1 Le soleil darda un dernier rayon sur Komarr avant de s’évanouir au-delà des collines qui bordaient l’horizon vers l’ouest. Ses feux, renvoyés par le miroir solaire, illuminèrent le bleu sombre teinté de pourpre de la voûte céleste en un contraste saisissant. La première fois qu’Ekaterin avait vu la mosaïque à facettes de l’astre artificiel depuis la surface de la planète, elle avait aussitôt pensé aux magnifiques décorations de la fête de l’Hiver, chaleureuses et rassurantes, suspendues dans le ciel tel un immense cristal hexagonal d’étoiles. À présent, accoudée à son balcon d’où elle dominait le parc principal du Dôme de Serifosa, elle contemplait gravement l’aigrette lumineuse dissymétrique qui scintillait d’un éclat trompeur au-dessus de sa tête dans le ciel trop noir. Trois des six disques du cristal avaient cessé de briller et le septième, au centre, était occulté et sans éclat. Elle avait lu que les anciens Terriens considéraient toute apparition dans la mécanique bien huilée de leurs cieux, comètes, novae, étoiles filantes, comme de mauvais présages annonciateurs de désastres naturels ou politiques ; le mot lui-même, « désastre », soulignait l’origine astrologique du concept. La collision, deux semaines plus tôt, entre un vaisseau fou, un transport de minerai, et le miroir à facettes qui fournissait à Komarr un surcroît d’énergie solaire constituait sans aucun doute un désastre au sens littéral du terme, du moins pour les six Komarrans de l’équipe de maintenance qui avaient été tués sur le coup. Mais depuis, tout semblait se dérouler au ralenti : pour l’instant les dômes, ces bulles étanches où vivait la population de la planète, semblaient à peine touchés. En contrebas, dans le parc, des ouvriers installaient un éclairage d’appoint sur des poutrelles suspendues. Les mesures d’urgence du même ordre dans les serres produisant la nourriture destinée à la ville devaient être quasi terminées, si on pouvait détourner ces ouvriers et leur équipement pour de simples plantes d’ornement. Non, se dit-elle, rien dans le Dôme n’était purement ornemental. La moindre pousse contribuait à la constitution du réservoir biologique qui entretenait la vie sur la planète, et dans les dômes ; les jardins entretenus par leurs symbiotes humains continueraient de vivre. À l’extérieur des bulles, il en allait tout autrement pour les plantations fragiles qui s’acharnaient à bio-transformer Komarr. Elle connaissait les stats, commentées chaque soir à table depuis deux semaines, de la perte d’ensoleillement au niveau de l’équateur. Un hiver couvert de nuages s’étendait sans fin sur toute la planète, jusqu’à quand ? Quand les réparations seraient-elles terminées ? Et d’abord, quand allaient-elles commencer ? S’il s’agissait d’un sabotage, les destructions étaient inexplicables ; doublement inexplicables en cas de semi-sabotage. Essaieraient-ils de nouveau ? À condition qu’il y eût un « ils ». Crime épouvantable, ou simplement épouvantable accident ? Elle poussa un soupir et abandonna sa contemplation pour allumer les spots qu’elle avait installés pour alimenter son minuscule jardin. Certaines des plantes barrayaranes qu’elle avait importées se révélaient très sensibles à l’ensoleillement. Elle mesura la lumière et rapprocha deux bacs de liseron tueur de daim de la source avant de régler les minuteurs. Elle fit le tour, vérifiant la température du sol et l’humidité de ses doigts experts, arrosant avec parcimonie là où c’était nécessaire. Elle envisagea un bref instant de rentrer son bonsaï, un vieux skellytum, à l’intérieur afin de mieux contrôler son environnement mais, à vrai dire, sur Komarr, on était toujours à l’intérieur. Cela faisait près d’un an qu’elle n’avait plus senti le vent ébouriffer ses cheveux. Elle se sentit étrangement proche des plantes à l’extérieur des dômes, luttant pour ne pas mourir faute de lumière et de chaleur, suffoquant dans une atmosphère toxique… Arrête, espèce d’idiote. Nous avons de la chance d’être ici. — Ekaterin ! beugla Etienne, son mari dont la voix étouffée résonna depuis l’intérieur de l’appartement, au cinquième étage d’une gigantesque tour. Elle pointa la tête par la porte de la cuisine. — Je suis sur le balcon. — Eh bien, descends ! Elle rangea ses outils de jardinage dans le banc-coffre, ferma hermétiquement les portes transparentes derrière elle, et traversa rapidement la pièce pour gagner le palier et descendre l’escalier à vis. Tienne bouillait d’impatience devant la porte de leur appartement, une com à la main. — Ton oncle vient d’appeler. Sa navette s’est posée au spatioport. Je vais le chercher. — Je récupère Nikolaï et je t’accompagne. — C’est pas la peine. Je vais juste le chercher à la sortie du terminal ouest. Il m’a dit de te prévenir qu’il amenait un invité. Un autre Auditeur, une sorte d’assistant si j’ai bien compris. Il a insisté pour que tu ne te donnes pas de mal, ils feront à la fortune du pot. Il a eu l’air de croire qu’on les ferait manger dans la cuisine. Merde, deux Auditeurs Impériaux ! Pourquoi tu t’es crue obligée de l’inviter, bon Dieu ? Elle le regarda d’un air consterné. — Comment mon oncle Vorthys pourrait-il venir sur Komarr sans passer nous voir ? Et puis tu ne peux pas prétendre que ton département n’est pas concerné par la catastrophe sur laquelle il enquête. C’est normal qu’il veuille nous voir. Je croyais que tu l’aimais bien. Il se donna quelques claques sur la cuisse. — Autrefois, à l’époque où il n’était qu’un vieux professeur excentrique, bien sûr. Oncle Vorthys, le Vor technicien. Sa promotion a pris toute la famille par surprise. Je n’arrive pas à imaginer quels services il a pu rendre pour se faire renvoyer ainsi l’ascenseur. Tu crois donc que c’est la seule façon d’obtenir de l’avancement ? Elle s’abstint toutefois d’exprimer tout haut ce qu’elle pensait. — De toutes les nominations politiques, celle d’Auditeur Impérial est sans aucun doute celle qu’on a le moins de chances d’obtenir de cette façon-là, murmura-t-elle. Il sourit et la prit par les épaules. — Ma naïve Kat ! Personne n’a rien pour rien à Vorbarr Sultana. Sauf peut-être l’assistant de ton oncle. Je crois qu’il est apparenté de très près avec le Vorkosigan. Apparemment pour obtenir sa nomination, il n’a eu qu’à se donner la peine de respirer. Incroyablement jeune pour pareil poste, si c’est celui dont j’ai entendu parler, celui qui a prêté serment au moment de la fête de l’Hiver. Un poids plume. Enfin, ton oncle a seulement dit qu’il était très susceptible en ce qui concerne sa taille, et qu’il ne fallait pas en parler. Au moins cette histoire nous promet du spectacle. Il fourra sa com dans la poche de sa tunique. Sa main tremblotait. Ekaterin lui prit le poignet et le retourna. Les tremblements augmentèrent. Elle leva vers lui ses yeux noirs d’inquiétude pour l’interroger en silence. Il se libéra d’une secousse. — Non, merde ! Ce n’est pas encore ça qui commence. Je suis juste un peu nerveux. Et fatigué. Et j’ai faim. Essaie de nous préparer un repas convenable d’ici mon retour. Ton oncle a peut-être des goûts de prolo, mais ça m’étonnerait que notre jeune seigneur de Vorbarr Sultana les partage. Il enfonça les mains dans les poches et détourna les yeux pour éviter le regard contrarié de sa femme. — Tu es plus âgé aujourd’hui que ne l’était ton frère à l’époque. — Ça ne commence pas toujours au même âge, tu le sais. On s’en ira bientôt. Promis. — Tienne… Je voudrais que tu renonces à cette idée de traitement galactique. Les établissements médicaux qu’on trouve ici sont presque aussi bons que sur Beta, ou ailleurs. Quand tu as obtenu ce poste ici, je pensais que tu le ferais. Oublie le secret, fais-toi aider au grand jour. Ou discrètement, si tu préfères. Mais n’attends pas plus longtemps ! — Ils ne sont pas assez discrets. Ma carrière est enfin lancée. Je commence enfin à récolter le fruit de mes efforts. Je n’ai aucune envie qu’on me traite ouvertement de mutant, pas en ce moment. Si ça m’est égal à moi, ce que pensent les autres, qu’est-ce que ça peut faire ? Elle hésita : — C’est pour cette raison que tu ne veux pas voir Oncle Vorthys ? Tienne, de tous mes parents, et des tiens, il est le dernier à se soucier de savoir si ta maladie est génétique ou pas. Il s’inquiétera pour ta santé, et pour Nicolaï. — J’ai les choses en main. Ne t’avise pas de me trahir devant ton oncle. Pas si près du but. J’ai les choses en main. Tu verras. — Surtout, ne fais pas comme ton frère. Promets-moi ! L’accident de naviplane qui n’avait pas été vraiment un accident avait marqué le début de ces années de cauchemar médical chronique passées à attendre et à guetter les signes… — Je n’ai aucune intention de faire une chose pareille. J’ai tout prévu. Je termine l’année et nous prenons, toi, moi et Nikolaï, des vacances bien méritées hors de l’Impérium. Tout s’arrangera, et personne n’en saura jamais rien. À condition que tu ne perdes pas la tête et que tu ne paniques pas au dernier moment ! Il lui prit la main et grimaça un sourire forcé avant de sortir. Sois patiente et j’arrangerai tout. Fais-moi confiance. C’est ce que tu m’as dit la dernière fois. Et la fois d’avant, et la fois d’avant… Qui trahit l’autre ? Tienne, tu n’as plus beaucoup de temps, tu ne t’en rends pas compte ? Elle se dirigea vers sa cuisine en réfléchissant à ce qu’elle pourrait ajouter au dîner prévu pour honorer un Seigneur Vor venant de la Capitale Impériale. Du vin blanc ? Son expérience, quoique limitée, de ces gens-là l’inclinait à penser qu’en les faisant picoler suffisamment, on pouvait leur faire manger n’importe quoi. Elle mit à rafraîchir une des précieuses bouteilles de vin importées de sa planète. Et puis non… mettons-en deux… Elle ajouta une rallonge à la table du balcon qui prolongeait la cuisine et où ils prenaient d’ordinaire leurs repas, tout en regrettant de ne pas avoir engagé un extra pour la soirée. Mais sur Komarr, le personnel humain était tellement cher. Et puis elle souhaitait retrouver un peu d’intimité avec Oncle Vorthys. Même les vidéoreporters de la presse officielle, d’habitude si bien dressés, harcelaient tous ceux qui étaient concernés par l’enquête. L’arrivée non pas d’un, mais de deux Auditeurs Impériaux, sur les lieux de l’accident n’avait nullement fait retomber la fièvre des spéculations, elle lui avait donné un nouvel élan. Quand elle lui avait parlé peu après son arrivée en orbite autour de Komarr, une conversation laborieuse entrecoupée des nombreuses pauses dues à la distance, son oncle, d’ordinaire si patient, lui avait semblé passablement énervé par toutes les conférences de presse qu’on lui imposait. Il avait laissé entendre qu’il serait ravi d’y échapper. Comme ses années d’enseignement l’avaient immunisé contre les questions idiotes, Ekaterin se demanda si la véritable cause de son agacement n’était pas plutôt son incapacité à y répondre. Mais surtout, il lui fallait bien l’admettre, elle voulait retrouver égoïstement le parfum d’un bonheur passé. Après la mort de sa mère elle avait vécu deux ans chez l’oncle et la tante Vorthys tout en suivant les cours de l’Université Impériale. La vie avec eux s’était d’une certaine façon révélée plus détendue et moins contraignante que chez son père, dans la ville pionnière du Continent Sud où elle était née ; peut-être parce qu’ils l’avaient traitée comme l’adulte qu’elle aspirait à devenir et non comme l’enfant qu’elle n’était plus. Elle s’était sentie, malgré une pointe de culpabilité, plus proche d’eux que de son père. À cette époque, tous les avenirs lui semblaient possibles. Puis elle avait choisi Etienne Vorsoisson, ou il l’avait choisie… Tu étais plutôt contente à l’époque. Elle avait dit oui, en toute bonne foi, aux arrangements mis au point par la Baba de son père. Tu ne savais pas. Tienne non plus ne savait pas qu’il avait la Dystrophie de Vorzohn. La faute à personne. Le petit Nikolaï entra dans la cuisine en faisant des bonds de cabri. — Maman, j’ai faim. Je peux prendre un bout de ce gâteau ? Elle intercepta les doigts agiles qui voulaient goûter le glaçage. — Tu peux avoir un verre de jus de fruits. Il accepta le compromis qu’elle lui proposait habilement dans l’un des beaux verres à vin alignés sur la table. Il l’avala d’un trait tout en sautillant sur place. Était-il énervé, ou sentait-il la tension palpable entre ses parents ? Arrête de culpabiliser, se dit-elle. Le gamin venait de passer deux heures dans sa chambre à jouer avec ses maquettes, il fallait bien qu’il se dégourdisse les jambes. — Tu te souviens d’Oncle Vorthys ? On lui a rendu visite il y a trois ans ? — Ouais, il m’a emmené voir son labo. Je croyais qu’il y aurait des cornues et des trucs qui bouillonneraient, il n’y avait que d’énormes machines, et du béton. Et une drôle d’odeur piquante. — Tu as raison, ça venait des soudeuses et de l’ozone. La mémoire de son fils de neuf ans l’impressionnait. Elle récupéra le verre. — Montre-moi ta main, je veux savoir si tu seras grand. On dit que les bébés chiens qui ont de grosses pattes deviennent de gros chiens. Il tendit sa main et elle la posa sur la sienne, paume contre paume. Il s’en fallait d’à peine deux centimètres que les doigts du gamin soient aussi longs que ceux de sa mère. — Formidable ! Il lui lança un sourire de satisfaction et jeta un coup d’œil à ses pieds, agitant les orteils d’un air pensif. Son gros orteil droit passait par un trou de sa chaussette neuve. Ses cheveux fonçaient, peut-être deviendraient-ils châtains comme ceux de sa mère. Il lui arrivait à la poitrine, et pourtant elle aurait juré qu’un quart d’heure plus tôt il ne lui arrivait qu’à la hanche. Il avait les yeux marron de son père. Sa main crasseuse – où diable trouvait-il autant de saleté dans ce dôme ? – était aussi ferme que ses yeux étaient clairs et sans malice. Aucun tremblement. Les premiers symptômes de la Dystrophie de Vorzohn étaient trompeurs, ils prenaient la forme d’une demi-douzaine d’autres maladies et pouvaient frapper à n’importe quel âge, de la puberté à la quarantaine. Mais pas aujourd’hui, pas Nikolaï. Pas encore. Des bruits venus de l’entrée et des voix masculines au timbre grave les firent sortir de la cuisine. Nikolaï se précipita. Quand elle arriva, l’homme aux cheveux blancs dont la masse imposante semblait remplir l’espace avait déjà soulevé l’enfant mais avait renoncé à le balancer. — Ouf ! Tu as grandi, Nikki ! Malgré son nouveau titre qui inspirait crainte et respect, l’oncle Vorthys n’avait pas changé : mêmes nez fort et grandes oreilles, mêmes tunique et pantalon trop grands et froissés comme s’il avait dormi avec, même rire profond. Il reposa son petit-neveu par terre et serra sa nièce dans ses bras avant de se baisser et de fouiller dans son sac. — Tiens, Nikki, quelque chose pour toi. Le gamin lui tournait autour en sautillant ; Ekaterin se recula, attendant son tour. Tienne, chargé de bagages, essayait d’entrer. Ce n’est qu’alors qu’elle remarqua l’homme qui se tenait à l’écart et observait les retrouvailles familiales, un sourire distant aux lèvres. Elle cacha sa surprise. Il était à peine plus grand que Nikolaï, pourtant on ne pouvait le prendre pour un enfant. Il avait une grosse tête posée sur un cou trop court, et se tenait légèrement bossu. Il semblait maigre, mais robuste. Il portait une tunique et un pantalon d’un gris raffiné, une élégante chemise blanche, et des bottines vernies. Aucune des fioritures pseudo-militaires qu’affectionnaient les Vor de haut rang n’apparaissait dans sa tenue, mais la perfection de la coupe – pour aller aussi parfaitement sur ce corps difforme, il fallait que le costume fût fait sur mesure – suggérait un prix qu’Ekaterin préféra ne pas imaginer. Elle n’aurait su lui donner un âge, pas beaucoup plus âgé qu’elle peut-être. Pas le moindre cheveu gris, mais les pattes-d’oie autour de ses yeux et les rides de souffrance autour de sa bouche soulignaient la pâleur de sa peau. Il posa son sac et pivota pour regarder Nikolaï accaparer son grand-oncle. Il se déplaçait avec raideur, mais à part cela ne semblait pas très handicapé. Bien sûr il ne passait pas inaperçu, mais c’était manifestement quelqu’un de discret. Mal à l’aise en société ? Ekaterin se rappela soudain ses devoirs de fille Vor. Elle s’avança vers lui. — Bienvenue dans notre maison… Aïe, Tienne avait oublié de mentionner son nom… Lord Auditeur. Il tendit la main et serra celle d’Ekaterin de manière parfaitement naturelle. — Miles Vorkosigan. Il avait la main sèche et chaude, plus petite que la sienne, mais carrée, une vraie main d’homme, les ongles nets. — Et vous, madame ? — Oh, pardon ! Ekaterin Vorsoisson. À son grand soulagement, il relâcha sa main sans la baiser. Elle aperçut le sommet de son crâne à hauteur de son épaule et se rendit compte qu’il devait parler à son décolleté. Elle fit un pas en arrière et il leva les yeux vers elle sans cesser de sourire légèrement. Nikolaï avait entrepris de traîner la grosse valise de son oncle vers la chambre d’ami, trop fier de montrer sa force. Tienne, selon l’étiquette, emboîta le pas de son invité d’honneur. Ekaterin réfléchit rapidement. Elle ne pouvait pas décemment installer ce Vorkosigan dans la chambre de Nikolaï, ce serait trop embarrassant, le lit de l’enfant ne serait que trop adapté à sa taille. Pouvait-elle proposer à un Auditeur Impérial le canapé du salon ? Pas vraiment. Elle lui fit signe de la suivre dans le couloir opposé et le conduisit dans sa serre-bureau. D’un côté se trouvaient un établi et des étagères débordant de fournitures; des cascades de rampes lumineuses occupaient les coins de la pièce et nourrissaient de jeunes pousses, une débauche de légumes terrestres et de plantes barrayaranes. De l’autre côté, devant une large baie vitrée, se trouvait un grand espace dégagé. Elle s’excusa : — Nous n’avons pas beaucoup de place. Même les administrateurs barrayarans doivent se contenter de ce qu’on leur attribue. Je vais vous faire venir un gravi-lit, je suis sûre qu’on nous le livrera avant la fin du dîner. Ici au moins vous serez tranquille. Mon oncle ronfle comme un sonneur… La salle de bains est dans le couloir, à droite. — Ça ira très bien. Il s’approcha de la fenêtre et contempla le parc. Les bâtiments qui l’entouraient brillaient faiblement dans la lumière incertaine du miroir à demi occulté. — Je sais que vous êtes habitué à beaucoup mieux. — Il m’est arrivé de dormir six semaines à même le sol, au milieu de dix mille Marilacans fort crasseux dont beaucoup ronflaient. Je vous assure, ça ira très bien. Elle lui sourit, ne sachant que penser de sa plaisanterie, s’il s’agissait d’une plaisanterie. Elle le laissa s’installer à sa guise et se hâta d’appeler l’entreprise de location de lits et de terminer de préparer le dîner. Contrairement à ce quelle avait prévu, ils se retrouvèrent tous dans la cuisine, et le petit Auditeur contraria ses plans en n’acceptant qu’un demi-verre de vin. — J’ai passé sept heures dans une combinaison pressurisée aujourd’hui. Je risquerais de m’endormir le nez dans mon assiette avant le dessert. Elle les poussa vers la table dressée sur le balcon et leur servit le ragoût légèrement épicé, à base de protéines cultivées en cuve, qu’elle avait préparé à l’intention de son oncle. Le temps de servir le pain et le vin, elle réussit à rattraper le fil de la conversation et à lui glisser un mot. — Où en est ton enquête ? Combien de temps pourras-tu rester avec nous ? — Je n’en sais guère plus que ce qu’on en dit aux infos. On ne peut s’offrir cette petite pause que le temps que les équipes spécialisées finissent de récupérer les débris. Il nous manque encore des morceaux importants. Le transport de minerai était plein à ras bord et avait une masse énorme. Quand les moteurs ont explosé, des bouts de toutes tailles ont giclé dans toutes les directions. Nous cherchons désespérément à retrouver des éléments des systèmes de contrôle. Si on a de la chance, nos équipes devraient avoir repêché l’essentiel d’ici trois jours. — Alors il s’agit vraiment d’un sabotage ? demanda Tienne. L’oncle Vorthys haussa les épaules. — Maintenant que le pilote est mort, ça va être très difficile à prouver. Il pourrait s’agir d’une mission suicide. Pour l’instant on n’a trouvé aucune trace d’explosif. — Des explosifs n’auraient rien fait de plus, murmura Vorkosigan. — Le vaisseau fou a heurté le miroir sous le plus mauvais angle, juste dans son plan, reprit Vorthys. La moitié des dégâts ont été causés par les morceaux du miroir eux-mêmes. Il a explosé sous le coup de la collision. — Si tout cela a été prévu, il aurait fallu le calculer avec une précision diabolique, lâcha Vorkosigan. C’est la seule chose qui m’inclinerait à penser qu’il pourrait s’agir d’un accident. Ekaterin regardait son époux observer le petit Auditeur à la dérobée. Elle lut dans ses yeux son trouble et le jugement muet : Mutant ! Comment Tienne allait-il réagir au contact de cet homme qui portait sans gêne apparente pareils stigmates de l’anormalité ? Il se tourna vers Vorkosigan, le regard interrogateur. — Je comprends pourquoi l’Empereur Gregor a dépêché ici le Professeur, la plus haute autorité en matière d’analyse de défaillance technique, mais… quel est votre rôle dans tout cela, Lord Auditeur ? Le sourire de Vorkosigan se crispa. — J’ai une certaine expérience des installations spatiales. Il se recula sur son siège et redressa le menton avant de gommer l’éclair ironique qui avait fleuri sur son visage. — En fait, à ce point de l’enquête, je ne suis là que pour le plaisir. C’est le premier problème vraiment intéressant qui s’est présenté depuis que j’ai prêté serment il y a trois mois. Je voulais voir comment ça allait se passer. Plus son mariage komarran approche, plus Gregor s’inquiète des possibles répercussions politiques de cet accident. Le moment serait fort mal choisi pour une dégradation sérieuse des relations entre Komarr et Barrayar. Mais, accident ou sabotage, les dégâts causés au miroir vont affecter directement le Projet de Terraformation. J’ai cru comprendre que votre secteur de Serifosa est assez représentatif. — C’est exact. Je vous emmènerai demain le visiter. J’ai fait préparer un rapport technique complet avec tous les chiffres par mes assistants komarrans. Mais le chiffre le plus important demeure pure spéculation. Dans combien de temps le miroir sera-t-il réparé ? Vorkosigan fit la moue et tendit une petite main, paume vers le haut. — Tout dépend de l’argent que l’Imperium est disposé à dépenser. Et là, les choses deviennent éminemment politiques. Des régions entières de Barrayar sont toujours en cours de terraformation, et Sergyar attire plus d’immigrés que les vaisseaux ne peuvent en transporter, si bien que certains membres du gouvernement demandent ouvertement pourquoi nous gaspillons le trésor impérial pour un monde aussi marginal que Komarr. Son ton mesuré ne permettait pas à Ekaterin de deviner s’il partageait cette opinion ou pas. Surprise, elle dit : — La terraformation de Komarr avait commencé trois siècles avant que nous ne l’envahissions. On ne peut pas tout arrêter maintenant ! — Alors, doit-on gaspiller encore plus d’argent ? demanda Vorkosigan en haussant les épaules et sans daigner répondre à sa propre question. Il y a une autre façon de raisonner, purement militaire. Confiner la population aux dômes rend Komarr plus vulnérable à une attaque. Pourquoi fournir à un peuple conquis un territoire lui permettant de se replier et de se regrouper ? Un tel raisonnement suppose que dans trois cents ans, lorsque la terraformation sera enfin terminée, la population de Komarr et celle de Barrayaran ne seront toujours pas intégrées. Si elles l’étaient, alors les dômes seraient les nôtres, et nous ne voudrions certainement pas qu’ils soient vulnérables, non ? Il s’arrêta le temps de manger un peu de ragoût et de pain qu’il fit descendre avec une gorgée de vin avant de reprendre. — Dans la mesure où l’assimilation est la politique avouée de Gregor et qu’il y met tout son poids, la motivation d’éventuels saboteurs devient, disons… complexe. S’agirait-il de Barrayarans isolationnistes, ou d’extrémistes komarrans ? Les uns espérant rejeter la responsabilité sur les autres, ou inversement. Quelle valeur le Komarran moyen vivant sous un dôme attache-t-il à un but qu’il ne verra jamais atteint ? Ne préférerait-il pas utiliser l’argent autrement ? Sabotage ou accident, les conséquences techniques sont les mêmes, mais pas les conséquences politiques. Il échangea un regard désabusé avec Vorthys. — Alors j’observe, j’écoute, et j’attends. Et vous, que pensez-vous de Komarr, Administrateur Vorsoisson ? Tienne grimaça et haussa les épaules. — Ce serait très bien, sans les Komarrans. Je les trouve bigrement susceptibles. — Ils n’ont pas le sens de l’humour ? demanda Vorkosigan en fronçant les sourcils. Le ton sec de sa voix traînante fit sursauter Ekaterin, elle leva un œil inquiet, mais apparemment Tienne n’avait rien remarqué, il se contenta de grommeler : — Ils se divisent en deux catégories, les rapaces et les mal embouchés. Quant à escroquer les Barrayarans, ils considèrent cela comme un devoir patriotique. — Et vous, madame Vorsoisson ? demanda Vorkosigan en levant son verre vide. Elle le lui remplit à ras bord avant qu’il pût l’arrêter et pesa sa réponse. Si son oncle était l’expert technique du tandem, Vorkosigan était-il l’expert… politique ? Lequel des deux était réellement le patron ? Tienne avait-il saisi les sous-entendus derrière les paroles du petit Auditeur ? — Il n’a pas été facile de se faire des amis komarrans. Nikolaï fréquente une école barrayarane, et moi, je ne travaille pas à proprement parler. — Une Dame Vor n’a pas vraiment besoin de travailler, dit Tienne dans un sourire. — Ni un Seigneur Vor, ajouta Vorkosigan à voix basse, pourtant nous sommes là… — Tout dépend de notre capacité à choisir les bons parents, lâcha Tienne un peu amer. Dites-moi, je suis curieux de savoir. Avez-vous un lien de parenté avec l’ancien Lord Régent ? — C’est mon père, répondit Vorkosigan brièvement et sans sourire. — Alors vous êtes l’héritier du Comte, le Lord Vorkosigan. — C’est logique. Le ton devenait de plus en plus sec à présent. Ekaterin bafouilla : — Votre éducation a dû être terriblement difficile ? — Il s’en est tiré, murmura Vorkosigan. — Je voulais dire, pour vous. — Ah ! Son sourire revint brièvement avant de s’effacer. La conversation devenait pesante, Ekaterin le sentait. Elle n’osait plus ouvrir la bouche pour essayer de la relancer. Tienne s’y essaya maladroitement : — Votre père, le grand Amiral, n’a pas eu de mal à accepter que vous ne puissiez faire une carrière militaire ? — C’est surtout mon grand-père, le grand Général, qui y tenait. — J’ai fait dix ans de service, comme tout le monde. Dans l’Administration, l’ennui absolu. Croyez-moi, vous n’avez pas manqué grand-chose. Mais il n’est plus nécessaire que tous les Vor soient soldats aujourd’hui, vous en êtes la preuve vivante, n’est-ce pas, Professeur ? — Je crois que le capitaine Vorkosigan a servi, combien… treize ans, Miles, c’est ça ? Dans la Sécurité Impériale, les opérations galactiques. Vous avez trouvé cela ennuyeux ? — Pas tout à fait assez ennuyeux. Il adressa un sourire sincère au Professeur et redressa le menton. De toute évidence un tic nerveux. Ekaterin remarqua alors pour la première fois les minces cicatrices blanches qui couraient de chaque côté de son cou trop court. Elle s’enfuit à la cuisine chercher le dessert et laisser à la conversation le temps de rebondir. Quand elle revint, les choses s’étaient arrangées, ou du moins Nikolaï avait cessé d’être aussi miraculeusement sage : il avait entrepris de négocier avec son grand-oncle une partie de son jeu préféré après dîner. La discussion les occupa jusqu’à l’arrivée des livreurs avec le gravi-lit. Le grand ingénieur et tous les hommes de la maison disparurent pour surveiller l’installation, et Ekaterin s’occupa avec soulagement de débarrasser la table. Tienne revint lui dire que tout s’était bien passé et que le Seigneur Vor était convenablement installé. — Tienne, as-tu observé ce type de près ? Un mutant, un mutant Vor. Et pourtant il se comporte comme s’il n’y avait rien d’anormal. S’il peut le faire… Elle s’arrêta, espérant que Tienne conclurait : tu peux le faire aussi. — Ne recommence pas avec ça. Il considère que les règles communes ne le concernent pas, ça saute aux yeux. C’est le fils d’Aral Vorkosigan, bon Dieu. Le frère de lait de l’Empereur, ou quasiment. Pas étonnant qu’il ait eu ce job peinard. — Je ne crois pas, Tienne. L’as-tu bien écouté ? Tous ces sous-entendus… Je crois qu’il est le bras armé de l’Empereur, il est ici pour évaluer tout le programme de terraformation. Un homme puissant… Dangereux peut-être. — Son père était puissant et dangereux. Lui n’est que privilégié. Un sale crétin de Haut Vor. Ne t’en fais pas pour lui. Ton oncle ne tardera pas à l’emmener dans ses bagages. — Ce n’est pas pour lui que je m’en fais. Le regard de Tienne s’assombrit. — J’en ai marre de tout cela. Tu trouves à redire à toutes mes paroles. Tu me fais presque passer pour un imbécile devant ta si noble famille. — Non, je n’ai rien fait de tel. L’avait-elle fait ? Elle se mit à passer mentalement en revue tout ce qu’elle avait dit au cours de la soirée. Qu’est-ce qui avait bien pu le contrarier ainsi ? — Tu as beau être la nièce du Grand Auditeur, cela ne fait pas de toi quelqu’un, ma fille. Tu manques de loyauté, c’est tout. — Non, non, je suis désolée… Mais il était déjà parti. Ce soir il y aurait un silence pesant et froid entre eux. Elle faillit lui courir après pour implorer son pardon. Il subissait un maximum de pression dans le cadre de son travail, le moment était très mal choisi, elle n’aurait pas dû insister pour qu’il s’occupe de son problème de santé… Mais elle se sentait soudain trop lasse pour essayer de discuter une fois de plus. Elle termina de débarrasser les restes du repas et sortit sur le balcon avec la demi-bouteille de vin qui restait et un verre. Elle éteignit les lampes colorées qui nourrissaient les plantes et resta assise dans la pénombre, seulement éclairée par les pâles reflets de la ville prisonnière de son dôme. Le cristal d’étoiles du miroir brisé avait presque atteint le couchant et s’enfonçait dans la nuit à la suite du soleil. Une silhouette blanche se déplaçant en silence dans la cuisine la fit sursauter, mais ce n’était que le petit Lord Vorkosigan qui avait enlevé son élégante tunique grise, et apparemment aussi ses bottines. Il passa la tête dans l’entrebâillement des portes. — Il y a quelqu’un ? — Lord Vorkosigan. Je me suis mise là pour contempler le coucher du miroir. Voulez-vous un peu de vin ?… Je vais vous chercher un verre. — Non, ne bougez pas, madame, j’y vais. Elle aperçut dans l’ombre le pâle sourire qu’il lui adressait. Quelques bruits étouffés lui parvinrent de la cuisine et il apparut sur le balcon. En bonne maîtresse de maison elle lui remplit généreusement son verre, et il alla regarder le spectacle du ciel au-delà des limites du Dôme. — Cette vue vers l’ouest, c’est ce qu’il y a de mieux ici, dit-elle. Les facettes du miroir scintillaient à l’horizon derrière les fines volutes de brume mais, depuis l’accident, le kaléidoscope de couleurs avait perdu de son éclat. — C’est beaucoup plus beau d’habitude. Elle buvait à petites lampées. Le vin coulait sur sa langue, frais et doux, et elle commençait à sentir s’on cerveau s’engourdir. C’était bon, apaisant. — J’imagine, dit-il sans cesser de regarder. Il but une longue gorgée. Avait-il changé d’avis, décidé de boire pour mieux dormir ? — L’horizon est tellement encombré par rapport à chez moi. Ces bulles étanches ont tendance à me rendre un peu claustrophobe, j’en ai peur. — C’est où chez vous ? demanda-t-il en se tournant vers elle. — Vandeville, Continent Sud. — Alors vous avez grandi au milieu de la terraformation ? — Les Komarrans ne parleraient pas de terraformation, mais de bio-adaptation de l’humus. Ils rirent tous les deux de cette allusion au techno-snobisme komarran. — Bien sûr, ils ont raison. On n’a pas eu besoin de passer un demi-millénaire à modifier complètement l’atmosphère de la planète. La seule chose qui nous a rendu la tâche difficile à l’époque de l’isolement, ça a été de travailler pratiquement sans aucune aide technologique. Pourtant… j’aimais ces grands espaces. Le ciel ouvert d’un horizon à l’autre me manque… — C’est pareil dans n’importe quelle ville, dôme ou pas. Alors vous êtes une fille de la campagne ? — En partie. Malgré tout, je me plaisais à l’Université de Vorbarr Sultana. J’y avais d’autres horizons. — Vous avez étudié la botanique ? J’ai remarqué votre bibliothèque sur le mur de la serre, impressionnant. — Non, ce n’est qu’un passe-temps. — Oh ! J’aurais plutôt pensé à une passion. Ou un métier. — Non, je ne savais pas ce que je voulais faire à l’époque. — Et maintenant, vous savez ? Elle rit un peu, vaguement mal à l’aise. Comme elle ne répondait pas, il se contenta de sourire et entreprit d’examiner les plantes sur le balcon. Il s’arrêta devant le skellytum, massif dans son pot comme un Bouddha rouge vif, ses vrilles dressées dans une attitude de tranquille supplique. — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda-t-il timidement. — Un skellytum, un bonsaï. — Vraiment ! C’est un… Je ne savais pas qu’on pouvait faire ça à un skellytum. D’habitude ils font au moins cinq mètres de haut. Et ils sont d’une horrible couleur marron. — J’avais une grand-tante, du côté de mon père, qui adorait jardiner. Je l’aidais quand j’étais petite. Le genre pionnière bourrue à l’ancienne, très Vor. Elle était venue sur le Continent Sud juste après la guerre cetagandane. Elle a survécu à une quantité de maris, elle a survécu à… à tout. J’ai hérité de son skellytum. C’est la seule plante que j’ai apportée de Barrayar. Elle a plus de soixante-dix ans. — Mon Dieu ! — C’est l’arbre complet, il ne lui manque rien. — Et si… si petit. Elle craignit un instant de l’avoir offensé sans le vouloir, mais apparemment il n’en était rien. Il termina son inspection, et son vin, avant de revenir à la vitre. De nouveau il contempla le miroir qui s’enfonçait à l’horizon. Sa façon d’ignorer délibérément son physique empêchait l’observateur d’oser en parler. Toute sa vie le petit Lord Vorkosigan avait dû s’adapter à sa condition. Rien à voir avec l’affreuse vérité que Tienne avait découverte dans les papiers de son frère après la mort de celui-ci, et que des examens tenus secrets avaient confirmée. Elle avait insisté : Tu peux te faire tester anonymement. – Mais je ne peux pas me faire soigner anonymement, avait-il répliqué. Depuis leur arrivée sur Komarr, elle avait failli défier la coutume, la loi, et les ordres de son mari et seigneur, afin de faire soigner son fils et héritier de sa propre initiative. Les médecins komarrans sauraient-ils qu’une mère Vor ne possède pas l’autorité légale sur son fils ? Peut-être pourrait-elle prétendre que l’anomalie génétique venait d’elle, et pas de Tienne. Toutefois les généticiens, s’ils étaient tant soit peu compétents, ne manqueraient pas de deviner la vérité. Au bout d’un moment elle dit : — Un homme Vor doit avant tout loyauté à son Empereur, mais une femme Vor la doit à son époux. — D’un point de vue historique et légal, c’est exact. Il se tourna vers elle, il paraissait amusé ou fasciné. — Ce n’est pas toujours un inconvénient. Lorsque le mari était exécuté pour trahison, on considérait que l’épouse n’avait fait qu’obéir aux ordres, et elle s’en tirait à bon compte. En fait je me demande si la raison pragmatique n’était pas plutôt qu’un monde sous-peuplé ne pouvait se passer de génitrices. — Vous n’avez jamais trouvé cela bizarrement asymétrique ? — Oui, mais plus simple pour la femme. La plupart d’entre elles n’avait en général qu’un seul époux à la fois, alors que les hommes n’avaient que trop souvent le choix entre plusieurs empereurs. À qui devaient-ils loyauté alors ? Un mauvais choix risquait de s’avérer fatal. Malgré tout, lorsque mon grand-père, le général Piotr – et son armée – ont abandonné l’Empereur Yuri le Fou pour suivre Ezar, ça a été surtout fatal pour Yuri. Et bon pour Barrayar. Elle but une autre gorgée. D’où elle se tenait, sa silhouette énigmatique se découpait dans l’ombre contre la vitre. — C’est vrai. Alors, votre passion, c’est la politique ? — Juste ciel, non ! Je ne crois pas. — L’histoire, alors ? — Comme ça, en passant. Autrefois, c’était l’armée. — Autrefois ? — Oui, autrefois. — Et à présent ? À son tour il ne répondit pas et se contenta de fixer son verre en faisant tourner le peu de vin qui y restait. Il finit par dire : — Selon les théories politiques barrayaranes, tout est lié. Les sujets doivent loyauté à leur Comte, les Comtes à leur Empereur, et l’Empereur, sans doute à l’Impérium tout entier, au corps de l’Imperium dans toutes ses composantes. Mais là, ça devient un peu trop abstrait pour mon goût. Comment peut-il être responsable devant tous et pas devant chacun ? On se retrouve à la case départ. Comment pouvons-nous être loyaux ? Je n’en sais plus rien… Le silence s’installa et ils regardèrent les dernières lueurs du miroir disparaître derrière les collines. Un pâle halo resta quelques minutes suspendu dans le ciel. — J’ai bien peur d’avoir trop bu. Il ne lui paraissait pas vraiment ivre, mais il s’éloigna de la vitre en jouant avec son verre. — Bonne nuit, madame. — Bonne nuit, Lord Vorkosigan. Donnez bien. Il emporta son verre et disparut dans l’obscurité de l’appartement. 2 Miles abandonna à regret son rêve qui, sans être à proprement parler érotique, était terriblement sensuel. Dénoués et libérés de la coiffure stricte qu’elle avait choisie la veille, les cheveux de son hôtesse déroulaient leur écheveau de soie souple et fraîche d’un châtain profond, et coulaient entre ses doigts boudinés – il supposait que ces doigts lui appartenaient – il s’agissait de son rêve à lui après tout. Merde, je me suis réveillé trop tôt. Au moins la vision n’avait-elle pas été gâchée par les horreurs sanguinolentes qui peuplaient parfois ses cauchemars et qui le laissaient au réveil glacé et couvert de sueur, le cœur battant à tout rompre. Il avait chaud et se sentait bien dans le ridicule gravi-lit qu’elle avait tenu à lui fournir. Ce n’était pas la faute de madame Vorsoisson si son physique réveillait de vieux échos dans la mémoire de Miles. Certains hommes font des fixations sur des choses bien plus étranges… Lui, il l’avait depuis longtemps admis avec quelque gêne, se sentait émoustillé par les grandes brunes à l’air réservé et à la chaude voix d’alto. Bien sûr, dans un monde où les gens changeaient de corps et de visage aussi facilement que de vêtements, la beauté d’Ekaterin n’avait rien d’exceptionnel. Sauf si l’on savait qu’elle n’était pas originaire de Komarr et donc que ses traits fins et sa peau de velours n’avaient sans doute pas subi la moindre modification… S’était-elle rendu compte la veille sur le balcon que son babillage imbécile cachait son émoi sexuel ? Sa remarque inattendue à propos des devoirs d’une femme Vor était-elle un avertissement déguisé destiné à le repousser ? Pourtant il ne lui avait pas fait d’avances, du moins lui semblait-il. Lisait-elle aussi facilement en lui ? Moins de cinq minutes après leur arrivée, Miles comprit qu’il n’aurait pas dû laisser le joyeux mais envahissant Vorthys le forcer à l’accompagner chez les Vorsoisson. Seulement le gaillard semblait par nature incapable de ne pas partager un plaisir. Que les joies d’une réunion familiale puissent ne pas être appréciées par un étranger mal à l’aise, ou que la famille ne goûte guère sa présence, l’idée n’avait jamais effleuré l’esprit du Professeur. Miles poussa un soupir d’envie en pensant à l’Administrateur Vorsoisson. Son hôte avait constitué un parfait petit clan Vor. Bien sûr, il avait eu la bonne idée de commencer dix ans plus tôt. L’arrivée des techniques de sélection des sexes avait débouché sur une pénurie de naissances féminines sur Barrayar ; pénurie qui avait atteint son maximum avec la génération de Miles, même si les gens semblaient à présent retrouver la voie du bon sens. Quoi qu’il en soit, toutes les femmes Vor de son âge qu’il connaissait étaient déjà mariées, et ce depuis des années. Allait-il lui falloir attendre encore vingt ans avant de convoler ? S’il le faut. Pas question de fantasmer sur les femmes mariées, mon garçon. Tu es Auditeur Impérial, maintenant. Les neuf Auditeurs Impériaux étaient censés être des parangons de rectitude et de respectabilité. Miles n’avait jamais entendu parler du moindre scandale sexuel concernant les envoyés spéciaux de l’Empereur Gregor, tous triés sur le volet. Forcément, ils ont tous quatre-vingts ans et sont mariés depuis cinquante. Il grommela. En plus elle avait dû penser que c’était un mutant, même si, grâce au ciel, elle s’était montrée trop polie pour le dire, devant lui. Tâche de savoir si elle a une sœur, hein ? Il s’arracha au confort douillet du gravi-lit, qui l’inclinait par trop à l’indolence, et se redressa, obligeant son cerveau à fonctionner à plein régime. Au bas mot il allait avoir à lire un rapport de deux cent mille mots sur l’accident du miroir et ses conséquences. Il décida de commencer par prendre une douche froide. Pas question de porter un vieux pull aujourd’hui. Il choisit un des trois costumes civils neufs qu’il avait emportés, dans des tons gris, gris, et gris, coiffa soigneusement ses cheveux mouillés, et se dirigea d’un pas alerte vers la cuisine d’où lui parvenaient des bruits de voix et une agréable odeur de café. Il y retrouva Nikolaï en train de manger bruyamment des flocons d’avoine à la barrayarane, l’Administrateur Vorsoisson habillé et prêt à partir, et le Professeur Vorthys, encore en pyjama, occupé à trier un nouvel arrivage de disquettes bourrées de données. Il n’avait pas touché au verre de jus de fruits rose posé à côté de lui. Il leva les yeux et lança : — Ah, bonjour, Miles. Content que vous soyez levé. Vorsoisson enchaîna poliment : — Bonjour, Lord Vorkosigan. J’espère que vous avez bien dormi. — Très bien, merci. Quoi de neuf, Professeur ? — L’antenne locale de la SécImp vous a envoyé votre bracelet-com. Moi, ils m’ont oublié. — Votre père ne s’est pas illustré dans la conquête de Komarr. — Exact. Le pauvre homme appartient à cette génération d’entre deux guerres, trop jeune pour combattre les Cetagandans, et trop vieux pour agresser les malheureux Komarrans. Il a beaucoup regretté de n’avoir pas eu la chance de se couvrir de gloire dans l’armée. Miles attacha le bracelet-com à son poignet gauche. C’était le résultat d’un compromis passé entre lui et la SécImp de Serifosa qui sans cela aurait été responsable de sa santé sur la planète. Ils avaient voulu jouer la sécurité et l’entourer d’une noria de gardes du corps. Miles s’était risqué à éprouver son autorité d’Auditeur Impérial et leur avait ordonné de lui lâcher les baskets. À sa grande satisfaction, ça avait marché. Mais la com le reliait directement à la Sécurité et permettait de le suivre à la trace. Il s’efforçait de ne pas penser qu’il ressemblait à un animal de laboratoire relâché dans la nature. Il montra les disquettes. — Et ça, qu’est-ce que c’est ? Vorthys les étala sur la table comme une mauvaise donne au poker. — Le courrier de ce matin nous a aussi apporté des enregistrements de la collecte de débris de la nuit. En particulier un cadeau pour vous puisque vous vous êtes porté volontaire pour vous occuper de l’aspect médical des choses. Un nouveau rapport d’autopsie. — Ils ont fini par retrouver le pilote ? Vorthys fit la grimace. — Des morceaux. — Ô mon Dieu, laissa échapper madame Vorsoisson qui arrivait juste à ce moment-là. Elle portait comme la veille une tenue de ville komarrane aux tons tristes et qui dissimulait sa silhouette : ample pantalon, chemisier et tunique longue. Elle aurait été superbe en rouge, ou éblouissante en bleu pâle assorti à ses yeux… Au grand soulagement de Miles, elle avait sobrement attaché ses cheveux en arrière. Cela l’aurait troublé de découvrir que ses récentes blessures, en plus de ses maudites attaques, lui donnaient aussi un don de prescience. Il la salua d’un signe de tête et concentra son attention sur Vorthys. — J’ai dû bien dormir, je n’ai pas entendu le courrier arriver. Vous les avez regardées ? — Rapidement. — Quels morceaux du pilote ont-ils trouvés ? demanda Nikolaï. — Ça ne te regarde pas, jeune homme, répondit son oncle d’un ton ferme. — Merci, murmura Ekaterin. — Bon, au moins on a retrouvé le dernier corps, dit Miles. C’est tellement dur pour la famille quand on n’y arrive pas. Lorsque je… Il s’arrêta. Lorsque je commandais une flotte spécialisée dans les opérations secrètes, on remuait ciel et terre pour ramener les corps de nos morts à leur famille. À présent ce chapitre de sa vie était refermé. Madame Vorsoisson lui tendit une tasse de café, puis elle demanda à ses invités ce qu’ils souhaitaient pour le petit déjeuner. Miles se débrouilla pour laisser Vorthys répondre le premier et prit des flocons d’avoine comme lui. Tandis quelle s’affairait pour les servir et nettoyer derrière Nikolaï, l’Administrateur Vorsoisson dit : — Le rapport de mon équipe sera à votre disposition cet après-midi, Auditeur Vorthys. Ce matin, Ekaterin se demandait si vous aimeriez visiter l’école de Nikolaï. Et plus tard, après la présentation du rapport, nous aurons le temps d’aller survoler quelques-uns de nos projets. — Cela me paraît un bon programme, répondit Vorthys en souriant à Nikolaï. Malgré la presse de leur départ précipité de Barrayar, le Professeur, ou peut-être son épouse, n’avait pas oublié un cadeau pour le petit-neveu. J’aurais dû apporter quelque chose pour le gamin, se dit Miles un peu tard. C’était la meilleure façon de plaire à la mère. — Miles… ? L’interpellé tapota la pile de disquettes posées sur la table. — Je crois que j’ai là de quoi m’occuper ici toute la matinée. Madame Vorsoisson, j’ai remarqué une console de com dans votre bureau, puis-je l’utiliser ? — Certainement, Lord Vorkosigan. Vorsoisson prit congé en marmonnant qu’il avait des choses à préparer dans ses services pour leur venue, et peu après chacun partit vaquer à ses occupations. Miles regagna avec ses disquettes le bureau chambre d’ami de madame Vorsoisson. Avant de s’asseoir à la console, il s’arrêta devant la fenêtre fermée pour contempler le parc et le dôme transparent qui laissait passer librement l’énergie solaire. Caché par un immeuble, le pâle soleil de Komarr n’était pas visible, mais ses premiers rayons caressaient l’extrémité est du parc. Le miroir endommagé n’avait pas encore franchi la ligne d’horizon. Est-ce que cela signifie sept mille ans de malheur ? Il soupira avant de s’installer devant la console et de commencer à charger ses disquettes. Une bonne vingtaine de gros morceaux de l’épave avaient été récupérés pendant la nuit. Il les regarda tourner dans l’espace sur les vidéos prises par les vaisseaux de secours. En théorie, si on trouvait tous les fragments, et si on enregistrait toutes leurs trajectoires et toutes leurs rotations pour ensuite faire défiler le film en arrière, on pouvait reconstituer sur ordinateur l’image du moment précis de la catastrophe, et ainsi en déterminer les causes. Hélas, dans la réalité, les choses ne se passaient jamais aussi bien, mais le moindre élément d’information était utile. La Sécurité Impériale de Komarr continuait de ratisser les stations de transfert orbitales à la recherche d’un film tourné par hasard par un touriste qui aurait fait un panoramique de cette région de l’espace à l’instant de la collision ou du je-ne-sais-quoi qui l’avait précédée. Miles craignait que ce ne fût en vain. En général les gens se présentaient d’eux-mêmes, trop heureux de pouvoir rendre service. Vorthys et l’équipe qui menait l’enquête étaient d’avis que le transport de minerai avait déjà explosé en plusieurs morceaux au moment de l’impact avec le miroir, hypothèse qui n’avait pas encore été livrée au public. L’explosion des moteurs qui avait détruit les éléments d’information avait-elle été la cause ou la conséquence de la catastrophe ? Et à quel moment les fragments de métal et de plastique déformés avaient-ils été à ce point tordus ? Miles repassa, pour la vingtième fois cette semaine, l’enregistrement de la trajectoire du vaisseau avant la collision et étudia les anomalies. Le pilote se trouvait seul à bord pour un vol de routine, mortellement ennuyeux sans doute, entre le gisement de minerai sur une ceinture d’astéroïdes et une raffinerie orbitale. Les moteurs étaient censés être arrêtés au moment de l’accident. La phase d’accélération était terminée et celle de décélération pas encore programmée. Le vaisseau avait cinq heures d’avance sur l’horaire, mais seulement parce qu’il était parti plus tôt, non parce qu’on avait forcé ses moteurs. Il était sorti de sa trajectoire d’environ six pour cent, largement dans la limite des normes admises, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une correction. Bien sûr le pilote aurait pu s’amuser à essayer d’obtenir une précision parfaite en déclenchant une micro-poussée non programmée. Mais même sans cette légère correction, la trajectoire suivie par le vaisseau le faisait passer à plusieurs centaines de kilomètres du miroir, en fait plus loin que s’il s’était trouvé exactement sur la ligne prévue. La variation de trajectoire avait eu pour seul effet de conduire le transport de minerai presque directement sur l’un des points de transfert inutilisés de Komarr. L’espace autour de cette planète comprenait un nombre exceptionnellement élevé de points de transfert actifs. Détail d’une importance historique et stratégique considérable, l’un de ces points était le seul et unique accès de Barrayar au réseau des couloirs de navigation. C’était pour contrôler ces points de transfert, et non pour s’emparer de cette planète inhospitalière, que la flotte de Barrayar avait envahi Komarr trente-cinq ans plus tôt. Tant que l’Imperium tiendrait militairement ces positions vitales, son intérêt pour la population de Komarr et ses problèmes ne resterait, au mieux, que limité. Mais le point précis que considérait Miles n’accueillait aucun vaisseau, et n’avait pas la moindre importance stratégique ou commerciale. Toutes les explorations menées en partant de là avaient conduit à des cul-de-sac, soit au fin fond de l’espace interstellaire, soit à proximité de planètes ni habitables, ni économiquement exploitables. Personne ne transitait jamais par là. Personne n’aurait jamais dû y transiter. La théorie du pirate inconnu surgissant du point de saut pour détruire sans raison le transport de minerai grâce à une arme ne laissant aucune trace, et disparaissant ensuite, n’était étayée par aucune preuve bien que la région eût été explorée de fond en comble. C’était pour l’heure le scénario préféré des médias. Mais aucune des traces laissées dans l’espace à cinq dimensions par les vaisseaux utilisant les points de saut n’avait non plus été repérée. L’anomalie de l’espace à cinq dimensions au niveau du point de saut ne pouvait même pas être observée depuis l’espace à trois dimensions par un vaisseau équipé de moyens ordinaires. Ainsi le transport de minerai n’aurait pas dû être le moins du monde affecté quand bien même serait-il passé à l’emplacement exact du point de transfert. Vaisseau destiné à la navigation dans le système stellaire, il ne possédait pas les barres Necklin nécessaires pour emprunter le point de saut. Et pourtant… ce dernier était bien exactement là. Et rien d’autre. Miles se frotta le cou et se plongea dans le rapport d’autopsie. Horrible, comme toujours. Le pilote était une Komarrane d’une cinquantaine d’années. Sexisme barrayaran sans doute, les cadavres féminins mettaient Miles mal à l’aise. La mort s’acharnait avec un tel sadisme à détruire la dignité. Avait-il eu l’air aussi vulnérable et déstructuré lorsqu’il était lui-même tombé sous la grenade du sniper ? Le corps du pilote portait les traces habituelles : écrasement, décompression, irradiation et congélation, les étapes typiques des accidents dans l’espace. Un des bras avait été arraché, sans doute au moment du premier choc à en juger par les gros plans des fluides gelés du moignon. En tout cas, la mort avait été rapide. Miles se garda d’ajouter : presque sans douleur. Nulle trace d’alcool ou de drogue n’avait été retrouvée dans les tissus. À ses six rapports le médecin légiste komarran avait ajouté un message demandant l’autorisation de rendre les corps des membres de l’équipe de maintenance du miroir à leurs familles. Juste ciel, cela n’avait pas encore été fait ? En tant qu’Auditeur Impérial, il n’était pas censé conduire l’enquête, il devait se contenter d’observer et de rendre compte. Il ne souhaitait pas que sa présence freine l’initiative de qui que ce soit. Il expédia aussitôt l’autorisation depuis la console de madame Vorsoisson et se mit à étudier les rapports. Ils étaient plus détaillés que les constatations préliminaires qu’il avait lues mais ne contenaient rien de nouveau. Il lui fallait du nouveau. De l’inattendu, n’importe quoi, autre chose que Explosion d’un vaisseau due à des causes inconnues, sept morts. Au troisième rapport, son petit déjeuner commença à se retourner dans son estomac, et il fit une courte pause pour récupérer et réfléchir. Pour s’occuper en attendant que passe son malaise, il se mit à fouiller dans les fichiers de madame Vorsoisson. L’un d’eux, baptisé Jardins virtuels, lui parut alléchant. Cela ne la dérangerait peut-être pas qu’il y fasse une promenade virtuelle. Le Jardin d’eau l’attira. Il le lança. Comme il l’avait supposé, il s’agissait d’un programme de création de paysage. On pouvait le regarder de n’importe quelle distance et sous n’importe quel angle, on pouvait avoir une vue globale ou un gros plan sur une plante particulière et on pouvait s’y promener en plaçant le regard à la hauteur souhaitée. Il choisit sa propre taille, disons, un mètre cinquante, euh, oui, bon, moins des poussières. Chaque plante poussait suivant un programme réaliste intégrant l’eau, la lumière, la gravitation, les oligo-éléments, et même les parasites, eux aussi programmés. Des pelouses, des bouquets de laîche, des nénuphars, des violettes et des prêles occupaient le tiers du jardin qui semblait souffrir d’une prolifération d’algues et s’arrêtait brutalement, comme si un univers géométrique et uniformément gris en dévorait les abords. Sa curiosité piquée au vif, il s’attaqua aux ressources cachées du programme dans le plus pur style SécImp, et vérifia la fréquence des visites. Un fichier intitulé Jardin barrayaran était celui qui avait été le plus souvent ouvert dans la période récente. Il le chargea, l’ouvrit, régla le regard à hauteur de sa taille, et commença la visite. Le jardin n’était pas composé de jolies plantes terrestres installées sur un site célèbre de Barrayar, mais exclusivement d’espèces indigènes – ce que Miles n’aurait jamais cru possible, et encore moins beau. Il avait toujours trouvé leur couleur uniformément marron rouge et leurs formes rabougries au mieux sans intérêt. Les seules plantes barrayaranes qu’il fût capable d’identifier et de nommer sans hésiter étaient celles qui lui provoquaient de violentes allergies. Pourtant madame Vorsoisson avait su utiliser les formes et les textures pour créer une atmosphère de sérénité dans les tons sépia. Des rocailles et des ruisselets séparaient les diverses variétés, une épaisse bordure d’amarantes rouge vif délimitait un carré d’herbe-rasoir ondulante. On lui avait assuré que, du point de vue d’un botaniste, ce n’était pas vraiment une herbe. Personne ne niait, cependant, qu’elle coupait comme un rasoir. À en juger par les noms dont ils les avaient affublées, les anciens colons barrayarans n’avaient guère aimé ces plantes étrangères : chiendent du diable, amoureux-n’y-couchez-pas, crève-poule, ciguë des chèvres… C’est superbe. Comment a-t-elle réussi à faire quelque chose d’aussi beau ? Il n’avait jamais rien vu de semblable. Peut-être certaines personnes venaient-elles au monde avec un œil d’artiste, comme d’autres avec l’art de chanter juste, deux dons dont il était hélas dépourvu. À Vorbarr Sultana, la Capitale Impériale, il y avait un petit parc tristounet au bout de la rue à côté de la Résidence Vorkosigan, à l’emplacement d’une ancienne maison qui avait été rasée. On l’avait aménagé en songeant davantage à la sécurité du Régent qu’à l’esthétique. Ne serait-ce pas formidable de le remplacer par une version grandeur nature de ce projet splendide et subtil, et de donner aux citadins conscience des merveilles de leur planète ? Même s’il fallait, il vérifia, quinze ans avant qu’il atteigne la splendeur de la maturité… Le programme de jardins virtuels était censé éviter les pertes de temps et les erreurs de conception coûteuses. Mais quand on ne pouvait guère avoir un jardin plus grand qu’un mouchoir de poche, cela pouvait devenir un passe-temps à part entière. Sans aucun doute moins fatigant et moins salissant qu’un vrai. Alors… comment devina-t-il qu’elle éprouvait à peu près la même satisfaction à jouer avec son jardin virtuel qu’à regarder l’holovid d’un repas au lieu de le manger ? Elle a peut-être simplement le mal du pays. Il referma le jardin à regret. Obéissant à ses réflexes de SécImp, il chargea ensuite, pour y jeter un rapide coup d’œil, le programme financier qui s’avéra être le fichier des comptes du foyer. Il trouva qu’elle disposait d’un budget très serré étant donné ce qu’il imaginait être le salaire de l’Administrateur. Son allocation hebdomadaire était plutôt maigre. Il s’en fallait de beaucoup qu’elle ne dépense pour sa passion botanique autant que ce que les résultats qu’elle obtenait semblaient suggérer. D’autres passe-temps ? D’autres vices ? La piste financière s’avérait toujours celle qui trahissait le plus les intentions véritables des gens. C’était d’ailleurs pour cette raison que la SécImp s’assurait les services des meilleurs comptables de l’Imperium pour cacher ses activités secrètes. Elle dépensait fort peu en vêtements, sauf pour Nikolaï. Il avait entendu des parents se plaindre du coût exorbitant des vêtements d’enfants, mais là cela paraissait bizarre… une seconde, il ne s’agissait pas de vêtements. Des sommes prélevées ici et là aboutissaient toutes sur un compte privé intitulé « Nikolaï, santé ». Pour quelle raison ? En tant que fonctionnaire barrayaran en poste sur Komarr, Vorsoisson ne bénéficiait-il pas de la prise en charge des dépenses médicales de sa famille par l’Imperium ? Il consulta le compte. Les économies réalisées sur le budget de la maison et accumulées pendant un an ne représentaient pas une somme considérable, mais la régularité des versements frisait l’obsession. Intrigué, il ressortit et fit défiler la liste complète des fichiers. L’un d’eux, tout en bas de la liste, ne portait pas de nom. Il tenta aussitôt de l’ouvrir. Impossible sans le mot de passe. Curieux, c’était le seul fichier protégé. La console de com était d’un modèle courant, le plus simple et le moins cher. Au cours de leur formation les cadets de la Sécurité Impériale en disséquaient de semblables pour s’échauffer. Une vague nostalgie le fit tressaillir, mais il s’attaqua au fichier, et en cinq minutes il avait craqué le code. La Dystrophie de Vorzohn ? Ça alors, jamais il ne l’aurait deviné. Ses vieux réflexes prirent le pas sur son sentiment croissant de malaise. Il ouvrit le fichier en repoussant ses scrupules. Tu sais que tu n’appartiens plus à la SécImp, tu ne devrais pas faire ça. Il trouva une collection d’articles puisés à toutes les sources possibles et imaginables de la galaxie, suffisante pour écrire une thèse sur l’une des maladies génétiques les plus rares et les plus mal connues nées sur Barrayar. La Dystrophie de Vorzohn avait fait son apparition durant la Période de l’isolement et avait touché essentiellement, comme son nom l’indiquait, la caste des Vor. Toutefois on ne l’avait identifiée comme mutation génétique qu’au retour de la médecine galactique. Pour une raison simple, elle ne présentait pas le genre de signe manifeste qui aurait conduit quelqu’un comme… comme lui par exemple, à avoir la gorge tranchée à la naissance. Cette maladie se déclarait à l’âge adulte ; elle commençait par une série déconcertante de déficiences physiques pour finir par la démence et la mort. Dans le monde brutal de Barrayar à cette époque, les porteurs du syndrome trouvaient souvent la mort pour d’autres raisons, après avoir mis au monde ou engendré des enfants, mais avant l’apparition des premiers symptômes. De toute façon, les cas de folie étaient suffisamment fréquents dans de nombreuses familles, y compris chez certains de mes chers ancêtres Vorrutyer, pour que l’apparition tardive de la maladie fût attribuée à d’autres causes. Une vraie saloperie ! Mais ça se soigne aujourd’hui, non ? Oui, mais le coût était très élevé. Miles parcourut rapidement les articles. On pouvait combattre les symptômes grâce à une gamme de combinaisons biochimiques qui détruisaient et remplaçaient les molécules endommagées. Il existait aussi un traitement rétrogénique définitif qui coûtait beaucoup plus cher. Définitif, enfin presque. Il fallait tester chaque embryon, de préférence au moment de la fertilisation et avant son implantation pour la gestation dans le réplicateur utérin. Est-ce que le petit Nikolaï s’était développé dans un réplicateur utérin ? Grand Dieu, Vorsoisson n’avait quand même pas insisté pour que sa femme et son enfant courent le risque d’une gestation in utero à l’ancienne. Seules quelques-unes des familles Vor les plus conservatrices continuaient de défendre ces pratiques d’un autre âge, pratiques contre lesquelles la mère de Miles avait un jour lancé la plus violente diatribe qu’il eût jamais entendue sortir de sa bouche. Et elle devait savoir de quoi elle parlait. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Il s’appuya contre le dossier de sa chaise, les mâchoires serrées. Si, comme le suggérait le contenu du fichier, Nikolaï portait ou était susceptible de porter la Dystrophie de Vorzohn, un de ses parents, voire les deux, devait la porter également. Depuis combien de temps savaient-ils ? Il comprit soudain ce qu’il aurait dû remarquer plus tôt dans l’illusion de bonheur conjugal parfait que Vorsoisson parvenait à donner. Voir ce qui manquait, c’était toujours là le plus difficile. Deux ou trois enfants de plus, voilà ce qui manquait. À quand des petites sœurs pour Nikolaï, s’il vous plaît ? Mais non. Alors ils savent depuis au moins la naissance de leur fils, ou peu après. Quel cauchemar ! Mais qui est porteur ? Lui ou elle ? Il espérait que ce n’était pas madame Vorsoisson. Il ne pouvait supporter l’idée de voir cette beauté sereine ravagée par les assauts d’un pareil dysfonctionnement interne… Je ne veux pas savoir. Sa curiosité futile se trouvait bien punie. Cette manière idiote de fouiner était sans doute indigne d’un Auditeur Impérial, même si sa formation d’agent de la SécImp la lui avait inculquée. D’ancien agent. Où était donc passée la probité sans tache du nouvel Auditeur ? C’était comme s’il était allé farfouiller dans le tiroir où elle rangeait ses sous-vêtements. Je ne peux pas te laisser tout seul, même une minute, c’est ça, non ? Il avait souffert des années sous le joug des règlements militaires jusqu’à ce qu’il obtienne ce poste sans aucune règle écrite. Le sentiment d’être mort et d’être arrivé au Paradis n’avait duré que cinq minutes. Un Auditeur Impérial était la Voix de l’Empereur, ses yeux, ses oreilles, et parfois sa main, joli programme, jusqu’au moment où l’on prenait le temps de se demander ce que diable cette métaphore poétique était censée signifier, vraiment. Il fallait donc se poser la question : Puis-je imaginer Gregor en train de faire ceci ou cela ? L’Empereur, sous son apparente sévérité cachait une timidité quasi douloureuse. Il en eut le vertige. Bon, lui fallait-il poser la question autrement ? Pourrais-je imaginer Gregor, l’Empereur, en train de faire cela dans le cadre de ses fonctions ? Quels actes au juste, répréhensibles pour un citoyen ordinaire, devenaient-ils légaux pour un Auditeur Impérial dans le cadre de ses fonctions ? Beaucoup, s’il en croyait les précédents qu’il avait lus. Alors, la règle était-elle : « Liberté totale jusqu’à ce que tu commettes une erreur, et alors, nous te détruirons » ? Il ne la trouvait pas vraiment à son goût. Et, même à l’époque de la SécImp, on ne fouillait dans les fichiers privés que des seuls ennemis, à la rigueur des suspects. Et bien sûr aussi des futures recrues. Et des gens des pays neutres quand on risquait d’aller en opération sur leur territoire. Et… et aussi… Il ricana par dérision. Gregor, au moins, avait de meilleures manières que la SécImp. Rouge d’embarras, il ferma les fichiers et effaça toute trace de son passage avant de se replonger dans les rapports d’autopsie. Il étudia les corps affreusement mutilés pour tenter d’y glaner quelques indices. La mort était glaciale. Il se leva pour monter le thermostat du bureau et se remit au travail. 3 Ekaterin n’avait pas prévu à quel point la visite d’un Auditeur Impérial mettrait en émoi le personnel de l’école de Nikolaï. Mais le Professeur Vorthys, lui-même enseignant chevronné, leur fit rapidement comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une inspection officielle, et sut trouver les mots qui convenaient pour les mettre à l’aise. Toutefois son oncle et elle ne s’attardèrent pas aussi longtemps que Tienne le leur avait suggéré. Histoire de passer un peu de temps, elle l’emmena faire un tour rapide des endroits les plus agréables du Dôme de Serifosa : les plus beaux jardins et les meilleures plates-formes d’observation qui dominaient le paysage aride de Komarr au-delà de la ville confinée. Serifosa était la capitale de ce Secteur planétaire, et elle devait faire un effort pour ne pas penser aux Secteurs komarrans comme s’ils étaient des Districts barrayarans. Les frontières de ceux-ci étaient plus naturelles, elles suivaient au hasard le cours des rivières, les chaînes de montagnes, et les lignes irrégulières là où les armées des Comtes avaient perdu des batailles historiques. Les Secteurs komarrans étaient des figures géométriques parfaites divisant la planète en parts égales. Toutefois les prétendus dômes, en réalité des milliers de structures interconnectées aux formes multiples, avaient perdu leur aspect géométrique depuis des siècles car on les avait ajoutés les uns aux autres au gré des modes architecturales, au hasard et sans souci d’harmonie. Elle se rendit compte un peu tard qu’elle aurait dû traîner l’éminent ingénieur dans les tunnels de service et les centrales qui produisaient l’énergie et renouvelaient l’atmosphère, mais il était l’heure d’aller déjeuner. La visite guidée s’acheva à proximité de son restaurant préféré, une pseudo-terrasse qui faisait semblant d’être à l’air libre, en dispersant ses tables dans un parc paysager, sous le ciel prisonnier. L’astre artificiel endommagé était à présent visible, et progressait lentement sur son orbite, voilé aujourd’hui par de minces nuages d’altitude, comme s’il se cachait, honteux de montrer son infirmité. Ekaterin le remarqua avec plaisir : le pouvoir considérable conféré à un Auditeur par le fait d’être la Voix de l’Empereur n’avait guère changé son oncle. Il avait conservé son bel enthousiasme pour les superbes desserts et, conseillé par sa nièce, il composa son menu en l’organisant sur son choix de douceurs. Elle n’aurait pas vraiment pu dire « ne l’avait pas changé du tout » : il semblait avoir appris la prudence, et réfléchissait avant de parler davantage que ne le nécessitaient de simples considérations techniques. De toute façon, il ne pouvait plus se permettre d’ignorer totalement les réactions nouvelles et exagérées qu’il suscitait. Ils passèrent commande et elle suivit le regard de son oncle qui levait les yeux pour observer brièvement le miroir. — Il n’y a vraiment aucun risque réel que l’Imperium abandonne le projet de soleil artificiel, dis-moi ? Il faut au moins le réparer… Je veux dire… il a l’air tellement de guingois comme ça. — En fait, il est de guingois. C’est le vent solaire. Il va falloir qu’on s’en occupe sans tarder. Personnellement, je n’aimerais pas le voir laissé à l’abandon. Ça a été la plus grande prouesse technologique des ancêtres qui ont colonisé Komarr, les dômes mis à part. Ce que ces hommes ont fait de mieux. S’il s’agissait d’un sabotage… eh bien, ce serait ce que les hommes ont fait de pire. Du vandalisme, rien que du vandalisme absurde. Un artiste protestant contre le barbouillage d’un chef-d’œuvre ne se serait pas montré plus véhément. — J’ai entendu des Komarrans âgés parler de ce qu’ils avaient ressenti lorsque l’armée d’invasion de l’Amiral Vorkosigan s’est emparée du miroir dès le début des opérations. Je ne crois pas qu’il avait une grande valeur stratégique vu la vitesse à laquelle se déroulaient les batailles spatiales, mais l’impact psychologique a été énorme. C’était un peu comme s’ils s’étaient emparés du soleil lui-même. Je pense qu’en rendre le contrôle à l’administration civile komarrane fut une décision politique très habile. J’espère que l’accident ne va pas gâcher tout cela. — Difficile à dire. Décidément, il avait appris la prudence. — On avait parlé de rouvrir la plate-forme d’observation du miroir aux touristes. J’imagine qu’à présent tout le monde est soulagé que ça ne se soit pas fait. — On continue d’y emmener des quantités de VIP. Moi-même j’y suis allé il y a plusieurs années quand je suis venu faire une série de conférences à l’université de Solstice. Heureusement le jour de la collision il n’y avait pas de visiteurs. Mais il faudrait l’ouvrir au public, qu’on le voie, qu’il ait un rôle éducatif. On pourrait installer là-haut un musée montrant comment il a été construit. Une réalisation fantastique. C’est drôle de penser qu’il sert essentiellement à créer des marécages. — Mais au bout du compte, les marécages produisent de l’oxygène, dit Ekaterin dans un sourire. Dans l’esprit de son oncle, l’esthétique technologique pure importait manifestement plus que sa finalité biologique grossière. — Bientôt tu défendras les rats. Vous avez des rats ici, non ? — Oh oui, dans les souterrains des dômes. Et des hamsters, et des gerbilles. Tous les enfants en capturent pour en faire des animaux de compagnie. À vrai dire, quand on y pense, c’est sans doute ce qu’ils étaient au départ. Je trouve les rats noirs et blancs vraiment mignons. Les exterminateurs de vermine doivent se cacher soigneusement de leurs propres enfants pour travailler. Et puis nous avons aussi des cafards bien sûr. Qui n’en a pas ? Et là-bas, à Equinox, ils ont des cacatoès sauvages. Deux ou trois couples se sont échappés, ou on les a lâchés, il y a quelques dizaines d’années. Aujourd’hui il y a de ces oiseaux multicolores partout, et les gens leur donnent à manger en plus. Les services de l’hygiène voulaient les éliminer, mais les actionnaires du Dôme ont voté contre. La serveuse apporta leur salade et leur thé glacé, et la conversation s’interrompit un court instant tandis que son oncle savourait ses épinards frais, ses mangues et ses noix de pécan confites. Elle avait deviné qu’il aimerait les noix de pécan. Les produits cultivés hors sol à Serifosa étaient parmi les meilleurs de Komarr. Elle profita de la courte pause pour orienter la conversation vers le sujet qui l’intriguait le plus pour l’instant. — Ton collègue, Lord Vorkosigan, a-t-il vraiment fait treize ans dans la Sécurité Impériale ? Ou as-tu dit cela parce que Tienne t’agaçait ? — Trois ans à l’Académie Militaire Impériale, et dix ans dans la Sécurité Impériale, pour être précis. — Comment a-t-il réussi à entrer ? À passer les épreuves physiques ? — Le népotisme, j’imagine. Pour être juste avec lui, il semble y avoir eu fort peu recours par la suite. Quand Gregor nous a demandé, à moi et à mes collègues Auditeurs, d’évaluer la candidature de Vorkosigan avant de le nommer, j’ai eu la chance de lire son dossier militaire confidentiel top secret en entier. Fascinant. Elle laissa échapper un léger soupir de déception. — Top secret. Alors je suppose que tu ne peux pas m’en parler. — Eh bien, dit-il en souriant tout en avalant une bouchée de salade, il y a eu l’épisode Dagoola IV. Tu en as sûrement entendu parler, cette énorme évasion de prisonniers de guerre marilacans d’un camp-prison cetagandan, il y a quelques années. Elle n’en gardait qu’un vague souvenir. À cette époque elle était plongée jusqu’au cou dans les joies de la maternité et ne suivait guère l’actualité, surtout l’actualité en provenance du fin fond de la galaxie. Mais elle hocha la tête pour l’encourager à continuer. — Tout ça c’est de l’histoire ancienne à présent. Si j’en crois Vorkosigan, les Marilacans ont entrepris de réaliser une superproduction holovidéo sur le sujet. La Grande Évasion, ou quelque chose comme ça. Ils ont voulu l’engager – ou plutôt, engager son alias fictif – comme consultant technique, mais il a été contraint, à regret, de décliner l’offre. Que la Sécurité Impériale continue de classer top secret des événements que les Marilacans vont diffuser sur toute la planète, cela me paraît un peu excessif, même pour la SécImp. Bref, Vorkosigan était l’agent de Barrayar, et c’est lui qui a fomenté l’évasion. — J’ignorais que nous avions un agent secret dans cette histoire. — C’était notre homme infiltré. Alors, cette plaisanterie saugrenue sur les Marilacans qui ronflaient… ce n’en était pas tout à fait une… — S’il était si bon, pourquoi a-t-il laissé tomber ? Son oncle sauça consciencieusement le reste de la sauce de sa salade avec son pain aux sept céréales avant de répondre. — Je ne peux te donner que la version officielle de tout cela. Il n’a pas laissé tomber de son plein gré. Il y a deux ou trois ans, il a été grièvement blessé, au point d’avoir besoin d’une cryostase. La blessure et la cryorégénération lui ont laissé beaucoup de séquelles, dont certaines permanentes. Il a été obligé de subir une décharge médicale qu’il a, disons… mal supporté. Ce n’est pas à moi de parler de ces choses. — S’il a été blessé au point d’avoir besoin d’une cryostase, c’est qu’il était mort, s’étonna-t-elle. — Techniquement, je suppose que oui. « Vivant » et « mort » ne sont plus des catégories aussi distinctes que durant la Période de l’isolement. Donc son oncle se trouvait en possession des informations médicales sur les mutations de Vorkosigan qu’elle désirait par-dessus tout connaître, s’il s’y était intéressé. Les dossiers médicaux militaires étaient très complets. — Alors, plutôt que de laisser perdre tout ce savoir-faire, Gregor lui a trouvé un emploi civil. La plupart des tâches qui incombent aux Auditeurs ne sont pas trop exigeantes sur le plan physique… bien que je doive avouer que j’ai été content d’avoir quelqu’un de plus jeune et de plus mince que moi à envoyer faire ces longues inspections dans le vide dans une combinaison pressurisée. J’ai bien peur d’avoir abusé de ses forces, mais il s’est avéré fin observateur. — Alors, c’est vraiment ton assistant ? — Certainement pas. Quel est l’imbécile qui a dit cela ? Les Auditeurs sont tous égaux. Le bénéfice de l’âge n’est qu’un prétexte pour coller certaines corvées administratives à quelqu’un, les rares fois où nous travaillons en équipe. Vorkosigan est un jeune homme bien élevé et il respecte mes cheveux blancs, mais c’est un Auditeur à part entière et il fait ce qui lui plaît. Pour l’instant il lui plaît d’étudier mes méthodes. Je ne raterai pas l’occasion d’étudier les siennes. Tu vois, on ne nous donne pas un manuel d’instructions en même temps que notre charge impériale. Une fois on a suggéré aux Auditeurs d’en créer un eux-mêmes, mais ils ont, fort sagement à mon avis, décidé que cela ferait plus de mal que de bien. À la place nous avons les rapports impériaux conservés aux Archives. Des précédents, pas des règles. Depuis peu plusieurs des plus récents Auditeurs ont entrepris de lire quelques vieux rapports et nous nous rencontrons autour d’une table pour discuter et analyser la manière dont les affaires ont été résolues. Fascinant. Et délicieux. Vorkosigan a une cuisinière absolument extraordinaire. — Mais, c’est sa première mission, ici, non ? Il a été désigné comme ça, sur un caprice de l’Empereur ? — Il a commencé par une mission temporaire en tant que Neuvième Auditeur au sein même de la SécImp. Une tâche très difficile. Pas du tout mon genre de travail. Elle ne faisait pas complètement abstraction de l’actualité. — Mon Dieu. C’est lui qui est responsable des deux changements successifs à la tête de la SécImp l’hiver dernier ? — Je préfère nettement mes enquêtes techniques, fit-il doucement observer. Leurs sandwichs salade-poulet, poulet élevé en cuve bien sûr, arrivèrent tandis qu’Ekaterin encaissait la dérobade de son oncle. Elle cherchait à se rassurer, mais contre quoi ? Elle devait l’admettre, Vorkosigan, avec son sourire tranquille et son regard chaleureux, la troublait, mais elle n’aurait su dire pourquoi. Il avait tendance à se montrer sardonique. Elle était certaine de ne nourrir aucun préjugé inconscient contre les mutants, puisque Nikolaï lui-même… Au temps de l’isolement, si j’avais mis au monde un enfant comme Vorkosigan, ç’aurait été mon devoir de mère de lui trancher la gorge. Heureusement, Nikolaï aurait échappé à cette épuration. Durant un certain temps. Dieu merci, la Période de l’isolement est terminée, et pour toujours. — J’ai l’impression que tu aimes bien Vorkosigan, reprit-elle pour orienter la conversation vers les renseignements qu’elle cherchait. — Ta tante également. Nous l’avons invité à dîner à plusieurs reprises l’hiver dernier. À vrai dire, c’est là que l’idée des rencontres de discussion lui est venue. Je sais qu’il est plutôt réservé, par prudence je crois, mais il peut avoir beaucoup d’humour une fois lancé. — Est-ce qu’il t’amuse ? Amusant ! Elle ne l’avait certainement pas trouvé amusant au premier abord. Il avala une bouchée de son sandwich et leva de nouveau les yeux vers le halo blanc qui au milieu des nuages indiquait l’emplacement du miroir. — J’ai enseigné la technologie pendant trente ans. Il y avait des côtés corvée, mais chaque année j’avais la joie de trouver dans mes classes quelques étudiants brillants qui donnaient du prix à mon travail. Il but une gorgée de thé et parla plus lentement. — Mais beaucoup moins souvent, tous les cinq ou dix ans tout au plus, je découvrais un authentique génie, et la joie devenait un privilège, un bien précieux à chérir. — Tu crois que c’est un génie ? demanda-t-elle en levant les sourcils. Ce sale crétin de Haut Vor ? — Je ne le connais pas encore tout à fait assez bien, mais je le soupçonne d’en être un, de temps en temps. — Peut-on être un génie de temps en temps ? — Tous les génies que j’ai connus ne l’étaient que de temps en temps. Pour avoir droit au titre, il suffit d’avoir fait quelque chose d’exceptionnel une fois, tu sais. Au bon moment. Ah, les desserts ! Mon Dieu, comme c’est appétissant ! Il s’attaqua avec entrain à un gros gâteau au chocolat couvert de crème fouettée constellée de noix de pécan. Elle désirait obtenir des renseignements personnels, mais elle n’obtenait que des anecdotes concernant sa carrière. Il allait lui falloir emprunter des voies plus directes, mais embarrassantes. Tout en prenant sa première cuillerée de tarte aux pommes et à la cannelle avec un peu de glace, elle rassembla son courage pour demander : — Est-ce qu’il est marié ? — Non. — Je suis surprise. Mais, l’était-elle vraiment ? — C’est un Haut Vor, juste ciel, du plus haut rang. Il sera Comte un jour, n’est-ce pas ? Il est riche, du moins je l’imagine, il occupe une fonction importante… Elle laissa sa phrase en suspens. Que voulait-elle dire ? Qu’est-ce qu’il a d’anormal pour ne pas encore avoir trouvé sa Lady Vorkosigan ? Quel accident génétique l’a rendu comme ça ? Il l’a hérité de son père ou de sa mère ? Est-ce qu’il est impuissant, ou stérile ? À quoi ressemble-t-il quand il a enlevé ses vêtements de luxe ? Est-ce qu’il dissimule quelque difformité plus gênante ? Est-il homosexuel ? Est-ce qu’il y aurait un risque à le laisser seul avec Nikolaï ? Elle ne pouvait formuler aucune de ces questions, et ses allusions indirectes ne lui apportaient rien qui la rapprochât des réponses qu’elle cherchait. Et puis zut ! Elle n’aurait pas eu à se donner autant de mal pour obtenir les renseignements de sa tante. — Il a été loin de l’Imperium pendant l’essentiel de ces dix dernières années, dit-il comme si cela expliquait quelque chose. — Est-ce qu’il a des frères et sœurs ? Des frères et sœurs normaux ? — Non. Mauvais signe. — Oh, je retire cela. Je devrais dire pas au sens habituel. Il a un clone. Qui ne lui ressemble pas, toutefois. — Ça… Si c’est un… Je ne comprends pas. — Si tu veux savoir, il faudra que tu demandes à Vorkosigan de t’expliquer. C’est compliqué, même pour lui. Personnellement, je ne l’ai jamais rencontré. La bouche pleine de chocolat et de crème, il ajouta : — À propos de frères et sœurs, vous en avez prévu pour Nikolaï ? Ils vont avoir beaucoup d’écart si vous attendez trop. Prise de panique, elle sourit. Allait-elle oser lui dire ? Les accusations de trahison portées par Tienne revinrent à sa mémoire, mais elle se sentait fatiguée, épuisée, dégoûtée par ce secret stupide. Si seulement sa tante était là… Elle était confusément consciente de la présence de son implant contraceptif, le seul fruit de la technoculture galactique qu’il avait accepté sans rechigner. Elle y avait gagné la stérilité d’une femme galactique sans bénéficier de sa liberté. Les femmes modernes troquaient avec joie la loterie mortelle de la fertilité contre la garantie à la fois de la santé et du résultat assuré procurés par le réplicateur utérin, mais Tienne et son obsession du secret l’avaient également privée de cette récompense. Même s’il était somatiquement guéri, ses cellules germinales ne le seraient pas, et ses enfants devraient subir des tests génétiques. Avait-il l’intention de renoncer à avoir d’autres ; enfants ? Quand elle avait tenté d’aborder le sujet, il l’avait, rembarrée d’un air dégagé : Chaque chose en son temps, et quand elle avait insisté, il s’était fâché, l’accusant de le harceler et de se montrer égoïste. La recette s’avérait chaque fois efficace pour la faire taire. Elle esquiva la question de son oncle. — On a tellement bougé. J’attendais que la carrière de Tienne se stabilise. — Elle semble avoir été du genre, disons, instable ? Il l’interrogea du regard, l’invitant à lui dire… quoi au juste ? — Je ne dirais pas que tout a été facile. C’était la vérité. Treize emplois différents en dix ans. Etait-ce la progression normale de la carrière d’un bureaucrate ? Tienne prétendait que c’était indispensable, qu’aucun patron ne donnait de promotion interne, ni ne permettait à un ancien subordonné de s’élever au-dessus de lui. Il fallait changer pour monter. — Nous avons déménagé huit fois. Jusqu’à présent, j’ai abandonné six jardins. Les deux dernières fois, je n’ai rien planté, sauf dans des pots. Et quand nous sommes venus ici, j’ai dû en laisser la plupart. Peut-être Tienne garderait-il son emploi sur Komarr. Comment pourrait-il un jour récolter le fruit de ses efforts, la promotion et le statut dont il rêvait, s’il ne restait jamais assez longtemps au même endroit pour y avoir droit ? Certes, elle ne pouvait que lui donner raison, ses premiers postes étaient d’un intérêt médiocre. Elle n’avait eu aucun mal à comprendre pourquoi il avait voulu partir rapidement. La vie d’un jeune couple était censée être instable, le temps que chacun s’ajuste à sa nouvelle vie d’adulte. À vrai dire le temps qu’elle s’ajuste à la sienne. Elle n’avait que vingt ans quand ils s’étaient mariés. Tienne en avait trente… Il s’était lancé dans chaque nouvel emploi avec un bel enthousiasme, travaillant dur, ou du moins beaucoup. Nul doute, personne n’aurait pu travailler plus dur. Puis l’enthousiasme s’éteignait et il commençait à se plaindre : trop de travail, trop peu de satisfactions, et qui arrivaient trop lentement, collègues paresseux, patrons envahissants. Du moins c’était ce qu’il disait. Elle avait un signal d’alerte : quand Tienne commençait à lui rapporter des ragots sur les habitudes sexuelles de ses chefs, c’était le signe qu’il allait de nouveau abandonner son emploi et devoir en trouver un autre, ce qui semblait prendre de plus en plus de temps. Alors de nouveau il s’enflammait, et le cycle recommençait. Pour l’instant l’oreille hypersensible d’Ekaterin n’avait repéré aucun signe négatif, et pourtant cela faisait presque un an qu’ils étaient là. Peut-être Tienne avait-il fini par trouver sa… comment Vorkosigan l’avait-il appelée ? sa passion. Jamais il n’avait réussi à obtenir un poste aussi important. Pour une fois il se pourrait que les choses tournent bien. Si elle tenait le coup suffisamment longtemps, tout finirait par s’arranger, la vertu serait récompensée. Cette maudite Dystrophie de Vorzohn était une épée suspendue au-dessus de leur tête, et Tienne avait de bonnes raisons de se montrer impatient. Il ne disposait pas d’un temps illimité. Et le tien, il est illimité ? Elle ferma les yeux pour chasser cette idée. — Ta tante se demandait si tu étais heureuse. Tu n’aimes pas Komarr ? — Oh, ça va, se dépêcha-t-elle de dire. J’admets que j’ai eu un peu le mal du pays, mais ça n’est pas pareil que ne pas aimer. — Elle était persuadée que tu saisirais l’occasion de mettre Nikki dans une école komarrane pour, comme elle dit, lui faire profiter de l’expérience culturelle. Non que l’école que nous avons vue ce matin ne soit pas bien, et je le lui dirai pour la rassurer, je te le promets… — L’idée m’a tentée. Mais le fait d’être barrayaran, étranger, dans une classe komarrane risquait d’être difficile pour lui. Tu sais comment les gamins de cet âge se liguent contre ceux qui sont différents. Tienne pensait que cette école privée serait beaucoup mieux. De nombreuses familles Haut Vor du Secteur y envoient leurs enfants. Il disait que Nikki pourrait se faire des relations intéressantes. — Je n’ai pas eu l’impression que Nikki avait beaucoup d’ambition sociale. Un léger clin d’œil atténua la sécheresse de sa repartie. Que répondre à cela ? Défendre un choix qu’elle n’approuvait pas ? Reconnaître qu’elle donnait tort à Tienne ? Si elle commençait à se plaindre de lui, elle n’était pas certaine de pouvoir s’arrêter avant de déverser ses craintes les plus affreuses. Et puis elle trouvait tellement moche de se plaindre de son conjoint. — Des relations pour moi, en fait. À vrai dire elle n’avait pas réussi à rassembler assez d’énergie pour les cultiver aussi assidûment que Tienne l’aurait souhaité. — Ah, tu t’es fait des amies, c’est bien. — Oui, enfin… oui. Elle racla le reste du sirop de pomme au fond de son assiette. Quand elle leva les yeux, elle remarqua à l’entrée du patio du restaurant un jeune Komarran au visage ouvert qui la dévisageait. Au bout d’un moment il entra et s’approcha timidement de leur table. — Madame Vorsoisson ? — Oui ? répondit-elle sur ses gardes. — Ah, tant mieux. Je pensais bien vous avoir reconnue. Je m’appelle Andro Farr. Nous nous sommes rencontrés à la fête de l’Hiver des employés du Projet de Terraformation de Serifosa il y a quelques mois. Vous vous en souvenez ? — Vaguement oui. Quelqu’un vous avait invité… ? — Oui. Marie Trogir. Elle est ingénieur au service de Récupération de la chaleur. Ou plutôt elle l’était…Vous la connaissez ? Je veux dire, est-ce que vous lui avez jamais parlé ? — Non, pas vraiment. Ekaterin avait rencontré la jeune Komarrane peut-être trois fois à des soirées officielles du Projet, toujours très bien organisées. En général, consciente de son rôle d’épouse et de représentante de Tienne, elle était trop attentive à recevoir chaque hôte avec une cordialité de façade pour pouvoir s’engager dans des conversations trop personnelles. — Désirait-elle me parler ? Le jeune homme parut déçu et ses épaules s’affaissèrent. — Je l’ignore. Je pensais que vous auriez pu être amies, ou au moins que vous vous connaissiez. J’ai parlé à toutes celles de ses amies que j’ai réussi à trouver. — Hum… Oh ? Ekaterin n’était pas certaine d’avoir envie de l’encourager. Farr sembla sentir sa prudence et rougit légèrement. — Pardonnez-moi. Je me retrouve dans une situation personnelle difficile, et je ne sais pas pourquoi. J’ai été pris par surprise. Mais voyez-vous… il y a six semaines environ, Marie m’a dit qu’elle quittait la ville pour aller travailler à un projet monté par son service, et qu’elle serait de retour après cinq semaines environ, elle n’en était pas très sûre. Elle ne m’a laissé aucun numéro de com pour la joindre, elle m’a dit qu’elle ne pourrait sans doute pas appeler et de ne pas m’inquiéter. — Est-ce que… est-ce que vous vivez ensemble ? — Oui. Enfin, le temps passe, le temps passe et je n’ai pas de nouvelles… J’ai fini par appeler son patron, l’Administrateur Soudha. Il est resté évasif. En fait je crois qu’il m’a raconté des salades. Alors j’y suis allé et j’ai posé des questions aux gens. Quand j’ai réussi à le coincer, il m’a dit qu’elle avait démissionné brusquement six semaines plus tôt et avait disparu. Ainsi que son chef de service, l’ingénieur Radovas, celui avec qui elle m’avait dit qu’elle partait travailler sur le terrain. Soudha semble penser qu’ils sont… qu’ils sont partis ensemble. C’est absurde. L’idée de quitter quelqu’un et de partir sans laisser d’adresse ne paraissait pas du tout absurde à Ekaterin, mais ce n’était pas vraiment le moment de le dire. Qui savait quelles profondes frustrations Farr n’avait su déceler chez sa compagne ? — Je suis navrée. Je ne sais rien de tout cela. Tienne n’en a jamais parlé. — Pardonnez-moi de vous importuner, madame, dit-il hésitant, prêt à tourner les talons. — Avez-vous parlé à madame Radovas ? — J’ai essayé. Elle a refusé de me parler. Ceci aussi était compréhensible si son mari d’un certain âge s’était enfui avec une femme plus jeune et plus jolie. — Avez-vous signalé sa disparition à la Sécurité du Dôme ? demanda Vorthys. Ekaterin se rendit compte qu’elle avait oublié de les présenter et, après réflexion, décida de n’en rien faire. — Je n’étais pas sûr. Je crois que je vais le faire. — Hum… se contenta-t-elle de dire. Voulait-elle vraiment encourager ce type à persécuter cette jeune femme ? De toute évidence elle l’avait plaqué. Avait-elle choisi cette façon cruelle de mettre un terme à leur relation parce qu’elle manquait de tact, ou parce que lui était un monstre ? On ne peut jamais savoir quels lourds secrets les gens dissimulent derrière leur beau sourire. — Elle a laissé toutes ses affaires. Elle a laissé ses chats. Je ne sais pas quoi en faire, dit-il piteusement. Ekaterin avait entendu des histoires de femmes désespérées qui abandonnaient tout derrière elles, y compris leurs enfants, mais l’oncle Vorthys intervint : — Ça me semble bizarre. À votre place j’irais à la Sécurité, ne serait-ce que pour vous rassurer. Vous pourrez toujours vous excuser plus tard s’il le faut. — Je… Je crois que je vais le faire. Bonne journée, madame, monsieur. Il se passa la main dans les cheveux et partit à reculons par la petite grille en imitation fer forgé qui menait au parc. — Nous devrions peut-être rentrer, suggéra Ekaterin lorsque le jeune homme eut disparu. Faut-il apporter quelque chose à manger pour Lord Vorkosigan ? Ils peuvent nous faire un panier-repas. — Je ne suis pas certain qu’il s’aperçoive qu’il n’a pas mangé quand il est plongé dans un problème, mais ça me semble une bonne idée. — Est-ce que tu connais ses goûts ? — N’importe quoi, j’imagine. — Il est allergique à quelque chose ? — Pas que je sache. Elle composa rapidement un repas équilibré et nourrissant en espérant que le bel assortiment de légumes ne finirait pas dans le vide-ordures. Avec les hommes, on ne pouvait jamais savoir. Lorsque la commande arriva, ils partirent, et elle conduisit son oncle à la station de voitures-bulles la plus proche pour regagner la maison. Elle n’avait toujours pas la moindre idée de la manière dont Vorkosigan s’y était pris pour réussir à assumer si bien son statut de mutant sur leur planète si marquée par les mutations génétiques, sauf peut-être en menant l’essentiel de sa carrière ailleurs. Voilà qui ne risquait guère d’aider Nikolaï. 