1 Sur l'image surplombant le plateau holovid, le spermatozoïde se tortillait en élégantes courbes serpentines. Son frétillement s'intensifia quand la pince invisible du microtracteur médical le saisit pour le guider vers sa cible, l'œuf rond, chatoyant et plein de promesses, telle une perle. — Encore une fois, mon petit gars, dans la brèche ! Pour l'Angleterre, Harry et saint George ! murmura Miles en guise d'encouragement. Ou au moins pour Barrayar, moi, et éventuellement grand-père Piotr. Ha ! Dans une dernière saccade, le spermatozoïde s'engouffra dans le paradis qui lui était destiné. — Miles, tu es encore en train de regarder les images des bébés ? lui parvint la voix amusée d'Ekaterin, émergeant de la luxueuse salle de bains de leur cabine. Elle acheva d'enrouler ses cheveux bruns derrière sa tête, les attacha et se pencha par-dessus l'épaule de Miles, assis sur son siège. — C'est Aral Alexander, ou Helen Natalia ? — Eh bien, Aral Alexander en pleine conception. — Ah, encore en train d'admirer ton spermatozoïde. Je vois. — Et votre œuf parfait, milady. Il lança un coup d'œil à sa femme, éblouissante dans la tunique de soie rouge qu'il lui avait achetée sur la Terre, et lui dédia un large sourire. La chaude odeur de propre de sa peau lui chatouilla les narines ; il inspira avec délices. — N'était-ce pas de splendides paires de gamètes ? Du moins tant qu'ils ont vécu. — Absolument, et ils ont donné de magnifiques blastocystes. Tu sais, nous avons bien fait de partir en voyage. Sinon, je pourrais jurer que tu serais encore là-bas à soulever les couvercles des réplicateurs pour jeter un coup d'œil, ou à secouer ces pauvres petites choses comme des cadeaux de la Fête de l'Hiver pour voir si elles font du bruit. — Il faut dire que pour moi, tout ça est assez nouveau. — Ta mère m'a prévenue à la dernière Fête de l'Hiver que dès que les embryons seraient implantés, tu te comporterais comme si tu avais inventé la reproduction. Dire que j'ai cru qu'elle exagérait ! Emprisonnant sa main, il lui effleura la paume d'un baiser. — Tu peux parler ! Qui a passé tout le printemps à la crèche assise à côté du casier des réplicateurs à les étudier ? Qui a mis le double du temps habituel pour remplir chacune de ses missions ? — Ce qui, bien entendu, n'avait rien à voir avec le fait que monseigneur se pointait deux fois par heure pour savoir comment je m'en sortais. De sa main libérée, elle suivit les contours de son menton dans un geste hautement flatteur. Miles fut sur le point de proposer qu'ils renoncent à prendre le morne déjeuner en société dans le salon du vaisseau, pour commander un repas dans la cabine, se déshabiller à nouveau et retourner au lit jusqu'à la fin de la garde. Mais Ekaterin ne semblait pas trouver ennuyeux le moindre aspect de leur voyage. Cette lune de miel galactique avait quelque peu tardé, et c'était sans doute une bonne chose, songeait Miles. Leur mariage avait déjà débuté dans des conditions assez délicates ; ce n'était pas plus mal que les premiers temps aient inclus une période de calme routine domestique. Mais a posteriori, on aurait dit que le premier anniversaire, de ce mariage hivernal, mémorable et difficile, était arrivé au bout d'un quart d'heure. Ils avaient décidé depuis longtemps de célébrer cette date en mettant les enfants en route dans leurs réplicateurs utérins. Ils n'avaient jamais eu besoin de discuter du quand, seulement du combien. Miles restait d'avis que sa suggestion de les faire tous en même temps était d'une efficacité remarquable. Il n'en avait jamais sérieusement voulu douze ; il avait juste trouvé habile de lancer cette proposition initiale pour retomber à six. Sa mère, sa tante, et apparemment toutes les autres composantes féminines de son entourage s'étaient mobilisées pour lui expliquer qu'il avait perdu l'esprit. Ekaterin s'était contentée de sourire. Ils s'étaient mis d'accord sur deux, pour commencer, Alexander et Helen Natalia. Une double source d'étonnement, de terreur et de joie. La Première Division Cellulaire du Bébé, qui se déroulait en bordure de l'enregistrement vid, fut interrompue par le clignotant rouge d'un signal de message. Miles eut un léger froncement de sourcils. Ils se trouvaient à trois sauts de l'espace solaire, dans les profondeurs interstellaires ; ils en avaient pour quatre bonnes journées à slalomer entre les vortex, à une vitesse inférieure à celle de la lumière. Ils faisaient route sur Tau Ceti, où ils effectueraient un transfert orbital pour un vaisseau à destination d'Escobar. De là, un autre vaisseau devait les ramener chez eux par l'itinéraire des sauts de Sergyar et Komarr. Miles n'attendait aucun appel vid. — J'écoute, annonça-t-il. Aral Alexander en puissance s'évanouit, laissant place à la tête et aux épaules du capitaine du paquebot de Tan Cetau. Miles et Ekaterin avaient dîné à sa table quelque trois ou quatre fois au cours de l'étape. L'homme gratifia Miles d'un signe de tête agrémenté d'un sourire tendu. — Seigneur Vorkosigan. — Oui, capitaine. Que puis-je faire pour vous ? — Un vaisseau se présentant comme coursier impérial barrayaran s'est mis en contact avec nous et requiert l'autorisation de caler sa vitesse sur la nôtre pour s'arrimer. Ils disent avoir un message urgent pour vous. Miles haussa les sourcils ; il sentit son estomac se nouer. Ce n'était pas ainsi, à sa connaissance, que l'Impérium avait l'habitude d'annoncer les bonnes nouvelles. Les mains d'Ekaterin se crispèrent sur son épaule. — Certainement, capitaine. Passez-moi la communication. Les traits mats du capitaine, caractéristiques de Tan Cetau, disparurent, bientôt remplacés par un homme en tenue verte impériale barrayarane dont le col arborait des galons de lieutenant et les insignes du Secteur IV. Dans l'esprit de Miles se bousculèrent des visions de l'empereur assassiné, de la Résidence Vorkosigan en cendres avec les réplicateurs à l'intérieur, ou, plus horriblement probable encore, de son père en proie à un malaise fatal – il redoutait le jour où un messager à l'expression figée se présenterait à lui en ces termes : « Monsieur le Comte Vorkosigan ? » Le lieutenant le salua. — Seigneur Auditeur Vorkosigan ? Je suis le lieutenant Smolyani du coursier Crécerelle. J'ai un message à vous transmettre en main propre, enregistré sous le sceau personnel de l'empereur. J'ai ordre de vous prendre ensuite à mon bord. — Nous ne sommes pas en guerre, dites-moi ? Personne n'est mort ? Le lieutenant Smolyani baissa vivement la tête. — Pas que je sache, monsieur. Les battements de cœur de Miles s'apaisèrent ; derrière lui, Ekaterin reprit sa respiration. Le lieutenant continua : — Mais il semble qu'une flotte de commerce komarrane ait été arraisonnée sur un site du nom de Station Graf, Union des Habitats Libres. Elle est enregistrée comme système indépendant, juste à l'extérieur du Secteur V. Mes ordres de vol en code clair sont de vous y conduire aussi vite que possible, dans les limites de la sécurité, et de m'y tenir à votre disposition, monsieur. Il eut un sourire vaguement sinistre. — J'espère que ce n'est pas une guerre, monsieur, parce qu'ils n'ont envoyé personne d'autre que nous, apparemment. — Arraisonnée ? Il ne s'agit pas d'une quarantaine ? — J'ai cru comprendre qu'il s'agissait de complications juridiques, monsieur. Il y a un incident diplomatique là-dessous. Miles fit la grimace. — Bon, le message scellé apporte sûrement des éclaircissements. Apportez-le-moi. J'en prendrai connaissance pendant que nous ferons les bagages. — Oui, monsieur. La Crécerelle sera arrimée d'ici quelques minutes. — Très bien, lieutenant. Il coupa la com. — Nous ? s'enquit posément Ekaterin. Miles hésita. Pas une quarantaine, avait dit le lieutenant. Ni une guerre ouverte, semblait-il. Du moins pas encore. En revanche, il ne pouvait imaginer que l'empereur Gregor interrompe leur lune de miel si longtemps reportée pour une simple vétille. — Je ferais mieux de commencer par voir ce que raconte Gregor. Elle déposa un baiser sur son crâne, et dit simplement : — Entendu. Miles leva son bracelet-com à ses lèvres et murmura : — Garde du corps Roic, au rapport dans ma cabine, maintenant. La disquette revêtue du sceau impérial que le lieutenant remit peu après à Miles portait la mention Personnel et non Secret. Miles envoya le lieutenant Smolyani et Roic, qui remplissait la double fonction de garde du corps et d'ordonnance, s'occuper des bagages, mais il fit signe à Ekaterin de rester. Il glissa la disquette dans le lecteur sécurisé également fourni par le lieutenant, le posa sur la table de chevet et le mit en marche. Assis au bord du lit à côté d'elle, il percevait la chaleur et la force de son corps. Devinant de l'inquiétude dans ses yeux, il lui prit la main en un geste rassurant. Les traits familiers de l'empereur Gregor Vorbarra firent leur apparition, lisses, mats, réservés. Miles lut dans le pincement de ses lèvres le signe d'une profonde irritation. — Je suis désolé d'interrompre ta lune de miel, Miles, dit Gregor en guise d'introduction. Mais si ce message t'est parvenu, c'est que vous n'avez pas modifié votre itinéraire. Donc dans tous les cas vous êtes sur le chemin du retour. Pas si désolé, en fin de compte. — Pour mon bonheur et pour ton malheur, il s'avère que tu es l'homme physiquement le plus proche de cette pagaille. En résumé, l'une de nos flottes de commerce basées à Komarr a fait escale sur une installation spatiale aux abords du Secteur V, pour réapprovisionnement et transfert de fret. L'un – ou plus, les rapports sont flous -des officiers de l'escorte militaire barrayarane a déserté, à moins qu'il n'ait été kidnappé. Ou assassiné – les rapports ne sont pas non plus très clairs sur ce point. La patrouille envoyée à sa recherche par le commandant de la flotte s'est accrochée avec les autochtones. Des coups de feu – j'emploie ce terme délibérément –, des coups de feu ont été tirés. Des équipements et des bâtiments ont été endommagés, des gens ont été grièvement blessés des deux côtés. On ne nous a pas encore signalé d'autres morts, mais cela peut changer d'ici ton arrivée là-bas, Dieu nous garde. « Le problème – du moins l'un d'entre eux – est que la version des événements telle que nous la fournit l'observateur local de la SecImp, côté Station Graf du conflit, varie sensiblement de celle du commandant de la flotte. Par ailleurs, on nous rapporte que d'autres troupes barrayaranes ont été prises en otages, ou arrêtées, selon la version. Des charges ont été retenues, les amendes et les coûts s'accumulent, et les autorités locales ont réagi en cantonnant tous les vaisseaux à quai jusqu'à ce que cet imbroglio trouve une issue qui leur donne satisfaction. Et les capitaines de cargos komarrans se mettent maintenant à nous hurler dans les oreilles, par-dessus la tête de leurs escortes barrayaranes, avec une troisième version. Pour tes, heu, délices, tu trouveras joints à ce message tous les rapports d'origine que nous avons reçus jusqu'ici des différentes sources. Amuse-toi bien. (Gregor fit une grimace qui fit frémir Miles.) Et pour ajouter à la complexité de l'affaire, la flotte en question appartient à hauteur d'environ cinquante pour cent à la famille Toscane. La nouvelle épouse de Gregor, l'impératrice Laissa, komarrane de naissance, était une héritière de la famille Toscane. Ce mariage politique était d'une importance capitale pour le maintien de la paix dans la fragile union planétaire qui composait l'Impérium. — Je compte sur ton ingéniosité pour résoudre le casse-tête qui consiste à donner satisfaction à mes beaux-parents tout en préservant l'apparence de l'équité impériale aux yeux de tous leurs rivaux commerciaux komarrans. (Le mince sourire de Gregor se passait de commentaire.) « Tu connais l'exercice. Je requiers et j'exige de toi, en ta qualité de Voix, que tu te rendes sur la Station Graf en toute diligence et que tu éclaircisses la situation avant qu'elle ne se détériore davantage. Extrais tous mes sujets des mains des autochtones et remets la flotte sur sa route. Et cela sans déclencher une guerre, je te prie, ni grever mon budget impérial. « Et use de tout ton jugement pour découvrir qui ment. Si c'est l'observateur de la SecImp, le problème doit être répercuté à leur chaîne de commandement. Si c'est le commandant de la flotte – qui, à propos, est l'amiral Eugène Vorpatril –, cela devient… sérieusement mon problème. Ou plutôt sérieusement le problème de son mandataire, la Voix de l'empereur, son Auditeur impérial. Nommément Miles. Il songea aux intéressantes chausse-trappes qui l'attendaient s'il devait tenter sans soutien, loin de chez lui, d'arrêter un officier supérieur environné de ses troupes – troupes qu'il commandait de longue date et qui lui étaient probablement loyales. De surcroît un Vorpatril, descendant d'un clan aristocratique bénéficiant de vastes et puissantes connexions politiques au sein du Conseil des Comtes. La tante et le cousin de Miles étaient eux-mêmes des Vorpatril. Oh, merci, Gregor. L'empereur poursuivit : — Pour aborder des sujets plus proches de Barrayar, les Cetagandans s'agitent dans la région de Rho Ceta. Sans entrer dans les détails spécifiques, j'apprécierais que tu règles cette crise d'arraisonnement avec toute la rapidité et l'efficacité dont tu es capable. Si les problèmes s'aggravent à Rho Ceta, j'aurai besoin de toi ici. Le décalage des communications entre Barrayar et le Secteur V ne me laissera pas le temps de te souffler par-dessus l'épaule, mais quelques déclarations ou rapports d'avancement seraient les bienvenus à l'occasion, si tu veux bien. La voix de Gregor ne contenait pas la moindre nuance d'ironie. C'était superflu. Miles maugréa. — Bonne chance, conclut Gregor. Sur le visualiseur réapparut l'image muette du sceau impérial. Miles se pencha pour l'éteindre. Il pourrait étudier les rapports détaillés en route. Il ? Ou nous ? Il leva les yeux sur le pâle profil d'Ekaterin ; elle tourna ses yeux bleus vers lui. — Tu préfères venir avec moi, ou rentrer à la maison ? demanda-t-il. — Parce que je peux venir avec toi ? s'étonna-t-elle d'un ton dubitatif. — Mais bien sûr ! La seule question est de savoir si tu en as envie. Elle haussa ses sourcils noirs. — La seule question, c'est beaucoup dire. Penses-tu que je pourrais servir à quelque chose, ou est-ce que je ne ferais que te distraire de ton travail ? — Tu pourrais servir officiellement, et officieusement. Et ne t'imagine pas que le premier est plus important que le second. Tu sais comment les gens te parlent pour essayer de me faire passer des messages ? — Oh oui. Ses lèvres se plissèrent de dégoût. — Bon, d'accord, je sais que c'est pénible, mais tu es très douée pour faire le tri. Sans parler des informations qu'on obtient en étudiant la façon dont les gens mentent. Et, heu – dont ils disent la vérité. Il se trouvera peut-être des gens pour te parler, qui ne me parleraient pas à moi, pour une raison ou pour une autre. Elle reconnut le bien-fondé de cet argument en agitant sa main libre. — Et… ça me soulagerait vraiment d'avoir quelqu'un avec moi à qui parler librement. À cette remarque, un coin de la bouche d'Ekaterin se releva. — Parler, ou lâcher de la vapeur ? — Je – hmm ! – crains que ce coup-ci ne suscite pas mal de vapeur, en effet. Tu crois que tu peux tenir le choc ? Ça pourrait devenir assez lourdingue. Et rasoir, par-dessus le marché. — C'est curieux, tu passes ton temps à prétendre que tu as un boulot rasoir, Miles, mais tu as les yeux tout brillants ! Il s'éclaircit la gorge et haussa les épaules, sans manifester la moindre trace de repentir. Elle reprit son sérieux et fronça les sourcils. — Combien de temps faudra-t-il pour démêler ça, à ton avis ? Il fit le calcul qu'elle n'avait pas dû manquer de faire. Il restait environ six semaines avant les naissances programmées. Leur plan de voyage initial prévoyait qu'ils soient de retour à la Résidence Vorkosigan un bon mois avant. Le Secteur V se trouvait dans la direction opposée à celle de Barrayar, si tant est que l'on puisse parler de directions dans le réseau de points de saut qui permettaient de se rendre d'un endroit à un autre. Plusieurs jours pour parvenir à la Station Graf, plus deux semaines supplémentaires de voyage au moins pour rentrer à la maison, même en prenant un coursier super-rapide. — Si j'arrive à régler les choses en moins de deux semaines, on peut être à la maison à temps tous les deux. Elle laissa échapper un petit rire. — Malgré tous mes efforts pour être moderne et galactique, ça me fait un drôle d'effet. Il y a des tas d'hommes qui ne peuvent pas être chez eux pour la naissance de leurs enfants, mais Ma mère n'était pas là le jour de ma naissance, et elle l'a manqué, ça me paraît être le pire des griefs, dans le genre. — Si ça déborde, je suppose que je peux te renvoyer seule à la maison, sous bonne escorte. Mais je veux y être aussi. Il hésita. C'est ma première fois, nom de Dieu, bien sûr que ça me rend dingue était une déclaration si évidente qu'il parvint à la garder pour lui. Elle était sortie de son premier mariage criblée de quantité de cicatrices douloureuses, même si aucune n'était physique. Ce sujet en frôlait plusieurs. Formulation à revoir, ô diplomate. — Est-ce que… ça rend ça plus facile, que ce soit la deuxième fois ? Elle prit une expression introspective. — Nikki est né de façon naturelle ; alors bien sûr tout était plus dur. Les réplicateurs suppriment tellement de risques – tous les défauts génétiques de nos enfants peuvent être corrigés, ils sont à l'abri des complications à la naissance –, je sais que la gestation en réplicateur est le meilleur choix, plus responsable, à tout point de vue. Ce n'est pas comme s'ils se faisaient rouler sur la marchandise. Il n'empêche… Il porta sa main à ses lèvres et lui effleura les jointures. — Tu ne me roules pas sur la marchandise, je te le promets. La propre mère de Miles était une farouche avocate de l'usage des réplicateurs, non sans raison. Il était maintenant réconcilié, à trente et quelques années, avec les dégâts physiques causés par une attaque de soltoxine alors qu'il était encore dans son ventre. Seul son transfert d'urgence dans un réplicateur lui avait sauvé la vie. Le poison militaire tératogénique avait freiné sa croissance et rendu ses os friables, mais le calvaire médical qui avait dominé son enfance lui avait permis de récupérer quasiment toutes ses fonctions ; hormis sa taille, hélas. La plupart de ses os avaient été remplacés pièce à pièce par des os synthétiques, et « pièce » était le mot qui convenait. Les autres dégâts, il l'admettait, il en était responsable. Qu'il soit encore vivant tenait moins du miracle que le fait d'avoir conquis le cœur d'Ekaterin. Leurs enfants ne subiraient pas de tels traumatismes. Il ajouta : — Et si tu trouves que tout est d'une facilité trop décadente pour que tu puisses avoir bonne conscience, attends un peu qu'ils soient sortis des réplicateurs ! Elle rit. — Bon argument ! — Je comptais sur ce voyage pour te montrer les merveilles de la galaxie, dans la société la plus élégante et la plus raffinée, dit-il avec un sourire. Et voilà que je me dirige droit sur ce que je soupçonne être un trou perdu du Secteur V, pour y tomber nez à nez avec un paquet de marchands belliqueux et surexcités, de bureaucrates courroucés et de militaristes paranoïaques. La vie est pleine de surprises. Tu viens avec moi, mon amour ? Pour que je reste sain d'esprit ! Elle plissa les yeux, amusée. — Comment résister à une telle invitation ? Bien sûr que je viens. (Elle redevint sérieuse.) Ce serait une violation de la sécurité si j'envoyais un message à Nikki pour le prévenir que notre retour est retardé ? — Pas du tout. Mais envoie-le de la Crécerelle, ça ira plus vite. Elle hocha la tête. — Je ne suis jamais restée éloignée de lui si longtemps. Je me demande s'il se sent seul ! Ils avaient laissé Nikki avec, du côté de la famille d'Ekaterin, quatre oncles et un grand-oncle plus tantes correspondantes, une horde de cousins, une petite armée d'amis, et sa grand-mère Vorsoisson. À quoi s'ajoutaient, du côté de Miles, le personnel considérable de la Résidence Vorkosigan et leurs familles au complet, avec oncle Ivan et oncle Mark, et tout le clan Koudelka pour faire bonne mesure. On attendait aussi les parents de son beau-père Vorkosigan. Censés arriver après Miles et Ekaterin pour la bringue des naissances, ils étaient maintenant bien partis pour les devancer. Ekaterin aurait peut-être à repartir avant lui pour Barrayar, s'il n'arrivait pas à déblayer ce chantier à temps, mais certainement pas sans lui, quelle que fût l'acception rationnelle du terme. — Je ne vois pas comment ça se pourrait, répondit Miles en toute sincérité. Je suis sûr qu'il te manque plus à toi que nous ne lui manquons à lui. Ou il aurait fait mieux que ce message monosyllabique qui ne nous est pas parvenu avant la Terre. On est généralement très égocentrique quand on est un petit garçon de onze ans. En tout cas, moi je l'étais. Elle haussa les sourcils. — Ah. Et combien de mots as-tu envoyés à ta mère ces deux derniers mois ? — C'est un voyage de lune de miel. Personne ne s'attend qu'on… De toute façon, elle finit toujours par lire les rapports de mon service de sécurité. Les sourcils ne bougèrent pas d'un millimètre. Il jugea prudent d'ajouter : — Je lui enverrai un message de la Crécerelle, moi aussi. Il fut récompensé par un sourire de la Ligue des Mères. Réflexion faite, il devrait peut-être ajouter son père comme destinataire, même si ses parents étaient deux à lire ses lettres. Et se plaignaient conjointement de leur rareté. Au bout d'une heure de doux chaos, ils avaient achevé leur transfert sur le coursier impérial barrayaran. Les coursiers rapides devaient leur gain de vitesse principalement à leur capacité de transport réduite. Miles fut contraint de se dépouiller de tout ce qui n'était pas essentiel. Tout le reste de leurs affaires, qui n'était pas négligeable, ainsi qu'un volume impressionnant d'achats-souvenirs, poursuivrait le voyage du retour sur Barrayar, avec la quasi-totalité des membres de leur petit entourage : la dame de compagnie personnelle d'Ekaterin, Miss Pym, et, ce que déplorait davantage Miles, les deux gardes du corps de relève de Roic. Il réalisa a posteriori, alors qu'il se calait avec Ekaterin dans leur nouvelle cabine commune, qu'il aurait dû lui préciser à quel point ils seraient logés à l'étroit. Il avait voyagé si souvent à bord de tels vaisseaux durant ses années à la SecImp qu'il prenait leurs contraintes pour acquises – l'un des rares aspects de sa carrière antérieure où sa silhouette sous-développée avait joué en sa faveur. Et si en fin de compte il passa bien le restant de la journée au lit avec sa femme, ce fut avant tout faute d'autre siège. Ils replièrent la couchette supérieure pour libérer de la place pour leurs têtes et s'assirent chacun à une extrémité, Ekaterin pour lire tranquillement sur un lecteur portable, Miles pour se plonger dans la boîte de Pandore des rapports du front diplomatique promise par Gregor. Il ne l'étudiait pas depuis cinq minutes qu'il émit un Ha ! Ekaterin manifesta sa bonne volonté à se laisser interrompre en levant les yeux avec un Hmm ? qui lui fit écho. — Je viens de trouver pourquoi la Station Graf me disait quelque chose. On se dirige sur l'espace quaddie, bon Dieu. — L'espace quaddie ? C'est un endroit où tu es déjà allé ? — Pas personnellement, non. (Voilà qui allait exiger davantage de préparation politique qu'il ne l'avait escompté.) Mais j'ai déjà rencontré une quaddie. C'est une race d'humains développée par bio-ingénierie, il y a, oh, deux ou trois cents ans. Avant la redécouverte de Barrayar. Ils étaient censés résider de manière permanente en apesanteur. Mais le projet original de leur créateur, quel qu'il fût, est tombé à l'eau avec l'apparition des nouvelles technologies de gravité, et ils se sont retrouvés plus ou moins réfugiés économiques. Après moult voyages et aventures, ils ont fini par s'installer en communautés dans ce qui était alors les confins du vortex Nexus. Comme ils en étaient arrivés à se méfier des autres, ils ont délibérément choisi un système sans planètes habitables, mais doté d'importantes ressources en astéroïdes et en planètes. Sans doute avec l'intention de vivre repliés sur eux-mêmes. Évidemment, depuis, les régions de Nexus ont été explorées un peu partout autour d'eux, et ils entretiennent maintenant des échanges avec l'étranger, sous la forme de réparation de navettes et de services de transfert. Ce qui explique pourquoi notre flotte s'est arrimée là-bas, mais pas ce qui s'est passé ensuite. Le, heu… (Il hésita.) La bio-ingénierie a entraîné beaucoup de changements métaboliques, mais la transformation la plus spectaculaire, c'est la deuxième paire de bras qu'ils ont à la place des jambes. Ce qui est très, hum, pratique en apesanteur. Pour ainsi dire. J'ai souvent rêvé d'avoir deux mains supplémentaires, quand je devais opérer dans le vide. Il lui tendit le visualiseur, sur lequel s'affichait une photo de quaddie. Vêtu d'un short jaune vif et d'un maillot, il se déplaçait à l'aide de ses mains le long d'un couloir en apesanteur, avec la vitesse et l'agilité d'un singe passant d'arbre en arbre. — Oh, fit Ekaterin qui déglutit, puis se ressaisit aussitôt. C'est… c'est intéressant. Elle ajouta après une pause : — C'est vrai que ça a l'air commode, dans cet environnement. Miles se détendit un peu. Quels que puissent être ses préjugés enfouis de Barrayarane à l'égard des mutations, ils seraient toujours étouffés par sa parfaite maîtrise des bonnes manières. Malheureusement, cela ne semblait pas être aussi vrai de leurs collègues de l'Impérium alors en perdition dans le système quaddie. Les provinciaux barrayarans avaient quelque difficulté à saisir la différence entre des mutations délétères et des modifications bénignes ou avantageuses. Et dès lors qu'un officier les qualifiait de but en blanc dans son rapport d'horribles araignées mutantes, clairement, Miles pouvait ajouter les tensions raciales au nœud de complications vers lesquelles ils se dirigeaient tête baissée. — On s'habitue très vite, dit-il pour la rassurer. — Où en as-tu rencontré une, s'ils se tiennent à l'écart ? — Heu… (ici, rapide mise au point interne…) c'était sur une mission pour la SecImp. Je n'ai pas le droit d'en parler. Mais c'était une musicienne, figure-toi. Elle jouait du tympanon à quatre mains. Sa tentative de mimer cette vision spectaculaire se solda par la rencontre douloureuse de son coude avec le mur de la cabine. — Elle s'appelait Nicol. Elle t'aurait plu. On l'a tirée de sales draps. Je me demande si elle a réussi à rentrer chez elle. Il se frotta le coude et ajouta, optimiste : — Je parie que les techniques de jardinage en apesanteur des quaddies vont t'intéresser. Le visage d'Ekaterin s'illumina. — Oh oui, sûrement. Miles se replongea dans ses rapports avec la désagréable certitude que, sans préparation adéquate, la tâche qui s'annonçait n'aurait rien de facile. Mentalement, il ajouta une révision de l'histoire quaddie à la liste de ses lectures pour les jours à venir. 2 — Mon col est droit ? Les doigts froids d'Ekaterin s'affairaient avec une touche toute professionnelle sur la nuque de Miles ; il réprima le frisson qui lui parcourait l'échine. — Ça y est, annonça-t-elle. — L'habit fait l'Auditeur, grommela-t-il. La petite cabine était dépourvue d'accessoires du type miroir en pied ; il lui fallut le remplacer par les yeux de sa femme. Ce qui, apparemment, ne le faisait pas paraître à son désavantage. Elle recula autant qu'elle le pouvait, d'un demi-pas vers la cloison, et le toisa des pieds à la tête pour juger de l'effet de son uniforme de la Maison Vorkosigan : tunique havane à col montant sur lequel étaient brodées au fil d'argent les armoiries familiales, manchettes serties d'argent, pantalon havane à liséré d'argent, hautes bottes de cavalier havane. La classe Vor, à son apogée, avait été autrefois constituée de soldats de cavalerie. Aujourd'hui, plus de chevaux depuis Dieu sait combien d'années-lumière, c'était clair. Il toucha son bracelet-com, au fonctionnement jumeau de celui de sa femme, même si ce dernier, un modèle pour dame Vor, arborait un bracelet ornemental en argent. — Je te ferai signe à l'avance quand je serai prêt à revenir me changer. Il désigna du menton le sobre costume gris qu'elle avait déjà étalé sur la couchette. Un uniforme pour les esprits militaires, des vêtements civils pour les civils. Il devait compter sur le poids de l'histoire barrayarane, onze générations de comtes Vorkosigan dans son dos, pour compenser l'insuffisance de sa stature et son allure légèrement voûtée. Quant à ses défauts moins visibles, il n'était pas obligé de les mentionner. — Qu'est-ce que je dois mettre ? — Puisque tu dois représenter l'ensemble de mon entourage, mets quelque chose de percutant. (Il lui décocha un sourire en biais.) Cette chose en soie rouge, qui est tout sauf militaire, devrait suffire à déconcentrer nos hôtes de la station. — La composante masculine uniquement, mon amour, fit-elle remarquer. Imagine que le chef de leur sécurité soit une femme quaddie ? Et d'ailleurs, peuvent-ils être attirés par les gravs ? — C'est arrivé au moins une fois, on dirait, soupira-t-il. D'où cette pagaille. Comme certaines zones de la Station Graf sont en apesanteur, tu te sentirais sûrement mieux en pantalon ou en cuissardes qu'en jupe barrayarane. Mets quelque chose qui te permette de te déplacer. — Oh. Oui, je vois. On frappa à la porte de la cabine, et la voix mal assurée du garde du corps Roic se fit entendre. — Monseigneur ? — J'arrive, Roic. Miles et Ekaterin intervertirent leurs places – se trouvant à hauteur de sa poitrine, il vola au passage une étreinte agréablement élastique – et il sortit dans l'étroit couloir du coursier. Roic portait un uniforme de la maison Vorkosigan semblable à celui de Miles, dans une version un peu plus sobre, comme il convenait à son statut de garde du corps ayant prêté serment d'allégeance. — Voulez-vous que je fasse vos bagages maintenant pour le transfert sur le vaisseau amiral barrayaran, monseigneur ? — Non. Nous allons rester à bord du coursier. Roic parvint presque à réprimer une grimace. C'était un jeune homme de haute stature, à la carrure intimidante. Il avait décrit à Miles sa nuit sur la couchette surplombant celle de l'ingénieur du coursier comme un peu comme de dormir dans un cercueil, monseigneur, à part pour le ronflement. — Je ne tiens pas à abandonner aussi vite la maîtrise de mes mouvements, sans parler de mes réserves d'oxygène, à l'un ou l'autre des protagonistes de cette prise de bec. De toute façon, les couchettes du navire amiral ne sont pas tellement plus grandes, je vous assure, garde du corps. Roic haussa les épaules avec un sourire chagrin. — Je pense que vous auriez mieux fait de prendre Jankowski, monsieur. — Quoi, parce qu'il est plus petit ? — Non, monseigneur ! (Roic prit l'air vaguement indigné.) Parce que c'est un vrai vétéran. Par décret, un comte barrayaran n'avait droit qu'à une escorte de vingt hommes sous serment. Traditionnellement, les Vorkosigan recrutaient la plupart de leurs gardes du corps parmi les vétérans à la retraite qui avaient passé vingt ans au Service Impérial. Par nécessité politique, dans les dernières décennies, il s'était surtout agi d'anciens hommes de la SecImp. Un gang d'individus zélés mais grisonnants. Roic était une exception aussi nouvelle qu'intéressante. — Depuis quand est-ce un problème ? Le chef des gardes du corps du père de Miles traitait Roic comme un junior parce qu'il en était un, mais s'ils le traitaient comme un citoyen de seconde classe… — Eh… Roic agita la main, désignant indistinctement le coursier, d'où Miles conclut que le problème datait de rencontres plus récentes. Miles, qui se dirigeait vers le petit couloir, s'appuya contre le mur et croisa les bras. — Écoutez, Roic, il n'y a pas beaucoup d'hommes de votre âge, ou plus jeunes, au Service Impérial, qui aient essuyé au service de l'empereur une telle pétarade ainsi que vous l'avez fait dans la Garde Municipale d'Hassadar. Ne vous laissez pas effrayer par ces foutus uniformes verts. Ils roulent des mécaniques, mais la moitié d'entre eux tomberaient dans les pommes si on leur demandait de descendre quelqu'un dans le genre du fou meurtrier qui a canardé la place d'Hassadar. — J'avais déjà traversé la moitié de la place, monseigneur. Ça aurait été comme si, une fois arrivé au milieu de la rivière, on décidait qu'on ne peut pas y arriver et qu'on faisait demi-tour. C'était moins dangereux de lui sauter dessus que de repartir en courant. Il avait tout autant le temps de me viser dans les deux cas. — Peut-être, mais vous ne lui avez pas laissé celui de descendre une autre douzaine de passants. Les automatiques à aiguilles sont des armes infâmes. — Ça c'est vrai, monseigneur. En dépit de sa taille, Roic avait tendance à se laisser intimider lorsqu'il se sentait dans une position sociale inférieure, ce qui semblait malheureusement être le cas la plupart du temps dans le cadre de son service. Comme cette timidité se manifestait sous l'apparence d'un flegme morose, elle passait généralement inaperçue. — Vous êtes un garde du corps de la maison Vorkosigan, rappela Miles avec fermeté. Le fantôme du général Piotr est brodé dans le havane et l'argent que vous portez. C'est eux qui vont trembler devant vous, croyez-moi. Le bref sourire de Roic exprimait plus de gratitude que de conviction. — J'aurais bien aimé rencontrer votre grand-père, monseigneur. D'après toutes les histoires qu'on m'a racontées dans le District, c'était quelqu'un. Ma mère m'a dit que mon arrière-grand-père l'avait servi dans les montagnes pendant l'occupation cetagandane. — Ah ? Elle avait des histoires à raconter sur lui ? Roic haussa les épaules. — Il est mort des radiations après la destruction de Vorkosigan Vashnoi. Ma grand-mère n'en parlait jamais beaucoup, alors je ne sais pas. — Dommage. Le lieutenant Smolyani passa la tête dans l'encoignure. — Nous sommes en train de nous arrimer au Prince Xav, seigneur Auditeur Vorkosigan. Le tube de transfert est scellé et ils attendent que vous montiez à bord. — Très bien, lieutenant. Ils gagnèrent la plate-forme exiguë d'embarquement des troupes du coursier, Miles sur les talons de Roic, qui dut baisser la tête pour passer l'embrasure ovale. Smolyani prit position à côté des contrôles d'écoutille. Le tampon de contrôle scintilla en émettant un bip ; la porte coulissa, livrant accès au sas et, au-delà, au tube flexible. Miles fit signe à Roic, qui inspira bruyamment et s'élança. Smolyani se raidit en position de salut. Miles lui répondit d'un hochement de tête et d'un « Merci, lieutenant » avant de suivre son garde du corps. Un mètre de tube flexible à parcourir en apesanteur, l'estomac retourné, aboutissait à une écoutille similaire. Miles saisit les poignées, se projeta et retomba en douceur sur les pieds dans le sas ouvert. Il l'enjamba pour se retrouver sur une plate-forme beaucoup plus spacieuse. Sur sa gauche, il perçut la silhouette de Roic qui l'attendait. La porte coulissante du vaisseau amiral se referma derrière lui. Devant lui, trois hommes en uniforme vert et un civil se tenaient raides au garde-à-vous. Pas un ne changea d'expression à la vue du physique de Miles, si peu barrayaran. Miles se rappelait avoir eu quelques rencontres éphémères avec Vorpatril sur la scène capitale de Vorbarr Sultana. Sans doute ce dernier avait-il gardé de lui des souvenirs assez frappants, et prudemment averti son équipe de l'apparence mutanoïde de la Voix la plus jeune, la plus récente, mais surtout la plus petite de l'empereur Gregor. De taille moyenne, râblé, l'amiral Eugène Vorpatril avait l'air sinistre et les cheveux blancs. Il s'avança et fit à Miles un sec salut réglementaire. — Monseigneur Auditeur. Bienvenue à bord du Prince Xav. — Merci, amiral. Il s'abstint d'ajouter : « Heureux d'être ici » ; personne dans ce groupe ne pouvait se réjouir de le voir, compte tenu des circonstances. Vorpatril poursuivit : — Puis-je vous présenter le commandant de la flotte de sécurité, le capitaine Brun ? L'homme à la silhouette maigre, tendu, la mine peut-être plus sinistre encore que son amiral, eut un petit hochement de tête. Brun était le responsable opérationnel de la patrouille au triste sort dont les exploits incertains avaient fait basculer la situation, de l'état d'embrouillamini légal mineur à celui d'incident diplomatique majeur. Non, pas du tout l'air réjoui. — Le capitaine de cargo senior Molino, du consortium de la flotte komarrane. Molino, la cinquantaine lui aussi, et l'air à peu près aussi constipé que les Barrayarans, était vêtu à la mode komarrane d'un pantalon et d'une tunique stricte de couleur sombre. Un capitaine de cargo senior remplissait les fonctions de cadre supérieur et d'officier en charge des finances pour l'entreprise à durée de vie limitée que constituait un convoi commercial. En tant que tel, il portait l'essentiel des responsabilités d'un amiral de flotte, mais ne disposait que d'une portion des pouvoirs. Lui incombait aussi le rôle peu enviable de jouer les interfaces entre un paquet d'intérêts commerciaux potentiellement disparates, et leurs protecteurs militaires barrayarans, ce qui suffisait généralement à provoquer des aigreurs d'estomac même en dehors d'une situation de crise. — Seigneur Vorkosigan, murmura-t-il poliment. Le ton de Vorpatril se fit légèrement crissant. — L'officier juridique de la flotte, l'enseigne Deslaurier. Grand, blême, l'air défait sous des restes d'acné juvénile, Deslaurier s'efforça de sourire. De surprise, Miles battit des paupières. Du temps où, sous sa vieille identité aux opérations secrètes, il avait dirigé une flotte de mercenaires soi-disant indépendante pour les opérations galactiques de la SecImp, le service juridique de la flotte était un département capital ; ne serait-ce que négocier le passage sans accroc de navires armés à travers les diverses juridictions de l'espace territorial était un boulot à plein temps d'une complexité cauchemardesque. — Enseigne… (Miles retourna le signe de tête et pesa ses mots.) Vous, heu… vous semblez porter une lourde responsabilité, pour quelqu'un de votre grade et de votre âge. Deslaurier s'éclaircit la gorge et répondit d'une voix presque inaudible : — Notre chef de département nous a quittés au début du voyage, Seigneur Auditeur. Permission pour motifs familiaux. Il a perdu sa mère. Je crois que je commence à piger le truc. — Serait-ce votre premier voyage galactique ? — Oui, seigneur. Vorpatril intervint, peut-être par charité. — Mon équipe et moi-même sommes à votre entière disposition, seigneur Auditeur. Nous avons préparé tous les rapports, comme vous l'avez demandé. Voudriez-vous me suivre jusqu'à notre salle de réunion ? — Oui, merci, amiral. Au prix de quelques piétinements et contorsions dans les couloirs, le petit groupe parvint à une salle de réunion militaire d'aspect standard : une console à équipement holovid et des sièges boulonnés au sol, un revêtement de sol à friction dont les relents poussiéreux trahissaient que la pièce, mal éclairée, mal aérée, ne bénéficiait jamais ni du soleil ni de l'air frais. L'endroit avait une odeur militaire. Miles se retint de prendre une grande goulée nostalgique, pour l'amour du bon vieux temps. Sur un signe de sa main, Roic, impassible, se mit au garde-à-vous juste devant la porte. Les autres attendirent qu'il fût assis pour prendre place autour de la table, Vorpatril à sa gauche, Deslaurier aussi loin que possible. Vorpatril, faisant montre d'une bonne maîtrise du protocole de la situation, ou du moins d'un réflexe de survie, commença : — Bien. Comment pouvons-nous vous être utiles, seigneur Auditeur ? Miles mit les mains en pyramide sur la table. — Je suis un Auditeur ; ma première tâche est d'écouter. Amiral, veuillez me décrire les événements tels qu'ils se sont déroulés de votre point de vue. Comment avez-vous abouti à cette impasse ? — De mon point de vue ? (Vorpatril fit la grimace.) Au début, rien d'autre à signaler que l'accumulation des problèmes courants. Nous étions censés passer cinq jours à quai ici à la Station Graf, pour effectuer le transfert de passagers et de cargaison sous contrat. Comme il n'existait à ce moment-là aucune raison de considérer les quaddies comme hostiles, j'ai accordé toutes les permissions possibles, ce qui est la procédure habituelle. Miles hocha la tête. Parmi les raisons d'être des escortes militaires barrayaranes, certaines étaient déclarées, d'autres ambiguës, et les dernières, inexprimées. Officiellement, les escortes protégeaient les vaisseaux-cargos des attaques de pirates et formaient aux manœuvres les membres militaires de la flotte, une expérience presque aussi précieuse que les jeux de guerre. Plus subtiles, les opérations donnaient lieu à toutes sortes de rencontres et d'échanges – économiques, politiques et sociaux. Ce qui fournissait aux cadres de jeunes provinciaux barrayarans l'occasion de contacts formateurs avec la culture galactique au sens large. Les raisons occultes étaient les tensions souterraines entre Barrayarans et Komarrans, legs de la conquête, parfaitement justifiée aux yeux de Miles, des derniers par les premiers une génération plus tôt. La politique volontariste de l'empereur était de passer de l'état d'occupation à celui d'assimilation sociale et politique totale entre les deux planètes. Processus qui se révélait lent et chaotique. Vorpatril poursuivit : — Le vaisseau Idris de la Corporation Toscane a accosté pour des ajustements de pilotage de saut, mais après le démontage, les complications ont commencé. Les pièces réparées ont été rejetées aux tests de calibrage au moment d'être réinstallées, et il a fallu les retourner aux magasins de la Station pour modification. De cinq jours, on est passés à dix, avec des chamailleries de part et d'autre. Puis le lieutenant Solian a disparu. — Le lieutenant était bien l'officier de liaison de sécurité barrayarane à bord de l'Idris ? s'enquit Miles. L'îlotier de la flotte, en somme, chargé de maintenir le calme et l'ordre parmi l'équipage et les passagers, de repérer toute activité illégale ou dangereuse et tout individu suspect – on avait vu plus d'un piratage historique fomenté en interne – et de jouer les premières lignes de défense en contre-espionnage. Fonction plus tranquille, il devait se tenir à l'affût des désaffections potentielles de sujets de l'empereur komarran. Il était de son devoir de porter toute l'assistance possible au vaisseau en cas d'urgence matérielle, et de coordonner avec l'escorte militaire l'évacuation et les secours. Le boulot d'officier de liaison pouvait passer en un clin d'œil de mortellement routinier à mortellement dangereux. Le capitaine Brun ouvrit la bouche pour la première fois. — Oui, seigneur. Miles se tourna vers lui. — C'était l'un de vos hommes ? Comment décririez-vous le lieutenant Solian ? — Il venait d'être nommé, répondit Brun. (Il marqua une hésitation.) Je n'étais pas très proche de lui, mais toutes ses évaluations de service antérieures lui donnaient d'excellentes notes. Le regard de Miles se porta sur le capitaine de cargo. — Vous le connaissiez, monsieur ? — Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises, répondit Molino. Je n'ai pratiquement pas quitté le Rudra, mais il m'a fait l'effet d'être quelqu'un d'amical et de compétent. Il avait l'air de bien s'entendre avec l'équipage et les passagers. Une publicité vivante pour l'assimilation. — Pardon ? Vorpatril s'éclaircit la gorge. — Solian était komarran, seigneur. — Argh. Les rapports ne mentionnaient pas ce tuyau. Les Komarrans n'avaient accès au Service Impérial barrayaran que depuis peu de temps ; ces officiers de première génération étaient triés sur le volet et devaient faire la preuve de leur loyauté et de leurs compétences. Les danseuses de l'empereur, ainsi Miles les avait-il entendus qualifier par au moins un collègue officier, sur un ton de mécontentement voilé. La réussite de cette intégration figurait au nombre des priorités personnelles de l'empereur. L'amiral Vorpatril le savait certainement. Miles fit remonter de quelques crans dans la liste de ses priorités absolues la question du sort mystérieux de Solian. — Dans quelles circonstances a-t-il disparu ? — Très discrètes, seigneur, répondit Brun. Il a signé la fin de son service comme d'habitude, et ne s'est jamais présenté à sa garde suivante. Quand sa cabine a été fouillée, on a constaté la disparition de presque tous ses effets personnels et de son sac militaire, mais il restait quasiment tous ses uniformes. Son départ du vaisseau n'a pas été signalé, mais bon… si quelqu'un est en mesure de quitter le vaisseau sans être vu, c'est bien lui. C'est pourquoi je penche pour la désertion. Ensuite, le vaisseau a été fouillé de fond en comble. Solian a dû modifier les registres de sorties, ou se glisser dans le chargement, ou je ne sais quoi. — Vous n'avez jamais eu le sentiment qu'il avait des problèmes dans son travail ou à son poste ? — Non, seigneur. Rien de spécial. — Et en dehors du spécial ? — Eh bien, il y avait les habituelles blagues chroniques sur le fait qu'un Komarran porte cet uniforme (Brun se désigna lui-même.) Je suppose que dans sa position, il devait les entendre des deux bords. On essaie d'être tous du même bord, maintenant. Miles décida que ce n'était ni le lieu ni l'endroit de poursuivre les suppositions inconscientes induites par le choix des termes de Brun. — Capitaine de cargo Molino, avez-vous un éclairage à apporter ? Solian était-il en butte à, heu, à la réprobation de ses compatriotes ? Molino secoua la tête. — Il semblait être apprécié par l'équipage de l'Idris, pour autant que je sache. S'en tenait à son travail, ne se laissait pas entraîner dans des disputes. — Néanmoins, je crois comprendre que votre première… impression a été qu'il avait déserté ? — Ça faisait partie des probabilités, admit Brun. Je ne veux pas répandre la calomnie, mais le fait est qu'il était komarran. Il a peut-être trouvé ça plus dur qu'il ne l'aurait cru. L'amiral Vorpatril ne partage pas cet avis, ajouta-t-il avec scrupule. Vorpatril fit pivoter sa main dans un geste d'équité. — Raison de plus pour ne pas valider la thèse de la désertion. Le haut commandement a sélectionné avec grand soin les Komarrans qu'il a admis dans le service. Ils ne veulent pas d'un échec public. — Toujours est-il que nous avons mis tous les hommes de notre sécurité en alerte pour le rechercher, et demandé l'aide des autorités de la Station Graf. Qu'elles ne se sont pas particulièrement empressées de donner. Elles se contentaient de répéter qu'il n'avait été repéré ni dans les secteurs de gravitation ni dans ceux en apesanteur, et qu'aucun individu correspondant à son signalement n'avait été enregistré au départ de la Station sur leurs transporteurs locaux. — Que s'est-il passé ensuite ? — Le temps s'est écoulé, répondit l'amiral Vorpatril. Les réparations sur l'Idris ont été achevées et validées. Il y a eu une pression croissante (il jeta à Molino un regard sans aménité) pour qu'on quitte la Station Graf et qu'on reprenne l'itinéraire prévu. En ce qui me concerne, je n'abandonne pas mes hommes si je peux l'éviter. Molino repartit, plutôt entre ses dents : — Économiquement, ça n'avait pas de sens de bloquer toute la flotte à cause d'un seul homme. On aurait pu laisser un vaisseau léger ou même une petite équipe d'enquêteurs s'occuper de la question, et nous rejoindre après avoir fini. Les autres auraient pu continuer. — Le règlement m'interdit également de diviser la flotte, répliqua Vorpatril, les mâchoires serrées. — Mais nous n'avons pas subi de tentative de piratage dans ce secteur depuis des décennies, argumenta Molino. Miles eut le sentiment d'assister à la énième répétition du même débat. — Pas depuis que Barrayar s'est mis à vous fournir gratuitement des escortes militaires, souligna Vorpatril avec une fausse cordialité. Drôle de coïncidence, non ? (Sa voix se raffermit.) Je n'abandonne pas mes hommes. Ça, je me le suis juré lors de la débâcle d'Escobar, alors que je n'étais encore qu'une enseigne avec des moustaches de lait sur la figure. (Il jeta un coup d'œil à Miles.) Sous le commandement de votre père, pour tout dire. Ho ho. Voilà qui pourrait poser problème… Miles manifesta sa curiosité par un haussement de sourcils. — Quelle a été votre expérience dans ces circonstances, monsieur ? Vorpatril grogna à ce souvenir. — J'étais pilote junior sur une navette de combat. Nous nous sommes retrouvés livrés à nous-mêmes après que les Escos ont fait exploser notre vaisseau mère en orbite haute. Si on avait réussi à battre en retraite, on aurait sans doute sauté avec lui, mais enfin… Nulle part où accoster, nulle part où fuir, même les quelques vaisseaux survivants qui avaient une passerelle d'arrimage ouverte ne se sont pas arrêtés pour nous. Deux cents hommes à bord, y compris des blessés – c'était un vrai cauchemar, croyez-moi. Miles entendit presque à la fin de la phrase le fiston retenu de justesse par l'amiral. Il répondit prudemment : — Je ne suis pas sûr que l'amiral Vorkosigan ait eu tellement le choix, quand il a hérité du commandement de l'invasion après la mort du prince Serg. — Oh, certainement pas, acquiesça Vorpatril en agitant à nouveau la main. Je ne dis pas qu'il n'a pas fait tout ce qu'il a pu avec les moyens qu'il avait. Mais il ne pouvait pas tout faire, et j'étais parmi ceux qu'on a sacrifiés. J'ai passé pratiquement un an dans un camp de prisonniers escobaran, avant que les négociateurs arrivent finalement à me rapatrier. Ça n'a pas été des vacances avec les Escobarans, je vous le garantis. Ça aurait pu être pire. Vous auriez pu être une prisonnière de guerre escobarane dans l'un de nos camps. Miles renonça à suggérer tout de suite à l'amiral de se livrer à cet exercice d'imagination. — J'imagine que non. — Tout ce que je dis, c'est que je sais ce que c'est qu'être abandonné, et je ne le ferai pas à mes hommes pour quelque motif trivial que ce soit. Le regard dont il foudroya le capitaine de cargo confirma que les pertes de profits des entreprises komarranes ne figuraient pas au nombre des motifs assez sérieux pour violer ce principe. — Les événements m'ont donné… (Il hésita, puis reformula :) Pendant un temps, j'ai pensé que les événements me donnaient raison. — Pendant un temps, répéta Miles. Plus maintenant ? — Maintenant… eh bien… la suite est plutôt… plutôt perturbante. Sur le quai de chargement voisin du quai d'amarrage de l'Idris, à Graf, a eu lieu la rotation d'un sas à usage des troupes. Sans autorisation. Et sans qu'y soient repérés ni vaisseau ni pont volant de troupes – les scellements de tubes n'ont pas été activés. Quand les gardes de sécurité de la Station sont arrivés sur les lieux, le quai était désert. En revanche, ils ont trouvé beaucoup de sang par terre, et une trace indiquant que quelque chose avait été traîné jusqu'au sas. Les tests ont montré qu'il s'agissait du sang de Solian. Comme s'il avait voulu revenir à l'Idris, et qu'il avait été attaqué. — Par quelqu'un qui n'a pas laissé d'empreintes, précisa Brun d'un air sombre. Devant le regard interrogateur de Miles, Vorpatril expliqua : — Dans les zones de gravitation où résident les gravs, les quaddies se baladent à bord de flotteurs individuels. Ils les conduisent avec leurs mains inférieures, ce qui leur laisse les bras libres. Pas d'empreintes de pas. Pas de pieds, alors évidemment… — Ah oui, je comprends, dit Miles. Du sang, mais pas de corps – on n'a pas retrouvé de corps ? — Pas encore, répondit Brun. — On l'a cherché ? — Oh oui. Dans toutes les directions possibles et imaginables. — Il vous est sûrement venu à l'esprit qu'un déserteur puisse tenter de simuler son propre meurtre ou suicide, pour se dégager des poursuites. — J'aurais pu le penser, dit Brun, mais j'ai vu le sol du quai de chargement. Personne ne peut survivre après avoir perdu tout ce sang. Il devait bien y en avoir trois ou quatre litres. Miles haussa les épaules. — La première étape dans les cryopreps d'urgence est de vider le patient de son sang pour le remplacer par du cryofluide. Ça peut facilement laisser plusieurs litres de sang par terre, avec une victime – disons, viable. Il avait personnellement vécu de près l'expérience du processus, du moins Elli Quinn et Bel Thorne la lui avaient-ils décrite après coup, lors de la catastrophique mission des Mercenaires Dendarii Libres. Il devait reconnaître qu'il n'en avait gardé aucun souvenir, hormis par le récit, foisonnant de détails, de Bel. Brun haussa les sourcils. — Je n'avais pas pensé à ça. — Ça m'a juste traversé l'esprit, précisa modestement Miles. Je pourrais vous montrer les cicatrices. Brun fronça les sourcils, puis secoua la tête. — Je ne crois pas qu'il y aurait eu assez de temps avant l'arrivée de la sécurité sur les lieux. — Même si on avait déjà installé une cryochambre portable ? Brun ouvrit la bouche, la referma, et enfin commenta : — C'est un scénario compliqué, seigneur. — Je n'insisterai pas, fit Miles dans un souci d'apaisement. (Il réfléchit à l'autre aspect du processus de cryoréanimation.) Il me reste juste une remarque. La présence de plusieurs litres de beau sang frais autour du corps d'une victime, même lui appartenant, peut avoir une autre explication. Il peut s'agir d'un synthétiseur de réa de labo ou d'hôpital. Ce produit pourrait certainement satisfaire au test d'un scan d'ADN un peu hâtif. On ne pourrait même pas vraiment qualifier ça de faux positif. En revanche, un labo de médecine légale, lui, ferait la différence. Et on trouverait forcément des traces de cryofluide, à condition d'en chercher. (Il se rembrunit.) Je déteste les preuves indirectes. Qui a effectué le contrôle d'identification sanguine ? Brun remua sur son siège, mal à l'aise. — Les quaddies. On leur avait téléchargé le scan d'ADN de Solian dès sa disparition. Mais l'officier de liaison de la sécurité du Rudra était sur place à ce moment-là – il était sur le quai et a vu faire leur tech. Il m'a signalé la concordance dès que l'analyseur a sonné. C'est là que j'ai pris une nacelle pour aller me rendre compte moi-même. — A-t-il collecté un autre échantillon pour contre-vérification ? — Je… Il me semble. Je peux demander au chirurgien de la flotte s'il en a reçu avant que, heu, nous n'ayons été rattrapés par les événements. L'amiral Vorpatril semblait sous le coup d'un choc désagréable. — J'étais persuadé que le pauvre Solian avait été assassiné. Par un quelconque… (Il se tut.) — On ne peut pas écarter totalement cette hypothèse, le conforta Miles. Quoi qu'il en soit, vous en étiez alors sincèrement convaincu. Veuillez demander au chirurgien de la flotte de procéder à un examen plus approfondi de ses échantillons, et tenez-moi informé. — On informe aussi la sécurité de la Station Graf ? — Heu… peut-être pas dans l'immédiat. Même si les résultats se révélaient négatifs, cette demande ne ferait que renforcer la méfiance des quaddies envers les Barrayarans. Et s'ils se révélaient positifs… Miles voulait se laisser le temps de la réflexion. — Bon, que s'est-il produit après ? — L'appartenance de Solian à la sécurité de la flotte a rendu son meurtre – si meurtre il y a – d'autant plus inquiétant, admit Vorpatril. Avait-il essayé de revenir pour nous prévenir d'un danger ? Pas moyen de le savoir. J'ai donc annulé toutes les permissions, informé la hiérarchie et ordonné à tous les vaisseaux de se mettre en état d'alerte. — Sans expliquer pourquoi, intervint Molino. Vorpatril lui lança un regard incendiaire. — Au cours d'une alerte, un commandant ne s'arrête pas pour expliquer ses ordres. Il s'attend à être immédiatement obéi. Par ailleurs, compte tenu de la façon dont vous autres rongiez votre frein et vous plaigniez du retard, il ne m'a pas paru nécessaire de me répéter. Un muscle tressaillait sur sa mâchoire ; il remplit ses poumons et reprit : — C'est à ce moment-là que nous avons eu une panne de communication. Ah, le voilà, l'écran de fumée. — D'après ce que nous avons compris, deux hommes ont été envoyés en patrouille de sécurité pour récupérer un officier qui ne s'était pas présenté à l'heure à son poste… — Vous voulez parler de l'enseigne Corbeau ? — Oui. Corbeau. On nous a expliqué que la patrouille et l'enseigne avaient été attaqués, désarmés et retenus en détention par les quaddies. La vérité telle qu'elle est apparue plus tard est plus complexe, mais c'étaient les éléments dont je disposais. J'ai essayé de vider la Station Graf de toutes nos troupes et de maintenir l'alerte pour parer à toute éventualité, y compris celle d'une évacuation immédiate de l'espace local. Miles se pencha en avant. — Pensiez-vous que vos hommes avaient été pris par de quelconques quaddies, ou par la sécurité de la Station Graf ? Si Vorpatril ne grinça pas des dents, il s'en fallut de peu. Toutefois il répondit : — Oui, nous savions qu'il s'agissait de la sécurité. — Avez-vous fait appel au conseil de votre officier juridique ? — Non. — L'enseigne Deslaurier a-t-il offert ses conseils ? — Non, seigneur, parvint à articuler Deslaurier. — Je vois. Continuez. — J'ai ordonné au capitaine Brun d'envoyer une patrouille de frappe pour sortir trois hommes, maintenant, d'une situation que je devais désormais considérer comme une menace pour les troupes barrayaranes. — Patrouille armée d'un peu plus que de neutraliseurs, si je ne m'abuse ? — Je ne pouvais pas demander à mes hommes d'aller affronter un tel nombre avec de simples neutraliseurs, seigneur, dit Brun. Ils sont des millions de mutants là dehors. Miles se permit un haussement de sourcils. — Sur la Station Graf ? Je pensais que sa population tournait autour de cinquante mille. Des civils. Brun eut un mouvement d'impatience. — Un million ou cinquante mille, contre douze, c'est pareil, il leur fallait des armes qui aient du poids. Mon groupe de secours devait entrer et sortir aussi vite que possible, et rencontrer aussi peu de discussion ou de résistance que possible. Les neutraliseurs sont parfaitement inefficaces comme armes d'intimidation. — C'est un argument qui m'est familier. (Miles s'appuya sur son dossier et se frotta les lèvres.) Continuez. — Ma patrouille est arrivée sur le lieu de détention de nos hommes… — Le poste de sécurité n° 3 de la Station Graf, c'est ça ? intervint Miles. — Oui. — Dites-moi, depuis tout ce temps que la flotte était arrivée, aucun de vos permissionnaires n'avait eu de contact rapproché avec la sécurité de la Station Graf ? Pas d'hommes ivres, pas d'outrages aux bonnes mœurs, pas de violations de sécurité, rien ? Brun, avec l'air de quelqu'un à qui on arrache les mots avec des tenailles de dentiste, admit : — Trois hommes en état d'ébriété ont été arrêtés la semaine dernière par la sécurité de la Station Graf pour avoir fait la course en fauteuils flottants dans des conditions dangereuses. — Et qu'est-il advenu d'eux ? Comment le conseiller juridique de la flotte a-t-il géré l'affaire ? L'enseigne Deslaurier marmonna : — Ils ont passé quelques heures sous les verrous, puis je suis allé m'assurer que leurs amendes étaient acquittées, et j'ai certifié à l'adjudicateur de la Station qu'ils seraient consignés pour toute la durée de notre présence. — Donc vous vous étiez tous familiarisés avec les procédures à suivre pour tirer vos hommes de difficultés avec les autorités de la Station ? — Il ne s'agissait plus d'ébriété ni d'outrage aux bonnes mœurs. Il s'agissait de nos propres forces de sécurité dans l'exercice de leur devoir, nuança Vorpatril. — Continuez, dit Miles avec un soupir. Que s'est-il passé avec la patrouille ? — Je n'ai toujours pas leur rapport personnel, seigneur, répondit Brun avec raideur. Les quaddies ont seulement autorisé un médecin officier à aller les voir sur leur lieu de détention. Des tirs ont été échangés, au neutraliseur et au plasma, au poste de sécurité n° 3. Les quaddies sont arrivés en meute. Nos hommes ont été dépassés et se sont fait capturer. La « meute » des quaddies incluait, ce qui ne paraissait pas si extraordinaire à Miles, la majorité des brigades de pompiers volontaires et professionnels de la Station Graf. Des tirs au plasma. Dans une station spatiale civile. Oh, mon pauvre crâne. — Donc, demanda Miles d'une voix douce, après avoir tiré sur le poste de police et incendié les lieux, qu'avons-nous décidé pour faire bonne mesure ? L'amiral Vorpatril serra brièvement les dents. — Quand les vaisseaux komarrans à quai, au lieu d'obéir à mes ordres urgents de partir, se sont laissé verrouiller à quai, j'ai perdu l'initiative de la situation, j'en ai peur. Entre-temps, trop d'otages étaient déjà tombés aux mains des quaddies, les capitaines armateurs komarrans indépendants tardaient à suivre mes ordres de se mettre en position, ce qui a laissé le temps aux propres milices quaddies de se mettre, elles, en position autour de nous. On est restés gelés en état d'alerte presque deux jours entiers. Puis nous avons reçu l'ordre de quitter l'état d'alerte et d'attendre votre arrivée. Dieu soit loué ! L'intelligence militaire n'était rien comparée à la bêtise militaire. Mais glisser à mi pente sur la voie de la stupidité et s'arrêter relevait de l'exception. On pouvait au moins mettre ça au crédit de Vorpatril. — Pas beaucoup le choix à ce stade, intervint Brun d'un ton morne. Ce n'est pas comme si on avait pu menacer de faire sauter la Station, avec nos propres vaisseaux à quai. — Vous n'auriez pas pu faire sauter la Station de toute façon, fit remarquer Miles d'une voix très douce. Ç'aurait été un meurtre collectif. Et un ordre criminel. L'empereur vous aurait fait exécuter. Brun tressaillit et se fit tout petit. Les lèvres de Vorpatril rétrécirent. — L'empereur, ou vous ? — Gregor et moi aurions tiré à pile ou face pour savoir qui serait le premier à partir. Un ange passa. — Heureusement, continua Miles, il semble que les esprits se soient un peu calmés de part et d'autre. Et je vous en remercie, amiral Vorpatril. Je pourrais ajouter que le sort de vos carrières respectives ne concerne que vous et votre hiérarchie. Sauf si vous parvenez à me faire manquer la naissance de mes premiers enfants, auquel cas vous feriez bien de vous mettre à la recherche d'un trou très profond. — Mon travail, est de tirer des mains des quaddies le maximum de sujets de l'empereur, en négociant au prix le plus bas. Si j'ai beaucoup de chance, quand j'aurai fini, votre flotte commerciale aura peut-être l'autorisation de revenir un jour s'arrimer ici. Malheureusement, on ne peut pas dire que vous m'ayez donné des cartes particulièrement fortes à jouer. Toutefois, je vais voir ce que je peux faire. Je veux que des copies de tous les rapports bruts relatifs aux événements soient mises à ma disposition, s'il vous plaît. — Oui, seigneur, grogna Vorpatril. Mais (sa voix se teinta d'angoisse), ça ne dit toujours pas ce qui est arrivé au lieutenant Solian ! — Je vais également entreprendre d'accorder à cette question mon plus haut intérêt, amiral. (Miles croisa son regard.) Je vous le promets. — Mais, seigneur Auditeur Vorkosigan ! intervint le capitaine de cargo Molino d'un ton pressant. Les autorités de la Station Graf veulent mettre nos vaisseaux komarrans à l'amende pour les dégâts commis par des troupes barrayaranes. Il faut leur faire comprendre que les militaires sont seuls responsables de ce… cette activité criminelle. Miles hésita un long moment. — Quelle chance pour vous, capitaine de cargo, dit-il enfin, qu'en cas d'attaque sérieuse l'inverse ne soit pas vrai. Il donna un petit coup sur la table et se leva. 3 Tandis que le vaisseau manœuvrait vers le ponton d'amarrage qui lui avait été assigné, Miles, poussé par la curiosité, regardait sur la pointe des pieds par le petit hublot contigu à l'écoutille de troupes de la Crécerelle. La Station de Graf était un vaste ensemble hétéroclite, un amas d'architectures d'apparence chaotique, ce qui était assez logique pour une installation célébrant son troisième siècle d'expansion. Quelque part au cœur de cette structure grouillante et tentaculaire se trouvait un petit astéroïde de métal à l'aménagement alvéolaire, conçu à la fois pour le vol spatial et le stockage du matériel. Matériel qui avait servi à la construction de ce tout premier habitat quaddie, qui avait ensuite été suivi de nombreux autres. Selon les guides-vid, on pouvait encore voir, dans l'un des secteurs les plus enfouis, des éléments du vaisseau de saut désarticulé et reconfiguré à bord duquel la première bande de hardis pionniers quaddies avait fait le voyage historique jusqu'à ce refuge. Miles recula et fit signe à Ekaterin de s'approcher du hublot. Il songea à l'astrographie politique de l'espace quaddie, ou, pour reprendre sa désignation officielle, de l'Union des Habitats Libres. À partir de ce point, des groupes de quaddies avaient effectué des sauts de grenouilles pour aller construire des colonies filles dans les deux directions, sur la face interne des deux anneaux d'astéroïdes qui avaient poussé leurs ancêtres à élire ce système. Quelques générations plus tard, forts de plusieurs millions, les quaddies ne couraient aucun risque de tomber à court d'espace, d'énergie ou de matière première. Leur population pouvait s'accroître aussi vite qu'elle décidait de construire. Parmi leurs nombreux habitats épars, seule une poignée disposait encore de zones de gravitation artificielle pour les humains bipèdes, résidents ou en transit, et rares étaient ceux qui entretenaient des relations avec les étrangers. La Station de Graf faisait partie de celles qui acceptaient les galactiques et leur commerce, de même que les arcologies orbitales baptisées Métropolitain, Refuge, Minchenko et Station de l'Union. Cette dernière était le siège du gouvernement quaddie, ou ce qui en faisait office : une variante de démocratie représentative pyramidale fondée, d'après ce qu'avait compris Miles, sur l'équipe de travail comme unité première. Il priait Dieu de ne pas avoir à négocier avec un comité. Ekaterin regarda autour d'elle et, avec un sourire d'excitation, fit signe à Roic de venir à son tour. Il rentra la tête et, appuyant quasiment le nez sur le hublot, écarquilla les yeux de curiosité. C'était le premier voyage d'Ekaterin hors des frontières de l'Empire barrayaran, et la toute première expédition de Roic hors de Barrayar au sens strict. Miles prit le temps de se féliciter de ses habitudes de douce paranoïa. Grâce à elles, avant de les entraîner hors de leur monde, il avait pris la peine de leur faire suivre à tous les deux un bref cours intensif sur les procédures et la sécurité dans l'espace et en apesanteur. Il avait fait des pieds et des mains pour obtenir l'accès aux structures de l'Académie militaire, quitte à se contenter d'une semaine libre entre deux programmes de cours. Ils y avaient suivi une version réaménagée de l'entraînement plus long dont les collègues gardes du corps plus âgés de Roic avaient bénéficié dans le cadre de leur formation au Service Impérial. Ekaterin avait été stupéfaite que Miles l'invite – la pousse – enfin, la contraigne – à rejoindre les gardes du corps dans l'école orbitale. Intimidée tout d'abord, épuisée et frisant la mutinerie à mi-chemin, ravie et fière au final. Lorsque les paquebots étaient soumis à des accidents de pressurisation, la méthode habituelle consistait à fourrer les passagers payants dans de vulgaires bulles appelées nacelles corporelles, où ils attendaient passivement les secours. Miles s'était lui-même retrouvé coincé une fois ou deux dans une nacelle corporelle. Il s'était juré qu'aucun de ses hommes, ni a fortiori sa femme, ne serait jamais mis dans une telle position d'impuissance artificielle en situation d'urgence. Tous les membres de son groupe avaient voyagé avec sous la main leurs combinaisons à enfilage rapide faites sur mesure. Miles regrettait d'avoir remisé sa vieille armure de combat customisée au vestiaire. Roic s'éloigna du hublot en se dépliant, l'air tout particulièrement stoïque, de fines rides d'inquiétude séparant ses sourcils. — Tout le monde a pris ses pilules anti-nausée ? demanda Miles. Roic hocha la tête affirmativement, avec l'air d'un élève appliqué. — As-tu pris les tiennes ? s'enquit Ekaterin. — Mais oui. (Il parcourut des yeux sa sobre tenue civile, tunique et pantalon gris.) Avant, j'avais une chouette biochip greffée sur le nerf vague, ce qui m'évitait de perdre mon déjeuner en apesanteur, mais elle a sauté avec le reste de mes tripes au cours de ma désagréable rencontre avec une grenade à aiguilles. Il faudrait que je la fasse remplacer un de ces jours… Miles s'avança pour regarder une fois encore à l'extérieur. La Station s'était tellement rapprochée qu'elle occupait tout le champ visuel. — Alors, Roic. Si des quaddies en visite sur Hassadar se montraient assez insupportables pour décrocher un petit tour à la prison de la Garde municipale, et si un paquet d'autres quaddies se pointait pour essayer de les faire sortir en faisant tout sauter avec des armes militaires, quel serait à ce stade votre sentiment à l'égard des quaddies ? — Heu… Pas très amical, monseigneur. (Roic fit une pause.) Plutôt en rogne, même. — C'est bien ce que je pensais, commenta Miles dans un soupir. Bon. On y va. La Crécerelle s'immobilisa doucement et les crampons d'amarrage, après quelques tâtonnements, se fixèrent fermement dans un fracas de cliquetis et de chocs sourds. Guidé par l'ingénieur des contrôles d'écoutille de la Crécerelle, le tube flexible gémit en se mettant en phase avec son joint, puis se cala dans un bruit métallique. — Tout est verrouillé, monsieur, l'informa l'ingénieur. — Allez, les troupes, à la parade, murmura Miles en faisant signe à Roic d'avancer. Le garde du corps hocha la tête et se glissa dans l'écoutille ; on l'entendit bientôt appeler : — Prêt, monseigneur. Tout allait, si ce n'est bien, du moins pas trop mal. Miles emprunta à son tour le tube flexible et le traversa en flottant, suivi de près par Ekaterin. Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Elle était svelte et saisissante dans sa tunique rouge et ses cuissardes noires, les cheveux arrangés en une tresse sophistiquée enroulée autour de la tête. Sur une anatomie féminine bien développée, l'apesanteur produisait un effet charmant, qu'il préféra ne pas lui faire remarquer. En mouvement d'ouverture, la décision de situer leur première rencontre dans le secteur en apesanteur de la Station de Graf était clairement calculée pour déstabiliser les visiteurs, et pour bien rappeler à qui appartenait cette zone spatiale. S'ils avaient voulu être courtois, les quaddies les auraient reçus dans l'un des secteurs à grav. Le sas latéral de la Station s'ouvrit sur une vaste plateforme cylindrique, dont la symétrie radiale se dispensait avec désinvolture des concepts de « haut » et « bas ». Roic, flottant dans le vide, se tenait d'une main à la poignée de l'écoutille, tout en gardant l'autre à distance prudente de l'étui de son neutraliseur. Miles tendit le cou pour évaluer le déploiement de six quaddies des deux sexes, en demi-armures paramilitaires, flottant sur place en position de tir croisé tout autour de la plateforme. Leurs armes étaient sorties mais à l'épaule, la position formelle masquant la menace. Leurs bras inférieurs, plus épais et plus musclés que leurs bras supérieurs, étaient attachés à leurs hanches. Leurs deux paires de bras étaient protégées par des brassards anti-plasma. Miles ne put s'empêcher de se faire la réflexion qu'ils pouvaient vraiment, eux, tirer et recharger en même temps. Il nota avec intérêt que, si deux d'entre eux arboraient les insignes de la Sécurité de la Station de Graf, les autres portaient les couleurs et les badges de la Milice de l'Union. Impressionnant comme façade, mais ces gens-là n'étaient pas ceux qui réclamaient son attention. Son regard vogua jusqu'aux trois quaddies et au grav doté de jambes qui attendaient juste dans l'axe de l'écoutille. À tour de rôle, ils prirent la mesure de son aspect non conforme, et trois sur quatre maîtrisèrent rapidement l'expression légèrement décontenancée qui s'était peinte sur leur visage. Il identifia immédiatement l'officier supérieur de la Sécurité de la Station de Graf à son uniforme, à ses armes et à son regard noir. Un autre quaddie, la cinquantaine également, arborait lui aussi une sorte d'uniforme de la Station bleu ardoise, dans le style conservateur censé avoir pour effet de rassurer le public. Une femme quaddie aux cheveux blancs était vêtue, de manière plus sophistiquée, d'un justaucorps de velours bordeaux avec manches à crevés d'où s'échappait en bouillonnant un tissu de soie argentée, d'un short bouffant assorti et des manches inférieures droites. Le grav bipède portait également l'uniforme bleu ardoise, mais lui avait un pantalon et des bottes à friction. Des cheveux courts, brun grisonnant, formaient un halo autour de la tête qui se tourna vers lui. Miles s'étrangla, essayant de ne pas jurer tout haut sous l'effet du choc. Bon Dieu ! C'est Bel Thorne. Que fichait ici l'ex-mercenaire hermaphrodite betan ? À peine posée, la question trouva sa réponse. Bon. Maintenant je sais qui est notre observateur de la SecImp sur la Station de Graf. Ce qui, brutalement, fit remonter la fiabilité de ces rapports-là à un niveau infiniment supérieur… à moins que ? Le sourire de Miles se figea, dissimulant, espérait-il, sa soudaine confusion mentale. La femme aux cheveux blancs prit la parole d'une voix glaciale – une case dans l'esprit de Miles la catalogua automatiquement comme officier supérieur, et aussi comme la plus âgée du groupe. — Bonjour, seigneur Auditeur Vorkosigan. Bienvenue dans l'Union des Habitats Libres. Miles parvint à répondre d'un signe de tête poli, une main guidant toujours dans la plateforme une Ekaterin aux paupières battantes. Il lui abandonna en guise d'ancre la seconde poignée qui flanquait l'écoutille, et réussit à se maintenir en l'air sans provoquer de tournoiement involontaire, pile en face de la femme quaddie. — Merci, répondit-il d'un ton neutre. Bel, mais bon Dieu qu'est-ce que… ? Fais-moi un signe, nom d'un chien. L'hermaphrodite répondit à son regard fixe et écarquillé par un désintérêt nonchalant et, dans un geste qui pouvait passer pour machinal, leva la main pour se gratter l'aile du nez, ce par quoi il voulait peut-être signifier, Attends un peu… — Je suis le Garde des sceaux Greenlaw, poursuivit la femme quaddie. Et mon gouvernement m'a donné pour mission de vous accueillir et de faire l'arbitrage entre vous et vos victimes de la Station de Graf. Voici le chef d'équipage Venn, de la Sécurité de la Station de Graf, Boss Watts, qui est superviseur des Relations avec les gravs sur la Station, et le capitaine du port adjoint Bel Thorne. — Enchanté, madame, messieurs, honorable hermaphrodite. (La bouche de Miles était sur pilote automatique. Il était trop secoué par la vue de Bel pour s'offusquer de ce vos victimes pour le moment.) Permettez-moi de vous présenter ma femme, lady Ekaterin Vorkosigan, ainsi que mon assistant personnel, le garde du corps Roic. Tous les quaddies dévisagèrent Roic avec réprobation. Mais c'était maintenant au tour de Bel d'écarquiller les yeux, fixant Ekaterin avec une soudaine attention. Un aspect purement personnel de la situation embrasa alors l'esprit de Miles, quand il réalisa qu'il se trouverait sans doute sous peu dans la position de devoir présenter sa femme à son ancienne flamme. Non pas que le béguin que Bel avait souvent exprimé pour lui eût jamais été à proprement parler consommé, ce qu'il regrettait parfois rétrospectivement. — Commandant de port Thorne, heu… (Miles se sentit perdre pied dans tous les sens du terme. Sa voix se fit interrogative et pleine d'entrain.) Avons-nous déjà eu l'occasion de nous rencontrer ? — Je ne crois pas que nous nous soyons jamais rencontrés, seigneur Auditeur Vorkosigan, non, repartit Bel. Miles espéra que seule son oreille avait détecté la légère insistance que la voix d'alto traînante et familière avait mise sur ses noms et titres barrayarans. — Heu. (Miles marqua une hésitation. Tends une perche, une ligne, n'importe quoi…) Ma mère était betane à vrai dire. — Quelle coïncidence, répondit Bel platement. La mienne aussi. Bel, nom de Dieu ! — J'ai eu le plaisir de visiter la colonie de Beta à plusieurs reprises. — Je n'y suis pas retourné depuis plusieurs dizaines d'années, sauf une fois. (La lueur d'humour, dont Bel avait un sens particulièrement exécrable, se dissipa dans les yeux bruns, et il céda du terrain.) Ça me ferait plaisir d'avoir des nouvelles du vieux bac à sable. — J'en discuterais volontiers, répondit Miles, priant pour que l'échange ait l'air diplomatique, et non crypté. Bientôt, bientôt, sacrement bientôt. Bel lui retourna en guise de réponse un signe de tête cordial. La femme quaddie aux cheveux blancs désigna de la main droite supérieure l'extrémité de la plateforme. — Si vous voulez bien nous accompagner à la salle de conférence, seigneur et lady Vorkosigan, garde du corps Roic. — Certainement, Garde des sceaux Greenlaw. Miles la gratifia d'une demi-révérence dans l'air qui avait valeur de Après vous, madame, puis se déplia pour prendre appui d'un pied sur le mur et s'élancer derrière elle. Ekaterin et Roic les suivirent. Ekaterin freina avec une grâce honorable en atteignant la porte ronde du sas, mais Roic atterrit de travers dans un bruit sourd parfaitement audible. Il avait pris trop d'élan, mais ce n'était pas le moment de s'arrêter pour le briefer sur les finesses. Il ne tarderait pas à trouver le truc, s'il ne voulait pas se casser un bras. La suite de couloirs qu'ils empruntèrent disposait de poignées en nombre suffisant. Les gravs adoptaient le rythme des quaddies, dont certains précédaient et d'autres suivaient ; Miles fut secrètement soulagé qu'aucun Barrayaran ne se mette à tourbillonner hors contrôle, et qu'aucun des gardes n'eût à s'arrêter pour ramasser un grav désespérément encalminé. Enfin, ils parvinrent à une chambre dotée d'une baie vitrée qui offrait une vue panoramique sur l'un des bras de la Station et, au-delà, sur l'immensité du vide étoilé. Un grav souffrant d'un chouïa d'agoraphobie ou de paranoïa de pressurisation préférerait certainement se coller sur le mur opposé. Miles flotta en douceur jusqu'à la barrière transparente, se stabilisa en y appuyant délicatement deux doigts tendus, et embrassa le paysage ; les coins de sa bouche se relevèrent malgré lui. — C'est très beau, dit-il avec sincérité. Il jeta un coup d'œil alentour. Roic avait trouvé une poignée près de la porte. Il la partageait, mal à l'aise, avec la main inférieure d'un garde quaddie, qui lui lançait des regards noirs tandis qu'ils déplaçaient les doigts en essayant de ne pas se toucher. L'essentiel de la garde d'honneur avait été laissé dans le couloir contigu, et seulement deux, l'un de la Station de Graf et l'autre de l'Union, continuaient à planer autour d'eux, sur le quivive. Les murs latéraux de la chambre étaient ornés de fleurs poussant dans des tubes en spirale illuminés qui maintenaient leurs racines dans une brume hydroponique. Ekaterin s'y arrêta, examinant avec attention les feuilles multicolores. Elle s'arracha à son observation et son bref sourire s'évanouit, tandis qu'elle regardait Miles, puis leurs hôtes quaddies, à la recherche de signaux à décrypter. Ses yeux s'attardèrent avec curiosité sur Bel, qui lui-même regardait Miles avec une expression – bon, que n'importe qui aurait probablement qualifiée de neutre, mais que Miles soupçonnait d'être passablement ironique. Les quaddies prirent place selon un schéma hémisphérique autour d'un plateau-vid central, Bel planant près de son camarade en bleu ardoise, Boss Watts. Des postes en arcs de cercle, de hauteur variable, arboraient le même type de panneau de contrôle de liaison de com que ceux qui équipaient d'ordinaire les bras des fauteuils. Ils faisaient un peu penser à des fleurs sur des tiges, lesquelles offraient des points d'attache raisonnablement espacés. Miles choisit un poste qui lui permettait de tourner le dos au paysage spatial. Ekaterin s'approcha en flottant et s'installa un peu derrière lui. Elle avait adopté l'une de ses humeurs silencieuses, très réservées, que Miles devait s'astreindre à ne pas interpréter comme sombre ; peut-être était-elle tout simplement trop concentrée pour penser à se montrer animée. Heureusement, ses traits ivoirins donnaient le change par leur contenance aristocratique. Deux quaddies plus jeunes, que Miles, au vu de leur tenue constituée d'un short et d'une chemise verte, classa dans la catégorie serviteurs, offrirent des rafraîchissements dans des ampoules ; Miles en sélectionna une libellée thé, Ekaterin prit du jus d'orange, et Roic, après un coup d'œil à ses homologues quaddies qui ne se voyaient rien proposer, déclina. Un quaddie pouvait, tout en tenant une poignée et une ampoule, conserver deux mains libres pour tirer une arme et viser. Ce n'était pas du jeu. — Garde des sceaux Greenlaw, commença Miles, vous avez dû recevoir mes références. Elle fit un signe d'approbation, qui fit flotter ses fins cheveux courts dans un halo tenu. Il continua. — Malheureusement, je ne maîtrise pas totalement le contexte culturel et la signification de votre titre. Au nom de qui parlez-vous, et vos paroles engagent-elles leur honneur ? En d'autres termes, représentez-vous la Station de Graf, un ministère au sein de l'Union des Habitats Libres, ou une entité plus vaste encore ? Et qui prend connaissance de vos recommandations et valide vos décisions ? Et combien de temps est-ce que c'est censé prendre ? Elle hésita, et il se demanda si elle l'étudiait avec autant d'intensité qu'il le faisait lui-même. Les quaddies avaient une durée de vie encore plus longue que les Betans, qui atteignaient facilement cent vingt ans de moyenne, et pouvaient espérer voir défiler un siècle et demie. Quel âge avait cette femme ? — Je suis un Garde des sceaux de l'Union au ministère des Relations avec les gravs. Ce que certaines cultures gravs baptiseraient, je suppose, ministre plénipotentiaire pour le département d'État, ou pour l'entité, quelle qu'elle soit, chargée des ambassades. Je sers le département depuis quarante ans, j'ai notamment participé à plusieurs missions en tant que conseiller junior et senior dans les deux systèmes avec qui nous avons une frontière commune. Les proches voisins de l'espace quaddie, à quelques sauts de là, sur des routes très fréquentées ; elle l'informait qu'elle avait passé du temps sur des planètes. Et, au passage, quelle faisait déjà ce boulot lorsque je n'étais pas encore né. Si seulement elle ne faisait pas partie de ces individus qui pensent que quand on a vu une planète, on les a toutes vues, c'était un signe encourageant. Miles hocha la tête. — Mes recommandations et mes décisions seront validées par mon groupe de travail de la Station de l'Union – à savoir le conseil d'administration de l'Union des Habitats Libres. Ainsi, il y avait bien un comité, mais, coup de chance, il n'était pas là. Il l'étiqueta schématiquement comme l'équivalent d'un ministre senior au Conseil des ministres de Barrayaran, ce qui valait largement son propre statut d'Auditeur impérial. Certes, les structures gouvernementales quaddies ne connaissaient pas l'équivalent d'un comte barrayaran, et ne semblaient pas s'en porter plus mal – Miles réprima un grognement dédaigneux. Naviguant juste en dessous du sommet, Greenlaw n'avait qu'un nombre limité de personnes à satisfaire ou à convaincre. Pour la première fois, il se laissa aller à l'espoir qu'une négociation raisonnablement souple était envisageable. Ses sourcils blancs se froncèrent. — On vous appelle la Voix de l'empereur. Les Barrayarans croient-ils vraiment que la voix de l'empereur sort par votre bouche, à travers toutes ces années-lumière ? Miles regretta d'être dans l'impossibilité de s'adosser à une chaise ; à défaut, il se redressa légèrement. — Cette dénomination est une fiction légale, pas une superstition, si c'est là le sens de votre question. Pour tout dire, la Voix de l'empereur est le surnom donné à ma fonction. Mon vrai titre est celui d'Auditeur impérial – une façon de rappeler que ma première tâche est toujours d'écouter. Je représente et rends des comptes à l'empereur Gregor, et à lui seul. C'était typiquement le genre de situation où il semblait judicieux de laisser de côté des notions compliquées telles que l'invalidation par le Conseil des Comtes et autres instruments de l'équilibre des pouvoirs sur Barrayar. L'assassinat, par exemple. L'officier de sécurité Venn prit la parole. — Cela signifie-t-il que vous contrôlez les forces armées barrayaranes ici dans l'espace de l'Union, ou non ? De toute évidence, il avait déjà assez pratiqué les soldats barrayarans pour avoir quelque mal à imaginer que le petit avorton un peu tordu qui flottait devant lui puisse dominer le Vorpatril, le bloc de granite et ses bataillons d'armoires à glace. Ouais, qu'est-ce que tu dirais si tu voyais mon pè… Miles s'éclaircit la gorge. — L'empereur étant commandant en chef de l'armée barrayarane, sa Voix est automatiquement conférée à l'officier supérieur de toute force armée barrayarane se trouvant dans son entourage, oui. Si l'urgence l'impose. — Donc vous dites que si vous en donniez l'ordre, les brutes qui se trouvent là dehors ouvriraient le feu ? demanda Venn d'un ton aigre. Miles réussit à lui adresser une légère courbette, ce qui n'allait pas de soi en apesanteur. — Monsieur, si la Voix de l'empereur en donnait l'ordre, ils se tueraient eux-mêmes. C'était de la pure vantardise – ou peut-être seulement en partie – mais Venn n'avait nul besoin de le savoir. Grâce aux dieux, quels que soient ceux qui flottaient dans ces parages, Bel garda un visage impassible, mais Miles pouvait pratiquement voir le rire s'étrangler dans sa gorge. Ne te fais pas éclater les tympans, Bel. Les sourcils blancs du Garde des sceaux mirent un moment à redescendre en position horizontale. Miles poursuivit. — Néanmoins, s'il n'est pas difficile d'exciter suffisamment un groupe quelconque d'individus pour qu'ils se mettent à tirer, l'un des buts de la discipline militaire est de faire en sorte qu'ils cessent de le faire. L'heure n'est pas aux tirs, mais à la discussion – et à l'écoute. J'écoute. Il dressa les doigts en pyramide dans ce qui aurait été son giron, s'il avait été assis. — De votre point de vue, quel a été l'enchaînement d'événements qui a conduit à ce malheureux incident ? Greenlaw et Venn se mirent à parler en même temps ; la femme quaddie ouvrit une main supérieure en signe d'invite à l'adresse de l'officier de sécurité. Venn hocha la tête et poursuivit. — Tout a commencé quand mon département a reçu un appel d'urgence pour appréhender deux de vos hommes qui avaient attaqué une femme quaddie. Tiens, un nouvel acteur entrait en scène. Miles garda un visage neutre. — Attaquée dans quel sens ? — Ils ont fait irruption chez elle, l'ont brutalisée, secouée, lui ont cassé un bras. Ils avaient clairement été envoyés à la poursuite d'un certain officier barrayaran qui n'avait pas répondu à l'appel. — Ah. S'agit-il de l'enseigne Corbeau ? — Oui. — Et se trouvait-il chez elle ? — Oui. — Sur son invitation ? — Oui. (Venn fit la grimace.) Ils avaient apparemment, heu… sympathisé. Garnet Cinq est première danseuse dans la troupe du Mémorial de Minchenko, qui donne des ballets en apesanteur pour les résidents de la Station, et les visiteurs gravs. (Venn inspira.) On ne sait pas précisément qui a volé au secours de qui quand la patrouille barrayarane est venue chercher son officier retardataire, mais ça a dégénéré en bagarre bruyante. Nous avons arrêté tous les gravs et nous les avons emmenés au Poste de Sécurité n° 3 pour éclaircir les choses. — À ce propos, coupa le Garde des sceaux Greenlaw, votre enseigne Corbeau vient de demander l'asile politique dans l'Union. Encore une nouvelle. — Il y a combien de temps ? — Ce matin. Lorsqu'il a appris que vous veniez. Miles hésita. Il pouvait imaginer une douzaine de scénarios pour expliquer la chose, de la plus sinistre à la plus stupide ; il n'y pouvait rien si son esprit penchait vers la sinistre. — Êtes-vous susceptibles de l'accorder ? s'enquit-il finalement. Elle jeta un regard à Boss Watts, qui fit d'un petit geste évasif de la main inférieure, et répondit : — Mon ministère étudie sa demande. — Si vous voulez mon avis, rejetez-la, gronda Venn. On n'a pas besoin de cette engeance ici. — J'aimerais avoir un entretien avec l'enseigne Corbeau dès que les circonstances le permettront, dit Miles. — Eh bien, de toute évidence, lui ne veut pas vous parler, rétorqua Venn. — J'insiste. Je considère que l'observation et les témoignages directs sont nécessaires à ma bonne compréhension de cette suite d'événements complexe. J'aurai également besoin de rencontrer les autres (il ravala de justesse le mot « otages ») détenus barrayarans, pour la même raison. — Elle n'a rien de très complexe, repartit Venn. Une bande de brutes armées est venue mener une charge contre la Station, a violé les douanes, neutralisé des douzaines de passants innocents et un certain nombre d'officiers de sécurité qui ne faisaient qu'exercer leur devoir ; ils ont essayé d'effectuer ce qu'on doit bien qualifier d'évasion, et se sont livrés à des déprédations. Les charges retenues contre eux pour leurs crimes – enregistrés sur vid ! – vont de l'utilisation d'armes illégales à la résistance à l'arrestation en passant par l'incendie de zone non habitée. C'est un miracle que personne n'ait été tué. — Cela, malheureusement, reste à prouver, coupa Miles aussitôt. Le problème est que de notre point de vue, l'arrestation de l'enseigne Corbeau ne constitue pas le début de la chaîne des événements. L'amiral Vorpatril a signalé la disparition d'un homme bien avant – celle du lieutenant Solian. Selon vos témoins et les nôtres, une quantité de sang équivalente à celle d'un membre entier a été trouvée sur le sol sur une aire de chargement de la Station de Graf. La loyauté militaire ne marche pas à sens unique – nous Barrayarans n'abandonnons pas les nôtres. Vivant ou mort, où est passé ce qu'il reste de lui ? Venn n'était pas loin de grincer des dents. — Nous avons cherché cet homme. Il n'est pas sur la Station de Graf. Son corps ne se trouve pas dans l'espace ni sur la moindre trajectoire censée figurer au départ de Graf. On a vérifié. Nous l'avons dit et répété à Vorpatril. — À quel point est-il difficile – ou facile – pour un grav de disparaître dans l'espace quaddie ? — Si je peux me permettre de répondre, interrompit paisiblement Bel, dans la mesure où cet incident affecte mon département. Greenlaw agita une main inférieure en signe d'approbation, tout en se grattant l'arête du nez d'une main supérieure. — L'embarquement et le débarquement d'un vaisseau galactique ici sont totalement contrôlés, non seulement à la Station de Graf, mais aussi sur tous nos autres dépôts commerciaux du Nexus. Il est, sinon impossible, du moins difficile de franchir les zones de douane et d'immigration sans laisser une trace ou une autre, notamment sur les moniteurs vid qui couvrent ces zones. Votre lieutenant Solian n'apparaît nulle part sur nos enregistrements visuels ou informatiques de ce jour-là. — Vraiment ? Miles sonda Bel du regard. C'est la vraie version ? Bel répondit d'un bref hochement de tête. Oui. — Vraiment. Cela dit, les voyages intra-système font l'objet d'un contrôle beaucoup moins rigoureux. Il est plus… facile pour quelqu'un de passer de la Station de Graf à un autre habitat de l'Union sans se faire remarquer. Si cette personne est un quaddie. Le moindre grav, en revanche, se ferait repérer au milieu de la foule. On a suivi dans ce cas précis les procédures classiques de recherche de disparus, y compris l'information des départements de sécurité des autres habitats. Solian n'a été vu nulle part, ni sur la Station de Graf ni sur aucun autre habitat de l'Union. — Comment expliquez-vous qu'il ait perdu tout ce sang sur l'aire de chargement ? — L'aire de chargement se trouve à l'extérieur des points de contrôle d'accès à la Station. Je suis d'avis que celui qui a créé cette mise en scène venait de l'un des vaisseaux qui se trouvaient dans ce secteur des Docks et Sas et qu'il y est retourné. Miles prit note en silence du choix des termes employés par Bel, celui qui a créé cette mise en scène, pas celui qui a assassiné Solian. Bien sûr, Bel avait assisté à une certaine cryoprep d'urgence spectaculaire, lui aussi… Venn intervint avec irritation. — Vaisseaux qui appartenaient tous à votre flotte, à ce moment-là. En d'autres termes, vous avez apporté vos ennuis avec vous. Nous sommes un peuple pacifique, nous, ici ! Miles fronça les sourcils pensivement en regardant Bel, et remania mentalement son plan d'attaque. — L'aire de chargement en question est-elle très éloignée d'ici ? — Elle est de l'autre côté de la Station, répondit Watts. — Je crois que j'aimerais la voir, ainsi que les secteurs environnants, avant d'avoir un entretien avec l'enseigne Corbeau et les autres Barrayarans. Peut-être le capitaine de port Thorne aurait-il l'amabilité de m'emmener visiter les installations ? Bel jeta un coup d'œil à Watts, qui lui répondit d'un geste approbateur d'un membre inférieur. — Ce serait avec grand plaisir, seigneur Vorkosigan, formula Bel. — Tout de suite après, peut-être ? Nous pourrions prendre mon vaisseau. — Ce serait très efficace, oui, répliqua Bel, les yeux brillants d'envie. Je pourrais vous accompagner. — Merci. (Bien rattrapé.) Ce serait vraiment parfait. Si impatient que fût maintenant Miles de s'échapper pour pouvoir sonder Bel en privé, il dut naviguer en souriant à travers de nouvelles formalités, incluant la présentation officielle de la liste des charges, coûts, amendes et contraventions dissuasives que la force de frappe de Vorpatril avait engrangés. Il saisit au vol la disquette que Watts fit tournoyer délicatement à travers les airs à son intention et précisa : — Notez bien, je vous prie, que je n'accepte pas ces charges. Toutefois, j'entreprendrai de les étudier dans le détail dès que j'en aurai l'occasion. Un cercle de visages austères accueillit cette déclaration. Le langage corporel quaddie était une science à part entière. Parler avec les mains était ici chargé de tellement de possibilités. Greenlaw maîtrisait parfaitement ses mains, autant les inférieures que les supérieures. Venn serrait beaucoup les poings inférieurs, mais bon, Venn avait aidé à porter ses camarades brûlés dans l'incendie. La conférence touchait à sa fin, sans que ce soit dessiné quoi que ce fût qui ressemblât à une conclusion. Ce que Miles considérait comme une petite victoire en faveur de son camp. Il s'en tirait jusque-là sans s'engager beaucoup ni engager Gregor. Il ne voyait pas encore comment procéder pour faire plier cet enchevêtrement peu prometteur dans le bon sens. Il lui fallait trouver davantage d'informations, faire parler les inconscients, les gens, découvrir un angle ou un levier qu'il n'avait pas encore repéré. Il fallait qu'il parle à Bel. Ce vœu, au moins, semblait devoir se réaliser. Au signal de Greenlaw, la réunion prit fin, et la garde d'honneur escorta les Barrayarans le long des couloirs jusqu'à l'aire où attendait la Crécerelle. 