Ekaterin La saga Vorkosigan – 11 Lois McMaster Bujold Titre original : “ À civil campaign ”, 1999 Traduit de l’Américain par Jean-Pierre Roblain J’ai Lu, coll. Science-Fiction n°5927, juill. 2001 Illustration de Caza ISBN : 2-290-31172-3 Scanné par Evaness3 1 Dans un dernier cahot, la lourde limousine s’immobilisa à quelques centimètres du véhicule qui la précédait et Pym, le chauffeur, jura en silence. Miles se recala sur son siège, frémissant à l’idée des désagréments que les réflexes de son ordonnance leur avaient épargnés. Il se demanda s’il aurait réussi à convaincre l’ahuri lobotomisé arrêté devant eux que se faire emboutir par un Auditeur Impérial était un privilège rare. Peu probable. L’étudiant qui s’était élancé sur le boulevard, provoquant le coup de freins brutal, se faufila au milieu de l’embouteillage et disparut sans un regard en arrière. La file de véhicules s’ébranla de nouveau. — Savez-vous si le système de régulation de la circulation sera bientôt opérationnel ? demanda Pym, c’est le troisième accident que nous évitons de justesse cette semaine. — Aucune idée. D’après Lord Vorbohn Junior, il y aurait de nouveaux retards. Vu l’augmentation du nombre d’accidents de naviplane, la municipalité concentre ses efforts en priorité sur la mise au point du système de régulation aérien. Pym hocha la tête et dirigea son attention sur la route et les embouteillages. L’ordonnance se portait comme un charme, et ses tempes grisonnantes paraissaient uniquement destinées à mettre en valeur les tons marron et argent de son uniforme. Il servait les Vorkosigan depuis l’époque où Miles était entré à l’Académie militaire, et il continuerait sans nul doute à le faire jusqu’à ce qu’il meure de vieillesse ou que Miles et lui périssent dans un accident de la circulation. Terminés les raccourcis, la prochaine fois ils contourneraient le campus. Miles regarda les nouveaux bâtiments disparaître derrière eux tandis qu’ils franchissaient les grilles métalliques de l’Université pour s’enfoncer dans le charmant vieux quartier résidentiel tant prisé des professeurs et de leurs familles. L’architecture datait des dix dernières années de la Période de l’Isolement, avant l’électrification. Cette zone avait été réhabilitée depuis une génération ; à présent, on y trouvait des arbres terrestres à l’ombre bienfaisante et des jardinières de fleurs multicolores au bas des hautes fenêtres étroites des maisons, elles aussi hautes et étroites. Miles redressa la composition florale posée à ses pieds. Celle à qui il la destinait la trouverait-elle redondante ? Du coin de l’œil, Pym le vit bouger et poser le regard sur le bouquet. — Il semblerait, Monseigneur, que la jeune dame que vous avez rencontrée sur Komarr vous ait fait forte impression… Pym laissa sa phrase en suspens, invitant Miles aux confidences. — Oui, répondit ce dernier d’un ton décourageant. — Mme votre mère avait fondé de grands espoirs sur cette séduisante capitaine Quinn que vous rameniez à la maison à l’époque. Y avait-il comme un brin de regret dans la voix de Pym ? — Amiral Quinn à présent, corrigea Miles dans un soupir. Moi aussi, mais elle a fait le bon choix, le bon choix pour elle, ajouta-t-il en esquissant une grimace. Je me suis juré de ne plus tomber amoureux d’une femme galactique pour ensuite tenter de la convaincre de venir vivre sur Barrayar. Mon seul espoir est de trouver une femme qui supporte Barrayar, et de la persuader ensuite de m’aimer. — Mme Vorsoisson aime-t-elle Barrayar ? — À peu près autant que moi. — Et… disons… la deuxième partie du programme ? — Nous verrons, Pym, nous verrons. Ou nous ne verrons pas, c’est selon. De toute façon, le spectacle d’un homme de trente ans passés faisant sa cour pour la première fois de sa vie, pour la première fois à la barrayarane du moins, ne manquerait pas de réjouir le personnel de la Résidence Vorkosigan. Miles expira par le nez, chassant son agacement par les narines, tandis que Pym trouvait une place pour se garer à proximité du domicile du Lord Auditeur Vorthys et coinçait avec habileté le lourd véhicule blindé et rutilant dans l’espace trop étroit. Pym ouvrit le cockpit d’un coup sec. Miles sortit et contempla la façade couverte de carreaux de faïence de la maison. Georg Vorthys avait enseigné pendant trente ans l’analyse des accidents à l’Université Impériale. Sa femme et lui avaient passé l’essentiel de leur vie dans cette maison, élevé trois enfants, et réussi deux carrières universitaires avant que l’Empereur Gregor ne fasse du Professeur l’un de ses Auditeurs Impériaux. Le couple n’avait pas vu l’intérêt de modifier son mode de vie confortable sous prétexte que l’ancien ingénieur s’était vu conférer les terrifiants pouvoirs de Voix de l’Empereur. Mme le Professeur Vorthys continuait de se rendre chaque jour à pied à ses cours. Grand Dieu, non ! s’était-elle exclamée le jour où Miles s’était étonné qu’ils laissent passer l’occasion de mener une vie sociale en rapport avec leur rang. Tu nous vois déménager tous ces livres ? Sans parler du laboratoire et de l’atelier qui occupaient la totalité du sous-sol. Leur inertie bon enfant s’avéra un don du ciel lorsqu’ils invitèrent leur nièce Ekaterin, veuve depuis peu, et son fils Nikki, à vivre sous leur toit le temps qu’elle termine ses études. Nous avons plein de place, avait lancé le jovial Professeur dans un grand rire, le dernier étage est vide depuis le départ des enfants. À deux pas de l’Université, avait fait remarquer son épouse, toujours pratique. À moins de six kilomètres de la Résidence Vorkosigan ! avait exulté Miles, in petto, en approuvant d’un murmure poli. Si bien qu’Ekaterin Nile Vorvayne Vorsoisson était arrivée. Elle est ici, elle est ici ! Se pouvait-il qu’elle soit en train de le regarder, tapie dans l’ombre d’une fenêtre ? Miles considéra d’un œil inquiet son corps trop court. Si sa stature de nain gênait Ekaterin, elle ne l’avait jusqu’à présent nullement laissé paraître. Bon signe. Il passa en revue les éléments de son apparence qu’il maîtrisait : pas de tache sur sa tunique grise, ni de saletés accrochées à la semelle de ses bottines cirées. Il regarda son image déformée dans la vitre du cockpit. Sa forme convexe élargissait son corps maigre et un peu voûté pour le faire ressembler au corps obèse de Mark, son clone de frère. Comparaison qu’il évacua sagement. Grâce au ciel, Mark n’était pas là. Il s’essaya à sourire. La vitre lui renvoya une image déformée et repoussante. Au moins aucune mèche rebelle ne se hérissait sur son crâne. — Vous êtes parfait, Monseigneur, dit Pym d’un ton encourageant. Miles se sentit rougir et il s’arracha à sa contemplation. Il se ressaisit et saisit le bouquet et le transparent roulé que lui tendait Pym en arborant ce qu’il espérait être une expression neutre. Il se tourna vers le perron et prit une profonde inspiration. Au bout d’environ une minute, Pym, toujours serviable, demanda : — Voulez-vous que je porte quelque chose ? — Non, merci. Il gravit les marches et libéra un index pour appuyer sur la sonnette. Pym s’installa confortablement et se mit à lire en attendant le bon vouloir de son maître. Des pas retentirent à l’intérieur, la porte s’ouvrit en grand et le visage rose et souriant de Tante Vorthys apparut. La Professora avait comme d’habitude noué ses cheveux en chignon et portait une robe vieux rose avec un cardigan plus clair décoré de broderies vertes. Cette tenue vor plutôt formelle suggérait qu’elle s’apprêtait à sortir, ou qu’elle venait de rentrer, hypothèse démentie par les cothurnes légers qu’elle avait aux pieds. — Oh, bonjour, Miles. Tu n’as pas perdu de temps. Il la salua d’un signe de tête et lui sourit. — Est-elle là ? Comment va-t-elle ? Vous m’avez dit que c’était la bonne heure. Il n’est pas trop tôt, j’espère ? Je craignais d’être en retard. Il y a une circulation épouvantable. Vous ne partez pas, dites-moi ? J’ai apporté ça. Vous croyez que ça va lui plaire ? Il montra son bouquet dont les fleurs rouges lui chatouillaient le nez tandis qu’il serrait le transparent qui cherchait obstinément à se dérouler et à lui échapper. — Entre. Tout se passe à merveille. Oui, elle est là, elle va bien. Tes fleurs sont très belles. Tante Vorthys le débarrassa du bouquet et le fit entrer dans le vestibule carrelé tout en fermant la porte d’un vigoureux coup de pied. La maison lui parut fraîche après la chaleur du soleil printanier, et il perçut un discret parfum de cire, de vieux livres et une légère note de poussière universitaire. — Je l’ai trouvée plutôt pâle et fatiguée aux obsèques de Tienne au milieu de toute la famille. Nous n’avons pas vraiment eu l’occasion d’échanger plus de deux mots. Sincères condoléances et Merci, pour être précis. Non qu’il eût souhaité parler plus longuement à la famille du défunt Etienne Vorsoisson. — Je crois que ça a été une épreuve terrible pour elle. Elle a vécu un vrai cauchemar et, à part Georg et moi, et toi, elle n’avait personne à qui en parler librement. Bien sûr, son souci premier a été de protéger Nikki. Mais elle a tenu le coup sans craquer du début à la fin. Je suis très fière d’elle. — Vous pouvez. Et où… ? Il tendit le cou pour regarder dans les pièces donnant dans le hall d’entrée : un bureau aux murs couverts d’étagères croulant sous les livres, et un boudoir aux murs couverts d’étagères croulant sous les livres. Pas de jeune veuve en vue. — Par ici. Tante Vorthys le conduisit dans le petit jardin à l’arrière de la maison. Deux grands arbres et un mur de brique en faisaient un coin intime. Derrière une minuscule pelouse, une femme se tenait assise à l’ombre, un lecteur et des transparents posés sur la table devant elle. Elle mordillait le bout d’un stylet, concentrée, les sourcils froncés. Elle portait une robe longue du même genre que celle de la Professora, mais noir uni et le col montant boutonné jusqu’au cou. Son cardigan gris n’était égayé que par une discrète ganse noire, et ses cheveux noirs étaient tirés en arrière sur la nuque en un épais chignon. Elle leva les yeux en entendant la porte, ses sourcils se détendirent, et elle adressa à Miles un sourire éclatant qui le fit tressaillir : Ekaterin. — Mi… Lord Vorkosigan ! Elle se leva en faisant virevolter sa robe et il s’inclina sur sa main. — Madame Vorsoisson. Vous avez bonne mine. Il la trouvait superbe, bien qu’encore beaucoup trop pâle. Peut-être à cause de la sévérité de sa robe noire qui faisait aussi ressortir l’éclat de ses yeux gris-bleu. — Bienvenue à Vorbarr Sultana. Je vous ai apporté ces… Il tendit le bras et Tante Vorthys posa le bouquet sur la table. — Bien que vous n’en ayez guère besoin ici. — Elles sont splendides, lui assura Ekaterin en les sentant pour marquer son approbation. Je les monterai dans ma chambre plus tard. Depuis qu’il fait meilleur, je passe le plus de temps possible ici, pour profiter du vrai ciel. — Je comprends cela, dit Miles. Elle avait passé près d’un an enfermée sous un dôme sur Komarr. La conversation tourna court, et ils restèrent à échanger des sourires. Ekaterin se reprit la première. — Merci d’être venu à l’enterrement. J’ai énormément apprécié. — C’était le moins que je pouvais faire vu les circonstances. Je regrette seulement de n’avoir pas pu faire davantage. — Vous avez déjà fait beaucoup pour Nikki et pour moi… Elle s’interrompit devant ses gestes et son air embarrassés. — Mais asseyez-vous donc ? Tante Vorthys… ? Elle tira une des chaises de jardin aux pieds fragiles. La Professora secoua la tête. — Il faut que je m’occupe de quelques bricoles à l’intérieur. Continuez, vous vous débrouillez très bien sans moi, ajouta-t-elle d’un air entendu. Elle rentra dans la maison et Miles s’assit en face d’Ekaterin, posant son transparent sur la table en attendant le bon moment. Celui-ci, comme impatient, commençait à se dérouler. — Avez-vous bouclé l’enquête ? — Cette enquête aura des prolongements pendant des années, mais en ce qui me concerne, c’est terminé. J’ai remis mon dernier rapport hier, sinon je serais venu vous souhaiter la bienvenue plus tôt. Enfin… son rapport, et un vieux sens des convenances qui lui avait suggéré de laisser au moins la pauvre femme défaire ses valises avant de débarquer en force. — Est-ce que vous allez être envoyé en mission ailleurs ? — Je ne pense pas que Gregor prendra le risque de me voir coincé quelque part avant son mariage. Pendant les deux mois à venir, je crains que mes seules tâches ne soient des obligations sociales. — Je suis certaine que vous saurez les remplir avec votre habileté coutumière. Grand Dieu, j’espère que non. — Je doute que ma tante Vorpatril, qui s’occupe des préparatifs du mariage, souhaite que je fasse preuve d’habileté. Ce serait plutôt, Tais-toi, Miles, et fais ce qu’on te dit. Mais à propos, où en sont vos affaires ? Avez-vous réglé la succession de Tienne ? Avez-vous réussi à convaincre son cousin de vous donner la tutelle de Nikki ? — Oui, grâce au ciel, Vassily Vorsoisson n’a fait aucune difficulté. — Bien. Qu’est-ce que c’est que tout ça sur la table ? — J’essaie de choisir mes cours pour la prochaine session universitaire. Il était trop tard pour commencer cet été, j’attaquerai à l’automne. Le choix est tellement vaste et je me sens si ignorante. — Le but est de savoir en sortant de l’Université, pas en entrant. — Sans doute. — Et qu’allez-vous choisir ? — Oh, je vais débuter par les choses fondamentales, la biologie, la chimie… Un sourire éclaira son visage. — Et un cours d’horticulture, bien sûr. Pour cet été, j’essaie de trouver un travail rémunéré. J’aimerais ne pas dépendre totalement de la générosité de ma famille. Même si ça ne paye que mon argent de poche. L’occasion qu’il attendait semblait se présenter mais, du coin de l’œil, il aperçut un pot en céramique rouge posé sur les planches formant un banc autour d’une jardinière surélevée. Au centre du pot, une forme indéfinissable, marron-rouge, ornée d’une frange irrégulière comme une crête de coq, sortait de terre. Était-ce possible ? — Serait-ce par hasard votre vieux skellytum ? Il a survécu ? — À vrai dire, c’est plutôt le début d’un nouveau skellytum. La plupart des fragments de l’ancien sont morts en revenant de Komarr. Seul celui-ci a repris. — Vous avez les… Je ne crois pas que l’on puisse parler de doigts verts pour les plantes barrayaranes, qu’en pensez-vous ? — Non, à moins que les plantes ne souffrent de vilains désordres génétiques. — En parlant de jardins… Voyons, comment lui dire cela sans se prendre les pieds dans le tapis ? — Sur Komarr, au milieu de toute l’agitation, je n’ai pas eu l’occasion de vous dire à quel point les plans de jardins que j’avais vus sur votre console m’avaient impressionné. Elle haussa les épaules et son sourire disparut. — Oh, ce n’était rien d’extraordinaire, juste pour m’amuser. Bon, inutile de remuer le passé plus que nécessaire tant que le fil du rasoir de la mémoire ne serait pas émoussé. — C’est surtout votre jardin barrayaran, celui avec toutes les espèces locales, qui a retenu mon attention. Je n’avais jamais rien vu de semblable. — Il en existe une douzaine comme lui. Plusieurs Universités de district en conservent un ; c’est comme une bibliothèque vivante pour leurs étudiants en biologie. Ce n’est pas vraiment une idée originale. Il insista, avec le sentiment d’être un poisson tentant de remonter le courant de l’autodénigrement. — Enfin, moi, je l’ai trouvé beau, et je pense qu’il mérite mieux que de rester à l’état de jardin fantôme sur un holovid. Vous savez, j’ai ce terrain vague… Il déroula son transparent qui montrait le terrain nu à côté de la Résidence Vorkosigan et y posa le doigt. — Il y avait autrefois une autre grande demeure ici, elle a été démolie pendant la Régence. La SecImp a toujours refusé que nous y construisions quoi que ce soit. Ils ont voulu en faire une zone de sécurité. Il n’y a rien dessus, à part des mauvaises herbes et deux ou trois arbres qui ont survécu on ne sait comment à la passion de la SecImp pour les lignes de tir bien dégagées. Et puis aussi quelques sentiers où les gens prenaient des bains de boue en voulant prendre des raccourcis, si bien qu’on a fini par y mettre du gravier. C’est un terrain parfaitement sans intérêt. À tel point qu’il ne s’y était jamais intéressé… jusqu’alors. La main de Miles lui cachait une partie du plan et elle inclina la tête pour voir. Elle tendit un long doigt fin pour tracer une courbe délicate, mais sa timidité le lui fit retirer. Il se demanda quelle possibilité elle venait d’imaginer. Il poursuivit vaillamment. — Eh bien, je crois que ce serait une idée formidable de créer un jardin barrayaran ouvert au public à cet endroit, avec rien que des espèces locales. Un cadeau de la famille Vorkosigan à la ville de Vorbarr Sultana. Avec de l’eau comme sur votre plan, des promenades, des bancs, et toutes sortes de choses hautement civilisées, et aussi de petites étiquettes avec le nom de toutes les plantes, ainsi les gens pourraient découvrir l’écologie d’autrefois. Ouf, les arts, le service public, l’éducation, quel appât avait-il oublié ? Oh, oui, l’argent. — Quel heureux hasard que vous cherchiez justement un travail pour l’été… Hasard, tu parles, comme si je laissais quoi que ce soit au hasard ! Parce que je pense que vous seriez la personne idéale pour diriger ce chantier. Vous pourriez assurer la conception et surveiller la bonne exécution des travaux. Vous auriez un budget illimi… un budget généreux, et bien sûr un salaire. Vous embaucheriez des ouvriers et feriez venir tout ce dont vous auriez besoin. En plus, elle serait obligée de venir à la Résidence Vorkosigan presque tous les jours et de consulter fréquemment le Lord résident. Ainsi, le temps que le choc de la mort de son mari s’estompe, qu’elle soit prête à remiser ses habits de deuil, et que les célibataires de la capitale se bousculent à sa porte, Miles pourrait s’assurer de son affection et être en mesure d’écarter ses rivaux les plus brillants. Il était trop tôt, bien trop tôt, pour conter fleurette au cœur meurtri d’Ekaterin, cela était clair dans sa tête, même si son propre cœur frustré hurlait d’impatience. Mais une franche amitié forgée dans le travail ne pourrait manquer de faire progresser sa cause. Elle avait levé les sourcils et porté un doigt hésitant à ses lèvres exquises, un peu pâles sans le rouge. — C’est exactement ce que je voudrais apprendre à faire, seulement pour l’instant je ne sais pas encore comment. — Formation sur le tas. Apprentissage. Apprendre en faisant. Il faut commencer à un moment ou à un autre. Vous ne pouvez pas trouver meilleure opportunité. — Mais… mais et si je commets une erreur épouvantable ? — Je tiens absolument à ce que ce soit un projet évolutif. Il semble que les gens qui s’enthousiasment pour ce genre de jardins les transforment sans cesse. J’imagine qu’ils se lassent d’avoir toujours la même vue sous les yeux. Si vous avez d’autres idées plus tard, vous pourrez toujours le modifier. — Je ne veux pas gaspiller votre argent. Il décréta aussitôt que si jamais elle devenait Mme Vorkosigan, il faudrait qu’elle surmonte cette réticence. — Vous n’avez pas besoin de vous décider sur-le-champ, ronronna-t-il avant de s’éclaircir la voix. Fais attention au ton, mon garçon. Il s’agit de travail. Pourquoi ne viendriez-vous pas demain à la Résidence Vorkosigan visiter le site vous-même et voir quelles idées germent dans votre esprit ? Vous ne pouvez pas vraiment vous prononcer en regardant un transparent. Ensuite nous pourrions déjeuner et discuter des problèmes et des possibilités. Qu’en dites-vous, ça semble logique ? Curieusement, elle fit glisser sa main vers le transparent. — Oui, tout à fait logique. — À quelle heure puis-je venir vous chercher ? — À l’heure qui vous convient, Lord Vorkosigan. Oh, non, je n’ai rien dit. Après-midi, ma tante sera rentrée de ses cours et Nikki pourra rester avec elle. — Parfait. Oui, malgré toute la sympathie que lui inspirait le fils d’Ekaterin, il se dit qu’il se passerait volontiers de l’aide d’un gamin turbulent pour jouer cette partie délicate. — Alors entendu, ce sera midi. À propos, est-ce que Nikki se plaît à Vorbarr Sultana ? ajouta-t-il un peu tard. — Il semble aimer sa chambre et la maison. Je crains qu’il ne s’ennuie s’il doit attendre la rentrée pour trouver des camarades de son âge. Il ne pouvait se permettre de laisser Nikolaï Vorsoisson à l’écart de ses projets. — Je suppose que le traitement a réussi, et qu’il ne risque plus de développer les symptômes de la Dystrophie de Vorzohn ? Un sourire de profonde satisfaction maternelle vint adoucir le visage d’Ekaterin. — Non, et j’en suis tellement heureuse. Les médecins de l’hôpital de Vorbarr Sultana assurent que le traitement a parfaitement réussi. C’est comme s’il n’avait jamais hérité de cette mutation génétique. J’ai eu l’impression qu’on m’enlevait un poids de cinq cents kilos des épaules, j’aurais pu voler. À cet instant précis, Nikki sortit de la maison avec une assiette de biscuits, suivi par Tante Vorthys qui apportait le thé et les tasses sur un plateau. Miles et Ekaterin se dépêchèrent de dégager un coin de table. — Bonjour, Nikki. — Bonjour, Lord Vorkosigan. C’est à vous la limo garée devant la maison ? — Oui. — C’est un vrai wagon, commenta le gamin, intéressé mais sans le moindre mépris. — Je sais. C’est une antiquité qui date de l’époque où mon père était Régent. Elle est blindée et très lourde. L’intérêt de Nikki grandit soudain. — Ah oui ? On lui a déjà tiré dessus ? — Non, je ne crois pas. La dernière fois que Miles avait vu Nikki, l’enfant avait le visage fermé, blême à force de concentration ; il portait le cierge aux obsèques de son père et était manifestement soucieux de remplir son rôle à la perfection. Il avait bien meilleure mine à présent, ses yeux marron avaient retrouvé leur vivacité, et son visage sa mobilité. La Professora s’installa et servit le thé, puis la conversation reprit un tour plus général. Il apparut vite évident que Nikki s’intéressait davantage à la nourriture qu’au visiteur de sa mère. On lui proposa une tasse de thé comme à un grand, mais il la refusa et, avec la permission de sa tante, prit plusieurs biscuits et s’éclipsa pour reprendre l’activité qu’il avait interrompue. Miles essaya de se souvenir à quel âge il avait cessé de considérer les amis de ses parents comme des potiches. À l’exception des militaires de l’entourage de son père, bien sûr. Il avait été fasciné par les militaires dès qu’il avait su marcher. Nikki, lui, était fasciné par les vaisseaux de saut, et un pilote de saut éveillerait sans doute son intérêt. Il pourrait peut-être lui faire plaisir en lui en présentant un. Un qui soit marié, bien sûr. Il avait sorti ses appâts et Ekaterin avait mordu à l’hameçon, il était temps de partir pendant qu’il avait la main. Il savait qu’elle avait déjà rejeté une demande en mariage prématurée et totalement inattendue. Est-ce que l’un des trop nombreux Vors célibataires de Vorbarr Sultana l’avait déjà repérée ? La capitale grouillait de jeunes officiers, de fonctionnaires ambitieux, d’entrepreneurs agressifs, d’hommes riches et importants attirés au cœur de l’Impérium. Mais, dans une proportion de cinq pour trois, ils n’amenaient pas leurs sœurs. Dans leur fol désir d’avoir des héritiers mâles, les parents de la génération précédente avaient poussé trop loin la sélection des sexes, si bien que les fils qu’ils avaient tant chéris avaient hérité d’un insoluble problème. À n’importe quelle soirée à Vorbarr Sultana, on sentait l’odeur de cette foutue testostérone flotter dans l’air, véhiculée sans nul doute par les vapeurs d’alcool. — Dites-moi, Ekaterin, avez-vous reçu d’autres visites ? — Je ne suis là que depuis une semaine. Ce n’était pas vraiment une réponse. — J’aurais cru que tous les célibataires débarqueraient en force. Attends, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Elle montra sa robe noire. — Je pense que ceci devrait les tenir à l’écart. S’ils possèdent un soupçon d’éducation. — Hum… Je n’en suis pas si sûr. Les grandes manœuvres battent leur plein en ce moment. Elle secoua la tête et sourit tristement. — Ça n’a aucune importance. J’ai vécu dix ans de… de mariage. Je n’ai pas l’intention de renouveler l’expérience. Les autres femmes peuvent avoir les célibataires, je leur laisse ma part. J’ai commis une erreur que je ne suis pas obligée de renouveler. Je ne me remarierai jamais. La conviction qu’il lisait sur son visage était renforcée par l’inhabituelle dureté de sa voix. Il maîtrisa sa déception et réussit à lui adresser un sourire de compassion intéressée. Soyons amis. Je ne veux pas te bousculer, oh non. Inutile de te hérisser ainsi, pas contre moi. Il ne ferait pas avancer les choses plus vite en insistant. Il ne ferait que les rendre plus difficiles. Forcé de se contenter de son modeste succès, Miles termina son thé, échangea quelques plaisanteries avec les deux femmes, et prit congé. Pym se précipita pour ouvrir la portière en voyant son maître descendre les dernières marches d’un bond. Miles se jeta sur le siège passager et, tandis que Pym se glissait derrière le volant et refermait le cockpit, il fit un geste noble et lança : — À la maison, Pym. — Tout s’est bien passé, Monseigneur, n’est-ce pas ? demanda ce dernier doucement en démarrant. — Exactement comme prévu. Elle vient demain à la maison pour déjeuner… Dès que nous serons rentrés, je veux que tu appelles cette entreprise d’entretien de jardins, qu’ils nous envoient une équipe ce soir et qu’ils nettoient le terrain à fond. Et puis dis à…, non. Je parlerai moi-même à Ma Kosti. Il faut que le déjeuner soit exquis, oui, c’est ça. Ivan répète toujours que les femmes aiment manger. Mais pas trop lourd. Du vin ? Est-ce qu’elle boit du vin dans la journée ? Je me demande. Enfin, j’en proposerai. Du vin du domaine. Et aussi du thé si elle ne veut pas de vin, je sais qu’elle boit du thé. J’enlève le vin. Et fais venir l’entreprise de nettoyage, enlève les housses des meubles du rez-de-chaussée, de tous les meubles. Je veux lui faire visiter la maison avant qu’elle ne comprenne… Non, attends, je me demande… Si c’était une pagaille noire, un antre de célibataire, peut-être que cela éveillerait sa pitié. Je devrais peut-être empiler des verres sales à des endroits stratégiques, laisser traîner des épluchures de fruits sous le canapé… Au secours ! Venez à l’aide de ce pauvre homme… Ou est-ce qu’au contraire ça la ferait fuir ? Qu’en penses-tu, Pym ? Pym retroussa les lèvres comme s’il se demandait s’il entrait dans ses attributions d’ordonnance de critiquer le goût de son maître pour le théâtre à deux sous. Il finit par dire prudemment — Si je puis me permettre de parler au nom du personnel, je crois que nous aimerions mieux paraître sous notre meilleur jour. Dans les circonstances présentes. — Bon, d’accord. Miles resta silencieux un moment, le regard fixe, tandis qu’ils se faufilaient dans les rues encombrées pour sortir du quartier de l’Université et traverser le labyrinthe de la vieille ville avant de tourner pour regagner la Résidence Vorkosigan. Quand il parla de nouveau, sa voix avait perdu son ton excité et était redevenue calme et froide. — Nous la prendrons demain à midi. Tu conduiras. Ce sera toi qui conduiras chaque fois que nous transporterons Mme Vorsoisson ou son fils. À partir de maintenant, prends cela en compte dans ton emploi du temps. — Oui, Monseigneur, avec plaisir, répondit Pym, laconique et prudent. Ses attaques étaient le dernier souvenir que le capitaine de la SecImp Miles Vorkosigan avait rapporté de ses dix ans de mission. Il avait eu de la chance de sortir de la chambre de cryostase vivant et avec toutes ses facultés intellectuelles. Il savait parfaitement que beaucoup ne s’en tiraient pas aussi bien. De la chance d’être seulement mis en congé de l’armée pour raison médicale, et non enterré avec les honneurs, le dernier de sa glorieuse lignée, ou réduit à l’état de légume. Le stimulateur d’attaques que les médecins militaires lui avaient remis pour déclencher ses convulsions était fort loin de constituer un remède, mais il était censé éviter qu’elles ne surviennent de manière intempestive. Miles conduisait et pilotait son naviplane, mais toujours seul. Il ne prenait jamais de passagers. Les attributions de Pym avaient été étendues à l’aide médicale. Il avait assisté à suffisamment d’attaques pour accueillir avec satisfaction cet inhabituel accès de bon sens. Miles finit par demander : — Dis-moi, comment as-tu fait pour séduire Ma Pym ? Tu t’es présenté sous ton meilleur jour ? — Ça fait presque dix-huit ans, les détails sont un peu flous. J’étais sergent-chef, à l’époque. J’avais suivi la formation supérieure de la SecImp et j’étais chargé de la sécurité au château Vorhartung. Elle était employée aux archives. Je me disais que je n’étais plus un gamin et qu’il était temps de passer aux choses sérieuses. À vrai dire, je me demande si ce n’est pas elle qui m’a mis cette idée en tête, parce qu’elle affirme qu’elle m’a repéré en premier. — Ah, je vois, un beau gaillard en uniforme. Ça marche à tous les coups. Pourquoi as-tu décidé de quitter le service de l’Empereur pour entrer à celui de mon père ? — Euh… ça paraissait la suite logique. Notre petite fille était née et j’arrivais au bout de mon contrat de vingt ans. J’avais le choix de me réengager ou non. Ma femme avait sa famille et ses racines ici, et elle n’avait pas très envie de suivre le drapeau avec des enfants en remorque. Le capitaine Illyan qui savait que j’étais né ici a eu la gentillesse de m’informer que votre père cherchait une ordonnance. Et quand j’ai eu le courage de postuler, il m’a recommandé. Je me suis dit que ce poste conviendrait mieux à un père de famille. La limousine arriva à la Résidence Vorkosigan et le caporal de la SecImp en faction leur ouvrit les grilles. Pym fit le tour de la maison jusqu’au perron et leva le cockpit. — Merci, Pym. Un mot à l’oreille, dit Miles après une hésitation. Deux mots. L’ordonnance fit en sorte de paraître attentif. — Si tu rencontres des ordonnances d’autres maisons… j’aimerais que tu ne mentionnes pas Mme Vorsoisson. Je ne voudrais pas qu’elle devienne le sujet de ragots importuns et… ça ne regarde personne, d’accord ? — Une ordonnance loyale ne se laisse pas aller aux ragots, Monseigneur, répliqua sèchement Pym. — Non, bien sûr. Excuse-moi, je ne voulais pas… excuse-moi. Et puis j’ai peut-être tort de parler un peu trop moi-même. Je ne fais pas la cour à Mme Vorsoisson. Pym s’efforça de rester impassible, mais une expression embarrassée voilà son visage. Miles se hâta de préciser : — Je veux dire, pas de manière formelle, pas encore. Elle a… elle a vécu des moments difficiles récemment, et elle est un peu… un peu ombrageuse. Si je me hasardais à une déclaration prématurée, je courrais au désastre, j’en ai peur. C’est une question de timing. Le mot d’ordre est la discrétion, si tu vois ce que je veux dire. Pym esquissa un sourire discret mais encourageant. — Nous ne sommes qu’amis, insista Miles, du moins nous allons l’être. — Oui, Monseigneur, je comprends. — Bon, je te remercie. Miles sortit de la limo et, en entrant dans la maison, il lança par-dessus son épaule : — Quand tu auras garé la voiture, retrouve-moi à la cuisine. Ekaterin se tenait debout au centre du carré d’herbe nu, des idées de jardins plein la tête. — Si on creusait ici et ramenait la terre de ce côté, on aurait assez de pente pour faire couler l’eau. Un bout de mur là pour isoler du bruit de la rue et renforcer l’effet. Et une promenade qui descendrait en faisant une courbe… Elle se retourna pour découvrir Lord Vorkosigan qui la regardait en souriant, les mains dans les poches de son pantalon gris. — À moins que vous ne préfériez quelque chose de plus géométrique ? — Je vous demande pardon ? — Il s’agit d’une question d’esthétique. — Je… euh… l’esthétique sort un peu du domaine de mes compétences, avoua-t-il d’un ton triste, comme s’il s’agissait de quelque chose dont elle aurait pu ne pas avoir conscience. Les mains d’Ekaterin dessinaient les grandes lignes du projet, essayant de faire vivre la structure dans l’espace. — Voulez-vous l’illusion d’un espace naturel, Barrayar avant l’intervention de l’homme, une rivière parsemée de rochers, une tranche de nature ici en ville ? Ou plutôt une sorte de métaphore, des plantes barrayaranes poussant dans les interstices de solides structures humaines, sans doute en béton ? On peut faire des choses magnifiques avec de l’eau et du béton. — Qu’est-ce qui est le mieux ? — Il ne s’agit pas de ce qui est mieux, il s’agit de ce que vous essayez d’exprimer. — Je ne voyais pas cela comme une déclaration politique, je voyais cela comme un cadeau. — Si c’est votre jardin, les gens le verront comme un message politique, que vous le vouliez ou non. Il tressaillit en encaissant cela. — Il faudra que j’y réfléchisse. Mais dans votre esprit, il n’y a aucun doute, on peut faire quelque chose de cet endroit ? — Pas le moindre. Il faudrait supprimer les deux arbres terrestres, plantés là n’importe comment. L’érable argenté rabougri ne serait pas une grande perte, mais le jeune chêne paraissait sain et on pourrait peut-être le déplacer. Il faudrait aussi récupérer la couche d’humus terraformée. Ses doigts la démangeaient, brûlant du désir de fouiller la terre sans attendre. — C’est extraordinaire de trouver un endroit préservé comme celui-ci au beau milieu de Vorbarr Sultana. De l’autre côté de la rue s’élevait un immeuble de bureaux de douze étages mais, par chance, orienté vers le nord, il n’empêchait pas la lumière d’inonder le terrain vague. De l’avenue encombrée qui passait au fond, là où elle avait mentalement envisagé de placer son mur, lui parvenait le vacarme ininterrompu de la circulation. À l’autre bout du parc se dressait un haut mur de pierre gris hérissé de pointes métalliques et, au-delà du mur, en partie masquée par des arbres majestueux, la demeure occupait le centre de l’espace. — Je vous inviterais bien à vous asseoir, mais la SecImp a toujours refusé d’installer des bancs. Ils ne voulaient pas encourager les gens à traîner aux abords de la demeure du Régent. Vous pourriez élaborer les deux projets sur votre console et me les apporter pour que je les étudie. En attendant, voulez-vous faire le tour de la maison ? Le repas ne tardera pas à être prêt. — Oh… d’accord. Elle jeta un dernier regard aux séduisantes perspectives qui s’offraient à elle et le suivit. Ils traversèrent le parc jusqu’à l’entrée principale de la Résidence Vorkosigan où une guérite en béton abritait un garde de la Sécurité Impériale en treillis. Celui-ci tapa le code qui commandait l’ouverture de la grille métallique et regarda passer le petit Auditeur et son invitée, répondant d’un signe de tête au demi-salut de Miles, et adressant un sourire à Ekaterin. L’austère demeure s’éleva devant eux, deux grandes ailes et trois étages. Des douzaines de fenêtres sévères semblaient les regarder. Une courte allée contournait une pelouse d’un vert éclatant et menait à un perron où s’ouvrit une double porte sculptée flanquée de deux fenêtres hautes et étroites. — Notre maison a environ deux cents ans. Elle a été construite par l’arrière-grand-père de mon arrière-grand-père, le comte septième du nom, à la fin d’une période de prospérité inhabituelle pour notre famille. Elle a remplacé une vieille forteresse décrépite dans le quartier du caravansérail. Je crois qu’il n’était que temps. Il avança la main pour ouvrir le verrou palmaire, mais les portes s’écartèrent sans bruit avant même qu’il ne le touche. Il s’inclina pour la prier d’entrer. Deux gardes portant la livrée marron et argent de la Maison Vorkosigan se tenaient au garde-à-vous à l’entrée du hall au pavement noir et blanc. Un troisième, le grand gaillard qu’elle avait aperçu quand Miles était venu la chercher, s’éloignait du tableau de contrôle de la porte. Lui aussi se mit au garde-à-vous devant son maître. Ekaterin se sentit impressionnée. Lorsqu’elle l’avait rencontré sur Komarr, elle n’avait pas eu l’impression qu’il continuait de respecter à ce point la vieille étiquette vor. Sans formalisme excessif toutefois, car au lieu d’arborer une expression froide et impavide, les gardes leur souriaient de la manière la plus amicale et accueillante qui soit. — Merci, Pym, dit Miles machinalement, puis il s’arrêta et leur jeta un regard intrigué avant d’ajouter : Je croyais que tu étais de service cette nuit, Roic, tu ne devrais pas dormir à cette heure ? Le plus grand et le plus jeune des gardes se raidit encore davantage et murmura : Monseigneur. — Monseigneur n’est pas une réponse, c’est une esquive, dit Miles, plus sur le ton de la remarque que de la réprimande. Le garde esquissa un timide sourire. Miles soupira et se tourna vers Ekaterin. — Madame, permettez-moi de vous présenter mes autres ordonnances, Jankowski et Roic. Mme Vorsoisson. Elle inclina la tête et tous deux lui rendirent son salut en murmurant : Madame Vorsoisson et Enchanté, madame. — Pym, dis à Ma Kosti que nous sommes là. Merci, messieurs, ce sera tout, ajouta-t-il en insistant sur le dernier mot. Ils disparurent dans l’obscurité d’un couloir et la voix étouffée de Pym leur parvint : — Vous voyez, qu’est-ce que je vous avais dit… Le reste de ses paroles, quelles qu’elles soient, se perdit en un murmure lointain et inintelligible. Miles se frotta les lèvres et retrouva sa chaleureuse cordialité en se tournant vers elle. — Vous plairait-il de faire le tour de la maison avant le déjeuner ? Nombreux sont ceux qui lui trouvent un intérêt historique. Elle trouvait l’idée absolument fascinante, mais ne souhaitait pas apparaître comme une touriste débarquant d’une province reculée. — Je ne voudrais pas vous déranger, Lord Vorkosigan. Il eut l’air fugitivement déçu, puis retrouva son sourire de bienvenue. — Cela ne me dérange pas le moins du monde, c’est un plaisir, au contraire, dit-il en posant sur elle un regard étrangement intense. Aurait-il voulu qu’elle dise oui ? Peut-être était-il fier de son patrimoine. — Dans ce cas, je vous remercie. Cela me ferait très plaisir. C’était la bonne réponse. Il retrouva son enthousiasme et la guida vers la gauche. Un couloir banal menait à une bibliothèque fabuleuse qui occupait toute la longueur de l’aile. Elle dut enfoncer ses mains dans les poches de son cardigan pour les empêcher de caresser les livres anciens reliés de cuir qui couvraient les murs du sol au plafond. Il l’invita à sortir sur la terrasse au bout de la bibliothèque d’où elle découvrit un petit jardin qui, grâce aux soins attentifs de générations de serviteurs, avait manifestement atteint une perfection difficile à dépasser. Elle s’imagina plongeant la main dans l’humus plusieurs fois centenaire des parterres et y enfonçant le bras jusqu’au coude. Décidé à ne rien omettre, il la conduisit ensuite dans l’aile opposée et ils descendirent dans un gigantesque cave à vin qui recelait la production de diverses fermes du district Vorkosigan. Ils traversèrent ensuite un garage souterrain où étincelait la limousine blindée. Un naviplane rouge était garé dans un coin. — Il est à vous ? demanda-t-elle en le montrant du doigt. — Oui, mais je ne l’utilise plus guère aujourd’hui. Bien sûr, ses attaques. Elle se serait donné des coups de pied. Craignant d’aggraver les choses en se lançant dans des excuses alambiquées, elle se contenta de le suivre jusqu’à une vaste cuisine où flottaient d’agréables fumets. Là, il lui présenta solennellement Ma Kosti, sa célèbre cuisinière, une dame bien en chair d’une cinquantaine d’années qui lui adressa un large sourire et empêcha son maître de goûter les plats en préparation. Elle dit clairement que ses compétences étaient sous utilisées – après tout, que pouvait bien manger pareil petit bout d’homme ? Il lui fallait recevoir davantage. — J’espère que vous reviendrez bientôt, madame Vorsoisson, et souvent. Elle les chassa gentiment de sa cuisine et ils regagnèrent le hall d’entrée en traversant une incroyable succession de pièces de réception. — C’est l’étage public. Mon territoire est au premier. Avec un enthousiasme contagieux, il l’entraîna dans l’escalier tournant pour lui montrer avec fierté une suite de pièces occupées autrefois, lui dit-il, par le célèbre général comte Piotr, et qui à présent étaient toutes à lui. Il n’oublia pas de lui faire remarquer la vue superbe sur les jardins dont bénéficiait le salon. — Il y a encore deux autres niveaux, plus les greniers. Les greniers, c’est quelque chose. Aimeriez-vous les voir ? Souhaitez-vous voir un endroit en particulier ? — Je ne sais, dit-elle, un peu abasourdie. Avez-vous grandi ici ? Elle parcourut des yeux le salon bien agencé et tenta d’y imaginer le jeune Miles, avant de se féliciter qu’il se soit arrêté avant de l’entraîner dans sa chambre qu’elle apercevait derrière une porte entrouverte. — En fait, j’ai passé les cinq ou six premières années de ma vie à la Résidence Impériale avec Gregor. Mes parents et mon grand-père connurent un… disons un léger désaccord, au début de la Régence, mais ils se réconcilièrent et Gregor partit préparer l’Académie militaire. Alors mes parents se sont réinstallés ici et ont demandé le deuxième étage, comme moi j’ai demandé le premier. Privilège de l’héritier. La cohabitation de plusieurs générations sous le même toit se passe mieux si la maison est très grande. Mon grand-père a occupé ces pièces jusqu’à sa mort, j’avais dix-sept ans à l’époque. J’avais une chambre à l’étage de mes parents, mais pas dans la même aile. Ils me l’avaient attribuée parce que Illyan avait trouvé qu’elle offrait le plus mauvais angle de tir depuis… euh, parce qu’elle avait une belle vue sur le jardin. Voudriez-vous… ? Il se retourna, fit un geste, lui sourit par-dessus son épaule, et l’entraîna à l’étage supérieur. La pièce dans laquelle ils entrèrent avait en effet une belle vue, mais on avait effacé toute trace de Miles enfant. Elle présentait à présent l’aspect d’une chambre d’hôte froide et impersonnelle. — Combien de temps avez-vous vécu ici ? — En vérité, jusqu’à l’hiver dernier. Je suis descendu après avoir été réformé pour raisons médicales. Pendant les dix ans où j’ai travaillé pour la SecImp, j’étais rarement à la maison, je n’ai jamais pensé qu’il me fallait autre chose, dit-il en ponctuant ses paroles de son habituel mouvement de menton. — Vous aviez au moins votre propre salle de bains. Ces maisons de la Période de l’Isolement sont parfois… Elle s’interrompit en découvrant que la porte qu’elle venait d’ouvrir machinalement était en fait celle d’un placard. La porte voisine devait mener à la salle de bains. Une douce lumière s’alluma automatiquement. Le placard était bourré de tenues militaires. Vu la taille et la qualité de la coupe, elle comprit qu’il s’agissait des anciens uniformes de Miles, mais après tout il n’aurait pas pu porter les vêtements standard. Elle reconnut le treillis noir, le bleu de l’uniforme impérial et le rouge et bleu étincelant de la tenue d’apparat. Une collection de bottes, alignées côte à côte sur le sol, montait la garde. Elles avaient été nettoyées avant d’être rangées, mais l’odeur concentrée de Miles flottait dans l’air et chatouillait les narines de la jeune femme comme une caresse. Elle inspira, et les effluves à la fois masculins et militaires l’assaillirent, semblant passer directement de son nez à son corps en évitant son cerveau. Inquiet, il s’approcha et la regarda. Le parfum si particulier qu’il portait, un mélange subtil d’agrumes épicés qu’elle avait remarqué dans la limo, l’enveloppa soudain. C’était le premier moment de sensualité pure qu’elle connaissait depuis la mort de Tienne. Oh, non, depuis des années avant sa mort. Elle en fut à la fois gênée et bizarrement réconfortée. Mon corps serait-il encore vivant, après tout ? Elle prit brutalement conscience qu’elle se trouvait dans une chambre à coucher. — Et celui-ci ? Elle essaya de contrôler sa voix et décrocha un uniforme gris qu’elle ne reconnaissait pas : veste courte et épaulettes, nombreuses poches, ganse blanche et pantalon assorti. Les galons sur les manches et le col indiquaient un grade qui demeura un mystère pour elle, mais il lui sembla qu’il y en avait beaucoup. Le tissu épais, comme ignifugé, lui parut extrêmement coûteux. Il sourit doucement, décrocha la veste du cintre qu’elle tenait, et la lui montra. — Vous n’avez jamais rencontré l’amiral Naismith, n’est ce pas ? C’était ma couverture préférée. Il… j’ai… commandé la flotte des mercenaires Dendarii pendant des années. — Vous vous êtes fait passer pour un amiral galactique ? — Au début, j’ai fait semblant, ensuite, c’est devenu vrai. Dans un rictus, il murmura pourquoi pas ?, accrocha la veste au bouton de la porte et ôta sa tunique grise. Sur sa fine chemise blanche, elle découvrit un holster d’épaule qu’elle n’avait pas soupçonné. Même ici il se déplace armé ! Il ne s’agissait que d’un neutraliseur d’ordonnance, mais il semblait le porter aussi naturellement que sa chemise. J’imagine que les Vorkosigan s’habillent ainsi tous les jours. Il échangea la tunique contre la veste d’uniforme. La couleur de son pantalon était si proche qu’il n’eut pas besoin d’en changer pour produire son effet. Il se redressa et se présenta dans une pose qu’elle ne lui avait jamais connue auparavant : détendu, déployé, remplissant l’espace bien au-delà de son corps chétif. Il tendit le bras pour s’appuyer négligemment contre le chambranle de la porte et, la tête inclinée sur le côté, lui adressa un sourire éclatant. Puis, avec un parfait accent betan qui semblait ne jamais avoir entendu le parler de la caste Vor, il lança : — Vous ne laissez pas abattre, ma petite dame. Oubliez ce minable Barrayaran. Venez avec moi, je vais vous faire visiter la galaxie. Ekaterin surprise fit un pas en arrière. Il redressa le menton et, sans cesser de rire comme un dément, se mit à fermer les boucles. Il arriva au bas de la veste, tira sur les pans et s’arrêta. Il manquait deux ou trois centimètres, et il eut beau tirer discrètement, la boucle refusa de prendre sa place. La déception se peignit sur son visage en constatant cette trahison. Ekaterin étouffa un rire. Il leva les yeux vers elle et un sourire piteux brilla dans son regard. Il reprit sa voix normale : — Je ne l’ai pas portée depuis plus d’un an. Il semblerait que le temps nous fasse grandir de diverses manières. Enfin, vous avez vu ma cuisinière. Pour elle, faire à manger n’est pas un métier, c’est un devoir sacré. — La veste a peut-être rétréci au lavage, dit-elle pour essayer de le consoler. — Mon Dieu, non. La couverture de l’amiral s’effilochait bien avant qu’il ne soit tué. Les jours de Naismith étaient comptés de toute façon. Il affectait de prendre les choses à la légère, mais elle avait vu les cicatrices laissées sur son torse par la grenade. Son esprit revit l’attaque à laquelle elle avait assisté sur le sol du salon de son minuscule appartement de Komarr. Elle se souvint de l’expression de ses yeux après la crise d’épilepsie : confusion mentale, honte et rage d’impuissance. Il avait poussé son corps au-delà de ses limites dans l’espoir sans doute qu’il pourrait surmonter tous les obstacles par la seule force de sa volonté. C’était possible. Un certain temps. Et puis le temps venait à manquer. Non, le temps continuait de s’écouler. Le temps ne connaissait pas de limites. Mais on arrive au bout de ses limites et le temps continue d’avancer et nous laisse sur place. Ses années auprès de Tienne lui avaient au moins appris cela. — Je pourrais les donner à Nikki pour jouer. Pendant qu’il peut encore et est assez jeune pour en avoir envie. Ils seront trop petits pour lui d’ici un an ou deux, je pense. Il montra la rangée d’uniformes d’un geste désinvolte, mais il replaça soigneusement la veste grise sur son cintre, épousseta une peluche invisible, et la raccrocha sur la tringle. Ekaterin retint son souffle. Ce serait obscène. De toute évidence ces reliques avaient été toute sa vie. Pourquoi diable affectait-il soudain de les considérer comme de vulgaires déguisements pour gamin ? Elle ne savait comment le faire renoncer à cette épouvantable idée sans paraître mépriser son offre. Après un moment de silence insupportable, elle bafouilla — Si vous le pouviez, est-ce que vous recommenceriez ? Le regard de Miles se perdit dans le vague. — Eh bien, à vrai dire, le plus étrange, aujourd’hui, c’est que j’aurais l’impression d’être un serpent essayant de réintégrer sa mue. Il ne se passe pas une heure sans que cette vie me manque, pourtant je n’ai nulle envie de la retrouver. D’une certaine façon, on apprend beaucoup grâce aux grenades. Apparemment, c’était là son idée d’une bonne plaisanterie. Elle ne savait si elle avait envie de l’embrasser pour le réconforter, ou de s’enfuir en hurlant. Elle réussit à lui adresser un timide sourire. Il enfila sa tunique civile et le sinistre holster disparut. Il referma le placard et l’entraîna dans une visite éclair du reste du deuxième étage. Il lui montra les appartements de ses parents, mais à son grand soulagement ne proposa pas de les lui faire visiter. Elle se serait sentie mal à l’aise de violer ainsi l’intimité du comte et de la comtesse Vorkosigan comme un vulgaire voyeur. Ils finirent par se retrouver à son étage à lui, à l’extrémité de l’aile principale, dans une pièce très claire qu’il appela le boudoir jaune et qui lui servait apparemment de salle à manger. Une petite table était dressée pour deux. Grâce au ciel ils n’allaient pas déjeuner au rez-de-chaussée dans la caverne lambrissée qui pouvait accueillir quarante-huit convives, voire quatre-vingt-seize en sortant la seconde table astucieusement dissimulée derrière les boiseries. Répondant à un signal invisible, Ma Kosti apporta le repas sur un chariot : de la soupe, du thé, et une exquise salade composée avec des crevettes, des fruits et des noix. Elle les servit puis s’éclipsa discrètement, laissant à côté de Miles un plateau d’argent surmonté d’une cloche qui promettait encore d’autres délices. — C’est une maison superbe, dit-il entre deux bouchées, mais la nuit, c’est vraiment trop calme. On s’y sent seul. Elle n’est pas faite pour être aussi peu occupée. Il faudrait qu’elle soit pleine de vie, comme autrefois du temps de la splendeur de mon père. — Le Vice-roi et la Vice-reine vont revenir pour le mariage de l’Empereur, non ? La maison devrait être pleine pour la Fête de l’Été. — Oh, oui, mes parents et toute leur suite. Tout le monde sera là pour le mariage, y compris mon frère Mark, ajouta-t-il après une hésitation. Je crois qu’il faut que je vous prévienne en ce qui le concerne. — Mon oncle a parlé d’un clone un jour. C’est lui… ? — Oui, c’est lui. — Oncle Vorthys ne m’a pas dit pourquoi vous, ou bien vos parents, aviez fait fabriquer un clone. Il a juste dit qu’il s’agissait d’une histoire compliquée et que je n’avais qu’à vous demander. L’explication qui venait le plus spontanément à l’esprit était que le comte Vorkosigan avait souhaité disposer d’un remplaçant non déformé pour son héritier victime de la soltoxine, mais apparemment, ce n’était pas la bonne. — C’est effectivement compliqué. Nous n’y sommes pour rien. Ce sont des expatriés komarrans exilés sur Terre qui l’ont fabriqué dans le cadre d’une conspiration plutôt tordue contre mon père. Comme ils n’avaient pas réussi à déclencher une révolution armée, j’imagine qu’ils ont pensé essayer une guerre biologique à moindres frais. Grâce à un agent infiltré, ils ont obtenu un échantillon de mes tissus, ce qui n’a pas dû être trop difficile, vu les centaines de traitements médicaux, examens et autres biopsies que j’ai subis lorsque j’étais enfant, et ils ont développé un des clones les moins appétissants que je connaisse. — Mon Dieu. Mais mon oncle dit que votre clone ne vous ressemble pas. Est-ce qu’il a été épargné par vos… par vos problèmes prénataux ? Elle hocha la tête sans cesser de le regarder. Elle connaissait sa susceptibilité quelque peu imprévisible lorsque l’on touchait à ses problèmes congénitaux. Tératogénique, pas génétique, il avait bien insisté. — Si les choses avaient été aussi simples… En fait, il a commencé à se développer normalement, si bien qu’ils ont dû lui modeler le corps pour qu’il ait ma taille. Et ma forme. Plutôt répugnant. Ils voulaient qu’il puisse être pris pour moi, même lors d’un examen approfondi, alors, quand j’ai fait remplacer mes os endommagés par des os synthétiques, il a subi la même opération. Je sais exactement à quel point il a dû souffrir. Ensuite ils l’ont obligé à apprendre à se faire passer pour moi. Pendant toutes ces années au cours desquelles je pensais être enfant unique, il a développé la pire des jalousies qui soient. Vous vous rendez compte, ne jamais pouvoir être soi-même, comparé en permanence à son frère aîné… Le temps que la conspiration échoue, ils n’étaient pas loin de l’avoir rendu fou. — J’imagine ! Mais comment… comment l’avez-vous tiré des griffes des Komarrans ? Miles resta silencieux un moment avant de reprendre : — Il a fini par refaire surface tout seul. Dès qu’il s’est retrouvé dans l’orbite de ma mère betane… enfin, vous comprenez, les Betans ont un sens très strict et très précis des responsabilités parentales vis-à-vis des clones. Il a eu la surprise de sa vie. Il savait qu’il avait un frère, Dieu sait qu’il avait payé pour l’apprendre, mais il ne s’attendait pas à avoir des parents. Et certainement pas Cordélia Vorkosigan. Le plus simple, c’est de dire que la famille l’a adopté. Il est resté un moment ici sur Barrayar puis, l’année dernière, ma mère l’a envoyé sur Béta pour aller à l’Université et se faire soigner sous la responsabilité de ma grand-mère betane. — Ça se termine bien, dit-elle, contente que cette curieuse histoire connaisse une fin heureuse. Les Vorkosigan faisaient preuve de solidarité, semblait-il. — Hum, peut-être. Des informations distillées par ma grand-mère laissent entendre que les choses se sont avérées plutôt difficiles pour lui là-bas. Vous comprenez, il a cette obsession parfaitement compréhensible de se différencier de moi afin que personne ne puisse jamais nous confondre. Ne vous méprenez pas, je trouve cela très bien. C’est une idée formidable, mais… il aurait pu avoir recours à la chirurgie esthétique, se faire remodeler le corps, prendre des hormones de croissance, changer la couleur de ses yeux ou se décolorer les cheveux, ou je ne sais quoi… mais au lieu de cela il a décidé de grossir. Grand comme moi, l’effet est surprenant. Je pense que ça lui plaît. Il le fait exprès. J’imaginais que la thérapie betane pourrait y faire quelque chose, mais apparemment, non. Un grattement sur le pan de la nappe la fit sursauter : un chaton blanc et noir, toutes griffes dehors, l’air décidé, escaladait la table pour atteindre l’assiette de Miles. Celui-ci sourit d’un air absent et posa deux crevettes devant le petit animal qui grogna et ronronna de plaisir tout en mastiquant avec entrain. — La chatte du garde de la grille n’arrête pas d’avoir des petits. J’admire leur conception de la vie, mais ils surgissent toujours… Il prit la cloche qui recouvrait le plateau et la posa sur le chaton. Le ronronnement de l’animal pris au piège n’en fut pas troublé et continua de résonner comme un petit moteur sous la demi-sphère d’argent. — Un dessert ? Elle découvrit huit gâteaux d’une beauté si émouvante qu’elle se dit que ce serait un crime esthétique de les manger sans les avoir filmés auparavant pour la postérité. Après une longue hésitation, elle en choisit un couvert de crème épaisse et constellé de fruits confits étincelant comme des pierres précieuses. Miles le déposa sur une assiette et le lui tendit. Il regarda l’assortiment avec gourmandise, mais ne se servit pas. Il n’avait pas une once de graisse, et lorsqu’il avait joué le rôle de l’amiral Naismith il avait dû être squelettique. La pâtisserie était aussi délicieuse qu’elle était belle et Ekaterin cessa un moment de contribuer à la conversation. Miles la regardait en souriant, se régalant apparemment par procuration. Tandis qu’elle raclait les dernières particules de crème avec sa fourchette, elle entendit des bruits de pas et des voix d’hommes dans le hall. Elle reconnut Pym : — Monseigneur est en rendez-vous avec son nouveau jardinier paysagiste. Il ne souhaite pas être dérangé. — Ouais, ouais, Pym. Moi non plus. J’suis envoyé par ma mère, rétorqua une voix traînante de baryton. Une expression de profonde contrariété se peignit sur le visage de Miles et il étouffa un juron. Quand la silhouette de son visiteur apparut à la porte du boudoir jaune, il reprit un air impassible. L’homme que Pym n’avait pu arrêter était un jeune officier, un capitaine de haute taille et d’une beauté à couper le souffle. Il avait le cheveu noir, des yeux rieurs, et un sourire paresseux. Il s’arrêta pour offrir à Miles une demi-révérence moqueuse. — Je te salue, ô Lord Auditeur, mon cousin ! Que vois-je là ? Un déjeuner préparé par Ma Kosti ? Dis-moi qu’il n’est pas trop tard. Permets-moi de grappiller les restes. Il entra et son regard jaugea Ekaterin. — Oh, oh ! Présente-moi à ton jardinier paysagiste, Miles. Celui-ci marmonna entre ses dents. — Madame Vorsoisson, puis-je vous présenter mon incorrigible cousin, le capitaine Ivan Vorpatril. Ivan, Mme Vorsoisson. Guère troublé par cet accueil peu amical, Vorpatril sourit, s’inclina sur la main d’Ekaterin, et la baisa. Ses lèvres s’attardèrent plus que nécessaire, mais au moins étaient-elles chaudes et sèches. Lorsqu’il relâcha enfin sa main, elle ne fut pas obligée de lutter contre l’envie grossière de l’essuyer sur sa jupe. — Vous prenez des commissions, madame Vorsoisson ? Ekaterin ne savait trop si elle devait rire ou s’offusquer de ses sous-entendus ambigus. Elle s’autorisa un petit sourire. — Je n’en suis qu’au début. — Ivan habite un appartement. Je crois qu’il a un pot de fleurs sur son balcon, mais la dernière fois que je les ai vues, elles étaient mortes. — C’était l’hiver, Miles. Un faible miaulement sous la cloche d’argent attira son attention. Il la regarda, la souleva par curiosité et la laissa retomber. Il fit le tour de la table, avisa l’assiette à dessert inutilisée, sourit béatement, se servit deux des gâteaux restants, et s’empara de la fourchette que Miles n’avait pas touchée. Il regagna la place vide, y posa son butin, prit un fauteuil et s’assit entre son cousin et Ekaterin. Les miaulements de protestation se faisaient de plus en plus forts ; il soupira et délivra le félin prisonnier qu’il installa sur ses genoux, posé sur une serviette en fil, avant de lui donner une généreuse portion de crème dont le chaton se barbouilla le museau. — Ne vous interrompez pas pour moi, dit-il entre deux bouchées. — Nous avions terminé. Mais pourquoi es-tu ici, Ivan ? Et pourquoi trois gardes du corps n’ont-ils pas réussi à t’arrêter ? Faut-il que je leur donne l’ordre de tirer pour tuer ? — Ma force est grande car ma cause est juste. Je suis envoyé par ma mère avec une liste de corvées pour toi longue comme le bras. Sans parler des notes. Il tira un rouleau de transparents de sa tunique et les montra à son cousin. Le chaton roula sur le dos et tenta de les attraper. Ivan s’amusa un instant avec lui. — Ta détermination est sans faille parce que tu as plus peur de ta mère que de mes gardes. — Toi aussi. Et tes gardes également, fit observer Ivan en engloutissant une bouchée de gâteau. Miles ravala un éclat de rire involontaire et reprit son air sévère. — Ah, madame Vorsoisson, je crois qu’il va falloir que je m’occupe de cela. Peut-être vaut-il mieux en rester là pour aujourd’hui, dit-il en s’excusant d’un sourire et en repoussant son fauteuil. Lord Vorkosigan avait sans nul doute d’importantes questions de sécurité à discuter avec le jeune officier. — Bien sûr. Ravie de vous avoir rencontré, Lord Vorpatril. Gêné par le chaton, le capitaine ne se leva pas, mais adressa à Ekaterin un signe de tête des plus cordiaux. — Ce fut un plaisir, madame Vorsoisson. J’espère que nous nous reverrons bientôt. Le sourire de Miles vira à la grimace. Elle se leva en même temps que lui et il la raccompagna vers le hall d’entrée. Il porta son bracelet de com à ses lèvres et murmura : — Pym, amène la voiture, s’il te plaît. Il lui fit signe de la main et ils avancèrent côte à côte dans le couloir. — Désolé pour Ivan. Elle ne voyait pas bien pourquoi il éprouvait le besoin de s’excuser et elle cacha son embarras en haussant les épaules. — Alors, affaire conclue ? Vous acceptez de vous charger de mon jardin ? — Il vaudrait peut-être mieux que vous voyiez quelques projets d’abord, non ? — Oui, bien sûr. Demain… ou… appelez-moi quand vous serez prête. Vous avez mon numéro ? — Oui, vous m’en avez donné plusieurs sur Komarr. Je les ai gardés. Ils descendirent le grand escalier, et le visage de Miles prit soudain une expression songeuse. Arrivé au bas des marches, il la regarda et demanda : — À propos, vous avez toujours ce petit souvenir ? Il faisait allusion au pendentif modèle réduit de Barrayar, cadeau symbole des événements affreux qu’ils avaient vécus sur Komarr et dont ils ne pouvaient parler en public. — Oh oui, bien sûr. Il s’arrêta plein d’espoir, et parut surpris et déçu qu’elle ne le sorte pas de son chemisier noir pour le lui montrer sur-le-champ, mais elle considérait le bijou comme trop précieux pour être porté tous les jours. Il était rangé, soigneusement emballé dans un tiroir de sa chambre. Au bout d’un moment, le bruit de la limo leur parvint, et il la conduisit vers la porte d’entrée. — Bonne journée, madame Vorsoisson. Je crois qu’il vaut mieux que j’aille régler ces problèmes avec Ivan. Il lui serra la main fermement, mais sans la retenir trop longtemps, et attendit qu’elle s’installe à l’arrière de la voiture. Le cockpit se referma, la voiture démarra, et il regagna la maison. Ivan posa une des assiettes sales par terre et laissa tomber le chaton à côté. Il lui fallait l’admettre, un jeune animal, quel qu’il soit, représentait presque toujours une aide appréciable. Il avait remarqué combien l’expression froide de Mme Vorsoisson s’était adoucie quand il avait joué avec le petit parasite poilu. Où Miles avait-il déniché cette veuve époustouflante ? Il se cala dans son fauteuil et regarda la langue rose du chaton laper la sauce tout en repensant tristement à sa soirée de la veille. La jeune femme avec qui il était sorti lui avait semblé une proie possible : étudiante à l’Université, loin de chez elle pour la première fois, toutes les chances qu’elle soit impressionnée par un officier impérial vor. Le regard audacieux, pas le moins du monde farouche, elle était venue le chercher dans son propre naviplane. Ivan était expert en l’art d’utiliser un naviplane pour briser les barrières psychologiques et créer l’ambiance propice. Quelques piqués pas trop méchants, et l’on pouvait toujours ensuite évoquer les adorables petits cris poussés par la demoiselle qui se cramponnait à son siège tandis que sa respiration s’accélérait, que sa poitrine se soulevait, et qu’elle entrouvrait des lèvres de plus en plus appétissantes. Mais cette fille… Jamais il n’avait été aussi près de rendre son dernier repas dans un naviplane depuis que Miles, lors de l’une de ses phases de démence, l’avait entraîné dans une série de loopings au-dessus de Hassadar. Elle avait ri d’un rire mauvais tandis que lui, impuissant, les dents serrées, les doigts blancs à force de s’accrocher aux ceintures de sécurité, tentait désespérément de sourire. Ensuite, au restaurant qu’elle avait choisi, ils étaient tombés, oh, par hasard, bien sûr, sur ce petit morveux d’étudiant, et le scénario s’était mis en place. Elle s’était servie de lui, et merde ! Pour tester la dévotion du morveux à sa cause, et ce bâtard avait marché et grogné au signal. Enchanté, monsieur. Oh, n’est-ce pas votre oncle qui est au service de l’Empereur ? Pardonnez-moi… La manière habile dont il avait réussi à transformer l’invitation polie de s’asseoir en insulte subtile avait été digne de… du plus petit des cousins d’Ivan. Ivan, lui, s’était éclipsé de bonne heure, en leur souhaitant bien du plaisir ensemble. Que la punition soit à la hauteur du crime. Il ne comprenait pas ce qui arrivait aux jeunes filles barrayaranes. Elles devenaient presque… presque galactiques, comme si elles avaient pris des leçons auprès de Quinn, la redoutable amie de Miles. Les conseils acerbes de sa mère, lui recommandant de s’en tenir aux femmes de son âge et de sa classe, commençaient à lui apparaître raisonnables. Un léger bruit de pas résonna dans le hall et Miles apparut à la porte. Ivan réfléchit et écarta l’idée d’amuser son cousin en lui faisant le récit de son fiasco de la veille. Il ne savait pourquoi Miles serrait les dents et baissait la tête avec cet air de pit-bull prêt à mordre, mais cela n’annonçait pas des débordements de sympathie. — T’as mal choisi ton moment, aboya Miles. — Quoi ? J’ai gâché ton tête-à-tête ? Jardinier paysagiste, mon œil. Moi aussi je pourrais m’intéresser à ce genre de paysage. Quelle silhouette ! — Superbe, souffla Miles, momentanément distrait par une image fugitive. — Son visage n’est pas vilain non plus. Miles faillit mordre à l’hameçon, mais il étouffa sa réplique spontanée dans une grimace. — Ne sois pas trop gourmand. Ne m’as-tu pas parlé d’une romance avec Mme Vor-je-ne-sais-quoi ? Il se laissa tomber dans son fauteuil, croisa les bras et les jambes, et observa Ivan les yeux mi-clos. — Ah, oui. Je crois que c’est tombé à l’eau. — Tu m’étonnes. Le mari conciliant ne s’est pas avéré si conciliant que ça, finalement ? — Ce n’était pas raisonnable. Je veux dire, ils sont en train de mijoter un héritier dans un réplicateur utérin. On ne peut même plus greffer un petit bâtard sur un arbre généalogique, de nos jours. De toute façon, il a décroché un poste dans l’administration coloniale et il embarque son épouse sur Sergyar. C’est à peine s’il nous a laissé le temps de nous dire au revoir. En fait, Ivan avait vécu un moment pénible avec menaces de mort voilées. Elle aurait pu montrer des signes de regret, ou s’inquiéter de sa santé et de sa sécurité, au lieu de cela, elle était restée accrochée au bras de son mari et avait paru impressionnée par son numéro de mâle dominant. Quant au terroriste à peine pubère qu’il avait tenté de persuader de réparer son cœur brisé en organisant un accident de naviplane… Il se retint de frissonner et haussa les épaules pour chasser ce moment de dépression rétrospective. — Mais une veuve, une vraie veuve ! Et jeune ! Tu sais à quel point on a du mal à en trouver en ce moment ? Je connais des types au QG qui donneraient leur main droite pour une veuve, s’ils n’en avaient pas besoin pour la solitude des longues, longues nuits. Comment as-tu eu la chance de tomber sur cette merveille ? Miles ne daigna pas répondre. Au bout d’un moment, il montra le transparent roulé à côté de l’assiette d’Ivan. — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Ivan le déroula et le lui tendit. — C’est le programme de ta rencontre avec l’Empereur, la future Impératrice, et ma mère. Elle ne lâche pas Gregor avec tous les détails du mariage. Et comme tu seras son témoin, ta présence est impérative. Miles jeta un coup d’œil. Il plissa le front, l’air contrarié, avant de lever les yeux vers Ivan. — Ce n’est pas que tout cela soit sans importance, mais tu ne devrais pas être en opération en ce moment ? — Tu ne sais pas ce que ces salauds m’ont fait ? Miles secoua la tête, haussant les sourcils d’un air interrogateur. — On m’a officiellement affecté au service de ma mère, aide de camp de ma mère, t’imagines ! Jusqu'après le mariage. Je me suis engagé dans l’armée justement pour la fuir, ma mère, et voilà que je me retrouve sous ses ordres. Miles lui adressa un petit sourire non dénué de sympathie. — Tant que Laissa ne sera pas définitivement liée à Gregor et capable d’assumer son rôle officiel, ta mère a toutes les chances d’être le personnage le plus important de Vorbarr Sultana. Ne la sous-estime pas. J’ai connu des plans de conquête planétaire moins complexes que ce qui se trame autour du mariage impérial. Il va falloir toute l’habileté manœuvrière de Tante Alys pour mener les choses à bien. — Je savais que j’aurais dû postuler pour une mission sur une autre planète quand il en était encore temps. Komarr, Sergyar, une ambassade perdue, tout sauf Vorbarr Sultana. — Je ne sais pas, Ivan. À part une attaque surprise, c’est l’événement politique le plus important de… j’allais dire de l’année, mais en fait de notre génération, je crois. Plus Gregor et Laissa pourront mettre de petits héritiers entre toi, moi, et l’Impérium, mieux cela vaudra. Pour nous et nos familles. — Nous n’avons pas encore de famille, fit remarquer Ivan. C’est donc ça qu’il a en tête avec sa jolie veuve ! Oh, oh ! — Est-ce que nous aurions osé ? J’y ai pensé chaque fois que je me suis trouvé suffisamment proche d’une femme pour… enfin bref. Il faut que ce mariage se passe bien. — Je ne dis pas le contraire, acquiesça Ivan avec sincérité. Il se baissa pour repousser le chaton qui, après avoir nettoyé l’assiette, essayait avec entrain de se faire les griffes sur ses bottes cirées. Il le prit sur ses genoux, et quelques caresses suffirent à calmer son enthousiasme. Le félin se pelotonna, se mit à ronronner, et s’attaqua à la tâche fort sérieuse de digérer. — Alors, redis-moi le prénom de ta jolie veuve ? En fait, Miles ne le lui avait pas encore dit. Il soupira, et sa bouche sembla caresser les quatre syllabes avant de consentir à les libérer. — Ekaterin. Ivan se remémora toutes les railleries que son cousin lui avait infligées à propos de ses innombrables affaires de cœur. Est-ce que tu t’imaginais que j’étais une pierre sur laquelle affûter tes bons mots ? La possibilité de prendre sa revanche semblait se profiler à l’horizon comme de gros nuages noirs après une longue période de sécheresse. — Accablée de chagrin, c’est ce que tu me dis ? Il me semble qu’un homme avec un solide sens de l’humour pourrait lui remonter le moral. Pas toi, tu es manifestement en pleine déprime. Je pourrais peut-être lui proposer de lui faire visiter la ville. Miles venait de se servir du thé et s’apprêtait à poser ses pieds sur le fauteuil voisin. Il les abattit violemment sur le sol. — N’y pense pas. Celle-là est à moi. — Pas possible ! Des fiançailles secrètes ? Tu vas vite en besogne, mon cousin. — Non, admit Miles à regret. — Vous vous êtes fait des promesses ? — Pas encore. — Alors, en fait, elle n’appartient à personne d’autre qu’à elle. Miles but lentement une gorgée de thé avant de répliquer. — J’ai l’intention de changer tout cela. Le moment venu. Pour l’instant, il est trop tôt. — Pour l’amour comme pour la guerre, les règles sont claires. Pourquoi je ne pourrais pas essayer ? — Si tu essaies, ce sera la guerre. — Ne laisse pas ton nouveau statut te monter à la tête, mon cousin. Même un Auditeur Impérial ne peut pas obliger une femme à coucher avec lui. — À l’épouser, corrigea Miles d’un ton glacial. Ivan inclina la tête et son sourire s’élargit. — Grand Dieu ! Tu as complètement perdu la tête. Qui aurait pensé une chose pareille ? — Contrairement à toi, je n’ai jamais fait semblant de mépriser le mariage. Je n’ai pas de discours de célibataire endurci à ravaler. Pas plus qu’une réputation d’étalon local à maintenir. Ou à faire oublier, selon le cas. — Eh bien, mon vieux, tu as la dent dure aujourd’hui. Miles inspira profondément. Avant qu’il puisse parler, Ivan reprit : — Tu sais, quand tu te crispes comme ça, tête baissée, tu as l’air encore plus bossu. Tu devrais faire attention. — Tu me provoques, Ivan ? demanda Miles après un long silence glacé. