Lois McMaster Bujold Héritage Le Couteau du partage 2 Bragelonne Morfy Edition Chapitre 1 La cérémonie s'était achevée deux heures auparavant, mais Dag en était encore grisé. Les extrémités lestées du bracelet de mariage noué autour de son bras dansaient en cadence avec le trot cossard de son cheval. En selle à ses côtés, Faon - ma jeune épouse, voilà de quoi faire tourner la tête d'un homme - lui rendit son sourire, le regard joyeux. Ma fermière d'épouse. Ce mariage n'aurait pas dû être possible. Il y aurait des conséquences. Il y avait eu des problèmes avant, il y en aurait encore après. Mais pas aujourd'hui. À cet instant précis, à la lumière du plus bel après-midi d'été qu'il ait jamais connu, il ne ressentait qu'une joie infinie. Une fois la première dizaine de kilomètres derrière eux, Dag constata que sa compagne avait tout aussi envie que lui d'échapper au dénouement de la fête. Ils traversèrent le dernier village sur la route du fleuve en direction du nord, après quoi le chemin que prirent les deux voyageurs se transforma en une sorte de sentier plein d'ornières. Au fur et à mesure qu'ils avançaient, les fermes se firent moins nombreuses, isolées les unes des autres par des zones boisées de plus en plus vastes. À l'initiative de Dag, ils parcoururent quelques kilomètres de plus afin de s'assurer d'être hors de portée d'un éventuel châtiment ou d'une mauvaise blague. Ce dernier entreprit ensuite d'inspecter les lieux en quête d'un endroit pour établir leur campement. Si un Marcheur du Lac, avec une forêt aussi grande à sa disposition, ne parvenait pas à se cacher de la vue des fermiers, ce serait un comble. La réclusion, décida-t-il, était encore le meilleur choix qui s'offrait à eux. Il suivit avec Faon le fleuve en aval jusqu'à un gué rocailleux, puis ils continuèrent un certain temps en amont avant d'atteindre un endroit où un petit cours d'eau claire et gargouillante venait se jeter dans le fleuve depuis la crête est. Il fit faire volte-face à Tête de Cuivre et lui fit remonter le ruisseau sur un bon demi-kilomètre. Là, il découvrit une jolie clairière cernée de grands arbres, où la mousse poussait au bord de l'eau. À cet instant seulement son InnéSens lui garantit qu'il n'y avait pas âme qui vive à plus d'un kilomètre à la ronde. Il dut, par nécessité, laisser sa femme desseller les chevaux et dresser le camp. C'était une tâche assez simple, qui consistait seulement à disposer leurs sacs de couchage au sol ainsi qu'à préparer un petit feu pour faire bouillir de l'eau pour le thé. Cela n'empêcha pourtant pas Faon de regarder attentivement Dag, adossé au large tronc d'un hêtre, tirant avec irritation sur l'écharpe supportant son bras droit à l'aide du crochet remplaçant sa main gauche. — J'ai une mission pour toi, lui dit-elle d'une voix encourageante.Tu monteras la garde contre les moustiques, les tiques, les aoûtats et les pucerons noirs. — Et les écureuils, ajouta-t-il avec espoir. — On s'en occupera aussi. Ils n'eurent pas besoin de chasser, de dépecer ou même de cuire pour se nourrir; ils eurent juste à déballer les victuailles dont ils disposaient, et les mangèrent avec appétit. Faon testa même les limites de l'appétit de Dag en le gavant comme une oie. Ce dernier se demanda si cette nouvelle manie de le rassasier n'était pas une coutume chez les Prébleu dont on aurait omis de lui faire part, ou si ce n'était tout bonnement pas une retombée de l'euphorie du jour. Il lui semblait évident qu'elle tentait de faire de son mieux pour être une épouse et maîtresse de maison parfaite, sans pour autant avoir une ferme pour assumer ces fonctions. Cependant, lorsqu'il réfléchit à l'étrange comportement de Faon, ainsi qu'aux si nombreuses nuits glaciales, humides, solitaires, épuisantes et tiraillées par la faim qu'il avait connues au cours des plus funestes patrouilles dont il pouvait se souvenir, il se demanda s'il ne s'était pas égaré par étrange mégarde au coeur d'un semblant de paradis tout droit sorti d'une chanson, et si des ours n'allaient pas se glisser hors de leurs tanières cette nuit pour célébrer leur union en dansant autour de leur feu. Il leva la tête et constata que Faon se rapprochait tout doucement de lui ; pour une fois, elle n'avait pas de fourrage dans les mains. — Il ne fait toujours pas nuit, soupira-t-elle. Il lui fit un petit clin d'oeil pour la taquiner. — Et pourquoi voudrais-tu qu'il fasse nuit? — Pour qu'on aille se coucher ! — J'admets que l'obscurité est utile quand on veut dormir... Es-tu si fatiguée que ça ? C'est vrai que la journée a été épuisante. Si tu veux, on peut se rouler sous les couvertures et... Elle comprit l'allusion, et lui donna un petit coup en signe de désapprobation. — Hé ! Serais-tu fatigué ? — Ce serait mal me connaître. En dépit de son bras en écharpe, il réussit à l'attirer sur ses genoux d'une ruade. Sa proie ne se débattit pas vraiment, elle se tortilla même avec délectation. Dès qu'elle fut à portée de baiser, ils trouvèrent à s'occuper un moment. Faon parut néanmoins inquiète, et se leva pour toucher la cordelette autour de son poignet gauche. — Quelle curieuse sensation oppressante... Dag embrassa la chevelure qui venait lui caresser le menton. — Je suppose que nous ressentons maintenant le poids des attentes placées en nous. Je n'ai pas... Il hésita avant de continuer. — Oui? — Quand je me suis rendu à Bleu Ouest sur les terres de ta famille, la semaine dernière, je pensais que... Je ne sais pas. Qu'avec ma persuasion de Marcheur du Lac je réussirais à les influencer. Je m'attendais à changer leurs vies, pas à ce qu'ils changent immédiatement la mienne en retour. Avant, je n'étais pas le patrouilleur de Faon, encore moins son mari, mais les choses ont changé aujourd'hui. C'est une évolution d'essence, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué. Ce ne sont pas seulement les bracelets. Ce changement s'opère au plus profond de nous-mêmes. Il désigna d'un signe de tête la manche gauche de sa chemise dissimulant la cordelette enlaçant son bras. — Ce sentiment d'oppression n'est peut-être que de la timidité pour les deux personnes que nous sommes devenues. — Hum... Elle se rassit, rassurée, l'espace d'un instant, mais se releva aussitôt, mordillant ses lèvres de la façon qu'il lui connaissait lorsqu'elle s'apprêtait à aborder un sujet difficile, souvent sans préambule. — Dag, en ce qui concerne mon essence... — Je l'aime, ton essence. Un sourire naquit sur les lèvres légèrement tremblantes de Faon, qui retrouvèrent bien vite leur gravité. — Plus de quatre semaines se sont écoulées depuis... l'être malfaisant. Je crois que mon corps guérit plutôt vite. — C'est aussi ce que je pense. — Tu crois qu'on pourrait... Je veux dire, ce soir, parce que... On n'a même pas encore... non pas que je m'en plaigne, mais... Dis... ce dessin dans l'essence dont tu m'as parlé, celui que les femmes ont quand elles peuvent faire des bébés... Est-ce que je l'ai ce soir ? — Pas encore. Cela dit, je pense que ton corps retrouvera bientôt son cycle de vie naturel. — Alors, on pourrait ? Enfin... Le faire normalement ? Ce soir ? — Ce soir, Étincelle, on peut le faire comme il te plaira. Dans la limite du physiquement possible, évidemment, ajouta-t-il, prudent. Elle étouffa un rire. — Je me demande vraiment où tu as appris tout ça. — Pas d'un seul coup, en tout cas, que les dieux absents me gardent. On découvre généralement ces pratiques avec le temps. Je suis même persuadé que les gens en réécrivent les bases un peu partout dans le monde. Il y a tellement de choses que l'on peut faire avec un corps. Des choses confortables et réussies, j'entends. En laissant les cabrioles de côté. — Les cabrioles ? s'enquit-elle avec curiosité. —N'y pensons même pas, annonça-t-il d'un air résolu. Un bras cassé, ça suffit. — C'est même déjà trop. (Elle fronça les sourcils, préoccupée.) Mmh... Je t'imaginais appuyé sur les coudes, mais à bien y réfléchir je pense que c'est une mauvaise idée et ça n'a pas l'air très pratique. Je m'en voudrais que tu te fasses mal au bras et que le processus de guérison doive recommencer depuis le début. En plus, si jamais tu glissais, tu m'écraserais comme un insecte. Il mit quelques instants avant de comprendre ce qui la tracassait. — Ah, ce n'est pas un problème. Nous n'avons qu'à échanger nos places, toi dessus, moi dessous. Si tu peux monter un cheval – ce que tu fais très bien, d'après ce que j'ai remarqué –, tu peux me monter dessus sans problème. Tu pourras m'écraser de tout ton poids si ça te chante. Elle songea à cette nouvelle possibilité. — Je ne suis pas sûre de pouvoir faire ça correctement. — Je t'assure que, si d'aventure tu faisais quelque chose de travers, je te le ferais savoir en hurlant de douleur. Le visage de Faon s'illumina d'un sourire, auquel se mêla tout de même un soupçon de consternation. Leurs baisers épousèrent leur mise à nu, et Dag dut une fois de plus laisser sa compagne prendre les choses en main, à son plus grand regret, mais paradoxalement pour son plus grand plaisir. Il la trouva bien trop vive et professionnelle dans sa façon d'ôter ses propres vêtements, pour lui offrir, au final, un spectacle somptueux. Le soleil couchant projetait dans la clairière des rais de lumière douce et dorée qui caressaient son corps de femme oscillant dans l'ombre des feuilles. Elle aurait aussi bien pu être l'un de ces légendaires esprits féminins, supposés sortir des arbres afin d'envoûter les voyageurs imprudents. La façon dont ses seins délicieux bougeaient, pas tout à fait en cadence avec le reste de son corps, attirait également son regard sans qu'il puisse s'en défaire. Elle plia sa superbe chemise de mariage avec tout le soin prévisible de sa part, et la posa sur le côté. Il s'allongea sur sa couche et la laissa lui retirer son pantalon ainsi que son caleçon, avec cette formidable détermination qui était la sienne. Elle les plia également, se rapprocha avant de s'asseoir de nouveau – de se laisser choir, plutôt – tout contre lui. L'accalmie fut d'une merveilleuse douceur. — Ton crochet, je te l'enlève? — Hum... Enlève-le, oui. Je n'ai pas envie de t'éborgner dans un moment de fougue. Le souvenir perturbateur des doigts ensanglantés de Faon tressant son propre bracelet de mariage lui traversa l'esprit, et il ressentit subitement la présence du sien, enroulé autour de son bras, et la vibration légère de son essence. Essence qui n'était autre que celle de sa jeune épouse, en vérité. De ses mains expertes, elle fit disparaître le crochet, lui faisant rejoindre le sommet de la pile de vêtements, et Dag fut une fois de plus soufflé de constater à quel point les choses semblaient faciles avec elle. Une difficulté n'en demeurait pas moins : il n'avait pas de main valide. Faon lui avait ôté son écharpe juste avant de lui enlever sa chemise, mais il leva quand même le bras droit pour remuer les doigts. Aïe. Encore trop tôt pour ça. Sa peau, rendue moite par la chaleur du jour, le démangeait sous son éclisse et ses bandages. Il ne pouvait même pas la toucher. Bon, il pouvait toujours compenser avec sa langue – en particulier à cet instant, tandis qu'elle revenait à lui et le couvrait de baisers –, mais, dans cette position, la placer au bon endroit au bon moment s'annonçait comme un défi insurmontable. Les lèvres de Faon quittèrent les siennes et opérèrent une descente le long de son corps. C'était agréable, mais presque superflu ; après tout, cela faisait plus d'une semaine, mais... Je n'avais pas réalisé que des années s'étaient écoulées depuis mon dernier rapport. Il essaya de se détendre et de se laisser faire l'amour. Malheureusement, ses efforts furent vains. Ses hanches tressaillirent au moment où son épouse s'attarda sur sa région pubienne. Elle passa la jambe par-dessus son corps afin de se jucher sur lui, se retourna pour lui faire face. Elle se courba, tenta de se mettre en position. Puis s'immobilisa. — Héé ?! laissa-t-il échapper subtilement. Ce genre de bruit, en tout cas. Elle paraissait contrariée. — Cela ne devrait pas se passer comme ça. — Essaie de l'huile, peut-être? croassa-t-il. — L'huile est-elle vraiment nécessaire? Elle ne le serait pas si j'avais une main valide pour te mettre en condition. — Te mettre sur moi devrait suffire, mais tu n'as qu'à faire ce qui te semble le mieux. Tu ne devrais pas avoir cet air gêné. — Hum... Elle se releva, marcha à pas feutrés jusqu'à la sacoche de Dag et fouilla à l'intérieur. Jolie vue de dos, nota-t-il quand elle se pencha. Une douce exultation se fit entendre : — Enfin! Je la tiens. Elle rejoignit son mari sans faire de bruit, ne s'arrêtant que pour froncer les sourcils et frotter la plante de l'un de ses pieds nus sur son autre tibia après avoir marché sur un caillou. Était-ce vraiment le moment de s'arrêter pour un caillou? Finalement de retour, elle se laissa glisser sur lui. Ses petites mains le frictionnèrent, ce qui le fit sursauter. Il se refusa à diriger les opérations. Laissons-la faire les choses à son rythme. C'est ce qu'elle essayait de faire. Nouveau regard déterminé. — L'hymen, il ne se referme pas, n'est-ce pas? — Pas à ma connaissance. — Je ne pensais pas que cela me ferait mal la seconde fois. —Tes muscles ne sont probablement pas habitués. Pas en condition. Tu as besoin de pratique. Il en devenait presque fou de n'avoir pas de mains pour lui saisir les hanches afin de la guider. Elle cilla en enregistrant cette déclaration. — Est-ce bien la vérité ? Tu n'essaierais pas plutôt ta persuasion de Marcheur du Lac sur moi par hasard ? — Pourquoi pas les deux ? Elle sourit, changea son angle d'approche et parut plus libérée tout à coup. — Ça y est ! J'y suis. Oh que oui, tu y es. Il laissa échapper un gémissement alors qu'elle glissait lentement son sexe très, très serré sur lui. — Oui... c'est bon... comme ça... Elle murmura : — Les femmes mettent leurs bébés au monde par là. Ça doit bien pouvoir s'élargir plus que ça. — Laisse faire... le temps... Sacrebleu, dans des circonstances normales, c'est elle qui devrait chercher ses mots à ce point. Ils n'étaient pas en phase ce soir. Il perdait ses esprits, elle devenait loquace. — C'est bien, maintenant. Elle continua, fronçant les sourcils avec perplexité. — Est-ce qu'on devrait faire ça chacun notre tour ? —Mmmpense... (Il déglutit afin d'articuler convenablement.) J'espère que tu éprouves du plaisir, même si je pense que j'en profite plus que toi. À vrai dire, c'est vraiment exquis à présent. — Tout va bien, alors. Elle s'immobilisa le temps de se remettre en place. Ce ne serait probablement pas une bonne idée de crier, de s'agiter et de la supplier de se mettre en mouvement à cet instant, cela ne ferait que l'effrayer. Il ne voulait pas l'affoler, et prendre le risque de la voir se redresser d'un bond et partir en courant, ce qui serait dramatique. Il voulait qu'elle soit détendue, confiante et... tiens, voilà qu'elle se remet à sourire. — Tu fais une drôle de tête, fit-elle remarquer. — Je veux bien te croire. Le sourire s'élargit. Bien que trop doucement et de façon hésitante, elle commença enfin à osciller. Que les dieux absents soient loués. — Après tout, dit-elle en reprenant manifestement une pensée dont il avait depuis longtemps perdu le fil, maman a eu des jumeaux et elle n'est pas beaucoup plus grande que moi. Même si tante Futée m'a dit qu'elle était vraiment paniquée vers la fin. — De quoi parles-tu ? protesta Dag, perdu. — Des jumeaux. Il y en a beaucoup du côté de maman. C'était donc vraiment injuste de sa part de le reprocher à papa, enfin c'est ce que Futée a dit, mais j'imagine que maman n'était pas bien sensée alors. Cette remarque eut pour effet de le ramener à la raison. L'idée que son Étincelle puisse porter des jumeaux, les siens, ne l'avait jamais effleuré auparavant et le fit loucher. Cela allait même plus loin. Il n'avait encore jamais imaginé la possibilité de concevoir un enfant avec elle. Vu ce que tu es en train de faire, peut-être devrais-tu y songer, vieux patrouilleur. Quelle que soit la conséquence de cette étrange digression sur lui – il sentit sa colonne vertébrale se raidir comme un arc trop tendu dont la corde serait sur le point de rompre –, cela sembla calmer son épouse. Les yeux assombris, elle commença à se déhancher avec plus d'assurance. Son essence, préalablement gênée par l'inconfort et l'hésitation, avait à présent retrouvé son flot naturel. Enfin. Mais il n'allait pas tenir très longtemps à ce rythme. Il laissa ses hanches suivre la cadence imprimée par celles de Faon. — Si seulement j'avais une main valide pour te toucher, là... On en profiterait pleinement tous les deux... Ses doigts en frémirent de frustration. — Raison de plus pour la laisser tranquille, elle guérira plus vite, gémit-elle. Repose ce pauvre bras esquinté sur la couverture. — Gyaah! Il désirait tellement la toucher. Pourrait-il jouer sur l'essence ? Cela lui serait bien plus difficile que d'éloigner un moustique. Et pourquoi ne pas agir sur l'essence de la main gauche? Il se souvint de la coupe de verre reprenant sa forme initiale dans un tourbillon d'éclats. Il avait fait bien plus que repousser un moustique, ce jour-là. Trouverait-elle ça pervers, effrayant, voire horrible d'être touchée de la sorte ? Le pouvait-il, même... ? Après tout, c'est sa nuit de noces. Elle ne doit pas en garder un mauvais souvenir. Il étendit le bras gauche sur son ventre, pointant l'endroit où leurs corps se joignaient. Tu n'as qu'à te dire que c'est un entraînement pour raffermir ta main fantôme. C'est toujours mieux que de racler des cuirs, non ? Juste... là. — Oh ! (Les yeux écarquillés, Faon se pencha en avant pour toiser Dag du regard.) Qu'est-ce que tu viens de faire ? — J'ai tenté une expérience, répondit-il, tout sourire. (Ses yeux étaient sans nul doute aussi écarquillés et fous que ceux de sa compagne.) Je crois que l'essence de mon bras cassé a essayé de réveiller celle de mon bras gauche. Ça t'a plu ou pas ? — Je ne suis pas sûre. Recommence, pour voir ? — Oh, ouiiiiiii... — Oh. Oui. C'est... — Bon ? Il n'eut pour réponse qu'un gémissement étouffé, ainsi qu'un déhanché de plus en plus frénétique, jusqu'à ce qu'elle s'arrête net. Ce n'était pas plus mal, parce que la délivrance vint à ce moment : la corde de l'arc céda enfin et le monde entier se dissipa, comme englouti sous une vague d'étincelles blanches. Il ne pensait pas s'être évanoui, mais il dut l'admettre quand il réalisa que Faon était étendue en travers sur lui, respirant bruyamment tout en riant à gorge déployée. — Dag! C'était vraiment... Serais-tu capable de faire ça du début à la fin ? Est-ce que tu gardais ça en réserve en guise de cadeau de mariage ? — Je n'en ai aucune idée, admit-il. Je n'ai jamais fait quoi que ce soit de ce genre auparavant. Je ne suis même pas certain de savoir ce que j'ai fait en réalité. — Eh bien, c'était vraiment... très agréable. Elle s'était redressée et avait jeté ses cheveux en arrière pour le lui annoncer sur un ton approprié, mais le fou rire la reprit bientôt. J'ai la tête qui tourne. Je crois que je vais tomber... — Tu es déjà allongée. — Ça tombe bien. Elle se laissa choir dans le creux de son bras gauche et s'y nicha un certain temps sans dire un mot. Dag ne dormait pas vraiment, mais il n'était pas alerte pour autant. Désorienté, sans doute. Les ombres bleutées du crépuscule rafraîchissaient déjà l'atmosphère quand la nuit s'insinua silencieusement dans les bois par l'est, ce qui incita finalement Faon à se lever afin qu'ils puissent faire leur toilette et mettre des vêtements appropriés pour dormir. Au moment où elle se serra de nouveau contre lui (sous la couverture cette fois), il était complètement éveillé et scrutait les premières étoiles à travers les feuilles des arbres. Les petits doigts frêles de Faon parcoururent les sillons au-dessus de ses sourcils. — Est-ce que ça va ? Moi, je vais très bien. Il sourit faiblement et embrassa les doigts au passage. — Je dois reconnaître que tout cela m'a un peu déstabilisé. Tu n'as certainement pas oublié à quel point j'ai été secoué par l'épisode de la coupe de verre. — Oh, tu ne t'es pas encore rendu malade, j'espère ! — En fait, pas vraiment. Pour commencer, l'effort n'avait rien de comparable. C'était plutôt, hum... stimulant, pour tout te dire. Le fait est que... la nuit où j'ai réparé la coupe, j'ai ressenti pour la première fois ce que je pourrais appeler... une main fantôme. Après ça, j'ai discrètement essayé de la faire revenir à plusieurs reprises, sans résultat. Je n'ai pas d'explication. Dans le parloir, tu étais bouleversée, je l'étais également, je voulais... je ne sais pas, arranger les choses. Aujourd'hui, je n'étais pas bouleversé du tout, mais plus certainement, hum... de très bonne humeur. Sur un nuage, comme dirait Futée. Sauf que j'en suis tombé depuis, et la main fantôme m'a quitté de nouveau. Il leva les yeux pour la trouver perchée sur un coude, le regardant avec cet air de profond intérêt qui lui était propre. Un regard joyeux. Ni choqué, ni craintif, ni dégoûté. — Tu ne trouves pas ça, comment dire, étrange ? ajouta-t-il. Tu penses que cela entre dans la catégorie des choses que je suis capable de faire, n'est-ce pas ? Faon haussa les sourcils, songeuse. — Eh bien, tu peux appeler un cheval à plus d'un kilomètre de distance, tu sais repousser les moustiques sans même faire un geste, tu fais des lampes avec des lucioles, tu tues des êtres malfaisants et tu peux sentir la présence de quelqu'un dans un rayon de deux kilomètres... Et je ne sais pas ce que tu as bien pu faire à Roseau et Torrent la nuit dernière, mais ça devait certainement être magique, au vu du résultat. Quant à ce que tu fais pour moi... je n'ai vraiment pas de mots pour le décrire, pas de façon décente en tout cas. Comment peux-tu affirmer que cette capacité nouvelle n'entre pas dans cette catégorie, justement ? Il ouvrit la bouche pour répondre mais la referma aussitôt, surpris de se voir retourner sa question. Elle redressa la tête et continua. — Tu m'as dit que l'InnéSens des Marcheurs du Lac ne venait pas d'un seul coup, et qu'il était inexistant chez les plus jeunes. Peut-être que ce pouvoir sommeillait en toi depuis toujours et que tu l'as acquis sur le tard. Ou peut-être que le moment était venu de t'y éveiller. — C'est une théorie intéressante. Il s'allongea, admirant la perfection des cieux étoilés avec une expression dubitative sur le visage. Sa vie avait connu beaucoup de bouleversements dernièrement. Certains d'entre eux n'étaient que des soucis supplémentaires à ajouter sur la liste, mais il dut bien admettre qu'il avait réussi à se débarrasser du poids fatigant et monotone de la plupart de ses anciens problèmes. Il commençait à penser que son bras droit cassé n'était pas le seul élément responsable de cette curieuse émergence. Il semblait clair que la jeune fermière cultivait son essence. Quelle était cette expression, déjà? La découverte de territoires inconnus. Une forme très littérale d'évolution d'essence. Il cligna des yeux afin de chasser ces pensées déstabilisantes de son esprit avant qu'elles lui donnent mal à la tête. — Ça fait deux fois, du coup, résuma Faon, reprenant le fil ininterrompu de sa propre pensée. Ce qui signifie, euh... que tu as déjà été en mesure de le faire plus d'une fois. En plus, on dirait que tu n'as pas besoin d'être malheureux pour que ça marche. C'est plutôt prometteur. — Je ne suis pas sûr de pouvoir recommencer. — Ça serait bien dommage, dit-elle, pensive, mais son regard était heureux. Tu n'auras qu'à essayer encore la prochaine fois, et nous serons fixés, hein ? Et si ça ne marche pas, comme tu ne sembles jamais manquer d'ingéniosité au lit, nous ferons simplement autre chose, et ça sera tout aussi bon. Elle hocha brièvement la tête d'un air résolu. — Eh bien, annonça-t-il d'une voix perplexe, voilà qui est réglé. Elle se laissa choir de nouveau, se pelotonnant tout contre lui en le serrant de toutes ses forces. —Tu as plutôt intérêt à me croire. * * * Ils s'attardèrent dans la clairière le lendemain matin, au plus grand plaisir de Faon, essayant à plusieurs reprises de renouveler l'expérience de la nuit précédente ; certaines fois avec succès, d'autres non. Dag ne semblait pas en mesure d'invoquer de nouveau sa main fantôme – peut-être était-il trop détendu ? –, ce qui lui apporta à la fois soulagement et déception. Comme elle l'avait prédit, il trouva d'autres moyens de la satisfaire, même si en son sens il y mettait un peu trop d'ardeur. Elle s'en inquiéta, ce qui ne l'aida pas à se décontracter. Elle lui servit néanmoins un bon petit déjeuner, puis ils remontèrent à cheval pour retrouver la route longeant le fleuve à la mi-journée. En fin d'après-midi, ils avaient enfin quitté la vallée, Dag suivant une piste non balisée en direction de l'ouest. Ils traversèrent une large étendue boisée, l'un derrière l'autre lorsque le chemin était défoncé, côte à côte lorsque la largeur du sentier le permettait. Faon ne sut bientôt plus où elle était – si elle se rendait vers l'est, elle retrouverait bien le fleuve à un moment donné et, même si elle ignorait tout des territoires qu'elle allait parcourir, elle serait toutefois en mesure de retrouver son chemin vers Bleu Ouest si elle le souhaitait – mais Dag semblait savoir où il mettait les pieds. Ils progressèrent au travers de forêts similaires au cours des deux jours suivants. Progresser n'était peut-être pas le terme le plus approprié à leur avancée, car ils s'arrêtaient tôt pour ne repartir que tard le lendemain. Par deux fois, Dag parvint à réutiliser sa main fantôme, à la plus grande joie de sa compagne ébahie, mais deux autres tentatives furent, elles, infructueuses. Comme les réussites et les échecs semblaient survenir de façon arbitraire, cela l'intriguait tout bonnement beaucoup. Elle s'interrogea quant à l'étrangeté du nom qu'il avait donné à cette nouvelle aptitude de son essence. Qu'il parvienne à ses fins ou non, il s'inquiétait invariablement de la même façon; Faon en conclut qu'il n'avait pas douté depuis si longtemps qu'il en avait oublié la sensation due à un manque de repères, ce qui la fit renifler avec dédain. Elle se rendit progressivement compte qu'il n'était pas pressé de venir à bout de ce périple en dépit de son désir initial d'atteindre le lac Hickory avant sa patrouille, et leur évidente envie de continuer à faire l'amour le plus souvent possible n'en était pas la seule cause. Elle était de plus en plus curieuse de découvrir ce qui les attendait là-bas et se montrait toute disposée à avancer plus vite, ce qui n'arriva qu'au matin du troisième jour, et uniquement parce que le temps menaçait de changer. De hauts nuages cotonneux, que les fermiers et les Marcheurs du Lac appelaient «Plumes de Pégase», étaient apparus par l'ouest au cours de la nuit, en laissant dans leur sillage de splendides traînées roses contre l'indigo du crépuscule. L'air était lourd et le ciel couvert, deux signes annonciateurs de tempête. La journée qui suivrait son passage serait superbe, mais, avant cela, elle s'abattrait probablement avec violence. Dag annonça qu'ils réussiraient peut-être à rallier le lac en fin d'après-midi. Aux alentours de midi, la forêt s'ouvrit sur une prairie uniforme, flanquée d'un ruisseau et d'un sentier suffisamment large pour que Faon puisse de nouveau avancer à côté de son compagnon. — L'autre jour, tu m'as dit que tu me raconterais l'histoire d'Utau et Razi quand tu serais plus sobre ou plus saoul. Tu m'as l'air plutôt sobre à présent. Il eut un bref sourire. — Ah bon ? Eh bien, pourquoi pas ? — Chaque nouvelle histoire que je peux te soutirer à propos des Marcheurs du Lac m'aide à me faire une meilleure idée de ce à quoi je vais avoir affaire. — Je ne suis pas sûr que l'histoire d'Utau t'aidera beaucoup dans ce sens. — Peut-être pas, mais au moins je ne dirai rien de stupide parce que je suis ignorante. Il haussa les épaules, la reprenant néanmoins : — Ignorante, possible. Stupide, jamais. — Dans tous les cas, je finirais rouge comme une pivoine. — Tu es jolie quand tu rougis, mais je te l'accorde. Bon. Utau était lié depuis une bonne dizaine d'années à Sarri Loutre, mais ils n'arrivaient pas à avoir d'enfants. Cela arrive parfois, et même l'InnéSens des Marcheurs du Lac ne peut l'expliquer. Leurs deux familles faisaient pression sur eux afin qu'ils coupent leurs liens et qu'ils essaient avec d'autres partenaires... — Attends une minute, tu es en train de me dire que les gens peuvent couper leurs bracelets de mariage ? Qu'est-ce que ça signifie, et comment cela marche-t-il ? Par réflexe de protection, Faon recouvrit la cordelette nouée à son poignet gauche de sa main droite, qu'elle reposa tout aussi hâtivement sur sa cuisse, talonnant les flancs dodus de Grâce pour l'encourager à tenir la cadence imprimée par les jambes plus longues de Tête de Cuivre, et rester ainsi à sa hauteur. — Les événements qui conduisent à une rupture des liens varient beaucoup d'un couple à l'autre, mais le fait de ne pas avoir d'enfants après de nombreuses années de vie commune est une raison suffisamment valable aux yeux des Marcheurs du Lac pour qu'ils se séparent sans que personne ne s'en trouve déshonoré. Cela devient toutefois plus difficile si un seul des partenaires consent à la séparation. Dans ce cas précis, le problème peut s'étendre aux tentes de leurs deux familles et diviser tout le monde. Ou devenir fastidieux, si tu dois tous les entendre se plaindre. Quoi qu'il en soit, si les deux conjoints acceptent de rompre, la cérémonie qui s'ensuit est tout à fait semblable à celle des liens de l'union, à l'exception près que le processus est inversé. Les cordelettes de mariage sont dénouées et replacées à l'envers autour de leurs bras, puis renouées. C'est alors que le maître de cérémonie prend un couteau et coupe le noeud en son milieu, avant de restituer les morceaux de cordelettes à leurs propriétaires respectifs. Faon se demanda si la lame dudit couteau était en os. — Les essences entremêlées retrouvent leurs sources originelles, et... tout est terminé. Après ça, en général, on brûle les cordelettes mortes. (En lui jetant un regard de côté, il constata sa perplexité grandissante.) Les fermiers ne se séparent-ils donc jamais ? — Cela doit bien arriver, mais rarement. La terre et la famille les maintiennent ensemble. Sans compter que tout échec est perçu comme une honte. Mais il arrive effectivement à certaines personnes de tout laisser tomber et de prendre la poudre d'escampette, hommes ou femmes, indifféremment. Dans tous les cas, c'est un peu comme s'ils se coupaient le pied pour se libérer d'un piège à loup. Ils laissent tellement de choses derrière eux, tant d'années de travail... Tant d'espoir, aussi, j'imagine. (Elle ajouta, après un instant:) Quoique j'aie un jour entendu parler d'un mariage au sud du village qui s'est terminé au bout de deux semaines. À peine installée, la mariée a été directement rechargée à bord d'une carriole avec l'ensemble de ses possessions, et reconduite parmi les siens. L'acte de mariage a ensuite été effacé du registre familial. Personne n'a jamais voulu m'expliquer pourquoi l'histoire a connu cette fin, mais, comme les jumeaux et Flèche n'arrêtaient pas de ricaner à ce sujet, je suppose que cela devait être lié à des problèmes sexuels, même si la mariée n'était pas enceinte d'un autre ou quelque chose de ce genre. En tout cas, tout est rapidement rentré dans l'ordre et sans accrocs : quelqu'un devait avoir quelque chose d'important à se faire pardonner. — On dirait bien. (Il haussa les sourcils, considérant cette histoire avec curiosité, mais néanmoins beaucoup de recul.) Bref. Utau et Sarri s'aimaient en dépit de leur chagrin, et ne voulaient pas entendre parler de séparation. Ils étaient tous les deux très amis avec le cousin d'Utau, Razi. Je ne suis pas vraiment sûr de savoir qui a convaincu qui de faire quoi, mais un beau jour ce dernier a emménagé sous la tente de Sarri avec toutes ses affaires. Quelques mois plus tard, elle tombait enceinte. En plus de ça, non seulement Razi fut uni par les liens à Sarri, mais Razi et Utau furent unis de la même manière, de façon que leur union forme un cercle et que chacun porte la cordelette des deux autres. Ce sont tous des Loutre à présent. Leurs familles n'avaient pas l'air enchantées au départ, mais une magnifique petite fille est née, rapidement suivie d'un beau petit garçon et, comme tous trois en étaient gagas, tout le monde a bientôt cessé de se faire du mouron. Naturellement, les spéculations lubriques n'ont pas cessé, elles. Faon sourit. — Naturellement. Son esprit s'égara justement au coeur de l'une de ces spéculations, avant d'être brutalement rappelé à l'ordre quand Dag reprit son récit d'une voix songeuse. — Je n'ai moi-même jamais eu d'enfants. Je me suis toujours montré prudent, pour diverses raisons. Beaucoup de Marcheurs du Lac rencontrent des difficultés au moment de rediriger leurs efforts, jusque-là voués à contourner cette fin, vers une soudaine tentative de l'atteindre. Tout le soin qu'ils ont pu apporter à éviter de procréer jusqu'alors leur semble subitement être un énorme gâchis. C'est le genre de pensées inutiles qui t'empêchent de dormir. Dag s'était-il déjà retrouvé dans une telle situation, à contempler les étoiles l'esprit préoccupé ? — Avec ce dessin qui se forme dans l'essence des femmes, on pourrait penser que mettre sa compagne enceinte au moment souhaité n'est qu'une simple formalité, dit Faon. Elle était encore horrifiée de constater à quel point cela avait été facile dans son cas. — On pourrait le croire, en effet. Pourtant, énormément de gens n'y parviennent pas, et personne n'arrive à comprendre pourquoi. Avec Kaunéo, je... Il ne termina pas sa phrase, chose à laquelle Faon commençait à s'habituer. Elle se tint immobile, le souffle court. — C'est une histoire dont je n'ai jamais parlé à personne... — Ne te sens pas obligé, lui dit-elle d'une voix douce. Certaines personnes pensent qu'il est préférable de parler pour apaiser les souffrances, mais d'un autre côté, si on en parle trop, on prend le risque de ne jamais les voir guérir. — Ce souvenir me hante depuis bien trop longtemps. Peut-être qu'il me tourmentera moins si, pour une fois, je le partage avec quelqu'un. — Dans ce cas, je suis toute ouïe. Allait-il de nouveau lui livrer un récit épouvantable ? — Je vois ça. (Il leva la tête pour fixer du regard un point entre les oreilles de Tête de Cuivre.) Cela faisait un peu plus d'un an que nous étions liés; je commençais à me lasser de mon devoir de capitaine de compagnie et nous avons décidé qu'il était temps de concevoir un enfant. Tout cela s'est passé quelques mois avant que la guerre des Loups éclate. Nous avons essayé deux mois de suite, sans succès. Le troisième mois, j'étais en patrouille au moment opportun; je me demande encore aujourd'hui en quoi mes tâches avaient été si importantes alors. Je ne me souviens même pas en quoi elles consistaient. Partir à cheval, s'assurer de ceci et vérifier cela. Au cours du quatrième mois, la guerre des Loups a commencé, et nous avons tous deux été mobilisés. (Il prit une interminable inspiration.) Si j'avais pu mettre Kaunéo enceinte à ce moment-là, elle serait restée au camp, et elle n'aurait pas conduit sa patrouille à la Corniche du Loup. Elle et l'enfant auraient survécu si je n'avais pas perdu un mois bêtement. Une étrange sensation de chaleur s'immisça dans le coeur de Faon, comme si la vieille plaie de Dag lui était véhiculée à travers l'essence même de ses mots. Voilà un secret bien lourd à porter. Sa réponse coula de source : — Ça, tu ne peux pas en être sûr. — Je sais. Je crois que, au fond de mon esprit, j'ai passé en revue la totalité des situations qui auraient pu avoir lieu. D'un autre côté, que Kaunéo ait dirigé les opérations nous a peut-être permis de tenir la corniche après mon échec. Peut-être... Un de mes amis patrouilleurs a perdu sa femme en couches. Je sais qu'il s'en veut pour la raison exactement opposée. On ne peut pas prévoir ce qui va se passer. On doit juste apprendre à composer dans l'ignorance de certaines choses, j'imagine. Il se tut un moment, et Faon, découragée par ce récit, ne sut quoi lui dire. Il n'avait peut-être eu besoin que d'une oreille attentive. Elle se demanda soudainement si Dag doutait de sa capacité à enfanter. Pour un homme, cinquante-cinq années sans concevoir devaient être bien longues. S'il n'avait pas de descendance, ce n'était pas parce qu'il avait connu peu de femmes avant ou même après Kaunéo, estima-t-elle. L'idée d'être père n'avait tout simplement pas dû lui traverser l'esprit lorsqu'il en avait eu la possibilité. À la lumière de sa propre histoire, elle en conclut qu'il était facile de désigner le fautif lorsqu'un couple n'arrivait pas à avoir d'enfants. Avait-il donc peur de décevoir à ce point ? L'esprit du patrouilleur avait manifestement choisi d'emprunter un autre sentier, puisqu'il ajouta: — Ma famille n'est pas aussi grande que la tienne. Pour le moment, il n'y a que ma mère, mon frère et sa femme. Tous les enfants de mon frère ont quitté la tente familiale, pour partir en patrouille ou devenir apprentis chez des artisans. Un seul d'entre eux est uni par les liens, à ce jour. À entendre leur description, les neveux et nièces de Dag avaient sensiblement le même âge que Faon et ses frères. Elle acquiesça. — J'espère faire une entrée discrète au camp, reprit-il. Je ne sais pas encore à qui je vais faire mon rapport en premier, la famille ou Corbeau Loyal. Il est probable que des rumeurs au sujet de l'être malfaisant de Forgeverre se soient propagées avant le retour de Mari, auquel cas Corbeau Loyal voudra entendre mon récit dans sa totalité. Qui plus est, je dois lui dire ce qui s'est passé avec le couteau. D'un autre côté, j'aimerais te présenter mon frère et ma mère avant qu'ils entendent quoi que ce soit à ton sujet. — À ton avis, qui sera le moins offensé d'être relégué à la seconde place ? demanda Faon. — Difficile à dire. (Il eut un sourire froid.) Mère peut se montrer beaucoup plus rancunière, mais Corbeau Loyal a tendance à très bien se souvenir de nos faux pas. — Il serait maladroit de ma part d'offenser ma toute nouvelle belle-mère. — Hélas, Étincelle, j'ai bien peur que certaines personnes soient offensées quoi que nous fassions. Ce que nous avons accompli... sera caduc à leurs yeux, bien que cela ait été fait dans le respect des traditions. — Eh bien, nuança-t-elle en s'essayant à l'optimisme, il y a aussi des gens comme ça chez les fermiers. Ils ne sont jamais contents. Tu ne fais qu'essayer, ou du moins essayer de ne pas craquer le premier. (Elle réfléchit au problème). Je pense qu'il est préférable de commencer par le pire. De cette façon, si les choses ne se passent pas comme tu le souhaites avec le premier, tu peux toujours t'en sortir en disant que tu dois aller voir le second. Cette pensée le fit rire. — C'est une bonne idée. C'est peut-être ce que je vais faire, en fin de compte. Il ne s'avança toutefois pas jusqu'à dire qui aurait le mauvais rôle. Ils progressèrent tout l'après-midi sans faire de pause. Faon estima qu'ils ne devaient plus être très loin du lac, à en juger par la clarté grandissante du ciel et la morosité non moins grandissante de Dag. Il se fit de plus en plus silencieux, même si son regard perdu dans le lointain semblait s'aiguiser. Au bout d'un moment, il releva la tête, et murmura: — Je viens juste de sentir l'essence de la sentinelle du pont. Ce qui signifie que le camp est à moins de deux kilomètres. Ils sortirent du petit sentier qu'ils avaient suivi pour continuer sur un chemin plus large qui s'incurvait au loin. Le sol était très plat dans cette région ; la forêt, amalgame de hêtres, de chênes et de hickory, laissa finalement place à une nouvelle vaste prairie. Au loin, un homme étendu sur le dos de ce qui semblait être un cheval de trait en train de brouter, les jambes pendant sur les flancs de l'animal, se redressa et les salua. D'un coup de talons, il lança son cheval au petit galop dans leur direction. La bête n'avait ni selle ni bride, et le garçon juché dessus était à peine plus vêtu. Il ne portait que des bottes, un caleçon de lin qui avait l'air plutôt humide, une ceinture de cuir équipée d'un fourreau destiné à accueillir un couteau, sur sa peau brunie par le soleil. En s'approchant, il ôta de sa bouche le brin d'herbe qu'il mâchonnait, et le jeta. — Dag! Tu es vivant ! Il arrêta son cheval à leur hauteur et fixa du regard aussi bien le bras en écharpe de Dag que Faon, qui restait timidement en retrait. — Allons bon, dans quel état tu t'es encore mis ! Personne ne nous a rien dit à propos d'un bras cassé ! Ton bras droit, en plus... Dieux absents, comment as-tu fait pour te débrouiller depuis ? Dag fit un signe de tête inexpressif en guise de salut, un léger sourire sur les lèvres néanmoins. — On m'a un peu aidé. — Est-ce là ta jeune fermière ? (Le garde dévisagea Faon comme si ces femmes n'existaient que dans les chansons, tout comme les ours dansants.) Mari Aile Rouge croyait que tu t'étais fait châtrer par une bande de fermiers en colère. Corbeau Loyal est fou de rage, ta mère te croit mort et le reproche à Mari, et ton frère se plaint de ne pas pouvoir travailler au milieu de ce chahut. — Ah, glissa Dag d'une voix atone, on dirait que la patrouille de Mari est rentrée de bonne heure, n'est-ce pas ? — Hier après-midi. — Ça a dû laisser aux gens suffisamment de temps pour regagner leurs tentes et colporter des ragots, à ce que je vois. — On ne parle que de toi, autour du lac. Comme d'habitude. Le jeune homme plissa un instant les yeux avant d'approcher un peu plus son cheval, et Tête de Cuivre lança un hennissement d'avertissement, témoin de son caractère difficile. Faon se rendit compte que le garçon essayait de voir son poignet gauche. —Toute la journée, les gens n'ont pas arrêté de me donner des messages urgents à te remettre quand je te verrais enfin. Corbeau Loyal, Mari, ta mère – en dépit du fait qu'elle te croit mort, tu remarqueras – et ton frère veulent tous te voir en premier. Et la sentinelle de sourire devant l'impossibilité pratique de satisfaire à ces requêtes. Faon crut un instant que Dag allait s'affaler sur la crinière de son cheval pour ne plus en bouger. — Bienvenue chez toi, Dag, se dit ce dernier à voix basse. Au lieu de s'avachir, il se redressa et talonna vigoureusement Tête de Cuivre. Il se pencha sur la gauche vers Faon, et lui dit : — Aide-moi à retrousser mes manches, Étincelle. On dirait que l'après-midi va être chaud. Chapitre 2 Le pont long et bas gardé par le jeune homme était fait de bois grossièrement coupé et assez large pour laisser passer deux chevaux à la fois. Faon tendit le cou avec curiosité au moment où elle et Dag le traversèrent. L'eau trouble sous leurs pieds était recouverte de nénuphars et d'herbes des marais flottant à la surface; un peu plus loin, quelques canards colverts barbotaient oisivement entre les joncs bordant les berges. — Est-ce un fleuve ou un affluent du lac ? — Les deux à la fois, répondit Dag. L'un des ruisseaux affluents se déverse un peu plus en amont. Cela dit, le cours d'eau que tu vois ici s'élargit à chacune de ses deux courbes. Bienvenue sur l'île aux Deux-Ponts. — Y a-t-il réellement deux ponts ? — En réalité trois, mais le dernier mène à l'île de la Jument. Le second pont se trouve à l'extrémité ouest du camp, à trois kilomètres d'ici environ. Nous nous tenons actuellement sur le plus petit. — Cela ressemble à une douve. — Oui, surtout en été. L'archipel là-derrière pourrait être défendu juste ici en cas de besoin. Après les gelées, ce pont est une véritable patinoire, ce qui importe peu en fin de compte puisque la plupart des nôtres sont déjà au camp d'hiver du Gué de l'Ours. Ce camp, même s'il possède bien un gué, manque fondamentalement d'ours. Il est établi sur de basses collines, pas très différentes de celles qu'on peut trouver par ici. Les gens qui n'ont jamais quitté la région pensent que ce sont des collines, en tout cas. — Es-tu né ici, ou là-bas ? — Ici. Assez tard au cours de la saison. Ma famille aurait dû se trouver au camp d'hiver à ce moment-là, mais ma naissance les a retardés. La toute première de mes nombreuses incartades. Un léger sourire se forma sur ses lèvres. Le paysage plat et les bois clairsemés leur offrirent un spectacle limité depuis le chemin qui s'y engageait. À l'approche d'un virage, Tête de Cuivre s'ébroua, légèrement effrayé par la soudaine envolée d'une dizaine de dindes sauvages. Les oiseaux les ignorèrent avec dédain avant de disparaître dans les fourrés. Aux abords de la courbe suivante, Dag écarta sa monture sur le talus, suivi par Faon, pour laisser passer un convoi. Un homme aux cheveux gris menait le cortège; derrière lui, sans bride, une dizaine de chevaux lui emboîtaient le pas, tous chargés de lourds paniers en osier remplis d'objets noirs aux formes rondes et bosselées, recouverts de filets de corde rudimentaires afin d'éviter que le chargement se déverse au sol. Un garçon fermait la marche. Faon suivit la procession du regard, éberluée. — De loin, ça a vraiment l'air d'une cargaison de têtes coupées. Pas étonnant que les fermiers vous croient cannibales. Dag, qui s'était également retourné pour observer le défilé, éclata de rire. — Tu as raison, tu sais! Ceci, mon ange, est un chargement d'implantines destinées à la réserve d'hiver. C'est la saison. À la fin de l'été, chaque Marcheur du Lac se doit d'ingurgiter sa part d'implantines fraîches. Tu seras bientôt amenée à tout savoir sur ce fruit. Faon n'aurait pas su dire si cela était une promesse ou une menace, mais elle aimait le sourire moqueur qui accompagnait ces mots. — J'espère bientôt tout savoir. Il hocha la tête avec enthousiasme pour l'encourager, et reprit la route. Elle était impatiente de voir les premières tentes du campement, en particulier celle de Dag. Sur leur droite, la lumière chatoyait sur la ligne du rivage à travers un écran de hickory. Faon se dressa sur ses étriers afin d'avoir un aperçu de la surface de l'eau et elle s'écria, surprise: — Des huttes ! — Des tentes, corrigea Dag. — Des huttes avec des auvents. Elle les contempla avec une curiosité avide tandis que le chemin qu'ils suivaient s'en rapprochait. Une demi-douzaine de constructions en rondins jouxtaient la berge. La plupart d'entre elles semblaient être équipées d'un âtre central unique, probablement à deux entrées, à en croire les cheminées en pierre des champs qui dépassaient des arêtes des toits. Les fenêtres étaient rares et les portes inexistantes, et la majorité de ces maisons de bois étaient ouvertes sur un côté. Des auvents de peaux de daim, dressés sur des piquets à l'avant, donnaient l'illusion de porches de grande taille. Elle remarqua quelques personnes remuant à l'intérieur, ainsi qu'une Marcheuse du Lac en jupe qui traversa le jardin avec un tout-petit dans les bras. Les pantalons étaient-ils réservés aux patrouilleuses ? — Si le bâtiment est pourvu d'une ouverture sur le côté, il est toujours considéré comme une tente et non comme une structure permanente ; il n'est donc pas nécessaire de le brûler tous les dix ans. On aurait dit que Dag récitait un texte appris par coeur. Faon le regardait, déconcertée. — Qu'est-ce que tu racontes ? — On peut voir ça comme une coutume religieuse, même si cela a tendance à créer des tensions. En théorie, les Marcheurs du Lac ne sont pas censés construire des structures permanentes. Les villes constituent des cibles faciles, tout comme les fermes. Même si les circonstances l'exigeaient, les gens n'abandonneraient jamais leurs biens les plus imposants, et tout ce pour quoi ils ont investi du temps et de l'énergie. Les fermiers, par exemple, défendraient leurs possessions jusqu'à la mort. Les Marcheurs du Lac, en revanche, plieraient bagage pour se réunir ailleurs. Enfin... si nous suivions tous nos principes, au lieu de vivre sur l'île aux Deux-Ponts. De nos jours, les seuls bâtiments brûlés au cours de la Consécration Décennale sont ceux infestés par les termites. Certains groupes religieux barbants prédisent d'effroyables châtiments en punition de nos péchés. Dans mon expérience, ce châtiment n'a de remarquable que sa propre indifférence, alors je ne suis pas vraiment inquiet à ce sujet. Faon secoua la tête, incrédule. Je vais peut-être avoir beaucoup plus à apprendre que je le croyais. Ils longèrent d'autres groupes de constructions similaires. Chacun de ces agglomérats semblait être équipé d'un appontement, ou peut-être était-ce une sorte de radeau amarré à la rive. Un étrange esquif, long et étroit, était à son tour arrimé à l'une de ces jetées. De la fumée sortait en volutes des cheminées, et Faon aperçut du linge mis à sécher sur des cordes. Des potagers occupaient des carrés de terre ensoleillés, et de petits bosquets d'arbres fruitiers parsemés de quelques ruches bordaient les clairières. — Combien y a-t-il de Marcheurs du Lac sur cette île ? — Environ trois mille en plein été. Il y a également deux autres petits archipels autour du lac, trop éloignés pour être reliés par des ponts, qui comptent quatre mille personnes sur toute leur surface. Si nous souhaitons leur rendre visite, nous avons le choix entre pagayer trois kilomètres ou en parcourir vingt à cheval. Il y a probablement un autre millier de patrouilleurs qui entretiennent le Gué de l'Ours ; c'est plus ou moins le nombre qui reste ici l'hiver pour la même raison. Le camp du lac Hickory est l'un des plus importants d'Oléana. Notre succès nous vaut d'avoir le plus grand territoire à patrouiller. Aujourd'hui encore, nous continuons à envoyer deux fois plus d'hommes que ceux que nous accueillons. Un soupçon de fierté colora sa voix, même s'il aurait été plus naturel de percevoir ces observations comme des griefs. De la tête, il désigna quelque chose que Faon n'était pas encore en mesure de voir et, reconnaissant le cliquetis familier de harnachements et le martèlement d'un grand nombre de sabots, il lui fit signe de décaler sa monture dans les herbes pour libérer le passage avant de l'imiter. C'était une patrouille, avançant au trot en double file. Cela rappela à Faon l'arrivée de la troupe de Mari et Dag à la ferme au puits. Des années semblaient s'être écoulées depuis cette première rencontre. Ce groupe-là paraissait en forme, reposé et inhabituellement propre; elle en déduisit qu'ils étaient appelés en mission, en route vers une région quelconque à la recherche de leur proie cauchemardesque. La plupart de ces guerriers reconnurent Dag, et lui adressèrent des saluts surpris. Avec les rênes enroulées autour de son crochet et son bras en écharpe, ce dernier ne put leur retourner leurs gestes, mais il sourit néanmoins en hochant la tête. Les cavaliers n'interrompirent pas leur course, mais une bonne partie d'entre eux se retournèrent afin de les fixer du regard, lui et Faon. — C'est la patrouille de Barie, annonça Dag en les regardant disparaître à l'horizon. Ils sont vingt-deux. Comment avait-il réussi à les compter si vite? — Est-ce que c'est assez ? — C'est un nombre honnête à cette période de l'année. La saison est généralement agitée. Il gazouilla quelque chose à l'oreille de Tête de Cuivre, et ils reprirent leur marche en avant. Faon se demanda une fois de plus à quoi sa vie allait ressembler maintenant qu'elle était dans le sillage de Dag. Dans une ferme, les conjoints pouvaient travailler de longues et dures heures ensemble ou séparément, mais ils se retrouvaient trois fois par jour pour les repas et partageaient leur lit toutes les nuits. A priori, il ne l'emmènerait pas patrouiller avec lui. Elle devrait donc rester ici à l'attendre, et être séparée de lui pendant de longues et angoissantes périodes, ponctuées de brèves retrouvailles, au moins jusqu'à ce qu'il devienne trop vieux pour le service. Ou trop mal en point. Ou jusqu'au jour où il ne reviendrait pas, mais elle s'efforça d'éluder cette dernière éventualité. Si elle devait rester seule sans Dag parmi ces gens, elle ferait aussi bien de s'intégrer. Les mains travailleuses étaient toujours bienvenues; elle pourrait certainement se faire accepter grâce aux siennes. Dag fit s'arrêter Tête de Cuivre et hésita lorsque la route se divisa en deux. La voie de droite suivait le bord du lac, et Faon la contempla avec intérêt. Elle entendait l'écho de voix résonner sur l'eau un peu plus loin, quelques cris joyeux et un semblant de chanson impossible à comprendre à cause de la distance. Dag se redressa et grimaça, puis choisit d'emprunter le chemin de gauche. Les bois environnants se firent plus clairsemés sur un bon kilomètre, et le reflet argenté de la lumière du jour faisait scintiller l'eau entre les hêtres touffus. Ce chemin les mena à un autre qui longeait la côte nord du lac, et qui était peut-être le prolongement de celui qui faisait le tour de l'île. Une nouvelle fois, Dag les fit prendre à gauche. Ils se retrouvèrent bientôt au coeur d'une large clairière abritant plusieurs grandes bâtisses en rondins. La plupart d'entre elles avaient quatre murs, un porche en bois et de nombreuses barrières pour attacher les chevaux. Il n'y avait ni corde à linge, ni potager; quelques pommiers imposants et de grands poiriers gracieux étaient cependant plantés çà et là. Sur le côté boisé du chemin se trouvait une véritable petite grange, la première que Faon ait vue dans le camp, flanquée de quelques paddocks, vides pour la plupart. Un trio de petits cochons noirs reniflait autour des arbres à la recherche de fruits ou de noix. Du côté du lac, un grand quai était visible au-dessus de la surface de l'eau. Dag dirigea Tête de Cuivre vers une barrière placée devant l'une des cabanes, laissa tomber les rênes et s'étira. Il lança un sourire inattendu à sa compagne. — Voilà, nous sommes arrivés. Faon trouva cette déclaration un peu trop laconique, même pour un Dag de mauvaise humeur. — Ce n'est pas ta maison, quand même ? — Ah, non. C'est le quartier général des patrouilleurs. — J'en déduis que nous allons voir Corbeau Loyal en premier? — S'il est là. Avec un peu de chance, il sera parti ailleurs. Dag mit pied à terre et Faon l'imita, attachant leurs deux montures à la barrière. Elle le suivit ensuite alors qu'il passait sous le porche avant d'ouvrir une porte en planches. Des étagères surchargées de piles de papiers, de parchemins roulés et de livres épais étaient disposées en ligne contre les murs d'une pièce tout en longueur. Faon pensa immédiatement au capharnaüm de la maison de Berger Semeur. À l'extrémité de la pièce, assise à une table, une femme aux tresses grises vêtue d'une jupe écrivait quelque chose dans un grand livre de comptes. Elle était aussi grande que Mari, mais d'une stature plus imposante, presque corpulente. Elle avait levé la tête et posé sa plume avant même qu'ils apparaissent. Son visage s'illumina. — Eh bien ! Regardez qui voilà! Dag acquiesça ironiquement. — Bonjour, Massape. Est-ce que, hum... Corbeau Loyal est là? — Oh, oui. — Est-il occupé? demanda Dag, visiblement réticent à se confronter à son supérieur. — Il parle avec Mari, derrière. De toi, à en croire les glapissements. Loyal n'arrête pas de lui dire de ne pas paniquer. Elle dit préférer paniquer dès que tu tournes le dos, juste histoire d'anticiper les malheurs. On dirait qu'ils ont raison tous les deux. Qu'est-ce que tu t'es encore fait, cette fois ? dit-elle en indiquant son écharpe d'un signe de tête avant de se redresser, les yeux écarquillés à la vue de la cordelette épousant son bras gauche. (Le ton de sa voix se modifia complètement lorsqu'elle répéta :) Dag, que diable as-tu encore fait? Perdue au milieu de cette conversation, Faon lui donna un petit coup de coude et le fixa désespérément du regard comme pour lui demander quelque chose. — Ah, commença-t-il. Faon, je te présente Massape Corbeau, capitaine de la troisième compagnie – la patrouille de Barie que tu as vu passer tout à l'heure est sous ses ordres, entre autres. C'est aussi la femme de Corbeau Loyal. Massape, je te présente madame Faon Prébleu. Mon épouse. Il avait le menton redressé, tant par défi que par obstination. Faon fit un grand sourire, joignit les mains tout en s'assurant que son poignet gauche était bien visible et fit une petite révérence polie. — Bonjour, madame. Médusée, Massape ne pouvait détourner les yeux de ce spectacle insolite. — Tu... Cherchant ses mots, elle garda un doigt levé pendant un long moment d'incertitude, puis se retourna pour désigner une porte de l'autre côté du foyer de cheminée, lequel occupait le centre du mur intérieur. — ... vas voir Loyal. Dag hocha sèchement la tête et mena Faon à la porte avant de tendre la main pour l'ouvrir. À travers la cloison, cette dernière put entendre Mari dire : — S'il a suivi scrupuleusement son itinéraire, il devrait être quelque part sur la route du camp. — S'il avait suivi scrupuleusement son itinéraire, aurait-il trois semaines de retard ? répondit un homme à la voix rocailleuse. Ce n'est pas sur la route qu'il faut le chercher, mais dans une zone si large à ratisser qu'elle dépasse notre champ d'action et les limites de cette foutue carte! — Si tu ne peux envoyer personne à sa rescousse, j'irai personnellement. — Tu viens juste de rentrer. Sans compter que Cattagus me casserait les pieds jusqu'à ce qu'il s'essouffle et devienne tout bleu, et ce serait alors à ton tour d'être en colère contre moi. Écoute, nous avons fait savoir à tous les patrouilleurs quittant le camp de garder leurs InnéSens et leurs yeux grands ouverts... Faon réalisa que ces deux-là avaient dû verrouiller leurs InnéSens dans le feu de leur désaccord, sans quoi ils se seraient déjà jetés sur la porte. Ils n'étaient d'ailleurs pas les seuls, à en juger par le visage impassible de Dag. Elle l'attrapa par la ceinture et le poussa à l'intérieur de la pièce, observant prudemment autour de lui. Cette pièce était le reflet de la précédente, du moins en ce qui concernait les étagères chargées jusqu'au plafond. Il y avait une table en bois au milieu, et des cartes étaient étalées sur des chaises poussées contre le mur. Un homme robuste se tenait debout, les bras croisés, son visage ridé affichant un air désapprobateur. Ses cheveux clairsemés étaient de la couleur de l'acier et jetés en arrière, attachés en une tresse unique. Il portait un pantalon de patrouilleur ainsi qu'une chemise, mais pas de veste en cuir. Un couteau pendait à sa ceinture, cependant Faon aperçut aussi un grand arc détendu posé contre le manteau de la cheminée à côté d'un carquois rempli de flèches. Mari, vêtue de façon similaire, tournait le dos à la porte et se tenait penchée au-dessus de la table en pointant quelque chose du doigt. L'homme leva le nez vers les nouveaux arrivants, et haussa si haut ses sourcils gris qu'ils semblèrent vouloir atteindre la naissance de ses cheveux. Ses lèvres brunies par le soleil se fendirent d'un demi-sourire. — Tu as toujours cette pièce, Mari ? Elle se redressa pour le regarder, une raideur d'exaspération visible à la base de la nuque. — De quelle pièce tu parles ? — Celle avec laquelle tu avais dit qu'on jouerait à pile ou face pour savoir qui aurait le privilège de lui faire la peau le premier. Enregistrant cette information, Mari fit aussitôt volte-face. — Dag! Espèce de... ! Ce n'est pas trop tôt! Mais où étais-tu encore passé? En l'examinant des pieds à la tête, elle remarqua aussitôt son bras en écharpe. — Dieux du ciel... Dag hocha brièvement du chef, comme pour s'excuser, manifestement attentif à la réaction des deux officiers. — J'ai rencontré quelques imprévus. (Il agita son éclisse en guise de justificatif.) Navré de vous avoir inquiétés. — Je t'ai laissé à Forgeverre il y a presque quatre semaines! gronda Mari. Tu devais rentrer directement au camp ! Cela n'aurait pas dû te prendre plus d'une semaine ! — Ce n'est pas tout à fait vrai, corrigea Dag d'un ton judicieux. Je t'ai explicitement prévenue que nous nous arrêterions à la ferme des Prébleu en passant, histoire de rassurer la famille de Faon. Je dois néanmoins reconnaître que cela nous a pris plus longtemps que prévu. Ensuite, comme je me suis cassé le bras, j'ai estimé que plus rien ne pressait, puisque je n'aurais pas été en mesure de repartir en patrouille avant six bonnes semaines. Corbeau Loyal se renfrogna face à cette explication douteuse. — Mari m'avait prévenu: soit tu aurais la chance de recouvrer tes esprits et laisserais la jeune fermière à sa famille, soit la chance t'abandonnerait et les siens te battraient à mort avant de dissimuler ton corps. Ce sont ces gens qui t'ont brisé les os du bras ? — Si j'avais été de sa famille, je ne lui aurais pas cassé que ceux-là, marmonna Mari. Es-tu toujours en un seul morceau, mon garçon? Dag eut un sourire pincé. — En fait, j'ai eu un accrochage avec un voyou à Lumpton Ville. J'ai réussi à lui reprendre notre équipement volé, mais j'y ai laissé mon bras. Quant à ma visite chez les Prébleu, tout s'est très bien passé, merci. Faon décida de ne pas commenter cette remarque un peu sèche. Elle n'aimait pas trop la façon dont ces patrouilleurs – tous les trois – la regardaient et parlaient d'elle sans se soucier de sa présence, mais ils étaient sur le territoire de Dag maintenant; et elle était à l'affût du moindre de ses conseils, ou au moins d'un indice quant à la façon de se comporter. Elle pensait néanmoins Dag capable d'accélérer les choses à cet égard. Consciente d'être le centre de leur attention – Corbeau Loyal était légèrement penché sur le côté afin de mieux pouvoir l'observer –, elle sortit de l'ombre de son compagnon. Elle adressa à Mari un petit salut amical, et fit une révérence respectueuse au capitaine de camp. — Bonjour, Mari. Bonjour, monsieur. Dag prit une inspiration et répéta sa présentation sommaire : — Corbeau Loyal, voici madame Faon Prébleu. Mon épouse. Déconcerté, l'officier plissa les yeux et se frotta la nuque. Le silence se prolongea un peu plus alors que Mari et lui jetaient des coups d'oeil aux bracelets de mariage du couple ; Faon les soupçonna de les regarder aussi avec leur InnéSens. Ils avaient tous deux les manches relevées à cause de la chaleur, et portaient le même genre de cordelettes autour de leurs poignets gauches, effilochées et délavées par le temps. Son propre lien, tout comme celui de Dag, était étincelant, solide et épais en comparaison, leurs extrémités lestées par d'imposantes perles d'or. Corbeau Loyal jeta un regard oblique à Mari, l'air plus circonspect encore. — Est-ce que tu t'en doutais ? — De ça ? Non ! Ce n'est pas – comment aurais-je pu ? –, mais je t'avais bien dit qu'il ferait probablement une chose idiote que personne ne pourrait prévoir. — Tu t'en doutais un peu, alors, nuança-t-il. Pas moi. Je pensais qu'il était juste... (Il concentra son attention sur Dag, et Faon se fit subitement toute petite, même si elle n'était pas visée.) Je ne dirais pas que c'est impossible, parce qu'il est clair que tu as trouvé un moyen de parvenir à tes fins. Je suis simplement curieux de savoir quel artisan Marcheur du Lac t'a aidé à fabriquer ces cordelettes. — Aucun, monsieur, répondit Dag posément. Il n'y a que moi, la tante de Faon, Futée – une fileuse très douée de ses mains –, et Faon ici présente. Nous les avons conçues ensemble. Bien qu'il ne soit pas aussi grand que Dag, Corbeau Loyal n'en demeurait pas moins un homme formidablement imposant. Son regard dur convergea vers Faon : elle se força à rester droite. — Les Marcheurs du Lac ne reconnaissent pas les mariages avec les fermiers. Dag vous l'a-t-il dit ? Elle tendit le poignet. — Je présume que c'est la raison d'être de ce bracelet. Elle agrippa sa cordelette pour se donner du courage. S'ils ne prenaient pas la peine d'être courtois avec elle, elle n'avait aucune raison de l'être. — Maintenant, je présume que, si vous le souhaitiez, vous pourriez toujours examiner ce bracelet à l'aide de votre InnéSens de pacotille et déclarer que nous ne sommes pas mariés. Mais cela ferait de vous un menteur, pas vrai ? Corbeau Loyal eut un mouvement de recul. Dag ne cilla pas. En dépit de son air légèrement affecté, il semblait malgré tout satisfait. Mari se frotta le front. Dag dit doucement : — Mari vous a-t-elle parlé de mon second couteau du partage ? Le capitaine de camp se tourna vers lui, pas vraiment soulagé, acceptant néanmoins tacitement de changer de sujet. Il n'insista pas plus pour le moment; Faon n'était pas sûre de comprendre pourquoi. — J'en sais autant que tu as bien voulu lui raconter. Félicitations pour l'être malfaisant, soit dit en passant. Combien cela t'en fait-il, déjà? Et ne me dis pas que tu ne tiens pas les comptes. Dag concéda cette dernière assertion d'un léger hochement de tête. — Ç'aurait été le vingt-septième, si je l'avais tué. Mais Faon s'en est chargée à ma place. — On l'a tué ensemble, glissa-t-elle. Dag avait le couteau, j'ai eu l'occasion de m'en servir. On ne s'en serait pas sorti, sinon. — Hum... Corbeau Loyal se rapprocha lentement de la jeune fermière, comme s'il la voyait vraiment pour la première fois. — Excusez-moi, lui dit-il avant de lui faire pencher la tête sur le côté afin d'examiner les profondes cicatrices rouges de son cou. (Il recula et soupira.) Faites-moi voir ce fameux couteau, maintenant. Faon plongea la main sous sa chemise. Après la frayeur qu'elle s'était faite à Lumpton Ville, elle avait fabriqué un nouveau fourreau en cuir pour la lame, simple et plus souple, avec un morceau de corde fiché à l'intérieur afin de le porter autour du cou à la façon des Marcheurs du Lac. Il n'était pas décoré, mais elle l'avait cousu avec le plus grand soin. Avec hésitation, elle passa enfin la corde par-dessus ses cheveux bouclés, lançant un regard en direction de Dag, qui la rassura d'un signe de tête, et tendit le tout au capitaine de camp. Corbeau Loyal s'en saisit avant de s'asseoir sur l'une des chaises placées sous la fenêtre, et tira la lame en os hors de son étui. Il l'étudia de la même façon que Dag et Mari l'avaient fait précédemment, portant même le couteau à ses lèvres. Il resta assis un moment, perplexe, la lame calée entre ses grosses mains. — Qui a conçu cette arme pour toi, Dag ? Ce n'est pas ton frère ? — Non. C'est un artisan de Luthlia, quelques mois après la Corniche du Loup. — C'est l'os de Kaunéo, n'est-ce pas? — Oui. — As-tu jamais eu des raisons de douter de la qualité de la conception ? — Non. Je pense que ce couteau a été modelé dans les règles de l'art. — Si la conception était bonne, toi seul aurais dû être en mesure de le préparer. — J'en suis bien conscient. D'un autre côté, si la conception était mauvaise, personne n'aurait pu le préparer du tout. Et pourtant il est là, bel et bien prêt à l'emploi. — Effectivement. Peux-tu me dire exactement ce qui s'est passé dans cette grotte, déjà? Dag puis Faon durent lui répéter leur histoire avec leurs propres mots. Ils évoquèrent brièvement leur première rencontre et l'enlèvement de la jeune femme par des bandits sous la coupe de l'être malfaisant, racontèrent comment Dag avait suivi sa trace jusqu'au repaire du monstre. Et aussi – Dag se mordit la lèvre à cet instant – que le patrouilleur était arrivé trop tard pour empêcher le monstre de voler l'essence de son embryon de deux mois. Faon ne raconta pas (Corbeau Loyal ne le lui demanda pas, de toute façon) comment elle s'était retrouvée sur la route, seule, enceinte et célibataire. Mari, qui avait eu droit à la version longue, lui avait probablement déjà expliqué tout ce qu'il avait besoin de savoir. L'attention et les questions de l'officier se firent plus précises quand ils décrivirent la confusion entre les deux couteaux du partage. Dag expliqua comment, submergé par l'assaut des hommes de vase, il avait réussi à envoyer sa pochette à Faon, qui avait d'abord poignardé l'être malfaisant avec la lame non préparée avant d'utiliser la bonne, la fracassant dans l'opération. La terrible créature avait ensuite été réduite en poussière, abandonnant le premier couteau si curieusement chargé de la mort de la fille non née de sa compagne. Le récit n'était pas à moitié terminé que Mari avait tiré une chaise pour s'asseoir, et Dag avait pris appui sur la table. Faon préféra quant à elle rester debout, bien qu'elle doive lutter contre un indésirable tremblement de genoux. À son grand soulagement, Corbeau Loyal ne l'interrogea pas sur les conséquences chaotiques de cette bataille, son intérêt semblant se limiter aux couteaux du partage. — Tu vas montrer cette lame à Dar, annonça finalement le capitaine de camp, désignant du menton le couteau posé sur ses cuisses. À en juger par le son de sa voix, Faon n'était pas sûre de savoir si c'était un ordre ou une requête. — D'accord. — Tu me tiendras informé de ses conclusions. (Il hésita.) En espérant que ceci (il fit un signe de tête vers le bras gauche de Dag) n'affectera pas son jugement. — Je n'ai aucune idée de ce qu'il peut bien penser de mon mariage – et je m'en fiche, sembla-t-il préciser sans pour autant le dire tout haut – mais je m'attends à ce qu'il me livre son avis d'artisan en toute honnêteté, indépendamment du reste. Si après cela des doutes subsistent, je pourrai toujours consulter un autre fabricant. Il y en a une demi-douzaine autour du lac. — Mais bien moins doués, répliqua son supérieur, l'observant de près. — C'est bien pour cette raison que Dar sera mon premier choix, même si je venais à en voir plusieurs. Corbeau Loyal tendit le bras pour rendre le couteau à son propriétaire, mais Dag lui fit signe de le restituer à Faon. Elle repassa la corde autour de son cou et abrita le fourreau sous sa chemise, contre sa poitrine. Installé presque en face d'elle, le capitaine de camp la regarda faire, imperturbable. — Vous savez, jeune fille, ce couteau ne fait pas de vous une sorte de membre honoraire des Marcheurs du Lac pour autant. Dag fit grise mine. Avant qu'il puisse dire quoi que ce soit, Faon, malgré la colère qui montait en elle, rétorqua calmement : — J'en suis bien consciente, monsieur. (Elle se pencha vers Corbeau Loyal, et sa voix devint plus grave.) Je suis une fermière et fière de l'être. En ce qui me concerne, vous pouvez bien tous vous jeter dans le lac pourvu que Dag n'en souffre pas. Comme ça, vous comprendrez que cette chose que je porte autour du cou ne représente pas une mort honorifique. Elle ponctua sa déclaration d'un hochement de tête déterminé et se dressa de toute sa hauteur. À sa grande surprise, l'officier n'avait pas l'air offensé, simplement songeur, si toutefois cela se traduisait par ce frottement de lèvres particulier. Il se releva dans un grognement qui n'était pas sans rappeler Dag lorsqu'il était fatigué, puis traversa la pièce pour s'approcher de la cheminée. Un panneau de bois très tendre couvrait la surface qui allait de l'âtre jusqu'au mur extérieur et s'étendait pratiquement du sol au plafond. Il était recouvert par le dessin d'une sorte de grille et, dans chaque case ainsi obtenue, il y avait un nom. À en juger par les lieux qu'elle connaissait, Faon réalisa que le dispositif était un type de carte (si toutefois les frontières pouvaient être ainsi malmenées et quadrillées) de zones de la région – toutes les sections, estima-t-elle. Sur la gauche de la carte, indépendante, se trouvait une colonne de petites cases carrées, nommées Île aux Deux-Ponts, Île du Héron, Soupir du Castor, Gué de l'Ours et Invalides. Au-dessus de ces cases, un plus petit cercle peint en rouge était frappé du mot Disparu. Environ un tiers de ces emplacements carrés étaient piqués de chevilles en bois. La plupart d'entre elles étaient rassemblées par groupes de seize à vingt-cinq, et Faon comprit qu'elles représentaient des patrouilles – certaines cases étaient pleines de petits trous, signe possible d'un déplacement récent. Chaque tige était marquée d'un nom, méticuleusement écrit sur le côté en caractères minuscules, et d'un numéro sur son extrémité. Certaines étaient équipées de boutons en bois ressemblant à des pièces de monnaie trouées, enfilés à la suite à l'aide d'un fil de fer par un, deux, ou parfois plus. Les boutons étaient également numérotés. — Oh ! s'écria-t-elle, surprise. Ce sont tous vos patrouilleurs! Il devait y avoir cinq ou six cents chevilles au total. Elle se pencha plus près afin de chercher des noms qu'elle connaissait. Corbeau Loyal haussa les sourcils. — C'est exact. Un chef de patrouille peut connaître tous ses hommes, mais, dès que l'on devient capitaine de compagnie ou capitaine de camp, eh bien, on ne peut pas se souvenir de tout le monde. Moi, en tout cas, je n'en suis pas capable. — Astucieux! Comme ça, vous pouvez suivre toutes vos troupes en un clin d'oeil. Elle s'aperçut qu'elle devait chercher du côté de l'île aux Deux-Ponts si elle voulait reconnaître des noms. — Ah, voici Mari. Razi et Utau sont chez eux avec Sarri, c'est bien. Où est Dirla ? — Au Soupir du Castor, répondit Dag en la regardant étudier le dispositif. C'est une autre île. — Mmh ? Ah oui, la voilà aussi. J'espère qu'elle est heureuse. A-t-elle un amoureux ? Peut-être plusieurs ? À quoi servent les petits boutons ? Ce fut au tour de Mari de prendre la parole. — Ils représentent les couteaux du partage que portent les patrouilleurs. Tout le monde n'en possède pas, mais chaque escouade en mission doit en compter au moins deux dans ses rangs. — Oh ! Oui, c'est logique. Cela ne serait pas bon de tomber sur un être malfaisant sans avoir de couteau pour l'anéantir. Qui plus est, vous pouvez toujours rencontrer une nouvelle menace après coup. Il peut aussi y avoir un incident. (Dag lui avait expliqué en frissonnant l'ignominie que représentait l'acte de briser accidentellement un couteau du partage, et elle le comprenait à présent. Elle hésita, repensant à son étrange et impressionnante mésaventure.) Pourquoi sont-ils numérotés ? Dag continua l'explication. — Le capitaine de camp tient un registre au sein duquel sont consignés donneurs et propriétaires, au cas où un couteau serait utilisé. Nous sommes ainsi en mesure d'envoyer des remerciements à la famille, ou même de savoir où expédier les fragments de lame si d'aventure quelqu'un arrive à les récupérer tous. Faon fit une petite moue dubitative. — Est-ce pour cela que les patrouilleurs sont aussi numérotés? — Tout à fait. Il y a toute une ribambelle de registres où sont consignés les noms des patrouilleurs et ceux de leurs lignées, ainsi que certains détails qui peuvent s'avérer utiles en cas d'urgence. Ou même lorsque l'urgence n'est plus. — Hum, fit Faon, plus perplexe encore. (Elle posa les mains sur ses hanches et examina le panneau, s'imaginant toutes ces vies – et ces morts – aller et venir dans la nature.) Est-ce que vous liez les chevilles aux essences des gens, comme les bracelets de mariage ? En êtes-vous capables ? — Non, répondit simplement Dag. — Pose-t-elle souvent des questions comme ça ? lui demanda Corbeau Loyal. Elle leva les yeux et constata que ce dernier la dévisageait comme elle avait observé le panneau des patrouilleurs. — La plupart du temps, oui. — Oh, pardon! (Faon mit la main devant sa bouche en guise d'excuse.) Suis-je trop indiscrète? Le capitaine de camp lui adressa un regard étrange. — Non. (Il tendit la main afin de se saisir d'une cheville placée dans le cercle rouge des Disparus, l'une des deux seules dans cette section. Il la tint à bout de bras, plissant brièvement les yeux pour lire la petite inscription sur le côté et s'assurer ainsi que c'était la bonne tige, puis poussa un grognement de satisfaction.) Je suppose que celle-là doit changer de place à présent. (Avec une surprenante délicatesse, il défit le fil de fer de ses doigts épais et enleva l'un des deux boutons numérotés. Il parut hésiter en jaugeant le second, mais le laissa finalement en place.) Je n'ai jamais rencontré les gens de Luthlia ; je ne suis même jamais monté jusque-là. Tu prendras soin d'honorer celui-ci, Dag? — Oui. — Bien. Je te remercie. Il garda la cheville dans le creux de sa main comme s'il la soupesait. Dag tendit le bras pour toucher l'unique taquet restant dans le cercle rouge. — Toujours aucune nouvelle de Thel. Cela ne ressemblait pas à une question. — Aucune, soupira Corbeau Loyal. — Cela va bientôt faire deux ans, observa Mari sans aucune émotion. Tu pourrais aussi bien l'enlever. — Est-ce que ce panneau manque de place? renifla Loyal avec une teinte de mépris. Il lança un regard impassible à Dag, agita la cheville entre ses doigts avant de se pencher devant le tableau et de la planter fermement dans la case Invalides. Il se redressa et se retourna vers son patrouilleur. — Va faire un tour à l'infirmerie, et tiens-moi informé de ce qu'ils pensent de ton bras. Reviens me voir dès que tu auras parlé à Dar. Il fit un vague geste de la main pour les congédier, avant d'ajouter: où comptez-vous aller, à présent ? — Voir Dar. (Il ajouta, plus réticent:) Et ma mère, également. Mari grogna. — Que vas-tu dire à Cumbia pour ça ? lui dit-elle en désignant la cordelette autour de son bras. Dag haussa les épaules. — Que veux-tu que je lui dise ? Je n'ai pas honte, je ne regrette rien et je ne ferai pas marche arrière. — Elle va être furieuse. — Il y a des chances. (Il sourit lugubrement.) Tu veux venir admirer le spectacle ? Mari roula des yeux. — Je vais plutôt repartir en patrouille, je crois. Loyal, as-tu besoin de volontaires ? — J'en ai toujours besoin, mais tu ne seras pas de ceux-là aujourd'hui. Rentre chez toi retrouver Cattagus. Ta brebis égarée t'a été rendue. Tu n'as donc plus aucune excuse pour traîner ici et me harceler. — Hé, laissa-t-elle échapper, bien que Faon ne sache pas trop si cela était en assentiment ou en désaccord. Elle fit un vague salut à Corbeau Loyal et à Dag. — Bonne chance, mon enfant, murmura-t-elle à Faon d'une voix un peu trop ironique pour être sincère, avant de quitter les lieux. Dag était sur le point de lui emboîter le pas, mais il s'arrêta net, intrigué, lorsque Corbeau Loyal le rappela. — Dag. — Monsieur ? — Il y a dix-huit ans, tu as réussi à me convaincre de te mettre à l'épreuve. Je n'ai jamais eu aucune raison de regretter cette décision. Faon se demanda si jusqu'à aujourd'hui était sous-entendu ici. — Cela m'est égal de justifier cela devant le conseil du camp. En attendant, veille à ce que l'on n'en arrive pas là, d'accord? — Je ferai de mon mieux. Corbeau Loyal lui adressa un hochement de tête en signe de salut, et Faon suivit Dag hors de la pièce. Madame la capitaine Corbeau avait quitté l'antichambre voisine. À l'extérieur, le ciel avait pris une teinte des plus mornes, l'eau du lac avait la couleur de l'étain et l'air était empreint d'une humidité oppressante. Tandis qu'ils descendaient les marches du porche en direction de la barrière où leurs chevaux étaient attachés, Dag soupira. — Eh bien, ça aurait pu être pire. Faon reconnut là ses propres paroles qui lui étaient retournées, et se souvint de ce que Dag lui avait répondu alors. — Vraiment ? Ses lèvres formèrent un sourire. À défaut d'être large, il était au moins authentique, pas comme l'une de ces grimaces qui montraient combien les pensées qu'il gardait en lui étaient sinistres. — Oui, vraiment. Corbeau Loyal aurait pu retirer ma cheville du tableau et la jeter au feu. Après ça, mes problèmes n'auraient plus jamais été les siens. — Tu veux dire qu'il aurait pu te bannir de l'ordre des patrouilleurs ? — C'est ça. Faon était consternée. — Oh, non ! Et moi qui lui ai dit plein de choses méchantes ! Tu aurais dû me prévenir ! En tout cas, il m'a vraiment mise en colère, à me prendre de haut comme ça. (Elle ajouta, après un moment de réflexion :) en fait, c'est votre faute à tous les trois. — Hum. (Il l'attira dans le creux de son bras gauche et posa un instant la tête sur ses boucles brunes.) Je le confesse. Tout s'est passé si vite, là-dedans. Elle se demanda si les patrouilleurs ne s'étaient pas envoyé des messages qu'elle n'aurait pas saisis, au moyen de leur InnéSens. De cette conversation, il semblait évident que beaucoup de choses lui avaient échappé. — Pour en revenir à Corbeau Loyal, tu ne l'offenserais pas en lui tenant tête, que tu aies tort ou raison. Il a suffisamment d'expérience pour faire face à ce genre de situation. D'un autre côté, il n'apprécie pas trop ceux qui lui disent ses quatre vérités avant de se plaindre dans son dos. — Eh bien... cela me paraît normal, non ? — Évidemment. Tu ne lui as pas fait mauvaise impression du tout, Étincelle. En réalité, compte tenu du résultat, je pencherais plutôt pour le contraire. — Eh bien, j'en suis soulagée. (Elle s'interrompit, déstabilisée.) Quel résultat? — Il a mis ma cheville dans la case des invalides. Je suis donc toujours un patrouilleur. On fait appel au conseil du camp chaque fois qu'une famille ne peut résoudre un problème, ou lorsque des divergences émergent entre chefs de clans. Mais, si le problème en question concerne un patrouilleur, le conseil doit consulter le capitaine de camp au préalable avant de s'en occuper. C'est un peu comme si Corbeau Loyal était notre chef de clan à tous. Je ne vais pas dire qu'il me protégera des conséquences de ceci – il leva le bras gauche pour lui montrer sa cordelette de mariage – ou même qu'il en sera capable, mais dans tous les cas il garde cette éventualité en suspens pour le moment. Faon se retourna pour détacher les chevaux, enregistrant ces nouvelles informations. La situation était claire: Dag et elle devaient faire en sorte que les conséquences de leur acte ne deviennent pas ingérables. Au moment de grimper sur Grâce, elle remarqua Mari un peu plus loin, campée sur une table à tréteaux disposée sous un poirier et balançant les jambes, ainsi que Massape Corbeau, assise sur un banc à côté. À sa façon de bouger les bras, Mari semblait être agacée à propos de quelque chose, et Massape l'écoutait, le cou tendu, comme fascinée. Faon n'eut pas besoin d'InnéSens pour comprendre quel était le sujet de la conversation, même en faisant abstraction des regards de bêtes curieuses que les deux femmes leur jetèrent. Dag avait pendant ce temps enroulé les rênes de Tête de Cuivre autour de son crochet. Il mena le cheval devant le porche et se servit des marches comme d'un escabeau pour monter, prenant place en selle avec un grognement de fatigue. Il fit un geste du menton à Faon pour qu'elle le suive, et ils reprirent la route longeant le rivage en direction de l'est. Chapitre 3 Faon regarda derrière elle au moment de reprendre le chemin boisé par lequel ils étaient venus. Elle se retourna encore à l'endroit où la route de la rive tournait en direction d'un pont en bois enjambant un canal de vingt mètres de large. Une nouvelle île s'étendait à l'ouest, séparée du quartier général des patrouilleurs par l'affluent du lac. Au-delà, le cours d'eau s'incurvait vers le nord, et le lac s'ouvrait sur quatre kilomètres carrés. Elle distingua au loin quelques embarcations légères avançant à la force des rames ainsi qu'un petit bateau à voile triangulaire. L'île reliée par le pont ne comptait qu'une poignée d'arbres disséminés entre lesquels chevaux, boucs et moutons broutaient, et sous lesquels un nombre plus important de cochons noirs somnolait. — C'est l'île de la Jument ? devina Faon. — Exact. Avec l'île du Poulain, qui se situe au bout là-bas – Dag fit un geste vague en direction du nord-ouest –, elle constitue notre principal pâturage. Tu vois, il n'y a pas besoin de clôtures. — Je vois ça. C'est bien pensé. Y a-t-il une île de l'Étalon ? Dag sourit. — Plus ou moins. On garde la plupart des mâles sur l'île de la Noix – il désigna cette fois une basse colline verdoyante de l'autre côté de l'étendue d'eau –, ce qui d'ordinaire ne pose pas de problème sauf quand l'un d'entre eux devient trop nerveux et audacieux, au point de traverser le lac à la nage au beau milieu de la nuit. Quand ce genre de chose arrive, ça nous occupe un moment. La route suivant la rive les conduisit de nouveau dans la forêt après un tournant qui les fit passer derrière de petits groupes de bâtisses en rondins, alignées le long de la berge. Un petit kilomètre plus loin, Dag fit s'arrêter Tête de Cuivre et regarda, l'air dubitatif, une clairière qui abritait tout juste deux bâtiments. Le lac était terne sous la lumière morne de ce chaud après-midi. — Voici la tente Aile Rouge, annonça Dag. — Eh bien, dit Faon en reprenant son souffle, nous y sommes, j'ai l'impression. — Pas tout à fait. On dirait qu'il n'y a personne. Mais nous pouvons au moins déposer nos selles et nos sacs. Ensuite, nous conduirons nos chevaux au pré. Ils s'engagèrent dans la clairière. Les deux constructions étaient disposées face à face dans un angle qui leur donnait vue sur le lac. Elles possédaient une grande ouverture sur le côté, couverte par un auvent en peaux de daim. D'autres peaux semblables, roulées et attachées sur les avant-toits, semblaient être destinées à agrandir la superficie si cela s'avérait nécessaire. Le sol des maisons n'était pas en terre battue, mais recouvert de planches de bois. Faon se força à voir les bâtiments comme des constructions sommaires et non sordides. Une fosse à feu cerclée de pierres était disposée entre les deux constructions – la jeune femme n'arrivait pas à les voir comme des tentes – en plus des foyers de cheminée centraux qui pouvaient manifestement chauffer à la fois les pièces intérieures et extérieures. Des souches d'arbres, ainsi que des rondins coupés et placés de façon aléatoire, faisaient office de sièges ; il ne faisait aucun doute que la majorité du travail estival était accompli à l'extérieur. Elle descendit de Grâce d'un bond et aida Dag à desseller les chevaux en se chargeant des sangles et des boucles, tandis que ce dernier soulevait le harnachement du dos des bêtes à l'aide de son crochet avant de le laisser tomber sur le plancher du porche de la maison de droite. Il se gratta doucement l'arrière de la tête. — Je ne suis pas sûr de savoir où mère est partie. Dar est certainement à la hutte des ossements. Quant à Omba, ce serait bien une première si elle n'était pas sur l'île de la Jument. Cherche au fond de ma sacoche, Étincelle, et retrouve-moi les fers à cheval. Faon s'exécuta, découvrant deux paquets d'une dizaine de fers à cheval neufs attachés ensemble. — Ma parole, pas étonnant qu'elle soit si lourde ! Depuis combien de temps les traînes-tu avec toi ? — Depuis que nous avons quitté Forgeverre. C'est un cadeau pour Omba. Le camp du lac Hickory est riche dans une certaine mesure, mais il est assez démuni en ce qui concerne les métaux, à l'exception d'une petite exploitation de cuivre près du Gué de l'Ours. Pour récupérer tout le fer dont nous avons besoin, nous devons marchander avec d'autres camps, principalement basés vers Tripoint. Cela dit, nous en récupérons également depuis peu chez certains fermiers vivant dans les collines derrière Forgeverre. (Il sourit fugacement.) On raconte qu'un jeune patrouilleur de Tripoint fut envoyé parcourir le monde et qu'il se présenta un jour devant Massape Corbeau. Il lui déclara: «Je n'irai pas plus loin.» Il paraît que sa dot, une procession de chevaux, arriva de sa terre natale en chancelant sous des monceaux de fer. Cela fit des Corbeau des gens riches, et rendit Loyal célèbre en ce temps-là. Faon mena Grâce devant un siège en rondin qui lui servit de marche pour monter à cru. Toujours à l'aide de son crochet, Dag lui tendit les paquets de fers qu'elle enroula l'un contre l'autre avant de les poser entre ses jambes. Il grimpa sur Tête de Cuivre, et ils reprirent ensemble la direction de la route avant de se diriger vers le pont. Après l'avoir traversé, Dag descendit de nouveau de sa monture pour ouvrir une barrière fermée à l'aide d'un noeud de corde. Il laissa passer Faon devant lui, et referma derrière eux. Il ne remonta pas en selle, se dirigeant plutôt vers un abri tout en longueur qui se tenait à une centaine de pas. Faon se laissa glisser de sa jument sans faire tomber les fers, et Dag décrocha les brides des bêtes avant de les jeter sur son épaule. Sitôt libéré, Tête de Cuivre prit la poudre d'escampette; après un instant de doute, Grâce lui emboîta le pas, et baissa bien vite la tête pour se mettre à brouter de l'herbe. De tous les membres de sa famille, c'était de la femme de son frère que Dag avait parlé le plus spontanément, Omba. Elle se nommait Araignée d'Eau mais avait volontairement abandonné son nom par égard pour sa belle-mère. Venaient ensuite par ordre de réticence son grand-père, réduit à quelques souvenirs nostalgiques de son enfance; Dar, évoqué avec un froid respect; son père, avec des paroles marquées par la distance et le regret. Enfin, derrière un mur de silence, sa mère. Chaque conversation que Faon avait essayé d'avoir à son sujet avait été éludée. Lorsqu'il s'était agi d'Omba, dresseuse et spécialiste de chevaux, fabricante de harnais et, semblait-il, maréchal-ferrant, elle n'avait pas rencontré un tel mutisme. Au moment de contourner l'abri et d'avancer sous son appentis en bois, Faon n'eut aucun mal à reconnaître la femme qu'ils cherchaient puisqu'elle jaillit d'une pièce en s'écriant: «Dag! Enfin ! » Elle n'était pas aussi mince que Mari, et bien plus petite, même si elle était malgré tout aussi grande que les frères et le père Prébleu. Faon lui aurait donné à peu près cinquante ans, ce qui signifiait qu'elle devait en avoir environ une quinzaine de plus. Elle était vêtue comme une patrouilleuse, et la jeune fermière en conclut une bonne fois pour toutes que les Marcheurs du Lac réservaient leurs pantalons aux cavaliers. La peau d'Omba, marquée par les saisons et le soleil, était néanmoins plus pâle que celle de Dag, et ses yeux avaient une jolie teinte bleu argentée. Sa chevelure noire émaillée de quelques cheveux blancs courait dans son dos, attachée en une tresse unique et sans ornements. Elle remarqua le bras en écharpe, et planta les mains sur ses hanches avant de déclarer : — Dieux absents, frère, qu'est-il arrivé à ton bras droit ? (Puis, après un moment de silence :) Dieux absents, Dag, qu'est-il arrivé à ton bras gauche? Dag hocha la tête pour la saluer, un sourire de guingois sur les lèvres. — Salut, Omba. Je t'ai rapporté quelque chose. Il fit signe à Faon de s'avancer; la jeune femme lui tendit les fers à cheval. Le visage d'Omba s'illumina, et elle bondit sur ce trésor inattendu. — Les dieux savent que je n'en ai jamais assez ! Elle s'arrêta net à la vue de la cordelette nouée autour du poignet de Faon, et laissa échapper un son de gorge étouffé. Son regard s'attarda sur le visage de cette inconnue, incrédulité et consternation mêlées se lisant dans ses yeux écarquillés. — Tu es une fermière ! Tu es cette fameuse fermière ! Faon se demanda un instant s'il y avait une quelconque signification locale au fait que Dag ait réussi à faire en sorte qu'Omba prenne ce cadeau de ses mains, mais elle n'eut ni le temps ni la possibilité de poser la question. Elle plia les genoux, et se présenta sans prendre le temps de respirer : — Bonjour Omba. Je suis Faon. La femme de Dag. Elle n'irait pas jusqu'à dire «je suis ta nouvelle soeur », car ce serait à Omba d'en décider. Cette dernière se retourna vers Dag, les sourcils haussés d'étonnement. — Et qu'est-ce que cela t'apporte à présent, Dag Aile Rouge Hickory? Hormis un tas de problèmes tout neufs? — Je suis devenu le mari de Faon, tout simplement. Dag Prébleu... Lieu-Encore-Indéterminé, pour le moment. Leur union ferait-elle que Dag ne serait plus le frère d'Omba ? Les moeurs des tentes de Marcheurs du Lac étaient toujours aussi opaques aux yeux de la jeune mariée. — As-tu vu Corbeau Loyal ? — Je reviens du quartier général à l'instant. J'y ai également vu Mari. — Tu lui as parlé d'elle? dit-elle en faisant un signe de tête vers Faon. — Mieux que ça : il l'a vue. — Et qu'est-ce qu'il a fait ? — Il m'a expédié chez les invalides. (Dag agita son éclisse.) Ceci était la partie indéterminée, alors je m'en suis contenté. Omba émit un soupir étonné peu flatteur. Mais pas hostile, estima Faon. En tout cas, elle s'accrochait de toutes ses forces à cette pensée. À l'évidence, Dag n'avait pas suivi son conseil d'affronter les plus inflexibles en premier lieu. Un peu plus tard dans la journée, ce pas hostile pourrait s'avérer plus encourageant que démotivant. — Qu'est-ce que Mari vous a raconté, à tous, hier soir ? reprit le patrouilleur. — Oh, c'était quelque chose. Elle est venue nous demander si on avait eu de tes nouvelles, ce qui nous a tous fait bondir puisque tu étais censé être avec elle. C'est alors qu'elle nous a dit qu'elle t'avait laissé à Forgeverre des semaines auparavant, et tout le monde avait peur que tu te sois encore blessé, mais elle nous a assuré que non. C'est bien ça? Elle fixait l'écharpe du regard. — C'était le cas à ce moment-là. J'ai récolté ça en chemin. Continue. — Elle nous a ensuite raconté cette histoire invraisemblable, selon laquelle une jeune et jolie fermière aurait été impliquée dans la destruction de ton dernier être malfaisant – elle jeta un coup d'oeil curieux à Faon –, ce dont je n'ai pas cru un mot, mais maintenant, hum... Elle nous a dit que tu aurais sauté le pas avec elle, ce dont ta mère a refusé la possibilité avec virulence, tout en aboyant sur Mari pour avoir laissé cela se produire. Je n'ai pas dit un mot à ce sujet, même si j'espérais que tu t'en étais bien sorti. — Merci, dit platement Dag. — Ah. Cela dit, je n'aurais jamais cru... bref. Mari a dit que tu étais parti avec la fermière, soi-disant pour la raccompagner chez elle ou quelque chose de ce genre. Elle craignait que tu aies des problèmes avec sa famille – elle s'imaginait la castration, à vrai dire. Ça a dû être un sacré saut dans le vide pour toi. Je suis partie en catimini lorsque ta mère et Mari ont commencé à se disputer à propos d'histoires vieilles de plus de vingt-cinq ans. Ce que je sais par contre, c'est que Mari a pris Dar à part un peu plus tard, pour discuter en privé près du quai. Il n'a pas voulu me confier quoi que ce soit. Il s'est simplement contenté de me dire que cela concernait le modelage des os, et même ta mère sait à présent qu'il ne lui en dira pas plus. Mari semblait garder l'histoire de l'incident du second couteau du partage à l'abri des oreilles indiscrètes. Elle n'avait pas associé le mot enceinte à la jeune femme au cours de son récit, du moins pas devant la mère de Dag. Faon se sentit subitement plus redevable vis-à-vis d'elle. — Oh, Dag, soupira Omba. C'est la pire des choses que tu aies jamais faites. — Regarde le bon côté des choses. Je ne peux que m'améliorer, maintenant. Tout cela pourrait même avoir un effet rétroactif. Elle acquiesça d'un air perplexe. — Je te l'accorde. (Elle lança les fers à cheval sur un clou planté dans le plus proche poteau et tendit les paumes de ses mains dans un geste de garde.) Je crois que je vais rester en dehors de tout ça, si cela ne te dérange pas. — Si toutefois tu y parviens, lui répondit aimablement Dag. Nous revenons tout juste de la tente. Nous y avons déposé nos affaires, mais il n'y avait personne. Où sont-ils donc tous ? — Dar est parti à la hutte des ossements. Pour travailler ou s'y cacher, je ne saurais dire. Mari était si inquiète pour toi que cela a dû le perturber au point qu'il ne souhaitait pas qu'on s'en aperçoive. La nuit dernière, elle a même dit à ta mère qu'elle était désolée. — Et mère ? — Partie à la corvée de radeau. Rationnement d'implantines. Dag étouffa un rire moqueur. — Ça ne m'étonne pas. — Ils ont essayé de la persuader de rester sur la côte à cause de son mal de dos ; elle a tout nié en bloc et les a accompagnés quand même. Il n'y aura pas de bataille illicite d'épis d'implantines aujourd'hui. Faon était complètement perdue, à ce stade de la conversation. — Un rationnement d'implantines ? Y a-t-il pénurie ? — Non, dit Dag. À cette période de l'année, c'est plutôt le contraire. On en a beaucoup trop. Omba sourit. — Dar garde un très mauvais souvenir de l'époque où sa mère conservait précieusement ses stocks d'implantines au chaud tout au long de l'hiver au Gué de l'Ours. Comme si celui ou celle qui revenait au printemps avec le plus de fruits économisés sur sa réserve personnelle allait se voir remettre une médaille. Le pire, c'est qu'elle vous