4 Au sas de la Crécerelle, Boss Watts, prenant Bel à part, l'entretint à mi-voix en remuant les mains avec agitation. Bel, secouant la tête, fit des signes d'apaisement, puis se retourna pour suivre Miles, Ekaterin et Roic le long du tube flexible, jusque dans la minuscule écoutille de troupes, maintenant pleine à craquer. Roic, apparemment pris de vertige, trébucha, le temps de se réadapter au champ de gravité, puis retrouva son équilibre. Il fronça des sourcils circonspects en direction de l'hermaphrodite betan à l'uniforme quaddie. Ekaterin lui lança un regard empreint de curiosité voilée. — Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Miles à Bel tandis que la porte du sas se refermait en coulissant. — Watts voulait que je prenne un garde du corps, ou deux, ou trois. Pour me protéger de ces brutes de Barrayarans. Je lui ai dit qu'il n'y aurait pas de place à bord, et que par ailleurs tu étais diplomate – pas soldat. (Bel, la tête penchée sur le côté, le regarda d'un air indéchiffrable.) C'est bien ça ? — Maintenant, oui. (Miles se tourna vers le lieutenant Smolyani, qui armait les contrôles d'écoutille.) Lieutenant, nous partons à bord de la Crécerelle de l'autre côté de la Station de Graf, pour rejoindre un autre ponton d'amarrage. Leur contrôle de trafic va vous diriger. Allez aussi lentement que vous pourrez sans que ça ait l'air louche. Faites deux ou trois essais avant de vous aligner sur les crampons d'amarrage, par exemple. — Monseigneur ! s'exclama Smolyani indigné. Les pilotes de courriers rapides de la SecImp se font un point d'honneur d'accomplir des manœuvres rapides et précises, et des amarrages irréprochables. Devant ces gens-là ? — Bon, faites comme vous voudrez, mais gagnez-moi du temps. J'ai besoin de parler avec cet hermaphrodite. Allez, allez. Il chassa Smolyani de la main, et reprit sa respiration. — Nous allons occuper le carré. Je vous prie de nous excuser, ajouta-t-il à l'adresse de Roic et d'Ekaterin, les renvoyant ainsi tous deux à l'exiguïté de leurs cabines. Il s'excusa auprès d'Ekaterin d'une brève pression de la main. Il n'osa pas en dire davantage avant d'avoir cuisiné Bel en privé. Se posaient des questions de sécurité, des questions politiques, des questions personnelles -combien de questions pouvaient ainsi tenir sur une tête d'épingle ? Resurgissait aussi, à mesure que se dissipait le premier frisson de revoir sain et sauf ce visage familier, le souvenir taraudant que l'objet de leur dernière rencontre avait été de dépouiller Bel du commandement et de le renvoyer de la flotte mercenaire, à cause du rôle malheureux qu'il avait joué dans la sanglante débâcle de l'Ensemble de Jackson. Il voulait faire confiance à Bel. L'oserait-il ? Roic était trop discipliné pour demander tout haut : Êtes-vous sûr que vous ne voulez pas que je vienne avec vous, monseigneur ? mais son expression trahissait qu'il faisait tout son possible pour transmettre cette interrogation par télépathie. — J'expliquerai tout plus tard, promit Miles à Roic à voix basse, et il le congédia avec ce qu'il espérait être un demi-salut rassurant. Il conduisit Bel quelques marches plus loin jusqu'à la minuscule pièce qui faisait office à la fois de carré, de salle à manger et de salle de briefing à bord de la Crécerelle. Il ferma les deux portes et activa le cône de sécurité. Le projecteur fixé au plafond émit un faible bourdonnement, et l'air se mit à vibrer autour de la table ronde servant aux repas et aux conférences vid du carré ; le cône marchait. Se retournant, Miles trouva Bel en train de l'observer, la tête légèrement penchée de côté, l'œil perplexe, les lèvres dessinant une ligne sinueuse. Il hésita un moment. Puis au même instant, tous deux éclatèrent de rire et tombèrent dans les bras l'un de l'autre en s'étreignant. — Nom de nom de nom, espèce de petit fou furieux d'avorton court sur pattes… dit Bel d'une voix émue en lui donnant une tape dans le dos. Miles s'écarta, le souffle coupé. — Bel, bon Dieu. Tu as l'air en pleine forme. — Et plus vieux sans doute ? — Ça aussi. Mais je suis mal placé pour en parler. — Toi, tu as l'air de péter le feu. En bonne santé. Solide. Je suppose que c'est cette femme qui te nourrit comme il faut ? Ou il y a quelque chose qu'elle fait comme il faut en tout cas. — Je ne suis pas gros, quand même ? demanda Miles, inquiet. — Non, non. Mais la dernière fois que je t'ai vu, juste après qu'on t'a décongelé de la cryostase, on aurait dit une tête de mort au bout d'un bâton. On était tous très inquiets pour toi. De toute évidence, Bel se souvenait de cette dernière rencontre avec tout autant d'acuité que lui. Peut-être même davantage. — Moi aussi, je me suis fait du souci pour toi. Est-ce que… ça a été ? Comment diable as-tu atterri ici ? (Avait-il formulé la question avec assez de délicatesse ?) Bel haussa légèrement les sourcils, lisant Dieu sait quelle expression sur le visage de Miles. — Bah, j'ai sans doute été un peu désorienté au début, quand je venais de quitter les mercenaires Dendarii. Entre Oser et toi comme commandants, j'y avais servi pendant presque vingt-cinq ans. — J'étais vraiment catastrophé par tout ça. — Pas tant que moi, je dirais, mais c'est toi qui es mort. (Bell détourna brièvement le regard.) Parmi d'autres. À ce stade-là, ni toi ni moi n'avions le choix. Je n'aurais pas pu continuer. Et – à long terme – c'était une bonne chose. Je crois que j'étais tombé dans une ornière sans m'en rendre compte. J'avais besoin de quelque chose pour me botter les fesses. J'étais prêt pour le changement. Enfin, prêt, non, mais… Miles, suspendu aux paroles de Bel, se rappela où ils se trouvaient. — Assieds-toi, assieds-toi. Il désigna la petite table ; ils y prirent place côte à côte. Miles posa son bras sur la surface sombre et se pencha en avant pour écouter. Bel reprit. — Je suis même retourné chez moi quelque temps. Mais j'ai réalisé qu'après un demi-siècle à tournicoter dans le Nexus en jouant les hermaphrodites libres, je n'étais plus très en phase avec la vie sur la colonie de Beta. J'ai fait quelques boulots spatiaux, dont quelques-uns sur la suggestion de notre employeur commun, et puis j'ai atterri ici. D'un geste familier, Bel, les doigts en éventail, écarta de son front sa frange châtain virant au gris ; elle retomba presque aussitôt, ce qui était encore plus attendrissant. — La SecImp n'est plus exactement mon employeur, corrigea Miles. — Ah ? Et ils sont quoi, exactement ? Miles dut réfléchir à la réponse. — Mon… service public de renseignements, finit-il par trancher. En vertu de mon nouveau boulot. Les sourcils de Bel montèrent un cran plus haut, cette fois. — Alors, cette histoire d'Auditeur impérial n'est pas une couverture pour la dernière arnaque des opérations secrètes ? — Non. C'est du sérieux. Fini les arnaques, pour moi. Les lèvres de Bel tressaillirent. — Quoi, avec ce drôle d'accent ? — C'est ma vraie voix. L'accent betan que je prenais pour l'amiral Naismisth, c'était ça la comédie. Si on veut. C'est vrai que je l'avais appris dans les jupes de ma mère. — Quand Watts m'a annoncé le nom de la soi-disant grosse pointure envoyée par les Barrayarans, j'ai pensé que ça devait être toi. C'est pour ça que je me suis débrouillé pour faire partie du comité d'accueil. Mais cette histoire de Voix de l'empereur, pour moi, ça avait l'air de sortir d'un conte pour enfants. Jusqu'à ce que je tombe sur les clauses écrites en petit. Là, ça avait vraiment l'air de sortir d'une histoire à faire peur. — Oh, tu es allé vérifier la description de mon job ? — Ouais, c'est assez incroyable tout ce qu'on trouve ici dans les bases de données historiques. J'ai découvert que l'espace quaddie était parfaitement branché sur les flux d'informations galactiques. Ils sont presque aussi bons que sur Beta, bien que leur population soit ridicule en comparaison. Auditeur impérial, c'est assez impressionnant comme promotion. Celui qui t'a servi autant de pouvoir et d'autonomie sur un plateau doit être presque aussi timbré que toi. Si tu pouvais m'expliquer ça, ça m'intéresse. — Oui, ça mérite quelques explications, pour un non-Barrayaran. (Miles prit sa respiration.) Tu sais, cette cryoréanimation que j'ai subie était un peu risquée. Tu te souviens des crises que j'avais, juste après ? — Oui, acquiesça Bel prudemment. — Elles se sont avérées être un effet secondaire permanent, malheureusement. Plus que ce qu'on peut tolérer chez un officier de terrain, même en s'en tenant à l'idée que la SecImp se fait d'un militaire. Comme j'ai réussi à le prouver d'une manière tout à fait spectaculaire. Mais c'est une autre histoire. Officiellement, j'ai été réformé pour raisons médicales. Et voilà comment s'est achevée ma carrière aux Opérations secrètes. (Le sourire de Miles se figea.) Il fallait que je trouve un travail sérieux. Coup de chance, l'empereur Gregor m'en a donné un. Tout le monde part du principe que ma nomination relève du népotisme haut Vor, à cause de mon père. À la longue, j'arriverai bien à leur prouver le contraire. Bel garda le silence quelque temps, le visage figé. — Bon. On dirait que j'ai bien tué l'amiral Naismith, finalement. — Ne t'approprie pas toute la responsabilité. On t'a bien aidé, répliqua sèchement Miles. Y compris moi. (Il se rappela que cette plage d'intimité était précieuse et limitée.) Enfin, l'eau a coulé sous les ponts depuis. Tout ça c'est du passé, maintenant, pour toi comme pour moi. On a d'autres crises à régler aujourd'hui. Vite, et en reprenant tout depuis le début, j'ai pour mission de démêler cette pagaille. Si ce n'est au profit de Barrayar, du moins en limitant la casse. Si tu es notre informateur pour la SecImp – c'est bien toi ? Bel acquiesça d'un signe de tête. Après que Bel avait remis sa démission aux mercenaires libres Dendarii, Miles avait fait en sorte que l'hermaphrodite soit enrôlé sur les fiches de paye de la SecImp à titre d'informateur civil. L'une de ses motivations avait été de payer sa dette pour tous les services rendus par Bel à Barrayar, avant le désastre mal orchestré qui avait causé, directement, la chute de la carrière de Bel, et indirectement la sienne propre. Mais le but avait surtout été d'empêcher la SecImp de s'exciter dangereusement à l'idée que Bel sillonne le nexus de vortex la tête pleine de brûlants secrets barrayarans. Secrets maintenant tièdes et vieillissants, pour la plupart. Miles s'était dit que l'illusion d'avoir une prise sur Bel aurait un effet rassurant sur la SecImp, et il ne s'était apparemment pas trompé. — Capitaine de port, hein ? Le job idéal pour un observateur des services de renseignement. Des infos à portée de la main sur tout ce qui entre et sort de la Station de Graf, animé ou inanimé. C'est la SecImp qui t'a placé là ? — Non, j'ai trouvé ce boulot tout seul. C'est vrai que le Secteur Cinq était content. Ce qui, à l'époque, me paraissait être la cerise sur le gâteau. — Tu parles qu'ils peuvent être contents… — Et les quaddies m'aiment bien. J'ai l'air de me débrouiller assez bien pour gérer toutes sortes de grav déboussolés, sans y perdre mon équilibre. Je n'ai pas pris la peine de leur expliquer qu'après toutes les années passées dans ton sillage, la définition que je me fais d'une urgence diffère quelque peu de la leur. Miles sourit jusqu'aux oreilles, et se livra à quelques calculs mentaux. — Alors tes rapports les plus récents doivent être quelque part en transit entre ici et le quartier général du Secteur Cinq. — Ouais, probablement. — Quelles sont les choses essentielles que j'ai besoin de savoir ? — Bon, d'abord, on n'a vraiment pas vu passer ton lieutenant Solian. Ni son corps. Vraiment pas. La Sécurité de l'Union n'a pas lésiné sur les recherches. Vorpatril – au fait, il est de la famille de ton cousin Ivan ? — Oui, un parent éloigné. — Il me semblait bien qu'il y avait un air de famille. À plus d'un égard. Bref, il pense qu'on ment. Mais ce n'est pas le cas. Par ailleurs, tes gars sont des crétins. — Oui, je sais. Mais ce sont mes crétins. Apprends-moi quelque chose de nouveau. — D'accord, en voilà une bonne. La Sécurité de la Station de Graf a fait débarquer tous les passagers et les équipages des vaisseaux komarrans sommés de rester à quai, et ils les ont logés dans des pensions sur la Station, pour empêcher toute action malvenue et mettre la pression sur Vorpatril et Molino. Évidemment, ils ne sont pas trop ravis. Les super-cargos – des non-Komarrans qui ne prenaient le passage que pour quelques sauts – ne rêvent que de repartir. Une demi-douzaine ont déjà essayé de me soudoyer afin que je les laisse récupérer leur marchandise sur l'Idris ou le Rudra, et quitter la Station de Graf à bord d'autres vaisseaux. — Certains sont-ils, heu, parvenus à leurs fins ? — Pas encore. (Bel eut un sourire narquois.) Mais si les prix continuent de grimper au même rythme, même moi je pourrais être tenté. Toujours est-il que parmi les excités, certains m'ont frappé comme étant… potentiellement intéressants. — Bien reçu. As-tu raconté ça à tes employeurs de la Station de Graf ? — J'ai fait une ou deux remarques. Mais je n'ai que des soupçons. Tout le monde se comporte bien, jusqu'à présent, surtout comparé aux Barrayarans. On ne peut pas dire qu'on ait le moindre prétexte pour effectuer des interrogatoires au thiopenta. — Tentative de corruption d'un officier, suggéra Miles. — En fait, je n'ai pas encore signalé cet aspect à Watts. (Miles haussa les sourcils, et Bel enchaîna.) C'est des nouvelles complications légales que tu cherches ? — Heu, non. Bel grogna. — Je me disais aussi. (L'hermaphrodite fit une pause, comme s'il rassemblait ses idées.) Ah oui, pour en revenir aux crétins. À savoir ton enseigne Corbeau. — Oui. Cette demande d'asile politique met toutes mes antennes en alerte. D'accord, il s'est créé des ennuis en se présentant en retard à son poste, mais pourquoi essaie-t-il de déserter tout à coup ? Quel rapport a-t-il avec la disparition de Solian ? — Aucun, d'après ce que j'ai pu comprendre. D'ailleurs, je l'ai rencontré, ce gars, avant que tout ça n'explose. — Ah ? Où et comment ? — En société, figure-toi. Mais qu'est-ce que vous avez tous, avec vos flottes qui pratiquent la ségrégation sexuelle, qui vous fait débarquer totalement fous ? Non, te fatigue pas à répondre à ça, je crois qu'on le sait. Mais les organisations militaires cent pour cent masculines qui maintiennent cette pratique pour des raisons religieuses ou culturelles font toutes débarquer en permission des gars qui forment une atroce combinaison entre des gamins tout juste lâchés de l'école et des prisonniers qu'on vient de libérer. Le pire de chaque, à vrai dire, la capacité de jugement d'un enfant associée à la misère sexuelle de – laisse tomber. Les quaddies ont un mouvement de recul quand ils vous voient arriver. Si vous ne dépensiez pas votre argent avec une telle désinvolture, je crois que les stations commerciales de l'Union voteraient toutes pour vous mettre en quarantaine sur vos propres vaisseaux et vous laisser mourir de d'abstinence. Miles se frotta le front. — Revenons-en à l'enseigne Corbeau, d'accord ? Bel lui décocha un large sourire. — Nous n'avons pas quitté le sujet. Donc, ce petit péquenot barrayaran qui en est à son tout premier voyage dans la scintillante galaxie dégringole de son vaisseau et, ayant reçu la recommandation, si j'ai bien compris, d'élargir ses horizons culturels… — C'est bien ça. –… va voir le ballet Minchenko. C'est quelque chose à voir, indépendamment des circonstances. Tu devrais y aller pendant que tu es sur la Station. — Quoi, ce n'est pas juste, heu, des danseuses exotiques ? — Pas dans le sens publicité pour les travailleurs du sexe. Ni même dans celui de smorgasbord sexuel ultra-classe ou dans le style institut de formation betan. Miles envisagea de mentionner la halte qu'Ekaterin et lui avaient faite lors de leur lune de miel sur l'Orbe des Délices Surnaturels, probablement l'arrêt le plus étrangement utile sur leur itinéraire… Un peu de concentration, monseigneur Auditeur. — C'est exotique, et ce sont des danseuses, mais c'est vraiment de l'art, le vrai truc – ça va bien au-delà de l'artisanat. Une tradition vieille de deux cents ans, un bijou de la culture quaddie. Rien d'étonnant que cet idiot ait eu le coup de foudre. C'est la poursuite qu'il a menée ensuite toutes armes dehors – dans le sens métaphorique cette fois – qui était un peu inhabituelle. Le soldat en permission qui bave d'une folle passion pour une fille du coin, ce n'est pas un scénario inédit, mais ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est ce que Garnet Cinq a bien pu lui trouver. Bon, ce jeune homme ne manque pas de charme, mais quand même ! (Bel eut un sourire espiègle.) Trop grand pour mon goût. Et trop jeune, accessoirement. — Garnet Cinq est une danseuse quaddie, c'est ça ? Assez remarquable, pour un Barrayaran, d'être ainsi attiré par une quaddie ; le préjugé culturel profondément ancré à l'encontre de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une mutation aurait plutôt dû jouer le rôle de frein. Corbeau aurait-il reçu de la part de ses collègues et supérieurs moins que l'habituelle indulgence compréhensive qu'était en droit d'attendre d'ordinaire un jeune officier dans ce genre de situation critique ? — Et le rapport entre toi et cette histoire, c'est… quoi ? Peut-être Miles rêva-t-il, mais il eut l'impression que Bel se remplissait les poumons avec appréhension. — Nicol joue de la harpe et du tympanon dans l'orchestre du ballet Minchenko. Tu te souviens de Nicol, la musicienne quaddie qu'on avait secourue lors du ramassage de troupes qui avait failli finir au vide-ordures ? — Je me souviens de Nicol comme si j'y étais. (C'était aussi le cas de Bel, semblait-il.) J'en déduis qu'elle a finalement réussi à rentrer chez elle. — Oui. (Le sourire de Bel se crispa). Elle aussi se souvient très bien de toi – amiral Naismith. Ce qui n'a rien d'étonnant. Miles se tut un moment. — Est-ce que… tu la connais bien ? reprit-il prudemment. Peux-tu lui commander, ou lui suggérer la discrétion ? — Je vis avec elle, répondit Bel brièvement. Personne n'a besoin de commander quoi que ce soit. Elle est discrète. Ah. Tout s'éclaire… — Mais elle est très amie avec Garnet Cinq. Qui est terriblement paniquée par tout ça. Elle est convaincue, entre autres choses, que le commandement barrayaran veut exécuter sommairement son petit ami. Clairement, les deux brutes que Vorpatril a envoyées pour récupérer votre brebis égarée ont – disons qu'ils ont été plus que grossiers. Ils ont commencé par se montrer insultants et brutaux, et ça n'a fait que s'aggraver à partir de là. J'ai entendu la version intégrale. Miles fit la grimace. — Je connais mes compatriotes. Tu peux considérer les détails sordides comme allant de soi, merci. — Nicol m'a demandé de faire ce que je pouvais pour son amie. J'ai promis que j'en parlerais. Voilà qui est fait. — Je comprends. (Miles soupira.) Je ne peux rien garantir pour le moment. Si ce n'est d'écouter ce que chacun a à dire. Bel hocha la tête et détourna les yeux. — Cette mission d'Auditeur impérial, te voilà devenu une grosse huile dans la machine barrayarane, alors ? — Quelque chose comme ça, acquiesça Miles. — La Voix de l'empereur, on se dit que ça doit pouvoir faire pas mal de bruit. Les gens t'écoutent, j'imagine ? — Disons, les Barrayarans, oui. Le reste de la galaxie (Miles eut un demi-sourire) a tendance à prendre ça pour une sorte de conte pour enfants. Bel haussa les épaules en signe d'excuse. — À la SecImp, ils sont barrayarans. Donc. À vrai dire, je me suis bien habitué ici – à la Station de Graf, à l'espace quaddie. Et aux gens. Je les aime beaucoup. Je pense que tu comprendras pourquoi, si on me laisse l'occasion de te faire visiter. J'envisage de m'installer ici pour de bon. — C'est… chouette, répondit Miles. Où veux-tu en venir, Bel ? — Mais si je prête le serment de citoyenneté – et j'y pense très sérieusement depuis quelque temps – je veux le faire en toute honnêteté. Je ne peux pas leur faire de faux serment, ni leur offrir une loyauté divisée. — Ta citoyenneté betane ne t'a jamais posé de problème dans ta carrière chez les mercenaires dendarii, fit remarquer Miles. — Tu ne m'as jamais demandé d'opérer sur la colonie de Beta, dit Bel. — Et si je l'avais fait ? — Je… je me serais trouvé devant un dilemme. (Bel tendit la main dans un geste de supplication.) Je veux recommencer de zéro, sans être tenu par des engagements secrets. Tu dis que la SecImp est à ta disposition maintenant. Miles, tu ne pourrais pas me virer une deuxième fois ? Miles s'appuya sur son dossier et mordilla sa phalange. — Te libérer de tes attaches avec la SecImp, tu veux dire ? — Oui. De toutes les vieilles obligations. Il soupira bruyamment. Mais tu nous es tellement précieux ici ! — Je… je ne sais pas. — Tu ne sais pas si tu en as le pouvoir ? Ou si tu veux t'en servir ? Miles temporisa. — Cette histoire de pouvoir s'est avérée beaucoup plus curieuse que je ne l'avais prévu. On pourrait croire qu'en gagnant plus de pouvoir, on gagne plus de liberté, mais je me suis rendu compte que c'était le contraire. Chaque mot qui sort de ma bouche a un poids qu'il n'aurait jamais eu avant, quand j'étais Miles le Fou avec son blabla, l'embrouilleur des Dendarii. Je n'ai jamais eu à surveiller ce que je disais comme je dois le faire aujourd'hui. C'est… sacrément inconfortable, quelquefois. — J'aurais cru que tu adorerais ça. — Je l'aurais cru aussi. Bel se laissa aller en arrière, se relaxant. Il ne réitérerait pas sa demande, pas de sitôt en tout cas. Miles tambourina des doigts sur la surface fraîche, réfléchissante de la table. — S'il se cache derrière cette pagaille quoi que ce soit d'autre que l'énervement et les erreurs de jugement – comme si ça ne suffisait pas –, ça a à voir avec l'évaporation du gars de la sécurité de la flotte komarrane, Solian… Le bracelet-com de Miles sonna, et il le porta à ses lèvres. — Oui ? — Monseigneur, lui parvint la voix de Roic, qui paraissait s'excuser, nous sommes arrivés à quai. — Bien. Merci. Nous venons tout de suite. Il se leva en disant : — Il faut que tu fasses la connaissance d'Ekaterin dans de bonnes conditions, avant que nous nous retrouvions là-bas à jouer les andouilles. Elle et Roic bénéficient de tous les sauf-conduits de Barrayar, à ce propos. C'est nécessaire, pour vivre aussi près de moi. Ils ont tous les deux besoin de savoir qui tu es, et s'ils peuvent te faire confiance. Bel hésita. — Ils ont vraiment besoin de savoir que je fais partie de la SecImp ? Ici ? — En cas d'urgence, oui. — Je tiens particulièrement à ce que les quaddies n'apprennent pas que je vends des renseignements aux gravs, tu vois. Ce serait peut-être plus sûr si toi et moi n'étions que de vagues connaissances. Miles ouvrit de grands yeux. — Mais, Bel, elle sait parfaitement qui tu es. Ou ce que tu étais, du moins. — Quoi ? Tu as raconté à ta femme les histoires de guerre des Opérations secrètes ? (Bel fronça les sourcils, de toute évidence déconcerté.) Toutes tes règles étaient bonnes pour les autres, si je comprends bien ? — Je ne lui ai pas accordé son sauf-conduit comme ça, elle l'a gagné, répondit Miles avec une certaine raideur. Au fait, Bel, on t'a envoyé une invitation à notre mariage ! Ou… tu l'as bien reçue ? La SecImp m'a informé qu'elle t'avait été remise… — Oh, répondit Bel, l'air mal à l'aise. Ça… oui. Je l'ai bien reçue. — Elle est arrivée trop tard ? Il devait y avoir un bon de voyage avec. Si quelqu'un l'a empoché, je lui ferai la peau… — Non, le bon de voyage est bien arrivé. Il y a près d'un an et demi, c'est ça ? J'aurais pu y arriver, si je m'étais démené un peu. Mais c'est tombé à une période un peu compliquée pour moi. Le creux de la vague, quoi. Je venais de quitter Beta pour la dernière fois, et j'étais en plein dans un petit boulot pour la SecImp. Ça n'aurait pas été évident de trouver un remplaçant. Ça m'aurait demandé des efforts, à un moment où faire encore des efforts supplémentaires… mais j'ai bien pensé à toi, et j'espérais que la chance avait fini par tourner pour toi. (Il lui décocha un sourire forcé.) À nouveau. — Trouver la bonne lady Vorkosigan… ça a été le plus beau coup de chance, et le plus exceptionnel, de tout ce qui a pu m'arriver. (Miles soupira.) Elli Quinn n'est pas venue non plus. Elle a juste envoyé une lettre et un cadeau. (Pas particulièrement sages ni l'une ni l'autre). — Hmm, fit Bel avec un petit sourire. Et le sergent Taura ? ajouta-t-il assez sournoisement. — Elle, elle est venue. (Les lèvres de Miles se retroussèrent malgré lui.) C'était spectaculaire. J'ai eu un coup de génie, et collé à ma tante Alys la mission de l'habiller en civil. Ça les a tenues occupées toutes les deux, et elles étaient ravies. Tous les vieux de la vieille du contingent dendarii ont regretté ton absence. Elena et Baz étaient là, avec leur bébé, une fille, si tu peux imaginer ça – et Arde Mayhew aussi. Comme ça le tout début de l'histoire était parfaitement représenté. Ce n'était pas plus mal qu'on ait choisi de faire un petit mariage. Cent vingt personnes, c'est un petit mariage, non ? C'était la deuxième fois pour Ekaterin – en fait, elle est veuve. Et pour cette raison extrêmement stressée. Devant son état de tension et d'égarement la veille du mariage, Miles n'avait pu s'empêcher de se rappeler l'état de nerfs particulier qui précède le combat, tel qu'il l'avait observé chez les troupes quand elles sont sur le point de livrer, non pas leur première, mais leur deuxième bataille. La nuit suivant le mariage, en revanche, s'était plutôt mieux passée, Dieu merci. La nostalgie et le regret avaient assombri le visage de Bel à l'évocation de leurs vieux amis levant leur verre pour célébrer ce nouveau départ. Puis l'expression de l'hermaphrodite se figea. — Baz Jesek, de retour sur Barrayar ? s'exclama-t-il. Quelqu'un a dû régler ses petits problèmes avec les autorités militaires barrayaranes, non ? Et si quelqu'un pouvait arranger les relations de Baz avec la SecImp, peut-être ce quelqu'un pourrait-il arranger celles de Bel ? Celui-ci n'avait pas besoin d'exprimer ses pensées à haute voix. — Du temps où Baz était actif aux Opérations secrètes, les accusations de désertion étaient une trop bonne couverture pour qu'on puisse les casser, mais là, le besoin n'existait plus. Baz et Elena ont tous les deux quitté les Dendarii, eux aussi, maintenant. Tu n'étais pas au courant ? On est tous en train de devenir de l'histoire ancienne. Du moins tous ceux d'entre nous qui en sont sortis vivants. — Oui, soupira Bel. On peut économiser une certaine dose de santé mentale en lâchant le passé, et en allant de l'avant. (L'hermaphrodite lui jeta un coup d'œil.) À condition que le passé te lâche, évidemment. Alors essayons de faire aussi simple que possible avec tes proches, s'il te plaît ? — D'accord, concéda Miles avec réticence. Pour le moment nous mentionnerons le passé, mais pas le présent. Ne t'inquiète pas – ils seront, heu… discrets. Il désactiva le cône de sécurité qui surplombait la petite table de conférence et déverrouilla les portes. Levant son bracelet-com à ses lèvres, il murmura : — Ekaterin, Roic, s'il vous plaît, pourriez-vous venir dans le carré ? Quand ils furent tous deux arrivés, Ekaterin avec un sourire d'expectative, Miles annonça : — Nous avons eu un coup de chance inespéré. Bien que le capitaine de port Thorne travaille maintenant pour les quaddies, l'hermaphrodite est l'un de mes vieux amis ; il faisait partie d'une organisation avec laquelle j'ai travaillé du temps de la SecImp. Vous pouvez vous fier à tout ce que dira Bel. Ekaterin tendit la main. — Je suis ravie de faire enfin votre connaissance, capitaine Thorne. Mon mari et ses vieux amis disent beaucoup de bien de vous. Je sais que les membres de votre compagnie vous ont beaucoup regretté. Bel, incontestablement stupéfié, mais relevant le défi, lui serra la main. — Merci, lady Vorkosigan. Mais je n'ai plus le même rang ici. Capitaine de port Thorne, ou appelez-moi Bel. Ekaterin hocha la tête. — Et je vous en prie, appelez-moi Ekaterin. Nous sommes en privé. Elle lança à Miles un regard de muette interrogation. — Heu, bien, dit Miles. (Son geste inclut Roic, qui prit l'air attentif.) Bel m'a connu sous une identité différente, à l'époque. En ce qui concerne la Station de Graf, nous venons de nous rencontrer. Mais on a merveilleusement sympathisé, et le talent de Bel pour gérer les gravs à problèmes est tout à son avantage. Roic hocha la tête. — Compris, monseigneur. Miles les escorta jusqu'à la plate-forme d'écoutille où l'ingénieur de la Crécerelle attendait pour leur faire réintégrer la Station de Graf. Il se fit la réflexion qu'une raison supplémentaire pour laquelle il fallait qu'Ekaterin bénéficie des mêmes sauf-conduits que lui était que, selon les rapports historiques de plusieurs personnes et son propre témoignage à elle, il parlait dans son sommeil. Tant que la situation mettrait les nerfs de Bel à vif, il décida qu'il ferait sans doute mieux de ne pas le signaler. Deux hommes de la Sécurité de la Station de Graf les attendaient dans l'aire de chargement. Ils se trouvaient dans la section de la Station de Graf qui disposait d'un champ gravitationnel artificiel, fourni pour le confort et la santé des visiteurs et des résidents gravs, et le duo planait dans des flotteurs individuels, portant sur leurs flancs les insignes de la Sécurité de la Station. Les flotteurs étaient des cylindres trapus, au diamètre à peine plus grand que les épaules d'un homme, et l'effet général était celui d'individus chevauchant des lavabos en lévitation, ou peut-être le mortier volant magique de la Baba Yaga du folklore barrayaran. Bel adressa un signe de tête au sergent quaddie et le salua d'un murmure quand ils émergèrent de la caverne pleine d'échos de l'aire de chargement. Le sergent lui retourna son signe de tête, visiblement rassuré, et reporta toute son attention sur les dangereux Barrayarans. Comme les dangereux Barrayarans restaient clairement bouche bée tels des touristes, Miles espéra que le gars à l'air de dur à cuire perdrait bientôt de sa nervosité. — C'est ce sas de troupes-là qui a été ouvert sans autorisation, dit Bel en désignant celui par lequel ils venaient d'entrer. La traînée de sang s'arrêtait dedans, en formant une grande tache étalée. Elle démarrait (Bel traversa l'aire jusqu'au mur de droite) quelques mètres plus loin, près de la porte donnant sur l'aire d'à côté. C'est là qu'on a découvert la grande mare de sang. Miles emboîta le pas à Bel, inspectant le pont. Il avait été nettoyé dans les jours suivant l'incident. — L'avez-vous constaté vous-même, capitaine de port Thorne ? — Oui, environ une heure après qu'on l'a trouvée. La foule était arrivée sur les lieux entre-temps, mais la Sécurité avait fait du bon boulot pour garder la zone en l'état. Miles se fit montrer toute l'aire par Bel, inspectant chaque issue en détail. C'était un endroit standard, utilitaire, sans ornements, conçu pour l'efficacité ; quelques pièces d'équipement de manutention de fret se trouvaient à l'autre extrémité, près d'une cabine de contrôle sombre, hermétiquement close. Miles la fit déverrouiller par Bel et regarda à l'intérieur. Ekaterin allait et venait, appréciant manifestement elle aussi d'avoir de l'espace pour se dérouiller les jambes après avoir passé plusieurs jours cloîtrée dans la Crécerelle. Tandis qu'elle promenait son regard sur le vaste lieu plein d'échos, son visage avait pris une expression méditative, perdue dans les souvenirs, et Miles sourit en comprenant à quoi elle pensait. Ils revinrent à l'endroit où la présence du sang laissait supposer que le lieutenant Solian s'était fait trancher la gorge, et détaillèrent les taches et les traces d'éclaboussures. Roic observait tout avec l'intérêt concentré d'un professionnel. Miles demanda que l'un des gardes quaddies abandonne son flotteur ; éjecté de sa coquille, il se tenait accroupi sur le pont, appuyé sur ses hanches et ses bras inférieurs, évoquant un peu une grosse grenouille renfrognée. Dans un champ gravitationnel, le mode de déplacement des quaddies dépourvus de flotteurs était un spectacle un peu perturbant. Soit ils marchaient à quatre pattes, à peine plus mobiles qu'une personne se déplaçant sur les mains et les genoux, soit ils adoptaient une espèce de démarche de poulet sur leurs mains inférieures, redressés, penchés en avant, les coudes écartés. Les deux méthodes avaient l'air aussi inadaptées et gauches l'une que l'autre, comparées à la grâce et à l'agilité qu'ils déployaient en apesanteur. Bel, que Miles jugeait à peu près de la même taille qu'un Komarran, accepta de jouer le rôle du cadavre de manière très coopérative. Ils expérimentèrent les difficultés auxquelles serait confronté un individu qui devrait, à bord d'un flotteur, déplacer au bas mot soixante-dix kilos sur les quelques mètres qui menaient au sas. Bel n'était plus aussi mince et athlétique qu'autrefois ; ses nouvelles, heu, masses ne permettaient plus aussi facilement à Miles de retomber dans son vieux travers inconscient, qui consistait à considérer Bel comme un homme. Sans doute pas plus mal. Les jambes inconfortablement repliées sur un siège qui n'était pas prévu à cet effet, Miles trouva extrêmement ardu d'essayer de garder une main sur les commandes du flotteur, à peu près à hauteur de l'entrejambe, tout en maintenant sa prise sur les vêtements de Bel. Celui-ci s'efforçait de laisser artistiquement traîner un bras ou une jambe sur le côté. Miles se retint de verser de l'eau le long de sa manche pour reproduire les taches de sang. Ekaterin ne s'en sortait pas beaucoup mieux que lui, et Roic, étonnamment, faisait pis. Sa force hors du commun était contrebalancée par la gêne de devoir coincer son grand corps dans le réceptacle arrondi, les genoux relevés, essayant de manœuvrer les commandes dans cet espace sans dégagement. Le sergent quaddie s'en tirait à merveille, mais lança après coup à Miles des regards chargés d'éclairs. Comme l'expliqua Bel, les flotteurs, faisant office de facilité publique, n'étaient pas difficiles à trouver, même si les quaddies qui passaient beaucoup de temps dans la zone gravitationnelle disposaient parfois de leur propre modèle personnalisé. Les quaddies avaient installé des râteliers à flotteurs près des ports d'accès séparant la zone gravitationnelle de la zone en apesanteur de la Station. Ils pouvaient ainsi se servir à volonté, et les redéposer à leur retour. Les flotteurs étaient comptabilisés pour des raisons d'entretien, mais leur utilisation n'était pas soumise à contrôle. N'importe qui pouvait s'en procurer un simplement en montant dedans, y compris semblait-il des soldats barrayarans ivres en permission. — À notre arrivée au premier ponton d'amarrage, de l'autre côté, j'ai remarqué qu'il y avait beaucoup d'engins personnels qui pétaradaient partout à l'extérieur de la Station – des pousseurs, des nacelles de troupes, des voltigeurs intra-système, dit Miles à Bel. Je suis en train de me dire que quelqu'un aurait pu ramasser le corps de Solian peu après qu'il a été éjecté du sas, et l'emporter pratiquement sans laisser de traces. Il peut se trouver n'importe où à l'heure qu'il est ; il a pu être planqué dans le sas d'une nacelle ou jeté dans un vide-ordures par paquets d'un kilo, ou fourré dans une quelconque fissure d'astéroïde pour s'y transformer en momie. Ce qui fournirait une autre explication au fait qu'on ne l'ait pas retrouvé flottant dans l'espace. Mais ce scénario implique soit la présence de deux personnes, avec préméditation, soit un meurtrier qui a agi spontanément, mais très vite. De combien de temps aurait disposé une personne seule entre le moment de l'assassinat et le ramassage du corps ? Bel fit la moue, tout en remettant en place son uniforme et ses cheveux malmenés par sa dernière traversée de l'aire de chargement. — Il s'est peut-être écoulé cinq ou dix minutes entre le moment où le sas a été actionné, et celui où les gardes de la sécurité sont arrivés pour voir ce qui se passait. Et disons encore vingt minutes maximum avant que toutes sortes de gens ne se mettent à chercher partout dehors. En trente minutes… oui, une personne seule aurait eu juste le temps de laisser tomber le corps, de courir jusqu'à une autre aire, de sauter dans un petit engin, de revenir comme une flèche, et de le récupérer. — Bien. Il me faut la liste de tout ce qui est sorti d'un sas à cette période. (Eu égard à la présence des gardes quaddies, qui écoutaient, il eut le réflexe d'ajouter un formel :) Si vous le voulez bien, capitaine de port Thorne. — Certainement, seigneur Auditeur Vorkosigan. — Ça paraît sacrément étrange de se donner tout ce mal pour enlever le corps mais de laisser le sang, cela dit. Problème de temps ? Ils auraient essayé de revenir nettoyer, mais trop tard ? Quelque chose de vraiment très particulier à cacher à propos du corps ? Peut-être purement l'effet de la panique, tout simplement, si le meurtrier n'avait pas prévu son coup à l'avance. Miles pouvait imaginer que quelqu'un qui ne serait pas un habitant de l'espace puisse pousser un corps à l'extérieur d'un sas, et réaliser seulement alors quelle pauvre cachette cela constituait. En revanche, ça ne collait pas très bien avec un ramassage rapide et maîtrisé par la suite. Et aucun quaddie ne correspondait à la définition de quelqu'un-qui-ne-serait-pas-un-habitant-de-l'espace. Il soupira. — Tout ça ne nous avance guère. Allons parler à mes crétins. 5 Le Poste de Sécurité Trois de la Station de Graf se trouvait à la frontière entre la zone gravitationnelle de la zone en apesanteur de la Station, et donnait accès aux deux. Des ouvriers du bâtiment quaddies en short et chemise jaunes et quelques gravs dotés de jambes vêtus de la même manière travaillaient sur des réparations autour de l'entrée principale du secteur grav. Miles, Ekaterin et Roic furent accompagnés de l'autre côté par Bel et l'une des escortes quaddies en flotteur, l'autre ayant été laissée pour monter la garde avec un air buté à l'écoutille d'amarrage de la Crécerelle. Sur leur passage, les travailleurs tournèrent la tête pour dévisager les Barrayarans en fronçant les sourcils. Empruntant deux escaliers en colimaçon, ils gagnèrent le niveau inférieur où se trouvait la cabine de contrôle du portail qui livrait accès au bloc de détention de la zone gravitationnelle. Un quaddie et un grav travaillaient ensemble à poser dans son châssis une nouvelle fenêtre, probablement plus résistante aux tirs de plasma ; plus loin, on voyait un autre quaddie vêtu de jaune mettre une touche finale à une batterie de moniteurs sous le regard maussade d'un quaddie en uniforme, bras supérieurs croisés, à bord d'un flotteur de la Sécurité. Sur le théâtre des opérations encombré d'outils, devant la cabine, ils trouvèrent le Garde des sceaux Greenlaw qui les attendait, maintenant équipé d'un flotteur. Venn ne manqua pas de faire remarquer sur-le-champ à Miles toutes les réparations effectuées et celles en cours, dans le détail, avec coûts approximatifs, en joignant une liste de tous les quaddies qui avaient été blessés dans l'imbroglio, sans oublier noms, rangs, pronostics et la détresse subie par les membres de leur famille. Miles émit quelques bruits neutres signifiant seulement qu'il avait bien entendu, et se lança dans une courte contre-attaque sur Solian le disparu et le sinistre témoignage que constituait le spectacle sanglant de l'aire de chargement ; il conclut par une petite dissertation logistique sur la possibilité que le corps, après avoir été éjecté, ait été escamoté par un co-conspirateur venu de l'extérieur. Ce dernier point donna à Venn matière à réflexion, au moins temporairement ; son visage se contracta comme celui d'un homme qui souffre d'aigreurs d'estomac. Tandis que Venn, avec le garde de la cabine de contrôle, allait régler les détails de l'entrée de Miles au bloc cellulaire, celui-ci lança un regard à Ekaterin, puis, avec un air un peu dubitatif, examina les lieux, qui n'étaient pas des plus accueillants. — Tu préfères rester ici, ou venir t'asseoir à l'intérieur ? — Tu veux que je m'assoie à l'intérieur ? demanda-t-elle avec un manque d'enthousiasme dans la voix que même Miles sut détecter. Non pas que tu n'aies pas enrôlé tout individu à disposition, mais tu n'as sûrement pas besoin de moi pour ça. — Non, peut-être pas. Mais tu risques peut-être de t'ennuyer en restant ici. — Je n'ai pas tout à fait la même réaction allergique que toi à l'ennui, mon amour, mais, pour dire la vérité, j'avais le vague espoir de pouvoir faire un petit tour sur la Station pendant que tu resterais coincé ici tout l'après-midi. Les coups d'œil qu'on a pu avoir en route étaient assez séduisants. — Mais j'ai besoin de Roic. Il hésita, essayant de réfléchir à l'ordre des priorités de sécurité. Avec un air à la fois amical et spéculateur, elle tourna les yeux vers Bel, qui les écoutait. — Je reconnais que j'apprécierais la présence d'un guide, mais penses-tu vraiment qu'il me faille un garde du corps ici ? Les insultes étaient du domaine du possible, et encore, seulement de la part de quaddies qui savaient de qui elle était l'épouse, mais Miles devait reconnaître qu'une agression était improbable. — Non, mais… Bel renvoya à Ekaterin un sourire cordial. — Si vous voulez bien accepter que je vous escorte, lady Vorkosigan, je serai heureux de vous faire visite la Station de Graf pendant que le seigneur Auditeur conduit ses entretiens. Le visage d'Ekaterin s'illumina. — J'en serais ravie, oui, merci, capitaine de port Thorne. Si les choses se passent bien, comme on peut l'espérer, nous ne resterons peut-être pas longtemps. Il me semble que je devrais saisir toutes les occasions. Bel était plus expérimenté que Roic dans tous les domaines, du corps-à-corps aux manœuvres de flotte, et, ici, risquait infiniment moins de se laisser entraîner dans les ennuis en commettant des erreurs dues à l'ignorance. — Bon… D'accord. Pourquoi pas ? Profitez-en. (Miles toucha son bracelet-com.) J'appellerai quand je serai sur le point de terminer. Vous pouvez peut-être aller faire des courses. (Il leur fit signe au revoir en souriant.) Essayez juste de ne pas revenir à la maison en traînant des têtes coupées. En levant les yeux, il vit Venn et Greenlaw qui le dévisageaient tous deux avec consternation. — Heu… c'est une blague familiale, expliqua-t-il faiblement. La consternation ne sembla pas s'atténuer. Ekaterin répondit par un sourire et mit les voiles au bras que Bel lui offrait d'un air enjoué. Il vint à l'esprit de Miles, mais un peu tard, que les goûts sexuels de Bel étaient notoirement universels, et qu'il aurait peut-être dû avertir Ekaterin qu'elle n'avait pas besoin de prendre de gants pour remettre les attentions de Bel sur le droit chemin, si d'aventure il en manifestait. Mais Bel ne ferait sûrement pas ça… d'un autre côté, ils allaient sans doute simplement faire des essayages à tour de rôle. À regret, il s'attela à son travail. Les prisonniers barrayarans étaient entassés à trois par cellule dans des chambres conçues pour deux occupants, une situation que Venn commenta par un mélange de revendications et d'excuses. Le Poste de Sécurité Trois, laissa-t-il entendre à Miles, n'était pas préparé à accueillir un flux aussi anormalement élevé de gravs récalcitrants. Miles manifesta sa compréhension, à défaut de sa sympathie, et s'abstint d'observer que les cellules des quaddies étaient plus grandes que les cabines de repos prévues pour quatre à bord du Prince Xav. Miles commença par s'entretenir avec le chef d'escouade de Brun. L'homme était sous le choc de voir accorder à ses exploits l'attention haut placée d'un vrai Auditeur impérial en chair et en os. En conséquence, il se rabattit sur une opaque langue de bois militaire pour narrer sa version des événements. Les images que Miles vit défiler derrière une terminologie aussi formelle que pénétrâmes le périmètre et les forces ennemies amassées lui firent toujours autant grincer les dents. Mais mis à part la différence d'angle de vue, son témoignage n'apporta pas d'éléments contradictoires à l'histoire fournie par la Station. Hélas. Miles vérifia divers points du récit du chef d'escouade dans une autre cellule pleine de prisonniers, qui ajoutèrent des détails déplorables, mais sans surprise. Comme l'escouade dépendait du Prince Xav, aucun d'entre eux ne connaissait personnellement le lieutenant Solian, assigné à l'Idris. En ressortant, Miles tenta de faire valoir un argument auprès du Garde des sceaux Greenlaw, qui planait dans les airs. — Il est très inconvenant de votre part de garder ces hommes en détention. En réalité, les ordres qu'ils suivaient, bien que sans doute mal inspirés, n'avaient rien d'illégal selon la définition militaire barrayarane. S'ils avaient reçu l'ordre de piller, de violer ou de massacrer des civils quaddies, ils se seraient trouvés sous l'obligation militaire légale d'y résister. Mais, de fait, on leur a explicitement donné l'ordre de ne pas tuer. S'ils avaient désobéi à Brun, ils auraient pu se retrouver sous le coup de la cour martiale. Ils sont donc victimes d'une double peine, et d'une grave injustice. — Je tiendrai compte de cette contestation, répondit sèchement Greenlaw, Pendant environ dix secondes, après quoi je la balancerai dans l'espace par le premier sas venu, comprit-il clairement sans qu'elle eût besoin de le préciser. — Et, à moyen terme, vous ne pouvez souhaiter garder ces hommes sur les bras indéfiniment. Il serait certainement préférable que nous (il parvint à arrêter in extremis « vous en débarrassions ») les emmenions avec nous en repartant. L'expression de Greenlaw se fit encore plus sèche ; Venn grommelait, inconsolable. Miles supposa que Venn aurait été tout aussi content que l'Auditeur impérial puisse les emmener sur-le-champ, si la situation politique l'avait autorisé. Miles n'insista pas, mais garda l'argument en réserve pour le ré-exploiter dans un proche avenir. Brièvement, il entretint avec mélancolie le fantasme d'échanger ses hommes contre Brun, et de laisser ce dernier sur place au bénéfice net du Service de l'empereur Mais il se garda de le suggérer à voix haute. Dans son genre, son entretien avec les deux hommes du service de sécurité qui avaient été initialement envoyés à la recherche de l'enseigne Corbeau lui donna encore davantage de motifs de grincer des dents. Ils étaient suffisamment intimidés par son rang d'Auditeur pour faire un rapport du contretemps, marmonné certes, mais du moins complet et honnête. Mais des formules aussi malheureuses que Je n'ai pas fait exprès de lui casser le bras, j'essayais juste de faire décoller cette chienne de mutante du mur, et Toutes ces mains qui s'agrippaient, ça m'a flanqué des sueurs froides – c'était comme si j'avais des serpents qui s'enroulaient autour de mes bottes, convainquirent Miles qu'il avait en face de lui deux hommes qu'il ne prendrait pas le risque de faire témoigner en public, du moins pas un public quaddie. Il avait quand même réussi à établir un point important : au moment du clash, eux aussi supposaient que le lieutenant Solian venait d'être assassiné par un quaddie non identifié. En sortant de cet interrogatoire, il annonça à Venn : — Je crois que je ferais mieux de parler à l'enseigne Corbeau en privé. Pouvez-vous nous trouver un endroit ? — Corbeau a déjà sa propre cellule, lui apprit Venn d'un ton glacial. En conséquence des menaces qu'il a reçues de ses camarades. — Ah. Dans ce cas, veuillez me conduire auprès de lui. La porte de la cellule s'ouvrit en coulissant, révélant un grand jeune homme assis en silence sur sa couchette, les coudes sur les genoux, le visage dans les mains. Les cercles de contact métalliques d'un implant neural de pilote de saut luisaient sur ses tempes et au milieu de son front, et Miles, en son for intérieur, tripla les coûts d'entraînement que le jeune officier avait dû récemment représenter pour l'Empire. Il leva la tête et, confus, fronça les sourcils en voyant Miles. Il avait un physique barrayaran assez typique : cheveux bruns, yeux marron, teint olivâtre pâli par des mois passés dans l'espace. Ses traits réguliers rappelèrent un peu à Miles son cousin Ivan au même âge écervelé. Un vaste hématome était en train de se dissiper autour de l'œil, virant au jaune verdâtre. Le col de sa chemise réglementaire était ouvert, ses manches retroussées. Quelques cicatrices irrégulières, d'un rose pâlissant, dessinaient des zigzags sur sa peau exposée, et le désignaient comme l'une des victimes de la contamination par le ver de Sergyar, qui avait sévi quelques années auparavant ; il avait de toute évidence grandi, ou du moins résidé sur la planète nouvellement colonisée par Barrayar au cours de la période difficile qui avait précédé la mise au point des vermicides oraux. — Enseigne Corbeau, voici l'Auditeur impérial barrayaran, le seigneur Vorkosigan, dit Venn. Votre empereur l'a mandaté à titre d'envoyé diplomatique officiel pour représenter votre camp dans les négociations avec l'Union. Il souhaite s'entretenir avec vous. Les lèvres de Corbeau s'ouvrirent sous l'effet de la panique, il se leva en trébuchant et courba nerveusement la tête devant Miles. Ce qui fit sauter aux yeux leur différence de taille, sur quoi des rides d'embarras accru creusèrent le front de Corbeau. Venn ajouta, plus par souci de précision que par gentillesse : — Compte tenu des charges qui sont retenues contre vous, et de votre demande d'asile toujours en attente d'examen, le Garde des sceaux Greenlaw ne lui permettra pas de vous soustraire à votre détention dans l'immédiat. Corbeau eut un petit soupir de soulagement, mais continua de fixer Miles avec l'expression d'un homme qu'on vient de mettre en présence d'un serpent venimeux. Venn ajouta, avec une nuance sardonique : — Il entend également ne pas vous donner l'ordre de vous suicider. — Merci, Chef Venn, dit Miles. Je prends la relève, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Venn saisit l'allusion et prit congé. Roic, en silence, alla monter la garde devant la porte de la cellule, qui se referma dans un sifflement. Miles désigna la couchette. — Asseyez-vous, enseigne. Il prit place sur la couchette en face du jeune homme et pencha la tête pour l'étudier rapidement tandis que Corbeau se repliait sur lui-même. — Essayez de respirer normalement, ajouta-t-il. Corbeau déglutit. — Monseigneur, parvint-il à articuler avec circonspection. Miles croisa les doigts. — Vous êtes sergyaran, c'est ça ? Corbeau, baissant les yeux sur ses bras, ébaucha le geste de dérouler ses manches. — Je n'y suis pas né, monseigneur. Mes parents y ont émigré quand j'avais cinq ans environ. Il tourna les yeux vers l'impassible Roic, dans son uniforme havane et argent, avant d'ajouter : — Êtes-vous, puis il ravala la question qu'il s'apprêtait à poser. Miles pouvait boucher le trou. — Je suis le fils du vice-roi et de la vice-reine Vorkosigan, oui. Un de leurs fils. Corbeau réussit à former un Oh silencieux sans se départir de son expression de terreur contenue. — Je viens d'interroger les deux hommes de la patrouille de flotte qu'on a envoyés vous chercher à la fin de votre permission. Tout à l'heure, j'aimerais entendre votre version de ces événements. Mais tout d'abord – connaissiez-vous le lieutenant Solian, l'officier de sécurité de la flotte komarrane qui était à bord de l'Idris ? Les pensées du pilote étaient si clairement focalisées sur ses problèmes personnels qu'il lui fallut un moment pour intégrer la question. — Je l'ai rencontré une ou deux fois à l'occasion de nos précédentes étapes, monseigneur. Je n'irai pas jusqu'à dire que je le connaissais. Je ne suis jamais monté à bord de l'Idris. — Auriez-vous une idée ou une théorie concernant sa disparition ? — Pas… pas vraiment. — Le capitaine Brun pense qu'il a pu déserter. Corbeau fit la grimace. — Venant du capitaine Brun, cela n'a rien d'étonnant. — Pourquoi venant de lui en particulier ? Corbeau remua les lèvres puis s'interrompit ; il avait l'air de plus en plus malheureux. — Ce ne serait pas convenable de ma part de critiquer mes supérieurs, monseigneur, ni de me permettre des commentaires sur leurs opinions personnelles. — Brun a des préjugés envers les Komarrans. — Je n'ai pas dit ça ! — C'est le fruit de mon observation personnelle, enseigne. — Oh. — Bon, laissons cela pour l'instant. Revenons à vos ennuis. Pourquoi ne pas avoir répondu à l'ordre de rappel de votre bracelet-com ? Corbeau porta la main à son poignet gauche, dépourvu de bracelet ; les Barrayarans s'étaient vu confisquer leurs appareils de communication par leurs geôliers quaddies. — Je l'avais enlevé et laissé dans une autre pièce. Je n'ai pas dû entendre le bip pendant mon sommeil. La première fois que j'ai entendu parler de cet ordre de rappel, c'est quand ces deux, ces deux… (Il hésita un moment, avant de poursuivre d'un ton amer :) brutes sont venues cogner à la porte de Garnet Cinq. Ils l'ont repoussée et… — Ont-ils décliné leur identité dans les règles, et transmis les ordres d'une façon claire ? Corbeau prit son temps pour répondre, posant sur Miles un regard plus direct. — Je dois reconnaître, monseigneur, dit-il lentement, que quand j'ai entendu le sergent Touchev m'annoncer : « C'est bon, l'amateur de mutantes, le spectacle est terminé », ça ne m'a pas frappé comme voulant dire : « L'amiral Vorpatril a ordonné que tout le personnel barrayaran réintègre ses vaisseaux. » Du moins pas sur-le-champ. Je venais de me réveiller, en fait. — Ont-ils décliné leur identité ? — Pas… pas verbalement. — Ont-ils montré leurs cartes d'identité ? — Heu… Ils étaient en uniforme, avec leurs brassards de patrouille. — Les avez-vous identifiés comme faisant partie de la flotte de sécurité, ou avez-vous pensé qu'il s'agissait d'une visite privée – deux copains venus se venger d'une offense raciale pendant leur temps libre ? — C'est… hum… enfin, l'un n'empêche pas l'autre, à vrai dire, monseigneur. Pour ce que j'en sais. Là, le gamin n'a malheureusement pas tort. Miles inspira. — Ah. — J'étais lent, encore à moitié endormi. Quand ils m'ont bousculé, Garnet Cinq a cru qu'ils m'attaquaient. Si seulement elle n'avait pas essayé de… C'est seulement quand Touchev l'a balancée de son flotteur que j'ai commencé à le cogner. À ce moment-là… tout s'est mis à dégénérer. Corbeau lançait des éclairs en regardant ses pieds, engoncés dans les chaussons à friction fournis par la prison. Miles s'adossa. Tends une perche à ce garçon. Il est en train de couler. — Vous savez, votre carrière n'est pas encore obligatoirement cuite. Techniquement, vous n'êtes pas considéré comme absent sans permission tant que vous êtes retenu contre votre gré par les autorités de la Station de Graf, pas plus que ne l'est la patrouille de frappe enfermée ici. Pendant encore quelque temps, vous êtes dans un vide juridique. Avec l'entraînement et la chirurgie que vous avez reçus comme pilote, vous constitueriez une perte considérable du point de vue du commandement. Si vous vous y prenez bien, vous pouvez encore vous en sortir à peu de frais. Les traits de Corbeau se crispèrent. — Je ne… Sa voix s'éteignit. Miles émit un grognement d'encouragement. — J'en veux plus, de ma foutue carrière, explosa Corbeau. Je ne veux plus faire partie de (il agita les bras dans tous les sens) tout ça. Cette… inanité. Refrénant un mouvement de sympathie, Miles demanda : — Quel est votre statut actuel, où en êtes-vous de votre engagement ? — J'ai signé pour une des nouvelles périodes de cinq ans, avec la possibilité de me ré-enrôler ou de prendre le statut de réserviste pour cinq ans supplémentaires. Ça fait trois ans, restent deux. Deux ans, se remémora Miles, ça paraissait long quand on en avait vingt-trois. Corbeau ne pouvait être beaucoup plus qu'un apprenti pilote junior à ce stade de sa carrière, même si son affectation sur le Prince Xav supposait un classement supérieur. Corbeau secoua la tête. — Je ne vois plus les choses de la même manière à présent. Les comportements qui me semblaient aller de soi, les blagues, les remarques, ne serait-ce que la façon de faire les choses – maintenant ça me dérange. Ça me tape sur le système. Des gens comme le sergent Touchev, le capitaine Brun – bon Dieu. A-t-on toujours été aussi atroce ? — Non, répondit Miles. On était bien pis autrefois. Je peux vous l'assurer personnellement. Corbeau le fixa d'un air interrogateur. — Si tous les hommes faisant preuve d'une mentalité progressiste avaient choisi de tourner les talons, comme vous vous proposez de le faire maintenant, aucun des changements auxquels j'ai assisté dans ma vie n'aurait eu lieu. Nous avons changé. Nous pouvons encore changer. Pas à la minute, bien sûr. Mais si tous les gens bien démissionnent et qu'il ne reste que les crétins pour mener la danse, ce ne sera pas terrible pour l'avenir de Barrayar. Dont je me soucie. Il fut frappé de réaliser tout ce que cette affirmation avait récemment acquis pour lui de passionnément sincère. Il pensa aux deux réplicateurs qui se trouvaient sous bonne garde dans une pièce de la Résidence Vorkosigan. J'ai toujours pensé que mes parents pouvaient tout arranger. Maintenant c'est mon tour. Dieu du ciel, comment est-ce arrivé ? — Je n'avais jamais imaginé un endroit comme celui-ci (Miles interpréta le geste saccadé de Corbeau comme désignant, cette fois, l'espace quaddie). Je n'avais jamais imaginé une femme comme Garnet Cinq. Je veux rester ici. Miles eut la désagréable impression d'avoir en face de lui un jeune homme désespéré prenant des décisions définitives sous le coup d'une impulsion. À première vue, certes, la Station de Graf était pleine d'attraits, mais Corbeau avait grandi dans un environnement ouvert doté d'une gravité naturelle – s'adapterait-il, ou se laisserait-il peu à peu envahir par la techno-claustrophobie ? Et la jeune femme pour laquelle il se proposait de bouleverser sa vie en valait-elle la peine, ou Corbeau ne représentait-il pour elle qu'un amusement passager ? Voire, à moyen terme, une grave erreur ? Bon Dieu, ils ne se connaissaient que depuis quelques semaines – personne ne pouvait le dire, et surtout pas Corbeau ni Garnet Cinq. — Je veux laisser tomber, dit Corbeau. Je ne peux plus supporter tout ça. Miles fit une nouvelle tentative : — Si vous retirez votre demande d'asile politique dans l'Union avant qu'elle ne soit rejetée par les quaddies, elle pourrait encore être noyée dans l'ambiguïté de votre statut juridique actuel et disparaître, sans que votre carrière ait davantage à en souffrir. Si vous ne la retirez pas, l'accusation de désertion s'appliquera, et vous aurez de graves problèmes. Corbeau releva la tête et demanda avec inquiétude : — Elle ne serait pas considérée comme désertion sous le feu, avec les tirs échangés entre la patrouille de Brun et la sécurité quaddie ? D'après le chirurgien du Prince Xav, c'est sans doute le cas. La désertion sous le feu, autrement dit face à l'ennemi, était passible de la peine de mort dans le code militaire barrayaran. La désertion en temps de paix était passible de longues peines dans des blocs extrêmement désagréables. L'un comme l'autre semblaient un vrai gâchis, tout bien considéré. — Je pense qu'il faudrait passer par des circonvolutions singulièrement tordues pour pouvoir qualifier cet épisode de bataille. Tout d'abord, le définir ainsi va directement à rencontre du souhait explicite de l'empereur de maintenir des relations pacifiques avec cet important dépôt commercial. Cela dit… avec un tribunal suffisamment hostile et une défense maladroite… je n'irais pas jusqu'à considérer la cour martiale comme un risque à prendre, s'il y a un quelconque moyen de l'éviter. (Miles se frotta les lèvres.) Étiez-vous ivre, par hasard, quand le sergent Touchev est venu vous chercher ? — Non ! — Hmm. Dommage. L'état d'ivresse est un moyen de défense merveilleusement sûr. Rien de politiquement ou de socialement radical, vous voyez ? Je suppose que vous ne… ? Corbeau pinça les lèvres, indigné. Toute suggestion que Corbeau puisse mentir au sujet de son état serait mal reçue, Miles le sentit bien. Ce qui fit remonter le jeune officier dans son estime, ça oui, mais qui ne facilitait pas sa tâche. — Je veux quand même arrêter, répéta Corbeau avec obstination. — J'ai bien peur que les quaddies n'apprécient pas trop les Barrayarans cette semaine. Si vous comptez sur le fait qu'ils vous accordent l'asile politique pour vous tirer de votre dilemme, il me semble que vous commettez une grave erreur. Il doit y avoir une demi-douzaine de moyens plus indiqués pour régler vos problèmes, si vous acceptez de vous montrer ouvert à des possibilités tactiques plus larges. En fait, pratiquement n'importe quel autre moyen serait meilleur que celui-ci. Corbeau secoua la tête en silence. — Bon, réfléchissez-y, enseigne Corbeau. À mon avis, la situation va rester confuse tant que je n'aurai pas découvert ce qui est arrivé au lieutenant Solian. À ce stade, j'espère démêler l'affaire rapidement, et la possibilité qu'il vous reste de changer d'avis et d'abandonner vos très mauvaises idées pourrait arriver à son terme assez brutalement. Il se leva avec lassitude. Corbeau, après un moment d'hésitation, se redressa et salua. Miles lui répondit d'un hochement de tête et fit un signe à Roic, qui parla dans l'intercom de la cellule et obtint leur libération. Comme il sortait, fronçant pensivement les sourcils, il tomba sur le chef d'équipage Venn, planant dans son flotteur. — Je veux Solian, nom de Dieu, lui dit Miles d'un ton bougon. Cette façon extraordinaire qu'il a eue de s'évaporer ne donne pas une meilleure image de la compétence de votre sécurité que de la nôtre, figurez-vous. Venn le fusilla du regard. Mais il ne contredit pas cette affirmation. Miles soupira et porta son bracelet-com à ses lèvres pour appeler Ekaterin. Elle insista pour lui donner rendez-vous sur la Crécerelle. Cela arrangeait bien Miles, lui fournissant un prétexte pour échapper à l'atmosphère déprimante du Poste de Sécurité Trois. Il ne pouvait pas qualifier la situation de moralement ambiguë, hélas. Pis, il ne pouvait même pas invoquer l'ambiguïté juridique. Le bon droit se situait clairement d'un seul côté ; manque de bol, ce n'était pas le sien. Il la trouva dans leur petite cabine, en train de suspendre à un cintre son uniforme havane et argent de la Maison Vorkosigan. Elle se retourna pour l'étreindre, et il pencha la tête en arrière pour lui donner un long baiser voluptueux. — Alors, comment s'est passée ton aventure dans l'espace quaddie avec Bel ? s'enquit-il quand il eut retrouvé son souffle. — J'ai trouvé ça très bien. Si Bel veut un jour faire autre chose que capitaine de port, je pense qu'il pourrait se lancer dans les relations publiques de l'Union. J'ai dû voir tous les coins les plus intéressants de la Station Graf qu'il était possible de caser dans le temps dont nous disposions. Des vues magnifiques, de la bonne cuisine, de l'histoire – Bel m'a entraînée au fin fond de la zone en apesanteur pour voir ce qui reste du vieux vaisseau de saut dans lequel les premiers quaddies sont parvenus dans ce système. Ils en ont fait un musée – quand on est arrivés, c'était plein d'enfants quaddies venus avec leur classe, en train de rebondir sur les murs. Au sens propre. Ils étaient tellement mignons ! Ça m'a presque fait penser à un autel d'ancêtres barrayaran. Elle s'éloigna de lui et lui montra une grande boîte décorée d'images brillantes et de schémas, qui occupait la moitié de la couchette inférieure. — J'ai trouvé ça pour Nikki dans la boutique du musée. C'est un modèle réduit du Superjumper D-620 modifié avec la reproduction de l'habitat orbital, celui dans lequel les ancêtres quaddies ont pris la fuite. — Oh, il va adorer. À onze ans, Nikki ne s'était pas encore défait de sa passion pour les vaisseaux spatiaux en tout genre, mais par-dessus tout pour les vaisseaux de saut. Il était trop tôt pour déterminer si son enthousiasme allait se transformer en vocation d'adulte ou disparaître en chemin, mais il n'avait pas encore faibli. Miles examina l'image plus attentivement. L'antique D-620 était une grosse bête d'engin spatial d'une incroyable laideur, auquel le rendu du dessinateur avait donné l'allure d'une sorte d'énorme pieuvre métallique agrippant une collection de boîtes de conserve. — Une réplique à grande échelle, j'imagine ? Elle regarda la chose d'un air dubitatif. — Pas particulièrement. C'était un vaisseau gigantesque. Je me demande si je n'aurais pas dû choisir la version plus petite. Mais il ne s'ouvrait pas comme celui-ci. Maintenant que je l'ai rapporté, je ne sais plus trop où le mettre. Dans son registre maternel, Ekaterin était tout à fait capable de partager sa couchette avec ce machin pendant tout le chemin du retour, pour l'amour de Nikki. — Le lieutenant Smolyani se fera une joie de trouver un endroit où le stocker. — Vraiment ? — Tu as mon assurance personnelle. Il la gratifia d'une demi-courbette, la main sur le cœur. Il se demanda un instant s'il ne devrait pas profiter d'être sur place pour en piquer deux autres pour les petits Aral Alexander et Helen Natalia, mais ses discussions avec Ekaterin sur les jouets appropriés à l'âge, réitérées à plusieurs reprises lors de leur séjour sur la Terre, n'appelaient sans doute pas une nouvelle répétition. — Qu'avez-vous trouvé à vous raconter, Bel et toi ? Elle eut un petit sourire narquois. — Des choses sur toi, principalement. Il parvint à masquer sa panique rétrospective en n'émettant rien de plus compromettant qu'un Oh ? joyeusement interrogateur. — Bel bouillait de curiosité sur les circonstances de notre rencontre et se creusait manifestement la cervelle sur la façon de me poser des questions sans avoir l'air grossier. J'ai eu pitié, et je lui ai un peu raconté comment j'avais fait ta connaissance sur Komarr, et la suite. Quand on laisse de côté toute la partie classée top secret, nos fiançailles ont l'air terriblement étranges, tu sais ? Il approuva d'un haussement d'épaules chagrin. — J'avais remarqué. On n'y peut rien. — C'est vrai que la première fois que vous vous êtes rencontrés, tu as tiré sur Bel avec un neutraliseur ? La curiosité n'avait pas fonctionné que dans un sens, de toute évidence. — Ben, oui. C'est une longue histoire. Et c'était il y a longtemps. Les yeux bleus d'Ekaterin se plissèrent sous l'effet de l'amusement. — C'est ce que j'ai cru comprendre. Tu étais un fou furieux quand tu étais jeune, d'après ce que tout le monde raconte. Si je t'avais rencontré à l'époque, je me demande si j'aurais été impressionnée ou horrifiée. Miles réfléchit à la question. — Je ne sais pas non plus. Un sourire lui retroussa les lèvres et elle le contourna pour prendre une housse de vêtement sur la couchette. Elle en sortit une lourde chute de tissu d'une teinte gris-bleu assortie à ses yeux, qui se révéla être une combinaison de saut taillée dans une matière veloutée en vogue, s'achevant par de longues manchettes boutonnées aux poignets et aux chevilles, ce qui donnait aux jambes de pantalon une subtile allure de manche. Elle la maintint suspendue devant elle. — Voilà qui est nouveau, dit-il, approbateur. — Oui, je peux maintenant être à la fois à la mode dans les secteurs à gravité et décente en apesanteur. Elle reposa le vêtement en caressant le lustre soyeux du tissu. — Je suppose que Bel a endigué toute forme de désagrément que ta qualité de Barrayarane aurait pu susciter pendant votre balade ? Elle se redressa. — Eh bien, moi, je n'ai eu aucun problème. Bel a été accosté par un type avec une drôle d'allure – il avait les mains et les pieds les plus longs et les plus étroits que j'aie jamais vus. Et sa poitrine aussi avait quelque chose de bizarre, d'assez disproportionné. Je me suis demandé s'il avait été génétiquement produit dans un but particulier, ou si c'était une sorte de modification génétique. J'imagine qu'on en voit de tous les genres ici, aux confins du Nexus. Il a harcelé Bel pour savoir dans quels délais les passagers pourraient remonter à bord, et il a dit qu'une rumeur courait selon laquelle quelqu'un avait été autorisé à faire décoller son cargo. Mais Bel l'a assuré -et avec fermeté ! – qu'on n'avait laissé personne partir à bord d'un vaisseau depuis qu'ils avaient été arraisonnés. Probablement l'un des passagers du Rudra qui se fait du souci pour sa marchandise. Il a laissé entendre que les cargos saisis étaient l'objet de pillage et de vol de la part des dockers quaddies, ce qui n'a pas beaucoup plu à Bel. — J'imagine. — Ensuite il a voulu savoir ce que tu faisais, et comment les Barrayarans comptaient réagir. Bien entendu, Bel n'a pas dit qui j'étais. Il lui a répondu que s'il voulait savoir ce que faisaient les Barrayarans, il n'avait qu'à leur poser la question directement, et aller faire la queue pour obtenir un rendez-vous avec toi par l'intermédiaire du Garde des sceaux Greenlaw, comme tout le monde. Le gars n'était pas ravi, mais Bel a menacé de le faire reconduire à sa pension sous escorte de la Sécurité de la Station et de le faire consigner là-bas s'il continuait à faire des histoires, alors il l'a fermée et a filé à la recherche de Greenlaw. — Bien joué de la part de Bel. (Miles soupira et secoua ses épaules nouées.) Je suppose que la prochaine étape pour moi, c'est de revoir Greenlaw. — Pas du tout, répondit fermement Ekaterin. Tu n'as rien fait d'autre que de discuter avec des comités composés de gens en colère depuis ce matin première heure. La question est : T'es-tu arrêté pour déjeuner, ou pour faire une pause ? Je soupçonne que la réponse est non. — Hmm… ben, non. Comment as-tu deviné ? Elle se contenta de sourire. — Alors, le point suivant sur ta liste, monseigneur Auditeur, c'est un bon dîner avec ta femme et tes vieux amis. Bel et Nicol nous invitent. Et après ça, nous allons voir le ballet quaddie. — Ah bon ? — Oui. — Pourquoi ? Enfin, il faut bien que je mange, j'imagine, mais partir me balader au beau milieu de cette affaire pour, heu, batifoler, ne risque pas d'emballer qui que ce soit parmi ceux qui attendent que je résolve ce micmac. À commencer par l'amiral Vorpatril et ses troupes, je dois dire. — Ça va emballer les quaddies. Ils sont extrêmement fiers du ballet Minchenko, et te voir manifester de l'intérêt pour leur culture ne peut que les disposer en ta faveur. La troupe ne danse qu'une ou deux fois par semaine, en fonction de la saison et du trafic de passagers dans le port – ils ont des saisons ici ? selon l'époque de l'année, en tout cas –, et on ne retrouvera peut-être pas d'autre occasion. (Son sourire se fit malicieux.) Le spectacle se jouait à guichets fermés, mais Bel a demandé à Garnet Cinq de faire marcher le piston pour nous avoir une loge. Elle doit nous retrouver là-bas. Miles battit des paupières. — Elle veut défendre sa cause auprès de moi à propos de Corbeau, c'est ça ? — On peut le supposer. (Le voyant plisser le nez d'un air boudeur, elle ajouta :) J'ai appris des choses sur elle aujourd'hui. Elle est célèbre sur la Station de Graf, une gloire locale. Son agression par la patrouille barrayarane, c'était du jamais-vu ; comme c'est une artiste, lui casser le bras ainsi la met temporairement au chômage, en plus du fait que c'est déjà un acte choquant en soi – aux yeux des quaddies, c'est une offense culturelle, de surcroît. — Oh, chouette. Miles se frotta l'arête du nez. Ce n'était pas que le produit de son imagination, il avait effectivement mal à la tête. — Oui. Alors, à ton avis, voir Garnet Cinq au ballet, en train de papoter cordialement avec l'envoyé de Barrayar, en toute amitié, toute faute pardonnée, ça vaut combien en termes de propagande ? — Ah ! (Il hésita.) Tant qu'elle ne finit pas par me quitter précipitamment en rage parce que je n'ai rien pu lui promettre pour Corbeau. C'est une situation épineuse. Et le garçon ne se montre pas aussi malin qu'il pourrait l'être, par rapport à tout ça. — Apparemment, Garnet Cinq est quelqu'un de très émotionnel, mais ce n'est pas une idiote, en tout cas d'après ce que m'a dit Bel. Je ne crois pas qu'il m'aurait persuadée de laisser organiser tout ça dans le but d'orchestrer un désastre public… Mais peut-être as-tu des raisons de voir les choses autrement ? — Non… — Quoi qu'il en soit, je suis sûre que tu sauras te débrouiller avec Garnet Cinq. Il te suffit d'être charmant, comme à ton habitude. La vision qu'Ekaterin avait de lui, se raisonna-t-il, n'était pas ce qu'on pouvait qualifier d'objective. Dieu merci. — J'ai bien essayé de charmer les quaddies toute la journée, mais sans grand succès. — Si les gens se rendent compte que tu les aimes bien, c'est difficile pour eux de ne pas t'apprécier en retour. Et Nicol jouera dans l'orchestre ce soir. — Oh. (Il se ragaillardit.) Ça c'est quelque chose à entendre. Ekaterin était une fine observatrice ; il ne doutait pas qu'elle avait passé l'après-midi à collecter des vibrations culturelles qui allaient bien au-delà des modes locales. S'il fallait se montrer au ballet quaddie… — Tu vas porter ta nouvelle tenue chic ? — C'est pour ça que je l'ai achetée. Nous habiller, c'est une manière d'honorer les artistes. Allez, renfile ton uniforme Vorkosigan. Bel ne va pas tarder à venir nous chercher. — Il vaut mieux que je m'en tienne à mon costume gris. J'ai comme l'impression que parader dans l'uniforme barrayaran devant les quaddies ces jours-ci ne serait pas une bonne idée, d'un point de vue diplomatique. — Au Poste de Sécurité Trois, sans doute pas. Quel est l'intérêt d'être vu dans l'une de leurs manifestations culturelles si c'est pour ressembler à n'importe quel grav ? Ce soir, je pense que nous devons tous les deux avoir l'air aussi barrayarans que possible. Le fait d'être vu avec Ekaterin lui ferait aussi marquer quelques points, supposait-il, même s'il ne s'agissait plus tant de propagande que de l'art de surpasser les autres, en toute fanfaronnade. Il tapota la couture de son pantalon, sans sabre au côté. Bien. 6 Bel arriva peu après à l'écoutille de la Crécerelle, ayant remplacé son uniforme de travail collet monté par un justaucorps orange vif mais printanier aux manches bleues étincelantes à motifs étoilés, un pantalon à crevés blousant aux genoux, des collants coordonnés bleu nuit et des bottes à friction. Les variations sur le même style semblaient être le dernier cri à la fois pour les hommes et les femmes du cru, avec ou sans jambes, au choix, à en juger par la tenue de Greenlaw, un peu moins éblouissante. L'hermaphrodite les conduisit jusqu'à un restaurant à l'atmosphère sereine et aux conversations feutrées, dans la zone gravitationnelle de la Station, avec l'habituelle baie vitrée transparente donnant sur celle-ci et le paysage étoilé. De temps à autre, au-dehors, un remorqueur ou une nacelle glissait silencieusement, conférant à la scène un intérêt accru. Malgré la gravitation, qui avait au moins l'avantage de maintenir les aliments dans les assiettes, l'endroit se pliait aux idéaux architecturaux quaddies, les tables étant disposées chacune sur leur pilier à des hauteurs variables, en utilisant les trois dimensions de la pièce. Les serveurs voletaient ici et là, montant et descendant à bord de leurs flotteurs. Le décor plut à tout le monde à l'exception de Roic, qui se tordait le cou en tous sens d'un air égaré, à l'affût d'ennuis en 3D. Mais Bel, toujours attentionné, aussi bien qu'instruit en protocoles de sécurité, avait fourni à Roic sa propre perche, plus en hauteur que celle des autres, ce qui lui donnait une vue générale sur la pièce : Roic monta sur son aire apparemment pacifié. Nicol les attendait à leur table, qui bénéficiait d'une vue superbe sur la baie vitrée. Sa tenue était composée d'un maillot noir moulant et d'écharpes iridescentes ; par ailleurs, elle n'avait pas tellement changé physiquement depuis le jour où Miles l'avait vue pour la première fois, tant d'années et tant de sauts de vortex auparavant. Elle était toujours mince, avec des gestes gracieux même dans son flotteur, une peau d'ivoire pur et des cheveux noir d'ébène coupés court, et ses yeux dansaient comme autrefois. Ekaterin et elle se regardèrent avec beaucoup d'intérêt et se mirent aussitôt à discuter, sans que Miles ou Bel n'aient tellement besoin de les inciter. La conversation courut sur divers sujets, tandis que des plats exquis faisaient leur apparition dans un afflux continu, présentés par le personnel discret et professionnel des lieux. Musique, jardinage et techniques de bio-recyclage de la Station dérivèrent sur la dynamique de la population quaddie et sur les méthodes – techniques, économiques et politiques – permettant de semer de nouveaux habitats dans le collier en expansion autour de la ceinture d'astéroïdes. Seules les vieilles histoires de guerre, d'un commun accord tacite, ne vinrent pas alimenter le flot de la conversation. Quand Bel conduisit Ekaterin aux toilettes entre le dernier plat et le dessert, Nicol la regarda s'éloigner puis quand elle fut hors de portée de voix, elle se pencha vers Miles pour lui murmurer : — Je me réjouis pour vous, amiral Naismith. Il posa furtivement un doigt sur ses lèvres. — Réjouissez-vous pour Miles Vorkosigan. Je me réjouis aussi. Il hésita, avant de lui demander : — Dois-je me réjouir pareillement pour Bel ? Le sourire de Nicol se crispa très imperceptiblement. — Seul Bel le sait. J'en ai fini avec les errances dans le Nexus. J'ai trouvé ma place, je me sens enfin chez moi. Bel aussi a l'air d'être heureux ici, la plupart du temps, mais – enfin, Bel est un grav. Ils finissent par avoir des fourmillements dans les pieds, il paraît. Bel parle de prêter serment à l'Union, mais… pour une raison ou une autre, il ne se décide jamais à faire la demande. — Je suis sûr qu'il y pense sérieusement, suggéra Miles. Elle haussa les épaules, et but les dernières gouttes de sa boisson au citron ; en prévision du spectacle, elle avait laissé le vin de côté. — Peut-être le secret du bonheur est-il de vivre au jour le jour, de ne jamais regarder devant. Ou peut-être est-ce une habitude mentale que Bel a prise dans sa vie antérieure. Tous ces risques, tous ces dangers – il faut un certain tempérament pour bien vivre avec. Je ne suis pas sûre qu'il puisse changer sa nature, ni à quel point cela lui serait douloureux d'essayer. Peut-être trop. — Mm, dit Miles. Je ne peux pas leur faire un faux serment, ni leur offrir une loyauté divisée, lui avait dit Bel. Même Nicol, apparemment, n'était pas au courant de la deuxième source de revenus – et de risques – de Bel. — Je remarque que Bel aurait pu trouver un port d'attache dans plus d'un endroit comme capitaine de port. Il en a fait du chemin pour prendre celui-ci. Le sourire de Nicol s'adoucit. — En effet. Savez-vous que quand Bel est arrivé à la Station de Graf, il avait toujours ce dollar betan que je vous avais donné sur l'Ensemble de Jackson, plié dans son portefeuille ? Miles parvint à arrêter la question qui allait de soi : Êtes-vous sûre que c'était le même ? avant qu'elle ne s'échappe de sa bouche, évitant la gaffe de justesse. Tous les dollars betans se ressemblent. Si Bel, en retrouvant Nicol avait soutenu qu'il s'agissait du même, qui était Miles pour suggérer le contraire ? Pas aussi rabat-joie que ça, en tout cas. Après le dîner, ils gagnèrent sous la direction de Bel et Nicol le système de voitures-bulles, dont les artères de transit avaient été récemment réadaptées au labyrinthe en trois dimensions qu'était devenue la Station de Graf. Nicol laissa le flotteur dans le râtelier collectif du quai des passagers. Leur voiture mit dix minutes à se frayer un chemin jusqu'à leur destination à travers les tubes d'embranchement ; l'estomac de Miles se souleva quand ils passèrent dans la zone en apesanteur, et il se hâta d'extirper de sa poche ses pilules anti-nausée pour en avaler une et en passer discrètement à Ekaterin et à Roic. L'entrée de l'Auditorium du Mémorial de Mme Minchenko n'avait rien de grand ni d'imposant ; ce n'était rien d'autre que l'une des nombreuses portes d'accès à fermeture hermétique qui débouchaient sur différents niveaux de la Station. Nicol embrassa Bel avant de s'éloigner en voltigeant. Nulle foule ne bouchait encore les couloirs cylindriques ; ils étaient venus en avance pour donner à Nicol le temps d'aller se changer dans les coulisses. Miles ne s'était donc pas préparé au spectacle de la vaste pièce dans laquelle ils pénétrèrent en flottant. C'était une énorme sphère. Presque un tiers de sa surface intérieure était constitué d'une baie vitrée sphérique et transparente, avec l'univers entier en toile de fond, piquetée d'étoiles étincelantes dans cette zone ombreuse de la Station. Ekaterin lui saisit la main quelque peu abruptement, et Roic émit un petit son étouffé. Miles eut la sensation d'avoir pénétré au sein d'une ruche géante car sur le reste du mur s'alignaient des cellules hexagonales semblables à un rayon de miel aux contours argentés remplies de bijoux aux couleurs de l'arc-en-ciel. Alors qu'ils se dirigeaient vers le milieu, les cellules se révélèrent être des loges revêtues de velours, dont la taille variait de celle de confortables petites niches individuelles pour un spectateur à celle d'unités assez spacieuses pour accueillir des groupes de dix, si ces dix étaient des quaddies, et non des gravs traînant des jambes inutiles. D'autres zones, dispersées çà et là, ressemblaient à des panneaux sombres de formes diverses, d'autres sorties peut-être. Dans un premier temps, il essaya d'imposer à l'espace un sens de haut et de bas, mais lorsqu'il cligna des yeux, la salle parut se mettre à tourner autour de la vitre, et il ne sut plus si ce qu'il voyait par la vitre était le haut, le bas ou le côté. Le bas était devenu une construction mentale particulièrement dérangeante, donnant l'impression vertigineuse de tomber dans un vaste puits d'étoiles. Une fois qu'ils eurent regardé la scène tout leur soûl d'un air ébahi, un placeur quaddie équipé d'une ceinture à air propulsé les prit en remorque, et les guida en douceur vers le mur jusqu'à leur hexagone attitré. Celui-ci, doublé d'un capitonnage fait