Lois McMaster Bujold Ensorcellement Le Couteau du partage - tome 1 Traduit de l'anglais (États-Unis) par Julie Lopez Bragelonne Chapitre premier Faon arriva à la maison au puits un peu avant midi. La bâtisse ressemblait plus à une ferme qu'à une auberge et se dressait au bord de la route en ligne droite sur laquelle Faon avançait péniblement depuis deux jours. La cour, ouverte aux voyageurs, était délimitée par de vieux bâtiments en rondins disposés en demi-cercle, au milieu duquel se trouvait le puits couvert promis. Pour dissiper le moindre doute, quelqu'un avait accroché à l'un des poteaux un panneau représentant le puits et avait inscrit au-dessous la liste des produits en vente à la ferme, ainsi que leur prix. Chaque ligne minutieusement écrite était accompagnée d'un petit dessin et de rangées de cercles colorés figurant les pièces de monnaie nécessaires à leur achat, pour ceux qui ne savaient déchiffrer ni les mots ni les nombres. La mère de Faon lui avait appris à lire, à compter et aussi à tenir les comptes, ainsi que de nombreuses autres choses utiles à une maîtresse de maison. Elle fronça les sourcils en pensant tout à coup : Si je suis si intelligente, alors qu'est-ce que je fais dans ce pétrin ? Elle serra les dents et plongea la main dans la poche de sa jupe à la recherche de sa bourse. Elle n'était pas lourde, mais il y avait bien de quoi s'acheter du pain. Elle ne se nourrirait que de pain blanc. Le mouton séché quelle avait emporté dans ses bagages l'avait encore rendue malade ce matin, et elle avait besoin de manger pour combattre l'immense fatigue qui ralentissait et alourdissait ses pas, sans quoi elle n'atteindrait jamais Forgeverre. Elle observa la cour déserte et la cloche en fer accrochée au poteau où pendait une corde grâce à laquelle on pouvait la faire retentir, puis releva les yeux sur les champs vallonnés qui s'étendaient derrière les bâtisses. Sur une lointaine colline ensoleillée, une dizaine de personnes faisaient les foins. Elle se dirigea d'un pas hésitant vers la porte de la cuisine et frappa. Un chat tigré juché sur la marche l'observa sans bouger. Le calme de l'animal grassouillet, de même que les bardeaux décolorés en bon état et les fondations en pierre des champs la rassurèrent, si bien que lorsqu'une femme d'une bonne cinquantaine d'années ouvrit la porte, son cœur battait posément. — Oui, mon enfant? Je ne suis pas une enfant, je suis petite, c'est tout, se retint de répondre Faon. Elle remarqua des rides au coin des yeux amicaux de la femme, et elle en déduisit que son âge ne l'impressionnerait sans doute guère. —Vous vendez du pain ? D'un coup d'œil, la fermière vérifia qu'elle était seule. — Oui, entre. A un bout de la pièce, un large foyer encombré de marmites pendues à des crochets de fer réchauffait la cuisine malgré la température estivale. De délicieuses odeurs de jambon et de haricots, de maïs et de pain, de fruits en train de cuire parfumaient l'air moite. Ce devait être le repas de midi des coupeurs de foin. L'hôtesse enleva le tissu qui recouvrait une rangée de bosses sur une desserte : des miches fraîches, fruit d'une journée de travail qui avait sans doute débuté bien avant l'aube. Malgré sa nausée, Faon saliva, et elle en choisit une qui, d'après la femme, était fourrée aux cristaux de miel et aux noix. Faon sortit une pièce, enveloppa le pain rond dans son fichu et sortit. La dame l'accompagna. — L'eau est potable et gratuite, mais tu devras la puiser toi-même, dit-elle alors que Faon commençait à grignoter sa pitance. La louche est sur le crochet. Tu vas dans quelle direction, ma petite ? —A Forgeverre. —Toute seule ? demanda la femme en fronçant les sourcils. Tu connais du monde là-bas ? —Oui, mentit Faon. —Alors ils devraient avoir honte. On raconte qu'il y a une bande de voleurs sur la route près de Forgeverre. Ils n'auraient pas dû te laisser partir seule. —Au sud ou au nord de la ville ? s'enquit Faon, inquiète. — Bien au sud, à ce qu'on m'a raconté, mais rien ne dit qu'ils ne vont pas bouger. —Je vais à Forgeverre, pas plus bas, crut-elle bon de préciser. Faon déposa le pain sur le banc, à côté de son balluchon, enleva le loquet de la manivelle et laissa tomber le seau jusqu'à ce qu'un bruit d'éclaboussure résonne contre les parois en pierres froides du puits, puis elle le remonta. Des voleurs, voilà qui ne lui disait rien qui vaille. Néanmoins, elle était prévenue du danger. N'importe quel imbécile s'arrangerait pour les éviter. Lorsque Faon avait entamé ce triste voyage six jours auparavant, elle s'était fait prendre en chariot aussi souvent que possible une fois suffisamment loin de chez elle pour ne pas risquer de rencontrer quelqu'un qui la connaissait. Tout s'était bien passé jusqu'à ce qu'un type, après avoir dit des choses stupides qui l'avaient mise très mal à l'aise, l'attrape pour la peloter. Faon avait réussi à se dégager, et l'homme n'avait pas voulu abandonner sa remorque et son attelage agité pour la poursuivre. Mais elle aurait pu avoir moins de chance. Après ça, elle s'était cachée discrètement sur le bas-côté dès qu'un chariot passait pour s'assurer qu'il y avait une femme ou une famille à bord. Ces quelques bouchées de nourriture avaient déjà calmé son estomac. Elle hissa le seau sur le banc et prit la louche en bois que lui tendait la dame. L'eau avait un goût de fer et d'œufs pourris, mais elle était claire et froide. Bien. Elle allait se reposer ici quelques instants, à l'ombre, et peut-être marcherait-elle mieux cet après-midi. Des bruits de sabots et le cliquetis de harnais se firent soudain entendre depuis la route, au nord. Il n'y avait ni craquement ni grincement de roues, mais le battage de beaucoup de sabots. La femme releva les yeux, les plissa et tendit la main vers la corde accrochée au battant de la cloche. — Petite, dit-elle. Tu vois ces vieux pommiers de ce côté de la cour? Pourquoi n'irais-tu pas en escalader un ? Et reste tranquille jusqu'à ce qu'on sache ce qui se passe, hein ? Faon réfléchit à plusieurs réponses possibles mais se contenta d'un « Oui, m'dame ». Elle fit quelques pas, se retourna pour attraper sa miche, puis courut jusqu'aux arbres. Le plus proche avait des planches clouées sur le côté comme une échelle, et elle grimpa rapidement entre les branches lourdes de feuilles et de petites pommes vertes et dures. Sa robe était bleu terne et sa veste marron, elle se fondrait dans les ombres aussi bien que sur le bord de la route. Elle s'accrocha à une branche, rentra ses mains pâles dans ses manches, baissa la tête, la secoua, puis regarda à travers la cascade de boucles brunes qui lui tombait sur le front. Le groupe de cavaliers pénétra dans la cour, l'hôtesse avait repris sa contenance habituelle et adopté un air détendu. Elle lâcha la corde. Il devait y avoir une vingtaine de chevaux, de robes différentes, mais tous grands et élancés, avec de longues jambes. Presque tous les cavaliers portaient des vêtements sombres; des sacoches et des tapis de couchage étaient accrochés au troussequin de leurs selles et - Faon retint son souffle - de longs couteaux et des épées pendaient à leurs ceintures. Beaucoup d'entre eux portaient également des arcs détendus en travers de leur dos, et des carquois remplis de flèches. Il n'y avait pas que des hommes. Une femme sortit du groupe, se laissa glisser à terre et fit un signe de tête à la fermière. Elle était habillée comme les autres, avec un pantalon de cavalière, des bottes et une longue veste en cuir, et elle avait de longs cheveux gris argenté nattés et attachés par un nœud serré sur sa nuque. Les hommes aussi avaient les cheveux longs : certains les portaient tressés en arrière ou attachés en queue-de-cheval, parsemés de décorations en perles de verre, en métal luisant ou entrelacés de fils colorés, et d'autres noués fermement comme ceux de la femme. Des Marcheurs du Lac. Toute une patrouille, apparemment. Faon n'en avait vu qu'une seule fois auparavant. C'était lorsqu'elle s'était rendue avec ses parents et ses frères à Lumpton-Ville pour acheter des graines spéciales, des pots en verre, de l'huile de roche, de la cire et de la teinture. Ce n'était pas une patrouille, cette fois-là, mais un groupe de marchands venus des régions sauvages autour du lac Mort. Ils avaient apporté de belles fourrures et du cuir, des fruits et des légumes bizarres qui venaient des forêts et d'ingénieux articles de ferronnerie, ainsi que des objets plus secrets : des remèdes, ou peut-être de subtils poisons. On racontait que les Marcheurs du Lac pratiquaient la sorcellerie. D'autres rumeurs plus vraisemblables circulaient également. Les familles des Marcheurs du Lac n'étaient pas sédentaires mais se déplaçaient de camp en camp selon les besoins saisonniers. Aucun d'entre eux ne possédait de terres à transmettre de génération en génération, car ils considéraient les vastes étendues sauvages comme la propriété commune de tous leurs semblables. Un homme n'était propriétaire que des vêtements qu'il portait, de ses armes et du produit de ses chasses. Lors des mariages, l'épouse ne devenait pas la maîtresse de la maison de son mari, obligée de prendre soin de ses parents vieillissants. C'était l'homme qui emménageait dans la tente de sa belle-mère et devenait le fils de la famille. On évoquait à mi-voix d'étranges coutumes sexuelles que personne n'avait voulu confier à Faon, à sa grande exaspération. Mais tout le monde tombait d'accord sur un point. Si vous subissiez une attaque de spectre, vous appeliez les Marcheurs du Lac. Et pas question de les escroquer de leur paie une fois la menace disparue. Faon n'était pas vraiment sûre de croire aux spectres. Malgré toutes ces histoires à dormir debout, elle n'en avait jamais vu, non, et ne connaissait personne qui en avait rencontré. Pour elle, ce n'étaient que des histoires de fantômes, inventées pour amuser les auditeurs avisés et effrayer les plus crédules. Elle s'était suffisamment fait avoir par ses grands frères moqueurs pour ne pas tomber une fois de plus dans le panneau. Elle se figea lorsqu'elle se rendit compte que l'un des patrouilleurs se dirigeait vers son arbre. Il semblait différent des autres, et il lui fallut un moment pour voir que ses cheveux sombres n'étaient pas longs et soigneusement tressés, mais courts et en bataille. Il était extrêmement grand et très mince. Il bâilla et s'étira, et quelque chose scintilla sur sa main gauche. D'abord, Faon pensa que c'était un couteau, puis elle s'aperçut en frissonnant que l'homme n'avait pas de main gauche. Le reflet provenait d une sorte de crochet ou de pince, mais elle ne put pas voir comment l'appareil était accroché à son poignet sous ses longues manches. A son grand désarroi, il s'avança dans l'ombre directement sous elle, ploya son long corps, s'appuya confortablement contre le tronc et ferma les yeux. Elle sursauta et faillit tomber de l'arbre lorsque la fermière se décida finalement à sonner la cloche. Deux coups sonores puis un troisième, et ainsi de suite: un signal, sans aucun doute, ou un appel, mais pas une alerte, car pendant tout ce temps, elle parlait avec animation à la femme de la patrouille. Après les avoir tous observés quelques instants, Faon distingua trois ou quatre femmes dans le groupe. Certains s'agitaient autour du puits, remontant le seau pour en verser le contenu dans l'abreuvoir en bois en face du banc, et d'autres faisaient boire leurs chevaux. Un garçon apparut en bondissant de derrière les dépendances et la femme l'envoya dans la grange avec plusieurs patrouilleurs. Deux des plus jeunes femmes suivirent la fermière dans la maison d'où elles ressortirent avec des paquets emballés dans du tissu — encore de la bonne nourriture de la ferme, de toute évidence. Les autres sortirent de la grange en traînant de grands sacs de ce qui devait être du grain pour les chevaux, supposa Faon. Ils se retrouvèrent tous autour du puits, où une conversation brève et vigoureuse s'ensuivit entre la fermière et la patrouilleuse aux cheveux gris. Elle se termina par le compte des sacs et des paquets qui furent échangés contre des pièces et de petits objets provenant des sacoches des cavaliers - que Faon ne réussit pas à distinguer -, ce qui sembla tous les satisfaire. La troupe se sépara en petits groupes qui partirent se mettre à l'ombre et partager la nourriture. La chef de la patrouille se dirigea vers l'arbre de Faon et s'assit en tailleur à côté de l'homme. —Tu as eu une bonne idée, Dag. Un grognement. Faon n'aurait pas pu dire s'il avait ouvert les yeux. Dans son champ de vision obstrué par les feuilles, il y avait deux ovales, l'un lisse et gris, l'autre ébouriffé et noir. Et plusieurs jambes étendues se terminant par des bottes. —Alors, que t'a donc appris ta vieille amie ? demanda l'homme. (Sa voix basse semblait fatiguée, à moins qu'elle fût naturellement rauque.) Il y a vraiment un être malfaisant ou pas ? — Seulement des rumeurs de bandits, pour l'instant, mais de nombreuses disparitions autour de Forgeverre. On n'a pas retrouvé de corps. — Hmm. —Tiens, mange. Elle lui tendit quelque chose, sans doute du jambon dans du pain à en juger par l'arôme appétissant qui s'éleva jusqu'à Faon. La femme baissa la voix. —Tu sens quelque chose ? —Tu as plus d'InnéSens que moi, marmonna-t-il la bouche pleine. Si tu ne sens rien, ce n'est pas moi qui vais y parvenir. — L'expérience, Dag. Je n'ai connu que neuf mises à mort, pas plus. Tu en as détruit combien ? Quinze ? Vingt? — Plus, mais les autres étaient des petits. Des coups de chance. — De la chance, ha! Les petits comptent autant que les autres. Ils seraient devenus grands l'année suivante. (Elle prit une bouchée de nourriture, mastiqua et poussa un soupir.) Les enfants sont excités. —J'ai remarqué. Ils vont devenir incontrôlables s'ils continuent de s'énerver. Un grognement, probablement d'approbation. La voix rauque se fit plus urgente : —Si nous trouvons le repaire de l'être malfaisant, laisse les plus jeunes à l'arrière. — Non. Ils ont besoin d'expérience, autant que nous à l'époque. — On peut se passer de certains apprentissages, marmonna- t-il. La femme ignora cette remarque et continua : —Je pensais te mettre en équipe avec Saun. — Pitié ! A moins que je m'occupe de la garde du camp, encore une fois. — Pas cette fois. Les gens de Forgeverre proposent plusieurs hommes pour nous aider. —Ah, alors pitié pour nous tous ! Des fermiers maladroits, c'est encore pire que les enfants. —Ce sont les leurs qui disparaissent. Ils ont leur mot à dire. —Je doute qu'ils sachent ne serait-ce qu'éliminer de vrais bandits, dit-il. (Puis après quelques instants, il ajouta:) Ou alors ils l'auraient déjà fait. (Une nouvelle pause.) Si ce sont bien de vrais bandits. — En fait, je pensais leur confier la garde des chevaux. Si c'est un être malfaisant, et s'il est devenu aussi puissant que le craint Chato, nous aurons besoin de toutes les mains disponibles sur le front. —Tu choisis piteusement tes mots, Mari. — Le seau est là-bas. Mouille-toi la tête, Dag. Et tu sais très bien ce que je voulais dire. Il Fit un signe de la main droite. —Ouais, ouais. La femme se releva en poussant un gros soupir. — Mange. C'est un ordre, si tu préfères. —Je ne suis pas nerveux. — Non, soupira la femme, non, ça tu ne l'es pas. Elle s'éloigna. Et l'homme se réinstalla. Va-t'en, pensa Faon avec ressentiment. Il faut que je fasse pipi. Mais quelques minutes plus tard, juste au moment où ses besoins allaient la forcer à accomplir un acte de bravoure complètement malvenu, l'homme se leva et rejoignit le chef de la patrouille. Ses pas étaient lents mais longs et il fut dans la cour avant même que la femme ait pu faire un vague geste de la main et jeté un regard de côté. Faon ne comprenait pas comment cela pouvait être un ordre, et pourtant tous les membres de la patrouille se levèrent soudain, refermèrent leurs sacoches et resserrèrent leurs sangles. Ils se mirent en selle et disparurent en moins de cinq minutes. Faon se laissa glisser le long du tronc et regarda autour d'elle. L'homme à une seule main — l'arrière-garde ? - regardait par-dessus son épaule. Elle se cacha vivement et ne bougea plus jusqu'à ce que le bruit des sabots se fût évanoui. Puis elle s'écarta du pommier et partit à la recherche de la fermière. Son balluchon, s'aperçut-elle avec soulagement, était toujours sur le banc, intact. * * * Dag regarda en arrière, pensant de nouveau à la petite fille de ferme qui s'était cachée timidement dans l'arbre. Ah, voilà, elle redescendait, mais il ne put la distinguer clairement. Des feuilles et des branches ne suffisaient pas à dissimuler une étincelle de vie aussi vive à son InnéSens, surtout à une si faible distance. Il s'imagina sa jolie petite ferme attaquée par les hommes de main de l'être malfaisant, sa routine joyeuse mise à feu et à sang. Ou pire encore — et sa mémoire prit le pas sur son imagination —, une ruine semblable à celle des plaines de l'Ouest, au-delà du fleuve Gris, à seulement mille kilomètres de là à l'ouest. Ce n'était pas si loin pour lui, qui avait parcouru cette distance des dizaines de fois, à pied ou à cheval, et pourtant à mille lieues de l'horizon des personnes qui vivaient là. Des kilomètres interminables de plaines si dévastées que même les rochers ne tenaient plus debout et se réduisaient en poussière grise. Traverser cette immensité désolée lessivait l'InnéSens comme le désert assèche la bouche, et il était aussi potentiellement mortel de s'y attarder. Un millier d'années de pluies éparses avait à peine recommencé à faire des Plaines un endroit qu'on pouvait à nouveau qualifier de paysage. Voir les terres vertes et ondulées de la ferme de cette fille ainsi exposées... Pas si je peux l'empêcher, Petite Etincelle. Il doutait qu'ils se revoient un jour, ni qu'elle sache jamais ce que les étranges clients - de sa mère ? - s'apprêtaient à faire pour son bien et le leur. Pourtant, il ne pouvait lui imputer la lassitude que lui inspirait sa tâche interminable. Les gens de la campagne qui comprenaient ne serait-ce que partiellement leurs méthodes les qualifiaient de nécromancie et s'écartaient sur leur passage. Mais ça ne les empêchait pas d'accepter la sécurité qu'ils leur offraient. Alors une fois encore, nous achèterons la mort de ce mal avec la vie de l'un des nôtres. Mais pas plus d'un, pas s'il pouvait l'empêcher. Dag talonna son cheval et rejoignit sa patrouille au petit galop. * * * D'un air songeur, la fermière regarda Faon emballer son sac de couchage, resserrer les liens et le hisser sur son épaule. — Il y a presque une journée de cheval jusqu'à Forgeverre, fit-elle remarquer. Plus, à pied. Tu risques de te faire surprendre par la nuit. —Ça ne fait rien, répondit Faon. Je n'ai jamais eu de mal à trouver un endroit pour dormir. C'était la vérité. Il était facile de dénicher un petit coin où se pelotonner à l'écart de la route, et le coucher n'était pas compliqué lorsqu'il suffisait d'étendre une couverture et de s'allonger sans s'être lavée ni peignée, sans même se dévêtir. Les seuls nuisibles qui l'avaient trouvée dans l'obscurité étaient les moustiques et les tiques. —Tu pourrais dormir dans la grange. Et repartir demain à l'aube. La femme mit sa main en visière et regarda la route où s'étaient éloignés les patrouilleurs quelques instants auparavant. —Je ne te ferai pas payer, petite. Son inquiétude sincère pour la sécurité de Faon se lisait sur son visage. Faon était déchirée entre une colère injuste et l'envie de fondre en larmes, deux boules également désagréables dans sa gorge et son ventre. Je ri ai pas douze ans, madame, pensa-t-elle lui répondre. Il faudrait bien qu'elle s'y mette un jour ou l'autre: J'ai vingt ans. Je suis veuve. Mais les mots ne lui venaient pas encore facilement à la bouche. Pourtant... l'offre de la fermière la tentait. Rester une journée, effectuer une tâche ou deux ou six et montrer combien elle pouvait être utile, rester un autre jour, et encore un autre... Les fermes avaient toujours besoin de bras en plus, et Faon savait comment occuper les siens. La première chose qu'elle comptait faire en arrivant à Forgeverre était de chercher du travail. Il y en avait beaucoup ici, des tâches familières, rien d'étrange ni d'effrayant. Mais Forgeverre représentait son but depuis des semaines à présent. S'arrêter maintenant lui donnerait l'impression d'abandonner. Et la ville n'offrirait-elle pas plus d'anonymat? Pas nécessairement, se dit-elle en soupirant. Où qu'elle aille, les gens finiraient bien par la connaître à un moment ou un autre. Peut-être que c'était partout pareil, qu'il n'y avait pas vraiment de nouveaux horizons. Elle rassembla sa détermination vacillante. — Merci, mais on m'attend. Ils vont s'inquiéter si je suis en retard. La femme secoua légèrement la tête, acquiesçant et lui disant au revoir du même geste. — Fais attention, alors. Elle retourna à sa maison et à ses innombrables tâches, qui l'occupaient probablement d'avant l'aube à bien après le coucher du soleil. La vie que j'aurais menée, sans Radieux Charpentier, pensa Faon avec morosité, en remontant une fois de plus sur la route en ligne droite. C'est la vie que j'aurais vécue pour Radieux Charpentier, et je n'aurais jamais pensé à en changer. Eh bien maintenant je pense à une autre vie, et je ne vais pas changer d'avis. Allons voir Forgeverre. Une fois encore, elle rassembla sa rage contre Radieux, le misérable, le stupide, l'ignoble... imbécile stupide, et elle redoubla de courage. C'était bon de savoir qu'il servait finalement à quelque chose. Elle se tourna en direction du sud et se remit en marche. Chapitre 2 Les feuilles de l'année dernière étaient détrempées et noircies de pourriture, et la botte de Dag glissa alors qu'il gravissait la pente raide dans le noir. Immédiatement, une main forte et inquiète lui saisit le bras droit. — Refais ça encore une fois, murmura calmement Dag, et je te roue de coups. Arrête d'essayer de me protéger, Saun. — Désolé, murmura Saun en relâchant prise. (Après une pause, il ajouta:) Mari dit qu'elle ne veut plus te mettre en équipe avec une fille parce que tu es trop protecteur. Dag ravala un juron. —Oui, eh bien ça ne s'applique pas à toi. Je te laisserai sans connaissance. Et en sang. Il sentit le sourire de Saun à travers l'ombre du bois. Ils se hissèrent quelques mètres plus haut, se servant des prises dans les rochers, les racines et les arbrisseaux pour progresser. —Arrête-toi, souffla Dag. Une interrogation presque muette s'éleva à sa droite. — On les surplombera quand on atteindra le sommet. Ce que tu vois peut te voir aussi et si quelque chose là-bas possède un InnéSens, tu seras comme une torche entre les arbres. Diminue-le, mon garçon. Il émit un grognement de frustration. —Mais je ne vois pas Razi et Utau. Je peux à peine te voir. Tu es comme une braise sous une poignée de cendres. —Je peux suivre la trace de Razi et Utau. Mari nous tient tous dans son esprit, tu n'as pas besoin de le faire. Tu dois seulement suivre ma trace. Il se glissa derrière le jeune homme et lui attrapa l'épaule droite qu'il commença à masser. Il aurait voulu le faire des deux côtés à la fois, mais ce geste semblait suffire. Le surcroît de tension qui l'habitait commença à quitter Saun, tant son corps que son esprit. — Doucement, doucement. Bien. C'est mieux. Tu vas y arriver. En fait, Dag n'en avait aucune idée, mais, de toute évidence, Saun le croyait, avec une ardeur étonnante. Sa vive anxiété diminua encore. — D'ailleurs, reprit Dag, il ne pleut pas. On ne peut pas échouer sans pluie. C'est certain, d'après mon expérience. Donc tout va bien. Son humour était plutôt limité, mais vu les circonstances il fonctionna assez bien. Saun rit. Dag relâcha le jeune homme et ils continuèrent leur ascension. — Est-ce que l'être malfaisant est là? murmura Saun. Dag s'arrêta à nouveau, se baissant dans l'ombre pour ramasser une plante avec son crochet. Il la fourra sous le nez de Saun. —Tu vois ça? Saun rejeta sa tête en arrière. —C'est du sumac vénéneux. Enlève ça de mon visage. — Si nous étions proches du repaire du mal, même le sumac vénéneux ne survivrait pas. Bien que, je l'admets, il serait l'un des derniers à mourir. Ce n'est pas le repaire. —Alors qu'est-ce qu'on fait ici ? Derrière eux, Dag entendait les hommes de Forgeverre franchissant le sommet de la colline et descendant dans le ravin qu'il gravissait avec la patrouille. La deuxième vague. Même Saun n'arrivait pas à faire autant de bruit. Mari ferait bien de leur flanquer des coups avant que leurs alliés réduisent l'écart, ou alors il n'y aurait plus d'effet de surprise. — Chato pense que cette troupe de voleurs a été infiltrée, ou pire encore, subornée. Attrape-nous un homme de vase, il nous mènera à son créateur en un rien de temps. — Est-ce que les hommes de vase ont un InnéSens ? —Certains. Si l'être malfaisant attrape l'un de nous, il absorbe tout. L'InnéSens. Les méthodes et la maîtrise des armes. La position de nos camps... Le premier humain que celui-là a attrapé était sans doute un voleur de grand chemin qui essayait de se cacher dans les collines, ce qui explique son comportement. Aucun d'entre nous ne manque à l'appel, alors nous avons peut-être encore l'avantage. Un patrouilleur ne laisse pas un être malfaisant l'attraper vivant s'il peut l'en empêcher. Ou son partenaire. Assez de leçons pour cette seule nuit. — Monte. Arrivés sur la crête, ils s'accroupirent. Saun tendit doucement son arc. Un peu moins doucement mais tout aussi rapidement, Dag prit et tendit le sien, plus petit et mieux adapté, puis il ôta le crochet vissé à l'attache en bois du moignon de son poignet gauche et l'échangea contre le support de l'arc. Il le serra, l'attacha et laissa tomber le crochet dans la poche de sa ceinture. Il défit la lanière de sûreté de son fourreau et s'assura qu'il pourrait sortir le gros couteau facilement. Tout cela était plus pénible que tenir l'arc dans sa main comme il le faisait autrefois, mais au moins il ne risquait pas de lui échapper. En bas du vallon, Dag apercevait la clairière à travers les arbres : trois ou quatre feux de camp brûlant doucement, des tentes et une vieille cabane au toit à moitié écroulé. Des groupes d'hommes endormis dans leurs sacs de couchage, comme autant de démangeaisons dans son InnéSens. Il ressentit l'éclat léger d'un garde éveillé dans les bois et d'un individu trébuchant en revenant des tranchées. Les taches ensommeillées de quelques chevaux attachés un peu plus loin. Le murmure des sensations que ses yeux ne pouvaient voir et que sa main ne pouvait toucher. Peut-être vingt-cinq hommes en tout, contre les seize hommes de la patrouille et les quelques volontaires de Forgeverre. Il commença à chercher entre les épines vivantes des êtres ayant une forme d'homme mais... qui n'en étaient pas. Dans le bois, les bruits de la nuit continuaient: le croassement des rainettes, le chant des criquets, ainsi que le bruissement d'autres insectes non identifiés. Par moments, un minuscule frémissement dans les mauvaises herbes. Tout animal plus gros aurait soit été effrayé par les bruits du camp, soit, selon la façon dont les voleurs enterraient leurs déchets, attiré. Dag étendit son InnéSens au-delà du périmètre resserré de la patrouille, mais ne trouva aucun charognard énervé. Et puis, trop rapidement, un cri étonné, au loin à sa droite, dans le cercle des patrouilleurs. Des grognements, des éclats de voix, le tintement du métal sur le métal. Le camp s'éveilla. Ça y est, allons-y. —Allez! cria-t-il à Saun. Il se laissa glisser sur la pente pour diminuer leur portée de tir. Au moment où il avait réduit la distance à seulement vingt pas et trouvé un trou dans les arbres par lequel tirer, les cibles se levèrent obligeamment. Plus loin, à sa droite, une flèche enflammée monta très haut puis retomba sur une tente. Dans quelques minutes, il pourrait même voir sur qui il tirait. Dag délogea la peur et l'espoir de son esprit, de même que ses inquiétudes sur la vraie nature de ce qu'ils combattaient. Ce n'étaient que des cibles. Une à la fois. Celle-ci. Et celle-là. Et dans cette confusion d'ombres tremblotantes... Dag tira une autre flèche, et un cri lointain l'avertit qu'il avait atteint sa cible. Il n'avait aucune idée de ce qu'il avait touché, ni où, mais désormais elle bougerait plus lentement. Il s'arrêta pour observer et fut satisfait lorsque la flèche de Saun disparut dans les ombres derrière la cabane et qu'ils entendirent quelqu'un s'affaisser. Tout autour d'eux, dans les bois, la patrouille s'enflammait d'excitation. Sa tête serait bientôt aussi pleine d'eux que celle de Mari s'ils ne réussissaient pas à se contrôler. L'avantage de se trouver à seulement vingt pas, c'est que la portée était courte et les tirs plus précis. Mais il y avait un inconvénient: il ne fallait pas beaucoup de temps aux ennemis pour courir vers votre position... Dag jura en voyant trois ou quatre grosses formes s'approcher d'eux. Il fit pivoter son arc et saisit son couteau. En regardant à droite, il vit Saun sortir sa longue épée, virevolter et se rendre compte que la longueur de la lame, qui donnait un grand avantage à cheval, n'était pas pratique du tout dans les bois touffus. —Tu ne peux pas trancher des têtes ici! cria Dag par-dessus son épaule. Transperce-les! Il grogna en repliant son arc-bras et bouscula de son épaule gauche son ennemi le plus proche, le faisant basculer et dévaler la pente. Il reçut une lame venue d'apparemment nulle part sur le cuivre de sa poignée et, dans un raclement de métal à faire frémir, il se rapprocha de son ennemi pour lui enfoncer le genou dans le bas-ventre. Ces hommes se prenaient peut-être pour des bandits, mais ils se battaient toujours comme des fermiers. Saun leva une jambe et retira sa lame du corps d'un ennemi. Le cri de l'homme s'étouffa dans sa gorge, et l'acier qui se dégageait produisit un épouvantable bruit de succion. Saun suivit Dag en courant vers le camp des bandits. Razi et Utau, à leur droite et à leur gauche, leur avaient emboîté le pas, se rapprochant d'eux alors qu'ils descendaient dans une attaque plongeante digne d'un faucon. Dans la clairière, Saun reprit ses puissants mouvements de balancement, qui fonctionnaient de façon spectaculaire et sanglante lorsqu'ils trouvaient leur cible, mais qui le laissaient à découvert dans le cas contraire. Un de ses ennemis réussit à esquiver un coup et s'approcha en faisant des moulinets avec un marteau de forgeron en fer à long manche. Le bruit de citrouille éclatée qui s'éleva lorsqu'il frappa la poitrine de Saun souleva l'estomac de Dag. Il bondit dans le rayon mortel de l'attaquant, l'attrapa par-derrière avec son arc-bras et planta son couteau. D'horribles liquides s'écoulèrent sur sa main, il tourna le couteau et poussa l'homme pour le libérer. Saun était étendu sur le dos, se tordant de douleur, le visage s'assombrissant. — Utau! Couvre-nous! hurla Dag. Utau, haletant, hocha la tête et se mit dans un angle qui lui permettrait de défendre les deux patrouilleurs, l'épée à la main. Dag glissa auprès de Saun, arracha son arc et le laissa tomber, puis posa la tête de Saun sur ses genoux, laissant sa main droite glisser sur la zone touchée. Des côtes brisées et une respiration saccadée, le cœur ralenti par le choc. Dag laissa son InnéSens revenir à la surface, alors qu'il était presque éteint pour se protéger de l'agonie des victimes, et se déverser dans le jeune homme. Sa souffrance était immense. D'abord le cœur. Il se concentra là-dessus. Un lien dangereux, si les organes décidaient de s'arrêter plutôt que de repartir. Une sensation brûlante dans sa propre poitrine reflétait celle du jeune homme. Allez, Saun, danse avec moi... Une palpitation, un bégaiement, un boitement meurtri. Plus fort. Maintenant les poumons. Une respiration, deux, trois et la poitrine se gonfla à nouveau, et encore, et finalement se stabilisa, bien synchronisée. Bien, oui, le cœur et les poumons continueraient tout seuls. L'incroyable résonance des tourments des victimes de Saun se répandait toujours dans le système du jeune homme, insuffisamment bloqué. Mari aurait du travail, plus tard. Je déteste combattre des humains. A regret, Dag laissa la douleur retourner à sa source. Le garçon marcherait courbé pendant un mois, mais il vivrait. Le monde revint à ses sens. Autour de la clairière, les bandits commençaient à se rendre alors que les hommes de Forgeverre sortaient du bois en hurlant. Dag attrapa son arc et se releva en regardant autour de lui. Derrière la tente en flammes, il aperçut Mari. Dag! articula sa bouche, mais le cri se perdit dans le bruit environnant. Elle leva deux doigts en l'air, désigna l'autre côté de la clairière, puis les frappa contre son protège-bras. Dag tourna la tête. Deux bandits avaient réussi à s'échapper et s'éloignaient en courant. Dag agita son arc pour lui signifier qu'il avait compris et cria à son camarade : — Utau ! Tu t'occupes de Saun ? Utau lui fit signe qu'il se chargeait du blessé. Dag se mit en chasse, essayant de remettre l'arc sur son attache en courant. Au moment où il y réussit, il était bien loin de la lumière des feux. Plus proche... Le cheval faillit l'écraser. Il se jeta sur le côté juste avant de se faire renverser. Les fugitifs montaient le même cheval, un gros devant et un énorme derrière. Non. Le second n'était pas un homme. Étourdi par l'excitation, la poursuite et le contrecoup de la blessure de Saun, Dag se plia en deux un moment en essayant de contrôler sa respiration. Il vérifia que le fourreau des couteaux jumeaux pendait bien sous sa chemise, bosse réconfortante contre sa poitrine. Un bourdonnement sombre, chaud, mortel. Homme de vase. Nous te tenons. Toi et ton créateur êtes à nous... Il détestait poursuivre quelqu'un à dos de cheval, mais il n'allait pas pouvoir les rattraper à pied, pas même avec ce double poids. Il se calma à nouveau, A nous!, et appela son cheval. Il faudrait plusieurs minutes à Tête de Cuivre pour traverser avec difficulté les bois depuis le point de rassemblement secret de la patrouille. Il s'agenouilla et enleva à nouveau l'arc, le détendit et le rangea, puis sortit le substitut de main le plus utile, un simple crochet avec une languette plate d'acier flexible accolée à sa courbe extérieure pour servir de pince. Il sortit un bâton recouvert de résine de la boîte en fer-blanc qu'il gardait dans la poche de sa veste, le posa dans la pince et le persuada de s'enflammer. Alors que le feu s'allumait, il se pencha pour étudier les empreintes de sabots. Lorsqu'il fut certain de pouvoir les reconnaître, il se remit sur pied. Sa proie avait presque dépassé la limite de son InnéSens au moment où sa monture arriva en s'ébrouant, et Dag lui sauta sur le dos. Là où allait un cheval, un autre pouvait le suivre, non ? Il talonna Tête de Cuivre pour le pousser à une vitesse qui aurait fait jurer Mari, l'accusant de risquer sa vie dans le noir. Ma vie. * * * Faon avançait d'un pas lourd. Maintenant qu'elle quittait finalement les plaines pour déboucher dans les collines du sud-est, la route n'était plus aussi plate qu'elle l'avait été depuis Lumpton, ni aussi droite d'ailleurs. Ses pentes légères et ses courbes étaient entrecoupées de quelques montées dans des gorges étroites creusées entre des rochers, ou de ponts en bois remplaçant des travées de pierres effondrées, tendus comme de vieux os entre deux points ne pouvant être reliés directement d'un saut. Le chemin contournait grossièrement d'anciennes chutes de pierres et rejoignait parfois le gué du fleuve, obligeant par la même occasion Faon à se mouiller les pieds. Elle se demanda si elle parviendrait un jour à Forgeverre. Ça ne pouvait pas être beaucoup plus loin, même si elle avait marché lentement depuis l'aube. Au moins, elle avait gardé un reste de bon pain. Le jour menaçait de devenir chaud et humide. Ici, la route était agréablement ombragée, les bois la longeaient des deux côtés. Depuis le matin, elle avait croisé un chariot de ferme, une file de mules et un petit troupeau de moutons, tous allant dans la direction opposée. Cela faisait presque une heure qu'elle n'avait rencontré personne. Soudain, en relevant la tête, elle vit un cheval foncer dans sa direction. Lui aussi allait dans le mauvais sens, malheureusement. Comme il s'approchait, elle se mit sur le côté. Non seulement il se dirigeait vers le nord, mais il portait une double charge. A cru. Le cheval avançait presque aussi lourdement que Faon, sa robe brun foncé, non brossée, recouverte de croûtes salées de sueur séchée, des fleurs de charbon accrochées à sa crinière noire et à sa queue. Les cavaliers semblaient aussi fatigués et mal en point que leur monture. Un gros type qui ne paraissait pas beaucoup plus âgé qu'elle montait devant, sa veste était froissée et son menton couvert d'une barbe de plusieurs jours. Derrière lui, son compagnon, plus gros encore, se cramponnait à lui. Il avait des traits inégaux et des ongles très longs si incrustés de crasse qu'ils en étaient noirs, et son visage était inexpressif. Il semblait avoir choisi de s'habiller avec des vêtements trop petits: il portait une chemise en lambeaux, ouverte, aux manches retroussées, et un pantalon qui n'atteignait pas le haut de ses bottes. Elle ne parvint pas à deviner son âge. Faon se demanda si c'était un simple d'esprit. Ils avaient l'air de rentrer chez eux après une nuit de beuverie, ou pis. Le jeune homme portait un grand couteau de chasse, mais l'autre ne semblait pas armé. Faon les dépassa avec un hochement de tête aussi bref que possible, sans leur adresser la parole, mais du coin de l'œil elle les vit tourner la tête. Elle continua d'avancer sans se retourner. Le bruit des sabots qui s'éloignaient s'arrêta soudain. Elle jeta un regard par-dessus son épaule. Les deux hommes semblaient se disputer, d'une voix trop voilée et trop basse pour qu'elle puisse distinguer leurs paroles, à l'exception d'un «Maître veut» répété à plusieurs reprises d'un ton pressant et aigu par le simplet, et d'un « Pourquoi ? » dur et exaspéré de l'autre. Elle baissa la tête et se remit à marcher plus vite. Les bruits des sabots reprirent, mais au lieu de disparaître au loin, ils s'amplifièrent. L'animal surgit à côté de lui. — Bonjour, cria le plus jeune d'un ton qui se voulait amical. Faon releva les yeux. Il baissa ses cheveux blond sale vers elle en un signe de politesse et ébaucha un vague sourire. Le simplet se contentait de la regarder d'un air tendu. Faon combina un hochement de tête poli avec un froncement de sourcil inamical, tout en pensant: S'il vous plaît, faites qu'un chariot arrive. Ou des vaches. Ou d'autres cavaliers, n'importe quoi. Peu m'importe dans quelle direction. —Vous allez à Forgeverre? demanda-t-il. — On m'attend, répondit-elle sèchement. Allez-vous-en. Faites demi-tour et partez. —Vous avez de la famille là-bas ? — Oui. Elle envisagea de s'inventer tout un tas de frères et d'oncles à Forgeverre, ou simplement de mentionner sa vraie famille. Elle en était presque à souhaiter la présence de ceux qui lui avaient empoisonné la vie. Le simplet frappa son ami sur l'épaule et lui dit d'un air mauvais : — Pas de bavardages. Prends-la, c'est tout. Sa voix était indistincte, comme si l'intérieur de sa bouche était mal formé. Un chariot de lisier serait parfait. Avec beaucoup de monde à bord, de préférence. —Vas-y, alors ! aboya le jeune homme. Le simplet haussa les épaules, se frotta les mains et se laissa glisser de la croupe du cheval. Il atterrit plus facilement que Faon l'aurait imaginé. Elle allongea ses foulées, puis, alors qu'il contournait le cheval, elle se mit à courir désespérément en regardant tout autour d'elle. Les arbres ne lui seraient d'aucune aide. Si elle pouvait en escalader un, il le pourrait aussi. Pour échapper à sa vue suffisamment longtemps afin de se cacher dans les bois, il lui fallait devancer son poursuivant d'une distance impossible. Pourrait-elle continuer de courir jusqu'à ce qu'un miracle se produise, par exemple l'apparition de quelqu'un dans ce long virage devant elle ? Il se mouvait plus vite qu'elle l'aurait pensé pour quelqu'un de sa corpulence. Avant qu'elle ait eu le temps de respirer ou de faire trois pas, d'immenses mains se refermèrent sur ses bras et la soulevèrent de terre. A cette distance, elle voyait que ses ongles n'étaient pas sales mais complètement noirs, comme des griffes. Ils traversèrent sa veste alors qu'il la balançait dans les airs. Elle hurla à pleins poumons : — Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! Puis elle se mit à pousser des cris perçants. Elle donnait des coups de pied et se débattait de toutes ses forces. C'était aussi inefficace que combattre un chêne, au vu des résultats qu'elle obtint. — Regarde, tu l'as énervée! dit le jeune homme, l'air dégoûté. Il descendit également de cheval, la regarda un instant, puis détacha la corde qui retenait son pantalon. — Il va falloir lui attacher les mains. A moins que tu veuilles qu'elle t'arrache les yeux. Bonne idée. Faon essaya. Inutile : les mains du simplet restaient soudées autour de ses poignets levés au-dessus de sa tête. Elle se tortilla et mordit son bras nu et poilu. La peau de l'homme avait une odeur et un goût très bizarres, comme des poils de chat, pas aussi dégoûtants qu'elle aurait pu l'imaginer. Sa satisfaction d'avoir réussi à le faire saigner fut de courte durée. Il la retourna et, sans émotion visible, la gifla, projetant sa tête en arrière et la laissant tomber par terre alors que des ombres noires et violettes envahissaient son champ de vision. Ses oreilles bourdonnaient toujours lorsqu'on la releva, l'attacha puis la souleva. Le simplet la passa au jeune homme, remonté en selle. Il tira sur sa jupe et la plaça devant lui, ses deux mains serrées autour de sa taille. Le corps en sueur du cheval était chaud entre ses jambes. Le simplet prit les rênes pour les guider et se remit en marche, plus rapidement. — Là, c'est mieux, dit l'homme qui la tenait, son haleine aigre se répandant autour de son visage. Navré qu'il t'ait frappée, mais tu n'aurais pas dû t'échapper. Allez, tu vas bien t'amuser avec moi. (Une main s'égara et lui pressa les seins.) Hum. Plus mûrs que je pensais. Faon, haletante, toujours tremblante et sous le choc, lécha une goutte tombant de son nez. Etait-ce des larmes, ou du sang, ou les deux ? Elle tira subrepticement sur la corde autour de ses poignets qui lui liait douloureusement les mains. Les nœuds semblaient très serrés. Elle envisagea de se remettre à crier. Non, ils pourraient la frapper de nouveau, ou la bâillonner. Mieux valait feindre d'être étourdie, ainsi si quelqu'un passait dans les parages elle aurait toujours la maîtrise de ses jambes et de sa voix. Ce plan plein d'espoir ne dura pas plus de dix minutes. Avant que quiconque puisse apparaître, ils tournèrent à droite et s'engagèrent dans un sentier caché. La prise du jeune homme s'était presque transformée en étreinte paresseuse, et ses mains vagabondaient sur sa poitrine. Comme ils gravissaient une pente, il s'avança alors qu'elle glissait en arrière, enleva le sac de couchage qui l'encombrait et lui tint le dos plus serré encore contre lui, laissant les mouvements du cheval les presser l'un contre l'autre. Même si son intérêt flagrant la terrifiait, l'indifférence du simplet l'effrayait encore plus. Le jeune homme se comportait de façon prévisible. L'autre... elle n'avait aucune idée de ce qu'il pensait, à supposer qu'il pensât quelque chose. Eh bien, si tout ça va là où je le suppose, au moins ils ne pourront pas me mettre enceinte. Merci, stupide Radieux Charpentier. Celui-ci sentait aussi bon qu'une fosse d'aisances, mais c'était déjà ça. Elle détestait que son corps tremble, dévoilant sa peur à son ravisseur, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Le simplet les mena plus profondément dans les bois. * * * Dag était dans ses étriers lorsqu'un cri lointain résonna entre les arbres depuis le large ravin, si aigu et féroce qu'il pouvait à peine en distinguer les mots : « Lâchez-moi ! » Il mit son cheval au trot, ignorant les branches qui les fouettaient et les égratignaient. Les marques étranges qu'il avait repérées sur la route quelques kilomètres auparavant se firent bien plus inquiétantes. Il poursuivait sa proie à l'extrême limite de son InnéSens depuis des heures, et la fatigue de la nuit commençait à envahir son corps et son esprit. Il espérait qu'elle le mènerait au repaire de l'être malfaisant. Mais il soupçonnait qu'un autre problème se soit ajouté à ses soucis, ce qui lui glaça le sang alors que les cris de détresse continuaient. Il atteignit le sommet d'une côte et prit un raccourci dans un chemin formé par l'érosion, son cheval manquant glisser sur son arrière-train. Ce qu'il poursuivait se révéla enfin à lui dans une petite clairière. Quoi... rTl referma brusquement sa mâchoire et avança au petit galop, sans se soucier du bruit qu'il faisait. Il s'arrêta à dix pas, se jeta à terre, sa main assemblant et attachant inconsciemment son arc. Il ne faisait pas de doute qu'il n'interrompait pas un rendez-vous galant. L'homme de vase, à genoux, le visage blanc, maintenait à terre les épaules d'une silhouette qui se débattait, cachée par son camarade. Celui-ci essayait simultanément de baisser son pantalon et d'écarter les jambes de la prisonnière, qui lui donnait de vaillants coups de pied. Il jura lorsqu'un petit pied atteignit sa cible. —Tiens-la! — On n'a pas le temps de s'arrêter, grommela l'homme de vase, on doit continuer. Pas le temps pour ça. — Ça ne prendra pas longtemps si seulement tu... la tiens... bien! Il réussit finalement à mettre ses hanches hors d'atteinte. Dieux absents, était-ce une enfant qu'ils maintenaient au sol ? L'InnéSens de Dag menaçait de déborder. Distrait ou pas, l'homme de vase allait bientôt le remarquer même s'il lui tournait le dos. La silhouette lui apparut brièvement, le visage rouge et les boucles brunes virevoltant, son corsage descendu à moitié et sa jupe retroussée. Oh. Cette petite forme arrondie n'était pas une enfant, finalement. Mais elle se faisait écraser comme un enfant. Dag réprima sa fureur et avança. Ces fesses couleur de lune qui montaient et descendaient étaient la cible la plus tentante qui se soit jamais présentée à lui. Et pour une fois dans sa maudite vie, il semblait qu'il ne soit pas trop tard. Il prit note de ce miracle le temps d'ajuster la tension de son arc pour s'assurer que la flèche ne le transpercerait pas et n'atteindrait pas la fille. La femme. Qui qu'elle soit. Il la relâcha. Il prit une autre flèche avant même que la première touche sa cible, en plein milieu de la fesse gauche. La perfection du bruit qui s'ensuivit fut encore plus satisfaisante que le cri surpris qui s'éleva ensuite. Le bandit fit une ruade et s'éloigna de la fille, hurlant et essayant de s'agripper à quelque chose, se balançant de droite à gauche. Maintenant le danger était dédoublé. L'homme de vase se releva brusquement, voyant enfin Dag, et tira la fille devant son torse pour s'en faire un bouclier. Mais la petitesse de la fille contrariait ses projets. Dag envoya sa flèche dans le mollet de la créature. C'était un coup oblique, mais il fonctionna. L'homme de vase fit un bond. Serait-il suffisamment intelligent pour menacer sa prisonnière afin d'arrêter Dag? Le patrouilleur n'attendit pas que l'idée lui en vienne. Les lèvres retroussées dans un rictus féroce, il sortit son couteau de guerre et s'avança. La mort était dans chacun de ses pas. L'homme de vase le vit. La peur traversa son visage maussade et irrégulier. Avec un halètement paniqué, il jeta la fille qui hurlait vers Dag, fit demi-tour et s'enfuit. L'arc encombrant toujours son bras gauche, le couteau dans la main droite, Dag n'avait aucun moyen d'attraper la fille. Il ne put qu'écarter grands les bras pour qu'elle ne soit ni poignardée ni blessée. Il perdit l'équilibre sous l'impact, et ils tombèrent tous les deux. Pendant un moment, elle se retrouva sur lui, le souffle coupé, son corps moelleux écrasé contre le sien. Elle prit une inspiration, poussa un cri perçant, se releva et se mit à lui griffer le visage. Il essaya de lui parler pour l'apaiser, mais elle ne le laissa pas faire. Finalement, il dut laisser tomber son arme et la repousser. Avec deux ennemis vivants dans les parages, il devrait s'occuper d'elle plus tard. Il roula sur le côté, reprit son couteau et se releva. L'homme de vase était remonté sur le cheval du bandit. Il tira d'un coup sec sur les rênes pour faire tourner l'animal et essaya de piétiner Dag. Celui-ci plongea sur le côté, fit tourner son couteau pour le lancer, changea d'avis, le lâcha à nouveau, reprit son carquois tordu et se saisit l'une de ses dernières flèches. La mit dans l'encoche, visa. Non. Laissons courir la créature jusqu'au repaire. Dag pourrait retrouver ses traces s'il le fallait. Un prisonnier blessé était le maximum de ce qu'il pouvait supporter à ce moment. Prisonnier qu'il allait devoir faire parler. Le cheval disparut dans le petit sentier qui sortait de la clairière, parallèle au cours d'un petit ruisseau. Dag baissa son arc et regarda autour de lui. Le bandit humain avait également disparu, mais cette fois, le poursuivre n'allait pas être difficile. Dag fit un geste du doigt à la fille qui se relevait et s'efforçait de rajuster sa jupe bleue déchirée. — Reste là. Il suivit la piste du sang. Derrière l'écran d'arbrisseaux et de broussailles qui encerclaient la clairière, les éclaboussures étaient plus grosses. Sur les galets du ruisseau, une silhouette était couchée sur le ventre, silencieuse, dans une flaque rouge, le pantalon sur les genoux. Dag serra la flèche dans sa main. Trop tranquille. Dag serra les dents. L'homme avait de toute évidence essayé de retirer par la force la flèche qui le rendait fou, et avait dû se sectionner une artère. Ce ri était pas une blessure mortelle, bon Dieu ! Voilà qui n'était pas prévu. Bonnes intentions, pourquoi ne nous sommes-nous rencontrés auparavant? Dag reprit son équilibre et retourna le corps avec le pied. Le visage pâle et hirsute paraissait terriblement jeune dans la mort, malgré la crasse qui l'assombrissait. Il n'obtiendrait pas de réponses de celui-ci. Il avait déjà atteint la dernière de toutes les trahisons. — Dieux absents. Encore des enfants. Ne s'arrêteront-ils jamais? marmonna Dag. Il releva les yeux et vit la très jeune femme à quelques pas de lui, à côté de la traînée de sang, qui les regardait tour à tour. Elle avait des yeux bruns immenses, comme ceux d'un daim terrifié. Au moins, elle ne criait plus. Elle regarda son assaillant en fronçant les sourcils et un Oh silencieux sortit de ses lèvres tendres et enflées. Une ecchymose violette commençait à s'étendre sur un côté de son visage, ainsi que quatre points rouges parallèles. — Il est mort? — Malheureusement. Et inutilement. S'il était resté tranquille en attendant de l'aide, je l'aurais fait prisonnier. Elle le regarda de bas en haut, l'air apeuré. Si elle se tenait plus près, le sommet de sa tête lui arriverait au milieu de la poitrine, estima Dag. Embarrassé, il mit son arc sur le côté, à demi dissimulé par sa cuisse, et rangea son couteau. —Je sais qui vous êtes! s'écria-t-elle soudain. Vous êtes ce patrouilleur des Marcheurs du Lac que j'ai vu à la maison au puits ! Dag cligna des yeux encore une fois et laissa son InnéSens, qu'il avait clos pour se protéger du choc de cette mort, ressurgir à nouveau. Elle resplendissait dans sa perception. — Petite Etincelle! Que fais-tu aussi loin de ta ferme? Chapitre 3 Le grand patrouilleur regardait Faon comme s'il la reconnaissait. Confuse, elle plissa le nez, ne comprenant pas ce qu il disait. De là où elle se trouvait, elle pouvait enfin voir la couleur de ses yeux, qui étaient d'un doré métallique inattendu. Ils semblaient scintiller dans ce visage osseux à la peau bronzée et à l'éclat cuivré foncé sur le visage et les mains. De nombreuses égratignures couvraient ses joues, son front et sa mâchoire, rouges pour la plupart, certaines saignant encore. Oh mon Dieu, c'est moi qui ai fait ça! Plus loin, le corps de son ravisseur gisait sur les pierres lisses au bord du ruisseau. Un peu de son sang s'y écoulait et tourbillonnait dans l'eau claire en fils rouge pâle, virant au rose avant de disparaître. Il avait été tellement, terriblement, lourdement en vie quelques minutes plus tôt, lorsqu'elle avait souhaité sa mort. Maintenant que son vœu s'était réalisé, elle n'en était plus très sûre. —Je... II..., commença-t-elle en secouant la main pour désigner, eh bien, tout ça. Je suis désolée de vous avoir griffé. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. Vous m'avez fait peur. Je crois que j'ai perdu la tête. Un sourire hésitant se dessina sur les lèvres du patrouilleur, et soudain il ressembla à quelqu'un d'autre. Moins... menaçant. —J'essayais de faire peur à l'autre type. —Ça a marché, dit-elle, et le sourire s'affirma brièvement avant de disparaître. Il toucha son visage, regarda les taches rouges sur ses doigts d un air surpris, puis haussa les épaules et la fixa à nouveau. Ses yeux dorés qui s'attardaient sur elle la déstabilisaient, comme si personne dans sa vie ne l'avait jamais regardée auparavant, vraiment regardée. Dans son état actuel, alors qu'elle tremblait encore, ce n'était pas une sensation agréable. —Tout va bien, sinon ? demanda-t-il gravement. Sa main droite fit un mouvement interrogatif. L'autre pendait toujours sur le côté, le petit arc puissant dissimulé par sa jambe. —A part ton visage ? —Mon visage ? (Ses doigts tremblants touchèrent l'endroit où le simplet l'avait frappée. Toujours engourdi, mais la douleur commençait à venir.) Ça se voit? Il hocha la tête. — Oh. —Ces plaies ne sont pas belles. J'ai quelque chose dans ma sacoche pour les nettoyer. Viens, assieds-toi. Enfin... plus loin. ... deçà. Elle regarda le corps et déglutit. — D'accord. Je vais bien. Je vais arrêter de trembler dans une minute, c'est sûr. C'est stupide. II la ramena vers la clairière, l'enjoignant de la main à avancer devant lui, prenant garde de ne pas l'effrayer en s'approchant trop, comme s'il chassait des canards. Il désigna un gros rondin de bois à terre assez éloigné de l'endroit où la lutte avait eu lieu et se dirigea vers son cheval, un alezan grand et élancé qui fouillait calmement dans les mauvaises herbes en traînant les rênes derrière lui. Elle se laissa tomber lourdement et se pencha en avant, les bras serrés autour d'elle, en se balançant légèrement. Elle avait la gorge sèche, mal au ventre et même si elle ne haletait plus, elle avait l'impression de ne pas pouvoir reprendre son souffle ou du moins retrouver un rythme de respiration normal. Le patrouilleur prit soin de lui tourner le dos, décrocha son arc et farfouilla dans sa sacoche. Il fit quelques ajustements et se tourna à nouveau, passant la lanière d'une gourde d'eau par-dessus son épaule, quelques paquets enveloppés dans du tissu sous le bras gauche. Faon plissa les yeux, car il semblait soudain avoir retrouvé une main gauche, raide dans un gant en cuir. Il se baissa à côté d'elle avec un grognement épuisé et plia les jambes. A cette distance, il dégageait une odeur plutôt agréable de sueur séchée, de fumée de feu de bois, de cheval et de fatigue. Il posa les paquets et lui tendit la bouteille. — D'abord, bois. Elle hocha la tête. L'eau était fade et tiède mais semblait propre. — Mange. Il lui tendit un morceau de pain qu'il avait sorti d'un tissu. —Je ne peux pas. — Non, vraiment? Ça occupera ton corps, plutôt que de trembler. C'est facile à distraire, un corps. Essaie. D'un air sceptique, elle le prit et le grignota. C'était du très bon pain, même s'il était un peu sec à présent, et elle pensa en reconnaître la provenance. Elle dut avaler une autre gorgée d'eau pour le faire passer, mais ses tremblements incontrôlés s'affaiblirent. Elle jeta un coup d'œil à sa main gauche alors qu'il ouvrait un second paquet et songea, à son apparence, qu'elle devait être en bois. Il humidifia un morceau de tissu avec le contenu d'un petit bidon — des médicaments de Marcheurs du Lac? - et leva la main droite vers sa joue gauche endolorie. Elle tressaillit, même si le liquide frais ne piquait pas. — Désolé. Je ne veux pas que ça reste sale. — Non. Oui. Je veux dire, d'accord. C'est d'accord. Je crois que le simplet m'a griffée lorsqu'il m'a frappée. Des griffes. C'étaient des griffes, pas des ongles. Quel genre de créature monstrueuse... ? Ses lèvres s'étrécirent, mais il continua d'un geste assuré. —Je suis navré de ne pas être arrivé plus tôt, jeune demoiselle. Je me suis rendu compte qu'il se passait quelque chose sur la route. Je les ai poursuivis toute la nuit. Ma patrouille a attaqué leur camp quelques heures après minuit, dans les collines de l'autre côté de Forgeverre. Je crains de les avoir dirigés directement sur toi. Elle secoua la tête, mais pas pour le contredire. —Je marchais sur la route. Ils m'ont attrapée comme on attrape un objet abandonné, qu'on considère comme sien. (Elle fronça les sourcils.) Non... pas seulement. D'abord ils se sont disputés. Bizarre. Celui qui... euh... celui que vous avez touché, il ne voulait pas me prendre, au début. C'est l'autre qui a insisté. Mais après je ne l'intéressais plus du tout. Quand... juste avant que vous arriviez. » Qu'est-ce que c'était ? ajouta-t-elle à mi-voix, sans attendre de réponse. — Un raton laveur, à mon avis, répondit le patrouilleur. Il retourna le tissu pour cacher le sang foncé et l'humidifia à nouveau, passant à une autre blessure. Cette réponse bizarre semblait avoir tellement peu de rapport avec sa question qu'elle pensa qu'il n'avait pas dû la comprendre. — Non, je veux dire le gros type qui m'a frappée. Celui qui s'est enfui. Il n'avait pas l'air bien dans sa tête. —Tu ne crois pas si bien dire, jeune fille. J'ai chassé ces créatures toute ma vie. On arrive à les reconnaître. C'était un être fabriqué de toutes pièces. Ça confirme qu'un être malfaisant — les gens comme toi appellent ça des spectres - a émergé dans le coin. Il se fabrique des esclaves de forme humaine, pour combattre, ou pour faire le sale boulot. De forme différente, aussi. On appelle ça des hommes de vase. Mais il ne peut pas les fabriquer à partir de rien. Alors il attrape des animaux et les transforme. Grossièrement d'abord, puis ils deviennent plus forts et plus intelligents. Il ne peut pas créer la vie. Seulement la mort. Ses esclaves ne vivent pas longtemps, mais il s'en moque. Essayait-il de la rouler, comme ses frères? Rien que pour voir les couleuvres que pouvait avaler une stupide petite fille de ferme ? Il avait l'air parfaitement sérieux, mais peut-être était-il particulièrement doué pour raconter des histoires ? —Vous voulez dire que les spectres existent vraiment ? Ce fut son tour de paraître surpris. — D'où viens-tu, jeune fille ? demanda-t-il avec une précaution renouvelée. Elle s'apprêtait à nommer le village le plus proche de la ferme de sa famille mais elle se reprit. — Lumpton-Ville. C'était une plus grande ville, plus anonyme. Elle se redressa, essayant de rassembler ces simples mots «Je suis veuve », et de les faire passer entre ses lèvres blessées. —Comment t'appelles-tu? — Faon. Char... pré, ajouta-t-elleen tressaillant. Elle ne voulait ni du nom de Radieux, ni de celui de sa famille, et maintenant elle se retrouvait avec les deux. — Faon. Bien, dit le patrouilleur en penchant la tête sur le côté. Il la regardait à nouveau avec cette attention pesante et désagréable. Elle essaya de répliquer. — Et toi, comment t'appelles-tu ? demanda-t-elle en passant au tutoiement, même si elle pensait déjà connaître la réponse. -Dag. Elle attendit un instant. —C'est tout? Il haussa les épaules. —J'ai un nom de tente, un nom de camp et un nom de région, mais Dag est plus facile à crier. (Il sourit à nouveau.) Plus court c'est, mieux c'est, sur le champ de bataille. Dag, baisse-toi ! Tu vois? Si c'était plus long, ce serait peut-être trop tard. Elle se rendit compte qu'elle avait souri elle aussi. Elle ne savait pas si c'étaient ses paroles ou le pain, ou juste le fait d'être assise calmement, mais son ventre avait finalement cessé de trembler. Elle avait chaud, et elle était fatiguée, vidée. Il reboucha le bidon. —Tu ne devrais pas en prendre toi aussi ? demanda-t-elle. — Oh, oui. Il retourna le tissu et le frotta sur son visage à la hâte. Il manqua la moitié des marques. — Pourquoi m'as-tu appelée Petite Etincelle? — Quand tu te cachais dans ce pommier hier, c'est comme ça que je t'ai imaginée. —Je ne pensais pas que tu pouvais me voir. Tu n'as pas regardé vers le haut ! —Tu ne te comportais pas comme si tu avais envie d'être vue. Ça m'a semblé poli, c'est tout. Je croyais que cette jolie ferme était ta maison. —C'était joli, n'est-ce pas ? Mais je ne m'y suis arrêtée que pour y puiser de l'eau. J'allais à Forgeverre. — Depuis Lumpton ? Et plus au nord encore. — Oui. Au moins, il ne dit rien du genre: «C'est un bien long trajet pour de si petites jambes. » Mais, il demanda inévitablement : —Tu as de la famille là-bas ? Elle faillit répondre «oui», puis elle se rendit compte qu'il projetait peut-être de l'y emmener, ce qui pourrait la mettre dans une situation embarrassante. — Non. J'y allais pour chercher du travail, dit-elle en se redressant. Je suis une veuve des champs. Il plissa lentement les yeux. Son visage pâlit pendant un long moment. — Excuse-moi, dit-il finalement d'un ton prudent, mais sais-tu ce que signifie « veuve des champs » ? — C'est une femme qui vient de perdre son mari, répondit Faon rapidement, avant de poursuivre, plus hésitante : Un jour, une femme de Forgeverre est arrivée à notre village. Elle s'est installée comme couturière et cordelière. Elle avait le plus adorable des petits garçons. Mes oncles disaient qu'elle était une veuve des champs. (Elle garda le silence un instant.) C'est bien cela, n'est-ce pas ? Le patrouilleur passa la main dans ses cheveux emmêlés. — Eh bien, oui et non... C'est ainsi que les fermiers appellent les femmes enceintes ou avec un enfant, mais sans mari. C'est plus poli que certains termes... hum... moins polis. Mais ce n'est pas vraiment flatteur non plus. Faon rougit. —Je ne voulais pas t'embarrasser, ajouta-t-il d'un air désolé. Il m'a semblé que je devais vérifier que tu en connaissais le sens. — Merci. On dirait bien que j'ai dit la vérité sans le vouloir, alors. — Et ta petite Pille ? demanda-t-il. — Quoi? demanda Faon brusquement. Il fit un geste dans sa direction. — Celle que tu portes en ce moment. La panique lui coupa le souffle. Ça ne se voit pas ! Comment peut-il savoir? Et d'ailleurs, comment pouvait-il savoir que le fruit de cette étreinte malvenue et désormais profondément regrettée avec Radieux Charpentier lors de la fête de mariage de sa sœur allait être une fille ? Il parut se rendre compte qu'il avait fait une erreur, sans comprendre ce que c'était. Son geste devint hésitant, et il se fit d'une gravité sincère. —C'est ce qui a attiré l'homme de vase. Ton état actuel. C'est certainement pour ça qu'ils t'ont enlevée. Et l'autre assaut, qui t'a paru être une pensée après coup, l'était sans aucun doute. — Comment peux-tu... ? Que... ? Pourquoi ? Ses lèvres s'ouvrirent quelques instants puis il modifia visiblement ce qu'il s'apprêtait à dire. — Il ne t'arrivera plus rien désormais. Il ramassa ses vêtements. N'importe qui aurait noué les coins ensemble, mais lui enroula un morceau de corde tout autour et réussit à le nouer d'une seule main. Il posa la main sur le rondin de bois et se releva. —Je dois mettre ce corps dans un arbre ou sous des rochers pour que les charognards ne s'en occupent pas avant que quelqu'un le ramasse. Il a peut-être de la famille, dit-il en regardant tout autour de lui. Ensuite je déciderai ce que je vais faire de toi. — Ramène-moi sur la route. Ou montre-moi simplement le chemin. Je peux la trouver. Il secoua la tête. — Ce n'étaient peut-être pas les seuls fugitifs. Il se peut que les bandits n'aient pas tous été dans le camp qu'on a attaqué, ou qu'il y ait eu une autre cachette. Et l'être malfaisant est toujours dans les parages, à moins que ma patrouille m'ait devancé, ce qui me paraît impossible. Les miens ratissaient les collines au sud de Forgeverre, et maintenant je pense que le repaire est au nord-est. Ce n'est ni le bon moment ni le bon endroit pour que tu erres toute seule. Il se mordit les lèvres et continua, comme s'il se parlait à lui-même. — Le corps peut attendre. Je vais te mettre dans un endroit sûr. Ensuite je retrouverai la trace de l'homme de vase, puis le repaire, et je rejoindrai ma patrouille aussi rapidement que possible. Dieux absents, je suis fatigué. C'était une erreur de s'asseoir. Tu crois que tu peux monter derrière moi ? Elle faillit manquer la question car il marmonnait .Je suisfatiguée moi aussi. — Sur ton cheval ? Oui, mais... — Bien. Il avança vers sa monture et attrapa les rênes, mais au lieu de revenir vers elle, il la conduisit vers le ruisseau. Elle le suivit encore une fois, autant par curiosité que parce qu'elle ne voulait pas le perdre de vue. De toute évidence, il décida qu'il serait plus rapide de cacher sa proie dans un arbre. Il accrocha une corde dans la fourche d'un grand sycomore qui surplombait le ruisseau et se servit du cheval pour hisser le cadavre. Il monta à l'arbre pour s'assurer que le corps était bien calé et pour récupérer sa corde. Il bougeait si habilement que Faon pouvait à peine voir les mouvements supplémentaires et ce qu'il faisait pour compenser sa main manquante. * * * Dag poussa son cheval épuisé à passer la dernière crête et fut récompensé en trouvant de l'autre côté un chemin défoncé qui longeait le ruisseau. —Ah, bien, dit-il. Ça fait longtemps que je n'ai pas patrouillé dans le coin, mais je me souviens qu'il y a une grosse ferme dans cette vallée. La fille assise derrière sa selle était trop calme, gardant le même silence prudent que lorsqu'il avait évoqué sa grossesse. Son InnéSens, ouvert à l'extrême pour rechercher des menaces cachées, se heurtait à ses émotions bouillonnantes. Mais les pensées qui les provoquaient demeuraient, comme toujours, opaques. Peut-être avait-il été trop indiscret. Les fermiers qui en découvraient beaucoup sur l'InnéSens des Marcheurs du Lac avaient tendance à appeler ça le mauvais œil, ou la magie noire, et accusaient les patrouilleurs de lire dans les pensées, de tricher dans le commerce, ou pis encore. Ça ne créait que des ennuis. S'il trouvait assez de monde dans cette ferme, il la laisserait à leurs bons soins en les avertissant de la mi-guerre, mi-chasse qui se déroulait dans leurs collines. S'ils n'étaient pas assez nombreux, il devrait les persuader de partir pour Forgeverre ou pour tout autre endroit où ils seraient en nombre suffisant et en sécurité en attendant qu'on apprenne à cet être malfaisant comment mourir. Tels qu'il connaissait les fermiers, ils ne voudraient pas partir, et il soupira à l'idée d'une discussion ennuyeuse et ingrate. Mais la simple idée d'une femme enceinte, quelle que soit sa taille ou son âge, errant près du repaire d'un être malfaisant dans une joyeuse ignorance l'horrifiait. Pas étonnant qu'elle ait autant brillé dans son InnéSens, avec tant de vie en elle. Même s'il soupçonnait que Faon aurait été tout aussi vive même sans cet enfant. Mais elle attirerait l'attention de l'être malfaisant comme le feu attire les papillons de nuit. Au moment où elle lui avait dit qu'elle était veuve, il avait su qu'il n'avait pas besoin de lui offrir ses condoléances. Les coutumes sexuelles des fermiers étaient assez obscures, parfois, à moins qu'on croie aux théories de Mari selon lesquelles les grossesses étaient mêlées au désir de posséder des terres. Elle faisait aussi des remarques très acerbes sur le manque de contrôle de leur propre fertilité des fermières. Généralement accompagnées de leçons aux jeunes patrouilleurs des deux sexes sur la nécessité de garder leur pantalon boutonné en territoire fermier. Aux vieux patrouilleurs, aussi. Il n'y avait manifestement pas de mari décédé dans l'histoire de Faon. Dag comprenait que la douleur puisse priver quelqu'un de mots, mais il ne semblait pas y avoir de douleur en elle. La colère, la peur, une détermination tendue, oui. Le choc de l'attaque terrifiante qu'elle avait subie. La solitude et le mal du pays. Mais pas l'angoisse d'une âme déchirée en deux. Ce qui manquait aussi, étonnamment, c'était la satisfaction profonde qu'engendrait généralement le fait d'être enceinte chez les Marcheuses du Lac qu'il avait connues. Ah ! Les fermiers ! Dag savait pourquoi son propre peuple était un peu fou, mais quelle excuse avaient les fermiers ? Il sortit de ces épuisantes ruminations lorsqu'ils quittèrent les bois et que la ferme de la vallée se présenta à leurs yeux. Il se sentit immédiatement mal à l'aise. Le manque de vaches, de chevaux, de chèvres et de moutons le frappa en premier lieu, puis la barrière qui longeait le pâturage détruite en partie. Puis encore l'absence de chiens qui auraient dû aboyer désagréablement autour de son cheval. Il resta dans ses étriers alors qu'ils remontaient le chemin. La maison et la grange, toutes deux construites en planches grises dégradées par les intempéries, tenaient toujours debout, toutes portes ouvertes, mais de la fumée s'élevait en mince filet des cendres d'une bâtisse annexe. — Qu'est-ce que c'est ? demanda Faon, prononçant ses premiers mots depuis une heure. — Des problèmes, à mon avis. Des problèmes passés. Rien d'humain ne brillait dans le rayon des perceptions de Dag. Rien de non humain non plus, d'ailleurs. — Cet endroit est complètement désert. Il arrêta son cheval devant la maison, passa la jambe par-dessus son encolure et sauta à terre. —Avance. Prends les rênes. Ne descends pas encore. Elle se glissa en avant depuis son perchoir sur ses sacoches, regardant autour d'elle avec de grands yeux. — Et toi? —Je vais aller en reconnaissance. Il traversa rapidement la maison, bâtiment qui paraissait avoir une histoire longue et tumultueuse avec de multiples ajouts d'annexes. L'endroit semblait être vidé de ses petits objets de valeur. Les objets trop lourds, les lits, les armoires, avaient été retournés ou fracassés. Toutes les vitres étaient cassées, d'une façon absurde. Dag imaginait comment toutes ces améliorations avaient dû être difficiles à réaliser, la fermière ayant soigneusement économisé, emporté dans de la paille les objets fragiles depuis Forgeverre, dans les chemins défoncés. Le garde-manger de la cuisine était vide. Il n'y avait pas d'animaux dans la grange. Il restait du foin, mais le grain avait sans doute disparu. Derrière la grange, sur un tas de fumier, il trouva finalement les corps de trois chiens, tailladés. En passant, il observa la dépendance fumante, le bois sortant des cendres comme des os noirs. Quelqu'un devrait le fouiller à la recherche d'autres os, plus tard. Il retourna à son cheval. Faon regardait autour d'elle d'un air méfiant alors qu'elle enregistrait tous ces détails inquiétants. Dag s'appuya sur l'épaule chaude de Tête de Cuivre et se passa la main dans les cheveux. —Cet endroit a été attaqué par des bandits - ou par je ne sais qui - il y a environ trois jours, à mon avis. Il n'y a pas de corps. —C'est plutôt bon signe, non ? demanda-t-elle, ses yeux sombres soudain incertains devant l'expression qui s'emparait des traits de Dag. Il pensait que ce n'était que de l'épuisement. — Peut-être. Mais si les habitants se sont enfuis, ou qu'on les a chassés, cette nouvelle doit être arrivée à Forgeverre. Ma patrouille n'en a pas entendu parler hier soir. —Où sont-ils tous allés alors ? —On les a enlevés, j'en ai bien peur. Si cet être malfaisant essaie déjà de prendre des fermiers comme esclaves, c'est qu'il grandit vite. —Quoi... ? Des esclaves pour quoi ? —J'ignore s'il le sait lui-même. C'est une sorte d'instinct chez eux. Il trouvera rapidement, cela dit. Je n'ai plus beaucoup de temps. Il n'en pouvait plus de fatigue. Cela le rendait-il stupide? —Je donnerais n'importe quoi pour deux heures de sommeil, à part deux heures de lumière. Je dois retrouver la trace tant qu'il fait encore jour. Je crois... (Sa voix ralentit.) Je crois que cet endroit est aussi sûr que n'importe quel autre et sans doute plus que la plupart. Ils l'ont déjà attaqué une fois, ils ont déjà volé tous les objets de valeur — ils ne reviendront pas avant un moment. Je me disais que je pourrais peut-être te laisser là. Si quelqu'un vient, tu peux leur dire... Non... D'abord, si quelqu'un vient, cache-toi, jusqu'à ce que tu sois sûre que ce soient des gens bien. Ensuite montre-toi et dis-leur que Dag a un message pour sa patrouille, qu'il pense que l'être malfaisant se terre au nord-est de la ville, pas au sud. »Si ce sont des patrouilleurs, tu penses que tu pourrais leur montrer où commencent les traces? Et le corps de ce garçon, de ce bandit? demanda-t-il après coup. Elle jeta un coup d'œil aux collines boisées. —Je ne suis pas sûre de pouvoir retrouver le trajet, la direction que tu as prise. — Il y a un moyen plus simple. Ce chemin (il désigna celui qu'ils avaient emprunté) rejoint la route droite à environ six kilomètres. Tourne à gauche, et je crois que le trajet que ton homme de vase a suivi se dirige vers l'est, trois ou quatre kilomètres plus loin. — Oh, dit-elle avec un peu plus d'enthousiasme. Je pourrais retrouver ça, c'est sûr. —Alors c'est parfait. Elle ne connaissait pas la peur, bon sang. Il pourrait changer ça... Mais voulait-il qu'elle soit terrifiée à en perdre la raison, morte de peur? Elle se laissait déjà glisser à terre, apparemment ravie d'avoir une tâche à la mesure de ses capacités. — Pourquoi les hommes de vase sont-ils si dangereux? demanda-t-elle alors qu'il rassemblait les rênes, prêt à repartir. Il hésita longuement. — Ils mangent leurs proies, dit-il finalement. Enfin, quand tout est terminé. — Oh. Assombrie et impressionnée. Et, ce qui était le plus important, c'est qu'elle le croyait. Après tout, ce n'était pas un mensonge. Peut-être n'en serait-elle que plus prudente. Il mit le pied à l'étrier et monta, essayant de ne pas s'attarder sur le contraste entre la dureté de sa selle et un lit confortable. Il restait un matelas de plumes intact dans la maison. Il l'avait remarqué, luttant contre l'envie de s'y laisser tomber la tête la première. Il fit faire demi-tour à son cheval. -Dag...? Il se retourna par-dessus son épaule. De grands yeux marron le regardaient dans un visage qui ressemblait à une fleur abîmée. — Ne les laisse pas te manger. Involontairement, une expression amusée naquit sur son visage. Elle lui sourit vivement à travers ses blessures qui noircissaient. Il se passa quelque chose de bizarre dans son ventre, qu'il choisit prudemment d'ignorer. Réconforté malgré tout, il la salua de sa main de bois sculptée et repartit au petit galop. * * * Démunie, Faon regarda le patrouilleur disparaître dans le tunnel d'arbres au bout des champs. Le silence de cette demeure, vidée de ses occupants, était étrange et oppressant, une fois qu'elle l'eut remarqué. Elle leva les yeux. Le soleil n'avait pas encore atteint son zénith, midi. L'aube lui paraissait pourtant remonter bien loin en arrière. Elle soupira et s'aventura dans la maison. Elle en fit le tour, ses pas résonnant, avec l'impression de s'introduire de force dans le malheur de quelqu'un d'autre. Le désordre insensé qu'avaient laissé les bandits derrière eux semblait écrasant, pris dans son ensemble. Elle revint dans la cuisine, tremblant un peu. Bon, si la maison représentait trop de travail, pourquoi pas une seule pièce ? Je pourrais arranger une pièce, oui. Elle remonta ses manches et commença par remettre sur pied ce qui tenait encore debout, l'étagère, la table et quelques chaises. Elle jeta dehors ce qui était irréparable, faisant une pile à un bout du porche. Puis elle balaya le sol jonché d'assiettes cassées, de verre, de farine et d'aliments séchés. Dans son élan, elle balaya également le porche. Sous un vieux tapis usé, ignoré des bandits, elle trouva une trappe avec une poignée en corde. Elle posa le tapis sur la balustrade du porche, retourna dans la pièce et regarda la trappe avec inquiétude. Je ne crois pas que Dag ait vu ça. Elle se mordit les lèvres, puis prit un seau à la poignée cassée qu'elle remplit de charbon ardent du brasier et fit un petit feu dans le foyer de la cuisine. Elle alluma un bout de bougie qu'elle avait trouvé au fond d'un tiroir. Elle souleva la trappe, grimaçant lorsque ses gonds grincèrent, déglutit, et regarda l'échelle qui descendait dans le trou noir. Quelqu'un pouvait-il encore se cacher là? Y avait-il de grosses araignées ?... Des cadavres ? Elle prit une grande inspiration et descendit. Lorsqu'elle leva la bougie, sa bouche s'ouvrit d'étonnement. Les murs de la cave étaient couverts d'étagères intactes remplies de bocaux en verre, scellés à la cire et recouverts de tissu attaché par de la ficelle. Une réserve de nourriture pour une ferme pleine d'habitants affamés. Une année de travail alignée là. Faon savait exactement combien d'heures de travail il fallait, car faire des conserves avait été l'une de ses tâches les plus satisfaisantes à la maison. Il n'y avait pas d'étiquette sur les bocaux, mais elle n'eut pas de mal à identifier leur contenu. Des conserves de fruits. Des légumes au vinaigre. Du maïs. Du ragoût de viande. Un tonneau dans un coin se révéla rempli de sacs de farine. Un autre contenait des pommes de l'année dernière enveloppées dans de la paille, terriblement ridées et seulement bonnes à faire cuire, mais pas encore pourries. Pleine d'enthousiasme, elle passa à l'action. La plupart des bocaux étaient gros, destinés à de nombreux convives, mais elle en trouva trois plus petits, un de fruits violet foncé, un de maïs et un qui semblait contenir de la viande, et elle les remonta à la lumière. Un fichu plein de farine, aussi. Elle trouva une casserole en fer dans un coin sous une étagère à terre, seule rescapée des ustensiles de ce lieu de travail, mais avec un peu d'ingéniosité elle eut tôt fait de mettre à cuire un peu de pain. La conserve de viande s'avéra être, selon toute probabilité, du porc effiloché avec des oignons et des herbes qu'elle réchauffa après avoir enlevé le pain de la casserole. Elle rattrapa les journées de restriction ; replète, elle mit de côté la part de Dag pour quand il reviendrait. A en juger par les commentaires du chef de patrouille et la constitution de Dag, c'était le genre de type qu'il fallait capturer et attacher pour lui rappeler de manger. Etait-ce simplement un fonceur, ou bien vivait-il trop dans ses pensées pour remarquer les besoins de son corps ? Et de quoi étaient remplies ces pensées? Il semblait contraint par une nécessité intérieure. Vu le courage physique dont il avait fait preuve jusque-là, c'était difficile d'imaginer ce qu'il pouvait craindre et ce qui le poussait ainsi toujours en avant. Enfin, si j'étais aussi grande qu'un arbre, je serais peut-être courageuse moi aussi. Un arbre bien maigre, quand même. Après réflexion, elle fourra la viande et les légumes dans du pain pour qu'il puisse manger en montant son cheval, parce qu'il y avait de grandes chances qu'il soit encore pressé à son retour. S'il revenait. Il n'en avait pas parlé. Son ventre se noua de déception à cette considération. Tu es stupide. Arrête. Le remède aux pensées tristes était l'action, évidemment, mais elle commençait à se sentir terriblement fatiguée. Dans une autre pièce, elle trouva un panier à couture abandonné, ignoré par les bandits, sans doute parce que les vêtements qui le recouvraient ressemblaient à des chiffons. Ils avaient manqué les outils précieux à l'intérieur, des ciseaux coupants et des dés, et une série de jolies aiguilles en fer. Les hommes de vase des spectres - des êtres malfaisants - étaient-ils tous des hommes ? Y avait-il des femmes de vase ? Apparemment, non. Elle décida de recoudre les toiles à matelas éventrées en guise de paiement pour la nourriture, pour ne pas avoir l'impression de l'avoir volée. Coudre n'était pas son plus grand talent, mais ce n'était pas trop compliqué à faire et cela retiendrait définitivement les monceaux de plumes qui jonchaient toute la pièce. Elle emporta les toiles sur le porche, pour la lumière, ce qui lui permettait également de voir d'un seul coup d'œil si un homme de grande taille arrivait - lui, ou n'importe qui d'autre — sur le chemin. L'aiguille, le fil et une tâche répétitive créaient un rythme apaisant sous ses doigts. Dans le calme, les événements terrifiants de la matinée lui revinrent à l'esprit. Y repenser lui donna la nausée et elle se remit à trembler. Elle fixa plutôt ses pensées sur les Marcheurs du Lac. Les Marcheurs du Lac considéraient toutes les personnes qui n'appartenaient pas à leur peuple comme des fermiers. Les citadins, les hommes du fleuve, les mineurs, les meuniers - les bandits - étaient tous des fermiers aux yeux de Dag. Elle réfléchit aux implications que cela comportait. Elle avait entendu parler d'une fille de Coshoton qui avait été séduite par un Marcheur du Lac de passage, un commerçant, à ce qu'on disait. Elle l'avait suivi trois fois au nord dans la région des Marcheurs du Lac, d'où on l'avait ramenée de force, puis elle s'était pendue dans les bois. Un récit édifiant. Faon se demanda quelles leçons elle était censée en tirer. Eh bien, Mesdemoiselles, restez à Vécart des Marcheurs du Lac était sans doute la plus évidente, mais peut-être qu'en vérité c'était : Si une chose ne fonctionne pas une fois, essaie autrement. Ou bien : Ne baisse pas les bras trop vite. Ou simplement : Ne va pas dans les bois. La fille anonyme était morte d'un amour contrarié, murmurait-on, mais Faon se demanda si ce n'était pas plutôt la rage qui l'avait tuée. Elle y avait songé aussi, elle l'admettait, après cette horrible discussion avec cet imbécile de Radieux, mais elle n'avait pas voulu mourir, elle avait juste voulu qu'il se sente aussi mal qu'elle l'était par sa faute. Mais imaginer qu'elle ne serait plus en vie pour profiter pleinement de sa vengeance l'avait découragée, d'autant plus qu'elle se doutait qu'il se remettrait vite de sa culpabilité. Sa mort n'aurait pas servi à grand-chose dans ce cas-là. Et finalement elle n'avait rien fait cette nuit-là, et le lendemain elle était passée à d'autres idées. Alors peut-être que la vraie leçon était : Attends demain, après le petit déjeuner. Elle se demanda si la fille qui s'était pendue était enceinte, elle aussi. Puis elle se demanda comment ce grand homme avait su, apparemment en la regardant simplement avec ces yeux-là, d'une couleur dorée scintillante pouvant parfois être froide comme du métal ou chaude comme l'été. Des sorciers, hum. Dag ne ressemblait pas à un sorcier. (Mais à quoi ressemblait un sorcier?) Il avait juste l'air d'un chasseur très fatigué qui était resté trop longtemps loin de chez lui. A chasser des êtres qui le chassaient en retour. Une petite fille. Peut-être avait-il seulement deviné. Dans ces cas-là, la moitié des paris se révélaient justes. Mais c'était quand même une pensée encourageante. Elle connaissait les filles. Un petit garçon, si innocent soit-il, lui aurait trop rappelé Radieux. Elle n'avait pas voulu être une mère aussi jeune, mais si elle devait l'être, alors autant être une bonne mère. Elle se frotta le ventre d'un air absent. Je ne te trahirai pas. Une promesse audacieuse. Comment allait-elle assurer la sécurité de son enfant quand elle ne pouvait même pas se protéger elle-même ? A partir de maintenant, je serai plus prudente. Tout le monde pouvait faire des erreurs. Le truc, c'était de ne pas faire deux fois la même. Elle se trouva finalement à court de tissu abîmé, de patience pour ruminer et de volonté pour rester éveillée. Son visage meurtri était douloureux. Elle ramena les toiles raccommodées à l'intérieur et les empila dans un coin de la cuisine, car l'autre pièce était toujours en grand désordre et il ne lui restait