4 Le domaine des bureaux d’Etienne Vorsoisson occupait deux étages à mi-hauteur d’une tour étanche dont le reste appartenait aux services de l’Administration de Serifosa. La tour s’élevait juste à l’extérieur du dôme et non à l’intérieur d’une structure à l’atmosphère contrôlée. Miles scrutait le toit de verre de l’atrium d’un œil inquiet tandis que l’escalator les emportait vers le haut. Il aurait juré que son oreille avait détecté un léger sifflement provenant d’une fuite d’air dans un joint pas vraiment étanche. — Que se passerait-il si quelqu’un balançait une pierre dans une fenêtre ? murmura-t-il au Professeur. — Pas grand-chose. Ça déclencherait un assez joli courant d’air, mais la différence de pression n’est pas très importante. — Exact. Le Dôme de Serifosa n’était pas vraiment conçu comme une installation spatiale, en dépit de ressemblances architecturales parfois trompeuses. L’air à l’intérieur y était fabriqué à partir de l’air extérieur. Des puits de ventilation disposés sur tout le dôme aspiraient l’atmosphère de Komarr, filtrant le dioxyde de carbone en excès et quelques impuretés, laissant passer l’azote sans le modifier, et concentrant l’oxygène à un niveau respirable par l’homme. Le taux d’oxygène dans l’atmosphère, avant concentration, demeurait trop faible pour permettre à un grand mammifère de respirer sans masque, mais la quantité globale constituait un gigantesque réservoir comparé au volume des dômes même les plus vastes. — C’est vrai. Tant que leurs centrales énergétiques fonctionnent, du moins ! Ils descendirent de l’escalator et suivirent Vorsoisson qui s’engagea dans un couloir partant de l’atrium central. La vue d’un coffret accroché au mur à côté d’un extincteur et contenant des masques à oxygène rassura légèrement Miles : les Komarrans n’avaient pas totalement oublié les précautions élémentaires. Toutefois le coffret était couvert d’une poussière suspecte ; avait-il seulement été utilisé une fois depuis son installation des années auparavant ? Ou vérifié ? S’il s’était agi d’une inspection militaire, Miles aurait pu s’amuser à s’arrêter et à ouvrir le coffret pour s’assurer que les batteries et les bouteilles d’oxygène répondaient aux normes. Bien sûr il aurait aussi pu le faire en sa qualité d’Auditeur, ou faire n’importe quoi d’autre au gré de sa fantaisie. Lorsqu’il était jeune, son grand défaut, un vrai péché, était son impulsivité permanente. Dans ses heures de doute, au cœur de la nuit, il se demandait parfois si l’Empereur Gregor avait bien réfléchi avant de nommer son plus récent Auditeur. Le pouvoir était censé corrompre, mais là il se sentait plutôt comme un gamin lâché dans un magasin de bonbons. Contrôle-toi, mon garçon. Ils dépassèrent le coffret et ses masques sans incident. Vorsoisson jouait les guides et indiquait à ses visiteurs les bureaux des différents services sous ses ordres, sans toutefois les inviter à y entrer. Non qu’il y eût grand-chose à voir à l’intérieur. Le véritable intérêt, le véritable travail, se trouvait à l’extérieur des dômes, dans les stations expérimentales, dans les biotopes répartis, par petites zones, sur tout le Secteur de Serifosa… Tout ce que Miles aurait vu dans ces pièces vides, c’étaient des consoles de com, et des Komarrans bien sûr, des quantités de Komarrans. — Par ici, Messeigneurs. Vorsoisson les conduisit dans une vaste pièce confortable équipée d’une grande table de projection holovid ronde. L’endroit ressemblait, et sentait, comme n’importe laquelle des salles de conférences militaires que Miles avait fréquentées au cours de sa carrière avortée. Toujours la même rengaine. Je parie que le plus gros effort que je vais avoir à faire sera de rester éveillé. Une demi-douzaine d’hommes et de femmes étaient assis et attendaient, jouant nerveusement avec des blocs-notes électroniques et des vidéodisques. Deux autres se faufilèrent derrière les Auditeurs en murmurant des paroles d’excuse. Vorsoisson indiqua les sièges prévus pour les visiteurs à sa droite et à sa gauche, et Miles s’installa après avoir salué l’assemblée d’un bref sourire. — Lord Auditeur Vorthys, Lord Vorkosigan, permettez-moi de vous présenter les chefs de service de l’antenne de Serifosa du Projet de Terraformation de Komarr. Vorsoisson fit le tour de la table et nomma chaque personne, tous des Komarrans de souche, Vorsoisson était le seul expatrié barrayaran parmi eux. Tous les services portaient un nom évocateur : Fixation du carbone, Hydrologie, Gaz à effet de serre, Parcelles expérimentales, Récupération de la chaleur, et Reclassification microbiologique… Vorsoisson resta debout et se tourna vers l’un des derniers arrivés. — Permettez-moi de vous présenter Ser Venier, mon assistant administratif. Venier a organisé une présentation générale à votre intention. Ensuite mes collaborateurs se feront un plaisir de répondre à toutes vos questions. Vorsoisson s’assit. Venier salua de la tête les deux Auditeurs en murmurant quelques paroles inaudibles. C’était un homme menu, plus petit que son patron, aux yeux marron et au regard perçant ; malheureusement il était affublé d’un menton fuyant qui, associé à son air apeuré, le faisait ressembler à un lapin un brin maniaque. Il s’installa aux commandes du système holovid, se frotta les mains l’une contre l’autre, empila les disquettes dans un sens puis dans l’autre avant d’en choisir une, et de la reposer. Il se racla la gorge et parvint à parler. — Messeigneurs, on m’a suggéré de commencer par un panorama historique. De nouveau il leur adressa un signe de tête, et son regard s’attarda un instant sur Miles. Il inséra un disque dans le lecteur et une vue de Komarr, superbe, c’est-à-dire artistiquement embellie, se mit à tourner sur la vid. — Les premiers explorateurs du réseau de couloirs stellaires trouvèrent que Komarr possédait les atouts requis pour être terraformée. Notre gravité de presque zéro virgule neuf standard, une abondante réserve d’azote, le meilleur des gaz inertes, et une grande quantité d’eau sous forme de glace, tous ces éléments rendaient le problème beaucoup moins ardu que pour les planètes froides et sèches classiques comme, disons Mars. Il avait fallu qu’ils arrivent à une époque reculée, ces explorateurs, se dit Miles, pour s’installer ici avant que des mondes plus habitables ne soient découverts et ne rendent leur ambitieux projet économiquement non rentable. Mais, bien sûr… il y avait les couloirs de navigation. — Côté inconvénients, reprit Venier, la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère était assez élevée pour s’avérer toxique. Pourtant, le trop faible ensoleillement ne permettait pas à l’effet de serre de maintenir une température suffisante pour garder l’eau à l’état liquide. Si bien que Komarr était un monde froid, sombre, et sans vie. Les premiers calculs montrèrent qu’il faudrait davantage d’eau, et quelques bombardements de comètes, baptisés bombardements à impact contrôlé, furent organisés, et nous pouvons donc remercier nos ancêtres pour les lacs de cratère du sud de notre planète. Une myriade de lumières colorées, mais pas à l’échelle, illumina l’hémisphère sud de l’image vidéo et forma une guirlande de points bleus. — Mais la demande croissante d’eau et de gaz pour alimenter les stations orbitales et celles des couloirs ne tardèrent pas à mettre un terme à ces bombardements. Sans parler de la crainte des colons d’être victimes d’erreurs de trajectoire. Craintes fondées, pensa Miles qui n’avait pas oublié son histoire komarrane. Il jeta un coup d’œil à Vorthys. Le Professeur paraissait parfaitement satisfait de l’exposé pourtant fort scolaire de Venier. — En fait, continua ce dernier, des explorations ultérieures montrèrent que l’eau fixée sous forme de glace dans les calottes polaires était plus abondante qu’on ne l’avait tout d’abord pensé, bien que moins que sur Terre. Si bien que l’effort pour produire de la chaleur et de la lumière commença. Miles eut une pensée pour les premiers Komarrans. Lui aussi avait une aversion absolue pour le froid et le noir. — Nos ancêtres construisirent le premier miroir d’ensoleillement, suivi, une génération plus tard, par un autre d’un type différent. Une holo-maquette, elle aussi à mauvaise échelle, apparut aussitôt, suivie d’une seconde. — Un siècle plus tard, il fut suivi par le modèle que nous connaissons aujourd’hui. Le miroir aux sept disques apparut et vint se placer au-dessus du globe représentant Komarr. — L’ensoleillement au niveau de l’équateur fut amélioré au point de permettre à l’eau de couler et de développer les premiers biotopes pour fixer le carbone et produire l’indispensable oxygène. Au cours des décennies suivantes, toute une gamme de gaz à effet de serre artificiels fut fabriquée et relâchée dans la haute atmosphère pour capter cette nouvelle énergie. Puis survint l’accident. Tous les Komarrans présents autour de la table jetèrent un regard attristé au miroir endommagé. — On a parlé d’une évaluation chiffrée du refroidissement ? demanda doucement Vorthys. — Oui, Seigneur Auditeur, répondit Venier en faisant glisser une disquette en direction du Professeur. L’Administrateur Vorsoisson a mentionné que vous étiez ingénieur, alors j’ai laissé tous les calculs. Le responsable de la Récupération de chaleur, Soudha, ingénieur lui-même, tiqua et se mordit le pouce en entendant cette innocente remarque qui témoignait d’une totale ignorance de la renommée de Vorthys dans son domaine. Celui-ci se contenta d’un laconique : — Merci, j’apprécie. Et ma copie, alors ? Miles se retint de réclamer. — Auriez-vous l’obligeance de résumer vos conclusions pour nous autres profanes, Ser Venier ? — Certainement, Seigneur Auditeur… Vorkosigan. L’accident va provoquer dès la prochaine saison de graves dégâts à nos biotopes situés dans les latitudes extrêmes, au nord et au sud, non seulement sur le Secteur de Serifosa, mais sur la totalité de la planète. Ensuite, chaque année la situation s’aggravera. Dans cinq ans, le refroidissement s’accélérera rapidement et nous irons à la catastrophe. Il a fallu vingt ans pour construire le premier soleil artificiel, je prie pour qu’il n’en faille pas autant pour le réparer. Sur la vid, les calottes glaciaires, telles des tumeurs blafardes recouvraient lentement le globe. Vorthys se tourna vers Soudha. — Par conséquent les autres sources de chaleur prennent soudain une nouvelle importance, au moins provisoirement. Soudha, un solide gaillard proche de la cinquantaine, aux mains carrées, se cala sur sa chaise et grimaça un sourire. Lui aussi se racla la gorge avant de parler. — Au début de la terraformation, on espérait que la chaleur récupérée au fur et à mesure du développement des dômes contribuerait de manière significative au réchauffement de la planète. Au fil du temps, ces espoirs se sont avérés trop optimistes. Une planète qui développe son hydrologie consomme une énorme quantité d’énergie à cause de la chaleur nécessaire pour liquéfier toute la quantité de glace prisonnière. Ces derniers temps, avant l’accident, nous pensions que la meilleure façon d’utiliser la chaleur récupérée était de créer des microclimats autour des dômes pour pouvoir développer la prochaine génération de biotopes plus évolués. — Ça semble absurde à un ingénieur d’entendre dire qu’il faut gaspiller davantage d’énergie pour récupérer davantage de chaleur perdue, mais je suppose que dans ce cas précis, vous avez raison, acquiesça Vorthys. Serait-il possible d’utiliser quelques réacteurs à fusion nucléaire uniquement pour produire de la chaleur ? — Pour faire bouillir les océans tasse par tasse ? lança Soudha en grimaçant. Possible ? C’est sûr, et j’aimerais qu’on utilise davantage cette technique pour le développement local dans le Secteur de Serifosa. Bon marché ? Non ! Pour chaque degré d’augmentation de la température de la planète, le coût est plus élevé que pour réparer le miroir, ou l’agrandir, ce que nous réclamons sans succès à l’Imperium depuis des années. Et si on construit un réacteur, on peut tout aussi bien s’en servir pour les besoins d’un dôme pendant qu’on y est. La chaleur finira de la même façon par arriver à l’extérieur. Il fit glisser des disquettes en direction de Vorthys, et de Miles également cette fois, puis se tourna vers un de ses collègues. — Voici le rapport sur la situation présente de mes services. Nous sommes tous impatients de passer à des formes de plantes plus évoluées, et ce de notre vivant, mais pour l’instant l’essentiel de notre activité, à défaut de nos succès, se situe au niveau microbiologique. Philips ? L’homme que Vorsoisson avait présenté comme le chef du service de Reclassification microbiologique sourit à Soudha sans avoir l’air d’apprécier outre mesure et s’adressa aux Auditeurs. — Eh bien, oui, les bactéries prolifèrent. À la fois celles que nous avons introduites et les espèces sauvages. Au fil des années toutes les formes terrestres ont été importées, ou du moins sont arrivées et se sont échappées. Hélas, la vie microbiologique a tendance à s’adapter à son environnement plus rapidement que l’environnement ne s’est adapté à nous. Rien qu’à suivre les mutations, mon service est débordé. Il nous faudrait plus de lumière et plus de chaleur, comme toujours. Pour parler franc, plus d’argent. Notre microflore a beau pousser vite, elle meurt vite aussi et relâche ses composants carbonés. Nous devons passer à des organismes plus évolués si nous voulons stocker l’excès de carbone pendant des millénaires. Vous pourriez peut-être intervenir là-dessus, Liz ? Il adressa un signe de tête à une dame bien en chair d’une cinquantaine d’années qui avait été présentée comme le chef du service de Fixation du carbone. Elle sourit, l’air heureux, et Miles en conclut que son service obtenait de bons résultats cette année. — Oui, messeigneurs. Nous avons un certain nombre d’espèces végétales évoluées qui à la fois prospèrent dans nos parcelles expérimentales, et subissent des manipulations génétiques qui les améliorent. Notre plus grand succès, de loin, ce sont les plantes tourbières qui résistent au froid et au dioxyde de carbone. Certes il leur faut de l’eau, et elles se développeraient mieux, bien sûr, à des températures plus élevées. Dans l’idéal, il faudrait qu’elles poussent dans des zones de faille pour pouvoir stocker le carbone vraiment longtemps, mais le Secteur de Serifosa n’en possède pas. Nous avons donc choisi des régions de basse altitude qui finiront par être recouvertes de lacs ou de petites mers, le carbone piégé sera ainsi prisonnier sous une couche de sédiments. Bien amorcé, ce processus se poursuivra seul, sans aucune intervention humaine. Si nous pouvions seulement obtenir les fonds pour doubler ou tripler la surface de nos plantations au cours des prochaines années… Enfin, voici mes projections… Vorthys récupéra une disquette supplémentaire. — Nous avons commencé à faire pousser des végétaux plus grands sur certaines parcelles expérimentales, pour les replanter ensuite sur les tourbières. Ce type d’organismes est bien sûr beaucoup plus facile à contrôler que la microflore trop sujette aux mutations. Ils sont d’ores et déjà prêts à être développés à grande échelle, mais hélas, ils sont aussi encore plus gravement menacés par la diminution de la chaleur et de l’ensoleillement. Il nous faut absolument une estimation fiable du temps nécessaire pour effectuer les réparations du miroir avant d’oser poursuivre nos projets de plantation. Elle lança à Vorthys un long regard implorant, mais il se contenta de dire : — Merci, madame. — Nous avons prévu un survol des tourbières cet après-midi, lui dit Vorsoisson, et elle se cala sur sa chaise, momentanément satisfaite. Le tour de table continua. Plus que Miles avait jamais souhaité savoir sur la terraformation de Komarr, entrecoupé de plaidoyers discrets, et moins discrets, pour réclamer davantage de crédits à l’Imperium. Et de la chaleur, et de la lumière. Le pouvoir corrompt, comme la puissance, mais il nous faut de l’énergie. Seuls le comptable et le chef du service de Récupération de la chaleur avaient pensé à apporter une copie de leur rapport pour Miles. Il réprima la tentation de le faire remarquer. Avait-il vraiment besoin de quelques centaines de milliers de mots supplémentaires comme lecture de chevet ? Le temps que tous eurent ajouté leur mot, ses récentes cicatrices commençaient à le tirailler sans qu’il eût l’excuse des longues heures passées à examiner les débris de l’accident engoncé dans une combinaison pressurisée. Il se leva de sa chaise avec plus de raideur qu’il ne l’aurait souhaité. Vorthys esquissa un geste pour l’aider, mais le regard et l’imperceptible signe de tête de Miles l’arrêtèrent. Il n’avait pas vraiment besoin d’un verre, il en avait seulement terriblement envie. — Ah ! Administrateur Soudha, demanda le Professeur au moment où le chef du service de Récupération de la chaleur passait devant eux et se dirigeait vers la porte, un mot s’il vous plaît. Soudha s’immobilisa et esquissa un léger sourire. — Seigneur Auditeur ? — Y a-t-il une raison particulière qui vous a empêché d’aider le jeune Farr à retrouver sa compagne disparue ? — Je vous demande pardon ? — Ce jeune homme qui cherche votre ancienne collaboratrice, Marie Trogir, je crois que c’est son nom. Y a-t-il une raison particulière qui vous a empêché de l’aider ? — Oh, celui-là. Hum… euh… C’est une histoire compliquée. Soudha regarda autour de lui, mais la pièce s’était vidée ; il ne restait que Vorsoisson et Venier qui attendaient pour guider leurs hôtes de marque pour la suite de la visite. — Je lui ai conseillé de signaler sa disparition à la sécurité du Dôme. Il se peut qu’ils vous posent des questions. — Je… Je doute de pouvoir les aider davantage que je n’ai aidé Farr. Je n’ai vraiment aucune idée de l’endroit où elle se trouve. Elle est partie, voyez-vous, très soudainement. Elle m’a prévenu la veille. Ça a posé problème au sein de mon équipe à un mauvais moment. Je n’étais pas trop content. — Farr m’a dit cela. C’est cette histoire de chats que j’ai trouvée bizarre. L’une de mes filles a des chats. D’horribles parasites, mais elle y est très attachée. — Des chats ? demanda Soudha, de plus en plus perplexe. — Apparemment Trogir a laissé ses chats à la garde de Farr. Soudha tiqua. — J’ai toujours considéré que je n’avais pas à m’immiscer dans la vie privée de mes subordonnés. Hommes ou animaux, ça regardait Trogir, pas moi. Du moment que cela n’empiète pas sur notre travail. Je… autre chose ? — Non, pas vraiment. — Alors, veuillez m’excuser, Seigneur Auditeur, dit Soudha en souriant de nouveau avant de s’esquiver. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda Miles. Vorsoisson se chargea de répondre. — Un ridicule scandale interne, hélas. L’un des techniciens de Soudha, une femme, est partie avec l’un de ses ingénieurs. Apparemment il ne s’était rendu compte de rien, et il est plutôt gêné. Comment connaissez-vous cette histoire ? — Le jeune Farr a abordé Ekaterin au restaurant. — Il ne cesse d’importuner tout le monde. Je comprends que Soudha l’évite. — J’ai toujours cru que les Komarrans avaient l’esprit large, dit Miles. Dans le style galactique. Moins large que les Betans, mais quand même. Ça ressemble à une fugue amoureuse sur Barrayar, au fin fond des montagnes. Sans qu’il soit besoin, sans doute, d’échapper aux pressions sociales, du genre frères qui réclament du sang pour venger l’honneur du clan. Vorsoisson haussa les épaules. — La contamination culturelle entre les mondes ne peut pas jouer tout le temps dans le même sens, j’imagine. Le petit groupe se retrouva au garage souterrain où l’aérocar que Vorsoisson avait réquisitionné ne semblait pas arrivé. Jurant dans sa barbe, celui-ci alla voir se qui se passait en compagnie de Vorthys, ordonnant à Venier de les attendre. Miles n’allait pas manquer cette occasion d’interroger un Komarran de manière apparemment informelle. Quel genre de Komarran était Venier ? Il se tourna vers lui, mais l’homme parla le premier : — Est-ce votre première visite à Komarr, Lord Vorkosigan ? — Certainement pas. Je suis passé de nombreuses fois dans les stations orbitales, mais je dois reconnaître que je ne suis pas très souvent descendu. Et c’est la première fois que je viens à Serifosa. — Êtes-vous déjà allé à Solstice, notre capitale ? — Bien sûr. Venier posa son regard au loin, au-delà des piliers de béton et des néons blafards, un léger sourire aux lèvres. — Avez-vous visité le Mémorial du Massacre ? Un putain de Komarran impertinent, voilà le genre. Le Massacre de Solstice, connu pour être le plus sinistre épisode de la conquête de Komarr, était tristement célèbre : Les deux cents Conseillers komarrans, la totalité des membres du Sénat, avaient accepté de se rendre sans condition, et par la suite les forces de sécurité barrayaranes les avaient massacrés dans un gymnase. Les conséquences politiques s’étaient révélées désastreuses. Le sourire de Miles se figea quelque peu. — Bien sûr. Comment aurais-je pu ne pas y aller ? — À mon avis, tous les Barrayarans devraient y venir en pèlerinage. — J’y suis allé avec un ami intime pour l’aider à brûler une offrande pour sa tante. — Le descendant d’un Martyr est un de vos amis ? — Oui. Venier écarquilla les yeux de surprise non feinte. Jusqu’alors Miles avait eu le sentiment que la conversation avait été soigneusement prévue. Combien de fois le Komarran avait-il répété ces phrases dans sa tête, brûlant d’envie d’avoir une chance de les prononcer ? Le regard de Miles se fit plus direct et Venier sembla en sentir le poids car il dansa d’un pied sur l’autre, mal à l’aise. — En tant que fils de votre père, cela me surprend un peu, c’est tout. Qu’est-ce qui te surprend ? Que j’aie des amis komarrans ? — C’est justement parce que je suis le fils de mon père, que vous ne devriez pas être surpris. Venier fronça les sourcils. — Eh bien… il y a une théorie qui veut que le massacre ait été ordonné par l’Empereur Ezar sans que l’Amiral Vorkosigan en ait eu connaissance. Ezar était sans aucun doute assez impitoyable pour cela. — Assez impitoyable, oui. Assez stupide, jamais. C’est l’Officier politique en chef de l’expédition qui a eu cette brillante idée que mon père lui a fait payer de sa vie, ce qui d’ailleurs n’a rien rapporté à personne par la suite. Toute considération morale mise à part, ce massacre a été une décision parfaitement stupide. On a accusé mon père de toutes sortes de défauts, mais jamais de stupidité. La voix de Miles se faisait dangereusement cassante. — Je suppose qu’on ne connaîtra jamais toute la vérité. Était-ce censé être une concession ? — On peut vous répéter la vérité à longueur de journée, si vous refusez de l’accepter, je ne crois pas que vous la connaîtrez jamais. Miles montra les dents sans sourire. Non, garde ton calme. Pourquoi montrer à ce connard de Komarran qu’il a marqué un point ? Les portes d’un tube de montée voisin s’ouvrirent et Miles cessa aussitôt de s’intéresser à Venier en voyant apparaître madame Vorsoisson et Nikolaï. Elle arborait la même tenue brun foncé que le matin, et portait sur le bras une pile de vestes épaisses. Elle leur fit un signe de la main et s’approcha rapidement. — Suis-je très en retard ? demanda-t-elle, légèrement essoufflée. Bonjour, Venier. Miles retint la phrase idiote qui lui venait aux lèvres, « Vous êtes toujours la bienvenue, madame, quelle que soit l’heure », et réussit à dire : — Bonjour, madame Vorsoisson. Bonjour, Nikolaï. Je ne vous attendais pas. Est-ce que vous venez avec nous ? Je l’espère. Votre mari vient de partir chercher un aérocar. — Oui, mon oncle a pensé que ce serait instructif pour Nikolaï. Quant à moi, je n’ai pas eu souvent le loisir d’aller à l’extérieur des dômes, j’ai sauté sur l’occasion. Elle sourit et remit en place une mèche de cheveux noirs indisciplinés, manquant ainsi faire tomber son ballot. — Je ne savais pas si nous devions nous poser et sortir à pied, alors j’ai pris des vestes pour tout le monde, au cas où. Un grand aérocar étanche à deux compartiments déboucha dans un sifflement et vint se garer le long du trottoir devant eux. Le cockpit avant s’ouvrit et Vorsoisson descendit avant de dire bonjour à sa femme et à son fils. Le Professeur les regarda avec amusement discuter pour savoir comment répartir les six passagers dans les deux compartiments jusqu’à ce que Nikolaï résolve le problème en déclarant qu’il voulait s’asseoir avec son père et son grand-oncle. — Venier pourrait peut-être piloter aujourd’hui, suggéra Ekaterin, un rien embarrassée. Vorsoisson lui jeta un regard noir. — J’en suis parfaitement capable. Elle remua les lèvres sans prononcer la moindre parole audible. Tu as le choix, Seigneur Auditeur. Tu préfères un pilote qui souffre peut-être des premières atteintes de la Dystrophie de Vorzohn, ou un… euh… patriote komarran, pour un aérocar chargé de cibles de choix, des vrais Vor barrayarans ? — Je n’ai pas de préférence, murmura-t-il sincèrement. Madame Vorsoisson leur tendit les vestes. Son mari, elle et Nikolaï avaient les leurs. Le Professeur ne réussit pas à fermer le vieux manteau de Tienne sur son ventre rebondi. Quant à la lourde veste rembourrée qu’Ekaterin lui proposait, Miles se rendit compte immédiatement qu’elle lui avait appartenue car son parfum en imprégnait toujours la doublure. Il prit discrètement une profonde inspiration en l’enfilant. — Merci, ça ira très bien. Vorsoisson fourragea dans le compartiment arrière et en ressortit six masques à oxygène qu’il distribua. Venier et lui avaient les leurs, leur nom gravé sur la sangle. Les autres, un grand, deux moyens et un petit, portaient la mention « visiteur ». Ekaterin passa le bras dans le sien et se pencha pour régler celui de Nikolaï et vérifier la batterie et l’oxygène. — J’ai déjà vérifié, lui dit Vorsoisson, d’un ton hargneux. Tu n’as pas besoin de recommencer. — Oh, pardon. Mais Miles, tout en procédant à ses propres vérifications en vieux routier, remarqua qu’elle terminait d’inspecter le masque de son fils avant de s’occuper du sien. Vorsoisson le remarqua également et fronça les sourcils. Après quelques nouvelles minutes de discussions byzantines dans le plus pur style betan, Vorsoisson, son fils et le Professeur s’installèrent à l’avant, les trois autres à l’arrière. Miles ne savait s’il devait se réjouir ou pas d’avoir Venier et Ekaterin comme voisins. Il sentait qu’il aurait pu engager avec l’un et l’autre, pris séparément, des conversations passionnantes, bien que fort différentes. Ils placèrent leur masque autour de leur cou, prêt à l’emploi. Ils franchirent le sas du garage sans plus attendre, et l’aérocar s’éleva. Venier reprit son ton professoral guindé, leur montrant chaque élément du paysage qui appartenait à leur projet. À cette altitude encore modeste on pouvait déjà commencer à voir la terraformation : quelques traces de vert terrestre dans les creux humides, et un duvet d’algues et de lichens sur les rochers. Ekaterin avait le visage collé au cockpit, et posait suffisamment de questions intelligentes à Venier pour que Miles ne soit pas obligé de creuser son cerveau fatigué pour en trouver, et il lui en était fort reconnaissant. — Je m’étonne, madame, que votre intérêt pour la botanique ne vous ait pas conduite à demander à votre époux un emploi dans ses services, dit-il au bout d’un moment. — Oh, il ne me serait pas venu à l’idée de faire une chose pareille. — Pourquoi pas ? — Ce serait du népotisme, non ? Ou une sorte de conflit d’intérêts. — Pas si vous accomplissiez bien votre tâche, et je suis certain que ce serait le cas. Après tout, tout le système Vor de Barrayar fonctionne sur le népotisme. Chez nous ce n’est pas un vice, c’est un mode de vie. Venier étouffa un bruit inattendu, peut-être un ricanement, et considéra Miles avec un regain d’intérêt. — Pourquoi feriez-vous exception ? — Ce n’est qu’un passe-temps. Je ne possède pas la formation technique suffisante. Pour commencer, il faudrait que je me mette à la chimie. — Vous pourriez commencer comme assistante technique, et prendre des cours du soir pour combler vos lacunes. Vous vous propulseriez vers un job intéressant en un rien de temps. Il faut bien qu’ils embauchent quelqu’un. Un peu tard, il se dit que si c’était elle, plutôt que Vorsoisson, qui était porteuse de la Dystrophie de Vorzohn, il pourrait y avoir là une raison cachée pour l’empêcher de se lancer dans une entreprise aussi exigeante en temps et en énergie. Il sentait qu’elle possédait une énergie dissimulée, comme entravée, prisonnière, qui s’acharnait à s’épuiser et à s’autodétruire. Était-ce la crainte de la maladie qui provoquait cela ? Bon Dieu, lequel des deux était atteint ? Un enquêteur hors pair comme il était censé l’être aurait dû être capable de trouver. Oh, il pouvait y arriver sans problème. Il lui suffisait de tricher, d’appeler la SécImp de Komarr et de leur demander le dossier médical complet de ses hôtes, en un mot d’agiter sa baguette magique d’Auditeur, et il disposerait de tous les renseignements confidentiels qu’il voudrait. Non. Non, tout cela n’avait rien à faire avec l’accident du miroir. Comme sa gêne devant la console de com d’Ekaterin le lui avait fait comprendre le matin même, il fallait qu’il sépare sa curiosité personnelle de sa curiosité professionnelle avec le même soin qu’il séparait ses finances personnelles de celles de l’Imperium. Ni escroc, ni voyeur ne seras ! Il faudrait qu’il se fasse graver une plaque avec cette devise et qu’il l’accroche sur son mur pour s’en souvenir. L’argent, au moins, ne l’intéressait pas. Il sentait son parfum, léger et floral, mêlé à l’odeur de plastique et de métal de l’air recyclé… À sa grande surprise, Venier intervint : — Vous devriez vraiment réfléchir à cette idée, madame. Son visage qui s’était progressivement animé au cours du vol se ferma de nouveau. — Je… nous verrons. Peut-être l’an prochain. Après… si Tienne décide de rester. La voix de Vorsoisson dans l’intercom les interrompit pour leur montrer la tourbière qui approchait en bordure d’une longue vallée étroite en contrebas. Miles trouva le spectacle beaucoup plus impressionnant qu’il ne l’avait supposé. Tout d’abord le vert des plantes était un vrai vert terrestre, ensuite il s’étendait sur des kilomètres. — Cette variété produit six fois plus d’oxygène que ses ancêtres terrestres, dit Venier fièrement. — Alors… à supposer que je sois coincé dehors sans masque, est-ce que je pourrais ramper là et survivre en attendant d’être secouru ? demanda Miles, l’esprit pratique. — Hum… Oui, à condition de pouvoir retenir votre souffle une petite centaine d’années. Miles commença à soupçonner un réel sens de l’humour sous la carapace revêche de Venier. De toute façon, l’aérocar descendait en décrivant des cercles au-dessus d’une avancée rocheuse, et il s’intéressa à l’endroit où ils allaient atterrir. Il avait expérimenté le danger des tourbières arctiques et en avait gardé un souvenir cuisant et… profond. Mais Vorsoisson parvint à poser le véhicule avec un bruit rassurant sur un rocher solide, et tous ajustèrent leur masque à oxygène. Le cockpit s’ouvrit, et une bouffée d’air glacé et irrespirable l’envahit. Ils sortirent et franchirent les rochers pour étudier les plantes vertes et spongieuses. Vertes et spongieuses à souhait. Il y en avait des tas. Jusqu’à l’horizon. Des tas. Spongieuses. Vertes. Miles fit un effort pour empêcher son esprit de rédiger un rapport interminable dans ce style à destination de l’Empereur, et il essaya de s’intéresser au cours hautement technique de Venier sur les dégâts que risquait de causer la congélation au cycle machin-chimique. Ils restèrent un petit moment à regarder le paysage immobile. Excité comme une puce, Nikki sautait de tous côtés, mais surveillé de près par sa mère, il parvint à ne pas tomber dans la tourbière. Finalement, ils remontèrent dans l’aérocar. Ils survolèrent la vallée voisine, tout aussi verte, et une autre pas encore modifiée dont le marron sinistre offrait un contraste saisissant, avant de faire demi-tour pour regagner le Dôme de Serifosa. Une installation de bonne taille, dont le réacteur nucléaire avait permis de faire pousser toute une palette de verts, attira l’attention de Miles à l’horizon sur la gauche. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il à Venier. — Notre principale station expérimentale de Récupération de la chaleur. Miles appuya sur le bouton de l’intercom. — On ne pourrait pas descendre jeter un coup d’œil en bas par hasard ? — Je ne suis pas certain que nous pourrions rentrer au Dôme avant la nuit, répondit Vorsoisson d’une voix hésitante. Je ne veux pas prendre de risques. Miles n’avait pas imaginé que le vol de nuit pouvait être aussi dangereux, mais peut-être Vorsoisson connaissait-il ses propres limites. De plus il avait sa femme et son fils à bord, sans parler de sa cargaison impériale en les personnes pourtant pas si impressionnantes du Professeur et de lui-même. Malgré cela, les inspections surprises se révélaient toujours les plus drôles si l’on souhaitait découvrir des choses intéressantes. Il caressa un instant l’idée d’insister. Il était Auditeur, non ? — Ce serait sûrement intéressant, murmura Venier. Je n’y suis pas allé depuis des années. — Un autre jour peut-être, suggéra Vorsoisson. Miles laissa tomber. Vorthys et lui étaient venus jouer les pompiers, pas les inspecteurs. Le vrai problème se trouvait en orbite. — Peut-être, si nous avons le temps. Dix minutes plus tard, Serifosa apparaissait à l’horizon, immense et spectaculaire à la nuit tombante avec ses guirlandes de lumières scintillantes, ses entrelacs de tunnels pour voitures-bulles, la chaude lueur de ses dômes, et ses tours étincelantes. Nous autres humains ne nous en tirons pas si mal, se dit Miles, à condition de regarder les choses sous le bon angle. L’aérocar traversa le sas en douceur et vint s’arrêter le long du trottoir du garage. Venier repartit avec, et Vorsoisson récupéra les masques. Le visage d’Ekaterin resplendissait, la promenade lui avait donné des couleurs. — N’oublie pas de recharger ton masque, glissa-t-elle gaiement à son mari en lui tendant le sien. Le visage de Vorsoisson s’assombrit. — Arrête. Ne me cherche pas, éructa-t-il entre ses dents serrées. Elle eut un léger mouvement de recul et son expression se ferma aussi brutalement qu’une grille. Miles fit poliment semblant de n’avoir pas entendu cet échange et s’absorba dans la contemplation des piliers. Sans être vraiment expert en malentendus conjugaux, il avait malgré tout compris ce qui s’était passé. Tienne avait reçu comme une insulte la marque d’affection et d’intérêt, peut-être maladroitement formulée, d’Ekaterin. Celle-ci méritait mieux, mais Miles n’avait aucun conseil à prodiguer. Jamais il ne s’était trouvé en situation de prendre femme et de courir ainsi le risque de pareils malentendus. Pourtant ce n’était pas faute d’avoir essayé… — Bon, dit Vorthys avec bonhomie, et en faisant lui aussi semblant de n’avoir rien remarqué, on se sentira tous mieux après avoir dîné. Qu’en dis-tu, Ekaterin ? Je vous invite. Est-ce que tu connais un autre endroit aussi agréable que celui de ce midi ? Une nouvelle discussion de pur style betan à propos du choix du restaurant apaisa la tension, et cette fois l’opinion des adultes prima sur celle de Nikki. Miles n’avait pas faim, et la tentation de récupérer les disquettes de Vorthys et de s’échapper vers une console de com le tenaillait, mais un verre – voire deux ou trois – lui permettrait peut-être de survivre à un autre repas avec le clan Vorsoisson. Il se promit que ce serait le dernier. Légèrement plus ivre qu’il ne l’avait souhaité, Miles se déshabilla pour passer sa seconde nuit dans le gravi-lit de location. Il posa la pile de disquettes sur la console, elles attendraient le lendemain, le café, et un peu plus de lucidité. Il fouilla ensuite dans sa valise et en sortit son stimulateur d’attaques contrôlées. Assis en tailleur sur le lit, il le considéra d’un œil morne. Les médecins barrayarans n’avaient trouvé aucun remède aux attaques, séquelles de sa cryostase, qui avaient fini par mettre un terme à sa carrière militaire. Ils n’avaient rien trouvé de mieux à lui proposer que cet appareil destiné à évacuer ses convulsions en douceur dans des lieux et à des moments choisis par lui, au lieu de subir des crises spectaculaires et imprévues en public. Vérifier le niveau de ses neuro transmetteurs faisait maintenant partie du rituel du soir, comme se brosser les dents. Il palpa sa tempe droite pour trouver son implant et brancha le lecteur. Il ne ressentit qu’une légère sensation de chaleur. Le niveau n’avait pas encore atteint la zone critique. Il lui restait encore quelques jours avant de devoir mettre la protection buccale et déclencher une attaque. Il avait laissé Pym, son aide de camp et valet de chambre, sur Barrayar, et il lui faudrait trouver un autre veilleur. Les médecins avaient insisté pour que quelqu’un veille sur lui pendant ces scènes dégradantes. Il aurait de beaucoup préféré être seul dans ces moments pénibles où il perdait connaissance et devait tressauter comme un poisson hors de l’eau, du moins l’imaginait-il, car il était le seul qui n’aurait jamais la possibilité de le voir. Peut-être demanderait-il au Professeur. Si tu avais une femme, c’est elle qui veillerait sur toi. Waou, quelle chance elle aurait. Il grimaça et rangea soigneusement l’appareil dans sa valise avant de se glisser dans le lit. Peut-être les débris de l’accident allaient-ils se réassembler dans ses rêves comme dans une reconstitution vidéo et ainsi lui révéler leur secret. Mieux valait rêver des débris que des corps. 5 Ekaterin considéra Tienne d’un œil inquiet tandis qu’ils se déshabillaient. La tension qu’elle lisait sur son visage et sur son corps lui fit penser qu’elle aurait intérêt à lui proposer de faire l’amour sans tarder. Comme toujours cette tension l’effrayait et il était plus que temps de la désamorcer. Plus elle attendrait, plus il deviendrait difficile de l’approcher, plus lui se crisperait et sa colère finirait par sortir en une explosion de mots aigres, lancés à mi-voix. Elle s’imaginait avec mélancolie que l’amour devrait être romantique, un moment d’abandon tourné vers l’autre, et non cet acte qui exigeait d’elle discipline et concentration. Tienne attendait d’elle une réponse, et il faisait beaucoup d’efforts pour l’obtenir, pas comme ces hommes dont elle avait entendu parler qui prenaient leur plaisir et se retournaient pour s’endormir aussitôt. Parfois elle aurait préféré qu’il se comporte ainsi. Il se fâchait, après lui, après elle, si elle ne participait pas pleinement. Incapable de faire mentir son corps, elle avait appris à se détacher d’elle-même et ainsi à libérer le mystérieux canal neural qui permettait à la chair d’envahir l’esprit. Les fantasmes érotiques lui permettant de se laisser aller étaient devenus plus forts et plus laids au fil du temps. Était-ce simplement une conséquence de sa meilleure connaissance de la laideur qui l’entourait, ou une dépravation permanente de son esprit ? Tout cela me fait horreur. Tienne accrocha sa chemise et lui adressa un vague sourire. Toutefois son regard continuait de trahir la tension qui ne l’avait pas quitté de la soirée. — Je voudrais que tu me rendes un service demain. Tout faire pour retarder l’instant. — Bien sûr, quoi ? — Emmener notre paire d’Auditeurs quelque part et les amuser. Je commence à en avoir ras le bol. Leurs vacances ici ont perturbé mes services de manière incroyable. Je parie que nous avons perdu une semaine rien qu’à organiser la petite séance d’hier. Ils pourraient peut-être aller fouiner ailleurs avant de retourner là-haut. — Les emmener où ? Leur montrer quoi ? — N’importe quoi. — J’ai déjà fait faire un tour à mon oncle. — Est-ce que tu lui as montré le quartier de l’Université ? Peut-être que ça lui plairait. Il s’intéresse à des tas de choses, et je ne crois pas que le nain Vor se soucie de ce qu’on lui propose, du moment qu’il y a assez de vin. — Je n’ai pas la moindre idée de ce qui intéresse Lord Vorkosigan. — Demande-le-lui. Suggère quelque chose. Emmène-le, je ne sais pas, emmène-le faire les magasins. — Les magasins ? — Ou n’importe. Il s’approcha d’elle, le sourire toujours crispé. Il glissa la main derrière son dos pour la serrer contre lui et tenta de l’embrasser. Elle répondit à son baiser, essayant de ne pas montrer qu’elle se forçait. Elle sentait la chaleur de son corps, de ses mains, et la tension qui sous-tendait sa gentillesse. Ah, oui, sa tâche pour ce soir, désamorcer Tienne avant qu’il n’explose. Toujours délicat. Elle devint attentive aux gestes rituels, aux mots clés et aux attitudes qui les mèneraient à leurs moments d’intimité bien rodés. Allongée nue, elle ferma les yeux tandis que les mains de Tienne parcouraient son corps, d’une part pour se concentrer sur ses caresses, d’autre part pour éviter son regard qui commençait à trahir son excitation et son plaisir. N’y avait-il pas sur Terre un bizarre oiseau mythique qui s’imaginait que si lui ne voyait pas, on ne pouvait pas le voir ? Si bien qu’il s’enfouissait la tête dans le sable, curieuse image. Elle se demanda si la tête restait attachée au cou. Elle ouvrit les yeux quand il tendit le bras et passa au-dessus d’elle pour baisser la lumière de la lampe de chevet. Sous son regard avide elle ne se sentit ni belle, ni désirée, mais laide et honteuse. Comment pouvait-on se sentir violée par un simple regard ? Comment pouvait-on être la partenaire d’un homme et ressentir chaque instant passé avec lui comme une intrusion dans son intimité, une agression contre sa dignité. Ne me regarde pas, Tienne. Absurde. Décidément elle ne tournait pas rond. Il se pencha vers elle. Elle entrouvrit les lèvres et céda aussitôt à la pression de sa bouche gourmande. Elle n’avait pas toujours été aussi mal à l’aise. Autrefois, au début, les choses étaient différentes. Était-elle la seule à avoir changé ? Ce fut ensuite son tour de se redresser et de le caresser. C’était assez facile. Il enfouit la tête dans son oreiller et cessa de parler pendant un moment tandis que les-mains d’Ekaterin lui parcouraient le corps, suivant du doigt muscles et tendons, guettant secrètement les moindres symptômes. Il semblait fort peu agité ce soir. Les tremblements de la veille n’avaient peut-être été qu’une fausse alerte due à la faim et à l’énervement, comme il l’avait prétendu. Elle savait bien sûr quand le changement s’était opéré en elle, quatre ou cinq emplois plus tôt. Quand Tienne avait décidé, pour des raisons quelle n’avait toujours pas comprises, qu’elle le trompait. Avec qui, elle ne l’avait pas compris non plus. Les deux noms qu’il avait fini par lâcher étaient si manifestement absurdes. Elle n’avait pas soupçonné pareil manque de confiance jusqu’à ce quelle le surprenne en train de la suivre, de la surveiller, surgissant à des heures inattendues en des endroits farfelus alors qu’il était censé être au travail. Était-ce pour cela que cet emploi avait si mal tourné ? Est-ce que cela s’appelait du harcèlement quand il s’agissait de son propre mari ? Elle n’avait pas eu le courage de demander à qui s’adresser. Elle avait fini par l’obliger à formuler ses accusations et en avait été horrifiée, profondément blessée, et même effrayée. Sa seule et unique certitude, c’était qu’elle ne s’était même jamais trouvée seule en privé avec un autre homme. Son éducation de jeune fille Vor lui avait au moins apporté cela. Il l’avait alors accusée de coucher avec certaines de ses amies. Cela avait brisé quelque chose en elle, un certain désir de souhaiter son approbation. Comment faire admettre l’évidence à quelqu’un qui croyait quelque chose non parce que c’était vrai, mais parce qu’il était un imbécile ? Rien, ni protestations indignées, ni dénégations véhémentes, ni vaines tentatives pour prouver sa bonne foi, n’avait la moindre chance d’aboutir puisque le problème ne provenait pas de l’accusé, mais de l’accusateur. Elle commença à penser qu’il vivait dans un autre univers, avec d’autres lois physiques, peut-être, et une autre histoire. Et des gens très différents de ceux qu’elle avait rencontrés et qui portaient le même nom. Une armée de doubles. Malgré tout, l’accusation avait suffi à jeter un froid sur ses amitiés, les privant de leur innocente saveur et les chargeant d’un nouveau et désagréable parfum de soupçon. Le déménagement suivant vit ses contacts se faire plus rares, et avec celui d’après elle cessa d’essayer de se faire de nouvelles amies. À ce jour elle ne savait toujours pas s’il avait considéré son refus écœuré de se défendre comme un aveu déguisé de culpabilité. Curieusement après la crise, le sujet n’avait plus été soulevé. Il ne l’abordait plus et elle ne daignait pas le faire. La croyait-il innocente, ou se trouvait-il noble au point de lui pardonner des crimes qu’elle n’avait pas commis ? Pourquoi est-il tellement impossible ? Elle le savait mais refusait de l’admettre. Parce qu’il a peur de te perdre. Est-ce que la crainte le rendait maladroit au point de détruire son amour et d’alimenter lui-même ses soupçons ? On l’aurait dit. Ce n’est pas comme si tu pouvais prétendre que ses craintes ne sont pas fondées. Son amour pour lui était mort depuis longtemps. Elle se contentait du minimum, par loyauté. Je suis une Vor. J’ai juré d’être à ses côtés dans la maladie. Il est malade. Je ne vais pas briser mon serment uniquement parce que les choses sont devenues difficiles. C’est cela après tout, la valeur d’un serment. Certaines choses, lorsqu’elles ont été brisées, ne peuvent plus jamais être réparées. Les serments. La confiance… Elle n’aurait su dire dans quelle mesure sa maladie était à l’origine de sa conduite aberrante. Quand il recevrait un traitement galactique, il s’en trouverait peut-être mieux sur le plan émotionnel aussi. Du moins elle pourrait enfin savoir quoi attribuer à la Dystrophie de Vorzohn et quoi à Tienne… Ils changèrent de position et il se mit à lui caresser le dos de ses mains habiles. Une pensée encore plus douloureuse traversa l’esprit d’Ekaterin. Et si Tienne repoussait le moment de se faire soigner parce qu’il avait confusément compris que sa maladie, sa vulnérabilité, était un des derniers liens qui la liait à lui. Est-ce ma faute ? Elle avait la tête prise dans un étau. Tienne qui continuait de lui caresser le dos poussa un murmure de protestation. Rien n’y faisait, elle ne parvenait pas à se détendre. Elle tourna résolument ses pensées vers un fantasme érotique éprouvé, pas très beau, mais qui s’avérait en général efficace. Ce qu’elle se voyait obligée de faire pour atteindre le plaisir malgré la présence trop insistante de Tienne, cette pratique frisant l’autosuggestion, était-ce une forme particulière de frigidité ? Comment faire la différence entre ne pas aimer faire l’amour, et ne pas aimer la seule personne avec qui on avait jamais fait l’amour ? Pourtant elle souffrait d’un besoin quasi désespéré de contact, d’affection chaste débarrassée des contraintes indignes du sexe. Tienne lui offrait cela fort bien, il pouvait la masser quasi indéfiniment, même si parfois il poussait des soupirs d’ennui qu’elle n’aurait guère pu lui reprocher. Ce contact relaxant, ce pur bien-être, apaisait son corps et aussi son cœur, malgré tout. Elle se serait bien laissé faire ainsi pendant des heures. Elle entrouvrit un œil pour vérifier l’heure. Mieux valait ne pas se montrer trop gourmande. Quelle cruauté mentale de la part de Tienne d’exiger qu’elle fasse l’amour avec enthousiasme tout en l’accusant d’infidélité ! Voulait-il qu’elle fonde ou qu’elle reste de glace ? Quoi que tu fasses, tu as toujours tort. Ces pensées ne l’aidaient pas beaucoup. Elle restait trop passive et mettait trop de temps à déclencher son désir. Au travail. Elle s’efforça de relancer son fantasme. Il avait peut-être des droits sur son corps, mais son esprit n’appartenait qu’à elle, à elle seule, et il n’y avait pas accès. Ensuite tout se déroula comme d’habitude, mission accomplie sur toute la ligne. Tienne l’embrassa quand ils eurent terminé. — Ça se passe mieux ces derniers temps, tu ne trouves pas ? murmura-t-il. Elle répondit en murmurant elle aussi quelques paroles rassurantes, la routine. Elle aurait préféré un silence sincère. Elle fit semblant de somnoler, fatiguée et apaisée par l’amour, et attendit de l’entendre ronfler pour être certaine qu’il dormait avant d’aller pleurer dans la salle de bains. Des pleurs stupides et irrationnels qu’elle étouffa dans une serviette de peur que Tienne, Nikki, ou un de ses invités, ne l’entende et ne vienne voir. Je le déteste. Je me déteste. Je le déteste car il me fait me détester… Par-dessus tout elle méprisait le désir d’affection physique qui l’habitait et renaissait sans cesse dans son cœur comme une mauvaise herbe en dépit de ses efforts répétés pour l’éradiquer. Il lui fallait commencer par éliminer cette dépendance, ce besoin impérieux de caresses qui plus que toute autre chose l’avait trahie. Si elle parvenait à tuer ce besoin d’amour, alors tous les autres liens qui l’entravaient, le sens de l’honneur, celui du devoir, et surtout toutes les autres formes de peur, tous ces liens céderaient. Quelle pensée austère et mystique… se dit-elle. Si je parviens à tuer toutes ces choses en moi, je pourrais me libérer de lui. Je serai une morte vivante, mais je serai libre. Elle cessa de pleurer, se passa le visage à l’eau et avala trois antalgiques. Elle se dit qu’elle allait pouvoir dormir à présent. Mais quand elle regagna la chambre, elle trouva Tienne réveillé. Ses yeux brillaient doucement dans l’ombre, et il augmenta le niveau de lumière en entendant ses pieds nus effleurer la moquette. Elle essaya de se souvenir si l’insomnie faisait partie des premiers symptômes de la maladie. Il souleva les draps pour qu’elle se glisse dessous. — Qu’est-ce que tu fabriquais tout ce temps ? Tu repartais pour un deuxième tour sans moi ? Elle ne savait pas s’il attendait d’elle un éclat de rire au cas où il s’agirait d’une espèce de plaisanterie, ou des protestations indignées. Elle esquiva le problème en disant : — À propos, Tienne, j’ai failli oublier. Ta banque a appelé cet après-midi. Un truc bizarre. Ils auraient besoin de ma signature et de mon empreinte palmaire pour débloquer ton compte-retraite. Je leur ai dit que cela ne me paraissait pas normal, mais que je t’en parlerai et les rappellerai. Il s’apprêtait à poser la main sur son bras, mais il s’arrêta net. — Ils n’avaient pas à t’appeler pour ça ! — Si tu voulais que je le fasse, tu aurais dû m’en parler plus tôt. Ils ont dit qu’ils bloqueraient le compte jusqu’à ce que je les rappelle. — Bloquer, pas question ! Espèce de conne ! Il serra le poing dans un geste de frustration et de colère. Elle sentit son estomac se retourner sous l’insulte. Tous ses efforts pour le calmer s’avéraient vains. Il était de nouveau au bord de l’explosion… — J’ai fait une erreur ? Tienne, qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qui se passe ? Elle priait qu’il ne recommence pas à défoncer la cloison à coups de poing. Est-ce que son oncle entendrait, ou Vorkosigan ? Comment pourrait-elle expliquer… ? Il se frotta le front et elle poussa un discret soupir de soulagement. — Non, non… pardonne-moi. J’ai oublié que nous étions sur Komarr. Sur Barrayar je n’ai jamais eu le moindre problème pour récupérer les sommes accumulées pour la retraite en quittant un emploi, un emploi qui donnait droit à une retraite du moins. Ici je crois qu’il leur faut aussi la signature du bénéficiaire désigné en cas de décès. Pas de problème. Appelle-les demain matin à la première heure et règle ça. La peur lui enserra la poitrine. Mon Dieu, pas un nouveau déménagement, pas si tôt… — Tu ne vas pas quitter ton emploi, dis-moi ? — Non, non. Ne t’en fais pas. Il lui sourit du bout des lèvres. — Ah, tant mieux. Tienne… tu n’as pas gardé les fonds de pension de tes précédents postes sur Barrayar ? — Non, j’ai toujours tout récupéré en partant. Pourquoi leur laisser de l’argent alors qu’on peut très bien l’utiliser nous-mêmes ? Ça nous a tirés d’affaire plus d’une fois, tu sais. Vu les circonstances, admets qu’économiser pour mes vieux jours n’a rien d’enthousiasmant. Et tu rêvais de vacances sur le Continent Sud, non ? — Je croyais que tu avais dit que ce serait une prime de départ. — Ça l’était, d’une certaine façon. Alors si… si quelque chose d’épouvantable arrivait à Tienne, Nikolaï et elle se retrouveraient sans rien. S’il ne se fait pas vite soigner, quelque chose d’épouvantable va lui arriver. — Oui, mais… Elle comprit soudain. Était-ce possible ? — Tu sors l’argent pour… on va aller faire le traitement galactique, c’est ça ? Toi, moi, et Nikki ? Oh, Tienne, c’est formidable ! Enfin. Bien sûr, j’aurais dû comprendre. Alors c’était pour cela qu’il lui fallait l’argent, oui, enfin ! Elle roula sur elle-même et le serra dans ses bras. Mais y en aurait-il assez ? S’il y en avait pour moins d’un an… — Est-ce qu’il y aura assez d’argent ? — Je… je ne sais pas, je me renseigne. — J’ai économisé un peu sur l’argent de la maison, on pourrait le prendre. Si ça nous permettait de partir plus tôt. Il se passa la langue sur les lèvres et resta un moment sans parler. — Je ne suis pas certain. Ça ne me plaît pas que tu… — C’est pour cela que je l’ai économisé. Je sais, ce n’est pas moi qui l’ai gagné, mais j’ai réussi à le mettre de côté, ce sera ma contribution. — Combien as-tu ? — Presque quatre mille marks impériaux, dit-elle toute fière. Il parut se livrer à un exercice de calcul mental. — Oh ! Oui, ça nous aiderait bien. Il lui déposa un baiser sur le front et elle se détendit davantage avant de dire : — Je n’avais jamais pensé à utiliser ta retraite pour te faire soigner. J’ignorais que c’était possible. Quand est-ce qu’on pourrait partir ? — Ça… c’est la première chose qu’il faut que je calcule. Je m’en serais occupé cette semaine, mais une grave attaque d’Auditeurs Impériaux a frappé mes services. Elle salua sa plaisanterie d’un bref sourire. Autrefois il la faisait rire davantage. Elle comprenait que l’âge l’ait rendu plus amer, mais son humour désabusé avait fini par la lasser plus qu’il ne l’amusait. Le cynisme l’impressionnait beaucoup moins que lorsqu’elle avait vingt ans. Peut-être se sentait-il lui aussi soulagé d’avoir pris sa décision. Tu crois vraiment qu’il va tenir parole cette fois ? Ou vas-tu encore te faire duper ? Encore et toujours ? Non… le soupçon était la pire insulte, il fallait faire confiance, même si celle-ci risquait d’être trahie. Provisoirement rassurée par la promesse de Tienne, elle se blottit au creux de son épaule et pour une fois, quand il la serra dans ses bras, elle se sentit davantage réconfortée que prise au piège. Ils allaient peut-être enfin réussir à organiser leur vie sur des bases rationnelles. — Faire les magasins ? répondit en écho la voix de Lord Vorkosigan assis de l’autre côté de la table. Il avait été le dernier à se lever le lendemain matin. L’oncle Vorthys travaillait déjà sur la console de com du bureau de Tienne, celui-ci était parti travailler, et Nikki à l’école. La bouche de Miles resta impassible, mais les rides au coin de ses yeux se plissèrent d’amusement. — Voilà une proposition que l’on ne fait pas souvent au fils de ma mère… J’ai bien peur de n’avoir besoin de… non, attendez. En fait j’ai quelque chose à acheter. Un cadeau de mariage. — Vous connaissez quelqu’un qui se marie ? demanda Ekaterin, soulagée que sa suggestion soit favorablement accueillie, surtout parce qu’elle n’en avait pas d’autre à lui faire. — Gregor et Laissa. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’il parlait de l’Empereur et de sa fiancée komarrane. Ces surprenantes fiançailles avaient été annoncées au moment de la fête de l’Hiver. Le mariage devait avoir lieu à la fête de l’Été. — Oh ! Hum… je ne suis pas certaine que vous pourrez trouver un cadeau convenable à Serifosa. À Solstice il y aurait peut-être des boutiques mieux adaptées… — Il faut que je trouve un cadeau, je serai le témoin principal de Gregor à son mariage. Je pourrais peut-être trouver quelque chose qui rappelle à Laissa sa planète natale. Bien que je ne sois pas certain que ce soit une bonne idée. Je ne voudrais pas qu’elle ait le mal du pays pendant sa lune de miel, qu’en pensez-vous ? — On peut toujours regarder… Il y avait dans certaines parties du dôme des boutiques de luxe où elle n’avait jamais osé entrer. C’était peut-être l’occasion de s’y aventurer. — Duv et Délia aussi se marient quand j’y pense. J’ai oublié mes obligations sociales. — Qui ? — Délia Koudelka, une amie d’enfance. Elle va épouser le Commodore Duv Galeni, le nouveau chef des Affaires Komarranes à la Sécurité Impériale. Vous ne le connaissez peut-être pas, mais vous ne tarderez pas à entendre parler de lui. Il est né à Komarr. — De parents barrayarans ? — Non, de résistants komarrans. Nous l’avons gagné à la cause de l’Imperium en le soudoyant. Grâce aux jolies bottes vernies. Déroutée par son ton pince-sans-rire elle se demanda s’il plaisantait. Elle se risqua à sourire. L’oncle Vorthys apparut dans la cuisine et murmura : — Il reste du café ? — Bien sûr. Comment ça va ? — Comme ci, comme ça, dit-il en sirotant son café et en la remerciant d’un sourire. — Je crois que le courrier est passé ce matin, dit Miles. Qu’est-ce qu’il y avait dans celui d’hier soir ? Rien pour moi ? — Non, heureusement, si tu veux parler de morceaux de cadavres. Ils ont récupéré toutes sortes de pièces mécaniques. — Ça change quelque chose à vos scénarios favoris pour l’instant ? — Non, mais j’espère que ça va venir. Je n’aime pas la direction que prend l’analyse des trajectoires. Le regard de Miles se fit soudain plus attentif. — Oh ? Pourquoi ? — Hum. Prenez un point A un instant avant l’accident. Tout est en ordre : le vaisseau sur sa trajectoire, le miroir tranquillement sur son orbite. Prenez un point B, un peu après l’accident. Des fragments de toutes tailles éparpillés dans toutes les directions à toutes sortes de vitesse. D’après les lois de la bonne vieille physique classique, B égale À plus X, X étant les forces produites par l’accident. Nous connaissons A, assez bien, et plus nous récupérons de B, plus nous cernons la force de X. Il nous manque encore une partie des systèmes de contrôle, mais les équipes là-haut ont retrouvé l’essentiel de l’ensemble vaisseau plus miroir. D’après les calculs partiels effectués pour l’instant, X se révèle… énorme et d’une forme curieuse. — Selon le moment et la façon dont les moteurs ont explosé, ça pourrait avoir donné un fameux coup d’accélérateur à l’ensemble. — Ce n’est pas l’amplitude des forces manquantes qui m’intrigue, c’est leur direction. Des fragments de quoi que ce soit qui reçoivent une poussée brutale alors qu’ils tombent en chute libre suivent en général une ligne droite, compte tenu des forces d’attraction locales bien sûr. — Et le vaisseau de minerai n’a pas fait cela ? dit Miles intrigué. À quelle sorte de force additionnelle pensez-vous ? Vorthys fit la moue. — Il va falloir que j’y réfléchisse un moment, que j’étudie les chiffres et les projections visuelles. Je crois que mon cerveau se fait trop vieux… — Quelle est la… la forme qui rend cette force si particulière, demanda Ekaterin qui suivait la discussion avec beaucoup d’intérêt. L’oncle Vorthys posa sa tasse et mit les mains côte à côte en coupe. — C’est… Dans l’espace une masse classique crée un puits gravitationnel, comme un entonnoir si tu veux. Ici, ça ressemblerait plutôt à une gigantesque baignoire. — Qui irait du transport de minerai au miroir ? — Non, qui irait du point de transfert voisin au miroir, ou l’inverse. — Et le vaisseau serait… tombé dedans ? demanda Miles. Il paraissait tout aussi interdit qu’Ekaterin. Vorthys ne paraissait guère plus à l’aise. — Je ne voudrais certainement pas dire cela en public. — Une force gravitationnelle ? Ou peut-être… une lance à implosion gravitique ? — Eh, dit Vorthys d’un ton neutre. Ça ne ressemble sûrement pas aux champs de force des lances à implosion que j’ai vues, mais enfin… Il reprit son café et s’apprêta à rejoindre sa console de com. — Nous envisagions de sortir, dit Ekaterin. Tu voudrais découvrir Serifosa un peu plus ? Acheter un cadeau pour ma tante ? — J’aimerais bien, mais c’est mon tour de rester travailler ce matin. Allez-y et amusez-vous bien. Malgré tout, si tu vois un cadeau susceptible de lui plaire, rends-moi service, achète-le, je te rembourserai. — Entendu… Sortir seule avec Vorkosigan ? Elle avait pensé que son oncle lui servirait de chaperon. Enfin, s’ils restaient dans des endroits publics, cela devrait suffire à calmer les soupçons stupides de Tienne. Non que celui-ci semblât considérer l’Auditeur comme une quelconque menace. — Il n’est pas nécessaire que tu retournes voir les services de Tienne, n’est-ce pas ? Ô mon Dieu, que c’était mal formulé, et s’il disait oui ? — Je n’ai même pas encore visionné leur première série de rapports, soupira Vorthys. Miles, tu accepterais peut-être de t’occuper de ceux-là ? — D’accord, j’y jetterai un coup d’œil. Plus tard, quand nous reviendrons, ajouta-t-il en voyant le regard inquiet d’Ekaterin. Sous la conduite d’Ekaterin, Miles traversa le parc s’étendant devant l’immeuble des Vorsoisson pour rejoindre la station de voitures-bulles la plus proche. Il avait beau avoir les jambes courtes, il marchait d’un pas vif, et elle s’aperçut qu’elle n’avait nul besoin de ralentir l’allure, mais plutôt de presser le pas. La raideur qu’elle avait vu gêner ses déplacements semblait apparaître et disparaître au fil de la journée. Son regard aussi était vif, et il observait tout autour de lui. À un moment il fit même volte-face pour marcher à reculons afin de mieux étudier quelque chose qui lui avait attiré l’œil. — Y a-t-il un endroit particulier où vous aimeriez aller ? lui demanda-t-elle. — Je ne connais pas beaucoup Serifosa. Je m’en remets entièrement à vous, madame, soyez mon guide. La dernière fois que je suis allé faire des courses sérieuses, il s’agissait d’acheter du matériel militaire. — C’est un peu différent, dit-elle en riant. — Pas autant que vous pourriez le penser. Pour les produits vraiment chers on nous envoie des ingénieurs commerciaux de l’autre bout de la galaxie pour nous proposer leurs articles. C’est exactement comme cela que ma tante Vorpatril achète ses vêtements. À vrai dire, quand j’y pense, il s’agit aussi de produits vraiment chers. Les grands couturiers lui envoient leurs larbins. Avec l’âge je me suis mis à aimer les larbins moi aussi. En fait d’âge il n’avait pas plus de trente ans. Une trentaine toute neuve, comme la sienne, et il la supportait encore mal. — C’est aussi ainsi que la Comtesse votre mère fait ses courses ? Comment sa mère avait-elle géré son problème de mutations ? Plutôt bien à en juger par les résultats. — Mère se contente d’acheter tout ce que ma tante lui recommande. J’ai toujours eu l’impression qu’elle se sentirait plus à l’aise dans le vieux treillis qu’elle portait du temps où elle travaillait pour l’Explo-astro de Beta. La célèbre Comtesse Cordélia Vorkosigan était une expatriée galactique, de l’espèce la plus galactique possible, une Betane de la colonie de Beta. Beta l’éblouissante, la progressiste, haut lieu de la technologie, ou bien Beta la sinistre, dangereuse et corrompue, en fonction des opinions politiques de chacun. Pas étonnant que Miles paraisse teinté d’un léger vernis galactique, il était littéralement à moitié galactique. — Êtes-vous déjà allé sur Beta ? Est-ce que c’est aussi sophistiqué qu’on le dit ? — Oui. Et non. Ils arrivaient à la station de voitures-bulles, et elle les conduisit à la quatrième voiture, en partie parce qu’elle était vide, en partie pour se donner quelques secondes supplémentaires pour choisir leur destination. Dès qu’ils furent assis sur le siège avant, Miles appuya machinalement sur le bouton de fermeture du cockpit. Soit il avait l’habitude de jouir de son intimité, soit il ne connaissait pas encore la campagne de covoiturage en vigueur à Serifosa. Quoi qu’il en soit, Ekaterin se réjouit de ne pas se retrouver coincée en compagnie de quelques inconnus komarrans. Komarr était un carrefour du commerce galactique depuis des siècles, et le poumon commercial de l’Imperium barrayaran depuis des décennies. Même un endroit relativement à l’écart comme Serifosa offrait un choix de marchandises au moins égal à celui de Vorbarr Sultana. Elle hésita un instant avant de glisser sa carte de transport dans le tableau de bord et de taper leur destination, le Secteur du spatioport, sur le cadran. Un instant plus tard, ils s’engouffrèrent en cahotant dans le tunnel et leur voiture-bulle commença à accélérer. Lentement, ce qui n’était pas bon signe. — Je crois avoir vu votre mère deux ou trois fois sur l’holovid, assise aux côtés de votre père dans une tribune lors de défilés. Il y a quelques années, quand il était encore Régent. Est-ce que ça fait drôle… est-ce que de voir ses parents sur la vid les fait voir d’un autre œil ? — Non, ça fait voir les images holovid d’un autre œil. La voiture-bulle s’enfonça dans le tunnel noir seulement éclairé par des rampes au néon qui brillaient à intervalles réguliers, puis déboucha soudain en pleine lumière pour obliquer et monter vers la station suivante. À mi-pente elle ralentit davantage. Devant eux Ekaterin aperçut d’autres voitures-bulles qui se suivaient au pas comme des perles sur un collier. — Ô mon Dieu, c’est ce que je craignais. On dirait que nous sommes coincés dans un embouteillage. — Un accident ? — Non, le système est saturé, c’est tout. À certaines heures, sur certains trajets, on peut rester bloqué trente ou quarante minutes. Il y a une polémique sur le financement du réseau en ce moment. Les uns veulent réduire la marge de sécurité entre les voitures et augmenter la vitesse, les autres construire davantage de lignes, et d’autres encore contingenter l’utilisation. Les yeux de Miles brillaient d’amusement. — Ah, je comprends. Et cette polémique stérile dure depuis combien de temps ? — Au moins cinq ans à ce qu’on dit. — La démocratie locale, c’est formidable, murmura-t-il. Et dire que les Komarrans se sont imaginé que nous leur faisions une faveur en leur laissant la maîtrise des affaires domestiques de leur planète. — J’espère que l’altitude ne vous dérange pas, se risqua-t-elle à demander au moment où leur voiture-bulle ralentissait au point de quasiment s’arrêter en approchant du sommet de la pente. Légèrement déformée par le cockpit, la moitié du patchwork chaotique des constructions du Dôme de Serifosa s’offrait à leurs yeux. Deux voitures devant eux, un couple profitait du ralentissement pour flirter avec ardeur. Ekaterin s’appliqua à les ignorer. — Ou… que vous n’êtes pas allergique aux endroits clos ? Il lui adressa un sourire un peu crispé. — Du moment qu’il ne gèle pas dans l’endroit clos en question, ça va. Faisait-il allusion à sa cryostase ? Elle n’osa pas le lui demander. Elle essaya de trouver un moyen de brancher de nouveau la conversation sur sa mère pour ensuite découvrir comment elle avait réussi à gérer les mutations de son fils. — Explo-astro ? Je croyais que votre mère avait servi dans le corps expéditionnaire de Beta pendant la campagne d’Escobar. — Avant la guerre elle avait passé onze ans à l’Explo-astro. — Dans l’administration ou… Elle n’est pas allée explorer les points de transfert en aveugle, dites-moi ? Je veux dire, tous ceux qui vivent dans l’espace sont un peu spéciaux, mais on dit que les casse-cou qui explorent les couloirs sont les plus dingues de tous. — Vous avez tout à fait raison. Il jeta un coup d’œil à l’extérieur tandis que la bulle s’ébranlait de nouveau et descendait vers l’arrêt suivant. — J’en ai rencontrés quelques-uns, je l’avoue. Je n’ai jamais imaginé mettre dans le même panier les fonctionnaires gouvernementaux et les indépendants. Les uns font des sauts aveugles qui peuvent les conduire à la mort en espérant engranger une fortune fabuleuse, les autres font la même chose contre un salaire et l’espoir d’une retraite, enfin… Il se cala sur son siège, soudain perdu dans ses pensées. — Elle était capitaine de vaisseau avant la guerre. Elle était peut-être plus faite pour Barrayar que je ne l’avais cru. Je me demande si elle s’est fatiguée de jouer à escalader les murs, elle aussi. Il faudra que je le lui demande. — Escalader les murs ? — Pardon, une métaphore personnelle. Quand on a pris des risques un peu trop souvent, on acquiert une curieuse forme d’esprit. Il est difficile de se passer d’adrénaline. J’avais toujours pensé que je tenais mon goût pour ce genre de frisson de mes gènes barrayarans. Mais à force de frôler la mort on a tendance à réévaluer ses priorités. Si on court autant de risques aussi longtemps, on finit soit par savoir avec certitude qui l’on est et ce que l’on veut, soit par être, je ne sais pas, anesthésié. — Et votre mère ? — Eh bien, elle n’est certainement pas anesthésiée. — Et vous ? osa-t-elle demander. Il sourit, un pâle sourire, comme pour éluder. — Vous savez, la plupart des gens, quand ils ont la possibilité de me coincer, essaient de me tirer les vers du nez à propos de mon père. Elle rougit, soudain embarrassée. — Oh ! Je suis désolée. Je suis grossière. — Non, pas du tout. En effet il ne semblait nullement gêné et la regardait, l’air ouvert. Ainsi encouragée, elle osa continuer. Après tout, quand retrouverait-elle pareille occasion ? — Peut-être que… ce qui vous est arrivé a été un autre genre de défi pour elle. — Oui, vous voyez ça de son point de vue. Je suppose que c’est logique. — Qu’est-il… qu’est-il arrivé exactement… ? — Arrivé à moi ? Il ne se raidit pas comme l’autre soir pendant le dîner, au contraire. Il la regarda d’un air songeur, avec une sorte d’attention sérieuse presque plus inquiétante. — Que savez-vous ? — Pas grand-chose. J’ai entendu dire que le fils du Lord Régent était né handicapé pendant la Guerre de Vordarian l’Usurpateur. On savait que le Lord Régent gardait sa vie privée très privée. En fait elle avait entendu dire que l’héritier était un mutant et qu’on le cachait. — C’est tout ? Il paraissait presque offensé. De n’être pas plus célèbre ? Ou tristement célèbre ? — Je ne fréquentais pas beaucoup ce milieu, se hâta-t-elle d’expliquer. Ni un autre d’ailleurs. Mon père était un obscur bureaucrate provincial. Sur Barrayar, plus d’un Vor rural est plus rural que Vor, j’en ai peur. Le sourire de Miles s’épanouit. — Juste. Dommage que vous n’ayez pas connu mon grand-père. Ou… peut-être pas. Enfin. Il n’y a pas grand-chose à raconter. Un assassin visant mon père réussit à répandre dans la chambre de mes parents un gaz toxique obsolète appelé soltoxine… — Pendant la Guerre de Vordarian ? — Juste avant en fait. Ma mère était enceinte de cinq mois. D’où les dégâts. Il passa la main devant son corps et secoua la tête d’un mouvement nerveux pour à la fois résumer la situation et défier son interlocutrice. — En réalité les dégâts sont tératogéniques, et non génétiques. Autrefois c’était très important pour moi que les gens connaissent ce détail, ajouta-t-il en lui lançant un curieux regard oblique. — Autrefois ? Plus maintenant ? Très malin. Il avait réussi, lui, à lui dire la vérité en deux mots. Elle se sentait presque déçue. Était-ce vrai que seulement son corps, et non ses chromosomes, avait été endommagé ? — Maintenant… Je pense que c’est aussi bien que les gens pensent que je suis un mutant. Si je parviens à faire en sorte que ça n’ait vraiment aucune importance, peut-être que ça en aura moins pour le prochain mutant qui viendra après moi. Une forme de service qui ne me coûte rien. De toute évidence, ça lui coûtait. Elle pensa à Nikolaï qui n’allait pas tarder à entrer dans l’adolescence. C’était déjà une période difficile même pour les enfants normaux. — Vous l’a-t-on fait sentir pendant votre enfance ? — Bien sûr, j’étais plus ou moins protégé par le rang et la fonction de mon père. Elle enregistra le plus ou moins. Plus ou moins, ce n’était pas la même chose que complètement. Parfois il arrivait que plus ou moins soit la même chose que pas du tout. — J’ai déplacé quelques montagnes pour réussir à entrer dans le Service Impérial. Après, disons… quelques faux départs, j’ai fini par me faire une place dans la Sécurité Impériale, parmi les irréguliers. La SécImp s’intéressait davantage aux résultats qu’aux apparences, et je me suis aperçu que j’étais capable d’obtenir des résultats. Sauf que, légère erreur de calcul, tous les exploits grâce auxquels j’espérais être rejugé ont disparu dans les archives top secret de la SécImp. Si bien qu’au bout de treize ans, quand j’ai été réformé pour raisons médicales, je me suis retrouvé simple capitaine et presque aussi anonyme qu’au départ. Il poussa un soupir qui lui sortit du cœur. — Les Auditeurs Impériaux ne sont pas anonymes. — Non, seulement discrets. Alors il me reste encore un peu d’espoir. Pourquoi lui donnait-il envie de rire ? Elle se retint. — Vous voulez devenir célèbre ? Il plissa les yeux dans un bref instant d’introspection. — J’aurais dit oui, autrefois. Aujourd’hui je crois que… je voulais seulement exister par moi-même. Ne vous y trompez pas. Je suis fier d’être le fils de mon père. C’est un grand homme. Dans tous les sens du mot, et c’est un privilège de le connaître. Malgré tout, j’ai un fantasme secret. Qu’une fois, rien qu’une, un jour quelque part, un manuel d’Histoire affirme que l’importance principale d’Aral Vorkosigan est d’avoir été le père de Miles Naismith Vorkosigan. Là, elle rit vraiment, mais presque aussitôt elle étouffa son rire derrière sa main, bien qu’il ne semblât pas en prendre ombrage car il se contenta de la regarder en plissant les yeux. — C’est plutôt amusant, dit-il l’air piteux. — Non… non, ce n’est pas ça, se hâta-t-elle de corriger. C’est juste que ça ressemble à une certaine forme d’orgueil. — Oh, à de l’orgueil sous toutes ses formes. Il n’avait pourtant pas l’air gêné par cette idée, il se contentait de réfléchir. Il posa sur elle son regard songeur, se racla la gorge et commença : — Hier matin, quand je travaillais sur votre console de com… La décélération de la voiture-bulle l’interrompit. Il tendit le cou tandis qu’ils s’arrêtaient en douceur. — Merde, murmura-t-il. — Un problème ? demanda-t-elle, inquiète. — Non, non. Allons voir ce fameux quartier des docks. Il releva le cockpit. Lord Vorkosigan semblait prendre plaisir à parcourir le chaos organisé du quartier du spatioport bien qu’il eût choisi un itinéraire résolument original. Il s’était mis à sillonner en tous sens ce qu’Ekaterin considérait comme les bas-fonds où des hommes et des grues chargeaient et déchargeaient des marchandises, et où les voyageurs interplanétaires les moins fortunés avaient élu domicile dans des hôtels minables, ou traînaient dans les bars. L’endroit grouillait de personnages pittoresques de toutes tailles et de toutes couleurs, portant des vêtements étranges et parlant des langues complètement inconnues qui chatouillaient au passage l’oreille sensible d’Ekaterin. Miles ne manquait pas de remarquer les regards qu’on leur jetait, mais il les ignorait superbement. Elle se dit que, s’il ne s’offusquait pas, ce n’était pas parce que les Galactiques ne le regardaient pas plus qu’un autre, mais parce qu’ils regardaient tout le monde de la même façon. Elle remarqua également que, de tous les produits galactiques qui s’entassaient dans les boutiques dans lesquelles ils plongeaient, c’étaient les plus horribles qui l’attiraient. Il sembla même envisager sérieusement un instant d’acheter une lampe jacksonienne présentée comme une authentique reproduction d’un objet du XXe siècle, une sorte de vase dans lequel deux liquides non miscibles montaient et descendaient lentement, en suivant les courants de convection. — On dirait des globules rouges en suspension dans du plasma, dit-il, fasciné par les bulles mal éclairées. Elle manqua s’étrangler, mi-amusée, mi-effarée : — Mais, pour un cadeau de mariage ? Comment les gens le prendraient-ils ? — Ça ferait rire Gregor. C’est un cadeau qu’on ne reçoit pas souvent. Mais vous avez raison, un cadeau de mariage convenable doit avant tout être… euh… convenable. Rien de personnel, publiquement et politiquement acceptable. Il poussa un soupir de regret et reposa la lampe sur l’étagère. Mais au bout d’un moment il changea d’avis, l’acheta et demanda qu’on l’expédie. — Je lui achèterai un autre cadeau pour son mariage, celui-là sera pour son anniversaire. Ensuite Ekaterin l’emmena dans le quartier plus chic où les boutiques bien éclairées regorgeaient de bijoux, d’objets d’art et d’antiquités bien mis en valeur. Ici et là de discrètes maisons de haute couture dont elle se dit quelles étaient du genre à envoyer des larbins à la tante de Miles. Il sembla y trouver beaucoup moins d’intérêt qu’au bric-à-brac galactique, et la joie qui animait son visage s’éteignit jusqu’à ce que son regard soit attiré par un objet inhabituel dans la vitrine d’un joaillier. De minuscules modèles réduits de planètes, de la taille du gras de son pouce, tournaient sur un fond noir dans le vide d’une bulle. Plusieurs de ces petites sphères, parfaites répliques aux couleurs réalistes des mondes quelles représentaient, étaient reproduites à différentes échelles. Non seulement les rivières, les montagnes et les mers, mais aussi les villes, les routes et les barrages apparaissaient avec un luxe de détails incroyable. De plus la limite jour-nuit de chaque planète se déplaçait en temps réel sur ces paysages miniatures, et les feux des villes éclairaient la nuit comme des diamants vivants. On pouvait les porter par paire comme boucles d’oreilles, ou en pendentif, ou en bracelet. La plupart des planètes du réseau des couloirs de navigation étaient disponibles, y compris la colonie de Beta et une Terre, avec en option sa célèbre Lune en orbite à une vingtaine de centimètres. Il ne semblait pourtant pas évident de porter cet ensemble sur soi ! Les prix, que Miles ne daigna même pas regarder, étaient effarants. — C’est vraiment charmant, murmura-t-il en contemplant d’un œil fasciné et approbateur le petit Barrayar. Je me demande comment ils font cela ? Je sais où je pourrais en faire décortiquer un… — On dirait plus des jouets que des bijoux, mais je dois reconnaître qu’ils sont impressionnants. — Oui, un jouet high-tech typique. Le fin du fin cette année, partout l’an prochain, et nulle part ensuite. Jusqu’à ce que les antiquaires leur redonnent une seconde jeunesse. Enfin… ça pourrait être drôle de fabriquer un ensemble impérial, Barrayar, Komarr et Sergyar, mais je ne connais pas de femme avec trois oreilles, peut-être deux boucles d’oreilles et un pendentif… Attention, là un grave problème sociopolitique se pose : laquelle mettre en pendentif ? — On pourrait mettre les trois sur un collier. — Oui, ou… Je crois qu’un Sergyar plairait à ma mère. Ou la colonie de Beta… non, ça risquerait de lui donner le mal du pays. Sergyar, oui, parfait. Et puis il y a la fête de l’Hiver, et les anniversaires. Voyons. Ma mère, Laissa, Délia, Tante Alys, les sœurs de Délia, Drou… Je ferais peut-être bien d’en commander une douzaine, cela m’en laisserait quelques-unes au cas où… Cette soudaine explosion d’efficacité rendit Ekaterin perplexe. Est-ce que certaines de ces femmes étaient ses maîtresses ? Il ne les mentionnerait certainement pas en compagnie de sa mère et de sa tante. En courtisait-il une ? Mais laquelle ? Toutes ? — Euh, est-ce qu’elles se connaissent ? — Oui, bien sûr. — Vous croyez vraiment qu’il faut leur acheter à toutes le même cadeau ? — Ah bon ? Mais… elles me connaissent toutes, moi… En fin de compte il se limita à deux paires de boucles d’oreilles, et les réassortit pour offrir Barrayar et Komarr à chacune des mariées des deux couples mixtes. Il ajouta un Sergyar sur une jolie chaîne pour sa mère. Au dernier moment il fit demi-tour et fonça acheter un autre Barrayar sans dire à quelle femme de sa liste il le destinait. Il fit emballer les minuscules planètes et demanda des paquets cadeaux. Un peu oppressée par l’agitation du bazar komarran, Ekaterin l’emmena ensuite voir l’un de ses parcs préférés qui bordait l’extrémité du Secteur du spatioport et qui offrait l’un des lacs les plus grands et les mieux aménagés de Serifosa. Elle pensait s’arrêter prendre un café et un gâteau après en avoir fait le tour en suivant les sentiers. Ils s’arrêtèrent pour s’accouder à une balustrade au sommet d’une petite butte d’où l’on apercevait, de l’autre côté du lac, quelques-unes des plus hautes tours de Serifosa. Au-dessus de leur tête, le miroir solaire exhibait ses malheurs à la vue de tous et se reflétait pâlement sur les vaguelettes du lac au travers du dôme transparent du parc. De joyeux éclats de voix leur parvenaient d’une plage pseudo-naturelle où s’ébattaient des familles komarranes. — C’est très joli, dit Ekaterin, mais le coût de l’entretien est énorme. L’aménagement paysager est un travail à plein temps ici. Tout est soigneusement créé, les bois, les rochers, les roseaux, tout. — Un monde en boîte, murmura Miles, le regard perdu sur la surface de l’eau. Quel travail de montage ! — Certains Serifosans considèrent leurs parcs comme une promesse pour l’avenir, de l’écologie mise à la banque, mais d’autres, je le crains, ne connaissent pas la différence entre leurs petits parcs et de vraies forêts. Parfois je me demande si, d’ici à ce que leur atmosphère soit respirable, les arrière-arrière-petits enfants des Komarrans ne seront pas devenus tellement agoraphobes qu’ils n’oseront même pas s’aventurer dehors. — Beaucoup de Betans ont tendance à faire ce genre de confusion. La dernière fois que je m’y suis trouvé… Sa phrase fut couverte par un bruit soudain, violent comme une explosion. Ekaterin sursauta et finit par l’identifier : une grue magnétique, travaillant sur un chantier derrière eux, au-delà des arbres, venait de laisser tomber sa charge. Miles par contre bondit comme un chat sauvage ; le paquet qu’il tenait dans sa main droite vola et, de sa main gauche, il la poussa pour la faire passer derrière lui tout en dégainant à demi de la poche de son pantalon un neutraliseur qu’elle n’avait pas remarqué. Il s’arrêta quand il repéra lui aussi l’origine du bruit. Elle le regarda en écarquillant les yeux. Il inspira profondément, rougit, et se racla la gorge. — Pardon, je crois que j’ai un peu trop réagi. Malgré tout ils examinèrent à la dérobée le dôme au-dessus de leur tête. Il était intact. — Le neutraliseur ne sert pas à grand-chose contre les explosions, dit-il en le fourrant dans sa poche. — Vous avez perdu vos planètes. Elle regarda partout autour d’eux, le petit paquet blanc n’était nulle part. Il se pencha par-dessus la balustrade. — Merde. Elle suivit son regard. Le paquet avait rebondi sur le sentier et roulé un mètre plus bas, arrêté par les branches d’un buisson épineux qui se balançait au-dessus de l’eau. — Je crois que je peux l’attraper… Il sauta par-dessus la balustrade, ignorant le panneau de danger « Attention, ne pas quitter le sentier », et s’allongea à plat ventre avant qu’elle ait le temps de dire ouf et de glisser : Et votre costume… Elle se dit qu’après tout il n’était pas du genre à entretenir son linge lui-même. Hélas, ses doigts trop courts n’atteignaient pas tout à fait la prise qu’ils convoitaient. L’image du spectacle épouvantable d’un Auditeur Impérial confié à sa garde atterrissant la tête la première dans la mare traversa l’esprit d’Ekaterin. Est-ce qu’on pourrait l’accuser de trahison ? La butte faisait à peine quatre mètres de haut, quelle était la profondeur de l’eau à cet endroit ? — J’ai les bras plus longs, dit-elle en se glissant derrière lui. Momentanément contrarié dans ses projets, il remonta à quatre pattes jusqu’au sentier et s’assit. — Il faut trouver un bâton, ou mieux, un larbin avec un bâton. Il jeta un coup d’œil dubitatif à son bracelet de com. — Je crois, dit-elle timidement, qu’appeler la SécImp pour cela serait peut-être un peu excessif. Elle s’allongea à plat ventre et tendit le bras comme il l’avait fait. — C’est bon, je crois que je vais y arriver… Ses doigts effleurèrent le paquet, trop courts, mais à peine. Elle se pencha davantage, se sentant entraînée par la pente. Elle s’étira, s’étira… La terre tassée du bord du sentier commença à céder sous son poids et elle se mit à glisser dangereusement. Elle cria, mais ses efforts pour remonter achevèrent de faire s’effondrer son fragile support. Elle battit d’un bras vers l’arrière et une main de fer empoigna soudain son poignet tandis que le reste de son corps pivotait et que le sol cédait sous elle. Elle se retrouva suspendue les pieds dans le vide, se balançant au-dessus de l’eau. Son autre bras fut lui aussi pris dans un étau et, en levant les yeux, elle découvrit le visage de Miles penché vers elle. Il était lui aussi allongé par terre et, souriant, les dents serrées et les yeux brillants, il lui enserrait les poignets. — Lâchez-moi, espèce d’idiot ! hurla-t-elle. Un curieux sourire exalté illuminait son visage. — Jamais, jamais plus. Ses bottines s’accrochaient à… à rien, constata-t-elle, et il se mit à glisser et à basculer inexorablement à sa suite sans relâcher sa prise. Son sourire triomphant se figea brutalement quand, horrifié, il se rendit compte de la situation. En deux secondes les lois de la physique eurent raison de ses intentions héroïques. Terre, cailloux, branchages, et deux Barrayarans, plongèrent dans l’eau glacée à peu près au même moment. Il s’avéra que le lac ne faisait guère plus d’un mètre de profondeur. Le fond était couvert de boue molle, et elle y laissa une chaussure. Elle se releva en crachotant et en repoussant les cheveux qui lui tombaient sur les yeux, et jeta des regards affolés autour d’elle pour repérer Vorkosigan. Lord Vorkosigan, l’Auditeur Impérial. À elle l’eau arrivait à la taille, il devait avoir pied. Elle n’apercevait nulle part la moindre bottine dépassant de la surface et appelant au secours. Est-ce qu’il savait nager ? Il surgit à côté d’elle, cracha de l’eau boueuse, et se frotta les yeux pour y voir clair. Son superbe costume était trempé, et une plante aquatique pendait à une de ses oreilles. Il l’arracha d’un geste brusque et, lorsqu’il repéra Ekaterin, tendit une main vers elle, mais s’arrêta. — Oh, dit-elle, zut. Il la regarda d’un air songeur avant de dire doucement : — Madame Vorsoisson, avez-vous jamais songé que vous étiez peut-être un peu trop bien élevée ? Incapable de se retenir, elle éclata de rire et plaqua aussitôt une main sur sa bouche en attendant l’explosion de colère masculine. Rien ne vint. Il se contenta de lui adresser un petit sourire. Il regarda autour de lui et finit par repérer son paquet qui, à présent, se balançait au-dessus de leur tête et semblait les narguer. — Ah, la gravité est de notre côté, maintenant. Il pataugea dans les éboulis, disparut sous l’eau, et réapparut quelques pierres à la main. Il bombarda le buisson épineux jusqu’à ce qu’il déloge son paquet qu’il attrapa d’une main avant qu’il n’atteigne l’eau. Il sourit de nouveau, pataugea jusqu’à Ekaterin, et lui offrit son bras comme s’il l’accompagnait à quelque réception d’ambassade. — Madame, accepteriez-vous de barboter avec moi ? Elle trouva son humour irrésistible et posa la main sur son bras. — J’en serais honorée, Monseigneur. Elle renonça à repêcher sa chaussure perdue qu’elle cherchait discrètement en fouillant la boue du bout du pied, et ils gagnèrent un endroit où la berge était accessible en patouillant avec la dignité la plus sereine et la plus absurde qu’elle eût jamais connue. Son paquet cadeau entre les dents, il s’extirpa de l’eau avant elle, se cramponna au tronc d’un arbre penché, et lui tendit la main pour l’aider à s’extraire de la boue avec l’air d’un homme d’armes aidant sa Comtesse à descendre de l’arrière d’une limousine. Au grand soulagement d’Ekaterin, personne ne semblait avoir remarqué leur mésaventure. Toute l’autorité impériale de Vorkosigan leur aurait-elle permis d’échapper à l’arrestation pour baignade interdite ? — Cet accident ne semble pas vous émouvoir ? demanda-t-elle timidement alors qu’ils regagnaient le sentier. Elle avait toujours peine à croire en sa bonne fortune, il avait réagi de manière tellement inattendue. Un joggeur les dépassa et se retourna, trottinant un moment en arrière pour les regarder, mais Miles lui fit signe aimablement de continuer. Il cala son paquet sous son bras et se tourna vers elle. — Madame Vorsoisson, croyez-moi sur parole. Les grenades à fragmentation sont des accidents. Ce qui vient de nous arriver n’était qu’un contretemps amusant. Soudain son sourire s’effaça, son visage se crispa et sa respiration se fit sifflante. Il ajouta précipitamment : — Il faut que je vous dise. Depuis quelque temps je suis sujet à des attaques. Je perds connaissance et je fais des convulsions. Ça dure environ cinq minutes, ça passe, et je reviens à moi comme si de rien n’était. Si cela devait se produire, ne vous affolez pas. — Vous allez en avoir une, là ? demanda-t-elle, affolée. — Je me sens un peu bizarre tout d’un coup, avoua-t-il. Elle aperçut un banc sur le sentier un peu plus loin, elle l’y conduisit. — Là, asseyez-vous. Il se laissa tomber sur le banc et se recroquevilla, le visage dans les mains. Tout comme elle, il commençait à grelotter à cause du froid et de l’humidité, de longs et violents frissons parcouraient son corps trop court. Etait-ce les signes avant-coureurs d’une attaque ? Elle le regardait avec effroi. Au bout de quelques minutes, sa respiration saccadée se calma. Il se frotta vigoureusement le visage et leva les yeux. Il était très pâle, le visage presque gris. Lorsqu’il se tourna vers elle, son sourire de circonstance sonnait tellement faux qu’elle aurait presque préféré lire sur son visage une expression renfrognée. — Pardonnez-moi. Il ne m’est rien arrivé de semblable depuis un moment, du moins éveillé. Je suis désolé. — C’était une de ces attaques ? — Non, non. Fausse alerte. En fait c’était un… en fait la réminiscence d’une bataille. Incroyablement vivace. Je suis désolé, ça ne m’arrive pas d’habitude… Je n’en ai pas eu… Ça ne m’arrive jamais d’habitude. Il parlait d’une manière hachée et hésitante qui ne lui ressemblait pas du tout et était loin de la rassurer. — Voulez-vous que j’aille chercher de l’aide ? Il fallait qu’elle lui trouve des vêtements chauds. Il semblait en état de choc. — De l’aide ? Non… Trop tard, des années trop tard ! Non, vraiment, dans quelques minutes ce sera passé. J’ai simplement besoin de réfléchir un peu. Je viens ; juste de comprendre quelque chose grâce à vous, et je vous en remercie. Elle serra les mains sur sa poitrine et dit d’un ton sec : — Je vous en prie, cessez de parler par énigmes ; dites des choses qui ont un sens, ou bien taisez-vous. Il redressa le menton et son sourire se fit plus naturel. — Oui, vous avez droit à une explication. Si vous y tenez. Je vous préviens, c’est plutôt moche. Elle se sentait à présent si remuée et exaspérée qu’elle aurait avec joie arraché ses explications sibyllines du fond de sa gorge au risque de l’étouffer. Elle se réfugia dans la parodie de cérémonial avec laquelle ils s’étaient extirpés de la mare. — Je vous en prie, Monseigneur. — Bon, alors, voyons. Dagoola IV. Je ne sais pas si vous en avez beaucoup entendu parler. — Un peu. — Il s’agit d’une évacuation sous le feu. Une pagaille indescriptible. Les navettes décollaient chargées jusqu’à la gueule. Je vous épargne les détails, sauf un, une femme, le sergent Béatrice. Plus grande que vous. Nous avions des problèmes avec la rampe de notre sas qui refusait de se rétracter. Impossible de fermer le sas et de nous élever au-dessus de l’atmosphère sans l’avoir larguée. Je ne sais plus à quelle altitude nous étions, il y avait une épaisse couverture nuageuse. On a enfin réussi à décrocher la rampe défectueuse, mais Béatrice est tombée avec. J’ai voulu la rattraper. J’ai même touché sa main, mais j’ai manqué mon coup. — Est-ce que… est-ce qu’elle est morte ? — Oh, oui, dit-il en souriant bizarrement. Nous étions déjà très haut à ce moment-là. Mais, vous voyez… je viens de comprendre quelque chose qui m’avait échappé jusqu’à il y a environ cinq minutes. Depuis cinq, six ans, je me promène avec l’image de cette scène dans la tête. Pas sans arrêt, comprenez-moi, de temps en temps, quand un détail vient me la rappeler. Si seulement j’avais été plus rapide, si je l’avais empoignée plus solidement, si je n’avais pas lâché prise, j’aurais peut-être pu la remonter. Ralenti instantané repassant en boucle. Durant toutes ces années, pas une fois je n’ai imaginé ce qui se serait vraiment passé si j’avais assuré ma prise. Elle pesait presque deux fois mon poids. — Elle vous aurait entraîné dans sa chute. Malgré leur simplicité ces mots évoquèrent des images puissantes et immédiates. Elle frotta les profondes marques rouges qui à présent marbraient ses poignets. Parce que vous n’auriez pas lâché. Pour la première fois il regarda les marques. — Oh ! je suis navré. — Ce n’est rien, dit-elle, gênée, en cessant aussitôt de se masser. Peine perdue, il lui prit la main et se mit à lui caresser doucement les contusions comme s’il voulait les effacer. — Je crois qu’il doit y avoir quelque chose qui ne va pas au niveau de mon image corporelle. — Dans votre tête vous pensez que vous mesurez un mètre quatre-vingts ? — Apparemment, j’en rêve. — Est-ce que… est-ce que le fait de vous rendre compte de la réalité rend-il celle-ci meilleure ? — Non, je ne crois pas. Juste… différente. Plus étrange. Leurs deux mains étaient glacées. Elle bondit sur ses pieds, ignorant le geste qu’il fit pour la retenir. — Il faut trouver des vêtements secs et chauds, sinon nous allons tous les deux… attraper la mort. Sa grand-tante aurait employé cette expression qui lui parut pour l’heure singulièrement inadaptée. Elle ne termina pas sa phrase et jeta sa chaussure à présent inutile dans la première poubelle venue. Ils se dirigèrent vers l’arrêt de voitures-bulles près de la plage, et en chemin Ekaterin se précipita dans une boutique pour acheter une pile de serviettes colorées. Une fois montés, elle mit à fond le chauffage poussif. — Tenez, dit-elle en tendant des serviettes à Miles tandis que l’engin accélérait. Enlevez cette tunique trempée et séchez-vous un peu. La tunique, la chemise en soie, et les sous-vêtements thermiques atterrirent sur le plancher dans un bruit de linge mouillé, et il se frictionna vigoureusement les cheveux et le torse. Il avait la peau bleuie et marbrée par le froid ; des cicatrices roses et blanches contrastaient vivement avec la couleur violacée de son buste ; pour la plupart droites et très fines, elles couraient les unes sur les autres et s’entrecroisaient. Plus elles étaient anciennes, plus elles étaient pâles et discrètes, couvrant les bras, les mains, les doigts et le cou, remontant jusque dans ses cheveux, entourant sa cage thoracique et longeant sa colonne vertébrale. Les plus roses, les plus récentes, tissaient au milieu de sa poitrine une toile irrégulière et enchevêtrée. Elle le regardait en tentant de cacher sa surprise ; il surprit son regard et, pour s’excuser, elle dit : — Vous ne plaisantiez donc pas quand vous parliez de grenades à fragmentation ? Il se toucha la poitrine. — Non, mais la plupart de ces cicatrices sont de l’histoire ancienne, un cadeau que je dois à la soltoxine. J’avais les os si friables qu’on a dû au fil des années me les remplacer presque tous par des os artificiels. Quasiment un par un. Mais j’imagine qu’il n’aurait pas été médicalement possible de m’enlever de mon squelette comme un vulgaire costume pour ensuite m’enfiler sur un autre. — O mon Dieu ! — L’ironie de l’histoire, c’est que ce que vous voyez, ce sont les réparations réussies. La séquelle qui m’a obligé à quitter le Service Impérial, vous ne pouvez même pas la voir. Il se toucha le front et s’enveloppa dans les serviettes comme dans un châle. Elles étaient décorées de pâquerettes géantes. Il tremblait moins à présent, et sa peau, bien que toujours marbrée, semblait moins violette. — Je ne voulais pas vous inquiéter tout à l’heure. Elle se mit à réfléchir. Et si une de ces attaques l’avait surpris en chemin le matin ? Qu’est-ce qu’elle aurait fait ? Elle lui jeta un regard sévère. — Vous auriez dû me le dire plus tôt. Il s’agita, visiblement mal à l’aise. — Vous avez raison, bien sûr… Tout à fait raison. Ce n’est pas bien de dissimuler certains secrets à ceux… à ceux qui sont dans votre camp. Il détourna les yeux, la regarda de nouveau, et lui sourit, l’air crispé. — J’ai commencé à vous dire quelque chose tout à l’heure, mais je me suis dégonflé. Hier matin, quand je travaillais sur votre console de com, j’ai trouvé par hasard votre dossier sur la Dystrophie de Vorzohn. Ekaterin sembla soudain manquer d’air, la respiration bloquée dans sa poitrine paralysée. — Je ne l’avais pas… Comment avez-vous pu… par hasard ? Avait-elle pu oublier de refermer son fichier ? Non, impossible. — Je pourrais vous montrer comment, proposa-t-il. La formation de base de la SécImp est plutôt… basique. Vous pigeriez le truc en cinq minutes. Les mots jaillirent de sa bouche avant qu’elle ait le temps de réfléchir. — Vous avez ouvert mon fichier, exprès ! — Eh bien, oui. Par curiosité. J’en avais assez de regarder les images des autopsies. Vos, euh… vos jardins sont très jolis, à propos. Elle le fixa sans y croire. Un mélange d’émotions contradictoires agitait sa poitrine : elle se sentait violée, indignée, effrayée, et… soulagée ? Vous n’aviez pas le droit. — Non, je n’avais pas le droit, admit-il en lisant l’expression de son regard. Elle tenta de se maîtriser et de se composer un visage impassible. — Je vous demande pardon. Ma seule excuse, c’est ma formation SécImp. On nous inculque de bien mauvais réflexes. (Il prit une profonde inspiration.) Que puis-je faire pour vous, madame Vorsoisson ? Vous n’avez qu’à demander, je suis à votre service. Enveloppé dans ses serviettes, le petit homme fit une demi-révérence, geste grotesque d’un autre âge, comme un vieux comte rabougri drapé dans sa robe de cérémonie, tout droit sorti de l’Époque de l’isolement. — Vous ne pouvez rien faire pour moi, dit-elle froidement. Elle était assise bras et jambes serrés, quasiment recroquevillée sur elle-même. Délibérément, elle se redressa. Mon Dieu, comment Tienne allait-il réagir lorsqu’il apprendrait qu’elle avait trahi, même sans le vouloir, son mortel secret (enfin, il se comportait comme si ce secret était mortel) ? Surtout maintenant, alors qu’il était sur le point de surmonter son blocage, si c’en était un, et de se décider enfin à agir. — Je vous demande pardon, madame Vorsoisson, mais je crains de ne pas encore bien comprendre votre situation. De toute évidence, c’est très personnel si même votre oncle n’est pas au courant, et je parierais qu’il ne l’est pas. — Ne lui dites rien ! — Rien sans votre permission, je vous le promets, madame. Mais si… si vous êtes malade, ou si vous craignez de le devenir, il y a beaucoup de choses que l’on peut faire pour vous. D’après le contenu du fichier, vous le savez. Avez-vous demandé l’aide de quelqu’un ? De l’aide. Quelle idée merveilleuse. Rien que d’y penser, elle avait l’impression qu’elle risquait de fondre et de traverser le plancher de la voiture-bulle. Elle résista à la terrible tentation. — Je ne suis pas malade. Nous n’avons pas besoin d’aide. Elle redressa le menton d’un air de défi et ajouta du ton le plus glacial qu’elle put