d'une matière sombre et douce qui amortissait les sons, était doté de poignées et comportait son propre éclairage, les fameux bijoux colorés qu'ils avaient vus de loin. À leur approche, dans leur loge au volume généreux, une forme sombre et un mouvement scintillant se précisèrent peu à peu sous les traits d'une femme quaddie. Mince, avec de longs membres, des cheveux fins mi longs d'un blond très clair formant une auréole autour de la tête. Elle évoqua à Miles les sirènes des légendes. Des pommettes à se battre en duel, ou peut-être à gribouiller de mauvais poèmes, ou à se noyer dans l'alcool. Ou pis, à déserter sa brigade. Elle portait un vêtement de velours noir près du corps orné d'une petite collerette de dentelle autour du cou. La manchette du coude inférieur droit de la… manche (et non « jambe », décréta Miles) de son pantalon de velours noir aux plis ondoyants était dénouée de manière à laisser la place à un immobilisateur médical rempli d'air, semblable à ceux que la jeunesse aux os fragiles de Miles lui avait rendus douloureusement familiers. C'était la seule chose raide et sans grâce qui émanait d'elle, une insulte grossière à l'ensemble qu'elle offrait au regard. Impossible de la confondre avec qui que ce soit d'autre que Garnet Cinq, mais Miles attendit que Bel fasse les présentations d'usage, ce à quoi il se plia sans délai. On échangea des poignées de main ; Miles trouva sa poigne d'une fermeté athlétique. — Merci de nous avoir obtenu ces (sièges n'était pas le mot qui convenait), cet espace à la dernière minute, dit Miles en relâchant sa longue main supérieure. On m'a dit que nous aurions le privilège d'assister à un travail d'une grande qualité. Il avait déjà cru remarquer que « travail » était un mot chargé d'une résonance particulière dans l'espace quaddie, tout comme « honneur » à Barrayar. — C'est un plaisir, lord Vorkosigan. Elle avait une voix mélodieuse ; son expression paraissait détachée, presque ironique, mais une inquiétude latente planait dans ses yeux d'un vert de feuillage. Miles ouvrit la main pour désigner son bras inférieur gauche fracturé. — Permettez-moi de vous exprimer personnellement mes excuses pour le triste comportement de certains de nos hommes. Ils seront punis pour cela, lorsque nous les aurons récupérés. Je vous prie de ne pas juger tous les Barrayarans à l'aune de nos pires exemples. À vrai dire, pas de risque ; ceux que nous embarquons sur nos vaisseaux ne sont pas les pires, merci, Gregor. Elle eut un bref sourire. — Ce n'est pas le cas ; j'ai également rencontré ce que vous avez de mieux. (L'angoisse qui transparaissait dans ses yeux perça dans sa voix.) Dmitri, que va-t-il lui arriver ? — Eh bien, cela dépend pour une grande part de Dmitri. Miles prit soudain conscience que rien n'était encore joué. — Cela peut aller, après sa libération et sa reprise de fonction, d'une tache sans gravité dans son dossier – il n'était pas censé retirer son bracelet-com au cours d'une permission, en fait, précisément pour la raison que vous avez eu le malheur de découvrir – jusqu'à une accusation très sérieuse de tentative de désertion, s'il ne retire pas sa demande d'asile politique avant d'être débouté. La mâchoire de Garnet Cinq se contracta. — Il ne lui sera peut-être pas refusé. — Même si on le lui accorde, les conséquences à long terme pourraient être plus complexes que celles auxquelles vous vous attendez peut-être. Il pourrait être définitivement exilé de chez lui, sans jamais pouvoir retourner voir sa famille. Il a sans doute actuellement le sentiment d'avoir tiré une croix sur Barrayar, dans le premier élan de… l'émotion, mais je crois – j'en suis même sûr – qu'il pourrait finir par le regretter profondément par la suite. Il pensa au mélancolique Baz Jesek, exilé pendant des années à la suite d'un conflit encore plus mal géré. — Il y a d'autres moyens, même s'ils sont moins rapides, pour permettre à l'enseigne Corbeau de revenir ici, si son désir de le faire correspond à une volonté sincère et non à une lubie passagère. Cela lui prendrait un peu plus de temps, mais lui serait infiniment moins préjudiciable – c'est tout le restant de sa vie qu'il met en jeu, après tout. Elle fronça les sourcils. — Les militaires barrayarans ne vont pas le faire exécuter, ou horriblement massacrer, ou – ou assassiner ? — Nous ne sommes pas en guerre contre l'Union. Du moins pas encore. Il faudrait y mettre davantage de balourdise héroïque pour y arriver, mais il se dit qu'il valait mieux ne pas sous-estimer ses compatriotes barrayarans. Et il ne pensait pas que Corbeau représentait un enjeu politique assez important pour qu'on l'assassinât. Alors essayons donc de faire en sorte qu'il n'en devienne pas un. — Il ne serait pas exécuté. Mais vingt ans de prison ne valent guère mieux, de votre point de vue. Vous ne rendez service ni à lui ni à vous-même en l'encourageant à déserter. Laissez-le retourner à son poste, servir sa période, obtenir le droit de revenir. Si alors vous n'avez changé d'avis ni l'un ni l'autre, vous pourrez poursuivre votre relation sans que son statut juridique irrésolu ne vienne empoisonner votre avenir commun. Elle avait pris une expression encore plus sombrement obstinée. Il avait l'horrible impression d'être un parent racorni faisant la leçon à sa fille adolescente plongée dans les affres de l'angoisse existentielle ; mais elle n'était pas une enfant. Il faudrait qu'il demande son âge à Bel. Sa grâce et l'autorité qui émanait de ses gestes étaient peut-être le fruit de sa formation de danseuse. Il se souvint qu'ils étaient censés avoir l'air cordial, et essaya d'adoucir ses mots par un sourire tardif. — Nous souhaitons nous unir. De manière permanente, dit-elle. Après seulement deux semaines, en êtes-vous bien sûre ? Il étouffa son commentaire dans sa gorge alors qu'un regard en biais d'Ekaterin lui remettait à l'esprit le nombre exact de jours – ou d'heures ? – qu'il lui avait fallu pour tomber amoureux d'elle. D'accord, la dimension permanente avait pris davantage de temps. — Je comprends très bien que Corbeau puisse le souhaiter. L'inverse était plus déconcertant, évidemment. Dans le cas de Corbeau comme dans le sien. Lui-même ne voyait pas comment Corbeau pouvait inspirer de l'amour – jusque-là son sentiment le plus fort envers l'enseigne avait été un violent désir de lui donner un bon coup sur la tête – mais de toute évidence cette femme ne portait pas le même regard sur lui. — De manière permanente ? dit Ekaterin d'un air dubitatif. Mais… ne pensez-vous pas que vous pourriez un jour vouloir des enfants ? Vous ou lui ? L'expression de Garnet Cinq s'éclaira. — Nous avons discuté ensemble du fait d'avoir des enfants. Nous en avons envie tous les deux. — Hmm, heu, dit Miles, les quaddies ne peuvent pas se reproduire avec des gravs, pourtant, si ? — Eh bien, il faut faire des choix, juste avant qu'ils n'aillent dans les réplicateurs, exactement comme quand un hermaphrodite qui se reproduit avec un monosexué doit choisir si la génétique doit être programmée pour produire un garçon, une fille ou un hermaphrodite. Certains couples mixtes quaddie-grav ont des enfants quaddies, d'autres des gravs, d'autres ont les deux – Bel, montre au seigneur Vorkosigan les photos de tes bébés ! La tête de Miles pivota. — Quoi ? Bel rougit et fouilla dans la poche de son pantalon. — Nicol et moi… quand nous sommes allés consulter un généticien, ils ont élaboré des projections de tous les cas de figure, pour nous aider à choisir. L'hermaphrodite arbora un holocube, qu'il alluma. Six photos d'enfants, pris en pied, surgirent au-dessus de sa main. Ils étaient tous saisis au début de l'adolescence, leurs traits d'adultes commençant juste à émerger des rondeurs de l'enfance. Ils avaient les yeux de Bel, la mâchoire de Nicol, les cheveux bruns tirant sur le noir avec cette mèche familière. Un garçon, une fille et un hermaphrodite avec des jambes ; un garçon, une fille et un hermaphrodite quaddies. — Oh, dit Ekaterin en tendant la main pour le prendre. C'est très intéressant. — Les traits du visage ne sont qu'un mélange électronique de ceux de Nicol et des miens, pas une réelle projection génétique, expliqua Bel en lui donnant le cube sans se faire prier. Pour cela, il leur faudrait une cellule réelle prise sur le vrai embryon, ce qu'ils n'ont pas, bien entendu, tant qu'il n'a pas été fait pour effectuer les modifications génétiques. Ekaterin passait d'une image à l'autre, examinant les portraits sous tous les angles. Miles, regardant par-dessus son épaule, se persuada avec fermeté qu'il valait tout aussi bien que son holovid d'Aral Alexander et Helen Natalia à l'état mollement blastulaire soit resté dans ses bagages à bord de la Crécerelle. Mais peut-être aurait-il plus tard l'occasion de le montrer à Bel. — Avez-vous finalement décidé ce que vous vouliez ? demanda Garnet Cinq. — Une petite fille quaddie, d'abord. Comme Nicol. (Le visage de Bel s'adoucit, pour retrouver aussitôt son habituel sourire ironique.) En admettant que je fasse le plongeon et que je soumette ma demande de citoyenneté de l'Union. Miles imagina Garnet Cinq et Dmitri Corbeau avec une ribambelle de petits quaddies beaux et musclés. Ou Bel et Nicol, avec une couvée d'enfants vifs et musiciens. Il en eut le vertige. Roic, l'air paisiblement ahuri, secoua la tête quand Ekaterin lui tendit l'holocube pour un examen plus rapproché. — Ah, dit Bel. Le spectacle va commencer. L'hermaphrodite récupéra l'holocube, l'éteignit, et le replongea en sûreté au fond de la poche de ses hauts-de-chausses bleus bouffants, remettant soigneusement le rabat en place. L'auditorium avait fait salle comble pendant qu'ils parlaient, et les cellules en nid-d'abeilles accueillaient maintenant une foule attentive comportant un saupoudrage honorable d'autres gravs, bien que Miles fût incapable de dire s'il s’agissait de citoyens de l'Union ou de visiteurs galactiques. Pas d'uniformes verts de Barrayar ce soir, en tout cas. Les lumières baissèrent ; le brouhaha s'apaisa et quelques quaddies à la traîne se hâtèrent de gagner leur loge pour s'installer. Deux gravs qui avaient mal calculé leur élan et se trouvaient égarés au milieu furent secourus par des portiers et remorqués jusqu'à leur loge, gratifiés d'un petit hennissement de la part des quaddies qui les avaient remarqués. L'air était chargé d'une tension électrique, ce curieux mélange d'attente et de crainte que comporte toute performance en direct, avec ses risques d'imperfection et son potentiel de grandeur. L'éclairage baissa encore, jusqu'à ce qu'il ne restât plus que le scintillement d'étoiles bleu-blanc émis par les galeries de cellules maintenant occupées. Les lumières jaillirent, une fontaine exubérante de rouge, d'orange et d'or, et de tous côtés affluèrent les danseurs, déboulant comme le tonnerre. Des hommes quaddies, athlétiques et pleins d'allant dans leurs maillots moulants resplendissants de paillettes. Le son du tambour. Je ne m'attendais pas à des tambours. Les autres spectacles en apesanteur auxquels Miles avait assisté, de danse ou de gymnastique, étaient d'un silence sinistre en dehors de la musique et des effets spéciaux. Les quaddies faisaient leur propre bruit, et avaient encore des mains libres pour jouer à se tenir en se croisant les mains ; les joueurs de tambour se retrouvèrent au milieu, tapèrent dans leurs mains, se prirent les mains et, se donnant de l'élan, tournèrent et revinrent sur leurs pas dans un motif toujours en mouvement. Deux douzaines d'hommes en apesanteur prirent impeccablement position au centre de l'auditorium sphérique, avec des gestes si contrôlés qu'ils ne rendaient possible aucune dérive sur le côté tandis que l'énergie de leurs tournoiements et de leurs plongeons, de leurs torsades et de leurs virevoltes, passait d'un corps à l'autre sans interruption. L'air vibrait du rythme des tambours : des tambours de toutes les tailles, ronds, oblongs, à deux têtes ; battus par chaque joueur et en même temps battus par l'un après l'autre dans un échange croisé qui donnait le vertige aux yeux et aux oreilles, entre musique et jonglage, sans jamais manquer un battement. Les lumières dansaient. Des reflets éclaboussaient les murs, captant dans les loges des éclairs de mains levées, de bras, de vêtements aux couleurs vives, de bijoux, de visages transportés. Puis, par une autre entrée, une douzaine de femmes quaddies tout en bleu et vert jaillirent au sein de la chorégraphie en expansion, géodésique, et se joignirent à la danse. Celui qui a introduit les castagnettes dans l'espace quaddie a bien des comptes à rendre, fut la seule pensée de Miles. Elles ajoutèrent une note de déchant rieuse à la tresse de sons de percussions : tambours et castagnettes, pas d'autre instrument. Aucun autre ne s'imposait. La pièce ronde renvoyait le son, passablement secouée. Il jeta un coup d'œil de côté ; Ekaterin avait les lèvres entrouvertes, les yeux brillants et écarquillés, et buvait sans réserve toute cette splendeur tonitruante. Miles songea aux fanfares barrayaranes. Il ne suffisait pas que les humains prennent la peine d'apprendre à jouer d'un instrument de musique. Il fallait ensuite qu'ils le fassent en groupe. Tout en défilant. Dans des chorégraphies compliquées. Ensuite ils rivalisaient pour le faire encore mieux. L'excellence, ce type d'excellence, ne pourrait jamais trouver la moindre justification économique rationnelle. On ne pouvait la rechercher que pour l'honneur de son pays, ou de son peuple, ou la gloire de Dieu. Pour la joie d'être humain. Le morceau dura vingt minutes, jusqu'à ce que les joueurs soient à bout de souffle et que la sueur jaillisse en tournoyant, formant des gouttelettes qui filaient en arcs scintillants dans l'obscurité, et toujours ils tourbillonnaient et tonnaient. Miles se rendit compte que sa respiration s'était accélérée en empathie, et que les battements de son cœur s'étaient synchronisés avec leurs rythmes. Puis une dernière explosion de sons joyeux et la toile mouvante d'hommes et de femmes à quatre bras se fondit en deux chaînes qui s'éloignèrent en flottant vers les sorties dont elles avaient émergé plus tôt. L'obscurité revint. Le silence tomba comme une claque ; derrière lui, Miles entendit Roic expirer avec respect, avec envie, comme un homme de retour de la guerre se laissant aller pour la première fois dans son lit. Les applaudissements – des battements de mains, bien sûr – ébranlèrent la salle. Aucun des Barrayarans présents, se dit Miles, n'avait plus besoin de simuler l'enthousiasme pour la culture quaddie. Le public se tut à nouveau quand l'orchestre surgit de quatre points différents et se positionna tout autour de la grande fenêtre. La cinquantaine de musiciens quaddies portaient un échantillon d'instruments plus classiques cette fois – tous acoustiques, lui fit remarquer Ekaterin dans un murmure fasciné. Ils repérèrent Nicol : deux autres quaddies l'aidaient à transporter et installer sa harpe, qui avait à peu de chose près la forme d'une harpe ordinaire, et son tympanon à deux faces, qui, de là où ils se tenaient, avait l'apparence d'une boîte terne de forme oblongue. Mais le morceau qui suivit incluait un passage au tympanon en solo, les spots braqués sur son visage ivoirin, et la musique qui se déversa de ses quatre mains était tout sauf terne. Lumineusement éthérée, bouleversante, électrisante. Bel avait dû voir cela des dizaines de fois, supposait Miles, mais l'hermaphrodite était certainement aussi captivé que les non-initiés. Le sourire qui illuminait ses yeux n'était pas que celui d'un amant. Oui. Tu ne saurais pas l'aimer si tu n'aimais pas en même temps son excellence prodigue, généreuse, flambeuse. Aucun amant jaloux, avide et égoïste ne pourrait contenir tout cela ; il fallait qu'elle le déverse sur le monde, ou sa source exploserait. Il jeta un coup d'œil à Ekaterin, et pensa à ses somptueux jardins qui lui manquaient tant sur Barrayar. Je ne t'en tiendrai plus éloignée longtemps, mon amour, je te le promets. Il y eut une petite pause, pendant que le personnel de scène quaddie disposait quelques poteaux et barres énigmatiques dressés à des angles surprenants vers l'intérieur de la sphère. Garnet Cinq, qui se tenait dans la diagonale de Miles devant lui, se retourna pour murmurer par-dessus son épaule : — C'est généralement moi qui danse le morceau qui suit. C'est extrait d'une œuvre plus vaste, un ballet classique d'Aljean intitulé La Traversée, qui raconte l'histoire de la migration des nôtres à travers le Nexus jusqu'à l'espace quaddie. C'est le duo d'amour entre Léo et Silver. Je danse le rôle de Silver. J'espère que ma doublure ne va pas le bousiller… Elle se tut tandis que la musique d'ouverture prenait son essor. Deux silhouettes, un homme grav et une femme blonde quaddie, entrèrent en flottant par deux côtés opposés de la scène, prirent de l'élan en effectuant des soleils sur deux des poteaux, et se rencontrèrent au milieu. Pas de tambours cette fois, juste un son doux et liquide émis par l'orchestre. Les jambes du personnage de Léo traînaient, inertes, et Miles mit un moment à réaliser qu'il était joué par un danseur quaddie muni de prothèses. L'usage que faisait la femme de la vitesse d'angle, ramenant ou étendant ses quatre bras tout en tournoyant et en pirouettant, était brillamment maîtrisé, ses changements de trajectoire autour des divers poteaux d'une précision parfaite. Si Garnet Cinq n'avait pas lâché quelques soupirs et grognements critiques, rien ne serait venu suggérer à la perception de Miles que le spectacle puisse souffrir de la moindre imperfection. Le gars aux fausses jambes était délibérément maladroit, suscitant des gloussements au sein du public quaddie. Miles s'agita, mal à l'aise, comprenant qu'il assistait à une quasi-parodie de l'allure des gravs aux yeux des quaddies. Mais les charmants gestes d'assistance de la femme rendaient la chose plus attendrissante que cruelle. Bel, un large sourire aux lèvres, se pencha pour murmurer à l'oreille de Miles : — C'est normal. Léo Graf est censé danser comme un ingénieur. C'est ce qu'il était. Le caractère amoureux de tout cela était assez clair. Les liaisons entre quaddies et gravs avaient apparemment une histoire longue et honorable. Mile se dit soudain que certains aspects de sa jeunesse auraient été beaucoup plus faciles si Barrayar avait possédé un répertoire d'histoires romantiques mettant en scène des héros petits et infirmes, au lieu de méchants mutants. S'il s'agissait ici d'un échantillon représentatif, on comprenait aisément pourquoi Garnet Cinq était culturellement conditionnée à jouer les Juliette face à son Roméo barrayaran. Mais évitons de jouer une tragédie, cette fois ! L'envoûtant ballet atteignit son point culminant, et les deux danseurs saluèrent sous les applaudissements enthousiastes du public avant de faire leur sortie. Les lumières revinrent ; entracte. L'art de la scène était fondamentalement limité, songea Miles, par la biologie, dans ce cas précis par la capacité de la vessie humaine, qu'elle appartienne à un grav ou à un quaddie. Lorsqu'ils se retrouvèrent tous dans leur loge, il trouva Garnet Cinq en train d'expliquer à Ekaterin les conventions quaddies en matière de noms. — Non, ce n'est pas un nom de famille, disait Garnet Cinq. Quand les premiers quaddies ont été fabriqués par la Corporation GalacTech, nous n'étions qu'un millier. Chacun avait un seul nom, plus un numéro d'identification, et avec si peu de personnes, chaque nom était unique. Lorsque nos ancêtres ont fui pour gagner la liberté, ils ont modifié les codes des numéros, mais ils ont gardé le principe des noms uniques, pris dans un registre. Avec toutes les vieilles langues terriennes dans lesquelles puiser il s'est écoulé plusieurs générations avant que le système ne commence vraiment à montrer ses limites. Les listes d'attente pour les noms vraiment populaires se sont ridiculement allongées. Alors on a voté pour autoriser la duplication, mais seulement dans les cas où le nom avait un suffixe numérique, afin que l'on puisse toujours distinguer un Léo de tous les autres. Quand on meurt, notre nom-numéro rentre à nouveau dans le registre pour être réutilisé. — J'ai un Léo Quatre-vingt-dix-neuf dans le personnel des Docks et Sas, dit Bel. C'est le numéro le plus élevé sur lequel je sois tombé jusqu'ici. Les gens ont l'air de préférer les chiffres plus petits, ou pas de chiffre du tout. — Je n'ai jamais rencontré une autre Garnet, dit Garnet Cinq. Il y en avait huit en tout au sein de l'Union, la dernière fois que j'ai vérifié. — Je parie qu'il va y en avoir de nouvelles, commenta Bel. Et ce sera ta faute. Garnet Cinq rit. — On peut toujours rêver ! La deuxième partie du spectacle fut aussi impressionnante que la première. Au cours d'un des interludes musicaux, Nicol joua un morceau exquis à la harpe. Il y eut deux autres danses à grande échelle, l'une abstraite et mathématique, l'autre narrative, apparemment inspirée d'un tragique accident de pressurisation survenu à une génération précédente. Le final rassembla tout le monde au milieu pour un dernier tourbillon énergique et vertigineux, avec joueurs de tambour, de castagnettes et orchestre unis dans un soutien musical qu'on ne pouvait décrire que comme massif. Il sembla à Miles que le spectacle avait été bien trop court, mais son chrono lui apprit que quatre heures s'étaient écoulées depuis le début de ce rêve. Il fit des adieux reconnaissants mais sans promesses à Garnet Cinq. Tandis que Bel et Nicol reconduisaient les trois barrayarans à la Crécerelle en voiture-bulle, il songea à la manière dont chaque culture se racontait ses histoires et, ce faisant, se définissait elle-même. Par-dessus tout, le ballet célébrait le corps quaddie. Un grav sortant d'un ballet quaddie pouvait difficilement continuer à considérer les gens à quatre bras comme mutants, handicapés et en aucune façon désavantagés ou inférieurs. Il était même susceptible – comme l'avait prouvé Corbeau – d'en sortir en étant tombé amoureux. Tout handicap n'est pas visible à l'œil, de surcroît. Ces exubérantes performances athlétiques lui rappelèrent qu'il devait contrôler les niveaux chimiques de son cerveau avant de se coucher, pour savoir quand il devait s'attendre à sa prochaine crise. Miles fut tiré d'un sommeil profond par des coups frappés à la porte… — Monseigneur ! lui parvint la voix étouffée de Roic. L'amiral Vorpatril veut vous parler. Il est sur la console de com sécurisée dans le carré. L'inspiration brumeuse qui avait pu remonter du fond de son cerveau vers sa conscience dans l'interlude assoupi entre sommeil et réveil s'envola hors de portée de son esprit. Miles grogna et bondit hors de sa couchette. Ekaterin tendit une main hors de la couchette supérieure et lui jeta un coup d'œil furtif, les yeux dans le vague ; il lui toucha la main et murmura : — Rendors-toi, mon amour. Elle grogna langoureusement et se retourna. Miles passa une main dans ses cheveux, attrapa sa veste grise, l'endossa par-dessus ses sous-vêtements et partit pieds nus, à pas feutrés, dans le couloir. Tandis que la porte coulissante se refermait dans un sifflement derrière lui, il regarda son chrono. Comme l'espace quaddie n'avait pas à se soucier des problèmes de rotation planétaire, ils n'avaient pour tout l'espace local qu'un fuseau horaire, auquel Miles et Ekaterin étaient censés s'être adaptés en arrivant. Bon, d'accord, ce n'était pas le milieu de la nuit, mais le matin. Miles s'assit à la table du carré, rajusta sa veste, boutonna le col, et activa la commande de son fauteuil. L'amiral Vorpatril apparut en plan américain sur l'écran vid. Il était réveillé, habillé, rasé, et tenait une tasse de café dans la main droite, le salopard. Vorpatril secoua la tête, lèvres serrées. — Comment diable saviez-vous ? questionna-t-il. Miles loucha. — Je vous demande pardon ? — Je viens de recevoir le rapport rédigé par mon chirurgien en chef sur l'échantillon sanguin de Solian. Il a bien été manufacturé, probablement dans les vingt-quatre heures après avoir été versé sur le quai. — Oh. Enfer et damnation. C'est… une mauvaise nouvelle. — Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Que le gars est encore en vie quelque part ? J'aurais juré que ce n'était pas un déserteur, mais Brun avait peut-être raison. Au même titre que les horloges arrêtées, les imbéciles aussi peuvent parfois avoir raison. — Il faut que j'y réfléchisse. Cela ne prouve ni que Solian est mort ni qu'il est en vie. Cela ne prouve même pas nécessairement qu'il a été tué ailleurs, simplement qu'il n'est pas mort en se faisant trancher la gorge. Le garde du corps Roic, Dieu le bénisse et le protège pour l'éternité, posa une tasse de café fumant près du coude de Miles avant d'aller se remettre au garde-à-vous près de la porte. Miles s'éclaircit la gorge, à défaut de s'éclaircir l'esprit, en avalant une grande gorgée, et gagna du temps pour réfléchir en en sirotant une deuxième. Vorpatril avait une tête d'avance, à la fois sur le café et sur la réflexion. — Doit-on en informer le chef d'équipage Venn ? Ou… pas ? Miles émit un bruit de gorge dubitatif. Son seul angle diplomatique, la seule chose qui lui avait laissé, pour ainsi dire, une béquille sur laquelle s'appuyer, était la possibilité que Solian ait été assassiné par quelque quaddie inconnu. Il semblait que cela fût devenu encore plus complexe. — Le sang à bien dû être manufacturé quelque part. Pour quelqu'un qui a le bon équipement, c'est facile ; sinon c'est impossible. Répertoriez tous les équipements de ce type sur la Station – ou à bord des vaisseaux a quai – et le lieu où l'opération a été réalisée sera l'un de ceux-là. Le lieu plus le moment devraient nous mener aux gens. Simple procédé d'élimination. C'est le genre de travail de terrain (Miles hésita, puis reprit) que la police locale est mieux à même d'effectuer. Si on peut leur faire confiance. — Faire confiance aux quaddies ? C'est beaucoup dire ! — Quelles raisons auraient-ils de nous mentir ou de nous entraîner sur une fausse piste ? – Lesquelles, vraiment ? – Je dois passer par Greenlaw et Venn pour travailler. Je n'ai moi-même pas d'autorité sur la Station de Graf. Bon, il y avait Bel, mais il devait l'utiliser avec précaution s'il ne souhaitait pas mettre en danger sa couverture. Il voulait connaître la vérité. Piteusement, il devait admettre que lui aussi préférerait en garder le monopole, du moins jusqu'à ce qu'il ait eu le temps de déterminer comment jouer pour défendre au moins les intérêts de Barrayar. Mais si la vérité nous dessert, qu'est-ce que ça dit de nous, hein ? Il frotta son menton non rasé. — Cela prouve clairement que ce qui est arrivé dans l'aire de chargement, qu'il s'agisse d'un meurtre ou d'une opération maquillée, n'a pas été un acte spontané, mais qu'il a été soigneusement planifié. Je vais tâcher d'en parler avec Greenlaw et Venn. C'est mon boulot, de toute façon, maintenant, de parler avec les quaddies. Pour me punir de mes péchés, sans doute. Quel dieu ai-je encore mis en rogne, cette fois-ci ? Merci, amiral, et remerciez votre chirurgien de flotte de ma part d'avoir fait du si bon travail. En réponse à ce compliment, Vorpatril se fendit d'un signe de tête dans lequel sa satisfaction transparut bien malgré lui. Miles coupa la com. — Nom de Dieu, marmonna-t-il entre ses dents d'un ton ronchon, fronçant les sourcils en fixant le vide. Pourquoi personne n'a-t-il trouvé cette information dès le départ ? Je ne suis pas censé faire le foutu boulot d'un médecin légiste, moi. — J'imagine, commença le garde du corps Roic, qui s'interrompit. Heu… était-ce une question, monseigneur ? Miles fit pivoter son fauteuil. — Une question rhétorique, mais vous avez une réponse ? — Eh bien, monseigneur, répondit Roic prudemment. C'est à propos de la taille des choses ici. La Station de Graf est un habitat spatial important, mais en fait elle fonctionne comme une petite ville, selon les normes barrayaranes. Et tous ces habitants de l'espace ont plutôt tendance à respecter la loi, à leur manière. Toutes ces règles de sécurité. Ça m'étonnerait qu'ils aient beaucoup de meurtres, par ici. — Combien en aviez-vous à Hassadar ? La Station de Graf comptait cinquante mille résidents environ ; la population de la capitale du District Vorkosigan frôlait le demi-million, ces derniers temps. — Peut-être un ou deux par mois, en moyenne. Ce n’était pas régulier. Ils arrivaient plutôt par vagues, et puis ça se calmait. Plus en été qu'en hiver, sauf vers la Fête de l'hiver. Là, y avait des meurtres en série. La plupart, ce n’était pas des mystères, évidemment. Mais même à Hassadar, il n'y avait pas assez de meurtres à élucider pour occuper nos légistes. Nos toubibs étaient à mi-temps, ils venaient de l'Université du District, surtout, à la demande. Si jamais on avait un cas vraiment bizarre, on faisait venir un gars des enquêtes d'homicides du seigneur Vorbohn à Vorbarr Sultana. Ils doivent avoir un meurtre par jour là-bas, pas loin – de toutes les sortes, ils ont l'expérience. Je parie que le chef d'équipage Venn a même pas un service de médecine légale, juste quelques médecins quaddies qu'il appelle au secours de temps en temps. Et je m'attendrais pas qu'ils soient, heu, au niveau de la norme de la SecImp, comme vous en avez l'habitude, monseigneur. — C'est… une analyse intéressante, garde du corps. Merci. Miles prit une nouvelle gorgée de café. — Solian… reprit-il pensivement, je n'en sais pas encore assez sur lui. Avait-il des ennemis ? Bon Dieu, avait-il ne serait-ce qu'un ami ? Ou une petite amie ? S'il a effectivement été tué, était-ce pour des raisons personnelles ou professionnelles ? Ça fait une énorme différence. Miles avait parcouru le dossier de Solian pendant le voyage de l'aller, et l'avait trouvé irréprochable. Si l'homme s'était déjà rendu dans l'espace quaddie auparavant, il ne l'avait pas fait depuis six ans qu'il s'était engagé dans le service impérial. Il avait participé à deux précédents voyages, avec d'autres consortiums de flotte et d'autres escortes militaires ; son expérience ne comportait apparemment rien de plus excitant que la prise en charge d'un membre du personnel en état d'ébriété ou d'un passager belliqueux. En moyenne, sur une mission d'escorte dans le Nexus, plus de la moitié du personnel militaire ne se connaissait pas. Si Solian s'était fait des amis – ou des ennemis – dans les semaines qui avaient suivi le départ de la flotte de Komarr, ils ne pouvaient guère se trouver que sur l'Idris. Si la date de sa disparition avait été plus proche de la date d'arrivée dans l'espace quaddie, Miles aurait pu également circonscrire les motifs professionnels à l'Idris, mais les dix jours passés à quai laissaient amplement le temps à un homme de la sécurité un peu fouineur de se créer des ennuis sur la Station. Il vida sa tasse et tapa le numéro du chef d'équipage Venn sur la console du fauteuil. Il semblait que le commandant de la sécurité quaddie était lui aussi arrivé tôt à son travail. Son bureau personnel se trouvait bien sûr dans la zone en apesanteur de la Station. Il apparut à Miles flottant de profil sur l'écran vid, une ampoule de café coincée dans la main gauche. Il murmura un poli « Bonjour, seigneur Auditeur Vorkosigan », mais démentit cette courtoisie verbale en se dispensant de se redresser dans l'axe de Miles, qui dut faire un effort délibéré pour ne pas se pencher dangereusement sur son fauteuil. — Que puis-je faire pour vous ? — Plusieurs choses, mais d'abord une question. Quand a eu lieu le dernier meurtre sur la Station de Graf ? Venn fronça les sourcils dans un effort de concentration. — Il y en a eu un il y a environ sept ans. — Et, heu, avant ? — Trois ans plus tôt, il me semble. Une véritable vague criminelle. — Étiez-vous responsable des enquêtes ? — Eh bien, c'était avant mon temps – je suis devenu chef de la Sécurité sur la Station de Graf il y a à peu près cinq ans. Mais les enquêtes n'étaient pas très compliquées. Les deux suspects étaient des gravs de passage. L'un a tué un autre grav, et l'autre a assassiné un quaddie avec lequel il s'était embarqué dans une dispute idiote au sujet d'une histoire de paiement. Culpabilité confirmée par des témoins oculaires et par l'interrogatoire au thiopenta. Il s'agit presque toujours de gravs dans ces affaires, à ce qu'il semble. — Avez-vous jamais enquêté auparavant sur un meurtre à caractère énigmatique ? Venn se redressa, apparemment dans le but de froncer plus efficacement les sourcils à l'adresse de Miles. — Moi et mon équipe sommes pleinement entraînés pour suivre les procédures appropriées, je vous assure. — Je crains de devoir réserver mon jugement sur ce point, Chef d'équipage Venn. J'ai des nouvelles plutôt étranges. J'ai fait réexaminer l'échantillon sanguin de Solian par le chirurgien de la flotte barrayarane. Il s'avère que le sang en question a été artificiellement produit, vraisemblablement en utilisant un échantillon initial de sang ou de tissu de Solian. Peut-être souhaitez-vous que vos légistes – quels qu'ils soient – effectuent un nouveau test sur les pièces que vous avez archivées en provenance de l'aire de chargement, pour confirmation. Le froncement de sourcils de Venn s'accentua. — Alors… c'était bien une désertion – pas un meurtre, finalement ! Pas étonnant qu'on n'ait pas retrouvé le corps ! — Vous tirez des conclusions hâtives, à mon sens. Je vous accorde que le scénario est devenu des plus ténébreux. Ainsi, je vous demande de localiser tous les équipements disponibles sur la Station de Graf permettant de réaliser une synthèse de tissu, et de vérifier s'il existe une preuve qu'une telle opération a été effectuée, et pour le compte de qui. Ou si une telle opération aurait pu avoir lieu sans être enregistrée, d'ailleurs. Nous pouvons nous autoriser à penser que celui qui l'a fait réaliser, Solian ou un inconnu, avait tout intérêt à préserver le secret. Le chirurgien indique dans son rapport que le sang a probablement été généré dans les vingt-quatre heures après qu'il a été versé. Mais il vaudrait mieux que l'enquête remonte jusqu'au moment où l'Idris est arrivé à quai, par sécurité. — Je… suis votre logique, certainement. (Venn porta son ampoule de café à la bouche et la pressa, puis la passa machinalement dans sa main inférieure gauche) Oui, certainement, se répéta-t-il en écho un ton plus bas. Je vais m'en occuper en personne. Miles eut la satisfaction de constater qu'il avait déstabilisé Venn juste assez pour que son embarras le pousse à l'action, sans aller jusqu'à le paralyser en position défensive. — Merci. Venn ajouta : — Je crois que le Garde des sceaux Greenlaw souhaitait également vous parler ce matin, Seigneur Vorkosigan. — Très bien. Pouvez-vous lui transférer mon appel, je vous prie ? Greenlaw était du matin, semblait-il, ou alors elle avait déjà bu son café auparavant. Elle apparut sur l'holovid vêtue d'un nouveau justaucorps sophistiqué, l'air sévère et tout à fait réveillé. Peut-être davantage par habitude diplomatique que par un quelconque désir de lui faire plaisir, elle se tourna d'une saccade pour faire face à Miles. — Bonjour, Seigneur Vorkosigan. En réaction aux réclamations des passagers immobilisés de la flotte komarrane, je vous ai fixé un rendez-vous avec eux à dix heures cent. Vous pouvez les rencontrer pour répondre à leurs questions dans la plus grande des deux pensions où ils sont actuellement logés. Le capitaine de port Thorne viendra vous chercher sur votre vaisseau pour vous y conduire. Miles rejeta brusquement la tête en arrière à cette manière cavalière de disposer de son temps et de son attention. Sans parler de la pression criante exercée sur lui. D'un autre côté… cela lui fournissait une pièce remplie de suspects, précisément les gens qu'il souhaitait observer. Entre irritation et curiosité, il coupa la poire en deux en optant pour une remarque neutre : — C'est gentil de m'informer. Et vous vous imaginez que je pourrai leur dire quoi, exactement ? — Ça, je le laisse à votre initiative. Ces gens sont arrivés ici avec vous, les Barrayarans ; ils relèvent de votre responsabilité. — Madame, s'il en était ainsi, ils auraient déjà repris la route. Il ne peut y avoir de responsabilité sans pouvoir. Ce sont les autorités de l'Union qui les ont assignés à résidence, c'est donc aux autorités de l'Union qu'il appartient de les libérer. — Quand vous aurez terminé de régler les amendes, les coûts et les charges que les vôtres ont accumules ici, nous serons trop heureux de pouvoir le faire. Miles eut un mince sourire et croisa les doigts sur la table. Il aurait préféré que la seule carte qu'il avait à jouer ce matin-là fût moins ambiguë. Toutefois, il lui répéta la nouvelle au sujet de l'échantillon de sang manufacturé de Solian, subtilement truffée de récriminations sur les défaillances de la Sécurité quaddie, qui n'avait pu déterminer ce fait plus tôt. Elle lui retourna l'argument du tac au tac, ainsi que l'avait fait Venn, comme étant un indice en faveur de la désertion plutôt que du meurtre. — Bien, dit Miles. Alors, que la Sécurité de l'Union trouve l'individu. Un grav étranger errant dans l'espace quaddie ne doit pas être si difficile que ça à localiser pour une force de police compétente. À supposer qu'elle s'y emploie. — L'espace quaddie, renifla-t-elle dédaigneusement, n'est pas un régime totalitaire. Comme votre lieutenant Solian l'a peut-être constaté. Nos garanties de liberté de mouvement et de respect de la vie privée pourraient bien être ce qui l'a incité à se séparer ici de ses anciens camarades. — Alors pourquoi n'a-t-il pas demandé l'asile comme l'enseigne Corbeau ? Non. Je crains fort que ce à quoi nous avons affaire ne soit pas la disparition d'un homme, mais celle d'un cadavre. Les morts ne peuvent pas réclamer justice ; c'est le devoir des vivants de le faire pour eux. Voilà qui est l'une de mes responsabilités à l'égard des miens, madame. Ils mirent un terme à la conversation sur cette note ; Miles ne put qu'espérer qu'il avait rendu sa matinée à elle aussi exaspérante qu'elle l'avait fait pour lui. Il coupa la com et se frotta la nuque. — Gah. Me voilà bloqué pour le reste de la matinée, je parie. Il jeta un coup d'œil à Roic, dont la position de garde-à-vous devant la porte avait fait place à une attitude plus relâchée, les épaules appuyées au mur. — Roic. Roic se redressa aussitôt. — Monseigneur ? — Avez-vous déjà mené une enquête criminelle, vous ? — Ben… j'étais îlotier, plutôt. Mais j'ai eu l'occasion d'accompagner et d'assister des officiers sur quelques cas de fraude et d'agression. Et un kidnapping. On l'a retrouvée vivante. Plusieurs cas de disparus. Oh, et une douzaine de meurtres environ, mais comme je disais, c'était pas exactement des énigmes. Et la série d'incendies volontaires la fois où… — Bien. (Miles agita la main pour endiguer ce doux flot de souvenirs.) Je veux que vous meniez une enquête de détails sur Solian pour moi. D'abord, l'emploi du temps. Je veux que vous rassembliez toutes les informations existantes sur ce qu'il a fait. Les rapports sur ses périodes de garde, où il est allé, ce qu'il a mangé, quand il dormait – et avec qui, accessoirement –, minute après minute, ou aussi détaillé que vous le pouvez, en remontant le temps le plus loin possible depuis sa disparition. Ensuite je veux les points de vue personnels – parlez à l'équipage et au capitaine de l'Idris, essayez de trouver tout ce que vous pouvez sur le gars. J'imagine que je n'ai pas besoin de vous faire un cours sur la différence entre un fait, une conjecture et un témoignage indirect ? — Non, monseigneur, mais… — Vorpatril et Brun vous accorderont toute leur aide et les accès nécessaires, je vous le garantis. Et si ce n'est pas le cas, faites-le-moi savoir. Miles sourit d'un air sombre. — Ce n'est pas ça, monseigneur. Qui sera en charge de votre sécurité sur la Station de Graf si je pars fouiner du côté de la flotte de l'amiral Vorpatril ? Miles parvint à ravaler un désinvolte Je n'aurai pas besoin de garde du corps en se faisant la réflexion que, selon sa propre théorie, un meurtrier désespéré pourrait bien planer dans les parages, peut-être au sens propre, dans la Station. — J'aurai le capitaine Thorne avec moi. Roic eut une moue dubitative. — Je ne peux pas approuver cette idée, monseigneur. Il n'est même pas barrayaran. Que savez-vous vraiment sur, heu, le capitaine de port ? — Un paquet de choses, l'assura Miles. Enfin, autrefois, en tout cas. (Il posa les mains sur la table et se projeta sur ses pieds.) Solian, Roic. Trouvez-moi Solian. Ou la trace de ses miettes de pain, n'importe quoi. — J'essaierai, monseigneur. De retour dans ce qu'il commençait à considérer comme leur cabine, Miles trouva Ekaterin revenant de la douche, à nouveau vêtu de sa tunique rouge et de ses cuissardes. Ils manœuvrèrent pour pouvoir s'embrasser. — J'ai involontairement décroché un rendez-vous. Je dois partir presque tout de suite sur la Station, l'informat-il. — Tu n'oublieras pas de mettre ton pantalon ? Il baissa les yeux sur ses jambes nues. — C'était prévu, ouais. Une lueur dansa dans les yeux d'Ekaterin. — Tu avais l'air ailleurs. Il m'a semblé plus prudent de le signaler. Il sourit jusqu'aux oreilles. — Je me demande jusqu'où je pourrais pousser les excentricités avant que les quaddies ne me fassent la moindre remarque ? — À en juger par certaines histoires que mon oncle Vorthys m'a racontées sur les Auditeurs impériaux des générations précédentes, beaucoup plus loin que celle-ci. — Non, je crains que seuls nos loyaux Barrayarans seraient contraints de se mordre la langue. Il emprisonna sa main et la frotta d'un geste enjôleur. — Tu veux venir avec moi ? — Pour quoi faire ? demanda-t-elle avec une louable suspicion. — Pour dire aux passagers de la flotte galactique que je ne peux pas lever le petit doigt pour eux ; ils sont bloqués jusqu'à ce que Greenlaw se remue, merci beaucoup, passez une bonne journée. — Présenté comme ça, ça fait assez… ingrat. — C'est comme ça que je le vois. — La loi fait d'une comtesse un genre d'assistant comte. En revanche, la femme d'un Auditeur n'est pas assistant Auditeur, commenta-t-elle d'un ton ferme, rappelant à l'oreille de Miles la tante d'Ekaterin (Professora Vorthys était elle-même une épouse d'Auditeur, dotée d'une certaine expérience.) Nicol et Garnet Cinq ont prévu de m'emmener ce matin à la découverte de l'horticulture quaddie. Si tu n'y vois pas d'inconvénient, je crois que je vais m'en tenir à mon programme initial. Elle adoucit ce raisonnable refus d'un nouveau baiser. Un éclair de culpabilité le fit grimacer. — La Station de Graf n'est pas exactement ce que nous avions en tête pour un divertissement de lune de miel, je le crains. — Oh, je m'amuse bien. C'est toi qui as tous les gens difficiles à gérer. Elle fit la grimace, et il repensa à la tendance qu'elle avait de se rabattre sur une position de grande réserve quand elle se sentait douloureusement dépassée. Il avait bien l'impression que cela lui arrivait de moins en moins souvent. Il jubilait secrètement de la voir gagner en assurance et en aisance dans son rôle de lady Vorkosigan depuis un an et demi. — Si tu te libères d'ici le déjeuner, on peut peut-être se donner rendez-vous et tu pourras lâcher de la vapeur avec moi, ajouta-Mie sur le ton de quelqu'un qui est en train de négocier un échange d'otages. Mais pas si je suis obligée de te rappeler de mâcher et d'avaler. — Seulement des couleuvres. Elle accueillit sa remarque d'un petit rire strident ; un baiser d'adieu, tandis qu'il se dirigeait vers la douche, lui donna du baume au cœur. Il se dit que s'il pouvait s'estimer heureux qu'elle ait accepté de l'accompagner dans l'espace quaddie, tout le monde sur la Station de Graf, à commencer par Vorpatril et Greenlaw, pouvait s'estimer encore plus heureux. Les équipages des quatre vaisseaux komarrans qui restaient amarrés à leurs pontons étaient hébergés dans une pension où ils étaient assignés à résidence. Les autorités quaddies avaient fait mine de ne pas s'en prendre aux passagers, un mélange hétéroclite d'hommes d'affaires galactiques qui, avec leurs marchandises, avaient rejoint le convoi sur différents segments du trajet, profitant du moyen de transport le plus économique pour leur destination. Mais ils ne pouvaient évidemment pas être laissés à bord de vaisseaux sans équipage, et on les avait donc accueillis, par nécessité, dans deux autres pensions plus luxueuses. Théoriquement, les ex-passagers étaient libres de se déplacer dans la Station sans autre contrainte que celle de signaler leur départ et leur retour auprès de deux gardes de sécurité quaddies – armés de simples neutraliseurs nota Miles au passage. Les passagers n'avaient même pas l'interdiction légale de quitter l'espace quaddie – si ce n'est que les cargaisons convoyées par la plupart d'entre eux étaient sous saisie à bord de leurs vaisseaux respectifs. Ainsi, ils étaient retenus, tels des singes avec la main coincée dans un bocal de cacahuètes, refusant de lâcher ce qu'ils ne pouvaient emporter. Le « luxe » de la pension se traduisait par une punition supplémentaire infligée par les quaddies, qui facturaient ce séjour obligé dans la corporation de la flotte komarrane. Le hall de la pension parut clinquant aux yeux de Miles, avec un haut plafond en dôme simulant un ciel matinal aux nuages mouvants qui parcouraient sans doute un cycle lever du soleil/coucher du soleil/nuit, se déroulant sur une journée. Miles se demanda quelles constellations de planètes étaient exposées, et si on pouvait les faire varier pour flatter les hôtes en transit. Le grand espace ouvert était encerclé au deuxième étage par un balcon comprenant un salon, un restaurant et un bar où les clients pouvaient se rencontrer, se saluer et manger. Au centre, un ensemble de piliers en marbre cannelés en forme de tambours, s'élevant à hauteur de hanche, soutenait une longue et épaisse plaque de verre se recourbant en épingle à cheveux, qui supportait à son tour une grosse composition florale sophistiquée. Où faisaient-ils pousser de telles fleurs sur la Station de Graf ? Ekaterin était-elle au même moment en train d'admirer leur lieu d'origine ? En plus des habituels tubes ascensionnels, un large escalier tournant reliait le hall aux salles de conférences du niveau inférieur. Ils trouvèrent la salle remplie à craquer d'environ quatre-vingts individus en colère, qui semblaient représenter un échantillon de toutes les races, modes vestimentaires, origines planétaires et sexes du Nexus. En tant que négociants galactiques dotés d'un sens aigu de la valeur de leur temps, et dégagés des inhibitions barrayaranes à l'égard des Auditeurs impériaux, ils déversèrent sur Miles les frustrations accumulées sur plusieurs jours, à l'instant où celui-ci s'avançait vers l'avant de la foule et se tournait pour leur faire face. Quatorze langues furent utilisées par dix-neuf marques différentes d'auto-traducteurs, dont plusieurs, trancha Miles, avaient dû être achetés au rabais chez des commerçants au bord de la faillite. Ses réponses à leur feu roulant de questions ne constituaient pourtant pas un défi pour les traducteurs – à peu près quatre-vingt-dix pour cent d'entre elles prenant la forme de « Je ne sais pas encore », ou « Demandez-le au Garde des sceaux Greenlaw ». La quatrième répétition de cette dernière litanie fut reçue par un chœur de lamentations déchirantes, provenant du fond de la salle. « Mais Greenlaw nous a dit de voir avec vous ! », sur lequel se superposa une seconde plus tard un « chasseur de mers des régulations de pelouse réclame unité d'altitude ! » proposé par le mécanisme de traduction. Miles parvint à se faire désigner discrètement par Bel les hommes qui avaient tenté de soudoyer le capitaine de port pour lui faire débloquer leurs marchandises. Puis il demanda à tous les passagers de l'Idris qui avaient rencontré le lieutenant Solian de rester et de lui faire part de leurs expériences. De fait, cela sembla stimuler l'illusion qu'il se trouvait une Autorité pour Faire Quelque Chose, tandis que les autres sortaient en traînant les pieds et en grommelant. À une exception près : un individu que Miles identifia, après un moment d'hésitation, comme hermaphrodite betan. Plus grand que la moyenne de ses pairs, l'âge suggéré par les cheveux et les sourcils argentés contredit par un port droit et des gestes fluides. S'il avait été barrayaran, Miles aurait classé l'individu dans la catégorie des sexagénaires sportifs bien conservés – ce qui impliquait qu'il avait vraisemblablement atteint un siècle betan. Un long sarong taillé dans un imprimé de couleur sombre aux motifs classiques, une chemise à col montant et une veste à manches longues pour lutter contre ce qu'un Betan percevait sans doute comme la petite fraîcheur de la Station, et de fines sandales de cuir composaient un ensemble de style betan d'aspect coûteux. Il avait de beaux traits aquilins, les yeux sombres, liquides, et le regard aiguisé. Miles n'était pas censé pouvoir oublier une élégance aussi hors du commun, mais il n'arrivait pas à préciser sa vague impression de familiarité. Foutue cryoréanimation ! Il ne pouvait déterminer s'il s'agissait d'un souvenir réel, brouillé comme tant d'autres par les traumatismes neuronaux du processus de régénération, ou si c'était un faux, encore plus déformé. — Capitaine de port Thorne ? dit l'hermaphrodite d'une douce voix d'alto. — Oui ? Bel lui aussi, c'était normal, examina son compatriote betan avec un intérêt marqué. Malgré l'âge honorable de l'hermaphrodite, sa beauté éveillait l'admiration, et Miles s'amusa de voir le regard de Bel se poser sur la traditionnelle boucle d'oreille betane accrochée à son lobe gauche. Manque de chance, elle entrait dans la catégorie de celles qui signifiaient Attachement amoureux ; pas intéressé. — Je crains fort d'avoir un problème particulier avec ma cargaison. Bel prit une expression neutre, s'attendant de toute évidence à entendre encore une nouvelle histoire triste, avec ou sans dessous-de-table. — Je suis passager à bord de l'Idris. Je transporte plusieurs centaines de fœtus d'animaux dans des réplicateurs utérins, qui nécessitent un entretien. La prochaine intervention est prévue bientôt. Je ne peux vraiment plus la reporter très longtemps. Si on ne s'en occupe pas, mes animaux risquent d'être endommagés, ou même de mourir. (D'une main élancée, il tiraillait nerveusement l'autre.) Pis, ils approchent du terme. Je ne m'attendais vraiment pas à un tel retard au cours de mon voyage. Si je suis encore retenu ici trop longtemps, il faudra les transvaser ou les détruire, et je perdrai toute la valeur de ma marchandise et du temps passé. — Quel genre d'animaux ? s'enquit Miles avec curiosité. Le grand hermaphrodite tourna les yeux vers Miles. — Des moutons et des chèvres, principalement. Ainsi que quelques échantillons spéciaux. — Mm… Je suppose que vous pourriez menacer de les lâcher dans la Station, et forcer les quaddies à s'en occuper. Plusieurs centaines d'agneaux nouveau-nés, de toutes les couleurs, courant sur les quais de chargement… (Cette suggestion fut accueillie par un regard courroucé de la part du capitaine de port Thorne, et Miles enchaîna :) Mais je suis sûr que nous n'aurons pas à en venir à de telles extrémités. — Je vais soumettre votre réclamation au Chef Watts, intervint Bel. Votre nom, honorable hermaphrodite ? — Ker Dubauer. Bel s'inclina légèrement. — Attendez-moi ici. Je serai bientôt de retour. Tandis que Bel s'éloignait pour passer un appel vid en privé, Dubauer, ébauchant un sourire, murmura : — Merci infiniment de votre aide, Seigneur Vorkosigan. — Je vous en prie. (Plissant le front, Miles ajouta :) Nous sommes-nous déjà rencontrés ? — Non, monseigneur. — Hmm. Bon, enfin. Avez-vous eu l'occasion de rencontrer le lieutenant Solian lorsque vous vous trouviez à bord de l'Idris ? — Le pauvre jeune homme dont tout le monde pensait qu'il avait déserté, et il semblerait que non ? Je l'ai vu vaquer à ses tâches. Je n'ai jamais parlé avec lui, à mon regret. Miles envisagea de divulguer les dernières nouvelles à propos du sang de synthèse, puis décida de garder le secret encore un petit moment. Peut-être pouvait-il trouver mieux à faire, plus intelligent, que de laisser l'information se mêler au flot des autres rumeurs. Une demi-douzaine d'autres passagers de l'Idris s'étaient approchés d'un pas traînant pendant la conversation, dans l'attente de confier leur propre expérience concernant le lieutenant disparu. Les brèves entrevues furent d'un intérêt douteux. Un meurtrier de sang-froid mentirait à coup sûr, mais un assassin intelligent pourrait tout simplement s'abstenir de se présenter. Trois des passagers se montrèrent agressifs et secs, mais méticuleusement précis. Les autres étaient curieux et pleins de théories à partager, sans qu'aucune ne concorde avec le fait que le sang sur le quai était une mise en scène. Miles songea avec regret aux charmes d'un interrogatoire de masse au thiopenta sur l'ensemble des passagers et de l'équipage de l'Idris. Une autre tâche à laquelle Venn, ou Vorpatril, ou les deux ensemble, auraient déjà dû s'atteler, nom de Dieu. Hélas, les quaddies avaient des règles assommantes concernant ce type de méthodes invasives. Les individus en transit sur la Station de Graf étaient hors d'atteinte des techniques d'interrogatoires barrayaranes plus abruptes ; et les cerveaux des troupes barrayaranes, avec lesquelles Miles aurait pu prendre davantage de liberté, se situaient nettement plus bas dans sa liste des suspects. Le cas était plus ambigu pour l'équipage civil komarran, puisqu'il s'agissait de sujets barrayarans se trouvant sur le… (« sol » n'était pas le mot) quaddie et sous la détention des quaddies. Pendant que se déroulaient les entrevues, Bel revint voir Dubauer, qui attendait paisiblement dans un coin de la salle, les mains croisées, et il lui murmura : — Je peux vous escorter personnellement à bord de l'Idris pour veiller à l'entretien de votre cargaison dès que le seigneur Auditeur en aura terminé ici. Miles coupa court aux théories criminelles du dernier enthousiaste et le renvoya. — J'ai fini, annonça-t-il. Il jeta un coup d'œil sur le chrono de son bracelet-com. Pourrait-il rattraper Ekaterin à temps pour le déjeuner ? C'était peu probable, étant donné l'heure, mais comme, d'un autre côté, elle était capable de passer une éternité à recarder la végétation, tout n'était peut-être pas perdu. Ils quittèrent tous trois la salle de conférence et montèrent les larges marches conduisant au vaste hall. Ni Miles ni, supposa-t-il, Bel n'avaient jamais pénétré dans une pièce sans balayer visuellement toutes les positions de tir possibles, héritage d'années communes d'un désagréable apprentissage. C'est pourquoi ils repérèrent simultanément la silhouette qui se tenait sur le balcon en face d'eux, hissant sur la rambarde une curieuse boîte oblongue. Dubauer suivit leur regard, les yeux agrandis par l'étonnement. Miles eut la vision éclair de deux yeux sombres dans un visage laiteux sous une toison de boucles blond vénitien, le fixant d'un air déterminé. De concert, Bel et lui, qui encadraient Dubauer, se saisirent spontanément des bras du Betan stupéfié et se projetèrent en avant. La boîte cracha une salve d'explosions qui se mit à trépider dans un bruit sonore d'écho saccadé. Du sang jaillit sur la joue de Dubauer alors qu'ils l'entraînaient à l'abri d'une secousse ; Miles eut l'impression que sa tête était frôlée par quelque chose qui lui fit penser à un essaim d'abeilles. Puis tous trois se mirent à ramper sur le ventre pour aller chercher refuge derrière les gros tambours de marbre qui portaient les fleurs. Les abeilles semblaient les poursuivre ; des grêlons de verre securit explosaient dans toutes les directions, et des éclats de marbre retombaient en une grande cascade. Un vaste vibrato emplit la pièce, ébranla l'air, un bruit de tonnerre saccadé entrecoupé de plaintes et de hurlements. Miles essaya de relever la tête pour jeter un rapide coup d'œil. Bel plongea par-dessus le Betan qui les séparait et atterrit sur lui dans une étreinte étouffante qui le plaqua à nouveau au sol. Il ne put entendre que le contrecoup : de nouveaux hurlements, l'arrêt soudain du martèlement, un bruit sourd. Dans le silence hébété, une femme fut prise de sanglots et de hoquets, puis s'étrangla dans un spasme de gorge nouée. La main de Miles tressaillit au contact d'un léger et frais baiser, mais ce n'était que quelques dernières feuilles déchiquetées et des pétales de fleurs retombant en pluie douce pour se poser tout autour d'eux. 8 — Bel, pourrais-tu s'il te plaît arrêter de m'écraser la tête ? demanda Miles d'une voix étouffée. Au bout de quelques instants, Bel roula sur le côté et s'assit prudemment, la tête enfoncée dans les épaules. — Désolé, dit-il d'un ton bourru. J'ai bien cru un moment que j'allais te perdre. Une deuxième fois. — Tu n'as pas à t'excuser. Le cœur battant toujours la chamade, la bouche sèche, Miles se redressa et s'assit, s'adossant à l'un des tambours de marbre, qui avait quelque peu raccourci. Il ouvrit les doigts en éventail pour toucher la fraîcheur synthétique de la pierre qui dallait le sol. Un peu au-delà de la surface étroite et irrégulière en forme d'arc abritée par les piliers de la table, le revêtement était strié de dizaines de profondes entailles. Un petit objet brillant et cuivré roula près de Miles, qui tendit la main pour l'attraper et la rétracta précipitamment au contact de sa chaleur intense. L'hermaphrodite d'âge mûr, Dubauer, s'assit à son tour, levant la main pour l'appuyer sur son visage à l'endroit où le sang coulait. D'un regard, Miles fit un rapide inventaire ; pas d'autres blessures, apparemment. Il se pencha pour tirer de la poche de son pantalon son mouchoir monogrammé aux armes Vorkosigan, le plia et le tendit en silence au Betan ensanglanté. Dubauer déglutit le prit et essuya son éraflure. Il éloigna un instant le tampon pour regarder son propre sang, comme s'il le découvrait, avant de le presser à nouveau sur sa joue glabre. D'une certaine façon, pensa Miles en tremblant, tout ça était plutôt flatteur. Il se trouvait au moins une personne qui le jugeait assez compétent et efficace pour être dangereux. Ou alors peut-être que je tiens une piste. Et je me demande bien laquelle. Bel posa les mains sur la tablette du tambour déchiqueté, regarda précautionneusement par-dessus, et se releva lentement. Un grav revêtu de l'uniforme du personnel de la pension fit précipitamment le tour de ce qui avait été le milieu de table, légèrement courbé, et vint leur demander d'une voix étranglée : — Tout va bien pour vous ? — Je crois, répondit Bel en regardant autour de lui. Qu'est-ce que c'était que ça ? — C'est venu du balcon, monsieur. Et puis la personne qui était là-haut l'a laissé tomber par-dessus la rambarde et s'est enfuie. Les gardes qui sont à l'entrée sont partis à sa poursuite. Bel ne prit pas la peine de corriger l'erreur de sexe du titre honorifique dont il venait d'être gratifié, symptôme évident de distraction. Miles se releva à son tour, et faillit s'évanouir. Toujours le souffle court, il fit le tour de leur rempart, provoquant des craquements à chaque pas qu'il faisait sur les bris de verre, les éclats de marbre, les douilles en laiton à demi fondues et les amas de fleurs. Bel marchait derrière lui. À l'autre extrémité du hall, la boîte oblongue gisait sur le côté, passablement éraflée. Tous deux se mirent à genoux pour l'examiner. — Riveuse à chaud automatisée, commenta Bel au bout d'un moment. Il a dû déconnecter… un paquet de mécanismes de sécurité, pour lui faire faire ça. Voilà ce qu'on pouvait appeler un euphémisme, songea Miles. Mais de fait cela expliquait le manque de précision du tir de leur agresseur. Le mécanisme avait été conçu pour lancer ses balles avec une précision de l'ordre de quelques millimètres, pas de quelques mètres. Mais quand même… si leur meurtrier potentiel avait réussi à viser la tête de Miles ne serait-ce que le temps d'une courte salve (il tourna à nouveau les yeux vers le marbre brisé), aucune cryoréanimation au monde n'aurait pu le ressusciter cette fois-ci. Dieu du ciel – et s'il avait atteint sa cible ? Qu'aurait fait Ekaterin, loin de chez elle, loin de toute aide, avec un mari grossièrement décapité sur les bras avant même la fin de sa lune de miel, sans autre soutien immédiat que celui de l'inexpérimenté Roic – S'ils me tirent dessus, dans quelle mesure est-elle en danger, elle ? Saisi d'une panique à retardement, il frappa sur son bracelet-com. — Roic ! Roic, répondez-moi ! Il dut bien attendre trois secondes d'une angoisse insoutenable avant que l'accent traînant de Roic ne se fasse entendre. — Monseigneur ? — Où sont… peu importe. Laissez tomber ce que vous faites, allez tout de suite rejoindre lady Vorkosigan et restez auprès d'elle. Raccompagnez-la à bord de (il ravala la Crécerelle. Y serait-elle plus en sécurité ? Depuis le temps, tout le monde savait maintenant où trouver les Vorkosigan. Peut-être à bord du Prince Xav, qui se tenait à bonne distance de la Station, environné de troupes – les meilleures de Barrayar, que Dieu nous garde). Bon, restez avec elle jusqu'à ce que je vous rappelle. — Que se passe-t-il, monseigneur ? — Quelqu'un vient d'essayer de me clouer au mur. Non, ne venez pas ici, dit-il pour devancer Roic qui s'apprêtait à protester. Le gars s'est enfui, et de toute façon la Sécurité quaddie commence à arriver. Deux quaddies en uniforme pénétrèrent dans le hall a bord de flotteurs au moment même ou il parlait. Suivant les gesticulations de l'un des employés de la pension, l'un d'eux s'éleva en douceur au-dessus du balcon ; l'autre s'approcha de Miles et de son groupe. — Je dois m'occuper de ces gens tout de suite. Tout va bien. N'inquiétez pas Ekaterin. Ne la perdez pas de vue un seul instant. Filez. Il leva les yeux vers Dubauer qui se redressait, les traits tirés, après avoir examiné le marbre déchiqueté par les rivets. L'hermaphrodite, la main toujours pressée sur la joue, était visiblement secoué. Il se dirigea vers la riveuse pour y jeter un coup d'œil. Miles se leva en souplesse. — Toutes mes excuses, honorable hermaphrodite. J'aurais dû vous avertir de ne jamais vous tenir à mes côtés. Dubauer regarda fixement Miles. Sa bouche s'entrouvrit momentanément sous l'effet de l'ahurissement, avant de s'arrondir. Oh. — Il me semble que vous m'avez tous deux sauvé la vie. Je… je n'avais absolument rien vu, je le crains. Jusqu'à ce que cette chose – qu'est-ce que c'était ? – me frappe. Miles se pencha pour ramasser un rivet détaché, un parmi des centaines, maintenant refroidi. — Un de ces trucs-là. Le saignement s'est arrêté ? L'hermaphrodite retira le tampon de sa joue. — Oui, je crois. — Tenez, gardez-le en souvenir. (Il lui tendit la balle de laiton luisante.) Je vous l'échange contre mon mouchoir. C'était un cadeau d'Ekaterin, qu'elle avait brodé à la main. — Oh (Dubauer replia le mouchoir de manière à cacher la tache de sang). Ô, mon Dieu. A-t-il de la valeur ? Je le ferai nettoyer avant de vous le faire retourner. — Ce ne sera pas nécessaire, honorable hermaphrodite. J'ai une ordonnance pour s'occuper de ce genre de choses. Le Betan d'âge mûr parut choqué. — Oh, non… Pour mettre fin à la discussion, Miles tendit la main, arracha le tissu fin des doigts en tenaille et le fourra dans sa poche. L'hermaphrodite avança nerveusement la main pour s'en ressaisir avant de la laisser retomber. Miles avait déjà rencontré des gens qui manquaient de confiance en eux, mais jamais au point de s'excuser de saigner. Dubauer, que la colonie de Beta, avec son faible taux de criminalité, n'avait pas habitué à la violence directe, était au bord de l'égarement. Une femme de la patrouille de sécurité quaddie arriva en planant dans son flotteur, l'air stressé. — Que diable s'est-il passé ici ? s'enquit-elle en ouvrant son magnétophone d'un geste brusque. Miles désigna Bel, qui entreprit de décrire l'incident en parlant dans le magnétophone. Bel était aussi calme, rationnel et précis qu'il l'était autrefois dans tous les débriefings dendarii, ce qui fit sans doute plus pour surprendre la femme que la foule de témoins qui se pressait autour d'eux avec impatience, avides de raconter l'histoire en termes plus imagés. À l'immense soulagement de Miles, personne d'autre n'avait été touché, à part quelques petites entailles dues aux ricochets des éclats de marbre. Le gars avait peut-être visé approximativement, mais il n'avait sans doute pas eu l'intention de se livrer à un massacre général. Bon pour la sécurité publique sur la Station de Graf, mais pas terrible, réflexion faite, pour Miles… Ses enfants auraient pu devenir orphelins, à l'instant, avant même d'avoir pu naître. Son testament, qui avait l'épaisseur d'une dissertation scolaire, sans omettre bibliographie et notes de bas de page, était impeccablement à jour. Il lui sembla tout à coup parfaitement inadapté. — Le suspect était-il un grav ou un quaddie ? demanda la femme de patrouille à Bel d'un ton pressant. Celui-ci secoua la tête. — Je n'ai pas vu la partie inférieure de son corps ; il était caché par la rambarde du balcon. Je ne suis même pas sûr à cent pour cent que c'était un homme. Un grav en transit et une serveuse quaddie qui était en train de lui servir un verre au niveau du salon au moment des faits fournirent l'information que l'agresseur était un quaddie, et qu'il avait pris la fuite dans un flotteur par un couloir adjacent. Le grav était certain qu'il s'agissait d'un homme, tandis que la serveuse, maintenant qu'on le lui demandait, n'était plus trop sûre. Dubauer s'excusa de ne pas avoir eu le moindre aperçu de l'individu. Miles poussa doucement la riveuse du bout de l'orteil, et demanda à Bel à voix basse : — Ça poserait quelles difficultés de faire passer ce genre de chose à travers les points de contrôle de sécurité de la Station ? — Aucune, répondit Bel. Personne ne broncherait. — Fabrication locale ? Elle avait l'air toute neuve. — Oui, elle porte une marque de la Station du Refuge. Ils font de bons outils. — Premier boulot pour Venn, ça. Trouver où la chose a été vendue, et quand. Et à qui. — C'est parti. Miles était en proie à un étrange mélange d'excitation et de désarroi, qui lui donnait le vertige. L'excitation provenait pour moitié d'une montée d'adrénaline, vieille drogue familière et dangereuse, pour moitié du fait d'avoir été canardé par un quaddie, ce qui lui donnait un argument pour retourner les perpétuelles attaques de Greenlaw sur sa brutalité barrayarane. Les quaddies aussi étaient des tueurs, ha. Ils n'étaient pas aussi bons, c'est tout… Il repensa à Solian, et rejeta cette pensée. Ouais, et si jamais Greenlaw en personne m'avait fait tomber dans ce traquenard. Ça, c'était une jolie théorie paranoïaque. Il la mit de côté pour l'étudier quand il aurait récupéré. Après tout, deux cents personnes au bas mot, quaddies et étrangers en transit – incluant la totalité des passagers de la flotte galactique –, devaient savoir qu'il viendrait là ce matin. Une équipe médicale quaddie arriva, avec sur ses talons – ou plutôt tout de suite derrière eux, le Chef Venn. Le chef de la Sécurité fut immédiatement noyé sous un déluge de descriptions de l'attaque spectaculaire sur la personne de l'Auditeur impérial. Seul Miles la victime gardait son calme, attendant en retrait avec un sombre amusement. L'amusement était un concept qui faisait totalement défaut au visage de Venn. — Avez-vous été touché, Seigneur Auditeur Vorkosigan ? — Non. C'est le moment de faire passer le message. Pourra toujours servir plus tard. Grâce à la réaction immédiate du capitaine de port Thorne ici présent. Sans cet hermaphrodite remarquable, vous – et l'Union des Habitats Libres – auriez un sacré problème sur les bras à l'heure qu'il est. Des murmures de confirmation vinrent étayer ce point de vue ; sans reprendre leur souffle, deux personnes se mirent à décrire le secours altruiste que Bel avait porté au dignitaire en visite, en faisant bouclier de son propre corps. Les yeux de Bel étincelèrent brièvement à l'adresse de Miles, mais celui-ci ne put déterminer si c'était de gratitude, ou l'inverse. Les protestations modestes du capitaine de port ne firent que fixer davantage l'image de cet héroïsme dans l'esprit des témoins, et Miles dut se retenir pour ne pas sourire jusqu'aux oreilles. L'un des hommes de la patrouille de sécurité quaddie qui s'étaient lancés à la poursuite de l'agresseur revint flottant par-dessus le balcon, et s'arrêta dans une secousse devant le chef Venn, à qui il fit un rapport essoufflé. — On l'a perdu, monsieur. Nous avons mis en alerte toutes les troupes en service, mais nous n'avons pas une description physique très précise. Trois ou quatre personnes entreprirent de pallier cette lacune, dans des termes éloquents et contradictoires. Bel écoutait en fronçant les sourcils. Miles lui donna un coup de coude. — Hmm ? Bel secoua la tête et répondit dans un murmure : — Je me suis dit un moment qu'il ressemblait à quelqu'un que j'ai vu récemment, mais c'était un grav, alors, non. Miles passa en revue ses propres impressions. Cheveux lumineux, peau claire, assez baraqué, d'âge indéterminé, probablement de sexe masculin – voilà qui pouvait correspondre à plusieurs centaines de quaddies sur la Station de Graf. Aux prises avec une émotion intense, mais à ce moment-là, c'était aussi le cas de Miles. Vu une fois, à cette distance, dans de telles circonstances, Miles ne pensait pas être lui-même en mesure de reconnaître leur homme parmi un groupe d'individus du même type physique. Malheureusement, nul hôte en transit n'était alors occupé à faire un scan vid du décor du hall, ou d'eux-mêmes, à montrer à la famille une fois de retour à la maison. La serveuse et son client ne pouvaient même pas dire avec certitude quand le gars était arrivé, ils pensaient juste qu'il était resté en position pendant quelques minutes, les mains supérieures posées nonchalamment sur la balustrade du balcon, comme s'il attendait qu'un dernier retardataire en provenance de la réunion de passagers ne remonte las marches. Ce qui était précisément le cas. Toujours secoué, Dubauer repoussa les médtechs en affirmant qu'il était capable de traiter lui-même l'éraflure coagulée occasionnée par le rivet, et en réitérant l'absence de tout commentaire à apporter aux témoignages, pria qu'on le laisse retourner se reposer dans sa chambre. — Désolé pour tout ça, dit Bel à son compatriote. Je risque d'être pris un bout de temps. Mais si j'arrive à m'éclipser, je demanderai au Boss Watts d'envoyer un autre superviseur vous escorter à bord de l'Idris pour s'occuper de vos bestioles. — Merci, capitaine de port. Cela me serait d'un grand service. Vous m'appellerez dans ma chambre, oui ? C'est vraiment des plus urgents. Et Dubauer se retira précipitamment. Miles ne pouvait lui reprocher de prendre la fuite, car les départements médias quaddies étaient en train d'arriver, sous la forme de deux journalistes avides d'informations, à bord de flotteurs portant le logo de leur équipe de travail journalistique. Un escadron de petits flotteurs équipés de caméras vid voletaient à leur suite. Le Garde des sceaux Greenlaw se hâtait dans leur sillage. Elle fit slalomer son flotteur avec autorité jusqu'à Miles, fendant la foule toujours plus nombreuse. Elle était elle-même flanquée de deux gardes du corps quaddies en uniforme de la Milice de l'Union, en armes et en armure conséquentes. Si inefficaces qu'ils fussent contre des meurtriers, ceux-ci eurent au moins pour effet salutaire de faire reculer les badauds volubiles. — Seigneur Auditeur Vorkosigan, avez-vous été blessé ? demanda-t-elle aussitôt. Miles lui réitéra l'assurance qu'il avait faite à Venn. Il gardait un œil sur les caméras vid robotisées qui flottaient autour de lui en enregistrant ses paroles, et pas seulement pour vérifier qu'il leur offrait son bon profil. Mais aucune ne semblait être une plate-forme camouflée d'armes miniaturisées. Il prit soin de mentionner à nouveau à intelligible voix les exploits de Bel, ce qui eut pour heureuse conséquence de les mettre à la poursuite du capitaine de port betan, alors interrogé en détail par les hommes de la Sécurité de Venn à l'autre bout du hall. — Seigneur Auditeur Vorkosigan, dit Greenlaw d'un ton raide, puis-je vous exprimer mes excuses personnelles les plus sincères pour ce malheureux incident. Je puis vous assurer que toutes les ressources de l'Union seront mises à contribution pour retrouver la piste de cet individu, qui, j'en suis certaine, doit être un déséquilibré, et représente un danger pour nous tous. Un danger pour nous tous, tu peux le dire. — Je ne comprends pas ce qui se passe ici, répondit Miles en durcissant volontairement la voix. Et vous non plus, de toute évidence. Nous ne sommes plus en train de jouer une partie d'échecs diplomatique. On dirait que quelqu'un est bien décidé à déclencher une foutue guerre. Ils y sont presque parvenus. Elle prit une profonde inspiration. — Je suis certaine que cet individu a agi seul. Miles fronça pensivement les sourcils. Les têtes brûlées sont de notre côté, le fait est. Il radoucit le ton. — Dans quel but ? En représailles ? Un des quaddies blessés par la force de frappe de Vorpatril serait-il brusquement mort pendant la nuit ? Il avait cru comprendre qu'ils étaient tous en voie de guérison. Difficile d'imaginer un parent, un amant ou un ami quaddie se vengeant dans le sang de quelque chose qui relevait plutôt de la fatalité, mais… — Non, répondit Greenlaw, baissant la voix tandis qu'elle réfléchissait à cette hypothèse. (À regret, elle ajouta d'une voix ferme :) Non. On me l'aurait dit. Donc, Greenlaw espérait une explication simple, elle aussi. Mais elle avait au moins l'honnêteté de ne pas se leurrer. Son bracelet-com émit la sonnerie qui signalait les priorités absolues. Il tapa dessus. — Oui ? — Monseigneur Vorkosigan ? C'était l'amiral Vorpatril, la voix tendue. Bon ni Ekaterin ni Roic. Miles déglutit à nouveau. Il s'efforça de contenir son irritation. — Oui, amiral ? — Oh, Dieu merci. Nous avons reçu un rapport disant que vous aviez été attaqué. — Tout est terminé. Ils ont manqué leur coup. La Sécurité de la Station est arrivée. Il y eut un petit silence. — Monseigneur Auditeur, reprit la voix de Vorpatril, lourde de sous-entendus, ma flotte est en alerte totale, prête à intervenir à votre commandement. Et merde. — Merci, amiral, mais quittez l'état d'alerte, je vous en prie, dit Miles très vite. Vraiment. Tout est sous contrôle. Je vous recontacte dans quelques minutes. Ne faites rien sans mon ordre direct et personnel ! — Très bien, monseigneur, répondit Vorpatril d'un ton rigide et soupçonneux. Miles coupa la communication. Greenlaw le dévisageait. — Je suis la Voix de Gregor, lui expliqua-t-il. Pour les Barrayarans, c'est presque comme si ce quaddie avait tiré sur l'empereur. Quand j'ai dit que quelqu'un avait failli déclencher une guerre, il ne s'agissait pas d'une figure de style, Garde des sceaux Greenlaw. Chez nous, cet endroit grouillerait déjà des meilleurs éléments de la SecImp. Elle pencha la tête de côté en fronçant encore davantage les sourcils. — Et comment traiteriez-vous une attaque sur un sujet ordinaire ? Avec plus de nonchalance, j'imagine ? — Pas avec plus de nonchalance, mais à un niveau inférieur de l'organisation. Ce serait géré par la garde de leur District de Comte. — Ainsi, sur Barrayar, le type de justice à laquelle vous avez droit dépend de qui vous êtes ? Intéressant. Je n'ai aucun regret à vous informer, Seigneur Vorkosigan, que sur la Station de Graf vous serez traité au même titre que n'importe quelle autre victime – ni mieux ni plus mal. Assez curieusement, vous n'y perdrez pas. — Quelle chance pour moi, rétorqua sèchement Miles. Et pendant que vous prouvez à quel point mon autorité impériale vous laisse froide, un tueur dangereux est en cavale. Qu'en sera-t-il de la gentille, de l'égalitaire Station de Graf s'il opte la prochaine fois pour une façon moins personnelle de disposer de moi, une grosse bombe par exemple ? Croyez-moi – même sur Barrayar, la mort est la même pour tous. Souhaitez-vous que nous poursuivions cette conversation en privé ? Les caméras vid, qui en avaient fini avec Bel, zoomaient à nouveau sur lui. Il tourna la tête en entendant une voix à bout de souffle crier son nom. Zoomait également sur lui Ekaterin, Roic collé à son épaule. Nicol et Garnet Cinq suivaient en flotteur. Pâle, les yeux hagards, Ekaterin traversa à grandes enjambées le hall jonché de débris, s'agrippa à ses mains et, voyant son sourire en biais, l'étreignit avec force. Pleinement conscient de la présence des caméras vid qui les encerclaient, il l'étreignit à son tour, faisant en sorte que pas un journaliste, quel que soit le nombre de bras et de jambes dont il était doté, ne puisse éviter de mettre celle-là en première page. Ouais, une image à dimension humaine. — J'ai essayé de l'arrêter, monseigneur, dit Roic d'un ton d'excuse, mais elle a insisté pour venir. — Ça ne fait rien, répondit Miles d'une voix étouffée. — Je croyais qu'on ne craignait rien ici, lui murmura Ekaterin à l'oreille d'un ton malheureux. C'est l'impression que ça donnait. Les quaddies ont l'air tellement pacifiques. — C'est sans doute le cas pour la majorité d'entre eux, répondit Miles. Il desserra son étreinte à contrecœur, restant toutefois fermement arrimé à sa main. Ils se détachèrent et se regardèrent avec inquiétude. Nicol traversa le hall en flottant jusqu'à Bel avec une expression assez similaire à celle qu'avait eue Ekaterin, suivie d'un troupeau de caméras vidéo. — Vous avez avancé sur Solian ? demanda Miles à Roic. — Pas beaucoup, monseigneur. J'ai décidé de commencer par l'Idris, et Brun et Molino m'ont fourni sans problème les codes d'accès, mais les quaddies n'ont pas voulu m'autoriser à monter à bord. J'étais sur le point de vous appeler. Un large sourire égaya rapidement le visage de Miles. — Je parie que je peux arranger ça tout de suite. Greenlaw revint inviter les Barrayarans à se rendre dans la salle de réunion de la direction de la pension, hâtivement réaménagée en refuge. Miles enfouit la main d'Ekaterin sous son bras, et ils suivirent ; il secoua la tête avec une expression de regret à l'intention d'un reporter qui voletait vers eux d'un air décidé, et l'un des gardes de la Milice de l'Union de Greenlaw eut un geste de barrage plein d'autorité. Voyant ses plans contrariés, le journaliste se rabattit sur Garnet Cinq, qui, dans un réflexe d'artiste, l'accueillit avec un sourire étincelant. — As-tu passé une bonne matinée ? demanda Miles à Ekaterin tandis qu'ils naviguaient entre les décombres. Elle le regarda d'un air interloqué. — Oui, très. Les cultures hydroponiques des quaddies sont extraordinaires. (Sa voix s'étrangla tandis qu'elle promenait son regard sur le champ de bataille.) Et toi ? — Réjouissante. Enfin, dans la mesure où on s'est mis à couvert. Si je ne trouve pas comment utiliser cet incident pour sortir de l'impasse, je rends ma chaîne d'Auditeur. Il contint un sourire de renard rusé, les yeux fixés sur le dos de Greenlaw. — Fou ce qu'on apprend au cours d'une lune de miel. Maintenant je sais comment te faire sortir de tes humeurs moroses. Suffit d'embaucher quelqu'un pour te tirer dessus. — Ça me donne la pêche, admit-il. Je me suis rendu compte il y a des années que j'étais accro à l'adrénaline. Je me suis aussi rendu compte que ça finirait par devenir toxique, si je ne décrochais pas. — C'est sûr. Elle prit une inspiration. Le léger tremblement de sa main enfouie au creux du bras de Miles s'estompait, et elle desserra son emprise sur son biceps, laissant à nouveau passer sa circulation. Son visage avait repris une expression d'apparente sérénité. Derrière la zone de réception, Greenlaw les conduisit le long du couloir du bureau jusqu'à une salle de travail encombrée. En son milieu, une petite table vid avait été débarrassée de tasses, d'ampoules de boissons rances et de films plastique, qu'on avait empilés à la va-vite sur une crédence repoussée contre un mur. Miles fit asseoir Ekaterin dans un fauteuil et s'installa à côté d'elle. Greenlaw plaça son flotteur en face d'eux à hauteur d'assise. Roic et l'un des gardes quaddies firent la course au premier qui irait se mettre au garde-à-vous devant la porte, tout en échangeant des regards noirs. Miles se rappela qu'il était censé arborer un air indigné, plutôt qu'extatique. — Bon. (Il introduisit dans sa voix une nuance de sarcasme perceptible.) Il y a eu un remarquable complément à mon programme d'audition de la matinée. — Seigneur Auditeur, commença Greenlaw, acceptez mes excuses… — J'apprécie vos excuses, madame le Garde des sceaux, mais je les échangerais volontiers contre votre coopération. En admettant que vous n'ayez rien à voir avec cet incident (il couvrit ses gargouillis indignes, poursuivant dans la foulée), et je ne vois pas quel intérêt vous auriez à cela, même si les circonstances peuvent donner lieu à cette interprétation. La violence gratuite ne me semble pas être dans les habitudes quaddies. — Certainement pas ! — Bon, si elle n'est pas gratuite, elle doit avoir un lien avec autre chose. L'énigme qui se trouve au cœur de tout cet imbroglio demeure la disparition négligée du lieutenant Solian. — Elle n'a pas été négligée… — Je ne partage pas ce point de vue. Elle aurait pu – dû ! – être élucidée il y a des jours, si ce n'est que l'encoche A semble se trouver de l'autre côté d'une séparation artificielle avec la fente B. Si la recherche de mon agresseur quaddie est du ressort de l'Union (il fit une pause et haussa les sourcils ; elle approuva d'un air sinistre), alors la recherche de Solian est bien de mon ressort. C'est le seul moyen d'action dont je dispose, et je compte bien l'utiliser. Et si les deux enquêtes ne se croisent pas à un moment ou à un autre, je veux bien manger mon sceau d'Auditeur. Elle battit des paupières, semblant un peu surprise par le tour que prenait son discours. — C'est possible… — Bien. Je réclame donc pour moi, mon assistant garde du corps Roic, et toute autre personne que je serai susceptible de désigner, l'accès libre et complet à tout secteur et à tout dossier en rapport avec cette recherche. À commencer par l'ldris, et tout de suite ! — Nous ne pouvons pas autoriser les gravs à circuler à leur gré dans les zones sécurisées de la Station qui… — Madame le Garde des sceaux, vous êtes ici pour promouvoir et protéger les intérêts de l'Union, comme je suis la pour promouvoir et protéger ceux de Barrayar. Mais s'il existe dans toute cette pagaille le moindre élément qui puisse être à l'avantage soit de l'espace quaddie, soit de l'Impérium, je ne vois pas lequel. Vous, si ? — Non, mais… — Alors vous êtes d'accord, plus tôt nous arriverons au cœur de cette affaire, mieux ça vaudra. Elle appuya les mains l'une contre l'autre en pyramide, l'observant en plissant les yeux. Avant qu'elle puisse rassembler de nouvelles objections, Bel entra, ayant apparemment réussi à échapper à Venn et aux médias. Nicol circulait en flotteur à ses côtés. Le visage de Greenlaw se détendit, et elle sauta sur le seul point qui avantageait les quaddies dans le chaos de la matinée. — Bienvenue, capitaine de port Thorne. J'ai appris que l'Union avait envers vous une dette pour votre courage et votre à-propos. Bel tourna les yeux vers Miles – un peu sèchement, lui sembla-t-il – et la gratifia d'une petite courbette modeste. — Je n'ai fait que mon travail, madame. Rien d'extraordinaire. Miles ne put s'empêcher de se dire qu'à une époque, cette remarque n'aurait été qu'un simple constat. Greenlaw secoua la tête. — Pas si ordinaire sur la Station de Graf, j'espère, capitaine de port ! — En tout cas, je remercie de tout cœur le capitaine de port Thorne ! s'exclama Ekaterin avec élan. Nicol glissa sa main dans celle de Bel et lui adressa par-dessous ses longs cils noirs un regard pour lequel un vaillant soldat de n'importe quel sexe aurait bien échangé médailles, rubans et primes de combat tout ensemble, en ajoutant gratis dans le lot les discours soporifiques du haut commandement. Bel commençait à avoir l'air un peu plus à l'aise dans le rôle du héros du jour. — Absolument, ajouta Miles. Dire que je suis satisfait des services de liaison du capitaine de port est un euphémisme. Je considérerais comme une faveur personnelle que l'hermaphrodite soit maintenu dans cette fonction pour la durée de mon séjour. Greenlaw tourna les yeux vers Bel, et approuva d'un hochement de tête. — Mais certainement, Seigneur Auditeur. Soulagée, supposa Miles, d'avoir trouvé quelque chose à lui accorder sans que cela lui coûtât de nouvelles concessions. Un léger sourire étira les lèvres de Greenlaw, un événement sans précédent. — De plus, j'accepte de vous fournir, à vous et à vos assistants désignés, libre accès aux dossiers et aux zones sécurisées de la Station de Graf – sous la supervision directe du capitaine de port. Miles fit semblant de réfléchir à ce compromis avec un froncement de sourcils étudié. — Cela représente une ponction considérable sur le temps et l'attention du capitaine de port Thorne. — J'accepte cette mission avec joie, madame le Garde des sceaux, intervint Bel avec une modestie affectée, si toutefois le Boss Watts est prêt à accepter de prendre en charge toutes ces heures supplémentaires et un autre superviseur pour me remplacer dans mes tâches quotidiennes. — Ceci n'est pas un problème, capitaine de port. Je dirai à Watts d'ajouter ces nouveaux coûts supportés par son service à la note de frais d'amarrage de la flotte komarrane, promit Greenlaw, les yeux brillants d'une sombre étincelle de satisfaction. Ajouté aux pourboires versés par la SecImp, voilà qui allait tripler les rentrées de Bel, estima Miles. Ha, les vieilles ficelles de comptabilité dendarii. Eh bien, Miles ferait en sorte que la SecImp en ait pour son argent. — Très bien, convint-il, faisant mine d'être piqué. Dans ce cas, je souhaite me rendre immédiatement à bord de l'Idris. Si Ekaterin ne sourit pas, une petite lueur d'appréciation s'alluma dans ses yeux. Et si elle avait accepté son invitation de l'accompagner le matin ? Si elle avait monté ces marches à ses côtés – le tir approximatif de son agresseur ne serait pas passé au-dessus de sa tête à elle. Il eut l'estomac noué rien qu'à imaginer les conséquences probables, et ce qui lui restait de sa montée d'adrénaline prit soudain un goût très amer. — Lady Vorkosigan (Miles déglutit), je vais prendre les mesures pour que lady Vorkosigan demeure à bord du Prince Xav jusqu'à ce que la Sécurité de l'Union appréhende le meurtrier et que ce mystère soit résolu. (Puis, s'adressant à Ekaterin en aparté dans un murmure d'excuse :) Désolé… D'un bref signe de tête, elle lui signifia qu'elle comprenait. — Ça ne fait rien. Pas enchantée, bien sûr, mais elle possédait trop de bon sens Vor pour discuter des décisions de sécurité. — En conséquence, reprit-il, je demande une autorisation spéciale pour qu'une navette de troupes barrayarane puisse venir s'arrimer et l'emmener. Ou la Crécerelle ? Non, il n'osait pas risquer de se priver de ce qui était à la fois son moyen de transport indépendant, son refuge, et sa base de communication sécurisée. Greenlaw tiqua. — Excusez-moi, lord Vorkosigan, mais les Barrayarans qui ont mené le dernier assaut sont arrivés sur la Station précisément de cette manière. Nous ne souhaitons pas accueillir une nouvelle fois ce genre de flux. (Elle tourna les yeux vers Ekaterin et prit sa respiration.) Cependant, je comprends votre inquiétude. Je serais heureuse de mettre gracieusement à la disposition de lady Vorkosigan l'une de nos nacelles et un pilote. — Madame le Garde des sceaux, répondit Miles, un quaddie non identifié vient d'essayer de me tuer. J'admets que je ne crois pas vraiment à la thèse d'un acte de votre police secrète, mais le mot clé dans cette affaire est « non identifié ». Rien ne nous dit qu'il ne s'agit pas d'un quaddie – ou d'un groupe de quaddies – occupant un poste de confiance. Je serais tout disposé à me prêter à différentes expérimentations pour m'en assurer, mais celle-ci n'en fait pas partie. Bel soupira bruyamment. — Si vous le souhaitez, seigneur Auditeur Vorkosigan, je me propose de conduire moi-même lady Vorkosigan jusqu'au vaisseau amiral. Mais j'ai besoin de toi ici ! De toute évidence, Bel décrypta son regard, car il ajouta : — Ou un autre pilote que je désignerais moi-même ? Avec une réserve non feinte, cette fois, Miles accepta. L'étape suivante fut d'appeler l'amiral Vorpatril pour le prévenir de l'arrivée de sa nouvelle invitée. Lorsque son visage apparut au-dessus du plateau vid de la table de conférence, Vorpatril n'émit pas d'autre commentaire que : — Certainement, Seigneur Vorkosigan. C'est un honneur pour le Prince Xav. Mais son coup d'œil appuyé montra à Miles que l'amiral percevait pleinement l'aggravation de la situation. Miles s'assura qu'aucun envoi d'information préliminaire hystérique sur l'incident n'avait encore été balancé sur le voyage de plusieurs jours à destination du quartier général ; ainsi, heureusement, nouvelles inquiétantes et rassurantes arriveraient simultanément. Conscient de la présence d'oreilles quaddies, Vorpatril se contenta de demander d'un ton neutre au seigneur Auditeur qu'il le tienne au courant des derniers rebondissements dès que possible – en d'autres termes, dès qu'il pourrait disposer d'une console de com privée et sécurisée. La réunion prit fin. D'autres gardes de la Milice de l'Union de Greenlaw s'étaient joints à eux, et tous gagnèrent par l'arrière le hall de la pension, dûment protégé, mais un peu tard, par des quaddies armés en flotteur. Miles prit soin de se tenir aussi loin que possible d'Ekaterin. Dans les décombres du hall, des techniciens de médecine légale quaddies prenaient des mesures et des scanners vid sous la supervision de Venn. Miles regarda le balcon les sourcils froncés, évaluant les trajectoires ; Bel qui, marchant à côté de lui, avait suivi son regard, haussa les sourcils. — Bel, tu ne penses pas que ce dingue aurait pu te viser, toi ? lui chuchota Miles tout à coup. — Pourquoi moi ? — Ben, je ne sais pas. Avec combien de personnes un capitaine de port se brouille-t-il, en moyenne, dans le cadre de son boulot ? (Il vérifia autour de lui ; Nicol, flottant à côté d'Ekaterin avec qui elle tenait à voix basse une conversation animée, était trop loin pour les entendre.) Ou en dehors du boulot ? Tu n'aurais pas, heu, couché avec la femme de quelqu'un d'autre, par hasard ? Ou son mari ? ajouta-t-il par acquit de conscience. Ou sa fille, peut-être ? — Non, répondit Bel avec fermeté. Et pas non plus avec leurs animaux familiers. Ta conception des motivations humaines est tellement barrayarane, Miles. Miles sourit de toutes ses dents. — Désolé. Et, heu… les vieilles histoires de boulot ? — Je pensais avoir dépassé toutes ces vieilles histoires de boulot, soupira Bel. (Il glissa à Miles un regard en biais.) Presque. (Il prit quelques instants pour réfléchir.) Tu serais sûrement en bien meilleure position que moi sur ce point aussi. — Peut-être. Miles fronça les sourcils. Et puis il y avait Dubauer. Cet hermaphrodite-là était clairement assez grand pour faire une cible. Mais comment diable un Betan d'âge mûr, négociant en animaux conçus artificiellement, qui avait de surcroît passé presque tout son séjour sur la Station de Graf enfermé dans la chambre d'une pension, aurait-il pu contrarier un quaddie au point qu'il veuille entreprendre de faire exploser sa tête effarouchée ? Nom de Dieu, bien trop de conjectures là-dedans. Il était temps d'injecter quelques données sérieuses. 