Chapitre premier Le marché de la Brasse battait son plein. Les narines de Faon frémirent,assaillies par les odeurs fortes: poissons, palourdes, bestioles emballées dans des algues qui agitaient les pattes et ressemblaient à des écrevisses géantes; friture des beignets, crabes en train de bouillir, fruits secs, fromages; piles de linge usagé et mal lavé; poules, chèvres, moutons, chevaux. À tout cela se mêlait l'odeur forte et humide du Gris, tellement large à cet endroit que la rive opposée du fleuve s'estompait dans la lumière de ce matin d'hiver. L'eau couleur de plomb miroitait en silence au-delà de la foule animée, rassemblée au pied des falaises séparant le Quartier Haut de Grise-Bouche de la partie de la ville située au bord de l'eau, plus bruyante et — Faon devait bien l'admettre — pestilentielle. Le long des rives boueuses étaient alignés des chalands arrivés au bout du voyage, des coches prêts à repartir, mais aussi des bateaux de pêche et des caboteurs qui allaient et venaient plus en fonction du rythme de la mer distante d'une quinzaine de kilomètres que des humeurs du fleuve. Les rues sinuaient entre les échoppes, les tavernes de bateliers et les cabanes — toutes construites à partir de chalands démontés, ou dans certains cas laissés intacts, mais sur roues et tirés à terre par des boeufs et posés à même le sol. Leurs propriétaires prétendaient attendre de pied ferme la prochaine inondation qui tenterait — sans succès, d'après eux — de débarrasser Grise-Bouche de la saleté et de la puanteur de la Brasse en emportant le Quartier Bas vers la mer, pendant que le Quartier Haut assisterait au spectacle, bien au sec. Cela semblait une curieuse façon de vivre. Faon n'en revenait pas d'avoir considéré un jour que le ruisseau rocailleux qui coulait au pied de la ferme familiale dans le nord était une rivière. Après avoir mis son panier à son bras, elle donna un coup de coude à son compagnon, Remo, et pointa du doigt. — Tu as vu, là-bas? Des Marcheurs du Lac! C'est la première fois que je vois ceux-là au marché. De l'autre côté de la place, à l'endroit où les marchands pleins d'espoir exhibaient les animaux les plus encombrants, deux femmes et un homme veillaient sur une demi-douzaine de chevaux hauts sur pattes. Tous trois portaient la tenue des Marcheurs du Lac : pantalon d'équitation, bottes robustes, chemise et gilet en cuir, veste – des vêtements guère différents de ceux des fermiers qui les entouraient, mais néanmoins distinctifs. Plus caractéristique était leur coiffure: cheveux longs, portés en tresses décorées. Ils étaient également plus grands et semblaient mal à l'aise au milieu d'une foule comportant si peu de Marcheurs du Lac. À la réflexion, Faon se demanda si quelqu'un d'autre, à part elle, avait conscience que leur réserve cachait une certaine gêne, ou si tout le monde n'y voyait qu'une manifestation de dédain. Il n'y avait pas si longtemps, elle aurait pensé la même chose. — Mmm, fit Remo, sans grand enthousiasme. Je suppose que tu veux aller leur parler. — Bien sûr. Faon l'entraîna de l'autre côté du marché. L'homme fit sortir un des chevaux du rang pour le présenter à un fermier qui se pencha en avant et fit courir ses mains sur les pattes de l'animal. Les deux jeunes femmes observaient Faon et Remo qui approchaient; leurs yeux s'agrandirent légèrement en voyant Remo, dont la taille, les vêtements et la longue tresse noire trahissaient l'origine et le statut de patrouilleur. Faon se demanda si elles avaient déployé leur InnéSens afin d'entrer en contact avec ce Marcheur du Lac inconnu ou l'avaient gardé fermé afin de se protéger du brouhaha mental des fermiers alentour. Les Marcheurs du Lac du sud que Faon avait eu l'occasion de croiser jusqu'alors avaient la peau et les cheveux plus clairs que leurs cousins du nord, et les deux jeunes femmes ne faisaient pas exception. La plus grande ne semblait guère plus âgée qu'elle et portait une seule natte épaisse, couleur fauve – on aurait dit la peau d'un lynx. Ses yeux bleu argenté brillaient au sein d'un visage aux traits fins. Sa compagne, plus petite, avait des tresses brun-roux qui lui faisaient une sorte de couronne, un regard cuivré et de bonnes joues éclaboussées de taches de rousseur. Faon pensa qu'elles étaient probablement partenaires dans la même patrouille, comme Remo et Barr – elles ne donnaient pas l'impression d'être des soeurs. — Bonjour! les salua-t-elle avec entrain, levant la tête vers elles. Le sommet de ses boucles brunes arrivait à peine au milieu de la poitrine de Remo, et guère plus haut chez les deux femmes. À presque dix-neuf ans, Faon avait perdu tout espoir de gagner quelques centimètres supplémentaires – excepté peut-être en tour de taille – et s'était résignée à supporter un torticolis permanent. La femme aux cheveux roux lui rendit son salut d'un signe de la tête; la blonde, apparemment hésitante sur la conduite à tenir face à ce couple pour le moins curieux, s'adressa à un interlocuteur invisible situé à mi-hauteur entre eux deux. — Bonjour. Vous êtes intéressés par l'acquisition d'un cheval ? Nous ne proposons que des bêtes de race, ici, aux sabots solides et capables de porter un homme tout le long de la piste de Tripoint sans jamais boiter. Elle désigna d'un geste les bêtes bien brossées en dépit de leur robe d'hiver; celles-ci lui rendirent son regard et agitèrent leurs oreilles touffues. Plus loin, le Marcheur du Lac faisait trotter le cheval devant le fermier qui, mains sur les hanches, fronçait les sourcils d'un air judicieux. — Je croyais que les Marcheurs du Lac ne vendaient aux fermiers que leurs animaux les plus faibles? demanda innocemment Faon. (La rousse tressaillit légèrement, plus de culpabilité qu'à cause de l'insulte implicite, songea Faon. La négociation n'est vraiment pas son fort. Réprimant un sourire, elle poursuivit:) De toute façon, ce n'est pas ce qui m'amène aujourd'hui. Je me demandais quel était votre camp d'origine et si vous aviez de bons guérisseurs là-bas. La blonde répondit immédiatement, avec l'aisance que donne l'habitude. — Les Marcheurs du Lac ne soignent pas les fermiers. — Oh, ça je le sais très bien. (Faon rejeta la tête en arrière.) Ce n'est pas pour moi. Deux têtes nattées se tournèrent vers Remo, qui rougit. Remo détestait rougir, avait-il avoué, parce que l'embarras qu'il éprouvait lui faisait monter encore plus le feu aux joues. Faon regarda sa couleur s'intensifier avec fascination. Bien qu'incapable de percevoir le léger contact d'InnéSens inquisiteurs, elle n'avait aucun doute qu'un tel échange venait bel et bien d'avoir lieu. — Ce n'est pas non plus, pour nous. je ne suis pas malade réponditRemo. — Vous êtes ensemble ? S’enquit la blonde, plissant ses yeux bleu argent de manière moins amicale. Faon devina la question qu'elle avait vraiment voulu poser: Vous êtes amants ?Les Marcheurs du Lac n'étaient pas censés avoir des relations de ce genre avec les fermiers. — Oui. Non ! Pas comme ça. Faon est une amie, expliqua Remo. La femme d'un ami, s'empressa-t-il d'ajouter en mettant bien l'accent sur ce mot. — La réponse demeure la même. Les guérisseurs ne fricotent pas avec les fermiers, dit la rousse, appuyant sa compagne. — Dag est un Marcheur du Lac. (Faon avança en jouant des épaules, se retenant de saisir le bracelet de mariage traditionnel des Marcheurs du Lac enroulé autour de son poignet gauche, sous sa manche. Ou de le brandir – elle était fatiguée de devoir toujours fournir la même explication et de défendre la validité du bracelet.) Et il n'est pas malade. (Pas vraiment.) C'est un ancien patrouilleur, mais il songe à devenir guérisseur. Il est déjà capable d'accomplir des choses réellement étonnantes, mais il a besoin d'un maître vraiment doué s'il veut passer à la suite. Quelle qu'elle soit. Même Dag n'en semblait pas certain et Faon s'en inquiétait. La blonde tourna son visage troublé vers Remo. — Tu es un patrouilleur, mais tu n'es pas d'ici, n'est-ce pas? Tu es venu en échange dans la région ? — Nita, dit la rousse en désignant fièrement la blonde d'un geste, vient de passer deux années au sein d'une patrouille de Luthlia. L'autre haussa modestement les épaules. — Inutile de le dire à tout le monde, Tavie. — Non, je ne suis pas là dans le cadre d'un échange, expliqua Remo. Nous sommes arrivés depuis l'Oléana sur un chaland. Ça va faire une semaine. Je, j'ai... Faon attendit avec un intérêt non dénué de cruauté de voir comment il décrirait sa situation. Fugueur ? Déserteur? Soldat sous les ordres du capitaine Dag Sans-Camp menant campagne sauver le monde. Il avala sa salive et finit par se rabattre sur : — Je m'appelle Remo. Une inclinaison de la tête couronnée de tresses et un geste de la main l’invitèrent à décliner ses noms de tentes et de camps, mais il serra les lèvres dans un sourire sans joie. Tamvie haussa les épaules et poursuivit : — Nous venons du camp de La Nouvelle Lune et nous sommes arrivés hier soir pour nous déb… pour vendre des chevaux et prendre le courrier de la semaine. Par ces mots, elle venait de les identifier clairement, elle et sa partenaire, comme des patrouilleuses, aux yeux de ce grand étranger du nord à la peau sombre. En effet, porter le courrier entre les camps était une tâche qui leur revenait. Faon se demanda si elle saurait reconnaître deux patrouilleurs en train de flirter – et si ce serait aussi sinistre que leur humour. — Le meilleur guérisseur de la région appartient au camp de la Nouvelle Lune, continua Tavie, mais je ne pense pas qu'il prenne des apprentis. — Vous parlez d'Arcadie Bouleau ? devina Faon. D'après ce qu'on dit, c'est même un maitre-guérisseur. (Ce dernier terme était nouveau pour Faon, mais les Marcheurs du Lac locaux avaient semblé y attacher une grande importance. En réponse aux sourcils levés de la rousse, elle expliqua:) Je me suis renseignée ces derniers jours et j'ai interrogé tous les Marcheurs du Lac que j'ai croisés sur le marché. Tous me vantent d'abord le guérisseur de leur camp, mais ils finissent toujours par mentionner cet Arcadie. Tavie hocha la tête. — C'est normal. — Pourquoi refuse-t-il de prendre des apprentis? Insista Faon. (Tous les guérisseurs qu'elle avait rencontrés lui avaient semblé impatients de communiquer leur savoir à un élève doué. Sauf, bien sûr, quand ledit élève avait, dans ses bagages, une fermière pour épouse.) Il a déjà assez de monde ? Dag ne cherche pas nécessairement à devenir apprenti. S'il pouvait au moins lui parler..., ajouta-t-elle consciencieusement. Les deux femmes échangèrent un regard circonspect. — Il est peut-être temps qu'Arcadie prenne quelqu'un, tu ne crois pas ? demanda Nita. — Je n'en suis pas si sûre. Il est toujours contrarié à propos de Suteau. On l'a beaucoup critiqué pour ça. — Il n'était même pas là! — D'après moi, c'est ce reproche-là qui fait le plus mal. Ne sachant pas trop si les patrouilleuses avaient l'intention d'éclairer une simple fermière, Faon donna un coup de coude à Remo. Il lui lança un regard chagrin, mais demanda docilement: — Que s'est-il passé ? Tavie se frotta le menton et fronça les sourcils. — Ça remonte à environ deux mois; un jeune garçon du camp a été attaqué par un alligator. Quand ses amis ont accouru à l'infirmerie, Arcadie était déjà parti visiter un autre patient, et c'est donc son apprenti, Suteau, qui les a accompagnés. Il est resté bloqué dans l'essence du garçon et il est mort du choc quand il a succombé à ses blessures. Remo grimaça; Faon étouffa un frisson dans son ventre. — Et personne n'était là pour l'aider à se dégager ? — La mère, mais elle a attendu trop longtemps. Les autres gamins présents n'ont pas compris ce qui se passait. Il y a eu pas mal de rancœur après ça, entre les parents du garçon déchiqueté par l'alligator et la famille de Suteau. Ça s'est calmé maintenant, mais depuis, Arcadie est devenu plus renfermé. — Ça ne le change pas beaucoup, précisa Nita. Il a toujours été aussi aimable qu'un coutelier. Peut-être qu'un nouvel apprenti lui ferait du bien. (Elle sourit à Remo.) Ça ne coûte rien de lui poser la question, mais vous devriez prévenir votre ami : le vieil Arcadie n'est pas toujours facile à vivre. — Tiens donc? (Remo lança un regard ironique à Faon.) Voilà qui promet d'être intéressant. Les deux filles du camp de la Nouvelle Lune s'imaginaient Dag en jeune patrouilleur, à l'image de Remo, comprit Faon. Elle décida de ne pas les détromper et de garder pour elle les aspects les plus... compliqués de son Marcheur du Lac de mari. II n'est pas banni, pas exactement.. . L'homme qui accompagnait les deux patrouilleuses finit de compter les pièces que lui avait remises le fermier, donna une claque amicale en guise d'adieu sur la croupe du cheval qu'on emmenait, et se tourna enfin vers le reste du groupe. Faon se rappela qu'à cette heure-ci son panier aurait dû être plein – et porté par Remo. — Eh bien, merci pour ces informations, dit-elle, avec une courbette. Ses deux interlocutrices la saluèrent d'un signe de la tête, la plus petite plutôt perplexe, la blonde, plus grande, un rien réticente, mais toutes deux observant Remo avec intérêt tandis que Faon lui faisait de nouveau traverser la place du marché. Leur attention fut néanmoins vite détournée par l'arrivée d'un acheteur potentiel venu examiner les chevaux. Remo jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et poussa un soupir de regret. — Barr n'aurait fait qu'une bouchée de ces deux-là. Faon sourit. — Tu crois? Connaissant Barr, il ne se serait pas contenté d'une bouchée... Remo rougit de nouveau. — Ce sont des patrouilleuses! protesta-t-il. Elles auraient su le remettre à sa place. (Mais après un assez long moment, il ajouta avec morosité:) Pas sûr qu'elles en auraient eu envie... Faon secoua la tête en souriant. — Allons, Remo, ne fais pas cette tête. Nous avons un mariage à préparer. Un éclair de couleur attira son regard et elle s'approcha de la charrette d'un vendeur de fruits afin de marchander des kakis séchés et de belles oranges rondes emballées dans de la paille, des fruits du sud étonnants qu'elle avait goûtés pour la première fois quelques jours plus tôt. Une autre femme de Grise-Bouche vendit à Faon un pot de mélasse, aussi sucrée que le sirop d'érable produit à la ferme Prébleu chaque printemps, mais plus fort en goût et qui accompagnerait très bien les biscuits – à moins qu'elle trouve une recette permettant d'utiliser le dernier tonneau de pommes fripées qui avait fait le voyage avec eux depuis l'Oléana. — Je ne comprends pas..., dit Remo d'un air pensif, alors qu'ils se frayaient un chemin vers l'étal suivant figurant sur la liste mentale établie par Faon. Si Dag a tellement envie de se trouver un guérisseur, pourquoi n'en cherche-t-il pas un lui-même ? Faon se mordit la lèvre. — Toi aussi, tu l'as entendu en parler? — Bien sûr, plusieurs fois. — Et moi donc... Mais Dag préfère l'action à la parole. Alors, s'il n'arrête pas d'en parler, mais qu'il ne fait rien... d'après moi, ça veut dire que quelque chose ne va pas. — Quoi ? Elle ralentit son allure. — Je suppose qu'il a peur. — Dag? Tu plaisantes? — Pas une peur physique. Une autre peur, que j'ai du mal à expliquer, mais je la sens. Peut-être qu'il est effrayé par l'idée de ne pas obtenir les réponses qu'il souhaite. Ou effrayé d'obtenir les réponses qu'il ne souhaite pas. — Humm, fit Remo peu convaincu. Alors qu'ils s'acheminaient vers la rive du fleuve et remontaient vers la rangée de chalands où était amarré le Rapporteur, les pensées de Faon revinrent sur la terrible histoire de l'apprenti-guérisseur. La même chose aurait pu arriver à Dag. Avec la vie d'un enfant en jeu, il n'aurait pas hésité une seconde et aurait plongé dans son essence – en dépit de l'absence de partenaire pour le seconder. Avec lui, ce n'était même plus une question de courage, ça devenait une fichue habitude. Quand Dag avait commencé à parler de quitter la patrouille pour devenir guérisseur auprès des populations de fermiers, Faon avait trouvé son idée merveilleuse: un travail plus sûr; qui ne l'entraînerait pas loin d'elle, et qu'il pourrait faire seul, sans l'aide d'autres Marcheurs du Lac. Et, pour dire les choses franchement, sans que les autres Marcheurs du Lac aient à l'accepter, elle. À y regarder de plus près, tous les avantages alléchants de cette nouvelle vocation s'étaient révélés trompeurs. « Je ne sais plus où j'en suis », s'était plaint Dag auprès d'elle. Et si cette confusion ne concernait pas simplement ses pensées, mais également son essence? Ce qui n'aurait rien eu de surprenant, au vu de tous les travaux d'essence hasardeux qu'il avait entrepris ces derniers temps. Peut-être qu'il avait réellement besoin d'un autre guérisseur pour y voir clair. Maître-guérisseur. Faon retourna le mot dans son esprit. Il semblait à la fois mystérieux et prometteur. Elle rentra le menton en inclinant fermement la tête alors que ses pieds résonnaient sur la passerelle d'embarquement du Rapporteur. Les routes qu'empruntaient les chariots entre la ville basse et la ville haute de Grise-Bouche serpentaient autour des extrémités de la longue falaise, mais plusieurs escaliers montaient la pente raide en zigzaguant. Ils étaient fabriqués à partir de vieilles planches de chalands — forcément — et permettaient généreusement, par endroits, le passage de quatre personnes de front. Dag tourna la tête pour un rapide coup d'œil de la rive pleine de monde qui s'étalait plus bas, avec le fleuve miroitant et disparaissant dans la brume de part et d'autre. Il respira l'air frais de cette mi-journée d'hiver, considérant ces gens qui allaient bientôt faire officiellement partie de... eh bien, de sa famille, apparemment. La tente Prébleu. Son expansion avait été tellement progressive au cours des semaines de leur quête désastreuse, que Dag était presque choqué, avec le recul, par le chemin parcouru — et pas seulement en kilomètres navigués. Et pourtant, nous voilà tous réunis. L'équipage du Rapporteur grimpait deux par deux. En tête, Bo, l'oncle de Baie, avançait en respirant bruyamment. Batelier grincheux, Bo était le seul membre de la famille de la jeune fille à s'être porté volontaire pour l'accompagner au cours de son long périple depuis son village d'origine d'Eau Claire. À côté de lui, Hod, le pas lourd et toujours prêt à tendre un bras secourable à Bo. Ne pas se fier à la respiration sifflante: Bo était aussi coriace qu'une vieille botte en cuir — à laquelle il ressemblait d'ailleurs un peu — et l'entaille laissée par un coup de couteau au ventre était presque totalement cicatrisée. Hod était devenu bien plus qu'un simple mousse après les aventures qu'ils avaient partagées. Sans en faire toute une histoire, la grande famille du Rapporteur l'avait adopté. Derrière eux suivait Aubépine, onze ans, le frère de Baie, son bébé raton laveur perché sur l'épaule; le garçon et l'animal reniflaient l'air avec la même curiosité teintée d'enthousiasme. La présence d'un raton laveur à une cérémonie de mariage pouvait paraître inconvenante, mais la créature qui les accompagnait depuis l'Oléana avait fini par acquérir le statut de mascotte du Rapporteur au cours des semaines de navigation vers l'aval. Dag se réjouissait que personne n'ait songé à élargir le débat à Marguerite, la chèvre, qui s'était révélée tout aussi fidèle et bien plus utile. Les poignets d'Aubépine dépassaient un peu plus des manches de sa chemise que lors de leur première rencontre et Dag ne pensait pas que le tissu avait rétréci au cours de ses trop rares lavages. Quand sa tête blond paille finirait par dépasser celle de sa sœur Baie, il ferait un jeune homme impressionnant. Dag lui donnait encore trois ans — « une éternité », se plaignait parfois Aubépine. Dag essaya de se souvenir de la dernière fois où trois années lui avaient paru une éternité. Ensuite, la mariée elle-même, soutenue par Faon. Faon avait consacré la majeure partie de la matinée à tresser de ses doigts habiles les cheveux raides de Baie, d'ordinaire noués sur sa nuque, pour en faire une couronne de mariage dans la tradition des Marcheurs du Lac. Quelque part sur le marché de la Brasse, elle avait trouvé des fleurs d'hiver fraîches; Dag ignorait s'il s'agissait de plantes locales ou cultivées sous serre. Elle avait disposé autant de grosses fleurs blanches que possible autour du chignon blond paille de Baie, ajoutant un peu de lierre dans les cheveux soyeux qui lui cascadaient dans le dos. Pour sa propre coiffure, elle avait relevé ses cheveux et les avait décorés avec des brindilles de fleurs écarlates qui semblaient embraser ses boucles brunes. Suivant les deux jeunes femmes, Dag apprécia l'effet obtenu. Dans le cadre de ces préparatifs un peu précipités et tellement loin de chez eux, il n'y avait pas eu assez de temps pour habiller la mariée de neuf, mais hier, après que Faon et Remo furent rentrés du marché, l'après-midi avait été consacré à la lessive à bord du Rapporteur. Aussi élimés et usés par le voyage que soient les vêtements des invités, ils étaient tous propres et rapiécés. Alors qu'ils atteignaient un tournant et s'apprêtaient à changer de direction, la petite main de Faon serra celle de Baie dans un geste d'encouragement. Les doigts de Baie, durcis par le travail, semblaient anormalement froids et pâles. Dag avait vu Baie affronter toutes les épreuves avec un courage infatigable : les haut-fond furieux et les bancs de sable sournois, les mariniers brutaux, les marchands rusés et les bandits meurtriers, les bagarres au couteau, le chagrin et les pendaisons. Celui qui oserait se moquer de la nervosité qu'elle affichait avant son mariage... n'était jamais passé par là, décida Dag. Brin, le frère de Faon, qui montait à côté de Dag, s'était moqué de sa soeur et de Dag six mois plus tôt quand ils s'étaient mariés à Bleu Ouest. II riait moins maintenant, et Dag sentit les coins de sa bouche remonter tandis qu'il savourait ce moment de pure justice. À les voir ensemble ainsi, aucun doute n'était permis: Faon et Brin étaient bien frère et soeur. Tous deux avaient les mêmes boucles brunes et la peau claire, et bien que Brin dépasse Faon d'une tête, il était un vrai Prébleu — court sur pattes. Il ne grandirait probablement plus, mais ses épaules étaient devenues plus larges cet automne, comme la tension sur les coutures de sa chemise l'attestait. Et, sans perdre cet humour parfois irritant, il avait les yeux plus graves, plus réfléchis ; plus d'une fois ces derniers temps, Dag l'avait surpris, prêt à lancer une pique — plus ou moins — spirituelle et finalement décidant de n'en rien faire. Lui aussi, avait fait du chemin depuis Bleu Ouest. Assez pour être prêt pour le jour de son mariage ? Non, probablement pas. Peu de gens l'étaient. Assez pour être prêt pour tous les jours qui suivraient ? D'après l'expérience de Dag, cela s'apprenait au fur et à mesure. Mais je pense qu'il ne la décevra pas. Il décocha un petit sourire d'encouragement à son... beau-frère, dans le langage des fermiers, frère de tente dans celui des Marcheurs du Lac, songeant que Brin avait démontré qu'il était digne d'assumer les deux rôles. Brin redressa ses épaules et le gratifia d'une épouvantable grimace en retour. Derrière Dag, les longues jambes de Remo et de Barr leur permettaient de gravir les marches les plus basses deux par deux, et en cadence. Chacun d'eux serait probablement choqué d'apprendre que Dag les considérait maintenant comme partie intégrante de cette curieuse tente familiale où se mêlaient fermiers et Marcheurs du Lac, mais il se dit que les deux partenaires admettraient volontiers être devenus ses patrouilleurs. Aussi difficiles que soient les circonstances présentes, Dag était heureux de les compter dans sa petite troupe, quel que soit le nom qu'on lui donne. Un Marcheur du Lac parmi les fermiers était une bizarrerie. Trois, par contre, constituaient... un début, peut-être. Ils débouchèrent enfin dans le Quartier Haut. S'agissant de sa première incursion au sommet de la falaise, Dag regarda autour de lui avec intérêt. C'était presque un jour sans vent dans la faible lumière, mais au plus fort de l'été les brises devaient s'engouffrer dans le Quartier Haut et contribuer à chasser les moustiques. Les rues, mieux drainées que celles d'en bas, n'étaient pas aussi boueuses et dessinaient d'impeccables pâtés de maisons que longeaient des trottoirs en bois — probablement un usage de plus trouvé pour le bois récupéré sur les anciens chalands. Les maisons et les bâtiments semblaient solides, et leur architecture moins livrée au hasard. Elles ne présentaient pas non plus les taches si caractéristiques de la montée des eaux. Les habitants ne paraissaient pas si différents: patrons bateliers et marchands, charretiers et conducteurs de bestiaux, aubergistes et palefreniers ; les femmes accordaient plus d'attention à leur tenue vestimentaire, bien qu'elle soit plus sobre que les accoutrements recherchés des filles des bateaux-claques amarrés le long de la rive de la Brasse. Contrairement à ce que Dag avait vu dans le minuscule hameau de Bleu Ouest, le bureau du secrétaire de mairie de Grise-Bouche n'était pas la pièce principale de quelque maison de village, mais un bâtiment à part, à un étage, avec de solides murs de briques, un matériau probablement flotté en aval depuis Forgeverre dans le lointain Oléana. Faon montra le bâtiment à Hod, qui fit un large sourire en le reconnaissant et hocha la tête. L'équipage du Rapporteur gravit les quelques marches du porche et entra. Baie et Brin étaient déjà venus trois jours plus tôt, comme l'exigeait la loi, afin d'enregistrer leur intention de se marier et de prendre rendez-vous avec un greffier — la ville en employait plusieurs, d'après ce que Dag avait compris. À droite de l'entrée, une vaste pièce accueillait toutes les demandes concernant les bateaux et le commerce fluvial; à gauche, le cadastre. Baie et Brin eurent tous deux un serrement de gorge, prirent chacun la main de l'autre, et ouvrirent la marche en direction de l'étage et d'un cabinet plus petit et plus calme. Dans la pièce plutôt austère se trouvaient un secrétaire près d'une fenêtre et une demi-douzaine de chaises alignées contre le mur, un nombre insuffisant pour l'équipage du Rapporteur. Hod s'assura que Bo prenne un siège, ainsi que Faon et Baie. Dag reposa ses épaules contre le mur et croisa les bras. Après un rapide coup d'œil dans sa direction, Barr et Remo l'imitèrent. L'attente ne fut ni trop longue ni inconfortable, en tout cas au goût de Dag. Il n'aurait juré de rien concernant Brin qui passait son temps à rajuster son col de chemise. Au bout de quelques minutes, un homme portant un volumineux registre et une feuille de papier entra d'un air affairé. Dag estima qu'il devait avoir une dizaine d'années de plus que Brin ou Baie; il ressemblait à l'un de ces vendeurs toujours impeccables qui n'ont qu'une ambition : devenir leur propre patron. Levant la tête, il aperçut Dag et recula avec un petit « ah! ». Baissant brusquement les yeux, il s'arrêta sur le crochet qui remplaçait la main gauche de Dag, puis sur le long couteau passé à sa ceinture, avant de remonter vers ses cheveux rebelles mais coupés court. Enfin, il observa Remo et Barr dont la mise et la coiffure étaient plus conformes aux traditions des Marcheurs du Lac. La longue tresse noire de Remo et la queue-de-cheval fauve plus courte de Barr étaient décorées pour l'occasion avec des ornements récemment fabriqués à partir de dents de requin et de nacre. — Je peux peut-être vous orienter vers le bon interlocuteur, messieurs ? dit le greffier à Dag. Parce qu'ici, nous avons une déclaration de mariage à enregistrer. Famille Prébleu. — Oui, nous faisons partie de cette patrouille, répondit aimablement Dag. Il fit un signe de la tête en direction de Baie et Brin, qui se levèrent d'un bond, souriant nerveusement. Le greffier détourna son regard des Marcheurs du Lac et jeta un coup d'oeil à sa feuille de papier. — Brin Prébleu et Baie Eau Claire? Tous deux inclinèrent la tête; Brin tendit la main. — Je suis le greffier Painboulange, dit l'homme, qui serra la main de Brin et, après un bref regard à Faon, salua Baie d'un signe de la tête. Mademoiselle Eau Claire. Bienvenue. (Il posa son grand livre sur la table.) Alors nous pouvons commencer. Vos témoins principaux sont-ils présents ? — Oui, répondit Baie. Voici mon oncle Bo et mon petit frère Aubépine. Tous deux se levèrent et hochèrent la tête, Aubépine serrant son raton laveur qui émit une protestation indolente. — Oui, ajouta Brin. Et voici ma soeur Faon et son mari, Dag Prébleu. Son geste incluant Dag fit sourciller le greffier. —Veuillez m'excuser, je vous ai pris pour un Marcheur du Lac, dit-il à Dag. (Il se reprit en voyant la nuance dorée dans le regard du patrouilleur.) Bon sang, mais vous êtes un Marcheur du Lac! Brin éleva la voix afin de passer outre à l'inévitable avalanche de questions qui allait suivre. — Et voici Hod, Remo et Barr, nos amis, tous membres de l'équipage du Rapporteur, le chaland de Baie, venu d'Eau Claire en Oléana. Ils signeront aussi, comme témoins. Pour information, on l'appelle tous chef Baie à son bord. Il sourit fièrement à sa fiancée. D'ordinaire, son sourire généreux et ses pommettes larges donnaient au visage de Baie l'apparence d'un furet sympathique; aujourd'hui, elle serrait les lèvres de nervosité. Le greffier regarda Aubépine, qui lui fit un grand sourire, beaucoup plus dans le style habituel de la famille Eau Claire. — Ah, euh... ce jeune homme semble avoir bien moins de vingt ans. La loi ne l'autorise pas à être témoin, pas à Grise-Bouche. — Mais Baie a dit que je pouvais signer. Je me suis entraîné! protesta Aubépine. (Retirant un bras de sous le raton laveur gras endormi, il leva ses doigts tachés d'encre en guise de preuve.) Et avec Roncier et Papa qui ont été tués l'automne dernier, je suis le seul frère qui lui reste ! — Je le lui ai promis, confirma Baie. Je ne savais pas. Je suis désolée, Aubépine. — Oh, allez, laissez-le signer, ajoura Bo d'un ton bourru. Personne n'en saura rien et c'est important pour lui. Pour tous les deux. —Eh bien... (Le greffier sembla déconcerté.) Je ne pense pas que je puisse autoriser cela sans risquer de compromettre la validité du document au cas où il viendrait à être contesté. Dag fronça les sourcils. Parfois, les coutumes des fermiers le laissaient pantois. Toute cette paperasse et cette encre, toutes ces histoires de témoins et de propriété. Il songea à son bracelet de mariage enroulé en haut de son bras, dissimulé par la manche de sa veste. Faon l'avait tressé de ses propres mains; il contenait un filet de son essence, preuve suffisante de leur union pour toute personne dotée d'un InnéSens. Elle portait son double, dépassant du poignet gauche de sa chemise et vibrant d'un fragment de l'essence de Dag. Bien sûr, chez les Marcheurs du Lac un mariage était aussi l'occasion de faire la fête. Et les familles des futurs époux ne pouvaient pas s'empêcher de se mêler de tout non plus. Mais au final, le mariage lui-même ne concernait que deux personnes, et son enregistrement était une affaire intime. Même au milieu d'étrangers, les bracelets du couple restaient les témoins silencieux de son union. — Ce n'est pas grave, Aubépine, dit Brin au garçon abattu. Je nous ai achetés, à Baie et moi, un livre de famille flambant neuf, et tu pourras le signer. Il est à nous et ça ne regarde pas ces gens de Grise-Bouche. (À l'intention de Baie, il ajouta :) C'est mon premier cadeau de mariage. Un vrai sourire vint illuminer son visage. Brin fouilla dans le sac de toile qu'il avait pris avec lui et en sortit un imposant volume relié en cuir, rappelant les registres utilisés dans les entrepôts pour noter les transactions. Il l'ouvrit sur la table, à la première page blanche. Dag se rappela soudain le livre de famille vieillissant qu'il avait vu à Bleu Ouest, rempli aux trois quarts d'inscriptions à propos de mariages, de naissances et de décès, d'acquisitions, de cessions et d'échanges de terres ou de bêtes. Lui et Faon – et Brin aussi, d'ailleurs – y avaient tous écrit leurs noms, à titre principal ou comme témoins. Ce volume avait été le plus récent d'une série couvrant plus de deux cents ans, tous soigneusement conservés dans une malle du salon. Le frère aîné de Faon et Brin hériterait, avec son épouse, des précieux registres et de la ferme elle-même. En tant que quatrième fils, Brin devait se débrouiller tout seul. Et Dag se dit qu'il n'avait pas l'air de le regretter en ce moment. Faon jaugea l'épaisseur du livre, largement deux doigts, et sourit. — Tu ne manques pas d'ambition, Brin ! Aubépine l'étudia d'un air approbateur, visiblement consolé. Qu'allait-il donc advenir de l'ancien livre de la famille Eau Claire? Reviendrait-il à Aubépine et non à Baie? Chez les Marcheurs du Lac, la fille la plus âgée héritait de la tente familiale de sa mère. — Hum, fit le greffier sur un ton indécis, mais il cessa de chicaner. (Il posa son propre grand livre, le sceau de la ville de Grise-Bouche estampé dans la couverture en cuir, et l'ouvrit à une nouvelle page.) Si je dois faire deux copies conformes, nous ferions mieux de commencer. (Il s'assit au secrétaire, tira l'encrier vers lui, remonta les poignets de sa chemise, choisit une plume dans son pot, et releva enfin la tête vers Baie et Brin.) Donnez vos noms complets, les noms et les adresses de vos parents – ou, s'ils sont décédés, leurs lieux de sépulture –, vos dates de naissance, lieux de naissance et professions. Il lui fallut quelques minutes pour noter tout cela, deux fois. L'employé municipal avait une belle écriture, décida Dag, se penchant par-dessus son épaule afin de jeter un coup d'oeil. Apparemment inquiet de l'attention qu'on lui portait, le greffier s'interrompit; Dag reprit sa place contre le mur. Comme profession, Baie déclara patron batelier et, après réflexion, violoniste. Après une brève hésitation, Brin indiqua marinier au lieu de fermier. Dag y vit la preuve que Brin venait de couper définitivement les ponts avec Bleu Ouest. — À présent, jurez-vous sous serment que rien ne s'oppose à ce mariage? Pas d'autres fiançailles, mariages ou contrats? Tous deux répondirent par la négative – Baie ne put retenir une grimace en entendant mentionner « autres fiançailles». — Bien, aucun problème, marmonna le greffier. Comme vous arrivez de la Brasse, je suppose que vous n'avez que peu de biens à déclarer ? D'habitude, les gens d'en bas ne prennent même pas la peine de monter s'enregistrer ici. Mais que voulez-vous y faire... — J'ai le Rapporteur, dit Baie. L'homme hésita. — Un chaland, avez-vous dit? Pas un coche? — C'est ça. — Les chalands ne comptent pas. Et vous, Brin Prébleu ? — Je possède ce que j'ai gagné lors de ce voyage. L'autre chassa cela d'un geste de la main. — Je parle de biens tangibles. De la terre, une maison, un entrepôt ? Peut-être un héritage à venir ? — Non. Pas pour l'instant, corrigea Brin, avec un regard distant. J'ai une part qui me revient dans la ferme familiale à Bleu Ouest, mais j'ignore quand je reviendrai toucher cet argent. Et de toute façon, ça ne représente pas grand-chose... Le greffier fronça les sourcils judicieusement. — La maison et la colline d'Eau Claire te reviennent de droit, intervint Bo en s'adressant à Baie. À toi et à Aubépine. L'intérêt du greffier sembla soudain s'éveiller. — Savez-vous comment la propriété a été léguée? Les termes exacts de la succession ? — J'en sais trop rien. Je ne pense même pas que quelqu'un est déjà au courant de la mort du papa de Baie. Il a disparu sur le fleuve à l'automne dernier, avec le frère aîné de Baie, Roncier. C'est pour ça qu'on a fait ce voyage, pour découvrir ce qui leur était arrivé. Et on a fini par le savoir. Une brusque avalanche de questions de la part du greffier permit d'établir que la maison était grande ou, à tout le moins, vaste et pleine de coins et de recoins, et que la colline, trop escarpée pour qu'on songe à la cultiver, fournissait à la famille de Baie le bois nécessaire à la construction du chaland annuel et s'étendait sur une surface d'un peu plus de deux cent soixante hectares. En revanche, personne ne savait avec certitude si le papa de Baie avait confié la tutelle d'Aubépine à un autre parent que Baie en cas de décès, une idée qui sembla effrayer grandement le garçon. Tous les papiers se trouvaient à Eau Claire, à près de deux mille cinq cents kilomètres de Grise-Bouche. — Tout cela manque de clarté, dit enfin le greffier, se frottant le nez et laissant une légère tache d'encre sur sa lèvre supérieure. Je ne crois pas pouvoir procéder à l'enregistrement de ce mariage. — Quoi? s'écria Brin alarmé. — Pourquoi ? demanda Baie avec consternation. — Je ne fais qu'appliquer le règlement, mademoiselle. Afin d'éviter les vols par le biais de mariages clandestins ou frauduleux. Ce ne serait pas la première fois, c'est la raison d'être de ces règles. — Qui parle de mariage clandestin ! s'indigna Baie. Je suis un patron batelier! Et j'ai le propre frère de ma mère qui m'accompagne. — Oui, mais votre mariage donnerait à Brin, ici présent, des droits sur vos biens que le reste de votre famille pourrait ne pas vouloir lui accorder. Ou si votre père a légué la maison et la colline à ce gamin, son dernier fils survivant, il vous en doit vraisemblablement une part, mais il est trop jeune pour gérer sa propriété. L'expérience m'a démontré que ce genre de situations embrouillées ne mène à rien de bon. On a tué pour bien moins que votre colline en Oléana! — À Grise-Bouche, peut-être ! cria Baie, mais Bo se gratta le menton d'un air inquiet. — Vous feriez mieux de patienter et d'attendre votre retour à Eau Claire pour vous marier, mademoiselle, lui conseilla le greffier. — Mais on ne sera pas rentrés là-bas avant quatre ou six mois! intervint Brin, d'une voix brusquement perplexe. Nous voulons nous marier tout de suite! — Oui, même que Faon a préparé un gâteau et à manger pour tout le monde! Intervint Aubépine. Et elle m'a obligé à prendre un bain. — Un problème de ce genre a déjà dû se produire auparavant. (Dag posa sa voix dans un registre assez bas pour se faire entendre à travers le brouhaha grandissant des protestations.) Dans une ville qui voit défiler autant d'étrangers que Grise-Bouche... Ne pourriez-vous pas simplement laisser vierge la partie concernant les biens des mariés, charge au greffier d'Eau Claire de la compléter par la suite? — J'aurais mieux fait de me taire, grommela Bo. Désolé, Baie. L'angoisse des personnes réunies dans la pièce montait tel un miasme autour de Dag, au point qu'il dut se refermer encore plus pour s'en protéger. — C'est justement pour régler ce genre de problèmes qu'il y a une déclaration de mariage! se défendit le greffier. Mais allez demander à un Marcheur du Lac de comprendre ça..., marmonna-t-il entre ses dents. Chez vous, on s'échange les femmes, pas vrai ? Un peu comme les filles des bateaux-claques, sauf que les vôtres ont de grands couteaux et sont beaucoup moins amicales. Dag se raidit, mais décida de faire comme s'il n'avait rien entendu, bien que Remo s'agite, l'air agacé, et que Barr hausse les sourcils. Le greffier se redressa, s'éclaircit la voix et empoigna les bords de la table. — Il est arrivé qu'on fasse une exception, dit-il. (Brin manifesta bruyamment son impatience.) Le marié dépose une caution financière correspondant au montant estimé des biens faisant l'objet de la contestation, ou à un pourcentage fixé par le greffier. Quand il rapporte les documents officiels ou que des témoins viennent confirmer ses dires, il récupère sa caution, diminuée des frais de dossier. En revanche, s'il ne parvient pas à prouver sa bonne foi, l'argent de la caution est remis à la famille de la mariée, pour couvrir les torts. — Quels torts? s'enquit Aubépine avec curiosité, mais la main de Bo serra son épaule avant qu'il aille plus loin. Le nez de Brin se fronça brusquement. — De combien d'argent parlons-nous au juste? — Eh bien, la valeur de cette colline et de cette maison, je suppose. — Mais je n'ai pas une telle somme! Le greffier haussa les épaules en signe d'impuissance. — Il nous reste à vendre le Rapporteur, dit Baie d'un air de doute, mais ça n'atteindra jamais la valeur de la propriété d'Eau Claire. En plus, cet argent devra nous faire vivre jusqu'à l'année prochaine. Remo jeta un coup d'oeil à Barr et se racla la gorge. — Barr et moi... Enfin, en ce qui me concerne, j'ai toujours ma part du butin des bandits, offrit-il. Je pourrais... euh... participer. Barr déglutit, et avec un effort, ajouta: — Moi aussi. Brin, Bo et Baie commencèrent à expliquer énergiquement au greffier Painboulange toutes les raisons pour lesquelles ce qu'il exigeait d'un point de vue réglementaire n'avait aucun sens; les épaules du fonctionnaire se raidirent et son visage se figea. Faon se glissa sous le bras de Dag et, levant la tête, lui chuchota: — C'est de la folie, Dag! On ne peut pas rester sans rien faire pendant que ces gens dépouillent Brin de cette façon. Il a travaillé dur et risqué sa vie pour gagner cet argent, pas eux! Les papiers d'un mariage ne devraient pas coûter aussi cher! C'est du vol, non? Peut-être que ce greffier pense que les fermiers du nord sont des moutons tout juste bons à être tondus ? — Comment veux-tu que je le sache? Elle lui lança un regard éloquent. Dag soupira et entrouvrit son InnéSens, malgré le malaise provoqué par le mécontentement de toutes les personnes présentes. Seul le raton laveur sommeillait paisiblement sur une chaise. — Son essence semble plus tendue que sournoise, chuchota-t-il à son tour. Mais s’il cherche à obtenir un pot-de-vin je veux bien être maudit plutôt que de laisser payer mon frère de tente. Pas un jour comme celui-ci. Si le greffier essayait de se faire graisser la patte, Dag en ferait son affaire. Il suffirait à la petite troupe de descendre au rez-de-chaussée et d'exiger bruyamment des explications auprès d'autant de fonctionnaires que possible. La vérité éclaterait au grand jour et Painboulange serait dans de beaux draps. Dag le croyait plus malin que ça. Non... d'après Dag, son entêtement relevait plus de l'excès de zèle, et d'une pointe de mépris pour les habitants miteux de la Brasse. S'il tentait de discuter avec cet homme, celui-ci ne ferait que monter sur ses grands chevaux, conforté dans la piètre opinion qu'il avait des gens du fleuve, et Baie et Brin repartiraient vers le nord sans être mariés. L'agacement de Dag augmenta. Aussi vide de sens que cette cérémonie autour d'un bout de papier ait semblé à Dag, elle signifiait beaucoup pour Brin et Baie, tous deux si loin de chez eux; peut-être encore plus pour Brin, dont c'était la première incursion dans le vaste monde; il lui importait également d'agir correctement envers la jeune fille qu'il avait eu tant de mal à conquérir. Bon sang, la fête que Faon et Baie avaient préparée avec tant d'énergie et d'enthousiasme ne sombrerait pas dans la confusion et le désespoir. Pas si Dag pouvait l'en empêcher. Et je peux le faire. Presque en silence, dans le dos du greffier, il tendit son bras gauche et, avec sa main fantôme – une projection d'essence –, il façonna un renforcement, un travail de persuasion subtil, invisible aux yeux de tous, mais perceptible par l'InnéSens de Barr ou Remo. Remo leva les sourcils. Barr en resta bouche bée, avant de réagir de manière scandalisée, ses lèvres formant les mots Comment osez-vous... ! Dag ne fit pas dans le détail, se contentant de suggérer un sentiment d'ordre général. Ces jeunes gens sont sympathiques. Tu ne veux que leur bonheur et tu feras ton possible pour les aider. Tu te fiches bien de ce bout de terrain à Eau Claire. Laisse ça au greffier du village; de toute façon, il ne fait rien de ses journées, ça le changera. Ces jeunes gens seront loin d'ici dans quelques semaines et tu ne les reverras jamais. Pas de problème, ils font un si joli couple. Il laissa le renforcement filer au bout de ses doigts fantômes et pénétrer à l'arrière du crâne du greffier. En prime, ce dernier ne souffrirait pas de maux de tête dans les prochains jours... Par nécessité, Dag accepta le léger reflux d'essence du greffier Painboulange dans la sienne, afin d'éviter un ensorcellement trop flagrant. L’homme se frotta le front et fronça les sourcils. — Vous m'avez dit que vous repartiez bientôt? — Oui, dit Baie. — Ce n'est pas régulier, mais je suppose que je peux laisser vierge la partie concernant la disposition des biens... (Il marqua une pause, en proie à un conflit interne. ) Si j'écris une note à l'intention du greffier du village, afin qu'il ajoute cette information plus tard. Après tout, c'est son travail. — C'est très judicieux de votre part, bougonna Dag, avec un geste d'approbation. En l'absence d'InnéSens, le greffier était incapable de déterminer la provenance de son sentiment de satisfaction. Faon lança un regard appréciateur au fonctionnaire, à Barr et Remo, à Dag enfin, avant de serrer les lèvres. Le greffier se frotta de nouveau le front, puis tourna vers Brin et Baie un visage plus gai. — Vous m'avez l'air de braves jeunes gens. Je ne vois pas pourquoi je ne vous aiderais pas à démarrer dans la vie du bon pied... Après ça, les événements suivirent un cours plus conforme à ce que Dag avait vécu à Bleu Ouest. Muni d'un exemplaire pré rédigé d'un serment de mariage standard, le greffier se prépara à guider le couple dans la formulation de leurs réponses. Il sembla surpris quand tous deux se montrèrent capables de le lire eux-mêmes, chacun ajoutant quelques variations issues, supposa Dag, des coutumes locales d'Eau Claire et de Bleu Ouest. Brin et Baie se penchèrent pour signer les deux livres, le greffier apposa sa propre signature ainsi que le tampon de la ville, puis chacun des témoins fit la queue pour prendre la plume à son tour. Le greffier ne cacha pas sa surprise quand personne ne fit appel à lui afin de contresigner un «X». L'écriture de Bo était laborieuse mais lisible, tout comme celle de Hod, mais seulement parce qu'il s'était entraîné avec Aubépine. Le bout de la langue entre les dents, Faon écrivit son nom en s'appliquant. À « Profession », elle hésita, jeta un coup d'œil en haut de la page à ce que Brin avait mis, et se décida pour cuisinière de bord. Puis elle leva la tête, soudain gênée. —Dag, quel est notre lieu de résidence? — Euh... tu n'as qu'à écrire Oléana. Pour l'instant. — C'est vrai? Elle lui lança un regard singulier que même son InnéSens fut incapable d'interpréter, puis elle se pencha et griffonna. Puis vint le tour de Dag et, contre toute attente, la rubrique « Profession » le plongea également dans la perplexité. Patrouilleur ? Plus maintenant. Guérisseur, coutelier? Pas sur. Vagabond? Mage? Perturbée, sa propre essence ne lui fut d'aucune aide. En désespoir de cause il choisi marinier, lui aussi. Il ne mentait pas, même si cela n'allait pas rester vrai bien plus longtemps. À la suite de son nom, Remo signa Camp des Rapides de la Perle, Oléana, et patrouilleur, ajoutant, après vérification des réponses des autres, et marinier. Barr copia sur lui. Baie et Brin s'assurèrent qu'Aubépine ait son heure de gloire dans le livre de famille Prébleu-Eau Claire, Brin veillant au grain un mouchoir à la main, prêt à éponger toute tache accidentelle. Aucune ne survint. Apparemment, c'était terminé. Brin et Baie laissèrent échapper leur souffle, échangèrent un regard à la fois heureux et soulagé et tombèrent dans les bras l'un de l'autre avant de s'embrasser. Le greffier serra consciencieusement les mains de tout le monde et offrit ses félicitations. Dag fit en sorte que leur petit groupe ne s'attarde pas. Il ne savait pas au bout de combien de temps sa persuasion cesserait de faire effet, bien qu'il pense qu'elle tiendrait quelques jours. À ce moment-là, la charge de travail habituelle du fonctionnaire aurait chassé de son esprit ce mariage et il ne serait pas d'humeur à réétudier plus attentivement cet arrangement douteux. Moi non plus d'ailleurs. Chapitre 2 Alors qu'elle descendait les marches vers la Brasse, Baie lança un large sourire à Faon derrière elle. Aussi ravie que son amie, Faon sourit à son tour. Ils avaient échangé leurs places: Brin et Baie se tenaient fermement par la main, Faon serrait la main de Dag presque aussi fort, Barr et Remo fermaient la marche. Mais quand ils parvinrent à un palier où l'escalier tournait en épingle à cheveux, Dag sentit la poigne de Barr sur son épaule. — Un moment, Dag, grogna-t-il. Dag s'immobilisa, fixant la rive d'un regard impassible. Faon se retourna, surpris par le ton employé par Barr. Remo, après un coup d'oeil aux deux visages tendus, fit signe à Brin et au reste du groupe de continuer la descente. Brin haussa les sourcils, mais emboîta le pas à sa nouvelle belle-famille. — Vous avez introduit une persuasion dans l'essence de ce greffier, accusa Barr, les dents serrées. Dag ferma les paupières, puis les leva, sa façon à lui de signifier qu'il ne contestait pas l'accusation portée contre lui. Faon savait combien cette attitude pouvait se révéler exaspérante pour ses interlocuteurs. Elle se toucha les lèvres d'un air chagrin. Je me doutais de quelque chose de ce genre. Bien qu'elle soit incapable de percevoir directement un travail d'essence, Barr et Remo l'avaient, eux, visiblement senti. Remo ne paraissait pas partager la colère de Barr, mais il semblait inquiet – plus que d'habitude en tout cas. — Quand je pense au savon que vous m'avez passé la fois où j'ai essayé de faire la même chose à Baie! Et ça n'avait même pas marché! s'indigna Barr. (Dag cligna de nouveau des yeux et, l'air peu encourageant, attendit patiemment la suite. Faon nota qu'il ne niait pas.) Comment se fait-il que vous ayez le droit de persuader les fermiers et pas moi ? — Ça a permis de calmer ce type, intervint Remo, mal à l'aise. Tu n'aurais tout de même pas voulu qu'il gâche le mariage, avec toutes ces salades sur les biens et les parts d'héritage? — Non, mais... Là n'est pas la question! Ou peut-être que si. Justement. Est-ce que ça veut dire qu'utiliser la persuasion pour une bonne action est autorisé? Je ne faisais rien d'autre quand j'essayais de ramener Remo avec moi au camp des Rapides de la Perle; j'obéissais à un ordre direct de mon chef de camp. Mieux qu'une bonne action, c'était mon devoir! Si vous vous mettez à établir des règles pour mieux les enfreindre vous-même, comment puis-je vous faire confiance? — Peut-être qu'il vaudrait mieux pas, répondit sèchement Dag. Avant que Barr s'échauffe un peu trop, Faon intervint. — Dag, tu n'as pas ensorcelé ce greffier durablement, n'est-ce pas? — Bien sûr que non. — Tu as donc recueilli un peu de son essence. — Elle viendra s'ajouter à ma collection, Étincelle. L'esprit de Faon passa en revue tous les fragments d'essences inconnues que Dag avait absorbés au cours des dernières semaines, en désensorcelant ses patients ou en se livrant à ses expériences sur les aliments ou les animaux, ou encore, lors d'un épisode de sinistre mémoire, en arrachant l'essence de Crâne, le Marcheur du Lac renégat. — Drôle de collection. — Euh... Eh bien, oui. Barr fit mine de revenir à la charge, mais la poigne de son partenaire sur son bras le retint. Remo secoua la tête. Faon n'était pas certaine de comprendre l'échange qui eut lieu entre eux, mais il y eut définitivement quelque chose. — Nous reparlerons de tout ça plus tard, dit Remo. Rattrapons les autres. N'oublie pas que c'est aussi l'anniversaire de Faon. — Oui, je dois retourner à bord du Rapporteur pour préparer le repas, dit Faon avec impatience. Barr se détendit et lança un dernier regard furieux aux autres Marcheurs du Lac présents, mais gratifia tout de même Faon d'un sourire. — Tu as raison. Ce n'est ni l'heure ni l'endroit pour régler ce problème. (Puis il ajouta entre ses dents :) Ça demandera plus de temps. Et plus de place. Remo hocha la tête avec satisfaction; Dag ne dit rien, mais il eut un rictus. Tous reprirent leur descente. Barr n'a pas tort, ne put s'empêcher de penser Faon. Les tâches de préparation d'un dîner de mariage et d'anniversaire combinés pesèrent finalement moins lourd sur les épaules de Faon qu'elle l'avait craint. En effet, tout le monde mit la main à la pâte, s'activant autour du foyer dans la petite cuisine à l'arrière de la cabine du Rapporteur. Inévitablement, elle servit le jambon traditionnel, accompagné de pommes de terre et d'oignons, mais aussi du poisson de mer frais, des ignames, les belles oranges du marché et les kakis séchés — un peu difficiles à mâcher —, et la mélasse avec le reste de beurre salé pour les biscuits. Bo offrit un tonnelet de bière; elle était plus forte et de couleur plus foncée que les variétés que Faon avait pu voir dans la vallée de la Grâce, peut-être pour masquer le goût de l'eau de Grise-Bouche, plutôt boueuse, mais les convives lui firent honneur. Le gâteau était essentiellement parfumé à la pomme. La présence de bougies, comme l'exigeait tout gâteau d'anniversaire digne de ce nom, avait donné lieu à un débat, dans la mesure où la tradition voulait qu'un gâteau de mariage soit, lui, décoré avec des fleurs. Aubépine avait supplié qu'on mette des bougies, surtout parce que la technique d'allumage de Dag le fascinait. Faon planta donc de fins bâtonnets de cire d'abeille sur le dessus et mit des fleurs autour du bord. Aubépine, ravi, eut presque les paupières roussies quand Dag agita son crochet et sa main fantôme au-dessus du gâteau et que dix-neuf petites flammes jaillirent avec un whoosh satisfaisant. Face à la chaleur vive, renvoyée par le sourire vacillant de Dag, Faon prit conscience qu'elle avait été trop occupée pour se soucier de son vœu. Regardant Brin et Baie qui échangeaient un sourire, elle songea à souhaiter bonne chance au jeune couple avant de se raviser. Cette journée était la leur de toute façon, mais les bougies sur le gâteau n'étaient que pour elle. La gorge soudain serrée, elle pensa, Je veux rentrer à la maison. Ce n'était pas vraiment le mal du pays, parce qu'elle n'avait absolument aucune envie de retourner dans la ferme familiale de Bleu Ouest. La vie à bord d'un chaland l'avait fascinée, mais elle s'était sentie un peu à l'étroit dans la cabine du Rapporteur au milieu de ce fleuve si large — et de toute façon, ce serait bientôt la fin du voyage pour lui. Faon avait envie d'une vraie maison, solidement installée sur la terre ferme, et qui n'appartiendrait qu'à elle, à elle et à Dag. Avec un fourneau en fer. Je veux mon avenir. Et ces gens en feraient partie. Elle leva la tête vers ceux qui l'entouraient — Dag, Brin et Baie, Remo et Barr, Aubépine et Bo, et même Hod — et attendaient qu'elle souffle ses bougies pour l'applaudir. Et, dans cette nouvelle vie, elle voulait les enfants que Dag et elles n'avaient pas encore eu le temps de faire. Son désir était si fort qu'elle en avait mal. Je veux qu'on rentre tous chez nous sains et sauf. Quel que soit le foyer qui sera le nôtre. Elle respira à fond, ferma les yeux et souffla jusqu'à ce que plus aucune des lumières ne rougeoie contre ses paupières. Quand les applaudissements retentirent, elle rouvrit les yeux et sourit. Après le gâteau vint l'heure des cadeaux — d'anniversaire et de mariage. D'ordinaire, les mariés se voyaient offrir des objets pratiques destinés à équiper la ferme ou la maison — ou la tente, chez les Marcheurs du Lac — du jeune couple. Mais un long voyage attendait Brin et Baie avant qu'ils retrouvent la maison d'Eau Claire, objet de tant de complications. Les cadeaux se devaient donc d'être petits, légers et aisément transportables. Barr avait réussi à se procurer des chaussures en peau d'alligator brun-roux; il en offrit une paire à Baie ainsi qu'à Faon. Le fait qu'elles soient à la bonne pointure ne devait rien au hasard, puisque le patrouilleur avait dérobé en cachette de vielles paires afin de pouvoir comparer. Aubépine et Hod remirent fièrement à Faon un livre relié vierge, trouvé au même endroit où Brin avait acquis le sien, mais plus petit, afin qu'il tienne dans une des sacoches de sa selle — et vraisemblablement qu'il ne dépasse pas leur budget. Faon offrit un caleçon en coton à Brin et une culotte à Baie, parce qu'elle avait trouvé du tissu de qualité au marché, moins cher que la fibre de coton brute en Oléana. Elle n'avait pas su résister. Ses doigts n'avaient pas ménagé leurs efforts au cours des derniers jours, mais elle avait déjà eu l'occasion de faire des caleçons à Brin, les sous-vêtements étant un des premiers travaux de couture que sa tante Futée lui avait enseignés. Pour faire bonne mesure, elle avait également cousu un caleçon à Hod ; l'orphelin essuya des larmes de joie sur sa manche quand elle le lui offrit, puis il se réfugia dans la pénombre à l'avant de la cabine pour l'essayer. Trop timide pour défiler dans cette tenue devant le reste de l'équipage, il demanda à Brin de venir l'admirer avant qu'il remette son pantalon. Brin ne se fit pas prier et revint avec une drôle d'expression sur le visage. D'un air pensif, il effleura son cadeau avant de le plier et de le ranger avec plus de soin qu'il en avait jamais montré pour tous les travaux de couture que Faon réalisait quotidiennement du temps de la vie à Bleu Ouest. Puis Brin et Remo sortirent sans faire de bruit, l'air mystérieux, laissant Faon et Baie échanger un sourire pendant que le reste de l'équipage se chargeait de la vaisselle. De tous les cadeaux de la journée, avoir gagné une soeur était le plus cher au coeur de Faon. Baie avait, elle aussi, grandi sans une soeur à ses côtés. Et comme, peu après la naissance d'Aubépine, elle avait perdu sa mère, elle n'avait pas bénéficié de la présence d'une aînée, là où Faon avait pu compter sur sa mère et sa tante Futée. Baie avait raconté à Faon comment, quand elle était plus petite, la maison d'Eau Claire avait vu défiler une succession de cousines plus âgées. Mais, une année, aucune d'entre elles ne put se rendre disponible quand vint le moment de lancer le chaland à la montée des eaux, et le père de Baie emmena simplement ses trois enfants avec lui pour le long voyage – six mois, aller-retour. À la stupéfaction de tous les autres membres de la famille, aucun des jeunes Eau Claire ne vint confirmer leurs sinistres prévisions en tombant par-dessus bord et en se noyant. À partir de là, il décida de les emmener avec lui tous les ans. Une vie haute en couleur aux yeux de Faon, mais les chalands et les coches étaient bien pauvres en compagnie féminine. Baie pensait sans doute, elle aussi, que Faon était le plus beau cadeau que Brin lui avait fait. Des pas lourds résonnèrent bruyamment sur le pont avant du chaland et tout le monde se précipita à l'extérieur pour voir de quoi il retournait. Brin tenait les rênes d'une petite jument pie, Remo dissimulant mal le petit sourire satisfait d'un comploteur content de lui. Tête de Cuivre, le hongre marron appartenant à Dag, qui partageait un enclos avec Marguerite, la chèvre du Rapporteur, manifesta sa jalousie en dressant ses oreilles en arrière, mais Dag se hâta de le calmer. Brin tendit les rênes à Faon, totalement stupéfaite. — C'est pour toi, dit-il. Pour me faire pardonner de t'avoir obligée à abandonner ta jument à Bleu Ouest. Baie a acheté la selle et la bride, et Remo les sacoches. (L'équipement était d'occasion, mais semblait en bon état. Quelqu'un l'avait nettoyé.) Mais si j'avais connu à l'avance le prix des chevaux à Grise-Bouche, j'aurais emmené Chaîne et Trame avec moi pour les vendre ici! — Brin ! Remo ! Oh... — Ne t'en fais pas, j'ai tiré un très bon prix de mon verre à vitre, avoua Brin. (Il haussa les épaules et sourit d'un air embarrassé quand elle le prit dans ses bras.) Baie a bien fait de me convaincre d'en garder la plus grande partie jusqu'à ce qu'on arrive ici. Il lança un salut à sa nouvelle femme et ancienne patronne, qui l'accueillit avec un signe de tête de contentement. — Attends un peu, dit Faon à Remo. Je la reconnais. C'est l'une des bêtes que les Marcheurs du Lac du camp de la Nouvelle Lune proposaient sur la place du marché hier, pas vrai ? — Exact. J'y suis retourné plus tard, avec Brin, dit Remo d'un air suffisant. Ne t'inquiète pas, cette jument est fringante et en bonne santé, mais trop petite pour devenir la monture d'un patrouilleur. C'est pour ça qu'ils cherchaient à s'en débarrasser. Effectivement, la jument courte sur pattes donnait l'impression que deux de ses foulées seraient nécessaires pour parcourir la même distance que Tète de Cuivre en une seule, mais aussi qu'elle ne reculerait pas devant l'effort. Faon se mit à la caresser avec délice. Baie, moins habituée aux chevaux, se joignit à elle avec plus de prudence. — Et les deux filles m'ont aussi donné leur nom de tente, ajouta Remo sur un ton qui, pour qui le connaissait, semblait presque joyeux. — Quelles filles ? demanda Barr. — Oh... rien... des filles, c'est tout. Elles sont parties maintenant. — Ah bon ? Barr le dévisagea avec une certaine suspicion, mais l'admiration générale suscitée par la nouvelle jument détourna son attention. Après que Faon eut effectué une première courte promenade le long de la rive boueuse sous le regard attentif de Dag, elle laissa Aubépine et Hod chevaucher son cadeau à tour de rôle. Puis ils installèrent la jument à bord et l'attachèrent au bastingage de l'autre côté de Tète de Cuivre, avec une brassée de foin autour d'elle. Enfin, Faon rentra dans la cabine, essayant de lui trouver un nom. Le premier animal noir et blanc qui lui vint à l'esprit fut la moufette, ce qui lui parut à la fois cruel et ingrat. Il lui faudrait réfléchir un peu plus. Après avoir évalué le niveau de bière restant dans le tonnelet, ils se réunirent autour du foyer avec leurs chopes. Poussant un soupir de satisfaction, Faon envisageait de demander à Baie de sortir son violon et de leur jouer quelques airs – un cadeau qui n'alourdirait pas ses sacoches – quand Brin dit soudain: — Hé, Dag! Et vous, qu'avez-vous offert à Faon pour son anniversaire? — Ah, fit Dag. (Il regarda à l'intérieur de sa chope d'un air embarrassé.) Je voulais lui faire une surprise, mais ça n'a pas marché. (Il but une gorgée, et ajouta:) Pour l'instant du moins. — Oh, qu'est-ce que c'est ? demanda Faon, incapable de contenir sa curiosité. Avec une seule main, Dag se lançait rarement dans des activités manuelles d'une grande complexité, telle la sculpture ou ce genre de choses. Elle comprit presque immédiatement: son cadeau avait un rapport avec le travail d'essence des Marcheurs du Lac. Ce que bon nombre de fermiers considéraient comme de la magie – à force de volonté, Faon était presque parvenue à éliminer ce mot de son vocabulaire. Mais la tentative de Dag, quelle qu'elle soit, semblait avoir échoué et il ressentait durement cet échec. En particulier après le cadeau grandiose de Brin. — Parfois le plus important, ce n'est pas la surprise, ajouta-t-elle. Souviens-toi de ton anniversaire, quand je t'ai offert la manche d'un pull que j'ai terminé plus tard... Dag eut un petit sourire et effleura le vêtement en question, qui le protégeait du froid et de l'humidité redevenus perceptibles à l'intérieur du bateau à mesure que l'agitation du dîner était retombée. — Tu as raison, Étincelle. Mais la différence, c'est que tu étais certaine de pouvoir tenir ta promesse. Tu n'as pas eu besoin d'inventer le tricot avant de commencer. — Maintenant, vous êtes obligé de nous dire ce que c'est, dit Brin en se penchant en arrière. Vous n'avez pas le droit de nous appâter comme ça et de garder le secret. — Ouais, c'est vrai, Dag, racontez-nous, renchérit Bo d'une voix endormie. Une bonne histoire, ça vaut toutes les fortunes du monde... — D'accord... À contrecœur, Dag enfonça la main dans sa poche, se pencha en avant et déposa sur la pierre du foyer une noix de couleur noire, encore dans sa coquille. Les fermiers rassemblés autour du feu la regardèrent d'un air interdit avant de tourner de nouveau leur attention vers Dag. Mais, comme Barr et Remo se redressaient, Faon tendit l'oreille, elle aussi. — Dag, dieux absents, qu'avez-vous fait à cette pauvre noix? demanda Remo. Son essence est toute... luisante? Dag passa un doigt sur les stries dures, faisant rouler la sphère vert foncé sur la pierre, puis il se rassit et la contempla d'un air morose. — La coquille abrite et protège la vie. Ça m'a semblé une bonne essence naturelle sur laquelle essayer d'établir une liaison. Comme le font les couteliers avec l'os d'un couteau du partage, mais dans leur cas il s'agit de retenir la mort d'un individu... Ce n'est pas ce que j'avais en tête. Dag avait produit son premier couteau du partage à peine quelques semaines plus tôt, à la suite des horreurs survenues dans la grotte des bandits de Crâne. Bar et Remo avaient été fortement impressionnés; ayant eu l'occasion de rencontrer Dar, le frère de Dag et coutelier de son état, Faon avait été moins surprise. — Je n'ai pas cessé d'y réfléchir, poursuivit Dag. Les patrouilleurs se protègent en masquant leur essence. Qu'est-ce qui pourrait protéger les fermiers de la même façon? — Dieux absents, Dag, comment voulez-vous que les fermiers masquent leur essence? dit Remo. C'est comme de tourner toute son essence de profil par rapport au monde. Quand j'ai commencé mon entraînement, j'en ai été complètement tourneboulé. Même chez les Marcheurs du Lac, tout le monde n'en est pas capable. Dag hocha la tête, ne contestant pas ce qui venait d'être dit. — Oui, mais... Faon ne me perçoit pas dans son bracelet de mariage de la même façon que je la perçois dans le mien, comme n'importe quel autre Marcheur du Lac marié. Mais l'été dernier, j'ai réussi à introduire dans son bras un renforcement d'essence qui lui a donné l'impression de ressentir quelque chose de similaire, au moins le temps que son essence l'absorbe. Ce n'était pas la même chose, mais ça a eu le même résultat. Faon approuva d'un signe de tête énergique. — C'était même mieux, en fait. Le vieux Cattagus m'a dit que les bracelets habituels ne permettaient pas de savoir où se trouvait précisément son époux, mais seulement s'il était ou non en vie. Moi, j'ai été capable de savoir où tu étais. Approximativement. Barr leva les sourcils. — À quelle distance ? — J'ai toujours été à moins de deux cents kilomètres, précisa scrupuleusement Faon. J'ignore si ça aurait fonctionné plus loin. Remo haussa les sourcils à son tour. — Le problème, continua Dag, c'est que personne n'essaie de travailler l'essence des fermiers. À part quelques petites guérisons en cachette, de temps à autre, par pitié, mais qui, le plus souvent, laissent le patient ensorcelé. Ou encore, à l'occasion (il s'éclaircit la voix), une persuasion illicite. Les guérisseurs les plus puissants ne sortent jamais de leur camp et les patrouilleurs se contentent des travaux d'essence les plus simples. — Les Marcheurs du Lac qui ont un don pour le travail d'essence ne deviennent pas patrouilleurs, dit Barr. Comment ont-ils pu vous laisser prendre la piste, Dag? — Je... J'ai eu une jeunesse agitée. (Dag se gratta la tête d'un air piteux, mais n'en dit pas plus, au grand dam des huit autres personnes présentes.) J'ignore ce qu'on ne fait pas parce que c'est impossible, ou ce qu'on ne fait pas parce que personne n'a jamais essayé. Ni ce qui a été essayé, mais qu'on a gardé secret, ou découvert, puis perdu de nouveau. — Ça n'explique toujours pas pourquoi vous vouliez offrir une noix à ma sœur pour son anniversaire, dit Brin. — Je pensais qu'elle pourrait la porter autour du cou, comme un pendentif. — C'est probablement ce qu'elle ferait. Comme vous avez porté ce ridicule chapeau de paille qu'elle vous a tressé. — Ce chapeau est très pratique, se défendit Dag. — Et à quoi sert une noix? Dag soupira. — À rien, apparemment. Mon idée était de faire quelque chose qui protégerait son essence. — De quoi ? demanda Faon. Dag marqua une courte pause. — De tout. De gens comme Crâne, pour commencer. Faon s'abstint de lui faire remarquer que le renégat n'avait pas utilisé la magie, mais l'avait menacée avec un couteau en acier parfaitement ordinaire. Qu'est-ce qui te tourmente à ce point, mon amour? — Sans compter qu'un bouclier de ce genre pourrait estomper ou atténuer l'essence des fermiers, qui aurait ainsi un effet bien moins dévastateur sur l'InnéSens des Marcheurs du Lac, continua Dag. Faon comprit qu'il voulait dire qu'elle n'aurait plus à se promener toute nue – du point de vue de son essence, du moins – devant les Marcheurs du Lac. De sorte que sa présence dans un camp ne dérangerait pas les voisins ? — Pour résumer, dit lentement Baie, vous avez dans l'idée quelque chose qui aurait le même effet – mais bien réel, cette fois – que les casseroles que Barr avait convaincu certains fermiers de porter comme couvre-chef pour se protéger. Barr grimaça. — C'était une blague idiote, grommela-t-il. J'ai déjà dit que j'étais désolé. Il y eut quelques sourires autour du cercle, alors que l'équipage du Rapporteur se rappelait le tollé provoqué aux Rapides de la Perle quand Barr avait monté un canular à une bande de mariniers, les persuadant qu'ils seraient à l'abri de la magie des Marcheurs du Lac s'ils portaient des casques en fer. Vu la pénurie de casques à bord des bateaux, bon nombre d'entre eux s'étaient repliés sur des casseroles; le résultat avait été des plus distrayants – pendant un temps. Faon songea que, si Barr croisait de nouveau la route d'une de ses victimes, il ferait mieux de se préparer à prendre ses jambes à son cou. — Bon sang, Dag, dit Brin, les yeux soudain brillants. On pourrait faire fortune en vendant ces noix magiques aux fermiers! — Oui, dit Bo. Et avant longtemps des petits malins auraient l'idée d'en proposer des fausses. Les gens se les arracheraient, ajouta-t-il d'un air pensif. On pourrait vraiment s'en mettre plein les poches... — Dieux absents. (Dag essuya sa manche gauche sur son front, une expression horrifiée naissant sur son visage.) Je n'avais même pas pensé à ça. Vous avez raison. J'avais seulement l'intention de protéger Faon. Jamais les guérisseurs ne... mais si... peu importe. De toute façon, ça n'a pas marché. — Dag, dit Faon, si ça concerne mon essence, tu ne crois pas que c'est mon essence que tu aurais dû travailler? Comme tu l'as fait avec ce renforcement dans mon bras? — Peut-être, mais pas de la même façon. Cela dit, la vente de boucliers d'essence aux fermiers prendrait un tour plutôt inhabituel... (Il se força à réprimer un sourire nostalgique.) Mais tu as raison sur un point : il est peut-être nécessaire que le bouclier soit lié à son utilisateur. Du sur-mesure. De la même façon qu'un couteau du partage est lié à l'essence de son donneur, ajouta-t-il pour le bénéfice de tous. Quand chacun marqua sa compréhension par un signe de la tête, Faon y vit le signe du chemin parcouru par tous. Dag laissa échapper un soupir découragé. — Sauf que, jusqu'à présent, je n'ai réussi qu'à produire une noix incassable. — Vraiment? fit Baie en se penchant en avant, l'air peu convaincu. Aubépine, enchanté par la promesse d'une nouvelle démonstration de la magie des Marcheurs du Lac, se précipita à la recherche d'un marteau en acier de Tripoint, afin de vérifier l'affirmation de Dag. Barr et Remo se dévouèrent, mais, après de nombreux grands coups de marteaux, certains projetant des éclats de la pierre du foyer, tout le monde s'accorda à déclarer la noix incassable. Brin se gratta la tête, observant la petite sphère foncée. — Ça me paraît plutôt inutile. Elle n'est même pas comestible! — Oh, je n'en suis pas si sûr, le contredit Bo d'une voix traînante. À mon avis, il suffit de trouver quelques grands costauds de mariniers prêts à parier qu'ils sont capables de la faire craquer... et de remplir sa chope à bon compte pour la soirée. Il échangea un long regard calculateur avec Brin, qui demanda : — Euh, Dag... si tu n'en fais rien, je peux l'avoir ? — Non! cria Faon. C'est mon cadeau, même s'il n'a pas l'effet que Dag souhaitait. Pour l'instant. Et de toute façon, j'espère que tu n'as pas l'intention d'aller traîner dans les tavernes avec Bo ce soir ? Baie tira légèrement les cheveux de Brin, ce qui le fit sourire bêtement. — Non, répondit-elle sur un ton décidé. Il a mieux à faire. Faon ramassa la noix et la rangea dans la poche de sa jupe. Elle regarda par les fenêtres de la cabine; il y avait un avantage à se marier en hiver: la nuit tombait plus tôt. Bo ajouta du bois sur le feu et Baie se leva pour allumer une lanterne à huile. Faon croisa le regard de Dag et lui fit un brusque signe du menton. Comme convenu, Dag se leva et proposa à l’équipage du Rapporteur de payer sa tournée dans une taverne proche. Aubépine, toujours serviable, fit remarquer que le tonnelet de bière n'était pas encore vide, mais on l'ignora; Bo et Hod le conduisirent hors de la cabine. Faon marqua une pause, le temps de serrer Baie dans ses bras. — Merci! Lui chuchota-t-elle à l'oreille. — De rien, murmura Faon. Je pense que nous resterons absents la plus grande partie de la nuit, mais Aubépine et Hod s'assureront que Bo ne découche pas. Ne t'en fais pas, je suis persuadée que nous ferons assez de bruit en rentrant. Elle laissa Baie et Brin, main dans la main, se regardant l'un l'autre avec des sourires terrifiés, et jetant des coups d'oeil furtifs en direction de leur toute nouvelle couche. Avant le mariage, Baie avait dormi sur l'une des étroites couchettes superposées à côté de la cuisine, comme le reste de son équipage, à cette différence près qu'elle avait joui d'un peu plus d'intimité, grâce à des rideaux suspendus à du fil métallique. La veille au soir, Faon et Baie avaient réaménagé la literie. Utilisant l'espace libéré par la vente de la cargaison, elles avaient arrangé deux petites chambres séparées par un rideau de part et d'autre du couloir. Une fois leur tâche terminée, elles s'étaient retrouvées sur le toit du chaland pour une longue conversation entre femmes. Baie, pour reprendre ses propres termes, avait besoin d'un pilote pour la guider dans les haut-fond et les écueils du lit conjugal. Parce que, bien que Baie soit un patron batelier expérimenté et courageux, Faon – sa cadette de quelques années – était mariée depuis déjà six longs mois. Faon fit donc de son mieux pour lui faire partager son expérience. Et quand elles retournèrent à l'intérieur de la cabine, Baie souriait et semblait détendue. C'était déjà ça. Pendant ce temps, Brin avait fait une longue promenade en compagnie de Dag et il remonta à bord très pâle et visiblement terrifié. Prenant Dag à part, Faon lui chuchota d'un air féroce : — S'il ne s'agissait que de Brin, je te laisserais donner libre cours à ton humour de patrouilleur, mais je t'interdis de gâcher le mariage de Baie, tu m'entends? — Ne te fais aucun souci, Étincelle. Je me suis retenu, la rassura Dag, une lueur amusée dans le regard. Mais j'avoue que ça a été dur. Une vierge et un puceau, dieux absents... — Ah bon ? dit Faon avec un regard étonné à Brin, accroupi près du feu, à côté de Dag. Moi qui croyais que... oh, peu importe. — Ils s'en sortiront très bien, lui promit-il. À présent, alors qu'ils s'éloignaient dans l'obscurité à la suite du reste de l'équipage, et que Faon se retournait en direction de la lueur émise par la lanterne suspendue à la proue du Rapporteur, Dag répéta: — Ils s'en sortiront très bien, Étincelle. — Je l'espère. Faon se dit que ce mariage n'aurait pu être plus différent de celui prévu par Baie et Aulne, son fiancé désormais décédé, à Eau Claire. Et c'était tant mieux. Parce que derrière les mauvais souvenirs se cachaient les bons moments qu'ils avaient eus ensemble – et c'était ce qui faisait le plus mal. La taverne était bondée et bruyante ce soir, alors après que Dag eut fait son devoir et payé la première tournée, Faon posa la chope à laquelle elle avait à peine touché sur la table et l'entraîna à l'extérieur pour une promenade, malgré l'obscurité. Dans la montée des marches menant au Quartier Haut, Faon retrouva le point de vue qu'elle avait repéré plus tôt dans la journée. Elle se baissa pour passer sous le garde-fou qui faisait le tour du palier et s'engagea sur le sentier humide, insuffisamment éclairé par la demi-lune qui perçait à l'occasion entre les nuages. Au bout du chemin, une planche soutenue par deux tas de pierres formait un siège sec et lisse, offrant une belle vue sur le fleuve tranquille, couvert par la brume nocturne argentée. Faon imaginait que les couples venaient ici l'été pour se faire des câlins. Même pour des gens du nord comme eux, il faisait un peu froid en ce moment. Elle se blottit avec gratitude sous le bras droit de Dag. Bien que la vue soit romantique et que Dag partage généreusement sa chaleur, il n'était visiblement pas d'humeur romantique. C'était un éternel inquiet et cela faisait plusieurs jours qu'il se faisait du mouron – peut-être même des semaines. Bien assez longtemps, de toute façon. Faon prit entre ses doigts la noix dans sa poche et dit à voix basse : — Qu'est-ce qui te tracasse, Dag ? Il haussa les épaules. — Rien de bien nouveau. (Après une longue hésitation, pendant laquelle Faon attendit patiemment, il ajouta:) C'est tout le problème, je suppose. Mon esprit tourne en boucle, mais je ne trouve aucune solution. — Les mêmes chemins mènent souvent aux mêmes destinations. Tu peux m'en parler, tu sais ? Ses doigts s'enroulèrent dans ses boucles, en guise de réconfort ou pour se donner du courage, puis il laissa retomber son bras autour de sa taille et la serra contre lui ; peut-être n'était-elle pas la seule à sentir le froid ? — Quand nous avons quitté le camp du Lac Hickory à la fin de l'été – quand on nous a jetés dehors... — Quand nous sommes partis, rectifia Faon d'une voix ferme. Il manifesta son approbation d'un signe de tête. — Je pensais qu'en parcourant le monde en gardant l'esprit ouvert – en le regardant avec un oeil neuf, comme tu me l'avais appris – je finirais par découvrir le moyen pour les fermiers et les Marcheurs du Lac de s'entraider. Parce qu'on ne pourra pas toujours compter sur les patrouilles et qu'un jour un être malfaisant nous échappera de nouveau; pas en pleine nature ou dans un village comme Verte-Source, mais à côté d'une grande ville. Et alors, que les dieux absents nous viennent en aide. Mais si Marcheurs du Lac et fermiers commencent à travailler ensemble avant que l'inévitable se produise... peut-être que nous aurons une chance. — Je trouve que le Rapporteur a été un bon début. — Oui, mais... c'est trop peu, Étincelle! Huit personnes en près de six mois – en te comptant avec. — Voyons, ça nous fait seize personnes par an. Cent soixante en dix ans. D'ici quarante ans, euh... (Une longue hésitation pendant laquelle Faon compta en tapotant des doigts sur sa jupe.) Entre six et sept cents. — Et si la situation n'attend pas quarante années pour devenir critique ? — Alors ce ne sera pas pire que si tu n'avais rien tenté. De toute façon... (Cet homme-là s'accroche à son désespoir comme si c'était sa poupée de chiffon préférée...) je pense que tes calculs sont faux. Tu oublies ma famille à Bleu Ouest; les conducteurs de chariots de Forgeverre à qui tu as parlé; Cresson que tu as soignée aux Rapides de la Perle, et toute sa famille; les bateliers croisés le long du fleuve. Et ta performance avec Crâne, à la grotte des bandits ; dieux, on en parlera au moins aussi longtemps que les habitants de ces régions porteront les stupides casseroles de Barr sur la tête. Le fleuve est comme un village, tu le sais, avec une rue principale de trois mille kilomètres de long. Tu n'aurais pas pu trouver meilleur endroit pour raconter ton histoire. Ici les gens ont l'habitude d'échanger des anecdotes comme s'il s'agissait de marchandises. Et parfois, leur façon de penser évolue, même si tu n'es pas là pour le voir. Dag secoua la tête. — Seuls les dieux absents savent la trace que j'ai pu laisser dans la vallée de la Grâce. Ce n'est certainement pas moi qui pourrais dire si j'ai allumé un feu durable ou si l'obscurité est revenue après un simple crépitement. — Alors c'est tout ou rien ? Il n'y a pas d'alternative, d'après toi ? demanda Faon sur un ton acerbe. Et bien moi, je crois... (Dag baissa la tête vers elle, sourcils levés devant la détermination dans sa voix.) Moi, je crois que tu as les yeux plus gros que le ventre. Dans ta tête, tu penses pouvoir porter le monde entier sur tes épaules, et en un seul voyage. Pas étonnant que tu sois épuisé. Tu dois commencer plus petit. — Plus petit! Difficile de faire plus petit, tu ne penses pas? Dag désigna la rive, un geste censé indiquer leur modeste chaland, devina Faon. Une réponse purement rhétorique qu'elle décida d'ignorer. — Ta propre essence. Je sais que c'est vrai parce que tu me l'as dit toi-même et que tu ne m'as jamais menti : le premier travail d'un guérisseur concerne sa propre essence. Mais personne n'a jamais dit qu'il devait s'y prendre sans l'aide de personne. — Où veux-tu en venir, Étincelle? Elle ignora son ton froissé et répondit tout net: — À la chose suivante: ce qui est vrai pour la cuisine, la couture, la fabrication de harnais, de bateaux ou de flèches, l'est sans doute aussi pour le travail d'essence. Avant de s'attaquer à un nouveau métier, il faut d'abord mettre de l'ordre dans ses outils, les nettoyer et les aiguiser, et les avoir à disposition. Le principal outil du travail d'essence est ta propre essence. Et la tienne, d'après ce que j'ai pu apprendre à droite et à gauche sur ces questions, est probablement dans un état déplorable en ce moment. — Tu as besoin d'un autre guérisseur. Je t'aime de tout mon coeur, mais je ne suis qu'une fermière; Remo et Barr sont pleins de bonne volonté, mais ils ne sont que de jeunes patrouilleurs qui ne savent rien de la voie que tu as choisie. Non, ce qu'il te faut, c'est quelqu'un comme Hoharie ou Dar. Faon reprit son souffle, soudain prise de panique quand elle comprit que Dag l'écoutait, contrairement à ce à quoi l'avaient habituée les membres de sa famille. L'idée qu'un homme comme lui puisse modifier son comportement ou changer le cours de ses actes à cause des bêtises qu'elle racontait avait quelque chose d'effrayant. À l'époque où elle aurait donné cher pour le plus petit signe que quelqu'un s'intéressait à ce qu'elle disait, avait-elle seulement imaginé qu'elle aurait également à accepter sa part de responsabilité dans les effets produits ? C'est trop tard pour avoir des regrets. Elle avala sa salive. — Je... Je me suis renseignée. J'ai abordé tous les Marcheurs du Lac que j'ai eu l'occasion de rencontrer au marché et je leur ai demandé qui était le meilleur guérisseur de la région. Ils ont mentionné plusieurs noms, mais celui qui fait l'unanimité s'appelle Arcadie Bouleau, du camp de la Nouvelle Lune. Ça se trouve à moins d'une cinquantaine de kilomètres en direction du nord-ouest, juste à côté de la piste de Tripoint. Pas plus d'une journée de trajet, pour ce bon vieux Tête de Cuivre. (Anxieuse, elle ajouta sur un ton implorant:) On dit même que c'est un maître-guérisseur... Dag parut pris au dépourvu. — Vraiment ? Et si près d'ici ? Si... (Mais alors il se frotta le front de son bras gauche et sourit tristement.) Oh, dieux, Étincelle... Si seulement... mais ça ne marchera jamais. Les choses se passeront exactement comme la dernière fois, avec Hoharie et Dar... (Il serra les dents à ce souvenir désagréable.) J'ai patrouillé dans la région une fois ou deux. Les Marcheurs du Lac du sud ne sont pas plus tolérants envers les fermiers que leurs cousins d'Oléana. Les conflits autour de la terre sont même plus nombreux, parce que les camps sont coincés entre les zones fermières. Et comme les êtres malfaisants se font tellement rares par ici, les fermiers ne ressentent même pas envers leurs patrouilleurs le peu de gratitude que nous obtenons dans le nord. Même si, quand une patrouille du sud débusque enfin un jeune spécimen sessile, tu les verrais... on se croirait de retour à la Corniche du Loup... Bref, je doute que toi et moi soyons plus les bienvenus au camp de la Nouvelle Lune qu'à celui du Lac Hickory. — Peut-être. Mais peut-être pas si nous indiquons clairement que nous ne faisons que passer. Au camp du Lac Hickory, j'ai surtout eu l'impression que c'était ta famille de tente qui me considérait comme un problème qu'elle devait régler. — Mumm, dit Dag. Faon déglutit. — Ou tu pourrais y aller sans moi. Au moins pour rencontrer cet homme et lui parler. Ça ne me gêne pas de rester avec Baie et Brin. — Tu es la lumière de ma vie, Étincelle. Je ne te quitte plus. L'éclat dans ses yeux lui rappela le reflet de la lanterne sur la lame du couteau que Crâne avait tenu contre sa gorge et l'expression sur le visage de Dag juste avant que... juste avant qu'il... — Alors nous irons tous les deux. Ils peuvent difficilement me réserver un accueil pire que celui que j'ai reçu au camp du Lac Hickory. Et j'ai survécu. (Elle sortit la noix incassable de sa poche et la fit rouler curieusement dans sa main.) Pour l'instant, tu t'es débrouillé tout seul et ça n'a pas marché. Et si l'un de nous pouvait t'aider, nous l'aurions déjà fait. Il est temps d'essayer autre chose. Réfléchis, Dag! Et si cet Arcadie ne fait pas l'affaire non plus, au moins tu pourras le rayer de ta liste et tu auras progressé d'autant. (Elle le vit se renfrogner avec une expression de doute tellement intense qu'il était facile de la confondre avec de la douleur. Elle ajouta:) Je ne peux pas être heureuse si tu as mal. De toute façon, nous sommes obligés d'attendre ici, au bord du monde, qu'il fasse moins froid pour voyager; il faut bien passer le temps. Tu as tenu toutes tes promesses : tu m'as montré le fleuve, Grise-Bouche et la mer. Comme dessert, tu peux m'emmener au camp de la Nouvelle Lune. Ce sera sans doute moins impressionnant que la mer, mais tu sais que j'aime la nouveauté, alors... Elle conclut par un signe de tête décidé qui le fit sourire — un peu tristement, tout de même. — Si c'est ce que tu penses, Étincelle, dit-il, alors je suis prêt à rencontrer ce maître-guérisseur. Chapitre 3 Deux jours d'une pluie glaciale masquèrent le manque d'inclination de Dag à effectuer le voyage vers le camp de la Nouvelle Lune. Faon ne le harcela donc pas, mais mit à profit ce retard pour associer Barr et Remo à son projet. Quand le jour suivant se leva sous un ciel dégagé, ils ne furent pas trop de trois pour convaincre Dag de se mettre en route vers le nord, si ce n'est tôt, au moins avant midi. Barr et Remo feignirent d'être intéressés par l'achat de chevaux à de meilleurs prix que ceux pratiqués sur le marché de la Brasse. En effet, les mariniers qui ne souhaitaient pas rejoindre l'équipage d'un coche faisaient monter les enchères afin d'acquérir des montures qui les ramèneraient chez eux en empruntant la piste de Tripoint. À en juger par l'expression ironique de Dag, Faon n'était pas certaine qu'il soit dupe, mais il s'abstint de tout commentaire. L'air un peu coupable, elle chevauchait sa nouvelle jument, qu'elle avait baptisée Pie ; trois jeux de sacoches avaient été empilés sur Tête de Cuivre, mené par son maitre ; les patrouilleurs avançaient à grands pas. Du moins essayaient-ils. À la sortie de Grise-Bouche, la route se transforma en bourbier, devenant presque impraticable pour les chariots — ils s'arrêtèrent à plusieurs reprises pour proposer leur aide à des fermiers dont les roues s'étaient enfoncées jusqu'au moyeu; et une fois, ils tombèrent sur un homme tellement désespéré qu'il accepta leur offre, en dépit du fait que ses bienfaiteurs inconnus étaient trois Marcheurs du Lac. En revanche, il ne s'attarda pas en remerciements et s'éloigna en jetant des regards inquiets par-dessus son épaule alors qu'il poussait son attelage à se remettre en route. Les convois de chevaux ou de mules s'en sortaient plutôt bien en empruntant l'accotement marqué de traces de sabots — deux d'entre eux les dépassèrent en direction du sud, transportant du coton, du thé et d'autres productions locales mystérieuses jusqu'au port fluvial. Barr, cependant, se plaignait amèrement des bottes qu'il venait d'acheter récemment au marché de Grise-Bouche. — Elles ne te vont pas? s'enquit Faon. Je croyais que tu m'avais dit qu'elles s'étaient faites à ton pied. Est-ce qu'elles prennent l'eau ? — Pas outre mesure, répondit Barr. Mais regarde! Levant un genou, il lui montra une de ses bottes. Depuis sa selle, Faon la fixa sans comprendre. — Il y a facilement dix kilos de boue collés à chaque pied ! expliqua-t-il d'un ton rageur. Faon jeta un coup d'œil à Remo qui, les mains sur les hanches, observait son partenaire avec un sourire moqueur. Bien qu'humides et tachées, ses bottes n'étaient pas alourdies par des mottes de boue. — Et toi, Remo, pourquoi tes bottes n'ont pas le même problème? Remo tendit une jambe et fit pivoter sa cheville d'un air suffisant. — Mon cousin me les a fabriquées. Il a travaillé leur essence pour que la boue n'accroche pas. — Courage, Barr, lui conseilla Dag avec un léger sourire. Je t'aiderai à en faire autant avec les tiennes au camp, ce soir. Tu n'as pas appris à renouveler l'étanchéité du cuir quand tu patrouillais en Oléana ? — Si, bien sûr, mais... — En général, il préférait utiliser son charme pour qu'une des filles le fasse à sa place, fit remarquer Remo, le regard candide perdu dans les champs détrempés. — Laisse-moi finir! Un renouvellement ne me fait pas peur, mais ces bottes n'ont jamais eu droit à un travail d'essence ! Je croyais qu'il fallait obligatoirement que ce soit fait au départ. — Normalement, mais je verrai ce que je peux faire, dit Dag. En patrouille, j'ai dû faire des dépannages de fortune de ce genre des milliers de fois. Ils traversèrent un hameau qui se glorifiait d'avoir une sorte d'auberge, mais comme il restait deux heures pour marcher à la lumière du jour, seule Faon regarda derrière elle avec regret. À la nuit tombante, ils s'arrêtèrent sur une éminence à l'écart de la route. Bien que leurs tentatives d'allumer un feu aient été couronnées de succès, Faon ne fut guère impressionnée par le confort qu'offrait leur campement. Elle déballa leur nourriture et la partagea entre eux. Sans perdre de temps, Dag et Barr se penchèrent sur les bottes incriminées. Dag montra à Barr comment les persuader de devenir plus étanches. Il sembla à Faon qu'il faisait un excellent professeur. Des bottes boueuses. Bientôt elles seraient capables de se débarrasser elles-mêmes de la boue, mais pour autant elles ne se mettraient pas à marcher toutes seules, ni ne forceraient leur propriétaire à danser toute la nuit; elles ne permettraient pas non plus de parcourir plusieurs lieues à chaque pas. Une démonstration de la « magie » des Marcheurs du Lac bien éloignée des rumeurs de nécromancie ou de rituels cannibales. Si seulement les autres fermiers pouvaient les voir comme je les vois... — Hé, Faon! L’appela Remo. (Il était parti explorer un fossé d'écoulement bouché par les mauvaises herbes, que n'éclairait pas la lumière du feu.) Tu veux un alligator? — Non ! cria-t-elle d'une voix inquiète. Surtout pas ! Est-ce qu'il en avait trouvé un ? Un gros ? Serait-il capable de flairer ses nouvelles chaussures à une telle distance ? Et dans ce cas, risquait-il de se mettre en colère? Et si, au lieu de se faire mordre comme son enthousiasme insouciant le méritait, Remo parvenait à le capturer, allait-il lui demander d'essayer de le cuisiner? Remo émergea de l'obscurité avec une forme qui se tortillait entre ses mains. Oubliant temporairement la boue et ses bottes, Barr se leva pour venir voir, lui aussi. Assis sur une bûche, Dag ne trouva rien de mieux à faire que de sourire devant l'expression de Faon. Ses sourires s'étant faits plutôt rares ces derniers temps, elle se sentit moins agacée qu'elle aurait dû. — C'est... II est tout petit, dit Faon quand on lui présenta l'animal qui se débattait. Il ressemblait à un gros lézard. Remo serrait fermement son long museau d'une main; de l'autre, il tenait la queue qui fouettait l'air. L'alligator protestait en sifflant et remuait les pattes, essayant de griffer celui qui l'avait capturé. — C'est un bébé, confirma Remo. Ils naissent dans des œufs, à ce qu'on dit. Comme les poules. Les yeux jaunes globuleux aux pupilles fendues semblaient encore moins amicaux que ceux d'une poule. Bébé ou pas, Faon avait le sentiment que ce n'était pas le genre d'animal à accueillir favorablement un câlin. L'histoire que Bo leur avait racontée – celle du garçon, de l'ourson et du buisson de ronces – aurait eu une fin bien différente si le garçon avait retiré l'épine de la patte d'une créature de ce genre. Quand les jeunes patrouilleurs eurent fini de s'extasier sur leur prise, ils se disputèrent afin de décider s'il valait mieux la relâcher. Faon était d'un avis contraire. Sans même prendre en compte les horreurs qu'un être malfaisant pourrait tirer d'une telle créature, celle-ci grandirait vraisemblablement jusqu'à atteindre la taille de l'alligator qui avait grièvement blessé ce garçon, au camp de Marcheurs du Lac. Et si elle se proposait pour le faire cuire, elle éviterait que quelqu'un le glisse – vivant – dans son sac de couchage, plus tard. Bien que Remo et Barr soient plus susceptibles de jouer à ça entre eux que de s'attaquer à Dag. Ils n'étaient pas comme ses frères à elle. Mais leur chahut n'en troublerait pas moins son sommeil. Ils grillèrent les maigres morceaux sur les braises. Faon trouva que la viande d'alligator était proche d'un mélange pas vraiment concluant entre le porc et la pince de crabe bouillie qu'elle avait goûtée au marché de la Brasse – avec une bonne dose de fumée de feu de camp, mais tous les aliments avaient ce goût. C'était mieux que de mourir de faim, mais Faon ne voyait néanmoins aucun avenir dans l'élevage d'alligators. La peau de l'animal occupa Remo et Barr le reste de la soirée, tandis que Faon et Dag se blottissaient l'un contre l'autre dans leur sac de couchage – sans crainte d'incursion d'un reptile – dans une vaine tentative de se réchauffer. Quand le calme tomba sur le campement pour la nuit, elle murmura contre sa clavicule : — Dag ? — Mumm? — Quand toi et Remo avez découvert comment désensorceler les fermiers, pendant notre voyage sur la Grâce, j'ai pensé que c'était quelque chose de plutôt sensationnel et que tu en parlerais à tous les Marcheurs du Lac qu'on croiserait en chemin. Pourtant, je ne me souviens pas de t'avoir vu adresser la parole à un seul d'entre eux depuis. (Il poussa un grognement peu éloquent – l'équivalent verbal de ce mouvement des paupières qu'il faisait parfois, décida Faon.) Et je me suis demandé pourquoi, conclut-elle, nullement découragée. Il soupira. — Ce n'est pas aussi simple. Ma méthode fonctionne sur les fermiers, c'est vrai, je suis sûr de ça. Mais je dois encore déterminer précisément les effets secondaires sur un Marcheur du Lac qui absorberait toute cette essence inconnue. Je suis prêt à mener ces expériences sur moi, mais je préfère ne pas mettre d'autres personnes en danger tant que je ne saurai pas... Il s'interrompit. — Quoi ? — Ce qu'il me reste à découvrir. Elle voulut le rassurer, lui dire, Au moins, nous allons dans la bonne direction pour ça, mais elle craignait de les avoir fait se déplacer pour rien. Demain leur apporterait – peut-être – la réponse. — Tu me promets de tout raconter à ce maître-guérisseur, n'est-ce pas? — Oh, oui, répondit-il dans un souffle, agitant ses boucles. Dors, maintenant, Étincelle. Vers midi, ils bifurquèrent vers l'ouest à partir de la piste de Tripoint, et les champs en jachère cédèrent la place aux bois; Dag en déduisit qu'ils quittaient les terres des fermiers pour entrer sur le territoire du camp des Marcheurs du Lac. Le camp lui-même apparut plus rapidement qu'ils s'y attendaient, à peine quelques kilomètres plus loin. Reconnaissant sa précédente maison, Pie essaya de prendre de l'avance et, pour la première fois, Faon dut serrer la bride pour ralentir au pas de ses compagnons. La route monta brusquement pour suivre la berge escarpée d'une rivière asséchée et Dag eut un pincement au cœur en apercevant le miroitement familier de la surface de l'eau à travers les arbres dépouillés. Cette patrouille m'a vraiment entraîné loin de chez moi. Ici, il y a bien longtemps, un bras du Gris avait formé un méandre près de cinquante kilomètres à l'ouest du fleuve et, à force d'érosion, avait laissé derrière lui ce lac en forme de croissant. Cinq cents mètres plus loin sur la crête, la route tourna de nouveau à gauche, descendant vers la vallée peu profonde. Au bas de la pente, une courbe partait en direction de la forêt. Un peu plus loin, un poteau écorcé reposant entre deux souches barrait le passage à hauteur de genoux – plus un symbole qu'une véritable barrière. On ne pouvait pas en dire autant des deux patrouilleurs armés, chargés de la garde du camp entre deux patrouilles. Ils regardèrent approcher la petite troupe de Dag avec curiosité et vigilance. Dag présuma que leurs InnéSens grands ouverts – le sien était presque fermé pour l'instant – les rassuraient quant aux intentions pacifiques d'éventuels visiteurs. — Ça alors! dit Remo en se redressant. Ce sont les deux filles qui vendaient des chevaux au marché la semaine dernière! — Oh? Barr suivit son regard, haussant les sourcils. Tiens, tiens... Alors, pourquoi tu ne m'as pas proposé de t'accompagner pour acheter le cadeau d'anniversaire de Faon ? — Je ne te savais pas aussi intéressé par les chevaux, répondit Remo, impassible. Ils s'arrêtèrent devant la barrière. — Mais c'est notre grand timide d'Oléana ! L’accueillit celle des patrouilleuses qui portait des tresses brun-roux en couronne sur la tête. Salut, Remo, qu'est-ce qui t'amène par ici ? (Sa compagne blonde, plus grande, lança un regard approbateur aux deux jeunes gens, puis se tourna avec curiosité vers Dag, avant de terminer, avec une expression indécise, sur Faon. La rousse ajouta d'une voix plus inquiète:) La jument n'a causé aucun problème, j'espère? Remo inclina la tête et sourit. — Ravi de te revoir ! Non, la jument est parfaite. (Faon confirma d'un signe de tête amical. Pie tendit le nez et renifla ses anciens propriétaires.) Nous avons amené notre... euh... ami, Dag; il aimerait rencontrer Arcadie Bouleau, ce maître-guérisseur dont vous nous avez parlé toutes les deux. Remo ayant apparemment endossé le rôle de porte-parole, Dag décida de le laisser continuer; il se contenta de saluer poliment en inclinant la tête et en se touchant le front. Puis il se demanda ce que Faon et Remo avaient exactement dit sur son compte, parce que les deux patrouilleuses le dévisageaient avec une certaine surprise. Il noua les rênes de Tête de Cuivre autour de son crochet et patienta. Barr intervint, avec un mince et blanc sourire. — Bonjour, je m'appelle Barr. Je suis le partenaire que Remo a oublié de mentionner. Je viens d'Oléana, moi aussi – du camp des Rapides de la Perle, tout en amont de la Grâce. Ça regorge d'êtres malfaisants dans le coin, vous savez. Il semble qu'il ait aussi omis de me donner vos noms..., dit-il de manière engageante, sans terminer sa phrase. S'ensuivit un échange de civilités au cours duquel Barr parvint à arracher, en douceur, aux deux patrouilleuses leurs noms de tente, le planning prévisionnel de leurs patrouilles, leurs situations de famille, le fait que la grande blonde revenait tout juste d'un échange mais que la rousse ne s'était jamais aventurée hors du territoire du camp, et si l'une d'entre elles avait une ou plusieurs jolies sœurs – ou des frères répugnants. Dag aurait été passablement amusé s'il n'avait pas été aussi fatigué et tendu. Remo écouta avec une impatience grandissante. Renonçant à attendre une rupture dans le flot de paroles naturel de son ami, il saisit Barr par le bras et le coupa : — Et où pouvons-nous trouver Arcadie Bouleau? — Oh, dit la rousse, Tavie. (Elle se retourna et fit un geste du bras en direction du lac.) Suivez cette route et prenez à droite en arrivant au bord du lac. Au bout d'environ huit cents mètres, vous passerez devant l'infirmerie ; la tente du vieil Arcadie est la troisième après ça – elle est située un peu à l'écart. Il y a deux grands magnolias de part et d'autre de l'allée qui mène chez lui, vous ne pouvez pas les manquer. (Elle jeta un coup d'oeil à Faon qui n'en perdait pas une miette et, encouragée par un coup de coude de sa partenaire blonde, Nita, ajouta:) En suivant ce chemin vers l'est, jusqu'au bas de la pente, vous arriverez au refuge et au camp réservé aux fermiers qui viennent faire du commerce. Il y a un puits et tout le confort. Votre amie pourra vous y attendre. — Elle est avec moi, dit Dag. Poliment, Tavie lui répondit par un sourire gêné; son amie blonde fronça les sourcils. — Les fermiers n'ont pas le droit de pénétrer à l'intérieur du camp, expliqua Nita. Le refuge n'est pas si terrible et il devrait y avoir un tas de bois pour le feu. Il n'y a personne d'autre en ce moment. La mâchoire de Dag se serra. — Nous entrons ensemble ou pas du tout. Remo et Barr échangèrent un regard affolé. — Dag, il nous a fallu deux jours pour arriver ici, lui fit observer Remo, mal à l'aise. — Si Faon n'est pas la bienvenue, cet endroit et ces gens n'ont rien à m'apporter. En repartant immédiatement, on aura fait la moitié du chemin d'ici minuit. — Attendez, attendez! s'exclama Barr alors que Dag s'apprêtait à faire demi-tour. Mais quand Dag marqua une pause et leva les sourcils, il fut incapable de trouver tout de suite un contre-argument. Faon, qui avait écouté leur échange avec un poing enfoncé dans la bouche, le retira pour dire d'une voix apaisante : — Ne t'en fais pas, Dag. Apparemment, je ne risque rien dans ce refuge et je pourrai même faire du feu pour me réchauffer. Tu n'as qu'à entrer sans moi et je t'attendrai là, au moins le temps que tu parles à cet homme. Et après, nous verrons. — Non, dit Dag. — Euh... qu'est-ce qu'elle est pour vous ? demanda Tavie. — Ma femme. Les deux patrouilleuses échangèrent un regard; la blonde leva les yeux au ciel. Dans les yeux de Barr, l'inquiétude cédait lentement la place à la panique. Bon sang, mon garçon, quelle mouche te pique ? Je suis aussi fermé que cette fichue noix. Ton InnéSens ne te permet certainement pas de percevoir mon humeur. Aussi massacrante soit-elle... Tavie jeta un coup d'oeil à Dag et s'adressa prudemment à Remo : — Pourquoi voulait-il voir Arcadie, d'ailleurs ? — C'est... compliqué, répondit Remo, avec un sentiment d'impuissance. — C'est compliqué et ça concerne le travail d'essence, compléta Faon. Probablement une discussion qu'il vaut mieux ne pas avoir au milieu de la route. À moins que vous pensiez être toutes les deux compétentes ? La blonde parut froissée, mais Barr se hâta d'ajouter : — Oui, il est sans doute préférable de laisser cet Arcadie décider. Deux patrouilleuses ne devraient pas avoir à deviner ce que veut un guérisseur. Moi, j'en suis complètement incapable! C'est pour ça que nous sommes là! (Il fit un clin d'œil et gratifia les deux femmes d'un sourire charmeur.) J'ai pensé que c'était assez important pour faire deux jours de marche – et avec de mauvaises bottes aux pieds. Ça semble idiot de renoncer à quelques centaines de mètres du but. Si vous ne pouvez pas laisser entrer Faon – et croyez-moi, je sais ce que c'est que d'avoir sur le dos un chef de patrouille un peu tatillon –, l'une d'entre vous pourrait peut-être aller chercher ce fameux guérisseur et lui demander de venir parler à Dag? Comme ça, la décision – quelle qu'elle soit – ne sera plus de votre ressort, mais de la sienne. Barr cligna de ses yeux limpides et mélancoliques – on aurait dit un chiot. Dag aurait juré que les cheveux de sa queue devenaient plus bouffants à mesure que son visage s'éclairait d'un sourire presque aveuglant. Remo se pinça l'arête du nez et soupira. Le front de Tavie se plissa, mais Barr obtint tout de même un sourire en coin en guise de réaction. — Bon..., dit-elle mollement. — Tout ou rien, gronda Dag. Barr fit des gestes implorants des mains et continua à sourire d'une façon qui rappelait à Dag l'histoire que Bo racontait à propos de l'homme qui avait réussi à éloigner un ours de l'arbre où il s'était réfugié à la seule force de son sourire. Certaines formes de persuasion ne devaient, semblait-il, rien au travail d'essence illicite, parce que Tavie se frotta le cou et répéta: — Bon... Je suppose que je peux descendre lui demander. Mais rien ne dit qu'il va accepter... — Tavie, tu es une perle parmi les sentinelles! lui cria Barr. — Calme-toi, Barr. Elle se montre raisonnable, rien de plus, dit Remo. Il adressa à Tavie un salut respectueux pour la remercier. Elle s'éloigna en jetant un regard aguichant par-dessus son épaule, qui semblait destiné à parts égales aux deux patrouilleurs. Nita secoua la tête. Le silence retomba pendant un moment, tandis que Nita reprenait une posture de patrouilleuse, menton tendu, et que Remo frottait ses mains gercées et lui jetait des regards furtifs. — On pourrait faire boire les chevaux, en attendant, finit par proposer Faon. Et en profiter pour jeter un coup d'oeil aux environs. Dag grogna, mais ne protesta pas quand elle fit faire demi-tour à sa jument et partit la première. Barr suivit, entraînant Remo avec lui. Le camp réservé aux fermiers se révéla être une vaste clairière ; le refuge était constitué de trois murs en rondins, avec un foyer en pierre, bien au chaud sous un toit, propre et en bon état général. Remo et Barr tirèrent plusieurs seaux d'eau et les vidèrent dans un abreuvoir; Tête de Cuivre et Pie avalèrent l'eau avec un enthousiasme qui faisait plaisir à voir. Quand ils retournèrent à la barrière, Tavie venait de refaire son apparition au bas de la route, un homme grand à ses côtés. — Bon sang, Barr, grommela Remo. C'est bien la première fois que tes talents nous sont utiles à quelque chose. — Tu crois ça? répliqua Barr. Eh bien, ils me sont utiles. Tu es simplement incapable de les apprécier à leur juste valeur. Alors que la patrouilleuse et le maître-guérisseur approchaient, Dag examina ce dernier avec circonspection. Arcadie Bouleau portait un pantalon et une chemise propre, ainsi qu'un manteau en laine écru qui lui arrivait aux genoux, ouvert, par ce froid modéré. Ses cheveux blonds – avec quelques mèches grises – étaient ramenés en arrière sur sa nuque dans un nœud de deuil soigné. Dans la pâle lumière hivernale de la mi-journée, ils brillaient comme du plaqué argent. Son front ne se dégarnissait pas encore, mais semblait envisager cette possibilité. D'encore plus près, Dag observa la peau hâlée, les petites rides aux coins des yeux et de la bouche – impossible de dire quel âge avait cet homme. Le gris dans ses cheveux le vieillissait, mais sa peau préservée suggérait quelqu'un de plus jeune. De toute façon, il n'était probablement pas loin d'appartenir à la génération de Dag. Ses mains étaient, elles aussi, lisses et il avait probablement les ongles les plus propres que Dag ait jamais vus chez un guérisseur. Il avait les yeux brillants, couleur cuivre avec des reflets dorés. L'effet d'ensemble était un rien aveuglant. Pour savoir à quoi ressemblait l'essence de cet homme, Dag aurait dû commencer par ouvrir la sienne, qu'il gardait fermée la plupart du temps depuis... depuis l'épisode avec Crâne, en fait. Alors que le guérisseur le regardait à son tour, Dag prit conscience du spectacle qu'il devait offrir. Deux jours de marche pénible dans ce bourbier et une nuit à la belle étoile avaient suffi à lui rendre son apparence de patrouilleur: habits râpés et tachés de sueur – mais, grâce à Faon, soigneusement raccommodés ; cheveux courts en bataille; menton pas rasé, parce qu'ils avaient tous été impatients de quitter leur camp de la veille et de reprendre la route. La plupart de ses vieilles cicatrices étaient dissimulées sous ses vêtements, mais, pour la première fois depuis longtemps, Dag fut pris d'une envie de cacher son bras mutilé derrière son dos. Les garçons étaient plus soignés – pour des patrouilleurs, s'entend. Le privilège de la jeunesse, songea Dag avec un profond soupir; ils l'ignoraient, mais ils auraient eu fière allure, même vêtus de loques. Et enfin, toujours assise sur le dos Pie, Faon, sa merveilleuse petite fermière, fidèle à elle-même et si forte, ses yeux marron brillant d'espoir et d'inquiétude. Il se rappela le jour où, au cours de présentations pas faciles non plus, elle avait suggéré au formidable capitaine Corbeau Loyal d'aller piquer une tête dans le lac Hickory. Il faillit sourire. Quand le guérisseur s'immobilisa et parcourut du regard les personnes qui l'attendaient, il parut déconcerté. Après un second examen du groupe, il s'arrêta un instant sur Remo, puis s'adressa à Dag: — L'histoire de Tavie m'a semblé un peu confuse. Mais si c'est votre fils que je vois là, je peux vous annoncer tout de suite qu'il n'a pas l'essence d'un apprenti-guérisseur. C'est un patrouilleur-né. Si vous avez fait tout ce chemin pour obtenir une réponse différente de celle qu'on vous a donnée chez vous, je suis désolé, mais je ne vais pas pouvoir vous l'offrir. Remo parut interloqué. — Non, monsieur, se hâta-t-il de le détromper. Ce n'est pas ce qui nous amène. Et Dag n'est pas mon père, c'est mon... euh... capitaine, je suppose. « Capitaine Sans-Camp », c'était ainsi que Crâne avait surnommé Dag; ça lui était resté, apparemment, en plus de quelques autres cadeaux dont il se serait bien passé. Les yeux cuivre et or se fixèrent sur le crochet de Dag. — Ah. Il ne faut pas croire tout ce que dit la rumeur, dit Arcadie avec plus de tact. Dans mes bons jours, je suis capable de bien des choses, mais je ne fais pas de miracles. Je crains de ne rien pouvoir faire pour votre bras. Cette blessure est bien trop ancienne. Dag se décida enfin à parler. — Je ne suis pas venu pour la main que j'ai perdue, monsieur. (Je suis là à propos de la main qui est revenue. Maintenant qu'il y était forcé, Dag trouvait difficile de formuler clairement ses besoins.) Ce n'est pas Remo qui cherche à devenir votre apprenti, c'est moi. Arcadie écarquilla les yeux. — Certainement pas. Pour un futur guérisseur, son don est détecté avant qu'il atteigne ses vingt ans. Et le potentiel d'un maître-guérisseur n'attend généralement pas la quarantaine pour se manifester. — J'étais déjà patrouilleur depuis pas mal d'années à cet âge-là et personne n'aurait pu m'en empêcher. Ma vocation de guérisseur est plutôt... tardive. Mais cette année, tout a changé pour moi, de mon nom à mon essence. Dag avala sa salive. — Et de toute façon, intervint Faon, Dag n'a pas seulement l'impression qu'il pourrait faire un bon guérisseur, il a déjà soigné des gens tout le long des vallées de la Grâce et du Gris : il y a eu Hod, quand un cheval lui a donné un coup de sabot dans la rotule; Cresson et son infection au ventre ; Chicorée avec sa fracture du crâne et un autre homme qui avait eu la gorge tranchée après l'attaque de la caverne des bandits, et plein d'autres gens après la bataille; Bo, après qu'il avait pris un coup de couteau que tout le monde croyait mortel. Il a même fabriqué un couteau du partage. Avant ça, il faisait de petites interventions en patrouille, mais depuis l'été dernier tout le reste a jailli, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment, mais son don est bien là. Il a besoin d'apprendre à l'utiliser. Pour éviter de faire des erreurs par manque d'information – croyez-moi, je sais de quoi je parle. Les yeux d'Arcadie s'arrêtèrent un instant sur Dag, avant de se fixer sur Remo. — Tu as été témoin de tout ça ? demanda-t-il. — Oui, monsieur, répondit Remo. Disons que, pour la rotule, je ne l'ai vue qu'après, quand elle était déjà partiellement guérie. Et je n'étais pas présent pour la femme des Rapides de la Perle, mais pour le reste, oui. — Et c'est pas tout, ajouta Barr, avec un rictus. — Dans ce cas, comment se fait-il qu'aucun guérisseur des camps situés au long du fleuve ne l'ait invité à rester ? Ils auraient dû se battre pour le garder! — Tous les patients qu'il a soignés étaient des fermiers, expliqua Faon. Arcadie eut un mouvement de recul ; il se tourna vers Dag. — Pauvre idiot! lui dit-il, retenant à grand-peine sa fureur. Tous ces pauvres bougres doivent être ensorcelés jusqu'aux oreilles à l'heure qu'il est! Dag retroussa les lèvres. — Non, monsieur. Parce que tous ensembles, Faon, Remo, Hod et moi avons aussi réussi à trouver la solution à ce problème. J'ai considéré que c'était une priorité si je voulais mener à bien mon projet de devenir un guérisseur parmi les fermiers. À présent, les trois Marcheurs du Lac du camp de la Nouvelle Lune dévisageaient Dag bouche bée. Et n'en étaient pas plus avancés... Il maintenait toujours son essence hermétiquement fermée. Personne ne pouvait savoir s'il mentait ou disait la vérité, on percevait simplement qu'il refusait l'accès à lui-même. — Vous délirez, déclara abruptement Arcadie. Et je ne veux rien avoir à faire avec un renégat. — Je ne suis pas un renégat! protesta Dag, piqué au vif. En es-tu aussi sûr, vieux patrouilleur ? il allait devoir se dévoiler, s'ouvrir à ce regard cuivre et or et à l'intelligence qui se trouvait derrière. Il aurait préféré ne pas avoir à le faire devant l'entrée du camp. Ou ne pas avoir à le faire du tout, s'avoua-t-il. — Un déserteur, alors? dit Nita avec méfiance (Elle jeta un coup d'œil à Faon et, avec une pointe de mépris dans la voix, ajouta :) Mais bien sûr, ça crève les yeux. Il a été banni de son camp en Oléana pour avoir fricoté avec une fermière. — Non! (Bien que la dernière proposition se rapproche dangereusement de la vérité.) J'ai donné ma démission de la patrouille en bonne et due forme. Mon ancien capitaine de camp sait où et pourquoi je suis parti. Le problème était immense et complexe, avec des ramifications allant des aspects les plus intimes de son essence à l'état du vaste monde dans son ensemble. Bon sang, comment éclaircir tout ça ? Mais les yeux implorants de Faon l'encourageaient. Il ne devait pas trahir sa confiance. — Renégat, déserteur, banni ou simplement fou, il est clair que vous n'êtes pas digne d'être un guérisseur, conclut froidement Arcadie. Allez-vous-en. Quittez ce camp. Il fit mine de repartir. Faon tendit la main dans un geste de supplication. Il ne lui accorda même pas un regard. Nous prétendons protéger les fermiers, pensa Dag, mais la vérité, c'est que nous leur tournons le dos... En ouvrant grand son essence, ici, maintenant, Dag eut l'impression de retirer brutalement un pansement collé à une blessure à moitié cicatrisée. Il s'attendait presque à voir du sang et du pus. Pour la première fois depuis des semaines, il étendit sa main fantôme en y mettant toute sa force et arracha une fine bande de chair sur le dos de la main du guérisseur. Du sang en jaillit, comme si un chat l'avait griffé. Arcadie laissa échapper un sifflement et se retourna. Enfin ouvert face à cet homme, Dag céda devant la densité de son essence, son éclat atténué comme le soleil derrière un nuage. Impossible de savoir ce qu'Arcadie allait déduire du sombre maelstrom émotionnel qu'était Dag en ce moment. Plusieurs émotions se succédèrent sur le visage du guérisseur: la surprise, l'indignation, la colère – glaciale. Arcadie toucha du doigt l'égratignure qui saignait; le sang cessa de couler. Ah! Il est capable de travailler sa propre essence! S’enthousiasma Dag dans une partie reculée de son esprit. — Ouvert comme vous l'étiez, reprit Dag avec un calme absolu, j'aurais pu tout aussi facilement m'introduire en vous et m'attaquer à l'artère de votre cœur. Au premier battement, elle aurait éclaté, et vous seriez mort au suivant. Et je me promène en totale liberté. Si je veux éviter de devenir ce renégat que vous décriviez, un homme uniquement motivé par l'envie de tuer, j'ai besoin d'un guide. Parce que, pour l'instant, je suis complètement perdu. Plus que je l'ai jamais été. Excepté après la Corniche du Loup et la mort de Kauneo. Il avait définitivement laissé derrière lui ces moments les plus sombres de son existence – un constat étrangement réconfortant. Tendues et inquiètes à cause de la tournure que prenaient les événements, les deux sentinelles avaient sorti leurs couteaux, mais Arcadie leur fit signe de rengainer. Il était visiblement secoué; ses