faisait ensuite manger toutes les vieilles avant de vous en donner des fraîches. Les lèvres de Dag se tordirent de dégoût. — Je m'en souviens encore... — A-t-elle déjà connu la famine ? demanda Faon. J'ai entendu dire que les gens se comportaient curieusement avec la nourriture après cela. — Pas à ma connaissance, dit Omba. Elle me parle, super! D'un autre côté, toutes les personnes désireuses de médire sur leurs belles-familles prenaient à témoin à la première personne qui les écoutait, alors cela ne voulait peut-être pas dire grand-chose. — On manque rarement de nourriture à la fin de l'hiver, reprit Omba. Elle est comme ça, c'est tout. Elle l'a toujours été. Je me souviendrai toujours du premier été où Dar et moi nous tournions autour, quand tu as grandi d'un seul coup, Dag. On a cru que tu allais mourir de faim. La moitié du camp conspirait pour te donner à manger à l'abri du regard maternel. Ce souvenir fit rire le patrouilleur. — Je n'étais pas loin de disputer les restes aux chèvres. Parce qu'on leur donne les restes des implantines, expliqua-t-il à Faon en aparté. Je ne sais toujours pas pourquoi je ne l'ai pas fait. Je n'hésiterais pas, aujourd'hui, si c'était nécessaire. — Les patrouilleurs mangent n'importe quoi, ce n'est un secret pour personne, dit Omba qui fronça pensivement les sourcils en regardant Faon. Cette dernière se demanda si elle devait rougir ou non. — Des batailles d'épis d'implantines ? demanda-t-elle pour évacuer cette pensée. Dag commença l'explication : — Lorsque les implantines sont extraites de la vase au fond du lac, elles portent toutes deux à six petites gousses qui poussent sur les côtés et font la taille de la moitié de ma main. On les enlève pour remettre dans la vase ce qui constituera la récolte de l'année suivante. On les y implante, d'où le nom du fruit. Il y a toujours plus d'épis que nécessaire, de telle sorte que l'excédent est donné aux chèvres et aux cochons. Qui plus est, il y a toujours beaucoup de jeunes qui font les idiots dans l'eau aux alentours des radeaux de récolte, et... les gousses surnuméraires constituent de très bons projectiles, raisonnablement douloureux sans pour autant s'avérer dangereux. Particulièrement efficaces avec une bonne fronde, ajouta-t-il soudainement d'un ton évocateur et enjoué. (Il s'interrompit un instant et s'éclaircit la voix.) Les adultes désapprouvent ce gâchis, bien sûr. — Pas tous, en tout cas, dit Omba. Certains se rappellent leurs frondes. Quelqu'un aurait peut-être dû en donner une à ta mère quand elle était jeune. — À son âge, elle ne va pas changer. — Tu l'as fait changer. Dag haussa les épaules et demanda plutôt : — Comment vont Hirondelle et Noiraud? Le visage d'Omba s'illumina. — Merveilleusement bien. Je pense que ce poulain noir fera un magnifique étalon quand il sera grand. Tu en tireras un bon prix. Ou peut-être souhaites-tu finalement échanger Tête de Serpent contre de la viande de chien, auquel cas tu pourrais le monter toi-même. Je le dresserai pour toi. Vous auriez fière allure en patrouille, tous les deux. — Euh, non merci. Dès que j'en aurai la possibilité, demain ou après-demain, je les sortirai du troupeau. Je récupérerai un bât pour Hirondelle, et Noiraud peut suivre derrière. Envoie-les à Bleu Ouest avec le reste de mes cadeaux de mariage à l'attention de la mère de Faon, mais je crains de les lui présenter un peu tard. — Mais ce sont tes plus beaux chevaux! s'écria Omba, consternée. Dag arbora un léger sourire. — Et pourquoi pas ? Ils m'ont bien donné leur plus belle fille. — Mais je suis leur seule fille, dit Faon. — Cela simplifie le propos, dans ce cas, non ? Omba se saisit de sa tresse afin d'en frotter l'extrémité. — Envoyer de si bonnes bêtes à des fermiers ! Mais que connaissent-ils aux chevaux des Marcheurs du Lac ? Et s'ils forçaient Hirondelle à tirer un soc ? S'ils coupaient Noiraud en tranches ? Et si... Son visage se crispa tandis qu'elle imaginait manifestement quels autres terribles sorts on pourrait réserver aux chevaux dans ce contexte. — Ma famille prend bien soin des chevaux, dit Faon sèchement. De tous les animaux, même. — Ils ne comprendront pas, répondit Omba. — Moi si, déclara Dag. (Il lui fit un signe de tête.) On se voit pour dîner. Qui fait la cuisine ? — Cumbia. Tu ferais peut-être bien de voler une implantine aux chèvres au passage, histoire de vous ravigoter un peu. — Merci pour l'attention, mais je pense qu'on survivra. D'un geste, il signifia à son épouse qu'il était temps de prendre congé. Celle-ci fit une nouvelle petite révérence et sourit en guise d'au revoir. La Marcheuse du Lac se contenta de remuer la tête en agitant la main de façon sarcastique. Mais pas hostile, se rappela Faon. Devant le pont, Dag maintint la barrière ouverte pour laisser passer une jeune fille menant quelques chevaux chargés de paniers débordant d'implantines ; elle le remercia d'un signe. Ces fruits-là avaient effectivement l'air éventrés pour la plupart, ou curieusement formés, ou souffrant d'étranges décolorations. Faon jeta un oeil derrière elle pour la regarder avancer, sifflant et jetant des implantines au sol dans son sillage; les chèvres et les cochons se ruèrent sur le festin. — Les animaux des Marcheurs du Lac mangent aussi des implantines ? — Les chevaux, les vaches et les moutons n'en sont pas capables. Les cochons et les chèvres les engloutissent. Tout comme les chiens. — À propos de chiens, je n'en ai pas vu beaucoup par ici. J'aurais cru que vous en élèveriez plus, pour chasser entre autres. Peut-être même pour traquer les êtres malfaisants. — Nous n'en gardons pas beaucoup. Les chiens nous desservent plus qu'ils nous sont utiles, au cours des patrouilles. Les êtres malfaisants leur mettent tout de suite le grappin dessus, et ces bêtes n'ont aucun moyen de se défendre si nous n'intervenons pas. Autant te dire que, pour mettre un être malfaisant hors d'état de nuire, il n'est pas pratique de devoir protéger les chiens, en particulier s'ils se retournent contre nous. Alors qu'ils arpentaient de nouveau la route de la rive, Faon s'enquit avec curiosité : — Ta mère a-t-elle jamais été un patrouilleur? — Je pense qu'elle y a été formée, dans le temps. On impose à tous les jeunes de petites expéditions dans les camps. Les patrouilleurs sont choisis en fonction de deux paramètres primordiaux : d'un côté, la santé et la puissance physique, et de l'autre, la portée de l'InnéSens. Il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir étendre son InnéSens suffisamment loin pour être utile en patrouille. Une faible portée n'est pas nécessairement perçue comme une faille ; en effet, de nombreux artisans très compétents ne savent pas déployer leur InnéSens au-delà de leurs propres bras. — Est-ce le cas pour Dar? — Non, sa portée est pratiquement équivalente à la mienne. Il est juste plus doué avec des os. Maintenant, ce que ma mère a toujours voulu... Encore une fois, il se montrait évasif. Allait-il enfin lui donner des informations utiles ? Manifestement, non. Faon soupira et l'encouragea à poursuivre : — C'est... ? — Plus d'enfants. Ça n'a tout simplement pas marché pour elle, soit parce que père était trop souvent en patrouille, soit par malchance, ou je ne sais quoi encore. J'aurais dû être une fille. Ce fut mon second tort, après celui d'être né en retard. J'aurais peut-être dû être huit autres enfants. Ou avoir moi-même huit enfants ici au lac Hickory, à la rigueur, au lieu de partir à Luthlia ou je ne sais où. Ma mère s'est vu offrir une seconde chance avec les enfants de Dar et Omba. D'une certaine façon, elle a exigé de s'en occuper, ce qui, d'après mes souvenirs, a immanquablement causé des frictions avec sa belle-fille, jusqu'à ce qu'Omba abandonne et se concentre sur ses chevaux. Elles avaient du moins trouvé un terrain d'entente avant que je rentre de Luthlia sans ma main. Il y a juste un petit reste de... je ne dirais pas ressentiment, mais quelque chose de cet ordre, oui. Les conflits entre belles-mères et belles-filles étaient monnaie courante dans l'univers de Faon; elle n'eut aucun mal à comprendre cette histoire. Elle se demanda si la soif inassouvie de Cumbia d'avoir des filles pourrait lui faire accepter une petite fermière, ramenée d'une patrouille comme un souvenir incongru. Après tout, elle avait bien accepté une belle-fille contre les coutumes de son peuple. Y aurait-il de l'espoir ici ? — Dag, dit-elle subitement, où vais-je vivre ? Il la regarda, les sourcils levés. — Avec moi. — D'accord, mais quand tu seras parti en patrouille... ? Silence. Bien trop long à son goût. — Dag? Il soupira. — Nous verrons bien, Étincelle. Ils étaient presque revenus vers les yourtes quand Dag marqua un temps d'arrêt devant un sentier menant dans les bois. Faon ne sut dire s'il vérifiait quelque chose à l'aide de son InnéSens, mais il lui fit signe de le suivre d'un mouvement du menton, et ils se dirigèrent vers la droite. Les hêtres hauts et droits, des hickorys essentiellement, projetaient une ombre vert pâle dans la clarté du jour, ce qui leur donnait l'impression de progresser dans un territoire sous-marin. La broussaille était rare et basse sur ce terrain plat. Faon contempla le sumac vénéneux et resta bien au milieu du passage manifestement foulé depuis de longues années, flanqué de pierres blanchies dispersées çà et là. Une centaine de pas plus loin, ils découvrirent une clairière. Une petite hutte en occupait le centre, une véritable bâtisse à quatre murs dont les fenêtres, à la surprise de Faon, possédaient des vitres. Même le quartier général des patrouilleurs ne disposait que de parchemins tendus sur des ouvertures. Plus déconcertants encore, les fémurs humains suspendus aux avant-toits de la cabane, seuls ou par deux, oscillant doucement dans l'air qui se glissait dans les feuilles de hickory fines comme du papier au-dessus de leurs têtes. Elle fit son possible pour ne pas s'imaginer des voix fantômes murmurer entre les branches. Dag suivit son regard décontenancé. — Ces os sont en train de guérir. — On ne dirait pas, murmura-t-elle, ce qui eut au moins l'effet de le faire sourire. — Si Dar est occupé, ne lui parle pas avant qu'il nous adresse la parole, la prévint Dag d'une voix basse. En fait, cela est aussi est valable pour les moments où il semble ne rien faire. Faon acquiesça avec vigueur. D'après ce qu'elle avait rassemblé des descriptions imprécises de Dag, elle se figurait Dar comme un authentique nécromancien. Elle se savait suffisamment fine pour ne pas oser l'interrompre au milieu d'un rituel quelconque. Une bogue tombée d'un hickory fit un bruit sourd en heurtant les bardeaux du toit de la hutte, avant de rouler dessus et de finir sa course par terre. Faon sursauta et s'agrippa au bras de Dag. Ce dernier sourit pour la rassurer et l'emmena près du bâtiment. La façade sud (la plus petite) dissimulait un porche abritant une porte grande ouverte, bloquée à l'aide d'une cale. L'homme qu'ils cherchaient était cependant dehors, au fond de la clairière. Il était occupé avec un simple tour à bois, d'apparence si ordinaire et si loin de tout mysticisme que Faon cligna des yeux, incrédule. Dar était plus petit et plus trapu que Dag. C'était un solide quadragénaire, le visage plus carré et la mâchoire plus large que ceux de son frère. Il avait enlevé sa chemise pour travailler; sa peau était cuivrée, tout comme celle de Dag, mais son bronzage était plus uniforme. Sa chevelure noire était tirée en arrière et arrangée en un nœud de deuil à la façon des Marcheurs du Lac, et Faon se demanda pourquoi, puisque sa femme était en parfaite santé. S'il avait des cheveux gris, elle était trop loin pour les voir. L'une de ses jambes actionnait le tour, la corde entourant le bois faisant tourner un serre-joint qui maintenait un morceau de bois vert en place. Il tenait à deux mains un couteau à bout incurvé qu'il plongeait dans le bois, d'où jaillissaient des copeaux jaune pâle jusque sur une pile de rebut située en dessous. Deux bols achevés étaient posés sur une souche d'arbre voisine. Un morceau de bois partiellement travaillé et fendu ainsi qu'un autre bol qui ne semblait présenter aucun défaut aux yeux de Faon reposaient au milieu de la pile de copeaux. L'attention de la jeune femme fut surtout attirée par les mains de Dar : il avait de longs doigts puissants, comme ceux de Dag, rapides et méticuleux. Bizarrement, elle ressentit un étrange sentiment en le regardant travailler avec ses deux mains agissant de pair. L'artisan leva le nez de son oeuvre. Ses yeux étaient d'un bronze marron clair. Il baissa la tête, manifestement décidé à reprendre son travail; après un autre tour, il grommela quelque chose à voix basse et se redressa en jetant un regard mauvais à ses visiteurs, libérant de son serre-joint le morceau de bois qu'il creusait avant de le mettre au rebut. Il lança son couteau vers la souche et se tourna vers Dag. — Désolé de t'interrompre, commença le patrouilleur, indiquant le bol à moitié terminé d'un signe de tête. On m'a dit que tu voulais me voir au plus vite. — C'est exact ! Mais où étais-tu donc passé, Dag ? — J'étais sur la route. J'ai été retardé. Il fit son désormais habituel mouvement d'éclisse, mais, pour une fois, cela ne dérida pas son interlocuteur. Le ton de Dar se fit plus cinglant quand ses yeux se verrouillèrent littéralement sur le bras gauche de son frère. — Quelle stupidité as-tu encore commise ? Ou peut-être as-tu enfin fait quelque chose de bien, pour une fois ? (Il expira en sifflant au moment où son regard se promena sur Faon.) Non. C'est bien trop demander. (Il fronça les sourcils, incrédule à la vue du poignet gauche de la jeune femme.) Comment as-tu fait cela ? — Très bien, répliqua Dag, ce qui lui valut un regard exaspéré. Dar s'approcha d'eux, regardant Faon de haut avec consternation. — La rumeur était donc vraie. Il y avait bien un petit cochon de ferme. — En fait – le ton de la voix de Dag se fit d'une sécheresse absolue – cette demoiselle est mon épouse. Madame Faon Prébleu. Faon, je te présente Dar Aile Rouge. Elle tenta un sourire hésitant. Ses jambes étaient trop faibles pour effectuer sa petite révérence. Dar fit un pas en arrière. — Dieux absents, tu n'es pas sérieux? Dag prit un ton plus lugubre encore. — On ne peut plus sérieux. Ils se fixèrent un moment du regard, et Faon eut l'affolante impression que quelque chose s'était passé ou se passait entre eux. Une fois de plus, elle n'avait pas suivi, même si cela semblait tourner autour du terme plutôt insultant de «petit cochon ». A la façon dont Dag toisait son frère, il devait même être très insultant, ce qu'elle ne comprenait pas très bien, puisque, dans son vécu à elle, des mots comme «poulette», «pouliche», «petit cochon» et bien d'autres noms de jeunes animaux étaient utilisés pour témoigner de l'affection. La différence résidait peut-être dans le ton employé. Dar battit toutefois en retraite, changeant de sujet sans pour autant s'excuser. — Corbeau Loyal va exploser de rage. — Je l'ai déjà vu. Il est toujours en un seul morceau. Tout comme Mari. — Tu ne peux pas me dire qu'il est satisfait de la situation ! — Ce n'est pas ce que je dis. Mais il ne s'est pas montré stupide. Était-ce une mise en garde implicite? Possible, car Dar cessa de protester, même s'il manifesta sa frustration d'un geste de la main. — Omba m'a dit que Mari t'avait parlé seul à seul hier soir, poursuivit Dag. — Oh, et quel raffut ça a fait, encore... Mère te croit toujours mort au fond d'un fossé, ce qui n'a apparemment pas dû être loin de la vérité à un moment donné. Cela dit, je ne pense pas que Mari ait eu la même réaction. — T'a-t-elle dit ce qui était arrivé à mon couteau du partage ? — Oui. Je n'en ai pas cru la moitié. — Laquelle ? — Eh bien, c'est au couteau de trancher, non ? (Dar leva les yeux.) L'as-tu apporté ? — C'est la raison de notre venue. Sur le lieu de travail de Dar, ou au camp du lac Hickory de façon plus générale ? Les deux possibilités semblaient envisageables. — As-tu déjà croisé mère? — C'est notre prochaine étape. — Je suppose, soupira Dar, que je ferais mieux d'examiner l'arme ici, dans ce cas. Avant que le véritable cataclysme commence. — C'est aussi ce que je pensais. Dar leur fit signe de s'avancer vers les marches de la cabane. Faon s'assit auprès de Dag, s'accrochant à lui, en quête de réconfort, l'artisan prenant place sur une large souche à proximité. — Donne-lui le couteau, dit Dag. Constatant l'air troublé de sa femme, il lui déposa un baiser sur les cheveux; le visage de Dar se crispa comme si une odeur de moisi flottait dans l'air. Perplexe, Faon pêcha tout de même le fourreau sous sa chemise. Elle aurait préféré le tendre à Dag afin qu'il le donne lui-même à son frère, mais cela n'était pas possible. À contrecoeur, elle le tendit à Dar, qui s'en saisit avec presque autant de réticence. Ce dernier ne sortit pas tout de suite la lame de son étui, mais la tint sur ses genoux quelques instants. Il inspira profondément, comme s'il se concentrait. L'expression qui marquait son visage le quitta partiellement. Comme il s'agissait de la partie acide et désapprobatrice, Faon ne s'en offusqua pas. Il ne restait sur son visage que la manifestation d'une concentration impassible. L'examen de Dar ressemblait en tous points à ceux des autres Marcheurs du Lac: bercer la lame entre les mains, la porter aux lèvres, mais aussi aux joues et au front, les yeux tour à tour ouverts puis fermés. Il y passa plus de temps que ses prédécesseurs. Il releva enfin la tête, et demanda à Dag d'une voix neutre de lui détailler la séquence exacte des événements tels qu'ils s'étaient déroulés dans le repaire de l'être malfaisant, avec des repères temporels précis quant à chaque mouvement opéré. Il ne demanda rien à Faon. Il resta assis un moment, et la concentration quitta ses traits. Il leva de nouveau la tête. — Alors, qu'est-ce que tu en penses ? dit Dag. Qu'a-t-il bien pu se passer ? — Dag, ne t'attends pas que j'aborde les spécificités de mon art devant une simple fermière. — En effet. Je m'attends que tu en parles – et en détails – devant la mère du donneur. Dar grimaça avant de contre-attaquer, s'adressant subitement à Faon pour la toute première fois : — Intéressant. Et comment es-tu tombée enceinte, hein? Devait-elle confesser la stupide histoire impliquant Radieux-le-stupide ? Elle implora Dag des yeux, et ce dernier secoua légèrement la tête. Elle rassembla son courage et rétorqua froidement : — De la façon habituelle, il me semble. Dar grogna, mais ne s'étendit pas sur le sujet. Il se contenta de protester. — Elle ne comprendra pas. — Si c'est le cas, tu ne trahiras aucun de tes secrets, n'est-ce pas ? Commence par le commencement. Si ça peut te simplifier la tâche, elle sait déjà ce qu'est l'essence. — J'en doute fort, dit Dar amèrement. Dag toucha sa cordelette de mariage de sa main éclissée. — Elle m'a aidé à la fabriquer. Et l'autre également. — Elle n'aurait pas pu... (Dar se tut un instant, le front plissé.) Ah, je comprends. C'est un coup de chance. Mais je reste persuadé qu'elle ne comprendra pas. — Essaie toujours. Elle pourrait te surprendre. (Dag fit un mince sourire.) Il se pourrait que tu sois un meilleur professeur que tu crois. — D'accord, d'accord! (Dar tourna son regard noir vers Faon.) Un couteau... c'est-à-dire, un corps mourant qui... hum. On va tout reprendre depuis le début. L'essence est partout, tu comprends ça ? Faon acquiesça avec vigueur. — Les êtres vivants génèrent de l'essence et en modifient la nature. Ils l'accumulent. Ils la créent en permanence, tout en se développant eux-mêmes. Quand un homme mange, l'essence de sa nourriture ne disparaît pas, elle se fond dans son propre substrat d'être humain pour y être transformée. Quand un homme – ou n'importe quel être vivant – meurt, toute cette essence est libérée. L'essence associée au physique se dissipe lentement au fur et à mesure que le corps se décompose, mais celle associée au psychique, la partie immatérielle la plus complexe, s'évanouit immédiatement. Tu me suis, jusque-là? demanda-t-il abruptement. Faon opina du chef. Les yeux de Dar semblaient montrer combien il était sceptique, mais il continua néanmoins. — Bref. C'est ainsi que la matière vivante parvient à se remettre d'une Désolation : elle reconstruit lentement sa propre essence en commençant par régénérer ses extrémités tout en la libérant en permanence. Voilà comment la Désolation se répand. Elle draine la substance des choses plus vite qu'elles sont en mesure de la fabriquer. Un être malfaisant consomme quant à lui l'essence directement à la source, en l'arrachant à sa victime comme un loup éviscère sa proie. En entendant cette comparaison, le visage de Dag se durcit, mais il ne changea pas d'expression. Faon réalisa que ce n'était rien d'autre qu'une brève marque d'assentiment. Elle frissonna et concentra son attention sur Dar, parce qu'elle savait qu'il n'apprécierait pas d'être interrompu afin que sa curiosité soit satisfaite. — Les couteaux du partage... (Il effleura la courbe de celui de Faon.) La surface intérieure d'un fémur a une affinité naturelle avec le sang, lequel peut-être affermi grâce au pouvoir de persuasion de l'artisan qui modèle l'arme. C'est ce que je fais, en plus de... le pousser à embrasser son destin. Je rencontre le donneur qui consentira à le plonger dans son coeur pour lui céder sa mort, sa SombrEssence, et cette personne mêle son sang au couteau au cours de la conception. Parce que ce sang, vivant, véhicule son essence. — Oh ! s'écria Faon, surprise, avant de fermer la bouche dans un claquement. — Oh quoi? s'enquit Dar, exaspéré. Elle interrogea Dag du regard, mais ce dernier ne comprit pas ce qu'elle voulait. — Dois-je lui dire? commença-t-elle. — Certainement. Elle observa l'artisan de biais ; il avait l'air confus. Même sans sa chemise, il était très intimidant. — Cela serait probablement mieux si tu le lui expliquais. Dag sourit à son frère un brin trop ironiquement. — Faon a réinventé cette technique pour conduire son essence à se fondre dans mon bracelet de mariage. Ça m'a vraiment surpris. En fait, quand j'ai compris ce qui se passait, j'en suis presque tombé de mon banc. Je dirais donc qu'elle comprend cela viscéralement pour l'avoir utilisé de façon intime. — Vous avez utilisé une technique de conception de couteaux sur une cordelette de mariage? dit Dar, visiblement effaré. Dag leva l'épaule gauche. — Et ça a marché. Le seul indice dont elle a eu besoin venait d'une conversation que nous avions eue quelques jours auparavant, lorsque je lui ai dit que le sang retenait l'essence de son propriétaire quelque temps après avoir quitté son corps. — Un coup de chance, marmonna Dar, d'une voix plus ténue encore. Il tendit de nouveau le cou pour examiner la cordelette. — Avec Étincelle, la vie n'est qu'une succession de coups de chance. On dirait qu'ils n'en finissent jamais. Tu expliquais le procédé de fabrication. Continue. Faon réalisa que Dag avait déjà vécu une conception en tant que donneur, même si cela s'était passé avec un artisan de Luthlia et non avec son frère. Dar reprit son souffle et s'exécuta. — À la fin de la conception, il reste un peu de l'essence du donneur dans le couteau, et cette essence est... comment dire, avide. Elle cherche à être réunie avec sa source. Et vice-versa. Ainsi s'ensuit la préparation. Son visage était devenu austère alors qu'il semblait méditer sur ce qu'il venait de dire, et cela pour des raisons qui, selon elle, ne la regardaient pas, pensa-t-elle en le dévisageant. — Lorsque la lame est – il hésita afin de choisir le mot le plus approprié – plongée dans le coeur du donneur et le tue, l'essence du corps commence à se dissiper. À ce point précis de dissolution, l'essence est attirée dans le couteau pour y être retenue. — Pourquoi elle ne se dissipe pas tout simplement ? ne put s'empêcher de demander Faon, en regrettant aussitôt, en son for intérieur, d'avoir interrompu son interlocuteur. — C'est un autre aspect de la fabrication. Si tu y parviens, chapeau. Je ne modèle pas simplement les os, tu sais. (Il eut un sourire acerbe.) Lorsqu'une personne – Dag, par exemple – réussit à mener une lame préparée jusqu'à un être malfaisant et à le poignarder avec, le monstre, qui se nourrit d'essence sans pouvoir s'empêcher de le faire, aspire en lui l'essence évanescente libérée par le bris du couteau. On peut dire que l'essence d'une mort agit comme un poison sur l'essence de l'être malfaisant, comme un éclair abat un arbre ou... il existe de nombreuses façons de le dire, toutes demeurant légèrement fausses. Tout ce que je peux affirmer, c'est que l'essence de l'être malfaisant partage la dissolution de l'essence mortelle de la lame et, puisqu'une telle créature est uniquement constituée d'essence, tous les éléments matériels qui la font tenir en place s'effondrent en même temps qu'elle. Faon effleura les cicatrices sur son cou. — J'ai eu l'occasion de m'en apercevoir. Dar fronça les sourcils, intrigué. — À quelle distance te trouvais-tu réellement ? Faon tendit le bras et loucha. — Pas plus de la moitié de la longueur de mon bras. Et elle n'avait vraiment pas de grands bras. — Dar, dit Dag doucement, au cas où tu n'aurais pas encore compris, je vais me répéter: elle a poignardé l'être malfaisant de Forgeverre avec mon couteau préparé. Et je parle en toute connaissance de cause lorsque je te dis qu'elle s'est trouvée bien plus près de cette chose que toute autre personne saine d'esprit ne voudrait jamais l'être. Dar se racla la gorge, mal à l'aise. Ses yeux étaient rivés sur la lame posée sur ses genoux. L'idée jaillit de la bouche de Faon avant qu'elle puisse l'empêcher d'en sortir : — Pourquoi ne vous contentez-vous pas d'utiliser l'essence des animaux mourants pour éliminer les êtres malfaisants ? Dag eut un bref sourire, mais Dar se renfrogna comme si on l'avait profondément offensé. Il rétorqua avec raideur : — Ils n'en ont pas le pouvoir. Il n'y a que l'essence d'un Marcheur du Lac pour tuer un être malfaisant. — Et si vous utilisiez beaucoup d'animaux? — Non. — Avez-vous essayé, au moins ? Le mépris visible sur les traits de Dar se fit plus profond. — Cela ne marche pas avec les animaux, point. Ni avec les fermiers, du reste. (Ses lèvres se retroussèrent en un vilain rictus.) Je te laisse faire le lien toute seule. Faon serra les dents, car elle commençait à comprendre pourquoi il l'avait appelée petit cochon. Dag adressa à son frère un sinistre regard d'avertissement, avant d'annoncer : — Ce n'est pas simplement une question de potentiel, même si cela en fait partie. Il est aussi question d'affinité. — Affinité ? interrogea la jeune femme, les narines frémissantes. Peu importe. Qu'est-il arrivé à mon – à l'autre couteau de Dag ? demanda-t-elle en désignant l'objet. Dar soupira, comme s'il n'était pas sûr de savoir quoi répondre. — Tu dois comprendre qu'un être malfaisant est un mage. Il émerge de la terre, immobile au départ, avant sa première mue. Il est plus puissant que n'importe lequel d'entre nous ne le sera jamais, et devient encore plus fort après. Bref. Pour commencer, ce monstre s'est emparé de l'essence de ton embryon. Ce souvenir voila l'humeur de Faon. — C'est exact. Mari nous a dit que ce phénomène était une première. Personne n'aurait jamais connu un tel monstre capable de séparer les essences de la mère et de l'enfant. Est-ce important ? Si cette horreur pouvait au moins apporter quelque connaissance utile pour la suite, cela serait réconfortant. Dar haussa les épaules. — S'il y a une différence, elle ne me saute pas aux yeux pour le moment. — Pourquoi les êtres malfaisants chassent-ils les nouveau-nés ? L'artisan tendit la main et la retourna. — Ils partagent l'inverse de ce que les couteaux du partage offrent. Les embryons et, dans une moindre mesure, les jeunes enfants, sont à un moment de leur vie où l'élaboration de leur essence est la plus dense et la plus complexe. Les êtres malfaisants qui muent – pour se construire ou devenir plus forts – paraissent apprécier ce genre de nourriture. — Ne pourraient-ils pas voler cette essence chez les bêtes enceintes ? Dar leva un sourcil. — S'ils voulaient se transformer en animaux plutôt qu'en hommes, peut-être. — Ils le peuvent et le font, coupa Dag. L'être malfaisant de la Corniche du Loup n'a pas pu rassembler assez d'êtres humains, alors il s'est en partie servi de loups. Les patrouilleurs ayant contribué à son anéantissement m'ont avoué que sa forme était plutôt... étrange à la fin. Il avait passé le stade de sa première mue depuis longtemps. Faon fit une moue perturbée. Tout comme Dar, remarqua-t-elle. — Bref, poursuivit ce dernier. Ensuite, tu as plongé le couteau non préparé de Dag dans cette chose. — Dans sa cuisse, acquiesça Faon. Dag m'a dit «n'importe où ». Je ne savais pas. — Puis... tu as laissé la lame en place, c'est ça... ? — Oui. C'est à ce moment que le spectre – l'être malfaisant – m'a soulevée de terre pour la seconde fois, par le cou cette fois. J'ai cru qu'il allait me briser la nuque comme un poulet. Dar jeta un rapide coup d'oeil aux cicatrices de la jeune femme avant de détourner le regard. — C'est là que tu l'as poignardé avec le bon couteau. — Je me suis dit qu'il valait mieux que je fasse vite. La lame s'est brisée. (Faon trembla de tous ses membres en se remémorant la scène, et Dag pressa plus fort son bras gauche contre elle.) Je pensais que je l'avais cassé. Mais le monstre m'a laissé tomber et... a fondu comme neige au soleil, ne laissant derrière lui qu'une odeur nauséabonde. — L'explication est très simple, dit Dar sèchement. Lorsqu'une personne transportant quelque chose qui lui est précieux trébuche et tombe, elle essaie de faire en sorte de protéger son trésor, même si elle doit se blesser pour cela. L'être malfaisant vole une essence riche. Quelques secondes plus tard, avant qu'il ait même eu le temps de l'assimiler ou de la stocker, le monstre est frappé d'une dose de SombrEssence. Dans sa chute, il essaie désespérément d'envoyer cette essence volée dans un endroit sûr : le couteau non préparé. Un être malfaisant a certainement le pouvoir de le faire par la force, et non par la persuasion. Bilan, un monstre en moins, une lame avec une essence qui ne lui était pas destinée coincée en son sein. (Dar humidifia ses lèvres.) D'autres explications plus complexes seraient possibles, mais je n'ai rien entendu dans ton récit qui puisse les justifier. — Hum, fit Dag. Marchera-t-il alors toujours comme un couteau du partage ? — Cette essence à l'intérieur est... étrange. Elle a été attrapée et lui a été liée au point le plus intense de la conception et, en même temps, de la dissolution la plus absolue. Cela ne reste néanmoins qu'une essence de fermier. (Il leva les yeux, le regard acéré.) À moins qu'il y ait quelque chose que l'on ne m'ait pas dit. Un sang-mêlé, par exemple ? Il observa son frère d'un air froidement interrogateur mais pas particulièrement irrespectueux. — C'était un enfant de fermier, dit Faon d'une voix fluette, contemplant le sol. Il était nu à la base des marches, quelques bogues de hickory enfoncées dans la terre. Le bras de Dag la serra silencieusement de nouveau. — Dans ce cas, il n'aura aucune affinité, et sera donc inutile. Un couteau non préparé qui se retrouve contaminé peut parfois être bouilli, purifié puis redédié, mais pas celui-ci. Je vous recommande de le briser afin de libérer cette indigne essence de fermier, de le brûler – ou de le renvoyer à la famille de Kaunéo en leur donnant l'explication de votre choix qui ne vous couvrira pas de honte – et de repartir avec une lame neuve. (Sa voix s'adoucit.) Je suis navré, Dag. Je sais que tu n'as pas porté cette arme pendant vingt longues années pour la voir gâchée de la sorte. Mais tu sais, ce genre de chose arrive de temps à autre. Faon releva la tête pour regarder Dar. — Je vais le récupérer, maintenant, dit-elle d'une voix assurée. Elle tendit la main. Dar jeta un oeil inquisiteur à son frère; ne trouvant aucun soutien, il remit à contrecoeur couteau et étui à la jeune fermière. — De nombreux couteaux ne sont jamais utilisés, dit Dag d'un ton qui se voulait neutre. Je ne vois aucune nécessité de se hâter de détruire celui-là. S'il ne sert à rien intact, il sera encore moins utile une fois en miettes. Dar grimaça. — Pourquoi veux-tu le garder, alors ? Pour l'accrocher au mur ? En souvenir sordide de ta petite aventure ? Dag sourit à Faon, laquelle se demanda à quoi son visage pouvait bien ressembler à présent. Elle le sentait distant. — Il aura au moins eu le mérite de nous réunir. — Raison de plus pour le briser, dit Dar d'une voix sombre. Faon repensa au moment où Dag lui avait proposé la même chose, à la ferme des Montegué. Nous aurions pu nous éviter beaucoup de cynisme de la part de tous. Comment deux suggestions en apparence si semblables pouvaient-elles paraître désormais si opposées ? Confiance et méfiance. Elle espérait pouvoir bientôt parler à Dag en tête à tête afin de lui demander s'il se fiait totalement au jugement de son frère, ou seulement en partie, ou pas, ou s'ils devaient plutôt rendre visite à un autre artisan. Aucune émotion ne transparaissait sur son visage. Elle cacha l'arme sous sa chemise, la dissimulant au regard de tous. Dag se redressa, s'étira et fit rouler ses épaules. — Il est bientôt l'heure de dîner, je crois. Tu veux assister à la scène, Dar, ou tu préfères rester caché ici ? Faon se surprit à souhaiter qu'elle et Dag puissent se dissimuler dans cet endroit. Bon – ses yeux se posèrent sur les os pendus aux avant-toits, dansant dans la fraîche brise du soir –, peut-être pas ici. Mais quelque part. — Oh, je vais venir, dit Dar. (Il se leva pour ramasser son couteau à graver ainsi que les bols achevés avant de les déposer à l'intérieur de la hutte.) Qu'on en finisse avec cette histoire une bonne fois pour toutes. — Tu es optimiste..., déclara Dag, s'écartant du passage pour laisser son frère monter les marches. Faon aperçut brièvement un atelier propre, un établi très ordonné avec des outils de gravure pendus sur des crochets au-dessus, ainsi que le petit foyer de cheminée en pierres des champs encastré dans le mur opposé à la porte. Dar ressortit de la pièce en reboutonnant sa chemise, prêtant à peine attention à la facilité avec laquelle il effectuait ce geste. Il referma le loquet de la porte, et fit le tour de la cabane afin de fermer les volets. La lueur verdoyante des sous-bois s'assombrissait tandis que de vifs nuages noirs venant du nord-ouest investissaient les cieux au-dessus de leurs têtes. Le staccato de bogues tombant des arbres produisait le même son que les articulations douloureuses de Dag les matins de mauvais temps. Faon s'agrippa à son bras gauche lorsqu'ils entreprirent de remonter le sentier. Il avait les muscles tendus. Elle allongea le pas afin de le synchroniser au sien et fut surprise de constater qu'elle n'avait pas beaucoup d'efforts à fournir tant les foulées de Dag étaient plus courtes que d'habitude. Chapitre 4 Au-delà de la clairière aux deux yourtes, le lac couleur d'étain s'assombrissait, et quelques vagues laissaient des traînées d'écume blanche dans leur sillage. Faon les entendait s'abattre sur la rive aux abords de la berge la plus proche, vers un buisson de roseaux qui se courbait en sifflant sous le vent. La dernière embarcation encore visible était de forme allongée, et les deux hommes à son bord pagayaient énergiquement afin de rallier un littoral plus lointain. Au nord, le ciel prenait une couleur ardoise, et d'éblouissants éclairs zébraient l'horizon; le tonnerre tardait toujours un peu à leur succéder. Sous les yeux de Faon, le globe solaire descendant peu à peu sur l'île de la Jument disparut derrière un nuage des plus obscurs, et les dernières lueurs du jour se firent lugubres. Sous l'auvent de la hutte de droite, une silhouette mince, rigide et vêtue d'une jupe se tenait à côté de la pile de sacs et de harnachements des jeunes époux, scrutant attentivement le chemin qu'ils descendaient alors. En tenue de cavalière, Omba restait en retrait dans l'ombre, adossée à un piquet, les bras croisés. — Qu'est-ce que tu vas dire ? murmura Faon à Dag d'une voix pressante. — On va voir. Cela va dépendre d'elle. — De quoi ? — De ce qu'elle va dire. Si les rumeurs nous ont précédés, elle aura largement eu le temps de se remettre de la joie de me savoir vivant, et de se concentrer sur autre chose. Cela va également dépendre de ce qu'Omba lui aura rapporté des commérages des gens à notre sujet. Elle pourrait en être très perturbée. — Tu as laissé notre équipement à la vue de tous – elle aura bien compris que tu es rentré, même sans avoir discuté avec ta belle-soeur. — Tu as raison. Avait-il seulement un plan ? Faon commençait à en douter. La femme en jupe restait droite comme un piquet à leur approche. Ses mains tressaillirent, aussi les planta-t-elle fermement contre ses hanches. Cumbia Aile Rouge portait sa chevelure grise argentée tirée en arrière en un simple chignon de deuil. Sa peau n'avait pas la même teinte cuivrée que celle de Dag – elle était plus sombre et mordorée, les traits usés par le temps – et contrastait avec ses cheveux. Faon lui donnait soixante-dix ans, même si elle se doutait qu'elle devait avoir vingt ans de plus. Ses yeux, limpides comme le thé, se plissèrent sous des sourcils gris et menaçants à la vue de la nouvelle venue. En pleine lumière, ils seraient tout aussi dorés que ceux de Dag, jugea Faon. À peine étaient-ils arrivés devant l'auvent que Cumbia leva le menton et vociféra: — Dag Aile Rouge Hickory, je suis sans voix! — Compte là-dessus, murmura Dar derrière eux. Le patrouilleur cilla à peine face à cette déclaration. Comme l'artisan l'avait prédit, Cumbia continua. — Quoi que vous patrouilleurs puissiez faire lors de vos périples, vous connaissez la règle. On ne rapporte jamais rien chez soi. Tu ne peux pas amener ta catin de fermière sous mon toit. Dag fit la sourde oreille et poussa doucement devant lui une Faon intimidée. — Mère, je vous présente mon épouse, Faon Prébleu. — Bonjour, madame. La jeune femme fit une petite révérence, cherchant désespérément le discours le plus approprié parmi la centaine qu'elle avait répétée dans sa tête. Elle n'y avait pas pensé pendant la tempête. Elle n'avait d'ailleurs pas anticipé la plupart des choses qui lui arrivaient maintenant. Dag la devança. À présent derrière elle, il fit glisser son crochet (tourné vers le bas pour ne pas la blesser) sous le poignet gauche de sa compagne avant de le soulever. — Vous voyez ? Épouse. Il agita ensuite l'épaule gauche afin de dévoiler sa propre cordelette de mariage. — Tu n'as pas pu... (Estomaquée, elle eut toutes les peines du monde à articuler :) Coupe-moi ces choses. — Non, madame, répondit Dag d'un ton curieusement aimable. Il était sur un nuage, pensa Faon. Retourné dans ce lieu où il se réfugiait lorsque les choses se corsaient, lorsque l'action prenait le pas sur la réflexion, et qu'il confiait tout cela à une autre partie de lui-même en mesure de suivre. Ou pas... — Dag, si tu ne brûles pas ces abominations sur-le-champ et que tu ne renvoies pas cette fille d'où elle vient, tu ne remettras jamais les pieds sous ma tente. Cumbia avait-elle également ressassé son discours ? Encouragée par des colporteurs de nouvelles en ébullition ? Un profond malaise semblait l'animer, comme si sa bouche et ses yeux se contredisaient. Dag aurait peut-être pu le sentir à l'aide de son InnéSens, si seulement il ne s'était pas préalablement fermé aussi hermétiquement qu'une bogue de hickory. Il sourit, ou du moins ses lèvres s'ouvrirent de façon insouciante, même si son regard restait fixe, ce qui le fit étrangement ressembler à sa mère pendant quelques secondes. — Très bien, madame. (Il se retourna vers un auditoire abasourdi.) Omba, Dar, ça m'a fait plaisir de vous revoir. Faon, va chercher ta sacoche et ton sac de couchage. Nous enverrons quelqu'un prendre nos selles demain. Omba, si jamais mère décidait de les laisser traîner sous la pluie cette nuit, pourrais-tu te charger de les mettre à l'abri ? La dresseuse, complètement décontenancée, acquiesça néanmoins. Hein ? quoi? — Mais, Dag... Il se pencha, attrapa la sacoche de Faon avec son crochet avant de la lui tendre. Il se saisit ensuite de la sienne et la jeta sur son épaule. Alors qu'elle portait son lourd chargement à sa poitrine, Dag lui encercla la taille d'un bras et la mena vers la clairière. Les premières grosses gouttes de pluie s'écrasèrent sur leurs têtes, battant les feuilles de hickory et la terre dans un « flic flac ». — Mais Dag, personne... elle n'a pas... je n'ai pas... Cumbia retourna sa veste et s'écria: — Dag, tu ne peux pas partir maintenant, la tempête se lève ! — Allez viens, Étincelle. Et le patrouilleur de la pousser doucement devant lui. Quelques grosses gouttes d'eau churent sur le crâne de Faon comme des doigts invisibles, distillant leur froideur à travers son cuir chevelu. — Mais Dag, elle n'a pas... Je n'ai même pas eu le temps de... (Faon se retourna pour faire une autre petite révérence avant de crier pardessus son épaule:) Ravie d'avoir fait votre connaissance, madame! — Où est-ce que tu vas ? fulmina Cumbia, reflétant le fond même des pensées de sa nouvelle belle-fille. Reviens t'abriter, espèce d'idiot! — Ne t'arrête pas, murmura Dag du coin des lèvres. Ne te retourne pas, où il nous faudra tout recommencer. Un grand panier, rempli de formes rondes et sombres, reposait contre une souche d'arbre. Dag déroba l'une d'elles au passage avec son crochet. Il allongea le pas, et Faon dut se presser pour rester à sa hauteur. Une fois sur la route, le patrouilleur hésita un instant. La jeune fermière lui demanda, essoufflée : — Mais où allons-nous? Il jeta un oeil derrière lui. Entre les arbres, la rive la plus lointaine du lac avait disparu sous un épais rideau de pluie grise, que Faon entendait se rapprocher d'eux en crépitant. — Quelques personnes me doivent des faveurs, mais j'attendrai demain pour le leur rappeler. Pour le moment, nous nous contenterons d'un refuge. Suis-moi. Au grand désarroi de sa compagne, il descendit le passage menant à la hutte des ossements. Elle hissa sa sacoche sur son épaule et le suivit au pas de course. Dans une bourrasque glaciale, les gouttes de pluie massives firent place à de petits grêlons qui transpercèrent les feuilles des arbres avant de rebondir sur le sentier et (plus douloureusement) sur elle. Ces morceaux de glace de la taille d'un caillou provoquèrent une avalanche de bogues de hickory bien plus lourde et dévastatrice, alors que les arbres grinçaient sous l'orage, et Faon imaginait déjà des branches énormes leur tomber dessus comme des marteaux géants. Elle et Dag coururent en zigzaguant sous les ombres sinistres afin d'éviter les dégâts. Quand ils parvinrent enfin à l'atelier de Dar, Faon était à bout de souffle, ainsi que Dag, bizarrement. Le long des avant-toits, les os tournoyaient et s'entrechoquaient comme d'effroyables carillons éoliens sous l'effet du vent. Grêle et noix dégringolaient sur les bardeaux, parfois soulevés en arcs de cercle avant de tomber par terre, laquelle se transforma rapidement en gadoue. Ils gravirent les marches en toute hâte et se réfugièrent sous le petit porche. Les cheveux humides collés sur le front et les dents serrées, Dag essaya de libérer l'implantine de son crochet en coinçant la racine circulaire sous son éclisse. Dans la tentative, sa sacoche glissa directement de son épaule sur ses pieds. Il jura. — Allons, fit Faon, visiblement exaspérée. Laisse-moi faire. Elle laissa tomber sa propre besace et s'employa à dégager le fruit de son entrave. Elle le posa par terre, puis se retourna pour ouvrir la porte en soulevant le loquet de son encoche. À l'intérieur de la cabane dont les volets étaient fermés, il faisait sombre, et Faon l'inspecta avec perplexité. Dag se baissa pour défaire ses lacets avec sa prothèse, en vain. — Tu veux bien m'aider, Étincelle ? murmura-t-il. Dar n'aime pas qu'on salisse son plancher. Elle écarta son crochet de la main avant qu'il transforme ses lacets en un véritable sac de noeuds mouillés, puis les dénoua. Elle défit ensuite les siens, et posa leurs deux paires de chaussures près de la porte. Elle s'essuya les mains sur son pantalon de cavalière d'un air dépité, et le suivit à l'intérieur. Il se pencha au-dessus d'un établi; une lumière bienvenue émergea d'une bougie en cire d'abeille fichée dans un bougeoir en argile. Il en alluma une seconde à l'aide de la première, et ce halo, couplé à la faible lumière grise s'infiltrant par les volets et sous la porte, permit enfin à Faon de voir clairement. Cette hutte ne faisait que trois mètres cinquante de long sur environ trois mètres de large. Elle était meublée d'étagères disposées le long des murs, ainsi que deux établis usés, mais bien rangés. Quelques tabourets de hauteurs diverses étaient entreposés sous les bancs. Ils avaient été conçus à partir de rondins, et avaient des pieds et des dossiers taillés dans le bois pour un semblant de confort. Cet endroit sentait le bois mort et le bois vert, les herbes et les solvants, la chaleur mielleuse des bougies, l'huile, le cuir et le vécu. Une odeur indéfinissable planait au-dessus de toutes les autres : Faon n'osait penser à la mort. Dag traîna leurs sacoches à l'intérieur tout en faisant rouler l'implantine du bout du pied. Il ferma la porte, les protégeant ainsi contre les rafales de vent. Sans l'entrechoquement des os et le claquement de la glace et des bogues sur le toit, sans le grincement menaçant des arbres, le ululement de la tempête, la journée interminable et la scène (ou la parodie de scène) épuisante qu'ils venaient tout juste de vivre, ils auraient presque pu trouver l'endroit confortable, si seulement ils n'avaient pas été tous deux de très mauvaise humeur. En vérité, Faon aurait éclaté en sanglots si elle n'avait pas été sur le point d'éclater tout court. — Alors, commença-t-elle d'un ton sec, qu'est-il arrivé à ton talent de Marcheur du Lac ? Et ta persuasion ? Dag soupira et s'étira. — Nous n'avions que deux possibilités, Étincelle. La voie rapide et pénible, ou la voie lente et plus pénible. Personnellement, je préfère que tout se passe au plus vite, comme si on m'arrachait une dent. — Tu ne lui as même pas laissé le temps de s'exprimer! Il lui lança un regard oblique. — Moins nous avions d'horreurs à nous jeter au visage, mieux c'était. — Je n'ai même pas pu m'exprimer ! Je n'ai même pas eu le temps de dire un mot ! Cela n'aurait probablement rien changé, mais j'aurais au moins essayé ! — Je sais comment cela se serait terminé, Étincelle. Ça m'aurait brisé le coeur de te voir toute bouleversée. Je n'aurais pas pu le supporter. Il se retourna afin d'essayer de défaire les ficelles de leurs sacs de couchage à l'aide de son appendice métallique. Après l'avoir observé un moment avec frustration, Faon tendit les mains et tira sur les cordes avant de l'aider à dérouler les couvertures sur le sol. Dag s'installa sur la sienne en poussant un grognement de fatigue. Elle s'assit en tailleur face à lui et le dévisagea d'un air sévère tout en passant les doigts à travers ses boucles humides et hirsutes. — Parfois, quand on donne aux gens le temps de la réflexion, ils se calment et deviennent raisonnables. Cumbia avait déjà franchi une étape importante en appelant Faon « cette fille » au lieu de l'initiale formule « catin fermière», tout ça en l'espace des quelques instants dont elle avait disposé. Ce dernier sobriquet était à peine pire que le « ce type » qui était devenu le nom d'usage de Dag à Bleu Ouest. Qui sait quels progrès ils auraient accompli s'ils étaient restés là-bas un peu plus longtemps ? Le patrouilleur haussa les épaules. — Elle a gagné. Une bonne chose de faite. — Si elle a vraiment gagné, quelle est sa récompense ? s'enquit Faon. Je ne vois pas en quoi l'échange de tout à l'heure a pu bénéficier à quelqu'un. — Si tu y réfléchis une seconde... Je ne suis pas parti, elle m'a mis dehors. Si elle pense tout ce qu'elle m'a dit, elle ne m'adressera plus jamais la parole. Dans le cas contraire, il lui reviendra de me présenter des excuses. — Tu es en train de me dire que tu as gagné cette bataille, en clair. Jolie manoeuvre, Dag ! — J'en ai beaucoup appris dans les jupons de ma mère, dit-il en grimaçant. — Mais que t'arrive-t-il, à la fin? Je t'ai déjà vu de mauvaise humeur, mais jamais à ce point ! Cela ne me plaît pas beaucoup... Il s'allongea et contempla le madrier faîtier taillé dans le bois. Les poutres du toit n'étaient ni équarries ni même corroyées; il s'agissait simplement de maigres troncs d'arbres nus coupés à la bonne longueur et encastrés dans des fentes triangulaires. — Rester au camp ne me plaît pas plus qu'à toi. J'ai l'impression de perdre la tête lorsque je passe du temps avec mes plus proches parents, en particulier avec mère et Dar, un peu moins avec mon père de son vivant, mais quand même. Mari reste une supportable exception. Voilà pourquoi je reviens rarement. En vérité, je ne rentre qu'en cas d'obligation. La sérénité me revient à mesure que je m'éloigne des miens : deux kilomètres suffisent, mais je préfère deux cents. — Hum, fit Faon, méditant ces dernières paroles. Elle ne trouvait pas cette réaction aussi étrange qu'elle aurait pu le penser autrefois. Elle se remémora l'éventail de possibilités nouvelles qui s'était ouvert à elle lorsqu'elle avait atteint Forgeverre, et qui s'était brutalement refermé lors de son retour à Bleu Ouest. Elle s'était juste dit que les gens de l'âge de Dag ne connaissaient plus ce genre de pensées depuis des lustres. Ou peut-être les avaient-ils simplement écartées, le temps passant. De plus en plus loin sur le côté... — Drôle d'exil, conclut-elle enfin. — En effet. Mais il ne riait pas. L'air se rafraîchissait rapidement tandis que l'orage passait en grondant au-dessus de leurs têtes. La petite cheminée en pierre était manifestement plus destinée à réchauffer des ingrédients à l'usage de Dar qu'à garder une température convenable dans la bâtisse, loin d'être minuscule et a priori inoccupée pendant l'hiver. Cela n'empêcha pas Dag d'encourager son épouse à l'aider à faire du feu. — Il faudra que je remplace cela demain matin, marmonna-t-il en désignant la pile ordonnée de bois mort entassée sous le porche près de la porte. Mais, une fois que les flammes prirent – Dag semblait avoir un talent particulier pour allumer des feux –, la lumière dorée, l'odeur du feu de bois et le jaillissement intempestif d'étincelles sur le foyer en ardoise apportèrent à cette pièce un peu de chaleur bienvenue. Cheveux et vêtements commencèrent à sécher, et l'humidité sur la peau de Faon disparut pour de bon. La jeune femme suspendit une petite marmite d'eau de pluie sur un crochet de fer pour le thé, puis disposa le tout au-dessus du feu. Elle remua les braises neuves avec un tison, s'arrangeant pour en entasser un peu sous son récipient. — Alors, dit-elle d'un ton qu'elle espérait ne pas être trop désemparé, où va-t-on demain ? — Je pensais récupérer notre tente aux Entrepôts. Ils avaient déjà leur propre tente? — Et où va-t-on s'installer? — J'ai une ou deux idées. Si elles ne marchent pas, j'en trouverai une troisième. Elle n'en saurait pas plus pour le moment. Le conflit familial était-il terminé ou non ? Elle ne pensait pas que Dag lui mentirait, mais commençait plutôt à soupçonner un décalage entre sa vision d'une issue heureuse, et celle de son compagnon. Si les Marcheurs du Lac n'épousaient pas de fermières – ou du moins ne les ramenaient pas chez eux après avoir scellé leur union –, elle ne s'attendait pas que le sentiment de rejet à son égard reste insignifiant ou disparaisse même facilement. Si personne n'avait accompli cette prouesse avant eux, sa foi en Dag était... sinon déplacée, au moins ramenée plus à un espoir qu'à une certitude. Les difficultés ne l'effrayaient pas, mais depuis quand la difficulté avait-elle laissé place à l'ombre de l'impossibilité? Son estomac gargouilla. Si Dag ne ressentait que la moitié de sa fatigue, pas étonnant qu'ils ne puissent avoir les idées claires. La nourriture les aiderait à tout point de vue. Elle fit rouler la mystérieuse implantine devant le foyer de cheminée et l'examina. Même de près, ce fruit ressemblait toujours à une tête coupée, ce qui était assez troublant. — Qu'est-ce qu'on fait de ça ? Le patrouilleur s'assit en tailleur et sourit – pas un vrai sourire, mais c'était un bon début. — Nous avons l'embarras du choix. L'implantine est ainsi faite. Tu peux la manger crue coupée en tranches, l'éplucher et la couper en morceaux pour la faire cuire seule ou en ragoût, la faire bouillir entière, l'envelopper dans des feuilles et la faire braiser, l'embrocher et la faire rôtir ou, mieux, la donner à manger aux cochons puis manger les bêtes ensuite. Très populaire, et très nourrissant. Certains racontent que l'on peut vivre d'implantines et d'eau fraîche. D'autres disent que ce fruit a un parfum d'éternité. (Il fit un geste vers le couteau qu'elle portait à la ceinture, l'une des armes de Dag qu'il lui avait demandé de porter depuis leur départ de Bleu Ouest.) Goûte une tranche, pour voir. Hésitante, elle coinça le fruit roulant entre ses genoux et entreprit de le couper. L'écorce brune était plutôt dure, mais révélait une fois entamée une chair jaune pâle dense, sans pépins ni noyau ni cœur. Elle en grignota un morceau comme s'il s'agissait d'une tranche de melon. C'était croquant, pas aussi doux qu'une pomme, pas aussi amylacé qu'une pomme de terre crue... — Ça a le goût d'un navet. C'est même meilleur en fait. Hum. Le problème ne paraissait pas provenir de la qualité mais plutôt de la quantité. Ils choisirent de manger le fruit cru coupé en tranches par souci de simplicité, et surtout parce que Faon ne se voyait pas faire cuire quelque chose sur un foyer de cheminée qui avait dû connaître Dieu sait quels rituels de sorcier. Elle empêcha tout de même Dag de grignoter sa part avec son crochet, et lui éplucha son morceau avant de le forcer à utiliser sa fourchette-cuiller. L'implantine s'avéra étonnamment nourrissante. Affamés comme ils l'étaient, ils ne disposaient pourtant que d'une demi-tête, ou racine, ou quoi que ce soit. —Pourquoi les fermiers n'en ont-ils pas? demanda-t-elle. La nourriture se répand. Les fleurs aussi. Comme les animaux. Nous pourrions les faire pousser au fond des mares. Dag fit un geste avec sa tranche, plantée au bout de son ustensile. D'accord, le couvert officiel n'avait pas fait une franche différence, mais cela donnait au moins l'impression d'un vrai repas. — Il faut chatouiller l'essence des gousses pour les voir germer. Si les fermiers les plantaient, les épis s'enfonceraient dans la vase pour y pourrir. C'est une astuce qu'apprennent la plupart des Marcheurs du Lac. Je détestais être de corvée de radeau lorsque j'étais petit, parce que je trouvais cette tâche vraiment ennuyeuse. Je comprends maintenant pourquoi ça ne gênait pas les vieux patrouilleurs d'effectuer cette tâche, et pourquoi ils se moquaient de moi. C'est apaisant, vois-tu. Faon mâcha vaillamment son morceau de fruit tout en s'imaginant un Dag jeune et impatient, assis à moitié nu sur un radeau, la peau cuivrée luisant sous le soleil, ronchonnant tout en caressant les graines l'une après l'autre. Elle ne pouvait pas s'empêcher de sourire. Avec deux mains, sans cicatrices ni blessures de guerre. Le sourire s'évanouit. — Les gens disent que les anciens seigneurs de la ligue du lac ont créé de merveilleuses plantes magiques, ainsi que des animaux, dit Dag d'une voix songeuse. Peu semblent avoir survécu aux ravages du temps et de la guerre. Les implantines poussent dans des conditions particulières. Des fonds vaseux, ni trop profonds, ni trop peu. Elles ne poussent pas dans les grands lacs clairs aux fonds rocailleux qu'on trouve à l'est ou au nord. Cela fait d'elles un produit, euh... régional. Et bien sûr, elles ont besoin de Marcheurs du Lac pour mûrir année après année. Je me demande vraiment à quand remonte la création de ce camp, du coup. Faon s'interrogea quant à la continuité des implantines. Lorsque le monde était tombé en cendres autour d'elles, quelques ancêtres Marcheurs du Lac avaient dû perpétuer la tradition de cette culture. Pour garder espoir ? Par la force de l'habitude ? Par pur entêtement, peut-être ? Elle jeta un oeil sur Dag, jugeant cette dernière option comme étant la plus vraisemblable. Ils brûlèrent l'écorce du fruit, et Faon rangea la moitié restante pour leur petit déjeuner. Dehors, le vert sombre de la tempête avait laissé place au velours bleuté de la nuit, et la pluie s'était à présent réduite à une petite bruine. Dag rapprocha leurs sacs de couchage l'un de l'autre. Le fourreau placé contre sa poitrine se rappela à la mémoire de Faon quand elle rampa pour se rasseoir sur sa couverture, et elle bougea la main pour le toucher. — Tu crois que Dar a dit la vérité au sujet du couteau ? Dag se reposa contre sa sacoche, ses pieds nus et humides face au feu, et fronça les sourcils d'un air songeur. — Je pense que Dar nous a dit la vérité. Du moins, il pensait ce qu'il disait. — Alors... qu'est-ce que ça signifie? Tu crois qu'il nous cache quelque chose ? — Je n'en suis pas sûr. Ce n'est pas ça... Je dirais que ce couteau lui pose un problème dont il souhaite se défaire et non se soucier. — S'il est aussi doué que tu le prétends, j'aurais cru qu'il se montrerait plus curieux à cet égard. Dag haussa les épaules. — Les jeunes Marcheurs du Lac le sont. Saun le Mouton, ou même moi, à son âge... tout leur paraît nouveau et passionnant. Mais, quand on est amené à faire la même chose encore et encore, l'inédit se fait rare. Quant à trouver quelque chose d'excitant ou quelque chose que l'on aurait préféré ne pas voir... Tu dois comprendre que Dar a passé les trente dernières années à concevoir sans relâche des armes pour sa famille, et ses meilleurs amis, afin qu'ils aillent tuer avec. Quelle que soit la raison qui lui permet de continuer à exercer son art, je ne m'autoriserais jamais à l'en détourner. — Peut-être devrions-nous alors consulter un artisan plus jeune. Faon malmena sa sacoche, essayant d'en faire un oreiller plus confortable, puis s'allongea à côté de Dag. Mais que voulait-il dire en déclarant que l'essence devait avoir une certaine affinité avec le couteau ? Tu t'es toi-même servi de ce mot deux ou trois fois, comme s'il était vraiment spécial. — Ah. Hum. (Dag se frotta le nez avec son crochet. La lueur orangée du feu dessinait les contours de ses traits enveloppés de lumière, tandis que le reste de son corps s'évanouissait dans la pénombre. Les murs de la hutte semblaient reculer dans une obscurité insondable.) Eh bien, c'est très simple. L'essence d'un être malfaisant absorbe volontiers la SombrEssence d'un Marcheur du Lac, tout comme l'essence d'un os se nourrit de celle du sang. Faon avait l'air songeur. — Si je comprends bien, les os absorbent l'essence du sang parce qu'ils ont un jour été réunis, c'est bien ça? — Tout à fait. — Et donc... (D'un seul coup, elle n'était plus sûre de vouloir connaître la suite.) Donc... ? — C'est la légende qui veut ça – la légende est telle qu'ils la racontent, mais on ne l'ébruite pas trop, tu vois ? Elle hocha prudemment la tête. — De nos jours, personne n'est sûr de rien. Les détenteurs de ce savoir l'ont payé de leur vie il y a un ou deux millénaires de ça. Les chroniques et le temps furent incidemment perdus – combien de siècles se sont ainsi dérobés à notre connaissance, deux, cinq, dix ? Combien de générations ont disparu dans les ténèbres ? — Les implantines continuent à pousser, au moins. Les lèvres de Dag esquissèrent un bref sourire. — C'est déjà ça. — Quelle est donc cette chose connue ou inconnue ? — Eh bien... il y a toujours de nombreuses versions de l'histoire de l'émergence des êtres malfaisants dans notre monde. Nous savons qu'ils n'ont pas toujours existé. — Tu en as vu quoi, vingt-sept? De très près? Je me fiche de savoir ce que les gens disent. Qu'est-ce que toi, tu crois ? Il soupira. — Je crois ce qu'ils disent, dans les grandes lignes. Ils disent que les anciens seigneurs de la ligue du Lac pratiquaient une magie puissante en groupes importants. Ces sorciers associaient leurs pouvoirs sous l'égide du grand roi. Un roi – le dernier roi connu, plus majestueux et plus rusé que tous ses prédécesseurs –, à l'apogée de la plus grande lignée de mages qui ait jamais été réunie, parvint à atteindre... quelque chose, au-delà des limites du monde. Certains parlent d'immortalité. D'autres, de pouvoir. La légende, elle, parle essentiellement de rois mal intentionnés en regard des terribles conséquences qui s'ensuivirent – nul doute que le châtiment est l'issue logique du crime. Ces fables dénoncent la fierté, l'égoïsme et tout autre vice particulièrement honni. Je ne suis plus très sûr. Le grand roi a peut-être essayé de mettre la main sur un bien imaginaire à partager, et tout cela s'est très mal terminé. — Tu sais déjà que les anciens seigneurs se servaient de leurs pouvoirs magiques pour altérer la nature des plantes, des animaux, et la leur. Sans oublier celle de leurs enfants. (Il tapota sa tempe de l'arrière de son crochet, et Faon comprit que, pour Dag, la couleur de ses yeux n'était pas un hasard mais bien le vestige de ces efforts.) Une espérance de vie plus longue, un meilleur InnéSens, et surtout la capacité de changer le monde à travers l'essence. (Il regarda brièvement son bras gauche tendu, visiblement mal à l'aise, et il fut clair pour Faon qu'il songeait à sa main fantôme. Il le baissa.) Nous, les Marcheurs du Lac, pensons être les descendants de seigneurs de régions de moindre importance – dans ce cas, je me demande à quoi les grands seigneurs pouvaient bien ressembler, et surtout de quoi ils étaient capables. — Bref. En tentant de devenir plus puissants, les grands seigneurs ont ramené quelque chose de leur voyage hors du monde. Un dieu, un démon, qu'importe. S'ils ont enlevé un dieu, pas étonnant que les dieux nous évitent. Le roi a ensuite fusionné avec cette chose, ou peut-être l'inverse. Il est devenu une créature aux caractéristiques nouvelles. Un être grand, difforme, puissant, fou et avide d'essence au lieu de... ce qu'ils avaient initialement prévu. —Attends une seconde... es-tu en train de me dire que votre propre roi est devenu le premier être malfaisant ? dit Faon en se redressant sur un coude pour le dévisager, ébahie. Dag dodelina de la tête, sceptique. — Il est devenu quelque chose. Certains seigneurs sont tombés sous sa coupe – c'est ce que dit la légende – et d'autres lui ont résisté. Une guerre matérielle et magique s'est ensuivie et a desséché les lacs, ne laissant intacts que le lac Mort et les Plaines de l'Ouest. On ignore si les ennemis du roi malfaisant ont réussi à le vaincre ou s'il y eut un nouvel accident, mais tous sont morts en le découvrant. À cette époque, quelqu'un avait bien dû trouver le moyen de partager la SombrEssence. Tout ce que je peux dire, c'est que le spectacle a dû être grandiose. Nos propres êtres malfaisants sont nés de la transformation dévastatrice d'essence lorsque le roi malfaisant a enfin été vaincu et disloqué en dix mille – ou je ne sais combien – éclats, graines ou oeufs. Quoi qu'il en soit, nous pensons que les êtres malfaisants émergeant de la terre ont un but commun : ils essaient tous, maladroitement, de redevenir rois. D'où – pour en revenir à ta question initiale – l'affinité. Les êtres malfaisants se nourrissent de la SombrEssence des Marcheurs du Lac simplement parce qu'ils ont un jour été tout ou partie de nous, et qu'ils le sont probablement encore. Le long des avant-toits, les os cliquetaient sous une légère brise nocturne. Faon s'aperçut qu'elle s'était progressivement enfouie sous les couvertures, qui étaient remontées, au cours du récit, de ses pieds jusqu'à la taille, puis aux yeux. Cette histoire était bien pire que toutes celles que ses frères lui avaient jamais racontées pour la tourmenter. — Es-tu en train de me dire que ces êtres malfaisants font partie de ta lignée? Il s'allongea et, à la plus grande exaspération de Faon, se mit à rire. — Ah, la famille... Dieux absents. (Il s'arrêta de glousser avant qu'elle ait l'audace de lui signifier sa désapprobation d'un coup de coude.) Ce sont, au pire, des ancêtres éloignés, Étincelle. Mais je te conseille de ne pas ébruiter cette croyance. Certaines personnes pourraient s'en sentir offensées. Mais qu'est-ce que j'ai bien pu épouser? Ces révélations la déconcertaient complètement. Elle repensa aux yeux impitoyables et tourmentés de l'être malfaisant de Forgeverre. Ils auraient pu avoir la transparence du thé, en plus d'une iridescence à présent familière. Il évacua les derniers signes de son humour noir dans un soupir. — S'ils ne sont pas de notre lignée, ils n'en demeurent pas moins notre héritage. Notre legs à tous. Je ne suis pas sûr de savoir en quoi consiste ma part. (Il toucha son coeur du bout de son crochet.) Au moins un, je pense. Faon tressaillit à la vision de ce funeste destin. — Et vous êtes tous si fiers, à nous passer devant et nous prendre de haut comme des seigneurs. Chez eux, les Marcheurs du Lac vivaient pourtant dans un état de misère plus prononcé que celui de la plupart des fermiers, à moins que le camp du Gué de l'Ours soit plus élaboré que celui-ci. Mais elle commençait à croire que non. Cet endroit manquait tristement de noblesse. Sordide et sens dessus dessous étaient deux qualificatifs bien plus appropriés pour le décrire. Dag haussa les épaules. — Nous devons bien nous prodiguer quelques flatteries pour continuer à avancer. Jour après jour, année après année, décennie après décennie. Sinon quoi ? Devrions-nous pour autant nous allonger et nous laisser mourir à cause du désespoir abyssal de notre passé ? Elle s'étendit et suivit son regard qui s'attardait sur les chevrons rudimentaires. — Y aura-t-il une fin à tout cela? — Peut-être. Si nous continuons à espérer. Nous pensons que le nombre d'êtres malfaisants restants est limité. Ils ne surgissent ni de l'eau, ni de la glace, ni de la cime des arbres, ni des endroits dévastés par d'autres êtres malfaisants. Les cartes que nous avons établies à partir de leurs repaires montrent qu'ils sont plus nombreux vers le lac Mort, mais plus éparpillés au fur et à mesure que l'on s'en éloigne. Et, nous avons beau dire qu'ils sont immortels, tous ceux qui ont éclos ont été exterminés. Peut-être ne vivront-ils pas indéfiniment, mais ce qu'ils ravagent à l'occasion suffit pour nous motiver à continuer la lutte. Peut-être cesseront-ils simplement d'apparaître un jour parce que leur temps sera échu, mais il serait imprudent de se reposer sur cet espoir. Cela rendrait les hommes impatients, et cette guerre n'a pas besoin d'impatience. Enfin, si toute chose connaît une fin, cela concerne aussi le désespoir. Cela n'arrivera pas au cours de mon existence, mais un jour. (Il battit des paupières dans la pénombre.) Je ne crois pas en grand-chose, mais je crois en cette idée. Que le désespoir prendrait fin ? Ou que cela n'arriverait pas de son vivant ? Les deux, probablement. Il se redressa et s'étira en grimaçant, puis, après avoir en vain tenté de défaire les boucles de son harnais à l'aide de sa main éclissée, il tendit le bras vers Faon afin qu'elle lui enlève le cuir gênant pour la nuit. Elle en défit les liens et le posa sur le côté comme à son habitude, décida qu'il était inutile de se dévêtir et, après une brève hésitation, se pelotonna dans son creux préféré, sous le bras gauche de Dag, là où elle pouvait écouter les battements de son coeur. Elle remonta les couvertures sur eux. Le patrouilleur n'essaya pas, par les mots ou les gestes, de la convaincre de faire l'amour ici ce soir, et fut soulagé de constater qu'elle ne le souhaitait pas plus que lui. Le feu laissa place aux braises avant que le premier d'entre eux s'endorme. Chapitre 5 Dag quitta la tente à l'aube en ruminant, laissant à Faon le soin de ranger leurs affaires. Elle eut le temps d'empiler soigneusement leurs sacoches ainsi que leurs sacs de couchage sous le porche, balaya la hutte de fond en comble et recueillit même les cendres de la cheminée avant de les éparpiller dans les bois encore humides, sans pour autant le voir revenir entre-temps. L'orage de la veille avait fait tomber beaucoup de branches, et Faon en ramassa pour remplacer le bois de la réserve de Dar dont ils s'étaient servis la nuit précédente, voire même un peu plus. Elle s'assit finalement sur les marches du porche, la main sous le menton, en attendant son époux. La volée de dindes sauvages – peut-être une autre que la veille, puisque les animaux semblaient bien plus nombreux ce matin, un peu plus de quarante – traversa la clairière, échangeant avec Faon des regards lugubres. Une silhouette se profila sur le sentier, et les bêtes se dispersèrent en toute hâte. Faon se redressa avec impatience pour se rasseoir aussitôt, déçue. C'était Dar. Il lui jeta un regard noir et désapprobateur, mais pas surpris. Son InnéSens l'avait probablement averti de l'endroit où elle et Dag s'étaient réfugiés la nuit précédente. — Bonjour, avança-t-elle prudemment. Elle ne reçut qu'un grognement et un hochement de tête réticent en retour. — Où est mon frère ? demanda-t-il. — Il est parti. (Elle ajouta d'un ton las :) Il m'a dit de l'attendre ici. Nouveau grognement. Dar examina son tour à bois, trempé à la suite de la tempête mais intact, et fit le tour de sa cabane pour en ouvrir les volets. Il monta les marches, dévisagea Faon avec mépris, et ôta ses chaussures boueuses avant d'entrer. Il ressortit quelques minutes plus tard, un semblant de frustration sur le visage, car il n'avait pas trouvé de quoi se plaindre à l'intérieur. — J'espère que vous ne vous êtes pas accouplés là-dedans ? demanda-t-il brusquement. Faon leva les yeux vers lui, offensée. — Non. Mais je ne vois pas en quoi cela vous regarde. — Si c'était le cas, il me faudrait purifier le sol. (Il jeta un oeil à la pile de bois.) Lequel d'entre vous a ramassé ces branches ? — Moi, bien sûr. Il avait l'air de chercher une raison pour rejeter l'offrande, mais n'arrivait pas à en trouver une valable. Heureusement, Dag fit son apparition à cet instant en haut du chemin. Il avait l'air presque enjoué; sa promenade lui aurait-elle apporté de bonnes nouvelles ? — Ah. Il s'arrêta à la vue de son frère; ils échangèrent des signes de tête laconiques. Dar patienta un moment en silence, comme s'il attendait que Dag prenne la parole. Quand il se rendit compte que ce dernier resterait muet, il commença: — Ta retraite d'hier était rusée. Tu n'as pas eu à supporter les jérémiades. — Tu aurais pu aller faire une balade. — Sous la pluie ? Bref, j'ai bien compris ton petit stratagème... patrouilleur. Dag baissa les paupières. — Si tu le dis. (Il fit un geste à Faon avant de jeter leurs sacoches sur son épaule.) Allez viens, Étincelle. Bonne journée, Dar. Avant même qu'elle s'en aperçoive, Faon trottinait déjà derrière lui, et elle se retourna dans sa course pour saluer Dar d'un signe de tête. Estomaqué, ce dernier referma la bouche d'un coup sec. Il n'avait manifestement pas fini d'exprimer le fond de sa pensée. — Ça a été? demanda Dag sitôt qu'ils furent hors de portée de voix. Il ne t'a pas embêtée, au moins ? — Non. Il m'a juste posé une question très impolie. — Laquelle ? Faon rougit. — Il m'a demandé si nous avions fait l'amour dans sa hutte. — Ah. En fait, il a une raison légitime de vouloir savoir ce genre de chose, mais il aurait dû m'en parler, s'il ne me faisait pas confiance. — Je n'ai eu ni le temps ni le courage de lui demander si le sommeil avait aidé ta mère à s'adoucir un peu. Cela ne t'intéresse donc pas ? — Si c'était le cas, dit Dag d'une voix distante, je suis persuadé que Dar a réussi à la remettre en colère. Tout en regardant ses pieds fouler le chemin boueux jonché de feuilles et de brindilles, Faon s'enquit d'un ton plus timide : — Est-ce que cela – le fait de me prendre pour épouse – a changé quoi que ce soit entre toi et ton frère ? — Non. — Parce qu'il a l'air plutôt remonté contre toi. Contre nous, même. — Il est toujours remonté contre moi pour quelque chose. J'ai l'habitude. Ne t'en fais pas, Étincelle. Ils se retrouvèrent finalement sur la route et prirent à droite. Dag leva à peine les yeux en passant devant la clairière familiale et ne fit aucun geste indiquant sa volonté de s'y rendre. Cette route bordait la rive tout autour de l'île et tournait en direction du sud, serpentant dans les bois et passant au milieu d'autres groupes de cabanes disposées le long de la berge. Les arbres dégoulinants scintillaient sous la lumière du jour, et le soleil, à présent bien haut dans le ciel au-dessus de la côte la plus éloignée du lac, dardait ses rayons dorés entre les hêtres à travers l'air frais et humide qui sentait à la fois la mousse et la pluie. Pas plus de cinq cents mètres plus loin, Dag tourna à gauche vers une clairière abritant trois yourtes, ainsi qu'un appontement très similaire à ceux qu'ils avaient déjà vus. Il avait été construit un peu à l'écart de ses voisins, au sud d'un petit bosquet de grands noyers noirs et au nord d'un verger, et Faon remarqua que les arbres plus petits cachaient quelques ruches. Un homme d'un certain âge était assis sur une souche devant l'une des habitations, uniquement vêtu d'un pantalon coupé au niveau des genoux (maintenu en place à l'aide d'une ceinture de corde) et de sandales en cuir. Sa chevelure grise était coiffée en chignon à la base de sa nuque. Il était occupé à tailler une espèce de rame ou de pagaie avec force gestes, mais s'arrêta néanmoins pour agiter son couteau en guise de bienvenue. Dag laissa choir leurs sacoches sur une autre souche d'arbre et mena Faon devant ce nouveau visage. Vu l'état de ses pieds, il devait s'agir d'un vieux patrouilleur, soupçonna-t-elle. Il avait manifestement été robuste un jour, même si l'âge le rendait un peu frêle à présent, à l'exception – pour un Marcheur du Lac, en tout cas – de sa bedaine. La jeune fermière et lui se dévisagèrent avec une curiosité égale. — Faon, je te présente Cattagus Aile Rouge, l'époux de Mari. Ce qui fait de lui son oncle, donc. Leur mariage n'avait donc pas fait de Dag un paria aux yeux de tous les membres de sa famille. Faon fit une petite révérence et sourit avec enthousiasme tout en cherchant furtivement Mari du regard. Cela serait merveilleux de rencontrer un visage familier. Elle ne vit personne d'autre, mais entendit des cris joyeux provenir du bord de l'eau en contrebas. Cattagus pencha brièvement la tête pour la saluer. — Alors voici la raison de tout ce raffut. Aussi mignonne qu'un chaton, je te l'accorde. Sa voix était rauque, accentuée par un sifflement aigu. Il inspecta la jeune femme de haut en bas, un petit sourire sur les lèvres, secoua la tête d'un air sarcastique, inspira de nouveau, puis déclara : — Dieux absents, mon garçon. Jamais je ne me serais fait la belle avec un petit lot pareil, même avec trente ans de moins. Dag renâcla, visiblement plus amusé qu'offensé. — Bien sûr que non. Tante Mari t'aurait arraché la peau pour en faire un rabat de tente. Cattagus ricana puis toussa. — Sans aucun doute. (Il fit un geste avec son couteau pour désigner quelque chose sur le côté.) Les filles des Entrepôts ont livré votre tente. — Déjà ? Elles n'ont pas traîné. Faon suivit leurs regards vers une carriole arrêtée le long d'une hutte, et chargée à ras bord de ce qui semblait être de vieilles peaux, avec, en plus, un amas de longs piquets dépassant à l'arrière. — Elles m'ont dit qu'il faudrait rapporter la charrette dès qu'elle serait vide. — Ça sera fait. Où Mari et Sarri ont-elles prévu que je m'installe ? Cattagus fit un geste en direction de la rive. — Tu ferais mieux de le leur demander toi-même. Faon suivit Dag qui scrutait la rive en contrebas. À la gauche du quai, auquel deux frêles esquifs étaient arrimés, se trouvait immergée une sorte de charpente de bateau en bois d'environ trois mètres sur deux. Une femme uniquement vêtue de longs cheveux noirs lui descendant jusqu'aux hanches ainsi qu'une petite fille aux cheveux tout aussi sombres y sautaient vigoureusement à pieds joints. Nu également, Razi les imitait et battait des mains pour encourager la fillette, qui ne devait pas avoir plus de quatre ans : « Saute, Tesy, saute ! » Elle piaillait de joie à bondir comme une grenouille, et éclaboussait la femme qui se pencha vers elle en riant. Le berceau de bois servait manifestement à isoler les fibres d'une sorte de plante à grande tige, et la petite famille était occupée à en piétiner les feuilles lestées de pourriture pour les nettoyer. De l'eau jusqu'à la taille, Utau tenait les petits poings serrés d'un garçonnet d'environ deux ans dont les petites jambes grassouillettes étaient affairées à batailler contre une fontaine d'écume un peu plus loin. Vêtue d'une simple robe droite sans manches descendant jusqu'aux mollets et d'une paire de sandales similaire à celle de son compagnon, Mari assistait à la scène depuis le quai, mains sur les hanches et sourire aux lèvres. Elle semblait être en train de charger ou de vider l'une des embarcations de quelques dizaines de rouleaux de corde, lesquels ressemblaient aux filets que Faon avait vus la veille, posés sur les paniers chargés d'implantines. Dag appela de là-haut : — Hé, Mari! Nous sommes de retour. La jeune femme en déduisit que Dag leur avait rendu visite au matin et qu'ils avaient arrangé les détails de l'opération. Elle se demanda si cela avait été sa première option ou sa troisième, et comment il avait réussi à les convaincre. Son pouvoir de persuasion ne l'avait pas complètement déserté, semblait-il. Mari fit un salut de la main. — J'arrive tout de suite ! Des pierres plates étaient disposées comme un escalier le long de la berge, raide jusqu'au quai. Après quelques instants, Faon, pantoise, vit la famille entière de Marcheurs du Lac nue et trempée sortir de l'eau et venir à leur rencontre. Ils n'avaient pas l'air de se soucier de leur état. Faon – dont les barbotages se limitaient à une balade jupe retroussée dans le cours du fleuve Grâce – trouva cette attitude sensée, puisque ces gens étaient amenés à entrer et sortir de l'eau une dizaine de fois par jour, pour diverses raisons. Elle éprouva néanmoins du soulagement à les voir défiler devant elle sans s'arrêter, la saluant tout de même brièvement au passage. Quelques minutes plus tard, ils émergèrent de la cabane située au nord de la clairière, habillés cette fois, bien que de façon rudimentaire : les hommes en pantalon coupé comme celui de Cattagus, Sarri et sa fille avec le même style de robes que celle que portait Mari. Toujours nu comme un ver, le petit garçon échappa à leur vigilance pour filer droit vers la berge; Utau le cueillit au passage et le détourna de son objectif par des chatouilles. Mari remonta les marches et s'arrêta devant Dag. — Bonjour, Faon. Son visage reflétait une certaine ironie mais ne manquait pas de sympathie. — Dag, Sarri pensait que vous pourriez vous installer sous ce pommier là-bas. Le sol y remonte un peu, même si ça ne se voit pas. Ce sera l'emplacement le plus au sec. Le garçonnet escaladait maintenant les épaules d'Utau et essayait de dénouer son chignon à l'aide de ses petites mains, tandis que la femme aux cheveux longs et le patrouilleur s'approchaient. Faon estima qu'elle devait avoir une trentaine d'années ; elle ajouta les quinze années réglementaires pour obtenir son âge exact. — Bonjour Faon, la salua Utau, sans surprise. On avait dû lui raconter toute l'histoire entre-temps. — Je te présente notre femme, Sarri Loutre. Un signe de tête à Razi (qui revenait vers eux après avoir inspecté le contenu de la charrette) suffit à confirmer son rôle dans le notre. Faon avait l'intuition de se trouver sur le territoire de Sarri, et peut-être celui de Mari ; elle fit sa révérence habituelle, et s'adressa aux deux femmes : — Merci de nous permettre de nous installer ici. Sarri croisa les bras et acquiesça brièvement, ses yeux curieux illuminant son visage accueillant. — Dag... eh bien... c'est Dag, répondit-elle, comme si cela expliquait tout. Dag, Razi, Utau et Mari, suivie par Cattagus, lequel faisait quelques commentaires de sa voix rauque, concentrèrent ensuite leur attention sur la supposée tente. Les hommes guidèrent la carriole jusqu'au verger avant d'en décharger rapidement le contenu. L'étonnant fouillis de piquets et de cordes se transforma en un clin d'oeil en une armature carrée. Des peaux furent fixées à son sommet voûté, puis déroulées pour former des murs, le tout proprement planté dans la terre. Un porche miniature (un nouvel amas de peaux dressées sur d'autres pieux) formait un auvent à l'avant de la structure, disposé face au lac de façon que le soleil levant n'y entre pas directement. La porte d'entrée fut finalement roulée et attachée sous le faîtage, de telle sorte que la petite pièce reste aérée tout comme les habitations plus solides. — Voilà! annonça Dag d'un air satisfait, reculant pour mieux apprécier le résultat. La tente Prébleu! Faon l'aurait plus justement baptisée niche Prébleu : les autres huttes paraissaient spacieuses en comparaison. Elle s'approcha de sa nouvelle maison et en explora l'intérieur, dubitative. Ne t'inquiète pas, je ne suis qu'une solution temporaire, semblait lui dire la tente. D'accord, mais temporaire en attendant quoi ? Dag la suivit et baissa les yeux, un peu moins enthousiaste. — Tu sais, de nombreux jeunes couples se contentent de ça pour commencer. D'accord, mais tu n'es pas jeune, toi. — Hum, fit Faon, avant de hocher la tête, montrant ainsi un peu de bonne volonté. La hutte était tout juste assez grande pour accueillir deux sacs de couchage et quelques objets. Pas de risque de voir des branches dévastatrices du petit pommier leur tomber dessus, au moins. — Ne range rien pour le moment, laisse le sol s'assécher encore un peu, fit Dag. Nous trouverons des roseaux pour fabriquer un lit, des pierres pour un âtre. Nous pourrions également faire quelque chose pour le plancher. Il retourna dans la clairière et ramassa deux rondins, plantant le plus petit au bout de son crochet tout en roulant le plus gros sous son pied; ils les déposa sous l'auvent afin qu'ils puissent s'asseoir dessus. — Voilà. Tout excitée par cette grande nouveauté, la petite Tesy s'engouffra sous la tente et se mit à danser et faire le pitre en chantant à tue-tête. L'habitation était vraiment plus adaptée à la taille des poupées qu'à celle de Dag, même si la pente du toit lui permettait presque de se tenir debout. Sarri s'apprêtait à ordonner à sa fille de sortir mais Faon l'interrompit. — Non, laissez-la faire. C'est une danse de bénédiction, j'imagine, mots qui lui valurent un regard reconnaissant et soudainement avisé de la part de son hôtesse. — Si tu me permets d'emprunter tes hommes une fois encore, dit Dag à Sarri, je pensais aller chercher mes affaires avec eux avant de rendre la charrette. — Pas de problème. — Mari (il sembla tester du regard la bonne volonté de sa parente et de sa chef de patrouille), tu pourrais peut-être faire visiter le coin à Faon, quand nous serons partis ? Cela impliquait, entre autres choses, que Faon n'était pas conviée à l'expédition. Mais Mari accepta cette mission bien volontiers. La jeune fermière serait au moins acceptée par cette partie de la famille. Ne serait-ce que temporairement, comme la tente. Les trois hommes s'en allèrent avec la carriole, pas entièrement vide de contenu, puisque les deux enfants avaient pris place pour la promenade ; à vrai dire, seule Tesy avait réussi à se hisser à bord, et son petit frère avait pleurniché jusqu'à ce que Razi le fasse monter également. — Nous sommes plus nombreux d'habitude, dit Mari à Faon, qui inspectait les environs. Mais, dès que je suis rentrée de patrouille et que j'ai pu m'occuper seule de Cattagus, ma fille est partie en famille rendre visite à ses beaux-parents sur l'île du Héron, qui se trouve de l'autre côté du lac. Ils construisent un nouveau bateau pour elle là-bas. D'un geste de la main, elle désigna la troisième hutte comme étant celle de sa fille. Cette dernière avait-elle hérité du nom de sa mère ? De quoi d'autre pouvaient hériter les Marcheurs du Lac, s'ils n'héritaient pas de la terre ? Mis à part leur quota d'êtres malfaisants ? Ce site était-il partagé comme les tentes et les chevaux d'un autre camp ? Mari, suivie à la trace par Sarri, silencieuse mais tout de même très curieuse, retourna sur ses pas et montra à Faon où se trouvaient les latrines, cachées au milieu des arbres. Ce n'était pas un abri mais une tranchée recouverte d'une peau, ce qui donnait au tout un aspect rudimentaire. L'eau était tirée du lac, et des bouilloires étaient en permanence disposées sur des plans de cuisson afin de bouillir le liquide destiné à être bu. Dans la tente de Mari, Faon constata que la cheminée était équipée d'un véritable four, qu'elle contempla avec envie. Les Marcheuses du Lac n'étaient à l'évidence pas réduites à faire cuire du pain au-dessus du feu. D'un autre côté, il lui parut futile d'emprunter le four alors qu'elle ne possédait ni farine, ni casseroles, ni saindoux, ni beurre, ni oeufs, ni lait, ni levure. Dans la tente de Sarri, un métier à tisser vertical était posé contre un mur. Au vu du tissu d'apparence robuste et cousu très serré, Faon estima que le vêtement en cours d'élaboration devait être un pantalon de cavalier. Elle s'interrogea quant à la provenance du fil, et Sarri lui expliqua qu'il était issu de la toujours utile implantine, dont la tige produisait une fibre longue et résistante une fois nettoyée, d'où l'utilité de la charpente de bois dans l'eau. Faon ne vit pas de rouet dans la pièce. Elle n'y trouva pas beaucoup plus de meubles, à l'exception de quelques tables sur tréteaux et des rondins habituels. Les quelques sacs de couchage entassés contre un mur semblaient faire office de lits : les Marcheurs du Lac les utilisaient donc aussi dans leurs foyers. Faon comprit alors pourquoi Dag avait si joyeusement accepté de dormir sur le sol de la chambre à tisser de sa tante Futée. Elles sortirent de la tente pour constater que Dag et la carriole étaient revenus. Celle-ci ne contenait qu'un coffre en sus de leurs sacoches, leurs brides, ainsi qu'une épée dans un fourreau de cuir élimé. — Est-ce là tout ce que tu possèdes? le questionna Faon tandis qu'il empilait le tout à côté de leur tente en vue d'un rangement ultérieur. Le coffre ne lui paraissait pas assez grand pour contenir des ustensiles de cuisine, par exemple. Il avait l'air à peine assez grand pour dissimuler une paire de bottes. Dag s'étira avant de faire la grimace. — Mon équipement d'hiver est entreposé au Gué de l'Ours. Selon Faon, l'équipement en question ne devait guère être plus imposant. — Il me reste également mon crédit de camp. Demain, je te montrerai comment ça marche, ajouta-t-il. Et le patrouilleur de repartir encore, tirant la carriole derrière lui à l'aide de son crochet. — Qu'est-ce que je peux faire ? lui lança Faon d'une voix assez désespérée. — Repose-toi ! lui répondit-il par-dessus son épaule avant de tourner pour reprendre la route. Se reposer ? Elle s'était reposée, avait voyagé du moins, et, même si cela n'était pas vraiment reposant en fin de compte, ce n'était certainement pas très utile. Ses doigts parcoururent l'enchevêtrement de sa cordelette de mariage, et elle leva les yeux sur les deux Marcheuses du Lac, qui la dévisageaient – l'air dubitatif ? Elle constata que la cordelette de Sarri était constituée de deux bracelets entrelacés ensemble. — Je veux être une bonne épouse pour Dag, dit-elle d'abord avec résolution avant que sa voix faillisse. Mais je ne sais pas ce qu'être une bonne épouse signifie ici. Maman m'a tout appris à ce sujet. Si nous avions une ferme, je pourrais la diriger. Je pourrais fabriquer du savon et des bougies, mais je n'ai pas de chandelle, et rien pour faire la lessive. Je sais cuisiner et faire des conserves, mais vous n'avez ni jarres, ni caves. Si j'avais une vache à disposition, je pourrais en traire le lait si seulement j'avais un bidon, et même faire du beurre. Tante Futée m'a donné des fuseaux, des aiguilles à tricoter, des aiguilles à coudre, des épingles et des ciseaux. Je n'ai jamais vu un homme aussi nécessiteux en chaussettes que Dag, et je pourrais en tricoter, mais je n'ai même pas de fibre. Je sais tenir des comptes, produire une bonne encre, mais il n'y a ni papier ni quoi que ce soit d'autre pour écrire. (Même si on pouvait facilement arracher quelques plumes à ces dindes, pensa-t-elle.) Mes mains sont habiles, mais je n'ai pas d'outils. Je dois bien pouvoir faire autre chose que de rester assise à me gaver d'implantines ! Mari sourit. — Il faut que tu saches, jeune fermière, que tout patrouilleur est ravi de rester assis à se gaver d'implantines après plusieurs semaines de mission. Même Dag. (Après un instant de réflexion, elle ajouta :) Enfin... il se tient tranquille trois jours, puis il retourne enquiquiner Corbeau Loyal pour décrocher une place au sein de la première patrouille à quitter le camp. Loyal pense que Dag a tué trois fois plus d'êtres malfaisants que les autres pour la simple et bonne raison qu'il passe deux fois plus de temps à les traquer. — Et le reste du temps ? s'enquit Sarri, curieuse. Mari se gratta la tête et considéra Faon avec perplexité. — Dag nous avait prévenus que tu ne tenais pas en place. Vous avez peut-être plus de points communs qu'il y paraît, tous les deux. — Pouvez-vous me confier quelque chose à faire ? demanda Faon d'une voix plaintive. S'il vous plaît, je ferai tout ce que vous voulez. Je casserai même des noix. Une des tâches qu'elle détestait le plus lorsqu'elle était à Bleu Ouest. — Il va falloir attendre un peu, annonça Sarri avec un petit rictus. Celles de la dernière saison sont vieilles et pourries, mais les nouvelles ne sont pas encore mûres. Pour l'instant, on laisse aux cochons le soin de nettoyer les lieux. D'ici un mois, lorsque les baies de sureau et les arbres fruitiers commenceront à donner, nous serons tous occupés. Cattagus fera du vin, et il y aura des noix à profusion. Pour le moment, nous ne fabriquons que des cordes et des paniers. — Je sais tresser des paniers, déclara Faon avec empressement. Si, bien sûr, j'ai de quoi les confectionner. — Lorsque la prochaine fournée de fibres sera prête, j'apprécierais que quelqu'un m'aide à filer, glissa malicieusement Sarri. — Bien ! Quand ça ? — La semaine prochaine. Faon soupira. Razi et Utau finissaient tout juste de creuser un trou devant la nouvelle tente, destiné à accueillir des feux de camp. Tesy et son petit frère étaient bien occupés à soulever des pierres afin de les ajuster en cercle autour du creux. Faon pourrait au moins aller ramasser des branches en vue de leur premier feu. Quelqu'un avait déposé une corbeille en osier contenant trois implantines fraîches sous son auvent pendant qu'elle avait le dos tourné. — Va, cracheur de feu, dit Mari, visiblement amusée. Repose-toi en attendant que Dag revienne de l'infirmerie. Va nager un peu. Faon hésita. — Dans ce grand lac ? Et nue, en plus? Mari et Sarri échangèrent des regards consternés. — Où ça, sinon? dit Sarri. Il n'y a aucun danger à plonger du bout du quai, l'eau t'arrivera bien au-dessus de la tête. Faon trouvait cette idée bien dangereuse au contraire. — Ne plonge pas sur les côtés en tout cas, ajouta Mari. Il nous faudrait te sortir la tête du limon comme une implantine. — Je, hum... (La jeune femme déglutit, avant de murmurer:) Je ne sais pas nager. Mari haussa les sourcils, étonnée, et Sarri fit la moue. Elles observaient Faon comme un veau à deux têtes, une erreur de la nature. De toute façon, la plupart des Marcheurs du Lac la regardaient déjà de la sorte. Elle se mit à rougir. — Est-ce que Dag est au courant? demanda Sarri. — Je... je ne sais pas. Est-ce que la faculté de couler comme une pierre pouvait anéantir un mariage avec un Marcheur du Lac ? Quand elle avait demandé des conseils quant à la façon de s'adapter aux moeurs locales, elle ne s'était pas imaginé que le fait d'apprendre à nager se retrouverait au sommet de la liste. — Nous devons prévenir Dag, annonça Mari d'un ton décidé. Avant d'ajouter, à la plus grande détresse de Faon : et tout de suite ! * * * L'infirmerie de l'île aux Deux-Ponts était en réalité composée de trois cabanes dont le quai associé se trouvait à quelques centaines de pas derrière le quartier général des patrouilleurs. Il devait y avoir assez peu de monde, ce matin, estima Dag en s'en approchant, après avoir restitué la charrette aux Entrepôts. Une poignée de chevaux seulement étaient attachés aux barrières placées devant les bâtisses. Bien. Aucune patrouille n'avait rapatrié de trop nombreux camarades blessés au combat ; il n'y avait donc pas eu de catastrophe cette semaine. Au moment de gravir les marches du porche menant au bâtiment principal, il croisa Saun qui en sortait. Ah, voilà donc un camarade blessé au combat — même s'il semblait clairement en voie de guérison. Le garçon avait l'air en forme et se tenait bien droit, marchant tout de même avec un peu de raideur alors qu'il baissait les yeux en se touchant le torse avec précaution. Son visage s'illumina de joie lorsqu'il leva le nez pour croiser le regard de Dag, avant d'afficher l'habituel air consterné que les siens adoptaient malgré eux à la vue de son bras en écharpe. — Dag, nom d'un chien ! J'ai entendu dire que tu manquais à l'appel, et que dire de cette rumeur délirante à propos de ton retour avec la jeune fermière... On m'a même dit que vous vous seriez mariés ! Tu te rends compte ? Les gens racontent vraiment n'importe quoi ! Sa voix s'évanouit en un « oh! » de surprise à la vue de la cordelette liée autour du bras gauche de Dag, tout juste visible entre sa manche de chemise relevée et le bout de sa prothèse. — Nous sommes arrivés hier après-midi, dit Dag, ignorant la dernière remarque. Et toi ? La dernière fois que je t'ai vu, tu étais dans un chariot à destination du sud de Forgeverre. — Sitôt que j'ai pu remonter à cheval, l'un des patrouilleurs du Rondin Creux m'a accompagné au point de rendez-vous de la troupe de Mari. Ils m'ont reconduit chez moi. La guérisseuse m'a dit que je pourrai repartir avec la patrouille, si je me repose bien lors des prochaines semaines. Ça pique toujours un peu, mais rien de bien méchant. (Ses yeux se posèrent de nouveau sur le bras de Dag.) Comment as-tu... Je veux dire, Faon est bien jolie, elle t'a certainement réchauffé le coeur, mais... bon, il y a eu l'être malfaisant, peut-être qu'elle... Dag, est-ce que ta famille va accepter la situation ? — Pas vraiment. — Oh. (Saun se tut, décontenancé.) Si... bref... Où vas-tu aller ? — C'est encore à voir. Pour le moment, nous avons planté notre tente dans la clairière de Mari. — Cela me paraît logique. Elle défendra toujours son... hum. (Saun secoua la tête, manifestement confus mais prudent.) Je n'ai jamais entendu une histoire pareille. Il y a bien eu ce type dont on m'a parlé lorsque j'étais avec la patrouille du Rondin Creux. Il s'est attiré de gros ennuis, il y a quelques années, tout ça parce qu'il envoyait de l'argent et de la nourriture en secret à sa fermière ainsi qu'à leur enfant, ou leurs enfants, de sang mêlé – je suppose que ce petit manège a duré un certain temps avant que le patrouilleur se fasse convoquer par le conseil du camp. Il a affirmé que ces biens étaient les siens, mais les membres du conseil ont jugé qu'ils appartenaient au camp, et déclaré l'acte comme du vol. Comme il n'a pas voulu céder, ils l'ont banni. Dag dodelina de la tête, incrédule. — Ce n'est pas une blague, dit Saun avec gravité. Ils l'ont dépouillé de tout ce qu'il avait et l'ont mis dehors. En plein hiver. Personne ne sait ce qu'il est devenu, s'il a retrouvé sa fermière, ou... bref. Il fixait son mentor des yeux, visiblement alarmé, comme s'il l'imaginait en train de subir le même sort. La vénération de Saun envers Dag allait-elle être remise en question ? Ce dernier le souhaitait vraiment, mais pour