste de Bothari, le pilote, d’une voix hachée, expliqua l’agencement interne du croiseur. Bothari le sangla sur un siège, où il s’effondra en sanglotant. Les autres, affreusement gênés, détournèrent le regard. Mayhew s’installa précautionneusement devant les commandes manuelles de la navette et s’assouplit les doigts. Miles vint le rejoindre. — Ça va, Arde ? Vous allez pouvoir piloter cette navette ? — Oui, mon seigneur. Miles observa son profil rigide. — Vous êtes sûr que ça ira ? — Oui, mon seigneur. Les propulseurs de la navette commencèrent à gémir. Quelques secondes plus tard, ils se détachaient du RG 132. — Tu savais ce qu’il allait faire ? demanda brusquement Mayhew à voix basse en lançant un bref coup d’œil oblique à Bothari et son prisonnier. — Pas vraiment. Les lèvres du pilote se pincèrent. — Salaud… — Ecoutez, Arde, il faut qu’une chose soit bien claire, murmura Miles. Je suis seul responsable de ce que Bothari fait quand il agit sur mon ordre. — Mon cul, oui. J’ai vu sa tête. Il y a pris plaisir. Pas toi. Miles hésita, puis se répéta, sur un ton plus insistant, espérant que Mayhew comprendrait. — Je suis responsable des actions de Bothari. Je le sais depuis longtemps, donc je ne cherche pas d’excuse. — C’est un malade, alors… — Il tient le coup. Mais comprenez-moi bien, Arde… si vous avez un problème en ce qui le concerne, c’est à moi que vous vous adressez, d’accord ? Le pilote jura entre ses dents. — Vous faites vraiment la paire, tous les deux. Miles observa sur les écrans le croiseur des mercenaires tandis qu’ils approchaient. C’était un petit navire de guerre, puissant et rapide, bien armé, l’Ariel. Quelque chose dans ses lignes fières évoquait la griffe illyricane, le lourd RG 132 n’aurait pas eu la moindre chance de lui échapper. Devant sa beauté fatale, il eut soudain l’envie folle de le posséder. Folle ? Pas tant que ça, finalement. Si les choses se déroulaient comme il l’espérait, l’Ariel serait bientôt à lui. Ils atteignirent sans encombre l’écoutille de l’Ariel, et Miles, aidé de Jesek, actionna le système d’ouverture. Bothari sangla plus étroitement le prisonnier sur son siège et rejoignit Miles. Lequel décida de ne pas perdre de temps avec les préséances. — D’accord, concéda-t-il devant son insistance silencieuse. Toi d’abord. Mais je viens juste derrière. — Je serai plus efficace si… Miles fit claquer sa langue, exaspéré. — Entendu, là… Alors toi, ensuite le maj… Non. Ensuite Baz. L’ingénieur croisa son regard. — Après Daum, moi, Elena et Mayhew. Bothari approuva cet ordre d’un bref hochement de tête. Le sas s’ouvrit en soupirant et Bothari se glissa à l’intérieur de l’Ariel. Jesek prit une forte inspiration, et s’engouffra à sa suite. Miles se tourna vers Elena. — Surveille Baz et arrange-toi pour qu’il fonce, chuchota-t-il. Ne lui permets pas de s’arrêter une seconde, même pour reprendre son souffle. Une exclamation fusa depuis l’intérieur du vaisseau. — Mais qu’est-ce… Le sifflement silencieux d’un neutraliseur l’empêcha d’en dire plus. Miles se dépêcha de rejoindre le sergent. — Il n’y en avait qu’un ? demanda-t-il en observant la forme grise et blanche par terre. — Oui, répondit Bothari. Et apparemment, l’effet de surprise est complet. — Parfait. Pourvu que ça dure. Allez, on se sépare, à présent. Bothari et Daum disparurent dans le premier couloir latéral. Jesek et Elena prirent la direction opposée. Miles s’enfonça dans la troisième direction avec Mayhew. Ils s’arrêtèrent devant la première porte fermée. Le pilote passa devant lui, avec une sorte d’agressivité mal assurée. — Moi d’abord, mon seigneur, dit-il. — Allez-y, Arde. Mayhew déglutit et leva son arc à plasma. — Euh, une seconde, Arde… Miles pressa le système d’ouverture de la porte. Celle-ci glissa sur son rail en douceur. — Ça ne sert à rien de les défoncer si elles ne sont pas verrouillées, expliqua-t-il à voix basse. — Ah oui, dit Mayhew, décontenancé. Il se ressaisit et franchit l’ouverture en poussant une sorte de cri de guerre. Les pieds écartés, la bouche menaçante, il balaya la pièce de son neutraliseur, puis s’immobilisa. C’était une petite salle de stockage, vide à part quelques caisses en plastique fixées à l’aide de cordes. Aucun signe de l’ennemi. Miles passa la tête par l’entrebâillement, jeta un coup d’œil et se recula. — Vous savez, dit-il alors qu’ils continuaient à remonter le couloir, je crois qu’il vaudrait mieux ne pas crier quand nous entrons dans une salle. C’est quand même plus facile de viser des gens immobiles que des types qui sautent dans tous les sens pour se mettre à l’abri… — C’est comme ça qu’ils font dans les films, dit Mayhew. Miles, qui avait à l’origine prévu d’adopter la même méthode que celle du pilote, et pour les mêmes raisons, s’éclaircit la gorge. — Evidemment, ce n’est pas très glorieux d’arriver sur la pointe des pieds et de tirer sans prévenir, mais j’ai la conviction que ce sera plus efficace. Ils prirent un tube ascensionnel, et se retrouvèrent face à une nouvelle porte. Une fois de plus, la porte s’ouvrit sans la moindre difficulté. C’était une grande cabine plongée dans une semi-pénombre. Trois couchettes sur quatre étaient occupées. Miles et Mayhew entrèrent sans bruit et se positionnèrent de façon à ne pas manquer leurs cibles. Au signal de Miles, ils tirèrent de concert. Miles tira de nouveau alors que la troisième silhouette se redressait et tentait d’attraper son arme accrochée près de la couchette. — T’as vu ça ? s’exclama Mayhew. Des femmes ! Ce capitaine est vraiment une belle ordure. — Ce n’étaient pas des prisonnières, dit Miles, appuyant sur l’interrupteur pour en avoir le cœur net. Regardez les uniformes. Elles font partie de l’équipage. Ils sortirent. Miles était pensif. Elena aurait peut-être été traitée de manière décente. Ces femmes n’auraient pas laissé Auson la maltraiter. Mais, de toute façon, il était trop tard pour faire machine arrière… Une voix rocailleuse venait vers eux. — Putain de Dieu, j’avais pourtant prévenu cet abruti que… Un officier, en train de boucler la ceinture de son holster, déboula soudain face à eux, tête baissée. Dans son élan, il heurta Mayhew et, sans une seconde d’hésitation, engagea aussitôt le combat. Mayhew reçut un coup de pied dans le ventre et s’effondra. L’officier se rua alors sur Miles qui se retrouva plaqué contre le mur, les pieds gigotant dans le vide. — Tirez, Arde ! parvint-il à articuler alors que l’autre accentuait sa pression autour de son cou. Mayhew rampa jusqu’à son neutraliseur, qui avait valdingué dans la bataille, et tira. Le mercenaire s’affaissa. Miles glissa alors sur les genoux, un peu secoué, et essaya de retrouver son souffle. — Je persiste à penser qu’il est préférable de leur tomber dessus quand ils dorment, marmonna-t-il. Je me demande s’il y en a encore beaucoup des comme lui… ou elle… ? — Les deux, dit Mayhew qui retourna l’hermaphrodite, révélant les traits fins de ce qui pouvait aussi bien être un jeune et beau garçon qu’une femme au tempérament volontaire. Des boucles brunes encadraient le visage et retombaient sur le front. — D’après l’accent, en tout cas, c’est un Betan. — C’est logique, dit Miles en se relevant. Je crois qu’on ferait mieux de continuer, dit-il en se massant le cou. Ils visitèrent une dizaine d’autres cabines, toutes vides, et arrivèrent finalement dans la salle Nav et Comm où ils découvrirent deux corps empilés près de la porte. Bothari et Daum maîtrisaient calmement la situation. — La salle des machines est sous notre contrôle, annonça aussitôt le sergent. Baz et Elena en ont neutralisé quatre. Nous, trois. Ça fait sept. — Plus nos quatre à nous, dit Miles, la voix enrouée. Il faudrait faire cracher une liste de l’équipage à l’ordinateur pour voir… — C’est déjà fait, mon seigneur, dit Bothari en se détendant sensiblement. Apparemment, nous avons le compte. Il ne reste plus que la médic. Mais elle est inoffensive et nous l’avons bouclée à l’infirmerie. — Parfait… Miles bascula sur un siège et se frotta les tempes. Un pli inquiet barra le front de Bothari. — Vous êtes blessé, mon seigneur ? — Juste été un peu secoué. Ça va aller… Bon, que fait-on maintenant ? Je suppose qu’il vaut mieux enfermer tout le monde, avant qu’ils se réveillent. Le visage de Bothari se ferma. — Ils sont trois fois plus nombreux que nous, mon seigneur. Vouloir les garder prisonniers serait très dangereux. Miles releva vivement la tête pour rencontrer le regard du sergent. — Je trouverai quelque chose… articula-t-il difficilement. Mayhew renifla avec dédain. — Qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? Les balancer dehors ? Devant le silence qui accueillit sa remarque, son expression vira à la consternation. Miles quitta son siège à contrecœur. — Dès qu’on les aura enfermés, on va s’occuper de notre livraison. Les Oserans ne vont pas tarder à demander des nouvelles de leur vaisseau, même s’ils n’ont reçu aucun signal de détresse. Peut-être que les copains du major Daum pourront nous débarrasser de ces types… ? D’un signe de tête, il interrogea le major qui répondit par un haussement d’épaules. Il n’en savait rien… Miles, les jambes en guimauve, sortit pour rejoindre la salle des machines. La première chose qu’il remarqua en arrivant fut que la boîte de premiers secours n’était pas à sa place. Son cœur s’emballa brusquement sous l’effet de la panique. Angoissé, il chercha Elena des yeux. Pourquoi Bothari ne lui avait-il pas… Stop. Pas d’affolement. Elle était là. Dans le rôle de soignante. Jesek était lourdement affalé sur une chaise. Elena, penchée sur lui, étalait de la pommade sur une brûlure qu’il avait au bras. L’ingénieur la regardait avec une expression de gratitude. Miles trouva son sourire particulièrement niais. Son sourire s’élargit quand Jesek vit Miles. Il se leva aussitôt – au grand dam d’Elena qui essayait à présent de bander la plaie – et adressa à Miles un rapide salut barrayaran. — La salle des machines est maîtrisée, mon seigneur, annonça-t-il avant de réprimer un fou rire. Crise d’hystérie, songea Miles. Elena, agacée, le repoussa sur sa chaise où il pouffa comme un gamin. Miles accrocha le regard d’Elena. — Comment ça s’est passé, ton baptême du feu ? — On n’a rencontré personne en venant jusqu’ici, expliqua-t-elle. Ils étaient tous là. On en a neutralisé deux en entrant. Un troisième avait un arc à plasma et s’est caché derrière les conduites, là-bas. Et puis cette femme m’a sauté dessus… D’un geste, elle indiqua une forme inconsciente étalée par terre. —… ce qui m’a sûrement sauvé la vie parce que, du coup, celui qui avait l’arc ne pouvait pas tirer tant que je me battais avec sa copine. Elle baissa les yeux vers Jesek, lui souriant avec admiration. — C’est là que Baz a foncé sur lui et l’a envoyé au tapis. Il a fallu un drôle de courage pour charger avec un simple neutraliseur, tu ne trouves pas ? De mon côté, je venais d’assommer à moitié mon adversaire, et Baz l’a ensuite neutralisée. Voilà, c’était fini. Le mercenaire a juste eu le temps de tirer une seule fois. Baz l’a échappé belle ; il peut s’estimer heureux de s’en sortir avec une légère brûlure. En tout cas, moi, je n’aurais pas osé faire ce qu’il a fait. Et toi ? Durant tout le récit, Miles avait arpenté la salle en imaginant la scène. Du bout de sa botte, il souleva la tête du mercenaire qui tenait encore son arc à plasma, et songea à son propre tableau de chasse pour la journée – un type imbibé comme une éponge et deux femmes endormies. Pas de quoi pavoiser. Il sentit l’aiguillon de la jalousie le titiller. Pensivement, il se racla la gorge et releva la tête. — Non, sans doute pas, admit-il. J’aurais sûrement sorti mon propre arc à plasma pour tenter de brûler les fixations de cette barre métallique, là, et la lui faire tomber sur la tête. Ensuite, je n’aurais plus eu qu’à le ramasser ou bien à le neutraliser s’il bougeait encore. — Oh… fit Elena. Le sourire de Jesek fléchit. — Je n’ai pas pensé à ça. Miles s’adressa mentalement de virulents reproches. Bravo… c’était beau et digne de sa part – enfoncer un officier qui avait plus que quiconque besoin d’être encouragé. Non seulement c’était cruel pour Jesek, mais en plus il fallait vraiment qu’il ait la vue courte. Ce foutoir ne faisait que commencer et il aurait besoin de tout son monde. Il se reprit immédiatement. — Dans le feu de l’action, je n’y aurais probablement pas pensé. Il est toujours facile de donner des leçons une fois la bagarre finie. Vous vous en êtes extrêmement bien sorti, monsieur Jesek. Jesek se redressa avec une raideur empruntée. — Merci, mon seigneur. Profitant de ce qu’Elena se fût éloignée pour examiner l’un des mercenaires, il se pencha et ajouta, à voix basse : — Comment avez-vous su… comment pouviez-vous savoir que j’étais capable de… Bon sang, je ne le savais pas moi-même ! Je croyais ne jamais plus pouvoir me battre. — Je l’ai toujours su, mentit Miles avec assurance. Dès la première fois où je vous ai vu. C’est inné, vous savez. Nous autres Vor avons ce genre de facultés… — J’ai toujours pensé que c’était de la connerie, avoua Jesek qui, une fois encore, secoua la tête avec incrédulité, à la limite de l’émerveillement. Miles haussa les épaules. — En attendant, ce qui est certain, maintenant, c’est que je peux compter sur vous. Vous avez vraiment fait du beau travail, Baz. A propos de travail, il va falloir mettre tous ces types sous clé jusqu’à ce qu’on décide de leur sort. Cette brûlure va-t-elle vous handicaper, ou bien pensez-vous pouvoir faire démarrer ce vaisseau assez vite ? Jesek regarda autour de lui. — Leur technologie est assez avancée… commença-t-il avec hésitation. Son regard revint sur Miles, bien planté devant lui, et sa voix se raffermit. — Oui, mon seigneur. Je peux faire démarrer ce vaisseau. Miles, imitant l’attitude autoritaire de son père, adressa un mouvement ferme du menton à l’ingénieur. Aussitôt, Jesek se ressaisit et entama sans tarder un tour d’inspection des machines. Miles s’arrêta près d’Elena pour lui répéter les instructions concernant les mercenaires. Elle inclina la tête, une lueur amusée dans les yeux. — Dis donc, tu ne m’as pas dit comment s’est passé ton baptême du feu… ? Un sourire monta malgré lui à ses lèvres. — Instructif. Très instructif. Au fait… est-ce que tu as crié, en débarquant dans la pièce ? Elle cligna des yeux, étonnée. — Oui, évidemment. Pourquoi ? — Oh, pour rien. Une théorie sur laquelle je planche… Il la salua d’une petite révérence comique, et sortit. 10 Miles, à l’aide de son brise-nerfs, fit signe au capitaine des mercenaires de le précéder dans l’infirmerie. L’arme mortelle semblait étrangement légère et maniable dans ses mains. Le meurtre devenait un jeu d’enfant, avec cet engin. Il aurait été plus à l’aise avec un neutraliseur, mais Bothari avait insisté pour qu’il fasse montre de détermination devant les prisonniers. — Ça évite les problèmes, avait-il dit. Le capitaine Auson, avec ses deux bras cassés et son nez en chou-fleur, n’avait semble-t-il pas les moyens de leur causer d’ennuis. En revanche, la nervosité féline et les coups d’œil obliques que lançait à son chef le lieutenant Thorne, l’hermaphrodite betan, montraient qu’il fallait se méfier. Et Miles approuva la prudence de Bothari. Il trouva le sergent adossé contre un mur, affichant une désinvolture trompeuse, et la médic, l’air complètement claquée, qui se préparait à recevoir les clients suivants. Thorne allait avoir droit à quelques points de suture au-dessus de l’œil et une injection pour calmer la migraine consécutive à la neutralisation. L’effet de la piqûre fut immédiat. Le lieutenant soupira et regarda Miles avec curiosité. — Qui vous êtes, d’abord ? demanda-t-il. Miles arbora un demi-sourire qu’il espérait empreint d’une courtoisie énigmatique et garda le silence. — Que comptez-vous faire de nous ? insista Thorne. Bonne question. Miles n’en savait encore rien. Il était retourné à la soute 4 du cargo pour découvrir que leur premier lot de prisonniers s’apprêtait à jouer les filles de l’air. Il n’avait donc fait aucune objection pour que Bothari les transporte jusqu’à l’Ariel. Là, une autre surprise les attendait. L’ingénieur en chef et ses assistants avaient presque réussi à saboter les fermetures magnétiques de leur cellule. Miles, de guerre lasse, avait laissé Bothari les neutraliser. Pour l’instant, ils étaient tranquilles. Bothari avait raison. Il fallait trouver une solution. Et à toute vitesse. Il n’était pas question de garder tous les membres de l’équipage neutralisés pendant plus d’une semaine, entassés dans une soute étroite, sans risquer de leur causer de sérieuses lésions, tant physiques que psychologiques. Les hommes de Miles, en infériorité numérique, devaient se battre sur plusieurs fronts – s’occuper des deux vaisseaux et surveiller les prisonniers. Sans compter que la fatigue ne tarderait pas à multiplier les erreurs. La solution expéditive de Bothari n’était pas tout à fait dénuée de logique, songea Miles. Mais son œil tomba sur la forme inerte recouverte d’un drap dans le coin de la pièce, et il frissonna intérieurement. Le pilote qu’ils avaient fait parler était décédé des suites de ses blessures. De ses tortures, pensa Miles, amer. Plus jamais ça. Au prix d’un effort méritoire, il réprima un accès de panique en réalisant l’ampleur de son problème, et choisit de gagner du temps. — Votre équipage vous est-il acquis, ou l’est-il à l’amiral Oser ? demanda Miles à Auson. — Les Oserans sont une libre coalition de mercenaires, rétorqua Auson, rigide. La plupart des capitaines sont des capitaines-propriétaires. C’est moi qui détiens les contrats de tout le monde, sur mon vaisseau. Tout le monde, insista-t-il avec un regard appuyé à l’adresse de Thorne qui pinça les narines. — Mon vaisseau, rectifia Miles. Un rictus mauvais étira la bouche d’Auson dont les yeux se rivèrent sur le brise-nerfs. Toutefois, ainsi que Bothari l’avait prévu, il n’en rajouta pas. La médic plaça le bras du capitaine dans un appareil orthopédique et commença à l’étirer. Auson blêmit et serra les dents. Miles compatit malgré lui. — Vous êtes les pires caricatures de soldats que j’aie jamais vues de toute ma carrière, déclara-t-il avec une grandiloquence affectée. Les lèvres de Bothari parurent réprimer un sourire amusé. Miles l’ignora. — C’est un miracle que vous soyez encore tous en vie. Vous devez choisir vos ennemis avec un soin tout particulier. Il se frotta machinalement l’estomac, encore douloureux, et haussa les épaules. — Je suis bien placé pour le savoir. Auson vira au cramoisi et baissa les yeux. — C’était juste pour rigoler un peu, marmonna-t-il. Ça fait un an qu’on se fait suer dans ce putain de blocus. — Rigoler un peu, répéta Thorne, méprisant. C’est bien toi, ça… Cette fois, je les tiens. Cette certitude résonna comme un gong dans l’esprit de Miles. Il punaisa Auson sur place de son regard perçant. — A quand remonte votre dernière inspection générale ? demanda-t-il à brûle-pourpoint. Auson parut regretter, un peu tard, de s’être montré bavard. Ce fut Thorne qui répondit. — Un an et demi. Miles, secrètement ravi, releva le menton en une attitude agressive. — Je ne souffrirai pas cette gabegie plus longtemps. Vous allez en avoir une immédiatement. Bothari, toujours derrière lui, maintenait une impassibilité remarquable, mais Miles sentit son regard interrogateur – qu’est-ce que c’est encore que cette invention ? – lui vriller les omoplates. Miles refusa de se retourner. Auson ne se gêna pas cependant pour formuler tout haut ce que le sergent pensait tout bas. — Mais de quoi vous parlez ? Et qui vous êtes, à la fin ? Je vous prenais pour des contrebandiers… Il bondit sur ses pieds, et Bothari pointa aussitôt le nez de son brise-nerfs sur lui. Exaspéré, il tempêta en montant d’une octave. — Vous êtes des contrebandiers, je vous dis ! Je suis sûr de pas me gourer. C’est quoi que vous passez en douce ? Le vaisseau lui-même ? Pour qui ? Dites-moi, à la fin… implora-t-il plaintivement. Qui êtes-vous ? Miles eut un sourire froid. — Des conseillers militaires. Il eut la sensation presque tangible de voir le capitaine et son lieutenant se tasser. Dans la mesure où il tenait à accréditer son rôle, Miles, non sans un certain plaisir, commença l’inspection par l’infirmerie elle-même. Sous l’œil vigilant du brise-nerfs, la médic sortit son inventaire officiel et entreprit de déballer ses tiroirs. Avec un instinct acéré, Miles repéra aussitôt des drogues nocives, susceptibles de provoquer des dommages physiologiques irréversibles. Première violation du règlement. Il inspecta ensuite le matériel. Et là encore, il sut rapidement trouver la faille. Il se dirigea vers un caisson métallique rutilant, qui de toute évidence ne pouvait fonctionner. A la place de l’ordinateur de contrôle, seuls quelques fils pendaient lamentablement. — Peut-on savoir depuis combien de temps cette cryochambre n’est plus en état de servir, médic ? — Six mois, marmonna-t-elle. L’ingénieur n’arrêtait pas de dire qu’il viendrait s’en occuper, ajouta-t-elle, sur la défensive, devant les sourcils froncés de Miles. — Et vous ne lui avez jamais demandé de s’activer un peu ? Vous ne vous êtes pas non plus adressée à vos supérieurs pour qu’ils s’en chargent ? — Ben… il n’y avait pas urgence, en fait. On n’a jamais utilisé la… — Et en six mois, votre capitaine n’a procédé à aucune inspection ? — Non, monsieur. Miles adressa à Auson et à Thorne un regard aussi froid que possible, puis s’attarda délibérément sur le cadavre recouvert d’un drap. — Dommage pour votre pilote… Si la cryochambre avait fonctionné, on aurait pu le maintenir au froid et l’opérer plus tard… — Comment est-il mort ? s’enquit Thorne sur un ton tranchant. Miles éluda la question. — Bravement, dit-il. Comme un soldat. Horriblement, comme un animal sacrifié, rectifia-t-il pour lui-même. Il était impératif qu’ils ne l’apprennent jamais. — Je vous enverrai l’ingénieur dans la journée, poursuivit Miles. Je veux que le moindre appareil, dans cette pièce, soit en état de marche d’ici demain. En attendant, je vous conseille vivement de faire en sorte que ce placard à balais ressemble davantage à une infirmerie militaire. Est-ce bien compris, médic ? Il avait baissé la voix, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un chuchotement, tel le souffle d’un coup de fouet. La médic se mit presque au garde-à-vous. — Oui, monsieur ! cria-t-elle. Auson, congestionné, aurait de rage sauté sur Miles s’il l’avait pu. Thorne, quant à lui, arborait un mince sourire. Ils sortirent, laissant derrière eux la médic qui ouvrait précipitamment tous les tiroirs de ses mains tremblantes. Miles fit signe aux deux mercenaires de les précéder dans le couloir, et attendit Bothari pour tenir avec lui une conférence d’urgence. — Vous la laissez sans surveillance ? dit le sergent, réprobateur. C’est de la folie. — Elle est trop occupée pour ruer dans les brancards. Avec un peu d’imagination, je ne lui laisserai même pas le temps de faire une autopsie du pilote. Dis-moi vite, sergent ! Si je veux continuer à jouer le jeu de l’inspection générale, où est-ce que j’ai le plus de chance de mettre le doigt sur des négligences ? — Dans ce navire ? N’importe où. — Sergent, je suis sérieux ! Il faut que je trouve d’autres infractions et, comme je dois attendre que Baz soit rétabli pour inspecter les machines avec lui, dis-moi par où continuer. — Dans ce cas, essayez les cabines de l’équipage, suggéra Bothari. Mais pour quoi faire ? — J’ai trouvé le moyen de les empêcher de comploter pour récupérer leur vaisseau. Je veux que ces deux types nous prennent pour une sorte de commando de super-mercenaires. — Ils ne marcheront jamais. — Ils marcheront, sergent. Ils en redemanderont, même, tu verras. Tu vois pas que ça ménage leur amour-propre ? A ton avis, qu’est-ce qui est plus valorisant pour eux ? Constater qu’ils ont affaire à des pros, ou penser qu’ils se sont fait blouser par des bleus ? — C’est évident, non ? — Alors, ouvre tes mirettes, sergent. Tu vas voir ce que tu vas voir ! Il esquissa un petit entrechat silencieux, remit en place son masque rigide d’officier pète-sec, et rattrapa ses prisonniers, ses bottes résonnant dans le corridor. Les cabines de l’équipage se révélèrent, aux yeux de Miles, un véritable cadeau du ciel. Bothari se chargea de la fouille. Son flair pour dégoter les pièces à conviction, preuves accablantes d’infractions, donnait le frisson. Quand il dénicha les bouteilles d’éthanol, Auson et Thorne parurent trouver ça tout naturel. De toute évidence, le coupable était connu et son défaut toléré. En revanche, les seringues et la poudre provoquèrent une surprise générale. Miles s’empressa de confisquer le tout, abandonnant magnanimement une collection de revues porno, et demanda à Auson, sur un ton méprisant, s’il connaissait la différence entre un vaisseau de guerre et un vaisseau de croisière. Le capitaine rongea son frein en silence. Miles examina les cabines d’Auson et de Thorne avec un soin tout particulier dans le but d’y trouver des indices révélateurs de leur personnalité. Il nota avec intérêt que celle de Thorne était pratiquement en ordre. Quand ils arrivèrent à sa cabine, la dernière, Auson semblait se préparer au pire. Miles, avec un sourire suave, fit en sorte que Bothari, après inspection, remette chaque chose à la place où elle se trouvait à leur arrivée. Quand ils ressortirent, il s’avérait que, de toute évidence, Auson n’avait aucun vice particulier. La collection d’armes, dont certaines exotiques, était impressionnante. Miles chargea Bothari de les examiner et de les essayer une à une, pendant que, de son côté, avec un art consommé du spectacle, il notait chaque article non réglementaire sur une liste. Stimulé et inspiré, il déploya une créativité oratoire merveilleusement caustique. Les mercenaires grinçaient des dents. Ils inspectèrent ensuite l’arsenal. Miles descendit un arc à plasma d’une étagère poussiéreuse. — Vous stockez vos armes chargées ou déchargées ? — Déchargées, maugréa Auson, tendant légèrement le cou. Miles arqua les sourcils et pointa brusquement l’arme sur le capitaine, le doigt crispé sur la détente. Auson verdit. Au dernier moment, Miles dévia légèrement le canon et propulsa une giclée qui frôla l’oreille d’Auson. Le mercenaire sursauta. — Déchargées ? jubila Miles. Je vois. Une sage décision, j’en suis certain. Les deux officiers se figèrent. Alors qu’ils sortaient, Miles entendit Thorne murmurer : — Je te l’avais bien dit… Auson répondit d’un grognement inarticulé. Miles briefa Baz en privé avant qu’ils arrivent à la salle des machines. — Vous êtes désormais le commandant ingénieur en chef Bazil Jesek, des mercenaires Dendarii. Vous êtes un dur à cuire qui avale gloutonnement des techniciens ingénieurs pour son petit déjeuner, et vous êtes totalement consterné par ce qu’ils ont fait de ce beau navire. — A vrai dire, d’après ce que j’ai pu voir, ça n’a pas l’air aussi dramatique, dit Baz. L’ennui, je vous l’ai déjà dit, c’est qu’on a affaire à une technologie avancée, et je me demande bien comment je vais pouvoir procéder à une inspection alors qu’ils en savent beaucoup plus que moi. Ils vont tout de suite se rendre compte que je bluffe ! — Non. N’oubliez pas que c’est vous qui posez les questions. N’hésitez pas à abuser des « mmh » et à prendre l’air sévère. Ne vous laissez surtout pas impressionner. Ça ne vous est jamais arrivé d’avoir pour commandant ingénieur une vraie peau de vache, que personne ne pouvait encadrer mais qui avait toujours raison ? Baz fouilla dans ses souvenirs. — Si… le lieutenant Tarski. Je me souviens… quand on était ensemble, avec les gars, on cherchait le moyen de l’empoisonner. On avait des fois des idées géniales, mais on n’est jamais passés à l’acte. Quel fumier, celui-là… — Parfait. Imitez-le. — Ils ne me croiront jamais. Je ne peux pas… j’ai jamais été… Je n’ai même pas un cigare pour me donner une contenance ! Miles réfléchit une seconde, fila à toute allure et revint une minute plus tard avec un paquet de cigarillos trouvé dans une des cabines. — Mais je ne fume pas ! protesta Baz. — Eh bien, mâchouillez-le, ça suffira. C’est même préférable que vous ne l’allumiez pas. On ne sait jamais ce qu’ils ont pu mettre à l’intérieur… — Tiens, intéressant comme idée… Dommage qu’on ne l’ait pas eue pour empoisonner le vieux Tarski. Miles le poussa devant lui. — Allons-y. Glissez-vous dans la peau de ce fils de pute pollueur d’air qui voit rouge dès qu’on lui répond « je ne sais pas ». Si je peux le faire, dit-il, vous aussi. Baz inspira un grand coup, se redressa, arracha le bout du cigarillo avec ses dents, le cracha sur le pont et le fixa un instant. — J’ai glissé sur un de ces trucs dégoûtants, un jour. J’ai bien failli me fracasser le crâne. Tarski, évidemment… Il coinça le cigarillo entre ses dents et s’avança d’un pas déterminé vers la salle principale des machines. Miles rassembla l’équipage de l’Ariel au grand complet dans la salle de conférences. Il était au centre de la pièce. Bothari, Elena, Jesek et Daum étaient postés près des issues, armés d’arcs à plasma et de brise-nerfs. — Je m’appelle Miles Naismith. Je représente la Flotte des Mercenaires Libres Dendarii. — Jamais entendu parler, lança un fort en gueule sur sa gauche. Miles eut un sourire acide. — Nous ne faisons pas de publicité. Le recrutement se fait uniquement par cooptation. Et franchement… Son regard balaya lentement ses auditeurs, s’arrêtant sur chacun d’entre eux, reliant chaque visage à son nom et à ses objets personnels. —… si ce que j’ai vu jusqu’à présent est révélateur de votre niveau de compétence, vous ne risquiez pas d’entendre parler de nous. Mais nous avons été chargés d’une mission… Auson, Thorne et l’ingénieur en chef, l’œil terne – être ballotté et questionné pendant des heures à propos du moindre boulon, de la plus petite soudure, des armes, des outils, des données informatiques, et des boîtes de conserve empilées dans la cambuse, ça fatigue… –, ne réagirent même pas. Le discours de Miles semblait laisser Auson rêveur. Miles se mit à marcher de long en large devant son auditoire, débordant d’énergie. — En principe, nous ne formons pas de recrues, particulièrement à partir d’une matière première aussi mal dégrossie. Après votre prestation d’hier, je n’aurais personnellement eu aucun scrupule à vous éliminer. Purement et simplement ! Il les défia farouchement. Ils avaient l’air nerveux, incertains. N’était-ce pas une expression de chien battu, qu’il apercevait, au fond ? Il passa la vitesse supérieure. — Mais on m’a imploré de vous laisser en vie, pour une question d’honneur, et cette requête, messieurs, m’a été faite par le meilleur soldat qui soit, meilleur que vous ne le serez jamais… et à qui vous devez la vie. Il se tourna vers Elena – récemment promue « Commandant Elena Bothari, instructeur du combat sans armes » – qui, préparée, releva fièrement le menton. Pour être honnête, Miles se demandait si elle n’aurait pas pris plaisir à pousser elle-même Auson dehors – juste lui. —… Aussi ai-je consenti à vous donner une chance. Pour parler un langage que vous comprendrez mieux, disons que l’ex-capitaine Auson m’a cédé vos contrats. Un murmure rageur courut parmi les mercenaires. Deux d’entre eux se levèrent, créant un début de rébellion. Heureusement, ils hésitèrent, ne sachant trop s’ils devaient se jeter à la gorge d’Auson ou de Miles. Avant que ces remous ne dégénèrent, Bothari ajusta son brise-nerfs en faisant délibérément claquer la crosse dans sa main. Les lèvres du sergent étaient retroussées en une grimace canine. Ses yeux pâles lançaient des flammes. Les mercenaires perdirent pied. Ceux qui s’étaient levés se rassirent prudemment, les mains posées à plat, en évidence, sur leurs genoux. Miles admira la force de Bothari, lui enviant cette autorité menaçante et particulièrement efficace. Pour lui, ce n’était pas du chiqué. La férocité du sergent était réelle au point d’en être presque palpable. Miles haussa le ton pour dissiper les derniers murmures confus qui couraient encore dans son auditoire. — Selon le règlement dendarii, vous commencerez tous au même rang. Le plus bas : simple recrue. Ceci n’est pas une insulte. Tout Dendarii, y compris moi-même, a débuté par là. Vos promotions seront en rapport avec vos capacités, capacités dont vous devrez me fournir les preuves. En raison de votre expérience passée et compte tenu des exigences du moment, vous accéderez sans doute rapidement aux grades supérieurs. En clair, cela signifie que n’importe lequel d’entre vous aura la possibilité, en quelques semaines, de devenir capitaine de ce vaisseau. Le murmure s’amplifia. Ce que ça signifie réellement, songea Miles, c’est que je viens de semer la zizanie dans vos rangs… Il regarda avec délectation l’ambition éclairer les yeux des soldats. Le feu qu’il venait d’allumer entre les chefs n’était pas non plus dénué d’intérêt, Thorne et Auson se mesuraient froidement du regard. — Votre entraînement commence sur-le-champ. Ceux qui n’auront pas été assignés à un groupe poursuivront temporairement leurs activités antérieures. Des questions ? Il retint son souffle. Son plan ne tenait qu’à un fil. Il saurait dans une seconde si… — Quel est votre rang ? demanda un mercenaire. Miles opta pour une certaine souplesse. — Vous pourrez m’appeler « monsieur Naismith ». A partir de là, ils avaient de quoi échafauder toutes sortes de théories… — Alors comment on peut savoir à qui on doit obéir ? renchérit le trublion du départ. Miles découvrit ses dents en un sourire carnassier. — Disons que s’il vous prend l’envie de désobéir à un seul de mes ordres, je vous exécuterai séance tenante. A vous de comprendre. Ses doigts, légèrement, tambourinèrent sur la crosse de son brise-nerfs. Bothari devait lui avoir transmis certaines de ses vibrations, car le trublion s’écrasa sans insister. Un mercenaire leva sagement la main, comme un gosse demandant à la maîtresse l’autorisation d’aller aux toilettes. — Oui, recrue Quinn ? — Quand aurons-nous des copies du règlement dendarii ? Miles eut la sensation que son cœur s’arrêtait net. Il n’avait pas du tout pensé à ça. La requête était tout à fait légitime et raisonnable. L’officier modèle pour lequel il cherchait à se faire passer devait rapidement trouver une parade… Il sourit avec un aplomb qu’il était loin de ressentir. — Demain, assura-t-il, la bouche sèche. J’en ferai distribuer une copie à chacun d’entre vous. Une copie de quoi ? Un problème de plus à résoudre… Après un petit temps de silence, une nouvelle voix s’éleva. — De quels genres d’avantages est-ce que les… les Dendarii bénéficient ? Est-ce qu’on a droit à des vacances payées ? Et une autre : — Est-ce qu’on a des primes ? Et c’est quoi, d’abord, la paie ? Et encore une autre : — Est-ce que les pensions seront les mêmes que sur nos anciens contrats ? Miles, confondu par cette avalanche de questions pratiques, dut se cramponner pour ne pas déguerpir ventre à terre. Il s’était préparé à l’hostilité, à l’incrédulité, à une émeute… Enfin, à tout sauf à ça… Une seule solution – improviser. — Je distribuerai une brochure, promit-il. Plus tard. En ce qui concerne les avantages… Il parvint de justesse à rattraper le coup et se retrancha derrière un masque d’autorité méprisante. — Je vous autorise déjà à vivre. Les autres privilèges devront être mérités. Il étudia les visages. La confusion. Oui, c’était exactement ce qu’il voulait. La consternation, la division et, surtout, le trouble dans leurs esprits. Parfait. Qu’ils oublient, paumés et bringuebalés dans ce fatras d’inepties, que leur devoir eût été de reconquérir leur vaisseau. Qu’ils l’oublient pendant une semaine. Rien qu’une petite semaine. C’est tout ce dont il avait besoin. Après ça, c’est Daum qui aurait le problème sur les bras. Il y avait cependant autre chose, sur leur visage. Quelque chose qu’il n’arrivait pas à définir. Tant pis… L’essentiel, dans l’immédiat, était pour Miles de quitter la scène et de les occuper. Surtout qu’ils ne se mettent pas à réfléchir. Il lui fallait aussi trouver une minute pour voir Bothari en tête à tête. — Le commandant Elena Bothari a la liste de vos affectations. Voyez-la en sortant. Garde à vous ! ordonna-t-il sèchement. Ils s’exécutèrent dans un ensemble cafouilleux, comme si cette position faisait appel à de lointains souvenirs. — Rompez ! Il saisit les bribes d’une discussion alors qu’il sortait de la salle. —… espèce d’avorton complètement taré… — Peut-être, mais en attendant, avec lui, on a des chances de sortir vivants de la prochaine bataille… Miles attira Bothari à l’écart. — Tu as toujours cette vieille copie du règlement du Service Impérial barrayaran ? demanda-t-il. Tu la trimbalais toujours sur toi, à un moment. C’était la bible de Bothari. Miles doutait même qu’il ait jamais lu autre chose. — Oui, mon seigneur. Le sergent attendit, manifestement prêt à tout. — Génial, soupira Miles, soulagé. Tu me la prêteras. Bothari parut franchement choqué. — Vous n’allez tout de même pas… — Je vais le rentrer dans l’ordinateur, en faire une copie, couper les références culturelles, changer les noms… et en deux temps trois mouvements, j’imprimerai le tout nouveau règlement de la flotte dendarii. — Mon seigneur… ce sont des règles complètement dépassées ! La voix grave du sergent était presque agitée. Miles sourit. — Je vais moderniser tout ça, t’en fais pas, sergent. — Votre père et l’état-major s’en sont déjà chargés il y a quinze ans. Ça leur a pris deux ans ! — C’est ce qui se passe dans les comités. Bothari secoua la tête, mais indiqua néanmoins à Miles où trouver la disquette dans ses affaires. Elena vint les rejoindre. Elle était nerveuse, mais imposante. Un vrai pur-sang, songea Miles. — Je les ai divisés en plusieurs groupes, selon ta liste, dit-elle. Qu’est-ce que je fais, maintenant ? — Emmène le tien dans le gymnase et commence ton cours d’éducation physique. Echauffement général d’abord, et ensuite tu leur montres ce que ton père t’a appris. — Je n’ai encore jamais donné de cours… Le sourire de Miles était destiné à éveiller l’assurance, la maîtrise et la volonté qui sommeillaient sûrement en elle. — Les deux premiers jours, tu n’as qu’à leur demander de te faire une démonstration de ce qu’ils savent faire. Toi, tu te contentes de regarder d’un air sceptique, avec des « mmh », des soupirs, tu secoues la tête, tu lèves les yeux au ciel… bref, tu vois le topo. L’essentiel n’est pas de leur enseigner quoi que ce soit, mais de les occuper, de les fatiguer, de ne pas leur laisser une seconde pour réfléchir. Si je peux le faire, conclut-il, très macho, toi aussi. — J’ai l’impression d’avoir déjà entendu ça, marmonna-t-elle. — Et toi, sergent, prends ton groupe et fais-leur faire des exercices avec les armes. Pendant ce temps-là, Baz sera avec les autres dans la salle des machines – grand nettoyage de printemps. Il ne les lâchera pas tant que tout ne sera pas briqué et astiqué. Et dès que j’en aurai fini avec le règlement, on aura encore de quoi les occuper. Il faut qu’ils soient claqués, vidés, pompés… capito ? — Mon seigneur, objecta le sergent avec gravité, ils sont vingt et nous quatre. A la fin de la semaine, qui sera le plus crevé, à votre avis ? Ses yeux se rétrécirent brusquement. — Ma seule responsabilité est de vous garder en vie. — J’y pense, à ma peau, sergent, crois-moi. Et la meilleure façon de la sauver, c’est de leur faire croire que je suis bien un chef mercenaire. La préparation du règlement Dendarii fut plus longue qu’il ne l’avait pensé, et bien plus éreintante. L’éradication massive de chapitres tels que ceux détaillant les instructions relatives à des cérémonies purement barrayaranes lui prit un temps fou. Jamais, à ce jour, il n’avait regardé d’aussi près un règlement militaire, et il eut tout le loisir, au plus profond de la nuit, de combler ses lacunes. « Organisation » semblait être le mot clé. Il se rappelait une réflexion de son grand-père : « Les intendants ont gagné et perdu plus de batailles que n’importe quel état-major. » Réflexion consécutive à la bourde d’un intendant qui avait fait porter aux troupes du jeune général des munitions ne correspondant pas aux armes. « Je voulais le faire pendre par les pouces une journée entière, avait expliqué le grand-père, mais le prince Xav m’a demandé de passer l’éponge. » Miles tripota pensivement la garde de sa dague, puis effaça un long paragraphe concernant des armes à neutrons obsolètes depuis une génération. Au petit matin, il avait le blanc de l’œil rouge et une ombre noire lui mangeait les joues, mais il avait l’extrême satisfaction d’avoir concocté un document qui permettrait à tout le monde de pointer son arme dans la même direction. Il le mit entre les mains sûres d’Elena afin qu’il soit copié et distribué, avant de descendre de sa chaise, chancelant de fatigue, pour aller se réveiller sous une douche froide et enfiler une tenue propre. Mieux valait un regard d’aigle qu’un œil vitreux pour commander ses nouvelles troupes. — Terminé, murmura-t-il. Est-ce que ça me donne le statut de pirate de l’espace ? Elle grogna, les yeux au ciel. Dans la journée, Miles fit son possible pour être vu partout. Il ré-inspecta l’infirmerie et accorda à la médic une mention passable. Il supervisa les « classes » d’Elena et de Bothari, s’efforçant de donner l’impression qu’il notait attentivement les performances de chacun des mercenaires, alors qu’il luttait en fait contre le sommeil. Il trouva un instant pour s’entretenir avec Mayhew, qui, désormais, assurait seul la permanence sur le RG 132, afin de lui remonter le moral et de le mettre dans le coup. Il rédigea des tests bidons, en rapport avec son nouveau règlement, qu’Elena et Bothari firent passer aux recrues. Les funérailles du pilote se déroulèrent dans l’après-midi. Miles profita de l’occasion pour inspecter les tenues, tant civiles que militaires, des mercenaires. Par égard pour « ses » hommes, mais aussi pour donner l’exemple, lui-même et Bothari se présentèrent dans leurs plus beaux atours. Thorne, pâle et silencieux, observa la tenue impeccable des hommes avec une curieuse gratitude. Miles, pâle et silencieux, poussa un soupir de soulagement quand le cadavre de l’officier fut enfin brûlé, et ses cendres dispersées dans l’espace. Il avait laissé les coudées franches à Auson pour orchestrer la cérémonie. La crédibilité de ses nouvelles fonctions eussent-elles été en jeu que Miles n’aurait pas eu le courage, ou l’hypocrisie, de s’attribuer le rôle. Il se retira ensuite dans la cabine qu’il s’était appropriée après avoir annoncé à Bothari qu’il voulait étudier un plan d’action. Mais il avait un peu présumé de ses capacités. Il avait en fait du mal à garder les yeux ouverts. Pour ne pas s’endormir, il se mit à arpenter la petite pièce, continuant à peaufiner son plan, sans toutefois réussir à ordonner les idées qui se bousculaient dans son esprit embrumé. Il fut ravi de voir Elena débarquer pour faire le point. Après lui avoir confié, en vrac, une demi-douzaine d’idées nouvelles, il lui demanda soudain avec anxiété : — Tu crois qu’ils gobent mon histoire ? Je ne me rends pas compte de ce que donne mon numéro. A ton avis, ils vont accepter d’obéir à un gosse ? Elle sourit. — Apparemment. Il faut dire que le major Daum s’est chargé de clarifier cet aspect du problème. Il a de toute évidence cru dur comme fer à ce que tu lui avais dit. — Daum ? Qu’est-ce que j’ai bien pu lui raconter ? — Tu lui avais parlé de ta cure de rajeunissement. — Ma quoi ? ! — Il est persuadé que tu avais momentanément quitté les Dendarii pour aller sur Beta suivre une cure de jouvence. Ce n’est pas ce que tu lui as raconté ? — Bien sûr que non ! Il se remit à marcher. — Je lui ai dit que j’étais sur Beta pour suivre un traitement médical, oui, c’est vrai… Je pensais qu’il n’y avait pas besoin d’en préciser la nature… Il pointa son doigt sur ses jambes. —… et qu’il imputerait ça à des blessures de guerre, ou je ne sais pas… Mais une cure de jouvence ! Ça n’existe même pas, sur Beta ! C’est un bruit qui court, rien de plus. Ils ont une hygiène alimentaire particulière, et une hygiène de vie, aussi, qui leur permet de… — Toi, tu le sais, Miles, le coupa-t-elle, mais eux l’ignorent. Daum a l’air de penser que tu n’es pas seulement plus vieux mais… euh… beaucoup plus vieux. — Donc, lui, pas de problème, il y croit, conclut Miles. Il s’arrêta de marcher une seconde. — Bel Thorne ne doit pas être dupe, par contre. — Bel ne dément pas cette version. J’ai comme l’impression qu’il est amoureux de toi, ajouta-t-elle avec un petit sourire narquois. Miles se passa les mains dans les cheveux et se frotta le visage. — Baz doit se rendre compte que cette histoire de rajeunissement est débile. Mieux vaudrait lui demander de ne pas émettre de doutes. En définitive, cela m’arrange que les hommes croient ça. Je me demande en revanche s’il a compris qui j’étais, maintenant. Sûrement… — Oh, Baz a sa propre théorie. Je… c’est ma faute, en fait. Mon père a une telle frousse des kidnappeurs que j’ai préféré conduire Baz sur une fausse piste. — Parfait. Et quel genre de couleuvre lui as-tu fait avaler ? — Je pense que tu as raison quand tu prétends que les gens croient aux choses qu’ils inventent eux-mêmes. Je te jure que je ne suis pour rien là-dedans. Je me suis contentée de ne pas le contredire. Il sait que tu es fils de comte, puisque tu lui as fait prêter serment… A propos, tu ne vas pas avoir des ennuis, à cause de ça ? Miles secoua la tête. — J’aurai le temps de m’en inquiéter si on sort vivants de cette aventure. L’important, c’est qu’il ne sache pas de qui je suis la progéniture. — En tout cas, moi je trouve que tu as bien fait. Ça a l’air de compter beaucoup, pour lui. Enfin bref, il pense que tu as à peu près son âge et que ton père, après t’avoir déshérité, t’a expédié loin de Barrayar pour… Elle esquissa un léger sourire d’excuse. —… pour ne plus t’avoir sous les yeux, termina-t-elle en relevant bravement le menton. — Ah, dit Miles. Très plausible, comme théorie. Il s’arrêta de nouveau et se planta, apparemment très absorbé, devant un mur nu. — Il ne faut pas lui en vouloir, Miles… — Je ne lui en veux pas du tout. Il la rassura d’un bref sourire, et reprit sa ronde. — Il croit aussi que tu as un jeune frère qui a usurpé ta place d’héritier légitime… Il secoua de nouveau la tête, amusé malgré lui. — Baz est un romantique. — C’est un exilé aussi, non ? demanda-t-elle calmement. Mon père ne l’aime pas, mais il ne veut pas me dire pourquoi… Elle le regarda, quémandant silencieusement une explication. — Adresse-toi directement à Baz, si tu veux savoir. — Je savais que tu répondrais ça, dit-elle en souriant. Curieusement, sa réponse parut lui faire plaisir. — Comment s’est passé ton dernier cours de combat ? J’espère qu’ils sont tous sur les genoux, maintenant. — Pratiquement. J’ai l’impression que certains, surtout les techniciens, ne s’attendaient pas à avoir un jour à se battre de cette manière. D’autres sont vraiment très doués. Je les fais travailler en équipe avec les empotés. — Super ! approuva-t-il avec enthousiasme. C’est exactement ce qu’il faut faire. Tu gardes ton énergie et tu les pousses à épuiser la leur. Elle rougit de fierté. — Tu me fais faire des choses que je n’aurais jamais crues possibles, voir des gens que je n’aurais sûrement jamais vus et… Elle laissa sa phrase en suspens, haussa les épaules. — Oui… dit-il. Je regrette de t’avoir entraînée dans ce cauchemar. Mais n’aie pas peur… je te promets de te sortir de là. Tu as ma parole. Elle sursauta, indignée. — Mais je n’ai pas peur ! Enfin… presque pas. Je me sens plus vivante que je ne l’ai jamais été. Avec toi, tout semble possible. L’admiration qu’il lut dans ses yeux le troubla. — Elena… Toute la situation repose sur un vaste canular. Si ces types se réveillent brusquement et s’aperçoivent qu’ils sont trois fois plus nombreux que nous, ils nous écraseront comme des… Il se tut. Ce n’était peut-être pas exactement ce qu’elle avait besoin d’entendre. Il se frotta les yeux, et pressa ses doigts contre ses paupières avant de se remettre à marcher. — Ça ne repose pas sur un canular, objecta-t-elle. Ça repose sur toi. — Et ce n’est pas la même chose, tu crois ? dit-il en riant nerveusement. Les yeux mi-clos, elle le dévisagea attentivement. — Il y a longtemps que tu n’as pas dormi ? — Oh, je ne sais plus… J’ai perdu la notion du temps. — Tu as dîné ? — Dîné ? — Déjeuné ? — Déjeuné ? Pourquoi ? Il y a eu un déjeuner ? Je devais être occupé à préparer les funérailles, je suppose. Elle soupira, exaspérée. — Et le petit déjeuner, tu l’as vu passer, au moins ? — J’ai pris une de leurs rations, quand je travaillais sur le règlement, cette nuit… Ecoute, Elena, avec ma taille, je n’ai pas besoin de me bourrer autant que vous autres, les grandes perches… Il continuait de marcher. Elle s’apaisa. — Miles… commença-t-elle en hésitant, comment est-il mort, le pilote ? Quand il était dans la navette, il avait l’air… peut-être pas en pleine forme, mais en tout cas il était bien vivant. Est-ce qu’il t’a attaqué ? Miles eut la sensation que son estomac se mettait à tanguer. — Tu ne crois tout de même pas que je l’ai assassiné ?