lèvres semblèrent former silencieusement un nom – Suteau? Il se redressa, frotta minutieusement les gouttelettes rouges au bout de ses doigts, inspira et dit d'une voix froide : — Vous avez peut-être un don, mais vous l'utilisez avec une maladresse inexcusable. Si vous étiez mon apprenti, je vous ferais payer très cher un travail d'essence aussi brutal sur un patient. Dag se sentit tellement soulagé qu'il eut l'impression que tout son sang s'était écoulé de sa tête. Il a déjà vu ça. Il sait ce que c'est. C'est normal à ses yeux. C'est une technique habituelle pour un maître-guérisseur et pas la magie noire d'un être malfaisant. Je ne suis pas en train de me transformer en être malfaisant... Dag ne prit conscience qu'il était tombé à genoux qu'au moment où Faon apparut à côté de lui. — Dag? Tu vas bien ? demanda-telle d'une voix anxieuse. Tu ris ou tu pleures? Il retira sa main de son visage. Ses épaules tremblaient. — Je ne le sais pas moi-même, Étincelle, gémit-il. Les deux, je suppose. Maintenant qu'il en était brusquement débarrassé, il comprenait enfin à quel point cette terreur l'avait secrètement obsédé et l'avait miné. S'était-il comporté comme un idiot? Peut-être pas. Arcadie frotta son menton buriné. — Vous feriez mieux de tous venir chez moi, laissa-t-il échapper avec un soupir. Je ne peux pas réfléchir à tout ça au milieu de la route. — Tout le monde, monsieur? demanda Nita, avec un regard dubitatif à l'intention de Faon. — Apparemment, ils sont ensemble. Oui, tous. Tavie, informe les femmes que j'aurai quatre invités à déjeuner aujourd'hui. Il avança vers Dag et lui tendit sa main droite. J'ai vraiment besoin qu'on m'aide. Dag la saisit et se hissa de nouveau sur ses jambes. Chapitre 4 Une promenade de quelques centaines de mètres les mena tous chez Arcadie. Et Faon resta bouche bée. Après son séjour au camp du Lac Hickory, elle avait pensé savoir à quoi s'en tenir concernant les tentes des Marcheurs du Lac: des cabines de rondins grossières, volontairement temporaires, avec en général un côté ouvert protégé par un auvent en peau, regroupées par famille autour d'un bout de quai ou d'un foyer. Les habitations qu'elle avait aperçues au camp des Rapides de la Perle avaient été similaires. Mais ça... Ça, c'était une vraie maison. Deux arbres immenses chargés de feuilles vert foncé, qui ressemblaient à des langues tombantes — mais pas une fleur à cette époque de l'année —, encadraient une allée pavée. Sur des fondations creusées à même la pente et bordées de pierres ajustées s'étalaient plusieurs pièces aux murs en madriers de cèdre gris argent patinés, couvertes par un toit en bardeaux et reliées par une longue véranda. Du verre véritable brillait aux fenêtres. Faon fut soulagée de constater que Barr et Remo semblaient partager son étonnement. À l'échelle d'un camp, il s'agissait pratiquement d'un palais. Dag parut moins surpris, mais Faon n'était même pas certaine qu'il y prêtait la moindre attention. Après son bref accès de faiblesse à la barrière, il s'était repris et semblait terriblement fermé. De nouveau. Ils attachèrent les chevaux à la balustrade et suivirent Arcadie à l'intérieur de ce qui semblait faire office de pièce principale, s'essuyant les pieds après lui à deux reprises, la première sur un tapis à l'extérieur, et ensuite sur une catalogne après avoir franchi le seuil. Le mur du fond présentait une rangée de fenêtres vitrées et une porte donnant sur une autre véranda — non couverte — avec vue sur le lac. Sur la droite, un foyer imposant était équipé pour la cuisine — et servait sans doute aussi à la préparation de remèdes, estima Faon. À côté se trouvait une solide table de travail arrivant à la taille, mais près des fenêtres une autre table, plus basse et ronde celle-ci, servait probablement pour les repas. Elle s'enorgueillissait de chaises aux pieds façonnés sur un tour à bois et aux coussins en tissu rembourrés. Au camp du Lac Hickory, les gens s'asseyaient pour la plupart autour de tables à tréteaux sur des rondins mis debout. — Vous pouvez vous laver les mains à l'évier, leur ordonna Arcadie. Puis il s'activa autour de sa bouilloire et de sa théière, comme s'il n'avait rien de mieux à faire. Faon devina qu'il gagnait du temps pour réfléchir à la suite; il n'avait pratiquement pas desserré les lèvres depuis la barrière, se contentant d'indiquer de manière laconique le quartier général de la patrouille et l'infirmerie qui encadraient l'entrée du camp. Ces deux tentes ressemblaient également à des maisons classiques. Sous l'une des fenêtres donnant sur le lac, l'évier avait un tonneau d'eau équipé d'un robinet en bois sur sa droite, et un égouttoir sur sa gauche. Faon remplit le lavabo et se lava les mains avec un pain de savon blanc. Dag lui succéda et s'en tira avec les honneurs à une seule main. Arcadie, nota-t-elle, s'interrompit le temps de l'observer subrepticement. Puis vint le tour des deux jeunes patrouilleurs; l'eau très sale coula dans un tuyau d'évacuation, où elle gargouilla à travers une conduite en bois menant à l'extérieur. C'était aussi pratique que la cuisine d'une ferme – et aussi difficile à déplacer. Faon pouvait presque entendre Dag pester en son for intérieur contre ces Marcheurs du Lac qui oubliaient leurs traditions. Ils s'assirent tous les cinq autour de la table et regardèrent Arcadie servir le thé dans des tasses en argile cuite et leur offrir un pot de miel. Faon sirota le breuvage sucré avec gratitude, se demandant qui était censé ouvrir les débats et si cette tâche allait lui échoir. À son grand soulagement, Arcadie prit la parole. — Alors dites-moi, ex-patrouilleur, comment êtes-vous arrivé jusqu'à moi? Le camp de la Nouvelle Lune paraît bien loin de l'Oléana. Il but une gorgée et se cala sur sa chaise, observant attentivement Dag. Il avait posé une question – délibérément ? – très ouverte. Dag lança un regard désespéré à Faon. — Par où commencer, Étincelle? demanda-t-il. Elle se mordit la lèvre. — Par le début? Par Forgeverre, je suppose. — Aussi loin en arrière? Toute l'histoire, tu en es sûre? — Si nous n'expliquons pas comment ton couteau a été préparé à Forgeverre, tu ne pourras pas expliquer ce que tu as fait avec au Marécage de l'Os – et Hoharie elle-même a dit qu'elle pensait que c'était magique. Les yeux d'Arcadie s'agrandirent légèrement en entendant ce mot. — Qui est Hoharie? — La guérisseuse en chef du camp du Lac Hickory, précisa Dag. — Ah. (Arcadie redevint silencieux, digérant l'information.) Poursuivez. — Et si je commençais ? proposa Faon. Il fallait absolument que leur histoire parvienne à convaincre le maître-guérisseur de prendre Dag au sérieux, même si ce dernier avait abandonné les siens pour fréquenter des fermiers. Parce que, si la parole de cet homme avait le pouvoir de les faire pénétrer dans ce camp, un seul mot de sa part pouvait vraisemblablement les en chasser. La vérité, pure et simple. Rien d'autre ne ferait l'affaire. C'était d'autant mieux que Faon ne se sentait pas capable de mentir face à ce regard cuivré si perçant. — La saison des fraises approchait, l'été dernier en Oléana, et je me rendais à Forgeverre pour chercher du travail, parce que... ( eIle respira à fond, afin de se donner du courage. Remo et Barr allaient découvrir, eux aussi, les chapitres les plus intimes de cette histoire; il était presque plus difficile de parler devant eux que devant cet inconnu.) Parce que j'étais enceinte d'un garçon qui m'avait clairement fait comprendre qu'il n'avait pas l'intention de m'épouser; je n'avais pas non plus envie de me trouver à la ferme familiale quand ma grossesse commencerait à se voir. Alors, j'ai pris la route. La patrouille de Dag avait été appelée dans la région pour traquer un être malfaisant qui était à la tête d'une bande de bandits dans les collines. Deux des bandits – un homme de vase et un ensorcelé – m'ont enlevée en chemin justement parce que j'attendais un enfant. Remo écarquilla les yeux et Barr sembla aussi surpris que son partenaire, mais aucun d'eux ne fit le moindre commentaire. Arcadie porta la main à ses lèvres. — Mors c'est vrai, les êtres malfaisants ont besoin de femmes enceintes pour leur mue. — Oui, confirma Dag. Mais ils sont prêts à se rabattre sur des animaux s'ils ne parviennent pas à capturer des humains. Ils ne sont pas tant intéressés par les femmes que par l'essence en rapide croissance des enfants qu'elles portent et par, comment dire... le modèle qu'elles leur procurent. Il faut qu'ils apprennent, vous comprenez. Je suis arrivé... presque à temps. Ça s'est passé dans une grotte. L'être malfaisant venait à peine d'arracher l'essence de l'enfant de Faon quand j'ai surpris les deux hommes de vase qui montaient la garde. J'avais sur moi un petit sac contenant deux couteaux du partage, l'un préparé, l'autre lié. J'ai lancé le sac à Faon qui se trouvait plus près que moi et elle a planté les deux couteaux dans l'être malfaisant, l'un après l'autre. — Le mauvais en premier, confessa Faon. Celui qui n'avait pas été préparé. Je ne savais pas. — Tu ne pouvais pas savoir, affirma Dag. Il fixa Arcadie d'un regard féroce, mais ce dernier ne donnait aucun signe de vouloir mettre en doute son jugement. — Il me tenait par le cou à ce moment-là. C'est de là que me viennent ces marques, continua Faon, effleurant les entailles rouges et profondes sur sa gorge, quatre d'un côté, une de l'autre. — Alors c'est de ça qu'il s'agit ! s'exclama Arcadie. (Sous l'effet de la surprise, il se pencha en avant pour mieux voir. Il retira sa main avant de la toucher.) Je ne pensais pas trouver un jour des marques de désolation sur un fermier. Ce sont les plus fraîches que j'aie eu l'occasion d'observer. C'est le genre de blessure auquel on est assez peu confronté par ici. Barr se cala sur sa chaise, plissant le front. Faon pensa qu'il venait de comprendre à quel point elle s'était trouvée proche d'un être malfaisant. Si j'ai la trace de ses doigts sur moi, c'est qu'il m'a tenue à bout de bras, tu sais. — Estimez-vous heureux, dit Dag d'un ton sec. (Après cette entrée en matière, il semblait prêt à assurer la suite du récit.) Dans tous les cas, mon couteau lié s'est retrouvé préparé avec l'essence de l'enfant de Faon. Le coutelier en chef du camp du Lac Hickory et moi n'étions pas du même avis sur le pourquoi, mais ça n'a plus vraiment d'importance maintenant. Bref, en rentrant au camp pour élucider ce mystère, nous nous sommes arrêtés à Bleu Ouest – la famille de Faon y possède une ferme et j'ai pensé qu'ils auraient aimé savoir qu'elle était toujours en vie. C'est là-bas que nous nous sommes mariés. Deux fois, d'abord selon la tradition des fermiers et ensuite selon la nôtre. Voyez vous-même. Retrousse ta manche, Étincelle. En se tortillant, il retira maladroitement sa veste et releva sa propre manche gauche, découvrant le harnais attaché à son bras qui maintenait son poignet en bois et, au-dessus, le bracelet de mariage que Faon avait tressé. D'ordinaire, il gardait sa manche descendue devant des inconnus, mais Faon supposa que ce maître-guérisseur, à l'instar d'une sage-femme chez les fermiers, devait disposer de toutes les informations afin de pouvoir travailler, alors mieux valait oublier sa timidité. Presque avec la même réticence, Faon remonta son poignet gauche et montra le bracelet que Dag lui avait tressé. Dag avança brusquement son épaule. — Est-ce que votre InnéSens vous dit que ces bracelets sont valides ? demanda-t-il avec une pointe d'agressivité dans la voix. — Oui, répondit prudemment Arcadie. Faon poussa un soupir de soulagement. — Merci de votre franchise, monsieur. (Dag se cala de nouveau sur sa chaise avec un hochement de tête satisfait.) Nous avons eu des discussions incroyablement stupides à ce sujet au camp du Lac Hickory. Arcadie s'éclaircit la voix. — J'imagine que votre famille de tente n'a pas accueilli votre nouvelle épouse à bras ouverts, je me trompe ? Votre très jeune épouse, sembla ajouter son regard à Faon, mais il eut la prudence de ne pas le dire tout haut. — Ta tante Mari et ton oncle Cattagus ont été gentils avec moi, j'ai trouvé, intervint Faon, défendant de son mieux les proches de Dag. Un moment, Dag, tu as oublié l'épisode de la coupe en verre. C'est sans doute important. C'était la première fois que ta main fantôme se manifestait. (Elle se tourna vers Arcadie.) Dag l'a appelée comme ça, au début, parce qu'elle lui faisait très peur, mais Hoharie lui a expliqué que c'était une projection d'essence. Tu ferais mieux de raconter cette partie, Dag, parce que pour moi ça ressemblait à de la magie. — Ça s'est passé à Bleu Ouest, juste avant notre mariage. Il y avait cette coupe en verre (Dag fit un geste de la main.) Faon y tenait beaucoup – elle l'avait rapportée de Forgeverre pour l'offrir à sa mère, devenue ma mère de tente depuis. La coupe est tombée et s'est cassée. — Trois gros morceaux et une centaine d'éclats, précisa Faon. Éparpillés sur le sol du salon. Elle était contente qu'il ait laissé de côté les circonstances de l'incident – une dispute familiale. Elle avait beau en vouloir parfois à sa famille, elle ne tenait pas à la voir tourner en ridicule devant Arcadie. — Je... (Dag agita son crochet.) Cette chose en est sortie, comme une sorte de tourbillon, et j'ai recollé les morceaux de la coupe en utilisant son essence. J'avais déjà assisté à la fabrication d'objets de ce genre à Forgeverre, vous comprenez. Son essence émettait une sorte de sifflement... Ses lèvres formèrent une note, mais sans souffler. Arcadie, Barr et Remo avaient tous le regard fixé sur le crochet – non, pas sur le crochet, réalisa Faon. Sur la projection d'essence invisible, insaisissable, qui avait pris la place de sa main gauche perdue. Elle ne la verrait jamais, mais il lui arrivait de la sentir – elle réprima un sourire. Quand Dag et les trois autres Marcheurs du Lac se détendirent, elle devina qu'il avait de nouveau laissé rentrer la projection. — C'est la première fois que j'entends parler de cette coupe, grommela Barr à Remo. Dieux absents, tu étais au courant ? Remo secoua la tête et, d'un geste, intima à son partenaire de se taire. — Avant que les choses s'enveniment au camp du Lac Hickory, il y a eu l'apparition de cet être malfaisant très puissant à l'Arbre-Pluie. Vous en avez entendu parler par ici ? — Un peu, dit Arcadie. J'avoue que les patrouilleurs suivent les nouvelles du nord avec plus d'attention que moi. Apparemment il se passe toujours quelque chose là-haut. — L'être malfaisant de l'Arbre-Pluie sortait vraiment de l'ordinaire. Il menaçait de faire autant de dégâts que la guerre des Loups en Luthlia vingt ans plus tôt. Pis même, parce qu'il s'apprêtait à traverser une région fortement peuplée. Imaginez tous ces fermiers, comme servis sur un plateau. Arcadie haussa les épaules. — Mais vous m'avez dit être originaire d'Oléana, n'est-ce pas ? Dag serra les lèvres. — L'Arbre-Pluie a envoyé des cavaliers demander de l'aide, se hâta d'éclaircir Faon. Le Lac Hickory n'est pas très loin, dans le nord-ouest de l'arrière-pays. Corbeau Loyal — le capitaine du camp — a confié à Dag le commandement de la compagnie qu'ils envoyaient là-bas. Explique comment tu t'y es pris pour arracher l'essence de l'être malfaisant, Dag. Dag respira à fond et tourna son bras gauche, présentant son crochet. Nouvelle démonstration de la main fantôme ou simple allusion ? — Ce que je vous ai fait à la barrière, monsieur... D'abord, acceptez mes excuses, mais je n'avais pas le choix... Peu importe. Qu'en avez-vous pensé? Arcadie, se rappelant l'incident, effleura le dos de sa main ou s'était formée une croûte et regarda Dag en fronçant les sourcils. — J'y ai vu une projection d'essence, appliquée trop puissamment et causant des dégâts au niveau de l'épiderme. Volontairement, je suppose. Bien sûr, en certaines occasions et entre les mains d'un maître-guérisseur, un tel déchirement des tissus peut se révéler une, technique précieuse — quand elle est utilisée avec plus de précision, devrais-je ajouter. — Utilisé de manière immensément plus puissante et sans aucune précision, vous auriez là l'équivalent de ce que provoque un être malfaisant en arrachant l'essence de ses victimes. Arcadie haussa brusquement les sourcils. — Certainement pas. Ses yeux s'arrêtèrent sur la gorge de Faon. — Je vous assure, insista Dag. J'ai eu trop souvent l'occasion d'en être témoin et il n'y a pas d'erreur possible – je pourrai vous montrer d'anciennes cicatrices laissées par des êtres malfaisants sur mes jambes plus tard. Comme avec cette coupe en verre, la première fois que je l'ai fait m'a pas mal ébranlé... Nous avions encerclé l'être malfaisant qui essayait d'arracher l'essence d'un de mes patrouilleurs. J'ai juste tendu le bras... (Dag prit une inspiration, puis s'adressa à Remo et Barr :) Conseil gratuit à vous deux : ne tentez jamais d'arracher l'essence d'un être malfaisant. Parce qu'elle restera collée à la vôtre et que c'est un poison mortel. C'est de là que me viennent ces cicatrices... Il fit un geste vague englobant son côté gauche. Faon comprit qu'il ne désignait pas son corps, mais son essence. — Oh, fit Arcadie d'une voix curieuse. Je me demandais justement ce qui avait pu causer ces ondulations sombres. Dag hésita. — Vous n'avez jamais vu d'être malfaisant, n'est-ce pas, monsieur ? Arcadie secoua la tête. — Il vous est arrivé de partir en patrouille ? — Quand j'étais jeune, j'ai accompagné plusieurs fois des garçons de mon âge. Mais mon don de guérisseur s'est manifesté très tôt. — Ah, partir camper avec les gosses, grommela Barr. Je déteste ça. Remo, fasciné, lui donna un coup de coude. — Alors vous n'avez jamais vu d'homme de vase en vie, soupira Dag. — Euh... non. (Puis, après un moment, Arcadie ajouta:) Le guérisseur qui m'a formé au camp de la Rivière de la Mousse en avait un, mort, qu'il exposait. Mais comme il avait été séché, cela rendait difficile toute étude détaillée. Il a fini par tomber en morceaux. Dommage... — Et vous n'avez jamais vu d'incubateur d'hommes de vase, non plus. Ça ne va pas me faciliter la tâche pour vous expliquer la suite. Arcadie se tut pendant un long moment, une expression singulière sur le visage, ravala une première réponse et finit par dire : — Essayez quand même. — Très bien. Nous avons découvert tout cela petit à petit. Avant notre arrivée, l'être malfaisant avait envahi un endroit appelé le camp du Marécage de l'Os. La plupart des Marcheurs du Lac avaient réussi à prendre la fuite (le rapide regard que Dag lança autour de lui, à la maison d'Arcadie, indiqua clairement à Faon ce qu'il pensait d'une installation aussi peu mobile) mais il avait tout de même capturé une demi-douzaine de guérisseurs et les retenait prisonniers de leur propre essence... Arcadie tressaillit et laissa échapper un petit sifflement. — Oh, ce n'est pas tout. Grâce à un travail d'essence d'une complexité rare, l'être malfaisant a réussi à en faire ses esclaves et à les forcer à produire une cinquantaine d'hommes de vase à partir d'animaux des environs. Un homme de vase à moitié formé est une vision à vous retourner l'estomac, je vous assure. Vous avez envie de le tuer par simple pitié. Quand ma compagnie est repassée par le camp du Marécage de l'Os, nous avons trouvé l'incubateur toujours en activité, et les guérisseurs semblaient inconscients. J'avais pensé que la mort de l'être malfaisant mettrait fin à cette horreur, mais j'avais tort. Pis encore, ceux qui ouvraient leur essence pour essayer d'atteindre les prisonniers pour les libérer se retrouvaient aspirés à leur tour. J'ai perdu trois patrouilleurs pour le découvrir. — C'est... stupéfiant, dit Arcadie. Faon respira mieux. Elle avait d'abord craint qu'Arcadie les mette dehors avant d'être arrivé à la moitié de l'histoire. Sa réserve apparente semblait dissimuler une fascination grandissante. Il s'intéresse aux parties concernant le travail d'essence. Dag eut un bref hochement de tête. — L'état de développement de cet être malfaisant était très avancé. Je n'en avais jamais vu d'aussi développé. — Et... euh... combien en avez-vous rencontré? Dag haussa les épaules. — J'en ai perdu le compte voilà des années. Que j'ai tués avec un couteau et de ma propre main : environ vingt-six. En comptant les sessiles. Enfin, pour en revenir au Marécage de l'Os, j'ai bêtement essayé d'accorder mon essence à celle d'un guérisseur mourant afin de stabiliser les battements de son coeur. Et j'ai été aspiré à mon tour. C'est ainsi que j'ai compris comment fonctionnait l'involution – j'ai pu l'observer de l'intérieur. À partir de là, je dois céder la parole à Faon, parce que je ne garde presque aucun souvenir des jours qui ont suivi. Faon décida de s'en tenir à une version simplifiée. — Je suis arrivée au Marécage de l'Os avec Hoharie, parce que Dag avait envoyé quelqu'un au camp pour demander de l'aide à cause de cette horrible histoire des guérisseurs prisonniers de leur propre essence. Aucun des Marcheurs du Lac présents ne semblait savoir quoi faire; j'ai bien cru devenir folle à force d'attendre, impuissante. Puis Hoharie a tenté une expérience – je n'ai jamais su exactement ce qu'elle avait fait, mais je pense qu'elle soupçonnait quelque chose concernant l'involution. — C'est exact, confirma Dag. — Malheureusement, elle a été aspirée à son tour, et Mari, qui avait pris le commandement, a décrété qu'il n'y aurait plus d'autres tentatives. Mais pendant la nuit, j'ai eu une idée. Si l'être malfaisant avait utilisé une partie de son essence pour maintenir les guérisseurs prisonniers, peut-être que cette partie avait simplement besoin de sa propre dose de mortalité, pour être détruite une bonne fois pour toutes. Alors j'ai pris mon couteau du partage (sa gorge se serra à ce souvenir) et je l'ai planté dans la jambe de Dag. Parce que, quand j'avais tué l'être malfaisant de Forgeverre, il m'avait appris que je pouvais l'enfoncer à n'importe quel endroit. Dag sourit et chuchota «La pointe la première». Faon lui rendit son sourire. Quand j'ai vu le bras de Dag s'agiter, j'ai pensé que j'avais réussi à déclencher quelque chose au niveau de sa main fantôme, mais c'est à lui de vous raconter cette partie, conclut Faon. Dag fronça les sourcils et se gratta la tête. — Je n'ai jamais vécu d'expérience plus étrange. On sait tous ce que ça fait d'avoir l'impression d'habiter un corps sans essence. On l'apprend pendant l'enfance, avant que l'InnéSens se manifeste ; à l'âge adulte un Marcheur du Lac peut aussi être amené à masquer son essence. Pendant que j'étais l'esclave de l'être malfaisant, j'ai eu le sentiment d'être mon essence – mais pas mon corps. Quand j'ai senti la lame s'enfoncer en moi, je l'ai reconnue immédiatement – elle m'avait été liée et conservait une certaine affinité avec mon sang. Mais l'essence de l'enfant de Faon ne présentait aucune affinité avec l'être malfaisant – elle était très pure et singulière – et il n'y avait donc aucune résonnance, non, non... plutôt aucun appel à ouvrir l'involution du couteau et à libérer l'essence mourante. Alors j’ai ouvert l'involution moi-même et j'ai ajouté un peu d'affinité à l'aide de ma main fantôme. C'était comme défaire un couteau, passer par toutes les étapes, mais à l'envers. j'ai senti une douleur intense parcourir ma main fantôme, mais a a détruit le travail d'essence de l'être malfaisant et toute trace de poison par la même occasion. Le sacrifice de Faon – plus un petit travail d'essence de ma part – a sauvé la vie à dix Marcheurs du Lac. (Arcadie le fixait, la main devant la bouche, comme pour réprimer une exclamation. Dag s'empressa d'ajouter d’un air contrit :) Je n’ai pas compris sur le moment ce que je viens de vous expliquer, c'est venu bien plus tard. – Vous ne m'aviez pas raconté tout ça, Dag ! S’indigna Remo, sur un ton franchement irrité. Vous m'avez seulement parlé de Verte-Source! – Verte-Source m'a toujours semblé la partie la plus importante. Faon frémit à ce souvenir. Avec une grimace, Dag tendit le bras à travers la table et serra brièvement l'épaule du jeune patrouilleur, comme pour le consoler. Arcadie retira sa main de devant sa bouche et dit: — Alors, que s'est-il passé à Verte-Source ? Dag soupira. — Une fois que j'ai retrouvé suffisamment de forces pour monter à cheval, toute la compagnie a pris le chemin du retour en passant par le village de fermiers où l'être malfaisant avait éclos. À notre arrivée, nous sommes tombés sur des habitants revenus enterrer leurs morts – ceux qui n'avaient pas réussi à s'enfuir, la moitié de la population, soit près de cinq cents personnes. Ce premier festin expliquait comment l'être malfaisant avait gagné aussi rapidement en puissance. Il échangea un regard entendu avec Faon qui prit la suite : — Ils avaient fini d'enterrer les adultes, des femmes et des vieux pour la plupart, et commençaient à s'occuper des enfants. (Elle respira, jaugea Arcadie du regard, et se lança :) On mi dit que le camp de la Nouvelle Lune avait perdu un jeune garçon il y a quelques mois. Il y avait... combien d'enfants, dans la rangée devant cette tranchée, Dag? Étendus sur le sol, raides et blafards, ils avaient paru si nombreux... — Cent soixante-deux, répondit Dag d'une voix éteinte. — Malgré la chaleur, la décomposition n'avait pas commencé – un phénomène connu chez les victimes d'êtres malfaisants, expliqua Faon. Elle déglutit avec difficulté. Des enfants de glace, tout pâles. Mais ça n'était pas d'un grand secours, contrairement à ce qu'on pourrait croire. À ce moment-là, l'absence d'expression d'Arcadie sembla monter d'un cran et Faon en déduisit qu'il avait probablement fermé son essence. — J'ai beaucoup réfléchi après ça, dit Dag. Comment avait-on pu laisser se produire la tragédie de Verte-Source et comment faire pour éviter quelle se reproduise ? C'est un vrai problème en Oléana ; dans le sud, vous n'avez presque pas d'êtres malfaisants, et dans l'extrême nord, il n'y a presque pas de fermiers. Mais dans les endroits où il y a les deux... (Il leva sa main et son crochet, avant de se rappeler, avec frustration qu'il ne pouvait guère faire s'entrelacer ses doigts. Faon estima , que tout le monde avait compris.) Il m'a semblé évident qu'il était nécessaire d'agir, mais que personne ne faisait rien et que nous n'avions plus le temps d'attendre quelqu'un de plus intelligent que moi tente de trouver une solution. C'est la raison pour laquelle j'ai coupé les ponts avec ma famille et mon camp et quitté la patrouille. On a cru que c’était à cause de Faon, et c'était le cas, mais c'est Faon qui a fini par me conduire à Verte-Source. Indirectement. Dag hocha brusquement la tête et se tut. — Je vois..., dit lentement Arcadie. Il jeta un coup d'œil en direction de l'entrée, une certaine irritation traversa son visage, avant d'être remplacée par une expression plus avisée. Il se leva et il avait parcouru la moitié de la distance le séparant de la porte quand on entendit frapper. Passant la tête dans l'embrasure, Arcadie eut un échange à voix basse avec son visiteur. Faon entrevit une femme d'âge moyen qui tendit le cou, elle aussi, mais n'entra pas. Arcadie revint avec un large panier couvert d'un linge qu'il posa lourdement sur la table. — Je pense qu'un bon déjeuner nous fera le plus grand bien à tous. Faon, Remo et Barr se précipitèrent pour aider Arcadie à dresser la table; l'air fatigué, Dag resta assis et les laissa faire. Dans ce climat tendu, Faon soupçonna que tout le monde était content de faire une pause, même Arcadie. Le panier contenait une marmite avec un couvercle en argile, remplie d'un ragoût épais, deux sortes de pain. Mais ce qui causa à Faon une stupéfaction encore plus grande que ce repas dans la plus pure tradition fermière, ce fut la présence de deux implantines, deux sphères dans une enveloppe brune, et dont le volume faisait la moitié de sa tête. Une fois coupées en deux, elles révélèrent la présence d'un fruit à la fois plus rouge et plus sucré que l'implantine qu'elle avait goûtée au Lac Hickory. — Pourquoi est-ce que les vôtres, dans le nord, ne ressemblent pas à celles-là, Dag? demanda-t-elle la bouche pleine. — Je suppose qu'elles ont plus de temps pour pousser, répondit-il, la bouche pleine lui aussi. À en juger par les bruits de mâchoires, tous les Marcheurs du Lac du nord présents autour de la table trouvaient que c'était une merveille. Arcadie expliqua qu'elles poussaient dans les eaux peu profondes du lac en forme de croissant. Arcadie ne poursuivit pas son interrogatoire pendant qu'ils mangeaient – peut-être mit-il ce temps à profit pour réfléchir de son côté, à moins que le maître-guérisseur ait préféré ne pas troubler la digestion de ses hôtes. Dag ne semblait pas vouloir en dire plus. Quant aux garçons, songea Faon, aucun d'eux n'aurait osé prendre l'initiative. Mais Arcadie ne nous nourrirait pas aussi bien s'il n'avait pas l'intention de nous garder, n'est-ce pas? Ou peut-être qu'il pensait que, comme les animaux sauvages, les patrouilleurs incontrôlables pouvaient être apprivoisés avec des victuailles. Enfin rassasiée, Faon pensa à demander à Arcadie: — D'où venait toute cette nourriture? Qui devrions-nous remercier? Il sembla un peu surpris par la question. — Les tentes voisines me préparent, chacune à leur tour, mes déjeuners et mes dîners. Pour le petit déjeuner, je me débrouille tout seul. Je bois du thé, en général. — Vous êtes souffrant? demanda-t-elle sur un ton peu assuré. Il haussa les sourcils. — Non. Il alla préparer du thé pendant que Faon et Remo rangeaient la vaisselle et les restes dans le panier et le déposaient devant la porte, suivant les instructions d'Arcadie. Il se lava de nouveau les mains, servit le thé, et regarda Dag en fronçant les sourcils. Dag fronça les sourcils à son tour. — Votre femme, dit Arcadie avec délicatesse, ne semble pas ensorcelée. — Elle ne l'a jamais été. — Vous n'avez jamais fait de travail d'essence sur elle ? — Si bien sûr, de temps en temps, mais elle n'a jamais été ensorcelée. C'est en partie grâce à elle que j'ai compris comment défaire un ensorcellement. L'autre partie, je la dois à Hod. D'un geste de sa main propre, Arcadie invita Dag à continuer. Peut-être que ce sujet serait moins pénible à aborder que Verte-Source ? — Comme vous le savez, l'ensorcellement est un phénomène imprévisible, dit Dag. — J'en suis douloureusement conscient. (Arcadie grimaça.) Comme la plupart des guérisseurs jeunes et stupides, j'ai en mon temps essayé de soigner des fermiers. Les conséquences ont été désastreuses. J'ai retenu la leçon. Faon aurait voulu en savoir plus, mais Arcadie fit signe à Dag de poursuivre. Dag soupira, comme s'il se préparait pour sa confession suivante. — Hod était un garçon qui travaillait comme aide sur le chariot qui avait accepté de nous transporter de Forgeverre aux Rapides de la Perle. Mon cheval lui a donné un coup de sabot dans le genou et je me suis senti responsable. Je me suis rappelé ce que j'avais fait avec cette coupe en verre et je me suis dit, pourquoi ne pas essayer avec un être humain. Ce que j'ai fait. J'ai ressoudé sa rotule, mais il en est ressorti ensorcelé jusqu'aux oreilles, ce que nous n'avons découvert qu'au moment où il s'est présenté pour embarquer à bord de notre chaland. Faon m'a conseillé de le prendre avec nous, comme ça au moins j'aurais la possibilité de comprendre comment je l'avais mis dans cet état, alors que s'il restait à quai... Et elle avait raison. En temps voulu, moi, Faon, Hod et Remo, nous nous sommes tous assis en cercle et nous avons échangé de petits renforcements d'essence, jusqu'à ce que nous comprenions enfin. Je crois sincèrement que personne n'aurait pu y parvenir sans avoir sous la main un fermier ensorcelé et un autre qui ne l'était pas. — Même moi, j'ai pu le voir, une fois que Dag me l'a montré, ajouta Remo. Par contre, je ne suis pas encore tout à fait assez sûr de moi pour effectuer un désensorcellement d'un point de vue pratique. Surpris, Arcadie se tourna vers Remo. — Et qu'as-tu vu ? demanda-t-il. — Montre-lui, Dag, intervint Faon. Ça la gênait d'être de nouveau la fermière de démonstration, mais à en juger par son expression, elle soupçonnait qu'Arcadie avait des idées bien arrêtées sur le sujet et que de simples affirmations ne suffiraient pas à le faire changer d'avis. — Dans le coude? demanda Remo. — Parfait, dit Dag. Observez bien le transfert d'essence, Arcadie. Remo tendit le bras par-dessus la table et toucha le coude gauche de Faon. Elle sentit la chaleur du minuscule renforcement se répandre. Elle essaya de déterminer s'il avait pour effet de rendre le jeune patrouilleur plus sympathique ou plus beau à ses yeux, mais comme elle l'appréciait déjà beaucoup, c'était difficile à dire. Arcadie croisa le regard de Dag d'un air perplexe. — Et alors? — Maintenant, observez pendant que j'effectue à mon tour un renforcement sur Faon et vous allez voir un petit reflux d'essence, presque simultanément, entre Faon et moi. Comme si l'essence refluait à travers le renforcement. Dag sourit et tendit son bras gauche vers le coude droit de Faon. Comme avant, elle ne vit rien, mais Arcadie jura – elle se fit la réflexion que c'était la première fois qu'elle l'entendait jurer. — Dieux absents. Ça explique tout! — Oui. Vous venez d'assister à un désensorcellement. L'essence du fermier essaie de se rééquilibrer grâce à un échange d'essence, à la manière dont les choses se passent entre deux Marcheurs du Lac. Mais si le Marcheur du Lac est fermé – et rejette l'échange –, on assiste à une sorte de rebond qui provoque ce... euh... déséquilibre, qui se traduit par l'envie d'un nouveau renforcement de la part du fermier. Ça peut même tourner à l'obsession si ce déséquilibre est important. — Non, enfin si... (Arcadie leva le bras et faillit décoiffer ses cheveux si impeccablement noués.) Je comprends, mais ça ne suffit pas à tout expliquer. Est-ce pour cette raison que votre essence est dans un état aussi épouvantable ? Dieux absents, combien de fois vous êtes-vous livré à ce petit jeu? Sa voix était montée dans les aigus. Faon le fixa d'un air déçu. Elle avait le sentiment que la découverte de Dag aurait dû être accueillie avec bien plus d'enthousiasme. — Après que j'ai compris comment ça fonctionnait, j'ai bien sûr désensorcelé tous les fermiers que j'ai soignés, répondit Dag d'un air un peu coupable. Faon se demanda comment se portait Cresson. — N'oublie pas les graines d'avoine, compléta Faon. La tarte aussi. Et le moustique. Tout a commencé avec le moustique. Ton pauvre bras a tellement enflé que tu as été incapable de remettre ton harnais après avoir arraché l'essence de cette sale bestiole, tu te rappelles ? — Vous avez absorbé toutes ces essences inconnues dans la vôtre ? dit Arcadie avec horreur. C'est un miracle que vous soyez toujours en vie! Dieux absents, vous auriez pu en mourir! — Ah, ah! s'exclama Faon, l'air triomphant. Je t'avais bien dit que t'attaquer à cet arbre plein d'épines était une mauvaise idée! Dag eut un sourire fatigué. — Vous ne m'apprenez rien, monsieur. J'étais déjà arrivé à cette conclusion – avec l'aide de Faon. — Un apprenti correctement encadré, dit Arcadie entre ses dents, n'aurait jamais eu la permission de se contaminer en effectuant des expériences aussi épouvantables ! — L'apprenti d'un maître-guérisseur, alors ? — Ça va de soi, répondit Arcadie avec impatience. Personne d'autre ne serait capable d'accomplir pareille idiotie. Dag gratta son menton mal rasé et dit d'une voix douce. — Peut-être, mais alors il n'aurait jamais découvert la technique du désensorcellement, n'est-ce pas? Finalement, c'est peut-être une bonne chose, que j'aie eue à faire mes premiers pas sans tuteur. — Vous le pensez toujours ? demanda Arcadie. — Non, admit Dag, d'une voix soudain dénuée d'humour. Parce qu'ensuite il y a eu Crâne. Arcadie, qui s'était penché en avant pour décharger sa colère, se redressa plus lentement. Puis il invita Dag à poursuivre. — Parlez-moi de lui. — Ils étaient présents cette fois, dit Dag, avec un signe de tête fatigué vers Barr et Remo. — Crâne était un Marcheur du Lac renégat, un vrai, enchaina Remo. Une des pires ordures que j'aie jamais vues. Et pour cette raison, monsieur, je pense que vous ne devriez pas qualifier Dag de renégat. Jusqu'alors, Remo n'avait témoigné qu'une admiration mêlée de respect au maître-guérisseur, aussi Arcadie eut-il un léger mouvement de recul quand les propos du jeune patrouilleur d'ordinaire si calme laissèrent transparaître une certaine colère. — Crâne était originaire de l'Oléana et son camp l'avait banni pour vol et... euh... pour avoir pris femme chez les fermiers. Il était devenu le chef d'une bande de pirates qui attaquaient et brûlaient les bateaux sur la Grâce, avant d'assassiner les équipages – des crimes atroces. Sans notre présence à bord – nous, Marcheurs du Lac – notre chaland aurait sans doute subi le même sort. — Grâce à Dag, reprit Remo, nous avons réussi à prévenir à temps tous les autres bateaux qui naviguaient vers l'aval ce jour-là et à regrouper les hommes pour lancer une attaque sur la tanière des bandits et les éliminer – ce que nous avons fait. Dag a... euh... capturé Crâne lui-même. Pendant ce temps, Barr et moi poursuivions des fugitifs dans les collines, alors je n'ai pas vraiment assisté à la scène... Laissant sa phrase inachevée, il adressa un regard implorant à Dag. — Je l'ai eu en lui arrachant l'essence d'une partie de sa moelle épinière, au niveau du bas du cou. Une fois, j'avais vu un homme tomber d'un cheval et se briser le cou à peu près au même endroit, alors j'avais une assez bonne idée des conséquences. — Ça... ça semble extrême, observa Arcadie, presque sur le même ton. Il soutint le regard de Dag. — Crâne tenait un couteau contre ma gorge à ce moment-là, crut bon de préciser Faon, nerveuse à l'idée qu'Arcadie puisse considérer Dag comme un tueur sans pitié. Et ses hommes s'apprêtaient à s'échapper avec notre bateau. Je pense que Dag n'avait pas le choix. — Si c'était à refaire, dit Dag... disons que, si tout était à refaire, je laisserais plus d'hommes pour garder le bateau, sans me soucier de l'équilibre des forces à la caverne. Mais autrement, dans la même situation, j'agirais de la même façon. Je n'ai aucun regret. Mais ça n'a certainement pas contribué à améliorer mon essence déjà plutôt mal en point... Il fit un geste vague englobant son torse. Arcadie fronça judicieusement les sourcils. — Je vois. — Et le couteau du partage ? Vous n'allez tout de même pas laisser ça de côté ? dit Remo avec impatience. — Oh. (Dag haussa les épaules.) Nous avons retrouvé un couteau non préparé parmi le butin des bandits. Apparemment, ils l'avaient volé à une Marcheuse du Lac qu'ils avaient tuée. Crâne aurait dû être pendu, comme le reste de ses complices, mais je lui ai offert la possibilité de partager sa mort à la place. Il a accepté – ce qui m'a un peu surpris. En le trempant dans de l'eau bouillante, j'ai réussi à vider le couteau de son lien inutilisé. Puis j'ai établi un nouveau lien avec Crâne. Ensuite, je me suis servi du couteau pour l'exécuter, un procédé plutôt discutable, mais qui correspondait bien à l'individu en question. C'est le premier couteau que j'aie fabriqué. Plus tard, si c'est possible, j'aimerais que le coutelier de votre camp y jette un œil et me donne son avis. Mais à mon avis, on ne peut pas faire les choses à moitié dans ce domaine : un couteau est amorcé ou pas. — Et vous avez cru pouvoir faire ça... pourquoi ? demanda Arcadie. Dag haussa de nouveau les épaules. — Mon frère est coutelier au camp du Lac Hickory, alors j'ai plus ou moins eu l'occasion d'assister au processus. Mais j'ai surtout beaucoup appris de la fois où j'ai défait le travail d'essence de mon couteau au Marécage de l'Os. — Non, ce n'était pas le sens de ma question. De quel droit Dag a-t-il agi ainsi, c'est ça ? se demanda Faon. Dag soutint le regard d'Arcadie. — J'avais besoin d'un couteau. Je déteste me déplacer sans arme. Le silence se fit autour de la table. — Tu sais, Dag, reprit Faon, depuis le printemps dernier, nous avons sans arrêt été ballottés de droite à gauche et nous n'avons presque pas eu le temps de souffler. Mais en mettant les choses bout à bout de cette façon... tu ne trouves pas qu'il y a une certaine logique dans tout ça? — Non. Elle leva la tête vers Arcadie. — Et vous, monsieur? Elle songea que son visage lui soufflait oui, mais au lieu de répondre, il se leva et dit : — Vous donnez tous l'impression d'avoir dormi dans un fossé la nuit dernière. — Ce n'est pas loin de la vérité, admit Faon. Un fossé infesté de lézards des marais effrayants, en plus. — Je crois qu'un bon bain vous fera le plus grand bien, dit Arcadie. Les trois patrouilleurs accueillirent sa proposition d'un regard vide. Faon, horrifiée par la vision de marmites d'eau se succédant dans l'âtre pour y être chauffées, s'empressa de répondre : — Nous ne voudrions surtout pas vous déranger, monsieur! — Ne vous inquiétez pas pour ça. Je vais vous montrer. Avec un rien de... suffisance? Arcadie les conduisit à l'extérieur. Depuis la véranda donnant sur le lac, quelques marches descendaient jusqu'à une surface pavée de dalles. De l'autre côté se trouvait une installation remarquable : un seau de douche, que l'on pouvait faire basculer à l'aide d'une corde, un rideau en tissu offrant l'intimité nécessaire. Un grand tonneau au bas garni de cuivre se trouvait au-dessus d'une fosse où rougeoyaient encore les cendres d'un feu. — Si vous avez besoin de plus d'eau, il vous suffit de descendre au lac (Arcadie pointa du doigt deux seaux sur une palanche) et de la chauffer dans le tonneau. Vous trouverez aussi un tas de bois derrière ces forsythias. Mettez l'eau chaude dans le seau de la douche, savonnez-vous et rincez-vous bien, puis faites trempette dans le tonneau. Prenez votre temps. Je dois aller m'entretenir avec certaines personnes, mais je vais revenir. (Il hésita et étudia Dag.) Euh... vous vous rasez ? — Ça m'est arrivé, répondit sèchement Dag. — Alors, c'est le bon moment. Arcadie retourna dans la maison et réapparut un instant plus tard avec une pile de serviettes et un nouveau pain de savon. Puis il disparut de nouveau – pour de bon, cette fois. — Comparés à Arcadie, nous ne sommes pas vraiment beaux à voir, admit Faon. — Et ça lui donnera tout le temps nécessaire pour parler à... ces gens. Je me demande qui il est allé voir..., dit Dag, visiblement moins impressionné. Oh. Bien sûr. La gratitude de Faon céda de nouveau la place à l'inquiétude. Combien y avait-il de personnes dans ce camp qui détenaient plus d'autorité que le maître-guérisseur, au point que ce dernier éprouvait le besoin de les consulter? Ça répondait à la question de Dag, mais d'une manière troublante : Pas beaucoup. Mais Dag aida Faon à se doucher la première, puis il prit sa place, apparemment sans bouder son plaisir. Elle trouva Barr très galant quand il proposa de passer en dernier, mais revit un peu son opinion quand ce dernier refusa de ressortir. Il fallait bien avouer que la vapeur émanant du tonneau dans l'air frais procurait une sensation merveilleuse. Il y baignait encore quand Arcadie revint et retrouva le reste d'entre eux rassemblés autour du foyer, en train de se sécher les cheveux. Le système de Dag consistait à se donner quelques coups de serviette sur la tête, mais Remo faisait grand cas de sa coiffure – plus que Faon de la sienne. Arcadie mit les mains sur les hanches et examina Dag. — C'est déjà mieux, dit-il. Après tout, je ne peux pas me permettre de vous avoir à mes basques dans ce camp si vous ressemblez à un crève-la-faim. — Et pourquoi je vous suivrais dans tout le camp? demanda Dag avec méfiance. — En principe, c'est ce que fait un apprenti. Faon faillit pousser un cri de joie, mais Dag se contenta de frotter son menton fraîchement rasé. — Votre offre me touche, monsieur, mais je ne sais pas combien de temps nous pourrons rester. Ma mission m'appelle vers le nord, pas ici. Il jeta un coup d'œil à Faon. Arcadie répondit à sa question sous-jacente. — Vous êtes tous les bienvenus chez moi, pour l'instant. Y compris votre femme, bien qu'il lui soit demandé de ne pas se promener dans le camp sans escorte. Faon marqua son accord d'un hochement de la tête. Pourtant, en voyant Dag se renfrogner, elle s'interrogea, mais un peu tard: Demandé par qui? — Dans un premier temps, vous ne ferez qu'observer et écouter, c'est bien compris ? poursuivit Arcadie. Au moins jusqu'à ce que j'aie trouvé un moyen de purifier votre essence souillée – si j'y parviens. Dag haussa un sourcil. — Je sais écouter. Alors dois-je me considérer comme votre apprenti – ou votre patient ? — Un peu les deux, admit Arcadie. Vous m'avez demandé – non, elle m'a demandé, corrigea-t-il tout bas –, si je voyais une certaine logique dans votre récit. C'est le cas. J'y ai vu la logique d'un homme entré tardivement en possession de dons réservés aux maîtres-guérisseurs et qui les a utilisés en dépit de tout bon sens et en prenant des risques inconsidérés pour sa propre santé. — Vous ne semblez pas approuver ma conduite, mais avant de vous rencontrer j'avais l'impression de perdre la raison ou de me transformer en être malfaisant. Je préfère votre version. Arcadie grogna. — Normalement, le développement dont vous avez fait l'expérience aurait dû s'étaler sur cinq ou six années, pas cinq ou six mois. Il n'est pas étonnant que ça vous ait dérouté. Quel est votre âge ? Cinquante-cinq ans, dans ces eaux-là? Dag hocha la tête. — En plus votre don se manifeste avec quinze ans de retard. Je ne sais pas ce que vous avez bien pu fabriquer pendant tout ce temps... — J'étais en patrouille, expliqua laconiquement Dag. — Ni pourquoi il n'arrive que maintenant et d'un seul coup, continua Arcadie. Dag sourit à Faon. — Vous pensez vraiment que votre fermière y est pour quelque chose? s'étonna Arcadie. J'avoue que je ne vois pas comment. Le sourire de Dag s'élargit. — Brin, mon frère de tente, m'a dit un jour qu'il ne savait pas si c'était moi qui les prenais au berceau ou si Faon pillait les tombes. Sa langue trop bien pendue finira par lui jouer des tours, mais je pense qu'il a vu juste avec la seconde hypothèse. J'étais pour ainsi dire dans ma tombe, attendant que quelqu'un verse une ultime pelletée de terre, quand elle est arrivée et m'a redonné le goût de vivre. C'était plus reposant, mais je commençais à me sentir à l'étroit. Et je n'ai pas très envie de retrouver mes quatre planches. Le coeur de Faon se gonfla de joie. Arcadie se contenta de secouer la tête. Il se tourna vers la porte d'entrée, avança de deux pas, puis se retourna. — Oh, Dag, à propos ? Il leva ses deux mains. Faon ne les vit que par reflet, mais cela suffit. Barr et Remo semblèrent surpris et impressionnés et Dag... Le visage de Dag s'illumina. Arcadie a aussi des mains fantômes! — Nous verrons comment régler votre petit problème d'asymétrie plus tard, dit Arcadie. Entre autres choses. (D'un mouvement du menton, il invita Remo à le suivre.) Allez, jeune patrouilleur, je vais te montrer où emmener tes chevaux. Chapitre 5 L'apprentissage de Dag démarra plus tôt que lui, ou même Arcadie, l'aurait imaginé. Ils étaient tous attablés autour du solide petit déjeuner – pain, implantines et oeufs durs, le tout arrosé de thé – tiré du panier qu'on leur avait déposé afin de nourrir la maisonnée à présent élargie quand, après un bref coup frappé à la porte, un garçon essoufflé se précipita à l'intérieur et bafouilla: — Maître Arcadie! La guérisseuse Challa m'envoie vous dire qu'un patrouilleur blessé est en route et qu'elle aura besoin de vous. — Très bien, fit calmement Arcadie. Va lui dire que je la rejoins dans un instant. Le garçon salua de la tête, tourna les talons et repartit aussi abruptement qu'il était arrivé. Arcadie avala son thé. — Ça a l'air urgent, vous ne croyez pas ? fit remarquer Dag, mal à l'aise. — Si l'état de ce patrouilleur était aussi grave, je doute qu'il aurait survécu jusqu'au camp, répondit Arcadie. Vous avez le temps de finir votre thé. (Il posa sa tasse, se leva sans hâte et ajouta:) Pour les cas vraiment urgents, Challa fait sonner une cloche qu'elle a installée sur un poteau devant l'infirmerie. Deux sonneries, suivies de trois autres. Toutes les tentes de guérisseurs sont à portée de voix, dans toutes les directions. Dans ces cas-là, et seulement dans ces cas-là, nous accourons. Mais pour l'heure, apparemment, il n'y avait pas d'urgence. Dag dit au revoir à Faon en la serrant dans ses bras, tandis qu'elle lui chuchotait: « Bonne chance! » Il enfila sa veste en se tortillant et suivit Arcadie. La matinée était déjà bien avancée. Épuisés par quarante-cinq kilomètres d'une marche pénible, Barr, Remo et Faon avaient dormi tard, mais même ainsi ils avaient été levés avant leur hôte. Dag s'était réveillé au petit jour, avec tous les doutes qui lui occupaient l'esprit la veille, prêts pour quelques tours de piste supplémentaires. La veille, après avoir indiqué à Remo où installer les chevaux, Arcadie avait visiblement jugé Dag suffisamment présentable pour une visite de l'infirmerie et les présentations d'usage. Dag avait été surpris d'apprendre qu'Arcadie n'était pas le guérisseur en chef du camp de la Nouvelle Lune. Ce poste était tenu par une femme bien plus âgée, ventripotente et pleine de bonne humeur. La guérisseuse Challa dévisagea Dag avec sagacité et lui fit faire le tour de son domaine, le présentant à ses deux apprentis et à sa propre compagne, une femme plus proche de l'âge de Dag. Elles ne lui posèrent pas autant de questions qu'il l'avait craint; visiblement, Arcadie avait déjà eu une discussion avec elles à propos du vieux chien abandonné qu'il avait recueilli. Provisoirement acceptait. Mais à quelles conditions, exactement ? Après cinq minutes de marche sur la route longeant le rivage, l'infirmerie apparut. C'était une construction grise pleine de coins et de recoins, comme la maison d'Arcadie, mais beaucoup plus vaste. Ce qui les attendait devant la tente rappela à Dag ses années de patrouille : deux chevaux sellés, à l'avant et à l'arrière d'une litière de fortune faite de branchages coupés sur de jeunes arbres. Challa et un patrouilleur mince aux cheveux bruns soulevaient un patrouilleur grisonnant bien plus corpulent, tirant ses bras par-dessus leurs épaules afin de le conduire à l'intérieur. À chaque pas, le vieux soldat marmonnait, Aïe, aïe, aïe... ». — Alors, Tape, l'interpella Arcadie, avec une bonne humeur impitoyable, tandis qu'ils arrivaient à la hauteur du petit groupe. Comment as-tu fait ton compte, cette fois? — J'y suis pour rien, bon sang! rétorqua sèchement l'homme aux cheveux gris, dont la tresse se défaisait. J'ai juste jeté mes sacoches sur mon cheval, comme je l'ai fait des milliers de fois. Je le jure! C'est tout de même pas normal que j'aie l'impression d'avoir les tripes à l'air alors que j'ai simplement voulu seller mon foutu cheval. Aïe. Aïe! Arcadie leur ouvrit la porte. Le patrouilleur mince se pencha afin de défaire les bottes de son partenaire, puis lui fit traverser la première pièce, pleine à craquer d'étagères réservées aux dossiers des patients, jusqu'à une autre pièce lumineuse dont les fenêtres vitrées donnaient sur le lac. Ils ne furent pas trop de quatre pour soulever l'homme blessé et l'étendre sur le lit étroit mais haut comme une table qui occupait le centre de la pièce. Tape avait la peau moite et le souffle coupé par la douleur, mais il dévisagea tout de même Dag – et son bras gauche – avec curiosité. Arcadie et le partenaire de Tape le débarrassèrent de son pantalon ; Challa baissa sans perdre de temps son caleçon au niveau de l'aine. Haussant ses sourcils blancs, elle pointa du doigt un renflement rougi sur le côté de l'abdomen. — D'accord, dit Arcadie. Venez par là, Dag, et dites-moi ce que vous sentez. Tape regarda Dag, l'air inquiet. — Qui c'est çui-là, dieux absents ! — Pas de ce langage chez moi, Tape, le réprimanda Challa. — J'ai bien le droit de jurer, quand même, à un moment pareil! se plaignit Tape. — Pas dans ma tente, dit Challa d'une voix ferme. Tape grogna, puis son visage se crispa. — J'ai compris, madame. (Son regard revint se poser sur Dag.) Vous êtes un patrouilleur, je me trompe ? demanda-t-il sur un ton grincheux. Pas un des nôtres en tout cas. Un courrier, alors ? — Je l'ai été, à une époque, dit Dag. Aujourd'hui, euh... Arcadie attendit avec intérêt – et un certain détachement – de voir comment Dag expliquerait sa situation. — Vous connaissez le principe des échanges de jeunes patrouilleurs entre camps, pour mieux les former? demanda-t-il. — Oui, et alors? dit Tape — Eh bien, c'est un peu mon cas, mais comme guérisseur. (Dag se racla la gorge et ajouta :) C'est mon premier jour, en fait. — Arcadie, Challa, non ! s'écria Tape. Pas encore un de vos empotés d'apprentis ! Pourquoi ça tombe toujours sur moi ? Arcadie sourit. — Du calme. Dag n'est là que pour observer. (Il leva brusquement son regard cuivré et perçant vers Dag.) Et qu'observez-vous? Dag mit ses mains en coupe au-dessus du renflement et s'ouvrit – avec réticence. — Au moment de soulever ses sacoches, il a dû faire un mouvement brusque qui a sans doute provoqué une déchirure au niveau des muscles du ventre; un bout d'intestin s'y est introduit et s'est méchamment entortillé. Il est brûlant et enflé. Je suppose qu'il a essayé de jouer les durs – « Pas besoin d'une civière, je suis parfaitement capable de monter à cheval... » Le partenaire du blessé éclata de rire. — C'est exactement ça! Tape le foudroya du regard. — Ce qui n'a fait qu'aggraver les choses, poursuivit Dag. Votre patrouille était loin quand c'est arrivé? — À deux jours de cheval, répondit le partenaire. Vers le nord-ouest, presque sur les rives du Gris. — En chemin, son intestin s'est noué sur lui-même de cette façon et l'orifice s'est resserré autour de lui. Il n'est vraiment pas bien. Il peut s'estimer heureux que votre patrouille ne se soit pas trouvée à trois jours de cheval du camp. Arcadie inclina la tête, une manifestation de respect accordée à contrecœur. — Très bien. Et comment proposeriez-vous de le soigner? — J'ai connu quelqu'un à... dans un endroit où je patrouillais à l'époque, répondit Dag avec prudence, qui souffrait d'un mal comparable. Les guérisseurs ont réussi à repousser son intestin à l'intérieur et à persuader le trou de se refermer. Ensuite, ils l'ont mis au repos jusqu'à ce qu'il soit complètement guéri. Je ne sais pas vraiment comment ils ont fait pour remettre l'intestin en place. — S'il n'y a pas eu torsion, et que la déchirure dans le muscle lisse est suffisamment large, une simple pression des doigts peut suffire, expliqua Arcadie. — C'est ce que j'ai fait en attendant d'arriver ici – cinq fois, même, se plaignit Tape. Mais mon intestin n'arrêtait pas de ressortir, jusqu'à ce que ça enfle trop. Challa fit la grimace et Arcadie soupira. — Et je suppose que tu as continué à te nourrir? — Pas après le premier jour, répondit Tape d'une petite voix. Arcadie leva les yeux au ciel. — Ah, ces patrouilleurs! grommela-t-il. (Il inspira profondément et se tourna de nouveau vers Dag.) Dans son état actuel, la prudence est de mise si on veut pouvoir éviter une perforation intestinale. En effet, si du sang et des aliments en fin de digestion se déversent dans la cavité abdominale, c'est l'infection assurée. D'un signe de la tête, Dag indiqua qu'il avait compris. — Comme s'il avait reçu un coup de couteau dans le ventre. — Exact. Challa, si tu veux bien, j'aimerais que tu appliques un renforcement d'essence massif sur la zone enflammée, et nous verrons s'il est possible de soulager un peu la douleur avant de tenter toute autre manipulation. Challa hocha la tête, posa les mains sur la grosseur et ferma les yeux. Dag sentit le flux de son essence transférée dans la chair meurtrie de Tape. L'apport d'essence devrait soutenir et accélérer les efforts de l'organisme du patient pour se guérir, et ainsi atténuer le gonflement et la douleur. Une procédure des plus simples – à la portée du premier patrouilleur venu, même d'un Dag bien plus jeune. Mais le travail d'essence de Challa était beaucoup plus concentré, plus fin, et sa densité impressionnante. — En attendant que cela fasse son effet, continua Arcadie, laissez-moi vous en dire un peu plus... Et le maître-guérisseur d'enchaîner sur la description détaillée d'une demi-douzaine d'autres façons qu'avaient les entrailles d'un individu de se retrouver en des endroits où elles n'avaient rien à faire et des traitements appropriés – un savoir accueilli favorablement par Dag, mais avec beaucoup moins d'enthousiasme par Tape, certaines de ces affections défiant l'imagination. Dag fut particulièrement impressionné, ou horrifié, par la version dans laquelle l'estomac se glissait à travers un petit trou, à l'endroit où l'œsophage et le diaphragme se rejoignaient, et finissait avec une moitié de chaque côté. Au moment où Tape regrettait probablement d'avoir jamais vu le jour, Arcadie conclut son exposé et mit doucement ses mains en coupe autour du renflement. Dag étendit sa sensibilité au maximum. Arcadie le regarda attentivement, puis ferma les yeux afin de se concentrer de nouveau sur sa tâche. Les doigts d'essence d'Arcadie se formèrent et vinrent élargir le trou avec douceur, puis patiemment ils défirent le noeud dans l'intestin et glissèrent le tissu froissé à l'intérieur. Le visage cireux et en sueur, Tape gémit; son partenaire serra sa main dans la sienne et le regarda d'un air inquiet – toute trace de son humour de patrouilleur avait disparu. Le pouvoir, pensa Dag. Le pouvoir permettant d'agir sur la matière à travers son essence, avec une telle aisance, était immense, et pourtant la projection d'essence d'Arcadie dansait aussi délicatement que s'il était en train de manipuler des pétales de fleurs en essayant d'éviter de les écraser. Il persuada les deux bords de la déchirure de se ressouder, puis il appliqua un renforcement d'essence impeccablement formé pour les maintenir en place. Le visage de Tape prit une expression apaisée et son corps se détendit. L'ensemble de l'opération avait duré moins de dix minutes, sans avoir à ouvrir le ventre du malade. — Je t'enverrai un de mes empotés d'apprentis ce soir, pour qu'il te donne un autre renforcement, dit Arcadie à Tape. (Puis, levant la tête:) Quelqu'un a déjà prévenu sa femme qu'il était rentré plus tôt que prévu? — J'ai envoyé le garçon, dit Challa. Et en effet, la femme de Tape arriva quelques minutes plus tard, furieuse et inquiète à la fois, et il s'ensuivit une répétition du dialogue précédent – « Comment as-tu fait ton compte, cette fois? » « J'y suis pour rien, bon sang! » –, avec quelques variations. Arcadie donna prudemment la plupart de ses instructions à l'épouse du patrouilleur – au lit et aucune nourriture jusqu'à demain, aucune activité tant que Challa n'en aurait pas décidé autrement. Dag aida à porter Tape jusqu'à la civière tirée par son cheval et le regarda s'éloigner, escorté par son partenaire et sa femme. Tournant son crochet de-ci de-là, Dag essaya d'imaginer le travail d'essence nécessaire pour persuader la moitié de l'estomac d'un individu de reprendre sa place d'origine à travers un si petit trou, sans le faire éclater sous le coeur. — Il se rétablira bien s'il ne se surmène pas, dit Arcadie, s'étirant derrière Dag. Il n'aurait pas dû rester deux jours à prétendre auprès de son chef de patrouille que tout allait pour le mieux. Parfois, les patrouilleurs n'ont vraiment rien dans le crâne. — Ça fait partie du travail, rétorqua Dag. Quelqu'un de raisonnable ne partirait pas à la chasse aux êtres malfaisants. — Et vous savez de quoi vous parlez. — Quarante années d'expérience, monsieur. — C'est bien ce que je pensais. (Il regarda le crochet de Dag en fronçant les sourcils.) Avant et après avoir perdu la main, alors ? Parce que, apparemment, ça ne doit pas remonter à plus de vingt ans... — Oui, dit Dag. C'est à peu près ça. (Mais si Arcadie cherchait à lui arracher une anecdote de vieux patrouilleur, il allait au-devant d'une grosse déception. Une question plus importante vint à l'esprit de Dag.) Monsieur... Pourquoi n'avez-vous pas semblé affaibli après ce travail d'essence? Arcadie tourna la tête. — Quoi, ça vous arrive ? — Presque après chaque guérison – et cet épisode avec la coupe en verre m'a laissé dans un sale état. J'ai eu l'impression que ma peau s'était transformée en argile et j'ai eu des nausées. — Alors vous avez dû faire quelque chose de travers. — Quoi ? — Ce sera à nous de le découvrir. Arcadie se frotta la bouche du dos de la main et fixa Dag avec curiosité, mais il ne poussa pas plus loin pour l'instant, préférant confier Dag à Challa tandis qu'il allait visiter quelques patients. Challa expliqua à Dag comment l'infirmerie classait les dossiers des patients; elle parut enchantée que le rustre venu du nord sache lire et écrire, un peu trop pour que Dag trouve cela flatteur. Ils furent interrompus par une femme dont le bambin souffrait d'un mal de gorge qui n'avait pas réagi aux renforcements d'essence maison, et une deuxième fois, par un garçon, entraîné de force par son père, et qui avait besoin de points de suture à la tête après une dispute avec son frère. Encore sous le choc, le mauvais perdant leur remit la pierre qui avait été l'instrument de sa défaite, bien qu'il soit difficile de savoir s'il s'agissait d'un souvenir ou d'une preuve. Tout en travaillant, Challa continua à alimenter Dag d'un flot ininterrompu d'informations et de commentaires. Il but ses paroles, avec le sentiment grandissant de n'être que le dernier en date d'une longue lignée d'apprentis passés par sa tente. De toute évidence Dag n'était d'aucune aide pour suturer le morceau de cuir chevelu, mais au moins son crochet procura-t-il une source de distraction bienvenue pendant que Challa cousait. Sans prendre de détour, le garçon demanda à entendre l'histoire – sérieusement abrégée par Dag – de la main manquante qui avait été arrachée par un loup de vase. Après ça, il serra sa lèvre tremblante et supporta sa propre petite épreuve sous l'aiguille courbe de Challa avec une détermination nouvelle, Challa réprima un sourire et le félicita pour son courage. Puis Barr vint annoncer qu'Arcadie était rentré et que le panier du déjeuner était arrivé, lui aussi. Dag repartit avec Barr, mais marcha à côté de lui en silence, l'esprit occupé par ce qu'il avait appris ce matin. Le nombre de choses qu'il devait assimiler semblait croître à un rythme alarmant. Les sandwiches au jambon et les implantines sortis du panier furent rapidement avalés. Pendant que Faon, Remo et Barr débarrassaient la table, Arcadie se leva et se dirigea vers une de ses étagères. Il revint avec une feuille de papier et s'assit en face de Dag. Au lieu de la lui remettre pour qu'il la lise, il la retourna et la déchira en deux. — Maintenant, voyons si nous pouvons trouver une explication à ce qui vous met dans l'état dont vous m'avez parlé ce matin. Regardez bien. Ah... avec votre essence, bien sûr. Qu'est-ce qu'il fait? Dag s'ouvrit et attendit, faisant appel à sa concentration de ce matin et s'efforçant de chasser la tentation d'une sieste d'après-déjeuner. Arcadie aligna les deux morceaux de papier, les maintint sur la table et fit courir le pouce sur la déchirure. Derrière la projection d'essence à peine perceptible, la feuille se ressouda avec un sifflement. Il la brandit et tira dessus, puis il la tourna et la déchira de nouveau en deux. Faon et les garçons abandonnèrent l'évier et se dépêchèrent de se rasseoir afin d'assister au spectacle. Ça s'était passé si vite que Dag n'était pas certain de ce qu'il avait senti, mais il posa consciencieusement les moitiés sur la table devant lui, fit correspondre les bords du mieux qu'il pouvait, étendit sa main fantôme, ferma les yeux et trouva cet étrange niveau de perception, à l'intérieur des choses, qu'il avait découvert pour la première fois en soignant Hod. Apparemment, le papier ressemblait beaucoup à du feutre, une masse de minuscules fils agglomérés ensemble – arrachés les uns aux autres, maintenant. Il repensa à la façon dont Faon avait tissé les fils de leurs bracelets de mariage, faisant virevolter les fibres pour qu'elles tiennent mieux. Ainsi, en cas de séparation récente, l'essence de ces fibres gardait la mémoire de leur forme antérieure. Ça ne devrait pas être difficile. Il sourit et fit passer son crochet sur les bords, son pouce fantôme les persuadant de se réunir. Et il ouvrit les yeux avec consternation quand la feuille de papier prit feu le long de la ligne de réparation. Embarrassé, il se hâta d'éteindre le début d'incendie à grands coups de crochet. Barr baissa la tête pour éviter les projections de cendres. — Hé! Faites attention, Dag! Ce n'est l'anniversaire de personne! Dag gratta en vain les traces de brûlure sur la table d'Arcadie. — Désolé. Vraiment. Je ne sais pas ce qui s'est passé. — Mmm, fit Arcadie, se calant sur sa chaise, les yeux plissés et apparemment pas le moins du monde surpris. C'est bien ce que je pensais. Vous employez bien plus de force que la tâche l'exige, et ainsi vous vous épuisez prématurément. Dans ce cas, cette énergie gaspillée se transforme en chaleur. — Mais le genou de Hod n'a pas pris feu! protesta Faon. (Après réflexion, elle ajouta :) Heureusement. — C'était une tâche bien plus lourde, et les êtres humains absorbent l'essence à des niveaux que de simples objets ne possèdent pas. Les effets secondaires déplaisants que vous avez connus – la sensation de froid, les nausées – ne nécessitent pas de remède particulier. Ils disparaîtront d'eux-mêmes quand vous aurez pris l'habitude de travailler de manière efficace. N'utilisez pas vos pouvoirs de maître-guérisseur pour traiter un mal qui peut l'être physiquement, ou même par un autre guérisseur. Économisez-vous, parce que vous ne savez jamais quand un nouveau patient se présentera; et n'usez jamais de plus de force qu'il est strictement nécessaire. Ce n'est pas qu'une question de gaspillage, c'est aussi plus élégant. Arcadie sembla savourer tout particulièrement ce dernier mot. Dag se gratta la tête d'un air incertain. Barr ricana. — Dag et l'élégance, ça fait deux, à mon avis. Faon se hérissa, ouvrant la bouche pour prendre sa défense. Dag la coupa en douceur. — Dis-moi, Remo, à quand remontent vos derniers exercices pour apprendre à mieux masquer votre essence, à toi et à Barr? Avant le mariage de Brin et Baie, pas vrai ? Allez donc vous entraîner tous les deux. Remo lança un regard acide à son partenaire. — Oui, monsieur. Il n'ajouta pas, « Comme si vous ne le saviez pas, Dag! »; un de ces anciens chefs de patrouille lui avait visiblement enseigné la sagesse de savoir tenir sa langue en certaines circonstances. — Une demi-heure. Au bord du lac. Personne ne viendra interrompre votre concentration là-bas. Remo se leva loyalement, foudroya Barr du regard et dressa le menton. Barr grommela et le suivit à l'extérieur, lançant un coup d'oeil curieux et frustré par-dessus son épaule. La paix revint autour de la table. À l'exception d'un léger haussement de ses sourcils argentés, Arcadie ne fit aucun commentaire. Il se contenta de finir sa tasse de thé, la posa à côté de lui sur la table et, d'un coup brusque, brisa son anse. — Oh! s'exclama Faon, surprise, puis elle serra les lèvres. Elle jeta un coup d'oeil à la porte que venaient d'emprunter les garçons et posa sagement ses mains sur ses genoux dans un effort superflu pour se faire toute petite. Arcadie poussa les deux fragments vers Dag. — Essayez encore. N'essayez pas de contenir la tasse dans sa globalité, ou même toute l'anse, mais gardez à l'esprit leur essence fondamentale. Pensez en termes de surfaces. Au risque de me répéter: laissez vos muscles en faire autant que possible. Tenez les deux parties l'une contre l'autre en serrant bien... (Il s'interrompit ; une pointe de couleur lui monta aux joues.) Euh... — Faon, prête-moi tes mains, tu veux bien, dit Dag. Hochant la tête, elle se leva, se lécha le doigt pour ramasser deux minuscules éclats restés sur la table et les déposa de nouveau devant Dag; elle saisit la tasse et son anse, les tenant l'une contre l'autre. — Comme avec la coupe de verre, alors? Elle lui sourit, comme pour lui dire, Tu peux le faire. — Bien. Dag lança un regard de défi à Arcadie, mais le guérisseur garda le silence. Penser en termes de surfaces, hein ? Dag ferma les yeux, tendit le bras jusqu'à entendre son crochet tinter, puis il plongea à l'intérieur, trouvant l'essence de la tasse, de l'anse. Des deux interfaces. L'argile cuite avait une voix plus rauque que le carillon aigu de la coupe en verre, une sorte de petit grondement. La cassure récente vibrait encore de la séparation, bien que l'argile soit bien plus inerte que les terminaisons de vaisseaux sanguins sur lesquels Dag avait plusieurs fois exercé ses talents. Mais c'était suffisant. Les deux fragments s'élevèrent dans l'air, cherchant à s'emboîter. Petit à petit, une cassure après l'autre, de plus en plus finement... — Bien, dit Arcadie. Ça suffit. Dag déglutit et ouvrit les yeux. Avec précaution, Faon lâcha l'anse, qui resta en place. Avec encore plus de précaution, elle saisit l'anse et lâcha la tasse. La réparation tenait. — C'est chaud, signala-t-elle, mais de loin pas autant que l'était la coupe en verre, Dag. On pouvait à peine la toucher, même après qu'elle eut cessé de rougeoyer. (Elle regarda de plus près.) Je vois juste une ligne sur le vernis. Les deux minuscules éclats qui avaient, eux aussi, retrouvé leur place, se détachaient à peine. — Comment vous sentez-vous ? demanda Arcadie à Dag. Sa voix et son regard étaient tous les deux calmes. — Pas... trop mal, répondit Dag, un peu surpris. J'ai la sensation qu'on m'a pris quelque chose, bien sûr, mais je n'ai pas froid et je n'ai pas non plus la tête qui tourne. Il manquait à cette simple réparation l'exaltation grandissante et l'effondrement violent de ses précédentes tentatives — la coupe de verre, le genou de Hod ou la tête de Chicorée. Il avait plutôt ressenti de l'aisance, un certain intérêt. C'était bien moins excitant. Mais aussi moins épuisant, je dois l'admettre. Arcadie se leva et revint avec une autre feuille de papier froissée. Il s'assit, la déchira en deux et la tendit de nouveau à Dag. — Essayez encore. Moins fort. Dag hocha la tête et aligna les deux bouts de papier. Faon retourna s'asseoir sur sa chaise, serrant toujours la tasse dans sa main, et observa, les yeux grands ouverts. Anticipant un nouveau début d'incendie, sa main glissa en direction du torchon humide qu'elle avait utilisé pour essuyer la table, avant de retourner bravement sur ses genoux. Cette fois, Dag se freina délibérément, retenant sa main fantôme jusqu'à réduire la projection d'essence à son minimum. Il prit son temps, parcourant délicatement la déchirure, scrutant avec méfiance à travers ses paupières, à l'affût de toute flamme fâcheuse. Sur la fin, il ouvrit les yeux et les baissa sur la feuille de papier... intacte. Restaurée. — C'est curieux, dit-il. D'une certaine façon, c'est plus difficile que le genou de Hod. À l'inverse des objets inanimés, le corps humain semble coopérer à sa propre guérison. — Oui, dit Arcadie. Mais ça, vous le saviez déjà, non ? (Dag leva les yeux; Arcadie le regardait sans ciller. Il poursuivit:) Refaites-ça une fois. Avec encore plus de douceur, si vous pouvez. Cette fois, Dag déchira la feuille de papier lui-même, la lissa sur la table et recolla les deux morceaux. Puis il la tendit à Arcadie. — Bien, dit simplement le guérisseur. On utilise une technique similaire avec la peau. Mais mieux vaut la réserver pour des tissus qu'une aiguille ne peut atteindre. — C'est-à-dire... dans mon cas, toutes les interventions..., fit observer Dag sans agressivité. — Ah. (Pris sur le fait pour la deuxième fois, Arcadie grimaça.) Il faut m'excuser. C'est l'habitude. J'essaierai de faire attention. — J'ai l'habitude, dit Dag. Arcadie avait-il tressailli ? Difficile à dire. Mais il enchaîna : — Puisque nous abordons le sujet... Avez-vous déjà tenté une projection d'essence à partir de votre bras droit? Dag secoua la tête. — Ça m'a semblé sortir spontanément du côté gauche. J'ai pensé que c'était... Honnêtement, je n'ai pas trop su quoi en penser. Loyalement, Faon ajouta : — Pour moi, ça ne semblait pas plus étrange que le reste de ce que tu faisais. — Oui... D'ailleurs c'est toi qui, la première, as envisagé la possibilité d'un don qui se manifestait tardivement. (Il sourit, se rappelant les circonstances de cette discussion.) Et tu avais vu juste, apparemment. Elle haussa les épaules. — Ça m'a paru logique. — Essayez maintenant, dit Arcadie. Avec la main droite. Dag s'exécuta ; rien ne se produisit. L'essence de son côté droit restait solidement liée à la chair qui la générait — comme d'habitude. — Je ne sais pas si Dag l'a mentionné, intervint Faon, mais la première fois que sa main fantôme est sortie, il avait le bras droit dans une attelle. Arcadie se cala sur sa chaise. — Vraiment? (Plus une expression de surprise que d'incrédulité.) C'est... intéressant. (Après un moment, et un autre coup d'oeil au crochet, il fronça les sourcils avec perplexité.) Ma parole, je ne sais pas comment vous avez fait pour vous en tirer... — On m'a un peu aidé, dit Dag. Faon lui fit un large sourire qu'il s'empressa de lui rendre. Arcadie se frotta le front et soupira. Dag se redressa timidement, et s'éclaircit la voix: — À part mon problème d'asymétrie, vous aviez aussi parlé de purifier mon essence souillée. Qu'est-ce que vous envisagiez ? Ou, est-ce que, à l'instar des effets secondaires du travail de maître-guérisseur, le remède à cette contamination passait aussi par une simple, mais fastidieuse, autorégulation ? Économisez-vous pouvait se révéler un conseil inutile en cas d'urgence. — Eh bien... je dois avouer que je ne sais pas encore. Depuis que vous vous êtes présenté à ma porte, je n'ai pas arrêté de me poser des questions. — J'ai d'abord pensé que mon essence se purifiait, ou guérissait, ou se régénérait d'elle-même, avec le temps. De la même façon que chaque individu finit par assimiler un renforcement – ou l'essence contenue dans ses aliments, d'ailleurs. J'ai cru que mon problème venait du fait que j'en avais absorbé une trop grande quantité – et trop vite. — Vous avez probablement raison sur ces deux derniers points. Mais on pourrait soutenir que l'essence d'un seul fermier est déjà de trop. Qui ça, on ? Arcadie ? Dag se renfrogna à cette formulation évasive. — Sauf que l'essence avec laquelle j'ai bien failli m'étrangler était celle d'un pur Marcheur du Lac. (Ou, considérant Crâne, un Marcheur du Lac impur.) En fait, l'essence des aliments m'a fortifié. Au moins après que j'ai appris à me limiter à l'essence de choses vivantes comme des semences... — Oui, intervint Faon. Tu te souviens de la part de tarte dont tu as essayé d'arracher l'essence ? Ça ne t'a pas vraiment réussi – tu penses que c'était parce que c'était cuit et mort? — Peut-être, dit Dag. D'ailleurs, à ce propos, il faudra que j'essaie avec un poisson en vie – un petit! Se hâta-t-il d'ajouter en voyant son regard consterné. Arcadie eut un hoquet horrifié. — Non ! Non ! Pour les prochains jours – en fait, jusqu'à ce que je vous en donne la permission – vous n'arracherez plus l'essence de quoi que ce soit! Le temps que je me rende compte si les perturbations disparaissent d'elles-mêmes. À ce propos... (Il se leva et se dirigea vers ses étagères, revenant avec une plume, un encrier et ce que Dag identifia comme le carnet de comptes rendus d'un guérisseur. Il les posa sur la table, ouvrit le carnet à une page vierge, trempa la plume dans l'encre et commença à écrire. Il leva les yeux et ajouta d'un ton absorbé :) Ouvrez-moi votre essence, je vous prie. Il écrivit pendant quelques minutes. En louchant, Dag parvint à comprendre qu'il s'agissait de notes concernant l'état actuel de son essence, bien qu'entre son écriture et les abréviations qu'il utilisait Arcadie ait rendu pratiquement impossible d'en savoir plus. La propre essence d'Arcadie, curieux mélange d'ombre et de lumière, ne se montra guère plus révélatrice. — Voilà, dit Arcadie en terminant. J'aurais dû faire ça déjà hier. Il va sans dire que... Non, je suppose que ça va mieux en le disant: vous ne devrez-vous livrer à aucun travail d'essence sans mon autorisation, c'est bien compris ? — Quoi ? fit Dag d'une voix incertaine. Aucun travail d'essence ? Son apprentissage de guérisseur allait-il se limiter à l'observation ? Ce n'est que le début, se réprimanda Dag. Et tu n'es plus ce jeune patrouilleur de seize ans, avec ses rêves de gloire dès sa première patrouille. Il ne pouvait même pas protester « Mais maintenant, il y a le problème de Verte-Source! », puisque le problème de Verte-Source l'avait attendu toute sa vie, sans que personne le remarque. Pourtant, toute cette attention portée aux détails de son essence lui semblait bien loin de l'aide dont avait besoin le nord assiégé. — Il faut absolument éviter que votre essence contaminée se répande dans tout le camp. Au moins tant que nous n'en saurons pas plus sur la nature de vos difficultés actuelles. Dag acquiesça à contrecœur. Sur le point de demander « Mais je pourrais soigner des fermiers? Eux se moquent bien de savoir si j'ai été contaminé par de l'essence de fermiers », il comprit que le désensorcellement nécessaire violerait l'interdiction d'Arcadie concernant toute nouvelle absorption. Avec un soupir, il se résigna à cette quarantaine qu'il espérait temporaire. Chapitre 6 Par entêtement, Dag décida de partager l'ostracisme dont Faon était victime, restant à l'intérieur de la maison d'Arcadie quand il n'était pas de service. Mais l'infirmerie lui donna l'occasion de mieux connaître le camp et ses habitants. Il partageait son temps entre les corvées traditionnelles des apprentis que Challa pensait pouvoir confier à un homme disposant d'une seule main, et l'observation. Par la force des choses, il apprit à connaître les gens, les noms de tente, les personnalités de chacun et, plus intimement, les essences d'un nombre grandissant d'habitants du camp de la Nouvelle Lune. Il était moins sûr de l'opinion que ces derniers avaient de lui. Mais il était évident qu'un guérisseur exerçant dans un camp arrivait, avec le temps, à connaître ses patients de la même façon qu'un patrouilleur mémorisait les pistes de son territoire. Pendant ce temps, Barr et Remo s'empressèrent d'aller explorer le camp et trouvèrent bien vite le moyen de s'engager dans une patrouille en tant que volontaires. Dag approuvait ce choix; ainsi, les deux jeunes patrouilleurs mettraient à profit leur séjour au camp de la Nouvelle Lune et déchargeraient les voisins d'Arcadie du fardeau d'avoir à les nourrir pendant quelques semaines. Il y voyait aussi une façon de remercier le camp de les avoir accueillis. Ils présentèrent leur projet à Dag avec circonspection, pas tant parce qu'ils avaient besoin de sa permission que parce qu'ils voulaient lui emprunter son couteau du partage. Le port d'un couteau préparé était la marque d'un patrouilleur d'expérience qui méritait la confiance des siens, et ils s'en étaient tous les deux montrés dignes. La patrouille du camp veillait sur un territoire où pas un être malfaisant n'avait été aperçu en trois générations; Dag était donc presque certain de récupérer son couteau intact. Il doutait plus de la qualité de son propre travail que de la fiabilité de Barr et Remo. Ainsi, le lendemain après-midi, il prit son courage à deux mains et alla trouver le coutelier en chef du camp de la Nouvelle Lune avec son couteau. Elle s'appelait Vague Tortue-Noire. Son atelier, une cabane en bois de cyprès dominant le lac près de son extrémité sud, était immédiatement reconnaissable à la petite collection de fémurs qui pendait de son avant-toit pour sécher. Plus surprenant, alors qu'il montait vers la cabane, Dag aperçut un jardin – mais pas un potager, un jardin d'agrément. Dans la grisaille de ce début d'année, quelques crocus jaunes et mauves pointaient la tête hors de parterres impeccablement entretenus et recouverts de paillis, et les bourgeons pas encore ouverts des arbustes à fleurs étaient gros et rouges. Comme il n'approchait pas furtivement du repaire d'un être malfaisant, Dag se força à laisser son essence partiellement ouverte. Il n'était pas encore arrivé à hauteur du porche qu'une femme se présentait déjà à l'entrée pour l'observer. Elle lui rappela d'une manière alarmante une version plus jeune de Mari, sa tante – mince, le regard perspicace. Ses cheveux bruns étaient tirés en arrière dans le chignon de deuil habituel que portaient guérisseurs et couteliers au travail, mais sa jupe et sa veste à la coupe sobre étaient brodées de fleurs de cornouillers. Elle avait également cet air sévère commun à tous les couteliers, mais, loin de paraître dérangée par sa présence – Dag songea aux manières d'ours mal léché de Dar –, elle ne cachait pas sa curiosité. — Coutelier Vague? Mon nom est Dag Prébleu. (Il laissa de côté le Sans-Camp.) Si vous le permettez, j'aimerais vous poser une question à propos d'un couteau. — Oh, vous êtes l'apprenti prodige d'Arcadie Bouleau, n'est-ce pas ? J'ai entendu parler de vous. Entrez. Sa véranda couverte proposait des sièges hospitaliers, avec des coussins rembourrés; l'osier tressé craqua sous le poids de Dag. Elle s'installa à côté de lui, autour d'une table basse en bois. Dag s'interrogea sur la façon dont elle l'avait décrit. Il ne voyait vraiment pas ce qu'il avait fait de prodigieux jusqu'à présent. Il tira au-dessus de sa tête le cordon que Faon avait fabriqué, puis, maintenant la gaine en cuir sur la table à l'aide de son crochet, il en sortit la lame en os. — Quelques semaines plus tôt, en amont de la Grâce, j'ai eu à prendre la décision de lier – et préparer – un couteau du partage. Plus ou moins en urgence. — À ce qu'on m'a dit, vous voyagiez en compagnie de ces deux jeunes patrouilleurs qui ont débusqué une bande de pirates dans leur repaire. Vous venez tous d'Oléana, c'est ça? Vous avez fait du chemin... Dag décida de ne pas s'attarder sur ce que Barr et Remo avaient pu raconter sur eux-mêmes, et sur lui. Une mauvaise interprétation de Nous avons dérivé vers l'aval et sommes tombés par hasard sur des bandits pouvait facilement se transformer en Nous avons été envoyés en mission pour supprimer ces bandits, et permettait d'éviter les questions gênantes sur la présence des deux partenaires aux côtés de Dag. Omettant le préambule de l'Arbre-Pluie, Dag fit à Vague le même compte-rendu tronqué de la mort de Crâne que celui fait à Arcadie. Au fur et à mesure qu'il parlait, elle fronça les sourcils avec une sévérité grandissante. — Un couteau du partage est conçu pour être l'instrument d'un sacrifice et d'une rédemption – pas pour servir à l'exécution d'un criminel. — Dans le cas présent, il a rempli les trois fonctions en même temps d'une certaine façon. Crâne a payé bien moins que ce qu'il devait, mais il a donné tout ce qu'il possédait. Je ne suis pas venu vous demander de juger la moralité de ma démarche, madame. Juste la qualité de fabrication. C'est mon premier couteau, vous comprenez. J'ai besoin de savoir s'il sera capable de tuer un être malfaisant. — À en croire la rumeur, on a du mal à vous situer: patrouilleur, guérisseur... (Poliment, elle cessa son énumération avant d'en arriver à renégat, déserteur, banni, ou simplement fou.) Comment connaissiez-vous la technique de fabrication d'un couteau? — Mon frère aîné est chef coutelier au camp du Lac Hickory, en Oléana. Je l'ai souvent regardé faire. Elle eut l'air sceptique. — Si cela suffisait, j'aurais eu plus de chance avec mes apprentis. Mais elle prit le couteau dans sa main et ouvrit son essence pour l'examiner, le portant tour à tour à ses lèvres et à son front, les yeux fermés et ouverts. Dag la regarda d'un air anxieux. Elle le posa doucement sur la table. — Votre involution est au moins quatre fois plus puissante que nécessaire, mais elle est solide et ne donne aucun signe de fuite. Je ne vois rien qui empêcherait ce couteau de s'ouvrir normalement au contact de la perturbation d'un être malfaisant. Je confirme qu'il s'agit d'un couteau exceptionnellement sombre et triste, mais les couteaux préparés sont rarement les messagers du bonheur. — Crâne était aussi proche d'un chien enragé qu'un être humain peut l'être, mais il n'était pas stupide. Je pense qu'il appréciait l'ironie de m'accrocher ça autour du cou, avoua Dag. Mais apparemment, il allait pouvoir prêter le couteau en toute sécurité. Une brise humide, presque chaude, fit légèrement tinter les os de Pavant-toit. Ce qui lui rappela une autre de ses préoccupations. — Vous n'auriez pas à votre disposition des couteaux vierges en réserve, par hasard? D'habitude, mon frère en gardait quelques-uns. Il y avait toujours plus d'os que de cœurs. — Pourquoi cette question? demanda-t-elle en retour. — Je me retrouve sans couteau lié en ce moment. J'ai... euh... perdu le précédent. J'ai eu l'intention de le remplacer dès que l'occasion se présenterait. J'aimerais y travailler moi-même, mais sous la surveillance de quelqu'un de qualifié – si vous acceptez, madame. — Vous ne croyez pas que vous avez passé l'âge pour devenir apprenti ? (D'un signe de tête, elle indiqua le couteau sur la table.) Vous voulez sérieusement devenir coutelier? Je ne sais pas, vous êtes déjà engagé auprès d'Arcadie... — Non, madame. J'ai simplement besoin de plus d'assurance, si jamais je suis de nouveau confronté à une situation d'urgence. — Qui parle d'assurance ? Vous ne manquez pas d'air. (Elle lui lança un regard où se mêlaient la curiosité et la désapprobation.) Le couteau lié de cette femme assassinée appartenait à quelqu'un, et pas à vous. Et vous l'avez pris sans vous poser de questions, pour autant que je sache. — Croyez-moi, madame, les questions n'ont pas manqué. C'est le temps qui m'a fait défaut. Elle haussa les épaules. — Cette fois, il n'y a pas urgence, alors il vous faudra obtenir l'autorisation de la famille de tente. — Aucun os ne vous a été confié pour répondre aux besoins de la communauté? Ou par des individus sans famille de tente? Son expression et son essence devinrent simultanément un peu opaques. — Pas en ce moment. En d'autres termes, le patrouilleur de l'Oléana à l'allure suspecte allait devoir faire son propre marché. Une possibilité qui s'ouvrirait peut-être à lui, plus tard, quand il se serait fait une place dans ce camp. Vague leva la tête. Les deux patrouilleuses que Dag avait croisées à la barrière, le premier jour, montaient la pente menant à son atelier. La blonde tout en jambes masquait à moitié son essence et n'était visiblement pas contente. Elles furent surprises en apercevant Dag et il se referma un peu plus sur lui-même, glissant de nouveau le couteau de Crâne dans sa gaine, puis sous sa chemise. Les deux partenaires le suivirent des yeux. — Bonjour, Tavie, bonjour Nita, les salua cordialement la coutelière. Qu'est-ce qui vous amène? — Oh, Vague! dit Nita d'une voix désespérée. Quelque chose de terrible est arrivé à mon couteau – enfin, le couteau que mon père m'avait promis quand je reviendrais de Luthlia. Mais ce matin, quand on l'a sorti du coffre... Regarde! Elle gravit les quelques marches, fit glisser hors de sa gaine le couteau qu'elle serrait dans sa main, et le posa sur la table devant la coutelière. La lame d'os séché était fendue, sur la moitié de sa longueur. Quelques traces du travail d'essence persistaient, mais son involution et la mort qu'il avait contenue avaient disparu. — Papa jure qu'il était en bon état la dernière fois qu'il l'a vérifié, et personne ne l'a laissé tomber... Qu'est-ce qui s'est passé? Est-ce que c'est réparable, Vague ? — Dieux absents, dit Vague en s'emparant du couteau. Quel âge avait-il au juste, Nita? Je ne me rappelle pas l'avoir fabriqué. — Je n'en suis pas vraiment certaine. Mon père l'a porté quand il était plus jeune, et son oncle avant lui. Est-ce qu'on a fait quelque chose de travers ? Est-ce qu'on aurait dû le graisser, ou, ou... ? La coutelière tourna la lame, étudiant la fente. — Non, ça n'aurait rien changé. Il était simplement trop vieux, Nita. Le travail d'essence sur les couteaux ne dure pas éternellement, tu sais. — Je devais l'emporter en patrouille avec moi, demain ! La patrouille dans laquelle Barr et Remo s'étaient enrôlés – voilà qui expliquait leur empressement à reprendre du service; ils avaient au moins deux bonnes raisons, une blonde et une rousse. Dag n'eut pas l'impression que son amusement se lisait sur son visage, mais Tavie, qui l'observait avec curiosité, le gratifia d'un demi-sourire hésitant. — Tu ne peux rien faire? poursuivit Nita. Le sacrifice de ma famille n'a servi à rien, alors ? C'est comme s'il avait été emporté par le vent ? Dag avait déjà vécu ça, avec des patrouilleurs plus jeunes et désespérés. — Si ce couteau a été porté en patrouille pendant de nombreuses années, il n'a pas été inutile, intervint-il avec douceur. Même s'il n'a tué aucun être malfaisant, il nous a loyalement servis. Nita le foudroya d'un regard qui disait Qu'est-ce que vous en savez? — Mais j'aurais pu l'emporter en Luthlia, à la place de celui que m'avait donné ma grand-mère, et je m'en serais servie pour tuer ce sessile que ma patrouille a trouvé. Et comme ça, j'aurais toujours l'autre. La plupart des patrouilleurs qui partaient en échange au nord du lac Mort emportaient avec eux un couteau préparé – une manière de couvrir les frais de formation. Tôt dans sa longue carrière, Dag lui-même l'avait fait, à deux reprises. Environ la moitié des patrouilleurs rentraient prêts à mettre leurs compétences nouvellement acquises au service de leur camp. Aucun des couteaux ne prenait le chemin du retour. Un flot constant de sacrifices, en direction du nord. — Tu n'en sais rien, dit Vague d'une voix apaisante. Le couteau que tu as pris avec toi n'était pas non plus de toute première jeunesse, n'est-ce pas ? Il aurait pu connaître le même sort. — Alors peut-être que j'aurais dû les emporter tous les deux. (Mais Nita desserra les poings et elle soupira. Elle ajouta sur un ton désabusé:) C'est juste que je ne sais pas quand j'aurai de nouveau la chance d'en avoir un. Tous mes parents sont en bonne santé – j'en suis malade. De l'humour de patrouilleur. Plus sérieusement, Tavie intervint: — Personne ne veut jamais partager, par ici. Dans ma tente, personne n'est prêt à me confier un couteau préparé, parce que personne n'en a un! Maman ne me donne même pas la permission de me lier à un couteau vierge! Elle dit que je suis bien trop jeune. Nita m'a raconté qu'en Luthlia on considère que quelqu'un d'assez vieux pour patrouiller l'est également pour se lier! En Oléana aussi. Dag pensa à son cousin, un jeune patrouilleur qui avait partagé sa mort à l'âge de dix-neuf ans. Bien trop jeune. Dag était obligé de reconnaître que les arguments des deux parties se tenaient. Le coeur avait ses raisons... Dag, se forçant pour remonter le moral de la jeune patrouilleuse, demanda : — Alors, tu seras chef de patrouille, demain ? — Pas encore, dit Nita, d'un air morose. Mais le capitaine du camp m'a promis que ce serait mon tour dès qu'un poste se libérerait. — De combien de patrouilles se compose le camp de la Nouvelle Lune? — Huit, quand nous sommes au complet. (Elle le regarda en fronçant les sourcils.) Vous êtes bizarre. Ces deux patrouilleurs de l'Oléana affirment que vous êtes obsédé par les fermiers. — Vous devriez passer chez Arcadie et bavarder avec ma femme, Faon, répondit sèchement Dag, agacé par son ton. Vous pourriez comparer vos tableaux de chasse. Elle a déjà tué un être malfaisant – du côté de Forgeverre. Barr et Remo ont peut-être oublié de le mentionner. Et ce n'était pas un vulgaire sessile. Elle plissa le nez. — Ça ne m'a pas paru très clair. Vous avez dû lui prêter votre couteau, c'est ça? Dag inclina la tête. — Les couteaux ne font que passer entre nos mains, à nous aussi. — Mais elle ne pourra jamais partager sa mort en retour. Et j'en suis heureux. Mais il ne s'agissait, là encore, que d'une demi-vérité. Ce n'était ni le lieu ni l'heure pour raconter l'étrange histoire de l'enfant perdu de Faon – Dag espéra que Barr et Remo sauraient tenir leur langue. — Nombreux sont les Marcheurs du Lac à ne pas partager non plus – tu t'en plaignais à l'instant, non? Dag prit conscience qu'il avait réussi à capter l'attention de ses trois interlocutrices, pourtant peu séduites par ses idées, mais suffisamment déconcertées par cet étranger venu du nord pour ne pas s'enfuir en courant. Nita avait pris le dernier siège, Tavie était confortablement appuyée contre l'un des poteaux de la véranda, et Vague ne semblait guère pressée de retourner à ce qu'elle faisait avant qu'il arrive et l’interrompe. Il avala sa salive et se lança sans attendre davantage dans ce qu'il était venu à considérer comme la ballade de Verte-Source, reprenant les explications qu’il avait données à Arcadie et à des dizaines d'autres avant lui. Avec la pratique les mots lui venaient plus facilement, mais Dag espérait que sa volubilité ne l'empêcherait pas de communiquer toute l'horreur de ces événements. Quand il décrivit la tranchée des enfants morts, la pitié vint assombrir les yeux des auditrices mais elles ne desserrèrent pas les dents. —Pour moi, la solution est simple, dit après qu’il eut terminé. Il suffit de renvoyer tous les fermiers au sud de la Grâce, même si o, s’en passerait bien. — Tu as déjà essayé de chasser un fermier de sa terre? Ça n'a rien de simple, répondit Dag. — Ça n'est que trop vrai, dit Vague. Une centaine d'années en arrière, les Marcheurs du Lac de la Nouvelle Lune changeaient de camp, hiver et l’été. Puis nous avons dû y renoncer, parce que partir pour une saison signifiait retrouver, au retour, une terre défrichée, labourée et plantée. Finalement ça nous a obligés à nous installer définitivement pour délimiter notre territoire, entre ici et le camp de la Rivière de la Mousse. Nos représentants sont même allés à Grise-Bouche pour faire enregistrer les titres de propriété. Les fermiers et leur amour du papier… C'est absurde! — Apprendre aux fermiers à se défendre ne nous coûtera rien, comparé au prix que tout le monde risque de payer si nous restons les bras croisés, s'entêta Dag. —C'est peut-être valable pour le nord, dit Tavie. —Non, partout. Il faut commencer là où nous nous trouvons, saisir chaque occasion de nouer des amitiés et d'enseigner... Tout le monde peut participer. Vague fit un petit geste en direction du haut du bras de Dag, le bracelet du mariage sous sa veste étant perceptible par son InnéSens. — Il me semble que tu pousses l'amitié un peu loin, homme de l'Oléana, observa-t-elle sèchement. Pas encore assez, pourtant. Dag soupira, se leva et se toucha poliment le front. — Je reviendrai vous voir à propos de ces os vierges. Bonne journée, madame. Patrouilleuses. Dans la semaine qui suivit, Dag devint de plus en plus absorbé par son travail à l'infirmerie. Lui-même était souvent passé entre les mains de guérisseurs en tant que patient, bien sûr, mais l'inversion des rôles l'amena à considérer une grande variété de problèmes et la différence était plus importante qu'il l'avait imaginé. Le patrouilleur qu'il était avait toujours attendu le dernier moment pour venir se faire soigner; maintenant qu'il se trouvait de l'autre côté de la barrière, il comprenait mieux le point de vue des guérisseurs qui lui avaient rabâché pendant toutes ces années ce refrain connu: Pourquoi ne pas être venu plus tôt ? Au point qu'il l'avait fait sien. Une demi-douzaine de personnes se présentaient chaque jour, souffrant d'affections ou de blessures mineures, mais il y eut des exceptions : un homme à la jambe cassée et, un jour plus tard – plus intéressant et bien plus difficile –, une femme âgée avec une fracture de la hanche. Plus délicat était le cas d'une femme atteinte d'une tumeur maligne à la poitrine et qu'Arcadie traitait quotidiennement en privant la tumeur du sang qui l'alimentait, pinçant un minuscule vaisseau après l'autre. Dag lui demanda pourquoi il ne la supprimait pas tout simplement en lui arrachant son essence et les explications d'Arcadie lui firent froid dans le dos. Apparemment, l'essence d'une tumeur pouvait se révéler presque aussi toxique que les éclaboussures d'un être malfaisant. Arcadie commença également à emmener Dag avec lui lors de sa tournée quotidienne des tentes, bien que Dag ait été bien en peine de savoir ce qu'il avait fait pour mériter un tel avancement. En effet, le moindre travail d'essence lui étant toujours formellement interdit, il avait le sentiment d'être un simple assistant. Une fois que Challa lui eut appris à les interpréter, les dossiers entassés sur les étagères se révélèrent étonnamment passionnants. Ils rappelaient à Dag les vieux journaux de patrouille : tachés, déchirés, épouvantablement écrits et remplis d'abréviations inexplicables. Mais à l'instar des journaux de patrouille, à mesure qu'il progressait dans sa lecture, il apprit à lire entre les lignes. Les patients qui se succédaient au compte-gouttes dans l'infirmerie montraient à Dag comment les guérisseurs traitaient certaines affections; les dossiers lui apprirent des choses qu'il n'avait pas encore vues et il les lisait, tous les jours, page après page, jusqu'à ce que la lumière lui fasse défaut. Comme il débutait son apprentissage à un stade déjà bien avancé de sa vie, il se sentait obligé de rattraper le temps perdu par tous les moyens, quitte à faire violence à sa réserve naturelle d'homme du nord afin de poser à Challa ou Arcadie autant de questions que Faon l'aurait fait. C'est donc la tête bien remplie que, venu récupérer un ballot d'instruments d'extraction de dents chez Arcadie un après-midi, il trouva Faon en pleurs, recroquevillée sur leur matelas. Il se baissa à côté d'elle, alors qu'elle se redressait, se hâtant de sécher ses larmes et feignant de bâiller. — Oh, tu es rentré ! Je faisais juste une sieste. J'ai toujours l'air un peu chiffonné quand je dors pendant la journée. Mais son sourire manquait d'assurance et ses grands yeux marron étaient tristes. — Étincelle, qu'est-ce qui ne va pas? Avec son pouce, il essuya doucement les traînées humides de ses yeux. — Rien. (Elle secoua ses boucles brunes, abandonnant, à son grand soulagement, son subterfuge peu convaincant.) C'est moi... je suis bête, c'est tout. — Ce n'est pas rien. Parce que tu n'es pas bête. Dis-moi. Tu peux tout me dire, tu le sais ? Il l'espérait. Parce qu'ici, si loin de chez elle et des siens, elle n'avait que lui. Elle renifla d'un air malheureux, réfléchit, puis hocha la tête. — C'est juste que... le soir, ça va, tu es là, tu me parles, mais les journées sont si calmes depuis que Barr et Remo sont partis. Et je n'ai vraiment plus rien à faire. (Elle agita ses mains vides.) J'ai fini de coudre le dernier caleçon et je n'ai plus de fil pour les chaussettes; je ne peux pas cuisiner ou faire le ménage, parce que les voisines d'Arcadie s'en occupent déjà. Et comme dehors il fait gris et froid, je reste ici, sans rien faire. Ce qui ne m'amuse pas autant que je l'aurais cru. (Elle se frotta le visage, puis reprit d'une voix plus basse :) Je n'ai tout de même pas le mal du pays, je n'ai aucune envie de retourner à Bleu Ouest. Peut-être que c'est à cause de mes règles. Tu sais qu'elles me rendent toujours un peu grincheuse. Il se pencha et déposa un baiser sur sa tempe humide, songeant à ce qu'elle venait de suggérer. Il était bien placé pour savoir qu'il était possible d'avoir le mal du pays pour un endroit dans lequel on ne voulait plus remettre les pieds. Et ses règles étaient pour bientôt. Tout ça est vrai, pensa-t-il, mais incomplet. — Ma pauvre Étincelle! (Il leva ses mains, l'une après l'autre, et les embrassa; sa gorge se serra et elle renifla de plus belle.) Le problème, c'est que ces mains n'ont pas l'habitude de rester sans rien faire. — Est-ce que... Est-ce qu'ils ont des magasins, dans ce camp, comme au Lac Hickory? Tu pourrais me rapporter de la laine ou du coton ou n'importe quoi d'autre? (Elle fronça les sourcils.) Oh. Mais je suppose que nous n'avons aucun crédit, dans ce camp. — Non, tu as raison. II baissa les yeux sur Faon. S'était-il bourré le crâne de nouvelles connaissances au point de chasser toute préoccupation de son bien-être à elle? Chaque soir, elle l'avait écouté avec attention, les yeux brillants, les lèvres entrouvertes, pendant qu'il lui racontait sa journée, et il en avait déduit qu'elle était heureuse. Il aurait dû remarquer qu'à mesure que le temps passait, elle avait de moins en moins de choses à offrir en retour. Ses journées à elle auraient dû être aussi riches que les siennes; dieux absents, elle avait toujours montré de meilleures dispositions que lui pour apprendre. Elle se redressa. — Ne t'en fais pas pour moi. J'ai promis de m'adapter à ce que ce camp avait à m'offrir jusqu'à ce que tu obtiennes ce qu'il te faut et je tiendrai parole. Ça va aller. — Chut, Étincelle. On doit pouvoir faire mieux que ça. Il la serra dans ses bras et la réconforta du mieux qu'il pouvait; quand sa bonne humeur lui parut moins feinte, il s'en alla trouver Arcadie. — C'est hors de question, dit Arcadie, quand Dag eut fini de lui présenter sa requête. Un fermier est incapable d'apprendre nos techniques. Pas vraiment surpris par cette réponse, Dag ne se laissa pas décourager: — J'ai toujours eu l'intention de les lui enseigner moi-même, plus tard, mais la laisser ainsi sans rien faire, quel gâchis! Pour elle et pour le camp. Faon est capable d'apprendre tout ce que vous lui enseignerez — excepté le travail d'essence — et j'aurai besoin de son aide si un jour je deviens réellement un guérisseur parmi les fermiers. Vous ne l'avez jamais vue à l'œuvre, moi si. Quand elle est à mes côtés, les fermiers sont rassurés, malgré mon allure de crève-la-faim. Les femmes, parce qu'elles voient qu'elle n'est pas effrayée, et les hommes parce qu'elle est tellement mignonne qu'ils en oublient toutes ces histoires de magie noire et de Marcheurs du Lac. Et si jamais je dois soigner des femmes ou des filles, ce qui devrait constituer la moitié de ma clientèle, j'aurai besoin d'elle avant de simplement oser les toucher. (Il songea à la façon dont Arcadie traitait un cancer du sein, et d'autres maux féminins, encore plus intimes, et frémit.) Dieux absents, oui! Arcadie termina les quelques notes qu'il venait de prendre concernant l'extraction de la dent, posa sa plume et regarda Dag en fronçant les sourcils. — Pour l'instant, rien ne permet de conclure qu'on vous laissera librement exercer vos talents auprès des fermiers. Quant à la présence de Faon ici, dans l'infirmerie... Je reconnais qu'elle est habile de ses mains, mais son essence si brillante et constamment ouverte constituerait une source de distraction permanente pour les patients et les guérisseurs. — Elle n'est pas une source de distraction pour moi, répondit Dag. J'ai déjà entendu les mêmes arguments stupides de la bouche de Hoharie au camp du Lac Hickory. L'essence d'une seule petite fermière ne viendra perturber que ceux qui veulent bien l'être. S'ils le veulent, les Marcheurs du Lac sont capables de vivre avec Faon parmi eux. — Oui, mais pourquoi le voudraient-ils? Dag se mordit la lèvre. — Je suis un étranger ici. Je n'ai rien fait pour mériter la confiance de ce camp. Je sais que je ne peux pas demander une chose pareille. (Il soutint le regard d'Arcadie, et baissa la voix jusqu'à adopter son grondement de capitaine de compagnie – un don qu'Arcadie ne soupçonnait pas chez Dag, à en juger par son léger mouvement de recul.) Mais vous le pouvez. J'ai vu comme ce camp vous respecte, et je crois que je commence à comprendre pourquoi. C'est possible, si vous en décidez ainsi, et nous le savons tous les deux. (Dag se détendit, et son ton se fit plus léger.) Qu'est-ce que vous avez à perdre? Essayez-la pendant une ou deux semaines. Si Faon ne fait pas l'affaire à l'infirmerie, on pourra toujours trouver autre chose pour l'occuper. Ce n'est pas comme si moi et ma fermière demandions à être admis définitivement dans ce camp. — Mumm, dit Arcadie, baissant les yeux et fermant son carnet. Vous croyez? Bien. Peut-être que je pourrais en toucher un mot à Challa et Levain. Faon fut enchantée quand Dag lui apprit la nouvelle, ce qui le rendit très fier d'avoir été un mari aussi perspicace. Le lendemain matin, alors qu'il l'accompagnait pour la présenter aux préparateurs et aux guérisseurs de l'infirmerie, elle sautilla en chemin. Surprenant son regard amusé, elle s'arrêta, renversa la tête en arrière et se remit à gambader. Mais elle avait repris un pas tranquille quand ils arrivèrent. Dag observa ostensiblement l'accueil qu'on lui réservait. Challa se montra polie et résignée. Levain, l'herboriste vieillissant, donna l'impression d'un homme accablé par un fardeau temporaire, sans réel impact sur le long terme. Ses deux apprenties et le garçon de Challa, froids dans un premier temps, se montrèrent plus accueillants quand ils prirent conscience que Faon les déchargerait de la plupart des corvées les plus fastidieuses – lavage des pots et des draps et couvertures, balayage, etc. Au bout de quelques jours, sa bonne humeur permanente et son enthousiasme adoucirent même les guérisseurs plus âgés. Moins d'une semaine plus tard, les habitants du camp eux-mêmes, de passage à l'infirmerie pour se soigner ou récupérer des médicaments, avaient cessé d'être surpris par sa présence. Dag en fut soulagé. Par ailleurs, le fait de l'avoir si souvent à portée de vue et d'entendre le bonheur dans sa voix contribuait à la paix de son esprit. Progressivement, Dag commença à lui demander de venir l'aider, quand l'occasion se présentait, et petit à petit, les autres membres de la tente s'habituèrent à les voir travailler ensemble. La première fois que Challa leur attribua d'un air distrait une tâche nécessitant deux intervenants, Dag sourit secrètement en triomphe. Un matin, alors que Dag faisait mine de se lever de table après le petit déjeuner, Arcadie le retint. — Attendez. Obéissant, Dag se rassit. — Avez-vous fait des progrès pour surmonter votre asymétrie? Dag haussa les épaules. — Pas vraiment. Ce qui lui semblait une réponse préférable à Je n'y ai même pas réfléchi. — Essayez maintenant. Dag étendit son bras droit sur la table et tenta une projection d'essence, avec la même absence de résultat que précédemment. — Je vois, fit Arcadie, et il alla fouiller sur ses étagères. Il revint, portant deux bouts de corde et un canif. Après avoir noué une des cordes autour du crochet de Dag, il plia son bras derrière son dos, enroula plusieurs fois la corde autour du dossier de la chaise et du torse de Dag avant de faire un noeud solide sur le devant. Dag coopéra avec une certaine appréhension. — Voilà. Ça va tenir ? Dag tira. — Je pense que oui. — Pas de problème pour remuer le bras droit ? Dag tortilla les doigts. — Ça va. Faon finit de ranger le panier du petit déjeuner et revint s'asseoir pour regarder. Elle croisa le regard de Dag et lui sourit. Visiblement, Arcadie avait prêté une plus grande attention aux paroles de Faon que l'avait cru Dag, quand elle avait raconté comment sa main fantôme était apparue pour la première fois. Arcadie alluma une bougie en agitant sa main par-dessus, s'assit à côté de Dag et saisit le petit couteau tranchant. — Vous affirmez avoir déjà rattaché des vaisseaux sanguins, lorsque vous avez soigné des fermiers ? — Oui, répondit Dag, suivant d'un regard inquiet la lame qu'Arcadie passait sous la flamme. Dans le genou de Hod, et aussi dans le crâne fracturé de Chicorée. Ils sont élastiques et s'enroulent sur eux-mêmes quand ils sont cassés, mais leurs extrémités semblent vouloir se retrouver après. C'est vrai pour les plus gros en tout cas. Chaque fois, j'ai été obligé de m'arrêter quand ils devenaient trop petits pour que je puisse les travailler sans risquer de rester coincé dans l'essence du patient. — Mmm, oui. Je me suis toujours demandé si les petites artères se jettent dans une sorte de réserve commune au sein des tissus, où les veines viennent puiser le sang, ou si elles forment un réseau couvrant tout le corps, incroyablement fines. Si seulement Sureau avait été suffisamment formé pour m'assister et m'éviter un blocage profond de l'essence, j'aurais pu essayer de... Peu importe. Ce n'est pas le sujet du jour. (Il tint le couteau en l'air pour qu'il refroidisse.) Je me propose de travailler sur quelque chose d'un peu plus intéressant qu'une feuille de papier, qu'en dites-vous ? Il tira la petite lame à travers le dos de sa propre main gauche, entamant une veine saillante. Faon poussa un cri alors que le sang surgit de l'entaille. Arcadie posa la main devant Dag. Dag, observant le filet rouge avec un mélange d'inquiétude et d'irritation, essaya une nouvelle fois d'obtenir une projection d'essence à partir de sa main droite. Son bras gauche tira sur ses liens, mais de son bras droit... rien. — Alors, dit Arcadie, vous avez l'intention de rester là à ne rien faire pendant que votre maître se vide de son sang? Quelle honte, Dag. Dag rougit, grimaça, serra et desserra les doigts. Il secoua la tête. — Désolé. Je suis désolé. Arcadie patienta, puis il haussa les épaules, passa sa main droite pardessus la gauche – l'éclat de la projection d'essence fut presque trop rapide pour que Dag puisse le percevoir – et épongea les gouttes avec une serviette. Le saignement cessa. Il inclina la tête pendant un long moment, dévisageant Dag avec une perspicacité qui lui donna l'impression d'être encore plus stupide. — D'accord..., dit Arcadie d'une voix traînante. Peut-être que... (S'emparant du deuxième morceau de corde, il s'agenouilla à côté de la chaise de Dag.) Faon, aidez-moi à attacher ses pieds à ceux de la chaise. — Pourquoi ? demanda Dag. Personne n'utilise ses pieds pour faire une projection d'essence. — Simple précaution. Faon toucha l'épaule de Dag pour l'encourager et s'agenouilla de l'autre côté; elle et Arcadie enroulèrent la corde autour des pieds et se consultèrent à propos des nœuds. Faon était quelqu'un de minutieux par nature. Dag tendit le cou et essaya de voir ce qu'ils avaient fait, mais sans réellement y parvenir. Il banda ses chevilles entravées, mais ses liens tinrent bon. Il attendit que les deux autres aient regagné leurs places, de part et d'autre de sa chaise. Arcadie, l'air impassible, chauffa une nouvelle fois la lame à la flamme de la bougie. Puis, sans prévenir, il se pencha par-dessus la table, tira la main de Faon devant Dag et fit une entaille sur son dos. — Aïe! cria-t-elle. Dag faillit tomber à la renverse en essayant de bondir de sa chaise. Simple précaution, pour qui, ordure ? II tira sur ses liens, s'acharna sur le noeud sur sa poitrine, songea même un instant à arracher l'essence de la corde, maîtrisant à grand-peine les balancements de sa chaise alors qu'Arcadie continuait à maintenir fermement la main de Faon sur la table, serrant pour la faire saigner. Elle écarquilla les yeux et haleta un peu, mais au lieu de lutter pour se dégager, elle leva les yeux avec espoir vers Dag. — Vous pouvez soigner ça, n'est-ce pas ? susurra Arcadie à l'oreille de Dag. — Soyez maudit..., gronda Dag. Arcadie n'avait pas préparé ça à l'avance avec Faon, il ne lui avait pas demandé la permission; sa surprise et sa détresse avaient été spontanées, Dag l'avait senti grâce à son InnéSens, bien qu'elle ait rapidement surmonté l'une comme l'autre. Sa douleur, elle, subsistait, aussi coupante que des éclats de verre. Arcadie libéra la main de Faon et se cala sur sa chaise, laissant Dag étendre sa main droite par-dessus, les doigts effleurant à peine la peau pâle. La coupure faisait à peine deux centimètres de long, placée précisément en travers d'une veine bleue. Dag se força à respirer, à ouvrir son essence et à se concentrer. Tu peux le faire. Le dos de la main de Faon envahit totalement l'espace de ses perceptions, le reste du monde s'effaçant progressivement. Il partit à la recherche des extrémités frémissantes de la veine. L'essence de sa main droite sembla bafouiller, crachoter. Soit maudit, Arcadie, je n'ai aucun don de ce côté ! Avec ou sans don, Dag parvint à pousser son essence au-delà des limites de sa peau. Maladroitement, il attrapa les deux extrémités coupées du plus gros vaisseau, les réunit – elles paraissaient attirées l'une par l'autre, ce qui lui facilita la tâche – et forgea un solide renforcement d'essence – enfin, peut-être pas si solide que ça – pour les maintenir en place. C'est bon. Il fit l'effort de se calmer, de peur que la main de Faon prenne feu et subisse plus de dégâts qu'Arcadie lui en avait déjà imposé. Plus bas, plus profond... il trouva les fibres de la peau et commença à en reconstituer la trame. Plus bas, plus profond... Il fut tiré de la transe qui le menaçait, non par un contact d'essence, mais par une petite claque d'Arcadie sur la tempe. Dag reprit ses esprits, clignant des yeux et tremblant, dans la lumière matinale de la pièce. Il inspira et baissa les yeux. Faon essuyait le sang sur sa main à l'aide de la serviette d'Arcadie. De l'attaque ne subsistait qu'une pâle ligne rose. Dag respira à fond. — Vous aimez vivre dangereusement, n'est-ce pas, Arcadie ? Sans chercher à s'excuser, le maître-guérisseur haussa les épaules. — Il était temps pour vous de passer à l'étape suivante. Ça a marché, non ? Maintenant, regardons cette projection de plus près. La projection d'essence de sa main droite était faible et maladroite, mais elle était bien là. Dag continua à s'entraîner. Il avait des vertiges et la nausée quand Arcadie cessa enfin de le harceler et autorisa Faon à le détacher. Dag agita ses deux bras et s'étira. Seule une pensée subite le retint de frapper le maître-guérisseur. Est-ce que ça signifie que ma quarantaine est bientôt terminée ? Chapitre 7 Par un matin radieux qui portait la promesse d'un printemps méridional précoce, Faon aida Nola et Cerise, les apprenties de l'herboriste, à charger une charrette à bras destinée au marché des fermiers du camp de la Nouvelle Lune. Les trois jeunes femmes contournèrent la barrière et descendirent la colline menant à la clairière où les chevaux avaient pu boire le premier jour. Les branches qui se détachaient sur le ciel bleu et clair étaient encore dénudées, mais les premiers bourgeons rouges gonflaient et quelques taches vertes étaient apparues dans l'herbe aplatie et brunâtre. À cette occasion, Faon comprit enfin pourquoi la cuisine de l'infirmerie semblait continuellement débordée. Après avoir confectionné des remèdes en quantité suffisante pour les besoins du camp, l'herboriste et ses aides en produisaient d'autres pour le commerce local. Si certaines préparations ne différaient pas tellement des remèdes composés par la mère de Faon et sa tante Futée, d'autres nécessitaient l'intervention de l'herboriste Levain en personne. Il se chargeait du travail d'essence qui augmentait leur efficacité et les rendait strictement identiques — il semblait attacher une importance toute particulière à ce point. À l'inverse des panacées vendues sur le marché de la Brasse, dont Dag prétendait qu'il s'agissait essentiellement d'alcool — si vous n'étiez pas guéri, vous étiez trop soul pour vous en inquiéter, avait plaisanté Barr —, les Marcheurs du Lac ne proposaient pas de remèdes miracles. Vermifuges pour l'homme, les chevaux, le bétail et les moutons; traitements efficaces contre la fièvre des marais et la chlorose, deux maux inconnus à Bleu Ouest, mais communs ici, surtout pendant les étés chauds et longs; une poudre amère contre la douleur, à base d'écorce de saule et de pavot, comme celle du nord que Faon avait vu Dag utiliser quand il s'était cassé le bras ; une teinture de digitale pour le coeur; une poudre grise que les fermiers de la région saupoudraient sur les blessures pour empêcher l'infection. Dans la clairière, plusieurs Marcheurs du Lac déroulèrent des stores depuis l'avant-toit du refuge et montèrent des tables sur tréteaux en dessous. Aujourd'hui, ils proposaient essentiellement des produits artisanaux que Faon avait