plus assez d'énergie pour s'y atteler. Elle se laissa tomber sur la pile avec bonheur. Elle eut à peine le temps de sentir leur odeur de moisi, et de se dire qu'ils auraient bien besoin d'être aérés, qu'elle s'endormit. * ? * Elle fut réveillée par un bruit de pas sur le porche. Dag était-il déjà de retour? Il faisait encore jour. Combien de temps avait-elle dormi ? Le regard trouble, elle se releva, songeant déjà à lui montrer les trésors dans la cave et à lui demander ce qu'il avait trouvé. Ce ne fut qu'à ce moment-là qu'elle se rendit compte qu'il y avait trop de pas dehors. Elle aurait dû se cacher dans la cave -j'aurais pu y jeter quelques matelas. Elle eut à peine le temps de penser Ça ne sert à rien d'éviter de refaire une erreur si une autre vous tue, que les hommes de vase ouvrirent la porte. Chapitre 4 Lorsque le petit sentier qu'il suivait dans la colline se transforma en chemin défoncé, Dag décida qu'il était temps d'en sortir. L'InnéSens, le sens commun ou simplement ses nerfs, il n'aurait su le dire, mais il descendit de cheval et mena sa monture dans les bois jusqu'à une petite clairière à l'abri de la vue et d'oreilles attentives. Il devait se forcer à ne pas laisser son esprit divaguer. Même Tête de Cuivre, malgré son endurance au fouet et son caractère, trébuchait de fatigue. Dag aussi, d'ailleurs. Se sentant coupable, il attacha les rênes de son cheval sans entraver ses jambes avant, laissant cependant la selle en place. Il détestait laisser sa monture dans un tel état, mais s'il revenait en toute hâte, il n'aurait sans doute pas le temps de la harnacher. Ou d'avoir la moindre hésitation à monter la bête jusqu'à ce que mort s'ensuive, si nécessaire. Demain, ou après-demain, nous pourrons tous nous reposer. D 'une façon ou d 'une autre. Il resta à l'écart du chemin, le suivant à une dizaine de pas dans les sous-bois. Il avançait lentement, comme le ferait un daim, et avec précaution, les sens constamment en alerte. A peine deux kilomètres plus loin, il se félicita de sa prudence, s'immobilisant dans un enchevêtrement de feuilles mortes et de lierre sauvage, alors que deux silhouettes avançaient sur le chemin. Des hommes de vase. Dérivés d'un renard et d'un lapin, à première vue, et il était inutile d'être un patrouilleur pour le deviner. Ils étaient grossièrement faits. C'était peut-être un premier essai, et les signes de leur origine animale se voyaient encore dans leur peau, leurs oreilles, leur visage et leur nez mal formés. Il était très tentant de rendre à ces créatures leur vraie nature et de laisser les choses suivre leur cours, mais cela lui coûterait sa cachette et le dévoilerait peut-être à leur maître. Ce n'était pas le moment de jouer. Il les laissa passer à regret, heureux que leur transformation en être humain ait développé le sens du toucher et de la parole au détriment de celui de l'odorat. L'absence d'oiseaux lui signifia qu'il s'approchait du repaire. C'est un jour pour les absences. Il referma encore plus son InnéSens lorsque les premières herbes jaunies et mourantes se mirent à craquer sous ses pieds. Je ne m'attendais pas à ça avant plusieurs kilomètres. Le repaire était bien plus proche de la route qu'il ne l'avait imaginé. C'était d'une intelligence choquante pour un être malfaisant aussi - du moins le supposait-il - jeune, d'envoyer ses premières marionnettes humaines chercher des proies aussi loin de son bastion initial. Comment n'y avons-nous pas pensé ? Il connaissait la réponse. Nous sommes trop peu nombreux, avec un territoire trop vaste à parcourir, et pas assez de temps. Elargissez le champ de recherche, hâtez-la, et vous risquez de voir des indices vous passer sous le nez. Allez doucement, et vous risquez de ne pas arriver aux endroits critiques à temps. Bon, nous avons trouvé celui-là. C'est un succès, pas un échec. Enfin peut-être. Il rampa à la façon d'un escargot, à plat ventre, osant à peine respirer, pour atteindre un endroit d'où il pourrait observer le camp tranquillement. Il était entouré d'herbes sèches et cassantes, et le sol sous ses genoux était douloureusement dénudé. La présence proche de l'être malfaisant fit réagir son InnéSens, confiné au plus profond de lui-même. En effet, il est là. Quand il eut atteint son poste d'observation, au fond d'un ravin rocailleux, il remarqua un ruisseau qui serpentait à sa droite, courait en face de lui et s'éloignait ensuite à sa gauche. Il n'y avait pas une seule plante vivante dans le ravin aussi loin qu'il pouvait voir, dans toutes les directions. Les ossatures de quelques arbres morts demeuraient, telles des sentinelles. Une sorte de camp était installé au bord du ruisseau : trois ou quatre vestiges noircis de feux, désormais refroidis, des amas d'objets volés éparpillés. De l'autre côté du ruisseau, quelques chevaux inquiets étaient attachés à la végétation desséchée. De vrais chevaux, pour autant qu'il pouvait en juger. Maltraités, bien entendu. L'espace en contrebas pouvait abriter vingt-cinq ou trente êtres humains, mais il était presque désert. Un seul homme de vase était endormi sur un tas de guenilles disposées comme une sorte de nid. Dag se demanda si les absents étaient ceux que sa patrouille avait capturés la nuit dernière. Ce qui impliquait que la patrouille pourrait bien arriver d'un moment à l'autre. Une pensée agréable. Il s'interdit de trop espérer. De l'autre côté du ravin, à mi-hauteur, un rocher en surplomb abritait une grotte, d'environ vingt mètres de long, protégée par un affleurement rocheux gris et lisse remontant presque au niveau du rocher. On ne pouvait pas en estimer la profondeur. Des chemins sortaient des deux côtés, l'un descendant vers le ruisseau, l'autre remontant. L'être malfaisant était à l'intérieur, en ce moment même. Pouvait-il déjà bouger, ou bien était-il encore immobile ? Et si oui, avait-il déjà subi sa première mue ? Sinon, essayait-il désespérément de rassembler les matériaux humains nécessaires ? Le premier corps d'un être malfaisant était encore plus maladroit et grossier que celui d'un homme de vase, et cela semblait généralement l'irriter. Dag ouvrit sa chemise et toucha ses couteaux du partage. Il passa la lanière par-dessus sa tête et regarda un moment les fourreaux jumeaux. Le cuir cousu était lisse et noirci par la sueur. Il passa le doigt sur les manches ornés de perles, l'un bleu et l'autre vert, sortit ce dernier et contempla les vingt centimètres de lame en os poli. Il le porta à ses lèvres. Il résonnait encore des affres d'une mort passée. Est-ce le jour où ta mort sera vengée, Kauneo mon amour? Je lai porté si longtemps autour de mon cou. Comme tu l avais souhaité, et ainsi l'ai-jefait. C'était un être malfaisant vicieux, qui grossissait à toute allure. Il sera bientôt digne d'elle, pensa Dag. Presque. Il sortit la seconde lame en os évidé et plaça les deux couteaux dos à dos. Ils sont faits pour aller par deux, oh oui. Un pour toi et un pour moi. Il les rangea à nouveau. Mari aussi portait des couteaux du partage, ainsi que Utau et Chato, vestiges funéraires d'anciens patrouilleurs. Celui de Mari était l'héritage de l'un de ses fils, il le savait, et aussi cher à ses yeux que l'était le sien. La patrouille était bien fournie. Utiliser son couteau sur un être malfaisant n'était pas soumis à des règles spécifiques, et ce n'était pas non plus une question d'héroïsme, ni d'honneur. Celui qui en avait l'opportunité le faisait. Aussi efficacement que possible. Ce n'était pas comme s'il n'y aurait pas d'autre occasion plus tard. L'essence de Dag tremblait à cause de la présence de l'être malfaisant, un effet qui s'étendrait à tout son corps s'il s'attardait ici plus longtemps. Certains jeunes patrouilleurs sensibles étaient souvent si perturbés par leur première rencontre avec l'aura de l'être malfaisant qu'il leur fallait des semaines pour se remettre. Dag avait été un de ceux-là. Autrefois. Maintenant: va-t'en. Retourne à ton cheval, et galope comme un fou jusqu'au point de rendez-vous. Pourtant... il y avait si peu de créatures dans le camp. Cette opportunité appelait, pour ainsi dire, une action à une main. Descendre dans le ravin, traverser le ruisseau, monter dans la grotte... Iout pourrait être terminé en quelques minutes. Le temps qu'il lui faudrait pour ramener la patrouille ici, l'être malfaisant pourrait lui aussi rassembler des renforts (et où étaient-ils en ce moment, occupés à quel mauvais tour?), transformant cette attaque en une bataille éventuellement coûteuse, simplement pour retrouver cette même proximité. Dag pensa à Saun. Avait-il passé la nuit? Mais avec son InnéSens enclos en lui, il ne pouvait pas voir combien de bandits ou d'hommes de vase se cachaient dans la grotte avec l'être malfaisant. S'il se ruait à l'intérieur seulement pour offrir sa tête à l'ennemi, les difficultés que devrait affronter sa patrouille en seraient largement accrues. En plus, je serai mort. D'une certaine manière, il était heureux que cette perspective ait encore le pouvoir de le perturber. Du moins un peu. Il baissa la tête, s'efforça de contrôler sa respiration qui s'accélérait et s'apprêta à partir. Ses lèvres se tordirent. Mari sera tellementflère de moi. Il commença à reculer du bord du ravin, mais se figea de nouveau. Sur un chemin, de l'autre côté, trois hommes de vase apparurent. Est-ce que le premier était un... Où diable cet être malfaisant avait-il trouvé un loup dans cette région? Dag pensait que les fermiers du coin avaient réduit leur nombre, mais dans toutes ces collines accidentées qu'on ne pouvait pas cultiver, il y avait toutes sortes de créatures. On peut le constater. Ses yeux s'élargirent lorsqu'il reconnut le deuxième homme, le raton laveur qui s'était enfui ce matin. Le troisième, encore plus énorme, avait dû être un ours brun autrefois. Il eut le souffle coupé en apercevant un tissu bleu terne familier sur l'épaule de l'homme-ours géant. Petite Etincelle. Ils ont trouvé petite Etincelle. Comment... ? Une ligne plus ou moins droite sur les collines, d'ici à la ferme dans la vallée, formait le côté le plus court d'un triangle, comprit-il. Il avait parcouru les deux longs côtés pour venir de la ferme à l'endroit où il avait perdu la trace du raton laveur et arriver ici. Ils l'ont trouvée parce qu'ils la cherchaient, sans doute. Cela expliquait l'absence des hommes de l'être malfaisant. Comme les deux qu'il avait dépassés sur le sentier, ils avaient probablement été envoyés ratisser les collines à la recherche du trésor qui s'était échappé. Et l'être malfaisant et ses hommes de vase connaissaient déjà la ferme puisqu'ils l'avaient récemment attaquée. Ils devaient être au courant depuis longtemps ; son respect pour l'intelligence de cet être malfaisant s'accentua encore, lui qui avait laissé une proie aussi tentante toute seule, calme et tranquille, pendant aussi longtemps. Quelle force avait-il acquis, pour oser bouger ouvertement ? Ou bien l'arrivée de la patrouille de Chato l'avait-elle forcé à s'enfuir à la hâte ? La silhouette bleue, la tête en bas, se tortillait et luttait. Elle frappait le dos de son ravisseur avec ses petits poings, sans effet visible, si ce n'est que l'homme-ours remonta encore ses hanches sur son épaule et lui attrapa fermement les cuisses. Elle était en vie. Consciente. Visiblement terrifiée. Pas assez terrifiée. Mais Dag pouvait suppléer à ce manque pour elle. Il ouvrit la bouche, pour assourdir sa respiration qui s'accélérait, et son cœur se mit à battre à tout rompre. Maintenant l'être malfaisant avait tout ce qu'il lui fallait pour sa prochaine mue. Dag n'avait plus qu'à lui fournir un patrouilleur des Marcheurs du Lac — et très expérimenté, qui plus est - en dessert, et ses pouvoirs seraient complets. Il ne savait pas si ses tremblements étaient dus à son incertitude ou simplement à la peur. A la peur, décida-t-il. Oui, il pouvait aller chercher la patrouille et la ramener ici, en accord avec les règles. Parce que les Marcheurs du Lac devaient gagner, chaque fois. Mais Faon serait morte quand il reviendrait. Ou seulement dans quelques minutes. Les trois hommes de vase disparurent derrière le mur de roche qui cachait la grotte. Donc ils étaient au moins trois là-dedans. Mais ils pouvaient tout aussi bien être dix. Pour entrer et sortir de cette grotte... Non. Il devait seulement y entrer. Il ne savait pas pourquoi son cerveau continuait désespérément de calculer les risques, alors que sa main bougeait déjà. Il abandonna son arc, ses tremblements et son équipement inutile. Il mit en place les fourreaux de ses couteaux de partage et échangea le crochet à ressort sur son poignet en bois contre le couteau en acier. Puis il évalua la rapidité avec laquelle il pouvait sortir son couteau de guerre. Il se leva et se laissa tomber dans le ravin, glissant des rochers au ruisseau aussi silencieusement qu'un serpent. * * * Tout était arrivé si vite... Faon, la tête en bas, avait des vertiges et la nausée. Elle se demandait si le coup qu'elle avait reçu sur l'autre côté du visage prendrait la même teinte que le premier. La large épaule de l'homme de vase semblait lui cogner le ventre alors qu'il avançait, sans même s'arrêter lorsque son estomac s'était rebellé et qu'elle lui avait vomi dessus. Deux fois. Lorsque Dag reviendrait à la ferme dans la vallée - s'il revenait -, saurait-il lire les événements dans le désordre que sa lutte avait laissé dans la cuisine? C'était un fin limier, et il remarquerait probablement les empreintes dans la confiture de prunes qu'elle avait forcé ses ravisseurs à piétiner lorsqu'ils s'étaient lancés à sa poursuite. Mais c'était trop demander que le même homme la sauve deux fois dans la même journée. Ç'aurait même été embarrassant. En imaginant sa honte, elle essaya une fois encore de se dégager de l'emprise de l'homme de vase, lui tambourinant le dos avec les poings. Elle aurait tout aussi bien pu frapper dans le sable, pour ce que ça faisait. Elle aurait dû garder ses forces pour une meilleure occasion. Quelles forcesQuelle occasion ? La chaude lumière de la soirée céda brutalement la place à l'ombre grise et à l'odeur fraîche de terre et de roche. Alors que son ravisseur la balançait d'avant en arrière, elle eut la vague impression d'entrer dans une grotte ou une cavité à moitié remplie de monceaux de déchets. A moins que ce soit du matériel de guerre, c'était difficile à dire. Elle combattit les ombres noires qui brouillaient sa vision et se tint droite, clignant des yeux. Deux autres bêtes humaines se levèrent comme pour accueillir ses trois ravisseurs. Elle se demanda s'ils s'apprêtaient tous à se jeter sur elle et à l'éventrer comme une meute de chiens dévorant un lapin. Même si elle se disait justement que le plus petit avait dû être un lapin autrefois. La Voix dit : «Amenez-la ici. » Ces paroles avaient été prononcées plus intelligiblement que les marmonnements des hommes de vase, mais l'intonation lui donna l'impression que ses os se brisaient. Elle ne pouvait se résoudre à lever la tête vers la source de ce son effroyable. Il lui faisait perdre la tête. S'il vous plaît laissez-moi partir s'il vous plaît laissez-moi partir laissez-moi partir... L'homme-ours l'attrapa par les épaules et la déposa au fond de la grotte, une longue cavité creusée à flanc de colline. Et la mit face à face avec la source de la Voix. Cela ressemblait à un homme de vase, mais plus gros, plus grand, plus large. Il avait une forme presque humaine, une tête avec deux yeux, un nez, une bouche et des oreilles, un large torse, deux bras, deux jambes. Mais sa peau n'avait rien de commun avec celle d'un animal, et encore moins avec celle d'un être humain. Elle lui faisait penser à celles des lézards, des insectes ou à de la poussière de roche couverts de glu. Il n'avait pas de cheveux. Sur son crâne nu, il y avait une petite excroissance en forme de crête. Il ne portait pas de vêtements, et ne semblait pas s'en rendre compte. Les bosses étranges qu'il avait à l'entrejambe ne ressemblaient ni aux parties génitales d'un homme, ni à celles d'une femme. Il ne bougeait pas comme une créature d'os, de tendons et de muscles, mais avec des mouvements inhabituels, comme l'aurait fait une sculpture d'argile ratée faite par un enfant. Les hommes de vase avaient des yeux d'animaux dans un visage humain et semblaient indiciblement dangereux. Cette chose... avait des yeux humains dans un visage de cauchemar. Non, pas un cauchemar qu'elle aurait déjà fait ou imaginé - peut-être l'un de Dag. Plein de chaînes et de tourmentes. Et pourtant, malgré toute sa souffrance, aussi dénué de compassion qu'une pierre. Ou qu'un amoncellement de pierres. Il attrapa sa chemise, la souleva devant son visage et l'observa pendant un long, très long moment. Elle pleurait maintenant, la peur s'ajoutant à la honte. Elle ne serait pas contre l'aide de Dag, ou de quiconque. Elle préférait encore ses ravisseurs. Elle accepterait bien l'aide de Dieu, ou pourrait promettre n'importe quoi... Laissez-moi partir laissez-moi partir... D'un geste délibérément lent, l'être malfaisant souleva sa jupe avec l'autre main, tira sa culotte sur ses hanches et posa ses griffes sur son ventre. La douleur fut si intense que Faon pensa quelques instants qu'elle avait été étripée. Ses genoux se relevèrent dans un spasme involontaire et elle hurla. Sa gorge meurtrie était si serrée qu'il n'en sortit qu'un sifflement haletant, presque inaudible. Elle baissa la tête, s'attendant à voir du sang, ses entrailles sorties. Il n'y avait que quatre fines lignes rouges sur la peau pâle et indemne de son ventre. — Lâche-la! rugit une voix rauque à sa droite. L'être malfaisant tourna la tête, clignant lentement des yeux. Faon se tourna également. Le relâchement soudain de la pression sur sa chemise la prit par surprise et elle tomba sur le sol, s'écorchant les paumes sur la terre et les cailloux, puis se releva avec peine. Dag se tenait dans l'ombre, luttant contre trois, non cinq hommes de vase. L'un roula en arrière, la gorge tranchée, et un autre s'approcha. Dag disparut presque sous le tas de créatures qui grognaient. Un glissement, une déchirure, le cri de Dag, un mélange d'attaches et de bois et puis un éclair de métal qui cogna violemment sur le mur de la grotte. Un homme de vase venait de détacher son faux bras et l'avait tordu derrière le dos de Dag comme s'il voulait l'arracher. Dag croisa son regard. Il enfonça son gros couteau en acier dans l'homme de vase le plus proche comme s'il l'avait planté dans un arbre pour le garder à portée de main et arracha une pochette en cuir d'autour de son cou. — Etincelle ! Regarde ça ! Elle suivit l'objet des yeux tandis qu'il l'envoyait vers elle et, à sa grande surprise, elle le saisit en plein vol. Jamais de sa vie elle n'avait attrapé... Un autre homme de vase se jeta sur Dag. —Vas-y! beugla-t-il en esquivant la créature. Plante-le dans l'être malfaisant. Des couteaux. La pochette contenait deux couteaux. Elle en sortit un. Il était en os. Des couteaux magiques ? — Lequel ? cria-t-elle désespérément. — D'abord la pointe! N'importe où! L'être malfaisant commençait à se diriger vers Dag. Avec l'impression que sa tête flottait un mètre au-dessus de son corps, Faon ficha profondément le couteau en os dans la cuisse de la créature maléfique. Il se retourna vers elle en poussant un hurlement de surprise. Le son lui brisa le crâne. Il l'attrapa par le cou, cette fois, et la souleva, son visage hideux se convulsant. —Non ! Non ! cria Dag. L'autre ! Une main tenait toujours la pochette, l'autre était libre. Elle ne disposait sans doute que d'une seule seconde avant que l'être malfaisant lui brise le cou en la secouant, comme un garçon de cuisine tuant un poulet. Elle sortit le couteau de son fourreau et l'enfonça devant elle. Il cogna sur quelque chose, peut-être une côte, puis s'enfonça, mais seulement de quelques centimètres. La lame se brisa. Oh, non... ! Elle tomba, et de très haut. Elle s'écrasa violemment sur le sol. Elle se releva une nouvelle fois. Tout tournait autour d'elle. Sous ses yeux, l'être malfaisant s'écroula. Des morceaux se détachaient de lui comme de la glace tombant d'un toit. Son horrible voix funèbre monta dans les aigus, puis s'évanouit, laissant les oreilles de Faon endolories. Et il disparut. Devant elle se trouvait un tas de poussière jaune nauséabonde. Le premier couteau à la poignée bleue qui n'avait pas fonctionné était devant lui. Le silence était total, à moins qu'elle soit devenue sourde. Non, car une bagarre repartit à sa droite. Elle se retourna, pensant à reprendre le couteau pour aider Dag. Sa magie avait peut-être échoué, mais il avait toujours un bout pointu. Cependant, les trois hommes de vase encore debout avaient arrêté d'essayer de mettre le patrouilleur en morceaux. Au contraire, ils s'éloignaient en hurlant. L'un d'eux la renversa en s'enfuyant désespérément, apparemment de façon involontaire. Cette fois, elle resta à quatre pattes. Haletante. Elle pensait qu'elle était trop épuisée pour trembler encore, mais son corps était secoué de soubresauts. Elle devait serrer les dents pour leur éviter de s'entrechoquer, comme si elle était en train de mourir de froid. Elle avait des crampes dans le ventre. Dag était assis par terre à quelques mètres d'elle, une expression stupéfaite sur le visage, les jambes écartées, la bouche ouverte, et reprenait son souffle aussi difficilement qu'elle. Sa manche gauche avait été arrachée et son bras sans main saignait, couvert de longues griffures. Il devait avoir pris un coup au visage, car l'un de ses yeux pleurait et commençait déjà à enfler. Faon tâtonna pour trouver le manche de l'autre couteau, le vert, qui s'était brisé dans l'être malfaisant. Où était-il passé? —Je suis désolée. Je suis désolée, je l'ai cassé. Elle sanglotait maintenant, des larmes et de la morve coulant sur ses lèvres. —Je suis désolée... — Quoi? Dag releva la tête, l'air ahuri, et se mit à ramper vers elle sur une main, en faisant d'étranges petits bonds, son bras gauche replié sous sa poitrine. Faon désigna le couteau d'un doigt tremblant. —J'ai cassé ton couteau magique. Dag regarda le manche vert d'un air désorienté, comme s'il le voyait pour la première fois. — Non... tout va bien... c'est normal. Ils se cassent comme ça lorsqu'ils fonctionnent. Lorsqu'ils apprennent la mort à un être malfaisant. — Quoi? — Les êtres malfaisants sont immortels. Ils ne peuvent pas mourir. Si tu déchirais son corps en des centaines de morceaux, l'être malfaisant s'enfuirait dans un autre trou pour se reconstituer. Il saurait toujours tout ce qu'il a appris dans cette incarnation, et serait deux fois plus dangereux. Ils ne peuvent pas mourir d'eux-mêmes, alors il faut partager une mort avec eux. —Je ne comprends pas. —Je t'expliquerai plus tard. Il roula sur le dos, les cheveux trempés et hirsutes; les yeux dilatés, couleur du thé au sassafras dans l'ombre, regardant le plafond d'un air vide. — Dieux absents. Nous avons réussi. C'est fini. TU as réussi ! Quel bazar. Mari va me tuer. Mais d'abord elle m'embrassera. Elle nous embrassera tous les deux. Faon s'assit sur ses genoux, penchée en avant à cause des crampes. — Pourquoi le premier couteau n'a-t-il pas marché? Qu'est-ce qui n'allait pas ? — Il n'était pas préparé. Je suis désolé, je n'y ai pas pensé. Tout est allé si vite. Un patrouilleur aurait su quel était le bon en le touchant. Bien sûr, tu ne pouvais pas deviner. (Il roula sur le côté et attrapa le couteau au manche bleu.) Celui-ci est le mien. Il le toucha et sursauta, le laissant tomber au sol. — Qu'est-ce... ? Ses lèvres s'entrouvrirent, il plissa les yeux et le reprit avec précaution. Il ramena sa main plus lentement cette fois, l'euphorie disparaissant de son visage. —C'est étrange. Très étrange. — Quoi ? demanda brusquement Faon, d'une voix durcie par la douleur et la confusion. Son corps était endolori, son cou à moitié tordu, et son ventre continuait de se nouer en vagues lancinantes. —Tu me dis des choses qui n'ont aucun sens, moi je fais n'importe quoi, et ce n'est pas ma faute. — Oh, je crois bien que si, cette fois. C'est la règle. La reconnaissance va à celui qui la mérite, quelles que soient ses méthodes. Félicitations, Petite Étincelle. Tu viens de sauver le monde. Ma patrouille sera folle de joie. Elle pensait qu'il la taquinait, mais malgré l'étrangeté de ses propos son ton était on ne peut plus sérieux. Et le regard qu'il posait sur elle était chaleureux, sans une pointe de... malice. — Peut-être que tu es fou, tout simplement, déclara-t-elle d'un ton bourru. Et c'est pourquoi tout ce que tu dis n'a aucun sens. — Ça, ça ne m'étonnerait pas, rétorqua-t-il gentiment. En grognant, il se mit à genoux et se redressa en poussant sur la main. Il ouvrit la mâchoire pour étirer son visage, comme s'il était engourdi, et il cligna des yeux à la façon des hiboux. —Je dois sortir cette poussière morte. Elle dérange mon InnéSens. —Ton quoi? —Je t'expliquerai plus tard, soupira-t-il. Je t'expliquerai tout ce que tu veux. Je te suis redevable, Petite Etincelle. Le monde entier t'est redevable. Et pas seulement à toi. Mais ça ne change pas le problème. Il se pencha pour récupérer le couteau intact, puis s'arrêta, prenant une expression pensive. —Tu veux bien me rendre service? Ramasse-le et porte-le. Le manche et les morceaux de l'autre couteau aussi. Il devra être enterré, plus tard. Faon essaya de ne pas regarder son moignon, rose, bosselé et apparemment douloureux. — Bien sûr. Bien sûr. Ils ont cassé ta fausse main ? Elle aperçut la pochette à quelques pas de là et rampa jusqu'à elle. Elle n'était pas sûre de pouvoir déjà se relever. Elle rassembla les bouts cassés dans sa manche déchirée et glissa le couteau intact dans son fourreau. Il se frotta le bras gauche. —J'en ai bien peur. Elle n'est pas censée s'enlever comme ça, loin s'en faut. Dirla la réparera, elle se débrouille bien avec le cuir. Ce ne sera pas la première fois. — Est-ce que ton bras va bien ? Il sourit brièvement. — Il n'est pas non plus censé s'enlever comme ça, même si l'homme-ours a bien essayé. Rien de cassé. Ça ira mieux avec un peu de repos. Il se releva et se tint les jambes écartées, vacillant, jusqu'à ce qu'il semble sûr de ne pas s'effondrer à nouveau. Il boitilla lentement dans la grotte pour récupérer d'abord sa prothèse, qu'il attacha à son épaule avec sa sangle en cuir, puis, tombé un peu plus loin, son gros couteau. Il l'essuya sur sa chemise sale et le rangea dans son fourreau. Il fit rouler ses épaules et regarda autour de lui, ne parut rien remarquer d'intéressant et revint vers Faon. Des crampes terribles la plièrent en deux lorsqu'elle essaya de se mettre debout. Il lui tendit la main pour l'aider. Elle rangea la pochette et sa manche roulée en boule dans sa chemise. Appuyés l'un sur l'autre, ils ressortirent à la lumière. — Et les hommes de vase ? Ils ne vont pas encore nous attaquer ? demanda craintivement Faon alors qu'ils sortaient sur le sentier surplombant le ravin désolé. — Non, tout est terminé pour eux lorsque l'être malfaisant meurt. Ils retrouvent leur esprit animal, coincé dans ce corps d'homme. En général, ils paniquent et s'enfuient. Ils ne s'en sortent pas très bien, après ça. Nous les tuons par pitié quand c'est possible. Sinon, ils meurent assez rapidement. Horrible, vraiment. —Ah. — Pour les hommes dont l'esprit a été pris par l'être malfaisant, le brouillard se lève. Ils redeviennent ce qu'ils étaient. — L'être malfaisant prend aussi des hommes comme esclaves ? — Quand ses pouvoirs grandissent. Je pense que celui-là aurait pu le faire, même s'il n'en était qu'à sa première mue. — Et ils seront... libérés? Où qu'ils soient? — Parfois oui. Parfois ils deviennent fous. Ça dépend. — De quoi ? — De ce qu'ils ont fait entre-temps. Ils s'en souviennent, tu comprends. Faon n'était pas sûre d'en avoir envie. L'air était chaud, mais le soleil se couchait à travers les branches nues, comme si l'hiver s'était étroitement mêlé à l'été. — Cette journée aura duré dix ans, soupira Dag. Il faut qu'on parte. Mon cheval est trop loin pour que je l'appelle. On va prendre ceux-là. Il désigna deux chevaux attachés à un arbre près du ruisseau et la mena jusqu'à eux dans le sentier en zigzag. —Je ne vois pas de selle. Peux-tu monter à cru ? — D'habitude, oui, mais là je ne me sens pas bien, admit Faon. Elle tremblait toujours, et elle se sentait froide et lourde. Elle retint sa respiration lorsqu'une nouvelle crampe la traversa. Ça ne va pas. Quelque chose ne tourne pas rond. Elle pensait avoir utilisé ses réserves de peur d'une année entière, mais elle n'en était plus si sûre. — Hum. Tu crois que ça ira si je te tiens devant moi ? Le souvenir désagréable du trajet avec le bandit, le matin même, lui revint à l'esprit - était-ce seulement ce matin ? Dag avait raison, cette journée avait duré une décennie. Ne sois pas stupide. Dag est différent. De toute façon, Dag était différent de toutes les personnes qu'elle avait rencontrées. Sa gorge se serra. — Oui. Oui, probablement. Ils arrivèrent aux chevaux, Faon trébuchant un peu. Dag passa la main sur eux, fredonnant pour lui-même une mélodie sur un ton monocorde, en détacha un après avoir arraché sa corde, puis le chassa. Il partit au trot, visiblement heureux. L'autre était une belle jument baie avec des jambes noires et une étoile blanche. Il attacha la corde à son licou en guise de rênes et l'amena jusqu'à un tronc à terre. Il ne cessait d'essayer de se servir de son bras gauche, grimaçait, et se souvint laquelle, parmi les blessures de Faon, lui faisait ainsi mal au cœur. — Est-ce que tu peux monter, ou bien as-tu besoin d'un coup de main ? Faon était blême. — Dag? demanda-t-elle d'une petite voix effrayée. Il tourna la tête, alarmé par son ton, et pencha la tête attentivement. — Quoi? —Je saigne. Il revint vers elle. — Où ? Est-ce que tu es blessée ? Je n'ai pas vu... Faon déglutit, pensant que son visage serait écarlate s'il n'avait pas été vert. D'une plus petite voix encore, elle murmura: — Entre... entre mes jambes. La réjouissance qui se lisait sur ses traits depuis la mort de l'être malfaisant disparut comme si on l'avait effacée avec un chiffon. —Oh. Il ne semblait pas avoir besoin d'autre explication, ce qui était une bonne chose, bien qu'étonnante chez un homme, car Faon n'avait plus rien. Ni mots. Ni courage. Ni idées. Il inspira profondément. —Nous devons quand même partir d'ici. C'est un endroit mortel. Je dois t'emmener ailleurs. Nous irons juste un peu plus vite, c'est tout. Il va falloir que tu m'aides. On va s'aider l'un l'autre. Ils firent deux tentatives et, malgré une maladresse considérable, ils réussirent finalement à grimper tous les deux sur la jument, qui était heureusement une bête placide. Faon s'assit sur les genoux de Dag, les jambes collées aux siennes, la tête sur son épaule gauche, le bras autour de son cou, gardant sa main droite libre pour tenir les rênes. Il gazouilla quelque chose au cheval, qui partit d'un pas rapide. — Reste avec moi, murmura-t-il à l'oreille de Faon. N'abandonne pas, tu entends ? Le monde tourbillonnait, mais sous son oreille elle entendait un battement de cœur régulier. Elle hocha la tête d'un air malheureux. Chapitre 5 Quand ils arrivèrent à la ferme déserte, le dos de la chemise de Faon et le devant du pantalon de Dag étaient imbibés d'un sang trop vif. — Oh, fit Faon, mortifiée, lorsqu'il la fit descendre de cheval puis se laissa glisser à son tour. Oh, je suis désolée. Dag leva un sourcil en espérant paraître parfaitement calme. — Quoi ? Ce n'est que du sang, Petite Etincelle. J'ai vu plus de sang dans ma vie que tu n'en as dans tout ton petit corps. Là où cette marée rouge aurait du rester, nom d'un chien./*? ne vais pas paniquer. Il voulait la prendre dans ses bras et l'amener à l'intérieur mais il n'était pas sûr d'avoir assez de force. Il devait continuer à bouger, sinon son corps meurtri allait se raidir. Il posa son bras droit autour de ses épaules et, laissant le cheval se débrouiller seul, se dirigea vers les marches du perron. — Pourquoi est-ce que ça m'arrive? demanda-t-elle d'une voix si basse, essoufflée et plaintive qu'il ne savait pas si elle s'adressait à lui ou à elle-même. Il hésita. Oui, elle était jeune, mais quand même... —Tu ne sais pas? Elle leva les yeux vers lui. Le bleu qui masquait le côté gauche de son visage virait au violet, et ses plaies cicatrisaient. — Si, murmura-t-elle. Elle raffermit sa voix par la seule force de sa volonté, se dit-il. — Mais tu sembles savoir tellement de choses, continua-t-elle. J'espérais que tu pourrais... avoir une réponse différente. Stupide de ma part. — L'être malfaisant t'a fait quelque chose. Du moins a essayé. (Perdant courage, il détourna les yeux.) Il a volé l'essence de ton bébé. Il l'aurait utilisée lors de sa prochaine mue, mais nous l'avons tué avant. Et je suis arrivé trop tard pour l'en empêcher. Cinq foutues minutes, si seulement il était arrivé cinq foutues minutes plus tôt... Oui, et s'il avait été plus rapide de cinq minutes, il aurait encore une main gauche, et il aurait arpenté cette route suffisamment souvent pour s'être lassé du paysage. Du calme. S'il était arrivé au repaire bien plus tôt, il aurait pu la manquer complètement. Mais qu'était-il arrivé à son second couteau, lors de cette terrible bataille ? Il était vide, mais désormais il aurait parié qu'il était préparé et ce n'était pas normal. Prends les malheurs un par un, vieux patrouilleur, ou tu vas perdre lefil. Le couteau pouvait attendre. Faon, non. —Alors... il est trop tard. Pour sauver quoi que ce soit. — Il n'est jamais trop tard pour sauver quelque chose, dit-il sévèrement. Ce ne sera pas ce que tu voulais, c'est tout. C'étaient sans doute des paroles qu'il avait besoin d'entendre chaque jour, mais ce n'était peut-être pas pertinent dans le cas de Faon. Il essaya encore, parce qu'il pensait que ni son cœur ni le sien ne pourraient supporter de confusion sur ce point. — Elle est partie. Pas toi. Ta prochaine tâche est de survivre à cette nuit. De te rétablir. Après ça, on verra. Le crépuscule tombait lorsqu'ils pénétrèrent dans les ombres lugubres de la cuisine, mais Dag voyait que le désordre n'était plus le même que la première fois. — Par là, dit Faon. Ne marche pas dans la confiture. —Ah, d'accord. — Il y a des bougies dans le coin. Il y en a d'autres sur le foyer. Oh non, je ne peux pas m'allonger là, je vais tacher les draps. — Ça m'est égal, Petite Etincelle. Je sais qu'il faut que tu t'allonges. J'en suis vraiment certain. Sa respiration était trop rapide et superficielle, sa peau trop moite, et son essence avait une vilaine teinte grise qui, d'après son expérience, allait de pair avec de graves blessures... — Bon... eh bien, trouve quelque chose pour le recouvrir. Ce n'était sûrement pas le moment de contester l'irrationalité féminine. — D'accord. Il attisa les quelques braises restantes du feu, ajouta une poignée de copeaux de bois et alluma deux bougies, dont une qu'il laissa sur le foyer. Il prit l'autre pour faire une rapide exploration. Certains placards et armoires à l'étage étaient encore remplis, se souvint-il vaguement. Un patrouilleur devait être plein de ressources. De quoi la jeune fille avait-elle le plus besoin ? Une fausse couche était un phénomène naturel, même si celle-ci n'aurait pu être provoquée moins naturellement. Les femmes survivaient toujours, il en était quasiment certain. Il aurait juste souhaité qu'elles en parlent plus, ou qu'il ait écouté plus attentivement. L'allonger, ça, c'était fait. La mettre à l'aise ? Quelle cruelle plaisanterie... Il supposait qu'elle serait plus à l'aise propre que sale; en tout cas, lui, il avait toujours été reconnaissant qu'on le lave après une blessure sérieuse. Quoi, tu ne peux pas résoudre le vrai problème, alors tu vas résoudre autre chose à la place ? Et qui est-ce censé aider ? Du calme. Un seau et un puits avec de l'eau propre, avec un peu de chance. Tout cela prit plus de temps qu'il ne l'avait souhaité, durant lequel, à sa grande contrariété pourtant ravalée, elle insista pour s'étendre sur le sol de la cuisine. Mais il rassembla finalement une sorte de robe propre, trop grande pour elle, de vieux draps raccommodés, un assortiment de chiffons en guise de tampon, du savon et de l'eau. Dans un moment d'inspiration, il vainquit sa réticence en la persuadant de lui laver la main, comme s'il avait besoin d'aide. Elle tremblait toujours, ce qu'elle considérait comme de la peur résiduelle, mais que lui reconnaissait comme allant de pair avec sa peau glacée et la grisaille de son essence. Il empila toutes les couvertures qu'il trouva et raviva le feu. La dernière fois qu'il avait vu une femme recroquevillée ainsi sur son ventre, un couteau était enfoncé presque jusqu'à sa colonne vertébrale. Il fit chauffer une pierre, l'enroula dans du tissu et la donna à Faon, ce qui sembla l'aider, à son grand soulagement. Les tremblements diminuèrent et son essence s'allégea. Finalement elle fut bien installée, propre et calme, avec l'air d'une vraie patiente, relâchant son étreinte autour de la pierre au fur et à mesure qu'elle se réchauffait. Elle le regardait, assis en tailleur à côté d'elle, clignant des yeux à la lumière des bougies. —As-tu trouvé des vêtements pour toi ? Même si je suppose que tu as peu de chance d'en trouver à ta taille. —Je n'ai pas encore regardé. J'en ai dans ma sacoche. Qui est sur mon cheval. Quelque part. Et si tout va bien, ma patrouille le trouvera et le ramènera. Ils doivent le chercher en ce moment. —Si tu dénichais quelque chose à te mettre, je pense que je pourrai laver ceux-là demain. Je suis désolée de... — Petite Etincelle. (Il se pencha en avant, sa voix rauque se brisa.) Tu n'as pas besoin de t'excuser pour ça. Elle eut un mouvement de recul. Il réussit à se maîtriser. — Parce que, vois-tu, un patrouilleur en larmes est un spectacle très embarrassant. Mon visage devient tout larmoyant et se couvre de morve. Combiné avec ce bleu à l'œil, ça aurait de quoi te retourner l'estomac. Et après il faudrait encore tout laver, et on ne veut pas de ça maintenant, si? Il lui pinça le nez, ce qui était somme toute un geste particulièrement idiot sur une femme qui venait de sauver le monde, mais cela réussit à lui remonter le moral. Elle sourit faiblement. — Bien, nous faisons de gros progrès, tu sais. De la nourriture. Que dirais-tu de manger un peu ? —Je ne crois pas que je pourrais. Vas-y, toi. — Bois, alors. Et pas de protestations, je sais que tu en as besoin avec tout le sang que tu as perdu. Que tu perds. Toujours. Trop. Trop vite. Combien de temps était-ce censé durer ? Une exploration dans la cave à la lueur de la bougie lui permit de rapporter une boîte de sassafras séché. Doutant de la qualité de l'eau du puits, il en fit bouillir et prépara du thé. Il avait plus soif qu'il ne le pensait et montra l'exemple à Faon, qu'elle suivit docilement comme une jeune patrouilleuse naïve. Pourquoi font-ils tout ce qu'on leur demande comme ftf .pSauf quand ils refusaient, bien sûr. Il s'assit contre le mur en face d'elle, les jambes étendues, et but encore un peu. — Normalement je devrais pouvoir t aider à guérir plus vite en m'aidant de mon InnéSens, si seulement... — L'InnéSens ? (Elle se redressa un peu et le regarda gravement.) Tu as dit que tu m'expliquerais. Il souffla, se demandant comment expliquer ça à une fermière sans qu'elle le prenne mal. — L'InnéSens. C'est... la perception de tout ce qui nous entoure. Ce qui est en vie, où, son état. Et pas seulement ce qui est en vie, même si c'est ce qui brille le plus. Personne ne sait vraiment si c'est le monde qui fait l'essence ou si c'est l'essence qui fait le monde, mais c'est ce qu'aspirent les êtres malfaisants pour se nourrir, et c'est pourquoi tout meurt autour de leurs repaires. Au milieu du chaos, non seulement tout ce qui était autrefois vivant est mort, mais même les rochers n'ont plus la même forme. L'essence est ce que ressent l'InnéSens. — De la magie? demanda-t-elle d'un air dubitatif. Il secoua la tête. — Pas au sens où l'entendent les fermiers. On ne peut pas obtenir quelque chose à partir de rien. C'est juste la façon dont fonctionne le monde, finalement. (Il continua devant son regard vide.) Nous utilisons des mots empruntés à la vue, au toucher et aux autres sens pour le décrire, mais ça ne ressemble pas à ça, en fait. C'est comme, tu sais... Ferme les yeux. Elle leva les sourcils d'un air étonné, mais s'exécuta. — Bien. Où est le bas ? Montre-moi. Elle tourna le pouce vers le bas et ses grands yeux marron s'ouvrirent, toujours aussi étonnés. —Comment le savais-tu? Tu n'as pas regardé. —Je... je l'ai senti. Avec tout mon corps. —L'InnéSens, c'est quelque chose comme ça. (Il but un peu de thé. L'épice chaude lui apaisa la gorge.) Les gens sont les créatures les plus complexes et les plus lumineuses que perçoit l'InnéSens. Nous nous voyons les uns les autres, à moins de le fermer pour ne pas être distraits. Comme on fermerait les yeux, ou bien comme on poserait une cape sur une lanterne. On peut - les Marcheurs du Lac peuvent - adapter l'essence de notre corps à celle de quelqu'un d'autre. S'il est vraiment proche, alors c'est comme si on se glissait dans le corps de l'autre, pour lui prêter de la force et de l'énergie... guérir ses blessures, ralentir une hémorragie, aider un corps blessé qui commence à se dérégler tout au fond dans cet endroit gris. L'aider à retrouver l'équilibre. J'ai fait ça pour un jeune patrouilleur cette - eh oui, mon Dieu - cette nuit. Saun. Il faut que j'arrête de penser à lui comme Saun le Mouton, ça va finir par m'échapper un de ces jours, et il ne me pardonnera jamais. Bref. Un bandit l'a frappé avec un marteau de forgeron pendant la bataille, lui a cassé des côtes et a touché son cœur et ses poumons. J'ai mis mon essence en contact avec la sienne, je l'ai persuadée de danser avec moi. Tout a été un peu brutal, mais j'étais pressé. — Est-ce qu'il serait mort? Sans toi ? —Je... peut-être. Si c'est ce qu'il pense, je ne vais pas le contredire. Ça pourrait le convaincre de ne plus faire ces mouvements d'épée guindés parce que je l'impressionne. (Dag sourit brièvement, mais son sourire s'évanouit. Plus de thé.) Le problème... (Mince, plus de thé.) Tu as été blessée à l'utérus. Je peux le sentir, comme une déchirure dans ton essence. Mais je ne peux pas entrer en contact avec elle pour t'aider parce que, eh bien, parce que je n'en ai pas. D'utérus. Ce n'est pas une partie de mon corps ni de mon essence. Si Mari ou l'une des filles étaient là, elles pourraient peut-être t'aider. Mais je ne veux pas te laisser seule pendant huit ou douze heures ou le temps qu'il faudrait pour trouver l'une d'elles et la ramener ici. — Non, ne fais pas ça! Elle lui agrippa la jambe, puis se recula timidement en se recroquevillant sur le côté. Souffrait-elle beaucoup ? Enormément. — D'accord. Bon, alors ça veut dire qu'on va devoir s'en sortir à la manière des fermiers. Sais-tu ce que les femmes fermières font dans ces cas-là ? — Elles vont se coucher, je crois. —Ta mère ou tes sœurs ne t'en ont jamais parlé? —Je n'ai pas de sœur, et mes frères sont tous plus vieux que moi. Ma mère, elle m'a beaucoup appris, mais elle n'est pas sage-femme. Elle est toujours tellement occupée à... à tout faire. Je crois surtout que le corps se lave lui-même comme pendant les règles, même si certaines femmes vont très mal, après. Je crois que c'est normal de saigner un peu, mais pas trop. — Bon, dis-moi comment tu te sens. Bien ? — Bien, dit-elle d'un air dubitatif. Elle s'était renfermée sur elle-même. Comme quelqu'un s'efforçant d'écouter la triste chanson de son propre corps avec un InnéSens devenu sourd. Ou cherchant en vain cette lumière en elle, si vive et animée ce matin, et maintenant sombre et morte. Dag trouvait Faon bien trop calme depuis qu'ils avaient quitté le repaire. Ça le rendait nerveux et désespéré. Il se demanda s'il devait s'inventer quelques sœurs pour renforcer son autorité sur la question. — Ecoute, je suis un patrouilleur très expérimenté, dit-il pour rompre le silence tendu. Un jour, j'ai accouché une femme avec une seule main sur la route du Grand Lac. (Un instant, était-ce une bonne idée de raconter cette histoire maintenant ? Peut-être pas, mais il était trop tard pour s'arrêter.) Enfin, pas avec une seule main, j'en avais deux à l'époque, mais elles étaient toutes les deux très maladroites. Heureusement, c'était son quatrième enfant, et elle a pu me dire comment m'y prendre. Ce qu'elle a fait, plutôt vertement d'ailleurs. Elle n'était pas ravie de se retrouver avec moi comme sage-femme. Elle m'a traité de ces noms! Je les ai gardés en réserve, au cas où ils puissent me resservir avec de jeunes patrouilleurs. J'avais vingt-deux ans à l'époque, et j'étais tellement fier après ça, comme si c'était moi qui avais fait tout le boulot. Laisse-moi te dire que les bandits que j'ai croisés après ça ne m'ont plus paru aussi terrifiants qu'avant. Il réussit à lui tirer un faible rire, comme il l'avait espéré. Tant mieux, parce que s'il avait choisi les sœurs fictives, elle aurait pu demander leurs noms et il ne pensait pas que son mensonge aurait fonctionné bien longtemps. On aurait dit que quelqu'un avait attaché des poids à ses paupières. La pièce commençait à vaciller désagréablement. — C'était une femme franche. Une histoire que je n'ai jamais oubliée. —Je vois ça, murmura Faon et, après un moment, elle ajouta: merci. — Oh, tu es une patiente facile. Je n'aurais pas besoin de te raser demain matin, et tu ne m'enverras pas tes bottes à la figure parce que tu seras grincheux et que tu auras mal. Les patrouilleurs grincheux qui s'ennuient et qui souffrent sont la pire compagnie au monde, crois-moi. — Ils lancent vraiment leurs bottes ? — Oui. C'est ce que j'ai fait. Il bâilla. Ses bleus et ses blessures se rappelaient à lui. Se souvenant de ses bottes, il ramena lentement ses pieds et commença à défaire ses lacets. Il ne les avait pas quittées depuis deux - non, quatre jours, parce qu'il avait dormi avec. — Préfères-tu que j'aille dormir sur le perron ? demanda-t-il. Faon l'observa par-dessus ses draps, remontés presque jusqu'à ses lèvres. Roses, plus pâles qu'il n'aurait souhaité les voir, mais ni grises ni bleuâtres, heureusement. — Non, dit-elle d'une voix curieusement distante. Je ne crois pas. — Bien. (Un autre bâillement l'interrompit, et d'autres suivirent.) Parce que je ne crois pas que je pourrais... ramper sur cette... confiture poisseuse. C'est plus confortable ici. Tu peux avoir l'intérieur, je prendrai l'extérieur. Il s'affala sur le drap à plat ventre. Il devrait tourner la tête pour pouvoir respirer, réfléchit-il. Il se tourna vers Faon, la meilleure vue, et observa ce qu'il apercevait d'elle par-dessus le monticule de linge. Des boucles brunes, une peau belle comme un pétale là où elle n'était pas meurtrie. Qui sentait infiniment meilleur que lui. Un œil marron surpris ? —Maman, murmura-t-il. Les moutons sont à l'abri ce soir. — Les moutons? dit-elle après un moment. — Une blague de patrouilleur. Sur les fermiers, se rappela-t-il. Il n'allait pas la lui raconter. Jamais. Heureusement, il était trop fatigué pour parler. Il se leva juste assez pour tendre la main, éteignit la bougie et s'effondra à nouveau. —Je ne comprends pas. —Tant mieux. Bonne nuit. Sa conscience de la proximité de ce petit corps replié séparé de lui par quelques couches de tissu seulement fut intense, mais très brève. ) ? * * Faon se réveilla en pleine nuit sur son côté droit, face au mur de la cuisine, un poids sur la poitrine et un long traversin plein de bosses apparemment enroulé autour de son dos. Le poids était le bras gauche de Dag, se rendit-elle compte, et il devait dormir profondément pour lavoir posé là, car il semblait toujours essayer de le dissimuler discrètement lorsqu'il était éveillé. Son menton lui grattait la nuque, son nez était enfoui dans ses cheveux et elle sentait ses boucles voleter sous son souffle lent. Il se tenait solidement entre elle et la porte. Et tout ce qui pouvait entrer par cette porte. Des choses effrayantes. Des bandits, des hommes de vase, des spectres. Et pourtant... le grand patrouilleur n'était-il pas le plus effrayant de tous ? Parce qu'à la fin de la journée, les bandits, les hommes de vase et le spectre étaient tous étendus en travers de son chemin, et lui marchait toujours. Enfin, il boitait. Comment pouvait-elle se sentir en sécurité avec quelqu'un qui aurait dû la terrifier? C'était un mystère. Sans être pour autant piégée par la menace qu'il représentait, elle n'en était pas moins clouée au sol d'épuisement. Sa tentative d'échapper à son étreinte sans le réveiller échoua. S'ensuivit une discussion confuse et décousue dans le noir au sujet d'un détour par les toilettes contre un pot de chambre (il l'emporta), le changement des tissus plein de sang (il l'emporta également) et où il irait dormir ensuite (difficile de dire qui l'emporta cette fois-ci, mais il finit sur les draps entre elle et la porte comme avant). Malgré une nouvelle pierre chaude, les crampes qui la tenaillaient l'empêchèrent de s'endormir avant lui. Mais le réconfort inattendu que lui apportait ce corps osseux, enroulé autour de sa souffrance comme une fortification, fit qu'elle céda finalement au sommeil peu après. * * * Lorsqu'elle se réveilla, il faisait grand jour, et elle était seule. Son ventre, à l'agonie la veille, n'était plus qu'un nœud douloureux, mais ses vêtements étaient à nouveau trempés. Avant qu'elle ait eu le temps de paniquer, des bruits de bottes s'élevèrent sur le perron, accompagnés d'un joyeux sifflement. Elle n'avait jamais entendu Dag siffler, mais ça ne pouvait être que lui. Il passa la porte et lui sourit, ses yeux dorés brillant à la lumière. Il avait dû se laver au puits, parce que ses cheveux étaient mouillés, et il avait nettoyé sa peau du sang et de la crasse de la veille, laissant ses cicatrices plus propres et moins inquiétantes. Il sentait plutôt bon également, la puanteur de la veille - même si elle avait trouvé rassurant de savoir exactement où il se trouvait dans le noir même à plusieurs mètres de distance - remplacée par l'odeur âpre du savon confectionné par la fermière disparue, une brique rugueuse et brune qu'elle avait néanmoins parfumée à la lavande et à la menthe. Il ne portait pas de chemise mais un pantalon gris sans taches de sang qui ne lui appartenait visiblement pas, attaché à la taille par un morceau de corde. Elle supposait qu'il devait être trop court, mais comme il était rentré dans ses bottes personne ne pouvait s'en rendre compte. Il arborait un bronzage irrégulier, sa peau cuivrée plus pâle aux endroits habituellement couverts par sa chemise, mais loin d'être aussi claire que la sienne. Apparemment, il préférait les manches longues même en été. Il avait presque autant de bleus qu'elle. Mais il n'était pas aussi maigre qu'elle s'y attendait : ses muscles longs bougeaient facilement sous sa peau. — Bonjour, Etincelle, dit-il gaiement. Il s'attela tout d'abord aux tâches médicales pressantes. Il les entreprit avec une telle rapidité qu'il réussit à lui donner l'impression que les caillots de sang étaient quelque chose de normal plutôt qu'un problème. — Quand il y a des caillots, c'est bon signe. Ce qui ne l'est pas lorsque le sang est rouge et jaillit. Je pense qu'on est d'accord là-dessus, Etincelle. Ce que l'être malfaisant a déchiré en toi est en train de se réparer, à mon avis. Beau travail. Reste allongée. Elle somnola tandis qu'il allait et venait. Plusieurs choses se produisirent. Dag passa une chemise blanche en lambeaux, trop étroite aux épaules et aux manches retroussées. Puis il apporta du thé et de la nourriture : les restes du pain fourré à la viande qu'elle avait confectionné la veille. Il dut l'aider à manger, mais par miracle elle garda la nourriture et elle sentit son corps regagner un peu de force. Les pierres chaudes étaient remplacées régulièrement. Après une deuxième longue expédition dehors, Dag revint avec un tissu plein de fraises du potager de la fermière. Il s'assit à côté d'elle et les partagea avec une fausse exactitude. En se réveillant d'un long sommeil, elle le vit assis à la table de la cuisine, penché d'un air sombre sur sa prothèse. —Tu peux la réparer? demanda-t-elle, confuse. —J'ai bien peur que non. Ce n'est pas un travail qu'on peut faire à une main, même si j'avais les outils nécessaires. Les coutures sont déchirées, et l'amorce du poignet est cassée. C'est trop difficile pour Dirla. Quand on sera à Forgeverre, il faudra que je trouve un fabricant de harnais et peut-être un tourneur de bois pour le remettre en état. Forgeverre. Allait-elle encore à Forgeverre, maintenant que la raison de sa fuite avait brutalement disparu? Sa vie avait été bouleversée de trop nombreuses fois ces derniers temps, et trop rapidement pour qu'elle puisse être sûre de quoi que ce soit. Elle se tourna vers le mur et elle serra sa pierre - à en juger par sa chaleur, il l'avait encore changée pendant qu'elle dormait - contre son ventre douloureux qui se vidait. Lors des semaines précédentes, son enfant lui avait inspiré de la peur, du désespoir, de la honte, de l'épuisement et des nausées. Elle n avait pas encore senti les fameux mouvements du foetus, même si chaque soir en s'endormant elle avait impatiemment attendu ce signe. C'était perturbant de penser que cet homme rencontré par hasard, avec ses étranges sens de Marcheur du Lac, avait eu une perception plus directe de la brève vie de son enfant qu'elle-même. Cette pensée lui faisait mal, et appuyer la pierre recouverte de tissu contre son front ne l'aidait en rien. Elle se retourna sur le dos et ses yeux tombèrent sur la pochette à couteaux de Dag, posée la nuit dernière près de la tête de son matelas en plumes. Le couteau intact au manche bleu était toujours dans son fourreau, là où elle l'avait rangé. L'autre - le manche vert et les fragments d'os — semblait avoir été enroulé dans un morceau de vieux tissu, les coins fermés par l'un des nœuds maladroits que Dag faisait à une main. Le linge délicat, bien que froissé et déchiré, probablement trouvé dans le panier à couture, était brodé, le travail autrefois précieux d'un jour de repos. En relevant les yeux, elle vit que Dag la regardait, le visage dénué d'expression. —Tu as dit que tu m'expliquerais tout sur eux, dit-elle. Je ne crois pas que n'importe quel morceau d'os ait pu tuer un être malfaisant immortel. —Non, en effet. Les couteaux du partage sont de loin nos... outils les plus complexes. Leur fabrication est difficile et d'un prix très élevé. —Je suppose que tu vas encore me dire qu'ils ne sont pas magiques. Il soupira, se leva, s'approcha d'elle et s'assit en tailleur. Il prit la pochette d'un air pensif. — Ils sont en os humain, n'est-ce pas? demanda-t-elle rapidement sans le quitter des yeux. — Oui, répondit-il d'une voix un peu distante. (Il la fixa de nouveau du regard.) Tu dois comprendre que les patrouilleurs ont eu des problèmes avec les fermiers au sujet des couteaux du partage. Des malentendus. Nous avons appris à ne pas en parler. Tu as mérité... il y a des raisons... pour que tu le saches, toi. Je dois seulement te demander de n'en parler à personne, après. —A personne du tout? s'étonna-t-elle. Il fit un petit geste avec ses doigts. — Les Marcheurs du Lac sont tous au courant. Je parle des autres. Des fermiers. Bien que dans ce cas... bref, on y viendra. De façon détournée, apparemment. Elle fronça les sourcils devant ce manque de franchise qui ne lui ressemblait pas. Il prit une profonde inspiration, redressant un peu son dos. —Ce ne sont pas seulement des os humains. Ce sont les nôtres, des os de Marcheurs du Lac. Pas des os de fermiers, et encore moins ceux d'enfants kidnappés, d'accord ? Des os d'adultes. Il le faut, pour leur longueur et leur force. On pourrait penser que les gens... Bref. Les fémurs, d'ordinaire, et parfois les os des bras. C'est pourquoi les étrangers ne sont pas invités à participer à nos pratiques funéraires. L'une des rumeurs les plus exaspérantes a débuté à partir d'aperçus incomplets... Nous ne sommes pas cannibales, ne t'en fais pas ! —À vrai dire je n'avais jamais entendu cette rumeur. — Ça pourrait arriver, si tu restes dans le coin assez longtemps. Elle avait vu des vaches et des cochons se faire abattre, elle pouvait imaginer. Son esprit s'attarda sur les longues jambes de Dag... Non. — C'est forcément un peu répugnant, mais c'est effectué avec respect, avec cérémonie, parce que nous savons tous que ce sera peut-être notre tour la prochaine fois. Tout le monde ne donne pas ses jambes, sinon il y en aurait plus qu'il n'en faut, et certaines ne conviennent pas. Trop jeunes ou trop vieilles, trop fines ou trop fragiles. Je veux donner les miennes, si je meurs assez jeune. A cette pensée, son ventre se noua alors qu'elle n'avait plus de crampes. — Oh. — Mais c'est seulement la structure du couteau, la première moitié de la fabrication. L'autre moitié, ce qui permet de partager la mort avec un être malfaisant, c'est la préparation. (Son sourire fut trop bref pour qu'elle le voie et qu'elle en soit rassurée.) Nous le préparons avec une mort. Une mort choisie, par l'un d'entre nous. Lors de cette étape, le couteau est relié, destiné à un patrouilleur, alors ils sont très personnels, tu vois. Faon se redressa, de plus en plus absorbée et de plus en plus perturbée. —Continue. — Lorsqu'un Marcheur du Lac qui veut donner sa mort à un couteau est sur le point de mourir - blessé sur le champ de bataille sans espoir de guérison, ou à la maison de cause naturelle —, le plus souvent son camarade ou un membre de la famille prend le couteau du partage et le lui plonge dans le cœur. Les lèvres de Faon s'entrouvrirent. — Mais... — Oui, ça nous tue. C'est le but. —Tu veux dire que l'âme des gens entre dans ces couteaux? — Pas l'âme, non ! Je savais que tu demanderais ça. (Il se passa la main dans les cheveux.) C'est une autre rumeur de fermiers. Ça cause tellement de problèmes... Même notre InnéSens ne nous dit pas où va l'âme des gens après leur mort, mais je te promets que ce n'est pas dans nos couteaux. Seulement leur essence mourante. Leur mortalité. Les légendes des Marcheurs du Lac racontent que les dieux ont... enfin, laissons ça de côté pour l'instant. En fait, il y avait une rumeur qu'elle avait entendue. — On dit que vous ne croyez pas aux dieux. — Non, Petite Étincelle. C'est plutôt le contraire. Mais là n'est pas le problème. Ce couteau, dit-il en désignant le manche bleu, est le mien, nous sommes liés. Je l'ai fait faire spécialement pour moi. L'os m'a été donné par une femme du nom de Kauneo, qui a été tuée par un être malfaisant au nord-est du lac Mort. Il y a vingt ans. Nous avons mis longtemps à le dénicher, et il était devenu très puissant. L'être malfaisant n'avait pas trouvé beaucoup d'humains dans ces terres désolées mais il y avait des loups et... enfin. L'autre couteau, celui que tu as utilisé hier, c'était son couteau, relié à elle. La mort de son cœur était en lui. L'os venait d'un de ses oncles. Je ne l'ai jamais rencontré, mais c'était un patrouilleur légendaire à son époque, qui s'appelait Kaunear. Tu n'as sans doute pas eu le temps de le remarquer, mais son nom et la malédiction qu'il a jetée sur les êtres malfaisants étaient gravés sur la lame. Faon secoua la tête. — La malédiction ? — Son choix, ce qui doit être inscrit sur son os. Tu peux demander au fabricant d'y mettre n'importe quel message. Certains écrivent des mots d'amour pour leurs héritiers. Ou de très mauvaises blagues, parfois. Comme ils veulent. Deux messages, en fait. Un côté pour le donneur de l'os, et l'autre pour le donneur de la mort du cœur, qui est inscrit après. Si c'est possible. Faon se dit que le couteau qu'elle avait tenu avait été lentement plongé dans le cœur d'une mourante, peut-être d'une femme comme Mari, par... Qui l'avait fait? Dag? Vingt ans remontaient à terriblement loin - pouvait-il vraiment avoir, disons, quarante ans? — Les morts que nous partageons avec les êtres malfaisants, reprit calmement Dag, sont les nôtres, et aucune autre. — Pourquoi ? demanda Faon, ébranlée. — Parce que ça fonctionne ainsi. C'est comme ça. Parce que nous sommes les seuls à pouvoir le faire, nous et personne d'autre. Parce que c'est notre héritage. Parce que si un être malfaisant, un seul, n'est pas tué lorsqu'il émerge, il continue de grandir. Et de croître. Et de devenir plus fort, plus intelligent et plus difficile à trouver. Et s'il y en a un que nous ne pouvons attraper, alors il grandira jusqu'à ce que le monde ne soit plus que poussière grise, et ensuite il mourra lui aussi. Lorsque j'ai dit que tu avais sauvé le monde hier, Etincelle, je ne plaisantais pas. Cet être malfaisant aurait pu être celui-là. Faon s'étendit à nouveau, serrant les draps sur sa poitrine, réfléchissant à tout ce qu'elle venait d'entendre. Si elle n'avait pas vu l'être malfaisant de si près, senti l'odeur de poussière de roche nauséabonde de son haleine fétide qui s'attardait encore dans ses narines, eh bien, elle n'était pas sûre qu'elle ait pu comprendre tout à fait .Je ne comprends toujours pas. Mais oh, j'y crois! — Il ne nous reste plus qu'à espérer que les êtres malfaisants disparaissent avant les Marcheurs du Lac. Il tenait la pochette sur sa cuisse avec son moignon. Il sortit le couteau au manche bleu. Il le caressa pensivement pendant un moment, puis il se ressaisit et le porta à ses lèvres en fermant les yeux. L'émotion se lisait sur son visage. Il posa le couteau exactement entre lui et Faon, et retira sa main. — Ça nous ramène à hier. —Je l'ai planté dans la cuisse de l'être malfaisant, dit Faon, mais il ne s'est rien passé. — Non. Il s'est passé quelque chose, parce que ce couteau n'était pas préparé, et maintenant il l'est. Faon fit la grimace. —Est-ce qu'il a absorbé sa mortalité, alors ? Ou son immortalité? Non, ça n'a aucun sens. —Non. Ce que je crois (il releva les yeux sous ses sourcils méfiants) - c'est ce que je crois, remarque, je n'en suis pas complètement sûr, il faut que j'en parle avec certaines personnes -, mais je crois que l'être malfaisant venait de voler l'essence de ton bébé et que le couteau l'a reprise. Pas son âme, ne va pas encore t'imaginer des âmes prises au piège - juste sa mortalité. Une mort sans naissance, très étrange. Les lèvres de Faon remuèrent, mais n'émirent aucun son. —Alors voilà où nous en sommes. Le corps de ce couteau m'appartient, parce que Kauneo m'a légué ses os. Mais d'après nos règles, l'essence de ce couteau, sa mortalité, t'appartient, parce que tu es sa plus proche parente. Parce que ton enfant non né, bien sûr, n'a pas pu choisir elle-même. C'est là que les choses deviennent... encore plus compliquées, parce que d'ordinaire personne ne peut décider de donner son essence avant d'être assez âgé pour que son InnéSens soit épanoui, vers quatorze, quinze ans, et plus il est âgé plus le sens est fort. Et, qui plus est, c'était un enfant de fermier. Pourtant, seule ma mort aurait pu préparer ce couteau. C'est... c'est vraiment compliqué, en fait. Même si elle était encore secouée par sa fausse couche, Faon avait cru que toutes les décisions liées à son désastre personnel étaient derrière elle, et avait été reconnaissante de ne plus avoir à en affronter. C'était une sorte de soulagement, enfoui dans la douleur. Apparemment, il ne devait pas en être ainsi. — Pourrais-tu t'en servir pour tuer un autre être malfaisant? Une rédemption, dans toute cette chaîne de douleur? —J'aimerais d'abord l'emporter chez le meilleur fabricant de mon camp. Voir ce qu'il en pense. Je ne suis qu'un patrouilleur. Tout ça dépasse mon expérience et mes compétences. C'est un couteau étrange, il pourrait faire des choses inouïes. Peut-être des choses qu'on ne souhaite pas. Ou bien il pourrait ne pas fonctionner du tout, et, comme tu l'as vu, affronter un être malfaisant avec des outils inefficaces peut s'avérer un peu problématique. — Que devons-nous faire? Que pouvons-nous faire? Il hocha brusquement la tête. — D'un côté, on pourrait le détruire. — Mais ça gâcherait... — Deux sacrifices? Oui. Ce ne serait pas mon premier choix. Mais si tu le souhaites, Etincelle, je le briserai sous tes yeux, et ce sera terminé. Il posa la main sur le manche, le visage figé, mais ses yeux cherchant les siens. Elle retint son souffle. — Non... non, ne fais pas ça. Du moins, pas encore. Sa gorge se serra, et elle continua : — Mais ton peuple? Se soucieront-ils de ce que pense une fermière ? — Dans ce cas-là, oui. (Il roula des épaules, comme si elles lui faisaient mal.) Si tu es d'accord, j'en parlerai d'abord à Mari, mon chef de patrouille, pour voir ce qu'elle en pense. Après ça, on réfléchira encore. — Bien sûr, dit-elle doucement. Il le pense vraiment, que j'ai mon mot à dire. —J'apprécierais que tu t'en charges jusqu'à ce moment-là. — Bien sûr. Il hocha la tête et lui tendit la pochette en cuir, la laissant ranger le couteau. Il prit le sac en lin pour ranger sa prothèse. Ses articulations craquèrent lorsqu'il se releva, et il grimaça. Faon s'enfonça à nouveau dans le matelas et regarda de plus près la lame en os. Les lignes fines et fluides, marron sur la surface pâle de l'os, disaient : Dag, mon cœur marche à tes côtés. Jusqu'à la fin, Kauneo. La Marcheuse du Lac devait avoir écrit cette directive peu de temps avant sa mort, se dit Faon. Elle l'imagina assise dans sa tente, aussi grande et gracieuse que les autres patrouilleuses qu'elle avait aperçues. Une tablette d'écriture posée sur la cuisse même qui finirait, elle le savait, par porter ces mots, si les choses tournaient mal. Avait-elle imaginé le couteau, fabriqué avec son propre os? Imaginé Dag l'utilisant un jour pour boire le sang de son propre cœur ? Faon pensa qu'elle n'avait sûrement jamais dû imaginer de sa vie qu'une jeune fermière stupide pourrait l'avoir entre les mains, noyée dans la plus totale des confusions. Les sourcils froncés, Faon glissa le couteau de partage dans son fourreau, hors de sa vue. Chapitre 6 A la satisfaction de Dag, Faon somnola encore après le déjeuner. Bien, laissons-la dormir et compenser sa perte de sang. Il avait assez de pratique pour évaluer les quantités de sang perdu sur ses vêtements. Lorsqu'il multipliait ce volume par deux, puisqu'elle faisait à peu près la moitié de la taille de la plupart des hommes qu'il avait soignés, il était vraiment heureux que l'hémorragie ait ralenti. En rentrant à la maison après être allé voir la jument baie qui paissait tranquillement dans le pâturage dont il avait réparé la barrière en tirant la grille de la barrière opposée, il trouva Faon réveillée, assise contre le mur. Elle avait les traits tirés et le visage calme, et elle passait des doigts ennuyés dans ses boucles abondantes et emmêlées. Elle leva les yeux sur lui. — Est-ce que tu as un peigne ? Il passa la main dans ses cheveux. — C'est si terrible que ça? Son sourire était trop triste à son goût, même si sa blague ne valait pas davantage. — Pas pour toi. Pour moi. En général, j'essaie de me coiffer, sinon ils s'emmêlent, comme maintenant. —J'en ai un dans ma sacoche, proposa-t-il d'un air ironique. Je crois. Tout au fond. Je ne l'ai pas vu depuis au moins un mois. —Ça, je veux bien le croire. (Ses yeux se plissèrent un peu, puis redevinrent graves.) Pourquoi ne coiffes-tu pas tes cheveux comme les autres patrouilleurs ? Il haussa les épaules. —Je peux faire beaucoup de choses avec une seule main. Me tresser les cheveux n'en fait pas partie. — Quelqu'un ne pourrait-il pas le faire pour toi ? Il s'agita. — Ça ne marche pas si personne n'est là. D'ailleurs, je sollicite assez souvent les faveurs des autres. Elle parut surprise. — La réserve de faveurs est-elle si limitée ? Il cligna les yeux à cette pensée. Alors? Bonne question. Il se demanda si son besoin de se prouver qu'il était capable de se débrouiller seul et de ne pas demander de l'aide - ce qu'on lui avait largement prodigué après sa mutilation - était quelque chose qu'un homme devait dépasser. Les vieilles habitudes ont la vie dure. — Peut-être pas. Je vais regarder à l'étage, voir ce que je trouve. Reste allongée, toi, ajouta-t-il par-dessus son épaule. Elle obéit, même si elle fit une grimace. Il revint avec un peigne en bois qu'il avait trouvé derrière une armoire. Il lui manquait des dents, comme à un vieil homme, mais c'était mieux que rien. Elle se rassit, la pierre chaude mise de côté, un autre signe encourageant. —Tiens, Etincelle, attrape. Il lui lança le peigne et l'observa alors qu'elle levait les mains en l'air, surprise, et le manqua. Elle le regarda avec une curiosité soudaine. — Pourquoi as-tu crié «Regarde» lorsque tu m'as lancé la pochette ? Elle est maligne. — C'est un truc de vieux patrouilleur. Pour les filles - et quelques autres - qui prétendent qu'elles ne savent pas attraper les choses au vol. Souvent, c'est parce qu'elles s'appliquent trop. La main suit l'œil si l'esprit ne l'entrave pas. Si je leur crie d'attraper la balle, ou n'importe quoi, elles la laissent tomber, parce que c'est l'image qu'elles ont dans leur esprit. Si je leur crie de compter les tournoiements, elle leur arrive directement dans la main quand elles ne s'y attendent pas. Et elles me trouvent merveilleux. (Il sourit, et elle fit de même, timidement.) Je ne savais pas si tu avais joué à ce genre de jeux avec tes frères ou pas, alors j'ai choisi la solution la plus sûre. Au cas où ce serait notre seule chance. Le sourire de Faon se transforma en grimace. —Je ne connais que le jeu où ils m'ont jetée dans la mare. Ce qui n'était pas tellement drôle en plein hiver. Elle regarda le peigne d'un drôle d'air, puis commença à démêler l'un des nœuds. Ses cheveux bouclés et soyeux étaient de la couleur de la nuit, et Dag ne put s'empêcher de penser combien ils devaient être doux au toucher. Une autre raison de souhaiter avoir deux mains. Leur odeur, si proche la nuit dernière, lui revint en mémoire. Peut-être ferait-il mieux de retourner voir le cheval. * * * En fin d'après-midi, Faon se plaignit pour la première fois d'avoir trop chaud, ce que Dag prit pour un bon signe. Il prétendit à son tour qu'il étouffait, et installa un siège rembourré sur le sol du perron ombragé. Il l'autorisa à faire les quelques pas qui lui permettraient de l'atteindre. Elle s'installa le dos contre le mur, regardant la vive lumière estivale. Les différentes nuances de vert des champs et des bois leur donnaient un aspect faussement paisible. Le cheval paissait tout au bout du pré. Le bâtiment brûlé ne fumait plus. Des vêtements, les siens et ceux de Dag, séchaient sur la barrière au soleil, et Faon se demanda quand il les avait lavés. Le patrouilleur s'assit à sa gauche, étendit les jambes, bascula sa tête en arrière et soupira sous la caresse de la brise légère. —Je ne sais pas ce qui retient la patrouille, remarqua-t-il après quelques instants, ouvrant les yeux pour regarder le chemin. Ce n'est pas le genre de Mari de se perdre dans les bois. S'ils n'arrivent pas bientôt, il va falloir que j'essaie d'enterrer ces pauvres chiens tout seul. Ils commencent à pourrir. — Des chiens ? Il fit un geste d'excuse. — Les chiens de ferme. Je les ai trouvés derrière la grange hier. Les seuls animaux qui n'ont pas été emportés, apparemment. Je pense qu'ils sont morts en défendant leurs maîtres. Je me suis dit qu'il fallait les enterrer, peut-être quelque part à l'ombre dans les bois. Les chiens devraient aimer ça. Faon se mordit les lèvres, se demandant pourquoi elle avait soudain envie d'éclater en sanglots alors qu'elle n'avait même pas pleuré pour son propre enfant. Il baissa les yeux sur elle, son visage soudain embarrassé. — Chez les Marcheuses du Lac, une perte comme la tienne est une souffrance intime, mais elles ne sont pas seules. Elles ont leur compagnon, peut-être, leurs meilleurs amis, ou leur famille autour d'elle. Et toi, tu es coincée avec moi. (Il baissa la tête nerveusement.) Si tu as besoin de pleurer, crois bien que je ne prendrais pas ça pour un manque de force ou de courage. Faon secoua la tête, les lèvres serrées, l'air malheureux. — Est-ce que je devrais pleurer? —Je ne sais pas. Je ne connais pas les femmes de fermiers. — Ce n'est pas une question d'être fermière, dit-elle en tendant une main serrée. C'est une question d'être stupide. Après quelques instants, il dit d'un ton très neutre: —Tu emploies beaucoup ce terme. Je me demande qui te traitait de la sorte. — Beaucoup de monde. Parce que c'est vrai. Elle baissa les yeux, regardant ses genoux où ses mains trituraient le bas de sa robe. —C'est drôle que je te raconte ça. J'imagine que c'est parce que je ne te connaissais pas avant, et que je ne te reverrai pas. Cet homme avait enlevé ses horribles caillots de sang, après tout. Avant-hier, cette seule pensée l'aurait fait mourir de honte. Elle se rappela la lutte dans la grotte, l'homme-ours... L'haleine mortelle de l'être malfaisant. Que représentait une simple histoire stupide, comparée à ça? Cette fois, il se tut pour la laisser parler. Il avait tout son temps. Elle resta silencieuse un long moment. Dans les champs, quelques insectes de début d'été chantaient dans les herbes. —Je ne voulais pas avoir d'enfant, dit-elle d'une voix plus basse. Je voulais... je voulais autre chose. Et après j'étais tellement effrayée et en colère. Comme un chasseur cherchant son chemin dans les bois avec précaution, il dit: —Les coutumes des fermiers sont différentes des nôtres. On entend des chansons et des histoires plutôt horribles. Ta famille... est-ce qu'elle t'a rejetée ? demanda-t-il en fronçant les sourcils, sans que Faon comprenne pourquoi. Elle secoua vivement la tête. — Non. Ils se seraient occupés de moi et de l'enfant s'il avait fallu. Je ne leur ai pas dit. Je me suis enfuie. Il la regarda d'un air surpris. — D'un endroit sûr ? Je ne comprends pas. —Je ne savais pas que la route serait si dangereuse. Cette femme de Forgeverre l'a bien fait, après tout. Je me sentais capable de le faire, moi aussi. Il retroussa les lèvres et regarda le chemin puis demanda, encore plus calmement: —Est-ce qu'on t'a forcée? — Non ! Je peux innocenter ce stupide Radieux de ce côté-là, au moins. J'en avais envie - pour être honnête, c'est moi qui le lui ai demandé. Ses sourcils se relevèrent un peu, comme si ses épaules se libéraient d'une tension. — Est-ce que les fermiers ont un problème avec ça ? Moi, ça me paraît normal. La femme invite l'homme dans sa tente. Si ce n'est que j'imagine que vous n'avez pas de tente. —J'aurais bien aimé une tente. Un lit. Quelque chose. C'était au mariage de sa sœur, et nous avons terminé dans le champ derrière la grange, dans le noir, cachés dans le blé nouveau, qui, à mon avis, aurait gagné à être plus haut. J'espérais que ce serait romantique et passionné. En fait, c'était plein de moustiques, on a fait ça vite, en essayant d'échapper à ses amis ivres. Ça m'a fait mal, ce à quoi je m'attendais, mais c'était supportable. Je pensais juste que ce serait... mieux. J'ai eu ce que j'ai demandé, mais pas ce que je voulais. Il se frotta les lèvres d'un air pensif. — Qu'est-ce que tu voulais ? Elle prit une grande inspiration, réfléchissant. Plutôt que de s'agiter inutilement, ce qu'elle avait dû faire chez elle. —Je crois... Je voulais savoir. Ce qu'un homme et une femme font ensemble - c'était comme une barrière entre moi et une femme adulte, même si j'avais largement l'âge. — C'est quoi, largement l'âge? demanda-t-il en penchant la tête d'un air curieux. —Vingt ans, dit-elle avec défiance. — Oh, dit-il, et même s'il réussit à dissimuler l'amusement dans sa voix, son regard doré scintilla un peu. Elle aurait pu être ennuyée, mais ses yeux avaient brillé de façon tellement charmante, embellis par ces petites rides au coin de ses yeux. Elle secoua les mains, dépitée, et continua : — C'était comme un grand secret que tout le monde connaissait à part moi. J'en avais assez d'être la plus jeune, la plus petite, toujours l'enfant. (Elle soupira.) Nous étions un peu saouls, en plus. Après un silence morose, elle ajouta: — Il a dit qu'une fille ne pouvait pas tomber enceinte la première fois. Les sourcils de Dag s'élevèrent encore. — Et tu l'as cru ? Toi, une fille de la campagne ? —Je t'ai dit que j'avais été stupide. Je me suis dit que les gens étaient peut-être différents des génisses. Je me suis dit que Radieux en savait peut-être plus que moi. Il ne pouvait guère en savoir moins. Ce n'est pas comme si quelqu'un en avait parlé. A moi, du moins. Et... j'avais mis tant de temps à me décider, je ne voulais pas m'arrêter. Il se gratta la tête. — Eh bien, dans mon peuple, on essaie de ne pas être grossiers devant les jeunes, mais nous tenons à les instruire et à être instruits. Parce qu'il y a des risques à entremêler nos essences. Ce que les jeunes couples font toujours. Il n'y a rien de plus embarrassant que de devoir être secouru par tes amis, ou pire, par ta famille, coincé par inadvertance dans une essence. (Devant l'expression ébahie de Faon, il continua.) C'est un peu comme une transe. On se retrouve absorbé l'un dans l'autre, on oublie de se lever, de manger, de se présenter à l 'appel... Après quelques heures - ou quelques jours -, les besoins du corps nous séparent. Mais c'est plutôt désagréable. Dans un endroit dangereux, ça peut être risqué d'être inconscient de ce qui nous entoure pendant si longtemps. —Oh, dit-elle à son tour, en relevant les yeux sur lui. Tu as déjà... ? — Une fois. Quand j'étais très jeune. (Ses lèvres se plissèrent.) A environ vingt ans. C'est quelque chose qu'on ne laisse pas se reproduire. Nous prenons soin les uns des autres, pour que ce premier enseignement ne tue personne. Quelques jours ?Je crois queje n ai eu que quelques minutes... Elle secoua la tête, ne sachant pas si elle croyait à cette histoire. Ni si elle la comprenait, d'ailleurs. —En fait, ce que Radieux a dit à ce moment-là, ce n'est pas ce qui m'a rendue si furieuse. Peut-être qu'il ne savait pas. Même tomber enceinte ne m'a pas mise en colère, j'étais juste effrayée. Alors je suis allée voir Radieux, parce que je pensais qu'il avait le droit de savoir. D'ailleurs, je croyais qu'il avait de l'affection pour moi, ou peut-être même qu'il m'aimait. Dag avait commencé à dire quelque chose, mais sa dernière remarque l'arrêta. Décontenancé, il lui fit signe de continuer. —Ça a dû arriver à d'autres fermières. Que font les gens dans ce cas-là ? Faon haussa les épaules. — En général, ils se marient. Un peu à la hâte. Les deux familles se réunissent et font bonne figure, et les choses suivent leur cours. Je veux dire, si aucun des deux n'est déjà marié. S'il l'est déjà, ou elle, j'imagine que les choses se compliquent. Mais je ne pensais pas... Je veux dire, j'avais trouvé la force la première fois, je pensais faire pareil la deuxième. »Mais quand je l'ai dit à Radieux... ce n'était pas ce que j'attendais. Je ne pensais pas qu'il serait ravi, mais je croyais qu'il l'accepterait. Après tout, moi, je n'avais pas le choix. Mais (elle prit une profonde inspiration) il semble qu'il avait d'autres projets. Ses parents l'avaient fiancé à la fille d'un homme dont les terres jouxtaient les leurs. Ai-je précisé que la famille de Radieux possédait beaucoup de terrain? Et il est fils unique, et elle fille unique, et c'était prévu depuis des années. Alors j'ai demandé pourquoi il ne me l'avait pas dit plus tôt, et il a répondu que tout le monde était au courant. Pourquoi aurait-il dû le dire, puisque je m'étais donnée à lui sans rien demander, ce sur quoi il avait raison. Mais le fait était qu'il y avait désormais ce bébé, et que ça allait finir par se savoir. Nos parents feraient sûrement en sorte qu'on soit ensemble. Il a dit que non, pas les siens, parce que je n'avais pas de terres. Il a ajouté qu'il demanderait à trois de ses amis de raconter qu'ils m'avaient eue cette nuit-là aussi, et qu'il s'en sortirait. Elle finit cette phrase à toute vitesse, le visage rouge. Elle jeta un coup d'œil à Dag, qui regardait le chemin avec un visage étrangement vide mais ses dents serrées contre sa lèvre inférieure. — Et à ce moment-là, j'ai décidé que ça m'était égal d'être enceinte de jumeaux. Je ne me marierais avec cet imbécile de Radieux pour rien au monde. Elle releva le menton avec un air de défi. — Bien! dit Dag, ce qui l'étonna. Elle le regarda. —Je me demandais que faire de lui, dans toute cette histoire. Maintenant, je pense qu'une peau de tambour serait parfaite. Je n'ai jamais tanné une peau humaine, tu sais, mais ça ne doit pas être bien dur. Il cligna joyeusement des yeux. Un rire spontané s'échappa des lèvres de Faon. — Merci! —Attends ! Je n'ai encore rien fait ! — Non, merci de l'avoir dit. Ce n'était qu'une blague, n'est-ce pas? Elle repensa aux corps allongés dans son sillage la veille et soudain elle n'en fut plus aussi certaine. Les Marcheurs du Lac, après tout... — Ne le fais pas pour de vrai. — Quelqu'un devrait bien s'en charger, pourtant. Il frotta son menton hirsute qui devait le démanger, et elle se demanda si se raser était l'une des choses qu'il ne faisait pas avec une seule main, ou si c'était juste que son rasoir était au fond de sa sacoche avec son peigne. — C'est différent pour nous, continua-t-il. D'abord, on ne peut pas mentir sur de telles choses. Ça se voit dans ton essence, déjà. Ce qui ne veut pas dire que mon peuple ne trouve pas d'autre moyen de se disputer et de se rendre malheureux. (Il hésita.) Je comprends pourquoi sa famille aurait choisi de croire son mensonge, mais qu'aurait fait la tienne ? Est-ce pour ça que tu t'es enfuie ? Elle serra les lèvres, mais réussit à hausser les épaules. — Sans doute pas. Ce n'était pas exactement ça. Mais j'aurais été diminuée. Pour toujours. J'aurais toujours été celle qui... qui avait été complètement stupide. Et si j'avais encore baissé dans leur estime, je pense qu'ils auraient fini par m'ignorer totalement. J'imagine que ça n'a aucun sens pour toi. — Eh bien, non, dit-il lentement. Ou bien si, si j'élargis cela au fait de vivre, tout simplement. Ça me fait penser à un patrouilleur pas si jeune que ça, qui a remué ciel et terre pour réintégrer sa patrouille, faisant valoir que dans les camps, beaucoup de tâches nécessaires pouvaient s'effectuer avec une seule main. Ses motivations n'étaient pas très sensées non plus, à l'époque. — Hum, fit-elle en lui jetant un regard en biais. Je pensais que j'arriverais à me débrouiller avec un bébé, s'il le fallait. C'était me débrouiller avec ce stupide Radieux et avec ma famille qui me paraissait impossible. Avec exactement le même ton distant qu'il avait pris pour s'enquérir de Radieux et du viol, il demanda : —Ta famille était... cruelle avec toi ? Faon le regarda d'un air stupéfait, essayant de deviner ce qu'il s'imaginait. Des coups de fouet? L'enfermement avec seulement du pain et de l'eau ? Cette idée était aussi calomnieuse envers ses pauvres parents débordés et sa chère tante Futée que ce que Radieux avait menacé de dire. Elle se redressa, indignée et mortifiée. — Non! (Après un moment de réflexion, elle nuança son propos.) Enfin, mes frères peuvent être une vraie calamité. Du moins quand ils remarquent mon existence. Justice étant faite, elle revint à l'idée déprimante que quelque chose n'allait pas chez elle. Ce qui était sans doute le cas. — Les frères sont comme ça, parfois. Alors, tu pourrais rentrer chez toi maintenant? Puisqu'il n'y a plus de... (il allait dire « bébé», mais se rattrapa) d'obstacle. —Je suppose, dit-elle d'un air morose. Il fronça les sourcils. —Attends. Tu as laissé un mot, ou tu t'es juste enfuie comme ça? —Je me suis enfuie, plus ou moins. Je veux dire, je n'ai rien écrit. Mais je me suis dit qu'ils verraient que j'avais pris quelques affaires. S'ils y regardaient de près. — Ils doivent être fous d'inquiétude. Ils doivent penser que tu es blessée. Ou morte. Ou enlevée par des bandits. Ou que sais-je, noyée, tombée dans un piège. Tu ne penses pas que ce