des raisons différentes. — La situation n'est pas la même, Saun. Pour commencer, nous sommes en plein été. Quoi qu'il arrive, je trouverai une solution. En saisissant cette allusion pour le moins transparente – il n'aurait pas compris quelque chose de plus subtil, estima Dag – Saun eut un sourire embarrassé. — Je suppose que oui. (Après un moment, il changea de sujet, déclarant d'un ton plus gai :) En fait, j'ai un peu le même problème. Bien sûr, pas avec une... Je pense demander à Corbeau Loyal l'autorisation d'être transféré au Rondin Creux cet automne. Reela – Saun se fit subitement timide – a dit qu'elle m'attendrait. Dag reconnut cet air cruche pour l'avoir croisé dans son miroir en se rasant. — Félicitations. — Rien n'est encore fixé, tu comprends, s'empressa d'ajouter le jeune homme. Certaines personnes me pensent trop jeune pour... eh bien, envisager quelque chose de permanent. Mais comment peux-tu t'en empêcher quand... tu es sûr de toi ? Dag acquiesça avec sympathie, tout simplement parce que la pitié ou la moquerie sembleraient un brin hypocrite de sa part, compte tenu de sa propre situation. Me suis-je jamais montré aussi irréfléchi ? Il lui semblait bien que non. Peut-être même quand j'étais plus jeune que ce garçon. Saun pétillait de joie à présent. — Bien. Tu as plus besoin de soins que moi, on dirait. Je ne vais pas te retenir plus longtemps. J'irai peut-être passer le bonjour à Faon un peu plus tard. — Elle sera ravie de voir un visage familier, je pense, admit Dag. Elle a reçu un accueil assez rude, j'en ai bien peur... Saun fit un léger signe de tête et s'en alla. Quand il était au camp, il séjournait au sein d'une famille installée plus bas sur la côte. Quelques-uns de leurs propres enfants étaient pour le moment partis en échange avec une autre patrouille; Dag crut comprendre que le garçon, éloigné des siens pour la première fois, était plus que materné. Il ouvrit les portes d'une poussée et pénétra dans le vestibule. L'odeur familière des herbes – une vive, âcre, et profonde odeur de renfermé – était forte dans l'air, ce jour-là, et il jeta un oeil dans l'embrasure de la porte donnant sur la pièce d'où provenait l'odeur, pour voir deux apprentis occupés à préparer des remèdes. Des marmites pleines bouillaient au-dessus du feu, des tas de plantes vertes séchées étaient étalées sur la grande table placée au milieu de la pièce, et une fille manipulait un mortier. Ces apprentis confectionnaient des paquets destinés aux prochaines patrouilles, ou qui devaient tout simplement être cédés aux fermiers en échange de produits divers ou de devises. Dag était convaincu qu'une partie de ce qu'il sentait finirait dans cette boutique de Lumpton Ville, à un prix deux fois supérieur à celui que les Marcheurs du Lac en demandaient. Un autre apprenti leva la tête de la table encombrée jusqu'à la fenêtre du vestibule, où il se tenait en train d'écrire. Il sourit au patrouilleur, contemplant l'éclisse de Dag avec un intérêt professionnel. Avant qu'il ait eu le temps d'ouvrir la bouche, la porte d'une autre pièce s'ouvrit et une femme mince d'âge moyen apparut, une robe d'été serrée à la taille par une ceinture lestée d'une dizaine d'outils de sa fabrication. Elle se frottait la poitrine, les sourcils froncés. La guérisseuse leva les yeux. — Ah, Dag! Je t'attendais. — Bonjour, Hoharie. J'ai croisé Saun en entrant. Est-ce qu'il va se remettre ? — Oui, il se remet déjà vite et bien. Grâce à toi, dit-elle. J'ai cru comprendre que tu avais accompli d'urgence quelque remarquable tissage d'essence sur lui. Elle observa Dag avec attention, mais se passa de commentaires à propos de son bracelet de mariage. — Rien d'extraordinaire. Une rapide connexion d'essence au moment où il en a eu besoin, c'est tout. Elle cilla, mais n'ajouta rien de plus à ce sujet. — Eh bien entre, nous allons regarder ça de plus près. (Elle désigna son bras en écharpe.) Comment t'es-tu débrouillé, cette fois ? — On m'a un peu aidé. Dag la suivit dans son cabinet, fermant la porte derrière lui. Un grand lit occupait le centre de la pièce ; au cours des années, il avait aidé à y allonger bon nombre de camarades blessés. Hoharie lui fit cependant signe de s'asseoir sur une chaise à côté d'une table, et en tira une autre placée dans un coin. Il glissa le bras hors de son écharpe avant de le tendre, tandis qu'elle tirait une paire de ciseaux aiguisés de sa ceinture. Elle coupa ensuite les bandages. À sa demande, il lui raconta la version courte de l'histoire de sa fracture à Lumpton Ville. Des mains, elle parcourut son bras nu de haut en bas, et il ressentait la pression de son essence contre la sienne, plus invasive encore que celles de ses doigts inquisiteurs. — Eh bien, on dirait que la fracture a été nette, et l'éclisse bien faite, constata-t-elle. Ça fait quoi, deux semaines ? — Plus certainement trois. Cela lui semblait s'être passé bien avant, pourtant. — Si tu n'avais pas cette chose – elle désigna son crochet –, je te renverrais chez toi et laisserais le temps faire son oeuvre, mais j'imagine que tu préférerais te débarrasser de ces bandages au plus vite. — Oh oui. Elle sourit devant cette voix traînante qui venait du coeur. — J'ai déjà effectué tout ce dont je suis capable aujourd'hui sur l'essence de ton jeune ami Saun, mais mon apprenti sera ravi d'essayer à ma place. Dag fit la grimace de rigueur face à une telle déclaration. Hoharie lui sourit en retour, impénitente. — Allons, Dag, ils doivent bien s'entraîner sur quelqu'un. L'expérience à la jeunesse, la jeunesse à l'expérience. (Elle tapota la prothèse.) Comment va ton moignon ? As-tu eu des problèmes ? — Non. Euh... non. Elle se rassit, le regardant avec perspicacité. — En d'autres termes, oui. Enlève donc ce harnais, que je t'examine. — Ce n'est pas le moignon à proprement parler, commença-t-il tout en la laissant délacer sa prothèse qu'elle mit de côté avant de laisser glisser ses mains expertes le long du bras du patrouilleur jusqu'à son extrémité calleuse. En fait, il est parfois douloureux, mais pas aujourd'hui. — Je l'ai vu dans un bien pire état. Continue... — As-tu jamais entendu parler d'un membre manquant qui possédait toujours... de l'essence ? s'enquit-il prudemment. Elle frotta son nez osseux. — Des membres fantômes ? — Oui, quelque chose de ce genre, dit-il avec empressement. — Démangeaisons, douleurs, sensations ? J'en ai déjà entendu parler. Il paraît que ça rend fou, d'avoir des démangeaisons qui ne peuvent se gratter. — Non, je veux parler d'autre chose. Cette histoire, je la connais aussi. Un jour, j'ai rencontré un homme à Luthlia, cela doit bien faire vingt-cinq ans. Le pauvre bougre avait perdu la quasi-totalité de ses pieds à cause du froid. Il se plaignait amèrement des démangeaisons : ses orteils qu'il n'avait plus lui donnaient même des crampes. Influer légèrement sur l'essence des nerfs de ses jambes suffisait normalement à le soulager. Non, je veux parler de l'essence de membres manquants. — Une chose qui n'existe pas n'a pas d'essence. Je ne sais pas si on peut ressentir l'illusion d'une essence comme on peut ressentir l'illusion d'une démangeaison. Les gens ont de nombreuses hallucinations en tout genre, alors je ne vois pas en quoi celle-là serait impossible. — Une hallucination ne devrait pas être en mesure d'agir véritablement sur l'essence. — Bien sûr que non. — La mienne l'a fait, pourtant. Je l'ai fait. — Qu'est-ce que tu racontes ? Elle se rassit, curieuse. Il prit une inspiration avant de décrire l'incident de la coupe de verre dans le parloir des Prébleu, éludant le tohu-bohu qui l'y avait mené pour se concentrer sur la réparation. — Je jurerais que la majeure partie de cet exploit a été accomplie grâce à l'essence de ma main gauche. (Il posa lourdement son bras amputé sur la table.) Que je n'ai plus. J'ai été malade comme un chien après ça, glacial pendant une heure. Le visage d'Hoharie se renfrogna alors qu'elle cherchait manifestement une explication à ce phénomène. — On dirait bien que tu as puisé de l'essence dans ton corps tout entier. Ce qui serait logique. Quant au pourquoi de sa forme et de sa projection, eh bien... ta théorie à propos de ton bras droit s'effaçant pour forcer une sorte de, euh... (elle agita les mains) compensation me semble sensée, bien que spectaculaire, je dois le reconnaître. Cela s'est-il reproduit ? — À plusieurs reprises. (Mais Dag n'irait certainement pas en expliquer les circonstances.) Dans tous les cas, je ne peux pas le faire à volonté. Je n'arrive pas à le contrôler. Ça arrive un peu au hasard, enfin c'est ce qu'il me semble. — Tu pourrais essayer maintenant? Et Dag essaya, se concentrant tellement que ses sourcils s'en rejoignirent. Rien. Il secoua la tête. Hoharie se mordit les lèvres. — Une curieuse forme de projection d'essence, oui, peut-être. De l'essence sans matière, sûrement pas. Dag lâcha finalement ce qu'il n'avait pas voulu dire au départ, quelque chose qu'il ne voulait même pas s'avouer. — Les êtres malfaisants ne sont qu'essence. De l'essence sans matière. La guérisseuse le regarda fixement. — Tu en sais certainement plus que moi à ce sujet. Je n'ai jamais vu de telles créatures. — Leur apparence matérielle n'est que pillage. Ils arrachent l'essence même de leurs victimes afin de s'en façonner une enveloppe charnelle. Ils modèlent l'essence selon leur volonté. Ou peut-être la déforment-ils ? — Je l'ignore, Dag. (Elle remua la tête.) Je vais devoir creuser la question. — J'aimerais bien. Je suis... (il occulta le mot terrifié)... très intrigué. Elle acquiesça brièvement avant d'aller chercher son apprenti dans le vestibule, et le lui présenta sous le nom d'Othan. Le jeune garçon avait l'air ravi, peut-être parce qu'il avait été choisi pour pratiquer un soin d'essence sur ce très intéressant patrouilleur, ou peut-être parce qu'il avait l'occasion d'en effectuer un, Dag n'aurait pu le dire avec certitude. Hoharie lui céda son siège et observa la manoeuvre debout, les bras croisés. L'apprenti s'assit et commença à parcourir le bras de Dag du bout des doigts avec détermination. — Hoharie, dit-il après un moment, je n'arrive pas à atteindre son essence. — Détends-toi, Dag, conseilla-t-elle. Dag avait fermé son essence à double tour à l'instant où il avait mis les pieds sur l'île aux Deux-Ponts, la veille. Il n'avait vraiment, vraiment pas envie de l'ouvrir maintenant, mais il le fallait. Il essaya de se relaxer un peu. Othan secoua la tête. — Je ne peux toujours pas entrer. (Le garçon commençait à douter, comme si cet échec lui incombait. Il leva les yeux vers son maître.) Peut-être devriez-vous essayer vous-même, madame ? — J'ai épuisé mes réserves pour la journée. Je ne pourrais rien faire de plus avant demain, au mieux. Détends-toi, Dag ! — Je n'y arrive pas... — Tu ne nous facilites pas les choses. (Elle fit un tour de la table et les regarda tous deux en fronçant les sourcils ; l'apprenti grinça des dents.) Très bien, on va essayer dans l'autre sens alors. Va à lui, Dag. Cela devrait t'obliger à t'ouvrir un peu. Il opina du chef, et tenta d'atteindre l'essence du jeune homme. Sa propre réticence pour cette tâche contrastait franchement avec son désir de se débarrasser de ces maudits bandages une bonne fois pour toutes, maintenant qu'il en avait la réelle occasion. L'apprenti le regardait d'un air de chiot battu, complètement déboussolé mais toujours soucieux de plaire. Il étendit le bras juste au-dessus de celui du patrouilleur, le visage fermé, le passage vers son essence ouvert comme un pont-levis baissé. Dag abattit subitement son moignon sur la table à côté de leurs bras joints dans un réflexe incontrôlé. Un éclair traversa son InnéSens, vif et puissant. Othan poussa un cri et eut un mouvement de recul. — Oh! fit Hoharie. — Une main fantôme, annonça Dag d'une voix lugubre. Une main faite d'essence. Comme celle-là. Son avant-bras tout entier regorgeait de la chaleur d'une essence nouvelle subtilisée au garçon. Sa main fantôme, qu'il avait si brièvement ressentie, avait disparu de nouveau. Il tremblait, mais, s'il cachait ses bras sous la table pour ne pas le montrer, il ne ferait qu'attirer l'attention sur ses spasmes. Il se força à rester impassible. L'apprenti tenait son bras droit contre son torse, le frottant, les yeux hagards. — Aïe, se contenta-t-il de dire. Qu'est-ce qui s'est passé ? Je veux dire – je n'ai rien – est-ce que j'ai fait quelque chose ? — Désolé. Je suis désolé, marmonna Dag. Je n'aurais pas dû faire ça. Et c'était nouveau. Nouveau, déroutant et bien trop proche de la magie maléfique à son goût, même s'il pouvait très bien n'exister une seule façon de faire travailler son essence. Était-ce du vol que de prendre à quelqu'un ce qu'il essayait de tout son coeur de vous donner ? — Je ne sens plus mon bras, gémit Othan. Mais – est-ce que ça a marché ? Est-ce que j'ai réussi à le soigner, Hoharie ? Le médecin passa ses mains sur les bras de Dag et de son apprenti, sa moue laissant place à un regard curieusement inexpressif. — Oui. Ce renforcement d'essence est extrêmement dense. Othan se réjouit de la nouvelle, même s'il essayait toujours de réchauffer son avant-bras. Dag bougea les doigts. Son bras ne lui faisait presque plus mal. — J'en ressens la chaleur, à vrai dire. Hoharie, les observant tous deux avec une attention égale, demanda à son apprenti de remettre un petit bandage sur le bras du patrouilleur. Avant toute chose, Othan en lava la peau ramollie et malodorante, à la plus grande gratitude de Dag. Le bras droit du garçon était incontestablement toujours faible ; il rata son pansement à deux reprises, et Hoharie dut l'aider à le nouer. — Est-ce que ça va aller? demanda Dag prudemment en désignant le jeune homme. — Il ira mieux d'ici quelques jours, répondit Hoharie. Ce renforcement d'essence était bien plus intense que ceux que j'autorise mes apprentis à faire en temps normal. Othan sourit avec fierté, même s'il semblait toujours décontenancé. Hoharie le remercia avant de le congédier, puis ferma la porte derrière lui pour se glisser de nouveau sur le siège face à Dag. Elle l'observa attentivement. — Hoharie, gémit-il, qu'est-ce qui m'arrive? — Je ne suis pas sûre. As-tu déjà passé les épreuves pour devenir artisan ? — Oui, il y a des années. Je n'avais pas la patience nécessaire. Heureusement, comme la portée de mon InnéSens s'élevait à deux kilomètres, ils m'ont laissé devenir patrouilleur. C'était ce que je souhaitais le plus, de toute façon. — C'était quoi, il y a quarante ans de ça ? As-tu repassé les épreuves dernièrement ? — Cela ne m'intéresse pas, et puis je n'en vois pas l'utilité. De telles capacités n'évoluent pas après l'adolescence... si ? — Toute chose vivante évolue au cours de son existence. (Les yeux du médecin avaient pris une teinte argentée et brillaient d'intérêt – ou était-ce de l'envie ?) Ce n'était pas un fantôme, Dag. Cette chose est l'une des plus animées que j'aie jamais vues. Je me demande si elle serait capable d'accomplir des consolidations d'essence... Envisageait-elle de le former au métier de guérisseur, et d'exploiter les subtilités de son tissage d'essence ? Dag était stupéfait. — Dar est l'artisan de la famille. — Et alors ? Le regard pénétrant qui accompagna cette remarque le fit gigoter avec inconfort. — Je n'ai aucun contrôle sur cette chose. C'est plutôt elle qui me dirige, en vérité. — Ne me dis pas que tu as oublié à quel point tu étais maladroit lorsque ton InnéSens t'est apparu ? Il y a des jours où mes apprentis sont complètement à côté de la plaque. Ça m'arrive toujours de temps en temps, à vrai dire. — Cinquante-cinq ans, c'est un peu vieux pour devenir apprenti, tu ne crois pas ? (Hoharie avait elle-même dix ans de moins que Dag. Il se rappelait encore quand elle était apprentie.) Dans tous les cas, un artisan a besoin de deux bonnes mains. Et Dag d'agiter son bras gauche en guise de rappel. Elle ouvrit la bouche pour parler mais se ravisa, manifestement convaincue par ces dernières paroles. — La patrouille, c'est mon truc. Ça l'a toujours été. Et j'y excelle. Un frisson le traversa à la simple pensée de devoir arrêter un jour, ce qui était curieux car la chasse aux êtres malfaisants était censée être la plus terrifiante des épreuves. Il se souvint à ce moment des mots qu'il avait prononcés à Forgeverre : «Aucun d'entre nous ne pourrait accomplir sa mission sans l'aide de tous ses camarades; chacun contribue donc à la réussite finale. Artisans, patrouilleurs, tous essentiels. Tous essentiels, mais aucun indispensable. » Hoharie déposa les armes en haussant les épaules, avant de déclarer: — Reviens me voir demain. Je veux jeter un nouveau coup d'oeil à ce bras. (Elle ajouta, après un instant :) Aux deux, à vrai dire. — Pas de problème. (Il remua son écharpe.) Ai-je vraiment besoin de ça, à présent ? — Oui, pour te rappeler de ne rien faire d'idiot. Je parle en connaissance de cause. Vous, les patrouilleurs, vous êtes tous les mêmes, d'une certaine façon. Laisse à ce renforcement d'essence le temps de faire son oeuvre, et nous verrons ensuite. Dag acquiesça et se leva, sentant le regard curieux d'Hoharie le suivre alors qu'il quittait la pièce. Chapitre 6 En revenant de l'infirmerie, Dag ne voulut pas parler de l'incident déstabilisant avec l'apprenti, et de toute façon personne ne lui demanda quoi que ce soit. Cinq Marcheurs du Lac se pressèrent plutôt de lui suggérer d'apprendre à nager à sa femme. Il trouva l'idée excellente, et Faon constata avec soulagement qu'il avait toujours les bandages et l'écharpe. — De toute façon, tu ne peux pas nager avec tes pansements, dit-elle avec fermeté. Quand pourras-tu les enlever ? — Bientôt. Elle se détendit, et Dag omit de préciser que ce bientôt pouvait aussi bien signifier demain. Le petit garçon de Sarri, qu'on avait gentiment convaincu d'acheminer des pierres pour leur fosse à feu, puis qui avait été chaudement félicité par ses pères pour ses efforts, s'était remis à la tâche, trottinant dans la clairière et portant des pierres aussi grosses que ses petites mains pouvaient en contenir, avant de les lancer dans le trou avec détermination. Il trépigna de mécontentement lorsqu'on enleva les pierres en excès de la cavité. Ses pleurs indignés prirent fin lorsque Faon lui fit cadeau de l'un des rares objets qu'elle avait rapportés de son ancienne vie, et Dag, sourire aux lèvres, rendit le garçon à ses parents. Ce soir-là, les jeunes mariés préparèrent du thé sur leur tout premier feu domestique, et il y eut encore de l'implantine crue au menu. Faon avait enfin l'air de comprendre pourquoi ces fruits étaient l'objet de blagues récurrentes. Ils en brûlèrent les écorces, et restèrent assis ensemble devant les flammes crépitantes, observant les cieux entre les arbres tandis que les dernières lueurs du crépuscule s'évanouissaient à l'horizon. Malgré la fatigue due à son malaise, Dag prenait toujours plaisir à admirer le jeu des ombres et des lumières sur les traits de son épouse, la brillance et la souplesse de ses cheveux, l'éclat de ses yeux sombres. Il se demanda si le spectacle de son visage lui procurerait la même émotion qu'un coucher de soleil, au fil des années : unique chaque jour mais égal en ravissement. Tandis que l'obscurité gagnait le camp, les grenouilles arboricoles se lancèrent dans une cacophonie tapageuse en réponse aux profonds coassements des grenouilles-taureaux cachées dans les roseaux. Il fut enfin l'heure de souhaiter bonne nuit aux autres d'un geste de la main, puis de rabattre la devanture en peau de la tente. À la lumière d'une bonne bougie en cire d'abeille (un cadeau de Sarri), ils se déshabillèrent et s'allongèrent sous les couvertures. Les dernières heures passées en compagnie de Faon avaient apaisé les nerfs de Dag, mais il devait toujours avoir l'air préoccupé puisqu'elle passa la main sur son visage avant de déclarer : — Tu as l'air fatigué. Est-ce que... tu veux... ? — J'ai connu pire. (D'un baiser, il écarta les cheveux bouclés de la figure de son épouse avant d'entrouvrir son essence.) Hum. — Hum ? — Ton essence est magnifique, ce soir. Elle scintille. Je crois que tes jours de fertilité ont commencé. — Oh ! (Elle se redressa sur un coude.) Ça veut dire que je vais mieux ? — Oui, mais... (Il se releva également.) D'après ce que Mari m'a dit, tu devrais guérir aussi rapidement à l'intérieur qu'à l'extérieur. Ton essence et ta chair sont toujours profondément endommagées, et ne guériront que lentement. Au vu de ces marques – ses lèvres effleurèrent les cicatrices carmin lui zébrant le cou –, tu n'es pas encore prête à concevoir un enfant, et tu ne le seras pas avant plusieurs mois. — Non. De toute façon, je ne me sens pas prête. (Elle se roula de nouveau sous les couvertures et contempla leur toit en peau.) Je n'avais jamais envisagé de donner naissance sous une tente, même si j'imagine que c'est le lot des Marcheuses du Lac. Nous ne sommes vraiment pas préparés à l'hiver, ou à quoi que ce soit d'autre. Pas assez... (Elle agita les mains avec incertitude) de matériel. — Nous voyageons plus léger que les fermiers. — J'ai vu l'intérieur de la tente de Sarri. Elle ne voyage pas vraiment léger. Pas avec des enfants. — Eh bien, c'est comme ça que ça se passe. Lorsque tous les enfants de Dar et Omba étaient encore à la maison, le changement de camp en cours de saison était une entreprise des plus laborieuses. Je m'arrangeais toujours pour filer en patrouille à ces moments-là, admit-il d'un air contrit. Faon poussa un soupir de résignation, et poursuivit : — La moitié de l'été est déjà derrière nous. Il est temps de fabriquer et de faire des réserves à présent. De se préparer au froid ainsi qu'à l'obscurité. — Crois-moi, des implantines sont régulièrement expédiées au Gué de l'Ours pour l'hiver, même au moment où je te parle. J'ai effectué ce trajet estival à plusieurs reprises avant d'être en âge de patrouiller. Il est néanmoins plus facile de mener les gens à la nourriture que l'inverse en cette saison, je dois le reconnaître. Des implantines uniquement ? Les fruits et les noix suivront bientôt. Nous mangeons une grande partie des cochons ici. Un par tente et par saison. Avec nos quatre tentes, cela nous promet quatre cochons à la broche. Du poisson. De la dinde bien sûr, et les chasseurs rapportent de la venaison des forêts du continent. Je faisais ça aussi, dans ma jeunesse, et il m'arrive encore de partir avec eux entre deux patrouilles. Je te montrerai le fonctionnement des Entrepôts demain. Elle leva le menton pour le regarder, mordillant sa lèvre inférieure de ses dents blanches. — Dag... Comment vois-tu notre avenir ici ? (Elle parcourut son bras en écharpe de sa petite main.) Qu'adviendra-t-il de moi lorsque tu repartiras en expédition ? J'imagine que Mari, Razi et Utau – tous les gens que je connais – partiront eux aussi. Il n'eut pas besoin d'ouvrir son InnéSens pour sentir ce qu'elle appréhendait. — D'ici là, je pense que tu connaîtras mieux Sarri et Cattagus. Tu auras fait la connaissance de la fille de Mari. Cattagus est l'oncle de Sarri, soit dit en passant... C'est un Loutre de naissance, comme si ça ne se voyait pas comme le nez au milieu de la figure. Mon plan consiste à amener les choses petit à petit, et laisser les gens s'habituer à toi. Et ils s'habitueront, à force, tout comme ils se sont habitués aux deux hommes de Sarri. Et pourtant... En général, les patrouilleurs en mission savaient leurs épouses entre de bonnes mains pendant leur absence, puisque leurs familles, leurs camarades et, à un degré moindre, la communauté tout entière veillaient sur elles. Dag s'était toujours aveuglément reposé sur cette confiance, qu'il croyait aussi solide que le sol sous ses pieds. Il n'osait l'imaginer se dérober sous ses pas comme de la glace trop fragile. Il continua d'un ton désinvolte : — Je pense refuser la prochaine patrouille et prendre quelques jours de repos sur mon temps inutilisé au camp. Il y a beaucoup de choses à faire ici. Il m'arrive d'aider Omba à dresser ses poulains entre deux sorties, pour les habituer à être montés par de grands cavaliers. Ses apprentis sont surtout des filles, vois-tu. Faon n'avait pas l'air convaincu. — Tu crois que Dar et ta mère te reparleront d'ici là? Dag haussa les épaules. — C'est à eux de faire le premier pas. Dar n'approuve pas ce mariage, c'est évident, mais il déteste les querelles. Il laissera les choses se tasser, à moins d'être contraint à agir. Mère... a reçu un avertissement. Elle sait me faire sortir de mes gonds – tout comme je suppose la réciproque vraie – mais elle n'est pas stupide. Elle serait certainement la dernière personne du camp à demander l'intervention du conseil. Elle va laver son linge sale en famille. Nous n'avons qu'à attendre et garder profil bas. Cela sembla rassurer la jeune femme, même si l'ombre du doute marbrant son esprit s'entrelaçait à la luminosité nouvelle de son corps en voie de guérison. Dag sentait l'étrangeté de ce mélange se densifier peu à peu. Il avait vu le mal du pays dévaster de jeunes patrouilleurs bien moins éloignés de chez eux que Faon, et il se résolut à lui trouver des tâches familières à accomplir dès le lendemain. Oui, il la tiendrait aussi occupée qu'elle avait pu l'être auparavant, le temps qu'elle retrouve son équilibre. En attendant, sous la tente Prébleu, la tâche à accomplir devenait certainement familière et moins effrénée, mais tout aussi enchanteresse. Chacun son tour, comme d'habitude. Il rencontra la pulpe de ses lèvres charnues d'un baiser, ouvrant son coeur entier à la complexité de son essence, ombres et lumières entremêlées. * * * Dag s'éclipsa plusieurs heures au cours de la matinée suivante, mais fut de retour pour le déjeuner, encore et toujours composé d'implantine, sans que cela paraisse le déranger. Comme il le lui avait promis, il emmena ensuite Faon aux mystérieux Entrepôts. Ils s'avéraient être une série de grands abris nichés dans les sous-bois, en bas de la route passant devant le quartier général des patrouilleurs. À l'intérieur, ils rencontrèrent une femme, certainement une employée; elle était assise à une table et griffonnait quelque chose dans un livre de comptes. La pièce était tapissée d'étagères où d'autres registres étaient amoncelés. À côté d'elle, un bambin dormait au milieu d'une sorte de parc d'enfant en bois. De nouvelles étagères à hauteur de plafond étaient disposées en rangées sur toute la longueur du bâtiment. L'atmosphère viciée avait des relents de cuir, d'herbes et d'autres choses plus difficilement identifiables. Pendant que Faon arpentait les allées en examinant les objets dont les meubles étaient encombrés, Dag engagea une conversation à voix basse avec la préposée; s'ensuivit l'ouverture de plusieurs registres, quelques ratures et des inventaires réactualisés. Au bout d'un moment, le patrouilleur s'écria, surpris : « Vous les avez encore ?» avant de rire et de tremper sa plume dans l'encre afin d'ajouter quelques lignes à sa liste. Faon constata que ses bandages ne semblaient plus le gêner; qui plus est, il n'arrêtait pas d'enlever son écharpe. Dag parcourut ensuite les rangées avec Faon afin qu'elle l'aide à recueillir des fourrures et d'autres possessions en cuir, suivant un plan dont il ne lui avait pas fait part. Il lui montra une demi-douzaine de peaux magnifiques au ton brun foncé, vestiges de quelques créatures extraordinaires vaguement semblables à des furets. Ces petits prédateurs des bois, lui annonça-t-il, étaient des visons, et vivaient au nord du lac Mort. Une fourrure blanche de toute beauté, aussi douce que de la crème fouettée, provenait d'un renard des neiges. Faon n'avait jamais rien vu ou touché de tel. Dag pensait les offrir à sa mère ainsi qu'à sa tante Futée en guise de cadeau de mariage, et la jeune femme reconnut que ces peaux étaient merveilleusement plus belles que celles qu'ils avaient refusé d'acheter à Lumpton Ville. — En principe, toute patrouille rapporte quelque chose de son voyage. Le butin varie généralement selon la région visitée et les occasions rencontrées. Une fois les biens partagés, chaque patrouilleur livre aux Entrepôts ses inutiles et indésirables. Des crédits lui sont en échange attribués afin qu'il puisse retirer un produit équivalent plus tard ou récupérer quelque chose d'utile à la place. On emmène le surplus dans les contrées fermières en vue de le vendre ou de le céder contre des commodités dont nous manquons. Après de longues années de patrouille, mon crédit aux Entrepôts est énorme. Réfléchis à ce que tu veux, Étincelle, et il y a de grandes chances que nous puissions l'obtenir. — Des ustensiles de cuisine? demanda-t-elle avec espoir. — Dans le bâtiment d'à côté, promit-il. Il tira une à une trois peaux pliées du fond poussiéreux d'une étagère, et Faon chancela sous leur poids au moment de les amener à la table de l'employée, afin de consigner leur retrait par écrit. Après un examen minutieux, Dag sélectionna également un solide bât suspendu à un râtelier où étaient rangés d'autres harnachements. Ils transportèrent le tout à travers les doubles portes battantes du porche du fond. Dag poussa doucement les trois gros ballots du bout du pied. — Tout ceci m'appartient, en fait. Je suis un peu surpris de retrouver ces peaux là. Deux d'entre elles m'ont été expédiées de Luthlia à mon retour au camp. Quant à l'autre, je l'ai récupérée il y a environ trois ans, au cours d'une patrouille hivernale dans le sud lointain. Celle-la reviendra à ton père. Vas-y, déballe-la. Faon tira sur les cordes de cuir brut et déplia ce qui semblait être une énorme peau de loup. — Ma parole, Dag! Cette bête devait être aussi grande qu'un cheval ! — Presque. Elle le regarda d'un air circonspect. — Ne me dis pas que ce loup était normal. — Non. C'était un loup de vase. Celui-là même sous lequel on m'a retrouvé à la Corniche, m'a-t-on dit. Mes frères de tente rescapés du massacre – que tu appellerais beaux-frères – l'ont dépecé et tanné pour moi. Je n'ai jamais eu le coeur de leur dire que je n'en voulais pas. J'ai mis cette fourrure à la disposition des Entrepôts en pensant qu'elle ferait le bonheur de quelqu'un, mais elle est toujours là. Faon se demanda si ce monstre était responsable de la perte de sa main gauche. —Elle couvrirait tout notre parloir, à Bleu Ouest. Mais cela serait plutôt horrible, sachant ce que tu as dû vivre pour l'avoir. — J'admets n'avoir aucune envie de poser les yeux dessus. J'ignore ce que ton père pense de moi aujourd'hui – il aurait peut-être souhaité que cette créature finisse de me mâchonner –, mais je m'abstiendrais volontiers d'en raconter la provenance. Les deux autres peaux valent tout autant le coup d'oeil. La jeune femme déplia la seconde, et eut un geste de recul. Un cuir lourd et sombre de forme bien trop humaine était parsemé de longs poils gris miteux; la tête de la bête, qui ressemblait à celle d'un homme, était toujours affublée des crocs de sa mâchoire supérieure. — Un autre loup de vase. Une espèce différente. Ceux-là étaient particulièrement vicieux, vifs comme des ombres dans la nuit. Ce sera un beau cadeau pour Torrent et Roseau. — Dag, tu es méchant! (Elle réfléchit un instant.) Non, c'est un bon choix, tout compte fait. Dag gloussa. — Ça leur donnera matière à réfléchir. — Ça leur fera même faire des cauchemars, je pense ! Oserais-je l'espérer ? L'as-tu tué en personne ? Et comment diable as-tu réussi? Dag plissa les yeux en contemplant l'horreur momifiée. — Probablement. J'en ai tué plein d'autres, si ce n'est celui-là. Faon replia les deux peaux et en refit les ballots, avant de déplier la dernière. Elle était lisse, plus fine et plus souple. Elle la déroula encore et encore, ébahie, jusqu'à ce que trois bons mètres d'une... chose inconnue recouvre le plancher du porche. Le cuir superbe avait un motif splendide, évoquant une peau de serpent grossie à la loupe ; il scintillait sous ses doigts d'une couleur vert-de-gris tirant sur un riche auburn. La créature, de la taille d'un cheval, avait toutefois dû avoir des pattes courtaudes; de vilaines griffes noires pendaient toujours à leurs extrémités. Ses mâchoires – également remises en place après tannage – étaient franchement incroyables, comme un piège à ours ouvert uniquement fait de dents. — Quelle espèce d'être malfaisant a pu modeler cette chose ?Et quelle pauvre bête en a fait les frais ? — Ce n'est pas un homme de vase. C'est un alligator, un lézard des marais. Un authentique animal. Enfin, c'est ce que l'on pense, à moins que l'un de nos aïeuls mages ait été très ivre. Loués soient les dieux absents, les êtres malfaisants n'apparaissent que rarement si loin au sud du lac Mort, mais je préfère éviter de penser aux conséquences de leur rencontre avec de telles créatures. Ces marécages constituent un lieu de patrouille prisé au cours de l'hiver parce que le froid rend les alligators-hommes – à l'image des alligators –lents et léthargiques. Celui-là est la victime d'une battue ordinaire, néanmoins. — Ordinaire ? Il ne ferait qu'une bouchée d'un homme ! — Ils ne représentent un danger que le long des canaux. Ils flottent, immobiles dans l'eau comme des rondins de bois, mais peuvent se déplacer très vite à tout moment. Ils referment leurs mâchoires sur leurs proies, et les attirent au fond du marais pour les noyer. Ils les mettent en pièces un peu plus tard, une fois que la chair commence à pourrir. (Il se pencha et passa la main sur la peau brillante.) Je pense que ton père et Brin pourraient en faire deux paires de bottes, et il resterait assez de cuir pour fabriquer des ceintures et un petit quelque chose pour ta mère. — Dag, s'enquit-elle avec curiosité, as-tu déjà vu la mer ? — Oh oui, plusieurs fois. La côte sud du continent, du moins, près de l'embouchure du fleuve Gris. Je n'ai jamais vu la mer à l'est. — À quoi ressemble-t-elle ? Il s'accroupit, les doigts toujours posés sur la peau du reptile, l'air pensif. — La première fois, c'était il y a presque trente ans. Je ne pourrais jamais l'oublier. À l'est du fleuve Gris, la lande s'étend de la rivière aux Plaines de l'Ouest, pratiquement vierge de végétation. Dans cette contrée à cieux ouverts, toutes les patrouilles se font à cheval. Notre capitaine de compagnie nous avait tous dispersés en une seule longue ligne, chacun à plus d'un kilomètre de son plus proche camarade – nous étions ainsi en mesure de balayer le terrain sur soixante-quinze kilomètres. Nous progressions vers le sud, jour après jour. C'était le printemps. L'air était doux, le ciel d'un bleu limpide, et la flore renaissait tout autour de nous. La plus belle patrouille de ma vie. Nous avions même trouvé un être malfaisant dans sa première mue, et nous en étions débarrassés en un rien de temps. Le reste du temps, nous galopions sous le soleil, les pieds hors des étriers, inspectant le sol tout en gardant le contact avec le patrouilleur de gauche et celui de droite. À la fin de la semaine, la couleur du ciel a pris une lumineuse teinte argentée. Nous avons grimpé sur ces dunes de sable, et elle était là... derrière... (Sa voix s'évanouit. Il déglutit.) Les rouleaux gonflés d'écume s'abattaient inlassablement sur le sable dans un grondement continu. J'ignorais qu'il pouvait exister autant de nuances de bleu, de gris et de vert à cette époque. La mer était aussi vaste et uniforme que les Plaines, mais vivante. On ressentait sa vitalité à travers notre InnéSens, comme si elle avait enfanté le monde. Je suis resté assis à la contempler... Puis nous sommes tous descendus de nos montures avant d'ôter nos bottes et de batifoler un moment dans cette eau salée aussi chaude que du lait. — Que s'est-il passé ensuite ? demanda Faon, retenant presque son souffle. Dag haussa les épaules. — Nous avons campé sur la plage pour la nuit, puis nous avons reformé notre ligne à soixante-quinze kilomètres de là, avant de reprendre la direction du nord. Curieusement, le temps était froid et pluvieux au retour, mais nous n'avons rien rencontré d'étrange. (Il ajouta, après un instant :) Le bois détrempé par les vagues sur la plage brûle dans un festival de couleurs étranges et magnifiques. Je n'ai jamais rien vu de pareil. Il parlait avec clarté et simplicité, comme à son habitude. Faon ignorait pourquoi elle avait l'impression d'écouter un homme en prière, ou encore pourquoi les larmes lui montaient aux yeux. — Dag... Qu'y a-t-il au-delà de la mer ? Le patrouilleur cilla. — Personne n'en est sûr. — Pourrait-il y avoir d'autres terres ? — Oh, oui. Ou peut-être y en avait-il autrefois. Les cartes les plus anciennes prouvent l'existence d'autres continents, au nombre de trois. Comme les cartographies d'origine ont disparu depuis des siècles, personne ne sait si leurs copies sont vraiment fiables. En tout cas, si l'on a envoyé des bateaux pour vérifier ces informations, ils ne sont à ma connaissance pas revenus. Les gens ont tous leur théorie. Certains prétendent que les dieux nous ont bannis de ces terres, et que le premier à s'aventurer un peu trop près se verra anéanti par une malédiction sacrée. D'autres se figurent que ces terres ont été dévastées par le passage d'un être malfaisant, et que tout y est mort. Je n'aime pas trop cette version-là. En y réfléchissant un peu, s'il y avait d'autres personnes de l'autre côté de la mer et qu'ils aient des navires, ils auraient sans doute pu atteindre nos rivages au cours du dernier millénaire, même si je n'ai jamais rien entendu de tel. Ils nous ont peut-être bannis, le temps que nous éradiquions la menace de notre continent. Ce serait logique. Il s'arrêta, perdu dans le souvenir d'une époque ou d'un lieu que Faon ne pouvait connaître, avant de poursuivre : — Selon la légende, il existe (ou aurait existé) une autre enclave de survivants à l'ouest des Plaines et des grandes montagnes supposées se trouver au-delà. Quelqu'un – nous, peut-être – finira bien par naviguer autour du continent, et nous saurons alors si l'histoire était vraie. Cela ne nécessiterait pas de grands bateaux puisqu'il suffirait simplement de longer la côte. — Des bateaux aux voiles argentées, glissa Faon. Il sourit. — Ça arrivera bien un jour. Je me demande juste si je vivrai encore pour le voir. Si... — Si? — Si seulement nous arrivions à exterminer les êtres malfaisants suffisamment longtemps pour que des gens entreprennent l'expédition. Les hommes des rivières seraient assez hardis pour tenter le coup, mais cela serait aussi coûteux en ressources matérielles qu'en vies humaines. Un tel voyage aurait besoin du financement d'un mécène, prince ou grand seigneur, mais leur race est éteinte. — Une poignée d'hommes aisés pourrait suffire, suggéra Faon. Ou tout un tas d'hommes ordinaires. — Et un fou parlant suffisamment vite et bien pour les convaincre de mettre la main à la poche. Dans ce cas, oui, peut-être. Il sourit en envisageant ce cas de figure, avant de secouer la tête et de se redresser. Faon roula de nouveau la stupéfiante peau du reptile des marais. Dag retourna à l'intérieur afin d'emprunter papier, encre et plumes. Ils prirent ensuite place à la table la plus proche, zébrée de lumière, et se mirent à écrire leurs lettres pour Bleu Ouest. Faon n'avait pas le mal du pays – elle avait ardemment voulu le fuir, et n'avait aucune intention d'y retourner –, mais elle ne pouvait pas non plus affirmer que ses nouvelles racines étaient solides. Comme les Marcheurs du Lac passaient leur temps à voyager, le mot maison ne serait peut-être jamais qu'un concept. La maison, ce serait Dag. Elle l'observa, assis de l'autre côté de la table. La plume coincée entre les doigts de sa main droite, il griffonnait sur le papier tout en maintenant la feuille — soulevée de temps en temps par un souffle de vent chaud — en place à l'aide de son crochet. Elle finit par se pencher sur sa lettre. «Chers papa, maman et Futée. Nous sommes arrivés au camp avant-hier. » Cela ne faisait-il vraiment que deux jours? «Je vais bien. Le lac est très... » Elle frotta la plume contre son menton, résolue à écrire autre chose que humide. Elle mit « grand » à la place. «Nous avons revu Mari, la tante de Dag. Elle habite une jolie... » Elle raya le début du mot « hutte » et le remplaça par le mot «tente ». «Le bras de Dag va mieux. » Elle continua comme ça jusqu'à remplir la moitié de la page de remarques toutes plus anecdotiques les unes que les autres. Encore trop de blancs. Elle décida de décrire les enfants de Sarri, leur clairière, émaillant le reste de la feuille d'assez de mots et d'images joyeuses pour ne plus sentir sa main à la fin. Voilà. Il restait tant à raconter. Le quartier général des patrouilleurs et le panneau alvéolé de Corbeau Loyal. Dar, la sinistre hutte des ossements, l'acariâtre belle-mère et la futilité du couteau du partage, après tout ce chemin. La mauvaise humeur de Dag. La menace de leçons de natation. Et toute nue, en plus. Il valait mieux taire certaines choses. Après l'avoir terminée, Dag tendit sa lettre à Faon afin qu'elle la relise. Elle était claire et très polie, rédigée comme un inventaire; les cadeaux étaient ainsi énumérés et attribués aux divers membres de la famille Prébleu. Les deux chevaux et le bât revenaient à la mère de Faon, tout comme quelques-unes des belles fourrures. La peau de l'homme de vase (le présent pour les jumeaux) était succinctement décrite, sans aucun commentaire. La jeune fermière imaginait d'avance la tête de ses frères lorsqu'ils déballeraient les trois peaux terrifiantes, et cela la fit sourire. Dag alla restituer les plumes et l'encre, ressortant avec deux lettres pliées et cachetées juste au bon moment pour saluer l'arrivée d'une jeune fille juchée à cru sur le dos d'une grande et élégante jument gris moucheté. Un poulain noir d'environ quatre mois se pavanait derrière elle en remuant ses oreilles touffues. Faon n'avait encore jamais vu un jeune hongre avec une si belle tête et des yeux aussi profonds, ce qui la motiva à faire sa connaissance tandis que l'apprentie et Dag s'occupaient du bât. Le poulain batifola avec elle et se laissa gratter les oreilles à cet endroit précis. Faon ne voyait pas sa mère monter cette jument, ni même un autre membre de sa famille; la beauté tachetée pourrait peut-être se faire au harnais et tirer la petite carriole jusqu'au village. Cela ne manquerait pas d'attirer l'attention. Un patrouilleur en provenance du quartier général s'avançait vers eux. C'était un courrier en partance pour le sud du continent, et manifestement un camarade de confiance. Faon ne sut pas clairement la teneur de la faveur rappelée, mais l'homme avait consenti à livrer les cadeaux de mariage de Dag, même si ses saluts et ses regards dubitatifs à l'attention du couple en disaient long. Il resta le temps de se voir clairement décrire la ferme des Prébleu et l'endroit où il la trouverait, puis se mit en route, la jument argentée le suivant docilement au bout d'une corde et le poulain gambadant derrière. L'écuyère regarda les animaux partir avec une infinie tristesse, et repartit le coeur lourd vers l'île de la Jument. Dag emmena ensuite Faon dans le bâtiment adjacent à celui qu'ils avaient visité, où ils dénichèrent des ustensiles de cuisine quasi neufs — indignes d'une vraie cuisine, mais suffisants pour leur permettre des repas un peu plus élaborés que de l'implantine crue coupée en tranches arrosée de thé. À la plus grande joie de la jeune femme, ils mirent également la main sur plusieurs livres de coton nettoyé et peigné en provenance du sud du fleuve Grâce, un sac tout aussi généreux de laine propre et trois écheveaux de bon lin pour finir. Les outils de tante Futée allaient enfin servir. En dépit de ses fardeaux, elle rentra à la maison d'un pas léger, et réfléchit au moyen de tenir Dag immobile assez longtemps pour mesurer ses pieds noueux en vue de lui tricoter des chaussettes. * * * Le lendemain, Dag revint de l'infirmerie débarrassé de son écharpe et de ses éclisses, un sourire ineffable sur les lèvres. Il pliait et tendait ses doigts avec reconnaissance. Il raconta qu'on lui avait ordonné de rester tranquille encore une semaine, ce qu'il voyait — de façon assez personnelle — comme une interdiction de manier des armes. Il embrassa immédiatement tous ceux qui se trouvaient à sa portée, sa compagne y compris. À la plus grande détresse de Faon, qu'elle dissimula néanmoins de son mieux, son premier acte d'homme valide fut de lui faire déposer son fuseau afin de lui donner son premier cours de natation cet après-midi-là. Seule sa pudeur la détourna de sa peur panique de la noyade, même si Dag fit en sorte de rendre ces deux problèmes tolérables. Ils passèrent devant les roseaux courbés pour entrer dans le lac, progressant doucement jusqu'à ce que les épaules de Faon et la taille du patrouilleur soient immergées. L'eau trouble les enveloppait au moins de façon plus décente : d'un vert doré translucide en surface, elle devenait opaque un peu plus bas. Les trente premiers centimètres étaient aussi chauds qu'un bain irrigué par la lumière du soleil ; le liquide devenait progressivement plus froid en deçà. La vase molle faisait un bruit de succion entre les orteils crispés de la jeune femme. Une escorte de gyrins étourdis les accompagna – nuage de petits ovales noirs tourbillonnant joyeusement comme des perles sur un collier –, secondée par un groupe d'araignées d'eau agiles qui ridaient la surface brune du lac du bout de leurs pattes fines. Dag se servit promptement des insectes en forme de perle pour convaincre Faon, l'invitant à essayer de les faire couler pour les voir instantanément resurgir à la surface. Il insista sur le fait qu'elle flottait naturellement plus que lui, tout en prenant la liberté de tapoter les parties les plus flottantes de son corps. — Peu importe la profondeur de l'eau, Étincelle, tu n'utiliseras jamais que les soixante premiers centimètres. Faon jugea sa déclaration bien optimiste, mais finit néanmoins par se détendre sous l'influence bénéfique de l'assurance et de la joie imperturbable de son compagnon. À sa grande surprise, elle réussit à flotter pour la première fois de sa vie le jour suivant; le lendemain après-midi, elle parvint même à patauger comme un chien sur plusieurs mètres. Même Dag ne pouvait nier la persistance de l'odeur du limon sur la peau des résidents du camp Hickory à la fin de l'été – et même avant, pensa Faon –, heureusement Sarri emmena la jeune fermière dans les bois pour lui montrer l'endroit où s'écoulait un petit ruisseau limpide, qui leur servait à la fois à rincer les vêtements frottés au lac et à tirer de l'eau qu'on pouvait boire sans bouillir. Faon fit sa première lessive ce jour-là, reniflant leurs vêtements mis à sécher sur une corde tendue entre deux arbres avec la satisfaction du travail bien fait. Cet après-midi-là, Dag lui ramena une petite dinde à déplumer. Faon commença gaiement à mettre les plumes dans un sac pour de futurs oreillers et édredons. Ils firent ensuite rôtir l'oiseau au-dessus de leur feu et invitèrent Mari et Cattagus à le manger avec eux. Faon passa le reste de la soirée à monter les mailles de son premier écheveau de coton sur son lot d'aiguilles en vue de tricoter des chaussettes pour Dag; elle pourrait bien finir par se sentir ici chez elle, après tout. Deux jours plus tard, Dag l'emmena faire un tour à bord de l'un des deux petits esquifs au lieu de la faire nager. Il possédait un crochet spécialement adapté à sa prothèse qui lui permettait de manier une rame. Après une brève leçon à quai, Faon se vit confier une autre rame et fut placée à l'avant de l'embarcation. Maladroite au début, nerveuse à regarder défiler toute cette eau sans voir Dag assis derrière elle, elle fut bientôt guidée par le rythme de la manoeuvre. Derrière l'île de la Noix, la surface scintillante devenait transparente, ce qui détendit un peu plus la jeune femme. Ils s'arrêtèrent un moment afin d'admirer le reflet d'un arbre mort, dont la pâleur des branches nues jurait avec la forêt verdoyante. Cet arbre servait de perchoir à de grands faucons; certains y restaient juchés tandis que d'autres volaient gracieusement en cercle au-dessus de leurs têtes. Faon se souvint en souriant du jour où ils avaient été surpris par ce grand oiseau à queue rouge près de Forgeverre. Elle avait alors appris que les prédateurs volants de plus grande taille étaient tenus à l'écart des îles par magie. Le long du canal arrière, l'air devenait étouffant, et l'eau plus claire. Sur les berges, d'énormes buissons de baies de sureau étaient courbés sous le poids de leurs branches, lestées de grosses grappes de fruits verts prenant peu à peu une teinte rose prometteuse. D'ici un mois, les baies seraient noires et mûres, et Faon s'imaginait parfaitement un garçon les cueillir au passage à bord d'une embarcation comme la leur. Tout à coup, un poisson-lune brillant jaillit hors de l'eau pour atterrir juste aux pieds de Dag; ce dernier, hilare face aux cris de son épouse, ramassa la remuante créature avant de la remettre délicatement dans son élément. Il nia l'avoir persuadée de se jeter dans le bateau. — Ce poisson est bien trop petit, Étincelle ! En contournant un amas de varechs et de roseaux au milieu desquels des merles à ailes rouges échangeaient gazouillis et sifflements rauques, ils se retrouvèrent finalement en un large espace recouvert de nénuphars plats dont les fleurs blanches étaient grandes ouvertes sous le soleil. Des libellules longilignes d'un bleu iridescent fendaient l'air du marécage tout comme leurs écarlates cousines, plus grosses. Des rangées de tortues prenaient le soleil sur des rondins, leurs cous à rayures jaunâtres tendus et leurs carapaces brunes brillant comme des pierres polies. Un héron bleu traquait patiemment sa proie le long de la rive la plus éloignée; il se figea un instant avant de plonger son long bec jaune dans l'eau. Un vairon argenté apparut brièvement à la lumière du jour avant que l'oiseau l'engloutisse et reste planté là avec suffisance. Faon ignorait ce qui la ravissait le plus : les fleurs, ou le bonheur sur le visage de Dag. Ce dernier émit un soupir de satisfaction, avant de froncer les sourcils. — On devrait y être, mais l'endroit a l'air plus petit. L'eau semble également beaucoup moins profonde. Dans mes souvenirs, elle m'arrivait bien au-dessus de la tête. Me serais-je trompé de direction ? — Cela me paraît plutôt profond au contraire. Hum... quel âge avais-tu, déjà, la première fois que tu as trouvé cet endroit? — Huit ans. — Et quelle taille faisais-tu ? Dag ouvrit la bouche pour répondre, avant de sourire bêtement. — J'étais plus petit que toi, Étincelle. — Fin du mystère. — On dirait bien. Il posa sa rame sur ses genoux et observa les environs. Bien que splendides, ces nénuphars n'étaient pas si différents de ceux des eaux peu profondes de Bleu Ouest, jugea Faon. Elle avait déjà vu des roseaux, des libellules, des tortues, des merles et des hérons auparavant. Il n'y avait rien de nouveau sous ses yeux, et pourtant... cet endroit était magique. Le silence dans la chaude moiteur de l'air, uniquement rompu par les plus imperceptibles rumeurs du marais, bourdonnait dans ses oreilles comme une musique sacrée, comme si chaque son en dissimulait un autre. L'InnéSens doit faire cet effet-là en permanence. Cette simple pensée lui coupa le souffle. Ils restèrent assis dans le bateau sans rien dire, puisque les mots étaient inutiles ; la chaleur du soleil commença néanmoins à devenir incommodante, et Dag soupira avant de reprendre sa pagaie pour faire demi-tour. Son premier coup de rame laissa un tourbillon luisant dans l'eau claire, que Faon suivit du coin de l'oeil. Voilà donc l'endroit où son coeur est ancré. Je comprends pourquoi. Ils avaient presque atteint le virage menant à l'affluent principal du lac lorsque Dag s'arrêta de nouveau. Faon se retourna vers lui; il posa un doigt sur ses lèvres et lui sourit. Les yeux mi-clos, il resta assis là, un air absent sur le visage qui ne la rassura guère. Préoccupée, elle faillit tomber à l'eau de surprise lorsqu'une énorme perche noire jaillit du lac sans crier garde, se tortillant dans les airs dans une traînée de gouttelettes étincelantes. Le poisson acheva sa course au fond de l'esquif dans un bruit sourd, s'agitant dans tous les sens avant de rester enfin immobile, ses branchies brillantes encore palpitantes. — C'est un peu mieux, pour dîner, non ? annonça un Dag satisfait avant de replonger sa rame dans l'eau. — Ça, c'est de la persuasion. Pêchez-vous tout le temps de cette manière ? lui demanda Faon, ébahie. Je me demandais encore pourquoi je ne voyais ni piquets ni lignes tremper dans le lac. — C'est un peu ça. Nous utilisons de petits filets, en vérité. Si jamais tu vois ce vieux Cattagus allongé sur le quai avec une main pendant sur le côté comme s'il faisait la sieste, il est probablement en train de pêcher. — C'est presque de la triche. Comment peut-il encore rester des poissons, dans ce cas ? — Tout le monde n'a pas ce don. Tandis qu'ils s'approchaient de leur ponton, bronzés et heureux, Faon se mit en tête de quémander quelques herbes du jardin de Sarri afin de faire honneur à leur prise. Elle réussit à s'extirper du bateau noueux pour grimper sur les vieilles planches décolorées sans prendre une leçon de natation inopinée, puis ôta le trophée des mains de Dag afin de lui laisser le soin d'arrimer l'embarcation. Les doigts serrés sur la perche, elle se retourna vers lui pour une étreinte rapide. Ils remontèrent enfin les marches en pierre de la berge pentue. D'une pression brusque, le patrouilleur retira le bras passé autour de la taille de sa compagne, laquelle releva la tête pour suivre son regard. Dar attendait dans l'ombre au sommet, l'air maussade, comme si un soupçon de grisaille pluvieuse tout droit arrachée à l'hiver vagabondait dans les environs. Sitôt à hauteur, il lança à son frère : — Il faut que je te parle. — Ah bon ? Pourquoi ? s'enquit Dag, avant de désigner sa tente et les rondins placés devant la fosse à feu. — Seul à seul, s'il te plaît, répondit l'artisan avec raideur. — Hum. Sans réel enthousiasme, il acquiesça malgré tout. Il vit Faon rentrer sous leur tente et la laissa s'occuper du poisson. Elle les suivit des yeux, mal à l'aise, tandis qu'ils s'éloignaient du campement pour prendre le virage sur la route, se tenant à une petite distance l'un de l'autre. Chapitre 7 Ils prirent à gauche afin de rejoindre le chemin ombragé séparant les bois des campements côtiers. Dag était suffisamment fatigué de sa journée pour ne pas avoir à ralentir ses pas afin que son frère reste à hauteur, mais pas assez contrarié pour lui donner un aperçu complet de la foulée d'un patrouilleur et le forcer ainsi à se hâter. Il se figurait que cela n'allait pas durer. Qu'est-ce qu'il mijote ? Même si Dar était venu à lui, il n'avait pas eu besoin d'InnéSens pour comprendre que conciliation et regrets n'étaient pas à l'ordre du jour. — Alors? fit Dag, même s'il aurait été préférable de laisser son frère prendre la parole. Cela n'est pas censé être une guerre. — Tu es l'attraction du lac, tu sais, lui dit froidement Dar. — Les ragots vont et viennent. Les gens trouveront bien assez tôt autre chose à se mettre sous la dent. Dag serra les mâchoires pour s'empêcher de demander ce que les gens disaient. Il avait la sombre impression que l'artisan allait le lui dire de toute façon. — Vous formez un couple mal assorti. Non seulement cette fille est une fermière, mais elle n'est encore qu'une enfant ! Le patrouilleur haussa les épaules. — À certains égards, Faon est toujours une enfant; à d'autres, non. Elle connaît parfaitement le sens des mots douleur et culpabilité. Et je suis bien placé pour en juger. Je l'estime presque adulte dans sa façon d'appréhender l'inconnu. Elle n'est pas encore habituée à nos tâches les plus basiques mais, lorsqu'elle libérera toute l'attention et l'énergie qui sommeillent en elle, attention ! Elle est terriblement intelligente, et apprend vite. La principale difficulté résultant de notre différence d'âge provient, à mon sens, de cette charge qui m'incombe de ne pas trahir sa confiance. (Il fronça les sourcils.) En fait, ce sentiment est courant pour tous et à tout âge, alors peut-être n'est-il pas si spécial que ça. — Tu oses parler de trahison ? Tu as semé la honte sur notre tente ! À cause de toi, mère est devenue la cible des plus mal avisés, et elle déteste ça. Tu sais à quel point elle chérit sa dignité. Dag dodelina de la tête. — Hum. Eh bien, je suis désolé de l'apprendre. Cela dit, j'ai bien peur qu'elle ait semé seule les graines de cette malveillance, puisque les gens perçoivent sa dignité comme de la vanité. À bien y réfléchir, c'était sûrement parce que Cumbia souffrait d'avoir eu si peu d'enfants qu'elle exigeait cette valeur afin de garder la tête haute en présence d'amies plus heureuses en naissances, même si personne ne niait la rareté et l'excellence des aptitudes de Dar. Pour calmer le jeu, Dag ajouta: — Je dois reconnaître qu'une partie de cette dignité est de la fierté pour toi. — Elle aurait également pu être fière de toi, si tu t'étais secoué un peu, grommela Dar. Toujours un simple patrouilleur après quarante années de service ? Tu devrais être commandant. Tout ce sur quoi mère et Mari tombent d'accord est vérité absolue, ou les cieux ont toutes les chances de nous tomber sur la tête. Dag serra les dents et demeura silencieux. L'ambition de sa famille lui avait pourri l'existence depuis qu'il était rentré de Luthlia et qu'il s'était suffisamment remis pour retourner sur le terrain. C'était peut-être sa faute, après tout : il leur avait dit qu'il avait refusé de diriger une patrouille en dépit – ou peut-être à cause – de la promesse sous-jacente de plus grandes responsabilités. Corbeau Loyal avait essayé de le convaincre à de nombreuses reprises avant d'abandonner. La fuite venait-elle alors de Massape, répétant les tracas de son mari à qui voulait les entendre ? Il ne s'en souvenait plus à présent. Les lèvres pincées, Dar déclara: — Quelqu'un a suggéré – je ne dirai pas qui – que le problème se résoudrait de lui-même d'ici un an. La jeune fermière est trop petite pour enfanter un Marcheur du Lac, et mourra en couches. N'as-tu jamais pensé à ça ? Dag tressaillit. — La mère de Faon n'est pas plus grande, et elle s'en est sortie. Cela dit, son père n'est pas particulièrement grand. Il lutta pour réprimer un frisson en se disant que la taille du nouveau-né et de sa mère n'avait aucune espèce d'importance, ni même de rapport. Le fils aîné de Mari et Cattagus, un véritable Goliath, était tout petit et malade à la naissance. — C'est plus ou moins ce à quoi je voulais en venir – n'y pense même pas. Les fermières sont fécondes, pour sûr. Mais as-tu bien réfléchi aux conséquences, Dag ? Si d'aventure un ou plusieurs enfants survivaient, sans compter leur mère, qu'arriverait-il à ces sang-mêlés dans notre camp ? Ils ne pourraient devenir ni patrouilleurs, ni artisans. Ils ne feraient que manger et se reproduire. Tout le monde les mépriserait. Dag crispa les mâchoires. — Il y a plein d'autres tâches nécessaires à la bonne marche du camp, on me l'a répété plus d'une fois. Selon Corbeau Loyal, il faut dix personnes à la base pour envoyer un patrouilleur sur le terrain. Mes enfants pourraient compter parmi cette dizaine. Peut-être méprises-tu secrètement tout le monde, sans m'en avoir jamais parlé ? L'artisan éluda cette pique d'un geste de la main. — Tu es en train de me dire que tes enfants grandiraient pour servir les miens ? Cela ne te dérangerait pas ? — Nous trouverions un moyen. — Nous ? fit Dar en le fusillant du regard. Tu places déjà ta fermière avant les besoins de la communauté ? — Si cela arrivait, je ne l'aurais pas choisi, au contraire. (Dar allait-il saisir l'avertissement implicite ?) Personne ne peut prouver l'inexistence d'un InnéSens chez les sang-mêlés. C'est peut-être même le contraire : j'en ai rencontré quelques-uns dont l'InnéSens est à peine moins développé que celui de certains d'entre nous. Je connais bien plus le monde que toi. J'ai découvert ça et là de véritables talents chez les fermiers, et je ne crois pas à l'héritage d'un Marcheur du Lac de passage au cours de la génération précédente. (Il fronça les sourcils.) Nous devrions, je pense, examiner ces gens à la recherche d'un InnéSens caché. Tout comme les mages des temps anciens ont dû le faire. — Et qui se chargera des êtres malfaisants, pendant que nous nous amuserons ? aboya Dar. Pour patrouiller, il ne suffit pas d'être presque apte. Nous avons besoin de la pureté de notre lignée afin d'accomplir notre mission. Nous ne sommes pas assez nombreux pour être pleinement efficaces, tout le monde le sait. Laisse-moi te dire que mère n'est pas la seule à déplorer le mauvais usage du talent dont regorge ton sang. Dag grimaça. — Oui, Mari m'a déjà entonné ce refrain plus d'une fois. (Il se rappela sa réponse d'alors.) Si j'avais été tué au cours des quatre dernières décennies, mon sang n'en aurait pas moins été gâché. Tu n'as qu'à faire comme si j'étais mort, si ça peut te soulager. Dar ricana, refusant de mordre à l'hameçon. Ils avaient atteint le point où la route provenant du pont se divisait pour traverser les bois en direction de la côte nord de l'île. Sur un geste de l'artisan, ils continuèrent sur cette voie. La terre était mouchetée de vert et d'ocre sous la lumière du crépuscule, les ombres des feuilles remuant à peine sous une faible brise estivale. Ils envoyaient en marchant de petits jets de boue entre les restes de flaques d'eau. Dar se reprit et continua : — Ta famille n'est pas la seule à connaître la honte. Ton escapade crée des bouleversements parmi nos guerriers. Je ne nie pas ta bonne réputation, puisque les jeunes comme Saun te prennent comme modèle. Mais comment les chefs de patrouille vont-ils pouvoir empêcher le désastre d'une nouvelle amourette fermière ? Tu ne penses qu'à toi, ce n'est pas possible ! — C'est vrai, dit Dag d'un air songeur, c'est une expérience nouvelle. (Un petit sourire naquit sur ses lèvres.) Je dois avouer que j'apprécie le changement. — Cesse tes plaisanteries stupides, fit Dar brusquement. Je ne plaisantais pas. Que les dieux absents me viennent en aide. En réalité, plus il y pensait, et moins cela l'amusait. Il prit une longue inspiration. — Qu'est-ce que tu cherches à faire? J'ai épousé Faon dans les règles, esprit, corps et essence. Et cela ne risque pas de changer. Tôt ou tard, tu devras t'y faire. — C'est justement ce que j'essaie d'éviter. (Le regard sévère de Dar s'assombrit un peu plus.) Le conseil du camp pourrait te forcer à renoncer. Ils ont déjà ordonné des ruptures de liens auparavant. — Uniquement lorsque le couple et leurs familles étaient divisés. Personne ne peut forcer une rupture de liens contre la volonté des deux partenaires. Qui plus est, aucune personne sensée ne souffrirait ce genre de choses de la part du conseil. Cela mettrait tous les mariages du camp en péril – cela irait tout simplement à l'encontre du symbole que représente l'union des liens ! La voix de Dar se durcit. — Je suppose qu'il faudra alors te forcer à désirer cette rupture. Dag fit une dizaine de pas en silence. — Je suis têtu. Ma femme est déterminée. Tu te casseras les dents sur ce mur. — Es-tu conscient des risques encourus ? L'ostracisme... l'exil ? La fin des patrouilles ? — Je ne suis pas en danger de ce côté-là. Comme tu dis, nous manquons d'effectifs. Serais-tu prêt à mettre toutes ces années de loyaux services au rebut par pure vanité ? — Je recherche exactement le contraire. (Furieux, Dar lissa ses sourcils d'une main.) Tu sembles galoper aveuglément vers la sortie de ton propre chef. — Je n'irai pas de mon plein gré. Et Corbeau Loyal ne le tolérera pas. Il me soutiendra. En réalité, le capitaine de camp avait seulement affiché son indifférence quant à disputer le sujet au sein du conseil, ce qui ne voulait pas tout à fait dire qu'il surmonterait son compréhensible déplaisir s'il y était contraint. Mais Dag n'était pas vraiment enclin à confier ses doutes à son frère. — As-tu songé aux conséquences de cette histoire sur la discipline des patrouilleurs ? cracha Dar avec mépris. Réfléchis bien. Avait-il parlé à Corbeau Loyal? Dag commençait à regretter de s'être volontairement maintenu à l'écart des ragots ces derniers temps, même s'il lui avait semblé plus sage de ne pas tendre le bâton pour se faire battre, et d'éviter quelques conversations houleuses. Il contre-attaqua: — De toute façon, Faon est un cas bien à part. Elle n'est pas une fermière quelconque. C'est la jeune fermière qui a occis un être malfaisant. Comparé à ceux que tu as tués... combien, déjà? Oh, je me souviens maintenant – aucun. Les lèvres de Dar s'amincirent en un sourire involontaire. — Si tu perçois ainsi les choses, mon frère. Ce nombre s'élève peut-être plus simplement au nombre de couteaux de ma fabrication responsables de la mort d'êtres malfaisants. Sans couteau du partage, aucun patrouilleur ne peut tuer un tel monstre. Sans eux, vous ne seriez que des agneaux sans défense. Dag inspira longuement et essaya de mieux contrôler ses nerfs. — Tu as raison. Et sans mains pour les utiliser, tes couteaux ne seraient que – comment les as-tu appelés ? – décorations murales. Nous ferions mieux d'enterrer la hache de guerre à ce sujet. Dar acquiesça brièvement. Ils avancèrent un moment sans dire un mot. Lorsqu'il fut suffisamment calme pour reprendre la parole, le patrouilleur reprit : — Sans l'aide de Faon, je serais mort à l'heure actuelle, et peut-être une bonne partie de mes camarades avec. Tu aurais passé les quelques dernières semaines à accomplir des rites mémoriaux et à faire de tendres discours sur le grand homme que j'avais pu être. Dar émit un soupir. — Cela serait presque mieux. Plus simple, en tout cas. — J'apprécie ce presque. Presque. Dag fit son possible pour recouvrer ses esprits. — Quoi qu'il en soit, ton plan ne marchera pas. Corbeau Loyal a été clair : il tolère cette situation parce qu'il le faut, et refuse de mener l'affaire devant le conseil du camp. Mère ne le fera pas non plus. Habitue-toi à l'idée de nous voir ensemble, Dar. Sa voix s'était radoucie comme pour le persuader, presque comme une requête. — Faon gagne à être connue. Tu t'en rendrais compte par toi-même si seulement tu la regardais vraiment ne serait-ce qu'une fois. Donne-lui une chance, et tu ne seras pas déçu. — Tu es un imbécile. Dag haussa les épaules. — Et le soleil se lève à l'est. Tu ne changeras jamais rien à ces deux vérités. Laisse tomber le masque et montre-toi un peu plus ouvert d'esprit. — Tante Mari a manqué de jugeote. Elle n'aurait jamais dû te laisser faire. — Elle m'a exposé tous les arguments que tu viens d'épuiser. (Et les avait bien mieux formulés; cela dit, Dar n'avait jamais été très diplomate.) Laisse courir, je te dis. Avec le temps, les choses rentreront dans l'ordre. Les gens s'habitueront à la situation. Nous sommes peut-être la curiosité du moment, mais Sarri et ses hommes l'ont été avant nous sans pour autant déclencher une émeute. Le lac Hickory nous survivra. La vie suivra son cours. L'artisan prit une inspiration, regardant droit devant lui. — Je vais m'adresser au conseil du camp. Dag couvrit le frisson naissant dans ses entrailles par un petit clin d'oeil. — Allons bon. Qu'est ce que mère va en penser ? Je croyais que tu détestais les conflits. — En effet. Mais celui-ci m'est tombé dessus, et il me faut agir. Mère en pleure, tu sais. Cela doit être réglé, et sans délai. (Il fit la moue.) Selon Omba, on ne parviendra jamais à convaincre le conseil de se réunir si l'on attend que ta fermière soit enceinte. — Elle a raison, répondit Dag, bien plus froidement qu'il l'aurait souhaité. Dar arborait l'allure d'un homme déterminé à accomplir son devoir, même si la tâche lui répugnait. Évidemment, Cumbia s'en offusquerait, même si elle savait l'issue inévitable. Imaginaient-ils tous deux Dag céder face à ces menaces, ou avaient-ils pris conscience qu'il ne céderait pas ? Ils étaient peut-être divisés sur le sujet. — Si je comprends bien, reprit le patrouilleur, tu es prêt à me sacrifier, n'est-ce pas ? Mère y est-elle préparée, elle aussi ? — Mère connaît – comme nous tous – ta passion pour l'aventure, tout comme la persévérance dont tu as fait preuve pour revenir après avoir perdu ta main. Tremper ta mèche dans cette jeune fermière vaut-il la peine de gâcher le reste de ta vie ? Dar devait se rappeler le frère qu'il avait été dix-huit ans auparavant, pensa Dag. Agonisant, épuisé, désireux d'épouser la mort en retour de la vie qu'elle lui avait prise, faisant de lui le mort-vivant dans la peau duquel il s'était alors glissé. Avec un peu de chance, la mort l'aurait réuni à tout ce qu'il avait perdu – aucune autre possibilité ne lui semblait envisageable. Dag avait fait l'expérience d'une étrange nouveauté dans le repaire de l'être malfaisant de Forgeverre. Ce frémissement de vie latent en lui avait peut-être enfin vu le jour. Je ne suis plus l'homme que tu as connu, Dar. Tu me regardes sans pour autant me voir. À cet égard, l'artisan réagissait étrangement, comme les proches de Faon. Qui suis-je dans ce cas ? Il n'était pas sûr de connaître la réponse, ce qui était bien plus déroutant que les vieilles suppositions de son frère. Ce dernier interpréta mal le regard incertain de Dag. — Je vois que tu commences à être raisonnable ! Ce n'est pas trop tôt. Je ne céderai pas, je te préviens. Dag toucha la cordelette sous la manche roulée de sa chemise. — Moi non plus. Te voilà prévenu également. Un silence glacial s'ensuivit. Ils débouchèrent finalement sur la route de la rive, avant de tourner à droite. Dar fit tout de même un petit signe de tête au moment de retourner au campement Aile Rouge, mais ne dit ni adieu, ni aucune parole à propos d'une prochaine rencontre ou suggérant une quelconque indication quant à ses intentions. Dag, fou de rage, opina du chef en retour avant de poursuivre son chemin. Sur un plan purement physique, il ne craignait pas pour sa vie ou celle de Faon. Dar ne rassemblerait pas une bande de têtes brûlées comme Radieux et ses amis en vue de se livrer à de violentes représailles. Il préférerait sans aucun doute la rigueur du conseil du camp. Sa menace était à prendre très au sérieux. Dag ressentit un curieux vide l'envahir à cette idée, qui ressemblait à celui, familier, précédant l'assaut d'un repaire d'être malfaisant. Il réfléchit à la composition actuelle du conseil. Il y avait normalement un représentant et un suppléant par île, élus annuellement par les chefs des divers clans et d'autres érudits ; le capitaine de camp venait compléter la liste au titre de membre permanent représentant les droits et les besoins des patrouilleurs. Cumbia y avait déjà siégé une fois, et le grand-père Aile Rouge avait été suppléant à deux reprises, avant de devenir trop vieux et trop faible. Dag avait à peine porté attention à la constitution du plénum cette année – les années précédentes non plus, à vrai dire –, et cela devenait subitement important. Le conseil résolvait la plupart des litiges par la voie de la discussion et de la médiation. En cas de bannissement ou de peine de mort uniquement, ils tenaient leurs votes secrets, et le quorum passait à sept votes au lieu des cinq habituels. Il n'y avait jamais eu que deux meurtres au sein du camp du lac Hickory au cours de l'existence de Dag. Le plus ambigu avait été résolu par une rétribution financière; le second avait mené à une exécution. Il n'avait encore jamais assisté à un bannissement tel que celui dont Saun lui avait parlé, et il ne pouvait s'empêcher de penser que cette histoire avait dû cacher des problèmes bien plus sérieux que ceux évoqués par le jeune homme. Une histoire comme la mienne ? Peut-être pas. Dag s'était délibérément tenu à l'écart des ragots au cours des derniers jours afin de ne pas envenimer la situation, gardant du temps pour lui et pour Faon – et pour guérir, il ne fallait pas l'oublier –, mais dans tous les cas, la plupart de ses amis ne lui répéteraient pas les remarques les plus acerbes en face. Il ne connaissait qu'un homme de confiance capable de tout lui dire sans prendre parti. Il projeta d'aller voir Corbeau Loyal après dîner. * * * Faon leva le nez des braises qui rougeoyaient dans la fosse à feu pour voir un Dag furibond surgir dans la clairière. Elle ne l'avait jamais connu aussi paisible et heureux que cet après-midi au milieu des nénuphars du marais, aussi grinça-t-elle des dents dans un instant de rage, en colère contre ce que Dar avait fait – et qu'elle ignorait – pour réussir à saccager cette joie. Elle renonça tout aussi silencieusement à cet infime espoir que l'artisan était venu en paix, écartant, du coup, l'idée qu'elle s'était faite d'une invitation à dîner de la part de Cumbia, ce qu'elle pourrait apporter à la famille, et comment elle pourrait se comporter afin de se montrer digne aux yeux de ces Aile Rouge. Devant son regard interrogateur, Dag secoua la tête et lui fit un petit sourire forcé pour lui signaler que son humeur maussade ne lui était pas destinée. Il s'assit par terre, ramassa un bâton et commença à grattouiller le sol avec, perdu dans ses pensées. — Alors, qu'est-ce qu'il voulait ? demanda la jeune femme. Y met-il un peu du sien ? Elle s'était occupée en accommodant la perche pendant son absence, prenant soin de l'évider, de la nettoyer et de la garnir d'herbes du jardin de Sarri. Le poisson grésilla doucement lorsqu'elle le posa sur la grille placée sur les braises, et elle remua la marmite de purée d'implantine à l'oignon préparée en complément. Dag fut bientôt attiré par l'appétissant fumet, le regard un peu moins vague malgré un temps de réaction plutôt long. — Pas encore, répondit-il finalement. Faon fit une petite moue perplexe. — S'il s'est passé quelque chose, ne devrais-tu pas m'en parler ? — Si, soupira-t-il. Mais je dois d'abord parler à Corbeau Loyal. Je pourrai certainement t'en dire plus après ça. En dire plus à propos de quoi ? — Tout cela ne présage rien de bon. — Peut-être que si, Étincelle. Attiré par le parfum de son dîner, il se leva pour se rasseoir près d'elle, lui chatouillant le cou du bout du nez au moment où elle s'apprêtait à retourner le poisson. Elle lui sourit en réponse pour montrer sa bonne volonté, mais elle n'en pensait pas moins. Peut-être que non, Dag. S'il n'y avait pas de problème, il la mettait généralement au courant en toute franchise. Si le problème était soluble, il le lui expliquait gaiement en prenant le temps nécessaire. Le mutisme dont il faisait maintenant preuve, elle commençait à le connaître : il reflétait une incertitude inhabituelle. Sa vague conception d'un Dag omniscient – enfin, peut-être pas à propos des fermes – ne tenait pas debout face à l'image grave qu'il lui renvoyait. Comme elle l'avait espéré, la nourriture le ragaillardit considérablement. Son humeur s'allégea peu à peu, et elle fut récompensée d'un authentique sourire quand elle sortit de la tente après dîner, mains derrière le dos, pour lui tendre des chaussettes en coton toutes neuves. — Tu les as déjà finies! — J'avais pris l'habitude d'aider mes frères à repriser les leurs. Je suis devenue rapide. Essaie-les avec tes bottes, dit-elle avec empressement, pour voir si elles sont confortables. Il s'exécuta sans tarder, marchant en cercle autour du feu mourant, visiblement ravi, même si ses bottes s'accordaient peu au pantalon coupé que les Marcheurs du Lac en civil semblaient tous porter ici par temps chaud. — L'été, elles devraient mieux te convenir que ces affreux pavés de laine usée que tu portais – sur lesquels il y a plus de travail de raccommodage que de tissage, c'est certain. Elles tiendront tes pieds au sec et soulageront tes callosités. — Elles sont si belles! De jolis points réguliers. Je ne saignerai sûrement plus, à présent. — Tes pieds saignent? fit-elle, mortifiée. Beurk! — Pas souvent. Aux pires moments de l'été et de l'hiver uniquement. — Je filerai un peu de cette laine pour l'hiver plus tard. Mais je t'imaginais porter celles-ci pour commencer. — Évidemment. Il se rassit avant d'ôter ses bottes, retirant ses nouvelles chaussettes avec précaution, et embrassa les mains de Faon en remerciement. Elle rayonna de joie et de fierté. — Comme le rouissage est terminé, je vais aider Sarri à filer le lin des racines de ses implantines demain, dit-elle. Ces femmes auraient vraiment besoin d'un rouet pour accélérer les choses. Un petit ne serait sûrement pas difficile à transporter, et nous pourrions le partager avec les autres résidents du lac. Je pourrais leur apprendre à l'utiliser, en retour de l'aide apportée par Mari et Sarri. Pourrais-tu en rapporter un, la prochaine fois que tu patrouilleras vers Lumpton ou Forgeverre ? Si jamais tu passais par Bleu Ouest, Maman et Futée pourraient sans doute t'en fabriquer un bon, ajouta-elle dans un éclat de prudence. — Je peux toujours essayer, Étincelle. Et Dag de gagner de nouveau le coeur de son épouse en ne protestant pas le moins du monde quant à la vue insolite que présenterait cet objet juché sur le dos de Tête de Cuivre à son retour. Elle l'attira un moment le temps d'un câlin évocateur, mais il finit par se rappeler les tourments causés par Dar, et se leva en soupirant. — Ça va te prendre longtemps ? — Tout dépend de l'endroit où Corbeau Loyal se cache. Elle hocha la tête, luttant pour se satisfaire de cette réponse évasive. La mauvaise humeur paraissait envelopper les épaules de Dag comme une cape tandis qu'il remontait vers la route avant de disparaître au-delà des arbres. * * * Dag suivit la trace de Corbeau Loyal jusqu'au bout d'une chaîne de campements alloués au très étendu clan Corbeau, située du côté ouest de l'île. Le capitaine de camp le dévisagea brièvement avant de l'attirer à l'écart du brouhaha des tentes où ses enfants et petits-enfants étaient réunis. Ils descendirent sur le quai, et s'assirent en tailleur sur les planches. La peau tannée de Corbeau Loyal avait la couleur du sang et du cuivre sous la lumière du crépuscule, qui peignait d'un pourpre aux reflets orangés les vaguelettes veloutées léchant la berge. Ses yeux sombres ne trahissaient aucune émotion. Dag tapota le bois du bout de ses doigts, et commença : — J'ai parlé avec Dar tout à l'heure. Il m'a parlé, pour être précis. Il menace d'invoquer le conseil du camp. J'ignore ce qu'il en attend. Ils ne peuvent pas forcer des gens à rompre leurs liens. (Sa voix chancela.) Il parle de bannissement. Corbeau Loyal réagit à peine. — Vous êtes membre du conseil. Vous a-t-il parlé ? — Un peu. Je lui ai dit que c'était une mauvaise idée, même s'il aurait pu trouver pire, le connaissant. Dag se ressaisit. — Qu'est-ce que les gens disent dans mon dos ? Le vieil homme parut hésiter. Dag ne savait pas bien s'il était embarrassé à l'idée de répéter des commérages ou s'il était plus simplement absorbé à organiser son discours. La seconde option s'avérait la plus vraisemblable, car il entra tout de suite dans le vif du sujet. — Selon Massape, certaines personnes s'amusent cruellement à voir la fierté de Cumbia s'effriter. — Beaucoup de vent pour rien. — Peut-être. Je ne m'attarderais pas là-dessus si seulement ta mère ne se reposait pas un peu plus sur Dar à chaque nouvelle médisance. — Ah. Y a-t-il d'autres mécontents ? Sans citer de noms. — Plusieurs. (Le capitaine de camp haussa les épaules comme pour lui dire, que veux-tu donc savoir?) Tu en veux la liste ? Sans citer de noms. — Oui. Bon, pas vraiment, mais... oui. Corbeau Loyal prit une inspiration. — Pour commencer, tous les patrouilleurs qui ont un jour regretté l'aide des fermiers. Ou ceux qui ont subi l'ingratitude des mêmes fermiers dont la panique a causé des morts ou des blessures évitables dans nos rangs. Dag dodelina de la tête, partagé entre concession et dénégation. — Ces gens n'ont pas d'entraînement. La meilleure des choses à faire serait de les former au combat, pas de les mépriser. Le capitaine de camp fit une petite moue avant de poursuivre, comptant sur ses doigts : — Tous les amis et les familles des nôtres ayant été harcelés, pris en embuscade, battus ou même tués par ces gens à cause de craintes infondées quant à la supposée sorcellerie des Marcheurs du Lac. — Si nous gardions un peu moins bien nos secrets, il n'y aurait pas d'incompréhensions. Les fermiers sauraient à quoi s'en tenir. Corbeau Loyal ignora également cette remarque. — Tous les patrouilleurs ou vétérans légitimement concernés par l'affaire, à savoir ceux jadis contraints à quitter un fermier ou une fermière. Beaucoup de colère et d'amertume à ce sujet. Quelques-uns te soutiennent, mais la plupart se demandent comment tu peux t'en tirer à si bon compte. Ceux qui ont dû respecter les règles à contrecoeur sont évidemment en colère après toi. Ces gens ont fait de réels sacrifices, et se sentent lésés à juste titre. Dag passa doucement ses doigts sur le grain du bois, lisse à force d'être foulé. — Faon a éliminé un être malfaisant. Elle a partagé une mort. Elle est... différente. — Je sais que tu le penses. Malheureusement, tout le monde prend son cas personnel pour une exception. Ce qui est vrai, mais individuellement. Si les règles n'étaient pas respectées, notre système de résolution de contentieux deviendrait un bourbier de médiations permanent, et nous n'avons pas le temps pour ça. Dag détourna les yeux du regard sévère du vieil homme pour admirer le disque orangé du soleil couchant, à présent rongé par la cime des arbres dont les silhouettes noires étaient projetées sur le lac. — J'ignore ce que Dar pense pouvoir me contraindre à faire. J'ai prêté serment avec mon essence. — Oui, dit sèchement Corbeau Loyal, un serment entrant en conflit direct avec tes devoirs et tes responsabilités. Bien sûr que tu l'as fait. Tu me fais penser à l'un de ces cascadeurs juchés debout sur deux chevaux, un pied planté sur le dos de chacun. Tant mieux si cet homme parvient à persuader les deux bêtes de rester côte à côte, mais, si elles décident finalement de prendre deux directions opposées, il devra choisir entre la chute et le déchirement. — J'ai toujours rempli mes devoirs, et je compte bien continuer. Si j'en suis capable. — Et si tu n'y parviens pas ? Où tomberas-tu ? Dag secoua la tête pour signifier qu'il n'en savait rien. Le capitaine de camp, songeur, contempla la surface miroitante de l'eau, aussi lumineuse que les cieux dans le crépuscule. Un groupe d'hirondelles retardataires vola en cercle et plongea en piqué avant de partir retrouver le nid. — Cette histoire de règles peut tourner à notre avantage. Si l'on veille à ce qu'un patrouilleur aussi réputé que Dag Aile Rouge respecte la discipline, il nous sera bien plus facile d'empêcher le prochain idiot de faire n'importe quoi. — Je suis réputé? Corbeau Loyal lui jeta un regard étrange. — Oui. — C'est Dag Prébleu maintenant, corrigea tardivement le patrouilleur. — Hum. Dag soupira et changea de sujet. — Vous connaissez les membres du conseil. Dar les a-t-il rencontrés ? Coopéreront-ils avec lui ? Sa visite d'aujourd'hui était-elle un avertissement, ou ma dernière chance ? L'officier haussa les épaules. — Je sais qu'il a parlé à certaines personnes. À quelle vitesse l'imagines-tu procéder ? Une fois de plus, Dag secoua la tête. — Il déteste les conflits. Il déteste interrompre la conception d'un couteau. Cette tâche lui demande toute sa concentration. Il ne s'impliquera pas dans cette affaire s'il peut l'éviter, mais il n'hésitera pas à régler prestement le problème si cela s'avère nécessaire, afin de reprendre son oeuvre sans tarder. Il sera furieux, pas contre moi en particulier, mais contre la situation. Il va tout mettre en oeuvre pour se libérer de ce fardeau au plus vite. — Je l'ai senti disposé à manoeuvrer sans délai, en effet. — Vous a-t-il parlé ? Corbeau Loyal, ne me laissez pas dans l'ombre. Ces derniers mots lui valurent un nouveau regard suspicieux. — Tu aimerais que je lui raconte toutes les choses confidentielles dont nous avons parlé toi et moi ? Je suis sûr que non. — Hum. Dag espérait que la lumière évanescente du jour dissimulait ses rougeurs. Comme son dos commençait à le faire souffrir, il s'appuya contre l'un des poteaux du quai. — Une autre question, dans ce cas. D'autres personnes seraient-elles susceptibles de porter l'affaire devant leurs chefs de clan ? — Devant le conseil, tu veux dire ? J'en connais quelques-unes. Ils laisseront d'abord ta famille s'en charger, mais ils se sentiront peut-être contraints à agir si le clan Aile Rouge échoue. — En gros, même si je réussis à convaincre Dar, mes ennuis n'en seront pas terminés pour autant. Les difficultés surgiront les unes après les autres. Comme les êtres malfaisants. Le capitaine de camp leva les sourcils à cette comparaison, sans la commenter pour autant. Dag reprit d'une voix lente : — Cela signifie que la seule façon de résoudre ce désagrément est de le rendre public, et vite. Une fois que le conseil aura rendu son jugement, la même accusation ne pourra être portée une seconde fois. Ce qui les arrêtera tous. D'une façon ou d'une autre. Il fit une grimace désabusée. — Toi et ton frère êtes plus semblables qu'il y paraît, glissa Corbeau Loyal d'un ton narquois. — Dar ne voit pas les choses de la même manière, dit Dag sèchement. (Il ajouta, après un moment de réflexion :) Il n'a pas autant voyagé que moi. Je me demande s'il ne considère pas le bannissement comme le plus terrible des châtiments envisageables. Corbeau Loyal se frotta les lèvres. — Comment va ton bras ? — Beaucoup mieux. (Dag plia les doigts de la main droite.) J'ai enlevé les bandages il y a presque une semaine. Hoharie m'a autorisé à manier les armes de nouveau. Le capitaine de camp se pencha en arrière. — J'ai prévu de renvoyer la troupe de Mari sur le terrain prochainement. Elle a perdu beaucoup de temps à Forgeverre. Pour ne rien arranger, sa patrouille n'est pas la seule à accuser du retard cette saison. Quand penses-tu être prêt à remonter à cheval ? Dag s'agita, dépliant les jambes pour dissimuler son malaise. — En fait, je comptais utiliser quelques jours de repos au camp, le temps que Faon se sente mieux intégrée. — Quand, dans ce cas ? Sans tenir compte de l'histoire du conseil. Dag haussa les épaules. — En ce qui la concerne, ce ne sera pas long. Si on les lui apprend correctement, elle peut effectuer toutes les tâches possibles. Je ne doute pas d'elle. (Son hésitation fut longue et inconfortable cette fois.) Je doute de nous. — Ah oui ? — La trahison marche dans les deux sens, Corbeau Loyal, dit calmement Dag. Les patrouilleurs s'inquiètent évidemment pour leurs familles restées au camp lorsqu'ils sont en mission — ils pensent aux maladies, aux accidents de la vie quotidienne et même à une attaque d'être malfaisant. Le danger reste possible mais pas... la méfiance. Néanmoins, si vous venez à vous poser des questions, cette dernière se répand comme une tache d'encre. À qui pourrai-je demander d'assister ma femme en cas de besoin, qui la soutiendra en mon absence ? Ma mère, mon frère ? Bien sûr que non. Cattagus, ou Sarri ? Cattagus est vieux et malade, quant à Sarri, elle a ses propres soucis. Vous, peut-être ? (Il toisa durement le vieil homme.) À son crédit, Corbeau Loyal ne baissa pas les yeux. — La seule façon de le savoir reste d'essayer, j'imagine. — Évidemment. Mais promettez-moi que Faon n'en souffrira pas. — Tôt ou tard, elle en souffrira. Sauf si tu envisages de quitter la patrouille. Cette remarque fut agrémentée d'un regard acéré rappelant à Dag les scalpels d'Hoharie. Il soupira. — Il y a bientôt et bientôt. Vous pouvez handicaper un poulain à vie en le chargeant trop tôt alors qu'une année de plus aurait suffi à en faire un bel étalon. Le même raisonnement s'applique aux jeunes patrouilleurs. Et en ce qui concerne les jeunes épouses? Après une longue pause, le capitaine de camp hocha la tête. — À quand estimes-tu ce pas-trop-tôt, mon garçon ? Je dois savoir ou placer ta cheville de bois. Et à quel moment. — J'en suis conscient, concéda Dag. Pouvez-vous me laisser un peu plus de temps pour y réfléchir ? Je dois aussi tenir compte de la menace du conseil. Corbeau Loyal acquiesça derechef. — Remarquez, je ne peux répondre que de moi et Faon. Je ne contrôle pas les faits et gestes des gens. — Tu sais être persuasif. Tu peux modeler à ton gré. Tu peux encore, oserais-je le suggérer, te montrer enfin raisonnable et cesser d'agir en idiot entêté. Il est un peu trop tard pour cela. Cet homme, se remémora Dag, avait six cents autres patrouilleurs à suivre. C'était assez pour ce soir. Les grenouilles entamaient leur sérénade, les moustiques sortaient en régime et les grosses libellules à quatre ailes filant comme des flèches sur le lac cédaient leur place à la patrouille de nuit des chauves-souris. Dag se redressa, souhaita poliment une bonne soirée à son supérieur, et s'enfonça dans l'obscurité qui tombait sur le camp. Chapitre 8 À l'heure du coucher, Dag rapporta à Faon ce qui avait été échangé avec son frère et Corbeau Loyal. Compte tenu de la durée de son absence, la jeune femme estima ses descriptions bien trop concises; ces informations tronquées cachaient les véritables raisons de sa mauvaise humeur. Les frères ont un véritable don pour se pourrir la vie. La description qu'il lui livra du conseil de camp s'avéra malgré tout suffisamment effrayante pour éteindre sa curiosité. À la lumière de la bougie placée sur le coffre de Dag, qui faisait office de table de chevet, Faon s'assit en tailleur et l'interrogea: — Alors comme ça, sept votes suffiraient à te – nous – bannir? — Pas tout à fait. Ils doivent d'abord écouter les arguments des deux parties en présence. Tous consulteront ensuite d'autres personnes de leurs îles respectives avant de délivrer un jugement de cette... gravité. — Hum. (Elle fit la moue.) Je pensais que tes semblables témoigneraient leur haine pour moi d'une autre façon, comme... je ne sais pas. Laisser des animaux morts devant notre porte pour que l'on marche dessus au matin, ou d'autres méchancetés de ce genre. J'imaginais même des gens masqués mettre le feu à notre tente, surgir des fourrés pour te rouer de coups ou me raser la tête, quelque chose dans ce genre. Dag haussa des sourcils étonnés. — Cela se passe-t-il ainsi dans les contrées fermières ? — Parfois. Si elle en croyait certaines histoires, il arrivait parfois bien pire. — Un masque ne peut dissimuler l'essence d'une personne. Aussi mal intentionné soit-il, un Marcheur du Lac ne saurait mettre de tels plans en action sans trahir son identité. — Ça les ralentirait un peu, j'imagine, reconnut Faon. — Oui, sans compter que... notre affaire dépasse le cadre d'une simple plaisanterie douteuse. À elles seules, nos cordelettes de mariage hissent le problème à un tout autre niveau. De sérieuses divergences nécessitent des réflexions toute aussi sérieuses de la part de non moins sérieux individus. — Ne serait-il pas souhaitable de rencontrer de telles personnes ? Dar ne devrait pas jouir du monopole de cette initiative. — Si... non... Maudit soit-il! ajouta Dag dans un éclat de colère. Tout cela me contraint aux pires actions afin de te faire accepter tout en douceur. Attirer l'attention, forcer les gens à prendre parti. Je souhaitais faire profil bas et misais sur l'indécision de nos détracteurs pour nous faire oublier peu à peu. Je pensais qu'une année aurait suffi. Faon cilla, ébahie. Un an paraissait peut-être plus court aux yeux d'un patrouilleur ? — On dirait que ces conversations ne sont pas celles que tu préfères, n'est-ce pas ? Il s'esclaffa. — Pas vraiment. Ce n'est ni le bon moment, ni le bon sujet à aborder, et... je ne suis pas très à l'aise avec tout ça de toute façon, contrairement à Corbeau Loyal. Vingt minutes de conversation avec lui suffisent à te remettre les idées en place. C'est un bon capitaine. Cela ne l'a pas empêché de m'annoncer que je récoltais ce que j'avais semé. (Il ajouta, d'une voix plus feutrée :) Et je déteste mendier des faveurs. Je pense en avoir déjà reçu assez pour une vie. Une petite pression de son bras gauche sur la couverture montra à quelle sorte de faveurs il songeait, et Faon soupira à son tour. Si Dag avait bénéficié d'un traitement spécial en se voyant offrir une prothèse et autoriser un retour en patrouille, elle était persuadée qu'il avait fait le nécessaire pour s'acquitter de sa dette des années auparavant. Le lendemain matin, il entreprit toutefois de signaler un peu plus ouvertement leur présence en emmenant Faon à bord de l'un des esquifs en vue d'une livraison d'implantines. Ils devaient en premier lieu rejoindre un radeau de ravitaillement, lequel avait parcouru la quasi-totalité de leur affluent du lac au cours de la saison et remonterait sous peu dans l'autre sens. Une dizaine de Marcheurs du Lac plus ou moins nus, d'âge et de sexe variés, manoeuvraient trois mètres carrés de troncs d'arbres cordés ensemble qui semblaient se grignoter un passage à travers une longue étendue de nénuphars. Cette variété-là possédait de grandes feuilles presque parcheminées, émergeant de l'eau tels des éventails recourbés, et de petites fleurs jaunes sans éclat. L'équipage progressait à un rythme régulier, creusant, coupant et séparant tiges, racines et gousses avant de replanter. Un mélange de vase remuée et de déchets végétaux troublait la surface du lac dans le sillage lent de l'embarcation. Dag salua une femme âgée, visiblement la responsable du groupe. Une poignée de garçons nus firent rouler une cargaison d'implantines à bord de leur bateau, lequel s'enfonça de façon alarmante sous le poids. Après des adieux courtois, les jeunes époux poursuivirent leur chemin, bien plus lentement cette fois. Faon ne pouvait ignorer les regards curieux derrière eux. La livraison s'opérait en trois temps. Il fallait d'abord se rapprocher de la berge, puis s'arrêter à chaque campement afin de déposer les implantines dans de grandes corbeilles rivées au bout des quais. Faon réalisa alors d'où provenait leur ration quotidienne. Elle détestait sentir l'embarcation tanguer alors qu'elle s'attelait à la tâche, terrifiée à l'idée de laisser tomber un fruit par-dessus bord et de devoir le repêcher, en particulier en un endroit où elle n'avait pas pied. L'esquif fut néanmoins bientôt vidé de son chargement, et ils retournèrent faire le plein avant de renouveler l'opération à deux reprises. Dag salua ou héla les gens sur les bateaux ou le long des rives — une coutume locale, manifestement — et échangea quelques mots avec chaque Marcheur du Lac rencontré lors d'une livraison, présentant Faon à suffisamment de nouvelles personnes pour qu'elle oublie leurs noms. Aucun ne se montra méprisant, même si certains semblaient vraiment perplexes. Ces regards de bienvenue n'étaient cependant pas chaleureux. À la réflexion, elle aurait nettement préféré des questions indélicates voire grossières, en lieu et place de ces appréciations silencieuses. Ce petit calvaire prit toutefois fin à midi, lorsqu'ils gravirent, harassés, la berge de la tente Prébleu. Où le repas, pensa Faon abattue, serait composé d'implantine. Ils répétèrent l'exercice au cours des quatre matinées suivantes, jusqu'à ce que les gens du radeau et des quais cessent de les dévisager avec surprise. Les après-midi, Faon aidait Sarri à filer le lin de ses implantines et, pour varier un peu, Cattagus à tresser des cordes, l'une des quelques tâches qu'il pouvait accomplir assis sans fatiguer ses poumons à la peine. Sa respiration rauque, expliqua-t-il entre deux sifflements, était la séquelle d'une pneumonie survenue quelques années auparavant, laquelle l'avait presque contraint à partager. Après cela, il avait dû abandonner la patrouille et s'était empâté, lui confia-t-il. Lorsqu'il s'agissait de travailler, Faon se rendit compte qu'elle préférait la compagnie de Cattagus à celle de Sarri, trop tendue, trop prudente ou distraite par ses enfants. Mari, quant à elle, était sarcastique et dubitative. Cattagus semblait considérer la petite fermière de Dag avec un amusement discret. Il était intimidant de penser que son détachement pouvait provenir du seul fait d'avoir frôlé la mort — Mari s'inquiétait ainsi beaucoup de le laisser seul par mauvais temps —, mais la jeune femme estima qu'il avait probablement