déjà eu l'occasion de voir : des cuirs imputrescibles, de la corde et de la ficelle pratiquement incassables, une sélection réduite mais de première qualité en provenance de la forge du camp — des outils qui ne rouilleraient jamais, des lames qui conserveraient toujours leur tranchant. Faon aida les deux apprenties à disposer les productions de l'infirmerie de manière attrayante sur la table, puis elles s'installèrent toutes les trois sur des rondins mis debout pour attendre leurs clients. Ce ne fut pas long. Le soleil de midi marqua l'arrivée des premiers fermiers, certains conduisant une charrette ou un chariot, d'autres menant un cheval de bât ou une mule. Nola informa Faon que la journée s'annonçait calme; l'activité reprenait en été, quand les routes redevenaient plus praticables. La plupart des gens semblaient se connaître et savoir ce qu'ils étaient venus chercher. On fit donc affaire sans perdre de temps, comme, par exemple, quand deux charretées de sacs de blé changèrent de mains, contre plusieurs tonnelets de vermifuge pour animaux et plusieurs traits incassables. Un chariot tiré par un attelage de quatre magnifiques palominos déboucha dans la clairière et cinq personnes en descendirent: un fermier très bien habillé, avec quelques cheveux gris, une servante surveillant un petit garçon, un palefrenier, qui alla immédiatement dételer et bouchonner les bêtes, et probablement la femme du fermier grisonnant. Elle le dépassait d'une demi-tête, mais elle était vêtue avec la même élégance. Elle portait une jupe de voyage, une veste près du corps et de belles bottes ; ses cheveux blond-roux s'enroulaient autour de sa tête en tresses impeccables. Elle avança sans hésiter vers l'un des patrouilleurs armés qui traînaient à la lisière de la clairière et s'adressa à lui. Après un moment, il hocha la tête, un peu à contrecœur, et partit au pas de course. — Regarde! Elle est revenue, marmonna Nola. — J'ai vu, murmura Cerise. Le petit garçon prit la main de son père et l'entraîna pour faire le tour du refuge, afin d'observer les contenus fascinants de chaque table. La grande femme parcourut les étalages du regard et se dirigea droit vers la table de l'infirmerie. Faon se redressa et cligna des yeux à son approche. En dépit de sa mise de fermière, cette femme présentait les traits fins et les yeux bleu argenté et vifs d'une pure Marcheuse du Lac. Elle baissa la tête vers Faon, de l'autre côté de la table, avec autant de surprise que Faon en avait ressenti en la voyant. — Dieux absents, dit-elle d'une voix de contralto amusée. Le camp de la Nouvelle lune qui accueille des fermiers ! On aura tout vu ! — Non, madame, dit Faon, dressant le menton. (Elle faillit porter la main à la tempe, comme le faisait Dag; puis, de peur que son geste puisse être interprété comme une moquerie, elle croisa les mains sur ses genoux.) Je suis de passage. Mon mari est un Marcheur du Lac de l'Oléana venu étudier auprès du maître-guérisseur Arcadie. — Vraiment? Incertaine de ce que signifiait l'exclamation de cette femme, Faon se contenta de lui sourire d'une façon qu'elle espérait amicale. Puis l'oeil de son interlocutrice s'arrêta sur la cordelette qui dépassait de la manche gauche de la veste de Faon et elle s'arrêta de respirer. Elle se pencha soudain vers elle, tendit la main, puis elle se reprit et se redressa. — Permettez que je jette un coup d'oeil, demanda-t-elle plus poliment. C'est un vrai bracelet de mariage, n'est-ce pas ? Faon retroussa sa manche et étendit son bras sur la table. — Oui, madame. Dag et moi les avons fabriqués, en Oléana. Le petit garçon arriva en galopant depuis le côté du refuge et, soudain timide, agrippa les jupes de sa mère et fixa Faon. L'homme le suivit à un pas plus mesuré et passa son bras de manière possessive autour de la taille de sa femme. Le visage de la femme se figea très brièvement, suggérant le déploiement de son InnéSens. — Comment? demanda-t-elle d'une voix stupéfaite. — Dag a tissé son essence dans son bracelet à la manière traditionnelle des Marcheurs du Lac. Pour le mien, nous avons découvert que mon essence suivrait mon sang dans la cordelette pendant que je la tressais et Dag a réussi à la faire tenir. — Du sang! Je n'y avais jamais pensé... L'homme observait le profil de sa femme avec circonspection. Elle lui lança un regard oblique, leva le menton et dit distinctement : — C'est sans importance. Je n'en ai pas besoin. Faon n'était pas certaine de l'émotion qu'elle lut dans les yeux du mari – la fierté ? Le soulagement ? La femme finit par arrêter son choix sur de la poudre antidouleur, un remède contre la fièvre des marais, et la moitié de leur stock d'un sirop, hautement recommandé, avait appris Faon, contre les nausées matinales. Elle paya avec des pièces de monnaie de Grise-Bouche qu'elle sortit d'une bourse bien remplie, puis elle et son mari et son fils s'en retournèrent tous trois à leur chariot où la servante avait préparé un pique-nique pour le déjeuner. — Qui était cette femme? demanda Faon à ses compagnes. Elle ressemblait à une Marcheuse du Lac – est-ce qu'elle vient de votre camp ? — Elle en a fait partie, répondit Nola sur un ton désapprobateur. C'était une patrouilleuse, mais, il y a une dizaine d'années, elle a tout laissé tomber pour épouser – si on peut appeler ça comme ça – ce fermier qui la suit partout. — On dit qu'il possède plusieurs meuneries, ajouta Cerise avec un signe de tête vers le chariot, et qu'il a fait construire pour elle une maison de trois étages qui surplombe la rivière de la Mousse, avec des jardins ornementaux qui descendent jusqu'à la rive. — Elle a été bannie? — Elle aurait dû, dit Nola. Mais sa tente n'en a pas fait la demande auprès du conseil du camp. — Bannir un déserteur ne sert à rien, soupira Cerise. En général, ils n'ont aucune intention de revenir, alors ça empêche simplement leurs proches de leur parler ou d'aller les voir en pays fermier. Et si la famille les prend en chasse et les ramène de force, ils remettent ça à la première occasion. Et presque personne n'a envie de les capturer pour les pendre. Certains disent même qu'il vaut mieux laisser partir les esprits rebelles avant que leurs idées se propagent dans tout le camp. — Il y en a beaucoup qui partent ? Cerise haussa les épaules. — Pas vraiment. Peut-être une douzaine par an ? On était loin du Presque jamais du camp du Lac Hickory. Si tous les camps du sud connaissaient des fuites similaires... Apparemment, la barrière en bois à l'entrée du camp ne fonctionnait que dans un sens. Plus tard, trois Marcheurs du Lac arrivèrent par la route défoncée, une vieille femme et deux adultes aux cheveux blonds-roux. Ils vinrent s'asseoir autour du pique-nique en compagnie de la famille de la rivière de la Mousse et discutèrent tranquillement. À un moment, la femme âgée se mit à genoux et mesura la taille du petit garçon en le plaçant contre son épaule, puis elle fit un commentaire et il éclata de rire; plus tard, la Marcheuse du Lac habillée en fermière posa la main sur son ventre – un geste universel qui lui valut les sourires tendus des autres. Enfin, la famille rangea ses affaires et prit sobrement congé. La vieille femme suivit le chariot du regard jusqu'à ce qu'il soit hors de vue, puis les trois visiteurs repartirent en direction du camp. Les compagnes de Faon surveillaient le soleil changeant du coin de l'oeil, regardant avec impatience leur stock décroissant de remèdes et les clients se faisant de plus en plus rares. Soudain, une charrette légère tirée par une jument plutôt essoufflée vint s'arrêter devant le refuge. Alors que la jument baissait la tête pour brouter l'herbe clairsemée, un jeune homme sauta au bas du véhicule et attrapa quelques caisses en lattes de bois. Il regarda autour de lui, puis les porta jusqu'à la table de l'infirmerie et repartit en chercher deux autres. Faon se pencha pour en examiner le contenu : elles étaient remplies de bocaux et de bouteilles en verre, proprement emballés dans de la paille. Presque aussi essoufflé que son cheval, le jeune homme posa les dernières caisses et dit : — Je n'arrive pas trop tard ? Bien! Je n'ai pas beaucoup d'argent, mais tout ça doit avoir de la valeur. Cerise et Nola semblèrent séduites par le troc qui leur était proposé — on avait toujours besoin de récipients en verre de qualité à l'infirmerie. Elles firent le tour de la table et s'agenouillèrent afin de faire l'inventaire des caisses. Le regard du jeune homme s'arrêta sur Faon et il parut surpris. — Bonjour! Vous n'êtes pas une Marcheuse du Lac, dites-moi ! — Non, monsieur. (Le « monsieur » était un peu flatteur, mais c'était sans conséquence. Elle récita le petit discours bien rodé qu'elle avait répété à presque chaque client qu'ils avaient eu aujourd'hui:) Mais je suis mariée à un Marcheur du Lac, venu depuis l'Oléana pour étudier auprès d'un maître-guérisseur. — Allons donc ! Vous êtes bien trop jeune pour être mariée à qui que ce soit ! Faon s'efforça de ne pas foudroyer du regard un client potentiel. Elle se dit qu'elle serait pleinement une femme adulte le jour où elle trouverait cette remarque flatteuse et pas seulement irritante. — J'ai dix-neuf ans. Les gens pensent que je suis plus jeune à cause de ma petite taille. Elle se redressa pour qu'il puisse bien voir que ses courbes n'étaient pas celles d'un enfant. — Dix-neuf ans ! répéta-t-il. Oh. (Il semblait n'être guère plus âgé lui-même, le teint frais, les cheveux châtains et les yeux bleus. Il était mince et nerveux, un peu comme Brin, mais plus grand, bien sûr.) Je suppose que... euh... votre mari est quelqu'un d'important, pour vous avoir fait entrer au camp. D'habitude, les fermiers ne passent pas la barrière, vous savez. Faon haussa les épaules. — Le camp de la Nouvelle Lune ne nous a pas acceptés définitivement. Nous sommes de simples visiteurs. Dag m'a obtenu un travail quand je me suis retrouvée sans rien à faire et avec le mal du pays. Il était patrouilleur en Oléana, mais maintenant il se sent une vocation de guérisseur. Pour soigner les fermiers, ajouta-t-elle fièrement. Personne n'a jamais fait ça avant lui. La bouche du jeune homme s'ouvrit sous l'effet de la surprise. — Mais c'est impossible! Les fermiers deviennent fous, quand les Marcheurs du Lac utilisent leur magie sur eux. Une remarque étonnamment juste, mais peut-être était-il un proche voisin du camp – et donc un peu moins mal renseigné que la moyenne. — Dag pense avoir trouvé la solution au problème d'ensorcellement. (Pour être honnête, elle compléta:) Il doit encore s'assurer qu'il n'y a pas d'effets secondaires pour les Marcheurs du Lac. Il débute, comme guérisseur. Mais il croit que s'il y parvient... Son idée, c'est que les fermiers de l'Oléana doivent en savoir plus sur les Marcheurs du Lac, parce qu'il y a beaucoup plus d'êtres malfaisants – des spectres – par chez nous, et que l'ignorance est dangereuse pour tout le monde. Et il pense qu'en soignant les gens, il sera bien placé pour leur apprendre le reste. — Est-ce que... est-ce que les spectres sont aussi terribles qu'on le dit, dans le nord ? — Non, parce que les patrouilles de l'Oléana les combattent, mais si on pouvait leur faciliter un peu le travail, ça ne leur ferait pas de mal... Le jeune homme se frotta la bouche. — Deux de mes amis n'arrêtent pas de parler de leur projet de prendre la piste de Tripoint et de peut-être s'installer en Oléana. C'est vrai ce qu'on dit? Qu'il y a pas mal de terres disponibles là-bas, qu'il n'y a qu'à se servir? — Oui, enfin, il faut quand même s'enregistrer auprès du greffier du village le plus proche et, après, il faut déboiser, enlever tous les rochers, déterrer les souches. C'est un travail épuisant, croyez-moi. Deux de mes frères ont choisi cette voie, ils se sont installés à la lisière des grandes forêts que possèdent les Marcheurs du Lac. Mon frère aîné, lui, héritera de la ferme familiale. — Oui, c'est pareil chez moi, soupira le jeune homme. (Après un moment, il ajouta:) Je m'appelle Pinson Rieur. La ferme de mes parents se trouve à une quinzaine de kilomètres par là. Il pointa vaguement vers le sud-est. — Et mon nom est Faon Prébleu. — Enchanté! (Il tendit amicalement une main visiblement habituée aux travaux pénibles; Faon la serra et lui rendit son sourire. Après une pause, il reprit :) Les hivers doivent être terribles en Oléana, non ? — C'est bien pire au nord du lac Mort, d'après Dag. Mais c'est une question de préparation. On fait provision de nourriture, de fourrage et de bois de chauffage, on tricote des vêtements chauds. — Il neige? — Bien sûr. — Ici, je n'ai vu la neige qu'une seule fois, et elle avait fondu à midi. On est obligés de se contenter d'une pluie froide à la place. — On passe aussi de bons moments en hiver. Et c'est amusant de sortir le traîneau. Papa fixait toujours des cloches sur les harnais. Un soudain accès de mal du pays parcourut Faon à ce souvenir. — Ah, dit Pinson, essayant manifestement de s'imaginer la scène. Ça semble agréable. Nola et Cerise finirent leurs comptes et revinrent s'installer derrière la table. Pinson fouilla dans ses poches, à la recherche de quelques pièces en complément. — Dites-moi pour combien j'en ai... J'ai besoin de ça, et de ça... et je ne peux pas repartir sans ça, sinon gare à mes fesses. Il prit tout le stock restant du remède contre les nausées. Faon haussa les sourcils. — Vous non plus, vous ne paraissez pas assez vieux pour être marié. — Hein ? Oh. (Il rougit.) C'est pour ma belle-sœur. Elle est de nouveau enceinte et elle est tellement malade qu'elle a du mal à simplement lever la tête. C'est pour ça qu'on m'a déchargé de tous mes autres travaux pour venir ici aujourd'hui. — Eh bien, j'ai là un bon sirop qui devrait lui permettre de s'alimenter normalement et de retrouver des forces. En plus, il n'a même pas trop mauvais goût, pour un remède. Faon se dit qu'elle en aurait eu bien besoin à une époque. Elle chassa ce mauvais souvenir de son esprit. Elle avait perdu son enfant bien avant qu'il se transforme en une douleur au ventre et un désastre social. Elle n'avait aucune raison de s'imaginer la petite fille aux yeux brillants qu'elle serait devenue, à peu près de la taille de l'enfant sang-mêlé de cette Marcheuse du Lac. Le fils Rieur chargea avec soin ses achats sur sa charrette, puis il fit deux allers retours à une table située de l'autre côté du refuge, portant une demi-douzaine de sacs ressemblant à des taies d'oreiller trop pleines. Faon ne vit pas ce qu'il avait acquis en échange, mais il refit un tour par sa table, avec un sac similaire, mais peu rempli. Il le lui jeta. — Tenez, c'est pour vous. Faon regarda à l'intérieur et vit plusieurs livres de coton prélavé. — De quoi d'autre avez-vous besoin ? Je ne connais pas la valeur du contenu de ce sac. Elle se tourna vers Nola pour qu'elle l'aide. — Rien. C'est un cadeau. — Pour moi? S’étonna Faon. Il hocha la tête de manière saccadée. — Je ne peux pas accepter! — C'est un surplus. Je ne vais tout de même pas le rapporter chez moi. — Eh bien... merci! Il hocha de nouveau la tête. — Bon... euh... Ravi d'avoir fait votre connaissance, Faon Prébleu. J'espère que tout se passera bien pour vous. Quand est-ce que vous retournez dans le nord ? — Je ne sais pas encore. Ça dépendra de Dag. — Oh. Bien sûr. Il parut hésiter, comme s'il voulait ajouter quelque chose, mais il jeta un coup d'oeil au soleil, puis, après un dernier sourire, il se décida à partir. Une demi-heure plus tard, un fermier acheta le dernier article restant sur leur table, un bocal d'une pommade violette pour les coupures aux genoux des chevaux, et repartit. Les trois jeunes femmes aidèrent les Marcheurs du Lac encore présents à démonter les tréteaux et à relever les stores. Cerise et Nola étaient de bonne humeur: les ventes de la journée leur avaient rapporté une belle somme d'argent, sans compter les précieux récipients en verre. Une fois leur charrette à bras chargée avec les marchandises échangées, elles empruntèrent de nouveau le chemin cabossé menant au camp. Faon jeta un coup d'œil par-dessus son épaule en direction de la clairière qui avait retrouvé sa tranquillité. Cet endroit n'est pas ce qu'il semblait au premier regard. Mais c'était vrai de tous les endroits, non? Elle se rappela la petite rivière au bas de la ferme de Bleu Ouest, en hiver. Dure, couverte d'une couche de glace rigide, totalement immobile en apparence — mais que l'eau érodait en silence, jusqu'au jour où la surface se fissurait avant d'être emportée en blocs de formes irrégulières. Les camps des Marcheurs du Lac du sud étaient comparables à cette rivière gelée. Combien de temps la surface allait-elle encore tenir? Cette idée troubla Faon. Dag regardait Faon en train de déballer le panier du déjeuner sur la table ronde quand le bruit métallique d'une cloche résonna au loin à travers le silence de midi. Arcadie se leva précipitamment, laissant tomber son pain et son fromage, mais il parvint à avaler une gorgée de thé avant d'ordonner à Dag: — Allons-y. (Puis, après une petite hésitation :) Vous aussi, Faon. Ils coururent jusqu'à l'infirmerie. Le souffle coupé, Arcadie ralentit pour adopter un pas rapide, alors qu'ils s'attroupaient derrière une civière de fortune qu'on essayait de faire passer à travers la porte. Il saisit Dag par le bras. — Je pensais disposer d'une semaine de plus pour vous préparer, marmonna-t-il. Peu importe, nous ferons avec. Suivez-moi, faites exactement ce que je vous dirai et n'hésitez pas. Et enlevez-moi ce crochet, il ne fera que vous gêner. — Et mon essence contaminée, alors ? — Pour la demi-heure à venir, nous avons des problèmes plus pressants. Dag retroussa sa manche et s'attaqua aux fixations de sa prothèse. Il avait reconnu la femme enceinte étendue sur la civière et sa famille de tente presque aussi vite qu'Arcadie, parce qu'il l'avait vue régulièrement lors de la tournée quotidienne du maître-guérisseur. Arcadie avait forcé un Dag quelque peu mal à l'aise à l'accompagner à tous les accouchements depuis son arrivée au camp de la Nouvelle Lune. Jeune patrouilleur terrifié, Dag avait fait un accouchement sur la grande route du Nord sous la direction de la mère, furieuse mais heureusement expérimentée, alors il avait appris à surmonter son embarras, mais il gardait le sentiment d'être un intrus dans les tentes de ces femmes. Deux naissances s'étaient déroulées normalement, et Dag n'avait eu rien d'autre à faire que d'écouter les enseignements d'Arcadie en restant à bonne distance. Mais au cours de la troisième, il avait fallu mettre l'enfant dans une meilleure position à l'intérieur du ventre de la mère, ce qu'Arcadie avait accompli en mêlant travail à la main, travail d'essence et, Dag en était presque certain, une bonne dose de réprimande à l'égard de l'enfant à naître. Le processus était bien plus compliqué que Dag l'avait imaginé. Quoi? Vous pensiez que les femmes étaient rembourrées avec de la paille à l'intérieur? lui avait demandé Arcadie sur un ton acerbe. Et il avait enchaîné en expliquant qu'une fois par an tous les apprentis-guérisseurs de la région étaient réunis pour assister à la dissection d'un corps humain – sous réserve que quelqu'un ait fait don du sien. On profitait de cette occasion pour établir la correspondance entre les structures physiques du corps humain et l'essence perçue directement par les apprentis. Arcadie promit à Dag – à moins qu'il s'agisse d'une menace – qu'il assisterait à la prochaine démonstration de ce genre. Mais aujourd'hui, Dag aurait un aperçu de l'intérieur d'un corps humain encore en vie. Peut-être. Les complications de Tawa Tuecerf horrifièrent Dag. Normalement inséré dans le haut de l'utérus, le placenta, cet organe mystérieux et nourricier, était placé entre le fœtus et le col de l'utérus. Le travail de la mère devait déchirer le placenta longtemps avant que l'enfant puisse émerger et respirer; sans assistance, on courait le risque d'avoir un nouveau-né mort étouffé et une mère qui saignerait à mort. Le traitement proposé était radical : extraire l'enfant en incisant directement le ventre de la mère. Avec cette méthode, les chances de sauver l'enfant étaient bonnes – celles de la mère beaucoup moins. Sans travail d'essence, elles étaient nulles. Dag comprenait mieux à présent pourquoi Arcadie l'avait harcelé pour qu'il apprenne à maîtriser l'écoulement du sang lors de leurs exercices pratiques. La famille de Tawa, Challa et Arcadie joignirent leurs forces pour porter la femme enceinte sur la table dans la pièce lumineuse à l'autre bout de l'infirmerie. Sans perdre de temps, Challa se mit à laver la peau tendue de son ventre à l'aide d'un alcool de grains tandis que sa sœur lui retirait ses vêtements. Entre ses jambes se trouvait un tampon en tissu rouge de sang. Elle n'avait pas un couteau lié avec elle, aucun des membres de sa famille non plus. Une femme du nord n'aurait pas oublié... — Très bien, Dag, fit Arcadie. Ouvrez-vous. Plongez dans son essence. Il saisit le bras gauche de Dag et le plaça au-dessus du bas-ventre de Tawa. La pièce vacilla autour de lui ; avant que Dag ferme les yeux et se concentre sur l'essence de Tawa, il entraperçut brièvement son visage pâle, la mâchoire serrée pour se retenir de crier. Sa sœur la tenait par une main, son mari effrayé par l'autre, et l'apprenti de Challa la força à ouvrir la bouche afin d'y insérer une lanière de cuir à mordre. La dernière fois que Dag avait vu une expression pareille, c'était sur le visage d'un patrouilleur partant à l'assaut d'un être malfaisant. Défiant la mort du regard, les yeux grands ouverts. La voix d'Arcadie dans son oreille: — Le placenta se déchire trop tôt et du sang coule en dessous. Déployez votre projection de la main gauche aussi loin que vous pouvez. Maintenez la pression jusqu'à faire stopper tout autre saignement. Travaillez de l'intérieur vers l'extérieur. C'est bien... Dag donna à sa main fantôme la forme d'une large feuille de nénuphar, la pressant contre l'intérieur de l'utérus de Tawa. La projection de sa main droite vint appliquer une contre-pression. L'écoulement du sang entre les jambes diminua jusqu'à un mince filet. Du coin de l'œil, à peine ouvert, il vit Challa se pencher, le brillant d'une lame aiguisée, et il aperçut autant qu'il sentit la chair céder. Deux entailles, une sur la paroi abdominale, l'autre à l'utérus lui-même. Face à elle, Arcadie suivait la lame avec ses mains d'essence, endiguant le saignement. Dag eut un bref aperçu d'un tout petit corps violacé glissant hors de la première entaille, les pieds devant, et de l'essence perturbée mais bien vivante du nouveau-né. Challa le passa à d'autres mains. Des bruits d'étouffement, suivis par des pleurs. — Au suivant, grommela Arcadie. La douleur et la peur de Tawa envahirent l'essence de Dag, qu'il avait accordée à la sienne autant qu'un homme pouvait le faire avec une femme. Il songea à l'expression sur son visage et encaissa sans rien dire. Il avait connu des expériences similaires en patrouille, quand il avait dû soigner en urgence un compagnon d'armes. La sœur et le mari prirent aussi leur part de la douleur et du stress, le partage rendant cette épreuve plus supportable pour Tawa. Les guérisseurs les plus expérimentés, qui savaient comment fermer leur essence à la souffrance sans exclure le patient, continuèrent à travailler sans broncher. Dag espéra qu'il pourrait compter sur eux deux s'il se retrouvait piégé. Le partage n'était pas supportable pour tout le monde. Les deux apprenties herboristes avaient maintenu Tawa en la tenant par les chevilles. L'une d'elles était écroulée dans un coin, en pleurs, luttant pour ne pas perdre connaissance, son essence totalement fermée; Faon l'avait remplacée, affichant un air déterminé. En réponse à la lueur effrayée de son regard, elle gratifia Dag d'un sourire : elle avait confiance en lui. Il se souvint de respirer. — Maintenant, murmura Arcadie à l'oreille de Dag, vous devez lâcher le placenta sans relâcher la pression, de manière à pouvoir l'expulser et refermer. Laissez votre projection glisser à travers les tissus... tirez un peu sur le cordon, très bien, tout y est... comme ça, oui... tenez bon... Arcadie et Challa ressoudèrent ensemble l'entaille interne, lui se chargeant de la dentelle des tissus, elle appliquant des renforcements d'essence massifs. Puis vint le tour de la paroi abdominale, recousue physiquement, à l'aide d'une aiguille courbe et de points de suture. Le ventre ridé et flasque fut de nouveau nettoyé à l'alcool de grains, puis on passa à Tawa des vêtements secs. La poitrine de la maman se soulevait et des larmes de douleur lui coulaient sur les tempes, mais une lueur s'alluma dans ses yeux et elle inclina faiblement la tête quand sa sœur lui montra une petite fille au visage rouge enveloppée dans une couverture. Son mari bouleversé pleurait sans honte. Et il y a de quoi, songea Dag. Une petite éternité s'écoula avant qu'Arcadie murmure de nouveau à l'oreille de Dag: — Détendez-vous et voyons un peu où nous en sommes. À ce stade, les vaisseaux sanguins sur la paroi utérine devraient se refermer d'eux-mêmes — oui, tout semble se passer normalement... Lentement, Dag retira ses mains fantômes. La plaie que le placenta avait laissée à l'intérieur de Tawa était à vif, mais suintait seulement un peu. Elle étouffa un cri lorsque, Dag rompant le contact avec son essence, elle encaissa l'impact de toute sa douleur. Il recula et les femmes de la famille de Tawa prirent la suite pour finir le nettoyage. Dag cligna des yeux, prenant de nouveau conscience de son corps, frissonnant et froid comme l'argile. Faon apparut sous son épaule. Ensemble, ils traversèrent la pièce jusqu'à la véranda ensoleillée où il se pencha pardessus la balustrade et vomit. Curieusement, le soleil semblait toujours être à midi, alors que Dag n'aurait pas été étonné de le voir se coucher. Arcadie sortit à son tour et, d'une main un peu tremblante, lui tendit une tasse de thé. — Buvez. Dag l'empoigna et sirota avec gratitude. Arcadie s'assit sur une banquette adossée au mur et réchauffée par un soleil presque printanier. Dag vint s'asseoir à côté de lui; Faon s'installa de l'autre côté de Dag, les genoux ramenés sous elle. — Je vous ai mis dans le bain peut-être un peu rapidement, mais je suis content de vous avoir eu avec moi aujourd'hui, dit Arcadie. D'habitude, dans ce genre de cas, nos chances ne sont pas bonnes. Dag nota qu'il ne l'accusait pas d'inefficacité ou d'inélégance cette fois. —Est-ce que Tawa est sauvée? — Si la plaie ne s'infecte pas. Dans les prochains jours, j'enverrai régulièrement quelqu'un lui donner des renforcements d'essence. (Après une pause, il ajouta:) Vous avez su garder la tête froide, patrouilleur. Généralement, mes apprentis tournent de l'oeil, la première fois qu'on ouvre physiquement quelqu'un devant eux. — Je suppose que je suis plus âgé que vos apprentis habituels. (Dag hésita.) Et j'ai moi-même eu à ouvrir des gens avec un couteau par le passé, mais jamais pour leur sauver la vie. — Ah. Arcadie but une gorgée. Dag partagea un peu de son thé avec Faon et pensa aux autres complications de la grossesse que lui avait décrites Arcadie. Le placenta se détachant prématurément de la paroi utérine, dissimulant un saignement mortel jusqu'à ce qu'il soit trop tard; les bébés se présentant dans le mauvais sens et s'étranglant avec leur propre cordon ombilical ; un enfant trop grand pour passer à travers le pelvis de la mère. Sans travail d'essence, les sages-femmes des fermiers étaient parfois obligées de mettre en morceaux l'enfant à l'intérieur du ventre de la mère pour le tirer de là – mort. Même en s'aidant du travail d'essence, une telle issue n'était pas toujours évitable. — Comment peut-on prendre une décision de ce genre? Quand il s'agit de choisir entre une vie et une autre ? Dag se demanda si Arcadie comprenait qu'il posait la question d'un point de vue pratique – et pas par désespoir. Arcadie secoua la tête. — En général, on privilégie celui qui a la meilleure chance de s'en sortir. Ça dépend, et souvent on ne le sait qu'au dernier moment. (Il hésita.) Il y a autre chose que vous devez savoir. Et là, il ne s'agit pas de choisir. Parfois – il s'agit, heureusement de cas très rares – le placenta ne s'implante pas dans l'utérus, mais s'enracine dans le petit tube qui s'ouvre dans l'utérus. Un enfant ne peut pas vivre ou naître à cet endroit. Au lieu de ça, il grandit jusqu'à déchirer sa mère de l'intérieur et elle meurt en se vidant de son sang ou à cause de l'infection. La douleur est épouvantable sans parler de la peur. Ce n'est une mort ni rapide, ni clémente. Si vous êtes confronté à un cas de ce genre, vous devrez immédiatement vider la conception de son essence vitale. N'écoutez ni la mère, ni la famille. Alors vous pourrez peut-être forcer les fragments matériels à passer dans l'utérus et il est possible que la mère s'en débarrasse avec ses prochaines règles – bien que souvent, à ce stade, le tube ait déjà éclaté et que vous en soyez réduit à appliquer des renforcements d'essence en espérant que le corps se soignera lui-même. — Arracher l'essence, dit Dag entre ses lèvres sèches. Comme un être malfaisant. Comme ce qu'avait fait subir l'être malfaisant de Forgeverre à Faon et à son bébé; son visage figé lui indiqua qu'elle s'était fait la même réflexion. — Comme un maître-guérisseur, répliqua Arcadie. En quarante années de pratique, je n'ai vu que trois de ces cas, et, que les dieux absents en soient remerciés, lors de ma première intervention de ce genre, j'avais mon mentor à mes côtés qui m'a montré la voie. Je n'y serais pas parvenu sans lui. — Mais alors cette essence... serait absorbée par la mienne. — J'en ai peur – exactement comme dans ces expériences que vous avez menées avec de la nourriture. Elle est vite assimilée. Mais pas vite oubliée, semblait-il, à en juger par les ombres sinistres venues perturber l'essence brillante d'Arcadie. Sentant venir la nausée, Dag but une autre gorgée de thé. Faon lui prit la tasse des doigts et but à son tour, probablement pour la même raison. — Parfois j'espère de tout mon cœur qu'un pareil cas ne se présentera plus jamais; d'autres fois, j'espère au contraire que la prochaine femme à en souffrir aura au moins la chance de tomber sur moi. À temps. Dag avait toujours su que les guérisseurs expérimentés gardaient secrets certains aspects de leur art, en particulier vis-à-vis des étrangers. Il commençait à mieux comprendre pourquoi. — J'ai toujours cru que le travail d'un guérisseur était moins pénible que celui d'un patrouilleur. — Nous avons eu de la chance aujourd'hui. (Arcadie finit son thé et se releva en grognant.) Accrochez-vous à ça. Dag lui emboîta le pas. Pour la première fois, il se demanda pourquoi un homme aussi brillant n'était pas marié. Depuis son arrivée au camp de la Nouvelle Lune, il avait été bien trop occupé pour remarquer cette absence inexplicable d'épouse. Il décida qu'il poserait la question à Challa. Une autre fois. Parce qu'il n'était peut-être pas prêt à entendre certaines réponses, juste maintenant. Deux jours plus tard, en fin de soirée, Dag était assis avec Arcadie autour de la table ronde et faisait un bras de fer avec lui-même. Ou du moins était-il en train de confronter la force de la projection d'essence de son bras gauche à celle de son bras droit. La gauche gagnait à tous les coups, ce qui était un peu ennuyeux. Il jeta un coup d'oeil à Faon, assise au coin du feu et qui filait du coton qu'elle avait rapporté du marché des fermiers, et songea qu'il pouvait peut-être imaginer un meilleur moyen de s'entraîner, qui lui permettrait également d'aller se coucher plus tôt avec elle – très efficace. Arcadie se racla la gorge alors que les projections faiblissaient à cause du manque d'attention de Dag. Mais avant que Dag puisse se reprendre, on frappa à la porte. Arcadie hocha la tête et Dag se leva pour ouvrir. Deux personnes, lui indiqua son InnéSens à moitié déployé. Mais sans urgence, contrairement à la plupart des visiteurs nocturnes d'Arcadie. Il ouvrit la porte et fut surpris de trouver le mari et la sœur de Tawa Tuecerf. — Bonsoir! Entrez, entrez! La sœur secoua la tête. — Nous ne pouvons pas rester. Mais la tente Tuecerf tenait à vous remettre ceci, Dag. (Elle lui donna un paquet étroit, emballé dans un tissu avec un ourlet.) On nous a dit que vous en aviez besoin. Qui vous l'a dit ? Dag palpa à travers l'emballage et sut immédiatement de quoi il s'agissait. — Le grand-oncle de Tawa l'a légué à notre tente il y a environ un an, expliqua le mari. Il a fait partie d'une patrouille dans le nord, dans sa jeunesse. — Euh... merci beaucoup! (C'était un cadeau qu'il ne pouvait pas refuser, même s'il l'avait voulu. Ce qui n'était pas le cas. Un sourire timide retroussa ses lèvres.) Remerciez bien votre tente, et Tawa. — C'est entendu. Le père et la tante tout récents repartirent dans la nuit fraîche, heureux. Enfin, pensa Dag, sa main serrant son cadeau. Il apporta le paquet à la table et défit l'emballage à la lumière de la lanterne. Faon vint se placer à son épaule, souriant de le voir de si bonne humeur. En voyant apparaître le fémur, son sourire s'effaça. Dag effleura de la main la matière lisse: propre, séché, prêt à être taillé pour devenir un couteau. Solide, aussi, alors que les os donnés par les hommes très âgés étaient souvent trop fragiles. Quelqu'un avait gravé le nom du donneur et de sa tente avec une épingle sur une partie de l'os qui serait découpée quand on donnerait au bout la forme d'une pointe destinée à tuer les êtres malfaisants. Dag décida qu'il graverait le nom sur la lame terminée, de manière que sa mémoire ne se perde pas. D'une voix froide et un peu tendue, Faon demanda: — Tu as l'intention d'en faire un couteau? — Oui. Le coutelier Vague a pratiquement accepté de m'aider si j'arrivais à me procurer un os. Une leçon à méditer – pour tous les deux. — Et de te lier à lui ? — Oui. (Il caressa la surface lisse.) C'est un cadeau honorable. Je le sens. Pour quelque chose d'aussi intime, il faut le sentir. Avec les os de Crâne, par exemple, enterrés avec lui sur les rives de la Grâce, j'aurais eu l'impression... Dag n'était pas sûr de ce qu'aurait ressenti quelqu'un qui ne l'avait pas connu, mais lui savait qu'il aurait été horrifié. Faon se mordit la lèvre, respira. — Je sais que c'est quelque chose que tu voulais, et je ne peux pas m'y opposer. Mais... promets-moi que tu ne prépareras pas ce couteau tant que je serai encore de ce monde! — Ça ne risque pas d'arriver, Faon. Mais quand elle... N'y pense même pas. Dans le cours naturel des choses, il était fort probable qu'ils vieilliraient ensemble. — Je me rappelais juste cette horrible ballade. — Quelle horrible ballade? — Celle avec les deux patrouilleurs. Ce qui laissait un choix assez vaste, mais il comprit de quelle chanson elle voulait parler – le récit dramatique de deux partenaires, séparés de leur patrouille, qui tombent sur un être malfaisant. Aucun d'eux ne porte un couteau préparé, mais tous deux ont sur eux des couteaux liés. La dispute porte sur le choix de celui qui sera amené à se sacrifier, à partager sa mort sur place, et celui qui devra informer la veuve éplorée ou la fiancée. Une aventure qui avait nécessité trois strophes déchirantes. C'était un air plutôt populaire dans le nord – les gens dansaient même dessus. Dag ne doutait pas que de tels événements aient pu se produire dans la vraie vie, mais il soupçonnait que la réalité avait été quelque peu embellie. — C'est juste une chanson, protesta-t-il. Elle fit une moue entêtée. — Promets-moi quand même. — C'est promis, Étincelle. Il embrassa ses lèvres pour les adoucir. Après, elle recula pour le regarder droit dans les yeux, puis hocha la tête. — Tu as intérêt. Chapitre 8 Un soir, Faon revint de l'infirmerie en compagnie de Dag et Arcadie – un autre enfant avec une fièvre difficile à soulager; devant leur porte les attendait l'habituel panier du dîner avec, en plus, une lettre posée dessus. Arcadie lut l'inscription et haussa les sourcils. — Pour vous, dit-il en la tendant à Faon. Le courrier a dû la déposer. Surprise, elle lut son nom et celui de Dag, suivis de chez Arcadie, camp de la Nouvelle Lune, et reconnut l'écriture en pattes de mouche de Brin. Son frère ne prenait la plume qu'à contrecoeur; une lettre de sa part ne pouvait être qu'importante. Elle l'apporta à la table pendant qu'Arcadie alimentait le feu pour le thé. Dag posa le panier, alluma les deux bougies, puis vint se poster derrière elle, l'air inquiet. — Quelque chose ne va pas ? — Non, pas vraiment, dit-elle, inclinant la feuille de papier vers la flamme pour capter la lumière vacillante. (Le gribouillage de Brin était relativement lisible, pour qui n'avait pas peur de faire un effort.) Brin écrit que Baie a trouvé un acheteur pour le Rapporteur et qu'il veut en faire sa maison. La fabrication du Rapporteur avait été de bien meilleure qualité que celle de la plupart des chalands lancés depuis les affluents en amont de la Grâce par les garçons des collines les plus aventureux. Baie devait être contente que le dernier bateau construit par son père ne finisse pas en bois de construction, ou pis, en bois de chauffage. Hélas, Marguerite, la chèvre, serait vendue avec son foyer flottant. — Il dit aussi que Baie leur a tous trouvé du travail sur un coche qui doit bientôt repartir vers l'amont pour profiter de la fin de la décrue d'hiver. Tous sur le même bateau – Brin, Bo et Hod comme mariniers, Aubépine comme mousse et elle comme joueuse de violon. Baie avait été à l'affût d'un patron batelier qui pourrait les accueillir tous, mais, quand Dag et Faon avaient quitté Grise-Bouche, elle ne savait pas quand pareille occasion était susceptible de se présenter. Brin avait mentionné en passant l'idée de voyager par voie de terre, en empruntant la piste de Tripoint, mais ils gagneraient bien plus d'argent de cette façon. — Brin dit aussi que, si nous changeons d'avis, nous devons les rejoindre à Grise-Bouche avant la fin de la semaine. Dans le cas contraire, une lettre suffira pour leur dire quand nous pensons être de retour à Eau Claire. — Ah, dit Dag. Elle leva les yeux vers lui. — Je ferais mieux de répondre sans tarder, sinon il risque de ne pas recevoir ma lettre avant de partir. Alors... qu'est-ce qu'on fait, Dag? En venant au camp de la Nouvelle Lune, je pensais rester quelques jours, mais ça fait déjà plus d'un mois... Dag gagna du temps en allant se laver la main à l'évier, un rituel d'avant-repas sur lequel Arcadie insistait avec une fermeté plus que maternelle. Faon en fit autant. Ils déballèrent le contenu du panier, et Arcadie apporta le thé, avant que Dag prenne la parole. — Je n'ai pas encore fini mon apprentissage de guérisseur. Versant le thé, Arcadie grogna. — Vous avez à peine commencé. Je vous donne deux ans. Il en faut trois ou quatre à la plupart des apprentis. — Deux ans! s'exclama Faon. — En fait, reprit Arcadie, les guérisseurs ne cessent d'apprendre les uns auprès des autres, et auprès de leurs patients, tout au long de leur vie. Le traitement des maux les plus courants devient rapidement une simple formalité – et je dois admettre que vous êtes l'élève le plus opiniâtre que j'aie jamais eu – mais on ne peut pas accélérer l'acquisition de certaines expériences. Il faut attendre qu'elles se produisent. Dag mordit dans son pain beurré, mâcha, avala. — D'après vous, quand est-ce que je serai prêt à pratiquer pour de bon ? À faire du véritable travail d'essence ? Au lieu de répondre immédiatement, Arcadie alla prendre sur son étagère un petit livre à l'allure familière et le feuilleta. Il dévisagea Dag de manière perturbante pendant une bonne minute, puis, au risque de mélanger l'encre avec quelques miettes, il prit quelques notes et souffla sur la page pour les sécher. — Demain, dit-il. Dag sembla étonné mais content. — Et mon essence que vous trouviez « souillée »? — Comme je l'espérais, le meilleur remède était le temps. Votre essence se purifie d'elle-même à un rythme satisfaisant et elle continuera à le faire tant que vous éviterez toute nouvelle contamination. Bien entendu, l'idéal serait de ne pas donner suite à vos expériences. Dag but lentement une gorgée de thé. — C'est... C'est impossible, Arcadie. Si je veux pouvoir soigner des fermiers et ne pas les ensorceler par la même occasion, je vais devoir absorber toutes sortes d'essences inconnues. Arcadie lui lança un regard noir. — Tout ça est longtemps resté confus pour moi, poursuivit Dag, mais avec le recul, je suis de moins en moins sûr de savoir quelle part de la perturbation de mon essence était attribuable à tous ces apports étrangers, et quelle part venait de ma rencontre avec Crâne et ses bandits, expérience qui aurait déjà eu de quoi donner des cauchemars à n'importe quel homme. — L'esprit et l'essence – et les émotions – s'entrecroisent effectivement aux niveaux les plus intimes, concéda Arcadie. Curieusement, il jeta un coup d'oeil à Faon. Dag hocha la tête. — À l'exception de Crâne, il m'a semblé que tout ce que j'absorbais me rendait plus fort et que mon travail d'essence s'en trouvait amélioré au fur et à mesure que je progressais vers la mer. J'ai du mal à comprendre en quoi une essence souillée constitue un réel obstacle pour un guérisseur... — La plus petite parcelle d'essence inconnue qui entre en vous transforme votre essence et sa manière de fonctionner. Le risque qui en résulte échappe à tout contrôle. Dag fronça les sourcils. — Tout ce que je fais et tout ce que j'apprends transforme mon essence – le simple fait de respirer, même. Tant que je suis en vie, mon essence est incapable de ne pas changer. Peut-être que ces « souillures » sont un mal nécessaire – comme les moustiques et les ampoules, ou le mauvais temps et la fatigue, en patrouille. — On peut peut-être vivre à la dure en patrouille, mais le travail d'un maître-guérisseur requiert une précision qui ne peut pas se satisfaire d' à-peu-près. — Pour ce que j'en ai vu, tout n'est pas toujours aussi délicat. — Tout ce que touche votre projection en est changé. — Tout ce que touche ma main en est changé. Ça a toujours été le cas. Moi, ce sont les gens que j'espère transformer. — Dag, vous ne pouvez pas soigner des fermiers. Pas au camp de la Nouvelle Lune. — Et si jamais Faon tombe malade ? Vous allez essayer de m'empêcher de la soigner ? Arcadie chassa cette objection d'un geste de la main. — C'est différent. — Ah bon ? En quoi ? Pas du point de vue du travail d'essence que ça implique en tout cas... Arcadie soupira et se frotta le front. — Je vois que je ne vais pas pouvoir faire l'économie de ma traditionnelle mise en garde. Avec mes apprentis habituels, je commence en général par, Quand j'avais votre âge... mais je suppose que ça ne fera pas l'affaire avec vous. — Quand vous aviez mon âge, alors ? suggéra obligeamment Faon. Arcadie la regarda. — Un peu plus, mais pas beaucoup. Dag se cala sur sa chaise et, plutôt que de continuer à protester, mordit de nouveau dans son pain et indiqua d'un signe de la tête à Arcadie qu'il avait son attention pleine et entière. Arcadie respira à fond. — Quand j'étais bien plus jeune – plus stupide, aussi – et débordant d'enthousiasme, moi et ma femme faisions notre apprentissage de guérisseurs au camp du Marécage de la Hache, un camp situé à environ deux cent cinquante kilomètres au nord-ouest. Sa femme ? Faon n'avait pas eu l'occasion de la croiser depuis son arrivée au camp. C'était même la première fois qu'elle en entendait parler. Dag hocha la tête en signe de compréhension – à propos de quoi ? Connaissait-il le camp où Arcadie avait été apprenti ou s'agissait-il d'autre chose ? Elle n'était pas certaine qu'Arcadie ait vu la petite grimace qui l'accompagnait. Les histoires dans lesquelles une première épouse était victime d'un sort funeste avaient cet effet-là sur Dag. Faon déglutit et se tut. — Nous venions récemment d'entrer en pleine possession de nos pouvoirs de guérisseurs. Brina était particulièrement douée pour le traitement de maux dont souffraient les femmes. De mon côté, je commençais à montrer les premiers signes qu'un avenir de maitre-guérisseur m'attendait. Nous avions une telle énergie que le camp du Marcécage de la Hache ne semblait pas avoir suffisamment de malades pour l'absorber. Un excès d'énergie difficile à imaginer aujourd'hui... Comme nous étions jeunes, il nous arrivait de discuter des problèmes des fermiers du voisinage. Elle pensait que ce serait une excellente idée de leur offrir nos soins – peut-être en commençant par installer une petite infirmerie au marché des fermiers du camp, à côté de la table où les Marcheurs du Lac vendaient déjà des herbes et des remèdes. Bien sûr, nos mentors ont mis fin à cette initiative avant même qu'elle dépasse le stade d'une simple discussion, mais nous y avions beaucoup réfléchi. Vous n'êtes pas le premier à avoir cette idée, Dag. Le visage de Dag s'éclaira. — Mais avec le désensorcellement, ça devient possible ! D'un geste, Arcadie lui intima d'attendre la suite. — Un jour, une fermière qui nous avait entendus discuter de tout ça s'est présentée à Brina pour lui demander son aide. Son mari était mourant. Brina a accepté. — Est-ce que c'est une de ces histoires où les fermiers mécontents rejettent la responsabilité de leurs malheurs sur les Marcheurs du Lac? demanda Dag avec inquiétude. Faon frémit. Une accusation de magie noire suffisait parfois pour qu'un Marcheur du Lac isolé soit passé à tabac – ou pis, si la foule était vraiment remontée. À plusieurs, ils faisaient des adversaires bien trop redoutables. — Non. Elle a réussi. L'homme n'était même pas ensorcelé. (Arcadie inspira de nouveau, comme pour se donner du courage.) La rumeur s'est propagée. Un autre fermier affolé s'est présenté à l'entrée du camp, puis un autre. J'ai commencé à l'accompagner lors de ses visites. Une fermière malade, victime d'un ensorcellement profond, s'est mise à traîner dans le camp. Son mari a décidé qu'elle avait été séduite et il a essayé de me tuer. Heureusement pour moi, des patrouilleurs de passage sont venus à mon secours et l'ont chassé. Le point critique a été atteint quand une émeute a éclaté aux portes du camp, provoquée par les parents de fermiers gravement malades qui essayaient d'entrer et de nous emmener de force à leur chevet. L'attaque a été repoussée au prix de nombreux blessés des deux côtés – on a déploré trois morts, un patrouilleur et deux fermiers. Le conseil du camp a décidé de sortir de cette impasse en nous faisant quitter le camp en secret, de nuit. Notre apprentissage s'est poursuivi au camp de la Rivière de la Mousse, destination que les Marcheurs du Lac du camp du Marécage de la Hache ont pris soin de ne pas révéler à ceux qui continuaient à nous chercher. Et c'est ainsi qu'ont pris fin nos expériences auprès des fermiers. (Arcadie se redressa et foudroya Dag du regard.) Comme je n'ai aucune envie de revivre ce cauchemar, vous resterez à l'écart des fermiers aussi longtemps que vous résiderez au camp de la Nouvelle Lune. Est-ce que c'est clair? Dag répondit par un bref signe de tête, comme un patrouilleur mécontent venant de se faire rappeler à l'ordre. — Oui, monsieur. — Bien sûr, ça ne s'applique pas à Faon, reprit Arcadie sur un ton plus conciliant. Elle ne traîne pas derrière elle un mari jaloux ou une famille susceptible de fomenter une révolte. Elle ne risque pas de poser un problème pour le camp. (Après un moment, il ajouta:) Pas de cette façon, du moins. Faon fronça les sourcils d'un air perplexe. — Mais qu'est devenue votre femme, monsieur ? Dag secoua la tête de manière pressante. Voulait-il lui dire Non! Ne lui pose pas la question ! Je t'expliquerai plus tard, elle n'en était pas certaine. Mais Arcadie se contenta de répondre: — Elle travaille au camp de la Rivière de la Mousse ces temps-ci. Sa voix et son expression rébarbatives n'encouragèrent pas Faon à poser la dizaine de questions supplémentaires qui se pressaient sur ses lèvres. — Faon et moi sommes vos invités, dit Dag. Nous respecterons donc les règles de ce camp. Nous ne vous causerons aucun souci, monsieur. Faon n'était pas certaine de savoir comment prendre le haussement de sourcils plein de scepticisme de la part d'Arcadie qui accueillit cette déclaration; il accepta la promesse de Dag d'un signe de tête. Le guérisseur ouvrit la bouche, comme s'il voulait ajouter quelque chose, puis il sembla se raviser et préféra s'attaquer enfin à son dîner. Faon attendit qu'ils soient confortablement installés dans leur sac de couchage – dans la chambre d'amis située à l'autre bout de la maison – pour interroger Dag. — Alors, pourquoi tant de mystères autour de cette madame Arcadie ? Une guérisseuse, elle aussi. Pendant une horrible minute, j'ai bien cru qu'Arcadie allait nous dire qu'elle avait été assassinée par des fermiers. Mais apparemment non. Dag soupira et l'attira contre lui. — Challa m'a tout raconté, il y a quelques jours. Il semble qu'Arcadie et sa femme aient vécu heureux et travaillé côte à côte à l'infirmerie du camp pendant de nombreuses années. Ils étaient partenaires autant qu'époux, aussi proches qu'on peut l'être. Mais ils avaient le même problème qu'Utau et Sarri. — Pas d'enfants ? Une tristesse que le couple du Lac Hickory avait surmontée de manière radicale, en accueillant un nouveau membre dans leur mariage – Razi, le cousin d'Utau. Une solution qui sortait de l'ordinaire, avait compris Faon. Mais leurs enfants étaient des anges – le nombre de parents ne faisait rien à l'affaire. Dag hocha la tête. — Et pas seulement un problème de conception. Une fausse couche après l'autre, empirant avec l'âge. Challa m'a dit qu'Arcadie se sentait particulièrement frustré, parce qu'il pensait qu'un guérisseur aussi expérimenté que lui aurait dû trouver une solution. En fait, c'est même pour cette raison que les fausses couches sont devenues de plus en plus risquées. Le problème n'est pas nouveau – j'ai connu de nombreux couples dans le même cas, dans tous les camps du nord. Deux individus exceptionnels échangent les bracelets du mariage et toute la famille s'attend à une progéniture tout aussi exceptionnelle... et rien ne se produit. Kauneo et moi... Elle lui caressa le front. — Tu n'as pas besoin de m'en parler. Il hocha la tête avec gratitude, mais continua quand même. — Nous ne sommes pas restés ensemble assez longtemps pour savoir. Il y a eu un mois où nous avons cru... Revenons-en à Brina, la femme d'Arcadie. Elle n'était plus toute jeune et elle ne voulait pas laisser passer sa chance, alors un jour elle lui a brusquement demandé de couper les cordelettes de leurs bracelets. L'équivalent du divorce chez les Marcheurs du Lac. Faon hocha la tête. — Arcadie ne l'a pas bien pris, je crois, mais il n'a pas lutté. Ils se sont plus ou moins réparti les infirmeries des camps de la Nouvelle Lune et de la Rivière de la Mousse et, très peu de temps après, elle s'est mariée avec un patrouilleur veuf de là-bas. Ils ont eu deux enfants presque immédiatement. Ils doivent être grands maintenant. Faon essaya de décider s'il s'agissait ou non d'une fin heureuse. Moitié-moitié, peut-être. — Je me demande pourquoi Arcadie ne s'est jamais remarié. — Même mon InnéSens ne m'est d'aucune aide pour deviner ce qui se passe dans sa tête. Je vois bien que c'est un homme d'une grande sensibilité, et sans doute seulement en partie parce qu'il est parvenu à un niveau de maîtrise de son essence que je n'avais encore jamais connu. — Tu penses que c'est pour ça qu'il est aussi... je ne sais pas trop comment le dire... maniaque? Le moindre désordre sème le trouble dans son essence? Il la dévisagea en haussant les sourcils. — C'est possible, Étincelle. Elle se blottit contre lui, plantant un baiser sur sa clavicule. Sa main s'arrêta sur sa hanche. Avant qu'ils passent à des échanges d'une nature différente, elle demanda : — Alors, qu'est-ce que je dois répondre à Brin et Baie ? Il soupira d'une manière hésitante. — Qu'est-ce que tu veux faire, Étincelle? Lovée dans la chaleur de son étreinte, elle devint silencieuse, retenant la première réponse qui lui venait à l'esprit avant même qu'elle ait franchi la barrière de ses lèvres. Je veux rentrer chez moi ne voulait plus rien dire. La ferme de Bleu Ouest reviendrait, le moment venu, à la femme de son frère aîné. Dag avait été pratiquement banni du camp du Lac Hickory. Tout ce qu'elle possédait était ici : quelques couvertures, jetées sur le sol de la maison de quelqu'un d'autre. Et Dag. C'était assez pour deux. Mais pas pour trois. Peut-être plus, même; les femmes avaient souvent des jumeaux, dans la famille de Faon. Deux années à vivre dans cet endroit? Au regard de son existence bien plus longue, Dag ne se rendait peut-être pas compte qu'à l'échelle de celle de Faon cela pouvait sembler très long. Il pouvait s'en passer, des choses, en deux ans. Des naissances. Des morts. Les deux. Ses pensées l'entraînaient trop loin et trop vite. Elle décida de les garder pour elle pour le moment. Un jour, une semaine, un mois, elle ne pouvait pas prévoir à plus longue échéance. — J'ai vu les fleuves, et je ne regrette pas le voyage, à part la rencontre avec Crâne. Et j'ai vu la mer. Et j'ai toujours envie de connaître la piste de Tripoint au printemps, comme tu me l'as... (elle se reprit juste avant de prononcer le mot « promis») décrit. Mais je suis prête à patienter un printemps de plus. Il pencha la tête, mais ne dit rien. Arcadie avait dit combien de temps il faudrait â Dag afin qu'il devienne un véritable guérisseur. Il n'avait pas clairement affirmé que Dag et sa fermière de femme seraient les bienvenus au camp aussi longtemps. « Je vous donne deux ans », avait-il dit. S'agissait-il d'une observation ou d'une proposition ? Elle respira. — Je vais écrire à Brin et Baie que nous ne rentrons pas sur le Rapporteur. (Si ça se trouvait, le chaland avait déjà changé de mains, et les affaires de l'équipage avaient été transférées à bord du coche.) Est-ce qu'il est possible d'envoyer une lettre à Eau Claire à partir d'ici ? Dag pinça les lèvres, semblant passer en revue une carte mentale – avec les itinéraires des courriers et les emplacements des différents camps, probablement. — Oui. Par contre, impossible de dire quand elle arrivera. Faon hocha la tête en signe de compréhension. Tirer un coche vers l'amont était un travail lent et pénible: quatre mois ou plus de Grise-Bouche à Tripoint, comparés aux six semaines que prenait la navigation vers l'aval. En passant par la piste de Tripoint, un convoi gagnait de nombreux kilomètres par rapport à la voie navigable; c'était bien plus rapide pour des cavaliers ou des voyageurs peu chargés, mais pas adapté à des chargements importants. Même en quittant le camp de la Nouvelle Lune d'ici quelques semaines ou quelques mois, ils arriveraient sans doute avant Brin et Baie... à la maison, songea-t-elle avec hésitation. À Eau Claire, du moins. Le nouveau foyer de Brin, avec sa vraie famille, composée de Baie et Aubépine. Faon ne doutait pas qu'elle et Dag y seraient toujours les bienvenus – comme invités. Elle avala sa salive. — Je lui écris que, si nous ne les retrouvons pas à Eau Claire à la saison des fraises, il recevra une autre lettre. Dag hocha de nouveau la tête. Dag, que va-t-il nous arriver? Elle avait très envie de lui poser la question, mais il n'était visiblement pas capable d'y répondre ce soir, alors elle préféra n'en rien faire et renverser la tête en arrière, trouver ses lèvres pour un baiser silencieux. Dag demanda à Faon de l'accompagner chez Vague afin de travailler sur son nouveau couteau du partage, prétendant avoir besoin de ses doigts habiles plus que c'était réellement le cas. Sous l'œil scrutateur de Vague, Faon aida à tailler et polir le fémur, puis elle patienta en silence, non sans appréhension, pendant que Dag fixait l'involution dans l'os, puis procédait à une entaille sur sa peau avec une lame passée sous la flamme et laissait le filet de sang couler sur le couteau pour établir le lien. À la fin du processus, la coutelière avait perdu de sa froideur à l'égard de la fermière dont on lui avait imposé la présence dans son atelier. Une autre petite victoire remportée par Faon, son caractère avenant et son essence remarquable; ou, à la réflexion, s'agissant là d'une des coutumes des Marcheurs du Lac dont le secret était le plus jalousement gardé, une victoire pas si petite que ça. Les frémissements douloureux dus à l'involution cessèrent bien plus vite qu'avec le couteau de Crâne – il restait sans doute à Dag des progrès à faire en matière d'élégance, mais il n'en avait pas trop fait cette fois. Il demanda à Faon de graver son nom et celui du donneur de chaque côté de la lame à l'aide d'une alêne chauffée à la flamme de la bougie. Puis il lui emprunta la noix qu'il lui avait offerte pour son anniversaire et la posa devant Vague. Pinçant les lèvres, Vague s'en empara et l'examina. — Qu'est-ce que c'est ? Un exercice pour fixer des involutions ? C'est beaucoup trop dense, alors. Dag secoua la tête. — Rien à voir. C'est une autre de mes idées. J'espérais avoir votre avis. Je réfléchis depuis déjà un moment à un moyen de protéger F... les fermiers des attaques des êtres malfaisants, un peu comme un patrouilleur le fait en masquant son essence. Pas de la même façon, bien sûr; j'imagine mal comment les fermiers pourraient tourner leur essence à l'oblique du monde comme nous le faisons. Il faudrait trouver autre chose, quelque chose qui soit à la portée de tout bon guérisseur ou coutelier. Vague parut surprise. — Vous trouvez que nous n'avons pas assez de travail comme ça? Vous voulez en plus nous faire fabriquer ces... ces boucliers pour fermiers? — Les fabriquer et les vendre, comme n'importe quel autre objet faisant appel au travail d'essence. — Vous savez que les Marcheurs du Lac ne vendent que des objets qui demandent peu de travail. Ce qui ne serait pas le cas de vos boucliers. — Alors, il suffira de les vendre au juste prix. Dag jeta un coup d'œil à son couteau sur l'établi, ses lignes pures évoquant l'os dont il venait d'émerger, puis son regard s'arrêta sur un autre modèle vierge accroché au mur, sur lequel travaillait Vague en ce moment. Il s'agissait d'une lame dans un style plus recherché. Plus tard elle serait incrustée de nacre ou décorée avec des pierres de couleur, et le manche enveloppé d'un cuir à motifs. Certaines tentes ou certains camps possédaient des couteaux à la conception unique – un œil averti était ainsi parfaitement capable d'en identifier l'origine. Les modèles du sud étaient reconnaissables au premier coup d'œil. Dans le nord, on faisait les choses plus simplement. Que de temps perdu, Vague. N'en avez-vous pas conscience? — Au départ, Dag voulait simplement trouver un moyen de me protéger, intervint Faon. Ce n'est qu'après qu'il a pensé aux fermiers en général. Mais je suppose que des boucliers de ce genre pourraient aussi assurer la protection des tout jeunes Marcheurs du Lac. Comme les dix-neuf qui ont perdu la vie au Marécage de l'Os. Parce que Verte-Source n'a pas été le seul touché. Ça va de soi. Vague devint soudain silencieuse. Dag également. Il cligna des yeux. Mais bien sûr, mais bien sûr...! Le problème jusque-là insoluble de parvenir à convaincre les Marcheurs du Lac de s'intéresser à son idée folle venait de s'évaporer sous les yeux de Dag avec une soudaineté saisissante. En proie à des pensées inédites, l'essence de Vague s'agita. Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt? À part le fait que sa tête avait eu à absorber tant de nouvelles choses ces derniers mois, au point de lui donner l'impression d'être prête à exploser, et de ne plus trop savoir où il en était... Peut-être que c'était pour la même raison que les Marcheurs du Lac n'avaient pris aucune initiative dans ce sens pour l'instant – ils avaient déjà une solution au problème, ou du moins le croyaient-ils. La famille de tente d'un jeune Marcheur du Lac ou ses mentors en patrouille étaient déterminés à lui enseigner comment masquer son essence. Pourquoi s'attaquer à un problème d'un angle différent, en faisant toutes sortes d'expériences risquées qui pouvaient coûter des vies, quand vous aviez déjà un système ayant fait ses preuves ? Dag respira avant de continuer d'une voix hésitante: — Je pensais pouvoir développer ou fixer une involution dans une sorte de bouclier rendu insaisissable pour un être malfaisant. Au moins assez longtemps pour que le fermier – ou l'enfant – puisse prendre la fuite. Si une involution est capable de retenir une essence mourante, pourquoi pas une vivante? Les sourcils de Vague s'élevèrent. — Mais l'involution d'un couteau se rompt quand elle entre en contact avec un être malfaisant. Dag inclina la tête. — Elle ne rompt pas de l'extérieur, mais de l'intérieur, à cause de l'affinité de l'essence mourante avec l'être malfaisant qui se trouve à proximité. C'est une sorte de vibration. Malgré les vingt-six couteaux qui ont connu leur fin par ma main, je n'ai compris cela que le jour où j'en ai tenu un qui n'avait aucune affinité avec un être malfaisant. Dag respira à fond et entreprit, une nouvelle fois, d'expliquer comment son précédent couteau lié avait été chargé avec la mort de l'enfant à naître de Faon à Forgeverre, avant d'enchaîner sur le récit de son destin final à l'Arbre-Pluie. Vague posa plus de questions – des questions plus précises aussi – que l'avait fait Arcadie. Elle se montra particulièrement fascinée par sa description de l'incubateur à hommes de vase, vu de l'intérieur. — Ça ressemblait beaucoup à une involution, expliqua-t-il, mais très vaste, et tellement complexe – reposant sur une matrice de guérisseurs dont l'être malfaisant avait fait ses esclaves. Elle n'était pas inerte, comme l'involution d'un couteau. Elle parasitait les guérisseurs, en quelque sorte. C'est là que, pour la première fois, j'ai compris que la magie était quelque chose de vivant. Par contre, je ne vois pas bien encore où un bouclier d'essence pourrait puiser cette vitalité. Et il ne pourrait pas fonctionner tout le temps sans courir le risque de s'épuiser trop vite. Je pense qu'il devrait se déclencher seulement en présence d'un danger, à la manière d'un couteau qui ne se brise qu'au moment de pénétrer effectivement dans le corps de l'être malfaisant. — Eh bien, dit lentement Vague, je ne connais que quatre sources possibles d'essence dans un moment pareil. L'involution, la personne qui est protégée, les environs immédiats, et l'être malfaisant lui-même. Dag fronça les sourcils. — Je ne vois pas comment vous pourriez rendre une involution suffisamment puissante pour durer plus que quelques instants, si elle prenait vie comme avec la magie que j'ai pu observer à l'Arbre-Pluie. — L'idéal serait de pouvoir exploiter l'être malfaisant, dit Vague d'un air songeur. Un peu comme attraper son agresseur par le bras pour lui faire perdre l'équilibre. — Plus comme attraper son adversaire par le bras et le lui arracher, dit Dag. Mais non, je vous assure, mieux vaut éviter tout contact avec l'essence d'un être malfaisant. C'est un poison mortel. La désolation à l'état pur. — Impossible d'anticiper ce que peuvent être les environs immédiats, dit Vague. Ce qui nous laisse la personne protégée. — Ça semble... circulaire, dit Dag, essayant de s'imaginer ça. — Si le contact avec l'être malfaisant activait le bouclier, dit Faon, comment ferais-tu pour le désactiver ? Dag fronça les sourcils. — Je pense qu'il finirait par se décharger de lui-même assez rapidement. — Mais s'il utilise l'essence de l'individu qu'il protège, est-ce que ça ne risque pas de lui être fatal ? — Euh..., fit Dag en se grattant la nuque. Ils discutèrent involutions et travail d'essence pendant plus d'une heure, jusqu'à ce que la lumière qui entrait par la porte ouverte de l'atelier et les protestations de l'estomac de Dag lui rappellent que leur dîner avait probablement été livré chez Arcadie. Ils n'avaient rien résolu aujourd'hui, mais curieusement, Dag se sentait réconforté par le trouble qui l'avait envahi. Peut-être avait-il fait quelques détours pour en arriver là, mais il savait maintenant qu'il n'était pas le seul à avoir réfléchi à ces questions. Faon avait raison. J'ai besoin de l'expérience de mes pairs. Comme son frère Dar le coutelier, Vague faisait le même travail de la même façon depuis longtemps; à l'inverse de Dar, elle n'avait pas fermé son esprit. — Si vous pensez à quelque chose, n'hésitez pas à venir m'en parler, dit-elle à Dag avec un sourire amical, alors qu'elle les raccompagnait, lui et Faon. Il sourit à son tour. — Vous aussi. Le vent du sud murmurait et les rayons du soleil oblique brûlaient à travers l'air humide avec une force surprenante. D'ici quelques semaines tout au plus, Faon espérait voir arriver le printemps, avec son éclosion de gros bourgeons et de jeunes pousses. De toute façon, il faisait déjà assez chaud pour profiter de l'après-midi sur la véranda donnant sur le lac à l'arrière de la maison d'Arcadie. Assise sur le banc poussé contre la table, elle était penchée sur son ouvrage, la langue entre les dents; à l'aide d'un coupoir en acier, elle traçait le contour du nouveau couteau de Dag, posé sur un bout de cuir. Dans le sud, les Marcheurs du Lac portaient leurs couteaux dans des gaines de cuir repoussé, parfois incrustées d'argent ou même d'or, mais celui-là serait simple, dans le style du nord. Simple et farouche, comme ses pensées. Elle se donnait du mal, elle voulait pouvoir en être fière. Arcadie sortit de la maison, une tasse de thé à la main, regarda par-dessus son épaule pendant un moment, puis marcha nonchalamment jusqu'à la balustrade, s'appuyant dessus pour plonger son regard au bas de la pente. Trente pas plus bas, Dag était assis en tailleur sur le petit embarcadère, le dos tourné à la maison, penché sur sa propre besogne. — Qu'est-ce qu'il fabrique là en bas? Ronchonna Arcadie. Qu'est-ce qu'il y a à l'intérieur de ces sacs ? — Un sachet de noix, répondit Faon, sans lever les yeux de sa découpe, des souris dans une boîte. Et un bocal en verre. — Des souris! — Il n'arrache pas leur essence! se hâta-t-elle d'ajouter quand Arcadie se redressa. Il m'a promis d'être prudent. Un peu plus tôt, elle était descendue pour observer Dag. Elle lui avait apporté les noix et le bocal, mais il avait dû se débrouiller sans elle pour capturer les souris – il y avait des limites au soutien d'une bonne épouse. Mais elle n'était pas près d'oublier le spectacle de plusieurs souris, émergeant du sous-bois sous la direction de Dag pour venir sauter à l'intérieur de la boîte. — Il va sans doute renoncer à l'idée de produire un bouclier qui protégerait le corps tout entier – comme ce manteau en cuir capable de détourner les flèches qu'il possédait à une époque. Ces essais ont montré que les souris ne pouvaient pas s'enfuir ni respirer. Ne tenant pas compte des doutes de Faon, il leur avait imposé une seconde tournée du sous-bois, à la recherche de souris supplémentaires. Elles offraient à Dag la possibilité de faire de nombreuses expériences rapidement, et ainsi d'apprendre à partir de ses erreurs et de sortir des impasses. Plus tard, il serait bien temps d'adapter ses découvertes à... à Faon. Bien plus tard. — Il a décidé de travailler simplement à la protection de l'essence. — C'est de la folie, marmonna Arcadie. — S'il réussit, lui fit remarquer Faon, sa loyauté à Dag jamais prise en défaut, il pourrait sauver des milliers de vies. — Des milliers, répéta Arcadie dans un souffle. Dieux. Il se pencha et but de nouveau son thé à petites gorgées, le regard fixé sur le bas de la pente, avec une expression indéchiffrable. — Quand votre mari s'est présenté aux portes du camp, continua Arcadie après une longue pause, j'ai d'abord cru avoir affaire à un homme simple, voire un peu niais. Mal fagoté, crasseux, avec cette façon de marmonner des gens du nord qui donne l'impression qu'ils ont la bouche pleine de cailloux... — Il ne parle comme ça que lorsqu'il est intimidé ou peu sûr de lui, le défendit Faon. Autrement, il est tout à fait capable de formuler clairement ses idées. Et il aime être propre autant que n'importe qui d'autre (à l'exception d'Arcadie, bien sûr), mais il ne perd pas de temps avec des choses qu'il sait ne pas pouvoir obtenir immédiatement. C'est quelqu'un de patient. — C'est vrai, murmura Arcadie. (Il but une gorgée de thé.) J'ai passé ma vie entière à l'intérieur de trois camps, vous savez. J'ai parcouru les chemins qui les relient, mais je ne suis jamais allé au-delà. Les sourcils de Faon se levèrent brusquement sous l'effet de la surprise. — Vous n'êtes jamais allé voir la mer? Ou Grise-Bouche? Alors que vous êtes si près ? — J'ai choisi de me cantonner aux territoires qui se situent sous la peau. Et je n'en ai pas encore terminé l'exploration. (Il regarda au bas de la pente.) Dag, en revanche... il garde un pied dans chaque monde, à cheval entre l'extérieur et l'intérieur, entre patrouilleur et guérisseur, entre le nord et le sud. (Il lui jeta un coup d'œil.) Il refuse de choisir entre Marcheur du Lac et fermier. Il est peut-être l'homme le moins simple que j'aie jamais connu. Faon pouvait difficilement le contredire sur ce point. Elle pencha la tête afin de procéder à une nouvelle entaille, avant d'ajouter : — Le point commun, je pense, c'est cette manie qu'il a de tout vouloir réparer. Aussi bien une coupe brisée que les os ou les cœurs. Les mondes, peut-être. Et pour ça, il faut d'abord apprendre à mieux connaître les choses et les gens. — Et pour une raison ou pour une autre, torturer des souris fait partie de cette démarche? (Arcadie faillit passer sa main dans ses cheveux, mais se contenta de serrer le nœud sur sa nuque.) Qu'est-ce qu'il fabrique au juste ? répéta-t-il. Abandonnant sa tasse sur la balustrade, il descendit lourdement les quelques marches de la véranda et avança à grands pas vers le bas de la pente. Faon le vit arriver à la hauteur de Dag et lui parler en agitant les bras. Dag répondit par un geste apaisant de la main. Quand elle releva les yeux de son ouvrage, Arcadie était, lui aussi, assis en tailleur, observant d'un air furieux le bocal dans lequel Dag déposait une souris remuante en la tenant par la queue. Ils semblaient toujours être en train de parler. De discuter. Mais quand Dag se pencha, l'air concentré, Arcadie l'imita. Faon aligna ses morceaux de cuir et prit son alêne afin de percer les trous pour la couture à venir. Elle décida qu'elle utiliserait du jus de noix pour teindre le cuir en noir, et décolorerait le fil afin de le faire paraître plus pâle par contraste. Elle jeta un coup d'œil au couteau en os qu'elle avait aidé à concevoir de ses propres mains – que les dieux épargnent son cœur. Son ennemi mortel porterait élégamment les couleurs du deuil, aussi léger qu'un chuchotement contre la poitrine de Dag quand il suspendrait la gaine autour de son cou. Elle pouvait être fière de la robe noire qu'elle avait cousue à son rival, c'était un bel ouvrage, fait pour durer des années. Des décennies. Et plus encore, si Faon avait son mot à dire. Si les vœux étaient des chevaux, nous serions tous des cavaliers. Elle se pencha en avant et perça ses deux premiers trous à travers le cuir. Chapitre 9 La patrouille de Remo et Barr rentra au camp par un froid après-midi pluvieux, ultime sursaut de l'hiver méridional. Dag venait juste de remettre du bois sur le feu dans la pièce principale chez Arcadie où ils s'étaient tous réunis – il parcourait d'anciens carnets de comptes rendus, Arcadie écrivait dans un nouveau carnet, Faon tricotait. Le bruit sourd de pas traînants sur la véranda annonça l'arrivée des deux partenaires. — On ferait mieux de laisser nos bottes dehors, le temps qu'elles sèchent, fit la voix de Remo. Tu sais comment est Arcadie... Un grognement marqua l'accord de son interlocuteur, puis une voix féminine s'éleva : — Alors je préfère attendre devant la porte. Faon laissa son ouvrage et leva les yeux, se préparant à accueillir chaleureusement les patrouilleurs. Dag se redressa et tourna la tête avec curiosité. La porte s'ouvrit à la volée et Remo et Barr entrèrent d'un pas lourd en soufflant. Remo portait des chaussettes humides et trouées au niveau des orteils et des talons; Barr n'en portait pas, les pieds pâles et froids, rougis là où les articulations avaient frotté dans ses bottes. Tous deux avaient les cheveux plaqués sur le crâne par la pluie. Apparemment, ils avaient accroché leurs vestes mouillées à la rangée de patères devant l'entrée, leurs chemises et leurs gilets n'étaient donc pas particulièrement trempés, excepté autour du cou, mais leurs pantalons présentaient des taches de boue, probablement des éclaboussures dues aux sabots de leurs montures. Nita, les bottes crottées, s'arrêta sur le seuil. Elle avait eu l'intelligence de se coiffer d'un chapeau dont le bord empêchait la pluie de lui couler dans le cou et tenait à la main un panier en osier bien rempli. — Content de vous revoir, dit Dag, intrigué par l'atmosphère morose qui planait autour des deux patrouilleurs. Nita, qui n'avait pourtant pas été épargnée par la pluie non plus, paraissait gaie comme une fleur de printemps et elle le gratifia d'un grand sourire. — Je n'entre pas, dit-elle depuis la porte. Ma famille m'attend. Mais la patrouille voulait que je vous remette ceci, Dag. Elle souleva le panier. Haussant les sourcils, il se leva pour aller le lui prendre des mains. Il semblait contenir un gros jambon fumé et quelques bocaux – sans doute des fruits en conserve – emballés dans du linge. — Euh... remercie la patrouille de ma part, dit-il, un peu déconcerté. Elle lui rendit son sourire, le rose lui montant aux joues à cause du froid. Ses yeux bleu argent brillaient telles des étoiles dans le ciel du crépuscule. — C'est la moindre des choses. Ça vient de ce marché fermier où la patrouille s'arrête le dernier jour, sur le chemin du retour – c'est une sorte de tradition. Bien. Je vois que je laisse le froid entrer. (Au lieu de manifester son embarras par un petit rire nerveux, elle laissa échapper ce qui ressemblait à un trille argentin.) Bon appétit, monsieur! Elle le détailla de la tête aux pieds encore un moment, avant de se retirer et de laisser la porte se fermer doucement derrière elle. Remo, lançant un regard noir après elle, poussa un profond soupir. Barr grogna. Faon soulagea Dag du panier et le hissa sur la table ronde. — Le jambon a l'air appétissant, commenta-t-elle. Ses propres sourcils se levèrent quand elle sortit les bocaux aux contenus multicolores et découvrit que le linge qui avait servi à les emballer était, en fait, une chemise en coton à la taille de Dag – un bel ouvrage. Dag se demanda ce qu'il avait bien pu faire pour mériter la reconnaissance de la patrouille de Nita, mais il ne trouva rien. Il n'exerçait ses talents de guérisseur à l'infirmerie que depuis deux semaines et ils n'avaient pas eu à traiter d'urgences particulières ces derniers temps – en plus, la patrouille n'avait même pas été là. En tout cas, ni Remo ni Barr n'avaient l'air d'un jeune homme qui aurait réussi à s'attirer les faveurs de sa belle. Dag était surpris. En général, les patrouilleurs d'autres camps avaient cette touche d'exotisme qui leur garantissait un accès plutôt facile aux sacs de couchage des patrouilleuses locales – plus facile, en tout cas, que pour les gars du coin que ces demoiselles connaissaient depuis l'enfance. Beaucoup considéraient que cet avantage constituait un des nombreux attraits des échanges entre camps. Quatre jeunes personnes, en bonne santé et, pour autant que Dag le sache, sans attaches. L'intérêt avait bien été là et ils étaient un nombre pair. Mais Barr et Remo n'étaient clairement pas détendus, ou rassasiés. Aucun d'eux n'affichait cet air béat ni ne semblait éprouver les émotions heureuses qu'une femme pouvait provoquer chez un homme. Dag sourit à Faon. Au contraire, même. Si leurs essences avaient pu être rendues visibles, on aurait aperçu de gros nuages noirs et menaçants au-dessus de leurs têtes. — Alors, comment s'est passée cette première patrouille dans le sud ? S’enquit Dag d'une voix neutre. Ils n'avaient certainement pas débusqué un être malfaisant, sessile ou non, sinon l'humeur générale aurait été bien différente. — Je préfère ne pas en parler, dit Remo. Est-ce qu'il y a de l'eau chaude, dans le tonneau d'Arcadie, là-dehors ? — Elle était chaude ce matin, répondit Faon. Les braises sont couvertes. Il suffira sans doute d'ajouter du petit bois. — Parfait, grommela Remo. Ça fait des heures que j'attends ça. Il sortit en traînant les pieds. — Pas de problème, Remo, vas-y le premier, fit remarquer Barr d'un air dégagé à la porte qui se fermait. Barr entendit les pas de Remo sur les marches, s'affala sur le tapis patchwork devant le foyer et fixa le plafond avec amertume. — Qu'est-ce qui lui a pris? demanda Faon étonnée. (Son regard erra sur Barr.) Et toi ? Peu enclin à la conversation, Barr fit un bruit à l'arrière de sa gorge, pas tout à fait un râle d'agonie, mais presque. — Est-ce que vos... euh... vos entreprises de séduction n'ont pas été couronnées de succès ? s'enquit affablement Dag, reprenant son siège. (Il ne comprenait vraiment pas comment ils avaient pu échouer.) Rappelle-moi quelle était celle qui t'intéressait ? Faon reprit ses aiguilles et s'assit sur la chaise en face de Dag, mais elle ne se remit pas à tricoter. Arcadie avait posé sa plume; le menton appuyé sur sa main, les doigts écartés afin de masquer son petit sourire, il écoutait sans vergogne. — Tavie, soupira Barr. (Il agita les bras en l'air.) Tavie, Tavie, Tavie. Ses cheveux si doux. Et tout le reste (son optimisme le conduisit à faire de grands gestes des mains au-dessus de sa poitrine) si doux aussi. Une vraie femme, pas comme ce glaçon qui fait baver Remo et qui n'a que la peau sur les os. Mais de toute façon, lui aussi en est pour ses frais. Ses bras retombèrent mollement sur le tapis. — Et le problème est... ? L’encouragea Faon. — Tavie a le béguin pour Remo. Pourquoi? Pourquoi? Je l'aime beaucoup plus que lui. Je parie que je saurais aussi la rendre bien plus heureuse. Je suis tellement plus amusant. Ah, quelle ironie... — Et je suppose que Remo a le béguin pour Nita? Intervint Dag. J'aurais pourtant cru qu'elle le trouverait à son goût... Il n'était pas sûr de vouloir connaître la suite. Si Nita en pinçait pour Barr, les possibilités pour un patrouilleur imaginatif étaient sans borne. Il choisit de ne pas formuler cette pensée à voix haute. Il s'en serait voulu de choquer ces jeunes gens. — Oh, tout allait pour le mieux entre eux, au début, et j'étais persuadé que Tavie finirait entre mes bras quand elle aurait digéré sa déception, mais il a fallu que cet imbécile de Remo révèle votre véritable identité à Nita. — Dag Prébleu Sans-Camp? Ce n'est un secret pour personne. — Non, celui que vous étiez en Luthlia. Dag Carcajou Sangsue Luthlia. L'estomac de Dag se serra. — Oh. Mais ça remonte à près d'une génération. — Nita revient à peine de deux années d'échange en Luthlia, la tête pleine de vos exploits. Vous saviez qu'ils chantent toujours des ballades sur le capitaine Dag Carcajou de la guerre des Loups ? — Une ballade, corrigea Dag. Et ça ne le réjouissait guère. Kauneo, sa femme, avait été un des véritables héros de la Corniche du Loup, ainsi que ses frères et une quarantaine d'autres. Dag, lui, avait simplement survécu. Faon, le dévisageant avec inquiétude, dit : — Tu ne peux pas reprocher à ces gens de vouloir une chanson qui leur rappelle leur guerre. — Oui, eh bien moi, je n'ai pas envie de m'en souvenir. (Bien que les mauvais souvenirs ne soient plus aussi douloureux, il éprouvait une certaine tristesse parfois ; le temps avait fait son œuvre – et il avait rencontré Faon.) En plus, cette ballade ne dit pas la vérité. Comment veux-tu que les gens tirent les leçons du passé, si on simplifie l'histoire pour la faire tenir dans les strophes d'une chanson ? Toujours étendu sur le sol, Barr gémit. — Une ballade ? Il en existe une vingtaine! Un cycle entier sur la guerre des Loups. Et Nita a appris chacune d'elles quand elle était là-bas. Elle est capable de les chanter toutes, l'une après l'autre. Elle les a chantées, toutes. Alors dès que Remo a lâché votre nom, elle n'a plus voulu entendre autre chose de notre bouche que des histoires sur Dag. À l'une ou l'autre occasion, Dag avait déjà eu à subir le harcèlement de jeunes – et moins jeunes – personnes qui s'étaient entichées de lui ; au camp du Lac Hickory, on avait fini par comprendre qu'il souhaitait ne pas être dérangé, ou peut-être était-il seulement devenu trop vieux et trop ennuyeux. C'était toujours embarrassant, mais personne n'en mourait. Il soupira d'un air mécontent, essayant de se rappeler les méthodes qu'il employait pour y mettre un terme. D'habitude, il avait suffi que Corbeau Loyal l'envoie en patrouille jusqu'à ce que les choses se calment. Hélas, c'était impossible ici. — Et la belle Tavie, continua Barr (se lamenta, en fait), si belle et si douce. Tavie n'a d'yeux que pour Remo. Remo désire Nita. Nita est folle du capitaine Dag Carcajou, et je ne suis même pas sûr qu'il existe toujours. Maintenant, il suffit que Faon tombe amoureuse de moi et la boucle sera bouclée. Mais ça n'arrivera pas, comme nous l'avons déjà établi. (Il laissa échapper un profond soupir.) Alors je chevauche à l'arrière du convoi de l'amour, avalant la poussière. Sur le point de répondre, Dag se raidit, soudain soupçonneux. — Et quand exactement avez-vous établi ça? — Sur le Rapporteur, marmonna Barr. C'était il y a longtemps. Dag foudroya du regard la silhouette couchée sur le dos, mais jugea sa proie trop molle – même pour s'amuser. En outre, si Faon avait été réellement offensée, elle n'arborerait pas ce petit sourire en coin. — Remo prend vraiment son temps, se plaignit encore Barr. Je crois que je vais aller me laver dans le lac. — Mais l'eau est froide ! protesta Faon. — Parfait, répondit brutalement Barr. Il se releva d'un mouvement brusque et sortit de la pièce en titubant. Arcadie étouffa un ricanement, puis laissa tomber sa main sur la table. — Je suppose qu'il vaut mieux profiter de leur absence pour en rire. Dag lui lança un regard d'excuses. — Je suis désolé, Arcadie. Je croyais qu'en revenant ces deux-là auraient réglé leurs affaires de cœur. Il lui en coûtait d'imposer à son hôte la présence lugubre d'un jeune patrouilleur se languissant d'amour. Alors deux... Dag se demanda d'ici combien de temps les deux jeunes gens pourraient repartir en patrouille. La gorge serrée, Faon dit : — Est-ce que Nita va poser un problème, Dag ? — Non. Je l'éviterai, c'est tout. Ça ne devrait pas être difficile; elle sera en patrouille et moi à l'infirmerie. Faon haussa les sourcils, mais ne fit aucun commentaire sur son plan. Le regard d'Arcadie redevint sérieux. — De quelle guerre des Loups parlait-il ? demanda-t-il. — Vous n'en avez pas entendu parler ? C'est un soulagement, dit Dag. Ça remonte à une vingtaine d'années. L'une des nombreuses échauffourées qu'on a eues avec les êtres malfaisants, dans le nord. C'est là que j'ai perdu ma main, entre autres choses. Il agita son crochet. La guerre des Loups n'était plus qu'un souvenir qui s'effaçait peu à peu de sa mémoire et n'avait rien à voir avec ses ambitions actuelles. Il n'avait aucune envie de discuter de ça maintenant. — Excusez-moi, mais... vous avez été capitaine d'une compagnie? En Luthlia? persista Arcadie. — Ça n'a pas duré. — Je croyais que vous étiez simple patrouilleur en Oléana. — Je le suis. Enfin, je l'étais. Ça me convenait mieux, après... (Il fit de nouveau un geste de son bras gauche.) La Luthlia n'est pas une région facile, c'est bon pour un jeune homme. Quand je me suis senti trop vieux, je suis rentré. — Combien de temps êtes-vous resté? — Une dizaine d'années. (Arcadie ne le quittait pas des yeux et le mettait mal à l'aise.) Et alors ? Arcadie resta silencieux un moment, puis il haussa les épaules. — Vous ne cessez pas de me surprendre, c'est tout. D'ordinaire, j'ai la faiblesse de me croire plus perspicace. Ne sachant pas quoi répondre à ça, Dag essaya de reprendre sa lecture. Au bout d'un moment, Faon se remit à tricoter et Arcadie à écrire. Tous plus lentement qu'avant, et avec des coups d'œil fréquents en direction des fenêtres donnant sur le lac. Une fois que Remo et Barr se furent lavés, eurent passé des vêtements secs, se furent réchauffés, eurent rendu son couteau à Dag et se furent jetés sur le panier du dîner comme des chiens affamés, leur humeur s'améliora. Heureusement, songea Dag. — Est-ce qu'il y avait une grande différence entre cette patrouille et celles auxquelles vous aviez déjà participé en Oléana ? se lança Faon. Barr et Remo échangèrent un regard difficile à interpréter. Tout en mâchant, Arcadie observait la scène avec intérêt. — Oui... et non, dit lentement Remo. — Oui. (Barr hocha la tête.) C'est curieux... — Quoi donc? demanda Dag. — J'ai toujours cru qu'on en faisait un peu trop, question discipline, en patrouille. (Il secoua légèrement les épaules pour indiquer un relâchement souhaitable, puis ajouta:) Cela dit, on a vraiment passé de bons moments, comme cette chasse à l'alligator. Les fermiers dont on a traversé les terres ne voulaient pas qu'on chasse les ours, parce qu'ils sont trop rares et trop précieux dans le coin – ils utilisent la graisse, la fourrure et la viande. Mais ils ont bien voulu nous laisser tous les alligators qu'on voulait, même – surtout –les plus gros. Les cochons sauvages, aussi. On est rentrés avec un tas de peaux qu'on a échangées au marché fermier. Il mordit à belles dents dans sa tranche de pain couverte d'une bonne couche de confiture d'abricot – l'un des bocaux que Dag avait reçus en cadeau – et mâcha d'un air heureux. Faon fit une grimace. — Vous n'avez pas eu peur? Vous les avez chassés la nuit? (Elle se tourna vers Arcadie et lui expliqua :) En Oléana, les patrouilles de Marcheurs du Lac traversent les propriétés des fermiers la nuit, pour ne pas déranger les habitants. Parfois, on ne se rend même pas compte qu'elles sont passées. — Non, intervint Remo. Ici, ce n'est pas pareil. Il y a bien trop de terrain occupé par les fermiers – la nuit n'y suffirait pas. On a traversé en plein jour. On ne s'est pas occupés des fermiers et eux nous ont laissés tranquille. — Oui, c'était bizarre, intervint Barr. Certains nous ont salués, mais d'autres ont fait comme si nous n'étions pas là. La patrouille a l'habitude de loger dans des granges ou, parfois, elle campe sur des emplacements prévus pour ça. Et les fermiers exigent d'être payés en retour; le chef de patrouille a toujours quelques pièces sur lui. — Alors... les fermiers de cette région ne sont pas aussi ignorants des patrouilleurs que je l'étais à Bleu Ouest ? dit Faon. Remo se gratta la tête. — On peut dire ça. — C'est bien. — Je n'en suis pas si sûr. (Encouragé par la main ouverte de Dag, Remo poursuivit :) J'ai eu l'impression que, pour eux, il n'y avait pas grand-chose à ignorer. Ils nous considéraient comme des chasseurs, rien de plus. — Et la discipline..., dit Barr, fronçant les sourcils. Les patrouilleurs du camp de la Nouvelle Lune n'arrêtaient pas de faire des allers retours entre le campement et l'extérieur pendant la nuit – je suis mal placé pour leur en faire le reproche. Mais vous auriez dû les voir en formation. Ils étaient bruyants. Ils rompaient les rangs sans arrêt pour bavarder les uns avec les autres. Ils chantaient. En marchant. Aucune chance de débusquer un homme de vase de cette façon. Je me souviens du capitaine de la patrouille du camp des Rapides de la Perle qui disait toujours que c'était le premier signe de la proximité d'un être malfaisant, même sans désolation dans les environs. Elle aurait coupé la langue d'un patrouilleur qui aurait seulement osé tousser dans les rangs – et elle la lui aurait servie au dîner. Mais ici, c'est un vrai chahut, tout le temps. (Il se tourna vers Dag.) Est-ce que toutes les patrouilles du sud sont comme ça? Dag avala sa bouchée et la fit passer avec du thé. — Je n'ai patrouillé ici qu'une saison, il y a environ quatre ans. Je suppose que les endroits où on a trouvé des spécimens sessiles d'êtres malfaisants de mémoire d'homme se sont... euh... un peu moins relâchés. Mais il est clair que le risque d'éclosion bien supérieur au nord a un impact profond sur la façon dont fonctionnent les patrouilles. — Informe..., dit Remo. Oui, c'est l'impression que m'a laissée cette patrouille. — C'est pour cette raison qu'il est si important que des patrouilleurs du sud participent au programme d'échange avec les camps du nord, dit Dag, avec un regard à l'intention d'Arcadie qui fronçait les sourcils à présent. Pas seulement à cause des renforts qu'ils représentent pour nous, mais aussi pour les connaissances qu'ils rapportent chez eux. Sans eux, les patrouilles du sud iraient à vau-l'eau. (Plus rapidement.) Nita est plus précieuse pour être revenue que deux volontaires qui restent en Luthlia. — Je ne suis pas certain qu'elle en soit convaincue, dit lentement Remo. C'était sa première patrouille depuis son retour. Elle était... c'était comme si elle était la seule à avoir les yeux ouverts et à voir les choses. Et elle avait honte pour les autres patrouilleurs. Elle ne s'attendait pas à ça. — Et le chef de la patrouille? Il n'avait pas suivi de formation dans le nord? demanda Faon. Je croyais que c'était obligatoire. — Ça fait longtemps qu'il est revenu, dit Remo. Plusieurs décennies. J'ai eu l'impression qu'il avait renoncé. (Il jeta un coup d'œil à Dag.) Est-ce que votre patrouille ici était comme ça? — Pas après une saison avec moi. Barr pouffa de rire et du thé lui sortit par le nez. Remo l'ignora et dit: — Mais vous n'étiez pas le chef de la patrouille. — Ce n'est pas nécessaire. Remo avala ce qu'il était en train de mâcher. — Ah bon. Il sembla à Faon que les rumeurs de la gloire passée – ou nouvelle – de Dag avaient fait le tour du camp à une vitesse troublante. Vingt-cinq patrouilleurs qui adoraient papoter, répartis dans vingt-cinq tentes, il ne fallait probablement pas chercher l'explication plus loin. Ajoutez à cela tous les gens qui les avaient rencontrés tous les deux à l'infirmerie. Dag n'était plus seulement l'expérience curieuse menée par Arcadie, mais un homme dont la renommée dépassait largement les frontières du camp. Faon en arriva à s'interroger sur ce que racontaient exactement ces ballades que Nita avait apprises dans le nord – la seule que Faon avait lue, en Oléana, ne mentionnait aucun nom. Dag détestait cette situation, elle le voyait bien. Mais il en fallait beaucoup pour lui faire perdre son sang-froid, et, quoi qu'il lui en coûte, Faon le vit endurer cette épreuve avec courtoisie – la plupart du temps. Il savait se montrer intimidant et il lui arrivait d'envoyer promener les simples curieux, sauf s'il s'agissait d'un patient sur lequel il effectuait un travail d'essence. Dans ce cas, il changeait de sujet de façon plus aimable. Seuls les enfants obtenaient des réponses – certes brèves – de sa part. Personne d'autre. Pour la première fois depuis qu'ils étaient arrivés, Dag commença à recevoir des invitations de tentes dans tout le camp, et pas en sa qualité de guérisseur. Toutes celles qui n'incluaient pas Faon furent rejetées de manière catégorique. Pour les autres, il prenait la peine d'expliquer que les allées et venues de Faon avaient été limitées à la maison d'Arcadie et à l'infirmerie par décision du conseil du camp. Puis vint une invitation qu'il ne pouvait pas refuser. — Une invitation à un dîner dans la tente du capitaine du camp ? dit Dag avec une confusion que partageait Faon : le capitaine de la patrouille du camp de la Nouvelle Lune était membre du conseil. Pour nous deux ? — Pour nous tous. Vos deux jeunes patrouilleurs et moi-même sommes également conviés, lui dit Arcadie. Je crois que la plus grande partie du conseil du camp sera présente. Dag cligna des yeux. — Vous pensez que nous devrions y aller. — Ça va de soi. C'est peut-être votre chance, ne la laissez pas passer. — Ma chance pour faire quoi ? Arcadie marqua une pause. — Pour vous intégrer. — Pour ma part, je me sens plutôt bien intégré. Pas vous ? — Si, bien sûr..., répondit vaguement Arcadie. Ils se rendirent tous au dîner. Un cochon tournait sur une broche à l'extérieur de la tente – de la maison, en fait – du capitaine du camp, ce qui rappela un peu à Faon la vie au Lac Hickory pour une fois. Le capitaine Alcide Jonc et sa femme, une guérisseuse, étaient des gens âgés; leurs enfants étaient déjà grands, mais le dîner réunissait tout de même pas mal de monde : trois chefs de tente, des femmes mûres, toutes membres du conseil cette saison; les conjoints, les familles et les petits-enfants; et, puisque l'une des femmes du conseil était la tante de Tavie, les deux patrouilleuses. Nita semblait particulièrement contente de se trouver là. On se serait presque cru à un pique-nique chez les fermiers, chaque femme du clan apportant un plat. Mais quand tous les convives furent rassasiés, et les enfants partis jouer au bord du lac, un groupe plus réduit se réunit autour d'un cercle de souches renversées, à la lumière des lanternes accrochées aux branches. Et l'interrogatoire de Dag commença. Ils voulaient en savoir plus sur le capitaine Dag Carcajou de la guerre des Loups. Ce qu'ils entendirent fut l'histoire du capitaine Dag Prébleu et de l'être malfaisant de l'Arbre-Pluie, avec un petit détour par Verte-Source. La guerre des Loups fut impitoyablement reléguée à l'arrière-plan, bien que Dag s'en soit servi tout de même un peu afin d'expliquer comment sa compagnie avait été capable de pénétrer les défenses de l'être malfaisant de l'Arbre-Pluie, comme la lame chaude d'un couteau dans du beurre – Faon pouvait en témoigner. Mais si Dag avait eu l'intention de détourner l'attention de ses années de guerre en Luthlia, Faon estima que c'était peine perdue. Arcadie mâchonnait son pouce en desserrant à peine les lèvres, observant son protégé se faire cuisiner – mais donner du fil à retordre à ses inquisiteurs. Il étudiait les visages des membres du conseil, se contentant de grimacer de temps à autre. Il aurait évidemment préféré que Dag emploie un ton plus transigeant. Pour Faon, il était clair que Dag n'entendait pas gâcher sa chance de s'adresser à un tel public, captif qui plus est. Ce soir, il ne donnait certainement pas l'impression de parler avec des cailloux dans la bouche. Enfin, le cercle se rompit pour le dessert. Et, à en juger par les têtes penchées, pour quelques échanges en privé. Dag murmura à Arcadie : — Faon et moi aimerions nous éclipser. Pas d'objection ? Arcadie pinça les lèvres. — Non. En fait, ça m'arrange. Je dois rester et parler à certaines personnes. Dag hocha la tête. Faon refusa de prendre congé sans avoir convenablement remercié madame Jonc, mais une fois cette tâche accomplie, elle se laissa entraîner vers la sortie. Ils firent une halte au quartier général de la patrouille où se trouvaient leurs chevaux, au repos dans leur enclos, nourris au fourrage du camp de la Nouvelle Lune depuis leur arrivée, puis ils longèrent le lac dans la fraîcheur du soir. — Alors, dit Faon sur un ton hésitant, qu'est-ce qu'ils te voulaient? Dag se gratta délicatement la tête à l'aide de son crochet. — Je n'en suis pas très sûr. J'ai eu l'impression qu'ils nous faisaient passer une sorte d'examen. Ils auraient pu venir nous voir à l'infirmerie pour ça. — Peut-être qu'ils se demandent s'ils vont nous laisser rester ici pendant deux ans ? — Peut-être. (Il se mâchonna la lèvre.) Mais il se peut qu'ils aient quelque chose de plus en tête. — Dag Prébleu Nouvelle Lune ? (Elle forma le nom dans sa bouche. Un nom de camp ne servait pas uniquement à marquer un lieu de résidence. Il désignait celui qui le portait comme faisant partie d'un tout plus important; Faon était avec Dag depuis presque un an déjà, mais elle n'avait pas encore saisi toutes les subtilités que cela impliquait.) Est-ce que... ça te plairait ? — C'est curieux, soupira-t-il. À la fin de l'été dernier, tout ça aurait pu représenter la somme de mes ambitions. Je n'en demandais pas plus à Hoharie. Me former comme guérisseur, vivre avec toi, servir mon camp. Laisser enfin mes jambes fatiguées par des années de patrouille se reposer. Mais Hoharie t'a rejetée et ça a marqué la fin de mes ambitions au sein du camp. Je pense avoir été clair dès le départ avec mes interlocuteurs du camp de la Nouvelle Lune: nous formons un couple et ce point n'est pas négociable — ils ne feront pas la même erreur que Hoharie. — Je me demande quelle erreur ils feront... Il grogna. — Difficile à dire, Étincelle. (Sa main, puissante et sèche, trouva la sienne, et ses petits doigts froids accueillirent la chaleur avec reconnaissance.) Mais je sais qu'Arcadie ne tient pas à perdre deux années de son temps à former un maître-guérisseur qui, dès sa formation achevée, filera vers le nord pour soigner les fermiers. Si je... Si nous appartenions à ce camp, il nous faudrait respecter ses règles et sa discipline. — Nous ? Il aspira l'air vivifiant par le nez. — Ce serait quelque chose, tu ne crois pas ? Pour la toute première fois, une fermière membre à part entière d'un camp de Marcheurs du Lac ? — Ils seraient prêts à accepter ça ? — Je ne resterais pas, autrement. J'espère avoir été clair. Pour Faon, cela ne faisait aucun doute. Elle fronça les sourcils. Elle se sentait ébranlée, et elle le soupçonnait de l'être un peu aussi. Cette offre – si elle se concrétisait – était inattendue, mais il était vrai que, depuis qu'elle avait fui Bleu Ouest et rencontré Dag, sa vie était devenue plutôt imprévisible. Ma vie tout entière est un accident. Mais certains de ces accidents lui avaient procuré plus de joie qu'elle en avait jamais rêvé, et elle s'était lancée dans cette aventure pour le meilleur et pour le pire – en toute connaissance de cause. Je me demande si Dag me considère aussi comme son plus bel accident. De retour chez Arcadie, Dag alluma une lanterne contre le froid et l'obscurité, sourit lentement et observa : — Apparemment, nous avons la maison rien que pour nous. La lueur dorée dans son regard n'était pas due uniquement à la lumière de la lanterne. Faon lui rendit son sourire. — Voilà qui nous change agréablement, dit-elle d'une voix plaisante. Dag avait hésité à lui proposer de faire l'amour depuis le retour des patrouilleurs, seulement en partie à cause de la fatigue de ses longues journées de formation et, depuis peu et de manière occasionnelle, du travail d'essence épuisant sous la direction d'Arcadie. Remo et Barr dormaient dans la pièce principale et une porte les séparait, mais des murs de bois étaient impuissants face à l'InnéSens. Ce soir, Dag et Faon avaient droit à un peu d'intimité, et il leur appartenait d'en profiter avant que la bière vienne à manquer. À tour de rôle, ils firent leur toilette à l'évier, puis Dag emporta la lanterne dans leur chambre. Faon déroula leur couchage et aida Dag à enlever sa chemise et son harnais. Il lui rendit la pareille, pliant son chemisier comme s'il s'agissait des pétales d'une fleur; ils se retrouvèrent face à face, à genoux, peau contre peau, chacun trouvant en l'autre la chaleur et l'affection dont il avait besoin. Ils avaient déjà fait l'amour dans de nombreuses humeurs différentes, de la joie à la mélancolie; cette nuit, Faon eut l'impression qu'il y avait quelque chose de désespéré dans l'étreinte de Dag. — Dieux, Étincelle, marmonna-t-il. Aide-moi à me rappeler qui je suis. Elle le serra fort. Il relâcha sa prise en faveur d'une caresse, ses longs doigts glissant sur son dos nu, s'enroulant dans ses cheveux, et elle pensa – ce n'était pas la première fois – que, avec son toucher concentré dans une seule main, il exerçait ce sens avec une sorte de respect, l'obligeant à agir de même. Elle chuchota dans son épaule : — Peu importe où nous nous trouvons, tu peux toujours revenir vers moi pour te sentir chez toi. Il pencha son visage vers ses boucles, la serrant dans son bras sans main, et respira son odeur – avec délicatesse ; elle n'avait aucune raison d'y voir le geste désespéré d'un homme en train de se noyer. — Toujours, promit-il. Ils s'effondrèrent sur leur matelas. Quand Dag se réveilla progressivement dans la lumière grise du matin, il se sentait beaucoup mieux, et il sourit en se rappelant pourquoi. Faon dormait encore. Libérant son bras enroulé autour de cette source de chaleur lovée contre lui, il se retourna et ouvrit son deuxième oeil. Au niveau de son visage, une demi-douzaine de paires de petits yeux perçants le fixaient sans ciller avec fascination. — Encore vous? Gémit-il à l'intention des souris des champs. Du balai ! Ouste! Faon se réveilla au son de sa voix, s'appuya sur son coude et aperçut leurs visiteurs. — Ça par exemple! Elles sont revenues. — Tu m'avais dit que tu t'en étais débarrassé hier. Encore une fois. — Je l'ai fait. Enfin, c'est ce que j'ai cru. J'ai emporté la boîte à l'autre bout du lac et je l'ai vidée dans la forêt. Dag contempla les vestiges de ses expériences frustrantes. Des survivantes; étaient-elles animées par une détermination particulière? Sinon, comment expliquer qu'elles aient parcouru la moitié du camp pour revenir ici ? — Je pensais qu'une fermière comme toi avait des méthodes un peu plus expéditives pour se débarrasser des souris. — Oui, si j'en surprends une dans mon garde-manger, bien sûr. Mais celles-là, le seul crime qu'elles aient commis, c'est de tomber amoureuses de toi. Les condamner à mort pour ça me semble un peu cruel. Elle cligna de ses grands yeux marron. — Elles sont ensorcelées, corrigea-t-il sévèrement. Je ne crois pas que les souris aient assez de cervelle pour tomber amoureuses. Elle sourit. — Ça n'a jamais empêché personne de tomber amoureux. — Tu n'as pas tort, Étincelle. Il se leva, faisant craquer ses articulations, parcourut la pièce de ses yeux troubles, trouva sa caisse en bois et la renversa sur le côté devant les souris – dont les petites têtes se tournèrent à l'unisson afin de suivre ses mouvements – avant de les forcer à trottiner à l'intérieur. Puis il porta la caisse sur la véranda donnant sur le lac et les jeta par-dessus la balustrade. Elles tombèrent en émettant quelques couinements légers, rebondissant indemnes dans l'herbe plus bas; sorties de leur transe par le choc, elles déguerpirent. Pour l'instant. Dag secoua la tête et rentra. À l'intérieur, Faon l'attendait, nue et ravissante, et riait, la main devant la bouche. — Les pauvres! Il sourit et s'ouvrit à son essence radieuse, comme pour s'offrir aux rayons du soleil. Puis il se figea, clignant des yeux. Au sein de ce tourbillon de vie brillait une étincelle encore plus lumineuse. Il sut immédiatement; Kauneo et lui avaient connu la même expérience pendant presque un mois, avant que... Faon n'était pas dotée d'un InnéSens. Il appartenait donc à Dag de surveiller les modifications de son essence qui signalaient ses périodes de fécondité, afin de passer à d'autres formes de plaisir en attendant un retour à la normale. Depuis huit mois que durait leur mariage, et même avant, elle avait compté sur lui. Comment avait-il pu manquer les signaux la nuit dernière? Désolation, il savait pourtant que c'était presque le moment! Non, pas désolation, jamais dans le même souffle qu'un événement pareil. Une boule s'était formée dans sa gorge, une boule où se mêlaient la culpabilité, la terreur et la joie. S'il avait pris l'un des couteaux chirurgicaux de Challa et s'était ouvert la poitrine, son coeur n'aurait pas pu être plus exposé qu'en ce moment. Il est trop tôt pour être sûr. Plus de la moitié des conceptions de ce genre n'allaient pas plus loin; la plupart de celles qui restaient échouaient dans les premières semaines, retardant à peine l'arrivée des règles. Chez les Marcheurs du Lac, l'un des codes les plus importants, mais les moins discutés, de la vie en société voulait que ces signaux flamboyants dans l'essence d'une femme ne soient pas abordés tant qu'elle n'en décidait pas autrement. Devait-il dire quelque chose avant d'avoir une certitude? Quand alors? Faon avait déjà été enceinte; combien de temps lui faudrait-il avant de reconnaître ses propres symptômes? Et seraient-ils identiques pour un enfant de sang mêlé? Si cette étincelle survivait assez longtemps pour devenir un enfant... — Dag ? dit Faon d'une voix hésitante. Tu te sens bien ? Pourquoi tu me regardes comme ça? Il s'agenouilla à côté d'elle, s'accroupit, la prit dans ses bras et l'étouffa dans une étreinte protectrice. Il ne s'était jamais senti aussi impuissant. — Parce que je t'aime, répondit-il — D'accord, dit-elle, un peu secouée par une telle ferveur. Mais tu ne m'apprends rien. Elle le serra à son tour, déconcertée. Dieux absents. Et maintenant? Chapitre 10 — Alors, Dag, quand est-ce que vous comptez le lui dire? demanda Arcadie avec curiosité. Dag referma son InnéSens ; inquiet, il avait suivi Faon sur la route menant à l'infirmerie. Ce matin, elle devait aider les apprenties herboristes à préparer le chargement qu'elles emporteraient au marché des fermiers. Les cinq jours qui s'étaient écoulés depuis son imprudence lui avaient donné le tournis... Remo et Barr prenaient leur petit déjeuner, thé et implantine. Dag leva les yeux et surprit leurs grands sourires. Il serra les dents. Il était capable de supporter leurs railleries, mais il n'admettrait pas qu'ils se moquent d'elle. Jamais. Ne serait-ce que pour cette raison, il allait devoir bientôt lui parler. Ou leur faire passer l'envie de sourire bêtement – il n'avait pas encore décidé. — Elle est hors de danger pour... Dieux. Cette horreur que vous m'avez décrite. Quand le placenta se fixe au mauvais endroit. Et je devrais... ce sera mon premier... Barr et Remo eurent l'air déconcerté. — Elle ne risque plus rien de ce point de vue-là, le rassura Arcadie. Dag laissa échapper la respiration qu'il avait retenue. — Et l'autre problème... comme avec Tawa Tuecerf... — Non plus, dit Arcadie. J'ai vérifié ce matin et l'implantation est parfaitement normale, sur la partie droite de la paroi utérine. Pas des jumeaux, pour autant que Dag puisse le dire. Chez les Marcheurs du Lac, les femmes n'avaient presque jamais de jumeaux, mais quand cela arrivait, Arcadie avait dit qu'il pouvait y avoir des complications, à cause du stress supplémentaire de la mère ou des corps des nouveau-nés susceptibles de s'entremêler de manière encore plus bizarre... Pas ça non plus, se rappela Dag. Rien de tout ça. Toute une catégorie de complications qu'il pouvait rayer de sa liste. — Vous savez, reprit Arcadie, presque tous les apprentis traversent une phase au cours de laquelle ils sont persuadés de souffrir de toute maladie dont ils viennent d'apprendre les symptômes. Je pensais que vous seriez une exception notable. Je suppose que je n'avais pas envisagé tous les cas de figure. Barr ricana. Dag ne se jeta pas sur lui à travers la table et prit un moment pour se féliciter de son sang-froid. Il avait vraiment besoin de pensées positives en ce moment. — C'est l'affaire des femmes, lui assura Remo, avec toute la conviction que lui conférait sa vaste inexpérience. Elles n'ont pas besoin de nous pour ça, Dag. Détendez-vous. — Dieux absents, gronda Dag. J'espère que je n'étais pas aussi stupide à ton âge... En fait, je l'étais sans doute. Et la remarque irréfléchie de Remo lui rappela une nouvelle fois que Faon n'avait pas de parente dans le camp qui puisse prendre soin d'elle. Barr secoua la tète. — Je ne vous ai jamais vu aussi hésitant, Dag. C'est parce que je n'ai jamais été confronté à ça, pauvre lourdaud ! C'est nouveau ! Nouveau pour lui, en tout cas. Mais vieux comme le monde. — Ça t'amuse, pas vrai ? demanda brusquement Dag. Venez, Arcadie. Allons continuer cette conversation dehors. Laissons ces deux-là à leur pâtée. — C'est le petit déjeuner! protesta Barr en feignant l'indignation. Pas de la pâtée pour les cochons! — Ou alors juste le thé, convint Remo en vidant sa tasse. Arcadie suivit Dag sans protester. Celui-ci claqua la porte de la véranda sur les rires des jeunes patrouilleurs. Il se sentait déjà mieux, appuyé contre la balustrade, dans l'air doux. Le soleil n'était pas encore assez haut pour lui chauffer le dos, mais il éclairait une brume dorée flottant à la surface du lac et jusqu'à la rive opposée. Les premières feuilles vertes respiraient sur les arbres, avec parfois les taches de couleur rose des gainiers en floraison. Et, quand Arcadie se pencha à côté de lui, Dag n'eut pas à le regarder dans les yeux. — Je ne sais pas comment ça a pu se passer, dit Dag. Arcadie gloussa. — Vous n'espérez pas me faire croire ça ? Les mains de Dag serrèrent la balustrade; il ravala quelques jurons bien sentis. — Vous m'avez très bien compris ! Je pensais attendre... qu'on soit installé quelque part. Une fois qu'on aurait terminé notre voyage de noces – cela dit, il dure depuis tellement longtemps que je ne suis pas persuadé qu'on puisse encore l'appeler comme ça. J'envisageais même de laisser Faon décider quand et où elle voudrait cet enfant. Quand – et où – elle se sentirait en sécurité. (Sa prise se raffermit.) Je n'en sais pas assez! — Vous avez conscience, dit prudemment Arcadie, que neuf femmes sur dix passent par là sans le moindre problème ? Chez les Marcheurs du Lac comme chez les fermiers – ou les sang-mêlé. Dag broyait du noir. — Avant, j'aurais considéré ces chances comme bonnes. Le regard d'Arcadie survola le lac. — Vous comprenez bien que le camp de la Nouvelle Lune serait probablement l'endroit le plus sûr pour avoir cet enfant. — Cette pensée a traversé mon esprit, admit Dag. Peut-être même plus sûr que d'accoucher parmi les siens. Et certainement plus sûr qu'un endroit quelconque dans le nord, seule avec moi, ne sachant pas trop comment m'y prendre. — Alors puis-je suggérer une approche plus... euh... conciliante des habitants de ce camp ? Plus souple ? — Vous avez vraiment une manière délicate de présenter les choses, Arcadie. (Dag soupira et se tourna de côté pour l'observer de profil.) Votre langue serait capable de faire de la dentelle. — Ma seule ambition est de devenir un bon maître-guérisseur. (Arcadie porta un toast à Dag avec sa tasse de thé, et but.) Mais ça, vous l'aviez déjà deviné, n'est-ce pas? Dag resta silencieux pendant un moment, laissant l'air doux caresser sa peau. — Vous n'aurez aucun mal à trouver un autre apprenti. Comme vous l'avez toujours fait. Mais qui, à part nous – Dag et Faon – ira s'occuper des terres du nord ? — Les services d'un guérisseur sont utiles partout où il se trouve – et un seul homme ne peut pas abattre plus que sa part de travail. — C'est vrai. Tant de choses dépendaient de ce tournant imprévu dans leurs vies. Curieux comme une si petite étincelle pouvait peser aussi lourd; peut-être même changer le monde. Et pourtant, il était trop tôt pour se prononcer. Dag reconsidéra Arcadie avec un respect nouveau. Combien de fois avait-il connu les mêmes hésitations, pour voir ses espoirs balayés par le chagrin ? Brusquement, Dag se sentit honteux. — Je suis désolé de vous infliger ça, mais c'est ma première fois, vous comprenez. C'était la dernière transformation profonde d'essence dans une année qui n'avait pas manqué d'événements: il était devenu le premier patrouilleur de Faon, puis son mari; il avait été capitaine, il s'était improvisé magicien, avant d'abandonner la patrouille pour de bon. Un chercheur sans racines... un futur guérisseur. Et à présent, une fois encore, Faon changeait sa vie. Père de l'enfant de Faon. Quand tout sera terminé, je serai un homme différent. Il pouvait à peine imaginer l'angoisse de commencer une telle transformation et de la voir interrompue, de se sentir incomplet. Il prit conscience que Faon, elle, savait. — Challa m'a tout raconté, à propos de vous et Brina. — Ah, dit Arcadie. Bien. (Puis, après un silence :) Alors vous pouvez comprendre. Dag hocha la tête. — Disons.., en partie, seulement. Mieux que les deux rustres qui ricanaient à l'intérieur. Arcadie se frotta le menton et fixa la lumière du matin, les yeux telles deux pièces de cuivre flambant neuves. Puis il dit quelque chose d'étrange : — Ne laissez jamais la peur engloutir votre bonheur. N'oubliez pas de prendre votre part de joie. Dag avala sa salive. Tous deux tenaient leurs essences presque fermées, mais la voix presque sans timbre d'Arcadie suffit à insinuer combien ces paroles de sagesse lui avaient coûté. Dag réfléchit à sa peur la plus secrète. Si Faon meurt, je l'aurai tuée, aussi sûrement qu'en l'entraînant sur le champ de bataille contre des adversaires invincibles. Alors, pour qui avait-il peur ? Elle ? Ou lui ? Il avait connu des hommes dont les épouses étaient mortes en couche; ils ne s'en remettaient jamais, le temps ne faisait rien à l'affaire. Le remords n'était pas une nouveauté pour lui. Mais j'ai de nouveau un couteau lié, maintenant. Je n'aurais pas à surmonter cette perte, pas cette fois. Pas pour longtemps. C'était une drôle de façon de se donner du courage. Dieux, il devenait morbide. Il ferait mieux de tout dire à Faon le plus rapidement possible, pour qu'elle puisse lui offrir une bonne dose de son solide bon sens et de son optimisme réjouissant. Il pouvait presque entendre sa voix : Mais ça va de soi, Dag ! Enfin, une fois que sa colère contre lui serait retombée. Il ne l'aurait pas volée. Si elle lui jetait des projectiles, il ne chercherait pas à les éviter, décida-t-il galamment. — Je lui parlerai ce soir, dit-il. Je crois que nous avons beaucoup de choses à nous dire. — Bien, conclut Arcadie. Le marché des fermiers n'était ouvert que depuis une heure et la table de l'infirmerie avait déjà vendu quelques produits. Avec le temps ensoleillé, les routes avaient eu plusieurs jours pour sécher depuis la dernière pluie. Nola et Cerise pensaient qu'il y aurait suffisamment d'activité pour écouler la totalité de leur stock rapidement et en profiter pour se détendre quelques heures au soleil. Faon salua cordialement leurs clients réguliers, souriant à des visages qui commençaient à lui être familiers, reconnaissant même certains attelages; elle repéra Pinson et sa charrette ouverte dès son arrivée. Sa jument, qui transpirait abondamment, s'immobilisa; il lâcha les rênes et sauta au bas de son véhicule. Il avança d'un pas décidé vers la table de l'infirmerie. Faon constata, surprise, qu'il la cherchait du regard. — Vous êtes là, vous êtes là, dieux merci ! Je peux vous parler en privé, madame Prébleu ? — Oui, pourquoi pas ? (Faon regarda autour d'elle.) Près des arbres, là-bas, ça vous convient ? — Oui, tout ce que vous voudrez. Il tendit le bras, comme s'il voulait empoigner Faon et l'obliger à se dépêcher, mais il se ravisa. Ils s'arrêtèrent à l'orée des bois, visibles depuis le marché, mais à l'abri des oreilles indiscrètes – pas hors de portée d'InnéSens, par contre, mais elle doutait que l'InnéSens puisse en savoir plus qu'elle sur le jeune homme agité. Le visage tendu de Pinson était couvert de sueur et rougi par l'effort, ce qui donnait l'impression que ses yeux bleus brillaient de manière incongrue. — Votre mari a-t-il toujours l'intention de soigner les fermiers? demanda-t-il brusquement. Il regarda sa bouche avec une intensité douloureuse, comme s'il espérait en voir sortir un miracle. — Eh bien... oui, une fois de retour dans le nord. Mais pour l'instant, il n'est qu'un apprenti, il n'a pas le droit. Il écarta son objection d'un geste de la main, comme s'il l'avait à peine entendue. Essoufflé, il bafouilla: — C'est mon neveu, Moineau. Le fils de mon frère. Il vient d'avoir cinq ans. Il a le tétanos. Et c'est de ma faute ! Je l'ai laissé courir pieds nus dans la grange. Et il a marché sur un clou qui s'est à moitié enfoncé dans son petit pied. J'étais censé le surveiller ! Il n'arrête pas de pleurer, quand il en a la force. La fièvre est venue en premier. Les muscles ont commencé à se contracter la nuit dernière. Ses cris sont épouvantables, mais ses silences sont encore pires, oh dieux! — Oui, je connais le tétanos, dit lentement Faon. Le petit frère de Violette Orpin en est mort, mais ça remonte, oh, à