stu... que Radieux aura tout avoué pour aider aux recherches ? Faon fronça le nez d'un air dubitatif. —Ce n'est pas ce que j'ai imaginé. Pas de la part de Radieux, en tout cas. Désormais soulagée de la panique créée par sa grossesse, elle repensa à la situation déroutante qu'elle avait certainement laissée derrière elle à Bleu-Ouest, et elle se sentit coupable. — Ils doivent te chercher, Etincelle. C'est ce que je ferais, si j'étais ton... Il ravala brutalement le mot qu'il s'apprêtait à dire, quel qu'il soit. Le mâchonna et l'avala, aussi, comme s'il doutait de son goût. —Je ne sais pas, dit-elle, mal à l'aise. Peut-être que si je revenais maintenant, cet idiot de Radieux penserait que j'ai menti. Pour le piéger. Pour sa ferme stupide. —Tu te soucies de ce qu'il pense ? Par rapport à ce que pense ta famille? Elle se voûta. —A une époque, je m'en souciais beaucoup. Il me semblait... il me fascinait. Je le trouvais très beau. (Rétrospectivement, le visage de Radieux lui paraissait rond et fade, et ses yeux bien trop ternes.) Grand... (En fait, il était petit, décida-t-elle. Il était aussi grand que ses frères. Qui arrivaient peut-être au menton de Dag.) Il avait un bon cheval. (Enfin, c'est ce qu'elle croyait avant d'avoir vu les bêtes aux longues jambes que montaient les patrouilleurs. Radieux avait exhibé son cheval, le faisant avancer de biais et à grands pas, prétendant que c'était un cheval indomptable et que seul un expert oserait le monter. Les patrouilleurs montaient avec une assurance si tranquille qu'on ne remarquait même pas comment ils s'y prenaient.) Tu sais, c'est étrange. Plus je m'éloigne de lui, plus il semble... rétrécir. Dag sourit calmement. — Il ne rétrécit pas. C'est toi qui grandis, Etincelle. J'ai vu des progressions semblables, chez les jeunes patrouilleurs. Ils mûrissent vite, parfois, lorsqu'ils doivent être forts ou surmonter une épreuve. Il faut faire quelques ajustements ensuite, sois prévenue. Comme lorsque tu prends vingt centimètres dans l'année et que plus rien ne te va. Elle supposa qu'il avait de quoi étayer ses dires. — C'était ce que je voulais. Etre adulte, exister vraiment, compter. — Ça a marché, dit-il, de façon détournée. — Oui, murmura-t-elle. (Et puis, soudain, le bel édifice s'effondra.) Ça fait mal. — Oui, dit-il simplement en mettant son bras autour de ses épaules et en la serrant contre lui, parce qu'elle n'avait pas versé une larme la nuit précédente ni ce jour-là, mais qu'elle pleurait désormais. ? * * Dag observa le sommet du crâne de Faon. C'était tout ce qu'il voyait alors qu'elle enfonçait son visage contre son torse et se laissait aller au chagrin. Même maintenant, elle étouffait ses sanglots, ce qui la faisait frissonner. Il sut avec certitude qu'elle avait besoin de se laisser aller afin de faire disparaître cette tension qui étouffait son essence. S'il avait dû trouver les mots pour le lui expliquer, il aurait dit que les larmes versées aidaient les déchirements intérieurs à se refermer, mais il n'était pas sûr qu'elle comprenne. Le chagrin et la rage. Il y avait là une érosion de l'esprit qui remontait à plus loin que la mort de son enfant assassinée par l'être malfaisant. Son instinct lui soufflait de la laisser pleurer, mais après un moment son inquiétude se réveilla lorsqu'elle mit ses mains sur son ventre une nouvelle fois, signe que la souffrance physique revenait. — Doucement, murmura-t-il en la serrant de son bras valide. Doucement. Ne te rends pas malade. Tu veux ta pierre chaude ? Elle s'agrippa à sa manche. —Non, marmonna-t-elle. (Elle releva brièvement son visage marbré de blanc et rose là où il n'y avait pas de bleus.) J'ai trop chaud. — D'accord. Elle baissa à nouveau la tête, réussissant à contrôler sa respiration, mais la tension dans son corps ne se relâcha pas. Il se demanda si le fait d'avoir abandonné sa famille sans un mot était si épouvantable, ou si elle ne lui avait pas tout dit. Mais une fois encore, il venait d 'un peuple où chacun était attentif aux autres, des couples liés à une patrouille, elle-même associée à une compagnie et ainsi de suite dans un réseau bien rodé.Jepartirais à ta recherche, Etincelle, sij 'étais ton - et à ce moment-là sa langue avait hésité entre deux termes, aussi perturbants l'un que l'autre: père ou amant. Laisse tomber. Tu ries ni l'un ni l'autre, vieux patrouilleur. Mais il était son seul partenaire ici. Il baissa les lèvres jusqu'à son oreille, nichée entre ses boucles noires, et murmura : — Pense à quelque chose de magnifiquement inutile. Elle releva la tête et renifla, confuse. — Quoi? — Il y a de nombreuses choses absurdes dans le monde, mais toutes ne sont pas tristes. Parfois - à mon avis - ça peut aider de se souvenir des choses gaies. Tout le monde connaît la lumière, même si on l'oublie quand on est dans le noir. Quelque chose (il chercha un terme qu'elle comprendrait) que tout le monde trouve stupide, mais que toi tu trouves merveilleux. Elle resta immobile contre lui pendant un long moment, et il s'apprêtait à marmonner une autre explication, ou bien à abandonner cette tentative complètement idiote, lorsqu'elle dit: — Le laiteron. — Hum ? demanda-t-il en la serrant contre lui pour l'encourager et éviter qu'elle ne prenne cette interrogation pour une objection. — Le laiteron. Ce n'est qu'une mauvaise herbe, et nous devons l'arracher du jardin et des champs, mais je trouve que le parfum de ses fleurs est plus agréable que celui des roses grimpantes de ma tante, qu'elle taille et soigne tout le temps. Plus doux que celui des lilas. Personne ne trouve que ces fleurs sont jolies, mais elles le sont, si on les regarde de près. Roses et complexes. Comme des carottes sauvages, dodues et timides, comme une poignée de minuscules étoiles. Et ce parfum, je pourrais le respirer... (Elle se détendit un peu, se détachant de sa douleur, poursuivant sa vision.) À l'automne, il fait des cosses, toutes ridées et laides, mais quand on les ouvre, une soie magnifique s'en échappe. Les insectes des laiterons en font des maisons et des garde-manger. Ce ne sont pas des insectes nuisibles. Ils ne mordent pas, ils ne mangent rien d'autre. Ils ont des ailes orange vif avec des bandes noires, et des pattes noires et brillantes... Ça chatouille, quand ils rampent sur ta main. Pendant un temps, j'en gardais quelques-uns dans une boîte. Je leur donnais des graines de laiteron, et je les faisais boire sur un tissu humide. (Le sourire qui était né sur ses lèvres disparut à nouveau.) Jusqu'à ce qu'un de mes frères ne renverse ma boîte, et que maman m'oblige à les jeter. C'était l'hiver à ce moment-là. — Hmm. Eh bien, ça avait fonctionné, jusqu'à ce qu'elle arrive à la fin. D'ailleurs, son corps se détendait, et les derniers tremblements s'espaçaient. —A ton tour, dit-elle, à sa grande surprise. Elle appuya sur son torse avec un doigt soudain déterminé. —Je t'ai parlé de ma chose inutile, maintenant c'est à toi. — Ça me paraît juste, admit-il. Mais je ne pense... Et soudain il trouva. Oh!Il resta silencieux quelques instants. —Je n'ai pas repensé à ça depuis des années. Il existe un endroit où nous allions - où nous allons toujours, d'ailleurs - chaque été et chaque automne. C'est un camp de rassemblement, au lac Hickory, à environ deux cent cinquante kilomètres au nord-est d'ici. On y trouve des noix, des baies de sureau et une sorte de racine de nénuphar, qui est un de nos produits de base, qu'on récolte et qu'on plante en une même opération. Les Marcheurs du Lac sont aussi des fermiers, à leur manière, Etincelle. Une grande partie du travail se fait dans l'eau, mais c'est amusant, quand on est un enfant qui aime nager. Je peux peut-être te montrer... Enfin. J'avais, oh... peut-être huit ou neuf ans, et on m'avait envoyé dans une barque chercher des baies sur le rivage, derrière les îles. Je ne me souviens plus pourquoi j'étais tout seul ce jour-là. Le lac Hickory s'assoit sur un sol argileux qui a tendance à être boueux et marron la plupart du temps, mais dans les canaux tranquilles, l'eau est d'une clarté magnifique. »Je voyais le fond, l'eau était claire comme du cristal de Forgeverre. Les herbes aquatiques s'enroulaient les unes autour des autres comme des plumes vertes ondulées. Et à la surface flottaient ces feuilles de nénuphar, mais pas ceux dont nous mangeons les racines. Sauvages, sans utilité précise, elles poussaient simplement là, sans doute depuis une époque où les Marcheurs du Lac n'existaient même pas. D'un vert profond, avec une bordure rouge et de fines lignes rouges courant le long de la tige dans l'eau. Et leurs fleurs venaient juste de s'ouvrir, et elles flottaient là comme des rayons de soleil, aussi blanches que... que rien de ce que j'avais pu voir auparavant, leurs pétales translucides veinés comme les ailes laiteuses des libellules, scintillantes à la lumière et reflétant l'eau. Avec un cœur doré, lumineux et poudré, comme s'il y avait eu des fleurs à l'intérieur de la fleur, dans une sorte de spirale éternelle. J'aurais dû être en train de ramasser des baies, mais je suis resté penché par-dessus bord à les regarder, pendant une heure peut-être. A regarder l'eau et la lumière danser autour d'elles, célébrant leur beauté. Je ne pouvais les quitter des yeux. (Sa respiration se fit soudain difficile.) Plus tard, dans des endroits arides, le souvenir de cette heure m'a donné le courage d'avancer. Une petite main hésitante se leva et toucha son visage, craintive. Elle suivit de son doigt le sillon laissé par les larmes sur ses joues. — Pourquoi pleures-tu ? Plusieurs réponses lui traversèrent l'esprit : Je ne pleure pas, ou je nefais que subir les répercussions de ton essence, ou je dois être plusfatigué que je le pensais. Deux d'entre elles étaient sans doute vraies. Mais il parvint à exprimer la vérité. — Parce que j'avais oublié les nénuphars. Il posa les lèvres sur le dessus de sa tête, laissant son odeur s insinuer dans son nez et sa bouche. — Et tu m'as fait m'en souvenir. — Est-ce que ça fait mal ? — Dans un sens, oui. Mais dans le bon sens. Elle se recroquevilla, pensive, l'oreille appuyée contre son torse. — Hum? Le parfum de ses cheveux lui rappelait à la fois celui du foin coupé et du pain frais, sans être vraiment ni l'un ni l'autre, mélangé avec l'exhalaison de son corps doux et chaud. De fines gouttelettes de transpiration brillaient sur sa lèvre supérieure dans la chaleur de l'après-midi. L'idée de lécher la moiteur de son visage et d'explorer longuement le goût de sa bouche lui traversa l'esprit. Il fut soudain ardemment conscient de son bras autour de la jeune femme. Et combien l'intimité de cet instant semblait réchauffer son bas-ventre. Si tu as encore un cerveau, vieux patrouilleur, laisse-la partir. Maintenant. Ce n'était ni le bon endroit, ni le bon moment. Ni la bonne partenaire. Il avait trop ouvert son InnéSens au contact du sien. C'était très dangereux. En fait, pour faire la liste de tout ce qui n'allait pas dans ce désir, il aurait fallu qu'il reste là, à la tenir enlacée pendant toute une heure, ce qui serait une erreur. Une terrible erreur. Il prit une profonde inspiration et leva son bras à contrecœur, le retirant malgré lui de ses épaules tièdes. Elle eut un gémissement déçu et se releva, clignant des yeux d'un air ensommeillé. — Il fait de plus en plus chaud, dit-il. Il vaudrait mieux que je m'occupe de ces chiens. La main de Faon s'attarda sur sa chemise, retombant lorsqu'il se mit debout en faisant craquer ses articulations. — Ça va aller, si tu restes ici à te reposer un peu ? Non, ne te lève pas... —Apporte-moi le panier à couture, alors. Et ta chemise sur la barrière, si elle est sèche. Je n'ai pas l'habitude de rester assise sans rien faire. —Ce ne sont pas tes vêtements. —Ce n'est ni ma maison, ni ma nourriture, ni mon eau, ni mon lit, dit-elle en repoussant les boucles devant ses yeux. — Ils te sont redevables pour l'être malfaisant, Etincelle. Cette ferme et tout ce qu'il y a à l'intérieur. Elle remua les doigts et le regarda d'un air sévère qui l'attendrit. —Très bien. Le panier. Mais ne va pas t'agiter pendant que je ne suis pas là, tu m'entends ? — L'hémorragie a vraiment ralenti, dit-elle. Peut-être qu'elle s'arrêtera bientôt. —Je l'espère. Il acquiesça d'un hochement de tête et rentra chercher le panier. * * * Faon regarda Dag s'éloigner derrière la grange et baissa les yeux sur sa chemise déchirée. Puis elle inspecta le panier à la recherche de tâches simples qu'elle pourrait réussir. C'était délicat de vouloir continuer la besogne d'une autre femme, mais les vêtements les plus abîmés et déchirés ne risquaient pas grand-chose. Cette robe tachée de petite fille, par exemple... Elle se demanda combien de personnes avaient vécu ici et où elles étaient parties. Cela la perturbait de penser qu'elle raccommodait peut-être les vêtements de quelqu'un qui n'était plus en vie. Environ une heure plus tard, Dag réapparut. Il s'arrêta près du puits et arracha sa chemise sale et étriquée pour la laver une nouvelle fois avec un morceau de savon brun. Elle en déduisit que l'enterrement avait dû être une tâche pénible, répugnante et malodorante. Elle n'arrivait pas à imaginer comment il avait pu se débrouiller pour creuser avec une seule main, sinon en ayant procédé lentement. Il n'eut aucun mal à hisser le seau hors du puits et à le vider dans l'abreuvoir. Il finit par plonger la tête dedans et s'ébrouer comme un chien. Il n'avait rien pour se sécher, mais l'humidité rafraîchissante sur sa peau devait être la bienvenue. Elle s'imagina lui séchant le dos, ses doigts glissant sur ses longs muscles. En parlant de s'occuper les mains... Ça n'avait pas semblé le déranger qu'elle lui lave la main la veille, mais c'était pour des raisons médicales. Elle avait aimé la forme de sa main, ses doigts longs, ses ongles coupés court, sa force. Il s'assit sur le perron, acceptant sa chemise avec un sourire de remerciement, la remit et en remonta les manches. Le soleil descendait vers le sommet des arbres, à l'ouest, là où le chemin disparaissait dans les bois. Il s'étira. —Tu as faim, Etincelle ? Il faut que tu manges. — Un peu, dit-elle en repoussant le panier à couture sur le côté. Toi aussi, tu devrais manger. Peut-être pourrait-elle s'asseoir à table et l'aider à préparer le repas, cette fois. Il se redressa subitement, les yeux rivés sur le chemin. Une minute plus tard, le cheval à l'autre bout du champ releva la tête, les oreilles dressées. Un instant après, un groupe disparate émergea d'entre les arbres. > Il compta quatre hommes, l'un montant un cheval de trait, les autres à pied, quelques vaches attachées à une corde, et une demi-douzaine de moutons bêlants qu'un grand gars armé d'un bâton maintenait groupés à l'aide d'un chapelet de menaces... — On dirait que certains reviennent chez eux, dit Dag. (Il plissa les yeux, mais ne vit aucune autre silhouette sortir des bois.) Aucun patrouilleur dans le coin. Nom d'un chien! Silencieux, sans quitter des yeux les hommes et les animaux au loin, il baissa sa manche gauche et la laissa pendre sur son moignon. Mais pas la manche droite, remarqua Faon. Tout amusement disparut de son visage osseux, de nouveau fermé et attentif. Chapitre 7 Faon se rendit compte que les gens de la ferme les avaient vus à la façon dont ils s'arrêtèrent et les regardèrent, les jaugeant. Le vieil homme filiforme sur le cheval resta en arrière. Sous son regard attentif, le garçon enleva quelques piquets de la barrière pour faire entrer les vaches et les moutons dans le champ. Les premiers animaux s'éparpillèrent en beuglant d'un ton plaintif, puis se mirent à brouter goulûment, imités docilement par le reste du cheptel. Les trois hommes adultes avancèrent lentement vers la maison, s'agrippant à leurs outils comme à des armes: une fourche, une pioche, un gros couteau étincelant. — Si ces types habitent ici, ils ont probablement passé de très mauvaises journées, c'est manifeste, dit Dag en guise d'avertissement ou de simple observation, Faon n'aurait su le dire. Reste tranquille jusqu'à ce qu'ils soient sûrs que je ne suis pas dangereux. — Comment pourraient-ils penser ça? demanda Faon avec indignation. Elle se redressa contre le mur, serrant les pans de sa robe trop grande autour d'elle, et fronça les sourcils. — Eh bien, il y a eu de drôles histoires par ici. Des bandits se faisant passer pour des patrouilleurs, dans le passé. D'habitude, nous laissons les bandits à leurs camarades fermiers, mais ceux-là, on les pend haut et court, quand on leur met la main dessus. Les fermiers ne font pas toujours la différence. Je pense qu'il n'y aura pas de problèmes avec ceux-là, lorsqu'ils seront un peu moins nerveux. Dag resta assis sur le perron tandis que les hommes approchaient, mais il se redressa lui aussi. Il leva la main droite à sa tempe en signe de bienvenue ou simplement pour se gratter la tête, mais dans un geste qui, en tout cas, n'avait rien de menaçant. — Bonsoir, dit-il d'une voix rauque. Les hommes avancèrent encore, visiblement prêts à bondir à la première provocation. Le plus vieux, un type costaud avec quelques cheveux gris et une fourche à la main, avançait en tête. Il regarda Faon d'un air stupéfait. Elle lui sourit en lui faisant un petit signe de la main. Provisoirement poli, l'homme lui répondit par un « Bonsoir». Il planta la pointe de sa fourche et continua d'une voix sévère. — Qui êtes-vous ? Et que faites-vous ici ? Dag hocha la tête. —J'appartiens à la patrouille des Marcheurs du Lac de Mari Aile Rouge. On nous a appelés à l'aide dans le sud il y a quelques jours pour s'occuper de votre spectre. Voici Mlle Charpré. Elle a été enlevée sur la route hier par le spectre que je chassais, et elle a été blessée. J'espérais trouver du monde pour l'aider ici, mais vous étiez tous partis. Pas de votre plein gré, visiblement. Il avait laissé de côté tout un tas de détails, pensa Faon. — Prébleu, corrigea-t-elle. Je m'appelle Faon Prébleu. Dag la regarda par-dessus son épaule, les sourcils levés. —Ah, soit. Faon essaya d'alléger l'humeur des fermiers en s'exclamant vivement : —Vous vivez ici ? —Ouaip, dit l'homme. —Contente que vous soyez revenus. Est-ce que tout le monde va bien ? Une expression de soulagement se lut sur le visage inquiet. — Oui, dit dans un souffle leur porte-parole épuisé. Dieu merci, aucun d'entre nous n'a été tué par ces, ces... choses. — Nous y avons échappé de peu, marmonna un type brun qui semblait être le frère ou le cousin de l'homme costaud. Un homme plus jeune aux cheveux roux et chatoyants et aux taches de rousseur se glissa à la gauche de Dag, fixant sa manche de chemise vide. Dag feignit de ne pas s'en rendre compte, mais Faon crut le voir redresser les épaules. — Hé, tu ne serais pas ce Dag que tous les patrouilleurs recherchent ? s'écria-t-il. Ils ont dit qu'on ne pouvait pas te manquer : une grande asperge aux cheveux coupés court, des yeux dorés brillants et la main gauche en moins. Il hocha la tête avec conviction en observant l'homme sur le perron. La voix de Dag se fit soudain plus spontanée et curieuse. —Vous avez vu ma patrouille ? Où sont-ils ? Est-ce qu'ils vont bien ? Je pensais qu'ils me trouveraient rapidement. L'homme aux cheveux roux prit une expression ironique. — Dispersés entre Forgeverre et ce grand trou noir dans les collines que ces fous essayaient de nous faire creuser, j'imagine. A ta recherche. En voyant que tu n'étais toujours pas à Forgeverre ce matin, cette vieille dame effrayante a dit qu'elle avait peur que tu sois mort quelque part dans un fossé. Quatre patrouilleurs différents m'ont fait répéter ta description avant de nous laisser partir. Dag sourit devant cette description de la personne qui était, supposa Faon, son chef de patrouille, Mari. Une fois la barrière refermée, le garçon et le vieil homme maigre à la barbe grise sur le cheval rejoignirent le petit groupe pour écouter et regarder. L'homme robuste reprit sa fourche, mais sans les menacer. —Tous les autres patrouilleurs disaient que tu devais avoir tué le spectre. Ils disaient que c'était pour ça que tous ces monstres, les hommes de vase, comme ils les appellent, se sont enfuis comme ça hier soir. — Plus ou moins, dit Dag. (D'un geste de la main, il éluda la question, peut-être dans l'intention de ne pas donner de précisions.) Vous avez raison d'être prudents. Il doit toujours y avoir quelques bandits dans les environs. Les gens de Forgeverre devront s'en occuper. Tous les hommes de vase qui ont échappé à ma patrouille ou à celle de Chato vont sans doute courir comme des idiots dans les bois pendant quelque temps, jusqu'à ce qu'ils meurent. J'en ai éliminé deux hier, mais je sais qu'au moins quatre autres se sont enfuis dans les broussailles. Ils ne vous attaqueront plus désormais, mais c'est toujours dangereux de les surprendre ou de les acculer, comme n'importe quel animal sauvage malade. Le repaire de l'être malfaisant - du spectre - se trouvait dans les collines à environ douze kilomètres à l'est d'ici. Vous avez eu de la chance d'échapper à son attention avant ça. —On dirait bien que vous n'y êtes pas parvenus, vous, par contre, dit le costaud en fronçant les yeux devant leurs bleus et leurs griffures. Il se tourna vers le garçon dégingandé. —Allez, Tad, va chercher ta maman. Le garçon hocha la tête et reprit le chemin vers les bois. — Que s'est-il passé ici ? demanda Dag. Cette question provoqua un torrent de récits passionnés, chaque homme interrompant l'autre pour confirmer ou infirmer ses dires. Vingt, ou peut-être trente hommes de vase étaient sortis des bois environnants quatre jours auparavant, brutalisant et terrifiant les habitants de la ferme, puis les menant à pied à trente kilomètres au sud-est de là, dans les collines. Les hommes de vase avaient réussi à contrôler le groupe simplement en prenant les trois plus jeunes enfants et en menaçant de leur exploser le crâne sur le premier arbre venu si quiconque essayait de résister. Ce détail coupa le souffle de Faon, tandis que le visage de Dag était plus dénué d'expression que jamais. Ils étaient finalement arrivés dans un camp rudimentaire où se trouvaient déjà une vingtaine d'autres prisonniers, pour la plupart des victimes de bandits de grand chemin dont certains étaient détenus depuis des semaines. Là, les hommes de vase, difficilement contrôlés par quelques bandits, semblaient décidés à faire creuser un trou mystérieux à leurs nouveaux esclaves. —Je ne comprends pas le but de ce trou, dit le jeune gaillard trapu, qui semblait être le fils aîné du fermier à la barbe grise et visiblement le chef de la ferme, dont le nom de famille était Montegué. Le grand-père filiforme semblait grincheux et perturbé, mais cela paraissait être antérieur à l'attaque de l'être malfaisant, déduisit Faon de la manière familière mais néanmoins aimable avec laquelle tout le monde accueillait ses lamentations. — L'être malfaisant - le spectre - essayait sans doute d'exploiter un gisement. Il grandissait à toute vitesse. — Oui, mais le trou ne convenait pas pour une mine, dit l'homme aux cheveux roux, Sassa. Il s'avéra être un beau-frère de la maison, présent ce jour-là pour aider à porter des bûches. Il semblait moins secoué que les autres, peut-être parce que sa femme et son bébé étaient à l'abri à Forgeverre et avaient échappé à ces terribles mésaventures. — Déjà, ils n'avaient pas assez d'outils, jusqu'à ce que les hommes de vase apportent ce qu'ils avaient volé ici. Ils faisaient creuser les prisonniers à mains nues et ils mettaient la terre dans des sacs confectionnés avec leurs vêtements. C'était une sacrée pagaille. — Du moins au début, avant que le spectre ait trouvé quelqu'un qui sache comment s'y prendre, dit Dag. Plus tard, quand tout sera revenu à la normale, vous devriez faire explorer le site par de vrais mineurs. Il doit y avoir quelque chose de valeur là-dessous. L'être malfaisant n'a pas pu se tromper sur ce point. A cet endroit, je parierais pour un filon de fer ou de charbon, et il y aurait peut-être eu une forge ensuite, mais ça aurait pu être tout et n'importe quoi. —Je me demandais s'ils ne voulaient pas déterrer un autre spectre. Il paraît qu'ils sortent de la terre. Dag haussa les sourcils et regarda l'homme d'un autre œil. — C'est une idée intéressante. Mais quand deux spectres émergent à proximité, ce qui n'arrive heureusement pas souvent, ils commencent en général par s'attaquer. —Ça vous arrange bien, vous, les Marcheurs du Lac, non ? — Non, malheureusement. Parce que le vainqueur devient plus fort. C'est plus facile de les abattre un par un. Faon essaya d'imaginer une créature plus forte et plus effrayante que celle qu'elle avait affrontée la veille. Quand on est déjà si terrifié que son corps peut à peine le supporter, quelle différence cela fait-il s'il y a encore quelque chose de pire? Elle se demanda si cela expliquait quelque chose au sujet de Dag. Un mouvement au bout du chemin attira son regard. Un autre cheval de trait sortit des bois et trotta pesamment jusqu'à la cour de la ferme, monté par une femme d'âge mûr et le garçon dégingandé. Ils s'arrêtèrent de l'autre côté du puits, la femme fixant quelque chose du regard, puis ils les rejoignirent. Sassa, le rouquin, soit plus loquace soit plus observateur que sa belle-famille, terminait son récit du tumulte inexplicable qui avait eu lieu la veille au camp : la fuite soudaine et la folie des hommes de vase, suivies, à peine une demi-heure plus tard, par l'arrivée au crépuscule d'une patrouille de Marcheurs du Lac très déconcertée. Ils étaient accompagnés par tout un groupe d'amis et de parents bouleversés des prisonniers, venant de Forgeverre et de ses environs. Les laissant s'occuper les uns des autres, les patrouilleurs étaient retournés à leurs affaires, qui semblaient tourner autour de la nécessité de tuer le plus d'hommes de vase possible et de retrouver leur mystérieux Dag, qu'ils semblaient tenir pour responsable de cet étrange revirement de situation. Dag frotta son menton mal rasé. — Hum. Je suppose que Mari et Chato ont dû croire que ce camp était le repaire. Sans doute en suivant les traces des bandits que nous avions attaqués la veille. Cela explique où ils se trouvaient hier toute la journée. Et une bonne partie de la nuit, semble-t-il. — Oh oui, dit le costaud. Des gens sont entrés dans Forgeverre toute la nuit et encore ce matin, des vôtres et des nôtres. La fermière glissa de son cheval et resta debout à les écouter, inspectant sa maison des yeux, Dag, et surtout Faon. Celle-ci déduisit des propos des hommes qu'elle devait être celle qu'ils appelaient Petti. A en juger par ses quelques cheveux gris, elle avait le même âge que son mari, et elle était aussi mince qu'il était épais, rude et vigoureux, bien qu'ayant l'air fatigué. Elle s'avança. —A qui est tout ce sang dans le lavoir près du puits ? Dag la salua poliment de la tête. —C'est celui de Mlle Ch... Prébleu pour la plupart, madame. Je m'excuse d'avoir volé votre linge. Je jette un seau d'eau dessus chaque fois que je passe devant. J'essaierai de le laver avant que nous partions. Nous, pa s je, remarqua immédiatement Faon, avec soulagement. — Pour la plupart? demanda la femme en lui jetant un coup d'œil de côté. Comment s'est-elle blessée? — C'est à elle de le raconter, madame. Son visage resta impassible pendant un instant. Elle regarda Faon, puis Dag à nouveau, remarquant sa manche vide. —Vous avez vraiment tué le spectre qui a fait tout ça ? Il hésita brièvement avant de répondre, de façon précise mais concise. — Oui, nous l'avons tué. Elle inspira et poussa un petit grognement. — Ne vous embêtez pas avec ma lessive. Quelle idée! Elle se retourna vers les hommes. — Qu'est-ce que vous faites tous là à papoter ou à rester bouche bée comme un tas de cornichons ? Il y a du travail à faire avant qu'il fasse nuit. Foal, va traire ces pauvres vaches, si la peur n'a pas tari leur lait. Sassa, va chercher du bois, si ces voleurs en ont laissé un peu, et sinon va en couper. Jay, répare ce qui peut l'être, et garde pour demain ce qui nécessite des outils. Tad, aide ton grand-père avec les chevaux, et puis reviens ranger à l'intérieur. Dépêchez-vous tant qu'il fait encore jour! Ils s'éparpillèrent tous. — Les hommes de vase n'ont pas trouvé votre cave, dit Faon obligeamment en se relevant. Sa tête parut se vider, ses tempes battant désagréablement. Elle ne perdit pas complètement connaissance, mais des ombres se mirent à bouger autour d'elle, et elle eut à peine conscience d'un mouvement brusque: une main puissante et un bras tronqué l'attrapant et la traînant à l'intérieur. Elle cligna des yeux. Elle était à nouveau sur le matelas en plumes, avec deux visages penchés au-dessus d'elle, celui de la femme, inquiet et méfiant, celui de Dag, soucieux et... tendre ? Cette pensée la surprit et elle cilla à nouveau, essayant de revenir à la raison. —Allongée, Etincelle, disait-il. Tu étais mieux allongée. Il repoussa une mèche trempée de sueur de ses yeux. — Que t'est-il arrivé, ma petite fille? demanda Petti. —Je ne suis pas une petite fille, marmonna-t-elle. J'ai vingt ans. — Les hommes de vase l'ont frappée hier. (Le regard intense de Dag semblait lui demander la permission de continuer, et elle haussa les épaules en signe d'assentiment.) Elle a perdu un embryon de deux mois. Elle a beaucoup saigné, mais apparemment ça s'est calmé à présent. J'aurais aimé qu'une des femmes de ma patrouille soit là. Vous vous y connaissez en problèmes de grossesse, madame ? — Un peu. Il faut qu'elle reste allongée si elle a beaucoup saigné. —Comment savoir si elle... si une femme va s'en sortir, après ça? — Si les saignements s'arrêtent au bout de cinq jours, il y a de grandes chances que les choses se remettent en place à l'intérieur, s'il n'y a pas de fièvre. Dix jours au grand maximum. Un embryon de deux mois, c'est une question de chance. Après trois mois, ça devient plus dangereux. — Cinq jours, répéta-t-il, comme s'il mémorisait ce nombre. Bien, alors ça va encore. De la fièvre... ? Il secoua la tête et se releva, grimaçant en se frottant le bras gauche, et suivit du regard celui de la femme inspectant sa cuisine. En s'excusant d'un signe de tête, il enleva sa prothèse de la table, l'empaqueta et la posa au bout du matelas. — Qu'est-ce qui vous a fait ça ? — Un certain nombre de choses au fil des années, répondit-il vaguement. Si ma patrouille ne nous trouve pas demain, j'aimerais emmener mademoiselle Prébleu à Forgeverre. Je dois faire mon rapport. Pourra-t-on nous prêter un chariot? La femme hocha la tête. — Plus tard. Les filles devraient l'amener demain en revenant. Apparemment, les autres femmes et les enfants de la famille Montegué étaient restés en ville avec la femme de Sassa, mettant de l'ordre dans leurs biens et attendant que leurs hommes leur donnent des nouvelles rassurantes. — Est-ce qu'elles referont le voyage, après ? — Peut-être. Ça dépend. Elle se gratta la nuque, regardant autour d'elle comme si des centaines de choses réclamaient son attention et qu'elle ne pouvait en gérer qu'une dizaine, ce qui, pensa Faon, était probablement le cas. — Que puis-je faire pour vous, madame? demanda Dag. Elle le regarda comme si sa proposition l'avait prise au dépourvu. —Je ne sais pas encore. Tout est sens dessus dessous. Attendez là. Elle quitta la cuisine pour jeter un coup d'œil à sa maison. — Elle ne sera pas tranquille tant qu'elle n'aura pas remis les choses en ordre, chuchota Faon. —C'est ce que je me disais. Il se pencha et ramassa la pochette des couteaux, posée à la tête de la paillasse. Faon réalisa seulement à ce moment-là à quel point il avait pris garde à ne pas la regarder en présence de la femme. — Peux-tu cacher ça quelque part ? Faon hocha la tête et se releva - lentement — pour ouvrir son sac de couchage, posé aux pieds de la paillasse. Sa jupe, sa chemise de rechange et ses sous-vêtements étaient posés sur la seule jolie robe qu'elle avait emportée pour chercher du travail, la nuit où elle s'était enfuie en toute hâte. Elle y fourra la pochette et roula à nouveau son sac de couchage. Il la remercia d'un geste du chef. — Mieux vaut ne pas parler du couteau à ces gens-là, à mon avis. Ça pourrait être gênant. Celui-ci encore plus que les autres. J'aimerais que Mari soit là, ajouta-t-il à mi-voix. Ils entendaient les pas rapides de la fermière sur le plancher au-dessus d'eux, et, de temps à autre, des gémissements de consternation — « Mes pauvres fenêtres ! » —J'ai remarqué que tu avais passé sous silence une grande partie de ton histoire, dit Faon. — Oui. J'apprécierais que tu en fasses autant. —J'ai promis, non ? Je ne veux surtout pas parler de ce couteau à n'importe qui. — S'ils posent trop de questions, ou abordent des terrains trop délicats, interroge-les sur leurs problèmes. En général ça détourne la conversation, surtout lorsqu'ils ont autant de choses à raconter que maintenant. —Ah, alors c'était ce que tu faisais dehors! En y repensant, elle revoyait comment Dag avait réussi à changer de sujet, ce qui leur avait permis d'en apprendre beaucoup sur les malheurs des Montegué, alors que ceux-ci n'avaient reçu que très peu d'informations en retour. — Encore un truc de patrouilleur? Il sourit. — Plus ou moins. La femme redescendit au moment où son Fils Tad revenait de la grange et, après un moment de réflexion, elle l'envoya ramasser avec Dag le verre brisé et ranger la maison. Elle observa sa cuisine et descendit dans sa réserve à la cave, d'où elle remonta avec quelques bocaux pour le dîner, apparemment plus rassurée. Après les avoir posés en rang sur la table - Faon la voyait presque compter le nombre d'estomacs et organiser le repas dans sa tête -, elle se retourna vers Faon en fronçant les sourcils. — Il va falloir qu'on te trouve un vrai lit. Je pense qu'on va t'installer dans la chambre de Linotte, une fois que Tad aura enlevé le verre. A part ça, elle n'est pas en trop mauvais état. (Puis, après une pause, elle reprit à voix basse.) Ce patrouilleur a dit la vérité sur toi ? — Oui, répondit Faon. Le visage de la femme se plissa avec méfiance. — Parce que je sais que ce n'est pas un homme de vase qui lui a griffé comme ça le visage. Faon lui jeta un regard vide. — Oh! Ces griffures-là! Je veux dire, oui, c'était moi, mais c'était un accident. Au début, je l'ai pris pour un autre bandit. Mais j'ai vite compris mon erreur. — Les Marcheurs du Lac sont de drôles d'individus. Ils font de la magie noire, à ce qu'on dit. Faon réussit à se hisser sur un coude et répondit énergiquement : —Vous devriez leur en être reconnaissante. Parce que les spectres sont bien plus noirs encore. J'en ai vu un hier. Plus proche que vous ne l'êtes de moi. Quoi que les patrouilleurs doivent faire pour les éliminer, moi ça me va ! Les pensées de Petti parurent s'assombrir. — Est-ce que c'est - est-ce que c'est ce spectre qui t'a... — Qui m'a fait faire une fausse couche? — Oui. Parce qu'en général les filles ne perdent pas leur bébé juste en se faisant frapper, ou en tombant dans l'escalier, ou quelque chose comme ça. Même si j'en ai vu certaines essayer. Elles finissent seulement avec quelques bleus, la plupart du temps. — Oui, répondit sèchement Faon en se recouchant. C'était le spectre. Ces questions étaient-elles trop précises ? Pas encore, décida-t-elle. Même Dag avait fourni quelques explications, suffisamment pour satisfaire leur curiosité sans provoquer d'autres questions. — Il était affreux. Encore plus que les hommes de vase. Les spectres tuent tout ce qu'ils touchent, apparemment. Vous devriez aller voir son repaire, plus tard. Les bois sont morts à deux kilomètres à la ronde. Je ne sais pas combien de temps il leur faudra pour repousser. — Hum. (Petti entreprit d'ouvrir les bocaux, les reniflant pour s'assurer qu'ils étaient encore bons et repêchant la cire pour la rincer et la réutiliser plus tard.) Ces hommes de vase étaient horribles. La veille du jour où on nous a emmenés au camp, il y avait une femme avec un enfant malade qui est allée les voir pour les supplier de la laisser aller chercher de l'aide. Elle a essayé de les convaincre en pleurant et en gémissant. A la place, ils ont tué son petit garçon. Et ils l'ont mangé. Elle était dans un état, quand nous sommes arrivés... Tout le monde était mal. Même les bandits, qui à mon avis n'avaient plus toute leur tête, ne se sentaient pas très bien non plus à cause de ça. Faon frissonna. — D'après Dag, les hommes de vase mangent les gens. Je n'étais pas sûre de le croire. Jusqu'à... après. (Elle haussa les épaules.) Les Marcheurs du Lac chassent ces créatures. Ils les cherchent. — Hum. La femme fronça les sourcils en essayant de préparer le repas comme d'habitude, malgré la disparition de ses ustensiles et récipients. Mais elle improvisa et continua, comme Faon l'avait fait. Après un instant, elle ajouta, de l'autre côté de la pièce : — Il paraît que les Marcheurs du Lac peuvent ensorceler l'esprit des gens. — Écoutez bien. (Faon se releva encore sur un coude, en se renfrognant.) Je le répète, ce patrouilleur m'a sauvé la vie hier. Au moins deux fois. Non, trois fois, parce que je me serais vidée de mon sang dans les bois en essayant de retrouver mon chemin s'il était mort dans la bataille. Il a combattu cinq de ces hommes de vase! Il a pris soin de moi la nuit dernière lorsque la douleur m'empêchait de bouger, et a enlevé les caillots de sang sans se plaindre une seule fois, et il a nettoyé votre cuisine et il a réparé votre barrière et il a enterré vos chiens dans les bois ombragés, et rien ne l'obligeait à faire tout ça. {Et son cœur se brise au souvenir de nénuphars.) J'ai vu cet homme faire plus de bien en une journée avec une seule main que n'importe qui d'autre avec ses deux mains en une semaine. Ou de toute sa vie. S'il m'a ensorcelée, alors il s'est donné du mal pour y arriver! La fermière avait les deux mains levées comme pour se protéger de cette tirade virulente, mais elle riait à moitié. —Arrête, arrête, je me rends, ma petite! — Pfff, fit Faon en s'affalant à nouveau. Ne me sortez plus de ces «il paraît»! — Hum. Le sourire de Petti disparut, mais quelles que fussent ses pensées à partir de ce moment-là, elle ne les confia pas à Faon. Faon resta tranquillement allongée sur sa paillasse jusqu'à ce que le crépuscule pousse les hommes à rentrer. A ce moment-là, Tad fut chargé d'enlever le matelas en plumes afin de faire de la place pour une table sur tréteaux. Des bancs de fortune - des planches fixées sur des rondins de bois - furent apportés pour remplacer les chaises. Petti dit à Dag qu'elle pensait que Faon pouvait s'asseoir le temps de prendre son repas avec la famille. Puisque la seule alternative était que Petti lui apporte quelque chose au lit dans un recoin isolé de la maison, Faon accepta avec joie. Le repas fut copieux, bien qu'improvisé et simple, dégusté à la faible lumière des bougies et du feu à la fin de cette longue journée d'été. Tout le monde irait se coucher aussitôt après, et pas seulement elle, pensa Faon. La pièce était chaude et la conversation se limita pour commencer à des sujets pratiques. Chacun était épuisé, l'esprit occupé par les bouleversements récents de sa vie. Faon remarqua avec satisfaction que tous mangeaient surtout avec les mains, et du coup la gaucherie de Dag passa inaperçue. On pouvait penser qu'avoir une seule main ne le dérangeait pas du tout, mais il ne levait jamais son poignet gauche au-dessus de la table. Il ne parlait que pour encourager Faon, assise à côté de lui, à manger, se montrant d'une grande fermeté sur ce point. — C'était gentil de votre part d'aider Tad avec tout ce verre brisé, lui dit la fermière. — Pas de problème, madame. Maintenant vous pouvez marcher sans risquer de vous faire mal, au moins. —Je vous aiderai à installer de nouvelles fenêtres, Petti, dès que les choses auront repris leur cours, proposa Sassa. Elle le regarda avec reconnaissance. —Merci, Sassa. — Du tissu huilé accroché au chambranle suffisait bien, à mon époque, grommela le grand-père Montegué. — Prends un peu plus de pain, papa, lui répondit son Fils aux cheveux gris. La terre appartenait peut-être au vieil homme, du moins par le nom, mais il ne faisait pas de doute que la maison était celle de Petti. Comme on pouvait s'y attendre, la conversation dériva sur les événements des derniers jours. Dag, que Faon trouvait de plus en plus fatigué - ce qui n'avait rien d'étonnant - ne se montra guère expansif. Elle remarqua qu'il utilisa quatre fois de suite avec succès sa technique de diversion consistant à répondre à une question par une autre. Jusqu'à ce que Sassa remarque : — Quel dommage que votre patrouille ne soit pas arrivée une journée plus tôt. Ils auraient pu sauver ce pauvre petit garçon qui s'est fait manger. Dag ne grimaça pas vraiment. Il baissa simplement les paupières, un léger mouvement de tête indiquant qu'il préférait ne pas aborder le sujet. Ses traits fatigués se vidèrent de toute expression. Un silence s'ensuivit. Faon se releva, indignée pour lui. —Attention à ces vains regrets. Si la patrouille était arrivée avant que je... que nous... avant que le spectre soit mort et que les hommes de vase se soient enfuis, il y aurait eu une terrible bataille. Beaucoup auraient pu se faire tuer, et ce petit garçon aussi. Sassa, le front plissé, se tourna vers elle. — Oui, mais... euh? Ça ne vous perturbe pas plus que ça? Moi, si. —C'est ce que font les hommes de vase, murmura Dag. Sassa l'observa, l'air déconcerté. —Vous y êtes habitué, c'est ça ? Dag haussa les épaules. — Mais c'était un enfant. —Tout le monde est l'enfant de quelqu'un. Petti, qui avait regardé son assiette d'un air las, releva les yeux. — Et s'ils étaient arrivés cinq jours plus tôt, on ne nous aurait pas attaqués, lança Jay d'un ton cynique. Et nos vaches, nos moutons et nos chiens seraient encore en vie. Tu n'as qu'à regretter ça, tant que tu y es. Non ? Tu ne crois pas ? Avec une grimace qu'il ne réussit pas à faire passer pour un sourire, Dag se leva de table. Il hocha la tête en direction de Petti. — Excusez-moi, madame. Il referma doucement la porte de la cuisine derrière lui. On entendit ses bottes résonner sous le porche, puis le bruit s'évanouit dans la nuit. — Quelle mouche l'a piqué? demanda Jay. Petti inspira profondément. —Jay, parfois je me dis que ta mère a dû te laisser tomber sur la tête quand tu étais bébé, vraiment. Il cligna les yeux d'un air hébété devant cette réprimande et demanda, plus par curiosité qu'en signe de protestation : — Quoi? Pour la première fois depuis des heures, Faon se sentit à nouveau transie, transie et frissonnante. Elle s'affaissa et son visage blêmit, ce qui n'échappa pas à l'observatrice Petti. —Allez, ma petite, tu devrais être au lit. Foal, aide-la. Foal, heureusement, était bien plus calme que les membres plus jeunes de sa famille. Ou peut-être que sa femme l'avait conseillé sur la façon de se conduire avec leurs hôtes étranges en privé. Il guida Faon dans la maison obscure. La faible luminosité n'était pas due à un malaise, cette fois, bien que ses tempes battissent encore. Petti les suivit avec une bougie dans une tasse en guise de chandelier. Le rez-de-chaussée d'une des dépendances se composait de deux petites chambres l'une en face de l'autre. Foal la fit entrer dans celle où son matelas de plumes avait été transporté et posé sur un cadre en bois. La toile déchirée avait été récemment recousue, peut-être par Dag et Tad. Une brise humide de soir d'été entrait par les petites fenêtres sans vitres. Faon se dit que ce devait être la chambre de leur tille. Les femmes arriveraient sans doute le lendemain avec le chariot. Dès qu'ils passèrent la porte de la pièce, Petti mit Foal à la porte. Faon enleva ses vêtements avec maladresse, se cachant à moitié sous une couverture légère dont elle n'avait pas vraiment besoin. Petti ne fit aucun commentaire, à part un «Donne-les-moi» et «Voilà, couche-toi maintenant. » Un jour plus tôt, pensa Faon, elle aurait tout donné pour échanger son étrange sauveur contre une étrange femme. Ce soir, ce désir s'était curieusement inversé. — Foal et moi dormirons dans la chambre en face, dit Petti. Appelle si tu as besoin de quoi que ce soit pendant la nuit. — Merci, dit Faon, essayant de se sentir reconnaissante. Elle supposa qu'on ne comprendrait pas qu'elle demande à retourner sur le sol de la cuisine. Par terre et avec Dag. Où ces fermiers ingrats allaient-ils vouloir installer le patrouilleur? Dans la grange? Cette pensée la rendit furieuse. Le bruit de lourds pas caractéristiques s'éleva dans le couloir, suivi par deux coups sonores contre la porte. — Entre, Dag, cria Faon avant que Petti puisse répondre. Il entra doucement. Une pile de vêtements secs était posée sur son bras gauche, la lessive que Faon avait vue étendue sur la barrière quelques heures plus tôt, sa robe bleue et sa culotte en lin. Sous la pile, il y avait le pantalon de Dag et un caleçon la veille encore abondamment couverts de sang. Le sac de couchage de Faon était coincé sous son aisselle. Il le posa dans un coin balayé de la pièce, et mit les vêtements propres dessus. —Voilà, Etincelle. — Merci, Dag, répondit-elle simplement. Son sourire vacilla sur son visage comme de la lumière sur l'eau, et disparut en un instant. Arrivait-il seulement que quelqu'un dise «merci» aux patrouilleurs? Elle commençait vraiment à se le demander. Avec un hochement de tête prudent destiné à Petti qui les observait, il s'approcha du lit et posa la main sur le front de Faon. —Elle est chaude, commenta-t-il. L'intérieur de son poignet prit la place de sa paume. Faon essaya de sentir son pouls à travers sa peau, comme elle avait entendu le battement de son cœur, en vain. — Mais pas fiévreuse, murmura-t-il. Il recula un peu, les lèvres serrées. Faon se souvint de sa bouche et de son souffle dans ses cheveux la nuit dernière, et soudain désira vivement l'embrasser pour lui souhaiter bonne nuit. Etait-ce vraiment mal? D'une façon ou d'une autre, la présence réprobatrice de Petti faisait que oui. — Qu'as-tu trouvé dehors? demanda-t-elle plutôt. — Pas ma patrouille, soupira-t-il. Du moins, pas à deux kilomètres à la ronde. —Tu penses qu'ils cherchent toujours du mauvais côté de Forgeverre ? — Possible. On dirait qu'il va pleuvoir, il y a des éclairs de chaleur à l'ouest. Si j'étais vraiment mort dans un fossé, ça ne me dérangerait pas, mais je déteste les savoir arpenter les bois dans le noir et l'humidité, avec l'angoisse de ce qui pourrait m'être arrivé, alors que je suis bien au chaud et en sécurité. A mon avis, je n'ai pas fini d'en entendre parler. — Mon pauvre. — Ne t'en fais pas, Etincelle. Demain tout sera différent. Et ce sera mon tour d'être - euh - de bonne humeur. Ses yeux scintillèrent d'une façon qui lui donna envie de rire. — Nous irons vraiment à Forgeverre demain ? — Peut-être. On verra comment tu te sens demain matin. —Je me sens déjà beaucoup mieux, ce soir. Le saignement n'est pas plus fort que celui des règles, maintenant. — Est-ce que tu veux ta pierre chaude ? — Non, je ne pense pas en avoir encore besoin. —Tant mieux. Dors bien, alors. Elle sourit timidement. —Je vais essayer. Sa main esquissa un geste vers elle, mais retomba sur le côté. — Bonne nuit. — Bonne nuit, Dag. Dors bien toi aussi. Il hocha la tête et se retira. La fermière emporta la bougie avec elle, refermant fermement la porte derrière elle. Un furtif éclair de chaleur, de ceux dont avait parlé Dag, traversa la fenêtre, trop loin pour qu'elle puisse entendre le tonnerre. A part ça, tout était sombre et silencieux. Faon roula sur le côté et essaya de suivre le conseil de Dag. * * ? —Attends, murmura la fermière. Et comme elle portait l'unique source de lumière, la bougie qui fondait dans la tasse en argile, Dag obéit. Elle le dépassa et le guida jusqu'à la cuisine. Une autre bougie, et le vacillement du feu mourant, éclairaient la table sur tréteaux, les bancs démontés et rangés près du mur, les assiettes et les plats du dîner empilés sur l'égouttoir près de l'évier, ainsi qu'un seau plein d'eau. La fermière regarda autour d'elle et soupira. —Je m'occuperai de tout ça demain matin, je crois. Se contredisant, elle alla couvrir et mettre de côté les quelques restes du repas, dont une pile de petits pains qu'elle semblait avoir préparés pour le petit déjeuner. —Où voulez-vous que je dorme, madame? demanda Dag poliment. Pas avec Faon, de toute évidence. Il essaya de ne pas se rappeler l'odeur de ses cheveux, comme l'été dans sa bouche, ou la chaleur de son jeune corps respirant sous son bras. —Vous pouvez prendre un de ces matelas que la jeune fille a raccommodés. Posez-le où vous voulez. — Sur le perron, peut-être. Je pourrais guetter ma patrouille, au cas où l'un d'eux sorte des bois pendant la nuit, sans réveiller toute la maison. Je rentrerai dans la cuisine s'il se met à pleuvoir. —Ce serait bien, dit la fermière. Dag regarda par la fenêtre sans vitre, laissant son InnéSens se déployer. Les animaux, éparpillés dans le pré, étaient calmes, certains broutant, d'autres à moitié endormis. —Cette jument ne m'appartient pas vraiment. Nous l'avons trouvée près du repaire du spectre et nous sommes enfuis avec elle. Savez-vous à qui elle appartient ? — Pas à nous, en tout cas, répondit Petti en secouant la tête. — Si je l'emmène à Forgeverre, ce serait bien que je ne sois pas accusé de vol avant d'avoir pu m'expliquer. —Je pensais que vous demandiez une récompense pour avoir tué un spectre, vous les patrouilleurs. Vous pourriez la réclamer. Dag haussa les épaules. —J'ai déjà un cheval. Du moins, je l'espère. Si personne ne vient chercher celui-là, je pensais le donner à Mlle Prébleu. C'est une bonne nature, une bête paisible. Ce qui me pousse en partie à penser que ce n'était pas le cheval d'un bandit, ou du moins pas depuis longtemps. Petti resta silencieuse un instant, observant sa réserve de nourriture. — Une gentille fille, cette Mlle Prébleu. — Oui. — On se demande comment elle a pu se fourrer dans ce pétrin. — Ce n'est pas à moi de le dire, madame. — Oui, j'ai remarqué ça chez vous. Quoi, qu'il ne disait rien ? — Des accidents arrivent aux plus jeunes. Vingt ans, hein ? — C'est ce qu'elle dit. —Vous, vous n'avez pas vingt ans, dit-elle en allant s'agenouiller près du feu qu'elle attisa pour la nuit. — Non, plus depuis longtemps. —Vous pourriez prendre ce cheval et partir retrouver votre patrouille ce soir, si vous vous faites du souci à leur sujet. Cette fille serait en sécurité, ici. Je la garderais jusqu'à ce qu'elle soit guérie. Ç'avait été exactement son intention, la veille. Cela semblait remonter à des années. — Merci de votre proposition. Mais j'ai promis de l'emmener à Forgeverre, là où elle se rendait. Je veux aussi que Mari l'examine. Mon chef de patrouille. Elle saura dire si Faon guérit bien. —Ah, je me doutais bien que vous diriez quelque chose comme ça. Je ne suis pas aveugle. (Elle soupira et se tourna vers lui, les bras croisés.) Et après ? —Je vous demande pardon ? — Est-ce que vous savez au moins ce que vous êtes en train de lui faire ? Là, l'air de rien ? Non, je ne pense pas. De méfiant, Dag devint confus. Il avait bien remarqué que cette fermière était perspicace et observatrice, mais il ne comprenait pas son inquiétude sous-jacente. —Je ne lui veux que du bien. — Ça, c'est sûr, dit-elle d'un ton féroce. J'avais un cousin, autrefois. Dag pencha la tête en un léger signe d'encouragement, partagé entre la curiosité et un pressentiment, qui n'avait rien de magique, que, où qu'elle aille avec cette histoire, il ne voulait pas la suivre. — Un jeune homme vraiment bien, et beau, aussi. Il se trouva un travail comme palefrenier dans cet hôtel à Forgeverre, là où vos patrouilles séjournent toujours, quand elles passent dans la région. Il y avait cette patrouilleuse, jeune, venue avec sa patrouille. Très jolie, très grande. Très gentille. Très gentille avec lui, pensait-il. — Les chefs de patrouille essaient de décourager ce genre de choses. — Oui, c'est ce que j'ai cru comprendre. Dommage qu'ils n'y parviennent pas. Il ne lui a pas fallu longtemps pour tomber follement amoureux d'elle. Il a passé toute l'année à attendre que sa patrouille revienne. Ce qui a fini par arriver. Et elle s'est à nouveau montrée gentille avec lui. Dag attendit. Mal à l'aise. — La troisième année, la patrouille est revenue, mais pas elle. Apparemment, elle n'était là qu'en visite et était partie retrouver les siens à l'ouest. — C'est habituel, dans l'entraînement des jeunes patrouilleurs. On les envoie dans d'autres camps pour une saison ou deux, ou plus. Ils apprennent d'autres méthodes, se font des amis. Si on doit unir nos forces en toute urgence, ça facilite les choses si certains d'entre nous connaissent déjà les routes et les territoires des autres. Ceux qui sont formés pour devenir chef sont envoyés dans les sept régions. On dit de ceux-là qu'ils ont fait le tour du lac. Elle l'observa attentivement. —Vous l'avez déjà fait, vous, le tour du lac ? — Deux fois, admit-il. — Hmm, fit-elle en secouant la tête. Il s'est mis en tête de partir la rejoindre, et de se porter volontaire pour faire partie des Marcheurs du Lac. —Ah. Ça n'aurait pas marché. Ce n'est pas une question d'orgueil ou de mauvaise volonté, comprenez bien. Nous avons seulement des pratiques et des méthodes que nous ne pouvons pas partager. —Vous voulez dire que ce n'est pas seulement une question d'orgueil et de mauvaise volonté, à mon avis, dit-elle d'une voix monocorde. Dag haussa les épaules. Ce n 'est pas ton problème. Laisse tomber, vieux patrouilleur. — Il a fini par la trouver. Comme vous dites, les patrouilleurs n'ont pas voulu de lui. Il est revenu après six mois, la queue entre les jambes. Triste et découragé. Il ne voulait même pas regarder les autres filles. S'il ne pouvait être amoureux d'elle, alors il préférait mourir. — Pas besoin d'être un fermier pour ça, rétorqua Dag sèchement. Elle lui lança un regard acéré. — Peut-être. Il ne s'en est jamais remis. Il a finalement accepté un emploi de marin, sur le fleuve Grâce. Après quelques saisons, on a appris qu'il était tombé à l'eau et s'était noyé. Je ne pense pas que c'était délibéré. Apparemment, il était saoul et était allé pisser pardessus bord pendant la nuit. C'était juste de l'imprudence, mais de cette sorte d'imprudence qui n'arrive pas aux autres. Peut-être que c'était le problème avec lui, pensa Dag. Il n'avait jamais été suffisamment imprudent. S'il avait eu vingt ans plutôt que trente-cinq quand l'obscurité l'avait surpris, tout aurait pu être différent... —On n'a plus jamais entendu parler de cette fille. Ça ne devait être qu'une partie de rigolade pour elle, j'imagine. Mais pour lui, elle représentait le monde entier. Dag demeura silencieux. Elle inspira et continua : —Alors, si vous trouvez ça amusant que cette fille tombe amoureuse de vous, moi je vous dis que je ne trouve pas ça drôle. Je ne sais pas ce que vous voulez, mais il n'y a pas d'avenir pour elle. Votre peuple y veillera bien vite, si les siens ne s'en assurent pas. Vous et moi le savons tous les deux. Mais pas elle. — Madame, vous imaginez des choses. Des choses très plausibles, peut-être, étant donné qu elle ne savait rien du couteau du partage qui les liait inextricablement, du moins pour l'instant. Il n'allait pas essayer d'expliquer ça à cette femme énervée et épuisée. —Je sais ce que je vois, je vous remercie. Ce n'est pas la première fois, d'ailleurs. —Je ne la connais que depuis deux jours ! —Ah, vraiment ? Alors qu'est-ce que ce sera dans une semaine ? Les bois vont prendre feu, j'imagine, dit-elle avec dérision. Tout ce que je sais, c'est que finalement, lorsque les gens lient leur cœur aux gens comme vous, ils finissent morts. Ou alors souhaitant l'être. Dag desserra les mâchoires et hocha sèchement la tête. — Madame, à long terme, tout le monde finit par mourir. Ou par souhaiter être mort. Elle se contenta de secouer la tête, un petit sourire aux lèvres. — Bonne nuit. Il porta la main à sa tempe et partit chercher le matelas, posé dans la pièce à côté, qu'il sortit sur le perron. Si Petite Étincelle pouvait voyager le lendemain, décida-t-il, ils quitteraient cet endroit aussi vite que possible. Chapitre 8 A la grande déception de Dag, aucun patrouilleur ne sortit des bois, ni avant ni après que la pluie l'eut fait rentrer. Il ne revit pas Faon avant le petit déjeuner. Ils avaient tous les deux remis leurs vêtements, secs et à peine tachés. Dans sa vieille robe bleue, Faon paraissait presque en forme, même si elle était encore très pâle. Il observa l'intérieur de ses paupières, et la couleur de ses ongles, qui ne lui parurent pas aussi roses qu'il l'aurait souhaité. La tête lui tournait toujours lorsqu'elle essayait de se lever trop soudainement, mais heureusement elle n'était plus fiévreuse. Il insistait pour qu'elle mange un peu plus de pain et boive plus de lait lorsque le jeune Tad arriva en trombe dans la cuisine, les yeux écarquillés, haletant. — Maman ! Papa ! Oncle Sassa ! Il y a un de ces hommes de vase dans le champ, en train d'ennuyer les moutons ! Dag soupira d'un air las. Les trois hommes autour de la table se levèrent, paniqués, et partirent chercher les outils qui leur servaient d'armes. Dag dégagea sa dague de son fourreau et sortit sur le perron. Faon et Petti le suivirent, jetant des regards apeurés autour de lui, Petti tenant à la main un impressionnant couteau de cuisine. Tout au bout du champ, une forme humaine nue s'était jetée sur le dos d'un ovin bêlant, le visage enfoui dans son cou laineux. Le mouton rua et projeta la créature par terre. Elle fit une mauvaise chute, comme si ses bras engourdis ne pouvaient la rattraper correctement. Elle se releva, s'ébroua et, mi-courant, mi-rampant, se dirigea à nouveau vers sa proie. Le reste du troupeau, perplexe, s'éloigna de quelques mètres et se retourna pour observer la scène. — Inquiètes? murmura Dag aux deux femmes. Je dirais que ces moutons ont de quoi être surpris. Cet individu doit avoir été fait à partir d'un loup ou d'un chien. Regardez, il essaie de bouger comme un canidé mais ça ne marche pas. Il ne peut pas se servir de ses mains comme un homme, et il n'arrive pas non plus à se servir de ses mâchoires comme un loup. Il essaie de déchirer la gorge de ce pauvre mouton, mais tout ce qu'il arrive à faire, c'est se remplir la bouche de laine. Berk! Il secoua la tête d'un air à la fois exaspéré et plein de pitié, sortit de sous le porche et se dirigea vers le champ. Derrière lui, Petti était bouche bée et Faon étouffa un cri. Il courut jusqu'au bout du chemin pour se placer entre l'homme de vase et les bois, puis sauta par-dessus la barrière. Il étira ses épaules et secoua son bras droit, essayant de se débarrasser de sa douleur et de ses courbatures, et sortit son arme. L'air matinal était saturé d'humidité, gris au sol, mauve et rose pâle tournant au turquoise dans le ciel au-dessus de la cime des arbres. L'herbe était mouillée par la pluie, et des perles d'eau scintillaient comme de l'argent. Le sol imbibé faisait un bruit de succion sous ses bottes. Il se fraya un chemin entre quelques bouses de vache détrempées et s'approcha de l'homme de vase. La créature portait bien son nom, repoussante, couverte de fumier, les cheveux emmêlés lui tombant dans les yeux; elle dégageait une odeur de pourriture naissante. Sa chair commençait déjà à perdre sa couleur, sa peau était marbrée de jaune. Elle retroussa les lèvres et s'immobilisa, hésitant entre l'attaque et la fuite. Attaque-moiy espèce de cauchemar maladroit et souffrant. Epargne-moi la peine de te pourchasser. —Viens, chantonna Dag en s'accroupissant et en ramenant son bras vers lui. Mets un terme à tout ça. Je vais te sortir de là, je te le promets. Les hanches de l'homme de vase tressaillirent lorsqu'il se pencha en avant, et Dag s'arc-bouta lorsqu'il bondit. Il faillit manquer son mouvement quand la chose trébucha, les mains battant l'air, le cou tordu, tentant vainement d'approcher ses mâchoires trop humaines de la gorge de Dag. Celui-ci bloqua une main noire et griffue avec son bras gauche, tourna sur le côté et le poignarda avec force. Il fit un bond en arrière lorsque le sang jaillit du cou de la créature, essayant de s'épargner une nouvelle lessive. L'homme de vase réussit à s'éloigner de quelques mètres, hurlant bestialement, avant de tomber sur le sol boueux. Dag le contourna avec précaution, mais il n'eut pas besoin de l'achever. La créature tressaillit et s'immobilisa, les yeux vitreux à moitié ouverts. Une touffe de laine sale, collée à ses lèvres, retomba, immobile. Dieux absents, quelle sale besogne. Mais plutôt menée à bien, et proprement, cette fois. Il essuya sa lame sur l'herbe, en se disant qu'il demanderait un chiffon sec à la fermière pour la nettoyer. Il se leva et se tourna vers les fermiers, regroupés, terrifiés, agrippant leurs outils, le regardant bouche bée. Tad arriva en courant depuis la barrière et son père l'attrapa par la taille alors qu'il tentait de s'approcher du cadavre. —Je t'ai dit de rester en arrière! — Il est mort, papa! (Tad réussit à se libérer et regarda Dag avec un visage radieux.) Il est allé droit sur lui et l'a descendu comme si de rien n'était ! Ah. Les derniers hommes de vase que ces gens avaient vus étaient encore portés par la volonté de leur créateur, intelligents et destructeurs. Pas comme cet animal délaissé, malade et en pleine confusion, emprisonné dans ce corps maladroit. Dag ne ressentit pourtant pas un besoin pressant de corriger la perception de son exploit par les fermiers. Il valait mieux qu'ils se méfient de ces créatures, de toute façon. Ses lèvres se tordirent dans un amusement sinistre, mais il se contenta de dire : — C'est mon travail. Je vous laisse le soin de l'enterrer, cela dit. Les fermiers se rassemblèrent autour du cadavre, lui donnant de petits coups avec leurs ustensiles de travail tout en restant à bonne distance. Dag les dépassa pour rejoindre la maison, sans se retourner. La plupart des animaux s'étaient attroupés à l'autre bout du pré, loin de cet intrus dérangeant. La jument baie releva la tête et renifla alors qu'il s'approchait. Il s'arrêta, essuya son couteau humide sur son flanc tiède, le remit dans son fourreau et lui gratta la nuque, ce qui lui fit baisser les oreilles sur le côté, tirer la langue et soupirer avec contentement. La suggestion acerbe que lui avait faite la fermière la veille, prendre la jument et partir, lui revint en mémoire. Une idée tentante. Oui. Mais pas seul. Il passa la barrière, traversa la cour et revint sur le perron. Faon le regarda avec un air d'admiration proche de celui de Tad, mais teinté de compréhension. La femme avait les bras croisés, partagée entre la gratitude et la colère. Dag se sentit soudain terriblement las de la méfiance de ces inconnus. Sa patrouille lui manquait, malgré tout ses désagréments. Désagréments qu'il regrettait presque, pour ce qu'ils avaient d'agréablement familier. — Hé, Petite Etincelle. Je voulais attendre le chariot pour te faire voyager allongée, mais j'ai réfléchi. On pourrait monter à deux et repartir par où nous sommes venus l'autre jour, et tu ne serais pas plus secouée que ça. Son visage s'illumina. —Ce serait encore mieux, à mon avis. Ce chemin nous casserait les os, dans un chariot. — Même en y allant doucement et en faisant attention, on pourrait arriver en ville en trois heures environ. Tu penses que ça ne te fatiguerait pas trop ? —Tu veux dire partir maintenant ? Je vais chercher mon sac de couchage. Ça ne prendra qu'une seconde! —Tu veux bien mettre ma prothèse dedans? Avec les autres affaires ? Sa prothèse, sa pochette à couteaux et le sac en lin contenant l'os et ses rêves brisés - tout le reste, il le portait sur lui. Tout ce qu'il avait emprunté, il l'avait rendu. Elle marqua une pause, répertoriant à voix basse pour elle-même les objets qu'elle devait emporter. Elle hocha la tête avec vigueur. — D'accord. — Ne sautille pas. Ne galope pas non plus. Doucement! lui cria-t-il... Son rire résonnait encore lorsque la porte de la cuisine se referma. En se retournant, il vit que Petti le regardait d'un air soucieux. Il leva les sourcils. Elle haussa les épaules et soupira. — Ce ne sont pas mes affaires, je suppose. Il se retint d'acquiescer grossièrement, se contentant d'un hochement de tête plus poli, et partit chercher la jument. Il réajusta une corde à son licou en guise de rênes et conduisit le cheval jusqu'au porche, murmurant à ses oreilles duveteuses et remuantes des promesses de grain et d'une confortable écurie à Forgeverre. Faon ressortit, essoufflée, son sac de couchage sur l'épaule, bombardant Petti d'au revoir et de mercis. Ces mots sincères et chaleureux amenèrent un sourire aux lèvres de la fermière, apparemment malgré elle. —Il faut que tu fasses attention à toi maintenant, ma petite. — Dag prendra soin de moi, l'assura joyeusement Faon. — Oh oui, soupira Petti après une pause, et Dag se demanda quel commentaire elle avait ravalé. Ça je n'en doute pas. Depuis le perron surélevé, Dag se glissa facilement sur le dos à cru de la jument. Heureusement, le cheval avait les côtes larges et pas d'os saillants, si bien qu'il était aussi confortable qu'un coussin. Il n'aurait pas besoin de réclamer une selle ou de coussinets aux fermiers. Il raidit sa cheville droite pour faire de son pied un étrier pour Faon, qui grimpa et s'assit sur ses genoux, comme la dernière fois. Elle se tortilla, lissa sa jupe et passa son bras droit autour de lui. Surpris, il vit Petti s'avancer et mettre un paquet dans les mains de Faon. — C'est seulement du pain et de la confiture. Mais ça vous sera utile sur la route. Dag effleura sa tempe. — Merci, madame. Merci pour tout. Ses mains retrouvèrent les rênes. —A vous aussi, dit-elle en hochant la tête d'un air pincé, puis elle ajouta : Pensez à ce que je vous ai dit, patrouilleur. Pensez tout court, au moins. Cette phrase semblait n'appeler aucune réponse, ou alors une longue discussion défensive. Prudemment, Dag choisit la première option. Il aida Faon à ranger le paquet dans son sac de couchage, opina de nouveau du chef et fit partir le cheval. Il étendit son InnéSens jusqu'à son extrême limite pour une dernière vérification, mais il ne sentit aucun patrouilleur exaspéré fouillant les fourrés à un kilomètre à la ronde, ni d'hommes de vase mourants et affolés. La jument baie piétinait la chicorée sèche dont les fleurs ressemblaient à des morceaux de ciel bleu tombés et éparpillés le long des ornières, et les pâquerettes qui se balançaient au vent. Les fermiers traînaient le cadavre de l'homme de vase dans les bois lorsqu'ils passèrent dans le chemin qui longeait la barrière. Ils leur firent tous signe, et Sassa trottina jusqu'au chemin juste à temps pour dire: —Vous partez déjà à Forgeverre? J'irai bientôt. Si vous voyez des membres de notre famille, dites-leur que tout va bien ! On se voit en ville? — Bien sûr! dit Faon. — Peut-être, dit Dag, avant d'ajouter: Si des gens de ma patrouille viennent ici, pourrez-vous leur dire que je vais bien et que je les rejoindrai en ville? — Pas de problème! lui promit joyeusement Sassa. Puis le chemin s'incurva en entrant dans les bois, et la ferme et ses habitants disparurent. Dag poussa un soupir de soulagement alors que le calme de cette matinée humide d'été se refermait sur eux. Il était seulement troublé par le bruit des sabots de la jument, le trille limpide d'un oiseau à crête rouge et le gargouillis du ruisseau en crue que longeait le chemin. Un écureuil rayé traversa le chemin devant eux, disparaissant dans les herbes avec un léger bruissement. Faon se pelotonna, la tête appuyée sur le torse de Dag, et se laissa bercer sans parler. Toujours assaillie par la profonde fatigue que lui avait causée son hémorragie, une fois passée l'excitation du matin, jugea Dag. Comme tous les jeunes qu'il avait connus, elle avait tendance à surestimer sa force, oscillant entre une activité imprudente et l'évanouissement. Il espérait que sa guérison serait rapide. Elle était une charge chaude et confortable, en équilibre sur ses genoux. Le pas de la jument était sans doute plus doux que l'aurait été un chariot dans ces ornières boueuses, et il n'avait pas l'intention de la bousculer en passant au trot. Quelques moustiques bourdonnaient autour d'eux dans l'ombre humide, et il les éloigna délicatement de la jeune fille d'une chiquenaude de son InnéSens. L'odeur de sa peau et de ses cheveux, la courbe de ses seins qui bougeaient au rythme de sa respiration, la pression de ses cuisses sur les siennes le stimulaient, mais pas autant que la lumière, la satisfaction, et l'impression flatteuse de sécurité qui tourbillonnaient dans son InnéSens inextricable. Ses sens n'étaient pas attisés, mais sa confiance, l'acceptation entière de sa présence physique lui procuraient un bonheur immodéré, comme un homme réchauffé par un feu. La note rouge profond de sa blessure persistait sous la surface, et les ombres violettes de ses meurtrissures assombrissaient son InnéSens comme elles bleuissaient sa peau, mais les pointes acérées de la douleur s'étaient émoussées. Elle ne pouvait pas ressentir l'essence de Dag. Elle n'avait pas conscience de son inspection approfondie. Une Marcheuse du Lac aurait senti son regard perçant, voyant elle aussi au fond de lui, sauf s'il s'était renfermé sur lui-même pour préserver son intimité. Se sentant honteux et pervers, il se complaisait à utiliser ses sens sur Faon sans même avoir l'excuse de la nécessité - et sans craindre de se révéler. C'était un peu comme regarder sous des nénuphars. Ou plutôt comme sentir un repas auquel il n'avait pas le droit de goûter. Etait-il possible de jeûner si longtemps qu'on en oubliait le goût de la nourriture, que les tiraillements d'estomac s'éteignaient comme de la cendre ? Apparemment, oui. Mais là, le plaisir comme la douleur étaient les secrets de son cœur. Il se mit à réfléchir au processus de régénération des plantes malades, sur un sol infertile parsemé de mauvaises herbes, à la fois aride mais prometteur. La dégradation des plantes le rendait gris et impropre à toute vie. Le retour de la vie végétale était-il douloureux ? Drôle de pensée. Faon remua, ouvrant les yeux pour scruter les profondeurs du bois, principalement constitué de hêtres, d'ormes et de chênes rouges, émaillé d'imposants peupliers de Virginie et, dans des endroits plus dégagés, au bord du ruisseau, de gros et courts cornouillers ainsi que d'arbres de Judée ayant terminé leur floraison depuis longtemps. Des taches de soleil ornaient de paillettes les branches les plus hautes, faisant étinceler les dernières gouttes d'eau. —Comment vas-tu trouver ta patrouille à Forgeverre ? s'enquit- elle. — Il y a un hôtel où séjournent les patrouilleurs - nous en faisons notre quartier général quand nous sommes dans la région. Ça nous change agréablement de dormir dans un vrai lit. Il nous sert aussi d'infirmerie. Je suis sûr que mon partenaire Saun n'est pas le seul à avoir été blessé lorsque nous avons attaqué ces bandits l'autre nuit, alors c'est là qu'ils seront soignés. Ils sont habitués à nos coutumes, là-bas. —Est-ce que tu vas y rester longtemps ? —Je ne sais pas. La patrouille de Chato se dirigeait vers le nord pour vendre des chevaux lorsqu'elle a été retardée, et la mienne allait vers le nord-est lorsque nous avons fait un détour pour venir ici. Ça va dépendre des blessés, j'imagine. — Les Marcheurs du Lac ne possèdent pas l 'hôtel, si ? demanda-t-elle d'un air pensif. Il appartient à des gens de Forgeverre ? — Oui. — Quel genre d'emplois y a-t-il dans un hôtel ? Dag haussa les sourcils. — Femme de chambre, cuisinier, fille de cuisine, palefrenier, homme à tout faire, blanchisseuse... tout un tas de choses. —Je pourrais faire un de ceux-là. Peut-être que je pourrais y trouver du travail. Dag se raidit. — Est-ce que Petti t'a parlé de son cousin ? — De son cousin ? répéta-t-elle en relevant vers lui ses yeux dépourvus de duplicité. Bien sûr que non. — Non. Peu importe. Le couple qui dirige l'établissement le possède depuis des années. Il est construit sur l'emplacement d'une ancienne auberge, je crois, qui appartenait au père du patron, autrefois. Mari doit le savoir. Il est en brique, sur trois étages, très joli. Ils cuisent des briques, en plus de souffler du verre à Forgeverre, tu sais. Elle hocha la tête. —J'ai vu quelques maisons un jour, à Lumpton-Ville, en briques de Forgeverre, à ce qu'on m'a dit. Ça a dû être une sacrée affaire pour les transporter jusque là-bas. Il remua un peu sous elle. — Dans tous les cas, il ne sera pas question de travail tant que tu ne cesseras pas de t'évanouir dès que tu te lèves trop vite. Ça prendra encore quelques jours, à mon avis. Si tu manges et si tu te reposes. —Je suppose, dit-elle dun air dubitatif. Mais je n'ai pas beaucoup d'argent. —Ma patrouille s'occupera de toi, affirma-t-il fermement. Nous te devons la mort d'un être malfaisant, souviens-toi. Nous te sommes redevables de ton sacrifice. — Oui, d'accord, mais j'ai besoin de penser à l'avenir, maintenant que je suis toute seule. Je suis contente d'avoir rencontré tous ces Montegué. De braves gens. Peut-être qu'ils me présenteront à leurs connaissances, que ça va m'aider à commencer. Ne comptait-elle pas rentrer chez elle? Ni l'idée de son retour au royaume de Radieux-le-Stupide, ni celle de sa nouvelle vie comme femme de chambre à Forgeverre ne plaisait beaucoup à Dag. —Mieux vaut attendre ce que dira Mari au sujet du couteau avant de former des projets. — Hum. Ses yeux s'assombrirent et elle se recroquevilla. La paix de la forêt les envahit à nouveau, apaisant l'esprit de Dag. La lumière, l'air et la solitude, la jument placide et tiède qui bougeait sous lui, et Faon blottie contre lui, son essence relâchant progressivement son trop-plein d'angoisse, l'installait dans un présent qui n'attendait rien de lui, et dont lui n'attendait rien non plus. Il était détaché, pour un temps, de la chaîne interminable de devoirs et de tâches l'entraînant inexorablement vers un avenir épuisant qu'il n'avait pas choisi, mais seulement accepté. — Comment te sens-tu? murmura-t-il à l'oreille de Faon. Tu as mal ? — Pas plus que pendant le petit déjeuner, en tout cas. Moins que la nuit dernière. Ça va. — Bien. -Dag? — Hum? — Que font les Marcheuses du Lac quand elles se retrouvent dans ce pétrin ? Cette question le déconcerta. — Quel pétrin ? Elle poussa un léger grognement. —Je crois que j'ai collectionné les ennuis, ces derniers temps. Un bébé et pas de mari, c'est ce à quoi je pensais. Je suis une femme sans mari. Il percevait en elle la tension due à la détresse et à la culpabilité. — Ça ne fonctionne pas exactement comme ça, chez nous. Elle fronça les sourcils. — Les jeunes Marcheuses du Lac sont-elles toutes très, très... euh... vertueuses? Il rit doucement. — Non, si par vertueuse tu veux dire garder son pantalon boutonné. D'autres vertus sont plus recherchées. Mais la jeunesse est la jeunesse, qu'on soit fermier ou Marcheur du Lac. Tout le monde traverse une période de tâtonnements difficile. —Tu as dit que la femme invitait l'homme dans sa tente. — S'il a de la chance. —Alors comment... Elle se tut, confuse. Il comprit finalement ce qu'elle voulait savoir. — Oh. C'est notre InnéSens, une fois encore. A la période du mois où une femme peut concevoir, son essence prend une forme magnifique. Si le moment et l'endroit ne sont pas propices pour faire un enfant, alors elle et son compagnon se donnent du plaisir d'une manière qui ne mène pas à la grossesse. Le silence de Faon fut assez long. — Quoi? — Quoi « quoi » ? — Comment... comment font-ils ça ? Comment ? Dag déglutit, mal à l'aise. Cette fille était-elle donc si ignorante ? Apparemment, oui, pensa-t-il avec regret. Que devait-il lui raconter? — Eh bien, avec les mains, d'abord. — Les mains? — En se touchant, jusqu'à la délivrance. Avec la langue et la bouche, et d'autres choses aussi. Elle fronça les sourcils. — La délivrance? —Toucher l'autre comme on se toucherait soi-même, mais avec un meilleur angle de vue et de la compagnie, et, enfin, c'est bien plus agréable, tout simplement. Moins... solitaire. Elle fit la grimace. — Oh. Les garçons font ça, je sais. J'imagine que les filles pourraient le faire pour eux, aussi. Est-ce qu'ils aiment ça ? —Euh... en général, dit-il prudemment. La tournure que cette discussion avait prise lui échauffait l'esprit, et son corps n'était pas en reste. Calme-toi, vieux patrouilleur. Heureusement, elle ne pouvait pas sentir la vague de désir qui montait en lui. — Les filles aussi aiment ça, d'après mon expérience. Encore un long silence pensif. — Est-ce que c'est un truc de patrouilleuse ? De la magie ? — On peut se servir de son essence pour améliorer les choses, mais non. Les Marcheuses du Lac et les fermières sont aussi magiques les unes que les autres, de ce côté-là. D'ailleurs, les fermiers aussi ont une essence, mais ils ne peuvent pas la sentir. Dieux absents, soyez-en remerciés. Elle semblait intensément plongée dans ses pensées, et il sentit naître en elle le trouble de l'excitation Ce n'était pas seulement, réalisa-t-il soudain, ses blessures qui en bloquaient le flux. Quelque chose qu'une femme de sang mêlé lui avait dit un jour, à Tripoint, et qu'il avait à peine cru, lui revint à l'esprit: certaines fermières n'avaient jamais appris à se donner elles-mêmes du plaisir, ou à atteindre la délivrance. Elle avait ri devant son expression. Allons, allons, Dag. Les garçons trébuchent presque sur leurs propres parties. Chez les femmes, tout est bien rangé à l'intérieur. Cela peut être tout aussi difficile à trouver pour nous que pour les fermiers. Plus d'une fermière devrait me remercier d'avoir donné la carte du trésor à son homme, toute scandalisée qu'elle serait en l'apprenant. Puisqu'il avait eu plus d'une raison de la remercier lui aussi, il s'y était attelé, repoussant de son esprit, et rapidement du sien aussi, l'incompétence des jeunes fermiers. Tout ça remontait à bien longtemps... — Quelles autres choses ? demanda Faon. —Je te demande pardon ? — En plus des mains, des langues et des bouches ? —Juste... non... ne... peu importe. À présent son excitation s'était transformée en un sérieux inconfort physique. Sur un cheval, en plus. Il y avait plusieurs choses à ne pas essayer sur un cheval, même sur un animal aussi doux que cette jument. Il ne pouvait s'empêcher de se souvenir de plusieurs de ces choses, ce qui n'arrangeait rien. Petite Etincelle ne pouvait pas ressentir son essence. Il pouvait se tenir droit devant elle empli d'un désir paralysant, et tant qu'il garderait son pantalon, elle n'en saurait rien. Et si l'on considérait ses récentes et désastreuses expériences, il valait mieux qu'elle ne sache rien. Ce serait terrible si elle riait... Non, à la réflexion, ce serait bien qu'elle rie. Ce serait terrible si elle était dégoûtée, horrifiée ou effrayée, le prenant pour un autre rustre comme ce stupide Radieux ou le pauvre imbécile qu'il avait abattu. Si cela devenait trop insoutenable, il pourrait toujours se laisser glisser du cheval et disparaître dans les bois un instant, prétendant satisfaire un appel de la nature. Ce qui serait le cas. Ce ne serait pas un mensonge. Arrête. Tu t'es fait ça tout seul. Souffre en silence. Pense à autre chose. Tu peux contrôler ton corps. Elle ne se doute de rien. Elle soupira, remua et le regarda dans les yeux. —Tes yeux changent de couleur avec la lumière, dit-elle avec un intérêt nouveau. Au soleil ils sont dorés et brillants comme une pièce. A l'ombre ils sont marron comme du thé clair aux épices. La nuit ils sont noirs comme de profonds bassins. Là, ils sont vraiment sombres, ajouta-t-elle après un instant. — Hum, fit Dag. Chaque inspiration lui apportait son odeur grisante. Et il ne pouvait pas s'arrêter de respirer. Un mouvement rapide au sommet d'un arbre attira leur attention. — Regarde, un faucon à queue rouge! s'écria-t-elle. N'est-il pas magnifique ? Son corps et son visage se tournèrent pour suivre la forme claire bien dessinée, aux plumes roses translucides flamboyant sur le bleu délavé du ciel, et elle s'appuya sur sa petite main tiède. Directement sur l'érection douloureuse de Dag. Il sursauta si brusquement qu'il tomba de cheval. Il tomba sur le dos avec un bruit sourd à couper le souffle. Heureusement, Faon tomba sur lui, pas en dessous. Il la sentit à peine. Sa respiration s'était accélérée sous le choc. Ses pupilles étaient trop dilatées pour cette luminosité et, alors qu'elle se retournait et posait la main au sol pour se relever, son regard s'arrêta sur la bouche de Dag. Embrasse-moi! Allez! S a main tressaillit et il la posa à plat, raide, la paume contre le sol, pour éviter de se jeter sur elle. Il s'humecta les lèvres. L'humidité de l'herbe et de la terre commença à mouiller le dos de sa chemise et son pantalon. Il sentait chaque courbe du corps de Faon, collé contre le sien, et chaque mouvement de son essence. Dieux absents, il était à deux doigts de sceller son essence à la sienne... — Est-ce que ça va ? demanda-t-elle. Il fut traversé par un éclair de terreur qui éteignit son excitation : et si la chute avait déchiré quelque chose en elle et que l'hémorragie recommençait comme au premier jour? Il leur faudrait une bonne heure pour retourner à la ferme, et dans son état de fatigue, elle pourrait ne pas survivre à une perte de sang similaire. Elle se dégagea et se laissa tomber par terre de façon peu élégante, haletante. — Et toi, tu vas bien? demanda-t-il à son tour d'une voix inquiète. —Je crois, oui. Elle grimaça un peu mais se frotta l'épaule, pas le ventre. Il s'assit et se passa la main dans les cheveux. Imbécile, imbécile, pauvre idiot, fais donc attention...! Tu aurais pu la tuer. — Que s'est-il passé? demanda-t-elle. —Je... j'ai cru voir quelque chose du coin de l'œil, mais c'était juste un effet de lumière. Je ne voulais pas ruer comme un cheval. C'était l'excuse la plus minable qu'il avait jamais inventée. A vrai dire, la jument était la moins secouée des trois. Elle avait fait un pas de côté lorsqu'ils étaient tombés, mais se tenait maintenant paisiblement à quelques mètres de là, les regardant avec un étonnement complaisant. Ne décelant pas d'autre événement inhabituel à venir, elle baissa la tête et se mit à mâchonner une mauvaise herbe. — Oui, après cet homme de vase ce matin, c'est normal que tu sois nerveux, dit-elle gentiment. Elle regarda autour d'elle d'un air inquiet puis, posant la main sur l'épaule de Dag, se releva et essaya d'enlever la terre sur sa manche. Dag respira profondément à plusieurs reprises, laissant ralentir son cœur battant à tout rompre, puis se leva à son tour et partit chercher la jument. Un tronc d'arbre à terre à quelques pas leur permettrait de remonter sur le cheval. Il y conduisit l'animal et Faon le suivit consciencieusement. Si cela recommençait, il craignait de se couvrir de honte avant d'arriver à Forgeverre. — Pour dire la vérité, mentit Dag, mon bras gauche commence un peu à fatiguer. Tu penses que tu pourrais t'asseoir derrière moi pendant un petit moment? — Oh! Je suis désolée. Je me sentais tellement bien. Je n'ai pas pensé que ça pouvait être inconfortable pour toi ! s'excusa-t-elle sincèrement. Tu ri imagines même pas à quel point c'était inconfortable. Il sourit pour dissimuler sa honte, et pour la rassurer, mais il eut peur de simplement passer pour un fou. Ils se remirent en selle. Faon s'installa, ses deux petits pieds d'un côté et ses deux bras délicats enroulés autour de sa taille dans une étreinte ferme et chaude. Et toutes les sévères résolutions de Dag fondirent devant cette pensée malvenue: Plus bas!Plus bas! Il serra les dents et planta ses talons dans les flancs de la pauvre jument pour la faire aller plus vite. * * * Faon s'accrochait à Dag, se demandant si elle pourrait encore écouter son cœur en appuyant sa tête contre son dos. Ce matin, elle avait pensé qu'elle se remettait vite, mais ce petit accident lui avait rappelé à quel point elle était fatiguée, à quel point le moindre