… Et pourtant, il avait tué cet homme aussi sûrement que s’il avait posé le canon d’un brise-nerfs sur sa tempe et tiré. Il n’avait aucune envie de raconter à Elena ce qui s’était réellement passé. Des images violentes tournaient en boucle dans sa mémoire. Le crime de Bothari, son crime à lui, cette atroce torture qui… — Miles ? Ça va ? demanda-t-elle, inquiète. Il se rendit compte qu’il s’était immobilisé, les yeux fermés. Des larmes roulaient sur ses joues. — Assieds-toi ! ordonna-t-elle. Tu es complètement fébrile. — Peux pas m’asseoir. Si je m’arrête, je… Il reprit sa claudication mécanique. Elena le regarda un instant poursuivre son manège, puis se leva brusquement et sortit en claquant la porte. Bien joué, se dit-il, amer. Il l’avait effrayée, offensée, peut-être même avait-il démoli la confiance qu’elle commençait à avoir en ses propres capacités. Il se traita de tous les noms, sauvagement. Il s’enfonçait lentement dans des sables mouvants, une terreur gluante l’agrippait par les chevilles et l’empêchait d’avancer. Il ramait comme un damné, aveuglément, pour ne pas s’arrêter, surtout ne pas s’arrêter, ne plus jamais s’arrêter… —… tient plus en place… La voix d’Elena, de nouveau. —… Il va falloir que tu l’asseyes de force. Je ne l’ai jamais vu dans un état aussi désastreux. Miles releva les yeux vers le visage si précieux, si laid, de son tueur personnel. Bothari serra les lèvres et soupira. — D’accord. Je m’en occupe. Elena opina, rassurée bien qu’encore inquiète, et l’abandonna en toute confiance entre les mains de son père. Dès qu’elle fut sortie, Bothari attrapa Miles par le col de sa chemise et le poussa jusqu’au lit où il l’obligea fermement à s’asseoir. — Buvez. — Oh, sergent… tu sais très bien que j’ai horreur du whisky. J’ai l’impression de boire de la térébenthine… — S’il le faut, dit patiemment Bothari, je vous pince le nez. Devant le visage dur du sergent, Miles se força à avaler une gorgée de la flasque. Bothari, avec son efficacité coutumière, sans gestes inutiles, sans ménagement non plus, le déshabilla et le mit au lit. — Buvez encore. L’alcool amer lui brûla la gorge. — Eurk… — Maintenant dormez. — Peux pas. Pas le temps. Il faut que je leur trouve des trucs à faire… Quand je pense qu’Elena croit que… non, elle se trompe sûrement, pour Thorne… Pourvu que mon père n’apprenne jamais que… Sergent, tu n’iras pas lui… Tu sais, j’ai pensé à un exercice d’amarrage, avec le RG 132… Et pour le… Sa diction se fit plus pâteuse, ses propos de plus en plus incohérents. Il roula sur le côté et dormit comme une masse ; d’un sommeil sans rêve, pendant seize heures d’affilée. 11 Une semaine plus tard, il tenait toujours les rênes. Plus ils approchaient de leur destination, plus Miles hantait la salle de tactique de l’Ariel. Enfin, ils virent l’endroit où était fixé le rendez-vous. Une raffinerie de métaux rares située dans la ceinture d’astéroïdes du système. L’usine, hideux mobile de structures chaotiques, de poutrelles et de pylônes, était sans doute l’œuvre d’un ferrailleur reconverti dans l’architecture grâce à des cours du soir. Quelques projecteurs clignotaient par-ci par-là, mais laissaient la majeure partie du site dans l’obscurité. Trop peu de lumière, se dit Miles alors qu’ils approchaient. L’établissement semblait fermé. Peu probable, cependant. Les raffineries étaient tenues de fonctionner vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour contribuer à l’effort de guerre. Il s’attendait à voir des remorqueurs chargés de minerai manœuvrer sur les débarcadères, et des cargos s’éloigner sous escorte militaire. — Est-ce qu’ils répondent correctement à vos codes d’identification ? demanda-t-il à Daum. — Oui. Le major semblait tendu. Apparemment, ce qu’il voyait ne lui plaisait pas non plus. — Vous ne pensez pas qu’une exploitation d’une telle importance stratégique devrait être mieux gardée ? Je suppose que les Pelians et les Oserans doivent l’avoir dans leur ligne de mire. Où sont vos vaisseaux sentinelles ? — Je ne sais pas. Daum s’humecta les lèvres, les yeux rivés sur l’écran. — Nous avons un message en direct, monsieur, annonça l’officier de comra. Un colonel felician apparut sur l’écran. — Fehun ! Dieu merci ! s’écria Daum dont les traits se détendirent. Miles exhala l’air coincé dans ses poumons. Pendant un instant cauchemardesque, il avait imaginé le pire. Cette semaine avait été interminable ; il en voyait arriver le terme avec un soulagement indescriptible. Le lieutenant Thorne vint le rejoindre et claqua des talons pour le saluer, un sourire aux lèvres. Miles imagina sa tête quand toute cette mascarade lui serait enfin révélée. Une brique de plomb lui tomba dans l’estomac. Il répondit au salut et cacha son malaise en se tournant pour suivre la conversation de Daum. —… enfin arrivés à destination, disait Daum. Où sont-ils tous passés ? Ça a l’air désert, ici. Des parasites déchirèrent l’écran. Le colonel haussa les épaules. — On a repoussé une attaque des Pelians, il y a quelques semaines. Les récepteurs solaires ont été endommagés. On attend les réparateurs. — Comment ça se passe, au pays ? Est-ce que Barinth a été libéré ? Nouveau flash de parasites. Le colonel, assis à son bureau, acquiesça. — Oui. Ça va bien pour nous… Miles remarqua une statuette devant le colonel, un petit cheval habilement construit à partir d’un assemblage de pièces électroniques, sans doute par un technicien pendant ses heures de loisir. Il pensa à son grand-père, et se demanda quel genre de chevaux ils avaient sur Felice. Avaient-ils connu la cavalerie ? — Fantastique ! s’exclama Daum. Je suis resté si longtemps sur Beta, j’avais peur que… donc on est toujours dans la course ! Je te paie un verre dès que j’arrive, espèce de vieux croco. On portera un toast à notre victoire prochaine. Comment va Miram ? Parasites. — La famille va bien, répondit gravement le colonel. Parasites. — Mettez-vous en attente pour les instructions d’accostage. Miles retint son souffle. Le petit cheval, qu’il avait vu à la droite du colonel, était maintenant à sa gauche. — D’accord, acquiesça Daum avec entrain. Je suis sacrément content de te revoir, vieux ! Dis donc, ça vient de chez vous, toute cette merde sur le canal ? Nouveaux parasites. — Notre matériel de communication a été endommagé lors d’une offensive des Pelians il y a quelques semaines. Le cheval était revenu à droite. Il y eut une nouvelle tourmente de neige sur l’écran. — Mettez-vous en attente pour les instructions d’accostage, répéta le colonel. A gauche, le petit cheval. Miles avait envie de hurler. Il se contenta de faire signe au mercenaire de couper la communication. — C’est un piège, dit-il dès que ce fut fait. — Quoi ? ! rugit Daum. Fehun Benar est un de mes plus vieux amis ! Qu’est-ce que vous insinuez ? Ce n’est sûrement pas lui qui trahirait… — Vous ne parliez pas au colonel Benar, major. Vous venez d’avoir un entretien avec un ordinateur. — Mais l’identification vocale… — C’était bien Benar, ou plutôt des enregistrements. Vous avez vu cet objet qui se baladait d’un bout à l’autre de son bureau… et, entre chaque flash, des parasites pour qu’on ne remarque pas le découpage. Ils ont sûrement enregistré ses réponses au cours de plusieurs séances différentes. — Ces Pelians… lâcha Thorne, méprisant. Jamais capables de faire quelque chose correctement. — Ils n’ont sans doute pas eu le temps nécessaire pour fignoler les détails… Mais peu importe, ce qui est certain, c’est qu’il y a bien eu une attaque des Pelians. Et ils nous attendent, soupira Miles. Ainsi c’était fini. Terminus, tout le monde descend. Le RG 132 et son chargement seraient confisqués, Daum fait prisonnier de guerre, Miles et ses hommes incarcérés, s’ils n’étaient pas exécutés sur-le-champ. Daum était livide. — Oui, dit-il, convaincu. Vous avez sûrement raison. Que faisons-nous, alors, monsieur ? C’est à moi que vous posez la question ? Miles sentit un étau lui compresser le crâne. Au secours… Il regarda autour de lui – Daum, Elena, Baz, les mercenaires, Thorne et Auson. Tous le dévisageaient avec une curiosité confiante, comme s’il était un oracle sur le point de livrer ses prédictions. — Ils demandent pourquoi notre transmission a été interrompue, annonça l’officier de comm. Miles déglutit et se ressaisit brusquement. — Foutez-leur de la musique dans les oreilles et dites-leur qu’on reprend contact dès qu’on a résolu nos problèmes techniques. Le type sourit et pianota le message sur son clavier. Voilà. Quelques secondes de gagnées… Auson, les bras toujours immobilisés dans ses gouttières, avait l’air aussi malade que Miles. Nul doute qu’il n’envisageait pas de gaieté de cœur d’aller expliquer son humiliante capture à son amiral. Thorne, en revanche, bouillait d’une excitation contenue. Le lieutenant va enfin pouvoir prendre sa revanche sur les humiliations accumulées pendant cette semaine, se dit Miles, et il le sait. — Quels sont les ordres, monsieur ? demanda Thorne. Dieu du ciel, songea Miles, ils ne se rendent donc pas compte qu’ils sont libres ? Un espoir franchement dingue germa dans ses méninges. Ils m’ont suivi jusqu’à la maison, p’pa. Je peux les garder ?… Thorne, expérimenté, connaissait le navire, les soldats et l’équipement sur le bout des doigts. Plus important encore, Thorne savait prendre des initiatives et aller de l’avant. Miles se redressa de toute sa hauteur et aboya : — Recrue Thorne, pensez-vous être en mesure de prendre le commandement d’un navire de guerre ? Thorne se mit au garde-à-vous, le menton volontaire. — Monsieur ! — On vient de nous soumettre un petit exercice de tactique assez intéressant… Et je vais vous donner une chance de vous distinguer. Si vous étiez commandant, quelle serait votre stratégie ? Miles croisa les bras et inclina la tête, dans le style de l’examinateur qui terrorise les candidats. — Le cheval de Troie, répondit Thorne sans une seule seconde d’hésitation. Utilisons leur piège et prenons la station de l’intérieur. Vous la voulez intacte, n’est-ce pas ? — Euh… dit faiblement Miles, ce serait mieux, oui. Mais que comptez-vous faire, une fois que vous serez engagés à défendre une base immobile ? La raffinerie est-elle seulement armée ? — Elle pourra l’être d’ici quelques heures, intervint Daum, avec les brouilleurs qu’on a dans la soute du RG 132. On pourra démonter les satellites, et peut-être même réparer les récepteurs solaires si… — Des brouilleurs ? marmonna Auson. Mais on a rien trouvé quand on a fouillé le cargo… Miles haussa les épaules, comme pour signifier à l’ex-capitaine que cela ne l’étonnait guère. — J’attends vos arguments, recrue Thorne. Comment être sûr que s’emparer de cette base n’est pas tactiquement prématuré ? — En fait, les navires de défense dont nous devrons nous défier sont ceux des Oserans. La puissance de la construction navale peliane est largement insuffisante, ils n’ont aucun biotech pour les navettes de saut. Nous connaissons tous les codes et les procédures oserans, mais ils ne savent rien des nôtres… des Dendarii, se reprit-il. En conséquence, je pense que je… que nous pouvons nous en emparer. Des nôtres ? se répéta Miles. — Très bien, recrue Thorne. Allez-y, ordonna-t-il d’un ton ferme. Je n’interviendrai pas, à moins bien sûr que vous ne perdiez les pédales. Il enfonça ostensiblement les mains dans ses poches – une attitude impérieuse qui lui permettrait surtout de ne pas se ronger les ongles. — Je me charge du commando d’abordage, déclara Thorne. Puis-je avoir le commandant Jesek et le commandant Bothari avec moi ? Thorne, ébloui par la perspective d’éventuels galons de capitaine, sortit en trombe, suivi de ses « conseillers ». Les yeux d’Elena brillaient d’excitation. Auson, le visage empourpré par la colère, la honte et la suspicion, rongeait son frein dans son coin. Il y a de la mutinerie dans l’air, songea Miles. Il baissa la voix pour n’être entendu que de lui seul. — Puis-je vous faire remarquer, recrue Auson, que vous êtes toujours en convalescence. Auson montra ses gouttières. — Ça fait déjà deux jours qu’on aurait dû me les enlever, protesta-t-il. — Puis-je aussi vous rappeler que, si j’ai promis un commandement à la recrue Thorne, je n’ai pas précisé de quel navire il s’agissait. — Il n’y a qu’un navire ! — Pour l’instant oui. Un peu de patience, recrue Auson. Rompez. Auson parut à deux doigts de débiter la bordée d’injures qui lui montait aux lèvres. Il referma la bouche et considéra Miles avec un long regard dubitatif. — Annoncez-leur que nous sommes prêts à recevoir les instructions d’accostage, dit Miles à Daum. Miles trépignait d’envie de participer au combat. Malheureusement, les mercenaires n’avaient aucune armure spatiale à sa taille. Bothari ne cacha pas son soulagement. Miles envisagea alors de se contenter d’un scaphandre pressurisé, sinon pour aller en première ligne, du moins pour se battre à l’arrière. Bothari faillit s’étrangler. — Si vous approchez de ces scaphandres, je vous assomme, dit-il, l’air déterminé. — Insubordination, sergent, rétorqua Miles. Bothari jeta un coup d’œil sur les mercenaires rassemblés dans l’arsenal et s’assura qu’on ne l’entendait pas. — Il n’est pas question que je ramène votre cadavre sur Barrayar pour le déposer aux pieds de mon seigneur comte. Le sergent répondit d’un regard mauvais au froncement de sourcils de Miles. Lequel, conscient que Bothari ne céderait pas, battit en retraite à contrecœur. — Et si j’avais réussi mes examens d’entrée à l’Académie ? demanda-t-il. Tu n’aurais pas pu m’empêcher de me battre. — J’aurais pris ma retraite, marmonna Bothari. Je n’aurais plus eu à vous surveiller, d’autres s’en seraient chargés ! Miles sourit malgré lui, et se consola en vérifiant l’équipement et les armes de ceux qui allaient au feu. Cette semaine d’entraînement intensif avait, semblait-il, porté ses fruits. Le groupe de combat vibrait d’une énergie nouvelle et respirait l’efficacité. L’heure était venue, songea Miles, de voir si tout cela allait au-delà des seules apparences. Il s’occupa avec un soin tout particulier de l’armure d’Elena. Bothari s’occupa de son système comm avant de lui attacher son casque, des gestes qui permettaient au père de chuchoter à sa fille les dernières recommandations quant au maniement de cet équipement qu’elle connaissait mal. — Je t’en prie, garde tes distances, lui dit Miles. Tu es censée observer le comportement et la compétence de chacun afin de m’en rendre compte par la suite. Ce que tu ne pourras pas faire si tu… Il ravala la fin de sa phrase, assailli par des visions lugubres, des scènes de combats, des corps qui tombent sous les coups… Il chassa ces noires pensées, et reprit : —… si tu restes en première ligne, termina-t-il sobrement. Il devait vraiment être à côté de ses bottes quand il avait autorisé Thorne à prendre Elena avec lui. Ses cheveux, tirés en arrière, laissaient apparaître les traits forts de son visage mi-chevalier, mi-nonne. Sa peau ivoire semblait lumineuse sous les faibles lueurs de l’affichage électronique du casque. L’exaltation étirait ses lèvres. — Oui, mon seigneur, dit-elle, le regard brillant et farouche. Merci. Et, plus doucement, tandis que sa main gantée se refermait sur le bras de Miles : — Merci, Miles… pour cet honneur. N’ayant pas encore maîtrisé la puissance supplémentaire que lui donnait son armure, elle lui écrasait le bras sans s’en rendre compte. Miles, qui n’aurait pour rien au monde renoncé à cette seconde d’intimité, lui eût-elle accidentellement broyé l’os, répondit à son sourire sans même ciller sous la douleur. Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Elle a l’air d’une walkyrie. Dès qu’il le put, il prit Baz en aparté. — Commandant Jesek, je vous saurais gré de ne pas quitter Elena d’une semelle et de vous assurer qu’elle ne s’expose pas inutilement. Elle… elle est un peu exaltée. — Bien, mon seigneur, acquiesça Jesek avec emphase. Je la suivrai n’importe où. — Hmm… Ce n’était pas tout à fait ce qu’il avait voulu dire. — Mon seigneur, ajouta Baz qui, hésitant, baissa la voix, ce titre de commandant… est une vraie promotion ? Enfin… je veux dire… Du menton, Miles indiqua les mercenaires, que Thorne divisait en groupes d’assaut. — Elle est tout aussi réelle que peuvent l’être ces mercenaires Dendarii, répondit Miles, incapable de mentir ouvertement à son homme d’armes. Baz haussa les sourcils, dérouté. — Qu’est-ce que ça signifie, exactement ? — Eh bien… Mon pè… une personne que j’ai connue a dit un jour que les choses sont ce que l’on veut bien qu’elles soient… commandant Jesek. Les yeux de Baz pétillèrent d’amusement. Il se mit au garde-à-vous et adressa à Miles un salut enthousiaste. — Oui, monsieur… amiral Naismith. Miles, talonné par Bothari, retourna dans la salle de tactique de l’Ariel pour suivre le combat sur les écrans en compagnie d’Auson et de l’officier de comm. Daum resta dans la salle de contrôle pour guider le technicien faisant office de pilote jusqu’à la station d’accostage. Miles commençait sérieusement à se sentir nerveux. — Qu’est-ce que tu donnerais pas pour y être, hein, Rasibus ? T’attends quoi, d’abord, pour y aller ? — De grandir d’une bonne trentaine de centimètres, capitaine Auson, répondit-il avec une sincérité lugubre. Le mercenaire éclata d’un rire spontané, secoua la tête, puis reporta son attention sur l’écran. Miles observait, fasciné, les relevés télémétriques auxquels procédait l’officier de comm. L’écran holovid, éclaté pour permettre la lecture de seize affichages simultanés, ressemblait à une mosaïque confuse. Miles glissa une remarque prudente, dans l’espoir d’en savoir plus sans trahir son ignorance. — Parfait. On peut donc voir et entendre comme si nous étions à la place de chacun des hommes. Il se demandait en fait lesquelles de ces informations concernaient ceux sur qui il voulait particulièrement veiller. — Où a-t-il été construit ? Je… je n’ai encore jamais vu de modèle semblable… — A Illyrica, répondit fièrement Auson. On ne fait pas mieux dans le genre. — Hmm… Le commandant Bothari ? Où est-elle ? — Quel était le numéro de son armure spatiale ? — Six. — Là-haut, à droite. D’abord, c’est le numéro d’armure, ensuite les codes qui permettent de contrôler chaque armure à partir d’ici. Miles et Bothari étudiaient l’écran avec intensité. — Est-ce que ça n’est pas déroutant, pour un individu, que quelqu’un prenne soudain le contrôle de son armure ? demanda Miles. — Oh, c’est pas le genre de choses qu’on fait couramment. En principe, on s’en sert pour ramener des blessés… Pour être franc, je suis pas trop convaincu par cette fonction. La seule fois où j’ai essayé de manœuvrer un blessé d’ici, son armure était tellement bousillée par les coups qu’il avait reçus que j’arrivais à rien foutre. J’avais perdu presque tous les relevés télémétriques. Mais j’ai su pourquoi par la suite. La tête du gars avait sauté. Alors, forcément… — Combien de fois avez-vous utilisé le système ? demanda Miles. Auson se racla la gorge. — Eh ben… deux fois. Bothari eut un reniflement dédaigneux. Miles arqua un sourcil. — Ça fait un an qu’on est coincés dans cette saloperie de blocus, s’empressa d’expliquer le capitaine. C’est sûr que tout le monde aime bien se la couler douce, de temps en temps, mais là, on s’est tourné les pouces trop longtemps. — C’est aussi mon impression, dit Miles. Auson se tortilla nerveusement sur son siège, et reporta son attention sur l’écran. Ils étaient sur le point d’accoster. Les groupes d’assaut étaient calmes, prêts. Le RG 132, à la traîne, attendait l’autorisation de se poser. Les Pelians avaient astucieusement demandé à l’Ariel d’accoster le premier, prévoyant sans doute de s’emparer du cargo le moment venu. Miles déplorait de ne pouvoir entrer en contact avec Mayhew, seul aux commandes du RG. Mais en l’absence de canal brouillé, il ne voulait pas que les Pelians interceptent leur conversation. Il priait pour que l’attaque-surprise de Thorne éloigne les troupes destinées à prendre le cargo. Le silence semblait s’éterniser. Miles ne tenait pas en place. Il parvint enfin à déchiffrer les relevés médicaux de l’armure spatiale. Le cœur d’Elena battait à 80 pulsations minute. Celui de Jesek, à côté d’elle, à 110. Miles aurait été curieux de savoir à combien battait le sien. A une vitesse astronomique, en tout cas. Il aurait sûrement grillé tous les circuits. — Est-ce que l’ennemi possède un système de contrôle des armures identique à celui-ci ? demanda-t-il, en proie à une idée soudaine. Il avait peut-être une chance d’être plus qu’un spectateur impuissant… — Pas les Pelians. Certains navires, parmi les plus perfectionnés de nos… de la flotte oserane, oui. Le cuirassé de poche du capitaine Tung, par exemple. Y a tout, dessus, soupira Auson avec envie. Miles se tourna vers l’officier de comm. — Vous avez repéré quelque chose, de l’autre côté ? — C’est brouillé, dit l’officier de comm, mais je dirais que le comité d’accueil est d’environ une trentaine d’hommes, tous équipés d’armures spatiales. Les mâchoires de Bothari se crispèrent. — Thorne nous reçoit ? demanda Miles. — Bien sûr. — Et eux ? — Seulement s’ils cherchent à le faire. Mais ça m’étonnerait. On est brouillés aussi. — Deux contre un, marmonna lugubrement Auson. Ça sent le roussi. — On va essayer d’égaliser, dit Miles en se tournant vers l’officier de comm. Est-ce que vous pouvez accéder à leur télémétrie ? Vous avez les codes oserans, non ? L’officier parut soudain songeur. — C’est pas tout à fait comme ça que ça marche, mais… Il se tut, absorbé sur sa console. L’œil d’Auson s’alluma. — Tu envisages de prendre le contrôle de leurs armures ? De les envoyer se crasher contre les murs, de les faire s’entre-tuer ?… Faut reconnaître que c’est une bonne idée… Mais tu oublies une chose, ils ont tous des contrôles manuels. Dès qu’ils se rendront compte de ce qui se passe, ils nous couperont le sifflet. Miles sourit. — On fera en sorte qu’ils ne s’en aperçoivent pas ! On va se montrer subtils. Vos réactions sont trop primaires, recrue Auson. La politique du rentre-dedans n’a jamais été ma tasse de thé… — Je l’ai ! s’écria l’officier de comm. Les plateaux holovid affichèrent un second écran à côté du premier. — Ils sont une dizaine à avoir une armure totalement équipée comme les nôtres. Les autres ont l’air d’être des Pelians. Ils n’ont que des liaisons comm, pas plus. — Superbe ! s’exclama Miles. Sergent, prends ton moniteur. Miles s’installa devant le nouvel écran et étira ses doigts, comme un pianiste s’apprêtant à interpréter un concerto. — Je vais vous montrer ce que j’ai en tête. Ce qu’il faut, c’est provoquer une foule de petites défaillances, pas plus… Il zooma sur un des soldats. Télémétrie médicale, données physiologiques… voilà. — Regardez bien. Du doigt, il indiqua le réservoir d’évacuation de l’homme, déjà à moitié plein. — Il doit être nerveux, ce type… Sans hésiter, il cliqua sur la fonction « nettoyage », provoquant de gros remous dans le réservoir et la tuyauterie. Un énorme juron fracassa le silence, aussitôt couvert par un vif rappel à l’ordre. — A moins qu’on n’ait affaire à un maître zen, ce soldat-là devrait être complètement asphyxié d’ici peu… Auson, à côté de lui, s’étranglait de rire. — Espèce de petit salopard pervers !… Oui, oui ! Faute de pouvoir battre des mains, il tapait des pieds et se balançait sur son siège. Il appela les données d’un autre soldat, frappant précautionneusement les touches du bout de ses quelques doigts disponibles. — N’oubliez pas, répéta Miles. Subtil… Du doigté, Auson. Auson, les épaules toujours secouées par le fou rire, hocha vigoureusement la tête. — Oui, compris… Il se redressa, le visage fendu d’un large sourire. — Un petit dixième par-ci, un écart d’une demi-seconde par-là. Et voilà, ses armes rateront leur objectif d’une dizaine de degrés sur la droite. — Excellent, approuva Miles. Il vaut mieux qu’on se réserve le reste pour plus tard, quand on sera en position critique. Ce serait dommage de tout gâcher en nous faisant repérer trop tôt. — D’accord. Le navire avançait, se rapprochant toujours plus de la station. Les troupes ennemies s’apprêtaient à embarquer par les habituels tubes flexibles. Soudain, les groupes d’assaut de Thorne jaillirent des sas d’accostage. Des mines magnétiques furent immédiatement projetées sur la coque de la station. Les mercenaires de Thorne s’engouffrèrent dans la brèche. Le canal audio de l’ennemi, jusqu’alors silencieux, explosa en un affreux brouhaha chaotique. Miles fredonnait en survolant ses données. Un officier ennemi tourna la tête pour regarder pardessus son épaule et lança des ordres à son peloton. Miles, vif comme l’éclair, immobilisa le casque dans cette position de torsion maximale. Il choisit un autre soldat. Celui-ci, resté en couverture, attendait que ses compagnons l’aient tous dépassé pour les rejoindre. Miles bloqua son arc à plasma incorporé en position de tir continu et le pauvre, surpris, vida son chargeur sur les types de son unité. Miles arrêta son petit jeu pour étudier les données d’Elena. Un corridor défilait sur l’écran. Une porte automatique se ferma devant elle, bloquant le passage. Elena se stabilisa, visa, et la fit exploser d’une décharge d’arc à plasma. Elle se jeta dans le trou béant tandis que, au même moment, un soldat ennemi en faisait autant de l’autre côté. Ils se rencontrèrent et ce fut le début d’un féroce corps à corps. Miles chercha frénétiquement l’ennemi sur son écran de contrôle. Mais c’était un Pelian et il n’avait donc pas accès à son armure. Son cœur cognait à tout rompre. L’écran afficha une autre vue du combat entre Elena et le Pelian. Miles eut le sentiment étourdissant d’être à deux endroits en même temps. Il se rendit compte brusquement qu’il les regardait à travers l’armure d’un Oseran. Lequel levait son arme pour tirer… Il ne pouvait pas la rater… Miles réagit instantanément et, d’une pression sur une touche, coupa l’alimentation en oxygène de l’armure. Il vit le bras de l’Oseran qui commençait à trembler. Il entendit une exclamation étouffée. L’homme se mit à vaciller. Miles respira. Au même moment, il vit sur un autre écran Baz qui arrivait en roulant sur lui-même. Il tira, et une décharge de plasma éclaboussa l’Oseran qui s’affola, définitivement. — Bordel de putain de merde ! s’exclama Auson à la droite de Miles. D’où est-ce qu’il sort, celui-là ? Miles crut tout d’abord qu’il faisait allusion à Baz, puis il suivit le regard du capitaine, rivé sur un autre écran. Menaçant, énorme, un navire de guerre oseran s’apprêtait à leur tomber dessus par-derrière. 12 Miles pestait contre lui-même. Evidemment… Des armures spatiales aussi perfectionnées nécessitaient logiquement qu’un moniteur oseran soit dans le coin pour les diriger. Et lui, naïvement, avait pensé que le poste de contrôle était situé à l’intérieur de la base. Saisi par l’exaltation de l’assaut, il avait totalement oublié le principe premier des grandes manœuvres : surveiller ses arrières. Et le fait qu’Auson l’eût aussi oublié n’était pas une consolation. L’officier de comm renonça promptement à saboter les armures pour retourner à son poste. — Ils nous demandent de nous rendre, monsieur, annonça-t-il. Miles passa sa langue sur ses lèvres sèches et s’éclaircit la gorge. — Ah… des suggestions, recrue Auson ? Celui-ci lui décocha un regard haineux. — C’est ce snobinard de Tung. Il vient de la Terre, et il fait tout pour qu’on s’en souvienne. Sa puissance de feu est quatre fois supérieure à la nôtre, son accélération redoutable et ses hommes surentraînés… et il a trente ans d’expérience… Mais j’imagine que t’envisages pas de capituler ? — Vous imaginez juste, recrue Auson. L’assaut de la station était pratiquement terminé. Thorne et les autres s’apprêtaient à prendre le contrôle de la base. Une victoire qui menaçait d’être rapidement torpillée. Insupportable. Miles remua vainement ses méninges en quête d’inspiration. — Ce n’est pas très élégant, dit-il finalement, mais étant donné qu’on est presque collés à eux, on pourrait peut-être essayer de les éperonner. Auson, décomposé, ne put qu’articuler les mots : mon navire… Il recouvra enfin la voix et poursuivit. — Mon navire ! Le nec plus ultra de la technologie illyricane ! Et tu veux t’en servir pour jouer aux quilles ? Tu sors d’où ? Du Moyen Age ? Pendant qu’on y est, on pourrait aussi leur balancer de l’huile bouillante ! Il avait atteint l’octave supérieure ; sa voix se brisa. — Je parie qu’ils ne s’y attendraient pas, répondit Miles, un ton au-dessous. — Je t’étranglerai de mes propres mains… Auson, essayant de joindre le geste à la parole, fulmina en se rappelant ses gouttières. — Euh… sergent ? appela Miles, s’écartant du capitaine dont la respiration devenait dangereusement courte et sifflante. Bothari quitta sa chaise. Ses petits yeux fusillèrent froidement Auson. — Ça vaut le coup d’essayer, dit Miles. — Pas avec mon vaisseau, espèce de petit… Auson, à court de mots, eut recours au langage du corps. Il donna un furieux coup de pied vers Miles et faillit perdre l’équilibre. — Merde ! s’exclama l’officier de comm. Regardez ça ! Le RG 132, massif, s’écartait de la station. Ses propulseurs crachaient à plein régime, lui donnant l’accélération d’un éléphant pataugeant dans la mélasse. Miles en resta bouche bée. — Avec son chargement, le RG 132 est quatre fois plus lourd que ce cuirassé de poche, souffla-t-il. — C’est pour ça qu’il vole comme une enclume et qu’il coûte une fortune en carburant ! hurla Auson. Ce pilote a un grain s’il pense pouvoir échapper à Tung… — Vas-y, Arde ! cria Miles en sautant sur place. Génial ! Tu vas l’aplatir contre l’usine ! — Il va quand même pas… commença Auson. Nom de Dieu ! Si ! Il va le faire ! Tung, à l’instar d’Auson, comprit apparemment l’intention du cargo, mais avec un temps de retard. Le pilote s’activa fiévreusement afin de faire pivoter le cuirassé pour lui permettre de se dégager. Des coups de feu furent tirés, sans grand effet, qui atteignirent le cargo au niveau des cales. Puis, comme au ralenti, avec une sorte de majestueuse indifférence, le RG 132 bouscula pesamment le cuirassé. Le navire de Tung alla s’écraser contre la raffinerie. Bâtiments et entrepôts se déchirèrent, projetant des débris dans toutes les directions. Aussitôt, un incendie se déclara. Et se propagea à une vitesse phénoménale. Le cuirassé se retrouva complètement encerclé par les flammes. Les poutrelles de l’entrepôt, déformées par la chaleur, menaçaient de s’écrouler. Le cuirassé tenta une manœuvre et, dans un soubresaut, réussit à se dégager. Il vint se poser sur un quai avant que tout n’explose. Des flammes aux couleurs étranges jaillirent de partout. Le RG 132 recula lentement. Miles, figé devant l’écran de la salle de tactique, regarda, fasciné, ce spectacle d’apocalypse. Les mercenaires, pendant ce temps, continuaient à faire place nette. Les commandos de Thorne, après avoir neutralisé les derniers foyers de résistance, firent sortir les rescapés du cuirassé. Tous les prisonniers furent regroupés et les blessés accompagnés à l’infirmerie. Enfin, le RG 132 accosta dans la station. Une silhouette barbouillée de traces noirâtres sortit en titubant du tube flexible. — Ils sont foutus ! s’écria Mayhew en voyant Miles. Ils sont foutus ! Il retira son casque. Ses cheveux pointaient dans toutes les directions. Baz et Elena arrivèrent à leur tour. Avec leurs casques sous le bras, on aurait dit deux chevaliers venant de disputer un tournoi. Elena prit Mayhew à bras-le-corps, le soulevant pratiquement du sol. D’après l’expression affolée du pilote, Miles supposa qu’Elena le serrait bien trop fort. — C’était fantastique, Arde ! s’exclama-t-elle en riant. — Félicitations, renchérit Baz. C’est la manœuvre la plus géniale que j’aie jamais vue. Une trajectoire superbement calculée. Ton point d’impact était parfait. Tu l’as éperonné juste comme il le fallait, sans trop le démolir. Je viens d’aller vérifier… Quelques petites réparations par-ci par-là et on aura un superbe cuirassé de poche à notre disposition ! — Fantastique ? Calculée ?… répéta Mayhew, hébété. Mais t’es aussi dingue que lui ! dit-il en montrant Miles du doigt. Quant aux dégâts… Tiens, regarde ça ! Le bras en arrière, il indiqua le RG. — On trouvera ici le matériel nécessaire pour réparer la coque, dit Miles, apaisant. Ça nous obligera à rester quelques semaines de plus, ce qui ne m’arrange pas, mais au moins ça sera fait. Tout ce que je souhaite, c’est que personne ne nous présente la facture. Mais avec un peu de chance, je devrais pouvoir… — Mais t’as pas compris ! le coupa Mayhew en s’agitant comme une danseuse espagnole. Ils sont foutus !… les câbles Necklin sont foutus… Ils ont plié ! Les deux câbles Necklin, si Miles se souvenait bien, servaient de courroies de transmission. Miles se rappelait également qu’ils étaient conçus pour avoir un seuil de tolérance aux chocs particulièrement élevé. — Tu es sûr ? dit Baz. — Ça se voit à l’œil nu, Baz, gémit Mayhew. Baz siffla lentement entre ses dents. Miles, bien qu’il crût déjà connaître la réponse, se tourna vers l’ingénieur. — C’est possible de les réparer ? Baz et Mayhew, ensemble, lui adressèrent le même regard accablé. — Mais on peut quand même essayer, non ? Baz, avec un bon marteau… L’ingénieur secoua la tête. — Non, mon seigneur. D’après ce que j’ai pu voir et apprendre, les Felicians ne sont pas équipés pour ce genre de production. Pour remplacer les câbles, il faudrait les faire venir de Beta, ce serait le plus simple… à cela près que ce modèle n’existe plus. Ils devraient être spécialement fabriqués pour nous. En conclusion, ça demanderait facilement un an et ça coûterait plusieurs fois le prix d’origine du RG 132… — Ah, dit Miles qui posa un regard morose sur son vaisseau éventré. — On ne peut pas prendre l’Ariel ? suggéra Elena. On force le blocus, et… Elle s’interrompit, gênée. Le rouge avait empourpré ses pommettes. — Un pilote sans vaisseau, marmonna Miles entre ses dents, un vaisseau sans pilote, une livraison à effectuer, pas d’argent, pas moyen de rentrer chez nous… Il se tourna vers Mayhew, soudain curieux. — Pourquoi avoir fait ça, Arde ? Vous auriez pu simplement vous rendre en toute tranquillité. Vous êtes betan, ils n’avaient aucune raison de vous traiter en ennemi… Mayhew, évitant le regard de Miles, promena ses yeux sur la station. — J’avais l’impression que ce cuirassé allait tous vous expédier dans l’autre dimension… — En effet. Et alors ? — Alors… je me suis dit qu’un homme d’armes digne de ce nom ne resterait pas le cul vissé sur sa chaise à rien foutre. Le vaisseau lui-même était tout ce que j’avais. Alors j’ai visé et… Le doigt recroquevillé, il appuya sur une détente invisible. — Mais à aucun moment tu m’as dit ce qui se passait, tu m’as pas mis au courant… Je te jure que si tu t’avises de me refaire un coup comme ça, je… je te… Un sourire énigmatique retroussa les lèvres de Bothari que l’on entendit murmurer : — Bienvenue au service de mon seigneur, Homme d’armes. Auson et Thorne apparurent à l’autre bout du quai. — Ah, le voilà, avec le Club des Elus au grand complet, dit Auson. Ils se plantèrent devant Miles. Thorne salua. — J’ai le bilan final de l’attaque, monsieur, annonça-t-il. — Hmm… Oui, eh bien, je vous écoute, recrue Thorne. Miles se redressa, attentif. — De notre côté, deux morts et cinq blessés. Les blessures sont sans gravité à l’exception d’une brûlure au plasma – la recrue devra subir une opération de chirurgie esthétique dès que nous pourrons accéder à un service médical approprié… L’estomac de Miles se noua. — Les noms ? — Pour les morts, Deveraux et Kim. La blessée au visage est Elli… pardon, la recrue Quinn. — Continuez. — Nous avons capturé soixante soldats ennemis. Vingt commandos, sur le Triomphe, le cuirassé du capitaine Tung, et quarante militaires pelians. Les autres, des techniciens, sont en liberté surveillée, ils ont reçu l’ordre de remettre la raffinerie en état. Douze morts, quarante blessés, dont une douzaine sans gravité. Pertes matérielles : deux armures spatiales détruites, cinq endommagées mais réparables. Et le RG 132… Thorne regarda le vaisseau à travers les portes transparentes. Mayhew soupira douloureusement. — En plus de la raffinerie elle-même et du Triomphe, nous avons pris deux transporteurs de troupes pelians, dix navettes, huit voltigeurs deux-places, et deux remorqueurs vides. Ah, euh… un courrier pelian semble avoir… réussi à fuir. Thorne interrompit sa litanie, guettant apparemment avec anxiété la réaction de Miles. — Je vois, dit celui-ci, se demandant s’il pourrait en supporter davantage. Continuez, je vous prie… — Pour ce qui est des bonnes nouvelles… Parce qu’il y en a ?… —… nous avons trouvé le moyen d’augmenter nos troupes. Nous avons libéré vingt-trois prisonniers felicians, dont quelques militaires, mais pour la plupart des techs de la raffinerie. Deux ou trois d’entre eux ne sont pas en état de nous aider, mais… — Comment ça ? demanda Miles qui leva aussitôt la main. Non, plus tard. Je… je procéderai à une inspection complète des lieux et des effectifs. — Bien, monsieur. Les autres, cependant, veulent bien nous prêter main-forte. Le major Daum est satisfait. — A-t-il pu prendre contact avec ses supérieurs ? — Non, monsieur. Pas encore. Miles se frotta le nez entre le pouce et l’index et ferma les yeux pour tenter d’apaiser le marteau-piqueur qui s’en donnait à cœur joie dans sa tête. Des hommes de Thorne passèrent près d’eux, escortant un groupe de prisonniers vers un local plus sûr. L’attention de Miles fut attirée par un homme de type eurasien, trapu, d’une cinquantaine d’années. En dépit des accrocs à son uniforme gris et blanc de l’armée oserane, de son teint exsangue et de sa claudication douloureuse, il vibrait d’une énergie surprenante. Ce type-là donnait l’impression de pouvoir déplacer des montagnes. L’Eurasien s’arrêta brusquement. — Auson ! s’écria-t-il. Je te croyais mort ! Il entraîna ses gardiens vers le groupe de Miles, lequel donna son autorisation silencieuse aux mercenaires. Auson se racla la gorge. — Salut, Tung. — Comment est-ce qu’ils ont pu s’emparer de ton croiseur sans… Tung s’interrompit net en avisant l’armure de Thorne, l’arme d’Auson – purement décorative, étant donné ses bras immobilisés –, et l’absence de gardiens autour d’eux. Son étonnement céda le pas à l’écœurement. Il chercha ses mots, révolté. — J’aurais dû m’en douter, cracha-t-il enfin. J’aurais dû m’en douter ! Oser avait raison de vous éloigner le plus possible des zones de combat. Il n’y avait qu’un duo de clowns comme vous deux pour réussir le tour de force de… — La ferme, Tung ! Pour une fois, tu vas devoir tenir ta langue, dit Thorne, avant d’ajouter en aparté à l’intention de Miles : Il y a si longtemps que j’avais envie de lui dire ça, si vous saviez… Le visage de Tung vira au rouge. — Assieds-toi dessus, Thorne ! Tu es équipé pour… Tous deux se jetèrent l’un sur l’autre comme des fauves enragés. Les gardiens de Tung le plaquèrent aux genoux. Mayhew et Miles s’accrochèrent aux bras de Thorne. Miles fut soulevé du sol, mais à eux deux ils parvinrent à retenir l’hermaphrodite. — Puis-je vous faire remarquer, capitaine Tung, dit Miles, que ces… deux clowns viennent de vous capturer ? — Si la moitié de mes hommes ne s’était pas retrouvée coincée par cette saloperie de cloison qui leur est tombée dessus… commença Tung avec morgue. Auson redressa les épaules, un sourire railleur aux lèvres. Thorne cessa de se balancer sur ses pieds. Enfin unis dans l’adversité, songea Miles. — Ah… fit-il, voyant soudain l’occasion de s’attirer les bonnes grâces du capitaine Auson. — D’où sort-il, ce mutant ? marmonna Tung à son gardien. Miles s’avança. — En fait, recrue Thorne, vous vous êtes si bien sorti de cette situation délicate que je vous octroie votre brevet de commandement. Félicitations, capitaine Thorne. L’hermaphrodite se rengorgea, empli de fierté. Auson se ratatina, visiblement jaloux et écœuré. Miles se tourna vers lui. — Quant à vous, recrue Auson, je ne peux que louer vos services… On passera charitablement sous silence cette petite mutinerie dans la salle de tactique… —… et ceux qui savent servir ont droit à une récompense. D’un geste princier, il désigna, à travers les portes transparentes, l’équipe des techs armés de chalumeaux qui, en apesanteur, s’évertuaient à réparer le Triomphe. — Voici votre nouveau commandement. Désolé pour les petites bosses. Il baissa la voix. — Et peut-être la prochaine fois serez-vous un peu moins présomptueux ?