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver la bonne réponse. — Non. — Tant mieux. Un nouveau silence gêné s’installa durant lequel Miles, les yeux mi-clos, observa son cousin. Il sembla prendre une décision. — Ivan, je te demande de me donner ta parole de Vorpatril, entre toi et moi, que tu ne tenteras pas de séduire Ekaterin. — Dis, tu y vas un peu fort. Elle n’a pas droit à la parole ? — Elle ne t’intéresse pas vraiment. — Qu’est-ce que tu en sais ? Qu’est-ce que moi j’en sais ? J’ai à peine eu le temps de lui dire bonjour que tu te dépêchais de la raccompagner. — Je te connais. Pour toi, elle est interchangeable avec chacune des dix prochaines femmes que le hasard va mettre sur ton chemin. Pour moi, elle est unique. Je te propose un marché. Je te laisse toutes les autres femmes de l’univers. Ça me paraît honnête. C’était un de ces arguments à la Miles qui semblaient toujours, très logiquement, lui permettre d’arriver à ses fins. Ivan connaissait le truc. Il n’avait pas changé depuis l’époque où ils avaient cinq ans. Seul l’objet avait évolué. — Le problème, c’est que tu ne peux pas davantage disposer des autres femmes de l’univers, triompha Ivan qui, au fil du temps, comprenait plus vite. Tu essaies de m’échanger quelque chose que tu n’as pas contre quelque chose que tu n’as pas non plus. Coincé, Miles se cala dans son fauteuil et le dévisagea. — Sérieusement, reprit Ivan, ta passion n’est-elle pas un peu soudaine pour un homme qui vient de rompre avec l’estimable Quinn pas plus tard qu’à la Fête de l’Hiver ? Où cachais-tu cette Kat ? — Ekaterin. Je l’ai rencontrée sur Komarr. — Pendant ton enquête ? C’est tout frais, alors. Dis donc, mon cousin, tu ne m’as pas tout raconté sur ta première enquête de Lord Auditeur. J’ai l’impression que tout ce vacarme à propos de leur miroir solaire semble s’être terminé en queue de poisson. Ivan s’arrêta, attendant des explications, mais Miles ne saisit pas la perche. Il ne semblait pas être d’humeur loquace. Soit on n’arrive pas à le faire démarrer, soit on ne peut plus l’arrêter. Enfin, à choisir, il était sans doute moins dangereux pour les témoins innocents qu’il reste muet. Au bout d’un moment, Ivan reprit : — Elle a une sœur ? — Non. — Elles n’ont jamais de sœur, soupira Ivan. Qui est-ce, en fait ? Où habite-t-elle ? — C’est la nièce du Lord Auditeur Vorthys. Son mari a connu une mort affreuse il y a à peine deux mois. Je doute qu’elle soit d’humeur à apprécier ton humour. Il semblait qu’elle n’était pas la seule dans ce cas, mais merde, Miles était décidément d’humeur agressive. — Il s’est trouvé mêlé à une de tes histoires de cœur, eh bien, ça lui apprendra. C’est une façon de combattre la pénurie de veuves, j’imagine, il suffit de les fabriquer. L’air amusé qui avait jusqu’alors accueilli les saillies d’Ivan disparut brutalement du visage de Miles. Il se redressa autant qu’il put et se pencha en avant, les mains crispées sur les bras de son fauteuil. — Je vous serais reconnaissant, Lord Vorpatril, de ne jamais répéter pareille calomnie, jamais. La surprise noua l’estomac d’Ivan. Il avait déjà vu Miles jouer les Lords Auditeurs une fois ou deux, mais jamais contre lui. Les yeux gris au regard d’acier étaient soudain devenus deux pistolets prêts à faire feu. Ivan ouvrit la bouche et la referma prudemment. Que diable se passait-il ici ? Et comment un homme si petit réussissait-il à exprimer des menaces aussi violentes ? Des années d’entraînement, sans doute. Et de conditionnement. — Je plaisantais, Miles. — Eh bien, je ne trouve pas cela drôle du tout. Il se frotta les poignets et son regard se perdit à mi-distance. Un muscle de sa mâchoire tressaillit et il redressa le menton. Au bout d’un moment, il reprit d’un ton encore plus froid : — Je ne te raconterai pas l’affaire Komarr, Ivan. Je ne plaisante pas. Je ne dirai qu’une chose et rien d’autre : la mort d’Étienne Vorsoisson a été un meurtre et un horrible gâchis que je n’ai pas su empêcher. Mais je ne l’ai pas provoquée. — Pour l’amour du Ciel, je n’ai jamais pensé que tu… Miles haussa la voix pour faire taire son cousin : — Quoi qu’il en soit, tout ce dossier est à présent classé top secret, aussi secret qu’il puisse l’être. Ce qui veut dire que si jamais pareille accusation était portée contre moi, je n’y aurais pas accès pour me défendre et ne pourrais apporter aucune preuve de mon innocence. Réfléchis une seconde aux conséquences, s’il te plaît. Surtout si… si mes affaires avancent. Ivan, soudain muet, se mordit la lèvre un moment. Puis son visage s’éclaira. — Mais… mais Gregor y a accès. Qui oserait discuter avec lui ? Gregor pourrait te disculper. — Mon quasi-frère de lait l’Empereur, avec qui j’ai été élevé, celui qui m’a nommé Auditeur pour faire plaisir à mon père comme le dit la rumeur ? Ivan s’agita dans son fauteuil, mal à l’aise. Miles avait donc entendu ces ragots. — Ceux qui comptent vraiment savent que ce n’est pas vrai. Où as-tu entendu cette histoire, Miles ? Pour toute réponse il n’obtint d’un bref haussement d’épaules et un petit geste de la main. Miles devenait de plus en plus politique depuis quelque temps, c’en était agaçant. Ivan avait à peine moins envie de s’impliquer dans les arcanes de la politique impériale que de pointer un arc à plasma sur sa tête et de presser la détente. Non qu’il s’enfuît en poussant des cris d’orfraie chaque fois que le sujet revenait sur le tapis, non… il se contentait de s’éclipser discrètement. Mais Miles… Miles le maniaque avait peut-être le courage, ou l’inconscience, de se lancer dans une carrière politique. Le nabot avait toujours eu cette petite tendance suicidaire. Grand bien te fasse, mon vieux. Celui-ci, un instant plongé dans la contemplation de ses bottines, releva les yeux. — Je sais que je n’ai aucun droit d’exiger de toi une chose pareille. Je te suis toujours redevable pour… pour ce qui s’est passé l’automne dernier. Et pour toutes les autres fois où tu m’as sauvé la mise, ou essayé. Tout ce que je peux faire, c’est te le demander. Je t’en prie. Je n’ai pas tant d’occasions, et celle-ci, j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Un petit sourire en coin. Non, pas ce sourire. Était-ce la faute d’Ivan s’il était né normal et son cousin handicapé ? Et merde ! C’était cette saloperie de politique qui l’avait abîmé, et on aurait pu croire que ça lui aurait servi de leçon, mais non. À l’évidence, même un feu roulant n’arrivait pas à arrêter cet incorrigible avorton. Il aurait été capable de vous inciter à l’étrangler à mains nues et de vous rendre fier à en pleurer. Ivan avait pris soin que personne ne voie son visage lorsqu’il avait regardé Miles prêter son serment d’Auditeur devant tout ce qui comptait sur Barrayar. Quelle effrayante intensité ! Si petit, si mal fichu, si insupportable. Donnez aux gens une lumière et ils la suivront au bout du monde. Miles savait-il à quel point il était dangereux ? Et ce petit parano croyait vraiment qu’Ivan avait le pouvoir magique de séduire et de détourner de lui une femme qu’il désirait vraiment. Ses craintes étaient plus flatteuses pour Ivan que celui-ci ne l’avouerait jamais. Mais Miles faisait si rarement preuve d’humilité. — D’accord, soupira Ivan. Je te laisse la priorité, mais attention, si elle te dit d’aller te faire voir, j’aurai autant le droit de me mettre sur les rangs que n’importe qui d’autre. — C’est tout ce que je te demande. Ta parole de Vorpatril. — Tu as ma parole, lâcha Ivan à contrecœur au bout d’un moment. Miles se détendit, l’air soudain beaucoup plus enjoué. Quelques minutes de conversation décousue à propos des projets de Lady Alys débouchèrent sur l’énumération des multiples vertus de Mme Vorsoisson. S’il y avait une chose plus désagréable que de supporter la jalousie préventive de son cousin, se dit Ivan, c’était de subir son babillage romantique d’amoureux transi. Manifestement, la Résidence Vorkosigan n’allait pas être le meilleur endroit pour échapper à Lady Alys. Ni cet après-midi ni les jours suivants. Miles refusa même d’aller boire un verre, histoire de se changer les idées, et quand il se mit à expliquer à Ivan ses projets de jardin, celui-ci prétexta une mission urgente et s’éclipsa. Arrivé au bas de l’escalier, il se rendit compte que Miles l’avait roulé une fois de plus. Il avait obtenu exactement ce qu’il voulait et Ivan ne savait même pas comment il s’y était pris. Il n’avait jamais eu la moindre intention de donner sa parole sur ce coup-là. En y réfléchissant, la requête même paraissait insultante. La frustration le fit grimacer. Tout était parti de travers. Si cette Ekaterin possédait vraiment toutes ces qualités, elle méritait un homme qui se battrait pour elle. Et s’il fallait tester l’amour de la veuve pour Miles, mieux valait tôt que tard. Miles n’avait aucun sens de la mesure, de la réserve, ni… ni de l’autoprotection. Quels ravages elle ferait si elle décidait de le repousser ! Le régime de la douche froide une fois de plus. La prochaine fois, je le garderai sur le gril plus longtemps. J’ai cédé trop vite, ç’a été mon erreur… Ce serait presque un service d’utilité publique que de présenter les différentes possibilités à la veuve avant que Miles ne la roule dans la farine comme il en avait l’habitude. Il lui avait arraché sa parole avec une détermination froide et délibérée. Il l’avait forcé. Et un serment forcé n’était pas un serment. Ivan imagina cette manière de contourner son dilemme entre deux marches et il se mit soudain à siffloter. Son plan était quasiment… quasiment milésien. La justice cosmique pour jouer au nain un tour à sa façon. Le temps que Pym lui ouvre la porte, Ivan avait retrouvé le sourire. 2 Kareen Koudelka glissa sur le siège de la navette orbitale et vint coller son nez au hublot. Pour l’instant, elle ne voyait que la station de transfert et le ciel constellé d’étoiles. Après quelques minutes interminables, elle perçut les cliquetis et secousses habituels, et la navette s’arracha à la station. Le superbe arc multicolore du terminal de Barrayar défila devant ses yeux tandis qu’elle entamait la descente. En cette fin d’après-midi, la partie ouest du Continent Nord brillait encore de tous ses feux. Elle voyait les océans. Au bout de presque un an, elle rentrait enfin chez elle. Kareen se cala sur le siège et réfléchit aux sentiments mêlés qui l’assaillaient. Elle aurait aimé que Mark soit avec elle pour comparer leurs impressions. Et comment donc les gens comme Miles, qui avaient quitté Barrayar peut-être cinquante fois, géraient-ils la dissonance cognitive ? Il avait passé un an comme étudiant sur Beta alors qu’il était bien plus jeune qu’elle. Elle se rendit compte qu’elle avait beaucoup d’autres questions à lui poser, si elle en trouvait le courage. Miles Vorkosigan était donc vraiment Auditeur impérial, à présent. Elle avait du mal à l’imaginer au milieu de ces vieilles barbes. Mark avait fait assaut d’esprit en apprenant la nouvelle avant de lui envoyer un message de félicitations, mais il est vrai qu’il y avait un Truc entre Miles et lui. La brillante thérapeute de Mark avait beau avoir expliqué à Kareen que Truc n’appartenait pas à la terminologie psycho-scientifique, elle n’avait pas trouvé un autre mot exprimant de manière satisfaisante toute la complexité du… du Truc. Elle vérifia sa mise, rentrant son chemisier et lissant son pantalon. Sa tenue éclectique, pantalon à la komarrane, cardigan barrayaran et chemisier en soie synthétique d’Escobar, ne risquait pas de choquer sa famille. Elle tira sur une mèche blond cendré et loucha pour la regarder. Ses cheveux avaient repoussé et quasiment retrouvé la longueur et la coiffure qu’elle avait en partant. Les vrais changements étaient intérieurs, personnels. Elle pourrait les révéler ou pas quand elle le souhaiterait, au moment qui lui paraîtrait opportun et sans danger. Sans danger ? Elle s’interrogea. La paranoïa de Mark était-elle en train de déteindre sur elle ? Et pourtant… Avec une grimace de regret, elle enleva ses boucles d’oreilles betanes et les glissa dans la poche de son cardigan. Mama avait suffisamment fréquenté la comtesse Cordélia pour être capable d’en décoder leur signification betane : Je suis une adulte consentante et sous contraceptif, mais pour l’instant j’entretiens une relation exclusive, alors, s’il vous plaît, ne nous mettez pas tous les deux dans l’embarras en essayant. Un long message pour quelques boucles de métal, et encore les Betans en avaient-ils quantité d’autres. Elle en avait expérimenté deux ou trois, mais l’implant contraceptif signalé par ses boucles d’oreilles ne regardait qu’elle, et elle seule. Elle réfléchit et compara les boucles betanes avec d’autres signes de conventions sociales dans d’autres cultures : l’alliance, les vêtements, les chapeaux, la barbe ou des tatouages. Tous ces signes pouvaient être trahis, comme par ces épouses infidèles dont le comportement contredisait leur affirmation de monogamie, mais les Betans semblaient avoir le don de respecter les leurs. Il est vrai qu’ils avaient de nombreux choix. Tricher sur ces signes était socialement très mal considéré. Ça fausse tout pour tout le monde, lui avait un jour expliqué un Betan. Le truc, c’est d’éliminer les devinettes embarrassantes. On ne pouvait qu’admirer leur franchise et leur honnêteté. Pas étonnant qu’ils réussissent aussi bien dans le domaine des sciences. Au total, Kareen se dit qu’elle serait à présent bien plus à même de mieux comprendre la comtesse Cordélia Vorkosigan dont la froide logique betane pouvait parfois se révéler effrayante. Mais elle ne pourrait parler à Tante Cordélia que juste avant le mariage de l’Empereur, car elle ne serait pas rentrée. Soupir. Elle écarta brusquement les ambiguïtés de la chair lorsque Vorbarr Sultana apparut en contrebas. Le soir était tombé, et un coucher de soleil éclatant éclaboussait les nuages tandis que la navette terminait son approche. Les lumières de la ville au crépuscule rendaient le paysage magique. Elle retrouvait des repères familiers : les méandres du fleuve, un vrai fleuve après un an de ces fontaines minables dont les Betans décoraient leur monde souterrain ; les célèbres ponts et les airs traditionnels les chantant en quatre langues se bousculaient dans sa tête ; les monorails… puis la secousse de l’amarrage, et l’arrêt au quai dans un grincement de métal. Chez moi, je suis rentrée chez moi ! C’était tout ce qu’elle pouvait faire pour éviter de piétiner les personnes âgées qui se traînaient devant elle. Elle finit par sortir du dernier labyrinthe de couloirs. Est-ce qu’ils m’attendent ? Seront-ils tous là ? Elle ne fut pas déçue. Ils étaient tous là, tous ; leur petit groupe occupait la meilleure place près des piliers à côté de la sortie. Mama arborait un énorme bouquet de fleurs et Olivia tenait une grande pancarte décorée de rubans multicolores sur laquelle elle lut Bienvenue, Kareen ! Quant à Martya, elle se mit à faire des bonds de cabri en l’apercevant. Délia, elle, semblait très calme, très adulte, et Pa était là aussi, venu directement du QG et toujours vêtu de son uniforme impérial. Il s’appuyait sur sa canne et lui souriait. Les embrassades répondirent à l’attente de son cœur nostalgique : pancarte pliée et fleurs écrasées, Olivia prise de fou rire, Martya poussant des cris de joie, et même Pa écrasant une larme. Les passants les dévisageaient, les hommes les regardaient avec envie et manquaient se cogner contre les murs. Les jeunes officiers blonds du commodore Koudelka échangeaient des plaisanteries. Kareen se demanda si Martya et Olivia continuaient de s’ingénier à les tourmenter. Les pauvres garçons ne demandaient pas mieux que de se rendre, mais jusqu’à présent aucune des sœurs n’avait fait de prisonniers, sauf Délia qui semblait avoir conquis l’ami komarran de Miles, rien de moins qu’un commodore de la SecImp, à la Fête de l’Hiver. Kareen mourait d’impatience de se retrouver à la maison et de connaître tous les détails de leur aventure. Parlant toutes en même temps, Pa avait renoncé depuis longtemps et se contentait d’écouter, elles se précipitèrent pour récupérer les bagages et rejoindre la limousine. Pour l’occasion, Mama avait emprunté le gros véhicule de Lord Vorkosigan et Pym pour le conduire. Ainsi ils purent tous tenir à l’arrière. Le chauffeur souhaita chaleureusement la bienvenue à Kareen de sa part et de celle de son maître, installa les modestes valises à côté de lui, et démarra. — Je pensais que tu débarquerais dans un de ces sarongs betans topless, la taquina Martya. — J’y ai pensé, répondit Kareen en cachant son rire dans le bouquet de fleurs, mais il ne fait pas assez chaud ici. — Tu n’as pas vraiment porté ça, dis ? Mais avant que Kareen ne soit contrainte de répondre ou d’éluder, Olivia intervint fort opportunément : — Quand j’ai vu la voiture de Lord Vorkosigan, j’ai pensé que Lord Mark s’était finalement décidé à rentrer avec toi, mais Mama m’a dit que non. Il ne rentrera pas pour le mariage ? — Bien sûr que si. En fait, il a quitté Beta avant moi, mais il s’est arrêté sur Escobar pour… (elle hésita), pour régler quelques affaires personnelles. En réalité, Mark était allé chercher des drogues amaigrissantes plus puissantes que celles que sa thérapeute betane avait accepté de lui prescrire dans une clinique tenue par des médecins réfugiés de l’Ensemble de Jackson, dans laquelle il possédait des parts. Il profiterait sans aucun doute de l’occasion pour s’assurer de la bonne santé financière de la clinique, ainsi ce n’était pas tout à fait un mensonge. Kareen et lui avaient bien failli se disputer sérieusement pour la première fois à propos de cette décision discutable, mais elle devait admettre que ce choix appartenait à Mark. Les problèmes pondéraux étaient au cœur de son mal. Elle commençait à sentir instinctivement, même si elle ne s’en flattait pas, quand elle pouvait insister pour son bien et quand il valait mieux qu’elle s’abstienne et le laisse se débattre avec ses problèmes. Assister pendant un an à ses séances avec sa thérapeute avait été un privilège terrifiant, et participer à sa guérison partielle, une expérience exaltante. Ainsi que découvrir qu’il existait des aspects plus importants de l’amour que le besoin fou de communion : la confiance, par exemple, ou la patience. Et aussi, paradoxalement et de manière plus exigeante chez Mark, une certaine autonomie tranquille. Il avait fallu des mois à Kareen pour le comprendre, et elle n’avait pas l’intention de l’expliquer aux membres de sa famille qui la taquinaient bruyamment à l’arrière de la limo. — Vous êtes devenus bons amis… dit sa mère pour l’inviter aux confidences. — Il avait besoin d’un ami. Désespérément. — Oui, mais c’est ton petit ami ? demanda Martya qui manquait de patience et préférait la clarté à la subtilité. — Il avait l’air gentil avec toi l’année dernière, fit remarquer Délia. Et vous avez passé l’année à traîner ensemble sur Beta. Il est long à la détente ? — J’imagine qu’il est assez intelligent pour être intéressant… Je veux dire… c’est le jumeau de Miles, il est forcément intelligent. Mais je croyais qu’il avait un côté un peu… un peu effrayant, ajouta Olivia. Kareen se raidit. Quand on a été cloné pour être esclave, élevé par des terroristes pour devenir assassin, conditionné avec des méthodes frisant la torture physique et psychologique, si on a dû tuer pour s’échapper, pas étonnant qu’on ait un côté un peu effrayant. À moins d’être malléable comme de l’argile. Mark n’était pas malléable, il était plus fort. Il avait entrepris de se recréer lui-même, et ses efforts désespérés, même en grande partie invisibles de l’extérieur, n’en étaient pas moins héroïques. Elle s’imagina en train d’essayer d’expliquer tout cela à Olivia et à Martya et y renonça aussitôt. Délia… non, à Délia non plus. Elle se contenterait de mentionner les quatre sous-personnalités semi-autonomes de Mark, dont chacune portait son propre surnom, pour pouvoir poursuivre gentiment la conversation. Décrire la manière fascinante avec laquelle ils avaient travaillé ensemble pour soutenir le fragile équilibre de sa personnalité avait peu de chances d’enthousiasmer une famille de Barrayarans cherchant manifestement un gendre convenable. — Ça suffit, les filles, trancha Pa en souriant dans la pénombre de la voiture, au grand soulagement de Kareen, avant d’ajouter : Malgré tout, si nous devons accueillir un intermédiaire envoyé par les Vorkosigan, j’aimerais être prévenu afin de me préparer au choc. Je connais Miles depuis toujours, mais Mark, c’est une autre histoire. Ne pouvaient-ils imaginer un autre rôle pour un homme sa vie que celui de mari potentiel ? Kareen n’était absolument pas sûre que Mark fût un mari potentiel. Il consacrait tous ses efforts à devenir un être humain potentiel. Sur Beta, tout avait paru si simple. Elle sentait le doute s’insinuer autour d’elle et se réjouissait d’avoir ôté ses boucles d’oreilles. — Je ne crois pas, dit-elle, honnêtement. — Ah, bon, soupira son père, manifestement soulagé. — Il est vraiment devenu énorme sur Beta ? demanda Olivia. Je ne pensais pas que sa thérapeute l’aurait laissé faire. Ils étaient censés régler ce problème. Je veux dire, il était déjà gros en partant d’ici. Kareen se retint de s’arracher les cheveux, ou mieux, d’arracher ceux d’Olivia. — Où as-tu entendu cela ? — Mama dit que Lady Cordélia a raconté que sa mère le lui avait appris quand elle est venue ici pour les fiançailles de Gregor… La grand-mère de Mark s’était montrée une parfaite marraine betane pour les deux étudiants barrayarans un peu dépaysés… Kareen n’ignorait pas qu’elle était aussi une source d’informations pour sa fille, inquiète de l’évolution de son étrange clone de fils, et ce, avec la franchise dont seules deux Betanes étaient capables. La grand-tante Naismith parlait souvent des messages qu’elle avait envoyés ou reçus et leur transmettait nouvelles et bonjours. Kareen se rendit compte qu’elle n’avait pas envisagé que Tante Cordélia puisse parler à Mama. Après tout, Tante Cordélia était sur Sergyar alors que Mama était ici… Elle se retrouva soudain en train de se livrer à de savants calculs pour comparer les deux calendriers planétaires. Est-ce que Mark et elle étaient déjà amants quand les Vorkosigan étaient revenus sur Barrayar pour la Fête de l’Hiver ? Non. Tout ce que Tante Cordélia savait aujourd’hui, elle ne le savait pas à l’époque. — Je croyais que les Betans étaient capables de modifier la chimie du cerveau à leur gré, dit Martya. Ils ne pouvaient pas le rendre normal comme ça, tac, tac ? Pourquoi ça prend si longtemps ? — Tout le problème est là. Mark a eu le cerveau et le corps tellement manipulés qu’il lui faut du temps pour comprendre qui il est sans qu’on le bourre d’informations venant de l’extérieur. Le temps d’asseoir des fondations, comme dit sa thérapeute. Il a un problème avec les drogues, mais bien sûr pas avec celles qu’il va chercher chez les réfugiés jacksoniens. Enfin, n’en parlons plus. — Et le traitement a apporté des progrès ? demanda Mama. — Oh, beaucoup, s’exclama Kareen, trop heureuse de pouvoir enfin dire quelque chose de totalement positif à propos de Mark. — Quel genre de progrès ? Kareen se vit en train de bafouiller : Eh bien, il a complètement surmonté son impuissance due à la torture et a appris à être un amant tendre et attentionné. Sa thérapeute est très fière de lui, et Jouisseur ne cesse de s’extasier. Glouton serait raisonnablement gourmand s’il n’avait été choisi par Geignard pour satisfaire ses propres besoins, et c’est moi qui ai compris ce que cachaient vraiment les grandes bouffes. La thérapeute de Mark m’a félicitée pour mon sens de l’observation et de la psychologie, et elle m’a donné le programme de cinq cycles de formation différents chez des thérapeutes Betans en me disant qu’elle m’aiderait à obtenir une bourse si cela m’intéressait. Elle ne sait encore trop quoi faire de Tueur, mais Tueur ne m’inquiète pas. Par contre, je ne sais pas comment prendre Geignard. Et voilà, un an de progrès ! Ah, j’oubliais, pendant toute cette période de stress et de tension, Mark a constamment obtenu de brillants résultats dans son école de gestion, au cas où cela intéresserait quelqu’un. — C’est assez compliqué à expliquer, réussit-elle à articuler. Grand temps de changer de sujet. On devait pouvoir disséquer en public les amours de quelqu’un d’autre. — Délia ! Est-ce que ton commodore komarran connaît la fiancée komarrane de Gregor ? Tu l’as rencontrée ? — Oui, Duv a connu Laissa sur Komarr. Ils partageaient quelques… quelques intérêts communs. — Elle est mignonne, petite et grassouillette, intervint Martya. Elle a de superbes yeux vert-bleu, et elle va lancer la mode des soutiens-gorge rembourrés. Tu vas être pile dans le vent. Tu as grossi depuis l’année dernière ? — Nous avons tous rencontré Laissa, intervint Mama avant que l’échange ne tourne à l’aigre. Elle a l’air très gentille, et très intelligente. — C’est vrai, dit Délia en lançant à Martya un regard lourd de mépris. Duv et moi espérons que Gregor ne va pas gâcher ses talents en la cantonnant aux relations publiques. Elle possède une formation en économie ; Duv dit qu’elle serait capable de diriger des comités ministériels, si on lui en donnait la possibilité. Au moins, les vieux Vor ne pourront pas en faire une jument poulinière, Gregor et elle ont déjà fait savoir qu’ils utiliseraient des réplicateurs utérins pour leurs enfants. — Est-ce que les traditionalistes contestent ce choix ? demanda Kareen. — S’ils le contestent, Gregor dit qu’il les enverra en discuter avec Lady Cordélia, s’ils l’osent, gloussa Martya. — Elle les renverra la tête sur une assiette, s’ils essaient, intervint Pa. Ils savent qu’elle en est capable. Et puis nous pourrons toujours montrer que la réplication donne des résultats superbes en citant Kareen et Olivia. Kareen rit. Olivia sourit légèrement. Leur famille avait vécu l’arrivée de la technologie galactique sur Barrayar. Les Koudelka avaient été parmi les premiers citoyens à prendre le risque de la nouvelle méthode de gestation pour leurs deux dernières filles. Être exhibées partout et n’importe où tel un animal de foire avait fini par leur peser, mais Kareen considérait cela comme un service public. D’ailleurs, les choses s’étaient calmées depuis que la nouvelle technologie était passée dans les mœurs, surtout dans les villes et chez ceux qui en avaient les moyens. Pour la première fois, elle se demanda comment ses sœurs Délia et Martya avaient vécu cela. — Que pensent les Komarrans du mariage ? Qu’en dit ton Duv, Délia ? — Les réactions sont mitigées, mais il ne peut guère en être autrement, il s’agit d’un monde conquis. La Famille impériale a l’intention d’utiliser tout l’arsenal de la propagande pour montrer le mariage sous un jour positif. Jusqu’à le recélébrer sur Komarr selon les rites komarrans. Je plains Gregor et Laissa. Toutes les permissions sont supprimées à la SecImp jusqu’après la seconde cérémonie, ce qui veut dire que tous nos projets, à Duv et à moi, sont suspendus. Enfin, je préfère qu’il ait l’esprit libre pour s’intéresser entièrement à moi le moment venu. Il se bat pour assumer ses nouvelles responsabilités, et en tant que premier Komarran à la tête des Affaires komarranes, il sait que tous les yeux de l’Impérium sont braqués sur lui. Surtout si les choses se passent mal. À propos de tête sur une assiette… Délia avait changé, depuis un an. La dernière fois qu’elle avait parlé des événements impériaux, la conversation avait tourné autour des toilettes. Non qu’harmoniser la couleur des tenues des Koudelka ne soit pas un défi en soi. Kareen commençait à se dire que ce Duv Galeni pourrait bien lui plaire. Un beau-frère… elle allait devoir s’habituer à l’idée. La limo prit un dernier virage et la demeure familiale apparut. Une vaste maison de deux étages au bout d’une rue, de nombreuses fenêtres donnant sur un parc en forme de croissant, le tout en plein centre de la capitale, à une dizaine de pâtés de maisons à peine de la Résidence Vorkosigan. Le jeune couple l’avait achetée vingt-cinq ans plus tôt. À l’époque, Pa était conseiller militaire personnel du Régent et Mama avait abandonné son poste de garde du corps de Gregor et de sa mère adoptive, Lady Cordélia, pour avoir Délia. Kareen ne se voyait pas calculer combien de valeur elle avait prise depuis, mais elle se dit que Mark saurait le faire. Calcul purement académique, car qui accepterait de vendre la chère vieille maison, même si les parquets craquaient ? Elle jaillit de la voiture, folle de joie. Ce n’est que tard dans la soirée qu’elle eut l’occasion de parler à ses parents en privé. D’abord, il avait fallu défaire les valises, distribuer les cadeaux et récupérer sa chambre que ses sueurs avaient sans scrupule utilisée comme débarras en son absence. Ensuite le grand dîner en famille auquel ses trois meilleures amies avaient été conviées. Tout le monde parlait en même temps, sauf Pa, bien sûr, qui sirotait son vin et considérait d’un air satisfait ce repas de femmes. Au milieu de ce bavardage superficiel, Kareen prit progressivement conscience qu’elle taisait les choses qui comptaient le plus pour elle. Curieuse impression. À présent, perchée sur le lit dans la chambre de ses parents, elle les regardait se préparer à se coucher. Mama se livrait à ses exercices isométriques comme elle l’avait toujours fait aussi loin que Kareen pouvait s’en souvenir. Même après deux accouchements et toutes ces années, elle conservait un tonus musculaire d’athlète. Pa traversa la chambre en claudiquant et posa sa canne près du lit avant de s’asseoir et d’observer sa femme avec un petit sourire. Kareen remarqua qu’il avait les cheveux tout gris. La natte de Mama, par contre, avait gardé sa couleur blond cuivré sans l’aide du coiffeur, même si elle commençait à prendre quelques reflets argentés. Pa entreprit maladroitement de retirer ses bottines. Les yeux de Kareen avaient du mal à se réhabituer. Des Barrayarans dans la cinquantaine ressemblaient à des Betans de soixante-dix ans, voire de quatre-vingts, et ses parents avaient mené une vie difficile marquée par la guerre. Elle se racla la gorge et se lança avec un grand sourire : — Pour l’année prochaine, mes études… — Tu as bien l’intention de continuer l’Université ici, n’est-ce pas ? demanda Mama en hissant doucement son menton à hauteur de la barre qui pendait aux solives tout en montant les jambes à l’horizontale et en tenant l’équerre le temps de compter mentalement jusqu’à vingt. Nous n’avons pas fait le sacrifice de t’offrir une éducation galactique pour te voir abandonner en cours de route. Ça nous briserait le cœur. — Oh, je veux continuer là-bas. Je veux retourner sur Beta. — Mais tu viens juste d’arriver, ma chérie, hasarda Pa. — Et je voulais revenir. Je voulais vous voir. Simplement, il n’est jamais trop tôt pour s’organiser. C’est formidable de savoir. — Du lobbying ? Elle maîtrisa son agacement. Elle n’était plus une petite fille faisant un caprice pour qu’on lui achète un poney. C’était sa vie, toute sa vie, qui était en jeu. — Non, s’organiser, sérieusement. Mama parla lentement, peut-être parce qu’elle réfléchissait, peut-être parce qu’elle avait la tête en bas. — Est-ce que tu sais ce que tu voudrais étudier, à présent ? Les cours que tu as choisis l’an dernier me paraissent un peu… un peu éclectiques. — J’ai obtenu de bons résultats dans tous mes cours, se défendit Kareen. — C’est vrai, murmura Pa. Quatorze cours sans aucun lien entre eux. — Il y avait un tel choix ! — Il y a beaucoup de choix à Vorbarr Sultana aussi. Plus que tu ne pourrais en étudier en deux vies. Et le transport coûte beaucoup moins cher. Mais Mark ne sera pas à Vorbarr Sultana. Il va retourner sur Beta. — La thérapeute de Mark m’a parlé de bourses. Dans son domaine. — C’est ce qui t’intéresse, à présent ? La psycho-rééducation ? — Je n’en suis pas sûre, avoua-t-elle franchement. La manière dont on l’enseigne sur Beta est très intéressante. Mais était-ce la psychologie en général qui la passionnait, ou seulement la psychologie de Mark ? Elle n’aurait su le dire… Enfin elle aurait peut-être su, mais elle ne savait pas comment la réponse serait perçue. — Sans aucun doute une formation galactique médicale ou technique serait des plus utiles ici. Si tu arrivais à te consacrer assez longtemps à quelque chose pour… Le problème, c’est l’argent, ma chérie. Sans la bourse de Lady Cordélia, nous n’aurions jamais pu envisager de t’envoyer là-bas. Et autant que je sache, la bourse pour l’année prochaine a déjà été attribuée à une autre étudiante. — Je n’ai pas l’intention de lui demander quoi que ce soit. Elle a déjà tant fait pour moi. Mais il y a une possibilité d’obtenir une bourse betane. Et puis je pourrais travailler cet été. Ça, plus ce que vous coûterait de toute façon l’Université ici… Vous n’imaginez pas qu’un détail comme l’argent arrêterait… disons… Lord Miles ? — Je n’imaginerais pas qu’un arc à plasma puisse l’arrêter dit Pa en riant. Mais c’est, comment dire ? Un cas spécial. Kareen se demanda un instant ce qui nourrissait l’énergie de Miles. La colère et la frustration comme celles qui stimulaient sa détermination ? Et quelle dose de colère ? Est-ce que Mark, avec sa méfiance excessive envers son jumeau progéniteur, avait compris quelque chose concernant Miles qui lui avait échappé à elle ? — Si on s’y met tous, je suis sûre qu’on pourra trouver une solution. Ses parents échangèrent un regard et son père finit par dire : — Nos finances sont au plus bas. Entre tes études et la maladie de ta grand-mère Koudelka, nous avons dû hypothéquer la maison au bord de la mer il y a deux ans. — Nous allons la louer tout l’été, sauf une semaine, renchérit Mama. De toute façon, avec tout ce qui va se passer, nous n’aurons guère le temps de nous échapper de la capitale. — Et ta mère donne des cours d’autodéfense et de sécurité aux employés des ministères. Nous faisons tout ce que nous pouvons. J’ai bien peur qu’il ne reste pas beaucoup de sources de revenus que nous n’ayons expérimentées. — Ça me plaît d’enseigner, dit Mama, peut-être pour le rassurer, avant de se tourner vers sa fille, et puis c’est mieux que de vendre la maison au bord de la mer pour éponger les dettes comme nous avons craint un moment d’être obligés de le faire. Perdre cette maison, le point d’ancrage de son enfance ? Kareen était horrifiée. C’était Lady Alys Vorpatril elle-même qui l’avait offerte à ses parents en cadeau de mariage, histoire de sauver sa vie et celle de son bébé, Lord Ivan, pendant la guerre de Vordarian l’Usurpateur. Kareen ignorait qu’ils avaient de tels problèmes financiers. Jusqu’à ce qu’elle compte le nombre de ses sueurs plus âgées et le multiplie par leurs besoins… — Ça pourrait être pire. Imagine ce que l’entretien de ce harem aurait coûté à l’époque des dots ! dit Pa en plaisantant. Kareen sourit, il faisait cette plaisanterie depuis plus de quinze ans, et elle s’éclipsa. Il allait falloir qu’elle trouve une autre solution, toute seule. Le décor du Salon vert de la Résidence impériale était plus somptueux que toutes les autres salles de conférences dans lesquelles Miles s’était jamais trouvé piégé. Soie sur les murs, lourdes draperies, épais tapis, tout contribuait à donner à cette pièce une atmosphère de secret et un je-ne-sais-quoi hors du temps. Le service à thé en porcelaine fine n’avait rien à voir avec le plateau en plastique en usage dans les réunions militaires ordinaires. Le soleil printanier dardait ses rayons au travers des fenêtres et dessinait de chaudes rayures dorées sur le sol. Miles, fasciné, les regardait changer au fur et à mesure que la matinée s’avançait. La présence de trois hommes en uniforme conférait à la réunion une ambiance militaire impossible à ignorer : Le colonel Vortala, le plus jeune, chef de la section de la SecImp chargé d’assurer la sécurité lors du mariage impérial ; le capitaine Ivan Vorpatril qui prenait consciencieusement des notes pour Lady Vorpatril comme il l’aurait fait pour son supérieur à une conférence du QG ; et enfin le commodore Duv Galeni, chargé à la SecImp des affaires komarranes et qui préparait la cérémonie qui serait organisée sur Komarr. Miles se demanda si Galeni, la quarantaine sombre, piquait des idées pour son propre mariage avec Délia, ou s’il avait suffisamment d’instinct de préservation pour jouer profil bas et laisser le soin de tout préparer aux éminemment compétentes et autoritaires femmes de la famille Koudelka. Les cinq femmes Koudelka. Miles aurait volontiers proposé à Duv de se réfugier à la Résidence Vorkosigan, sauf qu’elles auraient sans aucun doute trouvé le moyen de le traquer jusque-là. Gregor et Laissa semblaient parfaitement tenir le coup. L’Empereur, la trentaine, grand et mince, sévère et pince-sans-rire. Le docteur Laissa Toscane, petite, des boucles blond cendré, des yeux gris-bleu qui se plissaient lorsqu’elle souriait, et un corps qui donnait envie à Miles, et à d’autres, de tomber sur elle et de s’y enfouir pour l’hiver. En tout bien tout honneur ; il n’enviait pas à Gregor sa bonne fortune. En fait, Miles considérait les mois de cérémonie qui empêchaient Gregor de consommer son mariage comme un rituel proche du sadisme. À supposer, bien sûr, qu’ils l’en empêchent vraiment. Les conversations s’éternisaient et ses pensées dérivaient. Il se demandait, rêveur, où se tiendrait son futur mariage avec Ekaterin. Dans la salle de bal de la Résidence Vorkosigan ? Au cœur de l’Impérium ? L’endroit risquait de n’être pas assez grand. Il voulait un maximum de témoins pour l’occasion. Ou, en tant qu’héritier du titre de comte de son père, serait-il dans l’obligation de le célébrer à Hassadar, la capitale du district Vorkosigan ? Il avait toujours considéré la Résidence moderne du comte à Hassadar davantage comme un hôtel que comme une maison, prisonnière qu’elle était au milieu de l’alignement d’immeubles de bureaux qui bordait la Grand-Place. L’endroit le plus romantique serait la maison de Vorkosigan Surleau, dans les jardins dominant le grand lac. Un mariage champêtre, oui, il aurait parié qu’Ekaterin adorerait cela. Et puis cela permettrait au sergent Bothari et au général Piotr d’y assister. Auriez-vous jamais imaginé qu’une chose pareille m’arriverait, Grand-père ? L’éclat de la fête dépendrait de l’époque de l’année, bien sûr. Le plein été serait sublime, mais une tempête de grésil en hiver risquerait de rendre l’événement moins romantique. Il n’était pas le moins du monde certain de parvenir à amener Ekaterin aux portes du mariage avant l’automne, et reporter la cérémonie jusqu’au printemps serait aussi cruel que ce que l’on faisait subir à Gregor… Laissa, assise à la table de conférence en face de Miles, parcourut une page de sa pile de transparents, lut quelques instants, et s’exclama : — Vous plaisantez, messieurs, ce n’est pas sérieux. Gregor parut soudain inquiet et se pencha pour lire par-dessus son épaule. Oh, on doit en être déjà à la page douze. Miles se mit à la bonne page, se redressa, et s’efforça d’avoir l’air attentif. Lady Alys lui jeta un regard sévère avant de se tourner vers Laissa. Ces six mois entre les fiançailles de la Fête de l’Hiver et le mariage à venir constituaient son bâton de maréchal. Elle avait fait savoir clairement que les choses devaient être faites comme il faut. Le problème était la définition de ce comme il faut. Le dernier mariage impérial avait été l’union bâclée, en pleine guerre, du grand-père de Gregor, l’Empereur Ezar, avec la sœur de celui qui ne tarda pas à devenir feu l’Empereur fou Yuri, mariage que pour de multiples raisons historiques et esthétiques Alys ne tenait guère à prendre pour modèle. La plupart des autres Empereurs s’étaient mariés bien avant d’accéder au trône. Avant Ezar, il fallait remonter presque deux cents ans en arrière, au mariage de Vlad Vorbarra le Savant et de Lady Vorlightly, à l’époque la plus archaïque de la Période de l’Isolement. — On n’a pas vraiment obligé la pauvre mariée à se mettre à poil devant tous les invités, dis ? demanda Laissa en montrant le passage ignominieux à Gregor. — Oh, Vlad a été obligé de se déshabiller aussi. Les beaux-parents ont dû insister. C’était une sorte d’inspection pour s’assurer qu’aucune mutation ne risquerait d’apparaître chez les futurs héritiers. Chaque partie voulait pouvoir affirmer que leur lignée n’était pas responsable, lui expliqua sérieusement Gregor. — Cette coutume s’est largement perdue ces dernières années, sauf dans quelques districts arriérés, ajouta Lady Alys. — Elle fait allusion aux péquenauds du pays Greekie, expliqua Ivan à l’intention de Laissa. Sa mère fronça les sourcils devant son audace. Miles se racla la gorge. — On peut penser que le mariage de l’Empereur va remettre au goût du jour les anciennes coutumes qu’il fera revivre, j’aimerais autant que celle-ci n’en fasse pas partie. — Espèce de rabat-joie, dit Ivan. Je pense que ça mettrait de l’ambiance dans les noces. Ce serait mieux que les concours de toasts. — Suivis le soir par les concours de vomissements, murmura Miles. Sans parler des courses à quatre pattes entre les Vor qui ne tiennent plus debout, follement excitant ! Il me semble que tu as gagné une fois, Ivan, non ? — Je m’étonne que tu t’en souviennes, en général, tu es le premier à t’écrouler. — Messieurs, intervint Lady Alys d’un ton sec. Il nous reste encore beaucoup de points à évoquer. Et personne ne partira avant que nous en ayons terminé. (Elle laissa sa phrase en suspens pour bien insister avant de continuer.) Je ne vous demanderais pas de reprendre cette ancienne coutume telle quelle, Laissa, mais je l’ai mise sur la liste car elle représente un symbole très important pour les plus conservateurs des Barrayarans. J’espère que nous trouverons une version moderne qui jouera le même rôle psychologique. Duv Galeni plissa le front d’un air songeur. — On pourrait publier leur génotype. Gregor fit la grimace avant de prendre la main de sa fiancée, de la serrer, et de lui sourire : — Je suis sûr que Laissa passerait le test sans problème. — Bien sûr, mes parents l’ont fait vérifier avant même de me placer dans le réplicateur utérin… — Je suis certain que tu étais déjà un adorable blastocyste, dit Gregor en lui embrassant la paume de la main. Laissa rit, un peu troublée. Alys esquissa un semblant de sourire. Ivan sembla vaguement dégoûté. Le colonel Vortala, formé par la SecImp et rompu depuis deux ans aux mœurs de Vorbarr Sultana, parvint à rester impassible, et Galeni, presque aussi aguerri, se raidit à peine. Miles profita du passage de l’ange pour se pencher vers lui et lui souffler à mi-voix : — Kareen est rentrée, Délia te l’a dit ? — Oui, j’espère la voir ce soir. — Je voudrais faire quelque chose pour fêter son retour. J’ai pensé inviter tout le clan Koudelka à dîner un de ces jours. Vous viendriez ? — Avec plaisir. Gregor s’arracha à la contemplation niaise de Laissa, se cala dans son fauteuil, et lâcha doucement : — Merci, Duv. Quelqu’un a une autre idée ? Manifestement, Gregor ne tenait pas à ce que son fichier génétique soit rendu public. Miles réfléchit à d’autres variantes régionales de la vieille coutume. — Vous pourriez transformer cela en une sorte de cérémonie du lever de l’Empereur. Chaque famille et tous ceux dont vous jugeriez la voix utile, ainsi qu’un médecin de leur choix, auraient le droit de rendre visite au membre du couple de la famille opposée le matin du mariage pour un bref examen. Ensuite, au meilleur moment de la cérémonie, chaque délégation se déclarerait publiquement satisfaite. Examen privé, annonce publique. Pudeur, honneur, paranoïa, tous y trouveraient leur compte. — Et en même temps on pourrait en profiter pour vous donner des tranquillisants, ajouta Ivan en ricanant. Je pense que vous en aurez besoin tous les deux. — Merci, Ivan, murmura Gregor, tu es si attentionné. Laissa se contenta d’un hochement de tête amusé. Lady Alys plissa les yeux, pesant le pour et le contre. — Gregor, Laissa ? L’idée vous paraît-elle recevable ? — Ça me convient, dit Gregor. — Je ne pense pas que mes parents y verront un inconvénient, dit Laissa. Euh… qui remplacera tes parents, Gregor ? — Le comte et la comtesse Vorkosigan vont prendre leur place pendant la cérémonie. Je suppose qu’ils pourraient aussi jouer ce rôle… Miles, qu’en penses-tu ? — Ma mère fera cela sans sourciller, mais je ne peux vous assurer qu’elle s’abstiendra de toute remarque désobligeante sur les Barrayarans. Quant à mon père… Un silence diplomatique s’abattit sur la table. Tous les regards se portèrent sur Duv Galeni dont la mâchoire tressaillit légèrement. Lady Alys tapota la table d’un doigt parfaitement manucuré. — Duv, Laissa, la réponse sociopolitique à cette question. Parlez franchement, je vous en prie. — Je n’ai aucune prévention personnelle contre le comte Vorkosigan, dit Laissa. — Toute… toute ambiguïté que nous pouvons éviter, il est de notre devoir de le faire, soupira Galeni. Habile, Duv. Tu ne tarderas pas à être un vrai politicien. — En d’autres termes, envoyer le Boucher de Komarr reluquer la nudité de leur vierge sacrificielle risquerait d’être aussi bien accueilli par les Komarrans que la peste, lâcha Miles, puisque personne d’autre ne pouvait le dire. À l’exception d’Ivan, peut-être. Lady Alys, elle, aurait dû tâtonner un moment avant de trouver la formule polie qui convenait. Galeni lui lança un sourire vaguement reconnaissant. — C’est tout à fait compréhensible, poursuivit Miles. Si le manque de symétrie n’est pas trop gênant, envoyons ma mère et Lady Alys en délégation, accompagnées peut-être d’une des cousines du côté de sa mère, la princesse Kareen. Ça passera bien auprès des conservateurs barrayarans, puisque la préservation du génome a toujours incombé aux femmes. Les Barrayarans assis autour de la table marquèrent leur approbation en grognant. Lady Alys esquissa un sourire et passa au sujet suivant qui déboucha sur un débat long et compliqué : le couple devait-il répéter ses vœux dans les quatre langues barrayaranes ? Ensuite ils discutèrent une demi-heure sur la manière d’organiser l’information au niveau tant domestique que galactique. Miles, avec l’aide active de Galeni, parvint habilement à éviter de se voir attribuer de nouvelles tâches. Lady Alys passa à la page suivante et fronça les sourcils. — À propos, Gregor, avez-vous décidé de ce que vous alliez faire dans l’affaire Vorbretten ? — Je m’efforce d’éviter toute déclaration publique sur ce sujet pour l’instant. Au moins jusqu’à ce que le Conseil des Comtes ait fini d’en débattre. Quelle que soit la décision, je me retrouverai avec l’appel du perdant sur les bras dans la minute qui suivra. Miles jeta un regard perplexe à son agenda. Sujet suivant : Programme des Invitations ! — L’affaire Vorbretten ? — Tu as forcément entendu parler du scandale, commença Lady Alys… Ah non, c’est vrai, tu étais sur Komarr. Ivan ne t’a pas mis au courant ? Pauvre René. Toute la famille est en émoi. — Il est arrivé quelque chose à René ? demanda Miles, soudain inquiet. René était passé par l’Académie quelques années avant Miles et semblait destiné à marcher sur les traces brillantes de son père. Le commodore Lord Vorbretten avait été l’un des protégés du père de Miles au sein de l’État-major jusqu’à sa mort prématurée et héroïque sous le feu cetagandan lors de la guerre du Moyeu de Hegen, une dizaine d’années auparavant. Moins d’un an après, le vieux comte Vorbretten était mort, du chagrin dû à la perte de son fils aîné dirent certains. René s’était vu contraint de renoncer à sa brillante carrière militaire pour assumer la tâche de comte dans le district familial. Il y avait de cela trois ans, emporté dans le tourbillon d’une passion qui avait fait les délices de tout Vorbarr Sultana, il avait épousé la superbe fille du riche Lord Vorkeres, âgée de dix-huit ans. Arrive ce qui doit arriver, comme on disait dans les provinces reculées. — Euh, oui et non, répondit Gregor. Euh… — Euh quoi ? — Le comte et la comtesse Vorbretten ayant décidé que le moment était venu de remplir leurs obligations familiales, ils décidèrent, fort raisonnablement, d’utiliser le réplicateur utérin pour leur premier enfant et de faire réparer la moindre anomalie génétique détectée. Ils firent donc procéder à une analyse complète de leur génome. — Et René a découvert qu’il était mutant ? demanda Miles, stupéfait. René, ce grand gaillard athlétique, ce beau gosse qui parlait quatre langues d’une belle voix de baryton, faisait fondre les femmes et tomber-la résistance des hommes qui jouait de trois instruments de musique de manière envoûtante et qui en plus chantait à la perfection ? René dont le physique faisait grincer de jalousie les dents d’Ivan ? — Pas exactement, dit Lady Alys. À moins de considérer qu’avoir un huitième de sang Ghem cetagandan soit une imperfection génétique. Miles encaissa et se cala sur son fauteuil. — Whoops ! Ça remonte à quand ? — Tu peux faire le calcul, murmura Ivan. — Tout dépend de quel côté cela vient. — Du côté mâle, hélas. Exact. Le grand-père de René, le futur septième comte Vorbretten, était né en pleine occupation cetagandane. Les Vorbretten, comme de nombreux Barrayarans, avaient fait ce qu’il fallait pour survivre. — Alors l’arrière-grand-mère de René a collaboré. Ou… pis encore ? — Pour ce que cela vaut, répondit Gregor, les rares documents que la SecImp a réussi à retrouver tendent à prouver qu’il s’agissait d’une liaison prolongée avec un, ou plusieurs, officiers Ghem de haut rang. Impossible pour l’instant de dire si c’était de l’amour, de l’intérêt, ou une tentative pour acheter la sécurité des siens avec la seule monnaie dont elle disposait. — Ça aurait pu être les trois à la fois, dit Lady Alys. La vie en zone de guerre n’est jamais chose facile. — En tout cas, il ne semble pas qu’il s’agisse d’une histoire de viol. — Grand Dieu ! Sait-on quel Ghem-Lord est l’ancêtre de René ? — En théorie, on pourrait envoyer son empreinte génétique à Cetaganda pour le savoir mais, autant que je sache, les Vorbretten ont choisi de ne pas le faire pour l’instant. C’est plutôt académique. Ce qui l’est moins, c’est le fait que le septième comte Vorbretten n’était pas le fils du sixième. — On l’appelait René Ghembretten la semaine dernière au Q.G., lança Ivan. Gregor fit la grimace. — Je suis abasourdi que les Vorbretten aient laissé filtrer ce genre de choses. Ou alors c’est le médecin, ou les médics qui les ont trahis ? — Attends, l’histoire n’est pas finie. Ils n’en avaient nullement l’intention, mais René l’a dit à ses sœurs et à son frère, pensant qu’ils avaient le droit de savoir. La jeune comtesse a tout raconté à ses parents. À partir de là, on ne sait plus. La rumeur a fini par parvenir aux oreilles de Sigur Vorbretten, le descendant direct du jeune frère du sixième comte et aussi gendre du comte Boris Vormoncrief. Sigur a réussi à se procurer une copie du génotype de René. Il y a d’ailleurs une enquête là-dessus. Bref, le comte Vormoncrief a porté l’affaire devant le Conseil des Comtes au nom de son gendre, et il réclame pour Sigur la descendance Vorbretten et le district. Nous en sommes là. — Oh, la la ! René est-il encore comte ou non ? Il a été intronisé par le conseil selon les règles, bon Dieu, j’y étais. Il n’est pas nécessaire qu’un comte soit le fils du comte précédent. Il y a eu des tas de neveux, de cousins, de passage d’une lignée à l’autre à cause de trahisons ou de guerre. Sans parler de Lord Midnight, le cheval de Lord Vortala. Si un cheval peut hériter d’un titre de comte, pourquoi pas un Cetagandan ? Je n’y vois aucune objection théorique. — Je doute que le père de Lord Midnight fût marié à sa mère, fit remarquer finement Ivan. — Aux dernières nouvelles, les deux parties prétendaient que ce cas faisait jurisprudence, glissa Lord Vortala, descendant du tristement célèbre cinquième comte. Les uns parce que le cheval a été désigné comme héritier, les autres parce que ce jugement a été cassé ultérieurement. Galeni écoutait, fasciné, et secoua la tête, l’air de ne pas y croire. Laissa se cala dans son fauteuil et se mordilla les jointures des doigts, la bouche crispée. Seuls ses yeux cillèrent légèrement. — Comment René prend-il cela ? demanda Miles. — Il semble vivre en reclus depuis un moment, répondit Lady Alys d’un ton préoccupé. — Je… je pourrais peut-être passer lui rendre visite. — Ce serait une bonne chose, approuva Gregor d’un ton grave. Sigur essaie de récupérer tout ce dont René a hérité, mais il a laissé entendre qu’il serait prêt à se contenter du titre et des privilèges allant avec. Et puis j’imagine qu’il y a de petites propriétés héritées par les femmes qui elles ne sont pas en jeu. — En attendant, dit Alys, Sigur m’a fait parvenir un billet pour réclamer la place qui revient à Lord Vorbretten lors de la cérémonie et de la prestation de serment. Quant à René, il m’a envoyé une note demandant que Sigur soit interdit de cérémonie si l’affaire n’a pas été tranchée en sa faveur. Alors, Gregor ? Lequel des deux posera ses mains entre celles de Laissa lorsqu’elle sera déclarée Impératrice, si le Conseil des Comtes n’a pas pris sa décision collective d’ici là ? Gregor se frotta la racine du nez et ferma les yeux un moment. — Je ne sais pas. Nous serons peut-être obligés de prévoir les deux. Provisoirement. — Ensemble ? s’exclama Alys, plissant les lèvres d’un air consterné. Les esprits s’échauffent, à ce que l’on m’a dit. Excités par le plaisir que certains esprits mal intentionnés semblent prendre à cette situation douloureuse. Ivan esquissa un sourire, mais sembla finalement préférer s’abstenir. — On peut penser qu’ils ne souhaiteront pas ternir la dignité de cette occasion. Surtout si leur appel auprès de moi est une épée suspendue au-dessus de leur tête. Il faudrait que je trouve le moyen de le leur faire comprendre avec tact. Pour l’instant, je suis contraint de les éviter… Ses yeux se posèrent sur Miles. — Ah, Lord Auditeur Vorkosigan. Cela me paraît une tâche parfaitement dans vos cordes. Auriez-vous l’obligeance de leur rappeler la délicatesse de leur position si les choses devaient, à un moment ou à un autre, échapper à tout contrôle. Dans la mesure où le travail d’un Auditeur Impérial consistait à dire À Vos Ordres, Gregor, Miles n’avait qu’à s’incliner. De toute façon, ç’aurait pu être pire. Il frissonna à l’idée des corvées qui lui seraient tombées dessus s’il avait été assez stupide pour ne pas participer à cette réunion. Il soupira : — Oui, Sire, je ferai de mon mieux. — Les invitations officielles ne vont pas tarder à partir, dit Lady Alys, faites-moi savoir s’il y a des modifications. Oh, tes parents ont-ils dit exactement quand ils comptaient arriver, Miles ? — J’ai pensé que vous le sauriez avant moi. Gregor ? — Deux vaisseaux impériaux sont à la disposition du Vice-roi. Si aucune crise n’éclate sur Sergyar, le comte Vorkosigan a laissé entendre qu’il aimerait être rentré plus tôt que lors de la Fête de l’Hiver. — Est-ce qu’ils viennent ensemble ? Je croyais que ma mère viendrait d’abord pour seconder Tante Alys. — J’aime ta mère tendrement, Miles, mais après les fiançailles, quand je lui ai demandé de rentrer m’aider pour les préparatifs, elle a suggéré que Gregor et Laissa feraient mieux de faire une fugue et de partir tous les deux. L’idée parut séduire Gregor et Laissa qui se prirent la main sous la table. Alys fronça les sourcils devant cette dangereuse tentative de fronde. Miles rit. — Bien sûr, c’est ce qu’elle a fait. Après tout, si ça a marché pour elle. — Je ne crois pas qu’elle était sérieuse, mais avec Cordélia on ne peut jamais vraiment savoir. C’est incroyable comme toute cette histoire fait ressortir la Betane qui sommeille en elle. Je me réjouis qu’elle soit sur Sergyar pour l’instant. Lady Alys regarda ses transparents : — Feux d’artifice. Miles tiqua avant de comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une prédiction sur le résultat du clash prévisible entre les vues sociales de sa Betane de mère et de sa Barrayarane de tante, mais plutôt, Dieu merci, du dernier point à l’ordre du jour. Gregor sourit et le visage des Barrayarans, y compris celui d’Alys, s’éclaira. Peut-être partageaient-ils tous une passion culturelle commune pour les choses qui faisaient boom. — Selon quel calendrier ? demanda Alys. Il y aura bien sûr le feu d’artifice traditionnel de la Fête de l’Été, le lendemain du défilé militaire. Désirez-vous un feu d’artifice chaque soir, les trois jours précédant le mariage, ou seulement le soir du mariage ? — Voyons le budget, dit Gregor en s’adressant à Ivan. Hum. Nous ne voudrions pas que les gens se lassent. Que d’autres, la ville de Vorbarr Sultana ou le Conseil des Comtes, financent les festivités entre la Fête de l’Été et le mariage. Augmentons le budget pour les festivités post-mariage de cinquante pour cent, sur mes fonds personnels de comte Vorbarra. — Oh, oh, dit Ivan d’un ton approbateur, très bien. Miles s’étira. C’était fini, enfin. — Oh, j’ai failli oublier, ajouta Lady Alys. Voici le programme de tes invitations à dîner, Miles. Il prit sans réfléchir le transparent qu’elle lui tendait. — Mon quoi ? — Gregor et Laissa ont reçu des dizaines d’invitations d’associations qui souhaitent les honorer, et s’honorer elles-mêmes à l’occasion. Cela va du Corps des Vétérans impériaux à l’Honorable Corporation des Boulangers. Les Avocats. Les Banquiers. Les Brasseurs. Et je te passe le reste de l’alphabet. Beaucoup plus d’invitations qu’ils ne peuvent en accepter, bien sûr. Ils honoreront les plus importantes, mais ensuite, en tant que témoin de Gregor, ce sera à toi de les représenter. — Est-ce que ces gens m’ont effectivement invité en personne ? demanda Miles en parcourant la liste. Il y a au moins trente invitations ou cérémonies en trois jours. Ou est-ce qu’ils auront la surprise ? Jamais je ne pourrai manger autant. — Jette-toi sur ce dessert avant qu’il n’explose, mon gars ! ricana Ivan. C’est ton devoir de sauver l’Empereur de l’indigestion. — Bien sûr qu’ils seront prévenus. On pourra aussi faire appel à toi pour prononcer des discours de remerciements adaptés à diverses circonstances. Et tiens, Ivan, ton programme. Le sourire de ce dernier se transforma en une moue consternée lorsqu’il découvrit sa propre liste. — J’ignorais qu’il y avait autant de corporations dans cette foutue ville. Une idée formidable traversa l’esprit de Miles : il pourrait peut-être emmener Ekaterin à quelques-unes de ces dîners. Oui, qu’elle voie le Lord Auditeur Vorkosigan à l’œuvre. L’élégance sobre et sereine de la jeune femme ne donnerait que plus de poids à sa propre prestation à lui. Il se redressa, le moral soudain retrouvé, et plia le transparent avant de le glisser dans la poche de sa tunique. — On ne pourrait pas envoyer Mark ? demanda Ivan. Il sera revenu à temps, et c’est un Vorkosigan, lui aussi. En plus, s’il y a un truc que ce gars-là sait faire, c’est bien manger. Galeni fronça les sourcils, marquant à regret son assentiment tandis que son visage affichait une stupeur pénible. Miles se demanda s’il n’était pas en train de se dire que Mark possédait un autre don remarquable pour l’assassinat. Au moins il ne mange pas ce qu’il tue ! Miles jeta un regard sévère à Ivan, mais Tante Alys le devança : — Maîtrise tes bons mots, Ivan, s’il te plaît. Lord Mark n’est ni le témoin de l’Empereur ni un Auditeur Impérial, et il n’a guère l’expérience des situations délicates. De plus, malgré sa thérapie et tout ce qu’Aral et Cordélia ont fait pour l’aider, sa position au sein de la famille demeure assez ambiguë et j’ai cru comprendre que son mental n’était pas encore suffisamment solide pour supporter le stress dans une enceinte publique. — Je plaisantais, marmonna Ivan, sur la défensive. Comment veux-tu que nous sortions vivants de tout ça si nous n’avons pas droit à l’humour ? — Entraîne-toi, lui répondit sèchement sa mère. Sur ces paroles sans réplique, la réunion s’acheva. 