9 Le pilote quaddie sélectionné par Bel vint enlever Ekaterin, ainsi qu'une paire de gardes de la Milice de l'Union à l'air sinistre. Miles la vit partir avec un fond d'appréhension. Quand elle se retourna pour le regarder, il lui désigna son bracelet-com en tapotant dessus ; sans rien dire, elle leva le bras gauche, faisant étinceler son propre bracelet-com. Puisqu'ils se rendaient tous à bord de l'Idris de toute façon, Bel profita du temps mort pour appeler Dubauer et lui demander de descendre dans le couloir. Dubauer, dont la joue glabre portait maintenant une touche discrète de colle chirurgicale, arriva promptement, et fixa non sans inquiétude leur nouvelle escorte militaire quaddie. Mais l'élégant et timide hermaphrodite semblait avoir à peu près recouvré son sang-froid et fit part à Bel, dans un murmure, de la sincère reconnaissance dont il lui était redevable pour avoir pensé aux besoins de ses créatures en dépit du tumulte. En marchant, ou en flottant, selon, le petit groupe, entraînant le capitaine de port Thorne, emprunta une porte de service manifestement dérobée, passa les douanes et la zone de sécurité et gagna la section des aires de chargement dévolues aux embarquements galactiques. L'aire qui desservait l'Idris, fixé à son ponton d'amarrage en hors-bord, était calme et sombre, déserte à l'exception de deux gardes de patrouille de la Sécurité de la Station de Graf qui montaient la garde aux écoutilles. Bel présenta ses autorisations, et les deux gardes reculèrent chacun leur flotteur pour lui laisser le passage aux contrôles d'écoutilles. La porte du gros sas de fret se releva en coulissant, et, laissant leur escorte de la Milice de l'Union en renfort à la garde de l'entrée, Miles, Roic et Dubauer suivirent Bel à bord du cargo. L'Idris, comme son frère le Rudra, était d'une conception à but utilitaire qui ne s'encombrait pas de notions d'élégance. Globalement, il se présentait sous la forme d'un assemblage de sept gigantesques cylindres parallèles ; le plus central était réservé aux troupes, quatre des six autres à la cargaison. Les deux dernières nacelles, à chaque extrémité, hébergeaient les barres Necklin qui généraient le champ permettant au vaisseau de passer les points de saut. Moteurs spatiaux derrière, générateurs de bouclier de masse devant. Le vaisseau pivotait autour de son axe central pour amener chacun des deux cylindres extérieurs à l'alignement avec le sas de chargement de la Station, et permettre le chargement et le déchargement robotisé des conteneurs, ou le chargement manuel des marchandises plus fragiles. Ce système comportait également une dimension de sécurité, car dans le cas d'une perte de pressurisation dans un ou plusieurs cylindres, chacun des autres pouvait servir de refuge pendant qu'on procédait aux réparations ou à l'évacuation. Tandis qu'ils traversaient une nacelle de fret, Miles inspecta de part et d'autre son couloir d'accès central, qui se perdait dans la pénombre. Ils franchirent un nouveau sas pour pénétrer dans un petit vestibule dans la partie avant du vaisseau. D'un côté se trouvaient les cabines de luxe de passagers ; de l'autre, les cabines et les bureaux des troupes. Des tubes ascensionnels et deux escaliers menaient, au niveau supérieur, au carré des officiers, à l'infirmerie et aux équipements de loisirs ; et au niveau inférieur, aux zones de stockage des denrées de première nécessité, à l'ingénierie et aux autres services fonctionnels. Roic vérifia ses notes et désigna du menton une extrémité du couloir. — Le bureau de sécurité de Solian, c'est par là, monseigneur. — Je vais escorter le citoyen Dubauer jusqu'à ses ouailles, dit Bel, et je vous rattraperai. Dubauer esquissa une petite courbette et les deux hermaphrodites prirent la direction du sas qui donnait sur l'une des zones de fret en hors-bord. Roic compta les portes, jusqu'à un deuxième vestibule, et tapa un code sur un tampon de verrouillage non loin de la poupe. La porte coulissa et la lumière, en s'allumant, révéla une pièce minuscule, presque vide à l'exception d'une interface informatique, de deux chaises, et de quelques meubles de rangement fermant à clé, fixés au mur. Miles alluma l'interface pendant que Roic faisait rapidement l'inventaire du contenu des placards. Toutes les armes de sécurité, ainsi que leurs chargeurs, étaient répertoriées et bien à leur place, et tout l'équipement de sécurité était là, soigneusement rangé. Le bureau ne comprenait aucun effet personnel, ni panneau vid de la petite amie restée à la maison, ni blagues salaces – ni politiques –, ni slogans incitatifs affichés sur les portes des placards. Certes, les enquêteurs de Brun étaient déjà passés par là, après la disparition de Solian, mais avant que les quaddies aient fait évacuer le navire suite au clash avec les Barrayarans ; Miles se dit qu'il lui faudrait demander si Brun – ou Venn, d'ailleurs – avait pris quoi que ce soit. Les codes de passe de Roic firent rapidement surgir tous les enregistrements et les journaux de bord de Solian. Miles commença par la dernière garde du lieutenant. Ses rapports quotidiens étaient laconiques, répétitifs et à la déception de Miles, dénués du moindre commentaire sur des assassins potentiels. En toute justice il aurait bien dû ressentir quelques frissons psychiques. Le silence sinistre qui régnait sur le vaisseau stimulait l'imagination. Quand le vaisseau était à quai, par mesure de précaution de routine contre le vol et le sabotage, son système de sécurité enregistrait en permanence tous les déplacements de personnes ou d'objets entre le vaisseau et la Station ou les autres sas activés. Examiner laborieusement les allées et venues des dix jours qui avaient précédé l'arraisonnement du vaisseau, méthodiquement ou en accéléré, promettait d'être une corvée de longue haleine. Il faudrait également envisager la possibilité décourageante que des entrées aient pu être falsifiées ou supprimées, comme Venn soupçonnait Solian de l'avoir fait pour couvrir sa désertion. Miles fit des copies de tout ce qui semblait pertinent, même de loin, pour pouvoir les étudier plus tard, puis Roic et lui allèrent visiter la cabine de Solian, qui se trouvait quelques mètres plus loin dans le même couloir. Elle était tout aussi petite, Spartiate et dépourvue d'indices. Pas moyen de déterminer quelles affaires personnelles Solian avait pu emporter dans le sac manquant, mais il n'en avait pas laissé beaucoup, en tout cas. Le vaisseau avait quitté Komarr, quoi, six semaines plus tôt ? Avec une demi-douzaine d'escales intermédiaires. Les moments où le vaisseau était à quai étaient ceux où la sécurité était le plus sollicitée ; peut-être Solian n'avait-il pas eu tellement de temps pour acheter des souvenirs. Miles essaya de tirer quelque chose des affaires qui restaient. Une demi-douzaine d'uniformes, quelques vêtements civils, une grosse veste, quelques paires de chaussures et de bottes… La combinaison pressurisée de Solian, taillée sur mesure. À priori un article cher qui pouvait s'avérer utile lors d'un long séjour dans l'espace quaddie. Pas très discret, en revanche, avec ses insignes militaires barrayarans. N'ayant rien trouvé dans la cabine qui fût susceptible de leur épargner la corvée de l'examen des enregistrements, Miles et Roic retournèrent au bureau de Solian et s'attelèrent à la tâche. À tout prendre, songea Miles pour se donner du cœur à l'ouvrage, le visionnage des vids de la sécurité lui permettrait de se faire une image mentale des possibles acteurs du drame… noyés quelque part dans la foule de ceux qui n'avaient absolument rien à voir avec tout ça. Tout passer en revue était la preuve indéniable qu'il n'avait toujours pas la moindre idée de ce qu'il fichait, mais il n'avait jamais trouvé d'autre moyen de faire surgir d'un écran de fumée l'indice modeste que tous les autres avaient manqué… Au bout d'un moment, il leva les yeux, alerté par un mouvement à la porte du bureau. Bel était revenu, et se tenait appuyé au chambranle. — Trouvé quelque chose ? s'enquit l'hermaphrodite. — Pas pour l'instant. (Miles reposa l'écran vid.) Ton ami betan a-t-il réglé son problème ? — Il y est toujours. Occupé à nourrir les bestioles et à déblayer le fumier à la fourche, ou du moins à ajouter des éléments nutritifs aux réservoirs des réplicateurs et à retirer les sacs de déchets des blocs de filtration. Je comprends pourquoi le retard faisait paniquer Dubauer. Il doit y avoir un millier de fœtus dans cette cale. Grosse perte, si ça devait en devenir une. — Hmm. La plupart des éleveurs font transporter des embryons congelés, dit Miles. C'est comme ça que mon grand-père importait ses pur-sang de la Terre. Il les implantait à l'arrivée dans une jument sélectionnée, pour boucler la boucle. Moins cher, plus léger, moins d'entretien – les délais de livraison ne sont pas un problème dans ce cas-là. Mais je suppose qu'avec cette méthode, le temps du voyage sert à la gestation. — Dubauer a dit que le temps était un élément primordial, effectivement. (Bel secoua les épaules et fronça les sourcils, comme si quelque chose le gênait.) Et que racontent les journaux de bord de l'Idris sur Dubauer et sa cargaison, à propos ? Miles fit monter le dossier. — Il a embarqué au début, quand la flotte s'est assemblée dans l'orbite de Komarr. À destination de Xerxès – la Station qui suit celle de Graf, ce qui doit rendre l'affaire particulièrement frustrante. Réservation faite… environ six semaines avant le départ de la flotte, par l'intermédiaire d'un transporteur komarran. Une société ayant pignon sur rue, dont Miles connaissait le nom. Le dossier n'indiquait pas d'où venaient Dubauer et sa marchandise, ni si l'hermaphrodite avait prévu de prendre une correspondance pour un autre porteur commercial – ou privé – une fois à Xerxès pour atteindre sa destination finale. Il lança à Bel un coup d'œil acéré. — Quelque chose te chiffonne ? — Je… j'en sais rien. Il y a un drôle de truc chez ce Dubauer. — Dans quel sens ? Tu crois que je pourrais partager la blague ? — Si je le savais, ça ne me dérangerait pas autant. — Il m'a tout l'air d'un vieil hermaphrodite qui a tendance à faire des histoires… il est peut-être dans l'enseignement ? Un universitaire, ou ex-universitaire, recherchedéveloppement en bio-ingénierie, ça collerait avec le style poli et précis. Et aussi avec la timidité. — Ça pourrait être ça, fit Bel, qui n'eut pas l'air convaincu. — Un drôle de truc. Bien. Miles se dit qu'il devrait porter une attention toute particulière aux allers et retours de Dubauer sur l'Idris dans les enregistrements vid. — Au fait, Greenlaw a été très impressionnée par toi, secrètement, remarqua Bel tout en l'observant. — Ah ouais ? En tout cas elle a bien réussi à me le cacher, c'est sûr. Le sourire de Bel fit des étincelles. — Elle m'a dit qu'elle t'avait trouvé très axé sur ta mission. C'est un compliment dans l'espace quaddie. Je ne lui ai pas expliqué que pour toi se faire tirer dessus était un aspect tout à fait normal de la routine quotidienne. — Quotidienne, n'exagérons rien. Quand je le choisis, seulement. Et plus aussi normal dans mon nouveau boulot. Je suis censé rester à l'arrière, maintenant. Je me fais vieux, Bel. Ses lèvres se retroussèrent à demi dans un sourire sardonique. — Du point de vue de quelqu'un qui n'a pas tout à fait le double de ton âge, et pour utiliser ta bonne vieille expression barrayarane d'autrefois, Miles, c'est des conneries. Miles haussa les épaules. — C'est peut-être mon état de futur père. — Ça te file les jetons, pas vrai ? s'enquit Bel dans un haussement de sourcils. — Non, bien sûr que non. Ou – enfin, oui, mais pas dans ce sens-là. Mon père était… Dans beaucoup de domaines, je devrais prendre exemple sur lui. Et peut-être me démarquer de quelques autres. Bel pencha la tête, mais avant qu'il ait pu répondre des pas résonnèrent dans le couloir. La voix douce et cultivée de Dubauer s'éleva : — Capitaine de port Thorne ? Ah, vous êtes là. Bel s'avança dans la pièce tandis que le grand hermaphrodite faisait son apparition sur le seuil. Miles remarqua le battement de paupières évaluateur de Roic, puis le garde du corps fit mine de reporter son attention sur l'écran vidéo. Dubauer tirailla nerveusement ses doigts. — Comptez-vous retourner bientôt à la pension ? demanda-t-il à Bel. — Non. C'est-à-dire que, je n'y retourne pas du tout. — Oh. Ah. (L'hermaphrodite hésita.) À vrai dire, avec ces quaddies bizarres qui volettent partout en tirant sur les gens, je ne tenais pas vraiment à me promener seul dans la Station. Sait-on si – il n'a pas été appréhendé, n'est-ce pas ? Non ? J'espérais… Y aurait-il quelqu'un qui puisse me raccompagner ? Bel répondit à cette démonstration de nervosité par un sourire compatissant. — Je vais envoyer un des gardes de sécurité avec vous. Ça ira ? — Oui. Je vous en serais extrêmement reconnaissant. — Ça y est, vous avez tout fini ? Dubauer se mordit la lèvre. — Enfin, oui et non. C'est-à-dire que j'ai terminé l'entretien des réplicateurs, et fait le peu que je pouvais pour ralentir la croissance et le métabolisme de leur contenu. Mais si ma cargaison était retenue ici encore longtemps, je n'aurais pas le temps de la faire parvenir à sa destination finale avant que mes créatures ne dépassent la taille de leurs contenants. Si je me trouve dans l'obligation de les détruire, ce sera une circonstance dramatique. — L'assurance de la flotte komarrane devrait vous verser une compensation, je suppose, dit Bel. — Ou vous pourriez poursuivre la Station de Graf en justice, suggéra Miles. Ou encore mieux, faire les deux et toucher deux compensations. Bel lui fit grâce d'un coup d'œil exaspéré. — Cela ne couvrirait que la perte financière immédiate, répondit Dubauer avec un sourire contraint. (L'hermaphrodite reprit après une pause plus longue.) Pour sauvegarder l'essentiel, la bio-ingénierie déposée par la marque, je souhaiterais prélever des échantillons de tissus et les congeler avant destruction. Je réclamerai également du matériel pour pouvoir procéder à la décomposition des matières biologiques. Ou alors l'accès aux convertisseurs du vaisseau, s'ils ne risquent pas d'être surchargés par la masse que j'ai à détruire. C'est une tâche qui va prendre du temps, et qui va être très salissante, je le crains. Je me demandais, capitaine de port Thorne, si vous ne parvenez pas à faire lever la saisie quaddie sur ma cargaison, pourriez-vous du moins m'obtenir la permission de rester à bord de l'Idris pendant que j'entreprends sa destruction ? Bel plissa le front en visualisant les images sordides évoquées par la douce voix de l'hermaphrodite. — Espérons que vous n'en serez pas réduit à de telles extrémités. Combien de temps vous reste-t-il, concrètement ? L'hermaphrodite hésita. — Pas beaucoup. Et si je dois me débarrasser de mes créatures – le plus tôt sera le mieux. Je préférerais en finir. — C'est compréhensible, commenta Bel en expirant. — Il existe peut-être des solutions alternatives qui permettraient d'allonger le temps dont vous disposez, dit Miles. Comme par exemple de louer un vaisseau plus petit et plus rapide qui vous conduise directement à votre destination. L'hermaphrodite secoua tristement la tête. — Et qui supporterait le coût de ce vaisseau, monseigneur Vorkosigan ? L'Empire barrayaran ? Miles se mordit la langue pour s'empêcher de formuler, au choix, Ben voyons ! ou de nouvelles suggestions faisant intervenir Greenlaw et l'Union. Il était censé s'occuper de problèmes sérieux, et non se laisser embourber dans tous les détails humains – et inhumains. Il s'en tira par un geste de neutralité et laissa Bel raccompagner le Betan. Miles passa encore quelques minutes à chercher en vain quelque chose d'excitant dans les livres de bord vid, jusqu'au retour de Bel. Miles rabattit l'écran vid. — Je crois que j'aimerais bien jeter un coup d'œil sur la drôle de cargaison de ce Betan. — Là, je ne peux rien faire pour toi, répondit Bel. Je n'ai pas les codes d'accès aux sas de fret. Les contrats stipulent que seuls les passagers sont censés avoir accès aux espaces qu'ils louent, et les quaddies n'ont pas pris la peine d'émettre une injonction pour les leur faire cracher. Ça diminue la responsabilité de la Station de Graf en cas de vol en l'absence des passagers, tu comprends. Il va falloir que tu demandes à Dubauer l'autorisation de te laisser entrer. — Cher Bel, je suis un Auditeur impérial, et ce vaisseau est non seulement un vaisseau sous drapeau barrayaran, mais il appartient à la propre famille de l'impératrice Laissa. Je vais partout où je le désire. Solian doit avoir un code de passe pour chaque recoin de ce vaisseau. Roic ? — À vos ordres, monseigneur, répondit le garde du corps en tapotant son appareil de prise de notes. — Parfait, alors, allons y faire un tour. Bel et Roic lui emboîtèrent le pas dans le couloir, puis dans le sas central qui menait à la zone de fret adjacente. La double porte qui donnait sur la seconde chambre céda au délicat tapotis de Roic sur le tampon de verrouillage. Miles passa la tête dans l'embrasure et alluma la lumière. C'était impressionnant à voir. Des râteliers de réplicateurs étincelants s'empilaient en rangs serrés, occupant tout l'espace, seulement séparés par d'étroites allées Chaque râtelier était fixé à une palette flottante, comprenant quatre étages de cinq unités – vingt par râtelier, sur une hauteur atteignant la taille de Roic. Chacun arborait un écran d'affichage en veille et, en dessous, des panneaux de contrôle sur lesquels clignotaient de rassurantes lumières vertes. Du moins pour le moment. En comptant, Miles descendit jusqu'au bout l'allée occupée par cinq palettes, puis remonta la suivante. D'autres palettes recouvraient les murs. L'estimation de Bel, un millier, semblait tout à fait exacte. — J'aurais cru que les chambres placentaires seraient plus grandes. Celles-ci ont pratiquement la même taille que celles qu'on a à la maison. Lesquelles, ces derniers temps, lui étaient devenues intimement familières. Ces batteries étaient de toute évidence conçues pour la production de masse. Les vingt unités rassemblées sur une palette partageaient, dans un but d'économie, les mêmes réservoirs, les mêmes pompes, systèmes de filtrage et panneaux de contrôle. Il s'approcha. — Je ne trouve pas la marque du fabricant. Pas non plus de numéros de série, ni quoi que ce fût qui révélât la planète d'origine de ce qui était visiblement des machines manufacturées avec beaucoup de soin. Il tapota un panneau de contrôle pour activer l'écran moniteur. L'écran scintillant ne contenait pas d'informations sur la fabrication de l'équipement, et pas davantage de numéros de série. Seulement le motif stylisé d'un oiseau écarlate sur fond argent. Il sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Mais qu'est-ce que ce satané truc fichait là ? — Miles, fit la voix de Bel, qui parut venir de très loin, si tu dois t'évanouir, baisse la tête. — Entre les genoux, répondit Miles en suffoquant. Et dis bonjour à mon cul. Bel, tu sais ce que c'est que cet emblème ? — Non, répondit Bel d'un ton méfiant qui voulait aussi bien dire Quoi encore ? — La Crèche des Etoiles cetagandane. Pas les seigneurs ghems militaires, pas leurs maîtres cultivés – dans les deux sens du terme, les seigneurs Hauts –, pas même le Jardin Céleste Impérial. Encore plus haut. La Crèche des Étoiles est le cœur même de l'anneau le plus central du foutu projet d'ingénierie génétique à grande échelle qu'est l'Empire cetagandan. La banque de gènes des dames Hautes. C'est là qu'ils conçoivent leurs empereurs. Nom de Dieu, c'est là qu'ils conçoivent toute la race Haute. Les dames Hautes ne fricotent pas avec des gènes animaux. Elles pensent que ça ne siérait pas à leur rang. Elles laissent ça aux dames ghemes. Et pas, note-le bien, aux seigneurs Hauts… D'une main légèrement tremblante, il effleura le moniteur et fit apparaître le niveau de contrôle suivant. Affichage de la source d'énergie principale et des niveaux de réservoir, le tout en vert. Le niveau suivant permettait le monitoring individuel de chaque fœtus contenu dans l'une des vingt chambres placentaires indépendantes. La température du sang humain, la masse fœtale, et au cas où ça ne suffirait pas, de minuscules caméras-espions individuelles intégrées, éclairage inclus, pour observer en temps réel les occupants des réplicateurs, flottant paisiblement dans leur poche amniotique. Celui qu'on voyait dans le moniteur remua des doigts minuscules en réaction à la lueur rouge, et sembla plisser ses grands yeux sombres. S'il n'était pas tout à fait à terme, il – non, elle – n'en était fichtrement pas loin, devina Miles, il pensa à Helen Natalia et à Aral Alexander. Roic se balança sur les talons de ses bottes, bouche bée de consternation, et commença à remonter l'allée aux panneaux clignotants. — Vous voulez dire, monseigneur, que tous ces trucs sont pleins de bébés humains ? — Eh bien, ça, c'est une bonne question. Il y en a même deux, en fait. Sont-ils pleins, et sont-ils humains ? Si ce sont des fœtus de Hauts, la deuxième question peut faire l'objet d'un débat. Pour répondre à la première, il suffit de regarder… Douze autres moniteurs de palettes, vérifiés au hasard à intervalles irréguliers dans la cale, révélèrent des contenus similaires. Quand Miles, jugeant l'essai concluant, s'arrêta, sa respiration s'était accélérée. — Et que fait un hermaphrodite betan avec un paquet de réplicateurs cetagandans ? demanda Roic d'un ton perplexe. Et juste parce que c'est de fabrication cetagandane, ça ne permet pas de dire que c'est des Cetagandans à l'intérieur ! Peut-être que le Betan a acheté des réplicateurs d'occasion ? Miles, les lèvres s'étirant dans un sourire, se tourna vers Bel. — Betan ? Qu'est-ce que tu en penses, Bel ? Vous avez beaucoup parlé du vieux bac à sable, tous les deux, pendant que tu supervisais la visite ? — On ne s'est pas dit grand-chose, globalement, répondit Bel en secouant la tête. Mais ça ne veut rien dire. Moi-même, je ne suis pas tellement porté sur le sujet, et si je l'avais été, j'ai perdu Beta de vue depuis trop longtemps pour identifier des inexactitudes sur la situation actuelle, de toute façon. Le hic, ce n'était pas la conversation de Dubauer. C'est juste qu'il y avait un truc… ailleurs, dans son langage corporel. — Son langage corporel. Tu l'as dit. Miles s'approcha de Bel, leva la main et tourna le visage de l'hermaphrodite vers la lumière. Bel accueillit sans sourciller cette soudaine proximité. Il se contenta de sourire. Des poils très fins veloutaient ses joues et son menton. Miles se concentra en plissant les yeux pour revisualiser la coupure qui ornait la joue de Dubauer. — Tu as du duvet sur le visage, comme les femmes. C'est pareil pour tous les hermaphrodites, non ? — Bien sûr Sauf peut-être s'ils utilisent un dépilatoire vraiment complet. Il y en a même qui cultivent la barbe. — Pas Dubauer. Miles s'apprêta à descendre l'allée, s'arrêta, se retourna et fit l'effort de rester en place. — Pas le moindre poil à l'horizon, si on excepte les cheveux et les sourcils élégamment argentés, dont je suis prêt à parier sans hésiter en dollars betans qu'il s'agit d'implants récents. Le langage corporel, ha ! Dubauer n'est pas doublement sexué – à quoi pensaient donc tes ancêtres ? Bel eut un petit sourire joyeusement narquois. — Il est carrément asexué. Lui, il est vraiment neutre. — Le genre neutre, dans la langue betane, commença Bel du ton las de quelqu'un qui a dû fournir cette explication trop souvent, n'a pas la connotation d'objet inanimé qu'il peut avoir dans les cultures d'autres planètes. Je dis ça malgré un ancien patron de mon très lointain passé, qui présentait une assez bonne imitation du genre de gros meuble encombrant qu'on n'arrive ni à mettre au rebut ni à restaurer… Miles balaya son discours d'un geste de la main. — Pas besoin de me dire ça à moi – on m'a fait la leçon quand je marchais à peine. Mais Dubauer n'est pas un hermaphrodite. Dubauer est un Ba. — Un qui ? Un quoi ? — Pour un œil extérieur non exercé, les Ba peuvent passer pour les serviteurs du Jardin Céleste, élevés et conditionnés dans ce but. Le Jardin Céleste est la résidence de l'empereur cetagandan, où il vit dans la sérénité dans un environnement de perfection esthétique, du moins les seigneurs Hauts cherchent-ils à le faire croire. Les Ba ont tout, en apparence, de la parfaite race de serviteurs loyaux, des chiens humains. Ils sont beaux bien sur, puisque tout doit l'être au sein du Jardin Céleste. J'ai rencontré des Ba pour la première fois il y a une dizaine d'années, quand j'ai été envoyé à Cetaganda – pas en tant qu'amiral Naismith, mais en tant que lieutenant lord Vorkosigan – dans le cadre d'une mission diplomatique. Pour assister aux obsèques de la mère de l'empereur Fletchir Giaja, pour tout dire, la vieille impératrice douairière Lisbet. J'ai eu l'occasion de voir pas mal de Ba d'assez près. Ceux d'un certain âge – les vestiges de la jeunesse de Lisbet, remontant à un siècle, en gros – avaient tous été épilés de manière permanente. C'était la mode de l'époque, qui n'a plus cours aujourd'hui. « Mais les Ba ne sont pas des serviteurs des Hauts impériaux, du moins pas uniquement. Tu te souviens de ce que je t'ai dit au sujet des dames Hautes de la Crèche des Etoiles qui ne travaillent que sur des gènes humains ? C'est sur les Ba que les dames Hautes testent les combinaisons expérimentales de gènes, les améliorations de la race des Hauts, avant de décider si elles sont assez bonnes pour être ajoutées à la cohorte des nouveaux modèles de Hauts de l'année. Dans un sens, les Ba sont de la même fratrie que les Hauts. Leurs aînés, pour ainsi dire. Leurs enfants, même, d'une certaine manière. Les Hauts et les Ba sont les deux facettes d'une même pièce. « Un Ba est aussi intelligent et dangereux qu'un seigneur Haut. Mais pas aussi autonome. Les Ba sont aussi loyaux qu'ils sont asexués, parce qu'ils sont ainsi faits, et en partie pour les mêmes raisons, pour rester sous contrôle. Au moins ça explique pourquoi j'avais le sentiment d'avoir déjà rencontré Dubauer quelque part. Si ce Ba n'a pas la plupart de ses gènes en commun avec ceux de Fletchir Giaja en personne, je veux manger mon, mon, mon… — Tes ongles ? suggéra Bel. Miles retira en hâte la main de sa bouche, et reprit : — Si Dubauer est un Ba, et je suis prêt à le jurer, ces réplicateurs sont forcément pleins de… je ne sais quoi cetagandans. Mais qu'est-ce qu'ils fichent ici ? Pourquoi les transporter en secret, et sur le vaisseau d'un ex et futur empire ennemi, en plus ? Enfin, futur, j'espère que non – les trois derniers rounds de guerre ouverte que nous avons menée contre notre voisin cetagandan ont largement suffi. S'il s'agissait d'une opération au grand jour, cartes sur table, pourquoi ne pas utiliser un vaisseau cetagandan, avec tout le tralala ? Je peux garantir que ce n'est pas une question d'économie. Une opération ultrasecrète, ce truc-là, mais de qui se cache-t-on ? Et pourquoi ? Et d'abord, que peut bien mijoter la Crèche des Etoiles ? (Il tourna en cercle sur lui-même, incapable de tenir en place.) Et qu'est-ce qu'il peut bien y avoir de si terriblement secret pour que ce Ba fasse tout ce chemin avec ces fœtus vivants et en pleine croissance, et qu'il veuille ensuite les tuer tous pour garder le secret plutôt que de demander de l'aide ? — Oh, intervint Bel. Ouais, c'est vrai. C'est… un peu troublant, quand on y repense. — C'est horrible, monseigneur ! s'exclama Roic avec indignation. — Dubauer n'a peut-être pas l'intention de les balancer dans les toilettes, risqua Bel d'un ton incertain. Il a peut-être dit ça pour qu'on fasse monter la pression sur les quaddies et qu'on lui lâche du mou, qu'on laisse débarquer sa cargaison de l'Idris. — Ah…, dit Miles. (Voilà qui était une suggestion tentante – l'occasion de se laver les mains de toute cette pagaille malsaine…) Connerie. Non. Pas tout de suite, en tout cas. En fait, je veux que tu remettes l'Idris sous clé. Ne laisse pas Dubauer – ne laisse personne – remettre les pieds à bord. Pour une fois dans ma vie, j'ai vraiment envie de consulter le QG avant de sauter. Et le plus tôt sera le mieux. C'était quoi, ce qu'avait dit Gregor – ce qu'il avait induit, plus exactement ? Les Cetagandans s'agitent dans la région de Rho Ceta. Quelque chose d'inhabituel. Oh, Sire, c'est pas l'inhabituel qui manque ici. Un rapport entre les deux ? — Miles, fit Bel exaspéré. Je viens de faire des pieds au mur pour persuader Watts et Greenlaw de laisser Dubauer remonter à bord de l'Idris. Comment est-ce que je leur explique ce revirement soudain ? (Bel hésita.) Si cette cargaison et son propriétaire représentent un danger pour l'espace quaddie, je suis censé les avertir. Tu ne crois pas que c'est peut-être Dubauer que le quaddie visait à la pension, et pas toi ou moi ? — L'idée m'a traversé l'esprit, si. — Alors c'est… une faute, de mettre des œillères à la Station à propos de ce qui pourrait être un problème de sécurité. Miles prit sa respiration. — Tu es le représentant de la Station de Graf, ici. Si tu es au courant, alors ils sont au courant. C'est suffisant. Pour l'instant. Bel fronça les sourcils. — Cet argument est trop déloyal, même pour moi. — Je te demande seulement d'attendre. En fonction des informations qu'on me donnera au QG, je pourrais aussi bien me retrouver à acheter un vaisseau rapide à Dubauer pour qu'il disparaisse avec sa cargaison. Et de préférence qui ne batte pas pavillon barrayaran. Gagne du temps, c'est tout. Je sais que tu peux le faire. — Bon… d'accord. Un petit peu. — Il me faut l'accès à la comconsole sécurisée de la Crécerelle. On va sceller cette cale et on reprendra plus tard. Attends. Je veux d'abord voir la cabine de Dubauer. — Miles, as-tu jamais entendu parler de la notion de mandat de perquisition ? — Cher Bel, qu'est-ce que tu es devenu tatillon sur tes vieux jours. Nous sommes sur un vaisseau barrayaran, et je suis la Voix de Gregor. Je ne demande pas de mandats de perquisition, je les délivre. Miles refit un tour complet de la cale avant que Roic ne la verrouille à nouveau. Il ne repéra rien d'autre, seulement toujours la même chose, ce qui était tout aussi inquiétant. Cinquante palettes, ça représentait beaucoup de réplicateurs utérins. Nul cadavre en décomposition fourré derrière un râtelier de réplicateurs, en tout cas, pas de bol. De retour dans le module des troupes, ils ne furent pas davantage éclairés par la visite du logement de Dubauer. C'était une petite cabine en classe économique ; quant aux effets personnels de… l'individu de sexe inconnu, s'il en possédait, il les avait, de toute évidence, emportés avec lui lorsque les quaddies avaient transféré les passagers dans les pensions. Pas de cadavre sous le lit ni dans les placards, ici non plus. Les hommes de Brun y avaient certainement effectué au moins une fouille de routine, le lendemain de l'évaporation de Solian. Mentalement, Miles se promit de réclamer un examen légiste microscopiquement détaillé, et de la cabine, et de la cale hébergeant les réplicateurs. Mais à faire effectuer par qui ? Il n'était pas prêt à livrer tout ça à Venn, les équipes médicales de la flotte barrayarane étaient plutôt spécialisées dans les traumatismes. Je trouverai bien un moyen. Jamais la SecImp ne lui avait manqué à ce point. — Les Cetagandans ont-ils des agents ici dans l'espace quaddie ? demanda-t-il à Bel tandis qu'ils quittaient la cabine et la refermaient. As-tu jamais rencontré tes homologues ? Bel secoua la tête négativement. — Les gens de ta région sont assez rares dans ce bras du Nexus. Barrayar n'a même pas un bureau consulaire ouvert à plein temps sur la Station de l'Union, et Cetaganda non plus. Ils ont juste une vague avocate quaddie sous contrat, qui s'occupe de la paperasse pour une dizaine de petites entités planétaires, au cas où quelqu'un la réclamerait. Les visas, les autorisations d'entrée de territoire et compagnie. D'ailleurs, pour autant que je m'en souvienne, elle gère à la fois Barrayar et Cetaganda. S'il y a des agents cetagandans sur Graf, je ne les ai pas repérés. Tout ce que j'espère, c'est que la réciproque est vraie. Mais si les Cetagandans ont des espions ou des agents ou des informateurs dans l'espace quaddie, ils sont probablement sur l'Union. Si je suis sur Graf, c'est seulement, heu, pour des raisons personnelles. Avant de quitter l'Idris, Roic insista pour que Bel appelle Venn afin de s'informer de l'avancée des recherches du meurtrier quaddie. Venn, clairement incommodé, égrena des exemples de la vigoureuse activité déployée par ses patrouilles – sans aucun résultat. Roic se montra nerveux sur le court trajet qui séparait l'aire d'embarquement de l'Idris de celle où était arrimée la Crécerelle, jetant à leur escorte quaddie des regards presque aussi soupçonneux que sur les ombres et les couloirs obscurs. Mais ils arrivèrent sans nouvel incident. — Tu crois qu'il serait possible d'obtenir la permission de Greenlaw de passer Dubauer au thiopenta ? demanda Miles à Bel alors qu'ils se dirigeaient vers le sas de la Crécerelle. — Il te faudrait une injonction de la Cour. Et une explication susceptible de satisfaire un juge quaddie. — Hmm. Une autre solution serait de tomber sur Dubauer à bord de l'Idris avec un hydrospray. Ce serait sûrement plus simple. — Certainement, soupira Bel. Et ça me coûterait mon boulot si Watts apprenait que je t'ai aidé. Si Dubauer n'a rien commis de répréhensible, il ne manquerait pas de se plaindre ensuite aux autorités quaddies. — Dubauer n'est pas innocent. Dans le meilleur des cas, il a menti au sujet de sa cargaison. — Pas nécessairement. Son manifeste dit simplement Assortiment de mammifères, génétiquement modifiés. Le fait est que ce sont des mammifères. — Alors appelons ça du transport de mineurs à des fins immorales. Du commerce d'esclaves. Peu importe, je trouverai quelque chose. Miles fit signe à Roic et à Bel de l'attendre, et reprit possession du carré de la Crécerelle. Il s'assit régla le cône de sécurité, et prit une longue inspiration, essayant de rassembler ses pensées galopantes. Le moyen le plus rapide pour transmettre un message compressé, si codé fût-il, de l'espace quaddie jusqu'à Barrayar, était de passer par le système de connexions commerciales. Les faisceaux de messages étaient propulsés à la vitesse de la lumière à travers les systèmes de l'espace local, d'une station de point de saut de vortex à une autre. Sur chaque Station, les messages de la dernière heure, ou de la dernière journée, étaient collectés et chargés soit sur des vaisseaux de communication dédiés, qui les catapultaient dans l'espace local suivant, soit sur les routes moins fréquentées, à bord du premier vaisseau qui passait. Dans le meilleur des cas, le circuit mettrait plusieurs jours pour transmettre un message compressé de l'espace quaddie à l'Impérium. Il envoya le message à trois destinataires : à l'empereur Gregor, à Allegre, le chef de la SecImp, et au quartier général des opérations galactiques de la SecImp à Komarr. Après une description sommaire de la situation, incluant des précisions rassurantes sur le tir raté de son agresseur, il décrivit Dubauer avec autant de détails que possible, ainsi que la stupéfiante cargaison qu'il avait découverte à bord de l'Idris. Il réclama un rapport détaillé des nouvelles tensions avec les Cetagandans auxquelles Gregor avait fait allusion de manière si ambiguë, et pria instamment qu'on lui fasse parvenir des informations sur les opérateurs et opérations cetagandans connus dans l'espace quaddie. Il fit passer le résultat à travers l'encodeur de la SecImp dont disposait l'Idris, et l'expédia. Et maintenant ? Attendre une réponse qui pouvait s’avérer absolument non concluante ? Pas génial. La sonnerie de son bracelet-com le fit sursauter sur son siège. Il le tapota en avalant sa salive avec difficulté. — Vorkosigan. — Salut, Miles. (C'était la voix d'Ekaterin. Son rythme cardiaque s'apaisa.) Tu as un instant ? — Non seulement ça, mais j'ai aussi la comconsole de la Crécerelle. Un moment d'intimité, si tu peux le croire. — Oh ! Alors attends une seconde… (Le canal du bracelet-com fut coupé. Peu après, le visage et le torse d'Ekaterin apparurent sur le plateau vidéo. Elle portait à nouveau ce chiffon flatteur couleur d'ardoise.) — Ah, fit-elle gaiement. Te voilà. C'est parfait. — Bon, on peut faire mieux. Il porta ses doigts à ses lèvres et mima l'envoi d'un baiser vers son image à elle ; son fantôme un peu froid, hélas, et non sa peau toute chaude. À retardement, il s'enquit : — Où es-tu ? Seule, j'espère. — Dans ma cabine à bord du Prince Xav. L'amiral Vorpatril m'en a donné une chouette. Je crois qu'il a éjecté un officier supérieur. Tout va bien ? Tu as dîné ? — Dîné ? — Oh là là, je connais cet air. Demande au moins au lieutenant Smolyani de t'apporter un plateau-repas avant de repartir. — Oui, mon amour. (Il sourit jusqu'aux oreilles.) Tu t'entraînes pour la maternité ? — Je l'entendais plus en termes de service public. As-tu trouvé quoi que ce soit d'utile et d'intéressant ? — Intéressant, c'est un euphémisme. Utile, eh bien, je n'en suis pas sûr. Il décrivit sa découverte à bord de l'Idris, juste en termes un peu plus colorés que ceux qu'il venait d'envoyer à Gregor. Ekaterin écarquilla les yeux. — Pour l'amour du ciel ! Et moi qui étais là, tout excitée parce que je pensais avoir trouvé un bel indice pour toi ! Le mien n'est qu'un vulgaire ragot, en comparaison. — Allez, envoie le ragot. — Juste un truc que j'ai entendu pendant le dîner avec les officiers de Vorpatril. Ils avaient l'air d'un petit groupe très sympathique, je dois dire. Je ne doute pas qu'ils aient fait ce qu'il fallait. Leur hôte était belle, cultivée, elle avait un petit parfum du pays, et c'était la première femme à laquelle ils parlaient depuis des semaines, pour la plupart. Et mariée à l'Auditeur impérial, eh. Ravalez toutes vos espérances, les gars. — J'ai essayé de les faire parler du lieutenant Solian, mais presque personne ne le connaissait. Sauf un type qui se rappelait que Solian avait dû quitter une réunion hebdomadaire des officiers de sécurité de la flotte parce qu'il avait été pris de saignements de nez. Apparemment, il était plus embarrassé et contrarié qu'inquiet. Mais je me suis dit que c'était peut-être un problème chronique chez lui. Nikki en a eu pendant une période, et ça m'est arrivé épisodiquement durant deux ans quand j'étais petite, mais les miens ont disparu tout seuls. Mais si Solian n'était pas encore allé voir le médtech de son vaisseau pour se faire soigner, bon, c'est peut-être comme ça que quelqu'un a pu obtenir un échantillon de tissu pour manufacturer le sang. (Elle marqua une pause.) En fait, maintenant que j'y réfléchis, je ne suis pas si sûre que ça t'avance. N'importe qui aurait pu reprendre son mouchoir dans une poubelle, n'importe où. Mais j'ai pensé que s'il avait des saignements de nez, au moins ça voulait dire qu'il était en vie à ce moment-là. Enfin, ça m'a quand même paru un peu rassurant. (Son front se plissa davantage.) Mais peut-être pas. — Je te remercie, dit Miles avec sincérité. Je ne sais pas non plus si c'est rassurant, mais ça me donne une autre raison d'aller voir tout de suite les médtechs. Excellent ! (Il fut récompensé par un sourire.) Et s'il te vient la moindre idée concernant la cargaison de Dubauer ne te gêne pas pour la partager. Mais seulement avec moi, pour l'instant. — Je comprends. (Elle rabaissa les sourcils.) C'est sidérant. Pas l'existence de la cargaison – mais si tous les enfants Hauts sont conçus et génétiquement produits de manière centralisée, comme ton amie Haute Pel me l'a expliqué quand elle est venue en représentation assister au mariage de Gregor, les généticiennes Hautes doivent passer leur temps à exporter des milliers d'embryons de la Crèche des Étoiles. — Passer leur temps, non, corrigea Miles. C'est seulement une fois par an. Les vaisseaux d'enfants Hauts qui font le voyage annuel vers les satrapies éloignées partent tous en même temps. Ça permet à toutes les dames Hautes qui sont consorts planétaires comme Pel, et qui se trouvent à la tête des vaisseaux, de se retrouver pour discuter. Entre autres choses. Elle hocha la tête. — Mais amener la cargaison jusqu'ici – et avec une seule personne en charge… Si ton Dubauer, ou je ne sais qui, a vraiment un millier de bébés en remorque, je me fiche que ce soit des humains ou des ghems ou des Hauts ou quoi que ce soit, ils ont intérêt à être attendus quelque part par quelques centaines de nourrices. — C'est un fait. Miles se frotta le front ; il avait de nouveau mal à la tête, et pas seulement à cause de l'explosion des possibilités. Ekaterin avait raison à propos du plateau-repas, comme toujours. Si Solian était susceptible d'avoir balancé un échantillon de sang n'importe où, n'importe quand… — Oh, ah ! Il fouilla dans sa poche de pantalon et en tira son mouchoir, qui lui était sorti de la tête depuis le matin, et le déplia sur la grosse tache brune. Un échantillon de sang, parfaitement. Il n'avait pas besoin d'attendre la réponse du QG de la SecImp pour procéder à cette identification-là. Il aurait sans aucun doute fini par se rappeler spontanément l'existence de ce spécimen accidentel. Mais l'aurait-il fait avant ou après que Roic eut lavé ses vêtements et les rapporte prêts à être portés, ça, c'était une autre histoire. — Ekaterin, je te chéris. Et il faut que je parle au chirurgien du Prince Xav sur-le-champ. Il lui envoya d'énergiques baisers, ce qui la fit sourire de cet énigmatique sourire enchanteur qui lui était propre, et il coupa la com. Miles passa un appel urgent pour avertir le Prince Xav ; une courte attente s'ensuivit, que Bel mit à profit pour négocier une autorisation de circuler pour le drone messager de la Crécerelle. Par mesure de protection, une demi-douzaine de vaisseaux de patrouille de la Milice de l'Union continuaient de naviguer, armés, entre la Station de Graf et la flotte de Vorpatril, maintenue dans un exil frustrant à plusieurs kilomètres de distance. Il n'aurait pas fallu que le précieux échantillon de Miles se trouvât bombardé dans l'espace par un malencontreux garde de la milice quaddie muni d'un double quota de doigts à la détente chatouilleuse, Miles ne parvint à souffler qu'une fois délivrée par le Prince Xav l'assurance que la capsule avait été dûment réceptionnée et prise à son bord. Il finit par s'installer autour de la table du carré de la Crécerelle avec Roic, Bel, et quelques plateaux de rations militaires. Il mangea mécaniquement, goûtant à peine à la nourriture chaude au proverbial manque de saveur, un œil sur l'écran vid sur lequel continuaient à défiler les enregistrements du sas de l'Idris. Il s'avéra que Dubauer n'avait pas quitté le vaisseau une seule fois, ne serait-ce que pour faire un tour sur la Station, durant tout le temps que le vaisseau avait passé à quai, jusqu'à ce qu'il soit contraint par les quaddies de se rendre avec les autres passagers dans l'une des pensions de la Station. Le lieutenant Solian s'était absenté cinq fois, dont quatre correspondaient à des incursions pour inspecter des cargaisons dans le cadre de son service, et la cinquième, beaucoup plus intéressante, le dernier jour après son service. Sur la vidéo, on voyait bien l'arrière de sa tête à son départ, et clairement son visage à son retour quarante minutes plus tard. Même en effectuant un arrêt sur image, même en gros plan, Miles ne put identifier avec certitude les taches ou ombres visibles sur la tunique vert foncé de l'uniforme barrayaran de Solian comme étant des taches de sang résultant de saignements de nez. L'expression de Solian était figée et il fronçait les sourcils en levant les yeux vers le lecteur vid de sécurité, ce qui faisait partie de son travail, à vrai dire – peut-être vérifiait-il par réflexe son fonctionnement. Le jeune homme n'avait pas l'air détendu, ni heureux ni réjoui à la perspective des délices d'une permission, même s'il en avait quelques-unes à rattraper. Il avait l'air… concentré sur quelque chose. C'était le dernier document enregistré qui montrait Solian vivant. Aucune trace de son corps n'avait été trouvée quand les hommes de Brun avaient fouillé l'Idris le lendemain, et demandé à chaque passager propriétaire d'une cargaison, y compris Dubauer, de déverrouiller leurs cabines et leurs cales pour inspection. D'où la théorie de Brun, à laquelle il tenait dur comme fer, selon laquelle Solian avait dû filer sans se faire repérer. — Alors où est-il allé, pendant ces quarante minutes qu'il a passées hors du vaisseau ? demanda Miles exaspéré. — Il n'a pas traversé mes barrières douanières à moins que quelqu'un ne l'ait roulé dans un foutu tapis et ne l'ait porté, affirma Bel fermement. Et je n'ai aucun enregistrement montrant quelqu'un qui porte un tapis. On a regardé. Il avait l'accès libre aux six aires de chargement de ce secteur, et à tous les vaisseaux à quai à ce moment-la. Il n'y en avait que quatre, les vôtres. — Mais Brun jure qu'il n'a aucun enregistrement de Solian montant à bord d'un autre vaisseau. J'imagine que je ferais bien de vérifier l'identité de tous ceux qui sont entrés ou sortis de ces vaisseaux pendant cette période. Solian aurait très bien pu s'asseoir sans être vu pour bavarder tranquillement – ou pour un échange plus sinistre – avec quelqu'un dans un quelconque recoin dans l'une des aires de chargement. Avec ou sans saignement de nez. — Les aires ne sont pas si surveillées ni patrouillées que ça, admit Bel. On laisse parfois les équipages et les passagers les utiliser pour faire de l'exercice, ou des jeux. — Hmm. Quelqu'un en avait certainement utilisé une ultérieurement pour y jouer avec du sang synthétisé. Après leur dîner sans charme, Miles se fit reconduire par Bel, en repassant par les points de contrôle de douane, jusqu'à la pension qui hébergeait les équipages des vaisseaux arraisonnés. Ces baraques étaient visiblement moins luxueuses et plus peuplées que celles qu'on avait réservées aux passagers galactiques payants, et les équipages, sur les nerfs, s'y trouvaient coincés depuis des jours sans autre distraction que l'holovid et leurs propres personnes. Miles fut aussitôt assailli par les officiers supérieurs respectifs des deux vaisseaux de la Corporation Toscane et des deux indépendants pris dans cette commotion, qui exigeaient de savoir quand il obtiendrait leur délivrance. Il réussit à s'imposer par-dessus le tumulte pour réclamer une entrevue avec les médtechs assignés aux quatre vaisseaux, et demanda qu'on mette à sa disposition une pièce tranquille pour la mener à bien. Après avoir traîné les pieds, on finit par lui fournir un bureau et une poignée de Komarrans nerveux. Miles s'adressa en premier au médtech de l'Idris. — Serait-il difficile pour une personne non autorisée de gagner l'accès à votre infirmerie ? — Pas du tout, monseigneur Auditeur, répondit l'homme en battant des paupières. Elle n'est pas verrouillée, je veux dire. En cas d'urgence, les gens peuvent avoir besoin d'y entrer tout de suite, sans avoir à me chercher partout. Je pourrais même moi-même constituer l'urgence. (Il s'arrêta, avant de reprendre :) Une partie de mes médicaments et de mon matériel sont rangés dans des tiroirs fermés par un code, avec des contrôles d'inventaires précis, bien sûr. Mais pour le reste, ce n'est pas nécessaire. À quai, tous ceux qui montent et descendent sont enregistrés par la sécurité du vaisseau, et dans l'espace, eh bien, la question ne se pose pas. — Vous n'avez donc pas eu de problèmes de vol ? Du matériel emprunté, des fournitures qui disparaissent ? — Très peu. Bon, le vaisseau est un lieu public, mais pas ce genre de public. Si vous voyez ce que je veux dire. Les médtechs des deux vaisseaux indépendants firent état de protocoles similaires pour les périodes de vol, mais lorsqu'ils se trouvaient à quai, ils étaient tenus de sécuriser leur petit service lorsqu'ils ne s'y trouvaient pas eux-mêmes de garde. Miles se fit la remarque que la coopération de l'une de ces personnes avait pu être achetée par quiconque avait effectué la synthèse sanguine. Quatre suspects, bon. Sa deuxième question lui apprit que les infirmeries des vaisseaux étaient toutes quatre équipées de synthétiseurs portables au titre de l'équipement standard. — Si quelqu'un s'était glissé dans l'une de vos infirmeries pour y synthétiser du sang, seriez-vous capables de dire si votre équipement a été utilisé ? — S'ils nettoyaient après… peut-être pas, répondit le tech de l'Idris. Ou – quelle quantité de sang ? — Trois à quatre litres. L'inquiétude s'envola du visage de l'homme. — Oh oui. Du moins s'ils utilisaient mes réserves de phyllopacks et de liquides, et pas les leurs. J'aurais remarqué s'il en manquait autant. — Vous auriez remarqué au bout de combien de temps ? — Quand j'aurais vérifié, je suppose. Ou au cours de l'inventaire suivant, si je n'avais pas eu l'occasion de regarder avant. — Et vous avez remarqué ? — Non, mais, en fait, je n'ai pas regardé. Si ce n'est qu'un tech dûment soudoyé pouvait tout à fait être en mesure de bidouiller l'inventaire d'éléments aussi massifs et incontrôlés. Miles décida de faire monter la pression d'un cran. — Si je vous pose la question, dit-il d'un ton neutre, c'est parce que le sang qu'on a retrouvé dans cette aire de chargement, et qui a déclenché cette série d'événements malheureux – et coûteux –, bien qu'initialement identifié comme correspondant à l'ADN du lieutenant Solian, s'avère avoir été synthétisé. Les douanes quaddies soutiennent qu'elles n'ont aucun enregistrement de Solian pénétrant dans la Station de Graf. Ce qui implique, même si nous n'avons hélas pas de preuve, que le sang aurait pu être synthétisé lui aussi à l'extérieur des barrières douanières. Je pense que nous ferions bien de commencer par vérifier vos inventaires de stocks. La médtech du vaisseau toscan jumeau de l'Idris, le Rudra, fronça brusquement les sourcils. — Il y a eu… Elle s'interrompit. — Oui ? dit Miles d'un ton engageant. — Il y a eu un passager bizarre, qui est venu me poser des questions sur mon synthétiseur sanguin. J'en ai juste conclu que c'était une de ces personnes qui s'angoissent en voyage. C'est vrai que quand il s'est expliqué, je me suis aussi dit qu'il avait de bonnes raisons de l'être. Miles sourit prudemment. — Dites-m'en plus sur ce passager bizarre. — Il venait juste de réserver sur le Rudra, ici à la Station de Graf. Il disait qu'il était inquiet, au cas où il aurait un accident pendant le voyage, parce qu'il ne pouvait pas prendre de substituts sanguins standard ; il avait subi des interventions génétiques trop lourdes. Ce qui était exact. Enfin, j'ai cru ce qu'il me disait à propos des problèmes de compatibilité sanguine. C'est bien pour ça que nous sommes équipés de synthétiseurs sanguins, après tout. Il avait des doigts d'une longueur incroyable – avec des palmes. Il m'a dit qu'il était amphibien, et j'ai eu du mal à le croire, jusqu'à ce qu'il me montre ses branchies. Ses côtes s'écartaient d'une façon ahurissante. Il a dit qu'il devait s'asperger régulièrement les branchies avec un humidificateur quand il voyage, parce que l'air des vaisseaux et des stations est trop sec pour lui. Elle s'arrêta pour avaler sa salive. Bon, ça ne pouvait pas être Dubauer. Hmm. Un autre joueur ? Mais dans le même jeu, ou un autre ? Elle reprit d'une voix terrifiée. — J'ai fini par lui montrer mon synthétiseur, parce qu'il avait l'air tellement angoissé et qu'il n'arrêtait pas de poser des questions. Je m'inquiétais surtout de savoir quelle sorte de tranquillisants on pouvait utiliser sans risque avec lui, s'il s'avérait être le genre de personne qui devient hystérique au bout de huit jours dans l'espace. S'il se mettait à sauter partout en poussant des cris, se dit Miles, ça risquait d'effrayer la jeune femme encore davantage. Il se contenta de se redresser et de lui adresser un sourire guilleret, qui la fit seulement se recroqueviller un peu plus sur sa chaise. — C'était quand ? Quel jour ? — Hum… deux jours avant que les quaddies ne nous fassent évacuer le vaisseau pour venir ici. Trois jours après la disparition de Solian. De mieux en mieux. — Comment s'appelait le passager ? Pourriez-vous l'identifier ? — Sans problème – enfin, des palmes, quand même. Il m'a dit qu'il s'appelait Firka. — Accepteriez-vous de répéter ce témoignage sous thiopenta ? lui demanda Miles, l'air de rien. Elle fit la grimace. — Sans doute. C'est nécessaire ? Ni paniquée ni trop pressée ; bon signe. — Nous verrons. D'abord l'inventaire matériel, je dirais. Nous allons commencer par l'infirmerie du Rudra. Et juste au cas où on essaierait de le mener par le bout du nez, les autres ensuite. D'autres retards s'ensuivirent, pendant lesquels Bel, par console de com interposée, négocia avec Venn et Watts pour leur faire lever temporairement l'assignation à résidence des médtechs, en qualité de témoins experts. Une fois ces arrangements acceptés, la visite à bord du Rudra fut agréablement courte, directe, et fructueuse. Les réserves de base de sang synthétique de la médtech étaient descendues de quatre litres. Un phyllopack avait disparu, avec ses centaines de mètres carrés de surface de réaction prêts à l'emploi stockés en couches microscopiques dans une fente intégrée. Et l'appareil de synthèse sanguine n'avait pas été parfaitement nettoyé. Miles sourit de toutes ses dents tout en récupérant lui-même une particule de résidu organique dans un tube fiché dans un sac en plastique, à la délectation du chirurgien du Prince Xav. Tout cela avait l'air suffisamment substantiel pour qu'il charge Roic de se procurer des copies des enregistrements de sécurité du Rudra, en particulier ceux qui concernaient un certain Firka, et pour qu'il envoie Bel et les médtechs vérifier sans lui les trois autres infirme ries. Miles retourna à bord de la Crécerelle et confia au lieutenant Smolyani son nouvel échantillon, à faire parvenir dans les plus brefs délais sur le Prince Xav. Puis il s'installa pour enquêter sur la localisation de Firka. Il le repéra dans la seconde des deux pensions qui hébergeaient les passagers des vaisseaux arraisonnés ; mais le quaddie de garde rapporta que l'homme avait signé sa sortie avant le dîner et qu'il n'était pas encore rentré. La première expédition de Firka ce jour-là avait eu lieu à peu près au moment de la réunion des passagers ; peut-être avait-il fait partie du groupe d'hommes qui occupait le fond de la salle, mais Miles pouvait certifier ne pas avoir remarqué de main palmée s'élever pour poser une question. Miles ordonna à la sécurité quaddie de la pension d'entrer en contact soit avec le garde du corps Roic, soit avec lui-même quand le passager se représenterait, quelle que soit l'heure. Sourcils froncés, il appela la première pension pour prendre des nouvelles de Dubauer. L'hermaphrodite Ba betan cetagandan ou autre était bien rentré de l'Idris sans encombre, mais il était ressorti après le dîner. Rien là d'extraordinaire en soi ; parmi les passagers pris au piège, rares étaient ceux qui restaient à la pension, alors qu'ils pouvaient divertir leur ennui de fin de soirée en recherchant des distractions ailleurs sur la Station. Mais Dubauer n'était-il pas précisément le genre de personne trop effarouchée pour traverser la Station de Graf seul sans une escorte armée ? Miles, fronçant encore davantage les sourcils, demanda au garde quaddie de l'avertir quand Dubauer, lui aussi, rentrerait. Il visionna une nouvelle fois les vids de sécurité de l'Idris en attendant le retour de Roic. Des gros plans arrêtés sur les mains de différents visiteurs par ailleurs irréprochables du vaisseau ne révélèrent aucune palme. Il n'était pas loin de minuit, heure de la Station, quand Roic et Bel reparurent. Bel bâillait. — Rien d'excitant, commenta-t-il. Je crois que tout se trouvait dans la première. J'ai renvoyé les médtechs à la pension avec une escorte de sécurité pour les border. C'est quoi la suite ? Miles mâchonna doucement une phalange — On attend le rapport du chirurgien sur l'identification des deux échantillons que j'ai envoyés au Prince Xav. On attend que Firka et Dubauer refassent surface à leurs pensions, ou alors on court à leur recherche dans toute la Station. Ou, mieux encore, on le fait faire par les patrouilles de Venn, si ce n'est que je ne tiens pas à le détourner de la recherche de l'agresseur tant qu'ils n'auront pas épinglé le type. Roic, qui avait pris un air alarmé, se détendit. — Bien raisonné, monseigneur, murmura-t-il avec reconnaissance. — Ça me semble être une occasion en or pour dormir, opina Bel. Miles s'irrita de constater que les bâillements de Bel étaient contagieux. Il n'avait jamais parfaitement maîtrisé la formidable capacité de leur vieux collègue mercenaire le Commodore Tung à dormir n'importe où, à n'importe quel moment autorisé par une trêve dans l'action. Il était certain qu'il était encore trop remonté pour s'assoupir. — Peut-être une petite sieste, admit-il sans enthousiasme. Bel, intelligemment, saisit aussitôt l'occasion de rentrer chez lui passer un moment avec Nicol. Miles, rejetant l'argument de Bel selon lequel il était lui-même garde du corps, le fit raccompagner par une patrouille quaddie. À regret, il décida d'attendre le rapport du chirurgien pour appeler le Chef Venn, et le réveiller ; il ne pouvait pas se permettre de commettre d'erreurs aux yeux des quaddies. Il se débarbouilla et s'allongea dans sa minuscule cabine, pour tenter de grappiller quelques instants de sommeil. S'il avait le choix entre une bonne nuit de sommeil ininterrompu et des nouvelles rapides, il préférait les nouvelles. Venn l'informerait sans doute immédiatement si la Sécurité procédait à une arrestation du quaddie à la riveuse. Certaines stations de transfert spatial étaient délibérément conçues pour qu'il soit difficile de s'y cacher. Malheureusement, Graf n'en faisait pas partie. Son architecture ne pouvait être décrite que comme une agglomération. Elle devait fourmiller de recoins oublies. La meilleure chance d'attraper le type serait s'il tentait de partir ; aurait-il les nerfs assez solides pour préférer aller se terrer dans un repaire et faire profil bas ? Ou, ayant manqué sa cible une première fois – quelle qu'elle fût –, serait-il assez tête brûlée pour revenir tenter sa chance ? Smolyani avait désengagé la Crécerelle de son sas et pris position à quelques mètres de la Station, juste au cas où, pendant le sommeil du seigneur Auditeur. Remplacer la question de savoir qui pouvait vouloir tuer un inoffensif hermaphrodite betan veillant sur un troupeau de moutons, par celle de qui pouvait vouloir tuer un Ba cetagandan transportant clandestinement une cargaison humaine – ou surhumaine d'une valeur inestimable, du moins pour la Crèche des Étoiles… voilà qui élargissait le champ des complications possibles d'une manière extrêmement dérangeante. Miles avait déjà tranquillement décidé que le passager Firka serait convoqué sans retard à un rendez-vous avec le thiopenta, avec la coopération des quaddies s'il pouvait l'obtenir, et sinon sans. Mais à la réflexion il était peu probable que le sérum de vérité marche sur un Ba. Il se laissa aller quelques instants à fantasmer avec regret sur des méthodes d'interrogation plus anciennes. Un truc remontant à l'ère ancestrale de l'empereur Yuri, peut-être, ou à celle de l'arrière-arrière-grand-père, le comte Piotr, le « Sanguinaire » Vorrutyer. Il se retourna sur son étroite couchette, conscient de la solitude du silence de sa cabine sans le rythme rassurant de la respiration d'Ekaterin au-dessus de lui. Il s'était peu à peu habitué à cette présence nocturne Cette histoire de mariage était en train de devenir une habitude l'une de ses meilleures. Il toucha le chrono qui ceignait son poignet et soupira. Elle devait sûrement dormir à l'heure qu'il était. Trop tard pour l'appeler et la réveiller juste pour lui faire écouter ses bêtises. Il compta les jours qui restaient avant l'arrivée d'Aral Alexander et d'Helen Natalia. Chaque jour qu'il passait à batifoler ici réduisait la marge de leur voyage. Son cerveau avait entrepris d'associer un jingle déformé avec une vieille berceuse, une histoire de thiopenta et de queues de chiots le matin à la première heure, quand il sombra enfin. — Monseigneur ? La voix de Roic dans l'intercom de la cabine réveilla Miles en sursaut. — Oui ? — Le chirurgien du Prince Xav est sur la console de com sécurisée. Je lui ai dit de patienter, que vous souhaitiez qu'on vous réveille. — Oui. J'arrive. Miles tourna les yeux vers la lueur des chiffres du chrono mural ; il avait dormi quatre heures. Largement assez pour le moment. Il tendit la main vers sa tunique. Roic déjà – non, encore – en uniforme attendait dans le petit carré aux airs de plus en plus familiers. — Je croyais vous avoir dit de dormir un peu, remarqua Miles. Demain – aujourd'hui, maintenant, risque d'être une longue journée. — Je repassais les vids de sécurité du Rudra, monseigneur. Possible que j'aie trouvé quelque chose. — Très bien. Vous me les montrerez tout de suite après. Il se glissa dans le fauteuil, alluma le cône de sécurité et activa l'image de la vid de com. Le chirurgien en chef de la flotte qui, d'après les insignes de son uniforme vert, détenait le grade de capitaine, arborait l'allure des Nouveaux Hommes jeunes et sportifs du règne progressiste de l'empereur Gregor ; à en croire son regard brillant et excité, il ne regrettait pas sa nuit blanche plus que ça. — Monseigneur Auditeur, ici le capitaine Chris Clogston. J'ai vos résultats sanguins. — Parfait. Qu'avez-vous trouvé ? Le chirurgien se pencha en avant. — Le plus intéressant est cette tache sur le mouchoir. Je dirais que c'est du sang de Haut cetagandan, sans le moindre doute, si ce n'est que les chromosomes sexuels sont vraiment étranges, et qu'au lieu de la paire supplémentaire de chromosomes qui contient généralement toutes leurs modifications génétiques, il y a deux paires supplémentaires. Mile sourit victorieusement. Oui ! — Tout à fait. Un modèle expérimental. Un Haut cetagandan, effectivement, mais celui-ci est un Ba – asexué – et presque certainement issu de la Crèche des Étoiles. Congelez une portion de cet échantillon, marquez-le top secret et envoyez-le chez nous aux labos de biologie de la SecImp par le premier coursier disponible, avec mes compliments. Je suis sûr qu'ils voudront le joindre à leurs dossiers. — Oui, monseigneur. Pas étonnant que Dubauer ait essayé de récupérer ce mouchoir ensanglanté. En dehors du fait qu'il faisait exploser sa couverture, les manipulations génétiques de haut niveau de la Crèche des Étoiles n'étaient pas le genre de choses que les dames Hautes tenaient à voir circuler à tous vents, à moins de les diffuser elles-mêmes, filtrées à travers quelques clans ghems cetagandans triés sur le volet par le biais de leurs épouses et mères Hautes. Certes, les dames Hautes réservaient leur plus grande vigilance aux gènes qu'elles faisaient entrer au sein de leur génome bien gardé, cette œuvre d'art qui se poursuivait depuis des générations. Miles se demanda quels bénéfices confortables on pouvait tirer de l'exploitation de copies pirates de ces cellules qu'il avait récupérées par hasard. Peut-être aucun – ce Ba ne représentait certainement pas leurs derniers travaux. Dépassé depuis presque un siècle, même. Leurs derniers travaux se trouvaient dans la cale de l'Idris. Eurk. — L'autre échantillon, reprit Clogston, appartient à Solian – c'est-à-dire qu'il s'agit du sang synthétisé du lieutenant Solian. Identique au spécimen précédent – même origine, je dirais. — Bien ! Au moins on avance. Mais pour aller où, nom d'un chien ? Merci, capitaine. Votre aide nous est précieuse. Allez dormir un peu, vous l'avez bien mérité. Le chirurgien disparut, son visage exprimant clairement sa déception de se voir ainsi congédié sans plus d'explications. Miles se tourna vers Roic, juste à temps pour le surprendre en train de réprimer un bâillement. Le garde du corps eut l'air gêné, et se redressa sur son siège. — Alors, qu'est-ce qu'on a ? lui souffla Miles. Roic s'éclaircit la gorge. — En fait, le passager Firka est monté à bord du Rudra après la date initialement prévue pour le départ du vaisseau, au cours du premier retard occasionné par les réparations. — Hum. Ça sous-entend que ça ne faisait pas partie d'un itinéraire planifié de longue date, alors… enfin peut-être. Continuez. — J'ai retrouvé plusieurs enregistrements où on voit le gars monter et descendre du vaisseau, avant l'arraisonnement et l'éviction des passagers. Il utilisait sa cabine pour y dormir, apparemment, comme font beaucoup de gens pour faire des économies. Deux de ses déplacements coïncident avec des moments où le lieutenant Solian s'est absenté de l'Idris – l'un recouvre en partie sa dernière inspection de cargaison de routine, et l'autre correspond exactement aux dernières quarante minutes pour lesquelles nous n'avons pas d'explication. — Oh, joli. Et à quoi ressemble ce soi-disant amphibien ? Roic trifouilla un moment la console et fit surgir des enregistrements vid du sas du Rudra un cliché très net, en pied. C'était un homme grand, à la peau d'une pâleur maladive, avec des cheveux bruns très courts, presque ras, qui formaient sur son crâne une nappe de duvet peu flatteuse, évoquant du lichen sur une grosse pierre. Un gros nez, de petites oreilles, une expression lugubre sur un visage caoutchouteux, il avait l'air en manque, en fait, avec ses yeux sombres et cernés. De longs membres maigres ; une tunique large ou un poncho cachait le haut de son torse. Ses pieds et ses mains étaient particulièrement caractéristiques, et Miles zooma en gros plan. Une main était à moitié dissimulée dans une mitaine en toile, ce qui cachait les palmes au premier regard, mais l'autre était nue et à demi levée, et les palmes, d'une couleur rose sombre, se voyaient distinctement entre des doigts démesurément longs. Les pieds étaient chaussés de bottes souples, peut-être en daim, liées aux chevilles, mais ils étaient presque deux fois plus longs que des pieds normaux, sans être pour autant plus larges. Est-ce que ce type pouvait se faire des palmes quand il était dans l'eau, en écartant en même temps ses orteils et ses doigts palmés ? Il se rappela la description que lui avait faite Ekaterin du passager qui les avait abordés, elle et Bel, lors de leur sortie du premier jour – il avait les mains et les pieds les plus longs et les plus étroits que j'aie jamais vus. Il faudrait qu'il montre cette image à Bel sans tarder. Miles laissa tourner la vid. Le gars avait une allure assez traînante, il marchait en levant haut ses grands pieds de clown. — D'où vient-il ? demanda Miles à Roic. — D'après ses papiers, ce serait un Aslunien, répondit Roic d'un ton chargé de doute. Aslun, qui faisait partie des proches voisins de Barrayar dans le Nexus, était un monde agricole appauvri situé dans un cul-de-sac spatial à l'écart du Moyeu d'Hegen. — Hmm. Presque de notre coin. — Ch'sais pas, monseigneur. Les enregistrements douaniers de la Station de Graf le montrent débarquant d'un vaisseau qu'il a pris à Tau Ceti. Il est arrivé la veille du jour où notre flotte était censée initialement repartir. Je ne sais pas si c'est de là qu'il est parti. — Je parierais que non. Existait-il un monde aquatique en formation quelque part en bordure du Nexus, dont les colonisateurs auraient choisi de modifier leurs enfants au lieu de modifier l'environnement ? Miles n'en avait pas entendu parler, mais ça devait bien arriver un jour. Ou bien Firka était-il une création unique, une expérimentation ou un prototype quelconque ? Il en avait déjà rencontré quelques-uns. Ni l'une ni l'autre de ces hypothèses ne collait avec des origines asluniennes… Mais il avait pu y émigrer. Miles nota qu'il devrait réclamer dans son prochain rapport à la SecImp une enquête sur les origines de l'individu, même si les résultats risquaient fort de tomber au compte-gouttes, trop tard pour être d'une utilité immédiate. En tout cas, il espérait bien avoir déblayé ce chantier et décampé d'ici là. — Il avait d'abord essayé d'obtenir une couchette sur l'Idris, mais il n'y avait plus de place, ajouta Roic. — Ah ! Ou peut-être devrait-il dire « Ah bon » ? Miles se rassit dans le fauteuil en plissant les yeux. Pour devancer par le raisonnement son bien-aimé et si ardemment souhaité thiopenta – mettons que ce curieux individu ait eu des contacts personnels avec Solian avant la disparition du lieutenant. Mettons qu'il ait, d'une manière ou d'une autre, acquis un échantillon du sang de Solian, peut-être dans le même genre de circonstances accidentelles que celles qui l'avaient lui-même mis en possession de celui de Dubauer. Mais pourquoi, dans quelle logique, se serait-il ensuite donné la peine de réaliser un échantillon de faux sang de Solian et d'en asperger toute l'aire de chargement jusqu'au sas ? Pour couvrir un autre meurtre ? La disparition de Solian avait déjà été mise sur le compte de la désertion, et par sa propre hiérarchie. Pas besoin de couverture : s'il s'agissait d'un meurtre, c'était déjà presque le crime parfait, à ce moment-là, avec une enquête sur le point d'être abandonnée. Un coup monté ? Dans le but de coller le meurtre de Solian sur le dos de quelqu'un d'autre ? Séduisant, mais dans ce cas n'aurait-on pas déjà désigné et accusé le faux coupable ? Sauf si Firka était le faux coupable. Il manquait le visage dans le tableau pour l'instant, sauf si le faux coupable était Firka lui-même. Pour couvrir une désertion ? Solian et Firka avaient-ils pu œuvrer de concert à la défection du premier ? Ou… dans quels cas une désertion pouvait-elle être autre chose qu'une désertion ? Quand il s'agissait d'une arnaque des Opérations secrètes de la SecImp, voilà. Mais Solian faisait partie du Service de Sécurité, pas de la SecImp ; c'était un garde, pas un espion ni un agent entraîné. Cela dit… un officier doté de suffisamment d'intelligence, de loyauté, de motivation et d'ambition, qui se verrait pris dans un imbroglio complexe, pourrait aussi ne pas attendre les ordres de sa hiérarchie pour poursuivre un coup risqué qui s'emballait. Miles était bien placé pour le savoir. Évidemment, en prenant ce genre de risques, un officier pouvait aussi se faire tuer. Miles était tout aussi bien placé pour le savoir. Indépendamment de l'impact escompté, quel avait été l'impact réel produit par le leurre du sang synthétisé ? Ou qu'aurait-il été si la romance contrariée de Corbeau et de Garnet Cinq ne leur avait pas attiré les foudres des Barrayarans, avec leurs préjugés et leur grossièreté ? L'ostentatoire mise en scène écarlate de l'aire de chargement aurait sûrement recentré l'attention des autorités sur la disparition de Solian ; elle aurait presque certainement retardé le départ de la flotte, d'une façon moins spectaculaire, certes, que ne l'avaient fait les événements réels. En admettant que les problèmes de Corbeau et de Garnet Cinq aient été accidentels. Après tout, c'était un peu une actrice, dans son genre. Ils n'avaient que la parole de Corbeau au sujet de son bracelet-com. — J'imagine que nous ne disposons d'aucun cliché de cet homme-grenouille quittant le vaisseau en trimballant une demi-douzaine de bidons d'un litre ? demanda-t-il à tout hasard. — Malheureusement non, monseigneur. Mais il a fait des allers et retours avec plein de boîtes et des paquets à divers moments ; il aurait très bien pu les cacher quelque part à l'intérieur. Aah. L'obtention d'informations était censée éclaircir la pensée. Et le brouillard ne faisait que s'épaissir. — Pas d'appels de la Sécurité quaddie en provenance de l'une ou l'autre des pensions ? demanda-t-il à Roic. Dubauer et Firka ne sont rentrés ni l'un ni l'autre ? — Non, monseigneur. Je veux dire, ils n'ont pas appelé. Miles appela les deux pour en avoir le cœur net ; aucun des deux passagers qui l'intéressaient n'était de retour. Il était plus de quatre heures après minuit, 0420 d'après l'horloge de vingt-quatre heures héritée de la Terre que l'espace quaddie avait conservée, des générations après que leurs ancêtres avaient quitté leur monde d'origine. — Mais où est-ce qu'ils sont passés, toute la nuit ? ronchonna Miles après avoir coupé la com. — Si c'était l'truc classique, je m'attendrais pas à ce qu'ils rentrent avant le petit déjeuner, répondit Roic dans un haussement d'épaules. Par délicatesse, Miles choisit d'ignorer le fait que Roic avait piqué un fard. — Notre homme-grenouille, possible, mais je peux garantir que le Ba n'est pas parti à la recherche d'une compagnie féminine. Il n'y a pas grand-chose de classique dans tout ça. D'un geste décidé, Miles reprit possession du tampon d'appel. Dans le décor du bureau de Venn à la disposition radiale vertigineuse, il vit apparaître en lieu et place du Chef Venn lui-même l'image d'une femme quaddie, en uniforme gris de la Sécurité. Miles n'était pas bien sûr de décoder les insignes de son rang mais elle paraissait sensée, entre deux âges, et avait l'air assez tourmentée pour pouvoir faire partie des officiers supérieurs. — Bonjour, entama-t-il poliment. Où est le Chef Venn ? — J'espère qu'il dort. L'expression de son visage suggérait qu'elle allait faire appel à toute sa loyauté pour rester polie, elle aussi. — À un moment comme celui-ci ? — Le pauvre, il a tenu deux gardes et demie d'affilée hi… Elle le regarda en louchant et parut avoir un éclair de reconnaissance. — Oh. Seigneur Auditeur Vorkosigan. Je suis Teris Trois, superviseur de la troisième équipe du Chef Venn. Puis-je faire quelque chose pour vous ? — Officier du service de nuit, hein ? Très bien. Oui, merci. Je souhaite obtenir la détention et l'interrogatoire, si possible au thiopenta, d'un passager du Rudra. Son nom est Firka. — Quel chef d'inculpation souhaitez-vous invoquer ? — Témoin direct, pour commencer. J'ai des raisons de soupçonner qu'il peut avoir un rapport avec le sang trouvé dans l'aire de chargement qui a déclenché toute cette affaire. Je souhaite vivement les transformer en certitudes. — Monsieur, nous ne pouvons pas nous amuser à arrêter et droguer n'importe qui, ici. Il nous faut un chef d'inculpation formel. Et si la personne en transit n'est pas volontaire pour être interrogée, il vous faudra obtenir un ordre de l'adjudicateur pour recourir au thiopenta. Miles décida qu'il allait se décharger de ce problème-là sur le Garde des sceaux Greenlaw. Ça devait être du ressort de son département. — Très bien, je l'accuse de déposer des détritus sur la voie publique. C'est sûrement illégal, ici, de se débarrasser de matières organiques n'importe comment. Le coin de sa bouche se releva malgré elle. — C'est un délit. Oui, ça ferait l'affaire, concéda-t-elle. — Tout prétexte qui vous conviendra m'ira à moi. Il me le faut, et il me le faut dès que vous pourrez mettre les mains sur lui. Malheureusement, il a signé sa sortie de la pension vers sept-cents hier soir et on ne l'a pas revu depuis. — Nos équipes de sécurité sont sérieusement débordées, ici, à cause du… regrettable incident d'hier. Est-ce que ça peut attendre le matin, Seigneur Auditeur Vorkosigan ? — Non. Il crut un moment qu'elle allait lui faire le coup de la procédure bureaucratique, mais après une moue crispée de réflexion irritée, elle céda. — Très bien. Je vais émettre un ordre de détention, prêt à être visé par le Chef Venn. Mais vous devrez en référer à l'adjudicateur dès que nous l'aurons trouvé. — Merci. Je vous promets que vous n'aurez aucune difficulté à l'identifier. Je peux vous transmettre ses papiers d'identité et des clichés vid d'ici, si vous le souhaitez. Elle admit que cela serait utile, et il s'exécuta. Miles hésita, ruminant le dilemme encore plus perturbant du cas Dubauer. De fait, il n'y avait aucun lien évident entre les deux problèmes. Mais quand même. Peut-être l'interrogatoire de Firka en révélerait-il un ? Laissant l'homme de main de Venn prendre les choses à bras-le-corps, Miles coupa la com. Il se laissa aller quelques instants dans son fauteuil, puis reprit les vidéos de Firka et se les repassa deux fois de suite. — Alors, dit-il au bout d'un moment. Comment diable a-t-il fait pour ne pas mettre ses grands pieds pendouillants dans les flaques de sang ? Roic regarda fixement les images par-dessus son épaule. — Un flotteur ? suggéra-t-il enfin. Cela dit, il faudrait qu'il soit à un poil de la désarticulation pour arriver à y caser ses jambes. — Il a l'air à un poil de la désarticulation. Mais si Firka avait les orteils aussi longs et préhensiles que ses doigts le laissaient supposer, pouvait-on imaginer qu'il puisse manipuler avec ses pieds des manettes conçues pour des mains inférieures quaddies ? Dans ce nouveau scénario, Miles n'avait plus besoin de visualiser le conducteur du flotteur en train de haler un corps lourd ; il n'avait plus qu'à vider ses bidons glougloutants par-dessus bord et à produire quelques souillures artistiques à l'aide d'un chiffon approprié. Au bout de quelques instants de gymnastique mentale passés à essayer d'imaginer la scène, Miles laissa tomber les vidéos de Firka dans un manipulateur d'images et installa le type dans un flotteur. Le soi-disant amphibien n'avait pas besoin d'aller jusqu'à se désarticuler ni à se casser une jambe pour y tenir. En supposant que le bas de son corps soit plutôt plus flexible que celui de Miles ou de Roic, il s'y casait assez bien. Ça avait l'air inconfortable, mais envisageable. Miles fixa l'image qui surplombait le plateau vid. La première question qu'on posait sur la Station de Graf pour définir une personne n'était pas « homme ou femme ? » mais « quaddie ou grav ? ». Le tout premier critère, qui permettait d'éliminer au moins la moitié des possibilités avant d'aller plus loin. Il se figura un quaddie blond vêtu d'une veste noire, fonçant dans un couloir à bord d'un flotteur. Il se figura les poursuivants de ce quaddie, passant en bourdonnant à côté d'un grav à la tête rasée, légèrement vêtu, marchant en sens inverse. Il n'en fallait pas plus, dans un moment d'agitation suffisante. Descendre du flotteur, retourner sa veste, fourrer la perruque dans une poche, laisser la machine avec quelques autres à l'arrêt, s'éloigner d'un pas nonchalant… Ce serait beaucoup plus difficile dans l'autre sens, bien sûr, de faire passer un quaddie pour un grav. Il examina longuement les yeux cernés de sombre, les orbites enfoncées de Firka. Il sélectionna une tignasse de boucles blondes acceptable dans la banque d'images et l'appliqua sur la tête sans grâce de Firka. Tenait-il une approximation satisfaisante du quaddie au torse en forme de tonneau, aux yeux sombres, qui brandissait la riveuse ? Il ne l'avait entrevu qu'une fraction de seconde, à quinze mètres de distance, et il fallait bien dire que Miles avait focalisé presque entièrement son attention sur l'objet trépidant qui crachait des étincelles et bombardait du cuivre brûlant entre ses mains… des mains palmées ? Heureusement, il pouvait faire appel à une deuxième opinion. De la console de com, il appela le code du domicile de Bel. Assez logiquement compte tenu de l'heure peu orthodoxe, le visuel resta éteint quand la voix ensommeillée de Nicol répondit. — Allô ? — Nicol ? Ici Miles Vorkosigan. Désolé de vous tirer du lit. J'ai besoin de parler à votre colocataire. Bottez-lui les fesses et faites-le venir à la vid. Bel a dû dormir plus que moi, maintenant. Le visuel s'alluma. Nicol se redressa tout en ajustant un vêtement duveteux à lacets avec une main inférieure ; cette partie de l'appartement qu'elle partageait avec Bel était de toute évidence en apesanteur. Il faisait trop sombre pour deviner autre chose que sa silhouette flottante. Elle se frotta les yeux. — Quoi ? Bel n'est pas avec vous ? La gravité avait beau fonctionner sur la Crécerelle, l'estomac de Miles bascula en apesanteur. — Non. Bel est parti il y a six heures. Elle fronça les sourcils. Le sommeil qui brouillait ses traits fit place à l'alarme. — Mais Bel n'est pas rentré à la maison cette nuit ! 