… Auson, interdit, passa de l’étonnement au ravissement, de la fierté à la béatitude. Bothari hocha discrètement la tête, admirant la manœuvre de Miles. Auson, prenant le commandement d’un navire « offert » par Miles, devenait, ipso facto, un homme de Miles. Tung comprit le sens de la conversation avec une minute de décalage. Il commença alors à jurer. Miles n’entendait pas cette langue, mais le ton était hostile, on pouvait difficilement se tromper. C’était aussi la première fois qu’il voyait un homme littéralement baver de colère. De petites bulles se formaient au coin des lèvres de l’Eurasien. — Assurez-vous que l’on administre un calmant au prisonnier, ordonna-t-il gentiment alors qu’on entraînait Tung. Agressif, trente ans d’expérience… Miles était pensif. Il y avait peut-être moyen de se servir de lui… Regardant autour de lui, il ajouta : — Allez voir la médic et demandez-lui de vous libérer les bras, capitaine Auson. — Oui, monsieur ! Auson releva crânement le menton et ébaucha un semblant de salut avant de partir au pas de charge, la tête haute. Thorne lui emboîta le pas pour aller quérir d’autres informations auprès des prisonniers et des Felicians. Un ingénieur qui venait chercher Jesek pour régler un problème urgent s’arrêta devant Miles. — Ne pensez-vous pas que nous avons mérité notre prime de combat, monsieur ? demanda-t-elle, souriant avec fierté. Une prime de combat ? — C’est mon avis, en effet, recrue Mynova. — Monsieur… Elle hésita, timide. — Certains d’entre nous se posent la question… Quand serons-nous payés ? La paie. Bien sûr. La mascarade devait continuer. Il jeta un coup d’œil en direction du RG 132. Foutu. Foutu mais plein comme un œuf. Il n’avait d’autre choix que de continuer sur sa lancée… du moins jusqu’à ce qu’ils établissent le contact avec les forces felicianes, que ces dernières viennent prendre possession de la marchandise et paient leur dû. — A la fin du mois, dit-il fermement. — Oh, fit-elle, déçue. Très bien, monsieur. Je le transmettrai aux autres. — Et si nous sommes encore ici dans un mois, mon seigneur ? demanda Bothari alors que la tech s’éloignait avec Jesek. Ça pourrait mal tourner. Les mercenaires n’apprécieront pas d’avoir travaillé à l’œil. Miles se passa les mains dans les cheveux et déclara avec une conviction désespérée : — Je trouverai quelque chose ! — Personne connaît un petit resto, dans le coin ? demanda plaintivement Mayhew. J’ai la dalle… Il avait l’air vidé. Thorne réapparut à côté de Miles. — A propos de la contre-attaque, monsieur… Miles pivota sur ses talons. — Où ? s’exclama-t-il, affolé. Thorne parut légèrement surpris. — Oh non, pas encore, monsieur. Les épaules de Miles s’affaissèrent. — Par pitié, ne me refaites pas un coup pareil, capitaine Thorne. La contre-attaque ?… — Je pense, monsieur, qu’il faut s’attendre à en subir une. Ne serait-ce qu’à cause du courrier pelian qui s’est enfui. Ne devrait-on pas se préparer ? — Oh, absolument. Oui, oui. Vous… euh… vous avez déjà envisagé une stratégie, j’imagine ? — Plusieurs, monsieur. Thorne entreprit de les détailler, avec dynamisme. Malheureusement, Miles se rendit compte que son esprit engourdi n’absorbait qu’une phrase sur trois. — Parfait, capitaine, l’interrompit-il. Prévoyons une réunion des officiers supérieurs après… après l’inspection, voulez-vous ? Nous pourrons ainsi en débattre. Thorne acquiesça avec satisfaction et s’éloigna. Miles avait le vertige. La géométrie labyrinthique de la raffinerie avait raison de son sens de l’orientation. Et tout ça lui appartenait désormais, tout… le moindre verrou rouillé. A lui. Tout… Elena l’observait anxieusement. — Qu’y a-t-il, Miles ? Tu n’as pas l’air content. On a gagné ! Un Vor, se dit Miles avec sévérité, n’enfouit pas sa tête entre les seins de sa femme d’armes pour sangloter, même s’il est à bonne hauteur pour ça… 13 La première inspection de Miles dans son nouveau domaine fut vite expédiée. Le Triomphe était à peu près la seule note encourageante de toute la visite. Bothari s’attarda pour s’assurer que les nouveaux prisonniers étaient convenablement gardés. A contrecœur, il confia provisoirement la surveillance de Miles à sa fille. Dès qu’il fut hors de vue, toutefois, Miles s’empressa de donner à Elena un rôle autrement plus utile que celui de garde du corps. Il lui colla un bloc et un stylo entre les mains et la chargea de prendre des notes. Il avait beau avoir une excellente mémoire, il n’était pas certain de pouvoir se souvenir de la masse de détails exigeant d’être réglés. Une infirmerie supplémentaire avait été installée près de celle de la raffinerie. L’odeur vaguement sucrée des antiseptiques couvrait mal celle, tenace, de sueur, d’urine et de chair brûlée qui prenait à la gorge. Tout le personnel médical de la station avait été réquisitionné. Mais Miles dut détacher deux autres soldats, rognant encore sur ses effectifs déjà bien clairsemés, pour prêter main-forte aux médecins débordés. Après avoir un instant observé le chirurgien de Tung et ses assistants, Miles ferma les yeux, se contentant de rappeler discrètement aux gardes de bien surveiller tout ce petit monde. Tant que les toubibs de Tung seraient occupés, il n’y aurait certainement pas de problèmes. Mais mieux valait ouvrir l’œil… L’état de prostration du colonel Benar et de deux autres officiers felicians le perturba. Les trois militaires répondaient à peine aux questions qu’on pouvait leur poser. Aucune blessure apparente. Juste quelques marques rouges de frottement, aux chevilles et aux poignets, et de petites décolorations cutanées qui révélaient des points d’injections. Etrange… La médic d’Auson fit appel au chirurgien de Tung pour appliquer une peau synthétique sur le visage d’Elli Quinn en attendant son transfert – où ? quand ? – dans un hôpital équipé d’un service de biotechnique régénératrice. — Tu n’es pas obligée de regarder ça, murmura Miles à Elena alors qu’ils s’apprêtaient pour assister à l’opération. — Je sais. Mais je le veux, répondit-elle. — Pourquoi ? — Pourquoi toi et pas moi ? — Je n’ai jamais vu faire ce genre de chose. Et puis, c’est ma facture qu’elle a payée… En tant que commandant, je me dois d’être là. — Eh bien, moi aussi. J’ai travaillé avec elle toute la semaine. La médic ôta les pansements provisoires. Plus de peau, plus de nez, plus d’oreilles, plus de lèvres. La graisse sous-cutanée avait fondu. Les yeux, sans paupières, étaient fixes, les cheveux n’étaient plus qu’un souvenir. Miles dut se rappeler qu’elle était endormie, qu’elle ne souffrait pas. Il se tourna brusquement, la main pressée contre la bouche, et déglutit péniblement. — Je suppose qu’on n’a rien à faire ici, finalement. On gêne plutôt qu’autre chose. Elena gardait les yeux fixés droit devant elle, pâle mais stoïque. — Tu vas regarder ça encore longtemps ? chuchota-t-il. Pour l’amour du ciel, ajouta-t-il silencieusement, ç’aurait pu être toi, Elena… — Jusqu’à ce qu’ils aient fini, répondit-elle sur le même ton. Jusqu’à ce que je ne ressente plus rien. Jusqu’à ce que je me sois endurcie, comme un vrai soldat. Comme mon père. Si je peux faire taire mon émotion quand il s’agit d’une amie, je ne devrais pas avoir de problème à le faire avec un ennemi. Miles secoua la tête, surpris par un tel sang-froid. — Tu ne préfères pas qu’on continue cette conversation dans le couloir ? Elle fronça les sourcils, mais, avisant l’expression de Miles, le suivit sans protester. Une fois hors de la salle, il s’adossa contre le mur, les jambes flageolantes et la respiration courte. — Tu veux que j’aille chercher une cuvette ? proposa-t-elle. — Non. Ça va passer… J’espère… Au bout d’une minute, il avait à peu près récupéré. — Les femmes ne devraient pas participer aux combats, articula-t-il enfin d’une voix rauque. — Pourquoi pas ? Pourquoi est-ce que ce serait plus horrible pour une femme que pour un homme ? demanda-t-elle en indiquant l’infirmerie. — Je ne sais pas. Ton père m’a dit une fois que si une femme revêt l’uniforme, c’est qu’elle l’a choisi, et que, dès lors, il n’y a aucune raison pour ne pas tirer. L’égalité des sexes prend une drôle de tournure, avec lui… Mais moi, si je ne me retenais pas, je jetterais ma cape sur elle pour la protéger, au lieu de lui faire exploser la tête. Ça me révolte… — Tu ne peux pas séparer l’honneur du risque. Si tu refuses le risque, alors tu refuses l’honneur. J’ai toujours pensé que, de tous les Barrayarans que je connaissais, tu serais le seul à accepter qu’une femme puisse elle aussi s’illustrer sur un champ de bataille… que son honneur ne soit pas uniquement proportionnel au nombre de ses grossesses. Miles se sentit piqué au vif. — L’honneur d’un soldat est d’accomplir son devoir patriotique… — Et pourquoi serait-ce différent pour une femme-soldat ? — Une femme aussi, d’accord… Mais tout ça ne sert pas l’empereur ! On est ici pour les dix pour cent de bénèf de Calhoun. Et de toute façon… Il se ressaisit, tira sur sa veste pour poursuivre la tournée, et s’immobilisa. — Ce que tu as dit, tout à l’heure… à propos de t’endurcir à la douleur… Elle leva le menton. — Oui ? Eh bien ? — Ma mère était soldat, aussi. Et je ne crois pas qu’elle se soit jamais habituée à la douleur des autres. Pas même à celle de ses ennemis. Ils marchèrent un long moment en silence. La réunion des officiers destinée à préparer la contre-attaque ne fut pas aussi houleuse que Miles l’avait craint. Ils s’installèrent dans une salle de conférences du comité directeur de la raffinerie. Les hublots géants en Plexiglas offraient un panorama époustouflant de toute la station. Miles ferma les yeux et choisit de s’asseoir en tournant le dos au désastre. Il se glissa rapidement dans le rôle d’arbitre, contrôlant le flot d’idées émises autour de lui pour cacher son propre manque d’imagination. Les bras croisés, il ponctuait les suggestions de « mmh » ou de « hum ». Thorne, Auson, Daum et Jesek, ainsi que les trois officiers felicians qui n’avaient pas subi de lavage de cerveau, faisaient tour à tour des propositions, Miles se contentant d’orienter le débat ou de demander plus de précisions quand une idée lui semblait judicieuse. A la fin de la réunion, une ébauche de plan fut arrêtée. — Ça nous serait quand même d’un grand secours, major Daum, si vous pouviez contacter vos supérieurs, dit Miles en se levant. — Nous ne relâcherons pas nos efforts pour établir le contact, monsieur, promit Daum. Miles avait élu domicile dans la partie la plus luxueuse de la raffinerie, auparavant réservée aux grands manitous de l’entreprise. Malheureusement, le service d’entretien avait été quelque peu négligé au cours de ces dernières semaines. Miles se fraya difficilement un chemin au milieu des affaires personnelles du dernier locataire qui jonchaient le sol. Des vêtements épars, des emballages de rations alimentaires, des disquettes de données, des bouteilles à moitié vides… le tout sens dessus dessous à cause des trépidations de l’attaque. Les disquettes ne révélèrent rien de compromettant, uniquement des films et des spectacles musicaux. Pas de documents secrets, pas de fabuleuses opérations d’espionnage… Curieusement, il aurait pu jurer que les tache si bigarrées fleurissant sur les murs de la salle de bains bougeaient quand elles apparaissaient à la périphérie de son champ visuel. Peut-être était-ce-un effet du surmenage. En tout cas, il fit attention de ne pas les toucher en se douchant. Une fois terminé, il régla la lumière sur U.V. maximum et verrouilla la porte. Pour la première fois depuis qu’il avait quatre ans, il devrait se passer de la compagnie nocturne du sergent. Cette nuit, il dormirait seul. Mort de fatigue, il se glissa dans des sous-vêtements propres et se traîna jusqu’au lit. Le lit flottait en apesanteur, chauffé par des lampes infrarouges. Un cocon merveilleusement chaud et moelleux. D’après ce qu’il avait entendu dire, faire l’amour en apesanteur procurait des sensations rares. Il n’avait personnellement jamais eu l’occasion d’essayer… Après avoir vainement tenté, pendant dix minutes, de se détendre, il fut convaincu que jamais il n’essaierait. Il sortit précipitamment de la bulle et resta prostré à quatre pattes jusqu’à ce que son estomac cesse de se retourner dans tous les sens. Par les énormes hublots, il avait une vue imprenable de la coque éventrée du RG 132. Des secousses occasionnelles détachaient des copeaux de métal. Miles observa un instant encore cette fine pluie de particules puis décida d’aller demander à Bothari la flasque de scotch. Le couloir sur lequel donnait sa suite aboutissait à une passerelle d’observation, coquille de cristal et de chrome au-dessus de laquelle flottaient plusieurs millions d’étoiles scintillantes. En baissant les yeux, il vit la masse sombre de la raffinerie. Miles eut envie d’aller y faire un tour. Un cri strident retentit dans la nuit. La voix d’Elena qui le tira brutalement de sa rêverie. Ça venait de là-haut. Il fonça comme un dératé. En haut de la passerelle, il vira en s’accrochant d’une main à la balustrade. Ce qu’il vit en arrivant le laissa muet. Baz Jesek était étalé sur un divan, les bras en croix. Au-dessus de lui, Bothari déchaîné, ses larges mains serrées autour du cou du malheureux, donnait l’impression de vouloir lui dévisser la tête. Le visage de Baz était aubergine. Il éructait des sons incohérents. Elena, la tunique en bataille, s’agitait autour des deux hommes en se tordant désespérément les mains, impuissante. — Père, non ! Arrête ! Bothari aurait-il surpris l’ingénieur en train d’agresser sa fille ? Miles se sentit lui-même étranglé par une poussée de jalousie, immédiatement balayée par une froide logique. — Miles ! s’écria Elena en le découvrant. Mon seigneur… dis-lui d’arrêter ! Il s’avança vers eux. — Lâche-le, sergent, ordonna-t-il. Bothari, blême de rage, lui jeta un coup d’œil oblique, puis reporta son attention sur sa victime. Ses mains ne desserrèrent pas leur étreinte. S’agenouillant, Miles posa la main sur les muscles tendus du bras de Bothari. Il avait le sentiment nauséeux que c’était la chose la plus dangereuse qu’il ait jamais faite de sa vie. Il baissa la voix, murmura à l’oreille du forcené : — Depuis quand dois-je répéter mes ordres à mon homme d’armes ? Bothari l’ignora. Miles referma étroitement la main sur le poignet du sergent. — Vous n’aurez pas la force de me faire lâcher prise, gronda Bothari du coin de la bouche. — Je me casserai les doigts en essayant, chuchota Miles qui tirait de toutes ses forces. Ses ongles devinrent tout blancs. Encore quelques secondes et ses jointures commenceraient à lâcher. Le sergent ferma les yeux. Sa respiration ne franchissait qu’en sifflant ses dents serrées comme un étau. Puis, avec un juron sonore, il lâcha Baz et se jeta en arrière. Le dos tourné, son regard aveuglé par la rage, il reprit difficilement son souffle. Baz roula sur le côté et tomba sur la moquette avec un bruit sourd. Il avala l’air à grandes goulées furieuses, et cracha un peu de sang. Elena se précipita sur lui, lui prit la tête et la posa sur ses genoux. Miles se releva, essoufflé, lui aussi. — Bon, dit-il d’une voix encore mal assurée. Qu’est-ce qui se passe, ici ? Baz essaya de parler, mais ne put émettre qu’un gargouillis indistinct. Quant à Elena, elle sanglotait. Inutile d’attendre des explications de sa part. — Bon sang, sergent… ? — Je l’ai surprise en train de fricoter avec ce lâche, grogna-t-il, leur tournant toujours le dos. — Ce n’est pas un lâche ! s’écria Elena. Il est aussi bon soldat que toi ! Il m’a sauvé la vie, aujourd’hui… Elle se tourna vers Miles. — Tu l’as sûrement vu, mon seigneur, sur les moniteurs. Il y avait un Oseran qui me tenait en joue… j’ai vraiment cru que j’étais fichue. Mais Baz l’a abattu avec son arc à plasma. Dis-lui ! Elle faisait allusion au soldat qu’il avait lui-même tué en coupant son arrivée d’oxygène. Baz, sans le savoir, avait tiré sur un homme déjà mort. Je t’ai sauvée. C’est moi qui t’ai sauvé la vie. — En effet, sergent, s’entendit-il dire. Tu dois la vie de ta fille à cet homme d’armes, ton frère. — Celui-là n’est pas mon frère. — Et moi je te dis qu’il l’est ! — Non… Bothari se retourna enfin, la mâchoire crispée. De sa vie, Miles ne l’avait vu aussi agité. Je l’ai soumis à trop de stress, ces derniers temps, songea-t-il, en proie à de brusques remords. Baz s’efforça de protester. — Pas… déshonneur ! Elena le fit taire et se releva soudain pour se planter farouchement devant son père. — Toi et ton honneur militaire ! J’ai combattu, et j’ai tué un homme, et je peux te dire que ce n’était rien de plus que de la boucherie. N’importe quel robot aurait pu le faire. Il n’y a pas de quoi pavoiser, je t’assure. Tout ça c’est de la frime, une vaste blague, un mensonge, du bluff… Ton uniforme ne me fait plus peur, tu m’entends ? Le visage de Bothari semblait taillé dans le granit. Miles fit signe à Elena de se calmer. Il n’avait rien contre le fait qu’elle souhaite se libérer du joug paternel, mais elle choisissait vraiment mal son moment. Il avait besoin de Baz, il avait besoin de Bothari, il avait besoin d’Elena, et il avait besoin d’une équipe soudée pour que tous puissent rentrer vivants. La première chose à faire, s’il ne voulait pas les voir s’entre-déchirer, était de séparer Elena et Bothari jusqu’à ce qu’ils aient recouvré un semblant de calme. Quant à Baz… — Elena, dit Miles, emmène Baz à l’infirmerie et demande à la médic de s’assurer qu’il n’a pas de lésions internes. — Oui, mon seigneur, répondit-elle, insistant sur le titre. Elle aida Baz à se relever et lui prit le bras qu’elle passa sur ses épaules, non sans jeter un regard venimeux à son père. Bothari serra les poings mais ne broncha pas. Miles les accompagna jusqu’au bas de la passerelle. La respiration de Baz devenait heureusement plus régulière. — Je crois que je ferais mieux de rester avec le sergent, murmura-t-il à Elena. Ça ira, tous les deux ? — Grâce à toi, oui, dit Elena. J’ai essayé de l’arrêter, mais j’avais peur. Je n’ai pas pu… Clignant des yeux, elle refoula ses dernières larmes. — C’est mieux comme ça. Tout le monde est sur les nerfs, trop crevé. Lui aussi, tu sais. Elle entraîna Baz avec de tendres murmures qui donnèrent envie à Miles de hurler. Ravalant sa frustration, il remonta jusqu’à l’observatoire. Bothari était toujours à la même place, douloureusement replié sur lui-même. Miles soupira. — Tu as toujours ta bouteille de scotch, sergent ? Bothari sortit de sa sombre méditation et tâta sa poche avant d’en sortir la flasque qu’il tendit sans un mot. Celui-ci la prit en indiquant un des bancs. Ils s’assirent. Bothari resta prostré sans rien dire, la tête penchée, les mains entre les genoux. Miles avala une lampée puis lui donna la bouteille. — Tiens, bois. Bothari secoua la tête, mais s’exécuta néanmoins. — Vous ne m’aviez encore jamais appelé « homme d’armes », marmonna-t-il au bout d’un moment. — Il fallait que je trouve un moyen d’attirer ton attention. Je suis désolé. Un silence. Une autre gorgée. — Pourquoi est-ce que tu voulais le tuer ? Tu sais pourtant à quel point on a besoin de techs. Une longue pause. — C’est pas le bon. Pas pour elle. Un déserteur… — Il n’essayait pas de la violer, que je sache. — Non. Un temps. — Non, je ne crois pas. Mais on ne sait jamais. Miles embrassa du regard la salle aux murs tendus de velours. Un endroit idéal pour « fricoter », et même plus. Mais les longues mains blanches étaient parties à l’infirmerie, où elles appliquaient probablement quelque compresse fraîche sur le front de Baz. Pendant que lui essayait de se soûler pour ne plus y penser. Quel gâchis… La flasque fit un nouvel aller-retour entre eux. — On ne sait jamais, répéta Bothari. Et puis, elle mérite mieux que ça, ce qu’on fait de plus convenable. Vous êtes d’accord, hein, mon seigneur ? Vous êtes d’accord ? — Bien sûr, sergent. Mais je t’en prie, n’assassine pas mon ingénieur. J’en ai besoin. Entendu ? — Saloperie de techs. Toujours dorlotés. Miles se détendit sensiblement. Apparemment, Bothari retrouvait son état d’esprit habituel. Le sergent se laissa glisser par terre, le dos appuyé contre le banc. — Mon seigneur, dit-il après un petit temps de silence, si j’étais tué, il faudrait s’assurer qu’on s’occupe bien d’elle. Pour la dot… Et un officier – quelqu’un de bien. Avec un bon intermédiaire pour régler tous les détails. Un rêve d’un autre temps, songea Miles, nébuleux. — Je suis son seigneur, dit-il. Ça ferait partie de mes obligations. S’il pouvait seulement mettre ces obligations au service de ses désirs les plus fous… — Il y en a qui ne respectent plus beaucoup leur devoir, maugréa Bothari. Mais un Vorkosigan… les Vorkosigan n’ont jamais failli. — Tu l’as dit, bouffi, marmonna Miles pour lui-même. — Mmmh… renchérit Bothari en s’affalant un peu plus. Un nouveau silence. — Si j’étais tué, reprit Bothari, vous ne me laisseriez pas ici, n’est-ce pas, mon seigneur ? — Hein ?… Miles, dont l’esprit s’évadait vers les étoiles à mesure que le whisky descendait, mit quelques instants avant de s’intéresser à ce que lui disait Bothari. — Parfois, ils abandonnent les cadavres dans l’espace. C’est froid comme l’enfer… Dieu peut même pas les retrouver, c’est trop grand. Personne ne le peut. Miles se redressa légèrement, surpris de découvrir que le sergent esquissait une ébauche de théorie théologique. — Qu’est-ce que c’est que ce nouveau truc, sergent ? Pourquoi est-ce que tu serais tué ? Il n’y a aucune raison que… — Votre père le comte me l’a promis, le coupa Bothari. Je serai enterré aux pieds de milady, votre mère, à Vorkosigan Surleau. Il me l’a promis. Il ne vous l’a pas dit ? — Le… le sujet n’a jamais été évoqué. — C’est sa parole de Vorkosigan. Votre parole. — Eh bien… d’accord, alors. Miles se replongea dans l’immensité du ciel. Certains voyaient des étoiles, et d’autres, semblait-il, l’espace dans lequel elles évoluaient. Une immensité glacée… — Tu crois que Dieu t’a réservé une place au paradis, sergent ? — En tant que sujet de milady, oui. Le sang lave le péché. Elle me l’a juré. Sa voix s’éteignit doucement. Il n’avait pas quitté les ténèbres des yeux. La flasque glissa de sa main et il se mit à ronfler. Miles, assis en tailleur au-dessus de lui, petite silhouette en sous-vêtements, loin, très loin de chez elle, s’absorba de nouveau dans le velours scintillant de l’univers. Baz, heureusement, se remit rapidement de ses émotions. Dès le lendemain, il était au travail, avec une minerve tout de même pour soutenir ses cervicales malmenées. Il se montrait particulièrement circonspect avec Elena sitôt que Miles était dans le coin, ne lui donnant ainsi plus l’occasion de se montrer jaloux. Mais, comme Miles ne se déplaçait jamais sans Bothari, c’était peut-être plutôt là qu’il fallait chercher la raison de son comportement… La priorité donnée par Miles fut de remettre à flot le Triomphe. Officiellement, il était question de se préparer au plus vite à la contre-attaque des Pelians. Officieusement, il s’agissait d’avoir un navire en état de marche pour filer loin d’ici. Le cuirassé était à son avis le vaisseau le mieux approprié pour une telle fuite. A condition, bien sûr, qu’il arrive à convaincre un des deux pilotes de Tung de les propulser hors de l’espace local de Tau Verde, quitte à employer la force. Miles fut effrayé à la perspective de son retour sur Beta. Il imaginait déjà la tête des douaniers découvrant le pot aux roses. Un navire de guerre volé. Un pilote kidnappé aux commandes. Une vingtaine de mercenaires au chômage et une trentaine de techniciens apeurés pour seuls passagers. Me voilà dans de beaux draps ! Et pour couronner le tout, pas un rond en poche pour régler les frais administratifs du spatioport. Alors, quant à rembourser Tav Calhoun, n’y pensons pas… Même son immunité diplomatique classe III ne serait d’aucun secours pour sortir d’un tel pétrin. Il faut que je trouve une solution, et vite ! Ses efforts pour se concentrer sur divers problèmes urgents étaient constamment interrompus par un défilé de gens quémandant des directives, des ordres, des conseils, ou, plus fréquemment, l’autorisation de réquisitionner du matériel dans la raffinerie. Miles signait avec allégresse toutes les requêtes qu’on lui présentait, gagnant bientôt la réputation d’un homme doté d’une audace et d’un esprit de décision rares. Sa signature – Naismith – devenait peu à peu un paraphe superbement calligraphié et parfaitement indéchiffrable. Cependant, le manque de personnel devenait crucial et ne pouvait malheureusement se résoudre par une simple signature. L’épuisement minait l’efficacité des équipes. Miles décida de tenter le tout pour le tout. Deux bouteilles de vin felician, inconnu au bataillon. Une bouteille de liqueur Tau Cetane d’un joli jaune orange. Deux tabourets pliables. Une petite table bancale en plastique. Une boîte de friandises felicianes joliment enrobées de papier argenté – du moins espérait-il que c’étaient bien des friandises. Des fruits frais récoltés dans le verger de la raffinerie. Ça devrait être suffisant. Miles chargea les bras de Bothari de son pique-nique improvisé, prit lui-même le reste et se dirigea vers la prison. Mayhew arqua un sourcil étonné en le voyant passer dans le couloir. — Où tu vas comme ça ? — Opération séduction, Arde, annonça Miles avec un clin d’œil amusé. Les prisonniers avaient été installés dans un entrepôt reconverti à la va-vite en geôle de fortune. L’immense hangar avait été découpé en une série de boxes métalliques, exigus et plutôt sinistres. Miles avait eu beaucoup de scrupules à y enfermer des êtres humains, mais à la guerre comme à la guerre… Le capitaine Tung, pendu par une main au système d’éclairage, s’évertuait à le démonter, avec, pour tout tournevis, une médaille prélevée sur sa veste d’uniforme. — Bonjour, capitaine, dit Miles d’un ton joyeux aux bottes qui gigotaient au niveau de ses yeux. Tung baissa la tête vers lui, le jaugeant du regard. Il jaugea également Bothari, estima sans doute qu’il était préférable de ne rien dire, et se laissa retomber sur le sol en grommelant. Le garde verrouilla la porte derrière eux. — Qu’avez-vous l’intention de faire si vous arrivez à l’enlever ? demanda Miles, le nez en l’air, sincèrement intrigué. Pour toute réponse, Tung cracha un vilain juron et se mura dans un silence buté. Bothari installa les tabourets et la table sur laquelle il déposa le repas improvisé, puis s’adossa contre le mur, sceptique. Miles s’assit et ouvrit une des bouteilles de vin. Tung resta debout. — Tenez-moi compagnie, capitaine, l’invita cordialement Miles. Je sais que vous n’avez pas encore dîné. J’espérais que nous pourrions avoir une petite discussion. — Je suis Ky Tung, capitaine de la Flotte des Mercenaires Libres Oserans. J’appartiens à la Démocratie Populaire de la Grande Amérique du Sud Terre. Mon numéro de matricule est le T275-389 42-1535-1742. Cette « petite discussion » est terminée. Les lèvres de Tung se fermèrent aussi hermétiquement que les portes d’un sas. — Il ne s’agit pas d’un interrogatoire, s’empressa de le rassurer Miles. En fait, je suis plutôt là pour vous donner des informations. Il se leva et inclina brièvement la tête. — Permettez-moi de me présenter à mon tour. Je m’appelle Miles Naismith. D’un geste, il indiqua le deuxième tabouret. — Je vous en prie, asseyez-vous. Ça m’ennuierait d’attraper un torticolis. Tung hésita, mais finit par prendre place sur le tabouret. Miles servit le vin et but une gorgée. Il chercha une des réflexions que son grand-père, grand connaisseur, faisait après chaque dégustation. La seule qui lui vint à l’esprit étant « épais comme une pisse d’âne », il renonça. Comme entrée en matière, il devait y avoir mieux. Il essuya le bord de son gobelet en plastique sur sa manche et le poussa vers Tung. — Vous avez vu ? Pas de poison. Pas de drogue… Tung resta obstinément les bras croisés. — C’est un truc vieux comme le monde. Vous avez pris l’antidote avant de venir. — Oh… Oui, je suppose que ça aurait pu se faire, évidemment, admit Miles. Il ouvrit un paquet de cubes protéinés plutôt caoutchouteux et les posa entre eux, les observant avec autant de méfiance que Tung. Miles en enfourna toutefois un et le mâcha consciencieusement. — Ah. De la viande. Allez-y, demandez-moi ce que vous voulez, dit-il la bouche pleine. Tung se battit un temps contre sa propre résolution, puis craqua. — Mes troupes, dit-il. Comment vont-elles ? Miles lui donna aussitôt la liste des morts, celle des blessés, ainsi que leur état de santé. — Les autres sont sous les verrous, comme vous. Ne m’en veuillez pas de taire leur exacte position dans ces locaux. Simple précaution au cas où vous auriez l’intention de bricoler je ne sais quoi avec cette installation électrique. Tung poussa un soupir mi-triste mi-soulagé et, distraitement, mordit dans un cube protéiné. — Je suis navré que les choses se soient passées de manière aussi absurde, dit Miles. Je comprends que ce doit être particulièrement frustrant pour vous de voir vos adversaires arracher une victoire essentiellement due à la chance. J’aurais moi-même préféré quelque chose de plus propre, de plus tactique… Mais j’ai bien été contraint d’accepter la situation telle qu’elle se présentait. Tung renifla, méprisant. — Vous vous prenez pour qui ? Pour le seigneur Vorkosigan ? Miles s’étouffa. Bothari abandonna le mur pour venir lui taper dans le dos, tout en considérant Tung d’un œil suspicieux. Miles finit par arrêter de tousser ; il s’essuya les lèvres et tamponna ses yeux larmoyants avec sa manche. — Je vois, dit-il, enfin ressaisi. Vous voulez parler de l’amiral Aral Vorkosigan de Barrayar. Je n’ai pas tout de suite fait le rapport… Il est désormais le comte Vorkosigan. — Ah oui ? Alors il est toujours vivant ? remarqua Tung, intéressé. — Tout ce qu’il y a de plus vivant. — Vous avez déjà lu son bouquin sur Komarr ? — Son bouquin ? Oh, le rapport Komarr. Oui, évidemment. — Je l’ai lu onze fois, dit fièrement Tung. C’est le mémoire militaire le plus concis que j’aie jamais vu. Une stratégie excessivement complexe conçue avec la logique d’un diagramme de circuit intégré. La politique, l’économie, tout y est… Ce type-là doit avoir un cerveau qui fonctionne en cinq dimensions, ce n’est pas possible autrement… Ce qui m’étonne, c’est que la plupart des gens n’en ont pas entendu parler. Ça devrait être obligatoire. Moi, je le donne à toutes mes recrues et je les interroge régulièrement dessus. — Je l’ai entendu dire que la guerre était le résultat d’un mauvais gouvernement. Je suppose que la politique a toujours plus ou moins fait partie de son analyse stratégique… — Sans doute, quand on en arrive à ce niveau, le… Tung s’interrompit soudain. — Entendu dire ? répéta-t-il. J’ignorais qu’il avait donné des interviews. Vous rappelez-vous quand et où vous l’avez vu ? Si je pouvais en avoir une copie… — Euh… Miles marchait sur des œufs. — C’était lors d’une conversation privée. — Parce que vous l’avez rencontré ? ! Aux yeux de Tung, Miles avait brusquement grandi d’un bon mètre. — Eh bien… oui, admit-il prudemment. — Savez-vous s’il a écrit quelque chose sur l’invasion d’Escobar ? demanda Tung d’un ton passionné. J’ai toujours pensé que ce serait le volume complémentaire – la stratégie défensive cette fois. Ça ferait le pendant, vous comprenez… Comme les deux tomes de Sri Simka sur Walshea et Skya IV. Miles comprit enfin à qui il avait affaire – un mordu d’histoire. Il connaissait cette espèce sur le bout des doigts. Ravi, il réprima un sourire d’excitation. — Je ne le pense pas. Escobar était une défaite, en fin de compte. Il n’en parle presque jamais, d’ailleurs… enfin, à ce qu’on m’a dit. Par orgueil, peut-être… — Mmmh. C’est vraiment un livre fantastique, en tout cas. La situation, qui semblait complètement chaotique sur le moment, a été décortiquée, analysée avec une telle finesse… Mais évidemment, quand on perd, c’est toujours le chaos… Ce fut au tour de Miles de tendre l’oreille. — Sur le moment ?… Pourquoi ? Vous étiez à Komarr ? — Oui. A l’époque, j’étais jeune lieutenant dans la flotte Selby engagée par Komarr. Quelle expérience… Ça fait vingt-trois ans de ça, maintenant. Miles hocha lentement la tête et décida d’encourager cette avalanche de souvenirs. Les tranches de fruits devinrent des planètes et des satellites, et les morceaux de protéines, des cuirassés, des croiseurs, des bombardiers et des transporteurs de troupes. Les navires vaincus furent impitoyablement mangés. La deuxième bouteille de vin présida à l’ouverture de nouvelles et fameuses batailles. Miles, passionné, était suspendu aux lèvres de Tung. Le capitaine se redressa finalement avec un soupir de satisfaction. Il avait fini son vin, ses cubes protéinés, et épuisé son réservoir d’histoires. Miles, connaissant ses propres limites, avait bu modérément, assez pour ne pas froisser son invité, mais sans dépasser la dose. Il fit tourner la dernière gorgée dans le fond du gobelet et lança prudemment une première sonde. — Je trouve lamentable qu’un officier de votre trempe, avec votre expérience, reste enfermé dans une boîte et ne participe pas à une bonne guerre comme celle-ci. Un vrai gâchis… Tung sourit. — Je n’ai aucune intention de rester dans cette boîte, comme vous dites. — Ah… oui, mais il y a différentes façons d’en sortir. Les mercenaires Dendarii représentent une organisation en pleine expansion. Il y a de la place pour l’expérience et le talent. Le sourire de Tung se teinta d’amertume. — Vous m’avez pris mon navire. — J’avais pris celui du capitaine Auson. Demandez-lui s’il regrette de m’avoir suivi. — Désolé, monsieur, euh… Naismith. Mais j’ai un contrat. Et c’est quelque chose que, contrairement à certains, je respecte. Je considère qu’un mercenaire qui n’honore pas son contrat, surtout pour de mauvaises raisons, n’est plus un soldat, mais un gangster. Miles, admiratif, l’aurait volontiers embrassé. — Je ne peux pas vous en faire le reproche, monsieur. Tung l’observait avec une tolérance amusée. — Maintenant, et malgré ce qu’a l’air d’en penser cet abruti d’Auson, je trouve que vous êtes un jeune officier très doué, un rien présomptueux… et qui court droit au-devant des catastrophes. A mon avis, c’est vous, et pas moi, qui chercherez du boulot d’ici peu. Vous semblez avoir de bonnes notions de tactiques, vous avez assimilé le rapport de Vorkosigan sur Komarr, mais, surtout, être capable d’atteler Auson et Thorne au même harnais pour tracer un sillon droit relève tout bonnement du prodige… Si vous sortez vivant de ce merdier, venez me voir… je vous trouverai peut-être quelque chose du côté de l’état-major. Miles, bouche bée, regardait son prisonnier avec des yeux ronds. Le culot de Tung n’avait pratiquement rien à envier au sien. Pour être honnête, cette proposition lui paraissait très alléchante. Il soupira, désolé. — Vous m’honorez, capitaine Tung. Mais j’ai bien peur d’être moi aussi lié par un contrat. — Foutaises. — Pardon ? — Si vous avez un contrat avec Felice, je serais curieux de savoir où vous l’avez eu. Je doute que Daum ait eu l’autorisation de vous en dresser un. Les Felicians sont à mettre dans le même panier que les Pelians. Aussi minables les uns que les autres. On aurait terminé cette guerre depuis six mois si les Pelians avaient accepté d’y mettre le prix. Mais non… ils ont préféré faire des économies de bouts de chandelles et se payer un blocus… et quelques structures comme celle-ci. Et, en plus, ils considèrent qu’ils nous ont fait une fleur. Pfff… Il secoua la tête, écœuré. — Je n’ai pas parlé d’un contrat avec Felice, objecta calmement Miles. Tung, en proie à une soudaine confusion, plissa les yeux. Miles s’en félicita. Le capitaine était, à son goût, bien trop près de la vérité. — Un conseil, fils, dit Tung. Ne te fais pas trop d’illusions quand même… Si on fait le compte, ce sont le plus souvent tes alliés qui te tirent dans le dos. Miles prit poliment congé. Tung le raccompagna avec la déférence due à un hôte de marque. — Avez-vous besoin de quelque chose ? demanda Miles avant que le garde ne referme la porte. — Un tournevis, répondit Tung sans hésiter. Miles secoua la tête avec un sourire amusé et s’éloigna. — Ce n’est pourtant pas l’envie qui me manque de lui en envoyer un, dit-il à Bothari. Je donnerais cher pour savoir ce qu’il en ferait. — Et à quoi ça a servi, tout ça ? demanda le sergent. Il vous a fait perdre du temps avec ces histoires de vieilles batailles et n’a rien lâché pour autant. Miles sourit, énigmatique. — Il ne faut jamais rien négliger, sergent. Tout a son importance. Tout. 14 Les Pelians attaquèrent par l’ouest, profitant de la couverture que leur procuraient les astéroïdes massés à cet endroit. Ils arrivèrent à vitesse réduite, et transmirent leur intention qui était de conquérir la raffinerie, non de la détruire. Ils étaient seuls, aucun navire oseran ne les accompagnait. Miles riait de plaisir en claudiquant à travers la salle de contrôle de la station d’accostage. Les Pelians suivaient point par point le scénario qu’il avait imaginé. Le résultat aurait été identique s’il avait lui-même donné les ordres. Ils fonçaient tête baissée dans le piège. Il avait bien failli provoquer une levée de boucliers quand il avait insisté pour placer la majeure partie de ses troupes ainsi que les armes les plus puissantes sur la ceinture, et non du côté de la raffinerie. Pourtant, il savait qu’il était dans le vrai. Cette approche constituait pour les Pelians leur seul espoir de bénéficier d’un effet de surprise. Une semaine plus tôt, ils auraient sans doute réussi leur coup. Miles évita de justesse certains de ses soldats courant se mettre à leur poste. Il pria Dieu de ne jamais faire partie d’un régiment d’infanterie. A la moindre alerte, il serait proprement piétiné par ses compagnons, avant même d’avoir vu l’ennemi. Il s’engouffra dans le tube flexible du Triomphe et un soldat actionna le système de fermeture derrière-lui. Comme il s’y attendait, il était le dernier à monter à bord. Le vaisseau manœuvra aussitôt pour s’éloigner de la raffinerie. La salle de tactique du Triomphe était sensiblement plus grande que celle de l’Ariel, et tout aussi bien conçue. Miles grimaça devant le nombre de sièges vides. La moitié de l’ancienne équipe d’Auson, même complétée par quelques techs de l’usine s’étant portés volontaires, ne constituait qu’un malheureux squelette d’équipage. Les images holographiques défilaient dans une confusion totale. Auson, qui tentait plusieurs manœuvres en même temps, leva les yeux et soupira de soulagement en le voyant arriver. — Heureux de te voir, mon seigneur. Miles posa ses fesses sur la chaise voisine. — Moi aussi. Mais je vous en prie… Pas de « mon seigneur » entre nous, d’accord ? « Monsieur Naismith », tout simplement. Les sourcils d’Auson se rejoignirent au-dessus de son nez. — Les autres vous appellent comme ça, pourtant. — Oui, mais… euh… ce n’est pas seulement une histoire de politesse. Cela souligne un rapport particulier. Vous ne m’appelleriez pas « mon lapin » même si vous entendiez ma femme le faire, mmh ? Bon… alors, où en est-on, ici ? — Apparemment, il y a une dizaine de petits navires. Uniquement des Pelians. Auson étudia ses données, des rides soucieuses se creusant sur son visage de bouledogue. — Je ne sais pas où sont nos gars. C’est pourtant le genre de situation qui leur va comme un gant… Miles traduisit intérieurement. Nos gars n’étaient autres que les anciens copains d’Auson, les Oserans. Ce lapsus ne le dérangea pas, Auson lui était à présent totalement dévoué. Miles lui jeta un regard en coin et sut soudain pourquoi les Pelians étaient venus seuls. En effet, un vaisseau oseran avait changé de camp et s’était retourné contre eux. Les yeux de Miles pétillèrent à l’idée du désarroi et de la méfiance qui devaient désormais régner dans l’état-major pelian. Le cuirassé effectua une large courbe pour plonger vers l’ennemi. Miles appela la salle Nav et Comm. — Ça va, Arde ? — Pas trop mal pour quelqu’un qui navigue à l’aveugle, répondit Mayhew. Le pilote automatique est assez spécial. J’ai l’impression que c’est la machine qui contrôle tout. Affreux… — Continuez comme ça, Arde. C’est du bon boulot, dit Miles avec entrain. Et n’oubliez pas… il faut les attirer à portée de nos armes fixes plutôt que de les dégommer nous-mêmes. Miles se recula dans sa chaise et observa les images holographiques, constamment changeantes, constamment mouvantes. — Ils ne doivent pas se rendre compte que quelque chose a changé. Ils se contentent de répéter la même tactique que celle employée la dernière fois. Evidemment, cela avait marché… Les premiers vaisseaux pelians s’approchaient de la raffinerie. Miles bloqua sa respiration comme s’il pouvait, par cet acte à peine conscient, empêcher ses hommes de tirer. Ils n’étaient pas nombreux, là-bas. Isolés, éparpillés, leur nervosité était compréhensible. Cependant, il fallait qu’ils attendent encore. Il y avait en fait plus d’armes que de personnel pour les actionner. Heureusement, Baz avait réussi à réparer certains systèmes de mise à feu électronique qui se déclenchaient automatiquement dès qu’un navire passait dans leur champ. Le Pelian de tête lâcha un chapelet de bombes qui filèrent en rang d’oignons vers les récepteurs solaires. Oh non, geignit Miles intérieurement. Deux semaines de boulot foutu… Les bombes éclatèrent avant d’atteindre leurs cibles. L’espace fut soudain lardé de fils enflammés. Il leur aurait fallu tirer un quart de poil plus tôt. Quelqu’un, depuis le sol, fit mouche, et le vaisseau pelian explosa brusquement en une grêle de débris dont une partie continua sur la même trajectoire, à la même vitesse, presque aussi dangereuse que la plus performante des armes téléguidées. Les navires qui suivaient commencèrent à s’écarter, et changèrent de trajectoire. Auson et Thorne, aux commandes de leurs vaisseaux respectifs, se replièrent sur eux d’un côté et de l’autre, comme deux chiens de berger décidés à resserrer le troupeau. Miles, radieux, lança son poing vers l’holoécran pour manifester sa joie devant la beauté de la formation. Si seulement il avait eu un troisième navire de guerre pour bien les encercler, aucun Pelian n’aurait eu l’occasion de retourner chez lui pour raconter la bataille. Mais tout se déroulait comme prévu, les navires pelians étaient parfaitement repoussés les uns contre les autres afin de présenter une cible idéale et compacte à l’artillerie. Auson, à côté de lui, partageait son enthousiasme. — R’garde-les ! Non, mais r’garde-les donc ! Dans le goulet d’étranglement, exactement comme tu l’avais dit… Quand je pense que Gamad te traitait de dingue. Il fouettait comme un malade de devoir dépouiller le côté solaire. Rasibus, y a pas à dire… t’es un sacré génie ! L’excitation de Miles fut quelque peu refroidie quand il imagina les noms auxquels il aurait eu droit s’il avait raté son coup. Le soulagement l’étourdissait. Il s’appuya contre le dossier de sa chaise et exhala un long, très long soupir. Un deuxième vaisseau pelian fut réduit à néant, puis un troisième. Une donnée numérique se mit soudain à clignoter sur l’écran principal, passant brusquement du négatif au positif. — Ah ah ! dit Miles en indiquant le chiffre. On les tient ! Ils recommencent à accélérer. Ils renoncent à l’attaque. Leur élan ne donna d’autre choix aux Pelians que de traverser le secteur de la raffinerie. Mais leur seul souci était maintenant de le faire aussi vite que possible. Thorne et Auson se collèrent à eux pour les empêcher de faire demi-tour. Un des vaisseaux pelians tourna en vrille devant le complexe et tira – tira quoi ? Les ordinateurs de Miles ne parvinrent pas à définir la nature de… du rayon ? Ce n’était pas du plasma, pas un laser, rien contre quoi l’usine centrale puisse générer un écran protecteur. Etrange… Miles posa doucement la main sur la représentation holographique du navire pelian, comme s’il pouvait l’anéantir d’un simple geste. — Capitaine Auson… On va essayer de prendre celui-ci. — Pour quoi faire ? On n’a qu’à le laisser retourner au bercail avec ses potes… Miles baissa la voix, à peine audible. — C’est un ordre, capitaine. Auson se raidit. — Bien, monsieur ! Efficace, songea Miles. Très efficace. Ils approchèrent rapidement du Pelian en fuite. — Qu’est-ce qu’on fait maintenant, monsieur Naismith ? demanda Auson. Miles se mordait pensivement la lèvre. — A mon avis, s’ils se sentent perdus, ils risquent de se saborder. Il faut les en empêcher. — Hmm. Auson se racla la gorge et piqua du nez sur sa console. Miles choisit de l’ignorer. — Je veux que tous nos ingénieurs mettent leurs armures et se tiennent prêts à embarquer, annonça soudain Miles. Ils savent qu’on a les moyens de leur damer le pion. Sauf erreur de ma part, ils vont s’empiler dans leur navette de secours en nous laissant un petit cadeau qui nous pétera au nez dès qu’on investira le vaisseau. Mais si on ne perd pas de temps à leur courir après et qu’on est assez rapides pour entrer par la porte de derrière alors qu’ils sortent par les issues latérales, on aura peut-être le temps de le désamorcer. Auson pinça les lèvres en secouant la tête, réprouvant le plan. — Tous mes ingénieurs ? répéta-t-il. Et qu’est-ce que je ferai, moi, si vous n’êtes pas assez rapides pour désamorcer la bombe ? Miles eut un sourire sinistre. — Vous improviserez. Les Pelians, comme l’avait prévu Miles, ne jouèrent pas aux kamikazes. Ils profitèrent de leur unique chance de survie et filèrent avec la navette de secours. Miles et ses techniciens profitèrent de l’ouverture du sas pour se glisser à l’intérieur du vaisseau. Miles, nageant dans son scaphandre pressurisé, pestait de ne pas en avoir trouvé un à sa taille. Son regard balaya le labyrinthe des couloirs. D’un geste de sa part, les quatre techs se séparèrent en courant, chacun affecté à un secteur particulier. Miles prit la cinquième direction, celle conduisant vraisemblablement à la salle de tactique et aux quartiers de l’équipage. Il fallait à tout prix qu’ils trouvent rapidement le système d’autodestruction et qu’ils le désamorcent. Partout, ses yeux tombaient sur des tableaux de bord éclatés, des stocks de données fondus. Il regarda l’heure. Dans moins de cinq minutes, la navette des Pelians serait à l’abri des radiations dues à une éventuelle explosion du vaisseau principal. Un cri triomphant, retentissant dans son casque, lui vrilla les oreilles. — Ça y est ! C’est fini ! hurla un ingénieur. Ils avaient programmé une implosion ! J’ai stoppé la réaction en chaîne ! Des clameurs enthousiastes résonnèrent sur la liaison comm. Miles se laissa tomber à terre, le sang battant à ses tempes. Puis, brusquement, son cœur sembla cesser de battre. Il monta le volume de son canal comm pour lancer un message général. — Je crois que nous devrions supposer qu’il n’y avait pas qu’un seul dispositif de ce type, d’accord ? Continuez à chercher. Les techs acquiescèrent. Pendant les trois minutes qui suivirent, Miles n’entendit que des respirations haletantes dans son casque. Alors qu’il traversait les cuisines, à la recherche de la cabine du capitaine, il s’arrêta net. Un réservoir métallique d’oxygène avait été déposé dans le four à micro-ondes dont le minuteur tournait inexorablement. La contribution des maîtres queux à l’effort de guerre ! Deux minutes de plus, et la plupart des salles attenantes auraient été dévastées. Miles ouvrit la porte du four et poursuivit sa course. Soudain, une voix proche de l’hystérie hurla dans son casque. — Oh, merde ! Merde, c’est pas possible !