3 Une fine bruine printanière perlait les cheveux de Miles quand il arriva devant la demeure des Vorthys. Dans l’air gris, l’éclat voyant de la façade était atténué et semblait un damier subtil. Ekaterin avait retardé leur réunion en lui envoyant ses projets de jardin sur sa console de com. Fort heureusement, il n’avait pas eu à feindre l’indécision, les deux lui plaisaient, et il espérait pouvoir passer des heures en tête à tête avec elle devant la vid à comparer et à discuter les différents éléments. Le souvenir fugace du rêve érotique au milieu duquel il s’était réveillé le matin lui mit le feu aux joues. C’était la répétition de sa première rencontre avec Ekaterin dans le jardin des Vorthys, mais dans cette version, l’accueil de la jeune femme avait pris un tour plus… plus excitant et plus inattendu. Sauf que son stupide inconscient lui avait fait perdre un temps fou à cause d’horribles taches d’herbe sur les genoux de son pantalon alors qu’il aurait pu lui fabriquer une foule de souvenirs fabuleux pour nourrir ses fantasmes. Et puis il s’était réveillé bien trop tôt… La Professora lui ouvrit la porte et lui sourit. — Entre, Miles. T’ai-je déjà dit combien j’appréciais que tu nous préviennes de tes visites ? La maison n’avait pas son aspect habituel de bibliothèque paisible. On aurait dit qu’il s’y donnait une soirée. Surpris, Miles, tourna la tête vers le boudoir sur la gauche. Un cliquetis d’assiettes et de verres lui parvint accompagné d’une délicate odeur de thé et de tarte à l’abricot. Ekaterin, un sourire poli aux lèvres, mais le front barré par deux fines rides marquant sa tension, trônait dans le fauteuil obèse de son oncle, une tasse à la main. Trois hommes, deux en uniforme impérial et l’autre en civil, se tenaient sur des sièges plus élégants alignés de chaque côté. Miles ne reconnut pas l’individu trapu portant les épaulettes de major et les insignes des Services Spéciaux sur le col de son uniforme. L’autre officier était le lieutenant Alexiss Vormoncrief qu’il connaissait vaguement. Ses insignes indiquaient qu’il travaillait à présent lui aussi dans les Services Spéciaux. Le troisième, dans son costume de ville bien coupé, était, autant que Miles pouvait s’en souvenir, expert en l’art de ne pas travailler. Byerly Vorrutyer n’avait jamais servi dans l’armée. Depuis que Miles le connaissait, c’était un coureur de jupons impénitent qui faisait preuve d’un goût parfait, sauf lorsqu’il s’agissait de satisfaire ses vices. Il aurait répugné à lui présenter Ekaterin, même après qu’elle fut fiancée officiellement. — D’où sortent-ils ? Souffla-t-il à Tante Vorthys. — Le major Zamori a été mon étudiant il y a une quinzaine d’années. Il m’a apporté un livre dont il pensait qu’il m’intéresserait. Ce qui était juste, mais je l’avais déjà. Vormoncrief est venu comparer son pedigree avec celui d’Ekaterin. Il se disait qu’ils étaient peut-être parents, sa grand-mère était une Vorvane. Vous savez, la tante du ministre de l’Industrie. — Oui, je connais cette famille. — Ils ont mis une heure pour établir que si les Vorvane et les Vorvayne sont effectivement issus de la même souche, les deux branches ont divergé il y a au moins cinq générations. Quant à Byerly Vorrutyer, j’ignore pourquoi il est ici. Il n’a pas jugé utile de me fournir un prétexte. — Byerly n’a pas besoin de prétexte. Miles se dit qu’il savait très exactement ce que les trois lascars, avec leurs histoires pitoyables, faisaient là. Étaient-ils donc incapables de trouver des explications plus crédibles ? Et la pauvre Ekaterin ! Elle se cramponnait à sa tasse, l’air piégé dans son coin. — Mon cousin Ivan est-il ici ? Lui aussi travaillait pour les Services Spéciaux. Une fois, c’était le hasard, deux fois une coïncidence… — Ivan Vorpatril ? Non. Mon Dieu, il va venir aussi ? Je n’ai plus de gâteaux. Je les avais achetés pour le Professeur, pour le dessert ce soir… — J’espère bien que non. Il accrocha un sourire poli sur son visage et entra brusquement dans le boudoir suivi par Tante Vorthys. Ekaterin releva la tête, sourit et posa sa tasse bouclier. — Lord Vorkosigan ! Je suis si contente de vous voir. Euh… connaissez-vous ces messieurs ? — J’en connais deux, madame. Bonjour, Vormoncrief. Salut, Byerly. — Major Zamori, je vous présente le Lord Auditeur Miles Vorkosigan, dit Tante Vorthys. — Bonjour, monsieur. J’ai entendu parler de vous, fit Zamori. Êtes-vous venu voir le Lord Auditeur Vorthys ? Il vient de sortir. Il avait le regard franc et direct et ne semblait pas impressionné par la présence massive des Lords Vor. Il est vrai que Vormoncrief n’était qu’un jeune gringalet de lieutenant et que Vorrutyer n’avait pas de grade. — Il est sorti faire un tour, précisa Ekaterin. — Sous la pluie ? Tante Vorthys roula légèrement des yeux, et Miles devina que son mari s’était éclipsé et l’avait laissée seule pour jouer les duègnes. — Ça ne fait rien. En fait, j’ai une affaire à régler avec Mme Vorsoisson. Si jamais ils comprenaient qu’il parlait d’une affaire concernant l’Auditeur Impérial et pas uniquement Miles Vorkosigan, il n’allait pas les démentir. Ekaterin confirma d’un hochement de tête. — Pardonnez-moi de vous interrompre ainsi, ajouta lourdement Miles. Il resta debout et s’appuya contre l’encadrement de la porte, les bras croisés. Personne ne bougea. — Nous parlions arbres généalogiques, expliqua Vormoncrief. — Depuis un bon moment, murmura Ekaterin. — À propos de pedigree, Alexiss, fit remarquer Byerly, Lord Vorkosigan et moi avons failli être beaucoup plus proches parents encore. Je ressens un véritable attachement familial pour lui. — Vraiment ? s’exclama Vormoncrief, l’air intrigué. — Oh, oui. L’une de mes tantes du côté Vorrutyer a été mariée à son père. Si bien qu’Aral Vorkosigan est en quelque sorte mon oncle virtuel, à défaut d’être vertueux. Hélas, elle est morte jeune, brutalement tombée de l’arbre avant de m’avoir donné le cousin qui m’aurait permis de priver le futur Miles de son héritage. Est-ce qu’on se souvient encore d’elle lors des repas familiaux ? — Nous n’avons jamais beaucoup parlé des Vorrutyer, dit Miles. — Comme c’est étrange ! Nous n’avons jamais beaucoup parlé des Vorkosigan non plus. Quel silence assourdissant ! Miles sourit et laissa le même silence s’installer entre eux, curieux de savoir qui craquerait le premier. Les yeux de Byerly brillaient de plaisir, mais le premier dont les nerfs lâchèrent fut l’un des spectateurs innocents. Le major Zamori se racla la gorge : — Dites-nous, Lord Auditeur, quelle a été la conclusion de votre enquête sur l’accident de Komarr ? Il s’agissait d’un sabotage ? Miles haussa les épaules et oublia un instant les piques de Byerly. — Après avoir étudié les données de l’accident pendant six semaines, le Lord Auditeur Vorthys et moi avons conclu à une erreur de pilotage. Nous avons envisagé la possibilité d’un suicide, mais nous l’avons finalement écartée. — Et vous, quelle était votre opinion ? Accident ou suicide ? insista Zamori, qui semblait intéressé. — Euh… j’ai eu le sentiment que le suicide aurait expliqué certains aspects physiques de la collision, mais comme le pilote ne nous a laissé aucune preuve dans ce sens, aucune lettre, aucun message, et qu’il n’était pas en thérapie, nous n’avons pu retenir cette hypothèse, dit-il en adressant des excuses muettes aux mânes du pilote diffamé. Que cela reste entre nous, ajouta-t-il pour paraître plus vrai. Ekaterin se recroquevilla dans le fauteuil de son oncle et approuva de la tête ce mensonge officiel, l’ajoutant peut-être à sa propre liste de fables. — Et que pensez-vous du mariage komarran de l’Empereur ? reprit Vormoncrief. J’imagine que vous devez approuver, vous êtes partie prenante. Miles remarqua le ton dubitatif. Ah, oui, l’oncle de Vormoncrief, le comte Boris Vormoncrief, venait d’hériter de la direction de ce qui restait du parti conservateur après la chute du comte Vortrifani. Les conservateurs avaient accueilli la future Impératrice avec un enthousiasme pour le moins modéré, même si, par prudence, ils s’étaient abstenus de toute manifestation ouverte d’hostilité dans leurs discours publics, hostilité que la SecImp n’aurait pas pu ne pas remarquer. Toutefois, le fait que Boris et Alexiss soient parents ne signifiait nullement qu’ils partageaient les mêmes opinions politiques. — Je pense que c’est formidable, dit Miles. Le docteur Toscane est belle et brillante ; quant à Gregor, il est grand temps qu’il ait un héritier. Et n’oubliez pas, ça nous laisse à tous une Barrayarane de plus. — Enfin, ça laisse une Barrayarane de plus pour l’un d’entre nous, le corrigea doucement Byerly Vorrutyer. À moins que tu ne nous proposes quelque chose de délicieusement coquin. Le sourire de Miles se figea en regardant Byerly. L’humour d’Ivan, même s’il pouvait parfois être lassant, gardait toujours un côté ingénu qui l’empêchait de devenir offensant. Contrairement à Ivan, Byerly, lui, n’insultait jamais personne sans le faire exprès. — Messieurs, vous devriez aller faire un tour sur Komarr. Leurs dômes regorgent de femmes splendides, au patrimoine génétique impeccable, et bardées de diplômes galactiques. Et puis les Toscane ne sont pas la seule famille à posséder une héritière. Beaucoup de Komarranes sont riches, Byerly. Il s’abstint de leur expliquer que Tienne, le peu scrupuleux défunt mari de Mme Vorsoisson, avait laissé sa veuve sans un sou vaillant, d’abord parce qu’elle se trouvait assise à côté d’eux, et ensuite parce qu’il n’imaginait pas que Byerly pût l’ignorer. Celui-ci esquissa un sourire. — L’argent n’est pas tout, à ce qu’on dit. Touché. — Malgré tout, je suis certain que tu saurais te faire apprécier, si tu prenais la peine d’essayer. — Ta confiance en moi me touche, Vorkosigan. — Une fille Vor me suffirait, merci, intervint Alexiss Vormoncrief. Je n’ai ni besoin ni envie d’amours exotiques. Tandis que Miles tentait de savoir s’il s’agissait d’une insulte délibérée envers sa Betane de mère, avec Byerly il n’aurait pas hésité, mais Vormoncrief ne l’avait jamais frappé par son excès de subtilité, Ekaterin glissa l’air de rien : — Je vais jusqu’à ma chambre chercher les disquettes, d’accord ? — Je vous en prie, madame. Miles ne pensait pas que Byerly avait fait de la jeune femme la cible de ses célèbres techniques de guérilla verbale. Sinon, il faudrait qu’il dise deux mots en privé à son pseudo-cousin. À moins qu’il n’en charge ses sbires comme au bon vieux temps… Elle se leva, traversa l’entrée, et monta l’escalier. Voyant qu’elle ne redescendait pas. Vormoncrief et Zamori échangèrent des regards déçus, répétèrent qu’il était temps de partir, et finirent par se décider à se lever. Miles remarqua avec contrariété que la capote militaire que Vormoncrief enfila avait eu le temps de sécher depuis son arrivée. Ils prirent courtoisement congé de leur hôtesse par intérim. — Dites à Mme Vorsoisson que j’apporterai la disquette sur les vaisseaux de saut pour Nikki dès que possible, insista Zamori en jetant un coup d’œil en direction de l’escalier. Zamori est déjà venu assez souvent pour connaître Nikki ? Miles considérait son profil régulier avec un certain déplaisir. En plus il paraissait grand, moins grand que Vormoncrief, certes, mais sa masse physique rendait sa présence imposante. Byerly, lui, était mince, si bien qu’il ne semblait pas aussi grand. Ils restèrent un moment à caqueter dans l’entrée, mais Ekaterin ne redescendit pas ; ils finirent par renoncer et se laisser reconduire à la porte. La pluie tombait plus dru à présent, ce qui réjouit Miles. Zamori s’élança sous les trombes tête baissée. Tante Vorthys referma derrière eux avec une grimace de soulagement. — Vous pouvez vous servir de la console de mon bureau, dit-elle à Miles avant de s’occuper de ramasser les assiettes et les tasses abandonnées dans son boudoir. Il traversa l’entrée, entra dans le bureau-bibliothèque et regarda autour de lui. Oui, l’endroit serait parfait, intime à souhait pour leur entretien. La fenêtre sur la rue était entrouverte pour laisser passer un peu d’air, et des voix lui parvinrent du perron avec une malencontreuse netteté. — Byerly, tu ne crois quand même pas que Vorkosigan tourne autour de Mme Vorsoisson ? — Pourquoi pas ? répondit Vorrutyer d’un ton indifférent. — On pourrait croire qu’elle en serait révoltée. Non, ça doit être un dernier détail de son enquête à boucler. — Je ne parierais pas là-dessus. Je connais des femmes qui joueraient les dégoûtées, mais seraient prêtes à faire le grand saut avec l’héritier d’un comte, même couvert de poils verts. Miles serra le poing, puis le desserra lentement. Ah oui, alors pourquoi ne m’as-tu jamais fourni cette liste, Byerly ? Non qu’il s’en souciât à présent. — Je ne prétends pas comprendre les femmes, mais Ivan me semble être le parti idéal, dit Vormoncrief. Si les assassins s’étaient montrés moins maladroits à l’époque, il aurait pu hériter du titre de comte Vorkosigan et de ce qui va avec. Dommage. Mon oncle pense qu’il serait l’un des fleurons de notre parti s’il n’appartenait pas au clan de ces foutus progressistes sous la houlette d’Aral. — Ivan Vorpatril ? ricana Byerly. Mauvaise pioche, Alexiss. Il va là où le vin coule à flots. Ekaterin apparut dans l’encadrement de la porte et adressa à Miles un pauvre petit sourire. Il eut envie de refermer violemment la fenêtre en la claquant, mais cette idée se heurta à un problème technique : elle fonctionnait avec une manivelle. La jeune femme avait elle aussi entendu la conversation, depuis quand ? Elle entra, inclina la tête, et leva vers lui un regard inquisiteur et dépourvu de remords, comme pour dire, Vous recommencez ? Il réussit à lui sourire, un bref sourire embarrassé. — Ah, voilà enfin ton chauffeur, s’exclama Byerly. Prête-moi ta capote, Alexiss. Je ne veux pas tremper mon beau costume tout neuf. Comment le trouves-tu ? La couleur met mon teint en valeur, non ? — Oublie ton teint, Byerly. — Oh, mais mon tailleur m’a juré que c’était vrai. Merci. Enfin, il ouvre le cockpit. Allons, on fonce sous la pluie. Non, tu fonces. Moi, je vais trottiner avec dignité grâce à cet horrible, mais indiscutablement imperméable, manteau impérial. On y va… Les bruits de pas s’évanouirent sous la bruine. — C’est un personnage, non ? dit Ekaterin en riant. — Qui ? Byerly ? — Oui, il a la dent dure. J’ai eu du mal à croire toutes les horreurs qu’il a osé proférer. Et à rester impassible. — Moi aussi, je ne crois pas un mot de ce qu’il raconte. Il approcha une chaise de la console, aussi près que possible de la première, et l’invita à s’asseoir. — D’où sortaient-ils ? Du côté des Services Spéciaux du QG, apparemment. Ivan, sale bavard, on va avoir une petite conversation tous les deux au sujet des ragots que tu répands. — Le major Zamori est venu voir la Professora la semaine dernière. Il a l’air plutôt gentil. Il a passé un long moment à bavarder avec Nikki. Sa patience m’a impressionnée. Miles était impressionné, lui, par son intelligence. Le salaud, il avait compris que Nikki était l’un des rares défauts dans la cuirasse d’Ekaterin. — Vormoncrief est venu pour la première fois il y a quelques jours. Le pauvre, c’est un raseur, j’en ai peur. Vorrutyer est arrivé avec lui ce matin. Je ne suis pas sûre qu’il ait été invité. — Il a trouvé une nouvelle volaille à plumer, j’imagine. Il semblait exister deux espèces de Vorrutyer : les extravagants et les solitaires. Le père de Byerly, le plus jeune garçon de sa famille, appartenait à la seconde catégorie. Avare et misanthrope, il ne s’approchait de la capitale que s’il ne pouvait faire autrement. — Byerly n’a aucun moyen d’existence, c’est de notoriété publique. — Si c’est vrai, il fait plutôt bonne figure. Miles se rendit compte que la pauvreté des classes supérieures était un drame qu’Ekaterin pouvait comprendre. Sa remarque n’était pas destinée à attirer la sympathie de la jeune femme sur Vorrutyer. Merde. — Je crois que le major Zamori a été un peu contrarié en les voyant arriver… Je ne sais pas pourquoi ils sont venus. Il se retint de lui conseiller de se regarder dans la glace et se contenta de hausser les sourcils. — Vraiment ? — Je suppose qu’ils n’avaient pas de mauvaises intentions. Peut-être ai-je été naïve de croire que cela me protégerait de toutes ces âneries, dit-elle en montrant sa robe noire. En tout cas, merci d’avoir essayé de les envoyer sur Komarr, même si je doute que ça marche. Mes sous-entendus ont l'air inopérant, et je ne voudrais pas être grossière. — Pourquoi pas ? Il espérait l’encourager dans cette voie, bien qu’il doutât de son efficacité sur Byerly. Cela risquerait plutôt de l’exciter, il en ferait un défi. Miles réprima une envie folle de lui demander si d’autres jeunes célibataires s’étaient présentés à sa porte pendant la semaine, ou s’il avait vu toute la bande. En fait, il ne souhaitait pas entendre la réponse. — Vous avez raison, assez de ces âneries, parlons de mon jardin. — Oui, allons-y, dit-elle avec soulagement en chargeant sur la console de sa tante les deux vid qu’ils baptisèrent Le jardin campagnard et Le jardin urbain. Assis côte à côte, la tête penchée vers l’écran comme il l’avait imaginé, il respirait le discret parfum de ses cheveux. Le jardin campagnard était une création naturaliste : des sentiers serpentant en sous-bois au milieu d’espèces locales et longeant les berges d’un cours d’eau capricieux ; des bancs de bois ici et là. Le jardin urbain proposait de solides motifs rectangulaires en béton coulé qui pouvaient tout aussi bien être des bancs, des promenades, des fontaines, ou des canaux pour l’eau. Grâce à une série d’habiles questions, Ekaterin parvint à deviner que dans son cœur Miles préférait le jardin campagnard, même si les fontaines séduisaient son œil. Tandis qu’il regardait, fasciné, elle retoucha le projet : elle accentua la pente du terrain et modifia le cours d’eau pour le faire naître d’une cascade et, après un double méandre, disparaître dans une petite grotte. Le carrefour où les sentiers se croisaient se couvrit d’un motif de briques représentant les armes des Vorkosigan : la feuille d’érable stylisée en brique plus claire se détachant sur trois triangles symbolisant les montagnes. Le tout descendait en dessous du niveau de la rue pour donner plus d’ampleur aux talus et mieux étouffer les bruits de la ville. — Oui, s’exclama Miles, plein d’enthousiasme. C’est cela. Allez-y. Vous pouvez commencer à recruter des entrepreneurs et lancer des appels d’offre. — Êtes-vous certain que c’est ce que vous voulez ? Je n’ai encore jamais fait cela. Je n’ai aucune expérience. Tous mes jardins sont restés virtuels jusqu’à présent. Miles avait prévu cette hésitation de dernière minute. — C’est le moment de vous mettre en rapport avec Tsipis, mon intendant. Cela fait trente ans qu’il s’occupe de régler toutes sortes de problèmes pour les Vorkosigan. Il sait toujours à qui s’adresser en toutes circonstances, et nous pourrons trouver la main-d’œuvre et les matériaux dans nos différents domaines. Il sera ravi de vous piloter. En fait je l’ai prévenu que j’aurai sa tête s’il n’a pas l’air ravi du début à la fin. À vrai dire, Miles n’avait pas eu besoin d’insister beaucoup. Tous les problèmes d’organisation fascinaient Tsipis et il aurait passé des heures à en parler. Miles riait, un peu jaune toutefois, en pensant au nombre de fois où, lorsqu’il commandait sa troupe de mercenaires, il avait gagné un temps précieux, non grâce à sa formation SecImp, mais grâce à l’un des conseils de ce vieux Tsipis. — Si vous acceptez d’être son élève, il sera votre esclave. Tsipis, dûment prévenu, répondit lui-même sur sa console de com et Miles fit les présentations nécessaires. Tout se passa à merveille. Il avait la soixantaine, était marié depuis fort longtemps, et semblait sincèrement intéressé par le projet. Il mit tout de suite Ekaterin à l’aise et lui fit oublier sa timidité. À la fin de leur première conversation prolongée, elle était passée du complexe, genre : « Je ne pourrai jamais » à une longue liste de tâches à accomplir et à un projet cohérent qui, avec un peu de chance, déboucherait la semaine suivante sur les premiers travaux de terrassement. Eh oui, tout allait bien se passer. S’il y avait une chose que Tsipis appréciait, c’étaient les esprits vifs. Ekaterin faisait partie de ces gens qui comprennent tout de suite, ceux que Miles, lors de sa période mercenaire, avait trouvés plus précieux encore qu’une bouteille d’oxygène dans les réserves d’urgence. Et dire qu’elle ignorait appartenir à cette catégorie exceptionnelle. — Mon Dieu ! s’exclama-t-elle lorsque Tsipis eut mis un terme à la conversation. C’est fou ce que l’on apprend avec cet homme. Je devrais vous payer. — À propos de paiement, dit Miles en sortant un bon de crédit de sa poche, Tsipis vous a ouvert un compte pour payer les dépenses que vous engagerez. Voici vos honoraires pour le projet retenu. — Lord Vorkosigan, c’est trop, beaucoup trop. — Non, pas du tout. J’ai demandé à Tsipis de faire établir des devis par trois entreprises différentes, c’est la moyenne de leurs offres. Il pourra vous les montrer. Il s’agissait des plus réputées dans leur domaine, mais pouvait-on faire moins pour la Résidence Vorkosigan ? — Mais je ne suis qu’un amateur. — Plus pour longtemps. Merveille des merveilles, sa remarque lui valut un sourire trahissant qu’elle prenait confiance en elle. — Je n’ai fait qu’assembler des éléments de décoration plutôt ordinaires. — Alors, dix pour cent pour les éléments de décoration, et le reste pour l’art de les assembler. Elle cessa de discuter. On ne pouvait être aussi bon et ne pas le savoir quelque part au fond de son cœur, même en ayant été conditionné à affecter en public une humilité excessive. Il se dit qu’il fallait en rester à cette note positive. Il ne souhaitait pas s’attarder au point de la lasser comme Vormoncrief l’avait manifestement fait. Était-il trop tôt pour… non, autant essayer. — À propos, je suis en train d’organiser un dîner pour quelques amis, la famille Koudelka. Kareen Koudelka, qui est en quelque sorte la protégée de ma mère, vient de revenir d’un an d’études sur Beta. Elle est débordée depuis son arrivée, mais dès que j’aurai trouvé une date convenant à tout le monde… j’aimerais que vous veniez et que vous fassiez leur connaissance. — Je ne voudrais pas m’imposer… — Quatre filles. Kareen est la dernière. Plus Dou, leur mère. Et le commodore Koudelka, bien sûr. Je les connais depuis toujours. Il y aura aussi Duv Galeni, le fiancé de Délia. — Une famille avec cinq femmes ! D’un coup ! dit-elle d’une voix manifestement envieuse. — Je crois qu’elles vous plairont, et vice versa. — Je n’ai pas rencontré beaucoup de femmes à Vorbarr Sultana. Elles sont tellement occupées… Je ne devrais pas sortir, pas encore, ajouta-t-elle en regardant sa robe noire. — Un dîner en famille. Bien sûr, j’inviterai aussi les Vorthys. — Peut-être que ce ne serait pas répréhensible. — Parfait. Je prendrai contact avec vous pour la date. Oh, et puis n’oubliez pas d’appeler Pym, qu’il prévienne les gardes de l’arrivée de vos ouvriers et qu’il puisse les inclure dans ses mesures de sécurité. — Certainement. Et sur cette invitation soigneusement pesée, chaleureuse, mais pas trop personnelle, il prit congé et décampa. Il semblait donc que l’ennemi essayait déjà de forcer la porte d’Ekaterin. Pas de panique, mon vieux… D’ici au dîner prévu, il aurait peut-être réussi à lui faire accepter de participer à quelques-uns de ses engagements lors de la semaine du mariage. Et lorsqu’on les aurait vus ensemble en public une demi-douzaine de fois, eh bien, qui sait ? Pas moi, hélas. Il poussa un soupir et fonça sous la pluie jusqu’à sa voiture. Ekaterin regagna la cuisine pour voir si sa tante avait besoin d’aide pour la vaisselle. Elle craignait d’arriver après la bataille et se sentait vaguement coupable. En effet, elle trouva Tante Vorthys assise à table, une tasse de thé à la main, contemplant d’un air absent ce qui semblait être un paquet de copies d’étudiants. Puis elle fronça les sourcils et griffonna quelques mots avant de lever les yeux et de sourire à sa nièce : — Tout est réglé, ma chérie ? — Tout commence, plutôt. Lord Vorkosigan a choisi le jardin campagnard. Il insiste pour que je me lance. — Je n’en ai jamais douté. C’est un homme d’action. — Je suis désolée pour tout le dérangement, ce matin. — Tu n’as pas à t’excuser, tu ne les avais pas invités. — C’est vrai. Regarde, dit-elle en brandissant son bon de crédit. Lord Vorkosigan m’a payée pour le projet. Je peux vous verser un loyer pour Nikki et moi, à présent. — Grand Dieu, tu ne nous dois rien. Cela ne nous coûte pas un sou de vous prêter ces pièces vides. — Tu ne peux pas dire que ce que nous mangeons ne coûte rien. — Si tu veux acheter des bricoles, vas-y, mais je préférerais de beaucoup que tu gardes l’argent pour tes études au printemps prochain. — Je vais faire les deux. Bien géré, le bon de crédit lui éviterait d’avoir à demander de l’argent à son père pendant quelques mois. Il savait se montrer généreux, mais elle ne voulait pas lui donner le droit de l’abreuver d’un flot de conseils et de suggestions sur la meilleure manière de mener sa vie. Il lui avait clairement fait comprendre, lors de l’enterrement de Tienne, qu’il n’approuvait pas sa décision de ne pas revenir habiter chez lui comme il convenait à une veuve Vor, ou d’aller vivre chez la mère de son défunt mari, bien que Mme Vorsoisson ne l’ait pas invitée. Comment avait-il pu imaginer que Nikki et elle pourraient tenir dans son modeste appartement et trouver dans la petite ville du Continent Sud où il s’était retiré les mêmes possibilités d’études qu’à Vorbarr Sultana ? Sasha Vorvayne semblait parfois avoir été vaincu par la vie. Il avait toujours fait les choix les plus conservateurs. Mama avait été celle qui osait, mais seulement en se glissant dans les rares failles offertes par son rôle de femme de bureaucrate. Il arrivait à Ekaterin de se demander si le mariage de ses parents n’avait pas été, de manière plus subtile, un échec semblable au sien. Une tignasse blanche passa devant la fenêtre, la porte de derrière grinça, et Oncle Vorthys apparut, Nikki dans son sillage. Le Professeur risqua un œil à l’intérieur et murmura : — Ils sont partis ? On peut rentrer sans risques ? — La voie est libre, répondit sa femme. Il entra dans la cuisine d’un pas pesant. Il portait un grand sac qu’il laissa tomber sur la table. Il était bourré de pâtisseries destinées à remplacer avantageusement celles que les jeunes gens avaient dévorées. — Tu crois que nous en aurons assez ? demanda sèchement Tante Vorthys. — Pas de pénurie ! Je me souviens de l’époque où les filles ont vécu ce genre de situation. Nous étions envahis de garçons du matin au soir, et à la fin de la journée, il ne restait plus une miette à se mettre sous la dent. Je n’ai jamais rien compris à ta stratégie de la générosité. Il se tourna vers Ekaterin : — Je voulais limiter leur nombre en leur proposant de manger des légumes avancés et de faire quelques corvées. Ceux qui seraient revenus, on aurait su que c’était sérieux, pas vrai, Nikki ? Pour je ne sais quelle raison, les femmes n’ont jamais voulu. — Tu peux leur offrir tous les légumes pourris et leur faire faire toutes les corvées que tu veux, lui dit Ekaterin. On peut aussi verrouiller les portes et faire semblant de ne pas être là… Elle s’assit à côté de sa tante, l’air mélancolique, et prit un gâteau. — Vous avez réussi à avoir votre part, Nikki et toi ? — On a pris un café et des pâtisseries chez le boulanger. Nikki se lécha les babines et acquiesça de la tête. — Oncle Vorthys dit que tous ces types veulent t’épouser, c’est vrai ? Merci, mon cher oncle ! Elle s’était demandé comment expliquer tout cela à un gamin de neuf ans. Mais à vrai dire, il ne semblait pas trouver cette idée aussi épouvantable qu’elle. — Ce serait illégal, murmura-t-elle. Et même déplacé. — Tu sais bien ce que je veux dire ! Tu vas choisir un de ceux-là ? — Non, mon chéri. — Bon. Mais si tu en choisissais un, un major serait mieux qu’un lieutenant, ajouta-t-il après un moment de silence. — Ah… pourquoi ? Elle regarda son fils essayer de formuler sa pensée, Vormoncrief est un épouvantable raseur, mais à son grand soulagement, les mots manquèrent au gamin. Il finit par se contenter de dire : — Les majors gagnent plus d’argent. — Bel esprit pratique, fit observer le Professeur qui, se méfiant sans doute de la générosité de son épouse, remit environ la moitié de son stock de pâtisseries dans son sac et l’emporta dans son laboratoire au sous-sol. Nikki lui emboîta le pas. Ekaterin posa les coudes sur la table et appuya le menton sur ses mains. — La stratégie d’Oncle Vorthys ne me paraît pas une si mauvaise idée que cela. La menace de quelques corvées nous débarrasserait sans doute de Vormoncrief et rebuterait probablement Vorrutyer. En revanche, je ne suis pas sûre que ça marcherait pour Zamori. Les légumes pourris seraient peut-être l’arme absolue. Tante Vorthys posa sur elle un regard narquois. — Alors, que veux-tu que je fasse, Ekaterin ? Dire à tous tes soupirants que tu ne reçois personne ? — Tu pourrais faire cela ? Avec mon travail sur le jardin, je n’aurai pas le temps. — Les pauvres. J’ai presque de la peine pour eux. Un rapide sourire effleura les lèvres d’Ekaterin. Elle sentait la compassion de sa tante la saisir et l’attirer de nouveau vers le noir. Elle en avait la chair de poule. Être seule dans son lit sans Tienne chaque nuit avait pour elle un goût de paradis solitaire. Elle pouvait étirer les bras et les jambes dans tous les sens, se vautrer entre les draps, délivrée de tout compromis, de toute oppression, négociation, et déférence. Délivrée de Tienne. Durant les longues années de leur mariage, elle était devenue étrangère aux liens qui l’avaient liée à lui, aux promesses, à la peur, à ses besoins désespérés, à ses secrets et à ses mensonges. Lorsque la mort l’avait libérée des entraves de ses vœux, elle avait eu l’impression que son âme s’éveillait dans un picotement douloureux, comme lorsque la circulation est rétablie dans un membre engourdi. Je ne savais pas dans quelle prison j’étais cloîtrée avant d’en être délivrée. L’idée de retourner de son plein gré dans pareille cellule conjugale et de s’y enfermer en prononçant un nouveau serment lui donnait envie de s’enfuir en hurlant. — Je n’ai pas besoin de dépendre de quelqu’un d’autre. — Tu n’as certainement pas besoin d’un autre Tienne, mais tous les hommes ne sont pas comme lui. Ekaterin serra les poings, l’air pensif. — Mais je n’ai pas changé. Je ne sais pas si je peux être intime avec quelqu’un sans retomber dans les mêmes travers. Ne pas me livrer totalement jusqu’au plus profond de moi pour ensuite me plaindre d’être vide. En regardant en arrière, l’idée la plus affreuse qui me hante, c’est que tout n’était pas la faute de Tienne. Je l’ai laissé devenir de pire en pire. S’il avait eu la chance d’épouser une femme qui se serait opposée à lui, qui aurait insisté… — Ta façon de raisonner me donne la migraine, dit doucement sa tante. — Cela n’a plus d’importance, à présent. Après un long moment de silence, Tante Vorthys demanda : — Au fait, que penses-tu de Miles Vorkosigan ? — Il est bien. Il ne me hérisse pas. — J’ai eu l’impression, sur Komarr, que tu semblais l’intéresser. — Oh, il s’agissait juste d’une plaisanterie, répondit Ekaterin, maussade. Leur plaisanterie avait quelque peu dépassé les limites, peut-être, mais ils étaient tous deux épuisés et énervés au bout de ces jours et de ces heures de peur et de tension extrêmes… Elle revoyait son sourire éclatant illuminant ses traits tirés. Il ne pouvait s’agir que d’une plaisanterie, car sinon… il lui faudrait partir en hurlant et elle était beaucoup trop fatiguée pour se lever. — Mais ça m’a fait plaisir de trouver quelqu’un qui s’intéresse sincèrement aux jardins. — Hum… se contenta de répliquer Tante Vorthys avant de s’intéresser, elle, à une autre copie. En cet après-midi de printemps, le soleil réchauffait les pierres grises de la Résidence Vorkosigan qui prenaient des tons presque dorés. La voiture de location de Mark s’engagea dans l’allée. Le soldat de la SecImp au poste de garde de l’entrée n’était pas l’un de ceux qu’il avait rencontrés l’année précédente, et il poussa le sérieux et les scrupules jusqu’à vérifier l’empreinte palmaire et l’image rétinienne de Mark avant de lui faire signe de passer en grommelant un mot d’excuse ressemblant vaguement à M’seigneur. Mark regarda par le cockpit tandis qu’il débouchait de l’allée pour gagner le perron et l’entrée principale. La Résidence Vorkosigan. Sa maison ? Il se sentait davantage chez lui dans son confortable appartement d’étudiant sur Beta que devant cette grande bâtisse de pierre. Mais, malgré la faim, la mauvaise humeur, la fatigue, la tension et le décalage horaire, cette fois il n’allait pas vomir, saisi par l’angoisse et la peur. Ce n’était que la Résidence Vorkosigan. Il tiendrait le coup. Et à peine à l’intérieur, il pourrait appeler Kareen, oh oui ! Il ouvrit le cockpit dès que le véhicule se gara le long du trottoir et se tourna pour aider Enrique à décharger. Il avait à peine posé le pied par terre que Pym surgissait et l’accueillait d’un ton chaleureux légèrement teinté de reproche : — Lord Mark, vous auriez dû appeler du spatioport, Monseigneur. Nous serions venus vous chercher. — Pas de problème, Pym. De toute façon, je ne crois pas que tout mon bazar aurait tenu dans la voiture blindée. Ne te fais pas de souci, il t’en restera bien assez à faire. La camionnette de location qui les suivait depuis le spatioport remonta l’allée et vint s’arrêter derrière eux dans un grincement de freins. — Juste ciel, murmura Enrique entre ses dents lorsque Mark se précipita pour l’aider à décharger la caisse marquée FRAGILE qui avait voyagé entre eux deux dans la voiture, tu es vraiment Lord Vorkosigan. Jusqu’à maintenant, je ne suis pas sûr que je te croyais. — Je suis Lord Mark. Mets-toi ça dans le crâne. Ici, c’est important. Je ne suis pas, et ne souhaite nullement être, l’héritier du titre de comte. Lord Vorkosigan, c’est lui, dit-il en désignant de la tête la silhouette courtaude qui sortait de la maison par les doubles portes à présent largement ouvertes. Malgré les rumeurs bizarres qui avaient couru sur Beta à propos de sa santé, Miles avait l’air en grande forme. Quelqu’un s’était chargé d’améliorer sa garde-robe civile à en juger par l’élégant costume gris qu’il portait et… et qu’il remplissait. Il n’avait plus l’air aussi malingre et malade que lors de leur dernière rencontre un an auparavant. Il s’avança vers Mark la main tendue, un large sourire aux lèvres. Ils réussirent à échanger une solide poignée de main fraternelle. Mark avait terriblement envie que quelqu’un le serre dans ses bras, mais pas que ce quelqu’un soit Miles. — Mark, bon Dieu, tu nous as pris par surprise. Tu devais appeler en arrivant en orbite. Pym serait venu te chercher. — C’est ce qu’il m’a dit. Miles se recula et regarda son frère des pieds à la tête. Mark rougit. Les médicaments que Lilly Durona lui avait donnés lui avaient permis de pisser plus de graisse en moins de temps que prévu par Dame Nature, et il avait respecté religieusement le régime strict destiné à combattre les effets secondaires nocifs. Elle l’avait assuré que le traitement ne provoquait pas de dépendance, et il était impatient d’arrêter de prendre l’horrible cocktail. À présent, comme prévu, il pesait à peine plus que la dernière fois qu’il avait posé le pied sur Barrayar. Tueur était débarrassé de sa prison de chair et capable de les défendre si cela s’avérait absolument nécessaire… Par contre, Mark n’avait pas pensé qu’il aurait l’air aussi flasque et gris, comme s’il fondait et se ratatinait, telle une bougie au soleil. Et de fait, les mots qui sortirent de la bouche de son frère le ramenèrent à la réalité : — Tu vas bien, tu n’as pas l’air trop en forme. — Le décalage horaire, ça va passer. Il ne savait trop si c’était le traitement, Barrayar, ou l’absence de Kareen qui le rendait le plus nerveux, mais il était certain de connaître le remède. — Tu as eu des nouvelles de Kareen ? Elle est bien arrivée ? — Oui, elle est arrivée sans problème la semaine dernière. Qu’est-ce que c’est que cette caisse avec tous les compartiments ? Mark voulait plus que tout au monde revoir Kareen, mais il fallait commencer par le commencement. Il se tourna vers Enrique qui roulait des yeux ébahis devant lui et son jumeau-progéniteur. — Miles, j’ai amené un invité. Je te présente le docteur Enrique Borgos. Enrique, mon frère, Lord Vorkosigan. — Bienvenue à la Résidence Vorkosigan, docteur Borgos, dit Miles en tendant automatiquement la main. Votre nom semble escobaran, non ? — Euh… oui… euh, Lord Vorkosigan. Miracle, Enrique ne s’était pas trompé. Mark n’avait eu pourtant que dix jours pleins pour lui inculquer les subtilités de l’étiquette barrayarane. — Et vous êtes docteur en quoi ? demanda Miles en jetant un regard inquiet à Mark. Celui-ci devina qu’il échafaudait des théories alarmistes sur la santé de son clone de frère. — Pas en médecine, rassure-toi. Le docteur Borgos est biochimiste, généticien, et étymologiste. Non… pas ça, entomologiste, les insectes. Étymologiste, c’est les mots. Le regard de Miles fut de nouveau attiré par la grosse caisse capitonnée et bardée de fer posée à leurs pieds. — Mark, pourquoi des trous d’aération dans cette caisse ? — Lord Mark et moi allons travailler ensemble, répondit le savant dégingandé. — J’imagine que nous avons de la place pour lui, ajouta Mark. — Bien sûr, faites comme chez vous. La maison vous est ouverte. Je me suis installé l’hiver dernier dans les appartements du premier, dans l’aile est, tous les niveaux de l’aile nord sont inoccupés, sauf la chambre du troisième où loge Roic. Il dort dans la journée, alors ne l’envahissez pas trop. Père et Mère débarqueront avec leur armée vers la Fête de l’Été, mais nous pourrons nous organiser à ce moment-là si nécessaire. — Enrique voudrait installer un petit laboratoire temporaire, si tu n’y vois pas d’inconvénient. — Rien d’explosif ni de toxique, j’espère ? — Oh non, Lord Vorkosigan, non, pas du tout. — Alors, pourquoi pas. Mark… pourquoi les trous d’aération sont-ils équipés de grilles ? — Je t’expliquerai tout cela dès que nous aurons déchargé et renvoyé les chauffeurs, répondit Mark sur un ton dégagé. Pendant les présentations, Jankowski était apparu aux côtés de Pym. — La grosse valise bleue est à moi, tout le reste est pour le docteur Borgos. En forçant un peu la main des chauffeurs, la camionnette ne tarda pas à être déchargée et sa cargaison rangée dans un coin du hall. Un vent de panique souffla lorsque Jankowski, titubant sous le poids d’une lourde caisse bourrée de matériel de laboratoire fragile emballé à la hâte, marcha sur un chaton noir et blanc. L’animal furieux poussa un hurlement à crever les tympans et se précipita entre les jambes d’Enrique, manquant faire tomber l’Escobaran qui portait en équilibre le coûteux analyseur moléculaire. Pym évita la catastrophe en le rattrapant de justesse. Ils avaient failli être pris pendant leur raid nocturne contre le laboratoire pour récupérer des documents de première importance et des spécimens irremplaçables lorsque Enrique avait insisté pour retourner chercher le foutu analyseur. Si son ami l’avait laissé tomber à ce moment-là, Mark aurait considéré cela comme un signe du destin, une sorte de je-te-l’avais-bien-dit cosmique. Il n’avait cessé d’essayer de le convaincre qu’il lui achèterait un laboratoire tout neuf à Vorbarr Sultana, mais Enrique semblait convaincu que Barrayar n’était pas encore sorti de la Période de l’Isolement et qu’il n’y trouverait rien de plus sophistiqué qu’un alambic, une cornue, et peut-être un vilebrequin à trépaner. L’installation prit beaucoup plus de temps. Enrique voulut d’emblée choisir pour y installer son labo la vaste cuisine modernisée, bien éclairée et impeccablement propre. À la demande de Pym, Miles arriva en toute hâte pour défendre le territoire de sa cuisinière, femme extraordinaire qu’il considérait comme un élément indispensable, non seulement à la bonne marche de la maison, mais aussi à celle de sa carrière politique. Après que Mark lui eut expliqué à voix basse que l’expression la maison vous est ouverte était une phrase polie qu’il ne convenait pas de prendre au pied de la lettre, Enrique accepta de se rabattre sur une buanderie de l’entresol de l’aile nord, pas tout à fait aussi grande, mais avec eau courante et vide-ordures. Mark lui promit de l’emmener dès que possible acheter tous les jouets, instruments, paillasses, hotte et lampes dont il rêvait, et le laissa installer ses trésors. Par contre, le savant ne montra pas le moindre intérêt pour le choix d’une chambre. Mark se dit qu’il finirait par traîner un matelas dans son nouveau labo et camperait là comme une poule protégeant sa couvée. Mark posa sa valise dans la chambre qu’il avait occupée l’année précédente et retourna dans la buanderie pour se préparer à vendre sa proposition à son grand frère. Tout lui était apparu si évident, si logique, sur Escobar ; mais alors il ne connaissait pas Enrique aussi bien. L’homme était un génie, certes, mais Dieu qu’il avait besoin d’un mentor. Mark pensait qu’à présent il avait enfin compris les histoires de faillite et les procès pour malversation dans lesquels il était englué. — Laisse-moi parler, d’accord. Miles est un homme important ici, il est Auditeur Impérial et il a l’oreille de l’Empereur lui-même. Son soutien pourrait être un atout décisif, et surtout son opposition nous serait fatale. Il lui suffirait d’un mot pour tuer notre projet. Je sais comment m’y prendre avec lui. Contente-toi d’acquiescer à tout ce que je dirai et n’essaie pas d’enjoliver les choses à ta façon. Enrique hocha la tête et, tel un chiot surdimensionné, le suivit dans le labyrinthe de la maison jusqu’à ce qu’ils trouvent Miles dans la grande bibliothèque. Pym finissait d’installer du thé, du café, du vin du domaine Vorkosigan, deux sortes de bières locales, et un assortiment de hors d’œuvre qui ressemblait à un vitrail. Il salua Mark d’un signe de tête cordial et se retira pour laisser les deux frères à leurs retrouvailles. — Bonne idée ! s’exclama Mark en approchant une chaise de la table basse. Il se trouve que j’ai justement un nouveau produit à te faire goûter. Miles leva un sourcil intéressé et se pencha en avant tandis que Mark déballait un joli paquet en papier aluminium rouge pour en sortir un cube blanc et mou. — Un genre de fromage, c’est ça ? — Pas exactement, bien qu’en un sens ce soit un produit d’origine animale. Ceci est la version de base, non parfumée. On peut ajouter des parfums et des couleurs à volonté. Je t’en montrerai quand nous aurons eu le temps de les préparer. C’est hyper-nourrissant, un mélange parfaitement équilibré d’hydrates de carbone, de protéines et de lipides, plus toutes les vitamines essentielles en bonnes proportions. On pourrait vivre en ne mangeant que cela s’il le fallait. — Je me suis nourri de cela pendant trois mois d’affilée ! glissa fièrement Enrique, mais un regard discret de Mark le fit taire. Celui-ci prit un couteau en argent sur le plateau, coupa le cube en quatre parts égales et en mit une dans sa bouche d’un geste vif. — Essaie ! dit-il tout en mastiquant. Il s’abstint de chercher à convaincre en poussant des hum ! hum ! ou autres onomatopées du même genre. Enrique prit à son tour un morceau. Puis Miles, mais avec quelque réticence. Il le porta à ses lèvres, ses deux interlocuteurs suspendus à son geste. Il commença à mastiquer dans un silence religieux et finit par avaler. Enrique ne put se retenir davantage : — Alors, qu’en pensez-vous ? — Euh… ce n’est pas mauvais. Insipide, mais tu as dit que ce n’était pas parfumé. C’est meilleur que beaucoup des rations militaires que j’ai mangées. — Oh, les rations militaires, s’exclama Enrique. Encore une application à laquelle je n’avais pas songé… — On verra cela plus tard, l’interrompit Mark. — Alors, qu’est-ce qui rend ce truc potentiellement rentable ? demanda Miles, soudain curieux. — Grâce au miracle de la bio-ingénierie, on peut le fabriquer pratiquement pour rien. Enfin, je veux dire, une fois que le client a acheté son premier stock de mouches à beurre. Silence palpable. — Son quoi ? De quoi ? Mark sortit une petite boîte de la poche de sa veste et en souleva le couvercle avec précaution. Enrique se redressa, plein d’espoir. Mark approcha la boîte de son frère. — Voici une mouche à beurre. Miles jeta un coup d’œil dans la boîte et eut un mouvement de recul. — Beurk ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi répugnant. Un insecte de la taille du pouce grattait le fond de la boîte de ses six courtes pattes et agitait frénétiquement ses antennes en tentant de s’échapper. Mark repoussa délicatement ses griffes minuscules du bord. La bestiole souleva ses espèces d’élytres marronnasse, puis s’aplatit et traîna son abdomen blanc, mou et visqueux jusque dans un coin. Miles se pencha de nouveau en avant pour la regarder, partagé entre la fascination et l’écœurement. — On dirait un croisement entre un cafard, un termite et… et… et une pustule. — Je dois reconnaître que son aspect n’est pas notre meilleur argument de vente. Enrique parut choqué mais s’abstint de relever la remarque à haute voix. — Sa grande valeur réside dans son efficacité, poursuivit Mark. Heureusement qu’ils n’avaient pas commencé par montrer à Miles une colonie entière de mouches à beurre, ou pis encore, une reine. Il serait temps d’en venir aux reines plus tard, une fois que leur mécène potentiel aurait surmonté ses quelques réticences psychologiques initiales. — Ces choses mangent presque n’importe quel déchet organique. Tiges de maïs, herbe coupée, algues, ce que tu veux. Ensuite leur organisme, grâce à l’action parfaitement réglée d’une armée de bactéries symbiotiques, transforme la matière organique en… en une sorte de lait caillé qu’elles régur… restituent par la bouche et stockent dans des cellules spéciales de leur ruche. Nous n’avons plus qu’à faire la récolte. Le lait caillé à ce stade est… Enrique montra bien inutilement le dernier morceau posé sur le papier aluminium. –… est parfaitement comestible, continua Mark en parlant plus fort, même si on peut le parfumer ou le transformer. Nous envisageons un mode de fabrication plus sophistiqué en ajoutant des bactéries qui donneraient le goût désiré au lait dans l’intestin même des mouches. Ainsi nous supprimerions une étape de transformation. — Du dégueulis de mouches ! Vous m’avez fait manger du dégueulis de mouches ! Il porta la main à ses lèvres et se hâta de se verser du vin. Il regarda la mouche, le morceau de beurre restant, et but une profonde gorgée. — Vous êtes cinglés. Il but une nouvelle gorgée en gardant longuement le vin dans sa bouche avant de l’avaler. — C’est comme du miel, dit courageusement Mark. Un peu différent. Miles fronça les sourcils tout en réfléchissant à l’argument. — Très différent. Attends. C’est ça qu’il y avait dans la caisse ? Ces mouches à vomi ? — À beurre, corrigea Enrique d’un ton glacial. Elles voyagent très bien. — Combien de ces… mouches à beurre ? — Eh bien, nous avons récupéré vingt reines à divers stades de développement, avec environ deux cents mouches ouvrières chacune. Elles ont très bien supporté le voyage. Je suis si fier d’elles. Elles ont plus que doublé leur nombre en route. Elles sont actives, ah ! ah ! ah ! Miles calcula mentalement en bougeant les lèvres. — Vous avez fait entrer plus de huit mille de ces bestioles répugnantes chez moi, dans ma maison ? — Je comprends ce qui te tracasse, intervint Mark, mais ne t’inquiète pas, ce n’est pas un problème. — Je ne crois pas que tu comprennes, mais qu’est-ce qui n’est pas un problème ? — Les mouches à beurre sont parfaitement contrôlables, d’un point de vue écologique. Les ouvrières sont stériles. Seules les reines peuvent reproduire et elles sont parthénogénétiques. Elles ne deviennent fertiles qu’une fois traitées avec des hormones spéciales. Les reines adultes sont même incapables de se déplacer. Une ouvrière qui s’échapperait par hasard ne saurait où aller et mourrait. Point final. À l’évocation de cette triste histoire, la détresse se peignit sur les traits d’Enrique et il murmura : — Pauvres petites bêtes. — Le plus tôt sera le mieux, lâcha Miles froidement. Beurk ! Enrique lança à Mark un regard lourd de reproche et parla à voix basse : — Tu m’avais promis qu’il nous aiderait, mais il est comme tous les autres : courte vue, victime de ses émotions, incapable de raisonner… — Calme-toi. Nous ne sommes pas encore arrivés à l’essentiel. Voici le point clé : nous pensons qu’Enrique réussira à développer une race de mouches à beurre capable de dévorer la végétation originelle de Barrayar et de la transformer en nourriture comestible pour l’homme. Miles ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Il se fit plus attentif. — Continue… — Imagine. Chaque fermier, ou chaque colon dans les campagnes reculées pourrait avoir une ruche de mouches à beurre qui butineraient ici et là et dévoreraient toutes ces plantes exotiques que vous avez tant de mal à éradiquer en les brûlant et en terraformant. Non seulement les fermiers auraient de la nourriture gratuite, mais ils auraient aussi des engrais. Le guano des mouches à beurre est fantastique pour la croissance des plantes : elles l’épongent et poussent comme des folles. — Oh, dit Miles, une lueur d’intérêt dans le regard. Je connais quelqu’un que les engrais intéressent beaucoup. — Je veux mettre sur pied ici, sur Barrayar, une entreprise qui commercialisera les espèces existantes et qui en créera de nouvelles. Je pense qu’avec un génie scientifique comme Enrique et un génie des affaires comme moi… ne mélangeons surtout pas les genres… eh bien, il n’y a pas de limites à ce que nous pouvons faire. Miles fronça un sourcil songeur. — Si je peux me permettre, qu’avez-vous fait sur Escobar ? Pourquoi amener ce génie et son invention ici ? Enrique aurait écopé de dix ans de prison si je n’étais pas arrivé, mais n’entrons pas dans ce genre de détails… — Je n’étais pas là pour piloter l’entreprise. Et puis les applications sur Barrayar sont extraordinaires, tu ne trouves pas ? — Si ça marche. — Les mouches peuvent produire de la matière organique dès maintenant. Nous allons la commercialiser le plus tôt possible et utiliser les profits pour financer la recherche fondamentale. Je ne peux pas fixer un calendrier tant qu’Enrique n’a pas commencé à étudier la biochimie de Barrayar. Il nous faudra peut-être un an ou deux pour tout mettre en route. Miles regarda la boîte contenant la mouche à beurre. On entendait des petits grattements à l’intérieur. — Mark… Ça paraît logique, mais je ne sais pas si les gens vont acheter ta logique. Personne ne voudra manger de la nourriture sortie de choses pareilles. Bon Dieu, ils ne voudront même pas manger un truc qu’elles auront ne serait-ce que touché. — Les gens mangent bien du miel, c’est produit par des insectes. — Oui, mais les abeilles, c’est… c’est mignon. Elles ont de la fourrure, et puis des petits uniformes rayés très classieux. Elles ont aussi leur aiguillon, comme une petite épée, les gens les respectent. — Oh, je vois, la version insecte de la classe Vor, murmura Mark. Les deux frères échangèrent des sourires nerveux. — Alors vous croyez que si je mets un aiguillon à mes mouches, elles plairont davantage aux gens ? demanda Enrique, l’air ahuri. — Non ! répliquèrent ensemble Miles et Mark. Enrique se rassit, il paraissait blessé. Mark se racla la gorge. — Voilà ce que je propose. J’installerai Enrique dans un endroit convenable dès que j’aurai trouvé quelque chose. Je ne sais pas si ce serait mieux ici à Vorbarr Sultana ou à Hassadar. Si l’affaire marche, ça pourrait amener pas mal d’activité, ce serait bon pour le district. — Exact, concéda Miles. Parles-en à Tsipis. — J’en avais l’intention. Tu commences à comprendre pourquoi je les appelle des mouches à fric. Tu ne voudrais pas investir ? Rien à voir avec une installation provisoire à l’entresol. — Non, pas pour l’instant. Merci quand même, répondit Miles d’un ton neutre. — Nous… je… j’apprécie vraiment que tu nous accueilles. — Pas de problème, rétorqua Miles d’un ton glacial. Du moins, il vaudrait mieux qu’il n’y en ait pas. L’ardeur de la conversation se calma et Miles se souvint de ses devoirs d’hôte. Il proposa à boire et à manger. Enrique choisit de la bière et leur offrit un exposé sur l’histoire de la levure dans l’alimentation humaine en remontant à Louis Pasteur, avec des digressions et des parallèles entre les organismes producteurs de levure et les mouches à beurre. Miles rebut du vin et ne dit pas grand-chose. Mark grignota quelques hors-d’œuvre en calculant le jour où il en aurait fini avec ses pilules amaigrissantes. À moins qu’il ne les jette dans les toilettes le soir même. Au bout d’un moment, Pym, qui semblait faire fonction de majordome dans cette maison de célibataire, vint débarrasser les verres et les assiettes. Enrique observa avec intérêt son uniforme marron et posa des questions sur la signification et l’histoire des décorations d’argent du col et des poignets. Cela réussit à sortir Miles de ses pensées et il fournit au savant un aperçu des grands moments de l’histoire de sa famille (en oubliant poliment son rôle éminent dans la tentative avortée d’invasion d’Escobar un siècle plus tôt), ainsi que celle du blason Vorkosigan. L’Escobaran sembla fasciné d’apprendre que le motif de montagnes et de feuille datait de l’époque où le comte utilisait son sceau pour fermer les sacs contenant l’argent des impôts. Mark fut heureux de constater que son ami semblait enfin devenir un animal social. Cela allait peut-être se confirmer, il l’espérait. Au bout d’un moment, lorsque Mark estima que Miles et lui avaient dûment sacrifié au rituel, inhabituel pour eux et encore maladroit, de l’amitié fraternelle, il commença à parler de finir de défaire les valises, et la fête de bienvenue se termina. Mark raccompagna Enrique à son nouveau labo pour s’assurer qu’il le retrouvait sans encombre. — Eh bien, ça s’est passé mieux que je ne le craignais. Le savant avait le regard embrumé, signe que des chaînes de molécules dansaient dans sa tête. Apparemment, l’Escobaran allait survivre à sa traumatisante transplantation. — Oh oui. Et je viens d’avoir une idée magnifique pour faire aimer mes mouches à beurre à ton frère. — Formidable, répondit machinalement Mark en l’abandonnant à son idée. Il grimpa l’escalier quatre à quatre et se précipita sur sa console de com pour appeler Kareen, Kareen, Kareen… 4 Ivan venait de s’acquitter de la lourde tâche de remettre une centaine d’invitations calligraphiées à la main pour le mariage impérial au QG des Services Spéciaux. Elles devaient être expédiées aux officiers dûment choisis sur les différents mondes. Il franchissait le portail de sécurité pour quitter le hall principal quand Alexiss Vormoncrief l’interpella : — Ivan ! Je te cherchais ! Attends ! Ivan s’arrêta près des portes automatiques et fabriqua dans sa tête une mission plausible imposée par Celle-à-qui-l’on-doit-obéir-jusqu’au-mariage, au cas où il lui faudrait s’éclipser d’urgence. Alexis n’était pas le pire des raseurs de Vorbarr Sultana, plusieurs messieurs fort dignes de l’ancienne génération rivalisaient pour ce titre, mais il appartenait assurément à la catégorie des espoirs. Toutefois, Ivan était curieux de savoir si les graines qu’il avait glissées dans son oreille quelques semaines auparavant avaient donné naissance à quelque fruit cocasse. Vormoncrief en termina avec la sécurité et se précipita, un peu hors d’haleine. — Je finis mon service, et toi ? Je peux t’offrir un verre ? J’ai du nouveau, et tu mérites d’en avoir la primeur. Si c’était Alexis qui payait, pourquoi pas ? Ils traversèrent la rue pour gagner la taverne que les officiers des Services Spéciaux considéraient comme leur chasse gardée. L’endroit avait ouvert un quart d’heure après l’inauguration du nouveau bâtiment des Services Spéciaux, peu après la guerre de Vordarian, et était devenu une institution. On avait voulu la décoration miteuse et vaguement crasseuse pour en faire clairement un repaire d’hommes. Ils s’installèrent à une table vers le fond. Un type en costume civil bien coupé qui traînait au bar tourna la tête sur leur passage. Byerly Vorrutyer. La plupart des dandys ne fréquentaient pas les bars d’officiers, mais Byerly pouvait entrer partout. Il possédait un incroyable réseau de connaissances. Il adressa de la main un vague signe à Vormoncrief qui l’invita avec force gestes à se joindre à eux. Ivan sourcilla. Byerly était bien connu pour le mépris qu’il affichait envers ses semblables qui, d’après lui, se présentaient sans armes aux joutes de l’esprit. Ivan ne comprenait pas pourquoi il fréquentait Vormoncrief. L’attraction des contraires ? — Assieds-toi, assieds-toi, c’est moi qui régale. — Dans ce cas, avec plaisir. Il s’installa en toute décontraction et salua Ivan d’un signe de tête cordial. Celui-ci répondit un peu prudemment. Miles n’était pas là pour lui servir de bouclier verbal. Byerly ne le provoquait jamais en présence de Miles. Ivan ne savait trop si son cousin faisait interférence ou si Byerly préférait une cible plus stimulante. Peut-être Miles faisait-il interférence en étant la cible la plus stimulante. D’autre part il n’était pas impossible que Miles considère son cousin comme sa tête de Turc personnelle et ne veuille pas partager. Solidarité familiale ou esprit possessif ? Ils tapèrent leur commande sur le clavier de service et Alexis rentra sa carte de crédit. — À propos, mes sincères condoléances pour la mort de ton cousin Pierre. J’oublie toujours d’en parler parce que tu ne portes pas le deuil. Tu devrais, tu sais. Vos liens de parenté étaient étroits. Est-ce que l’on a déterminé la cause de sa mort ? — Oh, oui, répondit Byerly. Crise cardiaque. Mort sur le coup. — Sur le coup ? — Autant qu’on le sache. En tant que comte, il a eu droit à une autopsie complète. Que veux-tu, s’il n’avait pas vécu en reclus misanthrope, quelqu’un aurait peut-être trouvé le corps avant que son cerveau ne soit perdu. — Si jeune, à peine cinquante ans. Quel dommage qu’il soit mort sans descendance ! — C’est encore plus dommage que davantage de mes oncles Vorrutyer ne soient pas morts sans descendance, soupira Byerly. J’aurais un nouvel emploi. — Je ne savais pas que tu lorgnais sur le district Vorrutyer, Byerly, dit Ivan. Comte Byerly ? Carrière politique ? — Dieu m’en garde. Je n’ai pas la moindre envie de faire partie de cette bande de vieux fossiles qui ratiocinent à Vorhartung Castle. Si seulement mon si prolifique cousin Richard n’était pas un parfait fils de pute, pardon à ma défunte tante, je lui souhaiterais bien du plaisir avec ses honneurs. S’il peut les obtenir. Hélas, il y trouve du plaisir, ce qui me prive complètement du mien. — Qu’est-ce que tu reproches à Richard ? Les rares fois où je l’ai rencontré, il m’a paru quelqu’un de bien. Politiquement solide. — Laisse tomber, Alexis. — Tu n’as donc pas le moindre sens de la famille, Byerly ? — Je n’ai pas de famille. Ils m’inspirent surtout de la répulsion, à deux ou trois exceptions près, peut-être. Ivan fronça les sourcils en tentant de démêler les propos de Byerly, Richard était le fils aîné de l’aîné des oncles, majeur et, autant qu’on pouvait le savoir, sain d’esprit. Dans l’histoire, être un fils de pute n’avait jamais constitué une raison valable pour se trouver exclu du Conseil des Comtes, sinon la vénérable institution aurait compté beaucoup moins de membres. Seul le fait d’être bâtard était rédhibitoire. — S’il peut les obtenir ? De quelle tare Richard pourrait-il bien être accablé ? Aurait-on découvert qu’il a un ancêtre cetagandan comme ce pauvre René Vorbretten ? Byerly jeta un regard curieusement calculateur en direction d’Ivan. — Hélas non ! Mais Lady Donna, je pense que tu la connais, a introduit un recours officiel en invalidation auprès du Conseil le lendemain de la mort de Pierre, et cela a bloqué temporairement la confirmation de Richard. — J’ai entendu parler de quelque chose, mais je n’ai pas prêté attention. Lady Donna, quelle délicieuse personne d’ailleurs, était la jeune sœur de Pierre, et Ivan ne l’avait pas vue en personne depuis sa séparation d’avec son troisième époux. Elle s’était retirée dans le district Vorrutyer pour devenir la représentante officielle de son frère et la responsable non officielle du district. On disait qu’elle possédait plus de poids que lui pour la gestion au quotidien. Ivan voulait bien le croire. Elle devait avoir dans les quarante ans à présent, et il se demandait si elle avait déjà commencé à prendre de l’embonpoint. Il se pourrait que cela lui aille bien. Une peau de lait, de superbes cheveux noirs tombant jusqu’à la taille, des yeux de braise… — Ah, je me demandais pourquoi la confirmation de Richard prenait si longtemps, dit Alexis. — Nous verrons si Lady Donna peut faire valoir son recours quand elle reviendra de Beta, répondit Byerly dans un haussement d’épaules. — Ma mère a trouvé bizarre qu’elle parte avant les funérailles, dit Ivan, elle n’avait pas entendu parler de querelle entre Donna et Pierre. — En fait ils s’entendaient plutôt bien, du moins pour des membres de ma famille. Mais il y avait urgence. La liaison d’Ivan avec Donna avait été mémorable. Lui, jeune officier novice, elle, de dix ans plus âgée et en panne d’époux. Ils n’avaient guère parlé de leur famille. Il ne lui avait jamais dit à quel point ses leçons lui avaient été précieuses en lui permettant de sauver la mise quelques années plus tard lors d’une désastreuse mission diplomatique à Cetaganda. Il fallait absolument qu’il lui rende visite quand elle reviendrait de Beta. Oui, elle risquait de se sentir déprimée avec cette succession d’anniversaires, et elle aurait besoin de réconfort… — Quelle est la nature du recours ? demanda Vormoncrief. Qu’est-ce que Beta a à voir là-dedans ? — Oh, nous verrons ce qui se passera au retour de Donna, ce sera la surprise. Je lui souhaite de réussir, répondit Byerly, un curieux sourire aux lèvres. Leurs boissons arrivèrent. Vormoncrief leva haut son verre. — Messieurs, au mariage ! Je viens d’envoyer une Baba ! Ivan se figea, le verre à la main. — Qu’est-ce que tu dis ? — J’ai rencontré une femme, lâcha Alexis d’un ton suffisant. Je devrais dire, la femme. Et je t’en remercie, Ivan. Je n’aurais jamais connu son existence sans ton petit tuyau. Elle possède toutes les qualités pour devenir Mme Vormoncrief ; tu l’as vue une fois, Byerly, qu’en penses-tu ? De super-relations, c’est la nièce du Lord Auditeur Vorthys… Comment en as-tu entendu parler, Ivan ? — Je… je l’ai rencontrée chez mon cousin Miles. Elle conçoit un jardin pour lui. Comment Alexis en est-il arrivé là aussi vite ? — J’ignorais que Lord Vorkosigan s’intéressait aux jardins. Les goûts et les couleurs… Bref, je suis parvenu à obtenir mine de rien le nom de son père et son adresse en discutant généalogie. Le Continent Sud. Il a fallu que je paye un aller-retour à la Baba, mais c’est l’une des entremetteuses les plus réputées de Vorbarr Sultana, non qu’il en reste beaucoup. Prends la meilleure, c’est mon principe. — Mme Vorsoisson t’a accepté ? s’exclama Ivan, littéralement abasourdi. Je n’ai jamais voulu cela. — Eh bien, je suppose qu’elle va accepter. Quand elle recevra la proposition. Presque plus personne n’utilise les formes d’autrefois. J’espère qu’elle trouvera cela romantique, qu’elle en tombera à la renverse. Sa suffisance se teintait d’inquiétude qu’il apaisa en engloutissant une longue goulée de bière. Byerly Vorrutyer avala une gorgée de vin et les mots qu’il s’apprêtait à prononcer. — Tu crois qu’elle va accepter ? demanda prudemment Ivan. — Une