trouver : — C’était extrêmement déplacé de lire mes fichiers personnels, Lord Vorkosigan. — Oui, admit-il simplement. Je vous ai causé un tort que je tiens à ne pas aggraver en niant que j’ai trahi votre confiance, ou en manquant à vous proposer toute l’aide dont je puis disposer. De quelle aide au juste un Auditeur Impérial pouvait-il disposer ? Mieux valait ne pas y penser. Trop douloureux. Elle se rendit compte trop tard qu’en affirmant qu’elle n’était pas malade, elle avait quasiment révélé que Tienne l’était. La voiture-bulle s’arrêta en douceur près de chez elle, et la diversion lui permit de vaincre son trouble. — Cela ne vous regarde en aucune façon. — Dans ce cas, je vous en prie, demandez à votre oncle de vous aider. Je suis certain qu’il souhaiterait le faire. Elle secoua la tête et ouvrit brutalement le cockpit. Ils regagnèrent son immeuble dans un silence glacé et embarrassé qui contrastait désagréablement avec leur curieuse décontraction matinale. Vorthys les accueillit à la porte de l’appartement, en bras de chemise, une disquette à la main. — Ah, Miles, de retour plus tôt que prévu, ça tombe bien. J’ai failli t’appeler sur ton bracelet de com. Il s’arrêta un instant et regarda d’un air étonné leur accoutrement bizarre et mouillé, puis haussa les épaules et reprit : — Il est venu un autre courrier. Il y a quelque chose pour toi. — Un autre courrier ? Il doit y avoir urgence. Une avancée dans l’enquête ? Miles sortit un bras de sa serviette-châle et prit la disquette. — Je n’en suis pas si sûr. On a trouvé un nouveau corps. — Tous les disparus avaient été retrouvés. Il doit sûrement s’agir d’un morceau de corps, un bras de femme, peut-être ? Vorthys secoua la tête et grimaça. — Un corps entier. Presque intact. Un homme. En ce moment on essaie de l’identifier. Ils avaient tous été retrouvés et identifiés. On dirait que nous en avons un de trop. 6 Miles marina un long moment sous la douche brûlante pour essayer de reprendre le contrôle de son corps ébranlé et retrouver ses esprits. Il s’était vite rendu compte le matin que les questions inquiètes d’Ekaterin à propos de la Comtesse Vorkosigan cachaient en fait ses craintes concernant Nikolaï, et il lui avait répondu avec toute la franchise et la précision dont il était capable. Il avait été récompensé tout au long de leur agréable promenade en la voyant progressivement se détendre et se laisser aller. Son intelligence rayonnante avait illuminé son visage, et il avait vu son corps, d’abord tendu et raidi par la méfiance, se décontracter et s’adoucir. Son sens de l’humour qui pointait discrètement sous sa réserve avait même survécu à leur chute stupide dans cette mare. Le bref regard effrayé qu’elle lui avait lancé quand il s’était à moitié déshabillé dans la voiture-bulle l’avait presque fait retomber dans les affres de la douloureuse conscience de son anormalité, mais pas complètement. Il semblait avoir fini par accepter son corps martyrisé et cela lui avait donné le courage fou d’essayer de lui dire la vérité. Si bien que lorsqu’il avait vu son visage se fermer après qu’il eut avoué avoir fouiné dans ses fichiers, le coup ; lui avait fait mal, très mal. Il avait géré de son mieux cette situation inconfortable, non ? Oui ? Il regrettait de n’avoir pas su se taire. Non. Mentir à madame Vorsoisson était insupportable. Insupportable ? Tu exagères. Il révisa aussitôt son jugement à la baisse. Désagréable. Déplacé, de toute façon. Mais toute confession se devait d’être suivie d’une absolution. Si seulement cette maudite voiture-bulle avait été retardée comme à l’aller, si seulement il avait pu disposer de dix minutes supplémentaires avec elle, il aurait pu arranger les choses. Il n’aurait jamais dû essayer de faire passer sa faute avec cette plaisanterie stupide : Je pourrais vous montrer comment… Il ressentait sa réponse glacée : Nous n’avons pas besoin d’aide, comme… comme un coup manqué. Il allait devoir continuer à aller de l’avant, et elle allait s’enfoncer dans le brouillard, et disparaître à tout jamais. Tu dramatises, mon garçon. Madame Vorsoisson ne se trouvait pas dans une zone de combat, n’est-ce pas ? Justement, si. Elle tombait en chute libre, dans un ralenti atrocement prolongé, vers une mort certaine. Il avait désespérément besoin d’un verre. De plusieurs. À vrai dire. Il se contenta de finir de se sécher, d’enfiler une autre de ses tenues d’Auditeur, et d’aller voir le Professeur. Miles se pencha sur la console de com de la chambre d’ami qui servait aussi de bureau à Tienne, et étudia le visage défiguré du cadavre sur la vid. Il espérait qu’une expression de surprise, de colère, ou de peur, lui donnerait un indice sur les circonstances de la mort de cet homme. Outre sa brutalité. Hélas, le visage était sans expression, et les déformations, figées par le froid, entièrement physiologiques et trop familières. La voix anonyme du médtech commentait les images sur le ton froid, universellement utilisé dans ces moments-là. — Pour commencer, est-on sûr qu’il est à nous ? demanda-t-il en prenant une chaise et en s’installant. J’imagine qu’il ne vient pas d’ailleurs ? — Non, hélas. D’après sa vitesse et sa trajectoire il se trouvait exactement à l’endroit de l’accident au moment de l’impact, et l’heure estimée de sa mort correspond également. Miles avait espéré une avancée dans l’enquête, une nouvelle piste qui l’aurait amené dans la bonne direction, et aurait rapidement porté ses fruits. Il n’avait pas bien mesuré la force magique de ses désirs. Fais attention à ce que tu désires… — Peut-on savoir s’il venait du vaisseau, ou de la station ? — Non, pas à partir de la seule trajectoire. — Hum, sans doute pas. Il n’aurait dû se trouver ni à bord de l’un ni à bord de l’autre. Enfin… attendons l’identification. On n’a pas encore diffusé la nouvelle de cette découverte, j’espère. — Non, et pour l’instant, si étonnant que cela puisse paraître, il n’y a pas encore eu de fuite. — À moins que l’explication de sa présence à cet endroit ne s’avère béton, ça m’étonnerait que des rapports de seconde main soient suffisants sur ce coup-là. Il avait lu assez de rapports depuis deux semaines pour qu’il en soit saturé pendant une année entière. — Les cadavres, c’est ton domaine, lui lança le Professeur d’un geste de la main, et avec une bonne humeur manifestement teintée de soulagement. Sur la vid, l’examen post mortem préliminaire tirait à sa fin. Personne n’appuya sur Replay. À proprement parler, le domaine de Miles, c’étaient les conséquences politiques. Il fallait vraiment qu’il se rende à Solstice sans tarder, même si dans une capitale planétaire un Auditeur courait davantage de risques de se faire manipuler. Il avait souhaité avoir un point de vue provincial pour commencer son enquête, loin des mises en scène pour VIP. — Mon domaine à moi, c’est l’équipement technologique. On vient de récupérer une partie des systèmes de contrôle du vaisseau que j’attendais. Je crois qu’il va falloir que je retourne en orbite sans tarder. — Ce soir ? Sous couvert de ce départ avunculaire, Miles pourrait s’installer à l’hôtel. Ce serait un soulagement. — Non. Si je partais maintenant, j’arriverais juste à temps pour me coucher. J’attendrai demain matin. On a aussi trouvé des choses bizarres là-dedans, qui ne figurent pas dans l’inventaire. — Des choses bizarres ? Anciennes ou récentes ? On avait depuis un siècle accumulé des tonnes de matériel périmé, hors d’usage, et mal inventorié sur la station. Ça aurait coûté plus cher de le faire enlever que de le stocker. Si on avait chargé les techniciens de l’équipe de Vorthys de le trier, cela signifiait que la tâche prioritaire de récupération des débris était quasiment achevée. — Récentes, c’est ça qui est bizarre. En plus leur trajectoire concorde avec celle du nouveau cadavre. — Je n’ai pratiquement jamais rencontré un vaisseau à bord duquel personne ne possédait un alambic caché dans un placard. — Ni une station. Mais nos amis komarrans sont assez malins pour reconnaître un alambic. — Peut-être… J’irai avec vous demain, dit Miles, songeur. — Avec joie. Rassemblant les restes de son courage, il se mit en quête de madame Vorsoisson. Ce serait, pensait-il, sa dernière chance d’avoir une conversation privée avec elle. L’écho de ses pas résonnait dans les pièces vides, et ses tentatives pour l’appeler demeurèrent sans réponse. Elle était sortie, peut-être pour aller chercher Nikolaï à l’école. Merde, encore raté. Il emporta l’enregistrement de l’examen post mortem dans le bureau d’Ekaterin pour l’étudier plus attentivement, et plaça la pile de disquettes sur la terraformation en attente à côté de la console de com. Bien que gêné par quelques remords de conscience et un sentiment de culpabilité irrationnel, il chargea la machine tout en s’attendant à la voir surgir d’un instant à l’autre pour le surveiller. Mais non, elle allait plus vraisemblablement l’éviter. Il poussa un profond soupir et lança la vidéo. Elle ne lui apprit pas grand-chose de plus que le compte rendu du Professeur. La mystérieuse huitième victime, de taille et de stature moyenne pour un Komarran, s’il s’agissait d’un Komarran, avait la cinquantaine et, pour l’instant, il était impossible de dire s’il avait été beau ou laid. Ses vêtements avaient presque tous été arrachés ou brûlés dans l’accident, y compris ces petites poches si pratiques pour ranger cartes de crédit et autres objets faciles à faire parler. Les lambeaux qu’il portait encore s’avérèrent être des lainages de travail comme en portent souvent les spationautes susceptibles à tout moment de devoir enfiler une combinaison pressurisée. Qu’est-ce qui retardait son identification ? Miles rejeta la douzaine de théories que son cerveau voulait échafauder. Il mourait d’envie de foncer à la station orbitale où le corps avait été transporté, mais son arrivée en personne pour regarder par-dessus l’épaule des enquêteurs ne ferait que les déranger et retarder davantage les choses. Une fois que l’on a chargé les meilleurs spécialistes de faire un travail, il faut leur faire confiance et accepter leurs conclusions. Ce qu’il pouvait faire sans que cela pose problème, c’était importuner un haut responsable inutile et désœuvré comme lui. Il tapa le code privé du chef de la Sécurité Impériale à Komarr, code qui lui avait été communiqué comme il se doit à son arrivée dans l’espace planétaire. Le visage du général Rathjens apparut aussitôt. Il paraissait avoir la cinquantaine active et dynamique, qualités requises pour occuper son poste et ses fonctions. Curieusement il profitait de celles-ci pour porter un costume civil komarran plutôt que l’uniforme vert impérial. Soit il jouait la subtilité diplomatique, soit il préférait être à l’aise. Miles opta pour la première explication. Rathjens était le numéro un de la Sécurité Impériale sur Komarr, et rendait compte directement à Duv Galeni au Quartier Général de la SécImp à Vorbarr Sultana. — Oui, Seigneur Auditeur. Que puis-je faire pour vous ? — Je m’intéresse au nouveau cadavre découvert en orbite ce matin, en liaison semble-t-il avec l’accident du miroir. Vous en avez entendu parler ? — À l’instant. Je n’ai pas encore eu le loisir de visionner le rapport préliminaire. — Je viens de le faire, ce n’est pas très instructif. Dites-moi, quelle est la procédure classique pour identifier ce malheureux ? Dans combien de temps espérez-vous recevoir des infos substantielles ? — Pour un accident ordinaire, dans l’espace ou sur la planète, l’identification de la victime serait normalement du ressort de la sécurité civile locale. Mais comme il pourrait s’agir d’un sabotage, nous menons nos propres recherches parallèlement aux autorités komarranes. — Est-ce que vous coopérez ? — Oh, oui. Enfin, ils coopèrent avec nous. — Je vois. Combien de temps l’identification va-t-elle prendre ? — Si l’homme était Komarran, ou si c’était un Galactique ayant passé la douane à l’un des points de saut, nous devrions avoir quelque chose dans les heures qui viennent. S’il était Barrayaran, ça risque de prendre un peu plus de temps. Si pour une raison ou une autre il n’était pas enregistré, alors… c’est un autre problème. — Je suppose qu’il ne correspond pas à une personne portée disparue ? — Ça aurait accéléré les choses. Hélas, non. — Donc il est parti depuis près de trois semaines, mais personne n’a signalé sa disparition. Le général Rathjens jeta un coup d’œil à une info sur son bureau. — Savez-vous que vous appelez d’une console non protégée, Lord Vorkosigan ? — Oui. C’était la raison pour laquelle tous ses rapports et ceux du Professeur leur étaient apportés par courrier depuis les bureaux de la SécImp à Serifosa. Ils ne pensaient pas rester suffisamment longtemps pour prendre la peine de faire installer leur propre console sécurisée. J’aurais dû. — Pour l’instant je me contente de rassembler des renseignements généraux. Quand vous aurez trouvé qui était ce type, comment ferez-vous prévenir la famille ? — Normalement, si c’est possible, la Sécurité du dôme concerné envoie un agent en personne. Dans un cas comme celui-ci, nous allons le faire accompagner par un des nôtres, afin d’évaluer la situation et de savoir si d’autres recherches s’imposent. — Hum, prévenez-moi d’abord. Il se peut que je décide d’aller avec eux, histoire d’observer les choses. — Ça pourrait être à n’importe quelle heure. — Pas de problème. Il voulait faire tourner son cerveau avec autre chose que des données de seconde main, il voulait de l’action pour son corps tourmenté. Il voulait quitter cet appartement. Il avait pensé que le malaise le premier soir était dû au fait qu’il ne connaissait pas les Vorsoisson, mais ce n’était rien comparé à la gêne qu’il éprouvait maintenant qu’il commençait à les connaître. — Très bien, Monseigneur. — Merci, Général, ce sera tout pour l’instant. Miles coupa la communication et s’intéressa, en poussant un soupir, à la pile de rapports sur la terraformation, à commencer par celui extrêmement complet sur les flux d’énergie du dôme concocté par le service de Récupération de la chaleur. Les yeux bleu clair dont le regard indigné lui brûlait la nuque n’existaient que dans son imagination. Il avait laissé la porte ouverte avec l’idée – l’espoir ? – que si madame Vorsoisson passait devant par hasard et souhaitait reprendre le fil de leur conversation interrompue, elle comprendrait qu’il l’y invitait. Il ne prit conscience d’être assis seul dos à la porte que lorsqu’il sentit une présence dans son dos. Il perçut un reniflement furtif et aussitôt accrocha sur son visage son sourire le plus engageant avant de faire tourner sa chaise. C’était Nikki qui se balançait dans l’encadrement de la porte et le dévisageait en se demandant comment se comporter. Il rendit timidement à Miles le sourire qui ne lui était pas destiné. — Bonjour, osa-t-il articuler. — Bonjour, Nikki, tu rentres de l’école ? — Ouais. — Ça te plaît ? — Nan. — Ah ? Comment ça s’est passé aujourd’hui ? — La barbe. — Qu’est-ce que tu étudies de si ennuyeux ? — Rien. Quel bonheur pour des parents qui payaient cher pour l’envoyer dans cette école chic que ces échanges monosyllabiques... Rassuré peut-être par l’éclat d’humour dans l’œil de Miles, le gamin osa entrer. Il étudia l’Auditeur des pieds à la tête plus ouvertement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Miles soutint son regard. Oui, il faut que tu t’habitues à moi, mon garçon. — Vous avez vraiment été espion ? demanda soudain Nikki. Miles se cala sur la chaise et fronça les sourcils. — Mais, où diable as-tu été chercher pareille idée ? — Oncle Vorthys a dit que vous étiez à la SécImp. Aux opérations galactiques. Ah oui, le premier soir à table. — J’étais courrier. Tu sais ce que c’est ? — Non, pas exactement. J’croyais qu’un courrier, c’était un vaisseau… — Le vaisseau tient son nom de là. Un courrier, c’est un genre de super facteur. Je portais et j’allais chercher des messages pour l’Impérium ? — C’était dangereux ? — À priori non. J’arrivais à un endroit et je faisais aussitôt demi-tour pour repartir. J’ai passé beaucoup de temps à lire pendant les voyages. À rédiger des rapports. Ah ! et puis à étudier. La SécImp nous envoyait des questionnaires que nous étions censés remplir pendant notre temps libre et renvoyer à nos supérieurs. — Oh, lâcha Nikki qui paraissait consterné, peut-être à l’idée que même les adultes n’échappaient pas aux devoirs. Il regarda Miles avec davantage de sympathie. Puis une étincelle brilla dans ses yeux. — Mais vous avez dû être obligé de prendre des vaisseaux de saut, non ? Des courriers impériaux rapides, ce genre de trucs ? — Oh, oui. — Nous avons pris un vaisseau de saut pour venir ici. Un Dauphin 776 Vorsmythe avec des nacelles extérieures de contrôle à quadruple vortex et des réacteurs jumeaux pour l’espace normal. Il a douze membres d’équipage et il peut transporter cent vingt personnes. Il était archiplein. Nikki devint songeur. — Une vraie péniche, comparé aux courriers impériaux rapides, mais Maman a convaincu le pilote de me laisser entrer dans la salle de contrôle. Il m’a laissé m’asseoir sur son siège et mettre son casque. Le souvenir de ce moment merveilleux avait transformé l’étincelle en flamme. Miles savait reconnaître la flamme de la passion. — Tu es fasciné par les vaisseaux de saut, si j’ai bien compris. — Je veux être pilote de saut quand je serai grand. Vous, vous n’avez jamais voulu ? Ou… ou vous n’avez pas pu ? Une certaine prudence réapparut sur le visage de Nikki. Les adultes lui avaient-ils recommandé de ne pas parler de l’apparence mutanoïde de Miles ? Oui, faisons tous semblant d’ignorer ce qui saute aux yeux. Voilà qui devrait aider ce gamin à clarifier sa vision du monde. — Non, je voulais être stratège. Comme mon père et mon grand-père. De toute façon, je n’aurais jamais réussi les tests d’aptitude physique… — Mon père a été soldat. Ça a l’air barbant. Il est resté sur la même base pratiquement tout le temps. Je veux être pilote impérial, conduire les vaisseaux les plus rapides, et aller dans plein d’endroits. Surtout très loin d’ici. Oui, Miles comprenait ce désir-là. Il lui vint soudain à l’esprit que même si rien d’autre n’était fait d’ici là, la visite médicale militaire détecterait la Dystrophie de Vorzohn. Et même si elle était bien soignée, cela lui interdirait une carrière de pilote de vaisseau de guerre. — Pilote impérial ? dit Miles en fronçant les sourcils, l’air surpris. Eh bien… si tu veux vraiment voir du pays, je ne crois pas que la carrière militaire soit le meilleur choix. — Pourquoi pas ? — À part quelques courriers et de rares missions diplomatiques, les pilotes de saut militaires ne font que des aller-retour Barrayar-Komarr-Sergyar. La routine, encore et toujours. Et si j’en crois mes amis pilotes, ils passent leur temps à attendre leur tour. Maintenant si tu veux vraiment connaître l’Espace, les flottes de commerce komarranes t’emmèneraient beaucoup plus loin, jusqu’à la Terre, et au-delà. Et puis les voyages durent plus longtemps, et il y a plus de places. Les pilotes passent plus de temps aux commandes. Et aussi, quand on arrive dans un endroit intéressant, on est plus libre pour visiter. Nikki digéra tout cela d’un air songeur. — Ah bon ! Ne bougez pas, ordonna-t-il brusquement avant de sortir en courant. Deux minutes après, il était revenu, tenant avec précaution une boîte débordant de modèles réduits de vaisseaux de saut. Il en tendit un à Miles. — Ça, c’est le Dauphin 776 que nous avons pris pour venir ici. Il fouilla dans la boîte et en sortit un autre. — Vous avez voyagé sur un courrier rapide comme celui-là ? — Le Falcon 9 ? Oui, une fois ou deux. Un vaisseau attira l’œil de Miles. Sans y prêter attention, il se laissa glisser par terre au côté de Nikki qui disposait sa collection pour faire l’inspection de la flotte. — Mon Dieu, c’est un cargo RG ? — C’est une antiquité, dit Nikki en le lui tendant. Miles s’en empara, les yeux brillants. — J’en avais un comme celui-là quand j’avais dix-sept ans. Alors, ça, c’était une péniche. — Euh… un modèle réduit ? — Non, un vaisseau de saut. — Vous avez eu un vrai vaisseau de saut, à vous ? — Hum… à moi, et à un tas de créanciers, dit Miles en souriant. — Vous avez eu l’occasion de le piloter ? Je veux dire dans l’espace normal, pas pour un saut. — Non, à cette époque je n’étais même pas capable de piloter une navette. J’ai appris plus tard, à l’Académie militaire. — Qu’est devenu le RG ? Vous l’avez toujours ? — Oh ! non. Enfin, je n’en suis pas sûr. Il a eu un accident dans les parages de Tau Verde. Il a éperonn… euh… Il est entré en collision avec un autre vaisseau. Ses barres de champ Necklin n’ont pas résisté. Il n’a jamais refait un saut depuis, alors je l’ai loué comme transport local, et voilà. Si Arde, un de mes amis pilotes de saut, réussit à trouver des barres Necklin, je lui ai promis que le vieil RG serait à lui. — Vous aviez un vaisseau de saut et vous ne l’avez pas gardé ? dit Nikki qui n’en revenait pas et écarquillait les yeux de stupeur. Vous en avez d’autres ? — Pas pour l’instant. Oh ! regarde, un croiseur de la classe Général. Mon père en a commandé un comme ça, une fois. Tu as des vaisseaux d’exploration betans ? Penchés côte à côte, tête baissée, ils installèrent la petite flotte sur le sol. Miles était heureux de constater que Nikki connaissait les spécificités techniques de tous les vaisseaux qu’il possédait. Il s’ouvrait, et perdait sa timidité vis-à-vis de cet adulte étranger un peu bizarre, et il parlait plus fort et plus vite pour décrire ses trésors au fur et à mesure que grandissait son enthousiasme spontané. Miles connaissait intimement près d’une douzaine de ces appareils, et il put révéler quelques détails non classés top secret sur les vaisseaux de saut qui vinrent s’ajouter aux connaissances déjà impressionnantes de Nikki, et renforcèrent son prestige aux yeux du gamin. — Mais, demanda ce dernier en reprenant son souffle, comment peut-on devenir pilote sans passer par l’armée ? — On va dans une école spécialisée et un centre de formation. J’ai entendu parler de quatre d’entre elles ici même sur Komarr, et de deux autres sur Barrayar. Il n’y en a pas encore sur Sergyar. — Comment on y entre ? — Il faut poser sa candidature et leur donner de l’argent. Nikki sembla décontenancé. — Beaucoup d’argent ? — Hum, pas plus que n’importe quelle université ou école de commerce. Ce qui coûte le plus cher, c’est de se faire installer chirurgicalement son interface neurologique. Ça vaut le coup de se faire poser ce qu’il y a de mieux. On peut faire ce qu’on veut dans la vie, à condition de savoir provoquer sa chance. On trouve des bourses, ou des contrats d’apprentissage qui facilitent les choses, mais il faut se bouger. De toute façon il faut avoir au moins vingt ans, alors tu as tout le temps d’y penser. Nikki parut découragé par la perspective de ces années qui s’étendaient devant lui, aussi nombreuses que toutes celles qu’il avait vécues. Miles parvenait à comprendre, à imaginer qu’on lui dise qu’il devait attendre trente ans encore avant d’obtenir quelque chose qu’il désirait passionnément. Il s’efforça de penser à quelque chose qu’il désirait passionnément et qu’il pourrait avoir. La liste restait désespérément vide. Nikki entreprit de ranger ses modèles réduits dans leur boîte capitonnée. Alors qu’il calait le Falcon 9 à sa place, ses doigts caressèrent les décalcomanies des cocardes impériales. — Vous avez toujours vos yeux d’argent de la SécImp ? — Non, j’ai été obligé de les rendre quand j’ai été vi… quand j’ai démissionné. — Pourquoi vous avez démissionné ? — Je ne voulais pas. J’avais des problèmes de santé. — Alors on vous a nommé Auditeur à la place ? — C’est à peu près ça. Nikki chercha le moyen de poursuivre cette conversation polie d’adultes. — Ça vous plaît ? Miles jeta un coup d’œil coupable à la pile de disquettes qui l’attendait sur la console. — C’est un peu trop tôt pour le dire. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de devoirs à faire à la maison. Nikki lui adressa un regard compatissant. — Oh ! Quel dommage ! La voix de Tienne Vorsoisson les fit sursauter. — Nikki, qu’est-ce que tu fabriques ici ? Allez, lève-toi ! Le gamin se leva à regret, abandonnant Miles assis par terre en tailleur et soudain conscient que son séjour dans l’eau froide avait redonné à son corps toute sa raideur. — Cesse d’importuner le Lord Auditeur. Mes excuses, Lord Vorkosigan ! Les enfants sont si mal élevés. — Oh, il est fort bien élevé. Nous avions une conversation intéressante à propos des vaisseaux de saut. Miles se demandait comment il allait se lever avec aisance devant son compatriote barrayaran sans vaciller ou trébucher malencontreusement et donner ainsi une désagréable impression d’infirmité. Il resta assis et s’étira pour se préparer. Vorsoisson grimaça un sourire ironique. — Ah oui, la dernière obsession en date. Ne marchez pas pieds nus sur un de ces trucs, vous pourriez vous estro… vous pourriez vous blesser. Enfin, tous les enfants passent par ce genre de phase, j’imagine. Ça leur passe en grandissant. Ramasse-moi tout ce bazar, Nikki. L’enfant gardait les yeux baissés, mais d’où il était Miles voyait son regard chargé d’amertume. Il se baissa pour finir de ramasser sa flotte miniature. — Au lieu d’oublier leurs rêves en grandissant, certains grandissent en les réalisant, murmura Miles. — Tout dépend si les rêves sont raisonnables ou pas, répondit Vorsoisson, la bouche tordue par une ironie lugubre. Il devait avoir pleinement conscience de l’obstacle médical dressé entre Nikki et ses ambitions. — Non, répliqua Miles en souriant légèrement, tout dépend si on grandit assez fort. Difficile de dire comment Nikki avait compris ces paroles, mais il les avait entendues. Ses yeux se posèrent sur Miles tandis qu’il sortait en emportant son trésor. Vorsoisson ne sembla pas apprécier la contradiction, mais il se contenta de dire : — Kat me charge de prévenir tout le monde que le dîner est prêt. Va te laver les mains, Nikki, et dis-le à ton oncle. Le dernier repas de Miles en compagnie du clan Vorsoisson se passa dans une atmosphère tendue. Madame Vorsoisson fit en sorte d’être très occupée à préparer des mets qui s’avérèrent excellents, et arbora un air légèrement préoccupé aussi efficace qu’un panneau annonçant : Fichez-moi la paix ! La charge de la conversation revint donc au Professeur, qui était perdu dans ses réflexions, et à Tienne qui parla avec force et de manière parfaitement superficielle des affaires de la politique locale komarrane, expliquant avec autorité les pensées intimes de gens qu’il n’avait, autant que Miles pût en juger, jamais rencontrés. Nikolaï par crainte de son père s’abstint de poursuivre devant lui la conversation sur les vaisseaux de saut. Miles à présent se demandait comment il avait pu prendre le premier soir le silence de madame Vorsoisson pour de la sérénité, ou la nervosité tendue d’Etienne Vorsoisson pour de l’énergie. Jusqu’à ce qu’elle lui offre quelques aperçus de sa vivacité un peu plus tôt le matin, il n’avait pas soupçonné à quel point certains aspects importants de sa personnalité étaient dissimulés, à quel point ils disparaissaient en présence de son mari. Maintenant qu’il savait quels indices chercher, il apercevait le gris qui pointait sous le teint pâle de Tienne, et il distinguait les infimes mouvements compulsifs qui le trahissaient, mais qu’il faisait passer pour la gaucherie d’un grand gaillard manipulant de petits objets. Au début Miles avait craint qu’Ekaterin ne fût la malade, et il avait failli provoquer Tienne en duel pour n’avoir pas pris des mesures immédiates et radicales pour la faire soigner. Si madame Vorsoisson avait été sa femme à lui… Mais apparemment, c’était avec sa propre santé que Tienne jouait à ce petit jeu. Miles connaissait comme personne la peur viscérale de tous les Barrayarans pour les anomalies génétiques. Le terme d’embarras mortel était plus qu’un cliché. Lui-même ne clamait pas non plus à la ronde son invisible problème d’attaques, bien qu’en son for intérieur il se fût senti soulagé de pouvoir partager son secret avec Ekaterin. Non que cela eût beaucoup d’importance à présent qu’il allait partir. Tienne avait fait le choix du secret, c’était son choix, même s’il paraissait stupide. Peut-être espérait-il être frappé par un météorite avant que sa maladie ne se déclare. Mais il a choisi le même secret pour Nikolaï, son fils à elle. Cette pensée fit resurgir le désir de meurtre que Miles refoulait. Alors qu’ils dégustaient le plat principal, de délicieux filets de poisson élevé en cuve sur un lit de pommes de terre à l’ail, on sonna à la porte. Madame Vorsoisson se précipita pour répondre. Sentant confusément que c’était dangereux qu’elle y aille seule, Miles la suivit. Nikolaï flairant le parfum de l’aventure voulut les accompagner, mais son père lui intima l’ordre de finir son repas. Ekaterin jeta un coup d’œil à Miles par-dessus son épaule, mais ne dit rien. Elle regarda l’écran du portier de sécurité. — Un autre courrier. Oh ! un capitaine cette fois-ci. D’habitude on nous envoie un sergent. Elle ouvrit la porte d’entrée, et un jeune homme apparut. Il portait l’uniforme de travail barrayaran, avec l’insigne de la SécImp, l’œil d’Horus, épinglé sur le col. — Entrez, je vous en prie. — Madame Vorsoisson, dit l’homme en la saluant d’un signe de tête avant de s’avancer et de poser les yeux sur Miles. — Lord Auditeur, je suis le capitaine Tuomonen, je dirige les bureaux de la SécImp ici à Serifosa. Il paraissait à peine trente ans, les cheveux noirs et les yeux marron comme la plupart des Barrayarans, et semblait un peu moins négligé et plus en forme que le bureaucrate militaire standard, malgré son teint pâli par la vie sous un Dôme. Il tenait une boîte de disquettes d’une main et une mallette sécurisée de l’autre, si bien qu’au lieu d’un salut militaire il adressa un signe de tête à Miles. — Oui, le général Rathjens m’a parlé de vous. Un tel courrier nous honore. — La SécImp de Serifosa n’est qu’un tout petit service, Monseigneur. Le général Rathjens a donné l’ordre de vous informer aussitôt que le nouveau corps serait identifié. — Très bien, entrez. Miles conduisit le capitaine jusqu’à l’espace-conversation au centre du salon des Vorsoisson, où ils s’assirent en contrebas sur un banc rembourré. Comme quasiment tout l’ameublement, il s’agissait de mobilier komarran standard. Madame Vorsoisson n’avait-elle pas parfois l’impression de camper dans un hôtel plutôt que d’installer son foyer sous ce dôme ? — Voudriez-vous demander à votre oncle de se joindre à nous, s’il vous plaît ? Lorsqu’il aura fini de manger toutefois. — J’aimerais également parler avec l’Administrateur Vorsoisson quand il aura terminé, ajouta Tuomonen. Ekaterin acquiesça et se retira, les yeux brillants de curiosité, mais toujours discrète et effacée comme si elle voulait devenir invisible au regard de Miles. — Alors, quoi de neuf ? reprit Miles en s’installant. J’ai dit à Rathjens qu’il se pourrait que je décide d’accompagner l’agent de la SécImp chargé du premier contact. Il pourrait faire son sac et l’emporter avec lui, ainsi il n’aurait pas à revenir ici. — Oui, Monseigneur. C’est pour cette raison que je suis ici. Il s’avère que le cadavre mystérieux est quelqu’un d’ici, de Serifosa. Il est, ou plutôt il était un employé du Projet de Terraformation. — Il ne s’agirait pas d’un ingénieur du nom de Radovas, par hasard ? Tuomonen le dévisagea, surpris. — Comment le savez-vous ? — Facile à deviner. Il a disparu depuis quelques semaines. Merde, je parie que Vorsoisson aurait pu l’identifier du premier coup d’œil. Ou… peut-être pas, il était plutôt abîmé. Le patron de Radovas pensait qu’il avait fait une fugue avec sa tech, une jeune personne du nom de Marie Trogir. Vous n’avez pas retrouvé son corps là-haut à elle aussi ? — Non, Monseigneur, mais on dirait qu’on ferait bien de se mettre à chercher. — Oui. Plus une enquête SécImp complète sur ses antécédents. Ne partez pas du principe qu’elle est morte. Si elle est en vie, nous aurons sûrement besoin de l’interroger. Il vous faut un ordre spécial ? — Pas nécessairement, mais je pense que ça pourrait accélérer les choses. Une légère lueur d’enthousiasme brilla dans le regard de Tuomonen. — Alors vous l’avez. — Merci, Monseigneur. J’ai pensé que vous aimeriez voir cela, dit-il en tendant la mallette sécurisée à Miles. J’ai tiré tout le dossier sur Radovas avant de partir. — Est-ce que la SécImp garde des dossiers sur tous les citoyens komarrans, ou celui-ci était-il particulier ? — Non, nous ne gardons pas de dossiers sur tous les Komarrans, mais nous avons un programme de recherche capable d’en constituer très rapidement un assez fouillé à partir des informations du réseau. Là vous avez les éléments connus de sa biographie, son dossier scolaire, son dossier médical, des documents financiers, bref les choses habituelles. Mais Radovas était fiché par la SécImp, ça date de l’époque où il était étudiant, pendant la révolte de Komarr. Le dossier a été fermé au moment de l’amnistie. — Intéressant ? — Je n’en tirerais pas trop de conclusions. La moitié de la population de Komarr dans cette tranche d’âge appartenait à un mouvement de contestation étudiante ou à un groupe pseudo-révolutionnaire, y compris ma belle-mère. Tuomonen, un peu crispé, attendait de voir comment Miles allait réagir à ces révélations. — Donc, vous avez épousé une Komarrane, n’est-ce pas ? — Il y a cinq ans. — Depuis combien de temps êtes-vous en poste à Serifosa ? — Environ six ans. — Bien. Formidable, ça nous laisse une Barrayarane disponible de plus. J’imagine que vous vous entendez bien avec les gens du cru. Tuomonen parut se décontracter. — Dans l’ensemble, oui. Sauf avec ma belle-mère, mais je doute que ce soit pour des raisons purement politiques. Enfin, sa petite-fille la maîtrise parfaitement, ajouta-t-il en réprimant un petit sourire. — Je vois. Miles lui rendit son sourire. L’air songeur il retourna la mallette et sortit son sceau d’Auditeur de sa poche pour l’ouvrir. — Votre section d’analyse a-t-elle signalé quelque chose à mon intention ? — La section d’analyse de Serifosa, c’est moi, avoua Tuomonen, l’air piteux. Je crois que vous avez appartenu à la SécImp vous-même, Monseigneur. Il vaudrait mieux que vous lisiez d’abord avant que je commente. Miles fronça les sourcils. Tuomonen n’avait-il aucune confiance en son propre jugement, avait-il été perturbé par l’arrivée de deux Auditeurs Impériaux, ou saisissait-il cette occasion de confronter leur point de vue ? — Et quel genre de dossier avez-vous récupéré sur le réseau d’informations sur un certain Miles Vorkosigan pour le lire en vitesse avant de venir ici ? — En fait je l’ai fait avant-hier, Monseigneur, quand j’ai appris que vous arriviez à Serifosa. — Et quelle a été votre analyse ? — Environ les deux tiers de votre carrière sont classés top secret. Il faut l’autorisation du QG de la SécImp à Vorbarr Sultana pour y avoir accès. En revanche, la liste de vos décorations est publique. Vous en avez reçu, de façon statistiquement significative, après chacune des prétendues missions de routine qui vous ont été confiées par les Affaires galactiques. Vous avez été décoré environ cinq fois plus que le courrier le plus décoré après vous dans toute l’histoire de la SécImp. — Et qu’en concluez-vous, capitaine Tuomonen ? — Jamais de la vie vous n’avez été un foutu courrier, Capitaine Vorkosigan. — Vous savez, Tuomonen, je crois que je vais apprécier de travailler avec vous. — Je l’espère, monsieur. Il leva les yeux vers le Professeur qui entrait flanqué de Vorsoisson. Il finissait de s’essuyer la bouche avec une serviette qu’il fourra machinalement dans sa poche avant de serrer la main de Tuomonen et de lui présenter son neveu. Tous se rassirent. — Tuomonen vient nous apporter l’identité du cadavre supplémentaire, dit Miles. — Bien, répondit Vorthys. Et qui est ce pauvre bougre ? Miles observa Tuomonen observer Vorsoisson avant de répondre : — Curieusement, Administrateur Vorsoisson, c’est un de vos collaborateurs, le Docteur Barto Radovas. Tienne blêmit. — Radovas ! Que diable fichait-il là-haut ? La stupeur et l’horreur sur le visage de Tienne étaient réelles, sa surprise nullement feinte, Miles l’aurait juré. — J’espérais que vous auriez peut-être quelques idées, monsieur. — Mon Dieu. Enfin… Est-ce qu’il était à bord du vaisseau ou sur la station ? — Ça, nous ne l’avons pas encore établi. — Je ne peux pas vraiment vous apprendre grand-chose sur ce type. Il travaillait dans le service de Soudha. Je n’ai jamais entendu Soudha s’en plaindre. Il a obtenu ses promotions au mérite en temps et en heure. Mais que diable fichait-il… En fait il ne fait plus partie de mes collaborateurs. Il a démissionné il y a quelques semaines. — Cinq jours avant sa mort d’après nos calculs, précisa Tuomonen. — Voyons, il n’aurait pas pu se trouver à bord du transport de minerai, n’est-ce pas ? Comment aurait-il réussi à aller jusqu’à la seconde ceinture d’astéroïdes et à embarquer sur ce vaisseau avant même d’avoir quitté Komarr ? — Il aurait pu le rejoindre en route, dit Tuomonen. — Oh ! je suppose que c’est possible. Mon Dieu ! Il est marié. Du moins, il l’était. Est-ce que sa femme est encore ici en ville ? — Oui, j’ai rendez-vous avec l’officier de la sécurité civile du dôme qui doit aller lui notifier la mort de son mari. — Ça fait trois semaines qu’elle attend de ses nouvelles, une heure de plus ou de moins ne changera pas grand-chose. Je voudrais étudier votre rapport avant que vous ne partiez, Capitaine. — Je vous en prie, Monseigneur. — Professeur, vous voulez venir avec moi ? Ils se retrouvèrent tous dans le bureau de Vorsoisson. Miles avait le sentiment qu’ils auraient pu se dispenser de la présence de Tienne, mais Tuomonen ne fit rien pour l’exclure. Le rapport n’était pas une analyse en profondeur, mais plutôt un paquet d’informations brutes classées de manière logique et accompagnées de notes préliminaires rapides et de commentaires de Tuomonen. Le QG de la SécImp finirait sans doute par envoyer une analyse complète. Ils s’installèrent devant la vid et Miles laissa le Professeur suivre le fil de la carrière de Radovas. — Il a perdu deux ans au milieu de ses études universitaires à cause de la Révolte. L’université de Solstice a été complètement fermée pendant un moment à cette époque. — Mais on dirait qu’il a compensé cela en partie par les deux années qu’il a passées sur Escobar après sa licence, dit Miles. — Il aurait pu lui arriver n’importe quoi là-bas, intervint Tienne. — Mais d’après le rapport, il ne lui est pas arrivé grand-chose, dit sèchement Vorthys. Emploi commercial aux chantiers orbitaux… il n’y a même pas trouvé un bon sujet de recherche. L’université de Solstice ne lui a pas renouvelé son contrat. Il ne semble pas avoir de don pour l’enseignement. — On lui a refusé un poste à l’institut Impérial des Sciences à cause de ses activités lors de la Révolte, et ce, malgré l’amnistie, fit remarquer Tuomonen. — Tout ce que l’amnistie leur a promis, c’est qu’ils ne seraient pas arrêtés et fusillés, dit Miles avec un brin d’impatience. — Mais on ne lui a pas refusé le poste pour manque de compétence technique, murmura Vorthys. Regardez, il a accepté un emploi aux chantiers orbitaux komarrans bien en dessous de son niveau de qualification. — Il avait trois enfants en bas âge. Il avait besoin d’argent. — Ensuite sept années sans histoire, continua le Professeur. — Il n’a changé d’employeur qu’une fois, pour une promotion et une augmentation de salaire respectables. Puis il est recruté par Soudha – qui débutait tout juste alors – pour travailler sur le Projet de Terraformation. À partir de ce moment-là, il s’installe définitivement sur Komarr. — Pas d’augmentation cette fois, Professeur… Miles pointa du doigt vers la vid pour souligner ce point précis de la carrière de feu le Docteur Radovas. — Cela ne vous semble pas bizarre qu’un homme formé aux technologies de saut vienne s’installer sur la planète ? C’était un mathématicien de l’espace à cinq dimensions. Tuomonen sourit légèrement, et Miles en conclut qu’il avait mis le doigt, littéralement, sur le détail qui tracassait le capitaine. Vorthys haussa les épaules. — Il a pu avoir des tas de raisons impératives. Il en avait peut-être assez de moisir dans le même emploi. Il a pu s’intéresser à des choses nouvelles. Qui sait, madame Radovas a peut-être refusé tout net de passer un jour de plus dans une station orbitale. Il faudra le lui demander. — Mais, c’est plutôt inhabituel, insinua Tuomonen. — Peut-être, dit Vorthys. Peut-être pas. — Bon, soupira Miles après un long silence. Allons faire le sale boulot. L’appartement des Radovas se trouvait assez loin de chez les Vorsoisson, un bon tiers de la ville les en séparait ; mais à cette heure-là, les voitures-bulles circulaient sans le moindre retard. Miles, Vorthys et Tienne, que nul n’avait invité mais qui s’était joint à l’expédition, entrèrent à la suite de Tuomonen dans le hall où une jeune femme de la sécurité de Serifosa les attendait avec quelque impatience. — Ah, la Sécurité nous a gratifiés d’une présence féminine, murmura Miles à Tuomonen. Bien, comme ça nous aurons moins l’air d’une armée d’envahisseurs, ajouta-t-il en regardant la troupe qui les suivait. — C’est ce que j’espérais, Monseigneur. Après de rapides présentations, ils prirent un tube de montée qui les mena à un palier identique, ou presque, à tous ceux des résidences que Miles avait vues jusqu’alors. La policière qui s’était présentée comme « agent de sécurité Rigby » sonna à la porte. Au bout d’un long moment, alors que Miles commençait à se demander si madame Radovas était chez elle, la porte s’ouvrit. Une femme mince et élancée, sobrement vêtue, et à qui Miles aurait donné quarante-cinq ans, ce qui signifiait qu’elle devait en avoir près de soixante, apparut dans l’encadrement. Elle portait le pantalon et le chemisier traditionnels des Komarrans et se pelotonnait dans un gros pull-over. Elle était pâle et semblait avoir froid, mais rien chez elle ne paraissait susceptible de faire fuir un mari quel qu’il soit. Elle écarquilla les yeux en découvrant les gens en uniforme qui lui faisaient face et affichaient clairement le message mauvaise nouvelle. Elle poussa un soupir las. Miles qui s’était préparé à affronter une crise de nerfs se détendit un peu. Ils avaient affaire, semblait-il, à une sous-réactive. Elle réagirait probablement plus tard, de manière inattendue et indirecte. — Madame Radovas ? Je suis l’agent de sécurité Rigby. Je suis au regret de vous informer que votre mari, le Docteur Barto Radovas, a été retrouvé mort. Pouvons-nous entrer, s’il vous plaît ? Madame Radovas porta la main à sa bouche et resta un moment sans rien dire. Elle finit par détourner les yeux. — Eh bien, ça ne me fait pas autant plaisir que je l’aurais cru. Que lui est-il arrivé ? Et cette jeune femme, comment va-t-elle ? — Pouvons-nous entrer nous asseoir ? répéta Rigby. Je crains que nous ne devions vous ennuyer avec quelques questions. Nous nous efforcerons de répondre aux vôtres. Le regard de madame Radovas se chargea d’inquiétude en apercevant Tuomonen dans son uniforme vert de la SécImp. — Oui, bien sûr. Elle s’écarta pour les laisser passer et les invita à entrer. Dans son salon ils retrouvèrent un espace-conversation standard. Miles s’assit d’un côté, laissant Tuomonen s’installer en face de madame Radovas en compagnie de Rigby qui se chargea des présentations. Tienne les rejoignit et se plia pour se poser sur le banc, visiblement mal à l’aise. Vorthys secoua légèrement la tête et resta debout à contempler la pièce. — Qu’est-il arrivé à Barto ? Y a-t-il eu un accident ? À présent que la réalité commençait à s’imposer, madame Radovas parlait d’une voix rauque, à peine contrôlée. — Nous n’avons pas de certitude, dit Rigby. On a retrouvé son corps dans l’espace. Il y a apparemment un lien avec le désastre du miroir. Saviez-vous qu’il était parti là-haut ? Vous avait-il dit quoi que ce soit qui serait susceptible de nous éclairer ? — Je… Il ne m’a rien dit avant de partir. Je crois qu’il n’était pas très fier de tout cela. Il m’a laissé un mot sur la console de com. Avant de le trouver, je croyais qu’il s’agissait d’une simple mission sur le terrain. — Pouvons-nous voir ce mot ? demanda d’abord Tuomonen. — Je suis désolée, je l’ai effacé. — Ce plan pour… pour partir, vous croyez que c’était l’idée de votre mari, ou celle de Marie Trogir ? reprit Rigby. — Je vois que vous savez tout. Je n’en ai pas idée. Je ne sais pas. J’ai été prise par surprise. Sa voix se fit plus dure et elle lâcha : — Je n’ai pas été consultée. — Partait-il souvent en mission ? — Il allait souvent faire des expérimentations sur le terrain. Parfois il se rendait à Solstice pour des colloques sur la terraformation. Dans ces cas-là j’allais en général avec lui. Sa voix se cassa, mais elle parvint à la maîtriser. — Qu’a-t-il emporté avec lui ? Quelque chose d’inhabituel ? demanda Rigby patiemment. — Juste ce qu’il emporte en général pour les longues missions sur le terrain… Elle marqua un temps d’hésitation. — Il a pris tous ses fichiers personnels. C’est comme ça que j’ai compris qu’il ne reviendrait pas. — Avez-vous parlé de son absence à quelqu’un dans son service ? Tienne secoua la tête, mais elle répondit : — J’en ai parlé à l’Administrateur Soudha. Après avoir trouvé le mot. J’essayais de comprendre… de comprendre pourquoi. — Est-ce que l’Administrateur Soudha vous a aidée ? demanda Tuomonen. — Pas vraiment. Il m’a paru considérer que ce qui pouvait arriver à Barto après sa démission ne le regardait plus. — Je suis désolé, dit Vorsoisson. Soudha ne m’a pas parlé de cela. Je ne savais pas. Je le réprimanderai. Et tu n’as rien demandé non plus. Mais, même s’il l’aurait bien voulu, Miles pouvait difficilement reprocher à Tienne de s’être tenu à l’écart de ce qui ressemblait fort à un problème conjugal embarrassant. Madame Radovas lança à Vorsoisson un regard noir. — Si j’ai bien compris, vous et votre mari êtes descendus sur Komarr il y a quatre ans environ, dit Tuomonen. Cette nouvelle orientation de carrière semble inhabituelle, passer ainsi de l’espace à cinq dimensions à ce qui est en fait un emploi d’ingénieur civil. Il s’intéressait à la terraformation depuis longtemps ? Elle parut soudain déconcertée. — Barto s’intéressait à l’avenir de Komarr, et puis je… nous en avions assez de la vie en orbite. Nous voulions un endroit plus adapté pour les enfants. Le Docteur Soudha cherchait pour son équipe des gens possédant des profils différents, habitués à résoudre des problèmes différents. L’expérience de Barto lui semblait intéressante. Un ingénieur est un ingénieur, après tout. Pendant toute la conversation, Vorthys avait fait tranquillement le tour de la pièce, une oreille pointée vers le groupe, tout en examinant les souvenirs de voyage et les portraits des enfants à différents âges qui constituaient en fait l’essentiel des éléments de décoration. Il s’arrêta devant la bibliothèque débordant de disquettes et se mit à regarder les titres au hasard. Madame Radovas lui jeta un bref regard intrigué. — Compte tenu des circonstances inhabituelles dans lesquelles le corps du Docteur Radovas a été découvert, la loi exige une autopsie complète, poursuivit Rigby. Vu votre situation personnelle délicate, souhaitez-vous, quand tout sera terminé, que le corps – ou les cendres – vous soit rendu à vous, ou à un autre membre de la famille ? — Oh ! oui. À moi, s’il vous plaît. Il faut qu’il y ait une cérémonie dans les règles. Pour le bien des enfants. Pour le bien de tout le monde. Elle semblait sur le point de craquer, des larmes plein les yeux. — Est-ce que vous pouvez… Je ne sais pas. Est-ce que vous vous en chargez ? — La conseillère aux affaires familiales de notre service se fera un plaisir de vous apporter son aide. Je vous donnerai son numéro avant de partir. — Merci beaucoup. Tuomonen se racla la gorge. — Compte tenu des circonstances mystérieuses de la mort du Docteur Radovas, on a demandé à la SécImp de Komarr de se pencher également sur le problème. Pourriez-vous nous donner l’autorisation d’examiner votre console de com et vos fichiers personnels, pour voir si cela nous apporterait quelque indice. Madame Radovas porta la main à ses lèvres. — Barto a emporté tous ses fichiers personnels. Il ne reste pas grand-chose, à part les miens. — Il arrive qu’un examen par un professionnel permette d’en découvrir davantage. Elle secoua la tête, mais se contenta de dire : — Bon… je suppose que oui. (Avant d’ajouter plus sèchement :) Mais je ne pensais pas que la SécImp avait besoin de s’embarrasser de mon autorisation. — Je m’efforce de rester aussi courtois que possible malgré les dures nécessités de mes fonctions, madame, répondit Tuomonen. Vorthys, des disquettes plein les mains, ajouta depuis l’autre bout de la pièce : — Occupez-vous aussi de la bibliothèque. Un éclair de colère brilla dans les yeux de madame Radovas. — Pourquoi voulez-vous emporter jusqu’à la bibliothèque de mon pauvre mari ? Vorthys leva les yeux et lui adressa un sourire désarmant. — La bibliothèque d’un homme renseigne sur sa forme d’esprit comme sa garde-robe renseigne sur la forme de son corps. Il se peut que des liens entre des sujets apparemment sans aucun rapport entre eux n’apparaissent que dans ses pensées. Une bibliothèque perd hélas de son unité quand son propriétaire disparaît. Je crois que j’aurais aimé rencontrer votre mari de son vivant. De cette façon un peu morbide, je parviendrai peut-être à le rencontrer un peu. — Je ne vois pas pourquoi… — Nous pouvons faire en sorte que tout vous soit rendu dans un jour ou deux, dit Tuomonen d’un ton apaisant. Avez-vous besoin de prendre quelque chose dans la bibliothèque ? — Non, mais… oh… je ne sais pas. Prenez ce que vous voulez, tout m’est égal à présent. Des larmes commencèrent à couler sur ses joues. Rigby lui tendit un mouchoir en papier quelle sortit de l’une des nombreuses poches de son uniforme, et lança un regard réprobateur aux Barrayarans. Tienne s’agita, visiblement mal à l’aise. Tuomonen resta froidement professionnel. Il se leva et se dirigea avec sa mallette vers la console de com qui se trouvait dans un renfoncement près du coin-repas. Il ouvrit sa mallette et en sortit une boîte noire SécImp standard qu’il connecta à la console. Sur un geste de Vorthys, Rigby et Miles l’aidèrent à décoller la bibliothèque du mur et à la sceller pour le transport. Tuomonen, après avoir pompé toute la mémoire de la console, passa un scanner sur la bibliothèque qui devait contenir près d’un millier de disquettes selon les estimations de Miles, et produisit un vidéo-reçu qu’il tendit à madame Radovas. Celle-ci froissa la mince feuille de plastique et la fourra dans la poche de son pantalon gris sans la regarder, puis resta debout les bras croisés en attendant le départ des envahisseurs. Au dernier moment elle se mordit la lèvre et bafouilla : — Administrateur Vorsoisson. Est-ce qu’il y aura… Est-ce que je toucherai… est-ce que j’aurai droit à une pension de veuve ? Avait-elle des problèmes d’argent ? D’après le rapport de Tuomonen ses deux derniers enfants étaient toujours à l’université et dépendaient financièrement de leurs parents. Bien sûr qu’elle avait des problèmes. Mais Vorsoisson secoua la tête d’un air triste. — Je crains que non, madame Radovas. Le médecin légiste est formel, sa mort est intervenue après sa démission. Si ça avait été l’inverse, cela aurait posé un problème autrement plus intéressant pour la SécImp. — Donc elle n’a droit à rien ? demanda Miles. Elle n’a commis aucune faute, et elle se voit privée de tous ses droits de veuve simplement à cause de… il écarta quelques termes désagréables, à cause de l’inconséquence de feu son époux ? Vorsoisson haussa les épaules pour montrer son impuissance et s’éloigna. — Attendez, lui dit Miles qui depuis le matin ne s’était guère rendu utile à personne. Gregor n’aime pas que des veuves soient laissées sans ressources, vous pouvez me croire. Vorsoisson, faites-lui verser la pension. — Je ne peux pas. Comment… voulez-vous que je change la date de sa démission ? Changer la date de sa démission et créer ainsi le curieux spectacle d’un homme démissionnant le lendemain de sa mort ? Par quelle méthode ? En faisant écrire les fantômes ? — Non, bien sûr que non. Faites-le sur ordre impérial. — Il n’y a aucun emplacement prévu pour les ordres impériaux sur les formulaires, dit Vorsoisson, interloqué. Miles encaissa la remarque. Tuomonen, les yeux écarquillés, observait la scène, fasciné. Même madame Radovas, étonnée, fronça les sourcils. Elle regarda Miles en face comme si elle le voyait pour la première fois. Il finit par dire doucement : — Une erreur de conception qu’il va vous falloir corriger, Administrateur Vorsoisson. Tienne ouvrit la bouche pour émettre une autre objection mais eut l’intelligence de la refermer. Le Professeur Vorthys parut soulagé. Madame Radovas, stupéfaite, une main posée sur la joue, ne put que dire : — Merci beaucoup… Lord Vorkosigan. Après la formule d’usage, « si jamais un détail vous revient, appelez ce numéro », le troupeau d’enquêteurs prit congé et se dirigea vers le palier. Vorthys confia à Tienne la bibliothèque pour qu’il la porte. De retour dans le hall de l’immeuble, Rigby se prépara à partir de son côté. — La SécImp souhaite-t-elle que nous fassions quelque chose ? demanda-t-elle à Tuomonen. La mort du Docteur Radovas semble en dehors de la juridiction de Serifosa. Dans le cas d’une mort suspecte, les proches sont automatiquement soupçonnés, mais elle n’a pas bougé d’ici. Je ne vois rien qui la relie à ce cadavre dans l’espace. — Pour l’instant, moi non plus, reconnut Tuomonen. Poursuivez la procédure normale et envoyez à mon bureau copie de tous les rapports et de tous les éléments de preuves. — Je suppose que vous n’envisagez pas de nous renvoyer l’ascenseur ? À en juger par sa grimace, Rigby devait penser connaître la réponse. — Je verrai ce que je peux faire si quelque chose intéressant la sécurité du dôme se présente, promit prudemment Tuomonen. — Il faut que je retourne là-haut demain matin, dit Vorthys à Tuomonen. Je ne vais pas avoir le temps de procéder à un examen complet de la bibliothèque. Il va falloir que j’ennuie la SécImp avec ça, j’en ai peur. Tuomonen regarda le millier de disquettes et parut effaré. Miles se hâta d’ajouter : — Réquisitionnez sur mon autorité un analyste de haut niveau au QG pour faire ce travail. Une des grosses têtes du sous-sol, avec des connaissances solides en maths et en technologie. C’est ça, n’est-ce pas, Professeur ? — Absolument. Prenez le meilleur que vous puissiez trouver. Tuomonen parut soulagé. — Que souhaitez-vous qu’il cherche, Seigneur Auditeur ? — Je ne sais pas exactement. C’est pour ça qu’il me faut un analyste de la SécImp, hein ! En gros, je veux qu’il me dresse un portrait de Radovas à partir de ces données-là pour pouvoir le comparer plus tard aux portraits issus d’autres sources. — Un aperçu sans préjugés de l’esprit qui se cache à l’intérieur de la bibliothèque, dit Miles, l’air songeur. Je vois. — Je n’en doute pas. Parlez-lui, Miles. Vous savez comment ces gens travaillent, et vous savez ce que nous cherchons. — Entendu, Professeur. Ils remirent la bibliothèque à Tuomonen et Rigby prit congé. Il était près de minuit, heure de Komarr. — J’emporte tout ça à mon bureau, dit Tuomonen en contemplant la pile de ses différents fardeaux, et j’appelle le QG pour les mettre au courant. Combien de temps envisagez-vous de rester encore à Serifosa, Lord Vorkosigan ? — Je ne sais pas trop. Je vais rester au moins le temps d’interroger Soudha et quelques autres des collègues de Radovas avant de remonter. Je… je pense que je transporterai mes affaires dans un hôtel demain après le départ du Professeur. — Ma maison vous est ouverte, Lord Vorkosigan, dit Tienne pour la forme, sans insister outre mesure. — Merci, Administrateur Vorsoisson. Qui sait, il se peut que je sois prêt à monter en orbite dès demain soir. Nous verrons comment les choses vont évoluer. — J’apprécierais que vous teniez mes services informés de vos déplacements, dit Tuomonen. Bien sûr, c’est votre privilège de refuser toute sécurité rapprochée, Lord Vorkosigan, mais comme il semblerait que l’affaire ait des ramifications locales, je ne saurais trop vous recommander de reconsidérer votre position. — Les gardes du corps de la SécImp sont en général des types charmants, mais je préfère vraiment éviter de buter contre eux chaque fois que je fais demi-tour. Il tapota son bracelet de com qui paraissait énorme autour de son poignet gauche. — Tenons-nous-en pour l’instant à notre compromis initial. Si j’ai besoin de vous, je hurlerai à l’aide, je vous le promets. — Si tel est votre souhait, Monseigneur… (Tuomonen désapprouvait manifestement.) Avez-vous besoin d’autre chose ? — Pas ce soir, merci, dit Vorthys en étouffant un bâillement. J’ai besoin de comprendre ce qui se passe. J’ai besoin d’une demi-douzaine d’indics dévoués. Je voudrais être seul dans une pièce avec Marie Trogir et un hypospray de thiopenta. J’aimerais aussi passer cette pauvre veuve au thiopenta. Rigby aurait besoin d’un mandat de justice pour avoir recours à de telles méthodes. Miles, lui, pouvait le faire en fonction de son bon plaisir, et en sa qualité de Voix de l’Empereur, si cela ne le dérangeait pas trop de passer pour un Auditeur odieux. Simplement, la situation ne le justifiait pas. Mais Soudha a intérêt à faire attention à ce qu’il dira demain. Miles secoua la tête. — Non, merci. Allez dormir un peu. — D’ici un jour ou deux, répondit Tuomonen avec un petit sourire crispé. Bonne nuit, Seigneurs Auditeurs. Bonne nuit, Administrateur. Ils quittèrent l’immeuble de la veuve et partirent dans des directions opposées. 7 Blottie sur le canapé du salon, Ekaterin, à demi endormie, attendait le retour des hommes. Elle remonta ses manches et contempla les bleus qui noircissaient sur ses poignets, souvenir de la poigne de Miles. Elle se disait qu’elle ne prêtait en général pas grande attention au corps des gens. Elle se contentait de regarder leur visage et n’accordait qu’un rapide coup d’œil à ce qui se trouvait en dessous du cou, ne s’intéressant guère qu’aux vêtements et à leur langage social. Il ne s’agissait pas vraiment d’une aversion, mais ce filtrage semblait être une simple courtoisie et faisait partie intégrante de sa fidélité à Tienne et lui était aussi naturel que de respirer. Si bien qu’elle trouvait doublement troublante la conscience aiguë qu’elle avait du petit homme. Troublante et grossière également, étant donné son corps difforme. Le visage de Vorkosigan, une fois franchie la barrière de son opacité prudente était, comment dire ? charmant, plein d’une vivacité qui ne demandait qu’à laisser s’exprimer pleinement son humour. L’association de ce visage et de ce corps porteur des stigmates d’une souffrance abominable se révélait perturbante. S’agissait-il d’une forme de voyeurisme pervers si, une fois le choc surmonté, sa seconde réaction avait été le désir refoulé de le convaincre de lui raconter l’histoire de ses blessures de guerre. Les hiéroglyphes gravés dans sa chair avaient susurré des promesses exotiques : Ça ne vient pas de ce monde. Et : J’ai survécu. Tu veux savoir comment ? Oui, je veux savoir comment. Elle pressa les doigts sur son front comme si elle possédait le pouvoir d’endiguer la migraine qu’elle sentait poindre derrière ses yeux. Son corps sursauta en entendant le léger couinement de la porte d’entrée qui s’ouvrait, mais les voix familières de Tienne et de son oncle la rassurèrent, les chasseurs de renseignements étaient, comme prévu, de retour d’expédition. Elle se demanda quelle étrange proie ils pouvaient se targuer d’avoir capturée. Elle s’assit et baissa ses manches. Il était largement plus de minuit. Elle découvrit avec soulagement que Tuomonen ne les accompagnait plus. Elle allait pouvoir pousser les verrous de sa demeure comme une véritable châtelaine. Tienne paraissait tendu, Vorkosigan fatigué, et l’oncle Vorthys égal à lui-même. Miles murmura : — Il va de soi, Vorsoisson, que l’inspection de demain sera une inspection surprise. — Bien sûr, Seigneur Auditeur. — Avez-vous trouvé quelque chose d’intéressant ? demanda Ekaterin en fermant les verrous. — Hum, madame Radovas n’a pas la moindre idée de la manière dont son mari s’est retrouvé en balade dans les débris du miroir, dit Vorthys. J’espérais qu’elle aurait quelques suggestions à faire. — Que c’est triste ! Les rares fois où je les ai rencontrés, on aurait dit un couple si heureux. — Que veux-tu, tu connais les hommes de cinquante ans ! dit Tienne d’un ton désapprobateur, en haussant les épaules et en s’excluant manifestement du lot. Ah, Tienne. Pourquoi ne pourrais-tu pas être celui qui s’enfuit avec une femme plus jeune, plus riche ? Tu serais peut-être plus heureux. Tu ne pourrais guère l’être moins. Pourquoi faut-il que ta seule et unique vertu soit la fidélité ? À ce qu’elle croyait du moins. Même si, durant cette épouvantable période, fort heureusement terminée, où il l’avait accusée, elle s’était demandé pourquoi un acte qui lui semblait à elle tellement impensable pouvait à ce point l’obséder, lui. Peut-être ne le trouvait-il pas si impensable que cela ? Elle n’avait pas vraiment l’énergie de s’intéresser à la réponse. Elle leur proposa de grignoter quelque chose, invitation que seul son oncle accepta, et ils se séparèrent pour rejoindre leurs quartiers respectifs pour la nuit. Le temps que Vorthys finisse de manger et lui souhaite une bonne nuit, quelle mette un peu d’ordre, et gagne sa chambre en vérifiant au passage que Nikolaï dormait bien, Tienne était déjà couché, tourné sur le côté, les yeux fermés. Mais il ne dormait pas encore. Quand il dormait vraiment il ronflait légèrement de manière très caractéristique. Quand elle se glissa dans le lit, il roula sur lui-même et passa un bras pour la serrer fort contre lui. Il m’aime vraiment, mais il s’y prend mal. Cette idée manqua de la faire pleurer. Pourtant, à part elle et Nikolaï, avec qui d’autre Tienne avait-il des relations personnelles ? Sa mère remariée, dont il n’était pas très proche, et le fantôme de son frère mort. Parfois, la nuit, il s’accrochait à elle comme un noyé à sa bouée. Si l’enfer existait, elle espérait que le frère de Tienne y rôtissait. Un enfer Vor. Il avait fait ce qui convenait, oh oui, en éliminant sa propre mutation et en donnant à Tienne un exemple avec lequel il ne pouvait pas vivre. Littéralement. Tienne avait essayé de l’imiter à trois reprises, commettant des tentatives de suicide si peu convaincantes qu’on pouvait à peine les qualifier de démonstrations. Les deux premières, au début de leur mariage, avaient terrifié Ekaterin. Pendant un temps elle avait cru que seules sa loyauté et sa dépendance envers lui rattachaient Tienne à la vie. La troisième, plus récente l’avait laissée glacée. Encore un peu de ce régime et elle cesserait complètement d’être humaine. Elle se sentait à peine humaine en ce moment. Espérant qu’ainsi le sommeil allait la gagner, elle fit semblant de dormir. Au bout de quelques minutes, Tienne, qui ne dormait pas plus qu’elle, se leva et alla dans la salle de bains. Mais au lieu de revenir se coucher, il traversa la chambre d’un pas lourd et se dirigea sans bruit vers la cuisine. Il avait peut-être changé d’avis et désirait grignoter un morceau. Cela lui ferait-il plaisir qu’elle lui prépare un lait chaud au cognac et aux épices ? C’était une vieille recette familiale que sa grand-tante avait apportée sur le Continent Sud. Une boisson destinée à réconforter une nièce malade, mais qui finissait immanquablement dans la tasse de la vieille dame. Ce souvenir fit sourire Ekaterin, et elle sortit sans bruit sur les pas de Tienne. La faible lueur quelle apercevait ne venait pas du réfrigérateur, mais de la console de com de la cuisine. Elle s’arrêta à la porte, étonnée. Chez ses parents, la seule raison acceptable pour appeler quelqu’un à pareille heure était l’annonce d’une naissance ou d’un décès, et elle se rendit compte qu’elle avait intégré cette règle. — Que foutait le corps de Radovas là-haut ? Tienne parlait à voix basse et d’un ton rauque au personnage dont le buste apparaissait sur la vid. Ekaterin reconnut avec surprise l’Administrateur Soudha. Celui-ci n’était pas en pyjama, comme elle l’aurait cru, mais en tenue de jour. Pourquoi travaillait-il chez lui aussi tard ? Enfin, c’était typique de ces ingénieurs. Elle recula légèrement pour se dissimuler dans l’ombre du couloir. — Vous m’aviez dit qu’il avait démissionné. — Il l’a fait. Ce qui lui est arrivé après ne nous regarde pas. — Ne nous regarde pas, merde ! Cette putain de SécImp va se mettre à fouiner partout dès demain ! Il ne s’agira pas cette fois de grosses huiles qu’on pourra promener, emmener déjeuner, et bon vent. Non, une vraie inspection. J’ai vu que Tuomonen en avait les yeux brillants, rien que d’y penser, le salaud. — On se débrouillera. Retournez vous coucher, Vorsoisson. Le Lord Auditeur Vorkosigan t’a dit on ne peut plus clairement qu’il voulait une inspection surprise, Tienne. Il est la Voix de l’Empereur. Qu’est-ce que tu fais ? Elle se mit à respirer par la bouche pour ne pas être entendue, commençant à sentir son estomac se retourner. — Ils vont découvrir toutes vos jolies petites combines, et là, on est tous dedans jusqu’au cou, dit Tienne. — Mais non. En ville, tout est en ordre. Contentez-vous de les tenir à l’écart de la station expérimentale, et on les roulera dans la farine. Il n’y aura pas d’accroc. — La station expérimentale n’est qu’une coquille vide. Vous n’y avez pas de personnel, hormis sur vos fichiers. Que se passera-t-il s’ils veulent interroger un de vos employés fantômes ? — Comme ? (La bouche de Soudha se tordit en un mince sourire.) Détendez-vous. — Je ne veux pas plonger avec vous. — Vous croyez avoir le choix ? ricana Soudha. Écoutez. Ça va aller. Ils peuvent inspecter toute la journée, tout ce qu’ils trouveront, ce sont des colonnes de chiffres qui collent parfaitement. Jamais je n’ai rencontré voleur plus méticuleux que notre comptable, Lena Foscol. Nous avons tout trop bien arrangé, ils ne trouveront rien. — Soudha, ils vont vouloir interroger des gens qui n’existent pas. Que va-t-il se passer ? — Ils sont en vacances. En mission sur le terrain. On peut gagner du temps. — Jusqu’à quand ? Et après ? — Allez vous coucher, Vorsoisson, et cessez de trembler. — Putain, j’ai deux Auditeurs Impériaux chez moi depuis trois jours. Il s’arrêta et prit une profonde inspiration. Soudha haussa les épaules, l’air compatissant. Tienne poursuivit en baissant la voix : — Il y a… il y a autre chose. J’ai besoin d’une avance. Il me faut encore vingt mille marks. Et il me les faut maintenant. — Maintenant ? Sous le nez de la SécImp, comme ça ? Vous dites n’importe quoi, Vorsoisson. — Putain, il me faut absolument cet argent. Sinon… — Sinon quoi ? Sinon vous allez à la SécImp vous dénoncer vous-même ? Écoutez, Tienne. Gardez un profil bas. Tenez votre langue. Cirez les pompes des gentils enquêteurs et laissez-moi faire. On va se débrouiller. Contentons-nous de prendre les problèmes un par un, d’accord ? — Soudha, je sais que vous pouvez sortir les vingt mille. Il y a chaque mois au moins cinquante mille marks qui passent du budget de votre service dans votre poche, grâce uniquement aux employés fantômes. Et Dieu sait combien pour le reste, et je suis sûr que votre comptable chérie le sait aussi. Que se passe-t-il s’ils décident de la passer au thiopenta ? Ekaterin recula, ses pieds nus glissant en silence sur le sol le long du mur. Mon Dieu. Tienne, qu’as-tu fait ? Il n’était que trop facile de combler les blancs. Escroquerie et corruption pour le moins, et à grande échelle. Depuis combien de temps ça dure ? Les voix étouffées échangèrent encore quelques paroles sèches, puis le reflet bleuté de l’holovid s’éteignit et le couloir ne fut plus éclairé que par la lumière ambrée des lampadaires du parc. Le cœur battant la chamade, Ekaterin se glissa dans la salle de bains et ferma la porte. Elle se dépêcha de tirer la chasse et s’appuya en tremblant sur le lavabo, regardant son image floue dans le miroir. La veilleuse faisait danser des étincelles dans ses pupilles dilatées. Au bout d’une minute elle entendit le lit craquer quand Tienne se recoucha. Elle attendit un long moment, mais quand elle sortit à pas de loup, il ne dormait toujours pas. Elle se glissa sous les draps. — Je ne me sens pas très bien, murmura-t-elle, sans mentir. — Ma pauvre Kat. Quelque chose que tu as mangé ? — Je ne sais pas. Elle se recroquevilla à l’autre bout du lit, loin de lui. Elle n’avait pas besoin de simuler, elle sentait vraiment son estomac se tordre. — Dis, prends quelque chose. Si tu passes la nuit à te retourner, nous n’allons fermer l’œil ni l’un ni l’autre. — J’attends un peu. Il faut que je sache. Au bout d’un moment elle reprit : — Tu as organisé quelque chose pour notre voyage galactique aujourd’hui ? — Mon Dieu non. Beaucoup trop occupé. Pas trop occupé pour finir de transférer son argent à elle sur son compte à lui, avait-elle remarqué. —… Voudrais tu que… que je m’occupe de tout organiser ? Il n’y a pas de raison que tu prennes en charge toutes les corvées. J’ai plein de temps. J’ai déjà fait des recherches sur les établissements médicaux de Beta. — Pas maintenant, Kat. On s’occupera de cela plus tard. La semaine prochaine, quand ton oncle sera parti. Elle laissa tomber, les yeux grands ouverts dans le noir. Je ne sais pas pourquoi il lui faut vingt mille marks, mais ce n’est pas pour tenir la promesse qu’il m’a faite. Il finit par s’endormir, environ deux heures plus tard. Ekaterin regarda le temps s’écouler lentement, noir et épais comme du goudron. Il faut que je sache. Et quand tu sauras ? Qu’est-ce que tu feras ? Tu t’en occuperas plus tard toi aussi ? Elle restait couchée à attendre la lumière de l’aube. Le miroir est brisé, tu n’oublies pas ? Au matin elle s’occupa de préparer Nikolaï, et le train-train la calma. L’oncle Vorthys partit de bonne heure pour prendre son vol orbital. — Est-ce que tu vas revenir ? lui demanda-t-elle en l’aidant à enfiler sa veste dans l’entrée. — Je l’espère, mais je ne peux rien te promettre. Cette enquête a déjà duré plus longtemps que prévu, et elle prend un tour bizarre. Je n’ai pas la moindre idée du temps qu’il va falloir pour la terminer. Si ça traîne au-delà de la fin du semestre universitaire, ta tante viendra peut-être me rejoindre. Ça te plairait ? Craignant que le ton de sa voix ne la trahisse, elle hocha la tête. — Bien, bien. Il sembla vouloir en dire davantage, mais se contenta de hausser les épaules et de sourire avant de la serrer dans ses bras pour lui dire au revoir. Elle se débrouilla pour éviter presque tout contact avec Tienne et Vorkosigan en accompagnant Nikki à l’école en voiture-bulle, au grand dam du gamin, et en rentrant par le chemin des écoliers. Comme elle l’espérait, elle trouva l’appartement vide à son retour. Elle avala encore quelques antalgiques qu’elle fit descendre avec du café, puis se força à aller s’installer devant la console de com dans le bureau de Tienne. Dommage que j’aie refusé la proposition de Lord Vorkosigan de m’apprendre comment faire ça. La colère qu’elle avait ressentie la veille dans la voiture-bulle contre le Lord mutant lui semblait à présent hors de proportions. Déplacée. Dans quelle mesure sa connaissance intime de Tienne pourrait-elle compenser son manque d’entraînement à ce genre d’espionnage ? Pas assez, elle le craignait, mais elle se devait d’essayer. Vas-y, tu perds du temps délibérément. Non. Je perds du temps désespérément. Elle alluma la console. Les comptes financiers de Tienne sur cette machine, la sienne, n’étaient pas protégés par un code secret. Les revenus correspondaient à son salaire. Les… dépenses… Une fois toutes les dépenses habituelles prises en compte, il aurait dû rester de modestes, mais néanmoins respectables, économies. Tienne ne faisait pas de folies. Pourtant le compte était quasiment vide. Plusieurs milliers de marks avaient disparu sans laisser de trace, y compris le virement qu’elle lui avait fait la veille au matin. Non, attends. La somme figurait toujours sur la liste, entrée en vitesse, pas encore cachée ou effacée. Et elle n’avait pas été dépensée, mais virée sur un fichier qui n’apparaissait nulle part ailleurs. Elle la suivit jusqu’à un compte secret. La console afficha le symbole d’un verrou palmaire au-dessus de la vid. Lorsque Tienne et elle avaient ouvert leurs comptes en arrivant sur Komarr moins d’un an auparavant, ils avaient pris des précautions au cas où l’un d’eux se trouverait temporairement handicapé. Chacun avait accès, en cas d’urgence, aux comptes de l’autre. Est-ce que Tienne avait ouvert un compte entièrement distinct, ou seulement une annexe de son programme financier principal en laissant à la machine le soin de faire le travail ? Tu vas peut-être te débrouiller aussi bien que les spécialistes de la SécImp, se dit-elle lugubrement en plaçant la main droite sur le lecteur. Si on acceptait de trahir la confiance de quelqu’un, alors une extraordinaire gamme d’actions possibles s’ouvrait devant soi. Le fichier s’ouvrit. Elle inspira profondément et se mit à lire. La plus grande partie, et de loin, du fichier protégé s’avéra être une énorme collection d’articles très semblable à celle qu’elle avait constituée sur la Dystrophie de Vorzohn. Mais il apparut que la nouvelle obsession de Tienne était les flottes de commerce komarranes. L’économie de Komarr reposait, bien sûr, sur ses points de saut et sur les services fournis aux vaisseaux de commerce venus d’autres mondes qui les empruntaient. Mais une fois tous ces profits accumulés, comment les réinvestir ? Après tout, il n’y avait qu’un nombre limité de points de saut dans l’espace de Komarr. Si bien que Komarr s’était mis à développer ses propres flottes commerciales qui parcouraient pendant des mois, voire des années, le réseau des points de saut et réalisaient parfois des bénéfices fabuleux. Et parfois non. Les histoires des plus gros, des plus légendaires profits, étaient mises en valeur dans le fichier de Tienne. Quant aux échecs, moins nombreux il est vrai, il les ignorait superbement. Tienne était un optimiste invétéré, à défaut d’autre chose. Chaque jour devait lui apporter la chance de sa vie, la possibilité d’arriver directement au sommet sans étape intermédiaire. Comme s’il croyait vraiment que les choses se passaient ainsi. Certaines flottes étaient aux mains des grandes corporations familiales de Komarr, les Toscane par exemple. D’autres vendaient des actions sur le marché, et n’importe quel Komarran souhaitant tenter sa chance le pouvait. Presque tous le faisaient, à petite échelle du moins. Une des plaisanteries qui courait parmi les fonctionnaires barrayarans, était que ce jeu remplaçait sur Komarr presque toutes les autres formes de jeux de hasard. Et quand tu te trouves à Komarr, tu fais comme les Komarrans ? La peur au ventre, elle passa à la partie financière du fichier. Où diable Tienne a-t-il trouvé cent mille marks pour acheter des actions d’une flotte ? Il gagnait à peine cinq mille marks par mois. Et puis, les ayant trouvés, quelle mouche l’avait piqué, de placer la totalité sur une seule flotte ? Elle concentra son attention sur la première question dont la réponse devait se trouver enregistrée quelque part, et qui ne nécessitait aucune théorie psychologique. Il lui fallut un moment pour séparer les entrées d’argent selon leur origine. Soixante mille marks qu’il avait empruntés à court terme, à un taux invraisemblable, garantis par son fonds de pension et par les quarante mille marks d’actions de cette flotte qu’il avait achetées avec… avec quoi ? Avec de l’argent qui ne venait apparemment de nulle part. De Soudha ? C’était ça qu’il voulait dire en parlant d’employés fantômes ? Elle continua de lire. La flotte sur laquelle Tienne avait placé cet argent emprunté était partie en fanfare dans un grand déploiement de publicité. Les actions s’étaient négociées à la hausse sur le marché parallèle pendant des semaines après son départ. Tienne avait même fait un graphique en couleurs de ses gains virtuels. Puis le désastre : un vaisseau entier perdu corps et biens dans un accident de saut. La flotte, incapable de mener à bien son expédition qui dépendait crucialement de la cargaison perdue avec le vaisseau, se dérouta et revint à Komarr plus tôt que prévu, la queue entre ses jambes imaginaires. Certaines flottes rapportaient jusqu’à deux pour un, mais la moyenne tournait plutôt autour d’un bénéfice de dix pour cent. Le Voyage Fantastique de Marat Galen, le siècle précédent, avait rapporté un fabuleux cent pour un à ses investisseurs et avait été à l’origine de deux nouvelles oligarchies claniques. La flotte de Tienne, par contre, lui avait fait perdre les trois quarts de son investissement. Avec les vingt-cinq mille marks qui lui étaient revenus, les quatre mille d’Ekaterin, ses économies personnelles et son maigre fonds de pension, Tienne n’avait pu rembourser que les deux tiers de son prêt à présent arrivé à échéance. Échéance même dépassée si elle en croyait les mises en demeure agressives qui s’accumulaient dans le fichier. Quand il avait crié à Soudha qu’il lui fallait vingt mille marks, il n’avait pas exagéré. Elle ne put s’empêcher de calculer pendant combien d’années il lui faudrait économiser sur le budget de la maison pour dégager vingt mille marks. Quel cauchemar ! Elle en serait presque arrivée à avoir de la peine pour lui. S’il n’y avait pas eu le petit problème de l’origine des premiers, mystérieux, quarante mille marks. Elle s’appuya sur le dossier de son siège et frictionna son visage engourdi. Elle avait l’affreux pressentiment qu’elle pouvait deviner les méandres secrets de tout le processus. L’arnaque complexe et secrète autour du Projet de Terraformation n’avait pas commencé avec Tienne. Il ne s’était jusqu’alors rendu coupable que d’escroqueries insignifiantes : de la monnaie non rendue, un léger gonflement ici ou là de ses frais professionnels, ces habituelles petites dérives que tous les adultes un jour ou l’autre connaissaient dans leurs moments de faiblesse. Pas de vol à grande échelle. Soudha était là depuis plus de cinq ans. Il s’agissait sans doute de pratiques nées à Komarr que Tienne, nouvellement nommé chef du Secteur de Serifosa, avait découvertes par hasard, et Soudha avait acheté son silence. Alors… Est-ce que l’administrateur barrayaran auquel Tienne avait succédé avait lui aussi succombé ? Bonne question pour la SécImp à n’en pas douter. Mais Tienne était dedans jusqu’au cou, et même davantage, et il avait dû s’en rendre compte. D’où le pari avec les actions de cette flotte de commerce. S’il avait remporté quatre fois sa mise au lieu de n’en récupérer qu’un quart, il aurait été en mesure de rendre son pot-de-vin, de restituer l’argent volé, et de sortir la tête de l’eau. Son esprit affolé avait-il caressé cette idée ? Et s’il avait eu de la chance, au lieu de jouer de malchance, cette idée aurait-elle survécu pour devenir réalité ? Et si Tienne avait sorti cent mille marks de son chapeau et t’avait dit qu’il les avait gagnés en spéculant sur les actions d’une flotte de commerce, aurais-tu posé la question de l’origine de la mise ? Ou aurais-tu sauté de joie en pensant que c’était un génie ? Elle restait assise, penchée en avant à présent. La douleur avait envahi tout son corps, le dos, le cou, la tête. Son cœur. Ses yeux restaient secs. Une femme Vor devait tout d’abord loyauté à son époux. Même dans la trahison, même jusqu’à la mort. La sixième Comtesse Vorvayne avait suivi son époux jusqu’au pilori où on l’avait pendu pour avoir participé à la Conspiration des Poudres. Elle était restée assise à ses pieds à faire la grève de la faim et avait fini en fait par mourir de froid un jour avant lui. Grande et belle histoire, l’un des meilleurs mélodrames sanglants de la Période de l’isolement. On en avait fait un holovid, mais dans la version vid le couple mourait au même moment, comme s’ils parvenaient à un orgasme simultané. Une femme Vor ne possède-t-elle donc aucun sens de l’honneur ? Avant que Tienne n’entre dans ma vie, est-ce que je ne possédais quand même pas ma propre intégrité ? Si, et je l’ai engagée dans mon serment de mariage. C’est un peu comme si j’avais placé toutes mes mises sur une seule flotte. Si Tienne avait été affligé d’une grande passion politique dévoyée, s’il s’était engagé corps et âme du mauvais côté dans la Guerre de Vordarian l’Usurpateur, s’il avait obéi à ses convictions, elle aurait pu le suivre en toute bonne foi. Mais il ne s’agissait pas d’allégeance à quelque vérité supérieure, ni même de quelque noble et tragique erreur. Il ne s’agissait que de stupidité ajoutée à de la vénalité. Il ne s’agissait pas de tragédie, mais de farce. C’était du Tienne tout craché. Mais allait-elle retrouver un peu de son honneur perdu en dénonçant son propre mari malade aux autorités ? Elle en doutait. À force de me diminuer pour ne pas le dépasser, je vais finir par ne plus exister du tout. Pourtant si elle n’était pas une femme Vor, qu’était-elle ? Abandonner sa place au côté de Tienne, là où son serment l’avait placée, équivalait à sauter dans le noir par-dessus un précipice, dépouillée de toute identité. Elle avait, comment dit-on ? une marge de temps. Si elle s’en allait avant que la crise n’éclate, avant que cet affreux gâchis ne devienne public, elle n’aurait pas abandonné Tienne au moment où il avait le plus besoin d’elle, non ? Interroge ton cœur de soldat, ma fille. Est-ce qu’il vaut mieux déserter la nuit qui précède la bataille ou lorsque cette dernière fait rage ? Pourtant, si elle choisissait de rester, elle accepterait tacitement cette imposture. Seule l’ignorance était innocence, était bonheur. La connaissance était tout ce qu’on voulait, hormis… hormis le pouvoir. Personne ne la sauverait. Personne ne pouvait la sauver. Et même ouvrir la bouche pour murmurer « au secours », reviendrait à choisir la perte de Tienne. Elle resta assise un très long moment, figée comme une statue. 8 Le capitaine Tuomonen s’arrangea pour retrouver Miles et Tienne dans le hall de l’immeuble des Vorsoisson plutôt qu’aux bureaux du Projet de Terraformation, geste de courtoisie qui ne trompa pas Miles une seconde. L’Auditeur Impérial allait, semblait-il, se retrouver flanqué d’une escorte de la SécImp, qu’il l’ait demandé ou non. Il attendait presque avec impatience de voir comment Tuomonen allait réussir à combiner son ingéniosité polie et sa détermination à assurer sa sécurité. À l’arrêt des voitures-bulles de l’autre côté du parc, Miles saisit l’occasion de laisser Tienne monter dans une autre voiture pour se retrouver seul avec Tuomonen afin de mieux faire le point avec lui des nouvelles de la nuit. Quelques voyageurs matinaux montèrent avec l’Administrateur, et sa voiture disparut dans le tunnel. Mais dès que les deux Komarrans suivants, que la vue de l’uniforme impérial vert avait déjà rendus hésitants, furent assez près pour distinguer l’œil d’Horus de la SécImp sur le col du capitaine, ils s’écartèrent précipitamment. — Vous avez toujours une voiture-bulle pour vous tout seul ? demanda Miles au moment où le cockpit se fermait et la voiture démarrait. — Quand je suis en uniforme. Ça marche comme par magie, répondit Tuomonen en souriant légèrement. Mais si je veux écouter les conversations des Serifosans, je prends soin de me mettre en civil. — Ah ! Et où en sommes-nous avec la bibliothèque de Radovas ? — J’ai envoyé un des gardes du complexe la porter au QG sur Solstice hier soir. Solstice est à trois fuseaux horaires en avance sur nous. Leurs analystes devraient avoir commencé à travailler dessus à l’heure qu’il est. Miles fronça les sourcils. Un des gardes du complexe ? — Bien, mais… dites-moi, quel est l’effectif de la SécImp à Serifosa, Capitaine Tuomonen ? — Eh bien… Il y a moi, un sergent, et deux caporaux. Nous maintenons à jour la base de données, coordonnons les renseignements à envoyer au QG, et aidons les enquêteurs envoyés ici sur des missions particulières. Et puis il y a le lieutenant qui commande les gardes du complexe consulaire du Secteur. Il dispose de dix hommes pour assurer la sécurité. Le Conseiller Impérial, tel était le nom donné, par égard aux coutumes locales, au Vice-Roi barrayaran de Komarr. Son arrivée incognito avait dispensé Miles d’une visite de courtoisie au représentant du Conseiller pour le Secteur de Serifosa, du moins c’est ce qu’il avait choisi de prétendre. — Dix hommes seulement ? Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept ? — J’en ai bien peur. Il ne se passe pas grand-chose ici, Monseigneur. Ce Dôme a été l’un des moins actifs pendant la Révolte de Komarr, et cette tradition d’apathie politique a perduré depuis. C’est le premier Secteur d’où la garnison impériale d’occupation a été retirée. L’un des parents de mon épouse s’amuse à dire que si la partie centrale du Dôme n’a pas été rénovée, c’est la faute de la génération précédente qui n’a pas réussi à faire en sorte que les troupes impériales la rasent. Cette zone vieillissante et même décrépite apparaissait au loin à présent que la voiture-bulle atteignait le sommet de l’arc avant de tourner et de s’engouffrer dans un autre tunnel. Elle pivota et commença de descendre vers le secteur le plus récent de Serifosa. — Malgré tout, apathie ou pas, comment faites-vous pour tout contrôler ? — J’ai un budget pour payer des indics. Avant on les payait pour chaque information fournie, jusqu’à ce que je m’aperçoive que quand ils n’avaient rien à vendre, ils inventaient. Alors je n’ai gardé que les meilleurs, et je leur verse un salaire régulier. On se rencontre une fois par semaine, je les forme un peu aux missions de sécurité et nous échangeons quelques ragots. J’essaie de les convaincre qu’ils sont des enquêteurs civils, plutôt que de simples indics. Il semblerait que la fiabilité de mes renseignements y ait gagné. — Je vois. Vous avez quelqu’un dans le Projet de Terraformation ? — Hélas, non. La terraformation n’est pas considérée comme vitale au niveau de la sécurité. J’ai des gens dans le quartier des docks, au spatioport, dans la police du Dôme, et quelques-uns dans les bureaux de l’Administration. La centrale énergétique, les stations de renouvellement de l’eau et de l’air, nous les couvrons à la fois par nous-mêmes et en coopération avec les autorités locales. Eux vérifient les dossiers criminels et psychologiques des candidats à un emploi, et nous, nous vérifions qu’ils n’appartiennent pas à des associations politiques potentiellement dangereuses. La terraformation a toujours été bien trop loin sur la liste des priorités pour que mon budget la couvre. Je dirais que les critères de recrutement de ses employés sont parmi les moins stricts de toute la fonction publique. — Je vois. Avec ce genre de politique, est-ce qu’ils ne risquent pas de récupérer un maximum de mécontents, d’opposants, même ? — De nombreux Komarrans intelligents continuent de ne pas aimer l’Imperium, mais il faut bien qu’ils vivent. Pour être embauché au Projet de Terraformation il leur suffit peut-être d’aimer Komarr. Là au moins ils n’ont aucune motivation politique pour se livrer au sabotage. Barto s’intéressait à l’avenir de Komarr, avait dit sa veuve. Radovas aurait-il pu faire partie des opposants ? Et si oui, alors quoi ? La voiture-bulle s’arrêta à la station située sous les bureaux de la terraformation, laissant Miles à sa perplexité. Tienne Vorsoisson les attendait comme prévu sur le quai. Ils traversèrent l’atrium et, comme la fois précédente, il les conduisit jusqu’aux étages de son domaine. Ils passèrent devant quelques portes ouvertes qui laissaient déjà voir une activité matinale dans différents services, mais il n’y avait personne lorsqu’ils arrivèrent dans le bureau de Vorsoisson. — Vous avez des préférences sur la manière de nous répartir le travail ? demanda Miles à Tuomonen en regardant autour de lui d’un air songeur tandis que Tienne allumait la lumière. — J’ai réussi à caser une brève conversation avec Andro Farr ce matin. Il m’a donné le nom de quelques-unes des personnes qui travaillaient avec Marie Trogir. J’aimerais commencer par là. — Bien. Si vous commencez par Trogir, je commencerai par Radovas, et on se retrouvera ensuite. Je veux commencer par interroger son patron, Soudha, c’est bien ça, Administrateur Vorsoisson ? — Tout à fait, Seigneur Auditeur. Désirez-vous utiliser mon bureau ? — Non, je crois que je préfère le rencontrer sur son propre territoire. — Je vous accompagne en bas dans ce cas. Je suis à vous dans un instant, Capitaine Tuomonen. Ce dernier s’installa devant la console de com de Vorsoisson et la regarda, l’air pensif. — Prenez votre temps, Administrateur. Vorsoisson jeta un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule et conduisit Miles à l’étage inférieur au service de Récupération de la chaleur. Soudha n’était pas encore arrivé. Miles envoya Tienne retrouver Tuomonen et parcourut lentement le bureau de l’ingénieur, examinant décor et contenu. La pièce était plutôt austère. Sans doute Soudha, directeur de département, disposait-il d’un autre endroit plus fourni à la station expérimentale. Les rayonnages sur le mur étaient fort peu garnis, pour l’essentiel des disquettes de gestion et des ouvrages de référence, ainsi que de la documentation sur les stations spatiales et leur construction, à coup sûr proche de celle des dômes. Mais, contrairement à celle de Radovas, la bibliothèque ne contenait pas plus de textes sur les points de saut ou l’espace à cinq dimensions que ceux qui devaient lui rester de ses années à l’université. Un pas lourd annonça l’arrivée du maître des lieux. L’air intrigué qui s’afficha sur le visage de Soudha en découvrant son bureau ouvert et éclairé laissa place à la compréhension lorsqu’il aperçut Miles. — Ah, bonjour, Seigneur Auditeur. — Bonjour, Docteur Soudha, répondit Miles en replaçant la pile de disquettes à sa place. Soudha paraissait un peu fatigué et il adressa à Miles un sourire las ; il n’était peut-être pas du matin. Il étouffa un bâillement, approcha une chaise de son bureau, et invita son visiteur à s’asseoir. — À quoi dois-je l’honneur de votre visite ? Puis-je vous proposer du café ? — Non, merci. Miles s’assit et laissa Soudha s’installer derrière sa console de com. — J’ai de mauvaises nouvelles. Soudha se composa un visage attentif. — Barto Radovas est mort. Miles guettait la réaction de Soudha. Celui-ci cligna des yeux et écarta les lèvres, l’air navré. — Quel choc ! Je croyais qu’il était en bonne santé pour son âge. Que s’est-il passé ? Le cœur ? O mon Dieu, pauvre Trogir ! — Personne, même en bonne santé, ne peut résister dans le vide sans combinaison pressurisée, quel que soit son âge. On a retrouvé son corps flottant dans l’espace. Miles décida de ne pas s’attarder pour l’instant sur l’état du cadavre. Soudha leva les yeux. — Pensez-vous que cela ait un rapport quelconque avec l’accident du miroir ? Sinon pourquoi Miles s’y intéresserait-il ? — Peut-être. — Est-ce que… et Marie Trogir ? Vous n’avez pas dit si… ? — On ne l’a pas trouvée. Du moins pas encore. Les équipes de recherche poursuivent leur travail là-haut, et la SécImp enquête dans toutes les autres directions. Leur prochaine tâche sera d’essayer de suivre la trace du couple en partant de l’endroit et de l’heure où ils ont été vus pour la dernière fois. Apparemment ici, il y a quelques semaines. Nous demanderons la collaboration de vos services bien sûr… — Certainement. C’est… c’est vraiment affreux. Je veux dire, quoi qu’on pense de la direction qu’ils avaient choisi de donner à leur vie… — Et qu’en pensez-vous, Docteur Soudha ? Je voudrais vraiment cerner cet homme, et aussi Trogir. Vous avez des idées ? Soudha secoua la tête. — J’avoue que l’évolution de leur relation m’a pris par surprise, mais je ne m’immisce pas dans la vie privée de mes subordonnés. — Oui, vous l’avez dit. Mais vous avez travaillé en étroite collaboration avec lui pendant cinq ans. À quoi s’intéressait-il, quelles étaient ses opinions politiques, ses obsessions, ses distractions ? — Je… Je peux vous fournir tout son dossier professionnel. Radovas était un type tranquille, sans histoire. Il effectuait un travail technique de premier ordre… — Pourquoi l’aviez-vous embauché ? La Récupération de la chaleur ne semble pas avoir été sa spécialité première. — Oh, il avait une grande expérience en matière de station orbitale. Comme vous le savez, là-haut, se débarrasser des excès de chaleur est un défi permanent pour les ingénieurs. J’ai pensé que son savoir-faire technique pourrait nous ouvrir de nouvelles perspectives pour résoudre nos problèmes, et j’avais raison. J’étais très satisfait de son travail. La Section Deux des rapports que je vous ai remis hier, génération et distribution de l’énergie, lui est due pour l’essentiel, vous pourriez la lire pour mieux le cerner. J’ai rédigé moi-même la plus grande partie de la Section Trois, hydraulique. Le principe des échanges de chaleur par transfert de liquides est très prometteur… — J’ai parcouru votre rapport, merci. Soudha parut surpris. — Tout ? J’avais cru comprendre que c’était le Professeur Vorthys qui le voulait. J’ai bien peur qu’il ne soit un peu indigeste, trop technique. Tu crois peut-être que j’ai lu la totalité des deux cent mille mots hier soir avant de me coucher ? Il faudrait être un sacré champion de la lecture rapide ! — Je comprends que vous appréciiez les compétences techniques du Docteur Radovas, mais s’il était si bon, pourquoi a-t-il démissionné ? En avait-il assez ? Est-ce qu’il était heureux ? Ou frustré ? Pourquoi ce changement dans sa vie privée l’a-t-il conduit à ce changement dans son travail ? Je n’en vois pas la nécessité. — Pour avoir la réponse, je crains que vous ne soyez obligé d’interroger Marie Trogir. Je la soupçonne fortement d’avoir été l’élément moteur dans cette décision. Ils ont démissionné et sont partis en même temps. Elle avait beaucoup moins à perdre que lui en termes de salaire, d’ancienneté et de statut. — Dites m’en plus sur elle. — Honnêtement, j’en suis incapable. Barto l’avait recrutée lui-même et travaillait avec elle au quotidien. Je la connaissais à peine. Elle paraissait posséder toutes les compétences requises… sauf que, maintenant que j’y pense, les seules informations que j’avais sur son travail m’étaient fournies par Barto. Je ne sais pas. Tout cela est troublant. Barto mort. Pourquoi ? Son désarroi parut sincère à l’oreille exercée de Miles, mais davantage provoqué par la surprise que par la douleur profonde causée par la perte d’un ami proche. Il faudrait peut-être chercher ailleurs pour mieux comprendre Radovas. — J’aimerais examiner le bureau et l’espace de travail du Docteur Radovas. — Oh, j’ai bien peur que son bureau n’ait été vidé et réattribué. — Vous l’avez remplacé ? — Pas encore. Je continue de recevoir des demandes de candidature. J’espère commencer les entretiens bientôt. — Radovas devait bien avoir des amis. Je veux parler à ses collègues de travail. — Certainement, Seigneur Auditeur. Quand voudriez-vous que je les convoque ? — Je pense que je vais me contenter d’arriver à l’improviste. Soudha fit la moue. — Plusieurs de mes employés sont en vacances, et d’autres sont à la station expérimentale pour effectuer un petit test ce matin. Ils n’en auront pas fini avant la nuit. Mais vous pouvez commencer avec ceux qui sont ici et continuer avec ceux qui rentreront dans l’intervalle. — Parfait… Avec l’air de quelqu’un qui offre une victime sacrificielle au dieu du volcan, Soudha fit venir deux de ses subordonnés que Miles interrogea séparément dans la salle de conférences où s’était tenue la veille la réunion des grosses huiles. Arozzi était un ingénieur à peine plus âgé que Miles qui se démenait pour reprendre les tâches abandonnées par Radovas et peut-être obtenir une promotion et ainsi se glisser dans les pantoufles du mort. Est-ce que le Seigneur Auditeur voudrait voir son travail ? Non, il n’était pas proche du disparu. Oui, la liaison l’avait surpris, mais Radovas était un type secret, très réservé. Trogir était une femme brillante, brillante et belle. Il n’avait aucun mal à comprendre ce que Radovas avait pu lui trouver. Ce qu’elle avait trouvé chez Radovas ? Il n’en avait pas la moindre idée, mais, après tout, il n’était pas une femme. Radovas était mort ? Mon Dieu… Non, il n’avait pas idée de ce qu’il faisait là-haut. Peut-être le couple essayait-il d’émigrer ? Cappell, le mathématicien du service, ne s’avéra guère plus utile. Il était un peu plus âgé qu’Arozzi et légèrement plus cynique. La nouvelle de la mort de Radovas sembla l’affecter moins que Soudha ou Arozzi. Il n’avait été personnellement proche ni de lui, ni de Trogir, même s’il travaillait souvent avec l’ingénieur pour vérifier des calculs ou affiner des prévisions. Il serait heureux de montrer quelques milliers de pages de son travail au Lord Auditeur. Non ? Comment était Trogir ? Plutôt mignonne à son avis, mais du genre sournoise. Voyez ce qu’elle a fait à ce pauvre Radovas, hein ? Est-ce qu’il pensait qu’elle était morte aussi ? Non, les femmes étaient comme les chats, elles retombaient toujours sur leurs pieds. Non, il n’avait jamais vérifié le vieil adage sur de vrais chats. Il n’avait pas d’animaux chez lui. Pas de femme non plus. Non, il ne voulait pas d’un chaton, merci beaucoup de votre offre, Seigneur Auditeur… Miles retrouva Tuomonen à l’heure du déjeuner dans la salle à manger des cadres qui donnait sur l’atrium. Les cadres durent aller s’installer ailleurs. Ils se firent le compte rendu des conversations de la matinée en partageant un médiocre repas. Tuomonen n’avait pas progressé non plus. — Personne n’a dit qu’il n’aimait pas Trogir, mais elle semble assez fuyante, fit remarquer Tuomonen. Apparemment le service de Récupération de la chaleur a la réputation de travailler en circuit fermé. La seule femme de ce département, pourtant censée avoir été son amie, n’avait pas grand-chose à dire. Je me demande si je ne devrais pas recruter une femme pour certains interrogatoires. — Peut-être. Pourtant, je croyais que les Komarrans étaient plus tolérants à ce niveau… Peut-être qu’une enquêtrice komarrane ? Vous savez que d’après les dernières statistiques, la moitié des Barrayaranes qui viennent faire des études supérieures à Komarr ne retournent pas chez elles ? Il y a un petit groupe de célibataires alarmistes qui essaie de convaincre l’Empereur de leur refuser le visa de sortie. Gregor a refusé d’accéder à leur demande. Tuomonen eut un léger sourire : — Eh bien, il existe plus d’une solution à ce problème. — En effet. Comment votre belle famille a-t-elle pris l’annonce des fiançailles de l’Empereur avec l’héritière de la famille Toscane ? — Certains trouvent ça romantique. D’autres pensent que c’est politiquement très habile de la part de Gregor. À vrai dire, venant d’un Komarran, il s’agit déjà d’un fameux compliment. — Techniquement Gregor possède Sergyar. Vous pourriez faire remarquer cela à celui qui prétendrait qu’il épouse Laissa pour son argent. — Oui, mais est-ce que Sergyar représente des avoirs liquides ? — D’après mon père, uniquement dans le sens où des fonds impériaux s’y engouffrent comme dans un puits sans fond. Mais cela n’a rien à voir avec notre problème. Et quel est l’avis des Barrayarans expatriés par ici sur le mariage ? — En général, c’est bien vu. Il y a cinq ans mes collègues pensaient que mon mariage allait détruire ma carrière. Ils prétendaient que je ne serais plus jamais promu hors de Serifosa. Aujourd’hui ils me soupçonnent d’être un génie sans en avoir l’air, et ils commencent à me regarder avec une sorte de respect prudent. Je pense que… Mieux vaut en rire. — Eh ! Vous êtes un sage, Capitaine. Miles termina sa portion farineuse et gélatineuse de pâtes et machins en la faisant passer avec son reste de café tiède. — Alors, que pensent de Radovas les amis de Trogir ? — Eh bien, il a sans aucun doute réussi à donner de lui la même image à tout le monde. Le type gentil, consciencieux, qui ne fait pas de vagues et ne s’intéresse qu’aux problèmes de Récupération de la chaleur. Leur fugue les a tous pris par surprise. L’une des femmes pensait que c’était votre Cappell, le mathématicien, qui faisait les yeux doux à Trogir, pas Radovas. — Il m’a paru plus aigre que doux. Frustré, peut-être. L’esprit de Miles échafauda un beau scénario, bien simple, une histoire de jalousie conduisant au meurtre : Cappell aurait poussé Radovas hors d’un sas, et ce sur une trajectoire l’amenant tout à fait par hasard à proximité des débris du miroir. Malgré tout, il aurait été plus logique pour un fou aux tendances homicides désirant se frayer un chemin jusqu’à Trogir de commencer par liquider Andro Farr. Et comment diable cette tragique histoire d’amour pouvait-elle avoir un quelconque rapport avec un transport de minerai quittant sa trajectoire pour venir fracasser un miroir solaire ? À moins que le fou jaloux ne soit justement Andro Farr… La police de Serifosa était censée explorer cette piste. Tuomonen grommela : — Je dois dire que j’en ai appris plus sur la personnalité de Trogir en bavardant quelques minutes avec Farr qu’en passant la matinée entière avec le reste de l’équipe. Je crois qu’il faut que je le revoie. — Moi j’ai envie de monter là-haut, bon sang. Mais quel que soit le fin mot de l’histoire, c’est forcément ici qu’elle a commencé. Bon… eh bien, allons-y. Soudha fournit à Miles quelques nouvelles victimes expiatoires sous la forme d’un autre lot d’employés rappelés de la station expérimentale. Tous semblaient davantage intéressés par leur travail que par les ragots du service, mais Miles se dit que c’était peut-être parce qu’ils se sentaient observés. En fin d’après-midi, il en fut réduit à s’amuser à se promener dans les bureaux et à terroriser les employés en s’installant au hasard à leur console de com et en collectant des données tout en poussant de temps à autre de petits « hum, hum » ambigus tandis qu’ils le regardaient, fascinés et morts de peur. À tout cela manquait quand même le piment que le piratage de la console de madame Vorsoisson lui avait fourni, car ces machines gouvernementales obéissaient à son sceau d’Auditeur et livraient immédiatement tous leurs secrets, quel que soit leur niveau de protection. Il apprit que la terraformation constituait un projet énorme avec une histoire scientifique et bureaucratique vieille de plusieurs siècles, et qu’il faudrait être complètement fou pour vouloir tenter de trouver des informations utiles dans la masse de données accumulées. Par contre, confier cette tâche à quelqu’un… Y a-t-il quelqu’un à la SécImp que je déteste assez pour cela ? Tout en continuant de réfléchir à cette question, il se promenait dans les fichiers de Venier. Celui-ci, trop nerveux et apparemment incapable de soutenir la tension, s’était enfui après le quatrième « hum ». Tienne Vorsoisson, qui avait eu l’intelligence de laisser Miles se débrouiller tout seul toute la journée, pointa la tête et esquissa un sourire. — Seigneur Auditeur ? C’est l’heure à laquelle je rentre habituellement chez moi. Avez-vous encore besoin de moi ? Depuis quelques minutes les employés rentrant chez eux passaient devant la porte ouverte, et dans les bureaux les lumières s’éteignaient. Miles se cala sur sa chaise et s’étira. — Je ne crois pas, Administrateur. J’ai encore quelques fichiers à consulter, et je voudrais parler au capitaine Tuomonen. Rentrez chez vous. Ne faites pas attendre votre dîner. Une image mentale de madame Vorsoisson, se déplaçant avec grâce dans sa cuisine et préparant un repas délectable pour son mari, vint s’incruster dans son cerveau. Il se hâta de la faire disparaître. — Je passerai récupérer mes affaires. Ou plutôt j’enverrai un des caporaux de Tuomonen les chercher. Remerciez madame votre épouse de son hospitalité. Voilà, c’était mieux. Il n’aurait même pas à lui dire au revoir. — Certainement, Seigneur Auditeur. Pensez-vous venir de nouveau ici demain ? — Ça dépendra de ce que je vais trouver cette nuit. Bonsoir, Administrateur. — Bonsoir, Monseigneur. Tienne se retira discrètement. Quelques minutes plus tard, Tuomonen arriva, les bras chargés de disquettes. — Vous trouvez quelque chose, Monseigneur ? — Je me suis emballé un moment en découvrant un fichier protégé, mais ce n’était que la collection de blagues barrayaranes de Venier. Il y en a de bonnes. Vous en voulez une copie ? — La série qui commence par : « Officier de la SécImp : Comment ça, il est parti ? Je vous avais dit de surveiller toutes les sorties. Garde de la SécImp : Je l’ai fait, Capitaine ! Mais il est sorti par l’une des entrées. » — Ouais, et la suivante, c’est : « Un Cetagandan, un Komarran et un Barrayaran entrent dans la clinique d’un conseil en génétique… » — J’ai toute la série. Ma belle-mère me l’a envoyée. — Elle dit du mal de ses petits camarades komarrans, c’est ça ? — Je ne crois pas que c’était son intention, non. Il s’agissait plutôt d’un message personnel. Tuomonen balaya le bureau vide du regard, poussa un soupir et demanda : — Alors, Seigneur Auditeur, quand sortons-nous le thiopenta ? — Je n’ai rien trouvé ici, dit Miles, l’air songeur. J’ai trouvé trop de rien ici. Il faut que je dorme et que je laisse mon imagination travailler. L’analyse de la bibliothèque nous fournira peut-être des pistes. Et je veux absolument voir la station expérimentale de Récupération de la chaleur demain matin avant de remonter en orbite. Ah, Capitaine, c’est tentant. Rassembler les gardes, faire une descente en force. Personne ne bouge, ne touchez à rien, audit financier complet, thiopenta pour tout le monde… on retourne tout, on fouille tout. Mais, il me faut une raison. — Moi, il me faudrait une raison, dit Tuomonen. Avec un dossier béton et ma carrière en jeu si jamais j’engageais autant d’argent de la SécImp pour rien. Mais vous, vous êtes la Voix de l’Empereur. Vous pourriez appeler cela un exercice, et en avant… Miles sentit l’envie dans sa voix. — Oui, en avant la musique, dit Miles d’un ton chargé d’ironie. On pourrait en arriver là. — Je pourrais appeler le QG et leur demander de tenir une brigade d’intervention prête à entrer dans la danse, murmura Tuomonen. — Je vous ferai savoir ce qu’il en est d’ici à demain matin, promit Miles. — Il faut que je passe au bureau pour régler quelques affaires courantes, dit Tuomonen, voudriez-vous m’accompagner, Seigneur Auditeur ? Comme ça, tu pourrais assurer ma sécurité sans trop te fatiguer ? — Je veux continuer à fouiner ici encore un peu. Il y a quelque chose… quelque chose qui me tracasse, et je n’arrive pas à savoir ce que c’est. Malgré tout j’aimerais pouvoir m’entretenir avec le Professeur sur un canal, protégé avant la fin de la soirée. — Vous pourrez peut-être m’appeler quand vous aurez fini, j’enverrai un de mes hommes vous chercher. Miles envisagea de refuser cette proposition ingénieuse ; mais d’autre part, ils pouvaient faire un saut chez les Vorsoisson au retour et récupérer ses vêtements. Tuomonen aurait ses mesures de sécurité, et lui un larbin pour porter ses bagages. Tout le monde y gagnait. Et puis le fait d’avoir un garde à ses basques lui fournirait un bon prétexte pour ne pas s’attarder. — Entendu. Tuomonen, à moitié satisfait, hocha la tête et s’éclipsa. Miles concentra alors son attention sur le fichier suivant de la console de Venier. Qui sait, il allait peut-être trouver une autre série de blagues. 9 Ekaterin acheva de plier les vêtements de Lord Vorkosigan et de les ranger dans son sac de voyage plus soigneusement que leur propriétaire ne l’aurait fait, à en juger par l’aspect chiffonné des vêtements au fond du sac. Elle ferma sa trousse de toilette et la rangea également avant de terminer par la mallette antichoc contenant cet appareil mystérieux qui ressemblait à un instrument médical. Elle espérait qu’il ne s’agissait pas d’une arme secrète de la SécImp. L’histoire du sergent Beatrice que Vorkosigan lui avait racontée avait laissé une trace de feu dans son esprit comme sa poigne en avait laissé une sur ses poignets. Quel heureux homme ! Il avait raté sa prise en une fraction de seconde. Que se serait-il passé s’il avait eu des années pour y réfléchir avant ? Des heures pour calculer les masses, et les forces, et l’angle de chute ? Aurait-ce été du courage ou de la lâcheté de ne pas retenir un compagnon qu’il n’aurait de toute façon pas pu sauver, afin de se sauver lui-même ? Il avait un commandement, des responsabilités envers les autres aussi. Combien cela vous aurait-il coûté, Capitaine Vorkosigan, d’ouvrir les mains et de la lâcher volontairement ? Elle ferma le sac et jeta un coup d’œil à sa montre. Préparer Nikolaï pour aller passer la nuit chez un copain — cela en priorité, avant tout le reste – lui avait pris davantage de temps que prévu, tout comme obtenir de l’entreprise de location qu’elle vienne rechercher le gravi-lit. Lord Vorkosigan avait parlé de s’installer à l’hôtel, mais n’avait rien fait. Quand il reviendrait avec Tienne et constaterait qu’on ne l’attendait pas pour dîner, que son lit était parti, et que ses bagages l’attendaient dans l’entrée, il ne manquerait pas de comprendre le message et décamperait aussitôt. Ils se diraient au revoir de manière formelle et définitive, et surtout, brève. Il ne lui restait presque plus de temps et elle n’avait même pas commencé ce qu’elle avait à faire. Elle traîna le sac de Vorkosigan dans le hall et regagna sa serre-bureau où elle contempla les pousses et les boutures, les éclairages et l’équipement. Impossible d’emballer tout cela dans un sac qu’elle pourrait porter. Encore un jardin qu’elle allait devoir abandonner. Au moins ils devenaient de plus en plus petits. Autrefois elle avait voulu cultiver son mariage comme un jardin, un de ces grands et légendaires parcs Vor dont les gens venaient de partout admirer la couleur et la beauté au fil des changements de saisons, ces parcs qui mettent des dizaines d’années pour atteindre leur maturité et deviennent chaque année plus riches et plus élaborés. Alors que tous ses autres désirs étaient morts, des lambeaux de cette ambition l’habitaient et la tentaient encore. Si seulement j’essayais encore une fois… Elle fit une moue de dérision. Il était temps d’admettre qu’elle n’était pas douée pour le mariage. Enterre-le, recouvre-le de béton et finissons-en. Elle entreprit de descendre ses livres de la bibliothèque et de les ranger dans un carton… Elle éprouvait un profond désir de fourrer quelques-unes de ses affaires dans un sac à provisions et de s’enfuir avant le retour de Tienne. Mais tôt ou tard il lui faudrait bien l’affronter. À cause de Nikki, il y aurait des tractations, des procédures, et pour finir une décision de justice dont l’incertitude lui retournait l’estomac. Mais depuis des années elle s’approchait de cet instant et s’y préparait. Si elle n’était pas capable de faire cela à présent qu’elle bouillait de colère, comment trouverait-elle la force d’affronter le reste de sang-froid ? Elle traversa l’appartement et contempla les objets de sa vie. Il y en avait assez peu. L’essentiel du mobilier était dans l’appartement à leur arrivée, et y resterait. Ses efforts sporadiques pour décorer, pour créer un semblant d’ambiance barrayarane, ses heures de travail… c’était comme choisir quels objets sauver d’un incendie, avec moins de hâte toutefois. Rien. Laisse tout brûler. La seule exception, plutôt saugrenue, était le skellytum, le bonsaï de sa grand-tante, l’unique souvenir de sa vie avant Tienne, comme un engagement sacré vis-à-vis des morts. Garder quelque chose d’aussi laid et d’aussi ridicule pendant soixante-dix ans et plus… c’était bien typique d’une femme Vor. Elle sourit, un petit sourire amer, prit la plante sur le balcon pour l’apporter dans la cuisine, et se mit à chercher dans quoi elle pourrait la transporter. En entendant s’ouvrir la porte d’entrée, elle retint son souffle et s’efforça de gommer toute expression de son visage. Tienne surgit dans la cuisine et regarda autour de lui. — Kat ? Le dîner est prêt ? Moi, j’aurais commencé par demander où était Nikolaï. Je me demande combien de temps il va lui falloir avant d’y penser. — Où est Lord Vorkosigan ? — Il est resté au bureau. Il a dit qu’il viendrait plus tard rechercher ses affaires. — Oh. Elle se rendit soudain compte qu’une minuscule partie d’elle-même avait espéré mener la discussion inévitable avec Tienne tandis que Vorkosigan terminerait ce qu’il avait à faire dans la serre-bureau. Sa présence lui aurait fourni une certaine marge de sécurité en imposant à Tienne une retenue de bonne éducation. Mais après tout, c’était peut-être mieux ainsi. — Assieds-toi, Tienne, il faut que je te parle. Il la regarda d’un œil inquiet, mais s’assit au bout de la table à sa gauche. Elle aurait préféré l’avoir en face d’elle. — Je te quitte. — Quoi ? Mais pourquoi ? Sa stupeur paraissait sincère. Elle hésita, peu désireuse de se laisser embarquer dans une discussion. Je crois que… je suis arrivée au bout de moi-même. Elle prenait conscience seulement maintenant, en se retournant vers les longues années passées, de sa résistance, de la quantité d’elle-même qu’il avait fallu user. Pas étonnant que cela ait pris si longtemps. Usée jusqu’à la corde. — Pourquoi… pourquoi aujourd’hui ? Je ne comprends pas. Au moins il s’était abstenu de dire : « Tu plaisantes. » Elle le voyait commencer à progresser à tâtons, non vers la compréhension, mais dans le sens inverse, le plus loin possible. — C’est à cause de la Dystrophie de Vorzohn ? Merde, je savais que… — Ne fais pas l’idiot, Tienne. Si c’était la raison, il y a des années que je serais partie. Je t’ai juré fidélité dans la santé comme dans la maladie. Il la regarda et se cala sur sa chaise, les sourcils froncés. — Y a-t-il quelqu’un d’autre ? Il y a quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? — Je suis sûre que tu aimerais qu’il y ait quelqu’un, parce qu’alors ce serait à cause de lui, pas à cause de toi. Elle parlait d’une voix égale, plate et froide, l’estomac noué. De toute évidence, il était sous le choc et commençait à trembler un peu. — C’est de la folie. Je ne comprends pas. — Je n’ai rien d’autre à dire. Elle se leva. Elle n’aurait rien souhaité d’autre que de disparaître dans l’instant, loin de lui. Tu aurais pu te servir de la console de com pour lui dire ça, tu sais. Non, j’ai prêté serment en personne, je briserai ce serment de la même façon. Il se leva également et sa main se referma sur celle d’Ekaterin, la serrant pour la retenir. — Il y a autre chose. — Tu en sais plus que moi là-dessus, Tienne. Il hésita et elle se dit qu’il commençait à avoir vraiment peur, ce qui n’était pas plus rassurant pour elle. Il ne m’a jamais frappée jusqu’à présent. Je lui dois au moins cette justice. Une partie d’elle-même le regrettait presque. Ainsi les choses auraient été claires, elle aurait échappé à ce malentendu sans fin. — Que veux-tu dire ? — Lâche-moi. — Non. Elle regarda sa main qui tenait la sienne, serrée, mais sans l’écraser. Pourtant il était beaucoup plus fort qu’elle. Elle lui rendait une demi-tête et trente kilos. Elle ne ressentait pas une peur physique aussi grande qu’elle l’aurait cru. Peut-être était-elle trop paralysée ? Elle leva les, yeux vers lui et sa voix se fit dure : — Lâche-moi. Elle fut presque surprise quand il le fit. — Il faut que tu me dises pourquoi, sinon, je vais croire que c’est pour aller retrouver je ne sais quel amant. — Ce que tu crois ne m’intéresse plus. — C’est un Komarran ? Un salaud de Komarran ? Il la piquait là où il la savait sensible, et pourquoi pas ? Ça avait déjà marché. Ça marchait encore à moitié. Elle s’était juré de ne pas soulever le sujet de ce qu’il avait fait ou pas fait. Se plaindre, c’était une façon de demander de l’aide, du changement pour… pour continuer. Se plaindre, c’était tenter de faire prendre à un autre la responsabilité de son action. Agir, c’était supprimer le besoin de se plaindre. Elle allait agir, ou ne pas agir. Elle n’allait pas geindre. De sa même voix plate et froide, elle dit : — J’ai découvert ta spéculation sur les actions de flotte, Tienne. Il ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Au bout d’un moment, il répondit : — Je peux me refaire. Je sais ce qui n’a pas marché, maintenant. Je peux récupérer mes pertes. — Je ne le crois pas. Où as-tu trouvé les premiers quarante mille marks, Tienne ? À l’intonation de sa voix, ce n’était pas une question. — Je… Elle observa son visage tandis qu’il passait en revue son choix de mensonges. Il opta pour quelque chose d’assez simple. — Une partie sur mes économies, une partie que j’ai empruntée. Tu n’es pas la seule à savoir gérer serré, tu sais. — Empruntée à l’Administrateur Soudha ? Il accusa le coup, mais répondit d’un air innocent : — Comment tu le sais ? — Aucune importance, Tienne. Je n’ai pas l’intention de te dénoncer. Elle posa sur lui un regard las. — Je ne veux plus rien avoir affaire avec toi. Il se mit à marcher nerveusement de long en large dans la cuisine, le visage agité de tics. — C’est pour toi que j’ai fait ça, finit-il par lâcher. Oui, maintenant il essaie de me culpabiliser. C’est ma faute. Elle connaissait sa méthode, comme les pas mille fois répétés d’une danse empoisonnée. Elle l’observa en silence. — Rien que pour toi. Tu avais besoin d’argent. Je me tue au travail, mais tu n’en as jamais assez. Il haussa le ton, il essayait de se faire mousser lui-même, de se monter jusqu’à une explosion de colère indignée qui l’aurait soulagé. Mais il n’y arrivait pas, l’oreille exercée d’Ekaterin ne s’y laissa pas tromper. — Tu m’as poussé à prendre des risques à force de me harceler sans cesse. Comme ça n’a pas marché, maintenant tu veux me punir, c’est ça ? Tu aurais été la première à me féliciter si ça avait payé. Elle se devait de reconnaître qu’il était très fort à ce jeu-là, les accusations de Tienne faisaient écho à ses propres doutes inavoués. Elle l’écoutait développer sa litanie parfaitement réglée avec une sorte de détachement appréciateur, comme un martyr torturé qui aurait dépassé sa douleur indicible pourrait admirer la couleur de son sang. Maintenant il va essayer d’éveiller ma pitié. Mais c’est fini, je ne ressens plus de pitié. Je ne ressens plus rien. — L’argent, l’argent, l’argent, il n’y a que cela qui t’intéresse ? Qu’est-ce que tu tiens tant à acheter, Kat ? Ta santé, tu devrais t’en souvenir. Et l’avenir de Nikki. Et le mien. Alors qu’il marchait de long en large en bougonnant, son regard tomba sur le skellytum rouge vif qui trônait dans son pot sur la table de la cuisine. — Tu ne m’aimes pas. Tu n’aimes que toi. Tu n’es qu’une égoïste, Kat. Tu aimes tes putains de plantes plus que moi. Regarde, je vais te le prouver. Il saisit le pot et appuya sur le bouton d’ouverture de la terrasse. La porte s’ouvrit un peu trop lentement pour sa mise en scène théâtrale, mais néanmoins il sortit à grandes enjambées et se retourna pour faire face à Ekaterin. — Qu’est-ce qui doit passer par-dessus la balustrade, Kat, ta plante chérie, ou moi ? Choisis ! Elle ne répondit rien et resta immobile. Il va me faire du chantage au suicide maintenant. Cela faisait, quoi, la quatrième fois qu’il utilisait ce truc. Son atout maître pour retourner le jeu en sa faveur. Il brandit le skellytum au-dessus de sa tête. — Alors ? Lui, ou moi ? Il la regardait dans les yeux, attendant qu’elle craque. Une curiosité détachée poussait Ekaterin à répondre « Toi », histoire de voir comment il parviendrait à se sortir de ce défi, mais elle resta silencieuse. Comme elle ne parlait pas, il hésita un instant sans savoir quoi faire, puis balança la malheureuse antiquité par-dessus la balustrade. Du cinquième. Elle compta les secondes dans sa tête, attendant que la plante s’écrase au sol. Le bruit lui remonta, sourd, lointain, gorgé d’eau, et mêlé au fracas du pot qui éclatait. — Espèce de crétin. Tu n’as même pas regardé s’il y avait quelqu’un en dessous. L’air soudain inquiet au point de lui donner envie de rire, il glissa un regard craintif par-dessus la balustrade. Apparemment il n’avait réussi à tuer personne, car il prit une profonde inspiration, fit demi-tour et rentra dans la cuisine sans toutefois trop s’approcher d’elle. — Réagis, merde ! Que faut-il que je fasse pour te faire réagir ? — Ne t’en fais pas. Je n’arrive pas à imaginer ce que tu pourrais faire pour me mettre plus en colère que je ne le suis. Il avait épuisé son stock de stratagèmes et se retrouvait perdu. Sa voix se fit moins forte. — Que veux-tu ? — Je veux retrouver mon honneur, mais cela, tu ne peux pas me le redonner. La voix de Tienne devint un murmure : — Je suis désolé pour le skellytum de ta tante. Je ne sais pas quoi… — Est-ce que tu es désolé pour les arnaques, les escroqueries, les pots-de-vin, et les détournements de fonds ? — C’est pour toi que j’ai fait cela, Kat. — En onze ans, dit-elle lentement, tu n’as jamais compris qui j’étais. Cela me dépasse. Comment peut-on vivre si longtemps, si intimement, avec une femme sans jamais la voir ? Si ça se trouve, tu vivais avec une projection holovid d’une Kat que tu avais imaginée dans ta tête. — Qu’est-ce que tu veux, merde ? Je ne peux pas revenir en arrière. Je ne peux pas faire d’autocritique. Ce serait le déshonneur public ! Pour moi, pour toi, pour Nikki, ton oncle… Tu ne peux pas vouloir une chose pareille ! Elle prit une profonde inspiration. — Je veux ne plus jamais être obligée de mentir, jusqu’à la fin de mes jours. Ce que tu fais te regarde. Mais sache une chose. Quoi que tu fasses, ou ne fasses pas dorénavant, tu as intérêt à le faire pour toi. Parce que ça ne me regardera plus. Terminé, une fois pour toutes. Jamais plus elle ne voudrait revivre cela. — Je peux… je peux tout réparer. Faisait-il allusion au skellytum, à leur mariage, ou à ses crimes ? Dans tous les cas, il se trompait. Comme elle continuait de ne rien dire, à court d’arguments, il lâcha : — Nikolaï est à moi. C’est la loi de Barrayar. Intéressant. Nikki était la seule arme qu’il n’avait encore jamais utilisée. C’était un tabou. Elle se rendit compte qu’il avait compris à quel point elle était déterminée. Tant mieux. Il regarda autour de lui et demanda, un peu tard : — Où est Nikki ? — Dans un endroit sûr. — Tu ne peux pas me le prendre. Je le peux, si tu es en prison. Elle ne prit pas la peine de le lui dire à haute voix. Vu les circonstances, il y avait fort peu de chances que Tienne lui conteste la garde de Nikki devant un tribunal. Mais elle voulait laisser l’enfant autant que possible à l’écart de toutes ces horreurs. Elle ne souhaitait pas engager les hostilités sur ce terrain, mais si Tienne osait le faire, elle irait jusqu’au bout. Elle posa sur lui un regard encore plus glacial. — Je vais tout arranger. Je peux le faire. J’ai un plan. J’ai passé la journée à y penser. Tienne avait un plan ! C’était à peu près aussi rassurant qu’un enfant de deux ans brandissant un arc à plasma chargé. Non, tu n’es plus responsable de Tienne. C’est là le sens même de tout ce que tu es en train de faire, non ? Alors, laisse tomber. — Fais ce que tu veux, Tienne. Moi je vais finir de faire mes valises. — Attends. Il se précipita et la contourna. Le sentir entre elle et la porte la mit mal à l’aise, mais elle parvint à cacher sa peur. — Attends. Je vais tout arranger. Tu verras. Attends-moi là. Il fit un rapide signe de la main, partit vers l’entrée et disparut. Elle écouta le bruit de ses pas qui s’éloignaient. Elle attendit d’entendre le léger sifflement du tube de descente pour sortir sur le balcon et regarder en bas. Les restes du skellytum fracassé faisaient une tache humide sur le trottoir, les vrilles rouges brisées ressemblaient à des éclaboussures de sang. Un instant plus tard elle vit Tienne sortir de l’immeuble et traverser le parc à grandes enjambées pour gagner la station de voitures-bulles. Il se mit même plusieurs fois à courir. À deux reprises il se retourna pour regarder leur balcon par-dessus son épaule, et elle recula pour se cacher dans l’ombre. Il disparut dans la station. La tension tétanisait chaque muscle de son corps. Elle se sentait près de vomir. Elle retourna dans sa… dans la cuisine et but un verre d’eau pour calmer sa respiration et apaiser son estomac. Ensuite elle alla chercher un panier, une truelle, et un sac plastique pour descendre ramasser le gâchis sur le trottoir cinq étages plus bas. 10 Assis à la console de com de Vorsoisson, Miles passait méthodiquement en revue les dossiers de tous les employés du service de Récupération de la chaleur. Il semblait y en avoir beaucoup par rapport à certains autres services. La Récupération de la chaleur était sans conteste l’enfant chéri du budget. Sans doute la plupart d’entre eux passaient-ils l’essentiel de leur temps à la station expérimentale car les bureaux ici étaient modestes. Maintenant qu’il en savait davantage, il regrettait de ne pas avoir commencé son enquête là-bas, il aurait pu y trouver de l’action, des choses à observer, au lieu de se morfondre dans ce temple de l’ennui bureaucratique. Il regrettait surtout de ne pas avoir fait une descente surprise à la station expérimentale lors de sa… première sortie… Enfin, non. Il n’aurait pas su, alors, quoi chercher au juste. Parce que tu le sais, maintenant ? Il secoua la tête d’un air désabusé et ouvrit un autre dossier. Tuomonen avait fait une copie de la liste des employés et les interrogerait le moment venu, à moins que quelque élément nouveau ne fasse rebondir l’enquête dans une autre direction. Par exemple la découverte de Marie Trogir, c’était le premier vœu que Miles avait demandé à la SécImp d’exaucer. Il bougea pour se détendre le dos. Il sentait son corps se raidir à force de rester assis trop longtemps dans cette pièce froide. Ces Serifosans ne savaient-ils donc pas qu’il leur fallait récupérer encore davantage de chaleur ? Il entendit des pas rapides dans le couloir qui s’arrêtèrent avant de pénétrer dans l’antichambre du bureau et leva les yeux. Tienne Vorsoisson, un peu essoufflé, hésita une seconde sur le pas de la porte, puis se précipita à l’intérieur. Il tenait deux lourdes vestes, la sienne, et celle de son épouse que Miles avait utilisée l’autre jour, ainsi qu’un masque à oxygène avec une étiquette Visiteur, medium. Il sourit à Miles en s’efforçant de calmer son agitation. — Seigneur Auditeur. Je suis si heureux de vous trouver encore ici. Miles ferma le dossier et considéra Vorsoisson avec intérêt. — Bonsoir, Administrateur. Qu’est-ce qui vous ramène ici ce soir ? — Vous, Monseigneur. Il faut que je vous parle sans perdre de temps. Il faut que… que je vous montre ce que j’ai découvert. Miles ouvrit la main et montra la console de com, mais Vorsoisson secoua la tête. — Non, pas ici, Monseigneur. À la station expérimentale. Ah, ah ! — Et tout de suite ? — Oui, ce soir, pendant qu’ils sont tous partis. Vorsoisson posa le masque à oxygène sur le bureau, et fouilla dans un meuble contre le mur du fond pour en sortir le sien. Il se passa les courroies autour du cou et ajusta rapidement le harnais supportant la bouteille supplémentaire. — J’ai réquisitionné un naviplane. Il nous attend en bas. — Allons-y. Bon, qu’est-ce qui allait sortir de tout cela ? Il ne pouvait quand même pas rêver que Vorsoisson avait découvert Marie Trogir enfermée dans un placard. Il vérifia son masque avant de l’enfiler, les témoins d’oxygène et de batterie indiquèrent qu’il était chargé à bloc. Il prit quelques rapides inspirations pour en tester le bon fonctionnement, puis le fit glisser sous son menton avant de mettre la veste rembourrée. — Par ici… Vorsoisson partit à grandes enjambées, ce qui gêna Miles considérablement, mais il refusa de courir pour rester avec lui et l’Administrateur fut bien obligé de l’attendre au tube de descente, sautillant sur place d’impatience. Cette fois quand ils arrivèrent au garage en sous-sol, le naviplane les attendait. C’était un appareil gouvernemental deux places tout sauf luxueux, mais il semblait en parfait état. Miles avait davantage de réticences en ce qui concernait le pilote. — De quoi s’agit-il, Vorsoisson ? Ce dernier mit la main sur cockpit et posa sur Miles un regard d’une intensité presque inquiétante. — Quelles sont les règles pour se déclarer Témoin Impérial ? — Eh bien, ça dépend, ça change en fonction de la situation. Miles se rendit compte un peu tard qu’il était loin d’être aussi au fait des subtilités de la loi barrayarane que sa position d’Auditeur ne l’aurait exigé. Il allait devoir étudier tout cela en détail. — Je veux dire, ce n’est pas quelque chose que l’on décide soi-même. En général, cela se négocie entre un témoin potentiel et le ministère public chargé de l’affaire. Et ça n’arrive pas souvent. Depuis la fin de la Période de l’isolement et l’importation du thiopenta et autres drogues galactiques, les autorités n’avaient plus besoin de marchander pour obtenir des témoignages sincères, d’habitude. — Dans le cas présent, l’autorité, c’est vous. Les règles sont ce que vous décidez qu’elles soient, n’est-ce pas ? Parce que vous êtes Auditeur Impérial. — Euh… peut-être. Satisfait, Vorsoisson souleva le cockpit et se glissa dans le siège du pilote. Réticent mais fasciné, Miles se hissa à ses côtés. Il boucla son harnais de sécurité tandis que le naviplane s’élevait et glissait en direction du sas. — Et pourquoi demandez-vous cela ? demanda-t-il avec précaution. Vorsoisson avait tout de l’homme pressé de lâcher quelque chose de très important, et pour rien au monde Miles n’aurait voulu lui faire peur et l’empêcher ainsi de parler. En même temps il faudrait qu’il fasse très attention à ce qu’il allait promettre. C’est le neveu par alliance de ton collègue Auditeur. Tu viens de poser le pied sur une corde raide éthique, gare à la chute ! Vorsoisson ne répondit pas tout de suite, il lançait le naviplane à pleine puissance dans le ciel noir. Les lumières de Serifosa éclairaient les minces nuages de cette si précieuse humidité qui masquaient les étoiles, mais, alors qu’ils s’éloignaient de la ville prisonnière de son dôme, la brume luminescente se fit plus fine et les étoiles apparurent dans toute leur splendeur. Loin du dôme, le paysage était très sombre, sans les villages et les fermes qui parsemaient les mondes au climat moins hostile. Seul un monorail filait vers le sud-ouest, fin trait pâle qui se détachait sur le sol aride. — Je crois, finit par dire Vorsoisson en déglutissant, je crois avoir réuni suffisamment de preuves d’une tentative d’escroquerie contre l’Imperium pour pouvoir obtenir une condamnation devant un tribunal. J’espère ne pas avoir attendu trop longtemps, mais il fallait que je sois certain. — Certain de quoi ? — Soudha a essayé de m’acheter. Je ne suis pas sûr qu’il n’avait pas acheté mon prédécesseur. — Ah bon, et pourquoi ? — La Récupération de la chaleur. Tout le service est une escroquerie, une coquille vide. Je ne sais pas depuis combien de temps ils ont réussi à faire fonctionner leur combine. Ils m’ont trompé, moi, pendant… pendant des mois. Je veux dire… un bâtiment bourré de matériel, un jour calme, comment je pouvais deviner à quoi ça servait ? Ou ne servait pas ? Ou qu’il n’y avait que des jours calmes ? — Depuis combien de temps… savez-vous. Miles s’arrêta juste à temps. La question était prématurée. — Que font-ils, au juste ? — Ils détournent de l’argent. Autant que je sache, ça a pu démarrer petit, ou par hasard. Des gens partis qu’on a oublié de rayer des cadres, une accumulation de salaires non versés que Soudha a trouvé le moyen d’empocher. Des employés fantômes, son service est plein d’employés fictifs qui tous touchent leur paye. Et puis des achats d’équipement pour les employés fantômes. Soudha a convaincu une femme, à la comptabilité, de marcher dans sa combine. En apparence tous les documents sont conformes, tous les chiffres correspondent. Ils sont passés au travers de je ne sais pas combien de contrôles fiscaux, tout simplement parce que les comptables que le QG envoie sont incapables de vérifier le travail scientifique, ils s’en tiennent aux documents. — Qui vérifie le travail scientifique, alors ? — C’est là le problème, Seigneur Auditeur. Le Projet de Terraformation n’est pas censé produire de résultats rapides, pas d’une manière immédiatement mesurable. Soudha fabrique des rapports techniques, plein de rapports, et aux dates prévues, mais je crois qu’il se contente de recopier les résultats fournis un peu plus tôt par les autres Secteurs, et de les maquiller. À vrai dire, le Projet de Terraformation était une entreprise bureaucratique oubliée, bien loin des préoccupations urgentes de l’Imperium barrayaran. Pas vitale, l’endroit idéal pour envoyer, disons, les cadets incompétents des familles Vor. Un endroit où ils ne feraient de mal à personne parce que le projet était énorme et avançait lentement, et d’où ils seraient repartis avant même que quiconque ait pu mesurer l’étendue des dégâts. — À propos d’employés fantômes, quel rapport entre la mort de Radovas et cette prétendue escroquerie ? — Je ne suis pas certain qu’il y en ait un. Sauf d’attirer l’attention de la SécImp et de crever l’abcès. Après tout, il avait démissionné plusieurs jours avant sa mort. — Soudha prétend qu’il avait démissionné. Si j’en crois ce que vous dites, Soudha est un fieffé menteur et un champion de la manipulation des informations. Est-ce que Radovas aurait pu, disons, menacer de dénoncer Soudha qui l’aurait tué pour l’empêcher de parler ? — Mais Radovas était dans la combine. Depuis des années. Je veux dire, tout le personnel technique était forcément au courant. Ils ne pouvaient pas ne pas savoir qu’ils ne faisaient pas les travaux mentionnés dans les rapports. — Hum, ça dépend peut-être du talent artistique de Soudha pour maquiller les rapports. Le dossier personnel de Soudha laissait penser qu’il était loin d’être stupide. Se pouvait-il qu’il ait aussi trafiqué son propre dossier ? Mon Dieu. Ça veut dire que je ne vais plus pouvoir croire la moindre donnée de n’importe quelle console de com dans tout ce putain de service. Et il avait perdu des heures le matin même à éplucher la mémoire des consoles de com. — Radovas a peut-être retourné sa veste. — Je n’en sais rien, dit Vorsoisson d’une voix mal assurée en glissant un regard en coin à Miles. Mais je ne voudrais pas que vous oubliiez que c’est moi qui ai découvert tout ça. J’ai tout dénoncé, dès que j’ai été certain. Sa lourde insistance suggéra clairement à Miles qu’il avait découvert cette fascinante entourloupe bien plus tôt qu’il ne le prétendait. Le pot-de-vin de Soudha avait-il été seulement proposé, ou accepté ? Jusqu’à ce que le scandale éclate. Miles était-il en train d’assister à un accès de fièvre patriotique de la part de Vorsoisson, ou à une grossière tentative pour avoir la peau de Soudha et consorts avant qu’ils aient la sienne ? — Je ne l’oublierai pas, répondit Miles d’un ton neutre. Il lui vint à l’esprit, un peu tard, que partir seul la nuit vers un avant-poste isolé en compagnie de Vorsoisson sans prendre le temps d’avertir Tuomonen n’était peut-être pas la chose la plus intelligente qu’il eût faite. Malgré tout, il doutait que Vorsoisson se fût montré aussi ouvert en présence du capitaine de la SécImp. Mieux valait ne pas être trop sincère avec Tienne et le laisser croire en ses chances de se sortir indemne du bourbier tant qu’ils ne seraient pas de retour à Serifosa, et de préférence attendre de se retrouver en compagnie de Tuomonen et de deux sympathiques gorilles de la SécImp. Le neutraliseur formait une bosse rassurante dans sa poche. Il contacterait Tuomonen dès qu’il aurait un moment tranquille hors de portée de l’oreille de Vorsoisson. — Et dites-le à Kat, ajouta Tienne. Hein ? Qu’est-ce que madame Vorsoisson venait faire dans cette histoire ? — Voyons ces preuves dont vous parlez, on en discutera ensuite. — Ce que vous allez voir, Monseigneur, ce sont surtout des absences de preuves. Une immense installation vide… là. Il fit un virage sur l’aile et ils commencèrent à descendre vers la station expérimentale de Récupération de la chaleur. L’endroit était bien éclairé par des batteries de projecteurs qui devaient s’allumer automatiquement le soir, et contrastait avec le paysage noir qui l’entourait. Alors qu’ils s’approchaient, Miles s’aperçut que le parking n’était pas désert : une demi-douzaine de naviplanes et d’aérocars encombraient les aires d’atterrissage ; ici et là des lumières passaient par les fenêtres du petit bâtiment de bureaux et d’autres brillaient sur toute la longueur des tubes étanches qui reliaient entre elles les différentes installations. Il aperçut également deux gros aérocamions de déménagement, dont l’un reculait pour se placer contre un quai de chargement du grand bâtiment technique dépourvu de fenêtres. — Ça m’a l’air plutôt animé pour une coquille vide, dit Miles. — Je ne comprends pas, répondit Vorsoisson. La végétation qui montait plus haut que la cheville de Miles luttait ici avec assez de succès contre le froid, mais n’était pas assez abondante pour dissimuler le naviplane. Miles faillit ordonner à Vorsoisson d’éteindre les feux et d’aller atterrir hors de vue derrière une légère éminence, malgré l’effort de revenir à pied que cela impliquait. Mais l’Administrateur avait déjà entamé la descente pour se poser sur une aire libre du parking. Il atterrit, arrêta le moteur, et jeta un regard perplexe aux installations. — Peut-être… peut-être vaudrait-il mieux que vous ne vous montriez pas dans un premier temps, dit Vorsoisson inquiet. Ils ne devraient pas se méfier de moi. Apparemment, il ne se rendait pas compte à quel point cette simple phrase était un aveu. Ils ajustèrent leur masque et Vorsoisson leva le cockpit. L’air froid de la nuit lécha la peau nue de Miles au-dessus de son masque, et lui picota le crâne. Il fourra les mains dans ses poches comme pour les réchauffer, tâta le neutraliseur, et suivit l’Administrateur un peu en retrait. Rester hors de vue était une chose, perdre Vorsoisson de vue en était une autre. — Essayons de commencer par le bâtiment technique, dit Miles, la voix étouffée par le masque. Voyons si nous pouvons regarder ce qui se trame ici avant que vous n’entriez en contact avec l’enne… avant que vous n’essayiez de parler à quelqu’un. Vorsoisson obliqua vers le sas du quai de chargement. Miles se demanda s’il y avait une chance que quelqu’un, en jetant un coup d’œil rapide sous la lumière incertaine, puisse le prendre pour Nikolaï. Le mélange du mystère entretenu par Vorsoisson et de sa propre paranoïa le rendait nerveux, même si son esprit spéculait sur un scénario sans danger qui impliquait que Vorsoisson s’était lourdement trompé. Ils entrèrent dans le sas pour piétons conduisant au quai de chargement et ressortirent de l’autre côté. Miles sentit à peine la différence de pression dans ses oreilles, et il garda son masque un moment tandis qu’ils contournaient le véhicule de déménagement. Il appellerait Tuomonen dès qu’il… Il s’arrêta une seconde trop tard pour éviter d’être repéré par le couple qui se tenait tranquillement à côté de la palette flottante chargée de matériel. La femme qui tenait la commande de la palette et qui la manœuvrait pour charger le matériel dans le véhicule n’était autre que madame Radovas. L’homme était l’Administrateur Soudha. Tous deux levèrent des yeux surpris sur leurs visiteurs inattendus. Un moment Miles fut partagé entre la tentation de déclencher l’alarme de son bracelet de com et celle de sortir son neutraliseur, mais quand il vit le geste de Soudha pour atteindre son gilet, ses réflexes de combat prirent le relais et il plongea la main dans sa poche. Vorsoisson se retourna à demi, la bouche ouverte de stupeur, et voulut crier pour le prévenir. Miles aurait pensé : J’ai été conduit dans une embuscade par cet imbécile, sauf que, manifestement, l’Administrateur était encore bien plus surpris que lui. Soudha parvint à sortir son neutraliseur et visa une fraction de seconde avant Miles. Oh, merde, je n’ai jamais demandé au Docteur Chenko ce qu’une décharge de neutraliseur ferait à mon stimulateur d’attaques. Le rayon le toucha en plein visage. Une douleur fulgurante, mais heureusement brève, lui traversa la tête qui partit brutalement en arrière. Il perdit connaissance avant que son corps ne touche le sol. Quand Miles se réveilla, la migraine, souvenir du neutraliseur, lui vrillait les tempes : des échardes métalliques de douleur pure semblaient plantées dans son cerveau et vibraient de ses lobes frontaux à sa colonne vertébrale. Il ferma aussitôt les yeux pour échapper à l’éclat des lumières trop vives. Une nausée manqua de le faire vomir. Mais il se rendit aussitôt compte qu’il portait toujours son masque et son entraînement de spationaute prit le relais. Il déglutit et s’appliqua à inspirer profondément et lentement, puis la phase dangereuse s’estompa. Il avait froid et ses bras, retenus par des liens, l’obligeaient à se tenir redressé dans une position des plus inconfortables. Il ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Il était dehors dans la nuit glaciale de Komarr, enchaîné à une balustrade sur une galerie en béton qui courait à l’arrière de ce qui semblait être le bâtiment technique. Des projecteurs colorés, placés dans la végétation deux mètres en contrebas, illuminaient joliment la galerie et les murs du bâtiment, et étaient à l’origine de la lumière aveuglante. Plus loin, le sol descendait en s’éloignant du bâtiment pour remonter ensuite se perdre dans un désert vide qui ne lui apprit rien. La balustrade n’était qu’une barre tenue par des poteaux métalliques fichés dans le béton de mètre en mètre. Il était à genoux sur le sol froid et dur, les poignets enchaînés, oui, enchaînés, attachés à deux poteaux consécutifs par de simples menottes qui le maintenaient à demi écartelé. Son bracelet de com était toujours fixé à son poignet gauche, mais bien sûr il ne pouvait l’atteindre avec sa main droite ni, pourtant il essaya, avec sa tête. Il se tordit le poignet pour l’appuyer contre la balustrade, mais le bouton d’alarme était protégé pour éviter qu’un choc fortuit ne le déclenche. Miles jura dans sa barbe et dans son masque. Celui-ci semblait bien ajusté sur son visage, et il sentait la bouteille d’oxygène solidement fixée dans son dos sous sa veste. Qui lui avait fermé sa veste jusqu’au menton ? Il lui faudrait prendre un luxe de précautions pour ne pas déplacer son masque tant qu’il n’aurait pas les mains libres pour le remettre en place. Alors… est-ce que le neutraliseur avait déclenché une attaque pendant qu’il était inconscient, ou est-ce qu’il s’en préparait une ? Le moment de la prochaine était presque arrivé. Il s’arrêta brusquement de jurer et prit quelques profondes inspirations pour se calmer, mais son corps ne fut pas dupe une seconde. À quelques mètres sur sa droite il découvrit Vorsoisson, enchaîné lui aussi entre deux poteaux, la tête penchée sur la poitrine. De toute évidence il n’était pas encore réveillé. Miles essaya de convaincre la boule d’angoisse et de terreur qui lui nouait le plexus que cette timide manifestation de justice cosmique était au moins le bon côté de cette sombre affaire. Il sourit jaune sous son masque. Tout bien considéré, il aurait préféré que Vorsoisson soit libre et puisse essayer d’aller chercher de l’aide, ou mieux encore, que lui soit libre et puisse aller chercher du secours en laissant Vorsoisson attaché là. Mais se tordre les poignets dans les menottes ne faisait que lui meurtrir la chair. Il essayait de convaincre son corps haletant : S’ils avaient voulu te tuer, tu serais déjà mort. À moins qu’il n’ait affaire à des sadiques en quête d’une lente et cruelle vengeance… Qu’est-ce que j’ai bien pu faire à ces gens ? À part être barrayaran, et en prime le fils d’Aral Vorkosigan… Le temps s’écoulait lentement. Vorsoisson remua et gémit avant de retomber dans une inconscience flasque. Au moins il n’était pas mort. Pas encore. Au bout d’un moment un bruit de pas sur le béton lui fit tourner prudemment la tête. À cause du masque à oxygène et de l’épaisse veste rembourrée de la silhouette qui s’approchait, Miles ne sut pas tout de suite s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, mais quand elle fut auprès de lui, il put reconnaître les cheveux gris-blond bouclés et les yeux noisette d’une femme qu’il avait vue à la première réunion des VIP. La comptable méticuleuse qui avait pensé à faire une copie des comptes de son service pour lui. Ah ! Il lut son nom sur le masque : Foscol. Elle vit qu’il avait les yeux ouverts et s’adressa à lui d’une voix forte et claire afin que ses paroles ne soient pas étouffées par son masque. — Bonsoir, Lord Auditeur Vorkosigan. — Bonsoir, madame Foscol, réussit-il à répondre sur le même ton. Si seulement il pouvait la faire parler et écouter. Elle sortit la main de sa poche et brandit un objet brillant et métallique. — C’est la clé de vos menottes. Je la mets là, hors du passage. Elle la posa soigneusement sur la galerie de béton, à mi-chemin entre Miles et Vorsoisson, près du mur du bâtiment. — Faites attention que personne ne la fasse tomber par-dessus bord. Vous auriez un mal fou à la récupérer là-dedans, dit-elle en regardant la végétation touffue en contrebas d’un air songeur. Cela voulait dire que quelqu’un allait venir. Du secours ? Cela voulait dire aussi que Foscol, Soudha et madame Radovas – madame Radovas, que vient-elle faire dans cette histoire ? – n’avaient pas l’intention de rester sur place pour donner la clef quand les secours arriveraient. Elle fouilla de nouveau dans sa poche et en sortit une disquette enveloppée dans une pochette plastique. — Ceci, Seigneur Auditeur, est le détail complet des pots-de-vin que l’Administrateur Vorsoisson a acceptés au cours des huit derniers mois, au total quelque soixante mille marks. Les numéros des comptes, la trace des versements, où il a placé les premiers fonds détournés, tout ce qu’il faut pour le faire condamner devant un tribunal. J’allais le poster au capitaine Tuomonen, mais c’est mieux comme ça. Elle plissa les yeux pour lui sourire par-dessus son masque, puis se baissa et fixa solidement la disquette avec du ruban adhésif dans le dos de Vorsoisson. Elle se recula et fit mine de s'épousseter les mains comme quelqu’un qui vient de terminer un sale boulot. — Avec mes compliments, Monseigneur. — Qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce que vous fabriquez tous ici ? Pourquoi madame Radovas… — Allons, allons, Lord Vorkosigan. Vous n’imaginez quand même pas que je vais rester ici à bavarder avec vous, non ? Vorsoisson bougea, gémit, et éructa. Malgré le mépris total qui se lut dans ses yeux quand ils s’attardèrent sur la silhouette recroquevillée, elle attendit un moment pour s’assurer qu’il n’allait pas vomir dans son masque. Vorsoisson lui jeta un regard trouble et tressaillit de stupeur et, Miles en était certain, de douleur. Miles serra les poings et tira sur ses chaînes. Foscol le regarda et ajouta d’un ton apaisant : — Ne vous blessez pas en essayant de vous libérer. Quelqu’un va finir par venir vous chercher. Je regrette seulement de ne pas pouvoir assister à ça. Elle tourna les talons et s’éloigna. Une minute plus tard, le bruit d’un véhicule de déménagement en train de décoller enveloppa le bâtiment. Mais il se trouvait de l’autre côté et ne passa pas dans le champ de vision limité de Miles. Une idée peu réconfortante traversa l’esprit de Miles. Soudha est un excellent ingénieur. Je me demande s’il n’a pas programmé l’auto destruction du réacteur ? Cela ferait disparaître toutes les preuves, Vorsoisson, et lui avec. En plus, en réglant bien le déclencheur, Soudha pourrait faire sauter l’équipe de secours de la SécImp par la même occasion… mais il semblait que Foscol tenait à ce que la disquette collée dans le dos de Vorsoisson survive, ce qui allait à l’encontre du scénario cauchemar qui transformerait la station expérimentale en un immense trou vitrifié phosphorescent qui la ferait ressembler à Vorkosigan Vashnoi, la ville martyre. Dieu merci, Soudha et consorts ne paraissaient pas avoir d’objectifs militaires. La scène avait été imaginée pour provoquer un maximum d’humiliation, et on ne peut humilier des morts. Non, mais leurs proches parents, en revanche… Miles frissonna en pensant à son père. Et Ekaterin bien sûr, et Nikolaï, et le Lord Auditeur Vorthys. Oh, oui… Vorsoisson finit par revenir à lui, se redressa, et découvrit ses chaînes. Il jura confusément, puis de plus en plus clairement, avant de tirer sur ses menottes. Au bout d’un moment il s’arrêta, regarda autour de lui, et découvrit Miles. — Vorkosigan. Qu’est-ce qui se passe ici, bon Dieu ? — Il semblerait que Soudha et ses amis nous aient mis sur la touche le temps de décamper. Ils ont compris que les choses tournaient mal pour eux. Miles se demanda s’il devait signaler à Vorsoisson ce que Foscol lui avait collé dans le dos, et décida de se taire. À force de se débattre, l’Administrateur respirait déjà avec peine. Il jura encore un peu, puis au bout d’un moment il parut se rendre compte qu’il se répétait, et se calma. Nul gazouillis d’oiseau, nul bourdonnement d’insecte ne venait égayer la nuit komarrane, et nulle feuille d’arbre ne bruissait dans la brise légère, mais glacée. Aucun son ne venait non plus du bâtiment derrière eux. Le seul bruit était le murmure des pompes et des filtres de leurs masques à oxygène. Miles brisa le silence inquiétant : — Dites m’en davantage sur le système d’escroquerie de Soudha. Quand l’avez-vous découvert ? — Seulement… seulement hier. Cela a fait une semaine hier. Soudha s’est affolé je crois, et il a essayé de m’acheter. Je n’ai pas voulu embarrasser l’oncle de Kat en dévoilant tout pendant son séjour. Et puis il fallait que je sois sûr avant d’accuser des gens à droite et à gauche. Foscol dit que tu mens. Miles ne savait trop de qui il devait se méfier le plus. Foscol pouvait très bien avoir fabriqué les preuves qui accusaient Vorsoisson avec la même habileté qu’elle avait déployée pour dissimuler les malversations de Soudha. Mieux valait laisser aux spécialistes de la SécImp le soin de démêler tout cela. Miles compatissait avec les hésitations que Vorsoisson prétendait avoir eues, et en même temps s’en méfiait terriblement, une incertitude difficile à supporter par-dessus la solide migraine due au neutraliseur. Il n’avait jamais considéré le thiopenta comme le remède souverain contre le mal de tête, mais il regrettait de ne pas en avoir un hypospray prêt à appliquer sur les fesses de Tienne. Plus tard, sans faute. — C’est tout ce qui se trame, à votre avis ? — Qu’est-ce que vous voulez dire par « c’est tout » ? — Il y a quelque chose qui ne… Si j’étais à la place de Soudha et de ses complices, si je fuyais les lieux du crime… Ils avaient eu le temps de préparer leur départ. Peut-être trois ou quatre semaines s’ils savaient qu’on finirait par trouver le corps de Radovas. Et que diable fichait le corps de Radovas là-haut ? Je n’en ai pas la moindre idée. Plus que ça s’ils avaient un plan de fuite prévu en cas d’urgence. Et puis Soudha est ingénieur, et même un bon. Il a sûrement prévu des solutions de repli. Ce ne serait pas plus intelligent de se séparer, d’essayer de fuir l’Imperium par petits groupes de deux ou trois ? Au lieu de filer tous ensemble avec deux véhicules de déménagement bourrés de… bon Dieu, qu’est-ce qu’ils avaient à transporter pour avoir besoin de deux véhicules ? Sûrement pas leur argent. Vorsoisson secoua la tête, ce qui déplaça légèrement son masque. Il dut se frotter le visage contre la balustrade pour le remettre en place. Au bout d’un moment il appela d’une toute petite voix : — Vorkosigan… ? Miles espéra que le ton soudain humble annonçait une confession. Il prit un ton encourageant : — Oui ? — Je n’ai presque plus d’oxygène. — Vous n’avez pas vérifié ?… Miles essaya de faire revenir dans son esprit agité l’image du moment où Vorsoisson avait sorti le masque du placard de son bureau et l’avait enfilé. Non. Il n’avait rien vérifié du tout. Un masque rechargé à bloc pouvait tenir douze ou quatorze heures en usage normal. Celui de Miles venait sans doute du magasin central, où un technicien devait être chargé de recharger les masques avant de les remettre en service. N’oublie pas de recharger ton masque, avait dit Ekaterin à son mari avant de se faire sèchement rabrouer. Vorsoisson avait-il l’habitude de ranger son matériel sans le vérifier ? Miles voyait mal sa femme passer derrière lui au bureau comme elle le faisait probablement à la maison. À une certaine époque Miles aurait pu briser ses os fragiles et libérer sa main avant que la chair ne se mette à enfler au point de le retenir prisonnier de nouveau. À vrai dire il l’avait fait une fois, en une occasion épouvantablement mémorable. Mais à présent il avait dans les mains de solides os synthétiques, plus solides encore que des os normaux. Tous ses efforts ne pouvaient que faire saigner ses poignets à vif. Ceux de Vorsoisson se mirent à saigner également, alors qu’il se débattait désespérément pour se libérer de ses menottes. — Vorsoisson, restez tranquille, hurla aussitôt Miles. Économisez votre oxygène. Quelqu’un est censé venir. Laissez-vous aller, respirez le moins possible, faites durer l’oxygène. Pourquoi cet imbécile n’avait-il rien dit plus tôt ? À lui, ou même à Foscol ? Est-ce qu’elle avait voulu le tuer ? Peut-être voulait-elle les tuer tous les deux, l’un après l’autre… Dans combien de temps viendrait-on les chercher ? Deux jours ? Le meurtre d’un Auditeur Impérial au milieu d’une enquête était considéré comme un acte de trahison pire que celui d’un Comte à la tête de son District, à peine moins grave que le meurtre de l’Empereur lui-même. Rien de tel pour déclencher l’envoi de toutes les forces de la SécImp à la poursuite des escrocs en fuite. Poursuite implacable par-delà les décennies, les distances interstellaires et les frontières diplomatiques. Il s’agissait d’un geste suicidaire, ou incroyablement téméraire. — Combien vous en reste-t-il ? Vorsoisson gigota et essaya de regarder par-dessus son nez dans les plis sombres de sa veste pour apercevoir le haut du réservoir. — Bon Dieu, je crois que c’est à zéro. — Il y a toujours une marge de sécurité sur ces appareils. Ne bougez pas, mon vieux. Essayez de vous contrôler. Au lieu de cela, Vorsoisson se mit à s’agiter encore plus désespérément. Il se jeta en arrière et en avant de toute sa force pour tenter de briser la balustrade. Des gouttes de sang giclèrent de ses poignets meurtris et rebondirent sur la balustrade qui plia, mais ne céda point. Il replia les genoux et se lança dans le vide entre les poteaux pour essayer de peser de tout son poids sur les menottes. Elles résistèrent, et il eut beau agiter les jambes vers l’arrière, il ne réussit pas à reprendre pied sur la galerie et les talons de ses bottes ne firent que glisser sur le mur. Il en vint à s’étouffer et se mit à vomir à l’intérieur de son masque. Quand ce dernier finit par glisser autour de son cou, déplacé par ses derniers spasmes, cela fut presque un soulagement, si ce n’est qu’en glissant le masque découvrit ses traits cramoisis et déformés. Mais au moins il cessa de crier et d’appeler au secours, puis de haleter et de suffoquer. Ses jambes ruèrent dans un dernier soubresaut avant de pendre dans le vide. Miles ne s’était pas trompé. Vorsoisson aurait peut-être disposé de vingt ou trente bonnes minutes de plus s’il était resté tranquille. Il demeura immobile et respira le moins possible tout en tremblant de froid. Dans un brouillard il se souvint que trembler usait davantage d’oxygène, mais il ne parvint pas à s’en empêcher. Le silence profond n’était troublé que par le sifflement du respirateur de Miles et par le battement du sang à ses tempes. Il avait assisté à de nombreuses morts, y compris la sienne, mais celle-ci comptait parmi les plus affreuses. Des frissons lui parcouraient le corps, et des pensées inutiles lui trottaient dans la tête, revenant sans cesse au constat faussement détaché qu’un tonneau de thiopenta ne lui serait d’aucune espèce d’utilité à présent. S’il était pris de convulsions et que son masque s’en trouvât arraché, il pourrait bien être asphyxié avant même d’être revenu à lui. La SécImp le retrouverait pendant là à côté de Vorsoisson, étouffé lui aussi par son propre vomi. Et il ne connaissait rien de mieux que le stress pour déclencher une attaque. Il regarda la bave commencer à geler sur le visage penché en avant du cadavre, observa le ciel noir dans la mauvaise direction, et attendit. 11 Ekaterin posa ses valises dans l’entrée, à côté de celles de Lord Vorkosigan, et retourna jeter un dernier coup d’œil machinal dans la maison, jeter un dernier regard à son ancienne vie. Tout était éteint. Les fenêtres fermées. Tous les appareils débranchés… la console de com sonna au moment où elle quittait la cuisine. Elle hésita. Laisse tomber. Laisse tout tomber. Mais elle se dit que c’était peut-être Tuomonen, ou quelqu’un d’autre, qui cherchait à joindre Lord Vorkosigan. Ou son oncle Vorthys, bien qu’elle ne fût pas sûre d’avoir envie de lui parler ce soir. Elle revint vers la machine, mais sa main hésitait à l’idée qu’il pouvait s’agir de Tienne. Dans ce cas-là, je couperai la com. Si c’était Tienne qui voulait essayer de l’amadouer, de la menacer, ou de la convaincre, au moins elle serait certaine qu’il n’était pas dans les parages, et qu’elle pourrait s’en aller tranquillement. Elle appuya sur la touche d’un doigt réticent. Mais le visage qui apparut sur la vid était celui d’une Komarrane du service de Tienne qu’elle n’avait rencontrée que deux ou trois fois, Lena Foscol. Les paroles de Soudha lui vinrent aussitôt à l’esprit : Jamais je n’ai rencontré voleur plus méticuleux que notre comptable, Lena Foscol. Mon Dieu, elle était des leurs. L’arrière-plan était flou, mais la femme portait une parka jetée par-dessus une tenue de ville, ce qui suggérait qu’elle partait en expédition hors du Dôme, ou qu’elle en revenait. Ekaterin la regarda en cachant sa répugnance. Foscol parla avec animation, sans attendre la réponse d’Ekaterin. — Madame Vorsoisson ? Allez chercher votre mari à la station expérimentale de Récupération de la chaleur. Il vous attend dehors, du côté nord-ouest du bâtiment technique. — Mais… Que pouvait bien faire Tienne là-bas à une heure pareille ? — Mais, comment est-il allé là-bas ? Il doit bien avoir un naviplane, non ? Il ne peut pas se faire ramener par quelqu’un d’autre ? — Tous les autres sont partis. Elle fit un grand sourire et coupa la com. — Mais… Ekaterin leva la main pour protester bien inutilement. Trop tard. — Zut. Puis, au bout d’un moment, elle lâcha : — Et merde ! Aller récupérer Tienne à la station expérimentale allait lui demander au moins deux heures, quelle corvée ! Il faudrait d’abord qu’elle prenne une voiture-bulle jusqu’à une agence de location de naviplanes pour aller en louer un, puisqu’elle ne pouvait en réquisitionner un dans le service de Tienne. Elle avait sérieusement envisagé de passer la nuit dans le parc pour économiser ses maigres fonds en prévision des jours difficiles qui s’annonçaient avant qu’elle ne trouve un emploi rémunéré, si ce n’était que la police du Dôme ne laissait pas les sans-logis traîner dans les endroits où elle se serait sentie en sécurité. Foscol n’avait pas précisé si Lord Vorkosigan se trouvait avec Tienne, ce qui laissait penser qu’il n’y était pas, ce qui signifiait qu’il lui faudrait revenir à Serifosa seule avec Tienne qui insisterait pour prendre les commandes, et si ses menaces de suicide s’avéraient sérieuses et qu’il décidait de l’entraîner avec lui ? Non, le jeu n’en valait pas la chandelle. Qu’il moisisse là-bas jusqu’au lendemain, ou qu’il appelle quelqu’un d’autre. La main posée sur sa valise, elle réfléchit de nouveau. Au milieu de cette pagaille, Nikki demeurait otage du sort, ou du moins de la bonne volonté de chacun. Pour l’essentiel, Tienne négligeait son fils, avec quelques crises d’autorité de temps à autre, mais aussi avec assez d’accès d’intérêt sincère pour que l’enfant, semblait-il, lui soit attaché. Ils continueraient d’avoir tous les deux une relation indépendante d’elle. Pour le bien de Nikki, elle et Tienne seraient bien obligés de coopérer, de faire preuve d’une courtoisie de surface en béton armé qui ne devrait jamais se fissurer. La colère ou la brutalité potentielle de Tienne ne constituaient pas plus une menace pour son avenir à elle qu’une tentative tardive d’apaisement ou un retour d’affection. Elle se sentait capable à présent d’affronter tout cela avec la même froideur. Je n’en suis plus à exprimer mes sentiments, j’en suis à atteindre mes buts. Oui. Elle entrevoyait ce que ses nouveaux mantras allaient être dans les semaines à venir. Elle fit la moue et ouvrit sa valise pour y prendre son masque à oxygène personnel. Elle le vérifia, enfila sa parka, et se dirigea vers la station de voitures-bulles. Les embouteillages s’avérèrent tout aussi énervants qu’elle l’avait prévu. À cause des Komarrans qui partageaient sa voiture-bulle, elle dut subir deux arrêts supplémentaires. Puis elle resta bloquée une demi-heure. Quand elle émergea enfin de la voiture au sas situé à l’extrémité ouest du Dôme, elle était sur le point d’oublier ses bonnes intentions de courtoisie et de regagner l’appartement. Seule l’idée de rester coincée une demi-heure de plus au retour la retint. On lui donna un vieux naviplane fatigué et pas très propre. Seule enfin dans le silence infini de la nuit komarrane, elle sentit son cœur se détendre et caressa le fantasme de s’en aller ailleurs, n’importe où, uniquement pour prolonger ce moment de divine solitude. Ce plaisir était peut-être bien davantage qu’une simple absence de douleur, mais pour l’instant elle ne pouvait l’expérimenter. L’absence de douleur, l’absence d’autres humains et de leurs besoins pesants, tout cela valait le paradis. Un paradis hors d’atteinte. De plus, elle n’avait aucun ailleurs. Elle ne pouvait même pas retourner sur Barrayar avec Nikki avant d’avoir d’abord gagné assez d’argent pour le voyage, à moins de l’emprunter à son père, à ses frères, ou à l’oncle Vorthys. Idée déplaisante. Ce que tu ressens n’a aucune importance, ma fille, se rappela-t-elle. Songe à tes buts. Tu feras ce que tu dois faire. Les lumières vives de la station expérimentale perdue au milieu de l’immensité désertique, brillaient à l’horizon et attiraient le regard à des kilomètres à la ronde. Elle suivit le ruban noir et brillant de la rivière dont les méandres contournaient le site. En s’approchant elle distingua plusieurs véhicules garés sur le parking et fronça les sourcils de colère. Foscol avait menti en disant qu’il n’y avait plus personne pour ramener Tienne. Mais d’autre part, cela lui donnait la possibilité de revenir avec quelqu’un d’autre. Elle repoussa son désir de faire demi-tour en vol et se posa sur le parking. Elle ajusta son masque, souleva le cockpit et se dirigea vers les bureaux dans l’espoir de se faire raccompagner avant d’avoir vu Tienne. Le sas s’ouvrit lorsqu’elle appuya sur le bouton. Il n’y avait aucune raison de fermer quoi que ce soit à clef ici. Elle prit le premier couloir bien éclairé en criant : « Il y a quelqu’un ? » Personne ne répondit. Il ne semblait y avoir personne. La moitié des pièces environ étaient vides et nues, les autres plutôt en pagaille et à l’abandon. Elle aperçut une console de com le ventre ouvert, les entrailles tordues, ou plutôt fondues en fait. Il avait dû y avoir une fameuse panne. Ses pas résonnèrent dans le vide lorsqu’elle emprunta le passage piéton menant au bâtiment technique. « Tienne, tu es là ? » Toujours pas de réponse. Les deux grandes salles de réunion plongées dans l’ombre étaient sinistres et désertes. « Il y a quelqu’un ? » Si Foscol après tout n’avait pas menti, pourquoi tous ces aérocars et tous ces naviplanes sur le parking ? Où étaient partis leurs propriétaires ? Et comment ? Il vous attend dehors, du côté nord-ouest… Elle n’avait qu’une vague idée de quel côté se trouvait le nord-ouest. Elle avait à moitié espéré que Tienne l’attendrait sur le parking. Mal à l’aise elle poussa un soupir et rajusta son masque avant de sortir par le sas piétons. Il ne lui faudrait que quelques minutes pour faire le tour du bâtiment. Je veux rentrer à Serifosa immédiatement. Tout cela est louche. Elle se mit à contourner le bâtiment par la gauche, ses pas résonnaient sur le béton dans l’air vif et toxique de la nuit. Une galerie surélevée, en fait le sommet des fondations du bâtiment, entourait le mur. Une balustrade la flanquait du côté extérieur où le sol était à deux mètres en contrebas. Ekaterin avait le sentiment d’être entraînée dans un piège, ou vers un enclos à bétail. Elle tourna le deuxième coin. À mi-chemin elle aperçut une petite forme humaine recroquevillée sur elle-même, à genoux, les bras étendus, le front appuyé contre la balustrade. Une silhouette plus grande pendait entre deux poteaux, suspendue par les poignets, le corps pendant dans le vide, les pieds à cinquante centimètres du sol. Qu’est-ce que c’est que ça ? La nuit semblait vibrer. Elle ravala sa peur panique et se précipita vers les deux formes étranges. Celle qui pendait dans le vide était Tienne, le masque à oxygène arraché et entortillé autour du cou. Même dans l’éclairage coloré des projecteurs cachés dans la végétation en contrebas elle vit son visage marbré et congestionné, figé dans une raideur terreuse, la langue sortie de la bouche, les yeux exorbités, le regard fixe et glacé. Mort, on ne pouvait plus mort. Elle sentit son estomac se nouer et se soulever, son cœur fit un bond dans sa poitrine. La forme agenouillée était Lord Vorkosigan. Il portait la veste qu’elle n’avait pas réussi à trouver en faisant sa valise une brève éternité plus tôt. Son masque était toujours en place. Il tourna la tête et écarquilla les yeux en la voyant. Au moins le petit Auditeur était-il toujours vivant ! Elle se sentit fondre de soulagement, follement heureuse de n’être pas seule avec deux cadavres. Elle vit que les poignets de Miles étaient menottés aux poteaux, comme ceux de Tienne. Le sang en suintait et dessinait des taches sombres sur les manches de la veste. La première pensée cohérente qui lui vint à l’esprit fut le soulagement suprême de n’avoir pas amené Nikki avec elle. Comment vais-je pouvoir lui dire ? Demain. Chaque problème en son temps. Qu’il s’endorme ce soir en jouant dans la bulle d’un autre univers, d’un univers sans horreur et sans violence. La voix de Lord Vorkosigan, faible et étouffée par le masque, lui parvint. — Madame Vorsoisson. Dieu soit loué ! Craintivement, elle toucha les chaînes glacées qui lui enserraient les poignets. Les chairs déchirées avaient gonflé autour des menottes et les recouvraient quasiment. — Je vais chercher des pinces à l’intérieur. Elle faillit ajouter : Ne bougez pas, mais ravala cette ânerie juste à temps. — Non, attendez. Ne me laissez pas seul… En principe, il doit y avoir une clé… sur… la galerie… là-bas, dit-il dans un souffle en indiquant la direction de la tête. Elle la trouva tout de suite, une clé banale, un morceau de métal glacé dans ses mains tremblantes. Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois pour la glisser dans la serrure. Pour libérer les mains de Vorkosigan, elle dut ensuite arracher les menottes, incrustées dans la chair couverte d’une croûte de sang séché, comme elle les aurait sorties d’un moule de caoutchouc. Quand elle libéra la deuxième main, il manqua basculer dans le vide la tête la première. Elle l’empoigna et le tira en arrière vers le mur. Il tenta de se mettre debout, mais ses jambes refusèrent de se déplier et il tomba de nouveau. — Attendez un peu, lui souffla-t-elle. Elle essaya maladroitement de lui masser les jambes pour rétablir la circulation, et même au travers du tissu de son pantalon gris elle sentit à quel point elles étaient raides et glacées. Debout, la clé à la main, elle regarda le corps de Tienne, pétrifiée de stupeur. Elle doutait de pouvoir remonter le corps sur la galerie, même avec l’aide de Vorkosigan. — Il est beaucoup trop tard, dit Miles. Je suis désolé. Laissez cela à Tuomonen. — Qu’est-ce qu’il a dans le dos ? demanda-t-elle en touchant la pochette plastique fixée par la bande adhésive. — Laissez cela, dit Miles d’un ton plus sec. Je vous en prie. Puis, à toute vitesse, en bafouillant et en tremblant, il ajouta : — Je suis désolé. Je… je n’ai pas pu… pas pu briser les chaînes. Et merde, il est… il est plus fort que moi, et il n’a pas réussi non plus… J’ai essayé de me casser la main pour me libérer, mais je n’ai pas pu. Je suis désolé… — Il faut rentrer vous mettre au chaud. Venez. Elle l’aida à se lever. Après un dernier regard à Tienne par-dessus son épaule, il accepta de se laisser conduire, plié en deux, appuyé sur elle, titubant sur ses jambes flageolantes. Elle le conduisit vers le bâtiment administratif et l’installa dans un fauteuil dans l’entrée. Il s’y effondra plutôt qu’il ne s’y assit. Il tremblait de tous ses membres. Il tendit les mains vers elle comme des pattes paralysées. — Bou… bouton, murmura-t-il. — Quoi ? — Petit bouton sur le… sur le côté de mon bracelet de com. Appuyez. Elle appuya et il poussa un soupir de soulagement avant de se laisser aller contre le dossier du fauteuil. De ses mains engourdies il tenta d’enlever son masque et elle l’aida à s’en débarrasser avant de faire glisser le sien. — Dieu du ciel, ça fait du bien d’être débarrassé de ce truc et d’être encore en vie ! J’ai… j’ai bien cru que j’allais faire une attaque là-bas… Il se passa les mains sur son visage blême en frottant les marques rouges laissées par le masque. — En plus ça démangeait. Ekaterin repéra le thermostat sur le mur et augmenta aussitôt la température du couloir. Elle aussi frissonnait, mais pas de froid, en luttant pour contenir les tremblements causés par le choc. La voix de Tuomonen, inquiète et à peine audible, sortit du bracelet de com : — Lord Vorkosigan ? Qu’est-ce qui se passe ? Où êtes-vous, bon Dieu ? Miles porta son poignet à sa bouche. — À la station expérimentale. Rappliquez, j’ai besoin de vous. — Qu’est-ce que vous… Je viens avec une brigade d’intervention ? — Pas besoin d’utiliser la force. Plus maintenant, à mon avis. Amenez plutôt un légiste. Et une équipe médicale. — Vous êtes blessé, Monseigneur ? demanda Tuomonen d’une voix aiguë qui trahissait son inquiétude. — Pas à proprement parler, mais l’Administrateur Vorsoisson est mort. Apparemment, il avait oublié le sang qui coulait encore de ses poignets. — Que diable… Vous auriez dû me prévenir avant d’aller là-bas, merde ! Qu’est-ce qui se passe là-bas, bon Dieu ? — Nous aurons le temps de discuter de mes erreurs tout à loisir, plus tard. Dépêchez-vous, Capitaine. Vorkosigan, terminé. Il laissa retomber son bras fatigué. Il frissonnait moins à présent. Il appuya la tête contre le dossier. Les cernes sombres que la fatigue dessinait sur son visage ressemblaient à des bleus. Il regarda Ekaterin d’un air triste. — Je suis désolé, madame Vorsoisson. Je n’ai rien pu faire. — J’ai peine à le croire. Il regarda autour de lui d’un œil inquisiteur et s’exclama soudain : — La centrale ! — Quoi, la centrale ? — Il faut absolument vérifier avant l’arrivée des renforts. J’ai passé beaucoup de temps à me demander si elle avait été sabotée pendant que j’étais attaché dehors. Ses jambes ne le portaient pas encore très bien, et il faillit tomber en se levant. Elle bondit et le rattrapa de justesse par le bras. — Merci, marmonna-t-il. Par là. Manifestement elle se retrouvait enrôlée. Il se mit en route d’un pas chancelant, mais décidé, en se cramponnant à elle sans s’en excuser. L’action forcée permit à Ekaterin de retrouver, sinon son calme, du moins une sorte de fragile densité physique. Ses tremblements s’atténuèrent et sa nausée s’estompa, lui laissant une curieuse impression de chaleur au creux de l’estomac. Un tunnel pour piétons les conduisit à la centrale, près de la rivière. Celle-ci était la plus importante du secteur et la centrale avait été installée à cet endroit pour cette raison. Sur Barrayar, on l’aurait appelée un ruisseau. Miles fit d’un pas incertain le tour de la salle de contrôle, vérifiant les voyants lumineux et les indications des appareils de mesure. — Tout semble normal, marmonna-t-il. Je me demande pourquoi ils n’ont pas programmé l’autodestruction. Moi, je l’aurais fait… Il se laissa tomber sur une chaise et Ekaterin s’assit en face de lui, le dévisageant d’un air effrayé. — Que s’est-il passé ? — Je… nous sommes venus ici. Tienne m’a amené ici. Comment diable êtes-vous venue, vous ? — Lena Foscol a appelé à la maison pour me dire de venir chercher Tienne. Elle a failli me rater. Je m’apprêtais à partir. Elle ne m’a même pas dit que vous étiez ici. Vous auriez pu être encore… — Non… non, je suis presque certain qu’elle aurait trouvé un autre moyen si elle vous avait manquée. Il se redressa, ou du moins il essaya. — Quelle heure est-il, maintenant ? — Un peu moins de vingt et une heures. — J’aurais cru qu’il était beaucoup plus tard. Ils nous ont neutralisés, voyez-vous. Je ne sais pas combien de temps… À quelle heure vous a-t-elle appelée ? — Juste après dix-neuf heures. Il plissa les yeux et les ferma, puis les rouvrit. — Il était trop tard. Il était déjà trop tard à ce moment-là, vous comprenez ? Ses paroles se faisaient insistantes. Sa main tremblante se tendit vers elle, vers son genou, alors quelle se penchait en avant pour capter sa voix éraillée, puis elle retomba. — Non. — Il se passait des choses louches dans le service de Récupération de la chaleur. Votre mari m’a amené ici pour me montrer… à vrai dire, je ne sais pas ce qu’il pensait me montrer, mais nous sommes tombés pile sur Soudha et ses complices qui s’apprêtaient à décamper. Soudha a été plus rapide, il nous a neutralisés tous les deux. Je me suis réveillé attaché à cette balustrade. Je ne crois pas… Je ne sais pas… Je ne crois pas qu’ils avaient l’intention de tuer votre mari. Il n’avait pas vérifié son masque, voyez-vous. Ses réservoirs étaient presque vides. Les Komarrans n’ont pas vérifié non plus avant de nous abandonner. Je ne savais pas. Personne ne savait. — Normal pour des Komarrans. Dès l’âge de trois ans ils sont conditionnés à vérifier leur masque. Il ne leur viendrait pas à l’esprit qu’un adulte puisse sortir du dôme avec un équipement défaillant. Elle serrait les mains contre son ventre. À présent elle parvenait à imaginer la mort de Tienne. — Ça… ça a été rapide, dit Miles. C’est au moins cela. Non, ni rapide, ni propre. — Je vous en prie, ne me mentez pas. Je vous en prie, ne me mentez jamais. — D’accord. Mais je ne crois vraiment pas qu’il s’agisse d’un meurtre. Toute cette mise en scène pour ensuite vous appeler… Non. Au pire homicide involontaire. Mort accidentelle. — Mort par stupidité, dit-elle pleine d’amertume. Fidèle à lui-même jusqu’au bout. Il leva les yeux vers elle, des yeux moins étonnés que compréhensifs et interrogateurs. — Ah ? Elle déglutit, la gorge tellement serrée quelle en était dure. Le silence et le vide sinistres qui les entouraient lui donnaient le frisson. Miles et elle auraient pu être les derniers êtres vivants sur la planète. — Lord Auditeur, il faut que vous sachiez que quand Foscol a appelé, j’étais sur le point de partir… De quitter Tienne. Je le lui avais dit quand il était rentré du travail ce soir, juste avant qu’il ne se remette à votre recherche, je suppose. Qu’a-t-il fait ? Il encaissa cela sans trop réagir au début, comme s’il réfléchissait. — D’accord, assena-t-il doucement. Il est arrivé en parlant d’une escroquerie au service de Récupération de la chaleur, escroquerie qui apparemment durait depuis un bon moment. Il m’a sondé pour savoir comment il pourrait devenir Témoin Impérial. Il avait l’air de penser que ça lui épargnerait des poursuites. Ce n’est pas tout à fait aussi simple. Je ne me suis pas engagé. — Tienne n’entendait que ce qu’il voulait entendre, dit-elle doucement. — Je… c’est ce que j’ai compris. (Il hésita, la regardant en face.) Depuis… Que savez-vous de tout cela ? — Et depuis combien de temps je le sais ? Elle grimaça et se frotta le visage pour se débarrasser de l’irritation persistante due au masque. — Pas depuis aussi longtemps que je l’aurais dû. Tienne parlait depuis des mois de… Vous devez comprendre, il avait une peur irrationnelle que quelqu’un ne découvre sa maladie, sa Dystrophie de Vorzohn. — Ça, en vérité, je peux le comprendre. — Oui… et non. C’est la faute de son frère aîné, en partie, du moins. Je l’ai maudit pendant des années. Quand ses symptômes se sont déclarés, il a choisi la manière Vieux Vor, et s’est écrasé avec son naviplane. Il a donné un exemple inégalable, Tienne n’a jamais pu l’oublier. Nous ignorions que sa famille portait les gènes de la mutation jusqu’à ce que Tienne, qui était l’exécuteur testamentaire de son frère, découvre en mettant de l’ordre dans ses affaires, que l’accident était en fait un suicide, et pourquoi. C’était juste après la naissance de Nikki… — Mais est-ce que ça n’aurait pas dû… Je me suis demandé en lisant votre dossier… le problème aurait dû être décelé lors du test génétique, avant que l’embryon ne soit placé dans le réplicateur utérin. Est-ce que Nikki est porteur, ou… ? — Nikki est né de manière naturelle. Sans test génétique. À la façon Vieux Vor. Le sang Vor est bon, n’est-ce pas, inutile de vérifier quoi que ce soit. Il la regarda comme s’il venait de mordre dans un citron. — Qui a eu cette brillante idée ? — Je… je ne m’en souviens plus très bien. Tienne et moi avons décidé ensemble. J’étais jeune. Nous venions de nous marier, j’avais tout plein d’idées romantiques idiotes… Je suppose que ça me semblait grand et beau. — Quel âge aviez-vous ? — Vingt ans. — Ah… Il se tordit la bouche dans une expression qu’elle ne sut comment interpréter, un triste mélange d’ironie et de compassion. Elle se sentit confusément encouragée et continua. — Le projet de Tienne pour résoudre le problème de la dystrophie sans que personne le sache était d’aller suivre un traitement galactique quelque part loin de l’Imperium. Cela rendait les choses beaucoup plus chères que nécessaire. On essayait d’économiser depuis des années, mais il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas. On n’a jamais beaucoup avancé. Ces six derniers mois, Tienne me répétait de cesser de me faire du souci, il contrôlait la situation. Sauf que… c’est ce qu’il dit tout le temps, alors je n’y ai pas fait trop attention. Et puis hier soir, après que vous êtes allé vous coucher… Je vous avais entendu lui dire explicitement que vous vouliez aller faire une inspection surprise dans ses services, je vous avais entendu…il s’est levé pendant la nuit et a appelé l’Administrateur Soudha, pour le prévenir. J’ai écouté… J’en ai entendu assez pour comprendre qu’ils trichaient, qu’ils avaient organisé une escroquerie, et j’ai très peur… Non, je suis sûre que Tienne touchait des pots-de-vin. Parce que ce matin je suis entrée dans sa console de com et j’ai regardé ses comptes… Elle leva les yeux pour voir comment Miles réagissait. Sa bouche se tordit de nouveau dans un petit sourire crispé. — Je suis désolée de m’être mise en colère contre vous l’autre jour pour avoir piraté la mienne, dit-elle avec humilité. Il ouvrit la bouche et la referma aussitôt, se contentant de l’encourager d’un signe de la main avant de se tasser un peu plus dans son fauteuil. Il l’écoutait avec la plus extrême attention. Elle se hâta de poursuivre, non de peur que ses nerfs ne la lâchent, car elle ne ressentait pratiquement plus rien à présent, mais de peur de s’écrouler de fatigue. — Au moins quarante mille marks étaient passés sur son compte, et je ne voyais pas d’où ils avaient pu venir Pas de son salaire en tout cas. — Étaient passés ? — Si les renseignements sur la console étaient exacts, il avait sorti les quarante mille marks et en avait emprunté soixante de plus. Et puis il avait tout perdu sur des actions d’une flotte de commerce komarrane. — Tout ? — Enfin, non, pas tout. Environ les trois quarts. Devant son air stupéfait elle ajouta : — Tienne a toujours eu ce genre de chance. — J’avais coutume de dire qu’on a la chance qu’on mérite, mais j’ai dû ravaler la formule si souvent que je l’emploie moins volontiers. — Qui sait… Elle doit être juste, sinon, comment expliquer une malchance aussi systématique ? Le seul facteur commun dans tout ce gâchis, c’est Tienne. Même si d’une façon ou d’une autre je dois y être aussi pour quelque chose. Il me disait souvent que c’était ma faute. Après un bref silence, il demanda d’une voix hésitante : — Est-ce que vous aimiez votre mari, madame Vorsoisson ? Elle ne voulait pas répondre à cette question. La vérité lui faisait honte, mais elle en avait fini avec le mensonge et la dissimulation. — Je suppose que oui, autrefois. Au début. Je ne m’en souviens presque plus. Mais je ne pouvais cesser de… de m’occuper de lui. De ranger et de nettoyer derrière lui. Sauf que c’est devenu de plus en plus difficile, jusqu’à ce que j’arrête. Trop tard. Ou peut-être trop tôt, je ne sais pas. Mais bien sûr, si seulement elle n’avait pas rompu avec Tienne à ce moment-là, comme elle l’avait fait, il n’aurait pas le soir même… et, et… tout au long de l’engrenage des événements qui les avaient conduits où ils en étaient. Ce si seulement pouvait s’appliquer de la même façon à n’importe laquelle des décisions de cet engrenage. Ni plus, ni moins. Nul n’y pouvait rien changer. — Je croyais que, si je lâchais prise, il finirait par s’effondrer. À la fin. Je ne pensais pas que ça arriverait si vite. Elle commençait à se rendre compte de la masse de problèmes que la mort de Tienne allait lui laisser sur les bras. Elle allait troquer les douloureuses procédures de séparation contre celles, tout aussi douloureuses et compliquées, consistant à régler sa probable faillite. Et que faire du corps ? Comment organiser les funérailles ? Et comment prévenir sa mère ? Pourtant, régler les pires problèmes sans Tienne lui paraissait mille fois plus facile que régler le plus simple avec lui. Plus besoin de négocier approbation, permission, ou compromis. Elle n’avait qu’à agir. Elle se sentait comme un malade au sortir d’une longue paralysie, s’étirant pour la première fois, et tout surpris de découvrir la force de ses bras. Elle fronça les sourcils d’un air interrogateur. — Y aura-t-il des charges retenues contre Tienne ? — Ce n’est pas l’usage de poursuivre les morts, même si c’est arrivé, à l’occasion, durant la Période de l’isolement. Le cas de Lord Vorventa, le Deux-Fois-Pendu, me vient immédiatement à l’esprit. Mais non. Il y aura enquête, rapports, ô mon Dieu, les rapports… Celui de la SécImp, le mien, et peut-être celui de la Sécurité de Serifosa. J’imagine les conflits de juridictions. Il se peut qu’on vous demande de témoigner si d’autres personnes sont poursuivies... Il s’interrompit pour se redresser non sans peine dans son fauteuil et fourrer une main un peu moins engourdie par le froid dans sa poche. —… Des personnes qui sont parties en emportant mon neutraliseur… Soudain inquiet, il se leva et retourna les poches de son pantalon avant de vérifier celles de sa veste qu’il enleva précipitamment pour palper sa tunique grise. Merde ! — Que se passe-t-il ? — Je crois que ces salopards m’ont pris mon sceau d’Auditeur. À moins qu’il ne soit tombé de ma poche quelque part au cours des péripéties de la nuit. Mon Dieu ! Il permet d’ouvrir n’importe quelle console de com gouvernementale dans tout l’Impérium ! Mais heureusement, il est muni d’un système de repérage. La SécImp peut donc le retrouver. Et s’ils n’en sont pas trop loin, elle peut les retrouver. Ha ! Ses doigts rouges et gonflés parvinrent non sans mal à ouvrir un canal sur son bracelet de com. — Tuomonen ? La voix de ce dernier répondit aussitôt : — Nous sommes en route, Monseigneur. Nous sommes environ à mi-chemin. Voudriez-vous laisser votre canal ouvert, s’il vous plaît ? — Écoutez-moi. Mes agresseurs sont partis avec mon sceau d’Auditeur. Chargez quelqu’un de le repérer immédiatement. Trouvez le sceau et vous les aurez, eux, si je ne l’ai pas fait tomber quelque part dans le coin. On vérifiera cette possibilité quand vous serez arrivé. Miles insista ensuite pour faire le tour du bâtiment, enrôlant une nouvelle fois Ekaterin au titre de béquille occasionnelle, encore qu’il ne trébuchait presque plus. Il plissa les yeux et contempla avec étonnement la console fondue, les pièces vides, et les entassements de matériel. Tuomonen et ses hommes arrivèrent au moment où ils regagnaient l’entrée. Miles fit une grimace amusée en voyant deux gardes, vêtus de demi-armures et neutraliseur au poing, franchir le sas d’un bond. Ils lui adressèrent des signes de tête inquiets, auxquels il répondit en les saluant vaguement, avant de se précipiter dans le bâtiment pour une inspection de sécurité plutôt bruyante. Il prit une pose volontairement décontractée et s’appuya contre un fauteuil. Le capitaine Tuomonen, un autre soldat barrayaran, et trois hommes munis d’équipements médicaux débouchèrent dans l’entrée. — Monseigneur ! s’exclama Tuomonen en retirant son masque à oxygène. Ekaterin trouva une résonance maternelle au ton de sa voix. À mi-chemin entre « Dieu merci vous êtes sain et sauf », et « je vais vous étrangler de mes propres mains ». — Bonsoir, Capitaine, dit Miles avec bonne humeur. Bien content de vous voir. — Vous ne m’aviez pas prévenu ! — Non, c’est entièrement ma faute, et vous n’y êtes pour rien. Je n’oublierai pas de le mentionner dans mon rapport, rétorqua Miles d’un ton apaisant. — Le problème n’est pas là, merde ! Tuomonen se précipita vers Miles, entraînant un médecin dans son sillage. Il regarda les poignets meurtris et les mains couvertes de sang. — Qui vous a fait ça ? — À vrai dire, je me le suis fait moi-même. Miles abandonna sa décontraction étudiée et reprit un ton grave. — Ça aurait pu être pire, comme je vais vous le montrer. Là bas, derrière. Je veux un rapport complet, que tout soit passé au peigne fin. Si vous avez le moindre doute, attendez les experts du QG. Je veux qu’une équipe de spécialistes rapplique immédiatement de Solstice. Deux équipes, l’une pour ici, et l’autre pour décortiquer les foutues consoles du Département de Terraformation. Mais d’abord, je crois qu’il faudrait commencer par récupérer le corps de l’Administrateur Vorsoisson. Il regarda les médics, puis Ekaterin. — Voici la clé, dit-elle, comme anesthésiée, en la sortant de sa poche. — Merci. Attendez ici, s’il vous plaît. Il lui prit la clé, eut un tic qui lui redressa le menton, vérifia son masque avant de l’enfiler, intima aux médics l’ordre de le suivre, puis entraîna Tuomonen, qui ne cessait de grommeler, vers le sas. Ekaterin continuait de percevoir le bruit métallique des pas des gardes, ainsi que leurs appels de voix qui résonnaient depuis le fond du bâtiment. Elle se blottit dans le fauteuil que Miles venait de libérer, se sentant très gênée de ne pas les accompagner jusqu’à Tienne. Mais cette fois-ci, il semblait bien que quelqu’un d’autre allait faire le ménage à sa place. Quelques larmes perlèrent au coin de ses yeux, contrecoup du choc sans aucun doute, car elle ne ressentait pas plus d’émotion qu’un bloc de plomb. Ils revinrent au bout d’un long moment et Tuomonen réussit enfin à convaincre Miles de s’asseoir et de laisser un médic s’occuper de ses poignets blessés. — Ce n’est pas le traitement qui m’est le plus nécessaire pour l’instant, se plaignit Miles tandis qu’on lui appliquait un hypospray de Synergine sur le cou. Il faut que je retourne à Serifosa. Je dois récupérer quelque chose dans mes bagages dont j’ai absolument besoin. — Oui, Monseigneur, répondit le médic d’un ton apaisant en continuant à nettoyer et à bander les plaies. Tuomonen sortit pour envoyer un message concis à ses supérieurs à Solstice depuis son aérocar, puis revint s’appuyer au dossier du fauteuil regarder le médic terminer son travail. Miles regarda Ekaterin par-dessus l’épaule du médic. — Madame Vorsoisson… En y repensant, votre mari n’a-t-il jamais laissé supposer qu’il aurait pu y avoir autre chose que l’argent derrière cette escroquerie ? Elle secoua la tête. Tuomonen intervint d’un ton bourru. — Madame Vorsoisson, j’ai bien peur que la SécImp ne doive garder le corps de votre mari. Il faut faire une enquête complète. Elle répondit faiblement : — Oui, bien sûr. Et ensuite ? — Nous vous le ferons savoir, madame. Il se tourna vers Miles pour, de toute évidence, poursuivre une conversation entamée plus tôt. — Alors, à quoi avez-vous encore pensé pendant que vous étiez attaché dehors ? — La seule chose à laquelle j’ai vraiment pensé, c’est de me demander quand allait arriver ma prochaine attaque, dit-il lugubrement. Au bout d’un moment, c’est devenu un genre d’obsession. Mais je ne crois pas que Foscol connaissait ce problème non plus. Tuomonen, continuant manifestement un débat, poursuivit : — Je continue de parler de meurtre et de tentative de meurtre pour mettre tous les Secteurs en état d’alerte. Une tentative de meurtre sur la personne d’un Auditeur Impérial est considérée comme un acte de trahison et cela lève tous les obstacles en matière de réquisition. — Bon, d’accord, concéda Miles en poussant un soupir, mais s’il vous plaît, assurez-vous quand même que vos rapports rapportent fidèlement les faits. — Tels qu’ils m’apparaissent, Monseigneur. Tuomonen grimaça avant d’éclater : — Merde, quand je pense que ça durait depuis des mois et des mois, juste sous mon nez. — Ce n’était pas votre juridiction, Capitaine. C’était le boulot des services comptables de l’Imperium de repérer ce genre de fraude dans l’administration. Pourtant… il y a quelque chose qui cloche ici. — C’est le moins qu’on puisse dire ! — Non, je veux dire au-delà des apparences. Ils ont abandonné tous leurs effets personnels, et malgré cela ils ont embarqué au moins deux véhicules pleins de matériel. — Pour… pour le vendre ? hasarda Ekaterin. Non, c’est absurde… — Hum, et puis ils sont partis en groupe, sans se séparer. Ces gens me faisaient penser à un genre de patriotes komarrans. Je les vois bien considérer le vol de biens appartenant à l’Imperium barrayaran comme quelque chose entre un passe-temps et un devoir patriotique, mais dérober au Projet de Terraformation de Komarr, l’espoir des générations futures… Je ne comprends pas. Et si ce n’était pas juste pour se remplir les poches ? Que diable ont-ils fait de tout cet argent ? Ce sera le rôle des comptables de la SécImp de tirer cela au clair, je pense. Et je veux que des experts en technologie viennent inspecter tout le matériel qu’ils ont laissé, pour voir s’ils peuvent en tirer des informations. Et aussi de tout ce qu’ils n’ont pas laissé. Il est clair que Soudha et son équipe fabriquaient quelque chose ici, et je ne crois pas que ça avait à voir avec la Récupération de la chaleur. Il se frotta le front et marmonna : — Je parie que Marie Trogir pourrait nous le dire. Merde et merde, qu’est-ce que je regrette de ne pas avoir passé madame Radovas au thiopenta quand j’en ai eu l’occasion. Ekaterin avala une boule de peur et d’humiliation qui lui bloquait la gorge. — Il va falloir que je mette mon oncle au courant. Vorkosigan se tourna vers elle. — Je m’en chargerai, madame Vorsoisson. Elle fronça les sourcils, partagée entre la gratitude, qui lui semblait une faiblesse, et son sens du devoir, d’un devoir sinistre, mais elle ne parvint pas à rassembler l’énergie de discuter avec lui. Le médic finit de bander les poignets de Miles. — Je vous laisse vous occuper de tout ici, Capitaine. Je dois retourner à Serifosa. Je n’ose pas piloter moi-même. Madame Vorsoisson, auriez-vous la bonté de… ? — Je vous donne un garde, dit Tuomonen, un rien agressif. — Il faut que je ramène le naviplane, dit Ekaterin, je l’ai loué. Elle tiqua, sentant que cela paraissait ridicule. Mais c’était le seul élément d’ordre qu’elle avait le pouvoir de rétablir dans le chaos mortel qui l’entourait. Et puis soudain, un peu tard, la réalité s’imposa à son esprit: Je peux rentrer à la maison. Je ne risque plus rien à rentrer à la maison. Sa voix se fit plus ferme : — Certainement, Lord Vorkosigan. La présence encombrante du jeune garde serré derrière eux dans le naviplane, l’épuisement de Vorkosigan, et le désarroi émotionnel d’Ekaterin se combinèrent pour tuer toute conversation pendant le vol de retour vers Serifosa. Elle s’attira quelques regards à l’agence de location en rendant le naviplane, suivie à distance polie par un grand gaillard armé et vêtu d’une demi-armure, et par un nabot aux vêtements tachés de sang et aux poignets bandés. En revanche, cela leur permit d’avoir une voiture-bulle pour eux tous seuls pour regagner l’appartement. Ekaterin remarqua avec une ironie un peu lasse qu’il n’y avait pas d’embouteillages cette fois. Elle se demanda si cela vaudrait la peine, lorsque tout serait terminé, de vérifier si Vorkosigan avait dit l’exacte vérité en certifiant qu’il était déjà trop tard pour Tienne quand Foscol l’avait appelée. Elle accéléra le pas dans le hall de son immeuble. Elle se sentait comme un animal blessé qui ne veut rien d’autre qu’aller se cacher dans son terrier. Elle s’arrêta brusquement devant la porte de son appartement, et son cœur fit un bond. Le verrou palmaire était à demi arraché du mur, et la porte coulissante n’était pas entièrement fermée. Un mince rai de lumière filtrait par l’intervalle. Elle recula d’un pas et montra la porte du doigt. Vorkosigan comprit aussitôt la situation et fit signe au garde qui, sans un bruit, s’approcha de la porte en dégainant son neutraliseur. Vorkosigan mit un doigt sur ses lèvres, prit Ekaterin par le bras, et la fit revenir vers le tube de montée. La porte automatique de l’appartement ne fonctionnait pas et le garde dut s’arc-bouter pour la repousser dans son logement. Neutraliseur levé, visière baissée, il se glissa à l’intérieur. Le cœur d’Ekaterin battait la chamade. Au bout de quelques minutes, le garde, la visière relevée à présent, pointa la tête à la porte. — L’appartement a bien été cambriolé, Monseigneur, mais ils sont partis maintenant. Vorkosigan et Ekaterin le suivirent à l’intérieur. Elle avait laissé près de la porte, dans l’entrée, ses valises et celles de Vorkosigan. Elles avaient toutes été forcées et leurs vêtements éparpillés sur le sol. Il ne semblait pas que grand-chose d’autre ait été touché dans l’appartement. Quelques tiroirs avaient été ouverts et fouillés, mais, à part le désordre, rien n’avait été vandalisé. Devait-elle considérer que son intimité avait été violée, alors qu’elle-même avait déjà abandonné les lieux en laissant tout derrière elle ? Elle n’en savait trop rien. — Ce n’est pas ainsi que j’avais laissé mes affaires, lui fit doucement remarquer Vorkosigan quand ils se retrouvèrent dans l’entrée après un premier et rapide inventaire. — Ce n’est pas ainsi que je les avais laissées non plus, répondit-elle, effarée. Je pensais que vous reviendriez avec Tienne et que vous repartiriez, alors j’ai fait vos valises, pour que vous n’ayez plus qu’à les emporter. — Ne touchez à rien, surtout pas aux consoles de com. Attendez les spécialistes, lui ordonna-t-il. Elle acquiesça de la tête, et ils enlevèrent leur veste qu’elle accrocha machinalement. Lui-même ignora ses propres ordres, s’agenouillant pour fouiller dans les vêtements épars. — Avez-vous mis ma mallette à code dans une valise ? — Oui. — Elle n’y est plus. Il soupira, se releva, et porta son bracelet de com à sa bouche pour mettre Tuomonen au courant des derniers événements. Celui-ci, qui croulait déjà sous la tâche, écouta, jura brièvement, et ordonna à son garde de ne pas lâcher le Lord Auditeur d’une semelle. Pour une fois, Vorkosigan n’y vit aucun inconvénient et retourna fouiller dans la pagaille des vêtements d’Ekaterin. — Ah ! s’exclama-t-il en frappant sur la mallette rembourrée qui contenait son curieux appareil. Dieu merci, il ne l’ont pas emportée. Il se hâta de l’ouvrir d’une main légèrement tremblante, puis leva les yeux vers Ekaterin. Son ton, d’ordinaire autoritaire, se fit incertain. — Madame Vorsoisson… Je me demandais si vous voudriez prendre la peine de… de veiller sur moi. Elle faillit répondre oui sans réfléchir, mais réussit à transformer le mot en quoi ? avant qu’il ne sorte de sa bouche. Il lui adressa un sourire crispé. — Je vous ai parlé de mon problème d’attaques. Hélas, il n’y a pas de traitement. Mais mes médecins barrayarans ont trouvé une sorte de palliatif. J’utilise cette petite machine pour provoquer des attaques, les évacuer là et où je peux les contrôler, pour éviter qu’elles ne me surprennent à l’improviste. Le stress a tendance à aggraver les choses. À sa grimace elle comprit qu’il faisait allusion à la galerie glacée à l’arrière du bâtiment technique. — Je crains qu’il ne soit plus que temps. Je voudrais régler cela tout de suite. — Je comprends. Que dois-je faire ? — Quelqu’un doit veiller à ce que je ne crache pas mon embout buccal, ni ne me blesse, ni n’abîme quelque chose en état d’inconscience. Ça ne devrait pas être bien compliqué. — Bon, d’accord… Sous le regard perplexe du garde elle le suivit dans le salon. Il se dirigea vers le canapé. — Si vous vous allongiez par terre, suggéra Ekaterin un peu embarrassée et ne sachant trop jusqu’à quel point la crise serait spectaculaire, vous ne risqueriez pas de tomber plus bas. — Ah ! C’est juste. Il s’installa sur la moquette, la mallette ouverte à la main. Elle dégagea l’espace autour de lui et s’agenouilla à ses côtés. Il déplia l’instrument qui ressemblait à une paire d’écouteurs, dont l’un semblait un simple coussinet, l’autre présentant une mystérieuse protubérance, et les ajusta sur ses tempes. Il adressa à Ekaterin un sourire qui, elle le comprit à retardement, trahissait son extrême embarras, et murmura : — J’ai bien peur d’avoir l’air un peu stupide. Il cala l’embout buccal contre ses dents et s’allongea. — Attendez, dit soudain Ekaterin au moment où la main de Miles approchait de sa tempe. — Quoi ? — Est-ce que ceux qui sont venus ici auraient… auraient pu bricoler ce truc ? Vous devriez peut-être le vérifier avant de l’utiliser. Leurs regards se croisèrent et, avec la même certitude que si elle avait été télépathe, elle sut qu’ils partageaient à cet instant la même vision de sa tête explosant au moment où son doigt appuierait sur le contact du stimulateur. Il arracha l’appareil, se redressa, recracha l’embout buccal, et s’exclama, « merde ! » avant d’ajouter d’un ton égal, mais une demi-octave plus haute que son ton habituel : — Vous avez raison. Merci. Je n’ai pas réfléchi. Je me suis fait la promesse la plus solennelle que si je revenais ici, je ferais cela sans attendre et que jamais, jamais au grand jamais, je ne retarderais plus le traitement, ne serait-ce que d’un seul jour. La respiration saccadée, il regardait d’un air consterné l’appareil qu’il serrait dans sa main. Puis soudain ses yeux se révulsèrent et il tomba en arrière. Ekaterin lui attrapa la tête juste avant qu’elle ne cogne sur le sol. Les lèvres écartées sur un étrange rictus, le corps secoué de tremblements qui le parcouraient en vagues successives, jusqu’au bout des doigts et des orteils, il n’était toutefois pas pris de convulsions désordonnées comme elle l’avait craint. Le garde penché au-dessus de lui semblait affolé. Elle récupéra l’embout buccal et l’ajusta entre les dents de Miles, tâche qui s’avéra moins difficile qu’il n’y paraissait. Contrairement à l’impression qu’il donnait, son corps n’était pas rigide. Elle s’assit sur les talons et regarda. Déclenché par le stress. Oui, je vois. Le visage de Miles était… était modifié, sa personnalité de toute évidence disparue, mais d’une façon qui ne ressemblait ni au sommeil, ni à la mort. Elle trouvait terriblement indécent et grossier de le regarder, ainsi vulnérable. La courtoisie commandait de détourner les yeux, mais il l’avait explicitement désignée pour cette tâche. Elle surveilla sa montre. Il avait dit que ces attaques duraient environ cinq minutes. Au bout de moins de trois minutes qui lui avaient paru une éternité, le corps de Miles se calma. Il resta inerte dans une sorte d’inconscience flasque et inquiétante durant encore une minute, puis frissonna et inspira profondément. Il ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Son incompréhension était palpable. Au moins ses deux pupilles dilatées avaient-elles la même taille. — Désolé. Désolé, je ne voulais pas, marmonna-t-il bêtement avant d’ajouter : Ça ressemblait à quoi, au juste ? — Vraiment bizarre, répondit-elle honnêtement. Je préfère votre visage quand vous êtes présent dans votre tête. Elle ne s’était pas rendu compte à quel point, ni avec quelle subtilité, sa personnalité puissante illuminait ses traits, jusqu’à ce quelle la voie disparaître. — Moi aussi je préfère ma tête quand je suis présent dedans, dit-il dans un souffle. Il ferma les yeux et les rouvrit. Ses mains étaient agitées de tremblements, et il essaya de s’asseoir. — Je vais vous débarrasser le plancher maintenant. Ekaterin se dit qu’il valait mieux qu’il ne fasse absolument rien pour l’instant. Elle lui appuya fermement sur la poitrine pour le forcer à s’allonger de nouveau. — Ne vous avisez pas d’emmener ce garde tant que ma porte n’a pas été réparée. — Oh, non. Bien sûr que non, dit-il faiblement. Cela sautait aux yeux que lorsque Vorkosigan prétendait qu’après ses attaques il revenait à lui comme si de rien n’était, il s’agissait, sinon d’un mensonge, du moins d’une énorme exagération. Il avait une tête épouvantable. Elle leva les yeux pour attirer l’attention du garde. — Caporal, voulez-vous m’aider à porter Lord Vorkosigan sur le lit en attendant qu’il ait récupéré ? Ou du moins jusqu’à ce que vos renforts arrivent. — Bien sûr, madame. Il paraissait soulagé de recevoir un ordre et l’aida à remettre Vorkosigan debout sur ses jambes flageolantes. Ekaterin se livra à un calcul éclair. Le lit de Nikki était le seul immédiatement disponible et il n’y avait pas de console de com dans sa chambre. Si Vorkosigan trouvait le sommeil, ce dont il avait de toute évidence désespérément besoin après les épreuves de la nuit, il y avait des chances qu’il puisse continuer à dormir même après l’invasion des enquêteurs de la SécImp. Elle fit signe au garde de la tête et l’entraîna dans le couloir. Vorkosigan marmonna quelques protestations dont l’incohérence renforça Ekaterin dans la conviction qu’elle avait pris la bonne décision. Il frissonnait de nouveau. Elle l’aida à ôter sa tunique, le fit s’étendre, lui enleva ses bottes, le couvrit de plusieurs couvertures, monta le chauffage, et éteignit la lumière avant de se retirer. Il n’y avait personne pour la mettre au lit, elle, mais Ekaterin ne se sentait pas d’humeur à entamer une conversation avec le garde qui s’était posté dans le salon pour y attendre les renforts annoncés. Elle avait l’impression d’avoir été rouée de coups. Elle prit quelques antalgiques et s’allongea toute habillée sur son lit. Dans sa tête, mille incertitudes et scénarios contradictoires quant aux décisions à prendre se bousculaient. À présent le corps de Tienne, qui la nuit précédente encore respirait à ses côtés, devait être entre les mains du médecin légiste de la SécImp, allongé nu et immobile sur la table métallique de quelque laboratoire chirurgical de Serifosa. Elle espérait que sa dépouille congelée serait traitée avec une certaine dignité, et non avec la jovialité gaillarde que la mort provoquait parfois. Lorsqu’au cœur de la nuit ce lit lui était insupportable, elle avait pris l’habitude de se réfugier dans sa serre-bureau et de jouer avec ses jardins virtuels. Depuis peu le jardin barrayaran était devenu son préféré. Il lui manquait la consistance, l’odeur, toute l’épaisseur qui fait qu’un vrai jardin donne une profonde satisfaction, mais cependant il lui apaisait l’esprit. Mais d’abord Vorkosigan avait occupé la pièce, et maintenant il lui avait interdit de toucher à la console tant que la SécImp n’aurait pas pompé sa mémoire. Elle soupira et se retourna pour se blottir dans son coin habituel bien que le reste du lit fût inoccupé. Je veux partir d’ici. Je veux aller dans un endroit où Tienne n’est jamais allé. Elle ne s’attendait pas à dormir, mais les médicaments, l’épuisement, ou la combinaison des deux finirent par l’entraîner dans le sommeil. 