… — Où êtes-vous, Kat ? — Dans l’arsenal. Il y en a trop. Je ne peux pas tout faire toute seule ! Merde de merde !… — Ne vous arrêtez pas ! On arrive… Miles, prenant le risque, ordonna au reste de l’équipe de se diriger dare-dare vers l’arsenal. Il trouva la tech agenouillée devant un alignement d’armes rutilantes. — Toutes les bombes Z ont été réglées pour exploser ! annonça-t-elle, au bord des larmes. Sa voix tremblait, mais pas un instant ses mains ne cessèrent de désamorcer les engins mortels en annulant les codes. Miles concentra toute son attention sur les touches qu’effleuraient ses doigts puis, aussitôt, commença à répéter les mêmes gestes sur la rangée suivante. Il avait la sensation d’avoir des boudins à la place des doigts. Et dire qu’à cet instant, il pourrait être sur Beta, dans un lit douillet… Du coin de l’œil, il vit un autre tech arriver. Personne ne perdit de temps en paroles inutiles. Ils travaillèrent de concert dans un silence lourd, seulement perturbé par le rythme irrégulier de l’hyperventilation. Bothari ne l’aurait jamais laissé participer à cet abordage… peut-être avait-il eu tort de lui ordonner de rester en faction à la raffinerie. La bombe suivante… et la suivante… et la… Non. Plus de suivante. Terminé ! Kat se releva et tendit une main tremblante vers une des bombes. — Trois secondes… il restait trois secondes et… Elle éclata en sanglots et tomba dans les bras de Miles qui lui tapota gauchement l’épaule. — Là, là… c’est fini… Tout va bien… Miles trottina hors de son nouveau vaisseau en serrant contre lui une prise de guerre inattendue, une armure de combat peliane pratiquement à sa taille. Il repéra tout de suite Elena dans le comité d’accueil, et exhiba fièrement son butin. — Regarde ce que j’ai trouvé ! Elle fronça le nez, étonnée. — Tu t’es approprié un vaisseau rien que pour pouvoir jouer les élégants ? — Mais non ! Pas pour ça… Est-ce qu’il y a eu des dégâts ? Un des Felicians lança un regard noir à Elena. — Un trou, répondit-il. Enfin, pas vraiment un trou… Ça a transpercé le système de ventilation de la prison. Du coup, sous prétexte qu’il y avait de moins en moins d’air pour les prisonniers, elle les a tous laissés sortir. Miles remarqua que ses hommes se déplaçaient par groupes de deux ou trois. — On n’en a pas récupéré la moitié, continua le Felician. Ils se planquent dans toute la station. Elena avait l’air désemparée. — Je suis désolée, mon seigneur. Miles se massa les tempes. — Mmh. Je crois qu’il vaudrait mieux que le sergent soit à mes côtés. Ce serait plus sûr. — C’est que… il dort. — Quoi ? Elena baissa les yeux et fixa le bout de ses bottes. — Il gardait la prison pendant l’attaque. Et il… il a essayé de m’empêcher de les libérer. — Essayé ? Et il n’a pas réussi ? — J’ai utilisé mon neutraliseur. Il risque d’être furieux, en se réveillant. Ça t’ennuie si je reste avec toi pendant un temps ? Miles hocha la tête en sifflant silencieusement entre ses dents. — Non, bien sûr. Est-ce que les prisonniers… ? Non, attends. Il haussa le ton. — Commandant Bothari, je vous félicite pour votre initiative. Votre geste est louable. Nous ne sommes pas ici pour cautionner un massacre, dit-il d’une voix ferme. Miles se tourna vers le jeune lieutenant felician – comment s’appelait-il, déjà ? Gamad… – qui se fit tout petit. Il poursuivit sa conversation avec Elena. — Il y a des morts, parmi les prisonniers ? — Treize. Deux dont les cellules ont été directement touchées par le randomiseur orbital électronique… — Par le quoi ? ! — Un randomiseur orbital électronique. C’est Baz qui l’a baptisé comme ça… Et onze qui n’ont pu être évacués à temps et qui sont morts asphyxiés. La douleur qu’il vit dans ses yeux le poignarda. — Combien seraient morts si tu ne les avais pas libérés ? — Tous, je suppose. — Le capitaine Tung… ? Elena ouvrit les mains. — Il est quelque part dans la station, envolé. Il n’était pas parmi les cadavres. Par contre, un des deux pilotes de saut y est resté. On n’a pas encore retrouvé l’autre. C’est grave ? Miles soupira, un peu secoué par la nouvelle, et se tourna vers le mercenaire le plus proche. — Faites immédiatement passer l’ordre : les prisonniers doivent être capturés vivants, et en douceur, si possible. Le type acquiesça et s’éloigna en hâte. — Si Tung est dans la nature, je préfère que tu restes avec moi, dit Miles à Elena. Dieu du ciel… il vaut mieux que j’aille voir ce trou qui n’est pas un trou ! Et où Baz a-t-il été chercher ce nom à coucher dehors ? — D’après lui, il s’agit d’une technologie betane déjà ancienne et, somme toute, assez rudimentaire. Pour se protéger de ces armes, il suffit de remettre en phase les boucliers électromagnétiques. D’ailleurs, il m’a dit de te dire qu’il y travaillait, et que les boucliers seront reprogrammés dès ce soir. — Oh… Miles resta un instant prostré. Il pouvait faire une croix sur ses espoirs de retour triomphant à Barrayar. Il se voyait déjà déposant le mystérieux rayon aux pieds de l’empereur, sous le regard admiratif de son père et du capitaine Illyan. Il s’était imaginé revenant avec un cadeau fabuleux, et en fait de présent, il se retrouvait propriétaire d’une arme obsolète… Il soupira… Enfin, il n’avait pas risqué sa vie inutilement, au moins avait-il récupéré une armure spatiale à sa taille, pensa-t-il amèrement. Miles, Elena, Gamad et un ingénieur prirent le chemin de la prison. — Tu as l’air crevé, dit Elena. Tu n’as pas plutôt envie d’aller, euh… te reposer un peu et prendre une douche ? Il lui sourit et coinça son casque sous son bras. — Ma journée est loin d’être terminée. Il me faut un rapport complet de la situation. Tiens, qu’en pense le major Daum ? Je crois que c’est à lui que je vais m’adresser. Lui, au moins, n’a pas l’esprit trop étroit… chuchota-t-il en jetant un coup d’œil agacé vers le lieutenant qui marchait devant eux. Le lieutenant Gamad, dont l’ouïe était de toute évidence très fine, tourna la tête. — Le major Daum a été tué, monsieur, dit-il par-dessus son épaule. Il a été heurté par les débris d’un vaisseau. Il ne reste plus rien de lui. On ne vous a pas mis au courant ? Miles se figea, atterré. — Je suis l’officier responsable, maintenant, ajouta le Felician. Il leur fallut trois jours pour trouver les prisonniers en cavale. Les commandos de Tung furent les plus coriaces. Miles décida finalement de fermer les secteurs, les uns après les autres, et de les inonder de gaz soporifique. Il ignora la suggestion irritée de Bothari qui préconisait un vaste nettoyage par le vide. Le sergent avait des excuses. La plus grosse part de la surveillance, tout naturellement, lui revenait, et il était en permanence sur les nerfs, tendu comme une corde de violon. Quand on fit les comptes, il manquait toujours Tung et sept de ses hommes, dont le pilote. Miles pestait. Il n’avait d’autre choix désormais que d’attendre l’arrivée des Felicians. Il faudrait bien qu’ils se décident un jour ou l’autre à venir chercher leur cargaison. Mais Miles commençait à douter que la navette partie avant la contre-attaque ait jamais réussi à percer les lignes oseranes. Peut-être devrait-il en envoyer une autre. Et il savait déjà qui il mettrait dedans… Le lieutenant Gamad, les chevilles et la tête gonflées par ses galons tout neufs, avait la fâcheuse tendance de contester la mainmise de Miles sur la raffinerie qui, légalement, il est vrai, appartenait aux Felicians. Après l’acceptation tacite de Daum, Miles supportait difficilement les crises d’autorité du nouveau petit chef. Gamad se montra cependant beaucoup moins arrogant dès lors qu’un mercenaire eut appelé Miles « Amiral Naismith ». Miles fut si content de l’effet produit par ce titre ronflant qu’il ne prit pas la peine de rectifier. Malheureusement, la nouvelle de cette promotion se répandit si vite qu’il ne fut plus en mesure de retrouver la prudente neutralité de « Monsieur Naismith ». Le huitième jour après la contre-attaque, un croiseur felician apparut enfin sur les moniteurs. Les mercenaires de Miles, particulièrement nerveux et méfiants, étaient partisans de tirer d’abord et de passer ensuite les débris au crible pour l’identification des visiteurs. Mais Miles parvint sans mal à imposer sa voix, et les Felicians accostèrent sans problème. Deux énormes caisses en plastique, posées sur une palette flottante, attirèrent l’attention de Miles quand les officiers felicians pénétrèrent dans la luxueuse salle de conférences de la raffinerie. Les caisses évoquaient plaisamment, du moins par la taille, les anciennes malles des pirates. Miles fantasma quelques instants, s’imaginant découvrir des pierres précieuses, des écus d’or, des diadèmes étincelants et des rivières de diamants… Le commissaire felician, les traits tirés, avait l’air harassé. —… dois avant tout voir le manifeste du major Daum et vérifier chaque article pour m’assurer qu’il n’y a pas eu de dommages au cours du voyage dit-il. — Je crois qu’il l’avait sur lui quand il est mort, monsieur, lança Gamad. Le capitaine poussa un grognement exaspéré et se tourna vers Miles. — Alors c’est vous le mutant galactique dont on m’a parlé. Miles se redressa de toute sa hauteur. — Je ne suis pas un mutant, capitaine… Il prononça ce dernier mot sur un ton sarcastique que son père aurait apprécié… Mais il se ressaisit. Le Felician avait pour excuse la fatigue du voyage. — Je crois que nous avons certaines affaires à régler, dit Miles. — Oui, les mercenaires attendent d’être payés, je suppose, soupira le capitaine. — Après qu’ils vous auront aidé à vérifier chaque article pour s’assurer qu’il n’y a pas eu de dommages au cours du transport, dit Miles conciliant. — Maintenant… monsieur Naismith – c’est bien cela, n’est-ce pas ? –, puis-je avoir une copie de votre contrat, je vous prie ? Miles fronça les sourcils, soudain inquiet. — Le major Daum et moi avions un accord verbal. Quarante mille dollars betans payables à la livraison de ce chargement sur Felice. Cette raffinerie est en territoire felician, si je ne m’abuse. Le commissaire le considéra avec stupéfaction. — Un accord verbal ? ! Mais ça n’est pas valable ! Miles se redressa. — Un accord verbal est le plus contraignant des contrats. Vous exprimez votre âme dans votre souffle, et donc dans votre parole. C’est une promesse que l’on se doit d’honorer. — Le mysticisme n’a pas sa place dans… — Il ne s’agit pas de mysticisme ! C’est une théorie légale tout à fait reconnue ! Sur Barrayar, en tout cas, songea Miles. — C’est la première fois que j’entends parler d’une chose pareille. — Le major Daum avait parfaitement compris, lui. — Le major Daum faisait partie des services secrets. Je suis simplement attaché à la Direction du Trésor… — Vous refusez d’honorer la parole de votre frère mort au champ d’honneur ? Evidemment, vous n’êtes pas un mercenaire… Le commissaire secoua la tête. — Je ne comprends pas votre charabia, mais si le chargement est conforme et en bon état, vous serez payé. Nous ne sommes pas sur l’Ensemble de Jackson. Les muscles de Miles se détendirent sensiblement. — Veuillez me montrer l’argent, s’il vous plaît. Le commissaire fit signe à son assistant, qui décoda les cadenas. Miles retint son souffle à l’heureuse perspective de voir plus d’argent qu’il n’en avait jamais vu au cours de sa vie. La caisse s’ouvrit sur des liasses de billets bariolés. Un ange passa. Longuement. Miles descendit de la table où il était perché et s’empara d’une liasse. A l’instar de toutes les autres, elle contenait peut-être une centaine de rectangles brillamment colorés avec des chiffres, des images et des lettres appartenant à un alphabet inconnu de Miles. Le papier était glissant, presque visqueux, il l’exposa à la lumière. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il enfin. Le commissaire haussa les sourcils. — Des billets de banque. On les utilise couramment sur la plupart des planètes… — Je m’en doute, mais de quelle monnaie s’agit-il ? — De millifenigs felicians. — Des millifenigs… Le mot avait presque une consonance injurieuse. — Quel est le cours de change ? Disons, en dollars betans ou en marks impériaux barrayarans… — Des marks barrayarans ? répéta l’assistant du commissaire, étonné. Qui utilise encore ça ? Le commissaire s’éclaircit la voix. — Selon le cours officiel de l’année, le millifenig est coté à cent cinquante pour un dollar betan, débita-t-il rapidement. — De quelle année s’agit-il ? Je veux le cours actuel, celui d’aujourd’hui. Le commissaire trouva opportunément quelque chose à regarder par les hublots. — Le blocus oseran ne nous permet pas de connaître le taux de change actuel. — Ah oui ? Dans ce cas, donnez-moi au moins le dernier chiffre qu’on vous a communiqué. Le commissaire se racla une fois de plus la gorge, sa voix devint étrangement fluette. — En raison du blocus, vous comprendrez que presque toutes les informations qui nous sont fournies le sont par les Pelians. — Le cours, s’il vous plaît. — Nous l’ignorons. — Le dernier qui vous a été rapporté, insista Miles, à deux doigts de l’implosion. Le commissaire sursauta. — Franchement, nous ne le savons pas, monsieur. Aux dernières nouvelles, la cotation des devises felicianes avait été, euh… suspendue. Miles, machinalement, tripota sa dague. — Et, par curiosité, qu’est-ce qui me garantit la validité de ces… millifenigs ? demanda-t-il avec dédain. Le commissaire releva fièrement la tête. — Le gouvernement de Felice ! — Celui qui est en train de perdre la guerre, c’est bien ça ? Le commissaire marmonna quelques mots inintelligibles. — Vous êtes bien sur le point de prendre une raclée, n’est-ce pas ? insista Miles. — La perte de nos stations orbitales n’a été que… qu’un contretemps, bafouilla le pauvre trésorier. Nous avons toujours le contrôle de notre territoire spatial. — Des millifenigs… cracha Miles avec mépris. Eh bien, moi, je veux des dollars betans. Le commissaire, piqué au vif, se dressa sur ses ergots. — Il n’y a pas de dollars betans ! Nous avions réuni tous ceux que nous possédions pour que le major Daum mette sur pied cette expédition. — Oui, mais moi j’ai risqué ma vie… — Et lui est mort ! Miles soupira. Il ne pouvait décemment pas se battre contre cet argument. Et ses plus frénétiques protestations ne pourraient faire cracher des dollars betans à un gouvernement qui n’en possédait pas l’ombre d’un seul. — Millifenigs, répéta-t-il, morose. — Il faut que je vous laisse, dit le commissaire. Je dois viser l’inventaire. Miles eut un geste las de la main. — Oui, oui… allez-y. Le commissaire ne demanda pas son reste. Il fila avec son assistant, abandonnant Miles dans la très belle salle de conférences, seul avec deux caisses débordant de millifenigs. Et le fait que le commissaire n’ait même pas exigé qu’il signe un reçu prouvait, s’il en était encore besoin, qu’il venait d’être payé en monnaie de singe. Miles construisit une pyramide avec les liasses, devant lui, et l’observa, la tête appuyée au creux de son coude. Des millifenigs. Distraitement, il calcula dans sa tête la surface qu’il pourrait recouvrir s’il posait les billets les uns à côté des autres. Il pourrait certainement tapisser non seulement les murs, mais aussi le plafond de sa chambre, et pourquoi pas le reste de la résidence Vorkosigan. Sauf que sa mère ne serait peut-être pas d’accord. Faute de mieux, il mit leur inflammabilité à l’épreuve. Il alluma un billet, envisageant de le tenir jusqu’à se brûler les doigts… Mais les portes de la salle se fermèrent brusquement dès que la fumée commença à se répandre. Le signal d’alarme se mit à beugler, et un extincteur jaillit du mur comme une langue rouge et railleuse. Le feu était une vraie calamité dans les installations spatiales. L’étape suivante, il s’en souvint brusquement, serait l’évacuation de l’air de la salle pour étouffer les flammes. En hâte, il éteignit le mini-incendie et traversa pesamment la pièce pour clouer le bec à l’alarme. Des millifenigs… La porte s’ouvrit en soupirant. Miles se redressa pour accueillir le mercenaire qui le salua de l’autre côté de la table. Un sourire hésitant éclairait les yeux avides du soldat. — Excusez-moi, monsieur. J’ai entendu dire que notre paie était arrivée. Miles contint difficilement un incontrôlable sourire. — Comme vous voyez… Qui, après tout, connaissait le cours actuel du millifenig ? Qui pourrait contester le chiffre qu’il leur donnerait, quel qu’il soit ? Sûrement pas ses hommes, isolés entre deux planètes, loin de toute information. Ah, évidemment, une fois qu’ils découvriraient la vérité, il aurait intérêt à décamper rapidement avant de se faire lyncher. Il n’avait aucune envie de se faire démembrer comme l’empereur Yuri le Fou. La bouche du mercenaire restait grande ouverte devant la hauteur de la pile. — Ne devriez-vous pas le faire garder, monsieur ? — En effet, recrue Nout. Excellente suggestion. Pourquoi ne pas aller chercher une palette flottante, et mettre cet argent en sécurité dans, euh… l’endroit habituel. Choisissez deux camarades sûrs pour assurer la garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre. — Moi, monsieur ? Les yeux du mercenaire s’arrondirent. — Vous me faites assez confiance pour… ? Que pourrait-il faire, le pauvre bougre ? Voler ces deux caisses de paperasse et acheter une miche de pain rance ? — Oui, recrue Nout. Croyez-vous que je n’ai pas été à même d’apprécier vos performances au cours de ces dernières semaines ? Il pria le ciel de ne pas s’être trompé de nom. — Oui, monsieur ! Tout de suite, monsieur ! Le mercenaire le gratifia d’un salut parfaitement inutile et sortit en rebondissant comme s’il avait eu des semelles à ressorts dans ses bottes. Miles enfouit son visage dans une pile de millifenigs et fut pris d’un fou rire convulsif, proche de l’hystérie. Une fois les millifenigs soigneusement rangés dans leurs caisses et entreposés dans un endroit sûr, Miles s’attarda quelques instants dans la salle de conférences. Bothari, dès qu’il aurait remis les prisonniers aux Felicians, ne tarderait pas à le rejoindre. Le RG 132, flottant de l’autre côté des hublots, faisait enfin l’objet des soins qu’on n’avait déjà que trop tardé à lui prodiguer. La coque commençait à ressembler à un patchwork. Miles se demanda s’il pourrait jamais voler de nouveau. Jesek et Mayhew le surprirent en pleine méditation. — On a remis les pendules à l’heure, déclara l’ingénieur en se plantant à côté de Miles. — Hmm ? Miles sortit de sa rêverie. — Quelles pendules ? — Celles des Felicians, et de ce sale peigne-cul de Gamad en particulier. — Il était temps que quelqu’un s’en charge, répondit Miles, distrait. Il se demanda quel prix il pourrait tirer du RG 132 s’il le vendait à un ferrailleur. Non… il ne pourrait jamais faire un coup pareil à Arde. — Les voilà. — Mmmh ? Le capitaine felician, le commissaire et un groupe d’officiers, dont un commandant de marine spatiale que Miles n’avait pas encore vu, revinrent le trouver. D’après la déférence que lui témoigna le capitaine en s’effaçant pour le laisser entrer, Miles supposa qu’il devait être leur supérieur à tous. Un colonel, peut-être, ou un jeune général. Thorne et Auson fermaient la marche. Quant à Gamad, il brillait par son absence. Le capitaine, cette fois, se planta devant Miles pour le saluer. — Je crois vous devoir des excuses, amiral Naismith. Je n’avais malheureusement pas saisi la situation. Miles s’accrocha au bras de Baz et se hissa sur la pointe des pieds pour chuchoter à son oreille. — Baz, qu’est-ce que vous avez raconté à ces types ? — Rien que la vérité, répondit l’ingénieur. Il n’eut toutefois pais le temps de poursuivre. L’officier responsable s’avançait vers Miles, la main tendue. — Ravi de vous connaître, amiral Naismith. Je suis le général Halify. J’ai reçu l’ordre de mes supérieurs d’assurer la protection de cette station, par quelque moyen que ce soit. Ils se serrèrent la main et s’assirent. Miles prit place au bout de la table. Le général, sans hésitation, s’installa à sa droite. — Dans la mesure où notre deuxième vaisseau est tombé entre les mains des Pelians au cours de notre voyage, poursuivit Halify, c’est à moi que revient cette tâche peu enviable. D’autant que je ne dispose que de deux cents hommes, soit la moitié de nos effectifs. L’autre moitié ayant évidemment sombré avec le vaisseau. — Je l’ai fait avec quarante hommes, rétorqua Miles machinalement. Où voulait-il en venir, ce Felician ? — C’est encore moi qui dois assurer l’expédition du matériel afin de poursuivre la guerre. Le capitaine Sahlin ici présent s’en chargera. Miles ne répondit rien et le laissa poursuivre. — Jusqu’à ce que les Pelians fassent appel au galactiques, le rapport de forces était relativement équilibré. Nous pensions même être en mesure de négocier un accord. Mais les Oserans ont rompu cet équilibre. — C’est ce que j’ai cru comprendre, en effet. — Nous souhaiterions engager les mercenaires Dendarii pour briser le blocus oseran et nettoyer l’espace local de toutes forces étrangères. Quant aux Pelians – il renifla –, nous sommes capables de nous en occuper seuls. Miles regretta soudain de ne pas avoir laissé l’autre soir Bothari étrangler Baz. — C’est une offre audacieuse, général. J’aimerais pouvoir l’accepter. Mais, comme vous le savez sans doute déjà, le plus gros de mon effectif n’est pas ici. Le général posa ses coudes sur la table et pressa ses mains l’une contre l’autre. — Je pense que nous devrions pouvoir tenir jusqu’à ce qu’ils arrivent. Miles jeta un coup d’œil en direction d’Auson et de Thorne, à l’autre bout de la table. Le moment serait peut-être mal choisi pour expliquer que l’arrivée des mercenaires Dendarii risquait fort d’être repoussée aux calendes grecques… — Nous devrions pour cela traverser le blocus, et, dans l’immédiat, tous mes navires de saut sont hors d’usage. — Felice a encore trois navires de saut commerciaux plus ceux qui sont restés à l’extérieur du blocus avant qu’il ne soit mis en place. L’un d’eux est très rapide. Avec l’aide de vos navires de guerre, vous ne devriez avoir aucune difficulté à passer. Miles était à un cheveu de devenir grossier quand, soudain, la lumière jaillit dans son esprit. Elle était là, sa porte de sortie, offerte sur un plateau… Il rassemblerait ses hommes et ses femmes d’armes dans le navire de saut, demanderait à Thorne et Auson de franchir le blocus, et ferait un pied de nez à Tau Verde IV. C’était risqué, mais pas impossible. Pour tout dire, il n’avait pas eu de meilleure idée de toute la journée. Il se redressa soudain, avec un sourire suave. — C’est une proposition intéressante, général, dit-il. Attention. Surtout ne pas tout gâcher par un enthousiasme suspect. — Et comment comptez-vous rémunérer mes services ? Les Dendarii ont des tarifs relativement élevés. — Je suis autorisé à accepter vos conditions… dans la mesure où elles restent raisonnables, naturellement, ajouta prudemment le général. — Si le major Daum n’avait pas autorité pour engager des forces extérieures, je ne vois pas comment vous le pourriez… A moins que vous ne me payiez en millifenigs, lança-t-il, ironique. La mâchoire du général se crispa. — Ils ont dit : « Par quelque moyen que vous jugerez nécessaire. » Ils me couvriront. — Si nous faisons affaire, je veux un contrat écrit, dûment signé par quelqu’un à qui je pourrai faire cracher les… enfin, quelqu’un que je pourrai tenir pour responsable par la suite. Une étincelle amusée éclaira brièvement les yeux de Halify. Il hocha la tête. — Vous l’aurez. — Nous exigeons d’être payés en dollars betans… Mais j’ai cru comprendre que vous n’en aviez plus un seul. — Si le blocus est rompu, nous obtiendrons de nouveau des devises. Vous les aurez. Miles pinça fermement les lèvres. Ne pas pouffer, surtout. Il y avait pourtant de quoi hurler de rire. Un prétendu amiral négociant les services d’une flotte fantôme en échange d’un budget complètement imaginaire. De quoi se rouler par terre… Le général, une fois de plus, lui tendit la main. — Amiral Naismith, vous avez ma parole. Puis-je avoir la vôtre ? Le comique de la situation céda brutalement le pas à un vide vertigineux dans lequel il se sentit inexorablement aspiré. — Ma parole ? répéta-t-il faiblement. — D’après ce que l’on m’a dit, c’est quelque chose que vous ne prenez pas à la légère. — En effet. Jamais encore il n’avait manqué à sa parole. Dix-huit ans bientôt, et il préservait encore cette virginité. Bon, eh bien, il y aurait une première… Il serra la main du général. — Général Halify, je ferai de mon mieux. Je vous en donne ma parole. 15 Les trois vaisseaux plongèrent. Autour d’eux, une vingtaine d’autres piquèrent, telle une nuée d’aigles les pourchassant. Tous ouvrirent le feu en même temps. Les trois vaisseaux explosèrent dans un jaillissement de gerbes bleues, rouges et jaunes, puis disparurent en un magnifique arc-en-ciel. Miles, dans la salle de tactique du Triomphe, s’affaissa sur sa chaise et frotta ses yeux gonflés de fatigue. — Encore une idée à rayer de la liste… Il poussa un long soupir. S’il ne pouvait devenir stratège, il aurait peut-être de l’avenir comme artificier. Elena arriva derrière lui, mâchonnant une barre de ration vitaminée. — Belles couleurs. C’était quoi ? Miles leva un doigt. — Je viens juste de tester la nouvelle façon de mourir en plein vol… la vingt-troisième de la semaine. Il tendit la main vers l’image holographique. — Je fais des simulations. Elena jeta un coup d’œil à l’autre bout de la salle où son père dormait sur une natte. — Où sont les autres ? — Ils récupèrent. C’est aussi bien. J’aime autant qu’il n’y ait pas de témoins pendant que je teste ces différentes tactiques. Ils commenceraient peut-être à douter de mon génie. Elle le considéra d’un air bizarre. — Miles… tu penses sérieusement pouvoir forcer le blocus ? — Je ne sais pas. Ça fait deux semaines que les Felicians nous ont promis ce courrier rapide pour nous aider à décamper, et on n’a toujours pas de nouvelles. Il va bien falloir qu’on force le passage… Il s’empressa d’effacer l’expression soucieuse qui plissait le front d’Elena. — Et puis, surtout, ça m’occupe. C’est bien plus drôle que de jouer aux échecs ou au Strat-O. Il descendit de sa chaise et, avec une révérence affectée, l’invita à prendre place à côté de lui. — Regarde, je vais te montrer comment ça marche. Juste pour une ou deux parties. Je suis sûr que tu vas piger très vite. — Tu crois ?… — Le capitaine Koudelka et moi, on jouait souvent à ce genre de truc. Et c’est vrai qu’elle apprenait vite. Quand il y pensait… c’était vraiment injuste que ce crétin d’Ivan Vorpatril soit appelé à devenir officier alors qu’Elena ne pouvait pas même poser sa candidature pour passer l’examen. Il fit quelques « parties » automatiquement, tout en réfléchissant inlassablement à son véritable problème. A l’Académie Militaire, songea-t-il avec un soupir intérieur, il existait sans doute des bouquins qui exposaient l’attitude à adopter dans un tel cas. Si seulement il avait pu les consulter. Il en avait sa claque de réinventer la roue toutes les vingt minutes. Mais peut-être, en fin de compte, n’existait-il pas de solution idéale pour forcer un blocus avec deux petits navires de guerre et un vieux cargo déglingué… Et il ne pouvait guère compter sur l’aide des Felicians. Il releva les yeux vers Elena, et oublia ses casse-tête stratégiques. La force d’Elena, sa vivacité d’esprit étaient en plein épanouissement depuis le début de cette aventure. Il n’était pas juste que Baz la garde pour lui seul. D’un coup d’œil oblique, il s’assura que Bothari dormait, et rassembla son courage. La salle de tactique, avec ses chaises pivotantes, n’était pas exactement le lieu rêvé pour flirter – ou pour « fricoter », comme disait le sergent –, mais il pouvait toujours essayer. Il se pencha sur son épaule… — Monsieur Naismith ? gueula l’intercom. C’était le capitaine Auson, l’appelant depuis la salle Nav et Comm. Miles émergea de son brouillard, pestant contre cette intrusion. — Oui ? Qu’est-ce qu’il y a ? — Tung est de retour. — Oh oh… Mieux vaut brouiller tous les canaux, alors. — C’est ce que je fais. — Et qu’est-ce qu’il nous amène ? Vous avez pu voir ? — Oui, et c’est bizarre. Il est juste hors de portée de nos armes, dans ce qui ressemble à un vaisseau de ligne intérieure peliane, peut-être un transporteur de troupes, ou quelque chose dans ce goût-là, et il dit qu’il veut vous parler. Moi, je me méfierais. Ça sent le piège à plein nez. Miles fronça les sourcils, perplexe. — Bon… mettez-le en ligne, alors. Mais continuez à brouiller. Quelques secondes plus tard, le visage familier de l’Eurasien apparut, plus grand que nature. Bothari, toujours aussi silencieux, s’était levé et avait repris son poste habituel près de la porte. Lui et Elena ne s’adressaient plus beaucoup la parole depuis qu’elle avait retourné son neutraliseur contre lui. De toute façon, ça ne changeait pas grand-chose. Ils n’avaient jamais vraiment beaucoup discuté. — Comment allez-vous, capitaine Tung ? Nos chemins se croisent de nouveau, à ce que je vois… — En effet, répondit Tung en souriant, fier et rigide. Cette offre d’emploi est-elle toujours valable, fils ? Les deux navettes se collèrent l’une contre l’autre, ventre à ventre, à mi-chemin entre leurs vaisseaux mères respectifs. Là, les deux hommes se rencontrèrent en tête à tête. — Je sais pouvoir compter sur la loyauté de mes hommes, dit Tung. Je peux les mettre à votre service. Tous. — Vous vous rendez compte, je suppose, fit calmement remarquer Miles, que si vous souhaitiez récupérer votre navire, vous auriez là une occasion idéale. Vos forces investissent la place, et vous n’avez plus qu’à frapper quand bon vous semble. Qu’est-ce qui me prouve que vous ne me ferez pas un remake du Cheval de Troie ? Tung acquiesça en soupirant. — Rien. Je n’ai pas plus de preuves que vous n’en aviez pour me convaincre que vos victuailles n’étaient pas empoisonnées. La seule façon de le savoir a été pour moi de manger… — Mmmh. Miles se raccrocha à son siège. L’état d’apesanteur régnant dans la navette ne facilitait ni la maîtrise du corps ni celle de l’esprit. Il tendit une bulle de jus de fruits à Tung. Celui-ci accepta sans hésitation. Ils burent tous deux en silence, Miles du bout des lèvres. Son estomac commençait déjà à protester, comme toujours lorsqu’il était en apesanteur. — Vous comprendrez aussi qu’il ne me sera pas possible de vous rendre votre navire. Tout ce que j’ai à vous offrir, pour l’instant, c’est un vieux rafiot pelian et, peut-être, le titre d’officier d’état-major. — Oui, je comprends. — Il vous faudra travailler de concert avec Auson et Thorne, en oubliant, disons, les antagonismes du passé. Tung eut déjà l’air moins enthousiaste. — S’il le faut, dit-il cependant, je suis prêt à fournir l’effort nécessaire. Il aspira une bulle de jus de fruits avec une habileté que Miles lui envia. — Les salaires, pour l’instant, sont uniquement réglés en millifenigs felicians. Vous, euh… vous connaissez ? — Non, mais d’après la situation précaire des Felicians, je suppose que cela ferait un excellent papier-toilette. — Oui, c’est aussi ce que je pense… Miles fronça les sourcils. — Capitaine Tung… Après avoir, au prix de grosses difficultés, réussi à vous enfuir d’ici il y a deux semaines, et vraisemblablement traversé d’autres épreuves non moins considérables, vous venez rejoindre ce qu’il faut bien appeler le camp des vaincus, ou du moins en passe de le devenir. Vous savez que vous ne pourrez pas récupérer votre navire, vous savez également que la paie est inexistante… J’ai du mal à croire que vous ne soyez revenu que pour mon charme irrésistible. Alors pourquoi ? — Cette adorable jeune femme – rappelez-moi de lui baiser la main quand je la reverrai – m’a laissé sortir, remarqua Tung. — Cette « adorable jeune femme », comme vous dites, est le commandant Bothari, monsieur, et, dans la mesure où vous lui êtes hautement redevable, vous ferez aussi bien de vous borner à la saluer militairement. Son ton tranchant le surprit lui-même. Il avala une gorgée de jus de fruits pour dissimuler son embarras. Tung sourit. — Je vois. Miles s’obligea à recentrer le débat. — Je vous repose la question, capitaine Tung : pourquoi ? Le regard de l’Eurasien se durcit. — Parce que vous êtes la seule force dans tout l’espace local qui ait une chance de donner à Oser un bon coup de pied au cul. — Et depuis quand cela vous motive-t-il ? — Il a violé notre contrat. Dans l’éventualité où je perdais un navire au combat, il devait me fournir un autre commandement. Miles inclina le menton, l’encourageant silencieusement à poursuivre. Le capitaine baissa la voix. — Il avait le droit de me passer un savon pour les conneries que j’ai faites, c’est certain… mais sûrement pas de m’humilier devant mes hommes. Ses poings étaient crispés sur les accoudoirs de son siège. Son jus de fruits s’éloigna en flottant mollement, oublié. Miles imagina aisément la scène. L’amiral Oser, furieux et choqué de cette soudaine défaite après une année de victoires faciles, sortant de ses gonds, malmenant la fierté déjà meurtrie de Tung… Stupide. Alors qu’il lui aurait été si facile d’utiliser cette cuisante blessure d’amour-propre pour affermir la loyauté de Tung envers lui. Oui, c’était crédible. — Et donc vous venez me proposer vos services. Vous… vous avez bien dit avec tous vos officiers ? Votre pilote y compris ? L’évasion… L’évasion de nouveau possible grâce à l’offre de Tung ? Tout au moins fuir les Pelians et les Oserans. Parce que fuir les Dendarii serait une autre paire de manches. — Tous, confirma Tung. Sauf mon officier de comm, naturellement. — Pourquoi « naturellement » ? — Pardonnez-moi… Vous ignorez bien sûr qu’il mène une double vie. C’est un agent militaire, dont la mission est de surveiller la flotte oserane pour le compte de son gouvernement. Je pense qu’il voulait venir – on avait fini par se connaître assez bien, depuis six ans – mais il a été contraint de suivre les ordres de ses supérieurs. Il s’en est excusé. Miles cligna des yeux. — Ce genre de pratiques est-il courant ? — Oh, il y en a toujours quelques-uns infiltrés dans les organisations mercenaires. Tung posa sur Miles un regard pénétrant. — Vous n’en avez jamais eu ? La plupart des capitaines les virent dès qu’ils les repèrent. Moi, je les aime bien. Ils sont en général extrêmement bien entraînés, et plus fiables que la plupart, du moment bien entendu que vous ne vous battez pas contre leurs alliés. Si j’avais eu l’occasion de me battre contre les Barrayarans – Dieu m’en garde – je m’en serais débarrassé auparavant. — Les Barr… s’étrangla Miles. Dieu du ciel. Avait-il été démasqué ? Et si cet homme était un agent du capitaine Illyan ? Et comment avait-il interprété les récents événements ? Son jus de fruits commençait à tourner dangereusement dans le fond de son estomac. Saloperie d’apesanteur. Il ferait mieux de boucler l’entretien. Un amiral mercenaire sujet au mal de l’espace, ça ne faisait pas très sérieux ! Sa réputation risquait d’en souffrir. Brièvement, il se demanda s’il existait des statistiques concernant le nombre de décisions capitales prises précipitamment pour cause de quelque urgence biologique. Il tendit la main. — Capitaine Tung, j’accepte votre proposition. Tung s’en saisit. — Amiral Naismith… C’est bien amiral, maintenant, n’est-ce pas ? Miles haussa les épaules. — A ce qu’il paraît. Un demi-sourire étira les lèvres de Tung. — Je vois. Je suis heureux d’être sous vos ordres, fils. Dès qu’il fut seul, Miles resta un instant assis à regarder sa bulle de jus de fruits flotter sous ses yeux. Il la pinça, et la boisson écarlate éclata, éclaboussant ses sourcils, son menton et sa tunique. Pestant entre ses dents, il dériva lentement à la recherche d’une serviette. L’Ariel était en retard. Thorne, accompagné de Arde et de Baz, était parti escorter les armes jusqu’à Felice et devait ramener le courrier rapide. Or, ils n’étaient toujours pas revenus. Il avait fallu deux jours à Miles pour persuader le général Halify de libérer les mercenaires de Tung. Ensuite, il n’y avait plus eu qu’à attendre… et à se ronger les ongles. Avec cinq jours de retard sur le programme, les deux vaisseaux apparurent enfin sur les moniteurs. Miles demanda à être immédiatement mis en communication avec Thorne, de qui il exigea, un rien exaspéré, des explications. Thorne eut un petit sourire énigmatique. — C’est une surprise. Vous verrez, ça vous plaira. Vous pouvez nous rejoindre sur le quai ? Une surprise. Qu’est-ce qu’il allait lui tomber dessus, maintenant ? Miles finissait par comprendre le goût tout simple de Bothari pour l’ennui. Il prit la direction des quais, échafaudant des plans nébuleux pour passer à ses subordonnés l’envie de lambiner. Arde vint précipitamment à sa rencontre, un sourire jusqu’aux oreilles. — Ne bouge pas d’ici, mon seigneur. Il éleva la voix. — Vas-y, Baz ! — Une, deux ! Une, deux !… Un bruit sourd de piétinements retentit dans le tube flexible d’où sortit une file disparate d’hommes et de femmes. Certains portaient l’uniforme, civil ou militaire, d’autres des vêtements ordinaires relevant d’une large variété de modes planétaires. Sous les directives de Mayhew, ils s’alignèrent sur plusieurs rangs, dans un garde-à-vous approximatif. Un groupe d’une douzaine de mercenaires impériaux kshatryan, en noir, formait un petit îlot charbonneux au sein de la formation bigarrée. A y regarder de plus près, leurs uniformes, bien que propres, avaient sans doute connu des jours meilleurs. Boutons disparates, coudes et genoux lustrés, talons de bottes usés… Miles était fasciné. Toutefois, il n’était pas au bout de ses surprises. Non loin d’eux se tenaient regroupés quelque vingt-quatre combattants cetagandans. Bien que diversement vêtus, tous avaient le visage entièrement maquillé. D’étranges peintures faciales qui les faisaient ressembler à des démons chinois. Bothari grinça des dents dès qu’il les vit, et sa main, instinctivement, se resserra sur son arc à plasma. Miles lui fit signe de rester tranquille. Des techs en uniformes de lignes commerciales, un homme aux cheveux blancs en pagne de plumes – la cartouchière et le fusil à plasma qu’il portait en bandoulière ôtèrent à Miles toute envie de ricaner –, une femme brune, d’une beauté presque surnaturelle, occupée à diriger une équipe de quatre techs – elle rencontra son regard, et le fixa directement, une expression étrange dans les yeux. Non, m’ame, je ne suis pas un mutant, songea Miles avec irritation. Quand le tube flexible fut enfin vide, une centaine de personnes environ étaient alignées devant lui. Miles en avait le tournis. Thorne, Baz et Arde vinrent l’encadrer, de toute évidence très contents de leur coup. — Baz… Miles ouvrit les mains en une supplication muette : — Qu’est-ce que ça veut dire ?