femme dans sa situation ? Pourquoi voudrais-tu qu’elle refuse ? Ça lui donnera de nouveau une maison à gérer, sinon, comment fera-t-elle ? C’est une vraie Vor, elle appréciera sûrement une telle chance. Et puis, ça coupera l’herbe sous le pied du major Zamori. Elle n’avait pas encore accepté, il restait de l’espoir. Alexis ne célébrait rien, il parlait pour masquer sa nervosité et buvait pour se calmer. Boire pour se calmer, bonne idée. Ivan avala une bonne gorgée. — Attends, Zamori… Je ne lui ai pas parlé de la veuve ! Ivan n’avait pas choisi Vormoncrief au hasard, il représentait une menace crédible susceptible de faire marcher Miles sans risquer de mettre en danger ses projets. Au niveau du statut, un simple Vor, même pas Lord, ne pouvait rivaliser avec l’héritier d’un titre, Auditeur Impérial de surcroît. Physiquement… euh, peut-être n’y avait-il pas suffisamment réfléchi. Vormoncrief était assez bel homme. Une fois que Mme Vorsoisson ne serait plus sous le charme charismatique de Miles, la comparaison risquait de s’avérer plutôt… plutôt douloureuse. Mais Vormoncrief était un crétin. Jamais elle ne le choisirait… Combien de crétins mariés connais-tu ? Il a bien fallu que quelqu’un les choisisse. Ça ne doit pas être un si grave handicap. Mais Zamori, Zamori était un homme sérieux, pas un imbécile. — J’ai dû laisser échapper une parole. Aucune importance, il n’est pas Vor. Par rapport au clan Vorsoisson, ça me donne un avantage contre lequel il ne peut rien. Et elle doit savoir qu’une femme seule ne peut pas élever un fils. Financièrement, c’est une dure épreuve. Je pense parvenir à la convaincre de l’envoyer dans une véritable école Vor dès que nous aurons noué les premiers liens. En faire un homme, le débarrasser de son côté insupportable avant que cela ne devienne une habitude… Ils finirent leur verre, Ivan commanda la tournée suivante, et Vormoncrief s’éclipsa en direction des toilettes. Ivan se mit à se mordre les lèvres en dévisageant Byerly. — Que se passe-t-il ? Un problème ? — Miles fait la cour à Mme Vorsoisson. Il m’a dit de me tenir à distance sous peine d’encourir ses foudres. — Alors, le voir anéantir Vormoncrief devrait te réjouir. Ou c’est l’inverse qui te plairait ? — Il va m’étriper en découvrant que j’ai tuyauté Alexis sur sa veuve. Et Zamori. Mon Dieu ! — Allons, allons, j’étais là, Vormoncrief a failli la faire mourir d’ennui, dit Byerly avec un sourire en coin. — Oui, mais… il se peut que sa situation ne soit pas confortable. Il se peut qu’elle saisisse la première occasion qui se présente… mais attends, et toi ? Comment tu t’es retrouvé là ? — Alexis… il a du mal à se retenir, c’est un de ses problèmes. — Je ne savais pas que tu cherchais à te marier. — Pas de panique ! Je ne cherche pas. Je n’ai pas non plus l’intention d’infliger une Baba à cette pauvre femme… quel anachronisme, grand Dieu ! Bien que j’aie remarqué que je ne l’ennuyais pas, moi. Je crois même l’avoir un peu intriguée. Pas si mal pour une première reconnaissance. Je pourrais emmener Vormoncrief avec moi dans mes futures campagnes amoureuses, histoire de profiter de l’effet de contraste. Byerly jeta un coup d’œil pour s’assurer que l’objet de son analyse ne revenait pas et se pencha en avant, baissant la voix sur un ton plus confidentiel, mais sans cesser de s’acharner et de faire assaut d’esprit. Il se mit à murmurer : — Tu sais, je crois que ma cousine, Lady Donna, apprécierait ton aide pour son procès à venir. Tu pourrais vraiment lui être très utile. Tu possèdes l’oreille d’un Lord Auditeur – petit, certes, mais étonnamment convaincant dans son nouveau rôle, tu m’as impressionné, comme beaucoup de monde du reste, de Lady Alys à Gregor lui-même. Des gens importants. — Eux sont importants, pas moi. Pourquoi diable Byerly le flattait-il, lui ? Il devait vouloir quelque chose, le vouloir méchamment. — Accepterais-tu de rencontrer Lady Donna lorsqu’elle reviendra ? — Oh, ça, avec joie, mais… je ne vois pas bien ce qu’elle espère réussir. Même si elle écarte Richard, le titre ne pourra aller qu’à l’un de ses fils ou à l’un de ses jeunes frères. À moins que tu n’aies prévu un massacre général lors de la prochaine réunion de famille, ce qui me paraît un effort bien considérable, je ne vois pas quel avantage vous pouvez en tirer. — Je t’ai dit que le titre de comte ne m’intéressait pas. Accepte de rencontrer Donna, elle t’expliquera tout. — Bon, d’accord. Je lui souhaite bonne chance, en tout cas. — Parfait. Sur ces entrefaites, Vormoncrief revint et se remit à délirer sur ses projets matrimoniaux en sirotant sa deuxième bière. Ivan essaya sans succès de changer de sujet et Byerly s’éclipsa juste avant d’avoir à payer sa tournée. Ivan prétexta d’obscures obligations impériales et parvint enfin à s’échapper. Comment éviter Miles ? Il ne pouvait pas postuler pour un poste dans quelque lointaine ambassade avant ce foutu mariage. Et alors il serait trop tard. Il se dit tristement que la désertion restait une possibilité. Il pourrait peut-être s’enfuir et s’engager dans la Légion étrangère kahatryane. Non, Miles avait des relations dans toute la galaxie, et il n’existait pas un trou de souris dans le coin le plus perdu où il serait à l’abri de son ire et de son imagination. Il lui faudrait s’en remettre à la chance : la crétinerie confondante de Vormoncrief, et pour Zamori ? Le kidnapping ? L’assassinat ? Lui présenter d’autres femmes ? Ah oui, pourquoi pas ? Pas Lady Donna, malgré tout ; celle-là, Ivan se proposait de se la garder pour lui. Lady Donna. Rien à voir avec ces femmes du peuple pubescentes. Le mari qui oserait faire le malin en sa présence risquerait de se voir coupé en deux au niveau des genoux. Une femme élégante, sophistiquée, pleine d’assurance… une femme qui savait ce qu’elle voulait et qui savait le demander. Une femme de sa classe qui connaissait les règles du jeu. Un peu plus âgée, certes, mais avec l’allongement de l’espérance de vie, quelle importance ? Pense aux Betans. La grand-mère de Miles devait avoir dans les quatre-vingt-dix ans, et on racontait que son ami n’en avait que quatre-vingts. Pourquoi n’avait-il pas songé à Donna plus tôt ? Donna. Donna. Donna… Il n’aurait pas manqué cette rencontre pour tout l’or du monde. La grosse voix familière de Pym parvint aux oreilles de Kareen. — Je l’ai fait attendre dans l’antichambre de la bibliothèque, Monseigneur. Souhaitez-vous que je vous apporte quelque chose, ou, euh… quelque chose ? — Non, merci. Rien. Ce sera tout, merci. Les pas de Mark résonnèrent sur le pavement : trois enjambées rapides, deux petits sauts, une légère hésitation et un pas plus mesuré pour pénétrer dans l’antichambre. Mark ? Sautiller ? Kareen se leva d’un bond lorsqu’il apparut. Mon Dieu, c’était sûrement mauvais pour lui d’avoir perdu autant de poids aussi vite. Au lieu de la rondeur solide à laquelle elle était habituée, elle le trouva tout rabougri et ne reconnut que son grand sourire et son regard brillant. — Ne bouge pas, ordonna-t-il en s’emparant d’un repose-pied. Il le posa devant elle, grimpa dessus et la prit dans ses bras. Elle le serra contre elle à son tour et la conversation se limita un moment à un échange de baisers passionnés, donnés, reçus, rendus et redoublés. Il reprit son souffle assez longtemps pour demander : — Comment es-tu venue jusqu’ici ? Mais pendant une bonne minute, il ne lui laissa pas le loisir de répondre. — À pied, dit-elle, hors d’haleine. — À pied ! Ça fait au moins un kilomètre et demi. Elle posa les mains sur ses épaules et se recula assez pour le regarder droit dans les yeux. Elle le trouva trop pâle, presque blême. Pis encore, sa ressemblance avec Miles remontait à la surface en même temps que ses os. Elle savait que ce genre de remarque le remplirait d’horreur et elle la garda pour elle. — Et alors ? Par beau temps, mon père venait ici tous les jours à pied pour travailler quand il était secrétaire du Régent. Avec sa canne et tout. — Si tu avais appelé, je t’aurais envoyé Pym ou, mieux, je serais venu moi-même. Miles m’a dit que je pouvais prendre son naviplane quand je voulais. — Un naviplane, pour moins de deux kilomètres ! Par une belle matinée comme aujourd’hui ! Parvint-elle à dire entre deux baisers. — Oui, mais… ils n’ont pas de trottoirs roulants ici… Oh, c’est bon. Il nicha son nez dans une de ses oreilles, le parfum de ses boucles lui chatouilla les narines, et il dessina une ligne de baisers descendant du lobe de l’oreille à la clavicule. Elle le serra plus fort. Ses baisers semblaient lui brûler la peau comme des pointes de feu. — Tu m’as manqué, manqué, tellement manqué… — Tu m’as manqué aussi, tellement, tellement manqué. Bien sûr, s’il n’avait pas insisté pour faire un détour par Escobar, ils auraient pu revenir ensemble sur Barrayar. — Au moins ta promenade t’a donné chaud… Tu pourrais venir dans ma chambre et enlever tous ces vêtements… Est-ce que Jouisseur peut venir jouer… ? Hein ? — Ici, dans la Résidence Vorkosigan ? Avec des gardes partout ? — C’est là que j’habite pour l’instant. Et puis, il n’y a que trois gardes, dont l’un dort dans la journée. Il se détacha et se pencha en arrière pour regarder au loin. Elle lut la contrariété dans ses yeux. — Chez toi ? — C’est pire. Il y a de la famille partout. Et des sœurs, des sœurs bavardes. — On pourrait louer une chambre, proposa-t-il après un instant de réflexion. Elle secoua la tête, cherchant à expliquer les sentiments mêlés qu’elle-même comprenait mal. — On pourrait emprunter le naviplane de Miles… Cette idée arracha à Kareen un rire involontaire. — Il n’y a vraiment pas assez de place. Même si nous prenions tous les deux tes horribles drogues. — Oui, il n’a pas dû réfléchir quand il a acheté ce truc. Un gros aérocar avec de grands sièges confortables, ce serait mieux. Et sa grosse limo blindée datant de la Régence… On pourrait se mettre à l’arrière, se voir dans le cockpit… Kareen secoua la tête d’un air impuissant. — N’importe où sur Barrayar ? — Le problème est là, dit-elle. Barrayar. — En orbite… ? — Je ne sais pas, je ne sais pas… — Kareen, qu’est-ce qui ne va pas ? J’ai fait quelque chose de mal ? J’ai dit quelque chose ? Tu m’en veux toujours pour cette histoire de drogues ? Pardon, pardon. Je vais arrêter. Je vais essayer de regrossir. Je ferai tout ce que tu voudras. — Il ne s’agit pas de cela. Elle fit un demi-pas en arrière sans pour autant qu’ils se lâchent les mains. Elle inclina la tête sur le côté. — Bien que je ne comprenne pas pourquoi le fait d’être plus mince te fait soudain paraître plus petit. Quelle bizarre illusion d’optique ! Pourquoi le poids jouerait-il sur la taille ? Non, ce n’est pas toi, c’est moi. Il lui serra les mains et la regarda, sincèrement désorienté. — Je ne comprends pas. — Je ne pense qu’à cela depuis dix jours, j’attends que tu arrives. Je pense à toi, à nous, à moi. Depuis une semaine, je me sens de plus en plus bizarre. Sur Beta, tout paraissait si bien, si logique. Ouvert, officiel, approuvé. Ici… je n’ai pas réussi à en parler à mes parents. J’ai essayé de m’y préparer. Je n’ai même pas été capable d’en discuter avec mes sœurs. Peut-être que si nous étions venus ensemble, je n’aurais pas perdu tout mon courage, mais… mais je l’ai perdu. — Est-ce que tu penses au conte barrayaran dans lequel l’amant se retrouve avec la tête dans un pot de fleurs quand les parents de la fille le rattrapent ? — Dans un pot de fleurs ? Non ! — Moi, j’y ai pensé… Je crois que tes sœurs en seraient capables, tu sais, si elles se liguaient contre moi. Je veux dire, capables de m’apporter ma propre tête dans un pot. Je sais que ta mère aussi en serait capable. C’est elle qui vous a formées. — Comme je voudrais que Tante Cordélia soit là ! Attendre, dans le contexte il s’agissait peut-être d’un mot maladroit. Dans un pot de fleurs. Mon Dieu ! Mark était tellement parano. — Je ne pensais pas à toi du tout. — Oh, dit-il d’une voix blanche. — Ce n’est pas ce que je veux dire. Je pensais à toi jour et nuit. À nous. Mais depuis que je suis revenue, je suis mal à l’aise. C’est comme si je me sentais me contorsionner pour reprendre mon ancienne place dans le moule de la culture barrayarane. Je le sens, mais je ne peux l’empêcher. C’est épouvantable. — Tu voudrais jouer les caméléons ? Son ton suggérait qu’il comprenait le désir de Kareen de se camoufler. Ses doigts glissèrent le long de sa clavicule, lui effleurèrent le cou. Oh, comme un de ses délicieux massages du cou lui ferait du bien… Il s’était donné tant de mal pour apprendre à toucher et à accepter qu’on le touche. Pour vaincre sa peur panique et ne plus faire de tachycardie. Sa respiration s’accélérait, à présent. — Quelque chose comme ça, mais j’ai horreur des secrets et des mensonges. — Tu ne pourrais pas simplement… simplement le dire à ta famille ? — J’ai essayé. Je n’ai pas pu. Tu pourrais, toi ? Il la regarda, interloqué. — Tu veux que je le fasse ? Ce serait le pot de fleurs direct. — Non, non, je veux dire l’envisager. — Je pourrais le dire à ma mère. — Moi aussi, je pourrais le dire à ta mère. Elle est Betane. C’est un autre monde, l’autre monde, celui où nous étions si bien. C’est à ma mère à moi que je n’arrive pas à parler. Avant, j’y arrivais toujours. Elle s’aperçut qu’elle tremblait et comprit que Mark s’en rendait compte à l’expression paniquée qu’elle lut dans ses yeux. Il devait sentir ses mains frémir dans les siennes. — Je ne comprends pas comment tout peut paraître si bien là-bas et si mal ici. Ça ne devrait pas être bien là-bas, ou pas mal ici. — C’est absurde. Ici ou là, quelle différence ? — S’il n’y a pas de différence, pourquoi t’es-tu donné tant de mal pour maigrir avant de poser le pied sur Barrayar ? Il ouvrit la bouche et la referma. Il finit par réussir à articuler : — Bon, soit. Il ne s’agit que de quelques mois. Je peux attendre quelques mois. — C’est plus grave que cela. Oh, Mark ! Je ne pourrai pas retourner sur Beta. — Quoi ? Pourquoi pas ? Nous avions… tu avais… Tes parents soupçonnent quelque chose ? Ils t’ont interdit de… — Il ne s’agit pas de cela. Du moins je ne crois pas. C’est une question d’argent. Ou plutôt de pas d’argent. L’an dernier, sans la bourse de la comtesse, je n’aurais pas pu y aller. Mama et Pa disent qu’ils sont coincés, et je ne vois pas comment je pourrais gagner autant en quelques mois. Mais j’ai l’intention de trouver une solution. — Mais si tu n’y arrives pas… Je n’ai pas encore fini sur Beta, dit-il d’une voix triste. Il me reste un an d’études et un an de thérapie. Ou davantage. — Tu as l’intention de revenir sur Barrayar après, dis ? Il la serra plus fort, comme si des parents menaçaient de l’arracher à son étreinte sur-le-champ. — Oui, je crois. Mais un an entier séparés… Ce serait trop dur sans toi, murmura-t-il contre le cou de Kareen. Au bout d’un moment, il prit une profonde inspiration, s’écarta d’elle, et lui embrassa les mains. — Il n’y a pas de raison de s’affoler. Nous avons trois mois pour trouver une solution. Tout peut arriver. Il la regarda et fit semblant de sourire. — Je suis si heureux que tu sois là. Il faut que tu viennes voir mes mouches à beurre, dit-il en sautant de son repose-pied. — Tes quoi ? — Pourquoi ce nom perturbe-t-il autant les gens ? Je le trouvais assez simple. Mouches à beurre. Si je n’étais pas passé par Escobar, je ne les aurais jamais rencontrées. C’est Lady Durona qui m’a branché sur elles, ou plutôt sur Enrique. Il avait de petits ennuis. Grand biochimiste, mais aucun sens des affaires. J’ai payé la caution pour le faire sortir de prison et je l’ai aidé à récupérer ses souches expérimentales que des crétins de créditeurs avaient fait confisquer. Tu aurais ri de nous voir tâtonner à l’aveuglette pendant le raid sur le labo. Viens, viens, je vais te montrer. Il lui prit la main et l’entraîna dans les dédales de la grande maison. Elle lui demanda d’un ton sceptique : — Un raid ? Sur Escobar ? — Enfin, raid n’est peut-être pas le bon mot. Il n’y a eu aucune violence, ça tient du miracle. Cambriolage, peut-être. Crois-moi si tu veux, j’ai dû réactiver ma vieille formation militaire. — Tout cela ne me paraît pas très… pas très légal. — Non, mais c’est moral. Les mouches appartenaient à Enrique. C’est lui qui les avait créées. Il les aime comme des animaux familiers. Il a pleuré quand l’une de ses reines préférées est morte. C’était bizarrement touchant. Si je n’avais pas eu envie de l’étrangler à ce moment-là, j’aurais été ému. Kareen commençait à se demander si ses maudits traitements anti-obésité n’avaient pas des effets psychologiques secondaires dont il n’avait pas jugé utile de lui parler quand ils arrivèrent à la buanderie du sous-sol. Elle n’était pas retournée dans cette partie de la maison depuis l’époque où elle y avait joué à cache-cache avec ses sœurs. Les fenêtres en haut des murs de pierre laissaient filtrer quelques minces rais de lumière. Un gaillard dégingandé aux cheveux drus et noirs qui ne paraissait guère plus de vingt ans bricolait d’un air absent au milieu de piles de cartons à demi déballés. — Mark. Il me faut davantage d’étagères. Et des paillasses. Et plus d’éclairage, et de chaleur. Les filles ne sont pas très actives. Tu me l’as promis. — Faites un tour dans les greniers avant de vous précipiter pour acheter des trucs, suggéra Kareen, l’esprit pratique. — Oui, bonne idée. Kareen, je te présente le docteur Enrique Borgos, d’Escobar. Enrique, voici ma… mon… mon amie, Kareen Koudelka. Ma meilleure amie, dit Mark en serrant très fort la main de la jeune fille de manière possessive, mais Enrique se contenta de lui adresser un vague signe de tête. Mark se tourna vers un grand plateau de métal recouvert d’un couvercle et posé en équilibre instable sur une caisse. — Attends, ne regarde pas encore, dit-il par-dessus son épaule. Un souvenir de son enfance avec ses sœurs traversa l’esprit de Kareen. Ouvre la bouche, ferme les yeux et tu auras une belle surprise… Elle ignora prudemment son injonction et s’approcha pour voir ce qu’il faisait. Il souleva le couvercle et elle aperçut une masse grouillante de créatures marron et blanches qui pépiaient doucement et montaient les unes sur les autres. Ses yeux effarés tentèrent de distinguer les détails : insectoïdes, des tas de pattes, et des antennes mobiles… Mark plongea la main dans le tas de bestioles palpitantes et elle eut un haut-le-cœur. Il la rassura d’un grand sourire : — N’aie pas peur. Elles ne mordent pas et ne piquent pas. Voilà, regarde. Kareen, je te présente la mouche à beurre. Mouche, voici Kareen. Il tendit la main, une mouche de la taille du pouce au creux de la main. Il veut vraiment que je touche cette chose ? Enfin, elle avait survécu à l’éducation sexuelle betane, après tout. Partagée entre la curiosité et la répulsion, elle tendit la main et Mark y fit glisser la mouche. Les petites griffes lui chatouillèrent la peau et elle rit d’un rire un peu nerveux. C’était la créature vivante la plus incroyablement horrible qu’elle eût vue de sa vie, même si elle avait déjà disséqué des trucs plus affreux dans ses cours de xéno zoologie sur Beta. Rien ne paraissait très appétissant après un séjour dans le formol. Les mouches ne sentaient pas trop mauvais, un peu comme du foin vert coupé. C’était surtout la chemise du savant qui aurait eu besoin d’un bon lavage. Mark se mit à expliquer comment les mouches transformaient la matière organique dans leur abdomen véritablement répugnant. Il ajouta force détails techniques un rien pédants qu’il tenait de son nouvel ami sur le processus biochimique. Autant qu’elle pouvait en juger, cela semblait biologiquement cohérent. Enrique arracha un pétale à une rose posée dans une boîte avec une demi-douzaine d’autres. La boîte, elle aussi en équilibre sur une pile de caisses, portait la marque de l’un des fleuristes les plus réputés de Vorbarr Sultana. Il posa le pétale dans la paume de Kareen, à côté de la mouche. Celle-ci le saisit dans ses griffes avant et se mit à en grignoter le bord tendre sous le regard attendri de l’Escobaran. — Oh, Mark, les filles ont besoin de nourriture le plus tôt possible. J’ai acheté cela ce matin, mais ça ne suffira pas pour la journée. Mark, qui regardait d’un air inquiet Kareen surveiller la mouche posée dans sa main, sembla soudain remarquer les roses. — Où as-tu eu ces fleurs ? Attends, tu as acheté des roses pour nourrir les mouches ? — J’ai demandé à ton frère où je pourrais trouver des plantes d’origine terrestre que les filles aimeraient. Il m’a dit d’appeler là et de commander. Mais c’était très cher. J’ai bien peur que nous ne soyons obligés de revoir le budget. Qui est Ivan ? Mark esquissa un sourire et sembla compter jusqu’à cinq avant de répondre. — Je comprends. Un léger problème de communication. Ivan est notre cousin. Tu ne pourras sans doute pas éviter de le rencontrer tôt ou tard. On peut trouver des plantes d’origine terrestre beaucoup moins chères. Je suis sûr que tu peux en cueillir dehors en sortant d’ici… Non, il vaut mieux que tu ne sortes pas seul. Il dévisageait Enrique avec un regard lourd de sentiments mêlés, un peu à la manière dont Kareen regardait la mouche à beurre dans sa main. Celle-ci avait déjà englouti la moitié du pétale de rose. — Oh, et puis il me faut un assistant de laboratoire dès que possible si je veux pouvoir me plonger tranquillement dans mes nouvelles recherches. Il faut aussi que j’aie accès à toutes les connaissances que possèdent les autochtones sur leur biochimie locale. On ne va pas perdre un temps précieux à réinventer la roue… — Je crois que mon frère a des contacts à l’Université de Vorbarr Sultana et à l’Institut Impérial des Sciences. Je suis sûr qu’il pourra te procurer tout ce qui n’est pas secret défense. Mark se mordit les lèvres, les sourcils froncés, dans une attitude de réflexion profonde typiquement milésienne. — Kareen… tu n’as pas dit que tu cherchais du boulot ? — Oui… — Ça te plairait de travailler comme assistante ? Tu as suivi des cours de biologie Betane, l’année dernière… — Une formation betane ? l’interrompit Enrique. Une formation betane dans ce temple de l’ignorance ? — Je n’ai suivi que quelques cours, expliqua Kareen en toute hâte. Et il y a des tas de gens sur Barrayar qui possèdent une formation galactique. Qu’est-ce qu’il s’imagine, que nous sommes toujours en pleine Période de l’Isolement ? — C’est déjà un début mais, Mark, je voulais te demander ? On a assez d’argent pour embaucher quelqu’un ? — Hum… — Toi ? s’exclama Kareen. Tu n’as plus d’argent ? Qu’as-tu fait sur Escobar ? — Si, simplement mon argent est immobilisé sur des placements non disponibles et j’ai dépensé un peu plus que prévu. C’est juste un problème de liquidités. Ce sera réglé d’ici la fin du trimestre. Malgré tout, je dois dire que j’ai été bien content de pouvoir installer Enrique ici à l’œil pendant un petit moment. — On pourrait de nouveau vendre des parts, suggéra Enrique. Je l’ai déjà fait, glissa-t-il en aparté à Kareen. Mark tiqua. — Je ne crois pas. Je t’ai déjà expliqué. — On peut lever des capitaux de cette façon, pourtant, fit observer Kareen. — Oui, mais en principe pas à hauteur de cinq fois et demie la valeur de l’entreprise, souffla Mark à la jeune femme. — Oh ! — J’allais les rembourser. J’étais tout près de réussir, je ne pouvais pas tout arrêter. — Euh… excuse-nous un instant, Enrique. Mark prit Kareen par sa main libre et l’entraîna dans le couloir. Il referma la porte de la buanderie et se tourna vers elle. — Ce n’est pas d’une assistante qu’il a besoin, c’est d’une mère. Mon Dieu, Kareen, tu n’as pas idée à quel point cela me rendrait service que tu m’aides à gérer ce type. Je pourrais te confier les bons de crédit l’esprit tranquille. Tu tiendrais les comptes et tu lui donnerais son argent de poche. Tu l’empêcherais d’aller se fourrer dans des coupe-gorge, de cueillir les fleurs de l’Empereur, de répondre aux gardes de la SecImp, ou de se mettre dans je ne sais quel pétrin. Le problème, c’est que… (Il hésita.) Est-ce que tu accepterais des parts de l’entreprise en guise de salaire, au moins jusqu’à la fin du trimestre ? Je sais que ça ne te laisse pas grand-chose à dépenser, mais tu m’as dit que tu voulais économiser… Elle s’absorba dans la contemplation incrédule de la mouche à beurre qui continuait de lui chatouiller la paume en terminant de grignoter son pétale de rose. — Tu peux vraiment me donner des parts ? Des parts de quoi ? Mais… si ça ne marche pas comme tu l’espères, il ne me restera rien d’autre sur quoi me rabattre. — Ça va marcher. Je ferai en sorte que ça marche. Je possède cinquante et un pour cent de l’affaire. Tsipis m’aide à déposer les statuts, ce sera une entreprise de recherche et développement basée à Hassadar. Elle allait jouer leur avenir commun sur une lubie qui le faisait se lancer dans la création d’une entreprise de biochimie et elle n’était même pas certaine qu’il avait toute sa tête. — Et que pensent de tout cela les mes damnées de ta bande noire ? — Ça ne les concerne pas le moins du monde. Au moins c’était rassurant. Le projet semblait l’œuvre de sa personnalité dominante, Lord Mark, au service de l’homme tout entier, et non le fruit du délire de l’une de ses sous-personnalités servant ses propres intérêts. — Tu crois vraiment qu’Enrique est un génie ? Mark, au début, j’ai cru que l’odeur dans le labo provenait des mouches, mais ça venait de lui. Quand a-t-il pris un bain pour la dernière fois ? — Il a sans doute oublié. N’hésite pas à le lui dire, il ne se vexera pas. En fait, ça fait partie de ton boulot. Fais-le se laver, occupe-toi de sa carte de crédit, organise le labo, oblige-le à regarder des deux côtés avant de traverser la rue. Et puis ça te donnera une excuse pour venir traîner ici. Vu sous cet angle… sans compter que Mark lui faisait son regard de chiot triste. À sa façon un peu particulière, il était presque aussi fort que Miles pour obliger les gens à faire des choses dont ils savaient qu’ils les regretteraient amèrement plus tard. Persuasion sournoise, typiquement Vorkosigan. Une sorte de petit haut-le-cœur attira son regard. — Oh non, Mark, ta mouche est malade ! Quelques millilitres d’un épais liquide blanc dégoulinaient des mandibules de l’insecte et coulaient sur sa paume. Mark se précipita. — Quoi ? Comment le sais-tu ? — Elle vomit. Beurk ! Ça pourrait être le décalage horaire, il y a des gens à qui ça donne la nausée pendant des jours et des jours. Elle regarda désespérément autour d’elle pour trouver un endroit où se débarrasser de la bestiole avant qu’elle n’explose. Est-ce qu’elle allait avoir droit aussi à la diarrhée de mouche à beurre ? — Non, non, tout va bien. C’est normal. Elle produit son beurre, tout simplement. Il se mit à chantonner, bonne fille, c’est bien, à l’intention de la mouche. Du moins Kareen le comprit-elle ainsi. Elle empoigna la main de Mark, la retourna paume vers le haut, et laissa tomber la mouche gluante dedans avant de s’essuyer la main sur sa chemise. — C’est ta mouche, tiens-la. Il l’accepta sans broncher, mais ajouta : — Nos mouches ? S’il te plaît. À vrai dire, la bestiole ne sentait pas mauvais. Elle dégageait une odeur qui ressemblait à un mélange de rose et de crème glacée. Elle n’eut toutefois aucun mal à résister à la tentation de se lécher la paume. Il lui était beaucoup plus difficile de résister à… Mark. — Bon, d’accord. Marché conclu. Je me demande comment il fait pour m’embarquer dans des histoires pareilles. 5 Pym fit entrer Ekaterin dans le grand hall de la Résidence Vorkosigan. Elle se demanda un peu tard s’il n’aurait pas mieux valu qu’elle emprunte l’entrée de service, mais lorsqu’il lui avait fait visiter la maison quelques semaines auparavant, Miles ne la lui avait pas montrée. Pym lui souriait avec sa cordialité habituelle, il n’y avait sans doute pas de problème. — Madame Vorsoisson. Soyez la bienvenue. En quoi puis-je vous être utile ? — J’ai une question à poser à Lord Vorkosigan. Rien de très important, mais je me suis dit que s’il était là et qu’il avait un moment. — Je crois qu’il est en haut, Madame. Si vous voulez bien attendre dans la bibliothèque, je vais aller le chercher tout de suite. — Je trouverai mon chemin toute seule, merci… Oh, attendez, s’il dort, ne le… Mais Pym était déjà dans l’escalier. Elle secoua la tête et traversa l’antichambre sur la gauche pour gagner la bibliothèque. Il lui fallait admettre que les gardes de Vorkosigan semblaient pleins d’enthousiasme, d’énergie, et totalement dévoués à leur maître. Et aussi étonnamment aimables envers les visiteurs. Elle se demanda si la bibliothèque recelait quelques merveilleux herbiers peints à la main datant de la Période de l’Isolement, et si elle pourrait les emprunter… Elle s’arrêta net. Il y avait quelqu’un dans la pièce : un jeune homme aux cheveux noirs, petit et gros, penché sur une console de com installée de manière incongrue au milieu des fabuleux livres anciens. L’écran affichait une série de graphiques en couleurs. Il leva les yeux en entendant les pas d’Ekaterin sur le parquet. Elle écarquilla les yeux. Ce ne fut pas tant l’obésité qui la frappa que la ressemblance avec… comment disait-on pour un clone ?, avec son progéniteur, ressemblance à demi enfouie sous la… pourquoi pensa-t-elle aussitôt à une barrière de chair ? Il possédait les mêmes yeux gris que Miles, que Lord Vorkosigan, mais leur regard semblait fermé et méfiant. Il portait un pantalon et une chemise noirs. Son ventre débordait d’un gilet de style campagnard qui ne faisait d’autre concession au temps printanier que d’être vert, d’un vert si sombre qu’il en paraissait presque noir. — Oh, vous devez être Lord Mark, je suis désolée. Il se redressa, portant un doigt à ses lèvres dans un geste semblable à celui de Miles, mais qu’il poursuivit en y ajoutant sa touche personnelle : il se caressa complaisamment le double menton et le pinça entre le pouce et l’index. — Moi, par contre, je suis plutôt content. — Ce n’est pas ce… je ne voulais pas… bafouilla-t-elle, rouge de confusion. — Je n’ai pas l’honneur, Milady. Le timbre de sa voix ressemblait beaucoup à celui de son frère, peut-être un soupçon plus grave, et son accent était un curieux mélange, ni tout à fait barrayaran, ni tout à fait galactique. — Pas Milady, simplement Madame. Ekaterin Vorsoisson. Pardonnez-moi, je suis la conseillère en jardins de votre frère. Je venais m’assurer de ce qu’il souhaite faire de l’érable que nous allons abattre. Du compost, du bois de chauffage, ou s’il veut juste que le service des forêts l’en débarrasse. — Un érable ? C’est un arbre d’origine terrestre, non ? — Eh bien oui. — Je prendrai tous les morceaux dont il ne voudra pas. — Où voulez-vous qu’on les entrepose ? — Dans le garage, je pense. Ce serait pratique. Elle imagina un tas de bois déversé au beau milieu du garage immaculé de Pym. — C’est un gros arbre. — Parfait. — Vous… vous jardinez, Lord Mark ? — Pas du tout. Leur conversation résolument surréaliste fut interrompue par un bruit de pas et Pym apparut dans l’encadrement de la porte. — Lord Vorkosigan sera là dans quelques minutes, madame Vorsoisson. Il insiste pour que vous ne partiez pas. Il a eu une de ses attaques cette nuit, et il est un peu ralenti ce matin, ajouta-t-il sur le ton de la confidence. — Mon Dieu. Ça lui provoque de tels maux de tête. Je ne veux pas l’importuner tant qu’il n’a pas pris ses calmants et du café. Elle se dirigea vers la porte. — Non, non, asseyez-vous, Madame, s’il vous plaît. Monseigneur sera furieux après moi si j’enfreins ses ordres. Pym, l’air inquiet, lui montra une chaise, et elle s’assit à contrecœur. — Là, c’est bien, ne bougez plus. Il la regarda un instant, comme pour s’assurer qu’elle n’allait pas se sauver, et repartit à grands pas sous le regard de Lord Mark. Elle n’avait pas imaginé que Lord Vorkosigan appartenait à la race des Vieux Vor qui lançaient leurs bottes à la tête de leurs serviteurs quand ils étaient mécontents, mais Pym avait vraiment l’air inquiet, alors, sait-on jamais ? Elle se retourna pour découvrir Lord Mark, calé dans son fauteuil, les mains jointes, qui la regardait l’air intrigué. — Ses attaques… ? Elle le dévisagea sans trop comprendre ce qu’il demandait. — Il se retrouve le lendemain avec des migraines épouvantables. — Je croyais qu’il était guéri. Ce n’est pas le cas ? — Guéri ? Si j’en crois celle que j’ai vue, non. — Alors… ah… Et où avez-vous vu ce spectacle ? — Son attaque ? Sur le sol de mon salon, en fait. Dans mon ancien appartement sur Komarr. Sous le regard inquisiteur de Mark, elle se sentit obligée d’expliquer. — Je l’ai rencontré lors de son enquête auditoriale là-bas. Il la regarda de la tête aux pieds, s’attardant sur ses vêtements de deuil. Pour en déduire… ? Pour en déduire quoi ? — Il a un petit casque que les médecins ont conçu pour lui et qui est censé lui permettre de déclencher les attaques au moment choisi, au lieu de s’en remettre au hasard. Elle se demanda si celle qu’il avait eue la nuit précédente avait été provoquée, ou s’il avait attendu trop longtemps et subi la version spontanée, beaucoup plus sévère. Il prétendait avoir retenu la leçon, mais… — Je ne sais pourquoi il a négligé de me donner tous ces détails, murmura Mark. Un curieux sourire dépourvu d’humour éclaira son visage et disparut. — Vous a-t-il expliqué comment ses attaques ont commencé ? Il la regardait à présent avec un intérêt accru. — Il m’a parlé des séquelles de sa cryostase. J’ai vu les cicatrices des blessures causées par la grenade à fragmentation. Il a de la chance d’être encore en vie. — Ouais. Vous a-t-il aussi expliqué que lorsqu’il a sauté sur la grenade, il essayait de sauver ma putain de vie ? demanda-t-il en relevant le menton d’un air de défi. — Non… Je ne crois pas qu’il soit censé parler beaucoup de son… de son ancienne carrière. — Mon frère a la détestable manie d’adapter la réalité pour qu’elle corresponde à son public. Elle comprenait pourquoi Lord Vorkosigan répugnait à montrer le moindre signe de faiblesse. Mais pourquoi Lord Mark semblait-il en colère ? Elle tenta de trouver un sujet de conversation plus neutre. — Vous l’appelez mon frère, alors, pas mon progéniteur ? — Ça dépend de mon humeur. L’arrivée de l’objet de leur discussion mit fin à l’échange. Miles portait l’un de ses élégants costumes gris et des bottines impeccablement cirées. Ses cheveux soigneusement peignés étaient mouillés et sa peau, encore chaude après la douche, dégageait un discret parfum d’eau de Cologne. Pourtant, il avait beau être tiré à quatre épingles pour affronter cette nouvelle journée avec énergie, son visage blême et ses yeux bouffis lui donnaient l’air d’un cadavre réanimé et déguisé pour aller à une soirée. Il parvint à adresser un sourire macabre à Ekaterin et un regard soupçonneux à son clone de frère avant de se laisser tomber dans un fauteuil. Elle se rappela avec effroi ce matin d’horreur sur Komarr, les taches de sang et les croûtes en moins. — Lord Vorkosigan, vous n’auriez pas dû vous lever. Il lui adressa un petit signe de la main qui aurait pu tout aussi bien marquer son accord ou sa désapprobation, puis Pym arriva. Sur un plateau, il portait une cafetière, des tasses, et un panier couvert d’un linge d’où émanait une délicieuse odeur de pain aux épices chaud. Ekaterin le regarda avec fascination remplir la première tasse et refermer autour les doigts de son maître. Miles but une gorgée et prit une profonde inspiration. On aurait dit qu’il respirait pour la première fois de la journée. Il but une autre gorgée, leva les yeux et cligna des paupières. — Bonjour, madame Vorsoisson, dit-il d’une voix de noyé. — Bonjour… oh… Pym lui avait versé du café avant qu’elle n’ait le temps de l’en empêcher. Lord Mark éteignit sa console, se servit du sucre et de la crème, et observa son frère-progéniteur avec un intérêt manifeste. Elle espérait que Miles avait pris ses antalgiques à l’étage ; elle en était à peu près certaine car il retrouvait des couleurs et ses gestes devenaient plus fluides. — Vous vous êtes levée tôt, Madame. Elle faillit mentionner l’heure pour contredire ses paroles, mais décida que ce serait peu diplomatique. — J’étais tout excitée à l’idée de commencer mon premier vrai jardin. J’ai une équipe qui enlève l’herbe dans le parc et récupère la couche d’humus terraformé. Une autre ne va pas tarder à arriver pour transplanter le chêne. Je voulais vous demander si vous souhaitiez faire du bois de chauffage ou du compost avec l’érable. — Du bois de chauffage, sans hésiter. Nous faisons du feu de temps à autre quand nous jouons à être archaïques. Cela impressionne toujours terriblement les invités Betans de ma mère. Et puis il faut penser aux feux de joie de la Fête de l’Été. Nous avons une réserve cachée derrière des buissons, Pym vous montrera. — J’ai pris une option sur les feuilles et les chutes pour Enrique, dit Lord Mark. Miles haussa les épaules et tendit la main, paume vers le haut, d’un geste large. — C’est une histoire entre toi et tes huit mille petites amies. Mark ne sembla voir aucun mystère dans ces paroles sibyllines et remercia d’un signe de tête. Ayant visiblement sorti son employeur du lit, Ekaterin se demanda s’il serait grossier de se retirer tout de suite. Il convenait sans doute qu’elle reste au moins le temps de boire une tasse de café. — Si tout se passe bien, nous pourrons commencer le terrassement demain. — Bien. Est-ce que Tsipis vous a aidée pour les demandes de permis ? — Oui, l’eau, l’électricité, tout est en route. J’en ai appris plus que je ne pensais sur les infrastructures de Vorbarr Sultana. — C’est beaucoup plus ancien et compliqué qu’on ne l’imagine. Vous devriez entendre Drou Koudelka raconter comment ils se sont enfuis par les égouts après avoir récupéré la tête de l’usurpateur. J’essaierai de la brancher là-dessus pendant le dîner. Mark appuya un coude sur la console, se mordilla les doigts et se massa la gorge. — Je pense pouvoir réunir tout le monde demain soir en huit. Cette date vous convient-elle ? — Oui, je crois. Il se retourna et Pym se précipita pour lui resservir du café. — Bien. Je suis désolé de n’avoir pu assister aux premiers travaux. Je voulais venir, mais Gregor m’a envoyé en mission en province il y a deux jours. Il s’est avéré qu’il s’agissait d’une histoire bizarre, et je ne suis rentré que tard hier soir. — Ah, oui ? Quoi, au juste ? À moins que ce ne soit un secret impérial, demanda Mark. — Non, hélas. En fait la rumeur a déjà fait le tour de la ville. Ça détournera peut-être l’attention de l’affaire Vorbretten, bien que je ne sois pas certain que l’on puisse vraiment parler de scandale sexuel. Gregor m’a dit, tu es à moitié betan, Miles. Tu es l’Auditeur qu’il faut pour régler cette histoire. J’ai répondu, Merci, Sire. Il s’arrêta pour manger une bouchée de pain aux épices qu’il fit descendre avec une gorgée de café et reprit son récit. — Le comte Vormuir a eu une idée qu’il a jugée formidable pour résoudre le problème de la sous-population de son district. Es-tu au courant des querelles sur les problèmes démographiques des districts ? Mark fit non de la main et prit un morceau de pain. — Je ne suis plus les histoires politiques de Barrayar depuis un an. — Celle-ci remonte plus loin que cela. Une des premières réformes de notre père quand il était Régent fut de réussir à imposer des règles simplifiées et uniformisées aux sujets ordinaires souhaitant changer de district et prêter serment d’allégeance au comte de leur nouveau district. Puisque chacun des soixante comtes tentait d’attirer la population vers son district aux dépens de ses frères comtes, Pa a fait passer cette loi au Conseil, même si tous essayaient également d’empêcher leurs sujets de partir. Aujourd’hui, chaque comte possède une grande latitude quant à la façon de diriger son district, de structurer son gouvernement, de lever les impôts, de soutenir l’économie, de fournir tel ou tel service, d’appartenir au parti conservateur, au parti progressiste, ou à un parti de son invention comme ce fou de Vorfolse là-bas sur la côte sud, etc. Mère décrit les districts comme soixante bouillons de culture sociopolitiques. Moi, j’ajouterais économiques. — Ça, je l’ai étudié. C’est important pour savoir où investir. — En fait, la nouvelle loi donnait à chaque sujet le droit de voter avec ses pieds. Nos parents ont dîné au champagne le soir où elle est passée et Mère n’a cessé de rire pendant des jours. Je devais avoir six ans parce qu’on habitait déjà ici et je m’en souviens. Les effets à long terme, comme tu peux l’imaginer, ont été une véritable compétition biologique. Le comte Vormalin améliore la vie de ses sujets, son district croît et ses revenus augmentent. Son voisin le comte Vorborné rend la vie difficile aux siens, ils s’en vont, et ses revenus baissent. En plus ses frères comtes ne font montre d’aucune compassion à son égard, car ce qu’il perd, eux le récupèrent. — Et le district Vorkosigan, il gagne ou il perd ? — On est sur le fil du rasoir, je pense. Depuis toujours nous perdons des gens au profit de Vorbarr Sultana, et des tas de loyalistes ont suivi le Vice-roi sur Sergyar l’an dernier. Par contre l’Université et les installations médicales d’Hassadar nous attirent du monde. Quoi qu’il en soit, cela fait des années que le comte Vormuir perd au petit jeu démographique. Alors il a mis en œuvre ce qu’il a imaginé être une solution personnelle follement progressiste, très personnelle je dois dire. Ekaterin avait fini sa tasse, mais elle n’avait plus aucune envie de s’en aller. Elle se dit qu’elle aurait pu écouter Lord Vorkosigan pendant des heures quand il était lancé comme ça. Il était parfaitement réveillé à présent et totalement pris par son histoire. — Vormuir s’est acheté trente réplicateurs utérins, a fait venir des techniciens pour les faire fonctionner, et s’est mis à fabriquer ses propres sujets. Une sorte de crèche personnelle en quelque sorte, avec un seul donneur de sperme. Devinez qui ? — Vormuir, hasarda Mark. — Tout juste. C’est le principe du harem, je suppose. Juste un peu différent. Oh, pour l’instant, il ne fabrique que des petites filles. Le premier lot a presque deux ans. Je les ai vues. Adorables. Ekaterin écarquilla les yeux en imaginant une légion de petites filles hurlantes. L’effet devait être comparable à celui d’un jardin d’enfants ou, selon le volume sonore, à l’explosion d’une grenade. J’ai toujours voulu avoir des filles. Pas une, beaucoup, des sœurs, comme celles qu’elle n’avait jamais eues. Trop tard maintenant. Aucune pour elle, des douzaines pour Vormuir. Le salaud, ce n’était pas juste. Elle se rendait compte avec stupeur qu’elle aurait dû se sentir horriblement choquée, et qu’elle ne ressentait qu’une jalousie épouvantable. Comment la femme de Vormuir… Attendez. Elle fronça les sourcils. — D’où tient-il les œufs ? Sa comtesse ? — Ça, c’est le problème suivant, reprit Miles avec enthousiasme. Sa comtesse, avec qui il a eu quatre enfants à moitié élevés, ne veut plus avoir affaire avec lui. En fait elle ne lui adresse plus la parole et est allée s’installer ailleurs. L’un de ses gardes a révélé à Pym que la dernière fois qu’il a essayé de lui rendre, disons, une… une visite conjugale, et voulu enfoncer sa porte, elle lui a balancé un seau d’eau par la fenêtre, en plein hiver, et l’a menacé de le réchauffer avec son arc à plasma. Ensuite elle lui a jeté le seau à la tête en hurlant que s’il était à ce point amoureux de tubes en plastique, il n’avait qu’à se servir de celui-là. C’est à peu près ça, Pym ? — Pas tout à fait les termes exacts, Monseigneur, mais à peu près. — Elle l’a atteint ? demanda Mark qui semblait fort intéressé. — Oui, dit Pym, les deux fois, je crois qu’elle vise très bien. — C’est ce qui a rendu la menace de l’arc à plasma si convaincante. — D’un point de vue technique, quand on se trouve à côté de la cible, un agresseur qui vise mal est en fait plus dangereux. Mais enfin, les gardes du comte ont réussi à le convaincre de s’éloigner. — Nous nous égarons, dit Miles. Merci, Pym. Le garde, toujours attentif, leur resservit du café. — Depuis plusieurs années, il y a une crèche commerciale équipée de réplicateurs dans la capitale du District de Vormuir. Les familles aisées utilisent ses services. Quand un couple se présente, les techniciens prélèvent plusieurs ovules sur la femme, c’est la partie la plus complexe et la plus coûteuse du processus. Les œufs inutilisés sont congelés et mis en réserve pendant un certain temps. Puis, si personne ne les réclame, ils sont détruits, ou du moins censés l’être. Vormuir a sauté sur l’occasion de faire des économies. Il a demandé à ses techniciens de récupérer tous les œufs inutilisés. Quand il m’a expliqué tout cela, il s’est montré très fier de sa trouvaille. Quelle horreur ! À son grand dam elle avait porté Nikki, mais les choses auraient pu se passer autrement. Si Tienne avait eu un grain de bon sens, ou si elle s’en était tenue à la prudence la plus élémentaire au lieu de se laisser séduire par son scénario romantique, ils auraient pu choisir la gestation par réplicateur. Elle n’osait imaginer apprendre que la fille qu’elle avait tant désirée était à présent la propriété d’un malade comme ce Vormuir. — Est-ce que les femmes sont au courant ? Celles dont les œufs ont été… peut-on dire volés ? — Non, pas au début. Malgré tout, des rumeurs avaient commencé à filtrer, d’où la décision de l’Empereur de dépêcher son plus récent Auditeur sur place pour enquêter. Quant à savoir si on peut parler de vol, Vormuir affirme n’avoir violé aucune loi barrayarane. Il l’affirme avec aplomb et certitude. Je vais consulter plusieurs légistes impériaux ces prochains jours pour tenter de savoir ce qu’il en est. Sur Beta, on le pendrait et on le laisserait sécher sur place pour une chose pareille, et ses techniciens avec lui, mais bien sûr, sur Beta il n’aurait jamais pu en arriver là. — Alors il a combien de petites filles pour l’instant ? demanda Mark en changeant de position dans son fauteuil. — Quatre-vingt-huit nées vivantes, plus trente dans les réplicateurs, plus ses quatre premières. Cent vingt-deux enfants pour cet imbécile, aucun pour… Bref, je lui ai donné l’ordre par la Voix de l’Empereur de ne pas en mettre d’autres en route tant que Gregor ne se serait pas prononcé sur son astucieux projet. Il avait envie de protester, mais je lui ai fait remarquer que ses réplicateurs étaient tous occupés et le resteraient pendant encore sept mois et quelques, et que donc cette décision ne le gênerait guère. Il n’a pas insisté et a filé consulter ses propres légistes. Moi, je suis revenu à Vorbarr Sultana, j’ai fait mon rapport à Gregor et je suis rentré me coucher. Ekaterin remarqua qu’il avait omis de mentionner son attaque dans son récit. Pour quelle raison Pym en avait-il parlé de manière si insistante ? — Il faudrait une loi, dit Mark. — Il en faudrait une, mais il n’y en a pas. C’est tout Barrayar. Reprendre en bloc toutes celles de Beta me paraît être la recette idéale pour déclencher une révolution, de plus, beaucoup de conditions particulières ne s’appliquent pas ici. Il existe une douzaine de codes galactiques pour traiter ce problème, en plus des lois betanes. Quand j’ai quitté Gregor hier soir, il parlait de nommer une commission pour les étudier tous et proposer une solution. Et pour mon malheur, j’en aurais été. Je déteste les commissions. Je préfère de beaucoup une bonne chaîne de commandement bien claire. — Surtout si c’est toi qui décides, fit sèchement observer Mark. Miles lui concéda ce point d’un geste agacé de la main. Ekaterin demanda : — Est-ce qu’avec une nouvelle loi vous réussirez à coincer Vormuir ? Il pourrait sans doute bénéficier d’une clause d’antériorité. — Voilà le problème. Pour décourager les émules, nous devons l’épingler avec une loi existante, quitte à la modifier un peu, tout en faisant passer la nouvelle loi, sous quelque forme que ce soit, devant les comtes et les ministres. Impossible de l’accuser de viol. J’ai étudié toutes les définitions techniques, ce qu’il a fait n’entre pas dedans. — Est-ce que les petites filles semblaient maltraitées ou négligées ? demanda Mark d’une voix inquiète. — Je ne suis pas expert en crèche, mais elles m’ont paru en forme. En bonne santé, bruyantes à souhait… Elles hurlaient et riaient beaucoup. Vormuir m’a dit que deux nourrices à plein temps se relayaient par équipes pour prendre en charge chaque groupe de six enfants. Il a aussi développé ses projets d’économie qui prévoient que les grandes s’occuperont plus tard des petites ; cela nous donne une idée de jusqu’où il a l’intention de pousser son entreprise génétique. On ne peut pas non plus l’accuser d’esclavage, puisque les gamines sont en fait vraiment ses filles. Quant au vol des œufs, au vu des lois actuelles, ce n’est pas évident. Il eut soudain l’air exaspéré et s’exclama : Sacrés Barrayarans ! Sous l’œil étonné de son clone de frère. Ekaterin intervint pour demander d’une voix lente : — Autrefois, d’après la coutume, lorsque des familles de la caste Vor éclataient, pour cause de décès ou autre, les filles devaient suivre leur mère, et les fils leur père. Pourquoi ces filles ne pourraient-elles pas rejoindre leur mère ? — J’ai envisagé cette possibilité également. Sans tenir compte du fait que Vormuir n’est marié à aucune d’elles, je crains que bien peu de ces femmes souhaiteraient accueillir ces gamines, et que l’idée même les troublerait profondément. Ekaterin n’était pas certaine d’adhérer à la première des assertions, mais pour la seconde, Miles avait sans le moindre doute vu juste. — Et si nous obligions les familles des mères à accueillir les enfants, quelle punition cela représenterait-il pour Vormuir ? Son district continuerait d’être plus riche de cent dix-huit filles, et il n’aurait même pas à les nourrir ! Il reposa son morceau de pain aux épices à moitié mangé et se renfrogna. Mark en choisit une deuxième, non, une troisième tranche, et se mit à grignoter. Un silence morose s’installa. — D’après ce que vous dites, Vormuir se préoccupe beaucoup d’économie, économie d’échelle et autre. Longtemps après la naissance de Nikki, elle s’était demandé si Tienne n’avait pas insisté sur la méthode de gestation traditionnelle parce qu’elle semblait coûter beaucoup moins cher. Nous ne serons pas obligés d’attendre d’avoir les moyens. L’argument avait répondu à son impatience. La motivation de Vormuir paraissait tout autant économique que génétique. Au bout du compte son district serait plus riche, et lui avec. Les filles de son techno-harem se marieraient un jour et les couples paieraient des impôts qui assureraient la vieillesse du comte. — En fait ces filles sont ses bâtardes officielles. Je suis sûre d’avoir lu cela quelque part… Durant la Période de l’Isolement, les bâtardes des comtes n’avaient-elles pas droit à une dot payée par leur illustre père ? La dot représentait une sorte de reconnaissance légale dont le montant était fixé par l’Empereur. Je parie que la Professera connaît tous les détails, y compris les cas où il a fallu récupérer la dot par la force. Une décision de l’Empereur a valeur d’ordre. L’Empereur Gregor ne pourrait-il pas fixer le montant de la dot des filles de Vormuir… un montant élevé ? Lord Vorkosigan se redressa, les yeux brillant de plaisir, un mauvais sourire aux lèvres. — Ah… oui… Un montant fixé arbitrairement très haut. Madame Vorsoisson, je crois que vous avez mis le doigt sur une solution possible. Je ne manquerai pas de transmettre votre idée dès que j’en aurai l’occasion. La joie de Miles fit bondir le cœur d’Ekaterin. Certes, il s’agissait d’une joie cruelle, mais enfin… Il sourit de la voir heureuse de sa joie. Elle espérait avoir contribué à apaiser quelque peu sa migraine. Un carillon se mit à sonner dans l’antichambre et elle jeta un coup d’œil à sa montre. Mon Dieu, que le temps passait vite ! — Je dois vous demander de m’excuser, Lord Vorkosigan, mes ouvriers vont arriver d’un instant à l’autre. Elle se leva d’un bond et salua poliment Lord Mark. Pym et Miles l’accompagnèrent tous deux jusqu’à la porte. Vorkosigan paraissait encore très raide. Non seulement il luttait contre la douleur, mais il la défiait. Il l’encouragea à repasser si elle avait la moindre question à lui poser, ou si elle avait besoin de quoi que ce soit, puis il dépêcha Pym pour lui montrer où entreposer le bois de l’érable et resta sur le seuil à les regarder s’éloigner jusqu’à ce qu’ils disparaissent au coin de la grande maison. Ekaterin jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. — Il n’avait pas l’air très en forme ce matin, Pym. Vous n’auriez pas dû le laisser se lever. — Je le sais, Madame. Mais que peut faire une simple ordonnance ? Je ne possède pas l’autorité pour contrevenir à ses ordres. Ce qu’il lui faudrait, c’est quelqu’un qui s’occuperait de lui et n’accepterait pas ses caprices. Une véritable Lady Vorkosigan. Pas une de ces ingénues timides et minaudantes que les jeunes seigneurs semblent rechercher de nos jours, il ne l’écouterait pas. Il lui faut une femme d’expérience capable de lui résister. Il la regarda et lui sourit comme pour s’excuser. Elle n’avait jamais envisagé le scénario des mariages Vor du point de vue des ordonnances. Pym sous-entendait-il que son maître avait ce genre d’ingénue en vue et que son personnel s’inquiétait d’une union mal assortie ? Il lui montra la réserve à bois et suggéra de placer le tas de compost à côté, plutôt que dans le garage, l’assurant que cela ne poserait aucun problème. Elle le remercia et revint sur ses pas pour gagner la grille. Des ingénues ? Si un Vor voulait se marier à l’intérieur de sa caste, il était quasiment obligé de chercher parmi les gamines. Vorkosigan ne lui paraissait pas homme à être heureux avec une femme qui ne serait pas intellectuellement à son niveau, mais avait-il beaucoup de choix ? Sans aucun doute une femme suffisamment intelligente pour l’intéresser ne serait pas assez stupide pour le repousser à cause de son physique… mais cela ne la regardait pas, se dit-elle. De plus, il était absurde de laisser l’image de cette ingénue imaginaire infligeant à Miles une terrible insulte tout aussi imaginaire à propos de son physique faire monter sa tension. Parfaitement absurde. Elle s’éloigna pour aller superviser l’abattage de l’arbre. Mark s’apprêtait à réactiver sa console quand Miles réapparut dans la bibliothèque, un sourire absent aux lèvres. Mark se retourna et vit son progéniteur de frère sur le point de se jeter dans son fauteuil, puis se raviser et s’asseoir avec davantage de précautions. Miles s’étira, comme pour dénouer ses muscles crispés, s’appuya contre le dossier, et tendit les jambes. Il prit un morceau de pain à demi grignoté et lança avec entrain : — Ça s’est bien passé, non ? Qu’en penses-tu ? — Qu’est-ce qui s’est bien passé ? demanda Mark, perplexe. — La conversation. Enfin, tu as rencontré Ekaterin. De quoi avez-vous parlé avant que je descende ? — De toi, en fait. Le visage de Miles s’éclaira et il se redressa. — Et qu’a-t-elle dit de moi ? — On a surtout discuté de tes attaques. Elle semble en connaître sur ce sujet beaucoup plus que tu n’as jugé bon de m’en dire. Miles se renfrogna. — Ce n’est pas l’aspect de ma personne sur lequel je souhaite la voir s’étendre. Enfin, c’est bien qu’elle soit au courant. Je ne voudrais pas être tenté de dissimuler de nouveau un problème de cette importance. J’ai retenu la leçon. — Ah, vraiment ? — Je t’ai dit l’essentiel. Tu n’avais pas besoin de connaître tous les détails médicaux plus ou moins ragoûtants. Tu étais sur Beta, de toute façon, tu ne pouvais rien faire. — C’était ma faute. Miles émit un grognement offensé très réaliste. Mark se dit qu’il reconnaissait là la touche de classe inégalable de sa – de leur – Tante Vorpatril. — Conneries. C’était la faute du sniper, plus davantage d’avatars médicaux que je ne peux en compter. Ce qui est fait est fait. Je suis en vie, et j’entends bien le rester cette fois. Mark poussa un profond soupir en se rendant compte à regret que s’il souhaitait se vautrer dans son sentiment de culpabilité, il n’avait aucune aide à attendre de son frère. Celui-ci, apparemment, avait d’autres choses en tête. — Comment l’as-tu trouvée ? — Qui ? — Ekaterin, voyons, qui d’autre. — En tant que conseiller en jardins ? Il faudrait que je voie son travail. — Non, non et non. Pas en tant que conseiller en jardins, bien qu’elle soit excellente dans ce rôle également. Non. En tant que Lady Vorkosigan. Mark sursauta. — Quoi ? — Qu’est-ce que ça veut dire, quoi ? Elle est belle, intelligente… Des dots, génial ! Vormuir va craquer. Elle est d’un calme incroyable dans les moments difficiles, tu sais. Un calme adorable. J’adore son calme. Je pourrais me noyer dedans. Courage et intelligence, en un seul lot. — Je ne mettais pas en doute ses qualités. C’était juste un cri de surprise. — C’est la nièce du Lord Auditeur Vorthys. Elle a un fils, Nikki, bientôt dix ans. Un gamin super. Il veut devenir pilote de saut, je crois qu’il aura la volonté d’y arriver. Ekaterin aimerait être architecte de jardins, mais je pense qu’elle doit aller plus loin, elle pourrait se lancer dans la terraformation. Elle est parfois un peu trop discrète, elle a besoin de prendre confiance en elle. — Elle attendait peut-être de pouvoir placer un mot, suggéra Mark. — Tu crois que j’ai trop parlé, tout à l’heure ? demanda Miles, soudain frappé par le doute. Mark agita la main, l’air de dire N’y pense plus, et farfouilla dans la corbeille dans l’espoir d’y trouver des miettes de pain aux épices. Miles s’abandonna à la contemplation du plafond, allongea les jambes et fit des cercles avec les pieds. Mark repensa à la femme qu’il venait de rencontrer. Plutôt jolie, dans le style des brunes intelligentes que son frère affectionnait. Calme ? Peut-être. Sur ses gardes ? Certainement. Pas très… pas très expressive. Les blondes un peu rondes étaient beaucoup plus sexy. Kareen était merveilleusement expressive. Dans ses moments d’optimisme, il pensait même qu’elle avait réussi à lui instiller certaines de ses qualités humaines. Miles aussi pouvait être très expressif à sa manière imprévisible. La moitié de ce qu’il disait n’était que des conneries, mais on ne savait jamais quelle moitié. Kareen, Kareen, Kareen. Il ne fallait pas qu’il prenne son énervement pour une attaque contre lui. Elle a rencontré quelqu’un qui lui plaît mieux et elle nous largue, murmura dans un coin de sa tête l’une de ses mes damnées, mais ce n’était pas Jouisseur l’obsédé. Je connais quelques moyens pour se débarrasser de ce genre de gêneur. On ne retrouverait même pas le corps. Mark préféra ignorer la honteuse suggestion. Ça ne te regarde pas, Tueur. À supposer qu’elle ait rencontré quelqu’un au cours de son voyage, alors qu’elle était seule parce qu’il avait insisté pour passer par Escobar, son honnêteté l’obligerait à lui dire la vérité, si vérité il y avait. Son honnêteté était la cause de leur problème actuel. Elle était par nature incapable de jouer les chastes jeunes filles, à moins de l’être. Son inconscient avait trouvé cette solution à la dichotomie et au déchirement que représentait pour elle le fait d’avoir un pied sur Barrayar et l’autre sur Beta. Tout ce que Mark savait, c’était que s’il avait à choisir entre Kareen et de l’oxygène, il préférerait renoncer à l’oxygène. Il envisagea une seconde d’exposer ses frustrations sexuelles à son frère pour solliciter son avis. Le moment semblait parfait, alors que Miles venait de lui révéler son récent béguin. L’ennui, c’est qu’il ignorait de quel côté il se rangerait. Le commodore Koudelka avait été le mentor et l’ami de Miles à l’époque où celui-ci n’était qu’un fragile adolescent avide d’accomplir une carrière militaire. Est-ce qu’il compatirait ou est-ce qu’en bon Barrayaran il mènerait la troupe qui réclamerait sa tête ? Miles lui paraissait terriblement Vor depuis quelques jours. Oui, après toutes ses aventures galactiques, voilà que Miles avait fini par se ranger et jeter son dévolu sur la Vor d’à côté. Si se ranger était le terme, car le bonhomme assenait des certitudes que les tressaillements de son corps démentaient. Mark perplexe fronça les sourcils. — Mme Vorsoisson est-elle au courant ? — Au courant de quoi ? — Que tu… que tu fais son siège pour qu’elle devienne la prochaine Lady Vorkosigan. Quelle curieuse façon de dire je l’aime et je veux l’épouser. C’était tout Miles. — Toute la difficulté est là. Elle est veuve depuis très peu de temps. Tienne Vorsoisson est mort dans des conditions horribles il y a moins de deux mois sur Komarr. — Et qu’est-ce que tu as à voir avec ça ? — Je ne peux pas te donner tous les détails, c’est classé secret défense. Officiellement un accident de masque à oxygène. Mais en fait j’étais à côté de lui. Tu imagines ce que ça fait. Mark leva la main en signe de soumission. Miles hocha la tête et poursuivit : — Elle est encore sous le choc. Certainement pas prête à être courtisée. Hélas, cela n’arrête pas les prétendants, par ici. Sans le sou, mais belle et issue d’une famille sans tache. — Tu choisis une femme ou tu achètes un cheval ? — Je t’explique le raisonnement de mes rivaux Vor. De certains, en tout cas. Pas le major Zamori, je ne crois pas. Il se peut qu’il soit plus malin. — Tu as déjà des rivaux ? Couché, Tueur. Il ne t’a pas demandé ton aide. — Mon Dieu, oui. Et j’ai une idée d’où ça vient, mais qu’importé. Ce qui compte, c’est que nous devenions amis, sans l’effrayer et sans l’insulter. Ensuite, le moment venu… eh bien on verra. — Quand envisages-tu de lui dévoiler cette surprenante nouvelle ? — Je ne sais pas. Je saurai reconnaître le moment propice quand il se présentera, si mon sens tactique ne m’a pas complètement abandonné. Entrer dans la place, poser des jalons, avancer quelques pions… frapper ! Victoire totale ! Enfin peut-être. Il se mit à faire des cercles avec ses pieds dans l’autre sens. — Je vois que tu as déjà établi ton plan de bataille, dit Mark d’une voix neutre en se levant. Enrique allait être content d’apprendre qu’il pourrait nourrir ses mouches gratuitement, et Kareen ne tarderait pas à venir prendre son travail. Ses talents d’organisation avaient déjà produit un effet notable sur le chaos entourant l’Escobaran. — Oui, exactement. Alors, s’il te plaît, fais attention de ne pas tout ficher en l’air en parlant trop. — Loin de moi l’idée de m’en mêler. Malgré tout, je ne suis pas sûr que je choisirais de construire la relation qui me tiendrait le plus à cœur comme s’il s’agissait de gagner une guerre. C’est elle l’ennemi, alors ? Son timing était parfait. Miles venait de poser les pieds par terre et il n’avait pas fini de s’étrangler que Mark passait la porte. Il se retourna pour lancer une dernière pique : — J’espère qu’elle vise aussi bien que la comtesse Vormuir. Le dernier mot. J’ai gagné. Et il s’éloigna, un large sourire aux lèvres. 