toujours eu un sens de l'humour caustique. Même s'il n'était pas un professeur aussi patient que Dag, il n'en était pas moins tout aussi volontaire, et il lui dévoila les secrets de la fabrication des flèches. Il en confectionnait pour sa compagne, mais également pour Razi et Utau. Ce travail devait s'effectuer avec les deux mains. Dar, lui raconta-t-il, avait dû fabriquer celles de Dag pendant son temps libre. Il n'eut pas besoin de préciser que son neveu devrait à présent se trouver un nouvel assistant. Faon se trouva bientôt un talent pour l'équilibre et, sa main étant assez ferme pour l'empennage, devint bientôt experte quant aux avantages et aux inconvénients des plumes de dinde, de faucon et de corbeau. Dag s'éclipsa du campement à plusieurs reprises pour aller tâter le terrain, selon ses propres termes, revenant tour à tour inquiet, satisfait ou furieux selon les résultats obtenus. Assis à l'ombre d'un noyer, Faon et Cattagus empennaient des flèches lorsqu'il surgit dans la clairière, ulcéré, avant de plonger sous la tente sans dire un mot. Il en ressortit avec arc et carquois, attrapa une implantine dans le panier posé devant l'entrée et la disposa sur une souche de la noiseraie. Quinze minutes lui suffirent pour réduire le fruit en un amas comparable à un porc-épic écrasé par un rocher, et il respirait de nouveau régulièrement au moment d'ôter les flèches qui avaient manqué leur cible de peu, et s'étaient profondément fichées dans l'arbre derrière. Il n'eut pas à rechercher de projectiles dans les fourrés au-delà. — Celle-là ne bougera plus, pour sûr, observa Cattagus en désignant les restes de l'implantine. Je la connaissais ? Dag fit un sourire penaud en s'approchant. — Cela n'a plus d'importance maintenant. (Il s'assit en soupirant, décrocha et posa son arc court à terre avant de prendre l'une des flèches neuves et de l'examiner en connaisseur.) De mieux en mieux, Étincelle. Une diversion délibérée, jugea-t-elle. — Tu sais, tu as beau dire que je ne dois pas t'accompagner voir tous ces gens afin qu'ils parlent franchement, tu obtiendrais peut-être de meilleurs résultats avec certains s'ils venaient à montrer moins de retenue. — Tu as raison, concéda le patrouilleur. Nous verrons demain. * * * La matinée suivante fut néanmoins consacrée à rattraper le retard accusé dans le maniement des armes, en prévision de la prochaine sortie de la patrouille de Mari. Saun se présenta à l'invitation de Razi et Utau, et Faon prit pour la première fois conscience de la rareté des visites. Si elle et Dag étaient vraiment la nouvelle attraction du camp, elle aurait pensé que la curiosité – à défaut de la gentillesse – motiverait un flot régulier de voisins à inventer des excuses pour jeter un oeil sur la nouvelle venue. Elle ne savait pas trop si cette discrétion était une forme de courtoisie ou d'ostracisme. Saun se montra toutefois aussi gentil que d'habitude. La session débuta par une séance de tir à l'arc, et Faon, fascinée, se rendit utile en trottinant dans la noiseraie à la recherche des flèches perdues, puis en envoyant des écorces d'implantines dans les airs en guise de cibles mobiles. Ses propres traits semblaient aussi performants que ceux de son mentor, constata-t-elle avec satisfaction. Assis sur une souche, Cattagus commentait l'habileté des archers aussi librement que ses difficultés respiratoires le lui permettaient. Saun était plutôt intimidé par le vieil homme, au contraire de Mari, qui lui faisait apprécier son sens de la repartie. Dag se contentait de sourire. Les cinq patrouilleurs s'exercèrent ensuite à l'épée à l'aide de couteaux et de lames en bois. Mari était intelligente et rapide, mais largement dépassée en termes de force et d'endurance, ce qui n'était guère surprenant de la part d’une femme de soixante-quinze ans. Elle élut bientôt domicile auprès de Cattagus afin d’apporter quelques critiques constructives aux autres. L'entraînement s'anima alors, ponctué selon Faon d'un si grand nombre de vilains gestes qu'elle se demandait si elle assistait à des duels à l'épée ou à des combats de lutte. L'entrechoquement des lames en bois était ponctué de aïe, de bon sang ! ou d'occasionnels bien joué ! de la part de Saun. Dag poussa ses adversaires bien au-delà de l'essoufflement, avançant entre deux pénibles inspirations la convaincante théorie selon laquelle la réalité du terrain ne connaissait pas de moments de répit; il estimait alors préférable de savoir esquiver les coups en toutes circonstances, en particulier à bout de forces. Les combattants, sales et trempés de sueur, plongèrent ensuite dans le lac et ressortirent de l'eau en ne sentant pas plus mauvais que d'habitude. Ils se rassemblèrent dans la clairière pour mâchonner un morceau d'implantine et tentèrent, sans succès, de convaincre Cattagus de déboucher l'un de ses pichets de vin de sureau précieusement gardés depuis l'automne précédent. Avachi contre une souche, Dag souriait encore de ces badinages, lorsqu'il fronça subitement les sourcils avant de se lever et de tourner la tête en direction de la route. — Que se passe-t-il ? lui demanda doucement Faon, assise à côté de lui. — C'est Corbeau Loyal. Il approche, et quelque chose le tracasse. La jeune femme murmurait à présent. — Serions-nous déjà appelés devant le conseil ? Elle vivait constamment dans la peur de cette menace depuis plusieurs jours. — C'est possible... non. Je ne crois pas. Les yeux de Dag se rapetissèrent. Au moment où le cheval du capitaine fit son apparition, les patrouilleurs s'étaient tous levés et regardaient leur chef en silence. L'homme était monté à cru, et son visage avait cette expression sinistre que Faon lui connaissait. Même si elle se tenait parfaitement immobile, elle sentait son coeur accélérer. Corbeau Loyal fit s'arrêter sa monture et les salua tous d'un geste vague. — Vous êtes tous là, très bien. Je voudrais m'adresser à Saun, en premier lieu. Saun, déconcerté, sursauta. — Moi, monsieur ? — Oui. Un courrier vient d'arriver en provenance de la région de l'Arbre-pluie. La région natale de Saun. De mauvaises nouvelles ? Le visage du garçon perdit ses couleurs, et Faon l'imagina sans peine penser à sa famille et ses amis. — Un être malfaisant redoutable a fait son apparition au nord des Plaines des Fermiers. Ils nous demandent assistance. Ils se raidirent tous, sous le choc. Si une région extérieure les appelait à l'aide (même Faon le savait à présent), la situation devait vraiment être désespérée. — Cette satanée créature aurait émergé d'une ville fermière et se serait développée à une vitesse folle avant même d'être repérée, déclara Corbeau Loyal. Saun en laissa tomber son écorce d'implantine mordillée. — J'irai... Je dois rentrer chez moi sur-le-champ ! bafouilla-t-il avant de s'avancer en chancelant. (Il se ressaisit, fébrile, et fixa son capitaine d'un air suppliant.) Monsieur, ai-je la permission de partir ? — Non. Le visage de Saun s'empourpra. Avant qu'il puisse ouvrir la bouche pour protester, Corbeau Loyal termina sa phrase : — Tu vas servir de guide aux patrouilles qui partiront demain. — Oh. Oui, bien sûr. Le garçon s'affaissa, mais resta debout sur ses jambes fléchies tel un chien tirant sur sa chaîne. — Comme nous sommes en pleine saison, près des trois quarts de nos effectifs sont actuellement de sortie, reprit le vieil homme en considérant les visages subitement graves des siens. Dans un premier temps, je peux leur envoyer les trois prochaines patrouilles en service. Dont la tienne, Mari. L'intéressée hocha la tête. Cattagus fit grise mine mais ne broncha pas, se contentant de se frotter le genou avec sa main droite. — La mission ayant lieu en dehors de notre région, je ne fais appel qu'aux volontaires, comme d'habitude. Vous êtes tous partants ? — Bien sûr, murmura Mari. Razi et Utau échangèrent un regard avant d'acquiescer également. Faon osa à peine bouger. Elle avait l'impression d'étouffer. Dag demeura silencieux, le visage curieusement éteint. Saun se retourna brusquement vers lui. — Tu vas venir, n'est-ce pas ? Je sais que tu avais prévu de rester au camp lors de la prochaine patrouille, et tu aurais certainement mérité un peu de repos, mais... Mais... ! — Je voudrais parler à Dag en privé, annonça Corbeau Loyal en le fixant des yeux. Vous autres pouvez commencer à rassembler votre équipement. La première compagnie prendra la direction de l'est à l'aube. — Ne pourrions-nous pas partir ce soir ? Si tout le monde est prêt ? s'enquit Saun avec ferveur. Quelques heures gagnées pourraient faire toute la différence, on ne sait jamais. Dag grimaça, mais ce n'était pas dû à un désaccord, pensa Faon. Le capitaine de camp secoua la tête, même s'il se voulait compatissant. — Nos forces sont encore éparpillées tout autour du lac. Cela nous prendra l'après-midi complet pour passer le mot. Tu ne peux pas te permettre de semer la compagnie dont tu es le guide, mon garçon. La gorge serrée, le jeune homme opina du chef. Corbeau Loyal fit un geste pour les congédier, et ils se dispersèrent. Mari et Cattagus retrouvèrent leur tente tandis que Razi et Utau filaient en direction de la leur où Sarri, tenant le petit contre elle sous l'auvent, assistait à la scène avec amertume. Saun les salua tous avant de remonter la route au trot en direction de son campement, situé à l'autre bout de l'île. L'officier glissa de sa monture, la laissant traîner ses rênes et paître à sa guise. Dag lui indiqua la tente Prébleu nichée dans le verger, et il acquiesça. Faon dut se hâter pour soutenir leur rythme de guerriers. Corbeau Loyal lui lança un regard neutre, ne l'invitant pas, sans pour autant l'exclure ; elle décida ainsi de s'asseoir près d'eux à l'ombre du petit porche. Dag lui fit un petit geste affectueux de la tête avant d'accorder toute son attention à son commandant. — Avec trois patrouilles engagées, il me faut absolument un capitaine de compagnie expérimenté pour les diriger, commença le vieil homme. — Rig Corbeau. Ou Iwassa Ondatra, dit Dag en l'observant avec prudence. — Mes deux premiers choix, s'ils ne se trouvaient pas l'un et l'autre à plus de deux cents kilomètres d'ici. — Ah. (Le patrouilleur hésita.) J'espère que vous n'envisagez pas de me confier ce rôle. — Tu as déjà été capitaine de compagnie. De plus, tu es actuellement le seul du camp à avoir participé à des opérations de cette envergure. — Ça m'a tellement réussi, murmura Dag avec aigreur. Vous n'avez qu'à interroger les survivants. Ah oui, c'est vrai... il n'y en a pas. Cela rassurera sans nul doute les hommes sous mes ordres. Corbeau Loyal le coupa d'un geste tranchant d'impatience. — Ton habitude d'accomplir des tâches ici et là t'a mené à travailler avec la plupart des patrouilleurs de ce camp à un moment ou un autre. Tu ne te heurteras donc pas à des essences inconnues, et tu connaîtras chacun de tes guerriers sur le bout des doigts. Tu connaîtras leurs forces, leurs faiblesses, et tu sauras à qui faire confiance selon les situations. Dag battit lentement des paupières. Il ne pouvait réfuter cela. Le capitaine de camp baissa la voix: — Je vais te présenter les choses sous un angle différent. Je ne devrais pas te le dire, mais ta convocation au conseil est prévue d'ici quelques jours. Ils ne peuvent toutefois pas se réunir si tu n'es pas là pour recevoir l'injonction. Tu voulais un délai ? Il t'est servi sur un plateau d'argent. Fais ton devoir et, si tu es toujours convoqué à ton retour, ce succès influera nécessairement sur le jugement final. — Et si j'échoue ? demanda Dag, la voix soudainement très sèche. Corbeau Loyal se gratta le nez et laissa échapper un rire creux. — Nous aurons tous des ennuis bien plus importants que les errements personnels d'un Marcheur du Lac, dans ce cas. — Si je suis tué au combat, le problème disparaît également, dit Dag sans réel enthousiasme. — Tu commences enfin à penser comme un capitaine, déclara aimablement le vieil homme. Je t'en savais capable. Dag étouffa un rire. De l'humour de patrouilleur, réalisa Faon. Hilarant. Corbeau Loyal reprit son sérieux. — Je préférerais éviter d'en arriver là, cela dit. Dag, quand il s'agit d'anéantir des êtres malfaisants, tu as la réputation d'être l'homme le plus volontaire qui soit. Voilà ta chance de prouver à tous que ta motivation est intacte. Dag secoua la tête. — Je ne sais pas ce qui a changé. Ou ce qui change. Cela dépasse... le cadre de mes occasionnelles réflexions. Il toucha son bras gauche de la main. Si le capitaine pouvait croire qu'il désignait son bracelet de mariage, Faon se demandait s'il ne voulait pas plutôt indiquer sa main fantôme. Le vieil homme la regarda. — Je sais combien il est difficile de demander à un jeune marié d'aller sur le terrain en de telles circonstances. Mais la situation est grave, Dag. Je n'ai pas voulu donner plus de détails devant Saun, mais, d'après le courrier, ils ont déjà perdu des centaines de personnes, fermiers et Marcheurs du Lac confondus. L'être malfaisant a quitté son repaire situé sous cette pauvre ville fermière pour attaquer le camp du Marécage de l'Os. La plupart des nôtres ont réussi à s'enfuir, mais la créature a sans doute réussi à en capturer quelques-uns. Sitôt notre première compagnie sur la route, je vais faire mon possible pour en rassembler une seconde – les dieux absents savent où et comment –, parce que j'ai le désagréable sentiment qu'elle ne sera pas de trop. Dag se frotta les sourcils. — Les gens de l'Arbre-pluie seront probablement déstabilisés, si c'est le cas. Ils se concentreront sur des choses moins importantes, comme trouver des moyens de défense, s'occuper des réfugiés et des blessés. Ils se préoccuperont tous les uns des autres, et perdront de vue l'essentiel de vue. Poignarder l'être malfaisant avec un couteau du partage. Le reste ne sert à rien. — Une personne extérieure aura de plus grandes chances de garder la tête froide, suggéra Corbeau Loyal. — Pas nécessairement. Je n'ai pas parcouru cette région depuis trente ans, mais j'y ai toujours des amis dans le Nord. — Te souviens-tu du terrain? — En partie seulement, reconnut Dag avec réticence. — Je m'en doutais. Je ne suis jamais allé par là moi-même. C'est pourquoi j'ai pensé associer Saun au capitaine de compagnie. Dag ne répondit pas immédiatement, mais se frotta la gorge. — Je n'ai pas de couteau préparé pour le moment. Je n'ai pas voyagé désarmé depuis des décennies. J'en avais souvent deux, parfois même trois. Vous vous demandiez comment je pouvais détruire autant d'êtres malfaisants en dehors des patrouilles supplémentaires ? Les camarades me fournissaient en lames. Tout simplement. — Ce n'est pas au capitaine de disposer du couteau. Son travail est de disposer de ceux qui en possèdent. — Je sais, soupira Dag. — Je sais que tu le sais. Bon. (Le commandant se redressa.) Je vais continuer à répandre la nouvelle de ce côté de l'île. Je repasserai par ici à mon retour, tu pourras alors me donner ta réponse. Il ne lui dit pas « parlez-en tous les deux », mais la suggestion était claire. Il dévisagea Faon un instant comme s'il pensait lui demander quelque chose, mais se contenta de secouer la tête. Son cheval s'approcha d'une façon que la jeune femme soupçonna ne pas être due au hasard, et le vieil homme se servit de son rondin pour grimper sur l'animal. Quelques secondes plus tard, il galopait sur la route. Dag s'était levé en même temps que son supérieur; il regarda un moment dans sa direction, mais son air absent semblait trahir de tout autres pensées. Le visage aussi raide et glacé que de la glaise, Faon se redressa également avant d'aller à sa rencontre. Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre et se serrèrent fort. — Bien trop tôt, souffla Dag. Se détachant d'elle, il l'observa avec anxiété. Faon se demanda s'il lui était vraiment utile de le regarder droit dans les yeux alors qu'il pouvait parfaitement lire le tumulte bouillonnant dans son essence. Cela ne l'empêcha pas de rester bien droite, luttant pour garder une respiration régulière et ne pas laisser ses lèvres trembler. — Corbeau Loyal a raison en parlant d'expérience, poursuivit-il, sa voix retrouvant à présent son volume habituel. Ce genre de traque est différent d'une chasse aux premières mues d'êtres malfaisants, ou même du genre de pagaille dont nous avons fait l'expérience près de Forgeverre. Je parcours les listes de patrouilleurs dans ma tête et je me dis, ils n'ont encore rien vu. En particulier les jeunes. Cette ville était-elle loin au nord des Plaines ? On ne devrait pas autoriser les fermiers à établir des colonies au-delà de notre ancienne ligne de sûreté... Il prit les mains de son épouse et secoua la tête avec vigueur. Ses yeux dorés scintillaient d'une façon qu'elle ne lui connaissait pas encore. Peut-être était-ce de la frénésie. Elle déglutit, et déclara: — Tu l'as déjà fait une fois. La question n'est donc pas de savoir si tu peux le faire, mais plutôt si tu peux le faire mieux qu'un novice. — Non... oui... enfin peut-être... Cela fait bien longtemps. En tout cas... si je n'y vais pas, qui vais-je condamner à ma place ? Quelqu'un doit bien... Elle posa la main sur ses lèvres, et il se tut. — Qui essaies-tu de convaincre, Dag ? lui demanda-t-elle simplement. Il se tut l'espace de plusieurs battements de coeur, même si un semblant de sourire moqueur lui fendit les lèvres l'espace d'une seconde. Faon prit une profonde inspiration. — En épousant un patrouilleur au lieu d'un fermier, je me savais pertinemment exposée à ce genre de situation. Toi au combat... et moi au camp. (Dag lui pressa l'épaule de la main.) Nous y sommes venus plus tôt que prévu, mais... il doit bien y avoir une première fois. (Elle leva les bras pour saisir ses pommettes bien-aimées entre ses doigts, les pinçant fermement tout en lui secouant la tête.) Veille donc à ce que ce ne soit pas la dernière, tu m'entends ? Il l'attira à lui. Elle sentait son coeur ralentir. En enfouissant son visage dans sa chemise, elle fut submergée par son odeur : un mélange de sueur, d'été et de Dag. Elle ouvrit la bouche et les narines en grand comme si elle pouvait l'inspirer et l'emmagasiner en elle. Pour toujours. Ou pour un jour. Cela ne durerait pas toujours. Je me contenterai de ce jour, dans ce cas. — Tu n'as pas peur de rester seule ici ? lui murmura-t-il entre ses boucles. — Sur la liste des choses dont j'ai peur, celle-là vient de disparaître. D'une certaine façon. Elle sentait la chaleur de son sourire sur elle. — Tu dois bien admettre que je suis toujours revenu te chercher, jusqu'à présent. — Oui, les autres patrouilleurs à Forgeverre t'ont même comparé à un chat pour cette raison. Mais ça ne les a pas empêchés de te chercher quand même. Je me souviens des mots de papa lorsque je m'inquiétais de ne pas voir revenir l'un de nos chats qui avait dû se mettre bêtement dans le pétrin. J'en pleurais de douleur, mais il me disait: « ma petite chérie, as-tu déjà vu un squelette de chat dans un arbre?» Ce gloussement rocailleux qu'elle aimait tant et qu'elle n'avait que trop peu entendu dernièrement fit vibrer la poitrine de Dag. Ils restèrent là, accrochés l'un à l'autre jusqu'à ce que le son inopportun des sabots d'un cheval au galop fasse écho depuis la route. — Vas-y, lui glissa Faon avant de reculer et de lever le nez. Il la regardait avec un curieux sourire. Il hocha la tête en retour. La serra, puis la relâcha, à l'exception de sa main. Se retourna pour dévisager Corbeau Loyal, qui les observait du haut de sa monture. Ce dernier ne parla pas, se contentant de lever les sourcils en signe d'interrogation. — Je veux parler à ce courrier, dit Dag. Et jeter un oeil à toutes nos grandes cartes du nord de l'Arbre-pluie. Le capitaine de camp acquiesça d'un simple geste du menton. — Monte derrière moi, dans ce cas. Je vais te conduire au quartier général. Il fit s'agenouiller son cheval, et Dag prit appui sur une souche pour se glisser sur l'animal. La bête emmena son lourd fardeau à la route d'un pas rapide. Les yeux de Faon étaient brûlants mais secs. Enfin presque. Cillant, elle se baissa pour entrer dans la tente afin de commencer à préparer la sacoche de Dag. Chapitre 9 Dag regagna la tente Prébleu après minuit. Faon redressa la tête au son de ses pas inhabituellement lents, et attisa les braises de leur feu de camp à l'aide d'un bâton afin d'allumer leur bougie. Il lui sourit à la faible lueur dorée, mais semblait préoccupé. — J'étais justement en train de me demander si tu aurais seulement la possibilité de dormir un peu avant de partir, lui dit-elle à voix basse en se levant. — Quelques heures, pas plus. Nous sellerons les chevaux avant l'aube. — Ce n'est pas très bon de partir fatigué comme ça. Dois-je rester éveillée pour t'aider à te lever? Ça ne sera plus très long, maintenant. — Inutile. Quelqu'un va venir me chercher. J'essaierai de sortir sans bruit. — Je t'interdis de filer sans me dire au revoir, gronda-t-elle avant de le conduire à l'intérieur, où le contenu de sa sacoche était rangé en petites piles ordonnées. Son arc et son carquois rempli de flèches gisaient à côté. — Je pensais préparer ton équipement, mais, après réflexion, j'ai jugé préférable de te demander de vérifier si rien ne manquait d'abord. Il acquiesça, s'agenouilla et inspecta brièvement les objets avant de les lui tendre; elle les rangea dans la sacoche avec soin. Il mit de côté son tambourin, rangé dans son étui en cuir. Faon voulut lui demander : N'en auras-tu pas besoin pour célébrer le trépas de l'être malfaisant ?, mais elle se ravisa: comme l'instrument sortait de son quotidien, il souhaitait peut-être le préserver. Elle écarta toute autre possibilité. Finalement, elle ferma les rabats de la tente, les attacha puis se retourna pour saisir le dernier objet, disposé sur le coffre près de la flamme vacillante. — Tu n'as pas de couteau du partage. Tu veux prendre celui-là ? Elle lui tendit timidement son – leur – couteau. Le visage du patrouilleur s'assombrit. Toujours à genoux, il lui prit la lame des mains et la sortit de son fourreau, fronçant les sourcils face à l'inscription à demi effacée de l'os. — Dar pense qu'il ne marchera pas, dit-il enfin. — Considère-le comme une solution de secours. Tu pourrais juste le garder avec toi... au cas où. Si tu n'avais pas d'alternative. — Il y aura plus d'une dizaine de couteaux dans ma compagnie. — Combien de patrouilleurs partent avec toi? — Soixante-dix. — Est-ce suffisant ? — Qui sait ? Un seul d'entre nous peut suffire, mais il aura peut-être besoin de tous les autres pour se trouver au bon endroit, au bon moment. Corbeau Loyal retiendra toutes les patrouilles régulières qui devaient repartir bientôt et incorporera au nombre toutes celles qui seront de retour de mission, mais il doit à la fois penser à envoyer de l'aide et défendre le camp. — Je pensais qu'envoyer de l'aide serait la meilleure défense. — Dans une certaine mesure, oui. Les choses tournent peut-être mal à l'Arbre-pluie, mais un nouvel être malfaisant pourrait surgir ici, à Oléana. Et, puisque ce chambardement mettra – encore – tout le monde à l'oeuvre, cela ne rend cette hypothèse que plus probable. C'est le problème posé par l'émergence aussi hasardeuse de ces monstres. Tout le monde se réjouit de passer des mois sans en voir un, mais nous sommes rapidement débordés lorsque plusieurs apparaissent simultanément. (Il haussa les sourcils ; lentement, il rangea le couteau dans son étui, tendant le tout à Faon avec une sorte de grimace désabusée.) Il vaut mieux que tu le gardes. J'ai pris la mauvaise habitude de foncer tête baissée, mais ce n'est pas mon rôle cette fois. Elle accepta ces mots et la lame avec un petit hochement de tête, même si elle souffrait en silence. — Je dispose d'une certaine latitude, poursuivit-il, l'esprit clairement ailleurs. (Ou peut-être divisé entre plusieurs ailleurs.) Cela dit, il me faudra des informations plus récentes que celles du courrier. Son cheval en est presque mort d'épuisement, mais elle a quand même mis deux jours pour revenir. Selon moi, l'échec de la Corniche du Loup est en partie dû au défaut de nouvelles récentes, et non à de mauvais renseignements. On pourra toujours se consoler en se disant que l'histoire n'aurait pas nécessairement connu une fin plus heureuse si nous avions su ce qui nous attendait. Si nous avions envoyé une poignée de guerriers en plus là-bas, il y aurait peut-être eu autant de morts supplémentaires. Et nous n'étions qu'une poignée. (Il esquissa un rictus ironique.) L'aide extérieure à notre région n'était pas encore arrivée. La compagnie de Dag ne perdrait pas une seconde le lendemain, Faon en était convaincue. Elle regrettait de ne pas pouvoir lui être plus utile. Tricoter des chaussettes. Fabriquer des flèches. Préparer son équipement. Tout cela lui paraissait bien peu. Il avait accompli seul ces tâches à la perfection pendant des années, puis elle était venue bouleverser sa vie. Elle pourrait peut-être le distraire en lui faisant l'amour; le corps du patrouilleur avait certainement besoin de repos, mais il était tout aussi évident que son esprit ne lui faciliterait pas les choses. Elle leva les mains et commença à déboutonner sa chemise avec tendresse. Tandis que ses poignets bougeaient, elle posa les yeux sur les perles dorées de sa cordelette de mariage. Il doit se concentrer sur sa mission, pas sur moi. Mais elle n'avait plus beaucoup de temps. — Dag... — Qu'y a-t-il, Étincelle ? Il glissa à son tour ses doigts dans les cheveux bouclés de sa femme, jouant avec les mèches. — Tu peux me sentir à travers ton bracelet de mariage, non ? Et les autres Marcheurs du Lac mariés, Mari, Cattagus et tous les autres, ils en sont capables aussi ? Il hocha la tête. Elle ôta la chemise de ce grand torse aux muscles saillants, la pliant avant de la déposer sur son pantalon de cavalier raccommodé et propre pour le lendemain matin. Pour plus tard dans la nuit, plutôt. À cette heure sombre d'un départ avant l'aube. Elle continua: — Eh bien pas moi. Je t'ai cru quand tu m'as dit que nos cordelettes avaient le même pouvoir que toutes les autres, mais je n'ai aucun moyen de m'en assurer. — Les autres peuvent te le dire. — Bien sûr, mais je ne peux pas passer la journée à le leur demander. Cattagus n'aime pas qu'on l'enquiquine. Qui plus est, il sera bien assez préoccupé par le sort de Mari. — C'est vrai, concéda-t-il en lui jetant un regard. Elle enleva sa chemise toute seule, puisque la main de Dag passait plus de temps à lui effleurer la peau qu'à l'aider vraiment. La légèreté de son toucher la fit frissonner. — Je veux le savoir au plus profond de moi. Connais-tu un moyen qui me permettrait de sentir ta présence ? Comme tous les autres ? — Pas comme tous les autres, non. Tu n'es pas une Marcheuse du Lac, répondit-il après un instant. Et elle ne le serait jamais, mais sa réponse l'avait intriguée. — Un autre moyen, alors ? — Laisse-moi... réfléchir une seconde, Étincelle. Cela nécessiterait un travail de l'essence assez singulier. Après s'être déshabillé pour se coucher, il n'était pas plus excité. S'il est aussi préoccupé que moi, ce n'est pas étonnant. Elle avait l'obscur sentiment de devoir l'envoyer au combat après lui avoir fait l'amour de façon aboutie, mais une telle intimité serait pour la première fois forcée et déplaisante. Ce n'était pas l'effet souhaité. — Tu es tout tendu. Et si tu t'allongeais et que je te massais le dos ? Cela t'aiderait peut-être à dormir. — Étincelle, tu n'es pas obligée de... — En plus d'un bon massage de pieds, ajouta-t-elle après réflexion. Il se tourna vers elle sous les couvertures en émettant un son étouffé signe d'une lamentable capitulation, ce qui la fit sourire un peu. Elle commença par son cou. Ses muscles étaient durs et tendus, même si cela ne compensait que faiblement la flaccidité de certains membres. Le noeud du malaise se défit très lentement sous la pression et les caresses des mains de la jeune femme. Sans se presser, elle le massa de ses cheveux ébouriffés à ses pieds noueux. Elle ne lui faisait pas l'amour ; elle lui donnait de l'amour, tout simplement. Ce désintéressement paya peut-être; en tout cas, lorsqu'il se retourna enfin, il parut plus alerte. Il aurait peut-être la possibilité de dormir cette nuit, mais pas encore. Elle se glissa sur lui pour capturer ses lèvres d'un long baiser, tandis que la main de Dag serpentait sur son épaule avant de parcourir son corps avec nonchalance. Elle essaya de s'imprégner de chaque sensation et de s'en tatouer la peau, mais le temps qui s'écoulait les balayait constamment hors de portée. Il se cambra au-dessus d'elle comme un voile de ciel nocturne, puis s'abaissa avant d'entrer en elle. À défaut d'être facile, cela fut bien plus commode que la première tentative hasardeuse de leur nuit de noces. De la pratique, en effet, pensa-t-elle, et le souvenir la fit sourire. Elle ressentit une pointe de regret à l'idée de ne pouvoir concevoir un enfant à cet instant, puisqu'il était à la fois trop tard ce mois-ci et trop tôt vis-à-vis de sa guérison. Face à l'urgence de la situation, elle aurait pu être tentée de saisir sa chance en dépit d'une guérison incomplète. Seulement... Faire un enfant dans la peur et le désespoir serait sûrement un mauvais présage. Dag reviendra. Il doit revenir. Le patrouilleur glissa son bras gauche dans le dos de Faon et la souleva. Elle s'ajusta d'un petit soubresaut et resta juchée sur lui à le contempler d'un air étrange. Le visage de son époux semblait absorbé par autre chose, et elle s'inquiéta un instant de perdre leur élan d'intimité au profit du frisson rampant des inquiétudes du lendemain. Non, bien sûr que non. Il l'observait néanmoins à travers ses paupières mi-closes tandis que son bras gauche commençait à parcourir son corps de femme selon un tracé bien précis, touchant le bracelet lové autour de son poignet gauche puis son front, son coeur, son ventre, son bas-ventre et son poignet de nouveau. — Mais qu'est-ce que tu fais ? — Je n'en suis pas sûr. J'improvise. Un petit travail de l'essence de la main gauche, peut-être. Ce qu'il avait baptisé ainsi n'avait pas égayé leurs ébats depuis qu'il avait retrouvé l'usage de sa main droite. Elle regrettait ces étranges caresses, même si l'idée d'avoir épousé un mage noir au lieu d'un simple fermier la rendait suffisante, ce qui ne la servait pas. Il ne semblait cependant pas renouveler ce genre d'expérience cette fois. — J'essaie de fixer une petite consolidation d'essence en toi afin qu'elle danse en rythme avec mon essence enfermée dans ta cordelette. Je la modèle à même ton essence – qui est magnifique ! Si tu parviens à t'ouvrir complètement à moi, je pense pouvoir te la transmettre par les voies naturelles. Je ne sais pas trop quels en seront les effets. Contente-toi de... Elle se donna complètement à lui, yeux, corps, et coeur. Vulnérable. — Tu as besoin de mon sang? lui demanda-t-elle, pantelante. Elle ne sut dire si sa réponse était un rire étouffé ou un sanglot réprimé. — Je ne crois pas. Contente-toi de... de m'aimer... Elle retrouva le rythme, et se chargea de lui faire l'amour en lui laissant le soin de s'occuper de la magie. Les yeux de Dag étaient grands et noirs comme elle les avait toujours connus, des bassins de nuit parsemés d'étoiles liquides dans les profondeurs. Son bras gauche continuait sa petite danse, plus lentement mais plus intensément. Il finit par le laisser tomber à travers son ventre au moment où son dos commençait à se cambrer. Faon ferma doucement les yeux tandis que la merveilleuse et désormais familière sensation remontait le long de ses reins en lui coupant le souffle. Une douce vague de chaleur plus étrange et plus pressante s'y mêla, grimpant jusqu'à son coeur avant de redescendre dans son bras en cadence avec le flot de ses veines. Oh. Oh! Tandis qu'il s'effondrait sur elle, en sueur et frissonnant d'extase, elle cria « Oh ! » une nouvelle fois, mais le ton de surprise était différent à présent. Elle referma la main droite sur la cordelette entourant son poignet gauche. — Ça... ça picote. On dirait de l'électricité statique. — Beaucoup ? Tu as mal ? haleta-t-il, inquiet, en rouvrant les yeux. — Non, pas du tout. C'est étrange... oh! Ça s'affaiblit un peu. Je ne vais pas perdre... ? — Tu devrais pouvoir l'éveiller à souhait. Essaie. Elle se mordit la lèvre et se concentra. La sensation de chaleur se dissipa. — Non... non, mon Dieu. Ne le ferais-je pas correctement? — Tu devrais te détendre au lieu de te concentrer. Ouvre-toi. — C'est bien plus difficile que de se concentrer, dit-elle après un moment. — Oui. Il ne faut pas de force, mais de la persuasion. De la séduction. Elle s'assit de biais face à lui, les yeux fermés, la main droite fermée sur son poignet, et fit une nouvelle tentative. Elle s'imagina sourire sans prononcer un mot, essayant d'attirer Dag à elle pour un baiser et un câlin. Je t'aime tellement... Une chaleur fourmillante autour, non, à l'intérieur de son poignet sembla lui souffler une réponse : oui, je suis là. — C'est toi ? Dans la cordelette ? — C'est la petite partie de moi nichée dans ton bracelet depuis la nuit dans la pièce à tisser de ta tante Futée, lui répondit Dag, le sourire aux lèvres. — Peux-tu sentir une petite partie de moi dans ton bracelet de la même façon ? — Oui. Par contre, cela pourrait ne pas durer plus de quelques semaines dans ton cas, puisque tu absorbes le renforcement d'essence, ajouta-t-il, prudent. — Ça ira très bien. Elle poussa un long et joyeux soupir avant de s'écrouler sur le torse du patrouilleur. Puisqu'il ne pouvait plus embrasser autre chose que le sommet de sa tête de fermière dans cette position, la jeune femme reprit ses esprits et se dégagea de lui à contrecoeur. Ils firent un brin de toilette et s'allongèrent de nouveau alors que la bougie commençait à couler. Dag s'endormit bien avant elle. * * * Elle se réveilla dans le noir et se retourna pour saisir un sac de couchage vide. Paniquée, son coeur se serra. Tâtonnant autour d'elle avec frénésie, elle constata que l'oreiller déformé de Dag était encore chaud. Elle agrippa sa cordelette et essaya de se détendre un peu pour sonder sa trace. Le picotement rassurant lui certifia qu'il était en vie, bien sûr; il était juste parti... dans cette direction. Il est juste sorti faire ses besoins, espèce d'idiote, se réprimanda-t-elle, soulagée. Elle se roula sur le côté, porta les mains à sa poitrine et baissa la tête pour embrasser l'épaisse tresse doublement bénie. La devanture fut soulevée quelques minutes plus tard. Les ombres de l'extérieur étaient presque aussi noires qu'à l'intérieur. Dag glissa son corps nu et froid sous la couverture. Ils se pelotonnèrent l'un contre l'autre, et Faon fit de son mieux pour lui communiquer de la chaleur afin qu'il puisse rapidement retrouver le sommeil pour le peu de temps qui restait. Avant même que sa respiration ralentisse, quelqu'un claqua cependant le cuir du rabat de leur tente. — Dag ? appela quelqu'un à voix basse. Utau, pensa Faon. — Je suis réveillé, grogna Dag. — Les filles d'Omba viennent d'amener nos chevaux. — Bien. J'arrive. Un renâclement chevalin étouffé se fit entendre pas très loin, tout comme le hennissement familier et agaçant de Tête de Cuivre. Faon enfila sa chemise de nuit dans l'obscurité et sortit ranimer les cendres grises de leur feu, tout en essayant de profiter des quelques dernières minutes de lumière que la bougie fondue dans son bougeoir en argile pourrait lui octroyer. En retournant à l'intérieur, elle constata que Dag était déjà habillé et parcourait son équipement des doigts comme s'il en faisait un dernier inventaire avant de partir. S'il venait à oublier quelque chose, il ne pourrait pas faire demi-tour pour venir le chercher. Il avait l'air fatigué et tendu, mais pas à cause de la peur, songea-t-elle. Du moins... pas la peur d'être blessé. Ils grignotèrent des tranches d'implantine sans cérémonie et – pour Faon, en tout cas – sans appétit. — Qu'est-ce qui va se passer, maintenant ? — La compagnie va se réunir au quartier général. La plupart des patrouilleurs disent au revoir chez eux. — Très bien. Il souleva sa selle avec son crochet et Faon le suivit, titubant sous le poids de sa sacoche; ils rejoignirent tous deux l'endroit où les chevaux étaient attachés. Razi, Utau et Mari sellaient déjà les leurs à la lumière d'une torche que tenait Cattagus. Sarri se tenait prête à leur tendre leurs affaires. À l'est, de l'autre côté de cet affluent du lac, les ombres noires des arbres se démarquaient peu à peu d'un ciel grisonnant. La brume voilait la surface de l'eau, et les herbes, bonnes comme mauvaises, mouillaient leurs pieds de la rosée dont elles étaient couvertes. Cattagus céda sa torche à Sarri le temps de serrer Mari dans ses bras. — Fais attention, vieille sorcière, murmura-t-il dans son chignon gris. — Prends soin de toi, vieux grincheux, répondit-elle prestement. Il lui fit la courte échelle en dépit de sa respiration chaotique, sa main s'attardant un moment sur la cuisse de sa femme tandis qu'elle prenait place en selle. Dag donna un coup de genou dans le flanc de Tête de Cuivre, se baissa pour éviter un claquement de dents jaunies, et s'assura que sa sangle était bien serrée. Il se retourna pour prendre les mains de Faon, puis l'embrassa alors qu'elle se jetait contre lui pour le serrer de toutes ses forces. Il l'écarta d'un baiser sur le front : c'était une bénédiction, pas un adieu. La tendresse et la terreur de ce moment déchirèrent le coeur de la jeune fermière en ce matin d'angoisse. Le patrouilleur prit enfin place sur sa monture. Visiblement dispos après ces quelques jours de vacances dans le pâturage, le hongre manifesta son déplaisir face à une reprise si matinale en avançant latéralement et en se cabrant sans grand enthousiasme, mais il fut bien vite rappelé à l'ordre par son cavalier. Les quatre soldats se dirigèrent alors vers la route et disparurent dans l'ombre. Faon distingua quelques autres destriers montés, lesquels tentaient de rattraper leurs congénères au trot. Cattagus, Sarri et elle retournèrent à leurs huttes en silence, même si le vieil homme serra les épaules de sa nièce Sarri avant de rentrer. La jeune femme se retrouva complètement incapable d'envisager de retrouver le sommeil. Elle regagna sa tente, entreprit de ranger ses quelques possessions – avec une si petite maison à entretenir, l'effort fut bref – et essaya de se concentrer sur ses tâches quotidiennes. Le filage n'en finissait pas, évidemment. Elle aidait Sarri à tresser en échange d'une partie de ce tissu robuste que cette dernière confectionnait. Celle-ci lui avait aussi appris à coudre le fameux pantalon de cavalier des Marcheurs du Lac, mais il était bien trop tôt pour aller la déranger. Faon n'avait pas assez faim pour remanger de l'implantine. Elle se décida plutôt à échanger sa chemise de nuit contre une jupe et une chemise, mit ses chaussures et descendit la route de la rive en direction de la fourche qui menait au pont. L'aube grise se levait, teintée de la plus imperceptible nuance de bleu; seule une poignée d'étoiles scintillait encore à travers les feuilles. Elle constata ne pas être la seule à avoir eu cette idée. Une bonne dizaine de Marcheurs du Lac des deux sexes et d'âges divers étaient rassemblés en petits groupes silencieux, le long de la route principale. Elle tenta de saluer de la tête quelques voisins qu'elle avait rencontrés lors de la livraison d'implantines ; certains lui répondirent même si aucun ne lui sourit. À vrai dire, personne ne souriait vraiment. Le martèlement de sabots contre la terre de la route des bois récompensa leur patience au bout de quelques minutes. Les patrouilleurs avaient d'ores et déjà poussé leurs grands destriers à une allure plus vive. Flanqué de Saun, Dag menait le cortège et fronçait les sourcils d'un air songeur en écoutant le jeune homme parler. Cela ne l'empêcha pas de tourner la tête au moment de passer devant Faon pour la gratifier d'un sourire, et Saun, surpris, regarda en arrière pour la saluer. Les autres personnes présentes sur la route tendaient le cou pour adresser un dernier au revoir à leurs proches. Une femme suivit une jeune patrouilleuse en courant, le temps de lui donner un objet enveloppé dans un morceau de tissu ; une trousse à pharmacie oubliée, selon Faon. La jeune femme sourit avec gratitude et se contorsionna pour fourrer le paquet dans l'une de ses sacoches. Faon se demandait comment les rangs de soixante-dix patrouilleurs pouvaient paraître à la fois aussi fournis et aussi clairsemés. Chacun d'entre eux était néanmoins bien équipé : un harnachement solide, de belles armes et de bons chevaux. Que la chance vous accompagne. Et dire qu'elle ne venait de voir que le dixième des troupes de Corbeau Loyal défiler sous ses yeux... Il ne lui en fallait pas plus pour deviner comment les richesses de cette communauté insulaire étaient dépensées. Les observateurs commencèrent à reprendre le chemin de leurs tentes respectives, tandis que l'arrière de la compagnie disparaissait à la sortie d'un virage. Presque à la dernière minute, une silhouette anguleuse émergea du couvert des buissons de chèvrefeuille en manque de soleil, disséminés le long de la route. Faon, déconcertée, reconnut Cumbia au moment même où cette dernière posa les yeux sur elle. Elle hocha la tête et salua poliment sa belle-mère, se demandant un instant si la situation serait propice au dialogue. La tâche serait peut-être plus aisée sans Dag et son... eh bien, irascibilité ne semblait pas être le mot approprié. Entêtement convenait mieux. Elle réussit à former un sourire encourageant, mais Cumbia tourna brutalement la tête et commença à descendre rapidement la route des bois, le dos raide. Cumbia devait être habituée depuis longtemps à ces lugubres départs à l'aube, songea Faon. Elle avait également eu un mari, lequel n'était jamais revenu d'une patrouille ou seulement sous la forme d'une lame mortelle en os. Était-ce la première fois que son fils quittait le camp sans lui dire adieu ? La jeune femme ignorait si Cumbia avait voulu se montrer ou se cacher là, de l'autre côté de la route, mais elle savait que Dag n'avait pas regardé dans cette direction. Dar, avait-elle remarqué, n'était pas venu soutenir sa mère, et elle se demanda pourquoi. Les traits tirés, Faon fit demi-tour. La main posée sur son bracelet de mariage, elle essaya d'en ressentir le picotement réconfortant. Voyons, ma fille, il n'a pas encore passé le pont. Mais voilà, le petit fourmillement répondit néanmoins à sa requête silencieuse. Par là. Elle inspira profondément, et rentra chez elle. * * * À la faible lumière de leur demi-douzaine de feux de camp dansant dans la clairière adjacente à leur route, Dag inspecta les rangées de chevaux à l'aide de ses yeux et de son InnéSens conjugués. Trois bêtes boiteuses seulement. Pas mal, pour trois journées de progression rapide. La compagnie avait voyagé avec plusieurs chevaux de bât pour transporter la nourriture et le grain précieux. Les destriers étaient d'ordinaire nourris à l'herbe, sauf à l'occasion de missions en contrées fermières où le grain était plus facile à dénicher. Cela dit, brouter leur prenait du temps, et le grain leur procurait plus de forces. Comme les réserves de fourrage diminuaient à vue d'oeil, ils pourraient cacher les trois bâts vides, et les trois montures ainsi inutilisées pourraient remplacer leurs congénères fatigués. Cela éviterait ainsi aux patrouilleurs lésés de devoir monter derrière un camarade et de ralentir la procession. Pour le moment, au moins. Dag avait conduit sa compagnie à des kilomètres au nord du lac Hickory, en vue de rallier la grande route en direction de l'ouest, en dépit des supplications de Saun qui estimait pouvoir les guider, une fois les frontières d'Oléana passées, sur une route plus courte et en meilleur état. Selon l'estimation de Dag, ils se trouvaient à présent à une demi-journée de route au nord du camp du Marécage de l'Os. Une destination où le soulagement – ou plutôt une attaque, si l'on se plaçait du point de vue de l'être malfaisant – n'avait aucune place. Selon le groupe de réfugiés Marcheurs du Lac – composé essentiellement de femmes et d'enfants sous le choc – qu'ils avaient rencontrés et interrogés tard dans l'après-midi, l'être malfaisant s'était tapi au Marécage de l'Os. Temporairement. Dag s'attendait à une telle intelligence. À présent qu'il en avait la preuve, il était temps d'exposer son plan au reste de la compagnie. Ne cherche pas d'excuses, et il n'y aura pas de retards. Il soupira et parcourut le bivouac qui se montait pour la nuit, touchant tel ou tel patrouilleur à l'épaule et leur glissant de le retrouver devant son feu quelques minutes plus tard. Razi et Utau faisaient partie du nombre, tout comme Mari et Dirla, à son plus grand regret. D'autres guerriers provenant de patrouilles différentes suivirent le mouvement. Il connaissait bien leurs aptitudes. Même si leur habileté à l'arc, à l'épée ou à la lance n'était plus à prouver, Dag les avait essentiellement choisis pour la maîtrise de leur InnéSens. Il en appela certains avec leurs partenaires, mais ils durent, pour la plupart, laisser leurs équipiers habituels derrière. La séparation ne va pas leur plaire. Il souhaitait vraiment que cela soit leur pire problème. La nuit était voilée d'une brume que les étoiles peinaient à percer de leur lueur, et le sol était détrempé. La compagnie avait en effet essuyé une pluie d'ouest battante tout au long de la journée précédente. Le climat serait certainement clément au cours des jours à venir, et Dag se demanda alors si cela tournerait vraiment à leur avantage. Apportant avec eux des rondins pour garder leur arrière-train au sec, les patrouilleurs qu'il avait choisis d'une tape se réunirent en silence autour des flammes mourantes, attentifs à son arrivée. Ils étaient seize en tout: les douze élus, les deux autres chefs de patrouille, Saun et lui-même. Il inspira profondément. — Bien, voici ce que nous allons faire demain. Nous avons affaire à un être malfaisant qui, en plus d'avoir atteint sa pleine puissance et une grande mobilité, sait certainement ce que sont les couteaux du partage, à présent. Il nous sera donc plus compliqué de nous en approcher pour le détruire. Visiblement mal à l'aise, Saun remua un peu sur son rondin avant de se calmer. Dag lui fit un léger signe de tête. — Je sais que tu aurais préféré que je prévienne la région de notre arrivée, Saun, mais un courrier nous aurait à peine précédés, et je ne voulais pas courir le risque d'expédier un cavalier seul à travers des bois pouvant être infestés d'hommes de vase. Nous avons plusieurs jours d'avance sur les possibles renforts en provenance de l'est, et nous sommes également bien en avance sur tout retour de messager. Personne ne sait que nous venons, personne ne sait que nous sommes là – l'être malfaisant y compris. Dag réprima un désir de faire les cent pas, choisissant plutôt d'attraper son crochet derrière le dos et de se balancer légèrement. — J'ai déjà vécu – une fois – l'anéantissement d'un monstre aussi développé. C'était à Luthlia, à la Corniche du Loup. (Les plus jeunes patrouilleurs clignèrent des yeux et se redressèrent, attentifs, et de plus vieux acquiescèrent en connaissance de cause, tous les regards se faisant plus concentrés.) Le plan était divisé en deux étapes, même si la façon dont il a été mis en pratique s'est avérée en partie accidentelle. La plupart d'entre nous ont fait diversion en attirant les esclaves et les hommes de vase de l'être malfaisant dans une bataille rangée en haut de la corniche, tandis qu'un petit groupe de patrouilleurs doués pour voiler leur essence s'est glissé dans le repaire de la créature. Il y avait huit équipes de deux, chacune dotée d'un couteau du partage. Si l'un des deux partenaires venait à être tué ou blessé, l'autre avait ordre de le laisser derrière, de prendre le couteau du partage et de continuer la mission. Si une équipe venait à subir le même sort, la même procédure s'appliquait vis-à-vis de l'équipe à laquelle elle était liée. (Dag, comme tous ses auditeurs, était conscient que cette méthode allait à l'encontre du code des patrouilleurs : on ne laissait jamais personne derrière soi, d'habitude.) Dès qu'un nombre suffisant de patrouilleurs s'est retrouvé en position favorable, ils ont tenté un assaut. (Après la bataille, on avait raconté à Dag qu'il n'y avait eu que quatre survivants sur les seize guerriers de départ, à ce moment-là.) Et ce fut la fin de l'être malfaisant. Mais pas du nettoyage qui avait succédé au combat : il avait duré des mois après cela. — Avec un monstre de cette puissance, ne risquaient-ils pas de se faire arracher leur essence ? demanda Dirla. Personne n'aurait su dire si elle avait peur, puisque sa voix ne faillit pas, et son essence était solidement fermée. — Certains en ont inévitablement fait l'expérience, répondit Dag, sans tact ni excuses. Cela dit, nous pouvons tenter la même approche. Quelle que soit l'ampleur de la résistance qui se forme actuellement au sud du camp du Marécage de l'Os en vue de protéger les Plaines des Fermiers, elle jouera le rôle de la compagnie de la Corniche, l'appât qui retiendra toute l'attention de l'être malfaisant. Quant à nous – Dag libéra sa main valide de l'emprise de son crochet et fit un geste circulaire pour désigner les patrouilleurs assis autour du feu –, nous mènerons l'attaque furtive. Je vous ai d'ailleurs tous choisis pour votre aptitude à voiler votre essence. — Pas Saun ! protesta Dirla. Le garçon rougit et lui lança un regard furibond. — Non, il nous servira de guide. De toute façon, il faut bien que quelqu'un garde les chevaux. Dag regarda le jeune homme d'un air contrit; ce dernier fit la grimace mais ne protesta pas. — Qu'adviendra-t-il du reste de la compagnie? s'enquit Obio Héron Gris, l'un des chefs de patrouille restants. Dag lui fit un petit signe de tête. — Vous nous laisserez une demi-journée d'avance. Après cela, soit tout sera terminé, soit le commandement te reviendra, et tu seras alors libre de lancer une nouvelle offensive, d'essayer une autre stratégie ou de rassembler les forces restantes avec celles des Marcheurs du Lac de l'Arbre-pluie. Obio se redressa et digéra cette information avec frustration. — Et toi, tu vas avec... bien. Oui, évidemment. Avec la patrouille furtive, finit mentalement le capitaine. Au camp, Dag était considéré comme l'un des meilleurs à cet exercice. Tout cela soulevait la question (dans son esprit, à défaut de celui des autres) de savoir s'il avait choisi cette option parce qu'elle lui semblait la meilleure, ou parce qu'elle desservait ses velléités personnelles. Eh bien, si ce pari risqué payait, il n'aurait plus de raison de douter. Et même s'il ne paie pas. Dans un sens, tu n'as rien à perdre, vieux patrouilleur. Saun creusait des sillons dans la boue pâteuse à l'aide des talons de ses bottes. Il releva la tête. — C'est un peu cruel pour les gens qui battent en retraite vers les Plaines des Fermiers. Ils ne sauront même pas qu'on se sert d'eux comme appât. — La plupart des combattants de la Corniche du Loup n'en savaient rien non plus, rétorqua sèchement Dag. (Avant même que Saun ait le temps de lui demander comment le sais-tu ?, il continua :) Saun, Codo, Varleen, vous connaissez bien le Marécage de l'Os. Levez-vous et faites-nous un descriptif du terrain. Dag leur céda sa place pour cette tâche coutumière, et les autres patrouilleurs les assaillirent de questions pertinentes, tandis que les précieuses cartes de la région passaient de main en main et que des compléments d'informations étaient croqués dans la boue à l'aide de bouts de bois, effacés puis refaits. Dag écouta aussi attentivement, voire plus que tous les autres, évaluant et réévaluant ses tactiques d'approche dans sa tête, amèrement conscient du fait que les neuf dixièmes de son plan s'avéreraient inutiles le moment venu. Il se trouvait suffisamment d'intelligence et d'expérience dans ce groupe pour que Dag se dispense de guider les débats sur ce point; deux mauvaises idées furent ainsi rejetées avant même que Dag ouvre la bouche, respectivement par Utau et Obio ; trois bien meilleures idées (auxquelles le capitaine n'aurait jamais pensé) furent mises en avant, étudiées, améliorées et approuvées par de simples murmures de sa part. Mari, bénie soit-elle, se chargea de subtiliser des couteaux du partage à un duo de patrouilleurs qui ne participerait pas à l'offensive furtive, puisque les guerriers formaient six équipes de deux mais que seules quatre armes étaient disponibles. Ils formèrent même de nouvelles équipes avant que le groupe, muet et songeur à présent, se disperse et que chacun regagne son sac de couchage. Dag espérait qu'ils passeraient tous une meilleure nuit que lui. Il se roula sur le dos dans sa couche, fine sur le froid humide du sol, et examina le ciel couvert à la recherche d'étoiles tout en essayant d'apaiser le tumulte de son esprit. Il lui était inutile de revoir les plans pour le lendemain, pour la dixième ou la vingtième fois. Il avait fait tout ce qu'il pouvait ce soir, sauf dormir. Quand il parvint néanmoins à évacuer le tourbillon de ses inquiétudes pour la compagnie, l'absence de Faon se fit insidieusement sentir. Il s'était habitué à sa présence en un rien de temps, comme si elle avait toujours été là ou comme si elle avait parfaitement comblé un vide qui n'attendait qu'elle depuis des lustres. Il en était venu à se réjouir non seulement de son corps magnifique, ranimant des envies qu'ils auraient crues éteintes après tant d'années de lassitude, mais également de la façon qu'avaient ses yeux brillants de s'ouvrir en grand à chaque question, cet air déterminé qui redessinait sa bouche à chaque nouveau problème, son émerveillement sans frontières face au monde. Si la joie de vivre de Faon le ravissait, la résurrection de la sienne était une surprise. Il songea au revers de cette médaille avec un léger malaise. Ce mariage avait-il ravivé sa peur de la mort ? Pendant de nombreuses années, cette fin inévitable ne lui avait semblé ni amie ni ennemie, juste un fait certain, accepté, intégré comme sa main manquante. Un homme qui n'a rien à perdre ne craint pas grand-chose, et la peur embrume à peine ses pensées. Si cette indifférence qui avait été la sienne avait affûté la lame de ses talents, cette lame allait-elle s'en retrouver émoussée à présent ? Sa main droite grimpa le long de son torse pour se refermer sur l'épaisse cordelette enserrant son bras gauche au-dessus du coude, appelant à lui le bourdonnement rassurant de l'essence de son Étincelle. Il avait quelque chose à perdre, maintenant. À l'ombre de sa propre crainte, il commençait à distinguer les formes de son désir, l'éveil d'une curiosité envers un futur qui ne lui semblait à présent plus écrit d'avance mais fourmillant d'inconnues, de lieux et de personnes qu'il ne connaissait pas encore. Bon dieu, je veux vivre. Cette découverte n'arrivait pas au moment le plus propice, semblait-il. Il renifla avec dédain contre ses propres pensées. Plutôt que de laisser ses réflexions se courir les unes après les autres, il rabattit son bras gauche sur sa poitrine, se retourna sur son Étincelle absente et ferma les yeux avec résolution. La nuit d'été serait courte. Ils se dirigeraient vers le sud dès l'aube. Assure-toi que ton corps et ton esprit chevauchent la même monture à ce moment-là, vieux patrouilleur. Chapitre 10 Trois jours déjà, calcula Faon. Quatre, en comptant celui-là. La bataille s'était-elle terminée, avait-elle même commencé ? La compagnie de Dag était-elle arrivée à destination, quel que soit l'endroit en question ? Ils se trouvaient quelque part à l'ouest, oui, et son époux était toujours vivant, sa cordelette de mariage pouvait l'en assurer à présent. C'était mieux que de rester sans nouvelles, mais loin, bien loin d'être suffisant. Elle observa Cattagus, équipé d'un couteau, d'une alêne et de divers racloirs à peaux, s'installer devant une table en rondins de l'autre côté du campement. Il s'apprêtait manifestement à fabriquer une nouvelle paire de chaussons pour Tesy, à en croire les pas de danse endiablés de sa petite-nièce, laquelle gloussait chaque fois qu'il lui chatouillait les pieds après les avoir mesurés contre ses morceaux de cuir. Hasard ou pas, il reposa un instant la main droite sur son poignet gauche avant de se pencher sur son oeuvre et d'entreprendre la découpe. Faon s'adossa contre son pommier et se força à reprendre son crochet. Sans les deux enfants de Sarri, le campement aurait été bien trop calme, ces derniers jours. D'un autre côté, leur disparition de l'avant-veille avait suscité une véritable panique dont tout le monde se serait bien passé. Un voisin, sollicité pour la recherche, les avait retrouvés dans les bois au bout de quelques heures, pratiquement de l'autre côté de l'île — partis à la quête de leurs pères. Pour les enfants, estima-t-elle, Razi et Utau devaient être de grands camarades de jeu qui s'étaient volatilisés aussi mystérieusement qu'ils étaient apparus. Sarri avait beau se fatiguer à leur répéter la signification des mots partis en patrouille, tout cela devait leur paraître aussi déconcertant que si elle leur avait annoncé que leurs pères étaient partis sur la lune. Faon avait eu ses règles au lendemain du départ de Dag; à défaut de la surprendre, cela lui avait laissé le goût amer de trop nombreux regrets. À cette occasion, Sarri lui avait montré comment les Marcheuses du Lac se servaient de la matière duveteuse et absorbante des joncs. Elles en garnissaient leur linge menstruel et jetaient le coton aux latrines après utilisation, au lieu de le laver laborieusement en même temps que le tissu souillé. Maigre consolation. Pendant deux jours malheureux, Faon était restée assise à filer et à se tordre de crampes, essayant en vain de déterminer si ces menstrues-là étaient juste particulièrement pénibles ou si elle faisait l'expérience d'un vestige singulier du bouleversement causé par l'être malfaisant; elle aurait aimé poser la question à Mari. La douleur lancinante s'était finalement calmée, et ses craintes s'étaient progressivement évanouies avec le saignement. Elle se sentait beaucoup mieux aujourd'hui. Dernier rang. Faon rabattit proprement les mailles et tendit la nouvelle paire de chaussettes en coton contre sa cuisse. Elle avait belle allure; les quelques mailles ratées avaient été correctement reprises, les talons suivaient une courbure naturelle qui n'avait rien à voir avec celle des chaussettes dont ses frères avaient menacé d'affubler le coq. Elle sourit en se remémorant l'oiseau en colère, une paire de sacs de laine informes noués aux pattes, même si elle avait été bien plus fâchée que le volatile, à ce moment-là. Elle se glissa sous la tente et peigna sa chevelure indisciplinée avant de l'attacher à l'aide d'un ruban, puis fouilla dans son sac fourre-tout à la recherche de fil coloré. Elle plia proprement les chaussettes et utilisa le fil pour faire un noeud autour afin de rendre le cadeau plus présentable. Elle se redressa ensuite, déterminée, et prit la direction du campement de Cumbia Aile Rouge. La pluie était arrivée par l'ouest la nuit précédente, et des gouttes d'eau étincelantes tombèrent des grands hickorys sous le souffle d'une brise légère. La compagnie de Dag avait dû essuyer la même tempête, même si Faon ne savait avec certitude si elle s'était abattue sur eux alors qu'ils se trouvaient sur la route ou à l'abri. En dépit de l'humidité, Cumbia travaillait à l'extérieur, assise devant une table de planches grossière, et juchée sur un coussin de cuir disposé au sommet de l'inévitable rondin. Elle portait une robe sans manches descendant jusqu'aux mollets, visiblement la tenue estivale des Marcheuses du Lac. Celle-là était d'un violet passé, évoquant une teinture de mûre. La silhouette mince et droite était légèrement courbée, la tête vif-argent focalisée sur sa tâche du moment. Quelques longs écheveaux filandreux de lin d'implantine étaient étalés sur la table et, à l'aide d'un métier à cordes à quatre poteaux, Cumbia en confectionnait des cordes légères et solides par torsion, celles-là même que ses semblables utilisaient. Comme Faon l'avait espéré, Dar et Omba semblaient absents – partis respectivement à la hutte des ossements et à l'île de la Jument. Cumbia releva la tête et lança un regard méprisant à sa belle-fille tandis qu'elle approchait. Les mains de la vieille femme, aussi fripées par l'âge et le labeur que celles de toute fermière, continuèrent à tresser avec adresse. — Bonjour. Belle matinée, n'est-ce pas ? fit Faon après avoir effectué son habituelle révérence. Pas de réponse. Ce n'était guère encourageant, mais elle ne s'était pas préparée à une partie facile. — J'ai tricoté une belle paire de chaussettes à Dag pour aller avec ses bottes. Elles lui ont beaucoup plu. J'en ai donc également fabriqué une paire pour vous. Elle tendit son petit paquet. Cumbia n'esquissa pas le moindre geste. Son expression aurait certainement été la même si Faon lui avait offert un écureuil mort trouvé dans les bois. La jeune femme déposa son cadeau à côté des écheveaux et fit un pas en arrière, essayant de se convaincre de ne pas tourner les talons. Elle devait trouver le moyen d'établir le dialogue en dépit de ce regard vide. — Je suis contente de vous avoir vue assister au départ de Dag l'autre jour. Je sais que vous souhaitiez qu'il devienne officier. Les mains travailleuses achevèrent un certain nombre de tours, puis s'arrêtèrent avant de reposer l'instrument en bois sur la table dans un claquement sec. La mine renfrognée de Cumbia s'assombrit encore. Comme si les mots lui étaient arrachés de la bouche, elle répliqua : — Pas de cette manière. — De quelle autre manière, dans ce cas ? Tout cela ressemble bien à Dag. — Vous m'avez mal comprise. (Elle soupira.) Ce garçon n'a jamais répondu aux attentes placées en lui. Les peines qu'il m'a causées, de la première à la dernière, sont innombrables. Les yeux rivés sur Faon ne laissaient planer aucun doute sur la plus récente entrée de ce registre. Elle me répond, maintenant, au moins. — C'est dans la nature des proches de nous décevoir souvent. Dans le cas contraire, nous n'y prêterions pas attention. Mais n'oubliez pas que Dag a également accompli de grandes choses. Pour commencer, il a débarrassé le monde de vingt-sept êtres malfaisants. Vous devriez en être fière. Cumbia fit la grimace. — Il a certainement prouvé sa valeur en patrouille, mais il en était déjà là à l'âge de vingt-cinq ans. En revanche, il a sciemment fui ses devoirs de camp, comme si les combats le dégageaient de toutes ses autres responsabilités. S'il s'était marié il y a des années quand il aurait dû le faire, nous ne connaîtrions pas une telle confusion à présent. — Il s'est déjà marié une fois, corrigea Faon dans une tentative de repartie digne. Au moment propice, pour un Marcheur du Lac. Malheureusement, son union a connu une tragédie dont il ne s'est jamais entièrement remis. — Il n'est ni le premier ni le dernier à connaître pareille souffrance. Des tas d'autres personnes ont perdu des proches à cause d'un être malfaisant. (Faon se souvint alors que Cumbia faisait partie du nombre.) Il a eu vingt ans pour s'en remettre. — Manifestement (la jeune femme prit une inspiration), les choses ne sont pas près de changer à ce sujet. Vous avez tous longtemps eu la possibilité de lui présenter quelqu'un. C'est peut-être au tour d'une autre à présent. Cumbia ricana. — Votre tour, peut-être ? — On dirait bien. Vous ne m'avez rien abandonné que vous ne possédiez au départ. Quand je l'ai rencontré, il n'était fiancé qu'à sa propre mort, d'après ce que j'ai pu constater. S'il a perdu cette obsession aujourd'hui, c'est plutôt une bonne chose, je dirais. Cumbia se pencha en arrière, à présent tout ouïe. Faon ne se sentait pas vraiment à l'aise, mais au moins n'était-elle plus ignorée comme avant. Elle poursuivit : — Vous êtes aussi têtus l'un que l'autre. C'est de famille, je présume. Quelqu'un se doit de rompre la glace avant qu'il soit trop tard. Ne pourriez-vous pas empêcher Dar d'invoquer le conseil du camp ? Tout cela va mal finir. — Pour vous, évidemment, rétorqua Cumbia. Curieusement, le ton de sa voix était plus neutre qu'acide. Faon redressa le menton. — Croyez-vous sincèrement Dag capable de rompre ses liens s'il est poussé à bout ? Le croyez-vous capable de revenir sur sa parole ? Vous avez beau le connaître depuis toujours, vous avez une bien curieuse opinion de votre fils. — Au contraire. Il sera secrètement soulagé d'être libéré du poids de votre engagement malvenu, jeune fille. Gêné, sans doute, et irritable – après tout, les hommes le sont toujours quand on leur donne tort. Sur le long terme, il se réjouira d'avoir été sauvé de ses égarements, et d'autant plus de n'avoir pas eu à s'en charger en personne. Faon se mordit la lèvre. Vous voyez donc votre fils comme un lâche doublé d'un menteur ? Elle ne proféra pas ces mots. Ne les éructa pas, plutôt. Un soupçon de plausibilité dans l'argument de la vieille femme l'avait déstabilisée. Je le connais depuis deux mois. Elle le connaît depuis toujours. Elle saisit la cordelette autour de son poignet gauche, en quête de courage et de réconfort. — Et s'il choisit d'être banni ? — Impossible. Aucun Marcheur du Lac ne ferait un tel choix. Il se rappellera ce qu'il doit, et à qui. Dag restait généralement à distance des siens, et Faon commençait à comprendre pourquoi. Les gens quittaient tout le temps leurs familles – un événement aussi naturel chez les Marcheurs du Lac que chez les fermiers. C'était parfois le chemin le plus court vers l'âge adulte, comme en témoignait son départ pour Luthlia, et il n'avait a priori pas prévu d'en revenir après avoir épousé Kaunéo. Parfois, les proches étaient insupportables et tellement irrécupérables qu'on ne pouvait que les fuir, aussi s'interrogea-t-elle quant à l'incidence de ce fait sur le premier mariage de Dag. Elle demanda finalement : — Qui souhaite le plus l'intervention du conseil, vous ou Dar ? — La famille entière est unie pour sauver Dag de la catastrophe. Je ne vous jette pas la pierre; il s'est mis dans ce pétrin tout seul. — Je suis convaincue que Dar pense différemment. S'il prétend vous soutenir dans cette voie, je crois qu'il vous ment. Cumbia parut vaguement amusée. — Ma petite, je suis une Marcheuse du Lac. Je sais si l'on me ment. — Il se berce d'illusions, dans ce cas. (Faon tenta un nouvel angle d'approche.) Dag souffre beaucoup de toute cette histoire. Je ressens de la tension en lui. Ce n'était pas une bonne idée de l'envoyer en campagne avec tant d'incertitudes à l'esprit. La vieille femme haussa les sourcils. — À qui est-ce la faute ? Il faut un dilemme pour déchirer un homme. La solution est simple. Retournez dans votre ferme. Votre place n'est pas ici. Dieux absents, jeune fille, vous n'êtes même pas capable de fermer votre essence. Aux yeux des Marcheurs du Lac, c'est comme si vous étiez nue en permanence. Le saviez-vous ? Dag ne vous a-t-il pas prévenu ? Cumbia observa Faon tressaillir, un bref air de triomphe sur le visage. Soudainement paniquée, cette dernière se demanda si sa belle-mère pouvait lire en elle de la même façon que Dag. Si c'est le cas, elle saura fendre ma volonté aussi aisément que l'on fend une bûche avec un maillet et un coin. La Marcheuse du Lac pencha curieusement la tête, les yeux plissés. Comme en réponse à la pensée de la jeune femme, elle déclara : — À quoi pourrait bien lui servir une épouse aussi stupide et ignorante? Vous ne feriez jamais rien de bien ici, et l'embarrasseriez en permanence. Il est peut-être trop entêté pour l'admettre, mais il frémirait au fond de lui. Vous porteriez des enfants aux essences faibles, incapables d'accomplir les tâches les plus élémentaires... à supposer que votre ventre ravagé puisse les porter. Vous êtes jolie, pas de doute, mais cela ne durera pas non plus – vous vieillirez bien vite, comme ceux de votre lignée, et prendrez du poids comme toute autre idiote de fermière tandis qu'il vivra sa vie rongé par les regrets. Elle me teste. Sans savoir grand-chose au sujet de Faon, elle ne tirait certainement pas à l'aveugle ; elle visait ses craintes les plus vives. L'imagination de la jeune femme fut ainsi assaillie par une vision de sa mère et de sa tante Futée, lesquelles étaient devenues grassouillettes avec l'âge. Une demi-douzaine de piques, une demi-douzaine de coups directs... Non, elle ne tirait pas à l'aveugle. Cela dit... j'ai dû la blesser à un moment donné pour qu'elle contre-attaque avec tant de cruauté. Faon se souvint subitement d'une histoire entendue lors de son passage à Forgeverre, à propos de la façon dont les marins les plus rugueux s'affrontaient en duel. Leurs poignets étaient liés avec de la ficelle de cuir brut, et on leur glissait des poignards entre les mains. Ils étaient ainsi contraints de se rapprocher l'un de l'autre pour combattre, incapables de rester hors de portée de leur adversaire. La bataille qui l'opposait à Cumbia ressemblait à celle-là. Poussée à bout par sa propre famille, Faon n'avait pas voulu croire Dag quand il lui avait annoncé que la sienne serait bien plus pugnace. Mais, là où les fermiers ne laissaient que des bleus et des bosses, les proches du patrouilleur ouvraient des plaies bien plus profondes. Il devait avoir raison : il valait mieux éviter tout contact. Je ne suis pas venue ici pour me battre avec cette vieille femme, je suis venue en quête de paix. Pourquoi la laisserais-je faire ? Elle prit une profonde inspiration avant de déclarer : — Dag est l'homme le plus sincère que j'aie jamais rencontré. S'il y a un problème, nous en parlons et trouvons une solution ensemble. — Hum. (Cumbia se redressa. Faon sentait un nouveau changement d'humeur en elle, une attitude divergeant de ses attaques soudaines et acerbes, mais pas plus rassurante pour autant.) Laissez-moi donc vous dire la vérité à propos des patrouilleurs, jeune fille. Je la connais pour en avoir épousé un. Je suis la soeur, la fille et la mère de cette espèce – je les ai également accompagnés quand j'avais votre âge, il y a bien mille ans. Hommes, femmes, vieux, jeunes, gentils ou méchants, ils sont tous faits du même bois. À moins d'être handicapés ou morts, ils restent fidèles à la patrouille après leur premier être malfaisant. Ils ne placent jamais personne avant leur devoir. Prenez Mari, par exemple. Elle aurait toutes les raisons du monde de rester au camp pour prendre soin de Cattagus, mais elle part néanmoins. Et il la laisse faire, malgré son piteux état. Le père de Dag était comme ça. Ils le sont tous. Si vous me croyez capable d'imaginer que mon fils choisirait de rompre ses liens en vertu de la considération qu'il pourrait avoir pour moi, pour son frère ou pour toute autre personne qui l'a soutenu tout au long de sa vie, vous êtes bien naïve. En résumé, s'il ne vous aime pas assez, il choisira la patrouille. Mais s'il vous aime par-dessus tout... il la choisira aussi. Pourquoi ? Simplement parce que vous vous tenez au centre de ce monde qu'on l'a envoyé sauver, et que, s'il ne le sauve pas, il ne vous sauvera pas non plus. Lorsque Corbeau Loyal lui a livré les nouvelles en provenance de l'Arbre-pluie l'autre nuit, combien de temps a mis votre mari pour décider de partir en vous laissant seule derrière, sans amis ni famille ? Pas très longtemps, pensa Faon. Sa bouche était bien trop sèche pour dire ces mots. — Qui plus est, cela ne ferait pas l'ombre d'une différence si vous étiez née Marcheuse du Lac et cent fois plus jolie, si vous mettiez son enfant au monde ou si vous en pleuriez le décès prématuré, ou même si vous agonisiez vous-même. Les patrouilleurs tournent tous les talons pour accomplir leur mission. Vous ne pourrez jamais contester ce fait-là. (Elle se cala sur son rondin et cligna des paupières en direction de Faon, à la manière des reptiles.) Moi non plus. Prenez donc votre maillage ridicule et allez-vous-en. Faon déglutit. — Ce sont de bonnes chaussettes. Omba aimerait peut-être les porter. Cumbia serra les mâchoires. — Vous êtes un peu dure d'oreille, ma petite, semble-t-il. Et la Marcheuse du Lac de se saisir du petit paquet avant de l'envoyer dans les braises fumantes de la fosse à feu située quelques mètres plus loin. La jeune fermière en hurla presque. Trois journées de travail ! Elle plongea pour le récupérer. Le feu ne l'avait pas encore pris, mais le coton sec fuma contre les charbons ardents et l'extrémité du petit tas de laine coquet scintilla sous les étincelles écarlates avant de se ratatiner et de commencer à noircir. Elle se pencha et l'ôta prestement des flammes, époussetant une traînée de suie et éteignant les points encore rougeoyants de son bord bruni, puis reprit brutalement son souffle à la vue de leur morsure incandescente. Sa jupe bleue était à présent tachetée de boue aux endroits où ses genoux s'étaient plantés dans le sol, et elle la frotta en se relevant, fustigeant inutilement Cumbia d'un regard ulcéré. Les larmes ne lui venaient pas seulement de la douleur occasionnée par ses doigts brûlés. — Dag m'avait prévenu qu'il serait vain d'essayer de parler avec vous, croassa-t-elle. — Vous auriez mieux fait de l'écouter, non ? Le visage de la vieille femme était presque dénué d'expression. — Je m'en rends compte maintenant, répliqua sèchement Faon. Sa brillante théorie selon laquelle il fallait laisser à Cumbia le temps de réfléchir lui paraissait maintenant bien stupide. Elle souhaitait lui infliger un dernier camouflet dévastateur par-dessus son épaule tandis qu'elle quittait le campement, la blesser comme elle avait été blessée, mais elle était bien trop bouleversée pour trouver les mots. Elle voulait seulement partir. — Allez-vous-en alors, lui dit Cumbia, comme un écho à ses pensées. Faon saisit le paquet de tricot de sa main intacte et s'éloigna. Elle ne laissa pas ses épaules retomber avant d'être hors de vue et de devoir regarder où elle mettait les pieds pour éviter les quelques flaques d'eau éparses. Un frisson lui traversa les entrailles, et cette île lui parut soudainement étrange et bien recluse, hostile et froide malgré une matinée radieuse. Elle était devenue aussi oppressante qu'une maison transformée en prison. Elle renifla avec fureur, se sentant stupide, stupide, stupide, avant d'essuyer ses larmes du revers de la main, la tournant ensuite pour en répandre l'apaisante humidité sur la douleur lancinante de ses doigts. Une ligne rouge commençait à apparaître sur trois d'entre eux; elle aurait peut-être bientôt une cloque. Maman ou tante Futée auraient étalé du beurre sur ces brûlures tout en murmurant des paroles réconfortantes ; elles les auraient peut-être même embrassées. Faon n'était plus trop sûre en ce qui concernait le beurre – de toute façon, elle n'en avait pas dans la minuscule cache à nourriture qui lui servait de garde-manger –, mais c'était plutôt le reste du remède qui lui faisait cruellement défaut. Je n'y aurai pas droit. Plus jamais. Cette simple pensée lui donna bien plus envie de crier que sa petite ampoule. Elle était allée voir Cumbia en vue de désamorcer le conflit à sa source apparente, et éviter ainsi un passage devant le conseil du camp. Pour sauver Dag. Non seulement elle avait échoué dans sa tentative, mais elle avait peut-être aggravé la situation. Cumbia et Dar ne pouvaient à présent plus douter du fait que la fermière de Dag constituait une cible facile. Comment ai-je pu croire que je pourrais l'aider de cette façon ? Je suis tellement stupide... De retour à son campement – celui de Mari et Sarri, corrigea-t-elle mentalement –, elle retrouva Cattagus au même endroit, penché sur son oeuvre. Il cousait à présent un minuscule chausson qu'il tenait juste devant son nez, passant des ficelles de cuir dans les trous aménagés à l'aide du poinçon. Tesy était partie vagabonder quelque part, et le vieil homme surveillait manifestement son frère du coin de l'oeil. Enfermé dans un petit corral en compagnie de deux tortues affolées, le petit garçon tapait sur la carapace de l'une des créatures tout en lui demandant de sortir de sa cachette. Au moment où Faon traversa la clairière, Cattagus posa un instant sa création et la regarda d'un air avisé. Elle se rappela alors la remarque acerbe de Cumbia à propos du fait de déambuler nue aux yeux de tous, et se demanda si ses efforts consentis pour garder la tête haute étaient vraiment utiles, puisque le premier Marcheur du Lac venu serait manifestement en mesure de lire à quel point elle bouillait à l'intérieur. Inutiles, certainement. A sa grande surprise, le vieil homme l'invita à s'approcher. Elle s'arrêta devant sa table, et il s'appuya sur un coude en l'observant d'un air malicieux. — Alors, d'où reviens-tu, ma jolie ? — Je suis allée parler à Cumbia, reconnut Faon. J'ai essayé, du moins. — Tu t'es brûlé les doigts, on dirait ? La jeune femme ôta hâtivement lesdits doigts de sa bouche et cacha sa main dans son dos. — Je lui ai apporté des chaussettes, et elle les a jetées au feu. À la réflexion, j'aurais dû les laisser brûler, mais je n'ai pas pu supporter le gâchis. — Ce sont ces mêmes chaussettes qui t'ont occupée au cours des trois derniers jours ? — Plus ou moins. —Hum. Voyons voir. Non, mignonne, ta brûlure, ajouta-t-il avec impatience alors qu'elle lui tendait son petit paquet endommagé par les flammes. Elle lui tendit son autre main ; il la prit entre ses doigts secs et épais, avant d'incliner légèrement sa tête grisonnante. Comme à son habitude, il ne portait rien d'autre que le bermuda et les sandales qui lui faisaient office de tenue estivale, et elle fut soudainement envahie par son odeur, un mélange de vieil homme et de vapeurs du lac qui n'était pas déplaisant, une exhalaison qui lui correspondait tout à fait. Dag dégagerait-il la même odeur à cet âge ? Elle pensait pouvoir apprendre à l'aimer. Faon contemplait son maillage déchu tandis que Cattagus lui massait la paume de la main. — Pensez-vous que Mari aimerait ces chaussettes ? Elles sont trop grandes pour moi et trop petites pour Dag, mais elles sont utiles sous des bottes. À moins qu'elle soit trop fière pour accepter quelque chose fabriqué par une stupide fermière, ajouta-t-elle avec amertume. Ou trop fière pour accepter ce dont Cumbia n'a pas voulu. — Mieux vaut ne rien lui dire à ce sujet, répondit Cattagus avec un gloussement laborieux. Il relâcha la main de la jeune femme : elle ne la lançait plus. Faon jeta un coup d'oeil aux marques rouges et constata qu'elles avaient rosi au lieu de former des cloques comme elle l'aurait cru. Il peut soigner avec son essence, tout comme Dag. —Merci, lui dit-elle avec reconnaissance. Cattagus opina du chef, ramassa les chaussettes et les plaça à côté de ses petits bouts de cuir en signe d'acceptation du présent. Faon dut de nouveau empêcher ses larmes de lui embrumer la vue. Elle détourna le regard, puis revint à lui en lâchant : — Cumbia dit que mon incapacité à fermer mon essence me rend nue aux yeux de tous. — Eh bien, répliqua-t-il judicieusement d'une voix chevrotante, Cumbia a tendance à se cacher un peu trop des autres. Elle dissimule des tas de choses qu'elle ne voudrait pas voir découvertes. La plupart des gens de notre âge ne jouent plus à ce petit jeu et restent naturels. Faon dodelina de la tête, songeuse. — Les vieux fermiers sont un peu comme ça, du moins pour certains. Pas avec leur essence, bien sûr, mais avec leurs vêtements, leurs mots et leurs actes. — Cumbia essaie toujours de remettre le monde en ordre, je le crains. Elle aurait fait une patrouilleuse obstinée. Que les dieux absents soient loués, elle a choisi de devenir artisan. Il parut s'imaginer une Cumbia jeune patrouiller à ses côtés, ce qui le fit tressaillir. — Que fabrique-t-elle en particulier? — De la corde et du fil incassables. C'est très demandé et très apprécié des marins, vois-tu. Ça a également d'autres usages importants. — Oh. Alors... je l'ai peut-être interrompue en plein enchantement? — Si c'est bien le cas, cela n'a aucune importance. Elle fait ça depuis si longtemps que tu ne l'aurais pas ralentie, même si elle avait été contente de te voir. — Ce n'était pas vraiment le cas, soupira la jeune femme. (Elle cligna des yeux, essayant de reprendre le cours de son raisonnement.) Les Marcheurs du Lac se promènent-ils donc aussi avec leur essence ouverte à tous ? — S'ils sont détendus ou désireux de s'imprégner de la plénitude du monde, oui. Il faut également savoir que la plupart des gens ont une portée d'InnéSens très limitée. Ainsi, même si tu étais folle de rage, ils ne le sauraient guère qu'en se trouvant à quelques mètres de toi. Malheureusement pour elle, toutes les personnes de ce camp possédaient de longues portées d'InnéSens, les enfants exceptés. Une pensée horrible lui traversa subitement l'esprit. — Mais... quand Dag et moi... quand Dag s'ouvre à moi... hum. Trop tard pour se taire à présent: Cattagus ricanait déjà avec malice. Ne laissant planer aucun doute sur le fait qu'il avait compris ce qu'elle voulait dire, il déclara : — Personnellement, je me frotte les mains pour mon neveu, même si Mari me le fait payer. Ces soeurs Aile Rouge sont vraiment sévères, tu peux me croire. (Elle rougit jusqu'aux oreilles lorsqu'il ajouta :) À vrai dire, je n'en profite plus moi-même. J'ai le souffle court, tu comprends. Pour compenser, je me félicite pour les plus chanceux. Faon s'empourpra un peu plus, mais elle avait le sentiment qu'il lui avait fait cette révélation intime par souci d'équilibre : un secret partout. Comment une matinée pouvait-elle lui apporter autant de cruauté et de gentillesse ? — Nous ne sommes que des humains, répondit-elle simplement. Cattagus hocha la tête. — Depuis toujours. Et nous le resterons. C'est mieux comme ça. Elle se sentait plus sereine à présent; sa gorge s'était dénouée. Elle effleura le bracelet de mariage lové contre son poignet gauche, et désigna celui de Cattagus d'un geste du menton. — Mari va bien ? — Jusque-là, oui. (Les yeux du vieil homme scrutèrent la cordelette de Faon.) Dag a fait quelque chose à la tienne, n'est-ce pas ? Ou peut-être a-t-il agi... sur toi. La jeune femme acquiesça, rougissant encore en se remémorant les circonstances. Cela dit, même si Cattagus pouvait se montrer cru ou un peu trop sagace, il n'était pas mal intentionné et ne la pousserait certainement pas à lui livrer des détails concernant sa vie privée. — J'ai réussi à insinuer mon essence dans la cordelette de Dag au moyen d'un... stratagème, c'est le mot, lorsque nous les avons tressées. Comme je ne pouvais pas sentir la sienne, il a légèrement influé sur l'essence de mon bracelet avant de partir. C'est rassurant de savoir que je peux le retrouver si je le dois. Et vice-versa. Cattagus ouvrit la bouche pour parler, mais resta coi. Il cilla. — Je te demande pardon? Elle referma la main droite sur son poignet gauche, ferma les yeux et se retourna. Quand elle les rouvrit, elle était face aux bois, le regard vers l'ouest. — Il est dans cette direction. La sensation est assez ténue, mais je pense qu'en me rapprochant de lui je ressentirais plus nettement sa présence. Ça a marché l'autre jour quand il était encore près de moi, du moins. Elle fit volte-face et constata avec surprise que le vieil homme la dévisageait avec perplexité. — Les cordelettes n'ont-elles pas ce pouvoir, en principe ? — Non. — Oh. Cattagus se frotta le nez. — Il n'a pas dû opérer sur le bracelet à proprement parler. En tout cas, je te conseille de garder ça pour toi, en attendant son retour. — Pourquoi ? — Hum. Eh bien... disons que, si Dag souhaite vraiment compliquer sa situation devant le conseil, tu ferais bien de lui en laisser le soin. Ces mots véhiculaient bien une pensée implicite, mais Faon n'arrivait pas à en suivre le flot. — Très bien, déclara-t-elle, incrédule. (Mélancolique, elle se retourna vers l'ouest.) Quand pensez-vous les voir revenir ? Le vieil homme haussa les épaules. — Je n'en sais rien du tout. Ses yeux semblaient en savoir bien trop, au contraire. Faon opina du chef en signe de compassion silencieuse, avant de regagner sa tente. Elle devait trouver une nouvelle tâche pour s'occuper. Mais pas du tricot. Le soleil était presque au zénith. Elle espérait qu'il éclairerait les pas de Dag, où qu'ils puissent le mener. * * * L'expression silence de mort n'avait jamais été aussi bien illustrée, pensa Dag. Le haut soleil d'été dardait ses rayons sur un paysage d'hiver. Les terres marécageuses qui se présentaient à ses yeux paraissaient avoir subi une semaine de gelées dévastatrices. Ce qui aurait dû être une grande forêt de roseaux gisait sur le sol, aplatie dans un enchevêtrement de moisissure. Les membres de la compagnie longeaient, comme des fantômes, une rangée de peupliers à l'allure non moins spectrale, des feuilles jaunissantes tombant une à une des arbres sans un souffle de vent. L'air était chaud et humide, aussi irrespirable qu'un été à l'Arbre-pluie pouvait l'être, mais sans le bourdonnement des insectes et vide du gazouillis des oiseaux. Une authentique Désolation : même les moustiques étaient morts, flottant sans vie à la surface de l'eau, au milieu de grandes traînées grisâtres couvertes de varech des marais. Les ventres nus d'une paire de tortues mortes formaient de petites marques jaunes au coeur de la vase sombre. Le ciel bleu s'y reflétait selon des bandes retorses, apposant un contraste étrange avec le cloaque. La terre dévastée avait beau lui mordre les pieds, elle n'exerçait aucun drain profond sur son essence. Ce dernier phénomène marquait les territoires durablement assiégés par des êtres malfaisants. Dag ne ressentait pas non plus cette crispation abdominale, l'écho d'un horion généralement révélateur de la présence d'un monstre dans les environs. Il se redressa prudemment afin d'avoir une meilleure vue du village en ruines des Marcheurs du Lac, établi à quatre cents mètres de là, sur la rive opposée d'une étendue d'eau. Accroupie derrière au milieu des herbes flétries, Mari siffla un avertissement fébrile. — Il n'est plus ici, lui souffla-t-il. Elle fronça les sourcils et acquiesça avant de murmurer : — Ses esclaves pourraient l'être. Il osa entrouvrir son InnéSens, luttant contre la nausée suscitée par une si récente Désolation. Dès qu'il fut certain de ne pas vomir, il s'ouvrit un peu plus. Il ne décela rien de vivant, à l'exception de quelques merles affolés ayant fui le chaos pour revenir, en vain, à la recherche de leur partenaire ou de leur nid. — Tout est mort à deux kilomètres à la ronde... Attends une seconde. Il s'accroupit encore. À quelques centaines de pas derrière le village, la rive du lac était flanquée d'un bourbier abritant une concentration familière d'essence corrompue, ce qui fit virevolter ses perceptions. L'emplacement en question paraissait attirer toute l'essence de son entourage, laquelle suintait à travers le sol comme de l'eau drainée. Il plissa les yeux, plus attentif. — Je crois qu'il y a un incubateur à hommes de vase derrière le camp. Il n'a pas l'air gardé pour le moment, cela dit. Mais il y a autre chose. Mari haussa les sourcils, plus perplexe encore. — Tu ne crois pas que l'endroit serait surveillé, si c'était le cas? Dag envisagea la possibilité d'un piège intelligemment tendu. Cela conférerait néanmoins à l'être malfaisant un improbable sens de l'anticipation. Il fit un signe de main à Mari, qui transmit l'ordre en silence, et la patrouille furtive se remit péniblement en marche. Ils se faufilèrent à couvert entre les vestiges de végétation, et suivirent le bord de cette partie du marais (semblable à un lac) jusqu'au village abandonné, ou plutôt ce qu'il en restait. Une centaine d'habitations, regroupées par familles, étaient alignées contre la berge ou en retrait. Jusqu'à très récemment, cet endroit avait été le foyer de plus d'un millier de Marcheurs du Lac, auxquels venaient s'ajouter un autre millier d'âmes dispersées de façon plus éparse tout autour du Marécage de l'Os. Une dizaine de yourtes étaient en cendres, et une pluie récente en avait éteint les dernières braises. Le camp montrait les signes d'une fuite précipitée, mais il n'y avait eu que des dégâts mineurs en dépit des tentes détruites. Aucune trace visuelle ou olfactive de cadavres : cela ne rassura Dag qu'à moitié puisque les corps à l'essence arrachée se décomposaient parfois plus lentement. Il espérait secrètement que la plupart de ses semblables étaient parvenus à s'enfuir vers le sud. Les Marcheurs du Lac savaient se remettre de leurs émotions pour courir. Il se demanda ensuite à quoi pouvait bien maintenant ressembler la petite ville fermière où la créature était supposée avoir fait irruption. Qu'aurait fait Étincelle si... Il éluda cette pensée déchirante. Il atteignit enfin le mur en rondins de la dernière tente et épia avec incertitude en direction du carré fangeux situé une centaine de pas plus loin. Derrière, un bosquet d'arbres touffu – des saules, de minces frênes verts ainsi que des carouges à miel sauvages aux épines disposées en tridents – abritait quelque chose de sombre qu'il pouvait à peine distinguer au niveau de leurs troncs. Il rouvrit son InnéSens, tressauta et le referma immédiatement. — Mari, Codo, avec moi, lança-t-il par-dessus son épaule. Mari s'avança sans tarder; Codo, le plus vieux patrouilleur de la compagnie après elle, les rejoignit en un instant. — Il y a des gens sous ces arbres, murmura Dag. Ce ne sont ni des hommes de vase, ni des esclaves fermiers. Je crois qu'ils sont des nôtres. Quelque chose ne tourne pas rond. — Sont-ils vivants ? interrogea Mari, observant à son tour. La demi-douzaine de silhouettes ne bougeait pas. — Oui, mais... étendez vos InnéSens. Doucement. Ne vous faites pas prendre. Voyez si vous reconnaissez quelqu'un. Parce que je pense reconnaître l'une de ces personnes. Sous ses sourcils gris, Codo toisa le capitaine de compagnie en guise de désapprobation silencieuse vis-à-vis de ses dernières consignes : il leur avait en effet interdit d'ouvrir leur essence sans un ordre direct. Les deux subalternes observèrent le site les yeux ouverts, puis fermés. — Je n'ai jamais rien vu de semblable, murmura la patrouilleuse. Sont-ils inconscients ? — Peut-être une stase... ? avança Codo. — Ah. Oui, c'est ça, répondit-elle. Mais pourquoi sont-ils... ? Dag compta six personnes, mais en perçut seulement cinq avec son InnéSens. L'une d'entre elles était vraisemblablement morte. — Je crois qu'ils sont attachés aux troncs. Il se retourna vers la partenaire de Mari, Dirla, laquelle rôdait derrière eux avec impatience. — Vous tous, restez en retrait. Codo, Mari, suivez-moi. Ils ne disposaient d'aucune couverture entre l'endroit où ils se trouvaient et la rangée de buissons. Dag renonça à une approche discrète et se lança en avant, Codo et Mari sur ses talons. Les Marcheurs du Lac du Marécage de l'Os étaient bel et bien attachés aux troncs des plus gros arbres, affalés par terre ou à demi pendus aux branches. Ils avaient l'air inconscients. Trois hommes et trois femmes, plutôt âgés dans l'ensemble. Plus sûrement des artisans que des patrouilleurs, estima Dag d'après leur apparence et leurs vêtements en lambeaux. Certains avaient dû se débattre, puisqu'ils avaient des contusions et des coupures ; d'autres non. L'une des femmes était morte, le teint cireux. Le capitaine hésita à lui toucher la joue afin de vérifier si la rigidité cadavérique avait déjà fait son oeuvre: cela lui donnerait une idée du temps qu'ils avaient passé ici. Pas très longtemps, selon lui. Encore trop tard, vieux patrouilleur. Codo pesta et tira son couteau en vue de couper les liens des prisonniers. — Attends, fit Dag. — Mais... ? Codo le fusilla du regard. — Dag, comprends-tu ce qui s'est passé ? demanda Mari. — Je crois que oui. Après la naissance, un être malfaisant doit rester près de son incubateur à hommes de vase pour les faire grandir, ce qui explique en partie pourquoi il reste dans son repaire après avoir gagné sa mobilité. Celui-là est devenu assez puissant pour... déléguer cette tâche. Il a lié ces artisans à ses créatures afin qu'ils les nourrissent pour lui, tandis que lui... se promène dans la nature. Et le patrouilleur continua de regarder vers le sud avec anxiété. Codo inspira un doux sifflement à travers ses lèvres retroussées. — Pouvons-nous les sortir de leur transe ? s'enquit Mari, les yeux plissés. — Je n'en suis pas sûr, mais attends. J'ignore encore si l'être malfaisant peut les sentir à distance, et à quel point si c'est le cas. Si nous faisons n'importe quoi, nous risquons d'anéantir notre couverture et de signaler notre approche. — On ne peut tout de même pas les laisser là sans rien faire ! s'écria Codo, indigné. Mari ne l'était pas moins, la mine sombre en plus. — Attendez, répéta Dag avant de se retourner et de marcher en direction du carré fangeux. Les deux autres échangèrent des regards consternés et lui emboîtèrent le pas. Des trous avaient été creusés dans le sol humide à quelques mètres les uns des autres. Ils ressemblaient vaguement à ceux que les enfants faisaient pour s'amuser. Au centre de chacun d'entre eux, un museau émergeait à la surface, tendu avec frénésie pour absorber de l'air. Il identifia un rat musqué, un raton laveur, un opossum, un castor, un écureuil et même une tortue lente et froide. Ces animaux commençaient tous à perdre leur forme initiale, comme des chenilles dans leur chrysalide ; néanmoins, aucun n'avait encore atteint une taille humaine. Il en dénombra une cinquantaine. — Eh bien, c'est pratique, déclara Codo, regardant autour de lui avec une révulsion fascinée. Nous n'avons qu'à les tuer tout de suite. Cela nous simplifiera beaucoup la tâche. — Ces hommes de vase ne seront pas prêts avant plusieurs jours, fit Dag. Peut-être même des semaines. Si nous anéantissons l'être malfaisant d'abord, ils mourront. — Qu'est-ce qui te passe par la tête ? fit Mari. Tout de suite, je me rends compte à quel point je rechignais à prendre le commandement de cette expédition. À cause de ce genre de décisions. Il soupira. — Le reste de la compagnie est à une demi-journée derrière nous. Si nous pouvons abreuver ces pauvres gens, ils survivront jusqu'à la tombée de la nuit, et Obio les libérera à notre place. Nous n'aurons ainsi pas livré notre position à l'être malfaisant. Cela aura même l'effet contraire : il croira que la troupe la plus proche se trouve ici. — À quelle distance est-il, à ton avis ? demanda Codo. Dag secoua la tête. — Nous allons chercher des indices à gauche et à droite, mais pas plus d'une journée, d'accord ? L'être malfaisant a visiblement rassemblé tout ce qu'il avait avant de filer vers le sud. J'ai donc de bonnes raisons de croire qu'il va attaquer de nouveau. Ce qui me donne également de bonnes raisons de croire qu'il ne regardera pas beaucoup derrière lui. — Tu as l'intention de le suivre. Aussi vite que possible, fit Mari. — Vous avez une meilleure idée ? Les deux autres patrouilleurs secouèrent tristement la tête. Ils firent demi-tour pour retrouver le reste de la compagnie, qui s'était prudemment rassemblé dans le village. Dag envoya deux soldats chercher Saun et les chevaux, expédiant les autres inspecter la Désolation que l'être malfaisant avait laissée dans son sillage. Au moment où le garçon arrivait avec les montures, Varleen trouva dans les fourrés l'endroit où les troupes du monstre avaient dévoré leur dernier repas. Un mélange d'os d'animaux et d'humains, certains carbonisés, d'autres grignotés crus. Dag compta environ une dizaine d'individus parmi les restes, mais pas plus. Il s'accrocha de toutes ses forces à ce pas plus pour tenter de se réjouir un peu, sans succès. Fort heureusement, les trois patrouilleurs originaires du Marécage de l'Os n'avaient aucun moyen de reconnaître quelqu'un parmi les carcasses disjointes. Dag confia également la mise en terre des ossements à Obio et sa suite. La patrouille furtive était prête pour une attaque désespérée. Dag ordonna ensuite de ranger l'équipement au profit d'un repas rapide et silencieux, surtout pour que les témoins du carnage qui en avaient été malades se requinquent. Il n'avait aucun désir de s'attarder ici, tant il était