des années. Des voisins à nous, quand j'étais petite à Bleu Ouest. Je n'ai rien vu, mais Violette m'a raconté après. Elle se souvenait de ses descriptions terrifiantes. — Alors, est-ce que votre mari peut venir nous aider ? (Pinson s'agrippa à sa manche.) Demandez-le-lui, vous voulez bien ? Ma belle-sœur n'arrête pas de pleurer et maman m'en veut tellement qu'elle refuse de croiser mon regard. S'il vous plaît ? (Il serra plus fort, au point de lui faire mal.) C'est épouvantable ! — Dag, précisa Faon, essayant de gagner du temps. Mon mari s'appelle Dag Prébleu. Il a tenu à prendre mon nom quand nous nous sommes mariés. Il a adopté un nom fermier pour respecter la tradition des Marcheurs du Lac. Curieux, non ? Il lui faudrait parler à Dag seule à seul, pas devant le reste du personnel de l'infirmerie. Elle jeta un coup d'oeil au soleil. Presque midi — il était peut-être rentré déjeuner. Ou alors, elle pouvait éviter à Dag d'avoir à prendre une décision dont l'issue poserait certainement des problèmes, parce que, avec la vie d'un enfant en jeu, Faon ne doutait pas un instant de ce que ferait Dag. Elle connaissait le règlement du camp aussi bien que lui. Elle n'avait qu'à renvoyer Pinson chez lui, le renvoyer à son cauchemar, et ne jamais partager ce dilemme. Le moment était mal choisi pour Dag. Il lui avait semblé tendu depuis l'invitation du capitaine du camp. Il ne la quittait pas des yeux, comme s'il se demandait... quoi ? Est-ce qu'il regrettait d'avoir pris pour femme une fermière qui le séparait des siens ? De par le vaste monde, à cette minute même, ce n'étaient pas les malades ou les mourants qui manquaient, quelle différence ferait un de plus ? S'il avait vent de ce projet, Arcadie s'y opposerait sans aucun doute. Faon n'était même pas certaine que les Marcheurs du Lac sachent guérir le tétanos; elle n'avait jamais vu de cas depuis qu'elle travaillait à l'infirmerie. Ça pourrait très bien coûter à Dag son apprentissage. Et quel serait le prix à payer pour d'autres, à long terme ? Elle laissa échapper de petits soupirs, sachant qu'elle n'avait pas vraiment le choix. — Je ne peux pas vous promettre qu'il viendra. Mais je vais le lui demander. Suivez-moi. Pinson souffla, hocha la tête, parut se rendre compte enfin qu'il la serrait à lui faire mal, et la relâcha. Faon leva la tête. À Cerise et Nola qui l'observaient d'un air de doute depuis la table, elle fit un geste de la main qui n'expliquait rien mais donnait au moins l'impression qu'elle n'essayait pas de s'esquiver furtivement. Un sentier menait presque directement à travers la crête boisée jusque chez Arcadie – bien plus rapide que de passer par l'entrée du camp dont le périmètre, avait-elle appris, était beaucoup moins bien gardé que l'avait laissé croire la fameuse barrière. Néanmoins, mieux valait ne pas prendre de risques inutiles. Quand ils arrivèrent presque en vue du lac, elle dit à Pinson : — Attendez-moi là, dans ce petit creux. La maison d'Arcadie n'est plus qu'à une centaine de pas. Je vais chercher Dag... ou revenir avec sa réponse. Ce sera peut-être un peu long. Il hocha la tête en silence et s'assit sur un tronc renversé au bas de la berge en terre, offrant son visage aux rayons du soleil, les yeux fermés. Faon se mit en route. Elle trouva Dag et Arcadie en train de terminer leur déjeuner, rangeant le panier. Remo et Barr étaient occupés ailleurs. Tant mieux. — Faon ! s'exclama Dag, en se levant de table, l'air surpris. Je te croyais au marché. Tu as faim ? Elle répondit par la négative d'un bref signe de la tête. Il hésita, lui lançant ce regard perçant si caractéristique qui la mettait mal à l'aise. L'InnéSens... Dieux, sa peau aurait aussi bien pu être en verre. — Tu vas bien ? — J'ai à te parler, dit-elle, ignorant Arcadie. En privé, si possible... — Ah..., fit Arcadie, haussant inexplicablement les sourcils. Peut-être que c'est pour le mieux. Je retourne à l'infirmerie, Dag. Prenez tout le temps nécessaire. Avec un geste de la main bienveillant, il emporta le panier et le posa devant la porte d'entrée. Bien. Un obstacle en moins. Faon ne savait pas si elle devait s'en réjouir. Elle attendit jusqu'à ce que le bruit de ses pas s'amenuise sur le sentier. — Faon, commença lentement Dag, il y a quelque chose... Mais elle le coupa en disant: — Oh, Dag, c'est horrible! — Hein ? dit-il avec circonspection. Non, Étincelle, ce ne sera pas si terrible, je serai à tes côtés tout le long de... — Je te parle du neveu de Pinson Rieur, le pauvre petit. Il a marché sur un clou et a attrapé le tétanos. Oh, Dag, je sais qu'Arcadie ne va pas aimer ça, mais est-ce qu'on peut aller le voir? Il n'a que cinq ans! Dag cilla. Marqua une pause. Cilla de nouveau. — Qui ça? Rapidement, Faon lui fit un compte-rendu de ce que Pinson lui avait appris. — Alors ? Tu veux bien qu'on aille le voir ? Est-ce que les Marcheurs du Lac savent comment soigner le tétanos ? Avec une lenteur angoissante, Dag répondit: — J'ai vu quelques cas dans les dossiers des patients d'Arcadie. On commence par un travail d'essence sur les nerfs du patient et on essaie de le faire manger et de lui faire boire de l'eau entre les spasmes pour le maintenir en vie en attendant que le pire soit passé. Pour ma part, je n'ai connu que deux cas : le premier, une femme, au camp du Lac Hickory, qui était tombée malade après son accouchement – dieux, une complication de plus ! – et que Hoharie est parvenue à guérir. Je ne l'ai pas vu, j'en ai seulement entendu parler – des ragots de tente. Le deuxième, un patrouilleur en mission de reconnaissance en Luthlia, une région sauvage, en plein été. Le traitement a échoué. Il a partagé sa mort. Pas immédiatement – quand lui et sa patrouille n'ont plus pu le supporter. — Tu crois que tu serais capable d'effectuer ce travail sur les nerfs? Même sans l'avoir déjà vu faire? Dag laissa échapper un long soupir et se gratta la tête. — Quel âge a le petit? — Bientôt cinq ans, m'a dit Pinson. — Dieux absents, marmonna Dag. — La ferme de la famille Rieur se situe à une quinzaine de kilomètres du camp. Pinson a une charrette. Peut-être qu'on peut faire l'aller-retour avant qu'Arcadie... euh, non, probablement pas. Dag secoua la tête. — Guérir quelqu'un du tétanos peut prendre des jours. Comme ça peut ne pas marcher... — Je peux faire nos bagages pour quelques jours en moins de temps qu'il en faut pour le dire. — Je préférerais vraiment que tu restes au camp. — Et me retrouver seule face à Arcadie? (Elle secoua vivement la tête.) Pas question ! Il ne ferait qu'une bouchée de moi. J'ose à peine imaginer l'accueil qu'il nous réservera au retour. En plus, ce serait de la folie de t'envoyer dans une famille de fermiers bouleversés sans que je sois à tes côtés pour les rassurer et leur expliquer, si nécessaire, certaines pratiques des Marcheurs du Lac. — Ça ne fait aucun doute. (Il la fixa d'un air déconcertant.) Bon... d'habitude, ce n'est pas une maladie terriblement contagieuse. Je pense que tu ne risques rien. — Mais bien sûr! — Si tu ne t'approches pas trop du patient. Elle lui lança un regard perplexe. Qu'est-ce qui lui arrivait? Peu importe. Une fois chez les Rieur, elle procéderait comme ils l'avaient toujours fait. Elle s'humecta les lèvres. Il lui restait une dernière chose à dire. — Tu es sûr de vouloir le faire, Dag? Parce que, dans le cas contraire, je peux aller dire non à Pinson moi-même. (Elle pouvait au moins lui éviter ça.) Ça pourrait te coûter Arcadie. Il lui répondit par un sourire désabusé, caressant sa joue chaude de son pouce. — Alors... alors, son prix est trop élevé, et le vieux patrouilleur que je suis est trop pauvre pour le payer. Elle eut un bref hochement de la tête, avalant la boule qui s'était formée dans sa gorge. — Dans ce cas, dépêchons-nous. Elle alla dans leur chambre pour préparer un sac ; de son côté, Dag se rendit dans l'atelier d'Arcadie pour emprunter quelques instruments dont il pensait avoir besoin. Sans avoir demandé la permission, et Faon soupçonnait qu'Arcadie n'apprécierait pas beaucoup non plus. Retournant dans la pièce principale, elle trouva Dag en train de rédiger un mot pour Arcadie, court mais honnête. Enfin, si on veut... Il expliquait en quelques lignes qu'il avait été appelé pour soigner un enfant malade, et qu'il ne savait pas quand il rentrerait. En ne précisant pas que son patient était un fermier, il n'avait pas réellement menti — ou alors par omission. Elle mena Dag jusqu'à la cuvette éclaboussée de soleil où Pinson les attendait, assis à même le sol, les bras croisés autour des genoux, la tête penchée. À leur approche, il se releva précipitamment, essuyant sa manche sur son visage humide. Il regarda tour à tour Dag et Faon, visiblement stupéfait du contraste qu'offrait leur couple. — Euh... — Je vous présente Dag, dit Faon, serrant son bras gauche de manière possessive. Pinson eut l'impression que les yeux perçants le mettaient au défi de fixer le crochet, de bafouiller quelque remarque incongrue sur la différence d'âge ou de taille... Dag hocha poliment la tête. — Pinson. — Monsieur! (Pinson déglutit.) Vous... euh... (Il détourna les yeux, puis les baissa sur le visage tendu de Faon.) Vous n'êtes pas... euh... ce à quoi je m'attendais. — C'est toujours comme ça, mais les gens finissent par s'habituer, dit Faon sur un ton plutôt acerbe, avant de mieux contrôler sa susceptibilité. (Pinson avait bien assez de soucis comme ça; il n'avait pas besoin de connaître l'ampleur du sacrifice qu'ils s'apprêtaient à faire à cause de lui.) J'ai réfléchi et je crois qu'il vaudrait mieux qu'on se retrouve à votre charrette, au bout de la route, hors de vue du marché. — Je ne crois pas que ça aura beaucoup d'importance au final, Étincelle, dit Dag. — Je suis d'accord, mais autant éviter les questions et les discussions qui nous retarderaient. Comme Pinson semblait l'approuver en hochant vigoureusement la tête, ce plan fut adopté. Une rapide promenade à travers bois les mena à la route au moment où la charrette arrivait et Dag aida Faon à charger leurs sacs à l'arrière. Elle s'assit à côté de Pinson et Dag prit place derrière eux, sur le siège orienté vers l'arrière, pliant ses longues jambes avec un soupir. Pinson fit claquer les rênes sur le dos de sa jument, la poussant à trotter aussi vite que la route le permettait. Aux yeux de Dag, la ferme des Rieur ne semblait pas aussi riche et confortable que celle de la famille de Faon à Bleu Ouest. Elle paraissait moins soignée; il ne s'en dégageait pas cette impression d'ordre. La cour était une étendue plate, encore pleine de la boue remuée par les pluies de l'hiver. Mais apparemment, elle avait tout ce qu'il fallait : une vaste grange, une réserve de bois, des dépendances en plus ou moins bon état, des enclos où étaient enfermés vaches, cochons et poules – mais leurs odeurs circulaient librement. La maison de ferme était un bâtiment carré, en bois brut. Dag suivit Pinson dans la pièce principale peu éclairée, avec la sensation qu'ils étaient des envahisseurs bruyants; l'espace d'un instant, le silence lui fit craindre le pire et il pensa Trop tard ! sans savoir s'il devait être peiné ou soulagé. Mais un gémissement provenant de l'étage, ainsi que les sanglots d'une femme, effacèrent cette impression aussi vite que le fit son InnéSens. Ils montèrent l'escalier d'un pas lourd et pénétrèrent dans une chambre d'angle bondée. Étendu sur un lit qui semblait bien trop grand pour lui, un petit garçon se tordait de douleur. Il avait les lèvres retroussées en un rictus caractéristique de la maladie, le cou raide et la respiration sifflante entre ses petites dents serrées. Une jeune femme, visiblement sa mère affolée, lui tapotait la main et le caressait, comme si elle espérait forcer ses muscles contractés à se détendre. La mine lugubre, sa grand-mère était assise à son chevet, de l'autre côté du lit, serrant sa main dans la sienne, manifestement épuisée. Les deux femmes se levèrent à l'apparition de Dag, leurs yeux se remplissant de peur et d'espoir. Dag songea que, quelques jours plus tôt, il n'y aurait sans doute lu que de la peur. Il avala sa salive et fit passer Faon devant lui, tel un bouclier humain. Sa propre essence parut se concentrer, attirée comme un aimant par la douleur atroce émanant du lit. — Faon, dit-il à voix basse. Occupe-toi d'elles. Je dois examiner le garçon. Il relâcha sa prise sur son épaule droite et elle fit un pas en avant, détournant l'attention des femmes sur elle. Souriante, Faon leur fit sa petite révérence et les salua gaiement : — Bonjour! Je m'appelle Faon Prébleu et voici mon mari, Dag Prébleu. Je suppose que Pinson vous a raconté comment nous nous sommes rencontrés au marché des fermiers du camp de la Nouvelle Lune. Dag y fait son apprentissage pour devenir guérisseur. Elle avait raison de mentionner le fait qu'il n'était encore qu'un apprenti, une façon d'éviter qu'elles espèrent des miracles dont seul quelqu'un comme Arcadie était capable. Les deux femmes se présentèrent à leur tour: Cerise Rieur, la mère du petit, madame Rieur, la grand-mère. La mère de Pinson regarda le fils négligent qui avait réussi à faire apparaître ce Marcheur du Lac comme par miracle, et le doute vint remplacer la colère qu'elle éprouvait jusque-là à son encontre. — Maintenant, expliqua brusquement Faon, la première chose que doit faire Dag, c'est d'examiner le petit Moineau dans son essence, et à partir de là, nous saurons quoi faire. Alors, si vous voulez bien le laisser passer, madame... Elle pinça les lèvres et prit la grand-mère par le bras afin de l'écarter du chemin de Dag. — Commence par m'enlever mon harnais, Étincelle. Je ne crois pas que j'en aurai besoin ici. Faon hocha la tête, retroussa sa manche gauche et s'attaqua aux boucles qui maintenaient la prothèse en place. Il pencha la tête vers elle, mais continua à observer les autres du coin de l'oeil. Ce rituel, au cours duquel la jolie Faon le débarrassait de son crochet si laid et si menaçant, avait apparemment toujours un effet apaisant sur ses patients fermiers. Dag n'était pas certain de comprendre pourquoi. Pure distraction ? Démonstration de vulnérabilité de sa part? À moins qu'il faille n'y voir qu'un signal, un simple spectacle: Vous avez tous déjà vu un homme remonter ses manches pour travailler ? Eh bien, regardez ça ! Dag frotta les marques rouges laissées par les sangles de cuir sur son bras et passa devant les femmes aux yeux écarquillés. Il abandonna toute idée de rassurer cet enfant de cinq ans mort de peur quand il devint évident que ses spasmes l'empêchaient d'entendre ou de comprendre quoi que ce soit. Se penchant vers Faon, il lui glissa à l'oreille : — Si jamais tu as l'impression que je m'enfonce trop profondément ou que je reste trop longtemps, donne-moi une claque sur la tempe comme tu as vu Arcadie le faire. Aussi fort que nécessaire. Je peux compter sur toi ? Elle hocha la tête avec fermeté. Dag s'agenouilla au chevet de Moineau, le monde visible disparaissant déjà à ses sens, le tourbillon de sa substance réelle arrivant au premier plan. À côté de lui, il entendit la voix pleine d'optimisme de Faon s'élever et entamer son exposé destiné aux débutants : Je vais vous expliquer comment fonctionne ce que les Marcheurs du Lac appellent l'InnéSens... L'essence de l'enfant était agitée. À moi de jouer. La forte fièvre ne constituait pas le principal problème. La plaie causée par la perforation profonde du pied n'avait pas été bien nettoyée et s'était infectée, bien qu'elle se soit refermée et donne l'illusion d'une bonne cicatrisation. Mais c'était l'agitation frénétique le long des nerfs qui provoquait les spasmes incessants. Dag envoya un renforcement d'essence dans les fibres nerveuses afin de calmer la frénésie. Il remonta à la surface avant de rester coincé dans l'essence de son patient et reprit ses esprits dans une pièce qui semblait terriblement silencieuse. Il s'assit sur les talons. Regardant vaguement autour de lui, il repéra Faon. — J'ai été parti combien de temps? — Une dizaine de minutes. Dag, c'était incroyable! On voyait ses pauvres petits muscles se détendre les uns après les autres ! Une silhouette inconnue avait fait son apparition, sans doute le frère aîné de Pinson, qui observait la scène, le regard dur. Il serrait la mère de Moineau par les épaules. — Il va mieux ? Il est guéri ? s'étrangla-t-elle. — Pas encore, madame, lui dit Dag avec regret. Je lui ai simplement offert un moment de répit. Je vais devoir recommencer quand l'effet se dissipera. Mais chaque étape du traitement permettra de gagner du temps. Mais avant tout, vous devez le faire manger et boire autant que possible, afin d'éviter que la maladie le fasse mourir de faim. Et il faut également mieux désinfecter cette perforation. Je vais avoir besoin d'eau bouillante – Faon, tu veux bien t'en occuper ? Et une nourriture riche, que son estomac puisse facilement garder... Faon hocha la tête. — Je pense que des flocons d'avoine bouillis avec un peu de crème et du miel feront l'affaire pour commencer. — Parfait. Les femmes, ravies de pouvoir enfin faire quelque chose de concret, sortirent bruyamment de la chambre. Le père de l'enfant – quel était son nom déjà ? Alouette Rieur, c'est ça – remplaça la grand-mère au chevet de son fils. Pinson appuya sa tête contre la haute colonne de lit et ferma les yeux. — Papa ? Tonton Pinson ? Une petite voix faible. Alouette saisit la main du garçon. — Mais c'est mon Moineau gazouilleur! (Sa voix était rauque, apparemment peu habituée à une telle douceur.) Content de t'entendre, mon garçon! Ton oncle Pinson a ramené ce Marcheur du Lac pour te guérir. — Il a un drôle d'air, dit Pinson, mais tu n'as pas à avoir peur. La tête du garçon pivota. Les yeux, jeunes mais empreints de gravité, trouvèrent Dag, se plissèrent. Moineau partageait certainement l'opinion de son oncle, parce qu'il n'eut pas de mouvement de recul, mais posa – inévitablement – la première question qui venait aux lèvres d'un enfant, fermier ou Marcheur du Lac : — Qu'est-ce qui est arrivé à ta main ? Dag ignora l'embarras des adultes et donna une réponse sans fard à l'enfant : — Un loup m'a mordu et l'a arrachée. — Oh! dit Moineau, visiblement impressionné comme seul pouvait l'être un garçon de cinq ans. (Ensuite, plus étonnamment, il sembla refouler quelques larmes de compassion.) Ça t'a fait mal ? — Oui, mais c'était il y a longtemps. Ça va bien maintenant. Tu ne vas pas te mettre à pleurer pour moi, quand même! Si tu veux guérir, on a pas mal de travail devant nous, tu sais... Clignements d'yeux. Méfiance. — Quel genre de travail? — Je sais que tu n'en as pas envie, mais il va falloir que tu manges et boives autant que possible — tout ce que ta maman et Faon t'apporteront. Tes muscles font plus d'efforts que si tu labourais un champ de quarante acres, tu comprends, et tu as besoin de prendre des forces. Ensuite, avec l'aide de Faon — c'est ma femme, la jolie dame que tu as vue à l'instant —, je vais nettoyer un peu mieux ton pied. D'une certaine manière, Dag était content d'avoir à le faire; ce serait une tâche bien visible aux yeux des fermiers, compréhensible et rassurante. Bien que, à la réflexion, il n'était pas sûr de vouloir laisser Faon approcher d'aussi près une plaie infectée. Il décida donc de demander à Pinson de se laver les mains pour la remplacer. — J'ai de nouveau mal partout..., gémit Moineau en se tournant vers son papa. Je veux bien le croire. L'effet du travail d'essence initial de Dag se dissipait déjà quand Faon revint avec l'eau bouillie; le garçonnet avait recommencé à s'agiter et les spasmes étaient de retour. Alors qu'elle préparait ce dont ils avaient besoin, Dag replongea dans l'essence de son patient. Il avait la tâche plus facile cette fois, parce qu'il savait ce qu'il faisait, mais il sentait aussi combien cet effort coûtait à sa propre essence et il redoutait la longue nuit qui s'annonçait. Quand il sortit de sa transe, Dag demanda à la mère de forcer son fils à avaler une dose de poudre antidouleur au goût amer; Faon approuva sa décision d'un hochement de la tête. Mais elle ne comprit visiblement pas pourquoi il avait demandé à Pinson de la remplacer pour le nettoyage de la plaie. — Non ! pleurnicha Moineau, alors qu'ils le retournaient et plaçaient son pied sur des serviettes posées en travers des genoux de son oncle. Ça va faire mal! Les laisse pas me faire mal, papa! — Je te promets que ça fera moins mal que la morsure d'un loup — et je ne mens pas, dit solennellement Dag. Moineau cessa de gesticuler et Dag ne put que s'émerveiller de l'efficacité d'un argument aussi spécieux sur les plus jeunes. Ça marchait chaque fois. Faon, qui l'avait déjà vu user de ce stratagème, lui adressa un sourire en coin. Dag tissa un renforcement d'essence dans le petit pied, faisant de son mieux pour endormir les nerfs, puis il se pencha et se mit au travail. D'une seule main, il rouvrit la coupure à l'aide d'un des scalpels d'Arcadie et, avec la seringue que Faon avait remplie d'eau bouillie, plus un peu de travail d'essence, il nettoya la chair empoisonnée. Pinson n'avait pas l'aisance de Faon pour ce genre de tâche, mais il assista Dag de son mieux pour refaire un pansement acceptable autour du pied de son neveu. Ensuite, Dag remit tous les instruments et les fournitures à la grand-mère afin qu'elle les fasse bouillir ou brûler. Il se lava encore la main, avec une pensée inquiète pour Arcadie. Puis les nerfs de l'enfant réclamèrent de nouveau son attention. Au fur et à mesure que le temps passait et que le jour approchait du crépuscule, ils adoptèrent un cycle. Dix minutes de travail d'essence procuraient vingt minutes sans spasmes, pendant lesquels l'une des femmes obligeait Moineau à manger quand il ne restait pas simplement étendu, sans énergie. Puis les mouvements convulsifs et les pleurs de souffrance reprenaient, et Dag s'agenouillait à côté de Moineau, penchait la tête et entrait en transe. La fièvre restait forte, mais ils donnaient à l'organisme du garçon de quoi résister. Et après un nouveau répit, le cycle recommençait. Alors que la tâche devenait familière, Dag trouva le temps de réfléchir et de se poser des questions. Un guérisseur serait-il capable de mettre en place une sorte d'involution contenant un travail d'essence agissant sur les nerfs et dont l'action se prolongerait au-delà d'une demi-heure ? Et pourquoi cette perturbation dans l'essence rappelait-elle curieusement à Dag celle observée chez les victimes de morsures de serpent ? L'esprit occupé, il ne fut tiré de sa transe que par une claque brutale sur la tempe. Il cligna des yeux à la lumière de la lanterne. L'air renfrogné, Faon le regardait avec inquiétude. — J'ai interrompu quelque chose? demanda-t-elle. — Non. Merci. Tu as bien fait. — Bien. Désolation. Il avait pensé qu'il pourrait l'envoyer se reposer dans une autre pièce, mais apparemment elle allait devoir veiller avec lui toute la nuit. Personne d'autre n'était capable de deviner le moment où sa transe glissait dangereusement vers un blocage d'essence. Ils installèrent leur sac de couchage sur le plancher et dormirent par intervalles. Au matin, ils commençaient tous les deux à avoir les nerfs à vif. La fois suivante où Faon le sortit de sa transe par une claque sur la tempe, il se contenta de grogner à son intention, terriblement irrité. Reposant son front douloureux sur le matelas rembourré de coton, il ferma les yeux. — Pourquoi vous l'obligez à s'arrêter tout le temps? demanda Cerise Rieur. S'il continuait, il pourrait le guérir une bonne fois pour toutes, non ? — Parce que, répondit Faon d'une voix presque rageuse, si Dag reste bloqué dans l'essence de Moi... d'un patient, et que le patient meurt, Dag pourrait mourir avec lui. C'est ce qui est arrivé à l'apprenti d'Arcadie juste avant Dag. — Oh, dit Cerise en baissant d'un ton. Je ne savais pas. — Il n'est jamais trop tard pour apprendre. Les fermiers ont besoin de mieux connaître les Marcheurs du Lac s'ils veulent éviter les problèmes d'incompréhension. Ils se braquent facilement, vous savez. Une façon comme une autre de sous-entendre que Dag devait être traité avec des égards; il lui en fut reconnaissant. L'après-midi fut mauvais. La soirée, pire, et Dag commença à se demander si, en acceptant de suivre Pinson, il n'avait pas commis la plus grosse erreur de sa vie. Mais pendant la nuit, les dix minutes de sommeil qu'il parvenait à grappiller en devinrent vingt, puis quarante. Quand Faon le réveilla, clignant des yeux, après deux bonnes heures, il sut qu'ils avaient franchi un tournant. À cela vint s'ajouter un copieux petit déjeuner fermier et il n'en fallut pas plus pour le requinquer. L'intervalle séparant les crises s'allongea au point que Moineau, tout agité et malheureux qu'il soit, commença à s'ennuyer. Dag le divertit en lui racontant les quelques récits de sa jeunesse qu'il n'avait pas oubliés, ou encore des ballades de Marcheurs du Lac remaniées en histoires abracadabrantes. Il aurait aimé que Bo soit là. Les autres membres de la famille du garçon, qui entraient et sortaient de la pièce, en profitaient pour écouter en silence. Alors qu'une nouvelle journée s'écoulait, Dag eut l'impression qu'il se trouvait dans cette chambre depuis une éternité. Quelqu'un – pas lui – finit par décider qu'il n'avait plus besoin de rester au chevet de Moineau, mais qu'on viendrait le chercher si un nouveau travail d'essence s'avérait nécessaire – ses interventions étaient maintenant espacées de trois ou quatre heures. On le conduisit dans une autre chambre, avec un vrai lit et une table de toilette. Et Faon. C'était la première fois qu'ils se retrouvaient seuls tous les deux depuis des jours – il en avait perdu le compte. Mais ne devait-il pas attendre d'avoir tous ses esprits, pour une conversation aussi importante ? Il était persuadé que oui. Et que ce n'était pas vraiment le cas en ce moment. Alors il la laissa remonter le dessus-de-lit aux couleurs vives sur eux, la serra fort et dormit comme un mort. Chapitre 11 Quand Faon se réveilla, coincée sous le bras gauche de Dag, il était encore tôt et le silence régnait dans la maison de ferme. Elle portait une des chemises de son mari en guise de chemise de nuit; lui dormait nu, comme à son habitude. Elle tendit le cou pour écouter les battements de son cœur, puis leva les yeux. Il était réveillé et l'observait. — Tu es enfin reposé ? demanda-t-elle. — Oui, je me sens beaucoup mieux. Sa main suivit le tracé de son cou, de sa poitrine et de son ventre, et resta à cet endroit, les doigts écartés. Son expression devint étrangement affectueuse. Elle le gratifia d'un sourire somnolent. — Quoi ? — Tu es une source perpétuelle d'émerveillement pour moi, chuchota-t-il. Tous les jours, tu réussis à me surprendre. Elle se blottit contre lui. Je pense que je n'ai pas à me plaindre non plus. Elle se demanda s'il se sentait aussi frais et dispos qu'il le prétendait et envisagea de soulever la couverture pour vérifier. Ils avaient joui de beaucoup moins d'intimité à bord du Rapporteur et ça ne les avait pas empêchés, certains matins, d'étouffer leurs rires avec des baisers rapidement échangés. Mais le visage de Dag devint sérieux, et il soupira. Pourtant, il ne fit pas mine de se lever. Parler, alors ? Ou peut-être, d'abord parler, et ensuite... — Tu te souviens du soir où nous avons été invités chez le capitaine du camp ? Elle l'embrassa sur la clavicule. — Oui? dit-elle sur un ton encourageant. Elle réprima son inquiétude. Allait-il enfin lui expliquer ce qui le tracassait depuis cette fameuse soirée ? Pas trop tôt. — J'étais un peu distrait. J'étais... Dieux, Dag, arrête de te chercher des excuses..., marmonna-t-il tout seul. (Il respira à fond et reprit:) C'était le début de ta période de fécondité, et je n'y ai pas fait attention. Je... nous... je t'ai... tu es enceinte. Elle se figea, l'air stupéfait. La poitrine de Dag s'était immobilisée, il ne respirait plus. Une onde de choc sembla la parcourir des pieds à la tête et, l'espace d'un instant, elle fut incapable de dire si c'était bien ou mal ou simplement énorme, parce que son univers tout entier en était bouleversé. Avec un cri de joie folle, elle se jeta sur lui et l'embrassa sur la bouche. — Oh! Oh! Ses yeux, fermés jusqu'alors, s'écarquillèrent; il lui rendit son baiser et l'étreignit à son tour. Quand il la relâcha enfin, sa poitrine s'abaissa et il se remit à respirer normalement. — Je me sens tellement soulagé, Étincelle! Je croyais que tu serais en colère contre moi. — C'est pour cette raison que tu me l'as annoncé de façon aussi brutale ? (Elle le regarda, troublée et un peu affolée.) J'admets que ce n'est pas l'endroit idéal, et que le moment est sans doute mal choisi, mais on ne peut pas toujours tout planifier – et encore moins un bébé. Tu n'es pas heureux ? Ses bras se resserrèrent autour d'elle. — Je suis ravi. Confus. (Il hésita.) Pris au dépourvu. — Mais nous sommes mariés. Nous savions que ça finirait par arriver, c'est à ça que sert un mariage. C'est normal d'être surpris sur le moment, mais pas... pas en général. (Elle fronça le nez.) Je suppose qu'on pourrait comparer ça aux patrouilles. Elles sont constamment à la recherche d'êtres malfaisants, mais le jour où elles en trouvent un, c'est quand même une surprise. Son rire grave gronda dans sa poitrine et elle se sentit rassurée. — Ce n'est pas la première comparaison qui me serait venue à l'esprit, Faon! (Le rire s'éteignit.) Sauf pour la peur... — La peur? Après toutes ces années de patrouille? Le courage, oui! Il secoua la tête, son expression devenant secrète, comme s'il se remémorait des souvenirs d'un autre temps. — Non, ce n'était pas du courage, juste une sorte de torpeur. Avec le recul, je pense que j'avais perdu tout contact avec le monde. Mais maintenant... oh dieux, une telle responsabilité... j'ai presque du mal à respirer. (Il lui couvrit le visage de petits baisers éperdus.) Et je suis terrorisé. Elle s'apprêtait à le rassurer – Tout va bien se passer, Dag! – quand elle prit lentement conscience de la complexité de leur situation présente. Elle préféra donc lui dire : — Une fois qu'on les a mis en route, les bébés progressent à leur rythme, pas au tien. Le mieux que tu puisses faire, c'est d'être là pour eux. Elle leva le bras et posa les doigts sur ses lèvres, l'empêchant de lui répondre alors que ses propres souvenirs lui revenaient en mémoire. Le garçon qui avait été le père de son premier enfant perdu avait craint pour son confort. Il avait accueilli l'annonce de son existence par la colère, le rejet et des menaces de calomnies impardonnables. L'homme extraordinaire qui partageait son lit voulait changer le monde pour en faire un berceau où son deuxième enfant connaîtrait la sécurité. Ou du moins allait-il essayer de tout son coeur. Elle avait comme un pressentiment que la sagesse se trouvait quelque part entre les deux, mais dans l'ensemble elle préférait l'approche de Dag. — Toi aussi, Dag, tu es une source d'émerveillement pour moi, chuchota-t-elle. Il roula vers elle et la prit dans son bras. Elle fourra son nez dans les poils de sa poitrine, puis elle songea à un autre avantage d'avoir épousé un Marcheur du Lac. — Hé! C'est un garçon ou une fille ? — C'est trop tôt pour le dire, même pour l'InnéSens. Il faudra encore patienter quelques semaines avant d'avoir une certitude. (Il l'attira vers lui pour l'embrasser encore, puis ajouta, avec une pointe d'espoir qu'il ne parvint pas à masquer :) Une fille pourrait perpétuer notre nom de tente. — Mais si elle épouse un fermier, elle prendra le nom de son mari, crut bon de souligner Faon. — Le garçon qui épousera notre fille prendra son nom et devra s'en satisfaire! Elle pouffa de rire. — Tu la défends déjà! Il rougit. — Je suppose que je vais un peu vite en besogne, concéda-t-il. Vraiment. Le doute commença à s'insinuer dans la joie de sa surprise initiale, parce qu'en voulant s'imaginer la naissance de son enfant, elle buta sur la première question: Où ça? Ils avaient du pain sur la planche avant d'en arriver à la concrétisation du mariage dont rêvait déjà Dag. Et en elle brûlait, aussi sûrement qu'une bougie marquant les heures, ce besoin de vraiment s'installer quelque part. La vie à la ferme lui avait appris que les réserves pour l'hiver se constituaient en automne et donc, plus généralement, que l'avenir se préparait. Enfin, pas toujours. Sinon elle n'aurait jamais traversé la moitié d'un continent avec cette grande bringue de Marcheur du Lac; ça, elle avait dû l'apprendre en chemin. Et son apprentissage à elle n'était pas terminé non plus. À la question Comment faire ?elle n'avait que seulement Comme maman et papa à offrir comme réponse. La main gauche de Dag cessa de caresser son ventre et s'aventura plus bas. Elle écarta légèrement les cuisses pour lui faciliter la tâche. — Ça ne risque rien, tu crois ? Tu me diras, ça va de soi. La plupart des gens ne savent même pas, à ce stade. — Aucun risque, affirma-t-il. J'ai demandé. — À qui ? — À Arcadie. — Oh. (Elle assimila cette information, autant que le lui permettait la distraction de ses caresses.) Est-ce qu'il sait que... ? Oui, je suis bête. Bien sûr. (Elle cligna des yeux.) Attends un peu. Tout le monde était au courant sauf moi ? Barr et Remo aussi ? Et... Elle le frappa, mais cela venait trop tard pour être convaincant. — L'InnéSens, soupira-t-il. Tu ne peux rien faire contre ça. (Il lui lécha le cou.) Tu souris. Elle se doutait qu'elle devait sourire comme un écureuil aux joues pleines. — Et ma dignité alors... — N'oublie jamais de prendre ta part de joie. Faon se remémora les paroles que Dag avait prononcées avant leur nuit de noces; il lui avait promis que cette nuit resterait dans leurs mémoires quand un millier d'autres seraient devenues floues. Jusqu'à présent, les événements lui avaient donné raison, bien qu'ils n'aient pas encore atteint le millier. Elle lui ouvrit son esprit, son coeur et son corps, alors qu'il était sur le point de s'assurer que, parmi les autres souvenirs que lui laisserait ce matin remarquable, elle se rappellerait combien il l'aimait. Après qu'ils eurent fait leur toilette et qu'ils se furent habillés, Dag alla donner un nouveau traitement à Moineau. Le garçon semblait tellement plus détendu qu'on autorisa la soeur de Pinson qui n'était pas encore mariée, une jeune fille de quinze ans, à rester à son chevet. Au milieu de la matinée, Faon et Dag se retrouvèrent seuls autour de la table de la cuisine, les autres membres de la famille Rieur étant occupés aux corvées incessantes d'une ferme. Faon réchauffa la casserole de gruau de maïs – pas trop figé – qu'on leur avait laissée, et fit frire du jambon et des œufs en accompagnement. Ils étaient en plein repas quand Dag leva la tête et la tourna vers le vide. Dans ces moments-là, il rappelait à Faon ces chats qui regardaient des choses que personne d'autre ne voyait. Ah, les Marcheurs du Lac... Pas étonnant qu'ils mettent les gens mal à l'aise. — Quoi? dit Faon. — Je viens de sentir l'essence de Nita. Qu'est-ce qu'elle fait là ? — Peut-être qu'elle nous cherche ? Faon commença à se lever. — Possible. Reste assise, Étincelle, elle n'est pas encore là. Finis ton petit déjeuner. Tu dois manger. Il la gratifia d'un sourire affectueux. Elle sourit à son tour. Dans sa tête, une voix excitée n'arrêtait pas de crier un bébé un bébé un bébé ! Elle avait du mal à se retenir de faire des bonds et de s'agiter, mais il n'y avait vraiment pas grand-chose à faire pour l'instant, surtout ici. À part manger son petit déjeuner. Elle avala la dernière bouchée de gruau d'avoine, puis suivit Dag à l'extérieur. Nita arrivait au petit galop dans la cour de la ferme, les sabots de son cheval en nage projetant de la boue dans tous les sens. Quand elle s'arrêta, l'animal secoua la tête et souffla à travers ses naseaux ronds et rouges. — Dag! s'écria-t-elle. Vous êtes vivant! — Quelqu'un en avait-il douté ? Le bras gauche de Dag se resserra autour de la taille de Faon, un geste protecteur ou destiné à la mettre en garde, elle n'en était pas sûre. — J'arrive à temps ? ajouta Nita à bout de souffle Elle lança un regard curieux à Faon, ses sourcils blonds se rapprochant en signe de confusion, de consternation ou... de déception ? D'une voix posée, Dag dit : — À temps pour quoi, Nita ? Tu n'as pas pris le petit déjeuner ? Je suis persuadé qu'on peut encore te préparer quelque chose. Elle balaya l'apparente légèreté de ses propos d'un geste de la main. — Le capitaine Jonc me suit à moins d'une heure, et il est fou furieux. Si vous vous dépêchez, vous avez le temps de fuir. — Fuir vers où et pourquoi ? J'ai du mal à croire qu'Alcide Jonc soit d'humeur violente par une si belle matinée de printemps. — Non, non, bien sûr, mais il est encore temps de rentrer au camp en évitant de le croiser. Personne ne saura jamais que vous étiez là. Oh dieux, j'aurais dû penser à amener un autre cheval. Sinon, je peux vous prêter le mien et rentrer à pied. Elle mit pied à terre et gravit les quelques marches en bois, comme pour offrir les rênes à Dag sur-le-champ. Dag mit la main dans sa poche. — Je croyais que tout le monde était au courant. Arcadie n'a pas lu le mot que je lui ai laissé ? — Si, d'après Barr et Remo. Sauf qu'ils ont attendu le lendemain pour nous le dire, et alors les rumeurs allaient déjà bon train dans tout le camp. Un soupir inquiet s'échappa doucement des lèvres de Dag. — Euh... tu veux bien commencer par le commencement, Nita? Il laissa une pointe de sa sévérité de capitaine de patrouille filtrer dans sa voix – volontairement ? Peut-être. Toujours est-il que Nita redressa les épaules. — Bien, monsieur. Je suppose que le vieil Arcadie n'a pas été ravi d'apprendre que vous étiez parti... pour soigner un fermier malade, c'est bien ça ? — Tétanos, dit sèchement Dag. La bouche de Nita forma un « Oh »; elle sembla perdre un peu de sa superbe, mais poursuivit: — Je ne sais pas ce qui lui est passé par la tête, mais quand, le matin qui a suivi votre départ, vous ne vous êtes pas présenté à l'infirmerie, il a affirmé à Challa qu'il vous avait donné un jour de repos. Sauf que Nola et Cerise n'ont pas pu s'empêcher de dire à qui voulait l'entendre qu'elles avaient vu Faon, la veille, partir dans les bois avec un jeune et beau fermier, et qu'elle n'était jamais revenue. Enfin, disons que c'était surtout Nola qui pensait que ça s'était passé comme ça – pas Cerise. Et Arcadie s'est contenté de ronchonner. — Qu'est-ce que Nola a cru? dit Faon, interloquée. — Que vous vous étiez enfuie avec le fermier et que Dag était parti à votre poursuite. Nita pinça les lèvres, marquant autant sa désapprobation que si elle avait découvert qu'il s'agissait de la vérité. Faon s'étrangla d'indignation devant pareille calomnie. — Jamais je ne... Dag l'interrompit en la serrant contre lui et sortit la main de sa poche, mais seulement pour s'en frotter le visage. — Continue. — Un ragot entendu à l'infirmerie se répand rapidement dans le reste du camp. La nuit où Barr et Remo nous ont informées, moi et Tavie, de votre mot d'explication, ils nous ont aussi fait jurer de garder le secret, et pour ma part je n'y voyais aucun inconvénient. Je pensais toujours qu'il pouvait s'agir d'une fausse piste et que vous étiez effectivement parti pourchasser le fermier. J'ignore comment le capitaine Jonc a eu vent de tout ça, mais le lendemain matin il s'est précipité à l'infirmerie et a exigé des explications. Il a dit qu'il ne permettrait à personne de venir jouer les justiciers dans la région de sa patrouille. Mais il a été encore plus fou de rage quand il a découvert la vérité, et qu'Arcadie ne l'avait pas prévenu. On m'a dit qu'ils ont eu une dispute terrible. Ils sont finalement tombés d'accord pour vous donner jusqu'à hier soir pour venir vous expliquer — après ça, le capitaine a dit qu'il viendrait chercher ses explications lui-même. Et c'est ce qu'il vient faire ce matin. Oh, monsieur! (Affligée, Nita leva la main vers Dag.) Arcadie et moi avions presque persuadé le camp de vous accepter en tant que membre permanent ! Vous vous êtes tant battu pour obtenir cet apprentissage... Ça n'a donc plus aucune importance à vos yeux ? — Plus que je saurais le dire. — Alors il existe forcément un moyen de sauver la situation. Ne pouvez-vous pas demander à ces fermiers de jurer que vous n'avez jamais mis les pieds ici ? Faon voyait bien que Dag était tenté d'offrir comme seule réponse à Nita un Non sans équivoque. Mais on ne chassait pas d'un simple revers de main les années passées à former de jeunes patrouilleurs. — C'est inutile, Nita. Alcide découvrirait rapidement la vérité. Je ne mentirai pas. Mais je suis prêt à ramper devant lui, si tu penses que ça peut servir à quelque chose. — Oh! (Faon songea que Nita se retenait pour ne pas trépigner; elle serra les poings.) Vous ne voulez vraiment pas venir avec moi ? — Pas encore. Une journée de plus au chevet de Moineau devrait lui permettre de gagner au moins une semaine sur son rétablissement. Tu as déjà pu observer les effets du tétanos, Nita? Elle secoua la tête, lèvres serrées. — Non. Mais on m'a dit que c'était horrible. — C'est vrai. (Dag se redressa et s'étira, comme s'il se préparait au combat) Je me charge de ton capitaine, Nita. Ces questions devaient se poser tôt ou tard, elles arrivent seulement un peu plus tôt que je l'aurais voulu. Mieux vaut en finir une bonne fois pour toutes. — Mais, monsieur... sauf votre respect, vous êtes une vraie tête de mule! — Les Rieur te laisseront utiliser leur grange. Va t'occuper de ton cheval, patrouilleuse. (Dag soupira.) Tu ne l'as pas ménagé ce matin. — Et pour rien, visiblement, maugréa Nita avec amertume. Elle fit volte-face et guida sa monture de l'autre côté de la maison. — J'aurais préféré qu'Arcadie ne se mette pas en tête de me couvrir ainsi, murmura Dag. Je n'avais pas prévu ça. Je me demande s'il est allé jusqu'à mentir pour moi. Ah, dieux. C'est la même histoire qu'au Lac Hickory. Je suis vraiment désolé, Étincelle. — Je pense que ça n'a rien à voir, soutint Faon avec énergie. — Ça y ressemble, en tout cas. Désolation. Si seulement j'avais eu plus de temps pour me faire une place dans ce camp, plus de temps pour persuader les gens. Cette idée d'installer une infirmerie au marché des fermiers me semblait excellente — ou aurait pu le devenir, avec le désensorcellement. J'y aurais exercé pendant deux ou trois ans, et je l'aurais laissée derrière moi, comme une graine, avant de repartir vers le nord. — Planter des idées? (Le concept était nouveau pour Faon.) Elles ne pousseront que si tu restes pour les arroser et arracher les mauvaises herbes. Et faire la chasse aux chenilles. — Hmm. (Il lui déposa un baiser sur le sommet de la tête.) Les choses ne sont jamais simples, pas vrai, Étincelle ? L'InnéSens de Dag perçut le capitaine Jonc dans l'heure qui suivit. Dag alla l'attendre dehors, sur la dernière marche de la véranda; il s'appuya contre le poteau. Faon s'assit à ses pieds, le visage calé sur ses deux petits poings. L'air renfrogné, Nita était nonchalamment installée en face de Faon, une jambe étendue. Les adultes de la famille Rieur sortirent également, Papa Rieur et Alouette encadrant la porte, bras croisés, maman Rieur dans son fauteuil à bascule, essayant en vain de tricoter, Cerise et Pinson assis sur le banc à côté d'elle, l'air inquiet. — Je pense que le capitaine Jonc aura un mot ou deux à me dire. J'apprécierais beaucoup que vous le laissiez aller jusqu'au bout, conseilla Dag aux fermiers. Faon et moi jouons notre place au camp de la Nouvelle Lune, dans cette histoire. Pinson baissa la tête et regarda Faon; ces quatre derniers jours, elle avait été sa source pour bien des découvertes concernant les Marcheurs du Lac, mais elle n'avait jamais mentionné ce point. — Je suis vraiment désolé, dit-il. Je ne savais pas! Dag lui adressa un sourire sans joie par-dessus son épaule. — Si vous l'aviez su, vous auriez agi autrement? Pinson leva la tête vers la chambre où son neveu dormait paisiblement. — Je suppose que non. Pas vraiment. — Moi non plus. La petite patrouille de Marcheurs du Lac remonta lentement l'allée. Le capitaine du camp ne chevauchait pas seul, bien sûr; il avait demandé à Tape, un homme de son âge, de l'assister dans cette enquête. Et probablement de servir de témoin, aussi. Sans surprise, Barr et Remo fermaient la marche. Ils parurent soulagés de voir Dag et Faon, plus troublés par la présence de Nita. Les quatre hommes arrêtèrent leurs montures dans la cour boueuse, devant la véranda. De là où il se trouvait, Alcide Jonc avait presque les yeux à hauteur de ceux de Dag. Il ne descendit pas de son cheval, mais il relâcha sa prise sur les rênes et se pencha sur le pommeau de sa selle. L'inclinaison de son dos en disait à peu près autant sur son état d'esprit que son essence presque complètement fermée : une grande lassitude, et une profonde exaspération, tempérées par la confusion et la prudence. S'il avait été plus jeune et moins fatigué, il aurait probablement été plus en colère. Dag le comprenait tout à fait – jusque dans ses articulations. Ses yeux tombèrent sur Nita et la jeune fille ne put s'empêcher de tressaillir. — Et que faites-vous là, jeune patrouilleuse ? Gronda-t-il. Elle dressa le menton. — Je ne suis pas de service, monsieur. Je suis libre d'aller où bon me semble. — Vous croyez ? Elle eut la prudence de ne pas répondre. Heureusement. Alcide se tourna vers Dag et poursuivit : — Je constate que votre espion nous a précédés. Alors, que faut-il croire, homme du nord? Fugue amoureuse ou mission de charité? — Un garçon de cinq ans atteint du tétanos. Monsieur. Dag porta ses doigts à sa tempe – le salut traditionnel – mais le cœur n'y était pas. En faveur du capitaine, il faut dire que son visage se crispa en une grimace de compassion. Il déploya une pointe de son InnéSens, puis leva la tête en direction de la chambre à l'angle de la maison. Il hocha la tête. — Je vois. Au moins, je suis fixé. Tant mieux. Ce qui ne semblait pas le réjouir pour autant. — J'avais bien dit que ça ne pouvait pas être une fugue, marmonna Remo. — Ç'aurait pu être un enlèvement, fit judicieusement remarquer Barr (Était-il sérieux ? Avec Barr, c'était difficile à dire.) C'était possible. Le poing d'Alcide s'abattit, faisant taire les deux patrouilleurs. Papa Rieur s'avança d'un air décidé. — Sans ce grand échalas et sa petite femme, on aurait sans doute enterré mon petit-fils aujourd'hui. Dag tourna son bras dans ce qui aurait pu passer pour un geste d'apaisement s'il avait encore eu une main de ce côté-là. La menace, somme toute légère, véhiculée par son crochet, ainsi que le rappel de son sacrifice constituaient un plus vis-à-vis d'Alcide. Alcide considéra la famille Rieur rassemblée sur la véranda et, serrant un peu les dents, dit à Dag: — Je pense que cette affaire ne concerne que nous. — Ils sont chez eux, observa Dag. Vous êtes dans leur cour. Alcide prit l'air maussade, mais il pouvait difficilement nier cela. — Si vous voulez mon avis, intervint brusquement Faon, il est grand temps de faire les présentations, comme ça personne n'aura plus d'excuse pour ignorer les autres. Et elle consacra les minutes qui suivirent à cela. Même Alcide fut bien obligé de renoncer à continuellement foudroyer Dag du regard, afin de se concentrer sur les noms et les courts récits des vies de chacun. Quand Faon arriva au bout, allant jusqu'à inclure les récents problèmes de santé de Tape, il était clair qu'Alcide pouvait faire une croix sur son idée de traiter le cas de Dag sur des bases familières – à savoir passer un savon à un patrouilleur indiscipliné. Alcide fixa les fermiers, se frotta le visage, se raccrochant à ce qu'il pouvait : — Combien de personnes sont au courant de votre petite excursion, Dag? Juste celles qui sont ici, ou plus... des voisins, de la famille? Faon répondit: — Les voisins, les sœurs mariées, les belles-familles – ces derniers jours, toutes sortes de gens sont venus apporter leur aide. Les fermiers ont l'habitude de s'entraider, monsieur. — Oui, bon. Si j'ai bien compris, il est inutile d'espérer garder ça secret ? — Je le crains, monsieur, dit Dag, comprenant où il voulait en venir et percevant le caractère désespéré de sa situation. Comme j'ai essayé de l'expliquer à Nita. Mais je crois qu'elle n'avait pas une vue d'ensemble. Nita jeta un coup d'oeil gêné par-dessus son épaule aux membres de la famille Rieur réunis derrière elle. Alcide adressa à Nita un regard qui disait clairement: Vous ne perdez rien pour attendre. — Arcadie vous a-t-il clairement expliqué que ce genre d'initiative était strictement interdit? — Il me l'a clairement déconseillé et m'a expliqué pourquoi. (Dag hésita.) Mais pour moi, il semblait encore plus clair que, si je voulais pouvoir continuer à me regarder dans une glace, je ne pouvais pas abandonner un enfant à une mort atroce. Alcide était visiblement touché par ce dernier argument, mais pas suffisamment. — Si nous assistons à une répétition de ce qui s'est produit au camp du Marécage de la Hache, ce sont mes patrouilleurs qui essuieront la colère des fermiers. Il jeta un coup d'œil à Tape, à Nita. Que voyait-il ? Des crânes fracassés ? Pire ? Dag fut touché, lui aussi, mais pas suffisamment. — Une bonne idée mal exécutée n'est pas la même chose qu'une mauvaise idée. Avec le désensorcellement, je crois que le projet qu'avait eu Arcadie d'installer une infirmerie chez les fermiers devient réaliste. Vous n'auriez pas à craindre d'émeutes aux portes du camp. Ce qui s'est passé au Marécage de la Hache ne se reproduira pas forcément. Alcide se balança sur sa selle. — C'est une idée fixe, chez vous, n'est-ce pas ? Dag hocha la tête. Oh dieux, voulait-il réellement avoir cette discussion ici et maintenant et, plus important, avec cet homme ? Peu importe, vas-y. — Quand tous les êtres malfaisants auront disparu – quand ce mal ancien aura enfin cessé de sévir –, que deviendront les Marcheurs du Lac? J'ai eu l'occasion d'envisager de nombreuses possibilités au cours de cette dernière patrouille. Il n'est pas trop tôt pour essayer de nouvelles choses, en particulier dans cette région. De bien des manières, le sud est une vision de l'avenir du nord. Alcide s'était raidi, comme un homme menant conjointement une lutte à l'intérieur de son esprit et à l'extérieur. — Écoutez-moi bien, homme du nord. Ma mission est de tenir le camp de la Nouvelle Lune. De le défendre, de peur que nos traditions et notre sang soient détruits petit à petit. Dag eut un grognement de mépris. — Nos traditions ? Vraiment ? Et où êtes-vous parti vous former quand vous étiez jeune patrouilleur, Alcide ? — Portemer, répondit le capitaine d'un air gêné. — Ça me paraît bien loin du nord. Alors quand est-ce que le camp de la Nouvelle Lune a subi sa dernière inspection décennale? Je sais à quoi ressemble un camp traditionnel, et le vôtre en est loin. Si vous respectiez vraiment la tradition, vous mettriez le feu à toutes les maisons qui s'y trouvent. Parce que, dans la tradition des Marcheurs du Lac, on ne défend pas un camp. On bouge. Le camp de la Nouvelle Lune est devenu aussi peu mobile que les fermiers qui l'entourent. Et si vous serrez vos mains à ce point, c'est uniquement parce que vous n'avez plus rien dedans. Alcide baissa les yeux sur ses rênes et, avec un effort, relâcha sa prise. Il regarda Faon en fronçant les sourcils. — Je pensais que les événements récents vous auraient convaincu de défendre ce qui vous est cher. Dag haussa les épaules. — Je serais très heureux de retourner au camp de la Nouvelle Lune et de reprendre mon apprentissage. Il jeta un coup d'œil à Faon, radieuse, qui le dévisageait avec une confiance inébranlable. Dieux absents, je ne demande pas mieux. — Et êtes-vous prêt à vous engager à ne plus vous livrer à ce genre d'activité (un geste pour désigner la ferme des Rieur) en secret ? Un silence. Puis : — Si vous m'autorisiez à tenir une infirmerie au marché, ça n'aurait plus à rester un secret... Un silence, plus long cette fois. — Vous appelez ça « ramper »? marmonna Nita entre ses dents. Faon s'était rapprochée d'elle, sur la marche; Dag l'entendit murmurer: « Dag sait ce qu'il fait ; écoutez la suite... » Sur un ton plus pressant, Dag poursuivit: — L'avenir se prépare ici, tous les jours. Vous pouvez nager ou couler, à vous de choisir, mais vous ne pouvez pas lutter contre le courant. Je suppose que le plus incroyable, c'est qu'on en prenne conscience alors qu'il en a toujours été ainsi. (Il reprit sa respiration.) Je pense que les Marcheurs du Lac devraient commencer à apprendre à nager. — Les hommes comme Tape ou moi-même avons des enfants et nous devons penser à la protection de nos jeunes, répondit sèchement Alcide. De tous les jeunes. Dag lui concéda ce dernier point d'un hochement de la tête, mais il fit un geste de la main incluant Faon, bien sûr, mais aussi Nita et les patrouilleurs de l'Oléana, Pinson, Moineau et sa soeur, à l'étage. — Si par « tous les jeunes », vous voulez dire les fermiers comme les Marcheurs du Lac, alors vous pouvez compter sur moi. Parce que ceux qui sont sous notre responsabilité aujourd'hui pourraient bien devenir nos juges demain. — Désolation, dit lentement Alcide. Et moi qui croyais que vous n'étiez dangereux qu'à cause de votre cœur trop tendre. Mais vous êtes un véritable renégat, pas vrai? Dix fois plus que ce misérable bandit que vous avez exécuté sur la Grâce. — Si vous le dites, monsieur. Quel genre de réponse était-ce là? Il ne prenait même pas la peine de nier. — Dieux, vous me donnez le vertige. Si je reste là à vous écouter plus longtemps, je risque de tomber de mon cheval. Écoutez-moi bien, homme du nord : nous n'avions aucun problème avant votre arrivée. Et plus vite vous serez reparti, plus vite la vie reprendra comme avant. Je n'ai pas de temps à perdre avec ça. Faon leva les yeux vers le capitaine du camp et, d'une voix devenue coupante, dit: — Ma maman me disait toujours, « Pourquoi perdre du temps à recommencer une tâche que tu aurais pu bien faire la première fois ? ». Alcide se détourna de son regard dur et reprit son air menaçant pour s'adresser à Dag. — Vous ne faites pas partie de ma patrouille, Dag Prébleu. Dieux absents, vous n'êtes même membre d'aucune tente de ce camp. Si vous tenez tellement à vous occuper des fermiers, vous pouvez le faire où bon vous semble — mais hors des limites de mon camp. Ainsi, vous seul aurez à supporter l'ensemble des conséquences de vos actes. — Mon apprentissage..., commença Dag. — Vous auriez dû y réfléchir avant. — Je l'ai fait. — Alors vous avez pris votre décision. Je n'ai donc plus rien à faire ici. Ne revenez pas au camp de la Nouvelle Lune. Sa porte vous sera fermée. Il obligea son cheval à faire demi-tour. Puis son regard tomba sur Barr et Remo, l'air accablé sur leurs montures. Il tira sur ses rênes. — Ah. Vous deux. Vous préférez rentrer avec moi ou rester avec lui ? Les lèvres de Remo s'entrouvrirent sous le coup de la surprise; il regarda Nita, puis se retourna vers Alcide. — Vous nous proposez une place au camp de la Nouvelle Lune, capitaine ? — Vous pouvez postuler. Votre chef de patrouille m'a informé que vous étiez de jeunes patrouilleurs d'une discipline exceptionnelle. — Oh, pas moi, capitaine ! s'exclama Barr avec bonne humeur. Je traîne depuis beaucoup trop longtemps en compagnie de renégats. Mon essence est totalement corrompue. Vous ne voudriez pas de moi dans une de vos patrouilles, croyez-moi. Je pourrais les contaminer. Imaginez qu'ils se mettent à penser par eux-mêmes... Alcide serra les dents, affichant ce qui ne ressemblait pas vraiment à un sourire. — Très bien. Alors vous pourrez rapporter à Dag ses chevaux et ses affaires. (Ses yeux perçants se posèrent de nouveau sur Remo.) Et toi ? Remo lança un regard éperdu à Barr, Nita, Dag... — Je... Je peux avoir un peu de temps pour y réfléchir, capitaine? — Je te donne jusqu'au départ de ton partenaire. (Le bras d'Alcide désigna Nita.) Toi, va récupérer ton cheval et suis-nous. (Puis il dressa le menton à l'intention de Tape.) Assez perdu de temps. Rentrons au camp. Alors que les patrouilleurs prenaient le chemin du retour, Barr approcha son cheval de la véranda. — Je pense être revenu d'ici demain, avec Tête de Cuivre et tout le reste. Des messages à transmettre? — Dis à Arcadie... (Non. Dag pouvait difficilement prétendre qu'il était navré de cette escapade, parce qu'il n'en était rien. Mais il aurait préféré revenir et continuer son apprentissage auprès du maître-guérisseur.) Dis à Arcadie que je regrette que les choses se terminent ainsi. Et si tu veux me rendre service: tant que tu seras là-bas, continue à défendre ma cause, tu veux bien? Parce qu’Alcide Jonc n'est pas la seule autorité au camp de la Nouvelle Lune. Et comme tu as la langue bien pendue, et plus grand-chose à perdre... Barr sourit comme un opossum et se dépêcha de rattraper les autres. Chapitre 12 Après avoir suivi Dag à l'étage pour le regarder soigner Moineau, Faon retourna avec lui dans la cuisine des Rieur où se tenait un conseil de famille qui lui rappela les discussions autour de la table, chez elle, à Bleu Ouest. Personne ne semblait avoir de mots assez durs pour le capitaine Jonc. — Vous avez raison, bien sûr, mais je peux comprendre Alcide, intervint Dag, tandis que Cerise Rieur posait une tasse de thé devant chacun d'eux. — Après la façon dont il vous a traité! s'indigna Cerise. Pinson rentra les épaules, l'air coupable. — Il ne faisait qu'essayer de protéger son camp. Dag leur répéta le récit qu'Arcadie lui avait fait de la tragédie du camp du Marécage de la Hache. — Mais c'était il y a longtemps, dit Pinson. Je n'étais même pas né! — Pour des gens comme le capitaine Jonc et Arcadie, c'est comme si c'était hier. (Dag but une gorgée de thé, secoua la tête.) Je pense qu'Alcide sent que ses traditions n'en ont plus pour longtemps, mais comme il n'a rien pour les remplacer, il s'accroche aussi fort qu'il le peut. Beaucoup de gens sont comme lui. — Mais Dag essaie de changer tout ça, dit fièrement Faon. — Ne charge pas trop ma barque, Étincelle. Un seul homme ne suffit pas à changer le monde, pas plus qu'il n'influence la direction dans laquelle souffle le vent. Le mieux qu'il puisse espérer, c'est piloter son embarcation en exploitant les vents du changement. Pour ma part, je saurais même me contenter d'un peu de cabotage. Il se frotta le visage. — Dieux, écoutez-moi. Toutes ces idioties sur le vent et l'eau. Pas étonnant que tout me glisse entre les doigts. J'ai vraiment besoin de m'enraciner un peu plus dans cette bonne terre de fermiers. Il est grand temps, Étincelle. Au plus profond de moi, je n'ai pas la notion du temps qui passe, et l'InnéSens ne m'est d'aucune aide. (Il leva les yeux vers le cercle aux regards vides, puis il baissa la tête.) Désolé. Trop de nuits de patrouille en hiver, avec comme seule occupation le spectacle des étoiles... Ça peut rendre un homme un peu bizarre. Faon crut pratiquement entendre les Rieur penser, « un peu ?» mais personne ne le dit à voix haute. — Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait, Dag? Papa Rieur prit la parole et affirma avec emphase: — Vous êtes les bienvenus chez nous. Tout le temps que vous voudrez rester. Alouette confirma d'un bref hochement de tête, et Cerise et Maman Rieur murmurèrent leur soutien à cette proposition. Faon essaya de s'imaginer vivre ici en invités permanents, occupant la chambre du haut. Qu'est-ce qu'ils feraient de leurs journées? La vie d'une ferme n'avait pas de secrets pour elle; elle serait donc tout à fait capable d'abattre sa part de travail. Mais elle soupçonnait qu'Alcide verrait d'un assez mauvais œil que Dag installe son infirmerie pour fermiers aussi près du camp de la Nouvelle Lune. Et... avoir un bébé sous le toit d'une autre femme ? Bien sûr, en l'absence d'une parente proche, il était tentant de laisser Cerise assumer ce rôle. Ils seraient en sécurité, pour un temps au moins... Pinson se pencha en avant, les coudes sur la table, le visage sérieux. — Faon, vous vous souvenez de ces amis dont je vous ai parlé au marché? Ceux qui avaient l'intention d'aller s'installer dans le nord ? — Oui ? — Je leur ai raconté tout ce que vous m'avez appris sur votre région d'origine, et... C'est décidé: nous partons ce printemps. On s'est dit qu'il valait mieux faire la route ensemble, parce que la piste de Tripoint peut se révéler dangereuse pour un voyageur solitaire. Nos affaires sont prêtes – Sage a demandé à sa fiancée de l'épouser et de venir avec lui ; le départ avait été fixé à la semaine passée, mais, quand Moineau est tombé malade, j'ai préféré oublier ça pour l'instant. Je devais prendre avec moi ma part d'héritage – la jument brune et deux mules –, plus des provisions et des outils. Papa Rieur et Alouette hochèrent la tête. — Sage possède un chariot, alors ils iront moins vite qu'un convoi de bêtes de somme. Je m'étais dit que je les rattraperais après que... enfin, de toute façon, j'avais l'intention de partir. Si Moineau était mort, Pinson aurait fui la ferme familiale, couvert de honte. D'un signe de la tête, Faon indiqua qu'elle comprenait. Maman Rieur soupira. — Je suis content (Pinson jeta un coup d'œil à Dag et prit une profonde inspiration) que tout se soit bien terminé. Mais j'ai toujours l'intention de rattraper Sage et les autres. Alors, je me demandais : est-ce que vous êtes déjà allé sur la piste de Tripoint, monsieur? Dag haussa brusquement les sourcils. — Je n'ai jamais eu l'occasion de la parcourir de bout en bout en une seule fois, mais j'ai marché ou chevauché sur la plupart des tronçons. — Je n'ai jamais dépassé le Chapeau de l'Alligator, avoua Pinson. Intriguée par ce nom, Faon avait appris qu'il s'agissait du premier village sur la Piste, situé à une cinquantaine de kilomètres vers le nord. Elle s'était demandé si les habitants vendaient réellement des chapeaux en alligator. — Mais vous, monsieur, continua Pinson, si vous aviez toujours l'intention de retourner dans le nord, vous pourriez vous joindre à nous et servir de guide. Qu'en dites-vous? Il lança un regard anxieux à Faon. — Un guide, hein..., fit Dag. (Lui aussi regarda Faon, en quête d'une réponse.) Je ne suis pas encore le guérisseur que je voulais être... Elle se mordilla la lèvre inférieure. — Avant, tu étais presque prêt à te lancer, juste armé des quelques connaissances acquises en patrouille. — Avant, j'étais un fieffé imbécile. Une menace. — Une menace qui a eu beaucoup de chance, alors. Et ce n'est pas comme si tu sortais de ces deux mois avec Arcadie plus ignorant. — C'est pourtant bien mon impression. Arcadie m'a ouvert les yeux sur un domaine que je ne soupçonnais même pas. Il m'a rendu plus humble. La coutelière Vague, aussi — et moi qui croyais tout savoir des couteaux du partage, parce que j'avais observé Dar au travail! Elle a un style bien différent. À eux deux, Arcadie et Vague m'ont donné l'impression que quelqu'un avait pris mon crâne et l'avait secoué comme une bouteille de cidre. Et là, je me dis que le bouchon risque de sauter bientôt. — Personne ne te demande d'être le meilleur guérisseur du monde. (Bien qu'elle soupçonne Arcadie d'être celui-là.) Arcadie place la barre un peu haut, c'est vrai, mais je me demande si ce n'est pas non plus la voix de ta mère – dans ta tête – qui te pousse. Tu sais qu'elle te rend fou. Mais Dag, tout ce qu'on attend de toi, c'est d'améliorer la situation des gens. Et d'être là pour eux. Dag secoua la tête d'un air renfrogné. — Peut-être que tu trouveras un autre guérisseur en Oléana qui acceptera de te prendre comme apprenti à tes conditions. Arcadie n'est tout de même pas le seul bon professeur. Son humeur maussade sembla se dissiper un peu. Il se passa la main dans les cheveux. — En fait, Étincelle, tu as envie de rentrer. S'ils voulaient regagner le nord cette année, ils ne devraient plus trop tarder. Le début d'une grossesse n'avait rien d'une partie de plaisir – elle se rappela les nausées et la terrible fatigue – mais les derniers mois seraient encore pires pour voyager. Oui, il faut partir avant que je devienne trop ronde pour me déplacer. Dag se faisait du souci pour elle pendant, et son inquiétude lui allait droit au coeur, surtout après une première expérience où elle s'était sentie horriblement seule, mais elle appréhendait plutôt l'après. Elle n'avait jamais ressenti d'affection particulière pour les enfants des autres; elle avait beau être certaine qu'elle aimerait le sien, elle n'en était pas moins terrifiée à l'idée de ce bébé qu'on allait lui tendre... et dont elle ne pourrait pas se débarrasser simplement en le confiant à d'autres bras. Elle n'avait pas besoin d'une parente de substitution ; elle en avait une bien réelle en la personne de Baie Prébleu. Le plus beau cadeau que Brin m'ait jamais fait. Si Faon devait accoucher sous un autre toit que le sien, elle voulait que ce soit dans la maison de Baie à Eau Claire. Elle savait qu'il était inutile d'essayer de mentir à un homme doté d'un InnéSens, mais elle réussit tout de même à dire : — J'ai envie de la même chose que toi. Un sourire en coin. — Je pense que j'ai, moi aussi, besoin de rentrer. Nous en avons tous besoin. (Tous, comme dans tous les trois. Pas seulement tous les deux. Elle l'avait compris à demi-mot et elle ne put s'empêcher de lui sourire à son tour. Dag se redressa.) Rentrer et me mettre au travail. Arcadie a tort à propos d'une chose: comme point de départ, tous les endroits ne se valent pas. Mais nous n'irons nulle part sans nos chevaux. Attendons de voir ce que Barr et Remo – ou Barr, au moins – nous amènent. Barr amena Arcadie. Et aussi Tête de Cuivre, Pie et deux chevaux de bât lourdement chargés. Dag, qui était sorti sur la véranda dès qu'il les avait sentis, resta bouche bée devant ce convoi. Barr montait Tête de Cuivre, mais tirait derrière lui un cheval curieux, portant une selle vide et des sacoches. Dag chercha Remo du regard – en vain ; son cœur se serra à cette absence. Il s'était écoulé deux jours depuis le décret d'expulsion du capitaine Jonc. Dag n'avait pas attendu Barr avant, au mieux, l'après-midi de la veille. Une centaine de choses auraient pu le retarder; qui sait, peut-être même un renversement de situation – Dag savait combien le jeune patrouilleur pouvait se montrer persuasif. Au fil des heures, Dag avait cédé à un certain optimisme. Mais Barr n'aurait certainement pas emporté tout ce matériel pour effectuer un simple aller-retour. D'ailleurs, comment s'était-il débrouillé pour obtenir ces chevaux ? — Qu'est-ce que c'est que tout ça ? demanda Dag, déconcerté, rendant son salut à Barr. Arcadie se chargea de lui répondre. — À quoi ça se ressemble, espèce d'imbécile fini? Je vous avais prévenu, n'est-ce pas ? Osez dire le contraire ! Comme à son habitude, Arcadie était impeccable – tout au plus ses vêtements étaient froissés par le long trajet et quelques mèches de cheveux s'échappaient de son nœud. Mais son essence, d'ordinaire si sereine, bouillonnait et une exaspération folle se lisait dans son regard, rappelant fortement à Dag un chat qu'on aurait enfermé dans un tonneau et poussé au bas d'une colline. — Vous avez manqué à votre parole! poursuivit Arcadie. — Je n'en avais pas l'intention. Le problème s'est présenté à moi, et je n'ai pas pu l'ignorer. — Est-ce que vous vous êtes vraiment rendu compte de l'enjeu ? Non, bien sûr que non. Ah, les patrouilleurs, tous les mêmes ! Alcide est un taureau et vous une mule. La seule qui y comprend quelque chose, c'est Challa, et même elle ne m'a pas soutenu! — Comment ça, « soutenu » ? Un rapide coup d'œil à Barr ne lui en apprit pas plus. Le jeune patrouilleur aurait pu tout aussi bien regarder le ciel en sifflant innocemment... — C'est extravagant... extravagant! Dag admira Arcadie pour sa capacité à recourir à un mot aussi difficile à prononcer, alors qu'il bredouillait de colère, mais il se sentait toujours un peu perdu. Si Arcadie n'était pas venu offrir une sorte de pardon à Dag, que faisait-il ici? Il n'avait tout de même pas fait tout ce chemin pour passer sa colère sur lui? — ... Gaspiller un talent comme le vôtre. Pis encore, vous lâcher sur le monde sans surveillance et alors que vous avez à peine achevé un dixième de votre apprentissage. Mais comme ces imbéciles refusent de vous laisser revenir au camp de la Nouvelle Lune... (la voix d'Arcadie diminua de volume) je pars avec vous. Dag resta bouche bée. — Quoi ? — Vous m'avez bien entendu. (Les yeux d'Arcadie fouillèrent la terre.) Je vous suis. Pour poursuivre votre apprentissage, et je ne vous lâcherai pas tant que je ne serai pas entièrement satisfait. — Où ça? — Dans le nord, je suppose. C'est bien là que vous allez, n'est-ce pas? C'était facile à deviner. Votre femme va vouloir rentrer au bercail, tel un pigeon qui retourne au colombier — c'est généralement ce que font les femmes dans son état, vous savez bien. Dag eut envie de répondre Non, mais préféra demander: — Arcadie, vous avez l'intention de remonter la piste de Tripoint avec nous? Arcadie hocha la tête. — Elle fait plus de mille kilomètres de long, vous en êtes conscient? Nouveau hochement de tête, plus brusque cette fois. — Quelle est la plus longue distance que vous ayez parcourue d'une seule traite ? Arcadie leva le menton. — Trente kilomètres. — En combien de temps? Arcadie s'éclaircit la voix. — Une journée. — Et combien de temps êtes-vous resté sans prendre un bain ? Arcadie le foudroya du regard, mais ne daigna pas répondre à cette question. Il se redressa et descendit de cheval. Barr l'imita. Le guérisseur tendit distraitement les rênes de sa monture au jeune patrouilleur, puis il avança jusqu'à la véranda. — Et le conseil du camp est d'accord? (Dag retrouvait enfin l'usage de son esprit. Si cette offre était sérieuse, il ne lui restait plus qu'à tomber à genoux et remercier les dieux absents. Mais il devait d'abord s'en assurer.) Sont-ils seulement au courant ? — Ils finiront par s'en apercevoir, dit sèchement Arcadie. J'ai prévenu Alcide, et tous les autres membres du conseil, mais ces imbéciles sont incapables de prendre une décision. S'ils ont cru que je bluffais, ça leur servira de leçon. — La vie sur la route n'a rien à voir avec la vie au camp. (Dag tourna son regard vers la ligne des arbres le long de la route, brumeuse dans la chaleur humide de la fin d'après-midi, puis revint à Arcadie et le regarda droit dans les yeux.) Apparemment, nous allons être plus nombreux que prévu pour ce voyage. Je ne pourrai pas vous tenir par la main et Barr ne sera pas votre domestique. — Rassurez-vous, je ne vais pas m'effondrer à cause d'une balade à cheval, dit Arcadie entre ses dents. Même si elle fait plus de mille kilomètres. — Vous êtes le maître des routes qui circulent sous la peau; de mon côté, je connais le monde extérieur comme ma poche. Ma route, mes règles. Pouvez-vous accepter ça? — Autant que vous l'avez toujours fait, je suppose, rétorqua Arcadie. Aucun des deux hommes ne baissa les yeux pendant un long moment. — Alors, vous pouvez commencer en vous occupant de votre propre cheval, dit enfin Dag. L'écurie est derrière la maison. Le regard furieux d'Arcadie devint brûlant, au point que Barr craignit le pire. Mais, après une longue hésitation, le maître-guérisseur se contenta de répondre : — Très bien. (Il reprit ses rênes. Alors qu'il s'apprêtait à disparaître à l'angle de la maison de ferme, il ajouta par-dessus son épaule :) En revenant, je veux inspecter ce que vous avez fait à ce garçon atteint du tétanos. Une manière comme une autre de tracer clairement les frontières; Dag indiqua son consentement d'un hochement de la tête. Barr tenait toujours les longes de cinq chevaux; l'essence de Tête de Cuivre gardait les traces d'une persuasion récente — Barr avait eu la main lourde —, ce qui expliquait probablement, en plus de la petite balade de ce matin, pourquoi le hongre n'avait pas encore agressé ses compagnons de convoi. Dag soulagea Barr de Tête de Cuivre et de Pie. Le jeune homme les lui céda avec gratitude. — Où est Remo? s'enquit Dag. Barr se rembrunit. — Il est resté au camp. — Ah. (Une inversion des rôles inattendue. Dag regarda en direction de l'écurie en fronçant les sourcils.) Barr... est-ce que tu penses qu'Arcadie est sérieux? Il espère vraiment faire plier le conseil pour que je puisse réintégrer le camp ? Les coins de la bouche de Barr se retroussèrent. — Je pense qu'il est sérieux. Et je suis sûr que le conseil en est persuadé. Dag hocha la tête, quelque peu soulagé, maintenant qu'il comprenait, puis revint à la charge : — Mais alors, à quoi bon ? — Disons que je l'ai conduit jusqu'ici. Je me suis dit qu'après, vous sauriez quoi faire. — Ah bon? Challa soignait les gens ; Arcadie transformait ceux qui en avaient le don en guérisseurs. Faon y aurait sans doute vu la même différence qu'entre du maïs et des semences de maïs. Ces dernières étaient clairement plus précieuses pour qui avait l'intention de conquérir des terres vierges. Alors, si Arcadie et le conseil du camp bluffaient tous les deux ? De quel côté valait-il mieux se ranger? Avec un lent sourire, Dag pensa, Ni l'un ni l'autre. L'idéal serait de s'emparer des semences de maïs et de déguerpir avant que ses propriétaires d'origine exigent qu'elles leur soient rendues. — Je vais prévenir Pinson que nous serons prêts à partir pour le nord dès demain, annonça Dag, et il conduisit les chevaux à l'écurie. Leur départ, le lendemain matin, fut considérablement retardé, mais, avec une étape de seulement cinquante kilomètres avant leur première halte prévue, ils n'avaient pas vraiment besoin de partir à l'aube. Dag et Barr préparèrent leurs chevaux avec l'efficacité des patrouilleurs accomplis, mais Pinson ou sa maman n'arrêtaient pas de penser à des ajouts de dernière minute à glisser dans ses sacoches. Bizarrement, la scène rappela à Faon son propre départ de Bleu Ouest, après son mariage – mais sans mariage. Comme elle, Pinson était le cadet de la famille, sans terre et avec une maigre part d'héritage, et on avait besoin de l'espace qu'il occupait pour la prochaine génération – plus que de la part de travail qu'il était capable d’abattre. Sa famille n'était pas heureuse de le voir partir, mais ils ne protestaient pas outre mesure. Les sentiments de sa mère semblaient les plus mitigés. Son père paraissait satisfait que son fils ait trouvé un adulte pour lui servir de guide, même s'il trouvait toujours Dag troublant. Arcadie et Barr laissaient les Rieur tout simplement perplexes, bien que Barr les ait distraits par son récit de leur aventure à bord du Rapporteur– laissant tout de même de côté l'épisode des bandits, par égard pour maman Rieur, au grand soulagement de Faon. Les histoires les plus abracadabrantes de Bo n'auraient sans doute pas provoqué autant de regards incrédules. Le vaste fleuve, à moins d'une cinquantaine de kilomètres à l'ouest, restait visiblement un monde exotique à leurs yeux. Il n'y a pas si longtemps, je n'en savais guère plus sur le monde. Le temps lui semblait déréglé. Ces dix derniers mois, elle avait l'impression d'avoir ingurgité une quantité d'information suffisante pour dix ans. Faon secoua la tête, toujours pas blasée, et fit avancer Pie derrière Tête de Cuivre. Pinson n'arrêtait pas de se tourner sur sa selle pour faire de grands signes de la main, mais une fois qu'ils arrivèrent sur la route et que les arbres bourgeonnants cachèrent la ferme de ses parents, il se retourna, l'air enthousiaste. Barr et Arcadie, en revanche, continuèrent à regarder en arrière. Faon soupçonnait Barr de croire encore à un ralliement de dernière minute de Remo et Arcadie d'avoir des espoirs similaires concernant le conseil du camp. Faon se dit qu'Arcadie n'avait pas l'habitude de ne pas l'emporter dans une discussion. Elle attendit que Barr arrive à sa hauteur et ils chevauchèrent ensemble dans la douceur de l'air printanier. Il était encombré par les deux chevaux de bât, mais ils suivaient sans faire d'histoire. — D'où viennent les chevaux et tout le matériel ? demanda-t-elle. — Ils appartiennent à Arcadie. À mon avis, il a à peine entamé son crédit de camp, même après m'avoir équipé de pied en cap. L'un des bâts est rempli d'instruments et de remèdes qu'il n'a pas voulu laisser derrière lui. J'ai dû lui rappeler qu'il fallait prévoir des vêtements de rechange. (Barr grimaça.) Il a dit que, s'il n'emportait pas l'infirmerie de campagne avec lui, le conseil ne le prendrait pas au sérieux. — Et il est sérieux? Barr sourit. — Dag l'est en tout cas. — Ah. Leur expédition démarrait dans d'excellentes conditions – ciel bleu au-dessus de leurs têtes, verdure le long de la route – et, à mesure que le temps passait et que l'après-midi se réchauffait, Faon se surprit à piquer du nez et à bâiller. Affalée sur sa selle, ses paupières s'alourdirent et des visions séduisantes commencèrent à la tourmenter – s'allonger dans les buissons et faire une longue sieste. Elle cligna des yeux afin de se réveiller, en proie à une soudaine prise de conscience. Je suis vraiment enceinte. Comme sa fatigue des derniers jours à la ferme pouvait s'expliquer par d'autres facteurs, elle n'y avait pas prêté attention. Sans l'InnéSens de Dag, elle aurait eu ses premiers soupçons aujourd'hui. Elle baissa la tête et regarda son ventre, soigneusement contenu par sa culotte de cheval, avec un mélange de crainte et d'inquiétude. Est-ce que ça va bien se passer cette fois? — Tu as sommeil, Étincelle ? La voix de Dag la tira brusquement de ses pensées. — Un peu, marmonna-t-elle. Peut-être que je pourrais m'attacher à ma selle — tu m'as dit que les courriers le faisaient parfois. — J'ai une meilleure idée. Pourquoi ne viens-tu pas t'asseoir ici (il indiqua ses genoux) et nous chevaucherons ensemble, comme la fois où nous sommes allés à Forgeverre. Le souvenir la fit sourire. — Et Pie? — Elle a été dressée par des Marcheurs du Lac. Elle suivra. — Eh bien, si tu penses que ça peut marcher... Tête de Cuivre se porta à sa hauteur, et Faon noua ses rênes sur le cou de sa jument et laissa Dag l'aider à se glisser devant lui. Elle se blottit contre son torse, un bras de Dag autour de la taille, la joue contre son coeur, et huma l'odeur de coton propre et la chaleur que dégageait Dag. Son nez avait bien de la chance. — Je me sens bien, murmura-t-elle, se serrant plus fort contre lui. Mais je ne fermerai pas les yeux, je ne veux pas manquer un seul mètre de la piste de Tripoint. Même si, pour l'instant, le paysage n'était pas très varié : une absence de relief, une succession de terres fermières, uniquement interrompues par des cours d'eau bruns et ombragés. Certains arbres, avec leurs espèces de grandes barbes de mousse grise, la changeaient de l'Oléana, parce qu'à part ça il n'y avait que des cyprès dénudés, des magnolias et des chênes... quel après-midi ennuyeux... — Étincelle? Au murmure de Dag, elle força ses paupières à se décoller. — Quoi? J'ai manqué quelque chose? — Rien. Six kilomètres de marais, c'est tout. — J'ai dormi pendant une heure? (Elle plissa les yeux, espérant qu'elle n'avait pas bavé sur sa chemise.) Ton bras doit être prêt à se détacher! — Il s'en remettra. Mais nous arrivons au Chapeau de l'Alligator. — Oh! Dag s'arrêta afin de lui permettre de descendre ; avant de remonter Pie, elle s'étira pour se revigorer. Ils trottèrent derrière les autres, ce qui contribua également à la réveiller. Le Chapeau de l'Alligator semblait représentatif des petits villages disséminés le long de la piste de Tripoint. Une petite dizaine de maisons construites en retrait de la route, avec des jardins plus ou moins bien entretenus. Sur certains des portillons d'entrée, des écriteaux peints à la main proposaient des chambres et des stalles aux voyageurs fatigués. Un pont solide les mena par-dessus un barrage servant à un moulin. La route s'élargit et donna sur une place autour de laquelle s'entassaient des commerces destinés aux fermiers locaux, ainsi qu'aux clients de la piste: deux tavernes, une jolie auberge à un étage avec sa propre écurie à l'arrière, le bureau du greffier du village, une autre écurie, des enseignes pour un marchand de harnachements, un menuisier et un grand atelier de maréchalerie. D'un signe de la main, Pinson entraîna leur convoi dans la cour de la forge. Un chariot imposant était garé sur un des côtés, timon à terre. Il sentait encore la peinture fraîche – verte, avec de fines spirales jaunes; les roues, elles, avaient été rehaussées d'écarlate. Sous la bâche voûtée, Faon aperçut une silhouette féminine qui manipulait des paniers. La porte à deux battants qui donnait sur l'atelier était grande ouverte, la lueur rouge de la forge clignotant à l'intérieur où un jeune homme corpulent attendait, la main sur le soufflet. Près de la porte, dans une meilleure lumière, un autre jeune homme, grand et maigre celui-ci, tenait la tête d'une mule brune, lui grattant la nuque et murmurant des paroles apaisantes à ses longues oreilles. ranimai roulait des yeux, visiblement inquiet, mais ses lèvres couleur crème ne bougeaient pas. Un jeune homme sec et musclé maintenait le sabot d'une de ses pattes arrière coincé entre ses genoux, sur un tablier en cuir, un clou dans la bouche, un marteau dans la main. Il leva brièvement les yeux vers Pinson et agita le marteau, lança « 'arrive `ans un instant !» avec le clou toujours en bouche, avant de continuer à ferrer la mule. Le « clac clac » du marteau sur le sabot résonna dans toute la cour; le clou s'enfonça impeccablement, et il tira le bout qui dépassait, le riva et le lima. Il recula d'un bond, alors qu'il relâchait le sabot, mais la mule se contenta de pousser un soupir et de se frotter les oreilles. Les deux jeunes hommes échangèrent un sourire, puis le plus musclé attacha la corde de la mule à un anneau sur un poteau. Ensuite, les trois hommes sortirent dans la cour. En dépit des épaules plus larges de son ami, le maréchal-ferrant semblait être le jeune homme sec et musclé, parce qu'il accueillit leur groupe comme s'il était le propriétaire des lieux. — Pinson! Tu as pu venir! (Il approcha pendant que Pinson et les autres descendaient de cheval, et demanda, d'une voix inquiète et plus basse :) Comment va Moineau? Il souffla, visiblement soulagé, quand Pinson répondit que son neveu était tiré d'affaire. Puis, avec une certaine confusion, il jeta un coup d'oeil au reste du groupe, se demandant manifestement s'il s'agissait de clients venus depuis la piste. — Qu'y a-t-il pour votre service, les amis? Vous avez besoin de fers? De réparations ? Pinson parut se rendre compte pour la première fois que ses amis pourraient trouver à redire à se voir imposer quatre inconnus et six bêtes pour leur expédition. Il se hâta donc de faire les présentations. — Je te présente Dag Prébleu – c'est lui qui a sauvé la vie à Moineau. C'est un Marcheur du Lac; il est guérisseur et veut se rendre dans le nord, en Oléana, pour soigner les fermiers. Et voici sa femme, Faon Prébleu, ce qui explique pourquoi, je suppose. (Il regarda Faon et décida apparemment qu'il était inutile de préciser, C'est une fermière. Faon fit sa petite révérence; les trois hommes la dévisagèrent avec étonnement et, après avoir mieux observé Dag, la surprise habituelle.) Et voici Arcadie Bouleau, un... euh... un ami de Dag qui l'accompagne, et Barr, euh... je crois que je ne connais pas votre nom de famille... — Barr suffira, dit le patrouilleur, fixant avec intérêt ces jeunes fermiers qui avaient presque le même âge que lui. Lui qui avait toujours eu l'air d'un gamin à côté de Dag avait soudain le sentiment d'avoir pris de la bouteille. — Laissez-moi vous présenter mes amis: Sage Forgeur (sec et musclé), Cendre Tanneur (le plus corpulent des trois) et Indigo Hache. Ce dernier était le jeune homme efflanqué, très bronzé malgré l'hiver, avec un long visage et un nez crochu impressionnant. Pendant les présentations, la femme avait sauté du chariot et s'était lentement approchée du groupe. Sage lui prit la main. — C'est ma femme, Calla, annonça-t-il avec une fierté un peu timide. Indigo est son frère cadet. Une précision presque inutile. Calta Hache Forgeur rendait la moitié d'une tête à son jeune mari, aussi grande et efflanquée qu'Indigo, avec la même peau hâlée, le long visage et le nez crochu. Ses cheveux noirs, à peine plus longs que ceux de son frère, étaient coupés court en fines mèches faisant le tour de sa tête. Elle n'était pas belle, mais Faon imaginait qu'une fois qu'elle aurait laissé derrière elle son manque d'assurance juvénile, elle aurait peut-être une allure impressionnante. Faon avait du mal à deviner son âge, mais elle estima que Calla était peut-être même plus jeune qu'elle, ce qui la changerait agréablement. Sauf qu'Indigo paraissait être à la fin de l'adolescence, Calla devait donc être plus âgée. — Bonjour! Salua Faon, pliant de nouveau le genou. Je suis vraiment ravie d'apprendre que je ne serai pas la seule femme mariée du voyage. — Tous ces gens partent avec nous ? demanda Calla, d'une voix rien moins que ravie. Elle regarda froidement le couple mal assorti que formaient Faon et Dag. Indigo, lui, les dévisagea avec méfiance. — Dag connaît la piste, intervint Pinson. Il l'a déjà parcourue. —Tu as vu? reprit Sage, qui n'avait apparemment pas remarqué la réserve de sa femme, bien que Dag lui ait lancé un regard pénétrant. (Il montra du doigt avec fierté le chariot dans la cour.) Qu'est-ce que tu penses de la peinture? Calla a fait les spirales. — C'est superbe! s'exclama Pinson, admiratif — Oui, votre chariot est très joli, mais un peu gros pour la piste de Tripoint. Qu'est-ce que vous avez prévu comme attelage ? demanda aimablement Dag, sur un ton intéressé. — Six mules en pleine forme. (D'un signe du pouce, Sage indiqua la bête robuste qu'ils venaient de ferrer.) L'attelage faisait partie de la part d'héritage de Calla. Sa famille fabriquait des harnachements. Calla fit une petite grimace, mais Sage ne se laissa pas décourager pour autant : — J’ai tous mes outils à bord et une enclume toute neuve que papa m'a donnée. Tant qu'un maréchal-ferrant a son enclume avec lui, il peut fabriquer tous les outils qu'il lui faut pour fabriquer tous les outils qu'il vous faut. — Six mules feront probablement l'affaire jusqu'à la Bouillonnante, sauf si vous vous embourbez en chemin, dit Dag. Mais il faut compter avec au moins trois passages difficiles – des cols, en fait – au nord du bac, qui nécessiteront plus que ça pour faire traverser une telle charge. La plupart des gens qui convoient des chariots sur la piste de Tripoint le font en groupe, et doublent ou triplent les attelages sur ces pentes, hissant les chariots au sommet, l'un après l'autre. (Dag passa en revue les animaux présents dans la cour.) En attelant les deux mules de Pinson et vos deux chevaux de bât, et peut-être en allégeant un peu le chariot, vous devriez pouvoir passer. Mais n'oubliez pas de prévoir le harnachement pour ces paires supplémentaires. Sage écouta ces informations nouvelles pour lui avec grand intérêt. — C'est bon à savoir! J’avais prévu un seul harnais en réserve. J’en demanderai un deuxième à mon père avant le départ. — Vous pensez vous installer sur des terres vierges? (Faon se dressa sur la pointe des pieds afin de regarder, par-dessus le hayon du chariot, le matériel et les provisions soigneusement rangés à l'intérieur. Sage continua à vanter les mérites de son véhicule, incluant dans sa description un lit pliant en plumes; Calla fronça les sourcils, un peu gênée, mais ne rougit pas.) Vous avez déjà choisi dans quelle partie de l'Oléana vous allez tenter votre chance? — Labourer? Très peu pour moi! C'est bon pour Pinson et Cendre. Moi, je vais à Tripoint! (Sage respira à fond, l'air jubilant) La patrie de l'acier! Je ne veux pas manquer ça. — Vraiment? Vous pourriez probablement bien gagner votre vie là-bas. (Dag étendit son bras gauche et tourna son crochet, qu'il avait soigneusement dissimulé derrière son dos jusqu'à présent.) Je le dois à deux artisans de Tripoint. — Ah oui ? Quand ? Vous savez quelle sorte d'acier ils ont utilisé pour cette languette à l'arrière de la courbe? C'est malin... ça vous permet de la pincer avec le pouce, pas vrai? C'est à la fois léger et solide... D'ordinaire, Dag et son bras mutilé suscitaient deux types de réactions chez ceux qui le rencontraient pour la première fois. Soit ces derniers semblaient avoir perdu leur langue, soit ils lui demandaient dans quelles circonstances il avait perdu sa main. Sage était la première personne, aussi loin que Faon se souvienne, qui s'intéressait avant tout au harnais, ce qui paraissait mettre Dag de bonne humeur et les deux hommes ne tardèrent pas à se lancer dans une discussion sur les mérites des artisans de Tripoint, discussion qui risquait de se prolonger au-delà du raisonnable. Heureusement, une vieille femme sortit de la maison en bois qui bordait la cour. — C'est toi, Pinson ? cria-t-elle. Tu as faim ? Elle se révéla être la mère de Sage, madame Forgeur, et cela leur valut de refaire les présentations. Elle sembla prise au dépourvu à la perspective d'avoir cinq bouches de plus à nourrir et de n'être prévenue qu'une heure avant le repas, et Dag proposa immédiatement d'emmener ses compagnons à l'auberge au bout de la rue. Mais elle refusa d'en entendre parler, surtout après que Pinson lui eut appris que Dag avait guéri Moineau. Inévitablement, le pas suivant dans cette danse bien rodée, bien que Dag n'ait pas semblé en avoir conscience, fut le moment où Faon fit sa petite révérence et salua avec entrain : — Bonjour, madame! Qu'est-ce que je peux faire pour vous aider ? Sa requête fut accueillie par un regard légèrement plus approbateur, et une invitation à la cuisine, dans le sillage de Calla. Dag l'attrapa par le bras au passage et chuchota: — Tu n'as pas besoin de faire ça, Étincelle. Nous pouvons dîner à l'auberge et tu pourras te reposer. — Non, c'est mieux ainsi, répondit-elle à voix basse. Si nous devons voyager avec ces gens pendant les six prochaines semaines, une meilleure occasion de les connaître ne se présentera pas. Il hésita, puis manifesta son approbation d'un signe de la tête. Faon jeta un coup d'œil à la maison pleine de coins et de recoins, mais pas très grande. — On pourra tout de même prendre une chambre à l'auberge, plus tard. Parce que j'ai comme l'impression que les garçons vont dormir tous ensemble dans le grenier de la forge, au sec, mais sans intimité. Ses lèvres se retroussèrent. — Compris, Étincelle. Il la laissa partir, se tournant vers les hommes pour les aider à s'occuper du fourrage et des lits des invités à quatre pattes. Dans la cuisine trônait un fourneau en fer, comme celui que Faon avait convoité aux Écueils d'Argent – il ne s'agissait pas d'un modèle importé du nord, mais d'une production maison que monsieur Forgeur avait offerte à sa femme après en avoir vu l'original à Grise-Bouche. Sensible à l'enthousiasme de Faon, madame Forgeur lui fit une démonstration complète de l'appareil. Et quand Faon lui assura que son fourneau n'avait rien à envier aux fabrications de Tripoint, la glace commença réellement à se briser entre les deux femmes. Mais la cuisine abritait également la fille pas encore mariée de la famille et, présences plus imprévues, deux belles-filles, les épouses des deux frères aînés de Sage, la prochaine génération de maréchaux-ferrants du Chapeau de l'Alligator. Six femmes dans une seule cuisine, cela faisait vraiment beaucoup. En tant qu'invitée, Faon se vit attribuer l'échelon le plus bas dans la hiérarchie des tâches à accomplir, faisant gagner, contre toute attente, une place à Calla, qui n'était là que depuis trois semaines. Mais Calla, gauche et grande, sembla plus tendue que reconnaissante. Madame Forgeur, sa fille et les deux belles-filles semblaient résolues à manifester une certaine froideur à l'égard de Calla, ce qui dérouta Faon. Cette maison comptait déjà bien trop de femmes, sans parler des hommes dans la forge, mais Calla paraissait apporter son total soutien au projet d'expédition vers le nord de son mari. Faon aurait pensé que la belle-mère de Calla y serait sensible, tant il était évident qu'elle ressentait une profonde affection pour son fils cadet. Mais Faon dut remettre ses songeries à plus tard, quand vint le moment de servir un repas pour – finalement – quinze adultes et deux bambins, dans la cuisine et la salle à manger – débordant même jusqu'au salon. Et ensuite, il fallut faire la vaisselle. Dag s'était éclipsé avant le dîner afin de réserver une chambre à l'auberge, évitant ainsi à madame Forgeur le dilemme de devoir choisir quels membres de la famille déloger de sa maison surpeuplée afin de récupérer un lit décent pour un couple d'invités imprévu. Comme l'avait deviné Faon, Pinson, Barr et Arcadie se virent offrir une place de célibataires à côté de Cendre et Indigo dans le grenier de la forge, bien que Faon puisse voir que madame Forgeur hésitait un peu concernant Arcadie. Barr s'était montré à la hauteur pendant le dîner, répétant certaines de ses anecdotes les plus légères aux quelques occasions qui lui furent données de prendre part à la conversation. Faon avait dit des choses encourageantes à propos de l'Oléana. Dag avait laissé Pinson décrire ses aventures avec Moineau, faisant passer sa timidité pour de la sagesse et du mystère. Arcadie n'avait rien dit du tout. Faon ne pensait pas qu'un seul des membres de la famille ait pris la terreur qu'il dissimulait si bien pour autre chose qu'une manifestation de l'orgueil typique des Marcheurs du Lac, ce qui était probablement pour le mieux. Elle se demanda s'il avait déjà pénétré à l'intérieur de la maison d'un fermier avant la nuit dernière. Barr l'aida à installer son sac de couchage au grenier. Faon fit au revoir de la main dans l'obscurité grandissante et laissa Dag l'escorter à travers la cour. À l'auberge, la chambre s'avéra petite, mais jolie et propre – et merveilleusement calme. Dag s'assura qu'elle n'abritait aucune bestiole désagréable et Faon remercia son mari en le serrant entre ses bras, puis elle posa la tète sur sa poitrine avec un soupir de lassitude. — Tu te sens bien? demanda-t-il en lui caressant les cheveux. Tu as eu une longue journée. — Et ce n'est pas la dernière. Mais je vais bien. Par contre, je me pose vraiment des questions sur Sage et Calla. Lui m'a fait plutôt bonne impression, mais elle, on dirait un poisson froid. Et sa famille ne l'apprécie pas beaucoup, mais personne ne s'est confié à moi. D'habitude, avec autant de monde, il se trouve toujours quelqu'un prêt à se plaindre auprès de qui veut bien l'écouter. Impossible de le faire taire. Dag hésita. — Tu n'as pas compris ? — Compris quoi? — Calla et son frère sont des sang-mêlé. Involontairement, la main de Faon se porta sur son ventre, écartant les doigts en un geste protecteur. — Non, dit-elle lentement, je n'avais pas remarqué. Chapitre 13 Le lendemain matin, leur départ de la cour de la forge causa une agitation encore plus vive que celui de la ferme des Rieur. Alors qu'il resserrait ses sangles pour la deuxième — non, la troisième —fois et montait en selle sur Tête de Cuivre, évitant de justesse une ruade de bienvenue, Dag retrouva ses habitudes de vieux patrouilleur, vérifiant l'essence de chaque personne, animal ou matériel à portée d'InnéSens. Le résultat se révéla plutôt encourageant : jeune, en forme et en bon état résumait assez bien la situation. Avec quelques exceptions concernant la jeunesse, y compris Tête de Cuivre. Mais avec une forge portable et une infirmerie de campagne, ainsi que les personnes sachant les utiliser, le convoi de Dag était bien mieux préparé pour la piste de Tripoint que bon nombre de voyageurs. Mon convoi? Vraiment? Les vieilles habitudes avaient la vie dure. Parce qu'il était pratiquement sûr que Sage considérait ce convoi comme le sien — et Pinson également, et pour autant que Dag le sache Cendre aussi. Arcadie était sans doute le seul à ne pas se voir en chef de cette expédition. Malgré les remarques sévères de Dag concernant son indépendance, Barr avait comploté en silence avec lui et s'était assuré qu'Arcadie et ses affaires soient prêts à temps, ne lui donnant aucune excuse pour céder à la panique et faire demi-tour en direction du camp de la Nouvelle Lune, ou traîner les pieds en espérant qu'un émissaire de paix arriverait de justesse. La famille Forgeur s'était réunie pour souhaiter bon voyage et bonne fortune à son fils qui partait tenter sa chance dans ce nord tellement effrayant. De nombreux petits cadeaux vinrent s'ajouter au dernier moment au chargement du chariot. Quelques parents de Cendre étaient présents, eux aussi. Dans la cohue, il fallut un certain temps à Dag pour remarquer que personne n'était venu souhaiter bon voyage à Calla et Indigo. Il pouvait y avoir une demi-douzaine de bonnes raisons pour ça, à commencer par des adieux déjà échangés, comme c'était le cas pour Pinson. Mais Dag ne parvint pas à chasser cette pensée de son esprit, alors que le chariot tiré par six mules, sept cavaliers et quatre animaux de bâts se lançaient sur la piste de Tripoint en direction du nord. C'était une nouvelle journée sèche, heureusement. Dans cette région, la piste était bien entretenue par les villages qui vivaient de ses bienfaits; des ponts enjambaient les ruisseaux les plus profonds, les autres se contentant de gués qu'on aurait presque pu qualifier de pavés. Même les flaques de boue qu'ils rencontrèrent se révélèrent mineures au point qu'ils purent les traverser sans risquer de laisser s'enfoncer les roues du chariot dans des pièges d'un mètre de profondeur. Après une bonne nuit de sommeil, Faon chevauchait Pie, tête haute, dévorant des yeux tout ce qui l'entourait. Inconsciente du tourbillon d'essence radieuse dans son ventre, de cette création de la plus haute importance. La véritable magie était là, la magie du monde. Au bout d'une heure, le convoi trouva son rythme. À cet endroit, la route était large et droite. Dag décida d'aller chevaucher en tête à côté de Pinson, suivi par ses deux mules de bât au pas lourd. Faon jeta un regard étonné à Dag et amena Pie à hauteur de Pinson, sur son autre flanc. Pinson leur adressa à tous les deux un sourire amical, encourageant ainsi Dag à se lancer. — Vous vous connaissez depuis longtemps, Sage et toi ? — Oh, depuis des années. Son père était le maréchal-ferrant le plus proche de chez nous, alors on y allait tous les deux mois pour des réparations ou pour ferrer des bêtes. En général, on passait la nuit au Chapeau de l'Alligator. Et Sage et moi, on jouait ensemble en attendant que le travail soit terminé. Quand on a été plus grands, son père et ses frères aînés nous ont laissés travailler avec eux. Ils m'ont beaucoup appris. Pinson laissa échapper un soupir nostalgique. — Et Cendre? — C'est plus un ami de Sage qu'un des miens. Il habite près du village. Sa famille possède une ferme plutôt médiocre, alors il a toujours su qu'il devrait gagner sa vie autrement. Ça fait des années qu'il parle d'aller s'installer dans le nord. — Et... euh... Calla et Indigo ? Faon lui lança un regard à travers le pommeau de la selle de Pinson, consciente, contrairement au jeune homme, de la raison du soudain intérêt de Dag pour les sang-mêlé – intérêt qu'elle partageait. Dag aurait tout aussi bien pu voir ses oreilles se dresser. — Ils étaient les voisins de Sage, quand ils étaient plus jeunes. Leurs parents fabriquaient des harnais sur la place du village. Dag se demanda comment formuler la question suivante. Les habitants du village avaient-ils connaissance de la lignée de Calla et Indigo ? Le concept de bâtardise était inconnu chez les Marcheurs du Lac. Chez eux, tout enfant qui naissait était un membre à part entière de la tente de sa mère, que les parents soient mariés ou pas. Tant que le père est, lui aussi, un Marcheur du Lac, se rappela Dag. Les fermiers avaient une vision plus étroite de la paternité, qui permettait de revendiquer un droit de succession. Si le frère et la sœur étaient le cadeau resté secret d'un patrouilleur de passage, Dag ne voulait pas être le premier à bouleverser leurs vies avec pareille information. Il finit par se décider pour: — Parle-moi de leurs parents. Les sourcils de Faon remuèrent; elle lui lança un regard d'approbation. Visiblement, il avait bien fait. — Oh, bien sûr, je comprends que ça puisse vous intéresser! dit Pinson avec insouciance. Leur père était un Marcheur du Lac, un guérisseur appartenant au camp de la Rivière de la Mousse. Il a quitté son camp pour vivre avec leur mère, mais il a pris son nom à elle, comme vous avec Faon. Curieux. Je ne me souviens plus comment ils se sont rencontrés ; au marché, probablement. Dag se détendit un peu. — Qu'est-ce qui leur est arrivé? demanda Faon. Ils n'étaient pas là ce matin, n'est-ce pas ? — Oh, non. Il y a environ huit ou dix ans, le Chapeau de l'Alligator a connu une terrible épidémie de fièvre jaune – l'Été de la Fièvre, le nom est resté. Toute la famille d'Indigo est tombée malade. Sa mère et sa sœur cadette sont mortes, mais Indigo, son père et Calla se sont rétablis. Les yeux de Faon s'agrandirent. — C'est terrible! Faon n'avait connu le sud que dans ses saisons les plus idylliques. Dag se félicitait de lui avoir épargné le plein été, avec son soleil de plomb, sa chaleur étouffante, et les patrouilles de moustiques dans les airs, presque aussi agressifs que leurs homologues des marais du nord de la Luthlia, mais pendant bien plus longtemps. Et sans compter la demi-douzaine de fièvres mortelles qui faisaient des ravages jusqu'aux premières gelées – qui savaient se faire désirer. — Et après? — Leur père a mis longtemps à guérir et il s'en est voulu. Leur atelier a périclité. Parce que sa femme n'était plus là pour y travailler? Ou parce que le cœur n'y était plus ? Ce fut au tour de Dag de se sentir mal à l'aise. Son travail d'essence était certes capable d'aider Faon à guérir de maladies graves, mais il n'avait jamais imaginé qu'il puisse lui-même être gravement malade en même temps. — Finalement, il a confié Indigo et Calla à la sœur de sa femme et il est rentré chez lui, au camp de la Rivière de la Mousse. — Il a abandonné ses enfants! s'indigna Faon. — Non, pas complètement. Il venait les voir et apportait à leur tante et à leur oncle des chevaux et des peaux plusieurs fois par an, des cadeaux pour eux aussi – de l'argent quand il en avait. Indigo et Calla ont été plutôt heureux chez leur tante, je pense, quand ils étaient plus jeunes. Cette histoire rappelait désagréablement à Dag celle du renégat, Crâne. Avec une belle-sœur – ou un camp – un peu plus coopératif, Crâne aurait-il connu un destin moins tragique? Quel avait été le problème, finalement? La rigidité des règles dans le nord ou le chaos intérieur de Crâne? Ou les deux ? Faon jeta un coup d'œil par-dessus son épaule au chariot qui roulait à une vingtaine de pas derrière eux, Sage et Calla assis sur le banc, Indigo chevauchant à côté d'eux. — Et quand ils sont devenus plus âgés ? demanda-t-elle. — Ça s'est bien passé jusqu'à ces derniers temps. (Il pinça les lèvres.) Il y a eu ces accusations, depuis environ un an. Je n'y ai pas fait attention. C'est vrai qu'Indigo sait y faire avec les animaux, mais c'est le cas de beaucoup de gens. Mais Calla l'a très mal pris, d'après lui. — De quoi ont-ils été accusés ? demanda Faon. — Euh... (Pinson lança un regard en coin à Dag.) De se livrer à des actes de sorcellerie. Grâce à leurs pouvoirs de Marcheurs du Lac. Indigo a été mêlé à pas mal de bagarres à cause de ça. Et ensuite, dès que quelque chose arrivait aux gens à qui il s'en était pris, la rumeur courait qu'il fallait y voir la main de Calla. Et Indigo se battait encore plus pour défendre sa sœur. — Oh là là, dit Faon. — Bref, la situation s'est tellement envenimée que leur tante a demandé à leur père de les prendre avec lui au camp de la Rivière de la Mousse pour un genre de test. Pour qu'ils deviennent Marcheurs du Lac et restent là-bas, je suppose. Mais ça n'a pas marché et le camp les a renvoyés. On aurait pu croire que ça ferait taire les rumeurs, mais non... — Incroyable..., soupira Faon. — Un test ? répéta Dag. — On m'a parlé d'une sorte de magie, de tissage, je n'ai pas bien compris quand Indigo me l'a expliqué – et je ne suis pas persuadé que lui-même ait compris –, mais ça ne m'a pas paru bien méchant, rien à voir avec de la sorcellerie en tout cas. — Tu crois qu'ils ont essayé de leur faire tisser des bracelets de mariage ? demanda Faon à Dag en touchant le sien. — Possible. — Si seulement ils avaient su comment... Peu importe. Et ensuite? — Eh bien, par chance, Sage a commencé à avoir le béguin pour Calla au printemps dernier et la situation s'est améliorée. J'ai été un peu surpris qu'il lui plaise aussi – elle a quatre ou cinq ans de plus que lui. D'habitudes, les filles plus âgées vous regardent comme si vous étiez un ver de farine dans leur pâte à pain. (Un soupir prononcé.) Enfin bref, Indigo pense que, dans le nord, personne ne saura que leur père était un Marcheur du Lac et donc que personne n'aura de raison de les harceler. Dag réfléchit à ce plan et trouva Indigo bien optimiste. Bien sûr, les autres fermiers seraient incapables de repérer les deux sang-mêlé, mais un coup d'œil à leur essence suffirait à la plupart des Marcheurs du Lac. Et ils risquaient fort d'en croiser. Mais pour l'instant, il se contenta de faire: — Mumm. Pesant ses mots, Faon dit: — J'ai eu l'impression que la famille de Sage n'aimait pas beaucoup Calla. C'est à cause de son âge? — Elle n'est pas si vieille que ça. Et des tas d'autres filles pauvres traînent au Chapeau de l'Alligator. L'une des belles-sœurs de Sage n'avait aucune part d'héritage. Non, je suppose qu'une partie de sa famille a cru à ces stupides rumeurs, bien que, si Calla possédait réellement les pouvoirs qu'on lui prête, je crois que je préférerais l'avoir de mon côté. Il ne niait pas la froideur familiale, nota Dag. Toutes les pièces du puzzle s'emboîtaient parfaitement, mais il en manquait peut-être encore une – Dag n'aurait aucun mal à vérifier, maintenant qu'il savait où chercher. — Eh bien, dit Faon, j'espère que tout va bien se passer pour eux. Sincèrement. Encourageant d'un geste de la main Faon à poursuivre son aimable bavardage avec Pinson, Dag retint Tête de Cuivre jusqu'à ce que le chariot arrive à sa hauteur. Il se rapprocha de Sage, qui conduisait, et porta la main à sa tempe, saluant Calla et Indigo. — Belle matinée pour commencer... Sage hocha la tête et répondit sur un ton amical : — J'y vois un signe favorable. Galla se redressa sur le banc et tourna la tête avec raideur vers Dag, le regardant comme si elle craignait de le voir bondir de Tête de Cuivre et se jeter sur elle. Dag se rappela sa taille, son crochet et son allure générale de – quel terme avait employé Arcadie, déjà? – crève-la-faim. Il avait vraiment besoin de Faon à ses côtés. Avec elle, il semblait moins sauvage. Pourtant, Calla aurait dû être bien plus à l'aise en présence d'un Marcheur du Lac que la première fermière venue. Sa panique avait une raison bien précise. Dag leur sourit distraitement et ouvrit son essence. J'en étais sûr. Une persuasion mal formée avait été implantée dans l'essence de Sage, son effet diminuant avec le temps, à mesure qu'elle était absorbée. Néanmoins, il ne montrait aucun signe d'ensorcellement. Intéressant. L'attention de Calla devint plus vive – celle d'Indigo également. Tous deux possédaient manifestement un InnéSens résiduel, plus puissant chez Calla. Probablement pas le don de double vue du monde qu'un pur Marcheur du Lac était capable de mobiliser, avec ces ombres striées de lumière, plus substantielles et plus vraies que les formes qui les projetaient. Mais Dag, en s'ouvrant ainsi, venait certainement d'acquérir une présence plus tangible pour eux. Comprenaient-ils ce phénomène? Ce n'était tout de même pas une découverte pour eux ? — Quoi ? fit sèchement Calla, plissant les yeux. Une certaine tension frémit à la surface de son essence recroquevillée sur elle-même, comme les trémolos d'un violon mal accordé. Indigo était moins nerveux, mais sur ses gardes. Peut-être que Faon serait capable d'aider Dag à comprendre la sang-mêlé ? Elles étaient toutes les deux des jeunes femmes. Il se creusa la tête, à la recherche d'une inspiration. — Je me demandais, Sage... Ma femme est enceinte – c'est justement l'une des raisons pour lesquelles nous rentrons dans le nord. Elle tient le coup pour l'instant, mais elle se sent généralement fatiguée l'après-midi. Je me suis dit que ça lui ferait du bien de venir s'allonger dans votre chariot, plus tard, quand elle commencera à être épuisée. Le visage de Calla parut crier Non! mais, avant qu'elle ait pu s'exprimer, Sage répondit avec bonne volonté: — Mais bien sûr! Elle est la bienvenue. Et petite comme elle est, elle ne pèsera pas plus qu'un sac de plumes supplémentaire dans mon chariot. — Merci de tout cœur! Je le lui dirai. Dag fit passer ses rênes de son crochet à sa main et leva son bras gauche, comme en geste de remerciement. Il étendit sa main fantôme et la déploya comme un filet, pénétrant à l'arrière de la tête de Sage, désamorçant la persuasion en la mettant en lambeaux, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien, et acceptant le léger reflux d'essence. Sage lui sourit, clignant des yeux. Calla parut inquiète, mais surtout incertaine. J'en étais sûr. Bien. — Si je peux faire quoi que ce soit pour vous – quoi que ce soit – (il regarda Calla droit dans les yeux), n'hésitez pas à me le demander. J'ai formé un nombre incalculable de jeunes patrouilleurs qui avaient à peu près votre âge. Peu de choses me surprennent. Si Calla s'efforçait de gérer des pouvoirs d'essence rudimentaires, et Dag n'en doutait plus, elle avait besoin de toute l'aide qu'on pourrait lui apporter. Mais elle aurait pu l'obtenir bien avant, bon sang! De son guérisseur de père pour commencer. À moins que son don ne se soit manifesté que tardivement – comme chez Dag... Elle doit d'abord apprendre à me faire confiance. Ce qui ne risquait pas d'arriver dans l'heure suivant leur première rencontre. Patience, Dag. Ils avaient des semaines devant eux, comme avec une nouvelle patrouille. Il hocha la tête et, d'un coup de rênes, fit repartir Tête de Cuivre vers l'arrière du convoi. Arcadie et Barr tiraient leur chapelet de bêtes de bât hors de portée du nuage de poussière soulevé par le chariot. D'un geste de la main, Barr invita Dag à les rejoindre. Arcadie le regarda en fronçant les sourcils. — Qu'est-ce que vous avez encore fait avec votre essence ? — Un simple nettoyage. J'ai débarrassé Sage d'une ancienne persuasion. Elle aurait disparu d'elle-même au bout de quelques semaines, mais je voulais en avoir le cœur net. — D'abord ce garçon avec le tétanos, maintenant ça. Si vous continuez, votre essence redeviendra rapidement aussi souillée qu'avant. Dag haussa les épaules. — J'en ai bien peur. Mais je ne vais pas pouvoir rester sans rien faire. Il faut qu'on trouve autre chose. — Quoi ? — Je comptais un peu sur vos lumières, une fois que je vous aurais donné de quoi ruminer. Vous êtes un maître-guérisseur brillant, pas vrai ? Arcadie lui lança un regard où se mêlaient irritation et amusement. — La flatterie ne vous mènera nulle part. — D'accord. Un petit sourire d'espoir joua sur les lèvres de Dag. Deux jours sans nouveau problème à se mettre sous la dent, et Arcadie commençait déjà à s'agiter. Dag devait simplement s'armer de patience, et continuer à progresser vers le nord. Barr, chassant apparemment de son esprit une vision troublante d'Arcadie en train de ruminer, dit à Dag: — Alors, ce travail d'essence, c'était quoi ? — Ah, dit Dag. Du travail de guérisseur. Et je te l'explique uniquement pour venir en aide à quelqu'un. Pas question de raconter ça autour de toi. Barr réfléchit. — Et si je ne tiens pas ma langue ? Qu'est-ce que je risque ? — Tu tiendras ta langue. Un point c'est tout. Barr ouvrit prudemment sa main libre en signe d'acquiescement, et la posa contre sa cuisse. — Je crois que Calla a tenté de persuader ou d'ensorceler Sage, dit Dag. Et a échoué, pour autant que je sache. — De le persuader de faire quoi ? demanda Barr. — Un fermier dirait probablement qu'elle lui a jeté un sort pour l'obliger à tomber amoureux d'elle. Arcadie eut un grognement méprisant. — C'est idiot. Ce garçon est fou d'elle. — Je me demande si elle en a conscience. (Dag se souvint de Faon, lors de leur première rencontre, en proie à tant de doutes sur elle-même. Comment toutes ces jeunes femmes pouvaient-elles être aveugles à leur propre beauté ?) Je n'y vois pas encore très clair, mais je pense que, si j'observe attentivement les choses, je finirai par comprendre. En attendant, nous avons deux jeunes gens sur les bras, avec un InnéSens naissant et non négligeable, et sans personne pour les guider. Ils ont un passé (il jeta un coup d'œil à Arcadie et choisit soigneusement son mot) « chargé ». — Oh ? fit Arcadie en se redressant sur sa selle. Je le tiens. Dag répéta, plus ou moins, l'histoire de Pinson, de ces deux jeunes sang-mêlé avançant à l'aveuglette entre deux mondes, sans parvenir à trouver leur voie. Ou à qui certaines voies avaient été délibérément fermées ? se demanda Dag avec une curiosité grandissante. D'une voix perplexe, Barr dit: — Mais vous ne les connaissez que depuis hier, Dag. Et ils ne nous aiment même pas. Pourquoi vous intéresser à eux? (Les regards similaires de Dag et d'Arcadie venaient à peine de se croiser sur son crâne qu'il reprenait déjà:) Oh. La grossesse de Faon. Ça explique ce soudain intérêt pour les sang-mêlé. Dag inspira. — Pas seulement. Rappelle-toi quand je vous ai connus, toi et Remo. Quelles raisons j'avais de m'intéresser à vous deux ? — Je ne sais pas, répondit Barr. (À cette évocation, il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule à la route déserte sur laquelle, à son grand découragement, aucun partenaire têtu n'apparut au galop pour les rattraper.) Je... Je ne sais pas. Il se tourna vers Arcadie, en quête de soutien, mais ce dernier haussa les épaules. — Moi aussi, je suis incapable de mettre un nom dessus. Mais ça touche au cœur de ce qui fait un véritable guérisseur. Je n'ai pas signé pour cette folle aventure simplement parce que Dag est capable de faire quelques tours, conclut Arcadie. Dag échangea un salut avec le maitre-guérisseur, puis fit tourner Tête de Cuivre afin de rattraper Faon. Faon accueillit favorablement l'invitation à faire la sieste dans le chariot, et Dag savait qu'elle n'aurait pas à forcer sa nature pour tenter de se lier d'amitié avec Calla. Mais la piste la fascinait tellement qu'elle chevaucha Pie tout l'après-midi. Le paysage n'avait guère changé depuis Grise-Bouche — à environ soixante-quinze kilomètres derrière eux, à présent —, une succession de marécages, de bois, de marécages boisés, de champs défrichés quand le sol devenait plus élevé, et de petits villages. Avec le beau temps, la piste était encombrée par le trafic local — chariots de ferme, cavaliers et mules de bât — mais également par des équipes de cantonniers locaux. Ils croisèrent des groupes d'hommes de tous âges pelletant des brouettes pleines de terre des accotements pour aller damer la route ou boucher des trous. Apparemment chaque village se faisait un point d'honneur d'entretenir le tronçon de son voisinage. Faon apprit à repérer les frontières entre les communes grâce aux ornières. Au milieu d'un après-midi, lors d'une halte, ils furent dépassés par une caravane qui, d'après Faon, représentait le commerce que les gens associaient le plus dans leur imagination à la piste de Tripoint : quarante mules chargées de caisses remplies de thé noir, accompagnées par des muletiers — un toutes les trois bêtes —, des hommes frustes qui l'auraient probablement effrayée avant son séjour sur le fleuve. D'ailleurs, maintenant qu'elle y regardait de plus près, il s'agissait effectivement d'anciens mariniers de chalands qui avaient trouvé ainsi le moyen de rentrer chez eux. Ils fixèrent à leur tour le chariot aux couleurs vives, elle-même et Calla, mais aucun d'eux ne siffla ou ne se montra grossier. Indigo se plaignit que la caravane allait monopoliser