6 Une douce voix d’alto appela à la porte de la buanderie-laboratoire. — Bonjour ! Est-ce que Lord Mark est ici ? Kareen interrompit le montage d’une série d’étagères à roulettes en acier inoxydable et leva les yeux pour découvrir une femme aux cheveux noirs qui regardait avec prudence par la porte. Elle portait une tenue de deuil traditionnelle, chemisier noir à manches longues et jupe noire que seul égayait un cardigan gris foncé. Pourtant son visage blême paraissait étonnamment jeune. Kareen posa ses outils et se releva. — Il ne va pas tarder. Je m’appelle Kareen Koudelka, puis-je vous aider ? Un trop bref sourire brilla dans les yeux de la veuve. — Oh, vous devez être l’étudiante qui vient juste d’arriver de Beta. Je suis heureuse de vous rencontrer. Je m’appelle Ekaterin Vorsoisson, je suis le jardinier paysagiste. Mes ouvriers ont arraché la haie d’amelanchiers au nord du terrain ce matin, et je me demandais si Lord Mark en voulait pour son compost. C’était donc ça le nom de ces buissons. — Je vais demander. Enrique, est-ce que nous pouvons utiliser ces branchages d’amel-je-ne-sais-quoi ? — Est-ce que c’est de la matière organique d’origine terrestre ? — Oui. — C’est gratuit ? — Je pense. Les buissons appartenaient à Lord Vorkosigan. — On va essayer. Il disparut une fois de plus derrière la rangée de cornues dans lesquelles bouillonnaient des réactions enzymatiques. Ekaterin parcourut la pièce d’un regard curieux devant l’air rempli de fierté de Kareen. Le labo semblait en ordre et avait à présent un aspect scientifique susceptible de plaire aux futurs clients. Ils avaient peint les murs en blanc crème, de la teinte exacte du beurre de mouche selon le souhait d’Enrique qui, avec sa console de com, occupait un renfoncement à une extrémité de la pièce. Une paillasse humide avec arrivée et écoulement d’eau avait été installée, et une paillasse sèche brillamment éclairée et couverte de toutes sortes d’instruments bien rangés courait le long du mur. Tout au fond, sur des étagères, trônaient de nouvelles ruches à mouches d’un mètre sur un mètre construites sur mesure. Dès que Kareen aurait terminé l’installation, ils pourraient transférer les colonies de leurs minuscules boîtes de voyage dans ces confortables nouvelles maisons. De chaque côté de la porte, deux grandes poubelles en plastique : l’une débordant de nourriture pour les mouches, l’autre destinée à recueillir provisoirement le guano. La merde de mouche s’était révélée moins abondante et odorante qu’ils ne l’avaient craint, heureuse surprise pour Kareen à qui la tâche de nettoyer chaque jour les ruches avait échu. — Dites-moi, demanda Ekaterin en posant les yeux sur la poubelle bourrée de chutes d’érable, pourquoi a-t-il besoin de tout ce bois ? — Oh, venez, je vais vous montrer. Ekaterin, en dépit de sa réserve apparente, répondit au sourire amical et plein d’enthousiasme de Kareen. — Je suis le Chef des Éleveurs de Mouches, ici. Ils voulaient me baptiser assistante de labo, mais je me suis dit qu’en tant qu’actionnaire, j’avais le droit de choisir mon propre titre. Bien sûr, il n’y a pas d’autres éleveurs dont je pourrais être le chef, mais ça ne fait pas de mal de se faire plaisir. — C’est vrai. Nulle trace de l’habituelle morgue Vor ne troublait le discret sourire d’Ekaterin. Au fait, elle n’avait pas dit si elle s’appelait Madame, ou Lady Vorsoisson. Certains Vor pouvaient se montrer très susceptibles quand il s’agissait de leur titre, surtout s’il représentait leur seule source de fierté. Non, ce n’était pas le genre d’Ekaterin, sinon elle aurait insisté sur le Lady dès le départ. Kareen souleva le couvercle en acier de l’une des ruches, plongea la main et s’empara d’une ouvrière. Elle était devenue experte en l’art de manipuler les bestioles sans avoir envie de vomir, à condition de ne pas regarder de trop près leur abdomen palpitant. Elle montra la mouche à Ekaterin et se lança dans une imitation assez réussie du discours de Mark sur les mouches à beurre garantes d’un meilleur avenir pour Barrayar. Mme Vorsoisson écarquilla les yeux, mais elle ne se mit pas à hurler et ne s’enfuit pas en courant en découvrant la mouche. Elle écouta les explications avec intérêt et accepta même de tenir l’insecte et de lui donner une feuille d’érable à manger. Kareen devait admettre que nourrir une créature vivante avait quelque chose de fascinant. Il faudrait qu’elle se souvienne de cet atout lors de futures présentations. Enrique, intrigué par les voix qui lui parvenaient derrière sa console, s’approcha et fit de son mieux pour couper l’herbe sous le pied de la jeune femme en ajoutant de longues et fastidieuses précisions techniques à ses explications simplifiées. L’intérêt d’Ekaterin devint visiblement plus aigu lorsque Kareen aborda le projet de recherchedéveloppement destiné à créer une mouche se nourrissant de végétation barrayarane. — Si vous parveniez à leur faire manger les vrilles étrangleuses, les fermiers du Continent Sud achèteraient des colonies rien que pour cela, qu’elles produisent de la nourriture ou non. — Vraiment ? s’exclama Enrique. J’ignorais cela. Vous connaissez la botanique de cette planète ? — Je ne suis pas une botaniste qualifiée, pas encore, mais j’ai une certaine expérience pratique. — Pratique, répéta en écho Kareen, à qui la fréquentation d’Enrique pendant une semaine avait permis de mieux apprécier cette qualité. — Allons voir ce fumier de mouche, proposa Ekaterin. Kareen la conduisit jusqu’à la poubelle et souleva le couvercle. Mme Vorsoisson se pencha, regarda le tas de matière noire et grumeleuse, le sentit, puis plongea la main dedans et en laissa un peu couler entre ses doigts. — Grand Dieu ! — Que se passe-t-il ? demanda Enrique, soudain inquiet. — À l’œil, à l’odeur et au toucher, c’est le plus beau compost que j’aie jamais vu. Quelle est sa composition chimique ? — Eh bien, ça dépend de ce que les filles ont mangé, mais… Il se lança dans une sorte d’improvisation délirante sur le tableau périodique des éléments dont Kareen ne comprit pas la moitié. Ekaterin, par contre, paraissait fort impressionnée. — Est-ce que je pourrais en avoir un peu pour l’expérimenter sur mes plantes à la maison ? — Bien sûr, dit Kareen. Prenez-en autant que vous voulez. On commence à en avoir beaucoup, ici, et je me demande où trouver un endroit sûr pour le jeter. — Le jeter ? S’il est aussi bon qu’il en a l’air, mettez-le dans des sacs de dix litres et vendez-le, tous ceux qui s’escriment à faire pousser des plantes terrestres vont vouloir l’essayer. — Vous croyez ? demanda Enrique, heureux et inquiet à la fois. Là-bas, sur Escobar, personne n’a voulu s’y intéresser. — Ici, c’est Barrayar. Pendant longtemps, la seule méthode pour terraformer le sol consistait à brûler et à composter, et c’est toujours la méthode la moins chère. Il n’y a jamais eu assez de compost d’origine terrestre pour conserver leur fertilité aux sols anciens et en conquérir de nouveaux. Durant la Période de l’Isolement, certains se sont même fait la guerre pour une histoire de crottin de cheval. — Ah oui, je me souviens de cette histoire, dit Kareen en souriant, une petite guerre, mais très symbolique malgré tout. — Qui s’est battu contre qui, et pourquoi ? demanda Enrique. — J’imagine que la vraie raison, c’étaient l’argent et les privilèges Vor. La coutume voulait que, dans les districts où se trouvait cantonnée la cavalerie impériale, on distribuât gratuitement le produit des écuries à qui venait le chercher et l’emporter. Premier arrivé, premier servi. Un jour, un Empereur connut des difficultés financières et décida de garder le crottin pour les terres impériales, ou de le vendre. L’histoire se trouva liée à une querelle d’héritage dans un district, et la guerre commença. — Comment ça s’est terminé ? — Au cours de cette génération-là, les droits revinrent aux comtes. Pendant la suivante, l’Empereur les reprit, et après cela… à vrai dire, il ne resta plus beaucoup de cavalerie à cheval. Toutefois, pour perpétuer la tradition, les écuries impériales de Vorbarr Sultana continuent de faire une distribution gratuite chaque semaine. Les gens viennent et repartent avec un sac ou deux qu’ils mettent sur leurs fleurs, en souvenir du bon vieux temps. Ekaterin s’approcha de l’évier pour se laver les mains. — Madame Vorsoisson, cela fait quatre ans que je vis dans les déjections de mouches à beurre, dit spontanément Enrique tandis qu’elle se séchait les mains. Elle répondit d’un vague borborygme et gagna aussitôt le cœur de Kareen en acceptant cette déclaration sans rire, se contentant d’écarquiller légèrement les yeux. — Il nous faut absolument un guide local pour nous montrer la végétation barrayarane en grandeur réelle, continua Enrique. Vous pensez que vous pourriez nous dépanner ? — J’imagine que je pourrais vous donner un rapide aperçu et quelques idées pour continuer, mais ce qu’il vous faut, c’est un agronome de district. Lord Mark pourrait sans aucun doute contacter celui du district Vorkosigan. — Là, tu vois, s’exclama Enrique. Je ne savais même pas que ça existait, les agronomes de district. — Je ne suis pas certaine que Mark le sache non plus. — Je parierais que Tsipis, l’Intendant des Vorkosigan, pourrait vous servir de guide, suggéra Ekaterin. — Oh, vous connaissez Tsipis, il est adorable, non ? dit Kareen. — Je ne l’ai pas encore rencontré en personne, mais il m’a beaucoup aidée pour la création du jardin de Lord Vorkosigan. Je voudrais lui demander si je peux aller jusqu’au district pour collecter des pierres et des rochers dans les monts Dendarii afin de garnir le lit de la rivière. Vous voyez, l’eau dans le jardin sera un cours d’eau de montagne, et je me suis dit que Lord Vorkosigan apprécierait ce rappel de son district. — Miles ? Bien sûr ! Il adore ces montagnes. Quand il était plus jeune, il les parcourait à cheval. — Vraiment ? Il ne m’a pas parlé beaucoup de cette période de sa vie… Mark apparut à la porte, titubant sous le poids d’une énorme caisse de matériel de laboratoire. Enrique l’en soulagea en poussant un cri de joie, la posa sur la paillasse sèche, et entreprit de déballer les réactifs qu’il attendait. — Ah, madame Vorsoisson, merci pour l’érable. Il semble remporter un franc succès. On vous a présenté tout le monde ? — C’est fait, l’assura Kareen. — Elle aime nos mouches, cria Enrique. — Avez-vous déjà goûté le beurre ? demanda Mark. — Pas encore. — Accepteriez-vous d’essayer ? Je veux dire, vous avez vu les mouches, non ? proposa Mark. — Oh… bon, d’accord. Un petit morceau, pourquoi pas ? — Fais-lui goûter, Kareen. La jeune femme prit l’un des bidons d’un litre sur l’étagère et l’ouvrit. Stérilisé et conservé dans un récipient scellé, le beurre pouvait se conserver indéfiniment à température ambiante. Elle avait récolté celui-ci le matin même. Les mouches avaient réagi avec enthousiasme à leur nouveau régime alimentaire. — Mark, il va nous falloir d’autres récipients plus grands. Un litre de beurre par jour et par ruche, ça va finir par faire beaucoup au bout d’un moment. Très bientôt, en fait, d’autant qu’il n’avait pour l’instant réussi à convaincre personne d’en manger plus d’une bouchée. Quant aux gardes, ils avaient pris le parti d’éviter d’emprunter ce couloir. — Oh, les filles vont en produire encore plus maintenant qu’elles sont convenablement nourries, lança Enrique par-dessus son épaule. Kareen regarda d’un air pensif les vingt bidons qu’elle avait posés le matin sur la petite montagne de bidons de la semaine précédente. Heureusement que la place ne manquait pas dans la Résidence Vorkosigan. Elle récupéra l’une des cuillers en plastique prévues pour les tests et la tendit à Mme Vorsoisson. Celle-ci la prit, hésita une fraction de seconde avant de se servir dans le bidon, et goûta bravement sous le regard inquiet de Kareen et de Mark. — Intéressant, dit-elle poliment au bout d’un moment. Les épaules de Mark se tassèrent. Elle lui adressa un sourire compatissant et regarda l’impressionnante pile de bidons avant de suggérer : — Est-ce que votre beurre résiste à la congélation ? Avez-vous essayé de le passer au freezer avec un peu de sucre et un parfum ? — En fait, pas encore. Hum… qu’en penses-tu, Enrique. Tu crois que ça pourrait marcher ? — Je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas. Les températures inférieures à zéro ne brisent pas la viscosité colloïdale. C’est l’accélération thermique qui modifie la microstructure de la protéine et par conséquent sa texture. — Ça devient un peu caoutchouteux quand on le fait cuire, traduisit Mark, mais on travaille là-dessus. — Essayez le froid, suggéra Mme Vorsoisson, et peut-être un nom qui fasse plus dessert. — Ah, le marketing, soupira Mark. C’est l’étape suivante. — Mme Vorsoisson a proposé de tester la merde de mouche sur ses plantes, dit Kareen pour le réconforter un peu. — Formidable. Dis, Kareen, tu veux aller au district avec moi après-demain pour m’aider à repérer des sites pour notre future installation ? Enrique s’arrêta de déballer, son regard se perdit dans le vague et il soupira, Centre de Recherche Borgos. — En fait, je pensais l’appeler Entreprise Mark Vorkosigan ou MVK, mais je crois qu’il vaudrait mieux garder le nom en entier, MVK pourrait prêter à confusion avec Miles. — Et pourquoi pas Kareen and Co ? — Nous allons devoir procéder à un vote d’actionnaires, ricana Mark. — Mais tu es sûr de gagner, dit Enrique sans rire. — Pas nécessairement, rétorqua Kareen en lançant un regard moqueur à Mark. De toute façon, nous étions en train de parler du district. Mme Vorsoisson doit y aller ramasser des roches, et elle a proposé à Enrique de l’aider à repérer les plantes barrayaranes. Si on y allait tous ? Mme Vorsoisson dit qu’elle n’a jamais rencontré Tsipis autrement que sur sa console. On pourrait les présenter et organiser un genre de pique-nique. Comme ça, elle ne se retrouverait pas seule avec Mark et exposée à toutes sortes de… de tentations, de confusions, de caresses dans le cou et dans le dos qui feraient fondre ses résolutions, de baisers dans l’oreille, et… et elle préférait ne pas y penser. Tout se passait bien depuis une semaine, de manière très professionnelle, ils étaient occupés, très occupés. Une bonne chose. La compagnie aussi était une bonne chose. Seuls tous les deux… hum… danger. Mark marmonna entre ses dents : — Mais alors, il faudrait qu’on emmène Enrique et… À son air, elle comprit que seuls tous les deux était précisément ce qui l’intéressait. — Allons, ce sera sympa. Kareen prit les choses en main. Quelques minutes suffirent pour les convaincre, vérifier les emplois du temps de chacun, prévoir un départ matinal et tout organiser. Elle prit note mentalement d’arriver assez tôt à la Résidence Vorkosigan pour s’assurer qu’Enrique serait lavé, habillé et prêt à se présenter en public. Un bruit de pas rapides et décidés résonna dans le couloir et Miles apparut à la porte, surgissant comme un soldat sortant du sas d’une navette. — Ah, madame Vorsoisson, Jankowski vient juste de me prévenir que vous étiez là. Son regard balaya la pièce et il vit le bidon ouvert et la cuiller. — Vous ne les avez pas laissés vous faire manger ce dégueu… ce truc de mouche. Mark ? — Ce n’est pas si mauvais, en fait, assura Ekaterin. Il faudrait juste améliorer un peu le produit avant de le lancer sur le marché. Sa réponse lui valut un regard soulagé de la part de Mark, regard suivi d’un mouvement du menton du genre je-te-l’avais-bien-dit en direction de Miles. Celui-ci ouvrit des yeux ronds. — Oui, juste un peu ! Mme Vorsoisson consulta sa montre, ramassa le sac de compost que Kareen lui avait préparé, esquissa un sourire et s’excusa. — Mes ouvriers vont revenir d’une minute à l’autre. J’ai été ravie de vous rencontrer, à après-demain, donc. Elle sortit suivie de Miles qui revint quelques minutes plus tard après l’avoir accompagnée jusqu’à la porte. — Bon Dieu, Mark, je n’arrive pas à croire que tu lui aies fait manger ton dégueulis de mouche. Comment as-tu osé ? — Mme Vorsoisson est une personne fort sensée. Lorsqu’on lui présente des faits indiscutables, elle ne laisse pas une stupide réaction émotionnelle bousculer son jugement raisonnable, rétorqua Mark en se drapant dans sa dignité. Miles se passa la main dans les cheveux. — Ouais, je sais. — Je l’ai trouvée impressionnante, ajouta Enrique. Elle semblait comprendre ce que je voulais dire avant même que je parle. — Et aussi après, c’est encore plus impressionnant, le taquina Kareen. — J’ai été trop technique ? demanda le savant, un peu piteux. — À l’instant, non. — Et que se passe-t-il après-demain ? — Nous allons tous ensemble au district voir Tipsis et chercher différentes choses dont nous avons besoin. Mme Vorsoisson a promis à Enrique de lui montrer des plantes d’origine barrayarane afin qu’il puisse commencer à penser aux modifications qu’il devra apporter à ses futures mouches. — C’est moi qui devais l’emmener découvrir le district. J’ai tout organisé. Hassadar, Vorkosigan Surleau, les gorges Dendarii. Il faut absolument que sa première impression soit favorable. — Dommage. Détends-toi, nous allons juste déjeuner à Hassadar et nous promener un peu dans les environs. Le district est grand, Miles, il te restera plein de choses à lui faire admirer plus tard. — Attends, je sais ! Je vais venir avec vous. Oui, c’est ça, accélérer le mouvement. — Il n’y a que quatre places dans le naviplane, fit remarquer Mark. Je pilote, Enrique a besoin de Mme Vorsoisson, et du diable si j’ai l’intention de laisser Kareen ici pour t’emmener, toi. Il réussit à sourire tendrement à la jeune femme tout en foudroyant son frère du regard. — C’est vrai, Miles, tu n’es même pas actionnaire, renchérit Kareen. Miles fit volte-face et fila en marmonnant… J’arrive pas à croire qu’il ait osé lui faire manger du dégueulis de mouche. Si seulement j’étais arrivé plus tôt… Jankowski, bon Dieu, toi et moi on va avoir une petite… Ils sortirent et le regardèrent s’éloigner dans le couloir. — Quelle mouche l’a piqué ? demanda malicieusement Kareen. — Il est amoureux, répondit Mark avec un grand sourire narquois. — De son jardinier ? — Je ne crois pas que les choses se soient passées ainsi. Il l’a rencontrée sur Komarr lors de sa dernière enquête. Il l’a engagée comme jardinier pour développer quelques affinités. En fait, il lui fait la cour en secret. — En secret ? Pourquoi ? Elle me semble parfaitement digne de lui. Elle est même Vor, ou seulement par mariage ? De toute façon, je ne pense pas que cela soit un problème pour Miles. À moins que sa famille à elle ne soit contre à cause de son… Elle montra son corps d’un geste vague pour suggérer les mutations putatives de Miles. Elle fronça les sourcils, choquée à l’idée de ce pitoyable scénario romantique. Comment osaient-ils mépriser Miles… — Si j’ai bien compris, c’est à elle qu’il veut le cacher. — Quoi ? Attends. — Tu lui demanderas de t’expliquer. Moi, ça me paraît absurde, même en tenant compte des critères de Miles. À moins qu’il ne soit victime d’une violente attaque de timidité sexuelle. — Miles, sexuellement timide ? se moqua Kareen. Tu te souviens de cette capitaine Quinn qui le suivait partout, non ? — Oh, oui. J’ai rencontré plusieurs de ses conquêtes, en fait. La plus effrayante bande d’amazones sanguinaires que j’aie jamais vue. Mon Dieu, j’en ai froid dans le dos. Bien sûr, elles m’en voulaient à mort d’avoir été responsable de son accident, je suppose que ceci explique cela, expliqua Mark en frissonnant. Mais je me demandais… tu sais, je me demande vraiment si c’était lui qui les choisissait ou si c’était elles. Peut-être qu’au lieu d’être un grand séducteur, c’est seulement un homme incapable de dire non. Ça expliquerait pourquoi il tombait toujours sur de grandes femmes agressives habituées à obtenir ce qu’elles voulaient. Peut-être que pour la première fois il est en train d’essayer d’en choisir une lui-même. Il n’a pas l’habitude. Oh, je veux voir ça. L’idée fit naître un large sourire qui s’épanouit sur le visage de Mark. Kareen lui donna un coup de poing sur l’épaule. — Ce n’est pas gentil. Miles mérite de rencontrer une femme qui lui convienne. Je veux dire, il n’est plus tout jeune. — Certains d’entre nous ont ce qu’ils méritent. D’autres ont plus de chance… Il lui saisit la main et lui embrassa l’intérieur du poignet, lui donnant la chair de poule. — Miles répète tout le temps qu’on a la chance qu’on se donne. Arrête, si je veux payer mon voyage de retour sur Beta, il faut que je me remette au travail. Elle reprit sa main et retourna au labo, Mark sur ses talons. — Est-ce que Lord Vorkosigan était très contrarié ? demanda Enrique. Mme Vorsoisson avait pourtant dit qu’elle voulait bien goûter notre beurre de mouche. — Ne t’en fais pas, mon frère joue au con parce qu’il a quelque chose qui le préoccupe. Avec un peu de chance, il va passer ses nerfs sur ses gardes. — Ah bon, ça va, alors. J’ai un truc pour le faire changer d’avis. — Ouais, quel truc ? — C’est une surprise, répondit le savant avec un sourire rusé, du moins rusé pour lui, c’est-à-dire pas très. Si ça marche, je le saurai dans quelques jours. Mark haussa les épaules et regarda Kareen. — Tu sais ce qu’il mijote ? Elle secoua la tête et s’installa par terre pour se remettre au montage de ses étagères. — Tu devrais bien essayer de nous trouver un congélateur. Demande à Ma Kosti. J’ai l’impression que Miles l’a inondée de tout le matériel de cuisine imaginable. Je crois qu’il l’a achetée pour qu’elle résiste aux propositions d’embauché de ses amis. Saisie d’une inspiration soudaine, Kareen lui fit un clin d’œil. Développer le produit, parfait. Au diable l’équipement. La ressource qu’il possédait ici, à la Résidence Vorkosigan, c’était le génie humain. Un génie frustré. Ma Kosti insistait pour que les entrepreneurs en herbe viennent chaque jour dans sa cuisine déguster ses petits plats. Et entre les repas, elle leur faisait porter des plateaux au labo. Au bout d’à peine une semaine, la cuisinière avait déjà un faible pour Mark qui appréciait manifestement son art. Tous les deux semblaient partis pour faire la paire. Elle se leva d’un bond et lui tendit le tournevis. — Tiens, finis ça. Elle empoigna six bidons de beurre et fonça vers la cuisine. Miles descendit de sa vieille limo blindée et s’arrêta un instant dans l’allée bordée de fleurs pour admirer la superbe maison de ville moderne de René Vorbretten, perchée sur une éminence dominant le fleuve en face de Vorhartung Castle. La guerre civile comme méthode de rénovation urbaine. La vieille demeure fortifiée un peu branlante avait tellement souffert pendant la guerre de Vordarian que le comte et son fils, en revenant avec les troupes victorieuses d’Aral Vorkosigan, avaient décidé de la raser et d’en construire une autre. Au lieu des sévères vieux murs de pierre humides et sans efficacité défensive, des champs de force déconnectables fournissaient à présent une protection sûre. La nouvelle maison était claire, aérée, et jouissait d’une vue superbe sur la ville de Vorbarr Sultana et sur le fleuve. Elle possédait suffisamment de salles de bains pour tous les gardes, et Miles était certain que René, lui, n’avait pas de problèmes d’égouts. Si jamais Sigur Vorbretten gagne son procès, René perdra tout ça. Miles secoua la tête et s’approcha de la porte où un jeune garde vigilant se tenait prêt à le conduire à son maître et à entraîner Pym au sous-sol pour une bonne séance de commérage. Le garde emmena Miles jusqu’au splendide salon dont le mur entièrement vitré donnait sur le château par-delà le Star Bridge. Ce matin-là, pourtant, la vitre polarisée était quasiment noire et le garde dut allumer d’un geste de la main en entrant. René était assis dans un fauteuil, le dos à la vue. Il bondit en entendant annoncer Le Lord Auditeur Vorkosigan, Monseigneur. René déglutit et congédia le garde d’un signe de tête. Il semblait à jeun, convenablement habillé et épilé, mais son visage était d’une pâleur cadavérique. Il salua son visiteur avec une froideur formelle. — Lord Auditeur, que puis-je pour vous ? — René, René, je ne suis pas en mission officielle. Je suis juste passé te dire bonjour. Vorbretten poussa un soupir de soulagement et la tension sur son visage fit place à une grande fatigue. — Oh… je pensais que Gregor t’avait envoyé pour délivrer la mauvaise nouvelle. — Non, non. Le Conseil ne peut pas voter sans te prévenir. Miles fit un vague signe de tête en direction de la rivière et René, soudain rappelé à ses obligations, dépolarisa la vitre et tira deux fauteuils pour Miles et lui face à la vue. Miles s’installa en face du jeune comte. Celui-ci avait eu la présence d’esprit de choisir un fauteuil suffisamment bas pour que les pieds de son auguste visiteur ne se balancent pas en l’air. — Mais tu aurais pu… Enfin, je ne sais pas bien ce que tu aurais pu. Je ne t’attendais pas, ni toi ni personne. Notre vie sociale s’est évaporée à une vitesse étonnante. Apparemment, le comte et la comtesse Ghembretten ne sont pas des gens fréquentables. — Ah, tu connais celle-là aussi. — Mes gardes me l’ont rapportée. La plaisanterie a fait le tour de la ville, non ? — Euh… oui, en quelque sorte. J’aurais voulu venir plus tôt, mais j’étais sur Komarr quand l’affaire a éclaté, et je n’en ai entendu parler qu’en revenant, et à ce moment-là Gregor m’a envoyé en province et… et puis au diable les excuses. Je suis navré de ce qui t’arrive. Je te garantis que les Progressistes ne veulent pas te perdre. — C’est vrai ? Je croyais que j’étais devenu une gêne pour eux. — Une voix est une voix. Le renouvellement des comtes, c’est une fois par génération. — En général, oui, dit René, amer. — L’embarras n’est qu’une émotion passagère. Si les Progressistes te perdent, ils perdent ta voix pour une génération. Ils te soutiendront. Ils te soutiennent, dis-moi ? — Certains, plus ou moins. D’autres pensent qu’en me soutenant contre Sigur, s’il gagne, ils se seront fait un ennemi mortel au sein du Conseil. Et comme tu le dis, une voix est une voix. — Tu as fait le compte ? Qu’est-ce que ça donne ? — Douze sûr pour moi, douze sûr pour Sigur. Mon sort est entre les mains du marais. La plupart ne parlent plus aux Ghembretten depuis un mois. Ça ne s’annonce pas très bien. Il regarda son visiteur, un curieux mélange d’agressivité et d’hésitation dans les yeux, puis il demanda d’un ton neutre : — Sais-tu comment le district Vorkosigan va voter ? Miles savait qu’il lui faudrait répondre à cette question s’il venait voir René. Tout comme d’ailleurs tous les autres comtes, ce qui expliquait sans doute la soudaine chute de popularité de René ces derniers temps. Il avait eu deux semaines pour y réfléchir et sa réponse était prête. — Nous sommes avec toi. Tu en doutais ? — J’en étais presque certain, mais il y a ce grand trou radioactif que les Cetagandans ont planté au beau milieu de votre district, autrefois. — C’est le passé, mon vieux. Ça modifie le compte ? — Non, je t’avais déjà compté pour moi. — Il arrive que tout se joue à une voix. — Ça me rend dingue de penser que ça pourrait être aussi serré. J’ai horreur de ce genre de truc. Je voudrais que ce soit déjà fini. — Patience, René. Ne gâche pas le moindre avantage en perdant ton sang-froid. Il me semble qu’il y a deux précédents qui s’affrontent. Un comte choisit son successeur avec l’accord d’un vote du Conseil. C’est ainsi que Lord Midnight a hérité de son titre. — Si le cul d’un cheval peut devenir comte, pourquoi pas le cheval tout entier ? — Je crois que c’était l’un des arguments du cinquième comte Vortala. Je me demande si les minutes de ces sessions se trouvent encore aux archives. Il faudrait que je les lise. De toute façon, Midnight a clairement prouvé que les liens du sang, en dépit de la coutume, n’étaient pas nécessaires, et même si son précédent n’est pas retenu, il en existe des dizaines d’autres. Le choix du comte contre le lien du sang, sauf si le comte a négligé de choisir. Ce n’est que dans ce cas que la règle de primogéniture mâle s’applique. Ton grand-père a été confirmé comme héritier du vivant du mari de sa mère, non ? Miles lui-même avait été confirmé héritier de son père alors que celui-ci était au sommet de sa puissance et avait imposé sa volonté au Conseil, durant la Régence. — Oui, mais de manière frauduleuse selon Sigur. Et un résultat ainsi acquis est nul. — Je ne crois pas que le vieil homme ait pu savoir, et s’il savait, existe-t-il un moyen de le prouver ? Parce que s’il savait que ton grand-père n’était pas son fils, alors la confirmation devient légale et les arguments de Sigur disparaissent. — Si le sixième comte savait, nous n’avons pas pu en trouver la moindre preuve, pourtant nous retournons les archives depuis des semaines. Je ne pense pas qu’il ait su, sinon il aurait sans doute tué le gamin. Et sa mère. — Je n’en suis pas si sûr. L’Occupation a été une période particulière. Je pense à la manière dont la guerre des bâtards s’est déroulée dans la région Dendarii. On avortait les bâtards cetagandans ou on les tuait le plus tôt possible. Il arrivait aussi que les partisans se livrent à un jeu macabre : ils s’arrangeaient pour que les troupes d’occupation trouvent les petits cadavres. Histoire de démoraliser les soldats cetagandans. D’abord à cause de leur réaction normale d’êtres humains, ensuite parce que même ceux qui étaient traumatisés au point de ne plus réagir se rendaient compte qu’au lieu d’un bébé mort, ils auraient pu tomber sur une bombe. René fit une grimace de dégoût, et Miles comprit un peu tard que son épouvantable exemple historique avait peut-être pris pour lui une valeur personnelle. Il se dépêcha de poursuivre. — Les Cetagandans n’étaient pas les seuls à réprouver ce jeu. Certains Barrayarans l’avaient aussi en horreur et considéraient cela comme une tache sur notre honneur. Le prince Xav, entre autres. Je sais qu’il s’est opposé véhémentement à mon grand-père sur ce point. Ton grand… le sixième comte pouvait très bien partager les sentiments de Xav, et on peut imaginer que ce qu’il a fait pour ton grand-père était une forme de réponse silencieuse. René parut touché, il inclina la tête. — Je n’avais jamais songé à cela. Certes, il était ami avec le vieux Xav, mais il n’en demeure pas moins que nous n’avons aucune preuve. Qui peut connaître la volonté d’un mort qui n’en a jamais parlé ? — Si tu n’as pas de preuves, Sigur non plus. — C’est vrai. Miles posa les yeux sur la vallée urbanisée du fleuve, la vue était magnifique. Quelques petits bateaux descendaient ou remontaient le cours d’eau. Dans les temps anciens, les navigateurs ne pouvaient, depuis la mer, remonter le fleuve au-delà de Vorbarr Sultana à cause des rapides et des chutes qui empêchaient la navigation commerciale. Depuis la fin de la Période de l’Isolement, les barrages et les écluses en amont du Star Bridge avaient été détruits et reconstruits trois fois. En face de la Résidence Vorbretten, les créneaux gris d’un autre âge de Vorhartung Castle émergeaient de derrière la cime verdoyante des arbres. Ce lieu où le Conseil des Comtes se réunissait avait dominé et surveillé toutes ces transformations. En temps de paix, attendre que les vieux comtes meurent pour apporter quelque changement pouvait se révéler fort long. En moyenne, un ou deux disparaissaient chaque année, mais l’allongement de l’espérance de vie ralentissait encore davantage le rythme du renouvellement des générations. Il était plutôt inhabituel que deux sièges se libèrent au même moment et s’offrent ainsi à l’appétit des Conservateurs et des Progressistes. Le siège de René était l’objet de la convoitise des deux partis ; pour l’autre siège, les choses semblaient plus mystérieuses. — As-tu une idée des arguments de Lady Donna Vorrutyer pour empêcher son cousin Richard de recevoir le titre ? As-tu recueilli des indiscrétions ? René agita la main. — Pas beaucoup, mais tu sais, qui me parle encore aujourd’hui ? À part toi, ajouta-t-il en lançant à Miles un regard reconnaissant. L’adversité nous apprend à reconnaître nos vrais amis. Miles se sentait gêné en pensant au temps qu’il lui avait fallu pour venir voir Vorbretten. — Je suis la dernière personne à pouvoir prétendre qu’être porteur d’une once de sang galactique puisse empêcher d’hériter d’un titre de comte. — Ah oui, c’est vrai, tu es à moitié Betan. Mais dans ton cas au moins, il s’agit de la bonne moitié. — Cinq huitièmes Betan, en fait. Moins de la moitié d’un Barrayaran, mais en général j’évite d’attirer l’attention des gens sur les calculs. Miles se rendit compte qu’il venait de donner à René l’occasion de tirer à vue sur sa petite taille, mais son ami ne parut pas remarquer ses propos. Byerly Vorrutyer, lui, n’aurait jamais laissé passer pareille chance, et Ivan aurait au moins osé sourire. — À vrai dire, j’ai quelques idées sur Lady Donna. Il se pourrait bien que son action ait quelques répercussions sur les Vorkosigan. — Oh ? René, arraché à la sinistre contemplation de ses propres problèmes, s’anima quelque peu. — Elle a déposé son recours et est partie aussitôt pour Beta. Qu’en penses-tu ? — Je suis allé sur Beta. Les possibilités sont innombrables, je ne me vois même pas commencer à les imaginer. La première idée qui vient à l’esprit, et la plus simple, c’est qu’elle est allée chercher d’obscures preuves sur les ascendants de Richard, ses gènes, ou ses crimes. — Tu as déjà rencontré Lady Donna ? Simple n’est pas le mot que j’emploierais pour la décrire. — Euh… c’est vrai. J’imagine qu’il faudrait que je demande son avis à Ivan. Je crois qu’il a couché avec elle un moment. — Je n’étais pas ici à cette époque. J’étais en service actif, mais ça ne m’étonne pas. Elle avait une réputation de croqueuse d’hommes. Un léger regret sembla voiler la voix de René à l’évocation de sa carrière militaire, ou peut-être Miles pensa-t-il à lui. Il lança à René un regard intéressé. — Elle t’a croqué ? — Je n’ai pas eu cet honneur. Et toi ? — Quoi ? Avec Ivan sur les rangs ? Je doute qu’elle n'ait jamais regardé assez bas pour me remarquer. René ouvrit la main pour écarter le petit accès d’autodérision de son ami, et Miles se mordit la langue. Il était Auditeur Impérial, à présent, geindre en public sur ses problèmes physiques faisait mauvais effet. Il avait survécu, après tout. Personne ne pouvait rivaliser avec lui sur ce chapitre. Mais son statut d’Auditeur serait-il suffisant pour empêcher la Barrayarane moyenne de prêter attention au reste du bonhomme ? Heureusement que tu n’es pas amoureux d’une femme moyenne, hein, mon vieux ! — Je pensais à ton clone, Lord Mark, et aux efforts de ta famille pour le faire reconnaître comme ton frère. — C’est mon frère, René, mon héritier légal, et tout le reste. — Oui, oui, c’est ce que prétend ta famille. Mais si Lady Donna a suivi la controverse et vu comment vous l’avez résolue ? Je parie qu’elle est partie sur Beta faire faire un clone de ce pauvre Pierre et qu’elle va le ramener pour prendre la place d’héritier à Richard. Il fallait bien que quelqu’un essaie un jour ou l’autre. — C’est… c’est sans doute possible, mais je ne vois pas bien comment ça pourrait passer auprès des fossiles. Ils ont failli s’étouffer en voyant Mark il y a deux ans. Miles s’abandonna une seconde à ses pensées. Cela pouvait-il nuire à la position de Mark ? — J’ai entendu dire qu’elle dirigeait le district pour Pierre depuis cinq ans. Si elle réussissait à se faire nommer tutrice légale du clone, elle pourrait continuer à régner pendant encore au moins vingt ans. C’est inhabituel de nommer une parente tutrice d’un comte, mais il existe quelques précédents historiques. — Y compris cette comtesse qui s’est fait déclarer homme pour pouvoir hériter et qui ensuite a eu un procès pour s’être mariée ! — Oh, oui, je me souviens d’avoir lu cette histoire, mais il y avait la guerre, à cette époque, ça a aplani bien des difficultés pour elle. Rien de tel que d’être du côté des troupes victorieuses. Pas de guerre civile ici, sauf entre Donna et Richard, et aucune information n’a filtré sur ce conflit. Je me demande… à supposer que tu aies vu juste… elle utiliserait un réplicateur pour le clone, ou elle se ferait implanter l’embryon ? — Une grossesse naturelle semblerait affreusement incestueuse, dit René avec une moue de dégoût. Parfois, avec les Vorrutyer, on se demande. J’espère qu’elle utilisera un réplicateur. — Hum… elle n’a jamais eu d’enfants. Elle a quoi, quarante et quelques… Et si le clone grandissait à l’intérieur de son propre corps, elle serait au moins certaine qu’il serait aussi parfaitement et personnellement protégé que possible. Beaucoup plus difficile de le lui enlever comme ça et de vouloir en confier la garde à quelqu’un d’autre. Alors là, les choses prendraient un tour inattendu. — Si Richard était son tuteur, tu donnerais combien d’années à vivre à l’enfant ? — Pas au-delà de sa majorité, je le crains. Non que sa mort paraisse le moins du monde suspecte. — Nous ne tarderons pas à découvrir les projets de Lady Donna. Sinon son recours tombera. Les trois mois dont elle disposait pour apporter ses preuves sont quasiment écoulés. Ça paraît généreux, mais j’imagine qu’autrefois il fallait laisser aux gens le temps de se déplacer à cheval. — Oui, mais c’est mauvais pour un district de rester sans comte si longtemps. Tu ne voudrais pas que nos sujets comprennent qu’ils peuvent se passer de nous ! — Ton sang Betan réapparaît, Miles. — Non, juste mon éducation Betane. — La biologie ne gouverne pas la destinée ? — Plus maintenant. Une musique légère de voix féminines résonna dans l’escalier et leur parvint jusque dans le salon. Un éclat de rire cristallin répondit à un gazouillis d’alto qu’il crut reconnaître. René se redressa et se retourna ; ses lèvres esquissèrent un sourire. — Les voilà, et Tatya rit. Je ne l’avais plus entendue rire depuis des semaines. Merci, Martya. Était-ce la voix de Martya Koudelka ? Une cavalcade dévala l’escalier et trois femmes apparurent aux yeux ravis de Miles. La blondeur des deux sœurs Koudelka, Martya et Olivia, mettait en valeur la jeune comtesse Tatya Vorbretten, plus petite et très brune. Elle avait des yeux noisette pétillant de vivacité et illuminant un visage en forme de cœur. Et de mignonnes fossettes. Le tout encadré de boucles d’ébène qui virevoltaient en même temps qu’elle. — Hou-hou, René, lança Martya, la voix d’alto. Tu n’es pas encore assis dans le noir à ruminer ? Ah, bonjour, Miles ! Tu es venu remonter le moral de René ? Un bon point pour toi ! — Plus ou moins. Je ne savais pas que vous vous connaissiez aussi bien. — Tatya et Olivia sont allées à l’école ensemble. Je suis venue les forcer à bouger. Tu imagines, par une journée comme aujourd’hui, elles voulaient rester enfermées. Olivia sourit timidement et serra un bref instant Tatya dans ses bras pour la réconforter. Tatya Vorkeres n’était pas comtesse à l’époque de l’école privée, mais elle était déjà héritière et sûrement très belle. — Où êtes-vous allées ? demanda René en souriant à son épouse. — Faire des courses au Caravansérail. Nous nous sommes arrêtées prendre un thé et des gâteaux dans un café sur la Grand-Place et nous sommes arrivées à temps pour le changement de la garde au Ministère. Mon cousin Stannis est officier au régiment des fifres et tambours de la garde. Nous lui avons fait signe mais, bien sûr, il ne pouvait pas nous répondre. Il dirigeait la manœuvre, expliqua Tatya en se tournant vers Miles. — J’ai regretté de ne pas avoir réussi à te convaincre de venir avec nous, mais plus maintenant, tu aurais raté Miles, dit Olivia à René. — N’en parlons plus, les filles. Je propose de voter pour que René nous accompagne toutes les trois ce soir au Sultana Hall. Il se trouve que je sais où nous procurer quatre places. La proposition de Martya fut acceptée avec enthousiasme sans demander son avis au comte, mais Miles le voyait mal refuser d’accompagner trois belles jeunes femmes écouter une musique qu’il adorait. Il se demanda comment elle avait réussi à dégotter les places, tout était en général vendu un, voire deux ans à l’avance, et il la soupçonna de profiter des relations de sa sœur Délia du côté de la SecImp. Tout cela sentait le complot Koudelka à plein nez. La comtesse sourit et tendit une enveloppe écrite à la main. — Regarde, René ! Kelso me l’a donnée quand nous sommes rentrées. Ça vient de la comtesse Vorgarin. — On dirait une invitation, dit Martya avec une intense satisfaction. Tu vois, tout ne va pas aussi mal que tu le craignais. — Ouvre-la, la pressa Olivia. Tatya ouvrit l’enveloppe et ses yeux parcoururent la lettre. Son visage se défit, et elle froissa à moitié le vélin dans son poing serré. — Que se passe-t-il ? demanda Olivia, soudain inquiète. Martya récupéra la lettre et la lut à son tour. — La garce ! C’est une désinvitation ! Au baptême de sa fille… Je crains que vous ne vous sentiez pas très à l’aise… pas très à l’aise, mon œil ! La lâche, la garce ! Tatya cligna des yeux et dit d’une voix sourde : — Aucune importance, je n’avais pas l’intention d’y aller, de toute façon. — Mais tu m’as dit que tu porterais… commença René avant de se taire brutalement, la mâchoire agitée d’un léger tremblement. Il lança un regard en coin en direction de Miles. — Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que nous n’avons pas reçu d’invitation au mariage de Gregor et du docteur Toscane, pour l’instant. Miles leva la main pour le rassurer. — Les invitations locales ne sont pas encore parties. Ce n’était guère le moment de parler de la petite discussion politique qui s’était tenue à la Résidence Impériale quelques semaines plus tôt et qui n’avait débouché sur aucune décision, au point qu’il avait préféré s’asseoir dessus. Il regarda ses interlocuteurs : Martya furieuse, Olivia pétrifiée, la comtesse glacée, René rouge et raide. Une inspiration soudaine lui vint. Quatre-vingt-seize chaises. — Je donne une petite soirée privée dans deux jours pour fêter le retour de Beta de Kareen Koudelka et de mon frère Mark. Il y aura Olivia et tous les Koudelka, Lady Alys Vorpatril, Simon Illyan, mon cousin Ivan, et quelques amis proches. Je serais heureux que vous acceptiez de vous joindre à nous. René se força à sourire, un pauvre sourire devant ce qu’il ressentait comme de la charité. — Merci, Miles, mais je ne crois pas… — Oh, Tatya, il faut que vous veniez, intervint Olivia en serrant le bras de sa vieille amie. Miles va enfin nous présenter la dame de son cœur. Kareen est la seule à l’avoir vue pour l’instant. Nous mourons toutes de curiosité. — Miles ! Toi ? s’exclama René. Je croyais que tu étais un célibataire aussi endurci que ton cousin Ivan. Marié à ta carrière. Miles foudroya Olivia du regard et tressaillit à la dernière remarque de René. — Ma carrière a obtenu le divorce pour raisons médicales. Olivia, où as-tu pris l’idée que Mme Vorsoisson était… c’est mon jardinier paysagiste, René. C’est aussi la nièce du Lord Auditeur Vorthys. Je l’ai rencontrée sur Komarr, elle est veuve depuis peu et certainement pas prête à être la dame de cœur de qui que ce soit. Le Professeur et son épouse seront là également, vous voyez, une réunion familiale, rien de choquant ou de déplacé pour elle. — Pour qui ? demanda Martya. — Ekaterin. Les quatre syllabes adorées s’échappèrent de sa bouche avant qu’il puisse les arrêter. Martya lui sourit sans l’ombre d’un remords. René et sa femme se regardèrent. Les fossettes de Tatya rougirent et René sourit d’un air pensif. — Kareen a dit que Lord Mark lui avait dit que tu lui avais dit, rétorqua Olivia d’un ton innocent. Qui a menti, alors ? — Personne, bon Dieu, mais… mais… Il déglutit et se prépara à retourner le couteau dans la plaie. Pourquoi les choses devenaient-elles de plus en plus difficiles à énoncer avec l’entraînement, et non plus faciles ? — Mme Vorsoisson porte le deuil de son défunt mari. J’ai la ferme intention de me déclarer le moment venu. Le moment n’est pas encore venu. Il grinça des dents. À présent René appuyait le menton sur sa main, un doigt sur les lèvres et les yeux aux aguets. — En plus j’ai horreur d’attendre, explosa Miles. — Oh, dit René. Je vois. — Est-ce qu’elle aussi est amoureuse de toi ? demanda Tatya en jetant un regard tendre à son époux. Grand Dieu, les Vorbretten aussi semblaient être en pleine romance, comme Gregor et Laissa, et cela au bout de trois ans de mariage. Cet enthousiasme conjugal paraissait terriblement contagieux. — Je l’ignore, avoua Miles d’une toute petite voix. — Il a dit à Mark qu’il lui faisait la cour en secret. Elle n’en sait rien. Nous essayons tous de comprendre ce que cela signifie. — Est-ce que la ville entière est au courant de mes conversations privées ? Je vais étrangler Mark. Martya lui adressa un clin d’œil innocent. — Kareen le tient de Mark. Je le tiens d’Ivan. Martya le tient de Gregor, et Pa de Pym. Si tu voulais que ça reste un secret, pourquoi en parles-tu à tout le monde ? Il prit une profonde inspiration et la comtesse dit timidement : — Merci, Lord Vorkosigan, mon mari et moi serons ravis de venir à votre soirée. — Je vous en prie, parvint-il à répondre dans un souffle. — Le Vice-roi et la Vice-reine seront-ils revenus de Sergyar ? demanda René, la voix teintée de curiosité politique. — Non, en fait non, bien qu’ils soient attendus très prochainement. C’est ma soirée. Ma dernière occasion d’avoir la Résidence pour moi tout seul avant que le cirque ambulant ne l’envahisse. Non qu’il ne fût impatient de revoir ses parents, mais son rôle de maître de maison ces derniers mois lui avait plutôt plu. D’autre part, la rencontre entre Ekaterin et le comte et la comtesse Vorkosigan, ses futurs beaux-parents, était un événement qu’il souhaitait préparer avec le plus grand soin. Il pensait avoir rempli ses obligations sociales, à présent, et il se leva avec une certaine dignité pour dire au revoir à chacun. Il proposa poliment à Martya et à Olivia de les raccompagner en voiture si elles le souhaitaient. Olivia restait avec son amie la comtesse, mais Martya sauta sur l’occasion. Lorsque son ordonnance leur ouvrit le cockpit pour leur permettre de monter à l’arrière de la limo, Miles lui jeta un regard mauvais. Il avait toujours porté l’extraordinaire capacité de Pym à collecter des ragots – une aide des plus précieuses dans ses nouvelles fonctions – au crédit de sa formation SecImp. Il n’avait jamais envisagé que Pym pût échanger des informations. Celui-ci comprit le regard sans en saisir la cause, et son visage devint plus impénétrable encore qu’à l’habitude, sans qu’il semble autrement affecté par le mécontentement de son maître. Tandis qu’ils quittaient la demeure Vorbretten et viraient pour descendre vers le Star Bridge, Miles envisagea sérieusement de passer un solide savon à Martya pour l’avoir mis sur le gril devant tout le monde à propos d’Ekaterin. Il était Auditeur Impérial à présent, grâce au ciel, ou du moins grâce à Gregor. Mais, de toute façon, il n’obtiendrait pas d’autres renseignements. Il contrôla sa mauvaise humeur. — Comment les Vorbretten tiennent-ils le choc, à ton avis ? — Ils font bonne figure, mais je crois qu’ils sont plutôt secoués. René pense qu’il va perdre le procès, et le district, et tout le reste. — C’est ce qui m’a semblé. Et ça pourrait bien arriver s’il ne se bouge pas davantage pour le garder. — Il hait les Cetagandans depuis qu’ils ont tué son père pendant la guerre du Moyeu de Hegen. Tatya dit que ça le hante de penser qu’il a du sang cetagandan en lui. Je crois que ça la hante un peu elle aussi. Je veux dire… maintenant nous savons pourquoi cette branche des Vorbretten a soudain acquis ce don musical extraordinaire, après l’occupation. — Moi aussi j’avais fait le rapprochement. Mais elle semble le soutenir. Désagréable, l’idée que cette mésaventure risquait de coûter à René son mariage en plus de sa carrière. — Ça a été dur pour elle aussi. Elle adore être comtesse. Olivia raconte qu’à l’époque où elles étaient à l’école, la jalousie rendait parfois les autres filles méchantes avec Tatya. Le fait d’être choisie par René l’a valorisée, même si cela n’a surpris personne, sa voix de soprano est tellement magnifique. De toute façon, elle adore son mari. — Alors tu penses que leur mariage va résister à cette épreuve ? — Hum… — Hum… ? — Tout a commencé au moment où ils allaient mettre en route leur bébé. Et ils se sont arrêtés. Tatya… Tatya n’en parle jamais. Elle parle de tout sauf de cela. Miles tenta de deviner ce que cela pouvait bien cacher. Ça ne paraissait pas très encourageant. — Olivia est quasiment la seule des anciennes amies de Tatya à être réapparue après le début de cette affaire. Même les sœurs de René font profil bas, c’est comme si plus personne ne voulait la regarder en face. — Si on remonte suffisamment loin en arrière, nous descendons tous d’étrangers, merde ! Un huitième, qu’est-ce que ça représente ? Rien. Pourquoi éliminer les meilleurs d’entre nous à cause de cela ? La compétence seule devrait compter. — Si tu cherches du soutien à ce sujet, tu t’es trompé de porte, Miles. Si mon père était comte, quelle que soit ma compétence, je n’hériterais pas. Toutes les qualités du monde ne serviraient à rien. Si tu découvres seulement aujourd’hui que ce monde est injuste, tu arrives un peu tard. Miles fit la grimace. La voiture s’arrêta devant la maison des Koudelka. — Ce n’est pas nouveau pour moi, Martya, mais avant la justice n’entrait pas dans mes attributions. Et le pouvoir est loin d’être aussi puissant qu’on le pense de l’extérieur. Hélas, c’est sans doute la seule chose pour laquelle je ne puisse t’aider. J’ai des raisons personnelles impérieuses de ne pas vouloir réintroduire la succession par les femmes dans la loi barrayarane. Ma survie, par exemple. Mon boulot me convient parfaitement. Je ne veux pas celui de Gregor. Il ouvrit le cockpit et elle descendit en lui faisant un vague signe de la main, à la fois pour ce qu’il venait de dire et pour le remercier de l’avoir ramenée. — On se voit à ta soirée. — Mes respects au commodore et à Drou. Elle lui lança un éclatant sourire à la Koudelka et s’éloigna en sautillant avec légèreté. 7 Mark inclina légèrement le naviplane pour offrir à ses passagers une meilleure vue de la capitale du district Vorkosigan. Hassadar scintillait à l’horizon. Le beau temps était de la partie, une magnifique journée ensoleillée qui sentait déjà la promesse de l’été. Mark se régalait, quel bonheur de piloter le naviplane de Miles : racé, rapide, maniable, et surtout équipé de commandes ergonomiques parfaitement disposées pour un homme de sa taille. Tant pis si le siège était un peu étroit. On ne pouvait pas tout avoir. Miles par exemple ne peut plus en profiter. Cette pensée lui arracha une grimace et il l’écarta. — Quel beau pays, fit remarquer Mme Vorsoisson en collant son visage contre la vitre pour mieux voir. — Miles serait flatté de vous entendre dire cela, l’encouragea prudemment Mark. Il est très attaché à cet endroit. Ils n’auraient sans aucun doute pu rêver meilleure lumière. Un patchwork vallonné de différents verts printaniers, des fermes et des bois, tel était le paysage. Les bois, tout comme les champs, fruits d’années d’harassants efforts humains. Des traînées marron-rouge de végétation barrayarane entrecoupaient le vert, au fond des gorges, dans le lit des rivières, et sur les pentes incultivables. Enrique, le nez lui aussi collé contre la vitre, dit : — Ce n’est pas du tout comme ça que j’imaginais Barrayar. — Qu’imaginiez-vous ? demanda Ekaterin. — Des kilomètres de béton gris, je suppose. Des casernes et des soldats en uniforme marchant partout au pas. — Économiquement peu probable sur la surface entière de la planète. Mais pour ce qui est des uniformes, nous en avons, admit Mark. — Toutefois, quand on en arrive à des centaines de sortes différentes, l’effet n’est plus aussi uniforme. Certaines des couleurs sont un peu… un peu inattendues. — Oui, c’est triste pour les comtes qui ont été contraints de choisir les couleurs de leur maison en dernier. Les Vorkosigan ont dû tomber à peu près vers le milieu. Je veux dire, le marron et l’argent, ce n’est pas mal, mais je ne peux m’empêcher de penser que ceux qui ont le bleu et l’or, ou le noir et l’argent, possèdent un avantage vestimentaire certain. Mark se voyait en noir et argent, Kareen toute blonde à son bras. — Ça pourrait être pire, dit celle-ci en riant. Tu t’imagines dans un uniforme vert-jaune et rouge écarlate comme ce pauvre Vorharopulos ? — Comme un feu de signalisation bottes aux pieds, répondit Mark en faisant la grimace. On ne marche plus au pas non plus, je m’en suis aperçu au fil du temps. On voit de vagues troupeaux de soldats qui se promènent ici ou là. C’était presque… presque décevant au début. Je veux dire, même en ignorant la propagande ennemie, ce n’est pas vraiment l’image que Barrayar essaie de donner. Malgré tout, j’ai appris à aimer ces nouvelles manières. Il inclina de nouveau le naviplane. — Où se trouve la fameuse zone radioactive ? demanda Mme Vorsoisson en scrutant le paysage. En détruisant la vieille capitale, Vorkosigan Vashnoi, trois générations auparavant, les Cetagandans avaient arraché le cœur du district. — Au sud-est d’Hassadar. En aval. Nous n’irons pas aujourd’hui. Il faudra demander à Miles de vous la montrer un jour. — Tout Barrayar ne ressemble pas à cela, dit Mme Vorsoisson à Enrique. La région du Continent Sud où j’ai grandi est plate comme la main, même si la plus haute chaîne de montagnes de la planète, les Monts Noirs, se détache à l’horizon. — C’était triste à force d’être plat ? — Non, parce que l’horizon était infini. Sortir, c’était comme se retrouver dans le ciel. Les nuages, la lumière, les orages… Nous avions les plus beaux levers et couchers de soleil que je n'aie jamais vus. Ils franchirent la barrière invisible du système de contrôle aérien d’Hassadar, et Mark laissa le pilotage du naviplane aux ordinateurs de la ville. Quelques minutes et quelques brèves transmissions codées plus tard, ils se posaient en douceur sur la plate-forme privée réservée à certains privilégiés sur le toit de la résidence du comte, une grande bâtisse moderne à la façade recouverte de la pierre polie des montagnes Dendarii. Avec les dépendances qui la reliaient aux bureaux municipaux et régionaux, elle occupait la quasi-totalité d’un des côtés de la place centrale de la ville. Tsipis les attendait au bord de l’aire d’atterrissage, aussi impeccable, gris et austère que d’habitude. Il serra la main de Mme Vorsoisson comme à une vieille amie, salua Enrique avec l’élégance et l’aisance d’un diplomate-né et prit Kareen dans ses bras. Ils échangèrent le naviplane contre un aérocar et Tsipis les emmena faire le tour de trois sites possibles pour leurs futures installations, quel que fût leur nom : un entrepôt inutilisé et deux fermes voisines. Celles-ci n’avaient plus de métayer ; leurs habitants avaient choisi de suivre le comte sur Sergyar et personne n’avait souhaité relever le défi de se battre pour tirer un maigre revenu de ces terres mal situées, l’une trop rocailleuse et trop aride, et l’autre trop marécageuse. Mark vérifia soigneusement la radioactivité. Les deux propriétés appartenaient déjà aux Vorkosigan, si bien qu’il n’y aurait pas à négocier leur usage. — Vous pourriez même persuader votre frère de renoncer au loyer, suggéra Tsipis qui montrait un enthousiasme modéré pour les deux sites ruraux. Il en a le droit. Votre père lui a conféré tous les pouvoirs légaux sur le district en partant pour Sergyar. Après tout, la famille ne retire aucun profit de ces deux propriétés. Vous pourriez garder cet argent pour vos autres coûts de démarrage. Il savait avec précision de quel budget Mark disposait. Ils avaient passé ses projets en revue par comconsole durant la semaine. L’idée de demander une faveur à Miles fit légèrement tiquer Mark, mais après tout, n’était-il pas lui aussi un Vorkosigan ? Il contempla la ferme à l’abandon, en essayant de se persuader qu’elle lui revenait. Il se mit à étudier les choix possibles en compagnie de Kareen. Enrique fut autorisé à se promener aux alentours avec Mme Vorsoisson pour découvrir diverses variétés de plantes barrayaranes. L’état des bâtiments, de la plomberie et des branchements électriques l’emporta sur celui des terres, et ils se décidèrent en fin de compte pour le site qui offrait les dépendances les plus neuves, relativement, et les plus vastes. Tsipis les ramena à Hassadar. Pour déjeuner, il les conduisit à l’endroit le plus chic de la capitale, la salle à manger officielle de la résidence du comte qui donnait sur la place. Le faste remarquable déployé par le personnel suggérait que Miles avait envoyé discrètement des instructions précises sur la manière dont il convenait de traiter et de nourrir son… jardinier. Ce que Mark confirma après le dessert quand Kareen entraîna Enrique et Ekaterin voir les jardins et les fontaines de la résidence et qu’il s’attarda avec Tsipis pour déguster une remarquable bouteille d’un cru millésimé des vignobles Vorkosigan, habituellement réservée aux visites de l’Empereur Gregor. — Alors, Lord Mark, dit Tsipis après avoir religieusement savouré une gorgée, que pensez-vous de la Mme Vorsoisson de votre frère ? — Je crois que… elle n’est pas encore la Mme Vorsoisson de mon frère. — Euh… oui, j’avais cru comprendre cela. Ou plutôt, on me l’a expliqué. — Que vous a-t-il raconté à son sujet ? — Ce n’est pas tant ce qu’il dit que la manière dont il le dit. Et le nombre de fois qu’il le répète. — Exact. S’il s’agissait de quelqu’un d’autre que Miles, ce serait à mourir de rire. C’est à mourir de rire malgré tout, mais c’est aussi… Tsipis fit un clin d’œil et sourit pour montrer son accord total. — Stupéfiant est le mot que je choisirais. Le vocabulaire de Tsipis était comme toujours aussi précis que sa coupe de cheveux. Il s’abandonna à la contemplation de la place. — Je le voyais assez souvent quand il était gamin et que je travaillais pour vos parents. Il voulait toujours dépasser ses capacités physiques, mais il ne pleurait pas beaucoup quand il se cassait quelque chose. Il restait maître de lui au point que c’en était presque effrayant pour un enfant de son âge. Sauf une fois, à la fête du district, je l’ai vu par hasard se faire rejeter brutalement par un groupe de gamins de son âge. — Il a pleuré ? — Non, mais quand il s’est éloigné, il avait une curieuse expression sur le visage. Bothari était avec moi, mais il ne pouvait rien faire non plus, il n’y avait pas de menace physique. Seulement le lendemain Miles a eu un accident de cheval, l’un de ses plus graves. Il avait sauté sur un cheval non dressé, alors qu’on lui avait interdit de le monter… Le comte Piotr était furieux et inquiet au point que j’ai cru qu’il allait avoir une attaque. Je me suis demandé plus tard dans quelle mesure il s’agissait d’un accident. J’ai toujours pensé que Miles choisirait une épouse galactique, comme son père avant lui. Pas une Barrayarane. Je ne suis pas certain qu’il sache ce qu’il fait avec cette jeune dame. Est-ce qu’il se prépare à se faire détruire une nouvelle fois ? — Il prétend avoir une stratégie. Tsipis retroussa les lèvres et murmura : — N’est-ce pas ce qu’il dit toujours… ? — À dire vrai, je la connais à peine. Vous avez travaillé avec elle, qu’en pensez-vous ? — Elle comprend vite, et elle est d’une honnêteté scrupuleuse. Le compliment aurait pu paraître léger pour quelqu’un qui n’aurait pas su qu’il s’agissait là des qualités les plus prisées de Tsipis. — Très bien de sa personne, ajouta-t-il après réflexion. Pas… pas aussi grande que je le craignais. Je crois qu’elle ferait une comtesse fort convenable. — Miles le pense aussi. Et choisir ses collaborateurs a toujours été considéré comme l’un de ses plus grands talents militaires, dit Mark. Plus il fréquentait Tsipis, plus Mark pensait qu’il devait s’agir d’un talent que Miles avait hérité de son…non, de leur père. — Le moment est venu, c’est certain, lâcha Tsipis dans un soupir. On peut espérer que le comte Aral aura des petits-enfants avant de n’être plus là pour les voir. Est-ce que cette remarque s’adressait aussi à moi ? — Vous ne perdrez pas cela de vue, n’est-ce pas ? ajouta l’intendant. — Je ne vois pas ce que vous pensez que je pourrais faire. Ce n’est pas comme si j’avais le pouvoir de la rendre amoureuse de lui. Si je possédais ce pouvoir sur les femmes, je commencerais par l’utiliser pour moi. Tsipis sourit vaguement en regardant la place que Kareen avait quittée, puis posa un regard songeur sur Mark. — Eh bien, moi qui avais l’impression du contraire. Mark tiqua. Sa rationalité Betane nouvellement acquise perdait pied lorsqu’il s’agissait de Kareen. Depuis une semaine, sa tension croissante troublait ses sous-personnalités. Mais Tsipis était son conseiller financier, pas son thérapeute. Pas même, on était sur Barrayar, après tout, pas même sa Baba. — Vous avez décelé des signes montrant que Mme Vorsoisson partage les sentiments de votre frère ? insista presque timidement Tsipis. — Non. Elle est très réservée. Ah, je sais ! Je vais brancher Kareen sur le sujet. Les femmes entre elles parlent de ce genre de choses. C’est pour cette raison qu’elles passent autant de temps aux toilettes, pour disséquer leurs petits amis. Du moins c’est ce que Kareen m’a expliqué un jour où je me plaignais d’avoir été abandonné trop longtemps. L’œil de Tsipis brilla une seconde. — J’adore le sens de l’humour de Kareen. J’ai toujours eu un faible pour tous les Koudelka, d’ailleurs. Vous la traiterez comme il faut, j’espère ? Attention, danger ! — Oh oui, bien sûr. Jouisseur mourait d’envie de la traiter comme il faut dans la limite de ses capacités Betanes, à condition qu’elle le laisse faire. Glouton, dont le passe-temps favori consistait à lui offrir des mets délicats, avait passé une bonne journée. Tueur se tenait prêt à assassiner le premier ennemi qu’elle lui désignerait, sauf que Kareen ne savait pas se faire d’ennemis, elle ne se faisait que des amis. Même Geignard semblait étrangement satisfait, lui qui se nourrissait du malheur des autres. Quand il s’agissait de Kareen, les mes damnées de la Bande noire votaient comme un seul homme. Cette femme charmante, chaleureuse, ouverte… En sa présence, il avait le sentiment d’être une sorte de créature à sang froid s’extirpant en rampant de sous le rocher où elle s’était cachée pour mourir et découvrant le miracle inespéré du soleil. Il pouvait tourner autour d’elle toute la journée, à geindre piteusement en attendant qu’elle veuille bien l’illuminer l’instant d’un bref moment de bonheur. Sa thérapeute avait eu des mots durs à propos de sa dépendance : Ce n’est pas juste d’imposer un tel fardeau à Kareen. Vous devez apprendre à donner et non vous contenter de prendre. D’accord, d’accord. Mais merde, même sa thérapeute aimait Kareen et essayait de la recruter. Tout le monde aimait Kareen, parce qu’elle aimait tout le monde. Ils voulaient tous être près d’elle, ils se sentaient bien en sa présence. Ils auraient fait n’importe quoi pour elle. Elle possédait tout ce dont Mark manquait et qu’il désirait le plus : bonne humeur, enthousiasme contagieux, empathie, équilibre. Cette femme avait un avenir fabuleux dans la vente. Quelle équipe ils pourraient faire tous les deux : Mark pour l’analyse, Kareen pour le contact avec le reste de l’humanité… La simple idée de la perdre, quelle qu’en soit la raison, le rendait fou. Son début de panique s’estompa et sa respiration se calma en la voyant réapparaître suivie comme son ombre d’Enrique et de Mme Vorsoisson. En dépit de la perte de motivation causée par le déjeuner, Kareen parvint à les faire tous bouger pour accomplir la seconde partie du programme prévu : la collecte de pierres pour le jardin de Miles. Tsipis leur avait préparé à la hâte une holocarte et un itinéraire, et il avait recruté deux jeunes et solides gaillards équipés de mini-grues et pilotant un aérocamion qui suivit le naviplane vers le sud, en direction de la chaîne grise des Dendarii qui se profilait à l’horizon. Mark atterrit dans un vallon bordé d’un ravin rocheux. L’endroit était encore plus typique des propriétés Vorkosigan, entièrement sauvage. Il comprenait pourquoi. La végétation originelle barrayarane, on ne pouvait guère parler de forêt, plutôt de broussailles, s’étendait sur des kilomètres le long des pentes peu engageantes du ravin. Mme Vorsoisson descendit du naviplane et se tourna vers le nord pour embrasser la vue sur les plaines habitées du district Vorkosigan. Une brume de chaleur tendait un voile d’un bleu magique sur l’horizon lointain, mais la vue restait dégagée sur une centaine de kilomètres. De gros cumulus blancs moutonnaient dans le ciel, formant comme d’énormes châteaux forts qui semblaient se défier. — Oh, dit-elle avec un large sourire, voilà ce que j’appelle un ciel. Il ne devrait pas en exister d’autre. Je comprends pourquoi vous avez dit que Lord Vorkosigan adorait cet endroit, Kareen. Sans s’en rendre compte, elle tendit les bras vers le haut, lançant ses doigts dans l’espace. — En général, les collines me font l’effet de murs, mais pas ici, je me sens bien. Les bêtes de somme posèrent leur aérocamion à côté du naviplane et elle les fit crapahuter dans le ravin avec leur équipement afin de faire provision d’authentiques pierres et rochers Dendarii choisis pour leur beauté. Enrique la suivait partout comme un chiot efflanqué et maladroit. Sachant quels efforts il lui faudrait fournir pour remonter, Mark se contenta de jeter un coup d’œil dans le ravin et préféra se promener dans le vallon main dans la main avec Kareen. Quand il glissa le bras autour de sa taille et se blottit contre elle, elle se colla contre lui, mais lorsqu’il tenta d’aller plus loin en lui caressant la poitrine, elle se raidit et le repoussa. Il protesta d’une voix plaintive : — Kareen… — Excuse-moi, je suis désolée, dit-elle en secouant la tête. — Non, tu n’as pas à t’excuser, ça me met mal à l’aise. Je veux que tu me désires aussi, sinon, ça ne vaut rien. Je croyais que tu voulais. — Je voulais. Je veux. Je pensais être adulte, une personne à part entière, là-bas, sur Beta. Et puis je suis revenue ici… Je me rends compte que pour chaque bouchée de nourriture que j’avale, chaque vêtement que je porte pour tout, je dépends de ma famille et de cet endroit. J’en ai toujours dépendu, même quand j’étais sur Beta. Peut-être que tout n’était… n’était qu’illusion. Il étreignit la main de la jeune femme. Cela, au moins, il ne risquerait pas de le lâcher. — Tu veux être parfaite. D’accord, ça, je peux le comprendre, mais tu dois faire attention, savoir qui définit la perfection. Les terroristes qui m’ont créé m’ont bien appris cela, je le sais, hélas ! Elle étreignit à son tour la main de Mark en pensant ; ce souvenir tant redouté et réussit à lui faire un sourire rassurant. Elle hésita avant de reprendre. — Ce sont ces définitions qui s’excluent l’une l’autre me rendent folle. Je ne peux pas être parfaite pour les deux endroits en même temps. J’ai appris à être une fille modèle sur Beta et, d’une certaine façon, c’était aussi difficile que d’être une fille modèle ici. Et parfois j’ai même eu peur. Mais j’avais l’impression de grandir, de grandir à l’intérieur, si tu vois ce que je veux dire. — Je crois, oui. Il espérait ne pas lui avoir fait peur, mais il craignait le contraire. Bien sûr qu’il lui avait fait peur. Il y avait eu des moments noirs l’année précédente, pourtant Kareen avait toujours été à ses côtés. — Il faut que tu choisisses ce qui est bon pour toi, pas pour Barrayar, ni pour Beta. Pas même pour moi ? — Depuis que je suis revenue, c’est comme si je n’arrivais pas à me trouver pour m’interroger. Il savait que pour elle il s’agissait d’une métaphore. Peut-être était-il lui aussi une métaphore, avec ses mes damnée dans la tête. Une métaphore aux métastases incontrôlables. Il arrivait que les métaphores évoluent ainsi, si la pression était trop forte. — Je veux retourner sur Beta, dit-elle d’une voix basse chargée de passion en regardant sans le voir l’abîme insondable à ses pieds. Je veux y rester jusqu’à ce que je sois vraiment devenue adulte et que je puisse être moi-même partout. Comme la comtesse Vorkosigan. Mark fronça les sourcils à l’idée d’un pareil modèle pour la douce Kareen. Mais il fallait reconnaître que sa mère ne se laissait pas désarçonner par n’importe qui pour n’importe quoi. Malgré tout il lui semblait préférable, s’il s’avérait possible de s’approprier un peu des qualités de Cordélia, de le faire en évitant la guerre et sans marcher pieds nus sur des braises. Le désarroi de Kareen, c’était le soleil perdant de son éclat. Il la serra de nouveau par la taille. Heureusement, elle prit son geste pour du réconfort et non comme une proposition importune, et elle se laissa aller contre lui. Les mes damnées étaient parfaites comme troupes de choc en cas d’urgence, mais se révélaient nulles pour prendre des décisions. Jouisseur n’aurait qu’à attendre encore un peu. Il lui suffisait de prendre rendez-vous avec la main droite de Mark. Kareen comptait trop pour lui pour les laisser déconner. Mais si elle devenait elle-même et qu’il ne restait plus de place pour lui… Change de sujet, vite. — On dirait que Tsipis apprécie Mme Vorsoisson. Le visage de Kareen s’éclaira aussitôt, trahissant son soulagement et sa gratitude. Je m’impose trop de pression. Geignard couina au fond de lui, mais Mark le musela. — Ekaterin ? Moi aussi je l’apprécie. Voilà qu’elle l’appelait Ekaterin à présent, les choses se présentaient bien. Il faudrait qu’il les envoie un peu plus souvent aux toilettes. — Tu sais si elle apprécie Miles ? — On dirait. Elle se donne beaucoup de mal pour réussir son jardin. — Je veux dire, est-ce qu’elle est amoureuse de lui ? Je ne l’ai même pas entendue l’appeler par son prénom. Comment peut-on être amoureux de quelqu’un qu’on n’appelle pas par son prénom ? — Oh, c’est un truc Vor. Mark accueillit l’explication rassurante avec scepticisme. — C’est vrai que Miles se conduit de manière très Vor. Je me demande si ce truc d’Auditeur Impérial ne lui est pas monté à la tête. Tu crois que tu pourrais la fréquenter un peu et essayer de récolter quelques indices ? — L’espionner ? C’est Miles qui t’a demandé de me faire faire ça ? — En fait, non. C’est Tsipis. Il se fait du souci pour Miles. Et… et moi aussi. — J’aimerais que nous devenions amies… Bien sûr. — Elle ne semble pas avoir beaucoup d’amies. Elle a été obligée de déménager souvent. Et je pense que ce qui est arrivé à son mari sur Komarr a été plus horrible qu’elle ne le laisse croire. Cette femme est pleine de non-dits, ils débordent. — Mais est-ce qu’elle conviendra à Miles ? Est-ce qu’elle fera une bonne épouse ? Kareen le regarda de travers. — Est-ce que quelqu’un se soucie de demander si Miles lui conviendra, à elle ? — Hum… pourquoi pas ? Héritier du comte. Riche. Auditeur Impérial. Que demander de plus pour une Vor ? — Je ne sais pas, Mark. Tout dépend de la Vor. Ce que je sais, c’est que je préférerais passer cent ans avec toi et tes mes damnées en pleine crise, plutôt que de me laisser enfermer une seule semaine avec Miles. Il… il vous phagocyte. — Seulement si on le laisse faire. L’idée qu’elle puisse vraiment, réellement, le préférer au brillant Miles lui fit chaud au cœur, et il eut soudain moins faim. — As-tu la moindre idée de ce qui peut l’arrêter ? Je n’ai pas oublié les jours où nous allions, mes sœurs et moi, rendre visite à Lady Cordélia avec Mama, et que Miles était chargé de nous occuper. C’était cruel d’imposer ce genre de tâche à un gamin de quatorze ans, mais qu’est-ce que j’en savais ? Il avait décidé de faire de nous une brigade de filles et nous faisait marcher au pas dans le jardin derrière la maison, ou dans la salle de bal quand il pleuvait. Je devais avoir quatre ans. Ce qu’il lui faut, c’est une femme capable de l’envoyer se passer la tête sous l’eau froide, sinon ce sera la catastrophe. Pour sa femme, pas pour lui. Tôt ou tard pour lui aussi, d’ailleurs. Les jeunes costauds ressortirent alors du ravin en haletant et redescendirent avec l’aérocamion qu’ils chargèrent dans un fracas de pierres et de métal entrechoqués avant de redécoller péniblement et de mettre le cap au nord. Un peu plus tard, Enrique et Mme Vorsoisson réapparurent, tout essoufflés. Le savant, chargé d’un gros tas de plantes barrayaranes, paraissait rayonnant. En fait, il semblait au bord de l’apoplexie, il n’avait sans doute pas pris l’air depuis des années et l’exercice lui avait fait le plus grand bien, même s’il était trempé comme une soupe après une chute dans le ruisseau. Ils réussirent à entasser les plantes à l’arrière et à sécher tant bien que mal Enrique, puis tous réembarquèrent au moment où le soleil commençait à descendre vers l’ouest. Mark se régala en poussant le naviplane au maximum de sa vitesse au-dessus du vallon avant de virer au nord et de foncer vers la capitale. La machine ronronnait et filait comme une flèche, les commandes douces et dociles au bout de ses doigts. Ils atteignirent Vorbarr Sultana juste avant le crépuscule. Ils déposèrent Mme Vorsoisson en premier chez son oncle et sa tante près de l’Université, en lui faisant promettre de passer le lendemain à la Résidence Vorkosigan pour aider Enrique à chercher le nom savant de tous ses nouveaux échantillons botaniques. Kareen descendit au coin de la maison de ses parents et dit au revoir à Mark en l’embrassant sur la joue. Couché, Jouisseur, ce n’est pas pour toi. Il gara le naviplane dans le coin du garage et suivit Enrique jusqu’au labo pour l’aider à servir aux mouches à beurre leur repas du soir. Le savant se retint de chanter des berceuses aux petites bêtes grouillantes, bien qu’il eût l’habitude de parler à mi-voix, moitié pour elles, moitié pour lui, lorsqu’il bricolait dans son labo. Mark pensait qu’il avait travaillé seul beaucoup trop longtemps. Ce soir, par contre, Enrique fredonnait tout en triant sa collecte de plantes selon une hiérarchie connue de lui seul et de Mme Vorsoisson. Une partie à tremper dans des bocaux pleins d’eau, une autre à sécher sur la paillasse. Mark s’arrêta de peser, de répertorier et de distribuer de généreuses portions de lambeaux d’arbre dans les ruches pour se tourner vers Enrique qui venait de s’installer à sa console de com et de l’allumer. Super ! L’Escobaran s’apprêtait peut-être à faire quelque découverte qui vaudrait de l’or. Mark s’approcha, se préparant à regarder par-dessus son épaule et à approuver. Enrique n’était pas penché sur des chaînes moléculaires à donner le vertige, mais sur un texte écrit serré. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — J’ai promis d’envoyer à Ekaterin une copie de ma thèse de doctorat. C’est elle qui me l’a demandé, expliqua-t-il fièrement et vaguement émerveillé, Vers une synthèse des composants énergétiques extra cellulaires des chaînes de bactéries et de champignons. Tous mes travaux ultérieurs sur les mouches à beurre sont partis de là, quand j’ai compris qu’elles étaient le vecteur idéal des chaînes de micro-organismes. Mark marqua un temps d’hésitation. Toi aussi tu l’appelles Ekaterin ? Enfin, puisque Kareen en était venue à appeler la veuve ainsi lors de leur promenade, il n’y avait guère de raisons qu’Enrique n’en fît pas de même. — Elle va réussir à lire cela ? Autant que Mark avait pu en juger, Enrique écrivait à peu près comme il parlait. — Oh, je ne pense pas qu’elle comprendra la mathématique des flux d’énergie moléculaire, mes directeurs de thèse ont eu du mal à suivre, mais je suis sûr qu’elle comprendra l’essentiel grâce aux animations. Malgré tout, je pourrais peut-être faire quelque chose de moins abstrait, rendre les choses plus accessibles au premier abord… Je dois avouer que c’est un tantinet aride. Il se mordit la lèvre et se pencha sur la console. Au bout d’une minute, il demanda : — Tu peux trouver un mot qui rime avec glyoxylate ? — Non, pas comme ça. Essaie orange. Ou argent. — Ces mots-là ne riment avec rien. Si tu ne peux pas m’aider, Mark, va-t’en. — Qu’est-ce que tu fabriques ? — Isocitrate, bien sûr, mais ça ne colle pas tout à fait… J’essaie de voir si je peux produire un effet plus frappant en mettant l’abstraction sous forme de sonnet. — Ça me paraît absolument… stupéfiant. — Tu trouves ? Le visage d’Enrique s’épanouit et il se remit à fredonner. — Thréonine, serine, molaire, polaire… — Biliaire, proposa Mark au hasard, rapière… Enrique le chassa d’un geste agacé. Merde. L’Escobaran n’était pas censé perdre un temps de cogitation précieux à écrire de la poésie. Il était censé concevoir des interactions de molécules à longue chaîne avec des flux d’énergie ad hoc. Mark l’observa : penché sur sa console, les sourcils froncés, tordu comme un bretzel. Même Enrique ne pouvait rêver attirer une femme avec sa thèse. Ou était-il le seul à pouvoir imaginer cela ? Après tout, c’était la seule et unique réussite de sa courte vie. Mark devait l’admettre, la femme qu’il pourrait séduire ainsi serait faite pour lui, mais… mais pas celle-là. Pas celle dont Miles était tombé amoureux. Toutefois, Mme Vorsoisson était excessivement bien élevée. Elle lui dirait un mot gentil, même si ce qu’il proposait lui paraissait effarant. Et Enrique, qui était aussi sevré de tendresse que… que quelqu’un que Mark connaissait fort bien, se ferait des idées… Organiser le déménagement du labo vers son nouveau site dans le district lui parut soudain une tâche beaucoup plus urgente. Il sortit sur la pointe des pieds sans faire de bruit. Arrivé dans le hall, les murmures joyeux d’Enrique lui parvenaient encore : — Muco polysaccharide, hum, elle est bonne, celle-là, j’aime le rythme, mu-copo-lysacch-a-ride… Le spatioport de Vorbarr Sultana connaissait une certaine accalmie en ce milieu de soirée. Ivan scrutait le grand hall d’un œil impatient et passait sans cesse son bouquet d’orchidées au parfum musqué d’une main à l’autre. Il espérait que Lady Donna n’arriverait pas trop fatiguée par le décalage et accepterait de passer un moment avec lui. Les fleurs lui paraissaient le moyen parfait pour renouer une relation. Pas assez spectaculaire et voyant pour suggérer le désespoir, mais assez élégant et coûteux pour faire comprendre à une personne aussi fine que Donna qu’il s’intéressait sérieusement à elle. À côté d’Ivan, Byerly Vorrutyer, les bras croisés, s’appuyait confortablement contre un pilier. Il jeta au bouquet un petit sourire à la Byerly qu’Ivan remarqua mais préféra ignorer. Byerly pouvait représenter une source de commentaires plus ou moins pleins d’esprit, mais certainement pas un rival pour les projets amoureux de son cousin. Quelques souvenirs furtifs du rêve érotique qu’il avait fait la nuit dernière mirent l’esprit d’Ivan au supplice. Il proposerait à Donna de lui porter ses bagages, ou plutôt une partie, ce qu’elle aurait à la main, pour qu’elle puisse prendre les fleurs. Il se souvenait qu’elle ne voyageait pas léger. Sauf si elle débarquait avec un réplicateur utérin contenant le clone de Pierre. Ça, Byerly s’en débrouillerait. Pas question que lui y touche, même avec des gants. Byerly était resté muet comme une tombe sur ce que Lady Donna était allée chercher sur Beta pour empêcher son cousin Richard d’hériter. Mais, de toute façon, il faudrait bien que quelqu’un essaie le coup du clone un jour ou l’autre. Son cousin Vorkosigan risquait de se retrouver avec les complications politiques sur les bras, mais lui, en tant que Vorpatril, pourrait passer au large. Il ne votait pas au Conseil des Comtes, Dieu merci. Byerly se décolla de son pilier et fit un bref signe de la main. — Les voilà. Ivan suivit son regard. Trois hommes s’approchaient. Celui de droite, cheveux blancs et visage sinistre, répondit au salut de Byerly et, même sans uniforme, Ivan reconnut le chef des gardes du défunt comte Pierre. Comment s’appelait-il, déjà ? Szabo. Bien, Lady Donna avait emmené aide et protection pour son long voyage. Le grand gaillard sur la gauche, lui aussi en civil, était un autre des gardes de Pierre. Son âge et le fait qu’il pilotait la palette flottante chargée de trois malles indiquaient son statut de subordonné. L’expression de son visage trahissait un sentiment qu’Ivan connaissait bien, une perplexité commune aux Barrayarans de retour de leur première visite sur Beta : tous hésitaient entre tomber à genoux et embrasser le sol ou tourner les talons et courir reprendre la navette. L’homme au centre, Ivan ne l’avait jamais vu. Athlétique, de taille moyenne, souple plutôt que musculeux, ses épaules remplissaient cependant sans peine sa tunique noire très sobre. Seule une fine ganse gris clair rappelait le style pseudo-militaire barrayaran. La discrétion de sa tenue mettait en valeur sa silhouette mince et sa belle apparence : teint clair, épais sourcils, cheveux noirs coupés court, opulente barbe noire et moustache. Il marchait d’un pas énergique. Ses yeux d’un marron électrique semblaient photographier l’endroit comme s’ils le voyaient pour la première fois. Bon Dieu, Donna avait-elle dégotté un amant Betan ? Voilà qui pourrait s’avérer gênant. Lorsqu’ils s’approchèrent, Ivan se rendit compte que le type n’était pas un simple gamin. Il avait au moins trente-cinq ans et lui semblait vaguement familier. Bon sang, on aurait dit un vrai Vorrutyer : les cheveux, le regard, et cette morgue narquoise. Un fils inconnu de Pierre ? La raison secrète expliquant enfin pourquoi le comte ne s’était jamais marié ? Il aurait fallu que Pierre ait environ quinze ans au moment de concevoir ce gaillard, mais ce n’était pas impossible. Byerly échangea un salut cordial avec l’étranger souriant et se tourna vers Ivan. — Je ne pense pas que vous ayez besoin d’être présentés, non ? — Je crois bien que si, protesta Ivan. Le sourire pâle du type s’épanouit, et il tendit une main qu’Ivan serra machinalement. Il avait la poignée de main ferme et sèche. — Lord Dono Vorrutyer, pour vous servir, Lord Vorpatril. Il avait une agréable voix de ténor, pas d’accent Betan, mais au contraire l’accent des Vor cultivés. Ce fut le sourire de ses yeux, brillant comme des braises, qui trahit la vérité. — Oh, merde ! laissa échapper Ivan en retirant sa main avec un mouvement de recul. Donna, tu n’as pas fait ça ! La médecine Betane, si. Et la chirurgie Betane. Sur Bêta, à condition d’avoir de l’argent et de prouver que l’on était un adulte librement consentant, ils pouvaient et acceptaient de tout faire. — Si tout se passe comme je l’espère au Conseil, je serai bientôt le comte Dono Vorrutyer, poursuivit doucement Donna… ou Dono… ou qu’importe. — Ou tuée sur place. Tu n’imagines pas sérieusement que ça va marcher ? dit Ivan qui n’en croyait pas ses yeux. Il ou elle jeta un œil en direction de Szabo qui redressa le menton. — Crois-moi, nous avons pesé tous les risques avant de nous décider. Soudain, il ou elle aperçut les orchidées qu’Ivan serrait dans sa main gauche. — Oh ! C’est pour moi ? Que c’est gentil ! minauda-t-elle. Elle les lui prit et les porta à son nez. La barbe cachée, elle battit modestement des cils dans sa direction par-dessus le bouquet et, horreur, redevint soudain Lady Donna. — Ne faites pas cela en public, dit Szabo entre ses dents. — Excuse-moi, Szabo. (Sa voix retrouva son timbre grave et masculin.) Je n’ai pas pu résister. Je veux dire, c’est Ivan. Je me contrôlerai à l’avenir, promis. Lord Dono renversa le bouquet la tête en bas le long de sa jambe comme s’il avait tenu une lance et, épaules rejetées en arrière, pieds écartés, prit une pose quasi militaire. — C’est mieux, concéda à propos Szabo. Ivan écarquillait les yeux, fasciné et horrifié à la fois. Il regarda le talon des bottines de Lord Dono, il n’était pas particulièrement haut. — Les médecins Betans t’ont aussi fait grandir ? — Je fais la même taille. Bien des choses ont changé, Ivan, mais pas cela. — Mais tu es plus grande, merde, au moins de dix centimètres. — Dans ta tête uniquement. C’est l’un des effets psychologiques fascinants de la testostérone avec les extraordinaires changements d’humeur. Je suis en train de découvrir tout cela. Quand nous serons arrivés, tu me mesureras, tu verras. — Je suggère que nous continuions cette conversation dans un endroit plus discret, intervint Byerly. Votre limo vous attend, Lord Dono, ainsi que votre chauffeur, dit-il en effectuant une petite révérence ironique à l’intention de sa cousine. — Vous… vous n’avez pas besoin de moi. Je ne veux pas m’immiscer dans votre réunion familiale, dit Ivan en commençant à s’éloigner. — Oh si, oh si. Un sourire sardonique aux lèvres, les deux Vorrutyer s’emparèrent chacun de l’un des bras d’Ivan et l’entraînèrent vers la sortie. La poigne musclée de Dono se révéla plus convaincante qu’un discours. Les gardes leur emboîtèrent le pas. La voiture officielle de feu le comte Pierre les attendait là où Byerly l’avait laissée. Le chauffeur, vêtu de la célèbre livrée bleu et gris des Vorrutyer, se précipita pour ouvrir le cockpit arrière. Il jeta un regard en coin au nouveau Lord mais sans paraître le moins du monde surpris par sa transformation. Le jeune garde termina de charger les modestes bagages et se glissa à l’avant à côté du chauffeur. — Bon Dieu, Joris, je suis content d’être revenu. Tu ne croirais pas ce que j’ai vu sur Beta. Le cockpit se referma sur Dono, Ivan, Byerly et Szabo, les privant de la suite de la conversation, et la voiture quitta le spatioport. Ivan se tordit le cou et demanda, incrédule : — Tu n’avais pas plus de bagages que cela ? Il fallait une deuxième voiture autrefois pour transporter ceux de Lady Donna. Où est le reste ? Lord Dono se cala sur son siège, releva le menton et étendit les jambes. — J’ai tout jeté sur Bêta. Une valise, c’est tout ce que je demande à mes gardes de porter. En vieillissant, on apprend. Ivan nota le possessif mes gardes. — Ils sont… vous êtes tous dans le coup ? — Bien sûr, répondit Dono sans la moindre gêne. Il le fallait. On s’est réunis le soir après la mort de Pierre. Szabo et moi leur avons présenté notre plan et ils m’ont juré fidélité. — Hum… quelle loyauté ! — Nous avions vu Lady Donna gérer le district pendant des années, dit Szabo. Même ceux de mes hommes qui n’étaient pas… pas très emballés par le plan, sont nés et ont grandi dans le district, ils y sont très attachés, ils ne voulaient pas le voir revenir à Richard. — Je suppose que vous avez eu l’occasion de l’observer lui aussi au fil du temps, concéda Ivan avant d’ajouter : Comment a-t-il réussi à vous dresser tous contre lui du jour au lendemain ? — Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain, dit By, Richard n’est pas si fort que cela. Il lui a fallu des années d’efforts constants. — Je doute, dit Dono d’un ton soudain glacial, que cela intéresse quelqu’un aujourd’hui de savoir qu’il a essayé de me violer quand j’avais douze ans. Et comme je me suis battue pour le repousser, il a noyé mon petit chien pour se venger. Après tout, ça n’a intéressé personne à l’époque. — Sois indulgente avec ta famille, intervint Byerly, Richard les a convaincus que tu étais responsable de la mort du chiot. Il a toujours été très fort pour ce genre de mensonge. — Toi, tu m’as crue. Tu as été pratiquement le seul. — Oui, mais j’avais eu l’occasion de bien connaître Richard, répondit Byerly sans donner davantage d’explications. — Je n’étais pas encore au service de votre père, dit Szabo, peut-être pour se disculper. — Estime-toi heureux, soupira Dono. Parler de laisser-aller pour décrire l’état de la maison serait un euphémisme. Et personne n’a pu remettre de l’ordre tant que le vieil homme a été en vie. — Compte tenu de l’état de santé du comte Pierre, poursuivit Szabo, Richard Vorrutyer considère le titre et le district comme sa propriété depuis vingt ans. Ce n’était pas son intérêt de voir le pauvre Pierre aller mieux, ou fonder une famille. Je sais qu’il a soudoyé les parents de la première jeune dame à laquelle Pierre a été fiancé pour qu’ils rompent et la marient ailleurs. Il a fait échouer la deuxième tentative de Pierre en faisant parvenir à la famille de la fille certaines pièces de son dossier médical secret. On n’a jamais pu prouver que la mort de la troisième fiancée dans un accident de naviplane était autre chose qu’un accident, mais Pierre n’en a pas cru un mot. — Pierre croyait parfois des choses bizarres, fit remarquer Ivan. — Je ne crois pas non plus qu’il s’agissait d’un accident, dit Szabo d’un ton sec. Le pilote était l’un de mes meilleurs hommes. Il a été tué aussi. — Oh ! Euh… mais la mort de Pierre n’est pas suspecte ? — Je ne pense pas que la maladie circulatoire qui sévit dans sa famille l’aurait tué s’il n’avait pas été trop déprimé pour prendre soin convenablement de sa santé. — J’ai essayé, Szabo, dit Dono-Donna d’une voix sans timbre. Mais après l’histoire de la fuite de son dossier médical, il était devenu parano avec les médecins. — Oui, je sais. Szabo se mit à lui caresser la main, mais il se reprit et lui donna une bourrade sur l’épaule pour le réconforter. Dono, lui, le remercia d’un petit sourire crispé. — Dans tous les cas, il était évident qu’aucun des gardes loyaux envers Pierre, et nous l’étions tous, Dieu le garde, ne tiendrait cinq minutes au service de Richard. Sa première décision, et nous l’avions tous entendu le dire, serait de se débarrasser de ceux qui étaient fidèles à Pierre pour installer ses propres créatures. La sœur de Pierre aurait été la première à partir, bien sûr. — Si Richard avait une once d’instinct de conservation, murmura Dono. — Il aurait pu faire cela ? demanda Ivan, peu convaincu. Te chasser de ta propre maison ? Le testament de Pierre ne te donne aucun droit ? — De la maison, du district, de tout. Pierre n’a pas fait de testament. Il ne voulait pas désigner Richard comme son successeur, il n’aimait guère non plus ses frères et ses sœurs, et je crois que jusqu’au bout il espérait lui couper l’herbe sous le pied en se donnant lui-même un héritier. Grâce à la médecine moderne, Pierre aurait pu espérer vivre encore quarante ans. Tout ce que j’aurais eu en tant que Lady Donna, c’aurait été le maigre rapport de mes dots. — Cela ne me surprend pas, dit Ivan, mais tu crois vraiment que ton plan va marcher ? Je veux dire, Richard est l’héritier présomptif. Quoi que tu sois à présent, tu n’étais pas le frère cadet de Pierre au moment de sa mort. — C’est le point clé du plan. L’héritier d’un comte n’hérite au moment de la mort de son prédécesseur que s’il a déjà été intronisé par le Conseil. Sinon, le district reste sans héritier jusqu’à ce que le Conseil prenne sa décision. À ce moment-là, dans une ou deux semaines, je serai visiblement le frère de Pierre. Ivan se tordit la bouche en essayant de comprendre tout cela. À en juger par l’aspect de la tunique noire bien ajustée, les superbes seins avec lesquels… passons… quoi qu’il en soit, ils avaient manifestement disparu. — Tu t’es vraiment fait opérer… qu’as-tu fait de… tu n’es pas devenue hermaphrodite, dis ? Où sont passés tes… — Tu veux dire mes organes féminins ? Je les ai largués en même temps que mes bagages. On voit à peine les cicatrices. Le chirurgien était très fort. Ils avaient fait leur temps. Dieu m’est témoin que je ne les regrette pas une seconde. Ivan, lui, les regrettait déjà. Terriblement. Il s’efforça de chasser l’espoir de sa voix. — Je me demandais si tu les avais fait congeler. Au cas où ton plan ne marcherait pas, ou si tu changeais d’avis. Je sais qu’il y a des Betans qui changent de sexe trois ou quatre fois dans leur vie. — Oui, j’en ai rencontré à la clinique. Ils m’ont beaucoup aidée, je dois dire. Szabo se contenta de rouler légèrement des yeux. Était-il devenu l’aide de camp de Lord Dono, son ordonnance ? Il était d’usage pour le chef des gardes d’un comte de jouer ce rôle. Il avait dû assister à tout, en détail. Deux témoins. Elle a pris deux témoins. — Non, poursuivit Dono. Si jamais je changeais, et je n’en ai pas l’intention, quarante ans, ça suffit, je recommencerais avec de nouveaux organes clones, comme je viens de le faire. Je pourrais me retrouver vierge. Quelle horreur ! Ivan hésita avant de se décider à demander : — Tu n’as pas eu besoin d’ajouter un chromosome Y ? Où l’as-tu trouvé ? Ce sont les Betans qui te l’ont fourni ? Il lorgna du côté de l’entrejambe de Dono et détourna aussitôt les yeux. — Est-ce que Richard peut prétendre que… que l’héritier est en partie Betan ? — J’y ai pensé. Je l’ai pris sur Pierre. — Tu n’as pas… tu ne t’es pas fait cloner tes organes mâles à partir des siens ? Ivan s’étranglait en pensant à cette idée grotesque. Son esprit la refusait. S’agissait-il d’une sorte d’inceste technologique, ou quoi ? — Non, non ! Bien sûr, j’ai emprunté un minuscule morceau de tissu à mon frère, il n’en avait plus besoin, ensuite les médecins Betans y ont prélevé un morceau de chromosome pour l’introduire dans mes nouveaux organes clones. Mes testicules ont un peu moins de deux pour cent de Pierre, ça dépend du mode de calcul. Si jamais je décidais de donner un surnom à ma queue comme le font certains mecs, j’imagine qu’il faudrait que je l’appelle Pierre. Je n’en ai pas très envie. J’ai l’impression qu’elle est bien à moi. — Mais les chromosomes de ton corps, ils sont toujours XX ? — À vrai dire, oui, concéda Dono mal à l’aise en se grattant la barbe. Je m’attends que Richard soulève ce point-là, s’il y pense. J’ai bien envisagé le traitement rétrogénétique pour une transformation complète, mais je n’avais pas le temps. Et puis les complications sont imprévisibles. Pour une greffe de gènes de cette importance, le résultat n’est en général pas meilleur que pour une mosaïque cellulaire partielle, c’est une chimère, une question de chance. Parfait pour guérir certaines maladies génétiques, mais pas la maladie légale liée à la possession de quelques cellules femmes. Mais sois rassuré, la partie de mes tissus qui me permettra de donner naissance au prochain petit héritier Vorrutyer est incontestablement XY et aussi exempte de toute maladie génétique, imperfection ou mutation. Le prochain comte Vorrutyer ne souffrira pas du cœur. La queue a toujours été l’attribut le plus important pour un comte, non ? L’histoire le prouve. Byerly gloussa et fit un X avec ses doigts en direction de son entrejambe. — Ils laisseront peut-être voter la queue. Dono, son sceau ! — Ce ne serait pas la première fois qu’un vrai gland siégerait au Conseil des Comtes. J’espère une victoire plus complète. C’est là que tu interviens, Ivan. — Moi ? Je n’ai rien à voir dans cette affaire. Je ne veux rien avoir à y faire… Les protestations véhémentes d’Ivan furent interrompues par l’arrivée de la voiture devant la maison des Vorrutyer. Plus ancienne que la Résidence Vorkosigan, elle ressemblait davantage à une forteresse. Ses austères murs de pierre projetaient sur le trottoir des ombres étoilées qui prenaient en enfilade ce qui autrefois, du temps de la splendeur de la grande maison, avait été une rue boueuse décorée de fumier de cheval. Le rez-de-chaussée n’avait pour toute fenêtre que d’étroites archères. De lourdes doubles portes en bois renforcées de métal, dépourvues de toute sculpture ou autre élément décoratif, donnaient accès à la cour intérieure. Obéissant à un signal automatique, elles s’ouvrirent en grand et la limo se glissa dans le passage exigu. Des chauffeurs moins habiles avaient laissé des traces de peinture sur les murs. Ivan se demanda si les meurtrières percées dans la voûte du toit étaient encore opérationnelles. Sans doute. L’endroit avait été restauré en pensant à la défense par le grand général-comte Pierre le Sanguinaire Vorrutyer lui-même. Celui-ci était surtout célèbre en tant que fidèle bras droit et chef de bande de l’Empereur Dorca pendant la guerre civile qui avait mis un terme au pouvoir des comtes indépendants, juste avant la fin de la Période de l’Isolement. Ledit Pierre s’était fait de solides ennemis auxquels il avait survécu jusqu’à un âge avancé. Il avait fallu l’invasion des Cetagandans et de leurs armes technologiques pour en venir à bout, non sans mal, après un siège coûteux et de triste mémoire, mais épargnant cette maison, bien sûr. La fille aînée du vieux Pierre avait épousé un ancien comte Vorkosigan, ce qui expliquait que le deuxième prénom de Mark soit Pierre. Ivan se demandait ce que le vieux Pierre penserait de ses descendants. Peut-être que Richard serait son préféré. Peut-être son fantôme continuait-il à hanter les lieux. Ivan frissonna en posant le pied sur les pavés noirs de la cour. Le chauffeur partit garer la voiture et Lord Dono les entraîna vers un escalier de granit noir qu’il grimpa quatre à quatre pour entrer dans la maison. Il s’arrêta pour embrasser le sombre palier aux murs de pierre. — Première chose, je vais faire mettre davantage de lumière ici, dit-il à Szabo. — Première chose, faire mettre le titre à votre nom, rétorqua froidement le garde. — À mon nouveau nom, acquiesça Dono avant de s’avancer à l’intérieur. Il y faisait si sombre qu’on ne distinguait pas la pagaille indescriptible qui y régnait. Apparemment tout avait été laissé tel quel depuis le jour où le comte Pierre s’était rendu dans son district pour la dernière fois quelques mois plus tôt. Les autres pièces dégageaient une odeur de vieux et de moisi. Après avoir grimpé deux autres escaliers sinistres, ils finirent par arriver dans la chambre abandonnée du défunt comte. — Je crois que je vais dormir ici ce soir. Il me faut des draps propres. — Oui, Monseigneur. Byerly dégagea une pile de transparents, des vêtements sales, des restes de fruits secs et autres détritus d’un fauteuil et s’y installa confortablement, jambes croisées… Dono fit le tour de la chambre, regardant tristement les quelques objets personnels abandonnés par son frère, ramassant et reposant deux brosses à cheveux – Pierre perdait les siens –, des bouteilles d’eau de Cologne vides et de la menue monnaie. — Je veux que cette maison soit nettoyée dès demain. Je n’attendrai pas d’avoir le titre pour cela si je dois vivre ici. — Je connais une entreprise sérieuse, ne put s’empêcher de proposer Ivan. Ils font le ménage pour Miles quand le comte et la comtesse sont absents. Dono adressa un signe à Szabo qui s’empressa de noter les coordonnées sur son agenda électronique. — Richard a tenté par deux fois de s’emparer de la bicoque en votre absence, raconta Byerly. La première fois, les gardes ont tenu bon et refusé de le laisser entrer. — On peut compter sur eux, murmura Szabo. — La deuxième fois, il est venu avec un groupe de gardes municipaux et un ordre qu’il avait extorqué par la ruse à Lord Vorbohn. Ton officier de garde m’a appelé, et j’ai réussi à obtenir un contrordre du Lord Gardien et à les faire partir. J’ai trouvé ça fort excitant pendant un moment, toutes ces bousculades et tentatives pour passer en force. Mais personne n’a sorti d’armes et il n’y a pas eu de blessés, quel dommage ! Nous aurions pu faire un procès à Richard. Dono poussa un soupir, s’assit sur le bord du lit et croisa les jambes. — Nous avons assez de procès comme cela, mais merci, Byerly. — Sous les genoux si vous ne pouvez faire autrement, dit Szabo. Genoux écartés, c’est mieux. Dono corrigea aussitôt sa posture et croisa les chevilles. — Mais Byerly s’assied ainsi. — Byerly n’est pas le meilleur exemple d’homme à imiter. Celui-ci fit la moue et tendit le bras en laissant retomber mollement le poignet. — Vraiment, Szabo, comment peux-tu être aussi cruel ? J’ai sauvé ta demeure, quand même. Personne ne fit attention à lui. — Et Ivan ? demanda Dono en détaillant ce dernier des pieds à la tête au point qu’il ne savait plus comment se tenir. — Hum… pas mal. Le meilleur modèle, si vous vous souvenez de son allure, ce serait Aral Vorkosigan. Lui, c’est la force et le pouvoir en mouvement. Son fils ne se débrouille pas mal non plus, il parvient à occuper davantage que son espace corporel. Toutefois, il est encore un peu étudié. Le comte Vorkosigan impose sa présence. Lord Dono fronça ses épais sourcils noirs et se leva. Il traversa la pièce d’un pas décidé, retourna une chaise et s’assit à califourchon, les bras croisés sur le dossier. Il posa le menton sur ses bras et sourit. — Oui, bien vu, dit Szabo. Continuez de travailler là-dessus. Essayez d’occuper davantage d’espace avec vos coudes. Dono posa une main sur sa cuisse, coude vers l’extérieur. Au bout d’un moment il se leva d’un bond et alla ouvrir en grand la porte du placard de Pierre dans lequel il se mit à fouiller. Une tunique d’uniforme de la maison Vorrutyer vola et vint atterrir sur le lit, suivie d’un pantalon et d’une chemise. Puis une botte, et une autre, tombèrent lourdement au pied du lit. Dono émergea du placard, couvert de poussière et les yeux brillants. — Pierre n’était pas beaucoup plus grand que moi, et j’ai toujours pu porter ses chaussures avec des chaussettes épaisses. Fais venir une couturière ici demain. — Un tailleur, corrigea Szabo. — Oui, un tailleur. Nous verrons ce que je peux récupérer de tout cela en attendant. — Bien, Monseigneur. Dono entreprit de déboutonner sa tunique noire. — Je crois qu’il est désormais temps que je m’en aille, dit Ivan. — Asseyez-vous, Lord Vorpatril, je vous en prie, dit Szabo. — Oui, viens t’asseoir près de moi, insista Byerly en tapotant le bras de son fauteuil. — Assieds-toi, Ivan, grogna Lord Dono. Il plissa soudain ses yeux de braise et murmura : — Pense au bon vieux temps, quand tu te précipitais dans ma chambre pour me regarder me déshabiller, au lieu de t’enfuir en courant. Tu veux que je verrouille la porte et que je te fasse jouer à trouver la clé ? Ivan ouvrit la bouche, leva un doigt furieux pour protester et se ravisa. Il se laissa tomber dans un fauteuil près du lit. Il lui apparaissait soudain fort déraisonnable de dire : Tu n’oserais pas à l’ancienne Lady Donna Vorrutyer. Il croisa les chevilles, les décroisa aussitôt, écarta les jambes, les croisa de nouveau tout en se tordant les mains, visiblement très mal à l’aise. — Je ne vois pas pourquoi vous avez besoin de moi. — Pour que vous puissiez voir, dit Szabo. — Pour que tu puisses témoigner, dit Dono. La tunique atterrit sur le lit à côté d’Ivan, le faisant sursauter. Un T-shirt noir suivit. Dono avait dit vrai à propos du chirurgien Betan. Aucune cicatrice n’était visible. Ivan découvrit une petite touffe de poils noirs sur sa poitrine, et des muscles bien dessinés. La tunique n’avait pas eu besoin d’épaulettes. — Pour que tu puisses cancaner, bien sûr, dit Byerly. Ses lèvres légèrement écartées trahissaient soit un intérêt vaguement lubrique pour le spectacle, soit un profond amusement devant l’embarras d’Ivan, soit plus probablement les deux. — Tu crois que je vais raconter à quelqu’un que j’étais ici ce soir… ? D’un geste rapide, Dono balança son pantalon noir sur le lit, et son caleçon suivit. Il se planta devant Ivan, le visage éclairé d’un grand sourire gourmand. — Alors ? Qu’en penses-tu ? Ils ont fait du bon boulot sur Beta, ou pas ? Ivan le regarda en biais, puis détourna les yeux. — Tu… tu as l’air normal, admit-il avec quelque réticence. — Pendant que tu y es, montre-moi, dit Byerly. Dono se tourna vers lui. — Pas mal, mais tu ne serais pas un peu… ah… un peu jeune ? — Ils ont fait ça vite. Bien, mais vite. Je suis sorti de l’hôpital pour bondir directement dans le vaisseau de saut. Le docteur m’a dit que mes organes atteindraient leur taille adulte in situ. D’ici quelques mois. Je ne sens déjà plus les incisions. — Oh, ricana Byerly, la puberté ! Quelle chance tu as ! — Oui, mais en avance rapide. Les Betans m’ont grandement facilité la tâche. Il faut reconnaître que ces gens-là maîtrisent leurs hormones. — Mon cousin Miles dit que quand on lui a remplacé le cœur, les poumons et les intestins, il a eu besoin d’une année complète avant de retrouver son souffle et son énergie. Il fallait que les organes finissent de se développer jusqu’à leur taille adulte après l’implantation. Je suis sûr que tout va bien se passer. Au bout d’un moment, il ajouta : — Alors, ça fonctionne ? Dono tendit le bras pour récupérer son caleçon et l’enfila. — Je peux pisser debout, ouais. Pour le reste, bientôt, j’espère. J’attends avec impatience ma première carte de Barrayar. — Mais est-ce qu’une femme va vouloir… Ce n’est pas comme si ça restait secret. Tout le monde saura qui tu étais… Szabo-Pygmalion ne pourra pas te montrer ça. Szabo esquissa un léger sourire. La seule expression qu’Ivan lui avait vu trahir de toute la soirée. Dono secoua la tête et attrapa le pantalon d’uniforme. — Ivan, Ivan, je t’ai montré, non ? Je vais devoir affronter des tas de problèmes. Savoir comment je vais perdre mon pucelage n’en fait pas partie. Vraiment pas. — Ça… ce n’est pas juste, dit Ivan d’une voix mal assurée. Je veux dire, nous, nous avons dû découvrir tout cela à treize ans. — Contre, disons, douze ? demanda Dono d’une voix ferme. Il boucla la ceinture de son pantalon, il ne tombait pas trop bien sur les hanches ; il enfila la tunique et fit la grimace en se regardant dans la glace. Il resserra le tissu en trop sur les côtés. — Ouais, ça ira. Le tailleur devrait pouvoir la reprendre d’ici demain soir. Je veux porter cet uniforme pour aller présenter mes preuves à Vorhartung Castle. Ivan devait avouer que Lord Dono aurait beaucoup d’allure dans l’uniforme bleu et gris de la maison Vorrutyer. Ce serait peut-être le bon moment pour faire valoir ses droits Vor et se procurer un billet pour assister à la réunion du Conseil des Comtes depuis un siège discret au fond de la galerie des visiteurs. Juste pour voir, pour reprendre une des expressions favorites de Gregor. Gregor… — Gregor est au courant de tout cela ? Tu lui as exposé ton plan avant de partir pour Beta ? demanda-t-il brusquement. — Non, bien sûr que non, répondit Dono en s’asseyant sur le bord du lit pour enfiler ses bottes. Ivan sentit sa mâchoire se crisper. — Vous avez perdu la tête ? — Comme le dit quelqu’un, je crois que c’est ton cousin Miles, il est plus facile d’obtenir pardon que permission. Dono se leva et alla jusqu’au miroir contempler l’effet produit par les bottes. Ivan se prit la tête à deux mains. — D’accord. Vous deux, non, vous trois, vous m’avez traîné ici parce que vous prétendiez avoir besoin de mon aide. Eh bien, je vais vous donner un bon conseil, et gratuit. Vous pouvez me prendre en traître et hurler de rire si ça vous chante. Ce ne sera pas la première fois que je jouerai les têtes de Turc. Vous pouvez prendre Richard en traître avec ma bénédiction. Vous pouvez prendre en traître tout le Conseil des Comtes. Mon cousin Miles, je vous en prie, ça m’amuserait de voir. Mais si vous ne voulez pas tout gâcher, je veux dire, si vous ne voulez pas que cela se termine en grosse farce, ne prenez surtout pas Gregor en traître. Byerly, soudain perplexe, fit la grimace. Dono se détourna du miroir et lança à Ivan un regard pénétrant. — Tu veux dire qu’il faut aller le voir ? — Oui, je ne peux pas vous y obliger, mais si vous ne le faites pas, je refuse catégoriquement d’avoir quoi que ce soit à voir dans cette histoire. — Gregor peut étouffer mes projets dans l’œuf d’un seul mot. Avant même que j’aie fait le premier pas. — Il le peut, mais il ne le fera pas sans une solide raison. Ne lui donne pas cette raison. Gregor a horreur des surprises. — Je croyais qu’il était plutôt facile à vivre, je veux dire, pour un Empereur. — Non, répliqua Ivan d’un ton ferme. Il ne parle pas beaucoup, ça n’a rien à voir. Vous n’avez pas intérêt à le mettre en colère. — Il est comment quand il est en colère ? demanda Byerly. — Exactement comme d’habitude. C’est ça qui fait froid dans le dos. Dono leva la main au moment où Byerly ouvrait de nouveau la bouche. — Byerly en plus de l’occasion de t’amuser, tu as traîné Ivan ici ce soir à cause de ses relations, du moins c’est ce que tu as prétendu. À mon avis, il ne faut pas ignorer les conseils de ses propres experts. — Ce n’est pas comme si on le payait, rétorqua Byerly en haussant les épaules. — Il me doit une vieille faveur, ça me coûte de réclamer, des faveurs comme cela, je ne pourrai plus lui en rendre. Que suggères-tu, Ivan ? — Demande une audience à Gregor. Avant de parler ou de voir qui que ce soit, même par console interposée. Lève la tête, regarde-le dans les yeux et… Une idée saugrenue lui était soudain venue. — Attends, dis-moi, tu n’as jamais couché avec lui ? Les lèvres et la moustache de Dono frémirent de plaisir. — Non, hélas. Une occasion manquée que je regrette profondément, crois-moi. Ivan poussa un soupir de soulagement. — Bon, alors, contente-toi de lui exposer tes intentions. Défends tes droits. Soit il décidera de te laisser poursuivre, soit il t’en empêchera. S’il t’arrête, le pire sera derrière toi. S’il décide de te laisser continuer… eh bien, tu auras un allié dans l’ombre contre lequel même Richard ne pourra rien. Dono s’appuya contre le bureau de Pierre et pianota dessus, soulevant la poussière. Les orchidées gisaient oubliées dans un coin. Fanées, comme les rêves d’Ivan. Dono fit la moue. — Tu peux nous obtenir une audience ? — Je… euh… Le regard de Dono se fit plus pressant. — Demain ? — Ah… — Matin ? — Pas le matin, protesta faiblement Byerly. — De bonne heure, insista Dono. — Je… je vais voir ce que je peux faire, réussit à articuler Ivan. Le visage de Dono s’éclaira. — Je te remercie. Certes, les Vorrutyer lui avaient arraché une promesse, mais au moins ils acceptaient à présent de laisser leur captif s’en aller, afin qu’il puisse se dépêcher de rentrer chez lui et appeler l’Empereur Gregor. Lord Dono insista même pour que son chauffeur le raccompagne, contrariant ainsi le faible espoir que caressait Ivan de se faire attaquer et assassiner dans une rue sombre de Vorbarr Sultana en regagnant son appartement à deux pas de là, et d’échapper ainsi aux conséquences des révélations de la soirée. Seul à l’arrière de la limo, Ivan adressa une brève prière pour que l’agenda de Gregor soit trop plein pour pouvoir accorder l’audience demandée. Mais il était plus probable qu’il serait à ce point surpris qu’Ivan déroge à la règle de discrétion qu’il trouverait immédiatement un créneau. Lord Vorpatril savait d’expérience que, pour des pékins comme lui, il était plus dangereux de provoquer la curiosité de Gregor que sa colère. Une fois en sécurité dans son petit appartement, Ivan verrouilla la porte pour se préserver de tous les Vorrutyer, passés et présents. Dire qu’il s’était imaginé la veille recevant la voluptueuse Donna chez lui… Quel gâchis ! Non que ce Lord Dono ne fasse pas un homme acceptable, mais Barrayar avait bien assez d’hommes. Il serait peut-être possible d’utiliser le stratagème de Donna dans l’autre sens et d’envoyer les mâles en surnombre sur Beta pour les modifier de la manière la plus agréable… l’idée le fit frissonner. Il soupira et sortit à regret la carte secrète qu’il avait réussi à éviter d’utiliser ces dernières années et l’introduisit dans le lecteur de sa console de com. Le factotum de Gregor, un homme vêtu d’un costume civil strict et qui ne se présenta pas – ceux qui utilisaient ce canal savaient – répondit aussitôt : — Oui ? Ah, Ivan. — Je voudrais parler à Gregor, s’il vous plaît. — Excusez-moi, Lord Vorpatril, avez-vous fait exprès d’utiliser ce canal ? — Oui. Le factotum fronça les sourcils de surprise, mais sa main glissa sur le côté et son image disparut. La console sonna. Plusieurs fois. L’image de Gregor apparut enfin. Ivan fut soulagé de le trouver en tenue de jour, il avait craint de le tirer du lit ou de la douche. À l’arrière-plan, il découvrit l’un des salons cossus de la Résidence Impériale et aperçut la silhouette floue et furtive du docteur Toscane. Elle semblait rajuster son corsage. Sois bref. Gregor a manifestement mieux à faire ce soir. J’aimerais bien être à sa place. Le visage impassible de Gregor se teinta de contrariété en reconnaissant Ivan. — Oh, c’est toi. Tu ne m’appelles jamais sur ce canal, Ivan. J’ai cru que c’était Miles. Que se passe-t-il ? Ivan prit une profonde inspiration : — Je viens d’aller chercher… Donna Vorrutyer au spatioport. Elle revient de Beta. Il faut que vous la voyiez. — Pourquoi ? — Je suis certain qu’elle aimerait beaucoup mieux vous l’expliquer elle-même. Moi, je ne suis pour rien là-dedans. — Tu y es, à présent. Lady Donna te demande quelque faveur ? ajouta Gregor d’un ton légèrement menaçant. Ne me mêle pas à tes affaires de cœur, Ivan. — Non, Sire, mais il faut que vous la voyiez, vraiment, il le faut. Le plus vite possible. Demain, demain matin, de bonne heure. Gregor inclina la tête, Ivan avait piqué sa curiosité. — C’est important à ce point ? — À vous d’en juger, Sire. — Si tu ne veux rien avoir à faire là-dedans… Gregor laissa sa phrase en suspens et lança à Ivan un regard inquiétant, puis il tapota sur sa console. — Voyons, je pourrais déplacer… Onze heures précises dans mon bureau. — Merci, Sire. Vous ne le regretterez pas lui parut une affirmation un peu trop optimiste. En fait, Ivan avait autant envie d’ajouter quoi que ce soit que de sauter d’une falaise sans scaphandre anti gravité. Il se contenta de sourire et d’incliner légèrement la tête. Gregor fronça les sourcils d’un air songeur puis, après un court moment de réflexion, il répondit au salut d’Ivan et coupa la liaison. 8 Assise à la console de com du bureau de sa tante, Ekaterin faisait défiler une fois de plus les plantes barrayaranes qui, au fil des saisons, devaient fleurir le long des allées du jardin de Lord Vorkosigan. Le seul effet sensoriel que le programme ne pouvait lui fournir était le parfum. Pour cette expérience fort subtile et chargée d’émotion profonde, il lui faudrait se fier à sa mémoire. Par une douce soirée d’été une bordure de gratherbe émettrait des effluves épicés qui embaumeraient à des mètres à la ronde, mais cette plante était basse, ronde et de couleur terne. Des bouquets d’herbe à nigauds briseraient la monotonie et s’épanouiraient à la bonne saison, mais son parfum écœurant de citrus viendrait contrarier celui de la gratherbe. D’autre part, cette herbe figurait sur la liste des plantes prohibées auxquelles Lord Vorkosigan était allergique. Ah, le chiendentelé ! Ses feuilles verticales jaune pâle et marron seraient du meilleur effet, et son discret parfum se marierait à merveille avec celui de la gratherbe. Un bouquet là, près du petit pont, puis un autre, ici et là. Elle modifia le programme et le fit défiler de nouveau. Beaucoup mieux. Elle but une gorgée de son thé presque froid et regarda l’heure. Elle entendait Tante Vorthys vaquer dans la cuisine. Oncle Vorthys, adepte de la grasse matinée, ne tarderait pas à descendre, ainsi que Nikki. Toute activité esthétique serait alors une cause perdue. Il ne lui restait que quelques jours pour mettre au point sur son programme les derniers raffinements avant de se mettre à travailler avec les vraies plantes en grandeur nature. Et moins de deux heures pour se doucher, s’habiller et se rendre sur le chantier où les ouvriers devaient brancher et tester la circulation d’eau de la rivière. Si tout se passait bien, elle pourrait commencer à installer ses pierres Dendarii le jour même et régler le débit et le murmure de l’eau qui allait les baigner et les caresser. Le gazouillis de la rivière, encore une subtilité pour laquelle son programme ne lui était d’aucun secours, même s’il prenait en compte la maîtrise des bruits parasites. Les murs et les terrasses inclinées avaient été installés et s’avéraient très efficaces pour filtrer les bruits de la ville, exactement comme elle l’avait espéré. Même en hiver le jardin serait calme et paisible. Couvert d’un manteau de neige dont ne dépasseraient que les branches nues des arbustes les plus hauts, l’espace continuerait de flatter le regard et d’apaiser l’esprit et le cœur. Dès ce soir le squelette serait achevé. Demain viendrait la chair, des camions de terre originelle non terraformée arrachée du fin fond du district Vorkosigan. Et le soir, juste avant le dîner de Lord Vorkosigan, elle planterait symboliquement une certaine pousse d’un vieux skellytum du Continent Sud. Il lui faudrait quinze ans, voire davantage, avant de remplir l’espace qui lui était réservé, mais quelle importance ? Ce terrain appartenait aux Vorkosigan depuis deux cents ans. Tout indiquait qu’ils seraient encore là pour le voir en pleine maturité. La continuité. Il fallait ce genre de continuité pour construire un vrai jardin, ou une vraie famille… La sonnette de la porte d’entrée la fit sursauter, et elle se rendit soudain compte qu’elle n’avait pas quitté le vieux tricot de son oncle qu’elle portait en guise de pyjama, et que ses cheveux rebelles s’échappaient du chignon noué sur sa nuque. Elle entendit le pas de sa tante sur les carreaux du hall et elle se raidit, prête à bondir et à disparaître s’il s’agissait d’une visite formelle. Mon Dieu, et si c’était Lord Vorkosigan ? Elle s’était réveillée à l’aube, des plans de jardin plein la tête, et avait gagné sans bruit le rez-de-chaussée pour travailler sans même prendre le temps de se brosser les dents. Mais la voix qui saluait sa tante était celle d’une femme, une femme connue de surcroît. Rosalie ici ? Pourquoi ? Une femme brune d’une quarantaine d’années apparut et lui sourit. Ekaterin lui répondit d’un vague signe de la main et se leva pour aller à sa rencontre dans le hall. Il s’agissait bien de Rosalie Vorvayne, la femme de son frère aîné. Elle ne l’avait pas revue depuis les funérailles de Tienne. Elle portait une tenue classique de jour, veste et jupe d’un vert bronze qui mettait en valeur son teint olivâtre, bien que la coupe fût un peu provinciale et sans grand chic. Elle traînait derrière elle sa fille Edie qu’elle envoya rejoindre son cousin Nikki à l’étage. La gamine n’avait pas encore atteint l’âge ingrat et elle s’éclipsa d’assez bonne grâce. — Qu’est-ce qui vous amène à la capitale à une heure aussi matinale ? demanda Tante Vorthys. — Toute la famille va bien ? ajouta Ekaterin. — Oui, oui, tout le monde va bien. Hugo ne pouvait pas se libérer, c’est pourquoi on m’a envoyée. Je dois aller faire des courses avec Edie un peu plus tard, mais prendre l’autorail du matin, croyez-moi, quelle corvée ! Hugo Vorvayne occupait un poste au Bureau des Mines au Quartier Général de la Région nord dans le district Vordarian, à deux heures de Vorbarr Sultana par l’autorail express. Rosalie avait dû se lever avant le jour pour cette petite excursion, et laisser à leurs occupations pour la journée ses deux aînés, qui eux étaient sortis de l’âge ingrat. — Avez-vous déjeuné, Rosalie ? demanda Tante Vorthys. Vous voulez du thé ou du café ? — Nous avons mangé en route, mais je prendrais un thé avec plaisir, merci. Rosalie et Ekaterin suivirent leur tante dans la cuisine pour l’aider, et les trois femmes se retrouvèrent assises autour de la table devant leur tasse fumante. Rosalie les mit au courant de la santé de son mari, de la réussite de ses fils, et de ce qui s’était passé depuis l’enterrement de Tienne. Soudain elle plissa les yeux et se pencha en avant pour parler sur le ton de la confidence. — Mais pour répondre à votre question, ce qui m’amène ici, c’est toi, Kat. — Moi ? — Tu ne vois pas pourquoi ? Ekaterin se demanda s’il serait grossier de répondre Non, je devrais ? Elle opta pour un compromis et se contenta d’un geste interrogateur et d’un froncement de sourcils. — Ton père a reçu une visite il y a deux jours. Le ton de Rosalie l’invitait à jouer aux devinettes, mais Ekaterin n’avait qu’une envie, en finir au plus vite avec ces obligations sociales et filer sur le site de son jardin. Elle continua de sourire vaguement. Rosalie secoua la tête, se pencha davantage, et tapota la table de son index. — Ma chérie, tu as reçu une proposition très acceptable. — Quel genre de proposition ? Il n’y avait guère de chances que Rosalie vienne lui proposer un contrat pour un autre jardin, mais il ne pouvait s’agir de… — De mariage, de quoi d’autre ? Et je suis heureuse de le dire, d’un Vor très convenable. Tellement attaché aux traditions qu’il a dépêché une Baba de Vorbarr Sultana à ton père au fin fond du Continent Sud. Le vieil homme en est tout retourné. Il a appelé Hugo pour qu’il s’occupe des détails. Après la Baba, il nous a semblé qu’il valait mieux que quelqu’un vienne t’annoncer la bonne nouvelle, plutôt que de le faire sur la console. Nous sommes tous tellement heureux de penser que tu seras bientôt de nouveau établie. Tante Vorthys se redressa. Elle paraissait profondément remuée et porta un doigt à ses lèvres. Un Vor de la capitale, attaché aux traditions et aux convenances, qui cela pouvait-il être, sinon… Le cœur d’Ekaterin fit un bond dans sa poitrine et manqua exploser. Lord Vorkosigan ? Miles, espèce de… comment avez-vous osé faire cela sans me demander mon avis, d’abord ? La tête lui tournait, elle entrouvrit les lèvres, partagée entre la fureur et l’exultation. Espèce de prétentieux petit… ! Mais qu’il la choisisse, elle, pour être sa Lady Vorkosigan, la châtelaine de la magnifique demeure de ses ancêtres et de son district… Il y avait tant de choses à faire dans ce superbe district, tout cela était si passionnant, si excitant… Et Miles lui-même, ô mon Dieu. Ce corps fascinant, couvert de cicatrices, cette intensité brûlante… dans son lit à elle. Ses mains ne l’avaient touchée que deux fois peut-être, mais elles avaient laissé sur sa peau un souvenir indélébile, et son corps avait gardé le souvenir vivace de ces brefs contacts. Elle ne s’était pas autorisée, n’avait pas osé penser à lui de cette façon, mais à présent, libérée de toute censure, sa conscience charnelle de Miles s’épanouissait. Ces yeux gris pleins d’humour, cette bouche mobile si expressive, faite pour les baisers… pour elle, pour elle toute seule. Mais comment avait-il osé la piéger ainsi devant toute sa famille ? Rosalie se renversa sur sa chaise, observa le visage d’Ekaterin, et sourit. — Tu es heureuse ? Devrais-je dire ravie ? Bien ! Pas complètement surprise, me semble-t-il. — Pas… complètement. Je ne le croyais pas. Je préférais ne pas le croire parce que… parce que cela aurait tout gâché… — Nous avions peur que tu ne trouves que c’était trop tôt, après Tienne et tout cela. Mais, d’après la Baba, il voulait prendre tous ses rivaux de vitesse, c’est ce que ton père a dit à Hugo. — Il n’a aucun rival. Ekaterin déglutit, au bord de l’évanouissement. Elle croyait se souvenir de son parfum. Mais comment avait-il pu imaginer qu’elle… — Il fonde de grands espoirs sur sa carrière post-militaire, poursuivit Rosalie. — En effet, il a dit cela. C’est affaire d’orgueil, lui avait dit Miles un jour en expliquant qu’il ambitionnait de voir sa gloire dépasser celle de son père. — Excellente famille. Ekaterin ne put s’empêcher de sourire. — Léger euphémisme, peut-être, Rosalie. — Pas aussi fortuné que d’autres, mais plutôt aisé, et je n’ai jamais pensé que l’argent t’intéressait outre mesure. Même si j’ai toujours considéré que tu devrais t’occuper davantage de toi, Kat. Enfin, oui, Ekaterin avait vaguement compris que les Vorkosigan n’étaient pas aussi riches que d’autres familles de comtes, mais Miles possédait assez d’argent pour qu’elle puisse s’y noyer compte tenu de ses habitudes frugales. Jamais plus elle n’aurait besoin de se priver et d’économiser le moindre sou. Elle pourrait consacrer toute son énergie, toutes ses pensées, à la poursuite de buts plus nobles. Nikki se verrait offrir le maximum de chances. — Bien assez fortuné pour moi, juste ciel ! Mais quelle idée bizarre d’envoyer une Baba sur le Continent Sud pour parler à son père, alors que… Était-il timide à ce point ? Le cœur d’Ekaterin faillit en être ému, sauf qu’elle se demanda si la démarche ne trahissait pas un mépris total pour les sentiments des autres devant ses propres désirs. Timidité ou arrogance ? Ou les deux ? Il pouvait parfois se montrer tellement ambigu… charmeur à nul autre pareil, mais insaisissable comme de l’eau. Pas seulement insaisissable, fuyant. Un illusionniste caractériel. Un frisson la parcourut. Son histoire de jardin n’était-elle qu’un truc, une ruse pour la garder à portée de main ? Toutes les implications se révélèrent soudain. Peut-être n’admirait-il pas son travail. Peut-être qu’il se moquait des jardins comme d’une guigne. Peut-être qu’il la manipulait. Elle se savait affreusement vulnérable à la flatterie. Son besoin maladif de recueillir la moindre miette d’affection l’avait gardée prisonnière de son propre mariage pendant de si longues années. Une sorte de cage menaçante en forme de Tienne semblait se profiler devant elle comme un piège dans lequel un amour vénéneux servirait d’appât. S’était-elle de nouveau trahie ? Elle avait tant voulu être sincère, faire ses premiers pas vers l’indépendance, avoir une chance de démontrer ses talents. Elle s’était imaginé que non seulement Miles, mais la ville entière seraient surpris et émerveillés par son jardin et que les commandes afflueraient… Le début d’une carrière… On ne peut pas tromper un honnête homme, disait le dicton. Ni une femme. Si Lord Vorkosigan l’avait manipulée, il l’avait fait avec son total consentement. Une honte froide vint doucher sa rage brûlante. Rosalie continuait de babiller : –… apprendre la bonne nouvelle au lieutenant Vormoncrief toi-même, ou tu préfères que nous passions par la Baba ? Ekaterin revint brutalement sur terre. — Quoi ? Attends, de qui parles-tu ? — Du lieutenant Vormoncrief, Alexis. — Ce crétin ? s’exclama Ekaterin, saisie d’horreur. Rosalie, ne me dis pas que tu parlais d’Alexis Vormoncrief ? — Pourquoi ? Oui. Qui croyais-tu que c’était ? Tante Vorthys souffla un grand coup et s’appuya contre le dossier de sa chaise. Ekaterin était bouleversée au point que les mots s’échappèrent de sa bouche. — Je croyais que tu me parlais de Miles Vorkosigan. La Professera sursauta. Ce fut au tour de Rosalie d’écarquiller les yeux. — Qui ? Grand Dieu, tu ne parles pas de l’Auditeur Impérial, dis ? Ce petit bonhomme grotesque qui est venu à l’enterrement de Tienne et a à peine desserré les dents ? Pas étonnant que je t’aie trouvée un peu bizarre. Non, non, non. Elle s’arrêta pour dévisager sa belle-sœur. — Ne me dis pas que lui aussi te fait la cour ? Que c’est gênant ! Ekaterin inspira pour se reprendre. — Apparemment non. — Ah, c’est un soulagement. — Euh… oui. — Je veux dire, c’est un mutant, non ? Haut Vor ou pas. Jamais la famille ne t’encouragerait à épouser un mutant rien que pour l’argent, Kat. Sors-toi cette idée de la tête. Rosalie s’interrompit un instant, l’air songeur. — Malgré tout, ils ne disposent pas de beaucoup de chances d’avoir une comtesse dans la famille. Je suppose qu’avec le réplicateur utérin tu n’aurais pas besoin d’avoir de contact physique avec lui. Pour avoir des enfants, je veux dire. Et on pourrait nettoyer leur patrimoine génétique. Ces technologies galactiques donnent un nouveau tour aux mariages de convenance. Mais tu n’es pas désespérée à ce point. — Non, répondit Ekaterin d’une voix blanche. Juste désespérément folle. Elle était furieuse après Miles, et pourquoi l’idée de n’avoir aucun contact physique avec lui, lui donnait-elle soudain envie d’éclater en sanglots ? Attends, non… si ce n’était pas Vorkosigan qui avait envoyé la Baba, tous les arguments contre lui qui venaient d’éclore si brutalement dans son esprit s’effondraient comme château de cartes. Il était innocent. Elle était folle ou en train de le devenir, et vite. Rosalie reprit d’un ton encourageant : — Je veux dire, prends Vormoncrief, par exemple. — Non, je ne prends pas Vormoncrief, dit Ekaterin d’une voix ferme, s’accrochant comme à une bouée à son unique certitude dans ce tourbillon de confusion. Il n’en est pas question. Tu ne le connais pas, Rosalie, mais crois-moi, c’est un crétin absolu. Tante Vorthys, j’ai raison ou pas ? La Professora lui sourit avec tendresse. — Je ne dirais pas les choses de manière aussi brutale, mais vraiment, Rosalie, Ekaterin mérite mieux que cela. Rien ne presse. Rosalie accueillit ce jugement d’un air dubitatif, mais accepta l’autorité de son aînée. — C’est vrai que Vormoncrief n’est que lieutenant, et le descendant d’un cadet, en plus. Ô mon Dieu, qu’allons-nous dire à ce pauvre jeune homme ? — La diplomatie, c’est le travail de la Baba, fit remarquer Ekaterin. Il nous suffit de répondre clairement non. Elle se débrouillera avec ça. — Tu as raison, un des avantages de l’ancien système, sans doute. Enfin… si Vormoncrief n’est pas le bon, il n’est pas le bon. Tu es assez grande pour savoir ce que tu veux. Malgré tout, Kat, je ne crois pas que tu aies intérêt à te montrer trop difficile, ni à attendre trop longtemps une fois passée ta période de deuil. Nikki a besoin d’un père, et tu n’es plus toute jeune. Tu ne voudrais pas finir comme ces vieilles qui s’étiolent dans le grenier d’une parente. Ton grenier ne risque pas de me voir arriver, Rosalie, ne crains rien. Ekaterin garda cette remarque pour elle et se contenta d’un sourire un peu pincé. — Non, seulement au deuxième étage. La Professera cligna des yeux d’un air réprobateur et Ekaterin rougit. Non, elle ne se montrait pas ingrate, simplement… Et puis zut ! Elle repoussa sa chaise. — Excusez-moi. Je dois prendre ma douche et m’habiller. Je dois aller travailler. — Travailler ? Vraiment ? J’espérais t’emmener déjeuner et faire des courses. Histoire d’acheter ta robe de mariée. Mais j’imagine que nous trouverons autre chose. Qu’en dis-tu, Kat ? Je trouve qu’un peu de distraction te ferait du bien, tu n’en as pas eu beaucoup ces derniers temps. — Non, pas de courses. Elle se souvenait de la dernière fois qu’elle était allée faire des courses, sur Komarr, avec Lord Vorkosigan, un jour où il était d’humeur particulièrement folle, peu avant que la mort de Tienne ne vienne bouleverser sa vie. Elle ne pensait pas qu’une sortie avec Rosalie pourrait lui faire oublier cette journée. En voyant l’air déçu de sa belle-sœur, elle hésita. La pauvre s’était levée avant l’aube pour lui transmettre cette proposition ridicule. — Vous pourriez passer me prendre pour déjeuner, Edie et toi, et me ramener ensuite. — D’accord… où ? Que fais-tu ces temps-ci, à propos ? Tu ne parlais pas de reprendre tes études ? Tu n’as pas donné beaucoup de nouvelles à la famille depuis un moment, tu sais. — J’ai été très occupée. J’ai reçu une commande pour dessiner et réaliser un jardin d’agrément pour la maison d’un comte. Elle marqua un temps d’hésitation. — Le Lord Auditeur Vorkosigan, en fait. Je te dirai comment y aller avant que vous ne repartiez. Rosalie parut surprise, puis soudain soupçonneuse. — Tu travailles pour lui ? Il n’a pas… tu sais… essayé de s’imposer ? Je me moque de savoir qui est son père, il n’a aucun droit de t’importuner. N’oublie pas que tu as un frère pour te défendre s’il le faut. Elle s’arrêta, sans doute pour imaginer l’effroi d’Hugo s’il se voyait désigné pour cette tâche. — Sinon, je suis prête à lui dire deux mots, si tu as besoin d’aide. Ekaterin manqua s’étouffer et se mit à échafauder des plans pour tenir Rosalie et Lord Vorkosigan aussi éloignés que possible l’un de l’autre. — Merci. Je m’en souviendrai si cela devient nécessaire. Elle fila à l’étage. Sous la douche, elle tenta de récupérer ses esprits après la tornade que la mission de Rosalie avait déclenchée dans sa tête. Son attirance physique pour Miles, pour Lord Vorkosigan, Miles, n’était pas à vrai dire une nouveauté. Elle avait déjà ressenti et repoussé cette attirance. Ce n’était en aucun cas dû à son corps bizarre. Sa taille, ses cicatrices, son énergie, ses différences la fascinaient tout autant. Elle se demanda si les gens la trouveraient perverse en apprenant quelle direction étrange ses goûts semblaient prendre ces derniers temps. Elle régla d’une main ferme la température de l’eau sur froid. Mais le refoulement systématique de toute spéculation érotique était un héritage de ses années avec Tienne. Elle pouvait être elle-même, sa sexualité lui appartenait à présent. Libre et claire. Elle pouvait oser rêver, regarder, sentir. Passer à l’acte, c’était une autre histoire, mais zut, elle pouvait désirer, dans la solitude de son esprit, désirer et posséder la plénitude de ce désir. Miles l’appréciait, sans aucun doute. Ce n’était pas un crime de l’apprécier, même si elle ne s’expliquait pas pourquoi. Et elle l’appréciait aussi. Un peu trop, même, mais cela ne regardait qu’elle et personne d’autre. Les choses pouvaient continuer ainsi. L’élaboration du jardin ne durerait pas indéfiniment. Au milieu de l’été, à l’automne au plus tard, elle donnerait ses instructions aux jardiniers habituels de la Résidence Vorkosigan. Elle pourrait passer parfois vérifier que tout allait bien. Ils pourraient même se