certain que l'épineuse question de tenter de libérer les artisans de leur stase serait de nouveau soulevée sous peu. Saun était particulièrement mécontent à ce sujet, puisqu'il en avait connu certains lors des deux années de patrouille qu'il avait effectuées pour le Marécage de l'Os avant d'être échangé au lac Hickory. — Et si Obio choisissait d'emprunter une autre route? protesta le jeune homme. Tu lui as laissé le choix. — Dès que nous aurons exterminé l'être malfaisant, ce soir ou demain, nous renverrons quelqu'un ici, annonça Dag d'une voix lasse. Ces gens seront peut-être même capables de se sortir seuls de leur léthargie. À ses yeux, ce plan était encore plus douteux que le précédent, mais Saun parut s'en satisfaire et se tut. Dag n'en attendait pas plus. Il regrettait seulement le précieux temps perdu à approcher du village à la dérobée et surtout à pied : ils auraient aussi bien pu entrer dans le village au galop. Selon ses estimations, ils seraient sur les talons de l'être malfaisant bien après minuit, épuisés au terme d'une journée trop longue et trop déstabilisante. Le rôle d'un commandant consistait en partie à tester les limites de ses troupes au meilleur de leur condition physique, et de leur volonté. Ni le temps ni le timing ne s'y prêtaient. Traquer la créature vers le sud leur serait aisé. Elle avait semé un sentier de désolation large de cent pas au-delà du marais : même un fermier n'aurait pas pu la manquer. Au bout de cette piste, un être malfaisant, pour sûr. Il nous sera plus difficile de ne pas nous faire repérer. Dag grimaça et battit les flancs de Tête de Cuivre qui s'élança au trot. La patrouille, troublée, suivit en file indienne. Chapitre 11 Une nouvelle attaque de nuit, mais ils ne pourraient utiliser leur InnéSens cette fois. Dieux absents, je suis aussi aveugle qu'un fermier dans le noir. Dag avait d'abord craint que leurs essences flamboyantes puissent alerter les sentinelles rencontrées en chemin, mais le risque de se heurter aux hommes de vase dans l'obscurité lui semblait plus que probable maintenant. Une lune gibbeuse était haute dans le ciel. Quand ils sortiraient de cette forêt, ils auraient une meilleure vue de ce qui se trouvait au-delà. Il jeta un coup d'oeil fugace aux ombres de Mari, Dirla, Codo et Hann, à ses côtés, et s'en trouva rassuré : si ses pupilles dilatées les discernaient à peine, ses ennemis ne les remarqueraient guère mieux. Il osa un pas feutré, puis un autre, en essayant de ne pas penser bon dieu, ça fait deux fois qu'on se retrouve dans cette situation aujourd'hui. Sa patrouille avait repéré la trace du regroupement des troupes de l'être malfaisant peu après minuit, et ils avaient de nouveau délaissé leurs chevaux en faveur d'une approche furtive sur un territoire dont ils n'avaient ni carte, ni plan, ni connaissance antérieure, à la différence du Marécage de l'Os. Si ses hommes étaient aussi fatigués qu'il pouvait l'être, Dag répugnait à donner l'assaut sans les laisser récupérer avant. Il était néanmoins impossible de se reposer ici : ils pouvaient être découverts à tout moment. Ils avaient atteint une contrée uniforme peuplée de petites fermes taillées dans le bois de la forêt avoisinante, assez semblable à la région au nord de Bleu Ouest. De petites fermes abandonnées. Dag espérait que les réfugiés du Marécage de l'Os avaient prévenu les autochtones et qu'ils avaient fui ensemble vers les Plaines des Fermiers. Les champs leur donnaient un aperçu de ce qui se passait devant, mais ne leur offraient en revanche aucune couverture. Au moment d'atteindre la lisière dépareillée de ce qui avait dû être une large culture de blé, à présent ratatinée et étiolée, Dirla se faufila vers lui. — Tu as vu ça? souffla-t-elle en pointant quelque chose du doigt. — Oui. De l'autre côté du champ s'élevait une étendue boisée – si tant est que les terres s'élevaient dans les environs – pour former un angle avec une basse corniche. La lueur rougeâtre de quelques torches étincela entre les arbres avant de disparaître. Argentée sous la lune blafarde, une structure triangulaire et étriquée couronnait la falaise. Il s'agissait d'une grossière tour en bois d'environ sept mètres de haut, dressée à partir d'arbres abattus à la hâte et taillés pour s'encastrer les uns dans les autres ; ils en aperçurent brièvement la silhouette contre un nuage laiteux et lointain. Les formes accroupies sur la plateforme du sommet étaient bien trop éloignées pour que Dag puisse les distinguer. Son essence avait beau être hermétiquement close, la menace constituée par l'être malfaisant faisait vibrer ses entrailles à chaque battement de coeur. — Un poste avancé ? murmura Dirla. Dag secoua la tête. — Pire. Que les dieux absents nous viennent en aide. Cet être malfaisant a suffisamment évolué pour commencer à construire des tours. Même celui de la Corniche du Loup n'avait pas connu un stade de mutation assez avancé pour ce genre de compulsion. — Combien sont-ils sur la plateforme ? Les yeux plus jeunes de Dirla seraient peut-être plus perçants que les siens. — Un seul, je crois. — Il est là-haut, dans ce cas. C'est notre destination. Fais passer le mot. Elle acquiesça et se retira sans bruit. Ils devaient à présent approcher sans être repérés. Si près – il leur suffisait de traverser un champ de blé piétiné et de gravir le flanc boisé d'une colline –, et à la fois si loin. Dag estima que l'essentiel des hommes de vase et des esclaves de la créature devait être concentré au bout de la falaise, probablement le long d'un cours d'eau. De minces volutes de fumée, provenant de feux de camp camouflés, embrumaient les cieux et ils confirmèrent ses spéculations. Comme il n'y avait presque pas de vent, Dag déplora l'absence du bruissement de feuilles qui aurait pu couvrir leur pas ; aussi faible soit-elle, la petite brise soufflait néanmoins la brume dans leur direction. Ses yeux lui étaient inutiles à présent : il sentait l'ennemi, ses émanations, son fumier, sa pisse et la cuisson de viandes dont il préférait ignorer la provenance. Dag traversa des buissons de mûriers en saisissant leurs ronces à pleines mains, serrant les dents contre les irritations et les égratignures des robustes épines. Il s'accroupit finalement près d'un muret en pierre des champs, lequel délimitait l'extrémité haute de la culture de blé. Il avança, tête baissée, à l'ombre de sa partie ouest, jusqu'à atteindre de nouvelles ronces, puis hasarda un regard derrière lui. La lune émergeait de l'arrière d'un nuage, mais pas une fois il ne remarqua les minces silhouettes de ses patrouilleurs sous cette faible luminosité. Vous êtes vraiment doués, mes amis. Plus que la moitié du chemin à parcourir. Il se glissa à travers un autre buisson de ronces mourantes, dans la pénombre boisée à la base de la corniche, tandis que ses hommes se dispersaient pour rester invisibles dans l'obscurité. À son plus grand effroi, il perçut un grognement étouffé ainsi qu'un bruit de pas pesants sur sa gauche. Il se dirigea vers la source du bruit en toute hâte. Codo et Hann étaient déjà penchés sur une forme à moitié dissimulée par un amas de brindilles craquantes. Hann avait sorti son couteau de guerre, mais il arrêta son geste et leva le nez lorsque Dag lui posa la main sur le bras. Codo était accroupi sur le torse d'un homme grisonnant – esclave fermier, garde ? les deux mains serrées autour du cou de l'être qui se débattait. — Hann, dépêche-toi ! siffla Codo. Dag lui toucha l'épaule, se rapprocha et examina l'être, à la fois menace et victime. Il s'agissait bien d'un esclave fermier, les vêtements en lambeaux, les yeux enragés. Peut-être venait-il de cette ferme, ou bien d'une autre que l'être malfaisant aurait pillée en chemin pour agrandir son armée de zombies. Il n'était ni grand ni jeune et ressemblait trop à Surel Prébleu. Dag le frappa durement au visage à plusieurs reprises jusqu'à ce que ses yeux se révulsent et qu'il cesse de se débattre. Les bruits de chair écrasée résonnèrent aussi fort que des percussions à ses oreilles. — Bon dieu, rien ne vaut une gorge tranchée, marmonna Codo en se redressant avec prudence. C'est plus sûr. Le capitaine de compagnie secoua la tête et pointa du doigt le sommet de la colline. Le moment était mal choisi pour une dispute, et la paire de patrouilleurs ne protesta pas davantage, se retournant afin de poursuivre l'ascension silencieuse. Dag pouvait réétudier le problème dans sa tête sans avoir besoin de mots — les yeux furibonds de Hann, étincelants dans la pénombre, étaient bien assez explicites. Un garde égorgé ne reviendrait pas à lui pour donner l'alerte quelques minutes plus tard. Je déteste affronter des humains. Ces gens devraient être les amis et les alliés des Marcheurs du Lac; au lieu de cela, les êtres malfaisants les manipulaient comme des pantins et s'en servaient contre eux. De toutes les vilenies de cette longue lutte contre le mal, celle-là était assurément la pire. La victoire avait toujours un goût amer, car les patrouilleurs laissaient des cadavres de fermiers dans leur sillage en permanence. Nous sommes tous perdants dans l'histoire. Dag remua sa main endolorie. Ç'aurait pu être Surel. Le mari, le père, le beau-père, l'ami de quelqu'un. Je déteste me battre. Oh, Faon, je suis si fatigué de tout ça. Les yeux hagards du fermier témoignaient à eux seuls de son asservissement, et Dag n'eut pas besoin d'InnéSens pour repérer l'emprise du monstre sur l'esprit de cet homme. Même s'ils ne l'avaient pas égorgé, la brièveté de son émoi n'aurait-elle pas été perçue par l'être malfaisant? Le capitaine de compagnie estimait que la créature avait plus de chances de remarquer le choc d'un trépas parmi sa toile grandissante d'esclaves, que d'identifier ce qu'elle pourrait prendre pour une forme de sommeil. Tout cela dépendait également beaucoup du nombre d'individus sous le contrôle de l'être malfaisant, de la distance à laquelle ils s'en trouvaient, et de la nature de leurs occupations. S'il vous plaît, faites en sorte qu'il ait atteint ses limites. Dag ignorait ce que le monstre préparait au sommet de cette tour, mais de l'essence flottait en sa direction, drainée de toutes parts avec force. Il en ressentait la vibration mortelle circuler sous ses bottes. Dans une vision farfelue, il s'imagina agripper le flot de ce pouvoir à l'aide de sa main fantôme afin de se faire hisser tout en haut de la colline. La patrouille atteignit l'extrémité de la clairière, recouverte de souches d'arbres abattus pour construire la tour — laquelle avait été assemblée la veille, jugea Dag d'après l'odeur encore piquante de la sève. À la faible lueur de la lune, il distingua les formes musculeuses d'au moins quatre hommes de vase gardant la base de l'édifice. Peut-être des hommes-ours ou des hommes-taureaux : grands, agiles, pestilentiels. Il sentit ses hommes se préparer à l'assaut sans en attendre l'ordre. Son estomac se noua, et il lutta pour réprimer une envie de vomir. Il était temps de faire place nette. Un infime cliquetis ou le murmure d'une arme tirée hors de son fourreau éveilla l'attention d'un garde, qui tourna la tête dans leur direction. La bête leva le museau, humant l'air avec méfiance. Maintenant. Dag tira son couteau de guerre en silence et s'élança vers la tour en zigzaguant entre les souches. Il se focalisa sur sa mission : exterminer les hommes de vase et faire en sorte que les détenteurs de couteaux du partage gravissent le poste d'observation à la vitesse de l'éclair. Et plus vite encore. Il se dirigea vers la sentinelle la plus proche, esquivant de justesse un coup d'épée rouillée subtilisée on ne sait où. Dag contre-attaqua en tranchant la gorge de la créature, et ne se soucia même pas d'éviter le jet de sang. Des flèches tirées par ses archers sifflèrent de part et d'autre de sa tête pour plonger dans la poitrine d'un autre homme de vase au-delà. Les traits ainsi décochés n'empêchèrent pourtant pas la bête rugissante d'avancer en titubant. Un couteau du partage coincé entre les dents, Mari fut la première à atteindre la tour et à en commencer l'ascension. Derrière elle, Codo se précipita sur un autre angle de la construction et se lança également vers le sommet. Un troisième patrouilleur rallia l'édifice, puis un quatrième : ils étaient tous extrêmement concentrés. Les autres se retournèrent pour protéger leurs camarades. Dag les entendait affronter de nouveaux hommes de vase surgissant les uns après les autres dans la clairière après avoir gravi la colline en beuglant l'alerte. La forme sombre sur la plateforme bougea, à présent debout contre des cieux de cobalt parsemés d'étoiles et illuminés par un nuage rincé de lune. Les quatre grimpeurs avaient presque atteint le sommet de la tour. Tout à coup, la silhouette s'accroupit avant de bondir, descendant les sept mètres qui la séparaient de la terre ferme comme si elle flottait, pour finalement atterrir les jambes pliées et se redresser dans la foulée. Comme si la créature était aussi légère qu'un danseur et non un bloc de muscles, de tendons et d'os saillants de deux mètres de haut. Elle fit volte-face, et se retrouva devant Dag. Cet être malfaisant était mince, presque gracile, et le capitaine fut abasourdi par sa beauté au clair de lune. Une jolie peau bougeait librement sur un masque d'os sculptés; ses cheveux jetés en arrière du haut de son front s'écoulaient dans son dos comme un fleuve de nuit. Son corps androgyne était couvert de vêtements récupérés çà et là: un pantalon, une chemise, des bottes et même une veste de Marcheur du Lac, ce qui lui conférait assez curieusement l'allure de quelque ancien seigneur. Combien de temps et de mues lui avait-il fallu pour prendre une apparence si humaine — non, surhumaine? Sa beauté hypnotisa Dag, lequel sentait son essence onduler — il la ferma sèchement à double tour. Il la rouvrit aussitôt, lorsque Utau, couteau du partage en main, chancela dans un hurlement de douleur surpris. Dag sentit la pression que l'être malfaisant exerçait sur l'essence de son camarade, après s'être retourné en vue de la lui extraire. Fébrile, le capitaine tendit bras gauche et main fantôme afin de subtiliser à son tour l'essence du monstre. Du coin de l'oeil il vit Mari, suspendue au flanc du poste d'observation, laisser tomber son couteau du partage dans les mains de Dirla, laquelle s'était temporairement défaite des assauts des hommes de vase. L'être malfaisant émit un ululement déconcerté et se retourna vers Dag au moment où ce dernier lui volait un fragment d'essence à l'aide de sa main fantôme. Le patrouilleur se rappela l'épisode de l'infirmerie, là où il avait dérobé l'essence de l'apprenti d'Hoharie. À la différence qu'il avait maintenant l'impression de saisir une braise ardente. Souffrance et terreur se répercutèrent dans tout son bras gauche. Il essaya de jeter ce fragment au sol, mais il collait à son essence comme du miel brûlant. La créature s'avança vers Dag, les deux mains tendues, ses yeux noirs grands ouverts et furibonds. Le capitaine de compagnie tenta de nouveau de se protéger contre l'attaque imminente, sans succès. Il sentit la poigne du monstre écraser son essence, et sa respiration fut coupée net par une formidable décharge de douleur qui lui parut jaillir de sa moelle pour venir battre sous sa peau, comme si tous ses os étaient simultanément réduits en miettes. À cet instant précis, Dirla prit appui sur une souche et plongea en avant pour planter le couteau du partage de Mari dans le dos de l'être malfaisant. Dag sentit la mort pénétrer son essence déchiquetée de façon aussi brumeuse et turbulente que du sang versé dans un tourbillon d'eau. L'espace d'un instant, il partagea pleinement la conscience du monstre. L'essence du monde entier s'étendait à des kilomètres autour d'eux, scintillante telle le feu, esclaves et hommes de vase circulant à travers en rangs dégarnis et rutilants. Le vacarme de ces quelques centaines, non, quelques milliers d'esprits angoissés battit contre sa conscience défaillante. La volonté démesurée de l'être malfaisant semblait les abandonner sous les yeux de Dag, ne laissant qu'obscurité et stupeur dans son sillage. L'être supérieur à l'intelligence irrationnelle s'attaqua ensuite à l'esprit du patrouilleur, désireux malgré tout de comprendre les raisons de son échec. Même si le monstre obtiendrait très certainement des réponses en lisant en lui, Dag savait pertinemment que cela ne le sauverait pas de ses desseins. Cet être malfaisant est fou. Et plus il devient intelligent, plus sa propre folie est une agonie pour lui. Cette quête curieuse lui sembla bien inutile, à présent que la créature rendait son dernier souffle. Elle cria une dernière fois, sa voix s'élevant dans les airs comme une étrange mélodie d'une pureté inattendue. Son corps magnifique se disloqua, céda sous le poids de ses vêtements et s'effondra dans une mare de sang et de fluides. La terre se souleva et heurta cruellement Dag dans le dos. Les étoiles tournoyèrent un instant au-dessus de sa tête, puis s'évanouirent. * * * Faon se réveilla en sursaut dans le noir et se redressa dans son sac de couchage solitaire, haletante. Un choc soudain fit trembler son corps ensuite traversé d'une vague de peur. Était-ce un bruit, un cauchemar ? Aucun écho ne faisait vibrer ses oreilles, aucune vision ne se dissipait de son esprit. Le coeur battant à tout rompre de façon inexpliquée, elle abattit sa main droite sur son poignet gauche. Cette panique n'était certainement pas un signe d'ouverture et de persuasion détendue, mais son bras tout entier la lançait sous sa cordelette de mariage. Il est arrivé quelque chose à Dag. Est-il blessé ? Gravement blessé... ? Elle se mit debout tant bien que mal et poussa le rabat de la tente pour se retrouver sous la lumière laiteuse d'un quartier de lune plutôt clair par rapport aux ombres encrées de son intérieur. Elle traversa la clairière sans prendre le temps de se couvrir, grimaçant sous la morsure des brindilles et des cailloux contre ses pieds nus. Ce fut tout ce qui l'empêcha de se mettre à courir. Elle hésita devant la tente de Mari et Cattagus. Les nuits s'étaient rafraîchies après les dernières pluies, et ce dernier avait rabattu sa devanture. Elle frappa dessus de la même façon qu'Utau avait frappé la sienne en ce sombre matin où il était venu réveiller Dag. Elle essaya de deviner l'heure au reflet de la lune sur le lac – 2 heures du matin, peut-être ? Aucun son ne provint de l'intérieur, et elle martela le cuir de nouveau, puis passa d'un pied à l'autre en essayant de trouver l'audace d'entrer dans la hutte et de secouer le vieil homme par l'épaule. Elle n'en eut pas le temps. Le rabat de la tente de Mari bougea, et la femme aux cheveux de jais fit son apparition. Elle avait pris le temps de mettre des sandales mais ne portait pas de robe non plus, et elle traversa bien vite l'espace séparant les deux yourtes en claquant des pieds. — Tu l'as senti, toi aussi ? lui demanda Faon avec empressement, à voix basse pour éviter de réveiller les enfants. (Elle se sentit tout à coup complètement stupide au moment de réaliser que Sarri ne ressentirait bien sûr rien d'une cordelette de mariage nouée au poignet de quelqu'un d'autre.) As-tu ressenti quelque chose à l'instant ? Sarri remua la tête. — Quelque chose m'a réveillée. Je ne sais pas ce que c'était, mais, le temps que je reprenne mes esprits, ça avait disparu. Sa main droite était également agrippée à son poignet gauche et le massait. — Razi et Utau... ? — Ils sont en vie. C'est déjà ça. (Elle lança un regard curieux à Faon.) As-tu ressenti quelque chose? Tu n'aurais certainement pas pu... Elle fut interrompue par un grognement provenant de l'intérieur de la tente. Cattagus passa les épaules à travers le rabat, laçant son bermuda autour de sa bedaine d'un air renfrogné. —À quoi devons-nous ce raffut au clair de lune, mes jolies ? — Faon dit qu'elle a senti quelque chose dans son bracelet. Ça l'aurait réveillée. (Sarri ajouta, comme si elle n'y croyait pas vraiment :) Je me suis réveillée également, mais je n'ai rien... ressenti. Et Mari ? Même geste, main droite sur poignet gauche. Cattagus essaya néanmoins de dissimuler son anxiété derrière une mine exaspérée, en vain. Il secoua la tête. — Mari va bien. (Il ajouta, après un instant de réflexion :) Elle est en vie, du moins. Que peuvent donc bien faire ces idiots à galoper à cette heure-ci ? Il regarda vers l'ouest comme si ses yeux pouvaient distinguer ce qui se passait à des centaines de kilomètres de là, mais ce talent n'était pas à la portée de ses pouvoirs de Marcheur du Lac, ce qu'il sembla admettre en ponctuant le fait d'un petit renâclement sec. Les deux femmes suivirent son regard avec inquiétude. — Allons, fit-il comme pour les convaincre, si Utau, Razi, Mari et Dag sont encore en vie, la compagnie ne peut pas être dans le pétrin. Vous savez comme moi que cette bande-là serait la première à mettre le nez dans la mélasse. Sarri soupira dans un semblant de rire, acceptant d'être rassurée de la sorte, devina Faon, autant pour son propre bien que pour celui du vieil homme. — Dag tout particulièrement, ajouta Cattagus dans sa barbe. Vous vous demandiez ce que Corbeau Loyal le pensait sur le point de faire, à mettre... — Cattagus. (Faon prit une longue inspiration et tendit le bras.) Ma cordelette me fait un effet bizarre. Pouvez-vous m'aider à comprendre ce qui ne va pas ? Le vieil homme haussa ses sourcils gris. — Je ne pense pas. (Il prit néanmoins le poignet de la fermière entre ses mains avec précaution. Ses lèvres remuèrent brièvement comme s'il était surpris, et il réprima une grimace pour livrer un jugement plus réservé.) Eh bien, il est vivant. C'est déjà ça de gagné. S'il est toujours en vie, on ne lui a pas arraché l'essence. Restait-il encore des secrets de Marcheur du Lac que personne ne s'était donné la peine de lui dévoiler? — Que signifie arracher l'essence ? Cattagus échangea un regard avec Sarri, mais, avant que Faon ait eu le temps de grincer des dents de frustration, il se ravisa et lui dit : — C'est exactement ce que l'être malfaisant de Forgeverre a fait avec ton enfant, je présume. Sauf que les Marcheurs du Lac adultes peuvent y résister, clore leurs essences, si la créature en question n'a pas encore mué, ou si elle n'est pas encore assez puissante. — Et si elle est puissante ? s'enquit Faon, préoccupée. — Eh bien... on dit que la mort est instantanée. On n'a pas la chance de la partager, toutefois. (Il fronça les sourcils avec sévérité.) Mais voyons, mignonne, ne va pas t'imaginer des choses toute la nuit. Ton garçon est en vie, n'est-ce pas ? Faon avait du mal à voir Dag comme un garçon, mais elle s'accrocha de tout son coeur à cette idée d'appartenance, les poignets croisés sur la poitrine. Dag est à moi. Il n'appartient pas à un maudit être malfaisant. — Ils ont peut-être déjà réussi, glissa Sarri à voix basse. Je l'espère. — Quand pourrions-nous le savoir ? Cattagus haussa ses épaules noueuses. — En partant du centre de l'Arbre-pluie, de bonnes nouvelles pourraient nous parvenir en trois jours. De mauvaises nouvelles, en deux. De très mauvaises nouvelles... eh bien, ne nous soucions pas de ça. Allez ! Retournez vous coucher, mes jolies ! Il secoua la tête et montra l'exemple en se glissant sous sa tente, la respiration sifflante. Ostensiblement, pensa Faon. Sarri remua la tête en écho involontaire à son oncle grincheux, soupira profondément et retourna chez elle retrouver ses enfants assoupis. Faon regagna lentement la petite tente Prébleu. Elle s'allongea consciencieusement, mais la possibilité de se rendormir lui paraissait bien au-delà du futile, à présent. Après s'être agitée un moment sans retrouver le sommeil, elle se releva, attrapa son fuseau ainsi qu'un petit tas de lin d'implantine et sortit filer au clair de lune sur sa grande souche préférée. Elle pourrait toujours prouver son agitation nocturne. En temps normal, le cliquetis des perles d'or sur son poignet était réjouissant et apaisant tandis qu'elle filait, mais ce bruit ressemblait plus à un tapotement de doigts, ce soir. Pichenette, filage, modelage. Elle regrettait de ne pouvoir enchanter le tissu de ce pantalon avec un charme de protection, à la façon des Marcheuses du Lac. Elle savait filer un fil robuste, le tresser serré et le coudre proprement avec une double maille bien solide. Elle avait beau mettre tout son coeur à l'ouvrage, le vêtement n'offrirait rien d'autre que la protection naturelle du tissu sur la peau. Ce n'est pas assez. Pichenette, filage, modelage. Trois jours sans nouvelles. Cette attente ne me plaît pas beaucoup. Pas du tout, même. L'inquiétude et l'impuissance étaient bien pires qu'elle l'aurait cru au départ, et elle se sentait complètement désemparée. Cattagus et Sarri n'aiment pas ça non plus, c'est évident, mais tu ne les vois pas plus déstabilisés que ça, n'est-ce pas ? Son propre malaise n'était pas simplement spécial parce qu'il était nouveau pour elle. Elle pensait mieux comprendre les sautes d'humeur des Marcheurs du Lac, tout à coup. Ce dont elle avait assuré Dag avant son départ lui semblait rétrospectivement bien insouciant et — eh bien, si ce n'était stupide, mot qu'il avait essayé de bannir de son vocabulaire — pour le moins bien naïf. J'apprends maintenant. Encore. Pichenette, filage, modelage. Si Dag mourait au cours de sa patrouille... Elle posa les yeux sur son bracelet, il était toujours vivant, et cette pensée était rassurante. Elle voulait y croire. Si quelque chose lui arrivait là-bas, qu'adviendrait-il de moi ? Malgré la fascination de certains résidents du lac Hickory à son égard, elle savait qu'elle n'avait rien à faire ici sans Dag. Même si ces Marcheurs du Lac ne la jetteraient pas hors du camp toute nue, elle s'imaginait parfaitement Corbeau Loyal la renvoyer à Bleu Ouest en l'espace d'un battement de cils, et il la ferait probablement escorter par un patrouilleur pour s'assurer de son arrivée. Cela correspondait bien à sa conception de la responsabilité. Cela dit, plus rien ne la liait à Bleu Ouest aujourd'hui. Elle avait coupé les ponts avec sa famille, avec un pincement au coeur peut-être, mais sans remords. Deux fois. Elle ne voulait pas en connaître une troisième. Si elle ne pouvait pas rester ici, elle n'y retournerait pas... Curieusement, cette pensée ne l'intimida pas. Peut-être avait-elle pris la mesure de tout ce que cette année lui avait apporté d'horrible. Il y avait Forgeverre. Il y avait les Écueils d'Argent, au-delà du fleuve Grâce, une ville encore plus belle d'après les descriptions de Dag. Une infinité de possibilités s'ouvrait à une veuve des champs, déterminée et intelligente. Elle était pragmatique. Elle savait à présent parcourir des routes douteuses. Elle en avait l'expérience. Elle n'avait plus à s'accrocher à Dag comme une femme qui se noie s'accrocherait à l'unique branche d'un torrent. Tout le monde semblait vouloir quelque chose de cet homme. Corbeau Loyal voulait qu'il soit patrouilleur. Sa mère voulait qu'il prouve les vertus de sa lignée, peut-être dans l'intention de faire rejaillir sa gloire sur elle. Son frère Dar ne voulait pas qu'il attire l'attention, mais qu'il reste tranquille, qu'il respecte les règles et soit ignoré. Faon n'était pas sûre de savoir ce qu'elle pourrait ajouter à cette liste pour son propre compte, parce qu'elle souhaitait certainement que Dag devienne le père de ses enfants un jour, sauf qu'il y pensait déjà aussi; du coup, peut-être que ce désir mutuel ne comptait pas. N'y avait-il personne pour le vouloir pour ce qu'il était ? Sans vouloir l'utiliser dans un but précis, comme un laiteron, un nénuphar, ou... Ou une nuit d'été chargée de lucioles. Plus tard, dans les moments les plus difficiles, le souvenir de ce moment les aiderait à continuer à se battre. Elle dut s'arrêter de filer à ce moment-là, car ses yeux embués de larmes ne laissaient plus passer la lumière argentée. Elle frotta ses paupières brûlantes de la main pour éclaircir sa vision. Deux fois. Penchée en avant, sa cordelette pressée contre le front, elle laissa enfin ses larmes couler librement. Elle mit un moment avant de s'arrêter de sangloter et de retrouver une respiration régulière. Mon trésor, mon meilleur ami, mon seul réconfort. . . Dans quel pétrin t'es-tu encore fourré cette fois ? Son bras la lançait toujours, mais de façon bien moins perceptible. Vivant, d'accord, mais... Elle n'était peut-être qu'une fermière sans l'ombre d'un InnéSens dans le corps, elle n'était peut-être qu'une idiote parmi des milliers d'autres, elle ignorait peut-être des centaines de secrets de Marcheurs du Lac, mais elle en était de plus en plus convaincue. Quelque chose ne va pas. Quelque chose ne tourne vraiment pas rond. * * * Sous ses paupières, il voyait du rouge. Pas du noir. Il y avait de la lumière quelque part là-dehors, la chaleur de l'aube ou du feu. La curiosité qui en découla n'était malgré tout pas assez grande pour le convaincre de hisser les lourdes charges que ses paupières étaient devenues. Il se rappela avoir entendu des voix paniquées et pensé devoir se lever pour résoudre le problème. Il aurait dû. Quelqu'un avait crié quelque chose à propos d'Utau, et Razi – cela ne pouvait être que Razi, évidemment – avait essayé d'adapter son essence à celle de son partenaire. Il se souvint de la voix de Mari, aiguë et marbrée de peur : «Essaie de rentrer ! Bon Dieu, je ne vais pas perdre notre capitaine après tout ça ! » Corbeau Loyal était là ? Quand était-ce arrivé ? Quelqu'un d'autre avait crié : «Je n'y arrive pas ! Son essence est trop bien fermée !» Puis, plus tard : «Je ne peux pas... Dieux absents, que ça fait mal !» Et: «Imagine ce que lui doit ressentir, si toi tu souffles de simplement essayer !» – toujours la voix acerbe de Mari, à son degré minimum de compassion ; Dag avait pitié de sa victime, qui qu'il ait pu être. La voix haletante reprit : «Je n'y arrive pas, vraiment... Je suis désolé... » Les voix paniquées s'étaient alors tues, et Dag s'en était réjoui. Peut-être partiraient-ils tous et le laisseraient-ils tranquille. Je suis si fatigué... Il inspira, s'agita un peu; ses yeux collés s'ouvrirent de leur propre chef. Des branches d'arbre à moitié mortes striaient le bleu pâlissant d'une aube nouvelle. Sur un côté, des flammes orangées crépitaient au coeur d'un feu de camp rugissant et délicieusement chaud. Aube et feu simultanément, ah, voilà qui résolvait le mystère. De l'autre côté, le visage de Mari apparut progressivement entre le sien et les cieux. Elle déclara de sa voix sèche : — Il était temps que tu reviennes faire ton rapport, patrouilleur. Il essaya de remuer les lèvres. Elle posa la main sur son front. — Je plaisantais, Dag. Ne bouge surtout pas. (La main de sa tante vint à la rencontre de la sienne, sous des couvertures, semblait-il.) Tu te réchauffes enfin. Très bien. Il déglutit et retrouva l'usage de la parole. — Combien ? — Euh... ? — Combien sont morts ? La nuit dernière ? À supposer que le trépas de l'être malfaisant date toujours de la veille. Il s'était déjà trompé de jour par le passé, dans des circonstances similaires bien déplaisantes. — Maintenant que tu nous as de nouveau gratifiés de ta mine lugubre, je vais pouvoir te répondre... aucun. Cela ne pouvait être vrai. Saun, qu'est-il arrivé à Saun, seul avec les chevaux ? Dag s'imagina le garçon seul, ensanglanté, attaqué dans l'obscurité par des hommes de vase bien supérieurs en nombre... — Saun ! — Je suis là, capitaine. Le visage enthousiaste et souriant du jeune homme apparut au-dessus de l'épaule de Mari. Il avait dû rêver ou avoir une hallucination. Ou peut-être que tout cela en était une. Allait-il décider laquelle de ces deux possibilités serait la plus vraisemblable ? Il inspira assez longuement pour souffler : — Que s'est-il passé ? — Dirla a occis l'être malfaisant..., commença Mari. — Jusque-là, j'ai suivi. Je t'ai vue lui envoyer ton couteau. (L'os du fils de Mari. Il parvint à humecter ses lèvres.) Je ne pensais pas que tu le lâcherais un jour. — Eh bien, je me suis souvenu de la façon dont vous avez exterminé l'être malfaisant de Forgeverre, la petite fermière et toi. Dirla était la plus proche et, comme la créature s'en était prise à Utau... J'ai eu ma chance et je l'ai saisie. —Utau? répéta-t-il avec empressement. C'est vrai, l'être malfaisant était sur le point de ponctionner l'essence de son corps... Mari serra son épaule à travers la couverture. — La créature l'a amoché, pas de doute là-dessus, mais Razi l'a sauvé. Quant à toi, là... c'est pour ainsi dire la première fois que je vois quelqu'un se faire arracher l'essence sans pour autant en mourir. Je n'ai jamais vu un homme vivant ressembler autant à un cadavre. — Tu as soif ? demanda Saun, tout en plaçant un bras sous les épaules de Dag afin de le soulever un peu. Oh, grande idée. Ce n'était que l'eau croupie d'une outre, mais c'était de l'eau merveilleusement humide. La plus humide qu'il avait jamais bue. — Merci. (Il ajouta, après un moment:) Combien d'entre nous sont morts... ? — Aucun, Dag, répondit Saun avec le plus grand sérieux. Mari fronça les sourcils. — Continue. — Eh bien, après ça, le combat était terminé, mais les cris ont duré aussi longtemps que d'habitude, fit Mari. J'ai envoyé deux paires de patrouilleurs chercher Saun et les chevaux, et gardé tous les autres ici pour protéger notre camp contre tout danger potentiel. J'en ai expédié quatre se reposer, il y a un moment. Elle fit un signe de tête vers plusieurs tas de fripes trempées étendus sur des sacs de couchage de l'autre côté du feu. Dag tendit le cou pour regarder. Razi était assis en tailleur auprès de l'un d'entre eux; il fit un sourire las à Dag et le salua d'un geste vague de la main. — Que sont devenus les esclaves fermiers ? — Il n'y en avait pas autant que nous l'aurions cru, ici. Il semble que l'être malfaisant ait envoyé la plupart de ses esclaves et de ses hommes de vase traverser les bois en vue d'une offensive matinale sur une ville située juste au nord-ouest des Plaines des Fermiers. J'imagine la confusion qui doit y régner ce matin. Les dieux seuls savent ce que ces pauvres fermiers ont pu penser au moment où la brume de l'être malfaisant s'est évaporée de leurs esprits et où leurs hommes de vase ont détalé. Je n'ai pas vraiment essayé de regrouper les personnes que nous avons retrouvées, même si nous avons inspecté leur camp et leur avons conseillé de ne pas tenter de rentrer seuls chez eux. La plupart ont dû partir retrouver leur famille et leurs amis, à l'heure qu'il est. Compréhensible. Préférable, même. C'était peut-être de la lâcheté, mais Dag ne voulait surtout pas avoir affaire à des fermiers en détresse ce matin. Non, vraiment pas. Que les Marcheurs du Lac de l'Arbre-pluie s'occupent des leurs. Le visage du capitaine se crispa. — Combien d'hommes avons-nous perdus la nuit dernière ? Mari prit une longue inspiration et se pencha en avant pour le fixer du regard. — Dag, est-ce que tu comprends ce que je te dis ? — Bien sûr que je te comprends. (Il dégagea son bras gauche des couvertures et agita son crochet sous le nez de sa tante.) Combien j'ai de doigts ? Chose très perturbatrice, il lui apparut à ce moment-là qu'il ignorait totalement la réponse à sa propre question. Mari leva les yeux au ciel, exaspérée. Saun, que les dieux le gardent, avait l'air adorablement confus. — En fait... nous ne savons toujours pas ce qu'il est advenu des artisans que nous avons laissés au Marécage de l'Os, avança le garçon, hésitant. Mari se retourna pour le foudroyer du regard. — Saun, je t'interdis de remettre ça sur le tapis maintenant. Oui, voilà ce dont il n'arrivait pas à se souvenir, la pièce manquante du puzzle qu'il avait désespérément tenté de reconstituer. Dag émit un soupir de satisfaction mitigée. — Nous n'avons pas encore eu de nouvelles d'Obio et de la compagnie, déclara Mari, mais on ne leur a pas vraiment laissé le temps d'en donner. Si ça se trouve, ils sont arrivés depuis seulement quelques heures. — Ils ont peut-être emprunté un autre chemin, suggéra Saun, entêté. La journée allait être belle, semblait-il. Sans eau ni nourriture, des gens attachés dehors sous une telle chaleur pourraient mourir de déshydratation en un intervalle de temps étonnamment court, même sans le stress occasionné par la stase – ou l'union – d'essence créée par l'être malfaisant. Si un prisonnier, ne serait-ce qu'un seul, parvenait à se libérer de ses entraves, il libérerait certainement les autres, mais à supposer qu'aucun n'en soit capable... Le mal de tête assourdissant d'un cauchemar refit insidieusement surface à la base du crâne de Dag. — Nous devons retourner au Marécage de l'Os. Saun acquiesça avec enthousiasme. — Je partirai devant. — Certainement pas seul ! aboya Mari. — Je les ai laissés... hier. Parce que je savais encore compter. Mais aujourd'hui, je suis en mesure d'y retourner. (Oui, aussi vite que possible.) Quelque chose ne tournait pas rond, je le savais très bien, mais nous n'avions pas le temps, ce que je savais tout aussi bien. Je dois retourner là-bas, déclara Dag. Assez de sacrifices humains pour un être malfaisant. Plus qu'assez. Mari se redressa, dubitative. — Je te propose un marché. Si tu peux hisser ta carcasse idiote sur ton imbécile de cheval sans mon aide, je te laisserai y aller. Dans le cas contraire, tu ne bougeras pas d'ici. Dag sourit faiblement. — Apprête-toi à perdre ce pari. Saun, aide-moi à me relever. Le garçon glissa de nouveau le bras sous les épaules de son capitaine. Se remettre debout lui fit presque perdre connaissance, mais il réussit malgré tout à garder les yeux ouverts. — Tu vois, Mari ? Je te parie que je n'ai pas une seule marque. — Ton essence est si contractée qu'elle en a des crampes. Tu ne peux pas nier avoir été blessé là-dessous. — Quel effet cela fait-il ? demanda Saun d'un ton mal assuré. De se faire arracher l'essence, je veux dire ? Dag plissa les yeux, estimant qu'il devait lui donner une réponse honnête. — Pour le moment, ça fait le même effet qu'une grosse perte de sang, en vérité. Cela ne me fait mal nulle part en particulier – simplement partout, de façon générale – mais je dois admettre que je ne suis pas au meilleur de ma forme. Mari ricana. S'il mangeait un peu, peut-être gagnerait-il suffisamment de forces pour... manger. Hum. Mari alla s'occuper de patrouilleurs moins obstinés, et Saun, aussi inquiet pour les artisans du Marécage de l'Os que Dag, s'employa à préparer son supérieur pour le voyage. Pendant que le garçon le nourrissait, Dag s'entretint avec Codo et Mari et ils convinrent ensemble de diviser la patrouille en deux. Six d'entre eux prendraient la direction du sud afin de trouver les Marcheurs du Lac de l'Arbre-pluie et de leur rapporter la mort de l'être malfaisant, pendant que les autres l'accompagneraient au Marécage de l'Os où, avec un peu de chance, ils retrouveraient le reste de la compagnie. Au moment de monter Tête de Cuivre, Dag tricha un peu en s'aidant d'une souche. Mari, grimpant sur sa monture de la même façon, l'observa de près, mais ne protesta pas. Le cheval était trop las pour le désarçonner, ce qui était heureux puisqu'il était pour une fois trop fatigué lui-même pour riposter. Il laissa Saun prendre la tête de la cavalerie en direction du nord à un rythme plus soutenu grâce à la lumière du jour, parce qu'ils n'avaient plus besoin d'être discrets et qu'ils savaient où ils allaient, mais également à un rythme plus lent à cause de l'épuisement. Dag prit place sur son destrier et piqua du nez à plusieurs reprises, faisant semblant de somnoler en cavalant comme tout bon patrouilleur expérimenté. Utau, avachi sur sa selle et surveillé de près par Razi, était presque dans le même piteux état que son capitaine. Ce dernier garda son InnéSens fermé, comme celui-ci semblait le désirer; cela lui rappelait le fait de devoir marcher penché pour préserver une blessure. À l'image d'une grosse perte de sang, peut-être que le temps et le repos l'aideraient à guérir. Il essaya une fois de faire appel à sa main fantôme, sans succès. L'image des artisans attachés à des arbres, ceux qu'il avait si implacablement abandonnés la veille, vint hanter le brouillard de ses pensées. Il fouilla sa mémoire à la recherche de l'aperçu qu'il avait soutiré de l'esprit de l'être malfaisant, en vue d'un indice pour délivrer ses congénères de leur entrave mentale, mais il ne put ressentir qu'une vague de confusion. Le destin de ces compagnons semblait suspendu dans les airs comme la cruelle revanche de quelques dieux absents vis-à-vis de son fol espoir, qu'il avait beaucoup de mal à admettre lui-même. Si seulement... Si seulement je pouvais me débarrasser de ce capitanat sans déplorer une seule perte, je pourrais m'arrêter là. Si seulement il pouvait contrebalancer le poids de l'échec de la Corniche du Loup ? En serait-il capable ? Dag doutait de l'équilibre de cette équation mortelle. Sur le long terme, tout le monde passe de vie à trépas, tu le sais très bien. Ils traversèrent un ravin bordé d'ardoise, laissant leurs montures boire l'eau du ruisseau au passage. Il aurait juré avoir déjà passé ce gué dans l'autre sens à peine une demi-journée auparavant. Étourdi, il poussa Tête de Cuivre à presser le pas sous la chaude matinée d'été. Chapitre 12 Dag sut à l'humidité croissante de la terre et de l'air que le Marécage de l'Os n'était plus très loin. Une lumière plus vive lui nimba le coin de l'oeil lorsque les bois sans relief s'ouvrirent sur des prairies détrempées. Il fixait les poils grossiers de la crinière rouille de Tête de Cuivre depuis une heure, mais leva néanmoins le menton au moment où Saun étouffa un juron avant de lancer son destrier au triple galop d'un coup de talons. Au-delà du marécage, un certain type de vie animale reprenait ses droits : une volée d'urubus à tête rouge planait dans le ciel, leurs silhouettes noires aisément identifiables à leurs ailes dont les extrémités ressemblaient à des doigts. Il réprima sans peine le réflexe d'emboîter le pas au garçon; il était pour le moment tout aussi incapable que sa monture de supporter un galop, et la cavalcade aurait mis à mal son dos voûté. De toute façon... il ne voulait pas regarder devant. Il laissa Tête de Cuivre poursuivre à son rythme. À l'approche du sud du marais, Dag se redressa et plissa les yeux en se préparant au pire. Les vautours volaient en cercle au-dessus des bois à l'arrière du village et non au-dessus du carré fangeux qui bordait le lac. Peut-être venaient-ils simplement de découvrir les carcasses déterrées du festin des hommes de vase. Peut-être... Le reste de sa patrouille furtive tourna en direction du sentier longeant la berge, et Dag tendit le cou, le coeur palpitant. Plusieurs chevaux étaient attachés aux arbres dégarnis, dont celui de Saun à présent. La compagnie était arrivée, excellent! Une partie, tout au moins. Suffisamment. Dag discernait des silhouettes bouger dans l'ombre, et son coeur se serra une fois encore à la vue de plusieurs grandes formes étendues sur le sol. Il n'aurait pu dire si les visages étaient recouverts ou non, à cette distance. Des sacs de couchage, s'il vous plaît, faites que ce soient des sacs de couchage et non des linceuls... La cavalerie venait-elle seulement d'arriver ? Dans cette hypothèse, il leur faudrait certainement évacuer les compagnons rescapés vers un camp plus sain que cette terre maudite. Que les dieux absents en soient remerciés, Obio était là et approchait maintenant à grands pas. — Dag ! s'écria-t-il. Te voilà – loués soient les dieux absents ! Sa voix trahissait bien plus que le seul soulagement de savoir Dag en vie. Elle avait le timbre désemparé d'un homme en crise cherchant désespérément à céder son fardeau à un autre. L'un de nous remercie les dieux absents un peu tôt, je crois. Dag tenta d'ouvrir les deux yeux en même temps et de se redresser. Au moins assez pour descendre de son cheval, qu'il était déterminé à ne plus monter pendant un long, très long moment. Il se laissa glisser à terre et agrippa un instant son étrier de cuir dans le double but de retrouver son équilibre précaire et de se rappeler ce qu'il essayait de faire. La voix inquiète de Saun le sortit de sa torpeur. — Tu dois venir voir ça, capitaine! Il se retourna et s'humecta les lèvres. — Combien d'hommes... avons-nous perdus ? réussit-il à articuler. Les larmes n'étaient plus très loin; il craignait d'effrayer le jeune homme par son inhabituelle fragilité. Il voulait lui expliquer, le rassurer : les gens deviennent comme ça avec le temps, parfois. Tu t'en rendras compte, si tu vis assez longtemps pour le voir. Saun continua cependant à babiller: — Tous ceux qui étaient en vie hier le sont toujours, mais nous avons un autre problème. Dans une vaine tentative de repousser l'échéance de quelques instants, comme un homme tire sa couverture au-dessus de sa tête lorsque des camarades bruyants essaient de le réveiller, Dag leva les yeux sur Obio et lui demanda d'une voix rauque de fatigue : — Quand êtes-vous arrivés ? — La nuit dernière. — Où sont les autres ? — Nous avons établi le campement à deux kilomètres à l'est environ, à l'abri de la Désolation. (Le patrouilleur agita la main vers une rangée d'arbres verdoyants au loin.) J'ai laissé la compagnie se reposer hier matin avant d'envoyer des émissaires te chercher. Nous nous sommes ensuite dirigés ici au milieu de l'après-midi, en serrant les rangs juste au cas où, tu comprends. Nous étions tous très inquiets à l'approche du crépuscule : mes éclaireurs n'étaient pas revenus et mes équipiers se sont retrouvés nez à nez avec une poignée d'hommes de vase. Ils s'en sont débarrassés en vitesse, mais nous étions à ce moment certains que tu n'avais pas tué l'être malfaisant au moment où tu l'avais prévu. — Non. Plus tard, en vérité. Quelques heures après minuit, à une trentaine de kilomètres au sud. — C'est ce que Saun vient de nous dire. Mais si... tiens, voilà Griff, l'éclaireur qui a découvert ce désordre. Il t'en parlera mieux que moi. Un garçon de l'âge de Dirla s'approcha, la mine inquiète. Il fit un signe de tête à Dag. Griff était patrouilleur depuis dix ans et, selon le capitaine, intelligent et fiable. Ses yeux hagards et son apparence échevelée n'en étaient que plus surprenants. — Par les dieux, Dag, je suis si content de te voir ! L'intéressé réprima une grimace, reposant son bras sur le dos de Tête de Cuivre en quête d'un soutien discret. — Que s'est-il passé ? (Comme Griff le regardait d'un air plus déconfit encore, il ajouta doucement :) Raconte-moi tout depuis le début. Le garçon déglutit et hocha la tête. — Nous sommes partis à quatre en direction du Marécage de l'Os, hier, en fin d'après-midi. Nous avons pu suivre les traces laissées par votre patrouille furtive sans trop de problèmes. Nous avons pensé – espéré, à vrai dire – que l'être malfaisant se déplaçait et que vous vous étiez lancés à sa poursuite. Nous avons alors trouvé ces compagnons attachés à des arbres (il jeta un oeil par-dessus son épaule), ce qui pouvait laisser croire que vous vous étiez plutôt fait capturer. Parce qu'un bon patrouilleur n'abandonne pas les siens? Tu es bien charitable, Griff. — Non. Nous les avons trouvés, mais nous ne les avons pas détachés, reconnut le capitaine. Griff se raidit. À la surprise de Dag, son visage ne reflétait ni aversion ni mépris, mais du respect. Le jeune homme lui demanda avec le plus grand sérieux : — Comment as-tu deviné qu'il s'agissait d'un piège ? Un piège ? Comment ? Dag secoua la tête. — Je n'en savais rien. J'ai fait un sacrifice par pure stratégie. Je ne voulais pas courir le risque de prévenir l'être malfaisant qu'une bande de patrouilleurs était à ses trousses. — Tu as pourtant dit que quelque chose n'allait pas, rectifia Saun, circonspect. Tu nous as également ordonné de garder nos essences bien fermées si nous les touchions. — Ce n'était pas vraiment une forme d'anticipation, mon garçon. Continue, Griff. — Nous avons bien vu que leurs essences étaient paralysées. Ou semblaient l'être. Mallora a ainsi appliqué le traitement réservé à ce cas de figure: elle a essayé d'atteindre l'essence de l'une de ces personnes avec la sienne en les entrechoquant, dans l'espoir de les sortir tous de leur transe. Malheureusement, la stase s'est adaptée à Mallora et l'a aspirée au lieu de se dissiper. Ses yeux se sont révulsés, et elle s'est effondrée. À cet instant précis, tous les embryons de vase là-bas – Griff pointa le marécage du doigt – ont émis d'étranges gargouillis et ont été pris de convulsions. Ça nous a tous fait bondir, dans le noir. Je n'avais pas réalisé à quel point cet endroit était silencieux jusque-là. C'est alors que Bryn, la partenaire de Mallora, a paniqué... elle a essayé d'accorder son essence à celle de son équipière pour la ramener, mais s'est fait aspirer à son tour. J'ai retenu mon camarade Ornig avant qu'il tente de ramener Bryn. Dag opina du chef en guise de transition, mais le visage de Griff paraissait se crisper de désespoir. Le capitaine murmura : — L'hiver, à Luthlia, il arrivait parfois que quelqu'un passe au travers d'une couche de glace trop fragile. Les amis ou les proches tentaient chaque fois de tirer la personne de l'eau, mais ils se faisaient entraîner à leur tour l'un après l'autre, au lieu d'aller chercher de l'aide ou une corde – même si les patrouilleurs les plus prévoyants portaient toujours une longueur de corde roulée autour de leur taille pendant cette saison. Et, si quelqu'un glissait sous la glace... eh bien, peu importe. Le plus dur... le plus dur, dans ce genre de tragédie en chaîne est d'être celui qui rompt le cycle. Je suis sûr que les plus vieux patrouilleurs ont compris ton geste. Griff ravala quelques larmes, inclinant légèrement la tête en remerciement. Il déglutit pour reprendre le contrôle de sa voix, et poursuivit : — Nous nous sommes mis d'accord avec Ornig: il resterait, tandis que j'irais chercher de l'aide. Je n'ai jamais chevauché aussi vite ! À la réflexion, j'aurais dû rester (il déglutit une fois de plus) : à notre retour, les artisans avaient tous été détachés, comme si Ornig avait essayé de les mettre à l'aise, mais lui était étendu sur le sol. Il a dû... tenter quelque chose. (Il ajouta, après un instant :) Il a un faible pour Bryn, vois-tu. Dag acquiesça et s'écarta un peu de Tête de Cuivre pour voir de plus près ce qui se passait dans le bosquet. Si seulement il pouvait trouver un arbre contre lequel s'appuyer... sûrement pas ce carouge à miel, dont le tronc et les branches étaient recouverts de vilaines épines en tridents. Sa main tomba sur la branche basse d'un jeune cerisier sauvage, dont il se saisit avant de scruter au loin. Trois ou quatre patrouilleurs (Dag reconnut au moins l'un d'eux comme étant l'un des meilleurs guérisseurs de la compagnie) se déplaçaient entre des sacs de couchage disposés là ou l'espace l'avait permis. Il en compta huit. De plus en plus nombreux en danger. Quelqu'un avait toutefois allumé un feu de camp, et quelque chose chauffait dans des marmites placées au-dessus – de l'eau potable, des remèdes ? Tout semblait bien se passer, mais cette scène avait quelque chose de profondément dérangeant... oh. — Pourquoi ne les avez-vous pas évacués de la Désolation ? Mari, Dirla et Razi avaient mis pied à terre au cours du récit de Griff et s'approchaient maintenant pour écouter. Razi tenait toujours les rênes du cheval d'Utau ; ce dernier était avachi sur son pommeau de selle, les yeux plissés. Dag ignorait son degré de compréhension de la situation. — Nous avons essayé, déclara Obio. Dès que l'on transporte l'un d'entre eux à plus d'une centaine de pas, il s'arrête de respirer. — Cette découverte a dû vous enchanter, fit Mari. — Je ne te le fais pas dire, reconnut Obio avec ardeur. Surtout en plein milieu de la nuit dernière. — Et si jamais vous tuez l'un des hommes de vase, ajouta Griff avec morosité, ces gens crient dans leur sommeil. C'est sacrément énervant. Du coup, on a arrêté ça aussi. — Je m'étais dit que, si quelqu'un réglait... que, lorsque quelqu'un réglerait le compte de l'être malfaisant, la stase se dissiperait de son propre chef, dit Obio. J'avais prévu de laisser quelques hommes à leur chevet et de reprendre la route dès qu'un nombre suffisant d'éclaireurs seraient revenus avec des indications quant à la prochaine étape. Le problème, c'est que... vous prétendez être venus à bout de l'être malfaisant, et pourtant la stase tient toujours. — Dirla l'a tué. Avec le couteau du partage de Mari. C'est ton premier, je crois, n'est-ce pas ? Dommage que les félicitations et les célébrations d'usage qui auraient dû être les siennes soient éclipsées par cette nouvelle crise. Dirla acquiesça d'un air absent. Son visage se crispa à la vue des formes immobiles derrière Dag, étendues à l'ombre dans les sacs de couchage. — Pourrait-il y avoir un autre être malfaisant ? Cela expliquerait pourquoi ce lien ne s'est pas rompu hier soir. Dag essaya d'envisager cette épouvantable possibilité avec logique, mais son cerveau semblait lentement fondre à l'état de polenta. Son instinct lui disait non, vraisemblablement, mais il ne pouvait pas justifier son impression, du moins pas avec des mots. Mari vint à sa rescousse. — Non. La raison est simple. Si c'était bien le cas, notre être malfaisant aurait concentré toutes ses troupes en vue d'anéantir le second, au lieu d'attaquer les fermiers et les Marcheurs du Lac. Ces monstres ne s'allient pas – ils s'entre-tuent. Eh bien, c'était la vérité. Mais ce n'est pas pour cette raison. — C'est bien ce que je pensais, avoua Dirla. Mais alors, pourquoi cette transe ne s'est-elle pas terminée au moment où la créature a rendu son dernier soupir, comme pour les fermiers et les hommes de vase? Une question pertinente et exaspérante. Les Marcheurs du Lac, cela doit venir de la nature des Marcheurs du Lac... — Très bien, soupira Dag. Je réfléchis... Nous avons donné de l'eau à ces gens hier. Si nous pouvons leur en donner encore ainsi qu'un peu de nourriture – de la bouillie, de la soupe, je ne sais pas –, nous pourrons peut-être gagner un peu de temps. — C'est ce que l'on fait depuis notre arrivée, déclara Obio. Que les dieux absents bénissent ta vivacité d'esprit. Dag hocha la tête. — Cela nous laisse le temps de penser. De les observer de près, d'attendre le retour des éclaireurs – puis de prendre une décision. En fonction de cela, je pense que nous pourrions diviser la compagnie et ainsi envoyer quelques volontaires aider les gens de l'Arbre-pluie à réparer les dégâts, et renvoyer tous les autres chez eux dès demain matin. De façon que, comme le montrait très bien le panneau alvéolé et dépourvu de chevilles de Corbeau Loyal, Oléana ne se retrouve pas démunie en cas d'une attaque d'être malfaisant voyageur au cours de la prochaine saison. L'angoisse croissante générée par cette transe aberrante et semée parmi un groupe de patrouilleurs déjà fébrile semblait clairement contagieuse. À ce point précis, Dag n'aurait su dire si son propre malaise venait de l'état des artisans ou de celui de leurs gardiens affolés. — Bon sang, si seulement Hoharie était là. Elle manipule les essences des gens en permanence. Elle aurait peut-être une idée. Tant qu'il y était, il pouvait aussi bien espérer que cette volée d'urubus descendrait en spirale pour l'attraper et le reconduire chez lui. Il soupira et balaya du regard l'ensemble de ses camarades épuisés et larmoyants. — Tous les membres de la patrouille furtive ont à présent quartier libre. Rentrez au camp – mangez, dormez, lavez-vous, faites ce que vous voulez. Utau, tu resteras chez les invalides aussi longtemps que je le jugerai nécessaire. En parlant de raisons de souhaiter la venue d'un guérisseur... Utau sortit tout juste assez de sa léthargie pour grogner: — Quelle ironie... Si cet être malfaisant m'a esquinté, il t'a bien plus malmené que moi. Je sais dans quel état je suis, alors... Pourquoi es-tu encore debout ? Voilà une question à laquelle Dag ne voulait pas répondre maintenant, eût-il été capable de penser avec cohérence. Utau avait été le seul autre patrouilleur à garder son InnéSens ouvert (peut-être involontairement) au cours de ces moments de terreur confuse de la nuit précédente qui avaient vu Dag et l'être malfaisant s'affronter. Qu'avait-il bien pu percevoir ? Rien de sa désastreuse tentative d'extraction d'essence de la créature, selon toute vraisemblance. Le capitaine temporisa : — Aussi longtemps que Razi le jugera nécessaire, dans ce cas. Ce dernier sourit et ébaucha un salut approbateur; Utau s'esclaffa. Dag ajouta: — Je ne vais pas tarder à m'allonger. — Sur cette Désolation ? s'exclama Saun, dubitatif — Si les choses venaient à évoluer subitement, je ne veux pas me trouver à deux kilomètres d'ici. Mari tira sur la manche du garçon et lui glissa à l'oreille : — Si cet homme-là se porte volontaire pour rester couché, laisse tomber les détails. Elle lui fit un petit signe de tête évocateur, et les yeux du garçon s'écarquillèrent en compréhension; il se rapprocha de Dirla. — J'ai dormi plus que toi, la nuit dernière, Mari, fit Dag. — J'ignore de quoi tu as fait l'expérience la nuit dernière après avoir été vaincu, mais ce n'était certainement pas du sommeil. Les dormeurs peuvent être réveillés, pour commencer. — Attendez, qu'est-ce que vous racontez ? interrompit Obio. Utau s'appuya sur son pommeau de selle pour se tenir droit et baissa les yeux sur Dag avec un brin d'ironie. — L'être malfaisant a failli m'arracher l'essence, hier soir. Mon capitaine s'est interposé et l'a persuadé de changer de victime. — T'a-t-il ponctionné ? demanda Obio à Dag, consterné. — Un peu, admit ce dernier. — Cela ne fait-il pas l'effet d'une petite mort? — On dirait bien. Obio sourit maladroitement, et Dag se demanda à quel point il pouvait ressembler à un cadavre, à cette heure. Il n'était pas beau à voir, pour sûr. Retrouverait-il tout de même le bonheur dans le regard de son Étincelle ? Je suis sûr que oui. Il eut une magnifique vision de la joie qui fleurirait sur son visage de fermière au moment de son retour au campement lorsque tout serait terminé. Laisserait-elle tomber son ouvrage pour se jeter dans ses bras ? Ce fut la première pensée réconfortante qu'il ait eue depuis des heures. Des jours, même. Il se demandait s'il n'avait pas commencé à dormir debout, lorsqu'une voix brisa cette heureuse rêverie, laquelle s'écoula comme de l'eau entre ses doigts. Il cria presque pour voir ce songe revenir. Au lieu de cela, il se força à inspirer profondément et à rester attentif — ... pouvons à présent envoyer des courriers répandre la bonne nouvelle, disait Obio. J'aimerais que Corbeau Loyal soit mis au courant afin qu'il n'envoie pas de nouveaux renforts pour rien. — Oui, bien entendu, murmura Dag. Dirla était engagée dans une conversation avec Mari; à cette déclaration, elle leva la tête et déclara: — J'aimerais me porter volontaire pour cette mission, monsieur. Tu n'es plus de service, commença à objecter Dag, avant de réaliser que cette tâche renverrait Dirla chez elle la première. Encore mieux : elle était le meilleur témoin visuel de la chute de l'être malfaisant, puisque la plus proche. S'il l'envoyait au camp, Dag n'aurait pas à tenter d'écrire son rapport dans son présent état d'hébétude. Elle pouvait même tout raconter à Corbeau Loyal. — Tu as tué la créature. Fais comme bon te semble, Dirla. Elle acquiesça gaiement. — Je rentre au camp, alors. Obio plissa les yeux et annonça: — Je connais un patrouilleur qui pourrait lui servir d'équipier pour le voyage. Sa femme était sur le point d'accoucher lorsque nous sommes partis. Si les dieux absents sont cléments, elle en sera toujours au même point. Et cet homme pourrait raconter à Corbeau Loyal tous les événements connus de l'autre division de la compagnie. Parfait. — Très bien, approuva Mari. Voilà au moins un courrier qui ne traînera pas en route, n'est-ce pas ? — Vous feriez bien de vous trouver des chevaux en meilleure forme..., commença Dag. — On s'en chargera, promit Razi. — Bien. Bien. (Tout cela était routinier.) Dirla. Dis à Étincelle... dis à tout le monde que nous serons bientôt de retour, d'accord ? — Pas de problème, capitaine. Obio propulsa Mari sur son cheval, et cette dernière mena le reste de la patrouille (à l'exception de Saun et Dirla) vers l'est, en direction du camp promis. Pour rassurer Obio et Griff, Dag fit mine d'inspecter le bosquet et le marécage avec le peu d'utilité que ses yeux pouvaient lui apporter en l'absence de son InnéSens, toujours fermement contracté. — Il y avait une femme morte, hier, commença Dag à l'attention d'Obio. L'intéressé grogna en guise de réponse. —Nous l'avons détachée, recouverte d'un drap et placée à l'intérieur de l'une des tentes du village. J'espère que l'un de nos Marcheurs du Lac du Marécage de l'Os reviendra ici pour l'identifier avant que nous soyons contraints de la mettre en terre. Par cette chaleur, ce sera demain au plus tard. Dag opina du chef et continua sa ronde d'un pas traînant. Prisonniers de leurs trous de vase, les animaux déformés offraient le même spectacle repoussant que la veille. Les cinq compagnons encore en vie, ainsi que les trois patrouilleurs plus inexplicablement pris au piège, étaient au moins veillés à présent, installés aussi confortablement que pouvaient l'être des gens étendus dans des sacs de couchage disposés à même le sol, à l'ombre de la chaleur estivale. Les patrouilleurs qui se relayaient pour les redresser et les nourrir de cuillerées de liquides, devaient certainement garder leurs essences fermées et marcher à l'aveugle, réalisa Dag. Même sans le risque que présentait ce piège à essence visqueux et singulier, une peur irrationnelle le saisissait à l'idée d'ouvrir son essence. Il se sentait comme un homme blessé au ventre, craignant de voir ses entrailles se répandre au sol. Saun et Dirla avaient dessellé Tête de Cuivre pendant qu'il avait le dos tourné et avaient placé ses biens ainsi que son sac de couchage sur un emplacement plat, sec et débarrassé de tout débris. Ils avaient été privés de sommeil tout autant que lui, bon sang, alors pourquoi étaient-ils aussi guillerets ? Satanés enfants... Dès que ses hanches heurtèrent la couverture, Dag sut qu'il ne se relèverait pas. Il resta assis là à fixer les lacets de ses bottes d'un regard vide, et revécut dans sa tête la nuit qui avait suivi sa dernière élimination d'être malfaisant, la nuit passée avec Étincelle sur un matelas de plumes dans la cuisine de cette ferme. Il était toujours perdu dans ses pensées lorsque Saun s'agenouilla pour délacer l'une de ses bottes, tandis que Dirla se chargeait de l'autre. Il devait sûrement y avoir... une raison pour qu'il les laisse ainsi faire. — Désires-tu quelque chose à manger ? Ou à boire ? lui demanda-t-elle. Dag secoua la tête. Il avait mâchonné un certain nombre de bandes d'implantine séchée lors de la chevauchée de retour afin de se défaire simultanément de deux corvées pénibles. Il ne voulait pas manger. Il ne voulait rien du tout. Saun mit les bottes délacées de côté, et contempla le marais silencieux et désolé sous la lumière de l'après-midi. — À ton avis, combien de temps mettra cet endroit à se remettre ? Des siècles ? — Le marécage est dans un sale état, aujourd'hui, admit Dag, mais l'être malfaisant l'a occupé seulement quelques jours, et la Désolation n'est pas profonde. Quelques décennies, tout au plus. Je ne vivrai peut-être pas assez longtemps pour le voir, mais toi si, à mon avis. Saun plissa les yeux et échangea un regard insondable avec Dirla. — Puis-je... tu as besoin de quelque chose, capitaine ? Je veux mon Étincelle. Cette pensée lui causa une telle affliction, presque physique, qu'il voulut la rejeter. À l'évidence, cela lui avait provoqué une douleur dans le coeur – comme s'il n'avait pas déjà mal partout. Il rétorqua plutôt : — Pourquoi m'appelles-tu capitaine, tout à coup ? Tu m'appelles Dag, je t'appelle hé, mon garçon. Fin de l'histoire. Saun le gratifia d'un sourire penaud, mais ne répondit pas. Dirla et lui se remirent péniblement debout; ils n'avaient pas quitté le boqueteau que Dag s'était déjà endormi. * * * Faon, qui n'était pas parvenue à retrouver le sommeil avant l'aube, se réveilla en milieu de matinée avec la sensation de s'être fait rouer de coups. Du thé à la menthe et de l'implantine la revigorèrent à peine. Elle se lança dans la prochaine oeuvre au programme, à savoir la fabrication de mèches, tressées à partir du fil issu de son lin d'implantine filé, destinées à une fournée de bougies à la cire d'abeille que Sarri comptait produire. Une heure plus tard, ses yeux étaient embués de larmes, et l'élancement qui parcourait sa main et son bras gauche renvoyait l'écho insupportable de son mal de tête. Était-ce son pouls ou celui de Dag qui marquait le temps à chaque seconde ? Son coeur bat toujours, au moins. Elle déposa son ouvrage à terre, remonta la route jusqu'au sentier de la hutte des ossements, et demeura un instant immobile, dubitative. Dag est son frère. Dar doit bien se soucier de son sort. Faon étudia cette pensée à la lumière de ce qu'elle éprouvait pour ses propres frères. Même si elle était furieuse contre eux, mettrait-elle tous ses ressentiments de côté s'ils étaient blessés et avaient besoin de son aide ? Oui, sans hésiter. De son point de vue, cela conférait à la famille toute sa raison d'être. Une famille se serrait les coudes en temps de crise, le reste du temps importait peu. Elle redressa les épaules et commença à descendre le sentier sous l'ombre verte des arbres. Une fois dans la clairière tachetée de soleil, elle hésita encore. Si elle se baladait vraiment à essence découverte comme Cumbia l'en avait accusée, Dar devait sentir sa présence. Elle perçut des voix à l'arrière de la hutte. L'artisan n'était donc pas absorbé dans la préparation d'un rituel de nécromancien. Elle contourna le bâtiment pour trouver Dar assis sur la plus haute marche de son porche, en compagnie d'une femme plus âgée vêtue de l'usuelle robe d'été, les cheveux noués en chignon. Dar tenait un couteau du partage entre les mains. Il prit une inspiration irritée et leva les yeux, reconnaissant à contrecoeur la présence de Faon. La jeune femme serra son poignet gauche contre sa poitrine en geste de défense. — Bonjour, Dar. J'ai une question à vous poser. Dar grommela et se leva; la femme l'imita tout en examinant Faon d'un regard curieux. — Que se passe-t-il donc ? — C'est une affaire privée. Je peux repasser, si je dérange. — Nous avions presque terminé. Attends, dans ce cas. (Il se retourna vers la femme et souleva le couteau.) Je peux annuler la consécration dans l'après-midi. Pouvez-vous revenir ce soir ? — Je devrais pouvoir. Au pire, je reviendrai demain matin. — J'ai déjà un autre engagement de prévu. — Je viendrai ce soir, dans ce cas. Après dîner ? — Ça ira. La femme hocha brièvement la tête et commença à s'éloigner. Elle s'arrêta néanmoins en passant devant Faon et la détailla de la tête aux pieds. Elle haussa les sourcils. — Vous êtes la fameuse épouse fermière, n'est-ce pas ? Incapable d'évaluer le ton de sa voix, Faon lui fit une petite révérence par sécurité. La Marcheuse du Lac secoua la tête. — Eh bien, Dar... Cela ne m'étonne pas de ton frère. Sur cette déclaration pour le moins opaque, elle remonta le chemin et disparut. À en juger par sa moue amère, Dar avait dû tirer plus d'enseignements de ces mots que Faon. Elle n'y prêta aucune attention, car ses inquiétudes actuelles étaient autrement plus importantes. Elle s'approcha prudemment de l'artisan, comme si elle craignait qu'il la morde. Il déposa l'arme sur les planches du porche et l'observa d'un air narquois. Comme elle était trop nerveuse pour aller à l'essentiel, Faon demanda plutôt : — Que voulait cette femme ? — Son grand-père est mort inopinément pendant son sommeil, il y a quelques semaines de cela. Il n'a donc pas eu la possibilité de partager. Elle m'a ainsi apporté son couteau afin de le dédier à quelqu'un d'autre. — Oh. Cela devait bien arriver, à l'occasion. Elle était curieuse de savoir comment Dar pouvait prendre un vieux couteau et le lier au coeur d'une autre personne. Si seulement ils étaient amis – ou même parents –, elle aurait pu le questionner. Qu'importe pour le moment. Elle déglutit avant de tendre son bras gauche. — Avant que Dag parte pour l'Arbre-pluie, je lui ai demandé d'enchanter ma cordelette de mariage afin de pouvoir ressentir sa présence, comme lui peut ressentir la mienne. Et il l'a fait. (Elle implora le ciel que Dar ne lui demande pas comment.) La nuit dernière, je me suis réveillée en sursaut à 2 heures du matin – mon bras entier était douloureux. Sarri s'est réveillée à peu près au même moment, mais elle m'a simplement affirmé que Razi et Utau étaient toujours vivants. Mari également, selon Cattagus. Cette sensation a beau être inédite, je la redoutais : je crois que Dag est mal en point. Pouvez-vous m'en dire plus ? Dar n'était pas particulièrement expressif, même si Faon crut distinguer un éclair de stupeur lui traverser le regard. En tout cas, il ne la tourmenta pas et lui saisit simplement le bras avant de le parcourir des doigts. Ses lèvres remuèrent, se serrèrent. Il secoua la tête, plus vraisemblablement exaspéré que défaitiste. — Dieux absents, Dag, murmura-t-il. Peux-tu seulement faire pire ? — Alors ? l'interrogea Faon avec appréhension. Dar relâcha son étreinte; elle ramena son bras contre sa poitrine. — Alors... en effet, Dag a probablement été blessé. Mais non, je ne peux être affirmatif sur la gravité de son état. Offensée par sa désinvolture, Faon vociféra : — Ne vous inquiétez-vous donc pas pour lui ? Dar retourna ses mains. — S'il a bien été touché, ce ne sera pas son premier retour au camp sur une planche. Dag m'y a un peu trop habitué. Je dois admettre que le fait de le savoir capitaine de compagnie est un peu... — Inquiétant ? — Si tu veux. Je n'arrive pas à comprendre ce que Corbeau Loyal... bref. Dans tous les cas, si les autres vont bien, ils doivent s'occuper de Dag. La patrouille protège toujours les siens. — S'il n'est pas perdu, isolé ou je ne sais quoi encore. (Faon s'imaginait une centaine de situations, toutes plus terribles les unes que les autres.) C'est mon mari. S'il est blessé, il est de mon devoir de lui porter assistance. — Qu'est-ce que tu comptes faire? Grimper sur ton cheval et foncer tête baissée dans une zone de belligérance ? Te perdre dans les bois, te noyer dans un marécage ou un fleuve, te faire dévorer par le premier loup – ou être malfaisant – dont tu croiseras la route ? À bien y réfléchir, je devrais peut-être laisser Omba seller ta jument et t'aider à monter dessus. Cela réglerait certainement les soucis de mon frère à sa place. Chose extrêmement désagréable, ce genre de pensées angoissantes avait justement galopé à travers son esprit toute la matinée. Elle toisa l'artisan du regard. — Peut-être ne serais-je pas plus égarée que ça. Lorsque Dag a manipulé ma cordelette, il l'a enchantée de telle sorte que je sache toujours où il est. La direction générale, du moins, ajouta-t-elle à contrecoeur. Dar la dévisagea en silence au cours d'un moment déstabilisant et interminable; sa morosité s'accentua. — Cela n'a rien à voir avec ta cordelette de mariage. Dag a asservi un peu de ton essence à son bracelet. (Il semblait sur le point d'en dire plus mais se tut finalement, le visage assombri par le doute. Il ajouta, après un moment:) J'ignore ce qu'il a bien pu... ce travail de l'essence est puissant, indubitablement, mais pas de la bonne espèce. — Je ne comprends pas. — Évidemment que non. Faon serra les mâchoires. — Sous-entendu, vous devez m'en dire plus. — Vraiment? lui demanda-t-il, moqueur. — Oui, fit Faon avec résolution. Elle fut un peu surprise de le voir hausser les épaules et obtempérer. — C'est de la magie d'être malfaisant. Interdite à tous les Marcheurs du Lac pour de très bonnes raisons. Ces créatures prennent le contrôle des esprits des fermiers à travers leurs essences. C'est en partie pour cette raison que les fermiers nous sont aussi inutiles que des chiens au cours des patrouilles. Tout être malfaisant assez fort peut les ensorceler et les utiliser contre nous. — Et pourquoi cela n'arrive-t-il pas aux Marcheurs du Lac? rétorqua Faon. — Nous savons parer l'attaque en fermant notre essence. Elle estima à contrecoeur que Dar devait dire vrai. L'être malfaisant de Forgeverre aurait-il ainsi pu prendre le contrôle de son esprit et de sa volonté s'il en avait eu le temps, ou se serait-il contenté de la ponctionner comme son enfant ? Impossible à dire, maintenant. Cette révélation apporta une lumière nouvelle et perturbatrice sur ce qu'elle avait estimé être des calomnies fermières à l'encontre des Marcheurs du Lac et de leurs supposés ensorcellements. Mais si... Elle se rappela dans un soubresaut l'avertissement équivoque de Cattagus à propos du conseil de camp. — Comment ça, interdite? Interdite à quel point, sous quelles conséquences ? Venait-elle de tendre au frère ennemi de Dag une nouvelle arme à utiliser contre lui ? Grands dieux, je fais tout de travers avec ces gens-là ! — Eh bien, c'est certainement déconseillé. Un Marcheur du Lac ne pourrait utiliser cette technique sur l'un des siens, mais les fermiers sont grands ouverts, à la merci de tout... (il hésita) artisan assez habile, conclut-il, la voix subitement teintée de perplexité. (Il s'en défit et plissa les yeux; Faon n'aimait pas ce sourire sournois et soudain.) Cela explique plutôt bien comment Dag arrive à te traîner partout comme un chiot abandonné, non ? Ébranlée par l'indignation, Faon le toisa néanmoins à son tour. — Qu'est-ce que ça signifie ? — Je pensais cela évident. Au détriment, hélas, de l'honneur de mon frère. Elle lutta pour tempérer sa colère. — Si vous essayez de me dire que Dag m'a ensorcelée, je n'y crois pas une seconde. Il n'a rien fait à ma cordelette, ni à mon essence ou quoi que ce soit d'autre avant la nuit précédant le départ de sa compagnie. Dar pencha la tête, et lui demanda sèchement : — Comment peux-tu être si affirmative? C'était une terrible question. Lisait-il en elle comme Cumbia, pour cibler ses craintes les plus profondes avec tant de précision ? Un torrent de doute la submergea jusqu'à s'abattre contre le barrage d'une autre réminiscence — celle de Radieux Charpentier et de ses viles menaces de raconter à tout le monde ce qui s'était passé la nuit du mariage de sa soeur. À l'époque, ce stratagème l'avait copieusement couverte de honte. Autrefois. Je ne suis peut-être qu'une petite fermière, mais j 'apprends vite, nom d'un chien. Dag me l'a dit. Elle leva le nez pour affronter Dar, et le doute changea subitement de camp. Elle prit une longue inspiration. — J'ignore lequel de vous use de la magie maléfique. En revanche, je sais qui est le plus malfaisant. Surpris, Dar bascula la tête en arrière. Oh oui, ça fait mal, n'est-ce pas ? Faon remua la tête, fit volte-face et quitta la clairière d'un pas tranquille. Elle ne donna pas à l'artisan la satisfaction de la voir se retourner. * * * De nouveau sur la route, Faon tourna d'abord à droite puis, sur une impulsion soudaine, à gauche. Son courage s'était réduit à peau de chagrin le temps de longer la rive sur les deux kilomètres qui la séparaient du quartier général des patrouilleurs. Le bâtiment avait l'air désert, même si une certaine turbulence secouait les étables et les paddocks de l'autre côté du chemin. Peut-être une patrouille de retour de mission ou sur le départ, ou bien des gens s'apprêtant à envoyer la prochaine compagnie à l'ouest. Corbeau Loyal ne sera peut-être pas là, se dit-elle avant de grimper les marches du porche. Un étrange patrouilleur installé derrière le bureau plat désigna une porte de sa main libre sans lever le nez de sa plume en action. — Si la porte est ouverte, tout le monde peut entrer. Faon ravala ses remerciements répétés, hocha la tête et lui passa devant. La peste soit cette histoire d'essence découverte ! Elle jeta un coup d'oeil dans l'embrasure de la porte. Les pieds sur une chaise, Corbeau Loyal était assis face à son panneau alvéolé, une boîte en bois sur les genoux; il en remuait le contenu de l'un de ses gros doigts, tout en grimaçant. Quelques autres sièges disposés autour servaient de supports à des boîtes identiques. Il leva les yeux sur son tableau, soupira et déclara: — Entre, Faon. Ragaillardie, elle avança jusqu'à lui. Elle ne fut pas surprise de constater que les boîtes en question étaient toutes remplies de chevilles en bois. Le capitaine de camp avait l'air d'un homme qui essayait en vain de combler huit cents trous avec quatre cents tourillons. — Je ne voulais pas vous interrompre. — Tu n'interromps pas grand-chose. Il releva finalement la tête et lui fit une grimace qui se voulait plausiblement être un sourire. — J'avais une question à vous poser. — Quelle surprise... (Il remarqua la légère moue de Faon et secoua la tête, visiblement navré.) Désolé. Pour te répondre, non, je n'ai reçu aucune nouvelle de la part de Dag depuis le départ de sa compagnie. Je n'en attendais pas de toute façon. Il est encore trop tôt. — Je m'en doutais un peu. Ma question concerne autre chose. Elle n'aurait pas cru que sa voix tremblerait, mais les sourcils du capitaine de camp se dressèrent, et il ôta ses pieds de la chaise. — Oh ? — Les Marcheurs du Lac mariés se ressentent l'un l'autre à travers leurs bracelets de mariage – s'ils sont vivants, en tout cas. Il me semble raisonnable de penser que vous écouteriez la première personne à avoir des nouvelles de l'un de vos patrouilleurs – si un lien venait à être détruit par la mort de l'un d'eux –, et que les gens viendraient bien vite vous informer dans cette hypothèse. Corbeau Loyal la dévisagea avec une certaine perplexité. — C'est exact. Dag t'a-t-il dit tout ça ? — En fait, je l'ai deviné toute seule. Je venais juste vous demander, courrier ou pas, si quelqu'un vous avait rapporté le décès de l'un des membres de la compagnie de Dag. — Non, personne. (Le regard de l'officier se fit plus perçant.) Pourquoi cette question ? À ce point, les choses devenaient effrayantes. Corbeau Loyal représentait le conseil de camp, d'une certaine façon. D'un autre côté, je pense qu'il sert les intérêts de ses patrouilleurs avant tout. — Avant de partir, Dag a agi sur l'essence de ma cordelette, ou peut-être sur moi, de telle sorte que je ressente sa vitalité. Cela fonctionne comme un bracelet ordinaire de Marcheur du Lac, à l'exception près que le résultat n'est selon moi pas obtenu de la même manière. (Comme elle l'avait fait pour Dar, elle lui décrivit brièvement le réveil en sursaut de la nuit précédente, son bras douloureux et la conversation au clair de lune avec Sarri et Cattagus.) Je viens juste de rendre visite à Dar afin qu'il examine ma cordelette, puisqu'il est l'artisan le plus doué que je connaisse. Il s'accorde à dire, comme je le redoutais, que mon bracelet dit la vérité : Dag a été blessé la nuit dernière. Pour que Dar reconnaisse que l'épouse fermière de son frère pouvait avoir raison à propos de quelque chose, cela devait être une certitude absolue, pensa-t-elle. Mais elle n'eut pas besoin de le préciser. Les yeux de Corbeau Loyal scintillaient à présent de toute la crainte intense et contenue que Faon n'avait su lire en Dar. Il calma d'une secousse sa main qui avait jailli nerveusement. — Excuse-moi. Je peux ? La jeune femme essaya de contrôler ses nerfs et tendit le bras gauche. — Allez-y. Les doigts chauds du capitaine de camp parcoururent sa peau et sa cordelette de haut en bas. Son visage se crispa de doute et de stupéfaction. — À vrai dire, je sens bien quelque chose, mais... Il se leva abruptement, marcha à grands pas en direction de la porte avant de passer la tête dans l'embrasure. Sa voix avait pris une intonation que Faon ne lui connaissait pas. —Vion, cours vite à l'infirmerie voir si Hoharie est là. Si elle ne travaille pas l'essence de quelqu'un, dis-lui de venir ici. Il faut qu'elle voie quelque chose. Immédiatement. Il y eut le bruit d'une chaise que l'on tire, un assentiment marmonné; la porte d'entrée claqua avant même que Corbeau Loyal ait eu le temps de se retourner vers Faon. Il lui annonça, comme s'il cherchait à s'excuser : — J'ai eu mes raisons d'embrasser une carrière de patrouilleur et non d'artisan. Hoharie t'en dira bien plus que moi. Peut-être même plus que Dar. Faon opina du chef. L'officier tapota l'arrière de sa chaise du bout des doigts. — Sarri et Cattagus t'ont bien dit que leurs conjoints n'avaient rien, n'est-ce pas ? — Oui. Bon, Sarri n'avait pas l'air très sûre à propos d'Utau. Mais ils étaient tous en vie. Corbeau Loyal se déplaça jusqu'à la grande table et baissa les yeux; Faon l'imita. Une carte du nord de la région de l'Arbre-pluie était déroulée au sommet d'une pile désordonnée d'autres cartes. Du doigt, il y traça un cercle. — Dag avait l'intention de contourner le Marécage de l'Os et d'y descendre par le nord. Selon mes estimations, ils n'ont pas pu arriver plus tôt qu'aujourd'hui. J'ignore à quel point cette tempête a pu les ralentir. Ils pourraient vraiment se trouver n'importe où dans les quatre-vingts kilomètres du Marécage de l'Os, à l'heure où je parle. Faon suivit son tracé de la main gauche. Malheureusement, le pouvoir de sa cordelette ne fonctionnait pas sur une carte, seulement sur un Dag vivant. Elle l'étudia cependant avec un soudain renouveau d'intérêt. Les cartes. Les cartes vous permettaient de trouver votre chemin en des lieux dont vous ne connaissiez rien. Celle-là était zébrée de routes, de sentiers, de fleuves et de cours d'eau, émaillée de commentaires écrits en regard de points de repère spécifiques, de gués, et (plus rarement) de ponts. Dar avait peut-être raison : si elle se contentait de grimper sur sa jument et de filer vers l'ouest, elle se jetterait assurément dans la gueule du loup. Même équipée d'un tel outil... elle ne se rendrait pas moins tête baissée dans une zone de belligérance. Un simple couple de bandits avait eu raison d'elle, autrefois. Je serais plus prudente, cette fois. Elle devait néanmoins réfléchir aux possibilités offertes par cette carte. — Qu'a-t-il bien pu lui arriver, à votre avis ? lui demanda-t-elle. Je parle de Dag, pas des autres. Corbeau Loyal haussa les épaules. — Si tu veux commencer par le registre du probable, peut-être que son satané cheval est finalement parvenu à le balancer contre un arbre. Après cela, les possibilités d'accidents sont innombrables. Il est par contre impossible qu'ils soient déjà à hauteur de l'être malfaisant. — Pourquoi pas ? Sa voix se fit étrangement douce. —Tout simplement parce qu'il y aurait plus de morts. En se basant sur la campagne de la Corniche du Loup, nous avons estimé, Dag et moi, perdre jusqu'à la moitié de la compagnie dans ce combat. C'est à cela que je me repère, à... (Il éluda la fin de sa phrase, se contentant de secouer la tête.) Obio Héron Gris reprendrait le commandement. Il est doué, même s'il n'a pas ce tranchant qui... ah, dieux absents, je déteste être dans l'expectative. — Vous aussi ? fit Faon, les yeux écarquillés. Il acquiesça simplement en réponse. Quelqu'un cogna sur le montant de la porte, et une voix calme se fit entendre. — Un problème, Loyal ? Ce dernier leva les yeux, visiblement soulagé. — Hoharie ! Merci d'être venue. Entre. La guérisseuse s'exécuta, saluant son supérieur d'un geste vague, et gratifia la jeune femme d'un regard étrange. Dag les avait présentées au cours de leur passage à l'infirmerie (une tente que Faon considérait plutôt comme un véritable bâtiment), mais elles s'étaient à peine adressé la parole. Hoharie était plus petite que la plupart des Marcheuses du Lac, et Faon n'aurait su dire son âge. Sa robe d'été ne lui seyait guère, mais les yeux protubérants incrustés dans son visage anguleux étaient perspicaces et non dépourvus de gentillesse. Comme ceux de Dag, leur couleur variait selon la lumière du jour, d'un doré argenté sous le soleil, à un beau gris au moment présent. Corbeau Loyal se hâta de lui placer une chaise près de la table sur laquelle étaient étalées les cartes, et déplaça quelques boîtes de chevilles pour en libérer deux autres. Faon adressa une révérence incertaine à Hoharie, et s'assit sur le siège désigné par le capitaine de camp, disposé au coin de la table. — Raconte-lui ton histoire, Faon, lui dit-il en prenant place à côté d'elle. La jeune femme déglutit. — Monsieur. Madame. (Réprimant un désir de bafouiller, elle répéta son récit en se massant la main gauche à l'aide de la droite. Elle termina :) Dar a accusé Dag de pratiquer de la magie maléfique, mais je suis prête à jurer que ce n'est pas le cas ! Ce n'était pas sa faute – je lui ai demandé d'enchanter ma cordelette. Dar interprète délibérément les choses de la pire des manières. Cela m'a tellement mise hors de moi que j'ai failli lui cracher au visage. Hoharie l'avait laissée déverser sa bile sans l'interrompre, la tête penchée. Elle lui dit d'une voix douce : — Très bien. Laisse-moi t'examiner, à présent. Encouragée d'un signe de tête, Faon étendit son bras gauche sur la table. À sa vue, Hoharie, songeuse, crispa les lèvres. Même si les doigts minces et secs de la guérisseuse semblaient à peine lui effleurer la peau, Faon ressentit une vive douleur au plus profond de son bras. Corbeau Loyal assista à la scène d'un oeil averti, sans omettre de respirer de temps à autre. Hoharie se rassit enfin, une expression indéchiffrable sur le visage. — Bon. C'est un travail de l'essence très puissant pour un simple patrouilleur. Tu gardais du talent en réserve, Loyal ? L'intéressé se gratta la tête. — Si c'est le cas, Dag s'est bien gardé de me le dire. —T'a-t-il fait part de l'épisode de la coupe de verre et de sa main fantôme ? Les sourcils du capitaine de camp bondirent littéralement. — Non... ? — Hum. — Est-ce – Faon déglutit – vraiment comme Dar l'a dit ? De la magie maléfique ? Hoharie secoua la tête, certainement plus par mesure de précaution que par réelle certitude. — Je reconnais n'avoir jamais examiné un humain envoûté par un être malfaisant. J'en ai juste entendu parler. J'ai par contre bien disséqué quelques hommes de vase, et il y a beaucoup à en dire. Pour être franche, ton cas me fait presque plus penser à une guérison par adaptation d'essence. Comme une danse entre deux essences se stimulant mutuellement. C'est différent d'une consolidation modelée ou non modelée, où le guérisseur cède de l'essence à une autre personne. Cela pourrait ressembler à une adaptation d'être malfaisant, si puissante qu'elle contraint plus qu'elle danse, écrasant l'autre de toute sa puissance. Je dois néanmoins admettre une disparité dans ton cas... Je ne saurais évaluer son étendue sans avoir Dag sous la main. Faon soupira avec mélancolie à l'idée d'un Dag en sécurité auprès d'elle. — Cent cinquante kilomètres, cela ne fait-il pas un peu loin pour une adaptation ? De ce que j'en sais, on la pratique surtout par contact corporel, déclara Corbeau Loyal d'une voix quelque peu étouffée. — C'est là que le presque intervient. Dans notre cas, les deux sont mêlés. Dag a glissé une petite consolidation élaborée – plutôt délicatement élaborée, même – dans le bras et la main gauche de Faon, ce qui lui donne l'impression que leurs deux essences dansent en permanence dans sa cordelette. Tout cela est très... intuitif. Hoharie perçut peut-être la confusion de la jeune femme, puisqu'elle poursuivit : — C'est comme ça, ma petite. Ce que vous, les fermiers, appelez magie, qu'elle vienne d'un Marcheur du Lac ou d'un être malfaisant, n'est en réalité qu'un travail de l'essence bien spécifique. Un artisan puise dans son propre corps l'essence qu'il façonne, et récupère lentement. Un être malfaisant pille insatiablement celle du monde qui l'entoure, sans jamais la restituer. Compare un petit ruisseau et un fleuve en crue. Le premier te désaltérera par temps chaud. Le second balaiera ta maison et te noiera. De l'eau dans les deux cas. Pour autant, toute personne saine d'esprit sait faire la différence. Tu comprends ? Un brin dubitative, Faon acquiesça tout de même par bonne volonté. — Alors, mon capitaine de compagnie est-il blessé ou non ? interrompit Corbeau Loyal, remuant d'impatience. Que se passe-t-il donc à l'Arbre-pluie, Hoharie ? L'intéressée secoua de nouveau la tête. — Tu me demandes de décrire une chose dont je n'ai qu'un maigre aperçu à travers un morceau de miroir brisé tenu de profil. Et dans le noir, par-dessus le marché. Ai-je tout sous les yeux, ou ne s'agit-il que d'un fragment ? Cela correspond-il à quelque chose ? (Elle se retourna vers Faon.) Où as-tu mal, exactement ? La fermière écarta et plia les doigts. — À la main gauche essentiellement. La douleur s'estompe un peu plus haut dans le bras. Sauf qu'il tremble de partout. —Mais Dag n'a pas de..., murmura le capitaine de camp. Son visage se contracta, et sa grimace confuse fut un instant plus marquée que celle de Faon. — C'est... comment l'expliquer, annonça Hoharie à contrecoeur. Si le reste de son essence est aussi secoué que la partie que je ressens, son corps a dû subir de graves dommages. — Comment ça, graves ? aboya Corbeau Loyal. Faon se réjouit de ne pas avoir à fustiger la guérisseuse; elle était bien trop terrifiée pour cela. Hoharie ouvrit grand les mains et haussa les épaules de frustration. — Pas assez graves pour le tuer, manifestement. Le vieil homme grinça des dents en s'avachissant sur son siège, la mine sombre. — Si j'arrive à dormir cette nuit, ce ne sera pas grâce à toi. Faon se pencha en avant et contempla sa main. — J'espérais secrètement que vous me diriez que je suis une stupide petite fermière et que je me faisais des idées. Tout le monde me traitait de cette façon, avant. Et maintenant que je le souhaite... (Elle releva la tête, et ajouta avec inquiétude :) Dag ne va pas avoir d'ennuis à cause de son geste, n'est-ce pas ? — Eh bien, s'il... lorsqu'il reviendra, je te garantis que je lui poserai quelques questions, répondit Hoharie avec ferveur. Cela dit, elles n'auront aucun rapport avec la convocation au conseil du camp. —Tout est de ma faute, vraiment, dit Faon. J'ai eu peur que Dar raconte tout au conseil. Mais j'ai pensé... j'ai pensé que Corbeau Loyal avait le droit et le devoir d'être au courant, puisque cette affaire concerne également la compagnie. Le capitaine de camp se ressaisit, et annonça d'un ton grave : — Merci, Faon. Tu as bien fait de me prévenir. Si tu ressens une quelconque évolution, préviens l'un de nous, d'accord ? La jeune femme acquiesça vigoureusement. — Alors, qu'allons-nous faire à présent ? — Ce que nous faisons généralement dans ces cas-là, ma petite, soupira Corbeau Loyal. Nous attendons des nouvelles. Chapitre 13 Dag se réveilla bien après la tombée de la nuit, remit sa carcasse douloureuse sur pieds, chaussa ses bottes sans les lacer, et se rendit aux latrines en titubant. L'air était froid et humide, mais les deux patrouilleurs de garde avaient maintenu le feu de camp en état et il émettait une réconfortante lueur orangée. L'un d'eux salua le capitaine de la main au passage, et Dag lui rendit cette politesse silencieuse. Le paysage donnait une illusoire impression de tranquillité, comme si ces soldats veillaient sur des camarades dormant à peine. Après s'être soulagé, Dag envisagea la possibilité de se recoucher. L'intense fatigue qui le rongeait jusqu'à l'os depuis la chute de l'être malfaisant ne s'était visiblement pas atténuée. Le marais restait muet — en cette heure, le chahut des grenouilles, des insectes et des oiseaux nocturnes aurait dû le faire vibrer — et sinistrement inodore. Son air brumeux aurait dû être saturé de ses vapeurs nauséabondes, ou des miasmes de la mort. Eh bien, le parfum de la décomposition viendrait à son tour, une semaine, un mois, six mois plus tard ou le printemps suivant. En dépit d'une odeur certainement assez pestilentielle pour faire suffoquer quiconque se trouverait sous le vent dans un rayon de deux kilomètres, cela constituerait malgré tout les prémices d'un retour de la vie au coeur de cette Désolation — la pourriture, en effet, possédait une essence pleine de vitalité. Dag contempla le bosquet, le feu de camp donnant l'illusion d'une lanterne parmi les arbres. Il se remémora la première approche de sa patrouille... seulement hier ? S'il était minuit passé — il jeta un oeil à la voûte céleste chargée d'étoiles —, cela ferait deux jours, ce qui lui sembla à peine plus raisonnable. Tout en plissant les sourcils d'un air songeur, il compta deux cents bons pas à partir du boqueteau, et trouva une souche pour s'asseoir. Il étira ses jambes engourdies. S'il était déjà parvenu à ouvrir son InnéSens à cette distance sans pour autant se faire prendre au piège, il pourrait sans doute recommencer maintenant. Il hoqueta de surprise en levant le voile de son essence pour la première fois depuis des jours. Contractée. Mari lui avait décrit sa fermeture, et cela semblait à peine le terme adéquat pour caractériser cette agonie spasmodique. En temps normal, il faisait aussi peu attention à son essence qu'à son corps, les deux formant un ensemble homogène. Dans sa volonté d'examiner les artisans en transe, Dag sentit ses sens se recroqueviller sur eux-mêmes. Une faible chaleur perdurait encore dans l'essence de son bras droit, dernier vestige du renforcement chipé à — ou offert par — l'apprenti d'Hoharie. Une telle consolidation était lentement absorbée avec le temps, l'essence du donneur devenant progressivement celle du receveur à la façon dont l'essence de la nourriture ingérée par Dag devenait peu à peu sienne. Même cette trace-là se serait complètement évanouie d'ici quelques semaines. Dissipée dans l'essence de son bras gauche... Sa main fantôme avait disparu pour le moment. L'essence de son bras était maculée d'une dizaine de marques sombres, des cratères noirs ressemblant aux trous faits par des braises dans un morceau de tissu. D'autres points se faisaient sentir sur sa nuque et sur son flanc gauche. Ils étaient cerclés d'anneaux gris, de minuscules taches de Désolation, manifestement. Ce n'était pas la simple réverbération évanescente laissée par les griffes d'un être malfaisant, comme Utau en avait fait l'expérience, même si cela faisait également écho en lui. Il réalisa que ces marques étaient les résidus de l'essence qu'il avait dérobée à la créature au cours de cette bataille nocturne désespérée. C'était quelque chose d'inédit, et pourtant d'aisément identifiable. Une étrange familiarité: cela lui semblait la meilleure façon de décrire ce phénomène. Il n'avait cela dit jamais rencontré une personne suffisamment dérangée pour essayer de ponctionner un être malfaisant. Peut-être réalisait-il maintenant pourquoi cette technique était déconseillée ? Une blessure ou une guérison portée à un être vivant blessait ou guérissait son essence ; une ponction ou une exposition prolongée à un milieu désolé le détruisait en la lui ravageant. Cette singulière infestation détruisait-elle son corps de la même façon ? Tout cela n'augurait rien de bon. Avec une telle carte comme guide, il pouvait suivre le cheminement de douleurs intenses concentrées à la hauteur de ces éclaboussures, même si sa nausée actuelle brouillait ses sensations. La douleur témoignait généralement d'une blessure. Mais de quel genre de blessure pouvait-il s'agir? Cette grisaille palpitante allait-elle donc être lentement absorbée par l'essence de Dag, ou... la Désolation se diffusait-elle progressivement en lui ? Il déglutit et fixa un moment son bras du regard, sans pour autant percevoir la moindre évolution. Cherche une explication rationnelle, entendait-il presque Étincelle lui dire. Comment une intelligente petite fermière comme elle analyserait la situation ? Quelles étaient les possibilités ? Eh bien, son essence pourrait très bien se régénérer peu à peu, comme dans le cas d'une lésion quelconque. Elle pourrait également s'en trouver incapable tant que la source de la blessure ne serait pas localisée et extraite, à la façon dont une flèche doit être ôtée d'un corps avant que la plaie puisse se refermer. La plaie se refermait parfois — quoique plus rarement — sur un fragment