les meilleurs endroits pour camper et que leurs animaux risquaient de brouter toute l'herbe nouvelle du printemps, sans compter toutes les maladies que ses mules étaient susceptibles de laisser dans leur sillage. Toujours affable, Sage affirma que leur groupe trouverait bien d'autres endroits. Certaines fermes situées au bord de la route dégageaient quelques revenus de la location, à la nuit, de pâtures clôturées. Avec dix-sept bêtes à nourrir, c'était tentant, malgré les bourses plutôt plates de toute cette jeunesse. Pour les humains, les femmes de la famille Forgeur avaient préparé suffisamment de nourriture à emporter pour que personne n'ait à cuisiner pendant les trois premiers jours. Mais juste avant la tombée de la nuit, ils tombèrent sur un pré ouvert, avec un cours d'eau à proximité, pour lequel personne ne semblait vouloir être payé. Comme les visiteurs précédents n'avaient pas trop mangé l'herbe, ils s'arrêtèrent. L'eau brune et paisible était surplombée par des cyprès envahis de plantes grimpantes. L'ombre mystérieuse résonnait de cris d'oiseaux et Faon fut soulagée quand les Marcheurs du Lac procédèrent à une inspection de lieux avant le coucher, afin de s'assurer de l'absence d'alligators. Ils ne dérangèrent et ne mirent en fuite qu'une famille d'animaux ressemblant à un croisement improbable entre un opossum et une tortue. Sous le feu des accusations, Dag nia que les opossums blindés soient le résultat de la magie des Marcheurs du Lac, ancienne ou récente. Quand les garçons les taquinèrent à l'aide de bâtons, ils roulèrent sur eux-mêmes tels des cloportes, dessinant brièvement un cercle de créatures en forme de balle, avant de s'éloigner avec indignation. Abrutie de fatigue, Faon s'écroula sur leur sac de couchage; elle s'endormit entre les bras de Dag, alors qu'il lui apprenait à reconnaître le chant nocturne de l'oiseau moqueur. Quand elle se réveilla, la lumière du matin lui chatouillait les yeux. Ce jour-là, le départ fut plus rapide, mais moins animé. Quand il fallut remonter à cheval, elle constata qu'elle n'était pas la plus raide ; elle eut l'impression d'entendre craquer les articulations d'Arcadie, mais d'un regard glacial il défia quiconque d'émettre le moindre commentaire à ce sujet. Dag et Barr accomplirent tous deux une série d'étirements de patrouilleurs, s'encourageant mutuellement par un chant, composé de rimes grossières, qui les fit tous les deux éclater de rire, mais leur permit d'enfourcher leurs montures sans le moindre gémissement. Indigo, qui aidait Sage à atteler les mules, offrait un spectacle intéressant. Quand il parlait aux bêtes, les cajolant et les flattant, Faon parvenait presque à les imaginer en train de lui répondre, ou au moins de lui faire des signes avec leurs grandes oreilles pendantes. Ça lui rappelait la domination que Dag avait exercée sur les souris, mais en beaucoup moins puissant – heureusement, d'ailleurs, parce qu'être suivi par une demi-douzaine de mules en transe aurait vite pu devenir embarrassant. Mais dans l'après-midi du même jour, tous les charmes de la piste de Tripoint se révélèrent incapables de la faire tenir en selle plus longtemps. Avec un gémissement de reconnaissance, elle alla s'étendre confortablement à l'arrière du chariot grinçant, à l'ombre de la bâche, et ne se réveilla qu'au moment où la lumière commençait à devenir dorée. Sa bouche lui donnait l'impression qu'elle avait mâché du coton, mais elle se sentait reposée. Se souvenant de sa mission, elle se dirigea vers le banc à l'avant. Galla se raidit quand elle les salua, mais Sage se poussa aimablement pour lui ménager une petite place. — La route est longue jusqu'à Tripoint, observa Faon d'une voix engageante, les yeux baissés sur les dos des mules. Elle aimait la façon dont leurs oreilles s'agitaient, comme les branches d'un arbre, pendant qu'elles marchaient d'un bon pas. — C'est vrai, dit Sage. Mais pour l'instant, on avance bien. Si on parvient à maintenir cette allure, on devrait être arrivés à la Lande d'ici une semaine, et après ça, peut-être deux de plus jusqu'au bac de la Bouillonnante. On aura fait la moitié du chemin. Dag avait expliqué à Faon que la Lande était une langue de terre d'une ancienne Désolation, large de trois cents kilomètres et s'étendant vers l'est depuis les Plaines de l'Ouest, et qui avait longtemps marqué la frontière entre le nord et le sud. Pendant près d'un millénaire, la seule façon de traverser cette région avait été de la contourner, soit en descendant le Gris, soit en remontant le littoral à l'est. Elle n'était redevenue praticable en toute sécurité que depuis une centaine d'années. Parce que les êtres malfaisants ne naissaient pas sur les territoires d'anciennes Désolations, les Marcheurs du Lac ne patrouillaient pas dans ce désert et aucun fermier n'avait envie de se tuer à la tâche sur une terre aussi peu fertile. Sans camps ni villages, les voyageurs qui tentaient la traversée devaient prévoir suffisamment de provisions. À en croire la rumeur, la région était aux mains des bandits – ce qui n'avait rien d'étonnant, songea Faon, en l'absence de toute patrouille. — J'ai vu un petit bout de la Lande quand nous avons descendu le Gris à bord du Rapporteur, dit Faon. C'est plat, avec des broussailles et du sable, et je n'ai aperçu aucun village. C'était tranquille, mais je me suis tout de même sentie soulagée en retrouvant la verdure, juste après. Sa remarque provoqua une série de questions intéressées de la part de Sage sur leur périple fluvial. Inévitablement, on en vint à leur rencontre avec les abominables bandits qui infestaient le Coude du Fourbe, mais Faon minimisa cet épisode et préféra insister sur la vocation de Dag et son rêve de réconciliation entre fermiers et Marcheurs du Lac. Elle avait cru que son idée d'un guérisseur venant soigner les fermiers susciterait une réaction de la part de Calla, mais la jeune femme s'enferma dans un silence buté. Faon essaya une approche plus directe, expliquant la façon dont Dag, elle-même, Hod et Remo avaient réussi à trouver la clé du désensorcellement, en ce jour mémorable sur le fleuve Grâce. — Ni un fermier ni un Marcheur du Lac n'aurait pu y arriver seul. Il a fallu qu'on y travaille ensemble. Faon avait atteint son objectif; Calla sortit de sa torpeur et posa une question : — Votre mari est capable de désensorceler les gens ? — Ces derniers temps, il a fait des progrès considérables. Arcadie est encore meilleur. (Ces nouvelles ne semblèrent pas réjouir Calla; Faon aurait même juré qu'elle avait l'air... effrayé ? Ce qu'elle ne parvenait pas à comprendre, c'est comment la fille d'un Marcheur du Lac pouvait avoir peur du travail d'essence.) Votre père ne vous a jamais montré ? Calla haussa les épaules. — J'étais petite. Pour moi, il cousait du cuir, rien de plus. Oh. Bien sûr. Calla n'était pas encore en âge d'utiliser son InnéSens quand sa mère était morte et que son père l'avait confiée à sa tante, une fermière. Après une pause, Calla ajouta avec une nuance de mélancolie dans la voix. — Tous les habitants du village se battaient pour acheter son travail. Des harnais, des brides et des selles. Des objets simples, mais très beaux, à leur façon. Et ils ne cassaient jamais. Elle se redressa, serrant les dents, comme si elle regrettait d'avoir laissé échapper ce souvenir anodin. — Je m'en souviens, dit Sage. Pendant un moment, Faon amena Sage – mais pas Calla – à évoquer son enfance au Chapeau de l'Alligator, et elle partagea ses souvenirs de Bleu Ouest en échange. Puis Indigo, parti reconnaître la route, revint au petit galop, affirmant avoir trouvé un de ces pâturages à louer, qui lui semblait très bien et trop bon marché pour qu'on puisse le laisser passer. En arrivant sur le site, tout le monde s'accorda pour dire qu'il avait raison et ils quittèrent la piste pour la nuit. Sage arrêta le chariot près d'un bosquet de pacaniers en train de se couvrir de feuilles et surplombant un ruisseau miroitant, trop peu profond pour abriter des alligators. Faon était d'accord. Ensuite, il se rendit à la maison de ferme pour s'acquitter de son dû ; Faon suivit Galla qui descendait du banc, contente de se dégourdir les jambes. Les deux jeunes femmes se trouvèrent soudain face à face et Faon sourit d'un air radieux. — Qu'est-ce que vous me voulez à la fin ? dit Calla entre ses dents. — J'aimerais qu'on devienne amies. On a une longue route devant nous. (Faon avait du mal à l'expliquer, mais un sentiment presque maternel l'animait vis-à-vis de cette femme qui avait peut-être cinq ou six ans de plus qu'elle.) Et depuis peu, je m'intéresse au bonheur des sang-mêlé. — Alors commencez par ne pas en faire, répliqua sèchement Calla, avant de s'éloigner. Faon cligna des yeux, un peu découragée. Ça ne s'est pas passé comme je l'espérais. Essaie encore. Elle se dirigea vers Indigo, a priori moins susceptible; comme il commençait à dételer les mules, elle tenta d'imaginer quelque louange irréprochable concernant sa façon de s'occuper des animaux. À la nuit tombante, Dag parcourut le périmètre de la pâture – vieille habitude de patrouilleur – mais ne sentit aucun danger dans un rayon d'un kilomètre. Il retourna au ruisseau et s'adossa contre un rocher, écoutant le murmure de l'eau et le bruit des mâchoires des mules. Tête de Cuivre le rejoignit et lui donna un coup de langue sur les cheveux; Dag prit un moment pour faire comprendre, une nouvelle fois, au hongre ombrageux qu'il ne devrait pas agresser ses compagnons de pâture. Pie, en jument bien élevée, n'avait pas besoin d'en être persuadée. Les deux chevaux partirent vers l'aval, à la recherche d'une herbe plus fraîche. Dag prit conscience qu'on l'avait suivi. Une silhouette mince approchait dans l'ombre, avec autant de précautions qu'un chasseur voulant surprendre un ours ou un lynx, ou tout autre animal doté de griffes puissantes. Il resta assis et patienta. Avant peu, la voix rauque de Calla demanda : — Qu'est-ce que vous voulez? — Pardon? dit Dag. — Qu'est-ce qui vous convaincra de nous laisser en paix, moi et les miens? Dag fronça les sourcils. — Madame Forgeur, je ne comprends pas votre question. Honnêtement. — Ne vous moquez pas de moi! Sa voix était coupante, mais avec un léger tremblement à la fin. Dag se dit que cette année vécue avec Faon l'avait probablement familiarisé avec le langage des femmes. Il savait à quoi s'attendre. — Madame, je ne me moque pas de vous. Et j'aimerais que vous m'accordiez le privilège de vous aider. Et votre frère aussi, bien entendu, même s'il est clair que vous êtes la plus douée des deux. Quelqu'un aurait dû vous prendre en main bien plus tôt. — Nous n'avons pas besoin de votre aide. Nous n'avons pas besoin des Marcheurs du Lac. (Sa voix devint plus basse et, si c'était possible, plus amère :) Les Marcheurs du Lac se sont bien passés de nous. — Tous les Marcheurs du Lac ne ressemblent pas à ceux du camp de la Rivière de la Mousse. Quel était ce test dont Pinson m'a parlé – on vous a demandé de tisser votre essence dans un bracelet ? — Et alors ? — Vous auriez dû le réussir sans difficulté. Sa voix diminua encore de volume. — Indigo l'a raté. Alors je l'ai raté. Dag haussa les sourcils. — Volontairement ? — Ils nous auraient séparés. Ils m'auraient gardée et ils auraient mis Indigo à la porte. Tout le monde nous a laissés tomber, d'une manière ou d'une autre. Je n'allais pas lui faire ça, pas à mon tour. — Qui a eu l'idée de partir vers le nord? Vous, lui, ou... ? — Les garçons n'arrêtaient pas d'en parler. Mais ça n'allait pas plus loin. Après l'épisode du camp de la Rivière de la Mousse, j'ai eu envie de tout quitter, mais seuls tous les deux ç'aurait été bien trop dangereux. Mes pouvoirs avaient suffi pour faire de nous des cibles, mais ils ne suffiraient pas à nous protéger. Il fallait que les autres nous accompagnent. Il le fallait. — Ça me parait sensé, observa Dag avec prudence. — S'il vous plaît (sa voix se brisa), ne gâchez pas tout. Dag ouvrit son essence en grand, dans l'espoir qu'elle percevrait qu'il ne mentait pas. — Vous voulez parler de votre tentative de persuasion sur Sage ? — Vous m'avez sentie? (Elle retint son souffle.) N'y touchez pas, vous... ! Je vous donnerai... Je ne sais pas quoi. Je n'ai pas beaucoup d'argent, mais il est à vous. — Dieux absents, je ne veux pas de votre argent ! Un long silence. — Je ne possède qu'une seule autre chose. Et à en juger par l'affaissement de ses épaules, la perspective de devoir s'en séparer ne l'enchantait guère, pas avec lui en tout cas. Dag se sentit à la fois surpris et perplexe, et plus qu'un peu offusqué. — Dieux absents ! Non. Vous êtes assez jeune pour être ma fille, vous savez. — Votre femme aussi. (Un silence fragile.) Oh, Marcheur du Lac pure race, vous devez être bien plus âgé que vous le paraissez. Assez pour qu'elle puisse être votre petite-fille. — Là, vous exagérez! Il ne savait pas s'il devait en rire ou être horrifié. Calla resta sans bouger. — C'est juste que vous semblez faire une fixation sur les très jeunes femmes . — C'est une longue histoire entre Faon et moi, dit Dag d'une voix sévère. Et vous la connaîtrez peut-être un jour si vous prenez la peine d'écouter les autres. En attendant, arrêtez de dire des âneries. Faon a gagné toute la fidélité que je peux lui donner. (Sa voix ralentit.) Notre mariage repose sur la confiance. Calla tressaillit. Il comprit enfin. Oh dieux, je ne suis vraiment pas très futé parfois. — Vous pensez que c'est grâce à votre magie que Sage vous a épousée et s'est lancé dans cette aventure? — Vous savez que c'est vrai. Sa famille s'en est doutée. Sa soeur me l'a même dit en face. Sans ça, Sage n'aurait même pas eu un regard pour un sac d'os comme moi. Dag fit mine de parler, hésita et décida de changer de stratégie. — Et d'après vous, votre sort est toujours efficace ? Il ne vous a pas traitée différemment au cours des deux derniers jours ? C'était une question sans risque; la nuit dernière, il avait senti la présence de deux essences heureuses dans le lit en plumes du jeune couple, accompagnées par le léger craquement du chariot qui les abritait. — Bien sûr qu'il est efficace. Sinon, Sage m'aurait déjà quittée. — Eh bien, non. Si vous aviez été formée comme il le fallait, vous sauriez que ce type de persuasion finit par être assimilé avec le temps et qu'il est nécessaire de la renouveler pour qu'elle continue à faire effet. Votre travail d'essence a disparu voilà des semaines. De toute façon, j'en ai effacé les derniers résidus, tôt hier matin. Elle étouffa un cri et se mit à trembler, comme une pouliche prête à s'emballer. — Calmez-vous ! (Dag avait employé sa voix de capitaine de patrouille ; elle s'immobilisa.) Redressez-vous et reprenez vos esprits enfin! Votre persuasion initiale a probablement provoqué l'intérêt de Sage à votre égard, je ne prétends pas le contraire. Mais s'il est resté, ce n'est pas parce que vous lui avez jeté je ne sais quel sort. (La voix de Dag s'adoucit.) Il vous aime pour vous. Sa gentillesse faillit la briser, là où sa sévérité avait échoué; une fois encore, elle lui rappela Faon. Elle en eut le souffle coupé, et ne put retenir quelques larmes, mais elle se força à respirer normalement. Et l'écouta enfin. Elle l'écoutait de tout son coeur à présent. C'est ta chance, vieux patrouilleur, sois prudent. — Plus important, continua-t-il, Sage n'a jamais été ensorcelé. Et pour la même raison que mon travail d'essence sur Faon ne produit aucun ensorcellement. Vous lui avez toujours ouvert votre coeur, vos essences circulaient librement entre vous, et il n'a jamais eu à souffrir d'un déséquilibre. Et comme vous vous aimez – et que vos essences sont là pour le prouver – vous devriez pouvoir vous entendre comme n'importe quel autre couple marié. Vous auriez pu implanter votre persuasion sur n'importe quel autre garçon du Chapeau de l'Alligator, mais vous avez choisi Sage. Et vous avez fait le bon choix – je pense que vous le savez. — Oh... — Je pense que vous devriez tout lui avouer. Ça vous rendra la vie plus facile et il n'est jamais bon de garder ce genre de secret dans un couple. Et de cette façon, votre essence sera purifiée avant que vous entamiez votre apprentissage. — Il va me détester! — Disons que... (Dag se gratta la tête de manière ostentatoire.) Il risque d'être un peu troublé, mais il connaissait vos pouvoirs avant et ça ne l'a pas effrayé pour autant. Il pourrait même trouver ça flatteur. Une grande et belle femme (attention), plus âgée, qui le choisit lui, parmi tous les autres gars du village... Il pourrait même en être fier. À son immobilité, il comprit qu'elle n'avait jamais pensé à elle en ces termes. — Et s'il se pose des questions, il peut venir nous voir, moi ou Arcadie. J'étais sérieux, un peu plus tôt, quand j'ai dit que j'avais formé pas mal de jeunes patrouilleurs à la maîtrise de leur InnéSens. Et croyez-moi, j'ai connu des cas plus épineux que le vôtre. Libre à vous de penser que vous pouvez vous passer d'un camp – et, en fait, le camp de la Rivière de la Mousse semble avoir été exactement ce dont vous n'aviez pas besoin – mais il vous faut un guide, quelqu'un qui vous montrera comment faire. Elle s'était rapprochée de lui, assez pour qu'il puisse la voir; elle prit ses cheveux à pleines mains. — Mais je ne veux pas de ces pouvoirs. — Alors vous pouvez décider de ne pas les utiliser. Mais pas avant d'avoir appris à les maîtriser. Sinon, vous continuerez à avancer à tâtons dans le noir et à vous faire du mal – à vous ou à ceux qui vous entourent – par ignorance. Pour la première fois, son silence devint pensif et pas uniquement effrayé. — Je peux décider de... de ne pas... — Seulement si vous en savez assez. Et ce que je ne peux pas vous apprendre, Arcadie le pourra sans doute. Ce voyage est une chance pour vous. Dieux absents, vous devez la saisir! J'en ai bien l'intention. Calla laissa échapper un petit bruit confus et Dag s'expliqua: — Arcadie est mon maître. — Vous avez un maître ? À votre âge ? Dag préféra ignorer la deuxième partie de la question. — Oui. Et Faon m'apprend, elle aussi, beaucoup de choses. Dans l'année écoulée, j'ai plus appris auprès d'elle que je l'imaginais possible. Elle m'a ouvert les yeux et le monde me récompense en me dévoilant ses secrets. Même avec vous, j'apprends. — Avec moi ? Calla le fixa avec perplexité. — Oui, sur les besoins des sang-mêlé, pour commencer. Et je suis persuadé qu'il y aura d'autres surprises en chemin. (Il se leva de son rocher, lui offrit son salut le moins martial.) Je suis impatient de les découvrir. Bonne nuit, madame Forgeur. — Euh... bonne nuit, monsieur Prébleu... Il la suivit du regard, alors qu'elle regagnait le chariot où l'attendait son mari, ce qui lui rappela que sa femme l'attendait également, dans leur sac de couchage bien chaud. Mais il fit d'abord un détour par le bosquet d'arbres proche. À son approche, une silhouette se détacha du tronc d'un pacanier. — Vous pensez qu'elle a un don ? demanda Dag à Arcadie. — À petite dose, sans aucun doute. Elle peut devenir compétente. — J'ai proposé vos services. J'espère que vous ne m'en voulez pas. — Non... (Une pause perspicace.) Tout bien considéré, vous avez fait ce qu'il fallait. De la part d'Arcadie, toujours prompt à traiter les gens d'imbéciles, de maladroits ou d'abrutis au moindre faux pas, c'était l'équivalent d'un concert de louanges. — Je l'espère, monsieur, dit Dag. De tout mon coeur. Chapitre 14 Au cours des jours suivants, Faon constata avec plaisir qu'Arcadie bavardait souvent avec Calla, à cheval à côté du chariot ou parfois même assis sur le banc. Avec un Marcheur du Lac compétent pour veiller sur l'apprentissage de chacun des sang-mêlé, Dag chevauchait en solitaire pendant les siestes de Faon. Depuis le hayon, elle l'observait avec curiosité, tournant cette fameuse noix entre ses doigts, visiblement soucieux. Il mijote quelque chose. La région marécageuse du Chapeau de l'Alligator se trouvait à plus de cent cinquante kilomètres derrière eux quand ils essuyèrent les premières pluies. Par chance, ils n'eurent à désembourber le chariot qu'une seule fois et à le remorquer à l'aide de cordes par-dessus un gué en crue à deux reprises. En arrivant dans les dernières terres arables avant la Lande, Cendre Tanneur leur fit quitter la piste sur quelques kilomètres pour une halte prévue à la ferme de son oncle, qui les accueillit bien que le groupe se soit agrandi à la dernière minute. On mit les bêtes en pâture pour la journée, pendant que les hommes faisaient le plein de provisions pour la suite du voyage. Cet après-midi-là, Dag et Faon se réfugièrent dans leur sac de couchage, qu'ils avaient installé dans le coin de plus reculé du grenier à foin des Tanneur — mais pas pour la raison à laquelle pensaient, d'après Faon, leurs camarades. Enfin, ils étaient seuls et c'était tout ce qui importait pour ce que Dag avait en tête. Plus tard, ils redescendirent et Dag l'emmena retrouver Barr et Arcadie. À côté de la grange, un auvent abritait de la pluie un espace de travail. Barr avait posé leurs selles et leurs brides sur un chevalet et les nettoyait. Arcadie semblait ne rien faire, à part lui tenir compagnie, mais ils interrompirent leur conversation quand elle et Dag arrivèrent. Dag la plaça devant lui, la main sur son épaule droite, son poignet en bois sur la gauche. — J'ai besoin de vous pendant quelques instants, dit-il aux Marcheurs du Lac. Barr mit de côté sa brosse et son chiffon ; Arcadie, adossé à un poteau, les bras croisés, leva les sourcils. — Dieux absents, qu'est-ce que vous avez fait à l'essence de Faon ? demanda Barr. Elle est toute... brillante. Il ferma les yeux pour... pour mieux voir, supposa Faon, même si ça n'avait pas grand sens. Elle ne ressentit rien, à part un vague malaise à devenir ainsi le centre d'une attention de nature aussi étrange. Quant à Arcadie, elle n'essaya même pas de déchiffrer l'expression figée et intense de son visage. —Eh bien, c'est là que vous intervenez, expliqua Dag. Barr, essaie d'implanter une persuasion dans l'essence de Faon. — Euh... quel genre ? — Choisis ce que tu sais faire le mieux. Et pas besoin qu'elle soit bien façonnée. — Encore une chance, murmura Arcadie. Dag le fit taire d'un regard. — De toute façon, si tu réussis, je la retirerai immédiatement. Alors vas-y. Hésitant, Barr s'approcha et fit mine de poser la main sur la poitrine de Faon, mais après un coup d'oeil à Dag se rabattit prudemment sur la clavicule. Regardant la noix qui s'y trouvait, il fronça les sourcils. La noix n'était pas percée, mais enfermée dans une sorte de filet qui se prolongeait, ininterrompu, dans la tresse qu'elle portait autour du cou. — Ça alors..., dit-il après quelques instants. Je perçois son essence – elle n'est pas vraiment masquée – mais je glisse dessus. Comme de la pluie sur une fenêtre. — Bien. (Dag la fit tourner; elle s'exécuta docilement. Il la relâcha et dit :) Maintenant, à votre tour, Arcadie. Essayez de lui arracher son essence. Comme je l'ai fait avec vous à la barrière du camp, le premier jour. Arcadie inclina la tête et fit un petit geste. Rien ne se produisit. Il cligna des yeux, s'approcha davantage et prit sa main dans la sienne. Son autre doigt traça une ligne à travers le dos. Faon sentit un picotement, un peu comme les étincelles d'hiver dans une couverture en laine. — Intéressant, dit-il sur un ton neutre. Des rides semblent se former à la surface de son essence quand j'essaie de la saisir. — Dag, on a vraiment réussi ? demanda Faon, le souffle coupé. On a vraiment fabriqué un bouclier pour les fermiers ? Il soupira d'une manière hésitante. — Peut-être. Il te mettra à l'abri des persuasions ordinaires ou des ensorcellements, il empêchera aussi quelqu'un comme moi – une personne normale – d'arracher ton essence. Mais un être malfaisant est bien plus puissant et je ne sais pas comment le tester pour une créature de ce genre. Je me vois mal t'utiliser comme appât. — Et si quelqu'un (elle lança un regard vers Barr) arrivait à convaincre une patrouille d'emmener un fermier volontaire avec elle pour faire un test ? Dans le nord, peut-être, où les êtres malfaisants sont bien plus nombreux. Ou alors pourquoi ne pas essayer avec un jeune Marcheur du Lac ? Dag secoua la tête. — Je ne suis pas encore sûr que ce bouclier fonctionnera avec les essences des Marcheurs du Lac. Elles sont bien plus vives. — Alors, il n'y a qu'à essayer avec Barr. Barr avala sa salive. — Euh... d'accord. C'est logique. — C'est vraiment dommage qu'on n'ait pas un enfant Marcheur du Lac sous la main. Peut-être plus tard. Le visage de Dag s'éclaira. — En tout cas, j'ai trouvé comment le désactiver, dit-il à Arcadie. Faon n'a qu'à retirer le collier, et le lien avec son essence est rompu. Malheureusement, elle a besoin de moi pour reconstituer le lien. Idéalement, un fermier devrait pouvoir le mettre et l'enlever à volonté. J'ai au moins démontré le principe de fonctionnement. Arcadie le gratifia d'un signe de tête pensif. — Je ne croyais pas que vous iriez aussi loin. (Sourcils froncés, il prit la main de Faon et la caressa de nouveau avec son doigt; le picotement la fit frissonner.) Maintenant, je me demande jusqu'où vous êtes prêt à aller. Dag regarda attentivement la main de Faon. — La contraction semble être un réflexe naturel. La fois où l'être malfaisant de l'Arbre-Pluie a presque réussi à m'arracher mon essence, Mari m'a dit que mon essence s'était refermée sur elle-même et que personne n'avait pu y pénétrer pour m'aider. J'ai dû la croire sur parole – j'avais perdu conscience. Elle a ajouté qu'elle n'avait jamais vu quelqu'un qui respirait encore ressembler à ce point à un cadavre. — Même s'il ne protège pas les fermiers des êtres malfaisants, il les protège apparemment des Marcheurs du Lac, dit Faon. Un peu comme l'idée des casques qu'avait eue Barr, sauf que ça marche. Ça change quelque chose. Euh... (Elle leva les yeux vers Barr et Arcadie.) Et pour... ? Un jour quelqu'un au camp du Lac Hickory m'a dit que, parce que les fermiers n'étaient pas capables de masquer leur essence, ils étaient comme nus aux yeux d'un Marcheur du Lac. Est-ce que ça agit aussi là-dessus ? Et je ne vous demande pas d'être polis, ajouta-t-elle d'un ton brusque. Dites-moi la vérité. — Quand un Marcheur du Lac masque son essence (Dag leva la main et la fit pivoter sur le tranchant), elle semble devenir de plus en plus fine, jusqu'à disparaître. De l'intérieur, l'essence du monde paraît subir la même transformation – c'est comme de retomber en enfance, quand tu es trop jeune pour sentir les choses. Avec ce « bouclier », ton essence garde sa densité, mais j'ai l'impression de la regarder à travers de l'eau en mouvement. Je ne parviens pas à distinguer les détails. Tu comprends ? C'était déjà un progrès: elle se promenait vêtue d'un tissu très fin au lieu de parader toute nue. Faon eut un hochement de tête satisfait. Elle enroula sa main autour de la noix. Quel cadeau d'anniversaire extraordinaire. Ça valait vraiment la peine d'attendre. — Je dois le garder sur moi? demanda-t-elle à Dag. — Oui, je veux savoir combien de temps l'involution tiendra. Un couteau du partage peut durer toute la vie, mais un travail d'essence moins important disparaît plus rapidement. — Je parie que ça tiendra un bon bout de temps, dit Arcadie. Faon glissa la noix à l'intérieur de son chemisier. — Je me demande comment ça fonctionnerait sur Calla ou Indigo. Comme sur un fermier, ou comme sur un Marcheur du Lac ? Dag plissa les yeux. — Bonne question, Étincelle. (Son regard se posa sur son ventre.) Je préfère attendre qu'ils me fassent pleinement confiance pour leur demander de m'aider. Pas maintenant. J'ai aussi besoin de quelques jours pour reprendre des forces. — Ne vous avisez pas d'offrir une de ces noix à Sage sans en parler à Calla, lui conseilla Arcadie. Elle risquerait de mal l'interpréter. Je commence à peine à l'apprivoiser, mais il suffirait d'un rien pour l'effrayer. (Il marqua une pause.) Voilà bien longtemps que je n'ai pas eu l'occasion d'enseigner à un débutant. L'avantage, c'est que je n'ai pas à lui faire perdre les mauvaises habitudes qu'aurait pu lui communiquer un mauvais maître. Dag hocha la tête en signe de compréhension. Un sourire rusé joua sur ses lèvres avant de s'effacer. Faon en déduisit qu'il était heureux de constater qu'Arcadie prenait sa nouvelle élève au sérieux. Au cours des jours suivants, ils laissèrent définitivement derrière eux les terres marécageuses. Les villages se firent de plus en plus rares et de plus en plus pauvres, et l'état de la route se détériora, avec de moins en moins de ponts et des gués très rudimentaires. Dans les endroits où le sol était plus mou, les passages répétés des convois et des chevaux avaient transformé la piste en un large sentier encadré par deux murs de terre qui s'élevaient au-dessus de leurs têtes. Bientôt, les dernières fermes cédèrent la place à la pinède. Avec la chaleur de plus en plus forte, les arbres dégageaient une odeur délicieuse — et curieusement évocatrice du nord — qui fit sourire Dag sans que Faon en comprenne la raison, mais elle s'en réjouit tout de même. La circulation locale se clairsema. Bientôt, ils n'eurent plus comme compagnons de route que ceux qui, comme eux, faisaient le grand voyage. Plus de gens allaient vers le nord que vers le sud, essentiellement parce que les fleuves déversaient leurs voyageurs sur la piste de Tripoint à Grise-Bouche. Ils dépassèrent des groupes de mariniers qui rentraient chez eux à pied, et furent dépassés par des convois de chevaux plus rapides, y compris une famille de Marcheurs du Lac faisant du commerce entre les camps. Ils jouèrent à saute-mouton avec cette caravane de thé pendant plusieurs jours, et Faon, Dag et Barr finirent même par sympathiser avec certains des muletiers quand ces derniers constatèrent qu'ils parlaient le langage des gens du fleuve. Le dernier village avant la Lande en direction du nord — ou le premier en arrivant du sud — avait un bac fonctionnant à l'aide d'une corde et d'une sorte de manivelle — une version plus petite des bacs à cabestan que Faon avait connus sur la Grâce. La foule qui essayait de traverser la rivière leur fit perdre une demi-journée. Sur l'autre rive, la route se remettait à grimper. Les bois, moins denses, devinrent lugubres, avant de céder la place à de vulgaires broussailles, avec pour seule population des souris, des faucons, des lapins et des cochons sauvages. Dans ces portions de route sans ombre, la chaleur était insoutenable. Les endroits où camper, qui proposaient à la fois de l'eau et de quoi manger pour les animaux, se firent plus rares, les bêtes de somme des convois précédents étant déjà passées par là. Au bout de deux jours, la nouveauté de la Lande avait perdu de son attrait aux yeux de Faon, remplacée par les nausées de sa grossesse. Elles durèrent jusqu'à un matin où, après qu'elle eut quitté précipitamment le feu de camp pour aller vomir dans les buissons, Arcadie, avec un sourire d'une suffisance incroyable, sortit de son sac un flacon du remède des Marcheurs du Lac contre les maux de ventre. Dag dut supplier — mais pas trop longtemps. Le soir, Arcadie entraînait Dag à part et ils se livraient à des exercices de projection d'essence et de sensibilité. Dag se vengea en obligeant Barr et Arcadie à faire, eux aussi, des exercices – pour apprendre à mieux masquer leur essence. Les performances du maître-guérisseur semblèrent laisser Dag songeur. Un soir, ils campèrent avec un groupe de sympathiques mariniers qui connaissaient la famille Eau Claire, et ils échangèrent les racontars qui circulaient sur le fleuve, y compris un compte-rendu déformé des terribles événements du Coude du Fourbe, que Dag, Faon et Barr tâchèrent de rectifier. Dag soigna la blessure au pied d'un des hommes et saisit cette occasion de faire son exposé sur les Marcheurs du Lac destiné aux débutants; Arcadie se frotta le front – Faon n'était pas sûr de savoir laquelle de ces initiatives avait provoqué cette réaction, mais au moins avait-il l'air pensif. Le manque de pâturage se révéla plus problématique qu'ils l'avaient anticipé, et les céréales dont ils avaient prudemment fait provision à la ferme Tanneur s'épuisèrent plus rapidement que prévu. Mais un jour en fin d'après-midi, Cendre, qui était parti en reconnaissance, revint au galop, tout excité. La vallée fertile qu'il décrivit semblait trop belle pour être vraie, mais quelques kilomètres plus loin, à l'endroit où une rivière coulait entre deux murs rocheux, avant de former un coude, ils trouvèrent, adossée à la déclivité rocheuse, une vaste prairie, mouchetée de fleurs des champs, qui brillait comme du verre de couleur verte dans la lumière du soir. Des dizaines de cornouillers illuminaient les bois, telles des fontaines de fleurs. Faon s'aperçut que les nouvelles feuilles n'étaient pas seulement vert pâle, mais prenaient aussi différentes nuances de bronze et de rouge cuivré. Les hommes comme les bêtes accueillirent cette vision avec un soupir de contentement. Contentement qui dura le temps pour Sage de partir chercher du bois pour le feu dans la forêt bordant les falaises, et de revenir précipitamment en agitant sa hache couverte de sang dans les airs. — Des serpents! hurla-t-il. Par centaines! Des serpents à sonnette! Faon, qui était sur le point de desseller Pie, se hâta de remonter sur sa jument et releva les pieds pour faire bonne mesure. — Quoi ? — Pas des centaines, c'est impossible, protesta Pinson. Les serpents ne se déplacent pas en troupeaux, voyons, Sage! Tu as paniqué, c'est tout. — Oui, combien tu en as vraiment vu, hein? Renchérit Cendre. Deux? Trois? Par mesure de prudence, il sortit néanmoins une hache à long manche de son sac. — En fait..., dit lentement Dag, tournant sur lui-même et inspectant les pentes rocheuses. Un silence inquiet et attentif tomba, percé uniquement par le halètement de Sage. Tous les visages se tournèrent vers Dag, comme autant de souris ensorcelées. — ... ils sont bel et bien plusieurs centaines, poursuivit Dag. Ces corniches sont remplies de nids de serpents. Ils s'y lovent pour l'hiver, vous comprenez. Et ils viennent juste de se réveiller. Pinson se réfugia brusquement sur le banc à côté de Calla. — Les plus gros nids accueillent parfois jusqu'à deux cents serpents à sonnette, continua Dag avec insouciance. Indigo eut un regard plein d'envie pour l'herbe bien grasse. Affamées et fatiguées, toutes les bêtes avaient déjà baissé la tête et broutaient à belles dents. — On pourrait peut-être tous se réfugier à l'intérieur du chariot, mais... vous pensez qu'ils risquent de s'attaquer aux mules et aux chevaux? — C'est possible, dit Dag. Le plus souvent, ils s'éloignent en rampant. Mais avec une telle quantité, ils sont les uns sur les autres et un accident est vite arrivé. — Et les Marcheurs du Lac ne sont pas capables de les persuader de rester à l'écart? demanda nerveusement Faon. Si vous pouvez appeler vos chevaux, qu'est-ce qui vous empêche de donner l'ordre inverse à un serpent? Cendre brandit sa hache. — Si on s'y met tous ensemble, je suis sûr qu'on peut s'en débarrasser définitivement. Arcadie lança, comme une observation en l'air: — L'expérience m'a démontré que les victimes les plus communes de morsures de serpents sont des jeunes gens. La bière y est souvent pour quelque chose. Les morsures sont essentiellement concentrées sur les bras, mais j'ai connu un cas de morsure à l'oreille et un autre... disons, qu'il a probablement été mordu dans son sac de couchage. Parce que, autrement, je pense qu'il aurait fallu un volume considérable de bière pour l'expliquer. — Dans son sac de couchage? s'étonna Faon. — Les serpents sont attirés par la chaleur corporelle, expliqua Dag. Ils aiment bien se blottir contre toi sous les couvertures. Dans les régions infestées de serpents, les patrouilleurs font très attention au réveil. — Oui, grommela Barr. Surtout quand d'autres patrouilleurs sont dans les parages. Un sourire blanc erra sur les lèvres de Dag, que Faon ne trouva guère rassurant. Leur sac de couchage devait être étalé sur l'herbe cette nuit... — Dag... ? fit-elle d'une voix pitoyable, et il revint à la réalité. Elle se résolut à ne plus lui demander d'explications sur la vision qui avait provoqué ce sourire que lorsqu'ils auraient laissé cet endroit plusieurs kilomètres derrière eux. D'un geste, Dag invita Barr et Arcadie à le suivre. — Allons-y. Montrons à nos amis fermiers et fermières comment une patrouille chasse les serpents. Arcadie soupira, laissant clairement entendre qu'il n'en avait aucune envie, mais il obéit tout de même quand Dag lui assigna l'autre rive de la petite rivière. Il traversa et monta péniblement la côte d'en face. — Calla, Indigo... ça vous dirait d'essayer? — Non! dit Calla — Euh..., dit son frère. — Ça peut se révéler utile, si un jour vous avez des serpents sur votre véranda ou sous la maison. Avant que vos enfants mettent la main dessus, ajouta Dag. Une expression d'appréhension s'afficha sur le long visage de Calla. Après un bref silence, elle hocha la tête et se joignit à Dag. Un moment plus tard, Indigo emboîta le pas à Barr, à contrecœur. Sage avala sa salive, empoigna sa hache et suivit Calla. La voix de Dag s'éteignit avec la distance, à mesure qu'ils progressaient dans les bois et vers l'amont. Faon resta sur Pie. Si jamais je trouve des serpents sous ma maison, j'appelle Dag à l'aide, décida-t-elle fermement. Dans un premier temps, elle ne les vit pas, mais elle nota que l'herbe vacillait ici, là, et bientôt apparemment partout. Et soudain elle entendit le bruissement, de plus en plus fort. Puis, au bord de l'eau, des formes sinueuses apparurent, brunes et d'un blanc sale, avec des motifs de diamants; des têtes épaisses, en forme de bêche, explorant les environs. Seuls d'abord, puis par deux et enfin par douzaines d'individus enchevêtrés, les serpents glissèrent dans l'eau bouillonnante et furent emportés vers l’aval. Sur la rive opposée, les serpents d'Arcadie approchèrent en rangs bien nets de dix individus et entrèrent dans l'eau avec une synchronisation qui fut malheureusement rompue dès qu'ils rencontrèrent les rochers et les serpents de Dag. Par-dessus le lit de la rivière, Dag et Arcadie se lancèrent des critiques plutôt grossières, chacun faisant savoir à l'autre ce qu'il pensait de sa technique. Faon décida que le plus important était qu'ils en soient débarrassés. Dag, Barr et Arcadie – et leurs apprentis malgré eux – descendirent dans la vallée, formant une ligne irrégulière et disparaissant derrière la courbe de la rivière. Environ une heure plus tard, ils réapparurent. Pendant ce temps, le reste du groupe avait dessellé les chevaux et dételé les mules, une tâche freinée par les grands bâtons que tout le monde tenait à la main. — Les mules vont pouvoir brouter en toute tranquillité, annonça Dag sur un ton enjoué. Le temps que ces pauvres serpents sortent de l'eau, ils seront gelés; ils resteront engourdis toute la nuit et il leur faudra quelques jours pour retrouver le chemin du nid. Barr posa ses mains sur ses hanches et contempla le bas de la vallée dans le soleil couchant. Secouant la tête, il dit: — Si d'autres voyageurs campent en aval, ils risquent d'avoir une grosse surprise. Pour laisser le temps aux bêtes de manger tout leur content, ils partirent assez tard de l'endroit que Faon avait baptisé le Val du Serpent. Elle fut heureuse de se remettre en route avant le retour de ses habitants trempés et hargneux. Au fur et à mesure que le jour passait, ils commencèrent à sortir de la Lande. Les ruisseaux redevinrent plus fréquents, les arbres plus hauts et plus fournis, grimpant hors des cours d'eau pour couronner de nouveau les hauteurs. Il n'y avait pas de fermes pour l'instant, mais Dag affirma que des bergers amenaient leurs troupeaux par ici pour les pâtures de printemps. Une région qui restait sujette à discussion : les gens du sud considéraient qu'elle faisait partie du nord, alors que les gens du nord pensaient le contraire. Encore une journée, lui assura Dag, et la piste de Tripoint entamerait sa longue descente vers la vallée de la Bouillonnante, l'affluent le plus important du Gris au sud de la Grâce. Après ça, ils atteindraient bientôt le bac – et au-delà, Dag lui promit qu'elle verrait des montagnes vertes ressemblant à de vastes rouleaux de vagues. Excitée par cette perspective, Faon resta éveillée sur le dos de Pie tout l'après-midi. Ils croisèrent leur première route secondaire en près de deux cents kilomètres, puis rapidement une autre, sillonnée de traces de roues de chariots. Chevauchant en tête du convoi, entre Arcadie et Dag, pour avaler le moins possible de poussière, Faon nota la reprise de la circulation locale: quelques cavaliers et marcheurs ne croulant pas sous le fardeau de leur matériel pour camper, un chariot de ferme ou deux, un homme, un garçon, et des chiens avec des moutons. Sa curiosité naturelle lui valut quelques regards en retour, parfois chargés de colère, et Faon dut se rappeler que tout le monde ne voyait pas d'un très bon oeil un groupe où se mêlaient Marcheurs du Lac et fermiers. Son expérience avec les gens du fleuve le lui avait démontré. Comme les rivières, les routes traversaient les endroits sans en faire partie, elles étaient la terre d'origine de personne et de tout le monde, un lieu où des inconnus devaient s'entendre, que cela leur plaise ou non. Faon était en train de suggérer que Barr et Pinson partent en éclaireurs pour essayer de leur trouver un emplacement où camper pour la nuit, juste en cas de besoin, quand Arcadie se retourna sur sa selle. Les montures grandes et élancées de deux Marcheurs du Lac venaient d'apparaître, au petit galop, derrière le chariot. Faon pensa que les cavaliers étaient sans doute des partenaires; des courriers, peut-être. De loin, il était impossible de distinguer un patrouilleur d'une patrouilleuse, simplement à leurs vêtements, mais, alors qu'ils approchaient, Faon vit qu'il y en avait un de chaque, tous deux grands et en forme, avec leurs cheveux réunis dans une tresse unique. La femme portait un long manteau en cuir noir, négligemment ouvert à cause de la chaleur, fendu dans le dos pour monter à cheval. Sa tresse noire se balançait derrière elle, aussi épaisse que le bras de Faon, même à son extrémité, là où elle avait été coupée pour ne pas encombrer l'arrière de la selle. La tresse de son partenaire lui arrivait à peine sous les épaules, se terminant par une petite queue affligeante. Le visage de la femme se tourna vers eux avec curiosité, alors que les chevaux dépassaient leur convoi ; elle avait la peau cuivrée d'une vraie femme du nord et de l'or dans les yeux. — Quels cheveux magnifiques, murmura Arcadie. Dag la regarda, lui aussi. Faon se demanda si un seul des deux hommes avait remarqué le patrouilleur qui l'accompagnait. — Je connais ce manteau! (Dag se dressa sur ses étriers, regardant plus attentivement.) C'est impossible... (Il mit sa main en porte-voix et hurla:) Sumac! La femme tira sur les rênes de son cheval si fort qu'il faillit tomber sur son arrière-train, faisant demi-tour presque dans la même foulée. Elle se dressa, elle aussi, sur ses étriers. Dag prit ses rênes dans sa main et lui fit un grand signe de son crochet. Les yeux dorés de la femme s'agrandirent. D'une voix tout aussi étonnée, elle cria en retour: — Oncle Dag! Dag sourit. Sa nièce rebroussa chemin et s'arrêta à sa hauteur. Il tira brutalement sur les rênes de Tête de Cuivre, coupant court à la tentative du hongre de mordre la monture de la nouvelle venue. — Sois sage, vieux camarade. Les occasions de rencontrer un membre de la famille Aile Rouge sont trop rares pour être gâchées. Les yeux de Sumac brillaient de malice. — Je vois que tu as gardé cet épouvantable canasson ! — Et toi, tu portes toujours mon affreux manteau. En fait il allait mieux à Sumac qu'à son frère, à qui Dag l'avait donné quelques années plus tôt, lors de son bref passage dans sa patrouille, du temps de sa jeunesse mais il était vrai que le fils aîné de Dar avait toujours été un peu maigrichon. Sumac avait fini par en hériter, puis son frère cadet; Dag avait pensé qu'il ne le reverrait jamais. — Qu'est-ce que tu crois? J'ai forcé Wyn à me le rendre dès qu'il est revenu de son dernier échange. Et attends de voir ça... (Elle se tortilla sur sa selle et souleva son épaisse tresse.) L'éraflure, là, dans le dos? — C'est nouveau ? Elle avait été teinte en rouge, à peine visible sur k cuir noir. — Ça remonte à environ un an. Mon ancienne patrouille a tendu une embuscade à un être malfaisant qui devenait un peu trop remuant, juste au-dessus des Chutes de l'Aigle. L'un de ses hommes de vase a réussi à arracher un épieu à sanglier à un de mes patrouilleurs – je lui ai passé un de ces savons... tu aurais été fier de moi – et à s'en servir contre moi. La pointe aurait dû me rentrer dans le dos et ressortir par la poitrine, et abîmer ma chemise toute neuve, mais elle a seulement glissé sur mon dos. Je me suis laissé tomber sur le sol et j'ai roulé sur moi-même, accompagnant le mouvement de l'homme de vase, j'ai sorti mon couteau et lui ai réglé son compte – du travail bien fait. Dag masqua son émotion et gratifia ce récit d'un rictus de patrouilleur. Elle n'avait certainement pas raconté cette histoire à ses parents, parce qu'autrement il aurait entendu pleuvoir les reproches bien avant. — Je crois bien que c'est bien la première fois que ce vieux cache-poussière miteux a réellement servi à quelque chose, après toutes ces années. Ils furent interrompus par le passage du chariot. Dag rassura d'un geste Sage et Galla, et les garçons en charge des bêtes de somme. Barr regarda pardessus son épaule, tendit la corde de ses bêtes à Cendre, et trotta vers eux. Les yeux écarquillés, Faon regardait la grande Sumac. — Dis-moi, Dag, est-ce que c'est ton ancien manteau, celui qui était censé détourner les flèches ? Le regard de Sumac se posa avec au moins autant de curiosité sur la petite Faon. — Je n'ai jamais essayé avec des flèches. Mais pour la pluie et les épieux, c'est efficace. J'y suis très attaché, même s'il n'est plus de toute première jeunesse. À mon dernier séjour au camp, j'ai payé Torri Castor suffisamment cher pour renouveler le travail d'essence, bien qu'elle m'ait proposé de m'en fabriquer un tout neuf pour une somme presque équivalente. Il fallait que je laisse l'éraflure : qui m'aurait cru autrement? Euh... Tu ne veux pas le récupérer, oncle Dag? — Non. Garde-le. Ma carrière de patrouilleur est terminée. Sumac se rassit sur sa selle, pinçant ses lèvres fines, le doute remplaçant la joie dans ses yeux bridés. — À dire vrai, j'ai à peine reconnu ton essence. Je ne la reconnais toujours pas d'ailleurs. — Il s'est écoulé, quoi, plus d'un an depuis notre précédente rencontre? À quand remonte ton dernier passage au camp ? — L'automne dernier. Environ un mois après ton départ, à ce qu'on m'a dit. — Alors, tu as entendu parler de... euh... tout ça. — Et dans tellement de versions différentes. (Sa voix ralentit.) Alors, oncle Dag... tu ne me présentes pas la fermière tristement célèbre qui est devenue ton épouse ? Dag baissa les paupières, puis les ouvrit. — Sumac Aile Rouge Hickory, voici Faon Prébleu. Ma femme. Libre à toi d'examiner nos bracelets de mariage. Sumac tourna la tête, cligna des yeux à deux reprises. — Il semble que Dirla et Corbeau Loyal avaient raison. Elle aurait pu dire, Il semble que papa et grand-mère avaient raison. Dag poussa un soupir de soulagement. Mais peut-être Sumac faisait-elle simplement preuve de politesse. Au cours de ces dernières années, le chef de patrouille qu'elle était devenue sous le commandement de Corbeau Loyal avait certainement appris la diplomatie, même si elle avait toujours eu son franc-parler. — Ce qui fait donc de moi Dag Prébleu... euh... Sans-Camp, pour l'instant, conclut-il. Elle fronça les sourcils, mais ne fit aucun commentaire à ce sujet. — Alors, madame Prébleu, je suppose que ça fait de vous ma tante Faon, pas vrai ? (Les deux jeunes femmes se dévisagèrent, mutuellement frappées par l'absurdité de la chose. Sumac secoua la tète.) Oncle Dag. Qui aurait cru une chose pareille? (Puis, après un moment, elle enchaîna:) Et qu'est-ce qui ne va pas avec son essence? — Rien. C'est une petite expérience à moi. Un bouclier pour les fermiers. — Du travail d'essence? Toi? — C'est une longue histoire. — Dag étudie pour devenir guérisseur, intervint Faon. Arcadie, ici présent, est son maître. C'est un maître-guérisseur très respecté dans le sud. Les lèvres étonnées de Sumac formèrent le mot, Guérisseur! Arcadie se toucha la tempe, saluant presque à la manière de Dag. — Arcadie Bouleau Nouvelle Lune, pour vous servir. Il était presque resté impassible, écoutant l'oncle et la nièce bavarder, mais à présent ses lèvres se retroussaient légèrement. — Guérisseur Bouleau. Sumac lui rendit son salut d'un signe de tête poli, l'air profondément perplexe. Barr se racla la gorge. — Et Barr, du camp des Rapides de la Perle, sur la Grâce, le présenta Dag. Barr est... euh... avec moi. Barr eut un sourire radieux, comme la plupart des jeunes hommes qui rencontraient Sumac pour la première fois. Les larmes venaient plus tard en général. Sumac salua tout le monde et présenta son partenaire. — Rase, du camp de l'Orme. J'ai raccompagné chez lui un patrouilleur du même camp de retour d'un échange, l'automne dernier, et je suis restée un peu pour les aider à former les jeunes. Rase rentre avec moi au camp du Lac Hickory pour son premier échange. — Je suis impatient de faire la connaissance du célèbre Corbeau Loyal, confia Rase à Dag. Dag se retint de dire quelque chose qui le perturberait et se contenta de répondre : — Il sera content de t'accueillir. Nous envoyons bien plus de patrouilleurs dans les autres camps que nous en recevons. (Nous? Un abus de langage, ou au mieux une vieille habitude dont il ne parvenait pas à se débarrasser complètement.) Corbeau Loyal ne va pas te ménager, mais ce sera pour ton bien. — Je n'en demande pas plus, monsieur. Rase hocha la tête sérieusement. Désolation, les patrouilleurs en formation devenaient de plus en plus jeunes chaque année... L'InnéSens à moitié ouvert de Dag remarqua un couteau du partage dans les sacoches du jeune homme. Au moins s'était-il préparé à tout. Dag s'apprêtait à faire demi-tour pour reprendre la route quand il nota que le regard de Faon semblait fixé sur le genou de Sumac. Pour la première fois, il aperçut un bouquet d'une dizaine de peaux de serpents encore fraîches suspendu à ses sacoches – pour sécher, vraisemblablement. Un fouet similaire pendait de l'autre côté, les queues vers le bas, se balançant librement et produisant un bruit intéressant quand elle chevauchait. Barr s'étrangla. Arcadie fronça les sourcils. Dag décida qu'il ne serait pas le premier à craquer et à poser la question. Indigo arriva à leur hauteur au petit galop. — Dag ? Vous venez ? Vous préférez qu'on vous attende ? Dag lui fit un signe. — On arrive. Les yeux de Sumac s'arrêtèrent sur le chariot peint en vert qui s'éloignait. — Tu es avec eux? S’étonna-t-elle. Mais ce sont des fermiers ! — Ça aussi, c'est une longue histoire. On va bientôt dresser un camp pour la nuit – tu veux te joindre à nous ? Elle jeta un coup d'œil à son partenaire et considéra la longue route qui les attendait. — On avait prévu d'arriver à... peu importe. C'est d'accord. Je ne manquerais cette histoire pour rien au monde. Dag laissa Faon présenter sa – dieux absents! – nouvelle nièce et Rase à Indigo, qui s'empressa d'aller prévenir les autres. Barr se laissa distancer afin de discuter avec Rase, qui était à peine plus jeune que lui. Dag, Sumac, Faon et Arcadie avancèrent tranquillement au pas, de front. — En fait, c'est de ta faute si j'ai passé l'hiver au camp de l'Orme, oncle Dag, lui confia Sumac. — Ah bon ? Et moi qui... n'étais même pas là. Elle sourit. — Ça n'a jamais empêché personne de rejeter la responsabilité sur toi, pas vrai ? Non, c'est ton mariage qui a précipité les choses. Tu connais grand-mère, elle me tanne depuis des lustres pour que je ramène un mari à la maison, et tu sais aussi à quel point elle aime me savoir en patrouille. D'un signe de la tête, Dag indiqua qu'il avait parfaitement compris ce dernier sarcasme. De toutes ses fautes, avoir suscité en sa nièce une vocation de patrouilleuse était celle qui irritait le plus sa famille. Et il ne l'avait même pas fait exprès. — Ces derniers temps, même papa est de son côté – en tout cas, pas du mien, s'il l'a jamais été – mais tu ne devineras jamais qui a tiré la dernière flèche. — Omba ? Avec son fils aîné bien marié et ses deux plus jeunes enfants en apprentissage chez un artisan et pratiquement fiancés, Dag n'aurait pas cru que sa sœur de tente s'inquiéterait autant de sa grande fille. — Bien sûr que non ! Tu sais bien que, quand les Aile Rouge commencent à se disputer, elle court se réfugier auprès de ses chevaux. Il est probable que c'est grâce à ça qu'elle a survécu toutes ces années. Non, c'était Corbeau Loyal. Corbeau Loyal! (Sumac secoua la tête en repensant à cette trahison.) Un jour qu'on discutait, je lui ai demandé sur le ton de la plaisanterie – en fait, je ne plaisantais qu'à moitié, j'essayais de lui tirer les vers du nez, mais tu sais ce que c'est avec lui – quand un poste de capitaine de compagnie deviendrait disponible et il m'a répondu froidement qu'il m'en réservait un dès que je serais revenue à la patrouille après avoir fait quelques enfants. Ensuite, il a enchaîné en me parlant de Massape et grand-tante Mari, comme si de rien n'était. — Ah, fit Dag. — Depuis que tu n'es plus là, je suis apparemment devenue une cible de choix pour les marieuses de la tente Aile Rouge. — Ça devait arriver. Après tout, tu es la prochaine à prendre la tête de la tente Aile Rouge. Elle releva le menton, faisant osciller sa tresse. — Et maman alors? — J'ai bien peur que, dans l'esprit de Cumbia, ta mère n'ait toujours été là que pour te garder la place. — Je me disais que je pourrais toujours reprendre le nom Araignée d'Eau à la mort de grand-mère – juste pour lui montrer. Enfin, à ce moment-là, ça ne lui fera sans doute ni chaud ni froid. De la droite de la rangée de cavaliers, Arcadie, qui n'avait pas perdu une miette de leur échange, émit un bruit interrogateur. Toujours serviable, Faon se tourna vers lui et expliqua : — Cumbia est la mère de Dag. Comme elle n'a eu que deux fils, Dar et Dag, elle a persuadé Omba Araignée d'Eau de changer de nom pour Aile Rouge quand elle a épousé Dar. De cette façon, elle était certaine d'avoir une fille qui perpétuerait sa tente. Un peu comme une sorte d'adoption, je suppose. Sumac secoua la tête. — Maman étant la plus jeune de six filles, le camp du Lac Hickory ne manquait pas d'Araignée d'Eau. Je dois avoir près d'un millier de cousins dans cette tente. Et entêtée comme elle est, grand-mère en a encore pour une bonne quarantaine d'années, mais à ce moment-là je suppose que ça n'aura plus d'importance pour moi. Elle me rend folle parfois. À l'écouter, oncle Dag n'a jamais rien fait de bien. Bien que n'ayant nullement l'intention de décourager ses rares partisans, Dag s'accrocha aux lambeaux de sa supposée maturité pour défendre sa mère. — Cumbia n'a pas eu une vie facile. Ni très gratifiante. En tout cas, pas comme elle l'imaginait. Sumac haussa les épaules et soupira. — Je sais. Ce qui m'énerve le plus chez elle, c'est justement quand je me mets à parler d'elle comme ça. Ne fais pas attention, Dag. — Comment vont Cattagus et Mari, demanda-t-il pour changer de sujet. Son visage s'éclaira. — Toujours à se chamailler! J'adore grand-oncle Cattagus. Corbeau Loyal n'a pas tout à fait tort : si je pouvais être aussi heureuse en ménage que Cattagus et Mari, ou que Corbeau et Massape, je ne me plaindrais pas. — Et... euh..., dit Faon (qui d'autre?), où avez-vous trouvé toutes ces peaux de serpents, Sumac? Les yeux de Sumac s'agrandirent brusquement. — Il nous est arrivé quelque chose d'incroyable! Nous avions pris un raccourci à travers la Lande pour atteindre la piste de Tripoint et nous allions passer une rivière à gué quand nous avons découvert tous ces serpents noyés ! — À moitié noyés, rectifia derrière eux une voix pleine d'amertume. Dag jeta un coup d'œil à Rase qui semblait en vouloir à quelqu'un. — Je t'ai dit d'utiliser ton InnéSens, dit Sumac, sans la moindre compassion. Bref, nous en avons ramassé autant que possible. Je me suis dit que les peaux se vendraient bien au bac. — Mais pas moyen de comprendre comment tous ces serpents à sonnette ont échoué là, ajouta Rase. Je me suis demandé s'il n'y avait pas eu une crue éclair, mais Sumac a dit que rien ne permettait de le supposer. La Lande est un lieu encore plus étrange que je l'imaginais. Il secoua la tête, pas encore complètement remis de ce prodige. Dag eut un sourire affable. Cette nuit-là, le bivouac fut animé par l'échange des histoires de chacun. Dag finit par passer aux aveux concernant les serpents. Au grand soulagement de Dag, Faon et Barr le déchargèrent en grande partie du fardeau de devoir raconter l'épisode de l'Arbre-Pluie et leur voyage sur le fleuve. Sumac avait moins à offrir, mais ses paroles n'en semblèrent pas moins exotiques aux oreilles des fermiers fascinés, quand elle décrivit l'hiver qu'elle venait de passer dans une patrouille du camp de l'Orme, un camp situé à environ soixante kilomètres à l'ouest de la piste et qui surveillait la majeure partie d'un territoire compris entre la Lande et la Bouillonnante. Rase avait été en apprentissage dans sa patrouille et montrait tous les signes habituels de l'engouement incurable que Sumac avait tendance à susciter chez les jeunes hommes. Dag n'avait pas de pitié à gaspiller pour ce garçon. S'il était compétent – et elle ne l'aurait pas ramené à Corbeau Loyal si elle n'en était pas persuadée –, une des plus jeunes filles de la tente Corbeau n'en ferait qu'une bouchée. D'une façon ou d'une autre, il risquait fort de ne jamais revoir son camp d'origine. Dag étouffa un sourire. Observant sa nièce à travers la lumière vacillante du feu, Dag se sentit curieusement troublé. Elle était comme une bouffée d'air frais du nord, un chant qui lui rappelait son foyer perdu. Il ne regrettait pas son exil. Un seul regard à Faon et sa gorge se serrait – il la trouvait aussi merveilleuse qu'au premier jour. Il avait coupé les ponts avec son passé et il n'avait aucun désir de revenir en arrière. Et pourtant... Sumac lui répondit par des regards où se lisait la même incertitude. Elle venait d'avoir quinze ans, quand Dag était rentré de la campagne en Luthlia qui lui avait coûté sa main, et cet oncle un peu étrange, son unique oncle du côté Aile Rouge de la famille, était devenu une sorte de héros pour elle. Contrairement à Nita, elle se faisait peu d'illusions à son sujet – elle l'avait vu dans ses mauvais jours –, mais dans sa famille tout le monde savait qu'elle avait préféré intégrer la patrouille au lieu de devenir l'apprentie de son père à cause de lui. Pendant toute sa vie d'adulte, il était resté ce patrouilleur pince-sans-rire, le seul parent qui n'avait jamais critiqué ses choix, aussi solidement planté que son arbre favori. Elle n'aurait pas été plus surprise si un hickory avait brusquement sorti ses racines de terre pour s'enfuir avec une fermière. Laissant par la même occasion l'extrémité du hamac qu'elle avait attachée autour de lui reposer tristement sur le sol. Malgré la confusion qui régnait dans son cœur, elle se montra polie et même amicale avec Faon. À mesure que les récits d'êtres malfaisants et de pirates, de guérisons et de boucliers progressaient, Dag espéra qu'elle comprendrait que Faon était bien sa compagne, et non un animal de compagnie. Elle faillit s'étrangler en apprenant la nouvelle de la naissance prochaine de leur enfant, mais se rattrapa avec des félicitations sincères. Plus sincère encore fut la lueur espiègle dans ses yeux quand elle dit : — Je suis vraiment impatiente de voir la tête que fera la famille quand je vais leur annoncer ça! Cette nuit-là, quand Dag fit sa ronde habituelle autour du périmètre du camp à l'heure du coucher, Arcadie le rejoignit. — Une femme intéressante, votre nièce, dit Arcadie d'une voix remarquablement neutre, même pour lui. — C'est vrai. — ... Quel âge a-t-elle ? Dag haussa les sourcils. La question l'étonnait. Arcadie n'avait jamais semblé éprouver la moindre difficulté pour estimer l'âge des gens. — Laissez-moi réfléchir. Je devais avoir vingt-deux ans à sa naissance, parce que c'était l'année où je patrouillais sur la grande route du Nord. Aujourd'hui, elle doit donc avoir presque trente-cinq ans. Elle est le deuxième enfant de Dar. Son arrivée a été accueillie avec beaucoup de soulagement et de joie dans la tente Aile Rouge. Notre mère a soudain vu Omba d'un bien meilleur œil. — Elle ne porte pas de bracelet de mariage. — Non. — Elle est fiancée? — Pas que je sache. — On se demande bien pourquoi. Aucune tragédie ? — Je ne suis pas sûr qu'elle m'en aurait parlé. Elle a eu son lot de soupirants. Omba les appelle ses « victimes ». Dag sentit Arcadie battre lentement des paupières dans l'obscurité. Refusant de céder à la tentation grandissante de taquiner Arcadie, Dag dit sérieusement: — Vous êtes un homme subtil, vous semblez savoir ce qui se passe à l'intérieur des gens mieux que personne. Si vous parvenez à la cerner, la tente Aile Rouge vous en sera éternellement reconnaissante. J'ai été en patrouille avec elle, une fois ou deux. Elle ne déteste pas les hommes, elle ne préfère pas les femmes. Il est vrai que ses premiers prétendants ont été pulvérisés par Dar, mais ils n'étaient de toute façon pas à la hauteur. Après ça, elle a cessé de les présenter à son père. — Je comprends. — Ça fait longtemps que la famille ne s'inquiète plus qu'elle fasse le mauvais choix. Maintenant, je soupçonne même la famille d'avoir commencé à se demander si le mauvais choix ne vaudrait pas mieux que pas de mariage du tout. Omba sait de quoi je parle, pensa-t-il de manière injuste. Les parents de Sumac étaient fidèles l'un envers l'autre, même si Dar était un homme difficile. — Elle semble encore plus mystérieuse qu'à première vue. — Tout juste. — Un peu comme son oncle... humm. Arcadie s'éloigna dans l'obscurité. Dag le regarda partir. Humm, vraiment! Chapitre 15 Un peu avant l'aube, un coup de tonnerre annonça un orage violent et la fin de leur période de temps sec. Tout le campement se réveilla en sursaut et, le temps de rassurer les bêtes affolées et de récupérer le matériel éparpillé par le vent, le jour s'était levé dans la grisaille. Mais ils attendirent le milieu de la matinée avant de se remettre en route sous la bruine, les yeux troubles. Faon se laissa convaincre par Dag de se réfugier à l'intérieur du chariot; lui et Barr étaient protégés par les capes en toile cirée que Faon avait confectionnées à bord du Rapporteur. Par chance, dans cette région à plus forte population, des ponts enjambaient de nouveau la plupart des ruisseaux bruns et bouillonnants. Faon ne savait pas si elle devait se sentir surprise ou non de la décision de Sumac — et de son partenaire — de faire un bout de chemin avec eux « au moins jusqu'au bac ». Sumac chevauchait entre Dag et Arcadie, bavardant avec animation dès que la pluie se calmait. Faon se dit qu'elle et Dag avaient beaucoup de choses à se raconter. Arcadie ne semblait pas dire grand-chose, mais le reste de la journée s'écoula sans qu'il vienne poursuivre l'apprentissage de Calla. Écartés des places d'honneur — à côté des étriers de Sumac — par leurs aînés, Barr et Rase suivaient d'un air un peu triste. Faon craignait que la pluie transforme le bivouac de ce soir-là en véritable supplice, mais Pinson et Indigo découvrirent une grange délabrée que son propriétaire louait aux voyageurs peu éclairés. Le toit fuyait et le vent faisait trembler les murs, mais cela valait mieux que de se serrer les uns contre les autres sous le chariot. Le lendemain, à la mi-journée, les nuages se dispersèrent et une pâle chaleur humide les accueillit à l'entrée de la vallée de la Bouillonnante, presque aussi large que celle de la Grâce. Le ruban luisant de la rivière sinuait entre les bois et les champs déjà verts qui fumaient à cause des pluies récentes. Alors qu'ils négociaient prudemment la descente sur la route boueuse, Faon eut un premier aperçu du village appelé La Moutonnière – un nom frappant – et du bac lui-même, qui semblait être la barge plate classique tirée d'une rive à l'autre par une corde enroulée autour d'un cabestan. Mais ici, deux embarcations fonctionnaient en parallèle, l'une effectuant la traversée dans un sens pendant que la deuxième l'imitait dans l'autre sens. Le lit de la rivière était plus large que Faon l'avait imaginé, presque un kilomètre, et La Moutonnière était le plus gros village qu'elle avait vu depuis des semaines; en fait il s'agissait d'une petite ville très animée. Au fur et à mesure qu'ils approchaient, elle put distinguer des ateliers de construction de bateaux et des magasins, des hôtels et des écuries, des brasseurs, des boulangers, des maréchaux-ferrants, un cordier, des tanneries et des vendeurs de chevaux; tout cela lui semblait tellement familier à présent – elle n'en revenait pas. Elle repéra également, lorsqu'ils arrivèrent près de la rive, la file d'attente pour le bac qui s'étirait sur deux pâtés de maisons. Mis à part les chariots des gens du coin, et pas mal de piétons, la caravane de thé noir, forte de quarante mules, les avait précédés. Ce genre de retenue n'avait visiblement rien d'exceptionnel, à en juger par la présence, tout au long du chemin menant à l'embarcadère, d'échoppes et de marchands ambulants proposant à boire et à manger, et toutes sortes de marchandises, aux voyageurs qui attendaient et s'ennuyaient ferme. Faon se dressa sur ses étriers et sentit les odeurs appétissantes: tourtes à la viande, beignets, bière, thé au miel. Il y avait des sons, aussi – quelqu'un jouait du violon presque aussi bien que Baie, un air à la fois doux et enlevé. Le violoniste entama une vieille chanson de marinier, la musique dansant entre les aigus et les graves, et le cœur de Faon bondit dans sa poitrine. Faisant avancer Pie, elle essaya de voir de plus près. La musicienne, une jeune femme élancée qui se tenait sur une souche au bord de la route, s'activait sur son instrument, ses cheveux blonds réunis dans une fine queue-de-cheval qui brillait au soleil... — Baie! cria Faon, stupéfaite. Baie leva la tête et lui adressa un grand sourire par-dessus les têtes de la foule rassemblée autour d'elle; profitant d'une respiration avant une reprise, elle agita son archet dans les airs en guise de salut, puis se remit à jouer. Elle semblait bien moins surprise que Faon. Aubépine se tenait à ses pieds, présentant le feutre informe de Bo aux spectateurs. Quand il tendit le cou et aperçut Faon, il déposa le chapeau entre les pieds de sa sœur qui battaient la mesure et joua des coudes pour se frayer un passage vers elle. Le temps qu'il arrive, elle était descendue de son cheval et elle l'accueillit en le serrant dans ses bras, une étreinte qui ne sembla pas gêner le moins du monde le grand garçon qu'il était devenu. Ça alors! Il est plus grand que moi maintenant! — Qu'est-ce que vous faites là? demanda Faon. — On vous attendait – enfin, en partie. On attend surtout que Brin en finisse avec cette histoire de bêtes de sommes. Quelles bêtes de sommes? — Tout le monde va bien ? — Oui, bien sûr. À part mon raton laveur qui s'est sauvé à mi-chemin de la remontée du Gris. Aubépine fronça les sourcils au souvenir de cette défection. Faon renonça à le secouer pour lui arracher plus de détails que ce « Oui, bien sûr », quand Baie acheva son morceau et cria: — Pause déjeuné! Je vous conseille les tartes aux pêches séchées de Maman Briquette, ce sont les meilleures de la vallée ! Elle sauta au bas de la souche, rangea son violon dans son étui en cuir, ramassa le chapeau et traversa la foule vers Faon, grappillant quelques pièces supplémentaires en chemin. L'étreinte, cette fois, fut mutuelle. — Baie! — Sœurette! Te voilà enfin! On s'est dit que, si nos chemins devaient se croiser, c'était l'endroit le plus probable. — Où sont Brin et les autres? Baie fit un geste du bras en direction de la rivière. — Il travaille sur l'un des bacs, il manœuvre le cabestan. Et Hod a été engagé sur l'autre. Bo surveille nos chevaux et nos affaires quelque part sur l'autre rive. Loin des tavernes. Dag et Barr descendirent de cheval et approchèrent à leur tour, la foule s'écartant sur le passage des grands Marcheurs du Lac, puis restant bouche bée quand les deux hommes échangèrent des embrassades chaleureuses avec la violoniste qui souriait. — Comment êtes-vous arrivés ici ? demanda Faon. Je croyais que vous aviez trouvé du travail sur un coche à destination de Tripoint. — C'est ce qu'on a fait, et je crois vraiment que Brin a sous-estimé la difficulté de la tâche. Hisser, à bouts de bras, un coche vers l'amont, c'est du boulot! Le pauvre! Lui qui croyait avoir appris ce que voulait dire travailler dur à la ferme... De toute façon, le patron batelier était un âne; il s'est débrouillé pour laisser un débris flottant défoncer sa coque juste à l'embouchure de la Bouillonnante. On a réussi à rejoindre la rive et le village le plus proche, mais il était clair que le bateau n'irait pas plus loin avant longtemps – sans compter que la moitié de la cargaison avait été trempée, et donc perdue. Ensuite, on nous a dit que la glace n'avait même pas encore commencé à craquer dans la haute Grâce, mais que la Bouillonnante était navigable. Alors on s'est embarqués sur un autre coche qui se dirigeait vers La Moutonnière, le point le plus haut qu'on puisse atteindre par bateau. La Moutonnière marquait effectivement le point navigable le plus éloigné de l'embouchure de la Bouillonnante. La piste de Tripoint croisait la Bouillonante juste en dessous d'une zone de rapides et d'écueils infranchissables d'une quarantaine de kilomètres de long, un tronçon extrêmement dangereux qui avait valu son nom au cours d'eau. À en croire la légende, il avait existé, à une époque, un pont et une ville situés plus en amont, mais tous deux avaient disparu dans les brumes du temps, engloutis par les forêts alentour. — Comme Brin était plutôt partagé, entre la route et le fleuve, poursuivit Baie, c'était pour lui l'occasion de profiter un peu des deux. Et moi, ça me convenait tout à fait, parce qu'on allait gagner trois ou quatre semaines sur notre trajet de retour. Si nous voulons construire un nouveau chaland avant la montée des eaux en automne, il nous faudra bien ça. Et nous, est-ce qu'on sera aussi rentrés à temps pour planter un potager? — Tu as reçu la lettre que je t'ai envoyée à Grise-Bouche? — Oui, merci. — Mais tu n'as pas fait tout ce chemin simplement parce que tu espérais nous rencontrer, n'est-ce pas? Parce que nous n'avons décidé qu'au dernier moment de rentrer cette année. — Non, bien sûr. Mais on a quand même guetté votre passage. Les gens du bac nous ont dit qu'ils ne vous avaient pas vus — ils n'auraient pas oublié Dag, et quand vous êtes tous les deux ensemble, on vous remarque. J'avoue qu'on a peut-être un peu traîné, au cas où, mais maintenant je voudrais repartir vers le nord le plus tôt possible. Avant que ton frère nous ait ruinés à force d'acheter des chevaux. Elle fit une grimace. Le bac arriva à l'embarcadère salué par les cris des voyageurs, et la passerelle fut bruyamment mise en place. Les passagers à pied et les chariots débarquèrent et la foule s'agita tandis que les nouveaux passagers se précipitaient à bord. Alors que certaines des mules les plus jeunes et les moins fatiguées de la caravane de thé noir renâclaient, peu enthousiasmées par la petite balade qui les attendait, Aubépine courut annoncer la bonne nouvelle à Brin. Ce dernier arriva avec un large sourire, étreignit Faon, et serra la main de Dag. — Vous êtes là! J'espérais vraiment que vous arriveriez! Hé, si vous voulez, je peux vous faire passer devant les autres... — Merci, mais nous ne sommes pas seuls, dit Dag. Nous avons des compagnons de voyage, de jeunes fermiers qui vont s'installer dans le nord. C'est le chariot vert, là-bas. — Sage est maréchal-ferrant, il va chercher du travail à Tripoint, ajouta Faon. — Encore mieux. Qu'ils viennent aussi! J'ai un tas de choses à vous montrer. (Brin jeta un coup d'oeil en arrière au bac qui se remplissait ; un homme robuste, probablement le patron, surveillait la passerelle d'embarquement et lui lançait un regard noir.) Mais pour le moment, je dois reprendre le travail. Je ne peux pas démissionner au milieu de la journée, ce ne serait pas correct. Je vous en dirai plus quand vous embarquerez, sauf si vous vous retrouvez sur le bac de Hod. Dans ce cas, c'est lui qui vous racontera tout. Je suppose que Baie et Aubépine vont vous conduire à notre camp. Où est Remo? Barr se raidit un peu. — Il est resté au camp de la Nouvelle Lune. Brin cligna des yeux. — Oh. Pourquoi? — Une histoire de fille, dit Faon, sans doute la réponse la plus simple. Brin devrait s'en contenter. Le patron du bac brailla son nom; Brin lui fit un signe de la main et courut regagner son poste. Il avait changé, mais il était resté le même sous certains aspects. Il avait clairement les épaules plus larges, mais il avait aussi visiblement gardé son enthousiasme parfois inquiétant pour la nouveauté; son mariage semblait avoir amélioré son endurance face à un travail difficile. Alors que Dag les emmenait tous rejoindre le reste du groupe afin de leur présenter Baie et Aubépine, Faon décida de garder la plus importante des nouvelles familiales pour un moment plus intime. Le bac de Brin fit péniblement l'aller-retour avant que vienne leur tour de monter à bord. Faon trouva l'embarcation dangereusement basse sur l'eau quand le patron batelier referma enfin la barrière. Brin et les garçons du sud semblèrent s'entendre immédiatement comme larrons en foire, Brin parce que c'était dans sa nature, et les autres parce qu'ils avaient déjà tellement entendu parler de lui qu'ils avaient l'impression de le connaître. Bien qu'ils aient grandi à moins d'une cinquantaine de kilomètres du Gris, certains d'entre eux n'avaient jamais vu une rivière aussi large que la Bouillonnante et ils masquaient mal leur excitation. Sous le regard amusé du patron batelier, ils furent autorisés à donner quelques tours de cabestan. L'attention de Dag était essentiellement concentrée sur Tête de Cuivre, afin de l'empêcher de s'en prendre à tous ces chevaux inconnus qui l'entouraient. Certains des autres passagers dévisagèrent les Marcheurs du Lac d'un air méfiant, mais les mariniers, eux, avaient suffisamment l'habitude d'en croiser pour ne pas se formaliser de leur présence, du moins pas à voix haute. Bien sûr, Sumac attira quelques regards furtifs, mais si un seul de ses hommes eut une pensée déplacée, les Marcheurs du Lac avaient probablement gardé leur essence fermée au sein d'une foule pareille, et aucun ne put donc en prendre ombrage. Alors qu'elle menait Pie sur la passerelle de la rive nord, Faon se dit avec un frisson, Nous avons fait la moitié du chemin! Dag ne fut pas surpris quand Baie les conduisit, à quelques kilomètres à l'écart de la piste de Tripoint, dans une autre ferme avec une grange délabrée, bien meilleur marché parce qu'un peu éloignée de la route. Elle offrait un bon pâturage, par contre, un point d'autant plus important quand la horde de leurs animaux affamés se joignit aux six chevaux que Brin avait achetés. Comme il avait débuté ce périple en ne possédant qu'une seule paire de bêtes et les vêtements qu'il avait sur le dos, on pouvait considérer qu'il avait fait des progrès considérables, sauf que ses nouvelles acquisitions semblaient au bord de l'épuisement. Pourtant, à y regarder de plus près, il avait fait un choix judicieux. La plupart de ces sacs d'os n'avaient besoin que d'une bonne dose de vermifuge, de repos et de céréales, ce que Brin leur avait déjà procuré. Deux d'entre eux portaient des marques de mauvais traitements, mais ils avaient été pansés et recousus. — Que des juments, fit remarquer Brin à Dag quand il revint du bac à la nuit tombante. Le temps qu'on arrive à Eau Claire, je saurai lesquelles éliminer et lesquelles garder pour la reproduction. Je pensais les faire couvrir par le poulain de maman, Noiraud. Vous pensez qu'il sera prêt l'automne prochain ? Brin, qui s'était découvert une vocation d'entrepreneur équin, fut ravi d'apprendre que Sage était un maréchal-ferrant expérimenté et les deux jeunes gens s'attaquèrent immédiatement à un problème de ferrage correctif pour une des juments. Afin de permettre aux bêtes du convoi de jouir d'un repos bien mérité, ils obtinrent du propriétaire de la ferme le droit de rester une journée de plus en échange de la promesse de ferrer un de ses chevaux. Il sembla à Dag que Sage était le seul à supporter cette charge de travail imprévue, mais le jeune maréchal-ferrant était plein de bonne volonté et tous les autres garçons lui proposèrent de l'aider au mieux de leurs possibilités. Il n'a pas peur de se salir les mains était un éloge qui valait aussi bien au nord qu'au sud. Arcadie échappa aux railleries sur sa propreté impeccable quand il participa à l'effort général en procédant à un examen de l'essence de toutes les juments acquises par Brin, afin de séparer les problèmes aisément remédiables de ceux qui étaient plus sérieux. Ce qui permit à Brin de retourner au marché de La Moutonnière dès le lendemain matin afin d'échanger une des bêtes. Il fallut donc attendre la fin d'après-midi pour que Brin leur présente fièrement son nouveau jouet. C'était une arbalète, avec un arc et une manivelle en acier, l'œuvre d'un artisan de Tripoint. — Je l'ai troqué à un marinier fauché sur le Gris, expliqua Brin avec enthousiasme, faisant tourner l'arme entre ses mains afin de montrer ses caractéristiques les plus remarquables – et elles l'étaient toutes, apparemment. Il n'aurait pas pu capter plus vite l'attention des jeunes fermiers s'il leur avait offert de la tarte aux pommes sortie du four. Tout le monde voulut l'essayer, excepté Sage qui aurait préféré la démonter pour essayer d'en copier le mécanisme, une opération que Brin n'était pas prêt à encourager pour l'instant. — Je n'ai que sept carreaux, expliqua Brin. J'en avais huit au départ, mais j'en ai perdu un. Je n'avais pas de Marcheur du Lac sous la main pour m'aider à le retrouver. Il prit l'air triste. Faon fronça les sourcils, faisant tourner le carreau à pointe d'acier dans sa main. — Je ne crois pas que je saurais te fabriquer des flèches de ce genre. Peut-être que Sage pourrait... — Oh, j'espérais pouvoir compter sur toi pour m'en faire quelques-unes en bois, pour m'entraîner. Je n'ai plus envie de perdre une de celles à pointe d'acier. Faon s'anima un peu. — Bien sûr. Je peux toujours essayer. Toute la bande alla installer une cible à l'autre bout du pâturage, puis recula à distance de tir, avant de décider l'ordre de passage à pile ou face. Les Marcheurs du Lac s'accoudèrent à la clôture pour assister au spectacle, au moins le temps que l'excitation retombe un peu. Alors que résonnait le bruit de la roue à rochet, Dag sentit que Barr, Rase et Sumac mouraient d'envie d'essayer à leur tour ce nouveau jouet. Arcadie semblait moins impressionné. — C'est une arme plutôt rudimentaire. Sa portée est courte et la vitesse de tir est médiocre. Un Marcheur du Lac serait capable de fabriquer un arc de bien meilleure qualité. Dag pinça les lèvres. — Oui, un arc magnifique et incassable, c'est vrai – et il lui faudrait deux semaines pour le faire, et une pour récupérer après. J'ai eu l'occasion de voir ces artisans de Tripoint à l'œuvre. Une fois qu'ils ont tout ce qui leur faut, ils sont capables de fabriquer une de ces arbalètes en une journée. Et ils pourraient sans doute en produire plus s'ils s'organisaient entre eux. Arcadie fit la moue. — Rapide et de mauvaise qualité. — Peut-être, mais s'ils parviennent à en livrer vingt pendant que nous en fournissons une seule, quelle importance que quelques-unes se cassent ou fonctionnent mal ? Un simple échange et ils auront toujours un temps d'avance sur nous. Et il ne s'agit pas d'un instrument médiocre – c'est une production d'aussi bonne qualité que l'arc qu'il m'arrive de fixer à mon poignet ; il me rend service depuis des années et je n'ai eu à faire que quelques réparations mineures. Dag songea à cet arc spécialement conçu pour lui ; il s'emboîtait dans la fente aménagée à l'extrémité de sa prothèse, à la place du crochet. Grâce à lui, Dag était redevenu un archer acceptable malgré sa main mutilée. De manière plus générale, la prothèse qu'on lui avait fabriquée à Tripoint lui avait permis de reprendre sa vie de patrouilleur. Fouillant dans sa poche, il trouva une pièce de cuivre et la tendit à Arcadie. — Regardez ça de plus près. Arcadie, déconcerté, l'accepta. — Si vous trouviez une pièce de ce genre quelque part, sans en connaître l'origine, quelle serait votre appréciation du travail du métal? — Eh bien... l'image en relief de l'écrevisse est finement rendue. Quant à l'inscription, tellement minuscule, mais parfaitement lisible (Arcadie plissa les yeux) : « Hôtel de la Monnaie des Écueils d'Argent, Une Écrevisse. » Et je suppose que créer un objet parfaitement circulaire est plus difficile qu'il y parait. — Et pourtant, lors de notre visite de l'Hôtel de la Monnaie aux Écueils d'Argent, nous avons vu la machine qui estampe ces pièces, trois cents à la fois. Un seul de ces petits disques est une œuvre d'art. Prenez-en des dizaines de milliers et vous obtenez quelque chose de... de magique. Arcadie haussa les sourcils, mais Dag poursuivit: — Ils servent à compter, ils sont la mémoire d'échanges commerciaux ou de travaux qu'un homme peut simplement glisser dans sa poche et emporter avec lui à travers un continent tout entier. Ils font bouger les choses. Avec mon InnéSens, je suis capable d'appeler mon cheval à plus d'un kilomètre de distance. Avec un nombre suffisant de ces pièces, quelqu'un a le pouvoir, depuis les Écueils d'Argent, de mettre en route une caravane de quarante mules à plus de mille kilomètres de là. Et la densité et la complexité de l'essence d'une grande ville comme les Écueils d'Argent est déjà magique en soi. — Vous considérez une ville fermière comme un gigantesque travail d'essence ? S’étonna Barr, son front se plissant à cette idée visiblement nouvelle pour lui. — Oui. — Et un camp de Marcheurs du Lac alors? — Aussi, bien sûr. Arcadie fit mine de lui rendre la pièce; Dag sourit et dit: — Gardez-la. J'en ai plus qu'il en faut. (Il marqua une pause, méditant au son de la roue, du « tchac » et des rires provenant de l'exercice de tir à l'arbalète, et son sourire disparut:) Maintenant, imaginez qu'une ville de l'importance des Écueils d'Argent et de Tripoint produise des arbalètes en utilisant les mêmes méthodes que pour les pièces de monnaie et qu'elles les mettent entre les mains de milliers de jeunes fermiers comme les nôtres là-bas. Et maintenant, imaginez que cette même ville, tous ces garçons et leurs arbalètes tombent entre les griffes d'un être malfaisant. Désolation, pourquoi faire appel à votre imagination ? L'été dernier, j'ai vu de mes propres yeux les Marcheurs du Lac de l'Arbre-Pluie mis en fuite par une bande de fermiers bien moins organisés ou équipés que ça. L'être malfaisant de l'Arbre-Pluie gaspillait ses troupes parce qu'il ne savait pas encore comment s'en servir, mais il aurait fini par apprendre, si nous lui en avions laissé le temps. Sumac se pencha en avant sur la clôture, inclina la tête vers lui, et lui lança un regard perspicace. — Tu sais, oncle Dag, je comprends mieux maintenant. Tu n'as pas quitté le camp du Lac Hickory uniquement parce que la famille n'a pas très bien accueilli ta nouvelle femme... Je n'aurais jamais appris ça de la bouche de papa. Pour lui, tu avais simplement perdu la tête pour une petite fermière. Je pense que Corbeau Loyal m'a laissé entendre que c'était plus compliqué que ça. Et Mari aussi. — Corbeau Loyal et moi avons eu une grande discussion avant mon départ, dit Dag. Il a compris. Le monde change sous nos pieds et nous ne pourrons pas rester éternellement immobiles sans finir par tomber un jour. Trouver notre nouvelle place dans ce monde n'est pas une tâche qui peut être accomplie par un seul homme, mais rien n'empêche un homme de commencer. (Il reprit son souffle.) Je ne sais pas si ce que je fais est bien, mais j'ai la certitude d'aller dans la bonne direction. Rase n'avait pas dit un mot, mais il écoutait. C'était déjà ça. Des rainettes crucifères – une espèce de grenouilles minuscules qui possédaient un cri au volume inversement proportionnel à leur taille – avaient entamé leur chœur assourdissant dans les bois et l'étang de la ferme quand Dag tourna au coin de la grange pour faire sa ronde à l'heure du coucher. Il s'arrêta brusquement en entendant la voix de Brin à travers tout ce vacarme. — Dag! Attendez-moi! Son frère de tente, une lanterne à la main, le rejoignit. Brin pencha la tête, écoutant les rainettes. — Peut-être que je vais me mettre du coton dans les oreilles cette nuit. Je ne suis pas mécontent de ne pas avoir eu à m'asseoir cul nu dans l'eau froide d'un étang pour courtiser Baie et à crier pendant des heures jusqu'à ce qu'elle me prenne en pitié. Dag étouffa un rire. — Tu ne pouvais pas t'empêcher de me mettre cette image dans la tête, pas vrai ? Peut-être que c'est ainsi que les rainettes femelles choisissent leurs mâles. Pour les faire taire. — C'est logique. Et sans doute très persuasif comme méthode. Dag se remit à marcher, mais se figea de nouveau quand Brin reprit la parole: — Dag... Faon ne vous a pas paru un peu fatiguée ces derniers temps ? Moins enjouée que d'habitude? Soucieux, Dag se tourna vers lui. — Tu crois? Comme je la vois tous les jours, j'ai peur de ne pas remarquer des changements trop subtils. Et bien sûr, son essence est tellement brillante et bouleversée par ce qui s'y déroule en ce moment que ça a tendance à masquer tout le reste. J'avais pensé qu'elle tenait le coup plutôt bien, étant donné les circonstances, mais si tu es d'un avis différent, je devrais... — Euh... « ce qui s'y déroule en ce moment » ? — Elle ne t'a rien dit ? — À propos de quoi ? Dag supposa qu'il avait autant le droit que Faon de le lui annoncer. — Nous attendons un enfant (aurait-il eu peur de défier le destin en disant notre premier enfant? ); c'est pour le début de cet hiver. Faon espère qu'elle accouchera aux environs de mon anniversaire, mais je pense que c'est un peu tôt. Brin recula d'un pas, bouche bée et les yeux écarquillés, avant d'éclater d'un rire stupéfait. — Hé! Je vais être un oncle! Et Baie une tante! Incroyable! Oh, je suis tellement impatient de le dire à la famille. (Il fronça les sourcils.) Attendez un peu. Et tous ces trucs alors, que vous m'aviez donnés avant que Baie et moi on soit mariés, pour retarder ces choses-là? Dag espéra que, dans l'obscurité, Brin était incapable de voir le rouge qui lui montait aux joues. — Personne n'a jamais dit qu'ils étaient parfaits. Les accidents, ça arrive, tu sais, même aux Marcheurs du Lac. — Si vous le dites! — J'ai été... euh... distrait. Brin, maudit soit-il, ricana. Dag l'ignora avec le peu de dignité qui lui restait et reprit sa ronde, avec le jeune homme sur les talons. — Eh bien, si elle est enceinte, ça explique tout, observa Brin, visiblement satisfait d'avoir résolu ce mystère. Elle s'emporte plus facilement, non ? — Je n'ai pas remarqué, grommela Dag. Ils marchèrent en silence pendant quelques instants après ça. Un accident ? À moins qu'il l'ait fait « exprès sans le vouloir » ? Dag espérait que son esprit ne lui jouait pas des tours. Quelle menace avait bien pu représenter à ses yeux le camp de la Nouvelle Lune pour le forcer à s'attacher à sa femme de manière aussi irrévocable ? La menace d'un confort retrouvé? Il fallait bien admettre que la perspective d'une vie ressemblant à celle d'Arcadie était tentante. Être utile et apprécié de tous dans un environnement protégé... Mais pas là-bas, pas dans le sud. Dag fit mentalement le compte du temps écoulé. Après toutes ces semaines et ces kilomètres, la minuscule flamme qui brûlait dans le ventre de Faon n'avait pas baissé d'intensité ni vacillé; au contraire, elle avait persisté avec la même détermination tenace qui caractérisait Étincelle. Peut-être que c'est une fille, se plut-il à rêver. Aussi forte que sa maman. Peut-être qu'il pouvait enfin s'autoriser à penser à cette nouvelle étincelle comme à une véritable personne, originale et surprenante. Peut-être. Oh, mon cœur. Il avait tellement perdu l'habitude de laisser libre cours à pareil déluge d'émotions qu'il en avait mal. Et pourtant, quel que soit l'itinéraire tortueux qui les avait menés jusque-là, il ne regrettait pas de l'avoir emprunté. Cinq jours plus tard, Dag en était moins convaincu. Il n'avait pas eu tort de penser cela, il avait simplement fait preuve d'une certaine naïveté. Cette aventure ne ressemblait en rien au voyage de retour vers le nord qu'il avait imaginé quand lui et Faon avaient quitté le Lac Hickory — seuls tous les deux, un printemps persistant, beaucoup de temps passé ensemble dans leur sac de couchage. Et pourtant, le but de ce voyage avait été de se créer de nouvelles images mentales, parce que leur ancienne vision du monde ne semblait pas à la hauteur des tâches qui les attendaient. Il pouvait difficilement se plaindre, son plan fonctionnant au-delà de ses espérances les plus folles. Il se tourna sur sa selle pour regarder la cavalcade. Seize personnes et vingt-cinq bêtes, soit presque l'effectif d'une patrouille, mais sans l'entraînement qui va avec. Il ne savait pas exactement comment il avait hérité du poste de chef de patrouille. Sa bonne vieille méthode de commandement semblait toujours aussi efficace: donner aussi peu d'ordres que possible, parce qu'autrement les gens finissaient par devenir incapables d'agir sans eux. Cet ensemble disparate d'individus s'entendait mieux qu'il l'avait espéré. L'équipage du Rapporteur avait l'habitude des contacts fréquents avec des inconnus, un atout vis-à-vis des garçons du Chapeau de l'Alligator qui avaient moins l'expérience des voyages. Sumac accepta sans problème les Prébleu comme la famille de tente de son cher oncle, et Rase n'aurait jamais osé la contredire, ce qui réglait le problème le concernant. Arcadie faisait preuve de sa réserve habituelle, mais Dag savait qu'il comprenait la situation. Baie, Calla et Faon avaient rapidement formé une communauté de femmes, et à les voir s'entendre ainsi sans le moindre effort, s'entraider et rire ensemble de plaisanteries typiquement féminines, Dag comprit enfin à quel point Faon avait dû se sentir isolée au camp de la Nouvelle Lune. Il avait obtenu qu'on la tolère au sein de l'infirmerie, mais aucune Marcheuse du Lac ne l'avait vraiment prise sous son aile pour lui enseigner le fonctionnement du camp. Fort de cette constatation, il se surprit à considérer le statut de Sumac au sein de leur groupe d'un autre œil : la seule femme qui n'était pas une fermière, mais aussi le seul patrouilleur qui n'était pas un homme. C'était peut-être la raison pour laquelle elle chevauchait souvent en compagnie d'Arcadie — lui aussi faisant figure d'exception parmi les hommes du convoi. Mais les yeux de Faon, écarquillés d'émerveillement à mesure que la compagnie progressait, jour après jour, en direction des « vraies » montagnes, le récompensaient de tous ses efforts. Les coteaux devinrent plus en plus escarpés jusqu'à ce que, en pure habitante des plaines, elle remarque avec inquiétude que le ciel avait été réduit de moitié, comme si quelqu'un en avait volé une partie. De tout petits ruisseaux coulaient par-dessus les escarpements et tombaient, telle une toile arachnéenne, dans d'invisibles fissures bordées d'éclats de couleur rose de laurier des montagnes. Des têtes de violon se déployaient en frondes délicates autour de sources sombres et abondantes. Des mahonias à feuilles de houx vertes qui arrivaient à hauteur de cheville abritaient des claytones, des sanguinaires, et des vagues de trilles blanches et roses – auxquelles la mère de Faon devait son prénom – cascadaient le long des pentes – autant de fleurs sauvages du nord qui lui étaient familières et la firent sourire. — Je comprends mieux pourquoi tu ne voulais pas qu'on appelle les collines autour de Forgeverre des « montagnes », dit-elle à Dag. — Au nord-ouest de Portemer, il en existe d'encore plus hautes, répondit Dag. Si hautes qu'au sommer l'hiver dure toute l'année et que la neige et la glace ne fondent jamais. — Vous me faites marcher! dit Pinson. — Non. J'ai vu de mes propres yeux les sommets et les crêtes blanches qui se détachaient sur le ciel bleu d'été. On se serait cru dans un rêve. — Je me demande s'il n'y a pas moyen de faire le commerce de toute cette glace, dit Brin sur un ton pensif. Peut-être en la découpant et en allant la vendre dans la vallée l'été venu. — Tu te vois grimper aussi haut? dit Faon d'une voix pleine de doute. Et le poids de la glace... À moins de trouver un système pour la descendre en la faisant glisser... — En fait, dit Dag, les habitants de ces régions découpent la glace des étangs gelés en hiver et la stockent dans leurs caves, emballée dans de la paille. Ainsi, elle dure bien plus longtemps qu'on l'imagine. — Ça semble plus pratique, dit Faon. — C'est incroyable tout ce qu'on peut apprendre en voyageant, dit Brin. Peut-être que j'essaierai à la maison. Une fois qu'il eut soigneusement décrit ce qui les attendait, Dag laissa les fermiers se débrouiller sans lui pour s'attaquer au premier col important. À l'aube, les quatre bêtes de somme furent soulagées de leur fardeau et attelées au chariot dont le chargement avait été allégé. Bo resta au pied du col pour garder leurs affaires, parce qu'il n'était pas aussi bien remis qu'il le prétendait du coup de couteau au ventre qu'il avait reçu l'automne précédent; Hod resta pour garder Bo. Le plan prévoyait d'atteindre le sommet du col vers midi et de s'arrêter ensuite dès que le terrain le permettrait dans la descente, puis de renvoyer certains des garçons et les bêtes de somme à vide au camp de Bo pour la nuit. L'autre moitié du convoi se reposerait jusqu'à leur arrivée le lendemain, puis poursuivrait sa descente en faisant preuve d'une extrême prudence, utilisant des rochers et des rondins pour freiner le chariot afin d'éviter un emballement désastreux. Après ça, suivraient quatre jours de traversée relativement aisée d'une longue vallée avant le prochain col. Tout se passa comme prévu jusqu'à ce qu'ils arrivent à mi-chemin, vers le milieu de la matinée, et tombent sur un autre chariot bloquant le passage. Dag et Indigo contournèrent l'obstacle, derrière lequel un spectacle pour le moins étrange les attendait. L'attelage du chariot se composait de trois mules et d'un cheval maigre, soufflant et à la peau marbrée de blanc par des traînées de transpiration séchée; l'une des mules qui occupaient la position la plus proche des roues du chariot s'était pris les pattes dans les traits et était tombée à genoux. Une femme, agenouillée à côté de l'animal, pleurait, brandissant un tison dans la main. Une voix rauque résonna faiblement depuis les profondeurs de la bâche relevée du chariot : — Mets-lui le feu aux fesses! Ça devrait suffire à la faire repartir! — Madame, mais qu'est-ce que vous faites à cette pauvre bête? s'indigna Indigo. Elle tourna vers lui un visage rougi et couvert de larmes, avec des mèches de cheveux châtains en bataille, échappées de son chignon. L'épuisement ne permettait pas de déterminer son âge avec précision – entre vingt et trente ans probablement. Elle portait un corsage taché de sueur et une jupe salie par la boue. — Elle est tombée et elle refuse de se relever! — Je vois ça, répondit Indigo. Si vous avez traîné ce chariot jusqu'ici en comptant uniquement sur ces bêtes qui ne semblent plus de toute première jeunesse, vous l'avez tuée à la tâche. Monter un col pareil avec seulement deux paires, c'est de la folie! Notre chariot en utilise cinq et c'est à peine suffisant. — C'est tout ce que nous avons. Une mule est morte il y a deux jours, alors nous l'avons remplacée par le cheval. Il faut absolument qu'ils nous permettent d'arriver en haut. Nous n'avons pas d'autre solution... — À qui tu parles, Vio ? Se manifesta de nouveau la voix masculine et enrouée. Je t'ai déjà dit de ne pas parler à des inconnus ! À l'intérieur du chariot un enfant se mit à pleurer. À contrecœur, Dag ouvrit son InnéSens alors que l'homme avançait à quatre pattes vers le banc du conducteur. Son visage était aussi blanc que le ventre d'un poisson, il tremblait sur ses bras qui avaient du mal à le soutenir. Il regarda autour de lui d'un air méfiant. En plus de l'homme, le chariot semblait abriter deux enfants. Une fillette, malade elle aussi, était étendue sur une paillasse. Un tout petit était maintenu dans une sorte de harnais, probablement destiné à l'empêcher de tomber par-dessus bord et de passer sous les roues; il s'agitait avec mauvaise humeur contre cette atteinte à sa liberté de mouvement. Il avait certainement déjà hurlé et remettrait ça bientôt – pour l'heure, il reprenait des forces. Le regard de la femme vint se poser sur Dag. Elle eut un mouvement de recul. — Grouse, à l'aide, il y a un Marcheur du Lac sur la route ! — Hein ? Quoi? Où ça? (L'homme retourna en titubant à l'intérieur de son chariot, puis réapparut sur le banc en brandissant un épieu à sanglier.) Ne vous approchez pas ! Vous n'aurez pas nos os, jamais ! — Il est fou? marmonna Indigo. — Fiévreux, je pense, dit Dag. (Ce qui ne l'empêchait pas d'être fou par ailleurs. Dag entraîna Tête de Cuivre hors de portée de la pointe tremblante de la lance et brailla en direction de l'arrière du convoi où le chariot de Sage s'était arrêté et les autres cavaliers commençaient à s'entasser :) Faon ! Baie! J'ai besoin de vous par ici ! Les deux femmes les rejoignirent et descendirent de cheval, embrassant la scène du regard. Dag se plaça un peu en retrait afin d'éviter de troubler plus que nécessaire les voyageurs malheureux. Vio éclata en larmes en apercevant des visages amicaux et féminins. L'homme s'affaissa sur ses genoux derrière le banc, penché par-dessus le siège, serrant toujours une arme qu'il avait à peine la force de soulever. Grâce aux murmures apaisants de Faon et aux questions claires et nettes de Baie, ils apprirent rapidement toute l'histoire. Les Tilleul étaient un couple pauvre, sans aucun héritage, originaire d'un village situé au sud de la Bouillonante. À en croire la rumeur, l'Oléana offrait encore des terres à tous ceux qui voulaient s'installer. Ils avaient donc fui une vie ingrate dans l'espoir de s'attribuer une part des terres vierges de l'Oléana. Sage et Pinson laissèrent leurs bêtes et s'approchèrent à temps pour entendre la majeure partie de cette triste histoire. Faon jeta un coup œil sceptique à leur chariot bringuebalant. — Tous les deux, vous êtes un peu sous-équipés pour défricher une nouvelle terre. II y a de nombreuses opportunités en Oléana, c'est vrai, mais comptez au moins une année de travail pénible avant de pouvoir espérer en vivre. Bien sûr, si vous arrivez jusqu'à la vallée de la Grâce, il existe toujours la possibilité de travailler à côté, le temps de constituer vos provisions. — Mais c'est la vie que nous venons de quitter! se désola Vio. Ses mots eurent pour effet de réveiller Grouse qui gronda: — Pas question de revenir en arrière. Non, pas question d'être la risée de tout le village ! Malgré sa jeunesse et sa blondeur, Baie était restée ce patron batelier qui ne souffrait pas de bon cœur les imbéciles. — Eh bien, si vous ne pouvez plus monter et que vous ne voulez pas repartir en arrière, il ne vous reste plus qu'à vous installer ici et à mourir de faim. Au moins, vous gagnerez du temps. Mais ne mettez pas le feu à cette pauvre mule, elle ne vous emmènera pas plus loin. — Il est encore temps de faire demi-tour, intervint Dag, pourtant soucieux de ne pas attirer l'attention sur lui, mais se sentant obligé d'apporter de l'eau au moulin de Baie. Même si vous parvenez au sommet de ce col, il y en a encore au moins deux qui vous attendent le long de la piste et qui sont encore pires. Vous n'y arriverez jamais. — Et de toute façon, vous devez vous pousser sur le côté de la route pour que les autres puissent passer, continua Baie d'une voix ferme. Les pleurs de Vio redoublèrent. À l'intérieur du chariot, les enfants – Prune et Pt'hibou – entendirent le désespoir de leur mère et se joignirent au chœur. Dag lut la compassion dans les yeux de Faon et devina la suite. — Sage, dit-elle, comme de toute façon nous allons renvoyer la moitié de nos bêtes en bas, que dirais-tu de faire redescendre ton attelage plus tard et de l'atteler au leur? Comme ça, leurs animaux pourraient se reposer en attendant. Ensuite, avec sept paires pour le tirer, ce chariot monterait allègrement le reste du col. Indigo se gratta la tête. — En fait, si on restait ensemble jusqu'au prochain col, on pourrait atteler toutes nos mules à chaque chariot, l'un après l'autre; on n'aurait même plus besoin de faire l'aller-retour avec les chevaux de bât. Vio s'arrêta de renifler et leva vers lui un regard plein d'espoir. — Vous feriez vraiment ça pour nous ? Oh, s'il te plaît, Grouse, dis oui ! L'homme fiévreux grommela quelque chose qui ressemblait à Vont nous tuer dans notre sommeil, ce que sa femme préféra ignorer pour se concentrer sur la proposition d'Indigo. — Grouse fera preuve de plus de bon sens quand sa fièvre des marais sera passée. Encore une journée et je vous promets qu'il aura repris ses esprits. Oh, s'il vous plaît... Et ainsi, cette nuit-là, ils campèrent tous ensemble au sommet du col dans un brouillard glacial, alors que, sans les Tilleul, ils auraient bivouaqué plus bas et dans un endroit plus agréable. On insista également pour que Dag et Arcadie forcent un patient qui n'en avait aucune envie à prendre un remède contre la fièvre des marais. La terreur de Grouse se traduisit essentiellement par force jurons et insultes. Sa femme se révéla impuissante, mais Baie donna de la voix et prêta main-forte aux Marcheurs du Lac, et elle calma le malade récalcitrant aussi rapidement qu'un marinier ivre. Arcadie réagit mieux que Dag l'avait espéré; son expérience dans le traitement de fermiers difficiles semblait plus vaste qu'il l'avait laissé entendre. Dag entreprit sa ronde habituelle du périmètre du camp, se demandant si quelqu'un allait tomber dans un précipice cette nuit en allant pisser, et si Arcadie avait quelque chose contre les maux de tête dans ses sacoches. Quelque chose de fort... Soudain, il s'immobilisa. Il venait de sentir des chevaux et des cavaliers à l'approche sur la route derrière eux. Les gens honnêtes avaient peu de raisons de s'aventurer sur la piste dans le noir, et les gens raisonnables aucune, surtout avec ce brouillard que le maigre clair de lune ne parvenait guère à dissiper. Les voyageurs étaient une proie facile pour les bandits, dans ces contrées inhabitées. Soucieux, il déploya son InnéSens. Et rencontra une essence très familière. Dag dévala la piste et aperçut rapidement trois cavaliers surgissant hors de la brume laiteuse. Remo. Et Nita. Et Tavie. — Dieux absents, Dag ! (La voix agacée de Remo résonnait de manière curieuse dans l'air humide.) On en a mis, du temps, à vous rattraper ! Chapitre 16 Dag put éviter la confrontation cette nuit-là uniquement parce qu'Arcadie dormait déjà à poings fermés, mais au point du jour Nita et sa petite troupe les attendaient de pied ferme, lui et le guérisseur. Appeler cela un lever de soleil aurait été faire preuve d'optimisme, s'agissant plutôt d'une éclaircie dans le brouillard. Des gouttelettes d'eau perlaient sur les couvertures, sur leurs affaires et dans les cheveux de tout le monde, humides et froides. Les flammes crépitantes du feu que les patrouilleurs avaient allumé pour leur petit déjeuner, pas complètement hors de portée de voix des chariots des fermiers, semblaient faibles et pâles, à l'instar des individus rassemblés autour de lui. Dans cette lumière orange et grise, même Arcadie paraissait mal rasé, usé par la route. — Je pensais qu'on vous rattraperait avant la Lande, expliqua gravement Nita. Ç'aurait été possible si on nous avait laissé partir plus tôt. — On a gaspillé quelques précieuses journées, le temps qu'Alcide Jonc se décide. J'ai eu beau lui dire que, même si Arcadie bluffait, ce n'était pas votre genre. Quand il m'a enfin autorisé à retourner à la ferme des Rieur, vous étiez partis depuis quatre jours. — Oui, renchérit Nita, et après on a encore perdu deux jours à discutailler. Le capitaine n'a fini par céder que quand le conseil du camp l'y a forcé. On aurait dû partir à votre poursuite comme le font les courriers, en changeant de chevaux en cours de route, mais Alcide s'est même opposé à ça. — On a bien avancé et on a eu de la chance avec le temps, dit Dag. Je nous ai poussés à avancer le plus vite possible. Il aurait aimé disposer de quelques jours de plus ; chaque kilomètre qui éloignait Arcadie du camp était une petite victoire. — Enfin, peu importe, dit Nita, vous n'avez plus besoin de faire un pied de plus en direction du nord. On a gagné! Arcadie plissa les yeux avec curiosité. Barr, derrière son épaule, fronça les sourcils. — Je me suis engagé vis-à-vis du nord et de ma famille de tente, les Prébleu, dit Dag. Et ces jeunes fermiers m'ont fait confiance pour que je sois leur guide. C'est une expérience nouvelle pour eux et je leur ai plus ou moins promis de les conduire à bon port, au moins jusqu'à la vallée de la Grâce. (Il regarda Arcadie, les paupières mi-closes.) Naturellement, j'espère qu'Arcadie sera, lui aussi, du voyage. J'ai à peine commencé à lui montrer tout ce que le nord a à offrir. Il reste beaucoup à découvrir et à apprendre. — Mais vous ne comprenez pas, monsieur! protesta Nita. Le conseil a accepté toutes vos exigences. Retour au camp sans conditions, un droit de tente malgré la fermière, et une infirmerie sur le marché fermier! La guérisseuse Challa a même affirmé que ce projet l'intéressait beaucoup, surtout depuis que vous lui avez montré votre méthode de désensorcellement. Arcadie cligna des yeux. Dag l'imita. Barr regarda autour de lui. — J'ai une meilleure idée. Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous dans le nord ? Au moins pendant quelque temps. On a presque fait la moitié du chemin et, l'automne dernier, on m'a dit de ne pas remettre les pieds au camp des Rapides de la Perle sans toi, Remo. J'ai comme l'impression qu'après toutes nos aventures le camp me paraîtra très différent, mais j'ai vraiment envie de terminer les choses proprement avant de prendre un nouveau départ... quel qu'il soit. Qu'est-ce que tu en dis ? Remo secoua la tête. — Je ne suis pas comme toi. J'ai trouvé un nouvel endroit pour vivre, où on ne me considère pas comme de la boue coincée contre le talon de sa botte. Pourquoi j'irais supplier pour qu'on me donne une place dans une bonne patrouille alors que le camp de la Nouvelle Lune m'ouvre les bras ? Tel un serpent en pleine mue, Remo se débarrassait de ses fautes imaginaires, de son passé et d'une famille qui n'avait eu de cesse de le critiquer – Dag comprenait tout à fait l'attrait qu'exerçait le camp du sud sur le jeune homme. — Tu me parles de tes envies, et moi je te parle de ce qui est nécessaire, répondit Barr. Le camp de la Nouvelle Lune a plus de patrouilleurs qu'il en faut. On ne peut pas en dire autant des camps du nord. Il lança un regard lourd de sous-entendus à Tavie, qui porta la main à ses lèvres, apparemment sensible à son discours. Nita rejeta la tête en arrière. — Barr est libre de faire ce qui lui plaît. On nous a envoyés ici pour ramener Arcadie et Dag. (Dag remarqua que Faon manquait à l'appel.) Et de toute façon (elle se tourna vers Arcadie) à votre âge, monsieur, vous devez en avoir plus qu'assez de vivre à la dure. Vous retrouverez bientôt le confort de votre maison – elle a été bien entretenue en votre absence. Arcadie frotta sa manche en travers de ses yeux. — Dieux. J'ai du mal à réfléchir correctement quand je suis couvert de crasse. Dag ne pensait pas qu'Arcadie soit plus sale que n'importe lequel d'entre eux, mais il garda son appréciation pour lui-même. Faon et Sumac avaient préparé ensemble le thé pour le petit déjeuner. Sumac se leva et, sans un mot, tendit la première tasse sucrée à Arcadie. Il la prit avec une grimace de gratitude et la porta à ses lèvres. Sumac étudia Nita plutôt froidement. — Personne n'ira nulle part pendant au moins une journée. Si nos bêtes ont besoin de repos, les vôtres doivent être encore plus épuisées, après avoir parcouru la même distance en deux tiers du temps. Dag ne peut pas abandonner ces gens dispersés sur près de vingt kilomètres de piste – aucun chef de patrouille digne de ce nom ne le ferait. Le moins qu'on puisse faire, c'est de s'assurer que tout le monde arrive sain et sauf au bas du col. On aura tout le temps de réfléchir à tout ça plus tard. Après le petit déjeuner. — Je suis d'accord, dit Dag. Arcadie parcourut du regard les visages qui l'entouraient et haussa les épaules. — Sur la piste, Dag est le patron. Nita sentit qu'elle était manipulée par son aînée, mais elle n'avait aucune objection raisonnable à formuler, puisque tout ce qui avait été dit à propos des chevaux était la pure vérité. Avec le rappel du petit déjeuner, le débat fut remis à plus tard au milieu des gargouillements d'estomac ; ensuite, on leva le camp, et dans l'agitation générale personne ne songea à reprendre la discussion là où elle en était restée. Dag surprit Sumac qui murmurait à Arcadie: — Après le déjeuner, je vous montrerai une astuce de patrouilleur pour trouver de l'eau plus chaude pour vous laver. — Ce ne sera pas de refus, soupira Arcadie. Il avait fallu toute une journée pour amener le convoi au sommet du col, mais la descente de l'autre côté prit moitié moins de temps. Le fait que ce fouteur de troubles de Grouse soit resté alité à l'intérieur de son chariot avait vraisemblablement joué un rôle, sa femme semblant définitivement assumer le rôle de voix de la raison dans ce drôle de couple. Cendre et Indigo l'aidèrent et tout le monde arriva au bas du col sans avoir perdu un seul chariot pardessus le bord de la route sinueuse, malgré la présence de deux arbres tombés sur la piste et d'un éboulis mineur. Entre le brouillard qui s'était levé et l'altitude plus faible, un bel après-midi de printemps les accueillit quand ils firent halte pour camper dans la vallée. On s'affaira pour nourrir les quatre fermiers et Brin qui devaient repartir par le col pour aller récupérer Bo, Hod et le reste de leurs affaires. Ils ne seraient vraisemblablement pas de retour avant le lendemain après-midi. Quand Dag partit à la recherche d'Arcadie, ce dernier était introuvable. Et hors de portée d'InnéSens. — Tu sais où est passé Arcadie ? demanda-t-il à Faon. — Euh... — Quoi? — Sumac l'a emmené dans les bois pour lui trouver de l'eau chaude. C'est ce qu'elle a dit, en tout cas. Dag haussa les sourcils à cette dernière remarque. — C'est vrai qu'Arcadie a pris son savon parfumé, ses serviettes et un rasoir. (Après une hésitation, elle ajouta:) Sumac avait une couverture; je suppose que ça peut toujours servir pour un bain. (Puis, plus timidement:) Tu crois qu'ils sont partis chasser les écureuils ? Dag inspira. — Je n'en suis pas sûr. Faon lui lança un regard gêné. — Sumac est ta nièce. Tu ne crois pas que tu devrais partir à leur recherche au moins? — Et me faire arracher la main qui me reste? Non. Sumac est une adulte. Et Arcadie... n'est pas un mauvais parti. Arcadie venait d'une longue lignée de guérisseurs dont la réputation n'était plus à faire, et la différence d'âge était un sujet que Dag se garderait bien d'aborder. Faon soupira de soulagement. Un sourire vint lentement jouer sur les lèvres de Dag à la vision d'une union entre Arcadie et la tente Aile Rouge, si Sumac ramenait pareille prise au camp du Lac Hickory. Dag n'avait aucun doute qu'Arcadie saurait parfaitement se défendre – Dar ne tiendrait pas cinq minutes. Et Cumbia – tel que Dag le connaissait, Arcadie serait d'une politesse exquise avec elle. Mais elle serait incapable de le faire dévier d'un pouce de la voie qu'il se serait choisie. Ne va pas trop vite en besogne, vieux patrouilleur. Arcadie et Sumac étaient tous deux des individus compliqués, ce qui pouvait constituer aussi bien un avantage qu'un obstacle pour la suite. Ils n'étaient pas vraiment sortis de leur coquille en présence de Dag, Arcadie se contentant d'écouter Dag et Sumac échanger des souvenirs. Une manière pour lui de dissimuler un cœur vulnérable ? Avec Sumac, il était sage pour un homme de se comporter ainsi, et Arcadie était un homme sage. Pourtant... Sumac et Rase avaient prévu de reprendre leur liberté plusieurs jours plus tôt, en arrivant à la Bouillonnante. À l'heure qu'il était, ils auraient dû s'être rapprochés du lac Hickory d'au moins cent cinquante kilomètres. Peut-être que le plaisir de la compagnie de ce bon vieil oncle Dag n'était pas la seule explication ? Et Nita était arrivée, et avec elle le souffle chaud de la concurrence, bien qu'indirecte. Dag soupçonnait Sumac de manquer de pratique en la matière; elle avait l'habitude de voir les hommes la suivre comme des canetons. Mais sa formation de chef de patrouille lui avait appris à réfléchir rapidement et à agir dans l'urgence. Et si Arcadie repartait pour le sud le lendemain, il était peu probable que leurs chemins se croisent de nouveau... — Pauvres écureuils, murmura Dag. Ils n'ont pas une chance... Faon lui fit un large sourire. — Peut-être qu'on pourrait aller en dénicher quelques-uns, nous aussi. Si Sumac est capable de repérer une source chaude dans ces bois, tu devrais pouvoir faire pareil. — Excellente idée, Étincelle. — Je m'occupe du savon. — N'oublie pas la couverture. Quelle direction ? — N'importe laquelle, sauf le nord-ouest. Je pense que quelqu'un s'occupe déjà des écureuils par là-bas. — D'accord. Quand Dag vint trouver Barr afin de l'informer, avec un grand sourire, de leur escapade de l'après-midi, il trouva Nita et Tavie aux côtés du garçon. — Vous avez vu Arcadie ? demanda Nita. Je dois absolument lui faire entendre raison. — Il est parti se baigner, je crois. — Où ça? — Je ne l'ai pas vu partir, répondit Dag, ce qui était la pure vérité. (Avec un peu moins d'honnêteté, il ajouta :) Sans doute vers l'aval, vous ne croyez pas ? Soit vers le sud-ouest, considérant le sens du courant dans ces montagnes. — Viens, Tavie, dit Nita. Arcadie ne devrait pas se promener tout seul dans ces bois. Il n'est pas en sécurité. — Je pense qu'il n'a pas dû aller bien loin, mais il n'a certainement pas envie d'être dérangé, observa Dag. C'est un homme qui apprécie son intimité. Inquiète à la perspective d'interrompre Arcadie pendant ses ablutions, Tavie se ravisa; les deux patrouilleuses discutaient toujours, assises sur un rondin, quand Dag et Faon s'éclipsèrent à leur tour. Vers l'ouest. L'après-midi langoureux se révéla tout ce dont Dag avait rêvé quand il avait envisagé cette aventure comme leur voyage de noces. Au fond des bois, lui et Faon se dénichèrent un ruisseau dont l'eau coulait sur un lit de rochers avant de se jeter dans un bassin éclaboussé de soleil, aussi chaud que ce que la saison pouvait offrir. Ils étendirent leur sac de couchage sur le bord, entouré de la verdure des prêles. Les fleurs sauvages abondaient. Mais bien qu'ils aient volontairement pris tout leur temps, quand ils retrouvèrent le calme du camp, Arcadie et Sumac n'étaient toujours pas rentrés. La ligne de faîte de la montagne qu'ils venaient de traverser empêcha le soleil de passer tôt dans la soirée, plongeant les bois dans une ombre fraîche sous un ciel encore lumineux. Cette ombre s'épaississait quand Dag aperçut enfin Arcadie et Sumac émergeant de la lisière des arbres. Il songea que ces deux-là projetaient une lueur bien à eux, aisément perceptible à travers leurs essences à moitié fermées. Ils s'arrêtèrent et se lâchèrent la main, puis Arcadie se tourna pour recoiffer entre ses doigts les cheveux ébouriffés et pas tout à fait secs de Sumac qui lui tombaient sur les hanches, tel un voile nocturne. Ils en avaient, de la chance, ces doigts... Il fallut un moment de plus à Dag pour comprendre ce qui avait changé chez Arcadie – à part le plus évident. Il ne portait plus ses cheveux argent dans un chignon de deuil, mais tressés à l'arrière de la tête, puis réunis dans une queue qui flottait librement sur ses épaules. Dans le style du nord – l'œuvre de Sumac ? Néanmoins, et de façon pour le moins exaspérante, aucun d'eux ne fit d'annonce intéressante, se fondant dans la routine du dîner du camp presque chacun de son côté. Les Tilleul restèrent entre eux, mais Faon, Calla et Baie s'attelèrent ensemble à la cuisson des truites que Remo et Barr avaient attrapées dans la rivière déchaînée toute proche. Nita observa Arcadie d'un air inquiet, mais eut l'intelligence de ne pas le harceler, à moins que les corvées du bivouac et l'entretien des chevaux ne lui en aient pas laissé l'occasion. Dag s'interrogeait. Devait-il s'enquérir auprès d'Arcadie de ses intentions ? Il décida que ce n'était pas par ce bout qu'il convenait d'aborder la question. Alors que les étoiles se montraient, il coinça Sumac. — Tu as passé un après-midi agréable? demanda-t-il sur un ton affable. — Très agréable, merci. Et toi ? — Pareil. Je suppose. Je ne voudrais pas me montrer indiscret. Il sentit son petit sourire suffisant à l'ombre du grand liriodendron derrière lequel ils s'étaient réfugiés. — Tu en meurs d'envie. — C'est vrai. Je me sens un peu responsable de mon partenaire. Sumac renversa la tête en arrière et observa, comme si elle ne s'adressait à personne en particulier: — J'aime les hommes qui ont les mains propres. Et qui savent s'en servir. — Devrais-je te demander si tes intentions sont honorables ? — Les intentions sont comme les souhaits. Elles ne se réalisent pas tout le temps. — Arcadie... Sous des dehors solides, Arcadie est un homme sensible. Tu pourrais... Si tu... (Dag lutta pour trouver une formulation neutre.) Il pourrait souffrir. — J'en suis consciente. (Ses yeux, étincelant dans l'ombre, devinrent enfin sérieux.) Nous avons parlé. — Vous avez parlé. (Dag essaya de s'imaginer Arcadie en train de parler – ça n'allait pas de soi.) De quoi ? — De beaucoup de choses. De ce que nous avions en commun, déjà. — Par exemple ? Comme ils ne lui faisaient pas l'effet d'un couple parfaitement assorti à première vue, il supposa qu'elle faisait allusion à des compatibilités plus subtiles. Ce sourire machiavélique, de nouveau. — Je crois qu'il vaut mieux que je garde ça pour moi. Mais tu avais raison : cet homme sait faire preuve d'une perspicacité insoupçonnée. Dag se racla la gorge. — Est-ce que... euh... il t'a parlé de son premier mariage? — Avec Brina? Oh, ça fait plusieurs jours. — Oh. (D'une voix mal assurée, Dag poursuivit:) Une semaine, c'est très court. Surtout pour prendre une décision aussi importante. Après tout, tu as passé ces quinze dernières années à éviter... euh... à suivre une autre voie. — Je sais, je me réveille un peu tard. Et après sa première expérience malheureuse avec Brina, il s'inquiète de tout voir recommencer. Il pense qu'il vaudrait mieux ne pas échanger nos bracelets avant d'avoir la certitude que tout se passe bien. De cette manière je ne quitterais pas la patrouille et ne bouleverserais pas ma vie pour rien. Bien sûr, nous serions tous les deux heureux d'avoir ton approbation. Ne comprenant pas pourquoi elle attachait la moindre importance à son approbation, Dag eut besoin d'un moment pour décoder ce qu'elle venait de lui dire. Il imagina la scène : Bien sûr, Arcadie, fécondez ma nièce! Notre famille sera enchantée! Et ce serait probablement le cas, maintenant. — Il est temps, tu sais, dit simplement Sumac. Quinze années de patrouille m'ont appris à très vite faire le tri en toutes circonstances, alors il ne me faut pas longtemps pour voir ce qui me plaît. Dès la première rencontre. Combien de temps vous a-t-il fallu, à toi et à Faon ? — Euh... plusieurs semaines. (Pour être tout à fait honnête, il compléta :) Deux jours, en fait. Plusieurs semaines pour rassembler tout mon courage. Un sourire espiègle erra sur les lèvres de Sumac. — Alors, tu vois. (Elle inspira.) Quand j'avais vingt ans, j'étais pleine de certitudes sur mon avenir. Aujourd'hui, c'est l'inverse. Mais je sais que ton partenaire me suivra quand je repartirai vers le nord. Alors tu peux me remercier. — Merci, Sumac, dit docilement Dag, avant d'ajouter, plus doucement: tous mes vœux de bonheur à vous deux. Un sourire tendre vint illuminer ce visage d'ordinaire si sévère. Elle hocha la tête avec gravité. Sumac avait vu juste concernant Arcadie. Néanmoins, Nita refusa de renoncer et de faire demi-tour, en partie parce que Barr avait réussi à ébranler la détermination de Remo. Tavie ne se prononça pas. Résultat : quand le convoi reformé reprit enfin sa route vers le nord, il avait grossi et comptait vingt-trois personnes et un troupeau de mules et de chevaux. Dag se fit la réflexion qu'ils offraient une cible moins facile pour les bandits. Pendant les trois jours suivants, ils parcoururent un chemin de montagne flanqué par une succession ininterrompue de crêtes et de mamelons verdoyants qui leur cachaient le ciel. La région était peu peuplée. Quelques hameaux, occupant le peu de terrain plat qu'offrait la vallée, complétaient leurs maigres revenus en proposant leurs services aux voyageurs. Grouse, qui s'était suffisamment remis de sa fièvre pour reprendre les rênes de son chariot, dévorait la terre du regard, mais tous les bons emplacements étaient déjà pris. Inévitablement, Brin vit et reconnut la noix que sa soeur portait autour du cou – il n'avait pas oublié ce cadeau d'anniversaire un peu particulier. Mais alors que Dag avait cru devoir convaincre son frère de tente de devenir son prochain cobaye, Brin se porta volontaire. Dans un premier temps, Dag songea à chercher un endroit discret pour ce nouvel essai, mais il se rappela sa mise en scène autour de Crâne et son premier couteau du partage. Un souvenir dérangeant, et il n'aimait pas faire un travail d'essence complexe et risqué devant une audience, mais il disposait d'un public captif et – pour la plus grande partie – amical. Ses propres paroles lui revinrent en mémoire: « Saisir chaque occasion de nouer des amitiés et d'enseigner ». Ce soir-là, autour du feu, Dag se lança dans son nouveau travail d'essence majeur. Les premières minutes furent consacrées à régler la question des cheveux que Brin allait ajouter à ses propres boucles trop courtes : ceux de sa soeur ou ceux de sa femme ? Ils décidèrent de prendre ceux de Baie. Elle fit la grimace pendant que Faon jouait des ciseaux, prélevant une généreuse mèche blonde. Les doigts plus épais de Brin se révélèrent nettement moins adroits que ceux de Faon pour tresser la cordelette, en particulier quand il y ajouta son sang, les cheveux devenant glissants. Tout le monde s'approcha, les Marcheurs du Lac encore plus étonnés que les fermiers quand Dag cala un rondin dans le dos de Brin et l'aida à introduire son essence dans la tresse dont la longueur progressait à vue d'œil. — Ça y est! J'ai compris comment ils ont fait leurs bracelets de mariage ! murmura Tavie. Indigo se renfrogna, fasciné, frottant ses doigts les uns contre les autres, comme si la scène évoquait pour lui un souvenir pénible. Le petit sac de noix n'avait pas quitté Dag depuis son départ du Lac Hickory. Il avait glissé au fond de ses sacoches pendant tout le voyage sur le fleuve et il l'avait oublié. Il en prit une, la roula entre ses doigts, et fut parcouru par un frisson inattendu – le mal du pays, peut-être ? II leva les yeux vers Sumac, qui l'observait par-dessus l'épaule d'Arcadie, et se força à sourire. N'importe quelle noix aurait vraisemblablement fait l'affaire, mais Dag était content d'avoir celles-là. Arcadie s'agenouilla à côté d'eux, regardant attentivement Dag qui, harnais retiré, tenait Brin entre ses longs bras, le menton reposant sur l'épaule du jeune homme. Ses doigts de chair travaillaient avec ceux de Brin afin de glisser la noix dans le filet de cheveux, tandis que ses doigts fantômes façonnaient l'involution à partir de leur propre substance, se mêlant et s'intégrant à l'essence de Brin. — Allez-y doucement, Dag, lui suggéra Arcadie à l'oreille. Vous risquez de vous perdre en travaillant aussi profondément. Il avait raison, et la coutelière Vague lui avait fait la même remarque : il en faisait trop. Dag se calma. Ensemble, lui et Brin levèrent le collier de cheveux et le passèrent par-dessus la tête de Brin. La noix montée en pendentif toucha sa peau, encadrée par le col ouvert de sa chemise. Dag ouvrit sa main fantôme et relâcha son involution, serrant les dents pour se préparer à la douleur atroce. Son estomac se révolta et ses pieds devinrent brusquement froids. Arcadie souffla entre ses dents; les lèvres de Sumac s'entrouvrirent sur une grimace. Remo chuchota : « Aïe ». Et lentement, telle une tache s'élargissant, le bouclier d'essence chatoyant s'étala à travers la peau de Brin jusqu'à le couvrir entièrement. De la tête aux pieds. J'ai réussi. — Et maintenant? demanda Brin, tripotant la noix. —Tu n'as rien senti ? demanda Sumac. — Rien de spécial. (Brin leva la tête et cligna des yeux.) Quoi ? C'est déjà fini? — Oui. Dag se releva avec précaution, s'étira et serra les doigts, grimaçant tandis que la tension quittait progressivement son dos. Brin se leva d'un bond et gambada autour du feu, demandant à Barr et à Remo de décrire ce qu'ils voyaient avec leur InnéSens. Grouse Tilleul, visiblement déçu par l'absence de sacrifice humain et de scène de cannibalisme, battit des paupières et s'exclama : — C'est tout? Mais il n'a rien fait! — Au tour de Baie, maintenant! dit Brin dans un accès d'enthousiasme. Et d'Aubépine. Ce dernier manifesta bruyamment son accord; Bo lui donna un coup de poing sur le côté de la tête. — Et moi? fit Hod avec un sourire hésitant. Baie serra ses mèches blondes entre ses mains et rit, un peu inquiète tout de même. — Je vais devenir chauve! Arcadie observa Dag, affalé sur le rondin. — Permettez que j'essaie le suivant? La tête de Dag se releva brusquement et il plissa les yeux avec surprise; Arcadie lui fit un signe de tête. Avec Sumac à ses côtés, Arcadie n'avait pas besoin de plus d'encouragement. Barr tendit la main pour aider Dag à se lever; Dag tituba et resta un moment avec les mains sur les genoux, le temps que passe son vertige. Arcadie déglutit et prit la place de Dag sur le rondin. Faon renouvela l'opération sur les cheveux de Baie avec ses ciseaux de couture, mais cette fois les deux femmes discutèrent longuement de l'endroit qui se prêtait le mieux à une coupe sans que la repousse se voie trop. — Vous autres, Marcheurs du Lac, vous aurez intérêt à me donner quelques-uns de vos renforcements d'essence pour guérir ces coupures aux doigts, dit Baie d'une voix sévère, tandis qu'elle s'asseyait avec les mèches de cheveux étalées devant elle. Pour que je puisse continuer à jouer du violon. Entendant le chœur des volontaires, elle hocha la tête avec satisfaction et commença. Les doigts de Baie se révélèrent bien plus adroits pour tresser des cheveux tachés de sang que l'avaient été ceux de Brin – plus rapides aussi. Arcadie attrapa son essence à sa deuxième tentative – Dag fut impressionné – et l'enroula dans son involution avec une aisance apparente. Son travail amenait parfois Arcadie à façonner des involutions complexes et délicates; Dag se dit que n'importe quel coutelier ou guérisseur expérimenté avait probablement la même compétence et la même expertise. C'était bon signe. Si cette technique pouvait être enseignée à d'autres artisans maîtrisant le travail d'essence, cela devenait bien plus qu'un tour de force réservé à Dag et à Arcadie – ce dernier étant, de l'aveu général, d'un niveau extraordinaire. Il se pourrait même qu'ils tiennent là une solution. Mais même Arcadie eut le souffle coupé quand il relâcha l'involution qu'il avait façonnée; l'épuisement se lut sur son visage. Sumac le soutint par le bras et l'aida à se redresser jusqu'à ce qu'il respire de nouveau normalement. — On ferait mieux d'en rester là pour aujourd'hui, dit Dag. Nous avons trois échantillons à étudier. Sur chacun d'eux, le travail d'essence était sensiblement différent et Dag ne savait pas pour l'instant lequel se révélerait le plus efficace. Quand il aurait perfectionné son savoir-faire, il décida qu'il reprendrait celui de Faon à zéro. Bien qu'il ne pense pas que son bouclier soit trop puissant; s'il s'écoutait, il lui en ferait un deux fois plus puissant, pour les protéger, elle et leur enfant – sans doute une fille, bien que le bouclier laisse place à l'incertitude – qui grandissait si vite en elle. — Ce n'était pas si terrible, dit Vio, regardant Baie. — C'est juste ce qu'ils nous laissent voir, grommela Grouse. Baie et Barr furent tous les deux surpris quand ce dernier tenta un travail d'essence sur ses doigts, mais en vain. Arcadie fut appelé à la rescousse. — Eh bien, le bouclier repousse effectivement le travail d'essence, constata Arcadie en frottant la main de Baie et en fronçant les sourcils. Et apparemment, il agit quelles que soient les intentions du donneur – bonnes ou mauvaises. Vous pouvez annuler l'effet du bouclier en retirant le collier, mais je préférerais que vous le gardiez pour l'instant. Baie examine son visage encore un peu hagard et hocha la tête. — Je comprends. Ce serait comme de couler un bateau que vous venez à peine de mettre à l'eau. Pour cette nuit, je me contenterai de me laver les doigts et de les bander. Ce ne sont que de petites coupures, elles auront cicatrisé demain matin. Dag attira l'attention d'Arcadie. — Je n'ai toujours pas trouvé comment faire en sorte que le fermier porteur du bouclier puisse le mettre et l'enlever comme bon lui semble. — Ça mérite réflexion, c'est certain. Arcadie courbait le dos sous le poids de la fatigue, comme après une intervention en urgence sur un patient, mais ses yeux cuivrés brillaient d'excitation. — Ce que je n'arrive pas à comprendre, dit Grouse, c'est pourquoi vous, les Marcheurs du Lac, vous voulez fabriquer quelque chose qui nous protège contre vous. — Ça ne rime à rien, murmura Nita. — Mon but n'est pas de protéger les fermiers des Marcheurs du Lac, expliqua Dag (pas seulement), bien que je croie que cela pourrait avoir des conséquences intéressantes. Non, ma cible, ce sont les êtres malfaisants. Les spectres. Grouse fit une grimace. Encore un fermier qui ne croyait pas à la réalité d'une menace qu'il n'avait jamais vue et dont il avait à peine entendu parler — autrement, il ne serait pas aussi pressé de s'installer dans le nord. Vio parut plus hésitante. Une fois le spectacle terminé, tout le monde alla se coucher. Alors que la brise nocturne murmurait dans les arbres, Dag serra Faon contre lui. Elle se blottit contre lui sous les couvertures et dit : — C'était une belle démonstration, Dag. — C'est un bon début. À mon avis, il reste encore beaucoup à faire. — Peut-être, mais pense un instant à tout le chemin parcouru depuis l'an passé, à la même époque. Certains mauvais souvenirs avaient laissé des traces et il n'avait pas besoin d'accéder à son essence pour s'en rendre compte. Le dos de Faon s'était raidi sous ses doigts. — humm ? — Nous avons tous les deux fait du chemin, continua-t-elle d'une voix plus apaisée. L'an passé, à la même époque... j'avais déjà fait ma grosse bêtise, et je m'apprêtais à m'enfuir de la maison, complètement affolée. Enfin, plus désespérée qu'affolée. Les doigts de Dag partirent à la recherche des muscles tendus de son dos pour les masser et en éliminer la tension. Tu ne seras plus jamais désespérée, Faon. Pas si j'ai mon mot à dire. — Moi... Attends, que je réfléchisse. Je devais en être à ma millième patrouille quand le courrier de Chato nous a demandé de le rejoindre à Forgeverre. Depuis des années, je me levais le matin en me maudissant de ne pas avoir mis à profit une nuit sans sommeil pour partager ma mort et en finir une bonne fois pour toutes. Je me sentais tellement fatigué de tout. Je me rappelle très bien mon état d'esprit d'alors. Elle prit le relais et ses petits doigts minces chassèrent les mauvais souvenirs de ses muscles. — Tu aurais pu nous imaginer, ici, maintenant ? Et toi, capable d'un travail d'essence comme celui que tu as fait ce soir? — Dieux. Non. Ni aucun travail d'essence d'aucune sorte. Pas dans mes rêves les plus fous – et la plupart du temps mes rêves n'avaient rien d'agréable. — Alors tiens, c'est pour toi. (Elle appliqua ses lèvres chaudes sur sa clavicule, puis remonta.) Je suppose qu'à force de toujours broyer du noir, l'avantage c'est qu'on n'a que de bonnes surprises. Il ricana. — Bien vu, Étincelle. Le lendemain après-midi les amena au pied du col suivant, où ils s'arrêtèrent plus tôt qu'à l'accoutumée afin de dresser le plan le plus efficace pour faire parvenir tous les chariots au sommet. En repartant à l'aube, Dag espérait que tout le convoi arriverait en bas du col de l'autre côté avant la tombée de la nuit. Ce vallon, accidenté et presque aussi inhabité que la Lande, était la dernière partie du trajet dont le relief ressemblait aux plis de la couverture d'un géant. Ensuite, la piste retrouverait une région peuplée proche de la vallée de la Grâce. Dag sentit un curieux petit tiraillement à l'estomac. Étincelle et moi – et notre tout-petit – sommes de retour chez nous. Leur foyer restait à bâtir, bien sûr, à gagner sur une terre inconnue, bien que le genre d'installation qu'ils avaient en tête ne soit pas susceptible de nécessiter l'abattement d'arbres et l'arrachage de souches. Lors de sa ronde à l'heure du coucher, Dag prit conscience qu'il était suivi par Nita. Peut-être aurait-il dû changer ses habitudes; il devenait bien trop facile de lui tendre une embuscade. À contrecoeur – il n'était pas pressé de rouvrir le débat sur leur destination –, il ralentit son pas et la laissa approcher. — Belle nuit, observa-t-elle. — C'est vrai. Le ciel était semé d'étoiles, et les parfums de verdure du printemps avaient envahi l'air nocturne qui résonnait du chant des insectes et des grenouilles. — Vous savez... (Elle toucha sa manche, son sourire devenant plus chaleureux) vous êtes toujours le bienvenu dans mon sac de couchage. Dieux, avait-elle été inspirée par le stratagème de Sumac ? Pensait-elle vraiment l'obliger à retourner dans le sud en le séduisant ? Quelle mouche avait piqué toutes ces jeunes femmes cette saison, pour qu'elles se jettent ainsi à son cou? Et où étaient-elles quand j'avais vingt ans et que j'aurais pu être intéressé? Réponse déprimante (mais inévitable) : Pas encore nées. D'abord Calla, maintenant Nita – bien que la proposition de Calla n'ait rien dû à son attirance pour lui. Avec Nita, les choses étaient moins claires sur ce point. — Eh bien, tu m'en vois flatté – surtout à mon âge –, Nita, mais comme tu le sais, je porte un bracelet de mariage. Il porta la main à la cordelette enroulée autour de son bras gauche, au-dessus du harnais, dégageant accessoirement son bras droit. Le sourire engageant de Nita ne faiblit pas. — C'est une fermière. Elle n'en saura rien. Elle ne serait jamais capable de lire les changements dans son essence, voilà ce que Nita avait voulu dire. — Ça n'est pas le problème. (Il avait besoin de tuer cette idylle dans l'œuf, et vite, mais sans se montrer inutilement cruel. Pardonne-moi, Kaunéo, pour oser me servir ainsi de ton souvenir. Mais Kaunéo avait été chef de patrouille elle-même, elle aurait compris.) Je vais t'expliquer. Une seule fois. J'ai aimé une patrouilleuse... — Vous pourriez en aimer une autre. — Non. Plus jamais ça. Tant que je vivrai, je refuserai d'échanger de nouveau mon coeur avec une femme à qui je pourrais avoir – par devoir – à donner l'ordre de risquer sa vie. — Vous parlez de la Corniche du Loup, c'est bien ça? C'était une immense tragédie, mais une grande bataille. Son regard brillait de compassion, telle la lumière des étoiles. — En fait, ç'a été une bataille stupidement menée. Comme j'avais perdu beaucoup de sang, pendant deux semaines je suis resté trop faible pour me lever, et j'ai eu tout le temps de réfléchir à ce que j'aurais fait différemment si j'en avais eu la possibilité. Et j'en suis arrivé à la conclusion que j'aurais préféré sacrifier la compagnie tout entière, y compris ses frères, pour la sauver, sans remords ni regret. Ce n'est pas l'état d'esprit qui convient à un chef de patrouille ou à un capitaine, et c'est la raison pour laquelle je n'ai plus jamais repris ces fonctions sans qu'on me les impose. Elle fit mine de parler, mais il la devança : — Une des choses que j'aime le plus chez Faon, c'est qu'elle n'est pas une patrouilleuse et qu'elle ne le sera jamais. Elle est – autant que possible – tout le contraire de Kaunéo. Elle est petite, Kaunéo était grande, elle a les cheveux bruns, Kaunéo était rousse, ses yeux sont marron, pas argentés, elle n'a pas mon âge, ni mon InnéSens. C'est une fermière, pas une Marcheuse du Lac, difficile de faire plus différent, non? Je peux la regarder toute la journée sans réveiller un seul souvenir douloureux. (Sauf pour l'intensité de son essence; sur ce plan, ses deux épouses se ressemblaient vivement. Il avala sa salive et se demanda pourquoi il ne s'était jamais fait la réflexion auparavant.) Réfléchis à ce que je viens de te dire, Nita. Tu ne ferais que nous mettre, toi et moi, dans l'embarras. Et pour quoi ? Pour rien. Les hommes de ton âge ne manquent pas. — Tous des idiots, grommela-t-elle. — Ils finiront bien par mûrir. Au risque de devenir de vieux idiots – il en savait certainement quelque chose. Elle semblait paralysée. Désespéré, Dag se demanda de quelle autre façon il pourrait lui dire Tu es jolie comme un coeur, mais ta tactique est transparente et je ne me risquerais pas à poser ne serait-ce qu'un doigt sur toi, sans la froisser ou l'accabler. Il n'était pourtant pas une prise de choix qu'une femme mourrait d'envie d'inscrire à son tableau de chasse, et il avait la certitude que Nita ne l'avait pas considéré ainsi jusqu'à très récemment – en fait, lors de leur première rencontre, quand elle ignorait encore tout de son glorieux passé, elle l'avait regardé avec autant de considération qu'un scarabée qu'on retrouve écrasé sous sa botte. C'était avant qu'il devienne un héros à ses yeux. Fort heureusement, avant que sa langue le mette encore plus dans le pétrin qu'il y était déjà, elle releva bravement le menton, tourna les talons et s'éloigna à grandes enjambées. Sa fierté de patrouilleuse lui interdisait de lui faire une scène, ce qui le soulagea, mais seulement un peu. Dag espérait qu'il l'avait dissuadée une bonne fois pour toutes d'utiliser cette approche afin de régler leur différend sur la direction que devait emprunter la suite de leur voyage. Mais il n'écartait pas complètement la possibilité que Nita lui envoie sa partenaire — une seconde vague d'assaut en quelque sorte. Il ne savait pas s'il devait en rire ou faire la grimace. Il espérait que Tavie était plus raisonnable. Nita avait un problème plus pressant que le choix de l'homme qu'elle accueillerait dans sa couche. Le camp de la Nouvelle Lune lui avait confié la tête de cette mission qui avait pour objectif de ramener Arcadie. Dag ne savait pas à quoi elle s'était engagée pour mériter cette confiance, mais il avait la certitude que, si elle retournait au camp sans le maître-guérisseur, l'humiliation serait terrible. Et pire encore si elle rentrait seule et que Remo et Tavie décident de partir vers le nord, bien que Dag soupçonne au moins Alcide de souhaiter secrètement qu'elle revienne sans Dag ni Faon. Son capitaine lui avait-il volontairement confié une mission qu'il savait impossible ? Pas une pensée agréable, mais Dag pouvait comprendre qu'Alcide cède à la tentation de décrédibiliser sa patrouilleuse à la langue trop bien pendue et de lui donner une bonne leçon, leçon d'autant plus profitable qu'elle l'aurait bien cherchée. Et ainsi, Dag ne s'étonna pas de voir, alors que l'aube pointait, Nita et sa petite patrouille seller leurs montures pour franchir le prochain col avec le reste du convoi. Par chance, ce fut une longue et difficile journée, et après qu'ils eurent coopéré à une dizaine de tâches, ils purent tous deux prétendre tacitement que la conversation de la nuit dernière n'avait jamais eu lieu. Au moins ne paraissait-elle pas avoir le cœur brisé, et Dag ne trouva rien à redire à sa détermination, même si cela n'allait pas lui être d'un grand réconfort. Après le dur labeur qu'avait représenté le franchissement du col, leur départ le lendemain fut retardé par une pluie battante. Mais les nuages gris et irréguliers se dispersèrent vers midi ; le soleil fit son apparition et le calme, chaud et brumeux, envahit le relief accidenté. Le convoi s'échelonna le long de la route fangeuse, devançant de peu la première fournée de moustiques gémissant dans l'ombre des bois. Dans l'air humide, même les voix les plus douces résonnaient sur les rochers. Dag chevauchait en tête, en compagnie de Faon, Brin et Baie — tout le monde avait déchaussé les étriers. Malgré la chaleur qui invitait à l'indolence, il constata avec plaisir que Faon se tenait bien droite et admirait le paysage; elle semblait moins fatiguée que ces derniers temps. — Combien y a-t-il d'habitants à Eau Claire? demanda-t-elle à Baie. — Peut-être sept cents dans le village, environ deux mille dans toute la vallée. — Je me demandais quelle serait la bonne taille pour que Dag – Dag et Arcadie maintenant – puisse installer son infirmerie. En commençant trop petit, ils courent le risque de ne pas avoir assez de clients pour se tenir occupés. Et en s'installant dans un endroit trop grand, ils seront vite submergés. Les Écueils d'Argent me semblent donc hors de question. Mais je ne connais pas Tripoint. — C'est encore plus grand que les Écueils d'Argent, dit Dag. Je ne sais pas si nous aurons le temps cet été de t'emmener visiter la ville. — Ce serait un véritable exploit, avoir parcouru toute la piste de Grise-Bouche à Tripoint, dit Brin. Mais je veux aussi emmener Baie à Bleu Ouest, et je ne crois pas qu'il y aura assez de temps pour faire les deux. Clairement, Brin mourait d'envie de présenter sa nouvelle épouse à sa famille – rien de plus normal, songea Dag. — J'ai des cals aux fesses à force de chevaucher, dit Faon. Tu pourrais peut-être en profiter pour me ramener ma jument et son poulain. Et le sac d'épis d'implantines que tante Futée gardait pour moi. — Oh, je pensais qu'on irait tous ensemble, dit Brin, masquant mal sa déception. — Eh bien, nous verrons. À quelle distance de la rivière est situé ton village, Baie? — Un peu moins de deux kilomètres en amont. Le lancement de notre chaland annuel avait toujours lieu depuis le ruisseau qui traversait notre terre. — Alors... c'est presque déjà la vallée de la Grâce. Est-ce que vous avez parfois l'occasion de voir des mariniers de passage à Eau Claire? Comme dans les villes qu'on a aperçues le long du fleuve ? — C'est presque ça. Avec le temps, Eau Claire est en train de devenir un vrai petit village fluvial, mais son développement est freiné par les crues qui le dévastent de temps à autre. Tu penses à des clients supplémentaires pour Dag? C'est vrai que ces rudes gaillards du fleuve se blessent fréquemment – et ils ne sont pas à l'abri des fièvres. — Ce n'est pas la seule raison, intervint Dag. Comme l'a observé Faon par le passé, le fleuve est un village avec une seule rue, longue de plus de trois mille kilomètres. J'ai beaucoup réfléchi et j'en suis arrivé à la conclusion que, si je souhaitais que le plus grand nombre connaissent la nature de mes activités, je ne pouvais pas rêver mieux comme messagers que tous ces hommes qui parcourent le fleuve à longueur d'année. Baie marqua son approbation d'un hochement de tête; si Dag n'était pas un homme du fleuve, il avait appris à les connaître comme personne. — Et si Aubépine et moi réussissons à construire un chaland avant la montée des eaux de cet automne, ça nous rendrait un fier service si Faon, vous et Arcadie pouviez rester pour garder la maison pendant notre voyage annuel vers le sud. Brin manque encore trop d'expérience pour que je lui confie un bateau et que je m'occupe du magasin. J'aimerais faire une dernière fois le voyage avant de me retrouver bloquée à terre comme Faon. D'un coup de menton, elle désigna la taille de sa sœur de tente. Brin sourit innocemment. — Et dis-moi, Baie, tu n'aurais pas un étang, près de chez toi ? demanda Faon. — En fait, si. Le visage de Faon s'anima. — C'est vrai? Dag savait bien qu'elle s'imaginait déjà en train de planter ses implantines. De jour en jour, le village d'Eau Claire, en Oléana, semblait devoir jouer un rôle grandissant dans leurs projets d'avenir – et il commençait à penser qu'il pourrait s'y faire. — Ma parole, quelle région étrange, dit Faon en regardant autour d'elle. Où sont passés tous les arbres ? Il n'y a pourtant pas eu de désolation, ici, n'est-ce pas, Dag? Quelques rares grands chênes rouges, à l'écorce marquée de noires cicatrices, s'élevaient parmi une débauche de broussailles vertes. — Non, il y a eu des feux de forêt, expliqua Dag. La vallée a connu une grande sécheresse estivale voilà quelques années. Mais apparemment, tout commence à repousser plutôt bien. Se protégeant les yeux du plat de la main, Faon regarda les nouvelles pousses qui partaient à l'assaut des versants de la vallée. — Ça a dû être un feu vraiment terrible. Brin plissa les yeux, essayant de distinguer quelque chose au loin. — Tiens. Il y a un drôle de type qui se dirige vers nous. Hé, mais... il est tout nu! Dag suivit son regard, entrouvrant son InnéSens. Un colosse hirsute à la peau curieusement marbrée clopinait vers le sud, au beau milieu de la route. Dag retint sa respiration, son dos se raidit et ses pieds cherchèrent les étriers alors que son esprit partait dans tous les sens, tel un vol de cailles affolées. Désolation, un homme de vase! Dag se dressa sur sa selle et hurla par-dessus son épaule : — Barr! Remo! Homme de vase, droit devant! Prenez vos épieux! Sumac... Désolation, où était Sumac ? Et Arcadie ? Ils ne se trouvaient pas à portée de son InnéSens. La présence de cet homme de vase signifiait que son maitre n'était pas loin. Pas assez loin, en tout cas. Mais Dag, même en poussant son InnéSens au maximum, ne parvenait pas encore à sentir l'être malfaisant. Il songea brusquement – dieux, comment avait-il pu être aveugle à ce point – qu'ils n'avaient croisé aucun trafic en direction du sud de toute la matinée. Peut-être même depuis la veille ? Depuis combien de temps exactement? — Faon... (Dag s'efforçait de ne pas céder à la panique) retourne aux chariots, demande-leur de s'arrêter, rassemble tous les fermiers et ne bougez sous aucun prétexte. (Puis il eut la présence d'esprit d'ajouter :) Explique-leur ce qui se passe – tout ça est nouveau pour certains d'entre eux. Alors que Brin était encore bouche bée, Faon serrait déjà les rênes de Pie et lui faisait faire demi-tour. — Compris, répondit-elle simplement. Dag partit dans la direction opposée, enroula ses rênes autour de son crochet, dégaina son couteau en acier et talonna sa monture. Tête de Cuivre s'élança dans la lumière étouffante. Chapitre 17 Au moment où Faon atteignit le chariot de tête – celui des Tilleul – tous les patrouilleurs du convoi se ruèrent, armes brandies, pour aller prêter main-forte à Dag. Barr et Remo avaient réagi le plus rapidement, mais Nita, Tavie et Rase les suivaient de près. Vio Tilleul se dressa sur son banc, le regard horrifié, et se retint au toit bâché; Grouse tira brutalement sur les rênes, les faisant stopper net dans un concert de grincements. Le visage blême, elle hurla: — Il l'a tué! Dieux, il s'est précipité sur ce pauvre homme et l'a tué! Faon se retourna sur sa selle et tendit le cou. Dans le lointain brouillé par la brume de chaleur, Dag faisait pivoter Tête de Cuivre autour de l'homme de vase étendu sur le sol. Elle comprit soudain ce que Vio pensait voir : le sinistre Marcheur du Lac au crochet, le mari de Faon, devenu fou et s'attaquant brutalement et sans raison à un voyageur innocent et désarmé – sans oublier tout nu. — Non! cria Faon. Ce n'était pas un être humain, mais un homme de vase ! — Un homme de quoi? dit Grouse, l'air menaçant et tâtonnant à la recherche de son épieu. — Les êtres malfaisants les assemblent à partir d'animaux et de boue par travail d'essence – par magie. Je les ai vus de mes propres yeux. Ils leur donnent une forme humaine et en font une armée d'esclaves ; ils sont horriblement dangereux. Inutile d'essayer de les raisonner – bien que l'être malfaisant les dote de la parole. Et ils perdent l'esprit quand l'être malfaisant est tué... Oh, laissez tomber! Grouse avait sorti son épieu, mais le pointait dans la mauvaise direction, sur Faon, et sur Baie, qui venait d'arriver à la hauteur du chariot, haletante. Faon avait cru que Brin la suivait, mais il avait préféré emboîter le pas aux patrouilleurs, bien qu'imposant à sa monture un trot prudent. À l'intérieur du chariot, réveillé par toute cette agitation, le tout-petit se mit à pleurer bruyamment. — Les hommes de vase mangent les enfants, ajouta Faon en désespoir de cause. Après leur passage, ils laissent tout sens dessus dessous. Vio avait-elle besoin de savoir ça? Peut-être. Elle avait déjà bien assez peur ainsi – elle semblait au bord de l'évanouissement – mais il fallait absolument que la source de sa frayeur soit la bonne. Rase et Nita revinrent au galop. — Il est mort? Il était seul ? cria Faon. Rase s'arrêta le temps de lâcher : — Il a eu son compte. Pour l'instant, pas d'autre homme de vase à signaler à portée d'InnéSens. Dag nous a envoyés chercher Sumac et Arcadie. Puis il éperonna de nouveau son cheval. Ces derniers temps, ces deux-là s'étaient plus d'une fois laissé distancer, et Faon y avait à peine prêté attention – pas du point de vue de leur sécurité en tout cas. À eux deux, Sumac et Arcadie étaient capables de donner du fil à retordre à n'importe quel prédateur que pouvaient abriter ces collines – loup, ours, lynx ou serpent à sonnette. Mais une bande d'hommes de vase représentait une menace d'un tout autre ordre. Un attroupement se forma autour de Faon. Les yeux ronds, les autres fermiers avaient soif d'informations. Faon finit par leur dire : — Écoutez, je ne pense pas être capable de vous donner une explication satisfaisante sur les hommes de vase. (Rien que vous soyez prêts à croire.) Alors, le mieux c'est encore d'aller voir, d'accord ? Elle se retourna et les escorta, hommes, femmes et chariots, sur les lieux de la tuerie sanglante. Dag et Brin avaient mis pied à terre. Dag lâcha les rênes de Tête de Cuivre et poussa le corps de la pointe de sa botte; Brin donnait l'impression de vouloir prendre son courage à deux mains pour l'imiter. — Désolation! jura Dag. La région est censée faire l'objet d'une surveillance attentive par les patrouilles ! (Il leva la tête.) Faon, je t'ai dit de ne pas approcher! — Non, Dag, répliqua-t-elle fermement. Il faut que ces gens voient, exactement comme tes jeunes patrouilleurs. — Oh. (Il se passa la main – tremblait-elle ? – sur le visage.) Tu as raison. Faon glissa au bas de sa jument, prit Vio – clairement peu enthousiaste – par la main et la tira en avant; la foule suivit. — Là, vous voyez? Regardez sa mâchoire, presque un museau, et ces oreilles poilues, ce poil rêche – je pense qu'à l'origine ce devait être un ours ; qu'est-ce que tu en dis, Dag? Elle s'efforça de ne pas s'attarder sur sa gorge ensanglantée, tranchée d'une seule entaille du couteau de combat de Dag; il y avait mis toute la force de son bras et de la foulée de Tête de Cuivre. — Absolument. Un ours noir, confirma Dag sur un ton absent. — II est... il est tout nu, constata Calla d'une voix hésitante. — C'est bon signe, expliqua Dag. Ça signifie qu'il n'a pas encore eu le temps de tuer des humains et de leur voler leurs vêtements. À en juger par l'étonnement qui se lisait dans les regards de la plupart des jeunes patrouilleurs, Faon comprit qu'eux aussi voyaient un homme de vase, mort ou vif, pour la première fois. Face à ce public d'origines diverses, Dag prit le temps de montrer, toujours du bout de sa botte, quelques traits caractéristiques de la créature. — Cet homme de vase doit son apparence grossière et sa ressemblance à l'ours d'origine au fait qu'il est le fruit du travail d'essence d'un être malfaisant qui n'en est qu'à sa première mue. Il est même possible que nous ayons affaire à un sessile – ce qui jouerait en notre faveur. À travers ses mues successives, un être malfaisant gagne en force et en intelligence; son travail d'essence s'améliore, au point que ses hommes de vase deviennent parfois difficiles à distinguer d'un être humain à l'oeil nu. Bien sûr, l'InnéSens d'un Marcheur du Lac reste capable de faire la différence immédiatement, parce que leur essence est... disons différente. Tous les jeunes gens se précipitèrent pour regarder de plus près, Aubépine jouant des coudes pour se trouver aux premières loges. Faon laissa Vio reculer. Cette dernière tremblait ; elle avait les larmes aux yeux, à cause du spectacle sanglant, de l'odeur. Sa petite fille, qui était sortie du chariot et s'accrochait à ses jupes, sentit la confusion de sa mère et éclata en sanglots. Le petit dernier se contenta de hurler pour le principe depuis l'intérieur du chariot. Grouse serrait son épieu et paraissait terrorisé, prêt à céder à la panique devant ce monde qui lui paraissait brusquement en proie à des dangers inconnus. Faute de se trouver une cible claire, il ordonna sèchement à sa femme : — Fais les taire! Ce n'était pas très gentil de sa part, mais Faon était bien forcée d'admettre que cela eut l'effet escompté sur Vio, qui reprit un peu plus le contrôle d'elle-même et arrêta de pleurnicher pour aller s'occuper de ses enfants. Un répit pour tout le monde. Vio commençait à comprendre que le monde n'était pas tel qu'elle l'avait imaginé – c'est déjà ça, se dit Faon. Bo ne s'était pas approché et il ne paraissait pas vraiment surpris, mais son visage ridé arborait une mine renfrognée et dubitative. Son regard plein de désarroi n'était pourtant pas dirigé vers les Marcheurs du Lac, mais bien vers les crêtes environnantes. Dag s'était, lui aussi, extrait de la foule et observait la route, dans les deux sens, plissant ses yeux dorés. Utilisait-il son InnéSens ? Une expression de soulagement vint brièvement éclairer ses traits, et il marmonna: — Ah, bien, voilà Arcadie. Effectivement, quelques minutes plus tard, les égarés firent leur apparition. Sumac sauta au bas de son cheval et s'avança vers lui. — Désolés de s'être laissé distancer ainsi, mais on bavardait. Comme aucun d'eux ne semblait débraillé ou dépeigné, Faon pensa qu'elle disait vrai – bien qu'ils disposent tous deux d'une force de caractère suffisante pour rester imperturbables, même dans les circonstances les plus embarrassantes. Arcadie, les yeux ronds, mit pied à terre et s'approcha du cadavre. Il posa la main sur son ventre, différentes émotions se succédant sur son visage tandis qu'il avalait sa salive. — C'est... C'est le travail d'essence le plus grotesque que j'aie jamais vu. — Oui, confirma Dag. Et essayez d'imaginer la puissance nécessaire pour transformer un ours en... en cette chose, en moins de deux semaines. Une expression intriguée chassa bientôt la nausée du visage d'Arcadie. — Je peux le disséquer? — Maintenant? Vous êtes fou? — Pas tout de suite, bien sûr! Plus tard. — On verra, dit Dag. — Avec un peu de chance, tu auras l'embarras du choix, intervint Sumac. Tu peux compter sur moi pour te fournir autant d'hommes de vase que tu le souhaites. — Je ne suis pas certain de vouloir croiser la route d'autres créatures de ce genre, admit Arcadie. Mais c'est... Dieux absents, cette chose n'a pas sa place dans notre monde. — Vous les mangez? demanda Cendre, s'accroupissant, visiblement fasciné. Sa question lui valut les bruits écœurés des autres patrouilleurs présents, mais Dag se contenta de répondre : — Non. La chair est contaminée. — Parfois, les Marcheurs du Lac les écorchent, précisa Faon, se rappelant un certain cadeau de mariage. — Pas pour le cuir, dit Dag. Seulement... en certaines occasions. Quand la douleur était trop forte et que la victoire ne constituait pas une vengeance suffisante, estima Faon. Dag regarda Sumac qui lui rendit son regard. Se jaugeaient-ils? Sumac coupa court en disant simplement: — Alors, chef, quelle est la suite des événements ? Faon crut voir le poids de la responsabilité descendre tel un sac de blé de cent livres sur les épaules de Dag. Il soupira. — Mission de reconnaissance, je suppose. Vers le nord. Qu'est-ce que tu en dis? Sumac pinça ses lèvres. — Cette chose était peut-être en train de fuir pour retourner chez elle. Mais nous n'avons repéré aucun signe de désolation au sud de cette zone. Et nous manquons de patrouilleurs pour pouvoir nous séparer et organiser une patrouille digne de ce nom. — Nous n'avons croisé aucune circulation en provenance du nord de toute la journée, dit Dag. — Du sud non plus, lui fit remarquer Sumac, mais je suis d'accord, le nord semble plus probable. Tu ne crois pas qu'on devrait envoyer un courrier pour demander des renforts? Le camp de la Trouée du Laurier est le plus proche d'après moi. (Elle tourna la tête et lança à la cantonade :) Est-ce que quelqu'un parmi vous est déjà allé au camp de la Trouée du Laurier? Les autres patrouilleurs répondirent par des marmonnements négatifs. — Désolation, maugréa Sumac. Je n'ai pas envie d'y aller, mais je ne vais peut-être pas avoir le choix. — Pas tout de suite en tout cas, dit Dag. Pour le moment, nous sommes perdus au milieu de nulle part et nous ne savons rien. Il nous faut plus d'informations avant d'envoyer quelqu'un au camp. Les yeux de Sumac étincelèrent. — Très juste. — Ouvre-moi ton essence. Elle haussa les sourcils; une légère rougeur teinta ses hautes pommettes cuivrées, mais de toute évidence elle s'exécuta. Dag la dévisagea de la tête aux pieds et hocha la tête, imperturbable. — Prends-toi un partenaire et allez reconnaître la route en direction du nord. Pas plus de cinq kilomètres. Voyez si vous trouvez des signes de désolation. De mon côté, je vais tâcher d'organiser (les yeux de Dag balayèrent le convoi) tout ce petit monde, conclut-il avec un soupir. — Compris. (Sumac se remit en selle, scruta non les patrouilleurs mais leurs montures. Puis, estimant apparemment que Barr possédait le cheval le plus rapide, elle lui lança:) Barr, avec moi! Arcadie leva la main alors qu'elle faisait demi-tour, mais il la laissa retomber sans que Sumac l'ait vu. Les deux éclaireurs s'éloignèrent, les sabots de leurs chevaux projetant de la boue dans leur sillage. Faon chercha à comprendre ce dernier échange entre l'oncle et la nièce. Oh. Bien sûr. Dag s'était assuré que Sumac n'avait pas conçu, avant de lui confier une mission. Il ne s'agissait pas là d'une simple manifestation d'un élan protecteur de la part de Dag; les femmes enceintes, comme Faon l'avait cruellement appris à ses dépens, constituaient une proie de choix pour les êtres malfaisants au seuil d'une mue. Le travail d'essence qui se produisait en elles les rendait aussi visibles qu'un signal lumineux et leur faisait jouer le rôle d'appât bien malgré elles. Leurs nouveaux boucliers réussiraient peut-être à protéger Faon et Baie – elle toucha la noix passée autour de son cou – mais qu'en était-il de Vio et Galla ? Les Marcheurs du Lac sont capables de savoir si une femme est enceinte même si elle-même l'ignore encore, se rassura Faon. Ils prendraient les précautions nécessaires. Après les femmes enceintes, les êtres malfaisants appréciaient tout particulièrement les enfants – elle lança un regard inquiet en direction du chariot des Tilleul où les pleurs avaient cessé. — Très bien, dit Dag en élevant la voix pour être entendu de tous. Je veux que tout le monde avance jusqu'à ce petit gué. (Il pointa du doigt un ruisseau peu profond qui traversait la piste une centaine de pas plus loin.) Profitez-en pour faire boire vos bêtes. Nous risquons de devoir repartir dans l'urgence. Faon comprit que c'était aussi le moyen de détourner l'attention de tout le monde de la vision et de l'odeur dérangeantes qu'offrait le cadavre de l'homme de vase. Donnant l'exemple, elle saisit les rênes de Pie et se mit en route sans tarder. Un quart d'heure plus tard, Dag fut obligé d'expliquer à Sage qu'il ne pouvait pas prendre son enclume avec lui. Passant la main dans ses cheveux en signe d'exaspération, il dit: — Si un être malfaisant rôde dans les parages, nous aurons de bien meilleures chances de lui échapper en abandonnant les chariots et en prenant tous la fuite à dos de cheval. Si vous, les fermiers, vous vous retrouvez à portée de ses pouvoirs, il est capable de prendre possession de vos esprits – vous ne pouvez même pas imaginer les conséquences; c'est épouvantable, croyez-moi. La priorité, c'est de sauver les hommes, les femmes et les enfants, puis – dans cet ordre et si nous en avons le temps – les armes et les bêtes, et enfin les provisions. Mais rien de plus. Dieux absents, un Marcheur du Lac sait ça avant de fêter ses cinq ans! — Ces chariots sont tout ce que nous possédons! s'écria Grouse. — Je vous parle de sauver votre vie, pas vos affaires! — Mais mon enclume est ce que j'ai de plus précieux! protesta Sage. Dag le fixa d'un œil sévère. — Plus que Calla ? — Euh... Sage se tut. — Tout ce qui ne rentre pas dans vos sacoches reste ici. — Si ça se trouve, ajouta Faon, nous pourrons revenir plus tard pour récupérer nos affaires. Si nous survivons. Dans le cas contraire, nous n'en aurons de toute façon plus besoin, pas vrai ? Sage semblait toujours déchiré. Brin intervint obligeamment: — Tu sais, Sage, ton enclume est bien la dernière chose que des voleurs risquent de prendre. Il faut s'y mettre à deux rien que pour la soulever! — Pas si elle se trouve toujours dans le chariot. À ce moment-là, il leur suffira d'emporter le tout. — Les mules partent avec nous, dit Faon. Se gardant bien de suggérer qu'un être malfaisant pouvait tout aussi bien atteler ses hommes de vase au chariot. Dag lui adressa un signe de tête de gratitude. Sage hésita, puis se résigna à dételer ses bêtes, avec l'aide d'Indigo. Dag partit à la rencontre de Remo et Nita qui revenaient à pied de leur mission de reconnaissance. — Rien à signaler à portée d'InnéSens de mon côté, déclara Remo. — Pareil pour moi, dit Nita. Aucun signe physique non plus. Seulement des traces laissées par des animaux et d'anciens feux de camp. Dag considéra les hauteurs environnantes avec méfiance; l'absence d'un oeil hostile posté là-haut pour les espionner en ce moment ne signifiait pas qu'il en avait été de même une heure auparavant, ou plus tôt dans la matinée. — Tu ne crois pas qu'on devrait faire manger tout le monde tant que c'est encore possible ? demanda Faon. Il pouvait toujours compter sur son solide bon sens. — Donne-leur des casse-croûte, uniquement, dit Dag. Je ne veux pas qu'on allume de feu. La suite des événements dépendait de Sumac et de Barr. Leur convoi atteindrait plus rapidement une ville en allant de l'avant qu'en faisant demi-tour, et les cols étaient aussi escarpés dans un sens que dans l'autre. La piste derrière eux présentait l'avantage d'être déjà connue des fermiers. Mais sans avoir réellement localisé l'être malfaisant, impossible de décider quelle direction serait la plus sûre. Si l'être malfaisant se révélait sessile, Dag décida qu'il réunirait une patrouille de fortune afin de le débusquer, sans la moindre hésitation. Mais s'il était à un stade plus avancé de son développement, il vaudrait mieux oublier le nord comme le sud et couper vers l'ouest en direction du camp de la Trouée du Laurier et des renforts les plus proches. Sauf que Dag se voyait assez mal traîner une bande de fermiers sur plus de quatre-vingts kilomètres de terrain accidenté, avec des hommes de vase à leurs trousses. Il se mordit la lèvre. Il enverrait sans doute deux patrouilleurs informer les autorités du camp le plus rapidement possible – réduisant d'autant le nombre de Marcheurs du Lac assurant la sécurité des jeunes fermiers... Il avait un autre problème à régler avant ça. — Rase, montre-moi ton couteau du partage. Le jeune homme l'avait d'ores et déjà extrait de ses sacoches et pendu autour du cou – bien. Il le sortit de sous sa chemise et le lui présenta; Dag passa légèrement la main sur le fourreau. Du bon travail d'essence. — Il m'a l'air solide, dit-il à voix haute. Si nous croisons la route d'un sessile, tu seras au cœur de l'attaque. C'est le type même d'expérience que tu es venu acquérir dans le nord; simplement, ça risque de se produire plus tôt que prévu. Les narines de Rase frémirent de fierté – de peur aussi. — Oui, monsieur. — Quelle mort est enfermée dans ce couteau ? — Celle de mon arrière-grand-père. Il nous a quittés il y a deux ans. — Je vois. (Dag se toucha le front, un salut en signe de respect.) J'espère que tu sais correctement masquer ton essence et que tu t'es bien entraîné ? Avec Sumac comme chef de patrouille, Rase était probablement au point. — Oui, monsieur! — Bien. Je porte, moi aussi, un couteau préparé, mais je le garderai en réserve. — Quelle chance! Deux couteaux dans une même patrouille, observa Rase. — Ça n'a rien à voir avec la chance. C'est une question de préparation. Tu apprendras à faire la différence. La préparation est quelque chose que tu peux contrôler. Il serra l'épaule du jeune patrouilleur de manière encourageante, ce qui lui valut un sourire éclatant et sincère. Dag se rappela qu'il devait également faire le ménage dans ses sacoches. Il attrapa en premier son nouveau couteau lié et glissa la cordelette tressée autour de son cou, dissimulant le fourreau noir sous sa chemise. Ensuite, il fouilla plus avant et mit la main sur son couteau préparé — un travail d'essence maladroit, exécuté sans supervision, mais son premier. L'os rengainé pesait à peine contre sa poitrine, mais le poids des mauvais souvenirs qu'il évoquait était aussi lourd que l'enclume de Sage. En tout cas, si Crâne le renégat devait connaître un jour une sorte de rédemption, le moment était venu. En se retournant, Dag vit Faon qui l'observait de ses yeux sombres et graves. Ses lèvres bougèrent, comme si elle s'apprêtait à parler, puis elles se refermèrent; elle fit un geste en direction du ruisseau. — Alors... euh... qu'est-ce qui se passe avec Arcadie? Le guérisseur était assis au bord du cours d'eau, parmi les prêles, la tête penchée sur les genoux. — Sans doute un effet dû à l'homme de vase. La sensibilité hyper développée qui fait les bons guérisseurs les rend également inaptes au travail de patrouilleur. Les traces laissées par les êtres malfaisants les frappent de plein fouet. Faon fronça les sourcils. — Tu suis l'enseignement d'Arcadie depuis deux ou trois mois. Tu n'as pas peur de souffrir des mêmes effets ? Dag soupira. — J'avoue que je ne suis pas pressé de le vérifier. On verra bien. Elle s'approcha davantage de lui ; sa petite main s'éleva afin de suivre les contours du fourreau dissimulé sous sa chemise. — Je suppose qu'il faut que tu le portes. Ne va pas t'en servir pour faire quelque chose de stupide, d'accord ? Rappelle-toi la promesse que tu m'as faite. Ça ne risque pas. Pas tant que je vivrai. Ces mots résonnèrent à l'intérieur de son esprit. — Je n'oublierai pas. Elle hocha la tête d'un air solennel. Brusquement, il la souleva, la serra dans ses bras, la fit tournoyer et l'embrassa sur le front. — C'est en quel honneur? Haleta-t-elle, agréablement surprise, retrouvant son équilibre après qu'il l'eut reposée sur le sol. — Rien de spécial. J'en avais envie, c'est tout. Elle hocha vigoureusement la tête. — C'est une excellente raison. Les fermiers se chamaillaient entre eux et avec les patrouilleurs, mais, comme la répartition des montures pour une éventuelle retraite progressait, Dag préféra ne pas intervenir. Les bâts furent rapidement adaptés pour pouvoir servir de selles à des cavaliers, vidés de leur chargement et rembourrés par des couvertures. Inévitablement, le cheval de la famille Tilleul n'avait pas de selle. Dag se demanda s'il était préférable de laisser les deux enfants avec leurs parents, ou de les confier aux meilleurs cavaliers, c'est-à-dire à deux patrouilleurs. À condition que tout le monde parte dans la même direction. Il prévoyait que ce point-là donnerait lieu à discussion. Bon sang. Voilà qu'il remettait ça : il ne parvenait pas à s'empêcher de faire défiler tous les scénarios possibles – et impossibles – sous son crâne, bien qu'il sache pertinemment que le monde s'ingéniait à tromper ses attentes. Faon lui apporta un morceau de fromage entre deux tranches de pain de mie restant du matin. Il le mâchonna, accompagné de quelques gorgées d'eau tiède de sa gourde, tout en effectuant sa ronde le long d'un périmètre incluant le ruisseau et les abords du camp bien trop bruyant à son goût, testant les limites de son InnéSens. Mais ce fut Arcadie, et non Dag, qui leva la tête le premier vers le nord. Dag courut le rejoindre, alors qu'Arcadie s'engageait sur la piste d'un pas incertain. Les lèvres du guérisseur s'entrouvrirent dans une expression d'horreur et il verdit encore plus fort que quand il avait aperçu l'homme de vase pour la première fois. Le cheval de Sumac galopait frénétiquement vers eux. Les étriers claquaient contre sa robe et se balançaient au bout d'une selle vide. Tous les patrouilleurs à portée d'InnéSens concentrèrent leur attention sur le cheval fou, à tel point que la pauvre bête finit par trébucher. Il se redressa en grognant, tremblant, couvert d'une sorte d'écume blanche entre les pattes et sur le garrot. Dag se précipita, inspectant l'animal à la recherche de sang ou de blessures apparentes, essayant désespérément de se souvenir si Sumac portait son manteau en cuir quand elle était partie par cette chaleur. Arcadie toucha la selle vide et gémit : — Noon... — C'est une Aile Rouge, dit Dag entre ses dents. Elle est parfaitement capable de se tirer d'un mauvais pas. Nous sommes des coriaces, dans la famille... (Il fit volte-face et hurla:) Brin! Faon! Baie! Débrouillez-vous pour que ces fichus fermiers se mettent en selle! Les patrouilleurs, avec moi! Dans la débandade qui suivit, il n'y eut que les patrouilleurs pour former rapidement une ligne à peu près régulière et attendre les ordres. D'une voix angoissée, Arcadie dit à Dag : — Allez-y. Dag leva la tête. À deux kilomètres environ, un cheval portant deux cavaliers apparut soudain en haut d'une montée et simultanément à portée de son InnéSens. — Attendez, dit Dag. Le visage d'Arcadie se leva, suivant son regard. Témoin de l'expression de soulagement qu'arborait le guérisseur – celle d'un homme à qui on venait de redonner son ultime espoir –, Dag eut presque l'impression d'être un intrus. Dieux, Sumac, songea Dag. Si aucun de nous deux n'a le cœur qui lâche avant la fin de cette aventure, ce ne sera pas grâce à toi. Et ainsi, le titre de capitaine de patrouille lui reviendrait par héritage – pas bête. Les minutes pendant lesquelles le cheval épuisé approcha au petit galop semblèrent durer une éternité. Dès qu'ils arrivèrent à portée de voix, Barr déclara avec excitation : — On a trouvé l'être malfaisant! Il est juste un peu plus loin! Un murmure parcourut les rangs des patrouilleurs, un peu comme la tension qui règne au sein d'un groupe de chevaux prêts à prendre le départ d'une course. Barr s'arrêta au milieu d'eux. Sumac se laissa pratiquement tomber de la position qu'elle occupait, cramponnée à la cape de Barr, directement dans les bras d'Arcadie. Un homme en train de se noyer n'aurait pas serré plus fort la bûche à laquelle il devait son salut. Sa tresse était défaite, des mèches de cheveux noirs plaquées sur son visage rougi et couvert d'une pellicule de sueur. Une expression de souffrance encadrait sa bouche et ses yeux et elle respirait difficilement, mais ses yeux dorés lançaient des éclairs. Elle repoussa Arcadie juste assez pour reprendre son équilibre, mais n'écarta pas la main inquiète qui la soutenait au coude, pas plus que celle, plus affectueuse, qui lui examinait la tête, mais elle ne put retenir une grimace de douleur. Grâce soit rendue aux dieux absents, elle portait son fameux manteau ; ses côtes ne souffraient que de blessures légères, mais la bosse à l'arrière de son crâne enflait comme un œuf. — L'être malfaisant semble à peine sorti de sa tanière, dit-elle d'une voix sifflante. Il progresse sur la piste, dans notre direction, accompagné par une garde de vingt-deux hommes de vase, mais ils avancent lentement. — Ils ne sont plus que dix-sept à présent, dit Barr. — Aucun d'eux ne porte de vêtements ou d'armes, excepté des pierres et des bâtons. — Ils ont le nombre pour eux, marmonna Dag. Et l'être malfaisant, qui envisage vraisemblablement de les équiper avec nos armes et nos affaires. — Eh bien son plan risque fort de ne pas se dérouler comme prévu, Dag. Nous sommes tout à fait capables de le vaincre! affirma Sumac. — J'ai l'impression qu'il a bien failli t'avoir. — Ce n'est pas si grave. (Elle rejeta ses cheveux en arrière avec une coquetterie affectée et sourit:) Je m'en tire à bon compte avec un simple coup sur la tête – et encore, tu n'as pas vu dans quel état j'ai laissé mes agresseurs. En tout cas, cet être malfaisant est vraiment moche. — Et bizarre. Dieux absents, vraiment bizarre, ajouta Barr. — C'est le premier que tu vois, dit Dag. Qu'est-ce que tu en sais ? — Sumac me l'a dit et puis... il est tellement grand, Dag. Facilement plus de deux mètres de haut, repoussant, mais à peine capable de bouger à cause de son gros ventre. Pendant tout le temps où nous avons harcelé son armée, il n'a jamais arrêté d'avancer en se dandinant. À cette allure, il ne doit pas parcourir plus de trois kilomètres à l'heure. Nous avons donc encore deux à trois bonnes heures avant qu'il arrive jusqu'ici. — Les hommes de vase seront là les premiers. (Dag agita son pouce par-dessus son épaule.) À en juger par l'avant-garde qui est venue reconnaître le terrain. — L'être malfaisant ressemble à un sessile prêt à muer, intervint Sumac, il n'a rien à faire sur la piste, pas à ce stade de son développement. — Sa maladresse joue en notre faveur, mais sa menace réside avant tout dans les pouvoirs de son essence, pas dans son pseudo-corps. (Dag se mordit la lèvre. Peu de choix s'offraient à lui. Il était temps de prendre une décision qui les engagerait tous de manière irrévocable.) Rase, tu es prêt à affronter ton premier être malfaisant ? — Oui, monsieur! Dag hocha la tête, souriant d'un air sinistre, cette bonne vieille excitation coulant dans ses veines comme du métal en fusion. Je te croyais lassé de ce petit jeu, vieux patrouilleur? Un être malfaisant bien vivant n'était jamais un simple exercice d'entraînement, mais cette fois ça s'en rapprochait vraiment. Bien. Il est temps de montrer à ces gamins qu'ils peuvent encore apprendre de leurs aînés. S'ils pouvaient s'en servir par la suite pour rester en vie face à un être malfaisant un peu plus coriace quand Dag ne serait plus là pour veiller sur eux, il s'estimerait heureux. Brin, flanqué de Faon, avait avancé à la périphérie du groupe formé par les patrouilleurs quand Sumac était arrivée. Il joua des épaules pour se faire entendre. — Dag, est-ce que je peux t'accompagner ? Il toucha la noix pendue à son cou. — Non. J'ai besoin de toi pour organiser les fermiers, répondit automatiquement Dag. — Baie et Faon peuvent s'en charger ! Quel est l'intérêt de fabriquer un bouclier d'essence comme celui-là si on n'a jamais l'occasion de l'essayer ? Ça risquait effectivement de devenir un problème, s'il continuait à équiper les personnes qu'il aimait... — Désolation, Brin. Si je dois un jour offrir un de ces boucliers à Roseau ou Torrent, je me ferai un plaisir de les utiliser comme appâts. Mais pas toi. Faon s'en mêla. — Si tu veux, grâce à ton invention, que les Marcheurs du Lac considèrent les fermiers comme leurs égaux, et pas seulement comme des enfants attardés, il faut bien commencer quelque part. Si mes souvenirs sont bons, tu étais du même avis au début de cette aventure. Eh bien, nous y voilà. Il n'y avait qu'elle pour oser lui renvoyer ses propres paroles au visage... Il se laissa fléchir. — Je suppose que quelqu'un pour s'occuper des chevaux ne serait pas de trop... — Merci, Dag! — Quant à toi, Brin, fais bien attention, lui dit Faon sévèrement. Ne me fais pas regretter d'avoir pris ton parti en agissant de manière stupide. Je n'aimerais vraiment pas devoir fournir des explications à Baie ou maman. — D'accord, sœurette! Brin serra Faon très fort entre ses bras et se précipita pour aller récupérer sa monture. — Arcadie restera avec le groupe des fermiers. (Dag fixa le guérisseur qui, fort heureusement, ne protesta pas.) Toi aussi, Sumac. Sumac ouvrit la bouche, hésita. — Tu n'es pas encore totalement remise de ce méchant coup sur la tête, ton cheval est épuisé, et si les choses tournent mal, quelqu'un devra conduire ces gens au camp de la Trouée du Laurier. À ce propos, Barr: va échanger ton cheval contre une bête plus fraîche. Barr ne se le fit pas dire deux fois. Miraculeusement, Sumac ne contesta pas les décisions de Dag, mais se remit aux bons soins d'un Arcadie soucieux pour la soutenir. Elle clignait fortement des yeux, comme si sa vision avait du mal à se fixer. Quelques minutes plus tard, Dag quittait le convoi au petit galop, à la tête d'un détachement de cinq patrouilleurs et d'un jeune fermier de Bleu Ouest, tandis que Baie et Faon poussaient sans cérémonie le reste du groupe à se mettre en route en direction du sud. Dag tenait à mettre autant de distance que possible entre le lieu de l'attaque et Faon, afin de donner aux fermiers leur meilleure chance en cas de besoin. Si cela s'avérait inutile, un des jeunes patrouilleurs aurait vite fait de parcourir le chemin inverse pour les avertir que tout danger était écarté. Une troupe d'hommes de vase à cheval pouvait les rattraper avec la même facilité, mais dans le cas présent l'adversaire semblait se déplacer à pied. Pour l'instant. À moi de m'assurer que cela ne change pas. L'arbalète que Brin avait emportée avec lui amena rapidement Dag à reconsidérer son plan consistant à laisser le jeune fermier à l'arrière pour surveiller les chevaux. Sa petite patrouille manquait trop cruellement d'archers pour se priver d'une telle arme ou de son utilisateur le plus expérimenté. Il révisa son plan dans sa tête une fois de plus, au rythme de la foulée rapide de Tête de Cuivre. — Barr ! cria-t-il, tâchant de couvrir le martèlement des sabots. Quel est le dernier endroit à couvert avant de tomber sur eux ? Ce qui n'allait plus tarder; déjà, et bien qu'il ait masqué son essence, Dag sentait s'installer dans ses tripes la tension due à la proximité d'un être malfaisant. — Tout dépend de la distance qu'ils ont parcourue depuis la dernière fois qu'on les a attaqués, répondit Barr. Là-haut, je pense. (Il pointa du doigt un affleurement rocheux surplombant presque la piste – l'extrémité d'une saillie, abritant un ruisseau qui s'infiltrait dans le sol.) Très peu d'arbres derrière, quelques broussailles et des ronciers. Une excellente position pour observer l'avancée de l'ennemi. Ça vaut également pour l'être malfaisant, songea Dag, mais il agita son crochet, manifestant son accord. Ils allèrent se mettre à couvert – l'endroit avait visiblement été utilisé par bon nombre de voyageurs auparavant pour y établir leur camp. Les patrouilleurs mirent pied à terre et commencèrent à préparer leurs armes. Dag descendit de Tête de Cuivre et, en compagnie de Barr, grimpa avec difficulté la pente escarpée menant en haut de la petite crête. À genoux, il écarta les branches de roncier et de sumac vénéneux à l'aide de son crochet et scruta le paysage écrasé sous une chaleur de plomb. La route formait un sillon à travers la végétation qui commençait à repousser, avant de tourner vers le bas en direction du prochain ruisseau, puis de remonter, sur une zone à découvert longue d'un bon kilomètre. L'armée de l'être malfaisant avait déjà franchi le quart de cette distance, avançant en traînant les pieds. Dag distinguait clairement la créature qui dominait ses hommes de vase de la tête et des épaules. Un corps véritablement massif, un ventre énorme, une allure maladroite et bizarre. — Ils sont toujours sur la piste, murmura Dag. J'aurais pourtant cru qu'après les pertes que toi et Sumac leur avez fait subir, ils se seraient réfugiés à couvert. Et d'ailleurs, même si vous en avez éliminé cinq à vous deux, je ne vous remercie pas pour leur avoir appris qu'il fallait se méfier des Marcheurs du Lac. Sumac aurait dû savoir qu'une mission de reconnaissance ne doit pas se transformer en bataille rangée. — Nous sommes tombés sur eux plus tôt que prévu, au détour d'un virage. Juste derrière la prochaine hauteur. Ils étaient plus dispersés à ce moment-là, chuchota Barr. Ils n'ont pas parcouru plus d'un kilomètre depuis. Dag tenta de dénombrer les têtes des hommes de vase, mais, aveuglé par la lumière du soleil, il grimaça et dit à Barr: — Essaie de les compter. Est-ce que leur nombre a changé? Barr plissa ses yeux plus jeunes avec attention. Ses lèvres bougèrent. — Vingt-six. Impossible! Il y a forcément une erreur. Dag ne pensait pas que Sumac s'était trompée. — L'être malfaisant a sans doute rappelé tous ses éclaireurs, pour mieux se protéger et remplacer les hommes de vase tombés au combat. Ce qui n'est pas un mauvais résultat. Si près de l'être malfaisant, Dag n'osait pas déployer son InnéSens pour en avoir le coeur net, mais il ne voyait aucun signe de la présence d'hommes de vase se déplaçant à travers les broussailles des bas-côtés. Au-delà de ce périmètre, les hommes de vase ne représentaient pas une menace suffisante pour influer sur son plan. Même en traînant les pieds, l'ennemi se rapprochait. Je préfère les laisser venir à nous plutôt que l'inverse. Dag redescendit dans la clairière. Les chevaux avaient été attachés en utilisant la technique des patrouilleurs – rênes enroulées pour ne pas traîner par terre, et une bonne dose de persuasion pour les obliger à rester ensemble. Parce qu'il valait mieux éviter d'entraver physiquement un cheval dont on pouvait avoir besoin rapidement et qu'il n'aurait pas été humain de laisser les pauvres bêtes impuissantes si personne ne revenait les délivrer. Après une ultime vérification auprès de Tête de Cuivre, Dag se tourna vers sa patrouille pour donner ses ordres, à voix basse. — Très bien. Cette hauteur nous donne un avantage que j'ai bien l'intention de garder. Dès que l'être malfaisant et ses hommes de vase seront à portée de flèche – s'ils ne nous ont pas repérés avant et n'ont pas détalé en sens inverse –, Brin, Tavie, Barr et moi tâcherons d'en éliminer le plus possible jusqu'à ce que nous soyons à court de projectiles. Après ça, la chasse au cochon sauvage est ouverte et il vous faudra utiliser vos épieux et vos couteaux, mais n'oubliez pas: contrairement aux cochons sauvages, les hommes de vase ont assez d'intelligence pour se mettre à plusieurs contre un même adversaire. Essayez de rester groupés pour ne pas devenir une cible facile et gardez un œil les uns sur les autres. Ne vous arrêtez pas pour achever un homme de vase s'il est trop touché pour bouger, mais rappelez-vous qu'ils continueront à s'attaquer à vous tant que l'être malfaisant restera en vie. Les hommes de vase ne sont là que pour faire diversion; la seule cible qui compte est l'être malfaisant, et notre objectif est de permettre à Rase et à son couteau de s'en approcher. Tu devras tenter de passer derrière lui, Rase. Le patrouilleur avala sa salive, redressa les épaules et hocha la tête. Il força la main, qui serrait le couteau passé autour de son cou, à le lâcher et à revenir le long de son corps. Dag reprit son souffle et poursuivit: — J'ai décidé de vous changer de partenaires. Nita et Remo, vous allez épauler Rase, parce que vous êtes les meilleurs pour masquer votre essence et que Nita a déjà une certaine expérience. Nita lui lança un sourire nerveux mais satisfait et baissa le menton. — Barr fera équipe avec Tavie, et Brin avec moi. Son affectation ne sembla pas déplaire à Barr. Brin cligna des yeux, gêné, mais visiblement très fier. Si Brin n'avait pas été de la partie, Dag aurait fait équipe avec Rase, le guidant pour sa première mise à mort. Brin avait déjà tué des bandits, les hommes de vase ne lui auraient pas fait peur. Mais si le bouclier d'essence se révélait inefficace, il risquait de se voir arracher son essence ou – pis encore – de devenir un esclave mental. Dans cette hypothèse, Dag espérait pouvoir se contenter de donner un bon coup sur la tête à son frère de tente, pour qu'il soit inconscient, le temps que l'être malfaisant soit éliminé. Mais il s'agissait d'une tâche qu'il ne se sentait pas prêt à déléguer. Il ne formula pas ses craintes à voix haute, préférant éviter de semer le doute dans l'esprit de Brin. — Nous n'aurons aucun mal à encercler l'être malfaisant une fois qu'il se sera rapproché de notre position. Il avance tellement lentement que, une fois débarrassés des hommes de vase, nous pourrons pratiquement le rattraper en marchant. Mais – écoute-moi bien, Brin, parce que c'est là que s'arrête la comparaison avec la chasse au cochon sauvage – un être malfaisant ressemble plus à un très gros ours, et pas de la variété des gentils ours noirs qu'on trouve dans la région. Non, je veux parler des monstrueux grizzlis du nord. Il est fort et rapide, capable de projeter un homme à plus de dix mètres. Le couteau du partage est la seule arme qui puisse le tuer. Alors, concentre-toi sur les hommes de vase et laisse l'être malfaisant à Rase et à ses partenaires. Compris? — Compris, dit Brin, les yeux écarquillés. — Bien. Vous tous, c'est le moment de boire ou d'aller pisser si vous en avez besoin, sinon, à partir de maintenant, essences bien fermées pour tout le monde et je ne veux plus entendre un mot. Tavie et Barr, trouvez-vous une bonne position de tir. Brin, ne t'éloigne pas de moi. Dag alla récupérer son arc conçu sur mesure et ses flèches dans les sacoches de Tête de Cuivre. Il mit son carquois en bandoulière, déboulonna le crochet de son poignet en bois et le rangea dans l'étui en cuir qu'il portait à la ceinture, puis il le remplaça par l'arc qu'il bloqua. Tout excité, Brin le rejoignit, balançant son arbalète, et Dag eut la présence d'esprit de lui chuchoter : — N'arme pas avant que j'aie tiré ma première flèche. Le crochet est bruyant. D'un signe de la tête, Brin indiqua qu'il avait compris. À l'exception du léger tintement du matériel ou de l'ébrouement occasionnel d'un cheval, la patrouille improvisée par Dag se déplaçait avec le silence troublant que requérait ce genre de mission. Il ne lui restait plus qu'à trouver une bonne ligne de visée depuis l'abri qu'offrait l'affleurement rocheux, à s'accroupir et à attendre que les choses tournent au vinaigre. Chapitre 18 L'être malfaisant s'arrêta à moins de deux cents pas, un peu sur leur droite, à l'endroit où la route commençait à contourner l'affleurement rocheux. Il donna l'impression de renifler l'air, balançant sa grosse tête chauve dans tous les sens. Il faisait plus de deux mètres de haut et, à en juger par sa peau marbrée et livide, Dag estima que sa tanière d'origine avait dû se trouver au sein d'un terrain de roches grises — ce qui ne l'avançait pas beaucoup ; la vallée regorgeait de vallons, de crevasses, de grottes. Il avait une allure vraiment étrange, debout, entièrement nu, au milieu de la piste, dans cet espace de verdure inondé de soleil. C'était une créature de l'obscurité et du froid, elle appartenait à un monde où le printemps n'arrivait jamais et qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Dag ignorait dans quelle mesure ces yeux bien trop humains, brillant sous des sourcils qui ressemblaient à de minuscules surplombs calcaires, pouvaient réellement voir quelque chose dans une lumière pareille. Il espérait que les autres patrouilleurs l'avaient imité en fermant complètement leurs essences. Avec la protection qu'il portait, Brin apparaîtrait comme une lueur ambiguë dans l'InnéSens de l'être malfaisant, une tache non identifiée, vivante mais difficile à définir. À ce stade, il avait probablement senti la présence des chevaux, de plus en plus nerveux derrière les rochers. Il avait certainement senti quelque chose, parce qu'il poussa un grognement, et une douzaine de ses hommes de vase quittèrent la route et commencèrent à traverser les broussailles qui leur arrivaient à la taille, droit vers l'affleurement. Même les hommes de vase grimacèrent au contact des épines des ronciers. L'angle entre la position de Dag et celle de Barr et Tavie n'était pas aussi important qu'il l'aurait souhaité pour prendre l'ennemi entre deux feux, mais la hauteur était excellente. Oui, c'est parfait. Approchez encore un peu, oui. Dag tenait sa flèche à pointe d'acier encochée de manière lâche. Il patienta encore un peu. Brin l'observait du coin de l'œil, agrippant son arbalète, le carreau à portée de la main. Ses yeux s'agrandissaient de plus en plus, comme pour demander, Maintenant ? Maintenant... Maintenant? Dag s'agenouilla sans se presser, saisissant sa première et dernière chance d'obtenir un tir parfait. Il décida de viser l'œil de cet... homme-possum ? À moins qu'il ait un jour été un lapin. Brusquement il se sentit détendu comme il l'était toujours quand la phase de prise de décision était passée, comme quand une flèche avait pris son envol, mais n'avait pas encore atteint sa cible. D'ailleurs, à ce propos... Il tira sur la corde. Se figea. Lâcha. — Oui, souffla-t-il. En pleine tête. L'homme-possum poussa un grand cri, tomba, agita les jambes et s'immobilisa. Dag encocha et tira de nouveau alors que Brin remontait encore frénétiquement la manivelle de son arbalète. Sa deuxième flèche s'envola avant la première du jeune fermier. Dag haussa les sourcils en entendant le « tchac » sonore que fit le lourd carreau de Brin en frappant le bras d'un homme de vase. Un coup porté au ventre ou à la tête aurait été préférable, mais il aurait juré que l'os venait de se briser. À courte portée, les projectiles de cette arme se révélaient d'une efficacité redoutable. Du coin de l'œil, Dag aperçut deux autres flèches partir. Deux coups en plein dans le mille, suivis par des rugissements et des hurlements. Les hommes de vase se lancèrent rageusement à l'assaut du promontoire, ce qui ne devait poser aucun problème tant que la réserve de flèches durerait. Brin manqua complètement sa cible suivante, mais après ça il fit mouche et renvoya un homme-renard aux oreilles touffues au bas de la pente. Dag n'avait pas épuisé toutes ses munitions quand les hommes de vase commencèrent à battre en retraite, ou du moins à retourner auprès de leur maître. Il ne prit même pas la peine de compter le nombre des victimes, seulement ceux qui restaient debout. Certains d'entre eux étaient hérissés de flèches formant des angles curieux et hurlaient de douleur, mais ils étaient encore bien trop actifs au goût de Dag. L'être malfaisant s'était agenouillé et son énorme ventre reposait sur la route, entre ses genoux écartés, mais il se redressa alors que la dizaine d'hommes de vase qui lui restaient fidèles serraient les rangs autour de lui. Dag laissa retomber son bras au bout duquel était vissé l'arc et dégaina son couteau de combat. — Très bien. Une meilleure occasion ne se présentera pas. À court de carreaux, Brin fit mine de laisser tomber son arbalète, mais Dag lui dit: — Accroche la dans ton dos. Si ça se trouve, tu pourras récupérer quelques carreaux qui ont manqué leur cible. Ou même certains de ceux qui l'ont atteinte. Brin mit l'arbalète en bandoulière et saisit l'épieu qu'il avait emprunté à Sage. Le garçon poussa un cri d'excitation alors qu'ils se mettaient à courir puis, remarquant que les patrouilleurs avançaient en silence, décida de les imiter. Dag le laissa dépenser son trop-plein d'énergie pour leur frayer un chemin entre les buissons épineux, tâche pour laquelle il se révéla étonnamment utile. Barr et Tavie descendaient la pente un peu sur leur droite, suivis de près par le trio détenant le couteau du partage. Ils se déployèrent autour de l'être malfaisant; ses hommes de vase réagirent en leur jetant des pierres, ce qui ne manquait pas dans la région. En revanche l'adresse leur faisait cruellement défaut et de nombreux projectiles sifflèrent à leurs oreilles – seul Remo glapit quand il fut touché à l'épaule. L'être malfaisant tourna sur lui-même, mugissant horriblement, mais il ne battit pas en retraite. Approchant avec précaution, Dag utilisa deux des quatre flèches qui lui restaient pour éliminer des hommes de vase. Deux d'entre eux se ruèrent sur les patrouilleurs, l'un venant s'embrocher sur l'épieu de Brin et le lui arrachant des mains avant de succomber. Le couteau de combat de Dag ouvrit le deuxième larron de l'aine au sternum. Brin prit le temps de retirer un de ses carreaux de la jambe de la créature morte, l'agitant pour le débarrasser du sang qui s'y était collé. Un homme de vase brandissant un gourdin chargea Rase, renversant Barr. Sans perdre de temps, Dag lui tira une flèche dans le dos tandis que le trio en charge du couteau du partage continuait à essayer de prendre à revers l'être malfaisant, ce dernier pivotant sans arrêt de manière à leur faire face. Pris d'une soudaine inspiration, Brin leva son arbalète et tira le carreau qu'il avait récupéré. Il s'enfonça durement dans l'épaule de l'être malfaisant. Et disparut. La créature hurla et commença à s'agiter dans tous le sens. Sur son sein gauche, la peau se déchira, ouvrant une gueule d'où le carreau fut recraché dans sa main levée. La peau se referma, tandis que l'être malfaisant prenait son élan afin de lancer le carreau comme une fléchette qui avait toutes les chances de ne pas manquer sa cible. Dag s'interposa entre l'être malfaisant et Brin qui bafouillait : — Vous avez vu ça? Il l'a recraché comme un pépin de pastèque! Moi qui croyais le toucher en plein cœur! Dag sentit que l'être malfaisant s'apprêtait à arracher l'essence de son frère de tente. Sa puissance était telle que le bouclier de Brin n'y résisterait pas; il l'ouvrirait comme une moule, ce n'était qu'une question de temps. Ça valait d'ailleurs aussi pour les Marcheurs du Lac qui masquaient leur essence. L'énorme bras se leva... Le tir de Brin avait été vain en tant que tentative de blesser le monstre, mais il leur avait offert une diversion. Profitant de la distraction temporaire de l'être malfaisant, Rase, le visage livide, se précipita derrière lui, ferma les yeux et abattit la lame pâle de son couteau du partage. Dag n'imaginait pas de musique plus douce que le léger craquement de l'os qui se brisait, libérant la mort qu'il retenait à l'intérieur du corps de sa victime. Le hurlement de l'être malfaisant monta dans les aigus jusqu'à ce que Dag eût l'impression qu'on lui enfonçait des aiguilles chauffées à blanc dans les tympans. Brin se boucha les oreilles et se plia en deux, sa bouche s'ouvrant et se fermant sur des mots que Dag ne put distinguer. Rase, Nita et Remo reculèrent tous trois en titubant. Rase, effleuré par les émanations mortelles, se recroquevilla sur lui-même, secoué de haut-le-cœur. Lentement, en partant de son crâne ridé, l'être malfaisant commença à se désagréger, à s'effriter, ses fragments formant un nuage nauséabond. La destruction progressa vers le bas, en spirale, de plus en plus vite, mais ralentit en atteignant le torse proéminent. Les restes de la créature — dieu, homme, monstre, ou un peu des trois — formèrent un tas au milieu de la route, plusieurs centaines de kilos de débris gluants. Le silence soudain fut ressenti par tous comme une bénédiction. Dag observa la masse informe, tira le couteau préparé de Crâne du fourreau en cuir qu'il gardait autour du cou et avança avec précaution. Il allait devoir entrouvrir son essence pour procéder aux vérifications d'usage, et il savait qu'il allait le regretter. L'odeur était déjà bien assez terrible. Le mal persistant s'engouffra en Dag avec la force du vent cinglant d'un hiver luthlien. Son estomac se noua et de la salive envahit sa bouche de manière incontrôlable. Mais le nouveau corps de l'être malfaisant qui se formait à l'intérieur de l'ancien était mort, lui aussi — ou n'avait jamais vécu. Dag referma son essence et sa bouche, rangea le couteau et déglutit afin de décourager son dernier repas de remonter. Brin était secoué, mais tenait sur ses deux jambes. Barr était assis sur le sol, tenant entre ses mains sa tête qui saignait. Tavie, qui arborait sur son visage une marque rouge qui n'allait pas tarder à se transformer en bleu, s'agenouilla à côté de lui et essaya de lui faire écarter les mains afin de vérifier l'étendue des dégâts. Rase était à quatre pattes à présent, et vidait son estomac, avec Remo penché près de lui, l'air soucieux, et Nita observait la scène avec circonspection. — Brin, Nita, appela Dag. Nous n'avons pas encore fini. Il reste à achever tous les hommes de vase encore à proximité. Ils n'eurent pas à aller bien loin. Seules quelques-unes des créatures s'étaient enfuies en traversant la route, essayant de se cacher sur les berges du ruisseau ou dans les broussailles à flanc de coteau. Les hommes de vase avaient perdu l'esprit – ou, pour être plus exact, ils avaient retrouvé l'esprit de leur animal d'origine, enfermé dans un corps presque humain. Ils finiraient par mourir, mais seulement au terme d'une terrible agonie. Ceux qui étaient encore en vie et se débattaient parmi les ronciers émettaient les bruits les plus épouvantables, des cris d'animaux mêlés à des sanglots humains. Dag marqua une pause le temps de remplacer son arc par son crochet et dégaina une nouvelle fois son couteau. Comme les hommes de vase à terre qui agitaient violemment les bras et les jambes représentaient toujours un danger, ils ne furent pas trop de trois pour les mettre hors d'état de nuire – deux pour les maintenir au sol et un pour leur trancher la gorge, abrégeant une existence qui n'aurait jamais dû commencer. Ils leur devaient bien ce geste de miséricorde que Dag considérait comme une corvée détestable. Mais les jeunes qui l'accompagnaient n'avaient pas besoin de savoir ça, alors il s'efforça de donner l'exemple en se montrant méthodique et minutieux pour la millième fois. Ils en profitèrent pour récupérer autant de flèches que possible. Dag s'assura que Rase ne vomissait pas de sang, puis il demanda à Remo de ramener le jeune patrouilleur auprès des chevaux, loin des restes de l'être malfaisant. Tavie soutint Barr dont les blessures paraissaient particulièrement impressionnantes – les plaies à la tête saignaient toujours comme de vraies fontaines – mais qui n'avait aucune fracture à déplorer. Dag chargea Nita d'aller prévenir les fermiers du convoi qu'ils pouvaient de nouveau faire demi-tour. — Dis-leur qu'on les retrouvera aux chariots! Alors que le martèlement rapide des sabots de sa monture s'éloignait, Brin tourna autour du tas nauséabond qui encombrait le milieu de la route, secouant la tête avec étonnement. — Ce monstre devait peser dans les trois cents, quatre cents kilos. Est-ce que l'être malfaisant de Faon ressemblait à celui-ci? demanda-t-il à Dag. — En gros, oui. Sauf que l'être malfaisant de Forgeverre était plus dangereux, parce qu'il n'était pas prêt à muer. L'être malfaisant de Forgeverre avait aussi appris l'usage du langage, ce qui ne semblait pas être le cas ici – ce spécimen n'avait donc probablement pas eu le temps de faire des victimes humaines. — Comment ça marche, ces mues? À vous entendre, ça paraît assez terrible. Dag haussa les épaules. — Tu sais comment naissent les hommes de vase, n'est-ce pas ? L'être malfaisant plante un animal vivant dans le sol et modifie son essence pour forcer la pauvre bête à prendre forme humaine. — J'ai entendu Faon décrire ce qu'elle a vu à l'Arbre-Pluie. Je ne suis pas certain de vraiment comprendre le processus, mais je suppose que j'ai ma petite idée. — L'essence est la vérité sous-jacente de toute chose en ce monde. L'être malfaisant transforme cette vérité en mensonge, et la matière essaie tant bien que mal de s'adapter. Brin sembla bien plus dérouté. Dag abandonna vite sa tentative d'explication théorique – c'était bon pour les apprentis-guérisseurs. — C'est comme si l'être malfaisant utilisait son propre corps comme une marmite pour préparer le suivant. Un nouveau corps, meilleur, plus avancé, plus humain d'apparence aussi. Tout dépend des personnes ou des animaux que l'être malfaisant a absorbés – dont il a arraché l'essence, en fait. Il utilise ces différentes essences afin d'apprendre à son corps comment grandir. Brin fronça le nez. — Alors comme ça, l'être malfaisant donne naissance à une autre version de lui-même? — C'est pour cette raison qu'on appelle ça une mue et pas une naissance. Quand il atteint sa plénitude, il abandonne son ancien corps, qui meurt autour du nouveau, et le nouveau... euh... se bat pour sortir... Comme le nouveau corps fait généralement la même taille que le précédent, l'être malfaisant au seuil d'une mue est sessile – immobile. Il se terre pendant des jours ou des semaines et ne bouge pas tant que le processus n'est pas achevé. À ce stade, il est plutôt impuissant et facile – disons, plus facile – à tuer. — Et quand ils deviennent plus humains, comme celui que vous avez vu à l'Arbre-Pluie et que vous avez trouvé tellement beau ? — Le processus reste le même. Plus pénible, probablement. Ils tendent à muer moins souvent à mesure qu'ils progressent. Brin fixa le tas de débris et se gratta la tête. — Je suppose que vous n'avez pas envie que Faon voie ça, dans son état. On pouvait toujours compter sur Brin pour formuler à voix haute ce qu'il valait mieux passer sous silence. Dag ne savait pas s'il devait rire ou soupirer. — Non, admit-il. J'aime autant pas. Mais l'esprit de Brin était déjà ailleurs. — Alors... quand vous vous êtes rencontrés à Forgeverre, Faon a fait la même chose que Rase, c'est ça ? —Oui. Elle a exterminé un être malfaisant à l'aide d'un couteau préparé. Exactement de la même façon. Brin resta silencieux un long moment. — Ma petite sœur, dit-il enfin. (Son ton n'était pas particulièrement facile à interpréter, mais Dag pensa y entendre de l'admiration. Ou du respect.) humm. Cette nuit-là, Faon fut soulagée de camper près du gué où ils avaient abandonné leurs chariots, bien que le trajet de retour l'ait épuisée. Grouse n'était pas le seul fermier à rouspéter pour avoir dû parcourir près de vingt kilomètres avant de rebrousser chemin, mais il était certainement le plus bruyant. — Tout ça pour revenir à notre point de départ. Et pour quoi ? — C'était un bon entraînement, répondit Sumac, non sans compassion. On n'est jamais assez entraîné. Une fois que Faon fut certaine que Dag n'était pas blessé, elle examina le reste de la patrouille – victorieuse, mais en piteux état – avec inquiétude. Arcadie était en train de recoudre la blessure à la tête de Barr, provoquant de la part du jeune patrouilleur des hurlements – à en croire Brin – bien plus stridents que ceux provoqués par la pierre originellement lancée par l'homme de vase. Remo se déplaçait avec une certaine raideur et était incapable de lever le bras droit plus haut que son épaule, mais il ne se plaignait pas. Tout le monde – y compris Tavie – semblait penser que le bleu sur le visage de Tavie était plus impressionnant que réellement sérieux. Rase, qui n'avait été touché par aucun coup, était de loin le plus mal en point. Faon partagea volontiers avec lui son stock décroissant de remède contre la nausée, mais il fallut attendre après le coucher du soleil pour qu'il soit de nouveau en mesure d'avaler ne serait-ce qu'une gorgée d'eau. Dag ne paraissait pas particulièrement inquiet, mais il obligea le garçon à rester dans son sac de couchage. Les Marcheurs du Lac s'accordèrent à penser que Rase méritait qu'on lui organise une petite fête, histoire de célébrer sa première mise à mort, mais que cela devrait attendre qu'il soit en meilleure forme pour en profiter — pas avant une semaine, d'après Dag. Les patrouilleurs se réunirent autour du feu après le dîner pour reconstituer le couteau utilisé par Rase et soigneusement envelopper les éclats dans un linceul de tissu en attendant de le retourner au camp de l'Orme pour y être enterré. Selon Faon, ils n'arboraient pas la mine solennelle qui aurait permis de qualifier cela de rituel, mais ils ne semblaient pas non plus assez gais pour qu'elle y voie une célébration; Sumac entonna néanmoins une chanson que Faon reconnut pour l'avoir déjà entendue à Forgeverre — mais sans accompagnement d'une flûte d'os cette fois, simplement reprise en chœur par les autres Marcheurs du Lac. Les paroles n'avaient rien à voir avec les êtres malfaisants, la mort ou le sacrifice; elles évoquaient la rencontre de deux amants au bord d'un lac, ce qui aurait dû donner à la chanson une coloration lyrique, mais elle ressemblait plus à un hymne. Sans que Faon sache pourquoi, elle avait le sentiment que ce morceau devait être très ancien. Alors que les couplets arrivaient à leur point culminant, Baie tira son violon en bois de hickory de son étui et, avec ses doigts en voie de cicatrisation, se lança dans une suite de variations autour de la mélodie, chacune plus douce que la précédente. La lumière vacillante du feu fit luire les traînées des larmes sur le visage de Rase, qui écoutait depuis son sac de couchage. Quand elle eut terminé, il murmura « Merci », avec une profonde sincérité. Faon se demanda à quel point le jeune patrouilleur avait été proche de son arrière-grand-père. Baie détendit l'atmosphère avec un air plus gai; Prune réagit en traînant près du feu son frère cadet, Pt'hibou, dans une courageuse tentative de danse. Les deux enfants se tinrent les mains et agitèrent les bras avec plus d'enthousiasme que de grâce, Pt'hibou laissant échapper des couinements ravis tandis que Prune faisait tournoyer ses jupes. Par ce temps chaud, Pt'hibou était uniquement vêtu d'une vieille chemise bien trop grande pour lui — on aurait dit une robe; en dessous de l'ourlet, ses genoux potelés s'activaient et ses petits pieds nus piétinaient la terre — même Bo et Dag ne purent retenir un sourire. Après que Baie eut secoué ses mains et rangé le violon, Bo proposa de raconter une ou deux histoires, aussi improbables l'une que l'autre, ce qui amena les patrouilleurs à évoquer leurs propres souvenirs, dont la véracité était plus difficile à établir. Quelques bouteilles gardées en réserve pour une telle occasion passèrent de main en main. La contribution d'Arcadie fut la plus appréciée; l'unique gorgée que Faon osa avaler lui fit l'effet d'une coulée de lave. Même Grouse ne refusa pas de goûter. Quand la lune se leva, Faon était déjà couchée et écoutait mâchonner et s'ébrouer les animaux qui broutaient au bord de l'eau. À la façon dont Dag avait à peine touché son dîner, elle s'était dit qu'il partageait un peu la nausée de Rase, mais elle n'était pas sûre de savoir établir la comparaison avec son état après l'épisode de l'être malfaisant de Forgeverre – après tout, elle n'avait pas été en état d'y faire attention. Rase n'avait-il pas su complètement masquer son essence par manque de pratique ou était-il destiné à devenir guérisseur un jour, lui aussi ? La ronde de Dag l'entraîna au-delà du périmètre habituel ce soir-là, et il s'écoula beaucoup de temps avant qu'il la rejoigne. Ils reprirent la position qui leur était familière, jambes entrelacées sous les couvertures, face à face dans l'obscurité argentée. — Ça a été dur, aujourd'hui? demanda-t-elle, caressant son front sillonné de rides, enroulant ses doigts dans les boucles rebelles de ses cheveux qui n'avaient eu à déplorer l'apparition d'aucune mèche grise pour l'instant. — Non. Aussi facile qu'avec n'importe quel autre spécimen sessile, à dire vrai. — Est-ce que le bouclier de Brin a été efficace ? — Apparemment. Je ne peux honnêtement pas savoir combien de temps il aurait résisté à une attaque sérieuse, mais l'être malfaisant a échoué dans sa tentative d'en faire un esclave mental. Le bouclier rendait l'essence de Brin trouble et difficile à identifier – et nous n'avons pas laissé le temps à l'être malfaisant de se pencher sur le problème. — Tu es satisfait de tes patrouilleurs? — Oh, oui. Faon choisit ses mots avec soin. — Je ne suis pas certaine qu'ils le sachent. Tu as été plutôt morose ce soir. Il haussa les sourcils. — Les jeunes se sont bien débrouillés. Brin aussi. Il n'a pas été un fardeau, bien au contraire. Après ça, je crois qu'aucun d'eux ne regardera les fermiers du même œil. (Il resta silencieux un moment.) C'est l'être malfaisant qui me tracasse. — Pourquoi ? Il inspira, puis expira lentement. — Je ne sais pas. Ça me travaille, c'est tout. Chaque être malfaisant ressemble aux autres, et pourtant ils sont tous différents. Qu'est-ce qu'il faisait, exposé ainsi, sur la route? — Peut-être qu'il changeait simplement de tanière, qu'il cherchait un meilleur endroit pour muer? — C'est possible. (Dag ne semblait pas convaincu.) Mais d'habitude, ils ne se montrent pas aussi agressifs quand ils sont au seuil d'une mue. Ils ne quittent pas leur repaire et laissent leurs hommes de vase amener leurs proies jusqu'à eux. — Peut-être que... Je ne sais pas. Il a peut-être arraché l'essence d'un animal enragé? — Je ne crois pas que ça marche comme ça. (Dag secoua la tête, la serrant contre lui alors qu'elle se tournait pour épouser la forme de son corps.) Mais tu as raison : je féliciterai mes jeunes patrouilleurs dès demain. Ils l'ont bien mérité. Le jour suivant se leva sur un temps clair; le convoi se mit en route avec force craquements peu après l'aube. Rase se sentait suffisamment d'aplomb pour monter à cheval, bien qu'il ait eu besoin de l'aide d'Indigo pour seller sa monture et du soutien de deux de ses camarades pour se mettre en selle. Six kilomètres plus loin, ils interrompirent leur progression quand tous ceux qui n'avaient pas participé au combat eurent droit à une visite guidée du champ de bataille avec les commentaires détaillés de tous les acteurs présents. Faon assista à la scène, assise sur Pie, légèrement inquiète de l'effet que l'exposition à une désolation persistante pourrait avoir sur son enfant. Elle guettait avec impatience la première manifestation de vie à l'intérieur de son ventre. Elle ne l'avait pas avoué à Dag, mais elle considérait que, si elle parvenait à mener sa grossesse au-delà du moment où la première avait échoué, elle y verrait un signe d'espoir, comme si une malédiction avait été levée. Le moment était donc bien mal choisi pour croiser la route d'un être malfaisant; sa précédente expérience lui avait laissé des souvenirs épouvantables et elle se sentait bien plus secouée qu'elle le laissait paraitre. Mais Brin et les patrouilleurs achevèrent enfin le récit de leurs exploits et ils purent repartir. Plus tard dans la matinée, ils arrivèrent à l'endroit où Dag pensait que l'être malfaisant était apparu sur la route et il prit la tête d'un contingent mêlant patrouilleurs et fermiers afin d'aller explorer la crête à l'est, à la recherche de la tanière du monstre. Sumac resta près des chariots pour prendre soin de Rase, avec Nita, qui avait déjà vu des repaires d'êtres malfaisants en Luthlia, comme appui. Bo déclina également l'invitation et, comme à l'accoutumée, Hod se rangea de son côté. Baie, avec un large sourire, se pencha sur le pommeau de sa selle pour chuchoter à Faon : — J'aurais cru que Bo aurait une gueule de bois bien pire que ça ce matin. À minuit la nuit dernière, il me jurait avoir aperçu des chauves-souris de la taille d'un vautour voler en travers de la lune. — C'est comme la fois où il m'avait soutenu que dans le sud on utilisait des serpents cerceaux pour les roues de chariots ? Et tu te souviens de son histoire de bateau faisant la course dans les marais, tirés par des attelages d'alligators ? Ou encore la fois où il a plu tellement fort qu'il a vu des poissons-chats nager dans le ciel et des gens les attraper avec leurs chapeaux? — Je suppose. Mais la pêche n'a pas été bonne. Faon ricana et fit avancer Pie. Elle n'aurait pas été surprise si Bo avait aperçu des vautours. Les cadavres des hommes de vase puaient à l'air libre et finiraient par attirer les charognards. Les vautours étaient-ils des oiseaux de nuit ? Le paysage ravagé par le feu s'étendait sur des kilomètres et Faon essaya d'imaginer l'ampleur du brasier qui avait réussi à détruire ces bois. À quelle vitesse le vent avait-il manié le fouet de ce mur orange et mortel ? Cela lui rappela que les incendies faisaient sans doute courir d'aussi grands risques à ce monde que les êtres malfaisants – et avec la même indifférence. Entre périr par les flammes et trouver la mort à cause de la désolation, le choix était peu enviable. Pourtant, il ne faudrait à la terre que quelques années pour se remettre du feu, pas des décennies ou des siècles. Et du point de vue des ronciers ou des épilobes, une bonne flambée pouvait même être considérée comme une bénédiction. Ses ruminations devinrent plus sombres quand ils s'arrêtèrent pour déjeuner près d'un cours d'eau qui longeait les restes d'un village détruit par ce même incendie, trois ans plus tôt. Elle comprit soudain pourquoi cette vallée était si peu peuplée. Elle se promena entre les traces de maisons et de cabanes, des vestiges calcinés pointant entre les mauvaises herbes, tels des os à travers la peau. — On pourrait s'installer ici, dit Grouse, lorgnant un bout de terrain plat à proximité du ruisseau qui avait sans doute constitué l'attrait majeur de cet endroit aux yeux de ses habitants chassés par le feu. — Il est hors de question que j'habite dans une région où il y a des monstres, des incendies, des hommes-ours et qui sait ce que... Vio dut s'interrompre pour aller rattraper juste à temps Pt'hibou qui semblait bien décidé à plonger la tête la première dans un puits asséché. Alors qu'elle le sauvait d'une mort certaine et qu'il protestait en se débattant violemment, elle regarda au fond du puits et hurla. Faon se précipita à côté d'elle, imitée par Sage et tous ceux qui se trouvaient à portée de voix. Le soleil qui brillait au-dessus de leurs têtes éclairait le puits, révélant un entassement d'os au fond. La chair avait disparu, mais quelques mèches de cheveux et bouts de vêtements subsistaient. — Ils ont dû se réfugier dans l'eau afin d'échapper aux flammes, suggéra Sumac, venue regarder, elle aussi, et ils ont étouffé quand l'incendie est passé. — Ou alors ils se sont noyés, proposa Bo. En essayant de grimper les uns sur les autres. Faon déglutit et s'éloigna d'un pas vif. Il y avait des os de plusieurs tailles, là en bas. Une famille? Deux familles, peut-être. — Et il n'y a eu personne pour les enterrer? S’étonna Calla. — Peut-être que les survivants ont décidé que cette tombe en valait bien une autre, dit Sage. De toute façon, le puits était devenu inutilisable. Après en avoir débattu, ils décidèrent de laisser le puits-tombe en l'état. Faon se passerait de déjeuner; elle n'avait plus faim et n'avait qu'une hâte : quitter ce lieu hanté. L'expédition partie à la recherche de la tanière de l'être malfaisant redescendit des hauteurs et rejoignit le convoi un peu plus loin. Dag avait prédit à Arcadie qu'il regretterait de les avoir accompagnés et il avait vu juste : le visage du guérisseur était moite et aussi blême que celui de Rase. Sumac se précipita à sa rencontre, mais il se contenta de secouer la tête. Les deux groupes échangèrent les descriptions, qui du village rasé par les flammes, qui du repaire de l'être malfaisant, aussi macabres les unes que les autres, et – pour une fois – Bo ne se sentit pas obligé d'ajouter son grain de sel. Tard dans l'après-midi, Faon chevauchait entre Dag et Pinson, en tête du convoi. Tout le monde commençait à inspecter les environs en quête d'un endroit où camper pour la nuit. Dag annonça qu'ils atteindraient probablement le col à la tête de cette longue vallée tard le lendemain. Ce qui allait sans nul doute déclencher une discussion sur le thème « est-il préférable de donner aux bêtes une journée de repos avant ou après l'ascension », mais Faon estima que la seconde proposition risquait fort de l'emporter, personne ne souhaitant s'attarder dans cette région plus longtemps qu'il était strictement nécessaire. Pinson était encore tout excité de sa première visite de la tanière d'un être malfaisant. — Incroyable! Tout était mort et gris à deux cents pas à la ronde. Et ces trous dans la terre d'où étaient sortis les hommes de vase ! Tout était exactement comme tu l'avais dit, Faon ! — C'était si terrible que ça? demanda Faon. Dag secoua la tête. — Rien que tu n'aies déjà vu, Étincelle. Et moins étendu. Ça m'intrigue toujours autant. (Il se retourna sur sa selle, fronçant les sourcils.) Je serais plus rassuré si nous avions croisé d'autres voyageurs aujourd'hui. Dans un sens ou dans l'autre. Sumac se trouvait derrière eux, à côté d'Arcadie, apparemment remis de ses émotions, mais silencieux. — Tant que j'y pense, Dag, fit-elle remarquer. Il faudrait envoyer un rapport au camp de la Trouée du Laurier. Ils auraient dû éliminer cet être malfaisant bien avant que nous le trouvions. — Ah, un bon vieux rapport de patrouille, dit Dag. Bonne idée: montre donc à ces jeunes patrouilleurs comment faire. Avec toi, ils seront à bonne école... Elle lui tira la langue. Avec le sourire, il ajouta: — On pourra le laisser au point de dépôt du courrier de Moulinoir quand on arrivera là-bas. Inutile de faire un détour. — J'aimerais quand même savoir ce qu'a bien pu fabriquer leur patrouille, dit Sumac. Dag fit la grimace. — Moi aussi. Il reprit son expression troublée. Soudain prise d'une idée, Faon se dressa sur sa selle. — Et si l'être malfaisant n'avait pas essayé de nous attaquer, Dag? Peut-être qu'il fuyait quelque chose? — Qu'est-ce qui peut bien faire peur à un monstre pareil ? demanda Pinson. Faon s'anima de plus belle. — Des patrouilleurs! Si ça se trouve, on va tomber sur la patrouille du camp de la Trouée du Laurier un peu plus haut sur la piste. — Ils ne vont pas nous en vouloir parce qu'on a braconné sur leur territoire? s'enquit Pinson. Ce dernier n'avait pas été présent pour la mise à mort, pas plus que Faon, mais d'une certaine manière un peu de la gloire de Brin rejaillissait sur l'ensemble des fermiers du convoi. Faon pensait que ce n'était pas une mauvaise chose. — Ce n'est pas le «gibier» qui manque, précisa Dag. On ne peut pas vraiment parler de braconnage. — Je pense tout de même que la patrouille de la Trouée du Laurier va se sentir un peu gênée. Finalement, je veux bien écrire ce rapport, oncle Dag — juste pour m'en assurer. Le sourire de Dag joua sur ses lèvres, mais disparut de nouveau. — D'après moi, l'être malfaisant ne fuyait pas une patrouille. D'abord, il venait à peine d'éclore et il aurait à peine su comment s'y prendre ; ensuite, les créatures de son espèce nous considèrent comme de la nourriture sur pattes. Personne ne refuse un bon dîner. On s'efforce de les prendre par surprise avec les couteaux du partage. Faon eut la vision curieuse de son prochain repas, bondissant de son assiette et empoignant un couteau pour la frapper. Elle la chassa de son esprit. Elle ne voulait pas imaginer ce que pensaient les êtres malfaisants. Elle avait trop peur d'y parvenir. Peut-être qu'elle avait besoin de se reposer. Elle leva les yeux vers Dag et un grand froid s'installa dans son ventre. Son visage était devenu totalement inexpressif, comme s'il venait d'avoir une idée qui lui déplaisait vraiment, mais alors vraiment, beaucoup. — Impossible..., dit-il dans un souffle. Qu'est-ce qui est impossible, mon amour? Le paysage calciné cédait progressivement la place à des bosquets d'arbres qui n'avaient pas brûlé. Cinq cents mètres plus loin sur la route, Faon apercevait distinctement la limite à partir de laquelle la forêt redevenait plus dense. Avait-elle été épargnée à cause d'une soudaine averse? D'un changement dans le sens du vent? Le bord du cercle solaire effleura la ligne de faîte à l'ouest, les pentes orientées à l'est étaient, elles, déjà plongées dans l'ombre. Elle crut entrevoir un mouvement près de la route, à la limite des arbres, malgré l'obscurité. — Dès que nous aurons passé ses arbres, je vote pour qu'on s'arrête pour la nuit au premier bon ruisseau, dit Pinson, plissant également les yeux. Qu'est-ce qui se passe là-bas? On dirait que les vautours font la fête. Une demi-douzaine de silhouettes sombres s'acharnaient sur une carcasse en battant des ailes. — Qu'est-ce que c'est ? Une chèvre ? demanda Faon. Un chien ? — Peut-être un faon ? proposa Pinson, qui ricana devant son expression dépitée. Dag se dressa brusquement dans ses étriers et observa la scène. — C'est une mule, pas une chèvre. — Impossible, s'esclaffa Pinson. Ça voudrait dire que ces oiseaux font près de trois mètres d'envergure. — Ce ne sont pas des oiseaux. Sumac? J'ai besoin de tes yeux. Et de ton InnéSens. D'un coup de genoux, Sumac fit avancer son cheval et se joignit à Dag. Elle retint son souffle. — Qu'est-ce que... Dag, tu as déjà vu des horreurs pareilles ? — On dirait des hommes de vase... (Sa voix manquait terriblement d'assurance.) Enfin, plutôt des sortes de chauves-souris... Pas de plumes et les articulations ne correspondent pas à l'anatomie d'un oiseau. Ce sont bien des ailes de chauves-souris. — Les êtres malfaisants sont capables de créer des hommes de vase à partir de chauves-souris? Des... des choses-souris? dit Pinson d'un air interdit. Pourquoi vous ne nous avez rien dit ? — Je n'en ai jamais vu auparavant, répondit Dag. Des hommes-loups, oui. Alors pourquoi pas des choses-souris ? Et pourquoi pas des alligators, dans ce cas? Faon frémit rien que d'y penser. — Dieux absents, elles sont énormes, dit Arcadie, venu voir à son tour, avec un chevrotement dans la voix qui ne lui ressemblait guère. Autour de la carcasse de la mule, l'une des formes fut repoussée par ses congénères qui festoyaient. Elle déploya ses longues ailes tannées et laissa échapper un grognement aigu, un son rappelant celui d'une scie qui se coinçait. — Tu crois que c'est ce qui reste de l'armée de l'être malfaisant? demanda Faon. Comme ces hommes de vase qui ont réussi à s'échapper en traversant la rivière ? Elle espérait ardemment avoir vu juste, parce qu'autrement... Qu'est-ce qui pouvait bien mettre en fuite un être malfaisant? Rien. Excepté un autre être malfaisant, pire que lui. — Je rêve, ou elles ont des mains au sommet des ailes ? dit Sumac. Avec... des griffes ? — Désolation, jura Dag. Faon, Pinson, retournez au convoi et faites arrêter les chariots. Sumac, rassemble les patrouilleurs. Je vais aller jeter un coup d'œil de plus près. — Certainement pas seul, protesta sèchement Sumac. Arcadie, occupe-toi de prévenir les patrouilleurs. Arcadie déglutit, hocha la tête et fit faire demi-tour à son cheval. À contrecœur, Faon l'imita, se retournant maladroitement sur sa selle afin de regarder par-dessus son épaule. Alors que Dag et Sumac s'approchaient au petit galop de la carcasse, les créatures se dispersèrent avec force bruits de scie. Elles s'éloignèrent gauchement, traînant leurs ailes derrière elles, tels des auvents de tente à moitié repliés. Deux des choses-souris grimpèrent dans des arbres tout proches en s'aidant de leurs griffes. Les autres allèrent se réfugier sur un amoncellement rocheux, se piétinant les unes les autres afin de gagner de la hauteur. L'une d'elles se retourna et poussa un cri, dressée sur ses pattes et battant de ses vastes ailes de cuir, fanfaronnant tel un coq. Effrayés, les chevaux de Dag et Sumac essayèrent tous deux de faire volte-face et de prendre la fuite. Dag ne parvint pas à forcer Tête de Cuivre à s'approcher suffisamment pour lui permettre de jouer du couteau, mais il réussit à persuader sa monture de se retourner et de décocher une ruade. Les sabots ferrés atteignirent leur cible et Faon entendit l'os craquer. La chose-souris hurla encore et s'éloigna piteusement, traînant son aile brisée derrière elle. Tête de Cuivre manifesta énergiquement son enthousiasme. Les créatures qui s'étaient réfugiées sur l'amoncellement rocheux s'envolèrent l'une après l'autre dans de grands battements d'ailes sonores, s'élevant presque immédiatement dans les airs. Elles volaient! De la chauve-souris, elles avaient adopté la forme générale – corps plat étrangement rectangulaire rappelant celui d'un écureuil volant, tête large, oreilles pointues et repliées en arrière. De là où elle se trouvait, Faon ne parvenait pas à distinguer la forme de leur bouche. Pis, elles volaient très bien. Gagnant de l'altitude, le sinistre trio s'éloigna rapidement au-dessus des bois. Sumac dit quelque chose en faisant de grands gestes ; Dag l'approuva d'un signe de la tête. Tous deux revinrent en galopant vers les chariots. — Il faut faire demi-tour! dit Dag d'une voix pantelante. — Encore! Gémit Grouse. Faon hésita. — Dag... Derrière nous, la terre calcinée s'étend sur des kilomètres. Si ces monstres peuvent nous attaquer depuis le ciel (et cela ne semblait faire aucun doute), on ne serait pas plus en sécurité dans la forêt, où leurs ailes se prendraient dans les branches ? Il la fixa, bouche bée, les yeux dilatés. — Ah, dit-il d'une voix rauque. Tu as raison. — Allez au moins vous réfugier sous les arbres, proposa Sumac dont le cheval horrifié résistait toujours. Le temps pour nous d'effectuer une reconnaissance et de faire le point. Les couteaux ne serviront à rien contre ces créatures. Il nous faut des épieux et des arcs. — Des haches, aussi, suggéra Faon. Avec un long manche. Tous les cavaliers vinrent se rassembler autour du petit groupe pour écouter. Sage confia les rênes de leur attelage à Calla et accourut, lui aussi; il avait eu la présence d'esprit de prendre sa masse à long manche, bien que la main serrant l'outil tremble légèrement. Les chariots repartirent. Faon resta auprès de Calla. Tous les patrouilleurs, à l'exception de Rase, et la moitié des fermiers, constituèrent une avant-garde ayant pour mission de tuer les choses-souris. Ils retrouvèrent rapidement celle que Tête de Cuivre avait blessée; quand ils s'écartèrent, la forme ne bougeait plus et ressemblait à une tente qui se serait écroulée. Les deux autres semblaient être prises au piège des branches d'un arbre. Un cavalier aurait pu les atteindre à l'aide d'un épieu, mais aucun cheval ne se laissa convaincre d'approcher. Brin avait déjà mis pied à terre. Faon entendit le son du rochet de son arbalète et le vit échanger des signes avec Sumac concernant le meilleur angle de tir. Faon se trouvait donc aux premières loges quand un nuage noir d'une cinquantaine de ces choses-souris surgit au-dessus de la crête à l'est et s'abattit sur eux. Elle n'avait jamais été du genre démonstratif: très peu pour elle, les hurlements ou les cris aigus généralement associés à la gent féminine. Mais cette fois, elle hurla pour de bon. Pie réagit aux nombreux battements d'ailes comme toutes les autres montures, en s'inclinant brusquement sous elle, manquant de la désarçonner, l'emportant à toute allure loin des chariots. Si la jument avait couru vers les arbres, Faon l'aurait laissée faire. Elle tira sur les rênes, essayant d'obliger Pie à tourner la tête en espérant que son corps suivrait. Des larmes ruisselaient des yeux de Faon, balayées par le vent, alors qu'elle bondissait sur sa selle. Elle eut le souffle coupé par la terreur de mal tomber et de peut-être perdre le bébé, puis elle comprit qu'à pareille allure elle risquait plus de se briser le cou. Elle trouva cette pensée curieusement libératrice. Elle serra les jambes, se sentant glisser à chaque foulée, puis abandonna les rênes pour s'agripper au pommeau. Tous les animaux s'emballaient ou essayaient de le faire. Le chariot de la famille Tilleul avait ralenti parce que les deux mules de tête s'étaient emmêlées dans leurs traits, et le chariot de Sage et Calla était coincé derrière. Grouse était tombé par terre, mais il suivait son chariot, sautant en l'air pour distribuer des coups d'épieu aux choses-souris qui le survolaient. Sur le banc, Vio se cramponnait au cercle formé par le toit et agitait une poêle en fer. Le chariot était couvert de choses-souris qui continuaient à affluer, un peu comme elles s'étaient acharnées sur la mule morte. Utilisant leurs mains pour ne pas lâcher prise, elles déchiraient également le toit de toile à l'aide de leurs pieds griffus, farfouillant à l'intérieur, comme si elles cherchaient quelque chose. Vio abattait sa poêle sur les griffes, tel un marteau, et frappait au visage ou sur le corps toutes celles qui passaient à sa portée. Elle réussit à en éloigner certaines, mais il en venait toujours plus. Les cris de Vio devinrent hystériques quand une chose-souris battit des ailes et commença à s'élever, serrant son dernier-né entre ses deux pieds. Sous l'effet de la terreur et de la douleur, la bouche de Pt'hibou forma un « 0 » tandis qu'il était soulevé dans les airs, les pans de sa chemise claquant furieusement autour de ses genoux qui s'agitaient. Du coin de l'œil, Faon aperçut un jeune patrouilleur — elle ne l'avait pas reconnu —, désarçonné et hissé depuis son cheval. Trois claquements d'ailes plus tard, il réussit à se libérer, mais seulement pour s'écraser sur le sol avec un cri trop tôt interrompu par un bruit d'os fracturé. Le bras, la jambe, le cou? Incapable de reprendre le contrôle de Pie, Faon ne pouvait pas voir où il était tombé. Elle prit conscience d'un souffle chaud et nauséabond dans son dos et soudain un pied pourvu de griffes se referma sur son épaule. Son cri de douleur se transforma en un long gémissement, « Va-t'en ! Va-t'en ! Va-t'en», alors qu'elle frappait la créature avec ses mains, mais sans succès puisque la chose-souris l'agrippa par son autre bras tout en continuant à battre de ses vastes ailes. Ses griffes étaient dures comme du fer, ses muscles minces mais puissants. Comme Faon avait lâché le pommeau de sa selle, elle commença à s'élever et tenta désespérément d'enrouler son pied autour de la sangle d'un des étriers. Pie n'avait pas cessé de galoper, les tirant derrière elle comme si Faon et la chose-souris formaient une sorte de cerf-volant — avec Faon dans le rôle de la ficelle. Si la créature lâchait prise et qu'elle tombait, Faon risquait d'être traînée par terre par la cheville, alors que, si elle lâchait, elle risquait de subir le même sort que Pt'hibou... Tête de Cuivre apparut brusquement sur la droite du champ de vision de Faon. Apparemment, Dag était toujours en selle; il haletait, une lueur de folie dans ses yeux d'or. Aucune trace de son couteau de combat. Mais il agitait son crochet comme un forcené et il toucha sa cible au moins une fois, déchirant un lambeau d'aile qui battait contre son visage. La chose-souris glapit et retira ses griffes de l'épaule de Faon — sa blessure commença à saigner. Alors que Dag s'apprêtait à assener un nouveau coup, la chose-souris saisit son crochet dans son pied et serra, relâchant par la même occasion le bras gauche de Faon. Elle se cramponna à sa selle en retombant, s'arrachant plusieurs ongles au passage, mais dégagea sa cheville de la sangle et tomba par terre sur ses pieds et non sur la tête, roulant sur le sol humide et les mauvaises herbes. Elle se mit à genoux tant bien que mal, regardant autour d'elle avec une sensation de vertige et essayant de repérer Dag. Pie s'éloigna en