effort lui coupait le souffle. Dag devait être bien plus las qu'il en avait l'air, à en juger par ses longs silences. Elle se sentait embarrassée d'avoir été à deux doigts de l'embrasser, après leur chute maladroite. Elle lui avait probablement enfoncé le coude dans le ventre, et il était trop gentil pour le lui avoir fait remarquer. Il s'était même déridé en l'aidant à se relever. Ses dents étaient un peu de travers, mais rien de grave, saines et fortes, avec un petit éclat fascinant sur l'une de devant. Ses sourires étaient trop fugaces, mais ça valait sans doute mieux pour sa dignité déjà entamée. S'il avait montré de la satisfaction alors qu'ils étaient encore étendus dans l'herbe, au lieu de la regarder de cette étrange façon - un regard de douleur cachée, peut-être? -, elle se serait sans doute déshonorée en l'embrassant. L'insulte que lui avait lancée Radieux lors de leur dispute au sujet du bébé lui restait en travers de la gorge. Avec un seul mot moqueur, Radieux avait fait de son amour sincère, de sa curiosité insatiable, de son audace timide quelque chose de laid et de vil. Cela ne l'avait pourtant pas dérangé de l'embrasser et de la caresser dans le champ de blé à la nuit tombée, et de l'appeler sa jolie chose. L'insulte était venue plus tard. Elle en doutait, mais tout de même... Etait-ce typique des hommes de mépriser les femmes qui leur donnaient l'attention qu'ils prétendaient vouloir? A en juger par certaines des insultes vulgaires qu'elle avait entendues ici et là, peut-être bien. Elle ne voulait pas que Dag la méprise, qu'il la prenne pour quelqu'un de faible. Mais en même temps, elle ne pourrait jamais le qualifier de typique. Alors... Dag était-il seul ? Ou chanceux ? D'une certaine manière, il ne paraissait pas du genre chanceux. Alors comment savoir? Au fond d'elle, elle était certaine de le connaître mieux que n'importe quel homme, non, que n'importe quelle personne qu'elle avait jamais rencontrée. Ce sentiment ne tenait pas la route. Il était peut-être marié, même si tout ce qu'il avait dit indiquait le contraire. Il pouvait avoir des enfants. Des enfants presque aussi âgés qu'elle. Ou qui sait encore? Il n'avait rien dit. Il y avait un tas de choses dont il n'avait pas parlé, quand elle y pensait. C'était juste que... le peu dont il avait parlé avait semblé si important. Comme si, alors qu'elle mourait de soif et que, alors que tous les autres avaient voulu lui donner toutes sortes d'objets inutiles, Dag, lui, lui avait offert un verre d'eau pure. Tout simplement. Et c'était très déroutant... La vallée dans laquelle ils avançaient s'élargit, le ruisseau courant dans de larges champs, et le chemin de ferme se transformant enfin en route droite. Dag fit tourner la jument à gauche. Quelle que soit l'opportunité qu'elle avait laissé passer, elle avait disparu à jamais. La route était très fréquentée ce jour-là, et le devint encore plus aux abords de la ville. Soit la disparition de la menace que représentaient les bandits avait amené plus de monde à voyager, soit c'était jour de marché. Ou les deux, décida Faon. Ils croisèrent de solides chariots remplis de briques et des charrettes de marchandises tirés par des attelages de gros chevaux de trait qui quittaient la ville, et en dépassèrent d'autres qui y revenaient, chargés de bois ou de gens de la campagne allant vendre des produits artisanaux. Elle surprit des bribes de conversations joyeuses, les jeunes filles flirtant avec les conducteurs lorsqu'il n'y avait pas de personnes âgées avec eux. Des fardiers de ferme, des charrettes à foin et même, aussi, ce chariot à fumier qu'elle aurait tant souhaité croiser, l'autre jour. L'odeur de la fumée de charbon et de bois parvint à ses narines avant même qu'ils aient pris le dernier virage et que la ville se révèle à leurs yeux. Rien dans cette arrivée ne correspondait à l'idée qu'elle s'en était faite en partant de chez elle, mais au moins elle y était parvenue. Elle avait enfin accompli quelque chose qu'elle avait entrepris. Elle avait l'impression de rompre un maléfice. Forgeverre. Enfin. Chapitre 9 Faon se pencha par-dessus l'épaule de Dag, en équilibre précaire, et regarda la rue principale bordée de vieux immeubles en bois et en pierres, et d'autres plus récents en briques. Des trottoirs en planches protégeaient les pieds des passants de la boue de la route. Un pâté de maisons plus loin, la boue cédait la place à des pavés, et plus loin encore, à des tomettes. Une ville si riche qu'ils pavaient les rues ! La route se courbait pour suivre le cours du fleuve, et elle ne put qu'apercevoir une place bondée en ce jour de marché. La plus grande partie de la fumée semblait provenir de l'aval du fleuve, à l'abri du vent. Dag fit tourner la jument dans une rue secondaire, désignant du menton un bâtiment moderne sur leur gauche, un bloc austère cependant adouci par du lierre grimpant. —Voici notre hôtel. Les patrouilles y séjournent toujours gratuitement. C'était écrit dans le testament du père du patron. En remerciement pour la destruction du dernier gros être malfaisant dans la région, il y a environ soixante ans. Il devait être effrayant. Mais c'était une bonne idée, parce que la région est patrouillée plus souvent. —Vous avez passé soixante ans sans en trouver d'autres ? — Oh, il y en a eu quelques-uns entre-temps, je crois. Mais on les a détruits alors qu'ils étaient encore jeunes, si bien que les fermiers ne l'ont jamais su. Comme, euh... si on arrachait une herbe plutôt qu'un arbre. C'est mieux pour nous, et pour tout le monde, si ce n'est qu'il est plus difficile de convaincre les gens de nous payer. Un homme prévoyant, cet aubergiste. Ils tournèrent à nouveau pour s'engager sous une large arche en briques qui menait dans la cour, entre l'hôtel et l'écurie. Un palefrenier en train de polir un harnais releva les yeux et s'approcha d'eux. Il ne se donna pas la peine de tendre la main pour attraper les brides de fortune de la jument. — Désolé, monsieur, mademoiselle. (Il hocha poliment la tête, jaugeant du regard ce couple rudoyé qui montait de surcroît à cru, et qui ne sembla pas trouver grâce à ses yeux.) L'hôtel est complet. Il va falloir que vous trouviez un autre endroit. (Son sourire se fit légèrement moqueur, mais pas complètement dénué de sympathie.) De toute façon je doute que vous ayez eu les moyens de vous payer une chambre ici. Seule la main de Faon sur le dos de Dag perçut un léger tremblement de — colère ? Non, d'amusement. —J'en doute moi aussi. Heureusement, Mlle Prébleu ici présente a payé le prix de toutes les chambres. Le visage du garçon perdit son expression railleuse alors qu'il essayait de comprendre ce qu'il venait d'entendre. Son embarras fut interrompu par l'arrivée d'un couple de Marcheurs du Lac sortant de l'hôtel en boitillant, et fixant Dag du regard. Ces deux-là ressemblaient plus à de vrais patrouilleurs, avec leurs vestes de cuir propres et leurs longs cheveux attachés en tresses décorées. L'un des deux avait le visage presque aussi meurtri que celui de Faon, avec une bande de tissu enroulée maladroitement autour de sa tête et sous sa mâchoire qui cachait à peine une traînée de points sanglants. Il s'appuyait sur un bâton. La femme avait le bras gauche entouré de bandages et retenu par une écharpe. Tous deux étaient grands, avec des cheveux foncés, même si leurs yeux avaient une teinte marron clair presque normale. — Dag Aile Rouge Hickory...? demanda prudemment la femme. Dag passa sa jambe droite par-dessus l'encolure de la jument pour s'asseoir en biais un moment. Avec un léger sourire, il porta la main à sa tempe en signe d'acquiescement. — Oui. Vous faites partie de la patrouille du Rondin Creux de Chato ? Les deux patrouilleurs se redressèrent, malgré leur douleur évidente. — Oui, monsieur! dit l'homme, tandis que la femme sifflait au garçon d'écurie: «Toi! Occupe-toi du cheval du patrouilleur!» Le domestique sursauta comme si on l'avait piqué et saisit la bride, les yeux écarquillés. Dag se laissa glisser à terre et aida Faon qui balançait sa jambe par-dessus l'encolure. —Ah ! Ne saute pas ! dit-il sévèrement. Elle hocha la tête et se laissa tomber dans ses bras, goûtant un semblant d'étreinte alors qu'elle posait les pieds à terre. Elle réprima l'envie de poser la tête sur son torse et de rester comme ça pendant, oh, disons une semaine. Dag se tourna vers les patrouilleurs mais laissa son bras gauche derrière elle, poids solide et sécurisant. — Où sont tous les autres ? demanda Dag. L'homme sourit, puis grimaça, sa main touchant sa mâchoire. — Partis à ta recherche, pour la plupart. —Ah, c'est bien ce que je craignais. — Oui, dit la femme. Ta patrouille n'arrêtait pas de dire que tu arriverais en te faufilant comme un chat, et puis ils sont partis quand même en prenant à peine le temps de dormir et de manger. On dirait que les partisans du chat avaient raison. Il y a un type à l'étage, Saun, qui se ronge d'inquiétude à ton sujet. Dès qu'on rentre, il nous harcèle pour avoir des nouvelles. Dag retroussa les lèvres en poussant un soupir de soulagement. —Vous êtes de service à l'infirmerie, c'est ça ? — Ouaip, dit l'homme. — Combien y a-t-il de blessés qui ne peuvent plus marcher? — Seulement deux, votre Saun et notre Reela. Elle s'est cassé la jambe lorsqu'un homme de vase a fait peur à son cheval au bord d'un précipice. — C'est grave ? — Un peu, mais elle va la garder. —C'est déjà ça, alors, dit Dag en hochant la tête. Lhomme cligna des yeux en prenant tardivement conscience du moignon de Dag, mais n'ajouta rien d'embarrassant. —Je ne doute pas que vous soyez très fatigués, mais ce serait gentil de votre part d'aller rassurer Saun avant toute chose. Il s'est vraiment terriblement inquiété. Je pense qu'il se reposerait mieux s'il vous voyait de ses propres yeux. — Bien sûr, dit Dag. —Ah..., fit la femme en regardant Faon puis, d'un air interrogateur, Dag. — Voici Mlle Faon Prébleu, dit Dag. Faon plia les genoux. — Enchantée. — Et elle est... ? demanda l'homme d'un air dubitatif. — Elle est avec moi. Le ton ferme de Dag découragea toute autre question et les deux patrouilleurs, après un hochement de tête poli quoique curieux à destination de Faon, les précédèrent à l'intérieur. Faon n'eut qu'un aperçu du hall d'entrée, orné d'un grand comptoir en bois et d'un passage voûté menant à de grandes pièces, avant de suivre les patrouilleurs dans un escalier à la rambarde polie par le temps, fraîche et lisse sous ses doigts hésitants. Au premier étage, ils tournèrent dans un couloir bordé de portes de chaque côté et terminé par une fenêtre en verre qui laissait entrer la lumière. —Votre partenaire est plutôt lucide aujourd'hui, même s'il continue de prétendre que vous l'avez ramené d'entre les morts, dit l'homme par-dessus son épaule. — Il n'était pas mort, répliqua Dag. L'homme lança un regard à sa compagne. —Je te l'avais dit. — Son cœur ne battait plus et il avait arrêté de respirer, c'est tout. Faon cligna des yeux, perplexe. Et, ce qui la réconforta, elle n'était pas la seule. — Euh... (L'homme s'arrêta devant une porte arborant un numéro 6 en cuivre.) Je vous demande pardon, monsieur? On m'a toujours appris qu'il était trop dangereux d'accorder son essence avec celle d'un homme mortellement blessé, et impossible de bloquer la douleur assez rapidement. — C'est vrai, dit Dag. J'ai juste omis les détails et je suis entré et sorti très vite. — Oh, fit la femme avec une compréhension que Faon ne partageait pas. —Ça ne vous a pas fait mal ? lâcha l'homme. Dag lui lança un long regard. Faon était heureuse de ne pas en être la cible, car ce regard pouvait sans doute réduire des gens à l'état de larve. Dag prit encore un peu de temps pour laisser le patrouilleur rentrer sous terre - de façon tout à fait calculée, elle en était persuadée - puis désigna la porte de la tête. La femme se dépêcha de l'ouvrir. Dag entra. Si les deux patrouilleurs s'étaient montrés respectueux avant ça, le coup d'œil qu'ils échangèrent derrière son dos était intimidé. La femme dévisagea Faon avec perplexité mais n'essaya pas de la retenir à l'extérieur de la pièce alors qu'elle se glissait derrière Dag. La chambre avait des rideaux brodés tirés qui remuaient doucement dans l'air estival, et deux lits flanquaient la fenêtre, avec des matelas en plumes posés sur des paillasses. L'un était vide, mais un harnais et des sacoches étaient posés par terre à son pied. Il y en avait aussi au bas du second lit, mais sur celui-là un homme - inévitablement - jeune et de grande taille était étendu. Il avait les cheveux châtain clair, dénoués, qui s'étalaient sur son oreiller. Un drap froissé était tiré sur la poitrine, et son torse était entouré de bandages. Il fixait le plafond d'un air apathique, son front pâle plissé. Lorsqu'il tourna la tête en entendant les pas et qu'il reconnut son visiteur, la joie déferla instantanément sur son visage et en balaya la souffrance. — Dag! Tu as réussi ! (Il rit, toussa, grimaça et grogna.) Ouh. Je savais que tu y arriverais ! La patrouilleuse haussa un sourcil devant cette affirmation, mais sourit avec indulgence. Dag s'avança jusqu'au lit et sourit, adoptant un ton joyeux. — Bon, je sais que tu as eu au moins six côtes cassées. Je te le demande, est-ce le moment de discuter? —Juste un peu, dit-il d'une voix rauque. (Sa main trouva celle de Dag et la serra.) Merci. Les sourcils de Dag se contractèrent, mais il ne discuta pas. Une gratitude si sincère brillait dans les yeux du jeune homme que Faon se prit immédiatement de sympathie pour lui. Enfin quelqu'un qui semblait considérer Dag à sa juste valeur. Saun tourna la tête pour la regarder avec des yeux troubles, et elle lui sourit de tout son cœur. Il battit brièvement des paupières et lui rendit son sourire, l'air perplexe. Dag secoua un peu sa main et lui demanda plus doucement: — Comment te sens-tu, Saun ? —Je n'ai mal que quand je ris. — Oh ? Il ne faut pas que la patrouille sache ça. Et Faon remarqua dans les yeux de Dag qu'il était hilare. Saun crachota et toussa. — Oh ! Va au diable, Dag ! —Tu vois ce que je veux dire ? ajouta-t-il plus sévèrement. On me rapporte que tu n'as pas beaucoup dormi. J'ai dit, impossible - on parle bien de ce patrouilleur qu'on doit sortir de force de sa couverture le matin au camp? Les lits de plume sont trop moelleux pour toi maintenant? Faut-il que je t'amène quelques pierres pour que tu te sentes chez toi ? Saun porta une main à sa poitrine bandée et se retint de rire. — Non. Tout ce que je veux, c'est entendre ton histoire. Ils disent... (son visage devint grave à ce souvenir, et il s'humecta les lèvres) qu'ils ont trouvé ton cheval hier à des kilomètres du repaire, la moitié de ton harnachement et ton arc abandonnés en tas. Ton arc. On s'est dit que tu n'aurais jamais abandonné ça volontairement. Deux hommes de vase en décomposition et une pile de ce que Mari a identifié comme étant l'être malfaisant mort, et une trace de sang ne menant à rien. Qu'étions-nous censés penser? —A vrai dire j'espérais que quelqu'un penserait que je m'étais réfugié dans la ferme la plus proche, répondit Dag d'un air contrit. Je commence à croire que je ne suis pas assez fantaisiste pour vous tous. Saun plissa les yeux. —Ce n'est pas tout, n'est-ce pas? ajouta-t-il. — C'est vrai, mais je le réserve d'abord aux oreilles de Mari, déclara Dag en regardant Faon. Saun s'affala, acceptant apparemment d'attendre. —Tant que tu m'en dis plus après. — Plus tard. (Dag hésita un instant, puis demanda d'un air circonspect:) Est-ce qu'ils ont aussi trouvé celui que j'avais laissé dans un arbre? Trois visages se tournèrent vers lui. — Il faut croire que non, murmura-t-il. —Vous voyez ce que je vous avais dit ? Vous voyez ? dit Saun à ses compagnons d'un air vindicatif. (Puis il ajouta entre ses dents légèrement serrées :) Tu me raconteras bientôt, hein ? — Dès que possible, l'assura Dag. Puis il s'adressa aux deux membres de l'autre patrouille: Mari a-t-elle dit quand elle reviendrait ? Ils secouèrent la tête. — Elle est partie à l'aube, répondit la femme. —Tu as besoin de quelque chose d'autre, Saun ? demanda le patrouilleur. —Vous venez de m'apporter ce dont j'avais le plus besoin, dit Saun. Reposez-vous, d'accord? — C'est ce que je vais faire, acquiesça l'homme. Avec un grognement de douleur à peine audible, il s'assit sur l'autre lit, de toute évidence le sien, posa ses bottes et y hissa sa jambe en s'aidant de ses mains. —Ah... Dag hocha la tête en guise d'au revoir. — Dors bien, Saun. Essaie de te réveiller un peu plus intelligent, OK? Un petit ricanement et un « pfff» étouffé les suivirent quand ils sortirent. Le visage de Dag, qui se détourna, se détendit comme celui d'un homme trouvant du répit à un moment inattendu. — Bien, il va s'en sortir, murmura-t-il d'un air satisfait. La femme referma doucement la porte derrière elle. —Alors, c'était lui, Saun le mouton ? demanda Faon. —Oui. Un véritable agneau, dit Dag. S'il vit assez longtemps pour échanger un peu de son enthousiasme contre de l'intelligence, il fera un bon patrouilleur. Il est déjà arrivé jusqu'à vingt ans. Ça doit être la chance. Comme toi, Petite Etincelle, ajouta-t-il en souriant. Alors qu'ils s'engageaient dans le couloir, une frêle voix de femme s'éleva d'une chambre à la porte ouverte. —C'est Reela, expliqua la patrouilleuse. Vous avez tout ce qu'il vous faut, monsieur? —Si ce n'est pas le cas, je me débrouillerai, dit Dag en lui indiquant d'un geste qu'elle pouvait y aller. Je connais cet endroit depuis des années. —Alors si vous voulez bien m excuser, je vais aller voir ce qu'elle veut. Elle hocha la tête et s'éloigna. Alors qu'ils descendaient l'escalier, Faon entendit Dag marmonner dans sa barbe: «Arrêtez de me donner du monsieur, bande d'affreux blancs-becs!» Il s'arrêta en bas, la main posée sur la rampe, et jeta un regard en arrière, le regard distant. —A quoi penses-tu? demanda doucement Faon. —Je pensais... que lorsque nos blessés capables de marcher s'occupent des blessés plus graves, c'est un signe certain que nous sommes en manque d'effectifs. Il y a seize personnes dans la patrouille de Mari, quatre groupes de quatre. Nous devrions être vingt-cinq, cinq groupes de cinq. Je me demande combien de membres de celle de Chato sont ici. Enfin, bref, soupira-t-il. Allons nous trouver quelque chose à manger, Etincelle. Dag la conduisit dans une petite chambre assez étonnante, où elle put changer ses pansements et se laver dans une bassine joliment décorée. Ensuite, il l'escorta dans l'une des grandes pièces du rez-de-chaussée, pleine de tables, de chaises et de bancs mais, à cette heure de la journée, complètement vide. Quelques minutes plus tard, une serveuse sortit de la cuisine avec un plateau sur lequel il y avait du jambon, du fromage, deux sortes de pains, de la tourte à la crème et à la rhubarbe et des fraises, avec un pichet de bière et un pot de lait frais qui, comme elle le précisa, provenait du troupeau de vaches appartenant à l'hôtel. Faon ajouta mentalement «serveuse» à sa liste d'emplois potentiels à Forgeverre, ainsi que « trayeuse », et commença à se restaurer sous les yeux attentifs de Dag. Elle remarqua avec plaisir qu'il était plus détendu que d'habitude, et qu'il mangeait de bon cœur. Ils se chamaillaient en riant pour la dernière fraise, chacun essayant de la laisser à l'autre, lorsque Dag releva la tête et marqua un temps d'arrêt. Un instant après, Faon entendit par les fenêtres ouvertes le bruit de chevaux et l'écho de voix dans les écuries. Quelques minutes plus tard, la porte s'ouvrit bruyamment et des pieds bottés martelèrent le plancher. Mari, suivie de deux autres patrouilleurs, entra dans la salle à manger. Elle s'arrêta près de leur table, planta les poings sur ses hanches et lança un regard furieux à Dag. —Toi ! dit-elle, et jamais Faon n'avait entendu une syllabe aussi lourde de sens. Dag resta de marbre et lui tendit son verre de bière. Sans détourner de lui ses yeux exaspérés, elle le porta à ses lèvres et en descendit la moitié. Les deux autres patrouilleurs arboraient un large sourire. —Tu essayais de me flanquer la peur de ma vie, mon garçon ? demanda-t-elle en reposant le verre assez brusquement pour le fissurer. — Non, dit Dag d'une voix traînante en récupérant le verre pour le remplir à nouveau. J'imagine que c'était seulement un bonus. Assieds-toi et reprends ton souffle, tante Mari. — Ne m'appelle pas tante Mari tant que je n'en ai pas fini avec toi, rétorqua-t-elle, mais bien plus doucement. L'un des patrouilleurs qui se tenait derrière elle croisa le regard de Dag et tira une chaise pour elle. Elle s'assit malgré tout. Lorsqu'elle eut respiré profondément et étiré son dos, sa posture devint bien moins alarmante. A part l'épuisement sous-jacent qui remontait à la surface. Dag fronça les sourcils en s'en apercevant. Il se pencha par-dessus la table et lui prit la main. — Désolé de vous avoir fait peur pour rien. Saun m'a dit que vous aviez retrouvé mes affaires hier. Mais note bien que j'ai eu fort à faire. —Oui, c'est ce qu'on m'a dit. —Oh, vous avez trouvé la ferme des Montegué, finalement ? — Il y a environ deux heures. En fait, on nous a raconté une histoire assez embrouillée. Elle regarda Faon d'un air inquisiteur, puis Dag en fronçant les sourcils. — Mari, je te présente Mlle Faon Prébleu. Etincelle, voici mon chef de patrouille, Mari Aile Rouge Hickory. Mari est son prénom, Aile Rouge est le nom de notre tente, et Hickory vient du camp du lac Hickory, la base de notre patrouille. Faon hocha poliment la tête. Mari lui répondit par un signe extrêmement fugace. Avec force gestes, Dag continua : — Utau et Razi, également du camp du lac Hickory. Les deux patrouilleurs la saluèrent avec une gentillesse qui rappelait celle de Dag. Utau était plus vieux, plus petit, solidement charpenté et portait ses cheveux, qui se faisaient rares, attachés en nœud comme ceux de Mari. Razi était plus jeune, plus grand, plus gauche. Ses cheveux tombaient dans son dos en une seule tresse qui lui arrivait presque jusqu'à la taille, et où s'entremêlaient des fils rouge sombre et verts. — Félicitations pour l'être malfaisant, Dag, dit le plus âgé, Utau. Les jeunes étaient furieux d'avoir manqué leur première prise, cela dit. J'ai suggéré que tu les amènes tous au repaire pour les consoler et leur expliquer comment ça s'est passé. Dag secoua la tête, partagé entre un petit rire et une grimace. —Je ne suis pas sûr que ça leur serait utile, franchement. —Alors, c'était vraiment le foutoir ? demanda Mari d'un ton amer. Le reste d'amusement disparut des yeux de Dag. — Plutôt, oui. En bref, Mlle Prébleu, ici présente, a été enlevée sur la route par deux types que je pistais depuis le camp des bandits. Lorsque je les ai rattrapés au repaire, j'ai été submergé par plusieurs hommes de vase qui ont bien failli me réduire en morceaux. Mais j'ai remarqué que l'être malfaisant, les hommes de vase, tout le monde faisait l'erreur intéressante d'ignorer Mlle Prébleu dans la bataille. Alors je lui ai lancé mes couteaux du partage, et elle en a planté un dans l'être malfaisant. Elle l'a abattu. Elle m'a sauvé la vie. Elle a sauvé le monde aussi, c'est le bonus habituel. — Elle était assez proche de l'être malfaisant? demanda Razi d'une voix à la fois incrédule et ébahie. Comment ? Pour toute réponse, Dag se pencha vers Faon et, après l'avoir interrogée du regard pour lui demander la permission, ouvrit doucement le col de sa robe. Son doigt caressa des points engourdis de son cou qui, réalisa Faon avec le recul, devaient être les bleus laissés par les grandes mains de l'être malfaisant, et elle frissonna involontairement malgré la chaleur estivale de la pièce. — Encore plus près que ça, Razi. Les deux patrouilleurs ouvrirent la bouche. Mari se laissa aller contre le dossier de sa chaise, portant la main à la bouche. Faon ne s'était pas regardée dans un miroir depuis des jours. De quoi avaient l'air ces marques? — L'être malfaisant l'a sous-estimée. J'espère que vous n'en ferez pas autant. Mais si tu veux répéter ces félicitations à la bonne personne, Utau, ne te gêne pas. Sous le regard glacial de Dag, Utau détendit ses traits et porta lentement sa main à sa tempe. Après avoir cherché un moment sa voix, il réussit à prononcer un « Mademoiselle Prébleu ». — Oui, continua Razi après un instant de stupeur. — Extrêmement démonstratifs, les patrouilleurs, tu sais, murmura Dag à l'oreille de Faon, son amusement revenant. —Je vois ça, répondit-elle, ce qui le fit sourire. Mari se frotta le front. — Et en détail, Dag? Je ne suis pas sûre d'avoir envie d'entendre toute l'histoire... Le regard noir qu'il lui lança mobilisa toute son attention. —Oui, dit-il. Je te la raconterai dès que possible. Mais en privé. Ensuite Mlle Prébleu devra se reposer. (Il se tourna vers Faon.) Ou préfères-tu te reposer d'abord? Faon secoua la tête. — Parle d'abord, je t'en prie. Mari prit ses genoux entre ses mains et roula des épaules. —Ah. D'accord. (Elle regarda autour d'elle, les yeux plissés.) Dans ma chambre ? —Ça devrait aller. Elle se leva. — Utau, tu n'as pas dormi de la nuit. Tu es relevé de tes fonctions. Razi, avale quelque chose puis va au Point du Tailleur pour leur dire qu'on a retrouvé Dag. Ou qu'il s'est montré, du moins. Les patrouilleurs hochèrent la tête et s'en allèrent. —Apporte ton sac de couchage, murmura Dag à Faon. * * * Il s'avéra que la chambre de Mari se trouvait au troisième étage. Dès le deuxième, Faon se mit à trembler et fut prise de vertiges, et elle était reconnaissante à Dag de la soutenir d'une main. Mari les conduisit dans une chambre plus étroite que celle de Saun, avec un seul lit mais la même pile désordonnée de harnachement et de sacoches au pied de celui-ci. Dag fit signe à Faon de dérouler son sac de couchage sur le matelas. Faon défit les liens et s'exécuta. Son contenu cliqueta. Mari leva les sourcils. Elle ramassa la prothèse cassée de Dag, la tenant comme la carcasse d'un animal mort. — Elle a souffert. Maintenant je comprends pourquoi tu n'as pas pris la peine d'emporter ton arc. Tu as toujours ton bras ? — Il s'en est fallu de peu, répondit Dag. J'ai besoin qu'on recouse ce truc avec un fil plus solide, cette fois. —J'y penserais à deux fois si j'étais toi. Que préfères-tu voir se détacher en premier, ça ou toi ? Dag resta silencieux un instant, puis réagit: —Ah. Tu as sans doute raison. Je le ferai réparer à l'identique. — C'est mieux. Mari posa les harnais par terre et palpa le sac de fortune en lin. Son expression se fit triste, presque lointaine. — Le couteau du cœur de Kauneo, n'est-ce pas ? Dag acquiesça succinctement. —Je sais combien de temps tu l'as gardé de côté. Il méritait ce destin. Dag secoua la tête. —Ce sont tous les mêmes, vraiment, c'est ce que j'en suis venu à penser. Il prit une profonde inspiration et s'avança vers le lit, faisant signe à Faon de s'y asseoir. Elle obéit, se mit en tailleur, lissant sa jupe sur ses genoux, et observa les deux patrouilleurs. Mari avait des yeux dorés qui ressemblaient beaucoup à ceux de Dag, bien que tirant sur le bronze, et elle se demanda si elle était vraiment sa tante et si ce terme n'était pas, comme elle l'avait d'abord pensé, une plaisanterie ou une marque d'affection respectueuse. Mari reposa le sac. —Veux-tu le renvoyer pour qu'il soit enterré avec les restes des os de son oncle ? Ou bien le brûler ici ? —Je ne sais pas encore. Il restera avec moi. Comme c'est le cas depuis longtemps. (Dag inspira profondément une nouvelle fois, fixant des yeux l'autre couteau.) Maintenant venons-en aux détails de l'histoire. Mari s'assit au pied du lit et croisa les bras, écoutant attentivement alors que Dag commençait son récit, débutant cette fois à la nuit de l'attaque du camp des bandits. La description de ses actions était succincte mais très exacte, remarqua Faon, comme si certains éléments comptaient plus que d'autres, même si elle ne parvenait pas à déterminer quels étaient les critères de ses choix. Jusqu'à ce qu'il arrive à ce passage : —Je pense que l'homme de vase a enlevé Mlle Prébleu parce qu'elle était enceinte de deux mois. Et qu'il est revenu la chercher dans la ferme pour la même raison. Involontairement, les lèvres de Mari formèrent le mot « était.p» puis se refermèrent. — Continue. La voix de Dag se fit plus sèche lorsqu'il décrivit son attaque risquée dans la grotte de l'être malfaisant. —Je suis arrivé trop tard. Quand je suis parvenu à l'entrée et que je suis tombé sur les hommes de vase, l'être malfaisant était déjà en train de prendre son enfant. Mari se pencha en avant, les sourcils froncés. — Séparément? —Apparemment. — Hum. (Mari retomba en arrière, secoua la tête et observa Faon.) Je m'excuse. Je suis vraiment désolée de votre perte. Mais tout cela est nouveau pour moi. Nous savons que les êtres malfaisants s'emparent des femmes enceintes, mais alors ils absorbent tout ce qu'ils peuvent. On ne retrouve que rarement le corps des femmes. Je ne savais pas qu'ils ne s'appropriaient pas toujours les deux essences en même temps. —Je ne pense pas, dit Faon distinctement, qu'il m'aurait laissée en vie pendant bien longtemps. Il s'apprêtait à me briser la nuque lorsque j'ai finalement planté le bon couteau. Mari cligna des yeux, posa le regard le couteau en os à la poignée bleue posé sur le sac de couchage, puis le releva sur Dag. —Quoi? Il expliqua avec précision la confusion de Faon avec les couteaux. C'était très gentil de sa part, pensa Faon, de lui ôter toute culpabilité dans cette affaire. — Le couteau n'avait pas été préparé. Tu sais à quoi je le réservais. Mari hocha la tête. — Mais maintenant il l'est. Avec la mort de la fille d'Etincelle-de Mlle Prébleu —, je crois. Ce que j'ignore, c'est si c'est tout ce qu'il a tiré de l'être malfaisant. Ou s'il marchera comme couteau du partage. Ou... en fait, je ne sais pas grand-chose, j'en ai bien peur. Mais avec la permission de Mlle Prébleu, j'ai pensé que tu pourrais l'examiner toi aussi. — Dag, je ne suis pas un créateur, pas plus que toi. — Non, mais tu es plus... tu es moins... j'aimerais une seconde opinion. Mari regarda Faon. — Mademoiselle Prébleu, vous me permettez? —Je vous en prie. Je veux comprendre et... c'est loin d'être le cas. Mari se pencha en avant et prit le couteau en os. Elle le tint délicatement, passa sa main sur toute sa longueur pâle et lisse et finalement, tout comme l'avait fait Dag, le porta à ses lèvres, les yeux fermés. Lorsqu'elle le reposa, ses lèvres restèrent serrées pendant un instant. — Eh bien... (elle inspira profondément) il est préparé, ça ne fait pas de doute. — Ça, je le savais, dit Dag. — Il est... hum. Etrangement pur. Ce n'est pas que les âmes vont dans les couteaux - tu lui as expliqué, hein ? demanda-t-elle à Dag. —Oui. Elle est au courant. — Mais les couteaux du cœur produisent une sensation différente selon les personnes. Un écho du donneur s'y attarde, même s'ils paraissent tous fonctionner de la même manière. Peut-être parce que toutes les vies sont différentes, mais que toutes les morts sont les mêmes, je ne sais pas. Je suis une patrouilleuse, pas un maître de la tradition. Je pense (elle se tapota les lèvres avec l'index) que tu ferais mieux de l'apporter à un fabricant. Le plus expérimenté que tu puisses trouver. — Mlle Prébleu et moi, dit Dag. Le couteau lui appartient, désormais. —Ce n'est pas un problème dont devrait se mêler une fermière. Dag se renfrogna. — Que veux-tu que je fasse ? Que je le lui prenne ? Toi ? —Vous pourriez m'expliquer, s'il vous plaît? demanda sèchement Faon. Tout le monde parle comme si je n'étais pas là, encore une fois. La plupart du temps ça ne me dérange pas, j'ai l'habitude. Mais pas pour ça. —Montre-lui tes couteaux, Mari, dit Dag avec une pointe de défi dans la voix, pourtant douce. Elle le regarda, puis déboutonna lentement sa chemise jusqu'au milieu et sortit une pochette comme celle de Dag, mais en cuir plus doux. Elle passa le lien par-dessus sa tête, poussa le sac de couchage et posa les deux couteaux l'un à côté de l'autre sur la couverture. Ils étaient presque identiques, à part les teintures de couleurs différentes qui décoraient le manche légèrement sculpté, rouge et brun cette fois. — C'est une vraie paire. Les deux os viennent du même donneur, dit-elle en caressant le rouge. Ceux de mon plus jeune fils. C'était sa troisième année de patrouille, sur la route de Sparford, et je commençais tout juste à penser qu'il avait dépassé la partie la plus risquée de l'apprentissage... enfin. (Elle toucha le marron.) Celui-ci est préparé. Palai, la tante de son père, lui a donné sa mort. Une vieille femme rude, très rude - dieux absents, nous l'aimions. De loin, de préférence, mais il y a quelqu'un comme ça dans toutes les familles, je crois. (Sa main revint au couteau rouge.) Celui-ci n'est pas préparé, il m'est réservé, je le garde avec moi au cas où. —Alors que se passerait-il, demanda sèchement Dag, si quelqu'un essayait de te les prendre ? Le sourire de Mari se fit sinistre. — Ma colère serait plus grande que la plus grande colère de grand-tante Palai. (Elle se redressa et fit disparaître les couteaux, puis hocha la tête en direction de Faon.) Mais je pense que c'est différent pour elle. —Tout ça est très étrange pour moi, dit Faon en fronçant les sourcils, le regard posé sur le couteau à la poignée bleue. Je n'ai pas de souvenirs heureux pour contrebalancer ma tristesse. Mais ce sont quand même mes souvenirs. Je préférerais qu'ils ne soient pas... perdus. Mari leva les deux mains en signe de neutralité frustrée. —Alors pourrais-je prendre congé de la patrouille le temps de régler cette affaire? demanda Dag. Mari grimaça. —Tu sais que nous ne sommes pas nombreux, mais dès que cette histoire de Forgeverre sera réglée, je ne pourrai guère te le refuser. As-tu déjà pris congé? Une seule fois ? Tu ne tombes jamais malade! Dag réfléchit un instant. — Pour la mort de mon père, dit-il finalement. Il y a onze ans. — En attendant la mienne. Hé! Demande-moi à nouveau lorsque nous serons prêts à partir. Si nous n'avons pas d'autres problèmes sur le dos à ce moment-là. Il hocha la tête. — Mlle Prébleu n'est pas en état de faire un long voyage, de toute façon. On voit à ses paupières et à ses ongles qu'elle a perdu trop de sang, sans parler de la façon dont ses genoux cèdent sous son poids. Pas de fièvre, cela dit. S'il te plaît, Mari, j'ai fait tout ce que j'ai pu, mais pourrais-tu l'examiner? Il toucha son propre ventre pour bien se faire comprendre. — Oui, oui, Dag, soupira Mari. Il attendit un instant. Elle grimaça et se redressa, indiquant de la main des sacoches posées dans un coin. —Voici ton harnachement, au fait. Heureusement que ton imbécile de cheval n'est pas allé l'éparpiller dans les bois. Va-t'en, maintenant. — Mais vas-tu... je ne peux pas... je veux dire, ce n'est pas comme si tu devais la déshabiller. — Ce sont des affaires de femmes, dit-elle fermement. Il se dirigea vers la porte à contrecœur, mais il récupéra quand même sa prothèse et ses affaires retrouvées. —Je vais m'occuper de te trouver une chambre, Étincelle. Faon lui sourit avec reconnaissance. — Bien, dit Mari. Allez ouste! Il se mordit la lèvre et hocha la tête en signe d'au revoir. Le bruit de ses bottes s'éloigna dans le couloir. Faon essaya de maîtriser la nervosité qu'elle ressentait à être seule avec Mari. Vieille femme effrayante ou pas, la chef de patrouille semblait partager certaines des qualités de Dag, dont la franchise. Mari la fit asseoir calmement sur le lit pendant qu'elle passait ses mains sur elle. Puis elle s'assit derrière elle et la serra dans ses bras pendant plusieurs minutes, en silence, les mains croisées sur le bas-ventre de Faon. Si elle faisait quelque chose avec son InnéSens, Faon ne pouvait pas le sentir, et elle se demanda si c'était ce que ressentaient les sourds. Lorsque Mari relâcha Faon, son visage était fermé, mais sans méchanceté. —Tu vas t'en sortir, dit-elle. Il est clair que tu as été déchirée de façon non naturelle, ce qui explique la soudaineté de l'hémorragie, mais tu guéris aussi rapidement qu'on peut l'attendre de quelqu'un d'aussi touché que toi, et ton utérus n'est pas chaud. Dans ces cas-là, on meurt plutôt de la fièvre que de l'effusion de sang, même si c'est moins spectaculaire. Tu auras une cicatrice à l'intérieur, qui disparaîtra lentement, comme celles de ton cou. Cela ne t'empêchera pas d'avoir d'autres enfants, alors il faudra être plus prudente à l'avenir, mademoiselle Prébleu. — Oh. (Faon, repensant au passé à travers un voile de regrets, n'avait même pas envisagé la possibilité de mettre au monde d'autres enfants.) Est-ce que ça arrive à certaines femmes, après une fausse couche ? — Parfois. Ou après une naissance qui s'est mal passée. C'est très délicat à l'intérieur. Quand je pense à tout ce que j'ai vu mal tourner, ça m etonne toujours que ça puisse fonctionner. Faon hocha la tête, puis mit de côté le couteau au manche bleu, toujours posé sur son sac de couchage au milieu de ses vêtements de rechange. —Alors, dit Mari d'un ton volontairement neutre, qui est l'autre propriétaire de la préparation de ce couteau? Un rustre de fermier? Faon serra les mâchoires. —Juste moi. Le rustre a indiqué très clairement qu'il me cédait sa part. C'est pour ça que j'étais sur la route, à l'origine. — Les fermiers. Je ne les comprendrai jamais. — Il n'y a pas de rustres parmi les Marcheurs du Lac? — Eh bien... Cette longue hésitation embarrassée en disait long. Faon relut les lettres brunes estompées sur la lame en os. — Dag voulait le planter dans son propre cœur un jour ou l'autre, n'est-ce pas ? C'est ce qu'avait voulu cette Kauneo. — Oui. Désormais c'était impossible. C'était déjà ça. —Vous en avez un, vous aussi. — Il faut bien que quelqu'un les prépare. Pas tout le monde, mais il en faut quand même un nombre suffisant. Les patrouilleurs comprennent mieux ce besoin. — Kauneo était une patrouilleuse? — Dag ne te l'a pas dit ? — Il a dit que c'était une femme qui est morte il y a vingt ans quelque part au nord. — Il a été peu bavard, même pour lui, soupira Mari. Ce n'est pas à moi de te raconter ça, mais si tu dois avoir la garde de ce couteau, fermière, il faut que tu comprennes ce que c'est et d'où il vient. — Oui, dit fermement Faon, s'il vous plaît. J'en ai assez de faire des erreurs stupides. Mari leva un sourcil - pour le moment - approbateur. —Très bien. Je vais te raconter ce que Dag appellerait l'histoire en bref. (La longue inspiration qu'elle prit indiquait qu'elle n'allait pas être aussi brève que ça, et Faon s'assit en tailleur, attentive.) Kauneo était la femme de Dag. Une onde de choc traversa Faon. Un choc, mais pas de la surprise, réalisa-t-elle. —Je vois. — Elle est morte à la Corniche du Loup. — Il n'a mentionné aucune Corniche du Loup. Il a juste dit que c'était lors d'une terrible guerre contre les êtres malfaisants. Quoiqu'il ne dût pas y avoir de guerre contre eux qui ne fût terrible, soupçonnait-elle. — Ma petite, Dag ne parle de la Corniche du Loup à personne. L'une de ses nombreuses petites singularités auxquelles tu vas devoir t'habituer. Tu dois comprendre que Luthlia est la plus grande et la plus sauvage des sept régions, avec la plus petite population de Marcheurs du Lac pour la parcourir. La tâche est rude. Il y a des marécages glaciaux, des bois sans chemin et des hivers mortels. Les autres régions envoient plus de jeunes patrouilleurs à Luthlia qu'à aucune autre, mais ça ne suffit toujours pas. » Kauneo venait d'une tente réputée pour sa férocité dans cette région. Elle était très belle, j'imagine - courtisée par tout le monde. Et puis ce jeune chef de patrouille, calme et modeste, est venu de l'est pour faire le tour du lac lors de son deuxième voyage de formation. Il a pris son cœur devant tous les autres. (Une pointe de fierté transparaissait dans sa voix, et Faon réalisa: « Oui, c'est vraiment sa tante. ») Il s'est arrangé pour rester. Ils étaient liés - mariés, comme disent les fermiers - et il a été promu au poste de capitaine de compagnie. — Dag n'a pas toujours été patrouilleur? demanda Faon. Mari renifla. — Ce garçon serait lieutenant de région aujourd'hui, s'il n'avait pas... enfin, bref. La plupart de nos surveillances ressemblent plus à des chasses où souvent on n'attrape rien. En fait, on peut patrouiller toute une vie et ne jamais assister à la destruction d une créature maléfique pour une raison ou une autre. Dag trouve toujours le moyen d'améliorer ces statistiques. Mais lorsque l'une d'elle s'enracine, alors c'est vraiment la guerre... et nous devons régler ça. Elle se leva, marchant avec raideur jusqu'à sa table de toilette, se servit un verre d'eau qu'elle but en entier. Elle continua en faisant les cent pas. — Un gros être malfaisant s'est glissé à travers les mailles de notre filet. Il n'y avait pas beaucoup de monde à transformer en esclaves là-bas, pas de bandits comme pour celui que tu as tué. Il n'y a pas de fermiers à Luthlia, ni nulle part au nord du lac Mort, à part quelques trappeurs ici et là, ou des commerçants que l'on escorte. Mais l'être malfaisant a trouvé des loups. Il a fait quelque chose aux loups. Des hommes-loups, des loups-hommes, des loups terrifiants aussi gros que des poneys, avec l'intelligence d'un homme. Lorsqu'on a découvert ça, c'était déjà devenu une armée. Les patrouilleurs de Luthlia ont appelé à l'aide les régions voisines, mais en attendant ils se sont débrouillés seuls. » La compagnie de Dag, cinquante personnes dont Kauneo et deux de ses frères, a été envoyée pour tenir une corniche et couvrir le flanc d'un autre groupe qui essayait d'attaquer le repaire par la vallée. Les éclaireurs leur avaient laissé attendre une attaque d'environ cinquante loups. En fait, ils étaient près de cinq cents. Faon en eut le souffle coupé. — En seulement une heure, Dag a perdu sa main, sa femme, sa compagnie hormis trois patrouilleurs, et la corniche. Mais il n'a pas perdu la guerre, parce que pendant cette heure qu'ils avaient gagnée, l'autre groupe a réussi à pénétrer dans le repaire. Lorsqu'il s'est réveillé dans la tente de l'infirmerie, toute sa vie avait été réduite en cendres comme un bûcher. Il ne l'a pas bien pris. »Au bout d'un moment, il a exaspéré les gens vivant dans la tente de sa femme morte, alors ils l'ont renvoyé chez lui. Là non plus, ça ne s'est pas bien passé. Puis Corbeau Loyal, que ses os soient bénis - le capitaine de notre camp, même s'il n'était que capitaine de compagnie à l'époque - a eu une lueur d'intelligence, ou de colère, ou de désespoir, et l'a traîné à Tripoint. Il est allé voir un artisan astucieux qu'il connaissait pour fabriquer une prothèse et ils ont persévéré jusqu'à ce qu'ils trouvent des appareils qui fonctionnent. Dag s'est entraîné à manier son nouvel arc jusqu'à ce que ses doigts saignent, s'est repris pour répondre aux attentes de Corbeau Loyal, et autant dire que celui-ci ne lui a pas fait de cadeaux. Ensuite il l'a laissé revenir dans la patrouille. Qu'il n'a pas quittée depuis. » Dix ou douze couteaux du partage sont passés entre les mains de Dag depuis - les gens les lui confient parce qu'ils savent qu'il y a de grandes chances qu'ils soient utilisés -, mais il a toujours gardé cette paire de côté. Le seul souvenir de Kauneo, à ma connaissance, dont il ne se soit pas débarrassé comme s'il le brûlait. Voici donc le couteau dont tu as désormais la garde, petite. Faon le saisit et le passa entre ses doigts. — On imaginerait qu'il serait plus lourd que ça. Est-ce que je voulais vraiment savoir tout ça ? — Oui, soupira Mari. Faon regarda la tête grise de Mari avec curiosité. — Serez-vous un jour capitaine de compagnie? Vous devez patrouiller depuis longtemps. —J'ai passé beaucoup moins de temps sur le terrain que Dag, en fait, même si j'ai vingt ans de plus que lui. J'ai emprunté le chemin des femmes. J'ai passé quatre ou cinq ans à m'entraîner, jeune fille -nous devons former les jeunes Pilles, malgré ce que pensent les types comme Dag, car si un jour nos camps sont attaqués, ce sera à nous et aux hommes âgés de les défendre. J'ai été liée par le cordon, liée par le sang - c'est-à-dire que j'ai eu mes enfants - et ensuite j'ai recommencé à patrouiller. Je compte bien continuer de marcher jusqu'à ce que ma chance ou mes jambes m'abandonnent, encore cinq ou dix ans, mais ça ne m'intéresse pas de m'occuper de quelque chose de plus lourd à gérer qu'une patrouille, merci bien. Puis je retournerai au camp pour jouer avec mes petits-enfants et leurs enfants jusqu'à ce que le temps du partage soit venu. Ça m'ira très bien, comme vie. Faon fronça le front. — N'en avez-vous jamais imaginé d'autre? Ou été précipitée dans une autre vie, comme elle ? Mari releva la tête. —Non, pas vraiment. Mais je ferais revenir mon fils avant toute chose, si je pouvais faire un vœu. —Combien d'enfants avez-vous eu ? — Cinq, répondit-elle avec une fierté maternelle évidente qui ressemblait furieusement à celle des fermières aux yeux de Faon, bien qu'elle se doutât que Mari le nierait farouchement. Un coup sur la porte fut suivi de la voix plaintive de Dag : — Mari, est-ce que je peux entrer maintenant, s'il te plaît? Mari leva les yeux au ciel. — D'accord. Dag se faufila à l'intérieur. —Comment va-t-elle ? Est-ce qu'elle guérit ? As-tu pu connecter vos essences ? Ou la renforcer un peu, au moins ? — Elle guérit aussi bien que possible. Je n'ai rien fait avec mon essence, parce que le temps et du repos seront tout aussi efficaces. Dag écouta, apparemment un peu déçu, mais résigné. —Je t'ai trouvé une chambre, Étincelle, un étage plus bas. Fatiguée ? Épuisée, réalisa-t-elle. Elle acquiesça. — Bon, je vais t'y accompagner et tu pourras envisager de te reposer pour de bon, à défaut d'autre chose. Mari se frotta les lèvres et étudia son neveu, les yeux plissés. L'InnéSens. Faon se demanda ce que la chef de patrouille avait bien pu voir concernant le sien et qu'elle gardait pour elle. Est-ce que les bouches cousues étaient une hérédité de la famille Aile Rouge, tout comme les yeux dorés ? Faon roula son sac de couchage et suivit Dag à l'extérieur. — Ne te laisse pas impressionner par Mari, dit-il en laissant son bras gauche tomber derrière son dos alors qu'ils descendaient les marches. Faon ne sut pas si c'était un geste protecteur ou une façon de le dissimuler. Ils s'engagèrent dans le couloir. — Elle ne m'a pas fait peur. Elle me plaît. (Elle inspira profondément. Certains secrets prenaient trop de place pour qu'on les contourne sur la pointe des pieds.) Elle m'en a dit un peu plus sur ta femme, et sur la Corniche du Loup. Elle pensait que je devais savoir. Il garda le silence sur trois longues foulées. — Elle a eu raison. Et, de toute évidence, ce serait tout ce qu'elle obtiendrait de lui pour l'instant. La chambre de Faon était aussi étroite que celle de Mari, mais elle donnait sur la rue principale, pas sur l'écurie. Une table de toilette avec une aiguière déjà remplie, des rideaux et une couverture assortis, des tapis sur le sol en faisaient un endroit agréable et accueillant aux yeux de Faon. Une porte sur le côté menait apparemment dans une autre chambre. Dag souleva la barre et la mit sur ses supports. — Où est ta chambre ? demanda Faon. Dag désigna la porte fermée. —Juste derrière. — Oh, bien. Tu vas t'allonger un peu aussi ? Ne me dis pas que tu n'as pas mérité du repos. J'ai vu tes bleus. Il secoua la tête. —Je vais sortir chercher un artisan pour réparer ma prothèse. Je reviendrai te chercher pour le dîner si tu veux. —Je veux bien. Il fit un petit sourire et s'apprêta à sortir. — On dirait que tout ce que je fais dans cet endroit, c'est de dire aux autres de dormir. —Oui, mais en l'occurrence c'est bien ce que je compte faire. Il sourit - ce sourire devrait être interdit- et referma doucement la porte. Sur le mur, à côté de la table de toilette, se trouvait un miroir de rasage en joli verre plat de Forgeverre. Faon se dirigea vers lui, retournant le col de sa robe bleue. L'ecchymose couvrant presque toute la partie gauche de son visage était violacée et virait au verdâtre sur les bords, avec quatre croûtes noires montant sur ses pommettes, laissées par les griffes de l'homme de vase, toujours sensibles mais non infectées. La marque de la main de l'être malfaisant sur son cou, quatre taches d'un côté et quatre de l'autre, formait un contraste saisissant avec sa peau claire. Ces marques avaient une étrange teinte noire, une horrible texture enflée et ne ressemblaient à aucune des contusions qu'elle avait jamais vues. Enfin, s'il y avait un moyen de les guérir, Dag le connaîtrait. Ou bien l'aurait expérimenté lui-même, s'il avait approché autant d'êtres malfaisants que le suggérait l'inventaire des couteaux qu'avait fait Mari. Faon alla à la fenêtre et aperçut la longue silhouette de Dag dans la rue, sa prothèse sur l'épaule, se dirigeant vers la place. Elle regarda Forgeverre lorsqu'il eut disparu sur le trottoir en planches, mais pas longtemps. Prise de bâillements irrépressibles, elle ôta sa robe et ses chaussures et se mit au lit. Chapitre 10 Comme promis, Dag revint à l'heure du dîner. Faon avait mis la belle robe en coton verte que sa tante Futée avait filée et tissée. Elle le suivit au rez-de-chaussée. Le tapage qui s'échappait de la pièce où ils avaient tranquillement mangé le midi même l'arrêta net. La voyant hésiter, Dag sourit et baissa la tête pour murmurer: — Les patrouilleurs peuvent être drôlement chahuteurs lorsqu'ils sont réunis, mais tout va bien se passer. Tu n'as pas besoin de répondre aux questions qui te gênent. On pourra leur raconter que tu es encore tellement secouée par notre combat contre l 'être malfaisant que tu ne veux pas en parler. Ils comprendront. Sa main se dirigea vers le col de Faon, comme pour le remettre en place, et elle se rendit compte qu'il n'essayait pas de couvrir les marques étranges sur son cou, mais au contraire qu'il s'assurait qu'elles se voyaient. —Je pense que nous n'avons pas besoin de parler de ce qui s'est passé avec le second couteau à une autre personne que Mari. — Bien, dit Faon, soulagée, et elle le laissa l'entraîner à l'intérieur, un bras protecteur dans son dos. Ce soir-là, les tables étaient remplies de grands patrouilleurs impressionnants, environ vingt-cinq, dont plusieurs couverts de boue. Avertie par Dag, Faon réussit à ne pas sursauter lorsque leur entrée fut accueillie par des cris, des acclamations, des coups de poing sur la table et une volée de plaisanteries sur les trois jours de disparition de Dag. Le ton enjoué des occupants de la salle rendait la rudesse de certaines de ces railleries plus légères. Dag, souriant ironiquement, leur répondit : « Quels pisteurs ! Je pourrais jurer que vous ne trouveriez pas à boire dans un tonneau d'eau de pluie! » — Dans un tonneau de bière, Dag! hurla quelqu'un. Qu'est-ce qui ne va pas, chez toi ? Dag passa la pièce en revue et conduisit Faon à une table carrée au bout de la salle où n'étaient assises que deux personnes, Utau et Razi, qu'elle avait rencontrés plus tôt. Ils leur firent des signes d'encouragement alors qu'ils approchaient, et Razi poussa une chaise libre avec sa botte, l'invitant ainsi à s'y asseoir. Faon ne savait pas quels patrouilleurs appartenaient à la patrouille de Mari et à celle de Chato. Les deux patrouilles semblaient mélangées, mais pas vraiment au hasard. Les groupes semblaient se faire par âge. Ainsi, il y avait une table avec une demi-douzaine de têtes grises, dont celle de Mari, ainsi que deux autres femmes d'un certain âge que Faon n'avait pas vues à la maison au puits, et qui appartenaient donc sans doute à la patrouille du Rondin Creux. La jeune femme avec le bras en écharpe était attablée avec trois jeunes hommes qui se disputaient tous le privilège de lui couper sa viande. A ce moment précis, elle les tenait à distance en les menaçant de sa fourchette et riait. Il semblait y avoir des hommes de tout âge, mais les femmes étaient soit plus vieilles, soit très jeunes, remarqua Faon, et elle se souvint de ce que Mari lui avait raconté de sa vie. Dans les camps, la proportion était-elle inversée? Une flopée de filles et de garçons de salle hors d'haleine se faufilaient entre les tables, chargés de plateaux couverts de plats et de pichets, très vite dégarnis par une multitude de mains tendues. Les patrouilleurs paraissaient plus intéressés par la rapidité et la quantité que par les convenances, une attitude qui rappelait à Faon les cuisines de ferme et qui la mit presque à l'aise. Ils s'assirent et se saluèrent tous les quatre cordialement. Razi se leva d'un bond pour récupérer des assiettes, des couverts et des verres, et les deux hommes s'occupèrent de chiper de la nourriture et des boissons pour les nouveaux venus. Ils pressèrent effectivement Dag de questions sur ses aventures, même si, malgré des allusions prudentes à Faon, ils évitèrent de l'interroger à son propos. Il répondait de façon neutre et mesurée, parfois vaguement, tout comme il l'avait fait à la table des Montegué, en détournant le plus souvent l'attention par d'autres questions. Ils finirent par abandonner et laissèrent Dag manger tranquillement. Utau passa la pièce en revue. —Tout le monde est bien plus joyeux ce soir. Surtout Mari. Heureusement pour tous ceux qui sont sous ses ordres, comme nous. —Vous pensez qu'elle et Chato nous laisseront avoir un arc-à-terre avant notre départ ? demanda Razi d un air rêveur. — Chato a l'air joyeux, dit Utau en désignant de la tête une table de patrouilleurs de l'autre côté de la pièce, même si Faon ne réussit pas à en distinguer le chef. On aura peut-être cette chance. — Qu'est-ce qu'un arc-à-terre? demanda Faon. Razi lui fit un grand sourire. — C'est une fête chez les patrouilleurs. Ça arrive de temps en temps, pour fêter la mort d'un être malfaisant, ou lorsque deux patrouilles se retrouvent. Avoir d'autres personnes à qui parler est un plaisir. Non pas qu'on ne s'aime pas entre nous (Utau leva les yeux au ciel à ces mots), mais des semaines entières en notre seule compagnie peuvent être longues. Lors d'un arc-à-terre, il y a de la musique. De la danse. De la bière si on en trouve... —On pourrait avoir des tonnes de bière, ici, fit remarquer Utau d'un air distant. —Traîner dans des recoins sombres..., roucoula Razi en attrapant le bout de sa natte et en l'enroulant autour de ses doigts. —C'est bon - elle a compris, coupa Dag, mais il souriait et Faon se demanda s'il se rappelait un souvenir. C'est possible, mais je garantis que ça n'arrivera pas tant que Mari n'estimera pas que tout le nettoyage a été fait. Et aussi bien fait que possible. (Ses yeux s'arrêtèrent sur quelque chose derrière Faon.) Je me sens d'humeur prophétique. Je prédis des corvées avant les réjouissances. — Dag, tu es vraiment un oiseau de mauvais augure..., commença Razi. — Eh bien, messieurs, s'éleva la voix de Mari. Vous avez mal aux pieds ? Faon tourna la tête et sourit timidement à la chef de patrouille, qui s'était glissée jusqu'à leur table. Razi ouvrit la bouche, mais Dag l'interrompit : —Ne réponds pas, Razi. C'est un piège. La réponse la plus sûre, c'est : «Je ne sais pas Mari, mais pourquoi poses-tu cette question ? » Les lèvres de Mari se pincèrent et elle rétorqua d'une voix doucereuse : —Je suis tellement heureuse que tu m'aies posé cette question, Dag! —Ce n'était peut-être pas une si bonne idée que ça, murmura Utau en souriant. — Comment se présente la réparation de ta prothèse ? Dag grimaça. — Ce sera fait demain après-midi, peut-être. J'ai dû m'arrêter à deux endroits avant de trouver quelqu'un qui accepte de le faire gratuitement. Ou plutôt, en échange d'avoir sauvé sa vie, sa famille, sa vie, son territoire et tous ceux qui le peuplent. — Naturellement, tu as oublié de mentionner que c'était toi personnellement qui avais abattu cet être malfaisant, dit sèchement Utau. Dag haussa les épaules, irrité. — Premièrement, ça n'était pas le cas. Deuxièmement, aucun de nous ne pourrait y arriver sans les autres, alors ils nous sont redevables à tous. Je ne devrais pas... aucun d'entre nous ne devrait avoir à quémander. — Il se trouve, dit Mari sans relever, que demain matin j'ai un travail qui se fait assis à confier à un homme n'ayant qu'une main. Il y a dans la réserve tout un coffre rempli de carnets de route de patrouilles et de cartes de la région qui auraient bien besoin qu'on les passe en revue. Comme d'habitude. Je veux que quelqu'un qui a le coup d'œil cherche comment cet être malfaisant s'est faufilé ici, pour qu'on puisse empêcher que cela se reproduise à l'avenir. Je veux aussi une liste des secteurs alentours qui ont été particulièrement négligés. Nous allons rester ici quelques jours supplémentaires le temps que les blessés se remettent, et en profiter pour réparer les harnachements et tout remettre en état. Utau et Razi s'égayèrent tous les deux à cette nouvelle. — Nous essaierons de rattraper notre retard dans nos recherches, pendant ce temps. Et arrangeons-nous pour que les gens de Forgeverre nous voient faire, ajouta-t-elle avec un air sévère et un hochement de tête adressé à Dag. Qu'on leur donne du spectacle. Dag renifla. — On ferait mieux de leur annoncer que nous allons leur ramener deux fois plus de spectres s'ils ne sont pas contents de notre travail. Razi s'étouffa avec sa bière, et Utau lui tapa gentiment, bien qu'inutilement, dans le dos. — Oh, voilà qui me plairait! dit-il d'une voix rauque lorsqu'il eut repris son souffle. J'aimerais bien voir l'expression de leurs stupides visages de fermiers, juste une fois! Faon se figea, son début de bien-être et d'amusement vis-à-vis des plaisanteries des patrouilleurs soudainement interrompu. Dag se raidit. Mari leur jeta un regard énigmatique mais s'éloigna sans faire de commentaire, et Faon se souvint de leur conversation l'après-midi même sur la nature universelle de la rustrerie. Eh bien... Razi continua, inconscient. — Patrouiller dans les environs de Forgeverre, c'est comme partir en vacances. Bien sûr, on est à cheval toute la journée, mais quand on revient, il y a de vrais lits. De vraies baignoires ! On n'a pas besoin de se préparer à manger, et on ne risque pas de faire brûler la nourriture sur un feu de camp. De petits agréments pour lesquels on peut négocier en ville. —Et pourtant ce sont des fermiers qui ont construit cet endroit, murmura Faon, et elle comprit à sa grimace que Dag avait entendu le « stupides » qu'elle avait laissé de côté. Razi haussa les épaules. — Les fermiers ont semé les récoltes, mais qui a planté les fermiers ? Nous. Quoi ? pensa Faon. Utau, sans doute moins inconscient que son camarade, la regarda et répliqua: —Tu veux dire que ce sont nos ancêtres. Tu nous en attribues bien vite le mérite. — Pourquoi n'en aurions-nous pas le crédit ? demanda Razi. — Et la culpabilité aussi ? rétorqua Dag. Razi fit la grimace. —Je pensais que nous l'avions. Ce n'est que justice. Dag sourit d'un air tendu et se leva. — Bon, si je dois passer la journée de demain à étudier une pile de carnets de route mal écrits, bourrés de fautes d'orthographe et sans aucun doute incomplets, je ferais mieux de me reposer les yeux dès maintenant. Si tout le monde manque autant de sommeil que moi, ça va être une nuit bien calme, idéale pour récupérer. —Trouve-nous des tas de patrouilles à faire dans le coin, Dag, le pressa Razi. De quoi nous occuper des semaines. —Je verrai ce que je peux faire. Faon se leva également, et Dag l'escorta hors de la pièce. Il n'essaya pas de s'excuser pour Razi, mais une lueur étrange assombrissait son regard et Faon n'aimait pas avoir l'impression que ses pensées retournaient à un endroit qui lui était interdit. Dehors, le crépuscule de fin d'été s'installait. Il lui souhaita bonne nuit au pas de sa porte avec une courtoisie étudiée. * * * Le lendemain, Dag se réveilla à l'aube, mais Faon, à sa grande satisfaction, dormait toujours. Il descendit tranquillement au rez-de-chaussée et réquisitionna deux patrouilleurs qui prenaient leur petit déjeuner pour qu'ils montent le coffre dans sa chambre. Peu de temps après, il se retrouva avec des carnets de route, des cartes et des graphiques éparpillés sur son bureau, son lit et, bientôt, le sol. Il entendit le craquement étouffé du lit et les pas de Faon de l'autre côté du mur lorsqu'elle se leva enfin et s'agita dans sa chambre pour s'habiller. Finalement, elle passa prudemment la tête dans l'embrasement de sa porte ouverte sur le couloir, et il se leva d'un bond pour l'accompagner prendre un petit déjeuner beaucoup plus calme que le dîner de la veille, tandis que quelques derniers patrouilleurs ensommeillés sortai ;nt seuls ou par deux. Après le repas, elle le suivit à l'étage et observa avec intérêt les papiers et les parchemins éparpillés dans sa chambre. —Je peux aider ? Il se rappela sa tendance à s'ennuyer et à ne pas tenir en place, mais il entendit surtout le «Je peux rester?» sous-jacent. Il lui confia avec complaisance la tâche de réparer les stylos, lui demandant à l'occasion d'aller lui chercher un papier ou un carnet de l'autre côté de la pièce - des petits travaux seulement destinés à l'occuper, mais qui la tinrent affairée et agréablement proche de lui. Elle fut vite fascinée par les cartes, les graphiques et les carnets et se mit à les lire, ou du moins à essayer. Ce n'était pas seulement l'écriture effacée et souvent douteuse qui rendait ce processus si lent. Il s'avéra qu'elle savait lire comme elle l'avait proclamé, mais il était évident au doigt qui suivait chaque mot, à ses lèvres en mouvement et à son corps tendu qu'elle avait des difficultés, sans doute dues à la pénurie de textes sur lesquels s'entraîner. Mais lorsqu'il griffonnait une grille sur une page vierge pour transformer les entrées confuses des carnets en un tableau lisible, elle en comprenait assez rapidement la logique. Vers midi, Mari apparut à la porte ouverte. Elle leva un sourcil en voyant Faon perchée sur le lit, absorbée dans la contemplation d'une carte avec courbes de niveaux annotée. —Comment ça se passe? demanda-t-elle simplement. — Presque fini, répondit Dag. Ça ne sert à rien de remonter au-delà de dix ans, à mon avis. C'est calme ici ce matin. Que font les autres ? — Ils réparent, ils nettoient les harnais, ils sont partis dans les quartiers chics. Ils travaillent avec les chevaux. Nous avons trouvé un forgeron dont la sœur faisait partie de ceux que nous avons sauvés à la mine, qui s'est montré ravi de nous aider à l'écurie. (Elle entra dans la chambre et regarda par-dessus son épaule, puis s'appuya contre le mur, les bras croisés.) Alors... Comment cet être malfaisant a-t-il fait pour nous échapper ? Dag tapota sa grille, posée sur la table devant lui. —Cette région a été passée au crible il y a trois ans par une patrouille du camp du lac de l'Espoir. Ils ont essayé de couvrir un territoire nécessitant seize hommes avec seulement treize. Trois de moins. Car s'ils étaient descendus à douze, ils auraient dû effectuer deux autres passages, et ils avaient déjà trois semaines de retard dans le programme de la saison. Mais ça ne veut pas dire qu'ils ont manqué quoi que ce soit. Cette créature maléfique pouvait bien n'avoir pas encore éclos. —Je ne cherche pas quelqu'un à blâmer, dit doucement Mari. —Je sais, soupira Dag. Maintenant, pour ce qui est des sections négligées... (Ses lèvres se découvrirent en un sourire amer.) C'est le plus révélateur. Il se trouve que toutes les sections à moins d'un jour de trajet de Forgeverre et qui peuvent être patrouillées à dos de cheval l'ont été dans les temps, ou presque, ce qui signifie qu'il y a moins d'un an de retard. Il reste à parcourir les régions marécageuses à l'ouest et les ravins rocheux à l'est qu'on ne peut arpenter sur une monture. Bande de petits paresseux, ajouta-t-il d'un air pensif. Mari sourit amèrement. —Je vois. (Elle se gratta le nez.) Chato et moi avons décidé qu'il me prêterait deux hommes, et que nous enverrions chacun un groupe de seize, en nous partageant les sections négligées. Nous allons tous les deux rester là à discuter avec les habitants de Forgeverre de ce que nous méritons pour le travail récent fait en leur faveur, alors j'ai pensé te nommer responsable de notre patrouille. Ça te donne le droit de choisir ta section en premier. — C'est tellement gentil, Mari. Barboter dans de la boue puante qui nous arrive à la taille, remplie de sangsues, ou bien chuter subitement sur des rochers acérés ? Les deux me paraissent tellement charmants, je n'arrive pas à me décider. — L'autre option, c'est de retrousser tes manches et de venir avec moi faire un bras de fer contre les habitants de Forgeverre. C'est extrêmement efficace, j'ai remarqué. Faon, qui avait reposé la carte et écoutait attentivement cette discussion, fronça les sourcils. Dag fit une grimace de dégoût. Dans sa liste de plaisirs personnels, organiser la parade des blessés pour faire honte aux fermiers et les pousser à mettre la main à la poche se plaçait bien derrière folâtrer avec les sangsues et à peine avant percer des furoncles suintants. — La dernière fois que j'ai participé à ce numéro pour toi, j'ai juré que ça ne se reproduirait plus. (Il réfléchit un instant.) Et la fois d'avant aussi. Tu es sans vergogne, Mari. —Je suis sans ressource, répliqua-t-elle, le visage tordu par la frustration. Corbeau Loyal a un jour calculé qu'il fallait au moins dix personnes dans un camp, sans compter les enfants, pour soutenir un patrouilleur sur le terrain. L'aide que nous ne parvenons pas à obtenir de l'extérieur nous retarde encore. —Alors pourquoi n'en ramenons-nous pas plus ? N'est-ce pas ce pour quoi les fermiers ont été plantés à la base ? C'était une dispute ancienne, et Dag n'en connaissait toujours pas la réponse. — Devrions-nous redevenir seigneurs? demanda doucement Mari. Je ne pense pas. — Quelle autre solution avons-nous ? Laisser le monde aller à sa perte parce que nous avons honte de demander de l'aide? —Trouver un équilibre, dit fermement Mari. Comme nous l'avons toujours fait. Nous ne pouvons pas finir par devenir dépendants d'étrangers. (Son regard glissa sur Faon.) Pas nous. Le silence s'installa avant que Dag reprenne la parole. —Je choisis les marécages. Le hochement de tête de Mari lui parut un peu trop satisfait, et il se demanda s'il n'avait pas fait une erreur. Après un instant, il ajouta : — Mais si tu nous permets de prendre quelques palefreniers avec nous pour surveiller nos montures, nous n'aurons pas besoin de laisser un patrouilleur avec les chevaux pendant que nous travaillerons. Mari fronça les sourcils, mais elle répondit finalement, à contrecœur : — D'accord. Ça me paraît sensé pour les missions d'une journée, quoi qu'il en soit. Tu commences demain. Les yeux marron de Faon s'élargirent, alarmés, et Dag comprit la source du triomphe dissimulé de Mari. —Attends, dit-il. Qui s'occupera de Mlle Prébleu quand je serai parti ? —Moi. Elle ne sera pas seule. Nous avons quatre autres blessés qui se remettent ici, et Chato et moi ferons des allers-retours. —Je suis sûre que tout ira bien, dit Faon, même si un léger doute nuançait sa voix. — Mais pourras-tu l'empêcher de se surmener ? demanda Dag d'un air grognon. Et si elle se remet à saigner ? Ou si elle prenait froid et qu'elle ait de la fièvre ? Même Faon fronça les sourcils. Ses lèvres protestèrent silencieusement : Mais nous sommes en plein été. — Eh bien, je serais mieux placée pour l'aider que toi, répondit Mari sans le quitter des yeux. Elle l 'observait qui s'acharnait vainement, se dit Dag avec abattement. Il se retint de se donner plus en spectacle qu'il ne l'avait déjà fait. Il avait fermé son essence depuis qu'ils avaient atteint la périphérie de Forgeverre la veille, mais de toute évidence Mari n'avait pas besoin de lire en lui pour tirer ses propres conclusions, sans parler de la manière dont Faon rayonnait comme une lampe à huile en sa présence. Il roula son tableau et le tendit à Mari. —Tu peux afficher ça sur le mur du rez-de-chaussée, et nous pourrons l'annoter avant de partir. Si ça peut amuser les autres. Si tu laisses entendre qu'il y aura un arc-à-terre lorsque nous aurons terminé, les choses pourraient encore aller plus vite. Elle hocha la tête d'un air affable et se retira, et Dag demanda à Faon de l'aider à mettre le contenu du coffre en meilleur ordre qu'il ne l'avait trouvé. Alors qu'elle lui apportait tout un tas de carnets tachés et déchirés, elle demanda: —Ça fait deux fois que vous parlez de « planter les fermiers». Qu'est-ce que ça signifie ? Il s'assit sur les talons, surpris. —Tu ne sais pas d'où vient ta famille ? — Bien sûr que si. C'est écrit dans le livre de famille qu'on garde avec les comptes de la ferme. Mon arrière-arrière-arrière-grand-père (elle s'arrêta pour compter sur ses doigts, puis hocha la tête) est venu de Lumpton, au nord du fleuve, avec son frère, il y a presque deux cents ans, pour défricher la terre. Quelques années plus tard, il se maria et traversa la branche ouest du fleuve pour fonder notre ferme. Les Prébleu vivent là depuis cette époque. C'est pourquoi le village le plus proche s'appelle Bleu-Ouest. — Et où vivaient-ils avant Lumpton-Ville ? Elle hésita. —Je ne suis pas sûre. Si ce n'est que ça s'appelait seulement Lumpton à l'époque, parce que Lumpton-la-Croisée et Haut-Lumpton n'existaient pas encore. — Il y a six cents ans, dit Dag, la région qui s'étendait du lac Mort à la côte sud ou presque était sauvage et inhabitée. Certains Marcheurs du Lac de cette région sont descendus jusqu'à la côte, à l'est et au sud, où survivaient quelques personnes dans des enclaves - tes ancêtres. Ils ont persuadé certains d'entre eux de venir avec eux et de se construire des maisons. Ils pensaient que cette région, au sud d'une certaine ligne, avait été suffisamment vidée de ses êtres malfaisants pour être sûre à nouveau. Ce qui s'avéra ne pas être vraiment le cas, même si c'était beaucoup mieux qu'autrefois. Ils échangèrent des promesses... Heureusement, mon peuple s'en souvient encore. Il y eut deux autres grandes plantations, une à l'est de Tripoint et une autre à l'ouest des Plaines des Fermiers, en plus de celle au sud du fleuve Grâce, aux Ecueils d'Argent, d'où viennent la plupart des gens d'ici. Les descendants des colons se sont lentement propagés depuis. » Deux idées circulaient alors parmi les Marcheurs du Lac -et circulent toujours, d'ailleurs. La première était que plus il y avait d'yeux pour surveiller les attaques d'êtres malfaisants, mieux c'était. L'autre disait que tout ce que nous avions fait, c'était de planter de la nourriture pour les êtres malfaisants. J'en ai vu se développer dans des zones peuplées comme dans des zones inhabitées, et les deux cas sont aussi horribles l'un que l'autre. C'est pourquoi je ne m'implique plus dans cette dispute. —Alors les Marcheurs du Lac étaient là avant les fermiers, dit lentement Faon. — Oui. — Qu'y avait-il avant les Marcheurs du Lac? — Quoi, tu ne sais rien ? — Pas la peine d'avoir l'air si choqué, réagit-elle, visiblement vexée, et il fit un geste d'excuse. Je sais beaucoup de choses, seulement je ne sais pas ce qui est vrai et ce qui appartient aux légendes et aux histoires pour endormir les enfants. On raconte qu'il y avait autrefois une chaîne de lacs, pas seulement le grand lac Mort. Avec sept magnifiques villes tout autour, dirigées par des seigneurs sorciers, et un roi sorcier, et des princesses, et des guerriers courageux, et des marins et des capitaines et je ne sais quoi encore. Avec de grandes tours et de superbes jardins, des oiseaux ornés de bijoux qui chantaient, des animaux magiques, des trucs saints, et la bénédiction des dieux coulant comme les fontaines, des dieux qui allaient et venaient dans la vie des gens, et d'une façon que j'aurais trouvée carrément énervante, j'en suis sûre. Oh, et des bateaux sur les lacs avec des voiles en argent, enfin, c'était peut-être des voiles en tissu blanc toutes simples qui paraissaient argentées au clair de lune, parce qu'il semble évident qu'autant de métal ferait chavirer un bateau. Ce que je sais, en tout cas, être une légende, c'est que certaines de ces villes s'étendaient sur huit kilomètres, ce qui est impossible. —A vrai dire, dit Dag avant de s'éclaircir la gorge, cette partie est véridique. Les ruines de la Grève d'Ogachi ne sont qu'à quelques kilomètres du rivage. Quand j'étais un jeune patrouilleur, des amis et moi avons pris une pirogue pour aller les voir. Par une journée claire et tranquille, on voyait le sommet des ruines de pierre le long de l'ancien rivage, à certains endroits. Ogachi faisait vraiment huit kilomètres de large, et plus encore. C'étaient les gens qui ont construit les routes, après tout. Qui faisaient des milliers de kilomètres de long, pour certaines, avant d'être détruites. Faon se leva et épousseta sa jupe, puis s'assit au bord du lit, perdue dans ses pensées. —Alors - où sont-ils tous partis ? Ces bâtisseurs. — La plupart sont morts. Quelques-uns ont survécu. Leurs descendants sont toujours là. —Où? — Dans cette chambre. Toi et moi. Elle le regarda avec une réelle surprise, puis baissa les yeux sur ses mains, qu'elle observa d'un air dubitatif. — Moi? — D'après nos légendes... (Il fit une pause, réfléchissant à ce qu'il allait dire.) Les Marcheurs du Lac descendent de ces seigneurs sorciers qui ont échappé à la destruction totale. Et les fermiers descendent de personnes ordinaires vivant aux confins de l'arrière-pays, et qui eux ont survécu aux guerres originelles avec les êtres malfaisants, dont la première fut d'importance, et les deux qui suivirent anéantirent les Lacs, ne laissant que les Plaines de l'Ouest. Aussi surnommées « les Plaines Mortes » par ceux qui les avaient contournées, et Dag comprenait pourquoi. — Il y a eu plus d'une guerre ? Je n'en ai jamais entendu parler, dit-elle. Il hocha la tête. — Dans un sens, oui. Mais peut-être qu'il n'y en a jamais eu qu'une. La question que tu n'as pas posée, c'est : d'où viennent les êtres malfaisants ? — Ils viennent de la terre. Depuis toujours. Seulement... (elle hésita, puis s'empressa d'ajouter:) j'imagine que tu vas me dire: pas toujours, et me raconter comment ils sont entrés dans le sol la première fois, non ? —A vrai dire, je ne suis pas tout à fait sûr moi-même. Ce que nous savons, c'est que les êtres malfaisants descendent tous du même être primordial. Sauf que la descendance ne se fait pas comme chez nous, par les mariages, la naissance et le passage des générations. Plutôt comme un insecte monstrueux ayant pondu dix mille œufs qui sortent du sol à intervalles réguliers. —J'ai déjà vu ça, dit Faon. Je ne savais pas ce que c'était, mais ce n'était pas un insecte. Dag haussa les épaules. — C'est juste une façon de voir les choses. J'en ai vu une douzaine dans ma vie, jusqu'à maintenant. Je pourrais tout aussi bien dire que le premier était un miroir qui s'est brisé en dix mille morceaux qui ont formé dix mille petits miroirs. Les êtres malfaisants, dans leur nature profonde, ne sont pas faits de substance. Ils extraient seulement la matière autour d'eux pour se faire une maison, une carapace. Ils paraissent se nourrir de la terre, en fait. — Comment s'est-il brisé? — Il a perdu la première guerre. A ce qu'on dit. — Est-ce que les dieux nous ont aidés ? Dag renifla. — Nos légendes disent que les dieux ont abandonné le monde lorsque le premier être malfaisant est apparu. Et qu'ils reviendront quand il sera complètement débarrassé de sa progéniture. Enfin, si on croit aux dieux. —Tu y crois? —Je crois qu'ils ne sont pas là, oui. C'est une foi comme une autre. — Hum. Elle roula les dernières cartes et les attacha avant de les tendre à Dag. Il les remit à leur place et ferma le coffre. Il resta assis un instant, la main sur le loquet. — Quel qu'ait été leur rôle, je ne crois pas que les seigneurs sorciers aient construit toutes ces tours, ces routes et ces bateaux tous seuls. Je crois que tes ancêtres les ont aidés. Elle cligna des yeux, mais il n'aurait su dire ce qu'elle pensait. — Et les seigneurs ne sont pas venus de nulle part, non plus, continua-t-il obstinément. D'après notre ligne de pensée, il y avait un seul peuple, autrefois, et les sorciers viennent de là. Sauf qu'ils ont ensuite développé leur don et leurs sens et utilisé la magie pour devenir des magiciens plus redoutables, arrogants et puissants, et qu'ils se sont éloignés de leur peuple. Ce qui pourrait bien avoir été leur première erreur. Elle pencha la tête sur le côté et elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais à ce moment des bruits de pas s'élevèrent dans le couloir. Razi passa la tête par l'entrebâillement de la porte. —Ah, Dag, tu es là. Tu devrais sentir ça, dit-il en montrant une petite bouteille en verre dont il ôta le bouchon de cuir. Dirla a trouvé une pharmacie qui vend ça. Dirla sourit fièrement derrière son épaule. — Qu'est-ce que c'est ? demanda Faon en se penchant en avant et en reniflant alors que le patrouilleur passait la bouteille devant elle. Oh, ça sent bon ! On dirait de la camomille et des fleurs de trèfle. — De l'huile parfumée, répondit-il. Ils en ont sept ou huit sortes. —Vous vous en servez pour quoi ? demanda Faon naïvement. Dag expédia mentalement son camarade au milieu des Plaines Mortes. — Pour les muscles endoloris, affirma-t-il sur un ton de réprimande. — Oui, pourquoi pas, dit Razi d'un air pensif. — Des massages de dos parfumés, souffla Dirla d'une voix chaude. Hmm, quelle bonne idée. —Vous tombez à pic, dit Dag, coupant court à la conversation avant qu'elle le replonge dans l'inconfort du trajet à cheval ou qu'elle n'incite Faon à poser d'autres questions. Il se trouve que j'avais besoin de quelqu'un pour redescendre ce coffre dans la réserve. Prenez-le, ordonna-t-il en se levant et en la montrant du doigt. Ils grommelèrent avec bonne humeur et le soulevèrent. Dag ferma la porte derrière eux, renvoya Faon dans sa chambre et sortit. En se demandant s'il oserait demander où se trouvait cette boutique et si elle était sur le chemin du fabricant de prothèses. Il leur fallut six jours pour inspecter les marécages à l'ouest de Forgeverre. Dag choisit d'abord la section la plus proche et put ainsi ramener la patrouille aux conforts de l'hôtel cette nuit-là - et prendre des nouvelles de Faon. Après l'avoir cherchée avec une inquiétude grandissante dans tout l'hôtel, il la trouva dans la cuisine en train d'écosser des petits pois et de sympathiser avec les cuisiniers et les aides. Il abandonna avec soulagement la vision qu'il avait d'elle d'une jeune fille triste et solitaire parmi des Marcheurs du Lac condescendants qu'elle ne connaissait pas, mais il gardait en tête sa peur de la voir surestimer imprudemment ses forces. Il choisit ensuite la section la plus lointaine, nécessitant une sortie de trois jours, pour en être débarrassé. Dag contra les plaintes des jeunes gens en leur racontant des histoires choisies de patrouilles dans des marécages au nord des Plaines des Fermiers en plein hiver, assez épouvantables pour faire taire les râleurs, sauf les plus déterminés. La patrouille put laisser la plus grande partie de son harnachement avec les chevaux, mais comme ils devaient protéger leur peau, leurs bottes, chemises et pantalons furent couverts d'une boue pesante. Lorsqu'ils rentrèrent à Forgeverre, tard le soir, ils furent accueillis avec un déplaisir évident par le personnel des bains de l'hôtel, situés, avec leur propre puits, entre l'écurie et le bâtiment principal. Les blanchisseuses se firent maussades en les voyant. Cette fois, Faon attendait Dag, occupant son temps et ses mains en aidant à raccommoder le linge de l'hôtel et en réclamant des histoires à deux couturières. À son retour le lendemain soir, il lui fit le récit de leurs patrouilles lors d'un souper tardif. Il la tint en haleine en lui parlant d'une étendue de marécages plate et presque circulaire qui, il en était certain, était autrefois l'endroit où avait vécu un spectre, et qui guérissait à présent, accueillant à nouveau de la vie - un endroit infect, pour ne pas dire nauséabond, mais néanmoins florissant. Il pensait que la mort de cet être malfaisant devait dater d'au moins un siècle avant l'arrivée des fermiers dans cette région. Faon le divertit à son tour avec un long et complexe compte-rendu de ses aventures en ville. Sassa, le beau-frère des Montegué, enfin revenu chez lui, était passé la voir et avait honoré sa promesse de lui faire visiter ses verreries. Ils avaient terminé la visite par un détour dans la papeterie de son frère, ainsi que dans les locaux de son voisin, qui fabriquait de l'encre. — Il y a plus de travail à faire ici que je ne l'aurais jamais imaginé, lui confia-t-elle d'un ton pensif et spéculatif. De toute évidence, elle s'était surmenée. Lorsqu'il la raccompagna à sa porte, elle tombait de fatigue et bâillait si fort qu'elle put à peine lui souhaiter bonne nuit. Il passa un peu de temps à protéger son essence contre un rhume naissant, puis examina la chair en train de guérir sous les marques hideuses de l'être malfaisant pour s'assurer qu'il n'y avait ni nécrose ni infection, et il lui fit promettre de se reposer le jour suivant. Pour Dag, la marche du lendemain fut écourtée en début d'après-midi car un patrouilleur, qui ne se contentait pas de la boue et des sangsues, se prit les pieds dans un enchevêtrement de racines de saule. Il tomba la tête dans l'eau, en plein dans un nid de vipère. Laissant la patrouille à Utau, Dag ramena en ville sur son cheval l'homme très malade et en état de choc. Il n'eut heureusement pas besoin de faire quoi que ce soit de déconseillé et de dangereux avec son essence en chemin. Il était d'ailleurs conscient, ce qui ne le réjouissait guère, qu'Utau l'avait exhorté à accepter une escorte pour l'en empêcher, le cas échéant. L'homme survécut à la chevauchée, mais aussi à son immersion brutale dans un bain et à son séchage. Il fut enfin transporté dans un lit. A ce moment-là, on avait trouvé Chato et Mari, et Dag leur laissa la responsabilité de le soigner. Des informations que lui transmit Mari le poussèrent à partir à la recherche de Faon avant même de prendre un bain. Le son de la voix de Faon, formulant une question - bien entendu -, attira son attention alors qu'il montait l'escalier, et il fit demi-tour pour s'engager dans le couloir du deuxième étage. La porte de la chambre de Saun était ouverte, et il s'arrêta à l'extérieur alors que la réponse de celui-ci se faisait entendre : — La première impression qu'il m'a faite a été celle d'un vieux type grincheux qui ne parle que pour critiquer. Tu vois le genre ? —Oh, oui. — Il chevauchait ou marchait à l'arrière et ne parlait pas beaucoup. J'ai vraiment commencé à y voir clair lorsque Mari l'a mis en bout de file - c'est le patrouilleur qui est soit le dernier, soit à la limite d'une zone, avec personne au-delà. Nous n'étendons pas notre champ de vision, mais celui de notre InnéSens, tu vois. Si tu peux sentir les patrouilleurs qui t'entourent, alors tu sais que tu ne rates pas de signes d'êtres malfaisants. Mari l'a envoyé à un kilomètre et demi. C'est plus du double de la portée de mon InnéSens, au mieux. Faon fit un bruit encourageant. Saun, récompensé, continua: — Ensuite j'ai remarqué que chaque fois que Mari voulait que quelque chose qui sort de l'ordinaire soit fait, elle l'envoyait. Ou alors c'était son idée à lui. Il ne racontait pas souvent d'histoires, mais quand c'était le cas, elles parlaient de tas d'endroits, et quand je dis ça, je veux dire de partout ! J'ai commencé à additionner tous les endroits et les gens dans ma tête et j'ai pensé: «Comment est-ce possible?» Je croyais qu'il n'avait pas le sens de l'humour, mais finalement j'ai compris qu'il avait un humour extrêmement grinçant. Il ne m'a pas fait grande impression au début, mais c'est sûr que ça a bien changé. Et toi ? —Ça a été différent, je dirais. Il est juste arrivé. Tout d'un coup. Très... très présent. J'ai l'impression de le découvrir à chaque moment un peu plus et d'être pourtant encore très loin de bien le