… Jesek se mit au garde-à-vous. — Des recrues Dendarii, mon seigneur ! — Parce que je vous ai demandé de recruter ? Il n’avait tout de même jamais été soûl au point de ne pas se souvenir de ses ordres… — Vous avez dit que nous manquions de personnel. Donc je me suis permis de prendre les devants et… voilà le résultat. — Mais où est-ce que vous les avez trouvés, bon sang ? — Sur Felice. Il doit y avoir au moins deux mille galactiques coincés là-bas par le blocus. Des équipages de vaisseaux marchands, des passagers, des hommes d’affaires, des techs. Un petit peu de tout, quoi… Mais ils n’ont pas tous une formation militaire, bien sûr. Pas encore. — Ah. Miles se racla plusieurs fois la gorge. — Triés sur le volet, à ce que je vois… — C’est-à-dire que… Baz frotta le bout de sa botte sur le quai et l’étudia, comme s’il s’interrogeait soudain sur les besoins d’un ressemelage. — Je leur ai donné des armes à démonter et à remonter. S’ils n’essayaient pas d’enfoncer la cartouche de l’arc à plasma dans la poignée du brise-nerfs, je les enrôlais. Miles passa ses nouvelles recrues en revue, lentement. — Je vois. Très ingénieux. Je n’aurais sûrement pas fait mieux… Du menton, il indiqua les Kshatryans. — Où allaient-ils ? — C’est une histoire très intéressante, intervint Mayhew. Ceux-là n’étaient pas exactement coincés par le blocus. Apparemment, une sorte de magnat felician les avait engagés comme gardes du corps. Mais il les a virés et ils se sont retrouvés pour ainsi dire à la rue. Ils seraient prêts à faire n’importe quoi pour sortir d’ici. C’est moi qui les ai trouvés, ajouta-t-il, bouffi de fierté. — Je vois. Ah, Baz… Les Cetagandans ? Depuis qu’ils étaient sortis du tube, Bothari n’avait pas quitté des yeux leurs visages peinturlurés. L’ingénieur ouvrit les mains. — Ils sont expérimentés. — Est-ce qu’ils sont au courant que certains Dendarii sont barrayarans ? — Ils savent que je le suis. De toute façon, avec un nom comme Dendarii, n’importe quel Cetagandan aurait fait le rapprochement… Ils se souviennent de ces montagnes et de la Grande Guerre… Mais eux aussi, ils veulent se tirer d’ici. Ça fait partie du contrat, en fait, pour faire baisser les prix, j’ai accepté que tous soient rendus à la vie civile une fois que nous aurons quitté l’espace felician. — Parfait, marmonna Miles. Le courrier rapide felician flottait juste à l’extérieur de la station. Il brûlait d’envie d’aller le voir de plus près. — Bien… voyez avec le capitaine Tung pour les loger. Et organisez l’entraînement. C’est ça, les occuper, pendant que moi-même… je file à l’anglaise ? — Le capitaine Tung ? répéta Thorne. — C’est un Dendarii, à présent. Eh oui, capitaine, vous n’êtes pas le seul à avoir recruté… Ça va être l’occasion d’une petite réunion de famille, pour vous, ironisa-t-il. Ah, Bel… Il reprit son sérieux et considéra Thorne d’un air sévère. — Vous êtes désormais compagnons d’armes. Ne l’oubliez pas ! — Tung… Thorne avait l’air plus estomaqué que furieux… — Oser doit être vert de rage. Miles passa la soirée à entrer les dossiers des nouvelles recrues dans les fichiers informatiques du Triomphe. Il avait décidé de le faire seul, tranquillement. Un moyen efficace pour se familiariser avec la pêche miraculeuse de ses hommes d’armes. Ils avaient en fait eu la main plutôt heureuse. La plupart des nouveaux Dendarii avaient déjà une expérience militaire, et les autres possédaient invariablement quelque précieuse spécialité technique. Il arrêta son moniteur pour étudier le visage de la femme extraordinairement belle qui l’avait regardé sur le quai. Mais bon sang, à quoi pensait Baz en engageant une experte en communications bancaires ? On pouvait, sans trop se tromper, parier qu’elle avait une envie folle de déguerpir, mais de là à se faire enrôler… Bon. Peu importe. Son C.V. apportait quelques éclaircissements. Elle avait à une époque été enseigne dans les forces spatiales militaires escobaranes qu’elle avait quittées dix-neuf ans plus tôt, après la guerre contre Barrayar, munie d’un honorable certificat médical. Ça devait être une mode, à l’époque, de distribuer des certificats médicaux, songea Miles, amusé, en pensant à ceux de Bothari. Son amusement fut de courte durée. Il eut soudain la chair de poule. D’immenses yeux noirs, un ovale régulier, pur… Elle s’appelait Visconti. Typiquement escobaran. Prénom : Elena. — Non… murmura lentement Miles. Non, ce n’est pas possible. Son ton faiblit. — En tout cas, peu probable. Il relut plus attentivement le C.V. Cette femme, originaire d’Escobar, avait débarqué à Tau Verde un an plus tôt pour installer un système de communications que sa compagnie avait vendu à une banque feliciane. Elle avait dû arriver quelques jours seulement avant le début de la guerre. D’après les informations, elle n’était pas mariée et n’avait pas non plus d’enfants. Miles pivota sur sa chaise, dos à l’écran, mais se surprit à jeter malgré lui un autre coup d’œil sur le document affiché. Elle avait été un officier exceptionnellement jeune durant la guerre entre Escobar et Barrayar. Un crack précoce. Mais en supposant qu’elle fût bien la mère d’Elena, comment avait-elle pu « fricoter » avec Bothari ? Il devait à l’époque avoir la quarantaine et, d’après les vidéos que Miles avait pu voir, il était tout aussi laid à l’époque que maintenant. Comme quoi, les goûts et les couleurs… L’idée d’une rencontre commença à germer dans son imagination, fleurissant sans même attendre les preuves. Présenter non pas une tombe, à Elena, mais sa mère en chair et en os, et lui faire ainsi le plus beau des présents. Lui révéler le secret de sa naissance… Il la voyait déjà qui tombait dans ses bras, des larmes de joie et de gratitude inondant son visage… Et pourtant. Pourtant… ce n’était qu’une supposition. Etayer sa thèse risquait de s’avérer délicat. D’autre part, cette femme n’avait peut-être strictement rien à voir avec Bothari. Il mènerait donc son enquête en catimini, tout seul. S’il se trompait, personne n’en souffrirait. Miles présida sa première réunion d’officiers supérieurs le lendemain. En partie pour faire connaissance avec les nouveaux arrivants, mais surtout pour écouter les propositions de chacun afin de faire sauter le blocus. De nouvelles copies du « Règlement Dendarii » furent distribuées, puis Miles se retira ensuite dans sa cabine, à bord du vaisseau amiral, et entra une fois de plus les paramètres du courrier rapide felician dans l’ordinateur. Ils ne pouvaient pas traîner ici. Le simulateur tactique du Triomphe avait clairement démontré que vaincre les Oserans avec une troupe de deux cents hommes relevait de l’utopie. Pourtant… Non. Pas de divagations stériles. La seule issue était la fuite. Mais le nombre de places, limité. Qui abandonner ? Logiquement, s’il y avait une personne qu’il pouvait abandonner sur place, c’était Elli Quinn. Elle ne lui avait pas prêté serment, après tout. Quant à Baz, ce ne serait pas forcément lui rendre service que de le ramener sur Beta. Il risquait d’être arrêté et sans doute extradé. Finalement, pour son bien, il valait mieux renoncer à l’emmener. Et commodément oublier qu’il l’avait fidèlement servi depuis des semaines… Ne pas penser non plus au sort que réserveraient les Oserans aux déserteurs quand ils leur tomberaient dessus, ce qui se produirait fatalement, tôt ou tard. Ignorer surtout que Baz et Elena seraient séparés – d’ailleurs, n’était-ce pas là l’unique raison de son choix… ? Toutes ces conjectures lui donnaient des aigreurs d’estomac. De plus, il lui était particulièrement difficile de se concentrer sur son travail. Il jeta une nouvelle fois un coup d’œil à son poignet. Plus que quelques minutes. Il se demanda s’il n’avait pas été trop optimiste en mettant cette bouteille de vin felician de côté, cachée avec quatre verres dans son placard. Il aurait juste à la sortir si… En soupirant, il se détendit sur son siège et sourit à Elena, à l’autre bout de la cabine. Assise sur le lit, elle lisait tranquillement un manuel sur le maniement des armes. Le sergent, accroupi contre le mur, devant une petite table pliante, nettoyait et rechargeait leurs armes personnelles. Elena lui retourna son sourire. — Tu as préparé le programme d’entraînement physique pour nos, euh… nouvelles recrues ? lui demanda-t-il. Certains d’entre eux ont l’air d’en avoir sérieusement besoin. — Tout est prêt, dit-elle. Je commence avec un groupe dès demain. Le général Halify a mis le gymnase de la raffinerie à ma disposition. Elle inclina la tête, mi-amusée, mi-sérieuse. — A propos de manquer d’entraînement, tu ne crois pas que tu ferais bien de venir suivre mon cours, toi aussi ? — Euh… balbutia Miles, pris au dépourvu. — Bonne idée, dit le sergent sans relever les yeux de son travail. — Mon estomac… — Ce serait un bon exemple pour tes troupes, ajouta-t-elle, agitant ses longs cils d’un air candide. — Mais, c’est que… Les yeux d’Elena pétillaient de malice. — On pourrait prétendre que c’est toi l’instructeur, cette fois-ci. — Votre survêtement est dans le dernier tiroir du placard, juste derrière vous, dit Bothari en soufflant sur le grain de poussière effrontément posé sur le brise-nerfs qu’il manipulait. Miles soupira, vaincu. — Bon, d’accord… Il vérifia une fois de plus son chronomètre. D’une minute à l’autre, maintenant… La porte de la cabine glissa sur son rail. C’était la femme d’Escobar, exacte au rendez-vous. — Bonjour, technicienne Visconti, commença-t-il joyeusement. Je vous… Le reste de sa phrase resta bloqué dans sa gorge quand elle leva un injecteur vers eux. — Que personne ne bouge ! cria-t-elle. Un ordre inutile. Du moins pour Miles qui, médusé, la regardait sans comprendre, la mâchoire pendante, immobile. — Ainsi, dit-elle d’une voix rauque et déformée par la haine, c’est bien vous. Je n’en étais pas certaine en arrivant. Mais il n’y a pas de doute… A priori, c’était à Bothari qu’elle s’adressait, car son injecteur était directement pointé sur son torse. Si ses mains tremblaient, sa détermination, elle, ne vacillait pas. Le sergent s’était aussitôt emparé de l’arc à plasma quand la porte s’était ouverte. A présent, sous les yeux incrédules de Miles, il laissa retomber sa main le long de son corps et se redressa légèrement contre le mur. Elena, assise en tailleur sur le lit, reposa lentement son manuel. Les yeux de l’Escobarane se tournèrent vers Miles avant de revenir sur leur cible. — Je vais vous dire, amiral Naismith, qui est l’homme que vous avez pour garde du corps. — Euh… Ecoutez, pourquoi ne pas me donner votre injecteur, mmh ? Si vous voulez bien vous asseoir, nous pourrions parler plus tranquillement… Il tendit sa main ouverte vers elle, encourageant. Sa main, comme celle d’Elena Visconti, tremblait sans qu’il puisse la contrôler. Ce n’était pas du tout comme ça qu’il s’était imaginé la scène. Pour toute réponse, elle pointa son arme vers lui qui, instinctivement, recula sur son siège. Elle tourna de nouveau l’injecteur vers Bothari. — Cet homme, dit-elle en indiquant le sergent d’un mouvement de tête, est un ancien soldat barrayaran. Rien d’étonnant, je suppose, à ce qu’il se retrouve dans une obscure flotte de mercenaires. En attendant, il a été le bourreau de l’amiral Vorrutyer, à l’époque où les Barrayarans essayaient d’envahir Escobar. Mais, évidemment, je ne vous apprends peut-être rien… Ses yeux, un instant fixés sur lui, tranchants comme des lames de rasoir, le glacèrent. Un instant qui parut s’éterniser. — Je… je… Incapable d’en dire plus, il se tourna vers Elena. Les yeux écarquillés, elle était complètement tendue, comme prête à bondir. — L’amiral ne violait jamais ses victimes lui-même. Il préférait regarder… laissait ses sbires s’amuser… Ensuite, ils… Les fœtus, ils les plaçaient dans des duplicateurs. Pour leurs expériences… L’esprit de Miles, bien qu’il s’y refusât, ne cessait de mettre les pièces du puzzle bout à bout. Non, non, non… Ce qu’il avait intuitivement pressenti au fil des années, sans jamais vouloir se l’avouer, se confirmait. Depuis toujours, en fait, il avait évité de poser les questions dont il ne souhaitait pas entendre les réponses. L’expression d’Elena reflétait son indignation et son incrédulité. S’il pouvait faire en sorte que cette femme se taise… Son neutraliseur était posé sur la table de Bothari. Quelle chance avait-il de l’attraper avant qu’elle ne tire ? — J’avais dix-huit ans quand je suis tombée entre leurs mains. Je venais de finir mes études, et si je n’avais aucune envie de me battre, j’avais par contre le désir de servir et de protéger mon pays. Ce n’était pas un ennemi ordinaire, contre lequel il fallait prendre les armes, mais une sorte de bête immonde grandissant au sein du pouvoir incontrôlé de Barrayar… Elle était proche de l’hystérie, comme si de vieilles terreurs trop longtemps endormies se réveillaient brusquement, volcan dont elle n’avait pas elle-même imaginé la violence. Il fallait à tout prix qu’il trouve le moyen de la faire taire… — Et ce type-là… Son doigt se crispa sur la détente de l’injecteur. —… était leur instrument, leur jouet docile… Les Barrayarans ont refusé de livrer leurs criminels de guerre, et mon propre gouvernement a renoncé à rendre justice aux victimes comme moi, tout ça pour assurer une paix honteuse. Il est donc resté libre, et depuis vingt ans il hante mes cauchemars. Mais il est temps maintenant de faire justice. Amiral Naismith, j’exige que vous arrêtiez cet homme ! — Je ne… Ce n’est pas… Miles, atterré, se tourna vers Bothari, l’implorant de nier, de crier à la calomnie. — Sergent ?… Bothari semblait avoir reçu une giclée d’acide en pleine figure. Son visage n’était plus qu’un masque de douleur. De profonds sillons creusaient son front, comme s’il se livrait à un effort considérable de… de quoi ? de mémoire ? Ses yeux allèrent de sa fille à Miles, de Miles à l’Escobarane, et un soupir s’échappa de ses lèvres. Un homme à qui l’on avait accordé un bref aperçu du paradis avant de l’envoyer en enfer aurait peut-être eu cette expression… — Lady… murmura-t-il, vous êtes toujours aussi belle. Ne la provoque pas, sergent ! hurla silencieusement Miles. Le visage de l’Escobarane grimaça de rage et de peur. Elle se raidit. Une pluie de petites gouttes argentées jaillit de l’arme. Les aiguilles se plantèrent sur le mur, tout autour de Bothari. L’arme s’enraya. La femme jura et tenta de tirer de nouveau Bothari, adossé contre le mur, murmura : —… repos, maintenant… Miles ne savait trop à qui il s’adressait. Il n’eut pas le temps de bondir sur son neutraliseur qu’Elena était déjà sur la femme. D’un coup de pied, elle envoya dinguer l’injecteur de l’autre côté de la pièce et lui bloqua les bras dans le dos. Miles la tint en joue avec le neutraliseur, mais elle n’opposait plus aucune résistance. Toute énergie semblait l’avoir brusquement quittée. Miles sut pourquoi dès qu’il se tourna vers le sergent. Bothari s’était effondré contre le mur, tel un pantin désarticulé. Cinq minuscules gouttes de sang apparaissaient sur sa chemise. Elles disparurent toutefois sous le flot écarlate qui jaillit de sa bouche quand il se contracta sous l’effet d’une douloureuse convulsion. Il se tordait affreusement. Miles se précipita vers lui et s’agenouilla pour soutenir la tête de son garde du corps. — Sergent ?… Bothari ne bougeait plus. Ses yeux étaient ouverts, fixes. Un mince filet de sang coulait de sa bouche. Miles tâta fiévreusement le torse de Bothari, mais il ne put déceler les piqûres d’aiguilles. Cinq points d’impact… Le thorax, le ventre, les organes de Bothari devaient être réduits en bouillie. — Pourquoi est-ce qu’il n’a pas tiré ? gémit Elena sans relâcher l’Escobarane. Il n’y avait plus de cartouches ? Miles regarda l’arc à plasma encore crispé dans la main du sergent : prêt à fonctionner. Bothari venait lui-même de le charger… Elena jeta un regard désespéré sur le corps de son père, et enroula son bras autour de la gorge de la femme. Elle serra. Miles, la tunique, le pantalon et les mains trempés de sang, se tourna vers elle. — Non, Elena ! Ne la tue pas ! — Pourquoi ? Pourquoi ne la tuerais-je pas, hein ? demanda-t-elle à travers ses larmes. — Parce que je crois que c’est ta mère. Oh, bon sang, il n’aurait jamais dû dire ça… — Tu as cru à toutes ces choses horribles, l’accusa-t-elle, furieuse. Ces mensonges ignobles… Son étreinte, cependant, se desserra. — Miles… Je ne comprends même pas tout ce qu’elle a insinué… L’Escobarane toussa et tourna la tête pour regarder, éberluée, par-dessus son épaule. — C’est la progéniture de ce type ? — Sa fille. Ses yeux s’attardèrent sur le visage d’Elena. Ceux de Miles aussi. Plus il la regardait et plus les ressemblances avec l’Escobarane lui semblaient évidentes. Elena la relâcha et s’écarta d’elle. — Vous lui ressemblez, dit l’Escobarane dont le regard exprimait un mélange d’horreur et de dégoût. Vous êtes le résultat de leurs manipulations génétiques, des expériences militaires qu’ils faisaient sur les fœtus qu’ils dérobaient aux femmes qu’ils avaient violées. A Vorkosigan Surleau, Miles avait vu un cheval mourir dans l’incendie d’une écurie. Personne n’avait pu le délivrer, les flammes empêchant toute tentative. Il avait alors cru que jamais il ne pourrait entendre cri plus pathétique que celui de la bête prise au piège. Paradoxalement, le silence d’Elena l’était. Miles se releva, indigné. — Non, madame. L’amiral Vorkosigan s’est assuré qu’ils soient tous remis dans un orphelinat. Tous sauf… La porte de la cabine s’ouvrit de nouveau. — Mon seigneur, est-ce que tu veux que les., commença Mayhew qui s’arrêta net. Bon Dieu ! s’exclama-t-il en voyant la tunique tachée de sang de Miles. Je vais chercher la médic ! Ne bouge pas ! Il ressortit précipitamment. Elena Visconti s’approcha du cadavre de Bothari avec la prudence qu’elle aurait eue devant un reptile. Son regard accrocha celui de Miles, de l’autre côté du sergent. — Amiral Naismith, je regrette les désagréments que je vous cause. Toutefois, je tiens à préciser que ceci n’était pas un meurtre, mais l’exécution d’un criminel de guerre. C’est un acte de justice. Sa voix vibra sous l’empire de sa conviction passionnée. — Un acte de justice, répéta-t-elle. Non, ce n’était pas un meurtre, mais un suicide, rectifia Miles. Il aurait pu vous tuer s’il l’avait souhaité, même avec votre arme pointée sur lui. Il était plus rapide que n’importe qui. — Non… dit-il, distrait. Elle pinça les lèvres. — Vous croyez que je mens, vous aussi ? Vous allez me dire que je l’ai fait par plaisir ? — Non… Il la regarda par-delà le gouffre qui les séparait. — Je ne me moque pas de vous. Mais je… jusqu’à l’âge de quatre ans, presque cinq, je ne pouvais pas marcher. Je rampais. J’ai passé beaucoup de temps à regarder les genoux des gens. Mais s’il y avait une parade, ou quelque chose d’intéressant à voir, j’avais le meilleur des points de vue… J’étais perché sur les épaules du sergent. Pour toute réponse, l’Escobarane cracha sur le corps de Bothari. Un spasme de rage assombrit la vision de Miles. Elle ne dut son salut – Dieu sait à cet instant ce dont il aurait été capable – qu’au retour de Mayhew accompagné de la médic. Celle-ci se précipita sur lui. — Amiral ! Où êtes-vous blessé ? Il la considéra stupidement une seconde puis baissa la tête sur la tache rouge sombre qui s’étalait sur sa tunique. — Ce n’est pas moi. C’est le sergent. La médic s’agenouilla devant Bothari. — Que s’est-il passé ? Un accident ? Miles releva les yeux vers Elena qui se tenait là, sans rien faire, sans rien dire, les bras enroulés autour de son corps, comme si elle avait froid. Seuls ses yeux bougeaient, passant alternativement de la forme recroquevillée du sergent à la rigidité farouche de l’Escobarane. Sans arrêt. Comme s’ils ne pouvaient s’arrêter, se poser quelque part. Miles trouva la force de desserrer ses lèvres soudées. — Oui. Un accident. Il nettoyait les armes. L’injecteur était fixé sur tir-rapide-automatique. La bouche de l’Escobarane se retroussa en un rictus de soulagement et de triomphe. Elle pense que je cautionne son « acte de justice », songea-t-il. La médic passa un scanner sur le torse de Bothari et secoua la tête. — Quelle charpie… Un fol espoir naquit soudain dans la tête de Miles. — Les cryochambres… — Toutes pleines, monsieur. Après la contre-attaque… — Comment effectuez-vous le… le choix pour les remplir ? — Moins les lésions sont graves, plus les victimes ont de chances de revenir à la vie. Ces dernières sont donc prioritaires. — Comment classeriez-vous cette blessure ? — Parmi les plus mauvaises, comparée à celles que j’ai dans les caissons en ce moment. Peut-être même la plus mauvaise. Miles chercha le regard d’Elena. Elle fixait le corps de Bothari comme s’il s’agissait d’un étranger portant le masque de son père. — Il avait horreur du froid, murmura-t-il enfin. Mettez-le dans… dans un sac mortuaire, c’est tout. — Bien, monsieur, dit-elle avant de sortir. Mayhew s’approcha pour contempler un instant, désemparé, le visage de la mort. — Je suis désolé, mon seigneur. Je commençais à l’apprécier, d’une certaine façon… — Oui. Merci, Arde. Laissez-moi seul, maintenant. Miles se tourna vers l’Escobarane. — Allez-vous-en, dit-il entre ses dents. Elena avait entamé une sorte de ronde, tel un fauve que l’on vient d’enfermer et qui découvre que l’acier froid brûle la peau. — Mère ? dit-elle enfin, d’une toute petite voix qui ne lui ressemblait pas. — Ne m’approchez pas, gronda l’Escobarane, blême. Restez aussi loin de moi que possible. Elle lui jeta un regard haineux, aussi violent qu’une gifle, et quitta la salle sans se retourner. — Mmmh, fit Arde. Vous feriez peut-être mieux de venir vous asseoir quelque part, Elena. Je vais vous chercher un… un verre… quelque chose… Il lui prit anxieusement le bras. — Venez avec moi. Là… Elle se laissa docilement emmener, sans réagir, tournant la tête une dernière fois vers le cadavre de son père. Miles attendit la médic, veillant le corps de son premier homme d’armes, tenaillé par une peur qui grandissait au creux de son ventre. Sensation inhabituelle. Jusqu’à cette minute, le sergent avait toujours eu peur pour lui. Il tendit la main, toucha le visage de Bothari. — Qu’est-ce que je fais, maintenant, sergent ? 16 C’est seulement trois jours plus tard qu’il put pleurer. Jusque-là, ses yeux étaient restés désespérément secs, brûlants. Et puis soudain, une nuit, les larmes jaillirent en un flot ininterrompu, incontrôlable. Un raz-de-marée qui se répéta les nuits suivantes, l’inquiétant par son intensité. Ses maux d’estomac ne s’étaient pas apaisés, loin s’en fallait. Le moindre repas provoquait d’épouvantables crampes. Alors il ne mangeait presque plus. Sa silhouette s’en ressentait. La peau lui collait presque aux os. Les journées s’écoulaient dans un brouillard grisâtre. Il était constamment sollicité. On attendait de lui des directives, des conseils. Sa réponse toute prête ne variait pas d’un iota : « Faites comme vous voulez. » Elena ne lui avait pas adressé la parole depuis le drame, et il redoutait qu’elle n’aille trouver quelque consolation dans les bras de Baz. Alors il l’observait, en douce, poussé par son anxiété morbide. Mais elle ne semblait trouver de réconfort nulle part. A la sortie d’une réunion particulièrement improductive des officiers Dendarii, Arde Mayhew vint le trouver. Miles était resté assis à la table, sans dire un mot, et n’avait cessé d’étudier ses mains tandis que ses officiers quittaient la salle. — Bon Dieu, c’est sûr que j’y connais pas grand-chose, au commandement, murmura Arde, exaspéré. Mais, quand on a sous ses ordres plus de deux cents personnes qui ont pris des risques pour être ici, on n’a pas le droit de rester prostré comme un légume. — C’est exact, répliqua Miles, piqué au vif, vous n’y connaissez pas grand-chose. Il s’éloigna à grandes enjambées, le dos raide, mais ébranlé malgré tout par la pertinence de la remarque. Il referma la porte de sa cabine juste à temps pour vomir à l’insu de tous. Il se laissa ensuite tomber sur son lit et regarda fixement le plafond pendant les six heures qui suivirent. Il s’habillait. Les hommes qui avaient traversé des coups durs s’accordaient tous sur ce point : sans un minimum de discipline, c’était rapidement la chute libre, la déchéance. Il y avait maintenant trois heures qu’il était réveillé, et il avait déjà enfilé son pantalon. D’ici une autre heure, il essaierait soit de mettre ses chaussettes, soit de se raser – ce qui, sur le moment, lui demanderait le moins d’effort. Il médita un instant sur la manie masochiste des Barrayarans de se raser tous les jours. A tout prendre, il préférait la coutume bien plus civilisée et commode des Betans qui pratiquaient l’épilation définitive. Peut-être qu’il choisirait les chaussettes, finalement. La sonnette de la cabine retentit. Il l’ignora. La voix d’Elena lui parvint alors dans l’intercom. — Miles… laisse-moi entrer. Il se redressa sur son lit, trop vite. Il resta une seconde étourdi. — Entre ! lança-t-il, ce qui débloqua le verrouillage vocal. Elle se fraya un chemin parmi les vêtements épars, les armes, les chargeurs vides, les emballages de rations alimentaires, et se planta au milieu de la pièce, les mains sur les hanches, pour contempler le capharnaüm. — Tu sais, dit-elle, si tu n’as pas l’intention de faire un peu de ménage toi-même, tu devrais au moins te choisir un nouvel aide de camp. Miles baissa les yeux sur le désordre. — Ça ne m’a même pas effleuré l’esprit, admit-il humblement. Je m’étais toujours considéré comme quelqu’un de très ordonné. Les choses se rangeaient toutes seules, du moins c’est ce que je pensais. Ça t’ennuierait ? — Quoi ? — Si je prenais un aide de camp ? — Pourquoi veux-tu que ça m’ennuie ? Miles réfléchit. — Je prendrai peut-être Arde. — Arde ? répéta-t-elle, sceptique. — Il est devenu bien plus soigneux qu’il n’était, tu sais. C’est pas encore tout à fait ça, mais… — Mmmh. Elle ramassa une visionneuse renversée par terre et chercha un endroit pour la poser. La table, les étagères, tout était couvert de poussière ou encombré de fatras. — Miles, combien de temps comptes-tu garder ce cercueil ici ? — Il est aussi bien ici qu’ailleurs. La morgue est glacée. Il avait horreur du froid. — Les gens commencent à te trouver bizarre. — Laisse-les penser ce qu’ils veulent. Je lui ai donné ma parole que je le ramènerais à Barrayar pour qu’il y soit enterré si… s’il devait lui arriver quelque chose. Elle haussa les épaules, presque agressive. — Pourquoi est-ce que tu tiens tant à tenir ta promesse ? Il est mort. Il ne fera jamais la différence. — Moi, je suis vivant, répondit calmement Miles. Et je la fais. Elle arpenta la pièce, les mâchoires crispées, le visage crispé. — Ça fait dix jours que je donne les cours de combat. Tu n’es pas venu à un seul. Il se demanda s’il devait lui confier qu’il vomissait du sang. Non, elle le traînerait illico chez la médic. Son âge, la faiblesse de son ossature… un examen médical un peu poussé révélerait trop de choses qui ne regardaient que lui. — Baz fait des heures sup pour assurer la maintenance du matériel. Tung, Thorne et Auson se démènent comme des dingues pour organiser l’entraînement des nouvelles recrues… mais ça n’est pas suffisant. Tout le monde passe son temps à se disputer avec tout le monde. Miles, si tu restes encore une semaine claquemuré ici, les mercenaires Dendarii ne vont pas tarder à s’entre-déchirer. — Je sais. J’ai assisté à la réunion. Ce n’est pas parce que je ne dis rien que je n’écoute pas. — Alors écoute-les quand ils te demandent de te conduire en chef. Ils ont besoin de toi. Ils le disent eux-mêmes. — Je te jure, Elena, que je ne comprends pas pourquoi. Il se passa la main dans ses cheveux et releva le menton. — Baz répare les vaisseaux, Arde les pilote, Tung, Thorne, Auson et leurs hommes se chargent des combats, toi tu t’assures de leur forme physique… Et moi, là-dedans ? Je suis le seul qui ne fasse rien de concret, dans cette histoire. Il marqua une légère pause. — Ils disent ?… Mais toi, qu’est-ce que tu dis ? — Quelle importance ? — Tu es venue… — Ils me l’ont demandé. Je te rappelle que tu ne veux plus recevoir personne, au cas où tu l’aurais oublié. Ça fait des jours qu’ils m’implorent de venir te parler. On aurait dit une bande de chrétiens de la première heure harcelant la Vierge Marie pour qu’elle intercède pour eux auprès de Dieu. Un semblant de sourire apparut sur les lèvres de Miles. — Non, seulement auprès de Jésus. Dieu est resté sur Barrayar. Elle partit d’un rire étranglé et enfouit son visage entre ses mains. — Je n’ai pas envie de rire, Miles ! Il se leva pour la prendre par les épaules et la faire asseoir près de lui. — Pourquoi pas ? Tu as le droit de t’amuser, Elena. Tu le mérites… Sans répondre, elle regarda, au fond de la pièce, la boîte oblongue et argentée, et les marques des aiguilles sur le mur, telles des cicatrices. — Pas un moment tu n’as douté de ses accusations, dit-elle enfin. Tu l’as crue depuis le début… — Je le côtoyais beaucoup plus que toi. Il a pratiquement vécu dans mon dos pendant dix-sept ans. — Oui… Elle baissa les yeux sur ses mains qu’elle croisait et décroisait sur ses genoux. — Je suppose que je ne l’ai jamais vu que de loin en loin. Une fois par mois, il venait au village, à Vorkosigan Surleau, pour verser sa pension à mademoiselle Hysop. Il ne restait jamais plus d’une heure. Dans sa livrée havane et argent, j’avais l’impression qu’il faisait trois mètres de haut. J’étais tellement excitée, tu ne peux pas savoir… à chacune de ses visites, je ne dormais pas la veille ni le lendemain. Les vacances, c’était le rêve, pour moi, parce que quand ta mère m’invitait à la résidence d’été pour jouer avec toi, je le voyais toute la journée. Ses mains se refermèrent, sa voix se brisa. — Et tout ça, c’était du vent. Des mensonges… Une gloire truquée, complètement fausse, construite sur… Il prit un ton extrêmement doux pour lui répondre, plus doux qu’il ne s’en serait cru capable. — Je ne pense pas qu’il mentait, Elena. Je crois plutôt qu’il essayait de créer une nouvelle vérité. Elle secoua la tête, les dents soudées, le regard farouche. — La vérité, c’est que je suis la bâtarde d’un violeur détraqué et que ma mère est une meurtrière qui hait jusqu’à la forme de mon ombre… Je ne peux pas croire que j’aie juste hérité d’eux mon nez et… et la couleur de mes yeux… Ainsi elle se montrait enfin, cette noire terreur, montant du fond de ses ténèbres. Miles enfourcha sans hésiter son blanc destrier et la poursuivit comme un chevalier résolu à débarrasser le monde d’un funeste dragon. — Non ! s’écria-t-il. Tu n’es pas comme eux. Tu es toi, tu ne leur ressembles pas. Tu es totalement différente… innocente… — Venant de toi, c’est la chose la plus hypocrite que j’aie jamais entendue. — Hein ?… — Tu es le digne descendant des Vor. Tu fais partie de la lignée. Tu es le fruit béni de l’arbre généalogique, dit-elle d’une traite. — Moi ? Il la dévisagea, ébahi, et reprit, amer : — Le fruit pourri, tu veux dire. Une petite plante rabougrie… Mais oui, c’est vrai, ça compte. Mon grand-père portait neuf générations sur son dos. Mon père, dix. J’en ai onze, et je peux t’assurer que la dernière pèse bien plus lourd que toutes les autres additionnées. C’est un miracle que je ne sois pas encore plus petit. Mais remarque, j’ai l’impression d’avoir rapetissé de cinquante centimètres ces derniers temps. Bientôt, je disparaîtrai complètement. Il parlait, parlait pour s’étourdir. Un barrage s’était rompu en lui. Il s’abandonna au courant qui l’emportait. — Elena, je t’aime, je t’ai toujours aimée… Elle sursauta comme une biche effrayée. Prenant une forte inspiration, il jeta ses bras autour d’elle. — Non, écoute-moi ! Je t’aime… Je ne sais pas qui était le sergent mais je l’aimais. Je ne sais pas ce qu’est la vérité et je m’en fous, franchement je m’en fous, on inventera la nôtre, comme il l’a fait, lui, il s’est sacrément bien débrouillé, je trouve… Elena, épouse-moi ! Il avait exhalé ses dernières réserves d’air pour prononcer ces deux derniers mots. Il dut ensuite marquer une pause pour reprendre son souffle. — Je ne peux pas t’épouser ! répondit-elle. Les risques génétiques… — Je ne suis pas un monstre ! Regarde… Il accrocha ses index aux coins de sa bouche qu’il étira. —… pas de crocs… Il massa ses tempes. —… pas de cornes. — Ce n’est pas de toi que je parlais, mais de moi. De lui. Ton père connaît le secret de ma naissance. Il n’acceptera jamais que… — Tu sais, quelqu’un qui descend en ligne directe de Yuri le Fou serait vraiment mal placé pour faire de telles remarques. — Ton père appartient à une caste, Miles, comme ton grand-père, comme lady Vorpatril. Jamais ils n’accepteraient que je devienne lady Vorkosigan. — Dans ce cas, je leur donnerai le choix. Ce sera toi ou Bel Thorne. A mon avis, ils ne devraient pas hésiter trop longtemps. Elle tomba en arrière et enfouit son visage dans l’oreiller, secouée de soubresauts. Un instant horrifié, il crut qu’elle sanglotait, et par sa faute. Elle l’en dissuada bien vite… — Pourquoi me fais-tu rire, Miles ? balbutia-t-elle entre deux hoquets. Je voulais… Galvanisé, il reprit de plus belle. — Et, entre nous, la loyauté de mon père envers sa classe… Après tout, il a bien épousé une plébéienne, et une étrangère, de surcroît. Il reprit son sérieux. — Et tu sais que ce n’est pas ma mère qui s’opposerait à ce mariage. Elle t’a toujours considérée comme sa fille, sans le dire bien sûr, elle ne voulait pas blesser le vieux… Laisse-la devenir ta mère pour de bon. — Oh… dit-elle, comme s’il l’avait poignardée. Oh… — Tu verras, quand on sera de retour sur Barrayar… — Je prie Dieu de ne jamais remettre les pieds sur Barrayar, le coupa-t-elle avec véhémence. — Oh, fit-il à son tour. Bon. On pourra toujours vivre ailleurs, reprit-il après une longue pause. Sur Beta, par exemple. Je pourrais trouver un travail comme… je ne sais pas… Enfin, un travail, quoi… — Et le jour où l’empereur t’appelle pour prendre ta place au Conseil des Comtes et parler de ton district et de toutes les pauvres cloches qui y habitent, qu’est-ce que tu fais ? Il déglutit lentement. — Ivan Vorpatril est mon héritier, répondit-il enfin. Je peux lui laisser le titre. — Ivan Vorpatril est un crétin. — Tu exagères… il n’est pas aussi crétin qu’on le prétend. — Je ne te dis pas le nombre de fois où il m’a coincée pour essayer de me tripoter. Dès que mon père avait le dos tourné, évidemment… — Quoi ? ! Tu ne m’as jamais dit ça ! — Je ne voulais pas qu’on en fasse tout un plat. Elle fronça les sourcils. — Je souhaiterais pouvoir remonter le temps, rien que pour lui donner un bon coup de pied… dans les couilles. La tête penchée, il la considéra avec stupéfaction. — Oui, dit-il lentement, tu as changé. — Je ne sais plus qui je suis, maintenant. Miles, il faut que tu me croies… Je t’aime comme j’aime le souffle que je respire… Le cœur de Miles battit à tout rompre. —… mais je ne peux pas être ta femme. Et s’arrêta subitement. — Je ne comprends pas. — Je ne sais pas comment être plus claire. Tu m’engloutirais de la même manière qu’un océan engloutit un frêle esquif. Je t’aime, mais tu me fais peur, Miles, toi et ton avenir. Une explication toute simple perça son état de semi-hébétude. — C’est Baz, hein ? — Ma réponse aurait été exactement la même si Baz n’avait pas existé. Mais il se trouve que… en effet, je lui ai donné ma parole. — Tu… Il exhala un « ah » choqué. — Reprends-la, ordonna-t-il. Elle se contenta de le regarder en silence. Il ne fut pas long à piquer un fard et à baisser les yeux, piteux. — Ce ne serait pas juste de profiter de ton pouvoir, mon seigneur. Il se laissa tomber en arrière sur le lit. Vaincu. Elle se leva. — Est-ce que tu viens à la réunion de l’état-major ? — Pour quoi faire ? Ça ne sert à rien. Elle le considéra un instant sans rien dire, puis jeta un coup d’œil vers le cercueil, dans le fond de la cabine. — Tu ne crois pas qu’il serait temps que tu apprennes à marcher sans béquille… infirme ? Elle se rua vers la porte et la referma juste à temps pour éviter l’oreiller qu’il lui lança. — Tu me connais trop bien, murmura-t-il pour lui-même. Je devrais te garder, rien que pour des raisons de sécurité. En soupirant, il descendit pesamment du lit et alla se raser. Il arriva tout juste à se traîner jusqu’à la salle de conférences et s’affaissa dans son fauteuil habituel, en bout de table. L’état-major au grand complet était présent, le général Halify avec son aide de camp, Tung, Thorne et Auson, Arde et Baz, ainsi que les cinq hommes et femmes désignés pour commander les nouvelles recrues. Le capitaine cetagandan et le lieutenant kshatryan, assis l’un en face de l’autre, se regardaient en chiens de faïence. Leur animosité était presque aussi palpable que celle qui circulait entre Tung, Auson et Thorne. Leur seul terrain d’entente, aux uns comme aux autres, résidait dans leur mépris commun pour les Felicians. Le programme du jour, prétexte de ce cirque, était la préparation du plan de bataille final visant à briser le blocus oseran, d’où l’intérêt particulier du général Halify dont l’enthousiasme était quelque peu retombé ces derniers temps. Miles s’efforçait d’éviter son regard impatient. Les trois plans proposés lors de la réunion précédente furent mis en pièces au cours de la première demi-heure. Chances de réussite pratiquement nulles, personnel et matériel requis dépassant largement leurs moyens, synchronisation impossible… autant de raisons alléguées avec morgue par ceux qui n’avaient émis aucune idée. Le débat dégénéra très vite en une joute oratoire où les arguments volaient de plus en plus bas. Tung, qui, en général, savait se contenir, était cette fois l’un des plus virulents. La partie promettait d’être musclée… — Mais bon Dieu ! s’exclama le lieutenant kshatryan en tapant du poing sur la table, on ne peut pas prendre ce couloir, on le sait tous. Alors autant se concentrer sur quelque chose qu’on peut faire. Les navires marchands, les transporteurs… pourquoi ne pas les attaquer ? — Attaquer des transporteurs galactiques neutres ? glapit Auson. Vous voulez qu’on finisse tous au bout d’une corde ? ! Non, à mon avis, il faudrait s’emparer des petites bases que les Pelians ont tout autour du système. Et mener une guérilla. On attaque et on disparaît derrière les dunes de sable… — Quel sable ? rétorqua Tung. Pas la peine de rêver, tu trouveras pas le moindre rocher pour planquer ton cul, là-bas. Moi, ce qui m’étonne, c’est que les Pelians aient renoncé à reprendre cette raffinerie. Ils auraient pu nous pilonner depuis longtemps. Mais ils vont certainement y penser. Alors on ferait bien de trouver une solution pour se tirer d’ici, et vite… — Pourquoi ne pas faire un raid éclair sur la capitale peliane ? suggéra le capitaine cetagandan. Un escadron-suicide… — Vous êtes volontaire ? demanda le Kshatryan sur un ton grinçant. — Les Pelians ont une station de transbordement en orbite autour de la sixième planète, expliqua le Tau Cetan. Si on organisait un raid pour… —… complètement débile… —… s’embusquer et pirater les vaisseaux isolés… Miles sentait ses intestins se nouer. Il se frotta le visage d’un geste las et prit la parole pour la première fois. Le son inattendu de sa voix capta momentanément leur attention. — J’ai connu des gens qui jouaient aux échecs de cette manière. Incapables de prévoir plusieurs coups à l’avance, ils passent leur temps à nettoyer l’échiquier de toutes les petites pièces… La partie devient d’une simplicité enfantine pour leur adversaire. A la guerre, comme aux échecs, il faut programmer son jeu, n’avoir qu’un seul objectif et faire mat. Il se mura de nouveau dans son silence, les coudes sur la table, le menton au creux de ses paumes. Au bout de quelques secondes, la déception succédant à l’espoir que sa brève intervention avait fait naître, le Kshatiyan attaqua de nouveau le Cetagandan, et les hostilités reprirent de plus belle. Miles n’entendait plus rien. Leurs arguments se perdaient dans un brouhaha cotonneux. Personne ne remarqua la bouche de Miles qui s’ouvrit soudain, lentement, ni ses yeux qui s’écarquillèrent avant de se plisser en deux fentes étroites. — Mais non, murmura-t-il. Ce n’est pas désespéré. Il se redressa. — Ne vous est-il pas venu à l’esprit que vous preniez le problème à l’envers ? Ses mots furent engloutis dans la pétaudière. Seule Elena, assise dans un coin de la salle, remarqua son expression. Elle se tourna vers lui, tel un tournesol vers le soleil. Ses lèvres articulèrent silencieusement : Miles ?… Pas une débandade honteuse, une fuite, mais une contre-attaque grandiose, une prouesse mémorable. Voilà ce qu’il faut faire. Oui… Tirant la dague de son fourreau, il la jeta en l’air. Elle retomba au centre de la table où elle se planta en vibrant. Miles grimpa sur la surface de plastique noir et s’avança d’un pas ferme pour aller la récupérer. Le silence fut aussi brutal que total. Miles reprit sa dague, la glissa dans son fourreau, et arpenta la table. Son attelle faisait depuis quelques jours un bruit bizarre. Il avait eu l’intention de demander à Baz d’y remédier, mais les événements faisant… En attendant, le petit cliquetis, dans le silence, résonnait aussi fort qu’un moteur à piston. Ça fixait l’attention. Parfait. Un cliquetis, un coup de gourdin sur la tête… peu importe, du moment qu’ils l’écoutaient. — Il me semble, mesdames, messieurs, et les autres, qu’un détail vous a échappé. La mission des Dendarii n’est pas d’exterminer les Oserans, mais simplement d’éliminer la force, la menace, qu’ils représentent pour nous. Saisissez-vous la nuance ? Leurs regards attentifs le suivaient. Le général Halify s’intéressa de nouveau à la discussion. Les yeux de Arde et de Baz pétillèrent d’espoir. — J’attire votre attention sur le maillon faible, le point de tension entre les Oserans et leurs employeurs pelians. C’est là que nous devons frapper. Les enfants… Il s’immobilisa comme pour ménager son effet, son regard s’arrêtant sur le visage de chacun. —… nous allons frapper le point sensible : l’argent, le nerf de la guerre. D’abord le sous-vêtement, doux, bien ajusté. Ensuite la tuyauterie du système d’évacuation. Puis les bottes, avec les coussinets électriques soigneusement répartis pour bénéficier d’un maximum de points d’impact, sur les orteils, les talons, la voûte plantaire. Baz avait fait un super-boulot en ajustant l’armure spatiale à sa taille. La matière souple glissa comme une seconde peau sur les jambes inégales de Miles. Mieux qu’une seconde peau, même – un exosquelette, ses os friables devenant enfin, grâce à cette technologie, identiques à ceux de n’importe qui. D’après les services secrets felicians, c’était toujours le calme plat sur le front pelian. Baz et la poignée de techs qu’il avait lui-même choisis, dont Elena Visconti, avaient franchi la frontière sans encombre et devaient, en ce moment même, se mettre en place pour accomplir leur coup. Le coup décisif de la stratégie de Miles. La clé de voûte de son ambition dévorante. Il en avait presque pleuré de les laisser partir seuls, mais la raison avait prévalu. Un commando doit agir avec légèreté et discrétion… Et puis, sa place était ici, avec le reste de la troupe. Le reste de son groupe d’assaut se préparait, comme lui. Armures, armes. Les techs contrôlaient les différents systèmes à l’aide de petites télécommandes d’où émanaient lueurs colorées et discrets signaux sonores. Les voix bourdonnaient avec calme, sérieux, comme dans une église avant que ne commence le service religieux. Pendant que les techs finissaient de vérifier le bon fonctionnement des armures, il révisa sa stratégie. Le salaire oseran était versé en deux parties. La première consistait en un transfert électronique de fonds. Avec cet argent, la flotte des mercenaires achetait ce dont elle avait besoin sur place. Et c’est là que Baz interviendrait… La seconde moitié du salaire était versée en espèces, puis divisée entre les capitaines-propriétaires d’Oser. Ces espèces étaient livrées une fois par mois au vaisseau-amiral d’Oser, à l’intérieur du blocus. Miles rectifia avec un petit sourire, enfin pour l’instant… Car tandis que Baz et son équipe pirateraient les systèmes informatiques, Miles, de son côté, intercepterait le navire-convoyeur et s’emparerait des fonds… Arde referma l’épaule gauche de l’armure de Miles et vérifia l’étanchéité de tous les joints, puis il contrôla les systèmes électroniques. Son annulaire ne semblait fonctionner qu’à quatre-vingts pour cent. Arde ouvrit la plaque de pression sur son poignet gauche et régla le minuscule cadran de contrôle. Miles ressentit un léger changement dans la gravité et les vibrations. Ils devaient être en train de se placer en formation d’attaque. Il était temps de prendre contact avec Tung et Auson dans la salle de tactique. Un tech aida Elena à coiffer son casque. Elle souleva sa visière, et, ensemble, ils procédèrent aux derniers réglages. Pour Miles, c’était l’occasion ou jamais de jouer sa dernière carte avec Elena. L’ingénieur n’étant pas dans les parages, il n’y avait personne pour lui souffler le rôle du héros. Il se voyait déjà pourfendant de menaçants Pelians, frappant de tous côtés à la fois, et l’arrachant à la mort au mépris de sa propre vie… Elle croirait alors à son amour. Sa langue se délierait magiquement, il trouverait enfin les mots justes, et le teint blanc comme neige d’Elena, réchauffé sous la chaleur de sa fougue, s’épanouirait de nouveau… Miles contrôla sa connexion avec la salle de tactique. — Commodore Tung ? Ici Naismith. Envoyez les vidéos. L’intérieur de la visière se colora instantanément, reproduisant les données télémétriques de l’écran de la salle de tactique destiné au chef des manœuvres. Ainsi pouvait-il à distance contrôler la manœuvre et recentrer, le cas échéant, le placement de ses hommes. — C’est votre dernière chance de changer d’avis, fils, dit Tung sur le canal comm, reprenant leur discussion. Vous êtes sûr que vous ne préférez pas attaquer les Oserans après le transfert, plus loin des bases pelianes ? — Non. Il faut qu’on saisisse ou qu’on détruise les espèces avant la livraison. Après, ce serait une erreur stratégique. — Peut-être, mais au moins nous serions certains de pouvoir nous emparer de cet argent, et nous en avons sacrément besoin. Et comment !