11 Le Poste de Sécurité Un de la Station de Graf, qui abritait la plupart des bureaux administratifs de la police de sécurité, y compris celui du Chef Venn, se trouvait dans sa totalité dans la zone en apesanteur de la Station. Miles et Roic, traînant à leur suite un garde quaddie du sas de la Crécerelle dans tous ses états, entrèrent dans l'espace de réception du poste, à l'organisation radiale, d'où partaient, à des angles surprenants, des couloirs tubulaires. Le changement d'équipe n'allait sûrement pas tarder, mais le calme de la nuit régnait encore sur les lieux. Nicol avait battu Miles et Roic de vitesse, mais de peu. Elle attendait l'arrivée du Chef Venn, sous l'œil inquiet d'un quaddie en uniforme que Miles classa comme l'équivalent d'un sergent assigné à l'accueil de nuit. La circonspection de l'officier quaddie s'accrut à leur arrivée, et une de ses mains inférieures alla discrètement se placer sur un tampon de sa console ; comme si de rien n'était, un autre officier quaddie armé surgit sans attendre de l'un des couloirs et rejoignit en naviguant son camarade. Nicol portait un tee-shirt bleu uni et un short, enfilés à la va-vite sans apprêt artistique. Elle était blême d'inquiétude et se tordait les mains inférieures. Elle répondit d'un petit signe de tête reconnaissant à la salutation chuchotée de Miles. Le Chef Venn arriva enfin, jetant à Miles un regard sans aménité, mais résigné. Il paraissait avoir dormi ne serait-ce qu'un peu, et s'était déjà habillé, résigné, pour la journée ; sa tenue impeccable ne laissait pas percer le moindre espoir secret d'aller se recoucher. Il congédia d'un geste les gardes armés et invita d'un ton bourru le seigneur Vorkosigan et sa suite à le suivre dans son bureau. La superviseuse de la troisième équipe à qui Miles avait parlé quelque temps auparavant – autant dire la veille, maintenant – apporta des ampoules de café avec son rapport de fin de service. Méticuleusement, elle tendit les ampoules aux gravs, au lieu de les balancer en l'air en s'attendant qu'ils les rattrapent comme elle le fit pour Nicol et son chef d'équipe. Miles fit tourner le bouton de réglage thermique de son ampoule jusqu'à la limite de la zone rouge, et suçota le liquide brûlant et amer avec gratitude, imité par Roic. — Cette panique est peut-être prématurée, commença Venn après une première gorgée. La non-apparition du capitaine de port Thorne a peut-être une explication très simple. Et quelles étaient les trois explications les plus compliquées qui figuraient en tête de liste dans l'esprit de Venn, à ce moment même ? Le quaddie n'était pas très communicatif, mais enfin, Miles non plus. Bel avait disparu depuis plus de six heures, depuis qu'il avait quitté son garde quaddie à l'arrêt des voitures-bulles le plus proche de chez lui. À ce stade, leur panique pouvait tout aussi bien être posthume, mais Miles ne jugea pas nécessaire de le formuler à haute voix devant Nicol. — Je suis extrêmement inquiet. — Thorne est peut-être en train de dormir ailleurs, suggéra Venn en jetant un regard énigmatique vers Nicol. Avez-vous vérifié auprès de ses amis ? — Le capitaine de port a signifié explicitement qu'il rentrait chez lui se reposer auprès de Nicol, lorsqu'il a quitté la Crécerelle aux alentours de minuit, précisa Miles. Repos qu'il avait bien mérité, si je puis me permettre. Vos propres gardes doivent être en mesure de confirmer l'heure exacte à laquelle Thorne a quitté le vaisseau. — Bien entendu, nous mettrons à votre disposition un autre officier de liaison pour vous assister dans votre enquête, seigneur Vorkosigan. Le ton de Venn était distant ; Miles eut le sentiment qu'il gagnait du temps pour réfléchir. Peut-être aussi se faisait-il délibérément obtus. Miles ne fit pas l'erreur de prendre cette apparence pour une réalité ; il n'aurait pas interrompu son sommeil et mis quelques minutes à peine pour venir s'occuper du problème. — Je n'en veux pas d'autre. Je veux Thorne. Vous égarez bien trop de gravs par ici. Ça commence à faire vraiment négligé. (Miles inspira profondément.) Il a dû vous traverser l'esprit, comme cela a traversé le mien, que trois personnes se trouvaient dans la ligne de tir hier après-midi dans le hall de la pension. Nous sommes tous partis du principe que j'étais la cible évidente. Mais s'il s'agissait de quelque chose de moins évident ? Et si c'était Thorne ? Teris Trois fit mine de l'arrêter d'un geste de la main, et s'interposa. — À ce propos, nous avons retrouvé la trace de la riveuse il y a quelques heures. — Oh, très bien, dit Venn en se tournant vers elle d'un air soulagé. Qu'est-ce qu'on a appris ? — Elle a été achetée comptant il y a trois jours, dans un magasin de matériel d'ingénierie près des docks dans la zone en apesanteur. Emportée, et non livrée. L'acheteur n'a pas rempli le questionnaire de garantie. Le caissier ne se rappelait plus quel client l'avait emportée, parce qu'il y avait beaucoup de monde à cette heure-là. — Quaddie ou grav ? — Il n'a pas su dire. Ça pouvait être l'un comme l'autre, semble-t-il. Et si une paire de mains palmées étaient alors gantées, comme sur le cliché vid, elles avaient très bien pu passer inaperçues. Venn fit la grimace, ses espoirs d'une trêve s'effondraient. La superviseuse de nuit glissa un regard à Miles. — Le seigneur Vorkosigan ici présent a également appelé pour demander la mise en détention de l'un des passagers du Rudra. — Vous l'avez trouvé ? demanda Miles. Elle secoua la tête négativement. — Pourquoi cette demande ? s'enquit Venn. Miles répéta les nouvelles nocturnes qui résultaient de ses questions aux médtechs, et la découverte de traces du sang synthétisé de Solian à l'infirmerie du Rudra. — Eh bien, voilà qui explique pourquoi nous avons fait chou blanc dans les hôpitaux et les cliniques de la Station, marmonna Venn. Miles l'entendit presque faire le total des heures quaddies que son département avait perdues dans cette vaine recherche, et ne releva pas le grognement. — J'ai aussi pu découvrir un suspect, au cours de la conversation avec la tech du Rudra. Rien que des spéculations indirectes jusqu'à présent, mais le thiopenta devrait y remédier. Miles décrivit le peu ordinaire passager Firka, sa propre impression de familiarité, insuffisante, mais persistante, et les soupçons concernant l'usage créatif du flotteur. L'expression de Venn était de plus en plus lugubre. Ce n'était pas parce que Venn, par réflexe, refusait de se laisser piétiner par un fouille-merde barrayaran, qu'il n'écoutait pas, décida Miles. Ce qu'il pouvait faire de tout ça, à travers les filtres culturels provinciaux de l'espace quaddie, était un point beaucoup plus difficile à deviner. — Et que se passe-t-il pour Bel ? demanda Nicol, la voix étranglée par une angoisse contenue. Venn était de toute évidence moins immunisé contre une supplique délivrée par une belle compatriote. Il croisa le regard interrogateur de sa superviseuse de nuit et lui fit un signe d'approbation. — Après tout, on n'est plus à un près, fit Teris Trois en haussant les épaules. Je vais lancer un appel à toutes les patrouilles pour qu'elles se mettent aussi à la recherche du capitaine de port Thorne. Ainsi que du type aux palmes. Miles se mordillait la lèvre inférieure pour calmer son inquiétude. Tôt ou tard, cette cargaison vivante cachée à bord de l'Idris finirait par faire revenir le Ba. — Bel, le capitaine de port Thorne est bien revenu vous voir hier soir, pour demander qu'on remette l'Idris sous scellés, n'est-ce pas ? — Oui, répondirent d'une même voix Venn et la superviseuse. Venn lui adressa un court hochement de tête en guise d'excuse et continua : — Ce passager betan que Thorne essayait d'aider a-t-il pu faire en sorte que ses fœtus d'animaux reçoivent les soins nécessaires ? — Dubauer. Heu, oui. Tout va bien pour l'instant. Mais, heu… je crois que je vais vous demander de récupérer Dubauer, en plus de Firka. — Pourquoi ? — Il a quitté sa pension avant de disparaître hier soir en même temps que Firka, et il n'a pas reparu non plus. Et Dubauer était aussi le troisième de notre petit triumvirat de cibles hier. Appelons ça simplement une mesure de protection, pour l'instant. Venn garda les lèvres serrées un moment, méditant cette requête, tout en dévisageant Miles avec un air de désapprobation. Il aurait fallu qu'il soit moins intelligent qu'il ne semblait l'être pour croire que Miles ne lui cachait rien. — Très bien, dit-il enfin. (Il fit un geste de la main à Teris Trois.) Allons-y, qu'on ramasse tout le monde. — Entendu. (Elle baissa les yeux sur le chrono qu'elle portait au poignet inférieur gauche.) Il est zéro-sept-cents (L'heure du changement d'équipe, vraisemblablement.) Voulez-vous que je reste ? — Non, non. Je vais prendre la relève. Lancez les recherches du nouveau disparu, et puis allez vous reposer, soupira Venn. La nuit prochaine risque de ne pas être mieux. La superviseuse de nuit lui fit un signe d'encouragement, levant les pouces des deux mains inférieures, et se glissa hors du petit bureau. — Vous préféreriez peut-être attendre chez vous ? demanda Venn à Nicol d'un ton d'invite. Je suis sûr que ce serait plus confortable. Nous appellerons dès que nous aurons retrouvé votre ami. Nicol prit une inspiration. — Je préférerais rester ici, répondit-elle énergiquement. Juste au cas… juste au cas où il se passerait quelque chose bientôt. — Je vais vous tenir compagnie, proposa Miles. Au moins pendant quelque temps. Que Venn essaie un peu de déplacer son poids diplomatique. Venn parvint toutefois à leur faire libérer son bureau en les conduisant à un petit espace, arguant du fait qu'ils y seraient plus tranquilles. Surtout lui, sans aucun doute. Nicol et Miles se retrouvèrent seuls, face à face, dans un silence pénible. Sa première préoccupation était de savoir si Bel avait en cours pour la SecImp d'autres affaires susceptibles de l'affecter inopinément cette nuit-là. Mais il était presque certain que Nicol ne savait rien de la seconde source de revenus – et de risques – de Bel. En plus, c'était un vœu pieu. Si une quelconque affaire était venue interférer, c'était très vraisemblablement le foutoir actuel. Qui était maintenant devenu assez embrouillé pour faire dresser tous les poils de Miles comme des antennes. Bel avait réchappé à sa précédente carrière quasiment indemne, malgré le halo parfois fatal de l'amiral Naismisth. Que l'hermaphrodite betan ait accompli tout ce chemin, qu'il soit parvenu si près de retrouver une vie privée et un avenir, tout ça pour que son passé, tel un destin aveugle, le rattrape et le frappe maintenant… Miles ravala sa culpabilité et son inquiétude, et se retint de bafouiller des excuses prématurées et incohérentes. Il était sûrement arrivé quelque chose à Bel cette nuit, mais c'était quelqu'un de vif, d'intelligent et d'expérimenté ; il savait se débrouiller. Bel s'était toujours débrouillé auparavant. Mais même la chance qu'on se construit soi-même peut parfois nous manquer… Nicol brisa le silence qui se prolongeait en posant à Roic une question anodine sur Barrayar, et le garde du corps répondit par un bavardage maladroit mais gentil pour la distraire de sa nervosité. Miles jeta un œil sur son bracelet-com. Était-il trop tôt pour appeler Ekaterin ? Et d'ailleurs, quel était le foutu truc à venir dans son emploi du temps ? Il avait prévu de passer la matinée à mener des interrogatoires au thiopenta. Tous les fils qu'il croyait avoir en main, qui s'enroulaient joliment, n'avaient abouti qu'à des impasses aux parallèles peu rassurants : Firka évaporé, Dubauer évaporé, et maintenant Bel évaporé lui aussi. Et Solian, ne l'oublions pas. La Station de Graf, en dépit de son architecture anarchique et tortueuse, n'était pas si grande que ça. Avaient-ils tous été absorbés dans la même oubliette ? Combien de fichues oubliettes pouvaient-elles se nicher dans ce labyrinthe ? À sa surprise, son agitation frustrée fut interrompue par la superviseuse de nuit qui passait la tête à l'embrasure de l'une des portes rondes. N'était-elle pas censée être partie ? — Seigneur Auditeur Vorkosigan, peut-on vous voir un instant ? demanda-t-elle poliment. Il s'excusa auprès de Nicol et la suivit en flottant, Roic faisant de même consciencieusement. Elle les conduisit à nouveau, par un couloir, jusqu'au bureau de Venn tout proche. Venn achevait de passer un appel sur la console de corn, et disait : — Il est ici, il est furax, et il ne me lâche pas. C'est votre boulot de le gérer. Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et coupa la com. Au-dessus du plateau vid, Miles entrevit la silhouette du Garde des sceaux Greenlaw, enveloppée dans ce qui pouvait être une robe de chambre, disparaissant dans une étincelle. Quand la porte se fut refermée sur eux en sifflant, la superviseuse se retourna en l'air et annonça : — La patrouille que vous avez retenue pour escorter le capitaine de port Thorne cette nuit déclare que Thorne l'a congédiée quand ils sont arrivés à la Cave. — La quoi ? fit Miles. Quand ? Pourquoi ? Elle glissa un regard à Venn, qui ouvrit une main pour lui donner l'accord de poursuivre. — La Cave est l'un de nos principaux moyeux de couloirs dans la zone en apesanteur. Avec une station de transfert de voitures-bulles et un jardin public. Beaucoup de gens s'y retrouvent après leur travail, pour manger ou autre. Thorne a de toute évidence retrouvé Garnet Cinq, qui venait de l'autre sens, vers zéro-cent, et ils sont allés discuter. — Oui ? Ils sont amis, il me semble. Venn s'agita dans ce que Miles mit quelque temps à identifier comme de la gêne, et ajouta : — Avez-vous une idée de leur degré d'intimité ? Je ne souhaitais pas soulever ce sujet devant cette jeune femme dans la détresse. Mais Garnet Cinq est connue pour, heu, son faible pour les gravs exotiques, et l'hermaphrodite betan est, après tout, un hermaphrodite betan. Une demi-douzaine d'arguments raisonnablement indignés traversèrent l'esprit de Miles, pour en être rapidement éjectés. Il n'était pas censé connaître Bel aussi bien. D'ailleurs, quelqu'un connaissant Bel ne serait pas autrement choqué par la délicate suggestion de Venn… non. Les goûts sexuels de Bel étaient peut-être éclectiques, mais ce n'était pas le genre de l'hermaphrodite de trahir un ami. Ça ne l'avait jamais été. Tout le monde change. — Vous pourriez demander à Boss Watts, temporisa-t-il. Il enregistra les roulements d'yeux de Roic, et son petit coup de tête en direction de la console de com de Venn, fixée au mur concave du bureau. — Ou mieux encore, demandez à Garnet Cinq, poursuivit-il dans la foulée. Si Thorne y est, l'énigme est résolue. S'il n'y est pas, elle pourra peut-être nous dire où il se rendait. Il essaya de déterminer quelle serait la pire cause de consternation. Le souvenir des rivets brûlants frôlant ses cheveux lui fit orienter ses espoirs vers la première, malgré Nicol. Venn ouvrit une main supérieure pour signifier son acquiescement, et se tourna à demi pour taper un code de recherche sur sa console de com d'une main inférieure. Le cœur de Miles fit un bond dans sa poitrine en voyant surgir le visage serein et la voix fraîche de Garnet Cinq, mais ce n'était qu'un répondeur. Venn tricota des sourcils ; il laissa un bref message demandant de le contacter dès que possible, et coupa la com. — Peut-être qu'elle dort, tout simplement, suggéra la superviseuse de nuit du ton de quelqu'un qui essaie de se convaincre. — Envoyez une patrouille vérifier, dit Miles, un peu tendu. (Se souvenant qu'il était censé être un diplomate, il ajouta :) S'il vous plaît. Teris Trois, l'air de quelqu'un qui voit s'éloigner sous ses yeux son sac de couchage, repartit. Miles et Roic rejoignirent Nicol, qui tourna vers eux un regard inquiet quand ils pénétrèrent en flottant dans la salle d'attente. Miles hésita à peine avant de lui annoncer que la patrouille avait vu Bel avec Garnet Cinq. — Connaissez-vous une raison pour qu'ils se soient retrouvés ? lui demanda-t-il. — Des tas, répondit-elle sans la moindre hésitation, justifiant ainsi le jugement de Miles. Je suis sûre qu'elle voulait que Bel lui donne des nouvelles de l'enseigne Corbeau, ou de n'importe quoi qui puisse affecter ses chances. Si son trajet croisait celui de Bel à la Cave sur le chemin de la maison, il est logique qu'elle ait sauté sur l'occasion pour essayer d'en savoir plus. Ou peut-être qu'elle avait besoin d'une oreille pour s'épancher. Dans l'ensemble, ses autres amis ne voient pas son histoire d'amour d'un très bon œil, après l'attaque des Barrayarans et l'incendie. — Bon, d'accord, ça pourrait justifier la première heure. Mais pas davantage. Bel était fatigué. Et ensuite ? Elle tourna ses quatre mains vers le haut dans un geste de frustration impuissante. — Je n'en ai pas la moindre idée. Quant à l'imagination de Miles, elle était par trop galopante. Il me faut des infos, nom de Dieu était en train de devenir son mantra personnel. Il laissa à Roic la tâche de continuer à la distraire par son bavardage et, se reprochant confusément son égoïsme, gagna un coin de la pièce pour appeler Ekaterin sur son bracelet-com. D'une voix endormie, mais enjouée, elle soutint énergiquement qu'elle était déjà éveillée avant son appel, et sur le point de se lever. Ils échangèrent quelques caresses verbales qui ne regardaient personne d'autre qu'eux. Puis il lui raconta ce qu'il avait découvert suite aux propos qu'elle lui avait rapportés sur les saignements de nez de Solian, ce qui sembla lui plaire énormément. — Bon, et où es-tu maintenant ? Qu'est-ce que tu as mangé pour ton petit déjeuner ? — Le petit déjeuner est un peu retardé. Je suis au QG de la Sécurité de la Station. (Il hésita.) Bel Thorne a disparu cette nuit, et ils sont en train d'organiser les recherches. Un petit silence accueillit cette information, et elle lui répondit avec la même neutralité prudente qu'il venait d'employer : — Oh. C'est très inquiétant. — Oui. — Mais toi, tu gardes bien Roic en permanence avec toi, n'est-ce pas ? — Oh, oui. Et les quaddies m'ont aussi collé des gardes armés qui ne me lâchent plus. — Bien. (Elle inspira.) Bien. — La situation se corse dans le coin. Je vais peut-être devoir te renvoyer à la maison, en fin de compte. Mais il nous reste encore quatre jours pour décider. — Bon. Dans quatre jours, on pourra toujours en reparler, alors. Entre son désir à lui de ne pas l'inquiéter davantage et le sien à elle de ne pas le détourner inutilement de son devoir, la conversation mollit. Il eut pitié d'elle, et s'arracha à l'effet apaisant de sa voix pour la laisser aller se doucher, s'habiller et prendre son petit déjeuner. Il se demanda si Roic et lui ne feraient pas mieux d'escorter Nicol chez elle, et peut-être d'aller ensuite quadriller eux-mêmes la Station dans l'espoir d'une quelconque rencontre fortuite. Il avait rarement conçu un plan aussi clairement voué à l'échec. Face à ce genre de suggestion, Roic piquerait une crise totalement justifiée, enrobée d'une politesse insupportable. Ça lui rappellerait le bon vieux temps. Mais il y avait peut-être un moyen de rendre la chose moins hasardeuse… La voix de la superviseuse de nuit leur parvint du couloir. Dieu du ciel, la pauvre femme ne trouverait-elle jamais l'occasion de rentrer dormir chez elle ? — Oui, ils sont ici, mais vous ne croyez pas que vous devriez d'abord voir un médtech pour… — Je dois voir le seigneur Vorkosigan ! Miles se redressa, tous ses capteurs en état d'alerte, en reconnaissant la voix féminine pointue et hors d'haleine de Garnet Cinq. La blonde quaddie déboula presque en trombe par la porte ronde sur laquelle débouchait le couloir. Elle était tremblante et hagarde, et son teint verdâtre formait un contraste désagréable avec son justaucorps carmin tout froissé. Ses yeux, agrandis et cernés de sombre, clignèrent à la vue du trio. — Nicol ! Oh, Nicol ! Elle vola jusqu'à son amie et la serra violemment dans trois de ses bras, le quatrième, immobilisé, remuant doucement dans l'air. Nicol, l'air abasourdi, commença par la serrer en retour, puis s'écarta pour lui demander instamment : — Garnet, tu as vu Bel ? — Oui. Non. Je ne suis pas sûre. Tout ça est insensé. Je croyais qu'on avait été mis K-O tous les deux, mais quand j'ai repris connaissance, Bel n'était plus là. J'ai pensé qu'il s'était peut-être réveillé avant moi, qu'il avait pu aller chercher du secours, mais l'équipe de sécurité (elle désigna son escorte) m'a dit que non. — Repris connaissance ? Attends – qui vous a mis K-O ? Où ? Tu es blessée ? — J'ai un mal de crâne terrible. C'était une sorte de drogue diffusée en vapeur. Glaciale. Il n'y avait pas d'odeur, mais ça avait un goût très amer. Il nous l'a dirigée sur le visage. Bel a hurlé : « Ne respire pas, Garnet ! », mais évidemment il a dû respirer pour hurler. Je l'ai senti devenir tout mou, et puis tout est devenu confus. Quand je me suis réveillée, j'avais tellement mal au cœur que j'ai cru que j'allais vomir. Miles et Teris Trois firent tous deux une grimace compatissante. Miles supposa que la jeune femme de la sécurité entendait ce récit pour la deuxième fois, mais son attention ne faiblissait pas. — Garnet, intervint Miles, s'il vous plaît, respirez à fond, calmez-vous, et commencez par le commencement. Une patrouille a dit qu'elle vous avait vue avec Bel quelque part dans la Cave cette nuit. Est-ce exact ? Garnet Cinq frotta son visage blême de ses mains supérieures, inspira, et battit des paupières ; un peu de couleur vint raviver son teint gris-vert. — Oui. Je suis tombée sur Bel qui descendait de la Station de voitures-bulles. Je voulais savoir s'il vous avait interrogé sur une éventuelle prise concernant Dmitri. Nicol hocha lugubrement la tête, à cette confirmation de ses suppositions. — J'ai commandé des thés à la menthe au Kiosque Kabob dans l'espoir de le faire parler. Bel aime bien ça. Mais on n'y était pas depuis cinq minutes que son attention a été complètement accaparée par deux types qui venaient d'entrer. L'un était un quaddie que Bel connaissait de l'équipe des Docks et Sas – Bel a dit que c'était quelqu'un qu'il gardait à l'œil, parce qu'il le soupçonnait de recel de marchandise volée à bord des vaisseaux. L'autre, c'était un grav à l'air vraiment bizarre. — Un grand gars maigre, avec des mains palmées et des grands pieds, et un torse en forme de tonneau ? Genre, comme si sa mère avait épousé le prince-crapaud, mais que le baiser n'avait pas très bien marché ? demanda Miles. Garnet Cinq ouvrit de grands yeux. — Ben, oui. Enfin, je ne jurerais pas pour la poitrine, il portait une espèce de cape évasée. Comment le savez-vous ? — Ça doit faire la troisième fois qu'il apparaît dans notre affaire. Disons qu'il a su éveiller mon attention. Mais continuez. Et ensuite ? — Je n'arrivais pas à concentrer Bel sur le sujet. Il m'a fait me retourner et me mettre face aux deux gars, pour pouvoir leur tourner le dos, et je devais lui dire ce qu'ils faisaient. Je me sentais ridicule, comme si on jouait aux espions… Jouer n'était pas le mot… — Ils se sont disputés, et puis le quaddie des Docks et Sas a repéré Bel et il a filé en vitesse. L'autre type, le grav bizarre, est parti aussi, et Bel a insisté pour le suivre. — Et Bel a quitté le bistrot ? — On a quitté le bistrot tous les deux. Je ne voulais pas que Bel me laisse tomber, et en plus, il a dit : « Bon, tu peux venir, ça peut toujours servir. » À mon avis, le grav doit avoir un boulot dans l'espace, parce qu'il n'était pas aussi maladroit que le sont généralement les touristes dans la zone en apesanteur. Je n'ai pas eu l'impression qu'il avait réalisé qu'on le suivait, mais il a dû nous voir, parce qu'il a traîné dans le Couloir de la Croix, il entrait et sortait des magasins qui étaient encore ouverts, sans rien acheter. Et puis tout à coup il a zigzagué jusqu'au portail de la zone gravitationnelle. Il n'y avait pas de flotteurs dans le râtelier, alors Bel m'a prise sur son dos pour continuer à suivre le gars. Il a filé dans la section utilitaire, où les magasins du couloir d'à côté – dans la zone gravitationnelle – font passer la marchandise et les fournitures par les portes de service. Il a disparu dans un coude, et puis il a surgi juste devant nous et il a agité un petit tube devant notre visage, en crachant cette saleté de spray. J'avais peur que ce soit du poison, et qu'on y passe tous les deux, mais il faut croire que non. (Elle hésita, frappée par le doute.) En tout cas, moi, je me suis réveillée. — Où ? demanda Miles. — Sur place. Enfin, pas tout à fait – on m'avait déposée en tas par terre à l'intérieur d'une poubelle de recyclage derrière un des magasins, au-dessus d'une pile de cartons. Elle n'était pas verrouillée, heureusement. J'imagine que cet horrible grav n'aurait pas pu me fourrer dedans si elle l'avait été. Ça n'a pas été une partie de plaisir pour en sortir. Ce foutu couvercle s'obstinait à me retomber dessus. Il m'a presque écrasé les doigts. Je hais la gravité. Bel n'était nulle part dans les parages. Je l'ai cherché, je l'ai appelé. Après, il a fallu que je retourne au couloir principal en marchant sur trois mains, jusqu'à ce que je trouve de l'aide. Je me suis précipitée sur la première patrouille que j'aie rencontrée, et elle m'a amenée ici. — Ça veut dire que vous avez dû rester dans les vapes six ou sept heures, calcula Miles à voix haute. Quelles différences y avait-il entre le métabolisme d'un quaddie et celui d'un hermaphrodite betan ? Sans parler de la masse corporelle et des doses variables que pouvaient inspirer deux individus évitant la drogue chacun à leur manière. — Vous devriez vous faire examiner tout de suite par un médecin, et vous faire faire une prise de sang tant qu'il reste des traces de la drogue dans votre organisme. Ça pourrait nous permettre de l'identifier, ainsi que sa provenance, éventuellement, s'il ne s'agit pas d'un simple produit local. La superviseuse de nuit approuva vigoureusement cette idée, et autorisa les visiteurs gravs, ainsi que Nicol, à qui Garnet Cinq restait accrochée, à les suivre tandis qu'elle escortait la blonde quaddie sous le choc au poste d'infirmerie. Quand Miles se fut assuré que Garnet Cinq se trouvait entre des mains médicales compétentes, et ce n'était pas les mains qui manquaient, il s'adressa à Teris Trois. — Nous n'avons plus à nous contenter de mes théories fumeuses, lui dit-il. Vous pouvez accuser ce Firka d'agression en bonne et due forme. Vous ne pouvez pas intensifier les recherches ? — Oh que si, répondit-elle d'un ton sinistre. Cet avis-ci va être diffusé sur tous les canaux de com, maintenant. Il a attaqué une quaddie. Et il a émis des gaz toxiques dans l'air public. Il laissa les deux femmes quaddies installées tranquillement à l'infirmerie du poste de sécurité. Il insista ensuite auprès de la superviseuse de nuit pour obtenir que la patrouille qui avait amené Garnet Cinq lui fasse inspecter la scène du crime, puisque crime il y avait eu. La superviseuse temporisa, une attente suivit, et Miles harcela le Chef Venn d'une manière assez peu diplomatique. Mais au bout du compte, on lui fournit une autre patrouille quaddie qui les escorta en effet, Roic et lui, jusqu'à l'endroit où Garnet Cinq avait été si inconfortablement mise à l'abri des regards. Dans le couloir de service, chichement éclairé, le sol était plat et les murs équarris, et si l'endroit n'était pas à proprement parler exigu, il était traversé par quantité de canalisations que Roic ne parvenait à éviter qu'en se courbant. Après un tournant à angle ouvert, ils tombèrent sur trois quaddies, dont deux en short et chemise et le dernier en uniforme de sécurité, qui travaillaient derrière une bande de plastique marquée au logo de la Sécurité de la Station de Graf. Enfin des techs de médecine légale, et pas trop tôt. Le plus jeune des quaddies se déplaçait dans un flotteur sur lequel était peint en gros un numéro d'identification de l'école technique de la Station de Graf. Une quaddie à l'air concentré, la cinquantaine, pilotait un flotteur portant la marque de l'une des cliniques de la Station. L'homme en short et chemise qui se tenait à bord du flotteur de l'école technique, planait avec dextérité. Muni d'un scanner laser, il finissait de relever les empreintes sur les côtés et le haut d'une grosse poubelle carrée qui encombrait le couloir, à la hauteur idéale pour cogner les mollets du passant distrait. Il se mit en retrait, et son collègue prit sa place, parcourant les surfaces avec ce qui semblait être une sorte d'aspirateur portable standard destine à la collecte des fibres et des tissus humains. — Est-ce la poubelle dans laquelle Garnet Cinq a été cachée ? demanda Miles à l'officier quaddie qui supervisait les opérations. — Oui. Miles se pencha en avant, mais fut vite prié de se reculer par un geste du technicien à l'aspirateur. Après avoir extorqué la promesse qu'il serait informé si tout nouveau recoupement venait confirmer les soupçons, il se mit à arpenter le couloir, les mains scrupuleusement enfoncées dans les poches, cherchant… quoi ? Des messages cryptés écrits dans le sang sur les murs ? Ou à l'encre, ou à la salive, ou aux crottes de nez, tout était bon. Il inspecta le sol, le plafond, et même les canalisations, à la hauteur de Bel et plus bas, se déboîta le cou dans l'espoir de tomber sur un reflet. Rien. — Toutes les portes étaient verrouillées ? demanda-t-il à la patrouille qui les suivait comme leur ombre. On les a vérifiées ? Est-ce que quelqu'un aurait pu balancer Bel ou traîner le capitaine de port Thorne par l'une ou l'autre ? — Il faudra que vous demandiez à l'officier responsable, monsieur, répondit le garde quaddie, l'exaspération commençant à transparaître dans son ton neutre de service. Je suis arrivé ici juste en même temps que vous. Miles posa sur les portes et leurs tampons à clé un regard empli de frustration. Il se voyait mal en train de descendre toute la série en les essayant l'une après l'autre. Pas tant que l'homme au scanner était à l'œuvre. Il retourna à la poubelle. — Alors, trouvé quelque chose ? s'informat-il. — Non. (La femme médecin quaddie se tourna vers l'officier responsable :) Cet endroit a-t-il été balayé avant mon arrivée ? — Pas que je sache, madame, répondit l'officier. — Pourquoi demandez-vous cela ? s'enquit aussitôt Miles. — Eh bien, je ne trouve pas grand-chose. Je me serais attendue à plus d'éléments. — Essayez plus loin, suggéra le technicien au scanner. Elle lui lança un regard un peu interloqué. — Ce n'est pas la question. Dans tous les cas, après vous. Elle désigna le couloir d'un geste, et Miles se hâta de confier à l'officier responsable ses inquiétudes au sujet des portes. L'équipe scanna tout scrupuleusement, y compris, sur l'insistance de Miles, les canalisations qui passaient au-dessus de leurs têtes, au cas où l'agresseur s'y serait maintenu à demi caché pour tomber sur ses victimes. Ils essayèrent toutes les portes. Miles les suivit tout le long du couloir tandis qu'ils complétaient leurs vérifications, les doigts tambourinant avec impatience sur son pantalon. Toutes les portes étaient fermées… du moins, elles l'étaient maintenant. L'une d'elles s'ouvrit dans un sifflement sur leur passage, et un commerçant doté de jambes y passa la tête en battant des paupières ; l'officier quaddie l'interrogea rapidement, et il aida à son tour à ameuter ses voisins afin qu'ils coopèrent à l'enquête. La femme quaddie collecta une quantité de petits sacs en plastique avec pas grand-chose dedans. Pas trace d'hermaphrodite assommé dans les poubelles, ni dans l'entrée, ni dans la réserve, ni dans les magasins adjacents. Le couloir de service courait encore sur une dizaine de mètres avant de déboucher discrètement sur un autre couloir plus large le long duquel s'alignaient des magasins, des bureaux et un petit restaurant. Les lieux étaient sûrement plus calmes pendant l'inspection de la troisième équipe la nuit dernière, mais certainement pas déserts, et tout aussi bien éclairés. Miles se figura le grand et maigre Firka traînant ou tirant la masse compacte mais non négligeable de Bel le long du passage public… Enveloppé dans quelque chose pour passer inaperçu ? C'était à peu près le seul moyen. Il fallait quelqu'un de costaud pour traîner Bel sur une bonne distance. Ou… quelqu'un dans un flotteur. Pas obligatoirement un quaddie. Roic, à ses côtés, renifla. Les odeurs d'épices qui flottaient dans le couloir, sur lequel les petits malins du restaurant avaient fait déboucher le conduit d'aération de leurs fours, rappelèrent à Miles qu'il lui incombait de nourrir ses troupes. Sa troupe. Il décida que le garde quaddie grincheux pouvait bien se débrouiller tout seul. L'endroit était petit, propre et confortable, le genre de café bon marché où venaient manger les gens du coin. Ce n'était bien évidemment plus l'heure de pointe du petit déjeuner, et pas encore celle du déjeuner, parce que les seuls clients étaient deux jeunes gravs qui pouvaient être des vendeurs, et une femme quaddie en flotteur qui, à en juger par sa ceinture chargée d'outils, était une électricienne qui faisait une pause. Ils dévisagèrent en douce les Barrayarans – davantage le grand Roic, avec son uniforme havane et argent qui n'était pas d'ici, que le petit Miles dans ses vêtements civils gris passe-partout. Leur garde de sécurité quaddie prit légèrement ses distances avec leur petit groupe – sans aller jusqu'à se détacher – et commanda du café dans une ampoule. Une femme grav qui remplissait la double fonction de serveuse et de cuisinière arrangeait la nourriture dans les assiettes avec une rapidité d'experte. Les pains aux épices, apparemment une spécialité du lieu, étaient faits maison, les tranches de protéines irréprochables, et les fruits frais particulièrement délicieux. Miles choisit une grosse poire dorée, légèrement teintée de rose, sans défaut ; sa chair, lorsqu'il la découpa, apparut pâle, parfaite, et gorgée d'un jus parfumé. Si seulement il avait eu plus de temps, il aurait adoré suivre Ekaterin sur le terrain de l'agriculture locale – la matrice faisant fonction de plante qui avait donné ce fruit avait dû faire l'objet de manipulations génétiques pour pousser en apesanteur. Les stations spatiales de l'Empire auraient bien l'usage de produits de ce genre – si les Komarrans ne les avaient pas déjà phagocytés. Le projet de Miles de glisser des graines dans sa poche pour les rapporter au noir à la maison fut réduit à néant par l'absence de pépins. Dans un coin, un holovid marmonnait depuis un moment, le volume baissé au maximum, ignoré par tous, mais un brusque arc-en-ciel de lumières clignotantes annonça un bulletin officiel de sécurité. Les têtes se tournèrent un instant, et Miles, suivant les regards, vit exposés les clichés du passager Firka pris au sas du Rudra, ceux-là mêmes qu'il avait téléchargés un peu plus tôt à la Sécurité de la Station. Il n'avait pas besoin du son pour deviner le contenu du discours que tint ensuite une femme quaddie à l'air sérieux : suspect recherché pour interrogatoire, peut-être armé et dangereux, si vous voyez ce grav douteux, appelez aussitôt ce numéro. Suivirent deux photos de Bel, à titre de victime présumée probablement ; elles avaient été prises lors des entretiens de la veille après la tentative d'assassinat dans la pension, qu'une présentatrice vint récapituler. — Vous pouvez monter le son ? demanda Miles, un peu tard. La présentatrice en avait presque terminé ; au moment où la serveuse orientait la télécommande, son image fut remplacée par une publicité pour une sélection impressionnante de gants de travail. — Oh, désolée, dit la serveuse. Mais bon, c'était une rediffusion. Ils le repassent tous les quarts d'heure depuis une heure. Elle fournit à Miles un résumé verbal de l'annonce, qui correspondait, presque en tout point, aux suppositions de Miles. Voyons, sur combien d'holovids à travers toute la Station la chose était-elle diffusée ? Pour un homme recherche, la difficulté de se cacher allait s'accroître de façon exponentielle, en proportion de l'augmentation exponentielle de paires d'yeux à l'affût… mais Firka lui-même avait-il vu l'annonce ? Si oui, allait-il paniquer, devenir plus dangereux pour tous ceux qui le rencontreraient ? Ou peut-être se rendre, arguant d'un quelconque malentendu ? Roic, étudiant la vid, fronça les sourcils en ingurgitant son café. Le garde du corps, privé de sommeil, tenait bien le choc pour le moment, mais Miles prédit qu'il tanguerait dangereusement d'ici le milieu de l'après-midi. Miles avait la désagréable impression de s'enfoncer dans des sables mouvants de diversions, et de lâcher prise sur sa mission initiale. À savoir ? Ah oui, libérer la flotte. Il réprima un grognement interne (Que la flotte aille se faire voir. Où est Bel, nom de Dieu ?). Mais s'il existait le moindre moyen d'utiliser ce rebondissement inquiétant pour tirer ses vaisseaux des mains des quaddies, ça ne lui sautait pas aux yeux pour l'instant. Ils regagnèrent le Poste de Sécurité Un, où ils trouvèrent Nicol qui les attendait dans l'espace d'accueil de l'entrée, avec l'air d'un prédateur affamé devant un trou d'eau. Elle sauta sur Miles à la minute où il entra. — Vous avez retrouvé Bel ? Vous avez découvert des indices ? Miles secoua la tête d'un air désolé. — Ni plume ni poil. Enfin, il y a peut-être des cheveux – on le saura quand la tech légiste aura terminé ses analyses – mais ça ne nous dira rien de plus que ce que nous avons déjà appris par le témoignage de Garnet Cinq. (Dont Miles ne mettait pas en doute la sincérité.) En revanche, je me fais une meilleure image du cours possible des événements. Il aurait bien aimé qu'elle soit plus claire. La première partie – la tentative de Firka de retarder ou de semer ses poursuivants – était assez logique. C'était le trou qui suivait qui le laissait perplexe. — Est-ce que vous pensez, demanda Nicol d'une voix de plus en plus faible, qu'il a emmené Bel pour le tuer ailleurs ? — Dans ce cas, pourquoi laisser un témoin en vie ? Il avait improvisé l'argument sur le coup pour la rassurer ; après réflexion, cela le rassura aussi. Peut-être. Mais si ce n'était pas pour le tuer, pourquoi ? Que Bel possédait-il, ou que savait-il, que puisse vouloir quelqu'un d'autre ? À moins que, comme Garnet Cinq, Bel ne soit revenu à lui de lui-même et qu'il ne soit parti. Mais… si Bel avait erré en état de confusion sous l'effet de la drogue ou d'un malaise, il aurait été récupéré par des patrouilles ou des compatriotes de la Station pleins de sollicitude, depuis le temps. Et s'il était parti aux trousses de quelque chose, il aurait fait un rapport. Au moins à moi, nom d'un chien… — Si Bel était… commença Nicol, qui s'interrompit. Une foule impressionnante déferla, enflant comme une vague, dans le port de débarquement principal, et s'arrêta pour s'orienter. Deux quaddies baraqués en chemise et short de travail orange des Docks et Sas se coltinaient chacun une extrémité d'un tuyau long de trois mètres. Firka en occupait le milieu. Le malheureux grav y était suspendu, replié en forme de U, les poignets et les chevilles arrimés au tuyau par un copieux emmaillotage de ruban adhésif. Un autre rectangle de ruban adhésif plaqué sur sa bouche étouffait ses gémissements. Il roulait des yeux agrandis de panique. Trois autres quaddies en orange, essoufflés et chiffonnés, dont l'un portait une ecchymose rouge autour de l'œil, les escortaient en flotteurs. L'équipe de travail évalua sa trajectoire, la parcourut en flottant en apesanteur, encombrée de sa remuante charge, et atterrit dans un bruit sourd au bureau de la réception. Apparut un groupe de quaddies en uniforme de sécurité qui se regroupèrent à un autre portail, pour assister au spectacle de cette prise rétive ; le sergent de faction au bureau de la réception alluma son intercom et baissa la voix pour murmurer dedans avec un débit accéléré. Le porte-parole du détachement quaddie s'avança d'un air agité, un sourire de sombre satisfaction éclairant son visage contusionné. — On vous l'a attrapé. 12 — Où ? demanda Miles. — Aire de stockage numéro Deux, répondit le porte-parole quaddie. Il essayait de convaincre Pramod Seize, ici présent (il désigna l'un des malabars quaddies qui portaient le tuyau, et ce dernier confirma d'un hochement de tête) de le conduire dans une nacelle de l'autre côté de la zone de sécurité jusqu'aux quais d'embarquement de sauts galactiques. Du coup, je crois que vous pouvez ajouter à la liste des accusations retenues contre lui celle de tentative de corruption d'un technicien de sas, en vue de lui faire violer les régulations. Ha, ha. Encore un moyen de passer outre les barrières douanières de Bel… L'esprit de Miles rebondit sur Solian le disparu. — Pramod lui a dit qu'il allait s'arranger, et il a filé pour m'appeler. J'ai rassemblé les gars, et on a fait en sorte qu'il nous suive pour venir s'expliquer auprès de vous. Le porte-parole quaddie fit un geste en direction du Chef Venn, qui était arrivé précipitamment en flottant du couloir de son bureau et contemplait la scène avec une satisfaction blasée. Le grav aux doigts palmés émit un son plaintif, sous son ruban adhésif, mais Miles l'interpréta davantage comme une protestation que comme une explication. Nicol s'interposa. — Vous avez trouvé des traces de Bel ? demanda-t-elle d'un ton pressant. — Oh, salut, Nicol. (Le porte-parole secoua la tête d'un air désolé). On a interrogé le type, mais on n'a obtenu aucune réponse. Si vous ne vous en tirez pas mieux avec lui, on a encore quelques idées à essayer. (Son grognement hargneux laissa entendre que ces suggestions pouvaient aller de l'usage illicite des sas à diverses utilisations innovatrices de l'équipement de manipulation de fret, qui ne devaient pas figurer dans le mode d'emploi du fabricant.) Je suis sûr qu'on arriverait à faire cesser ses hurlements le temps qu'il puisse nous parler, avant d'arrêter de respirer. — Je crois que nous pouvons prendre la relève, merci, le rassura le Chef Venn. (Il jeta un regard sans aménité sur Firka, qui se tortillait sur son tuyau.) Toutefois, je garderai votre proposition à l'esprit. — Connaissez-vous le capitaine de port Thorne ? demanda Miles au quaddie des Docks et Sas. Vous travaillez ensemble ? — Bel est l'un de nos meilleurs superviseurs, répondit le quaddie. Je crois que c'est le grav le plus sensé qu'on ait jamais eu. On ne tient pas à le perdre, pas vrai ? Il fit un petit signe de tête à Nicol, qui courba la tête en signe de remerciement muet. L'arrestation du citoyen fut enregistrée dans les règles. Les patrouilleurs quaddies agglutinés, après avoir observé avec circonspection la longue forme ondulante du captif, décidèrent de l'embarquer, tuyau compris, pour le moment. L'équipe des Docks et Sas, avec une autosatisfaction bien justifiée, présenta également à Miles le sac de paquetage que Firka transportait avec lui. Miles tenait donc son principal suspect, sinon sur un plateau, en tout cas en brochette. Cela le démangeait d'arracher ce ruban adhésif de son visage et d'appuyer bien fort. Le Garde des sceaux Greenlaw arriva au cours de l'épisode accompagnée d'un nouveau quaddie aux cheveux bruns l'air en bonne condition physique, même s'il n'était plus de première jeunesse. Il portait une tenue stricte et sobre du même style que celle de Boss Watts et de Bel, mais noire et non bleu marine. Elle le présenta comme l'adjudicateur Leutwyn. — Alors, dit Leutwyn, lorgnant avec curiosité le suspect immobilisé au ruban adhésif. Voici donc notre vague de crime. Dois-je comprendre que lui aussi est arrivé avec la flotte barrayarane ? — Non, Adjudicateur, dit Miles. Il est monté à bord du Rudra ici, sur la Station de Graf, à la dernière minute. En fait, il s'est enregistré seulement après la date à laquelle le vaisseau était censé partir. Je serais curieux de savoir pourquoi. Je le soupçonne sérieusement d'avoir synthétisé le sang et de l'avoir répandu dans l'aire de chargement, d'avoir tenté d'assassiner… quelqu'un hier dans le hall de la pension, et d'avoir attaqué Garnet Cinq et Bel Thorne la nuit dernière. Garnet Cinq, en tout cas, a eu l'occasion de bien le voir, et devrait être capable de l'identifier rapidement. Mais la question de loin la plus urgente est de savoir ce qui est arrivé au capitaine de port Thorne. La recherche d'une victime d'enlèvement dont la vie est menacée est certainement une raison suffisante pour un interrogatoire au thiopenta sans l'accord de l'interrogé, dans la plupart des juridictions. — Ici aussi, admit l'adjudicateur. Mais un examen au thiopenta est une entreprise délicate. J'ai trouvé, dans la demi-douzaine de cas que j'ai supervisés, que cela n'avait rien de la baguette magique que les gens imaginent. Miles s'éclaircit la gorge, feignant de manquer d'assurance. — J'ai une certaine habitude de cette technique, Adjudicateur. J'ai conduit ou participé à plus d'une centaine d'interrogatoires assistés au penta. Et je me le suis fait administrer deux fois. Inutile d'entrer dans les spécificités de ses propres réactions à la drogue, qui avaient transformé ces deux occasions en événements vertigineusement surréalistes, totalement stériles en informations. — Oh, commenta l'adjudicateur quaddie, sans parvenir à cacher qu'il était impressionné, sans doute par le dernier détail en particulier. — Je suis parfaitement conscient de la nécessité de ne pas transformer cet examen en scène collective, mais vous avez néanmoins besoin de connaître les bonnes questions directrices. Il me semble que j'en ai plusieurs. — Nous ne nous sommes pas encore occupés du suspect, intervint Venn. Moi, je veux voir ce qu'il a dans ce sac. — Oui, allez-y, Chef Venn, répondit l'adjudicateur en hochant la tête. J'aimerais clarifier un peu les choses, si c'est possible. Scène collective ou pas, tous suivirent les patrouilleurs quaddies qui conduisirent le malheureux Firka, avec tuyau et le reste, jusqu'à un local de service. Deux hommes de patrouille, après avoir refermé sur les chevilles et les poignets osseux les entraves d'usage, enregistrèrent ses données rétiniennes et prirent des scans laser de ses doigts et de ses palmes. Miles put satisfaire l'un de ses sujets de curiosité lorsqu'ils retirèrent les bottes souples du prisonnier ; les orteils, aussi longs que des doigts, préhensiles ou presque, pouvaient se plier et s'écarter, révélant de larges palmes d'une teinte rosée. Les quaddies les scannèrent également – cela allait de soi, pour les quaddies scanner les quatre extrémités était de la pure routine – puis découpèrent les épaisses amarres de ruban adhésif. Pendant ce temps, un autre homme de patrouille, assisté de Venn, vidait et inventoriait le contenu du sac. Ils en retirèrent un assortiment de vêtements, la plupart formant un paquet sale, et découvrirent un grand couteau de chef tout neuf, un neutraliseur avec un bloc d'alimentation suspect, déchargé et usé par la corrosion, mais sans permis de port, un levier et une pochette en cuir remplie de petits outils. La pochette contenait également un reçu pour une riveuse à chaud provenant d'un magasin de matériel d'ingénierie de la Station de Graf, sans compter les numéros de série à charge. C'est à ce moment-là que l'adjudicateur laissa tomber son air de réserve prudente, pour adopter un air catastrophé. Quand l'homme de patrouille brandit quelque chose qui ressemblait au premier abord à un scalp, mais qui, une fois secoué, s'avéra être une perruque de cheveux courts d'un blond cuivré de qualité standard, les preuves parurent presque superfétatoires. Plus intéressant pour Miles, il y avait, non pas un, mais une douzaine de documents d'identité. La moitié présentaient leurs porteurs comme originaires de l'Ensemble de Jackson ; les autres provenaient de systèmes spatiaux locaux tous proches du Moyeu de Hegen, un système riche en vortex, pauvre en planètes, qui constituait l'un des voisins du Nexus les plus proches, et stratégiquement les plus importants de l'Empire barrayaran. Toutes les routes de saut qui menaient de Barrayar à l'Ensemble de Jackson et à l'Empire cetagandan passaient, via Komarr et l'entité-tampon indépendante de Pol, par le Moyeu. Venn glissa la poignée de fiches dans un poste holovid fixé au mur courbe de la pièce, son froncement de sourcils s'accentuant au fur et à mesure. Miles et Roic s'approchèrent pour regarder par-dessus son épaule. — Bon, grogna Venn au bout d'un petit moment, laquelle est sa vraie identité ? Deux jeux de documents au nom de « Firka » comprenaient des clichés vid d'un homme qui n'avait rien à voir avec leur gémissant suspect : un humain de sexe masculin, grand, baraqué, mais parfaitement normal, soit de l'Ensemble de Jackson, sans affiliation de Maison soit d'Aslund, autre voisin du Moyeu d'Hegen, au choix selon le document qu'il fallait croire – s'il y en avait un toutefois, un troisième document d'identité au nom de Firka, apparemment celui que le présent Firka avait utilisé pour voyager de Tau Ceti à la Station de Graf, représentait le prisonnier en personne. En fin de compte, les clichés correspondaient également avec les papiers d'un certain Russo Gupta, également en provenance de l'Ensemble de Jackson et dépourvu d'affiliation de Maison. Le nom, le visage et les scans rétiniens qui allaient avec resurgirent sur le permis d'un ingénieur de vaisseau de saut originaire d'une certaine organisation jacksonienne de la sous-économie que connaissait Miles, pour avoir eu affaire à elle à l'époque des Opérations secrètes. À en juger par la longue liste de dates et de tampons de douane qui y étaient apposés, ils avaient été considérés comme valides partout ailleurs. Un répertoire de tous ses voyages, parfait ! — C'est très certainement un faux, souligna Miles. Les quaddies agglutinés eurent l'air sincèrement choqués. — Un faux permis d'ingénieur ? dit Greenlaw. Ce ne serait pas prudent. — Si ça vient de là où je crois, vous pourriez y obtenir un taux certificat de neurochirurgien en prime. Ou de n'importe quel boulot que vous pourriez avoir envie de vous attribuer, sans avoir à passer par les corvées de la formation, des examens et du diplôme. Ou, dans ce cas-ci, du boulot que vous exercez réellement – voilà qui était perturbant. Même si un apprentissage sur le tas et une formation autodidacte pouvaient laisser transparaître quelques lacunes à la longue… quelqu'un avait quand même eu les compétences pour modifier cette riveuse à chaud. En aucune façon cet échalas mutant et pâlot ne pouvait se faire passer pour une femme rousse, corpulente, à la laideur bonhomme, du nom de Grâce Nevatta de l'Ensemble de Jackson – pas d'affiliation de Maison – ou de Louise Latour de Pol, au choix, selon les documents d'identité qu'elle privilégierait. Et pas davantage pour un certain Hewlet, pilote de vaisseau de saut de petite taille, aux cheveux crépus, à la peau couleur acajou. — Mais qui sont tous ces gens ? grommela Venn exaspéré. — On pourrait le lui demander, suggéra Miles. Firka – ou Gupta – avait finalement cessé de se débattre et se tenait tranquillement suspendu en l'air, les narines se rétractant et s'ouvrant au rythme de sa respiration au-dessus de l'adhésif bleu qui lui couvrait la bouche. L'homme de patrouille quaddie acheva d'enregistrer ses derniers scans et tendit la main vers un coin de l'adhésif, puis s'arrêta, incertain. — Je crois que ça va faire un peu mal. — Il a probablement assez transpiré sous l'adhésif pour que ça se détache, avança Miles. Tirez d'un seul coup. Ça fera moins mal, au bout du compte. C'est ce que je préférerais, si j'étais lui. Le prisonnier émit un miaulement de désaccord qui se mua en un hurlement aigu quand le quaddie mit son plan à exécution. Bon, ainsi le prince-crapaud n'avait pas transpiré autant autour de la bouche que Miles l'aurait cru. Mais c'était toujours mieux d'être débarrassé de l'adhésif que de le garder. Malgré les sons qu'avait produits le prisonnier, la libération de ses lèvres ne donna lieu ni à des protestations outrées, ni à des jurons, ni à des plaintes, ni à des menaces délirantes. Il se contentait de haleter. Ses yeux étaient singulièrement vitreux – Miles reconnut le regard d'un homme qu'on avait maintenu attaché trop serré pendant beaucoup trop longtemps. Les fidèles dockers de Bel l'avaient peut-être un peu secoué, mais il n'avait pas acquis cet air-là durant le court moment qu'il avait passé entre les mains des quaddies. Le Chef Venn brandit une double poignée, à gauche toute, de papiers d'identité sous le nez du prisonnier. — Bon Lequel êtes-vous vraiment ? Autant nous dire la vérité. On vérifiera tout, de toute façon. — Je suis Guppy, marmonna le prisonnier avec une mauvaise grâce renfrognée. — Guppy ? Russo Gupta ? — Ouais. — Et qui sont tous les autres ? — Des amis absents. Miles n'était pas certain que Venn ait capté l'intonation. — Des amis morts ? intervint-il. — Ouais, aussi. Le regard de Guppy/Gupta se perdit au loin, à une distance que Miles évalua à des années-lumière. Venn eut l'air de s'alarmer. Miles était tiraillé entre l'envie de poursuivre et un intense désir de s'asseoir pour étudier les lieux et dates des tampons figurant sur toutes ces identités, les vraies et les fausses, avant de sonder Gupta. Il était quasi sûr qu'elles recelaient un monde de révélations. Mais pour le moment, le séquençage était induit par des urgences plus immédiates. — Où est le capitaine de port Thorne ? interrogea Miles. — Je l'ai déjà dit à ces brutes. Je n'ai jamais entendu parler de lui. — Thorne est l'hermaphrodite betan que vous avez aspergé d'un nuage soporifique la nuit dernière dans une allée de service donnant sur le Couloir de la Croix. Ainsi qu'une quaddie blonde dénommée Garnet Cinq. L'air renfrogné se renforça. — Jamais vu ni l'un ni l'autre. Venn tourna la tête et fit un signe à une femme de patrouille, qui s'éloigna en voletant. Elle revint quelques instants plus tard par l'un des autres portails de la pièce, faisant entrer Garnet Cinq. Miles remarqua avec soulagement que le teint de Garnet s'était notablement amélioré ; et elle s'était clairement débrouillée pour se procurer le genre d'équipement de pansage féminin indispensable aux retouches qui la rehaussaient à son standard de haute visibilité. — Ah ! dit-elle avec entrain. Vous l'avez attrapé ! Où est Bel ? — Est-ce le grav qui vous a chimiquement agressés cette nuit, vous et le capitaine de port, en émettant des gaz illicites dans l'atmosphère publique ? s'enquit Venn en termes guindés. — Oh oui, répondit Garnet Cinq. Je ne risque pas de me tromper. Enfin, regardez ses palmes. Gupta serra les lèvres, les poings et les pieds, mais il était manifestement inutile de continuer à faire semblant. Venn baissa la voix jusqu'à obtenir un grondement officiel chargé de menace du plus bel effet. — Gupta, où est le capitaine de port Thorne ? — Je ne sais pas où se trouve cette plaie d'hermaphrodite fouinard ! Je l'ai laissé dans la poubelle juste à côté de la sienne ! Il allait très bien. Enfin, il respirait et tout ça. Tous les deux. J'ai vérifié. L'hermaphrodite doit encore être en train de dormir dans un coin. — Non, dit Miles. On a inspecté toutes les poubelles de l'allée. Le capitaine de port avait disparu. — En tout cas, moi, je ne sais pas où il est allé ensuite. — Seriez-vous disposé à répéter cette affirmation sous thiopenta, pour vous innocenter de l'accusation d'enlèvement ? rusa Venn, tentant d'orienter les choses vers un interrogatoire volontaire. Le visage caoutchouteux de Gupta se figea, et son regard se fit fuyant. — Peux pas. Je suis allergique à ce truc. — Vraiment ? rétorqua Miles. Alors vérifions, si vous le voulez bien. Il plongea la main dans la poche de son pantalon dont il extirpa une bandelette de patchs de tests, qu'il avait empruntée plus tôt dans les réserves de la SecImp à bord de la Crécerelle, anticipant précisément ce genre de circonstance. De fait, il n'avait pas anticipé l'urgence accrue que suscitait la volatilisation inquiétante de Bel. Brandissant la bandelette, il expliqua à Venn et à l'adjudicateur qui suivait tout cela de près avec un froncement de sourcils des plus judiciaires : — Test cutané d'allergie au penta aux normes de la sécurité. Si le sujet a l'une des six formes d'anaphylaxie artificiellement induite, ou même une légère allergie spontanée, la marque apparaît instantanément. Pour rassurer les fonctionnaires quaddies, il décolla l'un des patchs, dont la forme évoquait une bardane, et l'appliqua au dos de son propre poignet, l'exhibant en remuant les doigts d'un geste encourageant. Ce tour de passe-passe suffit à étouffer toute protestation, hormis de la part du prisonnier lorsqu'il se pencha pour en coller un autre sur le bras de Gupta. Ce dernier laissa échapper un miaulement d'horreur qui ne lui valut que quelques regards méprisants ; miaulement qui se mua en une plainte pitoyable sous les yeux des spectateurs stupéfiés. Miles décolla son propre patch, révélant très nettement une boursouflure rougeâtre. — Comme vous le voyez, j'ai bien une légère sensibilité endogène. Il patienta encore quelques instants, le temps que tout le monde saisisse, puis se pencha pour décoller le patch de Gupta. Sa carnation naturelle d'aspect maladif – les champignons sont bien naturels, non ? – n'avait pas bougé. Venn, rentrant dans le vif du sujet comme un vieux routier de la SecImp, dit en se penchant vers Gupta : — Nous en sommes donc à deux mensonges, pour l'instant. Vous pouvez arrêter de mentir tout de suite. Ou vous arrêterez de mentir très bientôt. L'un ou l'autre, pour nous c'est pareil. Il leva des yeux rétrécis vers son collègue fonctionnaire quaddie. — Adjudicateur Leutwyn, statuez-vous que nous avons des raisons suffisantes pour faire subir à un individu en transit, sans son accord, un interrogatoire chimiquement assisté ? L'adjudicateur, qui n'avait pas l'air totalement emballé, répondit néanmoins : — À la lumière des liens qu'il reconnaît avoir avec l'inquiétante disparition d'un précieux employé de la Station, oui, la question ne se pose pas. Je vous rappelle cependant qu'exposer une personne détenue, de manière gratuite, à des désagréments physiques va à rencontre des règlements. Venn loucha sur le malheureux Gupta, toujours suspendu dans les airs. — Comment pourrait-il subir un désagrément ? Il est en apesanteur. L'adjudicateur pinça les lèvres. — Monsieur Gupta, indépendamment de vos entraves, ressentez-vous actuellement un quelconque inconfort ? Avez-vous besoin de manger, de boire, ou d'utiliser les commodités sanitaires pour gravs ? Gupta remua les poignets, tirant sur ses liens, et haussa les épaules. — Nan. Enfin, si. Mes branchies sont en train de se déshydrater. Si vous ne voulez pas me détacher, il faudrait que quelqu'un les asperge. Le matériel est dans mon sac. — Ça ? La femme de la patrouille quaddie brandit ce qui avait l'air d'un banal pulvérisateur en plastique, du genre que Miles avait vu Ekaterin utiliser pour vaporiser certaines de ses plantes. Elle agita l'objet, qui glouglouta. — Qu'est-ce qu'il y a dedans ? s'enquit Venn d'un ton soupçonneux. — De l'eau, essentiellement. Et un peu de glycérine, répondit Gupta. — Allez-y, vérifiez, ordonna Venn en aparté à la femme, qui hocha la tête et s'éloigna. Gupta la regarda partir d'un air vaguement méfiant mais pas particulièrement alarmé. — Monsieur Gupta, il semble que vous allez être notre hôte pendant quelque temps, dit Venn. Si nous retirons vos entraves, allez-vous nous créer des complications, ou vous tenir tranquille ? Après un moment de silence, Gupta lâcha un soupir épuisé. — Je me tiendrai tranquille. Pour ce que j'ai à gagner dans un sens ou dans l'autre. Un homme de patrouille s'approcha en flotteur et détacha les poignets et les chevilles du prisonnier. Seul Roic sembla peu satisfait de cette politesse superflue ; il se raidit, une main sur une poignée murale, un pied planté sur un bout de cloison non encombré d'équipement, prêt à s'élancer. Mais Gupta se contenta de se frictionner les poignets et de se pencher pour se frotter les chevilles, avec un air de gratitude réticente. La femme de la patrouille revint avec la bouteille et la tendit à son chef. — Le renifleur chimique du labo dit que c'est inerte. Ça doit être bon, l'informat-elle. — Très bien. Venn lança la bouteille à Gupta qui, malgré la longueur anormale de ses mains, l'attrapa facilement, presque sans trace de l'habituelle maladresse des gravs, un fait que le quaddie, Miles en était certain, n'avait pas dû manquer de remarquer. — Hmm. Gupta glissa vers la foule des spectateurs un regard un peu embarrassé, et souleva son vaste poncho. Il s'étira et inspira, et les côtes de sa large poitrine en forme de tonneau s'écartèrent ; des replis de peau s'ouvrirent pour laisser apparaître des entailles rouges. La substance spongieuse qu'ils révélèrent se mit à onduler sous l'effet de la vaporisation, telles des plumes disposées en réseau serré. Dieu tout-puissant. Il a vraiment des branchies là-dessous. Les mouvements de soufflet de sa poitrine servaient sans doute à favoriser le pompage de l'eau quand l'amphibien était immergé. Un double système. Retenait-il sa respiration sous l'eau, ou ses poumons se fermaient-ils automatiquement ? Par quel mécanisme sa circulation sanguine passait-elle d'une interface d'oxygénation à l'autre ? Gupta pompait sur la bouteille et vaporisait de l'eau dans les fentes rouges, allant et venant de droite à gauche, et semblait se sentir mieux. Il soupira ; une fois les fentes refermées, sa poitrine avait juste l'air striée et balafrée. Il remit le poncho en place en le lissant de la main. — Mais d'où venez-vous ? ne put s'empêcher de demander Miles. Gupta reprit son air bourru. — Devinez. — Je dirais l'Ensemble de Jackson, sous le poids de l'évidence, mais quelle Maison vous a manufacturé ? Ryoval, Bharaputra, ou une autre ? Et êtes-vous un exemplaire unique, ou faites-vous partie d'un ensemble ? Êtes-vous un produit génétiquement manufacturé de première génération, ou descendez-vous d'une, heu… lignée aquatique à reproduction spontanée ? Les yeux de Gupta s'agrandirent de surprise. — Vous connaissez l'Ensemble de Jackson ? — Disons que j'y ai fait plusieurs visites éducatives assez douloureuses. La surprise se teinta de respect, et d'une sorte d'avidité de loup solitaire. — C'est la Maison Dyan qui m'a fait. Je faisais partie d'un ensemble, au début – on formait une troupe de danseurs sous-marins. — Vous, vous étiez danseur ? lâcha Garnet Cinq d'un ton d'incrédulité peu flatteuse. Le prisonnier rentra les épaules. — Non. Ils m'ont créé pour faire partie du personnel de scène submersible. Mais la Maison Dyan a subi une OPA hostile de la Maison Ryoval – quelques années avant l'assassinat du baron Ryoval, dommage que ça ne soit pas arrivé plus tôt. Ryoval a, heu, utilisé la troupe à d'autres fins, et décidé qu'il n'avait rien à faire de moi alors je me suis retrouvé sans boulot et sans protection. Ça aurait pu être pire. Il aurait pu me garder. J'ai traîné dans le coin en prenant les petits boulots de technicien que je trouvais. Une chose en amenant une autre. En d'autres termes, Gupta était né pour être un esclave technologique de Jackson, et s'était fait jeter à la rue quand ses créateurs-propriétaires initiaux avaient été engloutis par leurs rivaux commerciaux pervers. Compte tenu de ce que Miles savait du répugnant défunt baron Ryoval, le sort de Gupta avait peut-être été plus heureux que celui de sa cohorte de pairs. Si l'on s'en tenait à la date de la mort de Ryoval, cette dernière remarque floue à propos de choses en amenant une autre couvrait au moins cinq ans, peut-être même dix. — Alors ce n'était pas du tout moi que vous visiez hier, dites-moi, remarqua Miles d'un ton méditatif. Ni le capitaine de port Thorne. Ce qui laissait… Gupta battit des paupières. — Oh ! C'est pour ça que je vous ai déjà vu. Eh non, désolé. (Il plissa le front.) Mais qu'est-ce que vous faisiez là-bas, alors ? Vous ne faites pas partie des passagers. Vous aussi, vous squattez la Station, comme ce foutu Betan qui fait du zèle ? — Non. Je m'appelle (il prit la décision soudaine, presque subliminale, de laisser tomber les titres honorifiques) Miles. J'ai été envoyé pour m'occuper des intérêts barrayarans quand les quaddies ont arraisonné la flotte komarrane. — Oh, fit Gupta d'un ton indifférent. Pourquoi diable ce thiopenta mettait-il tant de temps ? — Et qu'est-ce qui est arrivé à vos amis, Guppy ? questionna Miles d'une voix adoucie. Cela réveilla l'attention de l'amphibien. — Ils se sont fait doubler. Assujettir, injecter, infecter… jeter. On s'est tous fait avoir. Foutus salopards de Cetagandans. Ce n'était pas ça, le Contrat. Dans la tête de Miles, quelque chose passa en vitesse surmultipliée. Eh ben le voilà enfin, le rapport. Son sourire se fit charmeur, compatissant, et sa voix encore plus douce. — Parlez-moi des salopards de Cetagandans, Guppy. La foule flottante des auditeurs quaddies avait cessé de remuer, et leur respiration même s'était faite plus silencieuse. Roic s'était retiré dans un coin sombre en face de Miles. Gupta arrêta son regard sur les habitants de la Station de Graf, puis sur Miles et sur lui-même, les deux seuls individus dotés de jambes parmi ceux qui étaient visibles du centre du cercle. — À quoi bon ? Ce n'était pas une plainte désespérée, mais une question amère. — Je suis barrayaran. Je m'intéresse particulièrement à ces salopards de Cetagandans. Les seigneurs ghems cetagandans ont laissé derrière eux cinq millions de morts dans la génération de mon grand-père, quand ils ont enfin laissé tomber et quitté Barrayar. J'ai toujours son sac de scalps ghems. Pour certaines catégories de Cetagandans, je connais peut-être quelques usages que vous trouveriez intéressants. Le regard errant du prisonnier revint brutalement se fixer sur son visage. Pour la première fois, il avait totalement capté l'attention de Gupta. Pour la première fois, il avait laissé entendre qu'il avait peut-être quelque chose que Gupta voulait vraiment. Voulait ? Brûlait d'avoir, appelait, désirait d'une soif obsessionnelle. Ses yeux vitreux étaient affamés de… de vengeance, de justice peut-être – en tout cas de sang. Mais le prince crapaud, de toute évidence, manquait d'expérience dans ce domaine. Les quaddies ne faisaient pas couler le sang. Les Barrayarans… avaient une réputation plus sanguinaire. Ce qui, pour la première fois dans cette mission pouvait peut-être servir. Gupta prit une longue inspiration. — Je ne sais pas à quelle catégorie appartenait celui-là. Appartient. Il ne ressemblait à personne que j'aie rencontré avant. Salaud de Cetagandan. Il nous a fait fondre. — Racontez-moi, dit Miles dans un souffle. Tout. Pourquoi vous ? — Il nous a rencontrés… par l'intermédiaire de nos agents de fret habituels. On pensait que tout se passerait bien. On avait un vaisseau. Il était à Gras-Grace et Firka et moi. Hewlet était notre pilote, mais Gras-Grace était le cerveau. Moi, j'avais le truc pour réparer les choses. Firka tenait les papiers, il s'occupait des règlements, des passeports, et des fonctionnaires curieux. Gras-Grace et ses trois maris, on se surnommait. On était un assemblage de pièces de rebut, mais peut-être que mis ensemble, on formait un vrai époux pour elle, je ne sais pas. Un pour tous, tous pour un, parce que c'était foutrement clair que personne d'autre dans le Nexus ne risquait de faire de cadeaux à un équipage de réfugiés de Jackson, sans Maison ni Baron. Gupta était en train de se laisser emporter par son histoire. Miles, qui l'écoutait avec la plus grande attention, pria pour que Venn ait le bon sens de ne pas l'interrompre. Dix personnes flottaient autour d'eux dans la pièce, et pourtant on aurait presque dit que lui et Gupta, mutuellement hypnotisés par l'intensité croissante de sa confession, flottaient dans une bulle spatio-temporelle à l'écart de cet univers-ci. — Et où avez-vous pris à bord ce Cetagandan et sa cargaison ? Gupta leva les yeux en sursautant. — Vous êtes au courant pour la cargaison ? — Si c'est la même que celle qui se trouve maintenant à bord de l'Idris, oui, je l'ai vue. Je l'ai trouvée plutôt dérangeante. — Qu'est-ce qu'il a là-dedans, en réalité ? Je n'ai vu que l'extérieur. — Je préférerais ne pas le dire pour le moment. Et il vous a (Miles choisit de ne pas entrer dans les complexités du sexe des Ba pour l'instant), il vous a dit que c'était… — Des mammifères génétiquement manufacturés. Mais on ne lui a pas posé de questions. Pour nous, ça faisait partie du Contrat. Et s'il existait quoi que ce soit que les habitants de l'Ensemble de Jackson, à l'éthique élastique, portaient pratiquement aux nues, c'était bien le Contrat. — Une bonne affaire, non ? — Ça en avait l'air. Deux ou trois autres passages comme celui-là, on aurait pu rembourser le vaisseau et en devenir propriétaires en bonne et due forme. Miles prit la liberté d'en douter, si l'équipage s'était endetté pour l'achat du vaisseau de saut auprès d'une Maison financière typique de Jackson. Mais peut-être Guppy et ses amis étaient-ils des optimistes invétérés. Ou des désespérés en phase terminale. — Le job paraissait assez simple. Juste un petit transport de fret divers le long des frontières de l'Empire cetagandan. On a fait le saut au Moyeu de Hegen, en passant par Vervain, et contourné Rho Ceta. Tous ces salauds d'inspecteurs pleins d'arrogance et de soupçons qui sont montés à bord aux points de saut n'ont rien trouvé à retenir contre nous, et pourtant ça leur aurait bien plu, parce qu'il n'y avait rien d'autre à bord que ce qu'annonçait l'enregistrement du manifeste. Ça a bien fait rigoler Firka. Jusqu'à ce qu'on soit sur la route des derniers sauts, vers Rho Ceta, en passant par ces systèmes-tampons déserts juste avant la fourche pour Komarr. Là, on a fait un petit arrêt spatial pour un rendez-vous qui ne figurait pas sur notre plan de vol. — Avec quel type de vaisseau aviez-vous rendez-vous ? Un vaisseau de saut, ou simplement un véhicule lent local ? Pourriez-vous le dire avec certitude, ou était-il déguisé ou camouflé ? — Vaisseau de saut. Je ne vois vraiment pas ce que ça aurait pu être d'autre. Ça ressemblait à un vaisseau du gouvernement cetagandan. En tout cas, il portait plein de marquages très chics. Pas gros, mais rapide – la classe, et flambant neuf. Le salopard cetagandan a transféré son fret tout seul, avec des palettes flottantes et des tracteurs manuels, mais je peux vous dire qu'il n'a pas perdu de temps. Ils sont repartis à la minute où les sas se sont refermés. — Où ? Vous avez vu ? — Ben, Hewlet a dit qu'ils avaient une drôle de trajectoire. C'était ce système binaire inhabité, à quelques sauts de Rho Ceta, je ne sais pas si vous le connaissez… Miles hocha la tête en guise d'encouragement. — Ils sont allés vers l'intérieur, en s'enfonçant dans le puits de gravité. Ils avaient peut-être l'intention de faire une courbe autour des soleils et d'approcher l'un des points de saut en prenant une trajectoire déguisée, je ne sais pas. Ça serait plausible, compte tenu de tout le reste. — Un seul passager ? — Ouais. — Parlez-moi de lui. — Pas grand-chose à dire – à ce moment-là. Il se tenait à l'écart, mangeait ses rations dans sa cabine. Il ne me parlait pas du tout. Il était obligé de parler à Firka, vu que c'est lui qui s'occupait de son manifeste. Quand on est arrivés à la première inspection de point de saut barrayaran, la provenance avait été complètement modifiée. Et lui aussi était devenu quelqu'un d'autre. — Ker Dubauer ? Venn s'agita à la première mention du nom familier en sa présence ; il ouvrit la bouche et inspira, mais la referma sans distraire le flux des paroles de Guppy. Le pauvre amphibien était parti maintenant, déversant tous ses ennuis. — Pas à ce moment-là. Il a dû devenir Dubauer pendant sa halte sur la Station de transfert komarrane, je suppose. D'ailleurs, ce n'est pas grâce à son identité que je l'ai pisté. Il était trop fort pour ça. Il vous a bien eus, le Barrayaran, hein ? Ça oui. Ce qui semblait être un agent cetagandan du meilleur calibre était passé à travers le carrefour commercial clé du Nexus de Barrayar comme un filet de fumée. Ceux de la SecImp allaient avoir une attaque quand cette information leur parviendrait. — Alors, comment avez-vous fait pour le suivre jusqu'ici ? Pour la première fois, Miles vit flotter fugitivement sur le visage caoutchouteux de Gupta une expression qui pouvait passer pour un sourire. — J'étais ingénieur de vaisseau. Je l'ai suivi grâce à la masse de sa cargaison. Elle se faisait repérer, quand je suis allé voir, par la suite. Le sourire sinistre s'évanouit, remplacé par un sombre froncement de sourcils. — Quand on l'a largué avec ses palettes dans l'aire de chargement de la Station de transfert de Komarr, il avait l'air content. Carrément sympa. Il est venu nous voir l'un après l'autre pour la première fois et nous a donné personnellement nos bonus parce qu'il n'y avait pas eu de pépins. Il a serré la main à Hewlet et à Firka. Il a demandé à voir mes palmes, alors j'ai écarté les doigts pour lui montrer, il s'est penché et il a attrapé mon bras, et ça a eu l'air de vraiment l'intéresser. Il m'a remercié. Il a tapoté Gras-Grace sur la joue, et il lui a souri avec son air cruche. Il avait un petit sourire narquois en la touchant. Il savait. Comme elle avait le reçu du bonus à la main, elle lui a retourné un vague sourire, et elle ne l'a pas flanqué par terre, mais j'ai bien vu qu'il s'en fallait de peu. Et puis on a déchargé. Hewlet et moi on voulait faire un tour sur la Station et dépenser un peu notre bonus, mais Gras-Grace a dit qu'on pourrait faire la fête plus tard. Et Firka a dit que l'Empire barrayaran n'était pas un endroit très sain où s'attarder pour des gens comme nous. Un rire furtif s'échappa de ses lèvres, qui n'avait rien à voir avec de l'humour. C'était donc ça. Ce hurlement poignant quand Miles avait posé le patch de test sur la peau de Gupta n'avait pas été une réaction exagérée. C'était un flash-back. Miles réprima un frisson. Pardon, pardon. — Six jours après le départ de Komarr, après le saut de Pol, la fièvre a commencé. C'est Gras-Grace qui a deviné la première, à la façon dont ça a démarré. Elle a toujours été la plus rapide d'entre nous. Quatre petites roues roses, un peu comme des morsures d'insectes, sur le dos des mains de Hewlet et de Firka, sur sa joue à elle, et sur mon bras là où l'ordure de Cetagandan m'avait touché. Elles ont gonflé jusqu'à avoir la taille d'un œuf, et elles puisaient, mais pas autant que nos têtes. Ça n'a pas pris plus d'une heure. J'avais tellement mal à la tête que je n'y voyais plus rien, et Gras-Grace, qui n'était pas mieux, m'a aidé à aller jusqu'à ma cabine pour que je puisse me mettre dans mon aquarium. — Aquarium ? — Je m'étais bricolé un aquarium dans ma cabine, avec un couvercle que je pouvais fermer de l'intérieur, parce que la gravité sur ce vieux vaisseau n'était pas très fiable. Ça faisait vraiment du bien de se reposer là-dedans, mon matelas à eau personnel. Je pouvais m'étirer, et me retourner. Bon système de filtration de l'eau, bien propre, et un complément d'oxygène qui arrivait à l'intérieur par un tuyau que j'avais bricolé, bien chouette avec des lumières colorées. Et de la musique. Il me manque, mon aquarium. Il poussa un gros soupir. — Vous… semblez avoir aussi des poumons. Vous retenez votre respiration, sous l'eau ? Comment faites-vous ? Gupta haussa les épaules. — J'ai des sphincters supplémentaires dans le nez, les oreilles et la gorge, qui se ferment automatiquement quand ma respiration bascule. Le moment du changement est toujours un peu inconfortable ; mes poumons n'ont pas toujours l'air très disposés à s'arrêter. Ni à repartir, quelquefois. Mais je ne peux pas passer ma vie dans mon aquarium, ou je finirais par pisser dans l'eau que je respire. C'est ce qui s'est passé. Je suis resté à flotter dans mon aquarium pendant… des heures, je ne sais pas combien. Je crois que je n'étais pas dans mon état normal, ça faisait trop mal. Mais j'avais besoin de pisser. Sérieusement. Alors il a fallu que je sorte. « J'ai bien failli m'évanouir quand je me suis levé. J'ai vomi par terre. Mais je pouvais marcher. J'ai fini par arriver à la porte de ma cabine. Le vaisseau avançait toujours, je sentais les vibrations habituelles sous mes pieds, mais il n'y avait aucun bruit. Pas de voix, pas de disputes ni de ronflements, pas de musique. Pas de rires. J'avais froid, j'étais mouillé. J'ai mis un peignoir – c'est Gras-Grace qui m'avait donné un des siens, elle disait qu'être grosse, ça lui tenait chaud, alors que moi j'avais toujours froid. Elle disait que c'était parce que mes concepteurs m'avaient donné des gènes de grenouille. C'est peut-être vrai, pour ce que j'en sais. « J'ai trouvé son corps… (Il s'interrompit. Plus que jamais son regard sembla se perdre à des années-lumière.) Environ cinq pas plus loin dans le couloir. Du moins, j'ai pensé que c'était elle. C'était sa tresse, qui flottait sur le… Du moins, j'ai pensé que c'était un corps. La taille de la flaque avait l'air de correspondre. Ça puait comme… Quelle espèce de maladie infernale peut liquéfier des os ? Il reprit sa respiration et continua d'un ton ébranlé. — Firka avait réussi à gagner l'infirmerie, pour ce que ça lui a servi. Il était tout flasque, comme s'il était en train de se dégonfler. Et il dégoulinait. Tout le long de la couchette. Il puait pire que Gras-Grace. Et son corps fumait. « Hewlet – ou ce qui restait de lui – était sur son siège de pilotage dans la cabine de Nav et Com. Je ne sais pas pourquoi il avait rampé jusque-là, peut-être que ça lui a apporté un réconfort. Les pilotes ont des drôles de manies. Son casque maintenait plus ou moins son crâne, mais son visage… ses traits… c'était comme s'ils avaient glissé. Je me suis dit qu'il avait peut-être essayé d'envoyer un appel d'urgence. À l'aide. Biocontamination à bord. Mais peut-être pas, parce que personne n'est jamais venu. Plus tard, j'ai pensé qu'il en avait sans doute trop fait, et que les sauveteurs avaient volontairement gardé leurs distances. Pourquoi les bons citoyens risqueraient-ils leur peau pour nous ? Rien que de la racaille de contrebandiers jacksoniens. Mieux morts que vifs. Ça économise les ennuis et les dépenses de procédures pénales, pas vrai ? » Il ne regardait plus personne. Miles craignit qu'il ne se taise, épuisé. Mais il restait encore tant de choses à apprendre, désespérément importantes… Il se risqua à tendre une perche. — Bon. Alors vous vous êtes retrouvé là, coincé dans un vaisseau à la dérive avec trois cadavres en train de se dissoudre, pilote inclus. Comment vous en êtes-vous sorti ? — Le vaisseau… le vaisseau ne me servait plus à rien, pas sans Hewlet. Et les autres. Les salopards qui le finançaient n'avaient qu'à le reprendre, bio-contamination en prime. Des rêves assassinés. Mais je me suis dit que j'étais l'héritier de tous, à ce stade. Aucun des trois n'avait personne, à proprement parler. J'aurais voulu qu'ils aient mes trucs, si les choses s'étaient passées dans l'autre sens. J'ai fait le tour pour ramasser tous les effets des autres, la monnaie, les reçus de crédit – Firka avait une planque énorme. Pas étonnant. Et il avait tous nos papiers trafiqués. Gras-Grace, bon, elle avait sûrement donné tout ce qu'elle avait, ou elle l'avait perdu au jeu, ou dépensé en jouets, ou tout laissé filer entre ses doigts. Ce qui montre qu'elle était plus maligne que Firka, en fin de compte. Hewlet, il avait dû tout boire. Mais il y avait assez. Assez pour rattraper cette ordure de Cetagandan, avec ou sans poursuite acharnée. Avec le poids de sa cargaison, je me disais qu'il ne pouvait pas aller si vite que ça. J'ai pris toutes les affaires et je les ai chargées à bord d'une capsule de sauvetage. J'ai d'abord tout décontaminé, et moi avec, une douzaine de fois, en essayant de faire disparaître cette atroce odeur de mort. Je n'étais pas… je n'étais pas dans ma meilleure forme, je ne crois pas, mais ça pouvait encore aller. Une fois dans la capsule, ce n'était pas si horrible. Elles sont prévues pour mener des crétins blessés à bon port, et suivent les phares spatiaux locaux automatiquement… J'ai été récupéré trois jours plus tard par un vaisseau de passage, et j'ai raconté des conneries sur notre vaisseau, comme quoi il était tombé en morceaux – ça, ils l'ont cru quand ils ont vu le registre de Jackson. J'avais cessé de pleurer à ce moment-là. (Des larmes brillaient au coin de ses yeux tandis qu'il parlait.) Je n'ai pas parlé de la merde bio, ou ils m'auraient balancé pour de bon. Ils m'ont déposé à la Station de point de saut poliane la plus proche. Là-bas, j'ai filé des mains des enquêteurs de sécurité et je suis monté à bord du premier vaisseau que j'ai trouvé en partance pour Komarr. J'ai pisté l'ordure de Cetagandan par la masse de sa cargaison jusqu'à la flotte de commerce komarrane, qui venait de partir. J'ai fait une recherche pour trouver un itinéraire qui me permettrait de le rattraper au premier endroit possible. Et c'était ici. Il promena autour de lui un regard fixe, clignant des yeux en regardant son audience quaddie comme s'il était étonné de les trouver encore tous dans la pièce. — Comment le lieutenant Solian s'est-il retrouvé mêlé à tout ça ? Miles avait attendu, les nerfs tendus comme les cordes d'un arc, l'occasion de poser cette question. — Je pensais que je pourrais attendre tranquillement et tomber sur le Cetagandan dès qu'il quitterait l'Idris. Mais il n'est jamais sorti. Je suppose qu'il restait cloîtré dans sa cabine. Malin, le salopard. Je ne pouvais pas passer la douane, ni la sécurité du vaisseau – je n'étais pas sur la liste des passagers, ni l'hôte de l'un d'eux, même si j'ai essayé de passer la pommade à quelques-uns. Ça m'a vraiment fichu la pétoche quand le gars que j'ai essayé d'acheter pour me faire monter à bord a menacé de me dénoncer. Et puis j'ai réfléchi et j'ai réservé une couchette sur le Rudra, au moins pour passer la douane et avoir le droit d'accès aux aires de chargement. Et pour être sûr que je pourrais suivre au cas où la flotte partirait brusquement, ce qu'elle aurait déjà dû faire à ce stade. Je voulais le tuer moi-même, pour venger Gras-Grace et Firka et Hewlet, mais il pouvait s'en tirer. Alors j'ai pensé que, si je le dénonçais aux Barrayarans comme agent cetagandan, peut-être que… il se passerait quelque chose d'intéressant, en tout cas. « Quelque chose qui ne lui plairait pas. Je ne voulais pas laisser de trace sur l'enregistrement de l'appel vid, alors j'ai mis la main sur l'officier de sécurité de l'Idris pendant qu'il était dans l'aire de chargement. Je lui ai passé le tuyau. Je ne sais pas s'il m'a cru, mais je pense qu'il est allé vérifier. (Gupta hésita.) Il a dû tomber sur l'ordure de Cetagandan. Je suis désolé. J'ai bien peur de l'avoir fait fondre. Comme Gras-Grace et… Sa voix s'étrangla, coupant court à sa litanie. — Est-ce que c'est là que Solian a eu son saignement de nez ? Quand vous l'avez tuyauté ? demanda Miles. Gupta écarquilla les yeux. — Mais vous êtes quoi, un voyant ? Vérification faite. — Pourquoi du sang synthétique sur le sol de l'aire d'amarrage ? — Eh bien, j'avais entendu dire que la flotte allait partir. Ils disaient que le pauvre gars que j'avais envoyé au casse-pipe était censé avoir déserté, et ils l'avaient rayé de la liste, tout comme… comme s'il n'avait pas une Maison ou un Baron pour miser sur lui, et que tout le monde s'en foutait. Mais j'avais peur que le salopard de Cetagandan ne fasse un autre transfert spatial, et qu'il puisse filer pendant que je resterais bloqué sur le Rudra… Je me suis dit que ça ramènerait l'attention sur l'Idris, et sur ce qui pouvait s'y trouver. Je n'ai pas imaginé une seconde que ces débiles attaqueraient la Station quaddie ! — Il y a eu un enchaînement de circonstances, commenta Miles d'un air compassé, reprenant conscience, pour la première fois depuis une petite éternité d'évocations horribles, de la présence flottante des fonctionnaires quaddies. Vous avez déclenché les événements, certainement, mais en aucun cas vous ne pouviez les anticiper. (À son tour, il cligna des yeux et regarda autour de lui.) — Heu… Avez-vous des questions, Chef Venn ? Venn le fixait avec une expression des plus étranges. Il secoua lentement la tête, d'un côté et de l'autre. — Heu… Une jeune patrouille quaddie que Miles avait à peine vue entrer durant le soliloque poignant de Guppy tendit à son chef un petit objet brillant. — J'ai la dose de thiopenta que vous avez demandée, monsieur… ? Venn s'en empara et tourna les yeux vers l'adjudicateur Leutwyn. Leutwyn s'éclaircit la gorge. — Remarquable. Je crois bien, Seigneur Vorkosigan, que c'est la toute première fois que j'assiste à un interrogatoire au thiopenta mené sans thiopenta. Miles glissa un regard vers Guppy, replié sur lui-même en apesanteur, un peu tremblant. Des traces humides brillaient encore au coin de ses yeux. — Il… avait vraiment besoin de raconter son histoire à quelqu'un. Ça faisait des semaines qu'il gardait ça pour lui. Et il n'y avait pas une seule personne dans tout le Nexus en qui il pouvait avoir confiance. — Y en a toujours pas, corrigea le prisonnier en déglutissant. Ne te prends pas la grosse tête, Barrayaran. Je sais que je n'ai personne de mon côté. Mais j'ai raté mon coup, et il m'a vu. J'étais tranquille tant qu'il croyait que j'avais fondu comme les autres. Je suis un crapaud mort, maintenant, d'une manière ou d'une autre. Mais si je ne peux pas l'embarquer avec moi, quelqu'un d'autre pourra peut-être le faire. 