connaître. — Hum. Il est comme ça en patrouille, d'une certaine manière. — Il est bon? —C'est comme s'il était plus présent que tout le monde... Non, ce n'est pas vraiment ça. C'est comme s'il n'était nulle part ailleurs. Si tu vois ce que je veux dire. — Hum. Peut-être. Quel âge a-t-il en fait? J'ai eu du mal à le déterminer... Il avait beau avoir fermé son essence, quelqu'un allait bien finir par remarquer les relents de marécage remontant du couloir dans l'air humide de l'été. Dag desserra les lèvres, frappa contre l'embrasure de la porte et entra. Saun était allongé, ne portant que ses bandages. Le reste, vêtu ou pas, était caché sous un drap. Faon, dans sa robe bleue, était assise dans un fauteuil, ses pieds nus posés sur le lit, et tentait probablement de rafraîchir ses orteils au moindre souffle d'air entrant par la fenêtre. Pour une fois, elle avait les mains vides, mais les cheveux bruns de Saun semblaient avoir été récemment peignés et tressés en deux nattes soignées. Dag fut accueilli par leurs deux visages souriants (qui laissaient deviner à leur fraîcheur qu'ils devaient avoir à peu près le même âge), malgré la pâleur due à leurs récentes blessures. Ils avaient failli avoir raison de sa vigilance - c'était une pensée à éviter - mais leur expression ne trahissait que la confiance et l'affection. Il essaya de faire naître un tiraillement de jalousie provoquée par la différence d'âge, mais leur beauté lui donnait simplement envie de pleurer. Ce n'était pas bon. Six jours de patrouille sans un seul signe d'être malfaisant n'auraient pas dû le fatiguer et l'agiter autant. — Comment vas-tu, Etincelle? Je te cherchais. Salut, Saun! Comment vont tes côtes ? — Mieux. (Saun se releva avec empressement, un tressaillement contredisant ses paroles.) Ils me font marcher dans le couloir maintenant. Faon m'a tenu compagnie. — Bien ! dit Dag cordialement. Et de quoi avez-vous parlé ? Saun eut l'air embarrassé. — Oh, de choses et d'autres. Faon lui répondit prestement. — Pourquoi me cherchais-tu ? —J'ai quelque chose à te montrer. Dans l'écurie. Alors va chercher tes chaussures. — D'accord, dit-elle aimablement. Elle se leva. Elle s'éloigna dans le couloir, pieds nus. Il cria après elle: — Doucement ! Il ne se considérait pas comme un homme d'esprit, et pourtant sa remarque provoqua encore un rire léger chez la jeune fille. Lui arrivait-il de se déplacer autrement qu'en trottinant ? Il observa Saun, se demandant si un avertissement pourrait être utile. Il avait déjà eu l'occasion de remarquer que le jeune homme aux épaules larges plaisait aux femmes, mais cela ne l'avait jamais inquiété auparavant. Dans son état actuel, cependant, il ne représentait pas une menace pour les jeunes fermières curieuses, décida Dag. Et une réprimande pourrait attirer des questions auxquelles Dag aurait du mal à répondre, du genre : « En quoi ça te regarde ? » Il se contenta donc de prendre congé avec un signe amical de la main et commença à se retirer dans le couloir. — Oh, Dag? appela Saun. Vieux patrouilleur? Il souriait largement, calé sur ses oreillers. — Oui? Bon sang, quand diable ce garçon avait-il repris cette expression? Il devait avoir prêté plus d'attention aux occasionnels marmonnements de Dag que celui-ci ne l'aurait pensé. — Pas la peine de me lancer ce regard noir et suspicieux. Tout ce qui intéresse ta Petite Etincelle, c'est que je lui parle de toi. Il se laissa aller en arrière avec un petit rire - non, un ricanement. Dag secoua la tête et battit en retraite. Au moins, il réussit à arrêter de grimacer avant d'atteindre le bas de l'escalier. * * * Dag arriva à peine avant Faon dans l'écurie dont les stalles étaient remplies des chevaux des deux patrouilles. Il la conduisit devant celle où se tenait la jument placide, qu'il lui montra du doigt. — Félicitations, Etincelle. Mari a rendu son verdict officiel. Ce gentil cheval t'appartient désormais. Tu partages la paie que nous versent les pères de la ville de Forgeverre. Je t'ai aussi trouvé cette selle et cette bride d'occasion. Ça devrait à peu près être la bonne taille pour toi. Elles ne sont pas neuves, mais elles sont vraiment en bon état. Il ne vit pas l'intérêt de préciser que ces articles faisaient partie d'un accord privé avec l'artisan plein de bonne volonté qui avait si bien réparé sa prothèse. Le visage de Faon s'éclaira de joie, et elle se glissa dans le box pour caresser l'encolure du cheval et lui gratter les oreilles et son étoile. La jument dilata ses naseaux et baissa la tête en signe de plaisir. — Oh, Dag, elle est magnifique, mais... (Faon fronça le nez en signe de méfiance), tu es sûr que ce n'est pas ta part du paiement ? Je veux dire, Mari a été gentille avec moi, mais je ne pensais pas qu'elle m'avait promue au rang de patrouilleur. Voilà qui était un peu trop perspicace. — Si ça n'avait tenu qu'à moi, tu aurais eu beaucoup plus, Etincelle. Faon n'avait pas l'air entièrement convaincue, mais le cheval lui donna un petit coup de museau pour qu'elle continue à le grattouiller, et elle reprit son geste. — Il lui faut un nom. On ne peut pas continuer à l'appeler «cette jument». (Faon se mordit la lèvre, pensive.) Je vais l'appeler Grâce, comme le fleuve. Parce que c'est un joli nom et que c'est un joli cheval, et parce qu'elle nous a portés avec tant de douceur. Tu veux bien être Grâce, ma jolie, hein ? Elle continua à la flatter et à lui parler. Pour signifier qu'elle acceptait son affection, le nom, ou peut-être les deux, la jument redressa les hanches et leva un sabot de derrière en soufflant bruyamment, ce qui fit rire Faon. Dag s'appuya contre la cloison de la stalle et sourit. Mais au bout d'un moment, le visage de Faon se referma et se fit plus pensif. Elle ressortit du box et resta debout les bras croisés pendant un moment. — Sauf... que je ne suis pas sûre que je vais pouvoir la garder avec mon salaire de trayeuse, ou de je ne sais quoi. — Elle t'appartient complètement. Tu peux la vendre si tu veux, dit Dag d'un ton neutre. Faon hocha la tête, mais son expression ne s'illumina pas. — En tout cas, ajouta Dag, il est encore trop tôt pour que tu penses à travailler. Tu vas d'abord avoir besoin de cette jument pour voyager. —Je me sens beaucoup mieux. Les saignements se sont arrêtés il y a deux jours, et si j'avais dû avoir de la fièvre ce serait déjà fait, et je n'ai plus de vertiges. — Oui, mais... Mari m'a donné un congé pour ramener le couteau du partage au camp afin qu'un artisan puisse l'examiner. Je connais le meilleur. Je me disais, puisque Lumpton-Ville et Bleu-Ouest sont plus ou moins sur la route du lac Hickory, nous devrions nous arrêter chez toi et libérer ta famille de son inquiétude. Elle lui jeta un regard flamboyant et indéchiffrable. —Je ne veux pas retourner là-bas, dit-elle d'une voix vacillante. Je ne veux pas que toute mon histoire idiote sorte au grand jour. (Sa voix se raffermit.) Je ne veux pas me trouver à moins de cent kilomètres de cet imbécile de Radieux. Dag prit une inspiration. —Nous n'allons pas rester. D'ailleurs, ce ne serait pas possible, car on aura besoin de ton témoignage au sujet du couteau. Quand ce sera fait, ce sera à toi de décider où aller. Elle se mordilla la lèvre inférieure, les yeux baissés. — Ils vont essayer de me retenir. Je les connais. Ils ne croiront pas que je puisse être une adulte... (Sa voix se fit plus pressante.) J'y vais seulement si tu promets de venir avec moi, et si tu me promets de ne pas me laisser là-bas ! Il posa la main sur son épaule pour essayer de calmer cette étrange détresse. — Et pourtant, ça ne te dérangerait pas que je te laisse ici ? —Je... —J'essaie juste de savoir si c'est le fait que je te laisse ici ou là qui te dérange ou simplement le fait que je te laisse. Ses yeux étaient grands et sombres, et ses lèvres humides s'écartèrent lorsqu'elle releva la tête à ces mots. Dag sentit sa tête se baisser, sa colonne vertébrale se courber et ses mains glisser derrière son dos, comme s'il chutait de très haut, tout doucement... Quelqu'un s'éclaircit la gorge derrière lui et il se redressa brusquement. —Te voici, dit Mari. Je pensais bien te trouver là. Sa voix était cordiale, mais elle avait les yeux plissés. — Oh, Mari! dit Faon, un peu haletante. Merci de m'avoir donné ce beau cheval. Je ne m'y attendais pas. Elle fit une petite révérence. Mari lui sourit, se débrouillant pour adresser en même temps un haussement de sourcil ironique à Dag. —Tu mérites beaucoup plus, mais c'est tout ce que je pouvais faire. Je ne suis pas complètement dénuée du sens de la dette. Cette remarque conclut temporairement la conversation. Mari reprit la parole d'un ton bienveillant. — Faon, tu veux bien nous excuser un instant? Il y a des histoires de patrouille dont je dois discuter avec Dag. — Oh, bien sûr! (Le visage de Faon s'illumina.) Je vais aller parler de Grâce à Saun. Et elle repartit en trottinant, gratifiant Dag d'un sourire pardessus son épaule. Mari s'adossa contre un poteau de la stalle et croisa les bras sans le quitter des yeux jusqu'à ce que Faon ait disparu par la porte de l'écurie et ne puisse plus les entendre. Malgré le soleil qui tapait à l'extérieur, l'endroit était frais et sombre, et il y avait des relents de cheval. Le calme ambiant était juste dérangé de temps en temps par le mouvement d'un animal ruminant rendu apathique par la chaleur et le léger bourdonnement des mouches. Dag releva le menton, mit sa main et sa prothèse derrière son dos, enroulant son pouce autour du crochet et de l'attache élastique fixée à son poignet en bois, et attendit. Sans grand espoir. Ce ne fut pas long. —A quoi tu joues, mon garçon ? gronda Mari. La moindre réponse équivalant à un «De quoi tu parles, Mari ? » n'aurait été qu'une perte de temps et de souffle. Dag baissa les paupières et attendit encore. —As-tu la moindre idée des conséquences que cette toquade peut entraîner? demanda-t-elle avec une exaspération évidente. Je crois que tu pourrais donner cette leçon toi-même. Je crois même que tu l'as déjà fait. —Une fois ou deux, admit-il. —Alors à quoi penses-tu ? A supposer que tu penses seulement. Il inspira un grand coup. —Je sais que tu veux me dire de m'éloigner de Faon, mais je ne peux pas. Du moins pas encore. Le couteau nous lie l'un à l'autre, jusqu'à ce que je l 'amène au camp. Nous allons devoir voyager ensemble pendant quelque temps encore. Tu ne peux pas t'y opposer. —Ce n'est pas le voyage qui m'inquiète. C'est ce qui va se passer quand vous vous arrêterez. —Je ne couche pas avec elle. —Non, pas encore. Ton essence est fermée à double tour en ma présence depuis que tu es arrivé. Bon, d'un côté, ça ne m'étonne pas de toi - c'est une vieille habitude chez toi, tu restes voilé même dans ton sommeil. Mais là, on dirait un chat qui croit être caché parce qu'il a la tête coincée dans un trou. —Ah, l'intimité mentale... Voilà un concept fermier qu'on pourrait adopter. Elle renifla. —Compte là-dessus. —Je l'emmène au camp, assena Dag d'un air têtu. C'est un fait. D'une voix cordiale et doucereuse, Mari murmura : —Tu vas la présenter à ta mère ? Oh, comme c'est charmant. Dag rentra la tête dans ses épaules. — Nous nous arrêterons d'abord dans sa ferme. —Oh, et toi tu rencontreras sa mère. Formidable. Ce sera un succès. Pourquoi ne pas vous prendre par la main et sauter d'une falaise ensemble ? Ce serait plus rapide et moins douloureux. Les lèvres de Dag se pincèrent involontairement. —Sans doute. Mais ce doit être fait. —Vraiment? (Mari se redressa d'un coup de talon contre le poteau et Fit les cent pas dans le couloir de l'écurie.) Si tu n'étais qu'un jeune imbécile de patrouilleur voulant tremper sa mèche dans l'inconnu, je te donnerais un bon coup sur la tête et ce serait terminé. Je n'arrive pas à savoir si c'est moi que tu essaies de berner, ou toi-même. Dag serra les dents et resta silencieux. C'est ce qui lui semblait le plus sage. Elle retourna à son poteau, s'y appuya, racla sa botte et soupira. — Écoute, Dag, je t'observe depuis longtemps, maintenant. Pendant les patrouilles, tu ne négliges jamais ton harnachement, ta nourriture, ton sommeil ou tes pieds. Pas comme les jeunes qui se font des illusions héroïques sur leur résistance, jusqu'au jour où ils s'écrasent sur un mur de pierre. Tu ménages ton corps sur le long terme. Dag pencha la tête sur le côté, ne sachant pas où elle voulait en venir. — Mais même si tu n'affames pas ton corps, tu affames ton cœur, et pourtant tu te conduis comme si tu pouvais tirer éternellement sur tes réserves, sans jamais avoir à payer. Si tu t'effondres - quand tu t'effondreras -, ce sera comme un homme affamé. Je suis là à te regarder commencer à basculer, et je ne sais pas si mes mots sont assez forts pour te rattraper. Je ne sais pas pourquoi, bon sang (sa voix se fit encore plus exaspérée), tu ne t'es pas intéressé à l'une de ces braves veuves que ta mère - bon, d'accord, pas ta mère -, que tes amis et ta famille t'ont présentées avant de se résoudre à abandonner. Si ç'avait été le cas, je pense que tu serais immunisé contre ce genre de sottises, couteau ou pas. Dag se courba encore plus. — Ça n'aurait pas été honnête vis-à-vis de cette femme. Je ne peux pas retrouver ce que je partageais avec Kauneo. Le problème ne vient pas des femmes, mais de moi. Je ne peux pas donner à quelqu'un d'autre ce que j'ai donné à Kauneo. Usé, vidé, sec. — Personne ne te demandait ça, à part toi, peut-être. La plupart des gens ne savent même pas que ce que tu partageais avec Kauneo existe. Pourtant ils parviennent à s'accorder tant bien que mal. — Elle serait morte de soif, à essayer de boire à ce puits. Mari secoua la tête, les lèvres serrées en signe de désapprobation. —C'est dramatique, ce que tu dis là, Dag. Il haussa les épaules. — Ne réclame pas des réponses que tu ne veux pas entendre, alors. Elle détourna les yeux, une moue aux lèvres, et regarda les chevrons couverts de toiles d'araignées poussiéreuses et de brins de paille. Elle tenta de biaiser. —Tout bien considéré, je ne peux pas m'opposer à ce que tu te fasses plaisir. Pas toi. Et après tout, cette fermière n'a pas de famille ici pour en faire un scandale. Dag fronça les sourcils, et un espoir imbécile naquit dans son cœur. Mari s'apprêtait-elle à dire qu'elle ne s'interposerait pas ? Non, sûrement pas... — Si on ne peut pas te faire changer d'avis ni te raisonner, eh bien, il faut prendre en compte que ces choses-là arrivent, n'est-ce pas ? (Le sarcasme teintant sa voix détruisait également cet espoir-là.) Mais si tu es si déterminé à t'impliquer dans cette histoire, j'espère que tu as un plan pour t'en sortir, et je veux l'entendre. Je ne veux pas en sortir. Je ne veux pas qu'il y ait de fin. C'était une découverte troublante, et Dag ne savait pas quoi en faire. Bon sang, il n'avait même pas commencé... quoi que ce soit. Cette discussion allait trop vite pour lui, ce qui était sans doute l'intention de Mari. —Tous les grands projets que j'ai faits dans ma vie se sont terminés par des surprises horribles, Mari. J'ai juré de renoncer aux projets il y a quelque temps. Elle secoua la tête avec mépris. —Je préférerais presque que tu sois un pauvre rustre à qui je puisse botter les fesses. Enfin... non, pas tout à fait... Mais tu es toi. Si, lorsque cette histoire prendra fin, cette fille est brisée - et je ne vois pas comment ce pourrait être autre chose qu'une aventure -, tu le seras aussi. Double désastre. Je le vois venir, et toi aussi. Alors que vas-tu faire? — Que suggères-tu, voyante? demanda-t-il sèchement. — Qu'il n'y a aucun moyen pour que ça finisse bien. Alors ne commence pas. Je n'ai pas commencé, voulut préciser Dag. Une vérité sur ses lèvres et un mensonge dans son essence, peut-être? L'instinct de survie avait fini par être sa dernière vertu depuis bien, bien longtemps. Il se chevilla la patience au corps et resta là, immobile. Devant ce silence têtu, Mari changea à nouveau de position et d'angle d'attaque. — Il y a deux grands devoirs pour ceux nés de notre sang. Le premier est de continuer la longue guerre, avec un courage résolu, dans la vie comme dans la mort, avec espoir ou désespoir. Tu n'as jamais manqué à ce devoir. — Une fois. —Jamais. Une défaite écrasante n'est pas un échec. C'est seulement une défaite. Cela arrive parfois. On ne m'a jamais dit que tu t'étais enfui de cette corniche, Dag. —Non, admit-il. Je n'en ai pas eu l'occasion. Etre encerclé complique un peu la fuite, et je n'ai pas eu le temps de résoudre ce problème. — Oui, bon. Mais alors il y a l'autre grand devoir, le second, sans lequel le premier est futile, minable et illusoire. Le devoir auquel tu as manqué jusque-là. Il releva la tête, piqué et méfiant. —J'ai donné mon sang, ma sueur et toutes les années de ma vie. Je dois encore mes os et la mort de mon cœur, que je compte bien donner, et ce sera fait en temps voulu si l'occasion m'en est offerte, mais le suicide est une faiblesse et une fuite des responsabilités dont personne ne m'accusera jamais. J'en ai décidé ainsi il y a des années. Je ne vois donc pas de quoi tu veux parler. Elle serra les lèvres et le dévisagea avec conviction. — Le second devoir est de créer la prochaine génération qui continuera la guerre. Parce que tout ce que nous faisons, les kilomètres et les années que nous parcourons, tout notre sang, notre sueur et nos sacrifices ne signifieront rien si nous ne transmettons pas l'héritage de notre corps. Et c'est une tâche dont tu t'es détourné ces vingt dernières années. Derrière son dos, sa main droite agrippa son poignet jusqu'à ce qu'il entende le bois craquer, et il se força à relâcher sa prise pour ne pas briser ce qui venait tout juste d'être réparé. Il essaya de serrer les dents pour retenir toute réponse, mais une s'échappa néanmoins. —Tu as décidé de me ressasser le discours de ma mère, hein ? —Je crois que je pourrais réciter ses paroles par cœur, j'ai entendu ses plaintes si souvent, mais non. C'est ce que je pense au fond de moi et dont j'ai acquis l'intime conviction. Écoute, je sais que ta mère t'a poussé trop vite et trop fort après Kauneo, et c'est pour cela que tu l'as délaissée, je sais qu'il te fallait plus de temps pour surmonter ça. Mais le temps est écoulé, Dag, le passé est derrière toi. Cette jeune fermière en est la preuve, s'il t'en faut une. Et je ne veux pas être là lorsque tu t'effondreras. — Ça n'arrivera pas. Nous partons. — Ça ne suffit pas. Je veux ta parole. Tu ne l'auraspaslYx était-ce, en soi, une sorte de décision ? Il savait qu'il vacillait, mais avait-il déjà dépassé le point de non-retour ? Et quel serait ce point? Il ne le savait pas. Sa tête cognait à cause de la chaleur, et une profonde lassitude s'empara de lui. Ses vêtements en train de sécher le piquaient et empestaient. Il rêvait d'un bain froid. S'il gardait la tête sous l'eau suffisamment longtemps, la douleur cesserait-elle ? Dix ou quinze minutes devraient suffire. —Si j'étais mort à la Corniche des Loups, je n'aurais pas eu d'enfants non plus, gronda-t-il. Et même mafamille ne pourrait pas se plaindre. Ou, du moins, je n'aurais pas à Les écouter. —J'ai un plan. Pourquoi ne fais-tu pas comme si j'étais mort? Il tourna les talons et s'éloigna. Ce qui aurait fait une sortie plus grandiose si elle n'avait pas hurlé, rageuse et néanmoins avec justesse : — Oh, ben tiens pourquoi pas ? Voilà ! Tu l'es ! Chapitre 11 Dag pensait avoir fermé son essence à double tour, mais ce qui s'échappait de son humeur exécrable à travers les fissures suffit à chasser des bains les trois patrouilleurs convalescents qui paressaient là en moins de cinq minutes. Cependant, son corps et son esprit finirent par se détendre, et il sortit à la recherche d'une tâche utile pour s'occuper, de préférence loin de ses camarades. Il choisit d'apporter une selle avec un arçon cassé au fabricant de prothèses pour négocier son remplacement et récupérer là-bas quelques harnais réparés. Cela l'absorba jusqu'au dîner et l'arrivée de l'anxieux Utau et du reste de sa patrouille couverte de vase. Aucun des arguments de Mari n'était faux, à proprement parler. Pas faux du tout, admit-il sombrement. Honteux, il s'employa scrupuleusement à contrôler son esprit, ce qui lui était autrefois aussi naturel que de respirer... et qui aujourd'hui pesait comme un cairn de pierres sur sa poitrine. Les hommes morts n ont pas besoin d'air, hein ? Ce soir-là au dîner, il se comporta envers Faon avec une courtoisie méticuleuse, rien de plus. Elle l'observa d'un air étrange, méfiant. Mais il y avait assez de patrouilleurs à table à bombarder de questions, concernant principalement ce soir la façon dont les maillages des patrouilles étaient organisés et mis en œuvre, si bien que son silence passa inaperçu. Jamais la droiture ne lui avait paru moins gratifiante. Le lendemain fut officiellement consacré au repos et à la préparation de l'arc-à-terre, et Dag accepta de servir de mule pour rapporter les provisions dénichées en ville par les plus motivés. Il ne croisa Mari que pour lui proposer d'assurer la garde de nuit et de faire office de portier, ce qu'elle refusa avec brusquerie. —Je ne peux pas attribuer la garde au patrouilleur qui a tué l'être malfaisant pendant la célébration de ses exploits, dit-elle sèchement. J'aurais une révolte sur les bras - non sans raison, d'ailleurs. (Après un silence, elle ajouta à contrecœur, coupant court à ses protestations :) Assure-toi que la petite fermière sache qu'elle est invitée. Peu de temps après, il rencontra celui des Rondins Creux, fort enthousiaste, qui avait coincé les musiciens volontaires des deux patrouilles pour les faire répéter, une nouveauté pour la plupart d'entre eux, et il ne s'enfuit qu'au moment d'aller chercher Faon. * * * Faon observait ses cheveux dans le miroir et décida que les rubans verts que lui avait prêtés Reela, la jeune femme à la jambe cassée, s'accordaient très bien avec sa jolie robe. Reela lui avait appris comment faire des tresses de Marcheurs du Lac, qui s'avéreraient avoir plusieurs significations. Le nœud sur la nuque, découvrit-elle, était un signe de deuil, et c'était aussi une coiffure pratique pour le combat. Sachant cela, Faon considéra le groupe de patrouilleurs avec un regard nouveau et elle eut une impression étrange, comme si le monde avait bougé sous ses pieds, ne serait-ce qu'un peu, et ne reviendrait jamais en place. Dans tous les cas, elle était certaine que sa coiffure, ses cheveux attachés très haut sur l'arrière du crâne avec un nœud coquet, laissés libres de se balancer comme une queue-de-cheval, ne disaient rien sur elle dans le langage des patrouilleurs qu'elle n'eût désiré. Dag arriva à sa porte, l'air plus détendu. Faon se demanda si Mari lui avait annoncé une mauvaise nouvelle, la veille dans l'écurie, pour qu'il soit autant déprimé ce soir-là. Mais il avait maintenant le regard enjoué. Sa simple chemise blanche faisait ressortir sa peau cuivrée, qui semblait briller. L'odeur de marécage, de chevaux et de sueur de la veille avait été remplacée par celle du savon à la lavande et de quelque chose de chaud, qui était simplement l'odeur de Dag. Ses cheveux étaient propres et doux, mais désobéissaient déjà aux ordres que leur avait donnés le peigne. Il lui sembla quils n'attendaient que d'être touchés, si seulement elle avait pu atteindre cette hauteur. Sur la pointe des pieds. Avec un escabeau. Quelque chose... L'atmosphère dans la salle à manger ne différait pas tellement de celle des autres soirs, bruyante et animée, mais il y avait plus de monde car, pour une fois, tous les patrouilleurs étaient là en même temps. Tous étaient propres et beaucoup semblaient avoir obtenu, ou partagé, de l'eau parfumée. Pour l'occasion, ils avaient juste nettoyé leurs vêtements de tous les jours. Faon supposa que les sacoches n'étaient pas assez spacieuses pour contenir des vêtements de rechange. Les femmes portaient toujours des pantalons. Leur arrivait-il parfois de mettre des jupes? Cela dit, les coiffures semblaient plus élaborées. Certains des plus jeunes patrouilleurs avaient même des clochettes dans leurs tresses. Nourriture et boisson, surtout de la boisson, débordaient du hall d'entrée jusqu'à la salle suivante, où les chaises avaient été poussées contre les murs et les tapis roulés pour faire de la place aux danseurs. Faon se trouva une place avec les autres convalescents, Saun, Reela et l'homme de la patrouille de Chato qui était blessé au genou et avait des points de suture sur la mâchoire, ainsi que ce pauvre type morose qui s'était fait mordre par un serpent la veille et qui supportait à présent de bon cœur des plaisanteries sans pitié à ce sujet. Les plus taquins distribuaient néanmoins de la bière fraîche à tous ceux qui devaient rester assis, et semblaient décidés à ne pas en rompre le flot. Faon sirota la sienne et les remercia timidement d'un sourire. Dag avait brièvement disparu, mais il revint, serrant quelque chose dans l'attache de son poignet. Faon cligna des yeux, étonnée, et reconnut un tambourin, doté d'une cheville en bois pour qu'il puisse bien le tenir. —Mon Dieu! Je ne pensais pas que tu savais jouer d'un instrument. Il lui fit un grand sourire, effectuant un léger ajustement sur le cadre, et tapota la peau tendue. Le staccato la fit se redresser. —Comme c'est astucieux. De quoi jouais-tu avant de perdre ta main? — Du tambourin, répondit-il joyeusement. J'ai essayé la flûte, mais je m'emmêlais les doigts même quand j'en avais deux fois plus, et quand je me suis essayé au violon, on m'a accusé de tourmenter les chats. Avec ça, je ne peux pas faire de fausses notes. D'ailleurs... (il baissa la voix comme un conspirateur) ça me permet d'échapper à la danse. Il lui fit un clin d'œil et se dirigea vers l'avant de la pièce, où d'autres patrouilleurs se réunissaient. Le choix de leurs instruments semblait un peu aléatoire, mais tous étaient petits, tenant dans le coin d'une sacoche. Il y avait plusieurs flûtes, en bois, en argile ou en os, deux violons et une série de baquets retournés faisant office de tambours, de toute évidence chipés dans l'hôtel. La pièce se remplit et le silence se fit. Un homme aux cheveux gris avec une flûte en os fit un pas en avant et entama une mélodie que Faon trouva obsédante. Elle en eut la chair de poule. Perturbée, elle étudia ce tube d'os pâle, dont la surface était gravée, et fut soudain persuadée que c'était l'os d'un proche. Parce qu'il y avait deux fémurs, mais un seul cœur, alors que pouvaient-ils bien faire des restes, en toute dignité? L'air était tellement mélancolique qu'il s'agissait sûrement d'une prière, d'un hymne ou d'une commémoration. Faon vit les lèvres de certaines personnes remuer, formant des paroles qu'ils connaissaient visiblement par cœur. Un silence s'ensuivit, d'une minute entière, tout le monde gardant les yeux baissés. Un crépitement comme celui d'un serpent venant du tambourin, et un soudain battement de tambour brisèrent la tristesse en mille morceaux comme pour la faire s'envoler par la fenêtre. Les violonistes, les flûtistes et les percussionnistes entamèrent un air de danse enjoué et les patrouilleurs se levèrent d'un bond. Ils ne dansaient pas en couple mais en groupes, tissant des figures compliquées les uns autour des autres. A part les changements de partenaires effectués avec une joyeuse indifférence quant au sexe des danseurs, cela rappela beaucoup à Faon les danses des fermiers dans les granges, même si les patrouilleurs semblaient se passer de meneur. Elle se demanda s'ils se servaient de leur InnéSens pour compenser son absence. Si compliquées que soient les figures, les danseurs ne rataient presque jamais un pas, et lorsque c'était le cas, l'erreur était accueillie par des sifflements et des rires tandis que tout le groupe se remettait en place, retrouvait le rythme et recommençait. Les clochettes tintaient joyeusement. Dag se tenait à l'arrière des musiciens, jouant en rythme, ponctuant ses interventions de tintements bien sentis, observant la scène d'un air inhabituellement heureux. Il ne parlait ni ne chantait, mais il souriait légèrement aux blagues qui fusaient. La soif des jeunes patrouilleurs pour les danses rapides semblait insatiable, mais finalement les musiciens épuisés cédèrent la place à quelques chanteurs. Dehors, l'infatigable soleil de l'été s'était enfin couché, et la pièce était chaude, remplie de bougies, de lampes et de corps en sueur. Dag dévissa son tambourin et vint s'asseoir aux pieds de Faon, approvisionné en bière par ce qui paraissait être une brigade d'admirateurs. Faon ne connaissait pas la première chanson, mais la mélodie de la deuxième lui était familière, même si les paroles étaient différentes, et elle pensait avoir entendu sa tante Futée chantonner la troisième tout en filant. Elle se demanda si ces chansons venaient des fermiers ou des Marcheurs du Lac. Les chanteurs étaient un homme et une femme de la patrouille de Chato, et leurs voix se mêlaient de façon captivante. Celle de la femme était pure et claire, celle de l'homme grave et sonore. Faon ne savait pas si cette chanson sur un patrouilleur perdu dansant dans les bois avec des ours magiques était une invention ou pas. L'homme avec la flûte en os les rejoignit pour former un trio. Lorsqu'il entonna le prélude de la chanson suivante, Dag posa brusquement son verre à moitié plein sur le sol. Le sourire qu'il adressa à Faon par-dessus son épaule ressemblait plus à une grimace. —Je dois faire un tour aux toilettes. La bière, hein, s'excusa-t-il avant de se lever. Trois paires d'yeux suivirent ses mouvements avec inquiétude : ceux de Mari, d'Utau et d'un camarade plus âgé. Mari fit un signe interrogateur : « Faut-il que je... ?» auquel Dag répondit en secouant légèrement la tête. Il sortit sans regarder en arrière. « Cinquante personnes partirent ce jour-là », commença la chanson, et Faon comprit rapidement la raison du départ soudain de Dag, car elle s'avéra être une longue ballade compliquée sur la bataille de la Corniche du Loup. Elle ne citait aucun nom dans ce mélange de poésie et de mélodie, de malheur, de bravoure, de sacrifice et de victoire, invitant subtilement les auditeurs à s'identifier à ses nombreux héros, et dans d'autres circonstances Faon l'aurait trouvée saisissante. En vérité, la plupart des patrouilleurs semblaient transportés et émus. Reela essuya une larme et Saun resta la bouche grande ouverte, écoutant intensément. Ils ne savent pas, comprit Faon. Saun, qui avait patrouillé avec Dag pendant un an et prétendait bien le connaître, l'ignorait. Utau, lui, savait. Il écoutait la main sur la bouche, les yeux sombres. Mari, bien sûr, était au courant, et elle jetait de nombreux coups d'œil à la porte par laquelle Dag avait lentement disparu, et par où il ne revint pas. La chanson se termina enfin, et une autre, plus joyeuse, commença. En voyant que Dag ne revenait toujours pas, Faon s'éclipsa elle aussi. Quelqu'un sortait des toilettes, alors elle essaya dehors. L'air frais était très agréable, les ombres bleutées étaient atténuées par la lumière jaune provenant des fenêtres joyeuses, des lanternes flanquant la porte du porche et, de l'autre côté de la cour, la porte de l'écurie. Dag était assis sur un banc devant l'écurie, la tête appuyée contre le mur, à regarder les étoiles. Elle s'assit à côté de lui et laissa le silence se prolonger un instant, car il n'était pas gênant, les enveloppant comme la nuit. Les étoiles brillaient vivement et semblaient proches malgré la lanterne. Le ciel était dégagé. — Ça va? demanda-t-elle finalement. — Oh, oui. (Il passa la main dans ses cheveux et ajouta pensivement:) Quand j'étais petit, j'adorais ces ballades héroïques. J'en avais appris des dizaines pas cœur. Je me demande si ces vieilles chansons de bataille semblaient aussi indécentes à ceux qui y avaient survécu. Et pourtant il prétend ne pas savoir chanter. Faon était incapable de répondre. —Au moins, ça aide les gens à se souvenir, essaya-t-elle. — Oui. Hélas. —Ce n'était pas une mauvaise chanson. En fait, je l'ai trouvée vraiment belle. En tant que chanson, je veux dire. —Je ne le nie pas. Ce n'est pas la faute du compositeur - qui qu'il soit, il a fait du bon boulot. Si elle était moins efficace, elle ne me donnerait pas envie de pleurer ou de rager ainsi. C'est pour ça que j'ai quitté la pièce. Mon InnéSens était un peu ouvert, pour aider la musique, et je ne voulais pas assombrir l'atmosphère. Rassemblez trente-huit patrouilleurs fatigués et nerveux dans un bâtiment pendant une semaine, et les esprits s'échauffent facilement. —Vous faites souvent de la musique, quand vous ne patrouillez pas? Elle essaya d'imaginer les chants et les danses autour d'un feu de camp. Le temps n'était sans doute pas toujours de la partie. — Parfois seulement. Il y a souvent beaucoup à faire dans les camps le soir. Corroyer le cuir et apprêter la viande, préparer les plantes médicinales qu'on a cueillies en patrouillant pour les conserver, mettre à jour les carnets de route et les cartes. Si c'est une patrouille montée, il faut en plus s'occuper des chevaux. Apprendre à manier les armes pour les jeunes, et l'entraînement pour tout le monde. Réparer les vêtements, les bottes et les harnais. Faire la cuisine, nettoyer. Des tâches simples, mais qui prennent du temps. Sa voix ralentit alors qu'il se souvenait. — Les patrouilles ne sont pas toutes de la même importance: dans le nord ils envoient des compagnies de cent cinquante ou de deux cents personnes lors des grandes patrouilles saisonnières, mais au sud du lac, elles sont habituellement plus petites et plus courtes. Même ainsi, on a l'impression d'être entassés les uns sur les autres à force de passer des semaines entières sans autre distraction que les autres, justement. Au bout d'un moment, tout le monde finit par connaître tout le monde. Alors il y a des commérages. Des petits groupes se forment. Et des blagues. Des farces. Et des vengeances à cause des farces. Et des bagarres aux poings à cause des vengeances à cause des farces. Et des bagarres au couteau à cause de - bon, tu as compris l'idée générale. Si le chef de patrouille laisse ses émotions se mêler à cette soupe amère, il risque d'avoir une conversation fort mémorable avec Corbeau Loyal, ensuite. —Ça t'est déjà arrivé ? — Pas pour ça. Même si toutes les conversations avec Corbeau Loyal ont tendance à être mémorables. Dans l'ombre, il se gratta le nez et sourit, puis pencha la tête en arrière et ses yeux s'arrêtèrent sur les douces lumières des fenêtres de l'autre côté de la cour. Les chants s'étaient arrêtés et les musiques de danse avaient repris. Les pieds martelant le sol faisaient vibrer tout le bâtiment comme un tambour. —Voyons voir, quoi d'autre? Par les chaudes nuits d'été, ramasser du bois est toujours une activité populaire. Faon considéra un instant ces propos, et l'amusement sous-jacent dans sa voix. — On aurait pu croire que ça aurait été plus utile les nuits d'hiver. — Hmm, mais tu sais, les soirs d'été, personne ne se plaint si les gens disparaissent une heure ou deux et reviennent en ayant oublié le bois. Se baigner dans le fleuve, c'est bien aussi. — Dans le noir? demanda-t-elle d'un ton dubitatif. — Dans le fleuve, c'est plutôt ça la question. Surtout quand la saison est glaciale. Une promenade, ça oui, c'est crédible, surtout quand tout le monde travaille d'arrache-pied depuis l'aube. Aller en reconnaissance, aussi - voilà qui attire de nombreux volontaires désintéressés. Il y a des écureuils dangereux dans les bois qui pourraient fomenter une attaque n'importe quand. On n'est jamais assez prudent. Un rire rocailleux s'échappa de sa poitrine. — Oh, fit Faon, comprenant enfin. Elle ébaucha un sourire à la vue de ces petites rides, si rares, qui naissaient autour de ses yeux lorsqu'il était heureux. —Tout ça suivi des ruptures et des réconciliations d'usage, les gens qui ne se parlent plus, ou pire encore, qui se disputent tellement qu'on en vient à vouloir se cacher la tête dans les couvertures et à hurler pour ne plus les entendre. Enfin bon... (Il poussa un soupir tolérant.) En général, les patrouilleurs plus âgés règlent ça plus calmement, mais les jeunes peuvent être franchement agités. Ce n'est pas comme si la vie des gens s'arrêtait pendant la patrouille. Ce n'est pas une urgence pour laquelle on abandonne tout, travaillant avec héroïsme avant de rentrer à la maison une bonne fois pour toutes. Tout recommence le lendemain à l'aube. Et on doit se lever et faire sa part de travail malgré tout. Il s'étendit et fit craquer ses articulations, comme s'il s'imaginait un réveil à l'aube. — Nous ne sommes pas tous fous, tu sais, même si parfois on en donne l'impression, continua-t-il à voix basse. Notre InnéSens rend nos humeurs très contagieuses. Ce n'est pas seulement les paroles et les gestes. C'est comme quelque chose qui imprègne l'atmosphère. (Il traça une spirale ascendante dans les airs.) Maintenant, par exemple. Lorsqu'un certain nombre de personnes ouvrent leur essence, il y a... des fuites. Les arcs-à-terre sont vraiment bien pour ça. Ce bâtiment là-bas est complètement inondé. Toutes sortes de choses paraissent soudain judicieuses. Que les dieux absents soient loués pour la bière. — La bière ? — La bière, d'après mes conclusions (il leva un doigt édifiant et Faon se rendit compte qu'il était un peu saoul. Les gens n'avaient pas arrêté de fournir les musiciens en rafraîchissements, plus tôt dans la soirée, pour les encourager), existe pour qu'on puisse la maudire le lendemain. C'est une boisson qui porte aux regrets, la bière. — Les fermiers s'en servent aussi pour ça, observa Faon. — Un besoin universel, dit-il en clignant des yeux. Je crois qu'il m'en faut plus. —Tu as soif? — Non. Il s'affaissa, la regardant du coin de l'œil. Ses yeux étaient deux flaques sombres dans cette lumière, comme un concentré de nuit. Le scintillement de la lanterne faisait un halo orange autour de ses cheveux et glissait sur ses traits légèrement luisants de sueur comme une caresse. —Je considère juste le potentiel de regret... Il se pencha vers elle et Faon s'immobilisa, avec un espoir si fort qu'il était proche de la terreur. Allait-il l'embrasser? Son souffle sentait la bière, la fatigue et Dag. Le sien s'arrêta. Immobilité. Battements de cœur. —Non, soupira-t-il. Non. Mari avait raison. Il se redressa. Faon faillit éclater en sanglots. Faillit se pencher vers lui. Non, tu ne peux pas. Tu n !oseras pas. Il va penser que tu es... ce mot affreux que Radieux a utilisé. Il brûlait dans sa mémoire comme une entaille infectée, salope. C'était un mot horrible qui avait réussi à la transformer en une horrible personne, comme une éclaboussure d'encre, de sang ou de poison décolorant l'eau. Pour Dag, je veux seulement être belle. Et grande. Elle aurait voulu être plus grande. Si elle était plus grande, personne ne pourrait l'insulter parce qu'elle... parce qu'elle le désirait tellement. Il soupira, sourit, se leva. Il lui tendit la main. Ils rentrèrent à l'intérieur. Dans le hall d'entrée, Dag tourna la tête, tendant l'oreille. —Très bien, quelqu'un a pris le tambourin. Ils pourront bien se passer de moi pour le reste de la soirée. La musique provenant de la salle semblait plus lente et ensommeillée. Il se dirigea vers l'escalier. Faon retrouva sa voix : —Tu montes? — Oui. C'était bien, mais ça suffit pour ce soir. Et toi? —Je suis un peu fatiguée aussi. Elle le suivit. Ce qui s'était passé, ou plutôt ce qui ne s'était pas passé, dehors sur le banc, lui rappelait beaucoup ce moment sur la route, comme une chance qu'elle aurait laissé filer. Alors qu'ils arrivaient au deuxième étage, des bruits et des rires s'élevèrent derrière eux. Dirla et deux autres patrouilleurs de la patrouille de Chato déboulèrent en gloussant, saluèrent joyeusement Dag et s'engagèrent dans le couloir. Faon s'arrêta et les regarda alors qu'ils s'arrêtaient devant la porte de Dirla, car l'un des types passa son bras autour de son cou et l'embrassa alors qu'elle tenait toujours la main de l'autre... sur sa poitrine. Dirla - la grande Dirla - tendit un pied botté et ouvrit la porte, et ils entrèrent tous. La porte se referma sur une plaisanterie. — Dag, dit Faon avec hésitation. Qu'est-ce que c'était? Il haussa un sourcil amusé. —A quoi ça ressemblait, d'après toi ? — Est-ce que Dirla... Je veux dire, ils... Est-ce qu'elle va au lit avec deux types ? — On dirait bien. On dirait bien? Si son InnéSens faisait la moitié de ce qu'il prétendait, alors il le savait très bien. —Avec les deux? — Oh, l'équilibre n'est pas toujours respecté pendant les patrouilles. Les gens font quelques ajustements. Dirla est très... euh... généreuse. Faon déglutit. —Oh. Elle le suivit jusqu'à leur couloir. Razi et Utau ouvraient la porte de leur chambre. Utau semblait saoul et sentait la bière. Les cheveux de Razi, s'échappant de sa longue tresse, étaient collés en mèches trempées de sueur sur son front à force de danser. Ils souhaitèrent bonne nuit à Dag, très poliment, et disparurent. — Eh bien, dit Faon, décidée à être honnête. C'est dommage qu'ils n'aient pas eu la chance de trouver des femmes eux aussi. Ils sont trop gentils pour rester seuls. Dag, pourquoi te mords-tu le poignet? lui demanda-t-elle en le regardant d'un air suspicieux. Il s'éclaircit la gorge. — Un jour, quand je serai soit bien plus sobre soit bien plus saoul, Etincelle, j'essaierai de t'expliquer l'histoire excessivement compliquée de la façon dont ces deux-là ont réussi à épouser la même femme fort accommodante au camp du lac Hickory. Disons simplement qu'ils se surveillent l'un l'autre. —Les Marcheuses du Lac peuvent épouser plusieurs hommes ? En même temps ? Tu me fais marcher! — Normalement non, et non, je ne te fais pas marcher. Je t'ai dit que c'était compliqué. Ils s'arrêtèrent devant la porte de Dag. Il lui fit un sourire un peu forcé. —Eh bien moi je trouve que Dirla est avide, décida-t-elle. Ou alors ces types sont affreusement insistants. —Oh, non. Chez les Marcheurs du Lac civilisés, ce que nous sommes tous, comme tu le sais, c'est la femme qui invite. L'homme accepte, ou non, et laisse-moi te dire, refuser gracieusement sans offenser la femme est très difficile. Je te le garantis, ce qui se passe là-bas est son idée. —Chez les fermiers, on trouverait ça trop effronté. Seules les filles de mauvaise réputation, ou... ou {lesfilles stupides) les écervelées feraient ça. Les filles de bonne réputation attendent qu'on leur demande. Et même là elles sont censées dire non, à moins qu'on vienne avec des terres à offrir. Il tendit la main droite pour s'appuyer contre le mur, la cachant en partie par sa grande taille. Il la regarda. Après une longue, très longue pause pensive, il souffla : —Vraiment? Il se mordit la lèvre, laissant brièvement apercevoir l'éclat sur sa dent. Ses yeux étaient des lacs d'obscurité insondables. —Alors, euh, Etincelle... Combien de nuits avons-nous perdues, à ton avis ? Elle leva le visage, déglutit, et répondit d'une voix tremblante : — Bien trop ? On ne peut pas dire qu'ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Ils se jetèrent tous les deux en avant d'un même élan. Il ouvrit la porte d'un coup de pied et la referma de la même manière, parce que ses bras étaient trop pleins d'elle. Les pieds de Faon ne touchaient pas le sol, mais ce n'était pas la seule raison pour laquelle elle avait l'impression de voler. La moitié des baisers de Dag manquait sa bouche, mais ça ne la dérangeait pas, n'importe quelle partie de sa peau passant sous ses lèvres frémissait de plaisir. Il la posa, tendit la main pour attraper la barre de la porte et s'arrêta, le souffle court. Non, ne t'arrête pas maintenant... La voix de Dag reprit son sérieux. — Si tu le veux vraiment, Etincelle, barre la porte. Sans quitter des yeux ce visage anguleux et légèrement sauvage qui lui était si cher, elle s'exécuta. La planche de chêne retomba sur les encoches avec un bruit sourd, massif et satisfaisant. Cela semblait un compromis suffisant aux coutumes. La main de Dag glissa à contrecœur de son épaule et la libéra le temps d'allumer la lampe à huile sur sa table de nuit. La petite lueur orangée dans le verre se transforma en un flamboiement jaune remplissant la chambre d'ombres et de lumière. Il s'assit assez brusquement sur le rebord de son lit, comme si ses genoux avaient cédé, et la regarda en lui tendant la main. Il tremblait. Elle pénétra dans le cercle de ses bras et plaça son visage à la hauteur du sien. Ses baisers ralentirent, comme s'il goûtait ses lèvres, puis, ce qui la surprit, il la goûta réellement, sa langue glissant dans sa bouche. Etrange, mais agréable, décida-t-elle, et elle essaya avec ardeur d'en faire autant. Sa main se perdit dans ses cheveux, défit son ruban, laissant ses boucles retomber sur ses épaules. Comment les autres se débarrassaient-ils de leurs vêtements, à des moments pareils ? Radieux avait seulement relevé sa jupe et baissé sa culotte. Comme l'être malfaisant, somme toute. —Tsss... Allons, quelle sombre pensée vient de te traverser ? la réprimanda Dag. Reste là. Avec moi. — Comment sais-tu ce à quoi j'ai pensé? demanda-t-elle, essayant de maîtriser son trouble. —Je ne le sais pas, Etincelle, je lis les essences, pas les esprits. Parfois, l'InnéSens ne sert qu'à nous perturber davantage. (Sa main hésita sur le bouton supérieur de sa robe.) Je peux ? —Je t'en prie, dit-elle, soulagée de ses soucis procéduriers. Bien sûr, Dag savait comment faire ça. Elle n'avait qu'à le regarder et à l'imiter. Il défit quelques autres attaches, descendit lentement une de ses manches et embrassa son épaule nue. Elle rassembla son courage et s'attaqua aux boutons de sa chemise. Ils finirent par se sentir plus à l'aise. Les choses allèrent plus vite après ça, et les vêtements tombèrent par terre à côté du lit. La dernière chose qu'il défit, après une hésitation et un regard en dessous, fut sa prothèse, détachant les lanières autour de son avant-bras et sous son coude, et la posa sur la table. Il frotta les marques rouges laissées par le cuir. Pour lui, réalisa-t-elle, c'était un geste de vulnérabilité et de confiance, bien plus que celui d'enlever son pantalon. —La lumière, marmonna Dag, hésitant. La lumière? Il paraît que les fermiers préfèrent l'obscurité, à ce qu'on m'a dit. — Laisse-la allumée, chuchota Faon, et il lui sourit et s'allongea. Quand il était allongé de tout son long, son lit suffisait juste à le contenir même s'il n'était pas aussi étroit que le sien dans la chambre voisine... Elle avait l'impression d'être une exploratrice face à une chaîne de montagnes traversant tout l'horizon. — Laisse-moi t'admirer. —Je ne suis pas une rose, Etincelle. — Peut-être pas. Mais ça me rend heureuse de te regarder. Les coins des yeux de Dag se plissèrent d'une façon charmante, et elle dut s'étendre pour les embrasser. Leurs peaux se touchaient sur toute la longueur de son corps. Les muscles de Dag étaient longs et fuselés, et son torse était bronzé irrégulièrement, selon la position de ses manches, et plus pâle encore en dessous de sa taille, sur son côté délié. Un duvet de poils noirs couvrait son torse, descendant en V sous son ventre. Les doigts de Faon s'y enroulèrent, les caressant longuement. Faon se demanda quelle autre partie d'elle il pouvait effleurer avec ses sens étranges de Marcheur du Lac... Elle déglutit et osa l'interroger. —Tu as dit que tu le sentais. — Hum? Ses mains dessinaient des spirales sur sa poitrine. Comment une caresse si douce pouvait-elle provoquer une aussi agréable souffrance ? — La période du mois où une femme peut tomber enceinte, tu as dit que tu le sentais. A moins que, non, peut-être était-ce seulement pour les Marcheuses du Lac. — Un magnifique dessin dans son essence, c'est ce que tu as dit. Oui, et elle avait cru Radieux, n'est-ce pas, et ses histoires de tradition qui, si elles n'étaient pas un mensonge mesquin, n'en étaient pas moins une contre-vérité qui lui avait coûté cher. Et pourtant, elles lui avaient paru bien plus vraisemblables que ce que prétendait Dag. Elle frissonna, mal à l'aise. Suis-je encore en train de faire preuve de stupidité... ? Le cours de ses pensées fut interrompu lorsque Dag se releva sur son coude gauche et la regarda avec un sourire sérieux. Sa main traça une ligne sur son ventre, passant sur les marques de l'être malfaisant qui s'étaient transformées en de Fines croûtes noires. —Tu ne risques rien ce soir, Etincelle. Mais je devrais être terrifié d'essayer de te faire l'amour si rapidement après tes blessures. Tu es tellement délicate et je... euh... eh bien, il y a d'autres choses que j'aimerais beaucoup te montrer. Elle risqua un regard vers le bas, mais ses yeux furent attirés par les lignes noires parallèles sous ses mains magnifiques, et un éclair de tristesse et de culpabilité la traversa. Serait-elle un jour capable de coucher avec quelqu'un sans que ces cascades de souvenirs malvenues s'abattent sur elle ? Et puis elle se demanda si Dag - avec, semblait-il, bien plus de souvenirs accumulés - connaissait le même problème. —Chut, la rassura-t-il, et il posa son pouce sur ses lèvres, bien qu'elle n'ait rien dit. Cherche la lumière, brillante Étincelle. Tu ne trahis pas ta peine en la laissant de côté pour une heure. Elle t'attendra patiemment. —Combien de temps? — Le temps polit la peine comme le fleuve les galets. Elle sera toujours là, mais cessera de t'écorcher dès que tu la toucheras. Cependant tu dois laisser passer le temps. Ne te précipite pas. Nous gardons nos cheveux noués en signe de deuil un an après la perte de ceux qui nous sont chers, et ce n'est pas trop long. Elle tendit les mains et les passa dans ses cheveux noirs ébouriffés, les caressant et les enroulant autour de ses doigts. Des doigts satisfaits. Elle tira doucement sur une boucle. — Qu'est-ce que ça signifie ? — Qu'il a fallu me raser pour éliminer les poux? proposa-t-il, rompant sa tristesse car elle se mit à rire, ce qui avait sans doute été son but. —Arrête, tu n'as quand même pas aussi eu des poux ! — Pas récemment. C'est une autre histoire, mais j'ai mieux à faire avec mes lèvres pour l'instant. Il se mit à embrasser tout son corps, et elle se demanda quelle magie résidait dans sa langue, pas seulement pour ses baisers qui semblaient déposer des traînées de feu frais sur sa peau, mais aussi pour ses mots, qui semblaient soulever des pierres de son cœur. Sa respiration s'affola lorsque sa langue atteignit ses tétons et leur fit des choses enivrantes. Radieux l'avait seulement pincée à travers sa robe, et... et au diable Radieux qui revenait ainsi à sa mémoire, juste à ce moment. Les mains de Dag remontèrent caresser son front, et il s'assit. —Tourne-toi, murmura-t-il. Je vais te masser le dos. Je crois que je peux faire quelque chose pour que ton corps et ton essence soient un peu plus en harmonie. — Est-ce que... si tu veux... —Je ne vais pas dire «fais-moi confiance». Je vais dire « essaie-moi », murmura-t-il dans ses boucles. Essaie-moi. Pour un homme avec une seule main, il s'y prenait extrêmement bien, pensa-t-elle quelques minutes plus tard, à moitié endormie, la tête dans l'oreiller. Ses souvenirs semblaient se dissiper. Le lit craqua lorsqu'il en descendit brièvement, et elle ouvrit un œil, faites qu'il ne parte pas, mais il revint tout de suite. Un léger gargouillis, une fraîche éclaboussure sur la courbe de son dos, le parfum de la camomille et du trèfle... — Oh, tu as acheté un peu de cette huile. (Elle réfléchit un instant.) Quand ? — Il y a sept jours. Elle eut un petit rire sous cape. — Hé! Un patrouilleur doit être prêt en cas d'urgence. — Est-ce que c'est une urgence? — Donne-moi un peu de temps, Etincelle, et on verra... D'ailleurs, c'est bon pour ma main, qui a tendance à être rugueuse. Ce n'est pas très agréable, les petites peaux qui s'accrochent dans les endroits sensibles, tu peux me croire. L'huile changea effectivement la texture de sa peau alors qu'il descendait doucement jusqu'à ses orteils. Il la retourna délicatement et recommença le massage. Sa main. Rapidement assistée par sa langue, dans des endroits très tendres et surprenants. Son toucher était comme de la soie, là, là, là?Ah! Elle tressaillit, surprise, mais se détendit aussitôt. Alors c'était ça, faire l'amour. C'était très agréable, mais ça semblait un peu à sens unique. —Ça ne devrait pas être ton tour? demanda-t-elle, inquiète. — Pas encore, répondit-il d'une voix assourdie. Je me sens bien là où je suis. Et ton essence coule presque normalement, maintenant. Laisse-moi, laisse-moi juste... Les minutes s'envolèrent. Quelque chose tournoyait en elle, comme une urgence étonnamment douce. La main de Dag se fit plus ferme, plus rapide, plus assurée. Elle ferma les yeux, sa respiration s'accéléra et son dos se cambra. Puis son souffle se coupa et elle se raidit, silencieuse, la bouche ouverte, alors que la sensation éclatait en elle, remontant jusqu'à son cerveau vidé, redescendant jusqu'à ses doigts et à ses orteils, puis refluant. Son dos se détendit et elle resta allongée, tremblante, éberluée. — Oh. Lorsqu'elle en fut capable, elle leva la tête et regarda son corps, devenu un paysage étrange et nouveau. Dag était appuyé sur un coude et la regardait, les yeux noirs et brillants, un sourire béat aux lèvres. — Ça va mieux ? demanda-t-il, comme s'il ne le savait pas. — Est-ce que c'était de... de la magie de Marcheurs du Lac ? Pas étonnant que les gens essaient de les suivre jusqu'au bout du monde. — Non. C'était la magie de Petite Etincelle. Seulement la tienne. Des mystères semblaient tournoyer par centaines autour d'elle comme des oiseaux effarouchés dans la nuit. — Pas étonnant que les gens veuillent faire ça. Tout ça me paraît bien plus sensé maintenant... — En effet. Il rampa sur le lit pour l'embrasser à nouveau. Son propre goût sur ses lèvres, mêlé à l'odeur de camomille et de trèfle, était un peu perturbant, mais elle lui rendit hardiment son baiser. Puis passa ses lèvres sur ses pommettes séduisantes, ses paupières, son menton volontaire, puis revint à sa bouche, en gloussant nerveusement. Elle sentit une réponse gronder dans sa poitrine lorsqu'elle s'allongea sur lui. Elle s'était pressée contre lui, mais elle ne l'avait pas encore touché. C'était sans doute son tour maintenant. Les mains devaient fonctionner dans les deux sens. Elle s'assit, clignant des yeux pour lutter contre un vertige. Il s'étira et lui sourit, ses yeux plissés posés sur elle avec curiosité semblaient l'inviter à agir, mais sans impatience. Il s'offrait à elle, d'une façon qui l'étonna à nouveau. A part son essence mystérieuse, bien sûr. Cela commençait à devenir un avantage injuste. Où commencer, comment commencer? Elle se rappela comment lui s'y était pris. — Est-ce que... je peux te toucher moi aussi ? —Je t'en prie, souffla-t-il. Ce n'était peut-être que du mimétisme, mais c'était un début, et une fois commencé, il acquit son propre dynamisme. Elle l'embrassa sur tout le corps, de bas en haut, et revint au milieu. Lorsqu'elle essaya de le toucher pour la première fois, il tressaillit, le souffle coupé, et elle recula, effarouchée. — Non, tout va bien, continue, souffla-t-il. Je suis un peu... euh... sensible pour l'instant. C'est bien. Presque tout ce que tu peux faire sera bien. —Sensible? C'est comme ça que tu appelles ça? demanda-t-elle en souriant. —J'essaie de rester poli, Etincelle. Elle essaya plusieurs manières de le toucher, de le caresser, de l'agripper, tout en se demandant si elle s'y prenait bien. Ses mains lui semblaient maladroites et trop petites. Il poussait parfois quelques soupirs qui ne lui apprenaient pas grand-chose, même si de temps à autre sa main recouvrait la sienne pour lui faire une suggestion muette. Etait-ce un halètement de plaisir ou de douleur ? Sa résistance à la souffrance était un peu effrayante, quand on y pensait. —Je peux essayer ton huile sur mes mains ? — Bien sûr ! Même si... ça risque d'être un peu trop rapide. Elle hésita. — Est-ce qu'on ne pourrait pas... le refaire ? Une autre fois ? —Oh, si. Je suis très « renouvelable». Mais pas très rapide. Pas aussi rapide que lorsque j'étais... jeune, soupira-t-il. Même si ça m'a plutôt avantagé, ce soir. Et moi aussi. Sa patience lui apprenait l'humilité. — Bien, dans ce cas... L'huile faisait glisser ses mains d'une manière qui l'intriguait et qui semblait lui plaire à lui aussi. Elle devint plus audacieuse. Ça, par exemple, le faisait tressaillir, non, convulser, tout comme quelques instants plus tôt. — Etincelle! haleta-t-il. — Est-ce que c'est bon ? —Oui... —Je me suis dit que si tu pensais que ça me plairait, ça pourrait te plaire à toi aussi. — Petite maligne, marmonna-t-il en refermant les yeux. Elle se figea. — S'il te plaît ne te moque pas de moi. Il ouvrit les yeux et fronça les sourcils. Il souleva la tête de l'oreiller et la regarda. —Je ne me moquais pas de toi. Tu as l'un des esprits les plus avides que j'ai jamais eu le plaisir de rencontrer. Tu as peut-être été privée d'informations, mais ton esprit est aussi acéré qu'une lame. Elle retint son souffle pour éviter qu'il s'échappe en un sanglot surpris. Ses mots ne pouvaient pas être sincères, mais ils étaient si agréables à entendre ! Devant son regard choqué, il ajouta avec un peu d'impatience. —Allez, petite, tu ne peux pas être aussi futée et ne pas le savoir. — Papa disait que je devais être idiote pour poser autant de questions tout le temps. — Ridicule. (Il pencha la tête sur le côté et ses yeux reprirent cette étrange expression tournée vers l'intérieur.) Il y a un endroit sombre et profond dans ton essence, juste là. Une fissure importante et un blocage. Je... il me faudrait plus d'une heure pour en faire tout le tour, je le crains. Sa gorge se serra. —Alors laissons ça de côté, pour l'instant. Ça attendra, dit-elle en baissant la tête. Je te néglige. —Ce n'est pas moi qui vais te contredire... La langue, découvrit-elle, fonctionnait comme des doigts aussi bien sur les hommes, quoique différemment, que sur les femmes. Bien. Que se passerait-il si elle faisait ça et aussi ça et ça au même moment... Elle le découvrit rapidement. C'était un spectacle fascinant. Même dans cet angle oblique, elle vit son expression changer comme s'il entrait en transe. A un moment, elle se demanda si la lévitation était un des dons des Marcheurs du Lac, car il semblait à deux doigts de s'élever. — Est-ce que ça va ? demanda-t-elle, inquiète, lorsque son corps s'arrêta de frissonner. Ton front s'est plissé bizarrement pendant une minute, et puis, ton... euh... ton dos s'est courbé comme ça. Il fit un geste de la main alors qu'il reprenait son souffle. Il garda longtemps les yeux fermés, mais finit par les rouvrir. — Désolé... Qu'est ce que tu as dit? Désolé. J'attendais que toutes ces étincelles blanches sous mes paupières aient fini d'exploser. Je n'aurais manqué ça pour rien au monde. — Est-ce que ça arrive souvent ? — Non. En fait, non. — Est-ce que ça va ? répéta-t-el le. Un sourire illumina son visage comme un éclair de feu. — Si ça va? Je crois que je me sens tout bonnement merveilleusement bien. Avec un angle d'attaque qui semblait ne permettre, au mieux, qu'une chute, il plongea en avant et la prit dans ses bras, la ramenant contre lui sans se soucier du désordre qu'ils avaient mis. Ce fut son tour d'embrasser toutes les parties de son visage. Leurs rires se transformèrent en un contact accidentel et... — Dag, qu'est-ce que tu es chatouilleux! — Non, pas du tout. Ou seulement à certains... aïe!{Lorsqu'il eut repris son souffle, il ajouta :) Tu es diabolique, Etincelle. J'aime ça chez une femme. Grands dieux. Je n'ai pas autant ri depuis... Je ne m'en souviens même pas. —J'aime quand tu glousses. —Je n'ai pas gloussé. Ce serait indigne d'un homme de mon âge. —C'était quoi ce bruit, alors ? —Un ricanement. Oui, absolument, un ricanement. — Soit. Ça te va bien. Tout te va bien, dit-elle en s'appuyant sur un coude et en laissant son regard se promener sur la longue route de son corps. Même le rien te va bien. C'est trop injuste. —Oh, comme si toi tu n'étais pas là l'air, l'air... — L'air quoi? souffla-t-elle en se laissant tomber dans ses bras. — Nue. Comestible. Magnifique. Comme la pluie du printemps et le feu des étoiles. Il la rapprocha de lui. Leurs baisers se firent plus longs, plus paresseux. Ensommeillés. Avec un grand effort, il tendit la main et éteignit la lampe. L'air doux de cette nuit d'été faisait remuer les rideaux. Il releva le drap et le laissa retomber sur eux. Elle se blottit dans ses bras, l'oreille contre son torse, et ferma les yeux. Jusqu'à la fin des temps, pensa-t-elle en s'enfonçant dans l'obscurité. Chapitre 12 Dag passa le début de cette matinée radieuse à persuader Faon que l'expérience de la nuit précédente, la première de sa vie, ne serait pas la dernière. Lorsqu'ils se réveillèrent, comblés, de la sieste qu'ils firent ensuite, la matinée était déjà bien avancée. Dag considéra sérieusement l'avantage de rester au lit jusqu'au départ de la patrouille, mais une faim de loup les poussa à se lever, se laver, s'habiller et descendre voir si le petit déjeuner était encore servi. Faon descendit l'escalier devant Dag et se mit sur le côté pour laisser passer Utau, qui le remontait d'un pas lourd pour aller chercher le reste de son harnachement. Dag lança un sourire éclatant à son camarade. Utau tourna la tête, surpris, et fonça droit dans le mur, provoquant un bruit sourd. Il se reprit et se retourna pour les observer. Décidant prudemment d'ignorer cet épisode, Dag suivit Faon avant qu'Utau puisse parler. Il se dit qu'il devrait mieux contrôler son sourire et son essence étincelante. Un patrouilleur mûr, responsable et respecté ne devrait pas se pavaner avec aux lèvres le même sourire idiot que celui d'une citrouille découpée. Ça risquait d'effrayer les chevaux. La patrouille de Mari devait repartir vers le nord et reprendre son maillage là où elle l'avait interrompu, presque deux semaines auparavant, pour apporter son aide. Avec son porte-monnaie bien rempli par les habitants de Forgeverre, la patrouille de Chato avait la charge d'acheter des chevaux dans la région calcaire au sud de la Grâce. Elle serait ralentie les premiers jours par un chariot transportant Saun et Reela, qui n'étaient pas encore prêts à monter à cheval. Le couple devait terminer sa convalescence dans un camp de Marcheurs du Lac qui contrôlaient le bac traversant le fleuve, puis être récupéré à la fin de la mission. Les deux patrouilles avaient prévu de partir à midi, une heure clémente. Dag sentait l'influence modératrice de Chato sur Mari. Celle-ci était tout à fait capable d'ordonner un départ à l'aube après un arc-à-terre, puis de dissimuler son hilarité sous un masque de sévérité tandis que sa troupe endormie se mettait maladroitement en marche. Mari était de loin la parente préférée de Dag, mais il n'avait pas de mal à en faire abstraction, et il pria les dieux absents pour ne pas la croiser ce matin-là. Après le petit déjeuner, Dag aida à traîner les dernières affaires de Saun dans le chariot et, quand il se retourna, il vit que ses prières, comme d'habitude, n'avaient pas été exaucées. Mari tenait les rênes de son cheval, l'observant avec une exaspération muette. Il leva un sourcil, essayant désespérément de ne pas sourire. Ou, pire, de glousser. — Quoi? Elle inspira profondément, et lui cracha: — Espèce d'imbécile. Ça ne vaut pas plus la peine de te parler ce matin que de parler aux roitelets gazouillant dans cet orme de la cour. J'ai dit ce que j'avais à dire. Je te verrai au camp dans quelques semaines. Peut-être que l'attrait de la nouveauté sera tari d'ici là et que tu auras recouvré tes esprits, qui sait? Tu te débrouilleras pour t'expliquer avec Corbeau Loyal, c'est tout ce que je peux dire. Dag se redressa. —Je n'y manquerai pas. — Hé! (Elle se retourna pour rassembler ses rênes, puis le regarda à nouveau, le sérieux ayant remplacé l'énervement dans ses yeux.) Fais attention à toi dans cette région de fermiers, Dag. Il aurait préféré se faire passer un savon plutôt quelle lui fasse part de cette inquiétude véritable, contre laquelle il était sans défense. —Je fais toujours attention. — Ce n'est pas ce que j'ai remarqué, dit-elle sèchement. En silence, Dag l'aida à monter, et elle accepta son aide avec un hochement de tête, se mettant en selle avec un soupir fatigué. Elle avait maigri, pensa-t-il, ces dernières années. Il lui fit un sourire d'adieu et elle s'appuya sur le pommeau de son arçon, baissant la voix: —Je t'ai vu passer par de nombreux états différents, dont la bêtise. Mais je ne t'ai jamais vu aussi heureux. De quoi faire pleurer une vieille femme, tu es... Fais attention à cette jeune femme aussi, alors... —J'y compte bien. — Hum. Voyez-vous ça. Elle secoua la tête et claqua la langue pour faire avancer son cheval, et Dag se souvint à ce moment-là seulement de la dernière fois où il lui avait fait part de ses projets. Mais il savait que Mari était déjà abordée par des centaines de détails auxquels un chef de patrouille en mission doit penser -autant qu il s'en souvenait. Elle passa sa troupe en revue, vérifiant les harnachements, les chevaux, les visages, évalua le tout et jugea qu'ils pouvaient repartir. Pour aujourd'hui. Encore une fois. Faon finissait d'aider Reela, l'une des dizaines de personnes avec qui elle avait apparemment réussi à sympathiser cette dernière semaine. Les deux jeunes femmes se dirent au revoir gaiement et Faon descendit du chariot pour regarder avec lui la patrouille se former et passer le portail au trot. Les cavaliers furent au moins aussi nombreux à saluer Faon que lui. Quelques minutes plus tard, la patrouille de Chato monta à son tour et s'éloigna, à une allure plus lente à cause du chariot cahotant. Saun leur fit des gestes d'adieu aussi enthousiastes que le lui permettaient ses blessures. Le silence s'abattit sur la cour de l'écurie. Dag soupira, partagé entre le soulagement d'être débarrassé de toute cette petite troupe, bruyante et exaspérante, et la solitude déconcertante qu'il ressentait toujours lorsqu'il était séparé de son peuple. Il se dit que c'était ridicule d'être perturbé par ces deux sentiments à la fois. Quoi qu'il en soit, il y avait d'autant plus de raisons de se montrer prudent maintenant qu'il était le seul Marcheur du Lac dans une ville de fermiers, et il s'efforça péniblement d'afficher à nouveau d'une expression de courtoisie prudente. Sauf que maintenant, Faon était là aussi. Les palefreniers se dispersèrent vers la sellerie ou la porte de derrière de la cuisine, marchant lentement dans l'humidité tout en discutant. — Ils n'étaient pas si terribles finalement, dit Faon en regardant, pensive, le portail. Je ne pensais pas qu'ils m'accepteraient, mais si. — C'est la patrouille. Au camp, c'est différent, dit Dag d'un air absent. — Comment ça? — Euh... (Quelques phrases toutes faites et sans saveur lui vinrent à l'esprit, le temps nous le dira, ne t'en fais pas à l'avance.) Tu verras bien. Il répugnait curieusement à lui expliquer, en cette matinée radieuse, pourquoi sa guerre personnelle contre les êtres malfaisants n'était pas l'unique raison pour laquelle il se portait toujours volontaire pour des missions supplémentaires, et cela plus que quiconque au camp du lac Hickory. Son record avait été de dix-sept mois sans y retourner, même s'il avait dû changer de patrouille plusieurs fois pour y parvenir. — Devons-nous partir aujourd'hui nous aussi? demanda Faon. Dag revint à lui avec un sursaut et la prit dans ses bras, l'attirant contre sa hanche. — En fait, non. Il y a deux jours de trajet jusqu'à Lumpton, si on se dépêche, mais nous n'avons pas besoin de nous hâter. On peut partir tranquillement demain, y aller par étapes. Ou plus tard encore, pensa-t-il. Une idée très tentante. —Je me demandais si je devais rendre ma chambre, vu que je ne suis pas une patrouilleuse et tout ça. —Quoi ? Non ! Tu peux garder cette chambre aussi longtemps que tu le voudras, Etincelle, dit Dag, indigné. — Euh, en fait, justement. (Elle se mordit la lèvre, mais ses yeux, réalisa-t-il, étincelaient.) Je me demandais si je pourrais dormir avec toi ? Par économie... — Bien sûr, par économie! Oui, tu as raison. Tu es une jeune fille très prévoyante, Etincelle. Elle lui fit un petit sourire narquois. Une fossette ravissante apparaissait sur son visage lorsqu'elle souriait, ce qui fit fondre le cœur de Dag comme une motte de beurre laissée au soleil en plein été. —Je vais aller déplacer mes affaires, dit-elle. Il la suivit, se sentant aussi idiot que Mari lavait accusé d'être. Il ne pouvait pas, absolument pas, traverser les rues de Forgeverre en courant et en sautillant, hurlant à qui voulait bien l'entendre: «Elle dit que je la rends heureuse lorsqu'elle me regarde!» Et pourtant il en mourait d'envie. # * * Ils ne partirent pas le lendemain, car il pleuvait. Ni le jour d'après, car la pluie menaçait encore. Le matin suivant, Dag déclara que Faon était trop éprouvée à cause d'une nuit particulièrement acrobatique qui les laissa contusionnés, mais ravis, pour pouvoir monter confortablement. Pourtant, dès le milieu d'après-midi, elle sautillait comme une puce tandis que lui boitait, le dos paralysé par un muscle déchiré. Ce qui fournit l'excuse idéale pour traînasser encore le lendemain. Il imagina sa conversation avec Corbeau Loyal : «Pourquoi es-tu en retard, Dag?» «Désolé, monsieur, je me suis estropié en faisant passionnément l'amour à une jeune fermière. » Oui, cela conviendrait à merveille. Regarder Faon découvrir les délices que recelait son propre corps était un enchantement pour Dag, aussi inlassablement excitant que de regarder sous les nénuphars. Il devait revenir très loin en arrière pour faire des comparaisons, car il avait fait ces découvertes lorsqu'il était bien plus jeune. Il se rappelait en effet que tout cela l'avait rendu un peu fou à l'époque. Il découvrit qu'il n'avait pas besoin de se triturer les méninges pour faire preuve d'imagination quand il lui faisait l'amour, car elle était toujours submergée par les merveilles de la répétition. Ainsi, il ne provoqua rien qu'il ne sût entretenir. Il se découvrit également un faible insoupçonné pour les massages de pieds. Si jamais Faon voulait le clouer sur place, il n'était nullement besoin de l'attacher avec des cordes. Ses petites mains fermes descendaient sous ses chevilles et il s'effondrait comme un homme terrassé. Il restait là, tétanisé, et essayait de ne pas baver de façon trop répugnante sur son oreiller. Dans ces moments-là, ne plus quitter le lit pour le reste de ses jours semblait la définition même du paradis. Tant qu'Etincelle y était avec lui. Les courtes nuits d'été étaient bien remplies, mais cela laissait Dag perplexe de voir les journées passer si vite. D'une tranquille promenade à cheval pour que Faon puisse essayer sa nouvelle jument et son pantalon de cavalière, agrémenté d'un pique-nique au bord du fleuve, ils faisaient un après-midi derrière le rideau d'un saule pleureur qui durait jusqu'au coucher du soleil. Sassa, le beau-frère des Montegué, leur rendit encore visite, et Dag découvrit en Faon un goût apparemment insatiable pour les visites aux artisans de Forgeverre. Sa curiosité infinie et sa passion pour les questions ne se limitaient pas aux patrouilleurs et au sexe, si flatteur que cela eut été, mais semblaient s'étendre au monde entier. La présence de Sassa, plein de bonne volonté, de fierté même, et ses contacts familiaux leur ouvrirent la porte des arrière-boutiques des ateliers d'un brûleur de briques, d'un orfèvre, d'un sellier, de trois sortes de moulins, d'une poterie - Faon fabriqua même un pot tout simple sous la tutelle enthousiaste de la potière, et se couvrit joyeusement de boue ce faisant - ainsi qu'une autre visite aux propres ateliers de verrerie de Sassa, car Dag avait manqué la première, étant alors enfoncé jusqu'à la taille dans des marécages. Dag ne montra tout d'abord qu'un intérêt poli - il ne faisait plus attention aux détails qui ne concernaient pas ce qu'il devait pister et tuer - mais il se trouva bientôt pris dans le même engrenage de fascination que Faon. Grâce à une force étudiée et des litres de sueur, les verriers mélangeaient le sable et le feu avec une synchronisation méticuleuse pour transformer l'essence même de leurs matériaux en une brillance fragile et figée. C'est de la magie de fermiers, et ils ne s'en rendent même pas compte, pensa Dag, complètement absorbé par la façon dont ils soufflaient le verre dans des moules pour fabriquer plusieurs objets de facture semblable. Sassa offrit à Faon une coupe dont elle avait assisté à la fabrication quelques jours plus tôt, maintenant recuite, et elle décida de la rapporter à sa mère. Dag doutait de pouvoir la rapporter entière à Bleu-Ouest dans une sacoche, mais Sassa leur donna une boîte en bois remplie de paille, et d'espoir. Ce serait encombrant, mais Dag se promit de s'en charger. Plus tard, Faon déballa la coupe qu'elle posa sur leur table de nuit afin de l'exposer à la lumière du soir. Dag s'assit sur le lit et regarda avec un intérêt égal au sien la façon dont la clarté se cognait contre le verre, formant des arcs-en-ciel vacillants. —Tous les objets ont des essences, sauf ceux que les êtres malfaisants ont vidés, remarqua-t-il. Les essences des êtres vivants sont toujours mobiles et changeantes, mais même les rochers émettent une sorte de vibration basse et régulière. Lorsque Sassa a fait ce verre et l'a modelé, c'est comme si son essence était devenue vivante, tant elle s'est transformée. Maintenant elle est redevenue immobile, mais elle a changé. C'est comme si (il tendit la main, comme pour attraper le mot exact), comme si elle chantait une mélodie plus vive. Faon s'écarta, les mains sur les hanches et le regarda, l'air un peu frustrée. Malgré toutes les questions qu'elle pourrait poser, il semblait s'aventurer dans un endroit où elle ne pouvait jamais le suivre. —Alors, dit-elle lentement, si les choses peuvent changer leur essence, peut-on faire bouger les choses en appuyant sur leur essence ? Dag cligna des yeux, légèrement choqué. Etaient-ce le hasard ou la pure logique qui rapprochaient tant sa question du cœur des secrets des Marcheurs du Lac? Il hésita. — En théorie, dit-il finalement. Mais aimerais-tu voir comment un Marcheur du Lac fait bouger l'essence de cette coupe d'un côté de la table à l'autre ? Elle écarquilla les yeux. — Montre-moi ! L'air grave, il se pencha en avant, tendit la main et poussa la coupe de quelques centimètres. — Dag! s'écria Faon avec exaspération. Je croyais que tu allais me montrer de la magie. Il sourit brièvement, surtout parce qu'il n'arrivait pas à la regarder sans être comblé. — Essayer de faire bouger quelque chose à partir de son essence, c'est comme pousser le bout d'un long levier. C'est toujours plus facile de le faire à la main. Même si on dit... (il hésita encore) que les anciens seigneurs sorciers se réunissaient en groupes pour faire de la magie compliquée. Comme unir des essences pour les guérir, ou celles de deux amoureux, avec quelques subtilités oubliées. —Vous ne faites plus ça maintenant? — Non. Nous sommes trop peu nombreux - peut-être que notre lignée a été dénaturée pendant l'époque sombre, qui sait. En tout cas, c'est interdit. —Je voulais dire pour vos maillages. — C'est seulement une question de perception. Comme la différence entre toucher avec la main et pousser avec la main, peut-être. — Pourquoi est-ce interdit de pousser? Ou est-ce le fait de se réunir qui n'est pas autorisé ? Il aurait dû savoir que sa dernière remarque soulèverait d'autres questions. Jeter un fait à Faon était comme jeter un morceau de viande à une meute de chiens affamés. Cela provoquait toujours une rixe. — De mauvaises expériences, répondit-il d'un ton définitif. Bon, à en juger par ses lèvres serrées et ses sourcils froncés, cette tactique n'allait pas fonctionner. Il fallait tenter une diversion. — Laisse-moi te dire, cependant, que pas un seul patrouilleur au-dessus de Luthlia ne peut survivre dans la région des lacs sans apprendre comment repousser les moustiques avec son essence. De féroces petits insectes qui vous vident de tout votre sang, ça oui. —Vous utilisez la magie pour repousser les moustiques? demanda-t-elle comme si elle hésitait entre être impressionnée et offensée. Nous nous contentons d'une crème affreuse à étaler sur notre peau. Quand on sait ce qu'il y a dedans, on préférerait presque se faire piquer. Il ricana, puis soupira. — On dit que nous sommes un peuple déchu, et c'est ce que je crois. Les anciens seigneurs ont bâti de grandes cités, des navires, des routes, ils ont transformé leur corps, recherché la longévité, et ont fini par conduire le monde à sa perte. Même si je pense que c'était une époque fantastique, avant ça. Moi, je repousse les moustiques. Oh, et je peux appeler et congédier mon cheval, si je l'ai bien dressé! Et aider à soigner un corps blessé, si j'ai de la chance. Et voir le monde en double, jusqu'à l'essence. C'est tout pour la magie de Dag, j'en ai bien peur. Elle releva les yeux sur lui. — Et tuer des êtres malfaisants, dit-elle lentement. — Oui, principalement. Il l'enlaça, avalant sa question suivante dans un baiser. * * * Il fallut presque une semaine pour que l'ancre de la conscience de Dag parvienne à le sortir des nuages pour reprendre la route. Il aurait voulu jeter par-dessus bord ce foutu poids mort. Mais un matin, alors qu'il se rasait, il vit Faon, à moitié habillée, regardant les sourcils froncés son sac de couchage et le couteau du partage. Il s'approcha et la prit dans ses bras, serrant son dos nu contre son torse nu. — Il est temps, j'imagine. —Je pense, oui, soupira-t-il. Mes congés inutilisés toutes ces années sont innombrables, mais Mari m'a libéré pour que je puisse résoudre le mystère de cette chose, pas pour traînasser dans ce paradis de briques et de bardeaux. Les larbins me jettent des regards en coin, ces derniers temps. — Ils ont été très gentils avec moi, observa-t-elle judicieusement. —Tu es douée pour te faire des amis. A vrai dire, tout le monde, des cuisiniers aux aides, des femmes de chambre aux palefreniers jusqu'au patron et sa femme, prenaient la défense de Faon, l'héroïne fermière. A tel point que Dag soupçonnait que si elle demandait: «Mettez ce type dégingandé à la rue!», il se retrouverait vite assis par terre, agrippé à ses sacoches. Les habitants de Forgeverre qui travaillaient ici avaient l'habitude des Marcheurs du Lac et de leurs étranges manières entre eux, mais il ne faisait pas de doute pour Dag qu'ils toléraient difficilement cette union, et qu'ils le faisaient seulement en raison de la joie évidente de Faon. Les autres clients, les conducteurs de bestiaux et de chariots, les familles de voyageurs et les bateliers qui supervisaient les chargements sur le fleuve regardaient ce drôle de couple d'un air désapprobateur, surtout après avoir entendu les commérages embrouillés qui circulaient à leur sujet. Dag se demanda comment on le regarderait à Bleu-Ouest. Faon s'était petit à petit réconciliée avec l'idée de s'arrêter chez elle, en partie à cause de la culpabilité qu'elle avait ressentie quand il lui avait décrit l'angoisse probable de ses parents, et aussi grâce à la promesse qu'il lui avait faite de ne pas l'abandonner là-bas. C'était le seul serment qu'elle lui ait jamais demandé de répéter. Il posa un baiser sur le sommet de sa tête et laissa son doigt courir autour des blessures en voie de guérison sur sa joue gauche. —Tes bleus commencent à disparaître. J'imagine que si je te ramène chez tes parents en me présentant comme ton protecteur, je serai plus convaincant si tu n'as pas l'air d'avoir perdu une bagarre d'ivrognes. Elle sourit et lui embrassa la main, mais les doigts de Dag se faufilèrent jusqu'aux marques sur son cou. —A part celles-là. —Ne gratte pas. — Elles me démangent. Est-ce qu'elles vont finir par tomber? Les autres croûtes ont déjà disparu. — Bientôt, à mon avis. Il y aura encore ces entailles d'un rouge profond pendant un moment, mais elles disparaîtront presque comme les autres cicatrices. Elles deviendront argentées avec le temps. — Oh! Cette longue trace brillante sur ta jambe qui part derrière ton genou et remonte autour de ta cuisse : c'était une griffure d'être malfaisant alors? Elle avait répertorié les marques sur son corps aussi minutieusement qu'un topographe les grilles des maillages, ces derniers temps, et avait demandé des explications pour la plupart d'entre elles. —Juste un effleurement. Je me suis échappé, et mon camarade a enfoncé son couteau un instant plus tard. Elle se retourna pour entourer sa taille de ses bras. —Je suis heureuse qu'il ne t'ait pas attrapé plus haut, dit-elle d'un ton sérieux. Dag étouffa un rire. — Moi aussi, Etincelle! * * * A midi, ils s'engageaient sur la route. Ils avancèrent lentement, en raison d'une part de leur manque commun d'enthousiasme pour leur destination, d'autre part de l'humidité qui régnait depuis la dernière pluie. Les chevaux marchaient d'un pas pesant sous un soleil éclatant. Dag avait l'impression que leurs cavaliers parlaient ou restaient silencieux avec la même facilité. Ils passèrent l'après-midi du lendemain - de nouveau pluvieux - dans le grenier de la grange de la maison au puits où ils s'étaient vus pour la première fois, à manger des produits de la ferme et à écouter les bruits apaisants des gouttes sur le toit et des chevaux mâchonnant du foin au-dessous d'eux. Ils ne remarquèrent même pas que l'orage avait cessé et passèrent la nuit là. Le lendemain, le temps était plus vif et plus clair, la blanche brume de chaleur s'étant déplacée à l'est, et ils repartirent à contrecoeur. La cinquième nuit d'un trajet censé durer deux jours, ils s'arrêtèrent non loin de Lumpton-Ville pour camper une dernière fois. Faon pensait qu'un départ matinal de Lumpton leur permettrait d'arriver à Bleu-Ouest avant la nuit. Dag avait du mal à imaginer ce qui attendait Faon, même si les histoires de famille qu'elle lui avait lentement dévoilées lui avaient permis de se forger une idée de ceux qu'il allait rencontrer. Ils trouvèrent un endroit où camper au bord d'un ruisseau sinueux, hors de vue de la route, sous un bosquet dispersé de dirca des marais. Plus tard, à l'automne, les cosses pendraient sous les grosses feuilles en forme de pique telles des centaines de lanières de cuir, mais pour l'instant les arbres étaient en pleine floraison. Des pointes s'élevaient de couronnes de feuilles avec des dizaines de fleurs blanc lin de la taille d'un coquetier, diffusant leur doux parfum dans l'air du soir. Alors que la nuit sans lune tombait, des lucioles s'élevèrent au bord du ruisseau et dans le pré un peu plus loin, scintillant dans la brume. Sous le dirca des marais, les ombres s'épaissirent. —J'aimerais pouvoir mieux te voir, murmura Faon lorsqu'ils s'étendirent sur leurs couvertures réunies et commencèrent à s'attaquer mutuellement à leurs boutons. Personne n'aurait voulu d une couverture, par une chaleur pareille. — Hum, fit Dag en se relevant sur un coude et en lui souriant dans le noir. Donne-moi une minute, Faon, que je puisse y faire quelque chose. — Non, ne mets pas plus de bois dans le feu, il fait trop chaud. —Je n'en avais pas l'intention. Attends. En fait, ferme les yeux. Il étendit son InnéSens jusqu'à la limite et ne rencontra pas de menace à un kilomètre à la ronde, seulement la petite vie de l'herbe : les souris, les musaraignes, les lapins et les sturnelles endormis. Au-dessus, il repéra quelques chauves-souris qui voletaient, et le passage silencieux et spectral d'une chouette. Il resserra encore les mailles de son filet, l'emplissant d'une vie plus minuscule encore. Ce n'était pas de la force, mais de la persuasion... Oui. Ça marchait encore. L'arbre commença à se remplir de ses invités. A côté de lui, le visage de Faon sortit lentement de l'obscurité, comme si elle émergeait d'une eau profonde. — Est-ce que je peux les ouvrir maintenant? demanda-t-elle, les yeux consciencieusement