… songea sombrement Miles. Sa dette envers les Dendarii devenait astronomique. Et, en plus des salaires qu’il leur devait, l’entretien de sa flotte lui coûtait des sommes folles. Il avait l’impression que jamais personne d’aussi petit que lui n’avait eu une aussi grosse somme à rembourser, et ça empirait d’heure en heure. Son estomac non plus ne lui laissait pas de répit et semblait prêt à exploser d’un moment à l’autre tant les gargouillements devenaient inquiétants. Illusion psychosomatique, pensa-t-il pour se rassurer. Le groupe d’assaut, en formation, s’avança vers les navettes. Miles marchait au milieu des mercenaires, s’efforçant d’avoir un bref contact physique avec chacun d’entre eux, de les appeler par leur nom, de les encourager par une remarque personnalisée. Apparemment, cela leur faisait plaisir. En son for intérieur, toutefois, il se demandait combien manqueraient à l’appel une fois le boulot terminé. Pardonnez-moi… Il n’y a pas d’autre solution. Cette fois-ci, il faut foncer dans le tas. Ils franchirent l’écoutille, remontèrent le couloir et pénétrèrent dans la navette. C’était assurément la phase la plus pénible – attendre, impuissants, que Tung les délivre une fois l’objectif en vue. Il prit une forte inspiration, et se prépara à affronter les effets habituels de l’apesanteur. La crampe épouvantable qui le plia en deux le prit totalement au dépourvu. Le souffle coupé, il devint blême. Jamais encore ça ne s’était manifesté aussi violemment. Il porta les mains à son ventre, suffoquant, lâcha la corde qui courait le long de la paroi et s’éleva mollement dans la navette. Dieu du ciel… ce qu’il avait toujours redouté, l’ultime humiliation, allait se produire – vomir dans une armure spatiale. Dans un instant, tout le monde connaîtrait sa grotesque faiblesse. Absurde, pour un pirate, d’avoir le mal de l’espace. Absurde, absurde, il avait toujours été absurde. Il n’eut que la présence d’esprit de brancher le ventilateur et d’éteindre sa transmission – inutile d’imposer aux mercenaires le bruit peu glorieux de leur chef en train de dégueuler tripes et boyaux. — Amiral Naismith ? s’inquiéta-t-on depuis la salle de tactique. Vos données médicales présentent des anomalies. Vérification exigée. L’univers sembla se rétrécir à la taille de son ventre. Un vomissement, puis un autre. Un autre encore. Il s’étouffait. Le ventilateur n’arrivait pas à suivre. Il n’avait rien mangé de la journée. D’où pouvait venir tout ça ? Un mercenaire le ramena au sol, essaya de l’aider à retrouver la station verticale. — Amiral Naismith ? Vous ne vous sentez pas bien ? Il ouvrit la visière. Miles, malgré sa faiblesse, protesta avec véhémence. — Non ! Non, pas ici ! — Bordel de merde ! L’homme s’écarta vivement. — Médic ! hurla-t-il d’une voix perçante. Miles aurait voulu le rassurer, lui dire qu’il nettoierait tout seul… Des caillots sombres, des gouttes écarlates, globules brillants et pourpres, flottèrent devant ses yeux vitreux. Son secret éclaboussait toute la navette. — Non, gémit-il, ou du moins essaya-t-il. Pas maintenant… Des mains l’empoignèrent, le firent revenir sur ses pas. Il franchit l’écoutille dans l’autre sens. La gravité le colla contre le sol du couloir. D’autres mains lui ôtèrent son casque, le dépouillèrent de sa carapace. Il eut le sentiment d’être dans la peau d’un homard qu’on s’apprête à mettre en sauce. Son estomac se retourna une fois de plus. Le visage d’Elena, presque aussi exsangue que le sien, apparut au-dessus de lui. Elle s’agenouilla, retira son gant et lui prit la main. Sa peau sur la sienne, enfin… — Miles ! — Commandant Bothari ! coassa-t-il, aussi fort qu’il le put. Un cercle de visages effrayés se pressa autour de lui. Ses Dendarii. Ses mercenaires. Pour eux, alors. Tout pour eux. Tout. — Prenez le commandement. — Je ne peux pas ! Elle était pâle, choquée. Terrifiée. Bon sang, songea Miles, je dois ressembler au sergent quand il agonisait. Ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air, Elena… Les mots ne sortaient pas. Des scories noires papillonnèrent devant ses yeux, brouillant sa vision. Non ! Pas encore !… — Tu le peux. Tu le dois. Je serai avec toi. Il grimaça quand quelque géant sadique le souleva. — C’est toi, la véritable Vor, pas moi… On a dû nous substituer l’un à l’autre, dans ces duplicateurs. Son sourire devait être à peu près aussi engageant que celui d’une tête de mort. — Va de l’avant… Elle se releva, la détermination prenant soudain le pas sur la terreur. — Bien, mon seigneur, murmura-t-elle. Et, plus fort : — On laisse les médics faire leur boulot. On se met en place, comme prévu ! Miles fut emporté sur une palette flottante. Il observait ses pieds bottés, sombres et distants monticules, osciller sous ses yeux alors qu’on le transportait. Il sentit à peine la piqûre de la première intraveineuse dans son bras. Il entendit en revanche la voix d’Elena, tremblante, mais autoritaire, derrière lui. — Allez, bande de clowns, fini de jouer ! Cette bataille, on va la gagner pour l’amiral Naismith ! Des héros. Ils poussaient autour de lui comme du chiendent. Mais lui, à cause de cet estomac maudit, était incapable d’attraper le virus qu’il leur transmettait. — Merde, gémit-il. Merde, merde et merde… Il répéta cette litanie jusqu’à ce que la seconde injection sédative du médic le soulage de sa douleur, de sa frustration, de sa conscience. 17 Il tanguait entre rêve et réalité. A de longues périodes d’inconscience succédaient quelques rares moments où il refaisait surface. Et encore n’avait-il pas retrouvé toute sa lucidité. Une fois, il se réveilla pour voir le visage de Tung, assis près de lui, et s’en inquiéta. Le capitaine n’aurait-il pas dû être dans la salle de tactique ? Tung l’observait avec inquiétude. — Tu sais, fils, si tu veux faire carrière dans ce business, il va falloir apprendre à ralentir quand il faut. On a bien failli te perdre… Bonne maxime. Il la ferait peut-être calligraphier sur le mur de sa chambre. Une autre fois, ce fut Elena. Qu’est-ce qu’elle faisait à l’infirmerie ? Il l’avait laissée dans la navette. Pourquoi fallait-il que les choses ne restent jamais à leur place… — C’est trop con, marmonna-t-il, penaud. Ce n’est pas à Vorthalia le Téméraire qu’il serait arrivé un truc pareil. Elle prit un air dubitatif. — Qu’est-ce que tu en sais ? Tous les récits de cette époque ont été écrits par des troubadours et des poètes. Essaie de composer une strophe qui contienne « ulcère hémorragique »… Il s’y efforçait encore quand l’obscurité l’aspira de nouveau. Une fois, à son réveil, il appela Bothari, mais le sergent ne vint pas. C’est bien lui, ça, songea-t-il avec humeur. Toujours collé à mes basques, mais le jour où j’ai vraiment besoin de lui, il n’y a personne. Son grand-père vint lui rendre visite ; il l’étouffa sous l’oreiller et essaya de le cacher sous le lit. Bothari, le torse ensanglanté, et le pilote mercenaire, avec des fils multicolores sortant de son crâne, le regardaient faire sans intervenir. Sa mère arriva enfin et chassa ces fantômes telle une furie. — Vite, dit-elle à Miles, calcule la valeur de e jusqu’à la dernière décimale, et le sortilège sera rompu. Tu peux le faire… Miles, impatiemment, attendit toute la journée que son père vienne à son tour prendre place dans cet étrange défilé. Il avait inventé quelque chose d’extrêmement astucieux, encore qu’il fût incapable de se rappeler quoi, et brûlait de lui en faire part pour l’impressionner. Mais le comte ne vint pas. Et Miles, déçu, versa des larmes. D’autres silhouettes se relayèrent à son chevet – le médic, le chirurgien, Elena et Tung, Auson et Thorne, Arde Mayhew, mais elles restaient imprécises et distantes, comme des ombres fuyantes. Après qu’il eut pleuré longtemps, il s’endormit. Quand il se réveilla de nouveau, le petit box privé de l’infirmerie du Triomphe était clair, ses parois avaient cessé d’osciller, mais Ivan Vorpatril était assis à côté de son lit. — Il y en a qui ont des hallucinations fantastiques, qui voient apparaître des animaux exceptionnels, gémit Miles, mais moi, qu’est-ce qu’on me refile ? La famille… Comme si j’avais besoin de délirer pour la voir, la famille. Y a pas de justice. Ivan tourna un regard inquiet vers Elena. — Je croyais que l’antidote que lui a donné le chirurgien devait éliminer les effets hallucinatoires. Elena se leva et, posant ses longs doigts fins sur le front de Miles, se pencha au-dessus de lui. — Miles ? Miles, tu m’entends ? — Evidemment que je t’entends. Je ne suis pas sourd. Il constata l’absence de toute douleur. — Hé ! J’ai plus mal à l’estomac ! — Le chirurgien a condamné certains nerfs pendant l’opération. Tu devrais être sur pied d’ici deux semaines. — Une opération ? Il glissa un regard suspicieux sous les draps, cherchant il ne savait trop quoi. Son torse paraissait aussi lisse que d’habitude. — Je ne vois pas de cicatrice. — Il ne t’a pas ouvert. Il a utilisé un laser pour dissoudre les calculs et, pour placer une biopuce dans ton estomac, il s’est servi d’une sonde. — Ça fait combien de temps que je suis dans les vapes ? — Trois jours. Tu as… — Trois jours ! Mais… le raid ? ! Baz… Il se redressa brusquement, prêt à sauter du lit. Elena le repoussa fermement contre ses oreillers. — On a réussi. Baz est rentré avec son groupe au complet. Tout va bien, si ce n’est toi qui as bien failli y rester. — Personne n’est jamais mort d’un ulcère. Baz est rentré, alors ? Où on est, au fait ? — Dans l’infirmerie de la raffinerie. Moi aussi, je croyais qu’on ne mourait pas d’un ulcère, mais le chirurgien m’a expliqué que quand on perd du sang, que le trou soit à l’intérieur ou à l’extérieur, c’est kif-kif. Alors je suppose qu’on peut. Ne t’inquiète pas, tu auras un rapport complet et détaillé… Elle le repoussa de nouveau, agacée. — Mais je pensais qu’il était préférable que tu voies Ivan d’abord, en privé, sans toute la bande des Dendarii. — Mmmh. Oui… Il se tourna, ébahi, vers son cousin. Ivan était en civil – pantalon à la mode barrayarane, chemise betane. Seules ses bottes étaient celles de l’armée. — Tu veux me tâter, pour voir si je ne suis pas une illusion ? plaisanta Ivan. — Ça ne servirait à rien. Les hallucinations sont très concrètes, aussi. Tu peux les toucher, les sentir, les entendre… Mais… qu’est-ce que tu fais ici ? — Je te cherchais. — C’est mon père qui t’envoie ? — Je ne sais pas. — Tu te fiches de moi ? Comment est-ce que tu pourrais ne pas savoir ? — Disons que… il ne m’a pas parlé personnellement. Ecoute… tu es sûr que le capitaine Dimir n’est pas encore arrivé, ou qu’il ne t’a pas envoyé de message, ou quelque chose ? C’est lui qui a tous les ordres secrets, les dépêches, tout ça… — Qui ? — Le capitaine Dimir. C’est mon supérieur. — Jamais entendu parler. — Je crois qu’il travaille pour le capitaine Illyan, ajouta Ivan. Elena pensait que tu aurais pu être au courant de quelque chose que tu n’aurais pas eu le temps de mentionner… — Non… — Je ne comprends pas, soupira Ivan. Ils ont quitté Beta un jour avant moi dans un courrier rapide impérial. Ils devraient être ici depuis une semaine. — Comment se fait-il que vous ayez voyagé séparément ? Ivan toussota gauchement. — Eh bien… c’est cette fille que j’ai connue sur Beta, tu vois. Elle m’a invité chez elle… tu te rends compte, une Betane ! Je l’ai rencontrée dès mon arrivée, dans le hall du spatioport. Elle portait un de ces adorables petits sarongs, et pratiquement rien d’autre, tu voix ce que je veux dire… Les mains d’Ivan commencèrent à onduler, dessinant sans équivoque des courbes sensuelles. Miles s’empressa de couper court à l’interminable digression qui s’annonçait. — Et alors ? Que s’est-il passé, avec le capitaine Dimir ? demanda Miles. — Ils sont partis sans moi. Ivan pinça les lèvres, contrarié et pas très fier de lui. — Et pourtant j’étais même pas en retard ! — Comment est-ce que tu es arrivé jusqu’ici ? — Le lieutenant Croye m’a informé que tu étais parti pour Tau Verde IV. Alors je me suis débrouillé et j’ai trouvé un vaisseau marchand en partance pour un des pays neutres du coin. Le capitaine m’a largué à la raffinerie. Miles secoua la tête. — Du stop ?… Et il t’a « largué » ici ? Mais tu te rends compte des risques… ? Ivan haussa les épaules. — Elle. Elle a été très gentille avec moi… Enfin, très maternelle, rien de plus. Elena étudiait le plafond, un rien méprisante. — Cette claque sur les fesses qu’elle t’a donnée en sortant de la navette n’avait rien de… maternel. Ivan devint pivoine. — En tout cas, le principal, c’est que je sois là. Et avant le vieux Dimir, en plus ! ajouta-t-il, ravi. Je n’aurai peut-être pas autant de problèmes que je le craignais. Miles se passa la main dans les cheveux. — Ivan… serait-ce trop te demander que de commencer par le début ? A supposer qu’il y en ait un… — Ah bah oui, c’est vrai que tu n’es pas au courant de tout le tintouin… — Le tintouin ? Mais de quoi parles-tu, Ivan ? Depuis que nous sommes partis nous n’avons eu aucune nouvelle de Barrayar. Avec le blocus, les cartes postales passent difficilement… Encore que toi, tu as l’air d’être passé comme une lettre à la poste… — La vieille taupe savait y faire, faut le reconnaître. Dans tous les domaines, d’ailleurs. C’est drôle, je n’aurais jamais cru que les femmes plus âgées puissent… — Le tintouin… insista fermement Miles. — Oui. J’y viens. Les premières nouvelles te concernant disaient que tu avais été kidnappé par un type, un déserteur… — Oh, nom de Dieu ! Qu’a dit ma mère… et mon père ? — Ils étaient plutôt inquiets, je suppose, mais ta mère n’arrêtait pas de répéter que Bothari était avec toi. En fin de compte, l’ambassade a eu la bonne idée de prendre contact avec ta grand-mère Naismith, et d’après elle, cette histoire de kidnapping était complètement fantaisiste. Ça a considérablement apaisé ta mère qui a pu à son tour calmer ton paternel. Après ça, ils ont décidé d’attendre d’autres informations. — Dieu merci. — Les rapports suivants ont été envoyés d’ici par un agent militaire. Personne n’a voulu me dire ce qu’ils contenaient. Mais c’était le branle-bas. Pendant un temps, le capitaine Illyan faisait quotidiennement la navette entre la résidence Vorkosigan, le Q.G., la résidence impériale et le château Vorhartung. — Le château Vorhartung ? murmura Miles, étonné. En quoi est-ce que le Conseil des Comtes est concerné par cette histoire ? — Sur le moment, c’est la question que je me posais aussi. Mais, à trois reprises, on est venu chercher le comte Henri Vorvolk pour assister à des réunions secrètes, alors j’ai fini par le coincer… C’est comme ça que j’ai appris le bruit qui courait à ton sujet… Que tu étais sur Tau Verde en train de monter ta propre flotte de mercenaires. Personne ne savait pourquoi. En tout cas, moi, je trouvais que c’était génial. Ivan promena un instant son regard admiratif dans le petit box de l’infirmerie. — Enfin bref, ton père et le capitaine Illyan ont décidé d’envoyer un courrier rapide sur place pour enquêter. — Via Beta, si j’ai bien compris. Ah, à propos… tu ne serais pas tombé sur un certain Tav Calhoun, pendant que tu étais là-bas ? — Oh si, ce dingue… Il ne décolle pas de l’ambassade. Il a un mandat d’arrêt contre toi qu’il agite sous le nez de tous ceux qu’il peut choper. Les gardes ne veulent même plus le laisser entrer, maintenant. — Tu n’aurais pas eu l’idée de discuter avec lui, par hasard ? — Si. Très brièvement. Je lui ai dit qu’on répétait partout que tu étais parti sur Kshatryia. — C’est vrai ? C’est ce qu’on dit ? Ivan haussa les épaules. — Bien sûr que non. Mais j’ai dit ça pour le calmer, c’est la planète la plus éloignée que je connaisse. Le clan doit se serrer les coudes, dit-il, relevant fièrement le menton pour la circonstance. Miles analysa quelques minutes ce flot d’informations. — Je crois, dit-il enfin en soupirant, que la meilleure chose à faire, dans l’immédiat, est d’attendre ton capitaine Dimir. Il pourra peut-être au moins nous ramener à la maison, ce qui résoudrait déjà un problème. Il releva les yeux vers son cousin. — Je t’expliquerai plus tard, mais pour le moment… Au fait, pendant que j’y pense, personne, ici, n’est censé savoir qui je suis réellement. Une pensée horrible le prit à la gorge. — Tu n’as pas débarqué ici en me cherchant par mon vrai nom, j’espère ? — Non, non, j’ai juste demandé à voir Miles Naismith, le rassura Ivan. Je savais que tu voyageais avec ton passeport betan. En plus, je suis arrivé hier soir, et Elena est pratiquement la première personne sur laquelle je suis tombé. Miles soupira, soulagé, et se tourna vers Elena. — Tu as dit que Baz était là ? Il faut que je le voie. Elle acquiesça en silence, puis sortit en faisant un détour ostensible pour éviter Ivan. — Désolé, pour Bothari, dit Ivan dès qu’elle eut refermé la porte. Incroyable, tout de même, qu’il se soit descendu lui-même en nettoyant ses armes… Enfin, à toute chose malheur est bon, comme on dit, tu vas pouvoir te payer du bon temps avec Elena sans l’avoir sur le poil en permanence. Miles ferma les yeux et exhala lentement l’air coincé dans ses poumons, la gorge serrée par la colère et le chagrin. — Ivan, un de ces jours, quelqu’un va te coller une arme sur la tempe et te refroidir, et tu crèveras sans avoir rien compris, en pleurnichant : « Mais qu’est-ce que j’ai dit ? Qu’est-ce que j’ai dit ? »… — Qu’est-ce que j’ai dit ? demanda Ivan avec indignation. Avant que Miles n’ait pu lui répondre, Baz, suivi d’Elena, poussa la porte et entra, flanqué de Tung et d’Auson. Ils arboraient tous des sourires stupides. Baz, radieux et visiblement fier, agita triomphalement quelques feuillets plastifiés. L’homme que Miles avait rencontré cinq mois plus tôt, tapi dans une décharge, était devenu méconnaissable. — Le chirurgien nous a recommandé de ne pas rester trop longtemps, mon seigneur, mais je tenais à venir vous remettre ceci en mains propres. A mon avis, ça devrait vous faire plus plaisir que de simples vœux de prompt rétablissement. Ivan sursauta légèrement en entendant le titre honorifique, et observa plus attentivement l’ingénieur à la dérobée. Miles saisit les feuillets imprimés que lui tendait Baz. — Votre mission ?… Ça s’est passé comment ? — Comme sur des roulettes. Enfin, pas tout à fait, on a eu quelques petits problèmes à la gare. Vous devriez voir le système de chemin de fer qu’ils ont là-bas. C’est techniquement magnifique. Quel dommage que Barrayar soit passé directement du cheval à l’avion supersonique… — La mission, Baz !… L’ingénieur rayonnait. — Regardez vous-même. Ce sont les retranscriptions des derniers échanges entre l’amiral Oser et le haut commandement pelian. Miles commença à lire. Au bout de quelques secondes, un sourire éclairait son visage. — Oui… J’avais déjà cru comprendre que l’amiral Oser possédait un vocabulaire particulièrement riche et imagé quand on le… titillait. Ses yeux amusés croisèrent ceux de Tung qui brillaient de satisfaction. Ivan se tordit le cou. — Qu’est-ce que c’est ? Elena m’a parlé de votre hold-up, mais si je comprends bien, tu as aussi réussi à pirater leur transfert électronique. En revanche, il y a quelque chose que je ne pige pas. Tu ne crois pas que les Pelians vont tout simplement payer de nouveau quand ils sauront que les Oserans n’ont pas été crédités ? Le sourire de Miles devint presque vorace. — Ah, mais ils ont été crédités ! C’est là que le plan est génial. Au lieu de détourner l’argent, nous avons multiplié par huit la somme que les Pelians ont versée à Oser. Du coup, il se retrouve à la tête d’une petite fortune. Et il… Miles baissa les yeux sur ses feuillets. —… refuse de rendre l’argent. Evidemment. C’était ça, le plus délicat de l’opération : calculer le montant à verser. Trop peu, et les Pelians auraient pu fermer les yeux. Trop, et même Oser se serait senti obligé de le rendre. Mais juste entre les deux… Il soupira, se calant avec bonheur contre ses oreillers. Il devrait apprendre certaines expressions d’Oser par cœur, songea-t-il. Elles étaient vraiment uniques. — Attendez, vous ne savez pas tout, amiral Naismith, intervint soudain Auson, tout aussi radieux que ses deux acolytes. Ces deux derniers jours, quatre des capitaines d’Oser ont sauté dans leurs vaisseaux pour se tirer de Tau Verde. D’après les transmissions qu’on a interceptées, ils ne sont pas près de revenir… — Génial, souffla Miles. Tout bonnement génial. Il se tourna vers Elena. La fierté était bien présente, chez elle aussi, assez pour prendre, du moins sur le moment, le pas sur la tristesse. — Comme je le pensais, s’emparer des espèces était vital pour le succès de tout le plan. Bien joué, commandant Bothari. Les joues d’Elena se colorèrent légèrement sous le compliment. Elle sourit, puis hésita. — On aurait eu besoin de toi. Il y a eu… beaucoup de victimes. — Je l’avais prévu. Il se rendit compte que Tung, discrètement, essayait d’inciter Elena à se taire. — C’était pire que ce que nous avions envisagé ? lui demanda-t-il. Tung secoua la tête. — C’est-à-dire que… il y a certaines situations dans lesquelles on ne demande pas aux mercenaires de suivre… — Je n’ai demandé à personne de me suivre, dit Elena. Ils sont venus de leur propre chef. J’ignorais que ce serait aussi dramatique. Avisant le regard alarmé de Miles, Tung s’empressa de reprendre la parole. — On aurait subi des pertes bien plus considérables si elle n’avait pas été là pour commander la manœuvre. Elle s’en est remarquablement bien tirée. Tung adressa à Elena un hochement de tête approbateur, qu’elle lui retourna gravement. Ivan avait l’air plutôt sonné. Une discussion animée leur parvint depuis le couloir. Miles tendit l’oreille et reconnut les voix de Thorne et du chirurgien. — Il le faut. C’est vital, disait Thorne. Thorne entra dans le box déjà bondé, le chirurgien sur ses talons. — Amiral Naismith ! Commodore Tung ! Oser est ici ! — Quoi ? ! — Avec sa flotte au grand complet. Du moins ce qu’il en reste… Ils se tiennent hors de portée de nos armes. Il demande la permission d’accoster avec son vaisseau-amiral. — Mais ce n’est pas possible ! s’exclama Tung. Qui garde le couloir, alors ? — Très bonne question ! s’écria Thorne. Qui ? Ils se regardèrent tous, ébahis, excités. Miles sauta de son lit, s’agrippa au montant pour combattre un étourdissement, et attrapa sa robe de chambre. — Apportez-moi mes vêtements, ordonna-t-il. Un aigle. C’est ce qui vint immédiatement à l’esprit de Miles pour décrire l’amiral Oser. Cheveux grisonnants, nez busqué, yeux brillants, pénétrants, fixés à présent sur Miles. Un regard qui fait rentrer les jeunes officiers sous terre, songea Miles. Il le soutint sans ciller, et gratifia le mercenaire, authentique amiral, d’un lent sourire pour l’accueillir à la station de débarquement. L’air recyclé, froid et vif, lui piquait les narines, comme un stimulant. Oser était accompagné par cinq de ses capitaines – trois employés et deux propriétaires –, eux-mêmes flanqués de leurs seconds. Il toisa Miles des pieds à la tête. — Merde, murmura-t-il. Il ne lui offrit pas sa main, et se lança sans préambule dans un discours cassant, au débit haché. — Depuis le jour où vous avez pénétré l’espace local de Tau Verde, j’ai ressenti votre présence. Vous faites échouer tous mes plans… Cela ne peut plus durer. Les yeux de Miles s’agrandirent. Dieu du ciel, Oser allait-il le défier en combat singulier ? Sergent, au secours ! Il releva le menton sans répondre. — J’ai horreur des agonies qui s’éternisent, poursuivit Oser. Alors plutôt que de vous voir ensorceler tous mes hommes, les uns après les autres… tant que je possède encore une flotte digne de ce nom… Si mes renseignements sont exacts, les mercenaires Dendarii cherchent de nouvelles recrues ? Il fallut un petit moment à Miles pour se rendre compte qu’il venait d’entendre une des plus incroyables redditions de l’histoire. Miséricorde… On va se montrer diablement miséricordieux, oh oui… Il tendit la main. Oser la serra. — Amiral Oser, vos renseignements sont tout à fait corrects. Si vous voulez bien me suivre, nous réglerons les détails en privé… Le général Halify et quelques officiers felicians observaient la scène depuis un balcon surplombant la station de débarquement. Le regard de Miles rencontra celui d’Halify. Voilà vos hommes, général. Comme promis. Avec lui, au moins, il n’aurait pas failli à sa parole. Miles remonta le quai. Sa troupe au grand complet, son armée Dendarii – oui, à présent on pouvait vraiment parler d’armée –, le suivit sans hésiter. Voyons, songea Miles, le Joueur de Flûte de Hamelin a conduit ainsi tous les rats dans la rivière – il se retourna – et tous les enfants sur une montagne d’or. Qu’aurait-il fait si les rats et les enfants avaient été inextricablement mélangés ?… 18 Miles s’étira sur un canapé du poste d’observation de la raffinerie et laissa son regard dériver dans un espace qui n’était désormais plus vide. La flotte Dendarii scintillait et clignotait en approchant de la station. Une constellation d’hommes et de vaisseaux. Dix-neuf navires de guerre et plus de trois mille hommes. — A moi, dit-il. Tous à moi. Curieusement, il n’éprouvait pas le sentiment de triomphe qu’il aurait légitimement pu ressentir. Non. Il avait plutôt l’impression d’être une cible en puissance. D’abord, ce n’était pas vrai. La propriété de tout cet équipement militaire ne revenait pas à une seule personne, mais à un consortium d’une effroyable complexité. Il avait fallu quatre jours de négociations pour régler ces fameux « détails » qu’il avait évoqués avec tant de légèreté sur le quai de débarquement. Un véritable casse-tête chinois, et quand il fallut démêler le problème des salaires, Miles remercia le ciel de ne plus être sujet aux crampes d’estomac. La somme, initialement destinée à deux cents soldats, devait à présent servir à régler la solde de trois mille hommes… Peut-être même plus. Les Dendarii ne cessaient de se multiplier. Pas plus tard que la veille, un nouveau vaisseau était arrivé. L’équipage, une vingtaine d’hommes excités à l’idée de s’enrôler, avait appris Dieu sait comment l’existence de la flotte Dendarii. Bientôt, tous les navires de la planète convergeraient vers eux. Miles était atterré et priait pour être déjà loin quand le château de cartes s’écroulerait… Des murmures lui parvinrent depuis la passerelle. La voix d’Elena attira son attention. — Tu n’as pas besoin de le lui demander. On n’est pas sur Barrayar, et on n’y retournera jamais… — Mais ce sera comme avoir un petit morceau de Barrayar avec nous. C’était la voix de Baz. Douce, amusée. Miles ne l’avait jamais entendue comme ça. — Un petit souffle du pays dans des lieux sans air… Dieu sait que je ne pourrai jamais être à la hauteur de ce que ton père espérait pour toi, mais le peu que je possède, je le déposerai à tes pieds. — Mmmh. La réponse d’Elena, à la limite de l’hostilité, manquait pour le moins d’enthousiasme. Ils arrivèrent en haut de la passerelle. Baz adressa un sourire timidement triomphant à son seigneur. Elena souriait aussi, mais pas avec ses yeux. — Tu médites ? demanda-t-elle avec insouciance. Ou tu te ronges les ongles en regardant dehors… Il se redressa, provoquant des remous dans le Canapé. — Oh, j’avais dit au garde d’interdire momentanément les touristes. J’étais juste monté ici pour faire une petite sieste. Baz s’avança vers lui. — Mon seigneur… J’ai cru comprendre que, en l’absence de tout autre parent, vous étiez désormais le tuteur légal d’Elena… — Ah… en effet. Pour être honnête, je n’ai pas eu beaucoup le temps d’y réfléchir. Miles se trémoussa gauchement sur le canapé, ne sachant trop où l’ingénieur voulait en venir. — Bien. Alors c’est à son seigneur et tuteur que je m’adresse, et demande de m’accorder sa main. Et le reste aussi, naturellement. Son rire niais donna envie à Miles de lui décocher un coup de genou dans les dents. — Oh, comme vous êtes aussi le mien, je vous demande la permission de me marier et que, euh… que mes fils vous servent à leur tour, mon seigneur, ajouta-t-il, déformant quelque peu la formule traditionnelle. Tu ne risqueras pas d’avoir de fils, parce que je vais t’éclater les couilles, espèce de sale voleur, de traître, de… Il parvint à se contrôler et dissimula ses émotions derrière un petit sourire crispé. — Je vois. Il y a cependant… certaines difficultés. Il se retrancha derrière une argumentation logique comme derrière un bouclier, évitant de regarder les deux paires d’honnêtes yeux bruns fixés sur lui. — Elena est très jeune, évidemment… Il renonça rapidement à suivre cette voie devant la colère qui éclaira brusquement le regard de l’intéressée. — Mais surtout, j’ai fait le serment au sergent Bothari d’exaucer trois vœux au cas où il trouverait la mort au cours de ce voyage. Un : l’enterrer sur Barrayar. Deux : m’assurer qu’Elena ait droit à une cérémonie de fiançailles fidèle à la tradition. Trois : la voir convoler en justes noces avec un officier du Service Impérial barrayaran. Voudriez-vous que je me parjure ? Baz fut aussi sonné que si Miles lui avait donné le coup de pied qui lui démangeait les orteils. Il ouvrit la bouche, la referma, l’ouvrit de nouveau. — Mais… ne suis-je pas votre homme d’armes ? C’est certainement l’équivalent d’un grade d’officier impérial. Après tout, le sergent était un homme d’armes, lui aussi ! Est-ce que… avez-vous eu à vous plaindre de mon service ? Dites-moi de quelle manière je vous ai offensé, mon seigneur, afin que je puisse m’amender. Son étonnement cédait le pas à une détresse sincère. — Vous ne m’avez pas offensé, le rassura Miles, poussé par sa conscience coupable. Mais… bon, bien sûr, vous ne me servez que depuis quatre mois. C’est très court, même si je sais que cela paraît bien plus long. Tellement de choses se sont passées… Il pataugeait. Les éclairs furieux que lui lançait Elena lui cisaillaient les jambes. Pouvait-il se permettre de rapetisser encore à ses yeux ? — C’est si soudain… marmonna-t-il pitoyablement. La voix d’Elena, que la fureur rendait grave, presque rauque, le fit sursauter. — Comment oses-tu… Qu’est-ce que tu dois à… qu’est-ce qu’on peut bien devoir à ça ? Miles fronça les sourcils, puis comprit qu’elle faisait allusion au sergent. — Je ne lui appartenais pas, pas plus que je ne t’appartiens. Espèce d’empêcheur de s’aimer en rond… La main de Baz se referma anxieusement sur son bras. — Elena… le moment était peut-être mal choisi pour aborder ce sujet. On en reparlera plus tard. Le visage figé de Miles le déconcerta plus encore. — Baz, tu ne vas tout de même pas prendre tout ça au sérieux… — Viens, dit-il. On va en discuter… Elle refusa de le suivre, s’efforça de baisser le ton. — Vas-y. Je te retrouve au bas de la passerelle dans une minute. Miles, d’un hochement de tête, encouragea Baz à se retirer. L’ingénieur s’éloigna à contrecœur et disparut après avoir lancé un dernier regard inquiet par-dessus son épaule. D’un accord tacite, Miles et Elena attendirent que le bruit de ses pas ait suffisamment décru pour rompre le silence. Quand Elena se tourna vers lui, ses yeux n’étaient plus furieux, mais implorants. — Tu ne vois donc pas, Miles ? C’est l’occasion pour moi de repartir de zéro, ailleurs. Aussi loin que possible de mon passé. Il secoua la tête. S’il avait pensé un seul instant que cela pût servir sa cause, il n’aurait pas hésité à se traîner à genoux devant elle. — Comment veux-tu que je renonce à toi ? Quand tu es avec moi, c’est comme si j’étais à la maison, partout où je suis. — Si Barrayar était mon bras droit, je prendrais un arc à plasma pour le brûler. Ton père et ta mère savaient qui il était, depuis toujours, et pourtant ils l’ont gardé auprès d’eux. Qu’est-ce qui les a poussés à faire ça ? — Le sergent s’en sortait bien, très bien, même. Tu ne te rends pas compte que… pour lui, tu étais.. Tu ne comprends donc pas que tu serais bien mieux avec moi, plaida-t-il encore avec une conviction passionnée. Qu’on agisse ou qu’on réagisse, on porte le sergent en nous. Tu ne peux pas te séparer de lui, pas plus que moi. Où que tu ailles, où que tu voyages, il sera là, présent à tes côtés, présent en toi… Moi aussi, j’ai un père qui me hante, et je sais. Elle était ébranlée. Elle tremblait. — Arrête, dit-elle. Tu me rends malade… Alors qu’elle se détournait pour s’éloigner, Ivan apparut en haut de la passerelle. — Ah, tu es là, Miles… Il évita soigneusement Elena qui sortait. Elena eut un rictus venimeux tandis qu’elle hochait sèchement la tête pour le saluer. Il répondit par un pâle sourire nerveux. Miles soupira. Il pouvait remballer ses scénarios chevaleresques… Son cousin vint s’asseoir à côté de lui. — Tu as eu des nouvelles du capitaine Dimir ? — Rien du tout. Tu es sûr au moins qu’il venait à Tau Verde ? Il a peut-être changé d’avis au dernier moment ? Je ne vois pas comment un courrier rapide pourrait avoir deux semaines de retard. — Bon Dieu, tu crois que c’est possible ? s’inquiéta Ivan. Je vais être dans le pétrin jusqu’au cou… — Je ne sais pas. Bon. Pas d’affolement. Tes ordres, au départ, étaient de me retrouver, et jusqu’à présent, tu es le seul à avoir accompli ta mission. N’oublie pas de le préciser, quand tu demanderas à mon père de te tirer d’affaire. Il secoua la tête. — Miles… ton père n’a jamais eu ce genre de complaisance, pour personne. Il se tourna vers la flotte Dendarii. — C’est impressionnant, tu sais ? dit-il, changeant soudainement de sujet. L’ego de Miles se regonfla sensiblement. — Tu trouves ? Un petit sourire facétieux étira le coin de sa bouche. — Tu veux t’engager ? C’est la grande mode, dans le coin, en ce moment. Ivan gloussa. — Non merci. Je n’ai aucune envie de me mettre à la diète pour l’empereur. Tu connais la loi de Vorloupulous, non ? Le sourire de Miles s’évanouit. Le rire d’Ivan se tut. Ils se regardèrent en silence. — Oh merde, dit Miles. J’avais complètement oublié cette foutue loi. Ça ne m’a même pas effleuré l’esprit. — On peut difficilement te reprocher d’avoir levé une armée privée, le rassura Ivan sans grande conviction. Ils n’ont même pas d’uniforme correct… et puis, ils ne t’ont pas prêté serment de fidélité. Si ? — Seulement Baz et Arde. — Qui est ce Baz, à propos ? Il a l’air d’être plus ou moins ton bras droit. — Je n’aurais rien pu faire sans lui. Il était ingénieur du Service Impérial, avant de… Miles toussota. —… de démissionner. Il serait curieux de savoir ce que la loi prévoyait pour ceux qui abritaient des déserteurs… Miles releva la tête vers Ivan. Puis il le regarda Enfin il le fixa. Ivan cligna des yeux, surpris et gêné de cet examen. — Tu sais, dit enfin Miles, plus j’y pense, plus je trouve bizarre que tu sois ici. — Ça ne s’est pas fait tout seul, je t’assure. Il a fallu que je paie mon voyage en nature, et cher. Cette vieille pie était insatiable et… — Je ne parle pas de la façon dont tu es venu, mais du fait que tu aies été envoyé. Depuis quand est-ce qu’ils interrompent les études des cadets pour leur confier des missions relevant de la Sécurité ? — J’en sais rien. Je suppose qu’ils voulaient quelqu’un capable d’identifier le corps, au besoin… — D’accord, mais ils ont suffisamment de données médicales sur moi pour me reconstruire des pieds à la tête. Ça ne tient pas debout, si tu réfléchis deux secondes… — Ecoute, quand un amiral de l’état-major t’appelle au beau milieu de la nuit pour t’ordonner de partir, cadet ou pas, tu ne discutes pas. Ce serait mal vu. — Mmmh… Et c’est quoi, ton ordre de mission, exactement ? Ivan fronça les sourcils. — C’est drôle… maintenant que tu m’y fais penser, je ne l’ai jamais vu. Sur le moment, j’ai supposé que l’amiral Hessman l’avait donné en mains propres au capitaine Dimir. Le malaise de Miles s’accroissait. Trop de suppositions, dans cette histoire. Et il y avait autre chose, aussi… — Hessman ? répéta-t-il soudain. C’est de Hessman que vient l’ordre ? — Lui-même, dit fièrement Ivan en se rengorgeant. — Il n’a rien à voir ni avec les Services Secrets, ni avec la Sécurité. Il est responsable de l’achat du matériel. Ivan, cette histoire me paraît de plus en plus louche. — Un amiral est un amiral. — Oui, mais celui-ci est sur la liste noire de mon père. D’abord parce qu’il est le mouchard du comte Vordrozda qui, grâce à lui, connaît tous les petits secrets du Q.G. impérial… Et deuxio, il le suspecte de détourner des fonds publics. Au moment où je suis parti, il avait même mis le capitaine Illyan sur le coup, et tu sais comme moi qu’il n’utiliserait pas les talents d’Illyan pour des broutilles. — Tout ça me passe au-dessus de la tête. J’ai assez de problèmes comme ça avec les maths et l’astronomie. — En tant que cadet, je comprends. Mais en tant que seigneur Vorpatril, tu devrais y regarder de plus près. S’il devait m’arriver quelque chose, c’est toi qui hériterais du comté de notre district. — Bon sang, fais en sorte qu’il ne t’arrive rien. Moi, j’ai envie d’être un officier, de voir du pays et de collectionner les filles. Et sûrement pas de crapahuter dans les montagnes pour collecter les impôts de paysans illettrés ou empêcher les voleurs de poules d’organiser des guérillas. Le prends pas mal, mais ton district est le plus paumé de tout Barrayar. Est-ce que tu sais qu’il y a des gens, derrière les monts Dendarii, qui vivent encore dans des cavernes ? Il secoua la tête, incrédule. — Et en plus ils aiment ça… — Il y a de très belles grottes, dans ce coin-là. A certains moments de la journée, quand le soleil donne dessus, elles prennent des couleurs fantastiques… Un petit pincement au cœur. Le mal du pays. — En tout cas, si je dois hériter un jour d’un comté, j’espère bien que ce sera une grande ville, conclut Ivan. Il essaya de retrouver le fil de leur conversation, mais les réflexions d’Ivan lui firent penser à son propre arbre généalogique. Il remonta de sa grand-mère Vorkosigan au prince Xav, puis jusqu’à l’empereur Dorca Vorbarra. Le grand empereur avait-il imaginé quel tour sa loi, qui avait en définitive aboli les armées privées et les guerres entre comtes, jouerait un jour à son arrière-arrière-petit-fils ? — Qui est ton héritier, Ivan ? demanda-t-il distraitement, le regard perdu sur la flotte Dendarii, mais rêvant aux montagnes à qui elle devait son nom. C’est le seigneur Vortaine, non ? — Oui, mais le pauvre vieux ne va sûrement pas tarder à avaler son bulletin de naissance. J’ai entendu dire que sa santé était plutôt précaire. Dommage que ces histoires de succession ne marchent pas dans les deux sens… sinon, je serais bientôt à la tête d’un beau petit pactole. — Et qui doit hériter du pactole ? — Sa fille, je suppose. Et ses titres vont à… attends voir… au comte Vordrozda, qui d’ailleurs n’en a pas du tout besoin. D’après ce qu’on dit, Vordrozda serait plutôt intéressé par l’argent. Je ne sais pas s’il irait jusqu’à épouser la fille pour l’empocher, remarque… Elle doit friser la cinquantaine. Un ange passa. — Bon Dieu, dit brusquement Ivan, j’espère que l’ordre que le capitaine Dimir a reçu juste avant que je me tire n’était pas de rentrer à Barrayar. Tu te rends compte ? Je serais considéré comme déserteur… Encore heureux qu’ils aient supprimé les conseils de discipline. — Parce que tu étais avec Dimir quand il a eu son ordre de mission ? Et tu n’es même pas resté pour savoir de quoi il s’agissait ? demanda Miles, stupéfait. — C’était impossible de lui tirer les vers du nez. Et puis, il y avait la fille qui m’attendait… je regrette maintenant de ne pas avoir emporté mon bipeur. — Tu n’avais même pas ton bipeur avec toi ? ! — Ben… je me suis aperçu en sortant que jel’avais oublié, mais je ne voulais pas me faire coincer si je revenais le chercher. Il était en train d’ouvrir l’ordre, tu vois, et j’avais promis à la fille de la rejoindre rapidos… Miles leva les yeux au ciel. — Est-ce que tu te rappelles au moins s’il avait quelque chose de particulier, cet ordre ? — Ah ça, oui. C’était un gros paquet, apporté par un messager de la maison impériale. Quatre disques de données : un vert des Services Secrets, deux rouges de la Sécurité, un bleu des Opérations. Et le parchemin, évidemment. Ivan avait heureusement une excellente mémoire, signe distinctif de la famille. — Un parchemin ? ! répéta-t-il soudain. — Oui. Moi aussi, j’ai trouvé ça bizarre. — Est-ce que tu as au moins une idée de… Il se redressa et pressa ses tempes entre se paumes pour tenter d’activer les rouages de se méninges. — Ivan, on n’utilise plus le parchemin que pour trois choses, désormais. Les édits impériaux, les originaux des édits officiels du Conseil des Comtes et du Conseil des Ministres, et certains ordres du Conseil des Comtes à ses propres membres. — Oui, je sais. — Ivan… je suis clairvoyant, annonça soudainement Miles. Clairvoyant au point que je peux te dire la couleur du ruban de ce parchemin. — Je la connais, cette couleur, rétorqua Ivan agacé. Il était… — Noir, le coupa Miles. Noir, crétin ! Et tu n’aurais même pas eu l’idée de le préciser ! — Ecoute, Miles, je dois déjà subir ce genre de réflexion de la part de ma mère et de ton père. Alors s’il te plaît… Un petit temps, puis : — Comment t’as deviné ? — Je connais la couleur parce que je connais le contenu. Incapable de rester en place plus longtemps, Miles se leva pour marcher de long en large devant le canapé. — Tu le connaîtrais aussi, si tu avais seulement fait l’effort de réfléchir une seconde. Miles marchait de plus en plus vite. Il avait une envie folle de soulever Ivan et de le secouer dans l’espoir que toutes les informations flottant au petit bonheur dans sa tête finiraient par entamer un processus de polymérisation. — Si le navire de Dimir a été saboté pendant son escale sur Beta, il faudra des semaines avant qu’on signale sa disparition. L’ambassade barrayarane sait seulement que le vaisseau est parti en mission et qu’il a fait le saut. Elle n’a aucun moyen de savoir s’il est ressorti ou non de l’autre côté du couloir. C’est un moyen très… efficace de se débarrasser d’une preuve gênante. Miles imagina le désarroi et la panique des hommes alors que le vaisseau commençait à avoir des ratés, alors que leurs corps, peu à peu, se délitaient et se répandaient comme une aquarelle sous la pluie… Il tourna le bouton de son imagination et revint à son