13 — Donc…, résuma le Chef Venn, ce salopard de Cetagandan sur lequel Gupta est en train de délirer, qui aurait tué trois de ses amis et peut-être votre lieutenant Solian ? vous pensez vraiment qu'il s'agit de la même personne que ce Betan, Dubauer, que vous nous avez demandé de récupérer cette nuit ? Et alors, c'est un hermaphrodite, ou un homme, ou quoi ? — Plutôt le dernier, répondit Miles. À partir d'un échantillon de sang que j'ai ramassé hier par accident, mes spécialistes ont établi que Dubauer est un Ba cetagandan. Les Ba ne sont ni masculins ni féminins, ni hermaphrodites, mais une… caste, je suppose que c'est le terme qui convient le mieux, de serviteurs asexués des seigneurs Hauts cetagandans. Ou, pour être plus précis, des dames Hautes qui dirigent la Crèche des Étoiles, au cœur du Jardin Céleste, la résidence impériale d'Eta Ceta. Et qui ne quittaient pratiquement jamais le Jardin Céleste, avec ou sans leurs serviteurs Ba. Alors que fait donc ce Ba par ici, hein ? Miles marqua un temps de pause, puis reprit : — Il semble que ce Ba transporte une cargaison d'un millier de ce que je soupçonne être les fœtus de Hauts génétiquement modifiés les plus récents, dans des réplicateurs utérins. J'ignore où, j'ignore pourquoi, et j'ignore pour le compte de qui, mais si ce que Guppy nous raconte est vrai, le Ba a tué quatre personnes, y compris notre officier de sécurité disparu, et il a essayé de tuer Guppy, pour garder son secret et couvrir ses traces. Au moins quatre personnes. Greenlaw avait les traits figés par le désarroi. Venn considéra Gupta d'un air méfiant. — Dans ce cas, je suppose qu'on ferait bien de publier aussi un mandat d'arrêt à rencontre de Dubauer. — Non ! s'écria Miles, alarmé. Venn se tourna vers lui en haussant les sourcils. — La personne dont il est question, se hâta d'expliquer Miles, est peut-être un agent cetagandan entraîné, susceptible de transporter des armes biologiques. Il est déjà très nerveux à cause du retard que lui impose le différend avec la flotte de commerce. Il vient de découvrir qu'il a commis au moins une grosse erreur, puisque Guppy est toujours en vie. Si surhumain soit-il, il doit commencer à perdre les pédales. La dernière chose à faire serait d'envoyer un paquet de civils patauds l'affronter. Personne ne devrait ne serait-ce que l'approcher sans savoir exactement ce qu'il fait et à quoi il a affaire. — Et les vôtres ont amené cette créature ici, sur ma Station ? — Croyez-moi, si quiconque parmi les miens avait su plus tôt qui était ce Ba, il n'aurait jamais dépassé Komarr. Les flottes de commerce sont des dupes, des transporteurs crédules, c'est certain. Enfin, il n'en était pas si certain – la confirmation de cette assertion en l'air allait constituer une question de la plus haute priorité pour le contre-espionnage, à la maison. — Des transporteurs…, fit en écho la voix de Greenlaw, qui dévisageait Guppy. (Tous les quaddies présents dans la pièce suivirent son regard.) Est-il possible que ce passager transporte ce… je ne sais trop quoi, cette infection ? — C'est possible, admit Miles après une profonde inspiration. Mais si c'est le cas, il est bien trop tard de toute façon. Guppy a cavalé à travers toute la Station de Graf pendant plusieurs jours maintenant. Nom de Dieu, s'il est contagieux, il a simplement répandu la peste sur un trajet du Nexus qui passe par une douzaine de planètes. Et moi. Et ma flotte. Et peut-être aussi Ekaterin. Je vois deux raisons d'être optimiste. Primo, d'après le témoignage de Guppy, le Ba doit administrer cette chose par contact direct. Les hommes de patrouille qui avaient touché le prisonnier échangèrent un regard lourd d'appréhension. — Secundo, poursuivit Miles, si la maladie ou le poison est un produit biologique manufacturé par la Crèche des Étoiles, il est probablement l'objet d'un contrôle sévère ; on peut supposer que ses effets sont délibérément limités, et qu'il s'autodétruit. Les dames Hautes ne sont pas du genre à laisser leurs déchets traîner là où tout le monde peut les ramasser. — Mais j'ai guéri ! s'écria l'amphibien. — Oui, acquiesça Miles. Et pourquoi ? De toute évidence, quelque chose de spécifique à votre génétique ou à votre situation a fait échouer la chose, ou l'a tenue à distance assez longtemps pour vous maintenir en vie au-delà de sa durée d'activité. Au point où nous en sommes, vous mettre en quarantaine est pratiquement inutile, mais la priorité qui vient juste après l'arrestation du Ba est de vous faire passer à travers l'essoreuse médicale, pour découvrir si ce que vous avez, ou ce que vous avez fait, peut sauver quelqu'un d'autre. (Miles reprit sa respiration.) Puis-je mettre à votre disposition l'équipement du Prince Xav ? Nos médtechs ont suivi une spécialisation sur les menaces biologiques cetagandanes. — Ne me laissez pas entre leurs mains ! bafouilla Guppy, paniqué, à l'adresse de Miles. Ils vont me disséquer ! Venn, dont le visage s'était illuminé à cette proposition lança au prisonnier un regard exaspéré, mais Greenlaw articula lentement : — Je connais un petit peu les ghems et les Hauts, mais je n'ai jamais entendu parler des Ba, ni de la Crèche des Étoiles. — Je n'ai jamais croisé beaucoup de Cetagandans, ni d'un genre ni d'un autre, ajouta l'adjudicateur Leutwyn avec circonspection. — Qu'est-ce qui vous fait croire que leur travail est aussi sécurisé, aussi confidentiel ? s'enquit Greenlaw. — Sécurisé, non. Sous contrôle, peut-être. Jusqu'où devait-il étayer son explication pour que les dangers leur apparaissent clairement ? Il était vital que les quaddies en viennent à comprendre et à croire. — Les Cetagandans… ont cette aristocratie des deux tiers qui laisse perplexes tous les observateurs militaires non cetagandans. Son cœur est constitué des seigneurs Hauts, qui représentent dans les faits une expérience génétique de production de la race post-humaine à grande échelle. Ce travail est dirigé et contrôlé par les dames Hautes généticiennes de la Crèche des Étoiles, le centre où tous les embryons Hauts sont créés et modifiés avant d'être envoyés dans leurs constellations Hautes -aux clans, aux parents – sur les planètes périphériques de l'Empire. Contrairement à la plupart des précédents exemples de ce type, les dames Hautes ne se sont pas dit dès le début qu'elles avaient déjà atteint un résultat parfait. Aujourd'hui encore, elles ne considèrent pas qu'elles en ont fini de tripatouiller. Quand ce sera le cas -oh, alors qui sait ce qui se passera ? Quels seront les buts et les désirs de la vraie race post-humaine ? Même les dames Hautes n'essaient pas d'anticiper sur leurs je ne sais combien arrière-arrière-arrière-petits-enfants. Je dois dire que, de ce fait, il est assez inconfortable de les avoir comme voisins. — Les Hauts n'ont-ils pas déjà essayé de conquérir les Barrayarans ? demanda Leutwyn. — Pas les Hauts. Les seigneurs ghems. La race-tampon, si vous voulez, entre les Hauts et le reste de l'humanité. Je suppose qu'on pourrait considérer les ghems comme les bâtards des Hauts, si ce n'est qu'ils ne sont pas des bâtards. Pas dans le sens classique, en tout cas. Les Hauts ont sélectionné des lignes génétiques au compte-gouttes pour les ghems à travers des épouses-trophées – c'est un système compliqué. Mais les seigneurs ghems sont le bras armé de l'Empire, toujours soucieux de prouver leur valeur à leurs maîtres Hauts. — J'ai déjà vu des ghems, intervint Venn. On en voit passer ici de temps en temps. Je croyais que les Hauts étaient, enfin, des sortes de dégénérés. Des aristocrates parasites. Qu'ils ne voulaient pas se salir les mains. Ils ne travaillent pas. (Il eut un reniflement de dédain très quaddie.) Ils ne se battent pas non plus. On est bien obligé de se demander combien de temps les seigneurs ghems vont les supporter. — En apparence, les Hauts ont l'air de dominer les ghems par pure pression morale. De les intimider par leur beauté, leur intelligence, leur raffinement, et en étant la source de toutes sortes de récompenses en termes de statut, dont le sommet est d'obtenir une épouse Haute. Tout cela est vrai. Mais de manière sous-jacente… on soupçonne fortement les Hauts de détenir un arsenal biologique et biochimique que même les ghems trouvent terrifiant. — Je n'ai jamais entendu dire qu'ils avaient utilisé quelque chose de ce genre, commenta Venn d'un ton sceptique. — Ça, il n'y a pas de risque. — Pourquoi ne l'auraient-ils pas utilisé contre les Barrayarans, à l'époque, s'ils en disposaient ? s'enquit lentement Greenlaw. — C'est une question à laquelle on consacre une étude approfondie, à certains niveaux de mon gouvernement. D'abord, cela aurait inquiété le voisinage. Il n'existe pas que des armes biologiques. L'Empire cetagandan n'était apparemment pas prêt à affronter un détachement de gens poussés par la terreur à s'unir et à se mettre à la fois à brûler leurs planètes et à stériliser tout microbe vivant. Mais avant tout, nous pensons que c'était une question d'objectifs. Les seigneurs ghems voulaient le territoire et la richesse, le type d'aboutissement personnel normalement généré par une conquête réussie. Or, les dames Hautes n'étaient pas plus motivées que ça. Pas assez pour dilapider leurs ressources – je ne parle pas de leurs ressources en termes d'armes, mais en termes de réputation, de secret, celui qui recouvre une menace tacite, dont personne ne connaît la puissance. Sur les trente dernières années, au cours desquelles nous soupçonnons l'usage d'armes biologiques, nos services secrets ont comptabilisé peut-être une demi-douzaine de cas de ce genre, et dans chaque cas, il s'agissait d'une circonstance interne à Cetaganda. Il glissa un regard en biais vers Greenlaw, dont le visage exprimait un profond malaise, et ajouta, en espérant qu'il n'avait pas trop l'air de vouloir la rassurer par un argument creux : — À notre connaissance, ces incidents ne se sont pas étendus et n'ont pas eu d'effet secondaire. — Bon, on emmène ce prisonnier dans une clinique, ou dans une cellule ? demanda Venn en se tournant vers Greenlaw. Greenlaw garda le silence quelques instants avant de répondre. — À la clinique universitaire de la Station de Graf. Direct au service des quarantaines infectieuses. Je crois que nous avons besoin de nos meilleurs experts sur ce cas, et le plus tôt possible. — Mais je ferai une cible à découvert ! objecta Gupta. J'étais à la poursuite de ce salopard de Cetagandan, et maintenant c'est lui qui va me poursuivre ! — Je partage cette objection, s'empressa d'intervenir Miles. Où que vous emmeniez Gupta, l'endroit doit être gardé totalement secret. Le fait même qu'il a été mis en détention ne devrait pas être mentionné – nom de Dieu, cette arrestation n'a pas encore été diffusée par vos services d'information, j'espère ? Balancer le nom de l'endroit où se trouvait Gupta aux quatre coins de la Station… — Pas officiellement, répondit Venn, mal à l'aise. Miles estima que cela n'avait plus beaucoup d'importance. Des dizaines de quaddies avaient assisté à l'arrivée de l'homme aux doigts palmés, y compris tous ceux que l'équipe de débardeurs de Bel avait croisés en chemin. Les quaddies des Docks et Sas ne manqueraient pas de se vanter de leur prise auprès de tous ceux qu'ils connaissaient. On n'allait plus parler que de ça. — Je vous prie instamment – je vous implore ! – de faire circuler la nouvelle de son audacieuse évasion. Sans oublier de la faire suivre par des bulletins demandant à tous les citoyens de garder l'œil ouvert pour le cas où ils l'apercevraient. Le Ba avait tué quatre personnes pour protéger son secret – serait-il prêt à en tuer cinquante mille ? — Une campagne de désinformation ? Greenlaw pinça les lèvres, dégoûtée. — Il se pourrait bien que la vie de tous sur la Station en dépende. La discrétion est votre meilleur espoir de sécurité. Et aussi celui de Gupta. Après cela, les gardes… — On a déjà poussé mes équipes à leur maximum, protesta Venn. Il jeta à Greenlaw un regard suppliant. Miles ouvrit les mains dans un geste d'apaisement. — Pas des patrouilles. Des gardes qui savent ce qu'ils font, spécialisés dans les procédures de défense contre les armes biologiques. — Il va nous falloir recourir à des spécialistes de la Milice de l'Union, dit Greenlaw d'un ton décidé. Je vais faire la demande. Mais il leur faudra… un peu de temps pour arriver ici. — Entre-temps, proposa Miles, je peux vous prêter des troupes entraînées. Venn fit la grimace. — J'ai un bloc de détention rempli de vos troupes. Je n'ai pas été très impressionné par leur entraînement. Miles réprima une grimace. — Pas ceux-là. Le corps médical militaire. — Je prendrai votre proposition en considération, répondit Greenlaw d'un ton neutre. — Vorpatril a sûrement des médecins officiers supérieurs qui ont des compétences dans ce domaine. Si vous ne voulez pas nous laisser emmener Gupta en sécurité à bord d'un de nos vaisseaux, s'il vous plaît, laissez-les venir sur la Station pour vous aider. Les yeux de Greenlaw s'étrécirent. — Très bien. Nous accepterons jusqu'à quatre volontaires. Non armés. Sous la supervision et le commandement directs de nos propres experts médicaux. — Entendu, répondit aussitôt Miles. C'était le meilleur compromis qu'il était susceptible d'obtenir pour l'instant. L'aspect médical du problème, si terrifiant fût-il, devait être laissé aux mains des spécialistes ; cela sortait du domaine de compétence de Miles. Mettre la main sur le Ba avant qu'il ne fasse davantage de dégâts, en revanche… — Les Hauts ne sont pas immunisés contre les tirs au neutraliseur. Je… vous recommande (il n'était pas en position d'ordonner, ni d'exiger, et encore moins de hurler) d'informer discrètement toutes vos patrouilles que le Ba – Dubauer – doit être abattu à vue au neutraliseur. Une fois qu'il sera au tapis, on pourra tranquillement décider quoi faire. Venn et Greenlaw échangèrent des regards avec l'adjudicateur. — Ce serait contraire aux réglementations, signala Leutwyn d'une voix tendue, de faire tomber le suspect dans une embuscade de cette manière, sauf s'il est pris en flagrant délit de crime, ou s'il tente de s'enfuir ou de résister à une arrestation. — Des armes biologiques ? intervint Venn entre ses dents. L'adjudicateur avala sa salive. — Vous avez intérêt à vous débrouiller pour que vos hommes l'atteignent du premier coup. — Votre jugement est enregistré, monsieur. Et si le Ba restait introuvable ? Ce qu'il avait parfaitement réussi à faire ces dernières vingt-quatre heures… Que voulait-il ? Que sa cargaison soit débloquée, et que Gupta meure avant d'avoir parlé, vraisemblablement. Que savait-il, à ce stade ? Qu'ignorait-il ? Il ignorait que Miles avait identifié sa cargaison… à moins que ? Où diable était Bel ? — Embuscade, répéta Miles. Il y a deux endroits où on peut tendre une embuscade au Ba. Là où vous emmenez Guppy – ou mieux, là où le Ba croit qu'on a emmené Guppy. Si vous ne voulez pas faire diffuser la nouvelle de son évasion, alors conduisez-le dans un lieu secret, et trouvez-en un autre moins discret qui servira d'appât. Ensuite, deuxième piège sur l'Idris. Si Dubauer appelle en demandant la permission de remonter à bord, ce qu'il avait fermement l'intention de faire la dernière fois que je l'ai rencontré, vous devriez lui accorder cette requête. Et vous l'épinglez quand il arrive sur l'aire de chargement. — C'est bien ce que j'avais prévu de faire, intervint Gupta d'une voix pleine de rancune. Si vous vous étiez contentés de laisser les choses suivre leur cours, tout ça serait terminé maintenant. Miles approuva en son for intérieur, mais autant éviter de le dire tout haut ; quelqu'un pourrait avoir l'idée de rappeler qui avait mis la pression pour qu'on arrête Gupta. Greenlaw paraissait perdue dans de sombres pensées. — Je souhaite inspecter cette prétendue cargaison. Il est possible qu'elle viole assez d'articles de réglementation pour qu'on puisse la saisir, indépendamment du problème du vaisseau transporteur. — Cela pourrait devenir compliqué sur le plan légal, Garde des sceaux, fit remarquer l'adjudicateur en s'éclaircissant la gorge. Même quand elles sont douteuses, les cargaisons qui ne sont pas déchargées pour être transférées sont généralement autorisées à passer sans examen légal. Elles sont considérées comme relevant de la responsabilité territoriale de l'entité sous laquelle le transporteur est immatriculé, à moins qu'elles ne constituent un danger public imminent. Un millier de fœtus, si c'est bien de cela qu'il s'agit, représentent… quelle menace ? La saisir pourrait bien s'avérer horriblement dangereux, songea Miles. Cela ne pourrait que braquer l'attention des Cetagandans sur l'espace quaddie. L'expérience historique et son expérience personnelle lui avaient enseigné que ce n'était pas nécessairement une bonne chose. — Je souhaite moi aussi avoir cette confirmation, ajouta Venn. Et donner des ordres à mes gardes en personne, et déterminer le placement de mes tireurs d'élite. — Et vous avez besoin de moi pour entrer dans la cale, fit remarquer Miles. — Non, juste de vos codes de sécurité, rétorqua Greenlaw. Miles lui adressa un sourire figé. Greenlaw contracta les mâchoires. — Très bien, lâcha-t-elle finalement dans un grognement. Allons-y, Venn. Vous aussi, Adjudicateur. Et, ajouta-t-elle après un bref soupir, vous, Seigneur Auditeur Vorkosigan. Gupta fut enveloppé dans des barrières antibio par les deux quaddies qui l'avaient manipulé auparavant – un choix logique, même s'il n'était pas de leur goût. Ils avaient eux-mêmes revêtu des tabliers et des gants et le tractèrent à l'extérieur sans lui laisser l'occasion de toucher quoi que ce soit. L'amphibien se laissa faire sans protester. Il avait l'air totalement épuise. Garnet Cinq partit avec Nicol pour la raccompagner chez elle, où les deux femmes quaddies s'apprêtaient à se soutenir mutuellement dans l'attente de nouvelles de Bel. — Appelez-moi, supplia Nicol à mi-voix en passant près de Miles pour sortir. Miles le lui promit d'un signe de tête, et pria pour que cela ne s'avère pas être encore un de ces appels pénibles. Son court appel vid à l'amiral Vorpatril sur le Prince Xav fut déjà assez pénible. Vorpatril était presque aussi blanc que ses cheveux quand Miles eut fini de le mettre au courant. Il promit d'expédier une sélection de médecins volontaires de toute urgence. La procession qui se mit finalement en route pour l'Idris comprenait Venn, Greenlaw, l'adjudicateur, une patrouille de deux quaddies, Miles, et Roic. L'aire de chargement était aussi sombre et silencieuse que – était-ce seulement hier ? L'un des deux gardes quaddies, sous l'œil rêveur de l'autre, avait abandonné son flotteur et rampait sur le sol. De toute évidence, il jouait à un jeu avec la gravité qui consistait à disperser de minuscules clous brillants, à faire rebondir sur le sol une petite balle en caoutchouc, à la rattraper, et à s'emparer des petits clous entre les rebonds. Pour rendre les choses plus intéressantes, il changeait de main une fois sur l'autre. À la vue des visiteurs, le garde rempocha précipitamment les éléments du jeu et réintégra son flotteur en rampant. Venn fit semblant de n'avoir rien vu, et se contenta de s'informer des incidents qui avaient eu lieu durant leur garde. Non seulement aucun individu non autorisé n'avait tenté de passer, mais les membres du comité d'enquête étaient les premières personnes que les deux hommes, sombrant dans l'ennui, voyaient depuis la relève. Venn s'attarda avec les hommes de la patrouille pour organiser les détails du guet-apens au neutraliseur à tendre au Ba, au cas où il ferait son apparition, et Miles emmena Roic, Greenlaw et l'adjudicateur à bord du vaisseau. Dans la cale louée par Dubauer, les rangées étincelantes des râteliers de réplicateurs ne semblaient pas avoir changé depuis la veille. Greenlaw, les lèvres pincées, guida son flotteur tout autour de la cale pour une première inspection, puis s'arrêta afin de scruter les allées. Miles eut presque l'impression de pouvoir la voir faire la multiplication dans sa tête. Puis Leutwyn et elle l'encadrèrent en planant, tandis qu'il activait quelques panneaux de contrôle pour révéler le contenu des réplicateurs. C'était la quasi-répétition de la scène de la veille, si ce n'est que… un certain nombre d'indicateurs apparurent ambre et non plus verts. En y regardant de plus près, ils s'avérèrent être des mesures d'une batterie de signaux de stress, notamment des niveaux d'adrénaline. Le Ba avait-il raison en disant que les fœtus atteignaient une sorte de limite biologique dans leurs réceptacles ? Assistaient-ils aux premiers signes d'un dépassement dangereux de leur croissance ? Pendant que Miles les examinait, deux tours de lumière redescendirent d'elles-mêmes de l'ambre à un vert plus rassurant. Il entreprit d'appeler les images du moniteur vid de chaque fœtus pour les montrer à Greenlaw et l'adjudicateur. Le quatrième qu'il activa, une fois éclairé, révéla un liquide amniotique teinté de sang écarlate. Miles retint son souffle. Comment… ? Voilà qui n'était sûrement pas normal. La seule origine possible du sang était le fœtus lui-même. Il revérifia les niveaux de stress – celui-ci montrait beaucoup d'ambre – puis se dressa sur la pointe des pieds pour voir l'image de plus près. Le sang semblait s'échapper d'une petite entaille irrégulière dans le dos du bébé Haut, agité d'un mouvement convulsif. Le faible éclairage rougeoyant, se rassura Miles comme il pouvait, rendait les choses plus alarmantes qu'elles ne l'étaient. La voix de Greenlaw à son oreille le fit sursauter. — Il y a un problème avec celui-là ? — Il semble qu'il ait subi une petite blessure mécanique. Ça… ça ne devrait pas être possible dans un réplicateur scellé. Il pensa à Aral Alexander et à Helen Natalia, et son estomac se noua. — Si vous avez des quaddies experts de la reproduction en réplicateur, ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée de les faire venir ici pour les examiner. Il avait des doutes sur les capacités d'assistance des médecins militaires du Prince Xav dans cette spécialisation. Venn apparut à la porte de la cale, et Greenlaw répéta à son intention l'essentiel des explications fournies à son intention par Miles. Venn eut l'air très mal à l'aise en embrassant les réplicateurs du regard. — Le type-grenouille ne mentait pas. Ça fait un drôle d'effet ici. Son bracelet-com sonna, et il s'excusa avant de gagner en planant un coin de la salle, où il se plongea dans une conversation chuchotée avec un quelconque subordonné qui faisait son rapport. Le chuchotement se mua soudain en mugissement : — Quoi ? Quand ? Miles abandonna son examen inquiet du bébé Haut blessé pour se faufiler jusqu'à Venn. — Vers 0200, monsieur, répondit une voix étranglée dans le bracelet-com. — C'était non autorisé ! — Mais si, chef d'équipe. Et dans les formes. Le capitaine de port Thorne l'avait autorisé. Comme c'était le passager qu'il avait amené à bord hier, celui qui devait s'occuper de sa cargaison vivante, ça ne nous a pas paru anormal. — À quelle heure sont-ils partis ? demanda Venn. Son visage n'était plus qu'un masque de consternation. — Pas pendant notre garde, monsieur. Je ne sais pas ce qui s'est passé après. Je suis rentré me coucher chez moi. Je n'ai vu l'avis de recherche du capitaine de port Thorne aux informations que quand je me suis levé pour le petit déjeuner, il y a quelques minutes à peine. — Pourquoi n'avez-vous pas transmis cette information dans votre rapport de fin de garde ? — C'est le capitaine de port Thorne qui a dit de ne pas le faire. (La voix hésita.) Plus exactement… le passager avait suggéré que nous ne l'inscrivions pas au rapport, pour ne pas être obligés de discuter avec tous les autres passagers qui exigeraient de monter aussi s'ils l'apprenaient. Le capitaine de port Thorne a hoché la tête et il a dit oui. Venn fit la grimace, et inspira à fond. — On ne peut pas revenir en arrière. Vous avez fait votre rapport dès que vous l'avez su. C'est déjà bien que vous ayez écouté les informations tout de suite. On prend les choses en main. Merci. Venn coupa la communication. — Qu'est-ce qui s'est passé ? s'enquit Miles. Roic s'était rapproché nonchalamment et planait derrière son épaule. Venn se prit la tête dans les mains supérieures en gémissant. — Notre garde de nuit de l'Idris vient de se réveiller et de voir les informations sur la disparition de Thorne. D'après lui, Thorne est venu ici la nuit dernière vers 0200 et il a fait passer Dubauer devant les gardes. — Et où Thorne s'est-il rendu ensuite ? — Il a escorté Dubauer à bord, apparemment. Ni l'un ni l'autre ne sont réapparus pendant que l'équipe de nuit était de surveillance. Excusez-moi. Il faut que j'aille parler à mes équipes. Venn agrippa le manche de contrôle du flotteur et sortit précipitamment de la cale en oscillant. Miles était sonné. Comment Bel était-il passé d'un sommeil inconfortable, mais relativement tranquille, dans une poubelle de recyclage, à cet événement, en à peine plus d'une heure ? Garnet Cinq avait mis six ou sept heures avant de se réveiller. La confiance dont il créditait le récit de Gupta fut soudain ébranlée. — Votre ami hermaphrodite aurait-il pu devenir renégat, monseigneur ? demanda Roic en plissant les yeux. Ou se faire soudoyer ? L'adjudicateur Leutwyn regarda Greenlaw, qui avait l'air malade d'incertitude. — Je douterais plus facilement… de moi-même, répondit Miles. (Et encore, c'était diffamatoire pour Bel.) Mais le capitaine de port aurait peut-être pu être soudoyé par le canon d'un disrupteur de nerfs enfoncé dans sa colonne vertébrale, ou quelque chose d'équivalent. Il n'était même pas sûr de vouloir imaginer quel serait l'équivalent parmi les armes biologiques du Ba. Bel essaierait de jouer la montre. — Comment ce Ba a-t-il réussi à trouver le capitaine de port, alors que nous n'y sommes pas parvenus ? demanda Leutwyn. Miles hésita. — Le Ba n'était pas à la recherche de Bel. Il était à la recherche de Guppy. S'il s'était trouvé dans les parages quand Guppy a contre-attaqué ceux qui le suivaient… le Ba aurait pu arriver tout de suite après, ou même assister à la scène. Et se laisser entraîner, ou modifier l'ordre de ses priorités, devant l'occasion inespérée d'accéder à la cargaison grâce à Bel. Quelles priorités ? Que voulait le Ba ? Eh bien, la mort de Gupta, clairement, et doublement maintenant que l'amphibien avait été le témoin à la fois de son opération clandestine initiale et des meurtres par lesquels le Ba avait tenté d'effacer toutes ses traces. Mais sa décision de changer de cap alors qu'il se trouvait si près de sa cible suggérait que l'autre priorité était pour lui infiniment plus importante. Le Ba avait mentionné la destruction totale de sa cargaison prétendument animalière ; il avait aussi mentionné la collecte d'échantillons de tissus pour les congeler. Le Ba avait dit mensonge sur mensonge, mais si cela était la vérité ? Miles pivota sur ses talons pour observer l'allée de râteliers. L'image se dessina dans son esprit : le Ba travaillant toute la journée, avec une vitesse et une concentration sans faille. Descellant le couvercle de chaque réplicateur, taillant dans les membranes, les fluides et la peau fragile avec une aiguille d'échantillonnage, alignant les aiguilles, rangée après rangée, dans une unité de congélation de la taille d'une petite valise. Miniaturisant l'essence de sa cargaison génétique à un format qu'il pouvait porter d'une seule main. Au prix de l'abandon des originaux ? De la destruction des preuves ? C'est peut-être ce qu'il a fait, sans qu'on puisse encore en observer les effets. Si le Ba avait les moyens de faire évaporer les liquides de corps adultes en quelques heures et de les réduire à d'ignobles flaques, qu'était-il capable de faire à des corps si petits ? Le Cetagandan n'était pas idiot. Son plan de passage en contrebande s'était déroulé comme prévu, mis à part le cafouillage avec Gupta. Qui avait suivi le Ba jusqu'ici, et introduit Solian – dont la disparition avait conduit à l'embrouille avec Corbeau et Garnet Cinq, qui avait entraîné le raid catastrophe sur le poste de sécurité quaddie, qui avait abouti à l'arraisonnement de la flotte, et avec elle de sa précieuse cargaison. Miles savait exactement ce qu'on pouvait ressentir en voyant une mission méticuleusement préparée partir avec l'eau des toilettes sur un simple coup de malchance, fruit d'un pur hasard. Comment le Ba allait-il réagir à ce sentiment de désespoir nauséeux ? Miles ne savait pratiquement rien de l'individu, bien qu'il l'eût rencontré deux fois. Le Ba était lisse, sans aspérité, maître de lui. Il pouvait tuer d'un simple contact, en souriant. Mais si le Ba réduisait sa cargaison à sa masse minimale, il n'allait certainement pas encombrer sa fuite d'un prisonnier. — Je crois, dit Miles, qui dut s'interrompre pour racler sa gorge asséchée. (Bel jouerait la montre. Mais dans l'hypothèse où le temps et les idées viendraient à manquer, et où personne ne surgirait, et toujours personne, et toujours personne…) Je crois qu'il y a une chance pour que Bel soit toujours à bord de l'Idris. Il faut fouiller le vaisseau. Tout de suite. Roic regarda autour de lui, l'air découragé. — Tout le vaisseau, monseigneur ? Il était sur le point de s'écrier Oui ! mais son cerveau ralenti le mua en : — Non. Bel n'avait pas les codes d'accès au-delà du sas contrôlé par les quaddies. Le Ba n'avait les codes que pour cette cale-ci, et sa propre cabine. Tout ce qui était déjà verrouillé doit le rester. Pour le premier passage, contentez-vous de vérifier les endroits non sécurisés. — Ne ferions-nous pas mieux d'attendre la patrouille du Chef Venn ? demanda Leutwyn, mal à l'aise. — Si quiconque qui ne soit pas déjà visible essaie ne serait-ce que de monter à bord, je jure que je l'assommerai moi-même d'un coup de neutraliseur avant qu'il puisse franchir le sas. Je ne plaisante pas, dit Miles d'une voix rendue rauque par l'intensité de sa conviction. Leutwyn eut l'air interloqué, mais Greenlaw, après une paralysie temporaire, hocha la tête. — Je comprends votre point de vue, seigneur Auditeur Vorkosigan. Je ne peux qu'être d'accord. Ils se dispersèrent deux par deux, Greenlaw l'air concentré, suivie par un adjudicateur quelque peu ahuri. Roic toujours collé avec détermination à l'épaule de Miles. Miles essaya d'abord la cabine du Ba, et la trouva aussi vide qu'auparavant. Quatre autres cabines étaient restées ouvertes, trois vraisemblablement parce qu'elles avaient été vidées de tous leurs effets, la dernière apparemment par pure négligence. L'infirmerie était sous scellés, telle qu'on l'avait laissée après l'inspection par Bel et les médtechs la veille au soir. Nav et Com était parfaitement verrouillé. Sur le pont supérieur, la cuisine était ouverte, ainsi que certaines des zones de loisirs, mais ne s'y trouvaient ni hermaphrodite betan effronté, ni restes en décomposition artificielle. Greenlaw et Leutwyn passèrent, pour les informer que toutes les autres cales qui partageaient avec celle du Ba le cylindre géant étaient restées scellées. Ils découvrirent que Venn s'était emparé d'une console de com dans le salon des passagers ; une fois mis au courant de la nouvelle théorie de Miles, il pâlit et se joignit à Greenlaw. Encore cinq nacelles à inspecter. Sur le pont qui courait sous la zone des passagers, la plupart des zones de maintenance et de services fonctionnels étaient restées fermées. Mais la porte du Département des Petites Réparations s'ouvrit quand Miles fit pression sur le tampon de sécurité. Elle s'ouvrit sur trois pièces contiguës remplies de coffres, d'outils et d'équipement de diagnostic. Dans la deuxième pièce, Miles tomba sur un coffre qui contenait trois nacelles corporelles dégonflées, estampillées au logo et aux numéros de série de l'ldris. Ces ballons de la dimension d'un homme, à la peau épaisse, étaient fournis d'assez d'énergie et de matériel de recyclage de l'air pour maintenir un passager en vie en cas d'urgence de dépressurisation, jusqu'à l'arrivée des secours. Il suffisait d'entrer dedans, de remonter la fermeture Éclair et d'appuyer sur le bouton de mise en marche. Les nacelles corporelles ne nécessitaient qu'un minimum de manipulation, avant tout parce qu'on ne pouvait plus faire grand-chose une fois coincé à l'intérieur. Il y en avait dans toutes les cabines, tous les couloirs et toutes les cales du vaisseau, rangées sur les murs dans des placards réservés aux urgences. Par terre à côté du coffre se trouvait une nacelle corporelle entièrement gonflée, comme si un technicien l'avait abandonnée là alors qu'il était en train de la vérifier quand le vaisseau avait été évacué par les quaddies. Miles s'approcha de l'un des hublots ronds en plastique de la nacelle et regarda au travers. Bel y était assis, en tailleur, entièrement nu. L'hermaphrodite avait les lèvres entrouvertes, les yeux vitreux, le regard perdu dans le vide. Cette forme était d'une telle immobilité que Miles craignit un instant d'être déjà en train de regarder la mort en face, puis il vit ensuite la poitrine de Bel se soulever et redescendre, ses seins tremblant sous les frissons qui convulsaient son corps. Sur le visage sans expression, une rougeur fiévreuse s'épanouit, puis se dissipa. Non, Seigneur, non ! Miles eut un élan vers la nacelle, mais sa main s'arrêta en vol et retomba, et il serra le poing si fort que ses ongles lui entrèrent dans la peau comme des lames. Non… 14 Étape Un. Sceller la zone de contamination biologique. Avaient-ils reverrouillé l'accès derrière eux en pénétrant sur l'Idris ? Oui. Quelqu'un avait-il ouvert depuis ? Miles porta son bracelet-com à ses lèvres et appela le code de contact de Venn. Roic fit un pas vers la nacelle corporelle mais fut arrêté par la main levée de Miles ; il se baissa et chercha à voir par-dessus l'épaule de Miles. Ses yeux s'agrandirent. Les quelques secondes d'attente qu'il fallut au programme de recherche du bracelet-com pour localiser Venn semblèrent couler comme de l'huile froide. Enfin, la voix tendue du chef d'équipe se fit entendre : — Ici Venn. Qu'y a-t-il, Seigneur Vorkosigan ? — Nous avons trouvé le capitaine de port Thorne. Enfermé dans une nacelle corporelle dans le secteur ingénierie. L'hermaphrodite est en état d'hébétude, et très malade. Je pense que nous avons ici un cas de bio-contamination urgent, au moins de Classe Trois, pouvant même aller jusqu'à la Classe Cinq. (Le niveau le plus extrême, épidémie de guerre biologique). Où êtes-vous en ce moment, les uns et les autres ? — Dans la nacelle de fret numéro deux. Le Garde des sceaux et l'adjudicateur sont avec moi. — Personne n'a tenté de quitter ou de pénétrer dans le vaisseau depuis que nous sommes montés à bord ? Vous n'êtes pas sortis pour une raison quelconque ? — Non. — Vous comprendrez la nécessité que personne ne bouge tant que nous ne saurons pas à quel foutu truc nous avons affaire ? — Qu'est-ce que vous croyez, que je serais assez timbré pour trimballer je ne sais quelle peste sur ma propre Station ? Enregistré ! — Très bien, Chef Venn. Je vois que nous sommes sur la même longueur d'onde. (Étape Deux. Alerter les autorités médicales de votre district. Chacun le sien.) Je vais informer l'amiral Vorpatril et réclamer une assistance médicale. Je présume que la Station de Graf a son propre protocole d'urgence. — Dès que vous aurez libéré mon canal de com. — Bon. Dès que ce sera faisable, je prévois de rompre les tubes de raccordement et d'éloigner un peu le vaisseau de son ponton d'amarrage par sécurité. Si vous ou le Garde des sceaux Greenlaw pouviez avertir le contrôle du trafic de la Station, et donner l'autorisation pour la navette qu'enverra Vorpatril, ce serait d'une grande utilité. Pendant ce temps, je vous exhorte à sceller les sas qui séparent votre nacelle de la section centrale où nous nous trouvons jusqu'à ce que… jusqu'à ce que nous en sachions plus. Trouvez les contrôles d'atmosphère de la nacelle et mettez-vous en mode de circulation interne, si c'est possible. Je n'ai pas… encore vraiment décidé quoi faire de cette foutue nacelle corporelle. Nai… Vorkosigan, terminé. Il coupa la com et garda les yeux rivés avec angoisse sur la mince paroi qui le séparait de Bel. Jusqu'à quel point la peau d'une nacelle corporelle hermétiquement close constituait-elle une barrière contre la contamination biologique ? Un point acceptable, sans doute, compte tenu du fait qu'elle n'était pas faite pour. Une nouvelle idée surgit, horrible, et s'imposa à l'imagination de Miles sans lui laisser d'échappatoire : où exactement étaient-ils censés chercher Solian, ou plutôt sous quel aspect de résidus organiques les restes du lieutenant étaient-ils susceptibles de se présenter ? Cette déduction renouvela ses espoirs autant que sa terreur. Solian avait disparu depuis des semaines, sans doute à bord de ce même vaisseau, à un moment où passagers et équipage se déplaçaient librement entre la Station et l'Idris. Or aucune contamination ne s'était déclarée. Si Solian avait été dissous par la même méthode cauchemardesque que celle qui avait, selon Gupta, emporté ses camarades, s'il avait été placé à l'intérieur d'une nacelle corporelle qu'on avait ensuite repliée et remisée dans un coin… Peut-être qu'en laissant Bel dans la nacelle sans toucher aux scellés, il restait une chance que tout le monde reste à l'abri du danger. Tout le monde sauf Bel, bien sûr… Difficile de savoir si la période d'incubation ou de latence de l'infection était ajustable, même si ce que Miles était en train d'observer lui donnait à penser que oui. Six jours pour Gupta et ses amis. Six heures pour Bel ? Mais la maladie ou le poison, ou le mécanisme biomoléculaire, une fois devenu actif, avait tué les Jacksoniens très vite, en quelques heures à peine. Combien de temps restait-il à Bel avant que toute intervention ne soit devenue vaine ? Avant que le cerveau de l'hermaphrodite ne commence à se transformer en une substance visqueuse, grise et bouillonnante, en même temps que son corps… ? Des heures, des minutes, ou était-il déjà trop tard ? Et quel type d'intervention pouvait agir ? — Gupta a survécu. Il est donc possible d'y survivre. Son esprit fouilla dans ce fait historique comme des pitons dans la face d'un rocher. Accroche-toi et grimpe, petit gars. Il leva son bracelet-com à ses lèvres et appela l'amiral Vorpatril par le canal d'urgence. — Seigneur Vorkosigan ? répondit Vorpatril presque aussitôt. L'escadron médical que vous avez demandé est arrivé sur la Station quaddie il y a quelques minutes. Il devrait se présenter à vous d'ici quelques instants pour vous assister dans l'examen de votre prisonnier. Ils ne sont pas encore arrivés ? — C'est possible, mais je suis maintenant à bord de l'Idris, avec le garde du corps Roic. Et malheureusement, le Garde des sceaux Greenlaw, l'adjudicateur Leutwyn et le Chef Venn aussi. On a ordonné la pose de scellés sur le vaisseau. Il s'avère que nous avons un cas de contamination biologique à bord. Il répéta pour Vorpatril la description de Bel qu'il avait déjà faite à Venn, avec quelques détails supplémentaires. Vorpatril jura. — Dois-je envoyer une nacelle de troupes pour vous faire quitter le vaisseau, monseigneur ? — En aucun cas. Si quelque chose de contagieux a été lâché ici – ce qui, si ce n'est pas certain, n'est pas à exclure –, il est… hum… déjà trop tard. — Je détourne immédiatement sur vous mon escadron médical. — Pas tous, nom de Dieu. Je veux qu'on laisse des gars à nous avec les quaddies pour travailler sur le cas Gupta. Il est absolument primordial qu'on découvre pourquoi il a survécu. Comme on pourrait bien rester coincés ici un bon moment, ne bloquez pas plus d'hommes qu'il n'est nécessaire. En revanche, envoyez-moi des bons. Dans des combinaisons antibio de niveau Cinq. Vous pouvez leur adjoindre tout l'équipement qui peut leur être utile, mais rien ni personne ne quittera ce vaisseau tant que la chose ne sera pas contenue. Ou jusqu'à ce qu'ils soient tous emportés… Miles eut une vision de l'Idris remorqué au large de la Station et abandonné, la tombe finale et intouchable de tous ceux qui se trouvaient à bord. Un sépulcre pas franchement banal, c'était au moins une consolation. Il avait déjà regardé la mort en face et, une fois au moins, il avait perdu, mais l'horrible solitude de celle-ci l'ébranla violemment. Il n'y aurait pas moyen de tricher avec des cryochambres cette fois-ci, soupçonnait-il. Pas pour ceux qui tomberaient les derniers, en tout cas. — Des volontaires uniquement, vous m'entendez Vorpatril ? — Parfaitement, répondit Vorpatril d'un ton sinistre. Je m'en occupe tout de suite, seigneur Auditeur. — Bien. Vorkosigan, terminé. Combien de temps restait-il à Bel ? Une demi-heure ? Deux heures ? Combien de temps faudrait-il à Vorpatril pour rassembler sa nouvelle équipe de médecins volontaires et toute leur cargaison compliquée ? Plus d'une demi-heure, Miles n'en doutait pas. Et que pourraient-ils faire une fois sur place ? Hormis les interventions génétiques qu'il avait subies, qu'est-ce qui avait fait la différence entre Gupta et les autres ? Son aquarium ? Sa respiration branchiale ?… Bel n'avait pas de branchies, rien à faire de ce côté-là. Une eau rafraîchissante, ruisselant sur le corps amphibien, sur les palmes en éventail, à travers les branchies duveteuses et gorgées de sang, faisant baisser la température de son sang… Se pouvait-il que le développement diabolique de ce dissolvant biologique soit sensible à la chaleur, ou déclenché par la température ? Un bain d'eau glacée ? La vision jaillit dans son esprit, et ses lèvres s'étirèrent en un sourire sauvage. Un moyen un peu rudimentaire, mais il avait fait la preuve de sa rapidité à faire baisser la température corporelle. C'était indiscutable. Il pouvait personnellement en garantir les effets. Merci, Ivan. — Monseigneur ? risqua Roic, inquiet de son apparente paralysie. — Maintenant on fonce. Vous filez à la coquerie pour y chercher de la glace. S'il n'y en a pas, mettez en marche n'importe quelle machine dont ils disposent. À fond. On se retrouve à l'infirmerie. Il devait faire vite ; il ne pouvait pas se permettre de bêtises. — Ils ont peut-être des vêtements antibio là-dedans. À en juger par son expression, Roic ne comprenait rien à tout ça, ce qui ne l'empêcha pas de suivre Miles, qui fila à toute vapeur dans le couloir. Le tube ascensionnel les conduisit deux étages plus haut, au niveau qui hébergeait la coquerie, l'infirmerie et les zones de loisirs. Plus essoufflé qu'il ne souhaitait le laisser paraître, Miles indiqua d'un geste à Roic la direction à suivre et galopa jusqu'à l'infirmerie, à l'autre extrémité de la nacelle centrale. Après une interruption l'obligeant à pianoter le code de verrouillage, il était dans le petit local. L'équipement se réduisait au strict minimum ; deux petites pièces, mais chacune dotée de matériel antibiologique d'au moins Niveau Trois, plus une chambre d'examen équipée pour de la chirurgie légère, qui abritait aussi la pharmacie. La chirurgie lourde et les blessés graves étaient censés être transférés dans l'une des infirmeries mieux équipées du vaisseau d'escorte militaire. Oui, l'une des salles de bains du bloc comprenait une baignoire de traitement stérilisable ; Miles imagina des malheureux passagers atteints d'infections cutanées en train de tremper là-dedans. Des placards remplis d'équipement d'urgence. Il les ouvrit tous à la hâte. Là, le synthétiseur de sang ; là, un tiroir plein d'objets aussi mystérieux qu'inquiétants, peut-être à l'usage des patientes, ici une petite palette flottante pour le transport des malades, appuyée verticalement dans un placard en hauteur avec deux combinaisons antibio, oui ! L'une trop grande pour Miles, l'autre trop petite pour Roic. Il porterait la combinaison trop grande ; ce ne serait pas la première fois. L'autre n'était pas envisageable. Ça ne justifiait pas de mettre Roic en danger, alors… Roic arriva au trot. — Trouvé la machine à glace, monseigneur. Apparemment, personne n'a songé à l'arrêter quand le vaisseau a été évacué. Elle est pleine. Miles sortit son neutraliseur, le posa sur la table d'examen et entreprit de se glisser dans la combinaison antibio la plus petite. — Mais qu'est-ce que vous êtes en train de fabriquer, monseigneur ? s'enquit Roic d'un ton méfiant. — On va faire monter Bel ici. Ou plutôt, moi, je vais le faire. De toute façon, c'est ici que les médecins voudront s'installer pour le traiter. Si traitement il y avait. — J'ai une idée pour un truc de premier secours bête et méchant. Je me dis que Guppy a peut-être survécu grâce au fait que l'eau de son aquarium a évité à sa température de grimper. Vous, direction le secteur ingénierie. Essayez de trouver une combinaison pressurisée à votre taille. Si – quand vous la trouverez, prévenez-moi, et enfilez-la tout de suite. Rendez-vous là où se trouve Bel. Allez-y ! Roic, les traits figés, fila. Miles utilisa les précieuses secondes pour courir à la coquerie, remplir de glace une poubelle en plastique, la traîner jusqu'à l'infirmerie sur la palette flottante et la vider dans la baignoire. Puis une deuxième poubelle. Puis son bracelet-com sonna. — Trouvé une combinaison, monseigneur. Ça ira tout juste, je pense. La voix de Roic tremblota ; il devait être en train de remuer le bras. Des froissements et de vagues grognements signalèrent qu'il avait passé l'épreuve. — Une fois là-dedans, je ne pourrai plus utiliser mon bracelet-com sécurisé. Il faudra que je vous contacte par un canal public. — Il faudra faire avec. Appelez Vorpatril sur la com de votre combinaison dès que vous serez dedans ; assurez-vous que ses toubibs peuvent communiquer quand ils amèneront leur nacelle à l'un des sas extérieurs. Et faites en sorte qu'ils n'essaient pas d'entrer par la nacelle de fret dans laquelle se sont réfugiés les quaddies ! — Bien, monseigneur. — Rendez-vous aux Petites Réparations. — Entendu, monseigneur. Je suis en train de m'équiper. La communication fut étouffée. À regret, Miles recouvrit son propre bracelet-com avec le gant gauche de la combinaison antibio. Il fourra son neutraliseur dans l'une des poches extérieures à fermeture de sa cuisse, régla son débit d'oxygène en tapotant le brassard de contrôle qui équipait la manche droite de la combinaison. Les lumières s'allumèrent sur le panneau de visière du casque, l'assurant qu'il était maintenant hermétiquement isolé de son environnement. La légère pression positive qu'il ressentit à l'intérieur de la combinaison trop grande la fit gonfler jusqu'à un volume rebondi. Il barbota vers le tube ascensionnel dans les bottes trop grandes, remorquant la palette flottante. Roic arriva à pas pesants dans le couloir, tandis que Miles faisait passer la palette par la porte de la salle des Petites Réparations. La combinaison pressurisée du garde du corps, portant les numéros de série du département d'ingénierie de l'Idris, était certainement une protection aussi efficace que la tenue de Miles. Certes, les gants, plus épais, rendaient les manipulations malaisées. Miles fit signe à Roic de se pencher vers lui, appliquant sa visière sur le casque de Roic. — On va réduire la pression à l'intérieur de la nacelle corporelle pour la dégonfler partiellement, faire rouler Bel sur la palette flottante et le transporter en haut. J'ouvrirai la nacelle seulement une fois qu'on sera au bloc, et qu'on aura activé les barrières moléculaires. — On ne ferait pas mieux d'attendre les toubibs du Prince Xav pour faire ça ? demanda nerveusement Roic. Ils ne devraient plus tarder maintenant. — Non. Parce que je ne sais pas à partir de quand il sera trop tard. Je n'ose pas dégonfler la nacelle de Bel dans l'atmosphère, alors je vais essayer de bricoler un joint avec une autre nacelle qui servira de vase communicant. Aidez-moi à trouver du ruban adhésif, et quelque chose qui puisse faire office de chambre à air. Roic lui répondit d'un geste non dénué d'une certaine frustration, et se mit à inspecter coffres et tiroirs. Miles écarquilla à nouveau les yeux devant le hublot. — Bel ! Bel ! cria-t-il à travers la visière et la peau de la nacelle. (Un cri étouffé, certes, mais il devait être audible, nom de Dieu.) On va te bouger. Accroche-toi là-dedans. Bel était toujours assis dans la même position que quelques minutes auparavant, sans réaction, le regard vitreux. Peut-être y avait-il autre chose que l'infection. Miles tâcha de se donner du courage. Combien de drogues avait-on administrées à l'hermaphrodite la veille au soir, pour obtenir sa coopération ? Assommé par Gupta, réveillé par le Ba, probablement bombardé d'hypnotiques pour marcher jusqu'à l'Idris et tromper les gardes quaddies. Et pourquoi pas du thiopenta par-dessus, et quelques sédatifs pour qu'il se tienne tranquille en attendant que le poison fasse effet, qui sait ? D'une secousse, Miles déplia l'autre nacelle sur le sol. Si les restes de Solian se trouvaient là-dedans, ce n'était pas ça qui risquait de contaminer davantage les lieux, de toute façon. Et les restes de Bel, auraient-ils pu passer inaperçus aussi longtemps que ceux de Solian, si Miles n'était pas venu si vite – était-ce ce que le Ba avait prévu ? Tuer et se débarrasser du corps en un seul geste… Il s'agenouilla à côté de la nacelle corporelle de Bel et ouvrit le panneau d'accès à l'unité de contrôle de pressurisation. Roic lui tendit un tube de plastique et du ruban adhésif. Miles emmaillota, plia et fit tourner les contrôles de valve de chaque nacelle. La pompe à air se mit à vibrer doucement. Les contours arrondis de la nacelle se ramollirent et s'avachirent. La deuxième commença à se gonfler, dans un style flasque et ridé. Il ferma des valves, coupa des tuyaux, referma, rêvant de quelques litres de désinfectant pour en asperger les lieux. Il dégagea la bosse que formait la tête de Bel de la toile de la nacelle, tandis que Roic hissait l'hermaphrodite sur la palette. Ils déplacèrent la palette à un rythme de marche accélérée ; Miles aurait voulu courir. Ils transportèrent leur charge jusque dans le petit bloc de l'infirmerie. Aussi près que possible de la salle de bains exiguë. À nouveau, Miles fit signe à Roic de se pencher vers lui. — Bon. Vous n'allez pas plus loin. On n'a pas besoin de rester ici tous les deux. Je veux que vous quittiez la pièce et que vous activiez les barrières moléculaires. Puis tenez-vous prêt à aider les toubibs du Prince Xav en fonction de leurs besoins. — Monseigneur, vous êtes sûr qu'on ne ferait pas mieux de faire l'inverse ? — Certain. Allez ! Roic sortit de mauvaise grâce. Miles attendit l'allumage des barres de lumière qui signalaient l'activation des barrières moléculaires de l'autre côté de la porte. Puis il se pencha pour ouvrir la fermeture Éclair de la nacelle et en dégager le corps tendu de Bel, secoué de frissons. Même à travers les gants, sa peau était brûlante. Il se déplaça doucement avec la palette jusqu'à la salle de bains au prix de quelques contorsions maladroites. Mais il parvint enfin à positionner Bel de manière à le faire glisser dans la cuve d'eau et de glace qu'il lui avait préparée. Hisser, faire glisser, lâcher. Il maudit la palette et se projeta par-dessus pour maintenir la tête de Bel hors de l'eau. Sous le choc, le corps de Bel fut pris de secousses. Miles se demanda si son palliatif, élaboré sur une théorie chancelante, n'allait pas plutôt provoquer chez sa victime une crise cardiaque. Il se débarrassa de la palette en la repoussant d'un pied dans l'autre pièce. Bel essayait maintenant de se replier en position fœtale, réaction plus encourageante que le coma aux yeux fixes que Miles avait observé jusqu'alors. Miles abaissa l'un après l'autre dans l'eau les membres repliés et les maintint dans l'eau glacée. Miles avait les doigts de plus en plus engourdis par le froid, sauf quand ils touchaient Bel. La température corporelle de l'hermaphrodite semblait à peine affectée par ce traitement brutal. Vraiment pas normal. Mais au moins elle semblait arrêter de grimper. La glace fondait à vue d'œil. Cela faisait pas mal d'années que Miles n'avait pas entrevu Bel nu, sous une douche de fortune, en train de s'habiller ou de retirer son armure spatiale dans le vestiaire d'un vaisseau de guerre mercenaire. Cinquante et quelques années, ce n'était pas si vieux pour un Betan, mais la gravité commençait clairement à gagner du terrain sur Bel. Sur nous tous. À l'époque des Dendarii, Bel avait exprimé son désir à sens unique pour Miles par une série de propositions taquines, repoussées un peu à regret. Miles regrettait maintenant complètement sa réticence sexuelle de jeune homme. Profondément. On aurait dû saisir notre chance alors, quand on était jeunes et beaux, et qu'on ne le savait même pas. Et Bel avait été beau, à sa manière ironique, vivant et bougeant avec aisance dans un corps athlétique sain et soigné. La peau de Bel était marbrée, pâle et tachetée de rouge ; la chair de l'hermaphrodite, glissant et se tournant dans l'eau glacée sous les mains inquiètes de Miles, était par endroits meurtrie comme un fruit écrasé, et à d'autres avait une texture étrange, tendue et gonflée. Miles appela Bel, fit de son mieux dans son vieux numéro de l'amiral Naismith vous ordonne, raconta une mauvaise blague, sans parvenir à secouer la stupeur vitreuse de l'hermaphrodite. Pleurer dans une combinaison antibio n'était pas une bonne idée, presque aussi mauvaise que de vomir dans une combinaison pressurisée. Pas moyen de s'essuyer les yeux ni de se moucher. Et quand quelqu'un vous tape sur l'épaule, à l'improviste, ça vous fait sursauter comme si on vous avait tiré dessus, et on vous regarde d'un air bizarre, à travers vos deux visières. — Seigneur Auditeur Vorkosigan, ça va ? demanda le chirurgien du Prince Xav emmailloté dans une combinaison antibio, en s'agenouillant à ses côtés au bord de la cuve. Miles avala sa salive pour reprendre sa maîtrise de soi. — Ça va pour l'instant. Cet hermaphrodite est dans un sale état. Je ne sais pas ce qu'on vous a dit à propos de toute cette histoire. — On m'a dit que j'avais peut-être affaire à une arme biologique en mode aigu conçue par les Cetagandans, qui avait déjà tué trois personnes, et laissé un survivant. Cette histoire de survivant m'a vraiment fait remettre en question la première assertion. — Ah, vous n'avez pas encore eu l'occasion de rencontrer Guppy, alors. Miles inspira à fond et offrit un bref récapitulatif de l'histoire de Gupta, ou du moins des aspects biologiques qui le concernaient. Pendant qu'il parlait, ses mains n'avaient pas cessé de rabaisser les bras et les jambes de Bel, et de déverser des louches de glaçons dégoulinants sur la tête brûlante de l'hermaphrodite. — Je ne sais pas si c'est la génétique amphibienne de Gupta, acheva-t-il, ou quelque chose qu'il a fait, qui lui a permis de survivre à cette saloperie alors que ses amis sont morts. Guppy a dit que leur chair fumait. Je ne sais pas d'où vient toute cette chaleur, mais ça ne peut pas être uniquement dû à la fièvre. Je ne pouvais pas reproduire les caractéristiques bio-manufacturées du Jacksonien, mais je me suis dit que je pouvais au moins reproduire le coup de l'aquarium. De l'empirisme à tous crins, mais j'avais peur qu'il ne reste pas beaucoup de temps. Une main gantée passa devant lui pour soulever les paupières de Bel, toucher l'hermaphrodite ici et là appuyer, sonder. — Je vois ça. — Il est très important (Miles respira une nouvelle fois à fond pour stabiliser sa voix), il est très important que ce patient survive. Thorne n'est pas un simple habitant de la Station. Bel était… Il se rendit compte qu'il ne connaissait pas le degré de sauf-conduit du chirurgien. — Que le capitaine de port meure sous notre responsabilité serait une catastrophe diplomatique. Une de plus, je veux dire. Et… l'hermaphrodite m'a sauvé la vie hier. Je lui dois – Barrayar lui doit… — Nous ferons tout notre possible, monseigneur. J'ai mes meilleurs éléments avec moi ; nous allons prendre les choses en main, maintenant. S'il vous plaît, monseigneur Auditeur, je vais vous demander de sortir et de laisser mes hommes vous décontaminer. Une autre silhouette en combinaison, docteur ou médtech, apparut dans l'embrasure de la porte de la salle de bains et tendit au chirurgien un plateau d'instruments. Miles fut bien obligé de reculer pour laisser le chirurgien plonger sa première aiguille d'échantillonnage dans la chair sans réaction de Bel. Plus assez de place ici, même pour son petit gabarit, il fallait bien l'admettre. Il se retira. La couchette du bloc avait été convertie en paillasse de laboratoire. Avec des gestes sûrs, une troisième silhouette en combinaison antibio extrayait de boîtes et de casiers ce qui ressemblait à une panoplie d'équipement pleine de promesses, pour la déposer sur le plan de travail improvisé. Le deuxième tech, de retour de la salle de bains, commença à introduire des échantillons prélevés sur Bel dans les diverses machines d'analyse chimiques et moléculaires installées à une extrémité de la couchette, alors même que le troisième homme continuait à installer le matériel à l'autre extrémité. La haute silhouette de Roic, dans sa combinaison pressurisée, attendait debout juste derrière les barrières moléculaires, de l'autre côté du bloc. Il tenait un décontaminateur sonique laser surpuissant, du matériel militaire barrayaran classique. Il leva une main pour faire signe à Miles, qui lui répondit sur le même mode. Il n'y avait rien de plus à gagner à tourner en rond ici autour de l'escadron médical. Il ne ferait que les distraire et les gêner. Démoralisé, il réprima sa violente envie de leur expliquer le droit supérieur que Bel, au titre du courage et de l'amour, avait gagné à survivre. Tout aussi vain que de se répandre en injures contre les microbes. Même les Cetagandans n'avaient pas encore inventé l'arme qui ferait le tri par la valeur humaine avant de massacrer leurs victimes. J'avais promis d'appeler Nicol. Bon Dieu, pourquoi ai-je fait ça ? La nouvelle de l'état actuel de Bel serait sûrement plus terrifiante que l'ignorance. Il allait attendre un peu, au moins jusqu'au premier rapport du chirurgien. S'il restait de l'espoir à ce moment-là, il le lui annoncerait. S'il n'y en avait plus… Il franchit lentement la barrière moléculaire vibrante, et se tourna bras levés sous le rayon du nettoyant sonique et du séchoir laser du décontaminateur de Roic, encore plus puissant. Il laissa Roic traiter toutes les parties de son corps, y compris les paumes, les doigts, la plante des pieds et, nerveusement, la face interne des cuisses. La combinaison lui évita de se faire méchamment roussir ; sans elle, il se serait retrouvé avec la peau rose et les poils explosés. Il laissa faire Roic jusqu'à ce qu'il ait couvert chaque centimètre carré. Deux fois. Roic désigna le brassard de contrôle de Miles et brailla à travers sa visière : — J'ai mis en route le relais de la liaison de com, monseigneur. Normalement, vous pouvez m'entendre par le canal 12, si vous vous mettez dessus. Les toubibs sont sur le 13. Miles activa précipitamment la com de la combinaison : — Vous m'entendez ? La voix de Roic semblait maintenant toute proche de son oreille. — Oui, monseigneur. Beaucoup mieux. — A-t-on déjà rompu les tubes de raccordement et quitté les crampons d'amarrage ? — Non, monseigneur, l'informa Roic d'un air un peu chagrin. Miles pointa le menton d'un air interrogateur, et Roic ajouta : — Heu… En fait, il n'y a que moi. Et je n'ai jamais piloté un vaisseau de saut. — À part quand on fait le saut, c'est pareil que de piloter une navette, lui assura Miles. C'est juste plus gros. — Je n'ai jamais piloté de navette non plus. — Oh. Alors venez, je vais vous montrer. Ils se faufilèrent jusqu'au secteur Nav et Com ; Roic pianotant les codes d'accès pour leur livrer le passage. D'accord, reconnut Miles, comptabilisant du regard les fauteuils et leurs claviers de contrôle. C'était vraiment un gros vaisseau. Et alors. Ce ne serait qu'un petit vol d'une dizaine de mètres. Il avait un peu perdu la main, même sur les nacelles et les navettes, mais franchement, si on pensait à certains pilotes qu'il avait connus, ça ne devait pas être bien sorcier. Roic l'observait avec admiration tandis qu'il traquait sans en avoir l'air les contrôles de tubes de raccordement – ah, ils étaient là. Il dut s'y reprendre à trois fois avant de réussir à établir le contact avec le contrôle du trafic de la Station, puis avec les Docks et Sas – si seulement Bel avait été là, il aurait immédiatement délégué cette tâche à… Il se mordit la lèvre, vérifiant tous les feux verts donnés par l'aire de chargement. Ce serait le summum de toutes les situations embarrassantes qui avaient déjà jonché cette mission si, en s'extirpant de la Station, il arrachait les crampons d'amarrage, décomprimait l'aire de chargement et tuait le nombre non spécifié de patrouilleurs quaddies qui y montaient la garde. Il fila du poste de communications au fauteuil de pilotage, repoussant le casque de saut et serrant ses poings gantés avant d'activer les commandes manuelles. Une petite pression en douceur du côté des verniers latéraux, un peu de patience, une contre-projection venant du côté opposé, et la grosse masse de l'Idris flottait dans l'espace à un jet de pierre de la lisière de la Station de Graf. Encore qu'une pierre lancée dans le coin ne ferait rien d'autre que poursuivre sa course sans fin… Aucune contagion biologique ne peut franchir cet espace, se dit-il avec satisfaction, avant de penser aussitôt après à ce que les Cetagandans pourraient faire avec des spores. Espérons… Il réalisa un peu tard que si le chirurgien du Prince Xav donnait le signal de fin d'alerte de bio-contamination, le réamarrage allait représenter une tâche nettement plus délicate. Enfin, s'il donne le feu vert pour le vaisseau, on pourra toujours faire venir un pilote. Il regarda l'heure à l'horloge numérique murale. Une heure à peine s'était écoulée depuis qu'ils avaient retrouvé Bel. On aurait dit un siècle. — Vous êtes pilote aussi ? s'enquit avec surprise une voix féminine étouffée. Miles fit pivoter son siège de pilotage et découvrit les trois quaddies planant dans leurs flotteurs dans l'encadrement de la porte de la salle de contrôle. Tous portaient maintenant des combinaisons antibio d'un vert pâle médical, taillées pour des quaddies. Il procéda rapidement à leur identification. Venn était plus corpulent, le Garde des sceaux Greenlaw un peu plus petite. L'adjudicateur Leutwyn formait l'arrière. — Seulement en cas d'urgence, admit-il. Où avez-vous trouvé les combinaisons ? — Mes gars les ont envoyées de la Station dans une nacelle téléguidée, expliqua Venn. Lui aussi portait un neutraliseur dans un étui à l'extérieur de sa combinaison. Miles aurait préféré que les civils restent enfermés à l'abri dans la nacelle de fret, mais il était clairement trop tard pour ça, à présent. — Laquelle est toujours attachée au sas, oui, précisa Venn, devançant la question de Miles qui ouvrait la bouche. — Merci, dit Miles docilement. Il avait une envie pressante de se frotter le visage et de gratter ses paupières irritées, mais impossible. Et maintenant ? Avait-il fait tout ce qu'il pouvait pour circonscrire cette chose ? Son regard tomba sur le décontaminateur suspendu à l'épaule de Roic. Ça ne serait pas une mauvaise idée de redescendre ce truc à la section Ingénierie pour stériliser leurs traces. — Monseigneur ? dit timidement Roic. — Oui, garde du corps ? — Je réfléchissais. Le garde de nuit a vu l'capitaine de port et l'Ba monter sur le vaisseau, mais personne n'a signalé que quelqu'un était r'ssorti. On a trouvé Thorne. Je m'demandais comment le Ba avait quitté le vaisseau. — Merci, Roic, oui. Et depuis combien de temps. Bonne question, la prochaine sur la liste. — À chaque fois qu'on ouvre une des écoutilles de l'Idris, la vid du sas se met à enregistrer automatiquement. Y d'vrait y avoir un moyen de mettre la main sur les enregistrements des sas d'ici, j'dirais, pareil que du bureau de sécurité de Solian. (Roic promena un regard plutôt désespéré sur le nombre intimidant de postes.) Quelque part. — Vous avez tout à fait raison. Miles abandonna le fauteuil de pilotage pour s'installer au poste d'ingénieur de vol. Après quelques petites poussées sur les commandes, et un petit moment d'attente tandis que l'un des codes de passe extrait du répertoire de Roic pacifiait les verrouillages, Miles parvint à faire monter une sorte de copie des enregistrements de sécurité de sas qu'ils avaient trouvés dans le bureau de Solian, ceux sur lesquels ils avaient passé des heures à s'esquinter les yeux. Il organisa la recherche de manière à faire sortir les données en remontant le temps. L'usage de sas le plus récent fut le premier à apparaître sur le plateau vid, un beau cliché de la nacelle téléguidée en train de s'amarrer au sas des troupes en hors-bord qui desservait la nacelle de fret Deux. On y voyait un Venn à l'air inquiet filer dans le sas à bord de son flotteur. Il fit plusieurs allers-retours, remettant dans d'autres mains des uniformes verts pliés dans des sacs en plastique ainsi qu'un assortiment d'autres objets : une grosse caisse de fournitures de premiers secours, une boîte à outils, un décontaminateur qui avait un air de famille avec celui de Roic, et ce qui semblait bien être des armes un peu plus dissuasives que des neutraliseurs. Miles coupa la scène et reprit sa remontée dans le temps. À peine quelques minutes plus tôt, la patrouille militaire médicale barrayarane arrivait du Prince Xav dans une petite nacelle, et pénétrait par l'un des sas de troupes de la nacelle numéro quatre. Les trois médecins officiers et Roic, clairement reconnaissables, se hâtaient de décharger le matériel. Surgit ensuite un sas de fret de l'une des nacelles de propulsion Necklin. Miles retint son souffle. Une silhouette vêtue d'un uniforme pesant de réparation extravéhiculaire marqué aux numéros de série de la section Ingénierie de l'ldris, passa d'un pas lourd devant le lecteur vid, et disparut dans le vide, dans un petit nuage d'échappement des réacteurs. Un murmure monta des quaddies qui voletaient derrière l'épaule de Miles, se montrant l'image du doigt ; Greenlaw étouffa une exclamation, et Venn s'étrangla sur un juron. L'enregistrement suivant, remontant à quelques heures plus tôt, les montrait eux – les trois quaddies, Miles et Roic – venant de l'aire de chargement et entrant dans le vaisseau pour l'inspecter. Miles retourna instantanément sur la mystérieuse silhouette à la combinaison d'ingénieur. Quelle heure… ? — Regardez, monseigneur ! s'exclama Roic. Il… il a filé même pas vingt minutes avant qu'on ait trouvé le capitaine de port Bel ! Le Ba devait toujours être à bord quand on est arrivés ! Même derrière sa visière, on pouvait voir son visage prendre une teinte verdâtre. L'énigme posée par Bel dans sa nacelle corporelle n'aurait-elle été qu'une tactique traîtreusement mise au point pour les retarder ? Miles se demanda si le nœud qu'il sentait se nouer dans son estomac et celui qui le serrait dans sa gorge pouvaient être les premiers symptômes d'une contamination biologique… — C'est notre suspect ? demanda Leutwyn nerveusement. Où va-t-il ? — Quelle est la portée de ces grosses combinaisons, vous le savez, Seigneur Auditeur ? demanda instamment Venn. — Celles-là ? Pas sûr. Elles sont faites pour permettre aux hommes de travailler à l'extérieur du vaisseau pendant plusieurs heures, alors je dirais, si on a fait le plein en oxygène, en propulseur et en carburant… pas loin de la portée d'une petite nacelle de troupes. Les combinaisons de réparation de l'ingénierie ressemblaient à des armures spatiales militaires, si ce n'est qu'elles comportaient un éventail d'outils intégrés au lieu d'armes intégrées. Trop lourdes pour qu'un homme, même fort, puisse se déplacer dedans, elles fonctionnaient intégralement au carburant. Dedans, le Ba avait pu se rendre sur n'importe quel point de la Station. Pis, il avait pu se rendre à un rendez-vous spatial avec un collègue agent cetagandan ou un quelconque soutien local, soudoyé ou simplement embobiné. Le Ba pouvait être à cette minute à des milliers de kilomètres, chaque seconde un peu plus loin. Il s'apprêtait peut-être à entrer sur un autre habitat quaddie sous une nouvelle identité d'emprunt, ou à rejoindre un vaisseau de saut de passage pour s'échapper une bonne fois de l'espace quaddie. — La Sécurité de la Station est en alerte rouge, dit Venn. Toutes mes patrouilles et tous les miliciens du Garde des sceaux actuellement en service sont à la recherche de ce type – de cette personne. Dubauer n'a pas pu retourner sur la Station sans se faire remarquer. Le doute qui faisait trembler sa voix démentait les termes catégoriques de son affirmation. — J'ai ordonné que la Station soit mise sous quarantaine de bio-contamination, dit Greenlaw. Tous les vaisseaux et véhicules qui se présentent ont été renvoyés ou détournés sur l'Union, et aucun de ceux qui sont à quai en ce moment n'est autorisé à partir. Si le fugitif est déjà remonté à bord, il ne pourra pas repartir. À en juger par l'expression tétanisée du Garde des sceaux, elle n'était absolument pas sûre de devoir s'en féliciter. Miles compatit. Cinquante mille otages potentiels… — S'il a fui ailleurs… si nos gars n'arrivent pas à le localiser très vite, je serai obligée d'étendre la quarantaine à tout l'espace quaddie. Quelle serait la mission prioritaire pour le Ba, maintenant que le drapeau avait été baissé ? Il était sûrement conscient que le secret absolu sur lequel il avait pu compter jusque-là pour sa protection était irrémédiablement brisé. Réalisait-il à quel point ses poursuivants lui collaient aux basques ? Voudrait-il toujours assassiner Gupta pour s'assurer du silence du contrebandier ? Ou déciderait-il de limiter la casse en abandonnant cette chasse, et de filer s'il le pouvait ? Quelle direction essayait-il de prendre, celle du retour ou celle de la fuite ? Les yeux de Miles tombèrent sur la combinaison de travail qui apparaissait sur l'image arrêtée de la vid. Bénéficiait-elle de la télémétrie dont disposaient les armures spatiales ? Question plus pertinente – comportait-elle le type de passage en mode télécommandé qu'on trouvait sur certaines armures ? — Roic ! Quand vous étiez en bas dans les vestiaires de la section Ingénierie à la recherche de la combinaison pressurisée, avez-vous vu un poste de contrôle et de commande pour ces combinaisons de réparations assistées ? — Je… Il y a une salle de contrôle en bas, oui, monseigneur. Je suis passé devant. Je ne sais pas ce qu'il peut y avoir dedans. — J'ai une idée. Suivez-moi. Il se hissa hors du fauteuil de pilotage et quitta Nav et Com dans un trot désordonné, exaspéré par sa combinaison qui glissait. Roic le suivit à grandes enjambées ; les quaddies, mus par la curiosité, planaient derrière dans leurs flotteurs. La salle de contrôle, à peine plus grande qu'une cabine, hébergeait un poste de télémétrie pour la maintenance et les réparations extérieures. Miles se laissa glisser dans le fauteuil de commande. Il maudit le grand gabarit du dernier utilisateur, qui l'avait réglé à une hauteur qui lui faisait pendre les jambes dans le vide. Plusieurs clichés vid en temps réel de l'anatomie périphérique du vaisseau restaient affichés en permanence, notamment les jeux d'antennes, le générateur de bouclier de masse et les principaux propulseurs spatiaux. Miles dut déblayer une impressionnante pagaille de données, fournies par divers senseurs de sécurité structurels éparpillés à travers tout le vaisseau. Enfin, le programme de contrôle de la combinaison de travail apparut. Une batterie de six combinaisons. Miles appela la télémétrie visuelle de leurs vidéos de casque. Cinq d'entre elles renvoyèrent des images de murs aveugles, l'intérieur de leurs placards de rangement respectifs. La sixième retourna l'image moins sombre, mais plus énigmatique, d'un mur courbe. Elle restait aussi statique que celles des combinaisons entreposées. Miles régla les contrôles sur chargement télémétrique intégral. Les fonctions assistées de la combinaison étaient activées, mais en veille. Les senseurs médicaux étaient minimaux – rythmes cardiaque et respiratoire – et éteints. Les indicateurs d'assistance vitale signalaient que le respirateur était en parfait état de marche, la température et le taux d'humidité internes étaient exactement à niveau, mais le système ne semblait pas porter de charge. — Il ne peut pas être très loin, commenta Miles par-dessus son épaule à son audience planante. Il n'y a pas de décalage horaire dans ma liaison de com. — Ça, c'est un soulagement, lâcha Greenlaw dans un soupir. — Vraiment ? marmonna Leutwyn. Pour qui ? Miles haussa les épaules, contractées par la tension, avant de se pencher à nouveau sur les écrans. La combinaison devait avoir une télécommande extérieure quelque part ; c'était un dispositif de sécurité classique sur ces modèles pour civils, pour le cas où son occupant se trouverait brusquement blessé, malade, ou dans l'impossibilité d'agir… ah. Ici. — Que faites-vous, monseigneur ? demanda Roic, mal à l'aise. — Je crois que je peux prendre le contrôle de la combinaison par le biais des télécommandes d'urgence, et la ramener à bord. — Avec le Ba d'dans ? C'est vraiment une bonne idée ? — On le saura bientôt. Il saisit les manettes de commande, qui glissaient sous ses doigts, prit le contrôle des propulseurs de la combinaison, et essaya une petite poussée. La combinaison commença à se mouvoir lentement en rasant le mur, puis s'en écarta. L'énigme de l'image se leva. Ce qu'il voyait était l'extérieur de l'Idris. La combinaison avait été cachée, fourrée dans un coin entre deux nacelles. À l'intérieur, personne ne luttait contre ce piratage. Une nouvelle pensée, des plus perturbantes, s'insinua dans l'esprit de Miles. Précautionneusement, Miles fit faire à la combinaison le tour du vaisseau et l'amena au sas le plus proche de la section Ingénierie, celle-là même par où elle était sortie, sur le côté hors-bord d'une des nacelles de la barre Necklin. Il ouvrit le sas, fit entrer la combinaison. Ses servos la maintenaient droite. La visière réfléchissait la lumière, masquant ce qu'il y avait à l'intérieur. Miles n'ouvrit pas la porte intérieure du sas. — Et maintenant ? demanda-t-il à la cantonade. Venn tourna les yeux vers Roic. — Votre garde du corps et moi sommes armés de neutraliseurs, il me semble. Si vous contrôlez la combinaison, vous contrôlez les mouvements du prisonnier. Faites-le entrer, et on va arrêter ce salaud. — La combinaison a aussi des commandes manuelles. S'il y avait quelqu'un… de vivant et de conscient à l'intérieur, il aurait été capable de me résister. Miles s'éclaircit la gorge, bloquée par l'inquiétude. — Je me demandais juste si les enquêteurs de Brun avaient vérifié à l'intérieur de ces combinaisons quand ils recherchaient Solian, le premier jour de sa disparition. Et, heu… à quoi il ressemble – dans quel état pourrait être son corps à ce stade. Roic produisit un petit son, et émit à mi-voix une protestation plaintive : — Monseigneur ! Miles n'était pas certain de la façon dont il devait l'interpréter, mais il eut l'impression que cela avait un rapport avec le fait que Roic préférait conserver le contenu de son repas dans son estomac, plutôt que le déverser à l'intérieur de son casque. Après un moment court, mais dense, Venn intervint : — Dans ce cas on ferait aussi bien d'aller voir le Garde des sceaux, Adjudicateur, attendez-nous ici. Ni l'un ni l'autre des deux officiers supérieurs ne chercha à discuter. — Voulez-vous rester avec eux, monseigneur, proposa Roic à Miles d'un ton persuasif. — Ça fait des semaines qu'on est tous à la recherche de ce pauvre gars, rétorqua Miles avec fermeté. Si c'est lui, je veux être le premier à savoir. Il laissa néanmoins Roic et Venn le précéder pour sortir de la section Ingénierie, traverser les sas et gagner la nacelle du générateur du champ Necklin. Au sas, Venn sortit son neutraliseur et se mit en position. Roic jeta un coup d'œil à travers le hublot de la porte intérieure du sas. Puis sa main balaya la commande de verrouillage, fit coulisser la porte, et il l'enjamba. Il réapparut un instant plus tard, traînant à moitié la lourde et encombrante combinaison. Il la déposa sur le dos par terre dans le couloir. Miles s'aventura plus près et regarda à travers la visière. La combinaison était vide. 15 — N'ouvrez pas ! s'écria Venn pris de panique. — Je n'en avais nullement l'intention, répondit Miles d'un ton léger. Pas pour tout l'or du monde. Venn s'approcha en flottant, regarda par-dessus l'épaule de Miles et jura. — Le salaud a déjà filé ! Mais sur la Station, ou sur un vaisseau ? Il recula, remit son neutraliseur dans sa poche et se mit à baragouiner dans sa com de casque, prévenant à la fois la Sécurité de la Station et la milice quaddie de rechercher, saisir et fouiller tout ce qui – vaisseau, nacelle ou navette – aurait ne serait-ce que modifier son emplacement d'amarrage sur la lisière de la Station dans les trois dernières heures. Miles se dépeignit la scène de l'évasion. Le Ba avait-il pu regagner la Station dans sa combinaison avant que Greenlaw n'ordonne la quarantaine ? Oui, peut-être. La fenêtre temporelle était étroite, mais pas impraticable. Mais dans ce cas, comment avait-il remis la combinaison en place dans sa cachette à l'extérieur de l'Idris ? Il était plus logique qu'il se soit fait prendre à bord d'une nacelle de troupes – il y en avait des quantités qui allaient et venaient par là à toute heure – et qu'il ait recasé la combinaison dans sa planque à l'aide d'un rayon tracteur, ou qu'il l'ait fait remorquer et ranger par quelqu'un d'autre vêtu lui aussi d'une combinaison assistée. Mais l'Idris, au même titre que tous les autres vaisseaux barrayarans et komarrans, était placé sous la surveillance de la milice quaddie. Dans quelle mesure le garde de l'extérieur pouvait-il être distrait ? Sûrement pas inattentif à ce point-là. Et pourtant quelqu'un, et quelqu'un de grand, assis dans cette cabine de contrôle de l'ingénierie, avait très bien pu faire sortir la combinaison hors du sas, lui faire contourner la nacelle, en la baladant hors de vue avec assez d'habileté pour échapper à l'attention des gardiens de la milice. Puis il se serait levé du fauteuil de pilotage et… ? Les paumes de Miles le grattaient horriblement à l'intérieur des gants, et il les frotta l'une contre l'autre dans un effort vain pour se soulager. Il aurait donné son sang pour pouvoir se gratter le nez. — Roic, dit-il lentement, vous souvenez-vous de ce que ceci (il toucha de l'orteil la combinaison de réparation) avait dans la main quand il a quitté le sas ? — Heu… rien, monseigneur. Roic se contorsionna et lança à Miles un regard perplexe à travers sa visière. — C'est ce que je pensais. Parfait. Si Miles voyait juste, le Ba s'était détourné du meurtre imminent de Gupta pour saisir l'occasion de remonter à bord de l'Idris en se servant de Bel. Pour quoi faire avec sa cargaison ? La détruire ? Il ne lui aurait sûrement pas fallu autant de temps pour inoculer aux réplicateurs le poison ad hoc. Il aurait sans doute même pu en traiter vingt à la fois, en introduisant le produit dans le système d'assistance de tout un râtelier. Ou – encore plus simplement, si tout ce qu'il avait voulu faire était de tuer ses fœtus – il aurait plu débrancher tous les systèmes d'assistance, le travail de quelques minutes. Mais prélever et annoter des échantillons cellulaires individuels pour les congeler, oui, ça avait bien pu prendre toute une nuit, et même toute la journée suivante. Si le Ba avait pris tous les risques pour faire ça, quitterait-il ensuite le vaisseau sans empoigner fermement sa valise de congélation ? — Le Ba a eu plus de deux heures pour s'échapper. Il ne s'amuserait sûrement pas à traîner… marmonna Miles. Mais sa voix manquait de conviction. Roic, en tout cas, perçut la faille aussitôt ; il tourna son casque vers Miles en fronçant les sourcils. Il fallait qu'ils comptent les combinaisons pressurisées, et qu'ils vérifient tous les placards pour voir si l'un des moniteurs vidéo avait été manuellement mis hors d'usage. Non, trop lent – ç'aurait été une belle mission de collecte de preuves à déléguer si on avait eu la main-d'œuvre, mais Miles se sentait à cet instant cruellement dépourvu de mignons. Et, de toute façon, à quoi cela les avancerait-il s'ils constataient la disparition d'une autre combinaison ? Pourchasser des combinaisons en balade était déjà une activité à laquelle les quaddies de la Station commençaient à se livrer, sur les ordres de Venn. Mais s'il n'en manquait aucune autre… Et Miles venait lui-même de transformer l'Idris en traquenard. Il avala péniblement sa salive. — J'allais dire qu'il fallait compter les combinaisons, mais je viens d'avoir une meilleure idée. Je crois qu'on devrait retourner à Nav et Com, et une fois là-bas fermer tous les secteurs. Rassembler toutes les armes à notre disposition, et faire une fouille systématique. Venn s'agita nerveusement dans son flotteur. — Quoi, vous croyez que l'agent cetagandan pourrait encore être à bord ? — Monseigneur, intervint Roic d'une voix anormalement aiguë, qu'est-ce qu'y a avec vos gants ? Miles baissa les yeux en retournant les mains. Sa respiration resta bloquée dans sa poitrine. Le tissu fin, résistant de ses gants stériles partait en lambeaux, s'effilochait comme de la ficelle ; le tissage laissait apparaître ses paumes rougies. Elles se mirent à gratter deux fois plus fort. Il libéra sa respiration en exhalant un Merde ! Venn s'approcha, évalua les dégâts avec des yeux écarquillés, et eut un mouvement de recul. Miles leva les mains en les écartant. — Venn, allez chercher Greenlaw et Leutwyn et prenez le relais à Nav et Com. Enfermez-vous, ainsi que l'infirmerie. Dans cet ordre. Roic, partez devant moi à l'infirmerie. Ouvrez-moi les portes. Il se retint de hurler inutilement Courez ! Roic, qu'on entendit reprendre sa respiration dans la com de la combinaison, était déjà parti. Il navigua le long du vaisseau plongé dans la pénombre dans le sillage de Roic et de ses grandes jambes, sans rien toucher, s'attendant à chaque battement de cœur à exploser de l'intérieur. Où avait-il attrapé cette saleté infernale ? Quelqu'un d'autre était-il affecté ? Tous les autres ? Non. Ça devait être les manettes de contrôle de la combinaison assistée. Elles glissaient désagréablement sous ses mains gantées. Il les avait tenues plus serrées, concentré sur la tâche de faire revenir la combinaison à bord. Il avait mordu à l'hameçon. Maintenant, plus que jamais, il était sûr que le Ba avait fait sortir du sas une combinaison vide. Avant de monter un traquenard pour les petits malins qui comprendraient trop vite. Il plongea dans l'infirmerie derrière Roic, qui s'écarta, et franchit la porte intérieure éclairée de bleu qui donnait sur le bloc d'isolement biologique. Une silhouette en uniforme de médtech sursauta sous l'effet de la surprise. Miles se brancha sur le canal 13 et dit d'une voix rauque : — Est-ce que quelqu'un peut… Il s'interrompit. Il avait failli crier : me faire couler de l'eau ? dans l'intention de se mettre les mains sous le jet d'un évier, mais où l'eau allait-elle ensuite ? — M'aider, acheva-t-il d'une voix plus calme. — Que se passe-t-il, Seigneur Audit… commença le chirurgien en sortant de la salle de bains (puis ses yeux se posèrent sur les mains levées de Miles). Que s'est-il passé ? — Je crois que je suis tombé dans un panneau. Dès que vous aurez un technicien disponible, faites-le conduire par le garde du corps Roic à la section Ingénierie pour qu'il y prenne un échantillon de la télécommande de la combinaison de réparation. Il semble qu'elle était recouverte d'une sorte de puissant corrosif ou d'enzyme et de… je ne sais quoi d'autre. — Nettoyant sonique, aboya le capitaine Clogston par-dessus son épaule au tech qui faisait le monitoring de la paillasse de laboratoire improvisée. L'homme s'empressa de fouiller dans les piles de fournitures. Il se retourna en mettant en marche le mécanisme. Miles leva devant lui ses mains brûlantes. La machine émit un grondement tandis que le tech faisait courir le faisceau de vibrations sur les zones touchées. Sa puissante aspiration attirait dans son sac hermétique les résidus macroscopiques et microscopiques qui se détachaient. Le chirurgien se pencha avec un scalpel et des pincettes ; il découpa et déchira les derniers lambeaux des gants, qui furent eux aussi aspirés dans le réceptacle. Le nettoyant avait l'air efficace ; l'état des mains de Miles cessa d'empirer, même s'il sentait toujours des élancements. Sa peau était-elle lésée ? Il approcha ses paumes dénudées de sa visière, gênant le chirurgien, qui siffla entre ses dents. Oui. Des particules de sang s'amassaient dans les replis de sa peau gonflée. Merde. Merde. Merde… Clogston se redressa et regarda autour de lui, les lèvres retroussées dans une grimace. — Votre foutue combinaison antibio a tout compromis, monseigneur. — Il y a une autre paire de gants dans l'autre combinaison, précisa Miles. Je pourrais les prendre. — Pas tout de suite. Clogston se dépêcha d'enduire les mains de Miles d'une mystérieuse pommade et les enveloppa dans des protections antibio qui se fixaient aux poignets. Ça lui faisait l'effet de porter des moufles par-dessus des pelletées de morve, mais la sensation de brûlure s'estompa. À l'autre bout de la pièce, le tech grattait les gants contaminés pour en introduire des fragments dans un analyseur. Le troisième homme était-il avec Bel ? L'hermaphrodite était-il toujours dans le bain glacé ? Toujours vivant ? Miles prit une profonde inspiration pour se calmer. — Vous êtes parvenu à un diagnostic sur le capitaine de port Thorne ? — Heu, oui, c'est sorti tout de suite, répondit Clogston d'un ton plutôt absent, tout en fermant la deuxième fixation de poignet. Aussitôt qu'on a fait analyser le premier échantillon de sang. Ce qu'on est censés y faire, en revanche, c'est pas franchement évident, mais j'ai bien quelques petites idées. Il se redressa, regardant les mains de Miles, le front plissé de rides profondes. — Le sang et les tissus de l'hermaphrodite sont bourrés de parasites artificiels – ou plus exactement bio-manufacturés. (Il leva les yeux un instant.) Ils présentent une première phase de latence asymptomatique, pendant laquelle ils se multiplient rapidement dans tout le corps. Puis, à un moment donné – probablement déclenché par leur concentration –, ils se mettent à produire deux produits chimiques dans différentes vésicules à l'intérieur de leur propre membrane cellulaire. La vésicule s'engorge. Une hausse de la température chez la victime provoque l'éclatement des poches et les produits chimiques subissent à leur tour une violente réaction exothermique quand ils entrent en interaction – ils tuent le parasite, attaquent les tissus environnants, et stimulent le déclenchement de nouveaux parasites voisins. Des mini bombes de la grosseur de têtes d'épingle dans tout le corps. C'est (il ne put s'empêcher d'adopter un ton de respect) un mécanisme extrêmement élégant. Dans le genre ignoble. — Est-ce que – est-ce que mon traitement au bain d'eau glacée a aidé Thorne, alors ? — Oui, absolument. La chute de la température a interrompu temporairement la cascade du processus. Les parasites avaient presque atteint le seuil critique de concentration. Un bref instant, Miles ferma les yeux de soulagement. Les rouvrit. — Temporairement ? — Je n'ai toujours pas trouvé comment se débarrasser de ces foutus trucs. On essaie de mettre au point une dérivation chirurgicale en utilisant un filtre sanguin, d'une part pour retirer les parasites du flux sanguin du patient, et d'autre part pour refroidir le sang jusqu'à un degré contrôlé avant de le réinjecter dans le corps. Je crois que je peux faire réagir ponctuellement les parasites de manière sélective, en leur appliquant un gradient d'électrophorèse par l'intermédiaire du tube de dérivation, et puis les retirer du flux sanguin dans la foulée. — Et alors, ça ne marcherait pas ? Clogston secoua la tête. — Ça ne permet pas d'atteindre les parasites logés dans les autres tissus, qui constituent de nouveaux réservoirs d'infection. Ça ne le guérira pas, mais ça peut faire gagner du temps. Du moins je crois. Pour traiter, il faut trouver le moyen de tuer tous les parasites qui sont dans le corps, jusqu'au dernier. Sinon le processus se remettra en route. (Il tordit la bouche dans une grimace.) Les vermicides internes risquent de poser des problèmes. Si on injecte quelque chose pour tuer des parasites déjà engorgés à l'intérieur même des tissus, tout ce qu'on obtiendra, c'est de libérer leurs charges chimiques. Rien qu'un tout petit peu de cette micro-insulte va complètement dérégler la circulation, surcharger les processus de réparation, causer une souffrance intense – c'est… ça pose des problèmes. — Causer des lésions cérébrales ? demanda Miles, sentant monter la nausée. — Au bout du compte, oui. Ils n'ont pas l'air de franchir très facilement la barrière entre le sang et le cerveau. Je pense que la victime resterait consciente jusqu'à, heu, une phase très avancée de la dissolution. — Oh. Miles n'arrivait pas à décider si ce serait une bonne chose ou une mauvaise. — La bonne nouvelle, tempéra le chirurgien, c'est que j'arriverai peut-être à faire descendre l'alerte de bio-contamination du niveau cinq au niveau trois. Il semble que les parasites aient besoin d'un contact sanguin direct pour être transmis. Ils n'ont pas l'air de survivre longtemps en dehors d'un hôte. — Ils ne peuvent pas voyager dans l'air ? Clogston hésita. — Eh bien, peut-être pas tant que la victime ne se met pas à cracher du sang. « Tant que », et non « à moins que ». Miles prit note du choix des termes. — J'ai bien peur qu'il ne soit un peu tôt pour parler de diminution du niveau d'alerte, de toute façon. Un agent cetagandan transportant des armes biologiques inconnues – enfin, inconnues à part celle-ci, qui devient un peu trop familière – est toujours en cavale. Il prit le temps de respirer et força sa voix à se stabiliser. — Nous avons trouvé des indices suggérant que l'agent pourrait continuer à se cacher à bord de ce vaisseau. Il faut que vous protégiez votre zone de travail contre une possible intrusion. Le capitaine Clogston jura. — Vous entendez ça, les gars ? lança-t-il à ses techniciens dans sa com de combinaison. — Oh, génial, émit une voix dégoûtée. On avait bien besoin de ça. — Hé, au moins, ça, on peut tirer dessus, fit une autre voix d'un ton nostalgique. Ah, les Barrayarans. Ça lui fit chaud au cœur. — À vue, confirma-t-il. Il avait affaire à des toubibs militaires ; ils portaient tous des armes de main, bénis soient-ils. Son regard parcourut le bloc et l'infirmerie au-delà, comptabilisant les points faibles. Une seule entrée, mais était-ce une faiblesse ou un avantage ? La porte extérieure, qui protégeait le bloc, était incontestablement la place à tenir ; Roic y avait pris position presque par réflexe. Néanmoins l'attaque traditionnelle au neutraliseur, à l'arc plasma ou à la grenade explosive paraissait… relever du manque d'imagination. Les locaux fonctionnaient toujours sur le circuit d'aération et l'énergie du vaisseau, mais de tous les secteurs, celui-ci était celui qui avait le plus besoin de ses réservoirs d'urgence pour les deux éléments. Les combinaisons militaires antibio de niveau Cinq que portaient les toubibs faisaient également office de combinaisons pressurisées, disposant d'un circuit d'air interne autonome. Ce qui n'était pas vrai de la combinaison plus rudimentaire de Miles, même avant qu'il ait perdu ses gants ; son pack atmosphérique récupérait l'air de l'extérieur, à travers des filtres et des brûleurs. Dans l'hypothèse d'une dépressurisation, sa combinaison se transformerait en un ballon rigide et peu maniable, susceptible de se rompre en certains points. Bien sûr, il y avait des placards à nacelles sur les murs. Miles s'imagina piégé dans une nacelle pendant que l'action se poursuivait sans lui. Dans la mesure où il était déjà exposé à… il ne savait quoi, quitter sa combinaison antibio le temps de se faufiler dans quelque chose de plus étroit ne risquait plus d'empirer beaucoup les choses, à vrai dire. Il fixa les yeux sur ses mains et se demanda pourquoi il n'était pas encore mort. Se pouvait-il que la mélasse qu'il avait touchée ne soit qu'un simple produit corrosif ? Miles agrippa son neutraliseur, l'extirpa maladroitement de la poche de sa cuisse, gêné par sa moufle, et sortit en traversant les barres de lumière bleutée qui matérialisaient la barrière de protection biologique. — Roic. Je veux que vous redescendiez en vitesse au secteur Ingénierie et que vous me dénichiez la combinaison pressurisée la plus petite que vous trouverez. Je monte la garde ici jusqu'à votre retour. — Monseigneur, commença Roic d'un ton dubitatif. — Gardez votre neutraliseur à la main ; surveillez vos arrières. On est tous ici ; alors si vous voyez bouger quoi que ce soit qui ne soit pas habillé en vert quaddie, tirez le premier ! Roic avala vaillamment sa salive. — Oui, bon, mais restez ici, monseigneur. Ne filez pas en trombe tout seul sans moi ! — Je n'y songerai même pas, promit Miles. Roic partit au galop. Miles rectifia la position inconfortable de sa main sur le neutraliseur, s'assura qu'il était réglé sur la capacité maximum, et prit position, à demi abrité par la porte, le regard fixé sur la silhouette de son garde du corps qui s'éloignait dans le couloir. Renfrogné. Je ne comprends pas. Quelque chose ne collait pas. Si on lui laissait ne serait-ce que dix minutes d'affilée qui ne soient pas assaillies par une nouvelle crise tactique d'importance vitale, il parviendrait peut-être à trouver quoi… Il essaya de ne pas penser à la douleur cuisante qui lui brûlait les paumes, et de ne pas se demander quel assaut microbien aussi ingénieux que pernicieux pouvait en ce moment même se propager dans son corps, voire se diriger vers son cerveau. En principe, un serviteur impérial Ba ordinaire était censé mourir plutôt que d'abandonner une charge telle que des réplicateurs occupés par des Hauts. Et même si celui-ci avait reçu un entraînement d'agent, pourquoi passer ce temps si précieux à collecter des échantillons sur des fœtus qu'il s'apprêtait à laisser tomber, voire à détruire ? L'ADN de tout bébé Haut conçu était enregistré dans les banques centrales de gènes de la Crèche des Étoiles. Ils pouvaient certainement les dupliquer. Qu'est-ce qui rendait cette fournée-ci à ce point irremplaçable ? Le cours de sa pensée fut détourné par la vision mentale de petits parasites bio-manufacturés se multipliant frénétiquement dans tout son flux sanguin, blip-blip-blip-blip. Du calme, nom de Dieu. Il n'était même pas vraiment sûr d'avoir été infecté par la même maladie maligne que Bel. Ouais, ça pourrait être un truc encore pire. Pourtant, on pouvait penser qu'une neurotoxine de conception cetagandane – ou même un poison tout bête en circulation dans le commerce – serait censée agir beaucoup plus vite que ça. Cela dit, si c'est une drogue qui frappe sa victime d'une folie paranoïaque, elle marche du tonnerre. Le répertoire de potions diaboliques dont disposait le Ba avait-il des limites ? S'il en avait, pourquoi pas des tas ? Quelque stimulant ou produit hypnotique qu'il ait utilisé sur Bel, ce n'était pas nécessairement des produits sortant de l'ordinaire, selon les normes des services secrets. Combien d'autres tours de manche biologiques avait-il en réserve ? Miles était-il sur le point d'illustrer personnellement le prochain ? Vais-je vivre assez longtemps pour dire au revoir à Ekaterin ? Un baiser d'adieu était à exclure, à moins que, chacun d'un côté d'une vitre de verre carrément épaisse, ils ne pressent les lèvres sur leur face respective. Il avait tellement de choses à lui dire qu'il lui paraissait impossible de trouver par où commencer. Et encore plus impossible oralement, sur un canal de com ouvert, public, non sécurisé. Prends bien soin des gamins. Embrasse-les pour moi tous les soirs à l'heure du coucher, et dis-leur que je les aimais même si je ne les ai jamais vus. Tu ne seras pas seule – mes parents t'aideront. Dis à mes parents… dis-leur… Subissait-il déjà l'effet de ce foutu truc, ou la vague de panique brûlante et les larmes qui l'étranglaient étaient-elles totalement autosuggérées ? Un ennemi attaquant de l'intérieur – on pouvait toujours essayer de se retourner comme un gant pour le combattre, il n'y avait pas moyen d'y arriver –, quelle saleté d'arme ! Canal public ou pas, je l'appelle maintenant… Mais c'est la voix de Venn qui résonna dans son oreille. — Seigneur Vorkosigan, basculez sur le canal Douze. Votre amiral Vorpatril veut vous parler. Ça urge. Miles siffla entre ses dents et modifia le réglage de sa com de casque. — Vorkosigan, espèce d'idiot ! La syntaxe de l'amiral avait perdu en route quelques titres honorifiques, quelque part au cours de la dernière heure. — Mais qu'est-ce qui se passe là-bas, nom de Dieu ? Pourquoi ne répondez-vous pas à votre bracelet-com ? — Il est à l'intérieur de ma combinaison antibio et je ne peux pas y accéder pour l'instant. Désolé, j'ai dû enfiler la combinaison sans traîner. Soyez conscient que cette liaison est un canal d'accès libre et non sécurisé, monsieur. Merde, d'où sortait ce Monsieur ? La force de l'habitude, rien qu'une sale vieille habitude. — Vous pouvez demander au capitaine Clogston qu'il vous fasse un bref rapport sur la liaison à faisceau compressé de son uniforme, mais faites court. C'est un homme très occupé à l'heure qu'il est, et je ne veux pas qu'il soit distrait. Vorpatril se déconnecta dans un juron – à l'adresse du monde en général ou de l'Auditeur impérial en particulier, cela resta subtilement ambigu. À travers le vaisseau se répercuta l'écho affaibli des sons que Miles avait espéré entendre – bruits métalliques et sifflements lointains des portes d'écoutilles qui se refermaient, scindant l'intérieur du vaisseau en sections hermétiques. Les quaddies étaient arrivés à Nav et Com, parfait ! Mais Roic n'était pas encore de retour. Le garde du corps serait contraint de contacter Venn et Greenlaw pour leur faire rouvrir et refermer sur le chemin de son retour à… — Vorkosigan (la voix de Venn, tendue, retentit à nouveau dans son oreille). C'est vous ? — C'est moi quoi ? — Qui fermez les secteurs. — C'est pas moi. (Miles essaya, sans succès, d'avaler sa salive pour restituer à sa voix une hauteur de ton plus normale.) Vous n'êtes pas encore à Nav et Com ? — Non, on a refait le tour par la nacelle numéro Deux pour récupérer notre équipement. On était sur le point d'en partir. Un dernier espoir embrasa le cœur de Miles, qui battait à tout rompre. — Roic, appela-t-il d'un ton pressant. Où êtes-vous ? — Pas à Nav et Com, monseigneur, répondit la voix de Roic d'un ton lugubre. — Mais si on est ici, et qu'il est là-bas, qui est en train de faire ça ? intervint Leutwyn d'une voix malheureuse. — Qui, à votre avis ? rétorqua Greenlaw. (Elle exhala un soupir d'angoisse.) Cinq personnes, et pas un qui a pensé à refermer la porte derrière nous quand on est sortis – merde ! Un petit grognement désolé, comme celui d'un homme qui serait frappé par une flèche, ou une prise de conscience, résonna à l'oreille de Miles : Roic. — Celui qui tient Nav et Com a accès aux canaux de communication de tout le réseau du vaisseau, dit Miles précipitamment. Ou ne tardera pas à l'avoir. On va devoir se déconnecter. Les quaddies disposaient de liaisons indépendantes avec la Station et avec Vorpatril par le biais de leurs combinaisons. Les toubibs aussi. Miles et Roic, eux, allaient se retrouver plongés dans les limbes en matière de communication. Puis, brutalement, le son mourut dans son casque. Ah. On dirait que le Ba a trouvé les contrôles de la com… Miles se jeta sur le panneau de contrôle d'environnement de l'infirmerie situé à gauche de la porte, l'ouvrit, et tapa sur tous les passes manuels qui s'y trouvaient. Une fois la porte extérieure fermée, la circulation de l'air serait bloquée, mais ils pouvaient maintenir la pression. Dans leurs combinaisons, les toubibs ne seraient pas touchés ; Miles et Roic seraient exposés. Il jeta un regard sans aménité sur le placard à nacelle accroché au mur. Le bloc, sous protection biologique, fonctionnait déjà en circulation interne, Dieu merci, et pouvait continuer à le faire – aussi longtemps qu'ils avaient de l'énergie. Mais comment garderaient-ils Bel au froid s'ils devaient mettre l'hermaphrodite à l'abri dans une nacelle ? Miles se hâta de regagner le bloc. Il s'approcha de Clogston et hurla à travers la visière : — On vient de perdre les coms de liaison du vaisseau. Tenez-vous-en à vos canaux militaires à faisceau compressé. — J'ai entendu, hurla Clogston en retour. — Comment ça avance sur le filtre rafraîchisseur ? — La partie rafraîchisseur est terminée. On continue à travailler sur le filtre. J'aurais dû amener plus de gars, mais bon, ils n'auraient vraiment pas eu la place de caser leurs fesses ici. — Je crois que j'y suis presque, s'exclama le technicien, à moitié vautré sur la paillasse. Vous pouvez vérifier ça, s'il vous plaît, monsieur ? Il fit des signes en direction de l'un des analyseurs, tandis qu'une panoplie de lumières se mettait à clignoter sur son panneau pour attirer l'attention. Clogston le contourna et se pencha sur la machine en question. — Ah, ça c'est malin, murmura-t-il au bout d'un moment. Miles, les épaules serrées, se tenait assez près pour avoir entendu. Il ne trouva pas cela rassurant. — Qu'est-ce qui est malin ? Clogston lui désigna du doigt le panneau de l'analyseur, qui affichait maintenant une ribambelle gaiement colorée de lettres et de chiffres incompréhensibles. — Je ne comprenais pas comment les parasites pouvaient arriver à survivre dans une matrice de cet enzyme qui a dévoré vos gants. Mais ils étaient micro-encapsulés. — Quoi ? — Le truc classique pour faire passer de la drogue dans un environnement hostile – comme votre estomac, ou votre flux sanguin – jusqu'à sa zone cible. Quand les microcapsules passent de l'environnement défavorable à la zone favorable – chimiquement parlant, s'entend –, elles s'ouvrent et libèrent leur contenu. Pas de perte, pas de gâchis. — Oh. Fantastique. Êtes-vous en train de dire que j'ai attrapé la même merde que Bel ? — Heu. (Clogston leva les yeux vers le chrono mural.) Il s'est passé combien de temps depuis votre exposition, monseigneur ? Miles suivit son regard. — Peut-être une demi-heure ? — Il est possible qu'ils soient d'ores et déjà détectables dans votre sang. — Vérifiez. — Il faudrait qu'on ouvre votre combinaison pour accéder à une veine. — Vérifiez maintenant. Vite. Clogston saisit une aiguille à échantillonnage : Miles repoussa la protection antibio de son poignet gauche, et serra les dents pendant que le tampon de biocide lui piquait la peau et que l'aiguille le fouillait. Miles dut reconnaître que Clogston se débrouillait bien pour un homme qui portait des gants antibio. Il regarda nerveusement le chirurgien faire glisser délicatement l'aiguille dans l'analyseur. — Ça va prendre combien de temps ? — Maintenant qu'on a un modèle de base, c'est immédiat. Du moins si c'est positif. Si le premier échantillon se révèle négatif, il faudra que je vérifie toutes les demi-heures environ pour être sûr. La voix de Clogston ralentit tandis qu'il étudiait les résultats. — Bon. Ben, il ne sera pas nécessaire de revérifier. — Bien, gronda Miles. Il souleva la visière de son casque d'un coup sec et remonta la manche de sa combinaison. Il se pencha sur son bracelet-com sécurisé et aboya : — Vorpatril ! — Oui ! La voix de Vorpatril lui répondit instantanément. Il fit défiler ses canaux de com – il devait être de garde soit au poste Nav et Com du Prince Xav, soit peut-être dans la salle de tactique. — Attendez, qu'est-ce que vous faites sur ce canal ? Je pensais que vous n'aviez pas d'accès ! — La situation a changé. Vous occupez pas de ça maintenant. Qu'est-ce qui se passe dehors ? — Qu'est-ce qui se passe là-dedans ? — L'équipe médicale, le capitaine de port Thorne et moi sommes coincés à l'infirmerie. Pour le moment, nous contrôlons toujours notre environnement. Je pense que Venn, Greenlaw et Leutwyn sont piégés dans la nacelle de fret numéro Deux. Roic doit être quelque part dans le secteur Ingénierie. Et le Ba, d'après moi, a pris possession de Nav et Com. Pouvez-vous confirmer ce point ? — Oh oui, grogna Vorpatril. Il est en train de parler aux quaddies de la Station de Graf en ce moment même. À menacer et à exiger. Boss Watts semble avoir hérité de la place du chef. J'ai une équipe de frappe prête à décoller. — Faites-le basculer ici. Il faut que j'entende ça. Après quelques secondes d'attente, la voix du Ba résonna. L'accent betan avait disparu ; la pondération académique s'effilochait. –… nom n'a pas d'importance. Si vous souhaitez revoir le Sealer, l'Auditeur impérial, et les autres vivants, voici mes demandes. Un pilote de saut pour ce vaisseau, envoyé immédiatement. Le passage libre et sans entrave pour sortir de votre système. Si vous ou les Barrayarans essayez de lancer un assaut militaire contre l'Idris, soit je fais sauter le vaisseau et tous ceux qui sont à bord, soit je fonce sur la Station. On entendit à nouveau la voix de Boss Watts, tendue comme un arc. — Si vous essayez de foncer sur la Station de Graf, c'est nous qui vous ferons sauter. — C'est comme vous voudrez, répondit le Ba d'une voix neutre. Le Ba savait-il comment faire sauter un vaisseau de saut ? Ce n'était pas des plus faciles. Bon Dieu, si le Cetagandan avait cent ans, il pouvait en savoir, des choses. La technique du bélier, en revanche, avec une cible aussi grosse et aussi proche, n'importe quel débutant y arriverait. La voix guindée de Greenlaw se mêla à la conversation ; sa liaison de com était sans doute raccordée à Watts de la même manière que celle de Miles l'était à Vorpatril. — Ne le faites pas, Watts. L'espace quaddie ne peut pas laisser un porteur de contamination de ce genre passer chez nos voisins. Une poignée de vies ne justifient pas qu'on mette en danger des milliers de personnes. — Vraiment, reprit le Ba après une légère hésitation, toujours du même ton détaché. Si vous parvenez à me tuer, j'ai bien peur que vous n'y gagniez qu'un nouveau dilemme. J'ai laissé un petit cadeau à bord de la Station. Les expériences de Gupta et du capitaine de port Thorne devraient vous donner une idée de la sorte de paquet dont il s'agit. Vous avez bien une petite chance de le trouver avant qu'il ne se rompe, mais je dirais que les probabilités ne sont pas en votre faveur. Alors, où sont vos milliers de personnes maintenant ? Nettement plus près de chez vous. Menace réelle ou bluff ? Miles moulinait frénétiquement. C'était bien dans le genre du Ba tel qu'il s'était montré jusqu'à présent – Bel dans la nacelle, les manettes de contrôle de la combinaison piégées –, des énigmes ignobles, fatales, balancées sur les traces du Ba pour perturber et détourner ses poursuivants. On peut dire que sur moi, en tout cas, ça a marché. Vorpatril s'interposa en privé sur le bracelet-com par-dessus l'échange entre le Ba et Watts, d'une voix tendue inutilement basse. — Vous croyez que ce salopard est en train de bluffer, monseigneur ? — Peu importe qu'il bluffe ou non. Je le veux vivant. Oh, bon sang, si je le veux vivant. Considérez ça comme une priorité absolue et un ordre émis par la Voix de l'empereur, amiral. Après une petite pause que Miles espéra due à la réflexion, Vorpatril répondit : — Compris, monseigneur Auditeur. — Préparez votre équipe de frappe, oui… La meilleure force de frappe de Vorpatril était sous les verrous, détenue par les quaddies. Comment se présentait sa deuxième meilleure force ? Miles sentit son cœur défaillir. — Mais attendez. La situation est extrêmement instable. Je n'ai pas encore une perception très claire de la façon dont les choses vont se jouer. Remettez-moi sur le canal du Ba. Miles tourna à nouveau son attention sur la négociation en cours – non, en finalisation ? — Un pilote de saut. (Le Ba semblait se répéter.) Seul, dans une nacelle de troupes, au sas numéro Cinq B. Ah, et nu. Miles eut le sentiment horrible que ces derniers mots étaient accompagnés d'un sourire. — Pour des raisons qui vont de soi. Le Ba coupa la communication. 