12 Miles sut tout de suite que son réveil n’allait pas être agréable. Une violente attaque lui laissait en général le lendemain des séquelles du genre gueule de bois, et après un méchant coup de neutraliseur, il traînait des douleurs musculaires, des crampes, et une vilaine migraine. La combinaison des deux s’annonçait redoutable. Il grogna et essaya de reprendre inconscience. Une légère tape sur l’épaule l’en empêcha. — Lord Vorkosigan ? Il reconnut la douce voix d’Ekaterin et ouvrit grands les yeux, heureusement la lumière était tamisée. Il se trouvait dans la chambre de Nikki, incapable de se souvenir comment il était arrivé là. Il roula sur lui-même et la regarda en clignant des yeux. Elle s’était changée depuis la dernière fois qu’il l’avait vue, agenouillée près de lui sur la moquette du salon. À présent elle portait un chemisier beige à col montant et un pantalon plus foncé, à la mode komarrane. Ses longs cheveux noirs fraîchement lavés descendaient en cascade sur ses épaules. Lui par contre portait toujours sa chemise maculée de sang et son pantalon fripé, souvenirs du cauchemar de la veille. — Pardon de vous réveiller, mais le capitaine Tuomonen est arrivé. — Ah, dit-il d’une voix pâteuse. Il fit un effort pour se redresser. Elle tenait un plateau avec une grande tasse de café noir et un flacon d’antalgique. Elle en avait déjà sorti deux comprimés qui attendaient qu’on les avale. Mais la divine musique qui inondait la pièce n’existait que dans l’imagination de Miles. — Oh ! Super. Elle ne dit plus rien tant qu’il n’eut pas porté les comprimés à ses lèvres d’une main tremblante pour les avaler. Ses doigts gonflés ne fonctionnaient pas très bien, mais il réussit à saisir la tasse en la serrant à deux mains comme si sa vie en dépendait. La deuxième gorgée brûlante emporta le goût ignoble qu’il avait dans la bouche et qui rivalisait avec les nausées qui lui soulevaient l’estomac. Après la troisième il réussit à articuler : — Merci. Quelle heure est-il ? — Le jour est levé depuis une heure environ. Donc il avait été hors circuit pendant à peu près quatre heures. Toutes sortes d’événements pouvaient se produire en quatre heures. Sans lâcher la tasse il sortit les jambes du lit d’une ruade. En chaussettes il tâta le sol du pied. Marcher risquait de s’avérer une entreprise hasardeuse, du moins au début. — Est-ce que Tuomonen est pressé ? — Je ne sais pas. Il a l’air fatigué. Il dit qu’ils ont retrouvé votre sceau. L’argument décisif. Tuomonen d’abord, une douche ensuite. Il avala un peu plus de café, rendit la tasse à Ekate… à madame Vorsoisson, et se hissa debout. Après un petit sourire maladroit, il se mit à effectuer quelques flexions et étirements pour être certain de pouvoir marcher sans s’écrouler devant les gens de la SécImp. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait dire à Ekaterin. Je suis désolé d’être responsable de la mort de votre mari serait inexact à plus d’un titre. Jusqu’au moment où il avait été neutralisé, Miles aurait pu prendre une douzaine de décisions qui auraient modifié la suite des événements de la nuit. Mais si seulement Vorsoisson avait vérifié son foutu masque avant de sortir, comme il aurait dû le faire, il serait encore en vie ce matin, Miles en était à peu près certain. Et d’un autre côté, plus il en apprenait sur Tienne, moins il était convaincu que sa mort était une mauvaise chose pour sa femme. Sa veuve. Au bout d’un moment il se hasarda : — Vous allez bien ? Elle lui adressa un pâle sourire et haussa les épaules. De fines rides se creusaient autour de ses yeux. — Tout bien considéré. — Est-ce que… est-ce que vous en avez pris ? demanda-t-il en montrant le flacon de comprimés. — Plusieurs, merci. On vous a fait du mal, et je ne sais pas comment le réparer. Il allait falloir plus qu’une ou deux pilules néanmoins. Il secoua la tête, geste qu’il regretta aussitôt, et partit en titubant retrouver Tuomonen. Le capitaine de la SécImp l’attendait sur le canapé rond du salon en avalant lui aussi avec reconnaissance le café de madame Vorsoisson. Il sembla envisager de se lever pour se mettre plus ou moins au garde-à-vous en voyant le Lord Auditeur entrer, mais il se ravisa et se contenta de le saluer. Miles s’assit en face de lui, et ils marmonnèrent un vague bonjour. Madame Vorsoisson arriva derrière Miles et posa sa tasse à moitié pleine devant lui. Puis, après un regard méfiant à Tuomonen, elle s’assit en silence. Si ce dernier voulait qu’elle s’en aille, il allait devoir le lui demander lui-même, décida Miles. Et même, motiver sa requête. Tuomonen se contenta de la saluer d’un signe de tête et sortit une pochette plastique de sa tunique. Elle contenait le sceau électronique recouvert d’or de Miles. Il le lui tendit. — Très bien, Capitaine. Je suppose que vous n’avez pas eu la chance de le trouver sur la personne du voleur. — Non, c’est bien dommage. Vous ne devinerez jamais où nous l’avons trouvé. Miles loucha et leva la pochette à la lumière. Un léger film de condensation s’était formé à l’intérieur. — Dans un égout, à mi-chemin entre ici et l’usine de traitement des eaux usées de Serifosa, me paraît l’hypothèse la plus probable, dit-il. Tuomonen en resta bouche bée. — Comment le savez-vous ? — Être plombier légiste a été jadis pour moi une forme de passe-temps. Je ne voudrais pas me montrer ingrat, mais est-ce que quelqu’un l’a lavé ? — À vrai dire, oui. — Oh, merci. Miles ouvrit la pochette et fit tomber le lourd objet dans sa paume. Il ne paraissait pas endommagé. — Mon lieutenant avait repéré le signal, ou du moins l’avait triangulé, dans la demi-heure suivant votre appel. Il est descendu dans le tunnel de service avec une unité d’assaut pour le récupérer. Je regrette de ne pas avoir été là quand ils ont compris où il était vraiment. Je suis sûr que vous auriez apprécié. Miles sourit malgré son mal de tête. — Je n’étais pas en état d’apprécier quoi que ce soit hier soir, j’en ai peur. — Enfin, ils ne sont pas passés inaperçus quand ils sont allés réveiller l’ingénieur municipal de Serifosa. C’est une Komarrane, bien sûr. Imaginez la SécImp venant la chercher au beau milieu de la nuit ! Son mari a failli faire une attaque. Mon lieutenant a réussi à le calmer et à faire comprendre à son épouse ce qu’il voulait… Je crains qu’elle n’ait profité de l’occasion pour déployer… une ironie remarquable. Enfin, nous sommes tous reconnaissants à mon lieutenant d’avoir su résister à sa tentation première de faire sauter la canalisation en question à coups de fusil à plasma… Miles faillit s’étrangler en avalant son café. — Extrêmement reconnaissants. Il jeta un coup d’œil à la dérobée à Ekaterin qui écoutait la conversation appuyée sur des coussins, une main contre les lèvres et les yeux brillants. Les antalgiques de Miles commençaient à faire effet, Ekaterin lui paraissait moins floue à présent. — Aucune trace de notre gibier, bien sûr… — Envolés depuis longtemps. Miles contempla son image déformée à la surface de son café. — On imagine le scénario. Vous devriez pouvoir reconstituer ce qui s’est passé minute par minute. Foscol et un nombre inconnu de complices me fouillent les poches, m’enchaînent à la balustrade ainsi que Vorsoisson, foncent à Serifosa, et préviennent madame Vorsoisson. Sans doute d’un endroit proche. Dès qu’elle est partie, ils forcent la porte en sachant qu’ils disposent d’au moins une heure pour tout fouiller avant que l’alarme ne soit donnée. Ils se servent de mon sceau pour ouvrir ma banque de données et avoir accès à mes rapports, puis ils jettent le sceau dans les toilettes et tirent la chasse avant de partir. Sans se presser. — Dommage qu’ils n’aient pas été tentés de le garder. — Hum, ils se sont manifestement rendu compte qu’il était repérable, d’où leur petite plaisanterie. Mais pourquoi ma banque de données ? — Ils cherchaient peut-être quelque chose concernant Radovas. Qu’y avait-il dans votre banque de données, Monseigneur ? — Des copies de tous les rapports techniques top secret et des autopsies liés à l’accident du miroir. Soudha est ingénieur. Il avait sans aucun doute une idée précise de ce qu’il allait trouver. Tuomonen ajouta d’un ton maussade : — Nous allons avoir un mal fou tout à l’heure dans les bureaux du service de terraformation à essayer de savoir quels employés sont absents parce qu’ils se sont enfuis, et lesquels sont absents parce qu’ils n’existent pas. Il faut que je me rende là-bas le plus vite possible afin de superviser les interrogatoires préliminaires. Il va sûrement falloir les passer tous au thiopenta. — À mon avis ce sera une considérable perte de temps et un gaspillage de drogue, mais il y a toujours une chance que quelqu’un en sache plus qu’il ne l’imagine. Tuomonen acquiesça et jeta un coup d’œil à Ekaterin. — À propos, madame Vorsoisson, il va falloir que je vous demande votre collaboration pour un interrogatoire sous thiopenta, je le crains. Interroger les proches est une procédure de routine dans le cas d’une mort mystérieuse comme celle de votre époux. La police du Dôme souhaitera peut-être être représentée à l’interrogatoire, ou, au moins, réclamera une copie du procès-verbal. Cela dépendra des décisions prises par mes supérieurs concernant la juridiction compétente. — Je comprends, dit Ekaterin d’une voix blanche. — Il n’y a rien de mystérieux dans la mort de l’Administrateur Vorsoisson, fit remarquer Miles, plutôt mal à l’aise. Je me tenais juste à côté de lui. Pour être précis, j’étais à genoux juste à côté de lui. — Elle n’est pas suspecte, seulement témoin. Et un interrogatoire au thiopenta permettrait qu’elle le reste. Malgré sa réticence, Miles se devait de l’admettre. — Quand souhaitez-vous procéder à l’interrogatoire, Capitaine ? demanda calmement madame Vorsoisson. — Eh bien… pas tout de suite. J’aurais des questions plus précises à vous poser lorsque j’en aurai terminé avec les interrogatoires de ce matin. Ne vous éloignez pas. Elle l’interrogea d’un regard muet : Suis-je assignée à résidence ? — Il faudra que j’aille récupérer mon fils Nikolaï. Il a passé la nuit chez un ami. Il ne sait rien pour l’instant. Je ne veux pas le lui apprendre sur une console de com, et je ne voudrais pas qu’il l’apprenne par les infos. Tuomonen ajouta d’un ton sinistre : — Ça ne risque pas. Pas encore, du moins. Mais nous n’allons pas tarder à avoir la presse sur le dos. Quelqu’un va forcément remarquer que l’antenne la plus somnolente de la SécImp sur Komarr grouille soudain d’activité. — Il faut soit que j’aille le chercher, soit que j’appelle pour qu’il reste plus longtemps. — Que préféreriez-vous ? intervint Miles avant que Tuomonen ne pût placer un mot. — Si… si vous devez procéder à mon interrogatoire ici, aujourd’hui, j’aimerais mieux attendre que tout soit terminé avant d’aller chercher Nikki. Il faudra que j’explique à la mère de son ami au moins une partie de la vérité, au moins que… Tienne a été… est mort dans un accident hier soir. — Vous avez mis ses consoles sur écoute ? demanda brutalement Miles. Le regard de Tuomonen parut lui demander si cette révélation était appropriée, mais il se racla la gorge et dit : — Oui. Vous devez savoir, madame Vorsoisson, que la SécImp écoutera tous les appels arrivant et partant d’ici au cours des prochains jours. Elle lui lança un regard sans expression. — Mais pourquoi ? — Il se peut qu’un complice de Soudha, ou un membre d’un autre groupe que nous n’avons pas encore découvert, ne sache pas que l’Administrateur est mort et tente de le contacter. Elle accepta son explication d’un signe de tête un rien dubitatif. — Merci de m’avoir prévenue. — À propos d’appels, ajouta Miles. Faites-moi apporter une liaison com protégée. J’ai moi aussi quelques appels à passer. — Est-ce que vous resterez ici, Monseigneur ? — Quelque temps. Jusqu’à ce que vous ayez interrogé madame Vorsoisson et que l’Auditeur Vorthys soit redescendu, comme il va sûrement vouloir le faire. D’ailleurs mon premier appel sera pour lui. — Ah oui, bien sûr. Miles regarda autour de lui. Son stimulateur d’attaques et son embout buccal étaient toujours là où il les avait laissés quelques heures plus tôt. Il les montra du doigt. — Et puis, s’il vous plaît, pourriez-vous demander à votre labo de vérifier que mon matériel médical n’a pas été bricolé. — Vous soupçonnez quelque chose, Monseigneur ? — Rien qu’une idée épouvantable qui m’a traversé l’esprit. Mais je crois qu’il serait très stupide de sous-estimer l’intelligence ou la subtilité de nos adversaires. — En avez-vous un besoin urgent ? — Non. Plus maintenant. — La disquette que Foscol a laissée sur l’Administrateur Vorsoisson, avez vous eu le temps de la regarder ? poursuivit Miles en parvenant à éviter de croiser le regard d’Ekaterin. — Très rapidement, répondit Tuomonen. Lui, par contre, regarda madame Vorsoisson, puis détourna aussitôt les yeux, réduisant à néant les efforts de délicatesse de Miles. Les lèvres d’Ekaterin ne se pincèrent qu’à peine. — Je l’ai remise au contrôleur que le QG nous a envoyé pour prendre en charge le côté financier de l’enquête, un colonel, s’il vous plaît. — Oh, très bien. J’allais vous demander s’ils vous avaient déjà envoyé des renforts. — Oui, tout ce que vous avez demandé. L’équipe technique est arrivée à la station expérimentale il y a une heure environ. La disquette que Foscol a laissée semble correspondre à toutes les opérations financières concernant les… les paiements effectués par le groupe de Soudha à l’Administrateur. S’il ne s’agit pas d’un ramassis de mensonges, ça va nous aider bigrement à démêler toute la partie escroquerie de cette histoire. Ce qui est vraiment bizarre, quand on y réfléchit. — De toute évidence, Foscol détestait Vorsoisson, mais tout ce qui l’incrimine incrimine aussi les Komarrans. Oui, c’est très bizarre. Si seulement son cerveau n’avait pas été pas réduit à l’état de bouillie, Miles avait le sentiment qu’il aurait pu retrouver une ligne logique dans ce paquet d’embrouilles. Plus tard. Un technicien de la SécImp en treillis noir déboucha du fond de l’appartement. Il portait une boîte noire semblable à celle que Tuomonen avait utilisée chez madame Radovas, peut-être la même en fait. Il s’adressa à son supérieur : — J’ai fait toutes les consoles de com, Capitaine. — Merci, Caporal. Retournez au bureau et transmettez des copies de nos fichiers au QG à Solstice et au colonel Gibbs. Le technicien acquiesça et sortit par la porte qui, remarqua Miles, n’avait pas encore été réparée. — Ah, et puis, s’il vous plaît, envoyez un technicien réparer la porte de madame Vorsoisson, ajouta Miles à destination de Tuomonen. Et pendant qu’il y sera, il pourrait peut-être installer un système de sécurité de meilleure qualité. Elle lui lança un regard reconnaissant. — Oui, Monseigneur. Bien sûr, tant que vous resterez ici, je vous laisserai un garde. Un genre de duègne, se dit Miles. Il faudrait qu’il essaie de trouver quelque chose d’un peu mieux pour madame Vorsoisson. Considérant qu’il avait déjà chargé en une fois le pauvre Tuomonen de suffisamment d’ordres et de corvées pour un homme qui n’avait pas dormi, il se contenta de lui demander de le prévenir immédiatement si la SécImp rattrapait Soudha ou l’un des membres de son groupe, et le laissa partir vaquer aux tâches qu’il lui avait généreusement confiées. Le temps qu’il sorte de la douche et enfile le dernier de ses costumes gris, les antalgiques avaient fait leur effet, et Miles se sentait presque humain. Lorsqu’il apparut, Ekaterin l’invita à la rejoindre dans sa cuisine. Le garde resta dans le salon. — Désirez-vous prendre un petit déjeuner ? — Avez-vous mangé ? — À vrai dire, non. Je n’ai pas très faim. Pas étonnant, mais il lut sur son visage la pâleur et la fatigue que lui-même ressentait. Pris d’une soudaine inspiration, il proposa : — Je prendrai quelque chose, si vous aussi. Quelque chose de léger, ajouta-t-il prudemment. — Des flocons d’avoine ? suggéra-t-elle timidement. — Oui, merci. Il aurait voulu dire : Je peux les préparer… Il aurait pu lui certifier qu’ouvrir un paquet de flocons d’avoine instantanés restait dans ses cordes d’ancien de la SécImp surentraîné à la survie, mais il ne voulait pas courir le risque de la voir s’en aller. Il resta donc assis en hôte obéissant et la regarda évoluer. Elle paraissait mal à l’aise dans cet endroit qui aurait dû être le cœur de son domaine. Où serait-elle à sa place ? Dans un endroit beaucoup plus vaste. Elle les servit et ils échangèrent d’aimables banalités. Après avoir avalé quelques bouchées, elle réussit à afficher un sourire bien peu convaincant et demanda : — C’est vrai que le thiopenta rend… rend un peu bêbête ? — Hum, comme toutes les drogues, chacun réagit différemment. J’ai conduit pas mal d’interrogatoires au thiopenta dans le cadre de mes fonctions passées. Et j’en ai subi deux. — Oh ? Sa dernière remarque avait piqué sa curiosité. Il souhaitait la rassurer, mais il se devait d’être honnête. Ne me mentez jamais, lui avait-elle dit d’un ton de passion contenue. — Je, euh… J’ai réagi de manière très spéciale. — Vous ne souffrez pas de cette allergie que la SécImp est censée inoculer à ses… non, bien sûr que non, sinon vous ne seriez pas là. La parade de la SécImp contre le sérum de vérité était de provoquer une réaction allergique mortelle chez ses principaux agents. Le traitement n’était administré qu’avec le consentement de l’intéressé, mais comme c’était la clé vers de plus hautes responsabilités, et donc vers des promotions, les forces de sécurité n’avaient jamais manqué de volontaires. — En fait, non. Illyan ne m’a jamais demandé de subir cela. À la réflexion, je me demande s’il ne faut pas voir là la main de mon père. Mais dans tous les cas, le thiopenta ne me fait pas dire la vérité, mais me rend hyperactif. Je babille, je débite des bêtises à toute vitesse. Le seul interrogatoire, hum, disons hostile, que j’ai subi, j’ai réussi à le déjouer en récitant de la poésie sans m’arrêter. Une expérience très bizarre. Chez les gens normaux, c’est plus ou moins, disons, déplaisant suivant qu’ils résistent ou qu’ils se laissent aller. Si vous avez l’impression que celui qui mène l’interrogatoire est de votre côté, cela peut être un bon moyen de témoigner de manière détendue, comme vous l’auriez fait sans thiopenta. — Ah, fit-elle, sans avoir l’air très rassurée. — Je ne prétendrais pas que ça n’est pas une atteinte à la dignité et à la réserve (et sa dignité et sa réserve à elle avaient des profondeurs abyssales), mais un interrogatoire bien conduit ne devrait pas… vous humilier… ne devrait pas se passer trop mal. Bien que même les événements de la veille ne l’avaient pas assez secouée pour lui faire perdre son self-control… impressionnant… Il hésita avant d’ajouter : — Comment diable avez-vous appris à rester de marbre comme vous le faites ? — Je reste de marbre ? demanda-t-elle, le visage soudain inexpressif. — Oui. Il est très difficile de lire dans vos pensées. — Ah ! Je ne sais pas. J’ai toujours été comme ça, depuis aussi longtemps que je m’en souvienne. Elle remua son café noir sans sucre, et ses traits s’immobilisèrent quelques instants dans une expression plus introspective. — Non… non, à une époque… ça doit remonter à… J’avais, j’ai trois frères aînés. Une famille Vor typique de leur génération, trop de garçons et une fille alibi arrivée à retardement. Ces parents n’étaient-ils pas capables, un de réfléchir, deux de compter ? Ils ne voulaient donc pas devenir grands-parents ? — Les deux grands étaient beaucoup plus âgés, mais le troisième suffisamment proche de moi pour être odieux. Il avait découvert qu’il pouvait s’amuser beaucoup en me harcelant jusqu’à me faire hurler de rage. Avec les chevaux, ça marchait à tous les coups. J’étais folle de chevaux à l’époque. Je ne pouvais pas me défendre. Je n’avais pas assez d’esprit pour lui rendre la pareille, et, si j’essayais de le frapper, il était plus fort que moi. Je parle de l’époque où j’avais à peu près dix ans et lui quatorze, il pouvait me tenir suspendue la tête en bas. Il était parvenu à me conditionner si bien qu’il me faisait hurler rien qu’en hennissant. C’était très éprouvant pour mes parents. Elle sourit tristement. — Ils ne pouvaient pas l’en empêcher ? — Il le faisait de façon assez spirituelle pour s’en tirer. Ça marchait même avec moi. Je me souviens qu’il m’arrivait de rire et d’essayer de le frapper en même temps. Je crois aussi que ma mère commençait déjà à être malade bien que nous l’ignorions tous les deux. Je me souviens qu’elle m’a dit, je la revois, elle se tenait la tête, que la seule façon de l’arrêter était de ne pas réagir. Elle m’a dit la même chose quand on me harcelait à l'école, ou lorsque quelque chose me contrariait. Deviens une statue de pierre, disait-elle. Alors ça ne l’amusera plus et il s’arrêtera. Et il s’est arrêté. Ou du moins il a grandi et a cessé d’être une peste de quatorze ans. Puis il est parti à l’université. Mais je n’ai jamais désappris à répondre à une agression en me transformant en statue de pierre. Maintenant que j’y pense, je me demande combien de mes problèmes conjugaux viennent de là… enfin… Elle sourit et cligna des yeux. — Ma mère avait tort, je crois. Elle a ignoré sa propre douleur beaucoup trop longtemps. Mais je suis de pierre des pieds à la tête à présent, et il est trop tard. Miles se mordit les poings, très fort. Bravo. Donc, à l’aube de la puberté elle avait appris que personne ne la défendrait, qu’elle était incapable de se défendre toute seule, et que la seule façon de survivre était de faire semblant d’être morte. Formidable. Et s’il existait un geste plus catastrophiquement déplacé qu’un pauvre type maladroit pouvait faire à cet instant, que de la prendre dans ses bras et d’essayer de la réconforter, cela dépassait son imagination la plus débridée. S’il fallait qu’elle soit de pierre parce qu’elle ne savait pas comment survivre autrement, qu’elle soit de marbre, qu’elle soit de granit. Quoi qu’il vous faille, prenez-le, milady Ekaterin ; quoi que vous vouliez, je vous le donne. Il ne trouva rien d’autre à dire que « J’aime les chevaux » en se demandant si ces mots avaient l’air aussi stupides qu’ils… qu’ils en avaient l’air. Elle fronça les sourcils, étonnée et amusée, donc ça avait bien l’air stupide. — Oh, ça m’est passé en grandissant, il y a des années. Ça lui est passé, ou elle a abandonné ? — J’étais enfant unique, mais j’avais un cousin, Yvan, qui était une peste autant qu’on puisse l’être. Bien sûr beaucoup plus grand et plus fort que moi, bien que nous ayons le même âge. Mais quand j’étais un gosse, j’avais un garde du corps, l’un des hommes d’armes du Comte mon père. Le sergent Bothari. Il n’avait pas le moindre sens de l’humour. Si jamais mon cousin s’était avisé de faire comme votre frère, aucun discours spirituel n’aurait pu le sauver. Elle sourit. — Votre propre garde du corps. Ça, c’est vraiment une enfance idyllique. — Idyllique par de nombreux côtés. Mais pas du côté médical. Là le sergent ne m’était d’aucun secours. Pas plus qu’à l’école. Remarquez, à l’époque je n’appréciais pas trop. Je passais la moitié de mon temps à imaginer comment me débarrasser de sa protection. J’y parvenais assez souvent pour savoir que j’en étais capable. — Est-ce que le sergent Bothari est toujours avec vous ? Un de ces serviteurs bourrus qu’on trouve dans les familles Vieux Vor ? — Il le serait sans doute, s’il était encore vivant, mais non. Nous nous sommes, euh, trouvés dans une zone de combats lors d’un voyage galactique quand j’avais dix-sept ans, et il a été tué. — Oh, je suis désolée. — Ce n’était pas réellement ma faute, mais mes décisions ont été déterminantes dans la suite d’événements qui ont conduit à sa mort. Il observa ses réactions à sa confession. Comme d’habitude, son visage demeura quasiment impassible. — Mais il m’a appris comment survivre et aller de l’avant. La dernière de ses très nombreuses leçons. Tu viens de faire l’expérience de la destruction. Je connais la survie. Laisse-moi t’aider. Une lueur éclaira le regard d’Ekaterin. — Vous l’aimiez ? — C’était un homme… difficile. Mais je l’aimais, oui. — Ah. Après quelques instants, il reprit : — Quelle que soit la façon dont vous l’avez appris, vous savez garder la tête froide dans les moments difficiles. — Vraiment ? Elle eut l’air surprise. — La nuit dernière, vous en avez fait la preuve. Elle sourit, manifestement touchée par le compliment. Bon sang, elle ne devrait pas prendre cette remarque anodine pour une grande louange. Il faut vraiment qu’elle soit à demi morte de faim pour que pareille miette lui semble un festin. Jamais jusqu’alors elle ne lui avait accordé une conversation aussi sincère et spontanée, et il brûlait d’envie de prolonger cet instant de grâce, mais ils n’avaient plus de flocons d’avoine à racler au fond de leur assiette, le café était froid, et le technicien de la SécImp arriva avec la liaison com sécurisée que Miles avait demandée. L’équipe légiste était venue et repartie pendant que Miles dormait. Madame Vorsoisson montra au technicien le bureau de son défunt mari pour qu’il y installe la machine, et le regarda faire un moment. Puis elle s’absorba dans ses tâches ménagères comme un cerf se cache dans les sous-bois, visiblement désireuse d’effacer toute trace du passage des intrus sur son territoire. Miles s’apprêta à affronter sa deuxième conversation difficile de la matinée. Il lui fallut plusieurs minutes pour établir la liaison protégée avec l’Auditeur Vorthys à bord du vaisseau de son équipe d’investigation à présent amarré au miroir. Miles s’installa aussi confortablement que ses muscles endoloris le lui permettaient, et se prépara à faire preuve de patience pour supporter les délais irritants de plusieurs secondes, dus à la distance, entre les échanges. Vorthys, quand il apparut enfin, portait le lainage standard du spationaute prêt à enfiler une combinaison pressurisée. Le vêtement moulant n’était guère flatteur pour sa silhouette massive, un rien enrobée, mais il paraissait bien réveillé et en forme. L’heure du méridien de Solstice qui avait cours en orbite avait quelques heures d’avance sur celle de Serifosa. — Bonjour, Professeur. Je suppose que vous avez passé une meilleure nuit que nous. La première des mauvaises nouvelles, c’est la mort de votre neveu par alliance, Etienne Vorsoisson, à cause d’un problème de masque à oxygène à la station expérimentale la nuit dernière. Je suis chez Ekaterin pour l’instant. Jusqu’à présent elle tient le coup très bien. J’ai une très longue explication à vous transmettre. Terminé, à vous. Le problème du délai de transmission était le temps épouvantablement long pendant lequel on pouvait imaginer le changement d’expression des gens, et le bouleversement de leur vie, provoqués par l’arrivée de paroles qu’on ne pouvait plus ni rattraper, ni modifier. Vorthys parut aussi choqué que Miles l’avait prévu lorsque le message lui parvint. — Mon Dieu ! Continue, Miles. Miles inspira profondément et se lança dans un résumé sans fioritures des événements, depuis les heures perdues quand il s’était laissé mener en bateau dans les bureaux du service de terraformation, jusqu’au retour précipité de Vorsoisson pour l’entraîner à la station expérimentale, l’aveu de son implication dans l’escroquerie, leur rencontre avec Soudha et madame Radovas, et leur réveil enchaînés à la balustrade. Il s’abstint de décrire la mort de Vorsoisson en détail. L’arrivée d’Ekaterin. Celle, en force mais trop tard, des équipes de la SécImp. L’affaire de son sceau. Plus les détails s’accumulaient, plus le visage de Vorthys passait du choc à l’horreur. — Miles, c’est affreux. Je vais redescendre le plus tôt possible. Pauvre Ekaterin. Tu vas rester avec elle jusqu’à ce que j’arrive, n’est-ce pas ? S’il te plaît ? Il hésita : — Avant d’apprendre tout cela, j’avais en fait envisagé de te demander de venir me rejoindre. Nous avons récupéré ici des éléments de matériel très bizarres qui ont subi des déformations incroyables. Je me suis demandé si tu avais déjà vu des choses pareilles au cours de ta carrière militaire galactique. On a retrouvé des numéros de série dans les débris qui pourraient, je l’espère, nous fournir une piste. Je vais laisser mes amis komarrans s’en occuper. — Des éléments très bizarres ? Soudha et ses copains sont aussi partis en emportant plein de matériel très bizarre. Au moins deux aérocamions de déménagement. Faites envoyer ces numéros de série au colonel Gibbs, à la SécImp de Serifosa. Il va essayer de retrouver la trace de quantité de numéros de série dans les achats du Projet de Terraformation, qui ne correspondent peut-être pas autant à des achats fantômes que je l’avais cru. Il y a sûrement davantage de liens entre ici et là-haut que le seul corps de ce pauvre Radovas. Écoutez… la SécImp veut passer Ekaterin au thiopenta à cause de l’implication de Tienne dans toute cette affaire. Est-ce que vous voulez que je les fasse attendre jusqu’à votre arrivée ? J’ai pensé que vous aimeriez superviser son interrogatoire. Délai de transmission. Vorthys plissa le front en signe d’inquiétude. — Je… Mon Dieu. Non. J’aimerais, mais il ne faut pas. C’est ma nièce, conflit d’intérêts évident. Miles, mon garçon… penses-tu… serais-tu prêt à y assister, à t’assurer qu’ils ne dépassent pas les bornes ? — La SécImp n’utilise plus guère les tuyaux de caoutchouc plombés, mais en fait, j’avais justement l’intention de le faire. Si vous en êtes d’accord, monsieur. Délai de transmission. — J’en serais extrêmement soulagé. Merci. — Bien sûr j’aimerais aussi beaucoup avoir votre avis sur ce que l’équipe technique de la SécImp va découvrir à la station expérimentale. Pour l’instant j’ai trop peu de preuves et trop de théories. Je brûle d’inverser la tendance. La dernière phrase arracha un petit sourire au Professeur quand il l’entendit. — N’est-ce pas le cas pour nous tous ? — Une dernière suggestion, monsieur. Ekaterin semble très seule ici. À ce que j’ai vu elle ne semble pas avoir de véritable amie komarrane, et bien sûr pas de famille. Je me demandais si ce ne serait pas une bonne idée de faire venir madame votre épouse. Le visage de Vorthys s’éclaira lorsqu’il reçut ces paroles. — Non seulement une bonne idée, mais une idée sage et attentionnée. Bien sûr. Sans attendre. Dans un cas d’urgence comme celui-ci, son assistant pourra sûrement faire passer les examens finaux de son cours. J’aurais dû y penser tout de suite. Merci, Miles. — Tout le reste peut attendre votre retour, à moins d’une avancée dans l’enquête du côté de la SécImp. J’appelle Ekaterin avant de couper la liaison. Je sais qu’elle meurt d’envie de vous parler, mais… l’implication de Tienne dans tout cela est une terrible humiliation pour elle, je le crains. — Tienne, oui. Je comprends. Ça va bien, Miles. Celui-ci garda le silence un moment. Il finit par se décider : — Professeur, à propos de Tienne. Il est plus facile de contrôler les interrogatoires au thiopenta si l’interrogateur sait où il va. Je ne voudrais pas… hum… pourriez-vous me donner un peu d’éclairage sur la manière dont la famille voyait le mariage d’Ekaterin ? La réponse tarda au-delà du délai de transmission. Vorthys ne cessait de froncer les sourcils. — Je n’aime pas dire du mal des morts avant même qu’on ait brûlé l’offrande funéraire devant leur tombe. — Je ne crois pas que nous ayons beaucoup le choix cette fois. Lorsque les mots de Miles l’atteignirent, il répondit d’un air maussade : — Eh bien… Je pense qu’à l’époque tout le monde trouvait que c’était une bonne idée. Le père d’Ekaterin, Shasha Vorvayne, avait connu feu le père de Tienne, qui était mort peu avant. Cela fait dix ans déjà, mon Dieu, comme le temps passe. Bref, les deux pères avaient été amis, tous les deux hauts fonctionnaires du gouvernement du District, les familles se connaissaient… Tienne venait de quitter l’armée et avait utilisé ses prérogatives de vétéran pour obtenir un emploi dans l’administration. Beau garçon, en bonne santé… il semblait parti pour marcher sur les traces de son père, bien que le fait qu’il ait effectué ses dix ans sans dépasser le grade de lieutenant aurait du donner à réfléchir… Vorthys plissa les lèvres. Miles rougit légèrement. — Il peut y avoir toutes sortes de raisons… Aucune importance, continuez. — Vorvayne commençait à se remettre de la mort prématurée de ma sœur. Il avait rencontré une femme, rien d’inconvenant, une femme d’un certain âge, Violaine Vorvayne est charmante, et il envisageait de se remarier. J’imagine qu’il souhaitait voir Ekaterin convenablement installée, pour remplir ses dernières obligations vis-à-vis du passé, si tu veux. Mes neveux étaient tous partis chacun de son côté à cette époque. Tienne lui avait rendu visite, en partie par courtoisie, en partie pour obtenir une recommandation pour obtenir un emploi dans le service civil du District. Ils ont sympathisé autant que le peuvent deux hommes d’âge aussi différent. Mon beau-frère a sans nul doute dit le plus grand bien d’Ekaterin… — Installée, dans l’esprit de son père, ça voulait dire mariée, je suppose. Pas, disons, diplômée de l’université ayant trouvé un emploi très bien rémunéré ? — Pour les garçons seulement. Par bien des côtés, mon beau-frère peut être plus Vieux Vor que vous autres Hauts Vor. Enfin, Tienne envoya une Baba de bonne réputation pour arranger les contrats. Les deux jeunes gens eurent le droit de se voir… Ekaterin était folle de joie. Flattée. Ma femme était désolée que Vorvayne n’ait pas attendu quelques années de plus, mais… les jeunes n’ont aucun sens du temps. Vingt ans, pour eux, c’est vieux. La première chance est aussi la dernière. Ce genre de bêtises. Ekaterin ne savait pas à quel point elle était jolie, et son père craignait qu’elle ne fasse quelque mauvais choix. — Un choix non Vor ? traduisit Miles. — Ou pire. Peut-être un simple technicien, qui sait ? Vorthys se permit un léger clin d’œil ironique. Ah, oui. Jusqu’à sa consécration auditoriale qui avait tant surpris sa famille trois ans auparavant, Vorthys avait suivi lui-même une carrière des plus non Vor. Et fait un mariage parfaitement non Vor en plus ! Et il avait commencé à une époque où les Vieux Vor étaient beaucoup plus Vieux Vor qu’aujourd’hui. Miles pensa à son grand-père, à titre d’exemple, et réprima un frisson. — Le mariage semblait bien parti. Elle semblait occupée et heureuse, et puis le petit Nikki est arrivé. Tienne changeait un peu trop souvent d’emplois à mon gré, mais après tout il débutait. Quelques faux départs sont parfois nécessaires pour trouver ses marques. Nos rapports avec Ekaterin se sont distendus, mais quand il nous arrivait de la revoir, elle paraissait… plus calme. Tienne ne se fixait toujours pas. Il était toujours à courir après un arc-en-ciel que lui seul apercevait. Je crois qu’elle supportait mal tous ces déménagements. Il fronça les sourcils, comme s’il cherchait à se remémorer des signes qui lui avaient échappé. Miles décida qu’il valait mieux ne pas parler de la Dystrophie de Vorzohn sans la permission expresse d’Ekaterin. Il n’en avait pas le droit. Il se contenta de faire remarquer : — Je pense qu’Ekaterin se sentira plus libre pour parler de tout cela à présent. Vorthys le regarda de côté d’un air inquiet. — Ah ? Je me demande quelles réponses j’obtiendrais si je pouvais poser les mêmes questions à l’épouse du Professeur ? Miles secoua la tête et alla chercher Ekaterin. Ekaterin. Il savourait les syllabes de son nom en les répétant dans sa tête. Il avait si facilement, si naturellement, adopté cette forme familière en parlant à son oncle. Mais elle ne l’avait pas encore invité à l’appeler par son prénom. Son défunt mari l’avait appelé Kat. Un petit nom, un diminutif. Comme s’il n’avait pas eu le temps de prononcer le nom complet, ou ne souhaitait pas s’en embarrasser. Certes son nom complet Ekaterin Nile Vorvayne Vorsoisson était un peu trop long pour être pratique, mais Ekaterin était léger au bout de la langue, et puis noble et élégant ; il méritait bien une seconde de plus prise sur son… sur le temps de qui que ce soit. Il appela doucement. — Madame Vorsoisson ? Elle sortit de sa serre-bureau, et d’un geste il lui indiqua la console. Elle marchait comme à regret, le visage grave. Il ferma doucement la porte derrière elle pour la laisser en tête à tête avec son oncle. Il prévoyait qu’elle ne pourrait profiter que de rares moments d’intimité au cours des prochains jours. Le technicien chargé de réparer la porte finit par arriver en compagnie d’un autre garde. Miles les prit à part. — Je veux que vous restiez ici jusqu’à mon retour, compris ? Vous ne devez pas laisser madame Vorsoisson sans protection. Euh… quand vous en aurez fini avec la porte, demandez-lui s’il n’y a pas d’autres réparations à effectuer, et faites-les. — Oui, Monseigneur. Suivi comme son ombre par son propre garde, Miles se rendit aux bureaux du Projet de Terraformation. Partout, sur le quai des voitures-bulles, dans le hall de l’immeuble, et à l’entrée du couloir conduisant aux bureaux, il croisa des gardes de la SécImp. Cela lui rappela la plaisanterie Vieux Vor : Ne pas oublier de poster un garde à l’écurie une fois que les chevaux ont été volés. Arrivé à l’intérieur il découvrit toute la gamme des hommes de la SécImp, du gorille aux yeux d’acier, aux techniciens concentrés et efficaces occupés à extraire le contenu des consoles de com et à l’examiner. Les employés du Projet de Terraformation les regardaient, le regard rempli de terreur contenue. Miles trouva le colonel Gibbs dans le bureau de Vorsoisson où il avait installé sa propre console de com. Il fut surpris de découvrir Venier, l’homme au menton de lapin, en train de danser d’un pied sur l’autre derrière l’analyste financier. Venier lui lança un regard hostile dès qu’il entra. — Bonjour, Venier. Je ne m’attendais pas à vous voir, lui lança-t-il cordialement, étrangement heureux que l’ingénieur ne fasse pas partie de la bande de Soudha. Bonjour, Colonel. Vorkosigan. Désolé de vous avoir fait venir aussi vite sans vous prévenir. — Seigneur Auditeur, je suis à votre disposition. Gibbs se leva, un peu cérémonieux, et serra dans sa main sèche celle que lui tendait Miles. Maigre, la cinquantaine, le cheveu grisonnant et, en dépit de son uniforme impérial vert, les manières méticuleuses d’un comptable jusqu’au bout des ongles, Gibbs ravit Miles. Même s’il occupait ses nouvelles fonctions depuis déjà près de trois mois, cela lui faisait toujours drôle d’accepter la déférence d’un homme plus âgé que lui. — J’imagine que le capitaine Tuomonen vous a mis au courant et vous a transmis la disquette que nous avons récupérée hier soir. Gibbs acquiesça de la tête en avançant une chaise pour le Seigneur Auditeur. Venier saisit l’occasion pour s’excuser et filer sans attendre d’y être invité. Ils s’assirent. Miles jeta un coup d’œil aux piles de disquettes qui s’entassaient sur le bureau, et demanda : — Comment ça se passe jusqu’ici ? — Je suis plutôt satisfait du résultat obtenu dès les trois premières heures. Nous avons réussi à identifier la plupart des employés fantômes du service de Récupération de la chaleur. Retrouver la trace de leurs comptes fictifs ne devrait pas prendre longtemps. Les rapports de votre madame Foscol sur les pots-de-vin de feu l’Administrateur Vorsoisson sont très clairs. Vérifier si tout est vrai ne devrait pas présenter de sérieuses difficultés. — Soyez très méfiants sur toutes les données qui pourraient lui être passées entre les mains, prévint Miles. — Oh oui. Elle est très forte. Je crois que cela va être un plaisir et un privilège de travailler avec elle, si vous voyez ce que je veux dire, Monseigneur, répondit Gibbs, le regard brillant. Quel plaisir de rencontrer un homme qui aime son travail ! Enfin, il avait demandé au QG de lui envoyer leur meilleur spécialiste. — Ne parlez pas trop vite à propos de Foscol. J’ai quelque chose à vous demander qui risque de s’avérer une corvée plutôt fastidieuse. — Ah ? — En plus des employés fantômes, j’ai toute raison de croire que le service de Récupération de la chaleur a effectué beaucoup d’achats de matériel fictif. Des factures bidon et ce genre de truc. — Oui, j’ai découvert trois sociétés fantômes qu’ils semblent avoir utilisées à cet effet. — Déjà ? Vous n’avez pas traîné. Comment ? — J’ai confronté la liste des factures payées par le Projet de Terraformation avec la liste de toutes les sociétés qui paient la TVÀ à l’Imperium. Ce n’est pas une procédure usuelle pour les audits financiers, mais je crois que je vais transmettre une suggestion pour que cela le soit à l’avenir. Trois sociétés n’apparaissaient pas. J’ai envoyé mes hommes vérifier sur le terrain. On devrait avoir les résultats d’ici à la fin de la journée. Sans être trop optimiste, on peut espérer retrouver la trace du moindre mark manquant d’ici à une semaine. — En fait mon souci premier pour l’instant n’est pas l’argent. Les sourcils de Gibbs se soulevèrent. Miles continua : — Soudha et sa bande sont partis en emportant une quantité considérable de matériel. Il m’est venu à l’esprit que si nous pouvions établir une liste fiable des achats du service de Récupération de la chaleur et en soustraire l’inventaire de ce qui reste à la station expérimentale, le résultat devrait nous donner une idée de ce qu’ils ont emporté. — En effet, répondit Gibbs en le regardant d’un air approbateur. — C’est une démarche un peu rudimentaire, s’excusa Miles. Et je le crains, pas aussi simple que de confronter des données. — Ça, murmura Gibbs, c’est la raison pour laquelle on a inventé le simple soldat. Ils échangèrent un sourire de connivence satisfaite. Miles reprit : — Ça ne marchera que si la liste des fournitures est vraiment exacte. Je veux que vous cherchiez particulièrement les fausses factures qui cachent des achats réels de matériel, mais de matériel spécial et qu’on n’aurait pas retrouvé ici. En gros je veux savoir si Soudha a fait entrer en fraude des choses… disons… louches. Gibbs inclina la tête, l’air intéressé et plissa des yeux songeurs. — Plutôt facile pour eux d’utiliser leurs sociétés bidon pour dissimuler cela aussi. — Si vous trouvez quelque chose de ce genre, prenez-en bonne note, et prévenez-moi aussitôt, moi ou Lord Auditeur Vorthys. Surtout, surtout, si vous trouvez un truc en relation avec ce que son équipe d’investigation a récupéré du côté du miroir. — Ah ! Je commence à voir le rapport. Je dois dire que je me demandais pourquoi l’Imperium s’intéressait à ce point à une vulgaire affaire d’escroquerie. Bien qu’il s’agisse d’une très belle affaire d’escroquerie, très professionnelle. — Absolument. Considérez cette liste de matériel comme la priorité absolue, Colonel. — Très bien, Monseigneur. Laissant Gibbs contempler d’un œil, intéressé lui sembla-t-il, une avalanche de données sur sa console, Miles s’en alla rejoindre Tuomonen. Le capitaine, les traits tirés, n’avait nulle découverte surprenante à lui apprendre. Les agents de la SécImp sur le terrain n’avaient pas encore trouvé la piste de Soudha. Le QG avait envoyé une équipe commandée par un major qui avait entrepris l’interrogatoire systématique des employés restants. — Mais il va falloir des jours pour les passer tous, ajouta Tuomonen. — Vous avez toujours l’intention de vous occuper de madame Vorsoisson cet après-midi ? Tuomonen se frotta la joue. — Oui, tout compte fait. — J’assisterai à l’interrogatoire. Le capitaine parut hésiter : — C’est votre privilège, Monseigneur. Miles envisagea d’assister aux interrogatoires des employés, mais décida, qu’étant donné son état de fatigue sa présence n’apporterait pas grand-chose. Tout semblait parfaitement sous contrôle pour l’instant, sauf lui. L’effet des antalgiques commençait à s’atténuer, et les murs du couloir paraissaient de plus en plus flous. S’il voulait être utile à quelqu’un plus tard dans l’après-midi, il avait intérêt à accorder un peu de repos à son corps moulu. — Je vous retrouverai donc chez madame Vorsoisson, dit-il à Tuomonen. 13 Ekaterin s’installa devant sa console de com dans sa serre-bureau et entreprit de mettre de l’ordre dans les décombres de sa vie. La tâche s’avéra plus facile qu’elle ne l’avait craint. Il restait si peu, en fait. Comment ai-je pu en arriver à rétrécir à ce point ? Elle établit la liste de ses ressources. Tout d’abord, l’essentiel : soins médicaux gratuits pour la famille d’un employé décédé, et ce jusqu’à la fin du trimestre, encore quelques semaines. Un genre de sursis. Elle compta les jours dans sa tête. Juste assez de temps pour faire soigner Nikki, à condition de ne pas en perdre. Il restait quelques centaines de marks sur son compte domestique, et à peu près autant sur celui de Tienne. Elle pouvait disposer de l’appartement jusqu’à la fin du trimestre, date à laquelle elle devrait le libérer pour l’Administrateur qui serait nommé pour remplacer Tienne. Parfait, elle ne souhaitait pas rester ici davantage. Pas de retraite bien sûr. Elle fit la grimace. Le voyage de retour sur Barrayar pour elle et Nikki qu’elle n’aurait pas pu se payer du vivant de Tienne lui était offert au titre d’assurance-décès. Grâce au ciel Tienne n’avait pas trouvé le moyen de monnayer cela aussi. Les objets quelle possédait représentaient plus un fardeau que des biens, puisqu’elle devrait les faire transporter par vaisseau de saut. La franchise de bagages n’était guère généreuse, et elle en ferait profiter Nikki pour l’essentiel. Ses petits trésors avaient davantage de valeur pour lui que ses propres possessions plus encombrantes n’en avaient pour elle. C’était stupide de se laisser envahir par des monceaux d’objets qu’elle était prête à abandonner à peine quelques heures plus tôt. Il était encore temps de les abandonner, si elle le voulait. Elle connaissait une boutique dans un quartier peu reluisant du dôme où elle avait acheté des vêtements d’occasion pour elle et Nikki, elle pourrait y vendre les affaires de Tienne, ainsi que toutes sortes d’autres objets. Cette corvée ne lui prendrait pas plus de quelques heures. Quant à elle, elle rêvait de voyager léger. Dans la colonne débit, les dettes étaient simples, mais écrasantes. Tout d’abord les vingt mille marks que Tienne avait empruntés et jamais remboursés. Ensuite devrait-elle considérer les pots-de-vin comme des dettes d’honneur, et donc les rembourser à l’Imperium pour préserver le prestige des Vor et la bonne réputation du nom que portait Nikki ? De toute façon, tu ne peux pas le faire aujourd’hui. Occupe-toi de ce que tu peux faire. Elle avait exploré les centres médicaux de Komarr traitant les désordres génétiques au point d’avoir les renseignements gravés dans le cerveau, et elle avait rêvé de solutions que seule la paranoïa de Tienne, et le fait qu’il avait le contrôle légal de son héritier, l’avait empêchée de mettre en œuvre. D’un point de vue légal, le tuteur de Nikki se trouvait à présent être un lointain cousin de Tienne vivant à Barrayar et qu’elle n’avait jamais vu. Comme l’enfant n’était pas l’héritier d’une fortune ou d’un titre de Comte, il lui suffirait sans doute de lui demander le transfert de la garde pour qu’il la lui laisse. Elle s’occuperait plus tard de ce détail juridique. Pour l’heure, il lui suffit de moins de neuf minutes pour entrer en contact avec la meilleure clinique de Komarr, à Solstice, et, en insistant un peu, obtenir pour Nikki son premier rendez-vous pour le surlendemain, plutôt que celui qu’on lui proposa d’abord, cinq semaines plus tard. Oui. Si simple ! Un frisson de colère la secoua, contre Tienne, et contre elle-même. Cela aurait pu être fait des mois plus tôt, à leur arrivée à Komarr aussi facilement que cela, si seulement elle avait eu le courage d’affronter Tienne. Ensuite il lui fallait prévenir la mère de Tienne, sa plus proche parente. Elle lui laisserait le soin de prévenir le reste de la famille sur Barrayar. Ne se sentant pas en état d’enregistrer une vidéo, elle rédigea un message écrit en espérant qu’il ne paraîtrait pas trop froid. Un accident dû à un masque à oxygène que Tienne n’avait pas pris soin de vérifier. Rien sur les Komarrans, rien sur l’escroquerie, rien de nature à s’attirer les foudres de la SécImp. La mère de Tienne n’avait nul besoin d’apprendre le déshonneur de son fils. Ekaterin lui demanda humblement ses préférences quant à la cérémonie et la destination de la dépouille. Selon toute vraisemblance, elle souhaiterait que le corps de Tienne soit rapatrié à Barrayar et enterré aux côtés de celui de son frère. Ekaterin ne put s’empêcher d’imaginer ce qu’elle ressentirait si, dans le futur, elle confiait Nikki à sa fiancée pour un avenir plein de promesses, et qu’il lui était rendu plus tard à l’état de cendres dans une urne. Accompagné d’un mot. Non, il faudrait qu’elle règle cela en personne. Mais cela aussi viendrait plus tard. Elle envoya son message. Les problèmes matériels étaient faciles. Elle pourrait avoir tout emballé dans une semaine. Les problèmes financiers étaient… non, pas insolubles, simplement impossibles à résoudre pour l’instant. Il lui faudrait sans doute prendre un prêt à long terme pour rembourser le premier, à supposer que l’on veuille bien prêter de l’argent à une veuve sans le sou et sans emploi. Le contre-héritage de Tienne obscurcissait les perspectives brillantes de l’avenir qu’elle désirait douloureusement se construire. Elle imaginait un oiseau libéré après dix ans en cage et à qui l’on dirait qu’il pouvait enfin voler à condition de porter des fers aux pieds. L’oiseau atteindra son but, même s’il doit s’y traîner pas à pas. La console sonna, la tirant de son rêve éveillé. Un homme, sobrement vêtu à la komarrane, apparut sur la vid. Il ne faisait pas partie du service de Tienne. — Enchanté, madame, dit-il en lui adressant un regard incertain, je m’appelle Ser Anafi et je représente la société de prêts Rialto. Je cherche à joindre Etienne Vorsoisson. Elle reconnut le nom de la société dont Tienne avait perdu l’argent avec les actions de la flotte de commerce. — Euh… Il n’est pas disponible. Je suis madame Vorsoisson. Que désirez-vous ? Le regard d’Anafi se fit plus dur. — C’est la quatrième relance pour des traites non honorées de son emprunt, l’échéance est dépassée. Il doit, soit rembourser la totalité, soit entreprendre immédiatement des démarches pour faire rééchelonner son emprunt. — Comment fonctionne ce genre de rééchelonnement ? Sa réponse mesurée parut surprendre Anafi. Avait-il eu affaire à Tienne auparavant ? Il se redressa légèrement, s’appuyant contre le dossier de sa chaise. — Eh bien, en général nous calculons un pourcentage du salaire de l’emprunteur, allégé en fonction des garanties supplémentaires qu’il peut offrir. Je n’ai aucun salaire. Je ne possède aucun bien. Elle se dit qu’Anafi ne serait pas heureux d’apprendre cela. —… Tienne est… Tienne est mort dans un accident hier soir. C’est un peu le chaos ici aujourd’hui. Anafi parut décontenancé. Il parvint toutefois à articuler : — Oh, je suis navré, madame. — Je doute que… Le prêt était-il assuré ? — Je vais vérifier, madame Vorsoisson. Espérons-le… Il se pencha sur sa console de com et, au bout de quelques minutes, la regarda d’un air désolé : — Je suis navré, madame, le prêt n’était pas assuré. Ah, Tienne ! — Comment devrais-je le rembourser ? Anafi resta silencieux un long moment, comme s’il réfléchissait. — Si vous acceptiez de cosigner l’emprunt, je pourrais vous proposer un plan de rééchelonnement dès aujourd’hui. — C’est possible ? Elle jeta un coup d’œil derrière elle en entendant frapper sur le chambranle de la porte. Lord Vorkosigan était revenu et s’appuyait contre le mur. Depuis combien de temps se tenait-il là ? Il fit un geste pour lui demander la permission d’entrer, et elle hocha la tête. Il s’avança et dévisagea Anafi par-dessus l’épaule d’Ekaterin. — Qui c’est, celui-là ? murmura-t-il. — Il s’appelle Anafi. Il appartient à la société à laquelle Tienne doit l’argent des actions de la flotte de commerce. — Ah bon… Permettez. Il s’approcha de la console et tapa un code. L’image se partagea en deux, et un homme aux cheveux gris portant l’œil d’Horus et les insignes de colonel sur le col de son uniforme vert apparut. — Colonel Gibbs, dit Miles d’une voix douce, j’ai là quelques renseignements supplémentaires concernant les affaires financières de l’Administrateur Vorsoisson. Ser Anafi, je vous présente le colonel Gibbs de la SécImp. Il a quelques questions à vous poser. Bonne journée. — La SécImp ! bredouilla Anafi horrifié. La SécImp ? Qu’est-ce que… D’un geste plein de panache, Miles le fit disparaître. — Plus d’Anafi, dit-il non sans une certaine satisfaction, du moins pendant quelques jours. — Ce n’est pas très gentil, dit Ekaterin amusée malgré elle. Ils ont prêté l’argent à Tienne en toute bonne foi. — Il n’empêche, ne signez rien sans l’avis d’un conseiller juridique. Si vous ignoriez tout du prêt, il se peut qu’il ne puisse pas se payer sur vos biens, mais seulement sur l’héritage de Tienne. Les créditeurs devront s’en disputer les morceaux, et quand tout sera parti, tout sera parti. — Mais il n’y a rien dans l’héritage de Tienne, que des dettes. Et le déshonneur. — Dans ce cas, ils ne se disputeront pas longtemps. — Mais, est-ce honnête ? — La mort est un risque normal en affaires, dans certaines affaires plus que dans d’autres, bien sûr… Ser Anafi s’apprêtait à vous faire signer sur-le-champ, ce qui me fait penser qu’il était parfaitement conscient de ce risque, et qu’il pensait pouvoir vous bousculer pour que vous endossiez une dette qui ne vous incombe pas en profitant de ce que vous étiez sous le choc. Ça, ce n’est pas honnête. En fait ce n’est pas éthique du tout. Oui, je crois que je peux le laisser entre les mains de la SécImp. Tout cela avait été mené de façon plutôt autoritaire, mais il était difficile de résister à l’éclat d’enthousiasme qui brilla dans l’œil de Miles après qu’il eut terrassé l’adversaire d’Ekaterin. — Merci, Lord Vorkosigan. Mais il faut absolument que j’apprenne à régler ce genre de problème toute seule. Il acquiesça sans aucune hésitation. — Oui, bien sûr. Dommage que Tsipis ne soit pas là. C’est l’homme d’affaires de ma famille depuis trente ans. Il adore former les non-initiés. Si je pouvais vous confier à lui, vous seriez au niveau en un rien de temps, et lui serait aux anges. J’ai bien peur d’avoir été un élève frustrant quand j’étais jeune. Je ne m’intéressais qu’aux choses militaires. Il a finalement réussi à m’inculquer quelques notions d’économie par la ruse, sous couvert de problèmes de logistique et de fournitures pour l’armée. Il s’appuya contre le bureau, croisa les bras et inclina la tête. — Pensez-vous retourner bientôt à Barrayar ? — Dès que je le pourrai. Je ne supporte pas de rester ici. — Je crois que je comprends. Ah, et où irez-vous à Barrayar ? Elle fixa la vid éteinte d’un air songeur. — Je ne sais pas encore. Pas chez mon père. Pour se retrouver de nouveau ravalée à l’état d’enfant… Elle se voyait arriver sans un sou et sans ressources pour vivre aux crochets de son père, ou de l’un de ses frères. Bien sûr ils la laisseraient vivre à leurs crochets, ils se montreraient généreux, mais ils agiraient aussi comme si sa dépendance la privait de ses droits, de sa dignité, voire même de son intelligence. Ils organiseraient sa vie à elle pour son bien… — Je suis sûre que je serais bien reçue, mais j’ai bien peur que la solution que mon père trouverait à mes problèmes serait d’essayer de me marier une seconde fois. Pour l’instant, rien que l’idée me donne la nausée. — Oh ! dit Lord Vorkosigan. Un court silence s’installa. Il demanda soudain : — Que feriez-vous si vous pouviez tout faire ? Sans problèmes d’argent, sans aucune considération matérielle. Simplement tout faire, tout. — Je ne… En général j’envisage tout ce qui est possible, et, à partir de là, je restreints mes choix. — Essayez d’être plus ambitieuse, de voir plus grand. D’un geste de la main il embrassa toute la planète, du zénith à l’horizon, pour illustrer son idée du grand. Elle revint en arrière par la pensée, jusqu’au bout, jusqu’à ce moment dans sa vie où elle avait pris ce fatal virage. Tant d’années perdues. — Eh bien, je crois que je retournerais à l’université. Mais cette fois, je saurais quoi étudier. Formation académique horticole et artistique en vue de devenir architecte de jardins. Chimie, biochimie, botanique et manipulations génétiques. Pour acquérir un vrai savoir, celui grâce auquel on ne peut pas vous intimider, ou vous convaincre d’approuver quelque chose d’idiot simplement parce que vous croyez que tout le monde en sait plus que vous. Elle fronça amèrement des sourcils. — Afin de pouvoir concevoir des jardins professionnellement ? — Plus que cela. — Des planètes ? Terraformation ? Ses yeux se rétrécirent, comme si elle cherchait à voir en elle-même. — Ô mon Dieu. Pour cela il faudrait dix ans de formation préparatoire, et ensuite encore dix ans de stage, avant même de commencer à en saisir toutes les subtilités. — Et alors ? Il faudra bien embaucher quelqu’un. Dieu du ciel, Tienne l’a bien été. — Il n’était qu’Administrateur. Elle haussa la tête, intimidée. Il continua gaiement : — D’accord. Plus grand qu’un jardin, plus petit qu’une planète. Ça vous laisse encore de la marge. Un District barrayaran pourrait constituer un bon point de départ. Un, disons, dont la terraformation n’est pas achevée, avec des sols à amender, des forêts à développer, et surtout grand besoin d’une touche de beauté. Ensuite vous pourriez prendre du galon et passer aux planètes. Elle ne put s’empêcher de rire. — D’où vient cette obsession pour les planètes ? Rien de plus petit ne vous suffit ? — Elli Qu… un de mes amis disait autrefois : « Vise haut. Tu rateras peut-être ta cible, mais au moins tu ne te tireras pas dans le pied. » Il lui adressa un petit sourire, hésita, puis reprit plus lentement : — Vous savez, votre père et vos frères ne sont pas votre seule famille. Le Professeur Vorthys et sa femme débordent d’enthousiasme pour l’éducation. Vous ne me convaincrez pas qu’ils ne seraient pas ravis de vous accueillir chez eux, vous et Nikki, le temps que vous preniez un nouveau départ. Et vous seriez à Vorbarr Sultana, à deux pas de l’université et… et de tout. De bonnes écoles pour Nikki. — Ce serait formidable pour lui de rester au même endroit un long moment, soupira-t-elle. Il pourrait se faire des amis qu’il ne serait pas obligé de quitter. Mais… mais j’en suis arrivée à mépriser la dépendance. Il lui jeta un regard plein d’acuité. — Parce qu’elle vous a trahie ? — Ou parce qu’elle m’a amenée à me trahir moi-même. — Euh. Mais, il y a sûrement une différence qualitative entre, voyons, une serre et une chambre de cryogénation. Toutes les deux protègent, mais l’une favorise la vie, tandis que l’autre… Il sembla s’empêtrer quelque peu dans sa métaphore et Ekaterin essaya poliment de l’aider à s’en sortir : — L’autre retarde la décomposition. Son petit sourire, de nouveau. — Précisément. De toute façon, je suis certain que le Professeur et sa femme sont une serre humaine. Tous ces étudiants… Ils ont l’habitude de voir les gens s’épanouir et avancer. Ils considèrent cela comme normal. Je crois que vous vous plairiez chez eux. Il s’avança vers la fenêtre et jeta un coup d’œil à l’extérieur. — J’ai été vraiment heureuse chez eux, avoua-t-elle d’une voix nostalgique. — Alors, tout me semble parfaitement possible. Formidable, c’est réglé. Avez-vous pris votre déjeuner ? — Quoi ? demanda-t-elle en riant et en saisissant ses cheveux. — Votre déjeuner, répéta-t-il pince-sans-rire. Beaucoup de gens le prennent vers cette heure-ci. Elle ignora sa tentative pour changer de conversation et lui lança avec conviction : — Vous êtes fou. Est-ce que vous décidez toujours de l’avenir des gens de manière aussi désinvolte ? — Seulement quand j’ai très faim. Elle renonça à discuter. — Je dois bien avoir quelque chose… — Pas question ! J’ai envoyé un larbin. Je viens de l’apercevoir dans le parc, il revient avec un grand sac plein de promesses. Les gardes aussi doivent manger, vous savez. Elle contempla brièvement cet homme qui envoyait aussi naturellement la SécImp faire les courses. Il est vrai qu’il y avait sûrement des consignes concernant les repas pendant le service… Elle laissa Vorkosigan la conduire dans sa propre cuisine où ils choisirent parmi une douzaine de plats. Elle chipa une tarte feuilletée aux abricots qu’elle mit de côté pour Nikki, et ils laissèrent le reste aux gardes qui pique-niquèrent dans le salon. Il ne la laissa rien faire, sauf le thé. — Est-ce que vous avez découvert du nouveau ce matin ? demanda-t-elle lorsqu’ils furent installés. Quelque chose à propos de Foscol ou de Soudha ? Elle essayait de ne pas penser à sa dernière conversation ici même avec Tienne. Oh, oui. Je veux rentrer chez moi. — Non, pas encore. D’un côté je m’attends à ce que la SécImp les arrêtent d’un instant à l’autre. De l’autre, je ne suis pas aussi optimiste. Je ne cesse de me demander depuis combien de temps au juste ils préparaient leur départ. — Eh bien… Je ne crois pas qu’ils s’attendaient à voir des Auditeurs Impériaux débarquer à Serifosa. Ça au moins, ça a dû être une surprise. — Hum… Je sais pourquoi toute cette histoire me paraît si étrange. C’est comme si mon cerveau souffrait d’un décalage horaire, et mes maudites attaques n’expliquent pas tout. Je suis du mauvais côté. Je suis sur la défensive, et non sur l’offensive. Toujours en retard. Je réagis, je n’agis pas, et j’ai bien peur que ce ne soit l’essence même de mon nouvel emploi. À moins que je n’arrive à vendre à Gregor l’idée d’un Auditeur Provocateur… Enfin, j’ai quand même eu une idée que je me propose de soumettre à votre oncle dès qu’il arrivera. Il s’arrêta pour avaler une bouchée et le silence s’installa. Au bout d’un moment il reprit : — Si vous émettez un son d’encourageant, je continue. — Hum ? bredouilla-t-elle. Il l’avait surprise la bouche pleine. — Oui, parfait. Vous voyez, supposons qu’il y ait derrière tout cela autre chose qu’une simple affaire d’escroquerie. Peut-être que Soudha détournait les fonds impériaux pour financer un vrai projet de recherche et de développement, mais rien à voir avec la Récupération de la chaleur. C’est peut-être une obsession liée à ma formation militaire, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’ils auraient pu construire une arme. Je ne sais pas, quelque chose comme une super lance à implosion gravitique. — Je n’ai jamais eu l’impression que Soudha, ou n’importe lequel des Komarrans de son équipe, avait l’esprit très militaire. Au contraire. — Ce n’est pas nécessaire pour un acte de sabotage. Un geste spectaculaire, infâme et stupide. Je me fais du souci pour le mariage de Gregor. — Soudha n’a pas le goût du spectaculaire, il n’est pas infâme non plus, dit lentement Ekaterin qui était convaincue que la mort de Tienne avait été accidentelle. — Pas stupide non plus, lâcha Miles dans un soupir. Je fais ce genre de suggestion pour me stimuler, m’empêcher de m’endormir. Mais supposons qu’il s’agisse d’une arme. Se peut-il qu’ils aient attaqué ce transport de minerai pour la tester ? Plutôt infâme. Est-ce que leur test a vraiment très mal tourné ? Est-ce que les dégâts causés au miroir l’ont été par accident, ou exprès ? Ou est-ce le contraire qui est arrivé ? L’état du corps de Radovas laisse penser que quelque chose s’est mal passé. Un règlement de comptes entre voleurs ? Quoi qu’il en soit, pour asseoir cette série de spéculations sur du concret, j’ai l’intention d’établir la liste de tout le matériel que Soudha a acheté, d’en soustraire ce qu’ils ont laissé ici, pour obtenir la liste des pièces utilisées pour fabriquer leur arme secrète. Arrivé là, mes compétences sont insuffisantes et je passe le bébé à votre oncle. — Oh ! Il va être ravi. Il va grogner. — C’est bon signe ? — Oui. — Voyons, si nous partons de l’idée d’un sabotage avec une arme secrète… Sont-ils sur le point de réussir ? Je ne cesse de revenir, pardonnez-moi, au curieux comportement de Foscol. Pourquoi nous donner la disquette avec toutes les preuves contre Tienne ? Ça semble vouloir dire : aucune importance que les Komarrans soient incriminés, parce que… à vous de conclure. Parce que quoi ? Parce qu’ils ne seront pas là pour en supporter les conséquences ? Cela suggère la fuite, ce qui va à l’encontre de l’hypothèse de l’arme secrète, qui elle suppose qu’ils restent pour l’utiliser. — Ou qu’ils pensaient que vous ne seriez plus là pour leur faire payer les conséquences, fit remarquer Ekaterin. Avaient-ils voulu que Vorkosigan meure aussi ? Sinon quoi ? — Oh, voilà qui est rassurant, dit Miles en attaquant ce qui restait de son sandwich d’une dent agressive. Elle appuya le menton sur sa main et le regarda, à la fois curieuse et perspicace. — La SécImp sait-elle que vous vous laissez aller à babiller ainsi ? — Seulement quand je suis très fatigué. Et puis j’aime penser à haute voix. Ça ralentit mes pensées, et j’ai davantage de temps pour les examiner. Ça vous donne une idée de ce que vivre dans ma tête représente. Je reconnais que rares sont ceux qui peuvent supporter de m’écouter très longtemps. Il lui jeta un curieux regard en coin. En fait, dès que son excitation retombait, ce qui n’arrivait pas souvent, une morne lassitude transparaissait. — De toute façon, vous m’avez encouragé. Vous avez fait « hum ». Elle le regarda d’un air mi-amusé, mi-indigné, et refusa de mordre à l’hameçon. Il grimaça un vague sourire pour s’excuser. — Pardonnez-moi, reprit-il d’une toute petite voix, je suis un peu désorienté en ce moment. En fait je suis revenu ici pour me reposer. Raisonnable, n’est-ce pas ? Je dois me faire vieux. Ekaterin fascinée se rendit compte que leur vie à tous les deux était décalée par rapport à leur âge. Elle possédait l’éducation d’un enfant et le statut d’une veuve. Quant à Vorkosigan… nul doute qu’il était jeune pour le poste qu’il occupait. Pourtant sa seconde vie posthume le rendait incontestablement aussi âgé qu’on pouvait l’être. — Le temps est décalé, murmura-t-elle. Il lui lança un regard acéré et parut sur le point de parler, mais un bruit de voix venu de l’entrée l’en empêcha. Ekaterin tourna la tête. — Tuomonen, déjà ? — Voulez-vous remettre cela à plus tard ? Elle secoua la tête. — Non, je veux en finir. Je veux aller récupérer Nikki. — Bon. Il vida sa chope de thé, se leva, et tous deux gagnèrent le salon. C’était bien le capitaine Tuomonen. Il adressa un signe de tête à Vorkosigan et salua poliment Ekaterin. Une médic portant l’uniforme des auxiliaires médicales de l’armée barrayarane l’accompagnait. Il la leur présenta. Elle posa sa trousse sur la table ronde et l’ouvrit. Des ampoules et des hyposprays étincelaient sur leur matelas de gel antichoc. Du matériel de première urgence suggérait des possibilités plus sinistres. Tuomonen invita Ekaterin à s’asseoir sur le canapé rond. — Êtes-vous prête, madame Vorsoisson ? — Je suppose que oui. Elle regarda en dissimulant sa crainte et sa répugnance la médic charger son hypospray et le montrer à Tuomonen pour qu’il le vérifie, puis en préparer un autre et détacher une petite pastille d’une bande de plastique. — Voulez-vous me tendre votre bras, madame ? Ekaterin s’exécuta. La femme colla le timbre du test d’allergie sur la peau du poignet, appuya fort, puis le retira. Elle continua de tenir le poignet d’Ekaterin tout en surveillant le temps de réaction sur sa montre. Elle avait les doigts secs et froids. Tuomonen posta deux gardes, l’un dans l’entrée, l’autre sur le balcon, et installa un enregistreur vid sur un trépied. Il se tourna ensuite vers Vorkosigan et s’adressa à lui d’un ton curieusement solennel : — Puis-je vous rappeler, Lord Vorkosigan, que si plusieurs personnes posent des questions lors d’un interrogatoire sous thiopenta, cela peut provoquer une confusion inutile. Miles acquiesça d’un signe de la main. — Pas de problème, Capitaine, je connais les procédures. Allez-y. Tuomonen regarda la médic qui étudia attentivement le poignet d’Ekaterin, puis le relâcha. — Pas d’allergie. — Alors, allez-y. Sur les indications de la médic, Ekaterin remonta sa manche et sentit la morsure froide de l’hypospray qui siffla sur sa peau. — Comptez lentement à rebours en commençant à dix, dit Tuomonen. Ekaterin s’exécuta docilement : — Dix… neuf… huit… sept… 14 — Deux… un… La voix d’Ekaterin, d’abord presque inaudible, se fit plus ferme au fur et à mesure qu’elle comptait. Miles avait l’impression de pouvoir compter les battements du cœur de la jeune femme tandis que la drogue envahissait son organisme. Les poings serrés d’Ekaterin, posés sur ses genoux, commencèrent à se détendre, la tension qui habitait son visage, son cou et ses épaules fondit comme neige au soleil. Ses yeux, à présent grands ouverts, brillèrent d’un vif éclat, et de douces couleurs chassèrent la pâleur de ses joues. Elle entrouvrit les lèvres et les arrondit pour adresser à Miles, au-delà de Tuomonen, le plus étonnant et le plus lumineux des sourires. — Oh, dit-elle d’une voix surprise, je n’ai pas mal. — Non, répondit Tuomonen d’un ton égal et rassurant, le thiopenta ne fait pas mal. Ce n’est pas ce qu’elle veut dire, Tuomonen. Lorsqu’une personne vit dans la douleur comme une sirène dans l’eau, au point que la douleur devient aussi naturelle et invisible que la respiration, le fait de la supprimer, même artificiellement, doit être ressenti comme un événement stupéfiant. Miles étouffa un soupir de soulagement : Ekaterin n’allait apparemment pas se mettre à ricaner bêtement ou à baver ni, comme certains infortunés, à déverser sous l’effet du thiopenta des tombereaux d’obscénités ou des torrents de larmes presque aussi embarrassants. Non, le choc va se produire quand on va lui donner l’antidote. Il fut glacé à cette idée. Mais, mon Dieu, comme elle est belle lorsqu’elle ne souffre plus ! Cette chaleur souriante et ce visage ouvert lui semblaient vaguement familiers, et il essaya de se souvenir quand il les avait rencontrés. Ni aujourd’hui, ni hier… C’était dans ton rêve. Oh… Il se cala sur sa chaise, le menton posé sur la main, les doigts devant la bouche, tandis que Tuomonen attaquait la liste des questions classiques : nom, date de naissance, nom des parents, la routine. Le but était non seulement de laisser à la drogue le temps d’agir pleinement, mais aussi d’installer un rythme question-réponse qui permettrait de poursuivre l’interrogatoire quand les choses deviendraient plus difficiles. Miles nota au passage qu’Ekaterin était née trois semaines avant lui, mais la guerre de Vordarian l’Usurpateur, qui avait apporté tant de bouleversements dans la région de Vorbarr Sultana cette année-là, avait à peine touché le Continent Sud. L’auxiliaire médicale s’était installée sur une chaise à l’écart du coin-conversation, hors de vue de l’interrogée et de l’interrogateur, mais hélas assez près pour entendre. Miles supposait qu’elle avait le degré voulu d’habilitation aux secrets. Il ignorait, et décida de ne pas demander, si Tuomonen avait choisi une femme par délicatesse, une façon de reconnaître qu’un tel interrogatoire était une sorte de viol psychologique. La brutalité physique ne s’accordait pas avec le thiopenta, ce qui avait empêché certains individus aux manières peu civilisées de faire de brillantes carrières d’interrogateurs. Toutefois, la brutalité physique n’était pas forcément la pire. Peut-être après tout la médic s’était-elle simplement trouvée à la première place sur le tableau de service. Tuomonen passa à une période plus récente. Quand exactement Tienne avait-il obtenu son poste sur Komarr, et comment ? Connaissait-il quelqu’un dans son futur service ? Avait-il rencontré un membre du groupe de Soudha avant de quitter Barrayar ? Non ? Avait-elle vu certaines de ses lettres ? Ekaterin, de plus en plus enjouée sous l’effet du thiopenta, répondait avec la confiance d’un enfant. Cette nouvelle affectation l’avait ravie, surtout l’idée de trouver des établissements médicaux de premier ordre où elle pourrait enfin faire bénéficier Nikki d’un traitement aussi bon que n’importe où dans la galaxie. Elle s’était fait un sang d’encre au sujet de la lettre de candidature de Tienne, et l’avait aidé à l’écrire. Oui, en fait, elle l’avait presque entièrement rédigée elle-même. Le Dôme de Serifosa la fascinait, et leur appartement de fonction s’était révélé plus grand et plus agréable qu’elle n’avait osé l’espérer. Tienne avait beau dire que les Komarrans étaient des techno-snobs, elle ne pensait rien de semblable… Tuomonen la ramena doucement vers le sujet. Quand avait-elle découvert l’implication de son mari dans l’escroquerie, et comment ? Elle répéta ce qu’elle avait raconté à Miles, que Tienne avait appelé Soudha vers minuit, mais en pimentant l’histoire de quelques détails aussi savoureux qu’inutiles. Par exemple elle insista pour donner à Tuomonen la recette complète du lait chaud au cognac et aux épices. Le thiopenta avait une curieuse action sur la mémoire, même si contrairement à la rumeur, il ne permettait pas de se souvenir de tout. Ekaterin rapporta néanmoins la conversation qu’elle avait surprise quasiment mot pour mot. Malgré sa fatigue visible, Tuomonen se montrait habile et patient, la laissant divaguer à son aise en guettant le joyau caché, l’information vitale que tout bon interrogateur espérait toujours découvrir dans ces libres associations, mais y parvenait rarement. Lorsqu’elle décrivit comment elle avait piraté la console de com de son mari le lendemain, elle ajouta une remarque, l’air buté : « Si Lord Vorkosigan pouvait le faire, je pouvais le faire moi aussi », ce qui provoqua une question de Tuomonen et amena une série de commentaires embarrassants sur ce qu’elle pensait du comportement de Miles, qui lui aussi avait effectué un raid dans le plus pur style SécImp sur sa propre console. Miles se mordit les lèvres et affronta sans broncher le regard interrogateur de Tuomonen. — Il a dit qu’il aimait mes jardins toutefois. Personne dans ma famille ne consent ne serait-ce qu’à les regarder. Elle poussa un soupir et adressa à Miles un timide sourire. Pouvait-il espérer être pardonné ? Tuomonen consulta ses notes. — Si vous n’avez découvert les dettes de votre mari qu’hier matin, pourquoi aviez-vous transféré près de quatre mille marks sur son compte la veille ? Il redoubla d’attention en lisant le désarroi sur le visage d’Ekaterin. — Il m’a menti. Le salaud. Il m’a dit que nous allions partir faire le traitement galactique. Non ! Lui ne l’a pas dit, merde. Idiote que j’étais. J’aurais tant voulu que ce soit vrai. Mieux vaut être une idiote qu’un menteur, n’est-ce pas ? Je ne voulais pas lui ressembler. Tuomonen jeta à Miles un bref regard chargé de perplexité pour solliciter ses lumières. Celui-ci répondit dans un souffle : — Demandez-lui s’il s’agissait de l’argent de Nikki. Elle confirma d’un hochement de tête rapide et malgré le thiopenta ses yeux lancèrent des éclairs. — Vous y comprenez quelque chose, Monseigneur ? murmura Tuomonen. — J’en ai bien peur. Elle avait économisé cette somme sur l’argent du ménage pour faire soigner son fils. J’ai vu le détail de ses comptes lors de cette malencontreuse, hum, incursion sur sa console. J’imagine que son mari, en prétendant utiliser l’argent à cet effet, l’en a soulagée pour calmer ses créanciers. Il s’agit bien d’escroquerie. Miles expira pour calmer les battements de son cœur. — Avez-vous retrouvé la trace de l’argent ? — Tienne l’a viré dès réception à la société de prêts Rialto. — Pas moyen de le récupérer, je suppose ? — Demandez à Gibbs, mais je ne crois pas. Miles se mordit le poing et fit signe à Tuomonen de continuer. Armé des bonnes questions, celui-ci se fit confirmer explicitement les suppositions de Miles et entreprit de soutirer à Ekaterin les douloureux détails concernant la Dystrophie de Vorzohn. Du même ton neutre il demanda ensuite : — Avez-vous organisé la mort de votre mari ? — Non. — Avez-vous demandé à quelqu’un de le tuer, ou payé quelqu’un pour le faire ? — Non. — Saviez-vous qu’il allait être tué ? — Non. Sous thiopenta, les sujets prenaient parfois les questions au pied de la lettre à un point excessif, et il fallait toujours poser de plusieurs façons les plus essentielles pour être certain des réponses. — L’avez-vous tué vous-même ? — Non. — L’aimiez-vous ? Elle hésita. Miles fronça les sourcils. Les faits constituaient la cible légitime de la SécImp. Pas vraiment les sentiments, mais Tuomonen n’avait pas encore vraiment outrepassé ses droits. — Je crois que oui, autrefois. J’ai dû l’aimer. Je me souviens du merveilleux sourire qui a illuminé son visage quand Nikki est né. J’ai dû l’aimer. Il a tué cet amour. Je me souviens à peine de ce temps-là. — Est-ce que vous le détestiez ? — Non… Oui… Je ne sais pas. Il a tué cela aussi. Il ne m’a jamais frappée, vous savez. Elle regarda intensément Tuomonen. Quelle oraison funèbre ! Quand on me portera en terre, que Dieu me vienne en aide, je prie pour que ma bien-aimée ait mieux à dire que « il ne ma jamais frappée ». Miles serra les dents et ne dit rien. — Regrettez-vous sa mort ? Doucement, Tuomonen, attention… — Oh, quel soulagement ! Quel cauchemar ce serait aujourd’hui si Tienne était toujours vivant. Même si j’imagine que la SécImp l’aurait arrêté. Vol et trahison. Mais il aurait fallu que j’aille lui rendre visite. Lord Vorkosigan m’a dit que je n’aurais pas pu le sauver. Il ne restait pas assez de temps après que Foscol m’a appelée. Je suis si heureuse. C’est tellement affreux d’être aussi heureuse. Je pense que je devrais tout lui pardonner maintenant qu’il est mort, mais je ne lui pardonnerai jamais d’avoir fait de moi quelqu’un d’aussi affreux. Malgré la drogue les larmes coulaient de ses yeux à présent. — Je n’étais pas comme ça autrefois, mais je ne peux plus revenir en arrière à présent. Certaines vérités peuvent causer des blessures qui traversent même l’anesthésie due au thiopenta. Le visage sans expression, Miles lui tendit un mouchoir en papier par-dessus l’épaule de Tuomonen. Elle épongea ses larmes, toute la détresse du monde se lisait dans son regard fixe. — Faut-il lui donner davantage de drogue ? murmura la médic. — Non ! Miles la fit taire d’un geste et Tuomonen enchaîna avec quelques questions plus neutres jusqu’à ce qu’elle retrouve le ton enjoué et confiant du départ. Ouais, personne ne devrait avoir à affronter autant de vérités à la fois. Tuomonen regarda ses notes, jeta un regard embarrassé à Miles, se passa la langue sur les lèvres, et demanda : — On a retrouvé vos valises et celles de Lord Vorkosigan dans l’entrée, aviez-vous l’intention de partir ensemble ? Une vague brûlante de surprise et de fureur submergea Miles. Tuomonen, comment oses-tu… Mais il se revit en train de fouiller dans les sous-vêtements éparpillés ensemble sous le regard du garde de la SécImp, et ce souvenir arrêta net ses paroles. À vrai dire, oui. Ça avait pu paraître bizarre à quelqu’un ne sachant pas ce qui se passait. Il ravala ses paroles enflammées et respira lentement, expirant à petits traits pour se calmer. Tuomonen inquiet lui jeta un regard en coin. Ekaterin, quelque peu confuse, le regarda et battit des paupières. — Je l’avais espéré. Quoi ? ! Oui, bien sûr. — Elle veut dire en même temps, souffla Miles entre ses dents. Pas ensemble. Posez-lui la question dans ce sens. — Lord Vorkosigan avait-il l’intention de vous emmener ? — De m’emmener ? Oh, quelle idée formidable ! Personne ne m’emmenait. Qui m’aurait emmenée ? Il fallait que je m’emmène moi-même. Tienne avait jeté le skellytum de ma tante par-dessus le balcon, mais il n’avait pas osé me jeter moi. Il en avait envie, je crois. Miles s’attarda sur ces dernières paroles. Quel courage physique il lui avait fallu pour oser enfin s’opposer à Tienne ! Il savait quel cran il fallait pour affronter des hommes grands et forts capables de vous soulever et de vous balancer à l’autre bout d’une pièce. Quel cran et quelle présence d’esprit. Ne jamais rester à portée de bras, ni se laisser bloquer le chemin de la porte. Tout était affaire de réflexes. Et il fallait s’entraîner. Ekaterin avait dû se trouver dans la situation d’un apprenti pilote obligé de faire atterrir une navette-cargo de plusieurs tonnes à sa première leçon. Tuomonen essayait désespérément d’y voir clair et, un œil toujours posé sur Miles, il demanda : — Vous apprêtiez-vous à vous enfuir avec Lord Vorkosigan ? Les sourcils d’Ekaterin se levèrent. — Non ! s’exclama-t-elle, ébahie. Non, bien sûr que non. Miles tenta de retrouver son indignation stupéfaite devant cette accusation, sauf qu’à présent il la reformula : Quelle idée formidable ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé ? ce qui émoussa la vertueuse pureté de sa colère. De toute façon, jamais elle ne se serait enfuie avec lui. C’est tout juste s’il parvenait à décider une femme barrayarane de marcher dans la rue avec un nabot mutant dans son genre. O Bon Dieu. Serais-tu tombé amoureux de cette femme, espèce d’idiot ? Hum, ouais. À la réflexion, cela faisait des jours qu’il était tombé amoureux. Simplement la vérité venait juste de le frapper. Il aurait dû reconnaître les symptômes. Oh, Tuomonen, c’est fou ce qu’on découvre grâce au thiopenta… Il finit par comprendre où Tuomonen voulait en venir avec tous les détails. Un gentil petit complot : tuer Tienne, faire accuser les Komarrans, et s’enfuir avec la veuve alors que le corps est encore chaud… — Des plus flatteurs, votre scénario, Capitaine, souffla-t-il à Tuomonen. Quel séducteur j’aurais été, vu que je l’ai rencontrée pour la première fois il y a cinq jours seulement. Je vous remercie. Une femme dans cet état d’esprit a-t-elle jamais été courtisée ? Jamais été conquise ? J’en doute. Tuomonen répliqua en le fixant des yeux. — Si mon garde a pu avoir cette idée, si j’ai pu l’avoir, alors n’importe qui d’autre pourra l’avoir. Autant tuer le soupçon dans l’œuf. Ce n’est pas comme si je pouvais vous passer au thiopenta, Monseigneur. Non, non, même si Miles se portait volontaire. Sa réaction très particulière et bien connue à la drogue, si utile en son temps pour échapper à des interrogatoires hostiles, l’empêchait aussi d’avoir recours au thiopenta pour se laver d’une accusation. Tuomonen ne faisait que son travail, et il le faisait bien. — Bon, bon, d’accord. Mais vous êtes optimiste si vous croyez que même le thiopenta est assez puissant pour lutter contre une rumeur aussi croustillante. Par respect pour la réputation des Auditeurs de sa Majesté Impériale, touchez-en un mot à votre garde quand vous aurez fini. Tuomonen ne discuta pas et ne fit pas semblant de ne pas comprendre. — Oui, Monseigneur. Momentanément oubliée, Ekaterin continuait de suivre le cours de ses libres associations d’idées. — Je me demande si les cicatrices qu’il a en dessous de la ceinture sont aussi intéressantes que les autres. Je suppose que je ne pouvais quand même pas lui enlever son pantalon dans la voiture-bulle. J’en ai eu l’occasion hier soir, je n’y ai même pas pensé. Le Vor mutant. Comment s’y prend-il… ? Je me demande ce que ça fait de coucher avec quelqu’un qu’on aime vraiment… — Arrêtez, ordonna Tuomonen avec un temps de retard. Elle se tut et le regarda en clignant des yeux. Juste au moment où ça devenait intéressant… Miles résista à l’envie narcissique, ou peut-être masochiste, de l’encourager à poursuivre dans cette voie. C’était pour empêcher la SécImp d’abuser de la situation qu’il s’était invité à l’interrogatoire. — J’ai terminé, Monseigneur, dit Tuomonen à voix basse en évitant de croiser le regard de Miles. Y a-t-il une autre question que vous pensez que je doive poser, ou que vous souhaitez poser vous même ? Pourras-tu un jour m’aimer, Ekaterin ? Hélas, même le thiopenta ne permettait pas de lire l’avenir. — Non. Je voudrais vous faire remarquer que rien de ce qu’elle a dit sous thiopenta ne contredit ce qu’elle nous a dit spontanément. En fait les deux versions concordent remarquablement bien, si j’en crois mon expérience d’autres interrogatoires. — Entièrement d’accord. Parfait. Tuomonen fit un geste en direction de la médic qui attendait en silence : — Administrez l’antidote. La femme s’avança, prit l’autre hypospray et l’appliqua au creux du bras de madame Vorsoisson. L’antidote pénétra avec un sifflement qui chatouilla les oreilles de Miles, et de nouveau il compta les battements du cœur d’Ekaterin, un, deux, trois… Le spectacle avait un côté affreusement vampirique, comme si la vie même se trouvait aspirée du corps de la jeune femme. Ses épaules se voûtèrent, tout son corps se replia sous l’effet de la tension soudain réapparue, et elle se cacha le visage dans les mains. Quand elle releva la tête elle était rouge, couverte de sueur et épuisée, mais elle ne pleurait pas, elle était simplement épuisée et s’était refermée. Miles avait pensé qu’elle aurait pleuré. Le thiopenta ne fait pas mal, hein ? Difficile de le prétendre à présent. Oh, Milady ! Serai-je jamais capable de vous donner cet air heureux sans drogue ? Question plus immédiate : lui pardonnerait-elle jamais d’avoir participé à son épreuve ? — Quelle expérience étrange, dit Ekaterin d’un ton neutre, la voix rauque. — L’entretien a été parfaitement mené, assura Miles à la cantonade, tout bien considéré, j’ai vu… j’ai vu bien pire. Tuomonen lui lança un regard noir et se tourna vers Ekaterin : — Merci, madame Vorsoisson, pour votre coopération. Elle a été extrêmement utile à l’enquête. — Dites à l’enquête qu’il n’y a pas de quoi. Miles ne savait trop comment interpréter ces paroles. Il se contenta de demander à Tuomonen : — Vous en avez fini avec elle, n’est-ce pas ? Le capitaine hésita, ne sachant s’il s’agissait d’une question ou d’un ordre. — Je l’espère, Monseigneur. Ekaterin se tourna vers Miles. — Je suis désolée pour les valises, Lord Vorkosigan. Je n’ai jamais pensé que ça pourrait être interprété ainsi. — Non, pourquoi l’auriez-vous pensé ? répondit-il en espérant que sa voix sonnerait moins creux qu’il ne le craignait. — Je vous suggère, et même j’exige de vous, de vous reposer, madame Vorsoisson. L’auxiliaire médicale va rester avec vous environ une demi-heure, afin de s’assurer que vous récupérez bien et que la drogue ne produit pas d’effets secondaires. — Oui, je… c’est sans doute sage, Capitaine. Elle se leva, les jambes en coton, et la médic vint se placer à ses côtés pour la conduire à sa chambre. Tuomonen arrêta son enregistreur. — Désolé pour la dernière série de questions, Seigneur Auditeur. Il n’était pas dans mes intentions de vous faire un affront, à vous ou à madame Vorsoisson. — Ouais, bon… ne vous en faites pas pour cela. Quelle est la suite du programme du point de vue de la SécImp ? — Je ne sais pas trop. Je voulais procéder à cet interrogatoire moi-même. Le colonel Gibbs a les choses bien en main aux bureaux de la terraformation, et le major d’Emorie n’a pas appelé pour se plaindre de quoi que ce soit à la station expérimentale. Ce qu’il faudrait maintenant, c’est que nos agents rattrapent Soudha et ses complices. — Je ne peux pas être à trois endroits à la fois, dit Miles à regret. Sauf si une arrestation est imminente… Le Professeur est en route, et il a bénéficié d’une bonne nuit de sommeil. Vous, je pense que vous n’avez pas fermé l’œil. Mon instinct de soldat me dit qu’il est temps de faire une pause. Est-il nécessaire que je vous en donne l’ordre ? — Non, l’assura Tuomonen sincèrement. Vous avez votre bracelet de com, j’ai le mien. Nos agents ont nos coordonnées et ordre de nous appeler s’il y a du nouveau. Je serai ravi de rentrer manger un morceau, même si c’est le dîner d’hier soir. Et de prendre une douche… Il frotta son menton couvert d’une barbe de deux jours, finit de ranger son enregistreur, dit au revoir à Miles, et s’en alla voir ses gardes pour les informer, du moins Miles l’espérait-il, que madame Vorsoisson était passée du statut de témoin suspect à celui de femme libre. Miles envisagea le canapé, en rejeta l’idée et s’aventura dans la serre-bureau d’Ekaterin, non… de madame Vorsoisson… Et puis merde, d’Ekaterin, sinon dans sa bouche, du moins dans sa tête. L’éclairage automatique continuait d’alimenter l’assortiment de jeunes pousses sur les étagères. Le gravi-lit avait disparu, c’est vrai, il avait oublié qu’elle l’avait fait enlever. Le plancher, cependant, lui paraissait fort accueillant. Un éclair rouge dans la poubelle attira son regard. Il fouilla et trouva les restes du skellytum bonsaï enveloppés dans un bout de plastique, mélangés à des morceaux de pot et à de la terre humide. Curieux il dégagea un coin de table et le sortit de son linceul de plastique. Les débris lui firent penser au miroir solaire et au transport de minerai, et aussi à quelques autopsies particulièrement horribles dont il avait récemment vu des vids. Il se mit à les trier avec méthode. Les vrilles brisées d’un côté, les morceaux de racine de l’autre, les éclats du malheureux pot éclaté ailleurs. La chute du cinquième étage avait eu à peu près le même effet sur la partie centrale, gorgée d’eau, du skellytum qu’un marteau-pilon sur une pastèque. Ou qu’une grenade à fragmentation explosant à l’intérieur de la poitrine de quelqu’un. Il retira encore quelques minuscules éclats de pot, et essaya de reconstituer la plante, comme un puzzle. Existait-il l’équivalent botanique de la colle chirurgicale qui permettrait de faire tenir les fragments ensemble et de favoriser leur guérison ? Ou était-il trop tard ? Une vague couleur marron qui teintait les pâles fragments de l’intérieur suggérait que la décomposition avait déjà commencé. Il essuya la terre humide de ses doigts et se rendit soudain compte qu’il touchait Barrayar. Ces petits morceaux de terre venaient du Continent Sud, prélevés peut-être dans le jardin d’une vieille dame Vor un peu originale. Il tira la chaise de la console de com et grimpa dessus avec précautions pour aller chercher sur une étagère ce qui s’avéra être un plat à four vide. Il redescendit et récupéra autant de terre qu’il put pour la tasser au fond du plat. Il fit un pas en arrière et, les mains sur les hanches, contempla son travail. Triste spectacle. — Compost, mon ami barrayaran, compost, telle est ta destinée. Tout ce que je peux faire pour toi, c’est t’offrir des obsèques décentes. Dans ton cas, à vrai dire, c’est peut-être en fait la réponse à tes prières. Un froissement de tissu et une inspiration discrète lui firent soudain prendre conscience qu’il n’était pas seul. Il tourna la tête et découvrit Ekaterin qui le regardait, debout dans l’encadrement de la porte. Elle avait repris des couleurs, son visage semblait moins bouffi et creusé de rides bien qu’elle eût toujours l’air très fatiguée. Ses sourcils s’étaient relevés de surprise. — Que faites-vous, Lord Vorkosigan ? Rouge de confusion, il montra le fruit de ses efforts d’un geste. — Euh… je rends visite à un vieil ami malade. La médic vous a autorisée à vous lever ? — Oui, elle vient de partir. Elle était très consciencieuse. Miles se racla la gorge. — Je me demandais s’il y aurait moyen de reconstituer votre bonsaï. Ça me semble dommage de ne pas essayer, il avait quand même soixante-dix ans… Il se recula respectueusement quand elle s’approcha de la table et retourna un morceau. — Je sais qu’on ne peut pas le recoudre comme une personne, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il doit y avoir quelque chose à faire. Je ne suis pas très doué pour le jardinage. Mes parents m’ont laissé essayer une fois quand j’étais gamin, derrière la Résidence Vorkosigan. Je voulais faire pousser des fleurs pour ma mère Betane. Si je me souviens bien, c’est le sergent Bothari qui a fini par manier la pelle et faire le plus gros du travail. Je déterrais les graines deux fois par jour pour voir si elles commençaient à germer. Pour je ne sais quelle raison, mes plantes n’ont pas prospéré. Après cela, nous avons laissé tomber et construit un petit fort à cet endroit. Elle sourit. Un vrai sourire, pas un rictus dû au thiopenta. Finalement, nous ne l’avons pas brisée. — Non, on ne peut pas le réparer. La seule chose à faire est de tout recommencer à zéro. Je pourrais prendre le fragment de racine le plus vigoureux, ou plutôt en prendre plusieurs pour être plus sûre, et les plonger dans une solution hormonale. Quand ils commenceront à faire des pousses, je pourrai les rempoter, expliqua-t-elle en fouillant les débris de ses longs doigts fins. — J’ai récupéré la terre, lança Miles tout fier. Espèce d’idiot. Tu te rends compte à quel point tu as l’air idiot ? Mais elle se contenta de répondre « merci » et, joignant le geste à la parole, elle se mit à fourrager dans ses étagères pour trouver un récipient peu profond qu’elle remplit d’eau à levier. Dans une autre étagère elle trouva une boîte de poudre blanche et elle en versa un peu dans l’eau, en pluie, avant de remuer le tout avec les doigts. Elle sortit un couteau d’un tiroir et ébarba les bouts de racine les plus prometteurs qu’elle plongea ensuite dans la solution. — Voilà, qui sait ? Cela donnera peut-être quelque chose. Elle tendit le bras pour poser la cuvette à l’abri sur l’étagère que Miles n’avait pu atteindre qu’en grimpant sur la chaise, puis elle fit glisser le reste de terre dans un sac plastique qu’elle ferma avant de le poser à côté de la cuvette. Elle ramassa enfin les débris pourris qui retrouvèrent le chemin de la poubelle. — Le temps que je repense à ce pauvre skellytum, il aurait été parti au recyclage et ç’aurait été trop tard. J’avais abandonné tout espoir pour lui hier soir en me disant que je devais partir en n’emportant que ce que je pouvais porter. — Je n’avais nullement l’intention de vous surcharger. Ça va être compliqué à transporter sur le vaisseau de saut ? — Je le placerai dans un conteneur étanche. Le temps d’arriver à destination, il devrait être tout juste bon à replanter. Elle se lava et se sécha les mains, imitée par Miles. Maudit soit Tuomonen. Il avait imposé à la conscience de Miles un désir qu’il savait très bien être prématuré et déplacé, et qui ne pouvait s’épanouir. Le temps est décalé, avait-elle dit. À présent il allait devoir faire avec. À présent il allait devoir attendre. Combien de temps ? Pourquoi pas jusqu’à après l’enterrement de Tienne, pour commencer ? Ses intentions étaient plutôt honorables, du moins certaines d’entre elles, mais le moment était très mal choisi. Il enfonça les mains dans ses poches et pivota sur les talons. Ekaterin croisa les bras, s’appuya contre la table, et regarda fixement le sol. — Je voudrais vous faire des excuses, Lord Vorkosigan, pour les paroles déplacées que j’aurais pu prononcer sous thiopenta… Miles haussa les épaules. — Je me suis invité à l’interrogatoire. J’ai pensé que vous pourriez avoir besoin que quelqu’un veille sur vous. Vous avez fait la même chose pour moi, après tout. — Veiller sur moi ? Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Il lui adressa un sourire encourageant. Elle lui rendit son sourire et soupira : — J’étais tellement impatiente toute la journée d’en avoir fini avec la SécImp pour pouvoir récupérer Nikki. À présent, je comprends qu’en fait la SécImp me rendait un service. Je redoute ce qui m’attend. Je ne sais pas quoi lui dire. Je ne sais pas jusqu’à quel point je dois lui parler des erreurs de Tienne. Le moins possible ? Toute la vérité ? Ni l’un, ni l’autre ne semble convenir. Miles dit en pesant ses mots : — Nous sommes en plein milieu d’une enquête top secret. Vous ne pouvez pas accabler un gamin de neuf ans de secrets d’État. J’ignore même encore quelle partie de cette histoire sera rendue publique. — Les choses que l’on ne fait pas tout de suite deviennent ensuite plus difficiles. Je le découvre à mes dépens. Miles tira la chaise pour elle, lui fit signe de s’asseoir, et se percha sur le tabouret de l’établi. — Lui aviez-vous dit que vous quittiez Tienne ? — Non, même pas cela, pas encore. — Je crois que… que pour aujourd’hui, vous devriez vous contenter de lui dire que son père a eu un accident avec son masque à oxygène. Ne parlez pas des Komarrans. S’il pose des questions auxquelles vous ne pouvez pas répondre, envoyez-le-moi, je me chargerai de lui expliquer qu’il y a des choses qu’on ne peut pas lui dire, pas encore. Elle le regardait d’une façon qui demandait : « Puis-je vous faire confiance ? » — Prenez garde à ne pas susciter davantage de curiosité que vous n’en satisferez. — Je comprends. Le problème de dire la vérité est autant une question de quand, que de quoi. Mais une fois que nous serons tous revenus à Vorbarr Sultana, j’aimerais, avec votre permission, l’emmener parler à Gre… à l’un de mes proches amis. Il est Vor, lui aussi. Il a vécu une expérience un peu semblable à celle de Nikki. Son père est mort dans des circonstances, disons, cruelles alors qu’il était beaucoup trop jeune pour qu’on lui raconte tout en détail. Quand il a découvert quelques-uns des faits les plus affreux, il venait d’avoir vingt ans, et ça a été plutôt traumatisant. Je parie qu’il sentira mieux que vous ou moi ce qu’il conviendra de dire à Nikki, et quand. Il a le jugement très sûr. Elle approuva d’un signe de tête. — Cela me paraît une bonne idée. Oui, j’aimerais beaucoup. Je vous remercie. Il s’inclina à moitié, juché sur son perchoir. — Ravi de pouvoir me rendre utile, madame. Il voulait la présenter à Gregor, l’homme, son frère de lait, pas à l’Empereur Gregor, l’icône impériale. Cette distinction était primordiale et risquait d’avoir ses conséquences. — Il faut aussi que je parle à Nikki de sa dystrophie, et cela je ne peux pas le remettre à plus tard. J’ai pris rendez-vous pour lui dans une clinique de Solstice après-demain. — Il n’est pas au courant ? Elle secoua la tête. — Tienne n’a jamais voulu me laisser le lui dire. Elle le regarda d’un air grave. — Je pense que vous avez dû vous trouver un peu dans la situation de Nikki quand vous étiez enfant. Est-ce que vous avez été obligé de subir beaucoup d’interventions médicales à cette époque ? — Grand Dieu, oui, pendant des années. Que pourrais-je dire d’utile ? Ne mentez pas, si c’est douloureux, dites-le-lui. Ne le laissez pas trop longtemps seul. Ni vous, d’ailleurs… Il avait enfin trouvé quelque chose qu’il pouvait faire pour elle. — Si les événements le permettent, m’autoriserez-vous à vous accompagner à Solstice et à vous aider dans la mesure de mes moyens ? Je ne peux pas libérer votre oncle, il va être noyé dans des problèmes techniques dès après-demain si ma liste de pièces de matériel prend forme. — Je ne veux pas vous arracher à vos obligations ! — Mon expérience me souffle que si Soudha n’a pas été arrêté d’ici là, tout ce que je trouverai à faire sera de réfléchir en cercle fermé. Un jour loin de ces problèmes, c’est peut-être ce qu’il me faut pour les voir d’un œil neuf. Je vous assure, vous me rendriez service. Elle fit une moue dubitative. — Je dois l’admettre… je serai ravie d’avoir de la compagnie. Que voulait-elle dire ? N’importe quelle compagnie, ou la sienne en particulier ? Du calme, mon garçon. N’y pense même pas. — Bien, c’est entendu. Des voix leur parvinrent de l’entrée, celle du garde et une voix grave bien connue. Ekaterin sursauta. — Mon oncle est arrivé ! Elle se précipita et Miles la suivit. — Il a fait vite. Le Professeur Vorthys, son large visage creusé par l’inquiétude, donna sa valise au garde et enveloppa sa nièce dans ses bras en murmurant des paroles de réconfort. Miles le regardait avec envie. La compassion chaleureuse de son oncle faillit la faire craquer, alors que tout le professionnalisme de la SécImp n’y était pas parvenu. Miles prit bonne note : serviable et pondéré, c’est ça le truc. Elle chassa ses larmes, envoya le garde porter la valise dans l’ancien bureau de Tienne, et conduisit son oncle dans le salon. Après une brève discussion, il fut convenu que le Professeur accompagnerait Ekaterin pour aller chercher Nikki. Miles appuya cette idée malgré sa compulsion pour le volontariat dont il reconnaissait ironiquement qu’elle était due à son état d’amoureux transi. Vorthys faisait partie de la famille et Miles, lui, avait été trop intimement mêlé à la mort de Tienne. Et puis il se balançait d’un pied sur l’autre car l’effet combiné des antalgiques et des stimulants qu’il avait pris avant le déjeuner commençait à s’estomper. En prendre une troisième dose aujourd’hui serait une grave erreur. Il accompagna le Professeur et sa nièce à la porte et contacta la SécImp de Solstice sur la console sécurisée. Rien de neuf. Il retourna dans le salon. L’oncle d’Ekaterin était arrivé, il lui fallait partir. Récupérer ses affaires et filer jusqu’à cet hôtel mythique dont il parlait bêtement depuis une semaine. Une fois Vorthys réinstallé dans la chambre d’ami, il n’avait plus sa place dans le petit appartement. Nikki allait avoir besoin de son lit, et qu’il soit damné s’il osait ennuyer Ekaterin pour faire venir un autre gravi-lit, ou pire encore, pour son usage exclusif de Seigneur Vor. Qu’avait-elle en tête en commandant ce truc ? Il fallait vraiment qu’il s’en aille. De toute évidence, son comportement vis-à-vis de son hôtesse n’était pas aussi neutre et bien élevé qu’il l’avait imaginé, puisque ce maudit garde avait pu faire il ne savait quelle remarque qui avait déclenché les questions embarrassantes de Tuomonen à propos des valises. — Avez-vous besoin de quelque chose, Monseigneur ? La voix du garde derrière lui le tira de sa rêverie. — Euh… Ouais. La prochaine fois qu’un de vos camarades viendra du QG, qu’il m’apporte un lit de camp militaire. Sur ce, Miles se laissa tomber sur le canapé et s’installa en boule. Deux minutes plus tard il dormait. Il se réveilla quand la famille rentra avec Nikki. Il se redressa et réussit à offrir un visage présentable au gamin. Celui-ci paraissait sous le choc et effrayé, mais il ne pleurait pas ni ne criait. Manifestement, il gardait ses sentiments à l’intérieur, plus qu’il ne les extériorisait. Comme sa mère. En l’absence d’amies d’Ekaterin qui seraient venues, à la mode barrayarane, assurer l’intendance, Miles fit fournir le dîner par la SécImp. Les trois adultes s’en tinrent à une conversation neutre devant Nikki, après quoi il gagna sa chambre pour jouer tout seul, et les deux Auditeurs se retirèrent dans le bureau pour faire le point. Le nouveau matériel récupéré en orbite s’avérait vraiment étrange : un système de transfert de puissance capable de propulser un petit vaisseau de saut, et dont certaines parties avaient été arrachées, fondues, et avaient apparemment explosé en un feu d’artifice de plasma. Le Professeur qualifia la découverte de « réellement intéressante », expression codée qui lui valut l’attention totale de Miles. À ce moment le colonel Gibbs appela sur la console de com. Il adressa un sourire convenu aux deux Auditeurs, sourire que Miles commençait à savoir interpréter comme un signe proche de l’extase. — Lord Vorkosigan. J’ai la preuve de la relation que vous cherchiez. On a retrouvé les numéros de série de deux convertisseurs Hastings que votre équipe, Lord Vorthys, a récupérés en orbite. Ils faisaient partie d’une commande du service de Récupération de la chaleur passée il y a huit mois. À l’origine, les convertisseurs furent livrés à la station expérimentale. — Bien, soupira Miles. Finalement, nous avons davantage de relations que le seul corps de Radovas. Nous tenons enfin une vraie piste. Merci, Colonel, continuez. 15 Ekaterin dormit mieux qu’elle ne l’avait craint, mais en se réveillant elle se rendit compte qu’elle avait passé l’essentiel de la journée de la veille sous adrénaline. Celle qui s’annonçait, avec ses heures d’attente forcée, risquait de s’avérer plus difficile. J’ai attendu neuf ans, je peux bien attendre quelques heures de plus. Allongée éveillée dans son lit, elle ne pouvait empêcher une sorte de nuage de chagrin engourdissant de descendre sur elle et de l’engourdir, malgré le soulagement d’être libérée du cauchemar de la vie avec Tienne. Elle se leva, s’habilla avec soin, contourna le garde installé dans le salon, prépara le petit déjeuner, et attendit. Les Auditeurs apparurent peu après, ravis de trouver à manger, mais ils repartirent boire leur café près de la console sécurisée. Elle n’eut bientôt plus rien à nettoyer et sortit sur le balcon où la présence d’un autre garde la dissuada de s’attarder. Elle lui donna du café et battit en retraite vers sa cuisine pour reprendre son attente. Lord Vorkosigan réapparut. Il déclina son offre de café et s’assit à table à côté d’elle. — La SécImp m’a envoyé le rapport de l’autopsie de Tienne ce matin. Que voulez-vous savoir ? L’image du corps gelé de Tienne suspendu dans le vide s’imposa à sa mémoire. — Ont-ils trouvé quelque chose d’inattendu ? — Rien en ce qui concerne sa mort. Ils ont découvert la Dystrophie de Vorzohn, bien sûr. — Oui. Pauvre Tienne. Il a passé toutes ces années dans la crainte de cette maladie pour finalement mourir d’autre chose. (Elle secoua la tête.) Tant d’efforts, si mal employés. À quel stade en était-il ? Le sait-on ? — D’après le légiste, les lésions nerveuses étaient très apparentes. Encore que, comment distinguer une tache microscopique d’une autre… ? Si j’ai bien compris le jargon médical, il n’aurait pas pu continuer à cacher les signes extérieurs très longtemps. — Oui, je crois que je le savais. Je m’interrogeais sur les lésions internes. Quand est-ce que ça a commencé ? Quelle part de ses… ses erreurs de jugement était due à sa maladie ? Aurait-il fallu quelle tienne davantage ? L’aurait-elle pu ? Jusqu’à ce qu’un autre dénouement fatal s’impose ? Lequel ? — Les lésions évoluent lentement pendant longtemps. Quelles parties du cerveau sont touchées ? Cela varie d’un individu à l’autre. Autant qu’on peut le dire, les siennes semblaient concentrées sur les fonctions motrices et le système nerveux périphérique. Toutefois, il sera peut-être possible d’imputer la responsabilité de certains de ses actes à sa maladie, s’il faut un jour sauver la face. — Quelle… quelle diplomatie ! Sauver la face pour qui ? Je ne le souhaite pas. — Je ne pensais pas que vous le souhaiteriez, mais j’ai la conviction fort désagréable que cette histoire va tôt ou tard dériver du stade d’un joli problème technique bien propre à celui d’un vilain cloaque politique. Je n’écarte jamais une solution de repli. Il baissa les yeux et regarda ses mains serrées posées sur la table. Ses manches grises ne cachaient pas complètement les bandages blancs qui lui enserraient les poignets. — Comment Nikki a-t-il pris la nouvelle hier soir ? — Ça a été dur. Quand je suis arrivée, il s’est mis à discuter pour que je l’autorise à rester une nuit de plus. Il s’est énervé, et il a boudé, vous savez, comme font les enfants. J’aurais tellement voulu pouvoir le laisser continuer, sans rien lui dire. Je n’étais pas capable de le préparer aussi bien que je l’aurais voulu. J’ai fini par le faire asseoir et lui dire directement : « Nikki, il faut que tu rentres à la maison tout de suite. Ton Papa est mort dans un accident de masque à oxygène. » Ça lui a coupé le souffle. J’ai presque regretté qu’il ne se remette pas à pleurnicher. Ekaterin regarda au loin. Elle se demandait quelles formes indirectes les réactions de Nikki finiraient par prendre, et si elle s’en rendrait compte, et si elle saurait comment les affronter ou pas… — Je ne sais pas ce qui va se passer plus tard. Quand j’ai perdu ma mère, j’étais plus âgée, et nous savions que cela allait arriver. Malgré tout, ça a été un choc, ce jour-là, ce moment-là. J’avais toujours cru que ça durerait plus longtemps. — J’ai encore mon père et ma mère, dit Miles. Les grands-parents, c’est différent, je crois. Ils sont vieux, c’est leur destinée, d’une certaine façon. J’ai été ébranlé quand mon grand-père est mort, mais mon univers ne l’a pas été. Je crois que celui de mon père l’a été, par contre. — Oui, c’est toute la différence. C’est comme un tremblement de terre. Quelque chose qui n’est pas prévu vous tombe dessus et vous engloutit. Je crois que le monde sera un endroit plus effrayant pour Nikki ce matin. — Vous lui avez parlé de sa maladie ? — Je le laisse dormir. Je le lui dirai après le petit déjeuner. Je sais qu’il vaut mieux ne pas stresser un enfant en hypoglycémie. — C’est bizarre, je crois que c’est pareil pour les soldats. Est-ce que… puis-je vous aider ? Ou préférez-vous être seule avec lui ? — Je ne sais pas trop. Il n’a pas école aujourd’hui, de toute façon. Vous ne deviez pas emmener mon oncle à la station expérimentale ce matin ? — Effectivement, mais ça peut attendre une heure de plus. — Je crois… J’aimerais que vous puissiez rester. Ce n’est pas bon de faire des mystères autour d’une maladie au point de ne même pas oser en parler. C’était justement l’erreur de Tienne. — Oui. Ce n’est qu’une chose. Une chose dont il faut s’occuper. — Comme dans l’expression, une maudite chose après l’autre ? Il plissa ses yeux gris et lui sourit. Elle remarqua que, grâce sans doute à une heureuse combinaison de chance et d’habileté chirurgicale, aucune cicatrice n’abîmait son visage. — Oui, tout à fait. Ça marche, d’ailleurs, du moins comme tactique, si ce n’est comme stratégie. Fidèle à sa promesse, il revint dans la cuisine au moment où Nikki terminait son petit déjeuner. Il s’attarda délibérément, remuant son café noir sans sucre, et s’appuyant contre levier. Ekaterin prit une profonde inspiration et s’assit à table à côté de son fils sans lâcher sa tasse de café froid, à moitié vide. Nikki la regarda d’un œil soupçonneux. — Tu n’iras pas à l’école demain, dit-elle histoire de commencer par une note positive. — C’est l’enterrement de Papa ? Il faudra que je brûle les offrandes ? — Non, pas encore. Ta grand-mère m’a demandé de rapporter le corps à Barrayar pour l’enterrer à côté de ton oncle qui est mort quand tu étais petit. Nous ferons la cérémonie et nous brûlerons les offrandes quand tout le monde sera là. La réponse de la mère de Tienne était arrivée le matin sur la console de com, après avoir franchi tous les relais des points de saut. Rédigée à la main comme le message d’Ekaterin, et peut-être pour les mêmes raisons. Écrire permettait de laisser tant de choses de côté. — Il faudra qu’on l’emmène sur un vaisseau de saut avec nous ? demanda Nikki, manifestement troublé. — En fait la… SécI… l’Administration Impériale s’occupera de tous les détails, si vous le permettez, madame. Votre époux sera probablement arrivé à Barrayar avant vous. — Oh ! dit Nikki. — Oh ! reprit Ekaterin en écho. Je… je me demandais… Je vous remercie. Il esquissa une révérence. — Permettez-moi de leur communiquer l’adresse et les instructions de votre belle-mère. Vous avez suffisamment de choses à faire. Elle acquiesça et se tourna de nouveau vers son fils. — Enfin, Nikki, demain nous allons à Solstice tous les deux, dans une clinique. Nous ne t’en avons jamais parlé, mais tu as une maladie qu’on appelle la Dystrophie de Vorzohn. Nikki fit une grimace perplexe. — La quoi ? — Un dérèglement qui fait que, en vieillissant, ton corps cesse de fabriquer certaines protéines dont tu as besoin. Aujourd’hui les médecins peuvent te donner des rétro-gènes qui permettent de produire ces protéines convenablement. Tu es trop jeune pour avoir le moindre symptôme et, grâce à ce traitement, tu n’en auras jamais. À l’âge de l’enfant, et pour une première fois, il n’était pas nécessaire d’entrer dans les complications liées à sa future descendance. Elle se félicita un peu amèrement d’avoir réussi à tenir le discours qu’elle craignait depuis si longtemps sans prononcer une seule fois le mot mutation. — J’ai rassemblé plein d’articles sur la Dystrophie de Vorzohn, tu pourras les lire si tu le souhaites. Certains sont trop techniques, mais il y en a deux ou trois que tu pourrais comprendre avec un peu d’aide. Voilà. Si elle pouvait éviter de déclencher sa crainte des devoirs supplémentaires, elle avait trouvé une façon plutôt neutre de lui donner les renseignements auxquels il avait droit et qu’il pourrait par la suite approfondir à son propre rythme. Nikki parut inquiet. — Ça fait mal ? — Eh bien, ils vont te faire une prise de sang, et quelques prélèvements de tissus. Miles choisit ce moment pour intervenir. — On m’a fait tout ça des centaines de fois pour diverses raisons. La prise de sang fait mal sur le coup, mais pas après. Le prélèvement de tissus ne fait pas mal parce qu’on utilise un micro-neutraliseur médical, mais quand l’anesthésie s’en va, ça fait un peu mal, pendant quelque temps. Ils n’ont besoin que d’un minuscule échantillon, ça ne sera pas terrible. Nikki sembla digérer ces informations. — Vous avez ce machin de Vorzohn, vous, Lord Vorkosigan ? — Non. Ma mère a été empoisonnée avant ma naissance par un produit chimique appelé la soltoxine. Ça m’a surtout abîmé les os, c’est pour ça que je suis si petit. Il fit le tour de la table, et vint s’asseoir avec eux. Ekaterin s’attendait à ce que Nikki demande quelque chose comme : Et moi, je serai petit aussi ? mais, au lieu de cela, ses yeux marron s’arrondirent et il demanda, l’air extrêmement inquiet : — Est-ce qu’elle en est morte ? — Non, elle s’en est complètement remise. Fort heureusement. Pour nous tous. Elle va bien à présent. — Est-ce qu’elle a eu peur ? Ekaterin se rendit compte que Nikki n’avait pas encore bien intégré qui était la mère de Lord Vorkosigan, qu’il n’avait pas fait le rapport avec les personnages qu’il avait vus dans ses livres d’histoire. Miles fronça des sourcils amusés. — Je ne sais pas. Tu pourras le lui demander toi-même un jour, quand… si tu la rencontres. J’aimerais beaucoup entendre sa réponse. Il croisa le regard inquiet d’Ekaterin, mais ses sourcils ne trahirent pas le moindre remords. Nikki le dévisagea d’un air dubitatif. — Est-ce qu’ils ont réparé vos os avec des rétro-gènes ? — Non, et c’est dommage. Si cela avait été possible, ç’aurait été plus facile pour moi. Ils ont attendu jusqu’à ce qu’ils estiment que j’avais fini de grandir, et ils me les ont remplacés par des os synthétiques. Nikki parut dérouté. — Comment fait-on pour remplacer les os ? Comment on fait pour les sortir ? Miles fit courir sa main droite le long de son bras gauche, du coude au poignet en faisant le geste d’inciser. — Ils m’ont ouvert, ils ont coupé le vieil os et l’ont sorti, mis le nouveau à la place, reconnecté les articulations, transplanté la moelle, puis ils ont tout recollé et ont attendu que ça guérisse. Très minutieux, très fastidieux. — Ça vous a fait mal ? — J’étais endormi, anesthésié. Tu as de la chance d’avoir des rétro-gènes. Toi, tu n’auras que quelques petites piqûres de rien du tout. Nikki semblait très impressionné. — Est-ce que je peux voir ? Miles hésita une fraction de seconde avant de déboutonner le poignet de sa chemise et de remonter sa manche. — Tu vois, cette petite ligne blanche, là ? L’enfant, fasciné et songeur, regardait à la fois le bras de Miles, et le sien. Il fit jouer ses doigts et observa ses muscles se contracter et ses os apparaître sous la peau. — J’ai une croûte, vous voulez la voir ? Il remonta maladroitement la jambe de son pantalon pour exhiber son dernier souvenir de cour de récréation. Miles l’examina avec grand sérieux et déclara qu’il s’agissait d’une belle croûte, et qu’elle ne tarderait pas à tomber, et même qu’il y aurait peut-être une cicatrice et que sa mère avait raison de lui dire de ne pas la gratter. Ensuite, au grand soulagement d’Ekaterin, chacun rajusta ses vêtements et le concours n’alla pas plus loin. Après ce sommet, la conversation se fit languissante ; Nikki disposa artistiquement sur le bord de son assiette ses derniers restes de flocons d’avoine et demanda à être excusé. — Lave-toi les mains, elles sont pleines de sirop, lui lança sa mère en le regardant disparaître, non pas en marchant, mais en courant, avant d’ajouter d’une voix incertaine : Ça s’est mieux passé que je le craignais. Miles lui adressa un sourire rassurant : — Vous n’avez manifesté aucune émotion, il n’avait aucune raison de s’inquiéter. Après un bref instant de silence, Ekaterin demanda : — Est-ce qu’elle a eu peur, votre mère ? Son sourire devint ironique. — À en perdre le souffle, je crois. Mais pas à en perdre l’esprit, ajouta-t-il, les yeux brillants. Les deux Auditeurs partirent peu après pour la station expérimentale. Ekaterin guetta le moment où Nikki interromprait ses jeux pour le faire venir dans sa serre-bureau afin de lire l’article le plus simple qu’elle avait trouvé sur la Dystrophie de Vorzohn. Elle l’installa sur ses genoux devant la console de com, ce qu’elle ne faisait plus que rarement, vu la taille de ses jambes à présent. Elle put mesurer le malaise caché de l’enfant en constatant qu’il ne refusait pas qu’elle le câline, et qu’il suivait ses instructions. Il lut l’article en entier en ayant l’air de comprendre, s’arrêtant ici ou là pour demander la prononciation ou le sens d’un mot inconnu, ou pour permettre à sa mère de reformuler ou d’expliquer une phrase déroutante. S’il n’avait pas été installé sur ses genoux, elle n’aurait pas remarqué le léger raidissement de son corps quand il arriva au passage :… de récentes études ont conclu que cette mutation naturelle était apparue pour la première fois dans le District de Vorinni vers la fin de la Période de l’isolement. Seule l’arrivée de la biologie moléculaire galactique a permis de déterminer qu’elle n’était pas apparentée à plusieurs maladies génétiques terrestres plus anciennes dont les symptômes sont souvent très proches. — Des questions ? demanda Ekaterin lorsqu’ils eurent terminé la lecture. — Nan, répondit sèchement Nikki en se dégageant des genoux de sa mère. — Tu peux en lire d’autres quand tu veux. — Euh, euh. Elle se retint difficilement d’insister pour obtenir une réponse plus précise, mais se rendit compte qu’elle voulait surtout se rassurer. Est-ce que tu vas bien ? Est-ce que tout va bien ? Est-ce que tu me pardonnes ? Il ne voulait pas, ne pouvait pas, tout digérer en une heure, ni en une journée, ni même en un an. Chaque jour apporterait son défi et la réponse appropriée. Une maudite chose après l’autre avait dit Vorkosigan. Mais pas, grâce au ciel, toutes les choses en même temps. Le fait que Lord Vorkosigan les accompagne dans leur expédition à Solstice bouleversa les projets de voyage soigneusement préparés par Ekaterin. Au lieu de se lever au milieu de la nuit pour voyager en classe éco sur le monorail, ils prirent leur temps et embarquèrent sur une navette suborbitale mise à leur disposition par la SécImp qui les amena à bon port assez tôt pour qu’ils aient tout le loisir de déjeuner avant le rendez-vous de Nikki. — J’adore le monorail, avait confié Miles pour s’excuser devant les premières protestations stupéfaites d’Ekaterin. En fait j’envisage de conseiller à mon frère Mark d’investir dans les entreprises qui essaient de le développer sur Barrayar. Mais avec ce qui se trame, la SécImp m’a fait comprendre qu’il valait mieux que j’évite les transports en commun pour l’instant. Et merci beaucoup, Monseigneur. On leur alloua aussi deux gardes du corps. Vêtus d’un discret costume komarran, ils ressemblaient exactement à deux gardes du corps barrayarans en civil. Vorkosigan semblait tout aussi capable, selon son bon gré, de les traiter avec le plus grand naturel, ou de les ignorer totalement comme s’ils étaient invisibles. Il emporta des rapports pour les lire pendant le vol, mais ne fit guère que les parcourir, il semblait un peu distrait. Ekaterin se demanda si l’agitation de Nikki ne l’empêchait pas de se concentrer, et s’il ne fallait pas qu’elle essaie de calmer l’enfant. Toutefois une discrète requête de Vorkosigan valut à un Nikki surexcité une invitation à passer dix minutes dans le poste de pilotage. — Comment se présente l’enquête ce matin ? demanda Ekaterin en profitant de ce moment d’intimité. — Exactement comme je l’avais prédit, hélas. L’incapacité de la SécImp à rattraper Soudha m’inquiète davantage d’heure en heure. J’étais persuadé qu’ils l’auraient coincé plus vite. Entre le groupe du colonel Gibbs et l’équipe de braves agents de la SécImp qui comptabilisent les trucs et les machins à la station expérimentale, ma liste de pièces commence à prendre forme, mais elle ne sera pas terminée avant encore un jour ou deux. — Est-ce que mon oncle a aimé votre idée ? — Euh, il a dit que ce serait fastidieux, ce que je savais. Et puis il l’a reprise à son compte, ce qui me paraît bon signe. D’autre part, grâce à lui nous avons fait un pas encourageant hier soir. Il avait eu l’idée de confisquer la bibliothèque personnelle de Radovas quand nous sommes allés voir sa veuve, et nous l’avons envoyée à la SécImp pour étude. Leur analyse confirme l’intérêt de Radovas pour la technologie des vaisseaux de saut et la physique des points de transfert, ce qui ne me surprend pas beaucoup, mais ils ont finalement décroché le jackpot. Soudha ou ses techniciens ont réussi un coup de maître en effaçant toutes les consoles de com avant que la SécImp ne mette la main dessus, mais, manifestement, personne n’avait pensé à la bibliothèque. Certains des livres techniques avaient des annotations en marge. Le Professeur était tout heureux de trouver des formules mathématiques, mais il s’agissait surtout de pense-bêtes pour confier telle ou telle réflexion, tel ou tel calcul, à une personne ou à une autre dont le nom figurait à côté. Pour la plupart des membres du service de Récupération de la chaleur, mais également quelques autres, dont l’un s’avère faire partie du dernier équipage de maintenance du miroir. À présent nous supposons que Radovas et son matériel, grâce à une aide sur place, s’était introduit sur le miroir, pour y faire on ne sait quoi, mais il n’était pas à bord du transport de minerai. Alors, le miroir était-il la pièce clé de leur projet, ou est-ce qu’il ne leur servait que de base d’expérimentation ? La SécImp a envoyé ses agents aux quatre coins de la planète pour interroger et contre-interroger les collègues, les parents, les amis, de tous ceux qui ont travaillé sur le miroir ou sur les navettes de ravitaillement. Demain, il va falloir que je lise tous ces rapports. Le retour de Nikki tarit ce flot d’informations, et ils ne tardèrent pas à se poser sur l’un des spatioports privés de la SécImp aux confins de l’immense cité sous dôme de Solstice. Au lieu d’emprunter une voiture-bulle publique, on leur fournit un flotteur et un chauffeur qui, par des couloirs de circulation réservés, les amena à destination deux fois plus vite. Ils s’arrêtèrent d’abord dans un restaurant tout en haut de l’une des plus hautes tours de Solstice offrant une vue spectaculaire sur la capitale qui brillait de mille feux presque jusqu’à l’horizon. Bien que l’endroit fût bondé, personne ne vint s’asseoir près d’eux, remarqua Ekaterin. Les gardes du corps ne furent pas du repas. Ekaterin fut prise de panique en découvrant que le menu ne comportait pas de prix. Impossible de guider le choix de Nikki, ou le sien, vers les plats les moins chers. Si tu dois demander, c’est que c’est, trop cher pour toi. Sa résolution initiale de partager l’addition avec Vorkosigan vacilla. La taille et l’apparence de celui-ci leur valurent les habituels regards en dessous. Pour la première fois elle eut conscience qu’on les prenait pour un couple, voire même pour une famille. Elle redressa le menton. Et quoi ? Est-ce que les gens le trouvaient trop anormal pour plaire à une femme ? De toute façon, ça ne les regardait pas. L’arrêt suivant, et Ekaterin se félicita de n’avoir pas à trouver son chemin toute seule, fut la clinique où ils arrivèrent un bon quart d’heure en avance. Vorkosigan ne semblait pas s’étonner de voyager sur cette sorte de tapis volant magique, mais Nikki, lui, débordait d’enthousiasme et en oubliait ses soucis. Est-ce que Vorkosigan avait prévu cela aussi ? L’enfant se calma soudain lorsqu’ils montèrent dans le tube ascensionnel pour gagner le hall de la clinique. On les fit entrer dans un box pour les formalités d’admission, et Miles s’installa sur une chaise, derrière Ekaterin et Nikki. Les gardes du corps se retirèrent discrètement hors de vue. Elle présenta papiers d’identité et feuilles de paie, et tout se passa sans heurt jusqu’à ce qu’elle en arrive au décès de Tienne et que la console de com exige l’autorisation formelle du tuteur légal de Nikki. Cette machine est beaucoup trop bien programmée, se dit-elle avant de s’embarquer dans des explications sur l’éloignement du cousin au troisième degré, sur Barrayar, et la nécessité que le traitement de Nikki soit terminé avant leur départ de Komarr. L’employée komarrane écouta avec compréhension et bienveillance, mais le programme de la console ne voulut rien entendre, si bien qu’au bout de deux ou trois tentatives infructueuses pour contourner l’obstruction, elle alla chercher son chef de service. Ekaterin se mordit les lèvres et essuya ses mains moites sur son pantalon. Être venue de si loin, et se retrouver coincée si près du but à cause d’une vulgaire argutie légale… Le chef de service, un sympathique jeune Komarran, revint avec l’employée, et Ekaterin renouvela ses explications. Il l’écouta et revérifia tout le dossier avant de se tourner vers elle et de lui annoncer d’un ton de regret sincère : — Je suis navré, madame Vorsoisson. Si vous étiez actionnaire planétaire komarrane et non sujette barrayarane, les règles seraient différentes. — Tous les actionnaires planétaires komarrans sont sujets barrayarans, fit remarquer Miles d’un ton neutre. Le chef de service esquissa un sourire gêné. — Pardonnez-moi, ce n’est pas exactement ce que je voulais dire. Le problème, c’est qu’un cas semblable s’est présenté il y a à peine quelques mois à propos du traitement en urgence de l’enfant Vor de Barrayarans demeurant à Komarr. Nous avons pris ce qui nous semblait être des mesures de bon sens. Hélas, le tuteur légal de l’enfant a contesté notre décision, et les euh… les négociations judiciaires ne sont pas encore terminées. Cette erreur de jugement s’est avérée ruineuse pour la clinique. Etant donné que la Dystrophie de Vorzohn est une maladie chronique qui ne menace pas immédiatement la vie de votre fils, et que vous devriez pouvoir obtenir les autorisations légales d’ici une semaine ou deux, je crains de devoir vous demander de prendre un autre rendez-vous. Ekaterin inspira profondément, ne sachant si elle devait continuer de discuter ou hurler, mais Miles se pencha en avant et adressa un sourire au chef de service. — Passez-moi ce lecteur, voulez-vous. Le chef de service intrigué s’exécuta. Vorkosigan fouilla dans sa poche et en sortit son sceau d’Auditeur qu’il ouvrit et appliqua sur le lecteur, à côté de l’empreinte de sa main droite. Puis il parla dans le micro : — Par mon ordre et pour le bien de l’Imperium, je demande et j’exige que Nikolaï Vorsoisson reçoive toute l’aide et l’assistance nécessaires, à savoir le traitement médical le mieux adapté à son cas. Signé Vorkosigan, Auditeur Impérial. Il rendit le lecteur. — Voyez si ceci rend votre machine plus heureuse. Il se tourna vers Ekaterin et murmura : — C’est un peu comme se servir d’un canon laser pour écraser des mouches. Ce n’est pas toujours facile de viser, mais ça ne laisse aucune chance aux mouches. — Lord Vorkosigan, je ne peux pas… Sa langue hésita et elle se tut. Ne peux pas quoi ? Il ne s’agissait pas de discutailler pour payer l’addition du déjeuner. L’assurance de Tienne paierait le traitement de Nikki, si on pouvait persuader les Komarrans de le lui fournir. L’aide de Vorkosigan était purement intangible. — Rien que votre oncle n’aurait fait à ma place s’il avait pu se libérer aujourd’hui, dit-il en esquissant sans se lever une de ses demi-révérences. L’expression sur le visage du chef de service passa du doute à la stupeur tandis que la console digérait les nouvelles données. — Vous êtes… vous êtes le Lord Auditeur Vorkosigan ? — À votre service. — Euh… je… à quel titre êtes-vous ici, Monseigneur ? — Ami de la famille. Pourfendeur de paperasseries, et accélérateur de formalités. Le chef de service parvint à ne pas bafouiller. Il congédia l’employée, régla les formalités en un clin d’œil, et les escorta lui-même à l’étage du service de médecine génétique. Il s’éclipsa ensuite, mais à partir de là tout alla remarquablement vite. — C’est injuste, murmura Ekaterin tandis que Nikki s’était éclipsé pour faire pipi dans une éprouvette, j’ai l’impression que nous sommes passés devant tout le monde. — Eh bien… j’ai découvert l’hiver dernier qu’un sceau d’Auditeur produisait le même effet magique à l’Hôpital MilImp pour vétérans. Les couloirs sont bien plus sinistres et pleins de courants d’air que ceux-ci, et les queues sont légendaires. Quasi miraculeux ! J’en ai été ravi. Le visage de Miles se fit plus grave. — Je crains de ne pas avoir encore trouvé le juste milieu pour l’utilisation de mon pouvoir d’Auditeur Impérial. Où est la limite entre l’usage du pouvoir et son abus ? J’aurais pu ordonner de passer madame Radovas au thiopenta, ou exiger que Tienne nous dépose à la station expérimentale le premier soir, et aujourd’hui les choses auraient été… enfin, je ne sais pas trop ce qui se serait passé, sauf que les choses auraient été différentes. Mais je n’ai pas voulu… Il ne finit pas sa phrase et, l’espace d’un bref instant, Ekaterin aperçut sous le masque d’ironie et d’autorité le visage d’un homme bien plus jeune. Finalement, il n’est pas plus âgé que moi. — Aviez-vous prévu ce problème d’autorisations ? J’aurais dû y penser, mais quand j’ai appelé, on m’a demandé tous les renseignements et on ne m’a rien dit, alors j’ai pensé, j’ai supposé… — Pas vraiment, mais j’espérais avoir la chance de pouvoir vous rendre un petit service ici ou là. Je suis content que tout ait été aussi facile. Oui, elle s’en rendait compte avec envie, il avait le pouvoir de balayer tous les problèmes ordinaires d’un simple geste de la main. Il ne restait que les autres… son envie disparut. Il lui vint aussi à l’esprit, un peu tard, que Miles se sentait peut-être vaguement coupable de la mort de Tienne, et que c’était la raison pour laquelle il se donnait tant de mal pour venir en aide à sa veuve et à son fils. Tant de sollicitude lui semblait inutile, et elle se demanda comment lui dire qu’elle ne lui en tenait nullement rigueur sans le mettre plus mal à l’aise qu’il ne l’était déjà. Nikki subit une batterie de tests en moitié moins de temps qu’elle n’en avait mentalement prévu, et la doctoresse komarrane les reçut peu après dans son confortable bureau. Miles envoya les gardes du corps vaquer dans le couloir. — Le génotype de Nikki montre que sa dystrophie est de type très classique. Il a quelques menues complications propres, mais rien que nous ne puissions traiter. Elle illustra ses propos grâce à un holovid montrant le chromosome défectueux, et une simulation sur ordinateur de la manière exacte dont le rétrovirus réparerait ses déficiences. Nikki ne posa pas autant de questions que sa mère l’aurait souhaité. Etait-il intimidé, fatigué, ou tout simplement pas intéressé ? — Je pense que nos généticiens peuvent fabriquer le rétrovirus adapté à Nikki en environ une semaine, conclut la doctoresse. Je vous demanderai de revenir à ce moment-là pour la piqûre. Prévoyez de passer la nuit à Solstice, nous ferons une visite de contrôle le lendemain. Et si possible, revenez nous voir juste avant de quitter Komarr. Ensuite il faudra que Nikki soit examiné chaque mois pendant trois mois, ce que vous pouvez faire faire dans une clinique de Vorbarr Sultana que je vous recommanderai. Nous vous donnerons une disquette avec tout son dossier, et ils prendront le relais là-bas. Par la suite, si tout va bien, un contrôle annuel devrait suffire. — C’est tout ? demanda Ekaterin, tremblant de soulagement. — C’est tout. — Il n’y a encore aucun dommage ? Il n’était pas trop tard ? — Non, non, tout va bien. Il est difficile de faire des pronostics avec la Dystrophie de Vorzohn, mais à mon avis, dans son cas, les premiers symptômes d’atteinte cellulaire à grande échelle auraient commencé d’apparaître vers l’âge de vingt ans. Vous avez réagi bien à temps. Ils sortirent, et Ekaterin serra très fort la main de Nikki et marcha d’un pas ferme pour empêcher ses pieds de danser. Nikki arracha sa main de son étreinte avec un « Oh, Maman ! » exaspéré et marcha avec dignité à côté d’elle. Vorkosigan, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon gris, suivait derrière, le sourire aux lèvres. Nikki s’endormit dans la navette, la tête blottie sur les genoux de sa mère. Elle le couvait des yeux avec amour tout en lui caressant les cheveux d’une main légère pour ne pas le réveiller. Vorkosigan, assis en face d’eux, son lecteur sur les genoux, la regarda et murmura : — Tout va bien ? — Tout va bien. Mais ça semble tellement étrange… La maladie de Nikki a totalement occupé mon esprit pendant si longtemps. J’avais progressivement éliminé tout le reste pour me consacrer totalement à cela. J’ai l’impression d’avoir passé des années à m’endurcir pour faire tomber un mur impossible à escalader, et puis, lorsque j’ai enfin baissé la tête pour foncer, il est tombé tout seul, comme ça. Et maintenant, je titube au milieu des gravats et de la poussière en clignant des yeux. Je me sens très déstabilisée. Où suis-je ? Qui suis-je ? — Ne vous inquiétez pas, vous allez retrouver votre centre de gravité. Vous ne pouvez pas l’avoir perdu complètement, même si vous avez vécu dans l’orbite d’autres personnes. Donnez-vous le temps. Elle le regarda de côté, sentant qu’elle n’arrivait pas à bien s’exprimer, alors même qu’elle en ressentait terriblement le besoin. — Je croyais que mon centre de gravité, c’était d’être Vor, comme les autres femmes avant moi. Comprenez-moi, quand j’ai épousé Tienne, c’était mon choix. Mon mariage a été arrangé, proposé, mais on ne m’a pas obligée. Je le voulais, je voulais des enfants, fonder une famille, continuer suivant la tradition. Faire ma place dans cette tradition, je ne sais pas, assurer la lignée. — Je suis le onzième du nom, je sais ce que c’est que la lignée, surtout pour un Vor. Elle continua avec gratitude : — Ce n’est pas que je n’aie pas choisi ce que je voulais, ou que j’aie renoncé à moi-même, à mon centre, mais d’une certaine façon je ne me suis pas retrouvée avec le magnifique canevas Vor dont je rêvais. Je me suis retrouvée avec… avec cette pelote de fils emmêlés. Elle leva les mains et tortilla les doigts pour mimer l’enchevêtrement. Il se pinça les lèvres, l’air songeur et ironique. — Moi aussi je sais ce qu’emmêlé veut dire. — Mais, est-ce que vous savez… bien sûr, vous savez, mais… Cette histoire de mur. L’échec, l’échec m’était devenu familier. Presque confortable quand j’arrêtais de lutter. J’ignorais à quel point la réussite serait déstabilisante. Il s’appuyait contre le dossier de son siège, son lecteur oublié sur ses genoux, son attention entièrement tournée vers elle. — Oui, le vertige une fois le but atteint, c’est ça, non ? Et la récompense pour une mission menée à bien, c’est une autre mission, et qu’avez-vous fait pour nous ces derniers temps, est-ce tout, Lieutenant Vorkosigan ? — Et… Oui, la réussite est déstabilisante, ou du moins, perturbante, et personne ne vous prévient. C’est le brutal changement d’équilibre et de direction, je crois. — Comme c’est étrange, je m’attendais que vous me disiez que j’étais stupide. — Nier votre parfaite perception des choses ? Pourquoi vous attendre à pareille réaction ? — L’habitude, j’imagine. — Vous pouvez apprendre à savourer la sensation de victoire, vous savez, une fois que vous aurez surmonté le malaise initial. On y prend goût. — Combien de temps vous a-t-il fallu pour y prendre goût ? — Une seule fois, dit-il en souriant lentement. — Ce n’est plus du goût, c’est de la dépendance. — C’est une dépendance qui vous irait bien. Ses yeux brillaient d’un éclat qui la mettait mal à l’aise. Un regard de défi ? Elle sourit pour cacher son trouble et s’absorba dans la contemplation du ciel komarran qui s’obscurcissait tandis que la navette entamait sa descente. Il se frotta les lèvres sans toutefois effacer complètement leur curieuse expression moqueuse, et se replongea dans la lecture de ses rapports. L’oncle Vorthys les attendait à la porte de l’appartement, des disquettes de données à la main, et un vague sourire absent aux lèvres. Il serra chaleureusement la main d’Ekaterin dans les siennes, et repoussa les assauts de Nikki qui voulait l’accaparer pour lui raconter par le menu les merveilles de la navette de la SécImp. — Un instant, Nikki. Nous irons manger un dessert dans la cuisine tout à l’heure, et tu me raconteras tout. J’ai reçu des nouvelles de ta tante. Elle a embarqué à Barrayar et devrait arriver d’ici à trois jours. Je n’ai pas voulu te le dire avant d’être certain qu’elle pouvait se libérer. Ekaterin faillit bondir de joie, mais l’inquiétude tempéra aussitôt son enthousiasme. — Oh ! mon oncle, tu veux dire que tu vas imposer à ma pauvre tante un voyage à travers cinq points de saut rien que pour moi ? Elle que les sauts rendent si malade ! — En fait, c’est Lord Vorkosigan qui en a eu l’idée. Miles lui adressa un sourire éclatant et contrit à la fois, avant de hausser les épaules d’un air prudent. — J’avais de toute façon l’intention de lui imposer ce voyage pour venir me retrouver à la fin du trimestre. Nous n’avons fait qu’avancer la date. Elle aime beaucoup Komarr, une fois qu’elle y est et qu’elle a récupéré du malaise des sauts et du décalage horaire. J’ai pensé que cela te ferait plaisir. — Tu n’aurais pas dû… mais… mais ça me fait plaisir. Très plaisir. Miles se redressa en entendant ces paroles, et il afficha soudain un sourire d’autosatisfaction qui amusa beaucoup Ekaterin. Elle ne savait si elle parvenait mieux à décoder les subtilités de ses mimiques, ou s’il prenait moins de soin à les dissimuler. — Si je te prends un billet, est-ce que tu voudrais aller la chercher à la station de saut ? Je crains de ne pas en avoir le temps, et elle déteste voyager seule. Comme ça tu la verrais un jour plus tôt, et vous pourriez bavarder en redescendant ensemble. — Bien sûr. Ekaterin tremblait presque en se rendant compte à quel point sa tante lui avait manqué. Elle avait vécu trop longtemps dans l’orbite de Tienne, elle en était arrivée à considérer son isolement comme normal. De tous les membres de sa famille, sa tante était la seule personne dont la fréquentation lui remontait le moral. Une amie… une alliée ! Les femmes komarranes qu’elle avait fréquentées étaient assez sympathiques, mais il y avait tant de choses qu’elles ne comprenaient pas… La tante Vorthys, si elle lâchait parfois des remarques acerbes, comprenait tellement bien, elle, les choses en profondeur. — Oui, Nikki, oui… Miles, quand tu seras prêt, viens me retrouver dans ma chambre, nous ferons le point sur les progrès de l’enquête. — On a fait des progrès ? Intéressants ? — J’aimerais savoir si tu vois se dessiner une logique. — Je suis à votre disposition. Frappez à ma porte quand vous serez prêt, dit Miles avant d’adresser un sourire à Nikki, de faire un vague salut au Professeur, et de se retirer. Nikki qui attendait son tour avec impatience entraîna son grand-oncle dans la cuisine. Ekaterin les suivit, heureuse et ravie que le voyage dans la navette de la SécImp ait à ce point occulté les examens médicaux. 16 Tôt le lendemain matin, en chemise et pantalon, mais pieds nus, Miles s’aventura dans le couloir, sa trousse de toilette à la main. Il faudrait qu’il pense à réclamer son matériel médical à Tuomonen. Les techniciens de la SécImp n’avaient pas dû y trouver le moindre système explosif, sinon il aurait été prévenu. Ses réflexions confuses furent brusquement interrompues lorsqu’il découvrit Ekaterin en robe de chambre, les cheveux défaits en un négligé inhabituel, mais seyant, appuyée contre la porte de la salle de bains. — Nikki, ouvre-moi cette porte tout de suite ! Tu ne peux pas passer ta journée caché là-dedans. Une jeune voix étouffée, mais têtue, répondit aussitôt : — Si ! Les lèvres pincées, elle frappa de nouveau à la porte, doucement, mais avec insistance. Quand elle aperçut Miles elle sursauta et serra le col de sa robe de chambre. — Oh, Lord Vorkosigan. — Bonjour, madame Vorsoisson, dit-il, fort civil. Euh… des ennuis ? Elle hocha la tête d’un air piteux. — J’ai trouvé qu’hier tout s’était passé merveilleusement bien, mais ce matin Nikki prétend qu’il est trop malade avec sa Dystrophie pour aller à l’école. J’ai eu beau lui expliquer que ça ne marchait pas comme ça, il m’a suppliée de le garder à la maison. Ce n’est pas uniquement de l’entêtement, je crois qu’il a peur. Ce n’est pas un caprice ordinaire. J’ai essayé de me montrer ferme, ce n’était pas la bonne tactique. À présent il est paniqué. Miles se pencha pour regarder la serrure, une serrure il mécanique ordinaire. Dommage que ce ne soit pas un verrou à paume de main, il aurait su lui parler. Celle-ci n’avait même pas de vis, mais des espèces de rivets. Il allait falloir utiliser un pied de biche. Ou la ruse… — Nikki, reprit Ekaterin, Lord Vorkosigan voudrait se laver et s’habiller pour aller travailler. Silence. — Je suis partagée, murmura Ekaterin à voix basse. Nous partons dans quelques semaines. Quelques leçons de plus ou de moins ne changeront pas grand-chose, mais le problème n’est pas là. — Je suis allé dans une école privée Vor quand j’avais son âge. Je sais de quoi il a peur, je crois que votre intuition ne vous trompe pas. Il fronça les sourcils, l’air songeur, puis posa sa trousse par terre et chercha son tube de crème dépilatoire dont il se barbouilla généreusement le visage. — Nikki ? Est-ce que je peux entrer ? Je suis couvert de crème dépilatoire. Si je ne peux pas me laver, elle va me dévorer la peau. — J’espère qu’il ne va pas penser que vous pouvez vous laver dans la cuisine, souffla Ekaterin. — Peut-être, mais il n’a que neuf ans. La dépilation doit encore représenter un mystère pour lui, je parie là-dessus. Au bout d’un petit moment, la voix de Nikki leur parvint : — D’accord, vous pouvez entrer. Mais je ne sors pas, et je referme derrière vous. — Entendu. — Est-ce que je l’empoigne quand il ouvrira la porte ? demanda Ekaterin d’un ton hésitant. — Pas question. Ça violerait notre accord tacite. Je vais entrer, et après on verra bien. Au moins vous aurez un espion dans la place. — Ça m’ennuie de vous utiliser ainsi. — Bof, les enfants n’osent défier que ceux en qui ils ont vraiment confiance. Le fait que je sois encore un étranger pour lui me donne un avantage que je vous invite à utiliser. — C’est juste. Bon… d’accord. La porte s’entrouvrit prudemment. Miles attendit. Elle s’ouvrit un peu plus. Il poussa un soupir, se tourna de côté, et se glissa dans l’entrebâillement. Nikki referma aussitôt la porte et bloqua la serrure. Dans son uniforme à galons gris et marron, l’enfant était prêt pour l’école. Il ne lui manquait que les chaussures. Celles-ci avaient sans doute représenté le point de blocage, les mettre aurait signifié implicitement accepter de sortir. Nikki recula et s’assit sur le bord de la baignoire. Miles installa ses affaires de toilette sur la tablette et releva ses manches, tout en essayant de réfléchir vite, exercice difficile avant le café. Il se souvenait vaguement que son éloquence avait dans le passé convaincu ses soldats d’aller affronter la mort. Maintenant, voyons si tu sais faire quelque chose de vraiment difficile. Il décida de jouer la montre en attendant l’inspiration, et entreprit de se brosser méthodiquement les dents le temps que le dépilatoire ait fini d’agir. Il en rinça la mousse gluante, s’essuya avec la serviette, se la mit sur l’épaule, et s’appuya le dos contre la porte pour redescendre ses manches et boutonner les poignets de sa chemise. Puis il se décida enfin à demander : — Alors, Nikki, pourquoi toutes ces histoires pour aller à l’école ? Quelques larmes brillaient dans les yeux méfiants du gamin. — Je suis malade. J’ai ce truc de Vorzohn. — Ce n’est pas contagieux. Tu ne peux le donner à personne. Sauf de la manière dont tu l’as attrapée. Au regard sans expression de Nikki, Miles comprit que l’idée de transmettre la maladie à quelqu’un ne l’avait pas effleuré. Ah, l’égocentrisme des enfants ! Miles hésita, ne sachant par quel bout aborder le problème. Pour la première fois, ou presque, il se demanda comment ses parents avaient vécu certains épisodes de sa propre enfance. Envisager le problème des deux points de vue lui donna le vertige. Comment diable me suis-je retrouvé du côté de l’ennemi ? — Tu sais, personne n’en saura jamais rien, sauf si tu le leur dis toi-même. C’est pas comme s’ils pouvaient le sentir, tu sais ! Nikki le regarda, l’air plus buté que jamais. — C’est ce que Maman a dit. Pour un début, c’est plutôt raté. De toute façon, comme l’expérience malheureuse de Tienne l’avait montré, le secret engendrait ses propres problèmes. Réprimant une envie fugitive d’étrangler le gamin pour le punir d’ajouter encore d’autres problèmes à sa mère, Miles demanda : — Tu as pris le petit déjeuner ? — Ouais. Attendre qu’il meure de faim, ou lui faire du chantage à la nourriture prendrait donc bien trop de temps. — Bon, je te propose un marché. Je ne te dirai pas que tu en fais trop, si tu ne me dis pas que je n’y comprends rien. Nikki leva les yeux, soudain frappé. Ouais, regarde-moi, gamin. Miles envisagea, pour les rejeter aussitôt, tous les arguments contenant une menace destinée à ramener le gosse dans la bonne direction en faisant monter la pression, du genre : Comment espères-tu avoir le courage de sauter dans les points de transfert si tu n’as pas le courage de regarder ta maladie en face ? Nikki était dos au mur à présent, coincé dans une position intenable. Augmenter la pression risquait de le faire exploser. L’astuce consistait à dédramatiser. — Je suis allé dans une école privée un peu comme la tienne. Je ne me souviens pas d’un jour où on ne m’a pas traité de mutant. À ton âge j’avais mis au point une douzaine de stratégies pour répondre. Même si je t’avoue que certaines étaient plutôt nulles. Son enfance avait été un long enfer médical, une opération douloureuse après l’autre et il les avait toutes supportées sans se plaindre. Mais certains de ses camarades, qu’il n’avait toujours pas oubliés, après avoir découvert que le brutaliser était trop dangereux – pour eux, à cause de ses os friables et des fractures révélatrices –, avaient appris à l’accabler de paroles qui lui arrachaient des larmes d’humiliation. Le sergent Bothari, qui chaque jour l’accompagnait à ce purgatoire académique, avait pris l’habitude de le fouiller d’une main experte pour le soulager de toute une panoplie d’armes allant des couteaux de cuisine à un neutraliseur militaire dérobé dans le holster du capitaine Koudelka. Après quoi, Miles avait livré bataille de manière plus subtile. Il lui avait fallu près de deux ans pour faire comprendre à certains de ses camarades que mieux valait lui ficher la paix. Le leur faire comprendre pour de bon. En y réfléchissant, proposer à Nikki les solutions qu’il avait élaborées entre neuf et douze ans n’était peut-être pas la meilleure idée… en fait lui permettre de découvrir certaines d’entre elles risquait de s’avérer une très mauvaise idée. — Mais c’était il y a vingt ans, sur Barrayar. Les temps ont changé. Que crois-tu que tes amis vont te faire ? Nikki haussa les épaules. — Sais pas. — Donne-moi quelques pistes. On ne peut pas prévoir une stratégie sans de bons renseignements. Il haussa de nouveau les épaules avant d’ajouter : — C’est pas ce qu’ils vont faire, c’est ce qu’ils vont penser. Miles expira bruyamment : — C’est… c’est un peu mince comme point de départ, a tu sais. Tu as peur de ce qu’ils vont penser dans l’avenir. En général, je suis obligé de me servir de thiopenta pour savoir ce que les gens pensent. Mais même le thiopenta ne me permet pas de savoir ce qu’ils vont penser plus tard. Nikki se voûta, et Miles refréna l’envie de lui dire que s’il continuait à rentrer la tête dans les épaules comme une tortue, sa colonne risquait de se bloquer comme la sienne l’avait fait. Il y avait un léger risque que le gamin le croie. — Ce qu’il nous faut, c’est un agent de la SécImp. Quelqu’un pour explorer le territoire inconnu sans savoir ce que les étrangers qu’il rencontre vont faire ou penser. Quelqu’un pour écouter, regarder, et rendre compte sans rien oublier. Sans relâche, en changeant d’endroit tout le temps. C’est vachement difficile la première fois. Ça craint. Nikki leva les yeux : — Qu’est-ce que vous en savez ? Vous avez dit que vous étiez courrier. Merde, le gamin était futé. — Euh… je… je ne suis pas censé parler de cela. Tu n’as pas l’habilitation secret défense. Mais, est-ce que tu crois que ton école est plus dangereuse que, disons, l’Ensemble de Jackson, ou Eta Ceta ? Juste pour prendre deux exemples, comme ça, au hasard ? Nikki le regarda en silence, plein de mépris pour cette vantardise d’adulte. — Je vais te dire un truc que j’ai appris, malgré tout. Nikki semblait accroché, du moins il le regardait. Vas-y, il n’en lâchera pas davantage. — C’est pas aussi difficile la deuxième fois. Plus tard j’ai regretté de n’avoir pas pu commencer par la deuxième fois. Mais la seule façon d’arriver à la deuxième fois, c’est de passer par la première. De toute façon, je ne peux pas détacher un agent de la SécImp pour traquer les activités anti-mutants dans ton école. Nikki renifla d’un air las, sensible au moindre soupçon de condescendance. Miles apprécia d’un sourire forcé. — Et puis, ce serait disproportionné, tu crois pas ? — Ouais, convint Nikki en se recroquevillant un peu plus. — L’agent idéal serait celui qui pourrait se fondre dans le paysage. Quelqu’un qui connaîtrait les lieux comme sa poche et ne commettrait aucune erreur fatale par ignorance. Quelqu’un qui saurait ne rien dévoiler de ses projets et qui ne laisserait pas des suppositions entraver son jugement. Et qui ne se laisserait pas entraîner dans des bagarres qui grilleraient sa couverture. Les meilleurs agents de la SécImp que j’ai connus, ceux qui réussissaient, étaient pleins de sens pratique. Il jeta un coup d’œil à Nikki. Ça n’avait pas l’air d’accrocher très fort. Essayons autre chose. — Le plus jeune agent que j’aie jamais employé avait environ dix ans. Inutile de te dire que ce n’était pas sur Barrayar, mais je ne crois pas que tu sois moins intelligent ou moins compétent qu’elle. — Dix ans ? dit Nikki, surpris. Elle ? — C’était une mission de courrier. Elle a réussi à passer inaperçue alors qu’un merce… alors qu’un adulte en uniforme se serait fait repérer. Enfin, je suis prêt à être ton officier-conseil sur cette… sur cette mission d’infiltration de l’école, mais, pour travailler efficacement, il me faut des renseignements, et le meilleur agent pour les récolter est déjà dans la place. Alors, tu serais cap ? Nikki haussa les épaules, mais son air buté avait disparu, remplacé par une moue dubitative. Tilt. Tu as fait tilt. — Je l’ai mise sur la liste de mes agents de la SécImp, comme informatrice locale, payée bien sûr, au même salaire qu’un adulte. Sa contribution a été petite, mais cela a notablement accéléré la conclusion heureuse de cette mission. Miles regarda un moment dans le vague, avec cet air de réfléchir qu’affectionnent les adultes avant de se lancer dans une histoire longue et ennuyeuse. Quand il jugea que Nikki avait mordu à l’hameçon, il fit semblant de revenir vers lui et lui sourit. — Enfin, ça suffit avec ces histoires. Le devoir m’appelle. Moi, je n’ai pas déjeuné. Si tu te décides à sortir, je ne pars pas avant une dizaine de minutes. Il ouvrit le verrou et sortit. Il ne pensait pas que Nikki avait gobé plus d’un mot sur trois de ce qu’il lui avait raconté, bien que pour une fois, et contrairement à plusieurs de ses négociations historiques, il n’ait dit que la vérité. Au moins il avait réussi à lui offrir une porte de sortie honorable. Ekaterin attendait dans le hall. Il mit un doigt sur ses lèvres et attendit un instant. La porte resta fermée, mais ils n’entendirent pas le verrou. Il lui fit signe de le suivre, et ils gagnèrent le salon sur la pointe des pieds. — Ouf ! Je crois que jamais je n’avais joué devant un public aussi difficile. — Que s’est-il passé ? Est-ce qu’il va sortir ? — Pas sûr pour l’instant. Je lui ai fourni quelques nouveaux éléments de réflexion. Il n’avait plus l’air aussi paniqué. Et puis au bout d’un moment, il va en avoir assez de moisir là-dedans. Laissons-lui un peu de temps, après on verra. Miles terminait ses flocons d’avoine et son café quand Nikki pointa la tête à la porte de la cuisine. Il resta planté là à donner des coups de talon dans le chambranle. Ekaterin, assise en face de Miles, porta une main à ses lèvres et attendit. — Où sont mes chaussures ? demanda le gamin au bout de quelques minutes. — Sous la table, répondit Ekaterin d’un ton parfaitement neutre qui, manifestement, lui coûtait beaucoup… Nikki rampa pour les récupérer et s’assit en tailleur près de la porte pour les enfiler. Quand il se releva, Ekaterin demanda prudemment : — Tu veux que quelqu’un vienne avec toi ? — Non. Son regard croisa brièvement celui de Miles, mais il fila dans le salon chercher son cartable et quitta la maison sans rien dire. Ekaterin, qui s’était à demi levée, se laissa retomber mollement sur sa chaise. — Mon Dieu. Je me demande si je ne devrais pas appeler l’école pour m’assurer qu’il est bien arrivé. — Oui, mais sans qu’il le sache. Elle fit tourner le reste de café au fond de sa tasse et demanda d’une voix hésitante : — Comment avez-vous réussi cela ? — Réussi quoi ? — À le faire sortir de là. Si ça avait été Tienne… Ils étaient plus entêtés l’un que l’autre. Tienne piquait parfois des colères après Nikki, non sans raison d’ailleurs. Il aurait menacé d’enfoncer la porte et de le traîner de force à l’école. J’aurais tourné en rond en essayant de calmer le jeu, mortellement inquiète de peur que les choses ne dégénèrent. Pourtant ça n’allait jamais trop loin. Je ne sais pas si c’était grâce à moi, ou… Tienne paraissait toujours un peu honteux ensuite, mais jamais il n’aurait consenti à s’excuser, il achetait… enfin bref, tout cela n’a plus d’importance à présent. Miles dessina un quadrillage au fond de son assiette avec sa cuiller. Il espérait que son désir de lui plaire n’était pas trop évident. — Je n’ai jamais été un adepte des solutions violentes. Je… je me suis contenté de lui donner à réfléchir, de lui faciliter la sortie. Je m’efforce toujours de ne jamais faire perdre la face à qui que ce soit quand je négocie. — Même à un enfant ? C’est rare ! Les lèvres d’Ekaterin se crispèrent et ses sourcils tressautèrent sans que Miles sût comment interpréter cette mimique. — Alors peut-être que cette tactique a bénéficié de l’attrait de la nouveauté. J’avoue que j’ai envisagé d’envoyer mes sbires de la SécImp, mais ç’aurait vraiment été un ordre idiot. La dignité de Nikki n’était pas la seule en jeu. — Bon, eh bien, merci d’avoir été aussi patient. On ne s’attend pas à voir des hommes importants et occupés prendre le temps de s’intéresser à des gamins. Sa voix se faisait chaleureuse, elle était vraiment contente. Il en bafouilla. — Eh bien, moi si. Je veux dire, je m’y attends. Mon père faisait cela, vous savez, prendre le temps de s’intéresser à moi. Plus tard j’ai découvert que tous les pères ne le faisaient pas, alors j’en ai conclu que c’était seulement l’apanage des hommes les plus occupés et les plus importants. Elle baissa les yeux pour regarder ses mains posées de chaque côté de sa tasse, et sourit maladroitement. Le Professeur Vorthys entra de son pas pesant, vêtu de son confortable costume fripé, à peine plus ajusté qu’un pyjama. Comme il convenait à son statut d’Auditeur Impérial, le costume était fait sur mesure, mais Miles se dit que Vorthys avait dû rendre son tailleur fou de désespoir avant d’obtenir exactement la coupe qu’il désirait, avec plein de place dans les poches, comme il l’avait un jour expliqué à Miles devant son épouse qui levait les yeux au ciel. Pour l’heure il enfournait des disquettes dans ces spacieux compartiments. — Es-tu prêt, Miles ? La SécImp vient d’appeler pour prévenir qu’un aérocar et un chauffeur nous attendaient au terminal ouest. Miles adressa un sourire d’excuse à Ekaterin, avala sa dernière gorgée de café, et se leva. — Vous n’aurez besoin de rien aujourd’hui, madame Vorsoisson ? — Non, j’ai beaucoup à faire. J’ai rendez-vous avec un conseiller juridique et plein de choses à trier et à ranger… Le garde n’a pas ordre de m’accompagner, dites-moi ? — Seulement si vous le désirez. Nous laissons un homme ici avec votre permission, mais si les Komarrans avaient voulu prendre des otages, ils nous auraient pris, Tienne et moi, l’autre nuit. Et se seraient attirés des tombereaux d’ennuis supplémentaires. Dommage qu’ils ne l’aient pas fait, se dit Miles. Son enquête aurait progressé à pas de géant, mais Soudha était bien trop malin. — Si je pensais que Nikki et vous courriez le moindre danger… je trouverais un moyen de vous utiliser comme appât… non, non. Si cela peut vous rassurer, je serai heureux de vous affecter un garde. — Non, vraiment, c’est inutile. De nouveau l’esquisse d’un sourire. Miles sentit qu’il pourrait passer la matinée à étudier les subtiles expressions de ses lèvres, quel bonheur ! La liste du matériel. Tu vas passer la matinée à étudier la liste du matériel. — Alors au revoir, madame, passez une bonne matinée. Vorthys, après avoir réfléchi à la nouvelle situation, avait choisi d’installer son quartier général personnel à la station expérimentale. Miles dut reconnaître que l’endroit bénéficiait d’une sécurité maximale. Personne ne risquait de débarquer là par hasard, ni d’approcher sans être repéré. À vrai dire, lui et Tienne l’avaient fait, mais les occupants avaient la tête ailleurs à ce moment-là, et la poisse incroyable de Tienne avait dû y être pour quelque chose. Miles se demanda dans quel ordre les choses s’étaient déroulées, pour Soudha. Est-ce que l’achat par son service d’un site aussi parfait pour des expériences secrètes avait donné l’idée à Soudha, ou est-ce qu’il avait eu l’idée d’abord et s’était arrangé ensuite pour obtenir la promotion lui permettant de s’assurer le contrôle de la station expérimentale ? Une parmi les nombreuses questions que Miles brûlait de lui poser, sous thiopenta. En descendant de l’aérocar de la SécImp avec Vorthys, Miles alla vérifier les progrès de son équipe, ou plutôt de celle du major d’Emorie, chargée de l’inventaire. Le sergent responsable lui promit que l’identification fastidieuse de tous les objets de la station serait terminée et vérifiée avant la fin de la journée. Miles rejoignit Vorthys qui s’était installé une sorte de repaire d’ingénieur dans l’un des vastes bureaux du premier étage du bâtiment administratif, de grandes tables, beaucoup de lumière, et un déploiement spectaculaire de consoles de com surpuissantes. Le Professeur, absorbé dans la contemplation d’une gerbe de projections mathématiques multicolores sur sa vid, grommela quelques mots de bienvenue. Miles s’assit pour étudier la liste, de plus en plus longue, des objets que selon le colonel Gibbs la station avait achetés, mais que l’on ne retrouvait nulle part. Il espérait qu’un schéma logique familier surgirait de manière subliminale. Au bout d’un moment le Professeur éteignit sa projection vid et poussa un soupir. — Aucun doute, ils ont fabriqué quelque chose. Les équipes en orbite ont encore récupéré de nouveaux fragments hier, fondus pour la plupart. — Alors, est-ce que notre inventaire correspond à un truc détruit avec Radovas, ou à deux trucs ? s’interrogea Miles à voix haute. — Oh, je dirais deux, au moins. Bien que le second n’ait peut-être pas encore été assemblé. Si on se place du point de vue de Soudha, on se rend compte qu’il a passé un très mauvais mois. — Oui, si tout ce gâchis là-haut n’était pas un genre de mission-suicide, ou un sabotage lié à des querelles intestines, ou… et puis où est passée Marie Trogir, bon sang ? Je ne suis pas du tout certain que les Komarrans le savaient. Quand il m’a parlé, j’ai eu l’impression que Soudha cherchait à savoir si j’avais des informations à son sujet. Ou alors, il essayait une fois de plus de m’envoyer sur une fausse piste. — Et votre inventaire, ça donne quelque chose ? — Euh, pas exactement ce que je cherche. Le dernier rapport d’autopsie de Radovas a révélé des déformations cellulaires, en plus des gros… j’emploie le terme à dessein, des gros dégâts. Ça m’a fait un peu penser à ce qui arrive à un corps humain frôlé par le rayon d’une lance à implosion gravitique. On peut être tué sans être touché, et le corps n’explose pas. Depuis que j’ai vu les scans des cellules de Radovas, je me demande si Soudha n’a pas réinventé la lance à implosion gravitique, ou une autre arme à champ gravitique. Cela fait des années que nos crânes d’œuf de la recherche en armement essaient de les miniaturiser pour en faire une arme individuelle. Mais, la liste du matériel ne colle pas tout à fait. Il y a un tas de transmetteurs d’énergie à haute puissance, mais merde, je n’arrive pas à voir à quoi ils la transmettent. — Les notes mathématiques trouvées dans la bibliothèque de Radovas m’intriguent énormément. Vous avez parlé au mathématicien de Soudha, Capell, quelle impression il vous a fait ? — Difficile à dire maintenant que je sais qu’il a menti comme un arracheur de dents du début à la fin. J’en déduis que Soudha pensait qu’il ne perdrait pas les pédales au moment où toute la bande devait s’agiter comme des malades pour préparer le départ. Je me rends compte aujourd’hui que Soudha a trié très soigneusement ceux qu’il m’a présentés. Miles hésita, ne sachant s’il pouvait pousser jusqu’au bout la logique de son raisonnement. — Je pense que Capell était un homme clé. Peut-être le second de Soudha. Bien que la comptable, Foscol…Non. Je joue le quarté Soudha, Foscol, Capell, et Radovas. Le noyau dur, c’est eux. Je vous parie des dollars betans contre des nèfles que tout ce méli-mélo à propos d’une liaison entre Radovas et Trogir n’était qu’un écran de fumée destiné à gagner du temps après l’accident. Mais alors, où est passée Trogir ? Et est-ce qu’ils avaient l’intention de se servir de leur truc, ou de le vendre ? Pour le vendre, il leur fallait trouver un client à l’extérieur de l’Imperium. Peut-être que Trogir a doublé tout le monde et est partie vendre les plans pour un meilleur prix. La SécImp surveille tous les points de transfert permettant de quitter l’Imperium, nos Komarrans n’ont pas eu le temps de passer entre les mailles avant que le filet ne soit refermé, ils n’avaient que quelques heures d’avance. Mais Trogir, elle, avait quinze jours d’avance. Elle est peut-être loin à l’heure qu’il est. Vorthys secoua la tête, refusant de spéculer avant d’avoir toutes les données. Miles poussa un soupir et se replongea dans sa liste. Au bout d’une heure, à force de lire des mètres et des mètres de listes d’inventaire, Miles commença à loucher. Son esprit se mit à vagabonder, formant le plan d’aller se coller personnellement, telle une sangsue hyperactive, à chacun des agents lancés à la poursuite des Komarrans. À tour de rôle, malgré tout. Il avait appris à ne pas souhaiter avoir de jumeau, ni d’autres répliques de lui-même. Il pensa à la vieille plaisanterie barrayarane à propos du seigneur Vor qui avait sauté sur son cheval et était parti au galop dans toutes les directions. Foncer droit devant soi était une excellente stratégie, à condition de savoir de quel côté se trouve le devant. Après tout, Vorthys ne tournait pas en rond, il restait assis au centre et attendait tranquillement que les choses viennent à lui. Les méditations de Miles sur les inconvénients du clonage furent interrompues par le colonel Gibbs qui arborait un étonnant petit sourire satisfait. Le Professeur approcha pour être dans le champ de la caméra et se pencha par-dessus la chaise de Miles. Gibbs les salua tour à tour. — Lord Auditeur. Lord Auditeur. J’ai trouvé quelque chose de bizarre qui je pense va vous intéresser. Nous avons enfin réussi à trouver la trace des vraies commandes de matériel de la station expérimentale. Ces deux dernières années ils ont acheté cinq générateurs Necklin aux spécifications bien particulières à une entreprise komarrane qui fabrique du matériel pour vaisseaux de saut. J’ai le nom de l’entreprise, son adresse, et des copies des factures. Bollan Design, c’est le fabricant, a gardé les fiches techniques. — Soudha construisait un vaisseau de saut ? murmura Miles. Une seconde, Colonel, les barres Necklin… doivent venir par paires… Peut-être en ont-ils cassé une ? Est-ce que la SécImp a rendu visite à Bollan ? — Oui, pour confirmer le système des fausses factures. Bollan Design semble être une entreprise parfaitement respectable, bien que petite. Ils existent depuis environ vingt ans, soit bien avant le début de l’escroquerie. Comme ils ne peuvent concurrencer les grands constructeurs comme Toscane Industries, ils se sont spécialisés dans les modèles spéciaux ou expérimentaux et la réparation de vieux vaisseaux de saut. Ils semblent avoir traité avec Soudha en toute bonne foi, et ne pas avoir transgressé le moindre règlement. Les factures au départ de chez eux n’étaient pas encore falsifiées. Apparemment, cela se faisait lorsqu’elles arrivaient sur la console de Foscol. Néanmoins… l’ingénieur en chef qui s’occupait de la réalisation des commandes en liaison directe avec Soudha n’est pas venu travailler depuis trois jours, et nos agents ne l’ont pas trouvé chez lui. Miles jura dans sa barbe. — Pour échapper au thiopenta, je parie. À moins que l’on ne retrouve son corps dans un fossé. Au choix. Je suppose que vous avez lancé un mandat contre lui ? — Bien sûr, Monseigneur. Voulez-vous que je télécharge sur votre console sécurisée tout ce que nous avons trouvé ce matin ? — S’il vous plaît. — Surtout les fiches techniques, glissa Vorthys par-dessus l’épaule de Miles. Quand je les aurai regardées, il se peut que je souhaite parler aux gens de chez Bollan qui n’ont pas encore disparu. Puis-je vous demander de veiller à ce qu’aucun d’eux ne parte en congé exceptionnel avant que je les aie rencontrés, Colonel ? — C’est déjà fait, Monseigneur. L’air toujours aussi satisfait, Gibbs disparut pour être remplacé par les données financières et techniques promises. Vorthys tenta de refiler les rapports financiers à Miles qui se dépêcha de les archiver et revint étudier les rapports techniques avec lui. Le Professeur les parcourut rapidement, puis réussit à sortir sur sa vid un modèle holo en couleurs et en trois dimensions qui se mit à tourner lentement sur lui-même. — Alors, qu’est-ce que c’est que ce truc ? — J’espérais que vous me le diriez, souffla Miles posté à son tour derrière la chaise de Vorthys. Ça ne ressemble à aucune des barres Necklin que je connais. Les lignes continuaient de tourner, dessinant une forme ressemblant à un curieux croisement entre un tire-bouchon et un entonnoir. — Tous les engins sont légèrement différents, fit remarquer Vorthys en affichant quatre autres formes à côté de la première. Si j’en crois les dates, ils augmentaient la taille à chaque nouvel exemplaire. Les trois premiers étaient relativement petits, deux mètres de long sur un mètre de large, mais le quatrième était deux fois plus grand que le troisième. Quant au cinquième, il semblait mesurer quatre mètres de large et six de long. Miles se remémora la taille des portes du hangar d’assemblage du bâtiment voisin. Où diable le dernier engin avait-il été livré quatre semaines plus tôt ? Pas dans ce hangar, en tout cas. Et on ne laissait pas du matériel de haute précision comme une barre Necklin dehors aux quatre vents. — Ces trucs génèrent des champs de force Necklin ? De quelle forme ? Avec une paire de barres Necklin, les champs tournent en sens inverse et projettent le vaisseau dans l’espace à cinq dimensions. Il leva les mains, l’une à côté de l’autre, paumes tournées vers le haut, puis les referma comme un livre. Selon la métaphore qu’on lui avait fournie, le champ s’enveloppait autour du vaisseau pour créer une aiguille à cinq dimensions de diamètre infinitésimal et de longueur illimitée qui transperçait cette zone de faille de l’espace à cinq dimensions que l’on appelle point de saut, avant de se redéployer de l’autre côté dans l’espace à trois dimensions. Il avait été contraint de suivre une démonstration mathématique beaucoup plus convaincante lors de son dernier trimestre à l’Académie Militaire, démonstration dont tous les détails s’étaient évaporés de son cerveau peu après l’examen final et qu’il n’avait jamais eu besoin de se rappeler. Tout cela se passait avant sa cryostase, si bien qu’il ne pouvait accuser la grenade à fragmentation du sniper d’être responsable de cette perte de mémoire. — Je connaissais ce truc-là, maugréa-t-il. Malgré cette invite claire, le Professeur ne se lança pas dans une conférence qui aurait éclairé Miles. Il se contenta de rester assis à sa console, le menton sur la paume. Au bout d’un moment il se pencha en avant et fit défiler une succession vertigineuse de données collectées par son équipe d’enquêteurs. — Ah, nous y voilà. Un graphique enchevêtré apparut, flanqué d’un côté par une liste d’éléments chimiques et de pourcentages. Les données fournies par Bollan Design firent rapidement apparaître une autre liste en tout point semblable. Le Professeur se redressa. — Nom de Dieu ! — Quoi ? demanda Miles. — Je ne m’attendais pas avoir autant de chance. Ceci, dit-il en montrant le premier graphique, est une analyse chimique d’un gros fragment fondu et très déformé que nous avons récupéré là-haut. Il possède presque la même composition que le quatrième engin, là. Les chiffres qui diffèrent légèrement correspondent justement aux éléments plus légers et plus volatils qu’on s’attend à voir partir pendant une telle fusion. Je pensais que nous n’arriverions jamais à reconstituer l’origine de ces gros trucs. À présent, ce n’est plus nécessaire. — Si ça, c’est le quatrième, dit Miles lentement, où est le cinquième ? Le Professeur haussa les épaules. — Au même endroit que le premier, le deuxième et le troisième ? — Est-ce que l’inventaire nous fournit assez de renseignements pour reconstruire la source d’énergie ? Si c’était le cas, nous aurions les plans de leur machine tout entière, non ? — Hum, peut-être. Ça nous donnera sans doute certains paramètres. La puissance déployée ? Continue ou puisée ? Bollan doit savoir, ils ont fourni le système de couplage… Il modifia quelques données et s’absorba dans la contemplation d’un nouveau graphique. Miles dansait impatiemment d’un pied sur l’autre. Quand il sentit qu’il ne pourrait rester plus longtemps silencieux sans risquer de voir sa tête exploser, il demanda : — Oui, mais ce truc, il sert à quoi ? — Comme son nom l’indique, sans doute. Il génère un champ de distorsion dans l’espace à cinq dimensions. — Dans quel but ? Le Professeur se laissa aller contre le dossier de sa chaise et se frotta le menton, l’air désolé. — Ah ça… répondre à cette question risque de demander un peu plus de temps. — On ne peut pas faire une simulation sur une console ? — Bien sûr. Mais pour obtenir la bonne réponse, il faut d’abord formuler correctement la question. Il me faut un mathématicien spécialiste de la physique de l’espace à cinq dimensions. Sans doute le Docteur Riva de l’université de Solstice. — Si elle est komarrane, la SécImp va tiquer. — Oui, mais elle est ici, sur Komarr. Je l’ai déjà consultée lors d’une enquête sur un accident de point de saut politiquement suspect sur la route de Sergyar il y a deux ans. Aucun des spécialistes de l’espace à cinq dimensions que je connais n’est capable de penser de façon aussi originale qu’elle. Miles avait l’impression que tous les experts en mathématiques à cinq dimensions pensaient d’une façon que le reste de l’humanité trouverait originale, voire tordue, mais il se contenta de hocher la tête pour montrer qu’il comprenait l’importance de cette qualité. — Il me la faut. Je l’aurai. Mais avant de l’arracher au confort et à la routine de son université, je crois que je vais me rendre chez Bollan en personne. Votre Gibbs est très bien, mais il n’a sûrement pas posé toutes les bonnes questions. Miles faillit nier posséder personnellement la SécImp ou qui que ce soit qui en fasse partie, mais il s’était bien rendu compte, à sa consternation, que les autres Auditeurs le considéraient comme l’expert en ce qui concernait la SécImp, de même que Vorthys l’était pour tout problème technique. Il pouvait imaginer une future réunion de ses collègues décidant : C’est un problème avec la SécImp ? C’est pour Vorkosigan ! — D’accord. Le voyage à l’usine Bollan Design s’avéra moins riche d’enseignements qu’ils ne l’avaient espéré. Un saut de puce en navette suborbitale l’amena ainsi que Vorthys devant les propriétaires passablement troublés de l’usine. Ils avaient déjà ouvert toutes leurs archives à la SécImp le matin même, et n’avaient guère plus à offrir aux deux Auditeurs Impériaux. Le personnel administratif ne connaissait que les détails financiers des contrats passés par le mythique « institut de recherche privé » de Soudha censé passer les commandes. Quelques techniciens qui avaient travaillé à l’atelier de fabrication n’apportèrent pas grand-chose aux fiches techniques déjà aux mains de Vorthys. Si l’ingénieur envolé avait été aussi ignorant de la véritable identité du client et de l’utilisation du matériel que le reste des employés, il n’aurait eu aucune raison de s’enfuir. Autant que Miles put en juger, les usines Bollan n’avaient commis aucun crime. Toutefois les techniciens se souvenaient de plusieurs visites effectuées par des hommes répondant à la description de Soudha, Cappell et Radovas, en particulier une de Soudha pas plus tard que la semaine précédente. L’ingénieur en chef ne les avait jamais conviés à ces rencontres, et on leur avait ordonné de ne parler à personne des nouveaux générateurs Necklin en dehors de leur groupe de travail, sous prétexte qu’il s’agissait de systèmes expérimentaux pas encore brevetés, de secrets commerciaux qui devaient se transformer en gros bénéfices (ou en pertes). Pour l’instant les résultats semblaient afficher davantage de pertes que de bénéfices. Les clients avaient toujours pris possession du matériel sur place, et ne l’avaient jamais fait livrer. Miles prit note de se renseigner pour savoir si la station expérimentale possédait ses propres moyens de transport lourds. Sinon, la SécImp devrait vérifier si Soudha avait loué des véhicules de déménagement assez gros pour transporter les deux derniers générateurs. Tout en fouinant dans l’usine tandis que le Professeur parlait Haute Technologie avec ceux qui comprenaient cette langue, Miles se sentit de plus en plus convaincu que l’ingénieur en chef avait disparu volontairement. Une enquête plus approfondie avait révélé que la plupart des notes personnelles de l’individu s’étaient envolées en même temps que lui. La sécurité aux usines Bollan n’était certes pas aux normes militaires, mais il paraissait extravagant d’imaginer les Komarrans pressés de Soudha venir tuer l’homme, pour ensuite nettoyer en douceur autant de consoles sans aucune complicité interne. De toute façon, Miles ne souhaitait pas le retrouver mort dans un fossé. Il le voulait bien vivant au bout de l’hypospray de Tuomonen. Le problème était là, les gens anticipaient l’interrogatoire au thiopenta et il s’avérait beaucoup plus difficile de faire parler les conspirateurs modernes qu’au bon vieux temps de la question. Si on lui avait dit trois jours plus tôt que Gibbs allait lui offrir les plans complets de l’arme secrète de Soudha sur un plateau, il se serait réjoui en imaginant son enquête quasiment bouclée. Ha ! Ils arrivèrent chez Ekaterin trop tard pour dîner, mais juste à temps pour un dessert maison manifestement confectionné sur mesure aux goûts du Professeur, à base de chocolat, de crème et de noix de pécan poussées en cuve. Ils s’installèrent dans la cuisine pour le dévorer. Miles remarqua avec satisfaction que, quoi que Nikki ait eu à subir de la part de ses camarades, cela n’avait pas suffi à lui couper l’appétit. Un peu honteux de laisser une banalité aussi mortellement ennuyeuse sortir de sa bouche, mais comment savoir autrement, il demanda : — Ça s’est bien passé à l’école ? — Impec, répondit Nikki, la bouche pleine de crème. — Tu crois que tu auras des problèmes demain ? — Nan. Il avait retrouvé ses monosyllabes et son indifférence de préadolescent méfiant à l’égard des adultes. Le ton paniqué du matin avait disparu. — Bien, bien ! Du coin de l’œil Miles aperçut les yeux d’Ekaterin sourire. Bien ! Quand Nikki eut fini d’engloutir son dessert, il partit en courant et elle demanda, un rien ironique : — Et le travail, ça s’est bien passé ? Je me demandais si les heures supplémentaires étaient signe de progrès ou l’inverse. Et le travail, ça s’est bien passé ? Son ton semblait vouloir excuser la banalité de la question. Miles se demanda comment lui expliquer qu’il la trouvait absolument délicieuse et qu’il aimerait qu’elle la répète, encore et encore… Son parfum affolait son cerveau reptilien, et il n’était même pas certain quelle en portait. Ce mélange troublant de désir et de douceur domestique était tout nouveau pour lui. Enfin, à moitié nouveau. Il savait comment gérer le désir, c’était la douceur domestique qui le prenait au dépourvu. — Nous avons atteint des profondeurs nouvelles dans la stupéfaction. Le Professeur ouvrit la bouche, la referma, et finit par dire : — Cela résume à peu près tout. L’hypothèse de Miles s’est avérée juste. L’escroquerie a été montée pour financer la fabrication d’un… d’un nouveau type d’engin. — D’une arme secrète. J’ai dit d’une arme secrète. Les yeux de Vorthys brillèrent d’une lueur d’amusement. — Précise tes termes. S’il s’agit d’une arme, quelle en est la cible ? — C’est tellement secret que nous ne parvenons même pas à imaginer à quoi elle sert. Donc j’ai au moins à moitié raison. Jetant un coup d’œil vers la porte, il ajouta : — Une fois réinstallé dans son train-train Nikki n’a plus eu de problèmes, n’est-ce pas ? — Non. J’étais presque certaine que ça se passerait ainsi. Merci beaucoup pour votre aide ce matin, Lord Vorkosigan. Je vous suis très… Le carillon de la porte d’entrée épargna à Miles un embarras certain. Ekaterin se leva, suivie par le Professeur, et il garda sa question : Comment ça s’est passé avec le conseiller juridique ? Il lui revint à l’esprit que le garde de la SécImp était en faction dans l’entrée, inutile de faire étalage de ce genre de choses. Il rangea sa phrase dans un coin de sa tête pour la prochaine occasion, ouvrit la porte, et sortit sur le balcon. Le soleil et le miroir étaient couchés depuis des heures. Seule la ville brillait faiblement dans la nuit. Quelques piétons continuaient de traverser le parc en contrebas, entrant et sortant de l’ombre, se dépêchant d’aller prendre une voiture-bulle ou de rentrer chez eux. Des couples se promenaient plus lentement. Miles se pencha sur la balustrade pour regarder un couple qui flânait. L’homme avait passé le bras sur l’épaule de sa compagne et elle le tenait par la taille. En gravité zéro, une telle différence de taille ne paraîtrait plus, grâce au ciel. Et comment les quaddies à quatre bras qui vivaient au fin fond de l’espace se débrouillaient-ils dans ces moments-là ? Il avait un jour rencontré une musicienne quaddie, et il était certain qu’ils avaient trouvé une version bien à eux de ce genre d’étreinte si universellement humaine… … Ses vaines spéculations pleines d’envie furent interrompues par un bruit de voix venu de l’intérieur de l’appartement. Ekaterin accueillait quelqu’un, une voix d’homme à l’accent komarran. Miles se raidit en reconnaissant le parler rapide de Venier, l’ingénieur au profil de lapin. — La SécImp n’a pas gardé ses affaires aussi longtemps que je le pensais, et le colonel Gibbs m’a autorisé à vous les rapporter. — Merci, Venier, répondit Ekaterin de cette voix égale que Miles avait appris à associer à la méfiance. Posez tout sur la table, voulez-vous. — Il n’y a pas grand-chose, essentiellement des stylos, ce genre de truc, mais j’ai pensé que vous aimeriez récupérer le vidéo-fichier avec tous les holos de votre fils et de vous-même. — Oui, bien sûr. — En fait, il ne s’agissait pas seulement de vider le bureau de l’Administrateur Vorsoisson, je voulais vous parler en particulier. Miles, qui s’apprêtait à passer du balcon à la cuisine, s’immobilisa. Bon Dieu, la SécImp avait interrogé Venier et l’avait blanchi, alors quel secret avait-il à offrir, et surtout à offrir à Ekaterin ? Et si Miles entrait, est-ce qu’il se fermerait comme une huître ? — Eh bien… bon. Euh… asseyez-vous. — Merci. Un bruit de chaises. Venier reprit : — J’ai bien réfléchi. Depuis la mort de l’Administrateur, vous vous trouvez dans une situation très inconfortable. Pardonnez-moi, mais je ne pouvais pas ne pas me rendre : compte que les choses entre votre défunt mari et vous n’allaient pas comme elles auraient dû. —… Tienne… Tienne n’était pas facile. Je ne pensais pas que ça se voyait. — Tienne était un âne bâté. Et ça, ça se voyait. Pardonnez-moi, mais c’est la vérité, et nous le savons tous les deux. — C’est sans intérêt à présent, dit-elle d’un ton peu encourageant. — J’ai appris avec quelle légèreté il a spéculé avec votre pension. Sa mort vous plonge dans une situation effroyable. Vous êtes obligée de retourner sur Barrayar. — J’ai l’intention de retourner à Barrayar, c’est exact, répondit doucement Ekaterin. Je devrais me racler la gorge, se dit Miles, me cogner contre une chaise de balcon, ou retourner dans la cuisine, et m’exclamer : Venier, vous ici, quelle surprise ! Au lieu de cela il se mit à respirer par la bouche pour être le plus silencieux possible. — Je sais que ce n’est pas le bon moment pour parler de cela, c’est bien trop tôt, mais cela fait des mois que je vous observe. La manière dont on vous traite. Comme une prisonnière, prisonnière d’un mariage barrayaran traditionnel. Je ne saurais dire jusqu’à quel point vous étiez consentante, mais maintenant, avez-vous envisagé de rester à Komarr ? De ne pas regagner votre cellule ? Vous avez la possibilité de vous échapper. Miles sentit son cœur pris de panique battre la chamade. Où Venier voulait-il en venir ? — Je… notre… notre voyage de retour est payé par l’assurance-décès. Toujours la même douceur méfiante. — J’ai une autre solution à vous proposer. Venier déglutit. Miles aurait pu jurer qu’il avait entendu le léger gargouillis venu de son cou d’oiseau. — Épousez-moi. Ainsi vous aurez la protection légale dont vous avez besoin pour rester ici. Plus personne ne pourra vous obliger à repartir. Je pourrai subvenir à vos besoins le temps que vous donniez la pleine mesure de vos talents en reprenant vos études de botanique, de chimie, ou de ce que vous voudrez. Vous êtes capable de grandes choses. Je ne saurais vous dire à quel point ça me rendait malade de voir un tel potentiel humain gâché par la faute de ce clown de Barrayaran. Bien sûr pour vous, au départ, ce serait un mariage de convenance, mais, en tant que Vor, l’idée ne doit pas vous paraître étrange. Et avec le temps, ça pourrait devenir plus, j’en suis certain. Je sais qu’il est trop tôt, mais vous n’allez pas tarder à partir, et après, il sera trop tard ! Venier se tut pour reprendre son souffle. Miles, plié en deux, la bouche grande ouverte, hurlait en silence : Ma réplique ! Merde, c’est ma réplique ! Ma réplique ! Il s’attendait à ce que des Vor arrivent de partout pour solliciter la main d’Ekaterin dès qu’elle aurait posé le pied à Vorbarr Sultana mais, Dieu du ciel, elle n’avait pas encore décollé de Komarr. Il n’avait pas envisagé Venier, ou un autre Komarran, comme rival possible. Venier un rival ! Rien que l’idée était risible. Miles avait plus de pouvoir, plus d’argent, un rang plus élevé, tant de choses à déposer aux pieds d’Ekaterin le moment venu. Venier n’était même pas plus grand qu’elle. En fait, il était plus petit de quatre bons centimètres. La seule chose que Miles ne pouvait lui offrir, toutefois, était de se débarrasser de Barrayar. Dans ce domaine, Venier possédait un avantage avec lequel il ne pourrait jamais rivaliser. Un silence terrifiant, interminable, s’ensuivit et Miles sentit son cerveau hurler : Non, dis-lui non, non, dis-lui non, NON ! — C’est très aimable à vous, finit par dire Ekaterin. Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? Et est-ce que Venier se posait la même question ? — Cela n’a rien à voir avec être aimable. Je… je vous… je vous admire énormément, réussit à articuler Venier en se raclant la gorge. — Ô mon Dieu. — J’ai posé ma candidature comme Administrateur en chef du Projet de Terraformation. Je pense que j’ai une bonne chance. Avec toutes ces perturbations dans le service, le QG va sûrement chercher la continuité. Et si la boue du scandale a éclaboussé les innocents en même temps que les coupables, eh bien je ferai ce qu’il faudra pour laver ma réputation professionnelle, pour avoir une deuxième chance. Je suis capable de faire du Secteur de Serifosa une vitrine, j’en suis capable, je le sais. Si vous restez, je vous ferai obtenir des actions planétaires assorties d’un droit de vote. Nous pourrions le faire tous les deux, faire de cet endroit un jardin. Restez, aidez-moi à construire ce monde. Un autre silence, interminable, terrifiant. — Je suppose qu’on vous attribuerait cet appartement, si vous obteniez le poste de Tienne ? — C’est l’appartement de fonction, répondit Venier d’une voix mal assurée. Mauvais argument de vente, se dit Miles, sans toutefois être certain que Venier s’en rendait compte. N’avait-elle pas dit : Je ne supporte plus cet endroit ? — J’apprécie votre offre, Venier, mais vous ne comprenez pas très bien ma situation. Personne ne m’oblige à retourner chez moi. Komarr… ces dômes étanches me rendent claustrophobe maintenant. Chaque fois que je vais mettre un masque à oxygène, je ne pourrai m’empêcher de penser à l’atroce mort de Tienne. — Ah… oui, je comprends. Mais qui sait, avec le temps ? — Oh, oui. Le temps. La tradition Vor impose un an de deuil à une veuve. Miles ne parvenait pas à deviner quel geste, quelle expression accompagnaient ces paroles. Une grimace ? Un sourire ? — Vous tenez à ces coutumes archaïques ? Êtes-vous obligée ? Pourquoi ? Je n’ai jamais compris cela. Je croyais qu’à l’Époque de l’isolement on cherchait à ce que les femmes soient mariées tout le temps. — En fait c’était pour des raisons pratiques. Cela permettait de s’assurer qu’une veuve, si elle était enceinte, resterait sous le contrôle de la famille du mari défunt, qui pouvait ainsi conserver la garde d’un éventuel héritier mâle. Mais que je tienne au deuil traditionnel ou pas n’a aucune importance. Du moment que les gens le pensent, je peux me servir de cet argument pour me défendre et repousser les avances de… de prétendants importuns. J’ai tellement besoin de temps et de calme pour retrouver mon équilibre. Après un court silence, Venier répondit, un peu crispé : — Vous défendre ? Je ne considérais pas ma proposition comme une attaque, Kat. — Bien sûr, moi non plus. Mensonge, mensonge. Tu parles, bien sûr que c’est ce qu’elle voulait dire. Elle avait vécu le mariage comme un long siège de son âme. Après dix ans de Tienne, elle devait avoir la même opinion du mariage que Miles des grenades à fragmentation. Très mauvais pour Venier. Bon. Mais tout aussi mauvais pour Miles. Mauvais. Bon. Mauvais. Bon… — Kat, je… je ne veux pas vous importuner, mais réfléchissez, pensez aux autres solutions avant de prendre une décision irrévocable. Je serai toujours là. Long et pénible silence. — Je ne souhaite pas vous faire de peine, vous ne m’en avez jamais fait, mais c’est mal de laisser les gens caresser de vains espoirs. Elle inspira longuement, profondément, comme si elle rassemblait toutes ses forces, avant de dire : — C’est non. Oui ! Et d’ajouter avec moins de vigueur : — Mais merci beaucoup de vous intéresser à moi. Encore un long silence. Venier reprit : — Je voulais vous aider. Je vois que je n’ai fait qu’aggraver les choses. Il faut que je parte, je dois encore acheter le dîner en chemin. Oui, et tu le mangeras tout seul, misérable lapin, ah, ah ! — Madame Vorsoisson, bonsoir. — Je vous raccompagne. Merci encore d’avoir rapporté les affaires de Tienne. J’espère que vous obtiendrez son poste, Venier, je suis sûre que vous y réussiriez très bien. Il est temps que l’on recommence à confier des postes de responsabilité aux Komarrans… Miles se détendit lentement tout en se demandant comment il allait réussir à éviter Ekaterin à présent. Si elle allait voir Nikki comme c’était probable, il pourrait se glisser dans la serre-bureau sans se faire remarquer et prétendre ne pas en avoir bougé. Au lieu de cela il l’entendit retourner dans la cuisine. Un raclement sur le sol, un brimbalement, un soupir, puis un bruit plus fort au moment où elle vida le contenu du carton tout entier dans le vide-ordures. Une chaise tirée ou poussée. Il s’avança un peu pour jeter un coup d’œil par la porte. Elle s’était de nouveau assise, les paumes collées contre les yeux. Pleurait-elle ? Riait-elle ? Elle se frotta le visage, rejeta la tête en amère et se dirigea vers le balcon. Il recula précipitamment et s’assit sur la chaise la plus proche. Il étendit les jambes, renversa la tête et ferma les yeux. Allait-il oser faire semblant de ronfler, ou serait-ce trop ? Elle cessa de marcher. Mon Dieu, et si elle fermait la porte et l’enfermait sur le balcon comme un chat de gouttière ? Allait-il tambouriner à la porte ou passer la nuit là ? Quelqu’un remarquerait-il son absence ? Serait-il capable de descendre par la fenêtre et de remonter sonner à la porte ? L’idée seule le fit frissonner. Une nouvelle attaque n’était pas prévue dans l’immédiat, mais il ne pouvait jamais être sûr de rien, cela faisait partie du charme de son état… Elle se remit à marcher. Il ouvrit la bouche, se redressa, cligna des yeux et s’ébroua. Elle le dévisageait, l’air surprise. La faible lumière provenant de la cuisine mettait en valeur l’élégance de ses traits. — Oh, madame Vorsoisson ! Je devais être plus fatigué que je ne le pensais. — Est-ce que vous dormiez ? Son « oui » se mua en « euh », quand il se rappela sa promesse de ne jamais plus lui mentir. Il se frotta le cou. — Dans cette position, je serais resté à demi-paralysé. Elle fronça les sourcils d’un air interrogateur et croisa les bras. — Lord Vorkosigan, j’ignorais que les Auditeurs Impériaux pouvaient user de si grossiers mensonges. — Quoi… aussi grossiers ? Je suis navré. J’étais sorti admirer la vue et je ne pensais à rien quand j’ai entendu Venier entrer. J’ai d’abord cru qu’il venait pour l’enquête, et après il était trop tard pour apparaître sans nous mettre tous dans une situation embarrassante. C’est comme l’histoire de votre console, une fois de plus. Un malheureux concours de circonstances. Ce n’est pas mon genre, je vous l’assure. Elle inclina la tête, un étrange petit sourire ironique au coin des lèvres. — Quoi, un curieux invétéré qui ignore superbement toutes les règles du savoir-vivre ? Bien sûr que vous l’êtes. Votre formation SécImp n’a rien à voir là-dedans. C’est votre nature. Pas étonnant que vous ayez aussi bien réussi chez eux. S’agissait-il d’un compliment ou d’une insulte, il n’aurait su le dire. Bon, mauvais, bon-mauvais-bon… ? Il se leva, sourit, renonça à lui parler du conseiller juridique, lui souhaita poliment bonne nuit, et s’enfuit mort de honte. 17 Ekaterin se mit en route de bonne heure le lendemain matin pour aller au-devant de sa tante qui arrivait de Barrayar. Le ferry qui l’emmenait de Komarr à la station de saut s’arracha de l’orbite de la planète avant midi, heure de Solstice, et elle s’installa dans son compartiment privé avec un soupir de satisfaction un rien coupable. C’était tout son oncle de la faire bénéficier d’autant de confort, il ne faisait rien à moitié. Elle pouvait presque l’entendre tonner avec enthousiasme : Pas de restrictions artificielles, bien qu’en général il ne clamât ce slogan qu’à propos de desserts. Certes, sa cabine était si petite qu’elle pouvait toucher les deux murs à la fois, mais elle pouvait s’y mettre debout. Même si le vol jusqu’à la station de saut ne durait que huit heures, elle était heureuse de ne pas se retrouver serrée comme une sardine en classe économique comme lors de son précédent voyage. Coincée entre Tienne et Nikki au terme d’un périple de sept jours depuis Barrayar, elle aurait été bien en peine de dire lequel des trois était le plus fatigué, le plus tendu et le plus grincheux. Si elle avait accepté la proposition de Venier, elle n’aurait pas eu à affronter la perspective de revivre pareil voyage éprouvant, un argument en sa faveur que Venier n’aurait jamais pu imaginer. Tant mieux. Elle repensa à son offre inattendue la veille dans la cuisine, et sa bouche se crispa au souvenir de son embarras, de son amusement, et même d’une étrange pointe de colère. Comment l’idée avait-elle pu lui venir qu’elle était disponible ? Par souci de ménager la jalousie irrationnelle de Tienne elle croyait avoir depuis longtemps effacé tout signe encourageant dans son comportement. Avait-elle l’air si pitoyable et si malheureuse que même un garçon timide et discret comme Venier avait pu s’imaginer pouvoir devenir son sauveur ? Dans ce cas, alors ce n’était pas sa faute à lui. Les projets enthousiastes de Venier, comme ceux de Vorkosigan, pour son avenir, ses études et ses emplois futurs, ne lui déplaisaient pas. En fait ils correspondaient à ses propres aspirations, et pourtant… pourtant tous les deux : sous-entendaient la même chose : Tu peux devenir quelqu’un, une femme à part entière, à condition de jouer notre jeu. Pourquoi ne puis-je exister par moi-même ? Et puis zut, elle n’allait pas laisser cette avalanche d’émotions gâcher sa précieuse tranche de solitude. Elle prit son lecteur au fond de son sac de voyage, installa confortablement les nombreux coussins, et s’allongea sur la couchette. En pareil moment elle se demandait vraiment pourquoi l’isolement carcéral passait pour un châtiment aussi sévère : personne ne peut venir vous importuner ! Elle remua les orteils avec volupté. Elle se sentait coupable vis-à-vis de Nikki qu’elle avait laissé chez un camarade de classe sous prétexte de ne pas lui faire manquer l’école. Si elle ne faisait rien d’utile de toutes ses journées, pourquoi devait-elle importuner tant de gens pour s’occuper de ses diverses tâches chaque fois qu’elle s’absentait ? Quelque chose ne collait pas. Non que madame Vortorren, l’épouse d’un collaborateur du Conseiller Impérial Délégué de Serifosa ait le moins du monde rechigné à aider la jeune veuve. Ni que Nikki ait représenté un grand surcroît d’efforts dans son ménage, elle avait quatre enfants qu’elle parvenait à nourrir, habiller, et élever au milieu d’une pagaille générale qui ne semblait pas troubler son air d’amabilité distraite. Les enfants de madame Vortorren avaient appris tôt à se débrouiller seuls, et ce n’était pas plus mal. Ekaterin avait découragé Nikki de l’accompagner en lui rappelant que les pilotes des ferries devaient se conformer à des règles strictes, et ne pas accepter la présence de passagers dans le poste de commandement. Et puis ce n’était même pas d’un vaisseau de saut. En réalité elle brûlait d’envie de parler librement avec sa tante de sa vie avec Tienne hors de la présence de son fils. Ses pensées refoulées tournaient et retournaient sans répit dans sa tête comme dans un réservoir plein à ras bord. Elle sentait à peine l’accélération du ferry. Elle glissa dans son lecteur la disquette-livre que le conseiller juridique lui avait recommandée, et se laissa aller contre les coussins. Il avait confirmé l’intuition de Vorkosigan, les dettes de Tienne étaient effacées en même temps que son actif. Elle s’en irait au bout de dix ans avec… absolument rien, les mains vides comme elle était venue. Sauf la valeur de l’expérience… Après réflexion, elle préférait ne pas être redevable de quoi que ce soit envers Tienne. Pour solde de tout compte… La disquette de gestion s’avéra ardue, mais une autre, sur les jardins d’eaux d’Escobar, l’attendait pour la récompenser lorsqu’elle en aurait fini avec son pensum. Pour l’instant elle n’avait aucun argent à placer. Cela aussi devrait changer. La connaissance n’était peut-être pas synonyme de pouvoir, mais l’ignorance était indiscutablement une faiblesse, et la pauvreté également. Il était plus que temps de cesser de se prendre pour une enfant et de considérer les autres comme les seuls adultes. Je me suis fait avoir une fois. Il n’y en aura pas de deuxième. Elle termina un livre et la moitié du suivant avant de s’offrir deux heures d’une sieste exquise sans être dérangée, et se réveilla pour faire un brin de toilette au moment où le ferry manœuvrait pour accoster. Elle referma son sac de voyage, passa la bandoulière sur l’épaule, et sortit regarder par les hublots du salon l’approche vers la station de transfert. La station avait été construite une centaine d’années auparavant lorsque de nouvelles explorations du point de transfert avaient conduit à la redécouverte de Barrayar. On avait retrouvé la colonie perdue au bout d’un itinéraire compliqué, passant par plusieurs points de saut, et entièrement différent de celui emprunté pour la colonisation initiale de la planète la première fois. La station avait été agrandie et avait subi des modifications durant l’occupation cetagandane. Komarr avait accordé aux Ghems-Lords un droit de passage en échange d’énormes concessions commerciales dans tout l’Imperium cetagandan et d’une part des bénéfices escomptés de la conquête, un marché que Komarr devait plus tard regretter. S’en était suivie une période plus calme jusqu’à ce que les Barrayarans, forts de la dure expérience acquise lors de l’occupation cetagandane, arrivent en force. Sous le nouveau gouvernement impérial barrayaran la station s’était de nouveau développée pour devenir une vaste structure tentaculaire et chaotique abritant environ cinq mille employés résidents, leur famille, et un nombre variable de personnes en transit, travaillant sur les quelques centaines de vaisseaux qui empruntaient chaque semaine l’unique itinéraire reliant le cul-de-sac qu’était Barrayar au reste du réseau des points de saut. Un nouveau quai d’accostage était en construction et se détachait de la structure en hérisson de la station. Le poste militaire barrayaran brillait au loin, protégeant le point de saut invisible, porte de l’espace à cinq dimensions. Le ferry vint s’arrimer à sa plate-forme d’accostage et l’énorme station boucha la vue. Les fastidieuses formalités de contrôle ayant été effectuées en orbite autour de Komarr avant le départ, les passagers purent débarquer librement. Se repérant grâce à son plan holovid, indispensable au milieu de ce labyrinthe encombré, Ekaterin s’en alla réserver une chambre pour elle et sa tante dans un hôtel. Elle en trouva une, petite mais calme, où sa pauvre tante pourrait récupérer de la nausée causée par les passages par les points de saut avant d’attaquer la dernière étape. Elle regrettait de n’avoir pas bénéficié du même confort lors de son propre voyage vers Komarr. Se rendant compte que la dernière chose dont sa tante aurait envie serait un repas, elle s’arrêta prudemment pour grignoter un morceau dans un café voisin et alla attendre l’arrivée du vaisseau dans le salon le plus proche de la plate-forme d’accostage. Elle choisit un fauteuil face aux portes en regrettant un peu de ne pas avoir pris son lecteur en cas de retard. Mais la station et ses occupants offraient un spectacle fascinant. Où allaient tous ces gens, et pourquoi ? Ses yeux se posaient surtout sur les voyageurs galactiques, manifestement venus d’ailleurs dans leur curieuse tenue planétaire. Qu’est-ce qui les amenait ici ? Les affaires, la diplomatie, l’exil, les vacances ? Ekaterin avait connu deux mondes jusqu’à présent. En verrait-elle d’autres ? Elle se dit que la plupart des gens n’en connaissaient qu’un. Ne sois pas trop gourmande. Combien Vorkosigan en avait-il vu ? Ses pensées vagabondèrent pour revenir à son propre désastre personnel, comme la victime d’une inondation revient fouiller dans les décombres à la recherche de ses biens perdus une fois les eaux retirées. L’idéal Vieux Vor du mariage et de la famille était-il par nature en contradiction avec l’âme féminine, ou Tienne avait-il été seul responsable du rétrécissement qu’elle ressentait ? La réponse risquait de s’avérer difficile à trouver sans de multiples essais, et le mariage était une expérience qu’elle n’avait guère envie de répéter. Pourtant sa tante semblait la preuve vivante que tout était possible. Historienne reconnue et universitaire respectée, parlant quatre langues, elle avait réussi sa vie professionnelle, mais elle avait aussi élevé trois enfants, et s’apprêtait à fêter ses cinquante ans de mariage. Avait-elle accepté des compromis secrets ? Elle occupait une solide position dans son domaine, mais aurait-elle pu prétendre à la première ? Elle avait trois enfants, aurait-elle voulu en avoir six ? Nous allons faire une course, madame Vorsoisson, préférez-vous qu’on vous coupe la jambe droite, ou la jambe gauche ? Je veux courir avec mes deux jambes. La tante Vorthys avait couru sur ses deux jambes, avec une sérénité raisonnable. Ekaterin avait vécu chez elle et elle ne pensait pas l’idéaliser outre mesure, mais bien sûr elle avait épousé l’oncle Vorthys. La carrière de quelqu’un dépend peut-être de ses propres efforts et de ses propres talents, mais le mariage est une loterie où l’on choisit son lot à la fin de l’adolescence, au moment où l’on est le plus stupide et où l’on voit le moins clair. Peut-être était-ce aussi bien. Si les gens étaient trop raisonnables, la race humaine pourrait bien venir à disparaître. L’évolution favorisait la production d’un maximum d’enfants, pas d’un maximum de bonheur. Alors comment as-tu fait pour n’avoir ni l’un, ni l’autre ? Elle ricana d’autodérision et se redressa, car les portes s’ouvrirent et les gens commencèrent à sortir. Le plus gros du troupeau était passé quand elle repéra la petite femme au pas mal assuré escortée par un porteur qui l’aida à passer les portes et lui remit la lanière d’une palette flottante sur laquelle étaient posés ses bagages. Ekaterin se leva en souriant et s’avança. Sa tante paraissait complètement épuisée ; de longs cheveux gris s’échappaient de son chignon et venaient lui balayer le visage qui avait perdu son joli teint rose habituel et pris une triste couleur gris-vert. Son boléro bleu et sa jupe étaient tout froissés, et les bottes de voyage assorties, remplacées à ses pieds par des chaussons, étaient perchées en équilibre instable sur la pile de valises. La tante Vorthys tomba dans les bras de sa nièce : — Oh ! Je suis si heureuse de te voir. Ekaterin la tint à bout de bras pour observer son visage : — Le voyage a été si dur ? — Cinq sauts. Et un vaisseau si rapide qu’on n’avait pas beaucoup de temps pour récupérer entre deux. Tu as de la chance de bien supporter cela. — Ça me donne un peu la nausée, dit Ekaterin pour la réconforter selon la théorie que le malheur des uns fait parfois le bonheur des autres. Ça passe au bout d’une demi-heure. Celui qui a de la chance, c’est Nikki, ça ne semble pas le gêner du tout. Tienne, lui, cachait ses symptômes derrière de la mauvaise humeur. Il craignait de montrer ce qu’il considérait comme un signe de faiblesse. Aurait-elle dû… essayer de… ? Ça n’a plus d’importance à présent, laisse tomber. — J’ai retenu une chambre dans un petit hôtel tranquille pour que tu puisses t’allonger un moment. Nous pouvons y prendre le thé. — Oh, parfait, ma chérie. — Dis-moi, pourquoi tes bagages sont-ils transportés alors que toi tu marches ? Ekaterin réinstalla les deux valises sur la palette flottante et ouvrit le strapontin. — Assieds-toi, je vais te tirer. — Si ça ne tangue pas trop. Les sauts m’ont fait gonfler les pieds, entre autres. Ekaterin l’aida à s’installer et se mit à marcher à pas comptés. — Je suis désolée qu’Oncle Vorthys t’ait imposé un voyage pareil pour t’occuper de moi. D’autant que je ne compte pas rester ici plus de quelques semaines. — De toute façon j’avais l’intention de venir si son enquête durait. Les choses n’ont pas l’air d’aller aussi vite qu’il l’espérait. — Non, enfin… non. Je te raconterai tous les affreux détails quand nous serons arrivées, ici ce n’est pas l’endroit. — Tu as raison, ma chérie. Tu as l’air en forme, un peu komarrane tout de même. Ekaterin regarda sa chemise brune et son pantalon beige. — Je trouve les vêtements komarrans pratiques, surtout parce qu’ils me permettent de passer inaperçue. — Un jour j’aimerais te voir t’habiller pour te faire remarquer. — Ce n’est pas pour aujourd’hui. — Non, sans doute pas. As-tu l’intention de porter le deuil traditionnel quand tu reviendras à Barrayar ? — Oui, je pense que ce serait une excellente idée. Ça pourrait m’éviter… m’éviter d’avoir à affronter des choses que je n’ai pas envie d’affronter pour l’instant. — Je vois. Malgré les fatigues du voyage et sa nausée, la tante Vorthys s’intéressait à ce qui se passait autour d’elle, et elle entreprit de mettre Ekaterin au courant des dernières nouvelles de ses cousins. Sa tante était grand-mère et pourtant elle ne paraissait pas vieille, seulement entre deux âges. Durant la Période de l’isolement, une femme était vieille à quarante-cinq ans et n’attendait plus que la mort, si encore elle arrivait jusque-là. Au cours du dernier siècle, l’espérance de vie des femmes avait doublé, et semblait même partie pour tripler, pour égaler celle de certaines galactiques, les Betanes par exemple. La mort prématurée de sa mère avait-elle donné à Ekaterin une fausse notion du temps ? J’ai deux vies, contre une seule pour mes grands-mères. Deux vies pour atteindre ses deux objectifs… Si seulement on pouvait les vivre l’une après l’autre, au lieu de devoir tout faire en même temps. Et puis l’arrivée du réplicateur utérin avait à son tour tout changé profondément. Pourquoi avait-elle gâché dix ans à essayer de jouer avec les anciennes règles ? Pourtant dix années entre vingt et trente ans n’étaient pas équitablement remplacées par dix années entre quatre-vingt-dix et cent. Il fallait qu’elle réfléchisse à tout cela… Loin du quartier des docks, la foule se faisait moins dense, jusqu’à se réduire à un passant de temps à autre. La station ne fonctionnait pas tant sur le rythme du jour et de la nuit que sur celui des vaisseaux. Quand ceux-ci arrivaient, une suractivité prenait tout un chacun. Il fallait décharger et recharger à toute allure car le temps, c’était de l’argent. Dès qu’ils repartaient, le calme retombait sur la station, et ce rythme ne correspondait pas forcément avec le fuseau horaire de Solstice en vigueur dans l’espace de Komarr. Ekaterin s’engagea dans un étroit couloir de service qu’elle avait découvert et qui représentait un raccourci pour gagner la galerie marchande et leur hôtel. L’un des kiosques fabriquait des pains barrayarans et évacuait astucieusement la chaleur et l’odeur de ses fours dans la galerie pour attirer le client. Elle reconnut l’odeur de levure, de cardamome et de sirop chaud qui lui rappela la fête de l’Hiver à Barrayar, et une bouffée de mal du pays la submergea. Du bout du couloir désert, accompagnant les arômes, elle vit venir un homme vêtu d’une combinaison de docker. Sur sa poitrine, à gauche, elle lut le logo commercial Southport Transport Ltd. en caractères penchés, comme si les lettres faisaient la course. Il portait deux grands sacs bourrés de paniers-repas. Il s’arrêta net en même temps qu’elle et ils se dévisagèrent mutuellement. C’était l’un des ingénieurs du service de Récupération de la chaleur du nom d’Arozzi. Lui aussi la reconnut immédiatement, hélas. — Madame Vorsoisson ! Vous ici, quelle surprise ! L’Administrateur est-il avec vous ? Il regardait autour de lui d’un air affolé, comme pris au piège. Ekaterin conçut un plan, du genre : Désolée, je ne pense pas vous connaître, pour pouvoir ensuite s’éloigner sans se retourner et foncer jusqu’à la borne d’alerte la plus proche. Mais Arozzi laissa tomber ses sacs, sortit un neutraliseur de sa poche, et le brandit avant qu’elle ait le temps de dire autre chose que : « Désolée… » — Moi aussi, dit-il avec une évidente sincérité, et il tira. Ekaterin ouvrit les yeux pour apercevoir le plafond du couloir tout de guingois. Elle avait des fourmis dans tout son corps qui refusait obstinément de lui obéir. Quant à sa langue… elle avait l’impression d’avoir une chaussette fourrée dans la bouche. — Ne m’obligez pas à vous neutraliser, disait Arozzi à une autre personne, je le ferai. — Je vous crois, répondit la tante Vorthys d’une voix éteinte juste derrière Ekaterin. Celle-ci se rendit compte qu’elle se trouvait sur la palette flottante, à demi-assise et appuyée contre sa tante, les jambes pendant par-dessus les valises réinstallées devant elle. La main de sa tante lui enserrait l’épaule. Arozzi jeta un nouveau regard affolé autour de lui, puis posa ses paniers-repas sur les genoux d’Ekaterin, ramassa la lanière de la palette, et fonça dans le couloir aussi vite que le lui permettait la palette surchargée qui couinait. Au secours, pensa Ekaterin, je suis kidnappée par un terroriste komarran. Elle poussa son cri au moment où ils s’engouffraient dans un autre couloir et croisaient une femme en uniforme du service de restauration, mais seul un faible gémissement sortit de sa bouche. La femme leur accorda à peine un coup d’œil. Le spectacle de deux voyageurs en transit, malades d’avoir mal supporté les sauts et que l’on transportait vers leur vaisseau, un hôtel, l’infirmerie, voire la morgue, n’avait rien d’inhabituel… Ekaterin avait cru comprendre qu’une neutralisation lourde mettait hors circuit pendant des heures. Elle avait dû bénéficier d’une dose légère. S’agis-sait-il d’une faveur ? Elle ne sentait plus ses membres, mais elle sentait son cœur battre, cogner lourdement dans sa poitrine, tandis que l’adrénaline luttait désespérément pour faire réagir son système nerveux périphérique. D’autres virages, d’autres descentes, d’autres niveaux. Avait-elle toujours son plan holovid dans sa poche ? Ils étaient sortis de la zone réservée aux passagers pour s’enfoncer dans des niveaux destinés au fret et à la maintenance des vaisseaux. Ils finirent par arriver à une porte sur laquelle elle lut, outre l’inscription Interdit à toute personne étrangère au service, le même logo, Southport Transport Ltd, que sur la combinaison d’Arozzi. Celui-ci les conduisit en franchissant quelques portes étanches jusqu’à une rampe menant à un vaste entrepôt où flottait une odeur froide, pénétrante et écœurante, d’huile, d’ozone et de plastique. Quelle que soit la direction qu’ils avaient prise, ils se trouvaient de toute façon juste contre la paroi extérieure de la station. Ekaterin se rendit compte qu’elle avait déjà vu le logo de Southport Transport. Il s’agissait d’une de ces compagnies de transport locales au budget serré qui végétaient en vivant des miettes abandonnées par les entreprises qui appartenaient aux grandes familles komarranes. Un homme grand, large d’épaules, vêtu lui aussi d’une combinaison de travail, traversa l’entrepôt pour s’approcher d’eux. Son pas résonna sous la voûte. Soudha. — À manger, enfin… Il s’interrompit en apercevant la palette. — Que diable… ? Roz, qu’est-ce que ça signifie ? Madame Vorsoisson ! Il la dévisagea d’un air ébahi, puis jeta à Arozzi un regard interdit. — Je me suis retrouvé nez à nez avec elle en sortant de la galerie marchande. Je n’ai pas pu faire autrement. Elle m’avait reconnu. Je ne pouvais pas la laisser filer donner l’alerte. Alors je l’ai neutralisée et amenée ici. — Roz, espèce d’idiot ! Des otages, c’est bien la dernière chose dont nous ayons besoin en ce moment. On va sûrement remarquer sa disparition, et dans combien de temps ? — Je n’ai pas eu le choix. — Qui est l’autre dame ? Il adressa à Tante Vorthys un curieux signe de tête poli et inquiet. — Je m’appelle Helen Vorthys. — Vous n’êtes pas l’épouse du Lord Auditeur ? — Si. Sa voix était froide et assurée, mais Ekaterin, qui retrouvait ses sensations, se rendit compte que son corps tremblait légèrement. Soudha jura sourdement. Ekaterin déglutit, se passa la langue sur les lèvres et se redressa avec peine. Arozzi récupéra ses paniers-repas avant, un peu tard, de dégainer de nouveau son neutraliseur. Une femme, attirée par les bruits de voix, s’approcha. La cinquantaine, des cheveux blond-gris, elle portait elle aussi la combinaison de Southport Transport. Ekaterin reconnut Lena Foscol, la comptable. — Ekaterin, murmura Tante Vorthys d’une voix rauque, qui sont ces gens ? Tu les connais ? Ekaterin répondit d’une voix forte, bien qu’un peu pâteuse : — Ce sont les criminels qui ont volé des sommes considérables au Projet de Terraformation et assassiné Tienne. Foscol sursauta : — Quoi ? Nous n’avons rien fait de semblable ! Il était vivant quand je l’ai quitté ! — Laissé enchaîné à une balustrade avec un réservoir d’oxygène vide que vous n’aviez pas vérifié. Quand vous m’avez appelée pour aller le chercher, il était trop tard, une heure et demie trop tard. Superbe mise en scène, madame. Yuri, l’Empereur Fou, aurait considéré cela comme une œuvre d’art. La voix d’Ekaterin exhalait le mépris. Foscol inspira profondément. Elle semblait avoir la nausée. — Ce n’est pas vrai ? Vous mentez. Personne ne sortirait du dôme avec un réservoir vide. — Vous connaissiez Tienne, qu’en pensez-vous ? Foscol se tut. Soudha était blême. — Je suis navré, madame Vorsoisson. Si les choses se sont passées ainsi, il s’agissait d’un accident. Nous n’avions pas l’intention de le tuer. Je vous le jure. Ekaterin se pinça les lèvres et ne dit rien. Assise, les jambes pendantes, sa tête avait cessé de tourner et elle découvrait l’entrepôt. Environ trente mètres de long sur vingt de large, fortement éclairé, parcouru de passerelles métalliques, des enchevêtrements de câbles électriques au plafond, et une petite cabine de contrôle vitrée de l’autre côté de la large rampe d’accès par laquelle ils étaient arrivés. Du matériel épars jonchait le sol autour d’un énorme objet qui dominait le centre de la pièce. Il consistait pour l’essentiel en un cône irrégulier en forme de trompette fait d’une matière noire et brillante, métal ou verre ? L’ensemble, solidement arrimé, reposait sur un berceau flottant capitonné maintenu au sol. Quantité de fils munis de prises dépassaient de son extrémité la plus étroite. L’autre extrémité de cette espèce de cloche était deux fois plus grande qu’Ekaterin. S’agissait-il de l’arme secrète qu’avait envisagée Lord Vorkosigan ? Et comment avaient-ils réussi à la faire passer, et eux avec, au travers des mailles de la SécImp ? Celle-ci devait vérifier chaque navette décollant de la planète. Cette chose avait dû être transportée des semaines plus tôt, bien avant le début de la chasse à l’homme. Et puis la SécImp devait concentrer son attention sur les vaisseaux de saut et leurs passagers, pas sur de simples cargos coincés dans l’espace local. Soudha et ses conspirateurs avaient eu des années pour se forger de fausses identités. Ils se comportaient comme si l’endroit leur appartenait. Et c’était peut-être le cas. Foscol rompit le lourd silence et s’adressa à Ekaterin, les lèvres pincées, elle aussi : — Nous ne sommes pas des meurtriers, pas comme vous les Barrayarans. — Je n’ai jamais tué personne. Et pour des non-meurtriers, votre bilan commence à devenir impressionnant. J’ignore ce qui est arrivé à Radovas et à Trogir, mais que faites-vous des six membres de l’équipe d’entretien du miroir, et du pilote du transport de minerai, et de Tienne ? Ça fait au moins huit, peut-être dix. Et peut-être douze si je ne suis pas assez prudente. — J’étais étudiante à l’université de Solstice pendant la Révolte, lança Foscol, manifestement choquée par la mort de Tienne. J’ai vu des amis et des camarades de cours tués dans la me pendant les émeutes. Je me souviens du nettoyage du Dôme de Green Park. Je vous interdis, à vous, une Barrayarane, de me donner des leçons à propos de meurtres. — J’avais cinq ans à l’époque de la Révolte de Komarr. Que pensez-vous que j’aurais dû faire ? demanda Ekaterin d’un ton las. — Si vous voulez remonter dans l’histoire, intervint tante Vorthys, c’est vous les Komarrans qui avez laissé passer les Cetagandans venus nous attaquer. Cinq millions de Barrayarans sont morts avant qu’un seul Komarran le soit. À ce petit jeu des morts passés, les Komarrans ne peuvent pas gagner. — C’est encore plus vieux, répondit Foscol, un peu désemparée. — Ah, je vois. Alors la différence entre un criminel et un héros, c’est l’ordre dans lequel ils ont commis leur vilenie. Et la justice a une date limite de consommation. Dans ce cas, vous avez intérêt à vous dépêcher. Vous ne voudriez pas perdre vos droits à l’héroïsme, non ? — Nous n’avons pas l’intention de tuer qui que ce soit. Nous tous ici, nous avons compris la futilité de ce genre d’héroïsme il y a vingt-cinq ans. — Les choses n’ont pas tout à fait l’air de se passer comme prévu, non ? murmura Ekaterin en se massant le visage. L’engourdissement s’estompait. Elle regrettait de ne pas retrouver aussi vite l’usage de son cerveau. — Je remarque que vous ne niez pas être des voleurs. — Nous ne faisons que récupérer un peu de ce qui nous est dû. — L’argent englouti dans la terraformation de Komarr ne rapporte rien à Barrayar. C’est de l’argent que vous avez volé à vos propres petits-enfants. — Ce que nous avons pris, nous l’avons pris pour faire un investissement qui rapportera des bénéfices incalculables aux générations futures. Les paroles d’Ekaterin l’avaient-elles piquée au vif ? Peut-être. Soudha semblait être en train de réfléchir sans quitter les deux Barrayaranes des yeux. Continue de les faire discuter, se dit-elle. Les gens n’arrivent pas à penser et à discuter en même temps, ou du moins la plupart des gens qu’elle avait rencontrés semblait avoir ce problème. Si elle parvenait à les faire parler jusqu’à ce qu’elle ait recouvré l’usage de son corps, elle pourrait… elle pourrait quoi ? Son regard se posa sur une alarme incendie au pied de la rampe d’accès, à une dizaine de pas. Alarme, fausse alarme, attirer l’attention des autorités furieuses sur Southport Transport… Est-ce qu’Arozzi réussirait à la neutraliser de nouveau en moins de dix pas ? Elle se laissa aller contre les jambes de sa tante, s’efforçant de paraître aussi faible et ramollie que possible, une main posée sur la cheville de sa tante. La chose mystérieuse dominait en silence le centre de la pièce. — Alors, qu’avez-vous l’intention de faire ? demanda-t-elle d’un ton sarcastique, fermer le point de saut et nous isoler ? Ou bien allez-vous… Elle se tut et le silence stupéfait provoqué par ses paroles s’épaissit. Elle regarda les trois Komarrans qui la dévisageaient avec effroi. D’une voix soudain plus faible, elle dit : — Vous ne pouvez pas faire une chose pareille ! Il existait une manœuvre militaire permettant de rendre un point de saut temporairement infranchissable. Cela impliquait de sacrifier un vaisseau et son pilote au beau milieu d’un saut. Mais le blocage ainsi provoqué ne durait pas longtemps. Les points de saut s’ouvraient et se fermaient, certes, mais il s’agissait d’éléments astrographiques, comme les étoiles, dont les échelles de temps et les énergies étaient bien au-delà des capacités du contrôle humain. — Vous ne pouvez pas faire une chose pareille, reprit Ekaterin d’une voix plus assurée. Quels que soient les dégâts que vous provoquerez, tôt ou tard le point de saut redeviendra franchissable, et alors vous irez au-devant d’ennuis bien plus considérables. À moins que la conspiration de Soudha ne soit que le sommet de l’iceberg, et qu’il y ait derrière un gigantesque plan coordonné de soulèvement contre Barrayar, une nouvelle Révolte de Komarr. Encore plus de combats, encore plus de sang sous les dômes. Vivre sous les dômes la rendait claustrophobe, mais l’idée que ses voisins komarrans se lancent dans un nouveau cycle de destruction, dans une nouvelle bataille de ce combat sans fin, cette idée lui retournait l’estomac. Si de nouvelles hostilités étaient déclenchées et duraient assez longtemps, Nikki s’y trouverait engagé… — Vous ne pouvez pas le maintenir fermé. Vous ne pouvez pas résister ici. Vous n’avez pas de défenses. — Nous pouvons le faire, et nous le ferons, dit Soudha d’un ton ferme. Les yeux marron de Foscol se mirent à briller. — Nous allons fermer le point de saut définitivement. Nous allons nous débarrasser des Barrayarans pour toujours, sans tirer un seul coup de feu. Une révolution sans effusion de sang, et vous ne pourrez rien y faire. — Une révolution d’ingénieur, dit Soudha, et l’ombre d’un sourire fleurit sur ses lèvres. Le cœur d’Ekaterin se mit à battre la chamade, et l’entrepôt sembla basculer. Elle déglutit et dut faire un effort pour parler. — Vous avez l’intention de fermer le point de transfert vers Barrayar alors que le Boucher de Komarr et les trois quarts des forces armées de Barrayar se trouvent de ce côté-ci, et vous imaginez que vous allez faire une révolution sans effusion de sang ? Et tous les gens sur Sergyar ? Vous êtes fous ! — Le plan initial était de frapper au moment du mariage de l’Empereur, quand le Boucher de Komarr et les forces armées auraient été tranquillement en orbite autour de Barrayar. — Avec une foule de diplomates innocents venus de toute la galaxie, sans compter des tas de Komarrans. — Je ne vois pas de destin plus approprié pour ces éminents collaborateurs que de se retrouver coincés avec leurs bons amis barrayarans. Les Lords Vieux Vor se plaignent toujours en regrettant le bon vieux temps de l’Époque de l’isolement. Nous allons réaliser leur souhait. Ekaterin serra la cheville de sa tante et se mit lentement debout. Elle vacilla un peu, regrettant que son manque d’équilibre ne soit pas une ruse habile destinée à surprendre les Komarrans. Elle parla d’une voix pleine de haine : — Pendant la Période de l’isolement, je serais morte à quarante ans. Pendant la Période de l’isolement, ç’aurait été mon devoir de trancher la gorge de mes enfants mutants sous le regard des femmes de ma famille. Je vous garantis qu’au moins la moitié de la population de Barrayar n’est pas d’accord avec les Lords Vieux Vor, y compris la plupart des Dames Vieilles Vor. Et vous voudriez nous condamner tous à retourner vers ces temps barbares ! Et vous osez parler de révolution sans effusion de sang ! — Alors, estimez-vous heureuse d’être du côté Komarran du point de saut, répliqua sèchement Soudha. Venez, nous avons du travail et le temps presse. À partir de maintenant, on ne dort plus. Lena, va réveiller Cappell. Et puis il nous reste à trouver un moyen d’enfermer ces dames quelque temps pour quelles ne nous gênent pas. Les Komarrans ne semblaient plus vouloir attendre le mariage de l’Empereur pour passer à l’action. Mais combien de temps restait-il ? Suffisamment peu pour que l’arrivée de deux otages non désirés ne parvienne pas à les distraire de leur tâche. Tante Vorthys essayait de se redresser. Arozzi s’intéressait aux paniers-repas qui refroidissaient à ses pieds. C’était le moment. Ekaterin s’élança, bouscula Arozzi et fonça. Le Komarran se retourna pour courir après elle, mais une botte bleue lancée par Tante Vorthys, sinon avec force, du moins avec une précision surprenante, vint rebondir contre sa tempe et lui fit perdre quelques secondes. Soudha et Foscol se précipitèrent, mais Ekaterin atteignit l’alarme et abaissa le levier sans le lâcher jusqu’à ce que le rayon hésitant du neutraliseur d’Arozzi la frappe. Cette fois elle eut mal. Elle ouvrit les mains et s’effondra. Le premier coup de sirène résonna dans ses oreilles avant qu’elle ne perde de nouveau connaissance. Elle rouvrit les yeux pour voir le visage de madame Vorthys penché vers elle. Elle se rendit compte qu’elle était allongée, la tête sur les genoux de sa tante. Elle cligna des yeux et essaya de se lécher les lèvres. Toute sa peau lui semblait parcourue de fourmis et elle ressentait de sourdes douleurs plus en profondeur. La nausée lui tordait l’estomac et elle essaya de se tourner sur le côté. Quelques spasmes l’agitèrent sans toutefois la faire vomir, et après un rot étouffé elle se laissa de nouveau rouler sur le dos. Elle parvint à murmurer : — Sommes-nous sauvées ? Elles n’avaient pas vraiment l’air sauvées. Elles étaient en fait installées sur le sol froid et dur des toilettes. — Non, répondit sa tante, l’air écœuré. Elle avait les traits tendus et le visage blême, marbré de vilains bleus. Ses cheveux à moitié défaits lui tombaient sur le front. — Ils m’ont bâillonnée et nous ont traînées derrière cette espèce de truc. L’équipe d’intervention de la station est bien arrivée, mais Soudha s’est répandu en excuses. Il a prétendu qu’il s’agissait d’un accident, qu’Arozzi avait trébuché et s’était rattrapé au mur, et puis il a accepté de payer une énorme amende pour avoir déclenché une fausse alerte. J’ai bien essayé de faire du bruit, mais ça n’a servi à rien. Ensuite ils nous ont enfermées ici. — Oh, dit Ekaterin, zut. Elle était un peu trop bien élevée peut-être, mais des mots plus forts lui paraissaient tout aussi inadaptés. — C’était bien essayé, ma chérie. Un moment j’ai cru que ça allait marcher, et tes Komarrans aussi, d’ailleurs. Ils étaient affolés. — Ça va rendre la prochaine tentative plus difficile. — Sans aucun doute. Il faut bien réfléchir, je ne pense pas que nous puissions compter sur une troisième chance. Ils n’ont pas l’air d’aimer la brutalité, mais ils agissent sous la pression, et ils ne me paraissent pas être très raisonnables. Quand crois-tu qu’on va remarquer notre absence ? — Pas tout de suite. J’ai envoyé un message à Oncle Vorthys en arrivant à l’hôtel. Il ne va pas en attendre d’autres jusqu’à ce qu’il ne nous voie pas débarquer du ferry ce soir. — Alors il se passera quelque chose. Son assurance tranquille se trouva démentie quand elle ajouta d’une voix moins ferme : — Sans aucun doute. Oui, mais que va-t-il se passer entre maintenant et alors ? — Oui, répondit Ekaterin en écho, sans aucun doute. 18 Les experts requis par le Professeur Vorthys devaient arriver au spatioport de Serifosa à peu près à l’heure où Ekaterin prendrait la navette qui l’amènerait au ferry pour la station de saut, si bien que Miles s’arrangea pour se faire inviter à ce qui autrement n’aurait été qu’un au revoir familial. Elle n’évoqua pas la visite de Venier avec son oncle, et Miles n’eut aucune occasion de la supplie : N’acceptez aucune demande en mariage venant d’un inconnu pendant votre voyage. Le Professeur la chargea d’une tonne de messages pour son épouse, et elle le serra dans ses bras pour lui dire au revoir. Miles se tint à l’écart, les mains au fond des poches, et lui souhaita bon voyage d’un signe de tête cordial. Ce que Miles appelait le Crâne d’œuf Express, un vol commercial en provenance de Solstice, se posa peu après. Le spécialiste de l’espace à cinq dimensions, le Docteur Riva se révéla être une femme mince et énergique d’une cinquantaine d’années, au teint olivâtre, aux yeux noirs et au sourire vif. Un jeune homme blond et trapu qui la suivait à la trace, et que Miles prit tout d’abord pour un étudiant, lui fut présenté comme un collègue Professeur de mathématiques, le Docteur Yuell. Un aérocar rapide de la SécImp attendait pour les conduire directement à la station expérimentale. Le Professeur les conduisit jusqu’à son antre qui depuis la veille semblait s’être enrichi de nouvelles consoles, de piles de disquettes, et de tables encombrées de pièces détachées. Le major d’Emorie rendit tout le monde mal à l’aise, sans toutefois surprendre Miles, en faisant prêter serment de loyauté et de secret aux deux consultants komarrans dans les formes officielles et devant des caméras holovid. Miles se dit que le serment de loyauté faisait sans doute double emploi, car aucun des deux n’aurait obtenu le poste qu’il occupait sans l’avoir prêté préalablement. Quant… au secret… il se demanda si les deux savants avaient remarqué qu’il n’existait aucun moyen de quitter la station mis à part ceux de la SécImp. Ils s’assirent tous, et Vorthys se lança dans un exposé à mi-chemin entre un briefing militaire et une conférence universitaire, avec une forte tendance à dériver vers la deuxième. Miles ne savait trop si d’Emorie était là à titre de participant ou d’observateur, mais à vrai dire, lui non plus n’avait pas grand-chose à dire, sauf pour confirmer un ou deux détails à propos des autopsies à la demande de Vorthys. Il se demanda de nouveau s’il ne serait pas plus utile ailleurs, comme par exemple avec les agents sur le terrain, et se dit qu’il n’aurait guère pu être moins utile lorsque les références mathématiques se mirent à lui passer largement au-dessus de la tête. Quand vous aurez converti tout cela en beaux schémas en couleurs affichés sur la console, prévenez-moi, j’aime que mes livres d’histoire soient joliment illustrés. Il aurait peut-être intérêt à retourner à l’école deux ou trois ans pour se mettre à niveau. Il se consola en se disant qu’il ne lui arrivait pas souvent de se trouver en compagnie de gens qui le faisaient se sentir idiot. C’était probablement bon pour son âme. — La puissance envoyée dans le… je suppose qu’on peut parler du pavillon du générateur Necklin est pulsée, indiscutablement pulsée, expliqua Vorthys aux Komarrans. Hautement directionnelle, rapide et réglable. J’ai presque envie de dire, accordable. — C’est très curieux, dit Riva, les barres Necklin des vaisseaux de saut émettent une puissance constante. En fait, éviter les variations de puissance intempestives est l’un des soucis majeurs des ingénieurs. Essayons des simulations avec les différentes hypothèses… Miles se réveilla et se pencha vers la console au moment où les diverses théories commencèrent à prendre la forme de schémas en trois dimensions sur la vid. Le Professeur Vorthys fournit des paramètres contraignants en fonction de la nature supposée de la source d’énergie. Il obtint de belles images, mais Miles ne voyait laquelle choisir, sauf sur des critères purement esthétiques en fonction des contrastes de couleurs. — Que se passe-t-il si quelqu’un se trouve sur la trajectoire des impulsions directionnelles de ce truc ? finit-il par demander. Ou si un transport de minerai passe devant ? — Pas grand-chose, répondit Riva qui regardait les enchevêtrements de lignes et de courbes avec une intensité au moins égale à celle de Miles. Je ne suis pas sûre que ce serait très bon au niveau cellulaire de se retrouver aussi près d’une source d’énergie aussi puissante, mais après tout, il s’agit d’impulsions dans l’espace à cinq dimensions. Les effets dans l’espace normal, à trois dimensions, ne seraient que marginaux, dus à un défaut de focalisation, et prendraient sans aucun doute la forme d’ondes gravitationnelles. La gravité artificielle est un phénomène d’interface entre l’espace à trois dimensions et celui à cinq dimensions, comme pour les lances à implosion gravitique. D’Emorie tiqua légèrement, mais empêcher un spécialiste de l’espace à cinq dimensions de connaître les principes de la lance à implosion était un exercice aussi futile que d’essayer d’empêcher un agriculteur de prévoir le temps. Les militaires pouvaient au mieux espérer garder secrets pour quelque temps les détails techniques. — Serait-il possible, je ne sais pas… que nous n’ayons en face de nous que la moitié de l’arme ? Riva haussa les épaules, d’un air toutefois plus intéressé que méprisant, si bien que Miles espéra n’avoir pas posé une question idiote. Elle demanda : — Avez-vous déterminé que cet engin a bien été conçu pour servir d’arme ? — Nous avons quelques personnes bel et bien mortes à l’appui de cette thèse. — Hélas, une arme n’est pas toujours nécessaire pour en arriver là, dit Vorthys dans un soupir. L’imprudence, la bêtise, la précipitation et l’ignorance sont aussi destructrices que l’intention homicide. Bien que je doive avouer une répugnance particulière pour l’intention homicide. C’est tellement… tellement anti-technologique. Le Docteur Riva sourit. — Maintenant, reprit Vorthys, ce que je voudrais savoir, c’est ce qui se passe si l’on braque ce truc vers un point de saut, ou si on l’active pendant un saut. Dans ce cas, il faudrait aussi prendre en compte les effets liés au champ Necklin à l’intérieur duquel il voyagerait. Riva et le jeune homme blond se lancèrent dans une discussion en mathématico-charabia ponctuée de diverses reprogrammations de la console de simulation. Ils rejetèrent le premier modèle en murmurant : « Ça ne va pas… » Deux ou trois autres défilèrent, puis Riva s’appuya en arrière et se passa la main dans ses cheveux bouclés : — On peut emporter ça à la maison ? La nuit porte conseil. — J’ai bien peur de ne pas avoir été assez clair hier soir, répondit Vorthys. Nous sommes lancés dans une procédure d’urgence. Nous avons des raisons de penser que le facteur temps est essentiel. Nous sommes tous confinés ici jusqu’à ce que nous ayons trouvé. Aucune donnée ne sortira de cette pièce. — Quoi ! On ne dîne pas au restaurant Sommet du Dôme à Serifosa, s’exclama Yuell apparemment déçu. — Pas ce soir. À moins que quelqu’un ne trouve l’inspiration. Pour le moment, nous sommes les invités de l’Empereur. Riva parcourut la pièce du regard, y incluant implicitement toute la station expérimentale. — Ça veut dire encore une fois l’hospitalité minable de la SécImp ? Lits de camp et plateaux-repas ? — Je le crains. — J’aurais dû me souvenir de notre dernière rencontre… Enfin, je suppose que c’est une forme de motivation. Yuell, j’arrête avec cette console pour l’instant. Il y a quelque chose qui cloche. Il faut que je marche. — Le couloir est à votre disposition, lui dit cordialement Vorthys. Avez-vous pensé à vos chaussures de marche ? — Bien sûr. Je me suis souvenue de cela, au moins, de la dernière fois. Elle leva les jambes pour montrer de confortables chaussures à la semelle épaisse, avant de se lever et de disparaître dans le couloir. Elle se mit à faire les cent pas en parlant toute seule à voix basse. — Riva prétend qu’elle réfléchit mieux en marchant, expliqua Vorthys à Miles. Sa théorie est que ça fait monter le sang au cerveau. Ma théorie est que comme personne ne peut la suivre, ça lui évite d’être interrompue. Mon Dieu, un esprit frère. — Je peux la regarder ? — Oui, mais je vous en prie, ne lui parlez pas. À moins qu’elle ne vous adresse la parole, bien sûr. Vorthys et Yuell se remirent à faire joujou avec leurs consoles. Le Professeur semblait vouloir affiner son hypothèse sur la nature de la source d’énergie qui n’avait pas été retrouvée. Miles n’aurait pas juré que Yuell n’était pas en train de s’amuser à une sorte de jeu vidéo mathématique. Il regarda par la fenêtre et interrogea son imagination. Si j’étais un conspirateur komarran avec la SécImp aux trousses et un engin de la taille d’un couple d’éléphants, où est-ce que j’irais le cacher ? Pas dans mes bagages, pour sûr. Il nota quelques idées sur une feuille, et en raya la plupart. D’Emorie étudiait le travail du Professeur et refit quelques simulations. Au bout d’environ trois quarts d’heure Miles s’aperçut que les bruits de pas légers et rapides avaient cessé. Il se leva et passa la tête. Le Docteur Riva s’était assise sur le rebord d’une fenêtre au bout du couloir et contemplait le paysage komarran d’un air pensif. Il descendait en pente douce vers un cours d’eau et, largement envahi ici par le vert terrestre, se révélait beaucoup moins sinistre que le décor classique de la planète. Miles osa s’approcher. Elle leva les yeux vers lui et lui adressa un bref sourire qu’il lui rendit. Il se hissa sur le rebord et suivit son regard avant de se tourner pour observer son profil. — Alors, à quoi pensez-vous ? — Je pense… je pense que je ne crois pas au mouvement perpétuel. Si ça avait été facile, ou juste un peu difficile, le Professeur n’aurait pas fait appel à des renforts, se dit Miles. Elle détourna les yeux du paysage pour regarder Miles. Après un moment elle demanda : — Alors, vous êtes vraiment le fils du Boucher ? — Je suis le fils d’Aral Vorkosigan, oui. La question n’était ni une gaffe, comme celle de Tienne, ni une provocation délibérée comme celle de Venier. Il s’agissait de quelque chose de plus… de plus scientifique. Où voulait-elle en venir ? — La vie privée des hommes de pouvoir n’est pas toujours conforme à nos attentes. Il releva le menton. — Les gens se font de curieuses illusions à propos du pouvoir. Pour l’essentiel, le pouvoir consiste à trouver un défilé et à se débrouiller pour se glisser à la tête de l’orchestre. Tout comme l’éloquence consiste à persuader les gens de choses qu’ils ont désespérément envie de croire. La démagogie, à mon avis, c’est l’éloquence qui se laisse aller vers le plus bas niveau moral. Pousser les gens vers le haut est autrement plus difficile. On peut se briser le cœur, à essayer de faire cela. Littéralement. Mais il ne voyait pas l’intérêt de discuter des problèmes de santé du Boucher avec elle. — J’ai cru comprendre que les luttes de pouvoir vous avaient broyé. Elle ne pouvait bien sûr pas voir ses cicatrices au travers de son costume gris. Il haussa les épaules. — Les dommages prénataux n’étaient qu’un hors-d’œuvre. Le reste, je me le suis fait moi-même. — Si vous pouviez revenir en arrière et changer les choses, est-ce que vous le feriez ? — Empêcher l’attentat à la soltoxine pendant la grossesse de ma mère ? Si je ne pouvais changer qu’une seule chose… peut-être pas. — Pourquoi, parce que vous ne voudriez pas rater la chance de devenir Auditeur à l’âge de trente ans ? Elle parlait d’un ton légèrement moqueur, adouci par son sourire ironique. Que diable Vorthys lui avait-il raconté à son sujet ? En tout cas, elle semblait parfaitement au fait du pouvoir d’une Voix de l’Empereur. — J’ai failli plusieurs fois arriver à trente ans dans un cercueil. Je n’ai jamais eu l’ambition de devenir Auditeur. Je dois cette nomination à un caprice de Gregor. Moi, je voulais être Amiral. Il s’arrêta, inspira et expira lentement avant de reprendre : — J’ai commis beaucoup de graves erreurs jusqu’ici dans ma vie, mais… je ne voudrais rien changer. J’aurais peur de me faire plus petit. Elle inclina la tête pour jauger sa taille, sans se méprendre sur le sens de ses paroles. — C’est une définition de l’autosatisfaction qui vaut toutes celles que j’ai entendues. — Ou de perte de courage. Bon Dieu, il était sorti pour savoir ce qu’elle avait en tête, elle. — Alors, que pensez-vous de cet engin ? Elle fit la grimace et se frotta les mains l’une contre l’autre. — À moins que l’on ne suppose qu’il a été inventé pour donner la migraine aux physiciens, je crois… je crois qu’il est l’heure du déjeuner. Miles sourit. — Ça, nous pouvons le fournir. Le déjeuner, comme ils l’avaient craint, était composé de rations militaires, de bonne qualité toutefois. Ils s’assirent autour d’une table, poussèrent le matériel qui l’encombrait et déchirèrent l’emballage des plateaux auto chauffants. Les Komarrans regardèrent la nourriture d’un œil inquiet et Miles leur expliqua que ça aurait pu être bien pire, ce qui fit rire Riva. La conversation devint générale, évoquant femmes, enfants et carrières, et dérapant sur des anecdotes douteuses à propos de l’incompétence de certains collègues. D’Emorie en raconta quelques bien bonnes à propos de ses premières enquêtes pour la SécImp. Miles se sentit tenté d’en rajouter quelques-unes sur son cousin Ivan, mais décida noblement de s’abstenir, se contentant de raconter comment il s’était un jour retrouvé englouti, ainsi que son véhicule, sous des mètres de boue arctique. Cela les conduisit aux progrès de la terraformation de Komarr et les ramena petit à petit vers leur travail. Miles remarqua que Riva se faisait de plus en plus silencieuse. Elle garda le silence quand ils se réinstallèrent devant les consoles. Elle ne recommença pas à marcher. Miles l’observa discrètement, puis moins discrètement. Elle repassa plusieurs simulations, mais n’essaya pas de nouvelles modifications. Miles ne savait que trop bien qu’il ne fallait pas chercher à bousculer l’intuition. Résoudre ce genre de problème tenait plus de la pêche que de la chasse : il convenait d’attendre patiemment, et d’une certaine façon sans rien espérer, jusqu’à ce que les choses montent des profondeurs de l’esprit. Il repensa à la dernière fois où il était allé à la pêche. Il réfléchit à l’âge de Riva. Elle avait été adolescente à l’époque de la conquête de Komarr et avait eu environ vingt-cinq ans au moment de la Révolte. Elle avait survécu, enduré, et coopéré. Ses années passées sous domination impériale avaient été fructueuses : une vie intellectuelle manifestement réussie, de même que son mariage. Elle avait discuté avec Vorthys de leurs enfants respectifs, elle avait évoqué le prochain mariage de sa fille aînée. Elle n’était pas une terroriste komarrane, certainement pas. Si vous pouviez revenir en arrière et changer les choses… Le seul moment où l’on peut changer les choses, c’était le fugitif moment présent, celui qui nous glisse entre les doigts dès que l’on y pense. Il se demanda si elle était aussi en train de penser à cela en ce moment. En ce moment précis. En ce moment le vaisseau de Tante Vorthys s’apprêtait à effectuer son dernier saut. En ce moment le ferry d’Ekaterin approchait de la station de saut. En ce moment Soudha et son équipe de techniciens fidèles faisaient… faisaient quoi ? Où ? En ce moment il était assis dans une pièce et observait une femme brillante qui avait cessé de réfléchir. Il se leva et alla toucher l’épaule du major d’Emorie. — Major, puis-je vous dire un mot en particulier ? Surpris, celui-ci referma la console sur laquelle il travaillait et suivit Miles dans le couloir. — Major, avez-vous sous la main une trousse pour un interrogatoire sous thiopenta ? D’Emorie fronça les sourcils. — Je peux vérifier, Monseigneur. — Faites-le et apportez-la-moi, s’il vous plaît. — Bien, Monseigneur. Il s’éloigna et Miles s’attarda à la fenêtre. D’Emorie ne revint que vingt minutes plus tard, mais il tenait la mallette familière à la main. — Merci. Maintenant je voudrais que vous emmeniez discrètement Yuell faire un tour. Discrètement. Je vous ferai savoir quand vous pourrez revenir. — Monseigneur… s’il s’agit d’un problème nécessitant du thiopenta, je suis sûr que la SécImp souhaiterait que j’assiste à l’interrogatoire. — Je sais ce que veut la SécImp. Vous pouvez être certain que je leur dirai ce qu’ils doivent savoir, ensuite. Petite revanche pour tous les briefings de la SécImp auxquels le lieutenant Vorkosigan avait assisté et où on lui avait caché l’essentiel de la vérité. La vie avait de bons côtés, parfois. Miles sourit, un peu sèchement, et d’Emorie, intelligemment, s’éclipsa. — Bien, mon Seigneur Auditeur. Miles s’écarta pour laisser sortir le Docteur Yuell et d’Emorie. Quand il rentra dans la grande pièce, il ferma la porte à clé derrière lui. Le Professeur Vorthys et le Docteur Riva levèrent sur lui des yeux interdits. — Que comptez-vous faire avec ça ? demanda-t-elle quand il posa la mallette sur la table et l’ouvrit. — Docteur Riva, je… demande et j’exige d’avoir avec vous une conversation plus franche que celle de tout à l’heure. Il prit l’hypospray et calibra le dosage en estimant son poids. Test d’allergie ? Il ne pensait pas que cela fût nécessaire, mais il s’agissait d’une précaution de routine. Quand on n’a pas besoin de deviner, on ne risque pas de deviner à tort. Il détacha un timbre-test de sa bande de plastique et s’approcha de Riva. Elle était trop interloquée pour résister quand il lui prit la main, la retourna et appliqua le timbre à l’intérieur de son poignet, mais elle retira brutalement le bras en sentant le picotement. Il la lâcha. — Miles, dit Vorthys d’une voix troublée, qu’est-ce que ça veut dire ? Vous ne pouvez pas… le Docteur Riva est mon invitée personnelle ! Ce langage les mettait à deux doigts du genre de situation qui, au mauvais vieux temps, aurait vu deux Vor se défier et se battre en duel. Miles prit une profonde inspiration. — Seigneur Auditeur, Docteur Riva. Dans cette enquête, j’ai déjà commis deux graves erreurs de jugement. Si j’en avais évité ne serait-ce qu’une, votre neveu serait toujours en vie, nous aurions épinglé Soudha avant qu’il ne disparaisse avec tout son matériel, et nous ne serions pas coincés au fond d’une impasse à jouer au puzzle. Il s’agissait, les deux fois, de la même erreur. Le premier jour je n’ai pas insisté pour que Tienne s’arrête ici, à la station expérimentale, alors que je voulais la visiter. Et le deuxième soir je n’ai pas insisté pour passer madame Radovas au thiopenta, alors que je voulais le faire. C’est vous le spécialiste des erreurs, Professeur, est-ce que j’ai tort ? — Non… non, mais vous ne pouviez pas savoir, Miles ! — Oh, mais si. J’aurais pu savoir. Tout est là. Mais je n’ai pas choisi de faire ce qui était nécessaire parce que je ne voulais pas avoir l’air d’user, ou d’abuser, de mes pouvoirs auditoriaux de manière agressive. Particulièrement ici, à Komarr, où tout le monde a les yeux braqués sur moi, le fils du Boucher. D’autre part, j’ai passé ma vie à lutter contre les gens au pouvoir. À présent je suis de ceux-là. J’étais un peu troublé, évidemment. Riva avait porté la main à sa bouche. Nulle rougeur, ni boursouflure n’apparaissait sur son poignet. Parfait. Il retourna chercher l’hypospray sur la table. — Lord Vorkosigan, je refuse, dit Riva en se raidissant lorsqu’il s’approcha. — Docteur Riva, je ne vous ai pas demandé votre avis. Le dilemme serait trop cruel. De la main gauche il protégeait la droite, comme dans un duel au couteau. L’hypospray jaillit et siffla contre le cou de Riva au moment où elle commençait à se lever de sa chaise. Elle retomba en arrière et lui lança un regard furieux. Furieux, mais pas désespéré. Elle était partagée, ce qui les avait tous les deux sauvés du ridicule d’une course-poursuite autour de la pièce. Malgré son âge et sa dignité, elle était sans doute encore capable de courir plus vite que lui si elle le voulait vraiment. — Miles, dit le Professeur d’un ton dangereux, il s’agit peut-être de votre privilège d’Auditeur, mais vous avez intérêt à pouvoir justifier tout cela. — Guère un privilège. Seulement mon devoir. Il plongea son regard dans les yeux de Riva au moment où ses pupilles se dilataient. Elle retomba mollement sur sa chaise. Il ne se donna pas la peine de commencer l’interrogatoire par les rituelles questions neutres, en attendant que la drogue fasse son effet, et se contenta d’observer ses lèvres. La tension s’effaça lentement, remplacée par le sourire stéréotypé dû au thiopenta. Ses yeux semblaient moins perdus dans le vague que ceux des sujets habituels. Il aurait parié qu’elle était capable, si elle le voulait, de faire emprunter à l’interrogatoire des chemins longs et tortueux. Il comptait faire de son mieux pour aller au fait le plus rapidement possible, et la manière la plus rapide de traverser un territoire hostile était de le contourner. — C’est un problème passionnant pour une spécialiste de l’espace à cinq dimensions que le Professeur Vorthys vous a proposé. C’est une sorte de privilège que d’être amenée à y réfléchir. — Oh, oui, admit-elle. Elle sourit, fronça les sourcils, un tic nerveux lui agita les mains, puis son sourire s’installa plus paisiblement. — Il pourrait bien y avoir des honneurs et des promotions au bout de tout cela. — Oh, beaucoup mieux que cela. Les avancées fondamentales en physique ne se produisent qu’une fois dans une vie et, en général, on est trop jeune ou trop vieux. — Bizarre. J’ai entendu des militaires ambitieux regretter la même chose. Mais n’est-ce pas sur Soudha que la gloire retombera ? — Je doute que l’idée vienne de lui. Je parierais que ça vient du mathématicien Cappell, ou de ce pauvre Radovas. On devrait lui donner le nom de Radovas. Il est mort pour elle, je le crains. — Je ne veux pas qu’elle tue qui que ce soit d’autre. — Oh non, moi non plus. — Comment avez-vous appelé cela, Professeur Riva ? Je n’ai pas bien compris, demanda Miles en posant sa voix comme celle d’un étudiant qui n’arrive pas à suivre. — La technique de destruction des points de saut. Il faudrait trouver un meilleur nom. Je me demande si le Docteur Soudha en a trouvé un plus court. Le Lord Auditeur Vorthys, qui observait la scène les yeux mi-clos en signe de désapprobation, se redressa lentement, les yeux écarquillés, ses lèvres en mouvement. La dernière fois que Miles avait senti son estomac se tordre ainsi, c’était lors d’une chute libre pendant des combats en orbite basse. La technique de destruction des points de saut ? Est-ce que ces mots veulent dire ce qu’ils veulent dire ? — La technique de destruction des points de saut, répéta-t-il de son meilleur ton neutre pour interrogation au thiopenta. Il arrive que les points de saut disparaissent, mais je ne pensais pas qu’il était possible de les détruire. Ne faudrait-il pas pour cela une énorme quantité d’énergie ? — Ils semblent avoir trouvé le moyen de résoudre ce problème. La résonance, la résonance de l’espace à cinq dimensions. L’augmentation de l’amplitude. Ça ferme le point de saut définitivement. Et ne croyez pas que ça marcherait dans l’autre sens. On ne peut pas aller contre les lois de l’entropie. Miles jeta un coup d’œil à Vorthys. Pour lui, manifestement, ces paroles avaient un sens. Bien. Riva fit tourner ses mains devant elle, l’air rêveur. — On augmente, on augmente toujours plus, et boum ! Elle riait à présent, un rire bête typique de la réaction au thiopenta, un rire troublant qui suggérait qu’à un autre niveau de son cerveau saturé de drogue elle ne riait pas du tout. Peut-être hurlait-elle… Comme Miles. — Sauf, ajouta-t-elle, qu’il y a quelque chose qui cloche quelque part. Sans blague. Il alla chercher l’hypospray d’antidote et regarda Vorthys. — Vous voulez lui demander autre chose ? Sinon, on arrête là. Vorthys avait toujours le regard perdu, tourné vers l’intérieur ; son cerveau manifestement tournait à toute allure pour analyser tous les éléments accumulés au cours de l’enquête à la lumière de l’idée nouvelle et révolutionnaire qu’il venait d’entendre. Il leva les yeux et les posa sur Riva qui continuait de rire bêtement. — Je crois que nous allons avoir besoin d’être en possession de tous nos moyens. On comprend mieux pourquoi elle hésitait à nous faire part de sa théorie. Au cas où elle s’avérerait juste… Ses sourcils se froncèrent, comme s’il souffrait. Miles s’approcha de Riva avec l’hypospray. — C’est l’antidote. Il va neutraliser le thiopenta dans votre organisme en moins d’une minute. À sa grande surprise elle leva la main pour l’arrêter. — Attendez. J’y étais. J’arrivais presque à tout visualiser dans ma tête, comme sur… une vid… les transferts d’énergie… les flux… attendez. Elle ferma les yeux et appuya la tête contre le dossier de sa chaise. Ses pieds battaient doucement la mesure sur le sol. Son sourire revint et disparut, revint et disparut. Enfin elle ouvrit grands les yeux, dévisagea Vorthys et lâcha : — Le mot clé, c’est « réponse élastique ». Ne l’oubliez pas. Allez-y, Monseigneur, ajouta-t-elle en tendant un bras languide à Miles tout en riant. Il enfonça l’aiguille dans la veine bleue au creux du bras qu’elle lui offrait. Il effectua une demi-révérence maladroite, fit un pas en arrière et attendit. Ses membres détendus se raidirent et elle se cacha le visage dans les mains. Au bout d’une minute elle leva de nouveau les yeux et cligna. — Qu’est-ce que je viens de dire, au juste ? demanda-t-elle à Vorthys. — La « réponse élastique », répéta-t-il en la regardant bien en face. Qu’est-ce que cela signifie ? Elle garda le silence un instant en contemplant ses pieds. — Ça veut dire que… que je me suis compromise pour rien. L’engin de Soudha ne marche pas. Du moins il ne marche pas pour détruire un point de saut. Ses lèvres se pincèrent amèrement. Elle se redressa, se secoua et s’étira, tandis qu’elle reprenait possession de son corps au fur et à mesure que l’antidote envahissait son organisme. — J’ai cru que cette saloperie allait me donner la nausée. — Les réactions varient énormément d’un individu à l’autre, dit Miles qui, en vérité, n’avait jamais vu quelqu’un réagir exactement comme elle auparavant. Une femme que nous avons interrogée l’autre jour a dit qu’elle trouvait cela très reposant. — L’effet sur mes visualisations internes était étonnant. J’essaierai peut-être exprès un jour. Ce jour-là, je veux y être. Miles se vit soudain en train d’utiliser le thiopenta pour améliorer ses propres intuitions. Du cerveau supplémentaire en hypospray ! Puis il se souvint à son grand regret que la drogue ne produisait pas cet effet sur lui. — Si jamais je sors des prisons barrayaranes… Suis-je en état d’arrestation ? Miles se mordit la lèvre. — Pour quel motif ? — N’ai-je pas trahi mes serments de loyauté et de secret ? — Vous n’avez dévoilé aucun secret. Pas encore. En ce qui concerne la loyauté, quand deux Auditeurs Impériaux affirment qu’ils n’ont rien vu, beaucoup de choses peuvent devenir miraculeusement invisibles. Vorthys sourit soudain. — Je croyais que vous aviez juré de dire la vérité, Lord Auditeur ! — Seulement à Gregor. Ce que nous disons au reste de l’univers est négociable. On ne s’en vante pas trop. — Ce n’est que trop vrai, hélas, soupira Vorthys. — Comment allez-vous expliquer à la SécImp qu’il manque une dose de drogue ? — Un, je suis Auditeur Impérial et je n’ai rien à expliquer à qui que ce soit. Surtout pas à la SécImp. Deux, nous nous en sommes servis à titre expérimental pour améliorer votre intuition scientifique, ce qui me semble la pure vérité. Et voilà, je retourne à la case Départ et je récupère tous mes jetons. Elle sourit, un sourire sincère, bien qu’un peu interloqué. — Je crois que j’ai compris. — En résumé, il ne s’est rien passé. Vous n’êtes pas en état d’arrestation, et il nous reste du travail. Toutefois, pour satisfaire ma curiosité avant de faire rentrer nos jeunes collègues, pourriez-vous me résumer rapidement votre raisonnement, en termes non mathématiques, s’il vous plaît ? — Pour l’instant, il est purement non mathématique. Si nous n’arrivons pas à faire tourner une simulation avec des chiffres, je devrai oublier mon hypothèse et la ranger au rayon des hallucinations. — Vous en étiez suffisamment convaincue pour nous la cacher. — J’étais stupéfaite. Moins convaincue qu’abasourdie. — D’espoir ? — De… je ne sais pas vraiment. Les faits peuvent encore me donner tort, ce ne serait pas la première fois. Mais je suppose que les exemples de cercles vicieux dans les phénomènes de résonance vous sont familiers. En matière de son, entre autres ? — Les sifflements par effet Larsen, oui. — Ou une note pure qui brise un verre de cristal. Ou en architecture – vous savez que des soldats doivent rompre le pas avant de franchir un pont pour éviter que l’onde de résonance de leurs pas ne le fasse s’écrouler. — En fait j’ai vu cela se produire une fois. Un groupe de Scouts Impériaux, une cérémonie au drapeau, un pont de bois, et mon cousin Ivan. Vingt adolescents odieux précipités dans l’eau. Ils n’avaient pas voulu me laisser défiler avec mon escouade à cause de ma taille qui aurait, disaient-ils, détruit l’harmonie de l’alignement. Je regardais depuis les tribunes. Le bonheur absolu. J’avais environ treize ans, mais je n’oublierai jamais cet instant. — Vous avez vu l’accident venir ou avez-vous été surpris ? — Je l’ai vu venir, mais pas longtemps avant, je dois l’admettre. Riva plissa les sourcils. Elle se passa la langue sur les lèvres et reprit : — Les points de saut résonnent dans l’espace à cinq dimensions. Très légèrement et à une fréquence très élevée. Je crois que la machine de Soudha a pour fonction d’émettre des impulsions d’énergie dans l’espace à cinq dimensions, réglées sur la fréquence naturelle du point de saut. Comparée à l’énergie latente du point de saut, la puissance délivrée est faible, mais réglée sur la bonne fréquence elle pourrait, non elle devrait faire augmenter progressivement l’amplitude de la résonance du point de saut jusqu’à atteindre une transition de phase qui détruirait le point de saut. Du moins c’est, je crois, ce qu’espérait le groupe de Soudha. Moi, je pense que ce qui s’est passé est plus complexe. — La réponse élastique ? suggéra Vorthys, plein d’espoir. — En un sens, oui. Ce que je crois, c’est que le flux d’énergie a amplifié la résonance jusqu’à la limite de la transition de phase, et alors l’énergie a été brutalement renvoyée dans l’espace normal à trois dimensions sous la forme d’une onde gravitationnelle focalisée. — Grands dieux, s’exclama Miles. Vous voulez dire que Soudha a trouvé le moyen de transformer un point de saut tout entier en un gigantesque canon à implosion gravitique ! —… Mmm… dit Riva. Euh… peut-être. Ce que je ne sais pas, c’est s’il avait l’intention de faire cela. En tant que Komarrane, la première théorie me paraît politiquement plus intéressante. J’ai été séduite. Je me demande si eux aussi ont été séduits. S’il avait vraiment l’intention d’utiliser le point de saut comme un genre de lance à implosion, il me semble qu’il n’a pas trouvé de façon de la diriger. Je crois que l’impulsion gravitationnelle est revenue par le même chemin. Je ne crois pas que Radovas ait voulu se suicider, mais j’ai bien peur qu’il se soit tué avec son propre engin. — Mince, alors, soupira Vorthys. Et le transport de minerai ? — Si leur plate-forme d’essai se trouvait bien sur le miroir, l’accident du vaisseau n’est dû qu’à une malchance noire. Il est arrivé au mauvais moment et s’est trouvé juste sur la trajectoire de l’impulsion gravitationnelle qui l’a déchiré en morceaux. Ensuite il a été aspiré vers l’avant et est venu percuter le miroir, ce qui a complètement brouillé les pistes. Si l’engin de Soudha se trouvait sur le transport de minerai, eh bien, même résultat. — Y compris les pistes brouillées, ajouta le Professeur, la mine déconfite. — Mais… mais il y a encore quelque chose qui ne va pas. Je suppose que vous avez calculé la plupart des vecteurs d’énergie impliqués dans l’accident du miroir. — Calculé et recalculé. — Les chiffres que vous m’avez donnés sont fiables ? — Oui. — Et vous avez imposé des limites aux quantités d’énergie que l’engin de Soudha a pu transférer ? — Il y a des limites techniques évidentes à la puissance maximale qu’il pouvait émettre. Ce que nous ignorons, c’est pendant combien de temps il a pu la faire fonctionner. La spécialiste de l’espace à cinq dimensions prit une grande inspiration. — Eh bien, à moins qu’il ne l’ait fait tourner pendant des semaines, et Radovas et Trogir ont été vus ici plus récemment que cela, je crois qu’il est sorti davantage d’énergie du point de saut qu’il n’en est entré. — Venue d’où ? — Sans doute de la structure interne du point de saut. D’une manière ou d’une autre. À moins de supposer que Soudha a inventé aussi le mouvement perpétuel, ce que ma religion m’interdit de croire. Vorthys semblait surexcité. — C’est extraordinaire ! Miles, faites rentrer Yuell. Et d’Emorie. Il faut absolument vérifier ces chiffres. Les deux hommes revinrent, et tous furent trop exaltés par l’avancée scientifique que représentait l’engin de Soudha pour que des questions embarrassantes à propos du thiopenta ne soient abordées. D’Emorie ne manquerait sans doute pas de poser la question plus tard, et Miles décida de rester vague et de ne rien dire. Riva, quant à elle, ne souhaitait pas gaspiller du temps et de l’énergie à garder de la rancune alors qu’elle pouvait se plonger dans les délices de la physique ; mais si elle devait lui en vouloir, il lui ferait de plates excuses. Pour l’instant il se cala sur sa chaise pour regarder et écouter, avec le sentiment de ne comprendre qu’une phrase sur trois. Alors, est-ce que Soudha croyait posséder un engin capable de détruire un point de saut, ou un super canon à implosion gravitique ? Il avait dérobé une grande partie des données techniques issues de l’enquête sur l’accident. Il disposait des mêmes chiffres que Vorthys, et d’autant de temps pour les étudier. Cependant, avec en plus l’organisation de l’évacuation complexe d’une douzaine de personnes et de tonnes de matériel, il avait dû être plutôt occupé. Mais lui, par contre, n’avait pas été obligé de perdre du temps à reconstituer les plans de son engin à partir de débris éparpillés dans l’espace et de plans trouvés aux usines Bollan. Toutefois le retour de bâton gravitationnel renvoyé par le point de saut après l’essai depuis le miroir avait dû surprendre Radovas – quoique très brièvement – et Soudha. L’accident avait interrompu leurs recherches, amené deux Auditeurs Impériaux à s’intéresser à eux, et les avait obligés à s’enfuir. Il paraissait absurde, totalement absurde, de supposer que la destruction du miroir avait été un sabotage ou un suicide. S’ils avaient voulu liquider quelques Barrayarans, il y avait dans les parages des cibles beaucoup plus tentantes. Par exemple les stations militaires qui gardaient chaque point de saut permettant de quitter l’espace de Komarr. En tant que variante de la lance à implosion, l’engin n’allait pas constituer une arme très utile jusqu’à ce qu’ils trouvent le moyen de le diriger sur une autre cible qu’eux-mêmes. Encore que s’ils parvenaient à l’installer en secret sur l’une des stations militaires, à le déclencher, et à s’enfuir avant l’explosion… Est-ce que Soudha avait déjà compris ce qui s’était passé ? Il avait les données, certes, mais son spécialiste de l’espace à cinq dimensions était mort. Arozzi n’était qu’un jeune ingénieur, et le dossier universitaire de Cappell, le mathématicien, ne laissait entrevoir nulle trace de génie. Vorthys avait réussi à s’assurer les services du meilleur spécialiste de l’espace à cinq dimensions de la planète, sans parler de Yuell, le surdoué, qui d’ailleurs était en train de discuter maths avec Vorthys et d’avoir le dernier mot. Avec les mêmes données et suffisamment de temps, Radovas serait peut-être arrivé aux mêmes conclusions théoriques que Riva, mais Soudha en fuite n’en avait pas les moyens. À moins qu’il n’ait trouvé quelqu’un pour remplacer Radovas… Miles nota mentalement de demander à la SécImp de vérifier qu’aucun spécialiste komarran de l’espace à cinq dimensions n’avait disparu au cours des dernières semaines. Miles conclut que le départ de Soudha n’avait pu logiquement s’organiser que dans trois directions. Un, ils avaient tout abandonné et s’étaient enfuis. Deux, ils se cachaient afin de reconstruire patiemment une base sûre pour pouvoir recommencer. Trois, ils avaient avancé leurs plans et choisi de tout risquer en frappant sans attendre. Miles se demanda s’ils avaient mis aux voix une décision qui aurait dû être prise sur des bases purement techniques. C’étaient des Komarrans, après tout, et, semblait-il, des volontaires. Des conspirateurs amateurs, non qu’il s’agisse d’une profession dûment répertoriée. La première option ne lui paraissait pas envisageable d’après les éléments dont il disposait. L’option deux semblait plus probable, mais laissait à la SécImp le temps de faire son travail. Les Komarrans y avaient peut-être songé. S’il y a du souci à se faire, c’est du côté de l’option trois. Il y avait beaucoup de souci à se faire du côté de l’option trois. Des gens désespérés et pris de panique étaient capables de décisions totalement inattendues. La carrière de Miles en apportait la preuve éclatante. — Professeur Vorthys. Docteur Riva. Il dut répéter plusieurs fois en haussant la voix avant qu’ils ne lèvent les yeux. — Donc vous braquez l’engin vers un point de saut, vous le mettez en route, et il se met à y enfourner de l’énergie. À un certain moment le point de rupture est atteint, et tout vous revient dans la figure. Que se passe-t-il si vous arrêtez la machine avant le point de rupture ? — Je ne suis pas certaine, répondit Riva, que ce ne soit pas exactement ce qui s’est produit. Le retour de bâton a pu être déclenché soit parce que l’amplitude maximale avait été atteinte, soit parce que Radovas a coupé la source d’impulsions. — Donc, une fois activé, l’engin devient en fait une machine infernale ? En essayant de l’arrêter, on le déclenche ? — Je n’en suis pas certaine. Ce serait intéressant à vérifier. À bonne distance. — Bon, enfin… si vous trouvez quelque chose, faites-le-moi savoir, d’accord ? Continuez. Après une pause, soit le temps de digérer la question de Miles, soit d’attendre s’il n’allait pas leur en soumettre une autre, les scientifiques reprirent leur conversation polyglotte dans un curieux mélange d’anglais, de mathématiques et de langage technique. Miles se cala de nouveau sur sa chaise ; il se sentait tout sauf rassuré. Si Soudha avait perfectionné son engin avec l’intention d’utiliser les points de saut comme sources d’énergie pour faire sauter les stations militaires qui les gardaient et se lancer par surprise dans une guerre éclair… Il faudrait qu’il fasse sauter les six stations en même temps, au moment où se déclencherait un soulèvement de toute la planète, à la même échelle que le précédent, la tristement célèbre Révolte de Komarr. Miles n’était pas totalement satisfait de l’efficacité de la SécImp dans cette affaire, mais le groupe de Soudha ne comptait qu’une poignée d’individus attentifs à rester dans l’ombre. Les signes avant-coureurs d’une rébellion massive n’auraient pu échapper à personne, même pas à la SécImp. De plus, les chefs de la conspiration avaient tous connu cela. Quiconque avait vécu la débâcle de la Révolte de Komarr du côté des Komarrans avait de bonnes raisons de ne pas faire davantage confiance à ses compatriotes qu’aux Barrayarans. La dernière chose que Soudha souhaiterait, ce serait d’avoir une flopée de Komarrans de plus à ses côtés. Et… et puis il ne possédait pas six machines infernales. Il en avait eu cinq, la quatrième était détruite, et les trois premières semblaient n’avoir été que des prototypes de moindre puissance. C’était comme avoir un revolver avec une seule balle. On a intérêt à bien choisir sa cible. À supposer que Soudha continue de croire qu’il possédait un engin capable, malgré quelques erreurs de conception, de détruire un point de saut… Il y avait six points de saut actifs dans l’espace de Komarr, mais Miles savait lequel il choisirait sans l’ombre d’un doute. L’unique point de saut menant à Barrayar. Nous isoler d’un seul coup, ouais. D’un point de vue komarran, cet objectif-là méritait bien cinq ans de dévouement, de sueur, et de risques : fermer l’unique porte reliant Barrayar au réseau des points de saut galactiques. Une révolution sans effusion de sang, propre à plaire à ces techno-ingénieurs. Ils ramèneraient Komarr au bon vieux temps de sa gloire passée, il y avait un siècle, et Barrayar au mauvais vieux temps, à une nouvelle Époque de l’isolement. Que tout le monde, ou personne, tant sur Komarr que sur Barrayar, le veuille ou non. Les conspirateurs s’imaginaient-ils qu’on les laisserait vivre une fois la vérité dévoilée ? Sans doute pas. Mais si Riva disait vrai, le processus n’était pas réversible. Une fois détruit le point de saut ne pourrait pas être rouvert. Le mal serait fait, et ni larmes, ni prières ne le déferaient. Un assassinat. Peut-être Soudha et les siens voulaient-ils être une nouvelle génération de Martyrs, heureux de se voir vénérés après leur mort. Ils semblaient avoir l’esprit trop pratique pour cela, mais sait-on jamais ? Leur intelligence pouvait ne pas les empêcher d’être hypnotisés par leur propre propagande. Oui. À présent Miles savait où les Komarrans allaient, s’ils n’y étaient pas déjà. La station civile, ou la militaire ? Non, la station de transfert civile qui desservait le point de saut vers Barrayar. Tu viens d’y envoyer Ekaterin. Elle y est en ce moment. Ainsi que la femme du Professeur Vorthys, et plusieurs milliers de personnes innocentes. Il refoula la panique qui le gagnait pour suivre son raisonnement jusqu’au bout. Soudha devait avoir un repaire quelque part sur la station, préparé depuis des mois, voire des années. Il projetait d’y installer son engin, de le braquer vers le point de saut, de prendre l’énergie… d’où ? S’il la tirait de la station, on risquait de le remarquer. S’ils l’installaient sur un vaisseau (et il avait bien fallu un vaisseau pour l’apporter là-haut), ils pourraient utiliser l’énergie du vaisseau. Mais les contrôleurs spatiaux et les militaires barrayarans ne laisseraient pas un vaisseau traîner autour du point de saut sans un plan de vol bien établi dont il n’aurait pas intérêt à dévier. Alors, vaisseau, ou station ? Miles ne possédait pas suffisamment de données pour décider. Mais si Soudha n’avait pas sérieusement amélioré son engin, la conspiration censée détruire le point de saut sans verser une goutte de sang risquait de s’achever en catastrophe sanglante sur la station. Miles avait connu des catastrophes spatiales de diverse importance, et il ne tenait nullement à en voir une de plus. À partir des données qu’il possédait, il parvenait à imaginer une douzaine de scénarios différents, mais un seul ne lui donnait ni le temps, ni le droit, de se tromper. Fonce. Il s’installa à la console sécurisée et appela le QG de la SécImp à Solstice. — Ici Lord Auditeur Vorkosigan. Passez-moi le général Rathjens, immédiatement. Urgence absolue. Vorthys leva les yeux vers lui. — Quoi ? — Je viens de comprendre que s’il doit se passer quelque chose, ça se passera à la station de transfert près du point de saut vers Barrayar. — Mais, Miles… Soudha ne serait pas assez fou pour recommencer, pas après son premier désastre ! — Je ne lui fais pas la moindre confiance. Avez-vous eu des nouvelles d’Ekaterin ou de votre femme ? — Oui, Ekaterin a envoyé un message pendant que vous étiez… sorti chercher vos… vos ustensiles. Elle était bien arrivée à son hôtel et partait chercher ma femme. — Est-ce qu’elle a laissé un numéro ? — Oui, là, sur la console. Le visage du général Rathjens apparut sur l’écran. — Lord Auditeur ? — Général, j’ai de nouvelles informations indiquant que les fugitifs komarrans se dirigent vers la station de transfert menant à Barrayar, ou s’y trouvent déjà. Je veux que vous lanciez immédiatement la SécImp dans une recherche à grande échelle avec tous les moyens disponibles pour les retrouver. Fouillez la station de fond en comble, ainsi que tous les vaisseaux qui y arrivent. Dès maintenant. Je veux un courrier de la SécImp pour m’emmener là-haut le plus vite possible. Je vous expliquerai tous les détails une fois en route. Quand tout cela sera lancé, je veux envoyer un message brouillé urgent et personnel à… euh… à ce numéro. Rathjens fronça les sourcils, mais se contenta de dire : — Bien, Monseigneur. Je serai très intéressé de connaître tous les détails. — Je n’en doute pas. Merci. Le visage de Rathjens disparut et, un instant plus tard, une lumière clignota : la liaison pour le message était établie. Il parla rapidement et avec un maximum de conviction, comme s’il voulait ainsi accélérer la transmission. — Ekaterin, montez avec votre tante dans le premier vaisseau en partance pour n’importe quelle destination dans l’espace de Komarr. En orbite, vers une autre station, n’importe où. Nous nous débrouillerons pour aller vous récupérer plus tard et vous ramener saines et sauves. Quittez la station, partez tout de suite. Il hésita sur la formule de conclusion. Non, ce n’était ni le moment, ni le lieu, de lui déclarer son amour, malgré les dangers qui la menaçaient. Le temps que le message arrive, elle aurait probablement regagné sa chambre d’hôtel avec sa tante qui entendrait aussi le message. — Soyez prudente. Signé : Vorkosigan. Terminé. Au moment où il se levait pour partir, Vorthys demanda : — Croyez-vous qu’il faudrait que je vous accompagne ? — Non. Je crois que vous feriez mieux de rester ici pour essayer de comprendre ce qui risque de se produire quand quelqu’un essaie de désamorcer cette machine infernale. Et quand vous aurez trouvé, je vous en prie, envoyez-moi d’urgence la marche à suivre. Vorthys hocha la tête, et Miles leur adressa à tous un salut d’analyste de la SécImp, c’est-à-dire un vague signe de main exécuté à proximité du front, puis il se dirigea vers la porte. 