raisonnement. — Je ne comprends pas, dit Ivan. Où est Dimir, selon toi ? — Mort. Proprement rectifié. Tu aurais dû l’être aussi, toi, mais tu étais en retard au rendez-vous. Un rire aigu, presque un hennissement, fusa soudain de la gorge de Miles. Il s’étreignit, enroulant ses bras autour de son torse. — Ils ont sûrement jugé que, tant qu’à se donner autant de peine pour se débarrasser du parchemin, mieux valait faire d’une pierre deux coups. Et ils t’ont mis dans le lot. Il y a un certain esprit d’économie, dans ce complot ; de la part d’un responsable du service des Achats, ça se comprend. — Attends, reviens un peu en arrière, tu veux ? dit Ivan. Qu’est-ce qu’il y avait sur ce parchemin, d’après toi ? Et qui sont « ils » ? Tu commences à devenir aussi parano que ce vieux Bothari. — Le ruban noir. Ça ne pouvait être qu’une peine capitale. L’ordre impérial de mon arrestation. Le Conseil des Comtes m’a condamné à mort. Le chef d’accusation ? Tu l’as dit toi-même. Violation de la loi de Vorloupulous. Trahison, Ivan ! Maintenant, pose-toi la question : qui tirerait profit de ma condamnation pour trahison ? — Personne, répondit promptement Ivan. Miles soupira. — Bon. Je reformule ma question. Qui souffrirait de ma condamnation pour trahison ? — Oh, ça serait mortel pour ton père, évidemment. Surtout que son bureau est juste au-dessus de la Grand-Place. Il serait aux premières loges pour te regarder crever de faim pendant des jours. Il rit un peu stupidement. — Y aurait de quoi le faire déjanter pour de bon. Miles poursuivait son incessant va-et-vient devant le canapé. — On lui prend son héritier – condamnation à mort ou exil –, on l’abat moralement, on brise sa coalition centriste et lui avec, ou… on le force à rendre réelles les fausses accusations en l’incitant à voler à mon secours. Il ne reste plus alors qu’à le condamner lui aussi pour trahison. Démoniaque… Malgré sa rage, il admirait la perfection du complot. Ivan fronça les sourcils, s’efforçait de comprendre. — Comment est-ce que ce genre de chose pourrait aller aussi loin sans que ton père s’en mêle ? D’accord, il est d’une impartialité à toute épreuve, mais il y a des limites. — Tu as vu le parchemin. S’ils ont réussi à instiller le doute dans l’esprit de Gregor… Miles fit quelques pas en silence, puis reprit, lentement : — Un tribunal peut aussi bien blanchir que condamner. Si je me livrais de mon propre chef, ça jouerait évidemment en ma faveur. Bien entendu, c’est à double tranchant, si je ne me montre pas, ça m’enfonce un peu plus. Mais je peux difficilement me livrer si je n’ai pas été auparavant informé des charges qui pèsent sur moi. — Le Conseil des Comtes est un repère de vieux grincheux. Tes comploteurs risquaient gros à vouloir faire pencher le vote en leur faveur. Personne ne voudrait être pris en flagrant délit de magouille. Parce que, au bout du compte, quel que soit le résultat, des têtes rouleront. — Peut-être qu’ils y ont été forcés. Peut-être que mon père et Illyan ont finalement réuni assez de preuves contre Hessman qui a jugé que la meilleure défense était encore l’attaque. — Et qu’est-ce que Vordrozda a à gagner, dans tout ça ? Pourquoi est-ce qu’il ne jette pas Hessman aux loups ? — Ah. Voyons… Je me demande si je ne déraille pas un peu. Pourtant… Il compta sur ses doigts. — Le comte Vordrozda, le seigneur Vorlaine, toi, moi, mon père… De qui mon père est-il l’héritier ? — De ton grand-père. Il est mort, au cas où tu l’aurais oublié. Miles, tu ne vas pas me faire croire que le comte Vordrozda serait prêt à déboulonner quatre personnes pour hériter de la province Dendarii. C’est le comte de Lorimel, enfin ! Il est riche. Le district Dendarii lui pomperait tout son argent. — Qui est l’héritier de Gregor ? — Pour l’instant, personne. C’est pour ça qu’ils sont tous sur son dos pour le pousser à se marier, à cause de la loi salique… — Si cette loi salique n’existait pas, qui serait son héritier ? — Ton père. Tout le monde le sait. Tout le monde sait aussi qu’il n’a aucune envie de s’asseoir sur le trône. Alors, quoi ? Je ne vois pas où tu veux en venir, Miles. — Tu as une autre hypothèse pour expliquer les faits ? — Absolument, dit Ivan, trop heureux de pouvoir l’exposer. C’est simple. Le parchemin était adressé à quelqu’un d’autre, et Dimir le lui a porté. C’est pour ça qu’il n’est jamais venu ici. — Oui, bien sûr, c’est moins complexe, sauf si tu te donnes la peine d’y réfléchir. Miles s’arrêta devant son cousin, l’air concentré. — Essaie de revoir les circonstances exactes de ton départ de l’Académie, Ivan, et de ce décollage au petit matin. Qui a enregistré votre départ ? Qui vous a vus partir ? Sais-tu si quelqu’un connaît, avec précision, ta position actuelle ? Pourquoi mon père ne t’a-t-il pas donné de message personnel pour moi, ou ma mère, ou même le capitaine Illyan ? Son ton devenait de plus en plus insistant. — Si l’amiral Hessman, à cet instant, t’emmenait dans un endroit désert, isolé, et t’offrait un verre de vin, le boirais-tu, Ivan ? Ivan demeura silencieux pendant un long moment, le regard toujours perdu sur la flotte Dendarii. Quand il releva les yeux vers Miles, son visage était inhabituellement sombre. — Non. 19 Il les trouva finalement au mess du Triomphe, désormais amarré au quai n°9. La salle était presque vide, à part quelques accros du café cramponnés à leur tasse. Ils étaient assis l’un en face de l’autre, têtes baissées. Baz, accoudé sur la table, avait la main ouverte, comme tendue vers Elena qui tordait nerveusement une serviette en papier entre ses doigts. Tous deux avaient l’air affreusement malheureux. Miles prit une forte inspiration, plaqua sur son visage un masque de gaieté bienveillante, et s’avança vers eux. — Je dérange ? Tous deux sursautèrent. Elena, toujours penchée, lui décocha un coup d’œil mauvais. Baz répondit par un « mon seigneur ? » étonné et hésitant qui donna envie à Miles de disparaître sous la table. — J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit, commença-t-il en s’appuyant contre une chaise avec une désinvolture affectée. Vos arguments sont finalement très convaincants. J’ai donc changé d’avis, je vous offre ma bénédiction. Un plaisir sincère éclaira le visage de Baz. Celui d’Elena s’épanouit telle une belle-de-jour frappée par un rayon de soleil, mais se referma presque aussi soudainement. Ses fins sourcils se rapprochèrent, son front se plissa. Elle planta directement son regard dans le sien. Pour la première fois depuis des semaines, songea-t-il. — C’est vrai ? Il la gratifia d’un sourire enjoué. — C’est vrai. Et on pourra même satisfaire aux exigences de l’étiquette, en plus. Il suffit d’un petit peu d’ingéniosité. Sortant une écharpe colorée de sa poche, apportée pour l’occasion, il s’approcha de Baz. — On va reprendre depuis le début… Imaginez, si vous le voulez bien, que cette table en plastique est un autel recouvert d’un drap immaculé. Imaginez des bouquets de fleurs multicolores. Imaginez un plateau d’argent sur lequel brillent deux alliances… Vous me suivez ?… Homme d’armes Jesek, j’ai appris que vous aviez une requête à formuler à votre seigneur. La pantomime de Miles invita Baz à entrer en scène. L’ingénieur se redressa sur sa chaise avec un sourire. — Mon seigneur, je vous demande la permission d’épouser la fille unique de l’homme d’armes Konstantine Bothari. Puissent mes fils vous servir. Miles inclina la tête, et sourit, amusé. — Je vois que nous avons regardé les mêmes vidéos. Oui, certainement, homme d’armes. Puissent-ils tous me servir aussi bien que vous. Je vais envoyer la Baba. Il plia l’écharpe en triangle et en fit un fichu qu’il noua sous son menton. Appuyé sur une canne imaginaire, il boitilla, perclus d’arthrite, jusqu’à Elena, marmonnant d’une petite voix éraillée. Une fois devant elle, il la cuisina quant à sa moralité. Puis Miles, toujours déguisé, retourna auprès de Baz afin de vérifier et garantir : a) des ressources financières et la stabilité de son emploi et b) son hygiène corporelle et l’absence de poux. Susurrant d’obscènes imprécations de vieille sorcière, Miles revint une dernière fois devant Elena pour conclure la transaction. A ce point de l’histoire, Baz riait à s’en décrocher la mâchoire et le sourire d’Elena était enfin monté jusqu’à ses yeux. Une fois ses pitreries terminées et son ultime formule magique prononcée, Miles tira une chaise et s’y laissa tomber en soupirant. — Je comprends pourquoi les traditions se perdent. C’est épuisant… Il toussota, reprit son sérieux. — Vous pouvez vous considérer officiellement fiancés, en tout cas. Quand envisagez-vous de vous marier ? — Très bientôt, dit Baz. — Je ne sais pas, dit Elena. — Puis-je vous suggérer de le faire ce soir ? — Ce soir ? Mais… Baz en bafouillait d’émotion. — Elena ? Qu’est-ce que tu en penses ? — Je… Déconcertée, elle se tourna vers Miles. — Pourquoi si vite, mon seigneur ? — Parce que je veux danser à votre mariage et remplir votre lit de seaux d’avoine, à la mode barrayarane, encore que je doute de pouvoir en trouver ici, il faudra peut-être se contenter de gravier, c’est pas ce qui manque, dans le coin. Je m’en vais demain. Pourquoi étaient-ils si durs à prononcer, ces derniers mots ? — Quoi ? ! s’écria Baz. — Pourquoi ? demanda Elena, choquée. Miles haussa les épaules. — J’ai des obligations. Il faut que je paie Tav Calhoun et… et que j’enterre le sergent. Et moi avec, probablement. — Mais tu n’as pas besoin d’y aller toi-même, protesta Elena. Tu peux très bien envoyer un courrier à Calhoun, et expédier le corps. Pourquoi retourner là-bas ? Qu’est-ce que tu dois y faire ? — Et les mercenaires Dendarii ? dit Baz. Comment fonctionneront-ils, sans vous ? — Ils s’en sortiront très bien, parce que je vous nomme, vous, Baz, commandant en chef, et toi, Elena, tu seras son second – et quel second ! Le commodore Tung sera votre chef d’état-major. Vous avez bien compris, Baz ? Je vous charge, vous et Tung, de veiller sur elle. Je compte sur vous. — Je… mais… bafouilla Baz. Mon seigneur, un honneur pareil… je ne pourrai jamais… — Vous vous apercevrez que vous le pourrez, c’est un ordre ! Et n’oubliez pas que vous travaillez toujours pour moi. Baz parut soulagé. — Ah… donc vous reviendrez. J’ai cru… oui, enfin, aucune importance. Quand serez-vous de retour, mon seigneur ? — Je vous rejoindrai, un jour… répondit Miles, évasif. Un jour, peut-être jamais… — Autre chose : je veux que vous quittiez l’espace local de Tau Verde. Partez et trouvez rapidement des contrats, mais ne tardez pas. Les mercenaires Dendarii en ont soupé de cette guerre. Ça mine le moral de ne pas savoir contre qui on se bat. Vos prochains contrats devront stipuler clairement les objectifs. Cela permettra de souder cette horde bigarrée en une force unique… sous votre comandement. Inutile de continuer les réunions telles qu’elles ont été faites jusqu’à présent. Leurs faiblesses ont été amplement démontrées… Miles débita ses instructions et conseils jusqu’a ce qu’il se rende compte qu’il ne pourrait jamais parer à toutes les éventualités. Il appréhendait plus encore le deuxième rendez-vous qu’il s’était lui-même fixé. Mais il s’était juré de ne pas partir sans avoir tourné la dernière page du livre… Il trouva la technicienne penchée sur le microscope électronique de l’atelier de réparation Triomphe. Elena Visconti plissa les sourcils devant son invitation à le rejoindre, mais elle demanda néanmoins à son assistante de la remplacer quelques instants. — Monsieur ? dit-elle en s’approchant de Miles. — Recrue Visconti. Madame… Accepteriez-vous de faire quelques pas avec moi ? — Pour quelle raison ? — Pour bavarder un peu. — Si c’est ce à quoi je pense, autant économiser votre salive. Je n’irai pas la voir. — Je ne suis pas plus à l’aise que vous pour parler de cela, mais je ne peux éluder plus longtemps. — J’ai passé dix-huit ans à tenter d’oublier qui m’est arrivé sur Escobar. Tenez-vous vraiment à me le faire revivre ? — Ce sera la dernière fois, je vous le promets m’en vais demain. La flotte Dendarii suivra de près. Tous ceux qui ont un contrat de courte durée seront déposés sur la station Dalton, d’où vous pourrez prendre un vaisseau pour Tau Ceti ou ailleurs. Je suppose que vous rentrerez chez vous ? A contrecœur, elle lui emboîta le pas et ils remontèrent lentement le corridor. — Oui. Mes employeurs seront sans doute surpris d’apprendre qu’ils me doivent une petite fortune en arriérés. — Moi aussi, je vous dois quelque chose. D’après Baz, vous avez fait un boulot fantastique, pendant la mission. Elle haussa les épaules. — Il n’y avait rien de compliqué. — Il ne parlait pas seulement de vos prouesses techniques. Quoi qu’il en soit, je ne voudrais pas quitter Elena – mon Elena – en la sachant malheureuse. Il faudrait qu’elle ait au moins un petit quelque chose pour remplacer ce qu’on lui a enlevé, vous comprenez ? Quelques miettes de réconfort… — Tout ce qu’elle a perdu, c’est une illusion. Et croyez-moi, amiral Naismith, ou qui que vous soyez, tout ce que je serais en mesure de lui apporter, c’est une autre illusion. Peut-être que si elle ne lui ressemblait pas autant… De toute façon, je ne veux surtout pas qu’elle cherche à m’aborder, à me suivre… — Quels que soient les crimes dont le sergent Bothari ait pu se rendre coupable, elle en est innocente. Elena Visconti se massa le front d’un geste las. — Je ne dis pas que vous ayez tort, seulement c’est au-dessus de mes forces. Le simple fait de la voir m’est insupportable. Miles se mordilla pensivement la lèvre. Ils quittèrent le Triomphe par le tube flexible et traversèrent le quai de débarquement, désert à part quelques techs occupés à des tâches mineures. — Une illusion… répéta-t-il. Vous pouvez vivre longtemps sur une illusion. Peut-être même une vie entière, si vous avez de la chance… — Vous l’aimez bien, cette fille, n’est-ce pas ? — Oui. — Je croyais qu’elle était avec votre ingénieur… — Tant mieux pour elle. — Excusez mon esprit lent, mais je ne connecte pas les données… — Là où je me rends, les personnes qui m’accompagneront seront en danger. Je préfère la voir prendre la direction opposée. Le quai suivant était très animé et bruyant. On chargeait des lingots de métaux précieux, indispensables à l’industrie de guerre feliciane, dans la soute d’un vaisseau. Ils l’évitèrent et bifurquèrent dans un couloir plus calme. — Il a rêvé de vous pendant dix-huit ans, vous savez, dit-il soudain bien que cela ne fût pas son intention. C’était comme un fantasme, pour lui. Vous étiez sa femme, en tout bien tout honneur. Il s’accrochait tellement à cette idée… je crois qu’elle avait fini par devenir réalité, du moins en partie. On peut toucher les hallucinations. Et les hallucinations peuvent même vous toucher… L’Escobarane, pâle, s’arrêta pour s’adosser un instant contre le mur. — Je suis désolée, dit-elle enfin. Mais la seule pensée qu’il ait pu poser ses mains sur moi, même dans son imagination dépravée, me donne la nausée. — Il n’a jamais été facile à vivre… commença Miles stupidement. Il s’interrompit. Il aspira soudain une profonde goulée d’air et mit un genou en terre devant Elena. — Madame… Konstantine Bothari m’envoie quérir votre pardon pour tout le mal qu’il vous a fait. Je ne vous demande pas de regretter votre acte de vengeance, c’était votre droit, mais laissez-le reposer en paix, à présent, implora-t-il. Donnez-moi une offrande à brûler pour lui, un souvenir. Ça l’aidera ainsi à trouver le repos. Elena Visconti était plaquée contre le mur, acculée. Miles, toujours sur un genou, se recula légèrement et se ratatina sur lui-même, comme pour bien montrer son humilité. — Je commence vraiment à croire que vous avez un grain… Vous n’êtes pas betan, murmura-t-elle. Oh, et puis relevez-vous. Quelqu’un pourrait nous voir. — Pas tant que vous ne m’aurez pas donné une offrande, dit-il fermement. — Mais qu’est-ce que vous attendez de moi ? Qu’est-ce que c’est, une offrande ? — Quelque chose qui vous appartient, que l’on brûle pour la paix de l’âme du mort. On peut le faire pour des amis, des parents, mais aussi pour lame des ennemis abattus, afin qu’ils ne reviennent pas vous hanter. Une mèche de cheveux peut très bien faire l’affaire. — C’est quoi ? Une superstition locale ? Il haussa les épaules. — Superstition, tradition… je me suis toujours considéré comme un agnostique. Ce n’est que récemment que j’ai eu besoin de… de penser que les hommes avaient une âme. Je vous en prie… je ne vous importunerai plus par la suite. Elle soupira, exaspérée mais troublée. — Bon, d’accord… Donnez-moi ce poignard, à votre ceinture. Mais levez-vous. Il obtempéra et lui tendit la dague. Elle coupa une petite boucle. — Ça suffira ? — Oui, très bien. Il la prit, fraîche et soyeuse comme l’eau au creux de sa paume, et referma ses doigts dessus. — Merci. — C’est complètement fou, dit-elle en secouant la tête. Une certaine tristesse apparut dans ses yeux. — Ça apaise les fantômes, c’est vrai ? — C’est ce qu’on dit, répondit-il gentiment. Je ferai cette offrande dans les règles, je vous en donne ma parole. (Il inspira fortement ému, et reprit :) Ainsi que je vous l’ai promis, je ne vous dérangerai plus. Excusez-moi, madame. Nous avons l’un et l’autre nos tâches à accomplir. — Monsieur. Ils franchirent de nouveau le tube flexible du Triomphe, et se séparèrent au premier carrefour. L’Escobarane, cependant, se retourna. — Tu te trompes, petit homme, murmura-t-elle pour elle-même. Je crois au contraire que tu n’as pas fini de me perturber… Ce fut ensuite le tour de Arde Mayhew. — J’ai bien peur de ne pas avoir été digne de votre confiance, Arde, s’excusa-t-il. J’ai trouvé un capitaine felician qui est prêt à acheter le RG 132, pour en faire je ne sais trop quoi, vu qu’il ne vole plus… Il en offre environ le quart du prix, mais cash. Je pensais qu’on pourrait partager. — Au moins, soupira Mayhew, il ne sera pas démantelé par cette hyène de Calhoun. — Je pars demain. Je rentre chez moi après une escale sur Beta. Je vous dépose, si vous voulez. Mayhew haussa les épaules, désabusé. — Je n’ai rien à faire sur Beta. Il l’observa avec une attention plus soutenue. — Au fait… ça devient quoi, cette histoire d’homme d’armes, de seigneur et compagnie ? Je croyais que je travaillais pour toi. Miles eut une moue sceptique. — Je ne pense pas que vous vous plairiez, sur Barrayar, dit-il prudemment. Il n’était pas question que le pilote le suive. Betan ou pas, le bourbier barrayaran l’engloutirait dans le sillage de son seigneur. — Mais vous trouverez sans problème une place dans la flotte Dendarii. Quel grade souhaitez-vous ? — Je suis pas un soldat. — Vous pourriez vous recycler dans la technique. Sans compter qu’ils vont sûrement avoir besoin de pilotes de réserve pour les navettes. Le front de Mayhew se plissa. Il secoua la tête. — Je ne crois pas, non… J’aurais l’impression d’être devant la vitrine d’un boulanger, le ventre vide, et de ne pas avoir d’argent pour acheter le moindre croissant, dit-il sur un ton affreusement déprimé. — Il y a encore une possibilité… Mayhew haussa un sourcil. — Les mercenaires Dendarii vont bientôt lever le camp, expliqua Miles. Ils vont chercher du boulot dans la région du couloir. On n’a jamais fait le décompte exact des RG. Il est possible qu’il y en ait encore un ou deux en train de rouiller quelque part. Le capitaine felician serait tout prêt à louer le RG 132, et pour un prix dérisoire. Si vous pouviez dégoter des câbles Necklin quelque part… Le pilote se redressa sensiblement, abandonnant son attitude de chien battu. — Je n’ai pas le temps de sillonner la galaxie pour aller chercher des pièces détachées, poursuivit Miles, mais si vous acceptez d’être mon agent, j’autoriserai Baz à débloquer des fonds sur le compte des Dendarii pour en acheter, si vous en trouvez. Ce sera une quête, en quelque sorte. Exactement comme Vorthalia le Téméraire quand il est parti à la recherche du sceptre de l’empereur Xian Vorbarra. Inutile de préciser que, dans la légende, Vorthalia ne l’a jamais trouvé, ce satané spectre… — Ah ouais ? dit Mayhew dont le visage s’illumina. Tu crois que ce serait possible ? Remarque ça ne coûte rien d’essayer… — Exactement ! Et surtout, ne jamais désespérer, Arde ! Mayhew hocha la tête en riant, désarmé devant l’enthousiasme de Miles. — Tu sais quoi ? Un de ces jours, toute la flotte sautera dans le vide à ta suite… et pendant la chute, tu réussiras à les convaincre qu’ils peuvent voler. Il coinça ses poings sous ses aisselles et agita les coudes. — Vas-y, mon seigneur. Je bats des ailes aussi fort que je peux… La semi-pénombre du quai d’embarquement dont on avait éteint une lampe sur deux, donnait l’illusion qu’il faisait nuit. Les lumières qui restaient jetaient une clarté terne sur la raffinerie. Les bruits sourds du chargement se répercutaient faiblement dans le silence qui étouffait les voix. Le pilote de la vedette feliciane grimaça lorsque le cercueil de Bothari passa devant lui avant de disparaître dans le tube flexible. — On a même pas le droit d’emmener toutes nos affaires personnelles, et faut qu’on se tape ça… Ridicule. Miles ignora la remarque, indifférent à l’opinion de l’officier. Celui-ci, à l’instar du vaisseau, lui avait été gracieusement – si l’on peut dire – prêté par le général Halify. Lequel s’était plutôt fait tirer l’oreille, n’y consentant que parce que Miles lui avait fait comprendre à demi-mot que s’il manquait son mystérieux rendez-vous, les mercenaires Dendarii risquaient de se retrouver à sec… obligés de louer leurs services au plus offrant… Halify ne fut pas long à se décider et prit aussitôt des dispositions pour que Miles se mette en route dans les plus brefs délais. Miles se dandinait d’un pied sur l’autre, désireux de partir avant que la station ne se réveille. Ivan Vorpatril apparut au bout du quai, tirant une valise trop lourde pour ne contenir que la maigre garde-robe consentie à chacun des passagers. Il s’arrêta devant Miles. — Quelle fiesta, ce mariage, soupira-t-il, enjoué. Pour quelque chose d’improvisé, les Dendarii se sont super bien débrouillés. Le capitaine Auson est un type génial. Miles eut un petit sourire morne. — Je me doutais que vous vous entendriez bien, tous les deux. — Où avais-tu disparu, d’un seul coup ? On a dû commencer à boire sans toi. — J’avais l’intention de rester, répondit sincèrement Miles, mais j’avais encore beaucoup de choses à régler avec le commodore Tung. — Dommage… Ivan baissa la voix… — Dis donc, je comprends que tu aies eu envie d’emmener une femme avec nous… Deux semaines dans une boîte de conserve, c’est long, mais pourquoi en avoir choisi une qui me donne des cauchemars ? Miles suivit son regard. Elli Quinn, accompagnée du chirurgien de Tung, avançait vers eux de sa démarche d’aveugle. Le chirurgien prit Miles à part afin de lui donner les dernières instructions concernant les soins d’Elli pendant le voyage, ainsi que quelques conseils pour la guérison définitive de son ulcère. Miles tapota sa flasque, désormais remplie d’une potion médicamenteuse, et promit de boire ses trente centilitres toutes les deux heures. Plaçant la main de la mercenaire sur son bras, il se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre son oreille. — On largue les amarres, dit-il. Prochaine escale : Beta. La main libre d’Elli Quinn tâta l’air une seconde avant d’effleurer brièvement le visage de Miles. Sa langue raide s’efforça de former quelques mots que, après une deuxième tentative, Miles traduisit par : « Merci, amiral Naismith. » S’il avait été un poil plus fatigué, il en aurait vraisemblablement pleuré. — Bien, déclara-t-il. Allons-y avant que le comité d’adieu se réveille et nous retarde… Trop tard. Du coin de l’œil, il aperçut une silhouette longue et mince cavalant vers eux depuis l’autre bout du quai. Baz suivait de près. — Miles ! s’écria Elena, hors d’haleine, en les rejoignant. Tu allais partir sans nous dire au revoir ! Il soupira, avec un petit sourire tristounet. — Encore un plan de déjoué… Les joues rouges, les yeux brillants, elle était tout simplement adorable. Et divinement désirable. Il s’était pourtant préparé à la perspective de cette séparation… alors pourquoi était-ce si douloureux ? Baz arriva à son tour. Miles les salua tous les deux, l’un après l’autre. — Commandant Jesek… Commodore Jesek. Vous savez, Baz, j’aurais peut-être dû vous nommer amiral. Il suffît d’une mauvaise communication pour s’emmêler les crayons, avec ces grades… Baz secoua la tête en souriant. — Vous avez été suffisamment généreux avec moi, amiral. Je croule déjà sous les honneurs. Vous m’avez énormément donné, dit-il avec un bref regard en direction d’Elena. Mais surtout, vous m’avez rendu ma fierté… Je pensais, il n’y a pas si longtemps, qu’il faudrait un miracle pour que je redevienne un jour quelqu’un. Son sourire s’élargit. — Et il a eu lieu. Je vous en remercie. — Moi aussi, je veux te remercier, dit calmement Elena. Pour le cadeau que tu m’as fait. Il pencha la tête, perplexe. De quoi parlait-elle ? De Baz ? De son grade ? De son envol vers une nouvelle vie ? — Tu m’as rendue à moi-même, dit-elle, répondant à ses questions muettes. Miles eut la sensation que son raisonnement était quelque peu captieux, mais le moment eût été certainement mal choisi pour le lui démontrer. D’autant que les Dendarii se déversaient par toutes les entrées en même temps et envahissaient le quai, par groupes de deux ou trois d’abord, puis en un flot ininterrompu. Les lampes éteintes revinrent à la vie et le jour parut se lever brusquement. Ses espoirs de partir à la sauvette s’envolaient à la vitesse grand V. — Bon… dit-il désespérément. Eh bien… au revoir. Il serra rapidement la main de Baz. Elena, les joues inondées de larmes, l’étreignit si fort qu’il craignit pour ses os. Ses pieds quittèrent le sol sans la moindre dignité. Quand elle le reposa par terre, la foule les cernait de toutes parts. Les mains se tendaient pour serrer la sienne, ou pour la toucher, simplement, comme pour garder un souvenir de lui, fût-ce un simple contact. Le quai était maintenant noir de monde. Des cris fusaient, des encouragements, des adieux. Les centaines de pieds faisaient trembler le sol. Bientôt, ils le foulèrent en rythme. Les voix scandèrent : — Nais-mith, Nais-mith, Nais-mith… Miles, pestant entre ses dents, leva les mains pour tenter d’apaiser cette embarrassante démonstration. Il y avait toujours un imbécile dans la foule pour lancer ce genre de bêtise. Elena et Baz, soudain, le hissèrent sur leurs épaules. Cette fois, il était foutu. Qu’il le veuille ou non, il n’allait pas couper au discours d’adieu. Il baissa les mains. A sa grande surprise, tout le monde se tut. Il releva les mains, ils rugirent. Il les abaissa lentement, comme un chef d’orchestre. Le silence devint total. C’était terrifiant. — Comme vous pouvez le constater, je vous vois de haut parce que vous m’avez tous aidé à grandir… commença-t-il d’une voix forte afin que tous l’entendent. Un rire satisfait courut dans l’assistance. — Vous m’avez fait grandir par votre courage, votre ténacité, votre discipline, et par d’autres qualités que je n’ai malheureusement pas le temps d’énumérer ici… C’est ça, cajole-les, passe-leur un coup de brosse à reluire, ils en redemandent… même si tu dois autant à leur avidité, leur ambition, leur crédulité, qu’à leur courage, mais passe tout ça sous silence, c’est préférable pour tout le monde… — Je ne peux pas faire moins, à mon tour, que de vous aider à grandir. Je déclare donc solennellement l’annulation de votre statut provisoire, et vous nomme force permanente des mercenaires Dendarii. Le quai vibra sous les sifflements et les cris enthousiastes. De nouveau, il réclama le silence en levant les mains. — Je dois aller régler des affaires urgentes et serai absent pour un temps indéterminé. Je vous demande tous d’obéir au commodore Jesek comme vous m’obéiriez. Baissant les yeux, il rencontra ceux de Baz. — Il sera loyal avec vous. Il sentit l’épaule de Baz trembler sous sa cuisse. Etrange, que Baz soit aussi exalté. Il était pourtant bien placé pour savoir que Miles était un charlatan… — Je vous remercie tous, et vous souhaite bonne chance. Il se laissa glisser jusqu’au sol. —… et puisse Dieu avoir pitié de moi, marmonna-t-il entre ses dents. Sans cesser de sourire et de saluer ses troupes, il battit en retraite vers le tube flexible de la navette. Baz, avant qu’il ne disparaisse, le retint et se pencha à son oreille. — Mon seigneur, pour ma gouverne… avant que vous ne partiez, puis-je me permettre de vous demander quelle maison je sers ? — Quoi, vous n’avez pas encore deviné ? dit Miles qui se tourna vers Elena, stupéfait. Elle haussa les épaules. — Sécurité, répondit-elle laconiquement. Miles hocha la tête. — Eh bien… je ne vais certainement pas le crier haut et fort, mais disons que si vous aviez envie d’aller vous acheter une livrée, ce qui me paraît assez peu probable, mais enfin supposons… prenez-la havane et argent. — Mais… Baz s’immobilisa, les yeux écarquillés, un instant sans voix. — Mais c’est celle de… Il blêmit. Miles sourit, malicieusement satisfait de son effet. Le silence du tube flexible l’aspirait. Le chant scandé des Dendarii – Nais-mith, Nais-mith, Nais-mith, de nouveau – lui martelait le crâne. Le pilote felician aida Elli Quinn à monter à bord. Ivan lui emboîta le pas. La dernière personne que vit Miles avant d’être englouti dans le tube fut Elena. Et derrière elle, l’air grave et pensif, se frayant un chemin dans la foule pour arriver jusqu’à elle… Elena Visconti. Le pilote referma l’écoutille et les précéda dans la salle de Nav et Comm. — Eh ben, remarqua Ivan avec une pointe de respect inattendue dans la voix, tu sais leur parler, à tes hommes, c’est sûr. Tu dois complètement planer, non ? — Pas vraiment, répondit Miles en grimaçant. — Non ? Moi, à ta place, je serais complètement shooté. Une pointe de respect, mais une bonne dose d’envie, aussi. — Je ne m’appelle pas Naismith. Ivan ouvrit la bouche, la referma, et étudia son cousin à la dérobée. Par les hublots, ils apercevaient la raffinerie. Le vaisseau s’écarta lentement du quai. — Merde alors… lâcha Ivan en enfonçant ses pouces sous sa ceinture. Ça me démonte. Enfin quoi… tu débarques ici les mains vides, et en quatre mois tu arrives à bouleverser toutes les données de leur guerre, et en plus tu ramasses toutes les billes. — Je n’en veux pas, de ces billes, dit Miles avec impatience. Ça signe mon arrêt de mort. Tu as déjà oublié ? — Je ne te comprends pas. J’ai toujours cru que tu voulais être un soldat. Ici, tu t’es battu, tu as commandé une flotte entière de vaisseaux, tu as prouvé ton génie de la tactique en remportant des victoires avec un minimum de pertes et… — C’est ça, l’opinion que tu as de moi ? Tu crois que je jouais au petit soldat ? ! Pff… Miles commença à arpenter la salle. Soudain il s’arrêta et baissa la tête, piteux. — T’as peut-être raison, en fin de compte. C’était peut-être ça, le problème. Pendant que je perdais mon temps à engraisser mon ego, Vordrozda lâchait ses chiens sur mon père. Et moi je me pavanais dans mon rôle d’amiral pendant qu’ils l’assassinaient… ! — Ah… c’est donc ça qui te travaille. Tout va s’arranger, ajouta-t-il sans conviction. Dis donc, Miles, à propos… en supposant que tu aies vu juste, pour cette histoire, qu’est-ce que tu comptes faire, en arrivant ? Les lèvres de Miles se pincèrent en un sourire amer. — Je trouverai quelque chose. Il se tourna vers les hublots. Tu te trompes, pour les pertes, Ivan. Elles étaient énormes. La raffinerie et ses alentours scintillèrent en une constellation d’étincelles, d’éclaboussures clignotantes, puis se brouillèrent, noyés dans les larmes qui baignèrent soudain ses yeux. 20 La nuit betane était chaude. Miles effleura les cercles d’argent sur son front et ses tempes, priant que la sueur ne les décolle pas. Il avait franchi la douane en prenant l’identité du pilote felician. Ça la ficherait mal de voir son faux implant lui glisser le long du nez. De superbes bonsaïs, artistiquement mis en valeur par des spots de couleur, entouraient l’entrée de l’immeuble de sa grand-mère. Miles accrocha la main d’Elli Quinn sur son bras et la tapota gentiment. — On y est presque. Encore deux marches… voilà. Vous aimerez ma grand-mère, je suis sûr. Elle est responsable du matériel de survie à l’hôpital universitaire de Silica et elle pourra nous dire à qui nous adresser pour ce genre d’opération. Attention, maintenant, on arrive devant une porte… Ivan, la valise à la main, passa devant eux. L’intérieur, plus frais, caressa le visage de Miles, et le soulagea enfin des soucis que lui avaient causés ses implants. Mais il n’avait pas eu le choix, utiliser ses papiers l’aurait immédiatement jeté dans la mélasse des procédures officielles, et il n’avait franchement pas de temps à perdre en formalités inutiles. — Il y a un tube ascensionnel, dit Miles à Elli. Brusquement, il se figea alors que les portes du tube s’ouvraient sur le seul homme qu’il voulait à tout prix éviter pendant cette brève escale. Les yeux de Tav Calhoun parurent sortir de leurs orbites quand il reconnut Miles. — Toi ? ! Je rêve ou… Ah non, il ne peut pas y en avoir deux comme toi… Son teint avait viré au rouge brique. Il s’avança, déterminé, vers lui. Miles arbora bravement un sourire qu’il voulait amical. — Bonsoir, monsieur Calhoun. Le hasard fait bien les choses… Je voulais justement vous voir. Les mains de Calhoun agrippèrent sa veste. — Où est mon vaisseau ? Miles, acculé contre le mur, regretta amèrement l’absence de Bothari. — A vrai dire, il y a eu un léger problème, avec le vaisseau… Calhoun le secoua comme un prunier. — Où est-il ? Qu’est-ce que tu en as fait, espèce d’empaffé ? — Il est en rade sur Tau Verde, j’en ai bien peur. Câbles Necklin endommagés. Mais j’ai votre argent, ajouta-t-il avec une note faussement enjouée. Calhoun ne desserra pas son étreinte. — Je ne voudrais même pas y toucher avec des pincettes, à ton fric ! gronda-t-il. J’ai eu droit au grand jeu. Je me suis fait rouler dans la farine, on m’a suivi, on a mis ma console sur écoutes, des agents barrayarans ont interrogé mes employés, ma petite amie… Tiens, au fait, j’ai appris, pour ce bout de terrain complètement inutilisable, sale petit mutant. Alors, tu comprends, j’ai des envies de meurtre. Mais t’as de la chance, je vais calmer mes pulsions et me contenter d’appeler la sécurité… Un marmonnement plaintif s’échappa de la bouche béante d’Elli Quinn, que Miles, qui commençait à avoir l’habitude, traduisit aussitôt par : « Que se passe-t-il ? » Calhoun, pour la première fois, remarqua la jeune femme dans l’ombre. Il sursauta, frissonna, haussa les épaules puis s’éloigna. — Ne bouge pas de là ! lança-t-il à Miles en se dirigeant vers une console publique. Considère-toi déjà en état d’arrestation ! — Ivan ! cria Miles. Attrape-le ! Ivan le ceintura mais Calhoun se déroba aisément. Pour un type aussi costaud, il avait des réflexes plutôt vifs. Elli Quinn, la tête inclinée, lui barra soudain le chemin, les genoux pliés, souples. Ses mains trouvèrent rapidement sa chemise. Elles virevoltèrent de façon étourdissante pendant une seconde, et, brusquement, Calhoun fit un vol plané spectaculaire avant d’atterrir lourdement sur le carrelage du vestibule. Elli, s’asseyant sur lui, coinça une jambe sous son cou et lui bloqua le bras dans le dos. Ivan, à présent que la cible était immobilisée, prit le relais avec une clé tout à fait honorable. — Comment avez-vous fait ça ? demanda-t-il à Elli avec un mélange d’étonnement et d’admiration. Elle haussa les épaules, modeste. — On s’entraînait les yeux bandés, articula-t-elle péniblement. Pour perfectionner l’équilibre. Très efficace… Ivan se tourna vers son cousin. — Qu’est-ce qu’on en fait, Miles ? Il peut vraiment te faire arrêter, même si tu le paies ? — Coups et blessures, glapit Calhoun. Voies de fait… Miles réajusta sa veste. — J’en ai bien peur. Il y avait des clauses bien particulières, dans ce contrat. Bon… il y a un local, au premier sous-sol. On ferait mieux de l’emmener là-bas avant que quelqu’un ne passe par ici. — Kidnapping, gargouilla Calhoun alors qu’Ivan le traînait jusqu’au tube. Ils trouvèrent un rouleau de fil électrique dans le spacieux local. — Assassinat ! hurla Calhoun quand ils s’approchèrent de lui. Miles le bâillonna. Les yeux de Calhoun roulèrent dans leurs orbites. Quand ils eurent enfin fini de le saucissonner, il ressemblait à une superbe momie, quoique tirant un peu sur le violet. — La valise, Ivan, ordonna Miles. Ivan l’ouvrit, et ils commencèrent à bourrer la chemise de Calhoun avec des liasses de dollars betans. —… trente-huit, trente-neuf, quarante mille, compta Miles. Calhoun gémissait furieusement derrière son bâillon. Miles desserra momentanément l’écharpe. — Plus dix pour cent ! haleta Calhoun. Miles le re-bâillonna et, consciencieusement, compta quatre mille dollars de plus. La valise, désormais bien délestée, était beaucoup plus légère. Ils refermèrent la porte derrière eux. — Miles ! Grand-mère Naismith le prit dans ses bras. — Dieu merci, le capitaine Dimir t’a retrouvé. Les gens, à l’ambassade, se faisaient un sang d’encre, tu sais. Cordelia disait que ton père ne pourrait repousser une troisième fois la réunion du Conseil des Comtes et… Elle s’interrompit en voyant entrer Elli Quinn. — Ô mon Dieu… Miles lui présenta Elli, en précisant qu’elle n’avait sur Beta aucun ami ni parent chez qui séjourner. En quelques mots, il parvint à faire comprendre à sa grand-mère qu’il espérait bien lui confier la mercenaire. Mme Naismith comprit immédiatement ce que son petit-fils lui expliquait à mots couverts. — Je vois, dit-elle simplement. Encore un de tes chiens perdus sans collier… Silencieusement, Miles lui adressa ses bénédictions. Dans le salon, il s’était à peine assis sur le canapé que l’image de Bothari, inattendue, s’imposa à lui. Il ressentit un pincement au cœur, si fort, qu’il se demanda si la mort du sergent deviendrait pour lui comme la vieille blessure d’un vétéran, qui se rouvrirait douloureusement à chaque changement de temps. Comme si elle percevait ses pensées, Mme Naismith se pencha vers lui. — Où est le sergent, Miles ? Et Elena ? Ils sont restés à l’ambassade pour faire leur rapport ? — Nous ne sommes pas encore passés par l’ambassade, avoua Miles. On est venus directement ici. Sa grand-mère posa sur lui un regard pénétrant. — Que se passe-t-il, Miles ? Où est Elena ? — Elle va bien, répondit-il. Mais elle n’est pas ici. Quant au sergent, il… Un accident. — Oh… Elle garda le silence quelques instants, pensive. — J’avoue ne jamais avoir compris ce que ta mère lui trouvait, mais je sais en revanche qu’il sera très regretté. Veux-tu appeler le lieutenant Croye d’ici ? Elle plissa les sourcils, intriguée. — C’est donc ça que tu es allé faire, pendant cinq mois ? Il inclina la tête sans comprendre. — Hein ? — Ton apprentissage de pilote de saut ? Mais pourquoi tant de mystères ? Cordelia t’aurait encouragé… Miles toucha nerveusement ses cercles d’argent. — Ce sont des faux. J’ai franchi la douane sous une fausse identité. — Miles… Agacée, elle pinça les lèvres. Un pli se forma entre ses sourcils. — Vas-tu me dire ce qui se passe, à la fin ? Est-ce que ça a un rapport avec Barrayar ? — Je le crains, oui. Dis-moi vite… quelles nouvelles as-tu eues de Barrayar depuis que Dimir est parti d’ici ? — D’après ta mère, tu es attendu au Conseil des Comtes pour répondre d’une accusation complètement fantaisiste de trahison… Miles adressa un hochement de tête entendu à Ivan. Lequel commençait à se ronger l’ongle du pouce. — On a de toute évidence comploté en haut lieu… Je n’ai pas pu déchiffrer la moitié des disquettes qu’elle m’a envoyées. Et puis toutes ces histoires de politique me dépassent. Entre nous, je ne comprends pas comment le gouvernement barrayaran tient encore debout. Enfin, bref… en attendant, et pour résumer, il est question d’ajouter aux accusations de trahison pour violation de la loi de Vorpo… Vurlo… — Vorloupulous. — Oui, c’est ça. D’ajouter, donc, une accusation de tentative d’usurpation du trône impérial. — Quoi ? ! Miles bondit sur ses pieds, proprement terrorisé. — Mais c’est de la folie ! Je n’ai aucune envie d’usurper le trône de Gregor ! Je ne suis pas fou à ce point-là ! D’abord, il faudrait que je commande le Service Impérial au grand complet, et pas seulement une petite flotte minable de mercenaires… — Parce qu’elle existe vraiment, cette flotte ? l’interrompit sa grand-mère, les yeux ronds. Je pensais que c’était juste une rumeur. Ce que Cordelia disait à propos de l’accusation est plus logique, alors… — Qu’est-ce qu’elle disait ? — Que ton père s’est donné beaucoup de mal pour pousser le comte Vor-je-ne-sais-plus-lequel… j’ai vraiment du mal à suivre, tu sais… — Vordrozda ? — C’est ça, Vordrozda. Miles et Ivan échangèrent des regards affolés. — Donc, pour inciter le comte Vordrozda à ne retenir que la seconde accusation… Je ne vois pas pourquoi, d’ailleurs, dans la mesure où la sentence encourue est la même dans un cas comme dans l’autre. — Et il a réussi ? — Apparemment. — Ah… Miles commença à marcher de long en large. — Mmmh… Astucieux. Très astucieux. Peut-être que… — Je pige que dalle, moi non plus, se plaignit Ivan. L’usurpation de pouvoir est une accusation extrêmement grave. La plus grave de toutes, même ! — Mais il se trouve que je suis totalement innocent de ce crime. De plus, il s’agit d’une accusation d’intention. Il me suffit donc de me présenter pour prouver ma bonne foi. Par contre, violer la loi de Vorloupulous est une accusation de fait. Et, de fait, bien que j’aie agi sans intention délibérée, je suis coupable. En supposant que je dise la vérité au procès, comme mon serment m’y contraint, j’aurais beaucoup plus de mal à m’en tirer. Ivan finit de rogner l’ongle de son deuxième pouce. — Qu’est-ce qui te fait croire que ton innocence ou ta culpabilité influencera le résultat du procès ? — Je vous demande pardon ? dit Mme Naismith. — C’est bien pour ça que j’émets des réserves, expliqua Miles. Cette histoire est tellement politique… combien de comtes crois-tu que Vordrozda aura ralliés à sa cause ? Il doit bien avoir préparé son coup, sinon il n’aurait jamais osé lancer une attaque aussi grave. — Tu me le demandes vraiment ? dit plaintivement Ivan. — Toi… Les yeux de Miles tombèrent sur son cousin. — Toi… j’ai l’intime conviction que tu es la clé de tout ce bazar. Si seulement je pouvais découvrir comment tu te glisses dans la serrure… Ivan prit l’air concentré de celui qui réfléchit intensément. — Pourquoi ? — D’abord, tant qu’on n’aura pas signalé notre présence, Hessman et Vordrozda penseront que tu es mort. — Quoi ? ! dit Mme Naismith. Miles lui expliqua la disparition du capitaine Dimir. — Et c’est la vraie raison de cette mascarade ajouta-t-il en se touchant le front. En tout cas, Ivan, si le vaisseau de Dimir a bien été saboté, c’est par quelqu’un de l’intérieur. Alors qu’est-ce qui l’empêcherait de faire une nouvelle tentative ? Il nous faut à tout prix éviter l’ambassade. — Miles, ton esprit est encore plus tordu que ton dos, rétorqua Ivan. Enfin, je veux dire… T’es sûr que Bothari t’a pas refilé sa parano ? A t’entendre, j’ai l’impression d’avoir une cible peinte en rouge entre les omoplates. Miles sourit, curieusement exalté. — Ça réveille, hein ? Il avait l’impression de percevoir le cliquetis des portes de la raison s’ouvrant les unes derrière les autres dans sa tête, de plus en plus vite. Sa voix se fit lointaine. — Tu sais, si tu veux prendre une salle pleine de monde par surprise, la meilleure solution est de ne pas hurler en franchissant le seuil. A partir de là, Miles décréta qu’ils n’avaient plus une seconde à perdre. Ils vidèrent la valise à même le sol du salon, et Miles étala devant lui plusieurs piles de dollars betans pour s’acquitter de ses diverses dettes, y compris le remboursement du « prêt » de sa grand-mère. Plutôt étonnée, elle accepta d’être son agent pour la distribution. La plus grosse pile était destinée au nouveau visage