6 Et maintenant ? L'attente, supposa Miles, pendant que les quaddies de la Station de Graf préparaient un pilote ou couraient le risque de retarder le moment d'en exposer un à un tel danger. Et si personne ne se portait volontaire ? Pendant que Vorpatril rassemblait sa force de frappe, pendant que les trois fonctionnaires quaddies prisonniers de la nacelle de fret – d'accord, ils ne restaient sans doute pas à se tourner les pouces –, pendant que mon infection gagne du terrain, pendant que le Ba faisait – quoi ? L'attente n'est pas mon amie. Mais c'était son cadeau. Quelle heure était-il, d'ailleurs ? Tard dans la soirée – toujours le même jour que celui qui avait commencé si tôt avec la nouvelle de la disparition de Bel ? Oui, même si c'était à peine croyable. Il avait dû tomber dans un trou spatio-temporel. Miles fixa les yeux sur son bracelet-com, prit une profonde inspiration pleine de terreur, et composa le numéro d'Ekaterin. Vorpatril lui avait-il dit quoi que ce soit de ce qui se passait, ou l'avait-il maintenue dans un silence confortable ? — Miles ! répondit-elle aussitôt. — Ekaterin chérie. Où, heu… où es-tu ? — La salle de tactique, avec l'amiral Vorpatril. Ah. Voilà qui répondait à la question. Dans un sens, il était soulagé de ne pas avoir à lui débiter lui-même à froid la longue litanie des mauvaises nouvelles. — Tu as suivi les événements, alors. — Plus ou moins. C'est assez confus. — Sans blague. Je… Il ne pouvait pas le dire, pas aussi brutalement. Il esquiva, tout en prenant son courage à deux mains. — J'ai promis d'appeler Nicol quand j'aurais des nouvelles de Bel, et je n'ai pas encore trouvé l'occasion. Les nouvelles, comme tu le sais peut-être, ne sont pas bonnes ; on a retrouvé Bel, mais l'hermaphrodite a été délibérément infecté par un parasite bio-manufacturé par les Cetagandans, qui peut… qui peut s'avérer mortel. — Oui, je comprends. J'ai tout entendu, ici dans la salle de tactique. — Bien. Les toubibs font de leur mieux, mais c'est une course contre la montre, et il y a de nouvelles complications. Peux-tu appeler Nicol et tenir ma promesse à ma place ? On ne peut pas dire qu'il n'y ait pas d'espoir, mais… il faut qu'elle sache que ça ne se présente pas très bien. À toi de voir dans quelle mesure tu dois atténuer. — Ce que je vois, c'est qu'on doit lui dire la vérité pure et simple. Le tumulte règne dans toute la Station de Graf, entre la quarantaine et l'alerte de bio-contamination. Elle a besoin, et elle a le droit de savoir exactement ce qui se passe. Je l'appelle tout de suite. — Oh. Bien. Merci. Je, heu… tu sais que je t'aime. — Oui. Dis-moi quelque chose que je ne sais pas. Miles battit des paupières. Les choses ne prenaient pas un tour facile ; il balança le tout dans un souffle : — Bon. Il se peut bien que j'aie salement cafouillé ici. Genre, je ne suis pas sûr de me tirer de ce coup-ci. La situation est super instable ici, et, heu… désolé, mais les gants de ma combinaison antibio ont été sabotés par une petite saloperie de piège cetagandan que j'ai déclenché. Il semble que je me sois fait infecter par le même truc biologique qu'a chopé Bel. Mais ce machin n'a pas l'air d'agir très vite. À l'arrière-plan, Miles arrivait juste à entendre la voix de l'amiral Vorpatril, jurant dans un langage militaire choisi qui ne s'accordait pas franchement avec le respect dû à l'un des Auditeurs impériaux de Sa Majesté Gregor Vorbarra. Silence de la part d'Ekaterin ; il tendit l'oreille pour l'entendre respirer. Dans ces liaisons de communication de haute technologie, la reproduction du son était tellement parfaite qu'il put l'entendre relâcher enfin l'air de ses poumons, à travers ses exquises lèvres chaudes et retroussées qu'il ne pouvait ni voir ni toucher. Il reprit : — Je suis… Je suis désolé que… Je voulais te donner – ce n'est pas ce que – je n'ai jamais voulu te causer du chagrin… — Miles, arrête tout de suite ce charabia. — Oh… heu, oui ? La voix d'Ekaterin se fit plus pointue. — Si tu me meurs sur les bras ici, je n'aurai pas de chagrin, je serai en colère. Tout ça est bien joli, mon amour, mais puis-je te faire remarquer que tu n'as pas le temps de te laisser aller aux angoisses métaphysiques à l'heure qu'il est ? Tu es l'homme dont le job consistait à sauver des otages. Tu n'as pas le droit de ne pas te tirer de ce coup-ci. Alors arrête de t'inquiéter pour moi et décide-toi à faire attention à ce que tu fais. Tu m'entends, Miles Vorkosigan ? Tu n'as pas intérêt à mourir ! C'est hors de question ! Voilà qui était sans discussion. En dépit de tout, il eut un large sourire. — Oui, ma chérie, chantonna-t-il docilement, reprenant courage. Les ancêtres Vor de cette femme avaient défendu des bastions en temps de guerre, ça oui. — Alors arrête de me parler et retourne au boulot. Compris ? Elle parvint presque à empêcher un sanglot brisé de se mêler à son dernier mot. — Monte la garde, mon amour ! souffla-t-il avec toute la tendresse dont il était capable. — Toujours. (Il l'entendit avaler sa salive.) Toujours. Elle coupa la liaison. Il le prit comme une allusion. Sauvetage d'otages, hein ? Si tu veux que quelque chose soit bien fait, fais-le toi-même. En y réfléchissant, ce Ba avait-il la moindre idée du domaine dans lequel Miles avait travaillé auparavant ? Ou supposait-il qu'il n'était qu'un diplomate, un bureaucrate, encore un de ces civils terrorisés ? Le Ba ne pouvait pas non plus savoir qui dans le groupe avait activé son piège sur les manettes de télécommande de la combinaison de réparation. En plus, cette combinaison antibio était déjà parfaitement inutile dans un but d'assaut spatial avant même d'avoir été massacrée. Mais parmi les outils disponibles ici à l'infirmerie, lesquels étaient susceptibles d'être utilisés à des fins que leurs concepteurs n'avaient jamais envisagées ? Et quel personnel avaient-ils sous la main ? L'équipe médicale avait un entraînement militaire tout à fait satisfaisant, et de la discipline. Ils étaient aussi plongés jusqu'aux coudes, collectivement, dans d'autres tâches de la plus haute priorité. Miles ne désirait rien moins que les arracher à leur minuscule paillasse encombrée et à leurs soins intensifs pour le faire jouer aux commandos avec lui. Ça pourrait pourtant bien finir comme ça. Il se mit à arpenter pensivement l'antichambre de l'infirmerie, ouvrant les tiroirs et les armoires et en vérifiant machinalement le contenu. Une fatigue vaseuse commençait à plomber son excitation à cran, pompée sur l'adrénaline, et il sentait une migraine monter à l'arrière de ses yeux. Studieusement, il ignora la terreur qui s'y associait. Il jeta un coup d'œil vers le bloc, derrière les barres de lumières bleues. Le technicien quittait la paillasse et se dirigeait en hâte vers la salle de bains, en tenant dans les mains quelque chose d'où sortaient des fils entortillés. — Capitaine Clogston ! appela Miles. La deuxième silhouette en combinaison se retourna. — Oui, monseigneur ? — Je ferme votre porte intérieure. Elle est censée se fermer toute seule dans le cas d'un changement de pression, mais je ne suis pas sûr de pouvoir faire confiance aux équipements télécommandés de ce vaisseau en ce moment. Êtes-vous prêt à transférer votre patient dans une navette corporelle, si nécessaire ? En réponse, Clogston le salua sommairement de sa main gantée. — Presque, monseigneur. On entame l'assemblage du deuxième filtre sanguin. Si le premier marche aussi bien que je l'espère, on devrait être sur le point de vous équiper très bientôt, vous aussi. Ce qui le clouerait dans le bloc sur une couchette. Il n'était pas encore prêt à se laisser déposséder de sa mobilité. Pas tant qu'il pouvait encore bouger et penser par lui-même. Et il ne te reste pas beaucoup de temps. Indépendamment de ce que fait le Ba. — Merci, capitaine, cria Miles. Tenez-moi au courant. Il referma la porte en la faisant coulisser par la commande manuelle. Que pouvait savoir le Ba, à partir de Nav et Com ? Et plus important, quels étaient ses angles morts ? Miles fit les cent pas, envisageant la disposition de la nacelle centrale, dans laquelle il se trouvait : un long cylindre divisé en trois niveaux. L'infirmerie était située à la poupe sur le pont supérieur. Nav et Com était loin vers l'avant, à l'autre extrémité du pont intermédiaire. Les portes des sas internes de chaque niveau étaient situées à intervalles réguliers aux intersections avec les nacelles de fret et de pilotage, séparant longitudinalement chaque pont en quatre quarts. Nav et Com avait des moniteurs de sécurité vid dans tous les sas extérieurs, bien sûr, et des moniteurs de sécurité sur toutes les portes de sections intérieures, qui se fermaient pour scinder le vaisseau en compartiments hermétiques. Faire sauter un moniteur aveuglerait le Ba, mais l'avertirait en même temps que les supposés prisonniers s'étaient mis en branle. Les faire sauter tous, ou tous ceux qui étaient accessibles, le désorienterait davantage… mais ne lui mettrait pas moins la puce à l'oreille. Quels étaient les risques réels pour que le Ba soit assez acculé, ou assez fou, pour mettre à exécution sa menace de foncer sur la Station ? Nom de Dieu, tout ça manquait tellement de professionnalisme… Miles s'arrêta, immobilisé par sa propre pensée. Quelles étaient les procédures opérationnelles classiques pour un agent cetagandan – n'importe quel agent, en fait – quand sa mission secrète était en train de partir en quenouille ? Détruire toutes les preuves ; essayer de se rendre en zone sûre, ambassade ou territoire neutre. Si ce n'était pas possible, détruire les preuves puis se tenir assis sans bouger, subir l'arrestation par les autorités locales, quelles qu'elles soient, et attendre que son propre camp paie la caution ou vous fasse échapper, au choix. Pour les missions vraiment, vraiment critiques, détruire les preuves et se suicider. Ce n'était pas un ordre fréquemment donné, car il était encore moins fréquemment suivi. Mais les Ba cetagandans étaient tellement conditionnés à se montrer loyaux envers leurs maîtres – et maîtresses – Hauts, que Miles était bien obligé de le considérer comme une hypothèse plus réaliste dans le cas présent. Mais se livrer à une prise d'otages spectaculaire parmi des éléments neutres ou voisins, brailler la mission dans tous les médias, et surtout, surtout, faire usage public de l'arsenal le plus privé de la Crèche des Etoiles… Ce n'était pas le mode opératoire d'un agent entraîné. C'était un foutu boulot d'amateur. Et les supérieurs de Miles qui avaient coutume de lui reprocher son côté franc-tireur -ha ! Aucun de ses foirages les plus mal inspirés n'avait été désespéré comme celui-ci promettait de l'être – pour les deux côtés, hélas. Ce constat gratifiant n'aidait malheureusement pas à prédire la prochaine action du Ba. Plutôt l'inverse. — Monseigneur ? La voix de Roic surgit par surprise du bracelet-com de Miles. — Roic ! s'écria joyeusement Miles. Attendez, qu'est-ce que vous fichez sur ce canal ? Vous ne deviez pas enlever votre combinaison. — Je pourrais vous poser la même question, monseigneur, rétorqua Roic assez effrontément. Si j'avais le temps. Mais j'ai dû sortir de la combinaison pressurisée pour mettre cette combinaison de travail. Je crois… oui. Je peux accrocher la liaison de com dans mon casque. Voilà. Un léger cliquetis, comme s'il refermait sa visière. — Vous m'entendez, là ? — Oh, oui. J'imagine que vous êtes toujours à Ingénierie ? — Pour l'instant. Je vous ai trouvé une petite combinaison pressurisée super-chouette, monseigneur. Et plein d'autres outils. La question, c'est comment vous les faire parvenir. — Ne vous approchez pas des portes de sas – elles sont télécommandées. Avez-vous trouvé des outils coupants, par hasard ? — Chuis… heu… pas mal sûr que c'est ce que j'ai trouvé, oui. — Alors allez aussi loin que vous pouvez du côté de la poupe, et découpez directement le plafond vers le pont intermédiaire. Essayez de ne pas endommager les conduites d'air, ainsi que la grille, les contrôles et les conduites de gravité, pour l'instant. Ou quoi que ce soit d'autre qui risque de faire clignoter les panneaux à Nav et Com. Après, on vous positionnera pour la découpe suivante. — D'accord, monseigneur. J'avais aussi pensé qu'on pouvait tenter quelque chose dans ce genre. Quelques minutes s'écoulèrent, sans rien d'autre que le son de la respiration de Roic, entrecoupé de quelques obscénités murmurées à voix basse, tandis qu'en tâtonnant il cherchait comment manier cet équipement qu'il ne maîtrisait pas. Un grognement, un sifflement, un bruit métallique soudainement interrompu. Cette opération rudimentaire allait mettre la pagaille dans l'intégrité atmosphérique des différents secteurs, mais était-ce vraiment un mal, du point de vue des otages ? Et une combinaison de pressurisation, ô extase ! Miles se demanda si l'une des combinaisons de travail assistées avait pu être taillée extra-small. Presque aussi bien qu'une armure spatiale, ce truc. — Ça y est, monseigneur, annonça la voix bienvenue de Roic dans le bracelet-com. Je suis arrivé au pont intermédiaire. Je suis en train de faire marche arrière. Je ne suis pas tout à fait sûr de l'endroit où je me trouve par rapport à vous. — Vous pouvez atteindre le plafond et taper dessus ? Doucement. On ne tient pas à ce que ça résonne par le biais des cloisons jusqu'à Nav et Com. Miles se jeta à plat ventre, releva sa visière, pencha la tête sur le côté et tendit l'oreille. Des coups légers, qui avaient l'air de provenir du couloir. — Vous pouvez encore avancer vers la proue ? — Je vais essayer, monseigneur. Il faut que j'arrive à écarter les panneaux du plafond. (Nouveaux bruits de respiration haletante.) Voilà. J'essaie maintenant. Cette fois, les coups semblaient venir de tout près, presque sous la main de Miles, posée à plat par terre. — Je crois que c'est bon, Roic. — D'accord, monseigneur. Faites attention de ne pas vous tenir à l'endroit où je découpe. Je pense que lady Vorkosigan se mettrait franchement en rogne contre moi si je vous coupais un bout. — Je le pense aussi. Miles se releva, arrachant un morceau de revêtement à friction, sautilla jusqu'au bout de l'antichambre de l'infirmerie, et retint son souffle. Une lueur rouge dans le plancher du pont, sous ses pieds, tourna au jaune, puis au blanc. Le point devint une ligne, qui s'allongea, avançant sinueusement en un cercle irrégulier pour revenir à son point de départ. Un coup sourd, et la patte gantée de Roic, assistée par sa combinaison, passa à travers le plancher, arrachant de sa matrice le cercle fragilisé. Miles s'approcha d'un saut et regarda en bas, gratifiant d'un large sourire Roic dont il pouvait voir le visage inquiet derrière la visière d'une deuxième combinaison de réparation. Le trou était trop petit pour permettre à sa silhouette massive de s'y glisser, mais assez large pour la combinaison pressurisée qu'il lui tendait. — Bon boulot, cria Miles. Accrochez-vous. J'arrive tout de suite. — Monseigneur ? Miles se débarrassa de la combinaison antibio et revêtit la combinaison de réparation en un temps record. Inévitablement, les plombages étaient de configuration féminine, et il ne les fixa pas. De toute façon, il ne pensait pas y rester très longtemps. Il était rouge et en nage, étouffant un instant, glacé l'instant d'après, sans pouvoir déterminer s'il s'agissait des débuts de l'infection ou simplement d'un état de nerfs en surrégime. Le casque ne disposait pas d'emplacement pour accrocher son bracelet-com, mais un bout de pansement adhésif médical eut tôt fait de résoudre le problème. Il abaissa le casque sur sa tête et le verrouilla, respirant à fond un air qu'il était le seul à contrôler. À contrecœur, il régla la température de la combinaison sur frais. Puis il se laissa glisser jusqu'au trou et y fit pendre ses jambes. — Attrapez-moi. Ne serrez pas trop fort – n'oubliez pas que votre combinaison est assistée. — Oui, monseigneur. — Seigneur Auditeur Vorkosigan, lui parvint la voix anxieuse de Vorpatril, qu'est-ce que vous faites ? — De la reconnaissance. Roic le saisit par les hanches et le fit descendre avec une douceur excessive sur le pont intermédiaire. Miles jeta un coup d'œil dans le couloir, par-delà le trou plus grand qui perçait son plancher, jusqu'aux portes de sas qui perçaient leur secteur. — Le bureau de sécurité de Solian est dans ce secteur. S'il existe dans ce foutu vaisseau un seul tableau de bord qui puisse contrôler sans être lui-même sous contrôle, c'est là qu'il est. Il parcourut le couloir sur la pointe des pieds, Roic marchant pesamment dans son sillage. Le pont craquait sous les pieds bottés du garde du corps. Miles tapa le code maintenant familier de la porte du bureau ; Roic parvint à grand-peine à se faufiler derrière lui. Miles se glissa dans le fauteuil et fit jouer ses jointures, contemplant la console. Il prit une inspiration et se pencha en avant. Oui, il pouvait détourner des images des moniteurs vid de chaque sas du vaisseau – simultanément, s'il le voulait. Oui, il pouvait accéder aux senseurs de sécurité apposés aux portes des sas. Ils étaient conçus pour fournir une bonne image de quiconque se trouvait à proximité – ou, le cas échéant, il cognerait comme un sourd sur les portes. Nerveusement, il vérifia le senseur du secteur arrière intermédiaire. La vue, en admettant que le Ba la regarde avec tout ce qu'il avait d'autre à faire, n'allait pas aussi loin que la porte de Solian. Ouf. Y avait-il moyen, éventuellement, de faire monter une image de Nav et Com, et d'espionner secrètement son occupant du moment ? — Qu'est-ce que vous prévoyez de faire, monseigneur ? questionna Roic avec appréhension. — Je me dis qu'une attaque surprise qui doit s'interrompre pour forer à travers six ou sept cloisons pour atteindre sa cible risque de louper son effet. Mais c'est peut-être quand même ce qu'on finira par faire. Je manque de temps. Il cligna des yeux en serrant fort les paupières, se dit Et merde, et releva sa visière pour se frotter les yeux. Sa vision s'ajusta sur l'image vid, mais les bordures semblaient continuer à vibrer. Miles n'eut pas l'impression que le problème venait de l'écran. Sa migraine qui avait débuté sous la forme d'une violente douleur à l'arrière des yeux avait l'air de s'étendre à ses tempes, qui lui lançaient. Il tremblait. Il soupira et rabaissa la visière. — C'te saloperie biologique – l'amiral a dit que vous aviez attrapé la même saloperie que l'hermaphrodite. La saleté qu'ont fait fondre les copains de Gupta. — Quand avez-vous parlé à Vorpatril ? — Juste avant de vous parler. — Ah. — C'est moi qui aurais dû manœuvrer ces télécommandes. Pas vous. — Il fallait que ce soit moi. J'étais plus familiarisé avec l'équipement. — Oui. (La voix de Roic baissa d'un cran.) Vous auriez dû prendre Jankowski, monseigneur. — Juste une supposition, basée sur une longue expérience, remarquez. (Miles s'interrompit pour regarder le panneau d'affichage de la sécurité en fronçant les sourcils.) Bon, donc, Solian n'avait pas un moniteur dans chaque cabine, mais il disposait forcément d'un accès privé à Nav et Com. — Mais je soupçonne qu'il y aura assez d'actes héroïques d'ici la fin de la journée pour tout le monde. Je ne pense pas que nous aurons besoin de nous rationner, Roic. — Pas c'que j'voulais dire, rétorqua Roic d'un ton digne. Miles eut un sourire sans joie. — Je sais. Mais pensez à la peine que ça aurait fait à M'man Jankowski. Et à tous les petits Jankowski, qui ne sont plus si petits que ça. Un petit grognement en provenance de la liaison de com scotchée à l'intérieur du casque de Miles l'informa qu'Ekaterin était de retour sur la ligne et les écoutait. Il supposa qu'elle n'avait pas voulu interrompre. La voix de Vorpatril résonna soudain, brisant sa concentration. L'amiral bafouillait. — Bande de vauriens dégonflés ! Salopards à quatre bras ! Monseigneur Auditeur ! (Ah, Miles avait retrouvé son statut.) Ces foutus petits mutants filent son pilote de saut à ce vecteur d'infection cetagandan asexué ! — Quoi ? (L'estomac de Miles se noua. Encore plus.) Ils ont trouvé un volontaire ? Un quaddie, ou un grav ? Il ne pouvait pas y avoir un gros vivier dans lequel puiser. Les contrôles neuronaux chirurgicalement implantés sur les pilotes devaient convenir aux vaisseaux qu'ils guidaient à travers les sauts de vortex. Quel que soit le nombre de pilotes actuellement cantonnés – ou piégés – sur la Station de Graf, la plupart étaient probablement incompatibles avec les systèmes barrayarans. À moins qu'il ne s'agisse du propre pilote de l'Idris, ou de son pilote suppléant, ou d'un pilote de l'un des vaisseaux frères de la flotte komarrane ? — Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il est volontaire ? gronda Vorpatril. Bon Dieu, je peux pas croire qu'ils vont tout bonnement livrer… — Peut-être que les quaddies mijotent quelque chose. Qu'est-ce qu'ils disent ? Vorpatril hésita, avant de cracher : — Watts m'a mis hors circuit il y a quelques minutes. On n'était pas d'accord sur la force de frappe qui devrait y aller en premier, la nôtre ou la milice quaddie, ni sur quand. Ni sous les ordres de qui. Les deux en même temps, et sans coordination, ça m'a frappé comme étant la pire idée possible. — C'est un fait. On peut en percevoir les risques potentiels. Il semblait que le Ba commençait à être quelque peu dépassé numériquement. Cela dit, il lui restait ses armes biologiques… La sympathie naissante qu'éprouva Miles mourut à mesure que sa vision se brouillait à nouveau. — Nous ne sommes que des hôtes dans leur entité politique… une minute. On dirait qu'il se passe quelque chose à l'un des sas extérieurs. Miles agrandit l'image vid de sécurité du sas qui venait soudain de s'animer. Les lumières d'amarrage qui encadraient la porte extérieure passèrent par une série de vérifications et de feux verts. Il lui revint à l'esprit que le Ba était probablement en train de regarder cette même image. Il retint sa respiration. Les quaddies, sous prétexte de fournir le pilote de saut exigé, étaient-ils sur le point de tenter d'introduire leur propre force de frappe ? La porte du sas s'ouvrit en coulissant, livrant un rapide aperçu sur l'intérieur d'une minuscule nacelle de troupes à usage individuel. Un homme nu, dont le front et les tempes portaient les petits cercles de contact en argent luisant des implants neuronaux d'un pilote de saut, enjamba la nacelle et pénétra dans le sas. La porte se referma. Grand, les cheveux sombres, beau malgré les fines cicatrices roses qui, Miles le voyait maintenant, couraient sur tout son corps telles des bandelettes dans un sinueux réseau. Dmitri Corbeau. Son visage était pâle et figé. — Le pilote de saut vient d'arriver, dit Miles à Vorpatril. — Nom de Dieu. Humain ou quaddie ? Vorpatril allait vraiment devoir accomplir un travail sur son vocabulaire diplomatique. — Un grav…, répondit Miles, se dispensant d'y adjoindre le moindre commentaire. (Il hésita un instant avant d'ajouter :) C'est le lieutenant Corbeau. Silence abasourdi. Puis Vorpatril siffla entre ses dents : — Quel fils de pute… ! — Chut. Le Ba s'est décidé à faire son apparition. Miles régla le volume et releva sa visière afin que Vorpatril pût entendre également. Tant que Roic gardait sa combinaison hermétiquement fermée, c'était… pas pire qu'avant. Ouais, et où en est-on, déjà ? — Tournez-vous vers le module de sécurité et ouvrez la bouche, commanda froidement le Ba, sans préambule, dans le moniteur vid du sas. Plus près. Plus grand. Miles fut gratifié d'une bonne vue sur les amygdales de Corbeau. À moins de posséder une dent creuse remplie de poison, il ne cachait pas d'armes là-dedans. — Très bien… D'un ton glacial, le Ba enchaîna par une série d'ordres, enjoignant à Corbeau d'accomplir une séquence humiliante de mouvements giratoires qui, même si elle n'était pas aussi complète qu'une fouille des orifices corporels, donnait au moins quelque assurance que le pilote de saut ne transportait rien là non plus. Corbeau obéit consciencieusement, sans hésitation ni discussion, avec une expression neutre et figée. — Maintenant, détachez la nacelle des crampons d'amarrage. Corbeau, accroupi, se releva et traversa le sas pour gagner la zone d'entrée de l'écoutille de troupes. Un bruit sourd et métallique, un cliquetis – la nacelle, détachée mais non désactivée, s'éloigna de l'Idris à la dérive. — À présent, écoutez mes instructions. Vous allez parcourir vingt mètres vers la poupe, tourner à gauche, et attendre que la porte suivante s'ouvre pour vous livrer passage. Corbeau s'exécuta, toujours presque dénué d'expression, en dehors de ses yeux. Il lançait des regards autour de lui, comme s'il cherchait quelque chose ou essayait de mémoriser son trajet. Il disparut du champ des vids du sas. Miles réfléchit aux motifs étranges que dessinaient sur le corps de Corbeau les vieilles cicatrices infligées par les vers. Il avait dû se rouler, ou être roulé, sur un gros nid. C'était comme si une histoire était écrite dans ces hiéroglyphes qui s'estompaient. Un jeune garçon d'une famille de colons, peut-être un nouveau dans le camp ou dans la ville – abusé, ou défié, ou peut-être simplement dévêtu et poussé ? Se relevant de terre, en larmes et effrayé, sous une bordée de moqueries cruelles… Vorpatril jura à plusieurs reprises, à voix basse. — Pourquoi Corbeau ? Pourquoi Corbeau ? Miles, qui se posait désespérément la même question, hasarda : — Il s'est peut-être porté volontaire. — Ou alors ces foutus quaddies l'ont sacrifié, oui. Plutôt que de risquer la vie de l'un des leurs. Ou… peut-être qu'il a trouvé un autre moyen de déserter. — Je… (Miles retint ses mots, et réfléchit un long moment avant de les lâcher dans un souffle)… je crois qu'il n'aurait pas choisi le moyen le plus facile. Mais c'était quand même un soupçon minant. De qui exactement Corbeau allait-il se révéler l'allié ? Miles retomba sur l'image de Corbeau guidé par le Ba à travers le vaisseau jusqu'à Nav et Com, ouvrant et refermant rapidement les portes des sas. Il traversa la dernière barrière, avant de quitter le champ de la vid, le dos bien droit, silencieux, ses pieds nus arpentant le pont sans bruit. Il paraissait… frigorifié. Miles sursauta. Son attention venait d'être attirée par le clignotement d'une autre alarme de senseur de sas. À la hâte, il appela l'image d'un autre sas – juste à temps pour voir un quaddie en combinaison verte antibio fracasser le moniteur vid avec force à l'aide d'une clé. Pendant ce temps, plus loin, deux autres silhouettes vertes passaient en vitesse. L'image éclata et s'assombrit. Mais il restait le son – le bip de l'alarme du sas, le sifflement d'une porte de sas en train de s'ouvrir –, et non pas le sifflement de la porte en train de se refermer. Parce qu'elle ne s'était pas refermée, ou parce qu'elle s'était refermée sur du vide ? L'air, et donc le son, revenait en même temps que le cycle du sas. Donc, le sas s'était ouvert sur le vide ; les quaddies avaient effectué leur échappée dans l'espace autour de la Station. Voilà qui répondait à sa question sur les combinaisons antibio – contrairement au modèle plus bas de gamme de l'Idris, elles étaient conçues pour le néant. Dans l'espace quaddie, ça se justifiait à plus d'un titre. Une demi-douzaine de sas de la Station offraient un refuge a à peine plus d'une centaine de mètres ; les quaddies auraient largement le choix dans leur fuite, sans compter les diverses nacelles et navettes passant à proximité, qui pouvaient tout à fait descendre en piqué pour les prendre à bord. — Venn, Greenlaw et Leutwyn viennent de s'échapper par un sas, transmit-il à Vorpatril. Bon timing. Timing rusé, de filer pile au moment où l'attention du Ba était détournée par l'arrivée de son pilote, et où il serait moins enclin à mettre à exécution sa menace de charger sur la Station, maintenant qu'une réelle possibilité d'évasion se concrétisait. C'était précisément la chose à faire, organiser la fuite des otages hors des griffes de l'ennemi à chaque occasion. Certes, cette exploitation de l'arrivée de Corbeau faisait montre d'un calcul impitoyable, presque caricatural. Miles ne parvint pas à s'en désoler. — Bien. Parfait ! Maintenant tous les civils ont été évacués du vaisseau. — Hormis vous, monseigneur, fit remarquer Roic. Il allait ajouter autre chose quand il capta le regard noir que Miles lui lança par-dessus son épaule, et il acheva dans un marmottement inaudible. — Ha, grogna Vorpatril. Peut-être que ça, ça va faire changer Watts d'avis. Sa voix s'éloigna, comme s'il avait détourne la tête de son lecteur audio, ou qu'il avait mis la main devant la bouche. — Quoi, lieutenant ? Puis il murmura : Excusez-moi, sans que Miles pût déterminer à qui il s'adressait. Bon, donc, il n'y avait plus à bord que des Barrayarans plus Bel – qui, faisant partie du personnel de la SecImp, était donc un Barrayaran à titre honorifique selon tous les critères de recensement. En dépit de tout, Miles ne put réprimer un bref sourire en pensant à la réaction outragée qu'aurait probablement Bel à une telle suggestion. Le meilleur moment pour introduire une force de frappe serait de le faire avant que le vaisseau ne se mette en mouvement, plutôt que de tenter de le rattraper au milieu de l'espace. Viendrait sans doute l'instant où Vorpatril cesserait d'attendre la permission des quaddies pour lancer ses hommes à l'attaque. Viendrait bien un moment où Miles serait d'accord. Miles reporta son attention sur le problème de l'espionnage de Nav et Com. Si le Ba avait mis le moniteur hors course comme les quaddies venaient de le faire sur leur passage, ou même s'il s'était contenté de jeter une veste sur le lecteur vid, la chance de Miles aurait tourné… ah. Enfin. Une image de Nav et Com se forma sur son écran de plateau vid. Mais cette fois-ci, il n'avait pas le son. Miles se pencha en avant en grinçant des dents. Le lecteur vid était apparemment placé au centre, au-dessus de la porte, et offrait une bonne vue sur la demi-douzaine de fauteuils vides et leurs consoles éteintes. Le Ba était là, toujours revêtu de la tenue betane de l'alias dont il s'était délesté, veste, sarong et sandales. Toutefois une combinaison pressurisée – une – prélevée sur les stocks de l'Idris traînait à proximité, jetée sur le dossier d'un fauteuil. Corbeau, toujours nu et vulnérable, était assis dans le fauteuil du pilote, mais n'avait pas encore abaissé son casque. Le Ba leva une main, dit quelque chose ; Corbeau fronça les sourcils d'un air féroce, et se cabra tandis que le Ba pressait brièvement sur un hypospray dirigé sur le bras du pilote. Puis il recula, un éclair de satisfaction traversant son visage tendu. Une drogue ? Même le Ba ne devait pas être assez fou pour droguer un pilote de saut alors qu'il ne tarderait pas à parier sa vie sur ses fonctions neurales. Une inoculation contre une maladie ? Ça soulevait la même objection, bien qu'on pût trouver une explication plausible – Coopérez, et je vous donnerai l'antidote plus tard. Ou purement et simplement un coup de bluff, une projection d'eau, par exemple. L'hydrospray paraissait vraiment trop grossier et évident comme méthode d'administration de drogue pour des Cetagandans ; cela appuyait la thèse du bluff dans l'esprit de Miles, mais peut-être pas dans celui de Corbeau. Il fallait bien céder le contrôle au pilote quand celui-ci abaissait son casque et branchait son esprit sur le vaisseau. Dans les faits, ça rendait les pilotes difficiles à menacer. Voilà qui flanquait par terre la crainte paranoïaque de Vorpatril que Corbeau n'ait retourné sa veste, et ne se soit porté volontaire dans le but de gagner un ticket gratuit hors de la cellule de détention quaddie et de ses dilemmes. Ou peut-être pas. Indépendamment de tout engagement préalable ou secret, le Ba ne se contenterait pas de faire confiance là où il pouvait, de son point de vue, prendre ses précautions. Miles tressaillit en entendant sur son bracelet-com, comme étouffé par la distance, un soudain beuglement de l'amiral Vorpatril : — Quoi ? C'est impossible. Ils sont devenus fous ? Pas maintenant… Quelques instants s'écoulèrent sans plus d'éclaircissement, et il murmura : — Heu, Ekaterin ? Tu es toujours là ? Elle prit une inspiration. — Oui. — Qu'est-ce qui se passe ? — L'amiral Vorpatril a été appelé par son officier de communications. Une sorte de message prioritaire en provenance du quartier général du Secteur Cinq vient d'arriver. Ça a l'air d'être très urgent. Miles regardait l'image vid qu'il avait en face de lui, sur laquelle Corbeau commençait à effectuer les vérifications de pré-vol, allant d'un poste à l'autre sous les yeux durs et attentifs du Ba. Corbeau prenait bien soin de bouger avec une prudence hors de proportion ; apparemment, à en juger par le mouvement assez rigide de ses lèvres, il expliquait chacun de ses gestes avant de toucher une console. Et lentement, remarqua Miles. Plutôt plus lentement que nécessaire, même s'il ne le faisait pas tout à fait assez lentement pour que ça saute aux yeux. La voix de Vorpatril, ou plus exactement son souffle pesant, resurgit enfin. L'amiral semblait être à court d'invectives. Miles trouva cela considérablement plus inquiétant que ses beuglements navals antérieurs. — Monseigneur (Vorpatril hésita, et sa voix tomba au niveau d'un vague grognement), je viens de recevoir des ordres de priorité Numéro Un du QG du Secteur Cinq. Je dois rassembler mes vaisseaux d'escorte, abandonner la flotte komarrane, et filer à un rendez-vous de flotte au large de Marilac à la vitesse maximum. Oh non, tu ne pars pas avec ma femme, fut la première pensée qui tournoya dans la tête de Miles. Puis il battit des paupières et se figea dans son fauteuil. L'autre fonction des escortes militaires barrayaranes fournies aux flottes de commerce komarranes était de maintenir, tranquillement et discrètement, une force armée dispersée à travers tout le Nexus. Une force qui pouvait, dans le cas d'une urgence vraiment désespérée, être réunie rapidement de manière à constituer une menace militaire convaincante à des points clés stratégiques. Autrement, dans une situation critique, il risquait d'être trop lent, ou même diplomatiquement ou militairement impossible, d'acheminer une force en provenance des mondes d'origine à travers les sauts de vortex des entités politiques spatiales locales, jusqu'aux lieux de rassemblement où elle pourrait s'avérer utile à Barrayar. Mais les flottes commerciales y étaient déjà. La planète de Marilac était une alliée de Barrayar, située à la porte de service de l'Empire cetagandan, du point de vue de Barrayar, dans le réseau complexe d'itinéraires de saut de vortex qui reliaient le Nexus. Un deuxième front, l'immédiate menace que représentait pour Komarr sa voisine Rho Ceta étant considérée comme le premier front. Certes, les Cetagandans disposaient de lignes de communication et de logistique plus courtes entre les deux points de contact. Mais la tenaille stratégique pouvait quand même faire son petit effet, particulièrement avec l'ajout potentiel des forces marilacanes. Les Barrayarans ne se rassembleraient à Marilac que pour intimider Cetaganda. Hormis cela, quand Miles et Ekaterin avaient quitté Barrayar pour leur tardive lune de miel, les relations entre les deux empires étaient plutôt – « cordiales » n'était peut-être pas le terme approprié –, plutôt plus libres de tensions qu'elles ne l'avaient été depuis des années. Qu'est-ce qui pouvait bien avoir changé ça, si profondément et si instantanément ? Quelque chose a réveillé les Cetagandans du côté de Rho Ceta, avait dit Gregor. À quelques sauts de Rho Ceta, Guppy et ses amis contrebandiers avaient déchargé une étrange cargaison vivante d'un vaisseau du gouvernement cetagandan, un vaisseau qui portait toutes sortes de marquages fantaisie. Un motif d'oiseau écarlate, par exemple ? Et avec elle une et une seule personne – un survivant ? Après quoi le vaisseau s'était couché sur le flanc pour dériver dans une dangereuse course de repli vers les soleils du système. Et si cette trajectoire n'avait pas été un détour ? S'il s'était agi d'un plongeon à pic, sans retour ? — Le fumier, souffla Miles. — Monseigneur ? intervint Vorpatril. Si… — Taisez-vous, coupa Miles. Le silence de l'amiral était choqué, mais il le maintint. Une fois par an, les cargaisons les plus précieuses de la race des Hauts quittaient la Crèche des Étoiles, dans le monde capital d'Eta Ceta. Huit vaisseaux, chacun à destination d'une des planètes de l'Empire si étrangement dirigées par les Hauts. Chacun transportant sa cohorte annuelle d'embryons Hauts, génétiquement modifiés, résultats certifiés de tous les contrats de conception négociés avec tant de précautions, l'année précédente, entre les membres des grandes constellations, les clans, les lignées génétiques soigneusement cultivées de la race Haute. Chaque cargaison d'un millier de vies naissantes placées sous la houlette de l'une des huit dames Hautes les plus importantes de l'Empire, les consorts planétaires qui formaient le comité actif de la Crèche des Étoiles. Le tout des plus privés, des plus secrets, qui ne devait jamais faire l'objet d'une discussion avec des étrangers. Comment se faisait-il qu'un Ba ne puisse pas retourner chercher d'autres exemplaires, s'il avait perdu une cargaison de futures vies Hautes en transit ? Si ce n'était pas du tout un agent. Si c'était un renégat. — Le crime n'est pas le meurtre, murmura Miles, écarquillant les yeux. Le crime est un kidnapping. Les meurtres étaient venus en conséquence, dans une cascade de panique croissante, quand le Ba, avec raison, avait tenté d'effacer sa trace. Bon, il avait sûrement prévu de tuer Guppy et ses amis, qui pouvaient témoigner qu'une personne n'était pas morte avec le reste du vaisseau condamné. Un piratage de vaisseau, même s'il avait eu lieu peu de temps avant sa destruction. Les meilleurs piratages étaient tous des boulots internes, ça oui. Le gouvernement cetagandan devait devenir fou sur ce cas. — Monseigneur, ça va ? La voix d'Ekaterin, dans un féroce murmure : — Non, ne l'interrompez pas. Il réfléchit. Quand il fait ces drôles de bruits de fuites, c'est qu'il réfléchit. Du point de vue du Jardin Céleste, un vaisseau d'enfants de la Crèche des Étoiles avait disparu sur ce qui aurait dû être un itinéraire sans risques en direction de Rho Ceta. Toutes les forces de sauvetage et tous les agents secrets dont disposait l'Empire cetagandan avaient dû être mis sur le coup. S'il n'y avait pas eu Guppy, la tragédie aurait pu passer pour un quelconque dysfonctionnement qui avait fait culbuter le vaisseau, hors de contrôle et incapable d'envoyer des signaux, vers son destin enflammé. Pas de survivants, pas d'épave, pas de pièces détachées. Mais il y avait eu Guppy. Laissant les traces désordonnées d'indices follement suggestifs derrière lui à chacun de ses pas palmés. À quelle distance pouvaient se trouver les Cetagandans, maintenant ? Trop près pour rassurer le Ba, certainement ; on pouvait se demander comment, quand Guppy avait surgi derrière la rambarde de la pension, le Ba avait réussi à éviter la crise cardiaque même sans l'aide de la riveuse. Mais la trace du Ba, marquée par Guppy de signaux de feu, conduisait tout droit des lieux du crime au cœur de l'empire autrefois ennemi – Barrayar. Que pouvaient conclure de tout cela les Cetagandans ? Bon, on tient une piste, maintenant, pas vrai ? — Bien, souffla Miles (puis, plus affirmé :) Bien. Vous enregistrez tout cela, je suppose. Donc, mon premier ordre, de la voix de l'empereur, amiral, est d'annuler les ordres de rendez-vous que vous avez reçus du Secteur Cinq. C'est bien ce que vous étiez sur le point de me demander, non ? — Merci, monseigneur Auditeur, oui, répondit Vorpatril d'un ton plein de reconnaissance. En temps normal, je préférerais mourir que d'ignorer un tel appel, mais… compte tenu de notre situation actuelle, ils vont devoir attendre un peu. Vorpatril n'était pas en train de jouer la comédie ; il se contentait d'exprimer un constat. — Pas trop longtemps, j'espère. — Ils vont devoir attendre un bon moment. Voici mon deuxième ordre de la voix de l'empereur. Faites une copie en clair de tout ce que vous avez enregistré ces dernières vingt-quatre heures et balancez-la sur un canal ouvert, en absolue priorité, à destination de la Résidence Impériale, du haut commandement barrayaran sur Barrayar, du Quartier Général de la SecImp et des Affaires Galactiques de la SecImp sur Komarr. (Il reprit sa respiration et haussa la voix pour couvrir le cri outragé de Vorpatril Une copie en clair ? À un moment comme celui-ci ?) Signée de l'Auditeur impérial Miles Vorkosigan de Barrayar aux soins urgents et personnels du ghem-général Dag Bénin, Chef de la Sécurité Impériale, Jardin Céleste, Eta Ceta, personnel, urgent, extrêmement urgent, sur les cheveux de Rian, c'est pas une blague, Dag. Reproduisez exactement ces mots. — Quoi ? hurla Vorpatril, avant de baisser la voix à la hâte pour répéter d'un ton angoissé : Quoi ? Un rendez-vous à Marilac ne peut vouloir dire que la guerre imminente avec les Cetagandans ! On ne peut pas leur fournir ce type de renseignements sur notre position et nos mouvements – dans du papier enrubanné ! — Obtenez l'enregistrement complet, brut, que la Sécurité de la Station de Graf a fait de l'interrogatoire de Russo Gupta et joignez-le aussi, dès que possible. Et même avant. Une nouvelle vision d'horreur assaillit Miles, tel un rêve du à la fièvre : la majestueuse façade de la Résidence Vorkosigan, dans la capitale barrayarane de Vorbarr Sultana, arrosée de tirs au plasma, qui faisaient fondre sa vieille pierre comme du beurre ; deux boîtes remplies de liquide explosant dans un nuage de vapeur. Ou encore la nuée d'une maladie infectieuse, laissant tous les défenseurs de la Résidence morts, entassés dans les couloirs, ou dans la rue où ils s'étaient traînés pour mourir ; deux réplicateurs presque à terme laissés sans soins, fonctionnant au ralenti, s'arrêtant, se refroidissant lentement, leurs minuscules occupants mourant faute d'oxygène, se noyant dans leur propre liquide amniotique. Son passé et son avenir, détruits en même temps… Et Nikki – serait-il emmené avec les autres enfants dans une tentative de sauvetage désespérée, ou laissé à lui-même, oublié, seul, voué à une mort certaine ? Miles s'était imaginé dans le rôle du bon père adoptif pour Nikki – voilà qui était sérieusement remis en cause, maintenant, pas vrai ? Pardon, Ekaterin… Il faudrait des heures – des jours – avant que le nouveau message compressé n'atteigne Barrayar et Cetaganda. Des gens poussés à bout par l'affolement pouvaient commettre en quelques minutes des erreurs irréparables. Quelques secondes… — Et s'il vous arrive de prier, Vorpatril, priez pour que personne ne fasse quoi que ce soit de stupide avant qu'il n'arrive à bon port. Et pour qu'on nous croie. — Lady Vorkosigan, murmura Vorpatril d'un ton alarmé. Se pourrait-il que la maladie provoque des hallucinations ? — Non, non, le rassura-t-elle. C'est juste qu'il pense trop vite, et qu'il saute toutes les étapes intermédiaires. Ça lui arrive. Ça peut être très frustrant. Miles, mon amour, heu… pour les autres, te serait-il possible d'étoffer un peu ? Il prit une inspiration – et deux ou trois supplémentaires – pour faire cesser son tremblement. — Le Ba. Ce n'est pas un agent en mission. C'est un criminel. Un renégat. Peut-être un fou. Je pense qu'il a piraté le vaisseau annuel d'enfants Hauts à destination de Rho Ceta, qu'il l'a envoyé sur le soleil le plus proche avec tout le monde à bord – sans doute déjà assassiné – et qu'il a filé avec le chargement. Qu'il l'a transféré sur un autre vaisseau à Komarr, et qu'il a quitté l'Empire barrayaran sur un vaisseau commercial appartenant personnellement à l'impératrice Laissa – et je n'ose pas imaginer à quel point ce détail là en particulier va être perçu comme incriminant aux yeux de certains au sein de la Crèche des Étoiles. Les Cetagandans croient que nous avons volé leurs bébés, ou que nous nous sommes rendus complices du vol et, Dieu du ciel, que nous avons assassiné une consort planétaire, et ils veulent nous déclarer la guerre sur un malentendu ! — Oh, commenta platement Vorpatril. — Toute la sécurité du Ba repose sur le secret absolu, parce qu'une fois les Cetagandans sur la bonne piste, ils ne s'arrêteraient plus avant d'avoir mis la main sur le criminel. Mais contrairement à ce qui était prévu, Gupta n'est pas mort, et c'est là que le plan parfait s'est fissuré. Tout le cirque frénétique de Gupta a mis Solian sur le coup, vous a mis sur le coup, m'a mis sur le coup… (Son débit ralentit.) La question est : que peut-il bien vouloir faire de ces enfants Hauts ? — Il les vole peut-être pour le compte de quelqu'un d'autre ? suggéra Ekaterin d'un ton hésitant. — Oui, mais les Ba ne sont pas censés donner prise à la subornation. — Bon, si ce n'est pas pour un salaire ou un pot-de-vin, c'est peut-être du chantage ou de la menace ? Peut-être une menace pesant sur un Haut auquel le Ba lui, serait loyal ? — Ou peut-être une faction au sein de la Crèche des Etoiles, surenchérit Miles. Sauf que… les seigneurs ghems ont des factions. Les seigneurs Hauts ont des factions. La Crèche des Etoiles a toujours été unie – même lorsqu'elle a commis un acte de trahison discutable, il y a une dizaine d'années, les dames Hautes n'ont pas pris de décisions divisées. — La Crèche des Étoiles a commis une trahison ? répéta Vorpatril, éberlué. Ce n'est pas quelque chose qui s'est éventé ! Vous en êtes sûr ? Je n'ai jamais entendu parler d'exécutions de masse à un niveau aussi élevé de l'Empire à l'époque, et pourtant j'aurais dû. (Il s'interrompit, puis ajouta d'un ton déconcerté :) Comment une équipe de dames Hautes fabricantes de bébés pourraient-elles se rendre coupables de trahison, d'abord ? — Ça n'a pas abouti. Pour diverses raisons. Miles s'éclaircit la voix. — Seigneur Auditeur Vorkosigan. C'est bien votre liaison de com ? Vous m'entendez ? Une nouvelle voix s'interposa, et elle était la bienvenue. — Garde des sceaux Greenlaw ! s'exclama joyeusement Miles. Alors, vous vous êtes mis en sûreté ? Tous ? — On est revenus sur la Station de Graf, répondit le Garde des sceaux. Il est peut-être un peu tôt pour pouvoir prétendre être en sûreté. Et vous ? — Toujours bloqués à bord de l'Idris. Mais pas totalement dépourvus de ressources. Ni d'idées. — J'ai besoin de vous parler de toute urgence. Vous pouvez court-circuiter cet enragé de Vorpatril. — Heu, ma liaison de com est actuellement en contact audio ouvert avec l'amiral Vorpatril, madame. Vous pouvez nous parler à tous les deux en même temps, si vous le voulez, glissa Miles en hâte, avant qu'elle ne puisse s'exprimer encore plus librement. Elle n'hésita qu'une fraction de seconde. — Bien. Nous avons absolument besoin que Vorpatril contienne, je dis bien, contienne sa force de frappe. Corbeau confirme que le Ba porte bien une sorte de commande à distance ou de détonateur sur lui, apparemment relié à la menace biologique qu'il a cachée sur la Station de Graf. Ce n'est pas du bluff. Surpris, Miles leva les yeux sur sa vidéo muette de Nav et Com. Corbeau était maintenant assis dans le fauteuil du pilote, son casque de contrôle abaissé sur son crâne, son visage sans expression plus absent que jamais. — Corbeau confirme ! Comment ? Il est nu comme un ver – le Ba surveille chacun de ses gestes ! Une liaison de com sous-cutanée ? — On n'avait pas le temps d'en trouver une et de l'implanter. Il a entrepris de faire clignoter les lumières courantes du vaisseau selon un code préétabli. — Qui a eu cette idée ? — C'est lui. Vif, le petit colon. Le pilote était dans leur camp. Oh, ça c'était bon à savoir… Les frémissements de Miles viraient aux frissons. — Chaque adulte quaddie présent sur la Station de Graf qui ne se trouve pas déjà en service d'urgence est actuellement à la recherche de la bombe biologique, continua Greenlaw, mais nous n'avons aucune idée de l'allure qu'elle a, ni de sa taille ni si elle a été camouflée sous l'apparence de quelque chose d'autre. Ou s'il y en a plus d'une. Nous essayons d'évacuer le plus d'enfants possible à bord des vaisseaux et des navettes que nous avons sous la main, et de les fermer, mais nous ne sommes même pas sûrs qu'ils y soient à l'abri, en fait. Si de votre côté vous faites quoi que ce soit qui mette en branle cet individu dérangé – si vous lancez une force de frappe non autorisée avant qu'on ait découvert et neutralisé cette menace vicieuse –, je jure de donner moi-même l'ordre à notre milice de tirer dessus jusqu'à ce qu'elle quitte l'espace. Vous me recevez, amiral ? Confirmez. — Je vous entends, répondit Vorpatril à contrecœur. Mais, madame, l'Auditeur impérial en personne a été contaminé par l'un des agents biologiques mortels du Ba. Je ne peux pas – je ne veux pas – si je dois rester ici assis sans rien faire pendant qu'il meurt… — Il y a cinquante mille vies innocentes sur la Station de Graf, amiral – seigneur Vorkosigan ! (Pendant une seconde, la voix lui manqua. Elle reprit d'un ton raide :) Je suis désolée, seigneur Vorkosigan. — Je ne suis pas encore mort, rétorqua Miles d'un ton plutôt pincé. Une nouvelle sensation, des plus désagréables, vint lutter avec la peur qui lui contractait l'estomac. Il ajouta : — Je vais éteindre ma liaison de com un petit instant. Je reviens tout de suite. Faisant signe à Roic de ne pas bouger, Miles ouvrit la porte qui menait au bureau de sécurité, fit un pas dans le couloir, releva sa visière, se pencha et vomit par terre. Rien à y faire. D'un geste sec plein de colère, il fit remonter la température de sa combinaison. Il cligna des yeux pour faire disparaître son vertige saumâtre, s'essuya la bouche, retourna à l'intérieur et se reconnecta à sa liaison com. — Continuez. Il laissa son attention s'éloigner, abandonnant à leur dispute les voix faiblissantes de Vorpatril et de Greenlaw, et observa de plus près son image de Nav et Com. Un objet devait s'y trouver quelque part… ah. Il était là. Un petit coffret de cryogénisation, de la taille d'une valise, posé avec soin à côté de l'un des fauteuils proches de la porte. Un modèle standard du commerce, sans doute acheté tout prêt chez un fournisseur de matériel médical ici, sur la Station de Graf, au cours des derniers jours. Tout ça, tout ce bourbier diplomatique, cet extravagant sillage de morts serpentant à travers la moitié du Nexus, deux empires vacillant au bord de la guerre, tout revenait à ça. Miles se souvint du vieux conte barrayaran à propos du méchant magicien mutant qui gardait son cœur dans une boîte pour le cacher de ses ennemis. — Oui… — Greenlaw, s'interposa Miles. Avez-vous un moyen de renvoyer des signaux à Corbeau ? — On a sélectionné l'une de nos balises de navigation qui émet à destination des pilotes sous contrôle cyberneural. On ne peut pas y faire transiter de communication orale. Corbeau n'était pas sûr de la forme sous laquelle ça parviendrait à ses perceptions. Ce dont nous sommes certains, c'est qu'on peut y faire passer une sorte de code intermittent sonore ou visuel. — J'ai un message simple pour lui. Urgent. Faites-le passer si vous le pouvez, comme vous le pouvez. Dites-lui d'ouvrir toutes les portes intérieures sur le pont intermédiaire de la nacelle centrale. Et aussi de neutraliser les vidéos de sécurité, s'il peut le faire. — Pourquoi ? questionna-t-elle d'un ton soupçonneux. — Nous avons du personnel de troupes coincé là-dedans, et ils n'en ont plus pour longtemps à vivre s'il ne le fait pas, improvisa Miles avec aisance. Et alors, ce n'était pas un mensonge. — D'accord, concéda-t-elle sèchement. Je vais voir ce qu'on peut faire. Il coupa sa liaison vocale émettrice, et se tournant dans son fauteuil fit à Roic le geste de se trancher la gorge, pour qu'il en fasse autant. Il se pencha en avant. — Vous m'entendez ? — Oui, monseigneur. La voix de Roic lui parvenait étouffée, à travers l'épaisse visière de la combinaison de réparation, mais elle était audible ; dans ce petit espace silencieux, ni l'un ni l'autre n'avait besoin de crier. — Jamais Greenlaw n'ordonnera ni n'autorisera qu'une force de frappe soit lancée à l'assaut pour capturer le Ba. Ni la sienne ni la nôtre. Elle ne peut pas. Il y a trop de vies quaddies en jeu. L'ennui, c'est qu'à mon avis, cette approche pacifique ne garantira pas davantage la sécurité de sa Station. Si ce Ba a vraiment assassiné une consort planétaire, les vies de quelques milliers de quaddies ne lui feront ni chaud ni froid. Il promettra de coopérer jusqu'à la dernière minute, puis il appuiera sur le déclencheur de sa bombe biologique avant de filer en comptant sur le chaos qu'il laissera derrière lui pour retarder ou désorganiser les poursuites deux ou trois jours de plus. Vous me suivez, jusque-là ? — Oui, monseigneur. Roic avait les yeux écarquillés. — Si on peut atteindre jusqu'à la porte de Nav et Com sans être vus, je pense qu'on a une chance de sauter nous-mêmes sur le Ba. Ou, plus précisément, vous sauterez sur le Ba ; je créerai une diversion. Les tirs au neutraliseur ou au brise-nerfs rebondissent sur les combinaisons de réparation. Des autoneedlers ne pénétreraient pas tout de suite non plus, si on en arrive là. Et il faudrait davantage de temps que les quelques secondes que vous mettrez à traverser la petite pièce pour qu'un tir au plasma puisse vous brûler à travers. La bouche de Roic se tordit. — Et s'il vous tire dessus, simplement ? Cette combinaison pressurisée n'est pas terrible. — Le Ba ne me tirera pas dessus. Ça, je vous le promets. Les Hauts cetagandans et leurs cousins les Ba ont beau avoir une force physique supérieure à celle de n'importe qui, à part des haltérophiles forcenés, ils ne font pas le poids face à une combinaison assistée. Attrapez-lui les mains. Maintenez-les. Si on parvient à ce stade, eh bien, le reste suivra. — Et Corbeau ? Le pauvre gars est à poil. Il sera pas protégé contre les tirs. — Corbeau, répondit Miles, sera la dernière cible à laquelle s'attaquera le Ba. Ah ! Ses yeux s'agrandirent, et il fit tournoyer son fauteuil. Au bord de l'image vid une demi-douzaine d'images affichées en vignettes étaient en train de s'assombrir. — Allez dans le couloir. Tenez-vous prêt à courir. En faisant le moins de bruit possible. Provenant de sa liaison de com, la voix de Vorpatril, à faible volume, suppliait l'Auditeur impérial, sur un ton à fendre le cœur, de bien vouloir rouvrir son contact d'émission. Il pressait lady Vorkosigan d'appuyer sa demande. — Laissez-le tranquille, rétorqua fermement Ekaterin. Il sait ce qu'il fait. — Mais qu'est-ce qu'il fait ? geignit Vorpatril. — Quelque chose. (Sa voix se réduisit à un murmure. Ou peut-être était-ce une prière.) Bonne chance, mon amour. Une autre voix, apparemment en périphérie, s'interposa : le capitaine Clogston. — Amiral ? Vous pouvez parler au seigneur Auditeur Vorkosigan ? On a achevé la préparation de son filtre sanguin et on est prêts à l'essayer, mais il s'est volatilisé de l'infirmerie. Il était là il y a à peine quelques minutes… — Vous entendez ça, seigneur Vorkosigan ? tenta Vorpatril à bout d'arguments. Vous devez vous rendre à l'infirmerie. Tout de suite. Dans dix minutes – cinq –, les toubibs pourraient faire de lui ce qu'ils voudraient. Miles se souleva de son fauteuil – il dut faire appel à l'usage de ses deux mains – et quitta le bureau de Solian pour suivre Roic dans le couloir. Devant eux, dans la pénombre, la première porte de sas coulissa dans un léger sifflement, s'ouvrant sur le couloir transversal qui menait aux autres nacelles. À l'autre extrémité, la porte suivante commençait à s'ouvrir. Roic se mit à trotter. Ses pas étaient inévitablement lourds. Miles suivait au petit galop. Il essaya de se rappeler quand il avait utilisé pour la dernière fois son stimulateur de crise, et de mesurer le risque que la combinaison de mauvais équilibre chimique cérébral et de terreur ne déclenche une crise sur-le-champ. Risque moyen, estima-t-il. Pas d'armes automatiques pour lui dans cette expédition-ci, de toute façon. Aucune arme à l'exception de ses méninges. Elles représentaient un maigre arsenal, à ce moment précis. La deuxième paire de portes s'ouvrit devant eux. Puis la troisième. Miles pria pour qu'ils ne soient pas en train de se précipiter dans un nouveau piège machiavélique. Mais il ne pensait pas que le Ba ait un quelconque moyen d'intercepter, ni même de soupçonner, leur mode oblique de communications. Roic franchit la dernière porte et s'arrêta un instant pour inspecter les alentours. La porte de Nav et Com était fermée. Après un petit signe de tête, il reprit sa marche, Miles dans son sillage. Tandis qu'ils approchaient, Miles constata que le panneau de contrôle à gauche de la porte avait été enlevé par quelque outil coupant, cousin, à n'en pas douter, de celui que Roic avait utilisé. Le Ba était lui aussi allé faire ses courses au secteur Ingénierie. Miles le désigna à Roic, dont le visage s'éclaira. Un coin de sa bouche se releva dans un sourire. Il semblait qu'après tout personne n'avait oublié de verrouiller la porte derrière eux après leur dernier départ. Roic pointa un doigt sur sa personne, puis sur la porte ; Miles secoua la tête et lui fit signe de se pencher vers lui. Leurs casques se touchèrent. — Moi d'abord. Faut que je chope ce coffret avant que le Ba ne réagisse. En plus, j'ai besoin de vous pour refermer la porte. Roic regarda autour de lui, inspira et hocha la tête. Miles lui fit signe une nouvelle fois de se pencher et de coller son casque au sien. — Hé, Roic ? Je suis content de ne pas avoir emmené Jankowski. Roic sourit. Miles s'écarta. Maintenant. Le temps qui passe n'est pas mon allié. Roic se pencha, posa sa main gantée, doigts écartés, sur la porte, appuya, et poussa. Les servos de sa combinaison gémirent sous son poids. La porte s'entrebâilla dans un grincement de protestation. Miles se glissa dans l'interstice. Il ne regarda ni en arrière ni en haut. Son univers se réduisait à un but, à un objet. Le coffret de réanimation – là, toujours par terre à côté du fauteuil vide de l'officier de communications. Il bondit, le saisit, le souleva, le serra contre sa poitrine tel un bouclier, comme un objet cher à son cœur. Le Ba se retournait, hurlait, les lèvres retroussées dans un rictus, les yeux agrandis, la main tentant de se glisser dans une poche. Les doigts gantés de Miles cherchèrent les déclics. S'il est verrouillé, balancer le coffret sur le Ba. S'il ne l'est pas… Le coffret s'ouvrit dans un bruit sec. Miles l'ouvrit tout grand, le secoua violemment, en fit sauter le contenu. Une cascade argentée, la presque-totalité d'un millier d'aiguilles de cryostockage d'échantillons de tissus jaillirent en arc du coffret et rebondirent au hasard aux quatre coins du pont. Certaines se brisèrent en touchant le sol, produisant des petits bruits chantants et cristallins tels des insectes mourants. D'autres tournaient sur elles-mêmes comme des toupies. D'autres ricochèrent, allant disparaître derrière des fauteuils ou dans des interstices. Miles eut un sourire féroce. Le cri devint un hurlement ; les mains du Ba jaillirent vers Miles comme dans un geste de supplication, de déni, de désespoir. Le Cetagandan avança vers lui en trébuchant, le visage grisâtre, traversé de tics sous le coup du choc et de l'incrédulité. Les mains de Roic, assistées par l'énergie de la combinaison, enserrèrent les poignets du Ba et les tirèrent vers le haut. Les os du poignet craquèrent et éclatèrent ; le sang jaillit entre les doigts gantés. Le corps du Ba, hissé au-dessus du sol, se convulsa. Ses yeux égarés basculèrent en arrière. Le hurlement se changea en une plainte étrange, qui s'étira. Les pieds chaussés de sandales s'agitaient et battaient vainement sur le lourd blindage du tibia de la combinaison de travail de Roic, les orteils écorchés se mirent à saigner, sans effet. Roic se tenait fermement planté, les mains écartées, secouant dans l'air le Ba impuissant. Miles laissa glisser de ses doigts le coffret de cryoréanimation, qui atterrit sur le sol dans un bruit sourd. Dans un murmure, il réactiva l'audio émetteur sur sa liaison de com. — On a capturé le Ba. Envoyez des troupes de réserve. En combinaison antibio. Ils n'auront plus besoin de leurs armes. Je dois dire que le vaisseau est en piteux état. Ses genoux se dérobèrent. Il s'écroula sur le pont, pris de gloussements incontrôlables. Corbeau se levait de son fauteuil de pilotage ; Miles, dans un geste précipité, lui fit signe de ne pas approcher : — Restez éloigné, Dmitri ! Je vais… Il releva violemment sa visière, juste à temps. Tout juste. Les vomissements et les spasmes qui lui tordaient l'estomac étaient bien pis cette fois. C'est fini. Est-ce que je peux mourir, cette fois ? Mais ce n'était pas fini, et de loin. Greenlaw avait joué pour cinquante mille vies. C'était maintenant au tour de Miles de jouer pour cinquante millions. 17 Miles rentra à l'infirmerie les pieds en premier. Il était porté par deux des hommes de la force de frappe de Vorpatril, qui avaient été convertis à la hâte en équipe médicale de relève, principalement et, en tant que telle crédités par les quaddies. Ses porteurs faillirent tomber dans le trou inesthétique que Roic avait scié dans le plancher. Miles reprit assez d'autonomie motrice pour pouvoir se lever tout seul et s'appuyer contre le mur, un peu chancelant, près de la porte du bloc d'isolement biologique. Roic suivait, tenant précautionneusement dans un sac antibio la commande à distance du Ba. Corbeau, pâle, les traits figés, vêtu d'une blouse médicale flottante et d'un pantalon à cordelette, constituait l'arrière-garde, escorté d'un médtech portant l'hydrospray du Ba dans un autre sac antibio. Le capitaine Clogston franchit le bourdonnement de la barrière bleue et parcourut des yeux ce nouvel afflux de patients et d'assistants. — Bien, annonça-t-il, posant un regard noir sur le trou du plancher. Ce vaisseau est tellement souillé que je déclare tout le machin Zone de Bio-contamination Niveau Trois. Alors autant nous étaler et nous mettre à l'aise, les gars. Les techniciens formèrent une chaîne humaine pour passer rapidement l'équipement d'analyse dans la chambre extérieure. Miles saisit au vol l'occasion d'échanger brièvement quelques mots avec les deux hommes en uniforme parés des insignes médicaux qui se tenaient à l'écart des autres – les officiers d'interrogatoire militaire du Prince. Xav. Pas à proprement parler incognito, juste discrets et, Miles dut le concéder, ils avaient bien une formation médicale. Le deuxième bloc fut décrété cellule de détention provisoire pour leur prisonnier, le Ba, qui suivait dans la procession, attaché sur une palette flottante. Miles jeta un regard mauvais sur le passage de la palette, halée par un sergent aussi musculeux que vigilant. Le Ba était étroitement ligoté, sa tête et ses yeux roulaient d'une étrange façon, et des gouttes de salive perlaient sur ses lèvres tordues dans un rictus. Garder le Ba entre des mains barrayaranes primait presque sur tout le reste. La priorité absolue était de trouver à quel endroit de la Station de Graf le Ba avait caché sa saleté de bombe biologique. La race Haute était en partie immunisée bio génétiquement contre les drogues d'interrogatoire les plus courantes et leurs dérivés ; si le thiopenta ne marchait pas sur celui-ci, il ne resterait aux quaddies guère de possibilités sur lesquelles se rabattre en matière de procédures d'interrogatoire, susceptibles d'être agréées par Leutwyn. Dans ce cas d'urgence, les règles militaires semblaient plus appropriées que les règles civiles. En d'autres termes, s'ils veulent bien nous fiche la paix, on arrachera les ongles du Ba à leur place. Miles prit Clogston par le coude. — Comment s'en sort Bel Thorne ? demanda-t-il d'un ton pressant. Le chirurgien de la flotte secoua la tête. — Pas très bien, monseigneur Auditeur. On a d'abord trouvé qu'il allait mieux, avec les filtres – il a eu l'air de reprendre connaissance. Et puis il a commencé à s'agiter. Il gémissait et il essayait de parler. Il a perdu la tête, je crois. Il n'arrête pas d'appeler l'amiral Vorpatril. Vorpatril ? Pourquoi ? Une minute… — Bel a-t-il dit « Vorpatril » ? Ou seulement « l'amiral » ? demanda vivement Miles. Clogston haussa les épaules. — Vorpatril est le seul amiral dans les parages en ce moment. Mais le capitaine de port peut très bien avoir des hallucinations. Je déteste mettre sous sédatif quelqu'un qui se trouve dans une telle détresse physiologique, en particulier quelqu'un qui a dû lutter pour se sortir d'un brouillard dû à la drogue. Mais si cet hermaphrodite ne se calme pas, nous y serons contraints. Miles fronça les sourcils et se rendit en hâte dans le bloc d'isolement, suivi de Clogston. Miles retira son casque, y repêcha son bracelet-com, et serra précieusement la liaison vitale dans son poing. Un tech était en train de préparer la deuxième couchette, débarrassée à la hâte, et sans doute destinée au seigneur Auditeur touché par la contamination. Bel était maintenant allongé sur la première couchette, séché et vêtu d'une blouse médicale militaire barrayarane vert pâle, ce qui semblait être au premier abord un progrès encourageant. Mais l'hermaphrodite avait le teint grisâtre, les lèvres violacées, les paupières papillotantes. Une pompe IV, indépendante de la gravité potentiellement défaillante du vaisseau, infusait rapidement un liquide jaune dans le bras droit de Bel. Son bras gauche était attaché à une planche ; des tubes en plastique où circulait du sang couraient de dessous un bandage jusqu'à un dispositif hybride qui tenait grâce à une quantité impressionnante d'adhésif. Un autre tuyau courait dans l'autre sens, sa surface noire humide de condensation. — L'balla, marmonnait Bel. Le balla. Le chirurgien de la flotte plissa les lèvres derrière sa visière en signe de mécontentement médical. Il contourna Miles pour vérifier un moniteur. — La pression sanguine aussi est très élevée. Je crois qu'il est temps de renvoyer le pauvre gars au dodo. — Attendez. Miles se fraya un chemin jusqu'au bord de la couchette de Bel, pour se tenir dans son champ de vision, et le dévisagea avec un fol espoir. La tête de Bel fut secouée d'un sursaut. Ses paupières se soulevèrent en clignant ; ses yeux s'agrandirent. Encore une fois, ses lèvres bleues tentèrent de bouger. Bel les humecta, prit une longue inspiration et fit une nouvelle tentative. — Am'ral !'ortant.'e salaud l'a c'ché au balla.'a dit. L'o'dure'adique ! — Il continue avec l'amiral Vorpatril, marmonna Clogston, consterné. — Pas l'amiral Vorpatril. Moi, souffla Miles. Son esprit aiguisé était-il toujours là, dans le bunker de son cerveau ? Bel, les yeux grands ouverts, déplaçait le regard en essayant de le focaliser sur lui, comme si l'image de Miles vacillait et se brouillait dans sa vision. Il était arrivé quelque chose à Bel en sortant. Non. Bel essayait de dire quelque chose d'important. Bel luttait avec la mort pour prendre le contrôle de la parole et transmettre son message. Balla ? Balistique ? Balalaïka ? Non – ballet ! Miles le pressa : — Le Ba a caché la bombe biologique au ballet – à l'Auditorium Minchenko ? C'est ça que tu essaies de dire, Bel ? Le corps sous tension se relâcha. — Ouais. Ouais. Passe l'in'o. Dans les lu'ières,'e crois. — Il n'y avait qu'une bombe ? Ou il y en avait plusieurs ? Le Ba te l'a dit, tu saurais ? –'ais pas. Arti'anale.'e crois.'érifie.'es achats… — OK, compris ! Bon boulot, capitaine Thorne. T'as toujours été le meilleur, Bel. Miles se tourna sur le côté et parla à voix forte dans son bracelet-com, exigeant d'être relié à Greenlaw, ou Venn, ou Watts, ou n'importe quel individu possédant une quelconque autorité sur la Station de Graf. Une voix épuisée finit par lui répondre : — Oui ? — Garde des sceaux Greenlaw ? C'est vous ? À l'autre bout, la voix se raffermit. — Oui, Seigneur Vorkosigan ? Vous avez du nouveau ? — Peut-être. D'après Bel Thorne, le Ba a dit qu'il avait caché la bombe biologique quelque part dans l'Auditorium Minchenko. Il est possible que ce soit derrière des éclairages. Elle inspira. — Bien. Nous allons concentrer les recherches de nos spécialistes là-bas. — Bel pense également que la bombe a été bricolée récemment par le Ba lui-même. Il a pu faire des achats sur la Station de Graf sous le nom de Ker Dubauer, ce qui vous donnerait des pistes sur le nombre de bombes qu'il a pu fabriquer. — Ah ! Bien ! Je vais mettre les équipes de Venn là-dessus. — Cela dit, Bel n'est pas du tout en forme. Et le Ba a très bien pu mentir. Rappelez-moi quand vous en saurez plus. — Oui. Oui. Merci. Elle coupa précipitamment la com. Miles se demanda tout à coup si elle aussi était au même moment enfermée dans une protection d'isolement biologique, comme il était sur le point de l'être, essayant d'imaginer l'instant critique où surviendrait cette frustrante mise à l'écart. –'alaud. M'a paralysé. M'a mis dans un nacelle'orporelle. M'a raconté. Et après, a remonté la'ermeture. Pour que'e meure en sachant… Savait… savait pour Nicol et moi. Vu mon cube vid. Où est mon cube vid ? — Nicol est en sécurité, assura Miles. En tout cas autant que tous les autres quaddies de la Station de Graf à la même heure – à défaut d'être en sécurité, du moins prévenus. Le cube vid ? Oh, le petit écran rempli d'images des enfants hypothétiques de Bel. — Ton cube vid est rangé bien au chaud. Miles n'en avait pas la moindre idée – le cube avait pu rester dans la poche de Bel, être détruit en même temps que les vêtements contaminés de l'hermaphrodite, ou être volé par le Ba. Mais l'affirmation apaisa Bel. Épuisé, il ferma les yeux, et sa respiration se fit plus régulière. Dans quelques heures, c'est à ça que je ressemblerai. Alors tu ferais bien de ne pas perdre de temps. Avec un profond dégoût, Miles toléra qu'un technicien l'aide à sortir de sa combinaison et de ses sous-vêtements – qui furent emportés pour être incinérés. C'est du moins ce qu'il supposa. — Si vous me gardez ligoté ici, je veux qu'on installe immédiatement une console de com à côté de ma couchette. Non, vous ne pouvez pas prendre ça. Miles repoussa le technicien, qui essayait de détacher sa liaison de com, et s'interrompit pour déglutir. — Et quelque chose pour la nausée. D'accord, mettez ça autour de mon bras droit, alors. La position horizontale ne valait guère mieux que la position verticale. Miles lissa les plis de sa blouse vert pâle et abandonna son bras gauche au chirurgien. Celui-ci se chargea personnellement de lui percer la veine à l'aide d'un poinçon médical qui lui fit l'effet d'avoir le diamètre d'une paille. De l'autre côté, un technicien dirigeait le jet d'un hydrospray sur son épaule droite – une potion qui, il l'espérait, devait faire disparaître les vertiges et les crampes d'estomac. Il ne broncha pas tant que le premier bouillonnement de sang filtré ne fut pas revenu dans son corps. — Merde, c'est froid. Je déteste le froid. — On ne peut rien y faire, monseigneur Auditeur, murmura Clogston d'un ton apaisant. Nous devons faire baisser la température de votre corps d'au moins trois degrés. Ça nous fera gagner du temps. Miles rentra les épaules à ce rappel désagréable du fait qu'ils n'avaient pas encore trouvé de solution. Il réprima l'afflux de terreur qui s'échappait sous la pression de là où il l'avait maintenue verrouillée les dernières heures. Pas une seule seconde il ne s'autoriserait à croire qu'il n'existait pas de remède, que cette combinaison antibio allait le mettre au tapis et que, cette fois-ci, il ne reviendrait pas… — Où est Roic ? Il leva son poignet droit à ses lèvres. — Roic ? — Je suis dans la chambre extérieure, monseigneur. Je n'ose pas faire passer ce système de détonateur à travers la barrière biologique tant qu'on n'est pas sûrs qu'il est désamorcé. — Oui, bien raisonné. L'un des gars qui se trouvent à l'extérieur devrait être le spécialiste en explosifs que j'ai réclamé. Trouvez-le et donnez-le-lui. Ensuite, supervisez l'interrogatoire pour moi, vous voulez ? — Oui, monseigneur. — Capitaine Clogston. Le docteur releva les yeux du filtre sanguin improvisé avec lequel il était en train de bricoler. — Monseigneur ? — Dès que vous aurez un médtech – non, un docteur. Dès que vous aurez des hommes qualifiés disponibles, envoyez-les à la cale où le Ba héberge ses réplicateurs. Je veux qu'ils prélèvent des échantillons, qu'ils essaient de voir si le Ba les a contaminés ou empoisonnés d'une manière ou d'une autre. Et assurez-vous que l'équipement fonctionne normalement. Il est très important que les enfants Hauts soient maintenus en vie et en bonne santé. — Oui, seigneur Vorkosigan. Si le Ba avait inoculé aux bébés Hauts les mêmes saletés de parasites que ceux qui étaient en train de semer la zizanie dans son propre corps, était-il envisageable de baisser la température des réplicateurs pour les refroidir et ralentir le processus de la maladie ? Ou bien un tel froid serait-il un facteur de stress dommageable pour les bébés ? Il voyait toujours tout en noir, raisonnait avant de disposer des informations. Un agent bien entraîné, conditionné à faire la séparation adéquate entre action et imagination, aurait pu effectuer une telle inoculation, et nettoyer toute trace compromettante d'ADN de Haut avant de quitter les lieux. Mais ce Ba était un amateur. Ce Ba avait un type de conditionnement totalement différent. Oui, et ledit conditionnement a dû sérieusement déraper quelque part, ou il ne serait pas allé si loin… Tandis que Clogston se retournait pour s'éloigner, Miles ajouta : — Et donnez-moi des nouvelles de l'état du pilote, Corbeau, dès que vous en aurez. La silhouette en combinaison se retira en levant la main pour signifier son acquiescement. Quelques minutes plus tard, Roic pénétrait dans le bloc ; il avait ôté la volumineuse combinaison de travail assistée qu'il avait remplacée par une tenue militaire antibio de niveau Trois plus confortable. — Comment ça se passe, là-bas ? Roic baissa la tête. — Pas bien, monseigneur. Le Ba est dans un état mental très perturbé. Il délire, mais on n'y comprend rien, et les gars des services secrets disent que son état physiologique aussi est détraqué. Ils essaient de le stabiliser. — Il faut qu'il reste en vie ! Miles fit un effort pour se redresser, et s'imagina un instant en train de se faire porter dans la pièce voisine pour prendre les choses en main. — Il faut le ramener à Cetaganda. Pour prouver l'innocence de Barrayar. Il se rallongea et jeta un regard à l'appareil bourdonnant qui filtrait son sang, suspendu à son côté gauche. Il retirait les parasites, oui, mais en le vidant de l'énergie que les parasites s'étaient appropriée pour se créer. En siphonnant l'acuité mentale dont il avait désespérément besoin à ce moment-là. Il rassembla ses pensées éparpillées, et fit part a Roic des nouvelles communiquées par Bel. — Retournez dans la pièce d'interrogatoire et mettez-les au courant de cette information. Voyez s'ils peuvent obtenir confirmation de l'emplacement de la cachette dans l'Auditorium Minchenko, et en particulier s'ils peuvent trouver quoi que ce soit qui suggère qu'il y a plus d'une bombe. — D'accord. Roic hocha la tête. Il tourna les yeux vers l'appareillage médical de Miles, qui allait s'alourdissant. — À propos, monseigneur, avez-vous eu l'occasion de signaler vos problèmes de crise au chirurgien ? — Pas encore. Je n'ai pas eu le temps. — Bon. (Roic pinça les lèvres d'un air songeur et paternaliste que Miles feignit d'ignorer.) Je vais le faire, alors, d'accord, monseigneur ? Miles rentra les épaules. — Ouais, ouais. Roic quitta le bloc pour aller remplir ses deux missions. La console de com à télécommande arriva ; un tech balança un plateau sur les genoux de Miles, posa dessus le châssis de l'écran vid, et l'aida à se redresser en position presque assise, en ajoutant des oreillers derrière son dos. Il recommençait à frissonner. Bien, l'appareil était du matériel militaire barrayaran, et non un rebut de l'Idris. Il avait à nouveau une liaison visuelle sécurisable. Il entra les codes. Le visage de Vorpatril mit une ou deux minutes à apparaître ; occupé à tout superviser à partir de la salle de tactique du Prince Xav, l'amiral devait certainement trouver son attention sollicitée par plus d'un sujet. Il se manifesta enfin avec un : — Oui, monseigneur ! Ses yeux fouillaient l'écran vid à la recherche du visage de Miles. Et ce qu'il vit ne sembla pas le rassurer. Sa mâchoire se crispa sous l'effet de la consternation. — Est-ce que ça va…, commença-t-il. (Puis il modifia en chemin cette question stupide en :) Vous en êtes où ? — Je peux encore parler. Et tant que je peux encore parler, il faut que je passe quelques ordres. En attendant que les quaddies avancent dans les recherches de la bombe biologique – vous suivez les dernières nouvelles là-dessus ? Miles mit l'amiral au courant des informations communiquées par Bel sur l'Auditorium Minchenko, et poursuivit : — Pendant ce temps, je veux que vous choisissiez et que vous prépariez le vaisseau le plus rapide de votre escorte, avec une capacité suffisante pour la charge qu'il devra transporter. À savoir moi, le capitaine de port Thorne, une équipe médicale, notre prisonnier le Ba et ses gardes, Guppy le contrebandier jacksonien, si j'arrive à le tirer des griffes des quaddies, et un millier de réplicateurs utérins en fonctionnement. Avec une assistance médicale qualifiée. — Et moi, s'interposa la voix ferme d'Ekaterin en périphérie. Son visage apparut brièvement dans le champ du lecteur vid de Vorpatril. À sa vue, elle fronça les sourcils. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'elle voyait son mari l'air mourant sur un écran vid ; elle n'en serait peut-être pas aussi perturbée que l'était visiblement l'amiral. Le fait qu'un Auditeur impérial soit réduit à l'état de magma fumant sous sa responsabilité ne pourrait qu'entacher ses états de service, et la carrière de Vorpatril allait sans doute sortir ruinée de cet épisode. — Mon transporteur fera le voyage en convoi, avec lady Vorkosigan à bord. (Il coupa court à l'objection que s'apprêtait à émettre Ekaterin.) Je pourrais bien avoir besoin ne serait-ce que d'un porte-parole avec moi, qui ne soit pas en quarantaine. Elle concéda un « Hmm » dubitatif. — Mais je veux être parfaitement sûr qu'on ne sera pas ralentis par des histoires en route, amiral, et je veux que vous mettiez immédiatement votre équipe au travail sur les autorisations de passage dans toutes les entités politiques locales que nous devrons traverser. La vitesse. Tout est dans la vitesse. Je veux partir à la minute où nous serons sûrs que la Station de Graf a été débarrassée de l'appareil infernal du Ba. Au moins, avec toutes les menaces biologiques qu'on va transporter, personne ne viendra nous arrêter pour inspecter le vaisseau. — Direction Komarr, monseigneur ? Ou Sergyar ? — Non. Calculez le trajet le plus court possible pour aller directement à Rho Ceta. De saisissement, Vorpatril rejeta la tête en arrière. — Si les ordres que j'ai reçus du QG du Secteur Cinq signifient ce que nous croyons, vous aurez du mal à obtenir l'autorisation de passer par là. Je m'attendrais plutôt à une réception aux tirs de plasma et aux obus à fusion à la seconde où vous surgirez du vortex. — Accouche, Miles, s'interposa la voix d'Ekaterin. Il sourit à l'exaspération familière qui perçait dans sa voix. — D'ici à ce qu'on arrive là-bas, je nous aurai fait obtenir les autorisations de l'Empire cetagandan. Du moins je l'espère. Ou bien ils seraient tous dans une situation bien plus inconfortable que tout ce que Miles voulait envisager. — Barrayar leur ramène les bébés Hauts qui leur ont été enlevés. Au bout d'un grand bâton. Avec moi dans le rôle du bâton. — Ah, fit Vorpatril, haussant ses sourcils grisonnants en signe de perplexité. — Prévenez le pilote de mon transporteur de la SecImp. J'ai l'intention de partir à la minute où tout le monde et où tout le matériel sera à bord. Vous pouvez commencer à vous occuper du matériel dès maintenant. — Compris, monseigneur. Vorpatril se leva et disparut du champ de vision de la vid. Ekaterin réapparut avec un sourire. — Bon, on finit quand même par avancer, lui dit Miles, avec ce qu'il espérait être un ton enjoué, et non de l'hystérie contenue. Elle eut un sourire en coin, sans que son regard ne perde rien de sa tendresse. — Par avancer ? Et comment appelles-tu une avalanche, peux-tu me dire ? — Pas de métaphores arctiques, je te prie. J'ai assez froid comme ça. Si les toubibs arrivent à prendre le contrôle sur cette… infection en route, j'aurai peut-être l'autorisation de recevoir des visites. On aura besoin du transporteur plus tard, de toute façon. Un médtech apparut, tira un échantillon de sang du tuyau sortant, ajouta une pompe IV à l'appareillage, remonta les barrières du lit, puis se pencha et entreprit d'attacher la planche qui soutenait le bras gauche. — Hé, objecta Miles. Comment suis-je censé déblayer tout ce chantier avec un bras attaché dans le dos ? — Ordres du capitaine Clogston, monseigneur Auditeur. Fermement, le technicien acheva d'attacher le bras. — Procédure standard en cas de risque de crise. Miles grinça des dents. — Ton stimulateur de crise est avec toutes tes affaires à bord de la Crécerelle, l'informa Ekaterin d'un ton neutre. Je vais le chercher et je te le fais envoyer dès que je retourne à bord. Prudemment, Miles limita sa réponse à : — Merci. Rappelle-moi avant de le faire partir. Il y aura peut-être d'autres choses dont j'aurai besoin. Préviens-moi une fois que tu seras arrivée à bord. — Oui, mon amour. Elle porta les doigts à ses lèvres et les posa sur l'image de lui qu'elle avait devant elle. Il fit de même. Son cœur se serra un peu quand son image à elle s'évanouit. Combien de temps avant qu'ils osent à nouveau se toucher, qu'il sente sa chaleur, peau contre peau ? Et si ça ne doit jamais… ? Merde, mais j'ai froid. Le tech s'en alla. Miles se recroquevilla dans son lit. Il supposa qu'il était vain de demander des couvertures. Il imagina de minuscules bombes biologiques réglées pour exploser partout dans son corps, éclatant comme un feu d'artifice estival vu de loin au-dessus de la rivière à Vorbarr Sultana, retombant en cascade dans un grand final fatal. Il imagina sa chair se décomposant en une vase corrosive alors qu'il vivait encore dedans. Il fallait qu'il pense à autre chose. Deux empires, tous deux au même degré d'indignation, manœuvrant pour se mettre en position, amassant des forces mortelles derrière une douzaine de vortex, chaque saut constituant un point de contact, de conflit, de catastrophe… ce n'était pas mieux. Un millier de fœtus presque à terme, se retournant dans leurs petites chambres, inconscients de la distance et du danger qu'ils avaient traversés, et des risques à venir – combien de temps restait-il avant qu'il faille les sortir ? L'image d'un millier de bébés criards lâchés sur une poignée de toubibs militaires barrayarans harcelés serait presque parvenue à le faire sourire, s'il n'avait pas été si près de hurler. La respiration de Bel, sur la couchette voisine, était encombrée et laborieuse. La vitesse. Pour toutes les raisons, la vitesse. Avait-il mis en mouvement toutes les procédures et tous les gens qu'il fallait ? Il fit défiler des listes dans sa tête douloureuse, s'y perdit, réessaya. Depuis combien de temps n'avait-il pas dormi ? Les minutes rampaient avec une lenteur tortueuse. Il les imagina comme des escargots des centaines de petits escargots aux coquilles portant les couleurs des clans cetagandans, passant en procession, laissant des traces baveuses de bio-contamination un bébé à quatre pattes, la petite Helen Natalia babillant et tendant la main vers l'une de ces jolies petites créatures venimeuses, et lui, attaché et transpercé de tuyaux, qui ne pouvait pas traverser la pièce assez vite pour l'en empêcher… Un bip de sa liaison, Dieu merci, l'éveilla en sursaut avant qu'il ne découvre où allait ce cauchemar-là. Il était toujours transpercé de tuyaux, en revanche. Quelle heure était-il ? Il perdait complètement le fil. Son mantra habituel – je pourrai dormir quand je serai mort – semblait un peu trop approprié aux circonstances. Une image se forma sur l'écran vid. — Garde des sceaux Greenlaw ! Bonne nouvelle ? Mauvaise nouvelle ? Bonne. Son visage tiré irradiait de soulagement. — On l'a trouvée. On l'a désamorcée. Miles expira dans un long souffle. — Oui. Parfait. Où ? — Dans l'Auditorium Minchenko, exactement comme l'avait indiqué le capitaine de port. Fixée au mur dans une cellule de lumière de scène. Elle avait l'air d'avoir été bricolée assez hâtivement, mais c'était quand même très malin. Ça ressemblait à un petit ballon en plastique hermétiquement fermé, rempli d'une sorte de solution nutritive, à ce que m'ont dit mes gars. Et une minuscule charge, avec son détonateur électronique. Le Ba l'avait collée au mur avec du vulgaire ruban adhésif, et recouverte d'un peu de peinture noire. Personne n'aurait pu la remarquer en temps normal, même en travaillant sur les éclairages, à moins de mettre la main pile dessus. — Artisanale, alors. Elle a été faite sur place ? — On dirait, oui. Les composants électroniques, qui étaient des pièces du commerce – et le ruban adhésif, évidemment –, étaient tous de fabrication quaddie. Ils correspondent aux achats enregistrés au crédit de Dubauer le soir qui a suivi l'attaque dans le hall de la pension. Toutes les pièces ont été retrouvées. Apparemment, il n'y avait pas d'autre appareil. Elle passa les mains supérieures dans ses cheveux argentés, se massant le crâne d'un geste fatigué, et ferma ses yeux cerclés de petites ombres foncées en demi-lunes. — Ça… colle avec l'emploi du temps tel que je le vois, dit Miles. Jusqu'au moment où Guppy s'est pointé avec sa riveuse, le Ba pensait de toute évidence qu'il s'en était tiré sans encombre avec sa cargaison volée. Et avec la mort de Solian. Tout était impeccable, tranquille. Son plan était de traverser l'espace quaddie sans faire de vagues, sans laisser de traces. Il n'aurait pas eu la moindre raison de bricoler un tel appareil avant cela. Mais à partir de cette tentative de meurtre ratée, il a paniqué, et il a dû improviser rapidement. Curieux pressentiment, quand même. Il ne pouvait certainement pas prévoir qu'il serait coincé à bord de l'Idris comme ç'a été le cas. Elle secoua la tête. — Il avait prévu quelque chose. La charge explosive avait deux arrivées sur le détonateur. L'une était un récepteur pour le mécanisme de lancement que le Ba avait dans la poche. L'autre était un simple capteur de son. Réglé sur un niveau de décibels assez élevé. Comme celui d'un auditorium plein d'applaudissements, par exemple. Miles serra les dents. Oh, oui. — Ce qui aurait masqué la détonation de la charge, et balancé du produit contaminant sur un maximum de gens en même temps. La vision fut aussi instantanée qu'horrifiante. — C'est ce que nous pensons. Des gens viennent de toutes les autres stations de l'espace quaddie pour assister aux performances du ballet Minchenko. Par leur intermédiaire, la contagion se serait étendue à la moitié du système avant qu'on s'en aperçoive. — Est-ce la même chose – non, ça ne peut pas être ce que le Ba nous a transmis à Bel et à moi. Si ? Était-ce mortel ? Ou simplement affaiblissant, ou quoi ? — L'échantillon est actuellement entre les mains de nos scientifiques. On devrait bientôt en savoir plus. — Alors le Ba a posé sa bombe biologique… sachant déjà qu'il avait de vrais agents cetagandans à ses trousses, sachant déjà qu'il serait contraint d'abandonner les réplicateurs compromettants et leur contenu… Pas étonnant qu'il ait fabriqué et collé sa bombe là-bas à toute allure. Peut-être était-ce pour se venger. Se venger des quaddies pour tous les atermoiements qui avaient totalement ruiné son plan parfait… ? D'après le rapport de Bel, le Ba n'était pas au-dessus de telles motivations ; le Cetagandan avait fait preuve d'un humour plein de cruauté, et d'un goût pour les stratégies compliqués. Si le Ba n'était pas tombé dans les ennuis à borde de l'Idris, aurait-il retiré le mécanisme, ou aurait-il tranquillement laissé la bombe derrière lui et filé de son côté ? Enfin, si les hommes de Miles n'arrivaient pas à tirer toute l'histoire de la bouche du prisonnier, il savait parfaitement qui pourrait le renseigner. — Bien, souffla-t-il. On peut y aller maintenant. Greenlaw rouvrit ses yeux fatigués. — Quoi ? — C'est-à-dire – avec votre permission, madame le Garde des sceaux. Il régla son lecteur vid sur un champ plus grand, afin d'y intégrer son sinistre environnement médical. Trop tard pour régler les couleurs en vue d'obtenir un vert plus maladif. Et redondant, vraisemblablement. Greenlaw le regarda, les coins de sa bouche tombant sous l'effet de la consternation. — L'amiral Vorpatril a reçu un communiqué militaire extrêmement alarmant en provenance de chez nous… Rapidement, Miles exposa sa déduction sur les liens qu'il établissait entre les tensions soudain accrues opposant Barrayar et son dangereux voisin cetagandan, et les événements récents survenus sur la Station de Graf. Il évoqua du bout des lèvres la fonction tactique des escortes de flottes de commerce en tant que forces de déploiement rapide, tout en se doutant bien que les implications n'échapperaient pas à Greenlaw. — Mon idée est d'emmener à Rho Ceta les réplicateurs, le Ba, et autant de preuves que je pourrai en amasser sur ses crimes, et de les présenter au gouvernement de Rho Ceta pour blanchir Barrayar des accusations de collusion, quelles qu'elles soient, qui ont provoqué cette crise. Aussi vite que possible. Avant qu'il se trouve une tête brûlée – dans un camp ou dans l'autre – pour faire quelque chose qui, pour être clair, fasse passer les dernières actions de l'amiral Vorpatril sur la Station de Graf pour un modèle de modération et de sagesse. Cette comparaison arracha un grognement à Greenlaw. Il continua : — Si le Ba et Gupta Russo ont tous deux commis des crimes sur Graf, ils ont commencé par en commettre dans les Empires cetagandan et barrayaran. Mon argument est que nos griefs sont antérieurs. Et pis – le simple fait de leur présence sur la Station de Graf est dangereux, parce que je peux vous garantir que, tôt ou tard, leurs victimes cetagandanes vont les poursuivre de toute leur colère. Il me semble que vous avez assez goûté à leurs traitements pour que la perspective d'un essaim de vrais agents cetagandans fondant sur vous ne soit pas la bienvenue. Abandonnez-nous les deux criminels, et les conséquences nous poursuivront, nous. — Hmm…, dit-elle. Et votre flotte de commerce arraisonnée ? Vos amendes ? — Heu… de ma propre autorité, je suis prêt à faire transférer la propriété de l'Idris sur la Station de Graf à titre de règlement des amendes et des dépenses. Elle écarquilla les yeux. — Le vaisseau est contaminé, s'exclama-t-elle, indignée. — Oui. De toute façon nous ne pouvons pas l'emmener. Le nettoyer serait un excellent exercice d'entraînement pour vos équipes de contrôle biologiques. (Il préféra faire l'impasse sur les trous dans le vaisseau.) Même avec cette dépense, vous y gagnez. Je suis désolé, mais je crois que les assurances des passagers devront prendre en charge la valeur de leur cargaison, pour celles qui ne pourront pas être dédouanées. Mais je pense sincèrement que pour la plupart, la mise en quarantaine ne sera pas nécessaire. Et vous pouvez laisser partir le reste de la flotte. — Et vos hommes en détention ? — Vous en avez laissé sortir un. Avez-vous eu à le regretter ? Ne pouvez-vous laisser le courage du lieutenant Corbeau racheter ses camarades ? Ça doit être l'acte le plus courageux auquel j'aie jamais assisté, de le voir marcher nu et en toute connaissance de cause vers l'horreur pour sauver la Station de Graf. — Oui… c'est vrai. C'était remarquable, concéda-t-elle. Aux yeux de n'importe quel peuple. (Elle le considéra pensivement.) Vous vous êtes lancé à la poursuite du Ba, vous aussi. — Moi, ça ne compte pas, répliqua Miles sans réfléchir. J'étais déjà… (Il retint le mot mort. Il ne l'était pas, nom de Dieu, pas encore.) J'étais déjà contaminé. Elle haussa les sourcils d'un air de curiosité étonnée. — Et sinon, qu'auriez-vous fait ? — Eh bien… Tactiquement, c'était le moment d'agir. J'ai une sorte de talent pour le timing, à vrai dire. — Et pour les discours à double sens. — Pour ça aussi. Mais pour le Ba, je n'ai fait que mon devoir. — Vous a-t-on déjà dit que vous étiez complètement fou ? — De temps en temps, admit-il. (Malgré tout, un sourire se dessina lentement sur ses lèvres.) Moins, remarquez, depuis que j'ai été nommé Auditeur impérial. Comme quoi c'est utile. Elle eut un petit reniflement. Serait-elle en train de s'amadouer ? Miles monta au créneau suivant. — Ma requête a aussi un caractère humanitaire. J'ai la conviction – l'espoir – que les dames Hautes cetagandanes auront bien un antidote dans leurs vastes manches pour leur propre produit. Je propose d'emmener avec nous le capitaine de port Thorne – à notre charge – pour lui faire partager les soins dont j'ai moi-même désespérément besoin. Ce n'est que justice. L'hermaphrodite était en quelque sorte à mon service quand l'accident lui est arrivé. Dans mon équipe de travail, si vous préférez. — Hmm. Vous, les Barrayarans, savez prendre soin des vôtres, au moins. C'est l'une des rares qualités qui vous rachètent. Miles ouvrit les mains dans un geste tout aussi ambigu que l'était le compliment. — Thorne et moi sommes maintenant tous deux sous le coup d'une épée de Damoclès qui n'attendra pas les conclusions d'un débat de comité, ni la permission de qui que ce soit. Le palliatif actuel (il désigna maladroitement le filtre sanguin) nous fait gagner un peu de temps. À l'heure qu'il est, nul ne sait si cela suffira. Elle se frotta le front, comme si elle avait mal à la tête. — Oui, bien sûr… bien sûr vous devez… oh, et puis zut ! (Elle prit son inspiration.) C'est d'accord. Prenez vos prisonniers et vos preuves et tout le tintouin – et Thorne – et filez. — Et les hommes de Vorpatril en détention ? — Eux aussi. Embarquez tout le monde. Vos vaisseaux peuvent partir, à l'exception de l'Idris. (Elle plissa le nez de dégoût.) Mais nous discuterons du solde de vos amendes et dépenses ultérieurement, une fois le vaisseau estimé par nos inspecteurs. Plus tard. Votre gouvernement peut envoyer quelqu'un pour les pourparlers. Pas vous, de préférence. — Merci, madame le Garde des sceaux, chantonna-t-il, soulagé. Il coupa la com et s'affala sur ses oreillers. Il avait l'impression que le bloc tournait au-dessus de sa tête, très lentement, par à-coups. Au bout d'un moment, il décréta que le problème ne venait pas de la pièce. Le capitaine Clogston, qui attendait à la porte que l'Auditeur ait achevé cette négociation de haut niveau, entra en jetant un nouveau regard incendiaire à son bricolage de filtre sanguin. Puis il invectiva Miles. — Des crises, hein ? Je suis ravi que quelqu'un ait pris la peine de m'informer. — Oui, enfin, on ne voulait pas que vous confondiez ça avec un nouveau symptôme exotique cetagandan. Ce n'est que de la routine. En fait, il n'y a pas de quoi paniquer. Je reviens généralement à moi au bout de cinq minutes. Ça me donne comme une sorte de gueule de bois, après, même si sur le coup je ne suis pas capable de faire la différence. Peu importe. Que pouvez-vous me dire sur le lieutenant Corbeau ? — On a vérifié l'hypospray du Ba. Il était rempli d'eau. — Ah ! Parfait. C'est bien ce que je pensais. (Miles s'autorisa un sourire de satisfaction matois.) Pouvez-vous le déclarer hors de danger des horreurs biologiques, alors ? — Étant donné qu'il s'est baladé cul nu partout dans le vaisseau contaminé, pas tant que nous n'aurons pas identifié avec certitude tous les risques possibles que le Ba a pu émettre. Mais nous n'avons rien décelé dans les premiers échantillons de sang et de tissu que nous avons prélevés. Un signe engageant – Miles s'interdit de penser « carrément optimiste ». — Pouvez-vous m'envoyer le lieutenant ? Ça ne présente pas de danger ? Je veux lui parler. — Nous pensons maintenant que ce que vous avez, vous et l'hermaphrodite, n'est pas extrêmement contagieux par le biais des contacts courants. Une fois surs que le vaisseau n'est pas touché par autre chose, nous serons en mesure de nous débarrasser de ces combinaisons, ce qui sera un soulagement. Mais il est possible que les parasites soient sexuellement transmissibles. Il faudra qu'on vérifie. — Je n'aime pas Corbeau à ce point-là. C'est bon, envoyez-le-moi. Clogston regarda Miles avec un drôle d'air et décampa. Miles ne savait trop si la mauvaise blague avait échappé au capitaine, ou s'il la jugeait simplement trop mauvaise pour mériter une réaction. Mais cette théorie du sexuellement transmissible déclencha dans son esprit toute une nouvelle cascade de questions désagréables dont il se serait bien passé. Et si les toubibs découvraient qu'ils pouvaient le maintenir en vie indéfiniment, sans pour autant pouvoir le débarrasser de ces saletés ? Ne pourrait-il plus jamais toucher Ekaterin autrement que par son image holovid, pour le restant de ses jours… ? Cela supposait aussi de nouvelles questions à poser à Guppy à propos de ses voyages récents – enfin, les médecins quaddies étaient compétents, et recevaient les copies des dossiers médicaux barrayarans ; leurs épidémiologistes étaient sans aucun doute déjà en train d'étudier le sujet. Corbeau traversa les barrières antibio. Il était équipé un peu à la diable, d'un masque et de gants jetables, en sus d'une blouse et de pantoufles médicales. Miles s'assit, écarta son plateau et entrouvrit discrètement sa propre blouse, laissant la pâle toile d'araignée de ses vieilles cicatrices de grenades à aiguilles suggérer silencieusement ce qu'elles pouvaient à Corbeau. — Vous avez demandé à me voir, seigneur Auditeur ? Corbeau rentra la tête dans les épaules dans un tic nerveux. — Oui. (Miles se gratta pensivement le nez de sa main libre.) Alors, le héros. Très bon pour votre carrière, ce que vous venez de faire. Corbeau courba légèrement le dos avec un air têtu. — Je ne l'ai pas fait pour ma carrière. Je l'ai fait pour la Station de Graf, et pour les quaddies, et pour Garnet Cinq. — Et je m'en réjouis. Néanmoins, les gens ne manqueront pas de vouloir vous décorer d'étoiles dorées. Coopérez avec moi, et l'on n'aura pas à vous les épingler sur le costume que vous portiez au moment où vous les avez gagnées. Déconcerté, Corbeau le regarda d'un œil circonspect. Mais qu'est-ce qu'il avait à faire toutes ces blagues, aujourd'hui ? De nulles à très nulles, puis nullissimes. Peut-être était-il en train de violer une espèce de protocole tacite d'Auditeur, embrouillant du même coup les répliques de tous les autres. — Que voulez-vous que je fasse, monseigneur ?, demanda le lieutenant d'un ton nettement peu engageant. — Des préoccupations plus urgentes – et c'est un euphémisme – vont me contraindre à quitter l'espace quaddie avant d'avoir pu mener jusqu'à son terme la mission diplomatique qui m'a été assignée. Toutefois, maintenant que la cause et le cours réels des dernières catastrophes ont enfin été mis en lumière, la suite devrait être plus facile. (Par ailleurs, il n'y a rien de tel pour vous forcer à déléguer que la menace de votre mort imminente.) Il est manifeste que Barrayar n'a que trop tardé à assigner un officier consulaire diplomatique à l'Union des Habitats Libres. Un jeune homme intelligent, qui… (est à la colle avec une quaddie, non, marié à, une minute, ce n'est pas comme ça qu'ils disaient ici, est en partenariat avec, oui, ça devait être ça, mais ce n'était pas encore le cas. Cela dit, il aurait fallu que Corbeau soit un triple idiot pour ne pas sauter sur cette occasion de régulariser la situation avec Garnet Cinq une fois pour toutes)… qui apprécie les quaddies, poursuivit Miles dans la foulée, qui ait su gagner à la fois leur respect et leur gratitude par son courage personnel, et n'ait pas d'objection a une longue mission loin de chez lui – deux ans, c'est ça ? Oui, deux ans. Un jeune homme qui remplirait ces critères serait particulièrement bien placé pour défendre efficacement les intérêts de Barrayar dans l'espace quaddie. À mon sens. Derrière le masque, impossible de savoir si Corbeau avait la bouche ouverte. Ses yeux s'étaient visiblement agrandis. — Je serais très surpris, continua Miles, que l'amiral Vorpatril oppose la moindre objection à votre détachement sur cette mission. Ou tout du moins à ce qu'on l'exempte de la corvée de gérer votre cas sous son commandement après… cette suite complexe d'événements. Remarquez, je n'avais pas prévu de lui accorder une voix betane dans mes décrets d'Auditeur. — Je… Je ne connais rien à la diplomatie. J'ai une formation de pilote. — Si vous avez suivi une formation militaire de pilote de saut, vous avez déjà fait la preuve que vous pouvez étudier avec sérieux, apprendre vite, et prendre des décisions rapides et sûres engageant la vie de tiers. Objection rejetée. Vous disposerez bien entendu d'un budget consulaire qui vous permettra d'engager du personnel qualifié pour vous assister sur les questions spécialisées, comme la loi, l'économie tarifaire des ports, les sujets commerciaux, etc. Mais on attendra de vous que vous appreniez assez vite pour juger de la pertinence de leurs conseils, dans l'optique des intérêts barrayarans. Et si, au bout de deux ans, vous décidez de vous désengager et de rester ici, cette expérience vous donnera un sérieux coup de pouce pour trouver un emploi dans le privé dans l'espace quaddie. S'il y a dans tout cela le moindre problème, de votre point de vue – ou de celui de Garnet Cinq, une femme pleine de bon sens, à propos, ne la laissez pas filer –, personnellement, je ne vois pas lequel. — Je… (Corbeau déglutit) vais y réfléchir. Monseigneur. — Parfait. (Il ne se laissait pas facilement pousser à prendre des décisions sous la pression ; bien.) Faites. Avec un sourire, Miles lui donna congé d'un geste de la main ; sur ses gardes, Corbeau se retira. Dès qu'il ne fut plus à portée de voix, Miles murmura un code dans son bracelet-com. — Ekaterin, mon amour ? Où es-tu ? — Dans ma cabine sur le Prince Xav. Le jeune et charmant chevalier va m'aider à porter mes affaires à bord de la navette. Oui, merci, ça aussi… — Bien. En gros, je viens de réussir à nous libérer de l'espace quaddie. Greenlaw s'est montrée raisonnable, ou en tout cas trop épuisée pour continuer à discuter. — Je compatis avec elle. Je ne crois pas qu'il me reste un seul nerf en état de fonctionnement, là maintenant. — Pas besoin de tes nerfs, ta grâce coutumière suffira. À la minute où tu pourras accéder à la console de com, appelle Garnet Cinq. Je veux nommer ce jeune idiot de héros, Corbeau, à un poste de consul barrayaran ici, et lui faire nettoyer tout le bazar que je dois laisser dans mon sillage. Ça n'est que justice ; on peut dire qu'il a contribué à le créer. Gregor m'a bien demandé expressément de me débrouiller pour que les vaisseaux barrayarans puissent un jour revenir accoster ici. Le gamin se tâte, cela dit. Vends-moi ça à Garnet Cinq, et assure-toi qu'elle s'assure de lui faire dire oui. — Oh ! C'est une idée excellente, mon amour ! Je pense qu'ils feraient une bonne équipe. — Ouep. Elle pour la beauté, et, heu… elle pour l'intelligence. — Et lui pour le courage, quand même. Je crois que ça pourrait marcher. Il faut que je réfléchisse au cadeau de mariage à leur envoyer, pour les remercier personnellement. — Un cadeau de partenariat ? Je ne sais pas, demande à Nicol. Oh. À propos de Nicol. Miles jeta un coup d'œil en biais à la silhouette recouverte d'un drap allongée sur la couchette voisine. Une fois transmis son message crucial, Thorne était retombé dans ce que Miles espérait être le sommeil, et non le début d'un coma. — Je me dis que Bel aurait vraiment besoin de quelqu'un qui vienne avec lui pour s'occuper de lui. Ou s'occuper des choses pour lui. Une sorte de soldat de soutien, tu vois. J'espère que la Crèche des Etoiles aura un antidote pour leur propre arme – ils l'ont sûrement, ne serait-ce que pour les accidents de labo. – Si on arrive à temps. – Mais ça a l'air d'un truc qui va demander une bonne durée de convalescence, et pas des plus agréables. Moi-même, je ne peux pas dire que ça m'emballe. – Mais compte tenu de l'alternative… – Demande-lui si elle serait d'accord. Elle pourrait voyager à bord de la Crécerelle avec toi, ça te ferait de la compagnie. – Et si ni Bel ni lui n'en sortaient vivants, une consolation. — Absolument. Je l'appelle d'ici. — Rappelle-moi quand tu seras tranquille à bord de la Crécerelle, mon amour. – Encore et encore. — Bien sûr. (Elle eut une hésitation.) Je t'aime. Essaie de te reposer. Tu as l'air d'en avoir besoin. On dirait que ta voix vient du fond d'un puits, comme quand… On aura le temps. La détermination perça à travers sa fatigue à elle, qui était audible. — Je n'oserais pas mourir. Il y a une dame Vor féroce qui a menacé de me tuer si je le faisais. Il rassembla ses forces pour lui adresser un large sourire et coupa la com. L'épuisement lui donnait le vertige, et il s'assoupit un moment, luttant contre le sommeil qui essayait de l'engloutir, parce qu'il craignait que ce ne soit la maladie infernale du Ba qui soit en train de gagner du terrain, auquel cas il risquait de ne pas se réveiller. Il remarqua un changement subtil dans les sons et les voix qui lui parvenaient de la pièce extérieure, quand l'équipe médicale bascula sur le mode d'évacuation. Au bout d'un moment, un technicien vint chercher Bel, qu'il emmena sur une palette flottante. Peu après, on ramena la palette, et Clogston lui-même, accompagné d'un autre médtech, embarqua l'Auditeur impérial et son équipement de survie de plus en plus conséquent. L'un des officiers de renseignement vint faire son rapport à Miles, au cours d'une petite pause dans la pièce extérieure. — Nous avons enfin retrouvé la dépouille du lieutenant Solian, monseigneur Auditeur. Ou ce qu'il en restait. Quelques kilos de… enfin. À l'intérieur d'une nacelle corporelle, pliée et rangée dans l'un des vestiaires du couloir juste à la sortie de la soute où se trouvaient les réplicateurs. — Bien. Merci. Apportez-les. Tels quels. Comme pièces à conviction, et parce que… il est mort en accomplissant son travail. Barrayar lui est redevable… dette d'honneur. Obsèques militaires. Une pension, la famille… verrai tout ça plus tard. On souleva sa palette, et les plafonds des couloirs de l'Idris flottèrent pour la dernière fois devant son regard brouillé. 18 — Ça y est, on est arrivés ? marmonna Miles dans le brouillard. Il battit des paupières et ouvrit les yeux, qui ne se révélèrent ni irrités ni collés comme il l'aurait cru. Le plafond au-dessus de lui ne voguait pas, il ne dessinait pas de courbes dans sa vision comme s'il voyait un mirage à travers la chaleur montante du désert. L'air qui pénétrait par ses narines dilatées, frais, passait sans entraves. Pas de flegme. Pas de tubes. Pas de tubes ? Le plafond lui était inconnu. Il lutta pour réveiller ses souvenirs. Le brouillard. Des anges et des démons en combinaisons antibio, qui le tourmentaient ; quelqu'un lui demandant de pisser. Des humiliations médicales, dont il ne gardait heureusement qu'un souvenir flou. Des tentatives pour parler, pour donner des ordres, jusqu'à ce qu'un hydrospray le plonge dans le noir et le silence. Et avant cela : le désespoir qui menaçait. L'envoi de messages frénétiques devançant son petit convoi. Le flux-retour des rapports quotidiens signalant des vortex en état de blocus, des étrangers internés des deux côtés, des biens saisis, des regroupements de vaisseaux, racontant à Miles leur petite histoire, encore empirée par les détails. Il en savait bien trop sur les détails. On ne peut pas entrer en guerre maintenant, bande d'idiots ! Vous ne savez pas qu'il y a des enfants sur le point d'arriver ? Son bras gauche, agité d'un soubresaut, ne rencontra pas d'autre résistance que le toucher lisse d'un couvre-lit sous ses doigts crispés. –… on est arrivés ? Le beau visage d'Ekaterin, à ses côtés, se pencha sur lui. Il n'était pas recouvert d'un masque antibio. Il craignit un instant qu'il ne s'agisse que d'une projection holovid, ou d'une hallucination, mais le baiser du souffle chaud, bien réel de sa bouche, porté par une bouffée de rire, le rassura sur la matérialité de sa présence avant même qu'il ne lui touche la joue d'une main hésitante. — Où est ton masque ? demanda-t-il d'une voix pâteuse. Il se souleva sur un coude, luttant contre une vague d'étourdissement. Il n'était assurément pas dans l'infirmerie utilitaire bondée du vaisseau militaire barrayaran dans laquelle on l'avait transféré de l'Idris. Son lit se trouvait dans une chambre individuelle, petite mais élégante, aux forts relents d'esthétique cetagandane, à en juger par l'éclairage serein, le déploiement de plantes vertes et le spectacle d'une mer apaisante derrière la fenêtre. Des vagues mousseuses venaient doucement lécher une plage de sable entrevue au travers d'arbres étranges projetant leurs ombres en formes de doigts fuselés. Presque certainement une projection vid, d'autant que les messages subliminaux de l'atmosphère et des sons de la pièce lui murmuraient cabine de vaisseau spatial. Il portait un vêtement ample et soyeux de teinte grise, dont seuls les points d'accès inhabituels trahissaient la nature médicale. Au-dessus de la tête de lit, un panneau discret donnait des informations médicales. — Où est-on ? Qu'est-ce qui se passe ? On a arrêté la guerre ? Ces réplicateurs qu'ils ont trouvés de leur côté – c'est une ruse, je le sais… Le désastre final – ses vaisseaux rapides avaient intercepté des nouvelles diffuses de Barrayar, parlant de négociations diplomatiques brisées par la découverte, dans un entrepôt de la périphérie de Vorbarr Sultana d'un millier de réplicateurs vides apparemment volés à la Crèche des Étoiles, leurs occupants envolés. Présumes occupants ? Même Miles n'était plus sûr de rien. Un ahurissant cauchemar d'implications. Bien entendu, le gouvernement de Barrayar avait énergiquement nié être au courant de la façon dont ils étaient arrivés là, ou du lieu où leur contenu pouvait maintenant se trouver. On ne les avait pas crus… — Le Ba – Guppy, j'avais promis – tous ces bébés Hauts – il faut que je… — Il faut que tu te tiennes tranquille. Une main ferme appuya sur sa poitrine pour l'empêcher de se redresser. — On s'occupe déjà de toutes les urgences prioritaires. — Mais qui ? Elle rougit légèrement. — Heu… moi, principalement. Le capitaine du vaisseau de Vorpatril n'aurait sans doute pas dû me laisser lui passer devant, techniquement, mais j'ai préféré ne pas le lui faire remarquer. Tu as une mauvaise influence sur moi, mon amour. Quoi ? Quoi ? — Comment ? — Je me suis contentée de répéter tes messages, et d'exiger qu'ils soient transmis à Haute-Pel et au ghem-général Bénin. Bénin a été génial. Une fois qu'il a reçu tes premiers envois, il a déduit que les réplicateurs trouvés à Vorbarr Sultana étaient des leurres, que le Ba avait piqués en douce à la Crèche des Étoiles par petites quantités, il y a environ un an, pour préparer son coup. (Elle fronça les sourcils.) Il s'agissait apparemment d'un tour de passe-passe délibéré de la part du Ba, destiné à créer précisément ce genre de problèmes. Un plan de secours, au cas où quelqu'un découvrirait que tout le monde n'était pas mort à bord du vaisseau de bébés et le pisterait jusqu'à Komarr. Ça a failli marcher. Ça aurait pu si Bénin n'avait pas été si pondéré et si consciencieux. J'ai cru comprendre que les circonstances politiques internes de son enquête étaient devenues extrêmement difficiles. Il a vraiment mis sa réputation en jeu. Et peut-être même sa vie, si Miles savait lire entre ces simples lignes. — Tout l'honneur est pour lui, alors. — Les forces militaires – les leurs comme les nôtres – ont toutes quitté l'état d'alerte. Elles sont en train d'être déconsignées. Les Cetagandans ont annoncé qu'il s'agissait d'une question civile interne. Il se détendit, immensément soulagé. — Ah. — Je ne pense pas qu'ils m'auraient écoutée si je n'avais pas cité le nom de Haute-Pel. (Elle hésita.) Et le tien. — Le nôtre. Les coins de ses lèvres remontèrent à cette rectification. — Lady Vorkosigan sonne assez prestigieux. Ça les a fait réfléchir des deux côtés. Ça, et le fait de répéter la vérité en boucle en hurlant. Mais je n'aurais pas tenu sans le nom. — Puis-je suggérer que le nom n'aurait pas tenu sans toi ? Il referma sa main libre sur la sienne sur la couverture. Elle la serra en retour. Il se redressa à nouveau. — Attends un peu – tu ne devrais pas être en combinaison antibio ? — Plus maintenant. Allonge-toi, nom d'un chien. Quelle est la dernière chose dont tu te souviennes ? — Mon dernier souvenir clair, c'était sur le vaisseau barrayaran, quatre jours après le départ de l'espace quaddie. J'avais froid. Elle ne se départit pas de son sourire, mais ses yeux s'assombrirent à cette évocation. — Froid, c'est exact. Les filtres sanguins ne faisaient pas le poids, même en en faisant tourner quatre en même temps. On te voyait te vider de vie ; ton métabolisme n'arrivait plus à suivre, il n'arrivait plus à remplacer les ressources que tu perdais, même avec les intraveineuses et l'alimentation par perfusion mises à plein régime, et de multiples transfusions sanguines. Le capitaine Clogston n'a pas trouvé d'autre moyen de vous débarrasser des parasites qu'en vous mettant toi, Bel et eux en état de cryostase. Un état d'hibernation à basse température. L'étape suivante aurait été la cryogénisation. — Oh non ! Plus jamais ! — C'était le dernier recours, mais ça n'a pas été nécessaire, Dieu merci. Une fois que Bel et toi avez été mis sous sédatif et que votre température a baissé, les parasites ont cessé de se multiplier. Les capitaines et les équipages du petit convoi ont fait tout ce qu'il fallait pour qu'on file aussi vite que la prudence le permettait, disons un peu plus vite. Oh – oui, on y est ; on est arrivés en orbite de Rho Ceta… hier, je crois que c'était. Avait-elle dormi depuis ? Pas beaucoup, soupçonnait Miles. Les traits de son visage, si enjoué fût-il maintenant, étaient tirés. Il tendit la main pour effleurer ses lèvres avec deux doigts, comme il avait pris l'habitude de le faire sur son image holovid. — Je me souviens que tu ne voulais pas me laisser te dire au revoir correctement, se plaignit-il. — Je me suis dit que ça te motiverait pour te battre et me revenir. Ne serait-ce que pour un dernier mot. Il eut un rire étranglé et laissa sa main retomber sur la couverture. La gravité artificielle n'était sans doute pas à deux G dans cette chambre, mais il avait l'impression que des poids de plomb étaient accrochés à son bras. Il devait admettre qu'il ne se sentait pas franchement joyeux. — Bon, alors, suis-je débarrassé de tous ces parasites de l'enfer ? Elle retrouva le sourire. — Tout va bien. Enfin, c'est-à-dire que cette terrifiante doctoresse que Haute-Pel a amenée avec elle a déclaré que tu étais guéri. Mais tu es encore très affaibli. Tu es censé te reposer. — Me reposer, mais je ne peux pas ! Où en est-on par ailleurs ? Où est Bel ? — Chut, chut. Bel est vivant aussi. Tu pourras bientôt le voir, et Nicol aussi. Ils sont dans la cabine qui est juste au bout du couloir. Bel a… (L'hésitation creusa des rides sur son front.) Bel a plus souffert de tout ça que toi, mais il devrait récupérer, globalement. Avec le temps. Miles ne fut pas emballé par cette formulation. Ekaterin suivit le regard qu'il promena autour de lui. — Pour le moment nous sommes à bord du vaisseau personnel de Haute-Pel – enfin, de son vaisseau de la Crèche des Étoiles, avec lequel elle est venue d'Eta Ceta. Les femmes de la Crèche des Étoiles vous ont fait transporter ici pour vous soigner. Les dames Hautes ont refusé de laisser monter le moindre de nos hommes à bord pour veiller sur vous, pas même le garde du corps Roic, dans un premier temps, ce qui a provoqué une dispute stupide ; j'étais prête à gifler tout le monde, jusqu'à ce qu'elles finissent par accepter que Nicol et moi venions avec vous. Le capitaine Clogston était très contrarié de ne plus pouvoir s'occuper de vous. Il voulait qu'on garde les réplicateurs jusqu'à ce qu'elles se montrent coopératives, mais tu imagines bien que je me suis opposée à cette idée-là ! — Bien ! Et pas juste parce que Miles avait voulu que ces petites bombes à retardement quittent les mains barrayaranes le plus tôt possible. Il ne pouvait pas imaginer à ce stade tardif stratagème plus répugnant sur le plan psychologique, ni plus désastreux en termes diplomatiques. — Je me rappelle avoir essayé de calmer cet idiot de Guppy, qui était hystérique à l'idée d'être ramené chez les Cetagandans. Je lui ai fait des promesses… J'espère que je n'ai pas menti dans mon délire. C'est vrai qu'il hébergeait toujours un réservoir de parasites ? Ils se sont occupés de lui aussi ? Ou… non ? J'ai juré sur mon nom que s'il coopérait en témoignant, Barrayar le protégerait, mais je pensais être conscient quand on arriverait… — Oui, la doctoresse cetagandane l'a traité aussi. Elle soutient que les résidus latents de parasites se seraient réactivés, mais en fait je ne crois pas qu'elle en était sûre. Apparemment, personne n'avait jamais survécu à cette arme biologique. J'ai eu l'impression que la Crèche des Étoiles voulait Guppy pour des buts de recherche plus encore que la Sécurité Impériale cetagandane ne le veut pour les charges retenues contre lui, et s'ils doivent se battre pour l'avoir, c'est la Crèche des Étoiles qui gagnera. Nos hommes ont exécuté tes ordres ; il est toujours détenu sur le vaisseau barrayaran. Certains Cetagandans n'en sont pas trop ravis, mais je leur ai dit qu'ils devraient traiter cette question avec toi. Il hésita et s'éclaircit la gorge. — Hmm… Il me semble aussi me rappeler avoir enregistré des messages. À mes parents. Et à Mark et Ivan. Et aux petits Aral et Helen. J'espère que tu ne les as pas… que tu ne les as pas envoyés, si ? — Je les ai mis de côté. — Ah, bien. Je ne devais pas être très cohérent à ce moment-là, je le crains. — Peut-être pas, admit-elle. Mais je les ai trouvés très émouvants. — J'avais trop tardé, j'imagine. Tu peux les effacer maintenant. — Jamais, dit-elle très fermement. — Mais je délirais. — Quoi qu'il en soit, je vais les garder. (Elle lui caressa les cheveux, et son sourire se mit à trembler.) Ils seront peut-être recyclés, un jour. Après tout, la prochaine fois tu pourrais ne pas avoir le temps. La porte de la chambre coulissa, et deux femmes à la longue silhouette sinueuse firent leur entrée. Miles reconnut aussitôt la plus âgée des deux. Haute-Pel Navarr, Consort d'Eta Ceta, était peut-être le Numéro Deux dans l'étrange hiérarchie secrète de la Crèche des Étoiles, après l'impératrice, Haute-Ryan Degtiar en personne. Elle ne semblait pas avoir changé depuis la première fois que Miles l'avait rencontrée, une dizaine d'années plus tôt, sauf peut-être sa coiffure. Son interminable chevelure couleur de miel était aujourd'hui rassemblée en une douzaine de tresses, partant d'une ligne horizontale qui faisait le tour de sa tête d'une oreille à l'autre, leurs extrémités parées se balançant à ses chevilles dans le même mouvement que les plis et l'ourlet de sa jupe. Miles se demanda si le petit effet de Méduse, un peu déstabilisant, était volontaire. Elle avait toujours une peau pâle, parfaite, mais ne pouvait pas, ne serait-ce qu'un instant, passer pour jeune. Trop de calme, trop de contrôle, trop de froide ironie… À l'extérieur des sanctuaires cachés au cœur du Jardin Céleste, les dames Hautes se déplaçaient normalement dans le secret, et sous la protection de bulles de force individuelles, à l'abri des yeux indignes. Le fait qu'elle vienne ici sans voile suffit à faire comprendre à Miles qu'il se trouvait maintenant dans une réserve de la Crèche des Étoiles. La femme brune qui se tenait à ses côtés était assez âgée pour avoir des fils d'argent dans les cheveux qui cascadaient dans son dos, couvrant ses longues tuniques, et une peau visiblement relâchée par l'âge, bien que sans défaut. Froide, déférente, inconnue de Miles. — Seigneur Vorkosigan. (Haute-Pel lui adressa un hochement de tête relativement cordial.) Je suis contente de vous trouver éveillé. Avez-vous retrouvé vos esprits ? Heu, qu'en avais-je fait avant ? Il craignait de deviner. — Il me semble. — Cela a été une totale surprise pour moi de vous revoir dans ces conditions, même si, dans les circonstances, je m'en félicite. Miles s'éclaircit la gorge. — C'en est une pour moi également. Vos bébés dans les réplicateurs – les avez-vous récupérés ? Sont-ils en bonne santé ? — Mes équipes ont fini leurs examens la nuit dernière. Tout a l'air d'aller, malgré cette horrible aventure. Je suis désolée que ça ne soit pas le cas pour vous. Elle fit un signe de tête à sa compagne ; la femme, qui était en fait médecin, examina rapidement leur hôte barrayaran, avec quelques murmures brusques. Elle mettait le point final à son travail, devina-t-il. Ses questions sur les parasites bio-manufacturés ne rencontrèrent que des réponses courtoises, mais évasives. Puis Miles se demanda si elle était médecin, ou rédactrice d'ordonnances. Ou vétérinaire, mais la plupart des vétérinaires qu'il avait connus manifestaient généralement une réelle affection pour leurs patients. Ekaterin se montra plus offensive. — Pourriez-vous me donner une idée des effets secondaires à long terme auxquels nous devrions nous attendre après cette exposition regrettable, pour le seigneur Vorkosigan et le capitaine de port Thorne ? D'un geste, la femme enjoignit Miles de refermer son vêtement, et se tourna pour parler par-dessus sa tête : — Votre mari (le mot dans sa bouche sonnait comme un vocable étranger) souffre d'une micro cicatrisation musculaire et circulatoire. Le tonus musculaire devrait peu à peu revenir à son niveau antérieur, ou presque. Toutefois, ajouté à l'antécédent de son cryotrauma, je m'attendrais que cela aggrave les risques d'accidents circulatoires à long terme. Cela dit, compte tenu de votre faible espérance de vie en général, quelques décennies de moins ne font peut-être pas beaucoup de différence pour vous. Plutôt l'inverse, madame. Attaques, thromboses, caillots anévrismes, traduisit Miles. Ô joie. Ajoutez-les à la liste des grenades à aiguilles, des grenades soniques, des tirs au plasma et des rayons de brise-nerfs. Sans oublier les riveuses à chaud et les passages en apesanteur. Et les crises. Alors, à quelles synergies intéressantes pouvait-on s'attendre lorsque le chemin de cette micro cicatrisation circulatoire croiserait celui d'une crise ? Miles décida de garder la question pour la soumettre à ses propres médecins, plus tard. Un défi ne leur ferait pas de mal. Il allait redevenir un beau sujet de recherche, une fois de plus. Militaire et médical, réalisa-t-il dans un frisson. La femme Haute continua à l'adresse d'Ekaterin. — Le Betan a subi nettement plus de dommages internes. Il peut ne jamais retrouver son tonus musculaire, et l'hermaphrodite devra être surveillé pour éviter des stress circulatoires de toutes sortes. Un environnement à faible gravité, ou sans, serait sans doute ce qui lui conviendrait le mieux durant sa convalescence. Si j'ai bien compris ce que m'a dit sa partenaire, la femme quaddie, ces conditions pourraient être assez faciles à remplir. — Quels que soient les besoins de Bel, ils seront pourvus, s'engagea Miles. Pour un accident aussi handicapant survenu au service de l'empereur, point n'était besoin d'être Auditeur impérial pour obtenir que la SecImp lâche les basques de Bel, ni même peut-être pour bricoler une petite pension dans la foulée. Haute-Pel releva imperceptiblement le menton. La femme médecin gratifia la consort planétaire d'une courbette docile, et s'excusa. Pel se tourna à nouveau vers Miles. — Dès que vous aurez suffisamment récupéré, seigneur Auditeur Vorkosigan, le ghem-général Bénin demande la grâce de vous parler. — Ah ! Dag Bénin est ici ? Parfait ! Moi aussi, je veux lui parler. Le Ba est-il déjà sous détention ? A-t-il été fait la preuve incontestable que Barrayar n'a été qu'une dupe innocente dans le périple illicite de votre Ba ? — Le Ba venait de la Crèche des Étoiles, répondit Pel. Le Ba a été remis à la Crèche des Étoiles. Il s'agit d'une question interne, bien que nous soyons naturellement reconnaissantes au ghem-général Bénin de son aide concernant toutes les personnes évoluant hors de notre sphère qui ont pu apporter leur soutien au Ba dans sa… folle équipée. Les dames Hautes avaient donc retrouvé leur brebis égarée. Miles contint une légère bouffée de pitié pour le Ba. Le ton tranchant de Haute-Pel n'invitait pas de nouvelles questions de la part de barbares étrangers. Dommage. Haute-Pel était la plus aventurière des consorts planétaires, mais il y avait peu de chances qu'il retrouve jamais l'occasion de lui parler en tête à tête après cet instant, et encore moins qu'elle aborde un jour ce sujet en présence de qui que ce soit d'autre. Il broda. — J'ai fini par déduire que le Ba devait être un renégat, et non, comme je l'avais d'abord pensé, un agent de la Crèche des Étoiles. Je suis très intrigué par le mécanisme de cet étrange kidnapping. Guppy – le contrebandier jacksonien, Russo Gupta – n'a pu me fournir qu'un éclairage extérieur, et seulement à partir de son premier contact avec le Ba, quand celui-ci a déchargé les réplicateurs de ce qui était, je suppose, le vaisseau annuel d'enfants Hauts pour Rho Ceta, c'est bien ça ? Haute-Pel prit sa respiration, mais concéda : — Oui. Le crime était prévu et préparé de longue date, semble-t-il. Le Ba a tué la consort de Rho Ceta, ses dames de compagnie et l'équipage du vaisseau en les empoisonnant juste après leur dernier saut. Ils étaient tous morts au moment du rendez-vous. Il a réglé le système d'auto-navigation du vaisseau pour qu'il se dirige sur le soleil du système suivant. Au crédit du Ba, il avait envisagé cela comme un bûcher funéraire, à sa manière, admit-elle à contrecœur. Grâce à ses précédentes expositions aux arcanes des pratiques funéraires Hautes, Miles fut presque en mesure de comprendre cet argument éminemment en faveur du prisonnier sans attraper une crampe de cerveau. Presque. Mais Pel parlait des intentions du Ba comme de faits, non comme d'hypothèses ; en une nuit, les dames Hautes avaient donc eu plus de succès dans leur interrogatoire du Ba à l'esprit dérangé que les équipes de sécurité de Miles n'en avaient obtenu sur toute la durée de leur voyage. Je soupçonne que la chance n'a rien à voir là-dedans. — Je me serais attendu que le Ba transporte une plus grande variété d'armes biologiques, s'il a eu le temps de piller le vaisseau des enfants avant qu'il ne soit abandonné et détruit. Pel était d'ordinaire assez souriante, selon les normes en vigueur chez les consorts planétaires. Mais cette remarque provoqua un froncement de sourcils glacial. — Ces questions-là n'ont en aucun cas à faire l'objet de discussions en dehors de la Crèche des Étoiles. — Dans l'idéal, non. Mais malheureusement, vos… produits personnels ont réussi à voyager à des distances considérables de la Crèche des Étoiles. Comme je peux en témoigner personnellement. Ils sont devenus une source de préoccupations à caractère très public, lorsque le Ba a été arrêté sur la Station de Graf. Lorsque j'en suis parti, personne ne pouvait certifier que nous ayons identifié et neutralisé toutes les formes de contagion. — Le Ba avait l'intention de voler tous les échantillons, admit Pel avec réticence. Mais la dame Haute en charge des… fournitures, bien qu'à l'agonie, est parvenue à les détruire avant sa mort. (Pel plissa les yeux.) Nous nous souviendrons d'elle. L'homologue de la femme brune, peut-être ? La froide doctoresse veillait-elle pour le compte de Pel sur un arsenal similaire, peut-être à bord du vaisseau même ? Tous les échantillons, hein ? Sans rien dire, Miles mit cette admission tacite au fond d'un tiroir, à partager ultérieurement avec les échelons les plus élevés de la SecImp, et réorienta rapidement la conversation. — Mais que le Ba essayait-il de faire, en fait ? A-t-il agi seul ? Si oui, comment a-t-il pu passer outre sa programmation de loyauté ? — Voilà encore une question strictement interne, répéta-t-elle sombrement. — Bon, je vais vous dire ce que je crois, reprit Miles sans lui laisser le temps de se retourner et de mettre fin à l'échange. Je crois que ce Ba est de la famille proche de l'empereur Fletchir Giaja, et donc de sa défunte mère. J'imagine que ce Ba était l'un des proches confidents de la vieille impératrice douairière Lisbet au temps de son règne. Sa trahison biologique, son plan de diviser les Hauts en petits groupes rivaux, a échoué après sa mort… — « Trahison », non, objecta faiblement Pel. Pas en tant que telle. — Alors disons révision unilatérale non validée. Pour une raison ou une autre, le Ba n'a pas été touché par la purge effectuée dans l'entourage de l'impératrice après sa mort – ou peut-être que si, je ne sais pas. Peut-être a-t-il été démis. Quoi qu'il en soit, mon hypothèse est que toute cette escapade représentait une volonté mal avisée de concrétiser la vision de sa maîtresse – ou de sa mère. Ai-je tort ? Haute-Pel le considéra avec un immense dégoût. — Pas complètement. Enfin, tout est terminé, maintenant. L'empereur sera très content de vous – une nouvelle fois. Un témoignage de sa gratitude pourrait peut-être se manifester demain lors de la cérémonie d'accueil du vaisseau des enfants, à laquelle vous et votre femme êtes invités. Les premiers étrangers – tout premiers – à être ainsi honorés. Miles exprima d'un geste le peu de cas qu'il faisait de cette petite distraction. — J'échangerais bien tous les honneurs contre quelques miettes de compréhension. Pel renifla. — Vous n'avez pas changé, hein ? Toujours aussi insatiablement curieux. À l'excès, ajouta-t-elle d'un ton plein de sous-entendus. Ekaterin eut un petit sourire. Miles ignora l'allusion de Pel. — Je vous demande encore un peu de patience. Je ne suis pas sûr d'avoir tout compris. Je soupçonne que les Hauts – et les Bas – ne sont pas encore assez post-humains pour être à l'abri des illusions, illusions d'autant plus subtiles qu'ils le sont eux-mêmes. J'ai vu le visage du Ba, quand j'ai détruit le coffret de cryogénisation des échantillons génétiques devant lui. Quelque chose s'est brisée en lui. Un reste désespéré de… quelque chose. Miles avait tué des corps, en portait la marque, et le savait. Il ne pensait pas avoir déjà tué une âme tout en laissant le corps en vie, démuni et accusateur. J'ai besoin de comprendre. Pel n'avait manifestement pas envie de continuer, mais elle comprenait la profondeur d'une dette qui ne pouvait être rétribuée par des choses aussi futiles que des médailles et des cérémonies. — Il semble que le Ba ne désirait pas seulement réaliser la vision de Lisbet, dit-elle lentement. Il avait le projet d'un nouvel empire – avec lui-même dans la position d'empereur et d'impératrice. Il a volé les enfants Hauts de Rho Ceta non seulement pour constituer une population souche pour sa nouvelle société, mais comme… compagnons. Comme consorts. Ses aspirations allaient même au-delà de la position génétique de Fletchir Giaja, qui, même s'il est ce à quoi aspirent les Hauts, ne se considère pas comme un tout. L'orgueil dans toute sa démesure, soupira-t-elle. La folie. — En d'autres termes, souffla Miles, le Ba voulait des enfants. De la seule façon dont il pouvait en… concevoir. La main d'Ekaterin, posée sur son épaule, se crispa. — Lisbet… n'aurait pas dû lui en dire autant, dit Pel. Elle avait fini par le traiter comme un animal familier. Presque comme un enfant, et non comme un serviteur. Elle avait une forte personnalité, mais elle n'était pas toujours… sage. Elle s'est peut-être un peu aussi… laissée aller dans sa vieillesse. Oui – le Ba était de même ascendance que Fletchir Giaja, peut-être le quasi-clone de l'empereur. Son aîné. Des résultats de tests positifs – suivis d'années de service au Jardin Céleste, à observer, avec toujours la même question qui planait –, pourquoi le Ba n'aurait-il pas reçu lui plutôt que son frère tous les honneurs, le pouvoir, la richesse et la fertilité ? — Une dernière question. Si vous le permettez. Comment s'appelait le Ba ? Pel pinça les lèvres. — Il n'aura désormais plus de nom. Plus jamais. Effacé. Que le châtiment soit égal au crime. Miles frissonna. Le luxueux aérocar vira sur l'aile au-dessus du palais du gouverneur impérial de Rho Ceta, complexe tentaculaire qui luisait dans la nuit. Le véhicule amorça sa descente sur le grand jardin sombre situé à l'est des bâtiments, entrelacé de veines de lumière longeant ses routes et ses chemins. Miles garda le nez à la fenêtre, fasciné, pendant la descente en piqué, puis le survol d'un alignement de collines, essayant de deviner si le paysage était naturel ou artificiellement creusé dans la surface de Rho Ceta. En partie creusé, en tout cas, car sur l'autre face de l'éminence une cuvette herbeuse en amphithéâtre se nichait dans la pente, surplombant un lac d'un noir soyeux d'un kilomètre de diamètre. Au-delà des collines, de l'autre côté du lac, la capitale de Rho Ceta teintait d'ambre le ciel nocturne. Le seul éclairage de l'amphithéâtre provenait de la faible lueur émise par une profusion de globes disséminés sur toute sa largeur : un millier de bulles de force de dames Hautes, arborant le blanc du deuil, à la luminosité atténuée jusqu'à être à peine visible. Parmi elles, d'autres silhouettes pâles bougeaient doucement tels des fantômes. Il perdit le spectacle de vue lorsque le chauffeur de l'aérocar effectua un virage pour se poser en douceur à quelques mètres de la rive du lac, en bordure de l'amphithéâtre. L'éclairage intérieur de l'aérocar s'intensifia imperceptiblement, sous la forme de longueurs d'ondes rouges, conçues pour ne pas perturber la vision des passagers, adaptée à l'obscurité. Dans l'aile opposée à celle de Miles et d'Ekaterin, le ghem-général Bénin se détourna de la fenêtre. Il n'était pas facile de déchiffrer son expression, sous les volutes de peinture faciale noires et blanches qui le désignaient formellement comme officier ghem impérial, mais Miles l'interpréta comme pensive. Dans la lueur rouge, son uniforme luisait tel du sang frais. À tout prendre, et bien qu'ayant été mis en contact d'une manière aussi intime que brutale avec les armes biologiques de la Crèche des Étoiles, Miles n'était pas certain qu'il aurait échangé ses cauchemars récents contre ceux de Bénin. Les dernières semaines avaient été épuisantes pour l'officier supérieur de la sécurité interne du Jardin Céleste Impérial. Le vaisseau des enfants, transportant du personnel de la Crèche des Étoiles placé sous sa responsabilité, s'évaporant en chemin sans laisser de traces ; des rapports confus provenant au compte-gouttes de la piste brouillée de Guppy, suggérant non seulement un vol d'une audace sans précédent, mais une possible contamination biologique émanant des stocks les plus secrets de la Crèche des Étoiles ; et enfin la disparition de cette piste au cœur d'un empire ennemi. Pas étonnant qu'au moment où il était arrivé dans l'orbite de Rho Ceta la nuit précédente pour interroger Miles personnellement – avec une exquise courtoisie, il fallait le dire – il ait eu l'air tout aussi éreinté, même sous la peinture faciale, que Miles l'était lui-même. Leur rivalité pour la possession de Russo Gupta avait été de courte durée. Miles ne pouvait que compatir avec le violent désir de Bénin de trouver quelqu'un sur qui passer sa frustration, maintenant que la Crèche des Étoiles lui avait arraché le Ba des mains – mais, et d'une, Miles avait engagé sa parole de Vor ; et de deux, il était en train de découvrir qu'il pouvait à peu près tout se permettre sur Rho Ceta cette semaine-là. En revanche, Miles se demandait où déposer Guppy quand tout ça serait terminé. L'héberger dans une prison barrayarane entraînerait une dépense inutile pour l'Impérium. Le relâcher dans l'Ensemble de Jackson ne pourrait que l'inciter à retourner à ses vieux repaires et à son ancien boulot – aucun bénéfice pour les voisins, et une invitation à la vengeance pour les Cetagandans. Il n'avait trouvé qu'un endroit, convenablement éloigné, sur lequel déposer un individu au passé suspect et aux talents discutables, mais n'était-ce pas injuste à l'égard du capitaine Quinn… ? Bel avait ri à sa suggestion, sournoisement, et ne s'était arrêté que pour reprendre son souffle. Malgré la place clé qu'occupait Rho Ceta dans les préoccupations stratégiques et tactiques barrayaranes, Miles n'avait jamais posé le pied sur ce monde. Et ce n'était pas encore pour maintenant, du moins pas pour tout de suite. En grimaçant, il laissa Ekaterin et le ghem-général Bénin l'aider à passer de l'aérocar dans un flotteur. Au cours de la cérémonie à venir, il avait la possibilité de rester debout, mais il ne lui avait pas fallu faire le test très longtemps pour constater qu'il avait intérêt à économiser ses forces. Au moins il n'était pas le seul à avoir besoin d'une assistance mécanique. Nicol planait autour de Bel Thorne. L'hermaphrodite s'assit et prit lui-même le contrôle des manettes de son flotteur ; seul le tube à oxygène passant dans son nez trahissait son extrême faiblesse. Le garde du corps Roic, revêtu de son uniforme de la Maison Vorkosigan repassé et lustré, prit position derrière Miles et Ekaterin, dans sa pose la plus raide et la plus silencieuse. À moitié mort de trouille, estima Miles. On ne pouvait pas le lui reprocher. Choisissant de représenter l'ensemble de l'Empire barrayaran et pas seulement sa propre Maison, Miles avait décidé de porter ses vêtements gris civils. Ekaterin paraissait grande et gracieuse, une vraie Haute, dans une tenue fluide noir et gris ; Miles soupçonnait l'intervention officieuse des compétences vestimentaires de Pel ou de l'une de ses innombrables dames de compagnie. Le ghem-général Bénin prit la tête de la marche ; Ekaterin avançait à côté du flotteur de Miles, une main reposant sur son bras. Son léger sourire mystérieux était aussi réservé que jamais, mais il sembla à Miles qu'elle marchait avec une nouvelle assurance, sans crainte dans l'obscurité peuplée d'ombres. Bénin s'arrêta auprès d'un petit groupe d'hommes, qui luisaient comme des spectres dans l'obscurité. Ils s'étaient rassemblés à quelques mètres de l'aérocar. De leurs vêtements s'élevaient des parfums complexes, odeurs distinctes qui parvenaient cependant à s'harmoniser, portées par l'air humide. Le ghem-général présenta consciencieusement chaque membre de leur comité au gouverneur Haut de Rho Ceta, qui était de la constellation Degtiar, un cousin de l'impératrice en titre. Le gouverneur portait lui aussi, comme tous les hommes Hauts présents, une ample tunique blanche et des pantalons de deuil, recouverts d'une robe blanche à plusieurs épaisseurs qui lui balayait les chevilles. Son prédécesseur, que Miles avait rencontré une fois, avait clairement signifié que les barbares étrangers ne seraient qu'à peine tolérés, mais cet homme s'inclina en une révérence apparemment sincère, les mains jointes devant sa poitrine dans un geste formel. Miles cligna des yeux, surpris, car le geste évoquait davantage le salut d'un Ba à l'adresse d'un Haut que celui d'un Haut à un étranger. — Seigneur Vorkosigan, lady Vorkosigan, capitaine de port Thorne, Nicol des quaddies. Garde du corps Roic de Barrayar. Bienvenue à Rho Ceta. Ma maison est à votre service. Tous répondirent par des murmures de remerciement. Miles s'arrêta sur les termes – ma maison, pas mon gouvernement, ce qui lui rappela qu'il assistait ce soir à une cérémonie de nature privée. L'attention du gouverneur Haut fut momentanément détournée par les lumières à l'horizon d'une navette tombant de l'orbite ; ses lèvres s'entrouvrirent tandis qu'il scrutait le ciel nocturne éclairé de lueurs ; à sa déception, l'appareil vira vers le côté opposé de la ville. Le gouverneur se retourna avec un froncement de sourcils. Quelques minutes de conversation polie entre le gouverneur Haut et Bénin – les formules d'usage exprimant des souhaits de longue vie pour l'empereur et l'impératrice, et quelques échanges apparemment plus spontanés à propos de connaissances communes – furent interrompues par l'apparition des lumières d'une autre navette dans l'obscurité qui précédait l'aube. Le gouverneur se retourna une nouvelle fois pour les observer. Miles jeta un coup d'œil sur la foule silencieuse des hommes Hauts et des bulles de dames Hautes éparpillées tels des pétales blancs dans la cuvette au creux du vallon. Il ne s'en élevait pas un cri, à peine un mouvement, mais Miles perçut plutôt qu'il n'entendit un soupir passer comme une vague à travers leurs rangs, et la tension croissante de leur attente. Cette fois, la navette s'approcha, ses lumières se précisant tandis qu'elle descendait en grondant au-dessus du lac, écumant sur son passage. Nerveusement, Roic fit un pas en arrière, puis un autre en avant, se rapprochant de Miles et d'Ekaterin, les yeux fixés sur la masse de l'engin planant presque au-dessus de leurs têtes. Sur le fuselage de ses flancs, des lumières éclairaient un motif d'oiseau écarlate, dont le vernis rouge brillait comme une flamme. L'appareil atterrit sur ses pieds étendus aussi souplement qu'un chat, et se posa ; ses flancs chauffés, en se contractant, émirent un cliquetis qui résonna dans le silence tendu, sans un souffle, de l'assistance. –… Temps de se lever, murmura Miles à Ekaterin en consignant son flotteur. Avec Roic, elle l'aida à se hisser sur ses pieds et à faire un pas en avant pour se mettre au garde-à-vous. L'herbe rase, sous ses pieds chaussés de bottes, avait la consistance d'un épais tapis de laine fine, au parfum humide de mousse. Une large écoutille de chargement s'ouvrit et une rampe se déploya, illuminée du dessous par une pâle lueur diffuse. La première à en descendre fut une bulle de dame Haute – dont le champ de force n'était pas opaque, comme les autres, mais aussi transparent que de la gaze. Dedans, le fauteuil flottant était vide. — Où est Pel ? chuchota Miles à Ekaterin. Je croyais que toute cette opération était son… bébé. — C'est pour la consort de Rho Ceta qui a disparu avec le vaisseau piraté, lui répondit-elle à voix basse. Haute-Pel arrive tout de suite après, puisque c'est elle qui conduit les enfants à la place de la consort morte. Miles avait brièvement rencontré la femme assassinée, une dizaine d'années plus tôt. À son regret, il ne parvenait pas à se rappeler d'elle autre chose qu'un nuage de cheveux brun chocolat tombant en cascade, une beauté saisissante fondue dans un groupe de dames Hautes d'égale splendeur, et un féroce investissement dans ses devoirs. Mais le fauteuil flottant lui sembla soudain encore plus vide. Une autre bulle suivit, puis d'autres encore, ainsi que des dames ghemes et des serviteurs Ba. La deuxième bulle s'arrêta près du groupe du Haut gouverneur, se fit transparente, et disparut tout à coup. Pel, dans ses robes blanches, se tenait royale dans son fauteuil flottant. — Ghem-général Bénin, comme c'est votre rôle, veuillez maintenant exprimer les remerciements de l'empereur Haut-Fletchir Giaja à ces étrangers qui nous ont ramené les espoirs de nos Constellations. Elle parlait normalement, et Miles ne voyait pas les amplis, mais un léger écho renvoyé par la cuvette l'informa que ses mots étaient entendus de toute l'assistance. Bénin appela Bel ; dans un discours cérémonial, il remit au Betan un grand honneur cetagandan, un papier noué d'un ruban, écrit de la propre main de l'empereur, portant les quelques mots de Certificat de la Maison Céleste. Miles connaissait plus d'un seigneur ghem cetagandan qui aurait vendu sa mère pour figurer sur la Liste du Certificat de l'année, le hic étant que cela ne lui aurait pas suffi pour y accéder. Bel déplaça son flotteur pour que Bénin puisse remettre le papier enrubanné entre ses mains ; le regard étincelant d'ironie, il se fendit néanmoins d'un murmure de remerciement à l'adresse du lointain Fletchir Giaja et, pour une fois, garda son sens de l'humour pour lui. Cela s'expliquait probablement par l'état d'extrême fatigue qui lui permettait à peine de tenir la tête droite, une circonstance dont Miles ne s'était pas attendu à se féliciter. Miles battit des paupières, et réprima un sourire jusqu'aux oreilles lorsque Ekaterin fut appelée par le ghem-général Bénin et se trouva gratifiée du même papier enrubanné. Son plaisir évident n'était pas non plus dépourvu d'une teinte d'ironie, mais elle répondit d'un merci formulé avec élégance. — Monseigneur Vorkosigan, annonça Bénin. Miles fit un pas en avant, avec une légère appréhension. — Mon Maître Impérial, l'empereur Haut-Fletchir Giaja me fait remarquer que la vraie délicatesse dans l'art de faire des cadeaux consiste à prendre en compte le goût de ceux qui les reçoivent. Il me charge donc de ne vous exprimer que ses remerciements personnels, en son Souffle et en sa Voix propres. Premier Prix, l'Ordre du Mérite cetagandan, et combien cette médaille/à l'avait embarrassé, dix ans auparavant ! Deuxième prix, deux Ordres du Mérite cetagandans ? De toute évidence, non. Miles eut un soupir de soulagement, à peine teinté d'une ombre de regret. — Veuillez faire part à votre Maître Impérial de mes remerciements. — Ma Maîtresse Impériale, l'impératrice Haute-Rian Degtiar, Dame d'Honneur de la Crèche des Étoiles, m'a également chargé de vous exprimer ses remerciements personnels, en son Souffle et en sa Voix propres. Miles s'inclina deux crans plus bas. — C'est moi qui suis à son service. Bénin fit un pas en arrière ; Haute-Pel s'avança. — Seigneur Miles Naismith Vorkosigan, la Crèche des Étoiles vous appelle. Il avait été prévenu, et en avait discuté avec Ekaterin. Dans les faits, il n'y avait aucune raison de refuser cet honneur ; la Crèche des Étoiles devait déjà détenir un bon kilo de sa chair sur dossier privé, collecté non seulement au cours de son traitement, mais aussi lors de son séjour mémorable à Eta Ceta, des années plus tôt. Ce fut donc avec le minimum d'appréhension qu'il s'avança, et regarda un serviteur Ba lui remonter la manche et présenter à Haute-Pel une aiguille d'échantillonnage aux reflets brillants. De sa main blanche aux doigts effilés, Haute-Pel en personne introduisit l'aiguille dans la partie charnue de son bras. Elle était si fine qu'il sentit à peine sa morsure. Lorsqu'elle la retira, une unique goutte de sang se forma sur sa peau, vite essuyée par le serviteur. Elle déposa l'aiguille dans un petit coffret de cryogénisation individuel qu'elle tint bien haut quelques instants pour l'annoncer et l'exposer aux regards de l'assistance ; puis elle le referma et le rangea dans un petit compartiment aménagé dans l'accoudoir de son fauteuil. Le léger murmure qui s'éleva de la foule de l'amphithéâtre ne parut pas choqué, même s'il comportait peut-être un soupçon d'étonnement. Le plus grand honneur pour un Cetagandan, plus grand même que de recevoir une épouse Haute, était de voir son génome accepté dans les formes dans les banques de la Crèche des Étoiles – pour y être décomposé, étudié, et le cas échéant sélectionné au nombre des éléments approuvés pour entrer dans la conception de la future génération de la race Haute. — Vous savez, c'est sûrement de l'acquis, pas de l'inné, murmura Miles à Haute-Pel en redéroulant sa manche. D'un chut silencieux, elle empêcha le coin de ses lèvres exquises de s'incurver vers le haut. L'étincelle de sombre amusement qui alluma ses yeux se voila aussitôt, comme vue à travers une vapeur matinale, tandis qu'elle réactivait son écran de force. À l'est, de l'autre côté du lac et au-delà de la première rangée de collines, le ciel pâlissait. Des volutes de brume s'enroulaient au-dessus des eaux du lac, sa surface lisse devenant d'un gris acier en reflétant la luminescence annonciatrice de l'aube. Un silence plus complet encore tomba sur l'assemblée de Hauts tandis que de la porte de la navette, et le long de sa rampe, flottaient les uns après les autres les râteliers de réplicateurs, guidés par des dames ghemes et des serviteurs Ba. Constellation par constellation, les Hauts furent appelés par la consort responsable, Pel, pour recevoir leurs réplicateurs. Le gouverneur de Rho Ceta quitta le petit groupe de dignitaires/héros en visite pour rejoindre son clan, lui aussi, et Miles comprit que son humble révérence du début n'avait pas dénoté la moindre ironie. La foule en blanc ne représentait pas la totalité de la race Haute résidant sur Rho Ceta, mais seulement une fraction, dont les croisements génétiques, organisés par leurs chefs de clan, portaient leurs fruits cette année-là, ce jour-là. Les hommes et les femmes dont les enfants étaient présentés aujourd'hui ne s'étaient jamais touchés, ne s'étaient même jamais vus jusqu'à ce jour, mais chaque groupe d'hommes acceptait des mains de la Crèche des Etoiles les enfants qui leur revenaient. Tour à tour, ils faisaient avancer les râteliers en flottant jusqu'au groupe de bulles abritant leurs partenaires génétiques, qui les attendaient. Comme chaque constellation se réorganisait autour de ses râteliers de réplicateurs, les écrans de force passèrent d'un morne blanc de deuil à un arc-en-ciel exubérant aux couleurs brillantes. En un flot continu, les bulles arc-en-ciel quittèrent l'amphithéâtre, escortées de leurs compagnons masculins, tandis que de l'autre côté du lac, l'horizon dessinait les collines sur fond d'aurore enflammée, et qu'au-dessus les étoiles pâlissaient. Quand les Hauts regagneraient leurs enclaves dispersées sur toute la planète, les enfants seraient confiés aux mains des infirmières ghemes et de leurs assistants pour être sortis des réplicateurs. Puis accueillis dans les crèches de leurs constellations. Parents et enfants pouvaient même ne jamais plus se rencontrer. Et pourtant, cette cérémonie semblait être quelque chose de plus qu'un simple protocole. Ne sommes-nous pas tous appelés à livrer nos enfants au vaste monde, au bout du compte ? Les Vor le faisaient, du moins en principe. Barrayar mange ses enfants, avait un jour dit sa mère, à en croire son père. En regardant Miles. Alors, songea Miles avec lassitude. Sommes-nous les héros du jour ici, ou les plus grands traîtres qu'on aurait dépendus ? Que deviendraient avec le temps ces minuscules espoirs Hauts ? De grands hommes et de grandes femmes ? De terribles ennemis ? Avait-il, en toute inconscience, sauvé ici quelque némésis future de Barrayar – ennemis ou destructeurs de ses propres enfants encore à naître ? Et si une prescience ou une prophétie aussi sinistre lui avait été accordée par quelque dieu, aurait-il agi autrement ? De sa main froide, il chercha celle d'Ekaterin ; elle enroula la chaleur de ses doigts autour des siens. Il y avait maintenant assez de lumière pour qu'elle voie son visage. — Ça va, mon amour ? lui murmura-t-elle, inquiète. — Je ne sais pas. Rentrons à la maison. Épilogue Ils firent leurs adieux à Bel et à Nicol à l'orbite de Komarr. Miles les avait accompagnés jusqu'aux bureaux de transfert de Station des Affaires galactiques de la SecImp pour le débriefing final de Bel, en partie pour y faire figurer ses propres observations, en partie pour s'assurer que les gars de la SecImp ne fatigueraient pas Bel inutilement. Ekaterin y assista aussi, à la fois comme témoin et pour être sûre que Miles ne s'userait pas trop lui-même. Miles fut remorqué à l'extérieur avant Bel. — Êtes-vous sûrs de ne pas vouloir venir à la Maison Vorkosigan ? demanda Miles avec anxiété, pour la quatrième ou cinquième fois, alors qu'ils se retrouvaient pour un dernier adieu sur un parvis. C'est vrai, vous avez déjà raté le mariage. On pourrait vous faire passer un bon moment. À elle seule, ma cuisinière vaut le déplacement, je vous le garantis. Miles, Bel et bien sûr Nicol se déplaçaient en flotteur. Ekaterin se tenait les bras croisés, un léger sourire aux lèvres. Roic arpentait un périmètre invisible, comme s'il répugnait à abandonner ses fonctions aux gardes discrets de la SecImp. Le garde du corps avait passé tant de temps sur le quivive, songea Miles, qu'il avait oublié comment décrocher. Miles comprenait cette sensation. Il décréta que Roic aurait droit à au moins deux semaines de permission ininterrompue une fois de retour à Barrayar. Nicol haussa les sourcils. — J'aurais peur qu'on dérange vos voisins. — Ouais, qu'on provoque une ruée parmi les chevaux, renchérit Bel. Miles, en position assise, s'inclina, ce qui fit remuer son flotteur. — Mon cheval vous apprécierait beaucoup. Il est extrêmement sociable, sans parler du fait qu'il est bien trop vieux et paresseux pour ruer. Et je vous donne ma garantie personnelle qu'avec un garde du corps en livrée Vorkosigan dans votre dos, même le péquenot le plus obtus ne se risquerait pas à vous insulter. Roic, passant en orbite non loin de là, confirma d'un hochement de tête. — Merci beaucoup, répondit Nicol avec un sourire, mais je crois que je préférerais aller quelque part où je n'aurais pas besoin d'un garde du corps. Miles tambourina sur le rebord de son flotteur. — On y travaille. Mais, écoutez, vraiment, si vous… — Nicol est fatiguée, intervint Ekaterin. Elle a sûrement le mal du pays, et elle doit s'occuper d'un hermaphrodite en convalescence. J'imagine qu'elle est impatiente de retrouver sa couette et sa routine. Sans parler de sa musique. Les deux femmes échangèrent un regard complice, et Nicol acquiesça d'un hochement de tête reconnaissant. — Bon, céda Miles à regret. Prenez bien soin l'un de l'autre, alors. — Vous aussi, marmonna Bel d'un ton bourru. Dis, je crois qu'il serait temps que tu laisses tomber tes expériences pratiques d'Opérations secrètes. Maintenant que tu vas devenir papa et tout ça. Entre cette fois-ci et la dernière, le Destin t'a donné un bon coup de pouce. Pas une bonne idée de tenter le coup une troisième fois, si tu veux mon avis. Miles jeta un coup d'œil involontaire sur ses mains, totalement cicatrisées. — Peut-être bien. Gregor a probablement dressé Dieu sait quelles listes de corvées domestiques à mon intention, longues comme tous les bras d'un quaddie mis bout à bout. La dernière fois, c'étaient des paquets de comités censés élaborer, si tu peux me croire, une nouvelle loi biologique barrayarane à faire approuver par le Conseil des Comtes. Ça a pris un an. Si jamais il commence par « Tu es à moitié betan, Miles, tu es l'homme de la situation », je crois que je pars en courant. Bel éclata de rire. — Garde un œil sur le jeune Corbeau pour moi, hein ? ajouta Miles. Quand je jette un protégé à l'eau comme ça, je préfère généralement rester dans les parages avec un gilet de sauvetage. — Garnet Cinq m'a envoyé un message, quand je lui ai annoncé que Bel vivrait, intervint Nicol. Elle dit qu'ils se débrouillent bien pour le moment. En tout cas, l'espace quaddie n'a pas encore décrété tous les vaisseaux barrayarans définitivement non grata ni rien de ce genre. — En d'autres termes, il n'y a pas de raison pour que vous ne puissiez pas revenir faire un tour un de ces jours, fit remarquer Bel. Au moins, restez en contact. Nous sommes tous les deux libres de communiquer ouvertement, maintenant, je te signale. Le visage de Miles s'éclaira. — Au moins discrètement. Oui. C'est vrai. Tout le monde échangea des accolades assez peu barrayaranes. Miles se moquait bien de ce que pouvaient penser ses gardes de la SecImp. Il s'avança en flottant, main dans la main avec Ekaterin, pour regarder le couple s'éloigner vers les quais des flottes commerciales. Mais avant même qu'ils n'aient tourné l'angle, il sentit son visage attiré, comme par une force magnétique, dans la direction opposée – vers le bras militaire de la Station ou la Crécerelle attendait leur bon plaisir. Le tic-tac du temps résonna dans sa tête. — Allons-y. — Oh, oui, fit écho Ekaterin. Il dut faire accélérer son flotteur pour suivre ses enjambées qui s'allongeaient sur le parvis. Gregor attendait l'arrivée du Seigneur et de lady Vorkosigan pour les accueillir par une réception à la Résidence Impériale. Miles espérait que la récompense de l'empereur, si récompense il y avait, serait moins perturbante et moins ésotérique que celle des dames Hautes. Mais Gregor allait devoir reporter sa réception d'un ou deux jours. De la Maison Vorkosigan, leur obstétricien leur avait fait parvenir le message que le séjour des enfants dans leurs réplicateurs avait été poussé au-delà du raisonnable. Le ton du message était suffisamment chargé de reproche oblique ; les blagues nerveuses d'Ekaterin à propos de jumeaux nés à dix mois étaient aussi superflues que ses remarques sur les progrès que constituaient les réplicateurs ; assez de fichues interruptions comme ça. S'il lui semblait avoir subi des milliers de fois ces retours à la maison, celui-ci lui parut différent de tous les autres. La voiture envoyée par le port de navettes militaires, conduite par le garde du corps Pym, s'arrêta sous la porte cochère de la Maison Vorkosigan, avec ses bons vieux gros piliers de pierre. Ekaterin en sortit la première avec agitation et tourna les yeux vers la porte d'un air d'impatience fiévreuse, mais elle s'arrêta pour attendre Miles. Lorsqu'ils avaient quitté l'orbite de Komarr cinq jours plus tôt, il avait troqué le flotteur méprisé contre une canne plus tolérable et passé le reste du voyage à boitiller le long des pauvres petits couloirs de la Crécerelle. Sa force lui revenait, lui semblait-il, même si ça prenait plus de temps qu'il ne l'avait espéré. Il devrait peut-être s'équiper d'une canne-épée, comme le commodore Koudelka, pendant l'intérim. Il se mit sur ses pieds, fit brièvement tournoyer sa canne avec une désinvolture sautillante, et offrit son bras à Ekaterin. Elle posa légèrement sa main dessus, secrètement prête à le rattraper en cas de besoin. La porte s'ouvrit à deux battants sur le grand hall d'entrée ancien dallé de blanc et de noir. La foule attendait, avec à sa tête une femme de haute taille aux cheveux acajou et au sourire radieux. La comtesse Cordélia Vorkosigan embrassa sa belle-fille en premier. Un homme aux cheveux blancs, massif, s'avança de l'antichambre située sur la gauche, le visage illuminé de plaisir, et se plaça derrière elle, attendant son tour de saluer Ekaterin avant de se tourner vers son fils. Nikki dévala en trombe le grand escalier pour venir se jeter dans les bras de sa mère, répondant à son étreinte avec à peine un soupçon d'embarras. Le garçon avait pris au moins trois centimètres en deux mois. Quand, se tournant vers Miles, il imita la poignée de main du comte avec une détermination résolument adulte, Miles se surprit à devoir lever la tête pour regarder son beau-fils. Une douzaine de gardes du corps et de serviteurs les entouraient, un large sourire aux lèvres ; Ma Kosti, la cuisinière, fourra un splendide bouquet de fleurs dans les bras d'Ekaterin. La comtesse leur tendit un message de félicitations pour les naissances imminentes, touchant de sincérité malgré sa formulation maladroite. Il provenait du frère de Miles, Mark, qui étudiait à l'université sur la colonie de Beta. Un autre, rédigé avec plus d'aisance, était envoyé de sa grand-mère Naismith, aussi de Beta. Le frère aîné d'Ekaterin, Will Vorvayne, que Miles ne s'attendait pas à trouver là, filmait le tout. — Félicitations, disait le vice-roi comte Aral Vorkosigan à Ekaterin. Du bon boulot. Tu en veux un autre ? Je suis sûr que Gregor peut te trouver un poste dans le corps diplomatique après ça, si ça t'intéresse. Elle rit. — Je crois que j'en ai déjà trois ou quatre. Reposez-moi la question, oh, disons dans vingt ans. Elle tourna les yeux vers l'escalier qui menait aux étages supérieurs, et à la nursery. — Tout est prêt dès que vous le serez, l'informa la comtesse Vorkosigan, surprenant son regard. Après une toilette de chat dans leur suite du deuxième étage, Miles et Ekaterin traversèrent un hall peuplé de serviteurs pour retrouver le cœur de leur famille dans la nursery. En ajoutant l'équipe présente pour les naissances – un obstétricien, deux médtechs et un biomécanicien –, la petite chambre qui donnait sur le jardin était bondée. Cette naissance avait l'air aussi publique que les accouchements qu'avaient dû endurer les pauvres reines d'autrefois dans les histoires anciennes, si ce n'est qu'Ekaterin avait l'avantage d'être debout, vêtue, et en digne posture. Toute la gaieté et l'excitation, sans le sang, la douleur ou la peur. Miles décréta qu'il était pour. Les deux réplicateurs, détachés de leurs râteliers, étaient disposés côte à côte sur une table, pleins de promesses. Un médtech finissait de bricoler quelque chose avec une canule sur l'un des deux. — Nous y allons ? s'enquit l'obstétricien. Miles lança un regard à ses parents. — Comment avez-vous fait ça, vous, à l'époque ? — Aral a soulevé une clenche et moi l'autre, répondit sa mère. Ton grand-père, le général Piotr, planait d'un air menaçant, mais il s'est rangé à un point de vue plus ouvert, par la suite. Son père et sa mère échangèrent un sourire complice, et Aral Vorkosigan secoua la tête d'un air désabusé. Miles regarda Ekaterin. — Ça me va, dit-elle. Ses yeux brillaient de joie. Miles sentit son cœur s'envoler à l'idée que c'était lui qui lui avait offert ce bonheur. Ils s'avancèrent vers la table. Ekaterin la contourna, et les techs pataugèrent pour lui laisser le champ libre. Miles accrocha sa canne sur le rebord, s'y appuya d'une main et leva l'autre pour agir de concert avec Ekaterin. Les clenches émirent un double clac. Ils baissèrent les mains pour répéter le même geste sur le second réplicateur. — Bien, murmura Ekaterin. Puis ils durent s'écarter, observant les gestes de l'obstétricien avec une anxiété irrationnelle tandis qu'il soulevait le premier couvercle, balayait de la main le réseau de tuyaux d'échange, fendait le sac amniotique et soulevait l'enfant rose et gigotant à la lumière. Miles eut l'impression que son cœur avait cessé de battre durant les quelques minutes que mit l'obstétricien à dégager les voies respiratoires et à couper le cordon. Il recommença à respirer en même temps que le petit Aral Alexander, et cligna des yeux, la vision brouillée. Il se sentit moins gêné en voyant son père s'essuyer les yeux. La comtesse Vorkosigan avait empoigné sa jupe de chaque côté, faisant un effort pour contraindre ses mains grand-maternelles à attendre leur tour. La main du comte se resserra sur l'épaule de Nikki, qui, aux premières loges, leva le menton en souriant de toutes ses dents. Will Vorvayne allait et venait en sautillant à la recherche des meilleurs angles de vue, jusqu'à ce que sa petite sœur mette un terme à ses tentatives de mise en scène avec son ton le plus ferme de lady Ekaterin Vorkosigan. Il eut l'air déconcerté, mais se mit en retrait. Par accord tacite, Ekaterin fut la première à prendre son fils nouveau-né et regarda le deuxième réplicateur livrer sa toute première fille. À côté d'elle, Miles, penché sur sa canne, dévorait des yeux l'incroyable spectacle. Un bébé. Un vrai bébé. Le sien. Il avait trouvé que ses enfants avaient l'air plutôt réels, lorsqu'il touchait les réplicateurs dans lesquels ils grandissaient. Mais cela n'avait rien à voir. Aral Alexander était si petit. Il cligna des yeux et s'étira. Il inspira, pour de vrai, et fit claquer tranquillement sa bouche minuscule. Il avait une quantité honorable de cheveux noirs. C'était merveilleux. C'était… terrifiant. — À toi, lui dit Ekaterin en lui souriant. — Je… Je crois que je ferais mieux de m'asseoir d'abord. Il se laissa à moitié tomber dans le fauteuil qu'on s'était hâté de lui apporter. Ekaterin colla dans ses bras paniqués le paquet emmailloté de couvertures. Le comte planait derrière le fauteuil, telle une mère vautour. — Il a l'air si petit. — Quoi, quatre kilos cent ? gloussa la mère de Miles. C'est un petit malabar, oui ! Tu étais deux fois plus petit quand on t'a sorti du réplicateur. Et elle partit sur une description peu flatteuse de Miles qu'Ekaterin ne se contenta pas de boire, mais qu'elle encouragea. Un hurlement vigoureux provenant de la table des réplicateurs fit sursauter Miles. Helen Natalia annonçait son arrivée en termes sans équivoque, braillant en agitant ses petits poings serrés. L'obstétricien effectua son examen et la passa plutôt précipitamment dans les bras tendus de sa mère. Miles tendit le cou. Une fois secs, les mèches de cheveux sombres et humides d'Helen Natalia s'annonçaient aussi auburn que promis, s'imagina-t-il. Avec deux bébés à pouponner, tous ceux qui faisaient la queue pour les porter n'auraient pas à patienter trop longtemps, se dit Miles en acceptant Helen Natalia, toujours bruyante, des bras de sa mère souriante. Ils pouvaient bien attendre un peu. Il fixa des yeux les deux paquets qui occupaient largement ses genoux, avec une stupeur comique. — On l'a fait, marmonna-t-il à Ekaterin, maintenant perchée sur son accoudoir. Pourquoi personne ne nous a-t-il arrêtés ? Pourquoi n'y a-t-il pas des règlements plus stricts contre ce genre de choses ? Quel individu doué de raison irait me confier à moi un bébé ? Deux bébés ? D'un haussement de sourcils, elle lui signifia qu'elle partageait sa perplexité. — Ne t'inquiète pas. Me voilà à me dire que onze ans représentent finalement plus de temps que je n'aurais cru. Je ne sais plus rien à propos des bébés. — Je suis sûr que ça va te revenir. C'est pareil que, heu, le pilotage d'un flotteur. Lui qui s'était toujours trouvé à l'extrémité de l'évolution humaine, à cet instant, tout à coup, il se faisait plutôt l'effet d'être un chaînon manquant. Moi qui croyais tout savoir. Il est clair que je ne savais rien. Comment sa propre vie avait-elle pu devenir une telle surprise pour lui, être à ce point restructurée ? Des milliers de projets avaient tourbillonné dans son cerveau pour ces minuscules vies, des visions d'avenir, pleines d'espoir ou d'inquiétude, de joie ou de crainte. L'espace de quelques instants, tout sembla s'être définitivement arrêté. Je n'ai aucune idée de ce que vont devenir ces deux êtres. Puis ce fut le tour de tous les autres, Nikki, la comtesse, le Comte. Miles regarda avec envie l'assurance avec laquelle son père tenait le bébé contre son épaule. Helen Natalia cessa même de hurler, réduisant le niveau sonore à celui d'une plainte intermittente en bruit de fond. Ekaterin glissa une main dans la sienne et la serra. Il eut la sensation de tomber en chute libre dans l'avenir. Il lui étreignit la main en retour et prit son envol. FIN