bronchant. Tête de Cuivre, affolé par la monstrueuse créature ailée qui refusait de lâcher prise, baissa la tête et décocha une made puissante qui aurait pu envoyer son cavalier dans les airs même sans l'assistance d'une chose-souris. Un autre monstre descendit en piqué. — Prendre jambe ! ordonna son congénère d'une voix stridente, alors que Dag se débattait comme un beau diable. La deuxième chose-souris enfonça une de ses griffes dans l'une de ses bottes, puis raffermit sa prise en refermant son autre pied sur la cheville de Dag. Les deux créatures réussirent l'exploit de ne pas faire s'entrechoquer leurs ailes et commencèrent à s'élever. Elles parlent! Elles sont intelligentes! Elles sont capables de s'entraider! Oh non... Faon chancela à l'ombre du nuage qui s'était abattu sur eux. Elle pensa qu'elle pleurait, mais aucun son ne semblait s'échapper de sa gorge complètement sèche. Plus haut dans le ciel, Dag se tortillait, tirait, jurait. Se rappelant la chute du patrouilleur dont elle avait été témoin, Faon cria dans sa direction : — Dag! N'essaie pas de lutter tant que tu ne seras pas plus près du sol! Il baissa les yeux vers elle et sembla enfin prendre conscience de l'altitude à laquelle il se trouvait. Soudain, il s'immobilisa. Il m'a entendue, il a compris, dieux merci! De sa main libre, il tâtonna autour de son cou, saisit la lanière de cuir au bout de laquelle pendait le couteau de Crâne. — Étincelle, attrape le couteau! Bouche bée, perplexe, elle assista à la chute du couteau dans son fourreau; il tourna dans les airs et atterrit dans les broussailles où il rebondit, sans se casser, sur le sol mou. Relevant la tête, elle vit Dag aller plus haut, toujours plus haut... Au loin, les hurlements de Pt'hibou s'éloignaient vers l'ouest ; derrière lui, une chose-souris semblait également avoir capturé Tavie, bien qu'elle semble peiner à prendre de l'altitude en dépit de ses puissants battements d'ailes – sans doute une question de poids. Faon ne pensait pas que ces sales bêtes puissent peser plus de vingt kilos – ailes comprises – mais les plus grosses paraissaient capables d'en soulever près de cinquante. Faon pesait moins que ça. Elle se tortilla et chercha un jeune arbre solidement ancré dans le sol pour s'y accrocher tant que les choses-souris n'auraient pas renoncé. Mais apparemment, elles n'étaient pas en mesure de s'attaquer à des proies à même le sol sans se prendre dans leurs propres ailes. Une fois à terre, leur maladresse les mettait à la merci de n'importe quel adversaire motivé – même elle. Elle leva de nouveau la tête. Les chariots et les cavaliers avaient rejoint l'abri des arbres, laissant bon nombre de choses-souris blessées ou mortes dans leur sillage. Un massacre qui n'offrait qu'une maigre consolation. Le cheval de Tavie était à terre, laissant échapper des sons épouvantables; on lui avait ouvert le ventre et il saignait abondamment. Quelques choses-souris furent incapables de résister à l'attrait exercé par l'impuissance de l'animal, à l'instar de la nuée qui s'était abattue sur la mule morte, mais la plupart des survivantes préférèrent prendre l'air et suivre leurs camarades qui portaient les captifs. Les retardataires un peu trop tentées de céder à leurs appétits furent d'ailleurs rappelées à l'ordre. Vers l'est, à la lisière de la forêt, Faon crut apercevoir Sumac qui éperonnait son cheval, se risquant hors du couvert des arbres dans une vaine tentative de poursuite. Faon rampa jusqu'au couteau du partage et le ramassa, le serrant entre ses doigts tremblants et ensanglantés. Brin galopa à sa rencontre, glissa au bas de sa selle, la jeta sur son cheval et monta derrière elle. Elle était incapable de parler, essayant péniblement de respirer normalement, mais elle rangea le couteau sous sa chemise alors qu'ils se précipitaient de nouveau vers les bois. Une fois en sécurité derrière l'écran des branches, elle mit pied à terre, puis tomba à genoux, ses jambes refusant de la porter. Elle avait envie de s'évanouir, de fuir ce moment horrible, mais elle n'avait jamais su faire ça sur commande. Elle allait devoir se lever et faire face à la suite des événements. — Il t'a donné son couteau! Pourquoi il t'a lancé ce couteau ? demanda Brin d'une voix rauque. C'est la dernière chose qu'il a faite! Nita, égratignée, en sang et l'air farouche, s'avança. — Je l'ai vu, moi aussi. C'est de la folie! Dag a autant de chances – si ce n'est plus – que nous de pouvoir l'utiliser! Dieux absents, c'est le seul couteau du partage qui nous reste! À travers le feuillage, Faon regarda craintivement le ciel lumineux et vide, et songea, Non. Il en possède un autre. Chapitre 19 Dag avait entendu dire que certaines personnes rêvaient de pouvoir voler. S'il survivait à cette aventure, il en ferait sans doute des cauchemars. Mais pour l'instant, mieux valait éviter de... ... regarder en bas. Il frémit, le souffle coupé. En dessous de lui, le monde semblait tournoyer follement, telle une carte qui aurait pris vie. Les battements des ailes des choses-souris étaient aussi bruyants qu'une tente s'envolant dans une tempête. Vus d'en haut, les chevaux avaient l'apparence étrange d'ovoïdes sans pattes agitant la tête avec curiosité. Tête de Cuivre et Pie couraient sans cavalier et multipliaient les ruades. Est-ce que Faon était tombée? Où ça? Là. Trop immobile? Non — elle venait de se précipiter sous un petit arbre qui semblait offrir une protection bien maigre. En vie. Pour l'instant, pour l'instant. Au passage suivant, il aperçut Sumac, le visage levé vers lui, fouettant sa monture. Elle se laissa distancer. Les choses-souris progressaient à une allure impressionnante, rien ne semblait pouvoir les arrêter. Non, flux. Les chose-souris allaient peiner pour franchir la crête à l'est. Dag cessa de penser au couteau dissimulé dans sa botte et préféra raffermir sa prise autour de l'autre cheville de son ravisseur. Ainsi, il ne serait pas totalement à sa merci... La chose-souris secoua son pied et laissa échapper un grognement de colère, mais, dans sa position actuelle, elle était presque aussi impuissante que Dag. Le sentiment de panique qui avait commencé à envahir celui-ci s'estompa un peu grâce à cette fausse — à n'en pas douter — sensation de contrôle. Faon avait vu le problème immédiatement, pendant qu'il avait encore la tête qui tournait. S'il se dégageait à pareille hauteur — la chute vertigineuse, le choc de l'impact —, même Arcadie n'aurait pas le talent nécessaire pour recoller les morceaux. Désolation, je donne l'impression de savoir ce que je fais à tous ceux qui m'entourent, simplement parce que je fais essentiellement la même chose depuis quarante ans. La réelle nouveauté révélait ses faiblesses. Comme dans le cas présent, où il n'avait qu'une envie: descendre. Mais pas aussi vite... Il tendit le cou et essaya de regarder dans d'autres directions. La plupart des choses-souris survivantes avaient pris de l'avance sur leurs congénères plus chargés. Il entendait les cris perçants de Pt'hibou, pas très loin devant lui, mais un peu plus haut. Apparemment, la chose-souris qui avait capturé l'enfant n'avait pas percé la peau avec ses griffes — celle qui avait agressé Faon n'avait pas fait preuve des mêmes égards — et tenait ses bras entre ses griffes comme si elle lui avait passé les menottes. Tavie était devant lui et plus bas; elle se débattait. Elle aussi, avait compris qu'enrouler ses mains autour des chevilles de son ravisseur lui permettait d'exercer un certain contrôle sur lui. Elle se tortillait et donnait des coups de pied dans le vide, tirant sa chose-souris plus près de la crête, qui donnait l'impression de s'élever vers eux. Les rochers gris paraissaient anguleux et meurtriers, les arbres ressemblaient aux pieux d'un piège mortel. Dag avait-il la possibilité de forcer pareille descente sans risquer la chute fatale? Une fois qu'ils auraient dépassé la ligne de faîte, la terre redeviendrait hors de portée. Je n'aurai pas de meilleure chance. S'il trouvait un moyen de se débarrasser de la chose-souris qui était accrochée à sa botte, l'autre ne serait peut-être plus capable de supporter son poids. Il donna un coup de pied, qui n'eut d'autre effet que de lui valoir un sifflement rageur et un resserrement de l'étreinte qui hissa sa jambe droite plus haut et à un angle moins confortable. Étaient-ils proches de l'être malfaisant? Les choses-souris qui menaient bon train en tête semblaient se diriger vers la crête suivante, à cinq bons kilomètres à vol d'oiseau — au moins. Dag se risqua à entrouvrir son InnéSens, vers le haut, en direction des corps des deux choses-souris, comme il l'aurait fait pour examiner un de ses patients. Leurs poitrines se soulevaient avec effort, leurs cœurs volumineux battant la chamade. Leur essence était une horreur, mais il ignora volontairement cela. Il se concentra sur la seconde chose-souris, plus profond, toujours plus profond... La crête approchait rapidement. Il n'avait pas le temps de... Il n'avait plus le temps. Il arrangea une projection, s'introduisit dans le corps de la créature et arracha l'essence de l'équivalent d'un trou d'épingle dans la grande artère sortant du cœur de la chose-souris. Trois battements d'ailes pénibles de plus, trois pulsations, et le vaisseau sanguin se déchira. La bouche de la chose-souris s'ouvrit sur un rugissement de douleur, ses yeux roulèrent dans leurs orbites, puis elle tomba, ses griffes se détachant de la botte de Dag. Elle s'écrasa parmi les arbres. Surprise, la créature restante fit une embardée avant de redoubler d'efforts. La chose-souris qui portait Pt'hibou se retourna et descendit plus près, encourageant sa congénère: — Allez! Allez! Si je veux éviter une mort atroce à ce pauvre gosse, c'est maintenant ou jamais. Dag avait déjà eu son essence partiellement arrachée par un être malfaisant; en comparaison, s'écraser sur les rochers était une partie de plaisir. Cette fois, Dag projeta son essence à pleine puissance, s'attaquant à la grosse veine entrant dans le cœur. Un peu plus lent pour faire effet, peut-être... ? Il sentit le « pop », se retira immédiatement. La chose-souris de Pt'hibou poussa un hurlement, s'étouffa, son battement d'ailes ralentit... elle amorça une descente en vrille... et s'écrasa dans les branches. Les cris de Pt'hibou cessèrent trop soudainement. La chose-souris de Dag tombait, elle aussi. Elle relâcha son étreinte sur son crochet, essaya de lui faire lâcher prise. Mais en rendant son crochet à Dag, elle lui avait redonné une arme. Il commença à frapper à l'aveuglette, vers le haut, déchirant la peau des courtes pattes arrière de la créature, réduisant en lambeaux le bas de ses ailes. Une pluie de sang rouge vif commença à tomber sur Dag. Un hêtre monta à leur rencontre. Les ailes de la chose-souris se prirent dans les branches ; elle se dégagea, se coinça de nouveau, se débattit. Ensemble, la chose-souris et sa proie entamèrent une descente à se rompre le cou dans une pluie de feuilles et de petites branches. Au moment précis où Dag prit conscience que le danger le plus immédiat résidait dans le risque que la créature atterrisse sur lui, sa main rendue moite par la sueur lâcha la cheville ensanglantée et il tomba. Il essaya d'encaisser le choc de l'impact en pliant les genoux et en roulant sur lui-même sur la pente raide, mais il n'avait pas prévu de se prendre la cheville droite dans une racine formant une boucle aussi solide qu'une amarre et de se la tordre violemment. Cela lui épargna au moins de tomber cul par-dessus tête sur le versant de la montagne. Ensuite, la chose-souris atterrit sur lui. Avec un grognement. Dans un univers de souffrance, Dag lutta pour s'extraire de sous l'enveloppe noire et étouffante des ailes. Sa main se referma sur la première arme solide qu'il put trouver, une branche cassée. Il la leva et se mit à assener des coups frénétiques sur le crâne fragile. Au troisième coup, il croisa pour la première fois les grands yeux bruns levés vers lui. — Aïe, se plaignit son adversaire. Mal. Une voix humaine, les yeux d'un animal, et l'étonnement d'un enfant devant tant d'acharnement. La chose-souris frémit, s'étrangla et mourut. Dag reprit lentement — et péniblement — son souffle, avant de vomir le contenu de son estomac, c'est-à-dire pas grand-chose. Oh, dieux absents. Il s'écroula comme une masse. Son visage était humide et poisseux — des larmes, ou peut-être du sang. Il s'en fichait. Prenant sa tête entre ses bras, il se mit à pleurer. Il reprit ses esprits et le contrôle de sa respiration après quelques minutes. Il était à bout de nerfs, et son corps, qui tremblait comme celui de Grouse au plus fort de sa fièvre, ne valait pas mieux. Levant la main droite, il s'assura de la présence de son bracelet de mariage autour de son bras gauche et le serra à travers le tissu déchiré de sa chemise. Elle est en vie. Étincelle est vivante. Elle a besoin de toi. Commence déjà par là. C'était un bon début. Sur cette base, il pouvait repartir. Ou au moins... s'asseoir. Son entorse à la cheville lancinait sous sa botte. Il la considéra avec désapprobation, tournant son InnéSens vers lui-même, ce qui lui valut d'être parcouru par une nouvelle vague de nausée. Il était pratiquement certain qu'aucune cheville n'avait été conçue pour être tordue à ce point. Il défit sa botte et, avec beaucoup de difficulté, en sortit le couteau de combat, observant avec curiosité la lame pliée. Voilà pourquoi l'os de ma cheville ne s'est pas simplement cassé. Il n'avait pas imaginé que son couteau puisse le sauver de cette manière, mais ça lui convenait tout à fait. Il laça de nouveau sa botte, pour ne pas laisser le temps à l'articulation d'enfler encore plus. L'essence arrachée aux choses-souris avait laissé comme une tache de graisse dans sa propre essence — Arcadie n'aurait probablement pas approuvé — mais rien à voir avec la noirceur de la désolation qui l'avait empoisonné la fois où il s'était attaqué à l'essence d'un être malfaisant. La contamination l'empêcherait d'exercer ses fonctions de guérisseur pendant quelques semaines, ce qui ne serait pas vraiment un problème tant il se sentait plutôt dans la peau du patient pour l'instant. Au moins n'avait-il pas échangé une mort rapide contre une mort lente. Pas encore en tout cas. Au loin, plus bas sur la pente, un enfant commença à pleurer. Faiblement. Des sanglots étouffés. Dag se figea. Il déploya son InnéSens. Il est en vie. Ce garnement avait survécu à sa chute! À tâtons, Dag chercha autour de lui un long et solide bâton qu'il nettoya de toutes les petites branches latérales à l'aide de son couteau tordu. Puis il s'appuya dessus pour se hisser sur ses jambes et entama la descente — aussi rapidement qu'il osait se le permettre, parce qu'il ne pensait pas qu'une nouvelle chute servirait à grand-chose. Il faisait de plus en plus sombre sous les arbres, bien que le ciel au-dessus de la canopée soit encore lumineux, avec des stries roses des nuages d'altitude. Les pleurs devinrent plus forts à mesure qu'il progressait en dérapant d'arbre en arbre. La forme noire d'une chose-souris gisait sur le sol, telle une cape que quelqu'un aurait abandonnée là, à moitié enroulée autour du tronc d'un hickory. Les pleurs provenaient de sous les plis. Posant son bâton contre le tronc, Dag se baissa et poussa la carcasse de côté, révélant Pt'hibou, pelotonné et tremblant. Le petit garçon leva la tête vers Dag et hurla de plus belle. L'InnéSens de Dag établit un rapide diagnostic. Jambes, bras, tête, cou, colonne vertébrale: rien de cassé. Les deux yeux clignaient toujours parfaitement. Les poumons étaient clairement en état de marche. Des éraflures et des égratignures un peu partout, une oreille arrachée, et les bleus consécutifs à une chute dans les arbres. Dag se pencha avec un grognement douloureux. L'enfant eut un mouvement de recul. Le souvenir de sa deuxième rencontre avec Étincelle lui revint soudain en mémoire : il venait de la sauver d'une agression violente; comme elle n'avait pas encore suffisamment repris ses esprits pour distinguer ses amis de ses ennemis, elle avait tenté de lui arracher les yeux quand il avait voulu la prendre dans ses bras pour la réconforter. — Je suppose que je n'offre pas un spectacle vraiment rassurant, dit-il tristement à Pt'hibou. Mais je suis un gentil. Les braillements cessèrent, peut-être sous l'effet de la surprise. Puis ils reprirent, mais pas aussi bruyamment. — Dieux absents, fit la voix de Tavie. Faites-moi taire ce morveux ! Il va nous faire repérer par tous les hommes de vase à un kilomètre à la ronde. Ou par les choses-souris. Tavie descendit la pente, titubant d'arbre en arbre, et tomba à genoux à côté de Dag, épuisée. Visiblement, rien de cassé non plus chez elle, mais des bleus, des coupures, des marques laissées par les branches. Sa tresse rousse était défaite, des mèches de cheveux s'en échappaient et du sang suintait de son cuir chevelu. Ses yeux cuivrés étaient dilatés. Dag soupçonnait les siens de l'être aussi. — Bienvenue à la maison, murmura-t-il. Content de voir que tu es toujours en un seul morceau. — Dieux absents, s'exclama-t-elle, personne ne m'avait prévenue que le nord était rempli de chauves-souris géantes! Elle regarda Dag avec colère comme s'il y était pour quelque chose. Dag dut se retenir de s'excuser. — J'en suis le premier surpris. Qu'est-il arrivé à ta chose-souris ? — Quand elle a compris qu'elle ne parviendrait pas à franchir la crête, elle s'est débarrassée de moi en me lâchant sur des cornouillers, puis elle a filé. Sa mâchoire se serra en une expression de frustration. Mais, heureusement pour elle, elle semblait avoir bénéficié d'un atterrissage plus confortable que le sien. — Et... euh... comment tu te débrouilles avec les enfants? — J'étais la cadette dans ma famille, répondit-elle sans perdre de temps, dévisageant le petit pleureur d'un air affolé. Je ne sais rien sur les enfants – fermiers ou pas. — Ah. (Dag soupira et tendit la main.) Viens par-là, Pt'hibou. (L'enfant eut encore un mouvement de recul.) Bon... Tavie avait raison à propos du bruit. À contrecœur, Dag s'ouvrit et façonna une persuasion pour le garçonnet choqué. Tout va bien. Je ne te ferai aucun mal. Tu as envie de venir avec moi. Tout ira bien. Il laissa même l'ensorcellement, pour faire bonne mesure. — Maaa... man, gémit Pt'hibou. — Désolé, mais la seule personne ici présente qui pourrait ressembler à ta maman n'a pas envie de jouer avec toi. Elle est encore très jeune, elle aussi. Tu vas devoir te contenter de moi. Allez, viens. — Maaa... maan. Mais Pt'hibou cessa de reculer à son approche. Dag tendit le bras et prit l'enfant sur ses genoux. Pt'hibou changea brusquement d'avis, hoqueta, et enfonça son visage poisseux dans la chemise de Dag, s'accrochant tel un bébé opossum. Vu ce qui restait du vêtement, Dag ne craignait pas qu'il puisse faire plus de dégâts. — Comment vous avez fait? demanda Tavie – chuchota, en fait, peut-être influencée par la brusque interruption des cris. — J'ai triché, admit Dag. — Ah. Tavie lança un regard craintif en direction du ciel, à l'affût du moindre mouvement. — N'ouvre pas ton essence, la prévint Dag. — Non, bien sûr. Mais est-ce qu'elles peuvent nous voir dans le noir ? — Pas à travers les arbres. La roche nous protégerait encore mieux. Toi et moi pouvons masquer notre essence, mais le petit n'en est pas capable. Il agira comme un signal lumineux. — Vous pensez que ces choses-souris ont un InnéSens ? — Possible. (Une sombre perspective. L'être malfaisant qui les avait créées avait déjà dû prendre des humains, sinon il n'aurait pas été capable de les doter de la parole. Avait-il également capturé un Marcheur du Lac pour lui voler des pouvoirs plus profonds ?) La lune ne va pas tarder à se lever. Profitons du peu de lumière qui nous reste pour trouver un endroit où nous cacher pour la nuit. Avec de l'eau à proximité. Les adultes pourraient sauter un repas, mais Dag était assoiffé – et Pt'hibou probablement aussi. Tavie regarda sa cheville. — Comment ça se présente? — Mal. — Alors c'est moi qui vais reconnaître le terrain, — D'accord. Tavie s'éclipsa sans faire de bruit, comme tout bon patrouilleur savait le faire. Dag patienta, contemplant son nouveau fardeau. À présent, Pt'hibou était allongé sur le côté, la tête reposant sur le genou de Dag, affichant un calme de façade. L'hystérie rôdait sous la surface, tel un poisson décrivant des cercles sous un lac gelé. Heureusement, Tavie fut vite de retour et ils entamèrent la descente de la pente escarpée à la nuit tombante. Les saillies et les fissures dans la roche ne manquaient pas; l'eau était plus difficile à trouver à pareille hauteur, mais Tavie avait découvert un filet d'eau moussu qui se transformerait vraisemblablement en ruisseau plus bas. Il filtrait plus qu'il coulait, mais les gouttes étaient recueillies dans une sorte de bol naturel en pierre, avant de poursuivre leur chemin. Chacun son tour, ils s'agenouillèrent devant la cuvette afin d'absorber ce bienfait. Pt'hibou eut plus de mal à comprendre cette nouvelle façon de boire, mais il finit par s'y faire, puis il voulut jouer dans la petite flaque et protesta quand Dag l'entraîna tout au fond de l'anfractuosité dans la roche qui allait leur servir d'abri pour la nuit. Il s'installa entre Pt'hibou et Tavie, la jeune patrouilleuse préférant clairement avoir quelqu'un entre elle et le petit fermier mécontent. Avec un surplomb à l'arrière, la fissure était invisible au regard comme à l'InnéSens depuis cinq directions sur six. Dag était moins convaincu de la protection qu'elle leur offrirait si des choses-souris décidaient de donner l'assaut – leurs ailes se repliaient plutôt bien quand elles n'étaient pas prises dans les branches des arbres. Mais les mains et les pieds griffus de ces créatures, bien que dangereux, ne paraissaient pas faits pour tenir des armes — bien sûr, l'armée de l'être malfaisant n'était pas nécessairement constituée de soldats tous conçus de la même façon. Malheureusement, s'ils étaient devenus invisibles aux perceptions des choses-souris, la réciproque était tout aussi vraie. Dag aurait préféré qu'ils atterrissent de l'autre côté de cette crête, sur le versant donnant sur la piste de Tripoint. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il se serait déjà mis en route, entorse ou pas. — D'où viennent ces horribles bestioles ? demanda Tavie, jetant un coup d'œil nerveux au-delà des parois rocheuses étroites de leur refuge temporaire. Dans la mince tranche de ciel violet, Dag ne voyait qu'une étoile solitaire. — À l'origine, ce sont des hommes de vase. Un être malfaisant les a créés. Pas celui que nous avons tué hier. — Ça, je l'avais compris. Dag ferma et rouvrit les yeux à plusieurs reprises, essayant d'organiser ses pensées de manière cohérente. — Ma dernière patrouille dans la région remonte à plus de trente ans — et à l'époque, je ne suis resté qu'une saison. Mais ici le sol, jusqu'à la Grâce au nord, est formé de roches calcaires, et regorge d'entonnoirs, de grottes et de cavernes. Et certaines de ces cavernes hébergent des chauves-souris. — Par milliers? — Oh, non, pas par milliers. Ses épaules en retombèrent de soulagement. Par millions. Tavie en resta bouche bée. Sur un ton entre espoir et consternation, elle dit : — C'est Bo qui raconte ça... pas vrai ? — Non. Les plus vastes de ces cavernes sont incroyablement dangereuses. En plus du risque d'attraper la rage — certaines chauves-souris en sont atteintes —, les fientes des chauves-souris libèrent un poison dans l'air qui peut se révéler mortel quand elles sont aussi nombreuses. Certaines personnes sont mortes asphyxiées après avoir pénétré par hasard dans une de ces grandes cavernes. On raconte que les moufettes et les ratons laveurs entrent parfois pour chasser les bébés chauves-souris, dans le noir absolu — personne n'est parvenu à expliquer comment ils s'y prennent. Une grimace horrifiée déforma le visage de Tavie. — Les patrouilles locales explorent les grottes, mais restent près de la surface. C'est dangereux de se risquer plus loin, bien que, à ce qu'on dit, le sous-sol soit troué de galeries et de couloirs sur des kilomètres. Mais aucun être malfaisant n'a jamais surgi des profondeurs de ces cavernes, probablement parce qu'il n'y a pas assez de vie pour y commencer sa croissance. Sauf si – et j'ai le sentiment que c'est ce qui s'est passé – un être malfaisant a finalement germé à proximité d'une de ces gigantesques colonies de chauves-souris où un véritable festin l'attendait. Ce qui expliquerait aussi comment il a réussi à passer inaperçu entre deux patrouilles: il a grandi très vite. C'est une théorie qui en vaut une autre. Tavie palpa ses blessures d'une main hésitante. Elle aurait besoin d'être recousue ici ou là – comme eux tous, mais leurs plaies se contentaient de suinter à présent. Ils se soigneraient plus tard. Elle leva la tête. — Qu'est-ce que ce gamin a mis dans sa bouche? Dag se retourna. Pt'hibou était assis, l'air dépenaillé et meurtri, arborant une expression horrifiée sur le visage; de la bave coulait de ses lèvres et il mâchait quelque chose. « Beuh... », observa-t-il. Dag introduisit son petit doigt dans la bouche du gamin. — Une chenille, dit-il en brandissant sa prise verte. De cinq bons centimètres de long. — Beurk ! Dag sourit – une sensation étrange sur son visage crispé, comme le craquement d'un cuir bien sec, mais pas désagréable, bien au contraire. Il sortit de sa poche une lamelle sombre. — Tiens, mon garçon. Mâche plutôt ça. — Qu'est-ce que c'est? demanda Tavie, essayant d'y voir dans l'obscurité. — De l'implantine séchée. J'en ai toujours quelques morceaux sur moi. Quand ils commencent à paraître appétissants, malgré les saletés et le sable collés dessus, c'est qu'il est temps de les manger. Pt'hibou étudia l'implantine avec bien plus de méfiance qu'il en avait montré à l'égard de la chenille, mais, une fois ses doutes – rapidement – balayés, il se mit à ronger de plus belle. L'enfant semblait réellement calmé – un état d'esprit qui, selon Dag, n'était plus induit par la persuasion. Quand il revint se traîner à quatre pattes sur les genoux de Dag, ce dernier eut l'impression de tenir un chat qui ronronnait. Lui aussi se sentait apaisé. Apparemment, les humeurs étaient contagieuses; c'était précisément pour cette raison qu'un chef ne devait jamais craquer devant ses patrouilleurs. Il était heureux que Tavie ne l'ait pas retrouvé plus tôt. Adossé à la paroi rocheuse, Dag se sentait tiraillé entre sa nervosité et son épuisement. Il décida de cultiver sa nervosité, parce que, s'il cédait à l'épuisement, il risquait fort de ne pas se relever avant une semaine. Et ils ne devraient plus tarder à se remettre en route. Il serra son bracelet de mariage pour se donner du courage. Elle est en vie. Mais assurément l'être malfaisant allait réunir son armée afin de lancer une nouvelle attaque – à ses yeux, la piste de Tripoint devait ressembler à un pique-nique ambulant. À moins que la patrouille de la Trouée du Laurier ait été prévenue et fasse pression par le nord. On peut toujours espérer. Mais il devait aussi rester lucide : la patrouille pouvait très bien arriver, mais après la bataille. — Il faut qu'on imagine un moyen de porter le petit, dit-il à Tavie. Il ne peut pas grimper sur ces rochers, que ce soit dans le noir ou au clair de lune. Je me suis dit qu'on pouvait peut-être fabriquer une sorte de porte-bébé avec ma chemise et la tienne, qu'on attacherait par-dessus mon épaule. — Et votre cheville? — Eh bien... l'un de nous a besoin de garder les mains libres en cas de problème, et ça ne peut de toute façon pas être moi. (Il marqua une pause.) On ne va pas chasser l'être malfaisant, mais il ne fait aucun doute que, pour lui, nous sommes des proies rêvées. S'il nous rattrape... (il inspira profondément) sache que je porte mon couteau lié autour du cou. Elle fixa son cou, puis ses mains à elle. — Si jamais tu dois le faire, attends le dernier moment, parce que... eh bien, parce que. Mais tu n'auras pas droit à la moindre hésitation. Est-ce que tu sauras faire le nécessaire? — Je... Je ne sais pas, répondit-elle avec franchise. Il hocha la tête. — Je suis sûr que tu t'en sortiras très bien le moment venu, dit-il d'une voix aussi neutre, ferme et confiante que possible. Des situations de ce genre s'étaient déjà présentées dans le passé, mais elles n'en restaient pas moins plus courantes dans les légendes que dans la réalité. D'ailleurs, pour la première fois, il se demanda si tous ces héros malheureux avaient fait preuve d'aussi peu d'enthousiasme que lui à l'idée de partager leur mort. Sans doute. Un an plus tôt, il aurait vu cela comme une simple formalité, peu soucieux de s'accrocher à la perspective d'un avenir stérile. Les choses semblaient lui arriver avec un temps de retard. La paternité, pour commencer. Il voulait voir grandir sa petite fille à naître, pas devenir une légende à ses yeux. Il voulait être présent, pas comme son propre père qui ne s'était jamais intéressé à lui. Je veux voir comment se déroulera sa propre histoire... Brusquement, à l'idée de la savoir à la merci d'inconnus, comme Pt'hibou avec lui en ce moment, son cœur se serra. Inutile d'ennuyer Tavie avec ces réflexions, non, pas de place non plus pour des dernières paroles chargées d'émotion. — L'être malfaisant te donnera tout l'esprit d'initiative dont tu auras besoin, tu peux me croire. Elle hocha tristement la tête. Plus d'une heure s'écoula avant que Sumac refasse son apparition. Brin faillit lui tirer dessus. Faon leva la tête depuis l'autre côté du feu où elle essayait d'aider Calla qui essayait d'aider Arcadie à soigner Barr. Quand la silhouette menaçante émergea des ténèbres et que la double lueur se révéla appartenir aux yeux de Sumac, Brin baissa l'arbalète qu'il tenait d'une main tremblante. — Vous pourriez prévenir! fit-il d'une voix pantelante. — Je suis entrée en contact avec l'essence de Nita, répondit Sumac sur un ton neutre. (Nita se trouvait quelque part dans les bois, essayant de monter la garde autour du périmètre du camp à elle toute seule. Les cheveux de Sumac étaient en désordre, son visage avait été fouetté par les branches et elle avait les traits tirés. Elle ajouta d'une voix tendue :) Ce fichu feu se voit à cent pas à travers les arbres. On peut le sentir aussi. Il faut l'éteindre. — Pas encore, intervint Arcadie, en plein travail. (Sa voix manquait d'assurance.) J'ai besoin d'eau bouillante... Sumac regarda dans sa direction, découvrant la scène avec une certaine consternation, songea Faon. Barr était étendu sur une couverture; on lui avait retiré sa botte droite et découpé la jambe de son pantalon du même côté. La partie inférieure de sa jambe reposait sur une serviette sur les genoux d'Arcadie. Les bouts d'os qui, un peu plus tôt, pointaient de manière atroce hors de la peau déchiquetée avaient été repoussés à l'intérieur, et se ressoudaient grâce à un travail d'essence d'une puissance remarquable, même pour un maître-guérisseur du calibre d'Arcadie. Ce dernier n'avait pas semblé troublé par les fractures – les pires que Faon ait jamais vues ou même imaginées – mais il s'était plaint amèrement, tant qu'il avait été capable de parler, de devoir travailler dans des conditions aussi peu hygiéniques. Le visage de Barr avait pris une teinte proche de celle de la graisse de boeuf et il semblait ne souhaiter qu'une chose: perdre de nouveau connaissance, comme il l'avait déjà fait plusieurs fois. Remo serra sa main aux articulations blanchies et lui essuya le front avec un linge humide. Le reste du groupe s'était dispersé sous les arbres, s'occupant des animaux et prenant soin les uns des autres. Quand la dernière des choses-souris avait disparu derrière la crête, le convoi — sous le choc — avait poursuivi sur environ cinq cents mètres, jusque dans une zone où la forêt était plus dense, puis il avait quitté la route au niveau d'un cours d'eau peu profond, qu'il avait remonté aussi loin que les chariots le permettaient. Les garçons avaient poussé les deux chariots à l'abri de deux chênes à belle ramure — Faon doutait que cela suffise. Irritée, Sumac se passa la main dans ses cheveux rebelles. — Si vous... Oh, et puis après tout, laissez brûler le feu. Avec tous ces fermiers incapables de masquer leur essence, plus ce véritable troupeau d'animaux, vous ne risquez pas de passer inaperçus face à une créature dotée d'un semblant d'InnéSens, malgré la nuit ou les arbres. Désolation, organisez une petite fête, si ça vous chante. — Sans moi, dit Barr d'une voix faible, depuis sa couverture. Ç'aurait presque pu passer pour une plaisanterie, et la toux sifflante que cela provoqua chez Sumac aurait presque pu passer pour un rire. Le rire se tarit quand elle croisa le regard inquiet de Faon. — Je n'ai pas réussi à les rattraper — même pas à m'en approcher, admit-elle. J'ai suivi la rivière, j'ai commencé à gravir la pente vers la crête, mais ces rochers forment des blocs de plusieurs mètres. Impossible de trouver une voie d'accès pour un cheval. Je suis désolée, Faon. Barr ferma les yeux. En silence, Faon tendit son poignet gauche, autour duquel était enroulé son bracelet de mariage. Les lèvres de Sumac s'entrouvrirent; elle fit le tour du feu et saisit la cordelette. — Dieux absents! Il est vivant! — Oui. Remo et Arcadie me l'ont dit. Nous vérifions régulièrement. — Sa patrouille a toujours prétendu que Dag avait autant de vies qu'un chat, mais là... Comment peut-il... ? Où ont-ils bien pu... ? Un gémissement saccadé l'interrompit alors que Vio surgissait des ténèbres. — Mon bébé ! Vous avez retrouvé Pt'hibou ? À en juger par le spasme dans sa main, Sumac se retint à grand-peine de grimacer. Elle lâcha le poignet de Faon et se tourna vers la femme désespérée. — Non. Je les ai perdus quand ils ont franchi la crête. Je n'ai pas pu les suivre. — Comment c'est possible? Vous, les Marcheurs du Lac, vous êtes censés être des magiciens ! Sumac se raidit. — Je ne sais pas voler! Faon vint s'interposer entre elles, retroussant le tissu déchiré de sa chemise. De la main gauche, parce qu'elle n'avait pas encore retrouvé pleinement l'usage de son côté droit. Avec Arcadie concentré sur l'urgence des fractures multiples de Barr, Faon avait dû attendre son tour; Baie avait donc fait de son mieux pour nettoyer les plaies sur son épaule, les pansant à l'aide d'une bande de tissu déchiré. Ça ferait l'affaire pour l'instant. Faon n'allait pas se plaindre de la douleur qui l'élançait, quand Barr serrait les dents afin de supporter bien pire. — Nous pensons que Dag est en vie, dit Faon. Et si c'est le cas, il n'abandonnera pas votre fils. En espérant qu'on ne l'avait pas laissé tomber sur ces rochers, comme Barr, et qu'il n'était pas en train d'agoniser quelque part, les os brisés. — Comment le savez-vous? demanda Vio. — Parce que... parce que Dag est comme ça. Vio pinça les lèvres. — Pourquoi on n'enverrait pas une expédition pour le chercher? — Vous êtes folle ou quoi ? dit Remo. — Les hommes... Vous êtes bien tous les mêmes, Marcheurs du Lac ou pas. J'irai seule s'il le faut! Arrivant derrière elle, Grouse dit : — Ne fais pas l'idiote, Vio. Prune, leur fille, avança d'un pas hésitant – maigre, les yeux graves et les cheveux en désordre. Sa mère folle d'angoisse lui avait crié dessus un peu plus tôt, lui reprochant de n'avoir rien fait pour sauver son petit frère. Son père, hors de lui, l'avait frappée parce qu'elle pleurait. Elle restait très calme à présent, s'approchant sans bruit pour venir s'accrocher de nouveau aux jupes de sa mère, parce que, même dans les pires moments, où pouvait se réfugier une enfant de cinq ans? Vio regarda durement son mari. — Je ne vois aucun autre volontaire. Et toi? — Nous avons tous perdu des proches, reprit Faon d'une voix plus douce. Nita son partenaire; Sumac son oncle; moi... Et si Barr réussit à garder sa jambe, ce sera un miracle. Arcadie grogna pour signifier son désaccord. Il ne faisait que son travail, pas vrai ? — Si c'est un concours, tout le monde perd, termina Faon, ignorant cette dernière interruption. Nous nous en sortirons ensemble. Vio lui lança un regard venimeux. — Vous ne savez pas ce que c'est que de perdre un enfant. Parmi les choses inutiles qu'elle aurait pu répliquer à cette femme, Je ne le sais que trop aurait pu figurer en tête de liste. Mais Faon ne dit rien et se réjouit de sa décision quand la voix de Vio se brisa. — Pt'hibou est si petit. Sumac commença à frotter son visage écorché; elle grimaça, puis tapota plus doucement. — Il est clair dans mon esprit que Dag aurait voulu que je revienne pour prendre soin de vous tous. D'un regard, elle ajouta à l'attention de Faon : Toi en particulier. S'efforçant de faire preuve de sens pratique, parce qu'il fallait bien que quelqu'un s'en charge, Faon dit: — Nous avons retrouvé la carcasse d'une autre mule sur le bord de la route. Je ne sais pas si vous avez eu le temps de le remarquer, mais toutes ces bêtes portaient encore leur harnais. Si elles étaient mortes de mort naturelle, les muletiers à qui elles appartenaient ne les auraient jamais abandonnées avec leur chargement. D'après moi, ça signifie qu'ils ont été victimes d'une attaque et mis en fuite. Mais pour l'instant, nous n'avons trouvé aucun corps humain. Le front de Sumac se plissa. — Apparemment, il se passe des choses pas claires au nord. Il n'y a plus aucune circulation venant de cette direction, et ce qui me tracasse le plus, c'est que nous n'avons croisé aucun fuyard. — Excepté le premier être malfaisant, fit remarquer Faon. — C'est vrai, admit Sumac avec une grimace. Continuer à avancer me paraît une mauvaise idée. Faire demi-tour ne vaut pas mieux. Nous ferions des cibles idéales, sur cette terre calcinée. Quant à rester ici, il n'en est pas question. Nous avons remporté la première bataille contre les choses-souris, mais pas la guerre: elles vont revenir, ça ne fait aucun doute. Mais la pire option serait de se disperser dans les bois sans avoir le moindre plan! Les autres s'étaient joints petit à petit à la discussion qui se tenait à la lumière du feu; ils avaient l'air plus têtus que leurs mules. — Je propose qu'on rassemble nos armes, dit Cendre. — Bonne initiative, approuva Sumac, mais nous sommes trop nombreux pour nous cacher efficacement, et pas assez pour résister. — Et si ces muletiers étaient devenus les esclaves de l'être malfaisant ? dit Faon. (Notant l'expression déconcertée de certains des visages qui l'entouraient, elle expliqua :) C'est encore plus effrayant que les hommes de vase. J'ai parlé à des gens de Forgeverre et de l'Arbre-Pluie qui ont vécu ça. On conserve ses esprits, mais brusquement on n'a plus qu'une envie : obéir aux ordres de l'être malfaisant. On est incapable de se rebeller, même si l'être malfaisant exige qu'on attaque ses amis ou qu'on dévore ses propres enfants. Et après, on se souvient de tout. En toutes circonstances, le plus important sera donc de rester hors de portée de l'être malfaisant. Sumac se mordit les articulations des doigts, sembla rassembler ses esprits et prit la parole de la voix la plus sérieuse que Faon lui ait jamais entendue. La voix d'un chef de patrouille, à n'en pas douter. — Très bien. Voici ce que nous allons faire. Les blessés qui ne peuvent ni courir ni être transportés devront rester cachés dans les rochers sur le flanc de la vallée, quoi qu'il arrive, et attendre les renforts. Il s'agit de Barr, Arcadie et Rase. — Je peux combattre, protesta Rase d'une voix chevrotante. Aux yeux de Faon, il semblait à peine capable de tenir debout. — Parfait, trancha Sumac sans pitié, parce que, si vous êtes découverts, tu n'auras pas le choix. D'après moi, la tanière de l'être malfaisant est située à l'est de l'endroit où nous sommes. Ce qui nous laisse l'ouest; en prenant cette direction, nous tomberons sur un camp de Marcheurs du Lac à la Trouée du Laurier. Alors je propose de relâcher les bêtes dans la nature, de rassembler autant de nourriture et d'armes que nous pourrons en porter – et des cordes, il nous faudra des cordes – et de filer vers l'ouest à pied et de franchir la crête. Dès cette nuit. (Elle baissa la voix.) Il vaudrait mieux confier Prune à Arcadie. — Non ! hurla Vio. — À vous de décider, concéda Sumac. Je vous laisse une heure pour réfléchir aux épreuves qu'une retraite de ce genre risque de lui infliger. Et à qui la portera sur son dos sur une centaine de kilomètres de terrain montagneux. (Elle fit volte-face, s'adressant au reste des membres du convoi, encore sous le choc:) Assurez-vous que tous les arcs et les flèches dont nous disposons soient entre les mains de personnes sachant les utiliser. — L'arc de Tavie a été cassé quand son cheval est tombé dessus, dit Faon. Nita a récupéré son carquois. Sumac hocha la tête. — Remo peut prendre l'arc de Barr, et Nita le mien. Brin, tu as ton arbalète. Ce faisant, Faon remarqua que Sumac confiait les armes à longue portée uniquement aux individus capables de masquer leur essence ou protégés par un bouclier, et qui ne risquaient donc pas de devenir des esclaves mentaux. — On peut combattre ces monstres! s'exclama Pinson. On a réussi à les repousser une première fois ! — Parle pour toi, mon garçon, gronda Bo. Moi, j'ai plutôt l'impression qu'ils sont partis parce qu'ils s'ennuyaient. — Mais nous ne pouvons pas nous battre contre leur maître, dit Sumac. C'est le travail de la patrouille de la Trouée du Laurier. Désolation, l'ensemble des patrouilles de tout l'arrière-pays ne serait pas de trop pour en venir à bout! — J'ai le couteau préparé de Dag, dit calmement Faon. Il me l'a lancé. C'est même la dernière chose qu'il a faite. Sumac haussa les sourcils. — Raison de plus pour que tu ne me lâches pas d'une semelle. Faon déglutit. — Dag pourrait très bien revenir. Et nous chercher. Tavie aussi. — Alors ils se joindront au groupe d'Arcadie, suggéra Sumac. Ils se cacheront jusqu'à l'arrivée des renforts. Faon pensa que Sumac se raccrochait un peu trop à cette idée. Arcadie releva la tête, plissa les yeux et dit d'une voix sourde : — Aiguille. Pansements. Attelles. Calla et Faon se précipitèrent à côté de lui, Faon fouillant dans la trousse à pharmacie. — Tu te sens bien ? demanda Sumac, d'une voix qui, pour elle, manquait totalement d'assurance. — Ça ira. Promets-moi simplement de ne pas m'amener un cas semblable les trois prochains jours, d'accord? Il grimaça. — Au cas où tu n'aurais pas entendu, nous allons déplacer ton infirmerie de fortune sur le versant rocheux. Tout ce que tu auras à faire, c'est de rester en vie en attendant qu'on envoie une patrouille te sortir de là. Il hocha la tête. Faon devina qu'il n'était pas mécontent que Sumac se charge d'évacuer les fermiers le plus rapidement possible. Remo et Brin transportèrent Barr sur une civière fabriquée à l'aide d'une couverture et de branches d'arbre, pendant qu'Arcadie menait son cheval de bât portant son matériel de guérisseur, Rase titubant à sa suite. Vio ne leur confia pas Prune. De nouveau, Faon nota que le petit groupe ne comptait en son sein aucun individu susceptible de trahir l'emplacement de leur cachette, même sous l'influence d'un être malfaisant. Le convoi se dispersa pour permettre à chacun de réunir ses affaires. Chapitre 20 Deux heures après le coucher du soleil, la lune asymétrique se leva, baignant la crête de lait et d'encre. Dans des conditions normales, Dag s'en serait contenté – il faisait presque aussi clair qu'à la lumière du jour. Pas cette nuit. Il avançait en titubant, sa seule main valide occupée par le bâton sans lequel il se sentait incapable de marcher, essayant de jeter un coup d'oeil par-dessus Pt'hibou qui gigotait, un fardeau attaché à sa poitrine. Sa cheville hurlait à chaque pas. Il fallut à Dag deux fois plus longtemps qu'il l'avait prévu pour atteindre la crête. L'impatience grandissante de Tavie était palpable. — Peut-être que je devrais porter le gosse, dit-elle alors qu'ils arrivaient au sommet et que Dag essayait de reprendre son souffle. Il accueillit sa proposition d'un geste de la main. — Une minute. Il baissa les yeux vers la vallée, cherchant à distinguer, au-delà du ruban argenté de la rivière, la ligne plus floue de la piste de Tripoint. Il n'y avait aucun mouvement sur la route. Aucune spirale de fumée lumineuse ne s'élevait au-dessus des bois. Il se risqua à entrouvrir son InnéSens, mais le fond de la vallée était à plus de trois kilomètres de distance, hors de portée même dans ses meilleurs jours. Faon est toujours en vie, lui disait son bracelet de mariage, mais où? Son visage en sueur était moite à cause de la fraîcheur humide. Il régnait un calme trompeur dans ce monde blanc, gris et noir. Quelque chose d'inattendu vint chatouiller ses sens, pas en bas, mais au nord, le long de la crête. Faible, à peine perceptible... — Tavie, tu veux bien vérifier la crête sur notre droite. À environ huit cents mètres... — Mon InnéSens ne va pas si l... Hein ? Un patrouilleur ? Et qui n'est pas des nôtres... — Pas une essence que je reconnais, en tout cas. Blessé, je crois. Elle approuva d'un signe de la tête; ils commencèrent à se frayer un chemin à travers les broussailles et les mauvaises herbes, contournant les rochers saillants. Les plantes frémissaient sur leur passage, dégageant une puissante odeur de verdure. À mesure qu'ils descendaient, les arbres plus serrés vinrent compliquer leur progression dans l'obscurité, mais donnèrent également à Tavie des points d'appui plus nombreux. À cette occasion, Dag découvrit qu'enfoncer son crochet dans l'écorce d'un arbre en passant se révélait plus douloureux que cela en valait la peine. Son bras gauche lui faisait mal, son moignon enflé le démangeait dans son poignet en bois, mais il n'osait pas retirer sa prothèse, de peur de ne pas être capable de la remettre. Tavie avait pris de l'avance. Quand il la rattrapa, elle était accroupie au bord d'un à-pic d'au moins cinq mètres. Une forme humaine repliée sur elle-même se trouvait en bas. Une voix sèche et rauque s'éleva jusqu'à eux. — Y a quelqu'un là-haut? À l'aide ! — C'est bon, le rassura Tavie. On descend. — Je crois que mon dos est cassé, répondit la voix. — N'essayez pas de bouger! — Ça ne risque pas! Ils explorèrent l'affleurement rocheux jusqu'à ce que Tavie repère un sentier escarpé permettant de descendre. Ne pouvant l'emprunter, Dag fut obligé d'aller un peu plus loin, puis de revenir sur ses pas. Alors qu'il approchait en boitant, Dag constata qu'il s'agissait bien d'un patrouilleur. Pas très costaud, taille moyenne; quelques mèches argentées luisaient dans ses cheveux noirs en désordre, échappés – pour la plupart – de sa natte. Il était étendu sur le dos, les jambes molles, les mains serrées. Un bracelet de mariage, élimé et décoloré, lui entourait le poignet gauche. Il avait les lèvres sèches, gercées; elles saignaient. Sa chemise déchirée était maculée de taches sombres de sang séché. Dag n'eut aucun mal à reconnaître la forme des griffes des choses-souris. Et l'homme avait raison à propos de son dos : il s'était fracturé au moins deux vertèbres, vers le milieu de la colonne vertébrale. — De l'eau, chuchota-t-il à Tavie quand elle se pencha vers lui. S'il vous plaît... La main tâtonnante de l'homme s'arrêta sur une gourde en cuir à côté de lui, vide et flasque, et la jeta en direction de Tavie. — Dag? fit-elle d'une voix incertaine. — Oui. Il souffre de déshydratation. Fais bien attention en prenant la gourde. Elle lui retira sa bandoulière en prenant soin de ne pas lui bouger le cou, la démêla de ses cheveux et se précipita pour aller chercher de l'eau. Dag se baissa en laissant échapper un grognement. Pt'hibou, toujours endormi, geignit en signe de protestation. Dag se déchargea de l'enfant et le posa sur le côté, où il se pelotonna sur la terre sèche, ses petites mains aux doigts boudinés se desserrant de nouveau. Comment les enfants faisaient-ils pour passer, en un clin d'oeil, du stade de toupie surexcitée à celui de poupée de chiffon sans énergie ? — Qui êtes-vous? s'enquit l'homme blessé. Des patrouilleurs? Pas des nôtres en tout cas. Des renforts, alors? (Animé par un bref espoir, il plissa les yeux vers Dag, mais, devant son apparence meurtrie, sa prothèse, son bâton, il répondit lui-même à sa question :) Non... — Je m'appelle Dag Prébleu S... (Dag ravala le Sans-Camp.) Je voyage vers le nord avec un groupe de fermiers et de Marcheurs du Lac. Nous avons été attaqués, juste avant le coucher du soleil, par un essaim de ces... créatures volantes. Des choses-souris. Elles ont tenté de nous emporter, moi, Tavie et le gosse, par-dessus la crête, mais on a réussi à s'échapper et maintenant, on essaie de rejoindre notre convoi, mais je n'arrive pas à savoir par où il est parti. — Plus de chance que moi... Je... elle m'a laissé tomber. (Les yeux de l'homme trahirent son impatience quand Tavie réapparut dans la lumière de la lune.) Ah... merci... — Tu peux l'aider à redresser la tête, dit Dag, mais ne le soulève pas par les épaules et ne bouscule pas son dos. Tavie acquiesça et passa les quelques minutes qui suivirent à faire entrer le contenu de la gourde dans le gosier de l'assoiffé sans qu'il s'étrangle – trop. — Ah..., dit-il en laissant retomber la tête. Ça fait du bien. Dieux, qu'est-ce que j'ai mal... — Vous êtes là depuis combien de temps ? demanda Dag. Paralysé, l'homme avait cédé à la pression de sa vessie suffisamment longtemps auparavant pour que son pantalon ait eu le temps de sécher complètement. Ce n'était pas bon signe, mais l'eau devrait y remédier. — Je n'en suis pas sûr. J'ai perdu connaissance plusieurs fois – mais je ne suis pas mort, et j'en suis le premier étonné. Un jour ou deux ? Il a fait nuit, puis jour, puis nuit... — Vous venez d'où ? Du camp de la Trouée du Laurier? — Oui. À la suite de rumeurs bizarres, ma patrouille a été envoyée ici. On venait d'arriver à la tête de la vallée quand ces monstrueuses créatures volantes se sont abattues sur nous. — Au nord de l'endroit où nous nous trouvons, alors. Loin d'ici ? — À une vingtaine de kilomètres ? Un fort vent d'ouest soufflait quand... quand... Le cauchemar qui me portait a pris de l'altitude en exploitant un courant d'air ascendant; il a essayé de franchir la crête comme les autres, mais il n'y est pas parvenu, alors il a été obligé de voler vers le sud, de plus en plus bas. Finalement, comme il n'en pouvait plus, il m'a simplement... lâché. (Il frémit.) L'espace d'un instant, j'ai cru que la chance serait de mon côté, mais je me suis écrasé sur cette paroi rocheuse et je suis mal tombé – beaucoup trop fort. — Est-ce que vous sentez quelque chose sous la taille? — Parfois, de la douleur – par à-coups. Mais la plupart du temps, je ne sens rien. —Est-ce qu'une partie de votre patrouille a réussi à s'en tirer et à prévenir le camp ? — Dieux, je l'espère. Alors le camp de la Trouée du Laurier était déjà au courant – si quelqu'un s'était échappé et avait suivi à la lettre la fichue procédure, que Dag avait si souvent ignorée. Il sentit monter en lui une affection subite pour les règles. — Apparemment votre chose-souris essayait de vous rapporter à son maître, comme nous. (Ce qui suggérait que l'être malfaisant se trouvait encore à l'intérieur de sa tanière – une pensée pleine d'espoir.) À l'est d'ici, d'après moi. Est-ce qu'il a capturé quelqu'un d'autre ? Si l'être malfaisant avait réussi à arracher l'essence d'un Marcheur du Lac, il était bien parti pour devenir infiniment plus dangereux, mais les choses-souris rencontraient clairement des difficultés pour transporter des proies de la taille d'un patrouilleur adulte. — Je ne sais pas. J'ai été enlevé au début des combats. Je n'ai pas vu grand-chose, sauf... Dieux, dire que j'aimais les paysages en altitude... Dag lui adressa une grimace de compassion. — Vous... Vous n'avez pas croisé d'autres membres de ma patrouille pour l'instant ? — Non, désolé. Vous êtes le premier. — Si j'avais eu un couteau préparé sur moi (la voix de l'homme devint très faible), j'aurais volontiers laissé cette chose m'emmener jusqu'au repaire de l'être malfaisant. Et si je n'avais pas laissé mon couteau lié dans mes sacoches, j'aurais déjà partagé ma mort à l'heure qu'il est. J'aurais moins souffert. Avec mon dos, je suis un homme mort – tôt ou tard. Vous n'arriverez jamais à me faire redescendre dans la vallée. — Peut-être que votre chance a tourné, dit Tavie. Dag est guérisseur. L'homme écarquilla les yeux. — Avec une seule main ? — Je ne suis qu'un apprenti. Ma femme m'assiste quand j'ai besoin des deux mains, mais elle est... (Dag leva la tête pour regarder à travers les arbres, mais il ne vit pas grand-chose)... elle est restée avec les autres. Quel est votre nom, patrouilleur? — Paco. Paco Poisson-lune Trouée du Laurier. — D'accord. Dag ouvrit son essence et s'introduisit en lui. La fracture était aussi vilaine que sa première impression le lui avait suggéré: deux vertèbres cassées et désalignées. La moelle épinière était tordue et enflée, exerçant une pression sur les nerfs et causant une douleur insoutenable. Un seul faux mouvement, avec suffisamment de force, suffirait à déchirer les nerfs. Paco avait vu juste. Ils ne pourraient sans doute pas faire beaucoup plus pour cet homme que de le ramener chez lui pour y mourir. Dag n'était pas sûr de lui rendre service. Son propre père avait partagé sa mort quand il était tombé malade en patrouille et avait été enterré à l'endroit où il était mort, ne renvoyant à sa famille qu'une fine lame en os. Son retour aurait-il plongé sa tente dans le chagrin et la colère impuissante, tout ça pour en arriver au même résultat? À la fin, la pitié n'entrait pas en ligne de compte, ici ou ailleurs. Mais Paco n'avait pas son couteau sur lui et Dag s'en réjouit presque. Mais pas pour le bien de Paco. Dag ressortit de sa transe et découvrit le patrouilleur qui le contemplait avec des yeux ronds. L'InnéSens... Impossible de voir sans être vu. — Nous avons un meilleur guérisseur avec nous – un maître-guérisseur. Si nous parvenons à l'amener jusqu'ici, je pense que nous pourrons vous faire redescendre. Dag ne promit pas: Et vous sauver la vie. Même Arcadie avait ses limites, mais Dag l'avait déjà vu accomplir des miracles. En cas de nécessité absolue, Dag ne s'interdisait pas de procéder lui-même à l'intervention – il avait bien soigné un homme dont la gorge tranchée pissait le sang, et à l'époque il en savait bien moins qu'aujourd'hui –, mais avec de l'eau et quelqu'un pour veiller sur lui, Paco ne semblait pas à l'article de la mort. Dag était persuadé qu'il saurait lui faire tenir le coup assez longtemps pour lui donner la chance de la partager. Arcadie réussirait peut-être à le ramener à son camp où il pourrait réapprendre à marcher assez bien pour vivre et travailler – si ce n'est patrouiller – encore de nombreuses années. Dag n'était pas prêt à jouer avec quarante ou cinquante années de la vie d'un homme à cause de sa propre impatience. Il jeta un coup d'oeil à la masse endormie de Pt'hibou. Je n'ai vraiment pas besoin de ce genre de responsabilités en ce moment. Mais il n'avait guère le choix. Il soupira. — Tavie, tu veux bien aller de nouveau remplir la gourde? Ensuite, tu m'aideras à faire glisser Paco plus loin sous ce surplomb, en faisant bien attention à son dos. Je reste ici avec lui et le petit. Toi, va retrouver Arcadie et les autres et ramène-nous de l'aide. — Pas trop tôt. Elle l'avait pensé si fort que Dag aurait juré qu'il l'avait entendue. Tavie n'avait attendu que ça, mais elle avait dû régler son pas sur celui – boiteux – de Dag. Et voilà qu'il l'envoyait seule dans ce qui pouvait se révéler un piège mortel... Vu les circonstances, il n'avait pas mieux à lui offrir. Elle hocha la tête et remonta tant bien que mal vers la crête. Avec morosité, Dag se résigna à ne pas aller plus loin cette nuit. Sumac avait raison à propos des rochers. Un cheval ne se serait jamais laissé entraîner sur un pareil terrain. Et Faon n'était pas certaine qu'une bande de jeunes fermiers effrayés s'y sente beaucoup plus à l'aise. Ça valait aussi pour les Marcheurs du Lac dont l'air déterminé pouvait faire illusion devant les autres, mais elle n'était pas dupe, elle avait vécu avec Dag trop longtemps pour ça. Les amener à se mettre en mouvement dans la même direction prit un temps fou – une retraite désorganisée, comme l'avait qualifiée Sumac de manière acerbe – et Faon n'était pas loin de partager l'impatience des Marcheurs du Lac. Sumac resta sans voix quand elle surprit Sage en train d'attacher une chaîne qu'il avait fixée à l'essieu de son chariot autour d'un arbre, afin de décourager d'éventuels voleurs. Mais comme la moitié du convoi n'était pas prête de toute façon, elle préféra ne pas relever. Indigo pleura quand il rendit leur liberté à ses mules et à son cheval. — Si on s'en sort avec la vie sauve, dit Remo, je te promets de venir t'aider à les retrouver. — Et si ces choses-souris les dévorent? — Mieux vaut les bêtes que nous. Indigo ne sembla pas convaincu. Ils progressèrent à pas lourds à travers bois pendant une dizaine de kilomètres avant de trouver un col que Sumac estima praticable. Prune suivit difficilement pendant le premier kilomètre, puis elle commença à pleurer et monta sur les épaules de son père, encore affaibli par la fièvre, pour les deux suivants. Ce dernier la passa à Vio. Quand la famille se laissa distancer, Cendre prit le relais. Faon imagina la suite: entre Cendre, Sage, Pinson et Brin, ils avaient sans doute assez de force pour faire franchir la barrière à cette pauvre gamine. C'étaient des hommes jeunes et ils avaient de l'énergie à revendre. Pour l'instant. Mais plus tard ? Espérons qu'il y aura un plus tard. Haute dans le ciel, la lune leur montrait le chemin. Leur file longue de dix-sept personnes commença à serpenter sur la pente de plus en plus raide. En tête, Nita et Remo reconnaissaient le terrain, avec leurs yeux et leur InnéSens, ouvrant la voie et évitant les culs-de-sac et les à-pics. Sumac, tendue et fatiguée, fermait les rangs. Faon marchait juste devant elle. Alors que Faon se penchait pour grimper, le couteau du partage vint se balancer au bout de sa cordelette et elle le rangea à l'intérieur de sa chemise, sous la noix qu'elle portait en pendentif. La sueur entre ses seins rendait la cordelette glissante et le fourreau frottait contre son ventre, lui rappelant le fardeau qu'elle avait pourtant appelé de tous ses voeux – jusqu'à maintenant en tout cas, où elle avait si peur. Avant sa grossesse, elle avait pris des risques dont elle avait à peine conscience. Chez les Marcheurs du Lac, les traditions concernant le sacrifice d'un couteau portaient une attention toute particulière à la notion de consentement, d'engagement. Son propre état ressemblait à une version curieusement inversée, un engagement à partager la vie et non la mort. En ayant cet enfant avec Dag, elle avait fait un choix irrévocable, et elle ne pouvait pas décider de revenir en arrière à présent. Elle frotta son bracelet de mariage. Où est Dag? Prisonnier, blessé, en fuite? Essayait-il à tout prix de revenir vers elle, juste au moment où elle s'éloignait de lui? Cette pensée lui fit mal au cœur. Il battait fort et vite sous sa poitrine. Faon releva la tête et vit le reste du groupe serpenter à découvert – une terre récemment brûlée, ou désertique à l'origine, la lumière laiteuse ne permettait pas de l'affirmer avec certitude. À travers la pente envahie de mauvaises herbes, une ombre ondula, telle une vaguelette sur l'eau. Puis une autre. Faon cligna rapidement des yeux, se demandant si elle perdait connaissance à cause de l'ascension qui lui avait coupé le souffle. Puis elle comprit ce qu'elle voyait et fit volte-face. Levant la tête, elle aperçut une autre ombre battant des ailes se dessiner sur le visage bleuté de la lune, masquant les étoiles par intermittence. — Elles sont de retour! S’exclama-t-elle. Une douzaine de choses-souris. Bien sûr, elles pouvaient voler de nuit. Sumac suivit son regard. — Désolation, jura-t-elle d'une voix rauque. (Elle leva la tête et hurla vers la pente :) Les archers, tenez-vous prêts! Tout le monde se regroupe sous cet affleurement! Grouse, donnez ce fichu épieu à quelqu'un qui soit capable de s'en servir... (jusqu'à présent, Grouse l'avait utilisé comme canne, afin de soutenir ses jambes tremblantes) Cendre, par exemple – et reprenez-lui votre fille! À cause des cris et de la précipitation, Prune se remit à pleurer. Ils abandonnèrent le sentier et commencèrent à grimper en direction de la paroi rocheuse, gris argent dans la lumière pâle et haute d'environ sept mètres, qui promettait de leur offrir une certaine protection. Hod et Aubépine prirent chacun Bo sous une épaule et l'aidèrent à monter. Sage attrapa Galla qui en fit autant avec Indigo, formant une chaîne pour franchir ensemble le relief accidenté. Remo, Nita et Brin rejoignirent Sumac, arcs brandis. Du ciel où régnait un calme inquiétant descendit une immense silhouette qui vint se poser sur l'affleurement qui les surplombait. Son envergure faisait le double de celle des autres choses-souris. Elle étendit les bras sur les côtés, telles des voiles noires, puis les replia. Une bouffée de son odeur caractéristique, une odeur de cave sèche, suffit à ébranler Faon qui comprit immédiatement. Ce n'est pas une chose-souris. Oh dieux, oh dieux... L'être malfaisant tourna son visage sombre et délicatement ciselé vers eux. Ses grands yeux luisaient au clair de lune et ses oreilles pointues remuaient contre son crâne légèrement ridé. Un pelage doux, rappelant celui d'une chauve-souris, lui couvrait tout le corps; ses jambes s'achevaient par des pieds pourvus de griffes; elles étaient plus longues et plus humaines d'apparence que celles des choses-souris. Le poids de son regard tomba avec la force d'un marteau de combat. Faon avait vu l'être malfaisant de Forgeverre face à face, une mue précoce, d'une laideur repoussante. La rumeur prétendait que l'être malfaisant à l'origine de la guerre des Loups avait acquis certains traits humains avant la fin. Dag lui avait raconté que la créature de l'Arbre-Pluie était d'une beauté à couper le souffle – la silhouette d'un grand guerrier au charisme sans égal. D'une certaine manière, l'être malfaisant qui leur faisait face n'était pas dénué d'une sorte de beauté épouvantable. Faon leva les yeux, paralysée par la terreur. Sumac, figée à côté d'elle, laissa échapper un petit bruit singulier, probablement un juron étouffé par la stupéfaction. Elle ne retrouva l'usage de sa voix que pour gémir, « Et il vole en plus...». Mais ses mots suffirent à les sortir toutes les deux de leur transe. Faon était déjà en train de fouiller sous sa chemise quand Sumac lui souffla : — Le couteau, donne-moi le couteau! Faon eut à peine le temps de glisser maladroitement l'arme entre ses mains que Sumac se lançait déjà à l'assaut de la pente, contournant la paroi rocheuse. Trois arcs se levèrent, visant inutilement la silhouette imposante qui les observait avec une froide curiosité. Remo était tellement secoué qu'il faillit tout de même essayer de tirer, mais il changea de cible au dernier moment et se rabattit sur une chose-souris qui décrivait des cercles dans le ciel. Sa flèche transperça une aile; la créature hurla et s'enfuit sans demander son reste. Quelques-unes de ses congénères attaquèrent en piqué avant de virer au dernier moment, comme s'ils ne cherchaient pas tant à capturer des proies pour elles-mêmes qu'à les attirer vers leur maître. Petit à petit, le convoi qui s'était dispersé dans la précipitation se voyait réuni, tel un troupeau. Faon comprit ce qui se passait avant Nita et Remo. Plus haut sur la pente, Cendre se retourna et brandit son épieu. Il le pointa, mais pas en direction de l'être malfaisant ou des choses-souris. — Remo, baisse-toi ! cria Faon. La lourde perche à pointe d'acier descendit la pente en sifflant. Remo réussit à l'éviter juste à temps; la pointe lui érafla l'épaule au lieu de venir se loger dans sa gorge. L'épieu termina sa course dans un bruit de ferraille sur les rochers un peu plus bas. Au moins Cendre était-il désarmé – pour l'instant. Il semblait confus, clignant des yeux et secouant la tête. Pinson, Sage et Indigo s'arrêtèrent à sa hauteur. Seule Calla essaya de reculer, rechignant tel un cheval devant l'obstacle, mais elle finit par tomber à genoux. Au-dessus, Sumac surgit sur l'affleurement. L'être malfaisant se contenta de déployer ses ailes et de se jeter en avant; il s'éloigna en planant avant de s'élever de nouveau après deux battements d'ailes puissants. Sumac tomba par-dessus le bord rocheux, n'amortissant sa propre chute qu'en se retenant à des arbustes poussant dans les fissures de la paroi, au prix de sérieuses écorchures. Elle laissa échapper le couteau du partage; ce dernier s'éleva vainement derrière l'être malfaisant et décrivit un arc de cercle dans les airs. Faon eut un hoquet de surprise et tenta d'aller se placer dessous – si ce couteau se brise sur les rochers. Dans un craquement de brindilles, le couteau atterrit dans un roncier et Faon courut le ramasser. Après un instant d'hésitation, Brin la suivit, gardant son arbalète à la main. Sumac se reçut dans une pluie de feuilles, dépassa les fermiers en roulant sur elle-même, puis commença à freiner sa chute en se retenant de-ci de-là aux prises qu'offrait la végétation. L'air perplexe, Sage s'agenouilla et ramassa une pierre qu'il jeta sur elle. Au bout d'un moment, Pinson et Indigo l'imitèrent maladroitement. Hod et Aubépine firent mine de se joindre à eux. — Aubépine, non ! cria Baie avec consternation, alors qu'il se saisissait d'un projectile et le lançait à son tour – avec une bien meilleure précision, puisqu'il atteignit Remo à l'oreille. L'arc de Nita vacilla en direction des fermiers. — Non ! hurla Sumac, à bout de souffle, et dégringolant toujours vers le bas. On ne peut pas les combattre! Reculez! Remo avait mis un genou à terre; Sumac le releva, regarda autour d'elle et aperçut Faon qui se débattait avec le roncier pour récupérer le couteau. Elle essaya de se diriger vers elle. Un essaim de choses-souris s'attaqua à Sumac, l'une après l'autre, la forçant à aller se réfugier dans les maigres broussailles. Les Marcheurs du Lac encerclés durent battre en retraite vers l'est. — Baie, par ici! cria Brin. Le visage blanc de Baie se tourna vers lui ; elle renonça à tirer Aubépine par le bras juste à temps pour échapper à Cendre et à Sage qui se rapprochaient, et dévala la pente vers Brin qui la rattrapa et l'empêcha de tomber. Bien que secouée par la descente un peu rude, elle n'avait pas perdu la noix qu'elle portait en pendentif. — L'être malfaisant... (Faon, écorchée jusqu'au sang, serrait le couteau sur sa poitrine qui se soulevait avec effort.) L'être malfaisant s'est emparé de l'esprit de tout le monde. (Elle fixa son frère et sa belle-sœur, qui la dévisageaient bouche bée, une expression horrifiée sur le visage.) Sauf du nôtre... (Dans l'obscurité badigeonnée au clair de lune, les choses-souris tournoyaient; leur maître s'éleva au-dessus d'elles, si près, et en même temps hors de portée.) Sumac a raison. Il faut fuir. — Mais... Aubépine, s'étrangla Baie, se retournant alors que Faon se dirigeait vers le nord et les arbres les plus proches. Bo... — Pour l'instant, on ne peut rien faire pour eux, lança Faon pardessus son épaule, tandis que Brin entraînait Baie avec lui. Ils s'attaqueraient à nous. Notre meilleur espoir est de parvenir à rester en vie jusqu'à l'arrivée d'une patrouille de Marcheurs du Lac qui éliminera ce monstre. Est-ce que la patrouille locale saurait se montrer à la hauteur ? Avait-elle seulement connaissance de la terreur qui régnait dans le ciel nocturne au-dessus de la piste de Tripoint ? Et si l'être malfaisant transformait le reste du convoi en esclaves ? Au contraire de Sumac et des Marcheurs du Lac qui les accompagnaient, les patrouilleurs de la Trouée du Laurier ne verraient pas les fermiers comme des amis sous l'emprise de l'être malfaisant, mais comme des ennemis dangereux. À cette vision, Faon ne put retenir ses larmes, mais elle se mordit la lèvre et continua à avancer. Dans sa fuite, elle avait l'impression que le sol se soulevait sous ses pieds; des mèches de cheveux agitées par le vent se prenaient dans sa bouche ouverte. Baie, qui courait à côté d'elle, semblait, elle aussi, malmenée par le vent. Ils titubèrent à l'abri des arbres et regardèrent derrière eux. Les Marcheurs du Lac avaient disparu sur le côté sud de l'espace dégagé, à deux cents pas de là, mais Faon pensa qu'elle était en mesure de les repérer grâce aux choses-souris qui piquaient sur les arbres à cet endroit-là. L'être malfaisant semblait les suivre. Le reste de leurs amis formait un petit groupe perplexe, temporairement laissé sans directive par son nouveau maître. — Continuez à courir, ordonna Brin, mettant son arbalète en bandoulière afin de libérer ses deux mains pour leur prochaine percée – ou plutôt, une main pour se frayer un passage à travers le sous-bois, l'autre pour serrer celle de Baie dans une étreinte farouche qu'elle lui rendit. Faon aurait bien voulu avoir une main à serrer – juste une, je n'ai pas besoin de plus – mais Dag lui paraissait aussi lointain en ce moment que la lune dans le ciel. Elle avala sa salive et hocha la tête. Tous trois progressèrent péniblement vers le nord à flanc de montagne. Dag scruta la nuit. La saillie rocheuse couronnant le surplomb offrait un vaste point de vue sur le sommet des arbres. À cet angle, il ne put retenir un frisson de vertige, et il décida de ne pas s'aventurer plus près du bord. La lune était suffisamment pleine pour baigner la vallée tout entière dans une lumière bleue, mais pas assez brillante pour qu'il voie clairement de loin, même sans la brume qui se levait. La portée de l'lnnéSens de Dag ne dépassait pas douze à quinze kilomètres dans ses bons jours, et le son ne portait pas aussi loin. Mais sous ce col, de l'autre côté de cette crête, il sentait la présence du mal, il voyait de minuscules taches qui tourbillonnaient dans le ciel. À moins que ses yeux le trompent, comme cette fois où Tête de Cuivre l'avait désarçonné... mais le frisson dans son ventre lui chuchotait que tel n'était pas le cas. Les choses-souris étaient de sortie et elles avaient trouvé de nouvelles proies. Faon et le convoi ? D'autres voyageurs infortunés surpris sur la piste de Tripoint ? Le léger bourdonnement de l'essence de Faon dans son bracelet de mariage ne suffisait pas à le rassurer. Parce que, s'il s'arrêtait, il serait déjà trop tard... Dag serra les dents et sa main, et gronda avec impuissance. Même s'il abandonnait froidement Paco et Pt'hibou à leur sort – et il envisageait sérieusement cette possibilité en ce moment —, il lui faudrait quatre, cinq, six heures peut-être, pour boiter jusque là-bas. Ce qui s'y passait maintenant se serait terminé depuis longtemps, et il aurait perdu le peu de forces qui lui restaient. Qu'est-ce que Tavie voyait en ce moment ? Elle avait peut-être déjà traversé la rivière, mais, si elle se trouvait sous les arbres — et elle avait tout intérêt à avancer à couvert —, sa vue était encore plus réduite que la sienne. Tout son être lui soufflait, vas-y. Ce qui lui restait de bon sens disait, reste. Je vais devenir fou avant que cette nuit touche à sa fin. Faon était assise, le souffle court, à même le sol d'une anfractuosité dans la roche. Une minuscule flaque de clair de lune était répandue devant ses genoux, tel un petit ruisseau de lait renversé. Elle, Brin et Baie reculèrent, comme si la lune était un œil malveillant susceptible de les surprendre, tapis à l'intérieur. — Tu penses que ça suffit? demanda Brin d'une voix rauque en regardant autour de lui. Faon pouvait à peine voir la lueur de ses yeux dans l'ombre. Ils avaient peut-être couru trois kilomètres vers le nord, essentiellement dans le sens de la descente pour aller plus vite, avant que Faon comprenne qu'ils risquaient de quitter la montagne s'ils descendaient plus bas et qu'il était temps de se trouver une cachette. — L'InnéSens ne traverse pas une grande épaisseur de pierre, expliqua-t-elle. (Bien que l'InnéSens d'un être malfaisant soit plus puissant que celui des Marcheurs du Lac, Faon essayait de faire preuve d'optimisme. L'autre possibilité n'aurait réussi qu'à les plonger dans l'affolement, un luxe qu'ils ne pouvaient pas s'offrir.) Je pense que Sumac a mis Arcadie et Barr à l'abri dans les hauteurs un peu de la même façon. Et d'après moi, elle tient trop à Arcadie pour courir le moindre risque. À contrecœur, Brin marqua son approbation dans un souffle, se détendant un peu. Baie hocha la tête, sa chevelure blonde telle une lueur dans l'obscurité. Faon effleura les deux cordons qui pendaient à son cou; sa main serra la noix dont Dag lui avait fait cadeau pour son anniversaire. — Ils ont marché! Vous vous rendez compte? Les boucliers de Dag ont marché! (Au moins assez longtemps pour leur permettre d'échapper à un être malfaisant distrait par d'autres événements. Assez longtemps pour raconter leur histoire?) On a réussi à se sauver! — Les autres n'ont pas eu cette chance, constata Baie d'une voix éteinte – elle ne portait aucun jugement, songea Faon, mais s'efforçait de ne pas trembler. Brin se frotta le visage. — Comment se fait-il que l'être malfaisant n'ait pas simplement arraché l'essence de tout le monde ? — Il poursuivait les patrouilleurs, dit Baie. Je suppose qu'il est revenu, maintenant. Sa voix trembla en prononçant la dernière phrase. — Peut-être pas, dit lentement Faon. L'être malfaisant que vous avez tué l'autre jour ressemblait beaucoup au mien, à Forgeverre – une première mue, un empoté. Là, nous avons affaire à un être malfaisant comparable à celui de l'Arbre-Pluie, plus avancé, sauf que, comme il s'est principalement nourri de chauves-souris, il a connu un développement... curieux. À en juger par son apparence, il était en pleine forme; si ça se trouve, il vient juste de muer et il est capable de voler et de se déplacer depuis peu. Alors, peut-être qu'il n'a pas envie de remettre ça trop vite, surtout qu'une nouvelle mue l'alourdirait et l'empêcherait probablement de voler. Peut-être qu'il va garder ses proies pour plus tard. — Comme le font les araignées ? demanda Baie. Faon put entendre sa grimace. Elle fronça les sourcils, s'efforçant de réfléchir à la question. — S'il n'a mangé que des chauves-souris jusqu'à maintenant, il n'est sans doute pas encore très malin. (Les chauves-souris n'avaient pas de garde-manger, pour autant qu'elle le sache. L'être malfaisant penserait-il à la manière d'une chauve-souris ou d'un humain? Un humain complètement dérangé dans ce cas. Son visage s'anima.) Mais il ne peut pas trop s'éloigner de ses esclaves. Rappelez-vous ce que nous a raconté Gué Chicorée: lui et ses compagnons de l'Arbre-Pluie harcelaient l'armée de l'être malfaisant, capturaient ses esclaves et les emmenaient hors de portée où ils reprenaient leurs esprits. Je pense qu'il va vouloir réunir tous ses prisonniers au même endroit, mais alors il sera coincé – s'il vole trop loin, ils risquent d'échapper à son influence. — Tu crois qu'il va conduire tout le monde à sa tanière? demanda Brin, suivant le même raisonnement. — Peut-être. Bien qu'il ne paraisse plus cloué à son repaire. — Alors, qu'est-ce qu'on fait? s'impatienta Baie. À bord de mon chaland, rien ne me fait peur, mais ici, ça manque d'eau, je ne suis pas dans mon élément. Peut-être qu'on devrait essayer de rejoindre Arcadie. Brin secoua la tête. — On ne sera pas beaucoup plus en sécurité, et on devra se mettre à découvert le temps d'arriver là-bas. Faon songea au pâle éclat du couteau en os, tournoyant dans l'air après le dernier et vain effort de Sumac, et sa main se referma sur le fourreau. — Brin, est-ce qu'il te reste des carreaux d'arbalète? — Plus que trois. — Donne-m'en un. Brin tâtonna derrière lui et sortit un carreau de son petit carquois et le lui tendit. Il scintilla dans la fine bande de clair de lune. Faon le brandit, passa son doigt sur toute sa longueur, testa l'empennage. Tirant le couteau de son fourreau, elle compara leurs longueurs, leurs diamètres et leurs poids. Brin comprit immédiatement où elle voulait en venir. — Euh... Tu ne crois pas que, si ça fonctionnait, les Marcheurs du Lac auraient déjà pensé à inventer les « flèches du partage » ? Et pourquoi ne pas utiliser des épieux alors ? Faon secoua la tête. — En fait, Dag m'a raconté qu'il arrive aux patrouilleurs de fixer leurs couteaux au bout du manche d'un épieu — mais pas souvent. De près, dans les bois ou à l'intérieur d'une caverne, une lance ne présente aucun avantage par rapport à un couteau, et ils sont tous complètement terrifiés par tout ce qui peut augmenter le risque de le casser. — Comme ce pauvre Remo, reconnut Baie. Ça l'a tellement marqué qu'il est parti de chez lui. — Oui, dit Faon. C'est bien plus qu'une pointe acérée bien commode à attacher au bout d'un bâton. C'est la vie de quelqu'un. Sa mort. Ses espoirs. Et il doit avoir la bonne forme pour qu'un patrouilleur le porte sur lui pendant des années et qu'un jour, s'il venait à mourir seul, il accepte de se le planter en plein coeur. Il n'y a rien de plus facile que de transformer un couteau préparé en épieu, mais je pense qu'un patrouilleur aurait un malaise si tu lui suggérais l'idée d'une flèche du partage. Imagine qu'elle manque sa cible et s'écrase contre un arbre ou le mur rocheux d'une caverne. — Je suppose que le fantôme de ton grand-père te hanterait pour l'éternité, dit Brin. Faon leva le couteau. — Ça ne servirait à rien d'essayer de le tirer directement avec ton arbalète. Mais si je l'équilibre et que j'y fixe un empennage, je crois être capable de le faire voler droit. En tout cas, sur une distance suffisamment courte. Elle toucha le carreau de Brin, montrant à quel endroit elle avait l'intention de récupérer les plumes. — Comment tu comptes te débrouiller pour l'équilibrer ? — En taillant l'os. Brin fit un bruit comme quelqu'un qui s'étouffait. — Tu ne risques pas de le détruire ? demanda Baie avec hésitation. Faon baissa les yeux et fixa l'os, l'exposant dans la flaque de lune. — J'ai vu Dag lier et préparer ce couteau. Le travail d'essence qu'il a accompli m'a semblé surtout concentré sur la surface intérieure de l'os. Le bout a simplement été taillé pour former un manche pratique. Si je le réduis à cet endroit... Tant qu'il ne casse pas, il n'est pas cassé, vous comprenez? — Hein ? fit Baie. — Il est conçu pour se briser de l'intérieur – par travail d'essence – quand il entre en contact avec un être malfaisant. Si je ne le casse pas pendant que je le manipule, ça signifie que la préparation tient toujours. (Mais Faon gâcha son affirmation pleine d'assurance en ajoutant:) Enfin, je crois. — Tu as tout prévu, dit Brin avec circonspection. Mais qui va tirer? — Ça ne peut être que toi. Un silence tendu. Provenant de deux directions. — Tu es bien plus entraîné que moi, poursuivit Faon, et en plus mon épaule me fait mal. (Elle l'élançait depuis que la chose-souris y avait planté ses griffes. Elle verrait ça plus tard.) On ferait mieux de s'approcher le plus possible, au cas où tu n'aurais droit qu'à une tentative. Mais le carreau aura juste à voler droit, à atteindre sa cible, peu importe à quel endroit, et à s'enfoncer un tout petit peu sous la fausse peau de l'être malfaisant. À Forgeverre, je n'ai pas planté le vieux couteau de Dag à plus de deux centimètres sous la peau (elle réprima un frisson à ce souvenir) et tout s'est bien passé. — On risque gros, et c'est notre seul couteau préparé, observa Brin. — Oui, mais si on reste cachés ici, il ne nous servira pas plus que s'il était cassé. Mieux vaut tenter quelque chose sans tarder. Avant que l'être malfaisant s'envole loin d'ici. Avant qu'il commence à dévorer nos amis. Si j'ai appris une chose à propos des êtres malfaisants, c'est qu'il est toujours préférable d'agir le plus tôt possible. Comme pour éteindre un incendie. Dans le silence qui suivit, Faon ajouta désespérément: — Et si ça ne marche pas, eh bien, c'était seulement Crâne après tout... — C'est ce que j'appelle un excellent argument, dit Baie après une pause. Brin laissa échapper un soupir, marquant en partie son accord, et pour le reste... Ils perdraient bientôt le peu de lumière que leur offrait la lune, puisque cette dernière s'apprêtait à franchir la crête. Tenant le carreau au clair de lune, Faon défit les fils qui maintenaient l'empennage, étalant soigneusement sur le sol une, deux, trois plumes. Puis elle empoigna le couteau en acier qu'elle portait à la ceinture — un des premiers cadeaux de Dag. Il avait insisté pour qu'elle ne s'en sépare jamais et s'était assuré qu'il reste toujours aussi tranchant qu'un rasoir. Elle équilibra et rééquilibra le couteau du partage entre ses mains, le tournant et le retournant. Elle pressa l'acier contre une sorte de petit nœud sur le manche. Elle appuya. Le nœud se détacha et vola avec un petit bruit sec. Tout le monde retint son souffle. Mais la lame d'os resta intacte. Faon déglutit, apposa sa lame contre une esquille plus longue et se pencha pour sa taille suivante. Chapitre 21 L'odeur d'un feu de camp, flottant dans la fraîcheur de l'aube, conduisit Faon, Brin et Baie à quitter la piste et à prendre de nouveau par les bois. Sumac avait raison : un feu se repère de loin, songea Faon, avant de se demander si la nièce de Dag était toujours en vie. Plus tôt, ils avaient découvert l'endroit où ce qui restait de leur convoi avait regagné la route, sous bonne escorte des créatures de vase de l'être malfaisant; mais, si les patrouilleurs étaient toujours dans les environs, ils n'avaient laissé aucune trace. Suivant l'odeur un peu âcre contre le vent, ils arrivèrent près d'un ruisseau et trouvèrent leur proie. Non, pas notre proie. Notre appât. Près de la vaste clairière, de précédents voyageurs avaient déjà débarrassé la forêt de tout le bois mort, mais Baie s'enfonça plus loin et découvrit un tas de vieux rondins en train de pourrir, trop humides et moussus pour brûler, à l'ombre d'immenses lauriers des montagnes et d'un pin blanc à belle ramure ; quand ils se glissèrent en dessous afin de faire le point de la situation, la couleur filtrait de nouveau dans la vision de Faon, alors que les dernières étoiles étaient englouties par le ciel gris acier. Ce serait une belle et chaude journée, dès que le soleil se serait levé au-dessus de la crête, mais pour l'heure il faisait humide et un calme singulier régnait. Un gémissement de Prune, rapidement étouffé par sa maman, parvint à leurs oreilles, et Faon se rappela que les sons portaient dans les deux sens. Leurs compagnons captifs n'étaient pas les seuls à se blottir autour du feu; environ une dizaine de muletiers de la caravane de thé et quelques autres voyageurs infortunés se trouvaient parmi eux, assis ou couchés, épuisés et trempés; certains ronflaient. Dans le pré qui s'étendait au-delà, les mules croquaient et mâchaient bruyamment, grandes formes grises évoluant au milieu de l'herbe humide. Apparemment, on leur avait retiré leurs harnais. Les muletiers avaient donc suffisamment gardé leurs esprits pour s'occuper de leurs bêtes. Faon n'était pas certaine de savoir si c'était une bonne ou une mauvaise chose. — Quelqu'un voit l'être malfaisant quelque part ? Chuchota Brin. Faon jeta un coup d'oeil par-dessus les rondins moussus. En équilibre sur la branche d'un arbre mort de l'autre côté de la clairière, une silhouette qui semblait revêtue d'une grande cape remua. Faon retint son souffle, puis en repéra une autre, tendue à une branche plus basse, comme du linge en train de sécher, et comprit qu'il ne s'agissait que d'une paire de choses-souris. La plus haute des deux s'agita avec irritation, puis se balança afin de pendre la tête en bas ; celle du dessous geignit désagréablement et se redressa en s'aidant de ses griffes. Aucune d'entre elles ne parut plus apprécier sa nouvelle position. Deux formes corpulentes et nues étaient assises en tailleur en marge du cercle des captifs, et Faon réalisa qu'il s'agissait d'hommes de vase ordinaires — récents ou ayant appartenu à l'autre être malfaisant? Leur air empoté lui donnait à penser qu'il s'agissait de dépouilles d'un affrontement précédent, celui devant lequel avait fui leur être malfaisant. Baie suivit son regard, serra son bras. — Ils sont capables de nous sentir? — Sûrement pas, répondit Faon dans un souffle, quand aucune des créatures somnolentes ne se réveilla, l'air soupçonneux. Dag avait dit que leurs boucliers ne rendaient pas leurs essences aussi invisibles que celle d'un patrouilleur qui aurait totalement masqué la sienne. L'InnéSens faisait-il défaut à ces créations précoces ? À moins que les essences brouillées n'attirent tout simplement pas leur attention ? Peut-être que nous ressemblons à des rochers. Faon essaya de s'accroupir en bougeant le moins possible — en se comportant comme un rocher, elle espérait maintenir cette illusion le plus longtemps possible. — D'après toi, quand est-ce que l'être malfaisant sera de retour? Chuchota Brin à l'oreille de Faon qui ne le comprit qu'à grand-peine. Au moins n'avait-elle pas besoin de lui conseiller de baisser la voix. Elle tâcha de lui répondre avec la même discrétion. — Je n'en suis pas sûre. S'il a dépassé le stade où il arrache l'essence de toutes les créatures qui croisent son chemin — ce qui semble être le cas —, un être malfaisant essaie ensuite de réunir des forces pour mener des attaques. Sauf qu'il n'y a rien à attaquer dans le coin. Le prochain village se situe à au moins soixante kilomètres d'ici. (Elle hésita.) À Forgeverre, assez tôt dans son développement, l'être malfaisant avait commencé à creuser une mine, mais c'était probablement parce qu'il avait dévoré – arraché l'essence – un mineur. Si celui-ci n'a eu que des muletiers et des voyageurs à se mettre sous la dent, il n'a peut-être qu'une envie : partir sur la piste de Tripoint. — Oh. Brin se pressa encore plus contre le sol. Il leur faudrait peut-être attendre longtemps avant de pouvoir tendre leur embuscade. Ce qui n'était pas recommandé. Faon sentait déjà l'épuisement grignoter son énergie nerveuse. C'était une région bien arrosée, ils n'avaient donc pas eu à s'inquiéter du manque d'eau pendant la nuit, mais personne n'avait rien mangé depuis hier midi. Ni dormi. La vague de nausée qu'elle éprouva était un moindre mal, comparée au frisson glacé qui la parcourut en se voyant rappeler ce qui était en jeu pour elle. Oh dieux, si le bébé la faisait vomir, parviendrait-elle à garder le silence? N'y pense pas, tu n'arranges rien. Elle déglutit et respira par la bouche. Pour se distraire, elle compta les têtes. Leur convoi semblait au complet, à l'exception – inquiétante – de Calla et Indigo. Un bloc de glace se forma sous son sternum quand elle s'aperçut que quatre corps blottis les uns contre les autres près de la route ne dormaient pas. Mais il s'agissait d'inconnus. Les muletiers avaient-ils mis les cadavres de leurs camarades de côté avant de les enterrer ou les gardaient-ils simplement pour le petit déjeuner? Elle avala de nouveau sa salive, plus difficilement cette fois. Si les hommes de vase se montraient économes, ils consommeraient la viande la plus ancienne en premier avant de passer à des morceaux plus tendres – comme Prune, par exemple. Seulement si l'être malfaisant a absorbé l'essence d'une fermière pleine de bon sens, je suppose. Ce qui peut encore arriver. Brin remua inconfortablement, rajusta la position de son arbalète et toucha le cordon du fourreau protégeant le couteau du partage qu'il portait désormais autour du cou. — S'il vole, comment tu comptes t'y prendre pour l'attirer suffisamment pour que j'aie une bonne chance de faire mouche? — Je crois que nos boucliers vont l'intriguer, s'il nous voit. Et qu'il s'approchera pour en avoir le cœur net. Alors on aura notre chance. Enfin, tu auras ta chance, corrigea-t-elle d'elle-même. — Peut-être que vous feriez mieux de reculer toutes les deux. Baie secoua la tête. — Tu auras peut-être besoin d'aide pour repousser des attaquants pendant que tu attendras de pouvoir tirer. Sa main se serra autour d'un long et solide bâton; la batelière saurait en faire bon usage, Faon n'avait aucun doute là-dessus. Faon, de son côté, se sentait moins utile. Si Brin manquait son premier coup, mais que le carreau retombe sans se casser, elle se précipiterait pour le récupérer, tentative qui ne pourrait être couronnée de succès que si personne – être malfaisant, homme de vase ou esclave mental – ne comprenait de quoi il retournait. Brin aurait alors une deuxième chance. Mais probablement pas une troisième. Elle ne mentionna pas son plan à voix haute. Le jour se leva; depuis les bois, un pivert trilla continuellement, jusqu'à ce qu'un de ses congénères daigne lui répondre. Autour du feu qui fumait, quelques formes remuèrent, puis s'allongèrent de nouveau. Faon repéra certains sacs de couchage appartenant à ses anciens compagnons de voyage dispersés un peu partout. Les muletiers allaient-ils partager leur repas ? L'être malfaisant comprendrait-il qu'il lui fallait nourrir ses nouvelles recrues ? Et dans ce cas, saurait-il que les êtres humains n'avalent pas les mêmes aliments que les chauves-souris ? Faon cligna rapidement des yeux, luttant contre un lent glissement vers les hallucinations du rêve. Leur cauchemar était bien réel, il n'était vraiment pas nécessaire d'en rajouter. Peut-être que l'être malfaisant ne sortait que la nuit – comme les chauves-souris. Alors ils devraient se retirer et rester cachés jusqu'à ce moment-là. Il leur était absolument impossible de rester éveillés sans se faire prendre jusqu'à la tombée de la nuit, dans ce... Brin retint soudain sa respiration. Faon leva les yeux à travers les feuilles du laurier. Une silhouette de chauve-souris décrivit un cercle en un vol plané gracieux qui la distinguait clairement de cet animal. Impossible de deviner la taille réelle de la forme se détachant sur le ciel bleu et clair, mais l'aura qui la précédait, telles les vagues de la mer, ébranla Faon jusqu'au plus profond d'elle-même. Elle n'avait qu'une envie : fuir. Mais il était trop tard. Ce n'était ni le courage, ni une hypothétique utilité qui l'empêchait de se relever. Papa disait toujours à maman qu'ils auraient dû m'appeler Chat, parce que ma curiosité finirait par me tuer[1] Aujourd'hui, peut-être ? Pourtant, derrière la peur, la curiosité refusait de rendre les armes. Est-ce que l'idée d'une simple fermière comme moi peut venir à bout d'un être malfaisant? Elle s'humecta les lèvres et attendit. — C'est le moment, marmonna Brin. Il sortit maladroitement le couteau modifié de son fourreau – Faon le lui tint pendant qu'il remontait la manivelle de son arbalète –, se leva et avança de quelques pas. Sortant à découvert trop tôt, mais ô dieux, qu'il soit seulement capable de tenir debout... Faon le suivit tant bien que mal et pressa le carreau en os dans la paume de sa main moite de transpiration. L'être malfaisant décrivit des cercles au-dessus de leurs têtes, les observant avec curiosité. Trop haut? Bougeant trop vite? Il battit des ailes et prit de l'altitude. — Brin, attends, dit Faon d'une voix pantelante, alors qu'il levait son arbalète et la pointait d'une main tremblante sur sa cible. L'être malfaisant n'était pas descendu à leur rencontre, mais à présent leurs anciens compagnons de route se levaient et tournaient leurs visages vers eux. Comme un seul homme, ils commencèrent à tituber dans leur direction. — Pas la peine de les tuer! s'exclama Pinson sur un ton impatient. II suffit de leur retirer cette noix qu'ils portent autour du cou! Ô dieux! Baie serra fermement son bâton dans sa main et avança, l'air menaçant. Désespérée, Faon bondit d'entre les arbres et agita frénétiquement les bras vers le ciel. — Tu vas descendre, oui? Espèce de saleté de... de stupide chauve-souris... de... C'est moi que tu veux! Alors viens me chercher! (Elle dansa sur elle-même. Allez, viens me chercher.) Comment peux-tu être aussi bête! La gorge de Brin se serra quand, d'un battement d'ailes nonchalant, l'être malfaisant perdit brusquement de l'altitude et les dévisagea. Toujours hors de portée d'un couteau ou d'un épieu. Il faisait du surplace, les jambes relevées, leur envoyant des bouffées de cette odeur de renfermé. Faon se demanda combien de temps leurs boucliers résisteraient à la concentration totale de l'être malfaisant, puis elle prit conscience qu'elle n'allait pas tarder à le découvrir, parce que, à présent, ils avaient clairement toute son attention. Il déplia ses jambes – il s'apprêtait à se poser. Le matin devint plus sombre, comme si un nuage avait masqué le soleil, mais le ciel était clair et le soleil n'était pas encore levé au-dessus de la crête... L'arbalète tremblante se stabilisa, Faon savait au prix de quel effort. Vas y, Brin! Le bruit sec du déclenchement, la vibration sourde de la corde, un éclair blanc alors que le carreau s'élevait. Le « tchac-crac » au moment où il s'enfonça dans l'abdomen de l'être malfaisant qui, les ailes largement déployées, offrait une cible confortable. Le hurlement de surprise de la créature perça les oreilles de Faon, s'affaiblissant brusquement alors que l'obscurité voilait son regard. Qu'est-ce qui se passe? Est-ce qu'il m'arrache mon essence? Mais Dag m'avait dit que ça ferait très mal... À travers les nuages noirs bouillonnants, Faon vit les ailes de l'être malfaisant être emportées dans deux directions opposées tandis que son corps se désintégrait en une pluie de matière fétide. L'obscurité se referma sur elle, l'isolant du reste du monde de façon hermétique. C'était ça, la mort ? Oh mon bébé, oh Dag, je suis désolée... Dag fut réveillé par une brusque inspiration et regarda autour de lui, son coeur battant la chamade sans qu'il sache pourquoi. Tout était calme, la forêt avait revêtu un linceul de brouillard, mais le monde avait repris des couleurs depuis qu'il s'était endormi sous cette saillie rocheuse dans le noir et le froid. Le ciel offrait un dégradé ascendant du gris au bleu pâle. Sans doute une heure avant l'aube. Il s'en écoulerait au moins deux autres avant que le soleil apparaisse au-dessus de la ligne de faîte et commence à les réchauffer, mais la brume commençait déjà à se déchirer en lambeaux tandis que l'air matinal s'éveillait. Les deux personnes dont il avait la charge dormaient encore; ou du moins, Pt'hibou dormait et Paco somnolait, abruti par la douleur, et Dag ne voyait aucune raison de l'interrompre. Craintivement, Dag testa son bracelet de mariage. Elle est toujours en vie. C'était déjà ça. Le tout petit bourdonnement semblait curieusement étouffé, comme il l'était depuis que Dag avait lié le bouclier de Faon à son essence. Était-il plus faible qu'avant ? Pourquoi ? Est-ce que Faon s'éloignait de lui? Auparavant, les distances ordinaires n'avaient jamais affecté leurs bracelets de mariage. Dag essaya de se réconforter: Sumac veillera sur elle. Mais au fond de son esprit, une petite voix sinistre ne put s'empêcher d'ajouter, Si Sumac est encore en vie. Qu'allait trouver Tavie en arrivant dans la vallée ? Combien de survivants ? Et Arcadie ? Il roula les épaules, inconfortablement calées contre la paroi rocheuse, et jeta un regard mauvais à sa jambe droite, étendue devant lui. Il avait fini par desserrer sa botte, de crainte qu'en coupant sa circulation, il risque l'amputation de son pied. Et comme il s'y attendait, sa cheville avait enflé au point qu'il ne pouvait plus lacer sa botte. Bientôt, il lui faudrait se lever afin d'aller remplir leur gourde. Il aurait voulu pouvoir prétendre ressentir une inquiétude digne d'un guérisseur pour Pt'hibou et surtout Paco, plutôt que la rage frustrée à l'idée d'être coincé ici. Avec l'aide de Tavie, il avait installé Paco aussi confortablement que possible avant le départ de la patrouilleuse la nuit dernière. Les provisions de Dag se résumaient à la dernière lamelle d'implantine séchée qui se trouvait dans sa poche. Paco était celui qui en avait le plus besoin, mais sa souffrance lui faisait oublier son appétit, et faire taire Pt'hibou pouvait se révéler plus pressant... Avec ses pensées qui essayaient de s'attraper par la queue comme des chats rendus fous, tout espoir de se rendormir disparut. Aussi silencieusement que possible, Dag se leva en s'appuyant sur sa canne, ramassa la gourde et commença à descendre la pente en boitillant. Ça allait lui prendre un certain temps. Quand il revint enfin, Pt'hibou était réveillé, grognon et craintif. Paco, un peu affolé, dévisageait le petit fermier avec un regard vitreux. Alors même qu'il souffrait atrocement, le patrouilleur continuait à masquer raisonnablement bien son essence, ce qui lui valut le respect et la gratitude de Dag. Bien entendu, Pt'hibou flamboyait comme une balise. — Oh, bien, vous êtes de retour, dit Paco. La tension dans sa voix rappela à Dag combien de temps il était resté étendu ici, seul, perdu et sans le moindre espoir. Dag s'assit à côté de l'homme. — Oui. Un peu d'eau? — Si c'est pour me pisser dessus... Paco grimaça, détournant le regard pour cacher sa honte impuissante. — Je suis un guérisseur. J'en ai vu d'autres. Aidez-moi à guider la gourde, je vous tiendrai la tête. Il glissa la main à l'arrière de la tête de Paco; ce dernier leva le bras, bien que cet effort lui arrache un hoquet. Ensemble, ils parvinrent à faire boire correctement l'homme blessé. Dieux absents, on fait la paire. Même pas un patrouilleur à nous deux. Pt'hibou contourna Paco et vint s'installer sur les genoux de Dag; Dag le fit boire à son tour, en en renversant un peu plus, mais la menace de braillements fut écartée au prix de seulement quelques reniflements. À la lumière du jour, Paco plissa les yeux afin d'observer Dag avec une curiosité accrue et, espérait ce dernier, pas trop empreinte de consternation. — Sans cette main, je vous aurais pris pour un patrouilleur. — Je l'ai été. — C'est pour ça que vous êtes devenu guérisseur? Comment se fait-il que vous voyagiez avec des fermiers ? Son regard se tourna vers Pt'hibou, couvert de crasse et de croûtes, comme si l'enfant constituait la partie la plus incroyable de toute cette aventure. — C'est une longue histoire. Plusieurs, en fait. — J'ai tout mon temps. L'apparente indifférence de Paco semblait un peu trop calculée. Un long récit lui permettrait de garder un œil sur son sauveur. Dag soupira. — Oui, moi aussi. (Mais avant qu'il ait décidé par où commencer, un mouvement à travers les arbres attira son regard. Il se redressa, plissant les yeux, puis empoigna son bâton et se releva brusquement, laissant tomber Pt'hibou qui émit un geignement de protestation.) Désolé. Il se baissa pour sortir de sous le surplomb et entrouvrit son InnéSens. Une chose-souris! Il se referma aussitôt, clopina une dizaine de pas en direction d'un endroit où un éboulement avait ouvert une vue plus large sur le ciel et la cime des arbres. Plusieurs centaines de pas plus bas, une chose-souris qui s'était écrasée dans les branches réussit à se libérer et à reprendre de l'altitude. Elle volait très mal. Blessée? Chargée par un fardeau ou un captif? Elle était trop loin pour que Dag se risque, comme hier, à lui arracher un fragment d'essence, et pourtant, si elle rapportait un prisonnier à son maître, il fallait qu'il tente quelque chose. Mais alors que la créature battait frénétiquement des ailes et gagnait de l'altitude, Dag vit que ses griffes étaient vides. Elle redoubla d'ardeur. Est-ce qu'elle l'avait vu ? Si elle l'attaquait, un couteau à la lame tordue et un bâton ne l'aideraient pas beaucoup à se tirer d'affaire. Dag respira à fond, s'ouvrit et déploya une nouvelle fois son InnéSens. Il resta figé, abasourdi. L'essence de la chose-souris était simplement celle d'une chauve-souris, un animal à l'état naturel, muet, sans la moindre intelligence. Terrifiée et confuse de se retrouver dans ce corps mourant qui ne lui appartenait pas, trop grand, trop lourd. Elle n'avait qu'une hâte, regagner le refuge et la fraîcheur de la grotte dont elle se souvenait à peine, quelque part à l'est, loin de cette horrible lumière. En plein vol, sans le soutien de son maître, sa désintégration progressait rapidement. Aucune erreur possible: l'« homme » de vase perdait la raison. Dag avait été le témoin de cette petite tragédie à de nombreuses reprises, et pas plus tard que deux jours plus tôt. Quelqu'un a éliminé l'être malfaisant! Dag se sentit soudain le cœur léger – beaucoup plus léger. Il ouvrit la bouche, et ses lèvres se retroussèrent pour former un sourire irrépressible. La chose-souris s'écrasa de nouveau, reprit son vol, et finit par disparaître hors de portée derrière la ligne de faîte. Dag retourna à leur abri d'un pas chancelant – il aurait volontiers dansé si son état le lui avait permis. — Paco ! Paco ! — Quoi ? Paco empoigna la seule arme dont il disposait, c'est-à-dire la gourde. — Non, les nouvelles sont bonnes! Votre patrouille a dû débusquer l'être malfaisant dans sa tanière! Ses hommes de vase perdent la raison et se dispersent. Nous n'avons plus qu'à tenir encore un peu, les renforts ne devraient plus tarder. Mes amis pourraient même arriver ici avant la fin de la journée. Les vôtres sont peut-être déjà en route ! Ils se trouvaient où déjà, quand vous avez été séparés ? À vingt-cinq kilomètres au nord, c'est ça ? Paco manifesta bruyamment son profond soulagement. Il laissa tomber sa tête en arrière. Malgré tout, ses lèvres s'étirèrent, elles aussi, en un sourire. Avec un sentiment de joie, Dag ouvrit grand son essence; le message était clair: On est là! Venez nous chercher! Le sourire de Paco s'élargit encore. Même Pt'hibou leva la tête et babilla, déconcerté par la soudaine bonne humeur de ces grandes personnes tellement mystérieuses et effrayantes. Dag escorta Pt'hibou jusqu'au ruisselet pour la toilette du matin – pas trop tôt –, puis, d'humeur festive, il offrit à l'enfant la moitié de son implantine séchée, que ce dernier s'empressa d'accepter. Paco prit l'autre moitié. L'enfant retourna se réfugier sur ses genoux, pour ronger et baver d'un air heureux. — Où en étions-nous? (Dag pensa qu'il risquait de bafouiller, mais il s'en moquait. Il n'aurait jamais d'audience plus captive que Paco, et Pt'hibou semblait trouver le grondement de la voix de Dag reposant.) Vous m'avez demandé de vous raconter l'histoire de ma vie. — J'aimerais au moins savoir comment vous avez fini par tomber sur moi, admit Paco. — Eh bien, à l'origine, je suis d'Oléana, mais disons que je suis parti faire un petit tour autour du lac... Plus tard, Dag consacra un peu de temps à convaincre quelques écureuils malchanceux et une tourterelle triste de devenir leur déjeuner, un processus qui fascina et nourrit tout à la fois un Pt'hibou un peu grognon. Après qu'on lui eut enlevé la peau, qu'on l'eut découpé et cuit sur une broche de fortune, le gibier ne produisit guère plus qu'une bouchée, mais Pt'hibou avait une petite bouche. Dag était plus inquiet pour Paco, qui semblait à peine capable d'avaler. Tavie arriva avec Arcadie en milieu d'après-midi, beaucoup plus tôt que Dag avait osé l'espérer. Plus étonnant, Calla et Indigo les accompagnaient, avec des provisions. Dag émergea de sous la saillie où Pt'hibou faisait la sieste et alla les saluer en boitillant. Arcadie, le souffle court à cause de l'effort fourni dans la montée, empoigna Dag par les épaules, comme s'il hésitait entre le serrer dans ses bras et le secouer. — Je n'aurais jamais cru vous revoir en vie ! Dieux, qu'est-ce que vous avez encore fabriqué avec votre essence cette fois ? — Une petite intervention chirurgicale sur quelques choses-souris. C'était ça ou finir dans le garde-manger de l'être malfaisant. Arcadie, nous sommes sauvés! Quelqu'un a tué l'être malfaisant! — Oui, on a vu, nous aussi. (Tavie hocha vigoureusement la tête.) Toute la vallée est jonchée de choses-souris mourantes. On en a croisé deux ou trois en venant ici. — Où est Faon ? Et où sont tous les autres, ajouta consciencieusement Dag. Arcadie et Tavie échangèrent un regard qui ne lui disait rien qui vaille. — Après que vous avez été enlevé, nous nous sommes réfugiés dans la forêt et l'attaque s'est arrêtée brusquement, expliqua Arcadie. Une chose-souris a bien essayé de soulever Barr, mais elle a fini par le lâcher et il s'est fait de multiples fractures à la jambe. Je l'ai rafistolé du mieux que j'ai pu, mais il n'était pas transportable. Alors, Sumac a décidé de nous cacher, moi, Barr et Rase, dans une sorte de caverne, et de partir vers l'ouest avec les autres, pour essayer de rejoindre le camp de la Trouée du Laurier. Dans le plus pur respect des règles de procédure en patrouille: mettre les femmes et les enfants hors de portée de l'être malfaisant, puis donner l'alarme. Ou, encore plus efficace, faire d'une pierre deux coups. — Elle a eu raison. Alors comme ça, Faon était en sécurité, en route pour le camp des Marcheurs du Lac? Manifestement pas, puisque Arcadie ajouta: — Pour la suite, je ferais mieux de céder la parole à Calla. La sang-mêlé respira à fond. — On était arrivés à mi-chemin du col, la nuit dernière, quand les choses-souris sont revenues. L'être malfaisant était avec elles. Il volait. Dag frissonna, mais il se rappela à lui-même que, aussi épouvantable qu'ait été la forme prise par l'être malfaisant, ce dernier n'était plus de ce monde. — Il ressemblait à une chose-souris, mais en plus gros et, et... plus beau, je suppose. Un seul coup d'oeil suffisait à se rendre compte qu'il était leur maître. Dag inclina la tête, en signe de compréhension. — Il s'est emparé de nos esprits. C'était une sensation vraiment très étrange. Comme si je me sentais calme à la surface, mais que je hurlais en dessous. En cet après-midi radieux, ces frissons appartenaient au passé, mais Dag sentit que Calla était toujours dans un état de grande fatigue. Rien de surprenant, après avoir connu une terreur pareille. — Mais contrairement à nous, il n'a pas gardé le contrôle de l'esprit de Calla, précisa Indigo. Lui aussi, avait une pâleur qui ne s'expliquait pas uniquement par les efforts de la nuit. Calla se renfrogna à ce souvenir. — J'avais l'impression que toutes sortes d'idées folles entraient et sortaient de mes pensées. Arcadie pense que j'étais en train d'essayer de masquer mon essence. — Bref, poursuivit Indigo, les choses-souris ont volontairement éloigné Sumac, Remo et Nita – et Faon, Brin et Baie ont réussi à s'échapper, eux aussi. Il parut vouloir en dire plus, mais il se contenta d'avaler sa salive. — Tous ensembles ? Demanda Dag sur un ton plein d'espoir. Faon se trouvait-elle en sécurité avec Sumac? Indigo secoua la tête. — Ils sont partis dans des directions opposées. On pense que vos noix-boucliers ont dû fonctionner. — L'être malfaisant a forcé le reste d'entre nous à reprendre la piste de Tripoint vers le nord, en pleine nuit, continua Calla, mais je n'arrêtais pas de me laisser distancer. Je traînais autant que je l'osais. — Et de mon côté, j'essayais de l'obliger à maintenir l'allure, dit Indigo. Et ça me semblait une bonne idée, mon idée... Quelque chose que je devais faire. Mais au bout d'un moment, la distance entre nous et les autres a grandi de plus en plus, et tout à coup... j'ai eu l'impression que le brouillard s'était levé dans mon esprit. Ensuite, on s'est enfuis. — J'espérais pouvoir retrouver Arcadie, et que les Marcheurs du Lac nous protégeraient, reprit Calla. Je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie. Nous étions en train de le chercher le long de la crête, là où je pensais que Sumac l'avait caché, quand c'est Nita qui nous a trouvés. Elle était seule. Elle nous a dit que les patrouilleurs avaient masqué leur essence et s'étaient défaits des choses-souris, avant de se réfugier dans une fente dans la roche. Sumac ne savait plus où donner de la tête à ce stade, mais elle a finalement décidé que quelqu'un devait toujours prévenir le camp de la Trouée du Laurier. Elle a donc pris Remo avec elle et ils sont partis plein nord, chargeant Nita de retrouver Faon et de la ramener auprès d'Arcadie. — Mais Nita a dit qu'elle n'avait pas réussi à les retrouver, dit Indigo. Faon, Brin et Baie. Elle a dit que c'était bon signe, parce que, si son InnéSens n'était pas parvenu à les repérer, l'être malfaisant ne le pourrait pas non plus. Elle espérait qu'ils auraient le bon sens de rester cachés. Dag se passa la main dans les cheveux et se retint de crier: — Et ensuite? — Je suis sortie de la caverne pour aller chercher de l'eau et je suis tombée sur Nita et ces deux-là, expliqua Tavie. J'avais déjà mis la main sur Arcadie deux heures plus tôt. — Tavie a été la première à nous donner de vos nouvelles, dit Arcadie à Dag. Ç'a été un soulagement d'apprendre que la patrouille locale était en chasse, mais dieux absents, quel gâchis. Tavie poursuivit: — Comme on manquait de mains pour transporter un homme blessé au bas de cette crête ou dans un endroit où il serait plus en sécurité, on se demandait quoi faire, quand on a aperçu la première chose-souris mourante. Et après ça, la situation a complètement changé. — Il était évident qu'il serait plus facile d'amener le guérisseur au blessé que l'inverse, dit Arcadie. Du moins, c'était ce que je croyais avant de grimper au sommet de cette fichue montagne. J'ai confié Barr à Rase, ce qui ne me plaît pas trop, mais ils n'ont plus besoin de se cacher maintenant. Ils devraient pouvoir se débrouiller. — Quand Nita a récupéré son cheval, le coupa Tavie avec impatience, elle a décidé de partir vers le nord, pour essayer de retrouver les autres, où qu'ils soient allés après que Calla et Indigo s'étaient fait la belle – et peut-être d'entrer en contact avec les patrouilleurs locaux pour qu'ils nous envoient des renforts. Chacun semblait avoir agi de manière raisonnable étant donné les circonstances – difficiles –, mais où était Faon? Visiblement, personne ici présent ne le savait. Dag conduisit le petit groupe à leur abri, sous la saillie rocheuse. Arcadie s'agenouilla à côté de Paco, ouvrant son essence à la blessure de l'homme avec la passion qui le caractérisait. — Intéressant, murmura-t-il. Dag, qui avait appris à connaître son mentor, espérait sincèrement que sa cheville foulée ne mériterait qu'un simple « Sans intérêt » de sa part. Il fit les présentations, en espérant que Paco, les yeux vitreux, les entendait, et poursuivit: — J'ai pensé qu'il était préférable de ne pas laisser la fracture en l'état aussi longtemps, avec ses muscles qui se contractaient tout autour; je n'aurais pas hésité s'il n'y avait eu que les os à réaligner, mais avec les cordons nerveux... — Vous avez bien fait, dit Arcadie. (Il s'accroupit et observa Dag en fronçant les sourcils.) Dans votre état, vous ne devriez même pas m'assister, mais à la guerre comme à la guerre. La peau est intacte, excepté quelques éraflures, et j'aimerais autant la garder ainsi. Nous allons donc utiliser des techniques de maître-guérisseur. J'ai besoin de vous pour faire le gros œuvre, c'est-à-dire réaligner soigneusement les deux vertèbres, et profitez-en pour appliquer des renforcements d'essence en travers des lignes de fracture. Prêt? Maintenant ? À cet instant précis, Dag n'avait qu'une envie: partir à la recherche de sa femme! Et de son enfant. Pourtant, Faon n'était pas seule, se rappela-t-il. Elle avait son frère et sa belle-sœur avec elle... Ses pensées prirent un cours dangereux : La dernière fois qu'on l'avait aperçue... Dag regarda ce malheureux Paco qui souffrait et maîtrisa son impatience. Il se répéta une phrase de Faon, « Plus vite tu commenceras, plus vite tu auras terminé ». — Un instant. Avec précaution, il alla s'asseoir à côté de Paco, il étendit sa mauvaise jambe et défit le harnais de son bras et le retira. Pendant que Dag préparait son corps, son esprit et son essence, Arcadie donna ses instructions: — Tavie, Calla et Indigo! Dressez le camp. Le patient ne sera pas transportable aujourd'hui. Et pas sans une civière rigide et quelques solides gaillards de toute façon. Paco avala sa salive et dit: — Monsieur, si je ne peux pas remarcher (il ne le dit pas à voix haute, mais Dag comprit, Si je dois rester cloué au lit à me pisser dessus), j'aime autant que vous me passiez mon couteau. Arcadie lui lança un regard énigmatique. — Vous aurez le temps de faire ce choix plus tard. Prêt, Dag? Arcadie était capable de reconnaître son terrain et de décider d'une stratégie aussi rapidement que Dag, et pour la même raison : quarante années d'expérience. En dépit de sa fatigue, Dag parvint à se détendre parce qu'il se savait entre de bonnes mains. Il tendit ses doigts, ceux de chair et les autres; sa vue et son ouïe furent reléguées à l'arrière-plan tandis qu'il s'enfonçait dans le flux d'essence. Il ne s'agissait pas de guérison à proprement parler, mais plutôt de préparer le corps à guérir. La douleur se déplaçait tel un courant rouge et chaud. Les muscles hurlaient. Les os eux-mêmes étaient frais, solides, rassurants, mais couverts d'une sorte de dentelle de sang, circulant librement, mais aussi coagulé par endroits. Arcadie s'occupa des nerfs les plus sensibles, fouettant telles les lanières d'un fouet de feu. Toujours plus profond... — Attention, murmura Dag, en effleurant l'essence du maître-guérisseur. Arcadie souffla et se dégagea d'un début de blocage. Dag n'aurait pas pu rester coincé ainsi, pas en ce moment, pas si leurs vies en dépendaient; son cœur était bien trop tourné vers l'extérieur, pressé de retrouver le monde réel et tout ce qu'il contenait. Cela faisait de lui un bon point d'ancrage, supposa-t-il. Le travail d'Arcadie était complexe, une tâche d'une difficulté incommensurable, surtout pour qui l'accomplissait avec autant de grâce qu'un danseur; curieusement, malgré les conséquences qu'aurait pu avoir un échec, c'était un plaisir de l'observer. — Merci, marmonna Arcadie. Bon travail. Vous pouvez vous retirer, maintenant... Dag respira, cligna des yeux et se redressa alors qu'il reprenait conscience de leur refuge à flanc de montagne. Combien de temps s'était écoulé ? Le soleil semblait notablement plus bas. — Ça fait un moment qu'il s'est évanoui, l'informa Calla, essuyant le visage moite de Paco à l'aide d'un linge humide. — Je ne suis pas surpris, répondit Dag, et il roula sur lui-même, pâle et tremblant. C'était tellement bon! pensa-t-il, euphorique. Dieux. Il aimait vraiment ce travail. C'était ça, la vraie magie – et une magie autorisée. Il rampa afin de caler ses épaules contre la paroi fraîche du surplomb rocheux et s'en remettre aux autres l'espace de quelques minutes. Tavie lui apporta de l'eau et un morceau d'implantine séchée rougeâtre en provenance directe du camp de la Nouvelle Lune. À n'en pas douter, il venait de s'acquitter de sa dernière dette à l'égard du destin; à l'instar de ce qu'il venait de faire pour Paco, quelqu'un avait peut-être pris soin de Faon. À présent, il se sentait libre de se consacrer à ses propres intérêts. Et gare à quiconque tenterait de se mettre en travers de sa route. Dès que j'arriverai à me lever. — Est-ce que Paco retrouvera l'usage de ses jambes ? demanda Tavie sur un ton peu assuré. Dag secoua la tête. — C'est trop tôt pour le dire. Il faudra attendre une semaine avant que ça désenfle assez pour qu'on puisse savoir s'il restera des séquelles. Mais il vivra et reverra sa femme. Quand Arcadie termina enfin et vint s'adosser, lui aussi, à la paroi rocheuse, il ressemblait à un chiffon mouillé. — Je dois partir à la recherche de Faon, annonça Dag. — Attendez demain, dit Arcadie. Je vous promets qu'on vous fera descendre de cette montagne à la première heure. — Je suis capable de descendre tout seul. Arcadie laissa échapper un bruit grossier. — Comment ? En vous laissant tomber ? Je suis d'accord sur un point: ça irait plus vite. Dag toucha son bras gauche. — Quelque chose ne va pas. Le regard d'Arcadie vacilla, rapide et vif; il se renfrogna, mais ne contesta pas cette affirmation, ce qui ne fit que renforcer les inquiétudes de Dag. — Je suppose qu'il est inutile d'essayer de vous en empêcher. À moins