d’Elli Quinn. Miles eut un hoquet quand sa grand-mère lui annonça le prix approximatif de l’opération. Une fois la répartition terminée, il ne lui restait plus qu’une maigre liasse de billets dans la main. Ivan ricana. — De quoi tu te plains, Miles ? Tu t’es quand même enrichi, non ? Tu dois être le premier Vorkosigan à le faire depuis cinq générations. C’est sûrement dû à ton sang betan. Miles soupesa les dollars avec une moue ironique. Par curiosité, Miles prit le temps de vérifier le cours des changes sur la comconsole. Le millifenig felician avait repris sa place dans la liste des devises. A 1206 millifenigs pour un dollar betan, d’accord, mais enfin, c’était mieux que rien. La semaine précédente, il était encore à 1 459. Miles poussa Ivan vers la porte. — Si on peut avoir une journée d’avance avec le courrier felician, dit-il à sa grand-mère, ça devrait suffire. Ensuite, tu pourras appeler l’ambassade ou prévenir qui tu veux. — Entendu. Elle sourit. — Ce pauvre lieutenant Croye commençait à être persuadé qu’il passerait le reste de sa carrière comme simple gardien de zoo dans un trou perdu. Sur le point de franchir le seuil, Miles se retourna. — Euh… pour Tav Calhoun… — Eh bien ? — Tu vois le local au second sous-sol ? — Vaguement, oui, répondit-elle, méfiante. — Assure-toi que quelqu’un y passe, demain matin. Mais surtout ne t’avise pas d’y aller avant. — Ça ne risque pas, le rassura-t-elle faiblement. — Allez, Miles ! le pressa Ivan. — Une seconde… Miles revint sur ses pas et s’approcha d’Elli Quinn, toujours docilement assise dans le salon. Il lui prit la main, plaça la liasse de billets dans sa paume et referma ses doigts dessus. — Prime de combat, murmura-t-il. Pour votre exploit de tout à l’heure. Vous l’avez bien mérité. Il porta brièvement la main de la jeune femme à ses lèvres et cavala pour rattraper Ivan. 21 Miles, aux commandes de la vedette, tourna autour du château de Vorhartung, bien que l’envie le démangeât de se poser directement dans la cour. La glace se fendillait sur le fleuve qui traversait Vorbarr Sultana, et, plus au sud, des plaques vertes apparaissaient sur les flancs laiteux des montagnes Dendarii. La ville moderne, étalée sur des kilomètres, bourdonnait d’activité. La circulation matinale était déjà dense. Des véhicules de toutes sortes envahissaient les parkings qui jouxtaient le château. Des hommes, par petits groupes, discutaient entre les voitures. Il devait y avoir une bonne cinquantaine de livrées différentes. Ivan, à côté de Miles, compta sur les remparts les bannières qui flottaient sous la brise fraîche. — Tout le monde est là, dit-il. Je crois qu’il n’en manque pas une seule. Y a même celle du comte Vortala. Il ne s’est pourtant pas déplacé depuis plus de deux ans. — Oui, apparemment on joue à guichets fermés ! — Oh, bon sang, Miles ! Y a celle de l’empereur ! Gregor doit être là en personne ! — J’avais déjà deviné… Du menton, il indiqua le toit. — Ce n’est pas tous les jours que les types en livrée impériale armés de fusils à plasma antiaériens se déplacent… Il frissonna. Le canon d’un des fusils les suivait, comme un gros œil suspicieux. Lentement et à grand renfort de précautions, il posa la vedette au centre d’un cercle peint à l’extérieur des murs du château. — Tu sais, dit pensivement Ivan, on va avoir l’air malin si on débarque là-dedans et qu’ils sont tout bonnement en train de débattre des problèmes d’irrigation ou quelque chose dans le genre… — J’y ai pensé aussi, dit Miles. C’est pour ça que j’ai préféré atterrir discrètement. Bon, il faut se dire une bonne chose, c’est que le ridicule n’a jamais tué personne. Sinon, il y a belle lurette qu’on ne serait plus de ce monde, tous les deux. Il vérifia l’heure et, s’attardant un instant sur le siège du pilote, pencha la tête et respira lentement. — Ça va pas ? demanda Ivan, inquiet. T’es blanc comme un linge. Miles secoua la tête. — Non, ça va. Mensonge. Silencieusement, il regretta du plus profond de son cœur toutes les vacheries qu’il avait pensées, à une époque, de Baz Jesek. Ainsi c’était ça, avoir le trouillomètre à zéro. Pour tout dire, il n’avait tout simplement jamais eu aussi peur de sa vie. Il aurait tout donné à ce moment pour être parmi les Dendarii. — Prions pour que ça marche, marmonna-t-il. Ivan parut cette fois franchement alarmé. — Ça fait deux semaines que tu me tannes avec cette histoire. Alors maintenant que je suis convaincu, c’est plus le moment de flancher. T’as pas changé d’avis, au moins ? — Sûrement pas. Miles ôta les cercles d’argent de son front et de ses tempes, et observa le haut mur du château. — Les gardes vont finir par nous remarquer si on ne bouge pas d’ici, ajouta Ivan au bout d’un moment. Sans parler de la pagaille qui doit régner au spatioport en ce moment. — Exact, dit Miles. Il était temps de planter ses pieds sur la terre ferme. — Après toi, dit poliment Ivan. — D’accord, répondit Miles sans bouger d’un poil. — Miles… Il faut y aller. Il ouvrit la porte et se laissa glisser hors de la vedette. Ils s’avancèrent vers le quatuor de gardes en livrée impériale aux portes du château. L’un d’eux, discrètement, mais pas assez pour Miles, esquissa un signe pour conjurer le démon. Il avait une bonne trogne de campagnard. Miles soupira intérieurement. Bienvenue au bercail. Il salua le groupe d’un hochement de tête sec. — Salut à vous, gardes. Je suis le seigneur Vorkosigan. J’ai appris que l’empereur m’avait sommé de me présenter ici. — Je vais te faire passer l’envie de te foutre de nous, commença un des hommes en levant sa matraque. Son voisin lui prit le bras pour l’immobiliser, ses yeux écarquillés fixés sur Miles. — Non, arrête ! C’est vrai… Ils subirent une seconde fouille dans le vestibule de la grande salle. Ivan ne cessait de jeter des coups d’œil vers la porte. Des voix leur parvenaient, étouffées, depuis la salle du Conseil. Il reconnut celle, désagréablement nasillarde, du comte Vordrozda, apparemment en pleine argumentation. — Depuis combien de temps est-ce que ça dure ? demanda Miles à voix basse. — Une semaine, répondit le garde sur le même ton. C’est le dernier jour, aujourd’hui. Ils sont en train de conclure. Vous arrivez juste à temps, mon seigneur. Il encouragea Miles d’un signe de tête. — Tu es sûr que tu veux entrer ? chuchota Ivan. Miles eut un sourire sinistre. — Tu ne trouverais pas ça drôle si on arrivait juste pour la sentence ? — Hilarant. Tu en crèverais de rire, c’est sûr. Ivan, sur l’approbation du garde, s’avança vers la porte. Miles le rattrapa in extremis. — Une minute ! Ecoute… Une autre voix bien reconnaissable – celle de l’amiral Hessman. — Qu’est-ce qu’il fait là ? murmura Ivan. Je croyais que c’était réservé exclusivement aux comtes. — Il est là en tant que témoin, comme toi. Chut… écoute. La voix de Vordrozda était lourde de sarcasme. —… S’il est vrai que notre illustre Premier ministre ne connaissait rien de ce complot, alors qu’il nous présente ce neveu prétendument « disparu ». Il dit ne pas être en mesure de le faire. Et pourquoi ? Gageons que le seigneur Vorpatril a été dépêché avec un message secret et urgent. Quel message ? De toute évidence, quelque chose comme : « Fuis ! Tu es perdu. Tout a été découvert ! ». Alors je vous pose la question : est-il concevable qu’un complot de cette ampleur ait pu être ourdi par le fils à l’insu de son père ? Ces demandes répétées d’ajournement ne sont que des écrans de fumée. Si le seigneur Vorkosigan est innocent, pourquoi n’est-il pas ici ? Vordrozda promena un instant son regard sur l’auditoire, marquant une pause délibérée, histoire de le tenir en haleine. Ivan tira sur la manche de Miles. — Allez, viens… C’est pas la peine d’attendre, tu n’auras pas une meilleure occasion que celle-là pour sauter dans l’arène. — Tu as raison. Allons-y. Vordrozda se tenait dans le cercle de l’orateur. Sur le banc des témoins, derrière lui, était assis l’amiral Hessman. La galerie au-dessus d’eux, avec ses rambardes en bois sculpté, était vide, mais il n’y avait en revanche plus une place de libre dans les rangées de bancs qui couraient le long des murs. Miles ravala bruyamment un affreux accès de trac. Il regretta de ne pas s’être arrêté à la résidence Vorkosigan pour se changer. Il portait toujours la chemise sombre, le pantalon et les bottes qu’il avait enfilés avant de quitter Tau Verde. A vue de nez, la distance qui le séparait du centre de la salle était d’environ… une année-lumière. Vordrozda, le seul à être debout, face à l’auditoire, fut le premier à voir Miles et Ivan s’avancer. Il venait d’ouvrir la bouche pour poursuivre sa brillante démonstration. Elle resta béante, comme si sa mâchoire s’était soudain décrochée. — C’est exactement la question à laquelle je me propose de répondre, comte Vordrozda, lança Miles d’une voix forte. Deux années-lumière, rectifia-t-il intérieurement en claudiquant vers le centre de la salle. L’assistance vibra sous les murmures et les exclamations. Mais Miles guettait la réaction d’un homme. Un seul. Le comte Vorkosigan tourna vivement la tête et vit Miles. Il se redressa sur son siège. Un court instant, il resta comme prostré, les coudes sur la table, la tête dans les mains. Puis il se frotta le visage, durement, et le releva enfin, le teint rouge, le front sillonné de rides. Quand avait-il vieilli ainsi ? se demanda douloureusement Miles. Ses cheveux avaient-ils toujours été aussi gris ? Avait-il changé à ce point, ou bien était-ce lui, Miles, qui le voyait différemment ? Les yeux d’Aral Vorkosigan tombèrent sur Ivan, et l’exaspération s’ajouta à l’étonnement. — Ivan, espèce de crétin ! Où étais-tu passé ? ! Ivan jeta un bref regard à Miles, puis s’inclina légèrement en direction du banc des témoins. — L’amiral Hessman m’a envoyé chercher Miles, monsieur. Ce que j’ai fait. Mais il semble que ce n’était pas réellement ce qu’il avait en tête… Vordrozda se tourna pour lancer un regard venimeux à Hessman, qui lorgnait Ivan avec des yeux ronds. — Oh vous… commença Vordrozda à l’adresse de l’amiral d’une voix rageuse. Il se ressaisit aussitôt et parvint même à esquisser un sourire. Miles effectua une révérence à l’intention de l’assemblée et mit un genou en terre devant l’empereur. — Sire… mes seigneurs… Je serais venu plus tôt si mon invitation ne s’était pas perdue en chemin… Pour en attester, je souhaite que le seigneur Ivan Vorpatril comparaisse en qualité de témoin. Le visage juvénile de Gregor était baissé vers lui, figé. Ses yeux sombres semblaient troublés et distants. Il se tourna ensuite, interrogateur, vers son nouveau conseiller, le comte Vordrozda. L’ex-conseiller, le comte Vorkosigan, paraissait détendu. Un sourire de prédateur lui éclairait le visage. Miles, lui aussi, observait Vordrozda du coin de l’œil. C’est maintenant ou jamais, songea-t-il. Si on attend qu’Ivan soit introduit avec toute la pompe traditionnelle, ils auront le temps de se remettre. Soixante malheureuses petites secondes leur suffiraient pour retourner la situation en leur faveur. Ce serait ensuite leur parole contre la nôtre, et un vote où les dés ont été pipés d’avance. Vordrozda était trop rusé pour perdre les pédales. Hessman, par contre… Oui, c’était Hessman qu’il devait pilonner. Attaquer bille en tête et dresser les conspirateurs les uns contre les autres. Il déglutit, racla sa gorge sèche et se lança. — Seigneurs, j’accuse l’amiral Hessman, ici présent, de sabotage, de meurtre, et de tentative de meurtre. Je peux prouver qu’il a ordonné le sabotage du courrier rapide impérial du capitaine Dimir, avec pour résultat la mort de tous ceux qui se trouvaient à son bord. Je peux également prouver qu’il avait l’intention de voir mon cousin Ivan figurer au nombre des victimes. — Ces accusations insensées n’ont pas leur place dans le Conseil des Comtes, se récria Vordrozda. C’est devant une cour militaire que vous devrez les porter, si vous en avez jamais l’occasion, traître ! — Où l’amiral Hessman, et cela vous arrange bien, devra les affronter seul, dans la mesure où vous, comte Vordrozda, ne pourrez y être jugé, rétorqua Miles du tac au tac. Le comte Vorkosigan, penché vers Miles, tapait silencieusement du poing sur la table. Ses lèvres récitaient une litanie muette – Oui, vas-y, vas-y… Miles, encouragé, haussa le ton. — Il passera en jugement seul, et il mourra seul, car il n’a que sa parole pour prouver que ses crimes ont été perpétrés sur votre ordre. Il n’y avait pas de témoins, n’est-ce pas, amiral ? Pensez-vous que la loyauté du comte Vordrozda envers un ami le poussera à reconnaître sa responsabilité ? Hessman, livide, la respiration presque sifflante, regardait alternativement Vordrozda et Ivan. Miles voyait distinctement la panique croître dans ses yeux. Vordrozda, enjambant le cercle, désigna nerveusement Miles. — Mes seigneurs, cela ne constitue pas une défense. Il s’efforce simplement de camoufler sa culpabilité en contre-attaquant, et de la manière la plus insolente, la plus extravagante qui soit ! Seigneur Gardien, j’en appelle à vous pour restaurer l’ordre dans cette salle. Le seigneur Gardien du Cercle commença à se lever mais s’immobilisa, foudroyé par le regard du comte Vorkosigan. Il se laissa mollement retomber sur son banc. — C’est assurément très irrégulier… parvint-il à dire. Le comte Vorkosigan sourit avec approbation. — Vous n’avez pas répondu à ma question, Vordrozda, l’apostropha Miles. Vous porterez-vous garant des actes de l’amiral Hessman ? — Les subordonnés pèchent par excès de zèle depuis la nuit des temps… dit Vordrozda. Il tournicote… s’il continue, il va finir par s’en tirer. Non ! Pas question. Moi aussi, je peux être retors, quand je veux. _ Oh… Vous admettez donc qu’il est votre subordonné ? — Absolument pas, rétorqua Vordrozda. Nous n’avons aucun lien, si ce n’est notre intérêt commun pour le bien de l’Imperium. — Aucun lien, amiral Hessman… Vous avez entendu comme moi. Quelle impression cela fait-il d’être poignardé dans le dos avec une telle douceur ? Je parie que vous avez à peine senti la lame pénétrer votre chair. Et ce sera ainsi jusqu’à la fin, vous savez… Les yeux de l’amiral semblaient vouloir jaillir de leurs orbites. Il bondit brusquement sur ses pieds. — Non ! s’exclama-t-il. Je ne serai pas un mouton qu’on mène docilement à l’abattoir. C’est vous qui avez manigancé cela, Vordrozda. Si je tombe, je vous entraîne dans ma chute ! Il pointa son doigt sur Vordrozda. — Il est venu me trouver à Winterfair. Il voulait que je lui confie les derniers rapports de la Sécurité Impériale sur le fils de Vorkosigan… — Taisez-vous ! le coupa désespérément Vordrozda. Ses yeux lançaient des flammes. — Taisez-vous… répéta-t-il. Sa main glissa sous sa robe écarlate et il sortit un objet brillant. Il pointa l’injecteur sur le trop bavard amiral. Puis s’immobilisa. Lentement, il baissa les yeux sur l’arme, comme s’il réalisait enfin l’erreur qu’il venait de commettre. — Qui trouble l’ordre, à présent ? se moqua Miles, doucereux. Les comtes barrayarans, pour être aristocrates, n’en étaient pas moins militaires dans l’âme. Sortir une arme en présence de l’empereur relevait d’un crime de lèse-majesté et une trentaine d’entre eux se levèrent d’un bond comme un seul homme. Abandonnant Hessman, Vordrozda pivota vers son persécuteur. Miles se figea, fasciné par le minuscule œil noir de l’arme mortelle. Vordrozda disparut sous une avalanche de corps dans une grande envolée d’ailes de velours rouge. Ivan eut l’insigne honneur et le plaisir d’être le premier à le plaquer en le fauchant aux genoux. Miles se tenait devant son empereur. Le calme était revenu dans la salle. Vordrozda et Hessman avaient été arrêtés et emmenés. Il affrontait à présent ses juges. Gregor soupira, mal à l’aise, et fit signe au seigneur Gardien de le rejoindre. — L’empereur demande une suspension de séance d’une heure afin d’examiner les nouveaux témoignages. Seront présents en qualité de témoins le comte Vorvolk et le comte Vorhalas. Tous, Gregor, le comte Vorkosigan, Miles et Ivan, ainsi que les deux témoins de Gregor, se dirigèrent à la queue leu leu vers une salle privée. Henri Vorvolk était un des rares comtes de l’âge de Gregor et un de ses amis personnels. Rien d’étonnant donc à ce que l’empereur l’ait désigné pour le soutenir. Quant au comte Vorhalas… Vorhalas était l’un des plus vieux et des plus implacables ennemis du comte Vorkosigan à qui il imputait la mort de ses deux fils. Cependant, Vorhalas avait la réputation d’un homme intègre, et Miles l’imaginait sans peine s’unir à son père pour amputer sans tarder l’aristocratie de ses membres gangrenés. Leur rivalité remontait si loin dans le temps, et ils avaient survécu à tant d’épreuves communes, que leur inimitié avait atteint une sorte d’harmonie. Les deux hommes échangèrent un hochement de tête poli, tels deux adversaires sur le point de s’affronter au fleuret, et s’assirent l’un en face de l’autre. — Bien, dit Aral Vorkosigan avec gravité. Que s’est-il réellement passé là-bas, Miles ? J’ai eu les rapports d’Illyan, sauf sur la fin, et j’avoue que tous soulevaient plus de questions qu’ils n’en résolvaient. Miles fronça les sourcils. — Son agent ne transmet donc plus ? Je te promets que je ne me suis pas interposé dans sa mission et… — Le capitaine Illyan est en prison. — Quoi ? ! — Il attend d’être jugé. Il est accusé de complicité dans ton complot. — Mais c’est absurde ! — Pas du tout. C’est tout ce qu’il y a de plus logique, au contraire. A partir du moment où l’on cherche à m’atteindre, quoi de plus normal que de me priver de mes yeux et de mes oreilles ? Le comte Vorhalas, en bon tacticien, approuva en silence. Les yeux d’Aral Vorkosigan se plissèrent avec ironie. — Ça lui fera les pattes, d’être de l’autre côté de la barrière, pour une fois. Toute expérience est enrichissante. Mais je dois dire que tu n’es pas trop dans ses petits papiers, en ce moment… — La question, coupa Gregor, est de savoir si le capitaine était à mon service ou à celui de mon Premier ministre. Une incertitude amère attristait encore ses yeux. — Tous ceux qui me servent vous servent à travers moi, répondit Vorkosigan. C’est ainsi que fonctionne le système Vor. Les ruisseaux de l’expérience convergent tous vers le même point et se rejoignent en un fleuve de grande puissance. Vous êtes la confluence ultime. Dans la bouche du comte, c’était presque une flatterie, ce qui trahissait son état de nervosité. — Nous vous écoutons, seigneur Vorkosigan, reprit l’empereur, inébranlable. — Ce qui s’est passé, commença-t-il. Eh bien, monsieur… Il s’arrêta, cherchant le point de départ de cette incroyable épopée. En fait, tout avait débuté à cause de cette stupide chute, à moins de cent kilomètres de Vorbarr Sultana. Il choisit toutefois de commencer par sa rencontre avec Arde Mayhew sur Beta. Il bredouilla, hésitant, prit une forte inspiration, et expliqua avec honnêteté ensuite sa rencontre avec Baz Jesek. Son père cilla en reconnaissant le nom. Puis le blocus, l’arraisonnement, les combats… Ensuite la mort de Bothari. La nouvelle assombrit le visage du comte Vorkosigan. — Il est soulagé d’un grand fardeau, dit-il au bout d’un temps. Puisse-t-il enfin trouver la paix. Miles, après un rapide coup d’œil en direction de Gregor, passa les accusations de l’Escobarane sur le prince Serg sous silence. Il est certaines vérités qu’il est préférable de taire. Trop violentes. Trop dévastatrices. La réaction d’Elena était encore trop présente dans l’esprit de Miles. Lorsqu’il se lança dans l’épisode final – qui avait abouti à la levée du blocus –, Gregor, fasciné, était suspendu à ses lèvres, et les yeux d’Aral Vorkosigan brillaient de fierté. L’arrivée d’Ivan et les déductions qu’en avaient tirées Miles… Soudain, il regarda sa montre et sortit sa flasque de sous sa ceinture. — Qu’est-ce que c’est ? demanda son père, surpris. — De l’anti-acide, pour l’estomac. Ça te tente ? Miles, brièvement, expliqua le raisonnement qui l’avait conduit à revenir incognito afin de surprendre Vordrozda et Hessman. Ivan fit quant à lui le récit de tout ce dont il avait été témoin, confirmant la trahison d’Hessman. Gregor paraissait grandement troublé d’apprendre qu’il s’était appuyé sur des planches pourries. Réveille-toi, Gregor, songea Miles. S’il est un homme qui ne peut pas s’offrir le luxe d’illusions confortables, c’est bien toi. Non, franchement, je n’aurais aucune envie d’échanger ma place contre la tienne. Quand Miles se tut enfin, Gregor semblait complètement démoralisé. Le comte Vorkosigan, assis à sa droite, à califourchon sur une chaise, selon son habitude, regardait son fils avec intensité. — Pourquoi, alors ? demanda brusquement Gregor. Quelle était ton intention quand tu as levé de telles forces, sinon devenir empereur ? Prendre le trône de Barrayar ? — Majesté, répondit Miles, baissant la voix… Quand nous jouions ensemble, l’hiver, dans la Résidence impériale, ai-je jamais exigé de tenir un rôle autre que celui de Vorthalia le Loyal ? Tu me connais… comment peux-tu douter de moi ? Les mercenaires Dendarii ne sont qu’un accident. Ils ne sont le résultat d’aucun dessein machiavélique de ma part. Ils se sont constitués tout seuls, alors que je me débattais pour résoudre crise après crise. Mon seul but était de servir Barrayar, comme mon père l’a fait avant moi. Comme ça n’était pas possible, j’ai voulu… j’ai voulu me mettre au service de quelque chose. J’ai voulu… Il releva les yeux pour rencontrer ceux de son père, poussé par une franchise douloureuse. —… faire de ma vie une offrande digne d’être déposée à ses pieds. Il haussa les épaules. — J’ai tout gâché, une fois de plus. — De l’argile, mon garçon. La voix du comte Vorkosigan était rauque mais distincte. — Rien que de l’argile. Indigne de recevoir un sacrifice aussi précieux. Sa voix se brisa. L’espace d’un instant, Miles oublia son procès imminent. Il baissa les yeux et savoura la paix qui imprégnait lentement les replis les plus secrets de son cœur. Gregor déglutit et détourna la tête, le comte Vorhalas gardait les yeux fixés sur le sol, embarrassés tous deux, comme les témoins involontaires d’une scène privée. La main de Gregor se posa avec hésitation sur l’épaule de son premier et plus loyal protecteur. — Je sers Barrayar, dit-il. Sa justice est mon devoir. Je n’ai jamais eu l’intention de me montrer injuste. — Tu as été manipulé, mon garçon, murmura Vorkosigan à l’oreille de Gregor. Ça aurait pu être grave, ça ne le sera pas. Mais retiens bien la leçon. Gregor soupira. — Quand on jouait ensemble, Miles, tu me battais toujours au Strat-O. C’est précisément parce que je te connaissais que j’ai douté. Miles s’agenouilla, la tête courbée, et écarta les bras. — Ta volonté, Majesté. Gregor secoua la tête. — Puisse le ciel m’épargner d’aussi impardonnables erreurs de jugement… Se tournant vers les témoins, il éleva de nouveau la voix. — Alors, mes seigneurs ? Etes-vous convaincus que les accusations de Vordrozda sont dénuées de tout fondement ? Et êtes-vous prêts à en témoigner devant vos pairs ? — Absolument, affirma Henri Vorvolk avec enthousiasme. Le comte Vorhalas ne se départit pas de son calme. — L’accusation d’usurpation apparaît en effet mensongère, acquiesça le vieil homme, et j’en attesterai sur mon honneur. Mais il existe une autre trahison. De son propre aveu, le seigneur Vorkosigan a transgressé la loi de Vorloupulous. — Ce chef d’accusation n’a pas été prononcé devant le Conseil des Comtes, objecta le comte Vorkosigan. Henri Vorvolk sourit. — Qui oserait le faire, après ça ? — Un homme dont la loyauté envers l’Imperium n’est plus à prouver, attentif à faire respecter la justice à la lettre, oserait peut-être, dit le comte Vorkosigan d’un ton neutre. Un homme qui n’a rien à perdre oserait sans doute. N’est-ce pas, seigneur Vorhalas ? — Suppliez, Vorkosigan, murmura Vorhalas, s’animant peu à peu. Implorez la pitié, comme je l’ai fait. Il ferma les yeux. Ses mains tremblaient. Le comte Vorkosigan le regarda un long moment en silence. — Comme vous voulez, dit-il enfin en se levant pour s’agenouiller devant son ennemi. Je vous demande l’indulgence sur cette affaire, et je veillerai à l’avenir à ce que mon fils ne navigue plus en eau trouble. — Trop d’orgueil, Vorkosigan… — S’il vous plaît, alors… — Dites « Je vous en supplie ». — Je vous en supplie, répéta docilement le comte Vorkosigan. Les deux hommes réglaient un compte, un très vieux compte dont eux seuls connaissaient les règles labyrinthiques. Gregor avait l’air écœuré, Henri Vorvolk ahuri et Ivan terrifié. La rigidité de Vorhalas semblait craqueler sous une sorte d’extase. Il se pencha plus près de l’oreille de Vorkosigan. — Allez vous faire voir, Vorkosigan. Celui-ci serra les mâchoires et les poings. L’empereur intervint à temps, mettant fin au silence pesant. — Comte Vorhalas, ce n’est ni l’endroit ni le moment pour régler vos vieilles querelles… Je ne tiens pas à ce que mes serviteurs s’entre-déchirent. Surtout en cette heure où nous avons tous été ébranlés par la trahison de certains. Vorhalas renifla, puis haussa les épaules. — C’est vrai, sire. Ses mains s’ouvrirent, doigt après doigt, comme s’il libérait quelque invisible possession. — Oh, relevez-vous… dit-il impatiemment au comte Vorkosigan. L’ex-régent se redressa, le visage impassible. — Et comment vous, Aral, proposez-vous de garder ce jeune fou et son armée sous surveillance ? Le comte Vorkosigan soupesa longuement cette question. — Les mercenaires Dendarii constituent un véritable casse-tête, répondit-il enfin avant de se tourner vers Gregor. Quelle est votre volonté, Majesté ? Gregor se tourna vers Miles. — Ce genre d’organisation meurt souvent avant d’avoir eu une réelle chance de s’épanouir. Crois-tu possible que celle-ci se disperse rapidement ? Miles se mordit pensivement la lèvre. — Je l’ai un moment espéré, mais… Elle avait l’air en pleine santé, quand je l’ai quittée. Gregor grimaça. — Je me vois mal envoyer mon armée pour l’anéantir. La promenade est un peu longue… — Sans compter qu’on ne peut strictement rien reprocher aux mercenaires, s’empressa de préciser Miles. Ils n’ont jamais su qui j’étais… la plupart d’entre eux ne sont même pas de Barrayar. L’empereur réfléchit un bon moment, visiblement en proie à une perplexité sans bornes. Miles n’avait aucun mal à se mettre à sa place. Il le laissa mariner quelques minutes, jusqu’à ce que le regard de Gregor devienne désespérément vide, comme celui d’un candidat incapable d’apporter une réponse à la question de l’examinateur. Quand le moment fut venu, il se lança. — Les mercenaires Dendarii pourraient servir l’empereur, suggéra-t-il. — Quoi ? — Pourquoi pas ? Miles se redressa, mains ouvertes. — Je serais heureux de te les offrir. Fais-en une armée impériale. — Tu sais bien que je ne peux pas. La loi de Barrayar interdit à quiconque d’entretenir une armée privée. Et cela vaut pour l’empereur. — Pourquoi ne pas les mettre alors au service du capitaine Illyan ? Vu qu’il s’occupe des Services Secrets, personne ne serait au courant. Je lui fais confiance pour trouver un moyen d’utiliser les mercenaires. La Sécurité Impériale barrayarane posséderait une flotte d’hommes courageux… Une flotte invisible… Une force de frappe discrète et redoutable. Le visage de Gregor s’éclaira. Il se pencha, intéressé. — Ce n’est pas bête… pas bête du tout. Aral Vorkosigan exhiba brièvement une rangée de dents éclatantes avant de reprendre son sérieux. — Simon serait ravi, murmura-t-il. — Vous croyez ? dit Gregor. — Je peux personnellement vous le garantir. Vorhalas eut un reniflement de dédain. — Vous êtes bien trop intelligent, mon garçon, dit-il à Miles. Ça finira par vous jouer des tours. — Sans doute, monsieur, répondit plaisamment Miles. Il se sentit soudain plus léger. Plus léger de trois mille hommes. Le comte Vorhalas releva les yeux vers Vorkosigan. — Le problème n’est qu’en partie résolu, Aral. Celui-ci étudia attentivement ses ongles, le regard vif. — En effet. Nous ne pouvons pas le laisser courir librement dans la nature. Moi-même je tremble à l’idée des catastrophes qu’il serait capable de provoquer. Il faut impérativement le confiner dans une institution, où il sera contraint de travailler toute la journée, sous une surveillance de chaque instant. Il marqua une pause, fit semblant de réfléchir. — Puis-je suggérer l’Académie du Service Impérial ? Miles releva la tête, la bouche stupidement ouverte, le cœur gonflé d’espoir. Jusqu’à cette seconde, son seul souci avait été de faire tomber l’accusation portée contre lui. A aucun moment, il n’avait envisagé l’avenir, et encore moins espéré une récompense… Son père baissa la voix. — En espérant que ce ne soit pas indigne de votre rang… amiral Naismith. Miles piqua un magnifique fard. — Je ne me suis jamais pris au sérieux. Tu le sais bien… — Jamais ? — Oui, enfin… presque jamais. — Ah, tu deviens subtil, même avec moi… Mais à présent que tu as goûté au commandement, crois-tu que tu sauras accepter les ordres ? La rétrogradation est souvent une potion bien amère à avaler, remarqua-t-il non sans ironie. — J’ai un estomac en béton, maintenant. Je peux digérer n’importe quoi. Le comte Vorhalas haussa les sourcils, sceptique. — Quel genre d’enseigne sera-t-il, à votre avis, amiral Vorkosigan ? Aral ne prit pas de gants pour répondre. — Un enseigne déplorable, c’est probable. Mais s’il arrive à ne pas se faire étrangler par ses supérieurs pour, euh… excès d’initiative, je pense qu’il fera un jour un excellent général d’état-major. A contrecœur, Vorhalas acquiesça. Les yeux de Miles, reflétant ceux de son père, brillaient comme des braises. Deux jours plus tard, après auditions des témoins et manœuvres en coulisses, le Conseil vota l’acquittement à une très large majorité. Quelques-uns des plus vieux opposants politiques du comte Vorkosigan durent ravaler leurs désirs de vengeance. Le comte Vorhalas, quant à lui, s’abstint de voter. N’ayant jamais adhéré au parti de Vordrozda, il n’avait pas à se racheter et ne se sentait donc pas contraint de lécher les bottes de l’empereur. — Il ne manque pas de cran, ce salopard… glissa Illyan, que l’on avait finalement libéré, au comte Vorkosigan. — Même si je ne suis pas d’accord avec ses opinions, je regrette qu’ils n’aient pas tous son courage. Miles, assis, savourait un triomphe mitigé. Il pensait à Elena… Il soupira et se leva lentement, prêt à affronter sa destinée. Les mottes étaient froides et humides. L’hiver affleurait encore. La terre était lourde. Il rejeta une nouvelle pelletée par-dessus son épaule. — Tu t’es écorché les mains, remarqua sa mère. Tu aurais mis cinq secondes pour faire ça avec un arc à plasma. — Le sang lave les péchés, répondit Miles. C’est le sergent qui le disait. — Je vois… Sans plus intervenir, elle se contenta de lui offrir sa présence. Assise contre un arbre, elle regardait le lac. C’était sans doute son éducation betane, songea Miles. Jamais elle ne se lassait du spectacle de l’eau se mêlant au ciel. Il termina enfin. La comtesse Vorkosigan lui tendit sa main pour l’aider à remonter. Grâce à la palette flottante, il fit descendre la boîte oblongue, attendant patiemment qu’elle se pose en douceur au fond du trou. Bothari avait toujours fait preuve d’une patience exemplaire à son égard. Recouvrir le cercueil fut plus rapide. Il posa la plaque que son père avait commandée. Il plaça ensuite, au bout de la tombe, une vieille coupe en cuivre dans laquelle il jeta des brindilles de genévrier et une mèche de ses cheveux. Puis il sortit l’écharpe colorée de sa veste, la déplia avec soin et posa la boucle de cheveux, plus fins que les siens, parmi les brindilles. Sa mère ajouta une petite touffe grisonnante et une généreuse boucle rousse avant de s’écarter. Miles, après un instant de silence, posa l’écharpe près des cheveux. — J’ai sans doute été une Baba lamentable, murmura-t-il. Je n’ai jamais eu l’intention de te trahir, sergent. Mais Baz l’aime, il s’occupera bien d’elle… Ma promesse a été trop vite donnée, et trop dure à tenir. Ne m’en veux pas… Il saupoudra le bol d’écorces aromatiques. — Tu seras bien, ici. Tu pourras voir le lac changer de visage à chaque saison. Aucune armée ne viendra piétiner le sol, et même au cœur des plus sombres nuits, il ne fait pas tout à fait noir. Tu peux être sûr que Dieu ne t’oubliera pas, dans un coin pareil. Il aura toujours assez de grâce et de pardon, même pour toi… vieux chien. Il alluma l’offrande. ÉPILOGUE L’exercice d’embarquement d’urgence fut déclenché, comme il se doit, au beau milieu de la nuit. Je l’aurais sans doute programmé ainsi, songeait Miles en cavalant dans les couloirs de la plate-forme avec les autres cadets. Cette période de quatre semaines d’entraînement orbital en apesanteur devait se terminer le lendemain, et les instructeurs leur avaient fichu la paix depuis au moins quatre jours. La veille, dans le mess des officiers, il n’avait été question que de la permission imminente. Mais il n’avait pas pris part à la conversation. Assis dans un coin, il avait médité sur les possibilités de finir ce stage en beauté. Il arriva dans le sas de la navette en même temps que l’autre cadet et l’instructeur. Le visage de celui-ci était neutre. En revanche, le cadet Kostolitz regarda Miles avec aigreur. — Tu portes encore cette vieille brochette à cochon, hein ? dit-il avec un geste agacé du menton en direction de la dague accrochée à la ceinture de Miles. — J’ai la permission, répondit tranquillement Miles. — Tu dors avec, aussi ? Petit sourire affable. — Oui. Son appartenance à l’aristocratie barrayarane lui garantirait, tout au long de sa carrière dans le Service Impérial, d’inévitables heurts avec des officiers, que ce soit de manière directe, comme avec Kostolitz, ou sous des formes plus sournoises. Il fallait qu’il apprenne dès maintenant à y faire face s’il voulait, le moment venu, que ses officiers lui donnent le meilleur d’eux-mêmes. Miles remarqua que Kostolitz portait, accroché sur son biceps, un fin brassard vert. Il se demanda quel esprit subtil, parmi les instructeurs, avait eu cette brillante idée. Les brassards verts signifiaient blessure à l’exercice, les jaunes la mort, le tout laissé au seul jugement de l’instructeur qui surveillait la simulation. Très peu de cadets parvenaient à passer à travers les mailles du filet. Généralement, ils ressortaient de ces manœuvres avec une collection de rubans colorés. Miles avait rencontré Ivan la veille, qui en portait deux verts et un jaune, un score somme toute honorable comparé à celui d’un pauvre type qu’il avait croisé au mess avec cinq jaunes. Miles n’en avait pas un seul. Kostolitz, après un bâillement étouffé et un dernier grognement de mépris devant la dague, s’appropria le côté tribord de la navette et prit sa check-list. Miles fit de même à bâbord. L’instructeur flottait entre les deux, les tenant étroitement à l’œil. Ses aventures avec les mercenaires Dendarii avaient eu un autre effet bénéfique, songea Miles : son mal de l’espace avait disparu. Sans doute un miracle du chirurgien de Tung. Du coin de l’œil, il remarqua que Kostolitz avançait vite. Pas le temps de flâner, ils étaient chronométrés. Le cadet compta les masques à oxygène à travers le Plexiglas de leur caisse et poursuivit sa course contre la montre. Miles faillit lui suggérer d’être plus consciencieux, mais s’abstint. Alors, la liste… La caisse de premier secours. A sa place, encastrée dans le mur. Automatiquement suspicieux, Miles l’ouvrit et vérifia que son contenu était conforme. Sparadrap, garrot, bandages plastifiés, tube pour intraveineuse, médicaments, masque à oxygène. Pas de mauvaises surprises. Il passa la main sous le fond de la caisse et retint sa respiration… une charge d’explosif ? Non. Rien qu’un vieux chewing-gum. Zut. Kostolitz avait terminé et attendait impatiemment quand Miles le rejoignit à l’avant. — Ce que tu peux être lambin, Vorkosigan… Il fourra son rapport dans la fente de lecture et se glissa sur le siège du pilote. Miles repéra une bosse intéressante dans la poche-poitrine de l’instructeur. Tapotant ses propres poches, il eut un petit sourire navré. — Monsieur, dit-il poliment, j’ai l’impression que j’ai égaré mon stylo optique. Ça vous ennuie si je vous emprunte le vôtre ? L’instructeur l’extirpa de très mauvaise grâce. Miles plissa les yeux. En plus du stylo, la poche de l’instructeur contenait trois masques à oxygène de secours, bien pliés. Intéressant, comme nombre. Trois. N’importe qui, un tant soit peu prévoyant dans une station spatiale, pouvait en avoir un dans sa poche, mais trois ? Et pourtant, ils étaient une douzaine, prêts à servir dans la navette. Kostolitz venait de le vérifier – rectification : Kostolitz s’était contenté de les compter. — Ces stylos optiques sont précieux, dit froidement l’instructeur. Vous êtes censés en prendre soin. Avec des têtes en l’air comme vous, le service des fournitures se retrouvera un jour sur la paille… — Oui, monsieur. Merci, monsieur. Miles apposa son paraphe sur son rapport. Après avoir expédié son rapport, il se sangla sur le siège. Le pilotage d’une navette lui était encore malaisé, mais avec un peu d’entraînement, il ne serait plus jamais à la merci d’un pilote pour se déplacer. C’était au tour de Kostolitz de prendre le manche à balai. Miles s’enfonça dans le rembourrage de son siège sous le coup de l’accélération tandis que la navette, après s’être libérée de ses amarres, commençait à se lancer vers la station qui lui avait été assignée. Masques à oxygène. Check-lists. Suppositions. Le défaut de la cuirasse de Kostolitz. Présumer abusivement. Miles devint hyper-tendu, à l’écoute, prêt à toute éventualité. Le temps s’écoulait au ralenti. Soudain un bruit sourd. Puis un sifflement à l’arrière de la cabine. Le cœur de Miles fit une embardée et commença à battre violemment. Il se tourna vivement et comprit en un clin d’œil, comme à la faveur d’une image stroboscopique trahissant les secrets des ténèbres. Kostolitz jura violemment. Un gaz verdâtre se déversait dans la navette. Un circuit de refroidissement avait claqué. Mais cela devait faire partie de l’entraînement. L’instructeur n’avait pas bougé de son siège et les observait avec une curiosité non dissimulée. Kostolitz fonça vers la boîte contenant les masques à oxygène. Miles, de son côté, se jeta sur les manettes de contrôle pour inverser la ventilation et chasser l’air vers l’extérieur. Puis, sans même un temps de réflexion, il procéda à quelques réglages. Au bout de quelques secondes de mise en route pénible, la navette commença à tourner sur elle-même, de plus en plus vite, autour d’un axe traversant le centre de la cabine. Miles, l’instructeur et Kostolitz furent projetés en avant. Le gaz réfrigérant, plus lourd que l’air qu’ils respiraient, et sous l’influence de la plus élémentaire des gravités, fut refoulé contre les murs de la cabine. — Espèce de petit con ! hurla Kostolitz, en train d’essayer fébrilement de mettre un masque. Qu’est-ce que tu fous ? ! L’expression de l’instructeur refléta un instant celle de Kostolitz, puis s’éclaira. Il se cala de nouveau dans son siège, s’accrocha aux accoudoirs et observa avec un intérêt croissant. Miles n’avait pas le temps de répondre. Kostolitz ne tarderait pas à comprendre. Pour l’instant, il était occupé à enfiler son masque. Il tenta de respirer, puis l’arracha de sa tête. Les réservoirs étaient vides, ça ne faisait pas un pli. Kostolitz avait compté les masques sans les vérifier. Miles ouvrit la boîte de secours et sortit le tube à perfusion ainsi que deux connecteurs en Y. Miles fronçait le nez sous l’effet des effluves qui lui brûlaient les narines. Kostolitz poussa un cri de rage, cassé par une quinte de toux, alors qu’il constatait, un peu tard, qu’aucun masque ne fonctionnait. Miles ne put contenir un sourire sardonique. Il prit la dague de son grand-père, sectionna le tube en quatre morceaux, fixa les connecteurs avec du sparadrap, enfonça le narguilé de fortune dans l’unique ouverture du réservoir d’oxygène de secours, et flotta vers l’instructeur. — Un peu d’air, monsieur ? proposa-t-il en lui offrant l’extrémité sifflante d’un des tubes. — Merci, cadet Vorkosigan, répondit l’instructeur. Kostolitz, qui crachait toujours ses poumons, retomba vers eux. Pour un peu, il défonçait le tableau de bord avec ses pieds. Miles lui tendit froidement le tube. Kostolitz se jeta dessus et aspira goulûment, les yeux immenses et larmoyants. Son tube entre les dents, Miles commença à grimper le long du mur. Kostolitz s’apprêtait à le suivre quand il se rendit compte que, à l’instar de l’instructeur, il avait eu droit à une très courte laisse. Miles déroula le tube derrière lui. C’est bon, il en avait assez. Tout juste. Kostolitz et l’instructeur ne purent que l’accompagner du regard. Alors que Miles franchissait le point central de la cabine, la force centrifuge l’attira vers le nuage verdâtre qui emplissait lentement la navette. Il ouvrit une armoire de commandes, découvrit des valves de fermeture manuelles. Celle-ci ? Non, celle-là. Il la tourna. La poignée glissa dans sa main moite de transpiration. La porte du panneau contre laquelle il s’appuyait céda brusquement avec un claquement sec, et il bascula dans le brouillard. Son tube lui échappa et s’agita comme un serpent. Miles aurait probablement crié s’il n’avait pas retenu sa respiration. L’instructeur voulut se précipiter vers lui mais son propre tube, trop court, l’en empêcha. Miles réussit à récupérer sa source d’oxygène. Nouvel essai. Il tourna la valve, fort, et le sifflement en provenance du mur, à un mètre de lui, diminua doucement, puis s’arrêta. La marée de gaz vert commença enfin à se dissiper, aspirée par les ventilateurs. Miles, légèrement secoué tout de même, remonta vers l’avant de la cabine et s’installa dans le siège du copilote. Sans un mot. Kostolitz reprit les commandes. L’atmosphère redevenait respirable. Il arrêta le mouvement de rotation et ramena lentement la navette vers le quai de débarquement, attentif aux données qui s’inscrivaient sur son ordinateur de bord. L’instructeur en chef, flanqué de deux techs, attendait dans le sas de la station orbitale quand ils accostèrent. Il souriait avec ravissement en faisant tourner distraitement deux brassards jaunes sur son doigt. Leur instructeur le rejoignit en soupirant et secoua la tête en voyant les brassards. — Non. — Non ? répéta le chef, à mi-chemin entre l’étonnement et la déception. — Non. — Il faut que je voie ça. Les deux instructeurs retournèrent dans la navette, abandonnant un instant Miles et Kostolitz. Celui-ci se racla bruyamment la gorge. — Ce… cette lame a bien servi, hein, finalement ? — Oui. Il y a des fois où un arc à plasma ne sert pas à grand-chose. Surtout dans un espace saturé de gaz inflammable. — Et merde… Kostolitz se passa la main sur le visage, médusé. — Mais c’est vrai que ça peut exploser, ce truc-là, quand il est mélangé avec de l’oxygène. J’ai failli… Il s’interrompit, s’éclaircit de nouveau la voix. — Tu penses à tout, hein ? Soudain suspicieux, il plissa les yeux. — Dis donc, t’aurais pas été mis au parfum de ce qui devait arriver, par hasard ? — Pas exactement. J’avais seulement deviné que ce serait quelque chose dans ce goût-là quand j’ai vu les trois masques à oxygène dans la poche de l’instructeur. — Parce que tu as… Kostolitz se gratta la tête. — Tu n’avais pas perdu ton stylo optique, alors ? — Non. — Merde… jura encore Kostolitz. Les mains dans le fond des poches de son pantalon, il secoua la tête. Maintenant, se dit Miles. — Je connais un endroit où on peut acheter de bonnes lames, à Vorbarr Sultana, dit-il avec une timidité calculée. Bien meilleures que celles qu’on trouve couramment dans le commerce. Tu peux vraiment faire des affaires, quand tu t’y connais. Kostolitz releva la tête. — Tu, euh… tu crois que… — C’est une toute petite boutique. Je pourrai t’y emmener un jour de perm, si ça t’intéresse. — C’est vrai ? Tu… tu… Oui, ça peut se faire. Il affectait un air détaché, mais ses yeux brillants trahissaient son plaisir. — Quand tu voudras, Vorkosigan. Miles sourit.