impossible à extraire. Il arrivait également qu'une blessure cicatrisée s'infecte. La Désolation s'étendait-elle donc plus rapidement que son essence la guérissait? Dans ce cas précis... Dans ce cas précis, je suis en train d'examiner ma dernière blessure. La SombrEssence s'écoulerait aussi lentement que du miel en hiver, aussi inexorablement que le temps. Étincelle, non, combien de temps nous... ? Dans un élan d'inspiration, il essaya d'invoquer sa main fantôme afin de saisir l'une de ces éclaboussures, de l'arracher et de la jeter à terre, n'importe où — était-il seulement possible de ponctionner sa propre essence ? —, mais son étrange aptitude demeurait insaisissable. Il tenta ensuite de masser l'une des taches de ses côtes gauches à l'aide de sa main droite, désireux de l'atteindre avec son essence, mais s'aperçut bientôt que cela était tout aussi impossible que de pénétrer la chair avec de la chair. L'effort lui tirailla néanmoins le flanc. Une éventualité bien plus effroyable lui effleura alors l'esprit. Les fragments du premier grand roi-être malfaisant, disait-on, s'étaient développés pour devenir le fléau du monde des vivants. Et si chacun de ces fragments contenait le même potentiel ? Pourrais-je me transformer en être malfaisant ? En chair à être malfaisant, même ? Dag courba l'échine et haleta en se passant la main dans les cheveux. Dieux absents, me détestez-vous donc à ce point ? Il pourrait aussi se scinder en une dizaine d'être malfaisants, ou... non, le plus fort vaincrait et absorberait certainement tous les autres pour devenir le seul grand vainqueur... de quoi ? Dès que le monstre miniature aurait consommé toute l'essence et la vie de son hôte, il mourrait probablement aussi. À moins qu'il trouve un moyen de s'échapper... Paniqué, Dag chercha son second souffle, puis déglutit avant de se redresser. Pouvons-nous revenir à l'idée de la blessure mortelle, s'il vous plaît ? Et s'il ne s'agissait pas d'une graine d'être malfaisant, mais plutôt de quelque chose semblable à des gouttes de son sang, véhiculant son essence toxique tout en étant incapable de conserver une vitalité indépendante sur la durée ? En effet — il se concentra de nouveau, le plus délicatement possible —, il ne ressentait pas en lui cette personnalité naissante qui exsudait même du plus faible des êtres malfaisants immobiles. Du poison, oui. Il pouvait vivre avec... bon, s'en contenter... bon... Il resta quelques minutes assis à trembler au coeur d'une nuit silencieuse, avant de se réexaminer. Aucune évolution. Il n'avait pas l'air de se dissoudre en poussière grise. Cela signifiait qu'il allait tout de même devoir faire face à ses responsabilités au petit matin. Allons. Il était venu pour une bonne raison. Mais laquelle... ? Il prit une inspiration, puis étendit très prudemment son InnéSens une fois de plus. La Désolation environnante commença à le mordiller, mais il pouvait faire avec. Il ressentit les arbres morts du bosquet, les hommes de vase dans leurs trous au-delà, les patrouilleurs de garde. Il éloigna ses sens des compagnons inertes, les effleurant à peine. Lors de leur première visite, il avait constaté qu'une veine d'essence circulait sous terre, ponctionnée chez les artisans pour nourrir les hommes de vase. Ce lien existait-il toujours ? Non. La mort de l'être malfaisant les aura au moins soulagés de ce poids. Enfin... peut-être pas. Les hommes de vases étaient encore en vie, même s'ils avaient cessé de grandir. Ils devaient encore être approvisionnés en énergie vitale, même si c'était plus lent. L'unique source d'essence des environs se trouvait être le groupe d'artisans en stase ainsi que les trois patrouilleurs récemment pris au piège. Dag ne pensait pas leurs corps diminués en mesure de régénérer assez rapidement leur essence pour tenir le coup face à ce drain de vie. Quel serait donc l'épilogue de cette aventure, si cette maudite stase ne pouvait être levée ? Les compagnons les plus faibles mourraient probablement les premiers. Eux partis, une angoisse plus forte serait partagée par les survivants, lesquels ne feraient pas long feu. La mort, aurait un effet domino, et ils mourraient tous très vite. Les hommes de vase aussi, incidemment. La tragédie connaîtrait-elle alors son épilogue, le problème se résolvant de lui-même, ou demeurerait-il d'autres éléments cachés à l'oeuvre dans ce piège ? Personne ne pouvait le savoir à moins de s'ouvrir à la stase. Personne ne pouvait s'ouvrir à la stase sans y être aspiré, semblait-il. Impasse. J'ai mal à la tête. Mon essence me brûle. Cela dit, rien de tout ça n'arriverait maintenant. Dag se raccrocha à cette pensée comme si elle représentait un espoir. La matinée lui porterait peut-être conseil ou peut-être même de meilleurs conseillers qu'un vieux patrouilleur meurtri si peu maître de son sujet. Il soupira, se releva péniblement et retourna à son sac de couchage en titubant. * * * Et la matinée ne lui apporta essentiellement que des distractions. Deux éclaireurs étaient rentrés d'une expédition dans le Sud pour témoigner, ainsi que Dag l'avait prévu, du chaos qui y régnait — des réfugiés fermiers et Marcheurs du Lac partout, des défenses improvisées en plein marasme —, mais également pour donner des signes encourageants d'un retour au calme après l'annonce du trépas de l'être malfaisant. Aux alentours de midi, deux bonnes dizaines d'exilés du Marécage de l'Os s'approchèrent prudemment de leur camp de fortune. Dag confia à sa patrouille de volontaires le soin de les aider à identifier et enterrer leurs morts — parmi lesquels se trouvait la femme-compagnon — et de fouiller le village à la recherche de denrées comestibles pouvant être transportées aux autres camps du nord de l'Arbre-pluie, qui se verraient bientôt assaillis par deux milliers de sans-abri. Les Marcheurs du Lac de la région allaient probablement essuyer un rude hiver. Les pertes humaines du Marécage de l'Os, avait-il appris avec soulagement, étaient minimes. Personne ne semblait pour le moment savoir s'il en était de même à la bourgade fermière qui avait vu apparaître le monstre. Trois autochtones consentirent à prendre soin des artisans en stase et de leurs infortunés sauveteurs. Les compagnons avaient tous été identifiés, et les réfugiés les avaient tous décrits à Dag. Il n'était pas sûr de s'en retrouver avantagé. Il fit néanmoins évacuer un premier groupe de locaux, escorté par une patrouille chargée de quérir le moindre guérisseur ou expert disponible, et éventuellement apte à résoudre son énigme mortelle. Il n'espérait cela dit pas beaucoup d'aide à ce niveau, puisque les guérisseurs de l'Arbre-pluie devaient déjà être très occupés. Il comptait un peu plus sur la patrouille entière de vingt-cinq hommes qu'il avait renvoyée à Oléana dans l'après-midi, destinée à la fois à prévenir le lac Hickory de la pénurie menaçant les réserves d'hiver de leurs voisins, et à solliciter l'aide expresse d'Hoharie ou d'un guérisseur de compétence équivalente. Il avait également invité les meilleurs guérisseurs (pour les patrouilleurs) de sa compagnie à rester au Marécage de l'Os, incluant plusieurs mères et grands-mères expérimentées, choisies pour leur aptitude à subvenir aux besoins de personnes incapables de marcher, de parler et de se nourrir. Elles savaient déjà s'occuper de tout-petits. Elles peuvent s'adapter à la situation. Il ne s'était cependant pas attendu que l'une d'elles s'occupe de lui. « Dag, lui avait dit Mari avec son habituelle franchise, les poches sous tes yeux sont si noires que tu ressembles à un fichu raton laveur. T'es-tu seulement fait examiner par quelqu'un ? » Il avait envisagé de mettre discrètement le grappin sur l'un des meilleurs médecins de guerre et de l'entraîner à l'écart du boqueteau afin de se faire ausculter. Non seulement Mari occupait la tête de cette liste en termes d'expérience et d'InnéSens, réalisa-t-il lugubrement, mais elle coincerait n'importe quel suppléant, avant de lui tirer les vers du nez en l'espace de quelques secondes seulement. Mieux valait gagner du temps. — Allez, viens, soupira-t-il. Elle acquiesça d'un air satisfait et autoritaire. Il la mena à la souche de la nuit précédente, du moins une similaire, s'assit et s'ouvrit prudemment. L'entreprise lui coûta une bonne poignée de minutes, et il s'en retrouva quasiment plié en deux, la tête entre les genoux. Toujours douloureux, visiblement. Mari laissa échapper un sifflement prolongé entre ses dents, ce qui chez elle était aussi effrayant qu'un juron. — Eh bien, ce n'est pas beau à voir. Qu'est-ce que c'est que cette saleté noire ? fit-elle remarquer d'un ton glacial. — Une forme de contamination d'essence. J'ai récupéré ça en... (Il avait commencé à dire, ponctionnant l'essence de l'être malfaisant, mais se ravisa pour dire :) essayant de détourner l'attention de l'être malfaisant d'Utau vers moi. C'est un peu comme si des petits morceaux du monstre s'étaient collés à moi et m'avaient brûlé. Je n'ai pas pu m'en débarrasser. Je me suis ensuite évanoui en me refermant. — C'est le moins que l'on puisse dire. Je pensais qu'il t'avait juste arraché l'essence – tu vois ce que je veux dire... juste arraché l'essence – comme à Utau. Est-ce ça fait mal ? On dirait, en tout cas. — Oh oui. Dag orienta son InnéSens sur lui-même, fermant un instant les paupières afin de ressentir les choses plus clairement. Deux des traces grises sur son bras gauche, séparées la nuit précédente, semblaient s'être unies depuis comme deux gouttes d'eau se joignent pour en former une plus grosse. Je perds de l'essence. — Tu veux que j'essaie quelque chose? Une consolidation ou une adaptation ? glissa Mari, hésitante. — Pas sûr. Je ne voudrais pas que cette saleté se colle à toi. Je pense qu'elle est – mortelle – néfaste. Nous ferions mieux d'attendre une évolution. Ce n'est pas comme si j'allais m'effondrer, de toute façon. — Ce n'est pas comme si tu allais danser la gigue non plus. Cela ne ressemble en rien à... l'essence endommagée d'Utau. La sienne a été égratignée à vif et tremble sans discontinuer mais guérira avec le temps. Ceci... dépasse le cadre de mes compétences. Tu as besoin d'un véritable guérisseur. — C'est bien ce que je pensais. J'espère en avoir bientôt un sous la main. En attendant, si je ne peux pas danser la gigue, je peux toujours marcher. (Il hésita.) Si tu pouvais éviter de parler de ça au camp, je t'en serais reconnaissant. Mari s'esclaffa. — Si cela était arrivé à n'importe quel autre patrouilleur, combien de temps t'aurait-il fallu pour l'expédier chez les invalides ? — Les avantages du capitanat, répondit vaguement Dag. Tu connais la chanson, chef de patrouille. — Ah oui ? Cela serait-il un avantage d'être stupide ? C'est curieux, je ne me souviens pas de cette leçon-là. — Écoute, si jamais une personne plus compétente que moi venait à me relever dans ma tâche, j'enfourcherais mon cheval et je filerais vers l'est dans l'heure. (Sauf qu'il ne pouvait pas fuir ce qu'il véhiculait en lui à présent, n'est-ce pas ?) J'ignore qui les gens de l'Arbre-pluie sont prêts à nous envoyer ou même quand, mais nous ne pouvons espérer de l'aide d'Oléana avant six jours. Il observa les environs; l'après-midi se couvrait, et l'air était lourd d'une chaleur de plomb, annonciatrice d'orages de pluie au soir. Mari jeta un oeil en direction du bocage, et lui dit calmement : — Tu crois qu'ils tiendront six jours de plus ? Dag soupira longuement avant de se remettre debout. — Je l'ignore, Mari. Par contre, nous allons devoir les abriter sous une sorte de toile de tente. Tu crois qu'il va pleuvoir cette nuit ? — On dirait bien, admit-elle. Ils retournèrent en silence vers le boqueteau d'arbres morts. Il ne sut pas à quel point Mari avait ou n'avait pas parlé, mais un tas de gens du camp du bosquet semblaient s'être passé le mot pour lui dire de s'allonger. Il avait fini par se laisser convaincre, sauf qu'à rester assis en tailleur sur son sac de couchage et regarder les artisans en stase sans rien faire, il se mit à les détester tous. Sans ce sac de noeuds, il aurait pu rentrer avec la patrouille du jour. Trois jours plus tard, il aurait serré Étincelle dans ses bras sans la laisser respirer. La précédente lassitude qu'il avait éprouvée face à cette longue guerre n'était plus rien en comparaison de son présent état de satiété contrariée. Il dormit très mal. * * * Tard au cours de l'après-midi suivant, deux des plus vieux artisans n'arrivaient plus à déglutir, et un autre avait des difficultés respiratoires. Tandis que Carro – l'une des acolytes de Mari aux ordres d'Obio – maintenait l'homme dans son giron tout en essayant de lui faciliter la tâche, Dag s'agenouilla auprès du sac de couchage afin d'étudier les inspirations laborieuses. Un homme mourant avec une respiration si chaotique était le candidat idéal pour un partage, lequel devrait être effectué au plus vite. Mais cet homme était-il réellement mourant ? Avait-il besoin de l'être ? Sa chevelure clairsemée était striée de gris, mais il n'était pas vraiment vieux; avant que ce cauchemar s'abatte sur lui, Dag estima qu'il avait dû être mince et vigoureux. Il répondait au nom d'Artin (même si Dag aurait préféré ne pas le savoir), un excellent forgeron doublé d'un maître d'armes réputé. En parcourant de ses doigts les subtiles callosités des mains de l'artisan, Dag put y lire une vie entière de connaissances accumulées. Mari mouilla le visage et les cheveux de la femme la plus proche d'elle, avec qui elle avait perdu plusieurs minutes à essayer de lui donner à boire alors que la Marcheuse du Lac n'avait fait que convulser et s'étouffer. — Si on ne parvient pas à les faire boire plus par cette chaleur, ils ne tiendront certainement pas cinq jours de plus, Dag. Carro indiqua l'homme sur ses genoux d'un geste du menton. — Celui-là, encore moins. — Je vois ça, murmura le capitaine. Saun traînait dans les parages. Dag savait qu'il se porterait volontaire pour assister les réfugiés de l'Arbre-pluie : le jeune homme avait en effet refusé de retourner au lac Hickory la veille. Il prenait même son partenariat avec Dag avec le plus grand sérieux puisqu'il avait demandé à se voir confier cette mission de sauvetage. Il dormait dans le camp à présent réduit installé à l'est de la Désolation, mais passait la journée à seconder son mentor. Cela serait resté une bonne initiative si seulement Saun s'était montré moins impatient face à ces frustrations. Il déclara : — Nous devons essayer quelque chose. Tu dis que ces compagnons maintiennent toujours les hommes de vase en vie. Ne serait-il ainsi pas sensé de les libérer de leur poids ? — Obio et Griff ont déjà essayé, répondit patiemment Dag. Les résultats ont été assez inquiétants, à ce que j'ai ouï dire. — Mais personne n'en est mort. Ce serait peut-être un mal pour un bien, un peu comme les entailles d'Hoharie. L'argument était valable, et plus attrayant aux yeux de Dag que la perspective de rester planté à regarder ces gens souffrir et dépérir. Ma compagnie. Il ne savait dans quelle mesure ces artisans de l'Arbre-pluie en étaient devenus des membres honoraires dans son esprit, mais c'était assurément le cas. Ses trois patrouilleurs inconscients étaient jusque-là les moins démunis, mais il voyait bien que cela n'allait pas durer. — Je dois reconnaître, annonça lentement Dag, que j'aimerais en avoir le coeur net, et constater ce qui se passe par moi-même. (Quant à la quantité de détails révélateurs qu'il pourrait analyser avec son InnéSens fermé, c'était une autre histoire.) Élimines-en un, alors. Nous verrons ensuite. Saun hocha brièvement la tête et s'en alla chercher son épée. Cette même arme qui l'avait mis en danger à Forgeverre. Dag s'était héroïquement retenu de lui faire remarquer à quel point ce poids mort lui avait été tout aussi inutile au cours de ce nouveau voyage. Cela dit, cette arme serait aussi efficace qu'une lance et bien plus pratique qu'un couteau pour exterminer des hommes de vase en gestation dans des trous. L'épée calée sur l'épaule, Saun retraversa le boqueteau d'un pas déterminé en direction du carré fangeux, ses bottes faisant un bruit de succion à chaque foulée dans la boue héritée de la précédente nuit pluvieuse. Il ralentit, essayant de ne pas se salir en marchant sur des touffes d'herbe morte, et baissa les yeux pour contempler les trous de vase avec un air de dégoût sur le visage. À l'intérieur, les monstres aux formes incertaines offraient un spectacle relativement repoussant, déformés sans aucun espoir d'un retour à l'état animal, mais également loin d'avoir atteint leur apparence pseudo-humaine. Innocents, mais condamnés. Dag fronça les sourcils. Alors... si leur transformation pouvait être achevée d'une façon quelconque, leur allégeance passerait-elle de l'être malfaisant mort aux artisans Marcheurs du Lac ? Cette hypothèse était dérangeante, comme si ce genre de pensée ne grouillait pas déjà dans le cerveau de Dag. Elle était d'autant plus dérangeante qu'elle était intéressante. De puissants serviteurs humanoïdes pourraient leur permettre d'effectuer une multitude de tâches très importantes. Était-il possible que les anciens mages-seigneurs aient pu concevoir de telles créatures ? Tous les êtres malfaisants semblaient s'éveiller à une telle connaissance, sans compter la compulsion qui les poussait à de tels actes, ce qui suggérait une compétence séculaire. Les esclaves de vase nécessiteraient cependant une consolidation d'essence continuelle pour survivre, ce qui les rendrait mortellement coûteux à entretenir. Dag ne fut pas mécontent d'éluder cette réflexion à l'appel de Saun: — Lequel devrais-je tuer le premier? Le plus gros? La mine douteuse et renfrognée en baissant les yeux sur la femme-compagnon trempée, Mari suggéra : — Le plus petit ? — Je ne crois pas que cela fasse une différence, lui cria Dag. Élimine celui que tu veux. Saun s'avança devant un trou de vase, attrapa son épée à deux mains, leva les épaules, cligna des yeux et frappa. Des cris et des clapotements s'élevèrent hors du trou dans une flaque de boue ; Saun grimaça, retira son épée de la bête et frappa une seconde fois. —Qu'est-ce que c'était? lui demanda Mari. — Un castor, je crois. Ou peut-être une marmotte. Saun fit un bond en arrière, visiblement nauséeux, tandis que les clapotis s'estompaient peu à peu. Le cri de Carro détourna immédiatement l'attention de Dag. Les artisans (tous les prisonniers de la stase) se tortillaient et gémissaient dans leurs sacs de couchage comme s'ils souffraient — ils émettaient des sons animaux inarticulés et gutturaux. Paniqués, les deux patrouilleurs de garde se ruèrent à leur chevet. Les compagnons ne paraissaient pas véritablement convulser, mais Dag balaya néanmoins les environs d'un regard fou pour leur fourrer autre chose que son crochet, ses doigts ou une nouvelle mauvaise idée entre les dents. La respiration laborieuse d'Artin devint chuintante. Carro abaissa la couverture de l'homme et colla une oreille contre sa poitrine. — Dag, ça ne sent pas bon du tout. — Arrête, Saun ! cria-t-il plusieurs fois par-dessus son épaule avant de se pencher au-dessus d'Artin. Les lèvres du forgeron prenaient une teinte de plomb, et ses paupières tressautaient. — Son coeur palpite de façon irrégulière, déclara Carro. On dirait le battement d'ailes d'une perdrix. Juste avant que la flèche de l'archer arrache l'oiseau des cieux ? Dag termina la pensée implicite. Son coeur déraille. Bon sang, bon sang... Saun se hâta de revenir; Dag le détailla de ses bottes boueuses à son visage subitement livide. Le jeune homme ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son n'en sortit. Le capitaine n'eut pas besoin de mots pour interpréter cet air terrifié d'un coeur saisi d'effroi et de culpabilité. Tu ne devrais pas porter un tel fardeau, mon garçon. Personne ne le devrait. Mais quelqu'un le devait. Pas aujourd'hui, bon sang. Si seulement ils parvenaient à maintenir les artisans en vie assez longtemps, ils seraient peut-être secourus. Il devait bien exister un moyen. Sans raison particulière, il se remémora alors l'attaque impulsive qu'il avait menée sur la grotte de l'être malfaisant à Forgeverre. N'importe quoi pourvu que ça marche, vieux patrouilleur. — Je vais tenter d'adapter nos essences, annonça-t-il abruptement, se positionnant de façon à avoir une meilleure prise sur le corps frissonnant d'Artin. Je vais faire danser son coeur jusqu'à ce qu'il retrouve un rythme régulier, si je m'en sens capable. Comme il l'avait jadis fait pour Saun. La voix aiguë de Mari se fit entendre : — Dag, non ! Le capitaine de compagnie avait déjà ouvert son InnéSens. Il laissa son essence le guider à travers le corps de son hôte. Douleur contre douleur, bataille de rythmes, la danse de Dag était la plus vigoureuse. Le monde réel se rua sur sa conscience jusque-là engourdie, la Désolation, la gloire et tout le reste. Il s'aperçut soudainement à quel point son InnéSens lui avait manqué, comme s'il s'était baladé pendant des jours amputé de la meilleure partie de lui-même. Danse avec moi, Artin, allez... Dag émit un soupir satisfait au moment où il sentit le coeur et les poumons du forgeron reprendre une cadence plus régulière et plus forte. Il n'avait pas partagé une douleur accablante comme cela avait été cas avec Saun, mais il percevait la fragilité de l'essence de l'artisan, à quel point elle était proche d'une rechute dans les affres de la mort. Les autres étaient-ils aussi affaiblis ? La perception de Dag s'élargit sous le joug d'une fascination grandissante. Les essences de ces Marcheurs du Lac avaient toutes été envahies d'une subtile substance grise semblable à un enchevêtrement de milliers de fils. Ces fils fusionnaient et noircissaient, jaillissant de leurs hôtes tels des torons de fumée vers les trous des hommes de vase. Les essences des créatures étaient cependant les plus étranges : noires, puissantes, de formes irrésistiblement humaines. Les enveloppes charnelles des animaux luttaient en vain pour s'adapter à cette impulsion. Elles dépérissaient peu à peu d'avoir vu leur croissance interrompue. Les éclaboussures d'être malfaisant collées à l'essence de Dag paraissaient trembler en rythme avec la structure complexe qui retenait les artisans prisonniers, et le patrouilleur fut subitement frappé de terreur à l'idée que les morceaux de la créature vivant en lui puissent entretenir à eux seuls la stase de ses congénères. Devrait-il périr pour briser ce cycle ? Ah. Non. Une affinité s'était certainement créée, pas de doute là-dessus, mais ses éclaboussures étaient tout aussi informes qu'une consolidation d'essence aux effets contraires, néfaste et destructrice au lieu d'être bénéfique et guérisseuse. Dag lutta pour comprendre ce qu'il ressentait. Lors d'une fabrication par persuasion ordinaire, l'artisan poussait et renforçait l'essence trouvée au sein de l'objet afin de lui faire embrasser ses propriétés naturelles, comme pour son vieux manteau pare-flèches, où la protection de la peau devenue cuir était devenue bouclier par la suite. Lors d'une guérison, l'essence était donnée librement, informe, afin de devenir l'essence du récipient sans aucune résistance. Une adaptation d'essence comme celle qu'il venait juste d'effectuer pour Artin était une danse en rythme. L'asservissement de l'esprit des fermiers par un être malfaisant, réalisa subitement Dag, devait aussi prendre la forme d'une danse d'essence, même si elle devait être énormément puissante, pour fonctionner si irrésistiblement à de telles distances. Elle devait cependant être entretenue en permanence, comme il l'avait entrevu de l'intérieur lors de la dernière traque, et la connexion s'était brisée à l'instant où la créature avait mordu la poussière. Sa portée est limitée, également, constata-t-il, ce qui expliquait pourquoi l'être malfaisant s'était vu contraint de se déplacer en même temps que son armée. Malgré tout, ce travail de l'essence-là... avait beau n'avoir qu'une portée d'une centaine de pas, il avait bel et bien survécu à son maléfique créateur. Condensé, puissant, horrible... familier. Familier ? Où ai-je donc pu assister à un tel phénomène auparavant? Quelle espèce de travail de l'essence pouvait à la fois survivre à la mort de son concepteur et en contenir la nature, sans se fondre dans son récipient même après avoir libérée ? Les couteaux du partage ont ce pouvoir. À plus petite échelle, sans aucun doute, mais... à peine moins complexe. Un artisan modelait l'essence du couteau dédié de façon à recevoir la mort du donneur une fois le moment venu ; une fois reçue, cette essence évanescente était retenue captive dans l'arme. Modifiée selon (et non contre) la volonté du donneur pour devenir une arme mortelle pour tout être malfaisant. Dar devait céder de sa personne à chaque couteau modelé, songea Dag. Les gens devaient le savoir puisqu'ils traitaient leurs artisans avec le plus grand respect. À quel point une telle conception était-elle éprouvante ? Inlassablement réitérée ? Très éprouvante. Pas étonnant que Dar ne puisse s'investir qu'aussi peu dans d'autres entreprises. Dag réorienta son InnéSens vers le tissage d'essence de l'être malfaisant. Cette grandiose, effroyable conception était bien plus puissante et complexe que celles qu'il effectuerait jamais. Mais... cela dépasserait-il aussi son entendement ? Ce bond intuitif lui fut aisé ; c'était comme voler dans un rêve. J'ai trouvé la solution ! Il sourit et ouvrit les yeux. Essaya de sourire. Essaya d'ouvrir les yeux. Son visage, ses yeux et son corps avaient disparu; son esprit ne semblait plus faire qu'un avec son essence, flottant dans les airs et coupé du monde extérieur. Des fils grisâtres s'insinuèrent en lui comme des centaines de petites bouches avides, comme des vers aspirant et consommant son essence. Je suis pris au piège... * * * Faon déposa avec précaution la dizaine de bougies à la cire d'abeille qu'elle avait fabriquées cet après-midi au fond du coffre de Dag, referma le couvercle, se glissa sous l'auvent de sa tente et observa à travers les arbres la brillance de plomb du lac sous un ciel mouillé. Elle gratta d'un air absent l'une des piqûres de moustiques dont ses bras nus étaient émaillés, et chassa d'un revers de la main un nouvel insecte bourdonnant près de son oreille. Même si cela était manifestement idiot et égoïste, cela lui donnait une raison supplémentaire de regretter l'absence de Dag. Elle émit un soupir... puis se raidit subitement. L'écho de douleur régulier similaire à un battement de coeur courant le long de son bras gauche et de son flanc, son compagnon de tous les instants depuis trois jours, se fit tout à coup plus intense. Une vague de terreur la submergea sans qu'elle puisse en déterminer la source, même si le halètement qui s'ensuivit paraissait bien lui appartenir à elle et non à Dag. La pulsation prit ensuite un rythme chaotique, pour finalement s'estomper. Non, ne meurs pas... Elle continua à se faire sentir, sans pour autant retrouver son état précédent. Que les dieux absents me gardent, que s'est-il passé ? Elle déglutit, abaissa le rabat de sa tente derrière elle et remonta la route de la rive en toute hâte, courant jusqu'à épuisement pour finalement reprendre une marche plus tranquille. Elle ne voulait pas attirer les regards en galopant comme un cerf aux abois. Elle passa devant le quartier général des patrouilleurs, où l'une des écuyères d'Omba se chargeait de reconduire au pâturage deux montures épuisées aux têtes baissées, couvertes d'écume et de boue. Seuls des courriers pressés éreinteraient des chevaux de cette manière, mais Faon éluda tout espoir ou toute crainte d'avoir des nouvelles de la compagnie de Dag; Corbeau Loyal lui avait dit qu'il était encore trop tôt. En regard des messages peu rassurants qu'il attendait, elle ne pouvait pas souhaiter une arrivée plus rapide. Elle grimpa à toute vitesse les marches menant à la hutte de médecine – la tente de médecine, rectifia-t-elle – avant de s'immobiliser un instant pour reprendre son souffle. Elle poussa la porte. L'apprenti d'Hoharie – quel était son nom, déjà? Othan? – sortit de la pièce aux décoctions et lui jeta un regard méprisant. — Qu'est-ce que tu veux, fermière ? Faon ignora son ton peu amène. — Hoharie. Elle m'a dit de passer la voir si quelque chose venait à changer dans ma cordelette de mariage. Ce qui est le cas. Othan jeta un oeil en direction de la porte close de la pièce intérieure. — Elle effectue un tissage d'essence, pour le moment. Tu vas devoir attendre. À contrecoeur, il lui désigna d'un geste du menton une chaise auprès du bureau plat avant de s'en retourner dans la pièce à décoctions. Quelque chose à l'odeur piquante cuisait au-dessus de la cheminée, rendant les lieux étouffants plus étouffants encore. Faon s'assit sans pour autant rester en place. Elle frotta son bras gauche malgré l'inutilité de l'opération, les sensations ne changeant pas le moins du monde sous ses doigts explorateurs. L'élancement initial était une source de frayeurs depuis des jours, mais elle souhaitait à présent le voir revenir. Pourquoi avait-elle donc l'impression d'étouffer ? Après un intervalle de temps qui lui parut une éternité, la porte de la chambre intérieure s'ouvrit enfin ; une femme opulente en sortit, un garçon d'environ trois ans dans les bras. Il avait l'air renfrogné et fiévreux, les yeux ternes, la tête posée contre l'épaule de sa mère, et le pouce fourré dans la bouche. Hoharie lui succéda, salua Faon au passage et accompagna ses patients dans la pièce aux décoctions. Quelques mots glissés à voix basse (des instructions données à Othan, certainement) plus tard, Hoharie était de retour; elle fit signe à Faon d'entrer dans la pièce intérieure, fermant la porte derrière elles. Faon se retourna vers la guérisseuse et lui tendit son bras en silence. — Assieds-toi, jeune fille, soupira Hoharie, désignant une table et deux chaises placées dans un coin. Elle s'étira en grimaçant au moment de s'installer face à Faon; la jeune femme se demanda alors ce qu'elle avait bien pu faire pour ce petit garçon, et à quel point elle avait puisé dans son essence pour cela. Serait-elle même en mesure de l'aider, à présent ? Tandis qu'Hoharie, les yeux mi-clos, lui palpait le bras de haut en bas, elle lui bégaya une description de ce qui venait d'arriver. Ses mots sonnaient de façon confuse et dérisoire à ses propres oreilles, et elle craignait que la guérisseuse ne puisse rien en tirer hormis l'éventuelle possibilité que la fermière devenait folle à lier. Malgré tout, Hoharie l'écouta sans l'interrompre. Elle se redressa finalement avant de remuer la tête. — Eh bien, c'était déjà très étrange et ça l'est encore plus à présent, mais, sans informations complémentaires, je veux bien être damnée si j'arrive à deviner ce qui se passe. — Cela ne m'aide pas ! Les mots avaient jailli dans un cri à mi-chemin entre un aboiement et un gémissement. Faon se mordit la lèvre de peur d'avoir offensé la guérisseuse, mais Hoharie se contenta simplement de secouer la tête pour manifester un sentiment partagé entre l'exaspération et l'assentiment. La guérisseuse avait commencé à ouvrir la bouche pour en dire plus, mais elle s'interrompit subitement pour tourner la tête en direction de la porte. Quelques instants plus tard, des bruits de pas résonnèrent sur le porche à l'extérieur, et la porte de l'infirmerie s'ouvrit dans un grincement. — C'est Corbeau Loyal, murmura Hoharie, avec... Quelqu'un cogna à la porte de la pièce intérieure, et la voix de Corbeau Loyal se fit entendre. Hoharie, tu es là? C'est urgent. — Entre. Le capitaine de camp passa les épaules dans la chambre, suivi de... la grande Dirla. Faon, hébétée, se leva d'un bond. Dirla était tout aussi maculée de boue que le cheval qu'elle avait dû monter, les tresses hirsutes, la chemise empestant la sueur humide et séchée, le visage marqué par la fatigue et les coups de soleil. Ses yeux brillaient, malgré tout. — Ils ont eu l'être malfaisant, annonça Corbeau Loyal. (Hoharie exhala un ululement triomphal, ce qui fit sourire Dirla. Le vieil homme jeta un regard étrange à Faon.) Vers 2 heures du matin, il y a trois jours de ça. Faon posa instinctivement la main sur son bracelet. — Mais c'est à ce moment que... Qu'est-il arrivé à Dag? Est-il blessé ? Dirla la gratifia d'un hochement de tête surpris, mais répondit : — C'est, hum, difficile à dire. — Pourquoi? Les yeux rivés sur Hoharie, Corbeau Loyal poussa la patrouilleuse devant lui et déclara : — Répète-leur ce que tu m'as dit, Dirla. Tandis que la guerrière s'exécutait et commençait à décrire la course effrénée de la compagnie en direction de l'ouest, Faon réalisa que les deux visiteurs étaient certainement venus trouver Hoharie, pas elle. Pourquoi ? Raconte-nous ce qui est arrivé à Dag, maudite Dirla ! — ... Nous sommes arrivés au Marécage de l'Os aux alentours de midi, mais nous nous sommes aperçus plus tard que l'être malfaisant s'était déplacé de trente kilomètres vers le sud en vue de lancer un assaut sur les Plaines des Fermiers. Dag n'a pas voulu s'arrêter, même pas pour secourir ces pauvres artisans. Je n'ai jamais rien vu de semblable. L'être malfaisant est parvenu à asservir les essences de ces gens du Marécage en vue de préparer un nouveau bataillon d'hommes de vase à sa place. Enfin, c'est la théorie de Dag. La créature les a attachés à des arbres. Nous étions tous très remués et mécontents lorsque le capitaine nous a ordonné de les laisser dans cet état, mais, comme Mari et Codo l'ont soutenu, et qu'il avait cette expression sur le visage qui nous a empêchés d'oser le contredire, nous avons obéi et poursuivi notre route. Faon se rongea les ongles d'angoisse alors que Dirla leur décrivait avec excitation la patrouille furtive investissant de nuit une ferme occupée par l'ennemi, puis l'ascension haletante d'une colline précédant l'assaut d'une étrange tour grossière. — Mari, ma partenaire, avait presque atteint le sommet de la construction quand l'être malfaisant en est descendu d'un bond... de plus de sept mètres. Comme s'il volait. Je n'aurais jamais cru qu'un tel monstre puisse être si svelte... Utau s'est jeté sur lui. Mon essence était fermement close et protégée, mais Utau m'a raconté plus tard que l'être malfaisant avait ouvert la sienne comme une noix de hickory. Il pensait que c'en était fini de lui, mais Dag, qui n'avait pas de couteau du partage, a choisi ce moment pour s'en prendre à la créature à mains nues. À crochet nu, du moins. L'être malfaisant a délaissé Utau et s'est retourné vers Dag. C'est alors que Mari m'a appelée du haut de la tour avant de me lancer son couteau, et je n'ai pas bien vu ce qui s'est passé ensuite. Pour faire court, j'ai plongé la lame de Mari dans le dos de cette chose, et toute sa chair luisante... a explosé. C'était dégoûtant. Et là, j'ai cru que tout était terminé. Que nous allions tous rentrer en vie à la maison, et que c'était un vrai miracle. Utau s'est rapproché en titubant et s'est appuyé sur moi le temps que Razi vienne le soutenir... et puis nous avons vu Dag. Recroquevillée sur elle-même, Faon se balançait d'avant en arrière, les bras serrés contre la taille pour ne pas s'arrêter. Ou hurler. Dirla continua : — Il s'était évanoui dans la boue, aussi raide qu'un cadavre, son essence si ramassée qu'elle l'étouffait. Personne n'a pu passer au travers pour tenter une adaptation ou une consolidation, pas même Codo, Mari ou Hann. Au cours des heures suivantes, nous avons tous cru qu'il était mourant. L'essence à moitié arrachée, comme Utau, mais en pire. — Attends une seconde, interrompit Hoharie. N'a-t-il pas été blessé physiquement ? Dirla secoua la tête en dénégation. — Quelques bleus, tout au plus. Mais, peu avant l'aube, il s'est subitement réveillé. Et levé. Il n'avait pas vraiment l'air bien, je dois dire, mais il a quand même réussi à monter sur son cheval afin que nous retournions tous au Marécage de l'Os. On dirait qu'il était soucieux du sort de ces artisans que nous avions laissés, après tout. Quand nous sommes arrivés, le reste de la compagnie était déjà là, mais ces compagnons... leur stase n'avait pas cessé avec la mort de l'être malfaisant, et personne ne savait pourquoi. Pire, tous ceux qui ont essayé de s'ouvrir à eux ont également été pris au piège. Obio a perdu trois patrouilleurs pour le savoir. Dag estime qu'ils sont mourants. Mari n'a pas réussi à le convaincre de rentrer au camp, bien qu'elle pense qu'il serait plus à sa place chez les invalides – on dirait qu'il est obsédé par l'idée de secourir ses semblables. Nous avons tout de même réussi à l'envoyer se reposer un peu avant le départ des courriers, dont je fais partie, ce soir-là. Utau, Mari... ils n'aiment pas ça du tout. Alors... (Dirla tourna les yeux vers la guérisseuse, les deux mains jointes en une supplication inhabituelle.) Dag souhaiterait ta venue, Hoharie, parce qu'il a besoin de quelqu'un de profondément familier avec les essences des gens. Je te le demande ainsi à sa place, parce que Dag... il nous a impliqués là-dedans. Il nous a tous impliqués. Corbeau Loyal s'éclaircit la voix. — Serais-tu prête à te rendre à l'Arbre-pluie sans délai, Hoharie ? Une expression effarée traversa les traits de la guérisseuse tandis qu'elle balayait son lieu de travail du regard avec frénésie. Faon eut comme l'impression de pouvoir distinguer la longue liste de tâches qui lui restait à faire ici lui traverser prestement l'esprit. — ... d'ici une heure ? poursuivit Corbeau Loyal, insistant. — Loyal ! (Hoharie s'étouffa d'indignation. Après un long, très long moment de réflexion, elle ajouta :) Deux heures, ça te va ? Le capitaine de camp opina du chef, visiblement satisfait. — Je tiendrai deux patrouilleurs à disposition pour t'escorter. Tu es libre d'emmener quiconque pourrait t'être utile. — Je peux venir avec vous ? Je pense également faire partie du puzzle de Dag, claironna Faon. Elle tendit presque le bras gauche en guise de preuve. Surpris, les trois Marcheurs du Lac la dévisagèrent de façon peu flatteuse. Elle ajouta précipitamment : — Ce n'est plus une zone de belligérance et, si je venais avec vous, je ne pourrais pas me perdre bêtement. Je peux être prête en une heure. Moins, même. Dirla rétorqua, sans aucun mépris mais d'un ton si doux qu'il en était même plus agaçant : — Ton petit cheval de trait dodu ne pourrait pas tenir la cadence, Faon. — Grâce n'est pas dodue ! tempêta Faon, indignée. Pas trop, du moins. Ce n'est peut-être pas un cheval de course, mais elle est très endurante. (Elle ajouta, après avoir synchronisé son intelligence à ses mots :) Au pire, ne pourrais-je pas emprunter un cheval de patrouille, comme Hoharie ? Corbeau Loyal eut un bref sourire, mais secoua la tête. — Non, Faon. L'être malfaisant n'est peut-être plus qu'un mauvais souvenir, mais le nord de l'Arbre-pluie sera encore bouleversé pendant des semaines, à la suite de tout ça. J'ai promis à Dag de veiller sur toi en son absence, et j'ai bien l'intention de m'y tenir. — Mais... Le ton du vieil homme se durcit subitement d'une façon qui évoqua à Faon son père fou de rage. — Petite fermière, tu représentes un problème que je refuse de gérer maintenant. Tu n'es pas la seule à attendre le retour d'un mari ou d'une femme. Que pouvait-elle bien répondre à ça ? Je ne suis plus une enfant ? Oh, bien sûr, ça lui avait tellement réussi par le passé. — J'ai parcouru le monde sans votre protection pendant dix-huit ans, et curieusement j'ai survécu. Bien difficilement, se rappela-t-elle néanmoins avec une déprimante évidence. Un petit sourire amer fendit les lèvres de Corbeau Loyal, qui murmura : — Tu te trompes, mon enfant... tu as toujours bénéficié de notre protection. (Elle rougit. Tandis qu'elle baissait les yeux, honteuse, il hocha la tête d'un air satisfait, et reprit d'une voix plus douce :) Je pense que Cattagus et Sarri seraient heureux d'apprendre la nouvelle au sujet de l'être malfaisant. Si tu courais le leur annoncer ? C'était sans conteste une belle manoeuvre de déboutement. File. Faon regarda autour d'elle et ne se trouva aucun allié, ni Dirla ni même Hoharie, en dépit de la curieuse lueur dans ses yeux. L'infirmerie était peut-être le royaume de la guérisseuse, mais elle savait manifestement que la route appartenait à Corbeau Loyal, et qu'elle s'en remettrait à son jugement à ce sujet. La jeune femme déglutit, acquiesça et quitta les lieux tandis que des chaises étaient tirées et que le conciliabule continuait plus intensément. Sans elle. Parce qu'elle n'était pas une Marcheuse du Lac, entre autres. Furieuse, elle remonta d'un pas lourd le sentier reliant l'infirmerie au quartier général des patrouilleurs en se frottant le bras. La pulsation faisait tellement écho dans son coeur, sa tête et ses entrailles qu'elle ne fut pas loin de hurler. Alors, était-elle une épouse de Marcheur du Lac ou une épouse fermière ? Parce que, si la première devait se plier à la discipline de son peuple, l'autre n'en avait aucune obligation. Les gens ne pouvaient pas changer son étiquette chaque fois que cela les arrangeait. La loyauté appelait la loyauté, ah, n'est-ce pas, Corbeau Loyal? Si elle se savait experte en une chose, c'était bien s'enfuir de chez elle. La première des règles bien établies était la suivante : ne pas laisser aux gens la possibilité de se disputer avec vous. Comment avait-elle pu l'oublier ? Elle serra les dents et se tourna pour faire face au quartier général. Deux patrouilleurs plongés dans l'examen d'un registre levèrent le nez à son entrée. — Corbeau Loyal n'est pas là, lui dit l'un d'entre eux. — Je sais, répondit la jeune femme d'un ton jovial. Je viens juste de m'entretenir avec lui chez Hoharie. (Ce qui était parfaitement vrai, non ? Personne ne pourrait dire plus tard qu'elle avait menti.) Je dois emprunter l'une de ses cartes quelque temps. Je la rapporterai dès que possible. Le patrouilleur haussa les épaules et hocha la tête ; Faon se précipita alors dans la pièce au tableau de Corbeau Loyal et roula en toute hâte la carte du nord de l'Arbre-pluie, laquelle se trouvait toujours au sommet de la pile de cartes sur la table centrale. Elle la cala sous son bras et s'en alla, souriant en faisant un geste de remerciement avant de disparaître. Elle se rendit au petit trot à l'île de la Jument, passa la barrière du pont et trouva l'une des apprenties d'Omba sous l'appentis. — J'ai besoin de ma jument, déclara-t-elle. Je vais lui faire faire de l'exercice. Une bonne promenade de cent cinquante kilomètres. — Ça ne lui fera pas de mal, concéda la jeune fille. (Puis, après un moment :) Oh, c'est vrai, vous avez besoin d'aide pour l'appeler. L'écuyère renifla, attrapa un licou et une corde accrochés à un clou avant de se rendre dans le pâturage. Pendant son absence, Faon se dépêcha de mettre la main sur un vieux sac et le garnit de ce qu'elle estima être une réserve d'avoine de trois jours. Était-ce du vol que de prendre l'équivalent de ce que sa monture aurait mangé en restant ici ? Elle décida de ne pas s'interroger davantage quant à la validité morale de son acte, puisque l'herbe était riche et abondante en ces lieux, tandis que le grain devait être péniblement importé du continent. Elle envisagea de dissimuler le sac sous sa jupe, mais estima que cela la ferait marcher bizarrement; en souvenir du voleur de Lumpton Ville, elle prit le parti de le jeter simplement sur son épaule comme s'il lui appartenait de droit. La jeune fille ne lui posa même pas la question lorsqu'elle lui ramena Grâce. De retour à la tente Prébleu, Faon attacha la jument à un arbre tandis qu'elle se faufilait sous la tente pour se glisser dans sa tunique de cavalière avant de préparer rapidement sa sacoche. Elle extirpa son couteau du partage du coffre de Dag, et le mit autour de son cou, sous sa chemise. Elle accrocha ensuite à sa ceinture le couteau d'acier que Dag lui avait confié. Elle remplit enfin sa sacoche d'implantines jusqu'à ce que leur poids contrebalance celui du sac de grain, puis en referma les boucles. Il y avait assez de nourriture – et peut-être même un peu plus — pour une petite fermière en route pour une chevauchée ininterrompue de trois jours. Avant de partir, elle attrapa la plume et la bouteille d'encre de Dag placées au fond de son coffre et s'agenouilla à côté, griffonnant une courte note sur un morceau de tissu. Chers Cattagus et Sarri. La compagnie de Dag a tué l'être malfaisant, mais il est blessé, alors je me rends dans la région de l'Arbre-pluie pour le retrouver parce qu'il est mon mari, et parce que j'en ai le droit. Pour en savoir plus, interrogez Dirla. Je reviens bientôt. Mes amitiés, Faon. Elle glissa le mot dans l'un des noeuds du rabat de sa tente, là où il pourrait flotter discrètement mais visiblement dans l'air. Elle se jucha alors sur une souche, souleva et attacha sa sacoche avant de monter en selle. Dix minutes plus tard, elle avait passé le pont d'entrée du camp Hickory. Chapitre 14 Au coucher du soleil, Faon estima avoir parcouru un peu plus de trente-cinq kilomètres. Les heures passées à alterner trot et pas pour ménager sa jument en la soumettant, espérait-elle, au meilleur rapport entre vitesse et endurance, lui avaient permis de réfléchir à loisir. Malheureusement, ses pensées actuelles se résumaient essentiellement à des variations de Ai-je choisi le bon sentier? La carte de Corbeau Loyal ne se voulait en effet pas aussi rassurante que prévu. La notion que les Marcheurs du Lac avaient des routes se rapprochait de l'idée que Faon se faisait d'un chemin. Leurs chemins lui paraissaient des sentiers; leurs sentiers n'étaient que jungle. Elle ne fut ainsi pas vraiment mécontente d'entendre des sabots battre la terre derrière elle. Elle se retourna sur sa selle. Un patrouilleur robuste approchait au détour de la verdure du dernier virage, suivi d'Hoharie, de son apprenti Othan (lequel traînait un cheval de bât et une monture supplémentaire au bout d'une bride) et d'un second patrouilleur. Faon n'essaya pas d'accélérer la cadence mais ne s'arrêta pas pour autant. Après quelques instants, les Marcheurs du Lac la rejoignirent au galop et l'encerclèrent. Elle laissa Grâce reprendre une marche normale. — Faon ! s'écria Hoharie. Qu'est-ce que tu fais ici ? — Je promène ma jument dodue, répondit sèchement Faon. Les écuyères m'ont dit qu'elle avait besoin d'exercice. — Corbeau Loyal ne t'a pas autorisée à nous accompagner. — Je ne suis pas avec vous. Je me promène seule. Tandis qu'Hoharie se mordait la lèvre inférieure, les yeux plissés en signe de réflexion, Othan prit la parole pour aller dans son sens. — Tu dois faire demi-tour et rentrer au camp, fermière. Tu ne peux pas nous suivre. — Je suis devant vous, signala Faon. (Elle ajouta:) Vous pouvez passer, cela dit. Allez-y. Hoharie jeta un oeil sur ses deux patrouilleurs, avançant maintenant côte à côte à l'arrière tout en assistant à la scène d'un air dubitatif. — Je ne peux vraiment pas me permettre de laisser un homme t'escorter jusqu'à chez toi. — Personne ne vous le demande. Hoharie prit une plus grande inspiration. — Mais je le ferai, si tu m'y obliges. Faon fit s'arrêter sa jument et observa les deux soldats, grands et graves. Ils accompliraient leur mission, c'était une obsession, chez les patrouilleurs. Si elle se laissait faire, l'un d'eux la ramènerait sûrement au lac Hickory, et sans doute de mauvaise grâce. Les patrouilleurs n'aimaient pas beaucoup être séparés de leurs partenaires. Faon tenta une dernière fois sa chance. — S'il vous plaît Hoharie, laissez-moi vous accompagner. Je promets de ne pas vous ralentir. — Le problème n'est pas là, Faon. C'est pour ta propre sécurité. Ta place n'est pas ici. Je sais où est ma place, merci bien. Aux côtés de Dag. Faon se frotta le bras gauche et fronça les sourcils. — Je ne veux pas vous coûter un membre de votre escorte. Si le terrain est dangereux, vous pourriez en avoir besoin vous-même. (Elle affaissa volontairement les épaules, et baissa la tête.) Très bien, Hoharie. Je suis désolée. Je vais faire demi-tour. Elle se mordit la langue pour éviter tout autre embellissement artistique. Reste simple. Et concise. Les Marcheurs du Lac lisent les essences, pas les pensées, lui avait dit Dag; l'essence de Faon avait à l'heure actuelle un tas d'autres raisons que sa duplicité d'être bouleversée. Hoharie la fixa du regard au cours d'un long et incertain moment, et Faon retint son souffle de peur que la guérisseuse ait la mauvaise idée de lui détacher un garde malgré tout. Finalement, elle acquiesça. — Tu as parcouru beaucoup de chemin. Si ton cheval ne peut rallier le camp avant la nuit, tu pourras t'arrêter en toute sécurité dans les quinze kilomètres du lac. — Grâce s'en sort très bien, rétorqua Faon d'une voix distante avant de se retourner. Elle dut néanmoins battre les flancs de sa jument afin qu'elle reparte dans l'autre sens, parce que la bête paraissait plutôt disposée à suivre ses congénères. La portée de l'InnéSens de Dag était de deux kilomètres; Faon ne pensait pas que l'un des membres du groupe d'Hoharie puisse faire mieux, mais elle laissa Grâce parcourir un peu plus de deux kilomètres avant de faire halte, histoire de s'assurer une petite marge de sécurité. Elle glissa de sa jument et la laissa paître quelques minutes avant de lui faire reprendre la route vers l'ouest. Dans cette terre d'été humide, les empreintes de sabots laissées par les chevaux des Marcheurs du Lac étaient bien visibles, même sous la lumière déclinante du jour. Plus de détours, maintenant. Faon sourit et suivit leur piste jusqu'à n'y plus rien voir dans l'obscurité, puis mit de nouveau pied à terre et mena Grâce hors de la route pour passer la nuit. Faon la laissa s'abreuver à un ruisseau voisin puis la brossa, avant de lui donner de l'avoine. Elle se lava, écrasa quelques moustiques, grignota une tranche d'implantine, broya une tique à l'aide du manche de son couteau, et se roula dans sa couverture. Le chant des petites créatures nocturnes ne rendait que plus profonde la tranquillité sous-jacente. Cela l'oppressa de comprendre à quel point cette pénombre désolée était différente de son tout aussi solitaire périple à travers les terres civilisées du sud de Lumpton Ville. Ces bois étendus étaient le refuge de loups, d'ours et de couguars ; elle en avait vu des peaux aux magasins du lac Hickory. Après la chute de l'être malfaisant, elle pouvait également tomber sur un homme de vase décérébré comme celui que Dag avait si implacablement occis à la ferme des Montegué. Elle n'avait même pas envisagé de tels risques quand elle avait campé dehors au cours de son voyage de noces, au sein de zones boisées pas très différentes de celle-ci. Mais cette fois-là, Dag était auprès d'elle. Se nicher dans ses bras chaque nuit lui avait fait le même effet que de s'enfermer dans sa propre forteresse enchantée. Elle toucha la dague d'acier que son compagnon lui avait donnée, rengainée à sa ceinture, et soupira. * * * Néanmoins, ni Grâce ni elle n'avaient été dévorées par des couguars aux premières lueurs grises du jour. Ragaillardie, Faon retourna à la piste et retrouva les traces laissées par Hoharie. Après une heure de route, elle dut interrompre sa course quand elle constata que les empreintes ne suivaient plus l'itinéraire de la carte mais partaient en direction d'un chemin. Après être descendue de Grâce pour un examen plus approfondi, Faon constata qu'ils avaient fait demi-tour pour reprendre la route; le groupe s'était probablement arrêté là pour la nuit. Un tas de crottin de cheval encore frais affermit sa décision de demeurer à une distance convenable. Elle botta les flancs de sa jument, solennellement décidée à ne pas risquer de se retrouver prématurément sur les talons d'Hoharie. D'un autre côté, Grâce supportait à peine la moitié du poids que devaient soutenir les destriers de ces vigoureux patrouilleurs. Cela pourrait compliquer ses estimations, au bout du compte. Tard dans la matinée, les traces d'Hoharie furent soudainement brouillées par celles d'une cavalerie bien plus imposante progressant dans l'autre sens. Une patrouille de Marcheurs du Lac de l'Arbre-pluie, ou peut-être une partie de la compagnie de Dag rentrant à la maison, s'interrogea Faon. Les profondes empreintes tournaient en direction d'un autre sentier, et la jeune femme, perplexe, déroula sa carte pour l'étudier. Peut-être faisaient-ils un léger détour vers un petit camp de Marcheurs du Lac situé à quelques kilomètres au sud, peut-être allaient-ils simplement patrouiller par-là, ou peut-être existait-il une autre raison? Leur passage rendait le sentier qu'ils avaient emprunté très visible, mais ne rendait les traces restantes de la troupe d'Hoharie que plus difficiles à déchiffrer dans ces parcelles de terre boueuses profondément grêlées. À la mi-journée, Faon traversa néanmoins l'un des rares ponts de bois du continent, lequel enjambait un fleuve aux eaux brunes et profondes : cela confirma sa position sur la carte. Elle traversait de temps à autre des endroits où des chutes de branches récentes avaient été dégagées de la route à la va-vite, et elle se demanda alors si les patrouilleurs devaient aussi se charger de cette tâche lorsqu'ils n'étaient pas incroyablement pressés. À la fin de l'après-midi, les pas de Grâce se faisaient de plus en plus lents et raides, et Faon avait le dos tout engourdi. Comment les courriers et leurs chevaux pouvaient-ils couvrir de telles distances à une telle vitesse ? Elle mit pied à terre, grimpa les pentes les plus prononcées — dans la mesure où il y en avait quelques-unes dans cette région — en tenant sa jument par la bride et accueillit la tombée de la nuit avec ressentiment. Le souvenir des mots de Dirla concernant sa monture l'incita à changer radicalement d'avis sur le repos nocturne. Ce coup de sang revigora Grâce, et Faon put compenser sa culpabilité par un choix conforté. Elle fit une pause en un lieu luxuriant où la tourbe de la route semblait avoir été furieusement remuée, effrayant au passage un couple d'urubus et quelques corbeaux. Les premiers prirent congé à contrecoeur en grognant et sifflant, tandis que les autres s'envolèrent et jacassèrent en signe de protestation. Elle jeta un oeil au-delà du bord d'un ravin creux dont la végétation avait été piétinée et s'arrêta de respirer à la vue d'une demi-douzaine de cadavres nus en décomposition empilés au fond. Elle s'y aventura juste assez pour s'assurer qu'il s'agissait bien d'hommes de vase et non de Marcheurs du Lac, puis remonta en toute hâte. Elle ignorait si la patrouille les avait éliminés quelque temps auparavant, ou si les gardes d'Hoharie s'en étaient récemment chargés, la puanteur ne donnant aucune indication précise. Même si elle ne voyait pas de couguars dans les environs, elle ne se sentit soudainement plus en sécurité. Elle poursuivit son chemin bien après le coucher du soleil, essentiellement à cause de la terreur que lui inspirait l'idée de faire une halte à ce moment-là. Elle se roula en boule au coeur de l'obscurité profonde de la nuit, toute petite et effrayée, pleurnichant misérablement sur l'absence de Dag. Elle enfouit son visage dans le bord de sa couverture. Puisque personne ne pouvait la voir, elle pourrait brailler tout son saoul, mais elle souhaitait quand même éviter tout bruit superflu. Elle priait pour que tous les prédateurs se trouvant dans un rayon de quinze kilomètres soient trop repus des carcasses des hommes de vase pour vouloir chasser des fermières et des juments dodues et fatiguées. Malgré son épuisement, son sommeil fut agité. Elle s'était figuré que la dernière matinée du voyage serait la pire, et elle ne s'était pas trompée; elle se réveilla percluse d'une douleur aussi aiguë qu'elle l'avait imaginé. Elle avait, cela dit, beaucoup moins de route à effectuer que la veille, et Dag se trouvait au bout du chemin. Sa cordelette l'en assurait toujours ; en vérité, son bras la lançait plus vivement à chaque kilomètre parcouru, et de façon de plus en plus angoissante. Elle n'avait pas chevauché une heure qu'elle retrouva l'endroit où la troupe d'Hoharie avait campé la nuit d'avant, pas très loin du sentier, de la terre recouvrant les braises encore chaudes de leur feu de camp. Seuls le terrain uniforme et la cravache de Faon permirent à Grâce de continuer à avancer d'un pas pesant dans l'après-midi interminable. Alors même que la lumière du jour faiblissait à l'ouest, Faon sortit brusquement de la verdure humide des bois infinis pour émerger sous la chaleur métallique d'un paysage dégagé. Nous sommes arrivées. La forêt fit place à des prairies inondées aux herbes jaunâtres et flétries. Les tristes arbustes enracinés çà et là ne portaient guère qu'une poignée de feuilles brunies et tombantes, quand il leur en restait. Toute cette humidité était surprenante. Elle discerna malgré tout un nuage de fumée s'élever au loin d'un feu de cuisson brûlant au coeur d'un bosquet d'arbres squelettiques et contre une étendue d'eau terne. Sa carte volée ne lui était plus indispensable à présent; elle ne lui avait d'ailleurs plus servi depuis deux heures. Son corps meurtri lui bêlait sans cesse «Là, là, il est par là. » Hoharie et sa petite procession mettaient seulement pied à terre. Tandis que Faon s'approchait du campement improvisé, Mari apparut d'entre les arbres en criant et en agitant les bras. — Fermez vos essences ! Fermez vos essences ! Hoharie parut déconcertée mais lui signifia qu'elle avait compris et se retourna pour passer Othan et les patrouilleurs en revue, lesquels s'étaient manifestement exécutés. Elle aperçut une Faon affaiblie arrêter sa jument épuisée à quelques pas d'elle; elle n'eut pas l'occasion de dire quoi que ce soit, puisque Mari était déjà à hauteur d'étrier et ajoutait: — Tu es arrivée plus tôt que j'osais l'espérer! Dirla est-elle venue te chercher ? — Oui, répondit Hoharie. — Brave gamine. As-tu croisé la patrouille que nous avons renvoyée au camp ? — Oui, environ une journée après notre départ du lac Hickory. — Ah, bien. (Les yeux de Mari se posèrent sur Faon, affalée sur le pommeau de sa selle.) Pourquoi l'as-tu amenée ici ? Elle avait posé cette question d'un ton vraiment intrigué mais pas dédaigneux, comme s'il y avait eu une très bonne raison (bien qu'obscure) marche-lacustre à la présence de Faon dans le sillage d'Hoharie. La guérisseuse fit la moue. — Je ne l'ai pas amenée. Elle est venue de son propre chef. Faon fit un mouvement brusque de la tête. Othan se pencha vers elle et cracha: — Tu as menti, fermière ! Tu nous avais promis de faire demi-tour ! — Je l'ai fait, rétorqua Faon d'un ton de défi. Deux fois. Hoharie n'avait pas l'air très content, mais l'étrange regard malicieux de Mari changea à peine. — As-tu eu le temps d'examiner Utau au passage ? demanda Mari. Nous l'avons renvoyé au camp sous la surveillance de Razi. — Oh, oui. (Elle mit pied à terre et s'étira. Son groupe avait l'air aussi en nage, sale et fatigué que Faon pouvait l'être. Cela mettait un sacré coup à l'orgueil des Marcheurs du Lac à propos de leur supposée endurance.) Le plus curieux dommage d'essence que j'aie jamais vu. J'ai dit à Utau qu'il avait gagné six mois chez les invalides. — Tant que ça ? Mari avait l'air dépité. — Certainement moins, mais cela tiendra Corbeau Loyal à l'écart pendant trois mois, ce qui devrait suffire. Elles échangèrent un bref rire de compréhension mutuelle. Faon glissa de sa jument couverte d'écume, laquelle resta tête et oreilles baissées, les yeux humides et lourds de reproches, les membres inférieurs aussi engourdis que ceux de sa cavalière. Saun émergea du boqueteau pour venir à hauteur de Mari, suivi d'un couple de patrouilleuses plus âgées. Pendant que ces dernières engageaient la conversation avec Mari et Hoharie, il s'avança vers Faon, visiblement surpris. — Tu ne devrais pas être là ! Si Dag te voyait, il piquerait une crise. — Où est-il ? (Elle tendit le cou pour scruter le bocage derrière Saun.) Je le sens si près. Que lui est-il arrivé ? Le jeune homme se passa la main dans les cheveux d'un air inquiet. — Quand ? Une réponse loin d'être rassurante. — Avant-hier, à peu près au moment où Dirla est arrivée au lac Hickory. — Quelque chose est arrivé à Dag alors, je le sais. Je l'ai senti. Quelque chose de grave ? Saun fronça les sourcils, stupéfait, mais attrapa Faon par le bras au moment où elle le poussait pour se diriger vers le bosquet. — Attends ! Tu ne sais pas fermer ton essence. J'ignore si tu peux être attirée, toi aussi... attends ! (Elle réussit à se défaire de son étreinte et commença à courir avec frénésie. Il la poursuivit en criant d'une voix exaspérée :) Bon sang, tu es aussi impossible que lui ! Au milieu des arbres, un certain nombre de personnes étendues dans des sacs de couchage semblaient avoir été rassemblées sous deux auvents de fortune constitués de couvertures et de peaux, quatre femmes sous le premier, quatre hommes sous le second. Ils étaient un peu trop placides pour être simplement endormis ; pas tout à fait assez pour être morts. Un peu plus loin, un autre sac de couchage reposait partiellement à l'ombre d'une couverture suspendue entre deux branches d'un frêne. Faon tomba à genoux à côté, bouleversée. Dag était étendu sous une couverture légère, le visage face au ciel. Quelqu'un lui avait ôté sa prothèse et l'avait disposée sur sa sacoche placée à la tête de sa couche. Faon avait plus d'une fois contemplé son visage bien-aimé pendant qu'il dormait; elle en connaissait par conséquent les moindres formes et subtils mouvements. Ce sommeil-là n'était pas naturel. Le cuivre de sa peau était terne, et ses muscles trop tendus sur ses os. Ses yeux enfoncés étaient cernés de demi-cercles sombres. Son torse nu se levait et s'abaissait malgré tout; s'il respirait, il devait bien vivre. Saun se glissa à genoux auprès d'elle et lui attrapa les mains à l'instant où elle allait les poser sur Dag. — Non ! — Pourquoi pas ? tonna Faon, tirant inutilement sur ses poignets solidement pris au piège. Que lui est-il arrivé ? Le jeune homme commença à lui faire le récit confus et embarrassé de sa tentative de porter secours à ses semblables en tuant des hommes de vase dans leurs trous. Faon jeta un regard décontenancé en direction de la rive marécageuse qu'il pointait du doigt. Seule la description que Dirla lui avait faite de la stase lui permit de comprendre son histoire. Il raconta que Dag avait plongé tête baissée au coeur de ce danger impalpable pour sauver un homme du nom d'Artin, ce qui lui ressemblait bien. Dag avait alors été aspiré par la stase, l'incantation ou quoi que ç'ait pû être. Personne n'avait réussi à le sortir de sa transe depuis trois jours. Faon cessa alors de se débattre, et Saun lui libéra les poignets en la toisant d'un regard sévère ; elle les frotta, renfrognée. — Mais je ne suis pas une Marcheuse du Lac, je suis une fermière, protesta-t-elle. Cela ne marchera peut-être pas sur moi. — Mari a dit qu'on n'essaierait rien de plus, répondit Saun d'un ton lugubre. Cela nous a déjà coûté trois patrouilleurs, en plus du capitaine. — Mais si vous ne... Si vous n'essayez pas de faire bouger les choses, comment voulez-vous changer quoi que ce soit? Elle se rassit sur ses talons, les lèvres serrées. D'accord : observe d'abord, essaie quelque chose ensuite. La respiration de Dag semblait vouloir rester régulière, de toute façon. Pendant ce temps, Mari avait conduit Hoharie et Othan devant les trous de vase, avant de retraverser le boqueteau pour examiner les autres captifs. Alors qu'ils approchaient et s'agenouillaient de l'autre côté de Dag, Mari finissait tout juste de délivrer ce qui était selon Faon un récit bien plus cohérent que celui de Saun. À l'annonce de l'adaptation que le capitaine avait effectuée sur le coeur défaillant d'Artin, la guérisseuse laissa échapper un léger sifflement d'admiration. Faon trouva plus terrifiante encore la description de l'étrange Désolation stigmatisant l'essence de Dag depuis son combat contre l'être malfaisant. — Hum. (Hoharie frotta son visage rubicond et essuya la boue qui lui couvrait le visage d'un revers de main moite avant de regarder autour d'elle.) Pour l'amour de la raison, Mari, pourquoi m'as-tu fait venir ici ? Tu commences par me supplier de rompre cette satanée stase, et la seconde suivante tu m'interdis d'ouvrir mon InnéSens pour que je l'examine. Il faudrait savoir ce que tu veux. — Si Dag a essayé de pénétrer cette chose et n'est pas parvenu à en sortir, je sais que j'en serais moi-même incapable. Je ne sais pas de quoi tu es capable. J'espérais que tu connaîtrais d'autres ruses, Hoharie. (Elle se tut un instant.) J'essaie de démêler ce noeud depuis des jours maintenant, et ça m'a presque rendue folle. Je commence à me demander quand viendra le moment de compter nos pertes. Le problème, c'est que... tous les couteaux dédiés de ces compagnons ont disparu au moment où l'être malfaisant les a faits prisonniers. Sur les neuf personnes touchées, seule Bryn possède un couteau non préparé. C'est une bien maigre consolation, à ce prix-là. De plus, je ne suis pas vraiment sûre de savoir ce qu'il arriverait à une personne en transe – ou à son couteau, ou aux autres – si elle tentait de partager. Nous n'avons pas été gâtés avec ces marionnettes de vase, c'est certain. Appuyé les bras croisés contre le tronc nu du frêne, Saun fit une grimace en assentiment. Faon sentit son estomac frémir comme si elle avait finalement saisi ce dont la patrouilleuse parlait. Elle s'imagina Mari, Saun ou Hoharie – probablement Mari, puisque la jeune femme considérait cette tâche comme le devoir d'un chef – manipuler ces couteaux en os et les plonger méthodiquement dans le coeur de ses camarades, passant d'une couche à l'autre... Non, pas Dag ! Faon effleura le couteau dissimulé sous sa chemise, subitement soulagée que l'accident survenu à Forgeverre empêche au moins cette effroyable possibilité. Hoharie fronçait les sourcils, plus sûrement de chagrin que de dissentiment, d'après elle. — Je dois dire, reprit Mari, que tous ces gens ont retrouvé une énergie nouvelle au moment où Dag s'est fait aspirer par la stase. Mais cela n'a pas duré très longtemps. Les plus faibles sont de nouveau dans un état critique. Si nous devions plonger un nouveau patrouilleur dans ce cercle mortel tous les trois jours, je ne sais pas combien de temps nous pourrions les maintenir en vie... Et le problème ne ferait que prendre de l'ampleur, évidemment. Note bien que je ne me porte pas volontaire. Et je ne te désigne pas non plus, alors ne va pas te faire des idées. Hoharie se gratta la base de la nuque. — Il va bien falloir que j'aie des idées, de toute façon. Mais je ne tenterai rien ce soir. La fatigue obscurcit le jugement. Mari acquiesça, et lui indiqua l'emplacement du camp à l'abri de la Désolation, à l'est, au sein duquel toutes les personnes n'assistant pas les ensorcelés se retiraient visiblement pour dormir. Quand elle eut fini, Faon lui désigna Dag et déclara : — Mari... Est-il vrai que je ne peux pas le toucher ? — Nous n'en sommes pas sûrs. Nous pourrions regretter de le découvrir. Ou pas, pensa Faon. — Je n'ai pas fait tout ce chemin pour rien. — Nous t'avions pourtant dit de rester chez toi, mon enfant. Tu ne feras guère que pleurer, ici, lui dit Hoharie d'un ton de compassion lasse. — Et te mettre dans nos pattes, murmurant Othan de façon presque inaudible. — Mais je le sens toujours! Hoharie n'avait pas l'air très optimiste, mais elle se redressa sur ses genoux et tendit la main au-dessus de Dag pour examiner malgré tout le bras gauche de Faon. — As-tu ressenti une quelconque évolution dernièrement ? — Plus je me rapproche de Dag, plus la douleur est intense, mais elle n'est pas moins obscure, admit la jeune femme. Quelle ironie... Dag m'a fait ce cadeau pour me rassurer et, au lieu de cela, je suis dans tous mes états. — Cette sensation provient-elle de toi seule, ou de lui ? — Je ne saurais le dire. — Hum. (Hoharie lui lâcha le bras et se rassit sur ses talons.) Cela ne nous avance pas plus... pour le moment. Elle se remit debout dans un grognement de douleur, et tous les autres l'imitèrent. Consternée, Faon tendit ses paumes ouvertes vers Mari. — Je dois bien pouvoir être utile à quelque chose ! La patrouilleuse la dévisagea et émit un soupir, lequel se voulait au moins compréhensif. — Il y a des draps et des chiffons à laver. Faon serra les poings. — Je peux m'en occuper, sans problème. Parfait : cette tâche lui permettrait de rester dans le bocage, et non d'être exilée à plus de deux kilomètres. — Oh, voilà une mission importante. Tu as fait tout ce chemin pour faire la lessive, fermière, glissa Othan, lequel ne vit pas le regard glacial que les Marcheuses du Lac lui lancèrent. Faon devina sans peine qui s'était chargé de cette corvée jusqu'à maintenant. Mari déclara avec plus de fermeté : — Il n'y en a pas énormément. Comme il est très difficile d'alimenter ces gens, pas grand-chose n'en sort. En tout cas, tu ne feras rien ce soir, Faon. Tu as l'air fourbue. La jeune femme le reconnut d'un petit signe de tête. Lorsque tous les détails furent réglés, les deux patrouilleurs menèrent les chevaux du groupe – y compris Grâce – au camp à l'est. Faon réussit néanmoins à conserver sac de couchage et sacoche afin de rester près de Dag dans le boqueteau. Cela la rendait à moitié folle de ne pas avoir la permission de le toucher, mais elle s'appliqua à trouver autre chose pour s'occuper, aidant les nourricières expérimentées à l'entretien du feu ainsi qu'à la préparation des marmites de bouillon et de bouillie. Hoharie entreprit un second examen plus minutieux des corps silencieux et immobiles, le visage marqué d'une frustration extrême. — Je ne vaux pas mieux qu'un rebouteux fermier, l'entendit Faon marmonner pendant qu'elle inspectait Dag. Ils s'en sortiraient peut-être tous beaucoup mieux si on en avait un avec nous, pensa la jeune femme avec amertume. Les rebouteux fermiers, tout comme les sages-femmes, travaillaient essentiellement à l'instinct, à partir de demi-indices. Ils devenaient souvent bons à cet exercice, avec le temps. * * * Dès qu'elle put se lever et bouger, le matin suivant, Faon s'attaqua au linge sale avec résolution. Ce travail malmenait au moins des muscles différents de ceux bien trop sollicités au cours des trois jours précédents. Son pantalon de cavalière remonté au-dessus des genoux, elle vagabonda dans l'eau froide du marais en traînant derrière elle un radeau de fortune fabriqué à l'aide de branches mortes attachées ensemble, lequel supportait les couvertures souillées et les chiffons. L'eau lui paraissait étrangement claire et inodore pour un marécage, mais idéale pour laver des vêtements. L'emplacement était tel qu'elle pouvait à la fois surveiller la grande ombre bosselée de Dag sous le frêne et voir les silhouettes des assistants à l'essence fermée déambuler dans le bocage. À sa grande surprise, l'un des Marcheurs du Lac (pas un patrouilleur, mais l'un des survivants du village dévasté en contrebas de la rive) s'approcha et se joignit à elle, frottant et grattant le linge en silence à ses côtés. — Vous êtes l'épouse fermière de Dag Aile Rouge, lui dit-il seulement. Ce n'était pas une question mais une déclaration; Faon ne put qu'acquiescer. Les traits tirés et l'étrange regard absent de l'homme l'intimidèrent au point qu'elle n'osait pas lui parler, même si elle murmurait « merci » chaque fois qu'il lui tendait des chiffons. Il se chargea ensuite de la plus éprouvante corvée de traîner les tissus trempés et pesants jusqu'aux arbres désolés et, comme il était bien plus grand qu'elle, de les suspendre sur les branches nues après qu'elle les eut essorés. Les seuls autres mots qu'il prononça (de façon assez soudaine) au moment de partir furent: « Artin le forgeron est mon père, voyez-vous. » Hoharie tournait en rond dans le boqueteau, battant des paupières, vagabondait un moment au loin et regardait dans le vague, ou s'asseyait sur une souche et dessinait des lignes informes sur le sol avec un bâton, le visage renfrogné. Elle s'attela méthodiquement à une variété d'actions plus déconcertantes : réveiller les dormeurs en hurlant, les frapper, les piquer avec une aiguille ou secouer les hommes de vase à moitié formés dans leurs trous. Mari et Saun eurent toutes les peines du monde à la dissuader d'en tuer un autre pour voir ce qui se passerait. Toute rouge après tant d'efforts inutiles, elle vint s'asseoir en tailleur auprès du sac de couchage de Dag, la mine plus sombre encore. Faon s'assit face à elle en grignotant une tranche d'implantine crue. Elle regrettait de ne pouvoir nourrir son patrouilleur – reconnaîtrait-il le parfum familier d'une authentique implantine du lac Hickory? Malheureusement, même si elle avait eu la permission de le toucher, il n'aurait rien pu mâcher – il parvenait déjà à peine à avaler de l'eau. Elle envisagea de cuire une portion de la racine et de la réduire en bouillie, aussi dégoûtant que cela pouvait paraître. — Qu'est-ce que vous en pensez ? demanda-t-elle doucement à Hoharie. L'intéressée secoua la tête. — Cela n'est pas une version hypertrophiée d'une stase unissant deux amants. Un morceau de l'être malfaisant y est certainement encore mêlé. Cela ne peut être qu'une sorte de consolidation élaborée, si elle a survécu à la mort de son créateur; mais de là à savoir de quoi elle se nourrit, c'est un mystère. Bon, pas tant que ça: il ne peut s'agir que d'essence, que ce soit celle des hommes de vase, de ces gens ou des deux groupes réunis. Celle des nôtres, très probablement. — Comme... comme une tique, ou un ver solitaire? Constitué d'essence? ajouta Faon afin de montrer que le sujet ne la déroutait pas. Hoharie lui fit un geste vague qui semblait autoriser la comparaison sans pour autant l'approuver totalement. — Il ne peut s'agir que d'une essence modifiée. Modifiée par un être malfaisant. Elle pourrait être – et elle l'est très certainement – assez complexe. Je n'arrive toujours pas à comprendre comment elle peut être si fermement ancrée. La véritable question est de savoir combien de temps elle peut tenir. Sera-t-elle absorbée comme un renforcement guérisseur ? Dans cette hypothèse, qu'en résultera-t-il, la vitalité ou la mort ? Cette transe paralysante est-elle la seule responsable de l'affaiblissement de ces gens, ou y aurait-il autre chose en eux qui les rongerait à petit feu ? Consciente du léger souffle de panique de Faon, Hoharie leva les yeux. Elle passa de Dag à la jeune femme avant de murmurer : — Oh, pardon. Je parle toute seule, j'en ai bien peur. — Ce n'est pas grave. Je veux tout savoir, de toute façon. — Moi aussi, ma petite, soupira la Marcheuse du Lac. Elle se leva et repartit errer plus loin. Comme Saun était retourné dormir au camp à l'est après une nuit de garde, ce fut au tour d'Othan de donner le bouillon à Dag à midi. Faon l'épia d'un regard envieux et critique tandis qu'il redressait la tête du capitaine sur ses genoux, grimaçant à chaque claquement de dents sur la cuiller en métal, à chaque bruit d'étouffement ou à chaque traînée de liquide sur le menton du patrouilleur. Dag ne portait pas une barbe de trois jours, c'était déjà ça; Saun l'avait rasé ce matin même. Faon s'était interrogée quant à l'utilité de la manoeuvre, puisque Dag ne sentait pas la différence – cela lui donnait néanmoins l'air moins malade. Ainsi, le geste était certainement plus utile pour les personnes qui le regardaient avec anxiété que pour lui. Elle avait, malgré tout, gratifié Saun d'un sourire reconnaissant. Othan, pour sa part, accomplissait son devoir tout en la toisant d'un regard noir. — Quoi ? lui demanda-t-elle enfin. — Ta présence me gêne. Tu ne peux pas aller faire un tour ? Quelques centaines de mètres devraient suffire. — J'ai tous les droits de rester. Dag est mon époux. — Cela n'a pas encore été décidé. Faon toucha sa cordelette de mariage. — Dag et moi en avons décidé ainsi. Depuis un bon moment déjà. — Ce n'est pas si simple, et tu le sauras bien assez tôt, fermière. Othan fourra la dernière cuillerée de bouillon dans la bouche de son patient, dont la gorge bougea tout juste assez pour laisser descendre le liquide. Il reposa doucement la tête de Dag sur la couverture pliée qui faisait tant bien que mal office d'oreiller. Faon envisagea de ramasser des herbes sèches afin de l'en garnir un peu plus tard. Othan reprit: — C'était un bon patrouilleur. Selon Hoharie, il pourrait même être plus que ça. Les gens disent que tu l'as ensorcelé et détourné de ses responsabilités, et que tu ruineras son existence, si le conseil du camp n'arrange pas les choses. Faon se redressa, indignée. — Les gens disent cela ? Qu'ils viennent donc me le dire en face, s'ils ne sont pas lâches. De toute façon, je pense que nous nous sommes ensorcelés l'un l'autre. — Mon oncle patrouilleur l'a dit, et il n'est pas lâche ! Faon grinça des dents tandis qu'Othan – Othan, dont l'essence était si bien fermée et protégée – repoussa une mèche de cheveux trempée de sueur du front de Dag. Comment osait-il faire comme si Dag lui appartenait, juste parce qu'il était né Marcheur du Lac et elle non ! Ce... ce stupide garçon n'était qu'un apprenti inexpérimenté et pas plus âgé qu'elle. Plus jeune, même, certainement. Elle réprima le désir de lui rabattre le caquet, et réalisa subitement que cet acte pourrait tout à fait conduire au genre de commérages contre lesquels Dag avait pris tant de soin de la préserver. Qui plus est, cela n'était qu'un semblant de dispute. Qu'est-ce que Dag lui avait dit à ce sujet lorsqu'ils se trouvaient encore au camp du lac Hickory ? Elle se souvint du jour où il avait réduit cette pauvre implantine en miettes avec son arc et les flèches qu'elle venait de fabriquer. Son esprit tourbillonnant s'immobilisa. — Je suis loin d'égaler vos êtres malfaisants, en termes de ruine, dit-elle. — Ce ne sont pas nos êtres malfaisants. Faon sourit avec ironie. — Bien sûr que si. (Elle ajouta, après un instant d'agacement :) Et inutile de parler de Dag au passé, à moins tu aies voulu dire qu'il était un patrouilleur et qu'il est à présent un très bon capitaine ! À en croire Dirla, sa compagnie a traversé cet affreux être malfaisant de l'Arbre-pluie comme un couteau traverse le beurre. Et pourtant, il est marié à une fermière ! — Et pourtant, oui ! grogna Othan. Faon essaya de maîtriser ses nerfs en pelote en voyant Mari et Hoharie approcher. Othan se remit debout, cessant de toiser Faon pour regarder son maître avec empressement. Hoharie avait la mine sombre, et Mari plus sombre encore. — Lequel, alors ? fit Mari. — Dag, répondit Hoharie. J'ai assez travaillé son essence pour qu'elle me soit familière, sans compter qu'il est le dernier à être tombé dans cette transe. Cela pourrait faire une différence, sait-on jamais. Othan, tu es là, bien, continua-t-elle sans interruption. Je vais pénétrer cette stase, et je veux que tu me serves de point d'ancrage. Othan avait l'air alarmé. — En êtes-vous bien sûre, Hoharie? — Non, mais j'ai épuisé toutes mes autres possibilités. Je ne me défilerai pas devant celle-là. — Non, bien sûr, tu me laisses ce sale boulot sur les bras, marmonna Mari, irritée. La guérisseuse haussa sèchement les épaules d'une façon qui indiquait qu'un long désaccord avait finalement débouché sur un consentement. Elle continua : — Je vais créer un lien entre toi et moi, Othan, puis essayer d'avoir un aperçu de cette stase avant de ressortir. Si je ne parviens pas à me dégager, tu devras te défaire immédiatement de moi et ne pas tenter de me suivre là-dedans, tu m'entends ? Elle toisa sévèrement son apprenti pendant quelques secondes. Othan déglutit et opina du chef Faon s'accroupit dans le tapis d'herbes et de feuilles mortes de l'autre côté de Dag, entourant ses genoux de ses bras et essayant de se faire toute petite de façon à ne pas se faire remarquer et donc risquer de se faire congédier. Hoharie demeura un instant silencieuse, puis déclara : — Mon couteau est dans ma sacoche, Mari, si jamais on doit en arriver là. — Quand devrait-on en arriver là, Hoharie ? Ne me laisse pas le fardeau de cette décision-là en plus. — Lorsque les plus faibles commenceront à mourir, je pense que cela oppressera d'autant plus les autres. Cela sera ainsi plus rapide vers la fin. La pauvre femme morte avant l'arrivée de la patrouille de Dag nous a prouvé que de tels décès ne brisent pas la stase; pour autant quel'on sache, elle pourrait s'en trouver plus dense. Tu pourras commencer à partager dès le second trépas. À toi de voir ce qui se passera ensuite et de décider en conséquence. (Elle ajouta après un moment :) Tu commenceras par moi, bien sûr. — Ce sera à moi d'en convenir, lui dit Mari, distante. Les lèvres d'Hoharie s'amincirent. — Hum. — Je te déconseille de faire ça. — Et je t'ai entendue. À l'évidence non, puisque la guérisseuse s'assit en tailleur au niveau de la tête de Dag, faisant signe à Othan de prendre place auprès d'elle. Il se mit à genoux. Elle se redressa et ferma les paupières quelques secondes, pour se concentrer, manifestement. Elle prit la main droite d'Othan dans la sienne ; s'ensuivit apparemment un moment consacré à des ajustements d'essences invisibles aux yeux de Faon. Sans hésiter plus longtemps, Hoharie tendit la main droite et toucha le front de Dag. Faon crut le voir grimacer dans sa transe, mais il était difficile d'en être sûr. Les yeux d'Hoharie s'ouvrirent alors en grand; elle retira brutalement sa main de celle d'Othan et le poussa en arrière d'un coup de paume dans la poitrine. Les prunelles révulsées et le visage vierge de toute couleur ou expression, elle s'effondra sur Dag. L'apprenti se remit debout dans un gémissement contenu et plongea à sa rencontre. Mari jura et l'attrapa par le col, emprisonnant de ses bras les mains et le torse du garçon. — Non ! lui hurla-t-elle à l'oreille. Obéis à ton maître ! Ferme ton essence ! Ferme-la, maudit garnement ! Othan se débattit brièvement puis s'effondra sous l'emprise de la patrouilleuse dans un gargouillis de désespoir. — Et de dix, pesta Mari. Ça suffit, il n'y en aura pas plus. Je ne te laisserai pas être le onzième, tu m'entends ? lui dit-elle en le secouant. L'apprenti acquiesça mécaniquement, et elle le relâcha. Il s'appuya sur les mains, contemplant son mentor inconscient d'un air horrifié. — As-tu ressenti quoi que ce soit ? l'interrogea Mari. Il remua la tête. — Je... rien d'utile, je le crains. J'ai vraiment eu l'impression que quelque chose attirait son essence loin de moi, dans la pénombre... ! (Il tourna son visage déconfit vers la chef de patrouille.) Je ne l'ai pas lâchée, Mari, je vous le jure ! Elle m'a poussé ! — J'ai vu, mon garçon, soupira-t-elle. Tu as fait de ton mieux. (Elle se releva lentement, écartant les jambes et posant les mains sur ses hanches pour observer les deux ensorcelés étendus par terre.) Nous allons l'allonger près des autres. Elle est avec eux maintenant; peut-être pourra-t-elle mieux agir de l'intérieur. Si ce sortilège faiblissait avec le temps, le saurions-nous ? Au pire, son sacrifice nous aura peut-être permis de gagner trois jours. (Sa voix se réduisit à un murmure rauque.) Mais je ne veux pas gagner du temps. Je veux juste en finir avec tout ça. * * * Le sac de couchage d'Hoharie fut disposé sous le frêne près de celui de Dag. Othan s'assit en tailleur au chevet de son maître pour veiller sur elle ou se lamenter; du côté opposé, Faon adoptait le même comportement vis-à-vis de son patrouilleur. Ils ne se regardèrent pas beaucoup. À l'approche du coucher du soleil, Mari vint s'asseoir entre les deux couches. — Je vous retiens, tous les deux, lança-t-elle au duo inconscient. Me laisser tout ça sur les bras. C'est le devoir d'un capitaine de compagnie d'arranger les choses, pas celui d'un chef de patrouille. Ce n'est pas juste de te défiler, mon garçon. Elle releva le nez et croisa le regard d'une Faon étendue sur le flanc près de Dag. La jeune femme se redressa et l'observa d'un oeil intrigué. — Bryn – Mari désigna du pouce la rangée de dormeuses allongées derrière elle sous un auvent – aura vingt-deux ans la semaine prochaine. Si elle survit à celle-là. Elle est jeune. Elle possède une bonne portée d'InnéSens. Elle pourrait grandir et enfanter tout un tas de petits Marcheurs du Lac. Je connais Hoharie depuis plus longtemps. Un guérisseur possède de grandes compétences. Elle pourrait encore sauver la vie d'une dizaine de filles comme Bryn. Comment vais-je bien parvenir à faire un choix ? C'est une sacrée responsabilité. Peut-être, soupira-t-elle, que cela ne fera aucune différence en fin de compte. Je ne sais vraiment plus quoi espérer, à présent. Ah ! Ne fais pas attention à mes divagations, ma petite, continua Mari alors que Faon la fixait d'un air plus perplexe encore. Je crois que je me fais vieille. Je vais dormir à l'abri de cette Désolation cette nuit. Elle aspire aussi bien ta force physique que tes facultés intellectuelles. Du désespoir et de la mort, rien de plus. Tu finis par entrer dans l'ambiance. (Elle se remit debout tant bien que mal et adressa un dernier regard morne à Faon au-delà du corps prostré de Dag.) Je sais que tu ne peux ressentir la Désolation directement, mais elle agit également sur toi. Tu devrais aussi te reposer un peu hors de ce terrain mortel. Faon secoua la tête. — Je veux rester ici. Auprès de Dag. Pour tout le temps qu'il nous reste. Mari haussa les épaules. — À ta guise. Elle s'éloigna dans la fraîcheur grandissante du crépuscule. * * * Lorsque Faon se réveilla, la lumière de la lune filtrait à travers les branches nues du frêne. Elle demeura un instant allongée dans son sac de couchage à tenter de se remémorer ses rêves, à la recherche d'un détail utile et prophétique. Dans les ballades, les gens faisaient souvent des rêves qui leur disaient quoi faire; ils étaient alors censés suivre à la lettre les instructions données, faute de quoi ils encouraient plusieurs strophes de chagrin. Elle ne se souvenait toutefois de rien. Même dans le cas contraire, elle doutait fortement du pouvoir révélateur des songes. Les songes de fermiers. Si elle était née Marcheuse du Lac, peut-être... elle jeta un regard mauvais à Othan, endormi et ronflant doucement de l'autre côté d'Hoharie. Si quelqu'un devait avoir une vision étrange et utile, cela serait probablement lui, maudit soit-il. Non, pas de « maudit soit-il ». Ce n'était pas juste. À contrecoeur, elle lui reconnut un certain courage : il en avait fait preuve cet après-midi. De plus, Hoharie ne lui aurait pas offert le privilège de la seconder dans cette mission s'il n'avait pas eu un potentiel certain. Faon aurait juste préféré le savoir complètement stupide, et pas seulement au sujet des fermiers. Il n'aurait de cette façon pas été en mesure de la faire autant douter d'elle-même. Elle poussa un soupir et se leva pour se diriger lentement vers les latrines situées à l'extrémité du bosquet. À son retour, elle s'assit sur sa couverture et examina Dag. Le clair de lune moucheté donnait à son visage immobile une inquiétante pâleur cadavérique. Le scintillement nuit noire de ses yeux rieurs l'aurait entièrement éclipsée, mais ils demeuraient enfoncés et fermés. Il pourrait mourir, pensa-t-elle, sans qu'elle puisse revoir leur vif doré de lumière diurne. Elle ravala l'effroi qui lui nouait la gorge. La laisseraient-ils le toucher après sa mort ? je pourrais le toucher maintenant. Elle ne pouvait néanmoins guère lui apporter plus que ce que d'autres lui avaient donné avec plus de sécurité. Repose-toi là-dessus, dans ce cas. Une consolidation d'essence élaborée. Elle retourna l'expression dans son esprit comme si elle la goûtait. Cela avait une signification bien spécifique pour Hoharie, et sans nul doute pour Dag et Mari. Et Othan. Une consolidation se repliant sur elle-même, laquelle ne se fondait pas progressivement dans son nouveau propriétaire ? Elle se frotta le bras, et se demanda si le renforcement que Dag avait effectué sur elle était élaboré ou non. Si elle suivait la théorie d'Hoharie, l'élaboration proprement dite était — semblait-il — un fragment de l'être malfaisant, tout comme la sienne était un fragment de Dag. Elle se remémora la créature de Forgeverre. Dag et elle avaient été bien heureux de l'anéantir avant que le monstre ait eu le temps de développer de tels pouvoirs. Elle baissa les sourcils. Hoharie avait-elle déjà vu un être malfaisant d'aussi près qu'elle ? Les artisans paraissaient pour la plupart rester au camp. Alors peut-être bien que non. Les couteaux du partage étaient peut-être compliqués à concevoir, mais ils étaient simples d'utilisation puisqu'une petite fermière en avait été capable — elle. Elle souriait maintenant en se rappelant le cri rauque de Dag: «La pointe d'abord !» Ses pensées churent comme des gouttes d'eau en cascade dans une mare stagnante. Les couteaux du partage tuent les êtres malfaisants. Il reste un morceau d'être malfaisant coincé en Dag, Artin, ainsi que tous ces gens. Peut-être ne faudrait-il qu'une petite dose de SombrEssence supplémentaire pour terminer le travail. ... je possède un couteau du partage. Elle reprit son souffle, tremblante. Elle ne pouvait pas envisager une possibilité à laquelle Dag, Mari ou Hoharie n'auraient pas pensé, une solution qu'ils auraient de toute façon écartée pour quelque bonne raison dont Faon ne pouvait tout simplement pas avoir connaissance en sa qualité d'ingénue. Mais était-ce bien le cas... ? Un flux important d'émotions et d'habitudes de Marcheurs du Lac était retenu dans les couteaux du partage. Sacrificiel à tout point de vue, sacré. Cela n'était pas le genre d'objet que l'on pouvait manipuler avec désinvolture. Elle se pencha sur Dag, complètement réveillée à présent. Elle n'était pas obligée de le plonger dans le coeur, n'est-ce pas? Cette manoeuvre était nécessaire dans le seul cas de couteaux non préparés, pour la collecte de la dose de SombrEssence. N'importe quelle partie d'un corps à l'essence travaillée par un être malfaisant conviendrait pour recueillir la mort. Si elle avait poignardé le monstre de Forgeverre dans le pied, le résultat aurait été tout aussi étourdissant. Où pouvaient donc se trouver les fragments d'être malfaisant logés au sein de ces Marcheurs du Lac en transe ? Concentrés ou diffus, ils devaient certainement être liés : toucher l'un de ces fragments déclenchait irrésistiblement le même piège. Dar lui avait dit que son couteau du partage avait une valeur et un pouvoir discutable. Aucune affinité. Mais c'est bien le seul auquel je peux prétendre. Elle posa les yeux sur Dag. Et il est le seul auquel je peux prétendre. Alors. .. Prestement, elle se leva avant que ses nerfs lâchent et, soucieuse de ne pas lui effleurer la peau, baissa délicatement la couverture. Elle l'abaissa sur son torse aux côtes saillantes, son pagne trop ample et ses grandes jambes, la laissant retomber en plis à ses pieds. Son corps n'était qu'ombres sculptées sous la lune, trop mince. Elle croyait avoir commencé à lui faire prendre du poids, mais elle avait vu tous ses efforts réduits à néant ces dernières semaines : d'abord un rationnement inflexible, et maintenant cela... Pas le coeur, ni les yeux — beurk! —, ni le ventre. Si l'on souhaitait infliger une blessure bénigne, on se retrouvait très vite limité aux bras et aux jambes, en évitant soigneusement les endroits où couraient les veines et les nerfs principaux. Frapper sous le bras ne serait pas une bonne initiative, elle en était presque sûre ; même constat pour l'arrière du genou ou l'intérieur de la cuisse. Mieux valait viser l'extérieur de la cuisse, ou la partie haute du bras, juste en dessous de l'épaule. Les muscles striés des bras de Dag n'avaient pas l'air très épais en regard de la longueur de la lame en os suspendue à son cou. Ce serait donc la cuisse. Elle s'accroupit. Si Hoharie avait été consciente, Faon aurait pu lui demander. Mais elle aurait alors encore attendu que l'experte Marcheur du Lac trouve une solution, et n'aurait certainement pas eu cette idée désespérée. La guérisseuse était prisonnière de la stase comme les autres à présent, ce qui faisait d'Othan le responsable des opérations. Faon ne lui aurait pas demandé un verre d'eau en pleine sécheresse, et ne se serait pas attendue à s'en voir offrir un si elle le lui avait demandé. Pourtant... Vais-je de nouveau me montrer stupide ? Réfléchis bien. Cela pourrait n'avoir aucun effet, auquel cas elle devrait nettoyer le sang maculant son couteau et expliquer au lendemain la raison du trou béant dans son époux. En envisageant cette hypothèse, elle se faufila jusqu'à sa sacoche et en retira l'un de ses chiffons de rechange (rembourré de duvet de jonc) ainsi qu'un morceau de corde. De quoi faire un bon bandage. Et si elle obtenait le résultat escompté ? Et s'il se passait quelque chose de terrible ? De toute façon, quelque chose de terrible allait arriver, tôt ou tard. Elle ne pouvait pas aggraver les choses. Allons-y, alors. Elle disposa le pansement de fortune à terre, tira la pochette de son cou et la lame pâle de son étui. Ce petit contretemps avait sapé son courage. Elle resta accroupie un moment auprès de la hanche gauche de Dag, essayant de le rassembler de nouveau. Elle aurait voulu faire une prière, mais les dieux, à ce qu'on lui avait dit, étaient absents. Elle ne pouvait plus se fier qu'à son propre jugement, à présent. Elle ravala un gémissement. Dag dit que tu es intelligente. Si tu n'as pas confiance en toi, aie donc confiance en lui. La pointe d'abord. N'importe où. Elle leva le bras, visa soigneusement ce qu'elle espérait être du muscle bien épais, puis plongea le couteau en os dans la chair jusqu'à ce que la pointe vienne effleurer l'os même de Dag. Tout cela, sans jamais le toucher. Le patrouilleur grogna et remua dans son sommeil. Elle écarta vivement sa main tremblante du manche de l'arme, qui émergeait maintenant de sa cuisse longiligne, indigo et ivoire sous l'argent de la lune. Elle entendit Othan crier derrière elle : — Mais qu'est-ce que tu fais, tu es devenue folle, fermière ? Il se lança en avant pour lui saisir les épaules et la tira sans ménagement loin de Dag. Elle eut toutefois le temps de voir le bras gauche de son époux jaillir de son sac de couchage, comme si sa main invisible agrippait à présent le manche du couteau du partage, et d'entendre le craquement ténu et familier d'une lame en os qui se brise. Chapitre 15 Il avait flotté au coeur d'une brume grise atemporelle de plus en plus dense. Cela ne lui avait semblé que justice de voir la peur, la douleur et le manque s'évanouir par la même occasion. Quelque chose de chaud et lumineux avait alors troublé sa perception voilée de façon assez inexplicable, comme si l'étoile du berger s'était défaite de l'étreinte des cieux pour s'aventurer trop près de lui par une naïve, étincelante et fatale curiosité. Ne tombe pas, non... éloigne-toi, Étincelle ! Le désir et l'horreur l'éprouvèrent, puisque cette joie cesserait d'être sitôt la main posée dessus. Est-ce donc mon destin que d'anéantir tous ceux que j'aime ? Malgré tout, l'étoile flamboyante ne le toucha pas. Plus tard, un éclair de force nouvelle le parcourut, et il fut de nouveau capable de penser logiquement pendant un court laps de temps. D'autres lumières s'étaient retrouvées captives de cette prison, et il les connaissait bien... Il reconnut l'intensité de l'essence d'Hoharie et sa vigueur toujours déconcertante — étrange de voir une telle source de puissance circuler dans un corps si frêle. Mais l'espoir que cette présence aurait dû susciter tomba en cendres au moment où il découvrit la colère, l'effroi et la frustration que ce même corps abritait. J'étais persuadé que tu trouverais la solution de cette énigme de l'extérieur, moi je n'ai pas pu... De nous deux, je suis l'aveugle, je n'ai pas eu d'autre choix que de regarder de plus près pour comprendre. La réponse lui parvint dans un gémissement. Je devais regarder pour être sûre... Je devais en être certaine... oh, Dag, je suis vraiment navrée... et la brume d'estomper de nouveau le monde sous un rideau de grief muet. Il se hâta de faire l'inspection de ses troupes au cours de ce bref moment de répit volé, comptant ses patrouilleurs comme tout bon capitaine de compagnie. Artin