fermés. — Encore un instant... Oui. Maintenant. Il ne la quitta pas des yeux alors qu'elle levait la tête, pour ne pas manquer son émerveillement. Elle ouvrit les yeux, puis les écarquilla. Ses lèvres s'entrouvrirent. Au-dessus d'eux, le dirca des marais était rempli de centaines, peut-être même de milliers de lucioles - assez perplexes d'après ce qu'en percevait Dag -, si nombreuses que les plus petites branches ployaient sous leur poids. Nombre d'entre elles se glissèrent dans les fleurs blanches et, lorsqu'elles s'allumèrent, les coupes de pétales luisirent comme de pâles lanternes. La lueur douce et sans ombre les baignait tous les deux. Elle en eut le souffle coupé. — Oh, dit-elle en se relevant sur un coude et en regardant en l'air. Oh... —Attends. Je peux faire mieux. Il se concentra et fit descendre un tourbillon chatoyant d'insectes qui vinrent se poser dans les cheveux sombres de Faon, les illuminant comme une couronne de bougies. — Dag! (Elle riait comme une folle, à moitié ravie, à moitié indignée, touchant doucement ses boucles.) Tu as mis des insectes dans mes cheveux! — Il se trouve que je sais que tu aimes les insectes. — C'est vrai, admit-elle, bonne joueuse. Certains, en tout cas. Mais comment... ? As-tu aussi appris ça dans les bois de Luthlia ? —A vrai dire, non. J'ai appris ça au camp, lorsque mon InnéSens m'est apparu pour la première fois. J'avais environ douze ans, je crois. Les enfants s'apprennent ça les uns les autres. Les adultes ne l'enseignent pas, mais je pense que la plupart savent comment attraper les lucioles de cette manière. C'est juste qu'on oublie. On grandit, on a plein de choses à faire. Mais, je dois l'admettre, je n'en ai jamais attrapé plus d'une poignée avant ça. Elle ne pouvait s'empêcher de sourire. — C'est un peu étrange. Mais ça me plaît. Quoique dans les cheveux - hé ! Dag, elles me chatouillent les oreilles ! — Les chanceuses. Il se pencha et souffla sur celles qui s'étaient égarées sur la courbe de son oreille, chassant les chatouillis d'un baiser. —Tu dois être couronnée de lumière comme la lune qui se lève. — Ouais, dit-elle d'une petite voix bourrue, et elle renifla. (Elle suivit du regard les fleurs-lanternes penchées au-dessus d'eux, puis le regarda à nouveau.) Pourquoi est-ce que tu as fait ça, d'abord ? Je suis déjà aussi remplie de joie que mon corps peut en contenir, et toi tu en rajoutes encore. C'est du gâchis, à mon avis. Ça va finir par déborder... La lumière brillait dans ses yeux baignés de larmes. Il l'attira à lui pour que ses larmes brûlantes tombent sur sa poitrine comme une pluie d'été. — Déborde sur moi, dit-il. Il libéra son diadème scintillant et laissa les minuscules créatures remonter dans l'arbre. A leur lueur, ils firent l'amour lentement jusqu'à ce que minuit apporte silence et sommeil. Lumpton-Ville était plus petite que Forgeverre, mais néanmoins très animée. Elle se trouvait à la confluence de deux fleuves au cours capricieux flanqués le long d'une interminable corniche d'argile et de calcaire remontant vers le nord. Deux vieilles routes se croisaient à cet endroit qui avait sans doute été le site d'une capitale de région à l'époque où régnaient les seigneurs. Désormais, une grande partie de la ville nouvelle était bâtie avec d'anciens blocs de construction venant d'une mine se trouvant dans les bois environnants, des murs ordinaires en pierres sèches des champs, mais aussi en gravats bien moins identifiables. L'œil exercé de Dag remarqua cependant quelques maisons récentes en briques plus raffinées à la périphérie de la ville. Les ponts étaient en bois, de facture récente, et suffisamment larges et solides pour les gros chariots. Dag cherchait une hôtellerie dont il savait que l'accueil réservé aux patrouilleurs était aimable. Elle se trouvait dans la partie nord de Lumpton, si bien que Faon et lui traversèrent en début d'après-midi la place principale, où le marché battait son plein. Faon se retourna sur sa selle, observant les baraques, les chariots et les bâches alors qu'ils contournaient l'endroit. —J'ai cette coupe en verre pour maman, dit-elle. J'aimerais avoir quelque chose à rapporter à tante Futée. Mes parents l'emmènent rarement quand ils viennent ici. Ce qui était un rituel annuel, d'après ce que Dag avait compris. Tante Futée était la sœur aînée de la mère de Faon, bien plus âgée qu'elle, aveugle depuis qu'une infection infantile lui avait enlevé la vue à l'âge de dix ans. Elle était venue avec la mère de Faon lorsque cette dernière s'était mariée, en guise de dot. A demi valide mais loin d'être oisive, elle s'occupait de toute la couture et du tissage de la ferme, et elle vendait parfois le fruit de son travail pour gagner un peu d'argent supplémentaire. Et c'était la seule personne de la famille dont Faon pouvait parler sans avoir cette tension cachée dans sa voix et dans son essence. Maintenant qu'il avait compris son objectif, il suivit obligeamment le regard de Faon. De toute évidence, on ne rapportait pas de la nourriture dans une ferme. Les vêtements et les tissus à vendre sembleraient également malvenus. Il passa en revue les boutiques permanentes bordant la place. — Des outils ? Des ciseaux, des aiguilles ? Quelque chose pour coudre ou tisser ? — Elle en a déjà beaucoup, soupira Faon. — Quelque chose qui s'use, alors. De la teinture ? (L'incertitude fit faiblir le ton de sa voix.) Ah, sûrement pas. — Maman s'occupait des teintures, même si c'est moi qui suis censée le faire maintenant. Je voudrais trouver quelque chose rien que pour elle, dit-elle en plissant les yeux. De la fourrure... — Bon, allons voir. Ils descendirent de cheval et Faon examina un étal où une femme proposait, d'après Dag, des peaux de qualité inférieure. Des animaux communs de la région, du raton laveur, de l'opossum et du daim. —Je pourrais lui en trouver de bien plus belles plus tard, murmura-t-il, et avec une grimace d'acquiescement Faon arrêta de fouiller dans les piles trop ternes. Ils continuèrent de se promener côte à côte en menant leurs chevaux. Faon s'arrêta et se retourna, la bouche entrouverte, en passant devant une étroite pharmacie coincée entre une cordonnerie et la boutique d un scribe-barbier-arracheur de dents - difficile de savoir si celui-ci était un seul homme. La pharmacie avait une large fenêtre, avec de petits carreaux de verre dans un encadrement en bois en arc de cercle pour offrir une meilleure vue. —Je me demande s'ils vendent de l'eau parfumée comme celle que les patrouilleuses ont trouvée à Forgeverre. Ou de l'huile, ne put s'empêcher de penser Dag. Ils pourraient bien refaire leur stock, même si la possibilité d'une utilisation chez les Prébleu paraissait peu probable. La gratitude que sa famille pourrait éprouver envers celui qui leur ramènerait vivante leur seule Pille ne risquait guère de s'étendre à la permission de les laisser dormir ensemble. Quoi qu'il en soit, ils attachèrent leurs chevaux aux barrières qui longeaient le trottoir en pavés et entrèrent. La boutique vendait quatre sortes d'eaux parfumées, mais seulement de l'huile toute simple, ce qui facilita le choix de Dag. Pendant que Faon se parfumait dans une joyeuse indécision, il consacra son temps à observer le stock impressionnant d'herbes de la boutique, dont plusieurs de grande qualité qui étaient fabriquées par les Marcheurs du Lac. Son choix enfin fait, ils attendirent que leurs petits achats soient emballés. Pas si petits que ça pour la bourse de Faon, remarqua Dag alors qu'elle s'arc-boutait pour échanger quelques-unes de ses rares pièces contre ce petit plaisir. Dehors, Dag rangea les paquets dans sa sacoche et se tourna vers Faon pour l'aider à monter sur sa jument baie. Elle regardait sa selle, immobile, d'un air consterné. — Mon sac de couchage n'est plus là! (Elle toucha les lanières en cuir brut derrière son troussequin.) Est-ce qu'il est tombé sur la route ? Je sais que je l'ai attaché mieux que... La main de Dag suivit la sienne, et sa voix se durcit. — Elles ont été coupées. Regarde, les nœuds ne sont pas défaits. C'est un voleur. — Dag, le couteau était dans mon sac ! Il ouvrit brusquement son InnéSens qui tressaillit, perturbé par le tumulte se déversant de tous ces gens autour d'eux. Il chercha à travers ces bruits un léger carillon familier. Juste... là. Il releva la tête et il vit une mince silhouette qui disparaissait de l'autre côté de la place, entre deux immeubles, le sac jeté avec désinvolture sur l'épaule, comme s'il lui appartenait. —Je le vois, dit-il d'une voix acerbe. Attends ici ! Il s'élança à sa poursuite à grands pas, mais sans courir. Derrière lui, il entendit Faon demander aux passants : « Est-ce que vous avez vu quelqu'un tourner autour de nos chevaux ? » Dag essaya de calmer sa fureur pour la réduire à une simple contrariété, dirigée avant tout contre lui. S'il était venu ici avec un groupe de patrouilleurs, quelqu'un serait resté avec les chevaux par mesure de précaution. Alors pourquoi avait-il baissé la garde ? Une impression déplacée d'anonymat. Si seulement il avait pris la peine de regarder par la fenêtre, il aurait pu surveiller le cheval lui-même. S'il avait laissé son InnéSens ouvert, il aurait pu déceler une réaction rétive de la part de Tête de Cuivre lorsqu'un inconnu s'était trop approché. Peu importe, c'était trop tard. Dans une ruelle à l'arrière des immeubles, il se rapprocha de sa proie. Le garçon était accroupi derrière un tas de bois, et pas seul. Un comparse bien plus costaud et âgé - un frère, un ami, son patron ? - était agenouillé à côté de lui tandis qu'ils déroulaient le sac de couchage pour examiner leur butin. Le gros disait d'un air dégoûté : — C'est seulement des vêtements de fille. Pourquoi n'as-tu pas pris ses sacoches, imbécile ? —Cette brute de cheval roux a essayé de me donner un coup de sabot, et les gens regardaient, répondit le garçon d'un ton revêche. Attends, qu'est-ce que c'est que ça ? Le gros souleva le fourreau du couteau du partage par sa lanière cassée. La pochette se balança, et il approcha la main du manche en os. —Ton arrêt de mort, si tu y touches, gronda Dag en fondant sur eux. J'y veillerai personnellement. Le garçon le regarda, poussa un cri et partit en courant, jetant un regard paniqué par-dessus son épaule. Le gros, les yeux écarquillés, se releva vivement et referma la main sur une grosse bûche. Il ne faisait aucun doute qu'ils avaient dépassé le stade des piètres explications et des « toutes mes excuses, monsieur, pour cette confusion entre propriétaires», quand bien même le solide voleur ait eu l'esprit et le cran d'essayer de s'en tirer ainsi. Il s'approchait déjà en faisant tournoyer son arme. Dag leva un bras pour protéger son visage d'un coup qui l'aurait sans aucun doute brisé. La bûche de chêne s'abattit alors sur son avant-bras avec un bruit sourd écœurant, et le coup fut si violent qu'il faillit tomber à terre. Une douleur cuisante s'étendit dans son membre touché. Il ne pouvait plus sortir son couteau, mais le crochet attaché à son poignet gauche faisait une arme hautement menaçante. Le voleur fit un bond en arrière lorsque le coup de Dag frôla sa gorge. Révisant rapidement ses chances contre ces représailles inattendues et maladroites — plus malin qu'il en avait l'air? -, l'aspirant voleur lâcha et la pochette et la bûche et partit au galop à la suite de son jeune complice. Faon et un groupe de trois ou quatre habitants de Lumpton apparurent au coin de l'allée alors que Dag se relevait en titubant. Calmement, il rabattit un coin de la couverture sur la pochette en cuir avec le bout de sa botte. — Dag, est-ce que tu vas bien? s'écria Faon, inquiète. Tu saignes du nez ! Dag sentit un filet humide sur sa lèvre, qu'il lécha, et il reconnut cette saveur métallique qui ne trompait pas. Il essaya de lever la main pour toucher son visage endolori mais se rendit compte qu'elle ne fonctionnait pas normalement. Il inspira entre ses dents serrées dans un long sifflement causé par cette douleur cuisante. Il passa en revue les jurons qu'il connaissait mais n'en trouva pas d'assez puissant. Son InnéSens, replié sur lui-même, ne lui laissait aucun doute. Il se détourna, se pencha, et cracha du sang et de la fureur par terre avant de se retourner vers Faon. — Mon nez va bien, marmonna-t-il avec une rage rentrée. Mais ce foutu bras droit est cassé ! Chapitre 13 L Leur hôtel à Lumpton-Ville s'avéra être une vieille auberge sur le bord de la route au nord de l'agglomération. Faon trouva que c'était une triste régression par rapport à leur belle pension de Forgeverre, car celui-ci était petit et sale, malgré une certaine impression de confort miteux. Qui plus est, un paiement était exigé même de la part des patrouilleurs. En été, cependant, les clients prenaient leurs repas dans la cour derrière la cuisine sur des tables à tréteaux et des bancs, sous d'anciens noyers noirs et gracieux surplombant la route, ce qui était bien plus agréable que la salle commune froide et humide. Regardant autour d'elle avec curiosité, Faon ne vit pas d'autres Marcheurs du Lac, juste un quatuor de routiers absorbés par leur bière et, derrière eux, un couple de fermiers débordé par plusieurs jeunes enfants bruyants. Malgré sa taille, son allure surprenante et son bras cassé en écharpe, Dag n'attira que de brefs regards, et Faon se sentit rassurée que personne ne la remarque dans son ombre. Dag s'effondra sur le banc avec un grognement fatigué, ce qui pouvait se comprendre, et Faon se glissa à côté de lui. Elle défit les liens du paquet en cuir bosselé qu'il lui avait demandé de sortir de sa sacoche, et découvrit en l'ouvrant un assortiment d'appareils pour son poignet. — Par les dieux, qu'est-ce que tout ça? — Des choses et d'autres. Des outils que j'expérimente, ou des choses que je n'utilise pas tous les jours. Comme elle fixait d'un air perplexe un carreau en bois qu'elle tenait à la main, garni d'une pièce en métal courbée et aiguisée qui ressemblait à un petit étrier, il ajouta : — C'est un racloir. J'ai passé beaucoup de temps à racler des cuirs le soir, en patrouille. Ennuyeux à mourir, mais l'une des premières tâches que j'ai effectuées après avoir eu ma prothèse. Ça m'a forcé à tendre le bras, ce qui s'est avéré utile quand j'ai eu mon arc. L'aide cuisinière qui faisait également office de serveuse posa bruyamment devant eux deux chopes de bière avant de retourner en cuisine en trottinant. Avec son crochet et sa main en éclisse, Dag essaya maladroitement d'attraper la sienne, grimaça et se laissa retomber en arrière. —Ah ! Le rebouteux t'a dit de ne pas essayer de te servir de ta main. Il l'a dit cinq fois en ma présence, et j'ignore combien de fois quand j'attendais dehors. A un moment j'ai bien cru qu'il allait te gifler. L'homme avait à peine eu besoin des encouragements de Faon pour bander minutieusement le bras de Dag, ayant rapidement mesuré à quel point son patient était désespéré. Seuls le bout des doigts de Dag sortaient des bandages en coton. — Garde le bras dans cette écharpe. On va trouver comment s'y prendre. Elle se dépêcha de porter la chope aux lèvres de Dag. Il grimaça, mais but longuement. Elle réussit à ne pas trop l'éclabousser lorsqu'il hocha la tête pour lui indiquer qu'il avait terminé et sortit rapidement un mouchoir de sa poche pour éviter qu'il ne s'essuie la bouche avec son bras droit. — Et si tu te sers de tes bandages comme d'une serviette, ils vont empester bien avant que les six semaines soient écoulées, alors arrête. Il lui jeta un regard mauvais en coin, l'air furieux. —Et si tu continues à me regarder comme ça, je vais finir par éclater de rire et alors tu me jetteras tes bottes à la figure, et alors qu'est-ce qu'on fera ? — Non, ça ne risque pas, grommela-t-il. Il faudrait d'abord que tu me retires ces foutues bottes. Mais la commissure de ses lèvres se releva néanmoins. Faon en fut tellement soulagée qu'elle se dressa sur un genou et l'embrassa à cet endroit, ce qui ne fit qu'accentuer son sourire. Il poussa un profond soupir pour s'excuser de sa susceptibilité. — Le troisième en partant de la gauche, là, dit-il en désignant de la tête le paquet en cuir. Ce doit être une sorte de fourchette-cuillère. Elle sortit l'instrument et l'examina: une cuillère en fer avec quatre petites dents. —Ah, astucieux. —Je ne l'utilise pas très souvent. En général, un couteau est plus utile si je n'ai que mon crochet ou ma « main publique» à table. C'était le nom que Dag donnait à la main en bois couverte d'un gant ne semblant avoir d'autre utilité que de cacher son moignon devant des inconnus, sans grande efficacité d'ailleurs. Avec un léger cliquètement, Dag posa son poignet en bois sur le bord de la table. — Essaie de l'enlever. L'appareil que Dag mettait le plus souvent, le crochet avec l'astucieux petit ressort, était solidement fixé. Faon dut se pencher en avant pour avoir une meilleure prise avant de réussir à l'enlever. L'instrument couvert le remplaça rapidement. — Oh, ce n'était pas si difficile que ça. Leurs assiettes arrivèrent, remplies de carottes et de purée à la crème, accompagnées d'une portion généreuse de côtes de porc. Après avoir échangé avec Dag un regard en silence - elle voyait qu'il s'efforçait de garder son calme -, elle se pencha et coupa sa viande en petits morceaux, le laissant se débrouiller pour la suite. La fourchette-cuillère fonctionnait relativement bien, même s'il avait du mal à déplier son coude. Elle continua de l'aider à boire sa bière. Peut-être était-ce seulement l'effet d'un bon repas chaud après une trop longue journée, mais il finit par se détendre. La robuste fille de cuisine leur apporta ensuite d'épaisses parts de tarte aux cerises qui menacèrent de transformer cette détente en sommeil, là, sur le banc. —Alors..., commença Faon. Faut-il que nous restions ici pour pouvoir nous reposer demain, ou continuer pour nous reposer à Bleu-Ouest ? Est-ce que tu pourras monter sur une telle distance ? Il était monté à cheval de chez le rebouteux jusqu'à l'auberge, ses rênes enroulées autour de son crochet, mais il n'y avait qu'un kilomètre. —J'ai déjà fait pire. La poudre m'aidera. Il avait choisi avec prudence ce qu'il disait être un remède de Marcheurs du Lac contre la douleur dans la pharmacie avant de quitter la place du centre-ville. Faon se demandait si le léger voile sur ses yeux était l'effet du médicament ou de la douleur. Mais à la réflexion, mieux valait que le médicament ne soit pas trop efficace, sans quoi il n'y aurait aucun moyen de le faire ralentir. Confirmant ses pensées, il s'étira et répondit : — Ça ne me dérangerait pas de continuer. Il y a des gens au lac Hickory qui pourront m'aider pour que mon bras guérisse plus vite. — Est-il bien réparé? s'enquit Faon d'une voix inquiète. —Oh, oui. Ce rebouteux avait beau être un bourreau maladroit, il connaissait son métier. Mon bras guérira sans problème. Dag l'avait affublé de noms bien pires que celui-là pendant l'opération, mais le type s'était contenté de sourire, de toute évidence habitué aux invectives hautes en couleur de ses patients. Peut-être même, pensa Faon, qu'il collectionnait les meilleures. — Si tu fais attention à ne pas le cogner. . L'estomac de Faon se noua à l'idée de rentrer chez elle. Mais si elle devait le faire, alors autant en finir le plus vite possible. Dag pensait clairement que c'était son devoir, la bonne chose à faire. Et même cet imbécile de Radieux et tous ses frères réunis ne se risqueraient pas à la faire passer pour lâche aux yeux de Dag. Même si c'est ce que je suis. —Très bien. Alors continuons. Dag s'essuya le menton avec sa manche gauche. — Dans ce cas, on ferait mieux de se mettre d'accord sur ce qu'on va leur raconter. Je veux laisser de côté l'histoire du couteau enchanté, comme je l'ai fait avec ma patrouille à l'exception de Mari. Cela paraissait aussi juste que prudent. Faon hocha la tête. — Pour le reste, c'est à toi de voir, mais tu dois me dire ce que tu veux. Elle regarda les traînées rouges et les miettes dans son assiette vide. — Ils ne sont pas au courant pour moi et Radieux. Alors ils vont être furieux s'ils croient que je les ai effrayés pour rien, en m'enfuyant comme ça. Il se pencha vers elle et posa ses lèvres sur une des marques rouges de son cou, à l'endroit où l'une des cicatrices de l'être malfaisant avait fini par peler. — Pas pour rien, Étincelle. — Oui, mais ils ne savent pas grand-chose des êtres malfaisants. —Alors, dit-il lentement, comme s'il réfléchissait par étapes, si ton Radieux s'est confessé, ce sera un cas de figure particulier, et sinon, c'en sera un autre. —Ce n'est pas mon Radieux! s'exclama-t-elle avec mauvaise humeur. Nous avons tous les deux été très clairs sur ce point. — Hmm. Bon, si tu ne dis pas à ta famille pourquoi tu es partie, il faudra que tu inventes un mensonge. Ce qui, dans mon expérience, crée une tension et une tache sombre dans l'essence du menteur, et l'affaiblit. Je ne vois vraiment pas pourquoi tu penses devoir protéger Radieux. A mon avis, il bénéficie plus de ton silence que toi. Faon haussa les sourcils. — La honte revient à la fille. De la marchandise usagée, ils appellent ça. On ne peut pas trouver un autre prétendant avec de la terre, si la rumeur s'étend qu'on n'est plus vierge. Quoique... à mon avis, la plupart des filles y parviennent quand même, alors on peut se poser la question. —Ah, les fermiers, dit Dag en retroussant les lèvres. Est-ce que cela s'applique également aux veuves ? Faon rougit à ce souvenir, mais ne put s'empêcher de sourire un peu. — Oh, non. Les veuves, c'est une tout autre affaire. Les veuves... comment dire, personne ne peut faire ce qui lui plaît, il peut y avoir des enfants, des problèmes d'argent, mais les veuves gardent la tête haute et s'en sortent seules. C'est plus facile si elles ne sont pas pauvres, bien sûr. —Alors, ah... est-ce que tu rêves d'un prétendant avec de la terre, Étincelle? Elle se releva, étonnée. — Bien sûr que non ! C'est toi que je veux. Il haussa un sourcil. —Alors pourquoi t'inquiètes-tu encore de ça? L'habitude? — Non ! (Elle hésita, son cœur et sa voix faiblirent.) Je suppose... je pensais que notre histoire était comme le rêve d'une nuit d'été. Et j'essayais juste de ne pas me réveiller. C'est idiot, j'imagine. Quelque part, à un moment donné... quelqu'un viendra pour m'empêcher de te garder. Ce n'est pas pour toujours. Il détourna les yeux, regardant au-delà des ombres profondes des noyers la route où la poussière soulevée par un chariot tiré par des poneys flottait encore, dorée à la lumière du soleil couchant. —Si difficile que soit ta famille, la mienne sera encore pire, et je compte bien leur tenir tête. Je ne te mentirai pas, Etincelle. Il y a des choses qui peuvent m'éloigner de toi, des choses que je ne peux pas contrôler. La mort en fait partie. (Il fit une pause.) Mais c'est la seule chose qui me vienne à l'esprit pour l'instant. Elle hocha brièvement la tête, tremblante, pressant son visage contre l'épaule de Dag le temps qu'elle reprenne son souffle. Il soupira. — Ce n'est pas à moi de choisir ce que tu diras à ta famille. C'est ton choix. Mais je te recommande de dire la vérité, autant que possible, à part pour le couteau. — Comment vais-je leur expliquer que je dois aller dans ton camp? — Mon capitaine a besoin de ton témoignage pour la mort de l'être malfaisant. Ce qui est vrai. S'ils veulent en savoir plus, je monterai sur mes grands chevaux et leur dirai que ce sont des affaires de Marcheurs du Lac. Faon secoua la tête. — Ils ne voudront pas me laisser partir avec toi. —On verra. Tu ne peux pas prévoir les réactions d'autrui, seulement les tiennes. Si tu essaies, tu risques de te préparer pour quelque chose qui n'arrivera pas. Hé. (Il se pencha et lui embrassa les cheveux.) S'ils t'enchaînent au mur avec des cadenas en fer, je te libérerai. — Sans tes mains? —Je suis très ingénieux. Et s'ils ne t'enchaînent pas, alors tu pourras partir. Tout ce qu'il faut, c'est du courage, et je sais que tu n'en manques pas. Elle sourit, réconfortée. — Pas dans mon cœur, pas vraiment. Ils... Je ne sais pas comment l'expliquer. Ils réussissent à me rabaisser. —Je ne sais pas comment ils réagiront, mais tu n'es plus la même qu'autrefois. D'une façon ou d'une autre, les choses seront différentes de ce à quoi tu t'attends. Vraiment. Epuisés, endoloris et mal à l'aise, ils ne firent pas l'amour ce soir-là, mais se serrèrent l'un contre l'autre dans l'atmosphère confinée de leur chambre. Le sommeil fut long à venir. Le soleil estival tombait à nouveau à l'ouest lorsque Faon arrêta sa jument et regarda la colline où descendait un chemin de ferme, croisant la route. Ils avaient parcouru trente kilomètres depuis Lumpton-Ville, et Dag devait reconnaître, au moins en son for intérieur, que son bras droit était plus enflé et douloureux qu'il ne l'avait espéré, et que le gauche, qui soutenait une charge inhabituelle, n'était pas au mieux non plus. Ils avaient emprunté la route vers le nord le long de l'interminable corniche entre les deux fleuves sur près de vingt-cinq kilomètres avant de se diriger vers l'ouest. En descendant dans la vallée, ils avaient traversé un gué rocailleux avant de tourner à nouveau vers le nord, le long du fleuve sinueux. Un raccourci, d'après Faon, qui évitait de faire un crochet de plus d'un kilomètre par le village de Bleu-Ouest, avec son pont pour les chariots et son moulin. Elle était de retour chez elle. Son essence était un tourbillon compliqué, mais il n'était pas nécessaire de posséder un InnéSens pour se rendre compte que sa première émotion n'était pas la joie. Il approcha son cheval du sien. —Je crois que je voudrais ma main publique, pour commencer, murmura-t-il. Elle hocha la tête et se pencha vers lui pour ouvrir la pochette qu'il portait à la ceinture. Elle remplaça le crochet par la fausse main, moins utile mais moins déconcertante. Elle se peigna les cheveux qu'elle attacha en queue-de-cheval bouclée avec le ruban aux couleurs vives, puis se mit debout dans ses étriers pour peigner Dag. Il baissa la tête pour subir, pensa-t-il, cette tentative inutile de lui donner meilleure allure. Il comprenait parfaitement sa détermination à rentrer chez elle en paraissant fière et en bonne santé, et non épuisée et débraillée. Il aurait seulement voulu pouvoir l'aider en ressemblant plus à un vaillant protecteur qu'à une bestiole à moitié morte ramenée par un chat. Tu as déjà été pire que ça, vieux patrouilleur. Vas-y. Faon déglutit et engagea Grâce dans le chemin qui remontait la pente en serpentant sur un demi-kilomètre, bordé des deux côtés par des murs en pierres sèches. Après un bosquet d'érables, de noyers et de hickory, une vieille grange délabrée apparut sur la droite, et une autre, plus grande et plus récente, sur la gauche. Derrière celle-ci se trouvaient quelques dépendances, dont un fumoir. De fines volutes de fumée grise s'échappaient de ses avant-toits, et Dag sentit l'odeur agréable du hickory que l'on faisait brûler. Un puits couvert trônait en haut de la cour et, à droite, se dessinait le bâtiment principal : la ferme. Le noyau central était un rectangle d'un étage en grosses pierres jaunâtres, avec un porche et une porte d'entrée au milieu donnant sur la vallée et le fleuve. A l'extrémité nord, une extension de plain-pied semblait contenir deux pièces. De l'autre côté, des travaux d'excavation étaient en cours, près d'un tas de pierres, de toute évidence pour agrandir l'autre bâtiment. A l'ouest, il y avait encore une autre annexe bordée d'un porche couvert qui faisait la longueur de la maison, à coup sûr la cuisine. Il n'y avait personne en vue. —L'heure du souper, dit Faon. Ils doivent tous être dans la cuisine. — Huit personnes, dit Dag, dont l'InnéSens ne laissait aucune place au doute. Faon prit une très longue inspiration et descendit de cheval. Elle attacha leurs deux montures à la balustrade et gravit les marches devant Dag. Ses pas légers, et ceux, plus lourds, de Dag, résonnèrent brièvement sur le perron. Les deux battants de la porte étaient grands ouverts et accrochés à des loquets dans le mur, mais derrière se trouvait un encadrement de porte plus fin, avec un rideau de gaze. Faon l'ouvrit et se glissa dans la pièce, la retenant pour Dag. Il posa brièvement sa main de bois sur son épaule avant de la laisser tomber sur le côté. A la longue table qui remplissait la moitié de la pièce, sur la droite, huit personnes se retournèrent et les regardèrent fixement. Dag essaya d'accorder rapidement les visages aux noms et aux histoires que Faon avait mentionnés. Il identifia immédiatement tante Futée, une femme très petite et robuste, avec des boucles grises désordonnées et des yeux laiteux comme des perles, la tête penchée sur le côté pour écouter. Il était plus difficile de distinguer les quatre frères, mais il pensa reconnaître Flèche, l'aîné, massif, Roseau et Torrent, les faux jumeaux, l'un aux yeux et aux cheveux bruns, l'autre aux cheveux cendrés et aux yeux bleus, et Brin, les cheveux aussi foncés que Faon, maigre, le plus jeune après elle. Une jeune femme dodue assise à côté de Faon échappa à son recensement. Les parents de Faon, Surel et Trille Prébleu, ne furent pas difficiles à identifier, un homme grisonnant en bout de table qui s'était redressé tellement vite qu'il en avait renversé sa chaise et, à l'autre bout, une femme d'âge mûr qui se leva en vacillant et en poussant un cri. Les parents de Faon fondirent sur leur fille dans un tel déluge de joie, de soulagement et de fureur que Dag dut fermer son InnéSens pour ne pas être emporté par ces émotions. Les frères, derrière, souriaient avec allégresse, et tante Futée demandait avec impatience : — Quoi ? C'est Faon, vous dites ? Je vous avais dit qu'elle n'était pas morte ! Ce n'est pas trop tôt ! Faon, le visage indéchiffrable, dut supporter de se faire enlacer, embrasser et secouer en égales proportions. Les larmes qui perlaient dans ses yeux ne venaient pas seulement, pensa Dag, de ces manifestations d'émotion. Dag se raidit un peu lorsque son père, après l'avoir soulevée pour la serrer dans ses bras, la reposa et menaça de lui donner une correction. Mais son soulagement paternel semblait très réel, alors que ses menaces ne l'étaient pas, car Faon ne tressaillit même pas. —Où étais-tu, ma petite ? demanda finalement sa mère, sa voix s'élevant par-dessus le brouhaha. Faon recula un peu, leva le menton et répondit à toute allure : —Je suis partie chercher du travail à Forgeverre, et il se pourrait que j'en aie trouvé, mais d'abord il faut que j'aille au lac Hickory avec Dag, pour l'aider à faire son rapport à son capitaine sur le spectre que nous avons tué. La famille de Faon la regarda comme si elle avait commencé à délirer sous le coup de la fièvre. Dag soupçonnait qu'ils n'avaient retenu que la mention de Forgeverre. Faon continua sans reprendre son souffle, avant qu'ils puissent reprendre la parole. — Maman, papa, voici mon ami, Dag Aile Rouge Hickory. (Elle fit sa petite révérence habituelle et poussa Dag en avant. Il hocha la tête, essayant de donner à son visage une expression agréablement neutre.) C'est un patrouilleur des Marcheurs du Lac. — Enchanté, déclara poliment Dag à l'assistance, ne s'adressant à personne en particulier. Le silence lui répondit, ainsi que des regards insistants, et des cous tendus. De toute évidence, la petite stature était une caractéristique de cette famille. Confirmant l'intuition de Dag, Trille, la mère de Faon, demanda : — Forgeverre ? Pourquoi aller là-bas pour trouver du travail ? Il y a largement assez de travail ici ! — Que tu nous as laissé sur le dos, dit Flèche, enfonçant le clou. — Et Lumpton-Ville aurait été bien plus près, ajouta Brin, plein de bon sens. — Sais-tu les soucis que tu nous as causés, ma fille? demanda le père Prébleu. — Ouais, dit Roseau (ou peut-être Torrent - non, Torrent avait les cheveux cendrés), quand tu ne t'es pas présentée au dîner le jour du marché, on a pensé que tu flânais et rêvassais dans les bois comme d'habitude, mais comme tu n'étais toujours pas là à l'heure du coucher, papa nous a envoyés te chercher avec des torches. Dans la grange, dans les toilettes, dans les bois, près du fleuve. Ça nous aurait épargné bien des cris et des recherches dans le noir si maman avait compté tes vêtements un jour plus tôt ! Les lèvres de Faon avaient esquissé un drôle de sourire à ces mots, et Dag se promit de lui demander pourquoi plus tard. —Je suis désolée de vous avoir inquiétés, dit-elle d'un ton prudent et formel. J'aurais dû vous laisser un mot, pour que vous ne pensiez pas que j'avais eu un accident. — Comment est-ce que ça aurait pu nous empêcher de nous inquiéter, petite idiote! sanglota la mère de Faon. Inconsciente, égoïste... — Papa m'a fait faire tout le chemin jusque chez tante Wren, pensant que tu aurais pu aller là-bas, et Torrent a dû aller à Lumpton pour interroger les gens, dit Roseau. Une nouvelle avalanche de plaintes et de récriminations s'ensuivit. Faon les supporta sans discuter, et Dag tint sa langue. Les mots méchants ne cherchaient pas à blesser et Faon, apparemment habituée à l'étrange dialecte de cette famille, semblait en comprendre l'esprit et ne tint pas compte des piques, pour la plupart. Elle n'eut qu'un regard de ressentiment, lorsque la fille dodue à côté de Flèche renchérit sur l'un des commentaires les plus cassants de celui-ci. Mais elle se contenta de répondre : « Salut, Trèfle. Contente de te voir, moi aussi », ce qui réduisit la fille à un silence déconcerté. Le nom de Radieux Charpentier brillait par son absence. Le jugement de Faon à ce sujet montrait sa perspicacité. Trop tôt pour en deviner les conséquences... Dag ne savait pas combien de temps aurait duré ce chahut si tante Futée ne s'était pas levée, attrapant une canne, et n'avait contourné la table jusqu'à Faon. — Laisse-moi te regarder, ma petite, dit-elle calmement, et Faon la serra dans ses bras - la seule étreinte que Dag lui avait vu rendre —, laissant sa tante aveugle lui passer les mains sur le visage. Bien. Bien. Maintenant présente-moi à ton ami patrouilleur. Cela fait longtemps que je n'ai pas croisé un Marcheur du Lac. — Dag, dit Faon, retrouvant son ton formel, anxieux et précipité. Voici ma tante Futée dont je t'ai parlé. Elle aimerait te toucher, si tu es d'accord. — Bien sûr. La petite femme s'approcha de lui, tendit les mains et passa les doigts d'un air incertain sur sa clavicule. —Mon dieu, mon garçon, où êtes-vous? — Dis quelque chose, chuchota Faon avec insistance. — Euh... là-haut, tante Futée. Elle leva encore les mains, lui touchant le menton. Il baissa obligeamment la tête. —Tout là-haut! s'émerveilla-t-elle. Les doigts secs et noueux caressaient fermement ses traits, s'arrêtant en sentant la légère chaleur des bleus de la veille, faisant le tour de ses pommettes et de son menton, traçant le contour de ses lèvres et de ses paupières. Futée hochait la tête comme pour valider silencieusement ce que ses doigts lui apprenaient. Dag remarqua avec un léger choc que cette femme possédait un InnéSens rudimentaire, sans doute développé dans l'ombre de sa cécité de longue date, et il étendit son InnéSens pour toucher le sien. Elle inspira. —Ah, un Marcheur du Lac, c'est bien vrai. — Madame, fit Dag, ne sachant quoi répondre. — Une belle voix, aussi, observa-t-elle, sans que Dag sache à qui elle s'adressait. Elle s'arrêta, à deux doigts de vérifier ses dents comme celles d'un cheval, même si Dag aurait à peine cillé. Elle passa les mains sur son corps, hésitant brièvement au niveau de l'éclisse et de l'écharpe. Elle leva les sourcils en sentant sa prothèse sous sa chemise et agrippa brièvement sa main en bois. — Une belle voix profonde, se contenta-t-elle cependant d'ajouter. —Avez-vous mangé? demanda Trille Prébleu. Lorsque Faon leur expliqua que non, qu'ils avaient voyagé toute la journée depuis Lumpton, elle revint à ce que Dag supposa être son mode maternel habituel, enjoignant ses fils d'installer des chaises et des couverts. Elle installa Faon à côté d'elle, et celle-ci insista pour que Dag s'assoie à sa droite : « Parce que je lui ai promis de l'aider à cause de son bras cassé. » Ils s'assirent enfin. Trèfle, finalement présentée comme la fiancée de Flèche, fut également réquisitionnée pour aider, et posa des assiettes et des verres sentant le cidre devant eux. Dag, assoiffé, était plus intéressé par la boisson. Un ragoût bien cuit leur fut servi, et Dag se réjouit intérieurement d'être confronté à un plat avec lequel il pouvait se débrouiller seul, mais il se demanda néanmoins qui avait de mauvaises dents dans la maisonnée. — La fourchette-cuillère, je pense, murmura-t-il à l'oreille de Faon, qui hocha la tête et fouilla dans la pochette. — Qu'est-il arrivé à votre bras? s'enquit Torrent, en face d'eux. — Lequel ? demanda Dag. Et il dut endurer que toute la tablée s'agite, tende le cou, l'observe d'un air perplexe alors que Faon dévissait calmement sa main et la remplaçait par cet ustensile plus utile. — Merci, Etincelle. Je peux boire? (Il lui sourit alors qu'elle portait le verre à ses lèvres. C'était du cidre frais, très acide, confectionné avec les pommes de l'été.) Merci encore. —Je t'en prie, Dag. Il lécha une goutte sur sa lèvre inférieure pour qu'elle n'ait pas à l'essuyer avec sa serviette, pas encore. Torrent retrouva enfin sa voix, plus ou moins. — Euh... je parlais de, euh, l'éclisse... Faon répondit brusquement. — Un voleur a pris mon sac de couchage hier à Lumpton. Dag l'a récupéré, mais il a eu le bras cassé dans la bataille avant que les voleurs prennent peur et s'enfuient. Mais Dag a donné une bonne description des voleurs aux gens de Lumpton, pour qu'ils puissent les arrêter. (Elle serra légèrement les mâchoires.) Alors il me semble normal de lui en être reconnaissante. — Oh, fit Torrent. Roseau et Brin les observèrent par-dessus la table, intimidés, avec un nouvel intérêt. Trille Prébleu, qui regardait sa fille retrouvée avec avidité et attention, fronça les sourcils et toucha la joue de Faon à l'endroit où les quatre marques parallèles se transformaient en cicatrices rose pâle. —Qu'est-ce que c'est que ces marques ? Faon jeta un regard en biais à Dag, qui haussa les épaules : vas-y. —C'est là que l'homme de vase m'a frappée. — Le quoi ? demanda sa mère en faisant la grimace. — Une... une sorte de bandit. Deux bandits m'ont enlevée sur la route près de Forgeverre. — Quoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ? interrogea sa mère, bouche bée. Les deux jumeaux se redressèrent également. A sa droite, Dag sentit Flèche se crisper. — Pas grand-chose, dit Faon. Ils m'ont malmenée, mais Dag, qui les poursuivait, est arrivé juste à ce moment-là et, euh... les a fait fuir. Elle le regarda à nouveau et il baissa les paupières en signe de remerciement. Il ne souhaitait pas particulièrement faire connaissance avec sa famille en faisant la liste de tous les cadavres qu'il avait semés autour de Forgeverre, du moins les cadavres humains. Bien trop d'humains, cette fois-ci. — C'est comme ça que nous nous sommes rencontrés. Sa patrouille avait été appelée à Forgeverre pour s'occuper des bandits et du spectre. — Qu'est-il arrivé aux bandits après ça? demanda Torrent. Faon se tourna vers Dag, qui répondit simplement: — On s'est occupés d'eux. Il s'attaqua à son ragoût, de la nourriture comme on n'en trouvait que dans les fermes, simple et appétissante, espérant ainsi éviter d'autres questions sur ce sujet. La mère de Faon baissa la tête, les sourcils froncés. Sa main se posa cette fois sur le côté gauche du cou de sa fille, effleurant l'entaille rouge profond et les trois affreuses croûtes noires. —Et ces horribles traces-là ? — Euh... eh bien, c'est arrivé plus tard. — Qu'est-ce qui est arrivé plus tard ? Faon répondit d'une voix qu'elle tentait désespérément de rendre joyeuse: — C'est par là que le spectre m'a soulevée. Ils font ces sortes de marques - leur contact est mortel. Il était gros. Gros comment, d'après toi, Dag? Deux mètres cinquante de haut, peut-être? — Deux mètres trente, à mon avis, dit-il d'un ton neutre. Environ cent quatre-vingts kilos. Quoique je n'avais pas le meilleur point de vue. Ni beaucoup de lumière. —Alors qu'est-il arrivé à ce soi-disant spectre, s'il était si abominable? demanda Roseau avec une incrédulité grandissante. Faon implora Dag du regard. — On s'en est occupés aussi, dit-il. —Allez Faon, dit Flèche d'un air méprisant, ne t'attends pas à ce qu'on avale toutes tes histoires! — Etes-vous en train de traiter votre sœur de menteuse, monsieur? demanda Dag d'une voix très douce. Et moi avec ? sous-entendait-il. Les sourcils épais de Flèche se froncèrent avec un étonnement sincère; il n'était pas sensible au second degré, devina Dag. —C'est ma sœur, je la traite de ce que je veux! Dag inspira profondément, mais Faon chuchota: — Dag, laisse faire. Ce n'est pas grave. Il ne parlait pas encore le langage de cette famille, se rappela-t-il. Il s'était demandé avec inquiétude comment leur cacher l'étrange accident avec le couteau du partage. Il n'aurait jamais imaginé une aussi faible curiosité ni même cette totale incrédulité. Ce n'était pas dans son intérêt — ni dans ses pouvoirs — de cogner les têtes des Prébleu les unes contre les autres et de beugler: Le courage de votre sœur ma sauvé la vie, et des dizaines d'autres, peut-être des milliers. Vous devez l'honorer /Il ne releva pas et réclama plus de cidre d'un signe de tête. Changeant de sujet de façon manifeste, Faon interrogea Trèfle sur la progression de ses projets de mariage, feignant de s'intéresser vraiment à sa réponse interminable. Il s'avéra que les travaux en cours sur l'aile sud de la maison étaient destinés à profiter aux futurs jeunes mariés. La véritable raison de cette question fut révélée à Dag lorsqu'elle demanda, l'air de rien : — Quelqu'un a des nouvelles des Charpentier depuis le mariage de Saree ? — Pas vraiment, dit Roseau. Radieux a passé beaucoup de temps chez son beau-frère, pour l'aider à enlever les souches du nouveau champ. La mère de Faon la regarda les yeux plissés. — Sa maman m'a dit qu'il était fiancé à Violette Orpin depuis le milieu de l'été. J'espère que tu n'es pas déçue. Il me semble que tu avais un faible pour lui à une époque. — Faon a un faible pour Radieux-euh! Faon a un faible pour Radieux-euh ! chantonna Brin d'un ton geignard, mais fraternellement taquin. Dag eut un mouvement de recul en sentant le torrent d'obscurité fatale qui s'était abattu sur l'essence de Faon. Il ne sait pas, se rappela-t-il. Aucun d'entre eux n'est au courant. Pourtant, il aurait volontiers parié sur l'intuition silencieuse de Trille Prébleu, car elle ajouta d'une voix sévère qu'il ne lui avait jamais entendue, ne souffrant aucune contradiction : —Arrête ça, Brin. On dirait un gamin de douze ans. Dag vit une petite ride sur la mâchoire de Faon lorsqu'elle desserra les dents. —Je n'ai pas un faible pour lui. Je pense que Violette mérite mieux. Brin parut déçu de n'avoir pas provoqué de réaction plus spectaculaire chez sa sœur avec son piège habile mais, après un coup d'œil à sa mère, il arrêta de la taquiner. — Peut-être, suggéra doucement Dag, devrions-nous aller nous occuper de Grâce et de Tête de Cuivre. — Qui ? demanda Torrent. — Le cheval de Mlle Prébleu et le mien. Ils attendent patiemment dehors. — Quoi ? dit Roseau. Mais Faon n'a pas de cheval ! — Hé, Faon, où l'as-tu eu? —Je peux le monter? — Non, répondit Faon en repoussant brutalement sa chaise en arrière. Dag se leva plus calmement. — Où as-tu trouvé cette bête, Faon ? demanda le père Prébleu avec curiosité, regardant de nouveau Dag. Faon se tenait très droite. —C'est ma récompense pour avoir aidé à tuer le spectre. Ce que Flèche ici présent ne veut pas croire. J'ai dû voyager depuis Forgeverre sur une monture fantôme, hein ? Elle détourna la tête et sortit. Dag, qui prit congé avec un hochement de tête poli destiné à toute la tablée, pensa à ajouter à haute voix «Bonne soirée, tante Futée», et la suivit. Derrière lui, il entendit son père grommeler « Roseau, va aider ta sœur et ce type avec les chevaux ». Ce qui, en fait, provoqua une migration générale des Prébleu sous le porche afin d'examiner la jument. Ils discutèrent longuement de Grâce. Finalement, Dag remit son crochet et mena son cheval dans la vieille grange, où il y avait des stalles vides. Il resta un moment à regarder par-dessus la cloison de la stalle, gardant un léger contact avec son InnéSens pour que le hongre ne se retourne pas pour massacrer Roseau, son nouveau palefrenier. Malgré les apparences, son nom, Tête de Cuivre, ne venait pas de sa couleur châtaine. Lorsque les deux chevaux eurent été bien frictionnés, abreuvés et nourris, Dag retourna à la maison avec Faon à la lumière du soleil couchant, temporairement hors de portée d'oreilles de sa famille. — Bon, marmonna-t-elle. Ç'aurait pu être pire. —Vraiment? —Vraiment. — Si tu le dis. A vrai dire, je trouve ta famille assez étrange. Mes plus proches parents n'aiment pas souvent ce que je raconte, mais au moins ils écoutent ce que j'ai à dire, pas ce qu'ils veulent bien entendre. — Ils sont meilleurs pris séparément qu'en groupe. — Hmm. Alors... c'était quoi cette histoire de nuit du marché ? — Oh. Pas grand-chose. Sauf que je suis partie à l'aube le jour du marché, quand il faisait encore nuit. Je me demande où ils ont pensé que j'étais passée toute la journée. Quelques membres de la famille Prébleu s'étaient réunis dans le petit parloir, dont tante Futée, qui faisait tourner un fuseau, et la mère de Faon. Dag posa ses sacoches et laissa Faon déballer ses cadeaux. Flèche, qui s'apprêtait à ramener sa fiancée chez elle, s'arrêta pour regarder lui aussi. Trille leva la coupe en verre étincelante à la lumière de la lampe à huile, étonnée. —Tu es vraiment allée à Forgeverre ! Faon, qui avait hésité toute la soirée entre essayer de faire bonne figure et se refermer sur elle-même de façon, semblait-il à Dag, inhabituelle chez elle, se contenta de répondre : — C'est ce que je t'ai dit, maman. Faon posa la bouteille de parfum au bouchon de liège dans les mains de sa tante et l'incita à s'en verser un peu sur les poignets, ce qu'elle fit en souriant gentiment. — Ça sent très bon, ma mignonne, mais ces sottises sont réservées aux jeunes filles qui veulent séduire les garçons, pas aux vieilles femmes bossues comme moi. Tu ferais mieux de le donner à Trèfle. — Ça c'est le boulot de Flèche, dit Faon avec un petit sourire en coin digne d'Etincelle. De toute façon, toutes sortes de gens en mettent à Forgeverre - des hommes et des femmes patrouilleurs aussi. Roseau, qui rôdait dans le coin, renifla avec mépris à la mention d'hommes se parfumant, mais Futée fit preuve de bonne volonté et soulagea le cœur de Dag en en versant quelques gouttes de plus sur elle et sur sa sœur cadette, Trille, et même sur Faon. —Voilà! C'est gentil d'avoir pensé à moi, ma mignonne. Dehors, il commençait à faire sombre. Les garçons se dispersèrent pour effectuer leurs diverses tâches du soir, et Trèfle souhaita le bonsoir à sa future belle-famille. Les deux jeunes femmes, Faon et Trèfle, s'observèrent avec raideur alors que cette dernière la félicitait à nouveau d'être rentrée saine et sauve, et Dag s'étonna encore de l'étrangeté des coutumes des fermiers. La seule fille d'un Marcheur du Lac aurait été l'héritière principale de la tente de sa famille, mais ici, cette position était de toute évidence tenue par Flèche. Et ce n'était pas Faon, mais Trèfle qui prendrait la place de Trille Prébleu en tant que maîtresse de maison en temps voulu. Réduisant Faon à aller... où ? —Je suppose, dit le père Prébleu un peu à contrecœur, que si ton ami a un sac de couchage, il pourra dormir dans le grenier de la grange. Pour garder un œil sur son cheval. — Ne sois pas idiot, Surel, intervint tante Futée de façon inattendue. Ce monsieur ne peut pas monter l'échelle avec son bras cassé. — Il doit dormir près de moi, pour que je puisse l'aider, dit fermement Faon. Il peut installer son sac dans la salle à tisser de Futée. — Bonne idée, Faon, dit joyeusement tante Futée. Faon dormait en bas avec sa tante. Les garçons partageaient les chambres à l'étage, tout comme leurs parents. Le père Prébleu eut subitement l'air de réfléchir intensément à ce qui pourrait se passer si on laissait Faon et Dag en bas avec un chaperon aveugle. Et puis -inévitablement - il étudia ce qu'on pouvait conclure du nombre de nuits qu'ils avaient passées ensemble sur la route. Savait-il quelque chose sur l'InnéSens de sa belle-sœur? —Je ferai de mon mieux pour ne pas te couper la gorge avec ton rasoir demain, Dag, dit Faon. —J'ai déjà perdu plus de sang pour pas grand-chose. — Nous devrions essayer de partir tôt demain. — Quoi? demanda le père Prébleu, sortant de sa cogitation contrariée. Tu ne vas nulle part, ma petite ! Elle se tourna vers lui, se raidissant. —C'est la première chose que je t'ai dite, papa. J'ai l'obligation de rapporter mon témoignage. —Tu es stupide, Faon ! Dag retint son souffle en sentant la déchirure noire dans l'essence de Faon. Ses yeux se posèrent sur Futée, dont le visage ne montrait aucune réaction même s'il était tourné vers les deux interlocuteurs. —Tes obligations sont ici, continua son père, même si tu t'es enfuie en leur tournant le dos ce dernier mois! Tu t'es assez baladée pour un bon bout de temps, crois-moi ! Dag s'interposa calmement, et honnêtement. —A vrai dire, Etincelle, mon bras n'est pas au mieux ce soir. Je ne cracherais pas sur un jour ou deux de repos. Elle posa des yeux anxieux sur lui, comme si elle ne savait pas s'il la soutenait ou la trahissait. Il lui adressa un petit hochement de tête rassurant. Le père Prébleu jeta un regard en biais à Dag. —Nous ne vous retenons pas s'il faut que vous partiez. — Papa! s'écria Faon, abandonnant son attitude forcée pour une sincérité enflammée. Quelle idée! Dag m'a sauvé la vie trois fois, deux fois en risquant la sienne, une fois des bandits, une fois de l'être malfaisant - du spectre - et une fois encore la nuit après que le spectre... m'a blessée, parce que je me serais vidée de mon sang dans les bois s'il ne m'avait pas aidée. Je ne permettrai pas qu'on le jette dehors avec deux bras en mauvais état ! Quelle honte ! Que la honte soit sur cette maison si tu oses faire ça! Elle tapa du pied. Le sol du parloir résonna comme un tambour. Le père Prébleu avait reculé. Sa femme regardait Dag les yeux écarquillés, serrant la coupe en verre contre elle. Futée... était étonnamment indéchiffrable, mais elle avait un drôle de petit sourire aux lèvres. — Oh. (Le père Prébleu s'éclaircit la gorge.) Tu n'avais pas vraiment expliqué tout ça, Faon. —Comment aurais-je pu? demanda-t-elle avec lassitude. Personne ne m'a laissé finir cette histoire sans m'accuser de tout inventer. Son père regarda Dag. — Il est bien calme, lui. Dag, ne pouvant se toucher la tempe, se contenta d'un petit hochement de tête. —Je réfléchis, monsieur. —Vraiment? Il était apparemment impossible, chez les Prébleu, d'aller au bout d'une discussion. Mais quand la dispute se transforma en simples marmonnements, que tout le monde disparut dans l'escalier ou dans les couloirs, Dag finit par installer son sac de couchage à côté du métier à tisser de Futée, avec un tas impressionnant de couvertures et d'oreillers pour qu'il soit à l'aise. Il entendit les deux plus petites femmes de la famille s'agiter dans la chambre voisine, se préparer pour la nuit en parlant à voix basse, puis le grincement des montants de lit lorsqu'elles se couchèrent. Dag reposa maladroitement son bras douloureux, plein de reconnaissance pour les oreillers. A part la nuit sur le sol de la cuisine des Montegué, il n'avait jamais dormi dans la maison de fermiers, surtout pas en invité, même si parfois ses patrouilles s'étaient arrangées pour s'arrêter le soir dans une grange. C'était mieux qu'un grenier à foin plein de courants d'air avec de la neige s'infiltrant par tous les trous. Avant d'avoir rencontré la famille de Faon, il avait eu du mal à comprendre pourquoi elle avait voulu quitter un tel confort. Il ne savait pas s'il valait mieux être aimé sans être estimé, ou être estimé sans être aimé, mais c'était sans cloute mieux d'être les deux. Pour la première fois, il se dit que le plus précieux trésor d'un fermier ne devait peut-être pas être volé furtivement, mais honnêtement gagné. Néanmoins, les espoirs qui se formaient dans son esprit devraient attendre le lendemain pour être mis à l'épreuve. Chapitre 14 La matinée suivante se déroula tranquillement. Faon trouva que Dag avait l'air fatigué, il bougeait lentement, parlait peu, et elle pensa que son bras lui faisait probablement plus mal qu'il ne voulait l'admettre. Elle se retrouva prise, bien malgré elle, dans le rythme interminable des travaux de ferme. Les vaches ne prenaient pas de vacances, même pour fêter son retour. Elle et Dag se promenèrent en milieu de matinée, et elle lui montra les lieux qui avaient marqué son enfance. Mais son intuition au sujet de son bras fut confirmée lorsque, après le déjeuner, il prit un peu plus de cette poudre contre la douleur qui l'avait aidé à tenir lors du long voyage de la veille. Il se glissa - sans un mot - sur le perron de devant qui donnait sur le fleuve et s'assit contre le mur de la maison, laissant son bras se reposer en se demandant... ce qu'il pouvait bien penser de tout ça. Faon se trouva assignée à la préparation du beurre de pommes dans la cuisine, et « tant que tu y es, ma chérie, pourquoi ne préparerais-tu pas quelques tourtes pour le dîner ? » Elle faisait des striures sur la deuxième tourte et envisageait à contrecœur de faire le feu sous le four du foyer, ce qui rendrait la pièce encore plus chaude, lorsque Dag entra. —Tu veux à boire ? devina-t-elle. — S'il te plaît... Elle porta la louche remplie d'eau à sa bouche. Lorsqu'il l'eut vidée, il ajouta : — Il y a un jeune garçon qui a attaché son cheval dans vos bois de devant. Je crois qu'il pense se faufiler subrepticement sur la colline. Son essence m'a l'air plutôt perturbée, mais je ne crois pas que ce soit un voleur. —Tu l'as vu? demanda-t-elle avant de se taire, pensant que cette question devait paraître absurde à quiconque ne connaissait pas Dag. Et elle pensa ensuite qu'il fallait qu'elle le connaisse très bien pour que cette question s'échappe aussi facilement de ses lèvres. —Je l'ai juste aperçu. — Etait-il très blond ? — Oui. Elle soupira. — Radieux Charpentier. Je parie que Trèfle a dit à tout le monde que je suis rentrée, et il est venu vérifier par lui-même. — Pourquoi ne pas simplement remonter le chemin ? Elle rougit un peu, même s'il ne risquait pas de le remarquer avec cette chaleur. — Il se faufilait par là en cachette pour me voler des baisers, de temps en temps. Il avait peur que mes frères s'en rendent compte, je crois. — En tout cas, il a peur de quelque chose. (Il hésita.) Tu veux que je reste ? Elle pencha la tête sur le côté en fronçant les sourcils. —Je ferais mieux de lui parler seule à seul. Il ne sera pas honnête s'il y a quelqu'un d'autre. (Elle releva les yeux sur lui, mal à l'aise.) Peut-être... ne t'éloigne pas trop ? Il acquiesça. Elle n'avait pas l'air d'avoir besoin de s'expliquer, apparemment. II entra dans la pièce à tisser de tante Futée qui jouxtait la cuisine et laissa la porte ouverte. Elle l'entendit tirer une chaise derrière, et le craquement du bois et peut-être même de Dag lorsqu'il s'assit. Quelques instants plus tard, des bruits de pas résonnèrent sur le perron, même si l'intrus essayait de marcher sur la pointe des pieds. Ils s'arrêtèrent devant la fenêtre de la cuisine, au-dessus de l'évier. Faon s'avança et regarda avec déplaisir le visage de Radieux, qui tendait le cou pour voir à l'intérieur. Il eut un mouvement de recul en la voyant, puis chuchota : —Tu es seule? — Pour l'instant. Il hocha la tête et se glissa par la porte de derrière. Elle l'examina, testant ses sentiments. Des cheveux couleur paille dorée tombaient toujours autour de sa tête en douces boucles, ses yeux étaient toujours bleu vif, sa peau claire, belle et rougie par le soleil, ses épaules larges, ses bras musclés, bronzés là où il roulait ses manches, recouverts de poils dorés scintillants qui lui avaient toujours donné l'air de luire au soleil. Ses charmes physiques demeuraient inchangés, et elle se demanda pourquoi elle ne ressentait plus rien en le voyant, alors qu'elle avait un jour tremblé sous lui dans le champ de blé avec une exultation si sauvage, si flattée. Sa fille aurait été belle. Cette pensée la déchira comme un couteau, et elle s'efforça de la mettre de côté. —Où sont tous les autres? demanda-t-il prudemment en regardant autour de lui. — Papa et les garçons coupent du foin, maman saupoudre les poulets avec un produit anti-poux qu'elle a acheté à ton oncle, et tante Futée a tellement mal au genou qu'elle est allée s'étendre après le déjeuner. — De toute façon, Futée est aveugle, elle ne me verra pas. Bien. Il s'approcha d'elle en la regardant. Non - en regardant son ventre. Elle résista à l'envie de le gonfler. Il pencha la tête sur le côté. — Petite comme tu es, j'aurais cru que tu serais gonflée maintenant. Trèfle en aurait sans doute parlé si elle l'avait remarqué. —Tu lui as parlé? —Je l'ai vue à midi au village, dit-il en s'agitant. Tout le monde parle de ton retour, là-bas. (Il se tourna encore, les sourcils froncés.) Alors, tu es revenue pour m'en faire voir encore? Ça ne te servira à rien. Je suis fiancé à Violette maintenant. — C'est ce que j'ai entendu dire, dit Faon d'une voix neutre. A vrai dire, je ne comptais pas te revoir. Nous ne serions pas restés aujourd'hui si Dag ne s'était pas cassé le bras. — Ouais, Trèfle m'a dit qu'un de ces Marcheurs du Lac était avec toi. Aussi grand qu'un mât, avec un bras en bois et un autre cassé, qui a à peine dit un mot. Un bon à rien, apparemment. Tu t'es baladée avec lui pendant trois ou quatre semaines, alors. (Il s'humecta les lèvres.) Alors, quels sont tes projets ? Changer de tactique ? Lui dire que le bébé est le sien en espérant qu'il ne sache pas bien compter? Une poêle à frire en fonte était posée sur l'évier. Balancée selon une trajectoire appropriée, elle s'adapterait tout juste au visage rond de Radieux, pensa Faon dans une brume rouge. — Non. —Je ne rentre pas dans ton petit jeu, Faon, dit fermement Radieux. Tu ne me mettras pas ça sur le dos. Je pensais ce que j'ai dit. Ses mains tremblaient un peu. Celles de Faon aussi. Sa voix se fit, si possible, encore plus neutre. —Vois-tu, tu peux reposer ton esprit et ta langue de vipère. J'ai fait une fausse couche près de Forgeverre le jour où le spectre a failli me tuer. Il n'y a donc plus rien à mettre sur le dos de quiconque, à part des mauvais souvenirs. Son soupir de soulagement fut visible et audible. Il ferma les yeux. La tension dans la pièce sembla baisser de moitié. Elle pensa que Radieux devait avoir été pris de panique en apprenant son retour, sentant son petit monde confortable vaciller, et il se sentait désormais rasséréné. Son monde à elle était sens dessus dessous. Mais si elle avait eu le pouvoir d'effacer tout ça, et faire en sorte que ses malheurs n'aient pas existé, et perdre en même temps tout ce qu'elle avait vécu sur la route de Forgeverre - l'aurait-elle fait ? Il haussa les épaules. — D'abord, je me suis dit que tu t'étais jetée dans le fleuve. Ça m'a flanqué un sacré coup, au début. Elle rejeta la tête en arrière. — Mais pas assez pour faire quoi que ce soit, apparemment. — Qu'aurais-je pu faire à ce moment-là? C'était le genre de choses que tu aurais pu faire sous le coup de la fureur. Tu as toujours eu un sacré tempérament. Je me rappelle que tes frères t'énervaient tellement que tu ne pouvais plus respirer à force de crier, parfois, jusqu'à ce que ton père s'arrache les cheveux et vienne te battre pour te punir de faire autant de bruit. Puis la rumeur qu'il manquait quelques-uns de tes vêtements s'est répandue, ce qui laissait entendre que tu t'étais enfuie, puisque même toi, tu ne prendrais pas trois tenues de rechange pour aller te noyer. Ta famille t'a cherchée, mais pas assez loin, j'imagine. —Je suppose que tu ne les as pas aidés. —Est-ce que j'ai l'air stupide ? Je ne voulais pas te retrouver ! Tu t'étais mise toi-même dans ce pétrin, tu pouvais en sortir. — Ouais, c'est bien ce que je me disais, dit-elle en se mordant la lèvre. Silence. Encore des regards insistants. Va-t'en, espèce d'horrible rustre. —Je n'ai pas oublié ce que tu m'as dit ce soir-là, Radieux Charpentier. Tu n'es pas le bienvenu chez moi. Au cas où tu aurais le moindre doute. Il haussa les épaules, irrité. Ses sourcils dorés se réunirent au-dessus de son nez retroussé. —Je pensais que cette histoire de spectre était une invention. Qu'est-ce qui s'est vraiment passé ? — Les spectres existent réellement. L'un d'eux m'a touchée. Là, et là, dit-elle en lui montrant son entaille rouge vive et luisante, et, à contrecœur, en posant la main sur son ventre. Les Marcheurs du Lac fabriquent des couteaux spéciaux pour tuer les êtres malfaisants - c'est comme ça qu'ils appellent les spectres. Dag en avait un. A nous deux, nous avons tué le spectre, mais c'était trop tard pour l'enfant. C'était presque trop tard pour nous aussi, mais pas tout à fait. — Oh, des couteaux magiques, maintenant, en plus des monstres magiques ? C'est sûr, je te crois. Ou peut-être que l'un de ces remèdes secrets de Marcheurs du Lac s'en est chargé, et que le reste n'est qu'une belle histoire pour que tu aies le beau rôle devant ta famille, hein? Il s'approcha d'elle. Elle recula. — Ils ne savent même pas que j'étais enceinte. Je ne leur ai pas raconté cette partie-là de l'histoire. (Elle inspira profondément.) Qu'est-ce que ça peut te faire, tant que ça ne te retombe pas dessus ? Pff! (Elle s'agrippa les cheveux, puis pressa ses mains contre son visage.) Tu sais, je me moque bien de ce que tu peux penser tant que tu vas le faire ailleurs. Tante Futée lui avait un jour dit que l'opposé de l'amour n'était pas la haine, mais l'indifférence. Faon sentit qu'elle commençait à comprendre. Radieux se rapprocha encore. Elle sentait son souffle sur les cheveux trempés de sueur dans son cou. —Alors, est-ce que tu as laissé ce patrouilleur te baiser? Est-ce que ta famille est au courant ? Faon eut le souffle coupé par la rage. Elle ne crierait pas... —Après une fausse couche ? Tu es vraiment un abruti, Radieux Charpentier! Il hésita un instant, le doute passant dans ses yeux bleus. — D'ailleurs, continua-t-elle, tu vas épouser Violette Orpin ? Est-ce que tu la baises déjà ? Ses lèvres se retroussèrent en une sorte de sourire, par ailleurs dénué d'humour. Il s'approcha encore. —J'avais raison. Tu es une petite salope. (Et il sourit de triomphe en voyant la fureur qui, elle le savait, la faisait rougir.) Ne me regarde pas comme ça, ajouta-t-il en tendant la main pour lui pincer les seins. Je sais que tu es une Pille facile. Ses doigts se refermèrent sur la poêle à frire. De grands pas résonnèrent dans la pièce à tisser. Radieux bondit en arrière. — Salut, Etincelle, dit Dag. Il reste un peu de cidre? — Bien sûr, Dag, dit-elle en s'éloignant de Radieux et en se précipitant de l'autre côté de la pièce pour attraper la cruche sur l'étagère. Elle enleva le bouchon et remplit un verre, essayant de calmer les tremblements de ses mains. Dag se tenait maintenant entre Radieux et elle. — Un visiteur? demanda-t-il en désignant Radieux de la tête. Radieux, furieux, semblait se demander si Dag venait d'arriver ou s'il avait entendu leur conversation et, si oui, ce qu'il avait entendu de compromettant. —Voici Radieux Charpentier, dit Faon. Il s'en va. Dag Aile Rouge Hickory, un patrouilleur des Marcheurs du Lac. Lui, il reste. Radieux, l'air inhabituellement énervé, hocha prudemment la tête. Dag baissa les yeux sur lui sans expression particulière. — Intéressant de faire enfin ta connaissance, Radieux. On m'a beaucoup parlé de toi. D'après ce que je viens d'entendre, ce qu'on m'a dit était vrai. Radieux ouvrit la bouche et la referma. Etait-il choqué que ses menaces de calomnie n'aient pas réussi à faire taire Faon ? Eh bien, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui, désormais. Il regarda vers la pièce à tisser, qui n'avait pas d'autre porte de sortie que celle donnant sur la chambre de Futée et Faon, et ne trouva rien à répondre. —Alors... Radieux, continua calmement Dag. On t'a déjà proposé de te couper la langue et de te la faire avaler ? Radieux déglutit. —Non. Il avait sans doute essayé de parler d'une voix plus assurée, mais il ne réussit qu'à émettre un croassement. —Voilà qui m'étonne, dit Dag, en se grattant doucement le nez avec son crochet. Un avertissement tranquille, pensa Faon, bien que Radieux ne parût pas le remarquer. —Vous me cherchez des noises ? demanda Radieux, retrouvant son agressivité. — Hélas, dit Dag en désignant son bras cassé avec un léger mouvement de son crochet. Il faudra que je m'en prenne à toi un peu plus tard. Les yeux de Radieux s'allumèrent quand il prit conscience de l'apparente vulnérabilité du patrouilleur. —Alors peut-être que tu devrais tenir ta langue jusque-là, Marcheur du Lac. Ah ! Seule Faon pouvait être assez stupide pour choisir un estropié comme protecteur. Les yeux de Dag se plissèrent en deux fentes dorées alors que Faon se raidissait. De la même voix égale et affable, il murmura: —J'ai changé d'avis. Je vais m'occuper de toi maintenant. Étincelle, tu as dit que ce garçon partait. Ouvre la porte pour lui, veux-tu ? Visiblement incapable d'imaginer ce que Dag pouvait bien lui faire, Radieux serra les dents, se planta devant lui, lui lançant un regard noir. Confuse, Faon reposa rapidement le verre, renversant du cidre sur la table. Elle ouvrit la porte de gaze et la tint ouverte. Lorsque Dag bougea, sa vitesse fut surprenante. En un éclair, elle le vit contourner Radieux, sa jambe cognant l'arrière de ses genoux, son bras gauche fendant l'air avec un bruissement. Le crochet scintilla. Radieux battit soudain l'air, la bouche grande ouverte, soulevé de terre, la prothèse de Dag planté à l'arrière de son pantalon. Ses pieds s'agitaient mais touchaient à peine le sol. On aurait dit quelqu'un en train de chanceler sur de la glace. Trois grandes foulées de Dag, un grand bruit de déchirure, et Radieux vola littéralement dans les airs, passant la tête la première par-dessus les planches du perron pour atterrir sur les marches en tas informe, les fesses en l'air, le visage raclant la terre. Faon éclata de rire, en partie soulagée que Dag n'ait pas tranché la gorge de Radieux avec son crochet aussi calmement qu'il avait tué l'homme de vase. Elle posa sa main sur sa bouche au spectacle grotesque et réjouissant du caleçon de Radieux visible à travers le nouveau trou dans son pantalon. Radieux se retourna et les foudroya du regard, le visage rouge comme une tomate, puis se releva, les poings serrés. La bouche pleine de terre et d'injures, il bredouillait de façon incohérente, mais le sens général - Je t'aurai, Marcheur du Lac!Je vous aurai tous Les deux!— était relativement compréhensible, et Faon retint son souffle, inquiète. —Tu ferais mieux de revenir avec des amis si tu veux « m'avoir », recommanda sèchement Dag. Si tu en as. Il semblait à peine essoufflé, hormis le fait qu'il avait les narines dilatées. Radieux monta deux marches pour atteindre le perron, mais fit demi-tour en voyant le crochet se relever calmement. Faon se précipita sur la poêle à frire. Alors que Radieux hésitait, incertain, il releva la tête en entendant un bruit de pas provenant de la pièce à tisser, celui que faisait tante Futée, l'aveugle, en se déplaçant avec sa canne. Radieux regarda vivement autour de lui, descendit les marches en trébuchant, se tourna et s'enfuit de l'autre côté de la maison. —Tu avais raison, Etincelle, dit Dag en refermant la porte. Il préfère éviter les témoins. On peut comprendre pourquoi. Futée entra dans la cuisine. — Bonjour, Faon, ma chérie. Bonjour, Dag. Mon dieu, ce beurre de pommes sent drôlement bon. (Elle tourna la tête en direction des bruits de pas qui s'éloignaient.) Jeune imbécile, ajouta-t-elle d'un air pensif. Radieux a toujours cru que puisque je ne le voyais pas, je ne pouvais pas l'entendre. Vraiment, il y a de quoi se poser des questions. Faon, la gorge serrée, posa la poêle sur la table et se précipita dans les bras de Dag. Il l'entoura de son bras gauche dans une étreinte rassurante. Tante Futée pencha la tête vers eux, un sourire aux lèvres. — Merci bien pour avoir fait le ménage, patrouilleur. —Tout le plaisir était pour moi, tante Futée, dit Dag en serrant Faon plus fort contre lui. Prends ça pour ce que ça vaut, Étincelle, mais il avait plus peur de toi que tu n'avais peur de lui. On aurait dit un serpent, comme ça, ajouta-t-il pensivement. Elle émit un petit rire tremblant, et se détendit. —Je m'apprêtais à le frapper avec la poêle à frire quand tu es arrivé. — C'est bien ce que je pensais. Je fantasmais moi aussi sur ce genre de choses. — Dommage que tu n'aies pas pu vraiment lui couper la langue... (Elle se tut.) C'était bien une blague ? Parfois je ne suis pas sûre de comprendre l'humour des patrouilleurs. — Hé, fit-il d'un ton légèrement mélancolique. Oui... cela aurait été très pratique, pourtant. Mais je suppose que je suis content de voir que Radieux ne croit pas ces horribles rumeurs selon lesquelles les Marcheurs du Lac sont des mages noirs. Ses tremblements avaient diminué, mais Faon fronça les sourcils en repensant à cette scène. —Je suis tellement contente que tu aies été là. Même si j'aurais préféré que tu n'aies pas le bras cassé. Est-ce que ça va ? demanda-t-elle en touchant l'écharpe d'un air inquiet. —Ça ne lui a pas vraiment fait du bien, mais je n'ai pas aggravé son état. Nous pouvons remercier ta tante Futée et la soudaine, euh... timidité de Radieux. Elle fit un pas en arrière pour observer son visage sérieux, les yeux interrogateurs, et il continua. —Tu vois, malgré tous les porcs qu'il a massacrés, Radieux n'a jamais été impliqué dans une bataille mortelle. Moi je n'ai connu que ça depuis mon plus jeune âge. Il est habitué aux bagarres de chiots, celles qu'on a avec ses frères, ses cousins et ses amis, ou, en tout cas, des types avec qui il va falloir continuer à vivre. L'âge, le poids, la jeunesse, les muscles, tout jouerait en sa faveur, même sans mon bras cassé. Si tu veux le voir mort, je suis ton homme. Si tu veux un peu moins, ça va être plus embêtant. Elle soupira et posa sa tête sur sa poitrine. —Je ne veux pas le voir mort. Je veux juste le laisser derrière moi. A des kilomètres et à des années de moi. J'imagine qu'il faudra attendre pour les années. Je pense encore à lui tous les jours, et je ne veux plus y penser. S'il était mort, ce serait encore pire. — Sage Etincelle, murmura-t-il. Elle fronça le nez, dubitative. Etait-il vraiment sérieux en lui faisant cette proposition définitive, pour être aussi soulagé qu'elle ne l'ait pas pris au mot? Elle se souvint qu'il voulait boire et elle alla lui chercher un verre qu'il accepta avec un sourire de remerciement. Futée s'était approchée du foyer pour remuer le beurre de pommes qui, à en juger par l'odeur, était sur le point de brûler. Elle tapota la cuillère en bois sur le bord de la marmite pour en enlever l'excédent, la posa, se retourna. — Vous êtes un homme intelligent, patrouilleur. — Oh, Futée, dit Faon d'un air malheureux. Combien de ces horreurs as-tu entendues ? — Presque tout, ma chérie. (Elle soupira.) Est-ce que Radieux est parti ? Le visage de Dag prit cette drôle d'expression qu'il arborait toujours lorsqu'il consultait son InnéSens. — Depuis longtemps, tante Futée. Faon poussa un soupir de soulagement. — Dag, vous êtes un homme bon, mais j'ai besoin de parler à ma nièce. Pourquoi n'iriez-vous pas faire un tour? Il regarda Faon, qui hocha la tête à contrecœur. —J'imagine que ça ne me ferait pas de mal d'aller m'assurer que Tête de Cuivre n'a encore mordu personne. —Je pense aussi, acquiesça Futée. Il étreignit encore une fois Faon, se pencha pour poser ses lèvres à l'odeur de cidre sur les siennes, lui Ht un sourire d'encouragement et la quitta. Elle entendit ses pas traverser la maison vers la porte d'entrée, et sortir. Faon aurait voulu poser la tête sur les genoux de Futée et pleurer. Au lieu de ça, elle s'activa à tisonner le charbon sous le four pour les tourtes. Futée s'assit sur une chaise et posa les mains sur sa canne. Fout d'abord avec hésitation, Faon commença son histoire. Au fur et à mesure, elle prit confiance et raconta finalement à Futée ses ébats imbéciles lors du mariage au printemps, sa prise de conscience progressive et sa peur des conséquences, puis la première discussion horrible avec Radieux. —Tss, soupira Futée, la voix pleine de regrets. Je savais que quelque chose te tourmentait, ma mignonne. J'ai bien essayé de te faire parler, mais tu ne voulais pas. —Je sais. J'ignore toujours si j'ai des regrets ou non. Je me disais que je m'étais mise moi-même dans ce pétrin et que je devais m'en sortir seule. Et ensuite j'ai bien cru que mes nerfs allaient lâcher si je ne faisais pas quelque chose. Faon se résolut à ne rien cacher à sa tante et lui raconta tout de son voyage, à part l'incident étrange avec le couteau du partage de Dag — d'une part parce qu'elle était découragée par les explications compliquées qu'elle devrait fournir, d'autre part parce que ça ne changeait rien au destin de sa grossesse, mais surtout parce qu'il ne lui revenait pas de divulguer les secrets des Marcheurs du Lac. Non, pas seulement les secrets des Marcheurs du Lac - la vie privée de Dag. Elle comprenait, à présent, à quel point la possession de l'os de sa femme morte était personnelle et intime. C'était le seul secret qu'il lui avait demandé de garder. Reprenant son souffle, Faon se replongea dans son récit. Elle décrivit sa marche solitaire jusqu'à Forgeverre, sa rencontre terrifiante avec le jeune bandit et l'étrange homme de vase. Sa première rencontre avec un Dag étonné, et plus encore terrifiant, mais presque amusant a posteriori. L'étrange ferme abandonnée des Montegué, puis le second enlèvement. Le nouveau degré de terreur qu'elle avait franchi aux mains de l'être malfaisant. Dag dans la grotte, Dag cette nuit-là à la ferme. Elle finit tout de même la tête sur les genoux de Futée, mais elle réussit à réduire ses larmes à un reniflement étranglé. Sa tante lui caressait les cheveux comme autrefois, ce qu'elle n'avait plus fait depuis que Faon était toute petite et pleurait de douleur parce qu'elle s'était fait mal quelque part, ou de rage pour une blessure morale bien plus profonde. —Chut, chut, ma chérie. Faon inspira, s'essuya les yeux et le nez sur son tablier, et s'assit par terre à côté de la chaise de Futée. — S'il te plaît, ne raconte rien de tout ça à papa et maman. Ils vont devoir continuer à vivre avec les Charpentier. Ça ne sert à rien de créer une animosité entre les deux familles maintenant. — Oui, ma chérie. Mais ça me contrarie de voir Radieux s'en tirer aussi facilement. — Oui, mais je ne supporterais pas que mes frères soient au courant. Ou bien ils essaieraient de s'en prendre à Radieux et nous causeraient des ennuis, ou bien ils se moqueraient de moi pour avoir été aussi stupide, et je crois que je ne pourrais supporter ni l'un ni l'autre. Ni les deux, ajouta-t-elle après un instant. —Je ne pense pas que même tes frères soient assez maladroits pour se moquer de ça. (Futée hésita, puis concéda à contrecœur:) enfin, à part Brin, peut-être, qui n'a pas un brin de jugeote. Faon esquissa un sourire humide à cette vieille plaisanterie. — Pauvre Brin. C'est peut-être cette vieille blague sur son nom qui le pousse à provoquer tout le monde. Je devrais peut-être l'appeler Joli Brin, plutôt, pour voir si ça change quelque chose. — C'est une idée. (Futée se redressa, fixant l'obscurité de son monde à elle.) Je pense que tu as peut-être raison au sujet de l'animosité entre les familles, cela dit. Oh ! Mon Dieu, oui ! Cette histoire mourra avec moi à moins que d'autres problèmes en découlent. Faon fut soulagée par cette promesse. — Merci. Ça me fait du bien de parler avec toi... Bien plus que je ne l'aurais cru. (Elle repensa aux derniers mots de Futée, puis ajouta plus fermement :) Tu dois comprendre que je partirai avec Dag. D'une façon ou d'une autre. Futée n'objecta rien, ne lança aucun avertissement sinistre. Elle demanda juste: — Hmm. C'est un garçon curieux, ce Marcheur du Lac. Dis-m'en un peu plus. Faon, s'activant à nouveau dans la cuisine, ne fur que trop heureuse de pouvoir, contre toute attente, s'étendre sur son nouveau sujet favori auprès d'une oreille bienveillante, ou qui ne semblait du moins pas d'emblée offensée. —J'ai rencontré sa patrouille à Forgeverre... Elle décrivit Mari, Saun et Reela - sans s'attarder sur Dirla, Razi et Utau - et Sassa qui leur avait fièrement fait visiter la ville, et tous les travaux fascinants qu'effectuaient les gens là-bas, complètement différents des travaux de la ferme et qui n'impliquaient ni vaches, ni moutons, ni cochons. L'arc-à-terre, et les talents inattendus de Dag au tambourin - une image qui fit rire Futée avec Faon. A ce moment-là, Faon s'arrêta soudainement. —Tu es folle amoureuse de lui, alors, dit calmement Futée qui ajouta, devant le silence stupéfait de Faon : Je t'en prie, ma fille, je ne suis pas aussi aveugle que ça. Amoureuse. Ce terme lui paraissait trop faible. Elle avait cru être amoureuse à l'époque où elle soupirait pour Radieux. — Plus que ça. Je lui fais confiance... au plus profond de moi. —Ah oui ? Après toute cette histoire, je crois que je suis à moitié amoureuse de lui moi aussi. Je n'ai pas entendu autant de joie dans ta voix depuis très, très longtemps, ajouta-t-elle après un instant de réflexion. Depuis des années. Le cœur de Faon bondit comme s'il avait été libéré du poids qui pesait sur lui, et elle rit et étreignit Futée en l'embrassant, ce qui fit sourire bêtement la vieille femme. — Doucement, doucement. Il doit encore faire ses preuves, tu sais. Mais les tourtes étaient cuites, et la mère de Faon revint pour préparer le reste du dîner, envoyant Faon traire les vaches pour que les garçons puissent continuer à couper le foin jusqu'à la tombée de la nuit. Elle sortit par le perron de devant, mais Dag n'était pas encore revenu à l'endroit où il s'asseyait habituellement pour réfléchir. * * * Dag revint à la maison après une promenade dans les environs immédiats de la ferme, en partie pour se dégourdir les jambes et l'esprit, mais aussi pour s'assurer que Radieux était bel et bien parti. Ce garçon était plein de ressentiment en plus d'être un fauteur de troubles, et son renvoi abrupt de la cuisine de Faon avait peut-être été un peu osé pour un Marcheur du Lac seul dans une région de fermiers. Cependant, il ne regrettait pas son acte et s'en réjouissait même, malgré la douleur cuisante dans son bras droit. Sa peur inavouée que Faon, une fois revenue dans la sécurité de son foyer, regrette son aventure avec un patrouilleur et revienne à son premier amour s'était désormais évanouie. Autrefois, Radieux avait tenu le feu d'une étoile au creux de sa main, et il l'avait jeté dans la boue. Il ne retrouverait plus jamais cette chance. Il n'y avait rien au monde que Dag pourrait lui faire de pire que ce qu'il s'était déjà fait à lui-même. En souriant du coin des lèvres, Dag chassa Radieux de ses pensées à la faveur de choses plus urgentes. En entrant dans la cuisine, il s'aperçut que Faon était partie, mais en revanche Trille, sa mère, s'affairait à préparer le dîner pour huit personnes. Un cliquètement et un vrombissement dans la pièce voisine lui indiquèrent que Futée, qu'il gratifia d'un salut, était au rouet, dans le champ de vision et à portée d'oreilles de sa sœur. Elle lui répondit par un «Bonsoir, patrouilleur», et reprit son ouvrage. Bien qu'amicales, les paroles de la tante ne l'éclairèrent guère sur ce qui s'était dit. De toute évidence, il ne fallait pas évoquer l'incident avec Radieux. Globalement, Dag était soulagé. Il salua Trille avec amabilité et essaya de se rendre utile en soulevant des marmites du feu avec son crochet. Il s'efforça de trouver d'autres moyens de prouver sa valeur, malgré son invalidité, à cette femme qui était, selon les coutumes des Marcheurs du Lac, le chef de la tente Prébleu. Trille l'observait avec une telle inquiétude qu'il se demanda s'il représentait une menace pour elle. Il semblait trop grand pour la pièce, et lorsqu'il finit simplement par s'asseoir et regarder, cela parut la soulager. Son commentaire sur le temps tomba à plat, tout comme sa question sur les poulets. Hélas, les connaissances de Dag à propos des animaux de la ferme étaient très limitées. Mais quelques questions sur les noces prochaines de Flèche la menèrent rapidement aux coutumes de mariage à Bleu-Ouest en général, exactement où il voulait l'emmener. Il se rendit rapidement compte que le meilleur moyen de la faire parler était de lui répondre par des commentaires sur les coutumes des Marcheurs du Lac. Trille arrêta de pétrir la pâte à biscuits et soupira. —Au printemps dernier, j'ai eu peur que Faon ne se soit entichée du jeune Charpentier, car il n'y avait aucun espoir. Son papa et Jas Orpin s'étaient mis d'accord des années auparavant pour que Radieux épouse Violette et que les deux fermes soient réunies à la génération suivante. Ça va être un riche domaine, celui-là. Si Violette a plusieurs garçons, il y aura peut-être assez de terres pour les diviser entre eux sans que les plus jeunes soient obligés de partir en chercher de nouvelles, comme Roseau et Torrent parlent sans cesse de le faire. Les jumeaux voulaient aller à la limite des zones cultivées, à environ trente kilomètres à l'ouest, et se partager les nouvelles terres, après le mariage de Flèche. C'était un projet dont ils discutaient beaucoup, mais pour lequel ils agissaient peu pour l'instant, d'après ce que Dag avait pu comprendre. — Les pères arrangent les mariages, chez les fermiers ? — De temps en temps, répondit Trille en souriant. Parfois, ils croient juste le faire. Parfois, c'est avec les pères qu'il faut s'arranger. Les terres, cependant, ou la part de la famille pour les enfants qui n'héritent pas, sont recensées par le clerc du village, afin d'éviter les problèmes entre les familles. Encore la terre... Les fermiers n'avaient que ce mot à la bouche. Les autres biens étaient considérés par rapport à la terre, semblait-il. — Les couples de Marcheurs du Lac se choisissent eux-mêmes en général, mais l'homme doit apporter des présents à la famille de sa promise, qu'il va rejoindre. Des chevaux et des fourrures, traditionnellement, quoique ça dépende de ce qu'il a accumulé. J'ai huit chevaux, en ce moment, ajouta-t-il, l'air de rien. J'ai prêté mes autres hongres à l'écurie du camp, à part Tête de Cuivre, qui a un bien trop mauvais caractère pour que je le refile à quelqu'un. Mes trois juments sont pleines. La femme de mon frère s'en occupe avec les siennes. — L'écurie du camp? demanda Trille après un moment d'étonnement. — Si un homme possède plus de chevaux qu'il n'en a besoin, il ne peut pas juste les garder pour lui et les laisser croupir. Alors ils vont à l'écurie du camp, en général pour équiper un jeune patrouilleur, et le scribe du camp le consigne dans un registre. C'est très pratique quand on change de camp, car on peut apporter une lettre du scribe et prendre ce dont on a besoin en arrivant, au lieu de tout transporter. Lors des rencontres interrégionales tous les deux ans, l'une des tâches du scribe est de compenser toutes les différences qui subsistent. J'ai un long crédit à Stores. Il ne trouva pas de façon de traduire cela en hectares, mais il espéra qu'elle avait compris qu'il n'était en aucun cas démuni, malgré son apparence actuelle d'homme usé par la route. Il se frotta le nez pensivement avec le côté de son crochet. — Ils m'ont essayé comme scribe du camp quelque temps après que