de vous attacher. — Ça ne m'arrêterait pas. — Dieux absents, Dag, si vous aviez moitié moins de cervelle qu'une implantine, vous patienteriez jusqu'à l'arrivée des renforts. C'est moi, les renforts. Dag fronça les sourcils. — Et même en faisant des roulés boulés jusque dans la vallée, vous ne seriez de retour aux chariots qu'à la nuit tombée, ajouta Arcadie. Parce que, à ce stade, c'est bien le seul endroit par où commencer vos recherches. Autrement, c'est la vallée tout entière qu'il vous faudra passer au peigne fin. — Mumm, fit Dag, tâchant de réfléchir. Ici, tout le monde était aussi épuisé et en manque de sommeil que lui. Calla avait, elle aussi, perdu un conjoint. Dag aurait étouffé dans l'œuf toute tentative aussi stupide si un de ses patrouilleurs estropiés la lui avait suggérée. Néanmoins... Il toucha une nouvelle fois son bracelet de mariage, le frottant à travers le tissu déchiré de sa chemise, mais il n'en tira aucune information supplémentaire. Quelque chose avait changé, oui, mais quoi ? Peut-être que la technique de tissage peu orthodoxe employée par lui et Faon montrait ses limites. Naturellement. Non. Quelque chose ne va pas. Dag trouva un allié inattendu en la personne de Pt'hibou, qui s'était réveillé pendant qu'Arcadie s'occupait de Paco. Rendu nerveux par l'afflux d'inconnus, l'enfant commença à pleurer en appelant sa mère. Impitoyablement, Dag le laissa faire. Tavie s'en débarrassa rapidement auprès de Calla, qui n'eut pas plus de succès pour le calmer. Arcadie, de retour du ruisseau où il s'était lavé les mains, grimaça en entendant le bruit. — Cet enfant doit retourner auprès de sa famille, observa Dag pardessus ce vacarme. Il va se rendre malade, à force de pleurer comme ça, ou faire une mauvaise chute. Je ne vois pas comment il pourrait passer une autre nuit ici, par un froid pareil. — Qui sera volontaire pour le porter? demanda Tavie. Certainement pas vous ! — Moi, je pourrais, offrit Indigo contre toute attente. Accompagner Dag et essayer de retrouver les Tilleul. D'un regard échangé avec Calla, il ajouta: Et Sage, Pinson et Cendre. — Oh. (Tavie se passa la main sur son visage las.) Et il restera toujours Calla et moi pour aider ici. À nous deux, ça devrait suffire. Sans compter Arcadie... Calla, berçant l'enfant sans autre effet que de relancer les pleurs, ajouta : — Ses parents doivent être morts d'inquiétude en ce moment. Ce serait cruel de les maintenir dans cet état plus longtemps que strictement nécessaire. — Par où commenceriez-vous ? demanda Arcadie, faiblissant sous l'assaut. — De la fumée s'est élevée au-dessus des arbres près de la piste toute la journée, à environ une quinzaine de kilomètres au nord, dit Dag. D'après moi, ça vient d'un feu de camp – et situé en plein sur l'itinéraire que, à en croire Calla et Indigo, nos compagnons ont emprunté. Et même s'il ne s'agit pas d'eux, ces gens pourront dire s'ils les ont vus. — Et vous avez l'intention de parcourir trois kilomètres à flanc de montagne, traverser une rivière, marcher encore presque deux kilomètres jusqu'à la route et quelques-uns de plus sur la route elle-même, le tout avec une cheville foulée ? s'enquit Arcadie. Et en trimbalant ce petit hurleur? Ce n'est plus de l'héroïsme, Dag, c'est de la folie. Pas loin. Pour la dixième fois aujourd'hui, Dag boitilla jusqu'à l'à-pic et déploya son InnéSens au maximum. Et pour la première fois de la journée, il obtint une réponse: tout en bas, un long hennissement plaintif s'éleva vers les pentes creusées de ravins. Dag sourit. — Qui parle de marcher? Apparemment, mon cheval vient juste de répondre présent. Si Indigo réussit à me faire descendre jusqu'à un point de rencontre avec Tête de Cuivre, me revoilà en selle! Dag fut d'ailleurs étonné de constater que sa selle se trouvait toujours sur le dos de Tête de Cuivre, bien que ses sacoches aient disparu, arrachées quelque part dans les bois. Il allait devoir passer une journée à les chercher, ce ne serait pas la première fois dans sa carrière. Sans parler du couteau de combat qu'il avait perdu dans l'affrontement. Plus tard. Tête de Cuivre n'avait pas réussi à se défaire de sa bride, et une croûte visqueuse s'était formée sur son mors à force de brouter. Sa crinière et sa queue étaient pleines de glands. Mais l'un dans l'autre, la monture semblait en meilleure forme que son propriétaire. Perplexe, Dag rendit à Indigo la couverture que ce dernier lui avait prêtée et qu'il avait prévu d'utiliser pour adoucir l'impact meurtrier de la colonne vertébrale en dents de scie du hongre. — Tu n'as pas dessellé les chevaux, avant de les lâcher dans la nature ? — Les autres, si ! (Indigo, indigné, se tint prudemment hors de portée d'éventuelles ruades, tandis que Dag menait Tête de Cuivre près de la souche la plus proche.) Mais lui, il s'est enfui dès que vous avez été désarçonné et on n'a jamais réussi à le rattraper. — J'espère que tu es fier de toi, hein, mon vieux compagnon ? Dag lui gratta les oreilles; Tête de Cuivre s'ébroua, visiblement impatient d'être soulagé de sa bride, mais Dag n'accéda pas à sa demande. Déçu, il rabattit les oreilles en signe de protestation quand Dag serra la sangle de sa selle. Mais Dag s'assura que le cheval comprenne bien qu'il n'était pas d'humeur à supporter ses caprices. Après une manœuvre plutôt maladroite, il parvint à se hisser en selle, et il poussa un soupir de soulagement quand ses fesses trouvèrent une fois de plus leur place habituelle. Il laissa pendre son pied droit qui l'élançait. Il avait mal partout et sa vision semblait vibrer au rythme de la douleur dans sa cheville. Arcadie, bien qu'épuisé et désapprouvant son initiative, avait appliqué un petit renforcement d'essence sur son entorse avant son départ, maugréant, « Je suppose que Sumac est presque arrivée à mi-chemin du camp de la Trouée du Laurier en ce moment », ce à quoi Dag avait répondu, « Je serai vigilant ». Dag baissa son crochet et Pt'hibou tendit ses mains sales pour s'y balancer; c'était un jeu qu'ils avaient inventé plus tôt ce jour-là et qui, pendant un temps, avait su transformer les pleurs en gloussements. « Doucement, petit homme. » Indigo le poussa vers le haut; Dag l'enveloppa dans la couverture, et le cala devant lui sur la selle, aussi fermement que possible, son bras gauche posé sur sa petite poitrine. Confronté à cette perspective élevée sur le monde, Pt'hibou fit un bruit à mi-chemin entre la fascination et le désarroi. Dag jeta un coup d'œil de l'autre côté de la rivière et dit à Indigo : — Tête de Cuivre va courir plus vite que toi. — Ne m'attendez pas. Indigo aida Dag à glisser sa canne sous le rabat de sa selle. — Qu'est-ce que tu comptes faire : me suivre, ou retourner auprès de Calla, au campement d'Arcadie ? Indigo secoua la tête. — J'irai d'abord faire un tour du côté des chariots. C'est le point de rencontre le plus sensé. S'il n'y a personne, alors je vous suivrai peut-être sur la piste. Ou alors, je resterai là-bas et j'attendrai. Mais vous avez raison de tenter votre chance vers le nord. Dag hocha la tête et fit tourner Tête de Cuivre vers l'ouest d'une pression des genoux. Ils progressèrent lentement à travers les arbres, recrachant d'occasionnelles toiles d'araignées, mais alors que le bord du soleil effleurait la crête à l'ouest, ils finirent par trouver un endroit pour traverser la rivière, où l'eau ne montait pas plus haut que le ventre du cheval. Dag estima que le crépuscule les éclairerait suffisamment jusqu'à ce qu'ils atteignent la source de la spirale de fumée plus haut sur la route. Après ça... eh bien, tout dépendait de ce qu'il trouverait là-bas. Il était tout à fait possible que les parents de Pt'hibou n'aient pas survécu et l'attendent, morts dans un fossé. Il essaya de faire preuve d'optimisme. Si l'être malfaisant avait été en train de réunir une armée de fermiers pour contrer une attaque des patrouilleurs opérant depuis le nord de la région, il aurait eu tout intérêt à conserver ses captifs plutôt qu'à s'en nourrir. Son optimisme vacilla quand il pensa, J'espère que nos fermiers n'ont pas croisé le chemin de la patrouille avant que l'être malfaisant soit éliminé. Bien que cela puisse fort bien expliquer comment l'être malfaisant avait été vaincu. Dag avait déjà vécu ce scénario de l'autre côté de la barrière; à plusieurs reprises, il avait dû combattre des fermiers devenus des esclaves mentaux. Il n'avait pas besoin d'imaginer pareilles horreurs, il lui suffisait d'évoquer ses souvenirs. Il se secoua; son cerveau se perdait dans ce dédale morbide, un peu à la manière d'un cheval qui aurait refusé l'obstacle. Non. Pas question de laisser ça arriver ici. Quand ils atteignirent la route, Dag fit tourner Tête de Cuivre vers le nord et le lança au galop; le cheval avait de nombreux défauts, mais son train, avec ses longues foulées, n'en faisait pas partie. Pt'hibou poussa un cri de stupéfaction et d'allégresse tandis que le vent ébouriffait ses boucles. Au moins un de nous trois est content. À dire vrai, Tête de Cuivre ne semblait pas mécontent de se dégourdir les pattes et Dag lui lâcha un peu la bride. Ainsi, quand Dag arriva à portée d'InnéSens de la source de fumée, le ciel était toujours clair. Oui ! pensa-t-il quand il entra en contact avec la première essence de fermier qui lui était familière. À un peu moins d'un kilomètre de distance, il laissa Tête de Cuivre reprendre son souffle et continuer au pas, et se mit à compter les têtes. Bo, Aubépine, Hod, bien. Sage – oh, Galla, je suis tellement content pour toi. Pinson et Cendre. Les Tilleul, affligés, mais, grâce soit rendue aux dieux absents, Prune était toujours avec eux. Il s'était particulièrement inquiété pour Prune, un morceau de choix pour l'être malfaisant, par la forte densité de son essence et son peu de valeur comme soldat. Un grand nombre d'inconnus, ou de quasi-inconnus – il était presque persuadé de reconnaître certains des muletiers de la caravane de thé avec qui ils avaient joué à saute-mouton ces dernières semaines. Il refit un passage. Ces taches imprécises... Brin et Baie derrière leurs boucliers ? Dans ce cas, il yen avait forcément une troisième, n'est-ce pas? Oui, mais encore plus faible. Dag força Tête de Cuivre, plutôt réticent, à aller au trot dès qu'il aperçut la lumière orange du feu vaciller à travers l'ombre des bois. Il déboucha dans une grande clairière, ouvrant sur un pré encore plus vaste, que longeait un ruisseau. La vingtaine de personnes de ce camp de fortune était composée de muletiers et pour une bonne partie de son propre convoi. Pinson, qui portait une brassée de bois mort, l'aperçut en premier; il laissa tomber les branchages et cria d'une voix stupéfaite: — C'est Dag! Il est vivant! Et Pt'hibou est avec lui! À l'autre bout de la clairière, une voix cria « Quoi ? ». Dag eut à peine le temps d'envoyer un avertissement puissant à Tête de Cuivre (Sois sage, ou tu iras nourrir les loups) qu'une douzaine d'individus pâles et excités affluèrent autour de lui. Tête de Cuivre baissa la tête et s'ébroua, mais il se tint tranquille. Sans qu'il soit nécessaire de le demander, tout le monde s'écarta afin de laisser passer Vio qui courut jusqu'à la selle de Dag, Grouse et Prune sur les talons. La femme dépenaillée leva les yeux, bouche bée, et la joie qui éclairait son visage valait toutes les récompenses dont Dag aurait pu rêver. Elle tendit les bras comme si on lui offrait le plus précieux des trésors. Dag persuada Pt'hibou de se laisser pendre au bout de son crochet, le souleva depuis le pommeau de sa selle et le remit à sa mère. — Dag, Dag, Dag, gloussa Pt'hibou. Plantine, plantine ! Vio riait, des larmes brillaient sur ses joues. — Ma parole, mais il est dégoûtant! — Pas pire que Dag! s'exclama Grouse, serrant sa femme et son fils dans ses bras, ce fils qu'il croyait perdu à jamais, et dont le retour le prenait totalement par surprise. Il arborait une expression émerveillée comme Dag ne lui en avait jamais connu. Dag sourit. Alors, Grouse, on a changé d'opinion sur les Marcheurs du Lac? Dag parcourut les visages levés vers lui, mais ne vit ni Baie, ni Brin ou Faon. — Où est Faon? demanda-t-il. Le silence tomba sur l'assemblée réunie autour de ses genoux, comme si ses paroles avaient jeté un froid. Vio le regarda. Toute joie avait disparu de son visage; ne restaient plus que les larmes. Elle serra Pt'hibou plus fort. — Oh, Dag. Je suis tellement désolée. — Quoi ? — Un petit bout de femme si brave et si gai, tout à coup si raide et si froide. Si on avait su que vous étiez toujours en vie, on vous aurait attendu. — Mais de quoi vous parlez? Bo se fraya un chemin à l'avant en jouant des épaules; il déglutit et montra du doigt l'autre côté de la clairière. — L'être malfaisant l'a tuée, juste au moment où Brin a eu sa peau. Comme les muletiers enterraient leurs morts, on l'a mise à côté d'eux. Y a même pas une heure. — Enterrée ? (Le cœur de Dag commença à tambouriner. Il serra son bracelet de mariage et fixa avec la confusion la plus totale le petit monticule de terre fraîchement retournée sous un bosquet de jeunes frênes.) Mais elle n'est pas morte! Chapitre 22 Sur le tertre, Dag griffait la terre à l'aide de son crochet – il ne savait même pas comment il était arrivé là. Il n'avait pas sa canne avec lui. — On doit la sortir de là! Elle ne peut pas respirer. — Dag, soyez raisonnable! Pinson le tira par une épaule. La grande paluche de Cendre se referma sur l'autre, le relevant avec plus d'efficacité; il vacilla sur ses genoux, gratta encore la terre, puis agita son crochet en l'air. — C'est trop tard, Dag! dit Sage. Arrêtez, je vous en prie! Une voix de femme désespérée, derrière lui – Vio. — À l'aide ! Le chagrin l'a rendu fou! Se dégageant furieusement des mains qui le retenaient, Dag dit d'une voix pantelante : — Si vous croyez que je vais abandonner maintenant, vous vous trompez! Pas après avoir survécu aux hommes de vase, à une nuit au sommet de cette fichue montagne, pas après être redescendu de la même montagne et avoir chevauché jusqu'ici avec une cheville foulée! — Qu'est-ce qu'il veut ? Ses os ? demanda une voix inconnue – l'un des muletiers. — À ce qu'on dit, les Marcheurs du Lac mangent leurs morts – ça fait partie de leurs traditions – mais pas de ça chez nous ! — C'était quand même sa femme. Peut-être qu'on devrait le laisser... — En tout cas, pas question qu'il mange mon frère! Ni qu'il lui vole ses os! Dag se dégagea; d'autres mains le saisirent. Bo s'en mêla. — À quoi bon, Dag? Laissez-la reposer en paix. Je vous promets qu'on lui a rendu l'hommage qu'elle méritait. — Elle n'est pas morte! J'ignore ce qui se passe, mais elle n'est pas morte! Elle ne peut pas être morte! Pas mon Étincelle! Il tourna sur lui-même, se débarrassant des hommes qui l'entravaient. Ces fermiers. — Dag, ça suffit, c'est de la folie! — Aidez-moi, bon sang! cria-t-il, au supplice. Creuser avec une seule main ne faisait pas partie de ses plus grands talents. Mais quelqu'un avait forcément fourni les outils nécessaires pour creuser la tombe — ils n'étaient donc pas bien loin. Il n'espérait pas que des étrangers pourraient comprendre, mais les fermiers qui le connaissaient... ? Un muletier s'approcha un peu trop et Dag faillit lui décocher un coup mortel de son crochet, mais il se contenta de lui donner un coup de poing. Six autres muletiers arrivèrent à la rescousse et clouèrent Dag au sol. Dieux! Il ne pouvait tout de même pas en venir à bout en leur arrachant leur essence comme il l'avait fait avec les choses-souris... Et pourquoi pas ? Cette pensée déplaisante suffit à le distraire un peu. Il en pleurait de frustration, les larmes troublant sa vision pleine d'ombres, de flammes et de visages effrayés. — Écoutez, allez chercher un autre Marcheur du Lac! N'importe qui avec un minimum d'InnéSens ! Il vous confirmera que j'ai raison! (Un genou pressa contre sa poitrine, le faisant penser à la terre qui devait écraser Faon. Avaient-ils damé le tertre funéraire ?) Dieux absents, lui avez-vous au moins couvert le visage? Sinon, elle aura de la terre dans la bouche... dans les yeux... Ils ne lui avaient tout de même pas cousu les paupières, n'est-ce pas ? Il avait entendu que les fermiers pratiquaient cette coutume dans certaines régions... — Dag, chevrota Bo d'une voix qui se voulait malgré tout apaisante, il n'y avait pas d'erreur possible. Elle était raide et froide. Elle n'avait plus de pouls. Et aucune trace de souffle n'est venue embuer la lame du couteau. — Il faisait chaud! Bien sûr que sa respiration n'a rien laissé sur la lame! Où est Brin ? Où est Baie ? Allez me chercher Brin, il comprendra! — Il est trop malade pour tenir debout, Dag, et Baie ne va pas mieux, lui apprit la voix pleine de tristesse d'Aubépine qui se tenait à la périphérie du cercle des visages menaçants. Impossible. Quelque chose lui échappait. Mais quoi ? Puisant dans les forces qui lui restaient, Dag se releva, envoyant valser les muletiers. Oh, dieux merci, un homme accourait avec une pelle à la main. Le cœur de Dag se gonfla de soulagement. — Oui, c'est ça, aidez-moi... Il tendit la main pour empoigner la pelle, mais comprit trop tard qu'il était la cible du propriétaire de l'outil. La lame large s'abattit violemment sur sa tête. Les visages, la lumière du feu, les branches qui tournoyaient au-dessus de lui, tout cela se dissipa en une pluie d'étincelles brillantes. Il revint à lui en grimaçant ; il avait mal au ventre. La douleur vibrait sous son crâne et dans sa cheville – il avait l'impression de coups répétés, portés par un marteau de forgeron. Il respira faiblement, puis plus profondément. En voulant s'examiner la tête, il prit conscience qu'il avait la main liée. Il se débattit, ou du moins essaya, et découvrit qu'il était assis contre le tronc d'un jeune arbre, sa main et son crochet liés derrière lui. Il n'était pas resté assommé longtemps – ses larmes n'étaient pas encore complètement sèches. Il avait l'impression que des escargots lui avaient traversé le visage; il tira de nouveau sur son bras, voulant à tout prix se débarrasser de cette sensation. Tournant son poignet, Dag sentit une corde. Il était capable d'arracher l'essence d'une corde si cela se révélait nécessaire – tant qu'il s'attaquait à des choses qu'il était capable de manger, ça ne pouvait pas le tuer. Étincelle avait découvert ça. Étincelle, non ! Même si ronger du chanvre ne lui ferait certainement aucun bien. Le souffle court, il essaya de remettre de l'ordre dans ses idées, parce qu'elles semblaient bel et bien être son ultime recours. S'efforçant de reprendre son calme, il déploya son InnéSens. La légère sensation dans son bracelet de mariage n'avait pas changé. C'était déjà ça. La tache floue qui se trouvait sous le monticule n'avait pas disparu. La situation, quelle qu'elle soit, n'avait pas empiré. Pour l'instant. Il leva les yeux et vit Pinson, Cendre, Sage et Bo accroupis autour de lui en demi-cercle, qui l'observaient avec appréhension. Hod se tenait derrière Bo. À en juger par les traînées sur son visage boutonneux, lui aussi avait pleuré. Dag déglutit, humecta ses lèvres sèches. — Ça va mieux, maintenant, dit-il d'une voix rauque. Vous pouvez me détacher. Bo plissa les yeux. — Laissez-moi en juger, Dag. Subterfuge. Il aurait dû user d'un subterfuge dès le départ, au lieu d'affoler tout le camp en se donnant en spectacle comme un Marcheur du Lac dérangé. Plus de cris n'allaient rien changer – dieux, il avait bien assez crié, il avait la gorge en feu. Ça va de soi, ça va de soi et il réprima un rire en se souvenant de la tournure de phrase préférée d'Étincelle, parce qu'un gloussement inexplicable n'arrangerait pas ses affaires non plus. La vue du visage tendu de Sage lui rappela une chose. — Sage. J'ai vu Calla et Indigo. Ils ont réussi à s'enfuir la nuit dernière et à rejoindre Arcadie. Indigo est retourné près des chariots, au cas où quelqu'un se présenterait là-bas, et Calla est restée dans la montagne avec Arcadie et un patrouilleur blessé qu'on a retrouvé, Tavie et moi. Tavie a, elle aussi, échappé à la chose-souris qui l'avait capturée. Tout le monde est en un seul morceau. Sauf moi, qui suis un peu cabossé. Sage s'effondra presque devant les yeux de Dag, comme en avait le droit un homme qui vient d'apprendre qu'il n'aura pas à enterrer sa toute jeune épouse. Sans parler de son frère de tente. Et tous les autres. Sauf Étincelle. Mais ce compte-rendu, fait d'une voix posée, sembla rassurer son public à plus d'un égard. — Je vous en prie. Tout ce que je veux... Tout ce que je veux, c'est revoir son visage une dernière fois. Est-ce que c'est trop demander? (Dag était prêt à se mettre à genoux pour les supplier, sans la moindre hésitation, mais, tant qu'il ne les aurait pas convaincus de le détacher, il ne pouvait pas bouger. Se libérer ne suffirait pas. Maintenant qu'il avait repris ses esprits, il pouvait facilement imaginer trois façons de s'échapper, à la vitesse de l'éclair. Mais il avait besoin d'aide — mieux, de coopération. Et tout de suite. Il avala de nouveau sa salive, s'efforçant de dissimuler le désespoir qui le rongeait.) Faon et moi, nous avons beaucoup fait pour vous, les amis. Je sais qu'il est tard et que vous êtes tous fatigués... mais je vous en prie. Je veux simplement la revoir. Une dernière fois. Et s'il s'agissait vraiment de la dernière fois, eh bien, il avait son couteau lié pendu autour du cou, n'est-ce pas? Autrefois, quand il s'était trouvé dans des situations désespérées, cette pensée, aussi morne soit-elle, l'avait apaisé, l'avait encouragé. Mais pas aujourd'hui. Je veux retrouver Faon. Et notre bébé. Je veux, je veux... Des années, des décennies remplies de vie. Il n'avait pas le sentiment d'en demander trop. — Par pitié, chuchota-t-il. Il essaya de se calmer suffisamment pour façonner une persuasion, ou même plusieurs, bien que son état actuel le rende inapte à tout travail d'essence. Puis il détecta une certaine hésitation sur le visage de Sage, et patienta, un, deux, trois battements de cœur. — Peut-être que ça lui fera du bien, dit Sage. Dag étouffa un hurlement d'approbation. Oui, oui! — Je n'en demande pas plus, dit-il d'une voix humble. Le front de Bo se rida. Un rictus de doute déforma la bouche de Pinson. Cendre, dont la taille avait fait de lui le monsieur muscles du convoi depuis le départ du Chapeau de l'Alligator, soupira et dit avec tristesse : — Très bien. Je vais creuser. La seule pelle du camp appartenait au muletier qui avait frappé Dag et il hésita un moment avant de s'en séparer. Les trois fermiers décidèrent de se relayer pour creuser. Mais même ainsi, il leur faudrait de longues minutes d'angoisse avant de découvrir les espoirs qu'ils avaient prématurément enterrés. En les pressant de faire attention, Dag ne réussirait qu'à les convaincre que sa folie l'avait repris. Comme il était terrifié à l'idée qu'ils s'interrompent et qu'il se sentait incapable d'assister à l'exhumation sans hurler, il traversa la clairière pour aller voir Brin et Baie. Il boitait avec une telle raideur que même Bo se précipita pour le soutenir. Dag ne protesta pas. Ses parents de la tente Prébleu étaient étendus côte à côte sur une fine couverture, à la lisière du cercle dessiné par la lumière du feu. Aubépine était accroupi près de sa soeur aînée et de son beau-frère, l'air malheureux. Il s'écarta quand Dag approcha. Baie, embrouillée et faible, s'appuya sur un coude. Dag s'agenouilla maladroitement à côté d'elle. D'aussi près, maintenant qu'il s'était un peu calmé, il comprenait enfin de quoi il retournait. Contrairement à ce qu'il avait d'abord pensé, le couple n'avait pas eu son essence arrachée par l'être malfaisant, une expérience désagréable que Dag était bien placé pour connaître. Pas exactement, non. En fait, leurs boucliers s'étaient refermés sur eux-mêmes sous la force de l'impact de la tentative de l'être malfaisant, au point que leurs essences s'étaient partiellement retirées de leurs corps et recroquevillées en boules tremblantes et défensives. Stupéfait et fasciné à la fois, Dag laissa échapper un souffle et tendit la main vers le pendentif de Baie afin de le lui retirer. Elle émit un gémissement de protestation. — Non, ça va aller. Il a joué son rôle. Le bouclier s'était même épuisé à la tâche. Il ne restait presque plus rien de son travail d'essence. Encore quelques heures et il aurait cédé, libérant l'essence de Baie de sa coquille, la laissant épuisée, mais en vie. Alors qu'il démêlait le cordon de ses cheveux, le lien profond qui les unissait se défit par nappes successives, un peu comme le sirop d'érable quand il se transformait en sucre, et son essence reprit sa forme habituelle, en harmonie avec son corps. Baie respira de manière saccadée, se prenant la tête entre les mains. — Oh. (Elle se redressa avec peine.) Qu'est-ce que c'était? Oh, Dag, quel horrible nuit! Brin... Elle se tourna immédiatement vers son mari, toujours inconscient. — Juste un moment. Dag se traîna à côté de Brin. Il prit le temps d'étudier les effets de l'autre bouclier. Là aussi, la noix avait tenu bon face à l'être malfaisant, mais elle s'était refermée encore plus hermétiquement. Et n'allait plus tenir bien longtemps. Brin serait un peu moins fringant dans les jours à venir, mais son essence s'en remettrait. Je l'espère. Dag fit passer le collier par-dessus la tête de Brin et sentit de nouveau le lien céder. Brin gémit et marmonna : — Je me sens très mal. Bo, qu'est-ce que j'ai bu ? (Ses yeux collants s'ouvrirent, fixant Dag, apparemment sans le reconnaître. Ils clignèrent. Et le monde sembla redevenir limpide.) Dag! C'est bien vous ! L'être malfaisant... Faon... Elle a taillé votre couteau et a mis des plumes dessus... — L'être malfaisant... On l'a eu, Brin! lui rappela Baie. — C'est vrai? Oui, je me souviens. Ses ailes ont explosé, c'était vraiment bizarre... Dag, vos boucliers! Ils ont dû marcher! Brin procéda à un rapide examen de son corps, comme s'il était surpris de le voir toujours attaché à sa tête. — Oui, bien qu'ils semblent perfectibles. Repose-toi, jeune patrouilleur. Tu as bien travaillé. Brin se calma, l'air satisfait. — C'est vrai, hein ? Attendez que je raconte ça à Barr et Remo ! Barr et Remo ne seraient pas les seuls à entendre parler de son exploit. Une vingtaine de personnes avaient été les témoins de ce prodige: une patrouille de fermiers, avec Faon à sa tête, avait mis hors d'état de nuire un être malfaisant terrifiant. Voilà une histoire qui se propagerait sans coûter à Dag beaucoup d'efforts. Les voix de Brin et Baie se confondirent pour lui faire le récit des événements de la nuit, depuis le moment où ils avaient été séparés de l'armée des esclaves, jusqu'à l'embuscade finale. Dag les écoutait à peine, son InnéSens tendu en direction de la tombe. Si le bouclier de Faon s'était arrêté de fonctionner avant qu'on la déterre, son essence était retournée dans un corps enterré vivant... D'après Dag, il n'aurait pas tenu encore plus d'une journée. Dieux absents, et dire qu'il avait presque laissé Arcadie le convaincre de passer la nuit dans la montagne. Ne crie pas, ne crie pas. Autour du tertre, les garçons avaient cessé de creuser avec la pelle et, penchés sur la tombe, remontaient quelque chose de petit et de raide. Dag s'appuya sur sa canne et se releva, se détournant rapidement de Brin qui lui proposait d'aller jeter un coup d'œil aux ailes du monstre. Il entendit à peine Baie, encore hébétée, lui lancer un « Hé, où est Faon ? » tardif. Dag tomba à genoux à côté de la fosse à ciel ouvert, juste à temps pour recueillir sa femme dans ses bras. Elle était aussi raide et aussi froide qu'on pouvait l'attendre d'un cadavre, il devait bien reconnaître ça aux fermiers. Son puissant bouclier avait aspiré son essence en profondeur, se concentrant sur la tête, la colonne vertébrale, la poitrine et tout particulièrement le ventre. Comme ils n'avaient pas de linceul dans lequel l'envelopper, ils l'avaient enterrée vêtue de sa chemise et de sa culotte de cheval, et avec ses chaussures aux pieds. Grâce soit rendue aux dieux absents, quelqu'un avait fait don d'un vieux mouchoir qu'on lui avait étalé sur le visage. Ridé et humide, il lui couvrait la bouche et les narines, ce qui avait eu le mérite de ne pas laisser la terre les boucher. Il retira le linge. Son visage était figé et ses lèvres trop pâles, mais pas d'une pâleur tirant sur le jaune comme celle d'un cadavre. Ses yeux clos n'avaient pas subi de dégâts, les paupières parcourues par les lignes violettes des veines sous la peau délicate. Ses sourcils noirs formant des éventails courbes au-dessus des pommettes. Sa main tremblant si fort qu'il avait du mal à empoigner quelque chose, Dag trouva la noix et la passa par-dessus la tête de Faon. Son cordon se prit dans les cheveux bouclés pleins de mottes de terre, et il dut marquer une pause, de peur de lui arracher des mèches tant sa terreur était grande. Doucement, doucement... le lien se défit, comme avec Brin et Baie, et il jeta la noix loin de lui avec une telle force qu'il lui fit traverser la moitié de la clairière. Sous sa main, le corps de Faon trembla, puis sembla se détendre. Il pencha la tête et l'embrassa sur le front, les pommettes, sur tout le visage, sauf sur la bouche, parce qu'elle en avait besoin pour ce soudain premier souffle, puis pour le suivant et un autre encore, et enfin pour respirer à fond. Son visage retrouva ses couleurs et son monde à lui. Un léger battement de cils... Il y avait d'abord eu des voix dans l'obscurité, distantes, comme si elles provenaient de l'autre côté du temps. « La pauvre petite! Oh, quelle pitié... Il est parti le premier, ça vaut mieux. Oui, il ne l'aurait pas supporté. » Avant que les voix s'éteignent, elle s'était confusément indignée: n'avait-elle pas droit à des félicitations? Puis la pression. Des difficultés pour respirer. Et la douleur, née de la pression. Un sentiment de perte. Et la panique. Elle avait eu l'impression d'absorber l'air par la peau, directement dans les poumons et dans son ventre, plutôt que par sa bouche qui, pourtant grande ouverte, refusait de fonctionner normalement. Où était encore passé Dag? Juste au moment où elle avait besoin de lui. Elle en était persuadée. Quelque chose ne se déroulait pas comme prévu... L'obscurité avala le temps. Des heures ? Des années ? Enfin, des sons indistincts vinrent rompre le silence qui lui avait fait craindre le pire. Brusquement, elle se sentit lourde. La tête lui tournait. Elle n'avait jamais rien ressenti de pareil. Là. Ça y était presque! De l'air! Quand ses paupières réussirent enfin à s'ouvrir, elle n'aurait pu rêver vision plus réjouissante pour l'accueillir : Dag. Dans l'ombre cendrée et la lumière vacillante, ses yeux avaient la couleur du thé, mais quelques reflets d'or étincelaient toujours. Des coins de ses panes d'oie des rides chatoyantes dessinaient les contours de ses pommettes, tel du fil d'argent incrusté dans un gobelet de cuivre. Il n'était pas rasé, son visage était couvert de bleus et il avait les traits tirés, et ses cheveux noirs et sales se dressaient dans tous les sens. Pour une fois, il faisait vraiment son âge. Et il me plaît, tel qu'il est... . Respirant de nouveau normalement, elle leva péniblement la main pour toucher sa joue humide. Malgré la lueur de folie dans son regard, Dag eut un sourire qui lui fendit presque le visage. Ses doigts tracèrent sa barbe dure, ses lèvres étirées, butèrent sur ses dents légèrement de travers, y compris la dent ébréchée qu'elle aimait tant sur le devant. Il lui embrassa les articulations des doigts, l'une après l'autre. Sa main à elle glissa sur sa mâchoire, derrière son cou, se cramponna à son col... Dieux, dans quel état avait-il mis la si belle chemise en coton qu'elle lui avait cousue ? Elle était en lambeaux. Il l'embrassa de plus belle, sur le front, les pommettes, le menton, la bouche enfin. Ça va déjà beaucoup mieux. Elle était toujours un peu raide et elle avait mal sous la clavicule et à l'endroit où la chose-souris avait planté ses griffes, mais sous sa chemise les pansements de Calla semblaient tenir bon, lui tirant la peau quand elle bougeait. Ça ne l'avait pas empêchée de tailler le... ils avaient... attendez un peu... hein... ? — Dag! L'être malfaisant! Il était énorme et il volait! Mais on l'a eu! (Elle marqua une pause, le temps de s'éclaircir la voix.) C'est Brin qui l'a tué, tu peux croire une chose pareille? Et tes boucliers, ils ont dû marcher! Toutes ces pauvres souris ne sont pas mortes pour rien... Sa main libre se porta à son cou, à la recherche de son pendentif. Le meilleur cadeau d'anniversaire qu'on m'ait jamais offert. — Oui, oui et oui, Étincelle. Puis il la serra férocement contre lui, ce qu'elle apprécia moins qu'à l'accoutumée, parce que la pression lui rappela son cauchemar – est-ce qu'elle s'était endormie? À moins qu'elle ait perdu conscience après avoir pris un coup? — Je savais que tu n'étais pas mort – tu avais l'air bien trop furieux pour mourir, quand ces épouvantables choses-souris t'ont emporté, pendu par les pieds. (Comme elle se tortillait pour se dégager, il finit par relâcher un peu son étreinte, afin de lui permettre de s'asseoir.) Hé, c'est déjà le soir? J'ai dormi toute la journée? Je ne me sens pas très en forme. Je suis restée sans connaissance? Pourquoi je suis couverte de terre? Et mes cheveux... (Ses doigts, palpant les mottes de terre, rencontrèrent quelque chose de long, de froid et de visqueux, qu'elle retira de ses boucles avec difficulté. Un ver de terre. Un bon gros lombric. Elle le jeta loin d'elle en poussant un « Pouah !» qui venait du cœur.) Est-ce que Brin a mis des vers dans mes cheveux pendant que j'étais endormie? Je vais le... Ses doigts repartirent à la chasse avec une inquiétude accrue. — Je suis désolé, je m'en veux tellement..., fit Bo d'une voix brisée et hésitante, comme s'il avait bu. Des murmures étonnés vinrent se joindre au marmonnement de Bo, et Faon leva la tête au-dessus du cercle formé par les bras de Dag, surprise de constater que leurs tendres retrouvailles avaient attiré un vaste public : Bo, Aubépine et Hod; Cendre, Pinson et Sage; des voyageurs inconnus – non, pas tout à fait, les visages de certains muletiers lui étaient familiers, de braves gens, mais un peu frustes. Brin se fraya un passage à travers la foule en jouant des épaules, criant: — Enterrée ? Vous l'avez enterrée? Mais qu'est-ce qui vous a pris? Il s'agenouilla et la tira des bras de Dag, la gratifiant d'une étreinte fraternelle qui ne lui ressemblait pourtant pas. Souriant avec bienveillance, Dag toléra brièvement ce comportement, avant d'attirer de nouveau Faon contre lui. — Brin, dit Faon d'une voix soupçonneuse, est-ce que c'est toi qui m'as mis ce ver dans les cheveux? Tu ne crois pas que tu as passé l'âge de ce genre de plaisanterie ? — Il l'a ressuscitée! s'exclama un des muletiers d'une voix tremblante. Le Marcheur du Lac l'a ramenée d'entre les morts avec sa magie! — Ne fais pas attention, marmonna Dag, embrassant ses cheveux dorénavant sans vers. Ne fais pas attention. Comme pour la protéger de visions de cauchemar – ou se protéger, peut-être ? Un autre muletier, un des plus jeunes — quel était son nom déjà? Épinette, c'est ça —, mit un genou à terre à côté d'eux et tendit une main tremblante, dans une attitude suppliante. — Monsieur Prébleu. Marcheur du Lac Prébleu... vous voulez bien ressusciter mon frère aussi ? Il est plus jeune que moi, c'était son premier voyage et je n'ose pas rentrer annoncer sa mort à notre maman... oh, je vous en supplie! Dag le fixa avec confusion, le visage aussi vide d'expression que si quelqu'un venait de lui donner un coup de pelle sur la tête. Seule Faon le sentit tressaillir quand il prit conscience de ce que l'autre espérait. — Oh. Non, vous ne comprenez pas. Dieux absents. Un guérisseur a ses limites. Faon n'a jamais été morte. Vous l'avez enterrée vivante, bande d'abrutis! (Ses bras tremblèrent, se crispèrent.) Je ne peux rien pour votre frère. Désolé. Faon commençait à se faire une idée des événements. Elle aurait sans doute dû se sentir horrifiée, mais elle préféra se faire l'écho de l'indignation de Brin. — Vous m'avez enterrée sans même attendre le retour de Dag? Bo! — On ne pensait pas le revoir, s'excusa maladroitement Bo. — Mon bracelet de mariage aurait pu vous le confirmer! On vous l'avait pourtant expliqué! — Peut-être qu'un autre Marcheur du Lac aurait pu vérifier, mais on n'en avait pas sous la main. Et personne n'a pensé à poser la question à cette fille, Nita. Elle n'a fait que passer, elle était tellement pressée de retrouver ce patrouilleur blessé et resté seul dans la montagne. Dag lança un regard perçant à Bo, mais fut distrait par le muletier qui tirait sur ce qui restait de sa manche. — S'il vous plaît, monsieur. Il n'avait même pas vingt ans et maintenant il est mort, et il n'a même pas une blessure sur lui. Comme elle... Le muletier désigna Faon avec envie. Le désarroi, la pitié et l'horreur se succédèrent sur le visage de Dag. — Et mon ami Tire-botte... ? S’enquit un autre muletier, mettant un genou à terre à côté du premier. Faon et Dag se retrouvèrent brusquement encerclés par un groupe d'hommes suppliants. L'un d'eux essaya de la toucher, mais sa main retomba quand Dag le foudroya du regard et raffermit sa prise. — Vous ne comprenez pas, répéta Dag et, dans sa barbe : oh dieux, il va falloir que je leur explique... Assailli de toutes parts, Dag commença à expliquer d'une voix hésitante le rôle joué par l'essence, ce qu'étaient les êtres malfaisants, son idée de boucliers et son espoir d'en produire suffisamment pour protéger un plus grand nombre de fermiers, pas seulement sa famille. Quelqu'un rassembla les colliers qu'il avait jetés et les empila devant lui; à l'initiative de Faon, ils les firent circuler dans la foule, de manière que les hommes les touchent de leurs propres mains, même s'ils avaient du mal à en croire leurs oreilles. Certains semblèrent très intéressés, mais les amis et les proches des muletiers morts auraient préféré entendre un autre discours et, comme en témoignèrent leurs questions, n'entendaient pas renoncer aussi facilement. Bo et Brin, ainsi que des garçons du Chapeau de l'Alligator, attestèrent de ce qu'ils avaient vu. Ces témoignages, ajoutés à l'épuisement manifeste de Dag, modifièrent l'état d'esprit de la foule qui bascula d'un désespoir qui pouvait la rendre dangereuse à la simple déception. Un ou deux muletiers continuèrent à considérer Faon avec une inquiétude qui paraissait disproportionnée par rapport au petit bout de femme ébouriffé qu'elle était. Un petit bout de femme qui, avec l'aide de Brin et Baie, avait triomphé d'un être malfaisant! Pour l'instant, personne ne les avait dignement félicités pour leur exploit. Aussi, quand la discussion sur les noix-boucliers et la résurrection des morts arriva à son terme, elle grimpa hors de son trou, pressée d'aller montrer à Dag ce qui restait de l'être malfaisant. Comme elle se redressait, elle sentit la fraîcheur de cette nuit de printemps lui tourner la tête; elle chercha à tâtons le bras de Dag, qu'il enroula de nouveau autour d'elle, lâchant sa canne. À ce moment, elle découvrit que Dag s'était blessé à la cheville. Son pied droit avait enflé à deux fois sa taille normale, et il avait pris une couleur d'un violet profond, magnifique sur un pétunia, mais absolument anormale pour la peau humaine. Le soutenant de son mieux, elle tituba avec lui jusqu'aux vestiges pourrissants des ailes — Dag s'assura que tout le monde avait pris au sérieux son avertissement de ne pas toucher la désolation toxique que formaient les restes de l'être malfaisant. Pas question de garder un souvenir non plus. Il n'avait visiblement même pas envie de camper à proximité, mais l'obscurité déjà profonde et l'état d'épuisement de tous devaient en décider autrement. Tous ceux qui avaient suivi Sumac dans sa tentative malheureuse de rejoindre le camp de la Trouée du Laurier avaient emporté leur couchage et des provisions, et pour la plupart d'entre eux ils les avaient conservés pendant leur marche forcée sous l'influence de l'être malfaisant. Pendant que Dag soignait son cheval avec l'aide de Sage, évitant soigneusement de perdre Faon de vue, elle grignota un biscuit de marin afin de calmer son estomac, puis elle parvint à avaler quelques morceaux d'implantine séchée. Il n'en fallut pas plus pour qu'elle se sente de nouveau d'attaque. Elle se souvint de sa première rencontre avec Dag, quand il lui avait affirmé qu'un estomac bien rempli guérissait tous les maux, et sourit un peu. Son sac de couchage à elle avait contenu un pain de savon et, malgré l'heure tardive, elle voulait avant tout prendre un bain. Ils empruntèrent une lanterne à l'un des muletiers, puis ils traversèrent la route et suivirent un coude du ruisseau jusqu'à une sorte de bassin. L'eau était trop froide pour s'attarder: ils se déshabillèrent et s'aspergèrent sans perdre de temps, mais Faon savonna et rinça tout de même deux fois ses cheveux, retenant sa respiration et secouant la tête sous l'eau – pour être sûre. Elle fit toute une histoire de la cheville de Dag, sans parler de son impressionnante nouvelle collection de plaies et de bosses, et il fit à son tour toute une histoire de son épaule. Concernant leurs vêtements crasseux, il n'y avait pas grand-chose à faire, à part les battre contre le tronc d'un arbre avant de les enfiler de nouveau. Ça irait mieux une fois qu'ils auraient rejoint les chariots et récupéré leurs affaires. En attendant... c'était déjà bien. Faon attendit qu'ils soient allongés ensemble entre deux couvertures légères, à même le sol, avant de repenser aux événements de la journée, et d'envisager d'autres dénouements, plus dramatiques. Alors seulement, elle se laissa aller et pleura à chaudes larmes contre l'épaule de Dag. Il se contenta de la serrer contre lui, mais à dire vrai, il l'avait à peine lâchée depuis... depuis qu'elle... depuis qu'on l'avait exhumée de sa propre tombe! Comme si ce n'était pas assez horrible, elle se demanda ce qu'elle aurait ressenti si personne n'était venu la déterrer. Avoir fait tout ce chemin, bravé tant d'épreuves, pour mourir bêtement, pas aux mains des bandits, des hommes de vase ou d'un être malfaisant, mais à cause d'un stupide malentendu.. — Chut, lui murmura-t-il dans les cheveux, quand elle sanglota de plus belle. Elle déglutit pour cesser de renifler autant. — Est-ce que le bébé va bien ? Parvint-elle à demander. Déployant son InnéSens, il s'introduisit en elle et se concentra. — Oui, apparemment, tout va bien, répondit-il, sortant de sa courte transe en clignant des yeux. Pour autant que je puisse le dire à ce stade. Tu sais, pour l'instant, elle n'est pas plus grande que ton petit doigt. Mais je demanderai à Arcadie de t'examiner quand il rejoindra le convoi – pour nous porter chance. Le soulagement de Faon se lut sur son visage. Mais... — « Elle» ? Tu en es sûr ? — Oui, dit-il, content de lui, avec une pointe d'allégresse dans la voix. (Elle n'y voyait aucun inconvénient. Alors qu'elle frissonnait de nouveau, il ajouta affablement :) Nous l'appellerons Mari. Il la taquinait gentiment pour lui détourner l'esprit de ses idées noires. Elle n'était pas dupe, mais elle lui en fut reconnaissante. — Et moi alors ? Je n'ai pas mon mot à dire ? (Elle réfléchit.) Pourquoi pas Futée ? — Dirla est aussi un joli prénom pour une fille intelligente qui aura du caractère. Ou Sumac. — On risque de s'y perdre, si Sumac et Arcadie restent avec nous quelque temps. Peut-être pour plus tard. — Plus tard, murmura-t-il. Ah. Plus tard... Ça me plaît. — Pas de noms de petits d'animaux en tout cas. Parfois, je me demande ce qui a bien pu passer par la tête de mes parents. (Ils n'ont certainement jamais imaginé la femme adulte que je deviendrais.) Tu te rends compte? Quand je serai grand-mère, on m'appellera toujours Faon! — Moi le premier – avec grand plaisir. Elle ricana et lui donna un coup de coude affectueux. — Tant que tu ne commences pas à m'appeler ma Biche. Elle sentit son sourire dans ses boucles et finalement elle eut assez chaud et s'arrêta complètement de trembler. Elle se demanda à partir de quel moment un simple sac de couchage dans l'herbe avait commencé à lui sembler un luxe indescriptible. Tant que Dag est avec moi et qu'on est en sécurité. Plus qu'une couverture, la sécurité apportait un réel confort – le sien et celui de tous ceux qui étaient avec eux et dormaient autour du feu cette nuit, et pas simplement pour la chaleur qu'il procurait. Elle se blottit plus fort contre Dag et, malgré ses souffrances et les pensées qui s'agitaient dans sa tête, elle réussit à dormir. Chapitre 23 Quand il se réveilla dans la grisaille, Dag ressentit la même profonde léthargie que les lendemains de grandes batailles. Oui, j'ai déjà connu ça. Malgré la fatigue, il prit la peine de vérifier que Faon dormait toujours à côté de lui. Son esprit embrouillé frémit en repensant à toutes les conséquences dramatiques qu'auraient pu avoir les événements de la veille et il fut frappé de constater à quel point sauver le monde cessait de l'intéresser si elle n'en faisait pas partie. Bien sûr, il n'oubliait pas Baie et Brin, et le reste de la tente Prébleu. Et leurs amis. Et ils avaient sans doute besoin de leurs voisins, et ainsi la toile s'étendait et il se retrouvait à son point de départ. Peut-être qu'il n'était pas nécessaire d'aimer le monde entier, mais que les encouragements d'une seule personne pouvaient suffire — la voix de Grouse, se plaignant de quelque chose, vint lui écorcher les oreilles. Dag regarda le ciel bleu pâle à travers les jeunes feuilles de hêtre. La journée s'annonçait chaude et claire, une fois que la brume matinale aurait tiré sa révérence. Faon remua et se redressa, étonnamment guillerette, tout bien considéré. Après l'avoir aidé à boiter jusque derrière les arbres pour accomplir les obligations du matin, elle l'installa sur une couverture, avec son pied violacé exposé bien en évidence, histoire de décourager tous ceux qui envisageraient de le mettre à contribution. Il ne simulait pas, il tenait à peine debout. En tout cas, son état lui donna une excuse pour rester en retrait pendant cette journée. Deux muletiers égarés étaient arrivés pendant la nuit, et quelques autres les imitèrent à l'aube, certains ayant retrouvé des mules en chemin. Malheureusement, une des bêtes portait un corps sur son dos. Outre les muletiers, le camp comptait à présent un trio de trappeurs que l'être malfaisant avait capturés alors qu'ils se dirigeaient vers La Moutonnière afin d'y vendre leurs fourrures, ainsi qu'une autre famille de cinq frères et soeurs et leur mère qui s'étaient laissé surprendre en route vers le nord où ils prévoyaient de s'installer. Ils se réunirent brièvement pour rendre un dernier hommage au muletier décédé. Comme ils avaient réutilisé le gouffre béant auquel Faon avait échappé, elle sentit de nouveau une certaine gravité l'envahir. Dag se réjouit de cet imprévu quand Nita fit son apparition dans la clairière, à la tête de la moitié d'une patrouille de la Trouée du Laurier envoyée pour aller récupérer Paco sur la crête. Elle dissimula son étonnement de voir Faon sur pied en masquant rapidement son essence. Elle parut presque plus surprise de voir Dag. — Je pensais que vous seriez resté avec Arcadie! J'ai ramené du monde pour vous transporter! — Je suis descendu par mes propres moyens. Tête de Cuivre a fait le reste. Et tu ne perds rien pour attendre. Il préférait ne pas réagir à chaud, les événements de la veille étaient encore bien trop présents à son esprit; il était épuisé et il craignait sa réaction. Il voulait au moins que Sumac soit à ses côtés, pour tout un tas de bonnes raisons, y compris lui éviter de perdre la tête. Mais il n'eut pas besoin d'imaginer une diversion : les Marcheurs du Lac qui venaient d'arriver avec Nita découvrirent rapidement qui était venu à bout de l'être malfaisant redoutable qui avait tenu tête à trois de leurs patrouilles – et surtout comment. Dans le tumulte qui s'ensuivit, tout le reste fut oublié. Dag eut à peine à ouvrir la bouche. Vingt-cinq fermiers, plus Faon, Baie et Brin se chargèrent d'éclairer la lanterne des curieux, qui eurent droit à une visite guidée du champ de bataille, avec passage obligé devant les ailes en lambeaux. On leur donna également la possibilité de voir et de toucher les noix-boucliers et les morceaux du carreau fatal – que Baie avait pris soin de ramasser et de conserver dans un linge. Brandissant son arbalète, Brin détailla toutes les étapes de leur embuscade. Dag, qui suivait en boitant avec l'aide de sa canne, dut se rendre à l'évidence : fermiers et Marcheurs du Lac avaient appris à se parler. Mieux encore, à s'écouter. Une guérisseuse qui accompagnait la patrouille coinça Dag sur sa couverture, désireuse d'en savoir plus sur les boucliers. Dag ne se sentait pas suffisamment en forme pour lui faire une démonstration, mais la jeune femme sembla effectivement suivre ses descriptions et promit de les transmettre aux guérisseurs et aux couteliers de son camp. Elle était tout aussi emballée par sa technique de désensorcellement. Dag essaya de la lui montrer et en profita pour se débarrasser d'une de ses inquiétudes en lui demandant d'appliquer un renforcement général contre l'infection dans l'épaule de Faon. Mais la guérisseuse était tellement ouverte à l'héroïne du jour qu'elle ne laissa aucun ensorcellement que Dag aurait pu effacer. Il envisagea, sombrement, de demander à Nita, mais... non. — Fais passer le message à tous les guérisseurs que tu connais, lui dit-il. Tous ceux qui veulent apprendre comment désensorceler ou fabriquer des boucliers de ce genre pourront nous trouver, moi et le maître-guérisseur Bouleau, chez Baie Prébleu, à la sortie du village d'Eau Claire, en amont de la Grâce. Tous seront les bienvenus. Bien sûr, il reste quelques détails à régler dans le travail d'essence, mais peut-être qu'en étant plus nombreux à réfléchir au problème... Finalement, les patrouilleurs de la Trouée du Laurier ne repartirent au petit galop que vers midi, lançant de nombreux regards en arrière. Une heure plus tard, Dag et ses compagnons se rassemblèrent pour la longue marche qui devait les reconduire à leurs chariots. Dag chevauchait Tête de Cuivre, avec Pt'hibou qui gazouillait sur ses genoux, et Faon qui l'enlaçait derrière lui, bien qu'au bout d'un moment elle cède la place à Prune, soulageant Cendre qui la portait sur son dos. Il faisait encore jour quand ils arrivèrent de manière dispersée. Indigo les attendait tranquillement auprès de leurs affaires abandonnées ; il avait ramassé du bois pour le feu, et l'eau pour le thé était en train de bouillir. Deux des mules et son cheval se trouvaient déjà là. Brin prit la tête d'un petit détachement de deux garçons et une mule afin d'aller récupérer Rase et Barr dans leur cachette. À leur retour, ils étendirent Barr sur la couverture à côté de Dag. Ce dernier dut admettre que, face à la jambe cassée de Barr, sa cheville foulée ne faisait pas le poids. Il ne put retenir un sifflement admiratif devant le travail d'essence accompli par Arcadie sur la blessure du jeune patrouilleur. Ils n'avaient pas fini de dîner quand la patrouille de la Trouée du Laurier apparut, six hommes portant Paco sur une civière rigide sous la surveillance d'Arcadie. Calta se précipita en courant vers Sage et son frère, pleurant et riant à la fois, et ils échangèrent des embrassades qui venaient du fond du cœur. Tavie fermait la marche, l'air fatigué. Comme la nuit tombait, les patrouilleurs décidèrent de dresser le camp à côté des fermiers, et on échangea de nouveau les mêmes histoires – et quelques autres. Arcadie avait le don de capter l'attention de son auditoire. Dag, songeant à l'engouement passager qu'avaient connu les casseroles et les bassines comme couvre-chefs, sans parler de sa toute nouvelle réputation de ressusciter les morts, ne se faisait aucune illusion sur la façon dont leur histoire serait déformée à mesure qu'elle se propagerait, mais au moins la version de départ serait-elle fidèle à la réalité. Arcadie voulait garder Paco en observation un peu plus longtemps, et la journée suivante fut donc l'occasion d'un repos bien mérité pour les patrouilleurs de la Trouée du Laurier, dont l'endurance avait été mise à rude épreuve. Pour eux, une patrouille de routine au nord de la vallée s'était transformée en intervention d'urgence face à une menace qui avait pris des proportions désastreuses. Dag connaissait la chanson. Calla et Faon assistèrent Arcadie pour soigner Paco, pendant que les compagnons de ce dernier aidaient les fermiers à retrouver leurs bêtes. Ainsi, tous les animaux survivants furent récupérés à la nuit tombée, ne semblant pas avoir souffert de leur courte expérience de la liberté. L'attente se révéla un bienfait, puisque le lendemain matin, alors qu'Arcadie, le chef et le guérisseur de la patrouille discutaient des mérites respectifs d'une civière à mains ou d'une civière tirée par des chevaux pour transporter une fracture de la colonne vertébrale, Sumac et Remo arrivèrent. Ils chevauchaient des montures curieuses et deux autres patrouilleurs les accompagnaient. Sumac et Arcadie tombèrent plus ou moins dans les bras l'un de l'autre, ce qui fit tiquer un peu ceux qui n'avaient vu d'Arcadie que son aspect austère. Dag sourit. L'un des jeunes patrouilleurs était le fils de Paco. — Quand l'être malfaisant nous a dispersés, Remo et moi avons parcouru une vingtaine de kilomètres à travers champs, expliqua Sumac. On venait à peine de trouver la piste de la patrouille de l'autre côté de la crête, à l'ouest, quand on est tombés sur les renforts venus du camp de la Trouée du Laurier. Ils étaient donc déjà au courant. D'ailleurs, si j'avais su... Bref, on s'est joints à eux pour revenir dans la vallée. Quand on a rattrapé les patrouilles au nord, la rumeur de la mort de l'être malfaisant se répandait déjà – les corps de choses-souris mourantes n'ont fait que la confirmer. Le fils de Paco faisait partie de la première patrouille envoyée à la rescousse et il a été vraiment angoissé d'apprendre que son père avait été emporté dans les airs, comme toi Dag. Ensuite, on a appris – par Nita je suppose – que son père était vivant, mais gravement blessé. Alors on lui a proposé de le conduire jusqu'ici en échange de chevaux, ce qui a considérablement accéléré les choses. Elle échangea avec Arcadie un sourire un peu bête. Ils l'avaient bien mérité, songea Dag. La monture de Remo était le cheval de Paco, retrouvé avec toutes ses affaires. Son couteau du partage se trouvait toujours dans ses sacoches, mais le fils confia plus tard à Dag qu'il ne laisserait pas son père y toucher avant que sa mère l'y autorise. La veille, Arcadie avait dispensé un cours pratique sur les nerfs à Dag et à la guérisseuse – ainsi qu'à Paco. Dag en déduisit que ce dernier avait des chances raisonnables de retrouver l'usage de ses jambes. Paco serait probablement grand-père avant sa prochaine rencontre avec une lame en os. Les nouveaux arrivants demandèrent à entendre le récit complet des événements, et la patrouille de la Trouée du Laurier ne reprit donc la Piste de Tripoint qu'après le déjeuner, au pas, un groupe d'hommes se relayant pour porter la civière de Paco sans à-coups. Le camp redevint soudain plus calme et chacun tourna ses pensées vers la suite de leur voyage. Dag compta mentalement les jours de retard accumulés et constata avec surprise qu'ils n'étaient pas nombreux – il avait pourtant l'impression d'être piégé dans cette vallée calcinée depuis des mois. Tavie se retrouva sans monture. Comme Barr voyagerait pour un temps à l'arrière d'un chariot, il lui offrit son cheval – qui appartenait à Arcadie, en fait – à condition qu'elle continue vers le nord avec lui. Après un regard en coin à Dag, Nita pressa de nouveau Remo de rentrer avec elle dans le sud – le garçon parut surpris de sa soudaine cordialité. Ce qui rappela à Dag que lui et Nita avaient des affaires à régler. Il en tremblait presque de rage, mais préférait lui accorder le bénéfice du doute pour l'instant. C'est le moment de vérité. Ça risquait d'être aussi désagréable que de liquider des hommes de vase, mais tout aussi nécessaire. Dag choisit un endroit hors de vue et hors de portée de voix du camp, près du ruisseau. Il s'assit sur un rocher et enfonça sa canne dans la terre; Sumac, elle, était adossée au tronc gris d'un hêtre, les bras croisés. Dag espérait que sa seule présence empêcherait la conversation de prendre un tour embarrassant, comme la dernière fois qu'il avait parlé en privé avec Nita. Les autres invités s'assirent en tailleur autour de lui: Remo, Tavie, Nita. Pinson et Cendre, également convoqués, arrivèrent en traînant les pieds, l'air hésitant. — De quoi s'agit-il, Dag? demanda Remo. Tu as dit que ça concernait la patrouille. Dag leva la main afin d'éviter aux deux derniers arrivés de prendre place. Il aurait choisi Sage comme témoin – il était le plus réfléchi des garçons du Chapeau de l'Alligator –, mais, après la mise à mort de l'être malfaisant, le jeune maréchal-ferrant avait été distrait par l'inquiétude que suscitait en lui le sort de sa femme et de son frère de tente. — Je ne vous retiendrai pas longtemps. Je veux que vous me racontiez, aussi précisément que vous vous le rappelez, ce qui s'est passé l'après-midi du jour où Brin a tué l'être malfaisant, quand Nita est passée par le camp. — Oh... (Pinson se passa la main dans les cheveux.) D'abord, il y a eu un grand moment de confusion. Avec ce qui lui restait de force, Baie nous en a dit suffisamment pour qu'on puisse tout expliquer aux autres. On était tous très inquiets pour elle et Brin. Bo a examiné Faon et nous a dit qu'elle était morte. Hod et Aubépine pleuraient. On ne pensait pas rester sur place très longtemps et la plupart d'entre nous vous croyions mort, vous aussi. Alors quand on a raconté votre histoire aux muletiers, ils lui ont creusé une tombe, à côté des leurs. — En témoignage de respect, confirma Cendre. — Nita est arrivée sur la route au petit galop, mais elle nous a vus et a ramené son cheval au pas. — Avant ou après l'enterrement ? — Oh, avant. Ces quatre pauvres muletiers et Faon étaient étendus sur des couvertures, et on se regardait les uns les autres, parce qu'on ne savait pas trop quoi dire. Nita nous a annoncé qu'on l'avait envoyée chercher de l'aide auprès des Marcheurs du Lac de la région, parce que l'un des leurs était blessé, qu'elle avait vu Tavie, qui avait traîné Arcadie au sommet de la crête pour vous sauver tous les deux – elle a dit que vous étiez blessé, vous aussi, mais qu'elle ne savait pas si c'était grave. — Mais ça n'avait pas l'air folichon, renchérit Cendre. On a compris que quelqu'un avait le dos cassé, mais on n'a pas su qui. — On lui a raconté comment Brin avait tué l'être malfaisant, mais elle n'a pas eu l'air de nous croire. Elle est quand même allée jeter un coup d'oeil aux ailes. Mais elle n'est jamais descendue de cheval. Ensuite, elle est repartie sans laisser à Vio le temps de lui demander si elle avait des nouvelles de Pt'hibou. Nita fit mine de se défendre, mais un geste de la main de Dag la réduisit au silence. Elle plissa les yeux. Comprenait-elle ce qui l'attendait? Dag le craignait. — Savait-elle que vous vous apprêtiez à enterrer Faon ? demanda-t-il. — Oh, bien sûr, dit Pinson. Enfin... on n'en a pas parlé, mais elle a bien vu, avec les tombes et les corps et tout ça. C'était impossible de ne pas comprendre. Cendre battit lentement des paupières et commença à ouvrir la bouche. Dag l'interrompit: — Merci à vous deux. Ce sera tout. Ils repartirent tous deux en direction des chariots, regardant avec curiosité par-dessus leurs épaules. Dag se retourna vers Nita avec un air menaçant. Elle releva le menton. — J'ai cru qu'elle était morte! Qu'on lui avait arraché son essence! Comment j'aurais pu deviner que vos boucliers auraient cet effet-là? Et de toute façon, j'avais gardé ma propre essence masquée à cause des risques de désolation. — Tu affirmes que tu masquais ton essence à ce moment-là, dit lentement Dag. Je ne peux pas prouver que tu mens. Et tu ne peux pas prouver que tu dis la vérité. Pas vrai, Nita? Le rouge monta aux joues de la patrouilleuse – signe de peur ou d'indignation ? — Ça, c'est le bouquet ! — Elle peut toujours s'ouvrir maintenant, proposa Remo d'une voix hésitante. Dag et Nita échangèrent un long regard. Il avait chaud, les battements de son cœur lui semblaient trop espacés. Curieux. À ce stade, il se serait plutôt attendu à voir rouge, mais il était d'un calme qui l'étonnait lui-même. — Non, dit-il. Il vaut mieux pas. Je risquerais de la tuer d'une seule pensée – comme ce renégat de Crâne. Elle mourrait sans un bruit. Une vague de désarroi parcourut Remo et Tavie; Sumac tressaillit. Mais personne ne prit la parole. Parce qu'ils n'osaient pas? Nita baissa les yeux. Dag n'avait pas besoin d'une autre réponse. N'en voulait pas d'autre, en fait. Et tu crois que c'était vraiment nécessaire, vieux patrouilleur? Avec lassitude, il se passa la main sur le visage, frottant pour effacer la torpeur. — Rentre chez toi, Nita. Patrouille là-bas. Le camp de la Nouvelle Lune t'a élevée et tu es partie t'entrainer en Luthlia. Il te faudra longtemps pour rembourser ta dette. À la fin de ta vie, partage ta mort si tu veux. Mais ne t'avise pas de venir dans le nord. Le nord n'a pas besoin de toi. Remo la fixa d'un regard maussade. — Ce n'est pas juste! Commença-t-elle, avant de se taire. Les patrouilleurs avaient un bon conseil pour quelqu'un qui se trouvait au fond d'un trou très profond: cesse de creuser. Un tour de phrase tout à fait approprié. Nita avait ses défauts, mais la stupidité n'en faisait pas partie. — Et moi? demanda Tavie, devenue très pâle en regardant sa partenaire. Sumac remua contre le tronc du hêtre. — Si tu souhaites poursuivre ta formation dans le nord, je te recommanderai auprès de Corbeau Loyal pour un échange avec le camp du Lac Hickory. En général, il m'écoute – sur ces questions. Je ferai pareil pour Rase – j'espère qu'il sera remis d'ici là. Son expérience récente avec les êtres malfaisants en fera une recrue de choix. Et ça vaut aussi pour toi. Tavie regarda le sol, puis – furtivement – sa partenaire qui s'agita, mal à l'aise, mais ne dit rien. Enfin, elle répondit : — Je pense que je vais d'abord rentrer au camp faire mon rapport – pour m'assurer que le récit des événements ne sera pas déformé. Et pour dire au revoir à tout le monde. Après ça, si votre offre tient toujours, je suis partante. — Mon offre reste valable. — Alors dites à Rase que je serai là pour l'automne. Sumac hocha la tête. Rase? pensa Dag. Barr n'avait décidément pas de chance côté cœur. Mais Barr ne se laissait pas abattre. Remo semblait de nouveau abattu. Désolation, ce garçon collectionne les déconvenues sentimentales. Tous deux étaient encore bien jeunes... — Et toi, Remo? Qu'est-ce que tu décides? demanda Sumac. Remo laissa échapper un long souffle. Il ne regardait plus Nita. — Va pour le nord, dit-il. Personne ne dit un mot pendant la courte marche qui les ramena au camp. Au matin, quand ils eurent enfin fait retraverser le lit du ruisseau aux chariots et retrouvé la piste de Tripoint, deux cavaliers silencieux repartirent vers le sud. Arcadie avait prêté un cheval à Tavie, lui confiant également une longue liste de ses possessions à rapporter avec elle à son retour. Dag ne savait pas ce que Sumac avait raconté à Arcadie, mais il se montra véritablement glacial envers Nita au moment du départ. Tavie se retourna une fois sur sa selle pour leur faire au revoir de la main, un geste rendu avec ardeur par Rase. Nita, le dos raide, ne se retourna pas. Pour la plus grande joie de Faon, Moulinoir s'enorgueillissait d'un hôtel presque aussi beau que celui de Forgeverre, mais plus petit. Encore mieux, on venait d'y faire construire une salle de bains. Elle ne se fit pas prier pour mettre la main au porte-monnaie et leur offrir une chambre. Après un seul coup d'oeil à la salle de bains, Arcadie l'imita, ce dernier partageant sa chambre avec Sumac, sans doute par souci d'économie. Quant à Faon, elle se réjouissait de passer quelques jours où elle allait pouvoir prendre des repas préparés par quelqu'un d'autre et sans être aveuglée par la fumée de la cuisine. Dans les quatre jours écoulés depuis qu'ils avaient laissé derrière eux la vallée calcinée, le pied de Dag avait désenflé, mais sa couleur avait empiré — il était devenu multicolore à vrai dire. Un peu de temps dans un vrai lit leur ferait le plus grand bien. Sans être dérangés. Mais il régnait aussi une certaine tristesse, puisque la ville marquait l'endroit où les chemins des différents voyageurs se séparaient. Elle était située au bord d'un affluent de la Grâce, mais, plus important encore, la piste de Tripoint y croisait l'ancienne route qui partait en direction des rapides de la Perle, avec son camp de Marcheurs du Lac et son bac. Sage, Calla et Indigo allaient continuer vers l'est, sur la piste; le reste du convoi prendrait la direction du nord et, plus tard, la petite route menant à Eau Claire. Les Tilleul s'arrêtèrent brusquement, quand Vio refusa tout net d'aller plus loin. Dans une ville aussi active, Grouse n'aurait aucun mal à trouver un travail, d'autant plus qu'il était définitivement guéri de cette méchante fièvre des marais. Faon pensait vraiment que cette existence conviendrait mieux au couple que la vie à la ferme. En vendant leur chariot bringuebalant et une paire de mules, ils se constitueraient un petit capital qui les aiderait à démarrer. Mais elle ne put s'empêcher de sourire en entendant Grouse, qui racontait leurs aventures aux palefreniers de l'hôtel, prononcer l'expression « nos Marcheurs du Lac ». Prune lui manquerait; elle avait fini par prendre la fillette sous son aile. Et elle était presque sûre que Pt'hibou manquerait à Dag. Son petit frère tout crotté semblait l'amuser infiniment. Ils avaient vécu ensemble une formidable aventure en luttant contre les choses-souris et Pt'hibou paraissait partager l'appréciation de son aîné. Elle soupçonnait tout de même Dag d'avoir triché en utilisant son InnéSens — à moins que sa prothèse ait suffi à captiver l'enfant qui s'était découvert une passion pour les boucles de fixation. À moi de jouer maintenant, si je veux que Dag ait un ou deux gamins avec qui jouer. Mais, aux yeux de Faon, l'événement le plus important de leur étape se produisit quand une patrouille appelée en renfort par le camp de la Trouée du Laurier — et malheureusement arrivée après la bataille — s'arrêta à Moulinoir après avoir fait un détour de plusieurs kilomètres pour entendre toute l'histoire de première main, de la bouche même de Dag et d'Arcadie. Ils semblèrent un peu surpris quand Faon, Brin et Baie monopolisèrent la parole, illustrant leur récit en montrant l'arbalète et les morceaux du carreau victorieux. Mais leur capitaine, souffrant du manque d'effectifs comme tout chef de patrouille, se montra particulièrement intéressé par l'idée de fermiers immunisés contre les effets de l'asservissement par un être malfaisant – même si ces fermiers ne devaient servir qu'à monter la garde auprès des chevaux. Dag essaya de lui faire comprendre que ses boucliers étaient encore perfectibles, mais le capitaine repartit avec une lueur dans le regard, après avoir pris bien soin de noter où Dag et Arcadie comptaient s'installer pour exercer. Plus tard cette nuit-là, Faon se blottit contre Dag dans des draps propres et sur un matelas en plumes. La lampe de chevet émettait une lumière douce dans la chambre silencieuse. Une discrète averse de printemps résonnait derrière les fenêtres en verre véritable, entrouvertes juste assez pour permettre à la brise fraîche d'agiter les rideaux en tissu. Le simple fait d'être à l'intérieur quand la pluie était à l'extérieur aurait déjà suffi à combler n'importe quelle femme dotée d'un minimum de bon sens, mais elle ne comptait pas s'arrêter en si bon chemin. Elle leva les doigts vers ses sourcils narquois, un, deux, puis entreprit de coiffer ses cheveux rebelles, trois. Elle pouvait compter jusqu'au bout de la nuit comme ça... — Est-ce que ça suffira? murmura-t-elle. Je veux parler de ces patrouilleurs qui nous ont écoutés ce soir. Jamais un Marcheur du Lac ne nous avait prêté autant d'attention. Ou est-ce qu'il ne s'agit encore que d'un caillou jeté dans l'océan ? Les lèvres de Dag s'adoucirent pour former un sourire. — Le monde est un océan bigrement vaste. Malgré tous nos voyages, nous n'en avons vu qu'une toute petite partie. Est-ce que ce sera suffisant ? Non, pas encore. Mais c'est un début. Et cette fois, nos petits cailloux vont faire des vagues. (Il se pencha sur sa main pour l'embrasser.) Et je me réjouis de ne plus avoir à convaincre les gens de se montrer un peu plus compréhensifs les uns envers les autres. Parce que là, j'aurais vraiment l'impression de jeter des cailloux dans l'océan. Il tendit le bras et ramassa son collier avec la noix épuisée, à côté de la lampe, le faisant tourner d'un air pensif dans sa main. — Avec ça, je suis sûr que les gens viendront à nous – pour leurs propres raisons, des raisons que je n'ai même pas besoin de connaître. Après ce ne sera plus qu'une question de temps. Une fois que suffisamment de fermiers auront participé à des patrouilles aux côtés de Marcheurs du Lac, ils rentreront chez eux avec la vérité. — Oui, à condition que les patrouilleurs résistent à la tentation d'exercer leur humour si particulier. Il retroussa les lèvres. — Je crois que quiconque a grandi en entendant Bo raconter ses histoires saura faire la part des choses... Bon, peut-être pas le premier jour. Faon gloussa. — Tout devrait bien se passer alors. Je suppose que les Marcheurs du Lac apprendront aussi quelque chose. — J'y compte bien. (Il brandit le collier, plissant les yeux.) Tu te souviens de ce que Brin et Bo ont dit, le jour de ton anniversaire, quand j'ai montré mon cadeau pour la première fois... Qu'en moins d'une journée quelqu'un trouverait un moyen d'en faire mauvais usage. — J'ai bien peur qu'ils aient raison. (Faon soupira.) Mais s'il y a assez de braves gens... Bien sûr, ces pirates étaient affreux, mais la plupart des gens que nous avons croisés le long du fleuve étaient de braves gens. Le fleuve a mauvaise réputation, mais ça n'a jamais empêché personne d'y naviguer ou d'y faire du commerce. Un grain de sable n'empêche pas une roue bien graissée de tourner. — Je l'espère, Faon. (Il reposa le collier et trouva un meilleur usage pour sa main, lui caressant l'épaule, ce qui provoqua une délicieuse chair de poule sur son bras.) Nous finirons bien par en avoir le cœur net. Elle s'allongea délicatement sur son oreiller, tandis que la paume de sa main lui flattait le ventre. Elle leva la tête et plissa les yeux par-dessus son buste, fronçant les sourcils avec impatience. Elle trouvait sa taille encore terriblement fine là-dessous. Dans six mois, elle se demanderait sans doute pourquoi elle avait été si pressée de grossir, mais tout de même... — Comment se porte Mari-Futée là-dedans ? Tout va bien ? — Elle semble contente de son sort jusqu'à présent. Malgré toutes les aventures qu'elle a vécues avec sa maman. Il essaya de maintenir une certaine légèreté dans sa voix, mais ne put retenir une pointe d'angoisse rétroactive. Elle inspira, puis marqua une pause afin de choisir soigneusement ses mots – elle voulait absolument éviter qu'il interprète mal ce qu'elle avait à lui dire. — Ça a été un voyage de noces assez incroyable. La plupart des garçons promettent à leur fiancée de leur offrir le monde. Toi, tu l'as vraiment fait. Il l'embrassa de plus belle, une série de baisers légers, de la tempe au menton – une sensation très agréable, mais elle ne voulait pas se laisser distraire, pas maintenant. Elle prit la tête de Dag entre ses mains avant qu'il s'aventure plus bas et la rende totalement incapable de tenir un discours cohérent. — Alors, sache que je ne me plains pas, loin de là, mais est-ce qu'on pourrait rester chez nous un moment? Il rit. — Tu as bien accepté de voyager avec un patrouilleur. À mon tour de me fixer avec une fermière. (Il redevint sérieux, mais pas outre mesure – tant mieux.) Ce sera nouveau pour moi : rester à la maison. Mais ça me plaît. Je n'ai jamais fait ça avant. — Je ferai de mon mieux pour que l'excitation ne soit pas trop dure à supporter. Sans se départir de son sourire, il l'embrassa encore. Ses lèvres descendirent le long de sa gorge avant de se diriger vers le sud; ils renoncèrent à parler au profit d'un échange plus chaleureux. Après quelques jours de repos supplémentaires à Moulinoir, Arcadie déclara que Barr était de nouveau capable de monter à cheval – sous réserve de porter une attelle et en avançant lentement. Brin lui prêta une jument au regard doux. Dag, se souvenant de son bras cassé de l'année d'avant – une blessure beaucoup moins sévère –, estima que Barr devait souffrir le martyre. Le faible sourire du garçon et son absence de protestations quant aux restrictions imposées par Arcadie achevèrent de le convaincre. Mais personne ne trouverait à redire à un Barr plus calme qu'à l'accoutumée... Même à leur allure modérée, la grande route du Nord ne tarda pas à les amener au point de séparation suivant. Barr, Remo et Rase allaient prendre la direction des Rapides de la Perle. En attendant d'être rejoint par Sumac, Rase, en qualité d'invité, observerait le fonctionnement d'un camp du nord et contribuerait, par son témoignage, au récit de leur victoire sur les deux êtres malfaisants de la piste de Tripoint. Pinson et Cendre avaient, eux aussi, l'intention de traverser la Grâce par le bac des Rapides de la Perle; ils étaient porteurs d'une pile de lettres destinées à Bleu Ouest qui leur garantirait le gîte et le couvert pour un certain temps – et probablement de nombreux conseils avisés pour ces futurs colons. Sumac prévoyait de se rendre à Eau Claire avec Arcadie, soi-disant pour veiller à sa bonne installation – mais à en juger par l'éclat de son essence, Dag aurait parié sa solde de patrouilleur que le couple avait des raisons plus intimes de ne pas vouloir se lâcher d'une semelle pendant les prochains jours. Sumac n'avait pas encore clairement indiqué si elle pensait confier Arcadie aux bons soins de Baie et de sa famille et revenir le chercher quelques semaines plus tard, après avoir présenté Rase, et sa démission, au camp du Lac Hickory. Une autre solution consistait à l'emmener tout de suite avec elle pour parader devant ses parents, tel un chasseur de retour chez lui avec un trophée impressionnant – Dag essaya de ne pas sourire. Dernière possibilité : procéder à l'échange des bracelets de mariage sur-le-champ, avec oncle Dag comme témoin, afin de ne prendre aucun risque avant de présenter son mari tout neuf à sa nouvelle famille de tente. Dag était content de rester totalement en dehors de cette décision. Remo se retourna sur sa selle et fixa la route tachetée d'ombre qui le ramènerait chez lui; il avait l'air troublé. — Ta famille et ton camp seront contents de te revoir, le rassura Dag, presque sûr de ce qu'il avançait. À la vitesse où vont les nouvelles, le camp des Rapides de la Perle a dû entendre parler depuis des mois de votre rôle, à toi et à Barr, dans l'attaque contre ces bandits du Coude du Fourbe. Peut-être même de la mise à mort des deux êtres malfaisants de la piste de Tripoint – si une des patrouilles l'a déjà consignée dans une de ses circulaires. Profite de l'excitation ambiante pour te faire pardonner, et tout se passera bien. Faon, assise sur Pie, haussa un sourcil dans sa direction. — C'est l'expérience qui parle, Dag? Il lui fit un petit salut ironique en guise de réponse. — Un dernier conseil, Remo: tâche de ne pas en abuser. Le coup du retour du fils perdu finit par lasser. Barr fit avancer son cheval et observa : — Avec ma jambe, on pourra même partager le mérite de s'être ramenés l'un l'autre. Je te promets de boiter et de crier comme un forcené. Tu seras un véritable héros. — Votre camp vous paraîtra changé, ça, je peux vous le promettre, dit Dag. À tous les deux. — Déjà que je me reconnais à peine quand je me regarde dans la glace pour me raser..., maugréa Barr – et peut-être que ce regain de gravité n'était pas dû uniquement à sa jambe. (Il tourna la tête et s'adressa sérieusement à Dag:) J'ai beaucoup appris, depuis cette nuit où je suis monté à bord du Rapporteur, tellement furieux et glacé que j'en bredouillais. Merci pour tout. Surpris, Dag pencha la tête en arrière. Il devait l'admettre, la gratitude de Barr ne le laissait pas insensible. — Oui, Dag sait y faire, renchérit Brin. J'avoue qu'il m'a aussi appris deux ou trois choses, depuis ce jour où ma sœur l'a traîné dans notre cuisine de Bleu Ouest. Avant que j'oublie : merci pour tout, sœurette. — J'ai eu de la chance, répondit Faon. Et ensuite, je me suis accrochée à ma chance, des deux mains, et je n'ai plus lâché depuis. Pareil pour moi. Dag encouragea Tête de Cuivre à venir se ranger à côté de Pie. Sumac, qui était devenue familière des humeurs sombres de Remo, écoutait, un peu amusée. — Tout ira bien, Remo, dit-elle. Et dans le cas contraire, Corbeau Loyal est toujours à la recherche de jeunes patrouilleurs en bonne santé. Deux ne seront pas de trop pour me remplacer. Je lui en toucherai un mot, si tu veux. Le visage de Remo s'éclaira à cette perspective d'une porte de sortie honorable, au cas où son retour ne se déroulerait pas aussi bien que prévu, ce que Dag estimait fortement improbable. Toujours est-il que, lorsque Barr secoua ses rênes et lança sa monture, Remo le suivit. Pinson et Cendre firent leurs adieux et s'éloignèrent à leur tour, traînant leurs bêtes de somme derrière eux. Dag attendit qu'ils soient hors de portée de voix avant de dire à Sumac : — Tu as vraiment l'intention d'infliger ces deux-là à Corbeau Loyal ? — Il n'a rien à voir avec ça. Quand je suis partie en échange l'automne dernier, j'ai promis à ses petites-filles de leur ramener de beaux garçons. Comme Rase semble déjà casé, je fais de mon mieux pour tenir parole. Dag songea aux petites-filles de Corbeau Loyal et Massape; prises séparément, elles étaient ravissantes, avec leurs cheveux noirs, mais elles formaient un groupe redoutable... — Elles sont assez nombreuses pour qu'une d'elles s'entiche d'un garçon mélancolique et une autre d'une tête de linotte, poursuivit Sumac avec entrain. Jetons-les en pâture aux Corbeau! — Quel destin, murmura Dag, levant les sourcils devant cette vision fascinante. — En espérant que les filles ne se tromperont pas de prétendant – comme avec Tavie et Nita, dit Faon. — Je fais confiance à Massape pour ça, conclut Sumac. Comme Baie était vraiment impatiente de retrouver Eau Claire, ils pressèrent l'allure. — J'espère que la maison est toujours debout, dit-elle, chevauchant entre Tête de Cuivre et Pie. Papa laisse – laissait – en général deux de ses cousines pour l'entretenir; je les considère comme mes tantes, parce qu'elles sont plus âgées que moi – l'une est veuve et l'autre ne s'est jamais mariée. La veuve a un fils qui passe plusieurs fois par semaine et aide aux travaux pénibles. Faon s'imagina quelqu'un qui ressemblerait fortement à Cendre Tanneur, et hocha la tête pour l'encourager à continuer. — J'ai écrit deux lettres – Brin m'a aidée –, l'une après l'épisode du Coude du Fourbe, l'autre après notre mariage à Grise-Bouche, et je les ai confiées à des amis mariniers qui remontaient avec un coche. Des bonnes et des mauvaises nouvelles. J'espère qu'elles sont bien arrivées. (Après un moment de réflexion, elle ajouta:) Et dans le bon ordre. — Si Eau Claire est la ville fluviale que tu nous as décrite, on aura forcément entendu parler du Coude du Fourbe, avec ou sans ta lettre, fit remarquer Faon. Tes tantes ont eu plusieurs mois pour digérer les mauvaises nouvelles. Et si les bonnes arrivent en même temps que toi, je crois que ça leur conviendra tout à fait. Baie hocha la tête et ralentit avec bonhomie quand Faon se plaignit que, s'ils continuaient à trotter ainsi, Mari-Futée n'allait pas tarder à avoir le hoquet. Cependant, Eau Claire apparut au détour d'une côte boisée le lendemain après-midi, deux heures avant le coucher du soleil. La vallée s'étalait devant les yeux enthousiastes de Faon dans toute sa splendeur vert et or, avec des ombres bleutées qui s'allongeaient depuis les collines à l'ouest. Sur la gauche, le large ruban de la Grâce miroitait au-delà de l'embouchure de son affluent. Un joli petit village... des fermes, d'où s'échappait la fumée des feux de cuisine, dispersées dans toute la vallée... et, enjambé par un petit pont en bois, un ruisseau qui avait bien mérité son nom d'Eau Claire. Faon se dressa sur ses étriers, la main en visière, et admira le paysage, tandis que Baie lui désignait les lieux de son enfance avec passion. Même Sumac et Arcadie, qui avaient jusque-là chevauché un peu en retrait, essentiellement absorbés l'un par l'autre, approchèrent pour écouter. Ils longèrent la clôture d'un pâturage, derrière lequel s'élevait un coteau escarpé. — Regardez là-bas, un étang! s'écria Faon avec ravissement. Il y avait également une vache à l'allure placide, quelques chèvres et des poules. Après un bosquet de châtaigniers, ils arrivèrent sur une allée, elle aussi flanquée de barrières, et la maison apparut enfin. C'était une sorte de labyrinthe – les murs n'avaient pas été peints. Comme si une ruche de menuisiers de marine avait travaillé dessus pendant des années. Au lieu d'avoir ses étages proprement empilés comme dans la maison de Bleu Ouest, elle donnait l'impression qu'un chargement de caisses en bois avait été jeté sur la colline, et qu'elles étaient restées reliées les unes aux autres, un peu par hasard. Une demi-douzaine de cheminées pointaient ici et là. Elle avait probablement accueilli une famille bien plus importante quelques générations plus tôt et elle paraissait n'attendre que ça. Quel endroit formidable pour y passer son enfance. Malgré ses bizarreries, ses coins et ses recoins, la maison était dotée d'une longue véranda couverte en façade et, si elle ressemblait un peu au pont d'un bateau, eh bien, c'était tant mieux. Aubépine poussa un cri de joie et se mit à galoper. Hod restait près de Bo, à la fois intimidé et plein d'espoir. Quand deux femmes plutôt fortes surgirent sur la véranda pour leur faire de grands gestes de bienvenue, apparemment excitées mais pas surprises, Faon en déduisit que les lettres de Baie étaient probablement arrivées dans le bon ordre. Aubépine sauta au bas de son cheval et franchit les quelques marches d'un bond. L'une des femmes s'essuya les mains sur son tablier, le serra dans ses bras et désigna sa tête, ses hanches et son cœur. Un langage universel pour dire, Ma parole, comme tu as grandi! L'autre femme s'abrita les yeux de la main ; Baie sourit à s'en décrocher la mâchoire et montra Brin du doigt avec énergie. C'est lui, c'est mon mari! La tante au tablier serra les mains au-dessus de sa tête et les secoua en signe de triomphe féminin partagé. Bien que pas franchement lubrique, ce geste suffit à faire rougir Brin. Quand ils se trouvèrent enfin à portée de voix, elle mit ses mains en coupe et cria: — Bienvenue à la maison! Faon jeta un coup d'œil à Dag qui semblait perplexe et un rien méfiant — comme il convenait à un Marcheur du Lac lâché au milieu de fermiers inconnus. Bienvenue à la maison, dans un endroit que nous voyons pour la première fois. Mais si on se sentait chez soi dans un endroit parce qu'il avait servi de décor à votre passé, ne pouvait-on pas en dire autant de celui qui détenait les clés de votre avenir? Elle tendit la main vers lui; il prit les rênes avec son crochet et la serra. Dans la lumière du coucher du soleil, ses yeux d'or étincelaient comme du feu. Épilogue Des pas résonnèrent sur le porche, on frappa à la porte. Faon attrapa un torchon, décrocha la marmite de son crochet en fer au-dessus du feu, et se précipita pour répondre. Elle espérait qu'il ne s'agissait pas d'une nouvelle urgence. Mais, derrière la porte, en cet après-midi froid et humide, l'attendait Barr. Il portait son uniforme de patrouilleur et empestait le cheval et la vie au grand air; il marchait sans canne. De la brume perlait sur ses cheveux blond foncé, luisant dans la faible lumière. — Bonjour, Faon! — Eh bien! Tu fais vraiment peine à voir! Mais entre, entre donc! Il pénétra dans la cuisine où régnait une chaleur âcre et regarda autour de lui. Faon jeta un rapide coup d'oeil au paysage brun et détrempé. De l'air plus chaud avait remonté la vallée de la Grâce la nuit dernière, soufflant des rubans de brouillard bas à travers les tristes traînées de neige sale. Elles n'en avaient plus pour longtemps. Ce n'était pas encore le printemps, mais l'hiver touchait à sa fin. Aucun autre cavalier n'attendait dans la cour ou n'approchait depuis la partie de la route qu'elle était capable de voir depuis le seuil. Elle referma la porte et se retourna vers son visiteur inattendu. Barr se frotta les mains près du feu avec gratitude – elles étaient rouges et gercées –, ce qui rappela à Faon la toute première fois qu'elle l'avait rencontré. Sauf que, heureusement pour lui, cette fois-ci il ne paraissait pas désespéré et il avait quand même beaucoup moins froid. Il huma l'air. — Bon sang, qu'est-ce que tu fais mijoter? — Des remèdes. — Oh, pouah! Je pensais que c'était le dîner. Tu me rassures. Faon rit et désigna le volume ouvert sur la table de la cuisine. — Tu te rappelles le livre vierge qu'Aubépine et Hod m'avaient offert pour mon dix-neuvième anniversaire à Grise-Bouche? Je l'ai utilisé pour noter les recettes de tous les remèdes qu'ils préparaient à l'infirmerie du camp de la Nouvelle Lune; j'ai même fait des croquis de toutes les plantes et ajouté mes observations sur le travail d'essence de l'herboriste. Tu penses bien qu'il faisait partie du contenu de mes sacoches quand nous sommes repartis vers le nord. Quand je le lui ai montré, Arcadie n'a pas caché sa surprise. Il n'avait pas conscience que ce livre recelait autant de trésors. Barr enleva sa veste en daim et la mit à sécher sur le dossier d'une chaise. — À ce propos, j'ai croisé Sumac en conduisant mon cheval à l'écurie. Elle semble rayonnante. Et... euh... volumineuse. Elle donne l'impression de flotter, comme ces bateaux qu'on avait vus sur la mer. Il fit un geste de la main imitant le gonflement d'une voile. — C'est à cause du rembourrage en plumes que j'ai ajouté à son manteau quand Arcadie a commencé à faire toute une histoire parce qu'elle passait beaucoup de temps dehors dans le froid et avec les chevaux. Ça le rassure. Elle ne va plus tarder à accoucher. (Faon sourit.) Tu devrais voir comme Arcadie est aux petits soins avec elle; s'il n'y avait pas ses antécédents, ce serait presque amusant. Tout le monde est optimiste cette fois. Finalement, je crois que ce n'est pas nécessairement une mauvaise chose pour un homme d'attendre d'être plus mûr pour avoir des enfants; de cette façon, il les apprécie à leur juste valeur. Barr eut un petit sourire. Triste ? Faon chassa cette impression bizarre et poursuivit : — Heureusement, Sumac n'aime pas se faire dorloter. Elle ressemble beaucoup à sa mère Omba sur ce point. Elle a décidé de s'occuper de tous les chevaux et de l'écurie, comme le faisait Omba – elle le fait sans doute toujours, d'ailleurs. Tu as vu Danseuse, la pouliche de ma jument, Grâce? Est-ce qu'elle n'est pas merveilleuse? — Si. C'est même la première chose que Sumac m'a montrée. Faon remit sa marmite sur le feu. — Tu es en patrouille dans les environs? (La vallée d'Eau Claire se trouvait à l'extrême est du territoire attribué au camp des Rapides de la Perle. Elle se demanda si elle ne devrait pas proposer d'accueillir les patrouilleurs dans le grenier à foin pour la nuit. Mais Sumac y avait probablement déjà pensé.) Ou tu portes le courrier? — Non, je suis venu seul. C'est une visite privée. Je suis venu voir Dag. Et toi. — Ta jambe te cause des soucis ? — Non, c'est... Oh! (Alors qu'il tirait bruyamment une chaise pour la rapprocher du feu, il aperçut le grand panier, glissé dans un angle de la pièce, et préféra la soulever, reposant les pieds deux par deux avec un luxe de précautions. Dans un chuchotement, il demanda:) C'est elle? C'est Mari-Futée? Elle dort... Je ne risque pas de la réveiller en parlant? — Probablement pas. Sauf si tu te mets à hurler ou que tu laisses tomber quelque chose par terre. Elle vient de manger, alors elle est partie au pays des rêves pour un moment. Et même si elle se réveillait, ce ne serait pas grave – elle dort mieux la nuit si elle ne fait pas la sieste toute la journée. (Faon bâilla.) Et moi aussi. Mais il y a tant à faire que c'est tentant de la laisser dormir trop longtemps. Elle s'approcha, alors que Barr se penchait par-dessus le panier avec cette vague inquiétude si masculine. Elle baissa la voix. — Elle a encore les bonnes joues rondes des Prébleu, mais avec le temps j'espère qu'elle héritera des pommettes de son papa. Sa tête a beaucoup grossi le mois passé. Et ses cheveux ont poussé, heureusement. (Elle s'inclina et toucha du doigt le duvet noir.) Tu pourras la porter, plus tard. — Euh... merci. Barr battit prudemment en retraite vers sa chaise. Faon prit sa cuiller en bois et remua la substance visqueuse et verdâtre qui commençait à épaissir. — Papa et maman ont fait tout le chemin depuis Bleu Ouest, ce n'était pas facile avec toute cette boue. Ils sont arrivés deux jours avant la naissance de Mari-Futée. Ils sont restés trois semaines; après, maman a dû rentrer pour le premier-né de Trèfle. Maman dit toujours que les hommes n'ont pas leur place dans la chambre de leur femme le jour de l'accouchement, mais Arcadie a réussi à la convaincre. Je pense qu'elle s'est sentie soulagée, en fait. Malgré tous les enfants qu'elle a eus, jouer les sages-femmes n'est pas son point fort. Dag était très excité, mais il a réussi à garder la tête froide. Plus que moi, à certains moments. Je n'ai jamais eu aussi mal de ma vie, mais quand je vois ce que j'ai obtenu en échange, je ne crois pas avoir perdu au change. Barr bougea avec embarras et Faon décida gentiment de lui épargner les détails les plus horribles. Les enfants des autres semblaient toujours moins intéressants que les siens. Un petit silence tomba. — Dag et Arcadie ne devraient pas tarder à rentrer, dit-elle. On les a appelés parce que quelqu'un s'était blessé à l'embarcadère, et au retour ils ont prévu de passer chez une voisine qui souffre de fièvre pulmonaire. Je ne sors pas beaucoup, à cause de Mari-Futée, mais quand les patients viennent ici, c'est moi qui assiste Dag. J'essaie quand même de l'accompagner quand je le peux, parce que Dag a tendance à oublier toutes les parties qui ne l'intéressent pas vraiment – comme de se faire payer, par exemple. Arcadie déteint sur lui. Et l'inverse est vrai aussi – avoir son essence souillée semble beaucoup moins gêner Arcadie ces derniers temps. — Alors... votre idée d'apporter la médecine des Marcheurs du Lac aux fermiers semble fonctionner? Faon n'en était pas certaine, mais elle avait l'impression que Barr essayait de la faire parler ou d'éviter de prendre part à la discussion ; dans tous les cas, elle ne se fit pas prier. — Ça a été lent, au début. Heureusement qu'on a eu Baie pour nous présenter aux gens. Autrement, je n'arrive pas à imaginer comment ça aurait pu se passer si on s'était simplement installés dans un endroit comme des étrangers. Mais Dag et Arcadie ont commencé par soigner quelques-uns de ses amis et des membres de sa famille, et Bo et Aubépine, et même Hod, ont dit tout le bien qu'ils pensaient de nous dans tout le village. Le premier soir où quelqu'un qu'on connaissait à peine a frappé à notre porte pour nous demander de l'aide a été une étape vraiment importante. (Elle fronça les sourcils.) À la réflexion – et je sais que ça va te sembler étrange – je crois que la chose la plus importante qui nous soit arrivée cet hiver a été de perdre quelques patients. Parce que ça arrive, même aux meilleurs guérisseurs. Et je ne parle pas de l'homme qu'on nous a amené sur une planche alors qu'il était déjà mort depuis deux jours – personne n'a jeté la pierre à Dag pour ça, même si lui n'a pas mâché ses mots. Je ne l'avais jamais vu aussi excédé. (Ses lèvres se retroussèrent à ce souvenir, qui aurait pu être drôle, si un homme n'y avait pas laissé la vie et plongé ses amis dans la détresse.) Non, je parle de gens qu'on avait appris à connaître. (Le vieillard à la hanche cassée, l'enfant atteint d'une fièvre atroce et inconnue, la femme qui avait fait une fausse couche et s'était presque vidée de son sang avant que Dag arrive, bien qu'il ait poussé Tête de Cuivre à son maximum.) Dag fait toujours de son mieux, il va jusqu'à se rendre malade à force d'essayer... mais parfois, ça ne suffit pas. Les gens raisonnables l'ont compris et ont remis à leur place ceux qui se montraient moins raisonnables. C'est une danse compliquée, mais tout le monde finit par apprendre les pas, nous comme les villageois. — Ça alors... (Barr inclina la tête.) J'ai toujours su qu'il fallait étudier pour devenir guérisseur, mais je n'aurais jamais pensé qu'on pouvait apprendre à être un bon patient. — Dans les camps, cela fait partie de l'éducation des tout jeunes Marcheurs du Lac, au même titre que d'apprendre à nager. Chez les fermiers, les patients ont l'habitude des sages-femmes et des rebouteux depuis des générations, mais personne ne savait à quoi s'attendre avec nous. Y compris nous-mêmes. Alors, on a dû tous travailler ensemble. Barr s'étira, se gratta le menton et regarda autour de lui. — Et Baie et Brin, alors ? Est-ce qu'ils ont réussi à construire et à lancer un chaland à temps ? Je ne les ai pas vus en arrivant. — Oh, ils sont partis voilà des mois – ils ont embarqué Bo, Hod et Aubépine comme équipage, bien que Bo jure que ce sera son dernier voyage. Ils ne devraient plus tarder à rentrer, mais là c'est encore un peu tôt. Pour le retour, ils hésitaient entre le fleuve et la piste de Tripoint. J'espère qu'ils décideront de remonter le fleuve et que Brin me rapportera un fourneau en fer. Et je le vois mal le transporter dans ses sacoches, encore qu'avec Brin, on n'est jamais sûr de rien. — Peu importe ce qu'il rapporte, je suis persuadé qu'il en tirera un bénéfice. Je ne sais pas comment il fait. — Personne dans la famille n'aurait soupçonné qu'il possédait un tel talent. Mais bon, c'est vrai que lui et moi, on n'a pas eu beaucoup l'occasion de briller à la ferme. Faon avait du mal à comprendre comment le village d'Eau Claire – à peine deux fois plus grand que Bleu Ouest – pouvait lui sembler tellement plus vaste. Barr se racla la gorge. — Tu... euh... Tu as eu des nouvelles de Calla et Indigo? Et de Sage, ajouta-t-il après coup. — Oh, oui! Calla a écrit deux fois. Je te laisserai lire ses lettres. Le courrier circule plutôt bien sur le fleuve. — Comment vont-ils ? — Eh bien, Sage a trouvé du travail dans une fonderie et il apprend beaucoup de choses, exactement comme il l'espérait. Calla dit qu'il n'a pas renoncé à être son propre patron. Indigo conduit un chariot de livraison, mais la vie en ville ne semble pas lui convenir – trop de monde à son goût. Il prétend que ça lui fait une drôle d'impression et qu'il se sent tendu. On lui a répondu qu'il serait toujours le bienvenu à Eau Claire, mais il n'a rien décidé pour l'instant. Mais j'ai gardé le meilleur pour la fin : sous l'influence d'Arcadie, Calla a développé un intérêt pour la médecine qui l'a conduite à devenir l'apprentie d'une sage-femme de Tripoint. Comme son InnéSens était vraiment un plus, elle a fini par avouer qu'elle était une sang-mêlé. Et au lieu de la mettre à la porte, la sage-femme l'a emmenée voir quelqu'un qui connaissait un des Marcheurs du Lac locaux et maintenant Calla poursuit sa formation, une semaine par mois, à l'infirmerie du camp de Tripoint – Corbeau Loyal est né là-bas ! Incroyable, non ? — Oh! fit Barr, s'animant un peu. C'est... c'est bien. (Il fronça les sourcils.) Inattendu, aussi. — Je sais, moi aussi, ça m'a surpris. Et puis, j'ai réfléchi. Calla avait déjà subi des tests pour pouvoir rejoindre le camp de son père, à l'époque, mais elle n'avait pas voulu être séparée d'Indigo. — Je l'ignorais. Barr parut très songeur, une expression que Faon n'était pas habituée à voir sur son visage. Avant qu'elle ait eu le temps de lui demander ce qui le tracassait, de nouveaux pas résonnèrent sur le porche. Faon leva les yeux avec soulagement. — Ah, Dag est rentré! Comme la porte s'ouvrait, Barr lui lança un sourire en coin. — Ne me dis pas que tu as développé un InnéSens, toi aussi? — Non, mais je reconnaîtrais le bruit de ses bottes entre mille. Comme le son des pleurs de mon enfant, ou ma propre main dans le noir. Dag baissa la tête pour entrer, se redressa et les gratifia d'un large sourire. — Hé! Bonjour, Barr! Quel bon vent t'amène? Les choses avaient dû bien se passer avec ses patients; il ne tombait pas de fatigue, ne semblait pas d'humeur maussade et n'était pas éclaboussé de sang. Avant que Barr ait pu répondre, Mari-Futée commença à s'agiter dans son panier. — J'arrive tout de suite, ma petite Étincelle, lança Dag dans sa direction ; il se hâta d'enlever sa veste et alla se laver la main à l'évier. Le reniflement en provenance du panier se fit plus pressant, menaçant de se transformer en pleurs. Dag jeta le torchon sur le bord de l'évier et alla se pencher au-dessus du panier, une expression curieuse et tendre à la fois sur le visage. Barr, plissant le front, le regarda soulever sa fille et la placer contre son épaule gauche, la main fermement écartée dans son petit dos; il alla s'asseoir confortablement dans le fauteuil à bascule de l'autre côté du foyer. — Est-ce qu'elle est mouillée ? demanda Faon. Est-ce qu'elle a faim ? — Non, elle n'a juste pas envie d'être laissée à l'écart. — Elle aime bien le son grave de la voix de Dag, expliqua Faon à Barr. (Rassurée, elle retourna à sa préparation.) C'est un miracle que les enfants des Marcheurs du Lac apprennent à parler un jour, avec des parents capables de tout comprendre grâce à leur InnéSens... Dag secoua la tête. — Pas tout, je t'assure. Les tout petits sont obligés de faire notre éducation, exactement comme les enfants des fermiers forment leurs parents. Pas vrai, ma petite Étincelle? Tu en apprends, des choses, à ton vieux papa, hein ? (Mari-Futée s'installa sur son nouveau perchoir avec un air de propriétaire, pliant ses petits doigts, les paupières à moitié fermées. Elle avait eu les yeux un peu ternes à la naissance, mais récemment ils avaient pris une belle teinte marron foncé, avec de superbes reflets d'or. À l'intention de Barr, Dag ajouta :) Quelles sont les nouvelles du camp des Rapides de la Perle ? Et le guérisseur Verel, qu'est-ce qu'il pense de mes fameux boucliers? — Que du bien. Surtout depuis la visite de Brin, l'automne dernier. Comme il a fait le tour des tavernes en vantant les mérites du pendentif qui lui avait permis de tuer un être malfaisant, Verel a pu multiplier son prix par quatre. Ce qui a définitivement réglé la question avec le conseil du camp – et a même fait augmenter la demande, ce que je ne comprends pas, mais Brin avait dit que ça se passerait comme ça. — Brin s'y connaît en affaires, dit Faon complaisamment. Elle tapota sa cuiller en bois sur le rebord de la marmite, rajusta la distance entre les braises et le récipient, et vint s'installer près du feu, aux pieds de Dag, pour écouter. — Verel a pris deux nouveaux apprentis pour l'assister, continua Barr. Pour que le travail sur les boucliers ne le mette pas en retard sur le reste. — Bien, dit Dag. Et ce cher capitaine Amma ? Est-ce qu'elle a donné son accord pour notre petite expérience ? — Oui, elle a fini par céder. Elle a envoyé quatre jeunes fermiers en patrouille, et m'a demandé de garder un oeil sur eux – elle a dit que je connaissais les fermiers mieux que tout autre patrouilleur qu'elle avait sous ses ordres. Deux d'entre eux ont démissionné après leur première sortie, quand ils ont découvert à quel point ça pouvait être ennuyeux et inconfortable, en particulier l'hiver – et, bien entendu, aucun être malfaisant à l'horizon. Plus tout le sale boulot qui leur revenait de droit – je me suis tué à leur expliquer que tous les nouveaux patrouilleurs commençaient par le sale boulot. Mais les deux autres ont tenu bon et deux remplaçants sont arrivés. On repart la semaine prochaine. — Tu sais, Arcadie a suivi mon exemple avec Verel. Il a appris à Hoharie à fabriquer les boucliers, quand il était en visite au camp du Lac Hickory avec Sumac. Barr hocha la tête. — Eh bien, une demi-douzaine de garçons de l'Arbre-Pluie – des survivants de l'être malfaisant – ont entendu les rumeurs et se sont présentés à l'entrée du camp pour se porter volontaires. Corbeau Loyal a affirmé qu'une telle décision concernait la patrouille et a fait en sorte que le conseil du camp soit trop divisé pour le contrer. Il a confié la formation des fermiers volontaires à Rase et Remo et ça s'est plutôt bien passé. Ils n'ont pas trop mal réagi à l'ennui et aux corvées, peut-être parce qu'ils avaient des membres de leurs familles à venger. J'ai reçu une lettre de Remo la semaine dernière; ils ont surmonté leur premier test contre un être malfaisant. C'était un petit spécimen sessile, mais les boucliers de Hoharie ont tenu bon et aucune des terribles prédictions des défaitistes ne s'est réalisée. Jusqu'à présent, tout va pour le mieux. Vous pensez rentrer un jour? Au camp du Lac Hickory? Dag secoua la tête. — Pas avant longtemps. Je n'ai pas le temps. Jusqu'à présent, Arcadie et moi avons vu défiler onze guérisseurs, en provenance de neuf camps différents, et venus apprendre, entre autres, comment fabriquer un bouclier et désensorceler un patient. Et il continue à en arriver chaque semaine. — À tel point qu'on a aménagé une chambre avec des lits superposés pour les visiteurs, ajouta Faon. Tu dormiras là cette nuit. Barr acquiesça avec gratitude. — Arcadie a également rédigé des descriptions détaillées pour Hoharie et Verel, charge à eux de les diffuser dans tout l'arrière-pays à l'aide des circulaires destinées aux infirmeries des camps. Corbeau Loyal et Amma devraient faire de même dans leurs circulaires destinées aux patrouilles. Ainsi, même si Tête de Cuivre accomplit enfin l'ambition qu'il caresse depuis si longtemps en me fracassant le crâne contre un arbre, mes idées ne disparaîtront pas avec moi. — Est-ce que Remo est heureux, au camp du Lac Hickory? — Aussi heureux que Remo puisse l'être, bien sûr, nuança Barr. — Apparemment. (Dag sourit lentement.) Il a mentionné Tioca Corbeau trois fois dans sa lettre. Si ma mémoire est bonne, c'est une jolie fille, plutôt du genre déluré. Barr secoua la tête. — J'espère qu'il aura plus de chance cette fois. — S'il a le béguin pour Tioca, on peut lui faire confiance. — Il n'était pas obligé de partir, vous savez. Amma était prête à le reprendre dans la patrouille des Rapides de la Perle. Mais de toute façon je pense qu'il a eu raison de faire les choses dans l'ordre et d'organiser son transfert dans les règles. Il a besoin de ça pour se sentir bien. D'un clignement d'yeux, Dag marqua son accord – avec une réserve. — Les règles ne sont pas là pour être enfreintes, dit-il. En général, si quelqu'un a pris la peine de les inventer, c'est pour réparer une erreur ou tirer les enseignements d'une catastrophe. Barr s'éclaircit la voix. — Oui. D'ailleurs, à ce propos... Ça y est, il se décide enfin, pensa Faon. Elle voyait mal Barr chevaucher plus d'une journée et demie par un temps pareil juste pour venir faire un petit coucou à Mari-Futée. Quelque chose le tracassait, elle en était persuadée. — Vous savez, quand j'étais jeune patrouilleur, je n'ai pas toujours été très raisonnable... Faon supposa que la courtoisie exigeait qu'elle n'acquiesce pas avec trop d'enthousiasme. Elle se rapprocha du foyer. Je ne dois pas l'interrompre. Dag se contenta de l'encourager par un « Oui ? » laconique. — Pour moi, toutes les règles étaient stupides. Je venais à peine d'entrer pleinement en possession de mes pouvoirs, et je suppose que je mourais d'envie de les essayer. Vous savez ce que c'est quand on est jeune: c'est à qui courra le plus vite ou soulèvera les rondins les plus lourds... Enfin, bref, j'ai fait quelque chose dont je ne suis pas fier... (Ses yeux se tournèrent vers Faon.) Faon risque de ne pas apprécier. Faon se frotta les lèvres. Elle n'avait pas particulièrement envie de lui faciliter la tâche, mais... — Si tu veux parler de la fois où tu as persuadé une fermière de coucher avec toi, et ensuite voulu convaincre Remo de séduire sa soeur, j'ai déjà entendu cette histoire. Les lèvres de Barr formèrent un « 0 » silencieux. — Euh... quand ça? — Remo nous a tout raconté, juste un peu avant que tu nous rejoignes à bord du Rapporteur. — Remo? Barr se redressa, prenant l'air offensé de celui qui découvre qu'on l'a trahi. — N'oublie pas qu'il t'en voulait encore beaucoup à propos de l'accident avec son couteau du partage. Vous êtes tous les deux tombés dans une embuscade parce que cette fille de marinier t'a mené par le bout du nez – ou un autre bout – et que tu l'as suivie. — Oui. Bon. D'accord. (Barr lança un autre regard à Faon.) C'est pour ça que vous m'avez tous accueilli comme si j'étais un homme de vase? — Disons que ça n'a pas joué en ta faveur. Barr s'assombrit. — Eh bien, tout était vrai. Attention, la fille était consentante, même avant que je... euh. Et puis Remo a piqué sa crise et je n'ai plus jamais osé recommencer. Et il s'est passé tellement de choses depuis que j'avais presque oublié tout ça. Jusqu'à ma dernière patrouille, qui nous a ramenés dans ce même petit village, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest des Rapides. Dag se cala dans son fauteuil, la mine impassible. Faon était glaciale mais silencieuse; elle ne connaîtrait jamais la fin de l'histoire, si elle jugeait trop vite. — C'était presque une blague. En tout cas, c'était comme ça que je le voyais à l'époque. — Je ne suis pas sûre que ça ait été très amusant pour elle. — Je sais. C'est ce que j'ai appris. Faon se redressa. — Elle ne s'est pas pendue au moins ? Les yeux de Barr s'agrandirent. — Se pendre ? Les fermières font vraiment ça ? — Parfois. Ou alors elles se noient. — Non, ça ne s'est pas terminé aussi... mal. Au contraire, même. Après l'avoir revue, j'ai posé la question au maréchal-ferrant... Elle s'était mariée. Et elle avait eu un enfant. — Un de ces bébés de sept mois avec des cheveux de neuf mois? dit Dag. On en voit aussi par ici, de temps à autre. — Comme partout, je suppose, concéda Faon. J'aurais pu en avoir un, moi aussi, mais le sort en a décidé autrement. — Je l'ai croisée devant l'atelier de maréchalerie. C'était une journée froide, mais radieuse, comme on en connaît parfois avant le dégel. Ma patrouille s'était arrêtée pour une réparation sur deux fers. Elle emportait quelques outils. Elle m'a reconnu immédiatement, mais elle a fait semblant de ne pas savoir qui j'étais. Comme si j'étais invisible, ou qu'elle souhaitait que je le sois. Une petite fille s'accrochait à ses jupes – à peu près de la taille de Pt'hibou, avec des boucles blondes qui s'échappaient d'un bonnet tricoté avec un long gland rose. Elle n'arrêtait pas de secouer la tête pour le faire tournoyer. Et elle riait. Dag, c'était ma fille. Faon se renfrogna. — Comment peux-tu en être sûr? Certainement pas seulement à cause de son âge et de sa couleur de cheveux ? — Non, à cause de son essence! Faon jeta à Dag un regard dubitatif; il répondit en hochant la tête : — Oui, Barr n'a pas pu se tromper. — Alors qu'est-ce que tu as fait ? demanda Faon sur un ton inquiet. — Je l'ai suivie, bien sûr. J'ai rattrapé sa charrette à la sortie du village. D'abord, elle a fait comme si elle ne me connaissait pas, mais ensuite elle m'a dit de la laisser tranquille parce qu'elle me détestait; elle m'a menacé de hurler si je ne partais pas. Alors je lui ai dit que j'étais le père de sa petite fille ; elle a d'abord nié, mais elle a fini par l'admettre. Et puis la petite s'est mise à pleurer à cause des cris, et sa mère a finalement arrêté sa charrette pour qu'on puisse discuter. (Après un moment, il ajouta:) Elle l'a appelée Lily. Barr reprit sa respiration et poursuivit, comme s'il avait peur de ne pas pouvoir recommencer s'il s'interrompait. — Elle m'a dit qu'elle avait une bonne vie maintenant, et un bon mari, et que je n'avais aucun droit de venir tout gâcher. — Ce ne serait pas la première fois, murmura Faon. — Alors je lui ai demandé si son mari savait qu'il n'était pas le père? Elle m'a dit non. Et elle m'a offert tout l'argent qu'elle possédait dans sa bourse pour que je m'en aille et que je garde le silence. — Tu as accepté? demanda Faon d'une voix doucereuse. Barr la regarda d'un air outragé. — Allons, Faon, la réprimanda gentiment Dag. Faon soupira. Chez les fermiers, la tradition voulait que ce genre d'incident se règle par quelques rudes coups de fouet administrés au coupable ; mais pour Barr, il était trop tard. Il avait été puni d'une manière différente, mais sans doute pas moins douloureuse. — Ensuite, elle m'a dit que, si j'attendais une faveur d'un autre genre de sa part, je pouvais toujours courir, parce qu'elle était enceinte — de son mari, cette fois. Et j'ai dit non, je ne lui demandais rien de tel, et oui, je voyais qu'elle était enceinte, que c'était un garçon, en parfaite santé. Elle a semblé contente de l'apprendre et s'est calmée un peu. Mais elle m'a dit que je ferais mieux de partir et de ne plus revenir, parce que je lui avais fait assez de mal pour toute une vie. (Barr cligna des yeux.) Elle ne paraissait pourtant pas avoir souffert tant que ça. — Et comment tu pourrais le savoir? le coupa Faon avec aigreur. Tu n'étais pas là aux pires moments. Ce n'est pas parce que tu survis à une blessure que tu n'as pas perdu beaucoup de sang sur le moment. — Et ensuite ? la voix de Dag s'interposa avant que Faon s'étende sur ce thème. Une grimace déforma le visage de Barr. — Je ne savais pas quoi faire. Alors j'ai tourné les talons et je suis parti, comme elle l'avait exigé. Mais Dag – cette petite fille – elle aurait pu devenir l'héritière de ma tente. Dans une autre vie. — Je pense que c'est trop tard pour ça. — Je sais. Mais sur le chemin du retour, je n'ai pas arrêté de penser à elle. Et à Calla et Indigo. Je ne crois pas que j'aurais compris le problème avant de rencontrer Calla et son frère. Et si jamais Lily développait un InnéSens en grandissant? Et si, à l'âge de onze, douze ans, quand toutes ces choses bizarres commencent à se passer dans la tête – vous savez ce qu'on ressent aux premières manifestations de l'InnéSens –, elle n'a personne pour la guider ? Et si le mari de sa maman se met à se douter de quelque chose et... et... et lui fait du mal ? (Il hésita.) Et s'il m'arrive malheur en patrouille, qui saura qu'elle existe? — Je suppose que tu n'as pas informé tes parents qu'ils sont les grands-parents d'une sang-mêlé? Après toi, ils sont les premiers concernés. Barr frémit. — Dieux absents, surtout pas! Faon prit conscience que Barr était encore très jeune – selon les critères des Marcheurs du Lac. Il changerait peut-être d'avis sur ce dernier point plus tard. Dag grimaça. — Tu les connais mieux que nous; je me vois obligé de me fier à ton jugement à ce sujet. Barr inclina la tête avec gratitude. — Mais j'ai pensé que... quelqu'un devait être mis au courant de l'existence de Lily. Au cas où. Et que personne n'était mieux placé que vous deux pour me dire quoi faire par la suite. Alors... je suis venu. Dag remua sur son siège, et Mari-Futée sur son épaule; elle souffla légèrement, se lécha les babines et reprit son petit somme. — Qu'est-ce que tu veux faire ? — Eh bien, avant tout... rien de mal. — Alors tu ferais bien de laisser cette pauvre femme vivre sa vie, dit Faon. Apparemment, elle a trouvé le moyen de s'en sortir... Ne t'avise pas de lui reprendre ça, à moins que tu te sentes prêt à lui offrir à la même chose – je ne pense pas que tu le puisses. Sans compter qu'elle ne semble pas en avoir très envie non plus. — Non, je suppose que... non. Dag suçota sa lèvre inférieure, tapotant doucement son crochet contre l'accoudoir du fauteuil à bascule. — Mais tu ne devrais pas laisser la petite Lily sans surveillance. Les choses changent. Les parents peuvent mourir – les siens ou les tiens, d'ailleurs – et personne n'est à l'abri d'un revers de fortune. Sa famille peut très bien décider d'aller s'installer ailleurs. Le moins que tu puisses faire, c'est de lui rendre une petite visite discrète de temps à autre – simplement pour vérifier qu'elle se porte bien. Tu lui dois bien ça. Et si la discrétion n'est pas ton fort, eh bien ce sera l'occasion d'apprendre. Et de cette manière, tu sauras si elle a un jour besoin de ton aide. — C'est déjà ça, je suppose, dit lentement Barr. (Maintenant qu'il s'était confessé, il semblait déjà moins tendu. Et si sa nervosité avait cédé la place à une morosité que n'aurait pas reniée Remo, eh bien, ça ne pouvait pas lui faire de mal durablement. Le regard de Barr se posa sur Mari-Futée, tranquillement affalée sur l'épaule de son papa, et Faon crut détecter une certaine envie dans ses yeux. D'un air contrit, il ajouta :) Mon père n'est pas un mauvais père, mais on s'est toujours chamaillés, à tel point que maman nous a menacés plus d'une fois de nous jeter tous les deux dans les rapides. Il a consacré beaucoup de temps à notre éducation, à moi et mes sœurs — ça me fait tout drôle de penser que je ne ferai jamais... enfin... Le silence qui suivit ne fut rompu que lorsque Mari-Futée s'agita et se mit à brailler. Dag baissa les yeux vers Faon et sourit. — Voilà une corvée qui nécessite deux mains. — humm. Curieux, comme ta dextérité va et vient, guérisseur... Elle se releva, remua le contenu de sa marmite une nouvelle fois, et la retira du feu par mesure de précaution. Puis elle se baissa et récupéra sa fille. Mouillée. Dag était complètement indifférent à la tache humide sur sa chemise, bien qu'il s'étire et roule des épaules. Peut-être qu'elle proposerait un jour à Barr de lui apprendre comment nettoyer un enfant, à moins qu'il ait déjà été mis à contribution par une de ses soeurs cadettes. Mais pas maintenant – plus tard, quand sa peine serait moins vive. Au début de leurs relations, il lui était fréquemment arrivé de souhaiter que quelqu'un frappe Barr sur la tête avec une planche, pour l'aider à modifier sa vision égocentrique du monde. Visiblement, la petite Lily venait de le faire, mais le résultat n'était pas aussi divertissant qu'elle l'avait imaginé. Quand Faon revint dans la pièce, Dag lui céda le fauteuil à bascule près du feu, pour qu'elle s'y assoie avec Mari-Futée, et il prit sa place près du foyer, afin de poursuivre sa discussion avec Barr, abordant des sujets aussi divers qu'une nouvelle idée de conception pour les boucliers d'essence, le désensorcellement, le nombre de camps qui avaient fait des demandes, le nombre de guérisseurs qui avaient promis de faire circuler l'information. Puis Arcadie et Sumac débarquèrent à l'improviste, le maître-guérisseur tapant des pieds et se plaignant, comme à son habitude, du froid mortel qui régnait dans le nord, pourtant plutôt clément ce jour-là. Puis la conversation dévia sur la pratique de la médecine à Eau Claire et les nouveaux apprentis qui se bousculaient à sa porte, les juments pleines et les projets pour le printemps. Ce monde était porteur de tant d'espoir... Un espoir grandissant, mais toujours trop lentement, un peu comme le bébé dans le ventre de sa mère. Mais qui a dit qu'aider un nouveau monde à naître était une tâche pour les impatients ou ceux qui avaient le cœur fragile? Sur son fauteuil, Faon se balançait, l'avenir entre les bras. FIN * * * [1] 1. L'équivalent anglais de l'expression «La curiosité est un vilain défaut», se dit «Curiosity killed the car», autrement dit, « La curiosité a tué le chat». (NdT)