vivait toujours, oui, même si sa vie ne tenait plus qu'à un fil: son essence avait tellement été drainée qu'elle en était transparente aux extrémités. Bryn et Ornig ; Mallora ; les artisans du Marécage de l'Os. Et maintenant Hoharie. Il n'oublia pas de se compter également. Dix personnes, condamnées. Il avait encore conduit ceux qui lui faisaient confiance dans l'obscurité la plus profonde. Au moins, je ne peux pas les abandonner, cette fois. Encore plus d'intemporalité. De petites bouches grises l'aspiraient. L'étoile de feu s'approcha trop près de nouveau, et il huma sa peur comme un voile glacé. Mais l'étincelle des cieux portait quelque chose, un écho familier et quasi imperceptible; la lueur immaculée de la première et la musique muette du second s'entrelaçaient. Leurs beautés fusionnées le submergèrent. C'est certainement la magie de tout un monde; le travail de l'essence d'un Marcheur du Lac n'est rien en comparaison. A ce moment précis, la musique et la douleur le transpercèrent. Il ressentait le moindre détail du tourbillon d'essence qui lui avait perforé la cuisse : l'os de Kaunéo, son propre sang, le vaisseau de SombrEssence élaboré et modelé — présent du fabricant de couteaux de Luthlia. La mort de la fille d'Étincelle, une mort sans naissance, auto-conception et autodissolution entremêlées dans leurs formes les plus pures. Trop pures. Elle restait prisonnière de sa propre élaboration, vierge de toute notion de désir, de mouvement ou de temps. Elle n'a pas d'affinité semblait une déclaration trop plate pour résumer sa distante immobilité. Libre de toute attache. Libre de toute souffrance. L'abondance est une bénédiction. Je peux partager la souffrance. Planant comme jamais, il souleva son bras à l'aide de son essence, et sa main fantôme — de l'essence pure, souillée par la Désolation et les éclaboussures de l'être malfaisant — se saisit du manche et de l'essence du manche. Son propre vieux sang lui permit de participer à ce partage; il laissa son essence noircie retracer son ancien chemin, desséché à présent; une fois retrouvé, il ne le lâcha plus. Il se souvint alors de la nuit où Faon lui avait tressé sa cordelette de mariage avec ses doigts en sang, attirant de cette façon son essence de fermière à l'intérieur du bracelet. Il se souvint également de ses yeux grands ouverts et de la proposition inconsciente qu'elle lui avait faite plus tard, au cours d'une autre nuit de tressage d'essence. Tu as besoin de sang ? Comme si elle se serait joyeusement ouvert les veines pour lui verser tout ce fluide vital entre les mains, sans en garder une goutte pour elle. Comme elle le fait maintenant. Ne gaspille pas son cadeau, vieux patrouilleur. Son toucher noirci lui semblait une violation, mais il roula l'essence mortelle entre ses doigts fantômes tout comme Faon filait son fil. Quelque part au fond de lui, il sourit à imaginer la voix outragée de Dar : « Tu as utilisé une technique de conception de cordelette de mariage sur un couteau du partage ?» La trame se démêla, lui cédant son lourd fardeau dans le creux de la main. L'os de Kaunéo craqua avec allégresse, un son caché par un autre son qu'il ne pouvait pas entendre mais percevoir avec son InnéSens ; il sut à cet instant que la théorie de Dar au sujet de l'entrée de la mort de l'enfant de la fermière dans son couteau était complètement erronée, mais il n'avait pas le temps d'étudier la question. La SombrEssence dans sa main ne l'attendrait pas. À l'intérieur de la main, pas sur la paume ; les deux étaient aussi inextricablement liés que deux fibres tressées en un fil solide. Affinité. Il referma enfin les doigts sur la création obscure de l'être malfaisant. Sa main fantôme se tordit, s'étira et fut réduite en pièces tandis que la SombrEssence s'écoulait dans les bouches grises, le long des canaux du drain insatiable, et Dag ulula sans émettre aucun son sous la souffrance causée par ce déchirement. Les taches que l'être malfaisant avait laissées sur son corps furent arrachées de leurs emplacements désolés comme si elles en avaient été délogées sous la traction d'une centaine de chevaux, entaillant son essence avant de sortir de son bras. Le feu éblouissant se répandit, consumant toute la noirceur sur son passage. Les fils de brume gris du tissage de l'être malfaisant s'embrasèrent dans tout le boqueteau, ne laissant derrière eux qu'une toile d'étincelles rougeoyantes flottant un instant dans les airs comme si elle y était suspendue. Au moment d'atteindre les denses et contraignantes essences en formation des hommes de vase, le brasier les fit exploser tels des feux d'artifices rutilants, leurs douloureuses images résiduelles tourbillonnant au coeur de l'InnéSens de Dag de façon aussi écrasante qu'une tornade efface les traces laissées par une rame plongée dans l'eau. Et puis... le silence. Dag ignorait que cette quiétude pouvait se propager autant ; peut-être ne s'agissait-il que de lui. Lorsqu'une pression de longue durée était relâchée, le relâchement en question pouvait lui aussi devenir source de souffrance... Non, il ne s'agissait que de son corps, en réalité. Lorsque son esprit en était tenu à l'écart par cette brume d'essence, il avait pensé que son corps lui manquerait; il n'en était plus convaincu à présent. Sa tête, son cou, son dos, ses bras, ses hanches protestaient tous en choeur, et sa vessie réclamait son attention. Son corps était bruyant, revêche et insistant, mais il cherchait autre chose avant tout. Il ouvrit les yeux lentement, délivrant ses paupières collantes de leur sable en quelques battements de cils. Il observait à présent des branches argentées et nues contre un ciel nocturne suffisamment rincé de clair de lune pour projeter çà et là des ombres entrelacées. De l'autre côté du bocage, des gémissements de surprise et des cris de stupeur se firent entendre. Ces hurlements de crainte se murent rapidement en cris de triomphe. Un spectacle des plus déconcertants s'offrit à ses yeux entre la lumière bleutée de la lune et le flamboiement orangé de bûches récemment ajoutées à un feu voisin. Faon et l'apprenti d'Hoharie, Othan, avaient l'air de danser. Ou de se battre, peut-être. Difficile de savoir. Le garçon respirait fort par le nez; Faon tenait l'un de ses poignets à deux mains et lui tirait le bras vers le sol. Il piétina la terre de ses bottes selon un cercle inégal en essayant de se débarrasser d'elle dans un chapelet de jurons. Dag s'éclaircit la voix et dit doucement (en dépit d'une tonalité aussi plaintive et rouillée que les gonds d'une vieille porte :) — Othan, cesse de peloter ma femme. Si tu cherches une fermière, tu n'as qu'à t'en trouver une autre. Les deux jeunes gens se séparèrent d'un bond, et l'apprenti balbutia : — Monsieur ! Je n'étais pas... Dag ne perçut pas un mot de ce qu'il put lui dire ensuite; Faon venait de se jeter sur lui et l'embrassait maintenant en pleurant de joie. Il trouvait sa propre haleine aussi fétide qu'un vieux nid d'oiseau, mais curieusement cela ne semblait pas la déranger. Son bras gauche, ankylosé, refusait de bouger. Son bras droit était bien trop pesant, mais il parvint à le lever et, après un vacillement incertain, le laissa retomber sur elle, leurs doigts s'entremêlant avec satisfaction. Il ignorait pourquoi Faon était ici, et comment elle était arrivée. Une heureuse coïncidence, certainement. Sa chaleur puissante et vibrante réfutait fortement l'idée d'une hallucination, même s'il n'était pas dans le meilleur état pour en juger. Elle s'arrêta de l'embrasser le temps de hoqueter : — Dag, si tu savais comme je regrette d'avoir dû te poignarder ! Je n'ai pas trouvé d'autre solution. Est-ce que ça fait mal ? — Hum ? (Il était plus engourdi que souffrant, mais une douleur frémissante s'éveillait dans sa cuisse gauche. Il essaya en vain de lever la tête, et remua la jambe à la place. Le manche familier d'un couteau passa dans son champ de vision. Il cligna des yeux, amusé.) Trente centimètres plus haut et j'aurais pu croire que tu étais fâchée contre moi, Étincelle. La jeune femme passa du rire incontrôlé aux larmes. Elles churent, chaudes sur la poitrine du patrouilleur, et ce dernier caressa les épaules tremblantes de son épouse avant de murmurer sans dire un mot. Après un moment, elle déglutit et redressa la tête. — Tu dois me lâcher, maintenant. — Je ne vois pas pourquoi, répondit aimablement Dag. — Nous devons ôter ces fragments d'os de ta jambe. Comme je ne savais pas à quel moment m'arrêter, je crains d'avoir planté la lame entière. — Perfectionniste comme toujours, à ce que je vois. Elle réussit à se défaire de sa faible étreinte et s'échappa, non sans égayer ses larmes d'un sourire : cela ne devait pas être si grave. Il ouvrit son InnéSens d'un iota, subitement conscient d'une profonde déformation dans son essence, juste en deçà de ses perceptions. Il parvint néanmoins à faire le compte des personnes présentes dans le bocage avant de se refermer. Ils étaient tous vivants. Certains très faibles, mais tous vivants. Quelqu'un venait de monter à cru sur un cheval et galopait en direction du camp à l'est. Othan fut distrait de sa lutte avec Faon par Hoharie, laquelle essayait péniblement de sortir de son sac de couchage. Dag renonça alors à son capitanat, resta étendu dans un soupir de fatigue infinie, et les laissa tous libres de faire ce qu'ils voulaient. Othan revint en temps voulu avec la trousse de secours de son maître et quelques bougies. Il se livra aussitôt à un examen assez désagréable de Dag; Hoharie l'assista malgré sa langueur, et Faon surveilla les opérations. Il était logique que la lame soit plus douloureuse à la sortie qu'à l'entrée, mais pas que cela arrive à plusieurs reprises. Des voix murmuraient, s'élevaient, se taisaient. — Ça saigne tellement ! — Ce n'est rien. Je vais nettoyer la plaie. Le pansement, maintenant. — Hoharie, savez-vous seulement ce qu'est un pansement ? — Othan, réfléchis une seconde. Bien sûr que je le sais. Très malin, Faon. Maintenant, attache les extrémités bien serré. Ne regarde pas dessous à moins que le sang imbibe tout le coton. — A-t-il tout retrouvé ? — Oui, regarde — si tu rassembles toutes les pièces comme un puzzle, tu verras qu'il ne manque rien, pas un fragment ni même un éclat. Elle est toute lisse, tu vois ? — Oh, oui ! — Hoharie, on dirait que son essence est en lambeaux. Elle pend comme des lanières. Je n'ai jamais rien senti de tel ! — J'y ai assisté. C'était spectaculaire. Fais en sorte d'interrompre le saignement, évacue tout le monde vers le camp à l'est et apporte-moi à manger. Nous examinerons tout cela ensuite. Les Marcheurs du Lac s'étaient rués depuis le camp sécurisé pour organiser cette évacuation aux faux airs de retraite aux flambeaux; ils s'étaient tous habillés à la va-vite et exultaient de soulagement. Les rescapés de la stase en état de chevaucher furent installés à deux par monture et se soutenaient mutuellement tandis qu'on portait les plus faibles. On chargea Dag sur une planche, les pieds devant; il vit Saun passer et s'évanouir dans les ombres chancelantes, un sourire imbécile sur le visage. Mari se plaignait bruyamment d'avoir raté le meilleur moment de l'histoire. Dag agrippa la main de Faon et ne la lâcha pas sur les deux kilomètres. * * * Le camp de l'est resta agité jusqu'à l'aube. Faon se réveilla vers midi, prisonnière du bras tendu de Dag. Elle se contenta de rester allongée là un moment, se délectant joyeusement du poids du membre et du souffle léger ébouriffant ses boucles. Elle finit par se libérer en douceur, se leva et observa les environs. Ses mouvements n'avaient pas réveillé Dag comme ils le faisaient toujours ; il devait être bien trop épuisé pour s'en rendre compte. Leur couchage était à l'abri d'une espèce de demi-tente, fabriquée à partir de deux jeunes arbres courbés et encastrés l'un dans l'autre, sur lesquels une couverture avait été jetée en guise de toit. Une demi-intimité. Le camp s'étendait le long de la rive haute d'un petit cours d'eau à l'ombre d'arbres verts et non affectés par la Désolation. Une vingtaine de patrouilleurs s'affairaient dans les parages : certains allaient chercher de l'eau ou jeter un oeil sur les chevaux, d'autres entretenaient des feux de cuisson, et plusieurs se regroupaient autour de sacs de couchage et alimentaient des personnes à la mine fatiguée qui refusaient obstinément de rester allongées. Dag se réveilla enfin, et ce fut au tour de Faon de l'aider à poser ses épaules contre sa sacoche. Elle lui donna à manger avec joie. Il pouvait à la fois mâcher et avaler sans s'étouffer; au milieu de la becquée, il avait déjà repris assez de forces pour lui chiper des morceaux d'implantines ou de daim rôti avec la main droite et les engloutir. Cette même main tremblait toutefois encore un peu trop pour qu'il ne renverse rien de sa coupelle d'eau. Plus curieusement, son bras gauche avait perdu toute motricité, et Faon craignait que le bandage enveloppant sa jambe gauche cache des maux bien plus profonds qu'une simple blessure de couteau. Les yeux de Dag étaient injectés de sang et plissés, plus ternes que brillants, mais cela n'empêcha pas la jeune femme de se délecter malgré tout de leur lueur dorée, de la façon dont ils lui souriaient à l'infini. Finalement, Faon fut heureuse de voir Hoharie arriver, même si Othan la suivait de près. Elle était soutenue par Mari, dont l'expression soulagée s'assombrit à la vue de Dag. La guérisseuse semblait éprouvée, mais loin d'être aussi ravagée que le capitaine de compagnie, peut-être parce que son séjour dans la stase avait été le plus court. Sa formidable intelligence lui était, en tout cas, revenue. Othan enleva le bandage de la jambe du patrouilleur. Hoharie examina les points de suture propres refermant la plaie verticale, et déclara que le travail avait été bien fait. La rougeur environnante était normale, et non un signe d'infection; plus tard, ils influeraient sur son essence pour favoriser la cicatrisation. Othan parut soulagé de recouvrir la blessure avec des bandages de patrouilleur, auxquels il était plus habitué. Au cours de l'opération, Mari déclara : — Avant que tu le demandes encore trois fois, Dag... tout le monde est sorti vivant de la stase. Le patrouilleur ferma lentement les yeux en signe de gratitude. — Je le sentais. Comment va Artin ? Son coeur en a pris un sacré coup. — Oui, mais son fils prend bien soin de lui maintenant. Tous les gens de l'Arbre-pluie pourront être évacués par leurs proches dès demain, au moins vers le camp le plus proche. Ils s'y remettront mieux que dans ces bois. Dag acquiesça. — Dès qu'ils seront partis, les nôtres vont aussi vouloir rentrer chez eux. Bryn et Ornig sont déjà debout, et Mallora devrait bientôt suivre. Ils sont jeunes, tu sais bien. Je ne sais pas comment tu t'en sors, mais j'en ai vraiment assez de cet endroit. Avec ce trou dans la jambe, tu ne risques pas de marcher. Hoharie décidera donc du moment où tu pourras remonter à cheval. — Repose-moi la question demain, fit l'intéressée. Ce n'est pas de la jambe que je me soucie le plus. — Alors, qu'est-ce que j'ai au bras ? lui demanda Dag, hésitant. (Sa voix avait le croassement d'une créature des marais.) Une telle immobilité m'inquiète un peu. Cela me rappelle des souvenirs que je préférerais oublier. Hoharie grimaça en signe de compréhension. — J'imagine. (Tandis qu'Othan achevait le nouveau pansement et s'asseyait pour se reposer, elle ajouta calmement :) Il est temps que je t'examine. Tu vas devoir t'ouvrir. — Je sais, soupira-t-il. Le son de sa voix n'était guère enthousiaste, jugea Faon. Dag s'allongea cependant contre sa sacoche, le regard perdu dans le lointain ; il se crispa profondément. Mari émit un sifflement, Hoharie retroussa les lèvres et Othan, qui avait pourtant recousu une plaie ensanglantée sans flancher, parut subitement malade. — Eh bien, voilà un trouble bien plus grand que celui d'Utau... dire que je pensais le sien impressionnant, admit la guérisseuse. Voyons ce que je peux faire. — Tu ne peux effectuer une consolidation après tout ce que tu as subi ! protesta Dag. — J'ai encore assez d'énergie pour une personne, répliqua-t-elle en se concentrant. Je la gardais pour toi. J'avais prévu le coup... Faon tira Mari par la manche et lui glissa à l'oreille d'un ton insistant : — Que se passe-t-il ? Que percevez-vous tous ? Que je ne puisse percevoir. — L'essence de son côté gauche est complètement marquée par la Désolation, comme de grandes ecchymoses, lui chuchota Mari. Cela dit, les vilaines éclaboussures que l'être malfaisant lui a laissées semblent avoir disparu à présent, et ça, c'est très bon signe. En revanche, l'essence de son bras gauche part en lambeaux. Hoharie essaie de la soigner au moyen d'un renforcement modelé — très astucieux — afin qu'elle reprenne forme plus facilement au cours du processus de guérison. La guérisseuse émit un long soupir; elle avait le dos courbé, à présent. Visiblement concentré, Dag vit son bras bouger d'un pouce. — Voilà qui est mieux ! murmura-t-il, surpris mais satisfait. — Laisse le temps faire son oeuvre, croassa Hoharie avec le même ton lugubre que Dag. (Ce dernier lui adressa un regard sévère, comme pour lui dire: « Et maintenant, qui en fait trop ?» Elle l'ignora, et reprit:) Tu récupéreras petit à petit, comme ton essence. Petit à petit, tu as compris? Dag poussa un soupir navré. — Oui... (Sa voix se réduisit à un souffle.) La main fantôme. Elle a disparu, n'est-ce pas ? Pour de bon. Comme la vraie. Hoharie rétorqua sur un ton d'impatience : — Elle a disparu pour un moment, c'est certain, mais pas nécessairement pour toujours. Je sais que ce phénomène t'a perturbé, Dag, mais je souhaiterais vraiment que tu cesses de voir cette main comme de la magie morbide! C'était une projection d'essence, une simple... bon, une projection, en tout cas. Lorsque ton essence aura récupéré de toute cette Désolation, la main reviendra comme le reste. Probablement en dernier, alors ne t'impatiente pas trop. — Oh, fit Dag, visiblement plus gai. Faon l'aurait presque frappé pour ce clin d'oeil : le battement de paupière l'avait presque fait exploser de rire, et jamais elle n'aurait osé expliquer pourquoi à cette bande de Marcheurs du Lac si austères. — À présent... (Hoharie se redressa tout en se frottant le front de l'arrière de son poignet — Othan, qui la surveillait de près, lui tendit un morceau de tissu propre et elle renouvela le geste en remerciant son apprenti d'un petit signe de tête.) J'aimerais bien te poser quelques questions. J'ai besoin de savoir si un acte similaire permettrait de résoudre le même problème. Si c'est bien le cas, je devrais consigner tout cela par écrit et envoyer mes conclusions à la tente-mère. Dans la foulée, j'en profiterais peut-être pour transmettre l'information aux autres régions. — J'espère qu'il n'y aura jamais plus le même problème, fit Mari, parce que cela impliquerait un être malfaisant migrateur comme le nôtre, et il n'était pas loin de devenir invincible. Mais écris quand même, bien sûr. On ne sait jamais. — Nous n'en saurons rien avant d'avoir essayé, dit Dag, mais j'ai eu l'intuition que tout couteau préparé et planté dans l'une des personnes en transe aurait suffi à la nettoyer de l'être malfaisant. Il fallait seulement que quelqu'un y pense, et ose le faire. — Une bien étrange façon d'honorer un sacrifice, reconnut Hoharie. Pourtant... dix pour un. (Tous les Marcheurs du Lac présents arboraient maintenant le même air songeur, méditant cette arithmétique mortelle.) Quand es-tu arrivé à cette conclusion ? — À peu près à l'instant où je me suis fait prendre au piège. Je m'en suis aperçu à ce moment-là. Les yeux d'Hoharie glissèrent sur le poignet gauche de Faon. Cette dernière, à présent habituée à ce qu'on parle sans faire attention à elle, tressaillit presque sous l'intensité soudaine de ce regard. — C'est également à ce moment-là que tu as ressenti un changement dans la curieuse consolidation que Dag t'a donnée, n'est-ce pas ? Semblait-il véhiculer, disons, une compulsion ? Othan se redressa d'un bond. — Oh, mais bien sûr! Cela expliquerait pourquoi elle savait comment procéder ! Était-ce vraiment le cas ? Faon baissa les sourcils, dubitative. — L'appel n'avait rien d'évident. J'aurais préféré, en vérité. — Comment as-tu su utiliser ton couteau du partage de cette façon, alors ? lui demanda patiemment Hoharie. — Je... (Elle hésita, repensant soudainement au désespoir de la nuit d'avant.) Je l'ai deviné. — Comment ? La jeune femme eut le plus grand mal à exprimer clairement ses pensées complexes. La plupart d'entre elles ne se traduisaient pas en mots mais en flashs. — Eh bien, vous l'avez dit vous-même. Des fragments d'être malfaisant étaient logés dans cette stase. Les couteaux du partage tuent les êtres malfaisants. J'ai pensé qu'une petite dose de SombrEssence supplémentaire suffirait à terminer le travail. — Mais ton couteau n'avait pas d'affinité. — Quoi ? Faon la dévisagea, consternée. Dag se racla la gorge. Sa voix se fit plus douce. — Dar avait raison... à ce sujet, du moins. Cette SombrEssence nichée dans ton couteau était trop pure pour créer une affinité avec un être malfaisant, mais j'ai réussi à en pénétrer la trame pour la créer moi-même. Une petite conception de dernière minute, n'est-ce pas, Hoharie ? L'intéressée le regarda. — Une conception ? Rien ne me prouve que cela n'était pas de la sorcellerie, Dag. Faon plissa les sourcils, désemparée. — Est-ce donc cela qui a réduit ta main fantôme en miettes ? Oh, si j'avais su... — Chut, l'apaisa Dag. Si tu avais su, qu'est-ce que tu aurais fait ? Elle baissa la tête pour contempler ses mains jointes dans son giron. Après un long moment de silence, elle répondit : — J'aurais agi de la même manière. — Bien, murmura le patrouilleur. — Dans ce cas, fit Othan, manifestement acharné, tu ne savais pas vraiment. Tu n'as fait que supposer. (Il hocha la tête, visiblement soulagé.) Un vrai coup à l'aveugle. En fait, si Dag n'était pas intervenu, tu aurais eu tort sur toute la ligne ! Faon prit une grande inspiration, digérant cette pensée douloureuse. — Il vaut parfois mieux se poser les bonnes questions qu'avoir les bonnes réponses, dit-elle d'une voix distante, avec toute la dignité dont elle pouvait faire preuve. Dag cilla doucement, et son visage devint curieusement impassible. Il sourit alors à son épouse d'une façon qui lui desserra le coeur, puis lui fit un petit signe de tête. — Oui... Sous la tente Prébleu, on appelle ça un coup de chance, Othan, murmura-t-il. Le regard chaleureux qu'il adressa à Faon après cela la détendit cette fois de la tête aux pieds. * * * Plus tard dans l'après-midi, Saun émergea des bois, équipé d'un bâton qu'il avait taillé à partir d'un arbrisseau— un hickory, clama-t-il. Calé entre cet instrument et l'épaule du garçon, Dag put clopiner jusqu'aux latrines, puis revenir. Cette petite expédition le guérit de son ambition d'effectuer le moindre mouvement supplémentaire. Il se contenta de rester allongé dans son sac de couchage (Faon nichée sous son bras de temps à autre) et de regarder le camp vivre, sans dire un mot. Il se réjouissait de ne pas parler. Quelques bruits interrogateurs lui suffirent à convaincre Faon de lui raconter les motifs de son étonnante venue. Il se sentait un brin coupable de lui livrer si peu en retour, mais elle pouvait réclamer plus de détails à Mari et Saun, ce dont elle ne se priva pas. Le jour suivant, les derniers éclaireurs de la compagnie étaient revenus. Ils avaient rencontré un troupeau de réfugiés du Marécage de l'Os en chemin, de retour pour compter leurs morts et leurs blessés. Avec les mains supplémentaires offertes, il fut immédiatement décidé d'évacuer les artisans convalescents en un lieu plus sain, et la cavalerie de l'Arbre-pluie fut congédiée dans le milieu de l'après-midi. Le camp de fortune était maintenant silencieux. Les membres de la patrouille de Dag s'aperçurent alors que leur capitaine convalescent était le dernier barrage à un retour à la maison. La demi-douzaine de patrouilleurs capable d'effectuer des consolidations d'essence mineures fut sollicitée ou se porta volontaire pour contribuer à son prompt rétablissement. Dag les accepta toutes avec joie, jusqu'à ce que son pied gauche commence à convulser, que ses paroles deviennent incohérentes, et qu'il commence à voir de faibles halos couleur lavande entourer tout ce sur quoi il posait les yeux. Hoharie démobilisa les assistants empressés en grommelant quelque chose au sujet du «temps d'absorption, bon sang». Les miasmes du mal du pays et de l'agitation se répandaient dans l'air comme une brume; le soir venu, Dag n'eut aucun mal à persuader Codo et Mari de répartir les patrouilleurs restants en deux groupes et de renvoyer le plus gros à la maison avec Hoharie à leur tête, laissant à Dag un petit groupe plus convenable de gardes du corps et d'infirmières, lesquels suivraient le mouvement dès que leur capitaine pourrait de nouveau chevaucher. Mari, après avoir consulté la guérisseuse hors de portée de voix de Dag, s'auto-proclama responsable du second groupe. — Quelqu'un devra bien te tenir tête quand tu t'ennuieras et que tu décideras de partir trois jours avant la date conseillée par Hoharie, répondit-elle sèchement à Dag lorsque ce dernier évoqua Cattagus. Si on ne te laisse que les plus jeunes, tu serais capable de partir devant eux. * * * En dépit de ses maux et de sa fatigue, Dag était ravi de reposer contre Faon sous leur petit abri cette nuit-là, comme s'il avait pénétré un univers parfaitement équilibré où tous ses besoins étaient satisfaits et où les mouvements s'avéraient tous inutiles. Il n'avait pas le mal du pays. De façon générale, il n'avait aucun désir de songer au lac Hickory et à ce qui l'y attendait... aucun. Il empêcha ses pensées de dériver dans cette voie. Reste là. Avec elle. Il la caressa, laissant le soyeux délice de sa chevelure de jais se glisser et s'enrouler entre ses doigts. Elle avait apporté quelques bougies de sa fabrication dans sa sacoche (parmi une foule d'autres choses), et en avait planté une bien droit dans un bougeoir fait d'une pierre creuse et lisse trouvée dans le ruisseau. Il ne ressentait aucun désir sexuel et, dans sa condition présente, n'en ressentirait probablement pas de sitôt, mais il fut transpercé d'un pur émoi à la contempler sous cette lueur dorée, comme s'il admirait un faon en pleine course, un faucon voltigeur ou un lumineux crépuscule évanescent. Une merveille attrapée en plein vol que nul ne pourrait jamais posséder qu'à l'aide de ses yeux ou d'une immatérielle mémoire ; là ou le Temps se posait en adversaire ultime, la défaite n'était pas encore en vue, non, non, non... Faon semblait heureuse de se prélasser sur le sac de couchage et d'échanger des baisers avec son époux, même si elle finit par se contorsionner pour se libérer de ses bottes et de sa ceinture. S'ils devaient dormir tout habillés comme des patrouilleurs, elle aimait autant se débarrasser de quelques inconforts superflus. D'un air songeur, elle ôta le couteau du partage d'autour de son cou. — Je pense que je peux ranger ceci dans ma sacoche, maintenant. Elle glissa le manche hors du fourreau et déposa les trois grands morceaux de lame brisée sur le sac de couchage, les alignant à l'aide de son doigt. Dag se retourna et se dressa sur un coude pour regarder. — Hum. Voilà qui explique ce qu'Othan fabriquait avec ma jambe. Il allait à la pêche aux fragments. Je me suis posé la question. — Alors... qu'est-ce qu'on en fait maintenant ? —Si on en retrouve tous les fragments, un couteau utilisé est habituellement renvoyé aux membres de la famille du donneur de l'os. Dans le cas contraire, on l'immole alors sur un petit bûcher funéraire. Cela fait vingt ans, mais... Kaunéo doit toujours avoir de la famille à Luthlia. De plus, je possède toujours l'os de son oncle Kaunéar, bien rangé dans mon coffre – je n'ai pas vraiment eu le temps d'en préparer les arrangements à cause de ce cataclysme de l'Arbre-pluie. Je devrais les renvoyer ensemble dans un scellé, accompagnés d'une lettre expliquant à tous ce que leurs sacrifices ont permis d'accomplir. C'est la meilleure option, je pense. Faon opina du chef avec gravité et tendit un doigt pour retourner doucement l'un des éclats. — Finalement, ce couteau aura fait bien plus que nous réunir, même si Dar a affirmé que l'essence des fermiers était inutile. Ta conception a racheté mon ignorance. Je ne suis pas... heureuse à proprement parler puisque le bonheur est relativement absent de cette histoire, mais... satisfaite, je crois. Dar m'a dit... Dag se hissa vers elle et l'interrompit d'un baiser. — Ne fais pas attention à ce que Dar raconte. Je l'ignore depuis longtemps. —Ah bon ? s'étonna-t-elle en fronçant les sourcils. Mais... n'avait-il pas raison au sujet de l'affinité ? Le patrouilleur haussa les épaules. — Eh bien... le contraire m'aurait étonné. Les couteaux sont sa vocation. Je ne suis, cela dit, pas convaincu qu'il ait eu raison sur l'autre point. — L'autre point ? — La façon dont l'essence de ton enfant est entrée dans ma lame. La jeune femme fronça un peu plus ses sourcils sombres. Le patrouilleur se rallongea, levant la main droite pour la passer autour de son moignon comme n'importe quel homme tiendrait ses mains judicieusement éloignées l'une de l'autre. —Tu comprends, lorsque j'ai dénoué la trame du couteau et libéré l'essence mortelle, ce n'était qu'une intuition. Je ne pouvais rien prouver. Je n'ai été que le spectateur d'un événement des plus fugaces. Cela dit... je suis persuadé que tu as planté plus qu'un simple couteau dans l'être malfaisant de Forgeverre. Tout comme je suis convaincu qu'il existe plusieurs variétés d'affinités d'essence. Un lien, un transfert s'est opéré... vois-tu, le premier couteau venait de la colonne vertébrale de Kaunéo, et l'autre contenait la mort de son coeur. Les couteaux n'absorbent pas les âmes, mais chacun d'entre eux conserve la... la fragrance de son donneur. Je pense que Kaunéo a perdu la vie en regrettant... eh bien, un tas de choses, mais donner naissance faisait partie de la liste. Je ne répéterai à personne ce que je vais te dire, mais je suis prêt à le jurer: l'être malfaisant n'a pas poussé l'essence de ton bébé dans son os. Je pense que l'os lui a servi de refuge. Faon se pencha en arrière, les lèvres entrouvertes de surprise. Ses yeux étaient grands et sombres, une humeur liquide miroitant à la lueur de la bougie. Dag ajouta à voix basse : — Si c'est un présent d'outre-tombe, c'est certainement le plus curieux dont j'aie jamais entendu parler, mais... elle aimait les enfants. Elle les aurait tous sauvés, si elle en avait eu les moyens. — Elle n'est visiblement pas la seule, glissa Faon. Et la jeune femme de se rouler dans les bras de son patrouilleur pour le serrer de toutes ses forces. Elle se redressa ensuite sur un coude et lui dit, plus sérieusement : — Dis-m'en plus sur elle. Et Dag, à sa propre grande surprise, s'exécuta. Quand les mots lui vinrent, ils tombèrent en cascade de sa bouche. Parler enfin de Kaunéo sans retenue, reconquérir une telle richesse de souvenirs jusque-là prisonnière des méandres de la souffrance... cela lui était tout aussi inattendu que de retrouver un trésor perdu depuis des années. Tout aussi miraculeux que de retrouver l'usage d'un membre fantôme. Et ses larmes, lorsqu'elles coulèrent, ne furent pas des larmes de tristesse mais de grâce. Chapitre 16 Au cours des jours suivants, Faon fut satisfaite de constater que Dag suivait les instructions qu'on lui avait données et se reposait, même si elle le sentait bien moins agité et irritable lorsqu'elle s'asseyait près de lui. Saun était resté et avait pris Griff comme partenaire; Varleen avait remplacé Dirla aux côtés de Mari. Faon n'eut pas beaucoup de tâches ménagères pour s'occuper, puisque, ces derniers jours, tout le monde avait rattrapé le retard accusé en termes de nettoyage et de raccommodage. Cela ne l'empêcha cependant pas de prendre soin des chevaux, et de passer du temps en compagnie des plus jeunes patrouilleurs. Grâce ne boitait pas, même si la fermière estimait qu'il s'en était fallu de peu. La jument se remettait certainement plus vite que Dag. Faon avait l'intime conviction que les Marcheurs du Lac utilisaient leurs pouvoirs de guérison sur leurs montures ; sinon officiellement, certainement en cachette. Le troisième jour, la chaleur de plomb fut balayée à l'est par une tempête fracassante. Les branches des arbres s'arquaient et gémissaient dangereusement au-dessus de leurs têtes, les feuilles ballottées prenant un reflet argenté sous le vent. Les patrouilleurs finirent par combiner leurs couvertures de tente — à l'exception de la peau qui s'était envolée dans les bois comme une chauve-souris désorientée — au sommet des jeunes arbres qui servaient de charpente à l'abri de Dag et Faon, et se regroupèrent dessous. Le petit cours d'eau voisin était monté et s'écoulait à présent teinté d'un brun de vase et d'une ocre d'écume alors même que l'orage se calmait peu à peu au profit d'une averse régulière. Ils se reposèrent et la contemplèrent tous d'un accord commun mais tacite, tout en se passant de curieux morceaux de viande froide, tandis que leur fosse à feu devenait petit à petit une mare grise et opaque. Griff tendit une flûte en bois à Saun et lui demanda d'en jouer un peu. Faon reconnut presque la moitié des morceaux enjoués. Il finit par reprendre l'instrument afin d'entamer un long et vibrant duo avec la pluie, Varleen et Saun battant la mesure à l'aide de bouts de bois et de tous les récipients dont ils disposaient. Dag et Mari semblaient enchantés par le récital. Tout le monde se remit ensuite à grignoter. Avachi sur sa sacoche les yeux fermés, Dag se redressa légèrement, ajusta sa jambe gauche et demanda soudainement à Saun : — Connais-tu le nom de la ville fermière où l'être malfaisant est censé avoir fait son apparition ? — Verte-Source, répondit le garçon d'un air absent, tendant le cou à travers l'ouverture latérale de leur abri pour chercher, en vain, une éclaircie parmi les nuages. — Sais-tu où elle se trouve ? T'y es-tu déjà rendu ? — Oui, à plusieurs reprises. Elle se situe à quarante kilomètres environ au nord-ouest du Marécage de l'Os. Il se rassit sur son protège-selle et fit un geste vague en direction de la façade opposée de la tente. Dag retroussa les lèvres. — Cela doit être, quoi, à plus de soixante-dix kilomètres au-delà de l'ancienne ligne de sûreté ? — Quelque chose comme ça. — Comment a-t-on pu les laisser s'installer si loin ? De mon temps, il n'y avait rien, là-bas. Saun haussa les épaules. — Certaines colonies existent depuis ma naissance. Trois routes et un fleuve s'y entrecroisent. Si je me souviens bien, il y avait quelques fabriques. La scierie a été construite la première. Plus tard, le nombre croissant de fermes a mené à la construction d'un moulin à grain. Une chaudronnerie a suivi, puis une forge, et bien plus. Nous nous sommes arrêtés chez le forgeron plusieurs fois, mais il n'était pas très amical avec les patrouilleurs. — Et pourquoi pas ? demanda Faon, désireuse de partager l'indignation de Saun. — Ce sont de vieilles histoires. Au début, lorsque les fermiers ont essayé de s'établir sur ces terres, les patrouilleurs de l'Arbre-pluie les ont chassés à plusieurs reprises. Mais ils sont systématiquement revenus. Il est bien plus difficile de chasser des fermiers de territoires défrichés que d'arracher des souches d'arbres. Rapport au nombre de souches que les Marcheurs du Lac ont dû arracher pour rendre ces terres cultivables, j'imagine. Ils revenaient si nombreux et si entêtés que les expulser encore aurait coûté un bain de sang. Nos camarades ont alors cédé et leur ont permis de rester. Dag fronça les sourcils. Saun remonta les genoux et les entoura de ses bras pour lutter contre l'humidité ambiante. — L'un de ces types a un jour prétendu que les Marcheurs du Lac étaient trop avides, et voulaient faire de cet espace agraire de qualité une réserve de chasse. Selon lui, les siens pouvaient en tirer plus de nourriture avec un soc que nous en obtiendrions jamais avec nos arcs et nos pièges. — Ils ne pourraient pas manger ce que nous chassons, grommela Mari. — Ce même type m'a déclaré que les spectres n'étaient qu'une histoire inventée par les Marcheurs du Lac pour effrayer les fermiers, ajouta Saun, un peu amer. Les dieux absents savent où il est, à présent. Griff et Varleen secouèrent la tête. Faon se mordit la lèvre. Dag fit une boucle avec ses cheveux, tirant doucement sur une mèche. Il était bon pour une nouvelle coupe, pensa Faon, à moins qu'il envisage de les laisser pousser comme ses camarades. — Je veux examiner cet endroit avant de rentrer au camp. Griff l'observa avec perplexité. — Cela nous ferait bien trois jours de voyage, qui plus est dans le mauvais sens. — Si nous parvenons à rattraper la grande route du Nord, deux jours suffiront. (Il ajouta, après réflexion :) Nous pouvons aussi quitter cet endroit deux jours plus tôt et retrouver nos familles le jour prévu. Mari lui jeta un regard terne. — Je me doutais bien que tu n'allais pas tarder à t'agiter. Mais tu as entendu Hoharie : sept jours de repos complet pour cette jambe. Nous l'avons tous entendue. — Allons, tu sais très bien qu'elle a exagéré exprès. Mari ne réfuta pas ce point, mais rétorqua néanmoins : — Et pourquoi voudrais-tu aller là-bas, après tout ? Tu sais assez à quoi ressemble une Désolation pour ne pas vouloir en observer plus. Elles sont toutes identiques. C'est ce qui fait leur nature. — C'est mon devoir de capitaine de compagnie. Corbeau Loyal voudra savoir comment tout cela a commencé. — Ce n'est pas son territoire, Dag. Cette mission revient au capitaine d'un camp de l'Arbre-pluie. Le patrouilleur abaissa puis leva les paupières, arborant cette expression singulière qui semblait dire Je-n'ai-pas-l'intention-de-me-disputer-à-ce-sujet; il croisa le regard curieux de Faon. — J'ai quand même besoin de voir ce qu'il y a à voir. Ceci n'est pas un débat, au cas où vous vous poseriez la question. Chose rare chez lui, sa voix se nuança d'une pointe de dureté. Il n'avait pas l'intention de se disputer, mais il ne leur laissait pas le choix non plus. Mari se renfrogna. — À quoi bon ? Je pourrais te faire une description raisonnablement précise des lieux sans même bouger de mon siège, et toi aussi. Déprimante, mais précise. Quel genre de réponses cherches-tu ? — Si seulement je le savais, je n'aurais pas besoin de me rendre sur place pour les trouver. (Il joua encore avec ses cheveux.) Je ne suis même pas sûr de chercher des réponses. Je crois que je cherche de nouvelles questions. Il fit un petit hochement de tête à l'attention de Faon. * * * L'aube suivante se leva dans un ciel d'un bleu limpide, et tout le monde la passa à éparpiller son harnachement au soleil ou sur des branches afin de le faire sécher. Vers midi, Dag estima la tâche terminée et envisagea un départ le jour même – procédant par petites étapes, afin de parer aux murmures et aux regards exaspérés de Mari qui disaient Je le savais ! Mais, comme la patrouilleuse était aussi lasse de cet endroit que les autres, Dag eut tôt fait de convaincre tout le monde. Avec la vague promesse d'un retour à la maison, et ce malgré force détours, les jeunes avaient mis moins de une heure à ranger le camp et préparer leur paquetage. Saun mena alors leurs six montures ainsi que le cheval de bât en direction du nord-ouest. Ils contournèrent le marais sans vie selon un grand arc de cercle, même si traverser la Désolation leur aurait permis de gagner plusieurs kilomètres. Le terne marécage ne scintillait toujours pas malgré les reflets d'une lumière cristalline. Mari fit s'arrêter son cheval à mi-chemin et se retourna face à une brise humide et vagabonde. — Qu'est-ce qui se passe ? lui demanda Saun en tournant la tête, alerte. — Vous sentez cette odeur ? — Ça sent vraiment mauvais, fit Varleen en retroussant les narines. — Quelque chose commence à se décomposer, expliqua Dag à Faon, laquelle se tenait auprès de lui et lui jetait un regard intrigué. C'est bon signe. Elle secoua la tête. — Vous alors... — On se réjouit comme on peut. Il lui sourit, puis lança Tête de Cuivre en avant. Il sentait l'humeur de sa patrouille fatiguée s'alléger un peu. Comme il l'avait promis à Mari, ils serpentèrent dans les régions boisées de l'Arbre-pluie à une allure plus posée. Ils chevauchèrent avec leur InnéSens ouvert comme d'autres gens caresseraient les herbes à portée de main dans leur course. Ils ne patrouillaient pas vraiment, mais cette précaution était habituelle. On ne savait jamais ce qui pouvait arriver. Dag avait lui-même rencontré et occis un très jeune être malfaisant de cette façon, un jour où il portait du courrier, seul à destination d'une région éloignée du nord-est, du nom de Portemer. Le trot rythmé des chevaux leur avait cependant permis de laisser la Désolation du Marécage de l'Os à vingt kilomètres derrière, au moment de s'arrêter en début de soirée. Dag pensa plus tard que tout le monde avait mieux dormi cette nuit-là; ce fut le cas même pour lui, en dépit de la douleur lancinante de sa cuisse convalescente. Ils repartirent plus tôt le lendemain, mais pas plus vite. Varleen repéra deux cadavres d'hommes de vase hors du sentier, lesquels avaient manifestement péri de mort naturelle après avoir épuisé la totalité de la force volée et fournie par l'être malfaisant. Le risque de rencontrer le reste de la cohorte s'en trouvait dès lors considérablement réduit. Même à cette allure lente, la petite patrouille ressentit les premières morsures nocives de la Désolation de Verte-Source au milieu de l'après-midi. À l'ombre des derniers arbres vivants, avant que le sentier s'ouvre sur des champs défrichés, Dag leva son crochet en l'air et tous tirèrent sur leurs rênes pour faire une halte. — Nous ne sommes pas obligés d'y aller tous. Nous pourrions établir le campement ici. Faon, tu pourrais rester avec Varleen et Griff. Une Désolation aussi profonde sera éprouvante pour toi, même si tu ne le ressens pas. Ce n'est pas bon pour toi. Et... cela pourrait ne pas être beau à voir. Cela ne sera pas beau à voir, c'est même certain. La jeune femme s'appuya sur le pommeau de sa selle et lui adressa un regard sévère. — Si ce n'est pas bon pour moi, cela ne sera-t-il pas pire pour toi ? Vu que tu ne te remets pas... du moins pas très vite, à ce que je vois. Mari émit un gloussement acide. — Elle marque un point. Faon reprit son souffle et se redressa. — Cet endroit... Ça ressemble un peu à Bleu Ouest, non ? — Peut-être, admit Dag. — Dans ce cas... Il faut que je le voie, moi aussi. Et la fermière d'opiner discrètement mais fermement du chef. Les deux amants échangèrent un long regard; son obstination semblait sincère. Devrais-je m'en étonner ? — Plus tôt nous aurons vu, plus tôt nous partirons, alors. Nous ne nous attarderons pas. Dag s'arc-bouta et fit signe à Saun d'avancer. Ils passèrent d'abord des fermes abandonnées, chacune dans un état plus pitoyable que la précédente. Souffreteuses. Mourantes. Mortes. Mortes, avec cette singulière teinte grise. Le capitaine de compagnie la connaissait bien, et il replia fermement son InnéSens à l'instar des autres patrouilleurs. Cela ne changea néanmoins pas grand-chose. — Que cherchons-nous? s'enquit Griff au moment où les premières bâtisses d'une petite ville leur apparaissaient derrière un écran de buissons de nerpruns décharnés, vestige d'une haie difforme. — Pour commencer, j'aimerais localiser le repaire de l'être malfaisant, fit Dag. Voir d'où la créature est partie, et essayer de comprendre pourquoi elle n'a pas été repérée. Ce fut chose aisée; ils n'eurent qu'à suivre le flux de Désolation, lequel s'intensifiait à chaque pas. Cela leur donnait la sensation d'avancer dans un trou noir, car ces territoires étaient aussi plats que le reste de la région de l'Arbre-pluie. La flore piétinée devenait plus grise à chaque seconde. Même les maisons en bardeaux et leurs clôtures dépareillées paraissaient drainées de toute couleur. L'air était aussi sec et inodore que le fond d'une grotte. Dag estima la ville d'une taille deux fois supérieure à Bleu Ouest. Il y avait trois ou quatre rues. Un petit quai robuste émergeait d'une rivière, qui méritait bien son statut, et qui n'était pas un simple ruisseau parvenu. Cette rivière semblait assez profonde pour accueillir de petites embarcations depuis le fleuve Grâce, et permettait certainement à des radeaux ou des bateaux à fond plat de faire chemin inverse. Il y avait une grande place pour les jours de marché; une taverne et une forge; peut-être deux cents maisons au total. Un millier de personnes, avant. Plus personne à présent. Le foyer de la Désolation se situait visiblement au milieu d'un bois à l'autre bout de la ville. Mal à l'aise, les chevaux renâclèrent tandis que leurs cavaliers les poussaient en avant. Traversé par un petit cours d'eau, un ravin creux bordé de schiste ombrageait un semblant de grotte à mi-hauteur d'une pente ; elle rappelait celle de Forgeverre en bien plus petite. Elle était presque découverte à présent, le schiste s'affaissant pour bloquer partiellement le ruisseau. Des deux côtés du cours d'eau, la terre était grêlée de trous assez grands pour accueillir un homme, d'une densité telle par endroits que cela ressemblait à la coupe transversale d'un nid de guêpes. Le premier incubateur à hommes de vase de l'être malfaisant, certainement. — Avec tous ces gens aux alentours, fit Griff, difficile de croire que personne n'a vu la créature émerger. — Elle a peut-être été repérée, suggéra Faon, mais par quelqu'un que personne n'a daigné écouter à cause de son jeune âge. Ce bois est commun à la ville entière. Je suis prête à parier que les enfants y jouaient en permanence, et dans le ruisseau aussi. Dag se pencha au-delà du pommeau de sa selle et inspira prudemment, essayant de maîtriser le tremblement de ses entrailles. Oui, c'est ça. De la chair à être malfaisant de la meilleure espèce. Livrée sur place. Voilà comment la créature s'était développée si vite. Il se remémora sa beauté sous la lumière argentée de la lune. Combien de mues avait-elle subies... ? Autant qu'elle l'avait souhaité. — Ne savaient-ils donc pas courir ? s'interrogea Varleen. Ou le monstre est-il seulement arrivé trop vite ? — Il est certainement arrivé vite, mais pas à ce point, objecta Mari. (Elle fronça les sourcils à l'intention du groupe.) Certains d'entre eux ont été tués par malchance, mais je pense que la plupart sont morts parce qu'ils ignoraient tout du danger. — Pourquoi étaient..., commença Faon avant de se raviser. Dag tourna la tête vers elle et leva un sourcil interrogateur. — J'allais dire, pourquoi étaient-ils si ignorants, déclara-t-elle d'une voix plus ténue. Mais je l'étais moi-même il n'y a pas si longtemps, alors je crois connaître la réponse. Dag, toujours absorbé par le souvenir de la créature de cauchemar, remua simplement la tête et fit se retourner Tête de Cuivre. Ils remontèrent du ravin au plus large des sentiers battus. Alors qu'ils repassaient le long de la rue principale jouxtant le quai, Saun redressa subitement la tête. — Je jurerais avoir entendu des voix. Dag entrouvrit légèrement son InnéSens et le referma aussi sec, grinçant des dents sous l'effet d'une douleur fulgurante. Il avait néanmoins perçu des étincelles de vie. — Suivez-moi. Ils poursuivirent leur route, tournant dans une rue annexe bordée d'arbres nus et de maisons vacantes : les plus récentes faites de bardeaux, les plus vieilles conçues à partir de rondins. Quelques-unes avaient des fenêtres brisées; la plupart étaient modestement tendues de peaux usées et de filets d'été, également déchirés ou fendus. La rue se transformait peu à peu en chemin défoncé, au-delà duquel s'étendait un grand champ d'herbes piétinées d'un brun grisâtre. Une vingtaine de silhouettes humaines étaient affairées à son extrémité le long de ce qui avait dû être une rangée d'arbres. Des chevaux déprimés étaient attelés à des carrioles stationnées à côté. — Ils ne peuvent pas envisager de reprendre ces cultures ! s'écria Saun, consterné. — Non, fit Dag en se dressant sur ses étriers pour mieux les observer. Ils ne plantent pas de nouvelle récolte, aujourd'hui. — Ils creusent des tombes, annonça Mari d'une voix placide. Ce sont certainement des réfugiés revenus à la recherche de leurs proches, comme au Marécage de l'Os. Griff secoua la tête avec regret. Dag enroula ses rênes autour de son crochet afin de libérer sa main valide malgré l'extrême faiblesse persistante de son bras gauche. Il fit signe à sa suite d'avancer, mais les fit s'arrêter d'un geste prudent à quelques pas des rescapés de Verte-Source. Les citadins se rassemblèrent en un groupe déguenillé, agrippant pelles et pioches d'une façon évoquant à Dag le souvenir de la première approche craintive des Montegué, lui si paisiblement assis sous leur porche. Si les Montegué avaient eu des raisons d'être nerveux, ces gens-là avaient de quoi être à moitié fous. Ils avaient peut-être même complètement perdu l'esprit. Après un échange de regards et quelques murmures, un porte-parole rompit les rangs et s'avança prudemment vers la patrouille, arrêtée quelque pas en retrait à une distance de sécurité et d'écoute raisonnable. Bien. Les paroles réconfortantes auraient plus de poids si elles étaient prononcées sur un ton apaisant, et non beuglées. Dag s'effleura la tempe. — Bonjour. L'homme, avec réticence, hocha brièvement la tête. Il était d'âge moyen, et semblait rongé par les soucis; sa tenue de travail bonne à rapiécer n'avait pas été lavée depuis des semaines, et dégageait une mauvaise odeur de transpiration, presque bienvenue dans cet endroit sans effluves. Son visage était gris et dévasté par la fatigue. Spontanément, Dag repensa à Surel Prébleu. — Vous ne devriez pas rester sur cette terre ravagée, déclara-t-il. — Elle nous appartient, rétorqua l'homme, le regard distant. — Cette terre a été empoisonnée par le spectre. Elle vous empoisonnera également si vous vous y attardez. Le citadin s'esclaffa. — Je n'ai pas de leçons à recevoir d'un mangeur de cadavres. Dag acquiesça en signe d'apaisement. — Vous pouvez enterrer vos morts ici si cela vous chante, bien que je le déconseille, mais vous devriez au moins passer la nuit ailleurs. — Certaines maisons tiennent encore debout. (L'homme leva le menton et le toisa d'un regard mauvais, en ajoutant d'un ton d'avertissement :) Nous surveillerons ces terres ce soir. Au cas où vous auriez l'idée de nous les reprendre encore. Mais qu'est-ce qu'il croyait ? Que la patrouille de Dag avait fait tout ce chemin pour voler leurs cadavres ? De furieuses protestations s'élevaient dans sa tête : Nous ne commettrions jamais une telle infamie. Nous avons également quantité de morts dans nos rangs, mais merci quand même. Les os des fermiers nous sont inutiles, tout comme les os vides d'essence, alors que dire des os de fermiers vides d'essence... ! — Faites donc ça, laissa-t-il simplement échapper, les dents serrées. Probablement gêné en réalisant son offense, le citadin ne s'en excusa pas mais glissa au moins : — Quelle autre solution avons-nous pour nous retrouver, si d'autres survivants reviennent ? Le spectre nous a maudits et nous a tous dispersés dans la région... Avait-il été l'un des esclaves hagards de l'être malfaisant? Il semblait bien que oui. — N'y a-t-il eu personne pour courir chercher de l'aide, lorsque le spectre a fait son apparition ? Pour sonner l'alerte ? — Quelle aide ? (L'homme se tut de nouveau.) Vous autres Marcheurs du Lac, vous nous regardez de haut sur vos grands chevaux. J'étais là, et j'ai tout vu. (Il baissa la voix.) Nous étions tous atteints par les sortilèges du spectre, évidemment, mais... — Ils devaient défendre... commença Dag, avant de se raviser. (Le petit groupe de citadins nerveux n'avait pas déposé les armes-outils dont il disposait, et ne s'était pas remis à sa tâche méritoire. Le patrouilleur jeta un regard de biais à Faon, assistant inquiète à la scène sur le dos de Grâce. Il se frotta le front pour soulager son mal de tête. Il déclara plutôt, brusquement :) Et si je descendais de mon grand cheval ? Consentiriez-vous à me parler en privé ? Un instant de réflexion, un oeil inquisiteur. Un hochement de tête. Dag dut se raidir pour descendre de son alezan. Attentive, Varleen fut prompte à glisser de sa monture pour se saisir de la bride de Tête de Cuivre. Saun l'imita aussitôt, délogeant le bâton de hickory qu'il avait emporté et coincé sous le rabat de sa sacoche, avant de s'approcher des étriers de son capitaine. Dag eut la satisfaction de constater que sa jambe supportait son poids, et il échangea un demi-sourire avec Saun alors que le garçon lui lâchait doucement le bras : ils devaient tous deux se remémorer leur attaque nocturne du camp des bandits des siècles auparavant. Il empoigna le bâton et se tourna vers le citadin, lequel le regardait avec incrédulité, comme s'il venait juste de comprendre dans quel état se trouvait son interlocuteur. Dag lui désigna un arbre mort isolé, tombé dans le champ sous l'effet du vent ou de la décrépitude, et l'homme acquiesça de nouveau. Tandis que le patrouilleur lançait le bâton en avant et boitillait dans cette direction, il s'aperçut que Faon était à sa gauche. Elle avait glissé sa main autour de son bras, au cas où sa jambe lui ferait défaut. Il se demanda s'il devait la renvoyer vers Grâce et lui épargner ce qui promettait d'être une série de détails sinistres. Il chassa tous ses doutes – il était trop tard maintenant, de toute façon – au moment de rallier l'imposant tronc d'arbre. Elle parle leur langage. Cette pensée incita Dag à placer Faon entre lui et le citadin. Les deux hommes pourraient mieux se dévisager par-dessus sa tête, et elle pourrait voir mieux que si elle était cachée par son époux, et... si la dernière rencontre de ce type avec un patrouilleur l'avait vu confronté au mauvais côté de la lance, il apprécierait certainement un peu d'espace. Nous l'apprécierions tous deux. Dag fut soulagé de constater que la foule de citadins avait repris son activité initiale. C'était à présent au tour des Marcheurs du Lac de se tenir en rang serré, juchés sur leurs chevaux à observer leur capitaine d'un air inquiet. — Ce spectre a causé du tort à tout le monde, reprit Dag. Les Marcheurs du Lac de l'Arbre-pluie ont également perdu des hommes, et des maisons. Le camp du Marécage de l'Os a été anéanti : il devra être abandonné pour les trente prochaines années ou plus, je pense. Pour cet endroit-ci, ce sera plus long. L'homme émit un grognement. Était-il d'accord ou non ? Difficile à dire. Peut-être ne s'agissait-il que d'un grognement de douleur. — Est-ce que beaucoup de gens sont revenus ? Retrouver leurs familles ? glissa Faon. Le fermier haussa les épaules. — Quelques-uns. La plupart d'entre nous savaient qu'un retour impliquerait des mises en terre, mais... quelques-uns tout de même. J'ai retrouvé ma femme, ajouta-t-il après un instant d'hésitation. — C'est une bonne nouvelle alors, dit Faon d'un ton encourageant. — Elle est enterrée là-bas, précisa-t-il, tout en indiquant un grand monticule de terre retournée le long de la rangée d'arbres. Une fosse commune, pensa Dag. — Oh, laissa échapper Faon dans un souffle. — Ils nous ont attendus, poursuivit l'homme. Les femmes, les filles. Les garçons. Les anciens. On aurait dit que quelque chose d'étrangement sacré était arrivé à leurs corps, parce qu'ils ne s'étaient pas décomposés, pas même sous cette chaleur. On aurait cru qu'ils attendaient qu'on les retrouve. Dag déglutit, et décida que le moment était mal choisi pour expliquer les arcanes d'une Désolation profonde. — Je suis vraiment navrée, dit Faon d'une voix douce. L'homme haussa de nouveau les épaules. — Cela aurait pu être pire. Daisy et Cooper, que vous voyez là-bas... ils se sont retrouvés il y a une heure. Il fit un signe de tête à un homme et à l'une des femmes, tous deux assis à l'arrière d'un chariot, adossés l'un à l'autre à regarder dans le vague. La petite main de Faon effleura le genou du fermier; il tressaillit. — Mais... pourquoi pire? Faon pouvait se permettre de poser de telles questions ; Dag n'aurait pas osé. Il était heureux de la savoir près de lui, finalement. — Daisy pensait que Cooper était parti avec les enfants. Cooper, lui, pensait qu'elle les avait emmenés. Ils en avaient quatre. (Il ajouta, après un moment :) Nous enterrerons les enfants en dernier, voyez-vous, au cas où d'autres personnes referaient leur apparition. Pour les identifier. Dag suivit le regard du citadin jusqu'à une rangée de formes raides étendues à demi dissimulées dans les herbes lointaines. Derrière, les hommes commençaient à creuser une fosse. Celle-là était plus grande que le monticule précédent. — Les orphelins ont-ils été mis à l'abri de la Désolation ? demanda Faon. Les dieux absents seuls savaient ce qui lui passait par la tête. S'il ne la connaissait pas, elle devait croire que quelqu'un avait pris la brillante initiative de réunir les familles énucléées. Le fermier baissa les yeux sur elle. Elle devait sûrement lui paraître aussi jeune qu'elle l'était pour Dag, puisqu'il dit plus gentiment: — Il n'y a pas d'orphelins ici, mademoiselle. — Mais... Elle se mordillait la lèvre inférieure, comprenant visiblement ce que cela impliquait. — Aucun enfant de moins de douze ans n'a survécu. Et ce n'est pas tellement mieux pour les autres. Alors qu'elle avait levé la tête vers lui comme s'il pouvait y faire quelque chose, Dag lui déclara d'une voix douce : — Après les femmes enceintes, ce sont les enfants qui possèdent les essences les plus riches pour un être malfaisant en mutation. La créature s'attaque d'abord à eux, de préférence. Lorsque le Marécage de l'Os a été évacué, les jeunes femmes ont certainement attrapé tous les petits avant de s'enfuir en vitesse. Les autres ont dû suivre tant bien que mal avec tous les animaux et les vivres qui leur tombaient sous la main, les patrouilleurs réservistes couvrant leurs arrières. Les enfants ont dû être évacués au cours du premier quart d'heure, et le camp entier peu de temps après. Malgré tout, les gens trop isolés n'ont pu être avertis du danger et ont péri – certains des artisans que nous avons libérés de la stase étaient restés derrière pour retrouver un groupe de jeunes qui s'était rassemblé ailleurs ce jour-là. Faon fronça les sourcils. — Je n'ai pas entendu cette partie de l'histoire. Les ont-ils retrouvés à temps ? Dag soupira. — Malheureusement non. Ce sont des gens du Marécage de l'Os, de retour au camp, qui ont finalement retrouvé leurs corps. La mise en terre ne fut pas très différente de celle-ci. Il opina en direction des monticules; l'homme, attentif, avait les yeux rivés sur le sol desséché qu'il martelait du talon de sa botte, les sourcils arqués de surprise. Oui, pensa Dag. Regardez-la. Les fermiers peuvent nous poser des questions et avoir des réponses. Pourquoi ne pas tenter votre chance avec nous ? — Ont-ils pris leurs... Faon se tut brusquement. Elle devait se souvenir qu'il valait mieux ne pas évoquer les couteaux et les os devant les fermiers, se dit Dag. Elle se contenta de secouer la tête. Le citadin lança un regard torve au patrouilleur. — Vous ne venez pas du Marécage de l'Os, n'est-ce pas ? — Non. Avec ma compagnie, nous sommes venus d'Oléana pour leur porter secours. Nous sommes sur le chemin du retour. — La patrouille de Dag a tué votre spectre, glissa Faon d'une voix empreinte de fierté. C'est arrivé au moment où la malédiction de l'être... du spectre a été levée de votre esprit. — Hum. (Puis, après un silence glacial :) La cavalerie n'arrive pas toujours à temps, on dirait. Piqué à vif dans son orgueil, Dag répondit sans ménagement : — Si l'un d'entre vous avait eu la présence d'esprit de prendre ses jambes à son cou et de déclencher l'alerte dès les premiers signes de l'apparition du monstre, nous aurions pu arriver bien plus tôt. Nous avons fait de notre mieux en fonction de nos moyens, et nous sommes arrivés dès que nous avons su. Un silence obstiné s'étira un moment entre les deux hommes. Le chagrin et la tension accumulés, aussi épais que la fange, interdisaient les conflits autant que les excuses. Dag avait plus ou moins obtenu tous les renseignements qu'il était venu chercher. Il était peut-être temps de partir. De retour d'une petite expédition, un trio de fermiers émergea des bois stériles – étaient-ils partis se soulager ou chercher des survivants ? – et s'arrêta pour observer les nouveaux venus, bouche bée. Une tête vieillissante se redressa d'un coup : les yeux fixés sur eux, l'homme commença à se diriger vers l'arbre abattu, de plus en plus vite. Ses grandes foulées se muèrent en trot, puis en pas de course. Il était comme devenu fou, et remuait frénétiquement les bras en criant. — Sassy ! Sassy! Dag se raidit, la main droite remontant sur le manche de son couteau. Le citadin assis à côté de Faon se leva en gémissant et tendit la paume de sa main dans un geste de défense tout en secouant la tête. Essoufflé, le coureur ralentissait à leur approche, frottant ses yeux injectés de sang pour observer la jeune femme. D'une voix devenue caverneuse, il dit : — Vous n'êtes pas ma Sassy. — Non, monsieur, fit Faon en le regardant, navrée. Je suis l'épouse de Dag. L'homme continuait à la détailler. — Êtes-vous l'une des nôtres ? Ces patrouilleurs vous ont-ils ramenée ? (Il fit un geste en direction des Marcheurs du Lac, debout à côté de leurs montures.) Nous pouvons essayer de retrouver votre famille... — Non, monsieur, je viens d'Oléana. — Pourquoi êtes-vous avec eux, dans ce cas ? — Je suis mariée à l'un des leurs. Déconcerté, l'homme tourna la tête pour scruter au loin. Son regard se focalisa sur Saun, lequel tenait les rênes de Tête de Cuivre tout en les surveillant d'un air vigilant. Le fermier grimaça. — Si c'est ce que ce garçon vous a dit, mademoiselle, j'ai bien peur qu'il vous ait menti. — Ce n'est pas... Elle se tut au moment où Dag recouvrit sa main de la sienne et la serra pour la décourager d'en dire davantage. Le vieil homme prit une inspiration. — Si vous souhaitez rester ici, mademoiselle, nous pourrions vous trouver, vous trouver... Il ne termina pas sa phrase, observant les alentours d'un air malheureux. — Un refuge, peut-être ? murmura son camarade. Peu probable. (Il se leva et pressa l'épaule de son ami.) Laisse tomber. Ce ne sont pas nos affaires. Pas aujourd'hui. L'homme grisonnant s'en alla en jetant un dernier regard déçu derrière lui. — J'espère qu'il retrouvera sa Sassy, dit Faon. Qui était... est-elle ? Sa fille ? — Sa petite-fille, répondit le fermier. — Ah. — Nous devons quitter cette Désolation, Faon, déclara Dag. Il se demanda si les citadins auraient fait d'elle une affaire personnelle dans d'autres circonstances. Une pensée troublante, mais l'instant de danger, s'il avait eu lieu, était passé. — Oh, bien sûr. (Elle se leva d'un bond.) Tu dois la sentir. Comment va ta jambe ? — Elle ira bien mieux lorsque je serai remonté en selle. Il planta l'extrémité de son bâton de hickory dans le sol pour se relever. La douleur commençait à se diffuser dans son corps tout entier comme une fièvre. Accompagné de Faon, Dag retourna clopin-clopant à son cheval, le fermier fermant la marche. Dag eut cette fois besoin de l'aide conjuguée de Saun et de Varleen pour se hisser sur Tête de Cuivre. Il s'installa dans un soupir, laissant même le garçon lui mettre le pied gauche à l'étrier et lui prendre son bâton. Varleen aida Faon à monter sur Grâce, et la jeune femme la remercia d'un sourire. — Tu es prêt, Dag? demanda Saun en lui tapotant la jambe. — Comme toujours, répondit le capitaine. Tandis que le garçon contournait sa monture, le fermier dressa les sourcils. — Vous êtes son Dag ? L'étonnement ainsi qu'une forte désapprobation marquèrent le son de sa voix. — C'est exact, fit l'intéressé. (Ils s'observèrent en silence. Dag commença à ajouter :) La prochaine fois, ne... puis se ravisa. Ce n'était ni le moment, ni l'endroit, ni la bonne personne. Quand, où et qui, dans ce cas ? L'homme serra les lèvres. — Je ne vois aucune raison de continuer cette conversation, patrouilleur. — Moi non plus. Dag leva la main à sa tempe et fit cliqueter les rênes de Tête de Cuivre pour lui signifier qu'il était temps de reprendre la route. Faon fit faire demi-tour à Grâce. Dag craignait qu'elle ait subi les sombres contre-courants de cette entrevue, puisque son visage reflétait clairement un conflit intérieur entre le respect du deuil et une vive colère. Elle se pencha vers le fermier et gronda à son attention : — Vous pourriez dire merci. Quelqu'un devrait le leur dire au moins une fois avant que le monde entier sombre dans le chaos. Déconcerté, l'homme baissa les yeux sous l'air sévère et outré de sa semblable, puis la suivit du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse de sa vue. * * * Alors qu'ils quittaient la ville désolée et filaient vers l'est sur une route à convois parallèle au fleuve, Mari demanda sèchement : — Alors, tu es satisfait de ta petite visite, Dag ? Il n'émit en retour qu'un grognement. Elle se radoucit. — Tu ne peux pas sauver le monde à toi seul, tu sais. — À l'évidence non. (Après un instant, il ajouta plus calmement :) Peut-être que personne ne le peut. Faon lui lança un regard inquiet tandis qu'il s'affaissait sur sa selle ; il ne suggéra néanmoins pas de halte. Il voulait s'éloigner de cette ville au plus vite. Verte-Source. Devrait-elle maintenant être rebaptisée Morte-Source sur les cartes ? Mari avait raison ; il n'avait pas besoin de nouvelles hantises, et encore moins d'aller à leur rencontre comme il venait de le faire. Même Faon était silencieuse maintenant. Pas de réponses, pas de questions, juste... un silence de mort. Ce mutisme accompagna ses pensées alors qu'ils se dirigeaient vers le nord et traversaient le fleuve à la recherche de la route qui les conduirait à la maison. Chapitre 17 Six jours environ après avoir retrouvé la grand-route du Nord, la petite patrouille traversa clopin-clopant la familière étendue boisée menant à l'île aux Deux-Ponts. Faon se retourna pour jeter un oeil sur Dag. Il avait levé la tête mais, contrairement aux autres, n'avait poussé aucun cri de joie. La réjouissance générale lui arracha un sourire forcé qui lui donnait, curieusement, une mine plus fatiguée que jamais. Mari avait imposé une allure modérée pour ménager les chevaux, même si tout le monde savait qu'elle visait à ménager son neveu. Faon fut presque plus troublée par la sollicitude de la patrouilleuse que par cette étrange et inhabituelle langueur qui oppressait tant Dag. Toute modération s'était progressivement évanouie au cours des deux derniers jours de route alors que la patrouille avait accéléré le pas, plus pressée de rallier la grange que ses propres chevaux. Ils firent une halte à la fourche où la route de l'île se divisait, et Mari salua Saun, Griff et Varleen de la main. Elle indiqua Dag de la tête. — Je vais le conduire tout droit chez lui, je crois. — Tu as raison, fit Saun. Tu as besoin d'aide? — Razi et Utau devraient être là. Cattagus aussi. (Son visage austère s'adoucit sous l'effet d'une pensée, et elle ajouta:) Voilà. Faon se demanda à ce moment si la patrouilleuse ne venait pas juste de heurter l'essence de son époux pour lui signaler leur arrivée. Dag sortit de sa torpeur. — Je voudrais voir Corbeau Loyal, avant toute chose. — Loyal a déjà entendu toute l'histoire de la bouche d'Hoharie et des autres, rétorqua Mari d'un ton sec. Je voudrais voir Cattagus. Saun observa ses camarades impatients, tous deux attendus par leurs familles. — Je passerai voir le capitaine en chemin. Je lui ferai savoir que nous sommes rentrés, et tout le reste. Dag plissa les yeux. — Cela suffira, j'imagine. — C'est comme si c'était fait. Va te reposer, Dag. Tu as une mine affreuse. — Merci, Saun, répondit-il d'un ton sec qui suggérait une réponse à la seconde remarque et non à la première, même si elle englobait les deux. Le garçon lui sourit, et les jeunes patrouilleurs partirent au trot, lequel se transforma en galop avant même le premier virage. Dag, Mari et Faon empruntèrent la route de la rive. Puisque personne ne suggérait d'avancer au trot, Mari éperonna sa monture pour progresser à plus vive allure. Au moment de tourner vers son campement, Mari était debout sur ses étriers et scrutait au loin. Tout le monde était dans la clairière. Razi et Utau avaient chacun un enfant dans les bras, et Sarri agitait les mains en signe de bienvenue. Tout en respirant bruyamment, Cattagus imita sa nièce et avança à grands pas vers les nouveaux arrivants. Il y avait en plus une foule de visages inconnus : une grande femme d'âge moyen, flanquée d'un homme qui devait être son époux et de six enfants dégingandés alignés par ordre d'âge du plus grand au plus petit. Le plus vieux devait avoir l'âge de Faon, tandis que la plus jeune était une petite fille bondissante de huit ans. Cette femme était certainement la fille de Mari, de retour de la rive opposée avec sa famille et son bateau neuf. Ils se ruèrent tous sur leur parente, s'écartant tout de même pour laisser passer Cattagus tandis que la patrouilleuse posait pied à terre. — Te voilà enfin, vieille sorcière ! Ce n'est pas trop tôt ! murmura-t-il, le nez dans les cheveux de sa femme. — Tu es toujours en vie. Très bien. Cela m'évite de te mettre une correction, lui glissa-t-elle à l'oreille d'un ton sévère au moment où ils se jetaient dans les bras l'un de l'autre. Razi tendit son fils agité à Sarri qui le prit sur ses genoux; Utau relâcha Tesy en prenant bien soin de lui interdire de s'approcher de Tête de Cuivre. Les deux hommes vinrent ensuite aider Dag et Faon à descendre. Utau avait l'air fatigué mais en bonne santé, estima la jeune fermière. Razi et le beau-fils de Mari et dessellèrent les chevaux et les délestèrent de leur chargement en un battement de cils avant de se proposer de mener les équidés à l'île de la Jument, de préférence avant que l'impétueux Tête de Cuivre morde ou donne un coup de sabot à l'un de ces enfants turbulents. Forme carrée à l'abri du pommier, la tente Prébleu tenait toujours en place, et Sarri, tout sourire, en retroussa et attacha les rabats. Tout avait l'air très propre et accueillant à l'intérieur; Faon demanda ainsi à Utau de déposer leurs sacoches sales sous l'auvent. Leurs vêtements de voyage tachés et malodorants devraient être lavés à grande eau avant de pouvoir être de nouveau rangés à côté de ceux qu'ils utilisaient quotidiennement, estima-t-elle. Dag contempla leur sac de couchage, posé sur son épaisse couche d'herbes sèches, de la même façon qu'un chien lorgnerait un morceau de viande. — Je vais au moins enlever mes bottes, marmonna-t-il, tout en se laissant choir sur un siège en rondin pour tirer sur ses lacets. (Il leva le nez et ajouta :) Des problèmes pendant notre absence ? — Eh bien, déclara Sarri visiblement à contrecoeur, il y a bien eu cette méprise avec les filles des Entrepôts... — Elles ont essayé de voler votre tente, les petites... ! pesta Utau d'un ton indigné. Sarri le fit taire d'une façon qui incita Faon à penser qu'un débat avait déjà eu lieu à ce sujet. — Quoi ? fit Dag, incrédule. — Ce n'était pas du vol à proprement parler, nuança Sarri. — Oh que si, grommela Utau. Du satané chapardage. — Elles m'ont dit qu'on leur avait ordonné de ramener la tente aux Entrepôts, poursuivit la Marcheuse du Lac en coupant la parole à son époux. Elles l'avaient déjà à moitié démontée lorsque je les ai surprises. Elles n'ont pas voulu m'écouter, mais Cattagus est sorti et les a tellement effrayées avec sa respiration poussive qu'elles se sont enfuies. — Razi et moi étions partis ramasser des baies de sureau pour lui, déclara Utau. C'est dommage, parce que je me serais fait un plaisir de leur flanquer la frousse. Quel culot, démonter la tente d'un patrouilleur en mission ! Faon fronça les sourcils à imaginer l'effet déconcertant – le choc – que l'absence de leur tente aurait pu susciter, elle et Dag rentrant d'un épuisant voyage pour ne retrouver qu'un emplacement vide. À en juger par son regard, il se le figurait également. — Le halètement outragé d'oncle Cattagus avait plus de chances d'être efficace, concéda Sarri. Dans ces moments-là, il prend cette inquiétante teinte violette et s'étouffe au point qu'on croirait qu'il va s'effondrer à nos pieds. Cela a visiblement beaucoup impressionné les filles, puisqu'elles sont parties sans demander leur reste. — Elles ont détalé comme des lapins, dixit Cattagus, fit Utau, de meilleure humeur. — Lorsque Razi et Utau sont revenus, ils ont remonté votre tente et sont allés dire deux mots aux employées des Entrepôts. Lesquelles ont prétendu que c'était une erreur. Utau s'esclaffa. — Mon oeil. Une amie de Cumbia m'a accueilli là-bas. Sa mesquinerie est bien connue. Bref, j'en ai parlé à Corbeau Loyal, qui en a parlé à Massape, qui en a parlé à quelqu'un, et cela ne s'est pas reproduit. Il hocha la tête avec fermeté. Dag se frotta l'arrière de la nuque, l'air interdit et distrait. S'il avait été plus vigoureux, Faon l'aurait peut-être vu aussi ulcéré qu'Utau, mais son laconisme refléta bien son navrement. — Je vois... Merci. Il remercia également Sarri d'un signe de tête. — Faon, je ne vais pas te dire ce que tu dois faire, mais tu devrais emmener ton mari s'allonger un peu, déclara la Marcheuse du Lac. — J'en ai bien l'intention, répondit l'intéressée. Assistée d'Utau, elle aida son compagnon à se relever et le transporta jusqu'à la tente. Le vétéran, libérant son cou du bras du capitaine de compagnie alors qu'il s'effondrait sur son sac de couchage, grogna: — Dag, je jurerais que ton état a empiré depuis que j'ai quitté l'Arbre-pluie. Est-ce le contrecoup de la stase ? Ta jambe ne s'est pas infectée, n'est-ce pas ? D'après ce qu'Hoharie m'a dit, j'aurais cru qu'elle t'aurait soigné mieux que ça avant de rentrer. — Il allait mieux, fit Faon, mais nous sommes allés à Verte-Source avant de revenir. L'endroit était terriblement ravagé par la Désolation. Je pense que sa rechute vient de là. Elle ne voyait cependant pas la Désolation comme la seule responsable du retrait du regain d'énergie qui avait suivi leur victoire sur la stase. Elle se remémora l'expression de Dag – ou plutôt son absence d'expression – lors de leur départ du cimetière de champ des citadins. Ils étaient passés devant la ligne de petits cadavres inaltérés. Et il les avait comptés. — Un acte stupide de la part d'un homme à l'essence arrachée. S'exposer à davantage de Désolation... Tu sais pourtant à quoi t'en tenir, gronda Utau. — Oui, soupira Dag, qui s'était allongé docilement. Mais nous sommes tous rentrés, maintenant, c'est le plus important. Sarri et Utau laissèrent le couple en paix après les avoir invités à dîner un peu plus tard, une offre que Faon accepta avec gratitude. Elle s'occupa brièvement de Dag, l'embrassa sur le front et le laissa dans un état de morne somnolence tandis qu'elle s'en allait ranger leurs affaires. Alors qu'elle commençait à trier, elle leva la tête pour observer l'auvent de la petite tente Prébleu, lequel avait récemment été mis à rude épreuve. Enfin chez soi. Ou pas... * * * Faon apporta le petit déjeuner au lit à Dag le lendemain matin. Même s'il ne consista que d'implantine, de thé et de sollicitude, il trouva cette dernière délicieuse. Il avait beau ne pas avoir faim, Dag se laissa convaincre de manger. Elle s'affaira ensuite à l'installer confortablement avec une belle vue sur le lac au-delà du rabat de leur tente. Il l'observa frotter leurs vêtements sur le quai en contrebas tandis que le soleil grimpait peu à peu dans le ciel. Elle lui faisait un signe de la main de temps en temps, et il lui répondait. Au bout d'un moment, elle jeta son chargement humide sur son épaule et grimpa quelque part hors de vue, probablement pour mettre le linge à sécher. Il regardait encore dehors d'un air de lassitude bénigne lorsqu'une main ferme claqua le côté de la toile de tente. Hoharie se baissa et entra un instant plus tard. — Te voilà. Saun vient de me dire que tu étais rentré. — Ah, Hoharie. Oui, depuis hier après-midi. — Il m'a dit aussi que tu ne te portais pas très bien. — J'ai connu pire. Hoharie avait retrouvé sa robe d'été et s'était débarrassée de sa tenue de cavalière. En vérité, même habillée en patrouilleuse, elle n'en avait pas l'allure. Elle se mit à genoux et s'assit sur ses talons, examinant Dag d'un oeil critique. — Comment va ta jambe, après tous ces excès ? — En voie de guérison. Lente. Aucun signe d'infection. — On peut s'en estimer heureux, vu la profondeur de la blessure ; d'un autre côté, une infection m'aurait étonnée, après toutes les consolidations que tu as reçues. Et ton bras ? Il le remua un peu. — Il est encore très faible. (Il n'avait pas encore pris la peine de mettre son harnais en place ce matin, même si Faon l'avait cajolé pour l'encourager à enfiler un pantalon et une chemise propres.) Mais cela ne s'aggrave pas. — Il devrait aller mieux maintenant. Allons, ouvre-toi. Dag soupira et ouvrit son essence. Cela ne lui procurait plus une sensation assimilable à la douleur, à présent; l'inconfort était plus subtil, diffus et rémanent. Hoharie fronça les sourcils. — Qu'as-tu fait des renforcements que l'on t'a donnés la semaine dernière ? J'en ressens à peine la présence. — Ils m'ont été utiles. Mais nous avons traversé des terres désolées sur le chemin du retour. — Ce n'est pas très malin. (Elle plissa les yeux.) Quelle est la portée actuelle de ton InnéSens ? — C'est une bonne question. Je n'ai pas... (Il étendit ses sens au maximum. Il n'avait pas vraiment besoin de son InnéSens pour détecter les petits-enfants bruyants de Mari, dont les cris se répercutaient dans tout le campement. Les adultes à demi clos formaient des taches plus subtiles. Faon brillait comme une étincelle au milieu de la noiseraie, à une centaine de pas de la tente. Au-delà... plus rien.) Elle est très limitée. (Aussi affreux que cela puisse paraître.) Elle n'a pas été aussi faible depuis que j'ai perdu ma vraie main gauche. — Eh bien, si tu cherches la réponse à la question : «Est-ce que je récupère vite ?», te la voilà livrée sur un plateau d'argent. Plus de patrouille jusqu'à nouvel ordre, capitaine. Tu n'y retourneras pas tant que ton InnéSens n'aura pas recouvré sa portée habituelle. Dag éluda le problème. — Je n'ai pas l'intention de protester. — C'est dire si tu es mal en point alors. (Les doigts d'Hoharie passèrent en revue sa cuisse, son bras et son flanc; il sentait le regard bienveillant de la guérisseuse insister sur ses points douloureux.) Après avoir écouté mon histoire et celle de Saun, Loyal a déclaré qu'il remettrait ta cheville dans la case des invalides. Il voulait connaître la durée de ta convalescence. — Et alors ? Que lui as-tu répondu ? — Elle sera plus longue que celle d'Utau, déjà. — Corbeau Loyal ne sera pas très heureux de l'apprendre. — Nous en avons déjà parlé. De ton cas. Tu n'as pas seulement été physiquement blessé à la suite de cette stase, tu sais. Quelque chose dans le ton de la voix de la guérisseuse le fit se redresser. S'il n'était toujours pas complètement alerte, son attention était moins dispersée, à présent. Il referma son essence. Hoharie s'assit sur la paillasse tressée bordant la couche et entoura ses genoux de ses bras en l'observant d'un air nonchalant. — Tu patrouilles depuis longtemps, déclara-t-elle. — Environ quarante ans. Et alors ? Cattagus a fait le tour du lac pendant presque soixante-dix ans. Mon grand-père, plus encore. C'est un mode de vie. — N'as-tu jamais envisagé un autre parcours ? Quelque chose de plus sédentaire ? — Pas récemment. Ou du moins, pas avant cet été. Mais il n'allait certainement pas décrire à quel point il s'interrogeait depuis Forgeverre. — T'a-t-on jamais suggéré de devenir guérisseur ? — Oui, toi, mais tu n'avais pas pensé à tout. — D'après mes souvenirs, tu pensais être trop vieux pour l'apprentissage. Puis-je me permettre de souligner que le tien pourrait être le plus court jamais effectué ? Tu sais déjà tout à propos des herbes pour en avoir ramassé pendant des décennies. Tu connais la pratique de l'assistance au combat – peut-être même mieux que moi. Tes compétences en termes d'adaptation d'essence sont impressionnantes, Saun a survécu pour en témoigner à qui veut l'entendre. — Comme tu as pu le remarquer, ce garçon est plutôt du genre enthousiaste. Je ne le prendrais pas trop au sérieux, à ta place. Elle remua la tête. — Je t'ai moi-même vu faire des choses, des projections et des manipulations d'essence au coeur de cette stase, des choses que je peine à comprendre. J'ai examiné Artin après cela. Tu as ce talent en toi, et tu pourrais être très doué, Dag. Des tas de gens peuvent patrouiller. Bien rares sont les personnes capables d'atteindre un tel niveau de conception, et plus rares encore celles capables de réaliser un tel travail de l'essence. Je sais de quoi je parle, je cherche de nouveaux apprentis chaque année. — Sois raisonnable, Hoharie. InnéSens ou pas, un guérisseur a besoin de deux mains habiles pour toutes sortes de tâches. Crois-moi, tu ne voudrais pas que je recouse ton pantalon déchiré, et encore moins que je te suture la peau. Et la liste est longue. — En effet. (Elle sourit et se pencha en avant.) Cela dit... les patrouilleurs travaillent en équipe tout le temps. Tu y es habitué. De mon côté, il m'arrive de me retrouver avec un apprenti sur les bras, passionné par les remèdes, habile de ses mains, mais un peu juste en ce qui concerne l'InnéSens. Tu t'entends bien avec les jeunes, même si tu leur fais peur au départ. Je me disais... et si je t'associais avec l'un de ceux-là ? Dag cilla. Cilla encore. Étincelle ? De tous les gens qu'il connaissait, elle était la plus experte et elle avait, les seuls dieux absents le savaient, l'intelligence et les nerfs assez solides pour cette tâche. Son imagination, tout comme son coeur, se mit soudain à palpiter et à esquisser des images des possibilités qui s'offraient à eux. Ils pourraient travailler ensemble ici, au lac Hickory, ou au camp du Gué de l'Ours. Un travail nécessaire, honorable et respecté, qui permettrait à sa femme de gagner de plein droit sa place dans cette société qui lui était étrangère. Il serait chaque jour à ses côtés. Et chaque nuit. Une fois qu'elle aurait été formée, ils pourraient faire bien plus... Faon aimerait-elle cette idée ? Il allait immédiatement lui poser la question. Il sourit à Hoharie, dont le visage s'illumina en réponse. — Je vois que tu comprends mon intention, dit-elle, visiblement satisfaite. Je suis si contente ! Comme tu pourrais le penser, j'ai déjà quelqu'un en tête pour te seconder. — Oui. — Oh, Othan t'en a-t-il déjà parlé ? — Pardon ? — Je pensais à son frère cadet, Osho. Il n'est pas encore prêt, me diras-tu, mais tu ne l'es pas plus. Si j'étais certaine de pouvoir te l'associer, je pourrais le prendre en apprentissage très bientôt. — Attends, quoi ? Non ! Je pensais à Faon. Ce fut au tour d'Hoharie de se pencher en arrière et de cligner des yeux. — Mais Dag... même si elle est toujours... elle n'a aucun InnéSens ! Une fermière ne peut devenir guérisseuse. Ni aucune sorte d'artisan. — Les fermiers le sont tous, à leur façon. Des rebouteux, des sages-femmes. — Bien sûr, mais ils ne peuvent pas se servir de nos méthodes. Je ne doute pas de la valeur de leurs aptitudes, mais ils ne connaissent rien à notre art. — Je me chargerais de lui transmettre cette partie. Comme tu l'as dit. — Dag... les malades et les blessés sont vulnérables et susceptibles. J'ai bien peur que la plupart des gens ne lui fassent pas confiance ou la rejettent. Cela serait une étrangeté de trop pour eux. Reste le problème de l'essence. Faon m'est sympathique, mais son ouverture permanente ne ferait que perturber ou interférer avec un tissage d'essences délicat... non, ce n'est pas possible. Cela ne me perturberait pas, pensa-t-il protester. Il reposa les épaules sur son coussin, la petite montée d'excitation le quittant peu à peu au profit d'un sentiment de fatigue paradoxalement accru. Au lieu de cela, il demanda, plus lentement : — Dans ce cas, pourquoi ne faisons-nous pas plus pour les fermiers ? Non, je ne veux pas parler d'artisans de ta compétence, tes capacités sont rares et demandées ici... je parle de nous autres. Les patrouilles foulent leurs terres en permanence. Nous connaissons et usons entre nous d'une dizaine de petites astuces que nous pourrions leur transmettre. Nous pourrions faire plus que leur vendre des plantes et des remèdes. Nous pourrions entretenir des liens, avec le temps. Il se souvint alors de l'histoire de la cheville foulée de tante Futée. Un tel acte de bonté avait accouché d'un joli fruit, même s'il avait mis des décennies à mûrir. — Oh, Dag. (Hoharie secoua la tête.) Penses-tu vraiment que personne n'a essayé avant toi, ne serait-ce que par compassion ? Ou même par amitié ? L'idée a toujours l'air intéressante. Cela fonctionne tant que rien ne va de travers, mais les choses finissent inexorablement par se gâter. Les Marcheurs du Lac qui se sont mis en tête de partager de telles connaissances ont été battus à mort, ou pire. — Si nous étions... Sa voix chancela. Il ne pouvait contredire cette vérité. Il était facile de dire : «Il doit bien y avoir un moyen plus efficace». Il était bien plus difficile de le trouver. Revenant à l'objet de la discussion, Hoharie déclara : — Corbeau Loyal ne souhaite vraiment pas renoncer à toi, mais il le ferait pour cette plus grande cause. Il a remarqué les mêmes choses que moi, ou presque. Il te surveille même depuis un moment. — Je dois – Dag leva le bras gauche – à peu près tout à cet homme. Ma prothèse est de son initiative. Il avait déniché quelque chose y ressemblant à Tripoint, vois-tu. Deux fermiers (un rebouteux et un artisan) avaient associé leurs talents dans la fabrication de simili-prothèses pour des gens accidentellement amputés à la mine ou à la forge. Ni l'un ni l'autre n'avait un soupçon d'InnéSens, mais ils avaient des idées. La guérisseuse ouvrit la bouche pour parler mais tourna subitement la tête ; Faon surgit à cet instant par l'ouverture latérale de la tente, l'air à la fois ravie et préoccupée. — Hoharie ! Je suis si contente de vous voir. Comment va-t-il ? Mari s'inquiétait à son sujet. Comme si Faon croyait que sa propre anxiété n'avait aucune valeur. Avait-elle si tort que ça à cet égard ? Hoharie la rassura d'un sourire. — Il a surtout besoin de temps, de repos et de ne rien faire de stupide. De sa position horizontale, Dag déclara d'une voix plaintive : — Comment pourrais-je faire quelque chose de stupide alors que je suis incapable de bouger ? Hoharie retourna un froncement de sourcils bien mérité à cette interrogation et termina sa phrase en donnant à Faon une liste sensée d'instructions et de suggestions, laquelle incluait nourriture, sommeil et petites corvées le moment venu. La jeune femme écouta avec attention, hochant la tête à intervalles réguliers. Dag était persuadé qu'elle se souviendrait de chaque mot. Et qu'elle serait probablement capable de les lui réciter ensuite. Hoharie se leva. — J'enverrai Othan t'enlever ces points d'ici quelques jours. — Je peux le faire tout seul, dit Dag. — Eh bien, abstiens-toi, répondit-elle. (Elle baissa les yeux sur lui.) Repense à ce que je t'ai dit, Dag. Si tu as trop mal aux pieds – ou au fond de toi – pour patrouiller encore, tu pourrais faire beaucoup de bien dans nos rangs. — J'y réfléchirai, dit-il, déstabilisé. Hoharie salua le couple et prit congé. Le regard perplexe, Faon se laissa tomber à genoux auprès de son patrouilleur pour passer une petite main sur son front. — Tes sourcils sont tout ratatinés. Est-ce que tu as mal ? Elle lissa les sillons en question. — Non. (Il se saisit de la main de sa compagne et l'embrassa.) Je suis simplement fatigué, je crois. (Il hésita.) Fatigué de réfléchir. — Est-ce le même genre de pensée où tu restes assis immobile comme une pierre pendant des heures, pour finalement bondir de côté comme une grenouille ? Il sourit malgré lui. — Je fais ça, moi ? — Oui. — Eh bien, je ne bondirai nulle part aujourd'hui. — Excellent. Elle récompensa cette résolution par un baiser, suivi d'autres. Cela lui débloqua certains muscles dont il ignorait qu'ils étaient tendus. L'un de ses muscles, au moins, restait inerte, ce qui l'aurait bien plus déstabilisé s'il n'avait pas déjà fait l'expérience de telles convalescences. Je dois récupérer plus vite. * * * Dag passa les trois jours suivants englué dans la même lassitude morne. La seule chose qui le tira (enfin) de son sac de couchage ne fut pas un regain d'énergie mais un trop-plein d'ennui. Une fois à l'extérieur, il se retrouva malgré lui entraîné dans une concurrence acharnée entre les invalides – à savoir Utau, Cattagus et lui-même – pour réaliser des corvées qui se faisaient assis. Il observa le vétéran, lequel se déplaçait à la même vitesse que lui, et se demanda s'il n'avait pas déjà un avant-goût de vieillesse. Puisqu'il n'y avait pas de cuirs à racler, et qu'Utau et Razi avaient été assez malins pour aider Cattagus avec ses baies de sureau, Dag se retrouva à casser des noix ; il possédait, après tout, l'outil adéquat. Il fut d'abord maladroit dans cette opération, mais devint plus habile avec le temps. Faon, qui considérait cette corvée comme la plus laborieuse de toutes, fronça le nez en signe de dédain. Ce travail collait toutefois parfaitement à l'humeur de Dag, puisqu'il ne nécessitait aucune réflexion au-delà d'une vague et philosophique contemplation des formes subtiles des noix et de leurs coquilles. Des noix. Des noix de hickory, également. L'une après l'autre, elles lui cédaient. Elles lui résistaient parfois, mais contre-attaquaient rarement, les noix de hickory étant de toutes les plus naturellement sournoises. Faon lui tint compagnie, filant puis cousant deux nouveaux pantalons de cavalier (un pour lui et un pour elle) grâce au tissu partagé par Sarri. Au cours d'un après-midi où ils étaient assis côte à côte à l'ombre de leur auvent, elle lui fit remarquer : — Je t'aurais bien fabriqué de nouvelles flèches, mais tous les carquois sont pleins. Dag tapota une noix particulièrement coriace. — Préfères-tu donc fabriquer des flèches plutôt que des pantalons ? La jeune femme haussa les épaules. — Je trouve cela plus important. Les patrouilleurs ont besoin de flèches. Il se pencha en arrière et médita ces mots un instant. — Et nous n'avons pas besoin de pantalons, alors ? Je pense que tu te trompes, Étincelle. Nous sommes sur le territoire du sumac vénéneux, tu sais. Sans oublier les orties, les chardons, les bardanes, les épines et les piqûres d'insectes. Elle fit une moue dubitative tout en passant lentement son aiguille dans le tissu épais. — Vous avez quand même besoin de flèches pour les combats ? Pour les moments importants. — Je ne suis toujours pas d'accord. J'apprécierai toujours mon pantalon. En vérité, si une attaque nocturne me forçait à sortir du lit, je pense que j'irais le chercher avant mes bottes ou mon arc. — Mais les patrouilleurs en mission dorment toujours en pantalon, objecta-t-elle. Même s'ils ne dorment pas à l'auberge, se souvint-elle d'un ton jovial. — Dans ce cas, cela te donne une idée de son importance, n'est-ce pas ? (Il battit des paupières à son attention.) Je nous imagine déjà, une patrouille entière armée jusqu'aux dents, les fesses à l'air. As-tu la moindre idée de ce que les mouvements de nos selles feraient à nos bijoux de famille ? Nous n'arriverions jamais jusqu'à l'être malfaisant. — Ah ! Maintenant je comprends ! (Elle se plia en deux, hilare.) D'accord ! Je te laisse ton pantalon. — Et je t'en remercie de tout mon coeur, lui assura-t-il. Et de mes bijoux de famille. Ce qui la fit glousser de nouveau. Il ignorait quand il l'avait vue rire ainsi pour la dernière fois, ce qui le dégrisa. Il souriait cependant toujours en la regardant reprendre sa broderie. Il aurait vraiment voulu la remercier avec ses bijoux de famille, si seulement ils se représentaient un jour au rapport. Il soupira et s'attaqua à une nouvelle bogue de hickory. Heureusement – ou non –, les règles de Faon survinrent alors qu'il récupérait encore, mais elle s'inquiéta car elle perdait beaucoup de sang. Dag, soucieux, décida de traîner Mari à la tente Prébleu pour un examen; elle ne fut nullement impressionnée – ce qui le rassura – et débita toute une série d'histoires épouvantables au sujet des Plus Horribles Choses Qu'elle Avait Vues dans ce domaine, que Dag considéra comme l'équivalent féminin des histoires de patrouilleurs vétérans. — Je ne me rappelle pas que les jeunes patrouilleuses aient jamais eu autant de soucis, dit-il nerveusement en tournant autour des deux femmes. Mari lui adressa un regard. — C'est justement parce que les filles rencontrant ce genre de problèmes choisissent généralement de ne pas devenir patrouilleuses. — Oh. C'est logique, j'imagine... La chef de patrouille reconnut d'une voix plus douce que Faon ne devait pas avoir achevé son processus de guérison, et Dag déduisit de l'état des cicatrices sur son cou qu'elle avait tout à fait raison. Elle déclara que ces problèmes s'arrangeraient lentement au cours des mois suivants, et fut même assez charitable pour effectuer une petite consolidation de la zone atteinte. Dag repensa à ses trop courtes années passées avec Kaunéo, à quel point sa vie d'homme marié avait été liée à ces rythmes intimes, et à quel point ils l'avaient agacé parfois – jusqu'au jour où il n'avait plus eu que le désir de les retrouver. Il soigna Faon sereinement, enveloppant des pierres chaudes dans un linge et lui faisant boire un peu du meilleur vin de sureau dont Cattagus avait finalement accepté de se défaire, jusqu'à ce que la douleur cesse. * * * Enfin, au cours d'une belle et paisible matinée, Dag porta son coffre sous la canopée pour s'en servir de bureau et s'attela à sa lettre pour Luthlia. Il envisagea d'abord d'écrire quelque chose de concis, une phrase ou deux indiquant les endroits où les êtres malfaisants avaient été défaits. Il était déterminé à dissimuler les complications inhérentes à la préparation involontaire du couteau du partage, tant elles lui semblaient impossibles à expliquer de façon limpide. De plus, l'histoire de Faon et de son bébé mort-né lui paraissait une blessure trop intime pour être dévoilée à des étrangers. Le silence était d'or, dans le cas présent. Et pourtant... le silence ne témoignerait en aucune façon du rôle qu'une jeune fermière avait pu avoir dans tout ça. Il soupesa une dernière fois les fragments lisses de l'os de Kaunéo avant de les emballer dans un carré de bon tissu que Faon avait ourlé, puis changea d'avis. Il décida ainsi de livrer le récit le plus complet de la série d'événements, en se focalisant du mieux possible sur les couteaux. Il veilla particulièrement à ne pas oublier de livrer sa théorie selon b laquelle l'essence de l'enfant avait trouvé refuge dans la lame de Kaunéo, à l'abri de l'être malfaisant. L'histoire restait toutefois si dense que Dag n'était pas certain de paraître cohérent, ou même sain d'esprit, mais elle n'en demeurait pas moins authentique. Une fois la lettre terminée, il la fit relire par Faon avant de la sceller avec un peu de cire d'abeille fabriquée par Sarri. Le visage de la jeune femme était grave; elle lui tendit la missive dans un léger hochement de tête. — En ce qui me concerne, je trouve ça très bien. Elle aida son compagnon à glisser soigneusement le paquet dans une enveloppe en cuir de daim, qu'il ferma à l'aide de ficelles de cuir brut pour mieux la protéger, et il l'adressa à la famille de Kaunéo. Razi porterait ensuite le colis au courrier du quartier général des patrouilleurs. Dag palpa le petit paquet, avant de dire lentement : — Tellement de souvenirs... Si les âmes existent vraiment, peut-être demeurent-elles sur les sentiers du temps que nous laissons à jamais derrière. Elles ne nous précèdent pas, ce qui explique pourquoi nous ne pouvons les repérer, pas même avec notre InnéSens. Nous regardons