j'ai perdu ma main, mais je ne me faisais pas à ce travail minutieux et à tous ces travaux d'écriture. Je voulais bouger, être dehors, sur le terrain. —Vous savez lire et écrire ? demanda-t-elle comme si c'était un point en sa faveur - parfait. —Comme presque tous les Marcheurs du Lac. — Hum. Etes-vous l'aîné de votre famille ? — Le plus jeune de dix ans, mais seul un de mes frères est encore en vie. Ma mère a beaucoup souffert de ne pas avoir eu de fille pour perpétuer sa tente, mais mon frère a épousé la plus jeune fille des Marchelot - ils en avaient six - et elle a pris le nom de notre tente afin qu'il ne soit pas perdu, et a emménagé avec nous pour que ma mère ne soit pas seule. Vous voyez, je suis un brave type, j'ai unefamille moi aussi. D'un genre un peu spécial. —Mon frère est un artisan très doué dans notre camp. Il préféra ne pas préciser ce qu'il fabriquait. La production de couteaux du partage était la plus exigeante des activités des Marcheurs du Lac, et Dar était très respecté, mais il lui sembla prématuré d'en parler aux Prébleu. — Il ne patrouille pas ? — Il l'a fait lorsqu'il était plus jeune - comme presque tout le monde —, mais ses talents d'artisan étaient trop précieux pour être gâchés en patrouille. Ceux de Dag, inutile de le préciser, ne l'étaient pas. — Et votre père alors ? Etait-il un artisan ou un patrouilleur ? —Un patrouilleur. Il est mort en patrouille, en fait. —Tué par l'un de ces spectres dont Faon nous a parlé ? Dag n'était pas sûr qu'elle ait cru à l'existence des spectres auparavant, mais dans l'ensemble il pensait que c'était le cas désormais, et qu'elle se sentait très mal à l'aise avec ce sujet. —Non. Un hiver, il est allé au secours d'un jeune patrouilleur qui se faisait emporter par le courant d'une rivière qu'il avait des difficultés à traverser. Je n'étais pas là, je patrouillais dans un autre secteur de la région, et je n'ai appris la nouvelle que quelques jours plus tard. —Noyé? Une drôle de fin pour un Marcheur du Lac. —Non. Ou du moins pas vraiment. Il a attrapé une pneumonie et il est mort quatre nuits plus tard. Une forme de noyade, on pourrait dire. En réalité, il était mort en partageant. Les deux camarades qui tentaient de le ramener chez lui pendant sa grave maladie l'avaient trouvé empalé à plat ventre sur son couteau. Dag n'avait jamais su s'il avait choisi cette mort en pleine possession de ses capacités de jugement, sous le coup du désespoir ou du délire, ou simplement épuisé par toute cette lutte. En tout cas, le couteau lui était revenu, et il s'en était servi trois ans plus tard sur un être malfaisant non loin de Langue de Chat. — Oh, oui, c'est terrible, la pneumonie, dit Trille avec empathie. L'une des tantes de Surel a été emportée par cette maladie l'hiver dernier. Je suis vraiment désolée. Dag haussa les épaules. —C'était il y a onze ans. —Vous étiez proches ? — Pas vraiment. Il n'était pas là quand j'étais petit, et après c'est moi qui suis parti. Je connaissais bien son père, cependant. Grand-père avait un genou abîmé à l'époque, comme Futée. (Futée, qui écoutait par la porte ouverte tout en filant, leva la tête et sourit à la mention de son nom.) Il restait au camp et s'occupait de moi, entre autres choses. Si j'avais perdu un pied plutôt qu'une main, j'aurais pu terminer comme ça, l'oncle Dag de la tente de mon frère. Oùj 'aurais pu partager de bonne heure. » Et, euh... y a-t-il des fermiers avec une seule main ? — Oh oui. Des accidents arrivent dans les fermes. Les gens font avec, j'imagine. Je connaissais un homme avec une jambe de bois, dans le temps. Mais je n'ai jamais entendu parler d'engins comme le vôtre. La mère de Faon se détendait agréablement en sa présence désormais et ne sursautait plus lorsqu'il bougeait. Dans l'ensemble, Dag suspectait qu'il était plus facile d'amener des animaux sauvages à manger dans sa main que d'amadouer les Prébleu. Il se demanda si ses habitudes de Marcheur du Lac l'avaient trahi, s'il aurait dû commencer avec le papa de Faon plutôt qu'avec les femmes. Enfin, peu importe où il commençait. Au final, il allait devoir charmer toute la bande pour obtenir ce qu'il voulait. Et ils arrivèrent, en sueur et affamés. Faon les suivait, sentant la vache, deux seaux couverts accrochés à une palanche, qu'elle mit de côté pour s'en occuper plus tard. Le groupe, sans Trèfle ce soir-là, s'attaqua joyeusement à des quantités impressionnantes de jambon, de haricots, de pain de maïs, de limonade, de légumes divers au vinaigre, de biscuits, de beurre, de confitures, de beurre de pommes frais, de cidre et de lait. Les conversations furent mises en suspens. Dag ignora les regards dérobés alors qu'il mangeait ses biscuits en une seule bouchée en y plantant sa fourchette-cuillère. Trille, s'il ne se trompait pas, était simplement contente qu'il semble les apprécier. Heureusement, il n'avait pas besoin de faire semblant pour la flatter, même s'il ne s'en serait pas privé en cas de nécessité. — Où es-tu allé pendant que je trayais les vaches ? lui demanda finalement Faon. —Je suis allé me promener jusqu'au fleuve et je suis revenu. Je suis ravi de constater qu'il n'y a aucun signe d'être malfaisant à plus d'un kilomètre à la ronde, même si je m'y attendais. Cette région est patrouillée régulièrement. —Vraiment? dit Faon. Je n'ai jamais vu de patrouilleurs par ici. — Nous traversons les terres habitées de nuit, la plupart du temps, pour ne pas perturber les gens. Personne ne nous remarque. Le père Prébleu releva les yeux d'un air curieux. Peut-être qu'au fil des années, toutes les patrouilles n'étaient pas passées aussi inaperçues que ça. —Tu as déjà patrouillé à Bleu-Ouest? reprit Faon. — Pas récemment. Quand j'étais jeune et que je débutais, vers l'âge de quinze ans, j'ai beaucoup marché dans la région, alors c'est possible. Je ne me rappelle pas. — Peut-être qu'on s'est croisés sans le savoir, dit-elle d'un air pensif. — Euh... non. Pas à cette époque. A l'âge de vingt ans, on m'a envoyé en échange dans un camp au nord des Plaines des Fermiers, et j'ai fait mon premier tour du lac. Je ne suis revenu que dix-huit ans plus tard. —Oh, fit-elle. —Je suis passé dans la région depuis, mais pas ici précisément. C'est un vaste territoire. Le père Prébleu s'appuya contre le dossier de sa chaise en bout de table et regarda Dag les yeux plissés. — Quel âge avez-vous au juste, Marcheur du Lac? Bien plus que Faon, sans doute. —Sans doute, acquiesça Dag. Le père Prébleu continuait de le regarder d'un air interrogateur. Soudain, le bruit des fourchettes raclant les assiettes devint envahissant. Coincé. Devait-il vraiment répondre maintenant? Peut-être valait-il mieux mettre les choses au clair le plus tôt possible. Il s'éclaircit la gorge, pour que sa voix ne soit ni trop aiguë, comme le couinement d'une souris, ni trop forte. —Cinquante-cinq. Faon s'étouffa avec son cidre. Il aurait probablement dû lui jeter un coup d'œil pour s'assurer qu'elle n'essayait pas d'avaler quelque chose à ce moment-là. Il ne pouvait pas lui taper dans le dos avec sa fourchette-cuillère, mais elle reprit rapidement son souffle. — Désolée, dit-elle d'une voix rauque. C'est passé par le mauvais trou. Elle lui jeta un regard de côté, avec, semblait-il, une inquiétude cachée. Ou de la consternation. Il espéra que ce n'était pas de l'horreur. — Papa, murmura-t-elle, a cinquante-trois ans. D'accord, avec un peu d'horreur. Ils arriveraient à gérer ça. Trille le regardait fixement. —Vous en faites quarante, en tout cas. Dag baissa les paupières, se gardant bien de la contredire. — Faon, annonça son père d'un air sombre, a dix-huit ans. A côté de lui, Faon retint son souffle, visiblement exaspérée. Dag essaya, sans grand succès, de ne pas sourire. C'était difficile, alors qu'elle bouillonnait tellement à l'intérieur qu'elle était à deux doigts d'exploser. —Vraiment ? dit-il en la regardant d'un air neutre. Elle m'a dit qu'elle en avait vingt. Même si, de mon point de vue, ça ne fait pas une grande différence. Elle se voûta d'un air penaud. Mais leurs yeux se rencontrèrent, et alors elle eut du mal à se retenir de rire, et tout s'arrangea. Son père reprit la parole, d'une voix énervée. — Faon a pris la mauvaise habitude de raconter des mensonges. J'ai essayé de la lui faire passer en la corrigeant. J'aurais peut-être dû la battre plus. Ou moins, pensa Dag, mais il garda cette remarque pour lui. —A vrai dire, je viens d'une famille avec une très grande espérance de vie, dit Dag pour essayer d'arranger les choses. Mon grand-père, dont je vous ai parlé, était toujours alerte à sa mort à bien plus de cent ans. A cent vingt-six ans, mais il y avait déjà trop de calcul mental autour de la table pour en rajouter. Les frères, en particulier, semblaient se débattre avec les chiffres et le regardaient avec une méfiance renouvelée. — Ça ne pose pas de problèmes, continua Dag, rompant un silence qui s'éternisait. Si, par exemple, Faon et moi devions nous marier, nous atteindrions la vieillesse à peu près en même temps. A supposer qu'il n'y ait pas d'accident. Voilà, il avait prononcé le mot magique, se marier. Ce n'était pas comme s'il ne l'avait pas déjà fait, des années auparavant. Bon, d'accord, ça ne s'était pas du tout passé comme ça. La famille de Kauneo était intimidante d'une façon complètement différente. Mais la terreur qui le traversait était la même. — Les Marcheurs du Lac n'épousent pas les fermières, gronda le père Prébleu. Dag ne pouvait pas prendre la main de Faon sous la table pour la rassurer, il aurait tout juste réussi à lui planter sa fourchette dans la cuisse, avec des conséquences imprévisibles mais sans doute malheureuses dans la situation présente. Il la regarda. Allait-il se jeter de cette falaise seul ou avec elle ? Elle avait les yeux écarquillés. Et adorables. Et terrifiés. Et... excités. Il inspira profondément. — Moi si. Je le ferai. Je le souhaite. Epouser Faon. S'il vous plaît ? Sept Prébleu médusés observèrent le silence le plus assourdissant qu'il avait jamais entendu. Chapitre 15 Dans le moment pesant qui suivit, alors que tout le monde reprenait son souffle, Faon dit rapidement: —Ça me plairait beaucoup, Dag. Je le souhaite, je le veux, j'y tiens moi aussi. Oui. Merci bien. Puis elle s'autorisa à respirer. Ensuite, bien sûr, l'orage éclata. Alors que le chahut commençait, Faon se dit que Dag aurait dû s'occuper des membres de sa famille les uns après les autres plutôt qu'ainsi, en groupe. Mais elle remarqua alors que ni sa mère ni tante Futée ne se joignaient à la pluie d'objections, et d'ailleurs, chaque fois que son père se tournait vers sa mère en quête d'encouragement, il ne recevait qu'un regard silencieux et solennel qui semblait le rendre nerveux. Tante Futée ne disait rien du tout, mais elle souriait laconiquement. Peut-être que Dag avait fait plus que réfléchir aujourd'hui. Flèche, sans doute pour imiter la tentative réussie de son père d'embarrasser Dag avec son âge, attaqua: — Nous n'apprécions guère les voleurs de berceaux ici, Marcheur du Lac. Brin, d'un ton faussement pensif mais les yeux luisant de l'excitation de la bataille, renchérit. —A vrai dire, je ne sais pas si c'est lui qui vole le berceau, ou elle qui vole une tombe! Ce qui fit grimacer Dag, qui se fendit néanmoins d'un hochement de tête et d'un murmure: « Bien joué, Brin. » Faon était si furieuse qu'elle menaça de servir la tourte de Brin sur sa tête plutôt que dans son assiette, ou mieux encore, de lui servir sa tête sur une assiette plutôt que sa tourte, ce qui poussa sa mère à la gronder. Si bien que Brin gagna deux fois, et faillit faire exploser Faon. Elle détestait la façon dont ils arrivaient si facilement à la faire se sentir et agir comme une gamine de douze ans, puis à la traiter comme telle en se sentant dans leur bon droit. S'ils continuaient, elle craignait qu'ils réussissent à la ramener à l'âge de deux ans et à lui faire piquer une colère à se rouler par terre. Ce qui ne servirait pas sa cause. Elle reprit son souffle et se rassit, bouillant de colère. —J'ai entendu dire que les Marcheurs du Lac ne possèdent pas de terres, et qu'ils ne travaillent pas, à part peut-être un peu de chasse, dit Flèche, retournant à l'attaque avec détermination. Si vous courez après la dot de Faon, laissez-moi vous dire qu'elle n'en a pas. —Tu penses que je pourrais emporter des champs dans mes sacoches, Flèche ? demanda doucement Dag. —Vous pourriez peut-être y fourrer un ou deux poulets, ajouta Brin avec obligeance. Dag plissa les yeux. — Ce serait un peu bruyant, tu ne penses pas? Tête de Cuivre en prendrait ombrage. Et imagine le bazar avec les œufs qui se casseraient dans mon sac. Ce qui fit involontairement ricaner Brin à son tour. Brin, pensa Faon, ne se souciait pas de prendre tel ou tel parti, tant qu'il pouvait jeter de l'huile sur le feu. Et il débordait de fierté lorsque les gens riaient à ses plaisanteries. Dag l'avait déjà à moitié dans la poche. —Alors qu'est-ce que vous voulez, hein ? demanda Roseau avec agressivité, les sourcils froncés. Dag se renfonça dans sa chaise, le visage soudain sérieux et, sans que Faon sache comment, forçant l'attention de toute la tablée. C'était comme s'il avait soudain grandi, juste en restant assis là. — Flèche a abordé des questions très sérieuses, dit-il en hochant la tête avec approbation en direction du frère aîné de Faon, bouffi d'orgueil malgré lui. A ce que j'ai compris, si Faon épousait un gars du coin, elle aurait droit à des vêtements, des meubles, des animaux, des graines, des outils et de l'aide pour arranger sa nouvelle maison. A part son harnachement, je n'ai rien de tout ça, car ce n'est pas dans les coutumes des Marcheurs du Lac, ni dans leurs attentes. Je n'en aurais d'ailleurs pas besoin. Mais je n'aimerais pas la voir privée de ses droits et de la part qui lui revient. J'ai un autre plan pour résoudre ce problème. Les deux parents écoutaient sérieusement, comme s'ils parlaient soudain tous les trois le même langage. — Et quel serait-il, patrouilleur? demanda le père, les sourcils froncés en signe de réflexion plus que d'agressivité, et le visage bien moins rouge qu'au début de la conversation. Dag pencha la tête sur le côté, comme pour le remercier, soulignant incidemment qu'il avait la permission de parler sans être interrompu par les jeunes. — Bien entendu, je compte prendre soin de Faon et la protéger aussi longtemps que je vivrai. Mais c'est un fait établi que je mène une vie dangereuse. (Il tapota légèrement mais énergiquement son poignet en bois sur le bord de la table, ce qui, d'après Faon, n'était pas un hasard.) Pour l'instant, je laisserais sa dot de mariage ici, intacte, mais définie - écrite en toutes lettres dans le livre de famille et dans les registres du clerc, certifiée comme il se doit. Aucun homme ne connaît l'heure de son départ - de sa mort. Mais si jamais Faon devait revenir ici, ce serait en tant que veuve, pas en tant que femme séparée. (Il pencha la tête vers Faon juste assez pour qu'elle puisse voir son petit clin d'œil, et elle fut aussi ragaillardie par ce geste que refroidie par ces mots. Son cœur était en pagaille.) Elle - et ses enfants, le cas échéant - pourraient recourir alors à quelque chose qui ne prendrait pas en compte ma destinée. La mère de Faon, le visage plissé de concentration, hocha pensivement la tête. — En espérant que ce jour soit lointain ou même n'arrive jamais, cela devrait également être certifié par Flèche et Trèfle. Je ne peux m'empêcher de penser que Trèfle ne serait que trop heureuse de repousser ce partage des biens, avec tout le travail qu'elle aura en s'installant ici. Flèche ouvrit la bouche et la referma brusquement, en comprenant immédiatement qu'il ne se départirait pas des ressources de la famille, mais aussi que Faon ne serait plus à la maison quand il ramènerait sa femme. Et à l'infime scintillement dans les yeux de Dag, Faon comprit qu'il avait touché Flèche exactement là où il le souhaitait, et qu'il le savait. Un silence bienvenu s'installa assez longtemps pour qu'ils puissent terminer la tourte. Faon rattachait déjà le crochet de Dag avant que Brin ait pu s'essuyer les lèvres, et dire, avec une consternation toute fraternelle : — Mais pourquoi voudriez-vous épouser Faon, d'abord? Le seul ton de sa voix projeta Faon dans un abîme de mauvais souvenirs de moqueries enfantines. Comme si elle était la plus improbable personne à qui on voudrait faire la cour dans tout Bleu-Ouest et à cent kilomètres à la ronde, un croisement entre l'idiot du village et une erreur de la nature. Quelle était cette phrase stupide qui avait si bien fonctionné, à de si nombreuses reprises, pour la mettre en boule ? Hé, l avorton ! Tu dois avoir bu du jus de Laideur ce matin JO combien elle s'était sentie méprisable en entendant ces mots. —Ai-je besoin de le dire? demanda calmement Dag. — Oui ! s'écria Flèche avec une voix sérieuse et paternaliste qui donna envie à Faon de le frapper encore plus que Brin, et qui fit même hausser un sourcil perplexe à son père. —Ouais, vieil homme, dit Torrent, l'air renfrogné. (De toute la tablée, à part Futée, c'étaient les jumeaux qui avaient le moins parlé, mais aucun de leurs propos ne lui avait été favorable.) Donnez-nous trois bonnes raisons! Dag baissa brièvement les paupières en signe d'assentiment tranquille et pourtant étrangement menaçant. Mais son regard de côté à Faon lui fit l'impression d'une caresse après une correction. — Seulement trois? Très bien. (Il retint leur attention tout en paraissant réfléchir, provoquant délibérément un silence pour parler.) Pour le courage de son cœur, que j'ai vu affronter les pires horreurs que je connaisse sans flancher. Pour l'intelligence grande et avide de son esprit, qui n'arrête jamais de se poser des questions ni d'en chercher les réponses. Pour la vivacité de son esprit, qui pourrait apprendre à brûler à un bûcher. En voilà trois. Assez pour un début. Il se leva de table, touchant brièvement l'épaule de Faon avec son crochet. — Tout ça est étalé devant moi, et vous me demandez si je ne préférerais pas de la terre à la place ? Je ne comprends pas les fermiers. (Il s'excusa avec un signe de tête poli.) Bonne soirée, tante Futée, murmura-t-il, et il sortit. Faon ne savait pas si ce qui la ravissait le plus étaient ses mots ou son sens de l'orchestration. Il avait trouvé le seul moyen d'avoir le dernier mot avec un groupe de Prébleu - tirer en plein dans le mille et s'enfuir. Et les commentaires, les moqueries ou les insultes qui auraient pu s'élever dans son sillage furent réduits à un silence honteux par le bruit de la mère de Faon sanglotant doucement dans son tablier serré contre son visage. * * * Le débat ne s'arrêta pas là, naturellement. Il se divisa en petites parties, Faon et Dag prenant les membres de la famille séparément ou par deux, même si Faon reconnaissait que Dag avait fait preuve d'efficacité lors du repas. Les jumeaux la coincèrent le lendemain après-midi dans la vieille grange, où elle était venue s'occuper de Grâce et Tête de Cuivre et les brosser. Torrent s'appuya contre la cloison de la stalle. — Faon, ce type est bien trop vieux pour toi, dit-il d'une voix dégoûtée. Il est plus vieux que papa, et papa est plus vieux que la roche. Et toutes ces blessures ! Si vous étiez mariés, tu devrais regarder ce moignon qu'il dissimule, je parie. Ou même le toucher, beurk. —Je l'ai vu, rétorqua-t-elle sèchement, laissant s'échapper un nuage de poils de jument dans les airs. Je l'aide à mettre ses prothèses, maintenant qu'il a l'autre bras cassé. (Et elle lui rendait encore bien d'autres services, qu'elle ne tenait pas à soumettre à l'attention des jumeaux.) Vous devriez voir ses pauvres pieds ratatinés si vous voulez quelque chose d'abîmé. Roseau s'assit sur un tonneau d'avoine de l'autre côté de l'allée, les genoux relevés et entourés de ses bras, se balançant l'air mal à l'aise. —C'est un Marcheur du Lac, dit-il d'une petite voix. Il est maléfique. Cette remarque stoppa net le brossage vigoureux et irrité de Faon. Grâce releva les oreilles en signe de protestation. Faon foudroya son frère du regard. — Non, il ne l'est pas. De quoi est-ce que tu parles ? — Il paraît que les Marcheurs du Lac mangent leurs morts pour faire leur sorcellerie. Et s'il te force à manger des cadavres ? Ou pire encore? Pourquoi est-ce qu'il veut t'avoir? — Pour que je sois sa femme, Roseau, répondit Faon avec une triste patience. Est-ce si difficile à croire ? — Et si c'était pour faire de la magie? demanda-t-il à voix basse. «Il en fait déjà» n'aurait probablement pas été une réponse judicieuse. — Quoi, tu as peur que je serve de sacrifice humain ? Comme c'est mignon, Roseau. D'une certaine manière. Roseau se redressa, l'air indigné. — Ne rigole pas ! C'est vrai. J'ai vu une Marcheuse du Lac un jour qui s'était arrêtée manger à la taverne de Bleu-Ouest. Radieux Charpentier m'a défié d'oser regarder dans sa sacoche. Il y avait des os à l'intérieur - des os humains ! — Dis-moi, est-ce qu'elle portait ses cheveux en chignon sur la nuque ? Roseau la dévisagea. — Comment tu le sais ? —Tu as eu de la chance de ne pas te faire prendre. —Je l'ai été. Elle m'a attrapé, m'a secoué et m'a dit que je serais maudit si je touchais encore ce qui appartenait aux Marcheurs du Lac. Elle était vraiment en colère - elle m'a dit qu'elle m'attraperait et me mangerait ! Faon fronça les sourcils. —Tu avais quel âge, déjà ? — Dix ans. — Roseau, par pitié ! dit Faon avec exaspération. Qu'est-ce que tu dirais à un petit garçon que tu aurais surpris en train de fouiller dans ton sac pour l'effrayer suffisamment et qu'il ne recommence jamais ? Tu as eu de la chance de ne pas tomber sur la tante de Dag, Mari - je parie qu'elle t'aurait inventé une histoire à mouiller ta culotte pendant toute une semaine. Soudain, elle se sentit soulagée que le couteau du partage soit rangé dans ses affaires, et elle se demanda si elle devait recommander à Dag de surveiller ses sacoches. Roseau semblait un peu décontenancé, comme si cette idée ne lui était jamais venue à l'esprit, mais il ne lâcha pas prise. — Faon, ces os étaient réels. Ils étaient frais. Faon n'en doutait pas. Elle ne voulait pas non plus s'engager sur une pente glissante en essayant de fournir une explication aux jumeaux, qui lui demanderaient comment elle le savait, et ne cesseraient de la harceler tant que ses réponses ne les satisferaient pas. Elle finit de brosser le flanc de Grâce et passa à sa crinière et à son toupet. Torrent était toujours obsédé par la différence d'âge. —C'est dégoûtant d'imaginer un type de cet âge en train de te tripoter. Et s'il te mettait enceinte ? Elle n'était absolument pas prête pour ça, mais cette perspective ne la remplissait pas d'horreur, au contraire. Peut-être que leurs enfants, s'ils en avaient, ne seraient pas affligés de cette maudite petitesse - voilà une pensée réconfortante. Elle sourit doucement tandis que Grâce pressait son museau velouté contre sa main et soufflait. — Il a bien dit qu'il voulait te garder avec lui puis te renvoyer ici vivre à nos crochets. —Seulement s'il meurt, Torrent. — Ouais, eh ben ça ne devrait plus tarder, si ? — Et qu'est-ce que ça peut bien vous faire, de toute façon ? Toi et Roseau allez partir à l'ouest chercher de nouvelles terres. Vous ne serez même pas là. Elle sortit de la stalle et ferma le loquet. —Aux crochets de Flèche et Trèfle, alors. —Vous êtes tellement, tellement, tellement... (elle cherchait le mot approprié) désespérément stupides. —Ah ouais ? répondit Torrent. Il raconte qu'il veut t'épouser parce que tu es intelligente, et il faut vraiment être stupide pour croire ça. Tu sais que c'est seulement pour poser ses vieilles mains sur ton jeune... être. — Sa vieille main, le corrigea-t-elle froidement. Et comme elle lui manquait, cette main sur son jeune... tout. Quitter Bleu-Ouest, avec ou sans mariage, n'arriverait jamais trop tôt. Torrent imita le bruit de vomissements de façon très réaliste. Faon se dit que le transpercer avec la fourche ne serait pas une bonne idée, mais peut-être pourrait-elle au moins lui en mettre un coup sur la tête...? — Et comment va-t-on se sentir devant nos amis, à ton avis ? ajouta-t-il. Coincés avec ce type dans la famille. —Vu les amis que vous avez, je ne peux pas dire que ça me pose vraiment de problèmes. — De toute façon, tu ne te soucies de personne à part de toi-même, ces derniers temps! Roseau reprit la parole, d'un ton pressant et teinté de peur. —J'ai compris. Il t'a déjà ensorcelée, pas vrai ? —Je ne veux plus entendre un seul mot de vous deux. — Sinon quoi? demanda Torrent. Tu ne nous parleras plus jamais? —C'est une bonne idée, dit-elle d'une voix rageuse en quittant la grange avec raideur. Toutes les discussions ne furent pas aussi exaspérantes. Faon se trouva une alliée inattendue en la personne de Trèfle, avec qui elle ne s'était jamais réellement entendue, et celle-ci réussit à convaincre Flèche. Les deux filles étaient désormais pleines de bienveillance l'une envers l'autre. Elles avaient l'impression qu'elles pourraient être les meilleures amies du monde et qu'elles avaient fait une erreur de jugement. Flèche était un peu déconcerté. Dag se servit de l'annonce de son âge pour se mettre au-dessus du lot, et il s'entretint surtout en privé avec les parents de Faon et sa tante Futée. Brin continua d'envoyer des piques avec une joyeuse équité dans le choix de ses cibles, si bien qu'il attisa la colère de tous, à l'exception de Dag qui demeurait patient et déterminé. —J'ai déjà géré des patrouilles en train de se dissoudre et arrêté des batailles au couteau, dit-il à Faon lors d'un moment particulièrement difficile. Personne n'a encore essayé de poignarder quelqu'un pour l'instant. — On n'en était pas loin, grommela Faon. * * * Au souper, le deuxième soir après la demande de Dag, les parents de Faon en étaient arrivés à interdire que ce sujet soit abordé à table, ce qui détendit un peu Dag. Le dîner s'en trouva exceptionnellement calme. Dag se dit que son projet d'extraire Faon en douceur des griffes de sa famille ne se déroulait pas aussi bien que prévu. Que cela prenne deux, vingt ou même deux cents jours, il était déterminé à persévérer, mais de toute évidence Faon était à deux doigts de craquer. Il ne pouvait s'empêcher d'ouvrir son essence à la sienne et sa tension se transmettait à lui. Ils avaient déjà pris trop de retard dans ce voyage. S'ils s'attardaient encore à Bleu-Ouest, il risquait de ne pas arriver au lac Hickory avant la patrouille de Mari, qui paniquerait en le croyant disparu à nouveau. Et cette fois, il ne leur rapporterait pas la mort d'un être malfaisant sur un plateau pour acheter leur pardon. Les Prébleu cédaient, petit à petit. Flèche et Trèfle se montraient agréables, Futée calmement agréable et Trille juste calme. Brin s'en moquait, et le père Prébleu ne prenait pas position. Surel et Trille rappelaient un peu à Dag les chefs de patrouille, la tête remplie de trop nombreux devoirs et détails, des désirs et des besoins divergents d'autrui. Il y avait de grandes chances pour qu'un dilemme insoluble soit éliminé. Il pensait qu'ils finiraient par céder tout simplement parce qu'ils ne pouvaient pas se permettre de passer tout leur temps et leur énergie sur un seul problème alors que tant d'autres s'accumulaient. Dag se trouvait cruel et sans pitié, mais s'efforçait de continuer d'exercer ses flatteries et sa subtile pression. Roseau et Torrent, têtus, restaient sur leurs réserves. Dag n'aurait su dire pourquoi, puisqu'aucun des deux ne lui parlait en dépit de ses tentatives amicales pour engager la conversation. Il aurait peut-être pu arriver à quelque chose en les prenant séparément, mais ils restaient liés dans leur désapprobation. Faon, lorsqu'il lui demandait des conseils sur la façon de vaincre leurs objections, restait muette. Mais leurs remarques les plus violentes poussaient au moins leur père vers la conciliation, plus vite qu'il ne l'aurait fait de lui-même, ne serait-ce que par pur embarras. Cette opposition était elle-même sa pire ennemie. Et pourtant... j aurais aimé trouver de vraisfrères de tente. C'était un espoir déraisonnable qu'il lui fallait dissimuler. Dag se renfrogna. Le cadeau qu'avait été autrefois la camaraderie entre lui et les frères de Kauneo à Luthlia, si agréable, n'en avait été que plus douloureux dans la perte. Peut-être était-ce mieux ainsi. Une fois terminés les travaux d'après souper, la famille se réunissait habituellement dans le parloir, plus frais que la cuisine, pour partager la lumière de la lampe. Dag était sorti nourrir les poulets avec Faon. En rentrant par la porte de la cuisine et en s'engageant dans le couloir central, il entendit des voix furieuses s'élever depuis le parloir. Dag en était venu à redouter d'ouvrir son InnéSens en cette tapageuse compagnie, aucun d'entre eux n'étant capable de contrôler le sien un minimum. Mais il tendit l'oreille, entendant la voix de Roseau, grondante, hostile et indistincte, puis celle de Trille, rendue aiguë par la peur. — Roseau! Pose ça! Faon me l'a rapportée de Forgeverre! A côté de lui, Faon retint son souffle et accéléra le pas. Dans le parloir, Roseau et Torrent avaient plus ou moins encerclé leurs parents. Trille était assise à côté de la table où était posée la lampe à huile brillante, de la couture sur les genoux. Futée était assise de l'autre côté de la pièce dans l'obscurité, le fuseau qui quittait rarement ses mains pour l'instant immobile. Brin était accroupi aux pieds de Futée, en simple spectateur en marge, et pour une fois il ne chahutait pas. Surel était debout face à Roseau, tandis que Torrent faisant les cent pas autour d'eux avec nervosité. Roseau tenait la coupe en verre à la main et déclamait, théâtralement aux yeux de Dag : —... vendre ta fille à un mangeur de cadavres aux mains couvertes de sang pour une coupe en verre! — Roseau! s'écria Faon, furieuse, en se précipitant vers lui. Rends-moi ça ! Ce n'est pas à toi ! Dag pensa que c'était la simple force de l'habitude. Confronté à cet éclat habituel de sa sœur, Roseau leva inconsciemment la coupe hors de portée des sauts de Faon. Lorsqu'elle poussa un cri de rage, il le lança à Torrent qui, tout aussi inconsciemment, l'attrapa. Des larmes de fureur montèrent aux yeux de Faon. —Vous n'êtes qu'une bande de chiens galeux... — Si tu n'avais pas ramené monsieur Bon-à-rien à la maison.. commença Torrent, sur la défensive. Ah, encore un nouveau surnom, pensa Dag. Il en collectionnait un bon nombre ici. Mais son énervement n'était rien comparé à l'impuissance humiliée de Faon. Surel jeta un regard à sa femme affolée, dont les mains étaient pressées contre sa bouche, et aboya avec colère : — Les garçons ! Ça suffit ! Il fit un pas en avant et commença à tirer sur la coupe. Ne voulant pas la lui arracher des mains, il relâcha sa prise juste au moment où Torrent, n'osant pas lui résister, en faisait de même. Ce n'était la faute de personne, à proprement parler, ou du moins l'intention de personne. Dag le vit venir en même temps que Faon, et un petit cri désespéré s'échappa des lèvres de la jeune fille avant même que la coupe touche le parquet et se brise en trois gros morceaux et en une pluie scintillante d'éclats de verre. Tout le monde se figea, horrifié. Brin ouvrit la bouche, regarda autour de lui et la referma. Surel fut le premier à retrouver sa voix, rauque et basse. — Brin, ne bouge pas, tu n'as pas de chaussures. — Roseau ! Torrent ! Comment avez-vous osé ! hurla Trille, qui se mit à sangloter dans son linge. La colère de leur mère aurait peut-être glissé sur les jumeaux, pensa Dag, mais le chagrin sincère dans sa voix sembla les frapper de plein fouet. Ils se mirent tous les deux à débiter des excuses incohérentes. — Les excuses ne réparent rien ! s'écria-t-elle en jetant le bout de tissu, tacheté de sang car elle avait par inadvertance planté son aiguille dans la paume de sa main lors du choc. J'en ai assez de vous tous! L'agitation était si douloureuse pour l'essence de Dag - qu'il essayait de fermer sans y parvenir —, à cause de la force du lien qui l'unissait à Faon, qu'il tomba à genoux. Il fixa les morceaux de verre éparpillés par terre devant lui tandis que les voix furieuses et angoissées continuaient de s'élever au-dessus de lui. Il ne pouvait les faire taire, mais il pouvait rediriger son attention. C'était une très ancienne méthode pour supporter l'insupportable. Il sortit son bras droit éclissé de son écharpe, et avec celui-ci et son crochet, maladroitement, il rapprocha autant que possible les gros morceaux de verre les uns des autres. La plupart des éclats n'étaient pas plus gros que des moustiques. S'il pouvait faire bouger un moustique, il pouvait sans doute faire bouger un éclat, et s'il en faisait bouger un, il pouvait aussi en faire bouger deux ou quatre ou plus... Il se souvint de la douce mélodie de l'essence de cette coupe lorsqu'elle était posée à la lumière du soleil couchant dans leur refuge à Forgeverre, de son arc-en-ciel, et il se mit à fredonner à voix basse, montant et descendant à la recherche de la bonne note, juste... là. Les éclats de verre se mirent à clignoter, puis à remuer, puis ils s'élevèrent et flottèrent au-dessus du plancher du parloir. Il ne les faisait pas bouger avec sa main, mais avec l'essence de sa main. L'essence de sa main gauche, celle qui n'était plus là, et cette pensée fut si terrifiante qu'il tressaillit. Mais même la terreur ne rompit pas sa concentration. Les éclats volaient, tournant et tourbillonnant comme des lucioles autour de la coupe pour retrouver leur place. La coupe projetait une lueur dorée le long des lignes de ses brisures qui faisaient le même dessin que celles des toiles d'araignée, comme le feu d'un four à céramique, comme le feu des étoiles, comme rien de ce que Dag n'avait jamais vu sur terre. Elle scintillait, reflétant sa peau glacée, asséchée. Il gardait la note pure entre ses lèvres arrondies. Les lignes de lumière semblaient se rejoindre en ruisseaux, en rivières d'or pâle coulant dans tout le verre, puis s'étalant comme un lac tranquille sous un lever de soleil hivernal. La lumière faiblit. Et disparut. Dag revint à lui replié sur lui-même, à genoux, ses cheveux lui voilant le visage, la bouche tombante, les yeux fixés sur la coupe intacte. Sa peau était aussi froide et moite que du saindoux un matin d'hiver, et il frissonnait, tremblait si fort qu'il en avait mal au ventre. Il serra les dents pour qu'elles ne claquent pas. Les seuls bruits dans la pièce étaient ceux de la respiration de huit personnes: certaines lourdes, d'autres rapides, étouffées de larmes, sifflant sous le coup du choc. Il se dit qu'il pourrait identifier le dessin de chacune seulement à leur son. Il ne pouvait se résoudre à relever les yeux. Quelqu'un - Faon - tomba à genoux devant lui. — Dag? demanda-t-elle d'une voix incertaine. Elle tendit sa petite main pour toucher son menton et le relever, afin que son regard croise celui de ses grands yeux profonds. Il poussa la coupe en avant avec son bras gauche. Elle était chaude mais pas brûlante. Elle ne fondit pas, ne disparut pas, n'explosa pas ni ne se brisa en mille morceaux. Elle chanta légèrement en raclant le plancher, la chanson ordinaire du verre ordinaire qui n'a jamais été tué et ressuscité. Il retrouva sa voix, ou du moins une imitation de sa voix. Elle lui parut étrangère, comme si elle venait de sous l'eau ou de sous terre. — Donne ça à ta maman. Il appuya son poignet en bois sur son épaule et se releva. La pièce vacillait autour de lui, et il craignit soudain de se mettre à vomir et de salir le parquet en plein parloir, devant tout le monde. Faon serra la coupe contre sa poitrine et se leva à sa suite, ne le quittant pas une seconde des yeux. — Est-ce que ça va ? demanda-t-elle. Il secoua légèrement la tête, humecta ses lèvres glacées et sortit en titubant dans le couloir. Il espérait atteindre le perron avant que son estomac se soulève. Trille, debout, hésitait près de la porte, et elle recula lorsqu'il passa devant elle. Faon le suivit, ne s'arrêtant que pour fourrer la coupe dans les bras de sa mère. Dag entendit la voix de Faon derrière lui, basse et féroce. — Il fait ça pour les cœurs, aussi, vous savez. Et elle sortit avec détermination. Chapitre 16 Faon suivit Dag sur le perron de devant et le regarda avec inquiétude s'asseoir lourdement sur une marche, son coude gauche posé sur son genou, la tête baissée. A l'ouest, derrière la maison, le ciel se vidait des couleurs du couchant. A l'est, au-dessus de la vallée et du fleuve, les premières étoiles pointaient sur la voûte turquoise foncé. L'air était doux car la chaleur du jour s'évanouissait. Faon s'installa à la droite de Dag et posa une main hésitante sur son visage. Sa peau était glaciale, et elle sentait les frissons qui lui traversaient le corps. —Tu es tout froid. Il secoua la tête, déglutit. — Laisse-moi juste... Quelques instants plus tard, il se redressa, inspirant profondément. —J'ai cru que j'allais rendre ce bon dîner sur mes pieds, mais maintenant c'est passé. —Est-ce que c'est normal? Après avoir fait quelque chose comme ça ? —Non... Enfin, je ne sais pas. Je ne suis pas un créateur. Nous l'avons établi quand j'avais seize ans. Je n'avais pas la concentration nécessaire. J'avais toujours besoin de bouger. Je ne suis pas un créateur, mais c'... — C'était? proposa-t-elle alors que son silence s'éternisait. —C'était de la création. Dieux absents. Il leva son bras gauche et essuya son front sur sa manche. Elle passa son bras autour de ses épaules, essayant de lui transmettre sa chaleur. Elle ne savait pas si ça lui faisait du bien, mais il fit un sourire tremblant pour la remercier d'essayer. Tout son corps était glacial. — Nous devrions aller dans la cuisine près du foyer. Je pourrais te préparer une boisson chaude. — Quand je pourrai me lever, dit-il. On pourrait peut-être passer par l'arrière de la maison. Où ils ne risqueraient pas de tomber sur sa famille. Elle hocha la tête avec compréhension. — Le travail de l'essence, commença-t-il, avant de s'arrêter. Tu dois comprendre. Le travail de l'essence des Marcheurs du Lac -leur magie, pourrait-on dire - signifie prendre quelque chose pour le rendre encore plus lui-même, en renforçant son essence. Il y a une femme au lac Hickory qui travaille le cuir pour qu'il soit imperméable à l'eau. Elle a une sœur qui fait du cuir qui peut dévier les flèches. Elle peut faire environ deux vestes par mois. J'en avais une, autrefois. — Est-ce que ça marchait ? —Je n'ai jamais eu l'occasion de le découvrir. Mais j'en ai vu une autre détourner la flèche d'un homme de vase. La pointe en fer ne lui a laissé qu'une égratignure sur la peau. De la veste, pas du patrouilleur, précisa-t-il. —Jamais ? Que lui est-il arrivé ? —Je l'ai prêtée à mon neveu le plus âgé lorsqu'il a commencé à patrouiller. Il l'a donnée à sa sœur quand elle a commencé. Aux dernières nouvelles, le plus jeune fils de mon frère l'a prise avec lui quand il a quitté la région. Je ne suis pas sûr que ces vestes soient aussi utiles que ça, car elles risquent de rendre négligent, et ne protègent ni le visage ni les jambes. Mais tu sais... on s'inquiète toujours pour les jeunes. (Ses épaules se détendaient, mais son expression demeurait tendue et distante.) Cette coupe, pourtant... j'ai poussé son essence pour qu'elle redevienne une coupe intacte, et le verre n'a fait que suivre. Je le sentais si clairement. Sauf que, sauf que... (il posa son front contre le sien) je l'ai poussée avec l'essence de ma main gauche, murmura-t-il craintivement, et je n'ai pas de main gauche et elle n'a pas d'essence. Ce qui s'est trouvé là, pendant une minute, a disparu à nouveau. Je n'ai jamais entendu parler de quelque chose comme ça. Mais les meilleurs créateurs ne parlent pas beaucoup de leur métier, à part entre eux. Alors je ne sais pas. Je ne sais pas... La porte s'ouvrit et Brin apparut dans l'obscurité du porche. —Euh... Faon...? — Quoi, Brin ? demanda-t-elle avec impatience. — Euh... Tante Futée dit... euh... Tante Futée dit qu'elle en a assez de ces bêtises et qu'elle veut te voir avec le patrouilleur dans sa chambre pour en finir avec ça d'une façon ou d'une autre, dès qu'il se sentira prêt. Euh... monsieur. Derrière le rideau de ses cheveux, les lèvres de Dag se relevèrent légèrement. Il leva le visage. — Merci, Brin, dit-il gravement. Dis à tante Futée que nous viendrons bientôt. Brin déglutit, pencha la tête et repartit à l'intérieur à toute allure. Ils se levèrent et firent le tour du côté nord de la maison pour aller dans la cuisine, Dag s'appuyant lourdement sur les épaules de Faon. Il trébucha deux fois. Elle le fit s'asseoir près du foyer pendant qu'elle lui préparait une tasse d'eau chaude avec des feuilles de menthe poivrée écrasées, et la tint devant ses lèvres pendant qu'il buvait. Il s'arrêta enfin de trembler, et sa peau moite sécha et se réchauffa. Elle vit ses parents et Flèche leur jeter des regards timides depuis l'obscurité du couloir, mais ils ne dirent rien et ne s'aventurèrent pas à l'intérieur. Futée apparut à la porte de sa chambre à tisser plongée dans l'ombre. — Eh bien, patrouilleur. Tu as disparu pendant un bon moment, je crois. — Oui, madame, confirma-t-il ironiquement. — Faon, amène le patrouilleur et de la lumière. Elle retourna dans l'obscurité, faisant traîner ses pieds et sa canne sur le plancher, non par lassitude, mais pour la compagnie de ce bruit, comme elle le faisait parfois. Faon regarda Dag avec anxiété. Le feu qu'elle venait de tisonner projetait une lueur rouge orangé sur sa peau, jaune sur sa grossière chemise blanche et sur son crochet, et ses yeux étaient sombres et larges. Il paraissait fatigué et désorienté, et on aurait dit qu'il avait mal au bras, mais il lui adressa un sourire rassurant qu'elle lui rendit. —Tu es prêt? demanda-t-elle. —Je n'en suis pas sûr, mais je suis trop curieux pour m'en soucier. Ce n'est sûrement pas un trait de caractère qui aide à la longévité chez un patrouilleur, mais allons-y. Elle prit la lampe à bougie par sa poignée de verre ébréchée et l'alluma, attrapant le bougeoir en fer. Elle se munit de trois bouts de chandelles éteintes de plus par la même occasion et sortit. Avec un hé étouffé, il se leva et la suivit. Futée les appela depuis sa chambre. — Ferme les deux portes, ma chérie. Pour qu'on n'entende pas les bruits de la maison. Et pour qu'on ne nous écoute pas, pensa Faon. Elle ferma la porte de la cuisine avec son pied et se fraya un chemin entre le métier à tisser et le harnachement de Dag. Dans la pièce, Futée s'assit au bord de son lit et leur désigna celui d'en face. Faon posa la lampe et le bougeoir sur la table entre les deux lits et alluma les autres bougies, puis retourna fermer la porte. Dag lui jeta un regard et s'assit en face de Futée, les lattes du lit craquant sous son poids. Faon se laissa tomber à sa gauche. — Nous voilà, tante Futée, annonça-t-elle. — Madame, ajouta Dag. Futée s'étira le dos et fit la grimace, puis se pencha en avant, appuyée sur sa canne, ses yeux de perle semblant les observer avec une intensité déconcertante. —Voyez-vous, patrouilleur, je vais vous raconter une histoire. Et ensuite je vous poserai une question. Et plus tard nous verrons où tout cela nous mène. —Je suis à votre disposition, dit Dag avec une courtoisie étudiée qui, Faon le savait désormais, dissimulait de la méfiance. —C'est ce qu'on va voir. (Elle renifla.) Vous savez, vous n'êtes pas le premier Marcheur du Lac que j'aie rencontré. —Je m'en doutais. —J'ai mené une vie bien monotone, dans l'ensemble. J'ai vécu dans cette maison depuis que Trille a épousé Surel, il y a près de trente ans. Je sors rarement de la ferme, à part pour aller à Bleu-Ouest les jours de marché ou pour aller coudre de temps en temps. En réalité, Futée faisait les deux régulièrement, étant la fournisseuse en chef de tissu délicat et ayant un goût prononcé pour les commérages du village, mais Faon s'abstint d'intervenir dans ce courant de... de ce que cela s'avérerait être. De réminiscences ? Apparemment oui, car Futée continua dans cette veine. — L'été précédant la naissance de Faon n'a pas été facile. Sa maman était malade, et son papa aussi débordé que d'habitude. Je ne dormais pas bien moi non plus, alors j'allais faire mes cueillettes dans les bois au nord la nuit, lorsqu'ils étaient tous couchés. Les garçons ne m'étaient pas d'une grande aide dans les bois, à cette époque de leur vie. Ils devaient être âgés de trois à dix ans, à peu près. Faon s'en faisait une idée très précise, et elle frémit. — Des racines, des herbes et des plantes pour fabriquer des remèdes et de la teinture, vous voyez. Non seulement les bois sont plus paisibles la nuit, mais les odeurs sont plus fortes. Je recherchais tout particulièrement du gingembre sauvage pour Trille, je pensais lui en faire de la tisane pour calmer son pauvre estomac. Quoi qu'il en soit, j'ai regretté cette tranquillité ce soir-là, parce que je suis tombée et me suis tordu la cheville en beauté. J'ai essayé d'appeler à l'aide, mais j'étais trop loin de la maison pour qu'on puisse m'entendre. En effet, les bois sur la pente raide de la vallée au nord de chez eux s'étendaient sur cinq kilomètres jusqu'à la plus proche ferme. Faon émit un son encourageant en guise de hochement de tête. —Je me suis dit que j'étais condamnée à m'allonger dans les herbes humides jusqu'au matin, où on se rendrait compte de mon absence, mais j'ai alors entendu du bruit dans les feuilles — j'avais peur que ce soit un loup ou un ours venu me dévorer, mais en fait c'était un patrouilleur des Marcheurs du Lac. Au début, j'ai pensé que j'aurais préféré un ours, mais je découvris que c'était un gentil jeune homme. »I1 a posé les mains sur mon pied et l'a soulagé de façon surprenante, puis il m'a soulevée et m'a ramenée à la maison. J'étais plus mince à l'époque, entendez bien, grosse comme rien, vraiment. Il était loin d'être aussi grand que vous, dit-elle en désignant Dag de la tête, mais il était très robuste. Il avait une belle voix, presque aussi profonde que la vôtre. Il m'a expliqué qu'il effectuait un échange depuis un camp assez éloigné à l'est, et que c'était sa première patrouille dans la région - il se sentait seul et avait le mal du pays, ai-je pensé. Quoi qu'il en soit, je lui ai offert à manger dans la cuisine, et il m'a bandé la cheville avec fermeté, bien comme il faut. »Je ne sais pas s'il voulait faire de moi sa tante adoptive, ou s'il tenait plus du garçon qui trouve un oiseau avec une aile cassée et en fait son animal de compagnie, mais la nuit suivante, très tard, j'ai entendu taper à ma fenêtre. Il était revenu avec des médicaments, pour mon pied et pour le ventre de Trille, qu'il m'a donnés - mais il n'a pas voulu entrer, ce soir-là. Les poudres ont eu un effet fantastique, je dois dire. Elle soupira avec attendrissement, perdue dans ses souvenirs. — Il est parti et je n'y ai plus pensé, mais l'été suivant, à peu près à la même époque, on est revenu taper à ma fenêtre. Nous avons fait un pique-nique improvisé sur le perron de derrière, dans le noir, et nous avons discuté. Il était heureux d'apprendre que Trille avait accouché de toi, Faon, sans encombre. Il m'a donné quelques petits présents et je lui ai donné à manger et des vêtements. Pareil l'été suivant. J'en suis donc venue à attendre sa visite. » L'année suivante, il est encore revenu, mais pas seul. Il avait amené sa fiancée, juste pour me la faire admirer, tant il en était fier. Il m'a montré leurs bracelets de mariage de Marcheurs du Lac, des liens de l'union, comme ils les appellent, sachant que je montrais un intérêt d'artisan pour tout ce qui avait à voir avec mon métier : les fils, les cordes et les tresses aussi bien que le tissage et le tricot. Ils m'ont laissée les tenir dans la main pour me les faire ressentir. Ça m'a fait un coup, ça oui. Ce n'était pas seulement des cordelettes décorées. Elles étaient magiques. — Oui, dit Dag avec prudence, et il expliqua, devant le regard curieux de Faon: les fiancés mettent une minuscule partie de leur essence dans leur cordelette. La cérémonie des liens de l'union entremêle les deux essences, puis ils les échangent. —Vraiment? demanda Faon, fascinée, essayant de se rappeler si elle avait vu de tels bracelets sur les patrouilleurs à Forgeverre. Oui, Mari en avait un, tout comme quelques autres patrouilleurs plus âgés. Elle avait cru qu'ils étaient purement décoratifs. — Est-ce qu'ils servent à quelque chose? Est-ce qu'ils peuvent transmettre des messages ? — Non, enfin, seulement si l'un des époux meurt : l'autre peut le sentir, parce que l'essence quitte le lien. On les met souvent de côté pour éviter l'usure, même si on peut les refaire s'ils sont abîmés. Mais si l'un des époux part en patrouille, l'autre resté au camp met le sien. Juste... pour savoir. C'est un choc pour celui qui est en patrouille, car il ne s'y attend pas... Je l'ai vu arriver deux fois. C'est terrible. Le patrouilleur est immédiatement renvoyé chez lui si c'est possible. C'est un sentiment de terreur très particulier de savoir ce qui est arrivé mais pas comment, si ce n'est que vous arrivez trop tard, et la pensée que, peut-être, qui sait, la ficelle a été brûlée dans l'incendie d'une tente ou par je ne sais quel hasard - un espoir assez grand pour te torturer mais pas assez pour te rassurer. Lorsque je me suis réveillé dans la tente des médecins après... La pièce devint si calme que Faon crut entendre les bougies brûler. Elle leva le visage vers le sien et dit, un peu sèchement. —Tu sais, soit tu termines ce genre de phrases, soit tu ne les commences pas. Il soupira et hocha la tête. —Je pense que je peux te dire ça. Sinon, je n'ai aucun intérêt à... bref. J'allais dire, lorsque je me suis réveillé dans la tente des médecins après la Corniche du Loup, ma main avait disparu, tout comme le lien de Kauneo, que je portais de ce côté. Perdu sur la corniche. Je crois que j'ai causé des difficultés en voulant le retrouver, car j'avais l'esprit embrouillé. Ils ne voulaient pas me dire qu'elle était partie avant que je me sente mieux, mais il l'a bien fallu, et je n'ai pas voulu les croire. Je me disais : si je retrouve ce lien, je leur montrerai qu'ils ont tort. J'ai fini par surmonter ça. Il avait détourné le regard en disant cela. Faon inspira et expira lentement entre ses dents. Il posa les yeux sur elle et lui sourit, plus ou moins ; il essaya de lui attraper la main pour la rassurer, grimaçant lorsque l'écharpe l'en empêcha, lui rappelant douloureusement son état. —C'était il y a très longtemps, murmura-t-il. —Avant que je sois née. — En effet. Je ne sais pas pourquoi je trouve cette pensée rassurante, mais c'est le cas. Futée avait la tête penchée sur le côté, écoutant avec concentration ; comme il s'était tu, elle reprit la parole. — En tout cas, je suis sûre de ça, patrouilleur. Sans ces liens de l'union, vous n'êtes pas mariés aux yeux des Marcheurs du Lac. Il hocha prudemment la tête, puis se rappela qu'il devait parler. — Oui. En fait, c'est la preuve visible d'un mariage valide, comme le registre du clerc de votre village ou l'inscription de votre nom dans le livre de famille, accompagné des signatures des témoins. Le lien de l'union est le cœur et le centre d'un mariage. La nourriture, la musique, la danse et les disputes entre les proches ne sont qu'un extra. —Oui, oui, fit Futée. Et c'est bien ça le problème, patrouilleur. Parce que si Faon et vous vous tenez dans le parloir devant la famille et tout le monde, comme vous dites le vouloir, et que vous signez et faites vos promesses, il me semble qu'elle sera mariée, mais pas vous. J'ai dit que j'avais une question, et la voici. Je veux savoir exactement ce que vous avez en tête, que vous m'assuriez que cette situation ne va pas se retourner contre elle et la laisser en pleurs. Faon se demanda pourquoi on le tenait pour responsable de ses futures larmes, mais pas elle des siennes. Elle supposa que c'était cette maudite différence d'âge, une fois encore. Cela lui semblait injuste et déséquilibré. Dag resta silencieux le temps de plusieurs longues respirations. Finalement, il releva le menton. — En arrivant ici, je ne pensais pas du tout à un mariage de fermiers. Mais il ne m'a pas fallu longtemps pour m'apercevoir que sa famille n'estimait pas beaucoup Faon. A l'exception de la partie en présence, s'empressa-t-il d'ajouter, et Futée hocha la tête d'un air sombre sans le contredire. Non qu'ils ne l'aiment pas et n'essaient pas de veiller sur elle, d'une façon distraite et équivoque. Mais ils ne semblent pas la voir, pas telle qu'elle est. Pas comme je la vois. Bien sûr, ils ne possèdent pas d'InnéSens, mais quand même. Peut-être que le passé voile le présent, peut-être qu'ils n'ont juste pas pris la peine de la regarder ces derniers temps, peut-être ne l'ont-ils jamais regardée, je ne sais pas. Mais le mariage semble élever la position d'une femme chez les fermiers. J'ai cru que je pourrais facilement lui donner ça. Enfin, à l'époque, ça me paraissait facile. Je n'en suis plus si sûr maintenant. (Il soupira.) J'ai pourtant été clair sur nos arrangements en cas de veuvage. —Ça me semble un cadeau assez creux, patrouilleur. — Oui, mais je ne peux pas faire de liens de l'union ici. Je ne peux pas faire la ficelle. Pour commencer, il faut deux mains et je n'en ai aucune, et je ne suis pas sûr du tout que Faon puisse en faire une, et il n'y a personne pour effectuer la bénédiction et les attacher. Je me disais qu'en arrivant au lac Hickory, je pourrais essayer de nous en faire faire, malgré les difficultés. — Vous pensez que votre famille soutiendra cette idée ? — Non, répondit-il franchement. Je m'attends à rencontrer des obstacles. Mais j'ai toujours été plus têtu que tout ce que la vie a jeté en travers de mon chemin. — Il a raison, tante Futée, osa dire Faon. — Hum. Et que se passera-t-il s'ils la jettent dehors ? Ce que les Marcheurs du Lac ont déjà fait à des soupirants fermiers auparavant, il me semble. Dag devint très calme pendant un instant. —Je partirai avec elle. Futée haussa les sourcils. —Vous briseriez les liens avec votre peuple? Le pourriez- vous? — Pas par choix. (Son haussement d'épaule ne suffit pas à dissimuler son profond malaise.) Mais s'ils choisissaient de rompre avec moi, je ne pourrais guère les en empêcher. Faon cligna des yeux, soudain inquiète. Elle n'avait imaginé que la joie qu'ils pourraient s'apporter l'un à l'autre. Mais ce bateau semblait remorquer toute une file de barges qu'elle n'avait pas remarquée auparavant. Dag si, apparemment. — Hum, hum, hum, fit Futée en tapotant doucement le sol avec sa canne. J'ai réfléchi, moi aussi, patrouilleur. J'ai deux mains. Et Faon aussi, figurez-vous. Dag sembla se figer et jeta un regard perçant à Futée. —Je... je ne suis pas du tout sûr que ça pourrait marcher. »Je ne suis pas sûr que ça ne marcherait pas, ajouta-t-il après une longue pause. Je sais comment il faut s'y prendre. Faon connaît la région, elle pourrait m'aider à rassembler ce dont nous avons besoin. Un cheveu chacun, d'autres choses encore. Les miens sont un peu courts. —J'ai un truc pour les fibres courtes, dit Futée équitablement. —Vous avez plus que ça, je crois. Étincelle... (Il se tourna vers elle.) Donne-moi quelque chose que ta tante a fabriqué. Je veux tenir quelque chose de sa confection. Quelque chose de très réussi, tu sais? —Je pense savoir ce qu'il veut. Regarde dans le coffre aux pieds de mon lit, ma chérie. La chemise de mariage de Flèche. Faon se leva d'un bond, s'approcha du coffre en bois et souleva le couvercle. La chemise se trouvait sur le dessus. Elle la prit par les épaules, laissant le tissu blanc se déployer. Elle était presque terminée, à part les manchettes. Les smocks autour du haut des manches et dans le dos étaient doux sous sa main et les boutons, déjà cousus sur la double patte de devant, étaient sculptés dans de la coquille de moule, douce et lisse. Elle l'apporta à Dag qui la posa sur ses genoux, la touchant maladroitement et délicatement du bout des doigts de sa main droite et, avec plus d'hésitation, passant son crochet au-dessus en faisant attention à ne pas faire d'accroc. —Ce n'est pas une seule fibre, si ? — Du lin pour la résistance, du coton pour la douceur, et un peu de lin d'ortie pour la brillance. J'ai produit ce fil pour l'occasion. — Les Marcheuses du Lac ne filent jamais aussi bien que ça. Cela prend trop de temps, et nous n'en avons jamais assez. Faon regarda sa chemise grossière, qu'elle trouvait de mauvaise qualité, avec un œil nouveau. —Je me souviens avoir aidé Futée et maman à monter le métier pour ce tissu, l'hiver dernier. Ça nous a pris trois jours, et c'était tellement fastidieux et minutieux que j'ai cru que j'allais me mettre à hurler. — Les métiers à tisser des Marcheurs du Lac sont de petites choses qu'on peut suspendre, démonter et emporter facilement quand on lève le camp. Nous ne pourrions jamais transporter la grosse armature en bois de celui de ta tante. C'est un outil de fermier. Aussi dangereux que des maisons ou des granges. Des cibles... (Il baissa à nouveau les yeux sur le tissu.) Il y a une bonne essence, là-dedans. C'étaient des plantes, et... des créatures, autrefois. Maintenant son essence est complètement transformée. Une chemise, c'est tout. Du beau travail, vraiment. (Il leva la tête et fixa Futée avec une curiosité vive et nouvelle.) Il y a une bénédiction à l'intérieur. Faon aurait juré que les lèvres de Futée s'étaient relevées dans un sourire de fierté, mais cette expression disparut trop rapidement pour qu'elle puisse en être sure. —J'ai essayé, dit Futée avec modestie. C'est une chemise de mariage, après tout. — Hum. Dag se redressa, indiquant d'un geste de tête que Faon pouvait remettre la chemise à sa place. Elle la plia avec soin et la rangea, puis s'assit sur le coffre. Une tension s'était créée entre Futée et Dag, et elle hésitait à marcher entre eux deux de peur de déchirer cette chose aussi délicate qu'une toile d'araignée. —Je veux bien essayer de fabriquer des liens de l'union si vous le souhaitez également, tante Futée. Ça changerait sûrement les choses, chez moi. Si ça ne marche pas, nous en serons au même point qu'avant, la déception en plus ; et si ça marche... nous en serons beaucoup plus loin. — Plus loin vers où ? demanda Futée. Dag renifla avec ironie. —Nous le saurons en y arrivant, j'imagine. —Voilà qui est bien dit, acquiesça aimablement Futée. Très bien, patrouilleur. Marché conclu. —Tu veux dire que tu parleras en notre faveur à papa et maman ? Faon aurait voulu sauter et hurler. Elle se contenta d'un sage petit cri, et sauta sur le lit pour embrasser et étreindre Futée. Futée la repoussa, sans grande conviction. —Voyons, voyons, ma chérie, arrête ça. Tu me donnes la chair de poule. (Elle se redressa et se tourna à nouveau vers l'homme en face d'elle.) Autre chose... Dag. Si vous voulez bien m'écouter jusqu'au bout. Il leva les sourcils devant cet usage inhabituel de son prénom. —Je suis un bon auditeur. — Oui, j'ai remarqué ça chez vous. Mais Futée resta silencieuse. Elle changea de position, comme si elle était embarrassée ou... timide ? Sûrement pas... —Avant son départ, ce jeune Marcheur du Lac m'a fait un dernier cadeau. Parce que j'avais dit que j'étais désolée qu'il parte sans que je n'aie jamais vu son visage. Enfin, à vrai dire c'est sa fiancée qui m'a fait ce présent, je suppose. Elle était assez douée pour guérir à la méthode des Marcheurs du Lac, apparemment, un peu comme lui avait guéri ma pauvre cheville à notre rencontre. —Accorder les essences, interpréta Dag. Oui. C'est assez intime. En fait, c'est même très intime. La voix de Futée se fit presque murmure, comme si elle leur confiait de sombres secrets. — C'était comme si elle m'avait prêté ses yeux pendant un instant. Finalement, il n'était pas si différent de ce que j'imaginais, d'une beauté assez simple. Je ne m'attendais pas aux cheveux roux et au bronzage brillant, cela dit, sur un garçon qui dormait le jour et avançait la nuit. Ç'a été un petit choc, ça. (Elle se tut pendant un long moment.) Je n'ai jamais vu le visage de Faon, vous savez. Le ton désinvolte qu'elle avait employé n'aurait pu tromper personne, pensa Faon, même sans le petit tremblement à la fin. Dag s'appuya contre le mur en clignant des yeux. Futée, d'une voix incertaine, rompit le silence. —Vous êtes peut-être trop fatigué. C'est peut-être... trop difficile. Trop. — Hum. (Dag déglutit, puis s'éclaircit la gorge.) Je suis extrêmement fatigué ce soir, je l'admets. Mais je veux bien essayer pour vous. Cependant, je ne suis pas sûr que ça marche, c'est tout. Je ne voudrais pas vous décevoir. — Si ça ne marche pas, nous en serons au même point qu'avant. Comme vous dites. — En effet, acquiesça-t-il en adressant un pâle sourire à Faon. On échange de place, Faon ? Elle descendit du lit de Futée et grimpa sur le sien pendant qu'il s'asseyait à côté de Futée. Il haussa l'épaule droite et sortit le bras de son écharpe. — Fais attention avec ce bras, l'avertit Faon, inquiète. —Je crois que je peux le lever avec mon épaule, si je n'essaie pas de trop remuer les doigts ni d'appuyer dessus. Futée, je vais essayer de vous toucher les tempes. Je peux me servir de mes doigts du côté droit, mais j'ai bien peur de devoir vous toucher avec l'arrière de mon crochet du côté gauche, ne serait-ce que pour l'équilibre. Ne sursautez pas, d'accord ? —Comme vous voudrez, patrouilleur. Futée se redressa, très calme. Elle s'humecta nerveusement les lèvres. Ses yeux de perle étaient écarquillés, fixant le vide avec anxiété. Dag s'approcha d'elle, levant les mains des deux côtés de sa tête. A part l'expression concentrée de Dag, il n'y avait rien à voir. Faon se rendit compte qu'il se passait quelque chose seulement lorsque Futée cligna des yeux, bouche bée, et jeta un coup d'œil à Dag. — Oh. Non, dit-elle avec impatience. Ne regardez pas cette vieille femme boulotte. Je ne veux pas la voir, et d'ailleurs, ce n'est pas la vérité. Regardez par là-bas. Dag tourna la tête avec obligeance, la plaçant parallèlement à celle de Futée, bien que plus haute. Il sourit à Faon. Elle lui rendit son sourire, son souffle s'accélérant à cause de la tension qui grandissait dans la pièce. — Ma parole, souffla Futée. Ma parole. Ce moment intemporel s'étendit. —Voyons, patrouilleur. Rien dans notre vieux monde ne pourrait être aussi joli que ça. — C'est bien ce que je pensais, dit Dag. Vous voyez son essence en plus de son visage, vous savez. Vous la voyez comme je la vois. —Vraiment, murmura Futée. Vraiment. Voilà qui explique bien des choses. Elle regardait Faon avidement, comme pour mémoriser cette vision aveugle. Ses yeux, remplis de larmes, scintillaient à la lumière des bougies. — Futée, dit Dag d'une voix où se mêlaient l'épuisement, l'amusement et le regret. Je ne vais pas pouvoir tenir beaucoup plus longtemps. Je suis désolé. — Ce n'est pas grave, patrouilleur. Ça me suffit. Enfin, ce n'est pas le mot juste, mais vous comprenez. —Oui. Il soupira et s'effondra en arrière. Il remit avec maladresse son bras cassé dans son écharpe, puis se plia en deux, le regard fixé sur le plancher. —Tu te sens mal ? s'écria Faon, se demandant si elle devait se dépêcher d'aller chercher une bassine. — Non, mais j'ai un peu mal au crâne. Il y a des choses qui flottent devant mes yeux. Voilà, elles disparaissent maintenant. (Il cligna rapidement des paupières et se redressa.) Pff. Vous m'épuisez, tous. J'ai l'impression d'avoir patrouillé dix jours sans interruption. Et sous un temps abominable. Et sur des rochers. Futée se redressa, les larmes coulant comme des ruisseaux sur la face d'une falaise. Elle se frotta les joues et foudroya du regard la pièce qu'elle ne pouvait plus voir. — Ma parole, on nous a fourrées pendant tout ce temps dans un trou sordide, Faon, ma chérie. Pourquoi n'as-tu jamais rien dit? Je vais demander aux garçons de nous passer les murs à la chaux, ça oui. —Ça me paraît une bonne idée, dit Faon. Mais je ne serai plus là. — Non, mais moi oui, répliqua Futée d'une voix déterminée, en reniflant. Après s'être accordé quelques instants pour retrouver son calme, Futée planta sa canne dans le sol et se releva. —Allez, venez, tous les deux. Passons aux choses sérieuses. Faon et Dag la suivirent dans la pièce à tisser. En passant la porte de la cuisine, Faon se blottit contre Dag, à sa gauche, et il passa le bras derrière son dos, pour l'arrimer là, et peut-être lui avec. Toute la famille était assise autour de la table illuminée - le père, la mère et Flèche d'un côté, Roseau, Torrent et Brin de l'autre. Ils les regardèrent d'un air méfiant. Quelle qu'ait été leur discussion, ils n'avaient pas élevé la voix. A moins qu'ils n'aient pas osé se parler du tout. — Est-ce qu'ils sont tous là ? demanda Futée. — Oui, tante Futée. Futée s'avança jusqu'au milieu de la cuisine et frappa le sol avec sa canne, adoptant le maintien nécessaire pour faire une déclaration publique, comme Faon l'avait rarement vu faire, enfin pas depuis le jour où Futée avait réglé le problème des réparations envers les Bowyer, furieux après que Brin et les jumeaux eurent organisé une course avec leurs vaches, des années auparavant. Futée inspira profondément. Tous les autres retinrent leur souffle. —Je suis satisfaite, annonça-t-elle d'une voix forte. Faon aura son patrouilleur. Dag aura son Etincelle. Veillez-y, Trille et Surel. Quant à vous autres (elle pouvait foudroyer du regard avec un effet remarquable, quand elle voulait, l'intensité de ses yeux vides leur donnant un air terrifiant), tenez-vous bien, pour une fois! Puis elle se détourna et sortit sans tarder, retournant dans sa pièce à tisser. Juste au cas où quelqu'un aurait été assez imprudent pour essayer de défier ses derniers mots, elle donna un rapide coup de canne sur la porte pour la faire claquer derrière elle. Chapitre 17 Dag se réveilla tard après un sommeil hébété. Il apprit que son prochain devoir dans cette épreuve serait d'accompagner Faon et ses parents à Bleu-Ouest pour faire part de leurs intentions au clerc du village et solliciter sa présence officielle lors du mariage. Faon était agitée et nerveuse en l'aidant à se raser, à se laver et à s'habiller, ce qui le perturba au début, car elle avait dû l'aider pour ces simples tâches routinières depuis plusieurs jours et, malgré sa fatigue, il ne se montrait ni ingrat ni revêche. Il comprit finalement qu'ils allaient voir des gens extérieurs à sa famille - des gens qu'elle connaissait depuis toujours. Et vice versa. Pour les habitants de Bleu-Ouest, ce serait le premier aperçu de Dag le Marcheur du Lac, ce type dégingandé que Faon Prébleu a ramené chez elle, ou quel que fût le surnom que lui donnaient les commères du coin. Il s'efforça de ne pas laisser son imagination s'aventurer trop loin dans ces possibilités déplaisantes, mais il ne put s'empêcher de penser que le seul résident de Bleu-Ouest qui l'avait vu jusque-là était cet imbécile de Radieux. Inutile d'espérer que Radieux ne soit pas porté aux commérages et, de fait avéré, ce garçon avait l'habitude de transformer les faits à son avantage. Son humiliation risquait de le rendre plus sournois que contrit. Les Prébleu pourraient bien être ses seuls alliés dans la communauté des fermiers. C'était un fil minuscule auquel se retenir. Alors il laissa Faon s'efforcer de le rendre plus présentable, si futile que cela lui paraisse. Le hameau, à cinq kilomètres au nord de la ferme par la route ombragée suivant le fleuve, apparut paisible et calme lorsque Surel conduisit le chariot de la famille dans la rue principale - et apparemment unique. Des nuages blancs cotonneux se découpaient sur un ciel bleu vif et la pluie semblait complètement écartée, ce qui ajoutait à l'illusion de bonne humeur. Les principales raisons de l'existence de ce village semblaient être un moulin à grains, une petite scierie et le pont en bois pour chariots, qui montrait des signes d'élargissement récent. Autour de la petite place du village, ce jour-là presque vide, se trouvaient une forge, une taverne et plusieurs autres maisons, construites pour la plupart avec des pierres du fleuve. Surel arrêta le chariot devant l'une d'entre elles et précéda tout le monde à l'intérieur. Dag baissa la tête sous un linteau excessivement bas, manquant s'assommer. Il se redressa prudemment et s'aperçut que le plafond était assez haut. La pièce de devant était une sorte de mélange entre le parloir d'une ferme et une tente traditionnelle de camp, avec des bancs, une table et des étagères remplies de papiers, de parchemins roulés et de registres reliés. Un fouillis de papiers s'étendait jusqu'aux autres pièces. Le clerc qui, à en juger par la façon dont il époussetait son pantalon, avait été interrompu alors qu'il jardinait, apparut dans le couloir de derrière, l'air affairé. La cinquantaine bien tassée, il avait un nez pointu, un ventre rebondi et un air guilleret, et on le présenta à Dag sous le nom on ne peut plus fermier de Berger Semeur. Il accueillit les Prébleu comme de vieux amis et voisins, mais fut de toute évidence interloqué par Dag. — Bien, bien, bien! dit-il lorsque Surel, avec l'aide déterminée de Faon, lui eut expliqué la raison de leur visite. Alors c'est vrai ! Sa femme, robuste mais tout aussi guillerette, arriva, regarda Dag avec stupeur, baissa les genoux un peu à la manière de Faon lors des présentations, sourit avec débordement et attira Trille hors de portée d oreilles. Le processus d'enregistrement n'était pas très complexe. Il fallait d'abord que le clerc trouve le bon registre, grand, épais et relié de cuir, le pose sur la table, l'ouvre et le feuillette pour trouver la page la plus récente, puis qu'il inscrive la date et quelques lignes sous des entrées similaires. Il avait besoin de connaître le lieu et la date de naissance des deux membres du couple, ainsi que le nom de leurs parents - il ne demanda même pas avant de noter les renseignements sur Faon, mais sa main hésita et sa plume cracha lorsque Dag lui donna sa date de naissance. Après un regard dubitatif, il essuya rapidement la tache et lui demanda de répéter. Surel lui donna les brouillons de l'accord de mariage pour qu'il les recopie correctement. Semeur les lut rapidement et demanda quelques éclaircissements. Ce fut seulement à ce moment que Dag découvrit qu'il y avait des honoraires à payer pour un tel acte, et que la coutume voulait que ce soit le futur marié qui s'en acquitte. Heureusement, il n'avait pas laissé son porte-monnaie à la ferme avec le reste de ses affaires, et il avait d'autant plus de chance que, même si leur voyage avait duré bien plus longtemps que prévu, il lui restait encore suffisamment de pièces de cuivre des Ecueils d'Argent. Il demanda à Faon de prendre sa petite bourse en cuir dans sa poche et de régler le clerc. Apparemment, les plus pauvres pouvaient également payer en nature. — Il y a toujours des gens qui ne savent pas signer leur propre nom, dit Semeur à Dag en désignant son éclisse de la tête. Je signe pour eux, ils font une croix, et les témoins signent pour confirmer. —Ça fait six jours que je me suis cassé le bras, dit Dag un peu sèchement. Pour ça, je pense que je peux me débrouiller. Il laissa Faon signer en premier, en l'observant attentivement. Il la fit ensuite tremper la plume une autre fois et la poser entre ses doigts. Il avait du mal à la tenir, mais il y parvint. Il ne fit pas sa plus belle signature, mais au moins elle était claire et lisible. Le clerc haussa les sourcils devant cette preuve d alphabétisation. La femme du clerc et la mère de Faon revinrent. Mme Semeur regardait maintenant Dag avec des yeux écarquillés. Elle tendit le cou avec curiosité, pour lire son nom. — Dag Aile Rouge Hickory Oleana, hein ? demanda Semeur. —A vrai dire, c'est mon nom de région, expliqua Dag. Aile Rouge, c'est ce que vous appelleriez mon nom de famille. — Faon Aile Rouge, murmura Faon pour tester ce nom, les sourcils froncés comme elle se concentrait sur la prononciation de ces mots. Dag se gratta le front avec le côté de son crochet. — C'est plus compliqué que ça. La coutume des Marcheurs du Lac veut que l'homme prenne le nom de la tente de sa femme, ce qui ferait de moi, euh... Dag Prébleu Bleu-Ouest Oleana, je suppose. Surel eut l'air horrifié. — Qu'est-ce qu'on fait, alors, on échange les noms ? demanda Faon, perplexe. Ou on prend les deux ? Aile Rouge Prébleu ? Euh... Rougepré ? Aile Bleue ? —Vous pourriez être les Violet quelque chose, suggéra Semeur avec bonne humeur et un rire poussif. —Je ne peux pas penser à quelque chose de violet qui ne soit pas stupide! protesta Faon. Euh... Mûre sauvage, je suppose. Ça sonne très Marcheur du Lac. — Déjà pris, l'informa platement Dag. — Eh bien, eh bien... nous avons quelques jours pour y réfléchir, dit Faon vaillamment. Trille et Surel se jetèrent un regard, reprirent leur souffle pour rassembler leur courage et se penchèrent pour signer. La date et l'heure du mariage furent fixés le plus tôt possible après les trois jours coutumiers, lorsque le clerc serait disponible, soit, au soulagement visible de Faon, l'après-midi du troisième jour. — Pressée? demanda doucement Semeur. Et, alors que Dag n'avait d'abord pas vu son regard furtif au ventre de Faon, elle ne le manqua pas et se raidit. — Malheureusement, des devoirs m'attendent chez moi, intervint Dag pour l'apaiser, posant son poignet en bois sur son épaule. En réalité, à part pour éviter la panique en arrivant au camp avant Mari, il serait aussi inutile au lac Hickory qu'à Bleu-Ouest tant que ce maudit bras ne serait pas guéri. Peu importait l'endroit où il devrait rester assis à ne rien faire, sauf grincer des dents de frustration, même si Bleu-Ouest présentait au moins l'attrait de la nouveauté. Cependant le mystère perturbant du couteau du partage était une pique au fond de son esprit, bien enterrée sous de nouvelles distractions, mais ne disparaissant jamais. Trois personnes s'éloignèrent brusquement de la fenêtre des Semeur et firent mine de remonter la rue lorsque Dag, Faon et ses parents sortirent de la maison. De l'autre côté de la rue, deux femmes se prirent par le bras et baissèrent la tête en gloussant. Un groupe de jeunes gens qui traînait devant la taverne se décolla du mur et rentra à l'intérieur, dont deux en toute hâte. — Ce n'est pas Radieux Charpentier qui vient de rentrer chez Meunier? demanda Surel en regardant la taverne. —Et ce n'était pas Roseau avec lui ? ajouta Faon d'un ton plus curieux. —Alors c'est là que Roseau est parti ce matin ! s'indigna Trille. Je lui ferai la peau, à ce gamin. — La ferme des Charpentier est la deuxième au sud du village, dit Faon à Dag à voix basse. Il hocha la tête. Cela faisait de la taverne un repaire pratique, d'autant plus que c'était le lieu de rassemblement de la communauté, d'après ce qu'il avait appris. Radieux devait savoir que ses secrets avaient été gardés, sans quoi ses rapports avec les jumeaux Prébleu auraient bien changé. A défaut de le remplir de gratitude, le soulagement pourrait au moins le rendre plus circonspect. Alors, ces flâneurs étaient-ils ces amis que Radieux avait menacé de persuader de calomnier Faon? Ou n'avait-ce été qu'une menace en l'air par laquelle Faon se serait laissé piéger? Impossible de le dire à présent. Les garçons ne risqueraient sûrement pas de l'insulter en présence de son frère. Ils remontèrent tous dans le chariot et Surel, en claquant la langue, fit reculer et tourner son cheval. Il lui fouetta la croupe avec les rênes, et l'animal partit obligeamment au trot. Bleu-Ouest s'éloigna derrière eux. Trois jours. Il n'y avait aucune raison pour que cette pensée menace de retourner son estomac, pensa Dag, mais... trois jours. Après le repas de midi, Dag chassa de son esprit l'opacité des coutumes fermières pour se concentrer sur les siennes. Faon et lui partirent en promenade autour de la ferme pour rassembler ce dont ils avaient besoin. — Qu'est-ce qu'on cherche, au juste ? demanda Faon alors qu'il se dirigeait vers la vieille grange derrière la maison. — Il n'y a pas de recette établie. Des choses que l'on peut tisser et qui détiennent une signification personnelle pour qu'elles puissent retenir notre essence. Les cheveux fonctionnent toujours bien, mais les miens sont trop courts pour les utiliser seuls, et d'autres matières ne feront pas de mal. Les crins des chevaux donneront de la longueur et de la force, je pense. On s'en sert souvent, et pas seulement pour les cordelettes de mariage. Dans la fraîche obscurité de la grange, Faon sélectionna deux séries de longs crins solides de la queue et de la crinière de Grâce et Tête de Cuivre. Dag, penché sur la cloison de la stalle, les yeux à demi fermés, rappelait doucement à Tête de Cuivre qu'il devait traiter Faon avec la tendre sollicitude d'une jument pour son petit, sans quoi il servirait d'appât pour les loups. Les chevaux ne raisonnaient pas tant en envisageant les conséquences de leurs actes que par association d'idées, et ce grand alezan était moins malin que la moyenne; mais à force de travailler sur son essence, Dag avait finalement réussi à lui faire comprendre cette idée. Tête de Cuivre hennissait doucement et appuyait son museau contre Faon, la laissait lui arracher des crins presque sans tressaillir, lui mangeant des tranches de pomme dans la main et regardant Dag d'un air méfiant. Il n'y avait pas de nénuphars sur les terres des Prébleu, et Dag doutait de toute façon que leurs tiges livrent du lin comme ceux du lac Hickory, mais à son grand plaisir ils découvrirent un fossé rempli de joncs derrière les champs abritant des nids de merles aux ailes rouges. Il tint les chaussures de Faon sur son crochet et lui murmura des encouragements, souriant de son expression dégoûtée et déterminée, tandis qu'elle s'enfonçait dans la boue et ramassait de grosses poignées de peluche de jonc et de plumes. Après ça, ils poursuivirent leur chemin et traversèrent des champs en jachère. Ce n'était pas la saison de la soie de laiteron, car les fleurs parfumées venaient juste de fleurir et leurs tiges étaient inutilisables, mais ils trouvèrent Finalement quelques brindilles marron séchées de l'automne dernier dont les cosses n'étaient pas cassées, et Dag décida qu'ils avaient ramassé suffisamment de choses. Ils rapportèrent leurs trouvailles dans la pièce à tisser de Futée, où Faon nettoya les plumes et choisit des graines de laiteron tandis que Futée sortait son propre mélange de fibres : du lin pour la force, un peu de son précieux coton acheté au sud de la Grâce pour la douceur, et quelque chose qu'elle appelait de 1«éclat», du lin d'ortie qui faisait briller son ouvrage, teint en sombre avec du brou de noix. Faon se mordit les lèvres et entreprit de leur couper quelques cheveux, prenant un soin tout particulier avec ceux de Dag - pas tant pour éviter de le blesser avec les ciseaux, comprit-il, que pour s'assurer que sa tête ne ressemblerait pas à celle d'un épouvantail le surlendemain. Elle installa un petit miroir pour couper avec précaution quelques-unes de ses mèches bouclées. Dag, assis tranquillement, se réjouissait de la voir se contorsionner, comptant à rebours les heures qui restaient avant de pouvoir s'étendre à ses côtés, impatient. Trois jours... Sous la supervision attentive de sa tante, Faon mélangea ensuite les ingrédients dans deux paniers, puis Futée plongea les bras à l'intérieur, tâtonnant en fronçant tellement les sourcils que Faon en retint son souffle, puis annonça qu'ils étaient prêts pour l'étape suivante. Modeler cette masse disparate de fibres en grosses pelotes à tisser ne pouvait être effectué qu'en cardant avec méticulosité, et même les doigts déterminés de Faon se fatiguaient à la fin. Ils passèrent au tissage en lui-même après le dîner. Les membres masculins de la famille se doutaient que ces trois-là s'occupaient d'affaires de Marcheurs du Lac pour faire plaisir à Dag, mais ils avaient pris l'habitude de ne pas s'immiscer dans le domaine de Futée, et Dag doutait qu'ils puissent les soupçonner de faire de la magie, celle-ci étant impalpable et invisible. Ils retournèrent donc à leurs occupations habituelles. Trille faisait des allers-retours entre la cuisine et la pièce à tisser, les observant mais parlant peu. Après quelques discussions, on décida que ce serait finalement Faon qui tisserait. Elle était persuadée que Futée le ferait mieux qu'elle, mais Dag pensait que plus elle s'impliquerait dans cette tâche, plus grande serait l'infime chance qu'elle réussisse à entremêler son essence dans la cordelette. Elle choisit de filer au rouet, un outil que Dag n'avait jamais vu utilisé ailleurs qu'ici, disant qu'elle y parvenait mieux qu'au fuseau. Lorsqu'elle eut enfin rassemblé son matériau et sa confiance, elle effectua cette tâche plus rapidement que Dag ne s'y était attendu. Finalement, elle offrit triomphalement à l'inspection de Futée deux écheveaux de cordelette à deux fils solides quoique poilus, d'une texture qui se situait entre la ficelle et le fil. — Futée aurait pu les faire plus lisses et plus réguliers, soupira Faon. — Hum, fit Futée en touchant les écheveaux. (Elle ne la contredit pas, mais déclara:) Ça fera l'affaire. — On continue, alors? demanda Faon avec impatience. La nuit était tombée, et ça faisait une heure qu'ils travaillaient à la lueur de la bougie. — On sera plus en forme demain matin, dit Dag. —Je me sens bien. —Je serai plus en forme demain matin, Etincelle. Aie pitié d'un vieux patrouilleur, d'accord ? — Oh ! C'est vrai ! Travailler avec l'essence épuise. Est-ce que ce sera aussi dur qu'avec la coupe? demanda-t-elle après un moment d'hésitation. — Non, c'est beaucoup plus naturel. D'ailleurs, je l'ai déjà fait. Enfin... c'est la mère de Kauneo qui avait filé, car ni l'un ni l'autre n'en étions capables. Mais chacun a dû tresser son propre fil pour attraper son essence. Faon soupira. —Je ne vais jamais réussir à m'endormir. En fait, elle s'endormit, mais pas avant que Dag ait entendu, par la porte fermée, Futée lui demander de se calmer, car c'était pire que de dormir avec une punaise dans son lit. Le doux rire de Faon fut son dernier souvenir de la soirée. * * * Ils se retrouvèrent dans la pièce à tisser après le petit déjeuner, dès que le reste de la famille fut partie. Cette fois, Dag tira fermement la porte. Ils avaient pris un banc sur le perron et l'avaient installé dans la pièce pour que Faon puisse s'y asseoir à califourchon, avec Dag juste derrière elle. Futée s'assit sur une chaise devant les genoux de Faon, écoutant la tête penchée sur le côté, son faible InnéSens essayant de s'étendre au-delà des limites normales de sa peau. Dag regarda Faon s'entraîner sur de la ficelle qui ne servirait pas. C'était une tresse à quatre fils qui produisait une cordelette extrêmement résistante, un modèle que les Marcheurs du Lac appelaient « une tige de menthe » à cause de sa section transversale carrée et que les fermiers, apprit Dag avec perplexité, nommaient de la même manière. —Nous commencerons avec ma cordelette, décida-t-il. Le plus important, une fois que j'aurai mis mon essence dans la tresse, c'est de ne pas t'arrêter, sinon le lien se cassera, et nous devrons défaire la tresse et recommencer du début. Ce qu'à vrai dire nous pouvons faire, mais ce serait un peu frustrant si tu éternuais juste en arrivant à la fin. Elle hocha la tête avec enthousiasme et finit de tout installer, attachant les quatre fils à un simple clou planté devant elle dans le banc. Elle étendit les pelotes repliées qui retenaient les bouts détachés sous contrôle et déglutit. — C'est bon. Dis-moi quand commencer. Dag se redressa et sortit son bras droit de son écharpe, se rapprochant suffisamment d'elle pour la toucher; il embrassa son oreille pour l'encourager et la faire sourire, atteignant peut-être son premier objectif mais pas le second. Il regarda au-dessus d'elle et l'enlaça, posant ses deux bras sur les siens, laissant sa main et son crochet