19 Ekaterin regarda d’un air morose les toilettes soniques engloutir ses chaussures sans l’ombre d’un haut-le-cœur. — Ça valait la peine d’essayer, ma chérie, dit Tante Vorthys en voyant son air dépité. — Il y a trop de systèmes de sécurité sur cette station, dit Ekaterin. Nikki avait réussi ce truc sur le vaisseau de saut en venant ici. Cela nous avait valu la colère des hôtesses de bord. — Je te parie que mes petits-enfants réussiraient en un clin d’œil. Quel dommage que nous n’ayons pas un gamin de neuf ans avec nous ! — Oui, soupira Ekaterin. Et non. Savoir Nikki sain et sauf sur Komarr était une source de joie, et libérait au moins un certain niveau secret de son esprit. Il devait bien y avoir un moyen de saboter ces toilettes soniques et d’allumer ainsi un voyant de contrôle, ce qui déclencherait une enquête. L’art et la manière de transformer des toilettes soniques en arme ne faisaient pas vraiment partie de la formation d’Ekaterin. Elle pensa avec un rien d’amertume que Vorkosigan, lui, saurait sans doute le faire. Typiquement masculin : il avait traîné dans ses jambes pendant des jours, et maintenant qu’elle avait vraiment besoin de lui, il se trouvait à l’autre bout du système stellaire. Pour la dixième fois elle tâta les murs, essaya d’ouvrir la porte, fouilla dans ses poches. La seule chose inflammable dans le local, c’était leurs cheveux. Mettre le feu dans une pièce dans laquelle elle se trouvait enfermée ne la tentait pas trop, ou alors en tout dernier ressort. Elle enfonça les mains dans la fente murale et les fit tourner pour permettre au nettoyeur sonique de décoller la saleté, aux rayons ultraviolets de tuer les microbes, et au ventilateur d’emporter prestement leurs petits cadavres. Elle retira ses mains. Les ingénieurs avaient beau jurer que ce système était plus efficace, elle se sentait plus propre et fraîche avec de l’eau et du savon. Et puis comment faire pour enfourner le derrière d’un bébé dans ce truc ? Elle contempla la cuvette d’un air sombre. — Si seulement nous avions un outil, nous devrions pouvoir faire quelque chose avec ce machin. Sa tante répondit tristement : — J’avais mon couteau de Vorfemme. Mon plus beau, avec le manche en émail. — Avais ? — Dans son fourreau secret dans ma botte. Celle que j’ai lancée, bien sûr. — Oh. — Tu ne portes plus le tien ? — Pas sur Komarr. J’essayais d’être, comment dire, moderne. Je m’interroge sur le message culturel du couteau de Vorfemme. Je veux dire, oui, bien sûr, les femmes étaient mieux armées que les paysans, mais jamais aussi bien que les hommes qui portaient les deux épées. Est-ce que les hommes Vor craignaient que leurs épouses ne prennent le dessus sur eux ? — Si je pense à ma grand-mère, c’est fort possible. — Oui. Et moi à ma grand-tante Vorvayne, dit Ekaterin dans un soupir en jetant un coup d’œil inquiet à sa tante ici présente. Celle-ci, appuyée d’une main contre le mur, paraissait pâle et tremblante. — Si tu en as terminé avec tes tentatives de sabotage, je crois que j’aimerais bien me rasseoir. — Oui, bien sûr. C’était une idée idiote, de toute façon. Tante Vorthys se laissa tomber sur l’unique siège des minuscules toilettes, et Ekaterin prit sa place contre le mur. — Je suis désolée de t’avoir entraînée dans cette aventure. Si tu n’avais pas été avec moi… Il faut que l’une de nous deux sorte d’ici. — Ça laisserait encore un otage à Soudha. — Je ne crois pas que ce soit leur souci premier pour l’instant, pas s’ils ont dit la vérité sur leur odieux projet. Ekaterin frotta la pointe de son pied contre le sol gris et lisse de leur prison. D’une voix plus basse elle demanda : — Tu crois que les nôtres nous sacrifieraient si on en arrivait à une impasse ? — Dans un cas pareil ? Oui. En tout cas, ce serait leur devoir. Est-ce que le Professeur, Lord Vorkosigan, et la SécImp savent ce que les Komarrans ont construit ? — Non. Du moins, pas jusqu’à hier. Je veux dire, ils savaient que Soudha avait construit quelque chose. Je pense qu’ils avaient presque réussi à en reconstituer les plans. — Alors ils sauront, inévitablement, dit Tante Vorthys d’une voix ferme, avant d’ajouter un peu moins fermement, enfin, ils finiront par savoir. — J’espère qu’ils ne penseront pas que nous devrions nous sacrifier comme dans la Tragédie de la Vierge du Lac. — En fait, d’après la tradition, elle a été sacrifiée par son frère. Je me demande si elle était aussi volontaire que lui l’a prétendu. Ekaterin repensa avec amertume à la vieille légende barrayarane. Selon cette histoire, la ville de Vorkosigan Surleau, au bord du lac Long, était assiégée par les forces d’Hazelbright. Fidèles vassaux du Comte absent, un officier Vor et sa sœur avaient résisté jusqu’au bout. La veille de l’assaut final, la Vierge du Lac avait offert sa blanche gorge à l’épée de son frère plutôt que de tomber aux mains de l’ennemi honni. Le lendemain matin, ô surprise, le siège avait été levé grâce à un subterfuge imaginé par son fiancé, l’un des lointains ancêtres de leur Lord Auditeur à vrai dire, et qui allait plus tard devenir le célèbre Général Comte Selig Vorkosigan. Il avait envoyé l’ennemi se porter ailleurs à marche forcée, au-devant d’une attaque imaginaire dont il avait répandu la rumeur. Mais hélas trop tard pour sauver la Vierge du Lac. Nombre de poèmes, de pièces de théâtre, et de chansons devaient par la suite célébrer le chagrin des deux hommes, au point de former une partie de la culture barrayarane. Quand elle était petite, à l’école, Ekaterin avait appris par cœur en récitation l’un des poèmes les plus courts. — Je me suis toujours demandé… dit-elle. Si l’attaque, avec son cortège de pillages et de viols, avait eu lieu le lendemain comme prévu, est-ce qu’on aurait dit « Oui, il avait fait ce qu’il fallait faire » ? — Sans doute, répondit Tante Vorthys en plissant les lèvres. Au bout de quelque temps, Ekaterin ajouta : — Je veux rentrer chez moi, mais je ne veux pas retrouver l’ancien Barrayar. — Pas plus que moi, ma chérie. C’est merveilleux de lire ces belles histoires de l’ancien temps. C’est si merveilleux de savoir lire, en fait. — Je connais des filles qui en rêvent. Elles adorent se déguiser et jouer aux Dames Vor d’antan, sauvées par de beaux et romantiques jeunes Vor. Pour je ne sais quelle raison, elles ne jouent jamais à mourir en couches, à vomir tripes et boyaux à cause de la dysenterie, à tisser et à filer à s’en rendre aveugles, à finir paralysées par l’arthrite et intoxiquées par les teintures, ou à commettre des infanticides. Certes, elles meurent parfois, mais de maladies romantiques qui leur font le teint délicatement pâle et éveillent la compassion, mais qui ne les rendent jamais incontinentes. — J’ai enseigné l’histoire pendant trente ans. Mais on ne peut pas prêcher la bonne parole partout à la fois. La prochaine fois, envoie-les à mon cours. — J’aimerais bien, dit Ekaterin en souriant tristement. Le silence s’installa un moment. Tante Vorthys, les yeux fermés, se reposait, et Ekaterin s’abandonnait à la contemplation du mur. Quand elle regarda sa tante, son inquiétude grandit. — Penses-tu que tu pourrais faire semblant d’être beaucoup plus malade que tu ne l’es vraiment ? — Oh, ça ne devrait pas être trop difficile, répondit la vieille dame sans ouvrir les yeux. Ekaterin en déduisit qu’en fait elle faisait semblant d’être moins malade qu’elle ne l’était en réalité. Cette fois-ci la succession de sauts paraissait l’avoir durement secouée. Son teint blafard était-il dû uniquement au mal du voyage ? Une décharge de neutraliseur pouvait être mortelle pour un cœur fatigué. Était-ce la raison, outre sa stupéfaction, pour laquelle sa tante s’était abstenue de crier ou de se débattre devant les menaces d’Arozzi ? — Dis-moi, comment va ton cœur ces temps-ci ? demanda-t-elle prudemment. Les yeux de Tante Vorthys s’ouvrirent brusquement. Au bout d’un moment elle haussa les épaules. — Couci-couça, ma chérie. Je suis sur liste d’attente pour en recevoir un tout neuf. — Je croyais qu’il était devenu facile de cultiver de nouveaux organes maintenant. — Oui, mais il est plus difficile de cultiver les équipes de bons chirurgiens. Mon cas n’est pas très urgent. Après les ennuis qu’a eus une de mes amies, j’ai décidé que je préférais attendre qu’une équipe parmi les plus expérimentées ait un créneau disponible. — Je comprends… Ekaterin reprit d’une voix hésitante : — J’ai réfléchi. Enfermées ici, nous ne pouvons rien faire. Si j’arrive à faire venir quelqu’un à la porte, nous pourrions essayer de leur faire croire que tu es gravement malade pour qu’ils nous laissent sortir. Ensuite, qui sait ? Ça ne peut pas être pire qu’ici. Tu n’as qu’à te laisser aller, ne plus bouger, et gémir de manière convaincante. — Ça, je peux le faire. — Allons-y. Ekaterin se mit à tambouriner sur la porte de toutes ses forces et à appeler les Komarrans un à un par leur nom. Au bout de dix minutes, elle entendit un clic, la porte s’ouvrit, et madame Radovas risqua un coup d’œil à l’intérieur. Arozzi se tenait derrière elle, le neutraliseur à la main. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. — Ma tante est malade. Elle n’arrête pas de frissonner, et elle a la peau moite et froide. Je crains quelle ne soit en état de choc à cause des sauts, de son cœur fatigué, et de tout ce stress. Il lui faut au moins un endroit chaud pour s’allonger et une boisson réconfortante. Peut-être un docteur. Madame Radovas jeta un regard inquiet à Tante Vorthys affalée au fond des toilettes. — On ne peut pas vous fournir de docteur pour l’instant. Pour le reste, ça peut se faire, je pense. — Nous, on aimerait bien récupérer les toilettes, marmonna Arozzi. Ça fait mauvais effet d’avoir tous à défiler dans le couloir pour aller aux toilettes publiques les plus proches. — Nous n’avons pas d’autre endroit sûr pour les enfermer, lui lança madame Radovas. — Alors, on n’a qu’à les mettre au milieu de la pièce et les tenir à l’œil. On les recollera là plus tard. L’une est malade et l’autre doit veiller sur elle. Que veux-tu qu’elles fassent ? Ce serait pas bon pour nous que la vieille dame meure par notre faute. — Je vais voir ce que je peux faire, dit madame Radovas à Ekaterin avant de refermer la porte. Elle revint peu après pour accompagner les deux Barrayaranes jusqu’à un lit de camp et une chaise pliante installés au fond de l’entrepôt, le plus loin possible de toute borne d’alarme. Elle aida Ekaterin à soutenir Tante Vorthys, qui ne tenait pas sur ses jambes, et à l’allonger avant de bien la couvrir. Puis, les laissant à la garde d’Arozzi, elle partit chercher une chope de thé fumant qu’elle posa à côté de la vieille dame. Arozzi lui confia alors le neutraliseur et retourna à ses activités. Elle approcha une autre chaise pliante et s’assit prudemment à quelques mètres des captives. Ekaterin soutint sa tante par l’épaule tandis que celle-ci buvait le thé, clignait des yeux pour remercier madame Radovas, et se laissait retomber en arrière en gémissant. Ekaterin posa théâtralement la main sur le front de la vieille dame et lui frictionna ses mains froides, l’air très inquiète. Elle caressa ses cheveux gris ébouriffés tout en observant à la dérobée l’entrepôt qu’elle n’avait fait qu’entrevoir jusque-là. L’engin reposait toujours sur son berceau flottant, mais à présent le sol autour était jonché d’un entrelacs de câbles d’alimentation. Soudha supervisait le branchement de l’un d’eux à l’ensemble complexe des convertisseurs situé à la base du pavillon. Un homme qu’elle ne reconnut pas occupait la cabine de contrôle vitrée. Obéissant à ses instructions, Cappell traçait soigneusement à la craie des lignes sur le sol à proximité de la machine. Quand il eut terminé il s’entretint avec Soudha, et celui-ci s’empara de la télécommande du berceau puis, avec d’infinies précautions, le fit décoller et avancer jusqu’à quasiment toucher le mur extérieur, avant de le poser doucement dans l’alignement des traits de craie. À présent le pavillon se trouvait presque en face de la porte intérieure du grand sas de chargement. S’apprêtaient-ils à le charger à bord d’un vaisseau pour le transporter plus près du point de saut ? Ou pouvaient-ils l’utiliser d’ici ? Ekaterin sortit son plan holovid de sa poche. Madame Radovas, vigilante, se redressa et pointa le neutraliseur dans sa direction, mais, voyant de quoi il s’agissait, elle se rassit sans prendre la peine de le lui enlever. Ekaterin vérifia l’emplacement des locaux de Southport Transport. L’entreprise avait loué trois entrepôts contigus, et elle ne savait pas trop dans lequel elle se trouvait. La projection en trois dimensions ne lui fournissait aucune indication précise quant à l’orientation, mais elle avait tendance à penser qu’ils se trouvaient du même côté de la station que le point de saut, peut-être même l’avaient-ils dans leur ligne de vue. Je ne crois vraiment pas qu’il reste beaucoup de temps. En plus de la rampe par laquelle elles étaient entrées et de la porte des toilettes, il semblait y avoir deux autres sas de sortie. L’un était manifestement un sas vers l’extérieur à usage individuel, à côté du grand sas de chargement. L’autre conduisait vers ce qui semblait être des bureaux, si elle se trouvait bien dans l’entrepôt central. Ekaterin traça dans sa tête un itinéraire menant au couloir public le plus proche. Plusieurs Komarrans étaient entrés et sortis par cette porte, peut-être campaient-ils là-bas derrière. De toute façon, il semblait y avoir plus de monde par là que par où elle était arrivée. La cabine de contrôle était un cul-de-sac. Elle regarda madame Radovas qui la surveillait. Veuves, toutes les deux. Curieux destin qui avait voulu que leur chemin conjugal les conduise toutes les deux au même endroit. Madame Radovas paraissait fatiguée et usée. Cette histoire aura été un cauchemar pour tout le monde. — Comment pensez-vous vous en tirer après cela ? Est-ce que vous nous emmènerez avec vous ? Les Komarrans y seraient sans doute obligés. Les lèvres de madame Radovas se pincèrent. — Nous n’avions pas prévu de nous en tirer. Jusqu’à ce que vous arriviez. Je le regrette presque. Tout était plus simple avant. Détruire le point de saut et mourir. À présent, il y a de nouveau toutes sortes de possibilités, de calculs, de soucis. — Des soucis ? Pire que de mourir ? — J’ai laissé trois enfants sur Komarr. Si j’étais morte, la SécImp n’aurait plus eu la moindre raison de… de les ennuyer. Des otages, des deux côtés. — Et puis… et puis j’ai voté pour. Je ne pouvais pas faire moins que mon époux. — Vous avez voté ? Sur quoi ? Et comment répartissez-vous des voix d’actionnaires, à la komarrane, pour une révolte ? Il a bien fallu que vous emmeniez tout le monde. Si quelqu’un au courant du complot était resté et avait été interrogé sous thiopenta, votre plan était par terre. — Soudha, Foscol, Cappell et mon mari étaient considérés comme les premiers actionnaires. Ils ont décidé que j’avais hérité des voix de mon mari. Les choix étaient assez simples : se rendre, s’enfuir, ou se battre jusqu’au bout. Le résultat a été de trois contre un en faveur de la dernière solution. — Oh ! Et qui a voté contre ? — Soudha, répondit-elle après une hésitation. — Que c’est curieux. C’est lui votre ingénieur en chef. Ça ne vous trouble pas ? — Soudha, rétorqua-t-elle d’une voix acerbe, Soudha n’a pas d’enfants. Il voulait attendre et recommencer plus tard, comme s’il pouvait y avoir un « plus tard ». Si nous ne frappons pas maintenant, la SécImp ne tardera pas à prendre toutes nos familles en otage. Mais si nous fermons le point de saut et mourons, la SécImp n’aura plus personne sur qui exercer son chantage. Mes enfants seront plus tranquilles, même si je dois ne jamais les revoir. Ses yeux mornes débordaient de sincérité. — Que faites-vous des Barrayarans sur Komarr et sur Sergyar qui ne reverront jamais leurs familles ? Complètement coupés de leurs proches, sans pouvoir savoir ce qu’ils deviennent ? Les miens, par exemple. Ce sera comme s’ils étaient morts les uns pour les autres. Ce sera le retour de la Période de l’isolement. Des images de douleur et de chocs se bousculèrent dans sa tête, et elle frissonna d’horreur. — Alors réjouissez-vous d’être du bon côté du point de saut, aboya madame Radovas. (Devant le regard glacial d’Ekaterin, elle s’adoucit :) Ce ne sera pas l’ancienne Période de l’isolement. Votre planète possède maintenant une assise industrielle bien développée et une population beaucoup plus importante qui a bénéficié depuis un siècle d’un apport de nouveaux gènes. Il y a de nombreuses planètes qui vivent pratiquement sans aucun contact galactique et qui se portent très bien. Tante Vorthys entrouvrit un œil. — Je crois que vous sous-estimez l’impact psychologique. — Ce que vous, les Barrayarans, vous vous ferez subir mutuellement ne me regarde pas, après tout. Du moment que vous ne nous faites plus rien subir à nous. — Comment… comment envisagez-vous de mourir ? En prenant du poison tous ensemble ? En ouvrant un sas vers le vide ? Et est-ce que vous commencerez par nous tuer ? — Je m’attends à ce que les Barrayarans s’occupent de cela quand ils auront compris ce qui se sera passé. Foscol et Cappell pensent que nous pourrons nous échapper, ou qu’on nous permettra de nous rendre. Moi, je crois que ce sera la répétition du massacre de Solstice. Nous avons même notre propre Vorkosigan pour s’en charger. Je n’ai pas peur. Ou du moins, ajouta-t-elle en hésitant comme pour mesurer la portée de ses paroles, je suis trop fatiguée pour y attacher de l’importance. Ekaterin ne comprenait que trop bien ces paroles. Peu désireuse de montrer son assentiment, elle resta silencieuse, le regard dans le vide. Elle considérait sa propre peur sans passion. Certes son cœur battait la chamade, son estomac se nouait, et sa respiration se faisait un peu haletante, pourtant ces gens ne lui faisaient pas peur. Au fond d’elle-même ils ne lui faisaient pas aussi peur qu’ils l’auraient dû. Une fois, peu après qu’une des insondables crises de jalousie de Tienne eut disparu pour s’en retourner vers le mystérieux monde des fantasmes dont elle était issue, il lui avait fermement assuré qu’il avait jeté du haut d’un pont, pour s’en débarrasser, le brise-nerfs qu’il possédait en toute illégalité, puisqu’il ne l’avait pas reçu de son Seigneur lige, le Comte de son District. Elle n’avait même pas su jusque-là qu’il en avait eu un. Ces Komarrans étaient désespérés, et leur désespoir les rendait dangereux. Mais elle avait dormi auprès de quelqu’un qui lui faisait plus peur que Soudha et les siens. Quels drôles de sentiments je ressens ! Il y avait dans le folklore barrayaran un conte qui racontait l’histoire d’un mutant que l’on ne pouvait tuer car il cachait son cœur dans une boîte sur une île secrète, très loin de sa forteresse. Bien sûr, le jeune héros Vor obtint le secret de la bouche de la vierge que le mutant retenait captive, vola le cœur, et le pauvre mutant connut une triste fin. Peut-être son cœur à elle ne s’arrêtait-il pas car en fait son cœur était Nikki, à l’abri loin d’elle. Ou peut-être parce que pour la première fois de sa vie elle se sentait totalement en possession d’elle-même. Quelques mètres plus loin, Soudha s’approcha de nouveau de l’engin, dirigea la télécommande sur le berceau flottant, et corrigea légèrement sa position. Depuis l’autre côté du quai Cappell lui lança une question, et Soudha posa la télécommande sur le bord du berceau pour suivre un des câbles jusqu’à la prise murale sur laquelle Cappell se penchait. Tous deux avaient la tête penchée sur ce qui semblait un mauvais contact, et Cappell hurla une question en direction de l’homme qui se trouvait dans la cabine vitrée et qui secoua la tête avant de venir les rejoindre. Si je prends le temps de penser, je vais rater l’occasion. Si je prends le temps de penser, même mon cœur de mutant va me faire défaut. Avait-elle le droit de prendre un tel risque par elle-même ? La vraie peur, c’était cela, oui, et elle en était remuée jusqu’aux entrailles. Ce n’était pas une tâche pour elle. C’était une tâche pour la SécImp, pour la police, pour l’année, pour un héros Vor, pour n’importe qui, sauf elle. Pour tous ceux qui ne sont pas ici. Mais si elle essayait et échouait, c’était pour tout Barrayar qu’elle aurait échoué, et à jamais. Et qui s’occuperait de Nikki s’il venait à perdre son père et sa mère en l’espace d’à peine une semaine ? La chose à faire la moins risquée était d’attendre qu’un groupe d’hommes compétents vienne à son secours. Compétents comme Tienne, c’est ça ? — Tu te réchauffes, Tante Vorthys ? Est-ce que tu frissonnes encore ? Elle se leva et se pencha au-dessus de la vieille dame, le dos tourné à madame Radovas, pour faire semblant de mieux border la couverture tout en la dégageant en réalité. Madame Radovas était plus petite quelle, et plus frêle, et elle avait vingt-cinq ans de plus. « J’y vais » souffla-t-elle à sa tante. D’un mouvement naturel, sans brusquerie, elle se retourna, s’avança vers la Komarrane, et lui lança la couverture sur la tête au moment où elle se levait d’un bond. La chaise bascula avec fracas. Deux pas de plus et elle réussit à prendre la petite femme dans ses bras et à lui immobiliser les bras le long du corps. Le rayon du neutraliseur éclaboussa le sol et son bord vint chatouiller les jambes d’Ekaterin. Elle souleva madame Radovas du sol et la secoua. Le neutraliseur tomba par terre, et d’un coup de pied elle le poussa vers sa tante qui tentait de se lever. Elle lança la Komarrane empêtrée dans sa couverture le plus loin d’elle possible, fit demi-tour et fonça vers le berceau flottant. Elle s’empara de la télécommande et sprinta vers la cabine de contrôle de toute la vitesse de ses jambes. Les hommes penchés sur la prise murale se ruèrent à sa poursuite, mais elle ne se retourna pas. Elle contourna la cabine et gravit les marches d’un bond. Elle s’acharna sur les commandes. La porte mit une éternité à se refermer. Cappell avait quasiment atteint le bas des marches avant que, de ses doigts tremblants, elle parvienne à activer la fermeture. Le mathématicien s’écrasa contre la porte avec un bruit sourd et se mit à tambouriner. Elle ne regarda pas, elle n’osa pas regarder, ce qui arrivait à sa tante. Au lieu de cela elle brandit la télécommande et la dirigea vers le berceau flottant. Il y avait six boutons et un petit à quatre positions. Elle n’avait jamais été très bonne à ce genre de jeu. Heureusement il n’était pas question pour l’heure de déplacement subtil. À la troisième tentative elle trouva le bouton Haut. Lentement, trop lentement, le berceau commença à s’élever. Il devait y avoir des palpeurs qui le maintenaient d’aplomb. Les quatre premières combinaisons qu’elle essaya n’aboutirent à rien. Elle finit par réussir à faire pivoter l’engin. Il vint buter contre les passerelles avec un affreux bruit métallique. Bien. Des câbles d’alimentation furent arrachés, et l’inconnu évita de justesse les gerbes d’étincelles. Soudha hurlait et sautait contre le mur de verre qui les séparait. Elle l’entendait à peine, le verre était conçu pour résister au vide. Il recula et pointa un neutraliseur vers elle. Le rayon rebondit contre la vitre. Elle parvint enfin à faire apparaître le programme des palpeurs sur le petit écran de la télécommande. Elle annula les instructions et le berceau se mit à bouger plus librement. Elle réussit à lui faire effectuer une rotation verticale de près de cent quatre-vingts degrés, puis elle coupa le contact du berceau. Des passerelles au sol il y avait environ quatre mètres de hauteur et elle n’avait pas la moindre idée du matériau dont était faite l’énorme cloche. Elle imaginait qu’il lui faudrait effectuer deux ou trois tentatives avant de parvenir à la fendre, ou à l’abîmer suffisamment, pour que Soudha ait besoin de plus d’une journée pour la réparer, journée pendant laquelle on risquait de remarquer son absence et celle de sa tante. Au lieu de cela, la cloche éclata comme… comme un pot de fleurs. Le choc ébranla l’entrepôt. Des éclats, des gros et des petits, volèrent dans toutes les directions. Un morceau manqua la tête de Soudha de quelques centimètres et s’écrasa contre la vitre de la cabine. Ekaterin se baissa par réflexe, mais la vitre résista. Étonnant matériau. Heureusement que la cloche n’avait pas été fondue dans le même. Un rire de joie folle monta dans sa gorge. Elle aurait voulu détruire une centaine d’engins. Elle remit le contact du berceau flottant et s’en servit pour fracasser les débris plusieurs fois sur le sol. Uniquement parce qu’elle en avait le pouvoir. La Revanche de la Vierge du Lac ! Sa tante, assise près du mur du fond, était recroquevillée sur elle-même. Elle ne s’enfuyait pas et semblait loin de vouloir essayer. Mauvais. Madame Radovas s’était relevée et avait récupéré son neutraliseur. Cappell s’acharnait contre la porte de la cabine de contrôle à l’aide d’une clé dynamométrique d’un mètre de long qu’il avait trouvée Dieu sait où. Arozzi, le visage en sang à cause d’un éclat de la cloche qui lui avait volé à la tête, l’en dissuada avant qu’il ne la rende impossible à ouvrir. Soudha arriva en courant avec une poignée d’outils électroniques et, avec l’aide d’Arozzi, s’attaqua à la porte par en dessous. Des grattements et des grincements bien plus sinistres que les coups désespérés de Cappell filtrèrent par la serrure. Ekaterin retint son souffle et parcourut la cabine du regard. Elle ne pouvait pas dépressuriser l’entrepôt à cause de sa tante. Il ne restait plus que la console de com. Aurait-il fallu qu’elle commence par là ? Non, elle avait fait les choses dans le bon ordre… La SécImp pouvait bien réagir n’importe comment, utiliser une tactique stupide ou inadaptée, ils ne pouvaient plus perdre Barrayar à présent. — Allô, les urgences ? Je m’appelle Ekaterin Vorsoisson… Elle dut s’interrompre, le système automatique cherchait à la diriger vers les services d’aide aux voyageurs. Elle refusa les Objets trouvés et sélectionna la Sécurité avant de recommencer, pas certaine encore de capter l’attention d’une oreille humaine, et priant pour que son appel soit enregistré. — Je m’appelle Ekaterin Vorsoisson. Je suis la nièce du Lord Auditeur Vorthys. Je suis retenue prisonnière avec ma tante par des terroristes komarrans à l’entrepôt de Southport Transport. Je me trouve dans la cabine de contrôle d’un entrepôt, mais ils sont en train d’ouvrir la porte… Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Soudha avait désactivé le verrou, mais la porte, faussée par les coups de Cappell, couinait et refusait de coulisser dans son rail et de s’ouvrir. Soudha et Arozzi unirent leurs efforts et réussirent à l’entrouvrir à coups d’épaule. —… Dites à Lord Auditeur Vorkosigan, dites à la… SécImp… Jurant et ahanant, Soudha parvint à se glisser à l’intérieur suivi de Cappell qui n’avait pas lâché sa clé. Hurlant d’un rire hystérique, le visage inondé de larmes, Ekaterin se retourna pour affronter son destin. 20 Miles avait peine à se retenir d’appuyer son visage contre le hublot du sas en attendant que les couloirs étanches de la station de saut finissent de s’y ajuster. Quand la porte s’ouvrit enfin, il s’y enfonça d’un bond et sauta dans le même mouvement sur le sol de la station. Son comité d’accueil, le chef de la SécImp locale et un type en uniforme bleu et orange de la sécurité civile, se figea au garde-à-vous après un bref sursaut de surprise dû à sa taille – il s’en rendit compte en voyant leur regard s’abaisser pour trouver son visage – et à son apparence. — Lord Auditeur Vorkosigan, je vous présente le lieutenant Husavi responsable de la sécurité de la station, dit Vorgier, l’homme de la SécImp qui paraissait très tendu. — Capitaine Vorgier, Lieutenant Husavi. Du nouveau depuis… (il jeta un coup d’œil à sa montre) depuis un quart d’heure ? Près de trois heures s’étaient écoulées depuis que le premier message de Vorgier avait transformé son voyage vers la station en un cauchemar gluant de panique rentrée. Jamais un courrier impérial ne lui avait paru si lent. Et comme même les hurlements d’un Auditeur se seraient révélés impuissants à modifier les lois de la physique, il s’était par force enfermé dans le silence. — Mes hommes, appuyés par ceux du Capitaine Husavi, sont presque en position d’assaut. Nous pensons pouvoir installer un couloir étanche sur la porte extérieure du sas où se trouvent les deux femmes avant, ou presque avant, que les Komarrans ne dépressurisent. Dès que nous aurons récupéré les otages, nos brigades d’intervention pourront pénétrer dans l’entrepôt. Ce sera terminé en quelques minutes. — Trop prévisible, aboya Miles. Une poignée d’ingénieurs ont disposé de plusieurs heures pour se préparer à votre attaque. Ces Komarrans sont peut-être aux abois, mais je vous garantis qu’ils sont tout sauf stupides. Si je peux penser à placer un explosif déclenché par la moindre pression sur le sas, ils peuvent y penser aussi. Quelle épouvantable série d’images mentales les paroles de Vorgier avaient fait apparaître : un couloir étanche mal fixé, ou fixé trop tard, le corps d’Ekaterin et celui de Tante Vorthys aspirés dans l’espace, un abruti de la SécImp en combinaison spatiale qui les ratait, Miles entendait pratiquement son cri d’impuissance dans son oreille. Heureusement que Vorgier ne lui avait pas confié les détails de son plan plus tôt quand il était coincé à bord du vaisseau, il aurait eu tout le temps de se ronger les sangs. — Il est hors de question de sacrifier les dames Vor. Madame Vorthys a le cœur fragile, si j’en crois son mari, le Lord Auditeur Vorthys. La vie de madame Vorsoisson… ne peut simplement pas être sacrifiée. Et celles des Komarrans encore moins. Nous les voulons vivants pour les interroger. Désolé, Capitaine, votre plan ne me convient pas du tout. Vorgier se raidit. — Seigneur Auditeur, je comprends votre point de vue, mais je crois que la solution militaire serait la plus rapide et la plus efficace. Le mieux que puissent faire les civils, c’est de rester à l’écart le temps que les professionnels fassent leur travail. La SécImp lui avait envoyé successivement deux hommes d’une compétence exceptionnelle, Tuomonen et Gibbs ; pourquoi, mais pourquoi diable les bonnes choses ne pouvaient-elles venir par trois ? — Capitaine, je suis responsable de cette opération, et j’en rendrai compte personnellement à l’Empereur. J’ai été agent galactique de la SécImp pendant dix ans, et à ce titre j’ai eu à affronter davantage de situations merdiques que vous ne pouvez l’imaginer. Je sais exactement comment des professionnels peuvent foirer une opération. Alors ne montez pas sur vos grands chevaux Vor et expliquez-moi la situation convenablement. Vorgier sembla K.-O. debout et Husavi étouffa un sourire qui n’en apprit que trop à Miles sur la façon dont les choses se passaient ici. Au crédit de Vorgier, il se reprit presque aussitôt et dit : — Par ici, Seigneur Auditeur, je vous conduis à notre P.C. opérationnel. Je vais tout vous expliquer, vous pourrez juger par vous-même. Voilà qui est mieux. Ils s’enfoncèrent dans un couloir presque assez vite au goût de Miles. — Avez-vous remarqué une augmentation de la consommation d’énergie dans le secteur de Southport Transport ? — Pas encore. Suivant vos ordres, nos ingénieurs ont réduit la capacité de leurs lignes au minimum vital. J’ignore quelle quantité d’énergie ils peuvent pomper sur le caboteur amarré là-bas. Soudha a menacé d’ouvrir le sas où se trouvent les deux dames Vor si nous essayions de capturer le vaisseau, alors nous attendons. Nos capteurs n’ont rien enregistré d’inhabituel pour l’instant. — Bien. Bizarre, mais bien. Miles ne comprenait pas pourquoi les Komarrans n’avaient pas encore mis en marche leur engin dans un dernier effort désespéré pour atteindre leur but en détruisant le point de saut. Soudha avait-il découvert son défaut de conception ? L’avait-il corrigé, ou avait-il essayé ? Peut-être n’était-il pas tout à fait prêt. Les Komarrans s’acharnaient-ils avec l’énergie du désespoir à le rendre opérationnel ? Dans tous les cas, une fois la machine déclenchée, ils seraient tous dans la merde jusqu’au cou, car le Professeur et Riva avaient conclu après des calculs approximatifs mais pas très rassurants ; qu’il y avait quelque chose comme cinquante chances sur cent pour que l’effet boomerang gravitationnel se produise dès qu’on arrêterait l’engin, et pour que le flux d’énergie renvoyé par le point de saut réduise la station en miettes. Quand Miles avait demandé quelle était la différence entre cinquante chances sur cent et nous ne savons pas, il n’avait pas obtenu de réponse convaincante, et les subtiles supputations théoriques s’étaient brutalement arrêtées lorsqu’ils avaient appris la situation sur la station. Le Professeur était à présent en route pour le point de saut, avec quelques heures de retard sur Miles. Ce dernier demanda, en entrant dans un tube ascensionnel : — Où en est l’évacuation ? — Nous avons détourné tous les vaisseaux à l’approche qui pouvaient l’être, répondit Husavi. Deux ou trois ont dû accoster pour faire le plein car ils n’auraient pas pu atteindre un autre port. Nous avons réussi à évacuer la plupart des passagers en transit, et environ cinq cents de nos employés dont la présence n’est pas essentielle. — Qu’est-ce que vous leur avez raconté ? — Une histoire d’alerte à la bombe. — Excellent. Et tellement vrai. — La plupart se montrent très coopératifs. Certains rechignent, mais le vrai problème, c’est le transport. Nous n’avons pas assez de vaisseaux pour évacuer tout le monde en moins de dix heures. — Si la consommation d’énergie à Southport venait à augmenter brutalement, il faudrait transporter les gens à la station militaire. À vrai dire Miles n’était pas certain du tout que le phénomène gravitationnel, s’il se produisait, ne détruirait pas également la station militaire en l’aspirant elle aussi. — Il faudra qu’ils nous aident. — Le capitaine Vorgier et moi-même en avons discuté avec le commandant militaire, Monseigneur. La perspective d’accueillir un flot soudain de personnes prises au hasard et non contrôlées ne semble pas le réjouir. — J’imagine, soupira Miles. Je lui parlerai. Le « P.C. opérationnel » de Vorgier s’avéra être les bureaux de la SécImp locale. Miles dut toutefois admettre que le centre de communications ressemblait vaguement à la passerelle d’un vaisseau de guerre. Vorgier montra une projection holovid du secteur de Southport d’une qualité plutôt meilleure que celle que Miles avait étudiée pendant la dernière heure. Il expliqua l’emplacement de ses hommes, le timing et les modalités de l’assaut. Pour un plan d’assaut, ce n’était pas un trop mauvais plan. Dans sa jeunesse, quand il dirigeait des opérations spéciales, Miles en avait conçu dans… l’urgence, aussi pleins de panache et aussi stupides. Bon, d’accord… encore plus stupides, s’avoua-t-il intérieurement. Un jour, Miles, lui avait dit une fois son chef Simon Illyan, j’espère que vous aurez sous vos ordres une douzaine de subordonnés tels que vous. Miles venait seulement à l’instant de comprendre qu’il s’agissait, venant d’Illyan, d’une malédiction. Miles n’écoutait plus le baratin de Vorgier. Son esprit se répétait constamment le dernier message reçu d’Ekaterin. Il en avait mémorisé les moindres nuances. Je me trouve dans la cabine de contrôle d’un entrepôt, mais ils sont en train d’ouvrir la porte. Elle n’avait rien dit de l’engin des Komarrans, mais peut-être une information sur lui devait suivre sa phrase Dites à Lord Auditeur Vorkosigan, dites à la SécImp… mais la communication avait été brutalement interrompue par la grosse patte que Soudha, le visage écarlate, avait plaquée sur la console. L’arrière-plan était flou, et on ne distinguait rien, même sur les images améliorées par traitement informatique, hormis la cabine de contrôle. Et Cappell, le mathématicien, qui tenait une clé avec laquelle il avait manifestement eu l’intention de faire autre chose que serrer des boulons, mais s’en était heureusement abstenu. La SécImp avait reçu des vids montrant que les deux femmes avaient été enfermées vivantes dans le sas, grâce aux caméras de sécurité qui s’y trouvaient, juste avant que Soudha ne coupe le signal. Ces trop brèves images torturaient aussi le cerveau de Miles. — Bien, Capitaine Vorgier. Gardez votre plan pour un dernier recours. — Pour le mettre en œuvre dans quel cas, Monseigneur ? Il faudra d’abord me passer sur le corps. Miles s’abstint de répondre ça. Vorgier n’aurait peut-être pas compris qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie. — Avant de commencer à faire sauter les murs, je veux essayer de négocier avec Soudha et ses amis. — Ce sont des terroristes. Des fous, on ne peut pas négocier avec eux. Feu le Baron Ryoval avait été un fou. Le défunt Ser Galen avait aussi été un dément, sans le moindre doute. Et feu le général Metzov ne tournait pas vraiment rond non plus. Miles devait reconnaître que ses négociations avec eux n’avaient pas vraiment été très productives. — J’ai quelque expérience de la question, et je ne crois pas que le Docteur Soudha soit un fou. Ce n’est même pas un savant fou. Ce n’est qu’un ingénieur très perturbé. En fait, il se pourrait bien que ces Komarrans soient les révolutionnaires les plus sensés que j’aie jamais rencontrés. Il s’arrêta un instant, regardant sans le voir les lignes colorées du dispositif tactique si menaçant de Vorgier ; les plans d’évacuation de la station se battaient dans sa tête avec des suppositions sur l’état d’esprit des Komarrans. Illusions, passion politique… personnalité, bon sens… images de la peur et du désespoir d’Ekaterin, tout cela tournait dans son cerveau. Si être enfermée dans un lieu aussi spacieux qu’un dôme komarran la rendait claustrophobe… Arrête ! Il imagina une épaisse plaque de verre se glissant entre lui et le maelström de son angoisse. Si son autorité ici était absolue, son obligation de garder la tête froide l’était tout autant. — Chaque heure gagnée, ce sont des vies gagnées. Gagnons du temps. Appelez-moi le commandant de la station militaire, ensuite nous verrons si Soudha accepte de nous répondre. La pièce, volontairement nue, dans laquelle Miles était assis aurait pu tout aussi bien se trouver sur la station militaire voisine, sur un vaisseau à des milliers de kilomètres, ou à quelques centaines de mètres de l’entrepôt de Southport, ce qui était d’ailleurs le cas. Le décor dans lequel se trouvait Soudha quand son visage apparut sur l’écran était moins anonyme. Il se trouvait dans la cabine de contrôle vitrée d’où Ekaterin avait lancé son SOS. Miles se demanda qui avait posé un doigt nerveux sur le bouton commandant la porte extérieure du sas. Avaient-ils piégé l’ouverture ? Peut-être même s’étaient-ils arrangés pour que le sas s’ouvre si le doigt était retiré du bouton. Soudha avait les traits tirés et le visage fatigué, plus rien à voir avec l’expression impassible du maître menteur. Lena Foscol, tendue, était assise sur un tabouret à roulettes à côté de lui. Une éminence grise mal fagotée, madame Radovas, le visage à demi dans l’ombre se tenait derrière lui et Cappell légèrement en retrait. Bien. Si Miles lisait correctement les signes, il avait en face de lui un quorum d’actionnaires komarrans. Au moins honoraient-ils ainsi son autorité d’Auditeur Impérial. — Bonsoir, Docteur Soudha. — Vous ! Vous êtes ici ? s’exclama Soudha en fronçant les sourcils lorsqu’il comprit que la transmission était instantanée. — Oui, contrairement à l’Administrateur Vorsoisson, j’ai été libéré de mes chaînes et je suis revenu de la station expérimentale encore vivant. Je ne sais toujours pas si vous vouliez que je survive ou pas. — Il n’est pas vraiment mort, dites-moi ? intervint Foscol. La voix de Miles se fit intentionnellement très douce. — Oh, que si. J’ai été obligé de tout voir, comme vous l’avez organisé. Chaque seconde. Une mort particulièrement horrible. Le silence s’installa, puis Soudha reprit : — Tout cela est hors sujet à présent. Le seul message que nous attendions de vous, c’est l’annonce que vous avez un vaisseau de saut prêt à nous emmener dans l’espace neutre le plus proche, Pol ou Escobar, après quoi vous récupérerez les deux dames Vor. Sinon, je coupe la com. — J’ai quelques informations gratuites pour vous, d’abord. Je pense que vous allez être surpris. La main de Soudha hésita. — Allez-y. — J’ai bien peur que votre engin à détruire les points de saut ne soit plus vraiment une arme secrète. Nous avons trouvé vos fiches techniques chez Bollan Design. Le Professeur Vorthys a appelé le Docteur Riva de l’université de Solstice. Vous connaissez sa réputation ? Soudha hocha la tête d’un air méfiant. Cappell écarquilla les yeux. Madame Radovas regardait dans le vide d’un air las, et Foscol semblait très dubitative. — Bref, grâce à vos fiches, aux données sur l’accident du miroir, à la science de Riva (à propos, il y avait aussi un mathématicien du nom de Yuell si ça vous dit quelque chose), le meilleur spécialiste de l’espace à cinq dimensions et le meilleur expert analyste en accidents de l’Imperium ont conclu que vous n’aviez pas conçu la machine à détruire les points de saut. Ce que vous avez conçu, c’est un boomerang. Riva prétend que quand les ondes de l’espace à cinq dimensions amplifient la résonance du point de saut jusqu’à la limite de la transition de phases, le point de saut n’est pas détruit. Au contraire, il renvoie l’énergie vers l’espace à trois dimensions sous forme d’une impulsion gravitationnelle. Le miroir et le transport de minerai ont été détruits parce qu’ils se sont trouvés pris dans cette impulsion. C’est également ainsi, je suis navrée, madame Radovas, que le Docteur Radovas a été tué. Et aussi Marie Trogir, dont on vient de retrouver le corps il y a quelques heures. Il était prisonnier de débris récupérés il y a près d’une semaine. Seul un léger soupir trahit le chagrin de Cappell, mais ses yeux s’embuèrent. Touché, pensa Miles. Je me disais bien qu’il protestait trop. Personne ne parut surpris, seulement oppressé. — Donc, si vous réussissez à faire marcher votre engin, ce que vous détruirez, ce sera cette station, les quelques cinq mille personnes qui s’y trouvent, et vous-mêmes. Et demain matin, Barrayar sera toujours là. Tout cela pour rien, et moins que rien, ajouta Miles dans un murmure. — Il ment, cria farouchement Foscol en brisant le silence stupéfait, il ment. Soudha renifla bizarrement, se passa la main dans les cheveux et secoua la tête. Puis, au grand étonnement de Miles, il éclata de rire. Cappell dévisagea son collègue. — Tu crois vraiment que c’est ça ? Que c’est ce qui s’est passé ? — Ça expliquerait, commença Soudha… ça expliquerait… Ô mon Dieu. J’avais cru que c’était le transport de minerai, finit-il par lâcher. Qui aurait interféré, d’une façon ou d’une autre. — Je dois aussi vous signaler, dit Miles sans cesser de surveiller les réactions de Soudha, que la SécImp a arrêté tout le personnel du service de Récupération de la chaleur qui était au siège de Southport Transport à Solstice ainsi que leurs familles. Et puis il reste tous vos parents et amis, tous ces innocents qui n’étaient au courant de rien. Le petit jeu des otages est un jeu cruel, un jeu triste et laid qu’il est beaucoup plus facile de commencer que de terminer. Les pires parties auxquelles j’ai assisté se terminaient de telle façon qu’aucun des deux camps ne contrôlait plus rien, ni n’obtenait ce qu’il voulait. Et souvent ceux qui risquent de perdre le plus ne sont même pas ceux qui jouent. — Des menaces, Barrayaran, des menaces, lança Foscol en redressant le menton. Croyez-vous que nous ne sommes pas capables de vous tenir tête ? — Je suis certain que vous en êtes capables, mais pour quelle raison ? Il n’y a plus aucun lot à gagner dans tout ce gâchis. Le plus gros s’est envolé. Vous ne pouvez plus isoler Barrayar. Vous ne pouvez plus garder votre secret, ni protéger ceux que vous avez laissés derrière vous sur Komarr. La seule chose que vous puissiez encore faire, c’est tuer davantage d’innocents. Les grandes causes demandent de grands sacrifices, certes, mais ce qui vous reste à gagner se réduit comme peau de chagrin. Oui, tu y es. N’augmente pas la pression, baisse l’obstacle. — Nous n’avons pas fait tout cela, dit Cappell en se frottant les yeux, pour remettre l’arme du siècle entre les mains des Barrayarans. — Elle y est déjà. En tant qu’arme elle semble posséder quelques défauts, mais Riva prétend que le point de saut a renvoyé davantage d’énergie que vous n’y en avez envoyé. Cela laisse présager de futures utilisations pacifiques quand le phénomène sera mieux compris. — Pas possible ? dit Soudha en se redressant. Comment a-t-elle pu en arriver à pareille conclusion ? Donnez-moi ses chiffres. — Soudha ! lança Foscol d’un ton chargé de reproche. Madame Radovas se crispa, et Soudha se tut, mais avec regret, et regarda Miles entre des paupières rapprochées. — D’autre part, poursuivit Miles, tant que de nouvelles recherches ne nous assurent pas qu’il est vraiment impossible de détruire un point de saut, il est hors de question qu’un seul d’entre vous aille où que ce soit, et surtout pas vers un autre gouvernement planétaire. C’est une de ces horribles décisions militaires, vous comprenez ! Et c’est moi qui l’ai prise, j’en ai bien peur. Il est hors de question de sacrifier les dames Vor, avait-il dit à Vorgier. Avait-il menti à ce moment-là ? Où mentait-il maintenant ? Enfin, s’il n’arrivait pas à le savoir, peut-être que les Komarrans n’y arriveraient pas non plus. — Vous êtes partis pour vous retrouver tout droit dans une prison barrayarane, reprit-il. Le mauvais côté d’être Vor, et beaucoup de gens, y compris certains Vor, l’oublient, c’est que nos vies sont faites pour le sacrifice. Vous aurez beau menacer, torturer, tuer à petit feu les deux Barrayaranes, cela ne changera en rien votre sort. Était-ce la bonne tactique ? Sur le vid leur image était réduite, un peu fantomatique, difficile à interpréter. Miles regrettait de ne pouvoir tenir cette conversation en tête à tête. La transmission gommait la moitié des messages subliminaux, les subtilités de l’expression et du langage corporel, et rendait leur interprétation impossible. Mais aller se mettre entre leurs mains et augmenter ainsi leur stock d’otages n’aurait fait que renforcer leur détermination chancelante. Le souvenir de la main d’une femme lui glissant entre les doigts pour disparaître en hurlant dans le brouillard lui traversa l’esprit. Ses poings se serrèrent d’impuissance. Jamais, jamais plus, tu avais dit. Sa vie ne peut simplement pas être sacrifiée, tu avais dit. Il observa attentivement le visage des Komarrans pour y repérer la moindre lueur d’expression, vérité ou mensonge, soupçon ou confiance. — Les prisons offrent quelques avantages, poursuivit-il d’un ton persuasif. Certaines sont meublées confortablement et, contrairement à la tombe, on peut même parfois en ressortir. Pour l’instant, en échange de votre reddition et de votre coopération, je suis disposé à vous garantir la vie sauve. Pas la liberté, que cela soit clair. Pour cela il vous faudra attendre. Mais le temps passe, de nouvelles crises remplacent les anciennes, les gens changent d’avis. Et puis il y a toujours des amnisties pour célébrer tel ou tel événement, la naissance d’un héritier impérial par exemple. Je doute fort que l’un d’entre vous se voie contraint de passer même dix ans en prison. — Quelle perspective ! rétorqua Foscol pleine d’amertume. — C’est une proposition honnête. Vous pouvez espérer une amnistie, ce qui n’est pas le cas de Tienne Vorsoisson. La pilote du transport de minerai n’aura jamais la possibilité de recevoir la visite de ses enfants. J’ai visionné son autopsie, vous l’ai-je dit ? Toutes les autopsies. Si j’ai quelques scrupules à vous promettre la vie sauve, c’est que je suis en train de négocier sans leur consentement les droits des familles des victimes à réclamer justice pour la mort de leurs proches. Il aurait dû y avoir des procès pour homicide dans cette affaire. Même Foscol détourna le regard en entendant ces paroles. Vas-y, continue. Plus il gagnait de temps, mieux cela valait, et ils pesaient ses arguments. Tant qu’il parvenait à empêcher Soudha de couper la liaison il progressait, même si c’était de manière tortueuse. — Vous ne cessez de râler contre la tyrannie de Barrayar, mais je ne crois pas que ayez fait voter tous les actionnaires planétaires komarrans avant d’essayer de sceller, ou de voler, leur avenir. Et si vous aviez pu le faire, je ne pense pas que vous auriez osé. Il y a vingt ans, quinze ans même, vous auriez pu compter sur le soutien d’une majorité. Il y a dix ans, c’était déjà trop tard. Vos compatriotes souhaiteraient-ils vraiment se couper de leur marché le plus proche et perdre tous les profits de ce commerce ? Perdre tous leurs proches partis vivre sur Barrayar et leurs petits-enfants à moitié barrayarans ? Quant à vos flottes de commerce, elles ont souvent trouvé les escortes militaires barrayaranes drôlement utiles. Qui sont les vrais tyrans dans cette affaire, les Barrayarans qui tentent, maladroitement peut-être, de faire une place aux Komarrans dans leur avenir, ou les intellectuels élitistes qui refusent cette place pour les autres sans les consulter ? Miles, conscient de marcher sur le fil du rasoir, prit une profonde inspiration pour maîtriser la colère inattendue qui montait avec ses paroles. Attention, doucement. — Tout ce qui nous reste à faire, c’est d’essayer de sortir de ce naufrage en épargnant un maximum de vies. Au bout d’un moment madame Radovas demanda : — Comment pourriez-vous garantir nos vies ? — Par mon ordre en tant qu’Auditeur Impérial. Seul l’Empereur Gregor lui-même pourrait en décider autrement. — Et pourquoi l’Empereur Gregor ne le ferait-il pas ? demanda Cappell, sceptique. — Il va être furieux, répondit Miles avec franchise. Et il va falloir que je lui fasse mon rapport, pauvre de moi. Mais si je mets ma parole d’Auditeur dans la balance, je ne crois pas qu’il me désavouera, sinon je serai obligé de démissionner. — Belle consolation de savoir que vous démissionnerez lorsque nous serons morts, ricana Foscol. Soudha se frotta les lèvres et regarda Miles qui le regardait, qui regardait son image tronquée. L’ingénieur réfléchissait en silence… à quoi ? — Votre parole ? dit Cappell dans un rictus, savez-vous ce que signifie pour nous la parole d’un Vorkosigan ? — Oui, répondit Miles d’un ton égal. Et vous, savez-vous ce qu’elle signifie pour moi ? Madame Radovas inclina la tête sur le côté et son regard se fit encore plus intense. Miles se pencha en avant vers la caméra. — Ma parole, c’est la seule chose qui empêche les apprentis héros de la SécImp de traverser les murs pour vous tomber dessus. Ils n’ont pas besoin des couloirs, vous savez. Ma parole est liée à mon serment d’Auditeur qui m’oblige à accomplir sans broncher un devoir que je trouve plus affreux que vous ne l’imaginez. Je n’en ai qu’une. Elle ne peut être loyale à Gregor si elle ne l’est pour vous. S’il est une chose que l’expérience tragique de mon père à Solstice m’a apprise, c’est qu’il vaut mieux que je ne mette pas ma parole en jeu sur des événements dont je ne suis pas maître. Si vous vous rendez tranquillement, je peux contrôler ce qui se passera. Si la SécImp s’empare de vous par la force, votre sort sera lié au hasard, à la pagaille, et aux réflexes de quelques jeunes gens armés et surexcités, rêvant de se couvrir de gloire en matant des terroristes fous komarrans. — Nous ne sommes pas des terroristes, dit Foscol avec véhémence. — Non ? Vous avez réussi à me terroriser, moi, répondit Miles froidement. Les lèvres de Foscol se pincèrent, mais Soudha semblait douter. — Si vous lâchez la SécImp, c’est vous qui provoquerez toutes les conséquences qui s’ensuivront, dit Cappell. — Presque exact. Si je lâche la SécImp, je serai responsable des conséquences. C’est la différence diabolique entre être en charge, et être maître de la situation. C’est moi qui suis en charge de la situation présente, mais c’est vous qui en êtes les maîtres. Vous imaginez à quel point cela me réjouit. Soudha grogna. Un côté de la bouche de Miles se souleva en une réponse involontaire. Ouais, Soudha connaît cette différence, lui aussi. Foscol se pencha en avant. — Tout cela n’est qu’un écran de fumée. Le capitaine Vorgier a dit qu’il faisait venir un vaisseau de saut, où est-il ? — Vorgier mentait pour gagner du temps, ce qui était son devoir manifeste. Vous n’aurez pas de vaisseau de saut. Merde, il l’avait dit. Il ne restait plus que deux possibilités à présent. Il ne restait plus que deux possibilités avant déjà. — Nous avons deux otages. Faut-il que nous en lâchions une dans l’espace pour prouver que nous sommes sérieux ? — Je crois que vous êtes mortellement sérieux. Laquelle devra regarder l’autre être jetée dans le vide ? La tante ou la nièce ? demanda Miles doucement en se calant en arrière. Vous prétendez ne pas être des terroristes fous, et je vous crois. Vous n’en êtes pas, pas encore. Vous n’êtes pas non plus des meurtriers. Je veux bien admettre que les cadavres que vous avez laissés derrière vous étaient victimes d’accidents. Jusqu’à maintenant. Mais je sais aussi qu’avec l’habitude il devient plus facile de franchir la ligne. Pensez que vous êtes allés aussi loin que vous le pouviez sans devenir la réplique parfaite de l’ennemi contre lequel vous vouliez vous dresser. Il se tut et les laissa s’imprégner de ses paroles. — Je pense que Vorkosigan a raison, dit Soudha de manière inattendue. Nous sommes arrivés au bout de nos choix. Ou au début d’une autre série de choix. Qui ne sont pas ceux pour lesquels je me suis engagé. — Nous devons être solidaires, sinon ça ne va pas, dit Foscol. Si nous devons en lâcher une dans l’espace, je vote pour cette harpie de Vorsoisson. — Serais-tu prête à le faire de tes propres mains ? demanda Soudha lentement. Parce que moi je ne suis pas volontaire. — Même après ce quelle nous a fait ? Mon Dieu, qu’a bien pu vous faire la douce Ekaterin ? Miles s’efforça de garder un visage impassible, le corps immobile. Soudha hésita : — Il semble que ça n’a rien changé en fin de compte. Cappell et madame Radovas se mirent à parler en même temps, mais Soudha leva la main pour les faire taire. Il expira comme s’il souffrait. — Non, continuons comme nous avions commencé. Le choix est clair : arrêter maintenant et nous rendre sans conditions, ou mettre Vorkosigan au pied du mur. Ce n’est un secret pour personne que je pensais que le bon moment pour se cacher si nous voulions recommencer plus tard, c’était avant de quitter Komarr. — Je regrette d’avoir voté contre toi la dernière fois, dit Cappell. Soudha haussa les épaules. — Ouais, eh bien… Si nous devons laisser tomber, le moment est venu. Non pas encore, se dit Miles. C’était trop rapide. Il restait place pour encore dix heures de bavardage et de tractations au moins. Il voulait les faire glisser doucement vers la capitulation, pas les bousculer et les pousser au suicide. Ou au meurtre. S’ils croyaient ce qu’il leur avait dit sur les imperfections de leur machine infernale, et cela semblait être le cas, ils n’allaient pas tarder à comprendre qu’ils pouvaient prendre la station tout entière en otage. À condition d’accepter de s’immoler avec les autres. Enfin, si cette idée ne leur venait pas, loin de lui le désir de la leur souffler. Il se cala sur sa chaise, mordilla le côté de son doigt, regarda, et écouta. — Quelle que soit la décision, il ne sert à rien d’attendre, poursuivit Soudha. Le risque augmente à chaque instant. Lena ? — Pas question de capituler, on continue, répondit celle-ci d’un ton énergique, avant d’ajouter, l’air sombre : d’une manière ou d’une autre. — Cappell ? Le mathématicien hésita longuement. — Je ne supporte pas l’idée que Marie soit morte pour rien. On continue. — Moi… J’arrête. Maintenant que nous avons perdu l’effet de surprise, cela ne mène nulle part. La seule question qui se pose est de savoir combien de temps il nous faudra pour y arriver, dit Soudha. Il laissa tomber ses grosses mains carrées et se tourna vers madame Radovas. — Oh, déjà mon tour ? Je ne voulais pas passer en dernier. — De toute façon, ta voix sera décisive, dit Soudha. Elle se tut, regardant fixement par la vitre de la cabine de contrôle. La porte étanche à l’autre bout de l’entrepôt ? Miles ne pouvait s’empêcher de suivre son regard. Elle se tourna et le surprit. Il tressaillit. Tu as réussi, mon garçon. La vie d’Ekaterin et ton serment dépendent d’une putain de discussion entre actionnaires komarrans. Comment en es-tu arrivé là ? Ce n’était pas prévu… Son œil se posa sur le bouton permettant de déclencher l’assaut de Vorgier et de ses hommes, mais il l’ignora. Le regard de madame Radovas revint sur la vid. Elle parla sans s’adresser à personne. — Notre sécurité reposait entièrement sur le secret. À présent, même si nous parvenons à Pol, ou à Escobar, ou plus loin, nous aurons la SécImp à nos trousses. Jamais nous ne trouverons un moment ou un endroit sûrs pour libérer nos otages. Que nous soyons en exil ou pas, nous serons prisonniers, prisonniers à jamais. Je suis lasse d’être prisonnière, de l’espoir ou de la peur. — Tu n’étais pas prisonnière, dit Foscol. Je croyais que tu étais l’une d’entre nous. — J’ai soutenu mon mari. Si je ne l’avais pas fait, il serait toujours en vie. Je suis très lasse, Lena. Foscol essaya d’insister : — Tu devrais peut-être te reposer avant de prendre ta décision. Le regard que lui lança madame Radovas la força à baisser les yeux et à tourner la tête. — Tu crois que ce qu’il dit est vrai ? Que notre engin n’aurait pas marché ? demanda madame Radovas à Soudha. — Oui, je le crois, sinon j’aurais voté autrement. — Pauvre Barto. Elle dévisagea longuement Miles, l’air étonné et presque détaché. Encouragé par ce manque d’émotion apparente celui-ci demanda : — Pourquoi votre voix sera-t-elle décisive ? — Au départ, le projet était une idée de mon mari. Cette obsession a dominé ma vie pendant sept ans. Son vote a toujours été considéré comme le plus important. Typiquement komarran ! Ensuite, comme Soudha était son bras droit, il s’était retrouvé à supporter les responsabilités du mort… Tout cela paraissait tellement absurde à présent. Peut-être lui donneront-ils son nom. L’effet Radovas. Pour sûr, hein ? — D’une certaine façon nous sommes tous les deux des héritiers, alors. — En effet, dit-elle en se mordant les lèvres. Vous savez, je n’oublierai jamais l’expression de votre visage quand cet imbécile de Vorsoisson vous a dit qu’il n’y avait pas d’emplacement prévu pour un ordre impérial sur ses formulaires. J’ai failli éclater de rire malgré le tragique de la situation. Miles esquissa un sourire. Il osait à peine respirer. Madame Radovas secoua la tête d’un air incrédule, mais non, pensa-t-il, parce qu’elle ne croyait pas en ses promesses. — Eh bien, Lord Vorkosigan… j’accepte votre parole. Nous verrons ce qu’elle vaut. Elle scruta le visage de ses trois camarades, mais lorsqu’elle s’exprima, elle regarda Miles. — Je vote pour que nous arrêtions. Miles, tendu, attendit des signes de dissension, de protestations, ou de révolte. Cappell donna un violent coup de poing contre la vitre de la cabine qui résonna, avant de se détourner les traits crispés. Foscol se cacha le visage dans les mains, puis le silence s’installa. — Voilà, dit Soudha épuisé. Miles se demanda si d’apprendre les imperfections de son engin n’avait pas sapé sa volonté davantage que n’importe quel argument. — Nous nous rendons contre votre parole que nous aurons la vie sauve, Lord Auditeur Vorkosigan. Il plissa les yeux, les ferma, puis les rouvrit. — À présent, que va-t-il se passer ? — Faisons les choses lentement et de manière réfléchie. D’abord je convaincs la SécImp d’oublier son idée d’un assaut héroïque. Ils commençaient à être plutôt remontés par ici. Ensuite vous mettez le reste de votre groupe au courant, vous désactivez tous les pièges que vous avez installés, et vous déposez toutes les armes en votre possession loin de vous. Déverrouillez les portes. Enfin asseyez-vous tranquillement par terre les mains derrière la tête. Après je ferai entrer mes hommes. Je vous en prie, évitez tout geste brusque ou inconsidéré, insista-t-il. — Qu’il en soit ainsi, dit Soudha en coupant sa com. Les Komarrans disparurent. Miles, soudain désorienté, tout seul dans la petite pièce, frissonna. Il avait l’impression que l’homme qui hurlait derrière le mur de verre de son esprit sortait un bélier d’assaut. Il ouvrit le canal de sa console de com et donna l’ordre à une équipe médicale d’accompagner les hommes de la SécImp et ceux de la Sécurité de la station chargés de procéder à l’arrestation. Tous ne devaient être armés que de neutraliseurs. Il répéta plusieurs fois ce dernier ordre pour être certain d’être obéi. Il avait l’impression d’avoir passé un siècle sur sa chaise, et lorsqu’il essaya de se lever, il faillit tomber. Ensuite il se mit à courir. Le seul compromis qu’il accepta pour apaiser les craintes de Vorgier pour sa propre et impériale sécurité fut de pénétrer dans l’entrepôt derrière la brigade d’intervention et non devant. La dizaine de Komarrans assis par terre en tailleur se tortillèrent pour regarder entrer les Barrayarans. Derrière Miles arrivèrent l’équipe technique qui se déploya à la recherche de pièges éventuels et l’équipe médicale avec une palette flottante. La première chose, juste après les prisonniers, qui attira le regard de Miles fut le berceau flottant renversé au milieu de l’entrepôt et juché sur un tas de débris. Il réussit, mais à peine, à reconnaître qu’il s’agissait du cinquième engin dont il avait vu des diagrammes sur la vid du Professeur. Il sentit son cœur soulagé d’un poids en découvrant ce spectacle inexplicable. Il en fit le tour sans en croire ses yeux avant de s’approcher de Soudha que les soldats fouillaient et attachaient. — Mon Dieu. Votre machine infernale semble avoir eu un petit accident. Mais ça ne vous avancera à rien, nous avons les plans. Cappell et un homme que Miles reconnut comme étant l’ingénieur disparu de chez Bollan Design se tenaient à quelques pas et lui lançaient des regards noirs. Foscol, échappant presque à la femme agent de sécurité qui venait de l’arrêter, se débattit pour s’approcher assez près pour les entendre. — Ce n’est pas nous, lâcha Soudha dans un soupir, c’est elle. D’un geste du pouce il désigna la porte du sas piéton. Une barre métallique était placée en travers, les deux extrémités soudées au mur et à la porte. Miles écarquilla les yeux et entrouvrit la bouche, le souffle coupé par la surprise. — Elle ? — La garce venue de l’enfer. Ou de Barrayar, ce qui est presque la même chose si on l’en croit. Madame Vorsoisson. Le sens de plusieurs réponses curieusement ambiguës lors des récentes négociations avec les Komarrans commença à lui apparaître. — Remarquable, mais… comment ? Les trois Komarrans voulurent lui répondre tous en même temps en se renvoyant la responsabilité, ce qui déclencha un imbroglio d’accusations : Si madame Radovas ne l’avait pas laissée sortir. Si tu n’avais pas laissé madame Radovas la faire sortir. Comment étais-je censé savoir ? La vieille dame avait l’air malade. Elle a toujours l’air malade. Si tu n’avais pas posé la télécommande juste devant son nez. Si tu étais resté dans cette foutue cabine de contrôle. Si tu avais été plus rapide. Si tu avais déconnecté le berceau flottant. Et toi, pourquoi n’y as-tu pas pensé ? Lentement Miles réussit à remettre en place les pièces du puzzle qui constituait l’image la plus merveilleuse qu’il ait eue en tête de la journée. De l’année. En fait d’une éternité. Je suis amoureux. Je suis amoureux. Avant je croyais être amoureux. Maintenant je le suis vraiment. Il faut. Il faut. Il faut que j’aie cette femme. Qu’elle soit mienne, mienne, mienne. Lady Ekaterin Nile Vorvayne Vorsoisson Vorkosigan, oui ! Elle n’avait rien laissé à faire à la SécImp et à tous les Auditeurs Impériaux, que de ramasser les morceaux. Il avait envie de se rouler par terre et de hurler de joie, ce qui n’aurait guère été diplomatique vu les circonstances. Il garda un visage neutre et impassible. Il doutait que les Komarrans apprécient le charme exquis de l’instant. — Quand nous l’avons fourrée dans le sas, j’ai soudé la porte, dit Soudha, morose. Je ne voulais pas qu’elle s’échappe une troisième fois. — Une troisième fois ? demanda Miles. Si ceci est le résultat de la deuxième, quelle a été la première ? — Quand cet imbécile d’Arozzi l’a amenée ici, elle a failli tout faire rater en déclenchant l’alarme. Miles jeta un coup d’œil à l’alarme sur le mur voisin. — Et alors, que s’est-il passé ? — Les équipes de Prévention des Accidents de la station sont arrivées aussitôt en force. J’ai bien cru que je ne m’en débarrasserais jamais. — Ah oui, je vois. Curieux, Vorgier n’en a pas parlé. Plus tard. Vous voulez dire que nous avons passé cinq heures à nous évertuer à faire évacuer la station pour rien ? Soudha esquissa un sourire amer. — Vous cherchez ma compassion, Barrayaran ? — Bah, n’en parlons plus. La plupart des prisonniers furent regroupés et emmenés. D’un geste Miles retint Soudha. — Moment de vérité, Docteur Soudha. Avez-vous piégé le sas ? — Il y a une charge sensible au contact sur la porte extérieure. En ouvrant de ce côté-ci, il ne devrait rien se passer. Avec un self-control héroïque, Vorkosigan regarda un technicien de la SécImp détacher la barre métallique au chalumeau. Elle tomba dans un bruit de ferraille. Miles attendit un instant, malade de peur. — Qu’attendez-vous ? demanda Soudha intrigué. — J’essaie d’estimer l’étendue de votre… finesse politique. Et si tout sautait et nous privait de notre victoire au dernier moment ? — Maintenant ? Pourquoi ? C’est fini. — Vengeance. Manipulation. Vous imaginez peut-être me rendre fou furieux et déclencher une répétition du Massacre de Solstice, à plus petite échelle. Ce serait un superbe coup de propagande. Bien sûr le tout est de savoir si vous pensez que cela mérite le sacrifice de vos vies. Bien utilisé, ce genre d’incident pourrait aider à provoquer une nouvelle Révolte de Komarr. — Vous avez l’esprit vraiment tordu, Lord Vorkosigan, dit Soudha en secouant la tête. Est-ce dû à votre éducation ou à vos gènes ? Miles soupira. Après un moment de réflexion, Miles adressa un geste aux gardes qui emmenèrent Soudha et ses complices. Sur un signe de L’Auditeur Impérial, le technicien appuya sur le bouton. La porte couina et se bloqua à mi-parcours. Miles la poussa doucement du pied et elle s’ouvrit en tremblant. Ekaterin se tenait debout entre la porte et sa tante assise par terre, le gilet de sa nièce sur les épaules. Elle portait une ecchymose rouge au visage, ses cheveux décoiffés pendaient dans tous les sens et elle serrait les poings. On aurait dit une furie, et Miles la trouva absolument superbe. Il lui adressa un large sourire, tendit les mains et se pencha à l’intérieur du sas. Elle lui lança un regard noir et passa devant lui en marmonnant d’un air dégoûté : — Il était temps. Ah, ces hommes ! Un bref mouvement de recul, et Miles parvint à transformer son accueil à bras ouverts en une révérence fluide à destination de Tante Vorthys. — Madame le Docteur Vorthys, comment allez-vous ? — Tiens, bonjour Miles ! Ça pourrait aller mieux, mais je survivrai. — Il y a une palette flottante pour vous, ces robustes jeunes gens vont vous aider à y monter. — Oh, merci beaucoup. Miles recula et d’un geste ordonna aux médics de s’avancer. Tante Vorthys sembla ravie qu’on la hisse sur la palette et qu’on l’enveloppe de couvertures. Un examen rapide, une brève discussion, et on lui donna une demi-dose de Synergine, mais pas d’intraveineuse. Puis la palette s’éleva. — Le Professeur ne tardera pas à arriver. En fait il sera probablement là avant que vous en ayez terminé à l’infirmerie. Je vais veiller à ce qu’on l’y envoie directement. — Je suis si heureuse. Elle lui fit signe de s’approcher et, quand il se pencha vers elle, elle l’empoigna par l’oreille et lui colla un gros baiser sur la joue. — Ekaterin a été formidable, murmura-t-elle. — Je sais, dit-il dans un souffle. Il plissa les yeux et elle lui rendit son sourire. Il descendit de la palette et rejoignit Ekaterin en espérant que l’exemple de sa tante l’inspirerait. Il n’aurait pas dédaigné recevoir quelque petite marque de reconnaissance de sa part. — Vous n’avez pas eu l’air surprise de me voir, murmura-t-il. La palette démarra, guidée par un médic, et ils suivirent tous les deux. Les techniciens de la SécImp attendirent poliment qu’ils soient sortis pour pénétrer dans le sas afin de désamorcer la charge explosive. Ekaterin replaça une mèche de cheveux derrière son oreille d’une main qui tremblait à peine. Sa manche glissa et découvrit son bras orné lui aussi d’ecchymoses rougeâtres. Miles fronça les sourcils. — Je savais que ce ne pouvait être que les nôtres, dit-elle simplement, sinon, c’est l’autre porte qui se serait ouverte. — Très juste. Trois heures. Elle avait subi cette incertitude pendant trois heures. — Mon courrier rapide était très lent. Ils empruntèrent le couloir suivant dans un silence songeur. Même s’il aurait trouvé fort gratifiant de la voir se jeter dans ses bras et pleurer de soulagement sinon sur son épaule, du moins sur le sommet de sa tête, devant le troupeau des hommes de la SécImp, il se devait d’admettre qu’il n’en admirait son style que davantage. Pourquoi donc te retrouves-tu toujours avec des femmes grandes et des amours non partagées ? Son cousin Ivan aurait sans nul doute quelques remarques piquantes à formuler, il grogna rien que d’y penser. Il s’occuperait d’Ivan et des autres dangers qui menaçaient ses amours plus tard. — Savez-vous que vous avez sauvé cinq mille vies humaines ? Elle fronça ses sourcils noirs. — Quoi ? — Leur engin avait un défaut. Si les Komarrans avaient réussi à le déclencher, le flux d’énergie renvoyé par le point de saut aurait détruit cette station comme le miroir l’a été, avec peut-être aussi peu de survivants. Et je tremble en pensant au montant des dégâts matériels. Quand je pense qu’Illyan me reprochait mes pertes d’équipement du temps où je m’occupais d’opérations secrètes… — Vous voulez dire… en fin de compte il ne marchait pas ? J’ai fait tout cela pour rien ? Elle s’arrêta net et ses épaules s’affaissèrent. — Que voulez-vous dire, rien ? J’ai connu des Généraux Impériaux qui, à la fin de leur carrière, ne pouvaient se targuer d’en avoir accompli autant. On devrait vous donner une médaille, voilà ce que je pense. Sauf que toute cette histoire va être classée tellement top secret, qu’il va falloir qu’ils inventent un nouveau niveau de classement secret rien que pour elle. Ensuite on fera le secret sur le classement secret. Elle fit une moue pas vraiment joyeuse. — Qu’est-ce que je ferais avec un truc aussi inutile qu’une médaille ? Il songea avec stupeur au contenu d’un certain tiroir de la Résidence Vorkosigan. — Vous pourriez l’encadrer, vous en servir comme presse-papiers, l’épousseter… — Juste ce dont j’ai besoin. Un peu plus de pagaille. Il lui sourit et elle lui rendit enfin son sourire. Manifestement la poussée d’adrénaline commençait à s’estomper sans toutefois qu’Ekaterin craque. Elle inspira et repartit de l’avant. Il la suivit. Elle avait affronté l’ennemi, dominé la situation, attendu trois heures aux portes de la mort, et elle sortait de l’épreuve debout et toujours mordante. Trop bien élevée, ah, ah ! Oh oui, Papa, c’est elle que je veux ! Il s’arrêta à la porte de l’infirmerie. Tante Vorthys disparut à l’intérieur, portée par ses larbins médicaux comme une dame sur son palanquin. Ekaterin s’arrêta avec lui. — Je dois vous abandonner pour aller voir mes prisonniers. Les gens de la station prendront soin de vous. Elle plissa le front. — Vos prisonniers ? Ah oui, comment avez-vous réussi à vous débarrasser des Komarrans ? — La persuasion, dit-il en souriant. Elle baissa les yeux pour le regarder, sa charmante lèvre supérieure légèrement retroussée. Sa lèvre inférieure était fendue. Il aurait voulu embrasser sa jolie bouche pour la guérir. Plus tard. Au bon moment, mon garçon. Et d’abord un aveu. — Vous devez être très persuasif. — Je l’espère. Il inspira profondément, puis il ajouta : — J’ai bluffé, je leur ai fait croire que je ne les laisserais pas partir, quoi qu’ils vous fassent, à vous et à votre tante. Sauf que je ne bluffais pas. Nous n’aurions pas pu les laisser partir. Voilà. Il avait confessé sa trahison. Il serra ses poings vides. Elle le dévisagea, l’air incrédule. Le cœur de Miles se serra. — Bien sûr, vous ne pouviez pas. — Euh… quoi ? — Vous ne savez pas ce qu’ils voulaient faire à Barrayar ? Un projet horrible. Une bassesse absolue, et ils ne s’en rendaient même pas compte. Ils ont essayé de me dire que détruire le point de saut ne ferait de mal à personne ! Les monstrueux fous. — C’est ce que j’ai pensé en vérité. — Alors, n’auriez-vous pas mis votre vie en jeu pour les arrêter, vous ? — Si, mais ce n’était pas ma vie que je mettais en jeu, c’était la vôtre. — Mais je suis Vor, dit-elle simplement. Miles, ivre de joie, sentit son cœur repartir. Il sourit. — Oui, une vraie Vor, Milady. Une médic s’approcha et murmura d’une voix inquiète : — Madame Vorsoisson ? Il adressa à Ekaterin un salut d’analyste, laissa la technicienne l’emmener, et tourna les talons. Le temps d’arriver au détour du couloir il chantonnait. Faux. 21 Le personnel médical insista pour que les deux femmes Vor passent la nuit à l’infirmerie, précaution qu’elles ne discutèrent pas. Malgré sa grande fatigue, Ekaterin obtint la permission d’aller chercher sa valise dans la chambre d’hôtel qu’elle n’avait pas utilisée, et ce sous l’œil vigilant d’un très jeune garde de la SécImp qui insista pour la lui porter, en lui donnant du « Oui, madame » à tout bout de champ. Elle trouva un message sur la console de com de la chambre : un ordre urgent de Lord Vorkosigan lui enjoignant de s’enfuir immédiatement de la station en emmenant sa tante, et rédigé avec une conviction telle qu’elle faillit décamper bien que le contenu fût de toute évidence caduc. Seulement des instructions, pas la moindre explication, remarqua-t-elle. Le contraste entre ce Lord crispé et autoritaire et la cordialité un rien loufoque du jeune homme qui l’avait invitée à sortir du sas en exécutant une révérence la stupéfia. Lequel des deux était le vrai Lord Vorkosigan ? En dépit de ce que son babillage avait laissé paraître, l’homme restait aussi insaisissable qu’une poignée d’eau. De l’eau dans le désert. L’idée jaillit spontanément dans son cerveau, et elle secoua la tête pour l’en chasser. De retour à l’infirmerie elle tint compagnie à sa tante en attendant le Professeur. Oncle Vorthys arriva moins d’une heure après. Il avait perdu sa vivacité coutumière et sa voix grave n’avait pas son volume habituel. Il s’assit sur le bord du lit de sa femme et la serra dans ses bras. Elle le serra à son tour, des larmes plein les yeux pour la première fois depuis le début de sa terrible épreuve. — Tu ne devrais pas me faire des peurs pareilles, lui dit-il en faisant semblant de la gronder. Aller te faire kidnapper, mettre en échec des terroristes komarrans, couper l’herbe sous le pied de la… SécImp… Ta disparition prématurée viendrait bouleverser mes projets égoïstes de tomber raide mort le premier et de te laisser ramasser les morceaux. Sois gentille, ne me fais pas ça ! — J’essaierai, mon chéri, dit-elle en riant nerveusement. La chemise d’hôpital qu’elle portait n’était guère flatteuse, mais Ekaterin se dit qu’elle retrouvait des couleurs. La Synergine, les boissons chaudes, la chaleur, le calme et la sécurité étaient à l’œuvre pour chasser les symptômes inquiétants sans autre intervention médicale, si bien que même son mari fut assez rapidement rassuré. Ekaterin la laissa raconter l’histoire des heures éprouvantes avec les Komarrans, se contentant d’émettre quelques murmures de protestation lorsque qu’elle enjolivait de manière trop flatteuse le rôle joué par sa nièce. Ekaterin réfléchissait avec une morne jalousie à la nature d’un mariage que les premiers intéressés parvenaient à considérer comme menacé prématurément après plus de quarante ans de vie commune. Pas pour moi. J’ai perdu cette possibilité. Son oncle et sa tante faisaient sans aucun doute partie des rares privilégiés. Quelles que soient les qualités personnelles nécessaires pour connaître pareille félicité, il était clair pour elle qu’elle ne les possédait pas. Soit. Oncle Vorthys retrouva sa voix tonitruante et sa diction professorale habituelle pour se mettre à harceler bien inutilement les médics. Ekaterin intervint pour suggérer fermement que ce dont sa tante avait surtout besoin, c’était de repos. Après être repassé une dernière fois comme un ouragan dans leur chambre, il partit retrouver Lord Vorkosigan pour aller inspecter le champ de bataille de l’entrepôt Southport. Ekaterin pensait ne plus jamais pouvoir retrouver le sommeil mais, lorsqu'après avoir fait un brin de toilette elle grimpa dans son lit, un médic lui apporta une potion et l’invita à la boire. Elle n’avait pas fini de protester d’une voix pâteuse que ce genre de remède ne lui faisait aucun effet que les draps semblèrent l’aspirer. Que ce soit à cause de la potion, de l’épuisement, parce que la tension nerveuse était retombée, ou qu’elle n’avait pas à répondre aux sollicitations exigeantes d’un gamin de neuf ans, elle se réveilla tard. Elle passa le reste d’une matinée tranquille à bavarder à bâtons rompus avec sa tante, et midi approchait quand Lord Vorkosigan fit une entrée remarquée dans la chambre. Son visage montrait encore des traces de fatigue, mais il était propre comme un sou neuf, son élégant costume gris impeccablement nettoyé et repassé. Il portait un énorme bouquet de fleurs sous chaque bras. Ekaterin se précipita pour l’en soulager et les posa sur une table avant qu’il ne les lâche. — Bonjour madame le Docteur Vorthys. Vous avez meilleure mine. C’est très bien. Madame Vorsoisson. Il inclina la tête pour la saluer et son sourire découvrit ses dents blanches. — Où diable avez-vous trouvé des fleurs aussi superbes sur une station spatiale ? demanda Ekaterin, stupéfaite. — Dans une boutique. Nous sommes sur une station komarrane. On y trouve tout. Enfin, pas vraiment tout, ça, c’est la spécialité de l’Ensemble de Jackson. Mais il est évident, avec tous les gens qui se retrouvent et se séparent ici, qu’il y a un marché pour ce genre de produit. Ils les font pousser sur la station même, vous savez, en même temps que les légumes, dans leurs jardins maraîchers. Je me demande ce que les maréchaux ont à voir avec le jardinage. Peut-être devrait-on appeler « génaîrer » le jardin que le défunt Général Comte, mon grand-père, cultivait à Vorkosigan Surleau. Il approcha une chaise et s’assit près d’elle au pied du lit de Tante Vorthys. — Je crois que cette chose rouge foncé duveteuse est une plante barrayarane. Je me suis retrouvé couvert d’urticaire quand je l’ai touchée. — Oui, une pomponnette sanguinaire. — C’est son nom, ou un jugement de valeur ? — Je crois que ça fait référence à sa couleur. Elle vient du Continent Sud, sur les contreforts à l’ouest des montagnes Noires. — Je suis allé là-bas en manœuvre un hiver. Heureusement, à cette époque de l’année, ces choses devaient être enfouies sous des mètres de neige. — Comment allons-nous faire pour les rapatrier ? demanda Tante Vorthys en riant. — Ne vous surchargez pas. Vous pourrez toujours les donner aux infirmières en partant. — Mais, elles ont dû coûter très cher, dit Ekaterin inquiète. Ridiculement cher pour des fleurs dont elles ne pourraient profiter que quelques heures. — Cher ? répliqua-t-il froidement. Les systèmes de contrôle d’armement coûtent cher. Les missions de combat qui tournent mal coûtent très cher. Ces fleurs ne coûtent pas cher. Vraiment pas. De toute façon, ça fait marcher le commerce, ce qui est bon pour l’Imperium. Si vous en avez l’occasion, vous devriez faire la visite guidée des cultures hydroponiques de la station avant de partir. Je crois que cela vous intéresserait beaucoup. — Nous verrons si nous avons le temps. Je vis une expérience étrange. C’est curieux, mais je ne suis même pas encore en retard pour aller récupérer Nikki. Encore quelques jours pour terminer son traitement, et adieu Komarr. — Avez-vous tout ce qu’il vous faut ? Votre tante est avec vous à présent. — Je crois que je serai capable de faire face à n’importe quel imprévu cette fois. — Je le crois aussi. Son visage se fendit de nouveau d’un large sourire. — Nous avons manqué le vaisseau que nous devions prendre ce matin uniquement parce que Oncle Vorthys a insisté pour que nous attendions et rentrions avec lui dans son courrier rapide. Savez-vous à quelle heure ? Il faudrait que j’envoie un message à madame Vortorren. — Il lui reste encore quelques corvées. La SécImp de Komarr nous a envoyé une équipe de grosses têtes et de techniciens pour passer au peigne fin et nettoyer les dégâts que vous avez commis à l’entrepôt Southport. — Ô mon Dieu. Je suis désolée. — Non, non, c’étaient des dégâts superbes. Je n’aurais pas fait mieux moi-même, et je m’y connais. Bref il va superviser leur travail avant de retourner à Komarr pour mettre sur pied une commission scientifique secrète chargée d’étudier l’engin, d’en explorer les limites, et cetera. Et aussi le QG m’a envoyé quelques super-interrogateurs que je veux briefer personnellement avant de leur confier les prisonniers. Vorgier n’était pas très heureux que je refuse de laisser ses hommes interroger les conspirateurs, mais j’ai déjà classé top secret tous les éléments de cette affaire et je les ai mis sous le contrôle de mon sceau d’Auditeur. Tant pis pour lui… Il se racla la gorge. — Votre oncle et moi avons décidé que la tâche de rentrer directement à Vorbarr Sultana pour faire le rapport préliminaire à l’Empereur m’incombait. Pour l’instant Gregor n’a eu que les comptes rendus de la SécImp. — Oh, dit-elle interloquée. Vous partez… si vite ? Et vos affaires ? Vous ne devriez pas partir sans votre stimulateur d’attaques, vous ne croyez pas ? Il se frotta machinalement la tempe. Elle remarqua qu’il ne portait plus de bandages au poignet. Seules restaient quelques cicatrices rouge pâle. Pour ajouter à sa collection sans doute. — J’ai demandé à Tuomonen de tout me faire apporter ici par l’équipe du QG. Ils sont arrivés il y a quelques heures, alors je suis paré. Cette bonne vieille SécImp, c’est vrai que parfois elle m’agace. Tuomonen va écoper d’un blâme sévère parce que la conspiration est née sous sa juridiction et qu’il ne l’a pas arrêtée, alors qu’en fait ce sont les services comptables de l’Imperium qui auraient dû la déceler. Quant à cet imbécile de Vorgier, il va recevoir une citation. Il n’y a pas de justice. — Pauvre Tuomonen, je l’aimais bien. Vous ne pouvez vraiment rien faire pour lui ? — Euh, j’ai refusé le poste de responsable des affaires intérieures de la SécImp, alors non. Il vaut mieux que je ne fasse rien. — Est-ce qu’il va garder son poste ? — Pour l’instant, ce n’est pas sûr. Je lui ai dit de me faire signe si sa carrière militaire se trouvait bloquée. Je pense qu’un bon assistant expérimenté me serait très utile dans mon travail d’Auditeur. Toutefois il s’agirait d’une activité irrégulière. À l’image de ma vie. Il se suça la lèvre inférieure d’un air songeur et la regarda. — J’ai bien peur que le reclassement de cette affaire d’escroquerie financière en quelque chose de beaucoup plus grave ne modifie pas ce que vous pouvez dire à Nikki. Tout le dossier va se retrouver enterré en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, et il le restera un bon moment. Si bien qu’il n’y aura pas de poursuites, et que vous n’aurez pas à témoigner, même si la SécImp revient vous poser quelques questions, sûrement pas sous thiopenta. Rétrospectivement je suis soulagé d’avoir eu dès le début la bonne idée de divulguer toute l’affaire le moins possible. Ainsi pour Nikki, pour sa famille, et pour tout le monde, votre mari sera mort d’un accident de masque à oxygène après être sorti avec un réservoir presque vide. Et vous n’en savez pas plus que cela. C’est valable pour vous également, madame le Docteur Vorthys. — Je comprends. — Je suis à la fois soulagée et troublée, dit Ekaterin lentement. — Avec le temps, les consignes de sécurité vont s’assouplir. Vous voudrez sans doute reconsidérer le problème à ce moment-là, quand, euh, quand beaucoup de choses auront peut-être changé. — Je me demandais si, pour préserver l’honneur du nom de Nikki, je ne devrais pas essayer de rembourser à l’Imperium les pots-de-vin que Tienne a reçus. Il parut stupéfait. — Grands dieux, non ! Si quelqu’un doit quelque chose, c’est Foscol. C’est elle qui a volé l’argent qui a servi à ces pots-de-vin. Et il n’y a aucune chance qu’elle nous rembourse quoi que ce soit. — Mais il y a une dette, dit-elle d’un ton grave. — Tienne a payé sa dette de sa vie. Je vous l’assure, il ne doit plus rien à l’Imperium. Je vous l’assure avec la Voix de l’Empereur, s’il le faut. Elle accepta ses arguments. La mort effaçait la dette. Simplement elle n’effaçait pas le souvenir de la douleur. Il fallait du temps pour cicatriser pareille blessure. Ton temps t’appartient à présent. Impression bizarre. Elle avait tout le temps qu’elle voulait, ou dont elle avait besoin. Elle était riche au-delà de ses rêves. Elle hocha la tête. — Très bien. — Le passé est payé. S’il vous plaît, faites-moi savoir quand auront lieu les funérailles de Tienne. Je souhaite y assister, si je peux. Moi aussi j’ai une dette quelque part. Elle secoua la tête en silence. — De toute façon, ne manquez pas de m’appeler quand vous serez toutes les deux de retour à Vorbarr Sultana. Nikki et sa mère vont bien habiter quelque temps chez vous, non ? ajouta-t-il en regardant Tante Vorthys. Ekaterin ne savait trop si cette phrase était une question ou une requête insistante. — Bien sûr, répondit la vieille dame dans un sourire. — Alors voici toutes mes adresses, dit-il à Ekaterin en lui tendant une carte plastique. Les numéros des Résidences Vorkosigan à Vorbarr Sultana, Hassadar et Vorkosigan Surleau ; celui de Maître Tsipis, mon homme d’affaires à Hassadar, je crois que je vous ai parlé de lui. En général il sait où me trouver en un clin d’œil quand je suis en tournée dans le District ; et un numéro d’urgence à la Résidence Impériale. Eux savent toujours comment me joindre, à n’importe quel moment, jour et nuit. Tante Vorthys, un doigt sur les lèvres, le regardait de plus en plus amusée. — Croyez-vous que cela suffise, Miles ? Vous pourriez peut-être en trouver deux ou trois de plus, pour être absolument certain, au cas où… À la surprise d’Ekaterin, il rougit légèrement. — Je pense que cela suffira, et bien sûr je pourrai vous joindre par l’intermédiaire de votre tante, n’est-ce pas ? — Bien sûr, murmura cette dernière. — J’aimerais vous montrer mon District un jour, ajouta-t-il en évitant le regard de Tante Vorthys. Il y a beaucoup de choses qui devraient vous intéresser. Un vaste projet forestier dans les montagnes Dendarii, et des tentatives d’amendement de sols irradiés. Ma famille possède plusieurs exploitations de production de sirop d’érable, des vignobles, et des caves viticoles. En fait il y a de la botanique partout. On ne peut pas faire un pas sans buter sur une plante. — Plus tard, peut-être, dit Ekaterin d’une voix mal assurée. Que va-t-il arriver au Projet de Terraformation après cette triste histoire avec les Komarrans ? — Pas grand-chose à mon avis. La classification top secret va limiter les répercussions politiques immédiates. — À long terme aussi ? — Même si les sommes détournées du budget du Secteur de Serifosa sont énormes du point de vue d’un individu, ce ne sont que des miettes pour l’Administration. Après tout, il y a dix-neuf autres Secteurs. En fait l’addition la plus lourde va être la réparation des dégâts au miroir. — L’Imperium le réparera-t-il convenablement ? J’ai tellement espéré que oui. Le visage de Miles s’éclaira. — J’ai eu une idée formidable à ce sujet. J’ai l’intention de suggérer à Gregor que nous devrions présenter la réparation et l’agrandissement du miroir comme un cadeau de mariage de Gregor à Laissa, et de Barrayar à Komarr. Je vais conseiller qu’on double presque sa taille en ajoutant les six nouveaux disques que les Komarrans réclament depuis une éternité. Je crois qu’en s’y prenant bien cette malheureuse affaire peut déboucher sur un extraordinaire coup de propagande. Nous allons faire rapidement voter les crédits par le Conseil des Comtes et des Ministres avant la fête de l’Été, en profitant de l’euphorie sentimentale que le Mariage Impérial soulève dans tout Vorbarr Sultana. Elle battit des mains, pleine d’enthousiasme, avant de s’arrêter saisie par le doute. — Ça va marcher ? Je ne pensais pas le poussiéreux Conseil des Comtes sensible à ce que Tienne appelait des sornettes romantiques. — Oh, dit-il d’un ton léger, je suis sûr que si. Je suis moi-même futur membre du Conseil. Nous sommes humains après tout. Et puis, nous pourrons toujours souligner que chaque fois qu’un Komarran lèvera les yeux, enfin la moitié du temps, au moins, il verra ce cadeau barrayaran au-dessus de sa tête, et il saura qu’il représente l’avenir. Pensez au pouvoir de suggestion. Ça pourrait nous éviter le mal de démanteler la prochaine conspiration komarrane. — Je l’espère. Je trouve que c’est une très belle idée. Il sourit, manifestement flatté. Il regarda Tante Vorthys, puis se tourna et sortit un petit paquet de la poche de son pantalon. — J’ignore, madame Vorsoisson, si Gregor vous donnera ou non une médaille pour votre brillant comportement à l’entrepôt Southport… Elle secoua la tête. — Je n’ai besoin de… —… Mais j’ai pensé qu’il vous fallait un petit souvenir afin de ne pas oublier. Tenez. Il tendit la main. Elle prit le paquet et éclata de rire. — C’est bien ce que je crois reconnaître ? — Probablement. Elle défit le paquet cadeau qu’elle connaissait bien et ouvrit la boîte pour découvrir, au bout d’une fine chaîne torsadée en or, le petit modèle réduit de Barrayar acheté chez le joaillier de Serifosa. Elle le tint en l’air et il se mit à tourner sous la lumière. — Regarde, ma tante, dit-elle timidement. Elle le lui tendit pour qu’elle l’examine et l’approuve. La vieille dame la regarda avec intérêt, en louchant un peu. — Superbe, ma chérie, vraiment superbe. — Appelez cela le prix Lord Auditeur Vorkosigan décerné pour lui avoir facilité la tâche. C’est vrai, vous savez. Si vous n’aviez pas détruit leur engin diabolique, jamais les Komarrans ne se seraient rendus, même si j’avais négocié jusqu’à la fin des temps. En fait, Soudha a dit quelque chose dans ce sens au cours de l’interrogatoire préliminaire hier soir, si bien que vous pouvez considérer mes propos comme confirmés. Sans vous cette station serait en mille morceaux à l’heure qu’il est. Elle hésita. Devait-elle accepter ? Elle jeta un coup d’œil à sa tante qui lui souriait d’un air bienveillant sans apparemment se demander s’il était convenable d’accepter ce cadeau. Non que sa tante fût particulièrement exigeante en ce qui concernait les convenances. Cette indifférence était en fait l’une des qualités qui faisaient d’elle la parente préférée d’Ekaterin. Prends-en de la graine. — Je vous remercie, Lord Vorkosigan, dit-elle avec sincérité. Je n’oublierai pas. Je n’oublie pas. — Euh… vous êtes censée oublier le malheureux épisode de la mare. — Jamais. Ça a été le sommet de la journée. Pourquoi aviez-vous mis ce globe de côté ? Une sorte de prémonition ? — Je ne crois pas. La chance sourit à ceux qui se préparent. Heureusement pour ma réputation, la plupart des gens ne font pas la différence entre l’exploitation immédiate d’une occasion découverte au dernier moment, et un plan longuement mûri. Un sourire satisfait illumina son visage lorsqu’elle se passa la chaîne autour du cou. — Vous savez, vous êtes la première petite a… la première amie à qui je réussis à offrir Barrayar. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Elle plissa les yeux. — Vous avez eu beaucoup de petites amies ? S’il n’en avait pas eu beaucoup, elle devrait considérer l’ensemble de la gent féminine comme des idiotes congénitales. Le charme de cet homme pouvait faire sortir un serpent de son trou, un gamin de neuf ans d’une salle de bains fermée à clé, et des terroristes komarrans de leur bunker. Pourquoi n’y avait-il pas un troupeau de femmes pendues à ses basques ? Les Barrayaranes n’étaient donc pas capables de voir sous sa surface, ou plus loin que le bout de leur petit nez en l’air ? Il hésita un long moment avant de répondre. — Euh… Le nombre habituel, j’imagine. Premier amour sans espoir, celle-ci et celle-là au fil du temps, une folle passion non partagée. — Qui était ce premier amour sans espoir ? demanda-t-elle, fascinée. — Elena, la fille de l’un des hommes d’armes de mon père qui était mon garde du corps lorsque j’étais jeune. — Vit-elle toujours à Barrayar ? — Non, elle a émigré il y a des années. Elle a fait une carrière militaire galactique et a pris sa retraite avec le grade de capitaine. À présent elle commande un vaisseau de commerce. — Un vaisseau de saut ? — Oui. — Cela ferait tellement envie à Nikki. Euh… si je peux me permettre, qui étaient celle-ci et celle-là ? — Euh, voyons… tout bien pesé, je crois que vous pouvez. Mieux vaut plus tôt que plus tard, pour sûr, hein ? Elle se dit qu’il devenait terriblement barrayaran. Cette manière de dire pour sûr, hein ? était typique du dialecte des montagnes Dendarii. Cette avalanche de confidences était au moins aussi amusante que le passer au thiopenta. Davantage même, compte tenu de ce qu’il avait dit de ses réactions inusuelles à la drogue. — Il y a eu Elli. Quand je l’ai rencontrée elle était aspirante mercenaire. — Que fait-elle aujourd’hui ? — Amiral de la Flotte. — Voilà pour celle-ci. Qui était celle-là ? — Il y a eu Taura. — Que faisait-elle quand vous l’avez rencontrée ? — Esclave sexuelle sur l’Ensemble de Jackson. Pour la Maison Ryoval. Il ne faisait vraiment pas bon être aux mains de la Maison Ryoval, alors. — Il faudra que je vous pose davantage de questions sur vos missions secrètes, un jour… Qu’est-elle devenue ? — Sergent-chef dans une flotte mercenaire. — La même flotte que celle-ci ? — Oui. Désarçonnée, elle leva les yeux au ciel. Tante Vorthys, un doigt sur les lèvres, les yeux pétillant de rire, n’avait de toute évidence pas l’intention de se mêler de cela. — Et puis… ? encouragea Ekaterin qui commençait à se demander avec une immense curiosité jusqu’où il allait continuer. Pourquoi diable pensait-il qu’elle devait connaître tout l’historique de sa vie sentimentale ? Non qu’elle eût la moindre intention de l’arrêter… pas plus que Tante Vorthys d’ailleurs, même si on lui avait offert cinq kilos de chocolats. Toutefois la gent féminine commençait à remonter dans son estime. — Euh… Il y a eu Rowan. Ce fut… ce fut très bref. — Elle était… ? — Serve au service technique de la Maison Fell. À présent cependant, je suis heureux de dire qu’elle est cryo-chirurgienne dans une clinique privée d’Escobar. Elle est ravie de sa nouvelle citoyenneté. Elle pensa que Tienne avait été fier de la protéger dans la petite forteresse pour Dame Vor de son foyer. Il avait passé dix ans à la protéger si fort, surtout contre tout ce qui l’aurait fait grandir, qu’elle se sentait presque aussi petite à trente ans qu’à vingt. Quoi que Vorkosigan ait offert à cette extraordinaire liste de maîtresses, il ne s’agissait pas de protection. — Commencez-vous à remarquer une tendance dans tout cela, Lord Vorkosigan ? — Oui, répondit-il, l’air triste. Aucune n’a voulu m’épouser et venir vivre sur Barrayar. — Bon… Et cette folle passion non partagée ? — Ah ! C’était Rian. J’étais jeune, simple lieutenant frais émoulu de l’Académie en mission diplomatique. — Et que fait-elle aujourd’hui ? Il se racla la gorge. — Aujourd’hui ? Elle est Impératrice. Sous la pression du regard ébahi d’Ekaterin, il ajouta : — De Cetaganda. Ils en ont plusieurs, voyez-vous. Le silence s’installa et s’éternisa. Il s’agitait sur sa chaise, visiblement mal à l’aise, et son sourire allait et venait. Elle posa le menton sur la main et le regarda, les yeux brillants, un sourire de plaisir narquois aux lèvres. — Lord Vorkosigan, puis-je prendre un numéro et me mettre sur la liste d’attente ? Il ne s’attendait assurément pas à ce genre de repartie. Frappé de stupeur, il manqua tomber de sa chaise. Attendez, elle n’avait pas… vraiment voulu dire que… Le sourire de Miles cette fois ne s’effaça pas. — Le prochain numéro sur la liste est le un, dit-il dans un souffle. Ce fut son tour à elle d’être frappée de stupeur. Elle baissa les yeux sous son regard brûlant. Il l’avait charmée au point de lui faire perdre sa réserve. C’était sa faute, il était tellement… tellement charmeur. Elle chercha désespérément une remarque neutre et convenable qui lui aurait permis de recouvrer sa dignité. Mais ils se trouvaient dans une station spatiale : pas de pluie et de beau temps. Mon Dieu, le vide est bien intense aujourd’hui… Pas ça non plus. Elle implora Tante Vorthys du regard. Vorkosigan la regarda se replier involontairement sur elle-même et son sourire se figea comme pour s’excuser. Lui aussi se tourna prudemment vers Tante Vorthys. Celle-ci se frotta le menton du doigt d’un air songeur. — Et vous empruntez un vaisseau commercial pour rentrer à Barrayar ? demanda-t-elle d’un ton affable. Les deux jeunes gens inquiets lui adressèrent un regard chargé de gratitude. — Non, dit Miles, un courrier rapide. En fait il m’attend pour partir. Il se racla la gorge, se leva d’un bond et fit semblant de consulter sa montre. — Oui, c’est l’heure. Madame le Docteur, madame Vorsoisson, j’espère vous revoir toutes les deux à Vorbarr Sultana. — Oui, sans aucun doute, répondit Ekaterin qui respirait avec peine. — J’attendrai ce moment avec fascination, ajouta Tante Vorthys avec le plus grand sérieux. Son sourire se tordit un peu en réponse au ton de la voix de la vieille dame. Il se retira en effectuant une superbe révérence dont l’élégance fut quelque peu gâchée lorsqu’il heurta le montant de la porte. Ses pas s’éloignèrent rapidement dans le couloir. La chambre sembla soudain beaucoup plus vide. — Charmant jeune homme, fit remarquer Tante Vorthys, dommage qu’il soit si petit. — Il n’est pas si petit, répondit Ekaterin sur la défensive. Il est simplement… concentré. Le sourire de sa tante était inexpressif, c’en était exaspérant. — J’ai remarqué cela, ma chérie. Ekaterin releva le menton avec ce qui lui restait de dignité : — Je constate que tu vas beaucoup mieux. Si nous allions faire cette visite guidée des cultures hydroponiques ?