dans la mauvaise direction. Faon lui fit un petit sourire moqueur, se pencha en avant et l'embrassa tendrement. — Peut-être sont-elles simplement là à nos côtés, répondit-elle. * * * Corbeau Loyal fit son apparition le lendemain. Dag s'attendait un peu à le voir, aussi ne fut-il pas surpris. Ils prirent place sur des souches de la noiseraie, à l'écart de l'agitation du campement. — Si j'en crois Razi, tu vas mieux, nota Loyal, observant Dag avec bienveillance. — Je suis de nouveau mobile, reconnut le patrouilleur, même si la portée de mon InnéSens n'est toujours pas optimale. Cela dit, je ne crois pas trop à l'hypothèse d'Hoharie selon laquelle il faudrait que je retrouve le plein usage de mon InnéSens avant de pouvoir repartir en mission. La moitié de ma portée maximale suffirait. — Je ne suis pas venu te parler d'un éventuel retour et, même si c'était le cas, le jugement d'Hoharie passerait toujours avant le tien. Je suis venu discuter de ta convocation imminente devant le conseil du camp. Je les ai tous fait attendre en leur disant que l'épisode de l'Arbre-pluie t'avait considérablement diminué, et il devient difficile d'en convaincre les gens alors qu'ils te voient déambuler çà et là. Tu peux t'attendre à recevoir l'injonction sitôt la rixe au sujet du dragage de l'île du Héron résolue. Dag pesta entre ses dents. — Après l'Arbre-pluie... après tout ce que nous avons fait, Faon et moi... ils ont toujours l'intention de nous confronter au conseil ? Hoharie, moi, Bryn, Mallora et Ornig serions à présent tous morts et enterrés sous la Désolation du Marécage de l'Os, sans l'intervention d'Étincelle ! Et je ne parle même pas de la perte de cinq artisans compétents. Cela, en plus de l'être malfaisant de Forgeverre... Mais que peuvent-ils attendre de plus de la part d'une fermière pour qu'elle se montre à la hauteur de leur confiance ? Il fut traversé par un frisson qui réduisit son indignation à néant – en quarante ans, il n'avait jamais réussi à se montrer à la hauteur aux yeux de certains. Il avait fini par en conclure que le problème ne venait pas de lui mais de ces yeux-là, et qu'il ne pourrait jamais rien y changer. En quoi cela serait-il différent pour Faon ? Corbeau Loyal se gratta l'oreille. — J'étais persuadé que tu réagirais ainsi. (Il hésita un instant.) Je dois présenter mes excuses à Faon, pour avoir essayé de la retenir alors que tu l'appelais depuis les méandres de cette stase. Avec le recul, je pense m'être montré bien cruel. J'ignorais que tu te cachais derrière cette agitation ce jour-là. Dag fronça les sourcils. — Avez-vous parlé de la stase avec Othan ? — J'ai parlé à chaque personne présente sur les lieux, puisque j'en ai eu l'occasion. J'ai essayé de reconstituer les pièces du puzzle. — Eh bien, pour la petite histoire, je n'ai pas poussé Faon à me planter ce couteau dans la jambe comme un être malfaisant manipulerait l'un de ses esclaves fermiers. Elle a trouvé la solution toute seule ! Loyal leva les deux mains en l'air dans un geste de capitulation. — Qu'il en soit ainsi alors. Mais dis-moi, comment comptes-tu appréhender l'épreuve du conseil ? J'ai essayé de les dissuader et repoussé l'échéance autant que possible, sans risquer d'être exclu de ton procès pour conflit d'intérêt. Et puisque j'ai bien l'intention d'y assister, la prochaine initiative te revient de droit. Je te ferai de toute façon remarquer que c'est à toi de prendre les décisions. Dag se courba et émit un soupir las. — Je n'en sais rien. Mes méninges tournent au ralenti depuis mon retour. Comme un insecte prisonnier au fond d'un pot de miel. Le capitaine de camp fit une moue curieuse. — Cela serait-il l'une des séquelles de la Désolation ? — Je... l'ignore. Cela doit bien venir de quelque chose. L'accumulation, peut-être. Il sentait cette chose monter en lui, mais il n'arrivait pas à la définir. — Faire le récit de ton aventure ne peut pas te nuire, tu sais. Je ne suis pas sûr que les gens de ce camp se rendent compte à quel point le lac Hickory et la région d'Oléana perdraient à te bannir. — Quoi, des fanfaronnades ? (Dag fit la grimace.) On devrait me laisser garder Faon parce que je suis spécial ? — Si tu n'es même pas prêt à dire tout cela à tes propres amis, comment veux-tu te tenir devant le conseil et en parler à tes ennemis ? — Ce n'est pas mon genre. Qui plus est, ce serait une insulte à tous les camarades qui remplissent humblement leur devoir. Maintenant, si vous voulez que je leur prouve que Faon devrait rester à mes côtés parce qu'elle est spéciale, je suis partant. — Hum, fit Corbeau Loyal. S'il s'imaginait la scène, cela ne semblait pas le remplir de joie. Dag baissa les yeux, frottant sa sandale contre la terre. — Ne nous méprenons pas. Si la survie du camp du lac Hickory – ou d'Oléana – ou du monde entier doit dépendre d'un seul homme, cette longue guerre est perdue d'avance. — Chaque être malfaisant périt pourtant bien de la main d'un seul homme, lui répondit l'officier en le regardant. — Faux. Il y a tout un monde en équilibre sur la pointe de cette lame. La main du patrouilleur, effectivement. Mais ce dernier tient dans sa paume l'os et le coeur du donneur, ainsi que le travail de la main, des yeux et de l'essence de l'artisan. Il est également soutenu dans son entreprise par toute une patrouille, laquelle assure ses arrières. Nous, les patrouilleurs, chassons en bande. Derrière tous ces guerriers se tiennent le camp et la famille, qui les fournissent en chevaux, en équipement et en nourriture. Et ainsi de suite. Pas un seul homme, Loyal. Un homme parmi d'autres, oui. Le vétéran concéda l'argument en acquiesçant lentement. Il ajouta, après un moment : — T'a-t-on même remercié pour l'Arbre-pluie, capitaine de compagnie ? — Pas à ma connaissance, répondit-il d'un ton sec, avant de se sentir un peu désolé face à la grimace de son supérieur. (Il ajouta, d'une voix plus mélancolique :) J'espère que Dirla a quand même eu droit à son arc à terre. — D'après les survivants, ils lui ont organisé une grande fête au Soupir du Castor. Dag eut un léger sourire. — Bien. Corbeau Loyal s'étira, et son dos craqua légèrement dans le silence frais de l'ombre. Entre les troncs d'arbres noirs, la surface du lac scintillait sous l'effet d'une brise. — Faon m'est sympathique, et pourtant... je n'arrête pas de me dire à quel point nos vies seraient plus simples si tu rendais cette gentille petite fermière à sa famille et que tu leur disais de les garder, elle et les cadeaux de mariage. — Je trouve cette idée plutôt insultante, observa Dag. Il ne dit pas pour qui. La liste serait trop longue, estima-t-il. — Tu pourrais dire que tu t'es trompé. — Mais ce n'est pas le cas. Le capitaine de camp fit la moue. — Je ne m'attendais pas à ce que tu acceptes, mais je devais essayer quand même. Dag eut un petit hochement de tête néanmoins réservé. Corbeau Loyal semblait accuser Faon de tous les maux et, effectivement, tout avait commencé avec elle. Il n'était, cela dit, plus convaincu que son épouse fermière soit la seule cause du problème à présent. Le problème en question paraissait avoir gagné en ampleur et en complexité. Depuis l'Arbre-pluie ? Depuis Bleu Ouest ? Depuis Forgeverre ? Ou même avant cela, s'amplifiant en toute discrétion ? — Loyal... — Oui ? — Cette année a été difficile pour la patrouille. A-t-on essuyé plus d'attaques que d'habitude, ou étaient-elles pires ? Le capitaine de camp compta silencieusement sur ses doigts et haussa les sourcils. — En réalité, moins que l'année dernière ou l'année d'avant. Mais les êtres malfaisants de Forgeverre et de l'Arbre-pluie étaient plus puissants, en comparaison. Ils nous ont poussés dans nos derniers retranchements, ce qui donne l'impression d'un nombre plus élevé. — Ces deux apparitions ont eu lieu dans des contrées fermières. — C'est exact, et ? — Il y a plus de contrées fermières aujourd'hui. Plus de terres cultivables, en pleine expansion. Nous sommes voués à faire face à de telles émergences. Et pas seulement dans la région d'Oléana. Vous venez de Tripoint, Loyal, vous en savez plus au sujet des artisans fermiers que quiconque ici. Ceux que j'ai observés cet été à Forgeverre, ils sont plus de ce registre-là – Dag leva sa prothèse –, ils fabriquent plus de choses, plus intelligemment, et de mieux en mieux. Vous avez entendu ce qui est arrivé à Verte-Source. Et si c'était arrivé dans une grande ville comme Tripoint, une ville que Forgeverre égalera bientôt en taille ? Le vieil homme l'écoutait, impavide. Avec attention, jugea Dag, mais son expression ne trahissait pas la moindre pensée. Dag poursuivit son argumentaire : — Si un être malfaisant assiège une ville comme celle-là, il ne se procure pas seulement des esclaves et des essences fraîches. Il accède à la connaissance, aux outils, aux armes, aux bateaux, aux forges et aux fabriques déjà construites – du pouvoir à l'état pur, aussi sûr qu'un InnéSens volé. Plus les fermiers construisent de telles villes – et croyez-moi, ils le feront –, plus cette possibilité a des chances de devenir certitude. Le sinistre hochement de tête que lui fit son supérieur prouva qu'il ne niait pas cette éventualité. — Nous ne pouvons pas expédier les fermiers dans le Sud par la force, même pour leur propre sécurité. Nous n'avons pas d'énergie à perdre. — Dans ce cas, ils sont partis pour rester, n'est-ce pas ? Je ne suggérais pas la force. Mais, si nous disposions de leur aide, de ce potentiel, au lieu d'en nourrir les êtres malfaisants ? — Nous ne pouvons dépendre de quelqu'un. Nous ne devons pas redevenir seigneurs. Le péché de nos ancêtres a failli détruire le monde. — N'existerait-il pas un autre moyen pour que les Marcheurs du Lac et les fermiers cohabitent sans pour autant avoir un rapport de seigneur à serf, d'être malfaisant à esclave ? — Un seul. Vivre chacun de son côté. De cette façon seulement pouvons-nous déjouer la seigneurie. Le capitaine de camp fit un geste tranchant de la main. Dag se tut, la gorge nouée. — Alors, dit enfin Corbeau Loyal. Quel va être ton plan face au conseil du camp ? Le patrouilleur secoua la tête. Visiblement exaspéré, le vieil homme se pencha en arrière avant d'ajouter : — C'est toujours la même chose. Lorsque je constate qu'un excellent stratège – et je sais que tu en es un – reste assis à attendre au lieu de prendre une initiative alors même que ses ennemis viennent à sa rencontre, je ne vois que deux explications possibles. Soit il ne sait absolument pas quoi faire, soit son ennemi s'approche de la façon souhaitée. Je te connais depuis très longtemps... et tel que je te vois maintenant, je ne saurais dire laquelle de ces deux hypothèses est la bonne. Dag détourna les yeux. — Je ne le sais peut-être pas moi-même. Après un nouveau silence, l'officier soupira et se leva. — Très bien. J'ai fait ce que j'ai pu. Prends soin de toi, capitaine. On se voit au conseil, certainement. — Certainement. Dag s'effleura la tempe et regarda son supérieur retraverser le boqueteau de noyers d'un pas fatigué. * * * L'aube radieuse du lendemain naquit avec la promesse d'une belle journée très chaude et ensoleillée. La surface du lac avait une teinte vitreuse. Dag était allongé sous l'auvent de la tente Prébleu et regardait Faon finir le tressage de chapeaux, une activité conséquente à sa découverte d'un lot de roseaux dont la texture lui paraissait comparable à de la paille de fermier. Elle prit ses ciseaux et, la langue coincée entre les dents, tailla avec soin la frange de roseaux dépassant du bord du chapeau d'une longueur égale à un doigt. —Tiens! s'écria-t-elle en le lui tendant. C'est le tien. Il jeta un oeil à sa compagne étendue près de lui. — Pourquoi n'est-il donc pas tressé tout autour, comme l'autre ? — Ça, c'est un chapeau de fille, idiot ! Le tien, c'est un chapeau de garçon. De cette façon, tu pourras faire la différence entre les deux. — Je ne veux pas remettre les connaissances de ton peuple en question, mais je connais un moyen plus élémentaire de faire la différence entre un garçon et une fille. Comme il l'avait espéré, ce trait d'humour lui valut un petit rire. — Les chapeaux de paille se différencient comme ça, d'accord ? Et maintenant, je vais pouvoir me promener sous le soleil sans craindre que mon nez se recouvre de taches de rousseur. — Ton nez est mignon avec des taches de rousseur, je trouve. Et même sans... — Eh bien, pas moi. Elle acquiesça avec résolution. Il se rallongea, les paupières mi-closes. Sa profonde fatigue semblait le gagner de nouveau. Hoharie avait peut-être raison en parlant de longue convalescence, après tout... — C'est parti. Faon se leva d'un bond. Il ouvrit les yeux et constata qu'elle le toisait. — Nous allons faire un pique-nique, déclara-t-elle sans ambages. — Qu'est-ce que tu dis ? — Attends une minute, tu vas voir. Non, ne te lève pas. C'est une surprise, alors ne regarde pas. Il l'observa tout de même s'appliquer à mettre une grande quantité de nourriture et deux pichets en pierre dans un panier, avant d'empaqueter deux couvertures. Elle disparut ensuite derrière la tente de Mari et Cattagus pour en revenir une rame à la main. Déconcerté, Dag se vit mener jusqu'au quai et ordonner de prendre place à bord du bateau étroit en s'allongeant bien confortablement face à elle. — Tu sais diriger cet appareil ? lui demanda-t-il d'une voix douce, reprenant ses esprits. — Euh... (Elle hésita.) Ça avait l'air facile quand je t'ai regardé faire. (Elle ajouta, après un instant de réflexion :) Tu n'as qu'à m'apprendre, d'accord ? — Marché conclu, Étincelle. La leçon dura une dizaine de minutes, une fois au large. Les premiers mètres, hésitants, se firent progressivement plus réguliers lorsqu'elle commença à pagayer; dès lors, Dag n'eut qu'à lui conseiller de ralentir afin qu'elle trouve son propre rythme. Elle le trouva d'ailleurs sans tarder. Il releva son chapeau de garçon et lui sourit sous la frange. Même à l'ombre du bord net de son couvre-chef, le visage de Faon était illuminé par le reflet du soleil sur la surface du lac, le tout incrusté dans les cieux d'un bleu profond. Il était incroyablement ravi de ne pas avoir à bouger le petit doigt. — Si tes semblables nous voyaient, fit-il remarquer, ils croiraient vraiment les histoires au sujet de la paresse des Marcheurs du Lac. Il avait presque oublié le charme éblouissant de ses fossettes lorsqu'elle souriait. Elle continua à pagayer. Ils contournèrent l'île de la Noix, faisant halte pour regarder quelques étalons se pavaner avec élégance au milieu du pâturage, puis se glissèrent à travers les canaux bordés de baies de sureau. Plusieurs bateaux y étaient de sortie. Dag et Faon ne reçurent que des regards déconcertés en réponse à leurs saluts, à l'exception de Razi et Utau, qui travaillaient de nouveau pour Cattagus et indirectement pour eux. Le vétéran faisait fermenter son vin dans de grandes jarres en pierre qu'il enterrait dans la terre fraîche des bois de l'île, une technique qu'il avait héritée d'un homme, qui l'avait héritée de quelqu'un d'autre. Dag ignorait à quand remontait cette tradition, mais il la soupçonnait aussi vieille que les implantines. Ils firent une pause pour bavarder brièvement avec le duo. Le chapeau de Dag reçut un accueil hilare, mais ce dernier ne s'en coiffa qu'avec plus de fermeté, et Faon reprit ses coups de rame, secouant la tête sans jamais cesser de sourire. Finalement, Dag ne fut aucunement surpris mais enchanté de découvrir qu'ils se glissaient dans les eaux claires et abritées du marais aux nénuphars. Il s'amusa ensuite – bien caché à l'ombre du rebord utile de son chapeau – de voir Faon pagayer en cercle et constater qu'elle avait omis un détail important dans son plan, à savoir où étendre les couvertures lorsque toute l'herbe épaisse des monticules, semblables à de petites îles privées, s'élevait sur un minimum de cinq centimètres d'eau. Il l'écouta marmonner contre ses plans contrecarrés, puis se montra plus compréhensif et lui suggéra de pique-niquer à bord du bateau une fois qu'ils l'auraient stabilisé au milieu d'un tas de vieux rondins à l'ombre d'un saule. Faon visa et inséra leur esquif dans ce quai de fortune, au prix d'une légère inquiétude face au bruit de frottement qui en résulta. Elle s'installa face à lui au fond de l'embarcation, leurs jambes entrelacées. Ils partagèrent ensuite du vin et de la nourriture, jusqu'à ce que Faon réussisse à suivre plusieurs des recommandations d'Hoharie à la fois : repu, Dag commençait à somnoler. Il se réveilla après un moment, souffrant d'une chaleur plus forte que les chapeaux de fermiers et que la vacillante ombre jaune-verte du saule leur permettrait de supporter. Il se leva ainsi pour enlever sa chemise et son harnais. Faon, elle aussi rassasiée, sortit de sa propre léthargie, ouvrant un oeil avant de se redresser, paniquée à le voir lever les hanches pour ôter son pantalon. — Je ne crois pas que nous puissions faire ça dans un bateau si étroit ! — En vérité, tu en es capable, lui assura-t-il d'un air absent. Mais je ne vais pas essayer. Je vais me rafraîchir un peu dans l'eau. — N'est-on pas supposé avoir des crampes, si l'on va nager trop tôt après un repas consistant ? — Je ne vais pas nager, je vais juste me laisser flotter. Il se peut même que je ne bouge aucun muscle. Il sélectionna un rondin sec d'une longueur d'un mètre, le libéra et le glissa dans l'eau. La surface du lac était aussi chaude qu'un bain, mais ses jambes trouvèrent la fraîcheur qu'elles recherchaient un peu plus bas, effleurant sa peau comme de la soie. Il laissa pendre ses bras de chaque côté de son radeau improvisé, cala son menton au milieu, battit les volutes de fraîcheur de ses pieds et se détendit complètement. Peu de temps après, à son plus grand plaisir – hélas, strictement esthétique –, Faon enleva sa robe en la passant par-dessus son visage vermeil, délogea également un rondin et entra dans l'eau derrière lui. Tandis qu'il flottait paisiblement, elle tournait autour de lui avec une vigueur plus juvénile, mouillant ses cheveux et son visage avant de plonger la tête la première dans le lac. — Hé ! s'écria-t-elle, surprise. Je ne coule pas ! — Maintenant, tu sais, chantonna-t-il. Elle l'éclaboussa mais il ne riposta pas; elle s'installa alors finalement auprès de lui. Il ouvrit les yeux juste assez pour jouir du spectacle qu'offrait la vue de ce corps nu et pâle, presque liquide sous l'action des perles d'eau et caressé par les longues plantes aquatiques des berges, tandis qu'elle battait des pieds et se retournait. Il observa d'un air plus songeur les feuilles de saule jaunies flotter sous son nez, signe avant-coureur de l'automne à venir. — La lumière du jour change. Les petits bruits dans l'air également. Je sens toujours l'été passer son solstice et disparaître peu à peu. Les cigales apparaissent à ce moment-là. Cela me rend... non pas triste mais... il devrait exister un mot pour définir ce sentiment. Il avait l'impression que le temps lui glissait entre les doigts, et pas même sa main fantôme ne pouvait lui permettre de le rattraper. — De bien bruyantes petites bêtes, les cigales, murmura Faon, le menton appuyé sur son rondin. Elles commençaient déjà leurs récitals lors de mon excursion vers l'Arbre-pluie. Ils restèrent muets très longtemps, écoutant le contrepoint enchaîné de la sérénade des insectes. La tête brune et triangulaire d'un rat musqué traça un V grandissant dans l'eau limpide avant de s'éclipser dans un plouf à l'instant où l'animal se sentit observé. Le héron bleu flottait à la surface, mais restait replié sur lui-même comme s'il dormait sur une patte. Végétant dans l'ombre du marais, les canards colverts ne bougeaient pas non plus. La lumière vive donnait l'impression d'être animée. — Cet endroit est l'opposé strict de la Désolation, murmura Faon après quelque temps. Dense, luxuriant... Si tu ouvrais ton InnéSens, est-ce que son essence coulerait en toi pour te fortifier ? — Il est ouvert depuis deux heures. Et pour répondre à ta question, oui, je le crois, soupira-t-il. — Cela en dit long sur la nature de tels lieux, dans ce cas, chuchota-t-elle, satisfaite. Un long moment plus tard, ils hissèrent leurs corps fripés par leur bain prolongé sur le tas de rondins et remontèrent à bord de l'esquif avant de se rhabiller et de prendre le chemin du retour. Le soleil se glissa derrière les arbres à l'ouest au moment où ils traversèrent la partie la plus large du lac, et il s'était réduit à une lueur orangée lorsqu'ils atteignirent la berge de la tente Prébleu. Cette nuit-là, Dag dormit mieux qu'il l'avait fait depuis des semaines. Chapitre 18 Faon se réveilla tard le lendemain matin, en jugea-t-elle d'après les vifs rais de lumière filtrant autour de leurs rabats de tente exposés à l'est. À l'intérieur, l'air avait conservé toute la fraîcheur de la nuit, mais serait bientôt étouffant. Lové contre elle, Dag soupira et bougea avant de la serrer plus fort encore. La jeune femme sentit quelque chose de ferme lui effleurer l'arrière de la cuisse, et réalisa avec un petit sourire que ce n'était pas une main. J'étais sûre que ce pique-nique lui ferait du bien. Il ronronna dans ses cheveux, signifiant avec satisfaction qu'il pensait à la même chose, et elle se tortilla pour lui faire face. Les yeux du patrouilleur scintillaient sous des paupières mi-closes, et Faon se jeta sur ce sourire embué de sommeil comme s'il s'agissait d'un oreiller. Il l'embrassa des tempes aux lèvres, et pencha la tête pour enfouir son nez dans son cou. Elle laissa sa main naviguer librement contre son corps et le caressa, donnant et prenant un plaisir simple à toucher sa peau chaude pour la première fois depuis son départ pour l'Arbre-pluie. Il l'attira un peu plus, se délectant manifestement de sa douce chaleur alors qu'elle était pressée contre lui, leurs deux peaux en contact sur toute la longueur du corps de Faon. Ils n'avaient plus besoin de mots, ni d'instructions. Plus de questions. Une main claqua bruyamment le cuir du rabat de la tente à trois reprises, et la voix rauque d'une femme se fit entendre : — Dag Aile Rouge Hickory ? Dag se raidit, et jura à voix basse. Il tint le visage de Faon contre son torse comme s'il voulait l'étouffer, et ne répondit pas. De nouveaux claquements. — Dag Aile Rouge Hickory! Allez, sors, je sais que tu es là-dedans. Il laissa échapper un sifflement de frustration entre ses dents. Toute l'excitation, hélas, était retombée. — Vous vous trompez de tente, grogna-t-il en réponse. À l'extérieur, la voix se faisait plus impatiente. — Dag, ne joue pas avec mes nerfs, je ne suis pas d'humeur. Tout cela ne me plaît pas plus qu'à toi, tu peux me croire. — Impossible, marmonna-t-il avant de soupirer et de se lever enfin. Il passa une main dans ses cheveux ébouriffés par la nuit, roula sur le côté et chercha son bermuda à tâtons. — Qui est-ce ? demanda Faon avec appréhension. — Dowie Héron Gris. Elle est la suppléante de l'île aux Deux-Ponts au conseil du camp cette saison. — Tu crois qu'il s'agit de ta convocation ? — Probablement. Faon enfila sa robe à la hâte et passa le rabat de la tente derrière Dag, qui clignait des yeux sous la lumière du soleil. Une femme âgée à la chevelure striée de gris comme celle d'Omba et tressée en cercles se tenait debout devant eux, tapotant sa cuisse de ses doigts. Elle observa le visage bouffi de sommeil de Dag d'un air amusé, et détailla Faon avec plus de curiosité. — Ton audience devant le conseil du camp aura lieu ce midi, annonça-t-elle. Dag était stupéfait. — Aujourd'hui ? Vous me prenez de court ! — Je suis venue deux fois hier, mais tu n'étais pas là. Et je sais que Corbeau Loyal t'a prévenu, alors ne fais pas l'innocent. Allez, laisse-moi terminer ce que j'ai à faire. Elle écarta un peu les jambes, redressa les épaules et récita: — Dag Aile Rouge Hickory, je te somme céans de venir répondre à de graves accusations portées devant le Conseil d'Été du Lac par Dar Aile Rouge Hickory, représentant de la tente Aile Rouge. L'audience se tiendra au Boqueteau du Conseil, aujourd'hui à midi. M'entends-tu et me comprends-tu bien ? — Oui, grommela Dag. — Merci, dit-elle. J'en ai terminé pour l'instant. — Mais je ne suis pas Dag Aile Rouge, glissa-t-il. Cet homme-là n'existe plus. — Garde ta salive pour le conseil. Tu en auras besoin. (Elle hésita, jetant un bref coup d'oeil à Faon avant de revenir à Dag.) Je tiens à préciser que tu as été convoqué, mais pas ta femme-enfant. Une fermière n'a pas sa place dans nos assemblées. Dag crispa les mâchoires. — Est-elle explicitement exclue ? Parce que, si c'est le cas, nous aurons un problème avant même de commencer. — Non, admit Dowie à contrecoeur. Mais tu peux me croire, elle ne servira pas tes intérêts. Tous ceux qui estiment que tu as laissé ton entrejambe guider tes actions n'en seront que plus persuadés en la voyant. — Merci, lui répondit Dag d'une voix aussi mielleuse qu'acide. Je trouve également ma femme séduisante. Dowie se contenta de secouer la tête. — Je serai vraiment soulagée d'un poids à la fin de cette journée. Ses sandales claquèrent contre ses talons tandis qu'elle se retournait et quittait les lieux. — Cette femme-là sait vraiment pourrir l'ambiance, murmura Dag, les dents toujours serrées. Faon se faufila auprès de lui; il lui passa un bras autour des épaules. Elle déglutit, et lui demanda : — Est-elle de la famille d'Obio Héron Gris ? — Sa cousine par alliance. Elle dirige la tente Héron Gris de cette île. — Et elle fait partie du conseil ? Ce n'est pas très encourageant. — En fait, je la considère plutôt comme une alliée. Dans ma jeunesse, j'ai patrouillé environ un an à ses côtés, avant que je parte en échange et qu'elle quitte les rangs pour fonder une famille. Si elle était vraiment leur alliée, Faon se demanda comment leurs opposants allaient bien pouvoir les accueillir. Eh bien, elle le saurait très vite. Tout cela était-il aussi soudain qu'il y paraissait ? Peut-être pas. La question du conseil du camp était le point sur lequel Dag était resté silencieux, évitant d'aborder le sujet depuis leur retour de l'Arbre-pluie, et elle avait consenti à ce mutisme. Il avait été bien trop mal en point pour y penser lors des premiers jours, il est vrai. Mais ensuite ? Il n'a pas de plan, réalisa-t-elle, une boule froide dans le ventre. Même maintenant, il n'en a toujours pas. Ce qu'il voulait était impossible, et l'avait toujours été, alors quelle était l'alternative ? Qu'était-il donc censé faire dans ce cas ? Ils s'habillèrent, firent leur toilette, se nourrirent. Dag ne cassa pas de noix, et Faon ne reprit pas son filage. Il se leva et fit les cent pas dans la clairière et la noiseraie, là où il pourrait temporairement éviter de croiser les autres résidents sur le point d'accomplir leurs premières tâches de la journée. Sitôt le quai débarrassé de ses nageurs matinaux, Dag y descendit et s'assit un moment sur les planches, le menton posé sur les genoux, les yeux perdus dans la contemplation de la surface de l'eau. Faon se demanda s'il se livrait à cette vieille distraction enfantine dont il lui avait fait la démonstration, en persuadant les poissons lune – non comestibles – agglutinées à l'ombre du quai de venir nager à la surface. Le soleil se leva petit à petit. Tandis que les ombres s'étiraient, Dag remonta sous leur auvent et s'assit auprès d'elle. La tête penchée en avant, il posa le coude droit sur son genou et fixa ses sandales. Il releva enfin le nez pour regarder en direction du lac, les yeux perdus dans le lointain – Faon n'aurait su dire s'il essayait de mémoriser le paysage, ou s'il le regardait sans le voir. Elle repensa à leurs promenades dans le marécage aux nénuphars. Cet endroit le nourrit complètement. S'il venait à être exilé, son esprit en dépérirait-il ? Un homme pouvait bien mourir sans traces visibles, si son essence avait été arrachée en deux. Elle prit une inspiration, se redressa. — Mon amour... Il tourna la tête vers elle, un sourire incertain sur les lèvres. Il avait l'air épuisé. — Qu'est-ce que tu comptes faire ? — Je n'en ai aucune idée. Il sembla un instant vouloir égayer cette franchise brutale de mots plus réconfortants, mais il n'en fit rien. Elle détourna le regard. — Je n'avais pas l'intention de te raconter cette histoire, mais je pense qu'il le faut maintenant. Quelques jours après ton départ pour l'Arbre-pluie, j'ai tricoté une paire de chaussettes semblables à celles qui t'ont tant plu, et j'ai voulu en faire cadeau à ta mère. Histoire d'enterrer la hache de guerre. — ... et ça n'a pas marché. Ce n'était ni une intuition ni une réprimande ; cela s'apparentait plus à de la commisération. Faon acquiesça. — Elle a dit... bref, nous nous sommes dit certaines choses qui importent peu à présent. Néanmoins, l'une de ses paroles m'est restée. Selon elle, dès qu'un patrouilleur pose les yeux sur un être malfaisant, il ne laisse plus jamais rien – ni personne – passer avant son devoir. — Je me demande parfois quel patrouilleur l'a trahie, et comment. Mon père, je suppose. — C'est l'impression qu'elle m'a donnée, concéda Faon. Mais je doute qu'il l'ait trompée avec une autre femme. — J'en doute également. Il pourrait s'agir d'une chose que tante Mari a laissé échapper un jour – Dar et moi aurions eu une soeur, morte de façon tragique à un très jeune âge. Il dit n'avoir aucun souvenir d'une soeur, ce qui implique que l'accident a dû avoir lieu avant sa naissance ou dans les quelques années qui ont suivi. Si c'est bien le cas, elle a été enterrée dans la plus grande discrétion, parce que père n'en a jamais parlé non plus. – Hum. (Faon étudia la question.) Cela expliquerait... bref. (Elle se mordit la lèvre.) Je n'appartiens pas à l'ordre des patrouilleurs, mais j'ai bel et bien vu un être malfaisant et, si ta mère a bien raison sur un point, c'est bien celui-là. Elle m'a dit que, si tu ne m'aimais pas assez, tu choisirais la patrouille. (Elle leva la main pour éluder tout début de protestation.) Et même si tu m'aimais par-dessus tout, tu choisirais la patrouille quand même. Parce que tu ne pourrais me protéger d'une meilleure façon. Il s'affaissa, muet. Elle leva le nez pour fixer ses yeux magnifiques, et poursuivit : — Je voulais donc que tu saches que, si tu venais à choisir la patrouille, je n'en mourrais pas. Je ne me sentirais pas plus mal de t'avoir connu et aimé l'espace de quelques mois. Je ne sortirais que grandie de t'avoir rencontré, ne serait-ce que pour le cheval, l'équipement et la connaissance accumulée. Je n'aurais jamais cru que l'on pouvait apprendre autant de notre monde. Peut-être qu'en y repensant plus tard, je me rappellerai cet été comme un songe merveilleux... en dépit des cauchemars. Si je n'arrive pas à te garder pour toujours, je t'aurai au moins eu un moment. Ce qui serait magique pour n'importe quelle autre fermière. Il l'écouta avec gravité, n'essayant plus de l'interrompre après sa première dénégation. Peut-être essaya-t-il de tirer les bonnes conclusions de ce discours, puisqu'il déclara: — Es-tu en train de me dire que tu es fatiguée de lutter ? Elle lui lança un regard. — Non. Tu es fatigué, je pense. Il s'esclaffa un peu par autodérision. — C'est bien possible. — Ne te méprends pas. Je t'aime, et je te suivrai où que tu ailles, mais... cette décision te revient, elle n'est pas mienne. — C'est vrai. Et sage. (Il poussa un soupir.) Je pensais que nous avions tous deux pris un engagement dans cet effrayant petit parloir de Bleu Ouest. Ton choix sera cependant bientôt honoré ou trahi par le mien. Ils sont indissociables. — C'est vrai. Mais ils suivent l'ordre des choses. Bleu Ouest, eh bien... c'était avant notre passage à Verte-Source. Cette ville aurait pu être Bleu Ouest, mes proches et moi aurions pu être ces gens. J'ai vu tes lèvres bouger, compter ces morts alignés... Il y a beaucoup de choses que je combattrais bec et ongles pour te garder. J'affronterais tes semblables, les miens, une autre femme, la maladie, la stupidité des fermiers, tout ce que tu veux. Mais je ne peux pas affronter Verte-Source. Et je ne le ferai pas. Il battit rapidement des paupières, et la lueur dorée de ses yeux parut un instant en fusion. Il essuya les traînées de larmes brillantes coulant le long de ses joues de l'arrière de sa main, se pencha en avant et embrassa Faon sur le front. Ce terrifiant baiser de bénédiction, encore. — Merci, murmura-t-il. Tu n'as pas idée de l'aide que cela m'apporte. Elle hocha brièvement la tête et avala la boule dans sa gorge. Ils rentrèrent sous la tente pour se changer. Il enleva son bermuda et ses sandales tandis qu'elle se glissait hors de sa robe sale. Lorsqu'elle s'agenouilla pour fouiller le contenu du coffre et lui tendre la chemise la plus propre, il la surprit en disant : — Non, donne-moi ma plus belle chemise. Celle que ta tante Futée a cousue. Il n'avait pas porté sa chemise de mariage depuis leur nuit de noces. Intriguée, elle la sortit et la secoua, car elle l'avait soigneusement pliée au milieu d'autres vêtements – sa robe verte en coton, en fait – pour éviter toute froissure. — Oh, oui, mets celle-là, lui dit-il en regardant par-dessus son épaule. Elle te va si bien. — Je ne sais pas, Dag. C'est un vêtement de fermière. Ne devrais-je pas plutôt m'habiller à la Marcheur du Lac, pour l'événement ? Il lui adressa un sourire de guingois. — Non. Dans un tel contexte, il était très perturbant de les voir se revêtir de leurs tenues de mariage. Elle ajusta la cordelette entourant son poignet gauche, et les perles d'or froides vinrent s'entrechoquer contre sa peau. Leur union allait-elle être brisée au cours d'un autre midi, comme s'ils rebroussaient chemin après s'être égarés ? Peut-être s'étaient-ils vraiment perdus en route. Malgré tout, à retracer les chaînes d'événements une à une, elle ne sut dire où et à quel moment. Comme Dag venait de prendre son bâton de hickory, elle supposa qu'ils ne rallieraient le boqueteau qu'au prix d'une longue marche: il avait en effet cessé de l'utiliser depuis quelques jours pour vagabonder dans le campement. Elle épousseta le bas de sa robe, se glissa dans ses chaussures et le suivit hors de la tente. * * * Dag s'aperçut qu'il avait parcouru deux kilomètres sans rien voir passer sous ses yeux, et ce n'était pas parce que la route lui était familière. Son esprit semblait s'être égaré au coeur d'un endroit figé, mais il n'était pas sûr de savoir s'il y était englué ou simplement engourdi. Ils passaient tout juste devant le quartier général des patrouilleurs lorsque Faon, inhabituellement silencieuse jusque-là, lui posa sa première question : — Mais où se situe donc le boqueteau du conseil ? Il baissa les yeux sur elle. Le sang qui lui était monté aux joues à marcher sous la chaleur du midi lui donnait des couleurs, mais elle avait toujours les traits tirés. — Nous sommes bientôt arrivés. C'est juste derrière l'infirmerie. Elle opina du chef. — Y aura-t-il beaucoup de monde là-bas ? Est-ce comme un conseil de village ? — J'ignore à quoi ressemble un conseil de village. Il y a presque huit mille Marcheurs du Lac dans le camp Hickory; tout l'intérêt du conseil de camp repose sur l'aspect facultatif de leur venue. Il est néanmoins ouvert à tous ceux qui se trouvent intéressés. Tout dépend essentiellement du nombre de personnes, de familles et de tentes impliquées dans le différend. Seules les tentes Aile Rouge et Prébleu sont concernées aujourd'hui. Dar et Mère seront présents mais peu entourés : ils ne veulent pas trop que leurs amis assistent à ça. La plupart des miens patrouillent en cette saison, alors je ne m'attends pas qu'il y ait foule. (Il hésita une seconde, fouettant l'air de son bâton, puis haussa l'épaule gauche.) Tout dépendra de la façon dont seront considérées nos cordelettes de mariage. Cela affecte la majorité d'entre nous, et le problème pourrait s'étendre. — Combien de temps cela va-t-il durer ? — Au début de chaque session, le chef du conseil allume une bougie. La session dure tant que la flamme brûle, ce qui fait environ trois heures. On parle généralement de litiges à une, deux ou trois bougies. Cela peut même durer plusieurs jours, vois-tu. (Il ajouta, après quelques pas :) Mais cela n'arrivera pas. Pas si je peux l'empêcher. — Comment peux-tu en être aussi sûr ? l'interrogea-t-elle. Elle ne reçut toutefois aucune réponse, car il était temps de tourner en direction du boqueteau. Le terme boqueteau était un euphémisme; le bocage en question ressemblait bien plus à une clairière. Il s'agissait d'un grand espace circulaire à l'orée du bois, regorgeant de sumacs vénéneux et d'autres vies organiques nocives, bordé de grands buissons fleuris que des gens avaient plantés au fil des années – sureau, forsythia, lilas –, certains d'entre eux si vieux que leurs troncs étaient aussi gros que des arbres. Des rondins étaient dispersés sur l'herbe que deux moutons placides étaient occupés à brouter. Sur un côté, une structure ouverte sous un toit en bardeaux de la taille du quartier général des patrouilleurs servait en cas de mauvais temps, mais un petit cercle de sièges avait pour l'occasion été mis en place à l'ombre de l'extrémité de la clairière. Quelques personnes gagnaient encore le bocage derrière Dag et Faon : ils n'étaient apparemment pas en retard. Corbeau Loyal, conversant tête basse avec Mari, arriva le dernier. Les deux se séparèrent, Loyal prenant le septième et ultime siège vacant au bout d'une rangée adossée à de vénérables buissons de baies de sureau aux branches lourdes de fruits. Mari se dirigea vers le troupeau de patrouilleurs assis à la droite de Dag. Ce dernier ne fut pas surpris de voir que Saun, Razi et Utau étaient déjà là; le jeune homme se leva d'un bond et installa un rondin pour la chef de patrouille. Dag était un peu plus étonné de la présence de Dirla – avait-elle pagayé depuis le Soupir du Castor pour assister à l'audience ? – et de Griff, membre de la patrouille d'Obio. À la gauche de la rangée des membres du conseil, il n'y avait que Dar, Cumbia et Omba, laquelle n'était visiblement pas ravie d'être là. Cumbia leva le nez d'un morceau de corde qu'elle triturait dans son giron par habitude ou en quête de réconfort, toisa Dag d'un air de triomphe sinistre dont il ignorait la signification – Tu vois ce que tu m'obliges à faire, peut-être – puis détourna le regard. Il n'eut aucun mal à comprendre ce détournement de regard puisqu'il l'imita, comme s'il refusait d'observer une plaie qu'un guérisseur explorait. Dar avait cette expression familière de mal de ventre sur le visage, qui accusait Dag d'en être le responsable. Classique. Un rondin avait été disposé face aux membres du conseil. Utau murmura quelque chose à Razi, lequel se hâta d'en récupérer un autre à proximité et de le placer à côté du premier. Au milieu, il n'y avait pas trois mètres. Personne n'aurait à crier... du moins, pas pour se faire entendre. Visiblement aussi intimidée qu'un jeune daim, Faon arrêta Dag hors de portée de voix en le tirant par le bras. Le patrouilleur baissa la tête pour l'entendre chuchoter d'une voix pressante : — Vite ! Dis-moi qui sont tout ces gens ! Corbeau Loyal siégeait, peut-être volontairement, du côté le plus proche des patrouilleurs, Dowie Héron Gris à sa droite. Dag murmura : — À la gauche de Loyal et Dowie se trouve Pakona Brochet. Elle dirige le conseil cette saison. Elle est à la tête du clan Brochet. Une femme de quatre-vingt-dix ans environ, le dos aussi droit que celui de Cumbia et l'une de ses meilleures amies par-dessus le marché – Dag ne s'attendait pas à une neutralité clémente de sa part, mais il s'abstint d'en faire part à Faon. — À ses côtés, Laski Castor et Rigni Faucon, respectivement titulaire et suppléante du Soupir du Castor. Laski était une fabricante de cuirs octogénaire, et dirigeait la tente Castor sur l'île du même nom. Sa soeur concevait les vestes qui déviaient les flèches. Personne n'aurait osé dévier cette dernière de son art pour une place au conseil. Plus proche de l'âge de Dag, Rigni venait d'une tente d'artisans spécialisés dans la fabrication de bateaux et de bâtiments, même si elle s'était plus souciée de l'éducation de ses enfants jusqu'à présent. Elle était aussi l'une des tantes de Dirla ; peut-être avait-elle entendu du bien de Faon et de Dag. — Ensuite, nous avons Tioca Jonc et son suppléant Ogit Ondatra, de l'île du Héron. Je ne les connais pas très bien. Il savait juste que Tioca était guérisseuse, et qu'elle avait pris la tête de la tente Jonc après le récent décès de sa mère. Ogit était quant à lui un patrouilleur démobilisé de l'âge de Cumbia, aussi grincheux que Cattagus, le charme en moins. Il n'avait aucune compétence spécifique mais aimait simplement siéger au conseil, avait-on dit à Dag. Même s'il n'était pas ami avec sa mère, ces deux-là se connaissaient certainement depuis des décennies. En dépit des relations qu'Ogit entretenait toujours avec la patrouille, Dag n'espérait pas s'en faire un allié. Faon cligna des yeux et acquiesça, ce qui mena Dag à se demander si elle se souviendrait correctement de toutes ces informations. En tout cas, elle se laissait conduire, maintenant. Il la fit s'asseoir à sa droite, côté patrouilleur, et prit place à son tour, posant le bâton de hickory à ses pieds et saluant d'un hochement de tête courtois les membres du conseil. Devant Pakona, une bougie à la cire d'abeille avait été disposée sur un rondin coupé court. La Marcheuse du Lac lui rendit son salut d'un air lugubre, alluma la mèche et abaissa un carré de parchemin sur la bougie à la façon d'une lanterne afin d'empêcher le vent d'éteindre la flamme. De l'arrière de ce morceau de bûche, elle ramassa une baguette en bois écorcé, le bâton de parole, et l'abattit à trois reprises sur la table improvisée devant elle. Tout le monde se tut et l'observa avec attention. — Beaucoup d'histoires ont circulé au sujet de notre différend du jour, commença-t-elle, alors j'estime toute explication supplémentaire inutile. À cet égard, la plainte que nous allons examiner émane de la tente Aile Rouge à l'encontre de l'un de ses membres, Dag Aile Rouge. Qui représentera la tente Aile Rouge ? Dag tressaillit à l'annonce de son nom, mais ne protesta pas. Laisse courir pour le moment. Tu auras ta chance. — Moi, fit Dar en levant la main. Derrière lui, sa mère hocha la tête. Cumbia, en sa qualité de chef de la tente Aile Rouge, était plus que capable de parler en son nom et en celui de quiconque, et Dag fut surpris par ce changement de représentant. Était-ce une façon de l'ostraciser davantage ? Craignait-elle donc que sa voix la trahisse, que son argumentaire vacille ? Elle ressemblait à de la vieille ferraille, aujourd'hui. Mais surtout, elle faisait vieille. — Faites donc passer ceci à Dar, dit Pakona. (Le bâton passa de main en main.) Résume-nous le problème de ta tente. L'artisan prit le bâton, inspira, lança un regard à Dag et commença. — Ce ne sera pas long. Comme vous le savez tous, Dag est rentré plus tard que prévu de sa patrouille estivale, accompagné d'une fermière en guenilles qu'il prétend être sa femme en se basant sur une paire de cordelettes de mariage conçue sans témoins. Nous affirmons que ces bracelets sont contrefaits, puisqu'ils ont été fabriqués par la ruse. Dag entre en violation avec la règle de longue date interdisant de ramener de tels... plaisirs personnels dans l'enceinte du camp. La tente Aile Rouge souhaite que le camp et la patrouille recourent aux sentences prévues dans ce cas de figure, à savoir réexpédier la fille d'où elle vient par tous les moyens requis, et infliger une amende à Dag Aile Rouge pour sa transgression. Dag, raide de stupéfaction, expira discrètement. Que c'était intelligent de la part de Dar... oui, cela devait être son idée. Il avait entièrement revu son argument depuis l'Arbre-pluie. Il ne parlait plus de rupture forcée de liens ou de bannissement. Un oeil jeté vers la mine perplexe de Corbeau Loyal lui permit de comprendre que le capitaine de camp avait également été pris au dépourvu : ce dernier lança à Dag un regard navré. Le patrouilleur ignorait à quand remontait ce changement de stratégie, mais Dar avait été suffisamment malin pour ne pas en faire part à Corbeau Loyal. Dag ouvrit tout juste assez son InnéSens pour constater que les sept membres du conseil étudiaient leurs essences à lui et Faon. Tioca Jonc dodelina de la tête et déclara : — Ces cordelettes me paraissent tout à fait normales. Cette fille ne pourrait-elle donc pas... je suppose que non. En quoi les crois-tu contrefaites ? — Elles ont été falsifiées dans leur mode de fabrication, répondit Dar. L'échange des essences dans les bracelets valide bien un vrai mariage, mais la conception en elle-même agit – d'ordinaire – comme une barrière contre quiconque n'est pas Marcheur du Lac, pour empêcher la contamination de notre lignée par un sang impur. Ce genre de conception n'est pas extraordinaire. C'est même l'une des plus élémentaires. Nous avons ainsi tendance à penser que tout le monde peut le faire, mais c'est en soi le signe de la valeur de cette coutume au fil des années. J'affirme donc que la fermière n'a pas conçu sa propre cordelette, mais que Dag l'a fabriquée pour elle à l'aide d'un stratagème inspiré de l'une de mes techniques de conception de couteaux, à savoir l'usage du sang comme un convoi d'essence vivante dans un objet. Ce n'est ni plus ni moins qu'une ruse. — Comment sais-tu tout cela, Dar ? demanda Corbeau Loyal, les sourcils froncés. — Dag me l'a dit lui-même, répondit l'artisan un peu à contrecoeur. — Je n'ai jamais rien dit de tel ! dit Dag d'un ton cinglant. Pakona leva la main en réprimande. — Attends d'avoir le bâton pour t'exprimer, Dag. — Une seconde, fit Rigni Faucon, les narines plissées. Nous sommes en train d'écouter le témoignage du récit d'un acte alors que nous en avons les deux protagonistes sous les yeux ? — Merci, Rigni, glissa Corbeau Loyal dans un soupir de soulagement. Tu as raison. Pakona, je pense que nous devrions passer le bâton à Dag en ce qui concerne cette histoire. — Il a toutes les raisons de mentir, dit Dar d'un ton revêche. — Ce sera à nous d'en juger, déclara Rigni avec fermeté. Pakona fit un geste de la main, et Dar tendit à contrecoeur le bâton à Omba pour qu'elle le fasse passer à Dag. — Alors, comment as-tu fabriqué ces cordelettes? l'interrogea Tioca, curieuse. — Faon et moi les avons conçues ensemble, annonça Dag d'un ton sec. Comme certains d'entre vous peuvent en témoigner, mon bras droit était cassé à ce moment-là – il fit son habituel mouvement d'éclisse –, et l'autre, eh bien, vous voyez. Sang marche-lacustre ou non, j'étais incapable de tresser une cordelette. J'étais assis sur le banc derrière Faon pendant qu'elle fabriquait le bracelet qu'elle porte à présent et, mes bras contre les siens, j'y ai envoyé un peu de mon essence de la façon habituelle. Je ne vois pas en quoi une personne sensée pourrait affirmer que ce bracelet est contrefait ! Pakona leva la main pour le réprimander encore, mais murmura tout de même : — Continue. Qu'en est-il de l'autre ? — Je dois admettre avoir essayé d'aider ma compagne à glisser son essence dans la seconde cordelette. Toutes nos tentatives ont échoué. Mais d'un seul coup, elle s'est ouvert les deux index de son propre chef et s'est mise à tresser de ses doigts ensanglantés. Son essence a alors jailli dans le bracelet. Je ne l'ai pas plus aidée qu'elle m'a aidé. Moins, même, je dirais. — Tu lui as donc donné les instructions, dit Tioca. — Non, elle a pris cette initiative... — Quelques nuits auparavant, Dag et moi avions eu une conversation à propos de l'essence, coupa une Faon haletante, et il m'avait dit que le sang conservait l'essence d'un corps après l'avoir quitté parce qu'il pouvait en quelque sorte vivre de façon indépendante. J'ai trouvé cette idée si étrange et troublante que je m'en suis souvenue. — Personne ne t'a permis de t'exprimer en ces lieux, petite, dit Pakona d'un ton sévère. Alarmée, la jeune fermière se rassit et mit la main devant sa bouche en guise d'excuses. Dag serra les dents, mais ajouta: — Faon a tout à fait raison. Cette technique est similaire à celle à laquelle a assisté quiconque s'est vu un jour lié à un couteau du partage, mais je ne l'ai pas suggérée. Elle y a pensé toute seule. — Ils ont utilisé une technique de conception de couteau sur des cordelettes de mariage, maugréa Dar d'une voix outragée. — Hoharie dit que tous les travaux d'essence sont fondamentalement les mêmes, riposta Dag. Je te défie de trouver une loi interdisant cette pratique. Tioca plissa les yeux, considérablement intriguée. — L'art de la médecine se doit d'être un peu plus... adaptable que d'autres types de conceptions, reconnut-elle. Tels que l'élaboration de couteaux était implicite. Sur un ton amical. Dag s'autorisa un instant de joie à regarder Dar grincer des dents. — La parole d'un frère contre celle d'un autre, grommela Ogit Ondatra du bout de sa rangée. Le premier est artisan, l'autre non. Le problème ayant attrait à une conception, je sais en qui placer ma confiance. Les lèvres serrées, Faon leva le nez vers Dag. Mais tu es un artisan, toi aussi ! Il lui fit un petit geste de la tête. Il se laissait entraîner dans des problèmes secondaires. Cela n'avait rien à voir avec les cordelettes. Dar s'était toutefois montré assez astucieux pour le faire croire à tous. Cela éludait complètement le problème épineux de la menace d'exil pesant sur un patrouilleur – quel était le mot de Corbeau Loyal, déjà? – réputé du lac. Devait-il ce revirement à Cumbia – doutant de l'allégeance de son fils en dépit des mots durs qu'elle avait eus envers Faon ? Était-ce une réaction face à la réputation que Dag avait pu gagner après l'épisode de l'Arbre-pluie ? À l'échelle du camp, cela éviterait certainement des débats compliqués et houleux quant au droit du conseil de forcer une rupture de liens. Si la stratégie de Dar tenait la route, les choses deviendraient simples, et le problème serait résolu sans que personne n'ait à changer quoi que ce soit. Dans le cas contraire, il pouvait toujours se reposer sur son plan initial. Dag était cependant persuadé que tous les membres du conseil préféreraient la version courte, Loyal y compris. — Si l'on établit que la cordelette de la fille est contrefaite, dit Laski Castor en se grattant la tête, mais que celle de Dag ne l'est pas, cela ne signifie-t-il pas qu'il est marié avec elle sans qu'elle soit unie à lui ? Cela ne tient pas debout. — Les deux cordelettes sont contrefaites, aboya Dar. Pakona, avec une admirable impartialité, lui adressa le même regard désapprobateur qu'elle avait lancé à Dag, et l'artisan se tut. Elle se retourna vers le patrouilleur, et déclara : — Apporte-nous donc ces cordelettes, Dag. Nous devons examiner ça de plus près. (Elle ajouta, à contrecoeur :) La fille, aussi. Dag demanda à Faon de remonter le doux et élégant tissu de sa manche gauche, puis se leva docilement pour s'avancer devant la rangée des membres du conseil. Terrorisée, Faon le suivit sans dire un mot. Les palpations, effectuées avec les doigts et l'InnéSens, furent pour la plupart assez brèves pour être courtoises, même si les mains de quelques-unes de ces femmes s'attardèrent avec curiosité sur le tissu de la chemise de Dag. Il était presque certain que Tioca avait détecté sa consolidation d'essence évanescente que le bras gauche de Faon absorbait lentement, mais elle n'en parla pas aux autres. À l'extrémité de la rangée, Corbeau Loyal les congédia d'un geste de la main : — Je les ai étudiées toutes les deux. À maintes reprises. Dag et Faon retraversèrent le cercle et se rassirent. Le capitaine de compagnie observa son épouse baisser la tête et tirer sur le bas de sa robe pour la remettre en forme. Dans cette robe verte, elle ressemblait à la fleur unique d'une mare des bois, vestige d'un printemps tardif. Très tardif. Elle n'est pas ton trophée, vieux patrouilleur. Tu ne l'as pas gagnée, ni méritée. Elle est son propre présent. Le lys l'est toujours. Il parcourut des doigts la cordelette de Faon autour de son bras et les laissa retomber pour agripper son genou. — Nous allons donc maintenant procéder au vote, déclara Pakona. Cette conception insolite de cordelettes doit-elle ou non être considérée comme valide ? — Il faut garder une chose à l'esprit, dit Laski d'une voix lente. Une fois que la nouvelle se répandra, d'autres personnes pourraient user de ce stratagème. Accepter la validité de ces cordelettes ouvrirait la porte à bon nombre d'unions du même genre. — Mais ce sont de bonnes constructions d'essence, glissa Tioca. Aussi solides que, disons, la mienne. (Elle remua son poignet gauche et le bracelet l'encerclant.) Les cordelettes ne seraient-elles donc plus une preuve de mariage ? — Il faudrait peut-être exiger des témoins Marcheurs du Lac à chaque conception, suggéra Laski. Cette hypothèse fut accueillie par un hum général peu enthousiaste. Pakona déclara: — Je suggère que nous placions les futures actions des gens hors du cadre du conseil, ou ce débat ne connaîtra jamais de fin. En ce jour, nous nous devons seulement de statuer sur ce couple. Nous avons tous vu ce qu'il y avait à voir, nous avons entendu les témoignages des personnes concernées. Il ne fait selon moi aucune différence de savoir qui de Dag ou de la jeune fermière a eu cette idée. L'issue est la même. Un non réglera l'affaire séance tenante. Un oui... eh bien, ne réglera rien du tout. Cela convient-il à la tente Aile Rouge, Dar ? L'intéressé se pencha en arrière pour engager un échange à voix basse avec sa mère ébahie. Cumbia avait épuisé toute sa corde et malaxait à présent le tissu de sa robe contre ses cuisses maigrelettes. Une grimace, un petit hochement de tête. Dar se retourna vers le conseil. — Nous sommes d'accord. — Et toi, Dag ? — Oui..., dit-il lentement. (Il jeta un regard de biais à Faon, laquelle semblait lui faire confiance malgré son étonnement, et acquiesça pour la rassurer.) Allez-y. Dar, s'attendant à plus de virulence de la part de son frère, le regarda d'un air franchement surpris. Dag se remémora alors la métaphore de Corbeau Loyal au sujet du tacticien assis. Un sage, ce Loyal. Il se cala sur son rondin et contempla la bougie en train de fondre, tandis que Pakona interrogeait ses semblables. — Ogit ? — Non ! Pas d'épouses fermières ! Eh bien, c'était on ne peut plus clair. — Tioca ? Légère hésitation. — Oui. Je ne peux pas aller contre ma conscience d'artisan si elle me dit que cette conception est bonne. Appelée à son tour, Rigni regarda Tioca d'un air plaintif et déclara finalement : — Oui. Laski, après une petite indécision : — Non. Pakona vota elle-même contre sans la moindre hésitation. — Si nous laissons passer cela, le problème se répétera et nous n'en finirons jamais, ajouta-t-elle. Dowie ? La tête de clan observa les membres ayant déjà voté, compta prudemment sur ses doigts et prit un air épouvanté. Un non de sa part clorait les débats. Un oui établirait une égalité, et la responsabilité de trancher reviendrait automatiquement à Corbeau Loyal. Après un long, très long silence, elle s'éclaircit la voix et dit : — Oui... Le capitaine de camp adressa à sa lâche congénère un regard noir et brûlant. Il soupira, se leva et observa les personnes en présence. Un silence bien plus long perdura. Vous savez que ce sont de bonnes cordes, Loyal, supplia Dag par la pensée. Ce dernier assista au dilemme de son supérieur, visiblement partagé entre intégrité et sens pratique. Il admira à quel point la dernière option semblait mettre longtemps à triompher. D'une certaine façon, Dag regrettait que l'intégrité ne l'emporte pas. Cela n'allait pas faire la moindre différence en fin de compte, et Corbeau Loyal s'en serait mieux senti par la suite. — Loyal ? interrogea prudemment Pakona. Le privilège de briser une égalité incombe toujours au capitaine de camp. C'est son devoir. Ce dernier écarta la remarque d'un oui, oui, je suis au courant de la main. Il se racla la gorge. — Dag ? Tu as quelque chose à ajouter ? — Un certain nombre de choses, en effet. Je vais peut-être vous sembler un peu dispersé, mais j'irai droit au but à la fin. Peu m'importe, cela dit, de parler avant ou après votre vote. L'officier lui fit un petit signe de tête. — Vas-y, dans ce cas. Tu as le bâton. Pakona avait l'air de ne pas vouloir laisser passer cela, mais jugea prudent de ne pas contrarier Loyal tant qu'il n'avait pas délibéré. Elle croisa les bras et se cala sur son siège. Dar et Cumbia avaient l'air inquiets; Dag avait certainement leur entière attention à présent. L'esprit du patrouilleur était encombré et sa tête lui faisait mal, mais il avait le coeur léger, comme s'il volait. Il pourrait aussi bien tomber. Nous ne le saurons que si nous nous écrasons au sol. Il écarta le bâton de parole, tendit le bras pour saisir sa canne de hickory et se leva. De toute sa hauteur. — Si l'on excepte les patrouilleurs qui viennent de rentrer de l'Arbre-pluie, combien d'entre vous ont déjà entendu parler d'une petite ville fermière du nom de Verte-Source ? Il n'eut en réponse qu'une vague de regards livides en provenance du centre et de la gauche, même si Rigni, après avoir posé les yeux sur sa nièce Dirla, leva une main hésitante durant quelques secondes. Dag lui fit un hochement de tête. — Je ne suis pas vraiment surpris. Il s'agit de la ville de l'Arbre-pluie où le dernier être malfaisant a fait son apparition sans y être maîtrisé. Personne ne m'en a parlé non plus lorsque je me suis rendu à l'ouest. Cela devait en partie être dû à la confusion généralement inhérente à ce genre de trouble, mais vous savez... d'un autre côté, il y avait une raison moins évidente. Personne n'en a rien su ou dit parce que cela ne semblait pas important. — Alors, combien d'entre vous – hormis mes patrouilleurs – connaissent le nombre de pertes enregistrées au Marécage de l'Os ? — Nous le savons tous. Environ cinquante adultes et une vingtaine de jeunes, déclara Ogit Ondatra d'un ton bourru. — Quelle horreur, soupira Tioca. Dag opina du chef. — Dix-neuf. C'est exact. (Corbeau Loyal l'observait d'un air étrange. Non, je ne suis pas sur le point de suivre votre conseil à propos de la vantardise. C'est peut-être même tout le contraire. Attendez un peu, vous verrez.) Et combien d'entre vous connaissent le nombre de morts à Verte-Source ? Les patrouilleurs à sa droite gardaient tous les lèvres serrées, retenant la réponse. Les membres du conseil étaient décontenancés pour la plupart. Après un moment, Pakona déclara finalement : — Des tas, j'imagine. Mais quel est le rapport avec tes cordelettes de mariage contrefaites, Dag ? Il laissa passer ce contrefaites sans protester. — Je vous ai bien dit que mon argument mettrait du temps à se dessiner. De son millier de citadins – la moitié de la population du Marécage de l'Os, en gros –, Verte-Source a perdu environ trois cents adultes et tous – ou presque tous – ses jeunes. J'ai compté pas moins de cent soixante-deux corps d'enfants alignés devant un champ transformé en cimetière, et j'ai retrouvé les os d'au moins trois autres dans les restes du festin qu'ont fait les hommes de vase au Marécage de l'Os, que nous avons d'ailleurs dû nettoyer. Je n'en ai pas fait part à ces gens; ils étaient bien trop occupés à mettre leurs morts en terre. Cela ne les aurait guère aidés. Il baissa les yeux sur Faon, laquelle leva le nez vers lui, et ils surent qu'ils se demandaient l'un comme l'autre si certains de ces ossements avaient pu appartenir à Sassy. Dag espérait que non. Il secoua la tête pour lui signifier qu'il n'en savait rien, et elle acquiesça avant de s'affaisser sur son siège. — Suis-je donc le seul à remarquer que quelque chose cloche terriblement dans ces deux séries de nombres ? Les regards qui lui furent adressés en réponse exprimaient un malaise. Plus qu'un soupçon de compassion, de la pitié, mais aucun enseignement. Dag soupira et continua son argumentaire : — Bien, alors écoutez-moi. Le Marécage de l'Os a été détruit – des gens assassinés, des animaux massacrés, cette magnifique contrée désolée pour la génération à venir - parce que nous avons échoué à Verte-Source. Si l'être malfaisant y avait été découvert et défait, il n'aurait jamais atteint le Marécage de l'Os. Ce n'est pas le manque de patrouilles ou de patrouilleurs qui a sonné le glas de cette ville. Les cohortes de l'Arbre-pluie sont aussi étirées que les autres, mais elles auraient suffi, si elles avaient été au courant plus tôt. Il manquait... autre chose. De la communication. Des connaissances. Des liens d'amitié, même. Tout un tas de choses très simples qui auraient pu faire la différence; n'importe qui aurait eu le pouvoir de les faire évoluer, mais personne n'a rien fait. — Accuses-tu les patrouilleurs de l'Arbre-pluie de manquer à leur devoir ? éclata Mari, incapable de contenir sa fureur plus longtemps. Parce que je n'ai pas vu les choses de cette manière. Ils avaient prévenu les fermiers de ne pas s'installer là-bas, mais ces gens ne les ont pas écoutés. Pakona fit de nouveau son geste de la main, sans grande conviction cette fois. — Je n'accuse pas plus un côté que l'autre, répondit Dag, et je n'ai pas toutes les réponses. Je sais que je ne les ai pas. Cela m'a arrêté net. Mais vois-tu... il y a très longtemps, je ne connaissais rien à la patrouille. Et la moitié de ce que je pensais savoir était faux. Il existe néanmoins un remède pour guérir les jeunes patrouilleurs ignorants : on les expédie faire un tour du lac. Ils deviennent ainsi bien plus intelligents et expérimentés, dignes de confiance. C'est un bon système. Il marche depuis des générations. Alors je me suis dit... il n'est peut-être plus suffisant de faire des tours du lac. Peut-être que nous, certains d'entre nous, ou l'un d'entre nous devrait faire le tour du monde. L'assemblée entière était plongée dans le silence le plus absolu. Dag prit une dernière inspiration. — Et peut-être qu'il me revient d'accomplir cette mission. Parfois, lorsque l'on ne sait pas par où commencer, le mieux est encore de se lancer, et l'on constate alors que l'on apprend bien plus en voyageant qu'en restant immobile. Je ne vais ni débattre ni défendre mon propos : cela serait me demander de raconter la fin de l'histoire avant même qu'elle ait commencé. La fin n'existe peut-être même pas. Ainsi, Corbeau Loyal, vous pouvez délibérer comme il vous plaira. Demain, ma femme et moi embrasserons ce destin et disparaîtrons. C'est tout. Il fit un petit hochement de tête déterminé avant de se rasseoir. Chapitre 19 Faon vida l'air de ses poumons lorsque Dag reprit place auprès d'elle. Son coeur battait à tout rompre comme si elle venait de courir. Elle s'entoura de ses bras et se balança sur son rondin, contemplant le cercle des formidables Marcheurs du Lac. Elle entendit Utau murmurer au milieu de la meute de patrouilleurs rétifs à sa droite : — Vous me demandiez tous l'effet que procurait une ponction d'essence ? Maintenant, vous savez. Remarque à laquelle Mari répondit à voix basse : — Tais-toi, Utau. Tu n'as pas le bâton. — Non, je pense qu'on vient juste de se faire frapper avec, marmonna Razi dans sa barbe. Elle lui fit également signe de se taire. Pakona et Loyal leur jetèrent un regard de côté hostile, et les patrouilleurs se turent. Assis les bras croisés, le capitaine de camp fixait ses bottes d'un oeil noir. — Rends ça à Pakona, veux-tu, Étincelle ? murmura Dag. Je n'en aurai plus besoin. Il tendit à Faon la petite longueur de bois baptisée bâton de parole. Elle acquiesça, s'en saisit avec précaution et traversa le cercle en direction de l'effrayante vieille femme qui ressemblait bien plus à une soeur de Cumbia que Mari. Peut-être était-ce dû à la faible différence d'âge. Ou peut-être étaient-elles apparentées; ces Marcheurs du Lac semblaient tous l'être. Comme aucune des deux femmes ne souhaitait s'approcher assez de l'autre pour que la baguette passe de main en main, Faon la déposa auprès de la bougie-lanterne et trottina pour se réfugier de nouveau auprès de Dag. En dépit de l'interdiction de parler dont elle faisait l'objet, elle déglutit, mit sa main en coupe contre l'oreille du patrouilleur et chuchota : — Je me rappelle l'arbre aux lucioles. Je me souviens de m'être dit à ce moment-là que, si je pouvais un jour t'aimer plus qu'alors, j'en suffoquerais. J'avais raison. Elle se rassit, la gorge serrée. Le sourire forcé de Dag fut si tendre qu'il la transperça comme une lame douce et acérée au message plus explicite que des mots : tout va bien. Tout va bien et rien ne va, deux sentiments entremêlés dans la confusion la plus totale. Il lui serra fort les épaules, et ils levèrent tous deux le nez pour observer Corbeau Loyal comme les autres. L'officier grimaça, se gratta la tête, se redressa. Adressa un petit sourire très caractéristique que personne n'aurait jamais voulu lui rendre. Et déclara : — Je m'abstiens. Une vague d'indignation s'abattit sur la ligne des membres du conseil, ponctuée par le cri outragé de Dar. — Quoi ? — Tu n'as pas le droit de faire ça ! s'écria Dowie. (Elle se retourna vers Pakona.) A-t-il le droit de faire ça ? (Puis, de façon moins audible :) Puis-je faire ça ? À ces mots, Corbeau Loyal se frotta le front et soupira. Il rétorqua néanmoins : — J'en ai la possibilité, mais je ne dois pas en abuser. D'ordinaire, je préfère régler les problèmes définitivement. Cela dit, si Dag choisit de partir avec son épouse fermière, je ne vois pas où est l'urgence. — Et qu'allez-vous faire pour la tente Aile Rouge ? s'enquit Dar. Que va-t-il advenir de notre réparation ? Le capitaine de camp dodelina de la tête, étudiant visiblement la question. — La tente Aile Rouge est libre de prendre les mesures prévues dans le cas d'un défaut de verdict. Vous pourrez donc redéposer votre plainte devant le conseil de la saison prochaine. La migration vers le Gué de l'Ours aura lieu dans deux mois. — Mais il ne sera plus là ! gémit Cumbia. Elle n'avait même pas attrapé le bâton de parole avant de s'emporter : cela démontrait toute l'étendue de sa détresse, pensa Faon. Pour une fois, Pakona ne prit pas la peine de la faire taire d'un geste, trop occupée, certainement, à empoigner ses propres genoux. Corbeau Loyal secoua la tête. — Cette redéfinition de la cordelette de mariage est un élément trop important et trop compliqué pour qu'un seul homme en décide, même dans une situation d'urgence. Cette affaire nécessite une réunion de camp, et la décision doit être prise en marge des émotions de tout cas particulier. Les gens ont besoin de temps pour y penser et en parler de façon plus avisée. Faon voyait bien que cet argument rongeait le conseil. Il lui semblait également évident que la façon dont elle partirait importait peu aux yeux de certains, du moment qu'elle partait. La foule de patrouilleurs avait vraiment l'air têtu, cependant – mais pas aussi têtue que Dar. Ce dernier fit volte-face pour engager une conversation rapide à voix basse avec Cumbia. Elle secoua la tête, une première fois de colère, une seconde fois de désespoir, avant de finalement hausser les épaules. Dar se retourna vers l'assemblée. — La tente Aile Rouge requiert la parole. Pakona opina du chef, ramassa le bâton et hésita un instant. — Tu ne peux pas demander un second vote à ce sujet avant le Gué de l'Ours, tu sais. — Oui. Ma requête est... différente, mais étroitement liée. — Cette idée de rupture de liens sera également évoquée au cours d'une réunion de camp. Et comme je te l'ai déjà dit, je doute que tu parviennes à tes fins. En particulier si elle – un mouvement du menton à l'attention de Faon – n'est plus là. — Ma demande concerne un autre problème. Pakona accepta en haussant les épaules et lui fit passer le bâton de parole. Dar commença : — La tente Aile Rouge n'a d'autre choix que d'accepter ce délai. (Il lança un regard noir à Corbeau Loyal.) Mais, comme tout le monde le sait, Dag sera parti depuis bien longtemps lorsque la saison du Gué de l'Ours débutera. Notre plainte, si elle est recevable, inclut une forte amende à verser au camp. Nous demandons donc que le crédit de camp de Dag Aile Rouge soit gelé jusqu'à cette nouvelle audience, de façon à ce que le camp dispose d'un recours en cas de non-paiement. Cela nous permettra également de nous assurer de sa présence au conseil. Pakona et Ogit parurent approuver immédiatement. Laski et Rigni semblaient étudier la question, Tioca et Dowie étaient indignées. Quant à Corbeau Loyal, son visage n'était guère expressif. — Dans ce cas de figure, au moins, nous avons des tas de précédents, annonça la chef du conseil, soulagée. Dag arborait un sourire étrangement sec. Faon osa s'appuyer sur un genou pour lui chuchoter encore à l'oreille : — Qu'est-ce que ça signifie ? Peuvent-ils te forcer à revenir ? — Non, murmura-t-il. Vois-tu, il arrive parfois qu'un débouté en colère reçoive du conseil l'ordre de verser une compensation et qu'il essaie en réponse de résister en retirant tout son crédit de camp pour le cacher. Cela met temporairement fin au problème, jusqu'à ce que l'amende soit enfin payée. Mais, comme Dar ne sera jamais en mesure de déposer sa plainte devant le conseil du Gué de l'Ours – ou ailleurs, puisque je ne serai pas là pour répondre à l'injonction –, son initiative aura pour effet de retenir mon crédit de camp indéfiniment. Une petite forme de bannissement, l'expulsion en moins. Cela pourrait marcher, puisque les gens ne voient pas d'un bon oeil la perte de ressources. C'est vraiment futé, mais je m'étais de toute façon préparé à partir nu comme un ver s'il le fallait. Je ne mordrai pas à cet hameçon, Étincelle. — Ah, les frères..., murmura-t-elle avant de s'affaisser sur son siège inconfortable. Il sourit. — Comme tu dis. — La requête de la tente Aile Rouge me semble raisonnable, en particulier à la lumière de ce que Dag Aile Rouge a déclaré à propos de son intention de quitter le camp, dit Pakona. — Quitter le camp ? pesta Ogit. C'est comme ça que tu vois les choses ? J'appelle ça une désertion, doublée d'une imbécillité sans nom ! Et que comptes-tu faire à ce sujet, Loyal ? Il se pencha en avant pour toiser le capitaine de camp assis à l'autre bout de la rangée. — C'est une affaire interne à la patrouille, déclara l'intéressé. La résolution d'acier teintant sa voix suffit à intimider Ogit qui se redressa, haletant, sans pour autant oser dire un mot de plus. Renonçant à son intention de ne plus parler, Dag fit un signe de tête à son supérieur. — J'aimerais vous voir après cela, monsieur. Je vous dois bien ça. Corbeau Loyal acquiesça en réponse. — Tu me retrouveras au quartier général. C'est sur ta route. — Bien. Pakona cogna les phalanges sur le rondin de la bougie. — Procédons au vote, à présent. Le crédit de camp de Dag Aile Rouge doit-il être gelé jusqu'au conseil du Gué de l'Ours ? Un oui majoritaire le gèlera, un non le laissera à disposition. (Elle lutta visiblement pour ne pas ajouter quelque chose du genre : « et il pourra ainsi entretenir ses maîtresses fermières avec», mais sa discipline de chef l'en empêcha. De peu, estima Faon.) Ogit ? — Oui. Aucune surprise. Les trois oui qui s'ensuivirent, à des degrés divers de fermeté ou de réticence, furent plus décevants ; le vote était perdu avant même le oui vigoureux de Pakona. Dowie parcourut la rangée des membres du conseil des yeux, sembla compter dans sa tête avant de murmurer un non, sûr et inutile. Corbeau Loyal fit la moue et grommela non également. — La requête de la tente Aile Rouge est retenue. Le conseil du camp ordonne que le crédit de Dag Aile Rouge soit gelé jusqu'à l'audience du Gué de l'Ours, annonça Pakona. Un petit silence s'installa tandis que l'assemblée assimilait la décision. Il ne fut rompu que par Saun, qui s'était levé d'un bond. — Vous n'êtes qu'une bande de satanés voleurs ! vociféra-t-il. (Razi et Griff se chargèrent de le faire rasseoir, non sans mal.) Après tout ce qu'il a fait à l'Arbre-pluie ! À l'Arbre-pluie! Mari fit volte-face pour le toiser mais n'arriva visiblement pas à se forcer à le réprimander vraiment. Le regard foudroyant qu'elle adressa à son neveu Dar, en se retournant, aurait carbonisé du bacon, jugea Faon. Omba se retenait manifestement de parler depuis un bon moment. Elle arracha soudainement le bâton de parole des mains de son mari surpris et l'agita avant de héler : — Laissez-lui son cheval ! Tête de Cuivre est une fichue menace. Cette sale bête a mordu trois de mes apprenties, détaché des coups de sabots à deux autres et arraché plus de peau de ses congénères que je ne veux jamais plus avoir à recoudre. Je me fiche que Dag parte d'ici sans ses vêtements, mais j'exige qu'il prenne son cheval ! Tout cela était bien véhément en apparence, mais elle fit un petit clin d'oeil à Dag à l'abri du regard de Dar. — Imagine-nous, Étincelle, dit Dag du coin des lèvres, moi et Tête de Cuivre, postérieur nu sur dos nu... Faon l'aurait secoué jusqu'à ce que ses dents s'entrechoquent, tant elle avait failli éclater de rire au coeur de cette pagaille. Elle dut plaquer une main devant sa bouche et baisser la tête le temps de reprendre le contrôle. — Un regard joyeux ! murmura-t-elle en guise de douce vengeance. Elle eut la satisfaction de le voir contenir un pouffement surpris. Dar les toisa, bien impuissant face à des plaisanteries dont il ne comprenait rien. Cela était d'ailleurs très savoureux, au milieu des cendres que l'artisan avait répandues. — Mais comment t'es-tu retrouvé avec ce cheval sur les bras, au juste ? interrogea Faon à voix basse. — J'ai perdu à un jeu de hasard contre un marin des Écueils d'Argent, lui murmura-t-il en réponse. — Perdu. Ah. Ceci explique cela. Pakona fixa Dag de façon hostile. — Nous allons donc devoir établir la frontière entre le crédit de camp et les effets personnels. Si elle s'imaginait Dag partir dans le plus simple appareil, ce n'était pas avec la même émotion que Faon, loin de là. — Certainement pas, grommela Corbeau Loyal. À moins que tu souhaites déclencher une émeute au sein de la patrouille. Saun, gesticulant toujours sur son siège tandis que la main d'Utau lui pressait lourdement l'épaule, semblait prêt à sonner la révolte incessamment. Et que dire de Dirla, Razi et Griff: ils n'écumaient pas de rage, mais c'était tout comme. Pakona leva un sourcil à l'attention du capitaine de camp. — Ne peux-tu pas serrer la bride à tes chiens fous, Loyal ? — Certainement pas. À vrai dire, je suis même à leur tête. Les lèvres de la Marcheuse du Lac se serrèrent, signe qu'elle n'appréciait pas ce trait d'humour, ou quoi que cela ait pu être – c'était noir et sincère, en tout cas. Elle changea toutefois de sujet. — Fort bien. Dans l'attente de l'audience du Gué de l'Ours, le désormais... ancien patrouilleur est libre d'emmener son cheval, son harnachement et tous les effets personnels que la bête peut porter. La fermière peut remporter toutes ses affaires; cela ne nous concerne pas. — Et qu'allons-nous faire au sujet des cadeaux de mariage faits aux fermiers ? dit brusquement Dar. Un petit frisson parcourut Dag, dont les yeux se plissaient dangereusement. Mari releva la tête à ces mots. — Ne dis pas un mot de plus. Faon ne sut dire si cette voix appartenait à la chef de patrouille, à la tante de Dag ou à une combinaison des deux, mais l'artisan n'insista pas. Même Pakona n'osa la réprimander. Cette dernière se redressa et parcourut du regard l'assemblée en cercle. — Tente Aile Rouge, avez-vous quelque chose à ajouter avant la clôture de la session ? — Non, madame, hoqueta Dar à travers des lèvres sèches. Le gel du crédit de camp de son frère l'avait rendu amèrement satisfait, mais derrière lui sa mère était inquiète et bien silencieuse. — Dag Aile Rouge ? Le patrouilleur acquiesça sans un mot. Pakona tendit la main, et le bâton de parole lui fut restitué. Elle le tapa sur la table en rondin à trois reprises avant de se pencher en avant pour éteindre la bougie. * * * Corbeau Loyal dut congédier toute une escouade de camarades de patrouille de Dag, lesquels s'étaient rassemblés devant la porte de la chambre au panneau alvéolé pour proposer de se venger de Dar de façon plus pressante et ingénieuse à chaque nouvelle idée. Dag n'était pas plus heureux qu'eux. Loyal proposa au couple de s'asseoir, mais il secoua la tête et se contenta de rester debout, s'appuyant d'un air las sur son bâton de hickory. Plus de camarades de patrouille à présent, je suppose. Qui était-il maintenant, s'il n'était plus le patrouilleur de Faon ? Il ne savait pas vraiment. Le Dag de Faon, au moins. Pour toujours. Elle se nicha dans le creux de son bras gauche, regardant le capitaine de camp d'un air soucieux, et Dag reposa une partie de son poids sur les frêles épaules de son épouse. —Je déplore ce qui s'est passé là-bas, déclara l'officier en indiquant vaguement du menton la direction du boqueteau du conseil. Je ne m'attendais pas que Dar me double. Et deux fois, en plus. — J'ai toujours dit que les membres de ma famille étaient insupportables. Je n'ai jamais dit qu'ils étaient stupides, soupira Dag. Je vous pensais à égalité. Au moment de m'avancer dans le cercle, je m'étais déjà préparé à l'idée du bannissement, et j'étais déterminé à partir de mon propre chef même s'ils en décidaient autrement. (Il ajouta :) Je vous donne ma démission, bien entendu. J'aurais dû m'arrêter ici avant le début de la session afin de vous faire part de mes intentions, mais je n'étais pas certain de la tournure que les choses allaient prendre. Vous pouvez appeler ça une désertion, peu m'importe. Corbeau Loyal se pencha pour ôter la cheville portant le nom de Dag de la case peinte du tableau baptisée Invalides. Il se redressa et la soupesa pensivement. — Qu'est-ce que tu comptes faire alors, explorer les contrées fermières ? Je ne te vois pas labourer. — Cela impliquerait au moins du mouvement, même si j'apprécierais de rester assis quelque temps sans rien faire. Cette tendance me passera, comme toujours. Je ne plaisantais pas en disant que je ne savais pas ce que je comptais faire. (Il avait déjà fait de longs voyages. Il savait juste que son prochain grand périple le mènerait en un seul endroit, au prix d'une longue expédition, de temps ainsi que d'un rite de passage qu'il pouvait à peine imaginer et encore moins expliquer.) Planifier les choses ne m'a jamais vraiment réussi, et parfois... planifier vous empêche de voir certains chemins. Je veux avancer les yeux ouverts pendant quelque temps. Histoire de voir si un vieux patrouilleur peut apprendre de nouveaux tours. — Si je me fie à Hoharie, tu en as appris pas mal dernièrement. — C'est vrai. Adressez-lui mes regrets et tous mes remerciements, voulez-vous ? Elle a failli me convaincre de quitter vos rangs. Mais... j'aurais choisi le mauvais sentier. J'ai beau ne pas savoir grand-chose maintenant, je suis au moins sûr de ça. — Chaque homme est maître de ses actions. — Certainement, approuva Dag. J'ai l'intention d'explorer un nouveau chemin, assez large pour tous. Quelqu'un se doit de trouver cette voie. Ce passage, il se pourrait que je n'aie pas à le construire de mes mains, mais simplement qu'une personne plus intelligente que moi me le désigne. Si je garde mon essence ouverte, que j'écoute et que je regarde autour de moi avec suffisamment d'attention, cela arrivera peut-être. — Cela ne sert pas à grand-chose d'avoir de nouvelles connaissances si ce n'est pour revenir les enseigner. Ce savoir doit être transmis. Dag secoua la tête. — Le changement est inévitable. Mais il ne commencera pas ici, aujourd'hui, avec ces gens. Le conseil du camp nous l'a prouvé. — Ce n'était pas unanime. Le capitaine de camp ponctua son incertitude d'un geste évocateur de la main, paume baissée. — Il y a bien de l'espoir, concéda Dag. Même si nous le devons essentiellement à l'incroyable courage de Dowie Héron Gris. Loyal s'esclaffa, opinant du chef à contrecoeur pour marquer son assentiment. — Ce n'était pas ma première option, continua le patrouilleur. Je serais resté ici avec Étincelle si seulement ils m'avaient laissé tranquille. Je serais même en train de me préparer pour la prochaine mission. — Non, je t'assure que tu serais toujours sur la liste des invalides, rétorqua l'officier. (Il baissa les yeux.) Comment va ta jambe ? Mieux, je suppose, puisque tu t'es remis à marcher. — Elle récupère doucement. Je ressens toujours une petite douleur lorsque je suis fatigué. Je suis bien content de pouvoir chevaucher Tête de Cuivre au lieu d'aller à pied, bénie soit Omba. Cette femme va me manquer. Loyal observa le scintillement du lac à travers la fenêtre ouverte à l'espagnolette. — Dis-moi... si on te redonnait la possibilité de choisir ta première option – désolé Faon, même ce que tu appelles de la magie de Marcheur du Lac ne pourrait nous faire revenir en arrière, mais supposons que ce soit possible –, resterais-tu au camp ? C'était une question test, et une bonne. Dag dodelina de la tête en silence, en clignant des yeux. — Non, répondit-il ensuite simplement. (Il serra les épaules de Faon tandis qu'elle levait des yeux solennels vers lui.) Vous pouvez jeter ma cheville au feu. Elle ne vous servira plus à rien, maintenant. Loyal hocha brièvement la tête. — En tout cas, si jamais tu changes d'avis – ou que le monde te rejette encore –, tu sais où nous trouver. Je serai là. — Vous n'abandonnez jamais, n'est-ce pas ? Le capitaine de camp gloussa. — Massape m'en empêche. Une femme très dangereuse, Massape. Le jour où je l'ai rencontrée, il y a quarante et un ans de ça, tous mes fabuleux projets sont tombés dans l'eau du lac Hickory et n'en sont jamais ressortis. Accroche-toi bien à ta dangereuse épouse, Dag. Ce sont des oiseaux rares. L'intéressé sourit. — Ça, je l'avais remarqué. Corbeau Loyal soupesa la chevillette une dernière fois, et la tendit inopinément à Faon. — Je crois que cela t'appartient, à présent. Prends-en soin. La jeune fermière leva le nez pour observer les deux hommes, les yeux écarquillés, avant de sourire et de refermer ses petits doigts sur l'objet avec fermeté. — Soyez sans crainte, monsieur. * * * Dag avait prévu de partir aux premières lueurs grises de l'aube, en partie pour débuter l'aventure en un jour qui s'annonçait froid et pluvieux, mais essentiellement pour éviter de nouveaux adieux, ou pire, des gens qui chercheraient encore à lui nuire. Lui et Faon avaient préparé leurs sacoches la veille au soir, et il s'était débarrassé de tout ce qu'il ne pouvait pas emporter: il avait donné son coffre à Sarri, sa belle lance en frêne à Razi, et l'épée de son père à Utau, parce qu'il n'allait certainement pas la donner à Dar. À l'instar de son crédit de camp, son équipement d'hiver entreposé au Gué de l'Ours lui serait probablement refusé. Il laissa la tente Prébleu en place à la merci des filles des Entrepôts, puisqu'elles désiraient tant la récupérer. Dag fut surpris de voir Omba émerger de la brume matinale de la route au lieu de l'une de ses écuyères, Tête de Cuivre et Grâce au bout de leurs brides. Elle le serra dans ses bras. — On vient me dire au revoir à l'abri des regards indiscrets de la famille ? — Eh bien, oui, et... hum... Je dois présenter des excuses à Faon. Tout en prenant les rênes de sa monture, la jeune femme lui dit: — À ma connaissance, vous ne m'avez jamais causé de tort. Je suis heureuse de vous avoir rencontrée. Omba s'éclaircit la voix. — Je ne parlerais pas de tort. Il s'agit plus d'un... accident. (Dag fut troublé de remarquer de petites rougeurs sur son visage, bien loin de son habituelle fraîcheur.) Faon, je suis vraiment navrée, mais je crains que ta jument soit enceinte. — Quoi ? s'écria Faon. (Elle regarda Grâce, laquelle observa sa maîtresse d'un oeil tendre et impénitent, avant de lui chatouiller la main de son doux museau, à la recherche d'une caresse.) Vilaine fille ! Qu'est-ce que tu as fait ? Elle tira légèrement sur les rênes, stupéfaite et hilare à la fois. — Omba, dit Dag en s'appuyant sur l'encolure de Tête de Cuivre tout en souriant malgré lui, qui as-tu laissé engrosser la jument de ma femme ? La dresseuse de chevaux soupira intensément. — C'est Furtif, l'étalon de Rig Corbeau. Il s'est échappé et a nagé depuis l'île de la Noix il y a cinq nuits de ça. Il a eu tout loisir de prendre du bon temps avant qu'on l'attrape. Tu n'es pas la seule propriétaire de jument à qui je vais devoir présenter des excuses aujourd'hui, même si tu es la première. Tout cela ne m'enchante guère. — Ces gens vont-ils être en colère ? demanda Faon. Avaient-ils prévu d'accoupler leurs juments avec d'autres étalons ? N'était-ce pas un bon cheval ? — Oh, Furtif est un bel animal, lui assura Dag. Tu n'imagines pas le nombre de fourrures que Rig demande et obtient pour laisser son étalon féconder une jument. Je suis moi-même passé par là l'an dernier avec Hirondelle, pour Noiraud. — Du coup, déclara Omba en tirant sur sa tresse blanche et noire, tout le monde fera semblant de s'en offusquer et d'être le plus convaincant possible. D'un autre côté, Rig va vouloir en tirer quelques profits. Tout cela pourrait se terminer devant le conseil du camp. — Je pense que tu m'excuseras de leur souhaiter à tous de brûler de nombreuses bougies dans un différend laborieux, fit Dag. Si jamais Rig te pose la question, ma femme et moi sommes littéralement furieux. Et Dag de partir d'un rire diabolique. Même Faon leva un oeil interrogateur. — Je n'avais pas l'intention de faire mention de Grâce, lui assura Omba. J'aurai déjà assez de problèmes comme ça. Utau et Razi sortirent pour les aider à mettre leurs selles en place, suivis de Sarri puis de Mari et Cattagus. Dag les gratifia surtout de hochements de tête sobres, à l'exception de sa tante qu'il embrassa; Faon serra tout le monde dans ses bras. — Tu penses que tu reviendras ? lui demanda Utau d'un ton grognon. Pour ce conseil du Gué de l'Ours, peut-être ? — Pas pour ça. Du reste, pourquoi pas ? J'ai déjà quitté le camp pour toujours à quatre reprises, comme Mari peut en témoigner. — Je me rappelle une sortie spectaculaire, il y a environ huit ans, reconnut-elle. Quel vacarme ça a fait. Tu es quand même parti dix-sept mois sans donner de nouvelles. — Avec un peu d'entraînement, je serais certainement meilleur. — Il y a des chances, lui répondit-elle. Mais j'espère bien que non. Ce fut alors le moment de monter en selle. Razi fit la courte échelle à Dag et s'écarta d'un bond; Tête de Cuivre joua ses mauvais tours habituels et fut dûment châtié; Utau poussa Faon sur Grâce. Une fois sur la route, les deux époux se retournèrent et saluèrent le petit groupe en silence, salut qui leur fut rendu. Derrière eux, la brume engloutit les formes indistinctes tandis qu'elles se séparaient pour rejoindre leurs tentes respectives. Dag et Faon n'échangèrent pas un mot avant que leurs chevaux aient traversé la longue travée de bois séparant l'île du continent. Elle l'observa poser la main sur son troussequin et jeter un dernier regard par-dessus son épaule. — Quand je t'ai dit que je t'aimais, je n'avais pas l'intention de réduire ta vie en cendres, lui dit-elle doucement. Il se retourna vers elle, souriant d'un air songeur. — Mon coeur était aussi sec que du bois lorsque tu m'as rencontré, Étincelle. Tout ira bien, tu verras. Il fixa l'horizon qui se présentait à lui, et ne fit dès lors plus attention à ce qui se passait autour. Il ajouta, après un moment: — Je déplore malgré tout la perte de mon crédit de camp. Quand j'ai promis à ta famille que je prendrais soin de toi, je pensais vraiment posséder tout ce dont tu aurais besoin, pour cet hiver et bien d'autres encore. Toutes les implantines qui reposent dans les caves fraîches du Gué de l'Ours ne nous feront plus beaucoup de bien à présent. — D'après ce que j'ai compris, tes possessions ne sont pas perdues. Elles sont simplement mises sous caution. Un peu comme ma dot. Il leva les sourcils. — C'est une façon de voir les choses à laquelle je n'avais pas pensé. — De toute façon, je ne vois pas comment nous aurions pu voyager avec – combien tu as dit, déjà ? – une file de huit chevaux. Il réfléchit un instant à ce cas de figure. — je pensais plus les échanger contre des tridents d'or de Tripoint ou des moules d'argent des Écueils. Ces monnaies sont acceptées de part et d'autre des fleuves Grâce et Gris. En revanche, si le crédit de camp que j'ai accumulé depuis dix-huit ans devait être troqué contre des chevaux – des bêtes de qualité moyenne, pas des Tête de Cuivre ou des Furtif – hum... Voyons voir. (Par curiosité, il fit une estimation mentale.) Cela nous ferait quarante montures, en gros. Bien trop pour traîner en file derrière nous, il est vrai. — Quarante chevaux ! s'écria Faon, déconcertée. Tu pourrais t'acheter une ferme, pour le prix de quarante chevaux ! — Si j'en avais une, je ne saurais pas quoi en faire. — Moi, je saurais... oh, peu importe. Heureusement que tu ne m'as rien dit hier, j'en aurais été bien plus contrariée. — Cela bouleverse toutes tes notions d'économie, n'est-ce pas? — Oh, oui ! Toutes mes notions, même. Il lui fit un clin d'oeil. — Tu vaux deux fois plus que tout ça, Étincelle. Crois-moi. — Hum. Dubitative, elle se calma et talonna doucement les flancs replets de Grâce pour l'inciter à tenir la cadence imprimée par Tête de Cuivre. Ils firent halte à l'endroit où la route se divisait en trois, à deux kilomètres du pont environ. — Alors, fit-il, où va-t-on ? — N'as-tu pas une idée ? — Non. Eh bien, pas au nord. La saison est déjà trop avancée. (Dans la prairie, les chants des cigales s'intensifiaient à mesure que le soleil réchauffait la matinée. Les premières gelées les réduiraient bientôt au silence.) Quelle que soit notre destination, nous devrons procéder par petites étapes, en regard de la situation difficile de Grâce. Il pensait pouvoir tirer parti de la situation de Grâce à loisir s'il se montrait assez fin. Pas dupe pour autant, Faon l'observa de près et déclara : — Je suis tout à fait d'accord. (Elle regarda à droite, puis à gauche.) Mais cela ne nous dit pas quel chemin emprunter. (Elle aperçut quelque chose du coin de l'oeil et se retourna sur sa selle.) Qu'est-ce que c'est? Dag l'imita, et une boule froide lui noua les entrailles à la vue de Saun et Dirla, lesquels galopaient vers eux à toute allure en leur faisant signe depuis le pont. Pitié, pitié, faites que ce ne soit pas un nouvel être malfaisant... Je ne veux pas refaire mes adieux. Leurs visages écarlates n'avaient cependant pas l'air soucieux au moment où ils s'arrêtèrent, haletants sur leurs montures agitées. — J'ai bien cru qu'on allait te rater, souffla Dirla. — C'est gentil de votre part, fit Dag en se touchant la tempe. Mais je croyais que nous nous étions tous dit au revoir hier ? Même si ce n'était pas assez... c'était quand même suffisant. Saun, reprenant son souffle, éluda ces mots d'un geste de la main. —Nous ne sommes pas là pour ça. Mais pour ça. Il enfouit une main sous sa veste et en retira une sacoche de cuir qui émettait des bruits métalliques. — Beaucoup de membres de la compagnie et de l'ordre des patrouilleurs n'ont pas apprécié ce qui s'est passé hier au conseil du camp. Du coup, nous avons décidé de faire une collecte, Dirla, Griff et moi. Cela ne compensera pas ce que Dar t'a pris, mais c'est quelque chose. Il tendit la sacoche à Dag, qui laissa Tête de Cuivre s'écarter d'un pas. — Je t'en suis très reconnaissant, Saun, mais je ne peux pas accepter. — Les gens n'ont pas été aussi nombreux à participer que je l'aurais espéré, fit Dirla, visiblement irritée. Mais le fichu conseil du camp ne peut rien faire contre cela, au moins. Dag était à la fois touché et embarrassé. — Écoutez, les enfants, je ne peux pas... — Corbeau Loyal a mis trois tridents d'or là-dedans, le coupa Saun. Il nous a dit de ne rien dire à Massape. — Et Massape a mis dix moules d'argent, ajouta Dirla, en nous disant de ne pas en parler à Loyal. (Elle se tut pour réfléchir un instant.) Je me demande ce qu'ils pourraient bien se dire s'ils venaient à être mis au courant. — Tu vas le leur dire ? lui demanda Saun, intéressé. — Non. Eh bien... le clan Corbeau était riche. Dag soupira et observa ces visages sérieux et enthousiastes. Il savait pertinemment qu'il ne saurait les dissuader. — J'imagine que la patrouille se servira de certains des chevaux que j'ai laissés. — Assurément, dit Saun. Vaincu, Dag sourit et tendit la main. Le garçon lui passa la sacoche, tout sourire. — Je n'oublierais pas ce que tu m'as appris. Plus de danse du sabre dans les bois, promis. — C'est un bon début, acquiesça Dag. Baisse-toi plus vite est un autre conseil avisé, même si tu l'as appris tout seul. On se souvient toujours mieux de cette façon, je l'admets. Prenez soin de vous, tous les deux. — La patrouille veille sur les siens, déclara Dirla d'une voix ferme. Dag lui fit un hochement de tête chaleureux. — La patrouille veille sur tout le monde, Dirla. Le petit sourire en coin qu'elle lui fit n'était pas sans rappeler celui d'Étincelle. — Tu restes un patrouilleur, en quelque sorte. N'est-ce pas ? Prends soin de toi... capitaine. Les deux jeunes les saluèrent et firent demi-tour. Dag attendit qu'ils cessent de se retourner et de tendre le cou avant de soupeser le sac et d'en examiner le contenu. — Hum. Pas mal. Je crois que nous avons trouvé notre direction. — Ah bon ? — Nous allons dans le Sud, fit Dag d'un ton résolu. — J'y suis déjà allée, objecta-t-elle. Jusqu'à Forgeverre. — Étincelle, le véritable Sud ne commence qu'une fois les Écueils d'Argent atteints. Je pensais... en cette saison, descendre le fleuve à bord d'un bateau à fond plat n'est pas très couteux. Nous pourrions chevaucher tranquillement jusqu'aux Ecueils, choisir un bateau... Charger Grâce et Tête de Cuivre avec nous. Je pourrais contempler des tas de contrées fermières tout en restant assis. Une perspective très attrayante. J'ai toujours voulu faire ça. Suivre le cours de l'eau jusqu'à la mer, et te la faire découvrir. Nous pourrions revenir tranquillement le printemps venu - il peut durer très longtemps si tu remontes vers le nord à la bonne allure. Je suis certain que mon essence sera rétablie d'ici là. Qu'est ce que tu en pense ? Elle le regardait hébétée face à ce débit soudain de ce qui semblait être, selon Dag, des vision assez extraordinaires. Elle referma la bouche et déglutit. — Quand tu parle de voyage tu ne fais pas les choses à moitié. — Pour un patrouilleur, c'est juste une promenade de santé, tu sais, lui assura-t-il. Il se retourna pour fourrer le sac de cuir dans sa sacoche et fronça les sourcils au moment de poser les doigts sur une forme non identifiée, enveloppée dans un morceau de nappe. Il la sortit pour la voir en pleine lumière et , médusé, se retrouva nez à nez avec un épis d'implantine. — Qu'est ce que c'est ? C'est toi qui a mis ça là ? Demanda-t-il à Faon. Elle rougit. — J'en ai emporté plusieurs oui. J'ai pensé qu'il te faudrait ta nourriture, où que la route nous mène. — Les épis ne sont pas comestibles mon amour. — Je sais (elle releva la tête) Nous les planterons. Sari m'a dit que séchés, les épis tiendraient deux ou trois ans. Je me suis glissée sur l'ile de la Jument la nuit dernière presque tu fus endormi, et j'en ai chipé quelques une dans.a mangeoire. Elles ne sont peut être pas de première qualité, mais j'ai choisi les plus belles. — A quoi pensais tu fermière ? — Je me disais.... Que nous pourrions avoir une marre un jour. ( puis face à son regard :) Oui nous pourrions vraiment en avoir une! Il ne pouvait le nier. Il jeta la tête en arrière et se mis à rire. — De la contrebande d'implantine et de chevaux ! Non, Etincelle, les choses me paraissent claires à présent. Le banditisme de grand chemin est notre seul futur envisageable ! Elle sourit d'un air exaspéré et secoua la tête. — Contente toi d'avancer, Dag. Tandis qu'ils gazouillé pour encourager leurs montures à marcher au pas, une patrouille de deux douzaines d'oies sauvages passa au dessus de leurs têtes en caquetant sans relâche. Ils levèrent tous deux les yeux au ciel pour s'émerveiller du battement de ces ailes. — Elles sont en avance, nota Faon. — Elles vont peut-être faire un tour. — Elles sont peut-être perdues. — Ces bêtes là, jamais. On dirait qu'elles nous indiquent le chemin à suivre, Etincelle. Et si nous nous laissions guider ? Étrier contre étrier, c'est ce qu'ils firent.