toucher d'abord la fibre, puis ses doigts, puis s'attarder sur ses mains. Son essence, qui coulait par sa main droite, se prit immédiatement entre les fils épais. — Bien. Je l'ai accrochée. Commence. Ses mains agiles se mirent à tirer, tourner, retourner, recommencer. Il sentit une petite secousse alors que son essence passait sous ses doigts, et il se souvint comme cela lui avait paru étrange la première fois, dans une tente tranquille de la région boisée de Luthlia. C'était toujours très étrange, mais pas désagréable. La pièce devint extrêmement calme, et il pensa qu'il pourrait presque remarquer les changements de l'ombre et de la lumière derrière les fenêtres alors que le soleil du matin s'élevait à l'est dans le ciel. Son bras droit tremblait et ses épaules lui faisaient mal lorsqu'elle eut produit un peu plus de soixante centimètres de cordelette. — Bien, lui murmura-t-il à l'oreille. Ça suffit. Fais un nœud. Elle hocha la tête, fit un nœud au bout de la cordelette et tendit les fils. — Futée ? Prête ? Futée se pencha en avant avec les ciseaux et, guidée par la main de Faon, coupa sous le nœud. Dag sentit la coupure dans son essence et réprima un haut-le-cœur. Faon se redressa et se leva du banc. Avec inquiétude, elle se tourna vers Dag et lui tendit la cordelette. Il lui demanda d'un signe de tête de la faire glisser entre ses doigts sous les bandages de plus en plus sales de son bras. La sensation était étrange, comme regarder une partie de soi dans un miroir déformé, mais l'ancrage de son essence était sain et doux. — Bien! Ça a marché! Nous avons réussi, Etincelle, tante Futée ! Faon sourit comme une explosion de lumière, et posa la cordelette dans les mains de sa tante. Futée la palpa et sourit également. — Ma parole. Oui. Même moi je peux le sentir. Voilà qui me ramène bien longtemps en arrière. Bien joué, ma petite! — Et l'autre? demanda Faon avec impatience. — Reprends ton souffle, lui conseilla Dag. Marche un peu, détends-toi. La seconde va être un peu plus compliquée. La seconde sera peut-être impossible, admit-il tristement en lui-même, mais il n'avait pas l'intention de le dire à Étincelle. La confiance comptait pour beaucoup dans ces actes subtils. — Oh oui, tes pauvres épaules doivent te faire mal après ça! s'exclama-t-elle. Elle se précipita derrière lui sur le banc et le massa avec ses petites mains puissantes, un exercice contre lequel il ne parvint pas à protester, même s'il réussit à ne pas tomber en avant et à se ratatiner. Il se souvint de ce que ces mains savaient faire d'autre, mais essaya de penser à autre chose. Il devait se concentrer. Encore deux jours... —Ça suffit, repose tes doigts, chuchota-t-il héroïquement après un instant. Il se leva et fit quelques pas dans la pièce, se demandant ce qu'il pourrait ou devrait faire d'autre, ou ce qu'il n'avait pas fait pour que la tâche suivante, la plus critique, réussisse. Il s'apprêtait à entrer sur le territoire inhabituel et inquiétant des choses qu'il n'avait jamais encore faites. Que personne n'avait même jamais faites auparavant, à sa connaissance. Pas même dans les ballades. Ils se rassirent sur le banc et Faon attacha les quatre fils de sa propre cordelette sur le clou. — Quand tu voudras. Dag baissa la tête et renifla l'odeur de ses cheveux, essayant de se calmer. Il passa doucement sa main raidie et son crochet sur ses bras, à plusieurs reprises, essayant d'attraper un fragment, de trouver une ouverture dans l'essence qu'il sentait tourbillonner, si vivante, sous sa peau. Un instant, il sentit quelque chose venir... —Vas-y. Ses mains se mirent en mouvement. Il l'interrompit après seulement trois tours. —Attends, non. Arrête. Ce n'est pas ton essence, c'est encore la mienne. Désolé, désolé. Elle respira, redressa le dos, remua et défit son ouvrage. Dag resta assis un moment, la tête baissée, les yeux fermés. Le souvenir désagréable de l'essence de sa main gauche réparant la coupe deux jours plus tôt lui revint à l'esprit. La fracture de son bras droit affaiblissait son essence très dominante de ce côté-là. Peut-être que celle de gauche essayait de compenser, comme sa main droite l'avait fait longtemps pour son membre gauche mutilé. Cette fois, il se concentra très fort pour essayer de saisir l'essence de Faon sur sa main gauche. Il caressa le dos de sa main avec son crochet, fit bouger des doigts fantomatiques qui n'existaient plus, juste... là! Il avait accroché quelque chose de fragile et de beau, et cette fois ce n'était pas lui. —Vas-y! Les mains de Faon se remirent à voler. Elle avait tressé une douzaine de tours lorsqu'il sentit le lien délicat se briser. —Arrête, soupira-t-il. Il est reparti. —Grr! s'écria Faon, frustrée. —Chut, tout doux. On a presque réussi. Elle défit la tresse, rentra la tête dans ses épaules, frotta l'arrière de son crâne contre la poitrine de Dag. Il pouvait presque deviner ses grimaces, même si de là où il était il n'apercevait que ses cheveux et son nez. Ensuite, il la sentit devenir pensive. — Quoi ? demanda-t-il. —Tu as dit... tu as dit que les gens mettaient leurs cheveux dans la cordelette parce qu'ils appartenaient autrefois à leur essence, et qu'il était facile de l'y retrouver, de l'y accrocher. Parce que ça faisait partie de leur corps, non ? Le corps vivant fabrique sa propre essence. — Oui... —Tu as aussi dit, une fois, une nuit où je te posais des questions sur l'essence, que le sang des gens reste vivant un moment même après avoir quitté leur corps, pas vrai ? — Que veux-tu..., commença-t-il, mal à l'aise. Elle l'interrompit en saisissant brusquement son crochet, qu'elle ramena devant elle. Il sentit une pression et une saccade, puis une autre, à travers sa prothèse. —Attends, arrête, Etincelle, qu'est-ce que tu... ? Il se pencha en avant et s'aperçut, horrifié, qu'elle avait ouvert la pulpe de ses deux index avec la pointe, pas très acérée, de son crochet. Elle appuya ses deux doigts l'un contre l'autre pour faire goutter son sang, et reprit les fils. — Essaie encore, fit-elle dans un grognement extrêmement déterminé. Allez, dépêche-toi, avant que le saignement s'arrête. Essaie. Il ne pouvait pas rejeter une demande aussi étonnante. Avec une ardeur qui égalait presque celle de Faon, il passa à nouveau ses deux bras, le réel et le fantomatique, sur les siens. Cette fois, son essence bondit dans la cordelette tachée de sang, s'y accrochant fermement. —Vas-y, murmura-t-il. Et ses mains se remirent à tourner, retourner et tirer. —Tu me fous une trouille pas possible, Etincelle, mais ça fonctionne. N'arrête pas. Elle hocha la tête. Et n'arrêta pas. Elle finit sa cordelette, d'environ la même longueur que celle qu'ils avaient faite pour lui, juste au moment où ses doigts cessèrent de saigner. — Futée, tu peux y aller. Futée se pencha en avant et coupa sous le nœud. Dag eut l'impression que l'essence de Faon était coupée comme la sienne. — Parfait, l'assura-t-il. Dieux absents, c'est bon. —Vraiment? (Elle se tourna vers lui, le visage crispé.) Je n'ai rien senti. Je n'ai rien senti à aucun moment. Vraiment? — C'était... tu étais... (Il cherchait le bon mot.) C'était très malin, Etincelle. C'était plus que malin. C'était brillant. La tension sur son visage se transforma en une flambée de gloire dans ses yeux. —Vraiment? —Je n'aurais jamais eu une telle idée. — Bien sûr que non, dit-elle en reniflant. Tu aurais essayé de m'en empêcher pour me protéger. Il la serra dans ses bras, la secoua, et ressentit une étrange et nouvelle sympathie pour ses parents et leur réaction mitigée le soir de son retour. —Tu as probablement raison. —J'ai certainement raison. Elle rit d'une façon qui n'appartenait qu'à elle. Il se rassit, la relâcha et remit son bras cassé douloureux dans son écharpe. —Je t'en prie, va te laver les doigts immédiatement. Avec beaucoup de savon, et n'hésite pas à frotter. Tu ne sais pas où ce crochet a traîné. — Partout, non ? Elle lui fit un sourire joyeux par-dessus son épaule, tapota une nouvelle fois sa cordelette et partit en dansant dans la cuisine. Futée se pencha et prit la nouvelle cordelette sur le banc, la passant d'un air pensif entre ses doigts. —Je ne savais pas qu'elle allait faire ça, s'excusa faiblement Dag. — On ne sait jamais, avec elle, dit Futée. Je pense qu'elle va beaucoup vous surprendre, patrouilleur. Peut-être plus que vous ne l'auriez souhaité. Ce qui est drôle, c'est que paradoxalement vous pensez toujours savoir ce que vous faites. — C'est vrai, soupira-t-il. Mais c'était peut-être parce qu'autrefois je faisais sans cesse les mêmes choses. Etincelle revint de la cuisine en traînant sa mère derrière elle pour lui montrer son ouvrage terminé. Dag lui faisait confiance pour ne pas mentionner sa dernière combine avec le sang. Trille et Futée se passèrent et se repassèrent les cordelettes. Trille tira sur l'une d'entre elles pour en tester la solidité, et hocha pensivement la tête. Elle redressa les épaules et fouilla dans la poche de son tablier. — Futée, tu te souviens du collier de maman avec les six véritables perles en or, une pour chaque enfant, qui s'est cassé le jour où le chariot s'est renversé dans la neige, et qu'elle n'a jamais pu réparer parce qu'elle n'en a pas retrouvé tous les morceaux ? — Oh, oui. —J'ai hérité de ce bijou, et je n'en ai jamais rien fait. Il est resté au fond d'un tiroir pendant des années. Je me suis dit que vous pourriez peut-être utiliser ces perles pour terminer les bracelets. Faon, tout excitée, regarda dans la paume de sa mère et choisit l'une des quatre longues perles en or, regardant par son trou. — Futée, on peut ? Dag, tu crois que ce serait possible ? —Je pense que ce serait un très beau cadeau, dit Dag en prenant la perle que Faon lui tendait pour l'observer. À vrai dire, il n'était pas certain que ce ne soit pas une prière qu'elle lui adressait. Il jeta un regard à Trille, qui lui fit un bref signe de tête presque inexpressif. — C'est très beau. Elles auraient vraiment Pière allure sur la cordelette sombre et le bout tomberait mieux. Je serais honoré d'accepter. On mit les perles et les cordelettes dans les mains expertes de Futée, et elle les attacha en un clin d'œil, taillant le dernier morceau de cordelette sous le nœud en une frange bien nette. Lorsqu'elle eut terminé, les deux bracelets - l'un un peu plus sombre, l'autre avec une lueur cuivrée - scintillaient sur ses genoux comme deux choses vivantes. Ce quelles étaient, d'une certaine manière. — Ça aura Pière allure, lorsque Faon ira dans votre pays, dit Trille. Ils sauront que nous sommes... que nous sommes des gens respectables. Vous n'êtes pas d'accord, patrouilleur? —Si, répondit-il en percevant le ton suppliant de sa question et en espérant ne pas mentir. — Bien. Elle hocha à nouveau la tête. Futée garda les cordelettes, les mettant de côté jusqu'au surlendemain, lorsqu'elle devrait les attacher aux poignets de ce couple si dissemblable. Les deux bracelets compléteraient le lien de leurs essences, entremêlées et bénies, si leurs deux cœurs le désiraient - signe d'une union valide dont tout Marcheur du Lac doté d'un InnéSens serait le témoin. Faite loyalement. Dag était sûr qu'il se souviendrait toute sa vie de cette heure de travail, aussi longtemps qu'il porterait la cordelette à son bras, et de la façon dont Faon y avait versé avec une telle ardeur le sang de son cœur. Et si son vrai cœur s'arrête, je le saurai. Chapitre 18 Plus qu'un jour! fut la première pensée de Dag lorsqu'il se réveilla le lendemain matin. II pensait que la veille du mariage serait consacrée dans le calme à des préparatifs pour la petite cérémonie familiale, avec peut-être un peu de temps réservé à méditer avec le sérieux approprié sur le pas qu'il s'apprêtait à franchir. Et aussi pour apaiser la petite voix qui grinçait à l'arrière de son esprit: Qu'est-ce que tu fais? Comment t'es-tu retrouvé là ? Ce n'est pas ce que tu avais prévu! As-tu la moindre idée de ce qui va se passer quand tu rentreras chez toi ? A cette dernière question un simple non semblait une réponse suffisante. Quant à celles plus compliquées, telles que Comment vas-tu protéger Étincelle alors que tu ne peux pas te protéger toi-même? ou Et si nous avons des enfants de sang mêlé?, il essayait de les ignorer, même si cette dernière l'amenait directement à se demander Seraient-ils petits et fougueux? et l'entraînait toujours plus loin. Mais après le petit déjeuner, ce ne furent pas une ou deux voisines de Faon, ainsi qu'il s'y était vaguement attendu, qui s'abattirent sur la ferme des Prébleu, mais deux amies, cinq de leurs sœurs, quatre belles-sœurs, quelques cousines mutuelles, et un nombre indéterminé de mères et de grands-mères. On aurait dit une invasion de sauterelles, mais elles amenaient des tonnes de nourriture et des mains actives et efficaces au lieu du chaos et de la dévastation. Elles parlaient, riaient, chantaient, gloussaient - du moins les plus jeunes -, et remplissaient la maison de fond en comble. Les hommes de la famille s'étaient promptement enfuis aux quatre coins de la ferme. Dag, fasciné, s'attarda. Pour un temps. Les présentations ne se passèrent pas trop mal, même s'il ne reçut que des silences intimidés ou de petits rires nerveux en retour. Les plus audacieuses, néanmoins, ayant observé comment Faon l'aidait, voulurent essayer elles aussi, et il s'esquiva rapidement pour éviter d'être nourri et abreuvé comme une nouvelle sorte d'animal de compagnie. Engraissé avant l'abattage, ne put-il s'empêcher de penser. Une troupe encore plus hilare, bien que menée par une sévère matrone, et par Faon qui refusa de lui expliquer quoi que ce soit, le coinça dans un coin et entreprit de mesurer plusieurs parties de son corps - heureusement pour son impassibilité vacillante, pas celle-là - et repartit avec de grands éclats de rire. La pièce à tisser de Futée, d'ordinaire un havre de paix, était bondée, et la cuisine n'était pas seulement pleine à craquer mais aussi surchauffée à cause du foyer en activité. A midi, Dag suivit les hommes dans l'exil qu'ils s'étaient eux-mêmes imposé, même s'il rôda non loin de la maison pour écouter les chants s'élever par les fenêtres ouvertes. Tous les messieurs étant partis, certaines chansons se firent plus gaillardes, sans surprise: après tout, c'était une fête de mariage. Il était heureux que Faon ne soit pas privée de ces festivités parce qu'elle s'était choisi un époux qui pouvait sembler étrange. Toute la gent féminine partit avant le souper, promettant de revenir le lendemain matin pour les derniers préparatifs, mais Dag ne trouva le temps de réfléchir que plus tard. Il s'installa sur le perron de devant, balançant les jambes par-dessus le bord et regardant la vallée tranquille passer du vert doré au gris adouci par le coucher du soleil. Sous l'auvent de la vieille grange, les paisibles tourterelles tristes, aux jolies couleurs mordorées, firent entendre leurs roucoulements doux et mélodieux. De toute la ferme, c'était l'endroit que Dag préférait, pour la vue qu'il avait de là, et il pensa que la personne qui avait bâti cette maison devait avoir partagé ce plaisir. Bizarrement, il se sentait sans attaches. Toutes ses anciennes certitudes s'étaient envolées, sans aucune pour les remplacer. A part Etincelle. Et il ne pouvait pas prétendre qu'elle soit un point de repère probable dans son monde tourbillonnant, car elle évoluait si vite qu'il craignait de la manquer s'il clignait des yeux. Il aperçut Torrent qui marchait sur le chemin dans l'obscurité naissante. Après l'épisode de la coupe, les jumeaux avaient arrêté de lui lancer des piques, mais désormais ils ne lui parlaient plus du tout. S'il ne pouvait s'en faire des amis, peut-être l'intimidation fonctionnerait-elle? Brin, en revanche, était fasciné par Dag et le suivait partout de peur de manquer une nouvelle démonstration de magie. Dag essayait de le traiter comme un jeune patrouilleur particulièrement irréfléchi, ce qui semblait fonctionner. Si seulement il ne s'était pas cassé le bras, il aurait pu lui proposer de lui apprendre le tir à l'arc : cela aurait été un bon moyen de les rapprocher. Lorsqu'il avait évoqué cette possibilité, Brin avait demandé avec une bonne volonté qui l'avait surpris : « Quand vous reviendrez, peut-être ? » Ce qui l'amena à se poser cette question: reviendraient-ils jamais? L'intention de Dag lorsqu'il avait demandé Faon en mariage avait été pour moitié d'assurer son avenir en cas de besoin - s'il mourait, pour parler sans détour. Un Marcheur du Lac aurait essayé de rejoindre la tente de son épouse, de s'adapter en tant que nouveau frère, et en retour la famille l'aurait accueilli comme tel. Les fermiers accueillaient de nouvelles sœurs, pas de nouveaux frères, et ils n'avaient pas l'habitude de faire l'inverse. Il avait fallu un peu de temps à Dag pour réaliser que les seuls membres de la famille à qui il avait vraiment besoin de plaire pour emmener Faon étaient les aînés, qui de toute façon s'attendaient à ce que quelqu'un vienne un jour la chercher. Pour Dag, ils avaient élargi la coutume, mais ne l'avaient pas inversée. Et de fil en aiguille, plus Dag réfléchissait à son retour chez lui, plus cela le tourmentait, d'autant plus que Faon n'avait aucun repère pour l'anticiper. Torrent réapparut, remontant le chemin. Il aperçut Dag sur le perron et se dirigea vers lui en passant entre la maison et la vieille grange, un endroit herbeux où les moutons venaient parfois paître. Ce que les moutons refusaient de manger était fauché une fois par an pour éviter que cette parcelle ne redevienne sauvage et ne cache la vue. Torrent, Dag s'en rendit compte alors qu'il approchait, était tendu, et il envisagea d'ouvrir son InnéSens, si désagréable que cela puisse s'avérer. — Hé, patrouilleur, dit Torrent. Faon veut vous voir. Sur la route au bout du chemin. Dag cligna une fois des yeux, lentement, pour dissimuler le fait qu'il venait d'ouvrir son InnéSens le plus grand possible. Faon, détermina-t-il d'abord, n'était pas au bout du chemin, mais presque hors de portée de sa perception, à l'ouest, sur la corniche. Pas seule -avec Roseau ? - mais elle ne semblait pas particulièrement en détresse. Alors pourquoi Torrent mentait-il ? Ah. Les bois plus bas n'étaient pas déserts. Cachée entre les arbres, près de la route, il voyait la tache de quatre chevaux, immobiles - attachés? Quatre personnes les accompagnaient. Il y avait trois essences floues qu'il ne connaissait pas, mais il reconnut la quatrième comme étant celle de cet imbécile de Radieux. Etait-ce aller trop loin que de supposer que les trois autres étaient de solides jeunes fermiers ? Dag ne le pensait pas. — Est-ce qu'elle a dit pourquoi ? demanda Dag pour se donner un peu de temps pour réfléchir. Torrent prit plusieurs inspirations le temps d'inventer une réponse, s'étant apparemment attendu que Dag le suive immédiatement. — Une histoire à propos du mariage ou je ne sais quoi, répondit-il. Elle n'a rien dit, mais elle veut vous voir tout de suite. Dag se gratta doucement la tempe avec son crochet, content de s'en être tenu à cette habitude profondément ancrée en lui de n'avoir évoqué ses pouvoirs de Marcheur du Lac devant personne, à part Faon et Futée. Il avait maintenant un coup d'avance dans ce jeu. Il se demanda comment profiter de cet avantage, parce qu'il se doutait qu'il n'en aurait pas d'autre. Ce serait amusant de rester simplement là et de voir Torrent s'enfoncer tout seul en cherchant désespérément des raisons pour le convaincre de descendre la colline et tomber dans ce qui se présentait comme une jolie petite embuscade. Mais cela laisserait la bande libre de rôder dans le coin toute la nuit pour trouver un autre plan. Dag avait beau n'avoir aucune envie de régler ça ce soir, il désirait encore moins devoir s'en occuper le lendemain matin. Et il ne voulait surtout pas que cette histoire affecte Faon d'une quelconque façon. Ses frères ennemis, semblait-il, avaient prévu ça pour tout de suite. Soit. Il laissa son InnéSens se déployer sur les bois, plus bas, qu'il avait traversés plusieurs fois ces derniers jours, à la recherche de... oui. D'exactement ça. Un flot, pas d'excitation, mais de ce calme très particulier qui l'envahissait lorsqu'il affrontait un camp de bandits ou le repaire d'un être malfaisant, monta en lui. Des cibles, hein. Il savait quoi faire avec des cibles. Mais sauraient-elles faire de même avec lui ? Il retroussa les lèvres. Si ce n'était pas le cas, il le leur apprendrait. — Euh... Dag? demanda Torrent d'un ton hésitant. Il ne portait pas son couteau de guerre. C'était aussi bien comme ça. De toute façon, il n'avait pas de main pour le manier. Il se leva et secoua son bras gauche. — Bien sûr, Torrent. Où est-elle, déjà? —Sur la route, en bas, dit-il, à la fois soulagé et l'inverse. Dieux absents, que ce garçon mentait mal ! Dans l'ensemble, c'était un point en sa faveur. —Tu viens avec moi, Torrent? — Dans une minute. Allez-y, vous. Je dois aller chercher quelque chose à la maison. — D'accord, dit Dag aimablement, et il descendit la colline jusqu'au chemin. Il fit quelques pas, puis coupa par les bois en réfléchissant à son itinéraire. Il devait surprendre ses assaillants du bon côté pour mener à bien son projet. Il se demanda s'ils couraient vite. Il avait de longues jambes, ils avaient la jeunesse. Mieux valait ne pas trop se rapprocher. Mari me battrait pour m être impliqué dans cette histoire. Bizarrement, c'était une pensée réconfortante. Familière. Dag descendit discrètement la colline jusqu'à se retrouver à environ cinq mètres derrière les quatre jeunes hommes cachés dans les ombres des arbres et surveillant le chemin. On dirait que Radieux a suivi mon conseil. C'était le crépuscule. Son InnéSens lui donnerait un avantage considérable dans l'obscurité, mais il voulait que ses proies puissent le voir. — Bonsoir les garçons. Vous me cherchez ? Ils sursautèrent et firent volte-face. La tête dorée de Radieux brillait même dans l'ombre. Les autres étaient quelconques: l'un robuste, l'un aussi musclé que Radieux, l'autre maigre. Ils étaient assez jeunes pour être idiots, et assez costauds pour être dangereux. C'était une combinaison fort déplaisante. Trois d'entre eux étaient armés de gourdins, pour lesquels Dag éprouvait un respect nouveau. Radieux avait un bâton et un gros couteau de chasse, rangé dans son fourreau à sa ceinture. Pour l'instant. Radieux reprit son souffle. — Salut patrouilleur, gronda-t-il. Laisse-moi te dire comment ça va se passer. Dag pencha la tête sur le côté, feignant la curiosité. —On ne veut pas de toi ici. Dans quelques minutes, Torrent va amener ton cheval et ton harnachement, tu monteras dessus et tu partiras vers le nord. Et tu ne reviendras pas. — Incroyable! s'émerveilla Dag. Et comment comptes-tu t'y prendre pour que cela se produise, mon garçon ? — Si tu refuses, tu vas prendre la raclée de ta vie. Et on t'attachera sur ton cheval et tu partiras de toute façon vers le nord. Mais sans tes dents. Radieux sourit et ses dents blanches luisirent dans l'obscurité, pour illustrer sa menace. Ses amis passèrent d'un pied sur l'autre, un peu trop tendus et inquiets pour partager son amusement, même si l'un d'eux émit une sorte de rire mauvais pour montrer son soutien. —Ce n'est pas pour vous contredire, mais je vois plusieurs failles dans votre plan. La première étant une absence notable de cheval. Je pense que Torrent va avoir un peu de mal avec Tête de Cuivre. Dag laissa brièvement son InnéSens s'étendre jusqu'à la vieille grange. Les ennuis de Torrent ne faisaient en effet que commencer. Il décida qu'il n'avait pas d'attention à perdre en commandant son cheval à cette distance, et il défit le lien. Il avait dit à la famille entière, à la table du dîner, devant Surel et Trille, de laisser Tête de Cuivre tranquille quand il n'était pas là. Torrent était seul. Il essaya de ne pas trop sourire. — Patrouilleur, Faon peut se débrouiller avec ton cheval. — C'est vrai. Mais tu sais, c'est Torrent que tu as envoyé. Voilà qui est malheureux. —Alors tu peux commencer à marcher. —Après une raclée ? Tu as une haute opinion de ma résistance. (Sa voix se fit plus douce.) Vous pensez que vous pouvez m'avoir à vous quatre ? Ils regardèrent son éclisse, son bras gauche sans main, ils se regardèrent les uns les autres. Dag se trouva flatté qu'ils n'éclatent pas de rire. A son avis, il y aurait eu de quoi, mais il ne comptait pas le leur faire remarquer. Le plus costaud, en fait, semblait très légèrement honteux. Radieux, c'est vrai, était plus méfiant. Ce couteau de chasse était un nouvel ornement. —Juste pour clarifier les choses, je décline votre invitation à prendre la route. Je n'ai pas l'intention de manquer mon mariage. De toute évidence, vous avez le nombre pour vous. Etes-vous prêts à me tuer ce soir? Combien d'entre vous sont prêts à mourir pour que cela arrive ? Avez-vous pensé à ce que vos parents et votre famille vont ressentir demain ? Comment les survivants vont-ils leur expliquer ce qui s'est passé ? Tuer est bien plus compliqué que ce que vous pensez, et les problèmes ne s'arrêtent pas une fois le cadavre enterré. Je parle d'expérience, d'une longue expérience. Il devait arrêter ça. A en juger par leur expression hésitante, ses paroles atteignaient au moins deux d'entre eux, et ce n'était pas exactement son intention lorsqu'il avait commencé à déblatérer. Courir et pourchasser, c'était son plan de jeu. Heureusement, Radieux et l'autre garçon musclé avaient commencé à essayer de l'entourer, se séparant pour se mettre en position d'attaque. Pour les encourager, il recula. — Pas étonnant que Faon t'appelle Radieux le stupide, s'écria- t-il. Radieux releva brusquement la tête. A côté, l'un de ses amis étouffa un rire, et Radieux le foudroya du regard. — Faon est une salope. Mais tu le sais bien. Pas vrai, patrouilleur? Bien, il avait réussi. — Il va d'abord falloir m'attraper, les garçons. Si vos pieds sont aussi lents que votre esprit, je ne devrais pas avoir de problème. Radieux plongea en avant, son bâton sifflant dans les airs. Dag n'était plus là. Il courait à grandes foulées, remontant la colline, contournant les arbres, ses bottes glissant sur de vieilles feuilles, des morceaux de calcaire humides et des bogues de hickory rondes, vert marron, roulant sous ses pas. A en juger par ses pas lourds et ses grognements de douleur, au moins un de ses poursuivants trouvait lui aussi le terrain très mauvais. Dag ne voulait pas perdre les garçons dans les bois, mais avoir une bonne avance lorsqu'il arriverait... Là. Ah. Hum. L'arbre qu'il avait choisi s'avéra être un hickory dont l'écorce partait en lambeaux, avec un tronc d'environ cinquante centimètres de diamètre. Et pas de branche à moins de six mètres de haut. C'était à la fois une chance et un problème. Les garçons auraient certainement du mal à le suivre. S'il arrivait à monter. Il sortit son bras droit de son écharpe et le laissa pendre sur le côté, leva le bras gauche, planta son crochet, serra les genoux autour du tronc et commença à grimper. Retira le crochet, leva le bras, le planta, grimpa. Encore. Encore. Il était à environ cinq mètres de haut lorsque ses poursuivants arrivèrent, essoufflés, poussant des jurons et agitant leurs gourdins. Il lui vint à l'esprit, d'une façon presque machinale, alors qu'il tirait son corps vers le ciel, que même sans la désagréable sensation de brûlure dans les muscles de son épaule gauche, il mettait une confiance inconsidérée dans un petit bout de bois et des coutures conçues pour se défaire facilement. Les lambeaux d'écorce rêches se craquelaient et se fendaient sous ses genoux serrés, et des petits morceaux tombaient en une pluie aromatique. Si son crochet lâchait et qu'il glissait, l'écorce en dents-de-scie aurait un effet intéressant entre ses jambes. Il atteignit la première branche solide, passa un bras et une jambe par-dessus, s'y hissa et s'arrêta. Il chercha son objectif. Dieux absents, encore six mètres à gravir. Alors en route. Une branche desséchée céda sous son poids, ce qui s'avéra en partie utile car il put la détacher d'un coup de pied et la faire tomber sur le visage tourné vers le haut du maigrichon, que ses amis encourageaient à grimper dans le sillage de Dag. Il poussa un cri et tomba en arrière, découragé pour un instant. Dag n'avait plus besoin de beaucoup de temps. A son grand plaisir, un caillou le dépassa en sifflant, puis encore un autre. —Aïe! s'écria-t-il avec conviction pour les tromper. D'autres missiles s'élevèrent et retombèrent, suivis par un bruit sourd de chair et un « aïe » tout à fait authentique en dessous. Dag fit en sorte qu'ils puissent entendre son rire démoniaque, même si sa respiration était aussi sifflante que le soufflet d'une forge. Presque au but. Dieux absents, cette maudite chose était hors d'atteinte. Il s'étira, coinçant sous son aisselle droite la branche sur laquelle il était à moitié allongé, glissant les pieds sur la branche tremblante d'en dessous. Pour la première fois de sa vie, il souhaita être plus grand et avoir les bras plus longs. S'il perdait l'équilibre à cette hauteur, il pourrait rapidement s'avérer plus stupide que cet imbécile de Radieux. Encore un peu, encore un peu, mettre son crochet autour de cette chose... et tirer bien fort. Dag s'accrocha fermement à la branche tandis que le guêpier de la taille d'une pastèque, gris et rêche comme du papier, se détachait de la branche et entamait une chute de plus de dix mètres. D'après son InnéSens, la plupart des résidentes du nid étaient à la maison ce soir-là, et se préparaient pour la nuit. Réveillez-vous! On vous attaque! Son faible effort pour énerver les guêpes avec son essence parut superflu lorsque l'objet heurta le sol et se brisa avec un claquement fort et satisfaisant. Suivi d'un vrombissement profond et furieux qu'il entendit de là-haut. Les premiers cris furent encore plus réjouissants, cependant. Il se blottit contre le tronc, les pieds posés sur des branches moins flexibles, haletant et effectuant quelques fignolages. Persuader les guêpes furieuses de remonter dans les jambes de pantalon et de descendre par les cols s'avéra moins difficile qu'il l'avait craint, même s'il ne pouvait les guider aussi facilement que des moustiques, et qu'elles étaient beaucoup moins dociles que des lucioles. Une question d'entraînement, pensa Dag. Il s'y appliqua avec détermination. —Ah ! Ah ! Elles sont dans mes cheveux, elles sont dans mes cheveux, elles me piiiiquent! hurla quelqu'un dont la voix était trop aiguë pour être identifiée. —Ah, mes oreilles! Ouh, mes mains! Enlevez-les, enlevez-les! —Cours jusqu'au fleuve, Radieux! Les bruits de la retraite filtrèrent à travers les feuilles. Mais leur débâcle éperdue ne les aiderait pas beaucoup, car Dag s'était assuré qu'ils partent sous bonne escorte. Même sans InnéSens, il sut quand les exploratrices de pantalon touchèrent leur cible : des hurlements déchirants s'élevèrent jusqu'à ce que le souffle manque aux victimes. — Boite jusqu'au fleuve, Radieux, marmonna sauvagement Dag alors que les cris frénétiques s'éloignaient vers l'est. Puis vint le moment de la descente. Dag l'entreprit lentement, du moins jusqu'aux trois derniers mètres, lorsque son crochet se libéra et qu'il effectua une longue glissade dans le sillage de l'écorce qui s'envolait au passage de ses genoux. Mais il parvint à atterrir sur ses pieds et sans cogner son éclisse trop violemment. Il se releva, le souffle coupé. — C'était plus facile... quand je pouvais... simplement les étriper... Non. Pas vraiment. Il soupira et fit de son mieux pour s'arranger un peu, enlevant l'écorce, les brindilles et les fines feuilles de ses vêtements et de ses cheveux avec l'arrière de son crochet, et remettant avec soulagement son bras droit douloureux dans son écharpe. Quelques guêpes égarées bourdonnaient autour de lui avec une curiosité menaçante. Il les envoya retrouver leurs camarades de nid et redescendit la colline jusqu'à l'endroit où étaient attachés les chevaux. Il prit leurs brides et fit une boucle avec leurs rênes pour qu'ils ne les piétinent pas. Puis il les conduisit sur la route et leur désigna le sud, essayant d'instiller des images chevalines de granges, de grain et de maison dans leurs esprits limités. Soit ils retrouveraient leur chemin, soit Radieux et ses amis passeraient un bon moment à les chercher les jours suivants. Lorsqu'ils pourraient sortir leurs corps enflés de leurs lits, du moins. Deux des brutes, dont Radieux - Dag s'était assuré qu'il fasse bien partie du lot - ne seraient définitivement pas désireuses de monter à cheval ce soir. Ni les jours à venir. Alors qu'il remontait le chemin avec lassitude, il croisa Surel qui le descendait en toute hâte. Il tenait une fourche et semblait extrêmement inquiet. — Que diable étaient ces affreux hurlements, patrouilleur? demanda-t-il. — De jeunes idiots qui étaient entrés dans vos bois ont pensé que ce serait une grande idée de jeter des cailloux sur un nid de guêpes. Ça ne s'est pas passé comme ils l'avaient imaginé. Surel renifla, mi-amusé, mi-vexé, la tension quittant son corps, puis s'arrêta. —Vraiment? —Je pense que ce serait la meilleure histoire à faire circuler, oui. Surel poussa un petit grognement qui lui rappela soudain Faon. — Il y a autre chose, c'est évident. C'est réglé ? demanda-t-il en faisant demi-tour pour remonter avec Dag. — Pour cette partie, oui. Dag étendit à nouveau son InnéSens, cette fois en direction de la vieille grange. Son futur beau-frère était toujours en vie, même si son InnéSens était très agité. — Mais il y a autre chose. Qui est à mon avis de votre ressort et non du mien. Ce n'était pas le rôle d'un chef de patrouille de corriger les membres d'une autre patrouille. D'un autre côté, travailler en équipe pouvait parfois s'avérer d'une efficacité remarquable. — Mais je crois que nous devrions accélérer si vous acceptez de recevoir quelques conseils de ma part. —A propos de quoi ? — Dans ce cas, de Roseau et Torrent. Surel marmonna quelque chose du genre «... prêt à cogner leurs têtes d'idiots l'une contre l'autre», puis ajouta: — Qu'est-ce qu'ils ont fait ? —Je pense que nous devrions laisser Torrent nous le raconter. Puis nous aviserons. — Hum, fit Surel d'un air dubitatif, mais il suivit Dag lorsqu'il quitta le chemin pour s'approcher de la grange. La porte coulissante était ouverte, et une douce lumière jaune se déversait de la lanterne à huile accrochée à un clou planté dans un chevron. Dans une stalle près de la porte, Grâce, mal à l'aise, renifla lorsqu'ils entrèrent. L'allée poussiéreuse dégageait une odeur pas vraiment désagréable de chevaux et de paille, de fumier, de fientes de tourterelles et de pourriture sèche. Un cri furieux s'éleva de la stalle de Tête de Cuivre. Dag tendit une main apaisante comme Surel faisait mine de se précipiter. « Attendez», articula-t-il en silence. Dag eut du mal à ne pas éclater de rire devant la scène qui s'offrait à eux, même si la vue de la moitié de son harnachement éparpillé par terre et piétiné par Tête de Cuivre ne l'aidait pas à garder un visage impassible. Sur le mur du fond du box, des lattes de bois étaient clouées en guise de grossière mangeoire, et au-dessus un carré était découpé dans le plafond pour que le foin puisse être jeté directement depuis le grenier. Même si ce trou était suffisamment grand pour y faire passer une grosse pelletée de foin, il ne l'était pas assez pour les larges épaules de Torrent. A ce moment précis, ayant grimpé sur la mangeoire, Torrent avait une jambe et deux bras coincés dans le trou, et gesticulait pour mettre le reste de son corps hors de portée des dents jaunes et claquantes de Tête de Cuivre. Celui-ci, les oreilles en arrière et le cou tendu, poussait des hennissements perçants et claquait des mâchoires, éprouvant apparemment une joie rosse à voir Torrent se tortiller de plus belle. — Patrouilleur! s'écria Torrent en les voyant s'approcher de la cloison de la stalle. Aidez-moi ! Rappelez votre cheval ! Surel lança un regard inquiet à Dag. Celui-ci lui fit un petit signe de tête et posa les bras sur le haut de la cloison, s'appuyant confortablement. —Alors, Torrent, dit Dag d'un ton badin. Je me rappelle distinctement vous avoir dit, à toi et tes frères, que Tête de Cuivre était un cheval de guerre, et vous avoir demandé de le laisser tranquille. Vous vous en souvenez, Surel ? — Oui, en effet, patrouilleur, dit Surel, accordant son ton au sien et appuyant ses coudes sur la cloison. —Je sais que vous l'avez ensorcelé d'une façon ou d'une autre! Dites-lui de me laisser ! -y — Nous verrons ça plus tard. Tout de suite, ce que je meurs de curiosité de savoir, c'est comment tu t'es retrouvé dans cette stalle, sans ma permission, mais avec mes sacoches, mon sac de couchage et tout mon harnachement, que j'avais laissés dans la pièce à tisser de tante Futée. Je pense que ton papa aimerait bien entendre cette histoire aussi. Dag se tut. Le silence s'éternisa. Torrent fit une nouvelle tentative pour se balancer vers le bas. Tête de Cuivre, excité, piaffa et essaya de le mordre en faisant un bruit très particulier, à mi-chemin entre celui, menaçant, d'une scie à chantourner, et un rire de cheval. Torrent remonta immédiatement son corps. —Votre brute de cheval m'a attaqué! se plaignit Torrent. Sa chemise était déchirée à l'épaule, et un peu de sang s'en écoulait, mais il était évident pour Dag, à la façon dont il bougeait, qu'il n'avait rien de cassé. —Voyons, voyons, dit-il d'un ton faussement apaisant. C'était juste une petite morsure d'amour, ça. Si Tête de Cuivre t'avait vraiment attaqué, tu serais là, et ton bras serait là-bas. Je parle d'expérience, bien entendu. Torrent écarquilla les yeux en réalisant que, s'il voulait un peu de sympathie, il avait frappé à la mauvaise porte. Dag ne dit rien de plus. — Qu'est-ce que vous voulez savoir? demanda finalement Torrent d'un ton maussade. —Je suis sûr que quelque chose va te venir, répliqua Dag d'une voix traînante. — Papa ! Dis-lui de me laisser descendre ! Surel poussa un soupir exaspéré. —Tu sais, Torrent, je vous ai tirés plus d'une fois, ton frère et toi, de mauvais pas dans lesquels vous vous étiez fourrés tout seuls, parce qu'un garçon doit survivre à sa part de bêtises. Mais comme vous aimez tant me le rappeler, vous n'êtes plus des enfants. D'après moi, tu t'es fourré là-haut tout seul. Tu peux bien te débrouiller pour redescendre. Torrent parut effaré par cette trahison parentale inattendue. Il entama une explication plutôt embrouillée impliquant une requête imaginaire de Faon. Dag secoua une nouvelle fois la tête en direction de Surel. Ce dernier avait la mine de plus en plus sombre. — Non, l'interrompit Dag d'une voix faussement ennuyée. Ce n'est pas ça. Réfléchis mieux, Torrent. Je devrais aussi mentionner, je suppose, que Radieux Charpentier et ses trois costauds d'amis sont en route pour Bleu-Ouest par le fleuve. Sous escorte. Sous l'eau, je dirais plutôt. Je ne crois pas qu'ils reviendront avant plusieurs jours. —Comment avez-vous... ? Je ne sais pas de quoi vous parlez! Silence. — Est-ce qu'ils vont bien ? demanda Torrent d'une plus petite voix. — Ils survivront, dit Dag avec indifférence. Tu pourras penser à m'en remercier, plus tard. Le silence, à nouveau. Après plusieurs autres faux départs, Torrent finit par se confesser. C'était plus ou moins l'histoire à laquelle Dag s'était attendu, la conspiration à la taverne et la bravade de jeunesse. Dans la version de Torrent, Roseau était le vaillant chef de bande, horrifié à l'idée de voir sa seule sœur épouser un Marcheur du Lac mangeur de cadavres, faisant par la même occasion de lui son beau-frère, et les propres motivations de Torrent se perdirent dans un murmure. Dag ne savait pas s'il s'agissait de la stricte vérité ou s'il ne faisait que rejeter la faute sur son frère, mais cela lui importait peu puisqu'il était évident que les deux garçons étaient impliqués. Ils avaient trouvé un partenaire étonnamment enthousiaste en la personne de Radieux, en grande forme après un été passé à tirer des souches d'arbres et ravi de faire admirer ses muscles. Sans surprise, il apparut que Radieux n'avait pas jugé utile de mentionner sa première rencontre avec Dag, qui choisit d'en faire autant. Surel paraissait de plus en plus sombre. Torrent arrêta finalement de bégayer. Un silence glacial s'abattit sur la grange tiède. Le jeune homme commença à se laisser tomber. Tête de Cuivre attaqua de nouveau. Torrent se tendit, pendu comme un opossum à sa branche. Dag voyait que ses bras tremblaient. — Maintenant, Torrent, fit Dag, je vais te dire comment les choses vont se passer. Il se trouve que je suis disposé à pardonner et à oublier ton projet fraternel de me battre à mort puis de m'enterrer dans les bois de ton père la veille de mon mariage. Quant au fait que tu aies également sérieusement mis en danger la vie de tes amis - parce que confronté à cette mort, je ne me serais pas retenu pour me défendre -, je laisse à ton père le soin de régler ça avec vous deux. Je te pardonnerai même de m'avoir menti. (Dag baissa la voix d'une façon tellement sinistre que Surel lui jeta un regard inquiet.) Ce que je ne pardonne pas, c'est la cruauté de tes mensonges à Faon. Vous aviez prévu, lorsqu'elle se réveillerait toute joyeuse le jour de son mariage, de lui annoncer que je m'étais fait la malle en pleine nuit, vous lui auriez fait croire qu'elle avait été humiliée et trahie, devant ses amis et sa famille, vous l'auriez fait pleurer - bien que je pense que sa réaction vous aurait surpris. (Il jeta un regard de côté.) Est-ce que cette image vous plaît, Surel ? Non ? Parfait. (Il prit une profonde inspiration.) Quelles qu'aient été les raisons pour lesquelles vos parents ont toléré que vous tourmentiez votre sœur dans le passé, cela s'arrête demain. Tu dis que Roseau avait peur de moi ? Il devrait être deux fois plus inquiet. Si l'un d'entre vous se permet ne serait-ce que de lancer un regard mauvais à Faon demain, ou n'importe quand après, je vous donnerai des raisons de le regretter chaque jour du reste de votre vie. Tu m'entends, Torrent? Regarde-moi. Dag n'avait plus utilisé cette voix depuis la période où il était capitaine. Il fut content de voir que ça fonctionnait toujours. Torrent faillit tomber de son perchoir. Tête de Cuivre broncha. Même Surel recula d'un pas. —Tu m'entends ? siffla-t-il. Torrent hocha frénétiquement la tête. —Très bien. Je vais attacher Tête de Cuivre et tu descendras de là. Ensuite tu ramasseras chaque morceau de mon harnachement et tu les remettras là où tu les as trouvés. Ton frère et toi réparerez ce qui est cassé, nettoierez ce qui a roulé dans le fumier, ce qui vous empêchera de faire d'autres bêtises pour le reste de la soirée, je pense. Vous remplacerez ce que vous ne pourrez réparer, et pour ce qui ne peut être remplacé, je vous laisse voir ça avec votre père. —Tu as entendu le patrouilleur, Torrent, dit Surel dans un féroce grondement paternel, presque aussi efficace que la voix de capitaine de compagnie. Dag étendit son InnéSens jusqu'à son cheval, une opération familière qu'il pratiquait depuis longtemps. Il avait cet imbécile de hongre sur les bras depuis environ huit ans, maintenant. Déçu d'avoir perdu son jouet, Tête de Cuivre baissa la tête vers le sol et se mit à grignoter du foin, faisant comme si rien ne s'était passé. Dag pensa qu'il avait finalement des points communs avec Torrent. —Tu peux descendre, dit-il. — Il n'est pas attaché, rétorqua Torrent nerveusement. — Si, il l'est, affirma Dag, maintenant. Surel haussa les sourcils, mais il ne dit rien. Torrent descendit avec précaution. Le visage rouge, les yeux posés avec méfiance sur Tête de Cuivre, il se mit à ramasser les affaires de Dag éparpillées par terre : ses vêtements, ses sacoches et son sac de couchage déchiré, sa selle renversée et sa couverture de selle piétinée. L'arc spécialement conçu pour lui, projeté dans un coin, n'était pas abîmé, s'aperçut Dag avec bonheur. Seul ce constat relativement bénin l'empêchait de sombrer dans la fureur. Ça, et le fait de ne pas trop penser à Faon. Mais il devait penser à elle. — Bien, dit-il lorsque Torrent fut sorti de la stalle, les bras chargés, et qu'il eut refermé la porte derrière lui. Torrent posa le harnachement emmêlé par terre, très doucement. — Nous en arrivons à l 'autre question. Que veux-tu que je dise à Faon de tout ça ? La grange, déjà calme, devint silencieuse comme une tombe. Surel fit la grimace. — Il me semble, fit-il prudemment, qu'elle serait aussi bouleversée par cette histoire que par ce qui aurait pu se produire. Je veux dire, au sujet de Roseau et Torrent, ajouta-t-il, des visions d'une Faon en larmes sur le corps du patrouilleur se présentant manifestement à son esprit comme à celui de Dag. Torrent, qui avait été plutôt rouge, vira au blanc. —C'est bien ce qu'il me semble aussi, dit Dag. Mais, vous savez, il y a huit personnes qui connaissent la vérité sur ce qui s'est passé ce soir. Evidemment, quatre d'entre elles raconteront des mensonges en rentrant chez elles ce soir, même si je doute qu'elles racontent toutes les mêmes. Une rumeur va forcément circuler. Dag les laissa s'attarder sur cette horrible vision pendant un moment. —Je ne suis pas l'ami de Roseau et Torrent, même si j'aurais pu l'être. Je ne mentirai pas à Faon pour eux. Mais je vais vous accorder ceci, et rien de plus : je ne parlerai pas le premier. Surel digéra cette information, le visage impassible, envisageant visiblement des répercussions familiales déplaisantes au plus haut point. Puis il hocha brièvement la tête. — D'accord, patrouilleur. Dag étendit rapidement son InnéSens, même si la proximité de ces deux Prébleu ébranlés lui était douloureuse. — Roseau revient à la maison avec Faon. Je préférerais vous le laisser, Surel. —Envoyez-le ici, dit Surel entre ses dents. —Je n'y manquerai pas, monsieur. Il hocha la tête plutôt que de se conformer aux habituelles salutations. —Merci... monsieur, dit Surel en hochant la tête à son tour. * * * Faon revint à la cuisine avec Roseau, un peu fâchée qu'il l'ait traînée ainsi dans la nuit. Elle alluma quelques bougies sur le manteau de cheminée pour éclairer tant la pièce que son humeur. Qui s'améliora d'autant plus qu'elle entendit les longs pas de Dag dans le couloir. Roseau, qui s'était glissé dans la pièce à tisser de Futée pour quelque raison, ressortit avec un sourire triomphant et inexplicable. Elle s'apprêtait à lui demander pourquoi il était si heureux lorsque ce sourire s'effaça soudain à la vue de Dag qui entrait dans la cuisine. Faon réprima une pointe d'irritation vis-à-vis de son frère. Elle avait d'autres choses à faire que de se disputer avec lui. Serrer Dag dans ses bras était en haut de sa liste. Il lui rendit rapidement son étreinte avec son bras gauche et se tourna vers Roseau. —Ah, Roseau. Ton papa veut te voir dans la vieille grange. Maintenant. Roseau regarda Dag comme s'il était un serpent venimeux surpris à l'endroit où il voulait poser la main. — Pourquoi ? demanda-t-il d'une voix soupçonneuse. —Je crois que Torrent et lui ont beaucoup de choses à te dire. Dag pencha la tête sur le côté et lui fit un petit sourire, le moins amical qu'il lui ait été donné de voir, pensa Faon. La bouche de Roseau s'affaissa mais il ne protesta pas et, au grand soulagement de Faon, il sortit. Elle entendit claquer la porte d'entrée. Faon repoussa ses boucles désordonnées. — Eh bien, ça c'était vraiment une sortie idiote. — Où êtes-vous allés, tous les deux? — Il m'a traînée jusqu'aux prés de derrière pour que je l'aide à sauver un veau coincé dans une barrière. Si cet écervelé d'animal s'était coincé quelque part, il ne l'était plus lorsque nous sommes arrivés. Et ensuite il a voulu que nous longions toute la longueur de la barrière tant qu'on était là. Ça ne me dérangeait pas de me promener, mais j'ai des choses à faire. (Elle fit un pas en arrière et observa Dag. Il était rarement très soigné, mais à cet instant il semblait carrément chiffonné.) Est-ce que tu as pu réfléchir tranquillement? — Oui, je viens de passer une heure très instructive. Et utile aussi, j'espère. — Oh, toi. Je parie que tu n'es pas resté assis tranquille. (Elle enleva des morceaux épars d'écorce et de feuilles collés à sa chemise, et remarqua avec désapprobation une nouvelle déchirure dans son pantalon, au niveau du genou, taché de sang. Tu t'es promené dans les bois, je parie. Je suis sûre que tu as marché si longtemps que tu ne pouvais plus t'arrêter. Quoi, tu as grimpé aux arbres ? —A un seul. — Eh bien, c'était idiot de faire ça avec ton bras! le gronda-t-elle affectueusement. Tu es tombé ? —Non, pas vraiment. —C'est une chance. Tu dois faire plus attention. Grimper aux arbres, franchement ! Je plaisantais. Je ne veux pas d'un fiancé tout cassé, je te signale. —Je sais. Il sourit en regardant autour de lui. Faon se rendit compte que, par miracle, ils étaient seuls pour le moment. Il sembla s'en apercevoir au même instant car il s'assit sur la grosse chaise en bois à côté de la cheminée et l'attira à lui. Elle grimpa avec bonheur sur ses genoux et leva le visage pour l'embrasser. Leur baiser se fit pressant, et ils étaient tous les deux essoufflés lorsque leurs lèvres se séparèrent. — Ils ne pourront pas nous séparer bien plus longtemps, dit-elle d'un ton bourru. — Pas même avec des cordes et des chevaux sauvages, ajouta-t-il, les yeux brillants. (Son sourire se fit plus sérieux.) As-tu décidé où tu voulais que nous soyons demain soir? Ici ou ailleurs ? Elle sourit et se redressa. —Tu as une préférence ? Il repoussa les cheveux de son menton avec ses lèvres, probablement parce qu'il répugnait à lui toucher le visage avec son crochet. Ce geste se transforma en une petite série de baisers le long de ses arcades sourcilières avant que lui aussi se redresse, pensif. — Ce serait plus facile de rester là. Nous n'atteindrons pas le lac Hickory en un jour, encore moins en quelques heures demain soir. Et si nous campons, tu devras t'occuper de presque tout. — Le travail ne me dérange pas, dit-elle en rejetant la tête en arrière. — Ecoute-moi. Nous n'allons pas seulement faire l'amour, nous allons nous faire des souvenirs. C'est le genre de journée qu'on se rappelle toute sa vie, tandis que les autres s'effacent. La vraie question, la seule qui m'importe vraiment, c'est quels souvenirs de tout ça veux-tu emporter pour l'avenir? C'était la voix de l'expérience, pensa-t-elle. Mieux valait l'écouter. — D'après la coutume, chez les fermiers, le couple part dans sa nouvelle maison, pour dormir sous son nouveau toit. Pendant que la fête continue. Si nous restons, je parie que je vais me retrouver à faire la vaisselle à minuit, ce que je ne souhaite pas. —Je n'ai pas de maison pour toi. Je n'ai même pas de tente avec moi. Ce sera un toit d'étoiles, si ce n'est pas un toit de pluie. — On ne dirait pas qu'il va pleuvoir. Ces moments de très beau temps, à cette époque de l'année, durent trois ou quatre jours, d'habitude. J'admets que je préfère une chambre d'auberge à un champ de blé, mais au moins avec toi il n'y a pas de moustiques. —Je crois qu'on pourrait trouver mieux qu'un champ de blé. Elle reprit la parole plus sérieusement, méditant les paroles de Dag. —Cette maison déborde de souvenirs. Certains sont heureux, mais beaucoup me font du mal, et ces derniers sont toujours les plus présents. Et il y aura toute ma famille. Demain soir, je veux être dans un endroit qui ne m'évoque aucun souvenir. Et sans famille. Il baissa la tête en signe de compréhension. —Alors c'est ce que nous ferons. Elle redressa le dos. — D'ailleurs, j'épouse un patrouilleur. Nous devons donc faire ça dans le style des patrouilleurs! Un sac de couchage sous les étoiles, ça me va. (Elle sourit et fourra son nez dans son cou, séductrice.) Nous pourrions nous baigner dans le fleuve... Il semblait très facile à séduire, les yeux plissés à la manière qu'elle aimait tant. —C'est toujours agréable de se baigner dans un fleuve, dit-il. Un patrouilleur propre est, euh... — Inhabituel ? suggéra-t-elle. Et elle aimait aussi la façon dont sa poitrine grondait sous elle lorsqu'il riait intérieurement. Comme un tremblement de terre paisible. — Un patrouilleur heureux, dit-il fermement. — Nous pourrions ramasser du bois, continua-t-elle, ses lèvres remontant sur lui. Les siennes descendaient sur elle. — Un gros, grand feu de joie, murmura-t-il entre deux baisers. — Nous chasserons les écureuils trop chahuteurs... — Ces écureuils sont une grande menace. (Il la regarda, son visage tout contre le sien, même si elle ne se rendait pas compte qu'il pouvait la voir si bien à cette distance.) Tout ça! Tu es optimiste, Étincelle! Elle rit, heureuse de voir ses yeux si pétillants. Il avait l'air tellement sombre lorsqu'il était arrivé. A sa grande frustration, elle entendit des pas lourds descendre l'escalier, ceux de Flèche ou de Brin, se dirigeant vers eux. Elle soupira et se redressa. —Alors ce sera ailleurs. —A moins qu'un orage éclate. — Le tonnerre et les éclairs ne pourraient me garder dans cette maison une journée de plus, dit-elle avec ferveur. Il est temps pour moi d'aller de l'avant. Tu comprends ? Il hocha la tête. —Je commence à m'en apercevoir, fermière. C'est une bonne chose pour toi. Elle lui vola un dernier baiser avant de glisser de ses genoux, en pensant : demain, je n'aurai plus besoin de lui voler ces baisers. Elle fondit en voyant la tendresse du regard qu'il lui lança, la laissant, à contrecœur, sortir de ses bras. Elle pourrait essuyer tous les orages du monde dans le havre de ce sourire. Chapitre 19 Faon se débarrassa aussi vite que possible de ses incontournables travaux de ferme le lendemain matin. La traite des vaches lui incomba. Après, pleine de vigueur, elle agita un bâton pour envoyer les vaches déconcertées dans le pré à un trot inhabituellement rapide. Pour des raisons pratiques, la règle selon laquelle les futurs mariés ne pouvaient pas se voir avant la cérémonie fut repoussée à après le petit déjeuner, lorsque la tante Rose Prébleu arriva pour aider la mère de Faon à préparer la maison et la nourriture, ainsi que les plus proches cousines et amies de Faon, Cavale Prébleu et Gingembre Cordier, qui, elles, se chargèrent de l'aider à se pomponner. En premier lieu, il y eut le bain. Les femmes allèrent au puits, et les hommes furent envoyés au fleuve. Faon s'inquiétait de laisser Dag à la merci de son père, de Flèche et de Brin pour une entreprise aussi délicate, mais au moins les jumeaux, assignés à une longue liste de tâches difficiles, ne les rejoindraient pas avant de les avoir accomplies. Cavale et Gingembre l'entraînèrent alors qu'elle criait encore des ordres stricts aux hommes descendant la colline, leur rappelant de ne pas laisser Dag mouiller son éclisse. S'ensuivit une demi-heure où elles se lavèrent en faisant les folles près du puits, nues, trempées, savonneuses. La mère de Faon avait sorti son meilleur savon parfumé pour l'occasion. Une fois de retour dans sa chambre avec Gingembre et Cavale qui s'attaquèrent à ses cheveux, Faon entendit avec soulagement les pas et les voix des hommes par la porte fermée de la pièce à tisser, et Dag donner calmement des instructions à Brin. Cavale et Gingembre firent de leur mieux, Faon leur répétant de façon assez vague ce que Reela lui avait dit, pour imiter les tresses de mariage des Marcheurs du Lac, même si elle avait tristement conscience que ses cheveux étaient trop bouclés et indisciplinés pour coopérer comme le faisaient certainement les longues mèches des Marcheurs du Lac. Le résultat fut honorable, néanmoins, ses cheveux tirés en nattes épaisses et nettes partant de ses tempes pour se rejoindre au sommet du crâne, d'où ils tombaient librement à leur façon turbulente. Dans le petit miroir à main, tenu à bout de bras, Faon se trouva étonnamment raffinée et adulte, et elle cilla devant tant de singularité. Le frère de Gingembre était allé jusqu'à l'Etang-Miroir le matin même, à six kilomètres de là en remontant le fleuve, pour trouver les fleurs que Faon lui avait demandées : trois nénuphars blancs pas trop froissés, que Gingembre attacha dans le nœud de cheveux au sommet du crâne de Faon. — Maman a dit qu'elle aurait pu te donner toutes les roses que tu voulais, fit remarquer Cavale en penchant la tête pour observer le résultat. — Les nénuphars font plus Marcheur du Lac. Dag les aimera. Le pauvre n'a ni famille ni amis ici, et il doit tout emprunter à des fermiers. Je sais qu'il regrette de n'avoir pu faire venir ses cadeaux de mariage avant la cérémonie. Ils sont censés être offerts avant, je crois. — Maman se demandait si les femmes de son propre peuple refusaient de l'épouser à cause de sa main mutilée, dit Cavale. Faon, choisissant d'ignorer la remarque qui la visait de façon sous-jacente, se contenta de répondre : —Je ne pense pas. Beaucoup de patrouilleurs sont blessés, au fil du temps. D'ailleurs, il est veuf. — Mon frère raconte que les jumeaux lui ont dit que son cheval parle le langage humain avec lui quand ils sont seuls, rapporta Gingembre. — S'ils sont seuls, comment peuvent-ils le savoir? demanda Faon d'un air méprisant. — Bonne remarque, concéda à contrecœur Gingembre après avoir réfléchi un instant. — Et puis, on parle des jumeaux. — Seconde bonne remarque, admit Cavale, avant d'ajouter avec regret : Alors j'imagine qu'ils ont aussi inventé cette histoire selon laquelle il aurait réparé par magie une coupe en verre qu'ils avaient cassée ? — Euh... non. Celle-là est vraie, dit Faon. Maman l'a rangée à l'étage aujourd'hui pour qu'elle ne risque pas d'être cassée à nouveau. Un silence pensif suivit ces paroles, tandis que Cavale passait les mains dans les boucles de son amie pour les faire gonfler et repoussait les mains de Faon qui essayaient de les lisser. — Il est si grand, reprit Gingembre d'un ton spéculatif nouveau, et tu es si petite. On dirait qu'il pourrait t'écraser plus facilement qu'un insecte. Sans compter que ses deux bras sont blessés. Comment allez-vous vous débrouiller, ce soir? — Dag est très inventif, dit fermement Faon. Cavale lui planta un doigt entre les côtes et gloussa. —Comment tu le sais, hein ? Gingembre ricana. —Voici quelqu'un qui a déjà eu un échantillon de la chose, à mon avis. Qu'est-ce que vous avez fait, tous les deux sur la route pendant un mois ? Faon rejeta la tête en arrière et renifla. —Ce ne sont pas vos affaires. Mais elle ne put s'empêcher d'ajouter d'un air suffisant, quelques secondes plus tard : —Tout ce que je peux dire, c'est que les fermiers sont loin de lui arriver à la semelle ! Ce qui lui valut des sifflements, rapidement étouffés lorsque Futée entra dans la pièce. Gingembre installa une chaise à côté du banc de Faon et Futée posa le tissu dans lequel elle avait enroulé les cordelettes tressées. Elle venait de donner la sienne à Dag, ainsi que son autre cadeau surprise. — Est-ce que sa chemise de mariage lui a plu ? demanda Faon, un peu triste parce qu'elle ne pouvait pas lui demander : Comment lui allait-elle? — Oh oui, ma chérie, il était très content. Emu, même, je dirais. Il a dit qu'il n'avait jamais rien eu d'aussi beau dans sa vie, et que c'était incroyable que nous ayons réussi à la faire aussi vite et en secret. Il a ajouté qu'il était rassuré, cependant, parce que ça expliquait la séance de mesures d'hier, qui l'avait de toute évidence un peu inquiété. Elle déroula le tissu. La cordelette sombre était enroulée sur ses genoux, les perles d'or solides et resplendissantes tout au bout. — Où porte-t-il son bracelet? Où devrais-je porter le mien? — Il dit que la plupart des gens droitiers le portent au poignet gauche. Sinon, de l'autre côté, évidemment. Il a mis le sien autour de son bras gauche, au-dessus de la prothèse, pour l'instant. Il dit qu'au moment de l'union, il s'assoira en face de toi, et que je pourrai vous entrelacer sans trop de difficulté. —Très bien, acquiesça Faon d'un air dubitatif, en essayant de se le représenter. Elle tendit le bras gauche et laissa Futée enrouler plusieurs fois la cordelette autour de son poignet comme un bracelet, nouant provisoirement les deux extrémités. Les perles pendaient joliment, et Faon tourna la main pour les faire rebondir sur sa peau. Selon Dag, une petite partie de son être le plus secret reposait à l'intérieur, avec son sang. Et elle ne pouvait que le croire sur parole. Il fut ensuite temps de s'habiller, avec sa jolie robe en coton vert, lavée et repassée avec soin pour l'occasion. Son autre belle robe était en laine chaude pour l'hiver. Dag se souviendrait de cette robe qu'il lui avait si doucement et hâtivement enlevée lors de cette nuit à Forgeverre, déballant Faon comme un cadeau - mais c'était un secret entre eux deux. Elle espérait que cette vision lui réchaufferait le cœur. Gingembre et Cavale lui enfilèrent la robe par-dessus de la tête avec précaution pour ne pas la décoiffer ni écraser les nénuphars. Quelqu'un frappa à la porte et n'attendit pas la permission pour entrer: Brin, qui regarda Faon en clignant des yeux. Il ouvrit la bouche comme pour lancer l'une de ses piques habituelles, puis sembla changer d'avis et sourit, mal à l'aise. — Dag demande ce qu'il doit faire de ses armes? récita-t-il, se révélant comme un porteur de message. Apparemment, il veut toutes les porter. Toutes à la fois. Il dit que c'est pour montrer ce qu'un patrouilleur apporte à la tente de son épouse. Flèche dit que personne ne porte d'armes lors d'un mariage, que ça ne se fait pas. Papa dit qu'il ne sait pas ce qu'il faut faire. Alors Dag a dit: «demandons à Etincelle, et je ferai comme elle voudra». Faon faillit répondre : Oui, c'est aussi son mariage, il devrait pouvoir respecter certaines coutumes de son peuple, mais préféra demander plus prudemment: — De combien d'armes est-il question, au juste ? —Eh bien, il y a ce gros coutelas qu'il appelle son couteau de guerre, pour commencer. Ensuite il y a celui qu'il glisse dans sa botte, et un autre qu'il attache parfois à sa cuisse. Ce qu'il veut faire de trois couteaux alors qu'il n'a qu'une main, je n'en ai pas idée. Ensuite il y a ce drôle d'arc, et le carquois de flèches, dans lequel il y a également de petites lames. Il a semblé un peu déçu de ne pas avoir d'épée avec lui - apparemment, il en a hérité une de son père au camp, ainsi que d'une lance pour combattre à dos de cheval, qu'il n'a pas avec lui non plus, dieu merci. Cavale et Gingembre grimacèrent en écoutant ce catalogue interminable. Brin, signifiant d'un hochement de tête qu'il était d'accord avec elles, conclut. — Il cliquetterait en marchant. On ne voudrait pas que le patrouilleur tombe la tête la première dans l'eau en allant à son mariage, d'après moi. (Il haussa les sourcils avec un horrible enthousiasme.) Vous pensez qu'il a déjà tué quelqu'un avec cet arsenal ? Je suppose que oui, à un moment ou un autre. Il a une collection de cicatrices qui porte à réfléchir, à ce que j'ai vu quand nous nous sommes lavés. Même si je suppose qu'il a eu tout le temps de les accumuler. » Vous pensez qu'il est nerveux à propos du mariage ? demanda-t-il après un moment de réflexion. Il ne le montre pas, mais avec lui, comment savoir? Avec Brin comme assistant, c'était un miracle que Dag n'ait pas encore perdu la tête, pensa Faon avec amertume. — Dis-lui... (La langue de Faon hésitait entre oui et non, se souvenant de ce qu'elle avait vu Dag faire avec ces armes.) Dis-lui de ne prendre que le couteau de guerre. (Au cas où il fût vraiment nerveux et que les armes fussent un moyen de réconfort.) Dis-lui qu'il représentera toutes les autres armes, d'accord? Nous savons ce qu'il en est vraiment. — D'accord. Brin ne sortit pas immédiatement, mais resta là à se gratter la tête. — Est-ce que la chemise lui va bien ? demanda Faon. — Oh, oui, je crois. —Tu crois ? Tu n'as pas regardé ? Argh ! Inutile de te demander ça à toi, je suppose. — Elle lui a plu. Il n'arrêtait pas de la tâter avec le bout de ses doigts qui dépassent de ses bandages, en tout cas, comme s'il aimait son toucher. Mais ce que je veux qu'on m'explique, c'est... tu sais, j'ai dû l'aider à boutonner et à déboutonner son pantalon. Comment diable a-t-il pu se débrouiller pour faire ça ces dernières semaines ? Car je ne l'ai jamais vu se balader avec ses boutons défaits. Et il a beau être un sorcier, il a bien fallu qu'il fasse le nécessaire à un moment... — Brin, dit Faon, va-t'en. Gingembre et Cavale, méditant ces paroles, virent Faon rougir et se mirent à glousser comme des bouilloires à vapeur. — Parce que, s'entêta Brin, qui ne saisissait jamais la moindre allusion, je sais que ce n'était ni moi, ni Flèche, ni papa, et ça ne pouvait pas être les jumeaux, qui n'ont jamais sympathisé avec lui. J'imagine que ça aurait pu être Futée, mais vraiment, je crois que ça devait être toi, et comment - oh ! Sa phrase se termina en cri car Futée l'avait fermement et judicieusement frappé sur les genoux avec sa canne. — Brin, si tu ne te trouves pas quelque chose à faire, moi je vais t'en trouver, lui dit-elle. Ne va pas embarrasser le patrouilleur de Faon avec toutes tes suppositions ou tu auras affaire à moi, et moi je serai encore là demain. Brin, enfin découragé, sortit. —Je lui dirai seulement le couteau, alors, fit-il d'une voix conciliante. Faon entendit le bruit des sabots et des chariots grinçants remontant le chemin, dehors, et des cris de bienvenue à l'arrivée des invités. C'était très étrange de rester tranquillement dans cette pièce, à attendre, plutôt que de s'agiter dehors. Sa mère entra en s'essuyant les mains dans un torchon. — Berger Semeur et sa femme viennent d'arriver. Ils étaient les derniers. Le soleil est aussi proche de midi qu'il peut l'être. Nous pouvons commencer à tout moment. — Est-ce que Dag est prêt ? Est-ce qu'il va bien ? — Il est propre, et bien habillé. Il a l'air très calme et au-dessus de tout ça, sauf qu'il a demandé deux fois à Brin de mettre sa main en bois à la place du crochet puis de remettre le crochet. Faon réfléchit. — Qu'est-ce qu'il a choisi, finalement? — Le crochet, la dernière fois que je l'ai vu. — Hum. Cela signifiait-il qu'il était plus détendu, pour être vu ainsi par des inconnus, ou alors, au contraire, qu'il voulait avoir l'outil le plus utile et une arme à disposition, au cas où ? — Enfin, ce sera bientôt terminé. Je ne voulais pas lui faire subir une telle épreuve lorsque j'ai accepté de m'arrêter là. Trille fit un signe de tête aux cousines de Faon. — Les filles, laissez-nous une minute. Futée se leva, obtempérant. —Venez, les petites, laissez la future mariée avec sa maman. Elle conduisit les assistantes de Faon dans sa pièce à tisser et referma doucement la porte derrière elles. — Dans quelques minutes, tu seras une femme mariée, dit Trille d'une voix qui oscillait entre l'anxiété et la perplexité. Plus vite que je ne m'y attendais. Enfin, je n'aurais jamais imaginé quelque chose comme ça. Nous avons toujours voulu bien faire, pour ton mariage. Tout ça est si rapide. Nous avons fait plus de préparatifs pour Flèche. Troublée par la culpabilité, Trille fronça les sourcils. —Je suis contente que ça se passe comme ça, la rassura Faon. Je suis déjà assez nerveuse. —Tu es sûre de toi, Faon ? —Aujourd'hui, non. Demain est un autre jour. — Futée a gardé tes secrets. Mais tu sais, si tu veux changer d'avis, nous pouvons tout arrêter maintenant. Quels que soient les soucis que tu penses avoir, nous pouvons nous débrouiller d'une façon ou d'une autre. — Maman, nous avons déjà parlé de ça. Deux fois. Je ne suis pas enceinte. Vraiment, sincèrement. — Il y a d'autres genres d'ennuis. — Pour les filles, c'est le seul dont les gens semblent se soucier, soupira Faon. Alors combien de personnes dehors pensent que je suis dans le pétrin, pour que tu viennes m'en parler? — Quelques-unes, admit sa mère. Tout un tas, je parie. — Eh bien, le temps leur donnera tort, grommela Faon. Et j'espère que tu leur feras ravaler leurs mots à ce moment-là, car je ne serai plus là pour le faire. Sa mère passa derrière elle et tripota ses cheveux, qui n'en avaient aucunement besoin. —J'admets que Dag a l'air d'un brave type, non, je dirais même plus, d'un homme bien, mais sa famille? Même lui ne se porte pas garant de l'accueil que tu vas recevoir. Et s'ils te traitent mal ? Je me sentirais comme à la maison. Faon ravala cette réponse avant qu'elle lui échappe. —Je me débrouillerai. Je m'en suis sortie avec des bandits, des hommes de vase et même un spectre. Je m'en tirerai aussi avec sa famille. Tant que ce n'est pas la mienne. — Est-ce bien raisonnable? — Si les gens étaient raisonnables, se marieraient-ils jamais? —Je suppose que non, grommela sa mère, avant d'ajouter d'une voix plus basse: mais si tu t'engages sur une route dont tu ne vois pas le bout, il y a des chances que tu trouves des choses obscures en chemin. Faon faillit défendre son choix pour la centième fois, mais elle répondit simplement, en se levant : — C'est vrai. Mais c'est ma route. Notre route. Je ne peux pas rester immobile sans étouffer. Je suis prête. (Elle embrassa sa mère sur la joue.) Allons-y. Sa mère poussa un dernier soupir maternel auquel on ne pouvait rien objecter, mais elle suivit Faon. Futée, Gingembre et Cavale les rejoignirent à leur passage. Trille fit rapidement le tour de la cuisine, posa finalement le torchon, lissa sa robe et entra la première dans le parloir. La pièce était bondée, les invités débordaient dans le couloir. Il y avait là le frère du père de Faon, oncle Faucon Prébleu, tante Rose et leur fils, l'oncle et la tante Cordier et leurs deux plus jeunes fils, dont le fournisseur de nénuphars. Se trouvaient aussi là Berger Semeur et sa femme enjouée qui était toujours partante pour un repas gratuit, Flèche, Trèfle et la famille de cette dernière, les jumeaux, qui se tenaient inexplicablement bien, de même que Brin et son père. Et Dag, une tête au-dessus de tout le monde, mais néanmoins très entouré. La chemise blanche lui allait bien. Les femmes n'avaient pas eu assez de temps pour des smocks ou de la broderie, mais Futée et tante Cordier avaient trouvé du passepoil vert sombre pour rehausser le col, les manchettes et la double patte. Les manches étaient assez généreuses pour passer par-dessus son éclisse et sa prothèse, de l 'autre côté, et des boutons étaient prévus pour resserrer les manchettes plus tard. Il était resté suffisamment d'attaches en coquillage pour faire l'affaire. Faon lui avait enlevé son écharpe la veille assez longtemps pour la laver et la repasser, si bien qu'elle n'avait pas l'air trop sale, même si elle était de plus en plus abîmée. Son pantalon brun clair avait également été lavé de force la veille, et laissait voir moins de vieilles taches et de reprises que d'habitude. Son fourreau de couteau usé, accroché sur sa hanche gauche, semblait tant faire partie de lui qu'on le remarquait à peine malgré sa taille impressionnante. Quelques applaudissements spontanés éclatèrent à l'arrivée de Faon, ce qui la fit rougir. Dag ne regardait qu'elle, et tout eut alors à nouveau un sens. Elle alla se placer à côté de lui. Son bras droit se tordit dans son écharpe, comme s'il voulait désespérément lui prendre la main mais en était incapable. Faon se débrouilla pour glisser son pied et sa hanche de façon à le toucher et à créer une pression rassurante. L'impression de tension dans la pièce, chacun essayant de faire comme si tout cela était normal pour faire plaisir à Faon, lui fit presque désirer qu'ils reviennent à leur attitude habituelle, détendus et blessants, mais pas complètement. Berger Semeur s'avança, sourit, s'éclaircit la gorge et attira l'attention de tous avec quelques mots bien rodés. Au grand soulagement de Faon, après un coup d'œil à Dag, il laissa de côté ses blagues de mariage habituelles que, de toute façon, tout le monde avait entendues assez souvent pour pouvoir les réciter eux-mêmes. Il lut ensuite le contrat de mariage. L'ancienne génération écouta avec attention, hochant la tête, haussant les sourcils ou échangeant un regard de-ci de-là. Dag, Faon, ses parents, les trois couples adultes et Flèche et Trèfle le signèrent ; Futée fit sa marque, et Berger signa et scella le tout. Puis le père Prébleu apporta le livre de famille et l'ouvrit sur la table, et on répéta le même exercice. Dag regarda curieusement par-dessus l'épaule de Faon alors qu'elle revenait un peu en arrière dans les entrées de naissances, de décès, de mariages et d'échanges de terre, d'acquisitions ou d'héritages pour désigner sa propre date de naissance et, quelques pages plus tôt, le mariage de ses parents, avec les noms et les marques contresignées des témoins - dont plusieurs étaient morts depuis longtemps, et quelques-uns étaient présents dans cette même pièce, pour s'acquitter de la même tâche. Puis Dag et Faon répétèrent après Berger les promesses de mariage. Cette question avait soulevé un petit débat la veille, Dag répugnant à prononcer ces mots, tous ces serments de fermiers de planter et de labourer, de récolter la saison venue, puisqu'il ne ferait jamais aucune de ces choses — et, s'il devait dire la stricte vérité, ce devait bien être lors de ses vœux de mariage. Quant à protéger les terres pour ses enfants, il avait dit qu'il avait fait ça toute sa vie pour les enfants de tout le monde. Mais Futée lui avait expliqué que ces déclarations étaient une manière poétique de parler d'un couple prenant soin l'un de l'autre, faisant des enfants et vieillissant ensemble, et il s'était calmé immédiatement. Les mots avaient effectivement une résonance étrange dans sa bouche, ici, dans ce parloir bondé et surchauffé, mais sa voix profonde et prudente leur donnait tant de poids qu'on aurait dit qu'ils auraient pu être utilisés pour ancrer un navire en pleine tempête. Ils semblaient s'attarder dans les airs, et tous les adultes mariés paraissaient plongés dans une étrange introspection, comme si entendre ces paroles les renvoyait à leurs propres souvenirs. La voix de Faon sonna faible et bourrue à ses propres oreilles en comparaison, comme si elle n'était qu'une petite fille idiote jouant à l'adulte et ne convainquant personne. À ce moment-là de la cérémonie habituelle, les mariés se seraient embrassés et tout le monde serait passé à table, mais il était temps d'effectuer l'union des liens, ce dont les invités avaient été prévenus en des termes banals choisis avec soin. Quelque chose pourfaire plaisir au patrouilleur de Faon et, au cas où cela semblerait trop inquiétant, Futée s'en chargera. Le père de Faon installa une chaise au milieu de la pièce et Dag s'y assit en le remerciant d'un signe de tête. Faon retroussa la manche gauche de Dag. Elle se demanda ce qui lui passait par la tête pour qu'il choisisse d'exposer sa prothèse à la vue de tous. Le bracelet sombre aux lueurs cuivrées apparut, encerclant son biceps, celui de Faon ayant été visible tout le temps. Son père escorta ensuite Futée jusqu'à la chaise, elle tâtonna et trouva les bracelets, le bras et le poignet. Elle défit les nœuds et prit les deux cordelettes dans ses mains, les enroulant l'une autour de l'autre, murmurant des bénédictions de sa propre invention. Puis elle lia leurs deux bras ensemble d'un huit des cordelettes réunies, et les attacha avec un nœud simple. Elle posa la main dessus et récita: « Côte à côte ou éloignés, Qu'entremêlés ces deux cœurs Marchent ensemble. » C'étaient les mots que Dag lui avait demandé de prononcer. Ils rappelèrent désagréablement à Faon ceux inscrits sur le couteau en fémur de Kauneo, qu'il avait porté si longtemps, réservé à son propre cœur. Peut-être que l'inscription pyrogravée était censée rappeler cette prière de mariage, ou cet enchantement. Les mots, les bracelets, les deux cœurs consentants : tout cela devait être présent pour qu'un mariage soit valide... non aux yeux des Marcheurs du Lac, mais à leur InnéSens, cette perception subtile, invisible et puissante. Faon se demanda comment les gens faisaient passer leur consentement dans l'essence des liens. Alors qu'elle y réfléchissait intensément, elle se fit l'impression d'une petite fille de cinq ans souhaitant de tout cœur avoir un poney, les yeux plissés dans un vain effort, car un enfant n'avait pas d'autre moyen d'influencer le monde. Pour faire, nul besoin de souhaiter. Elle ferait alors son mariage, heure après heure et jour après jour, de ses propres mains, et laisserait ses vœux aller leur chemin. Dag avait la tête relevée, comme s'il écoutait quelque chose que Faon ne pouvait entendre, puis il baissa les paupières, l'air satisfait, et sourit. Avec quelque difficulté, il leva le bras droit et posa les doigts derrière le nœud, rassemblant une perle dorée de chaque bracelet. A son signe de tête, Faon prit l'autre paire. Ensemble, ils défirent le nœud, et Faon les laissa se séparer l'un de l'autre. Elle attacha ensuite le sien au bras de Dag, et Dag, avec l'aide de Futée - ou plutôt Futée, gênée par Dag -, attacha le sien au poignet de Faon, cette fois avec des nœuds plats. Dag releva le regard sur elle, et dans ses yeux se lisaient joie, terreur et triomphe, et juste une pointe de jubilation impie et sauvage, qui rappela à Faon l'expression démente de son visage après qu'ils avaient tué l'être malfaisant. Il appuya son front contre celui de Faon. — C'est bien. C'est fait, murmura-t-il. De la magie des essences de Marcheur du Lac de la plus profonde espèce. Effectuée sous les yeux de vingt personnes. Et aucun d'entre eux n'avait rien vu. Quavons-nousfait? Toujours assis, Dag glissa son bras autour d'elle et l'attira à lui pour un baiser en bonne et due forme, même si Faon trouva perturbant de baisser la tête vers lui plutôt que de la lever. Avec un grand effort, ils se séparèrent avant que leur baiser s'éternise de façon inconvenante. Elle se dit qu'il s'était retenu à grand-peine de la prendre sur ses genoux et de la déshabiller juste là. Il lui devait bien une véritable étreinte, depuis le temps. Plus tard, lui promirent ses yeux brillants. Ensuite, il fut temps d'aller manger. Les garçons avaient installé des tables à tréteaux dans la cour ouest sous les arbres, si bien qu'il y avait des places assises pour tout le monde. Une table entière était consacrée à la nourriture et aux boissons, que les invités encerclèrent et attaquèrent comme des faucons plongeant en piqué sur une proie, emportant des assiettes pleines à ras bord à d'autres tables. Les femmes allaient et venaient dans la cuisine à la recherche de choses oubliées ou demandées à la dernière minute. Avec seulement quatre familles plus les Semeur, c'était littéralement un mariage tranquille, sans musique ni danse, et, par chance, sans bambins risquant de tomber dans le puits ou des arbres ou du grenier de l'étable, requérant la surveillance inquiète, ou affolée, de leurs parents. Les gens mangeaient, buvaient, mangeaient, parlaient et mangeaient. Lorsque Faon traîna Dag et son assiette au buffet pour la troisième fois, il se pencha vers elle et murmura craintivement : —Combien dois-je encore manger pour n'offenser aucune de ces femmes formidables qui font désormais partie de ma famille ? —Voyons, il y a la tourte à la crème et au miel de tante Cordier, le gâteau aux noix et au beurre de tante Prébleu, les barres aux noix d'érable de maman, et mes tourtes aux pommes. —Tout ça? — Dans l'idéal. Ou alors tu peux juste en choisir une et laisser les autres s'offenser. Dag sembla cogiter un instant. — Flanque-moi une grosse part de tourte aux pommes, alors, décida-t-il gravement. —J'aime les hommes qui savent où ils mettent les pieds, dit Faon en lui servant une portion généreuse. —Oui, tant que je peux encore les voir. Elle sourit d'un air narquois. — Cette fossette me mènera à ma perte, gémit-il plaintivement. —Jamais, dit-elle fermement, et elle le ramena à leurs sièges. Elle s'échappa peu de temps après dans sa chambre pour se changer, enfiler son pantalon de cavalière, ses chaussures et une chemise plus résistante. Elle laissa tout de même les nénuphars dans ses cheveux. Lorsqu'elle revint dans la pièce à tisser de Futée, Dag se releva devant ses sacoches soigneusement rangées. —A toi de dire quand, Etincelle. — Maintenant, répondit-elle avec ferveur, pendant qu'ils en sont encore aux desserts. Ils seront moins enclins à nous suivre. —Car incapables de bouger ? Je commence à comprendre ton astucieux plan. Il sourit et partit chercher Brin et Flèche pour l'aider avec les chevaux. Elle les retrouva sur le chemin au sud de la maison, où Dag observait attentivement ses nouveaux beaux-frères en train d'attacher les harnachements assortis. —Je ne pense pas qu'ils te joueront d'autres tours, lui chuchota- t-elle. — S'ils étaient des Marcheurs du Lac, les mauvais coups pleuvraient en ce moment. Humour de patrouilleur. Parfois, les gens sont autorisés à survivre après le mariage... Faon fit une grimace ironique, avant d'ajouter pensivement: —Est-ce que ça te manque ? — Pas cette partie-là, dit-il en secouant la tête. Malgré les efforts des cuisinières, les proches se levèrent de table pour les regarder partir. Trèfle, avec un regard aux dépendances s'élevant à côté de la maison, souhaita bonne chance à Faon. Sa mère la serra dans ses bras et pleura, son père l'étreignit, l'air sombre, et Futée l'embrassa simplement. Cavale et Gingembre leur lancèrent des pétales de rose, dont la plupart manquèrent leur cible. Tête de Cuivre sembla brièvement tenté de se rebiffer, par habitude, évidemment, mais Dag lui lança un regard mauvais. Il changea d'avis et se tint tranquille. —Je déteste vous voir partir sans rien, renifla Trille. Faon regarda ses sacoches bourrées et tous les baluchons supplémentaires, remplis en majeure partie de nourriture emballée, attachés autour de la patiente Grâce. Faon avait à peine réussi à décliner l'offre pressante d'attacher un panier. Dag, prétextant les sautes d'humeur de Tête de Cuivre, s'en était mieux sorti pour refuser les provisions et les présents de dernière minute. Après une brève lutte contre sa propre langue, Faon répondit simplement : — Nous nous débrouillerons, maman. Puis son père l'aida à monter sur le dos de Grâce, et Dag, enroulant ses rênes autour de son crochet, grimpa sur le grand Tête de Cuivre en un seul mouvement coulé, malgré son bras en écharpe. — Prends soin d'elle, patrouilleur, dit Surel d'une voix bourrue. —J'y compte bien, monsieur, affirma Dag en hochant la tête. Futée agrippa le genou de Faon. — Prends soin de lui aussi, ma chérie. A la façon dont ce garçon tombe en pièces, ce sera peut-être la tâche la plus délicate. Faon se baissa vers l'oreille de sa tante. —J'y compte bien. Et ils partirent sous une pluie d'au revoir, mais seulement d'au revoir. L'après-midi était beau et chaud, et seulement à moitié entamé. Ils seraient bien loin de Bleu-Ouest à l'heure de camper, le soir venu. La ferme s'éloigna alors qu'ils descendaient le chemin, et fut bientôt cachée par les arbres. —Nous avons réussi, dit Faon, soulagée. Nous sommes repartis. Pendant un moment, j'ai cru que je n'y arriverais jamais. —Je t'avais bien dit que je ne t'abandonnerais pas, observa Dag, les yeux d'un or plus vif que les perles de leurs bracelets de mariage. Faon se retourna sur sa selle pour jeter un dernier regard au sommet de la colline. —Tu n'étais pas obligé d'aller jusque-là. —Non, c'est vrai. (Ses yeux se plissèrent.) Penses-y, Etincelle. De leur tentative de s'embrasser depuis deux chevaux de taille et d'allure différentes résulta une sorte de figure maladroite, mais l'intention était là. Ils firent tourner leurs montures sur la route du fleuve. Ça n'avait rien à voir avec la première fois qu'elle était partie de chez elle. Elle s'était alors sauvée en secret, dans la nuit, seule, effrayée, en colère, à pied, ses maigres possessions dans une fine couverture roulée sur son dos. Même la direction était opposée : vers le sud, alors qu'aujourd'hui elle partait vers le nord. Ces deux voyages n'avaient qu'un point commun. Tous deux lui donnaient l'impression d'un saut dans l'inconnu le plus absolu.