rencontrer. De temps à autre. Elle commençait à frissonner et elle monta la température de l’eau jusqu’au seuil tolérable ; la vapeur formait des nuages. Quel mal y aurait-il à ce qu’elle en fasse son amant en rêve ? Cela semblait indélicat. Comment réagirait-elle en découvrant qu’elle était la vedette des rêves pornographiques d’un homme ? Serait-elle horrifiée ? Écœurée d’être caressée dans la tête d’un inconnu ? Elle s’imagina ainsi dans les rêves de Miles et vérifia son niveau d’écœurement. Un peu… faible. La solution évidente consistait à faire coïncider décemment les rêves et la réalité. S’il n’était pas possible de faire disparaître les rêves, pourquoi ne pas les vivre ? Elle essaya de s’imaginer avec un amant. Comment les gens s’y prenaient-ils ? Elle parvenait à peine à trouver le courage de demander son chemin dans la rue. Comment diable demander à quelqu’un… Mais la réalité… la réalité représentait un trop grand risque une fois de plus. Un risque de se perdre et de perdre tous ses rêves de liberté dans un affreux cauchemar comme celui qu’elle avait vécu avec Tienne. D’être aspirée, engloutie lentement par un marécage qui se refermerait sur sa tête. Elle baissa de nouveau la température et régla le jet de telle sorte que les gouttes lui fouettent la peau comme des petites billes de glace. Miles n’était pas Tienne. Grâce au ciel, il n’essayait pas de la posséder, ni de la détruire. Il l’avait embauchée pour qu’elle lui conçoive un jardin. Quoi de plus innocent ? Elle perdait la raison. Elle espérait que sa folie ne serait que passagère. Peut-être une poussée d’hormones. Cela passerait, et toutes ces pensées… ces pensées inhabituelles, s’en iraient d’elles-mêmes. Elle en rirait en y repensant. Elle s’essaya à rire, pour voir. Son rire sonnait faux, à cause de la douche sans nul doute. Elle coupa l’eau et sortit. Il n’y avait aucune raison qu’elle soit obligée de le voir. Il apparaissait parfois et s’asseyait un moment sur le mur pour regarder l’avancement des travaux, mais jamais il n’intervenait. Elle ne serait pas forcée de lui parler, pas avant le dîner du lendemain soir, et alors il y aurait des quantités d’autres invités à qui s’adresser. Elle avait tout le temps de recouvrer ses esprits. D’ici là, il lui fallait accorder un ruisseau. Les bureaux de Lady Vorpatril à la Résidence Impériale devaient régler tous les problèmes de protocole de l’Empereur. Récemment, ils étaient passés de trois pièces à la moitié d’une aile au deuxième étage. C’est là qu’Ivan se retrouva au milieu d’une armée de secrétaires et d’assistantes que Lady Alys avait recrutées pour l’aider à s’occuper du mariage. Il s’était réjoui à l’idée de travailler en compagnie de dizaines de femmes jusqu’à ce qu’il découvre qu’il s’agissait pour la plupart de dames Vor d’une cinquantaine d’années au regard d’acier qui acceptaient ses plaisanteries encore moins volontiers que sa mère. Heureusement, il n’était sorti qu’avec les filles de deux d’entre elles, et ces brèves aventures s’étaient terminées sans rancœur. Les choses auraient pu être pires. À sa grande consternation, qu’il parvint toutefois à dissimuler, Lord Dono et Byerly Vorrutyer arrivèrent tellement en avance pour leur audience auprès de l’Empereur qu’ils passèrent le voir. La secrétaire de Lady Alys le pria sèchement de les rejoindre dans l’antichambre où il les trouva un peu crispés, s’abstenant de s’asseoir et de se mettre à l’aise. Byerly, fidèle à ses goûts habituels, portait un costume marron que seuls les dandys de la ville auraient trouvé classique. Lord Dono avait adopté une tunique et un pantalon noirs gansés de gris dans le sobre style Vor. De toute évidence une tenue de deuil qui, sans que cela soit le fruit du hasard, mettait en valeur son allure récemment masculinisée. La secrétaire plus toute jeune lui jetait par en dessous des regards appréciateurs. Szabo, en uniforme complet de la maison Vorrutyer, était resté près de la porte et son attitude disait clairement Je fais partie des meubles. Le message, bien qu’implicite, était clair : il était des combats auxquels il ne souhaitait pas être mêlé. Nulle personne ne travaillant pas au palais ne s’y promenait seule. Le premier majordome de Gregor escortait Dono et Byerly. Il interrompit sa conversation avec la secrétaire et se retourna pour jauger Ivan lorsque celui-ci arriva. — Bonjour, Ivan, dit Dono d’un ton cordial. — Bonjour, Dono. Bonjour, Byerly. Ah, ah, vous avez réussi, je vois. — Oui, merci. Est-ce que Lady Alys est là ce matin ? — Elle est partie voir les fleuristes avec le colonel Vortala, dit Ivan, heureux de pouvoir leur dire la vérité sans se trouver embarqué dans l’un des plans tordus dont Dono avait le secret. — Il faut que je lui parle sans trop attendre. Ivan parut sceptique. Plus jeune d’une demi-génération et appartenant à un autre groupe social que la foule des activistes politiques sur laquelle régnait Lady Alys, Lady Donna n’avait jamais fait partie de ses intimes. De plus, en même temps que son premier mari, elle avait sacrifié une chance de devenir comtesse, même si Ivan, qui connaissait le noblaillon, pensait pouvoir comprendre le sacrifice. Ivan n’avait eu aucune peine à maîtriser son envie de cancaner à propos de la nouvelle tournure prise par les événements, que ce soit avec sa mère ou l’une des placides matrones Vor avec lesquelles il travaillait. Et bien que l’idée d’assister à la première rencontre entre Lady Alys et Lord Dono et son cortège de problèmes protocolaires lui parût fascinante, il préférait, tout compte fait, se tenir sagement à l’écart. — Prêts, Messieurs ? demanda le majordome. — Bonne chance, Dono, dit Ivan en se préparant à se retirer. — Oui, dit Byerly, bonne chance. Je vais rester ici et bavarder avec Ivan le temps que tu en aies terminé, d’accord ? — Ma liste, dit le majordome. Vous êtes tous sur ma liste : Vorrutyer, Lord Vorrutyer, Lord Vorpatril, Szabo. — Oh, il y a erreur, dit Ivan, seul Lord Dono a besoin de voir Gregor. Byerly approuva de la tête. — La liste est entre les mains de l’Empereur, par ici, je vous prie. Byerly, habituellement impassible, déglutit quelque peu, mais tous emboîtèrent docilement le pas du majordome qui les conduisit deux étages plus bas, dans l’aile nord, jusqu’au bureau privé de Gregor. Il n’avait pas demandé à Ivan de se porter garant de l’identité de Dono, et Ivan en déduisit que la Résidence avait mis la nuit à profit pour se renseigner. Il en fut presque déçu. Il aurait tellement aimé voir quelqu’un d’autre aussi troublé qu’il l’avait été. Le majordome posa la main sur le verrou palmaire à côté de la porte et les annonça. On les pria d’entrer. Gregor ferma sa console de com, se leva, et fit le tour du bureau pour venir s’y appuyer. Il croisa les bras et observa le groupe. — Bonjour, Messieurs. Ils marmonnèrent une vague réponse, qui voulait plus ou moins dire Bonjour, Sire, sauf Dono qui s’avança, le menton haut, et dit d’une voix claire : — Merci de me recevoir aussi vite, Sire. — Ah, oui, aussi vite, dit Gregor. Il jeta un curieux regard en coin à Byerly qui cilla d’un air modeste. — Je vous en prie, asseyez-vous, poursuivit Gregor en désignant les canapés en cuir à l’autre extrémité de la pièce. Le majordome se précipita pour approcher deux sièges. Gregor s’installa à sa place habituelle sur l’un des deux canapés, tourné de côté afin de mieux pouvoir observer le visage de ses interlocuteurs éclairé par la lumière vive tombant des fenêtres qui donnaient sur le jardin. — Je serais ravi de rester debout, Sire, murmura Szabo plein d’espoir. Mais on ne lui permit pas de se rapprocher de la porte et d’une possible issue. Gregor se contenta de sourire et de montrer un fauteuil. Szabo se vit contraint de s’asseoir, sur une fesse toutefois. Byerly prit un autre fauteuil et croisa les jambes pour tenter d’avoir l’air détendu. Il y réussit à peu près. Dono s’assit bien droit, l’œil vif, coudes et genoux écartés, s’attribuant un espace que nul ne lui disputait. Il avait le canapé pour lui tout seul jusqu’à ce que Gregor, d’une main ironique, oblige Ivan à prendre place à ses côtés. Le plus loin possible, toutefois. Le visage de l’Empereur ne laissait rien paraître. Mais à l’évidence, le risque que la transformation de Donna le surprenne avait disparu depuis l’appel d’Ivan. Il rompit le silence juste avant qu’Ivan, pris de panique, ne bafouille quelque chose. — Alors, qui a eu cette idée ? — Moi, Sire, répondit Lord Dono d’une voix ferme. Mon défunt frère a exprimé maintes fois et avec force, Szabo et les autres gardes peuvent en témoigner, que l’idée de voir Richard devenir comte Vorrutyer à sa place lui était insupportable. S’il n’était pas mort si tôt et de manière si inattendue, il aurait sans nul doute désigné un autre héritier. J’ai le sentiment de me conformer à ses désirs. — Donc, vous revendiquez son approbation posthume ? — Oui. S’il y avait pensé. Bien sûr, il n’avait nulle raison d’envisager pareille solution de son vivant. — Je vois. Continuez. Quel soutien vous êtes-vous assuré avant de partir ? Ivan reconnut la tactique habituelle de Gregor : donne-leur assez de corde qu’ils puissent se pendre eux-mêmes. — Je me suis assuré la fidélité de mes… des gardes de mon frère. Puisqu’il était de leur devoir d’assurer la protection de l’objet du conflit jusqu’à mon retour. — Vous avez reçu leur serment ? demanda Gregor d’une voix soudain doucereuse. Ivan se crispa. Recevoir le serment d’un garde avant d’avoir été confirmé comte ou héritier d’un comte était une faute grave, la violation de l’une des clauses de la loi de Vorlopulous qui entre autres choses avait limité le nombre des gardes d’un comte à une vingtaine seulement. Lord Dono adressa un imperceptible signe de tête à Szabo. — Nous avons donné notre parole à titre privé, Sire. Tout homme a le droit de donner sa parole à titre privé. — Hum… fit Gregor. — À part les gardes, je n’ai mis que deux personnes dans la confidence, mon avocate et mon cousin Byerly. J’avais besoin de mon avocate pour peaufiner certaines procédures légales, vérifier tous les détails, et préparer les documents nécessaires. Elle se tient à votre entière disposition, Sire. Je suis persuadé que vous comprenez la nécessité tactique d’agir par surprise. Je n’ai informé personne d’autre de peur que Richard ne l’apprenne et ne prépare une riposte. — Personne sauf Byerly. — Sauf Byerly. Il me fallait quelqu’un de confiance pour tenir Richard à l’œil en mon absence. — Votre loyauté envers votre cousin est fort remarquable, Byerly. — Merci, Sire. — Ainsi que votre discrétion. J’en prends bonne note. — Il s’agissait d’une affaire privée, Sire. — Je vois. Continuez, Lord Dono, je vous en prie. Dono marqua une légère hésitation. — La SecImp vous a-t-elle transmis mon dossier médical, Sire ? — Ce matin. Apparemment il a été un peu retardé. — Il ne faut pas en vouloir au jeune agent de la SecImp qui me suivait, Sire. Je crains qu’il n’ait trouvé Beta un peu écrasant pour lui. Et je ne suis pas certain que les Betans se soient montrés très coopératifs, d’autant que je leur avais demandé de ne pas l’être. Je suis heureux de voir qu’il a su relever le défi. Personne n’oserait penser que la SecImp est devenue moins efficace depuis la retraite d’Illyan. Gregor qui écoutait, le menton posé sur la main, agita les doigts pour marquer son accord, à tout point de vue. — Si vous avez eu le temps de jeter un coup d’œil à mon dossier, vous savez que je suis à présent parfaitement opérationnel en tant que mâle, capable d’accomplir mes devoirs sociaux et biologiques, et d’engendrer le futur héritier Vorrutyer. À présent que les exigences de la primogéniture mâle sont remplies, je revendique le district Vorrutyer en tant que plus proche héritier par le sang, et au vu de la volonté exprimée par mon défunt frère. Je prétends aussi que je ferai un meilleur comte que mon cousin Richard et que je servirai le district, l’Impérium et vous, Sire, avec davantage de compétence qu’il n’en possédera jamais. Pour preuve, je propose mon travail pour le compte de Pierre durant ces cinq dernières années. — Avez-vous d’autres accusations à porter à rencontre de Richard ? — Pas pour l’instant. La seule accusation suffisamment grave pour être portée devant un tribunal n’a pu être étayée par aucune preuve. — Pierre a demandé une enquête de la SecImp sur l’accident de naviplane de sa fiancée. Vous avez raison. Il n’existe aucune preuve. Dono réussit à hausser les épaules pour acquiescer sans approuver. — Quant aux fautes mineures de Richard, elles n’ont jamais intéressé personne, je doute qu’elles intéressent qui que ce soit aujourd’hui. Je ne l’accuserai pas d’être inapte, bien que je le croie inapte. Je me contenterai de soutenir que je suis plus apte et que je bénéficie du meilleur droit du sang. C’est la thèse que je défendrai devant les comtes. — Espérez-vous obtenir des voix ? — J’espérerais obtenir quelques voix des ennemis personnels de Richard même si j’étais un cheval. Pour les autres, j’ai l’intention d’offrir ma voix future au parti progressiste. Gregor releva la tête. — Ah ? Les Vorrutyer ont toujours été de solides partisans des Conservateurs. Richard devrait perpétuer cette tradition. — Oui. Mon cœur va à la vieille garde. C’était le parti de mon père, et de son père avant lui, mais je doute que leur cœur aille vers moi. D’autre part ils sont minoritaires aujourd’hui, il faut avoir l’esprit pratique. Juste. Et si Gregor prenait soin de garder en apparence une parfaite équité impériale, il ne faisait de doute pour personne qu’il préférait les Progressistes. Ivan se mordilla la lèvre. — Votre affaire va déclencher une tempête au Conseil à un bien mauvais moment, Lord Dono. Toute mon influence auprès des comtes est pour l’instant mobilisée afin d’obtenir les crédits nécessaires à la réparation du miroir solaire de Komarr. — Je ne vous demande rien d’autre, Sire, que votre neutralité. Ne tuez pas ma requête en invalidation, et ne laissez pas les comtes me dire non sans m’entendre, ou m’entendre seulement à huis clos. Je veux un débat public et un vote public. La bouche de Gregor se tordit tandis qu’il réfléchissait aux conséquences. — Votre affaire pourrait représenter un précédent des plus curieux, Lord Dono. Un précédent dont je devrais ensuite m’accommoder. — Peut-être. Je ferais remarquer que je respecte à la lettre les anciennes règles. — Oui… peut-être pas tout à fait, murmura Gregor. — Sire, intervint Byerly, puis-je suggérer que si des douzaines de sœurs de comtes brûlaient de se précipiter pour profiter des prouesses médicales galactiques et revenir sur Barrayar prendre la place de leur frère, il y a probablement longtemps qu’elles l’auraient fait ? Je doute que ce précédent s’avère si populaire, une fois la nouveauté émoussée. — Avant la conquête de Komarr, nous n’avions guère accès à ce genre de médecine. Il fallait bien que quelqu’un commence. Si les choses avaient évolué différemment pour ce pauvre Pierre, ce n’aurait même pas été moi. Mais je ne serai certainement pas le dernier. Tuer ma requête ou l’ignorer ne réglera rien. Au moins, me laisser suivre jusqu’au bout la procédure légale obligera les comtes à étudier au grand jour leur position et à rationaliser une série de lois qui ont réussi à ignorer le changement depuis beaucoup trop longtemps. On ne peut pas prétendre diriger un Empire galactique avec des règles qui n’ont été ni révisées ni réétudiées depuis la fin de la Période de l’Isolement. En d’autres termes, ce sera bon pour eux aussi. Un discret sourire, pas entièrement volontaire de l’avis d’Ivan, échappa à Gregor. Lord Dono s’y prenait de manière parfaite : franc, sans crainte, et direct. Il est vrai que Lady Donna s’était toujours montrée fine mouche. Gregor regarda Dono des pieds à la tête et posa brièvement la main sur son front avant de lancer d’une voix chargée d’ironie : — Voudrez-vous également une invitation au mariage ? — Si je suis alors comte Vorrutyer, ce sera mon droit et mon devoir d’y assister. Dans le cas contraire, eh bien… Après un bref silence, il reprit d’un ton vaguement nostalgique : — Bien que j’aie toujours beaucoup aimé les beaux mariages. J’en ai eu trois. Deux se sont révélés désastreux. C’est tellement mieux de regarder et de se dire, Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ! Rien que cela peut me rendre heureux une journée entière. — Votre prochain mariage sera peut-être différent, dit sèchement Gregor. — Probablement, Sire. L’Empereur se cala dans son fauteuil et observa d’un air songeur le groupe assis devant lui en tapotant l’accoudoir. Dono attendait courageusement, Byerly nerveusement, Szabo stoïquement. Ivan, lui, aurait voulu être invisible, ou ne jamais avoir rencontré Byerly dans ce maudit bar, ou n’avoir jamais connu Donna, voire ne jamais être venu au monde. Il attendait que la hache tombe en se demandant de quel côté il lui faudrait plonger pour l’éviter. Mais au lieu de cela, Gregor finit par demander : — Alors… quel effet ça fait ? Le sourire de Dono éclaira fugitivement sa barbe. — De l’intérieur ? Mon énergie est décuplée, ma libido aussi. Je dirais que je me sens plus jeune de dix ans, sauf qu’à trente ans je ne me sentais pas aussi bien. Je suis moins patient. Sinon, c’est surtout le monde qui a changé. — Ah ? Comment cela ? — Sur Beta, je n’avais presque rien remarqué. Le temps d’arriver sur Komarr, l’espace que les gens m’accordaient avait quasiment doublé, et j’obtenais ce que je demandais en deux fois moins de temps. En arrivant au spatioport de Vorbarr Sultana, le changement était phénoménal. Je ne crois pas que tout cela soit dû à mon programme de musculation. — Hum… Alors, si votre requête échoue, vous changerez de nouveau ? — Certainement pas tout de suite. Je dois dire que la vue depuis le sommet de la chaîne alimentaire promet d’être absolument panoramique. Je veux en avoir pour mon sang et mon argent. Le silence s’installa. Ivan ne savait trop si tous digéraient cette profession de foi, ou s’ils étaient simplement à court d’idées. — D’accord… finit par dire lentement Gregor. La lueur de curiosité qui brillait dans les yeux de l’Empereur donna la chair de poule à Ivan, Il va le dire, je sais qu’il va le dire… — Voyons ce qui se passera, continuez, Lord Dono. Et il les congédia d’un petit geste de la main. — Merci, Sire, dit Lord Dono avec sincérité. Personne n’attendit davantage. Tous battirent prudemment en retraite avant que l’Empereur ne change d’avis. Ivan crut sentir le regard interrogateur de Gregor sonder son dos tandis qu’il gagnait la porte. — Eh bien, ça s’est mieux passé que je ne le craignais, s’exclama Byerly. — Quoi ? Tu perdrais la foi, Byerly? Les choses se sont passées aussi bien que je l’espérais. — Disons que je me sentais un peu dépassé. — C’est pour cela que j’ai demandé à Ivan de nous aider. Merci encore, Ivan. — Ce n’était rien. Je n’ai rien fait. Je n’y suis pour rien. Il ne comprenait pas pourquoi Gregor avait exigé sa présence. Il ne lui avait pas posé la moindre question. Certes, il était aussi bon, ou aussi mauvais, que Miles pour trouver des indices qu’il sortait de nulle part, mais Ivan ne parvenait pas à imaginer quelles conclusions Gregor avait tirées de tout cela. Il préférait refuser d’imaginer ce que Gregor en avait déduit. L’écho syncopé de leurs pas résonna lorsqu’ils entrèrent dans l’aile est. Un regard calculateur brilla dans l’œil de Lord Dono qui rappela aussitôt à Ivan le côté dangereux de Lady Donna. — Dis-moi, que fait donc ta mère ces prochains jours, Ivan ? — Elle est occupée, très occupée. Toutes ces histoires de mariage, tu sais. Je ne la vois presque plus, sinon au travail. Et là nous sommes tous très pris. — Je n’ai pas l’intention de la déranger dans son travail. Je voudrais la voir dans des circonstances plus… plus ordinaires. Quand dois-tu la voir en dehors du travail ? — Demain soir, au dîner que donne mon cousin Miles en l’honneur de Kareen et de Mark. Il m’a dit de venir accompagné. Je lui ai répondu que je viendrais avec toi, il était ravi. Son beau scénario laissa Ivan un instant songeur. — Eh bien, je te remercie, Ivan. C’est gentil d’avoir pensé à moi, j’accepte. — Attends, non… c’était avant… avant que tu… avant que je sache que tu… Ivan en bafouillait tout en faisant de grands gestes pour montrer le nouveau corps de Dono. — Je ne crois pas que Miles sera aussi ravi, à présent. Ça va ficher en l’air tout son plan de table. — Quoi, avec toutes les filles Koudelka ? Je ne vois pas comment, même si j’imagine que quelques-unes vont venir avec un chevalier servant. — Je n’en sais rien, sauf pour Délia et Duv Galeni. Peut-être Kareen et Mark… bref. En fait, il organise cette soirée pour présenter son jardinier à tout le monde. — Je te demande pardon ? Ils arrivaient au bout du hall, près des portes est de la Résidence. Le majordome attendait patiemment qu’ils sortent, avec cet art si impressionnant qu’il possédait de se rendre invisible. Ivan était certain qu’il ne perdait pas la moindre de leurs paroles et qu’il les rapporterait fidèlement à Gregor. — Son jardinier paysagiste, Mme Vorsoisson. Cette veuve Vor dont il s’est entiché et qui lui fait perdre la tête. Il l’a engagée pour créer un jardin sur le terrain vague derrière la Résidence Vorkosigan. C’est la nièce du Lord Auditeur Vorthys, si tu veux tout savoir. — Ah, excellent parti. Fort inattendu. Miles Vorkosigan enfin amoureux ? J’avais toujours pensé qu’il choisirait une galactique. Il donnait l’impression que la plupart des femmes d’ici l’ennuyaient à mourir. Mais comment savoir s’il ne s’agissait pas d’une histoire de raisins trop verts ? — À mon avis, l’erreur, c’était d’imaginer qu’une galactique choisirait Barrayar, dit Ivan sèchement. Quoi qu’il en soit, le Lord Auditeur Vorthys et son épouse seront là, ainsi qu’Illyan et ma mère, les Vorbretten, tous les Koudelka, plus Galeni et Mark. — René Vorbretten ? Dono marqua son intérêt en plissant les yeux et échangea un regard avec Szabo qui acquiesça d’un discret signe de tête. — J’aimerais lui parler, à lui. C’est une porte en direction des Progressistes. — Plus maintenant, ricana Byerly. Tu n’as pas entendu parler du fruit que Vorbretten a découvert dans son arbre généalogique ? — Si, nous avons tous nos petits handicaps génétiques. Je pense que ce serait fascinant de comparer nos points de vue. Oh oui, Ivan, il faut que tu m’amènes chez Miles. Ce sera parfait. Parfait pour qui ? Grâce à son éducation Betane, Miles était aussi tolérant et libéral qu’il était possible à un Barrayaran Vor de l’être, mais Ivan ne parvenait pas pour autant à imaginer qu’il puisse se réjouir d’avoir Lord Dono à sa table. D’autre part… pourquoi pas ? Si Miles avait un autre sujet de contrariété, cela lui ferait peut-être oublier son petit problème avec Vormoncrief et Zamori. Quelle meilleure manière de tromper l’ennemi que de multiplier les cibles ? Ce n’était pas comme si Ivan se trouvait dans l’obligation de protéger Dono des foudres de Miles, ou l’inverse, à vrai dire. Si Dono et Byerly considéraient Ivan, un modeste capitaine, comme un consultant précieux en matière politique et sociale, pouvaient-ils rêver mieux qu’un Auditeur Impérial lui-même ? S’il parvenait à diriger l’intérêt de Dono vers cette nouvelle cible, lui pourrait peut-être passer inaperçu. Oui, c’est ça. — D’accord, entendu. Mais c’est la dernière faveur que je t’accorde, Dono, compris ? dit Ivan en s’efforçant de prendre un ton sévère. — Merci, merci beaucoup. 9 Miles contempla son image dans l’antique miroir en pied de l’ancienne chambre de son grand-père, la sienne à présent, et il fit la grimace. Son bel uniforme marron et argent de la Maison Vorkosigan était beaucoup trop formel pour son dîner. Il aurait sûrement l’occasion d’emmener Ekaterin à une réception où il serait plus approprié, à la Résidence Impériale ou au Conseil des Comtes, par exemple. Elle le verrait et, il l’espérait, elle l’admirerait dedans. Il ôta à regret les bottes marron et s’apprêta à revenir à la tenue par laquelle il avait commencé trois quarts d’heure plus tôt, l’un de ses stricts costumes gris d’Auditeur, parfaitement repassé. Enfin, un peu moins bien repassé à présent qu’il avait empilé dessus sur le lit un autre uniforme de sa Maison et deux uniformes impériaux. Il se retrouva nu et fit de nouveau la grimace en apercevant son image. Un jour, si tout allait bien, il devrait se présenter devant elle dans cette tenue, dans cette même chambre, à cette même place, sans aucun artifice. Il envisagea fugitivement d’essayer l’uniforme gris et blanc de l’amiral Naismith rangé dans son placard à l’étage supérieur. Non. Ivan ne manquerait pas de se moquer de lui. Pire, Illyan pourrait faire une remarque… acide. Et puis il n’avait pas envie d’expliquer le petit amiral à ses autres invités. Il poussa un soupir et enfila le costume gris. Pym passa la tête par l’entrebâillement de la porte et sourit, un sourire approbateur, et peut-être soulagé. — Vous êtes prêt, Monseigneur ? Je vais ranger tout cela. La vitesse avec laquelle il fit disparaître les autres vêtements rassura Miles, il avait fait le bon choix, ou du moins le meilleur choix possible. Il ajusta le col blanc de sa chemise au-dessus de celui de sa veste avec une précision toute militaire. Puis il se pencha en avant pour repérer d’éventuelles traces de gris dans ses cheveux ; il retrouva les deux ou trois mèches qu’il avait décelées ces derniers temps mais résista au désir de les arracher et se coiffa soigneusement. Assez de ces bêtises. Il descendit en toute hâte vérifier de nouveau l’ordonnancement de la table dans la salle à manger d’apparat. L’argenterie, la porcelaine et une forêt de verres à vin brillaient de tous leurs feux. Trois élégants bouquets bas, placés à des endroits stratégiques, décoraient la nappe. Ils n’empêcheraient pas ses invités de voir leurs vis-à-vis et il espérait qu’Ekaterin les apprécierait. Il avait passé une heure à discuter avec Ma Kosti et Pym de la façon la plus convenable de placer dix femmes et neuf hommes. Ekaterin serait à sa droite à un bout de la table et Kareen et Mark à l’autre bout. Ivan serait au milieu, à côté de sa cavalière, le plus loin possible d’Ekaterin et de Kareen, afin de l’empêcher de trop s’intéresser à une autre femme, même s’il risquait d’être fort occupé. Miles avait été le témoin envieux de la brève et brûlante liaison entre Ivan et Lady Donna Vorrutyer. À posteriori, il se disait que peut-être Lady Donna s’était révélée plus charitable, et Ivan moins à son avantage qu’il ne l’avait cru, mais sans nul doute son cousin avait bien profité de sa bonne fortune. Lady Alys, toujours pleine de projets pour marier son fils à une jeune pousse Vor, s’était montrée un peu rigide à l’époque. Mais à présent, après des années de tentatives infructueuses, elle trouverait peut-être que Lady Donna n’était pas un si mauvais parti. Grâce au réplicateur utérin et à la technologie galactique, avoir quarante ans ne représentait plus un obstacle aux projets de procréation d’une femme. Pas plus que soixante ou quatre-vingts, d’ailleurs… Miles se demanda si Ivan avait eu le courage de demander à Alys et à Illyan s’ils avaient l’intention de lui faire un petit frère, ou si l’idée ne lui avait pas traversé l’esprit. Il décida qu’il lui faudrait en parler à son cousin à un moment convenable, de préférence quand il aurait la bouche pleine. Mais pas ce soir. Ce soir, tout devait être parfait. Mark tournait autour de la table, les sourcils froncés. Il était douché et absolument impeccable. Son costume sur mesure ton sur ton noir et noir lui donnait, malgré sa petite taille et son embonpoint, une allure curieusement autoritaire. Il s’approcha de la table, lut les cartons, et tendit la main. — Tu n’y touches pas, lui intima fermement Miles. — Mais si je mets Duv et Délia à la place du comte et de la comtesse Vorbretten, Duv sera aussi loin de moi que possible. Je suis sûr que lui aussi préférerait, du moment qu’il se trouve assis à côté de Délia… — Non. J’ai mis René à côté de Lady Alys. C’est une faveur. Il intrigue. Ou il aurait intérêt à essayer. Si c’est sérieux, Kareen et toi, il faudra bien que tu t’entendes avec Duv, tu sais. Il va faire partie de la famille. — Je ne peux m’empêcher de penser que ses sentiments à mon égard doivent être… pour le moins mêlés. — Allons, tu lui as sauvé la vie. Entre autres choses. Tu l’as vu depuis ton retour de Beta ? — Une fois, environ trente secondes. Je déposais Kareen chez elle et il sortait avec Délia. — Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ? — Il a dit, Bonjour, Mark. — Ça paraît plutôt banal. — C’est le ton de sa voix. Ce ton neutre qu’il prend, tu sais ? — Oui, mais tu ne peux rien déduire de cela. — Exactement ce que je veux dire. Miles esquissa un sourire. Jusqu’à quel point les sentiments de Mark pour Kareen étaient-ils sérieux ? Il veillait sur elle à un point qui frisait l’obsession, et le sentiment de frustration sexuelle qui émanait d’eux brûlait comme la chaleur que dégageaient les pavés en plein été. Qui savait ce qui s’était passé entre eux sur Beta ? Ma mère le sait, probablement. Les espions de la comtesse Vorkosigan étaient meilleurs encore que ceux de la SecImp. Mais s’ils couchaient ensemble, ce n’était pas à la Résidence Vorkosigan, s’il fallait en croire les informations non officielles de Pym. Celui-ci entra juste à cet instant pour annoncer : — Lady Alys et le capitaine Illyan viennent d’arriver, Monseigneur. Cette formalité se révéla bien inutile car Tante Alys se trouvait sur les talons de Pym. Elle le remercia néanmoins d’un bref signe de tête avant d’entrer dans la salle à manger. Illyan apparut derrière elle, un sourire affable aux lèvres. L’ancien chef de la SecImp était tiré à quatre épingles : tunique et pantalon noirs qui mettaient en valeur le gris de ses tempes. Depuis l’éclosion de leur tardive histoire d’amour, Lady Alys avait entrepris d’améliorer d’une main ferme sa garde-robe civile quelque peu indigente. Ses vêtements élégants contribuaient beaucoup à faire oublier le regard perdu qui voilait de temps à autre ses yeux. Maudits soient ceux qui l’avaient à ce point amoindri. Tante Alys vérifia l’ordonnancement de la table, inspectant les bouquets d’un air glacé qui aurait fait frémir un sergent instructeur. — Très bien, Miles, finit-elle par dire. Le, Mieux que je ne t’en aurais cru capable, ne fut pas prononcé, mais tout le monde l’entendit. — Sauf que tu as un nombre impair. — Oui, je sais. — Enfin. Tant pis. On n’y peut plus rien, maintenant. Je vais dire un mot à Ma Kosti. Merci, Pym, je connais le chemin. Et elle s’éclipsa par la porte de service. Miles la laissa faire, certain qu’elle trouverait tout en ordre en bas, et qu’elle s’abstiendrait de poursuivre sa campagne en cours visant à débaucher sa cuisinière, au milieu du repas le plus important de sa vie. Miles salua son ancien chef, et Illyan lui serra la main cordialement, ainsi que celle de Mark sans la moindre hésitation. — Bonsoir, Simon. Je suis heureux que vous ayez pu venir ce soir. Est-ce que Tante Alys vous a mis au courant pour Eka… pour Mme Vorsoisson ? — Oui, et Ivan a ajouté quelques commentaires de son cru. Une histoire de gens qui tombent dans la fosse à purin et en ressortent avec l’anneau d’or. — Je n’en suis pas encore à l’anneau d’or, dit Miles à regret, mais cela fait partie de mes projets. J’ai hâte de vous la présenter à tous. — C’est la bonne, alors ? — Je l’espère. La ferveur qu’il perçut dans la voix de Miles fit sourire Illyan. — Bonne chance, mon garçon. — Merci. Oh, faites attention. Elle est toujours en deuil. Est-ce qu’Alys ou Ivan vous ont expliqué… Il fut interrompu par le retour de Pym qui annonça l’arrivée des Koudelka. Comme convenu, il les avait conduits dans la bibliothèque. Le moment était venu de jouer les hôtes pour de bon. Mark traversa toute la maison sur les talons de Miles, mais s’arrêta dans l’antichambre de la grande bibliothèque pour jeter un regard inquiet au miroir et lisser sa veste sur sa bedaine. Kou et Drou attendaient, tout sourire ; les filles avaient entrepris de piller les rayonnages. Quant à Duv et Délia, assis côte à côte, ils se penchaient sur un livre ancien. On échangea de grands bonjours et Roic commença fort à propos à apporter amuse-gueule et boissons. Au fil des années, Miles avait assisté, lui semblait-il, à des centaines de soirées et de réceptions données par le comte et la comtesse Vorkosigan sans qu’aucune, quasiment, soit dénuée d’arrière-pensées politiques. Il se sentait capable de mener celle-ci dans les règles. Mark, à l’autre bout de la pièce, s’appliquait à écouter les parents de Kareen. Lady Alys revint de sa tournée d’inspection, adressa un discret signe de tête à son neveu, et alla se pendre au bras d’Illyan. Miles guettait les bruits en provenance de la porte d’entrée. Son cœur se mit à battre plus vite en entendant la voix et les pas de Pym, mais les nouveaux arrivants n’étaient que René et Tatya Vorbretten. Les filles Koudelka se précipitèrent pour mettre Tatya à l’aise. Les choses se présentaient bien. En entendant la porte s’ouvrir de nouveau, Miles laissa René tenter de profiter de l’occasion pour approcher Lady Alys et fila voir qui arrivait. Cette fois, c’était le Lord Auditeur Vorthys, son épouse, et Ekaterin, enfin ! Si le Professeur et la Professera n’étaient que des taches grises devant ses yeux, Ekaterin brillait comme une flamme. Elle portait une discrète robe du soir gris anthracite, mais tendait joyeusement à Pym une paire de gants de jardin couverts de terre. Ses yeux pétillaient et elle avait les joues délicieusement rosies par l’air du soir. Miles cacha derrière un sourire de bienvenue sa joie de découvrir le pendentif modèle réduit de Barrayar qu’il lui avait offert, niché au creux de son décolleté. — Bonsoir, Lord Vorkosigan, je suis heureuse de vous annoncer que la première plante barrayarane pousse à présent dans votre jardin. — Je ne pourrai manquer d’aller voir cela. Quelle excellente excuse pour s’éclipser un moment tous les deux. Ce serait peut-être l’occasion de se déclarer… non. Non. Encore trop prématuré. Il lui offrit son bras et elle le prit. Son chaud parfum lui donna le vertige. Ekaterin hésita en entendant le bruit dans la bibliothèque et il sentit sa main se crisper sur son bras, mais elle inspira et plongea avec lui dans la mêlée. Comme elle connaissait déjà Mark et les filles Koudelka à qui il savait pouvoir faire confiance pour la mettre à l’aise, il la présenta pour commencer à Tatya qui la regarda avec intérêt et échangea quelques timides plaisanteries. Puis il l’entraîna vers les larges portes, prit une profonde inspiration lui aussi et la présenta à René, Illyan et Lady Alys. Miles surveillait avec une telle inquiétude les signes d’approbation sur le visage d’Illyan qu’il faillit ne pas voir le cillement de terreur dans les yeux d’Ekaterin quand elle se retrouva en train de serrer la main de la légende qui avait dirigé la redoutable SecImp pendant trente années de fer. Mais elle se montra à la hauteur et frémit à peine, Illyan, qui semblait ne pas avoir conscience de l’effet sinistre qu’il produisait, l’enveloppa d’un sourire aussi admiratif que Miles l’avait espéré. Voilà. À présent les invités pouvaient boire et bavarder jusqu’à ce qu’arrivé l’heure de les entraîner vers la salle à manger pour le dîner. Étaient-ils tous là ? Non, il manquait Ivan. Et l’autre… fallait-il envoyer Mark le chercher… ? Ah, inutile. Le docteur Borgos arrivait tout seul. Il entra timidement. À la grande surprise de Miles, il était lavé, coiffé, et vêtu d’un costume sans la moindre tache et parfaitement présentable, bien que de style escobaran. Enrique sourit et s’approcha de Miles et d’Ekaterin. Il n’empestait pas les produits chimiques, mais l’eau de Cologne. — Ekaterin, bonsoir ! dit-il d’un ton joyeux. Vous avez reçu ma thèse ? — Oui, merci. Son sourire s’épanouit et il regarda ses chaussures. — Ça vous a plu ? — Très impressionnant. Je me suis sentie un peu dépassée. — Je n’en crois rien. Je suis sûr que vous avez compris l’essentiel. — Vous me flattez, Enrique. Elle secoua la tête, mais son sourire voulait dire, Et vous pouvez continuer à me flatter. Miles se raidit. Enrique ? Ekaterin ? Moi, elle ne m’appelle pas encore par mon prénom ! Et jamais elle n’aurait accepté un compliment sur sa beauté sans tiquer. Enrique aurait-il trouvé un chemin non protégé vers son cœur et que Miles aurait manqué ? Elle ajouta : — Je crois que j’ai compris le sonnet d’introduction, enfin presque. Est-ce le style habituel des travaux académiques d’Escobar ? Cela semble fort exigeant. — Non, je l’ai composé tout spécialement. Il leva les yeux vers elle, puis retourna à la contemplation de ses chaussures. — Il… euh… il est passé parfaitement sur la console. Certaines rimes m’ont paru très originales. Visiblement, Enrique rayonnait. Grand Dieu ! Enrique lui écrivait des poèmes, à elle. Et pour quelle raison n’avait-il pas pensé, lui, à lui en écrire ? À part son absence totale de talent dans ce domaine, il se demanda si elle aimerait lire un plan de mission éclair vraiment astucieux. Des sonnets, et merde ! Tout ce qu’il avait réussi à commettre en matière de poésie, c’étaient des comptines. Il contempla Enrique avec une horreur grandissante : à présent celui-ci répondait au sourire d’Ekaterin en se tortillant, au point de ressembler à une longue baguette de pain noueuse. Un autre rival ? Infiltré dans sa propre maison ! Il est invité, c’est l’hôte de ton frère. Tu ne peux pas le faire assassiner. Et puis l’Escobaran n’avait que vingt-quatre ans. À peine un chiot. Si cela se trouve, elle aime les chiots… — Lord Ivan Vorpatril, Lord Dono Vorrutyer, annonça Pym. Le ton bizarre de la voix de son ordonnance fit sursauter Miles avant que son cerveau n’enregistre le nom inattendu. Qui ? Ivan se tenait soigneusement à l’écart de son invité, mais il était évident qu’ils étaient venus ensemble. De taille moyenne, la barbe noire soigneusement taillée, Lord Dono semblait un gaillard solide. Il portait une tenue de deuil vor noire gansée de gris, qui mettait en valeur son allure athlétique. Ivan avait-il effectué une substitution sur la liste des invités sans le lui dire, au mépris des règles de sécurité de la Résidence Vorkosigan ? Miles s’approcha de son cousin, Ekaterin toujours à son bras. Enfin… il n’avait pas lâché la main qu’elle avait posée sur son bras et elle n’avait pas essayé de la retirer non plus. Il pensait connaître de vue tous ses parents Vorrutyer susceptibles de revendiquer le titre de Lord. S’agissait-il d’un lointain descendant de Pierre le Sanguinaire, ou d’un bâtard ? L’homme n’était pas jeune. Diable, où avait-il déjà vu ces yeux électriques… ? — Lord Dono, enchanté. Miles tendit la main et l’inconnu la serra chaleureusement. Soudain la vérité apparut, lui crevant les yeux, et Miles ajouta d’une voix suave : — Je vois que vous êtes allée sur Beta. — En effet, Lord Vorkosigan. Le sourire éclatant de Lord Dono éclaira sa barbe noire. Ivan considéra d’un air déçu l’absence du quiproquo espéré. — Ou devrais-je dire, Lord Auditeur Vorkosigan ? Je ne crois pas avoir eu l’occasion de vous féliciter pour votre nouvelle nomination. — Je vous remercie. Permettez-moi de vous présenter mon amie, Mme Ekaterin Vorsoisson. Lord Dono baisa la main d’Ekaterin avec un enthousiasme affecté frisant la moquerie, et elle répondit d’un sourire mal assuré. Ils échangèrent quelques politesses convenues tandis que Miles réfléchissait à toute allure. Bon. Manifestement, l’ancienne Lady Donna n’avait pas un clone de son frère Pierre en train de mijoter dans un réplicateur utérin. Sa tactique pour contrer les ambitions de Richard sautait aux yeux. Il fallait bien que quelqu’un essaie un jour ou l’autre. Quel privilège d’être aux premières loges ! — Permettez-moi de vous souhaiter bonne chance pour votre procès, Lord Dono. — Merci. Bien sûr, la chance n’a rien à voir là-dedans. Accepterez-vous d’en discuter avec moi un peu plus tard ? La prudence vint tempérer son plaisir et Miles esquiva : — Je ne suis que le représentant de mon père au Conseil. En tant qu’Auditeur, je me vois contraint d’éviter de prendre parti dans les querelles politiciennes. — Je comprends… — Mais, voyons… Ivan pourrait vous présenter au comte Vorbretten. Lui aussi prépare une comparution devant le Conseil des Comtes. Vous pourriez comparer vos points de vue avec profit. N’oubliez pas non plus Lady Alys et le capitaine Illyan. Ni la Professora Vorthys. Je pense que votre cas devrait l’intéresser. Tenez compte des commentaires qu’elle pourrait faire, c’est une spécialiste reconnue de l’histoire politique de Barrayar. Vas-y Ivan. — Merci, merci beaucoup, Lord Vorkosigan. Lord Dono s’éloigna, les yeux brillant de plaisir, il n’avait rien manqué des sous-entendus de Miles. Celui-ci se demanda s’il pourrait se glisser dans la pièce voisine pour rire tout son soûl, ou s’il vaudrait mieux qu’il passe un appel… Il attrapa Ivan par le bras et se hissa sur la pointe des pieds pour lui murmurer à l’oreille : — Gregor est au courant ? — Oui. Je m’en suis assuré tout de suite. — Bien joué. Qu’a-t-il dit ? — Devine. — Voyons ce qui se passera ? — Gagné ! Soulagé, Miles laissa Lord Dono entraîner Ivan. — Pourquoi riez-vous ? lui demanda Ekaterin. — Je ne ris pas. — Vos yeux rient, je le vois bien. Il jeta un coup d’œil dans la pièce. Lord Dono avait coincé René, et Lady Alys et Illyan s’approchaient avec curiosité. Le Professeur et le commodore Koudelka discutaient dans un coin, d’après les bribes qu’il put capter, des problèmes de contrôle de qualité dans les équipements militaires. Il fit signe à Roic d’apporter du vin et entraîna Ekaterin à l’écart pour lui expliquer aussi brièvement que possible la transformation de Lady Donna et la requête en invalidation qu’elle avait déposée. Ekaterin écarquilla les yeux et sa main gauche vint toucher le dos de sa main droite comme si la trace du baiser de Lord Dono y demeurait encore. Elle réussit toutefois à contrôler ses réactions et se limita à un coup d’œil vers l’autre extrémité de la pièce où Dono concentrait l’attention, y compris celle des filles Koudelka et de leur mère. — Grand Dieu. Vous étiez au courant ? — Pas du tout. Tout le monde savait qu’elle avait contesté Richard et qu’elle était partie pour Beta, mais pas pour quelle raison. Tout semble logique, à présent, d’une manière absurde. — Absurde ? Je dirais qu’il lui a fallu beaucoup de courage… et de colère, ajouta-t-elle après avoir bu une gorgée de vin. Miles battit précipitamment en retraite. — Lady Donna n’a jamais supporté les imbéciles. — Vraiment ? Une curieuse expression dans le regard, elle s’éloigna en direction de la nouvelle attraction. Avant qu’il puisse la suivre, Ivan surgit à côté de lui, un verre à moitié vide à la main. Miles ne voulait pas lui parler, il voulait parler à Ekaterin. Il murmura néanmoins : — Ton invité, c’est quelque chose ! Je ne t’aurais jamais cru capable d’une telle ouverture d’esprit. — J’aurais dû savoir que je n’avais aucune compassion à espérer de ta part. — Ça a été un choc, non ? — J’ai bien failli tomber raide là-bas au spatioport. C’est Byerly Vorrutyer qui m’a piégé, le petit salopard. — Byerly était au courant ? — Tu parles ! Depuis le début. Duv Galeni s’approcha, à temps pour entendre. Le voyant enfin détaché de Délia, son futur beau-père et le Professeur se joignirent à eux. Miles laissa à Ivan le soin de leur donner des explications. Ce qu’il avait supposé se confirma : Ivan, lorsqu’il lui avait demandé la permission d’amener Donna à son dîner, n’avait pas la moindre idée de ce qui s’était passé ; il mettait au point sa stratégie pour s’attaquer à sa… non, pas à sa vertu. Oh, oh, oh, que n’aurait-il donné pour être une petite souris au moment où Ivan avait découvert la transformation… ! — La SecImp aussi a été prise par surprise ? demanda le commodore Koudelka au commodore Galeni. — Je ne saurais le dire. Ce n’est pas de mon ressort. Cela concerne les Affaires intérieures. Les deux officiers tournèrent la tête, attirés par une rafale de rires à l’autre bout de la pièce. C’était Mme Koudelka. Une cascade de gloussements étouffés lui répondit, et Olivia regarda les hommes pardessus son épaule. — Qu’est-ce qui les fait rire ? demanda Galeni. — Nous, sans doute, grogna Ivan avant d’aller chercher du vin pour remplir son verre. Koudelka laissa son regard balayer la pièce et secoua la tête. — Donna Vorrutyer, mon Dieu. Toutes les femmes de l’assistance, de toute évidence fascinées, y compris Lady Alys, se trouvaient à présent agglutinées autour de Lord Dono qui gesticulait et leur parlait à voix basse. Enrique grappillait les amuse-gueule en contemplant Ekaterin d’un air bovin. Illyan, abandonné par Alys, feuilletait d’un air absent l’un des herbiers que Miles avait sortis plus tôt. Il était temps de passer à table. Là au moins Ivan et Lord Dono seraient coincés entre quelques dames mariées et leurs époux. Miles s’éloigna pour glisser un mot à Pym qui partit transmettre les ordres à la cuisine et ne tarda pas à revenir annoncer que le dîner était servi. Les couples se reformèrent et quittèrent la grande bibliothèque pour traverser l’antichambre, le hall et les pièces suivantes. Miles, avec Ekaterin qu’il avait recapturée à son bras, croisa Mark et Ivan sortant de la salle à manger avec des airs de conspirateurs. Ils firent demi-tour et se joignirent au flot des invités. Les affreux soupçons de Miles furent aussitôt confirmés. En passant devant la table, il vit du coin de l’œil que son plan de table, objet d’une heure de réflexion stratégique, venait d’être bouleversé. Tous ses habiles projets de conversation soigneusement mûris concernaient des gens à présent à l’autre bout de la table. Les invités étaient placés au hasard, non… pas au hasard, selon de nouvelles priorités. De toute évidence, Ivan avait voulu être le plus loin possible de Lord Dono. Il était en train de s’installer à l’autre extrémité de la table à côté de Mark tandis que Dono s’asseyait à la place prévue pour René Vorbretten. Duv, Drou et Kou avaient émigré en direction de Miles, loin de Mark qui avait cependant gardé Kareen à sa droite. Quant à Ekaterin, elle avait été envoyée de l’autre côté de la table, à la gauche d’Illyan, lui-même assis à la gauche de Miles. Il semblait que personne n’avait osé déplacer l’ancien chef de la SecImp. Il faudrait à présent que Miles lui passe devant pour s’adresser à Ekaterin, plus question de remarques sotto voce. Tante Alys, un peu troublée, s’installait à la place d’honneur à la droite de Miles. Elle n’avait pas manqué de remarquer les permutations, mais fit s’évanouir les derniers espoirs de Miles en ne disant rien et en se contentant de froncer les sourcils. Duv Galeni trouva sa future belle-mère entre lui et Délia. Illyan jeta un coup d’œil aux cartes et installa Ekaterin entre Duv et lui. Le mal était fait. Miles ne se départit pas de son sourire et Mark était trop loin pour capter son message, Je te revaudrai ça plus tard. C’était peut-être mieux ainsi. Les conversations, mais pas celles que Miles avait prévues, repartirent de plus belle tandis que Pym, Roic et Jankowski, jouant les maîtres d’hôtel et les garçons, s’affairaient autour de la table pour commencer à servir. Miles surveillait Ekaterin afin de surprendre d’éventuels signes de tension sur son visage, coincée qu’elle était entre ses deux redoutables voisins, mais elle gardait une expression calme et aimable tandis que les gardes lui proposaient vin et mets. Ce n’est qu’au deuxième plat que Miles comprit ce qui le tracassait. Il avait en toute confiance laissé les détails du repas à Ma Kosti, mais on ne servait pas le menu dont ils avaient discuté. Certains éléments paraissaient… différents. Le consommé chaud était devenu une excellente soupe de fruits froide décorée de fleurs comestibles. En l’honneur d’Ekaterin, peut-être ? La sauce salade au vinaigre et aux herbes avait été remplacée par une composition pâle et crémeuse. Quant à la pâte à tartiner aux herbes aromatiques qui circulait avec le pain, elle n’avait rien à voir avec du beurre. Du dégueulis de mouche ! Ils nous servent du dégueulis de mouche ! Ekaterin pigea aussi, quand Pym lui apporta le pain. Miles repéra sa légère hésitation et le regard qu’elle lança à Mark et à Enrique derrière ses cils, mais elle continua sans broncher de tartiner son morceau de pain et mordit dedans à belles dents. Pas le moindre autre petit signe ne trahit qu’elle savait ce qu’elle avalait. Il tenta de lui faire comprendre qu’elle n’était pas obligée de manger en lui montrant discrètement le petit pot de beurre de mouche et en fronçant désespérément les sourcils, mais elle se contenta de hausser les épaules et de sourire. — Hum ? murmura Illyan, la bouche pleine. — Rien, Monsieur, se hâta de dire Miles. Rien du tout. Bondir et hurler à ses invités de marque, Stop, arrêtez, vous êtes en train de manger une horrible saloperie ! ne manquerait pas de faire son effet. Mais après tout, le dégueulis de mouche n’était pas toxique. Si personne ne leur disait rien, ils n’en sauraient jamais rien. Il mangea un morceau de pain sec et le fit descendre avec une généreuse gorgée de vin. On enleva les assiettes à salade. Soudain, Enrique fit tinter son verre avec son couteau, se racla la gorge et se leva. — Merci de votre attention. J’apprécie l’hospitalité de cette maison et je suis certain que vous tous ici l’appréciez aussi. Des murmures d’approbation s’élevèrent autour de la table. Le visage d’Enrique s’éclaira et il reprit : — J’ai préparé un cadeau de remerciement que je souhaiterais offrir à Lord… à Miles, à Lord Vorkosigan, et je pense que c’est maintenant le bon moment. Une certitude s’abattit sur Miles, le pressentiment qu’il allait vivre un moment terrible. Il lança un regard interrogateur en direction de Mark à l’autre bout de la table, Bon Dieu, tu sais de quoi il s’agit ? Son frère lui répondit d’un haussement d’épaules peu rassurant, Pas la moindre idée, désolé, et regarda Enrique d’un air de plus en plus inquiet. Celui-ci sortit une boîte de sa veste et vint la poser entre Miles et Lady Alys. Illyan et Galeni, saisis par la parano due à leur formation SecImp, se raidirent, et Duv recula légèrement sa chaise. Miles aurait voulu les rassurer en leur disant qu’il ne s’agissait pas d’une bombe, mais avec Enrique, comment être sûr ? La boîte était plus grosse que celle contenant la mouche à beurre qu’on lui avait montrée. Miles pria pour qu’il s’agisse d’une de ces paires d’éperons d’apparat clinquants en plaqué or qui avaient fait fureur l’année précédente, surtout parmi les jeunes hommes qui n’avaient jamais vu un cheval de leur vie, n’importe quoi sauf… Enrique souleva fièrement le couvercle. Il ne s’agissait pas d’une mouche plus grosse, mais de trois mouches à beurre. Trois mouches à beurre dont la carapace marron et argent brillait tandis qu’elles essayaient de grimper les unes sur les autres en agitant leurs antennes… Lady Alys eut un mouvement de recul et étouffa un cri. Illyan se redressa d’un bond, prêt à la défendre. Lord Dono, curieux, se pencha pour voir pardessus elle et ses sourcils noirs semblèrent se hérisser. Miles, la bouche entrouverte, paralysé de stupeur et de fascination, se baissa pour mieux voir. Oui, c’était ça, il s’agissait bien des armes de la maison Vorkosigan, dessinées couleur argent sur chaque minuscule et répugnant dos marron. Un liséré argent bordait les élytres, imitant la décoration des manches d’uniforme de ses gardes. La réplique des couleurs de sa famille était précise. On pouvait identifier le célèbre blason au premier coup d’œil. Le service s’arrêta car Pym, Roic et Jankowski se précipitèrent pour regarder pardessus son épaule. Le regard de Lord Dono se porta alternativement sur les mouches et sur le visage de Miles. — Il s’agit d’une… d’une arme, peut-être ? osa-t-il hasarder. Enrique rit et se lança dans une explication enthousiaste sur son nouveau modèle de mouche à beurre. Explication exhaustive d’où ressortait la précision, totalement inutile, que le beurre de mouche avait servi de base à la fabrication de la soupe, de la sauce salade, et de la pâte à tartiner. L’image d’Enrique penché sur un microscope et armé d’un minuscule pinceau s’évanouit lorsqu’il expliqua que les motifs n’étaient bien sûr pas appliqués, pas peints, mais plutôt génétiquement créés, et qu’ils réapparaîtraient de génération en génération. Pym regarda les mouches, puis la manche de l’uniforme dont il était si fier, considéra de nouveau l’horrible caricature de ses insignes que portaient à présent les créatures, et lança à Miles un déchirant regard de désespoir, un appel silencieux que Miles n’eut aucune peine à décoder, Je vous en prie, Monseigneur, s’il vous plaît, laissez-nous l’emmener dehors et le tuer tout de suite. Du bout de la table, il entendit la voix inquiète de Kareen murmurer : — Que se passe-t-il ? Pourquoi ne dit-il rien ? Va voir, Mark. Miles se recula sur sa chaise et souffla à Pym entre ses dents, le plus doucement possible : — Il ne voulait pas nous insulter. C’est arrivé comme ça. Le blason de mon père, de mon grand-père, de ma maison, sur le dos de ces cafards grouillants… ! Pym lui adressa un sourire figé, les yeux brillant de colère. Tante Alys restait pétrifiée sur place. Duv Galeni, la tête penchée sur le côté, les yeux plissés et les lèvres entrouvertes, semblait perdu dans on ne savait quelles pensées que Miles préférait d’ailleurs ne pas connaître. Lord Dono était le pire, une serviette à demi enfoncée dans la bouche, le visage cramoisi, il pouffait par le nez. Illyan, un doigt sur les lèvres, contemplait la scène d’un air quasi impassible, n’était une légère trace d’amusement dans le regard qui fit se crisper l’estomac de Miles. Mark arriva et se pencha pour regarder. Il pâlit et jeta un coup d’œil en biais à Miles. Ekaterin avait porté la main à sa bouche et le regardait, les yeux écarquillés. Tous ses invités le dévisageaient, mais seule une opinion lui importait. Celle d’Ekaterin. Miles ravala ses injures informulables à rencontre d’Enrique, des Escobarans, des manipulations génétiques, des idées idiotes de son frère et des mouches en livrée Vorkosigan, ferma les yeux, inspira profondément, et sourit. — Merci, Enrique, votre génie me laisse sans voix. Mais vous devriez peut-être ranger les filles maintenant. Vous ne voudriez pas qu’elles… qu’elles se fatiguent. Il remit délicatement le couvercle sur la boîte et la tendit à l’Escobaran. En face de lui, Ekaterin soupira doucement. Lady Alys fronça les sourcils, surprise et impressionnée. Enrique, tout joyeux, regagna sa place tout en montrant et en expliquant ses mouches à beurre à tous ceux qui, assis trop loin, n’avaient pu profiter du spectacle, y compris le comte et la comtesse Vorbretten de l’autre côté de la table. Les conversations s’étaient tues et un silence pesant s’installa, brisé seulement par un éclat de rire malvenu d’Ivan aussitôt étouffé par une vive réprimande de Martya. Miles s’aperçut que les plats n’arrivaient plus. Il fit signe à Pym, toujours pétrifié, et lui murmura d’apporter la suite, non sans ajouter : — Vérifie, d’abord. Pym, soudain rappelé à ses obligations, sursauta et marmonna : — Oui, Monseigneur, je comprends. Le plat suivant s’avéra être du saumon poché froid péché dans un lac du district Vorkosigan, sans sauce au beurre de mouche, simplement accompagné de quelques rondelles de citron coupées à la hâte. Ouf. Miles poussa un soupir de soulagement. Ekaterin finit par trouver le courage d’engager la conversation avec l’un de ses voisins de table. Difficile de demander à un officier de la SecImp : Alors, comment s’est passée votre journée au bureau ?, si bien qu’elle se rabattit sur ce qui lui sembla une question plus générale. — C’est peu courant de trouver un Komarran au service de l’Impérium ? Votre famille approuve-t-elle votre choix de carrière ? demanda-t-elle à Galeni. Duv écarquilla légèrement les yeux avant de les plisser en regardant Miles. Celui-ci se rendit compte un peu tard qu’il avait oublié de prévenir Ekaterin que la plupart des membres de la famille de Galeni étaient morts au cours des différentes révoltes de Komarr. Quant aux rapports particuliers qu’entretenaient Duv et Mark, c’était un sujet qu’il n’avait pas encore su comment aborder avec elle. Il tentait désespérément de faire comprendre cela à Galeni par télépathie quand le Komarran répondit : — Ma nouvelle famille, oui. Délia qui, soudain inquiète, s’était crispée, se détendit et sourit. Miles lut sur le visage d’Ekaterin qu’elle avait conscience d’avoir gaffé, mais sans savoir comment, ni pourquoi. Elle regarda vers Lady Alys qui, peut-être toujours sous le choc causé par les mouches à beurre, contemplait son assiette d’un air absent et ne remarqua pas la supplique silencieuse. Heureusement, le commodore Koudelka, qui n’était pas homme à laisser une jolie femme dans l’embarras, intervint : — Alors, Miles, à propos de Komarr, tu penses que les crédits pour la réparation du miroir solaire vont être votés au Conseil ? Oh, habile transition. Miles adressa à son mentor un bref sourire de gratitude. — Oui, je le crois. Comme je l’espérais, Gregor a mis tout son poids dans la balance. — Bien, glissa Galeni. Ce sera bon pour tout le monde. Le malaise s’effaça et les invités soulagés se mirent à échanger des bribes de ragots politiques. Soudain la voix joyeuse du docteur Borgos s’éleva, épouvantablement forte et claire : –… tellement de bénéfices, Kareen, que Mark et toi vous pourrez vous offrir une autre excursion à l’Orbe quand vous serez retournés sur Beta. En fait vous pourrez y aller autant que vous voudrez. J’aimerais avoir quelqu’un avec qui y aller, ajouta-t-il en poussant un soupir d’envie. L’Orbe des plaisirs mystérieux était l’un des plus célèbres dômes de plaisirs de Beta. Sa réputation avait gagné la galaxie. La gamme des plaisirs autorisés et médicalement surveillés offerts par l’Orbe suffisait à satisfaire et époustoufler tous ceux dont les goûts n’étaient pas assez vils pour les entraîner vers l’Ensemble de Jackson. Miles caressa un instant l’espoir insensé que les parents de Kareen n’en avaient jamais entendu parler. Mark pourrait prétendre qu’il s’agissait d’un musée de la science Betane, ou n’importe quoi. Le commodore Koudelka venait de prendre une gorgée de vin pour faire descendre une dernière bouchée de saumon. Le jet faillit arroser Délia assise en face de lui. Avaler de travers pouvait se révéler dangereux pour un homme de son âge et Olivia, pleine de sollicitude inquiète, lui tapa dans le dos tandis qu’il cachait son visage cramoisi dans sa serviette et suffoquait. Drou repoussa à moitié sa chaise, partagée entre le désir de faire le tour de là table pour aider son époux, et celui de se ruer sur Mark pour l’étrangler sur place. Mark n’était d’aucune utilité. Sous l’effet conjugué de la peur et de la culpabilité, ses joues rebondies se vidèrent de leur sang, paraissant plus adipeuses que jamais. Kou réussit à reprendre assez de souffle pour lancer à Mark : — Tu as osé emmener ma fille sur l’Orbe, toi ? Kareen, totalement affolée, bafouilla : — Cela faisait partie de son traitement. Mark, encore plus affolé, tenta désespérément de se disculper : — Nous avons une réduction par la clinique… Miles s’était souvent dit qu’il aimerait voir la tête de Duv Galeni quand il apprendrait que Mark risquait de devenir son beau-frère. À présent il n’en avait plus du tout envie, mais c’était trop tard. Il avait déjà vu Galeni figé, mais jamais à ce point… pétrifié. Kou respirait mieux, ce qui aurait été rassurant s’il n’avait pas fait une légère crise de tachycardie. Olivia étouffa un rire nerveux. Les yeux de Lord Dono brillaient de plaisir. Il connaissait sûrement tout sur l’Orbe, peut-être en avait-il goûté les plaisirs sous ses incarnations présente et passée. Tante Vorthys, assise à côté d’Enrique, se pencha en avant pour regarder ce qui se passait d’un air intrigué. Ekaterin semblait terriblement inquiète mais, remarqua Miles, pas surprise. Mark lui avait-il confié l’histoire qu’il n’avait pas jugé bon de confier à son frère ? Ou Kareen et elle étaient-elles devenues intimes au point de partager pareil secret ? Encore une de ces histoires de femmes ? Et si c’était le cas, qu’est-ce qu’Ekaterin avait jugé bon de lui confier en échange, à son propos à lui ? Et comment le savoir… ? Drou, après une longue hésitation, se laissa aller sur sa chaise. Un silence lourd de menaces et de Nous réglerons cela plus tard s’abattit. Lady Alys percevait la moindre nuance. Son sang-froid était tel que seuls Miles et Illyan se trouvaient assez près pour capter son tressaillement. Capable d’imposer un ton et une tenue que nul n’oserait ignorer, elle se décida enfin à intervenir. — L’idée d’offrir les réparations du miroir comme cadeau de mariage s’est avérée très populaire auprès des… Miles, qu’est-ce que cet animal tient dans la gueule ? Avant qu’il n’ait le temps de demander quel animal ?, le bruit de nombreux petits pas sur le parquet ciré répondit à sa question non formulée. Un chat noir poursuivait son frère et compagnon de portée, le chaton noir et blanc. Celui-ci, tout petit qu’il était, et bien qu’il eût la bouche pleine, réussit à émettre un miaou sonore. Il dérapa sur les lames de chêne, s’agrippa à l’antique et inestimable tapis tissé à la main dans lequel il finit par s’accrocher une griffe, et se retrouva les quatre fers en l’air. Son rival fondit sur lui sans parvenir à lui faire lâcher sa proie. Une paire de pattes insectoïdes tremblantes apparut entre les moustaches blanches et un élytre marron et argent fut agité d’un dernier tremblement. Enrique poussa un cri d’horreur, renversa sa chaise et bondit sur le félin. — Donne-moi ça, assassin. Il arracha la mouche mutilée, qui commençait à être bien fatiguée, des mâchoires de la mort. Le chat noir se dressa sur ses griffes et agita frénétiquement une patte, Et moi, et moi, et moi ! Excellent ! se dit Miles en regardant les chatons avec une soudaine tendresse. Finalement les mouches à vomi ont un prédateur naturel ! Il était en train de concevoir un vaste plan de déploiement de chats dans la Résidence Vorkosigan quand son cerveau revint à la réalité. Le chaton avait déjà la mouche à beurre dans la gueule en entrant dans la salle à manger. Par conséquent… — Docteur Borgos, où ce chat a-t-il trouvé cette mouche ? Je croyais qu’elles étaient toutes enfermées. En fait, vous me l’aviez promis. — Ah… Miles n’aurait su dire quelle ligne de pensée l’Escobaran explorait, mais il le vit frémir lorsqu’il arriva au bout. — Excusez-moi. Il y a quelque chose que je dois vérifier au labo. Enrique réussit à sourire, un sourire peu rassurant à dire vrai, laissa tomber le chaton sur sa chaise, pivota sur les talons et gagna l’escalier en toute hâte. — Je crois qu’il vaudrait mieux que j’aille avec lui, dit Mark. Un affreux pressentiment s’empara de Miles. Il posa sa serviette et murmura : — Tante Alys, Simon, prenez les choses en main. Puis il enjoignit Pym de servir du vin, beaucoup de vin, et s’élança sur les traces d’Enrique et de son frère. Il les rattrapa à la porte de la buanderie-laboratoire à l’étage inférieur, juste à temps pour entendre l’Escobaran s’exclamer, Oh, non ! Il bouscula Mark et se précipita pour découvrir Enrique à genoux près d’un grand tiroir. Une des ruches était coincée en biais entre la boîte sur laquelle on l’avait perchée et le sol. Le couvercle avait glissé de travers. À l’intérieur, une seule et unique mouche en livrée Vorkosigan amputée de deux pattes latérales tournait désespérément en rond sans parvenir à s’échapper. — Que s’est-il passé ? souffla Miles entre ses dents. — Elles sont parties, répondit Enrique en se lançant à leur recherche à quatre pattes. Ces maudits chats ont dû renverser le tiroir. Je l’avais ouvert pour choisir celles que je voulais vous offrir, les plus grosses, les plus belles. Tout allait bien quand je suis parti… — Combien y avait-il de mouches dans ce tiroir ? — Toutes, tout le groupe génétique. Environ deux cents. Miles parcourut le laboratoire des yeux. Il ne repéra pas la moindre mouche en livrée Vorkosigan et demeura songeur. La Résidence était une vieille bâtisse immense, pleine de fentes dans le plancher et les murs, de minuscules fissures partout, d’espace sous les parquets et derrière les boiseries, sans parler du grenier… Une ouvrière qui s’échapperait par hasard ne saurait où aller et mourrait. Point final, avait dit Mark. — Vous avez toujours la reine, j’imagine, vous pouvez retrouver votre capital génétique, non ? — Euh… Miles longeait les murs, les yeux rivés au sol, mais aucune trace des créatures marron et argent ne s’offrit à son regard. Il choisit ses mots avec soin : — Vous m’avez assuré que les reines étaient incapables de se déplacer. — Les reines adultes sont incapables de se déplacer, c’est vrai, expliqua Enrique en se relevant et en secouant la tête. Par contre, les reines immatures sont vives comme l’éclair. Miles réfléchit, une fraction de seconde lui suffit. Des mouches à vomi en livrée Vorkosigan. Des mouches à vomi en livrée Vorkosigan dans tout Vorbarr Sultana. Il se souvint d’une prise SecImp qui consistait à empoigner un homme par le col, à tourner légèrement et à appliquer le pouce au bon endroit. Bien exécutée, elle coupait à la fois la respiration et la circulation du sang. Il se félicita de constater qu’en dépit de sa nouvelle carrière civile il n’avait pas perdu la main. Il attira le visage d’Enrique qui commençait à bleuir tout contre le sien. Kareen, hors d’haleine, arriva à la porte du labo. — Borgos, je veux que vous ayez récupéré toutes ces saloperies de mouches à vomi, et surtout leur reine, six heures avant que le comte et la comtesse Vorkosigan ne franchissent le seuil de cette maison demain après-midi. Parce que cinq heures et cinquante-neuf minutes avant l’arrivée de mes parents, je ferai appel à des professionnels de la désinsectisation pour s’occuper de cette vermine, pas d’exception, pas de quartier, toutes les mouches à vomi, vous m’avez compris ? Enrique, malgré le manque d’air, réussit à bafouiller : — Non, non ! Vous ne pouvez pas… — Lord Vorkosigan ! La voix outrée d’Ekaterin éclata comme un coup de tonnerre. Elle eut le même effet de surprise sur Miles que s’il avait été touché par une décharge de neutralisateur. Ses mains coupables s’ouvrirent toutes grandes et Enrique se redressa en titubant, aspirant l’air à longues goulées. — Ne t’arrête pas pour moi, Miles, cria Kareen en entrant dans le labo. Enrique, espèce d’idiot, comment as-tu osé parler de l’Orbe devant mes parents ? Tu as perdu la raison ? — Tu le connais depuis assez longtemps, dit Mark d’un ton menaçant, tu ne devrais pas avoir besoin de demander. — Et comment as-tu… (son regard furibond se porta sur Mark). Comment a-t-il bien pu savoir… Mark ? — Mark ne m’a jamais dit que c’était un secret. Je trouvais cela romantique. Lord Vorkosigan, je vous en supplie, ne faites pas venir un exterminateur. Je vais récupérer les filles, je vous le promets, je me débrouillerai. Les yeux d’Enrique se gonflaient de larmes. — Calmez-vous, Enrique ! dit Ekaterin d’un ton apaisant. Je suis certaine, ajouta-t-elle en lançant un regard sceptique à Miles, je suis certaine que Lord Vorkosigan ne fera pas tuer vos pauvres mouches, vous allez les récupérer. — Je ne peux pas attendre au-delà de… marmonna Miles entre ses dents. Il imaginait la scène ; il se voyait en train d’expliquer au Vice-roi et à la Vice-reine ce qu’étaient ces petits grattements qui sortaient de leurs murs. Peut-être pourrait-il confier cette tâche à Mark. — Si vous le souhaitez, Enrique, je vais rester pour vous aider à les retrouver, proposa Ekaterin en lançant un regard désapprobateur à Miles. Il eut la sensation qu’on lui décochait une flèche en plein cœur. Quel scénario : Ekaterin et Enrique à quatre pattes côte à côte pour sauver les pauvres mouches de la vindicte de l’affreux Lord Vorkosigan. Il fit machine arrière à regret. — Nous reviendrons aider après dîner. Si quelqu’un devait se mettre à quatre pattes pour pourchasser les mouches au côté d’Ekaterin, ce serait lui, bon Dieu. — Les gardes aussi. Il imagina la joie de Pym en apprenant la tâche qui allait lui incomber et sentit son estomac se serrer. — Pour l’instant, nous ferions mieux de retourner faire la conversation aux invités. Sauf le docteur Borgos, bien sûr, il a à faire. — Je vais rester l’aider, proposa Mark. — Quoi ? s’exclama Kareen. Tu me renvoies seule affronter mes parents ? Et mes sœurs… Je n’ai pas fini de les entendre parler de cette histoire… — Pourquoi diable as-tu emmené Kareen à l’Orbe de Beta, Mark ? Mark le regarda d’un air incrédule. — À ton avis ? — Enfin… tu ne pouvais pas ignorer que ce n’était pas… pas convenable pour une jeune fille barrayarane… — Miles, espèce de sale hypocrite, s’écria Kareen, indignée. Comment peux-tu… ? Tante Naismith nous a dit que tu y étais allé aussi… plusieurs fois, même ! — En mission. Incroyable, la quantité de secrets militaires et industriels qui transitent par l’Orbe. Croyez-moi, le contre-espionnage Betan ne reste pas inactif non plus. — Ah, oui, dit Mark. Et nous sommes aussi censés croire que tu n’as jamais goûté aux services offerts là-bas pendant que tu attendais tes contacts… ? Miles comprit qu’il était temps d’opérer une retraite stratégique. — Je crois que nous devrions retourner dîner. Sinon le repas va brûler, ou se dessécher, ou je ne sais quoi, et Ma Kosti sera tellement furieuse que nous ayons gâché sa cuisine qu’elle ira travailler chez Tante Alys. Et nous, il ne nous restera plus qu’à nous remettre à manger des plats tout prêts. L’épouvantable menace toucha Mark et Kareen. Oui, et qui avait suggéré à Ma Kosti d’élaborer ces savoureuses recettes à base de beurre de mouche ? La cuisinière n’y avait sûrement pas pensé toute seule. Tout cela sentait sa conspiration. Il poussa un soupir et offrit son bras à Ekaterin. Après un moment d’hésitation et un regard inquiet en direction d’Enrique, elle l’accepta et Miles les entraîna tous jusqu’à la salle à manger sans qu’aucun ne s’éclipse en cours de route. — Tout va bien en bas, Monseigneur ? murmura Pym, inquiet. — Nous parlerons de cela plus tard, répondit Miles sotto voce. Apportez le plat suivant et proposez du vin. — Faut-il attendre le docteur Borgos ? — Non, il a à faire. Pym laissa échapper une grimace d’inquiétude mais s’éloigna pour se consacrer à sa tâche. Tante Alys, grâce soit rendue à son sens des convenances, ne demanda aucune explication et engagea la conversation sur des sujets plus neutres. Le mariage de l’Empereur accapara tous les esprits. Enfin, presque : Mark et le commodore Koudelka échangeaient des regards circonspects. Miles se demandait s’il ferait mieux de suggérer à Kou de s’abstenir de passer son épée au travers du corps de Mark, ou de ne rien dire. Pym lui remplit son verre avant qu’il n’ait le temps de lui expliquer que ses instructions ne s’appliquaient pas à lui. Et puis merde ! Une certaine douce torpeur lui parut soudain une solution… agréable. Il n’était nullement certain qu’Ekaterin passait un bon moment, elle s’était de nouveau plongée dans le silence et regardait de temps à autre la chaise vide du docteur Borgos. À deux reprises toutefois, elle rit aux plaisanteries de Lord Dono. Miles, en le regardant de plus près, se dit que l’ancienne Lady Donna faisait un homme étonnamment séduisant, plein d’esprit, original, futur comte peut-être ; et en y réfléchissant, il possédait en outre un très redoutable et fort injuste avantage en matière d’expérience amoureuse. Les gardes débarrassèrent les assiettes pour apporter le plat principal, du filet de bœuf grillé avec une sauce au poivre très relevée accompagné d’un vin rouge capiteux. Les desserts arrivèrent : des mottes sculptées d’une crème glacée jaune pâle superbement décorée de fruits frais. Pym évitait de le regarder, mais Miles l’attrapa par la manche au passage et lui glissa : — Pym, c’est ce que je crois ? — Pas pu faire autrement, Monseigneur, marmonna le garde en tentant de se disculper. Ma Kosti a dit que c’était ça ou rien. Elle est folle de rage à cause des sauces, et elle veut vous en parler à la fin du repas. — Je vois. Bon, allons-y Il prit sa cuiller et attaqua courageusement. Ses invités suivirent son exemple avec quelque réticence, sauf Ekaterin qui contempla son assiette avec un plaisir évident. Elle se pencha pour échanger un sourire avec Kareen qui lui adressa en retour un signe mystérieux, mais triomphant. Pour comble de malheur, le dessert glacé se révéla délicieux, il fondait dans la bouche et submergea aussitôt les papilles de Miles, mobilisant tous ses récepteurs de plaisir. Le vin moelleux aux reflets ambrés l’accompagnait à merveille et fit exploser sur son palais une harmonie d’arômes puissants. Il en aurait pleuré. Il se contenta de sourire, un sourire crispé, et de boire. Le dîner se poursuivait tant bien que mal. Le mariage de Gregor et de Laissa lui fournit l’occasion de raconter une anecdote amusante : il avait dû aller chercher et rapporter le cadeau des habitants du district, une statue grandeur nature représentant un soldat à cheval sculpté dans du sucre d’érable. Cela lui valut un bref sourire d’Ekaterin, adressé cette fois à la bonne personne. Il envisagea une question sur les jardins pour l’entraîner dehors. Il regretta un instant de ne pas avoir sollicité l’aide de Tante Alys pour mener ses projets à bien de manière plus subtile, mais au départ, il n’était pas prévu qu’Ekaterin soit assise si loin de lui… Miles s’était arrêté de parler juste un peu trop longtemps. Illyan choisit de meubler à son tour la conversation et se tourna vers Ekaterin. — À propos de mariage, madame Vorsoisson, depuis combien de temps Miles vous fait-il la cour ? Lui avez-vous déjà accordé un rendez-vous ? Personnellement, je pense que vous devriez le faire languir, l’obliger à vous mériter. Miles reçut un coup au creux de l’estomac. Alys se mordit les lèvres, et même Galeni tressaillit. Olivia paniquée leva les yeux. — Je croyais que nous n’étions pas censés parler de cela. Kou murmura : — Chut, ma chérie. Lord Dono, avec la candeur malicieuse propre aux Vorrutyer, se tourna vers elle et demanda : — De quoi n’étions-nous pas censés parler ? — Oh, mais si le capitaine Illyan en a parlé, c’est qu’il n’y a pas de problème, conclut Olivia. Le capitaine Illyan s’est fait brûler la cervelle l’année dernière, pensa Miles. Il y a un problème, un gros problème. — Ou peut-être… Son regard croisa celui de Miles qui termina silencieusement sa phrase pour elle, que si. Ekaterin qui l’instant d’avant montrait un visage animé et enjoué se transformait en statue de marbre. Le processus ne fut pas instantané, mais plutôt lent et implacable, géologique. Son poids écrasait le cœur de Miles. Pygmalion à l’envers. Je transforme les femmes vivantes en pierre blanche… Il reconnaissait ce regard froid et vide. Il l’avait vu un jour sombre sur Komarr et il avait espéré ne jamais le revoir. Son ivresse renforça sa peur panique. Celle-là, il ne faut pas que je la perde, il ne faut pas que je la perde, il ne faut pas. Aller de l’avant. Aller de l’avant et bluffer, la tactique lui avait permis de gagner plus d’une bataille. — Oui… ah… eh bien… cela me fait penser que je voulais vous demander quelque chose, madame Vorsoisson. Voulez-vous m’épouser ? Un silence de mort s’abattit dans la pièce. Tout d’abord Ekaterin ne réagit pas. On aurait dit qu’elle n’avait pas entendu ses paroles, et Miles faillit céder à la tentation suicidaire de les répéter plus fort. Tante Alys se cacha le visage dans les mains. Il sentit son sourire virer à la grimace et son cœur défaillir. Non, non, j’aurais dû dire, il aurait fallu que je dise… s’il vous plaît, passez-moi le beurre de mouche. Trop tard… La gorge nouée d’Ekaterin se débloqua visiblement et elle se mit à parler. Les mots tombèrent un à un de ses lèvres comme des glaçons, cinglants, terribles. — Comme c’est étrange. Moi qui croyais que vous vous intéressiez aux jardins. Du moins est-ce ce que vous m’avez dit. La suite, Vous m’avez menti, resta suspendue en l’air dans un silence assourdissant. Vas-y, hurle. Lance quelque chose. Piétine-moi, ça ne me dérange pas. La douleur me fera du bien. La douleur, je connais… Ekaterin prit une inspiration et l’espoir fit bondir le cœur de Miles, mais elle repoussa sa chaise, posa sa serviette à côté de son dessert à demi mangé, pivota et quitta la table. Elle ne s’arrêta à hauteur de la Professera que pour se pencher le temps de murmurer : — Tante Vorthys, on se verra à la maison. — Ma chérie, ça va aller ? Mais la Professera se retrouva en train de parler dans le vide, Ekaterin était déjà repartie et son pas s’accéléra en approchant de la porte au point qu’elle courait presque. Tante Vorthys se retourna et lui adressa un geste d’impuissance, Comment as-tu pu faire une chose pareille ?, à moins que le geste ne fût destiné à Miles, Comment as-tu pu faire une chose pareille, espèce d’idiot ? Ta vie est en train de s’enfuir, fais quelque chose. Miles se leva précipitamment en renversant sa chaise. — Ekaterin, attendez, il faut que nous parlions… Il ne se mit à courir qu’après avoir franchi la porte qu’il claqua derrière lui. Il en claqua quelques autres pour isoler ses invités d’Ekaterin qu’il rattrapa dans le hall d’entrée alors qu’elle essayait sans succès d’ouvrir la porte, munie bien sûr d’un système de sécurité. — Ekaterin, attendez, écoutez-moi, je vais tout vous expliquer. Elle se retourna et lui jeta un regard incrédule comme s’il était une mouche à beurre en livrée Vorkosigan qu’elle venait de découvrir nageant dans sa soupe. — Il faut que je vous parle. Dites-moi quelque chose, implora-t-il. — En effet, dit-elle au bout d’un moment, les lèvres blêmes. J’ai quelque chose à vous dire. Lord Vorkosigan, je démissionne, je cesse d’être votre jardinier paysagiste. À partir de cet instant, je ne travaille plus pour vous. Je vous ferai parvenir mes plans et mon programme de plantations dès demain pour les transmettre à mon successeur. — À quoi cela me servira-t-il ? — Si c’est vraiment un jardin que vous vouliez, alors vous n’avez besoin de rien d’autre. D’accord ? Il envisagea les différentes réponses. Oui était hors de question, tout comme non. — Attendez une seconde… Ne pouvais-je pas vouloir les deux ? Je ne vous mentais pas. Simplement je ne vous disais pas tout, bon Dieu, vous n’étiez pas prête à entendre, vous n’étiez pas encore à moitié guérie d’avoir été étouffée pendant dix ans par cet imbécile de Tienne, je le voyais bien, et vous le voyiez aussi, et même votre Tante le voyait, et ça, c’est la vérité. Au mouvement de sa tête, il vit que ses arguments avaient fait mouche, mais elle se contenta de dire d’une voix froide : — Ouvrez la porte, Lord Vorkosigan, je vous en prie. — Attendez, écoutez… — Vous m’avez suffisamment manipulée. Vous vous êtes servi de ma… de ma vanité. — Il ne s’agit pas de vanité. Il s’agit de don, d’orgueil, d’enthousiasme… N’importe qui pouvait se rendre compte que vous aviez seulement besoin de perspectives, de possibilités. — Vous avez l’habitude d’obtenir tout ce que vous voulez, Lord Vorkosigan, non ? Par n’importe quel moyen… Me piéger ainsi devant tout le monde, ajouta-t-elle d’une voix affreusement glaciale. — C’était un accident. Illyan n’avait pas été prévenu et… — Contrairement à tous les autres ? Vous êtes pire que Vormoncrief. J’aurais mieux fait d’accepter son offre ! — Hein ? Qu’est-ce qu’Alexis… Je veux dire, non, mais… Tout ce que vous voudrez, je veux vous donner tout ce que vous voudrez. Ekaterin, tout ce dont vous avez besoin, tout… Le regard d’Ekaterin se perdit, tourné vers l’intérieur, vers des horizons que Miles ne pouvait imaginer. — Vous ne pouvez pas me redonner mon âme. Ce jardin aurait pu être mon cadeau. Vous me l’avez pris aussi. Ces paroles coupèrent court au bafouillage de Miles. Quoi ? Ils arrivaient à quelque chose, quelque chose d’impalpable mais de vital… Une grosse limo s’arrêtait devant le perron. On n’attendait plus personne. Comment ces gens avaient-ils pu franchir la grille gardée par la SecImp sans autorisation ? Bon Dieu, ne venez pas m’interrompre, pas maintenant, alors qu’elle commençait à s’ouvrir, ou du moins à ouvrir le feu… Pym surgit dans le hall, l’empêchant d’aller au bout de ses pensées. — Pardon, Monseigneur… Pardon de vous déranger, mais… La voix d’Ekaterin, presque un cri, claqua malgré les larmes dans sa gorge. — Pym, ouvrez cette maudite porte et laissez-moi sortir. — Oui, Madame. Le garde se mit au garde-à-vous et plaqua une main tremblante sur le verrou palmaire. Les portes s’ouvrirent en grand et Ekaterin se précipita sans regarder, la tête la première, contre la poitrine d’un homme trapu aux cheveux blancs qui parut quelque peu surpris. Il portait une chemise de couleur vive et un pantalon noir, usé et fort peu présentable. Elle rebondit contre lui et l’étranger, du moins pour elle, la rattrapa par les mains. Une grande femme à l’air fatigué, vêtue d’une tenue de voyage fripée, ses longs cheveux roux noués en chignon sur sa nuque, arriva à leur hauteur et s’exclama : — Que diable… ? — Excusez-moi, mademoiselle, tout va bien ? grommela l’homme aux cheveux blancs d’une profonde voix de baryton un peu éraillée. Il jeta un regard perçant à Miles et, d’un pas incertain, quitta le hall éclairé dans le sillage d’Ekaterin. — Non, j’ai besoin… je veux un taxi, s’il vous plaît. — Ekaterin, non, attendez, implora Miles, le souffle court. — Je veux un taxi tout de suite. — Le garde à l’entrée se fera un plaisir de vous en appeler un, dit la femme aux cheveux roux d’un ton apaisant. La comtesse Cordélia Vorkosigan, Vice-reine de Sergyar, mère de Miles, regarda son fils haletant d’un œil menaçant. –… Et d’attendre que vous y soyez montée. Miles, pourquoi harcèles-tu cette jeune personne ? demanda-t-elle avant d’ajouter : Est-ce que nous interrompons une séance de travail ? En trente ans, il avait appris à déchiffrer la sténo cryptique de sa mère et il n’eut aucun mal à comprendre la question. Sommes-nous arrivés au milieu d’un interrogatoire auditorial qui aurait mal tourné, ou as-tu encore déclenché une catastrophe ? Dieu seul savait ce qu’Ekaterin comprendrait. Un point positif : si elle refusait de lui adresser la parole, il ne serait jamais obligé de lui expliquer le sens de l’humour si particulier de sa Betane de mère. — Ma soirée, elle se termine. Un naufrage. Tout est perdu corps et biens. Il jugea inutile de demander à ses parents ce qu’ils faisaient là. Leur vaisseau de saut était arrivé en orbite plus tôt que prévu et ils étaient descendus directement pour passer la nuit dans leur lit. Leur suite ne les rejoindrait que le lendemain. Voyons, comment avait-il répété cette première rencontre d’une importance vitale ? — Mère, Père, je vous présente… Elle s’en va ! Du bruit dans son dos détourna un instant son attention et Ekaterin disparut dans les ténèbres pour gagner la grille. Les Koudelka ayant intelligemment compris que la soirée tirait à sa fin s’éclipsaient en rangs serrés, mais la conversation sur le mode, Attends que nous soyons rentrés à la maison, avait pris un départ en fanfare. Kareen tentait de protester, mais la voix du commodore couvrait la sienne. — Tu rentres à la maison, maintenant. Pas question que tu restes une minute de plus ici. — Il faut que j’y revienne, c’est là que je travaille. — C’est fini. Tu n’y… Mark les suivait et plaidait d’une voix inquiète : — Je vous en prie, monsieur, commodore, madame Koudelka, ce n’est pas la faute de Kareen. — Vous n’avez pas le droit ! criait la jeune fille. Le commodore Koudelka découvrit soudain les nouveaux arrivants. — Ah, Aral ! Est-ce que tu te rends compte de ce que ton fils a fait ? — Lequel ? demanda doucement le comte. Le hasard voulut que la lumière éclaire le visage de Mark au moment où il entendit cette affirmation fortuite de son identité. Même dans le chaos de ses espoirs envolés, Miles se réjouit de voir la brève expression de respect qui éclaira les traits gras et déformés de son frère. Oui, c’est pour ça que les soldats suivent cet homme… Olivia tira sa mère par la manche et murmura : — Mama, est-ce que je peux rentrer avec Tatya ? — Oui, ma chérie, ce serait une bonne idée, répondit Dou d’un ton absent. Elle était manifestement ailleurs. Miles n’aurait su dire si elle privait Kareen d’une de ses alliées potentielles dans la bataille qui couvait, ou si elle voulait seulement réduire le niveau sonore. René et Tatya auraient bien aimé s’éclipser discrètement en profitant de la diversion, mais Lord Dono, qui semblait s’être joint à eux, s’arrêta juste le temps de dire d’un ton enjoué : — Merci beaucoup, Lord Vorkosigan, pour cette mémorable soirée. Puis il salua cordialement le comte et la comtesse Vorkosigan d’un signe de tête avant de gagner la limo des Vorbretten. Bref son opération n’avait pas, hélas, fait perdre à Donna/Dono son sens mordant de l’ironie. — Qui était-ce ? demanda le comte Vorkosigan, ce visage ne me paraît pas inconnu… Un Enrique comme possédé, ses cheveux filasse à demi dressés sur la tête, apparut dans le grand hall. Il tenait un pot d’une main et ce que Miles pensa être un désodorisant de l’autre : un morceau de bois auquel il avait fixé un chiffon trempé dans un parfum doucereux et écœurant qu’il agitait le long des plinthes en répétant d’une voix plaintive : — Petites, petites, venez. Venez voir Pa. C’est bien, venez, mes fifilles. Il s’arrêta et jeta un regard inquiet sous une console. — Petites, petites… — Alors ça, ça demande une explication, murmura le comte, interdit. Du côté de la grille, une portière claqua, le moteur d’un taxi ronfla, et il disparut à jamais dans la nuit. Miles, immobile au milieu du tumulte, l’écouta jusqu’à ce que le dernier murmure s’évanouisse. La comtesse repéra une nouvelle victime et sa voix se fit soudain menaçante : — Pym ! Je vous avais chargé de veiller sur Miles. Pourriez-vous m’expliquer ce qui se passe ? Un long silence s’ensuivit puis, d’une voix aux lourds accents de sincérité, Pym répondit : — Non, Madame. — Demande à Mark, il t’expliquera tout, dit Miles cyniquement avant de foncer vers l’escalier. — Espèce de lâche… ! lui lança son frère au passage. Les autres invités arrivaient dans le hall en traînant les pieds. Le comte hasarda une question prudente : — Miles, es-tu ivre ? — Non, pas encore. Pas encore suffisamment. Pym, rejoins-moi. Il grimpa les marches quatre à quatre pour se réfugier dans sa chambre et tenter d’oublier. 10 — Bonjour, Mark. La voix tonique de la comtesse Vorkosigan balaya les dernières tentatives futiles de Mark pour rester dans les limbes. Il grogna, sortit de sous l’oreiller, et ouvrit un œil chassieux. Il essaya quelques réponses sur sa langue pâteuse, Comtesse, Vice-reine, Mère. Curieusement, Mère semblait le mieux convenir. — B’jour, M’mère. Elle le regarda encore un moment, puis hocha la tête et fit signe à la bonne qui attendait derrière elle. La jeune fille posa un plateau avec du thé sur la table de chevet et dévisagea Mark d’un air étonné. Il éprouvait une irrépressible envie de se cacher sous les couvertures bien qu’il portât encore, pour l’essentiel, ses vêtements de la veille. La bonne quitta docilement la chambre sur l’injonction ferme de la comtesse. Celle-ci ouvrit les rideaux et une lumière aveuglante inonda la pièce. Elle approcha une chaise du lit, demanda à Mark s’il voulait du thé et, sans attendre sa réponse, lui en versa une tasse. Il se redressa péniblement et installa ses oreillers de manière à boire sans rien renverser. Le thé était chaud et fort, avec du lait comme il l’aimait, et fit disparaître le mauvais goût qu’il avait dans la bouche. La comtesse jeta un regard soupçonneux aux pots de beurre de mouche empilés sur la table de chevet, peut-être pour les compter, car elle tiqua. — Je ne pensais pas que tu voudrais déjeuner. — Non, merci, dit-il, bien que le thé ait commencé à apaiser ses atroces maux d’estomac. — Ton frère non plus. Son désir récent de maintenir la tradition Vor l’a poussé à chercher l’oubli dans le vin. D’après Pym, il y a bien réussi. Pour l’instant nous le laissons profiter de sa gueule de bois sans faire de commentaires. — Ah. Quelle chance il a. — Enfin, il faudra bien qu’il finisse par sortir de sa chambre, même si Aral est d’avis de ne pas l’attendre avant ce soir. La comtesse se versa une tasse de thé et y ajouta du lait. — Lady Alys était fort contrariée de le voir disparaître avant que tous ses invités soient partis. Elle considère cela comme un manque d’éducation honteux de sa part. — C’était la pagaille. Une pagaille dont ils allaient tous, hélas, devoir supporter les conséquences. Mark se rinça la bouche avec une nouvelle gorgée de thé. — Que s’est-il passé après… après le départ des Koudelka ? Miles s’était éclipsé très vite et Mark avait vu son courage s’effondrer quand le commodore avait perdu son sang-froid au point de traiter la mère de la comtesse de maudite maquerelle Betane. Kareen s’était alors précipitée dehors en hurlant qu’elle préférait rentrer à la maison à pied, et même aller se cacher de l’autre côté du continent, plutôt que de monter dans une voiture avec une paire de sauvages barrayarans aussi incultes, attardés et ignorants. Mark s’était enfui dans sa chambre avec une pile de pots de beurre de mouche et une cuiller, et ensuite Glouton et Geignard avaient fait de leur mieux pour calmer ses nerfs ébranlés. Sa thérapeute aurait sans doute parlé de régression due au stress. Ne plus se sentir responsable de son propre corps avait fait naître en lui un sentiment mêlé de haine et d’exaltation, mais en laissant Glouton aller au bout de ses envies, il avait bloqué celui qui était beaucoup plus dangereux, l’Autre. C’était mauvais signe quand Tueur perdait son nom. Mark avait réussi à s’endormir avant d’exploser, mais de justesse. À présent il se sentait épuisé, la tête embrumée et calme comme la campagne après l’orage. La comtesse reprit : — Aral et moi avons eu une conversation fort enrichissante avec le Professeur et la Professora Vorthys. Voilà une femme qui a la tête sur les épaules. Je regrette de ne pas l’avoir connue plus tôt. Puis ils sont partis s’occuper de leur nièce et nous avons longuement parlé avec Alys et Simon. Ai-je bien compris que la jeune personne aux cheveux noirs qui est partie comme une flèche hier soir était ma future belle-fille ? — Plus maintenant, j’en ai peur. — Grand Dieu. Miles ne nous en a pratiquement pas parlé dans ses comptes rendus… je crois que le mot s’impose… dans ses comptes rendus sommaires qu’il nous a envoyés sur Segyar. Si j’avais su la moitié de ce que la Professora m’a dit hier soir, je l’aurais interceptée moi-même. — Ce n’est pas ma faute si elle s’est enfuie, se hâta de dire Mark. Miles a dit des âneries et s’est emmêlé les pieds tout seul. Même si Illyan l’a un peu aidé, ajouta-t-il à regret. — Oui, Simon était très malheureux une fois qu’Alys lui a tout expliqué. Il avait peur qu’on ne l’ait mis au courant du grand secret de Miles et qu’il l’ait oublié. Je suis très contrariée que Miles l’ait plongé à ce point dans l’embarras. Un éclair dangereux brilla dans son regard. Mark, lui, se sentait beaucoup moins intéressé par les problèmes de Miles que par les siens. Il demanda prudemment : — Est-ce… ah… est-ce qu’Enrique a retrouvé sa reine ? — Pas encore. La comtesse se redressa sur sa chaise et regarda Mark d’un air stupéfait. — J’ai aussi eu une longue et intéressante conversation avec le docteur Borgos après le départ d’Alys et de Simon. Il m’a montré votre labo. J’ai cru comprendre que c’était le travail de Kareen. Je lui ai promis de faire surseoir à l’ordre d’exécution de Miles sur ses filles, cela l’a considérablement calmé. Il me semble être un savant fort compétent. — Oh, il est brillant quand il s’intéresse à quelque chose. Ses intérêts sont un peu… un peu limités, c’est tout. — J’ai passé l’essentiel de ma vie avec des hommes obsédés, dit la comtesse en haussant les épaules. Je pense que ton Enrique sera parfaitement à sa place ici. — Alors vous… vous avez vu nos mouches à beurre ? — Oui. Cela ne semblait pas la troubler le moins du monde. Une Betane. Si seulement Miles avait hérité de ses qualités. — Et… et le comte les a vues ? — Oui, en fait, nous en avons trouvé une qui se promenait sur notre table de chevet en nous réveillant ce matin. — Qu’avez-vous fait ? — Nous avons retourné un verre dessus et l’avons laissée là jusqu’à ce que son père vienne la chercher. Malheureusement, Aral n’a pas vu celle qui explorait sa chaussure avant de l’enfiler. Celle-là nous l’avons jetée discrètement, ce qu’il en restait du moins… Après un instant de silence inquiet, Mark demanda : — Ce n’était pas la reine, j’espère ? — Je ne saurais le dire. Elle semblait avoir à peu près la même taille que l’autre. — Non, alors non. La reine aurait été beaucoup plus grosse, vous l’auriez remarqué. De nouveau le silence s’installa. — J’accorde un point à Kou, finit par lâcher la comtesse. Je suis quelque peu responsable vis-à-vis de Kareen. Et de toi. Je connaissais parfaitement l’éventail des choix qui s’offriraient à vous sur Beta. Y compris, dans le meilleur des cas, celui de vous choisir l’un l’autre. Nous serions très heureux, Aral et moi, d’avoir Kareen Koudelka comme belle-fille, au cas où tu en douterais. — Je n’en ai jamais douté. Cherchez vous à savoir si mes intentions sont honorables ? — Je fais confiance à ton sens de l’honneur, qu’il corresponde à la définition étroite de Barrayar ou à quelque chose de plus large. — Malgré tout, je ne crois pas que le commodore et Mme Koudelka soient prêts à m’accueillir avec le même plaisir. — Tu es un Vorkosigan. — Un clone. Un sous-produit jacksonien à deux sous. Et fou par-dessus le marché. — Un sous-produit jacksonien sacrement cher. Elle secoua la tête et son sourire se fit plus triste. — Mark, je suis toute disposée à vous aider, Kareen et toi, à atteindre vos buts, quels que soient les obstacles. Mais il faut que tu m’expliques quels sont exactement ces buts. Fais attention à la cible que tu vas fournir à cette femme. La comtesse était aux obstacles ce que le canon laser était aux mouches. Mark contempla ses mains courtes et boudinées pour cacher son désarroi. L’espoir et sa fidèle suivante, la peur, commençaient à s’agiter dans son cœur. — Je veux… je veux tout ce que Kareen veut. Sur Beta, je croyais savoir. Depuis que nous sommes revenus ici, tout est devenu confus. — Le choc des cultures ? — Il ne s’agit pas uniquement du choc des cultures, même si ça l’est en partie. Il cherchait ses mots, tentant d’exprimer ce qui lui semblait être la totalité de Kareen. — Je crois… je crois qu’elle veut du temps. Le temps d’être elle-même, d’être où elle est, d’être ce qu’elle est. Sans qu’on la presse ou l’oblige à endosser un rôle ou un autre à l’exclusion de toutes les possibilités qui sont en elle. Le rôle d’épouse, tel qu’on le conçoit ici, est un rôle sacrement limité. Elle dit que Barrayar cherche à la mettre en cage. La comtesse pencha la tête en entendant cela. — Elle est peut-être plus sage qu’elle ne le croit. — D’autre part, là-bas sur Beta, j’étais sans doute son vice caché, et maintenant je ne suis plus qu’une source d’embarras. Peut-être qu’elle voudrait que je m’éloigne et que je lui fiche la paix. — Ce n’est pas ce que j’ai cru comprendre hier soir. Elle avait planté ses ongles dans le chambranle de notre porte. Kou et Drou ont pratiquement dû l’en arracher. Le visage de Mark s’éclaira quelque peu. — Et en quoi tes buts ont-ils changé lors de cette année sur Beta ? Je veux dire, en plus d’avoir ajouté les désirs secrets de Kareen aux tiens ? — Ils n’ont pas exactement changé, répondit-il lentement. Ils se sont précisés, peut-être. Focalisés. Au cours de ma thérapie, j’ai réussi des choses que je désespérais de mettre en ordre dans ma vie. Cela m’a fait penser que le reste n’est pas non plus hors de portée. Elle l’encouragea d’un hochement de tête. — Les cours… les cours d’économie, ça s’est bien passé. Tu sais, j’ai acquis tout un bagage de compétences et de connaissances. Je commence vraiment à savoir ce que je fais, je ne fais plus semblant tout le temps. Je n’ai pas oublié l’Ensemble de Jackson. J’ai envisagé des manières indirectes de mettre ces maudits bouchers-cloneurs hors d’état de nuire. Lilly Durona a quelques idées pour développer des thérapies d’extension de la vie qui pourraient bien concurrencer leurs transplantations de cerveaux clones. Moins dangereuses, aussi efficaces, et surtout moins chères. Leur voler leurs clients et ruiner leur économie, même si je ne peux les atteindre physiquement. Le moindre sou que j’ai réussi à économiser, je l’ai investi dans le groupe Durona pour soutenir leur programme de RechercheDéveloppement. Bientôt, je disposerai d’une minorité de contrôle si tout va bien. Et je veux qu’il me reste assez d’argent pour que personne n’ait de pouvoir sur moi. Je commence à voir comment y parvenir, pas du jour au lendemain, mais progressivement, petit à petit. Je… euh… j’aimerais bien lancer une nouvelle industrie agricole ici, sur Barrayar. — Et sur Sergyar aussi. Les éventuelles utilisations de tes mouches pour aider nos colons ont beaucoup intéressé Aral. — C’est vrai ? s’exclama Mark qui en resta bouche bée. Même avec le blason Vorkosigan sur le dos ? — Euh… il serait peut-être sage de leur enlever la livrée Vorkosigan avant de les lui proposer sérieusement, dit la comtesse en réprimant un sourire. — J’ignorais qu’Enrique allait faire cela, tenta de s’excuser Mark. Mais vous auriez dû voir la tête de Miles quand il les lui a offertes. Ça valait presque… (Il poussa un soupir, puis secoua la tête, repris par le désespoir.) Mais à quoi bon tout cela si Kareen et moi ne pouvons pas retourner sur Beta. Elle est coincée par l’argent si ses parents refusent de l’aider. Je pourrais proposer de lui payer le voyage, mais… mais je ne sais pas si ce serait une bonne idée. — Ah, voilà qui est intéressant. Tu as peur que Kareen ne pense que tu achètes sa loyauté ? — Je… je n’en suis pas sûr. Elle est très scrupuleuse quant à ses obligations. Je veux qu’elle m’aime, pas qu’elle me doive de l’argent. Je pense que ce serait une erreur grossière de la mettre sans le vouloir… de la mettre dans une autre sorte de boîte. Je veux tout lui donner, tout. Mais je ne sais pas comment m’y prendre ! Un curieux sourire fleurit sur les lèvres de la comtesse. — Quand on se donne mutuellement tout, on est à égalité. Chacun est gagnant. Mark secoua la tête, perplexe. — Curieux échange. — Le meilleur, dit-elle en finissant son thé et en reposant sa tasse. Bon, je ne veux pas me mêler de tes affaires, mais n’oublie pas, tu as le droit de demander de l’aide. C’est en partie à cela que servent les familles. — Je te dois déjà tant. — Mark, on ne rembourse pas ses parents. C’est impossible. La dette qu’on leur doit, on la transmet à ses propres enfants qui la transmettent à leur tour. C’est une sorte de chaîne. Et si on n’a pas d’enfants, elle revient à la communauté humaine. Ou à Dieu si on en a un. — Je ne suis pas certain que cela soit juste. — L’économie familiale échappe au calcul du produit planétaire brut. C’est le seul cas que je connaisse où, lorsque l’on donne plus que l’on ne reçoit, on ne fait pas faillite, mais on s’enrichit, on s’enrichit considérablement. Mark réfléchit à tout cela. Et dans quelle catégorie de parents entrait son progéniteur de frère ? Plus qu’un frère, mais certainement pas une mère… — Peux-tu aider Miles ? — Ça, c’est plus compliqué, dit la comtesse en tirant sur sa jupe et en se levant. Je ne connais pas cette Mme Vorsoisson depuis toujours comme je connais Kareen. Ce que je peux vraiment faire pour lui ne me semble pas très clair… Je serais tentée de dire pauvre garçon, mais d’après ce que j’ai compris, il a creusé sa tombe lui-même et sauté dedans à pieds joints. Il va devoir s’en extraire tout seul, je le crains. Ce sera une bonne expérience. Elle ponctua sa phrase d’un hochement de tête énergique comme si elle venait d’envoyer un Miles implorant chercher son salut par ses propres moyens : Écris quand tu auras trouvé une bonne solution. La conception qu’avait la comtesse de l’amour maternel pouvait parfois s’avérer sacrement énervante, se dit Mark en la regardant quitter la pièce. Il se sentait poisseux, collant, et avait envie de pisser et de se laver. Il fallait aussi qu’il aille de toute urgence aider Enrique à retrouver sa reine avant qu’elle ne construise un nid dans une boiserie et ne se mette à fabriquer d’autres mouches en livrée Vorkosigan. Malgré tout il se rua sur sa console de com, s’assit précipitamment et tapa le code de la Résidence Koudelka. Il imagina une série de quatre phrases d’introduction selon que le commodore, Mme Koudelka, Kareen ou l’une de ses sœurs répondrait. Kareen ne l’avait pas appelé ce matin, est-ce qu’elle dormait, boudait, ou était bouclée dans sa chambre ? Est-ce que ses parents l’avaient emmurée ? Ou, pis encore, jetée à la rue ? Attends, non, ça ce serait bien… elle pourrait venir ici… Il avait répété ses phrases en vain. Un message en lettres rouges s’afficha sur l’écran comme une traînée de sang : Appel non accepté. Le système de reconnaissance avait été programmé pour le rejeter. Ekaterin avait une épouvantable migraine. Elle décréta que c’était le vin. On en avait servi une quantité invraisemblable, depuis le mousseux dans la bibliothèque jusqu’aux différents vins accompagnant les quatre plats du repas. Elle n’avait pas la moindre idée de la quantité exacte qu’elle avait bue. Pym avait scrupuleusement rempli son verre, chaque fois qu’il était à moitié vide. Plus de cinq verres en tout cas. Sept ? Dix ? En général, elle ne dépassait pas deux. C’était miracle qu’elle ait réussi à sortir de la salle à manger surchauffée sans tomber. Mais à vrai dire, si elle n’avait pas bu, aurait-elle-trouvé le courage, ou la mauvaise éducation, de partir ? Le courage dans l’alcool, c’est ça ? Elle se passa la main dans les cheveux, se frotta le cou, ouvrit les yeux et s’appuya le front contre l’écran frais de la console de com de sa tante. Tous les plans et les notes concernant le jardin barrayaran de Lord Vorkosigan étaient à présent classés et rangés de façon logique. N’importe qui, enfin n’importe quel jardinier connaissant son métier, pourrait les utiliser pour mener le travail à bien. Le compte ouvert pour les dépenses était équilibré et fermé ; tous les détails, parfaitement en ordre, figuraient en annexe. Il ne lui restait plus qu’à taper sur la touche envoi de la console pour tourner cette page de sa vie. Elle prit le délicat modèle réduit de Barrayar posé à côté de la console et le fit tourner devant ses yeux au bout de sa chaîne en or. Appuyée contre le dossier de sa chaise, elle le contemplait et revoyait tous les souvenirs auxquels il était lié. Or et lien, espoir et crainte, triomphe et douleur… Elle le fixa jusqu’à ce que ses yeux s’embrument. Elle se souvenait du jour où il l’avait acheté, lors de leur absurde matinée de courses sous le dôme de Komarr qui s’était terminée de manière plutôt humide ; du visage rayonnant de Miles devant l’humour cocasse de la situation. Elle se rappelait le jour où il le lui avait donné dans sa chambre d’hôpital à la station de transfert après la défaite des conspirateurs. Le prix Lord Auditeur Vorkosigan pour lui avoir facilité la tâche, avait-il dit, ses yeux gris brillant de malice. Il s’était excusé de ne pouvoir lui décerner la vraie médaille que n’importe quel soldat aurait obtenue en en accomplissant beaucoup moins qu’elle durant cette nuit épouvantable. Il ne s’agissait pas d’un cadeau. Ou alors elle avait eu tort de l’accepter de sa main parce que cette babiole valait beaucoup trop cher pour que cela fût convenable. Pourtant, même si lui avait ri comme un idiot, Tante Vorthys n’avait pas bronché. Il s’agissait donc d’une récompense. Elle l’avait gagnée elle-même, elle l’avait payée de ses bleus, de sa peur, et de ses actes. C’est à moi, je le garde. Elle fronça les sourcils et passa la chaîne autour de son cou avant de fourrer le pendentif dans son chemisier noir en essayant de ne pas se sentir coupable comme un enfant cachant un bonbon dérobé. Son désir brûlant de retourner à la Résidence Vorkosigan arracher la pousse de skellytum qu’elle avait plantée avec soin et fierté quelques heures plus tôt s’était éteint un peu après minuit. D’abord elle se serait heurtée à la sécurité en se promenant dans le parc la nuit. Pym, ou Roic, aurait pu la neutraliser et les pauvres en auraient été tout retournés. Ensuite ils l’auraient portée à l’intérieur où… Les effets de sa colère, du vin et de son imagination surmenée s’étaient évanouis à l’aube pour se dissoudre dans les larmes versées en cachette sur son oreiller, à l’heure où le silence de la maisonnée lui laissait espérer un peu d’intimité. Pourquoi s’inquiéter ? Miles se fichait pas mal du skellytum, il n’était même pas sorti le voir la veille. Depuis des années elle trimballait vaille que vaille, sous une forme ou sous une autre, le bonsaï de soixante-dix ans qu’elle avait hérité de sa grand-tante. Il avait survécu à la mort, au mariage, à une douzaine de déménagements, aux voyages interstellaires, à une chute de plusieurs étages, à d’autres morts, à un voyage au travers de cinq points de saut, et pour finir à deux transplantations. Il devait être aussi épuisé qu’elle l’était. Qu’il reste là et pourrisse, qu’il sèche sur place ou que le vent l’emporte, qu’il subisse le sort qui l’attendait ! Elle l’avait rapporté sur Barrayar pour qu’il y meure. Maintenant elle en avait fini avec lui. À jamais. Elle rouvrit le fichier d’instructions au jardinier sur la console, et ajouta une annexe spécifiant les besoins un peu compliqués du skellytum en matière d’arrosage et d’engrais. La voix aiguë et surexcitée de Nikki la fit sursauter. — Mama ! — Ne… ne crie pas comme ça, mon chéri. Elle se retourna et adressa un sourire morne à son fils. Elle se félicitait in petto de ne pas l’avoir traîné au dîner catastrophe de la veille, bien qu’elle pût l’imaginer sans peine participer avec enthousiasme à la chasse aux mouches aux côtés de ce pauvre Enrique. Mais s’il avait été présent, elle n’aurait pu partir et l’abandonner. Ni l’embarquer au milieu de son dessert malgré ses protestations. Son devoir de mère l’aurait contrainte à rester attachée à sa chaise et à subir l’horrible humiliation sociale qui se serait abattue sur elle. Il sautillait sur place à côté d’elle. — Hier soir, tu as décidé avec Lord Vorkosigan quand il va m’emmener à Vorkosigan Surleau pour m’apprendre à monter à cheval ? Tu m’avais dit que tu le ferais. Elle avait conduit Nikki au jardin à plusieurs reprises, quand ni sa tante ni son oncle ne pouvaient rester à la maison avec lui. Lord Vorkosigan l’avait généreusement autorisé à courir dans toute la maison, et on était même allé chercher Arthur, le plus jeune des fils de Pym, pour jouer avec lui. Ma Kosti avait conquis l’estomac, le cœur et la loyauté absolue de Nikki en fort peu de temps, Roic avait joué avec lui, et Kareen lui avait permis d’aider au labo. Ekaterin avait presque oublié l’invitation de Miles quand il lui avait ramené Nikki à la fin d’une journée de travail. Sur le moment, elle s’était contentée de marmonner quelques réserves polies. Miles lui avait assuré que le cheval en question était très vieux et très doux, ce qui n’était pas exactement la réponse à ses doutes. Elle se frotta la tempe où semblaient s’accrocher des restes de migraine. Généreusement… ? Ou s’agissait-il d’une subtile manipulation de plus dans le plan de Miles ? — Je… je ne crois pas que nous devrions lui imposer cela. C’est un long voyage d’ici au district. Si tu t’intéresses vraiment aux chevaux, je suis sûre que nous pourrions te trouver des leçons d’équitation quelque part autour de Vorbarr Sultana. — J’sais pas pour les chevaux, mais il m’a dit qu’il me laisserait peut-être essayer son naviplane. — Nikki, tu es beaucoup trop jeune pour piloter un naviplane. — Lord Vorkosigan m’a dit que lui, son père l’avait laissé piloter plus jeune que moi. Il m’a expliqué que son père pensait qu’il fallait savoir piloter dès qu’on en était capable pour pouvoir prendre les commandes en cas d’urgence. Il m’a dit que son père l’avait assis sur ses genoux et l’avait laissé décoller et atterrir tout seul, et tout ça. — Tu es bien trop grand pour t’asseoir sur les genoux de Lord Vorkosigan ! Elle aussi, d’ailleurs, mais si elle et lui devaient… Arrête avec ça. Nikki réfléchit et finit par acquiescer. — C’est vrai, il est trop petit. Ça aurait l’air ridicule. Mais le siège est juste à ma taille ! Pym m’a laissé m’y asseoir un jour que je l’aidais à laver les voitures. Tu pourras demander à Lord Vorkosigan quand tu iras travailler ? fit-il en sautant de plus belle. — Non, je ne crois pas. Il lui jeta un regard intrigué. — Pourquoi ? Et pourquoi tu n’y es pas allée aujourd’hui ? — Je… je ne me sens pas très bien. — Oh, bon, demain, alors ? S’il te plaît, Mama ? Il se pendit à son bras, se tortilla, et lui fit les gros yeux en riant. Elle posa son front brûlant sur sa main. — Non, Nikki, je ne crois pas. — Pourquoi ? Ce sera super. T’es pas obligée de venir si tu ne veux pas. Pourquoi, pourquoi tu ne veux pas ? Demain, dis, demain ? — Je n’irai pas travailler demain non plus. — Tu es malade à ce point ? Tu n’as pas l’air si malade, dit-il en la dévisageant d’un air surpris et inquiet. Elle s’empressa de dissiper son inquiétude avant qu’il ne se mette à échafauder d’épouvantables théories médicales dans sa tête. Il avait déjà perdu son père cette année. — Je ne suis pas malade… J’ai décidé de ne plus retourner travailler chez Lord Vorkosigan. J’ai démissionné. — Ah ! Pourquoi ? Je croyais que ça te plaisait, cette histoire de jardin ? Son visage reflétait la stupeur et l’incompréhension les plus totales. — Oui, ça me plaisait. — Alors pourquoi tu démissionnes ? — Lord Vorkosigan et moi nous sommes un peu… un peu brouillés. À propos… à propos d’une question d’éthique. — Quoi ? Quelle question ? Sa voix trahissait la confusion et l’incrédulité, et il se mit à se tortiller. — Je me suis aperçue qu’il m’avait… qu’il m’avait menti. Il m’avait promis de ne jamais me mentir. Il avait feint de s’intéresser aux jardins. Il l’avait piégée en usant d’un subterfuge, puis il l’avait raconté à tout Vorbarr Sultana. Il avait fait semblant de ne pas l’aimer. Il était allé jusqu’à lui promettre qu’il ne la demanderait jamais en mariage. Il avait menti. Comment expliquer cela à un gamin de neuf ans ? Ou à n’importe quel autre être humain doué de raison, quels que soient son âge ou son sexe ? ne put-elle s’empêcher d’ajouter avec honnêteté. Serais-je déjà folle ? Miles n’avait pas vraiment dit qu’il ne l’aimait pas, il l’avait juste… sous-entendu. En fait, il avait dû trop en dire-sur le sujet. Mauvaise foi ou erreur d’interprétation ? Nikki écarquillait les yeux, enfin découragé. Grâce au Ciel, la voix de Tante Vorthys l’interpella. — Nikki, cesse d’importuner ta mère. Elle a une affreuse gueule de bois. — Une gueule de bois ? Elle m’a dit qu’elle était malade. Manifestement le gamin avait du mal à faire entrer les mots mère et gueule de bois dans le même espace conceptuel. — Attends un peu. Quand tu seras plus grand, tu comprendras tout seul la différence, s’il y en a une. Et maintenant, file. Allez, allez, va voir ce que fabrique ton oncle au sous-sol. J’ai entendu de drôles de bruits tout à l’heure. Nikki se laissa pousser dehors par la main ferme de sa grand-tante. Ekaterin appuya de nouveau le front sur la console et ferma les yeux. Elle les rouvrit en entendant un léger tintement à côté de sa tête. Sa tante venait de poser un grand verre d’eau fraîche et lui tendait deux antalgiques. — J’en ai déjà pris ce matin. — On dirait que l’effet s’estompe. Bois toute l’eau, tu as grand besoin de te réhydrater. Ekaterin s’exécuta docilement. Elle reposa le verre et ouvrit et ferma les yeux plusieurs fois. — Ce n’étaient pas vraiment le comte et la comtesse Vorkosigan hier soir, dis ? Plus qu’une réponse à sa question, elle aurait voulu un démenti. Après les avoir quasiment piétinés dans sa fuite désespérée, elle ne s’était rendu compte avec horreur de leur identité que tardivement, presque arrivée à la maison. Les grands et célèbres Vice-roi et Vice-reine de Sergyar, que leur avait-il pris d’avoir l’air de gens si ordinaires dans un pareil moment ? — Si, je n’avais jamais eu l’occasion de leur parler avant, hier soir. La mère de Miles est une femme fort sensée. — Alors pourquoi son fils est-il si… peu importe. Ils ont dû me prendre pour un genre d’hystérique. Comment ai-je trouvé le courage de me lever et de quitter un dîner pareil devant tous ces… et Lady Alys Vorpatril… et à la Résidence Vorkosigan. Je n’arrive pas à croire que j’aie pu faire cela. Et je n’arrive pas à croire que lui ait pu faire cela, ajouta-t-elle après un moment de réflexion. Tante Vorthys s’abstint de demander, Quoi ? ou Qui, lui ? Elle se mordit la lèvre et regarda sa nièce d’un air perplexe. — À vrai dire, je ne crois pas que tu avais tellement le choix. — Non. — Après tout, si tu n’étais pas partie, il aurait fallu que tu répondes à la question de Lord Vorkosigan. — Je… je ne… dans ces circonstances ? Tu as perdu la tête. — Il a compris qu’il faisait une erreur au moment même où les mots sortaient de sa bouche, du moins à en juger par l’expression d’horreur qui s’est peinte sur son visage. Il est devenu livide comme si la vie l’abandonnait. Extraordinaire. Mais je ne peux m’empêcher de m’interroger, ma chérie… si tu voulais dire non, pourquoi ne l’as-tu pas fait ? C’était l’occasion rêvée. — Je… je… (Ekaterin tenta de reprendre ses esprits qui semblaient s’éparpiller comme feuilles au vent.) Cela n’aurait pas été… pas été poli. Après un instant de réflexion, sa tante murmura : — Tu aurais pu dire, Non, merci. — Tante Vorthys, je t’aime beaucoup mais, s’il te plaît, laisse-moi, maintenant. La Professora sourit, l’embrassa sur le front, et s’éclipsa. Ekaterin reconnaissait la migraine et le nœud à l’estomac qui l’accompagnait. Elle n’avait rien à voir avec le vin. Ses disputes avec Tienne, qui jamais n’impliquaient de violences physiques, bien que parfois les murs aient souffert de quelques vigoureux coups de poing, se soldaient toujours par des jours de silence glacé et de colère contenue chargés d’une tension insupportable, et surtout de la peine de deux personnes prisonnières dans un espace trop petit et obligées de s’éviter. Elle avait presque toujours craqué la première, fait machine arrière et demandé pardon pour faire cesser la douleur. Je ne veux plus connaître cela. Je vous en prie, ne m’obligez pas à connaître de nouveau cela. Où faut-il que je sois pour être bien dans ma peau ? Pas ici, malgré la gentillesse de son oncle et de sa tante qui lui pesait de plus en plus. Certainement pas avec Tienne. Pas chez son père. Avec… avec Miles ? Elle avait vécu des instants de paix profonde en sa compagnie. Brefs peut-être, mais calmes comme la profondeur des mers. À d’autres moments, elle aurait voulu le frapper avec une brique. Qui était le vrai Miles ? Et qui était la vraie Ekaterin, d’ailleurs ? La réponse demeurait insaisissable, et cela la remplissait d’effroi. Elle s’était déjà trompée. Elle manquait de jugement dans ces histoires de relations homme-femme, elle l’avait prouvé. Elle se tourna vers la console de com. Un mot. Il faudrait qu’elle joigne un mot pour accompagner les plans du jardin qu’elle renvoyait. Elle tapa sur la touche envoi et remonta dans sa chambre en titubant pour tirer les rideaux et s’allonger tout habillée sur le lit en attendant le dîner. Miles entra dans la bibliothèque en traînant les pieds, une main tremblante crispée sur une chope de thé tiède. Il trouva la lumière du soir encore trop vive. Peut-être vaudrait-il mieux qu’il se réfugie au fond du garage. Ou de la cave. Pas la cave à vin, rien que l’idée le fit frissonner. Mais il en avait plus qu’assez de son lit, couverture sur la tête ou pas. Une journée passée ainsi, cela suffisait. Il s’arrêta brusquement et du thé éclaboussa sa main. Son père était installé devant la console sécurisée et sa mère assise à la grande table en marqueterie, deux ou trois livres et quantité de transparents étalés en vrac devant elle. Ils levèrent les yeux et lui sourirent. Il aurait été fort mal venu de sa part de tourner les talons et de s’enfuir. — B’soir, réussit-il à articuler avant de passer devant eux d’un pas mal assuré pour aller s’asseoir dans son fauteuil préféré. — Bonsoir, Miles, répondit sa mère tandis que son père mettait la console en veille et le considérait d’un œil neutre. — Comment s’est passé votre voyage à Sergyar ? — Sans le moindre incident, fort heureusement. Jusqu’à la fin… — Ah oui, ça ! dit-il en regardant son thé d’un air songeur. Ses parents, charitablement, le laissèrent tranquille un bon moment, mais ce qui les avait occupés jusqu’alors ne semblait plus les intéresser. — Nous avons regretté ton absence au petit déjeuner, ainsi qu’au déjeuner et au dîner, finit par dire la comtesse. — À l’heure du petit déjeuner, je n’avais pas encore fini de vomir, ça n’aurait pas été très drôle. — C’est ce que nous a dit Pym, fit le comte. — Ça va mieux maintenant ? demanda la comtesse d’un ton sévère. — Ouais. Ça n’a rien arrangé. Une vie en ruine, même si on vomit, ça reste une vie en ruine, dit-il en se tassant dans son fauteuil et en allongeant les jambes. — Alors que rester enfermé, ça rend les choses plus faciles. Lorsqu’on est à ce point repoussant, les gens vous évitent, dit le comte. — Tu parles d’expérience, mon chéri ? demanda la comtesse avec malice. — Bien sûr. De nouveau le silence s’installa. Ses parents n’étaient pas partis en courant, il n’était pas assez repoussant. Peut-être devait-il émettre un rot sonore. Il finit par se décider : — Mère… mère, en tant que femme… Elle se redressa et lui lança son sourire Betan le plus encourageant. — Oui… ? — Rien, dit-il dans un soupir en se tassant davantage. Le comte se frotta les lèvres et le regarda d’un air songeur. — Est-ce que tu as quelque chose à faire ? Quelques mécréants à aller inspecter à titre d’Auditeur Impérial ? — Pas pour l’instant… Heureusement pour eux, ajouta-t-il au bout d’un moment. Le comte réprima un sourire. — C’est peut-être sage. Tu sais, Tante Alys nous a fait le compte rendu point par point de ta soirée. Commentaires en prime. Elle a insisté pour que je te dise qu’elle est certaine… (Miles entendait la voix de sa tante imitée par son père.) Qu’elle est certaine que jamais tu n’aurais fui un autre champ de bataille, même si la bataille était perdue, comme tu as fui hier soir. Ah, oui, c’était vrai, il avait laissé ses parents réparer les dégâts. — Mais je n’avais pas le moindre espoir d’être tué dans la salle à manger, même en restant avec l’arrière-garde. — Et d’éviter ainsi la cour martiale, ajouta son père. — La conscience fait de nous des lâches. — Tu sais que je suis toujours de ton côté, mais la vue d’une jolie femme s’enfuyant dans la nuit en hurlant, ou du moins en jurant, pour ne pas répondre à ta demande en mariage me perturbe quelque peu. Bien que Tante Alys prétende que tu n’as pas vraiment laissé d’autre choix à cette jeune personne. C’est difficile à admettre, mais qu’aurait-elle pu faire d’autre que de partir, sinon t’écraser comme un cafard, je suppose. Le mot cafard fit tressaillir Miles. — À quel point… ? — Est-ce que je l’ai offensée ? Il semblerait. — J’allais te demander à quel point Mme Vorsoisson a souffert de son précédent mariage. — Je n’en ai eu qu’un aperçu. Il semblerait, au vu de ses réactions, que le défunt Tienne Vorsoisson, qu’elle n’a guère pleuré à vrai dire, était un de ces subtils parasites primitifs qui conduisent leur conjoint à se gratter la tête en se demandant, Sais-je devenue folle ? Suis-je devenue folle ? Elle ne connaîtrait pas ce genre de doutes si elle l’épousait, lui. — Ah, dit la comtesse, je vois, un de ces… Oui, je connais ces dinosaures. Il en existe des deux sexes, d’ailleurs. Il faut ensuite des années de lutte pour se sortir de la confusion mentale dans laquelle ils vous laissent. — Je n’ai pas des années devant moi. Je n’en ai jamais eu. Il se tut en apercevant la lueur de douleur dans les yeux de son père. Qui pouvait dire quelle était l’espérance de sa deuxième vie ? Peut-être sa cryostase avait-elle remis les pendules à zéro. Il se tassa un peu plus. — Le pire, c’est que j’aurais pu l’éviter. J’avais beaucoup trop bu. J’ai perdu les pédales quand Simon… Jamais je n’ai eu l’intention de piéger Ekaterin de cette façon. Je ne lui veux que du bien… J’avais élaboré ce projet formidable, je pensais pouvoir tout régler d’un seul coup. Elle possède une véritable passion pour les jardins, et son mari l’a laissée sans le sou. Alors je me suis dit que je pouvais l’aider à démarrer la carrière de ses rêves, l’aider financièrement et avoir ainsi un prétexte pour la voir presque tous les jours, et surtout prendre de l’avance sur mes rivaux. La fois où je suis allé chez les Vorthys, j’ai pratiquement été obligé de me frayer un passage au milieu de la meute de ses soupirants qui tiraient la langue dans le salon… — Pour pouvoir toi aussi tirer la langue dans le salon, je suppose ? le taquina gentiment sa mère. — Pas du tout. Pour discuter du jardin qu’elle doit réaliser dans le terrain à côté de la maison. Je l’ai embauchée. — Ah, c’est donc cela, le cratère, dit son père. Dans le noir, depuis la voiture, j’ai cru qu’on avait bombardé la maison, et je me demandais pourquoi personne ne m’en avait rien dit. — Ce n’est pas un cratère, c’est un jardin. Simplement… simplement les plantes n’y sont pas encore. — J’ai trouvé la forme très jolie. Je suis allée m’y promener cet après-midi. Le cours d’eau est vraiment très agréable. Il m’a fait penser aux montagnes. — Voilà, toute l’idée est là, dit Miles, ignorant délibérément son père qui grognait… après un bombardement cetagandan. Miles se redressa soudain, saisi d’horreur. Les plantes, il y en a une ! — Mon Dieu ! Je ne suis pas allé voir son skellytum ! Lord Dono est arrivé avec Ivan… Tante Alys vous a expliqué pour Lord Dono ?… et j’ai été distrait, c’était l’heure du dîner et ensuite je n’ai plus eu l’occasion. Est-ce que quelqu’un l’a arrosé ? Oh, merde ! Je comprends pourquoi elle était furieuse. Je suis deux fois foutu. Il s’effondra de nouveau dans la mare de son désespoir. — Voyons, mettons les choses en ordre. Tu as trouvé cette veuve sans le sou luttant désespérément pour prendre son existence en main pour la première fois de sa vie, et tu lui as fait miroiter devant les yeux une carrière en or. Une sorte d’appât pour te l’attacher et couper l’herbe sous le pied d’éventuels prétendants, conclut la comtesse de manière brutale et assez peu charitable. — Non… non, pas seulement. J’essayais de lui rendre service. Jamais je n’ai pensé qu’elle laisserait tomber. Ce jardin, c’était tout pour elle. La comtesse se cala dans son fauteuil et le dévisagea avec cette expression songeuse et terrifiante qu’elle prenait lorsque quelqu’un commettait l’erreur de monopoliser toute son attention. — Miles, tu te souviens de cet épisode malheureux avec le garde Esterhazy et la partie de cross-bail ? Tu devais avoir douze ans. Il n’y avait plus repensé depuis des années, mais le souvenir le submergea, toujours chargé de la même honte et de la même colère. Les gardes jouaient au cross-bail avec lui, et parfois avec Elena et Ivan dans le jardin derrière la Résidence Vorkosigan : un jeu peu violent qui présentait un minimum de danger pour ses os alors fragiles, mais qui demandait d’excellents réflexes et une bonne coordination. Il avait été fou de joie lorsqu’il avait pour la première fois battu un adulte, en l’occurrence, Esterhazy. Mais il avait été fou de rage en surprenant une remarque lui révélant que le garde l’avait laissé gagner. Il avait oublié, mais pas pardonné. — Ce pauvre Esterhazy, il avait voulu te remonter le moral à un moment où tu étais déprimé à cause de je ne sais plus quelle humiliation que tu avais subie à l’école. Je me souviens encore de ta colère quand tu as compris qu’il t’avait laissé gagner. Tu en as piqué une crise ce jour-là ! Nous avons craint que tu ne fasses une bêtise. — Il m’avait volé ma victoire aussi sûrement que s’il avait triché pour gagner. En plus il m’a fait douter de toutes les vraies victoires que j’ai remportées par la suite. J’avais le droit d’être furieux. Sa mère ne réagit pas, elle attendait tranquillement. La vérité le frappa. Même les yeux fermés, l’intensité de la révélation l’éblouit. Il s’enfouit le visage dans un coussin et gémit : — Oh, non, non… Je lui ai fait ça… Aucune parole de pitié ne lui fut offerte. Il serra le coussin contre sa poitrine. — Mon Dieu. C’est exactement ce que je lui ai fait. Elle l’a dit elle-même. Elle a dit que le jardin aurait pu être son cadeau, et que je le lui avais pris. Mais ça n’a pas de sens, puisque c’est elle qui vient de démissionner… Je croyais qu’elle voulait discuter, j’étais si content, parce que je me disais, si seulement elle pouvait discuter avec moi… — Tu pourrais gagner, dit sèchement son père. — Euh… oui. — Mon fils, mon pauvre fils. La seule façon de gagner cette guerre-là, c’est de commencer par une reddition sans conditions, dit le comte sans la moindre trace de compassion. — J’ai essayé de me rendre ! Elle ne faisait pas de prisonniers ! J’ai essayé de me faire piétiner, elle n’a pas voulu. Elle a trop de dignité. Elle est trop bien élevée, trop… trop… — Trop intelligente pour s’abaisser à ton niveau, suggéra la comtesse. Mon Dieu, je crois que cette Ekaterin commence à me plaire. Et nous n’avons même pas fini d’être présentées. Le Mère, Père, je vous présente… m’a paru un peu court. Miles lui lança un regard furieux, mais il ne pouvait lutter. Il reprit d’une toute petite voix : — Elle m’a renvoyé tous les plans du jardin cet après-midi sur la console. Exactement comme elle l’avait dit. Je l’avais configurée pour qu’elle sonne si un appel d’Ekaterin arrivait. J’ai bien failli me tuer en me précipitant vers cette foutue machine. Mais il n’y avait que les plans, aucun mot personnel. Crève charogne, aurait été mieux que ce… que ce rien. Et qu’est-ce que je fais maintenant ? — Il s’agit d’une question rhétorique, ou tu veux vraiment mon avis ? demanda sa mère d’un ton acerbe. Parce que je n’ai pas l’intention de gaspiller ma salive si tu n’es pas enfin disposé à m’écouter. Il ouvrit la bouche pour répondre sèchement, mais la referma aussitôt. Il regarda son père, guettant un signe de soutien, mais celui-ci se contenta de tendre une main en direction de son épouse. Miles se demanda quelles sensations cela procurait d’être sur la même longueur d’ondes que quelqu’un, au point de pouvoir coordonner ses directs gauche-droite par télépathie. Jamais je n’aurai la chance de le savoir, à moins que… — J’écoute, dit-il humblement. — La… le mot le plus gentil qui me vienne à l’esprit, c’est… gaffe. Tu as commis une gaffe, tu dois présenter des excuses. Fais-le. — Comment ? Elle m’a suffisamment fait comprendre qu’elle ne voulait plus me parler. — Pas en personne, grand Dieu, Miles. D’abord parce que je ne te crois pas capable de résister à l’envie de trop parler et ainsi de tout gâcher. Une fois de plus. Comment se fait-il que tous mes proches aient aussi peu confiance en… — Même un appel en direct sur une console serait trop importun. Aller chez les Vorthys serait tout aussi importun. — Vu la manière dont il s’y est pris, sans aucun doute, murmura le comte. Le général Roméo Vorkosigan, une force d’intervention à lui tout seul. La comtesse adressa un discret battement de cils à son époux. — Il faudrait quelque chose de plus discret. Le mieux serait de lui écrire un mot, je pense. Court et succinct. Je sais que tu n’es pas très doué pour la contrition, mais je te suggère d’essayer. — Vous croyez que ça marcherait ? Il apercevait une faible, très faible lueur d’espoir au fond de son puits profond. — Le problème n’est pas de savoir si ça marcherait. Tu ne peux pas continuer à comploter pour faire l’amour et la guerre à cette pauvre femme. Tu fais des excuses parce que tu les lui dois, à elle et aussi à ton honneur. Un point c’est tout. Sinon inutile d’aller plus loin. — Cross-bail, lui rappela son père. — Le couteau est dans la plaie, jusqu’à la garde. Inutile de le retourner. Tu penses que je devrais écrire à la main, ou juste envoyer le mot par la console ? demanda-t-il à sa mère. — Ton juste répond à la question. Si ton épouvantable écriture s’est un peu améliorée, ce serait peut-être une bonne idée. — Pour commencer, ça prouverait que tu ne l’as pas dicté à ton secrétaire ou qu’il ne l’a pas écrit à ta place, intervint le comte. — Je n’ai pas de secrétaire, soupira Miles. Gregor ne m’a pas donné assez de travail pour que je puisse en embaucher un. — Puisque le travail d’un Auditeur consiste à résoudre les crises qui secouent l’Impérium, je ne peux guère souhaiter que tu en aies davantage, dit le comte. Mais les affaires vont reprendre après le mariage. Heureusement, grâce à ce que tu as réussi sur Komarr, il y aura une crise de moins. Il leva les yeux et son père lui adressa un signe de tête complice. Oui, le Vice-roi et la Vice-reine de Sergyar faisaient de toute évidence partie du cercle restreint des initiés qui avaient reçu le rapport ultraconfidentiel de Miles sur les récents événements de Komarr. — Eh bien… oui. Au minimum, si les conspirateurs avaient mené leur projet initial à son terme, plusieurs milliers d’innocents auraient été tués ce jour-là. Cela aurait gâché les festivités du mariage. — Alors tu as gagné un peu de vacances. — Et qu’a gagné Mme Vorsoisson ? Sa tante nous a rapporté ce qui leur est arrivé. Ça nous a semblé effrayant. — Ce qu’elle aurait dû gagner, c’est la gratitude publique de l’Impérium. Au lieu de cela, tout a été classé top secret par la SecImp. Personne ne saura jamais. Son courage, son sang-froid, son héroïsme… bon Dieu, on a tout fait disparaître. Ce n’est pas juste. — Dans une situation de crise, chacun fait ce qu’il a à faire, dit la comtesse. — Non, lança Miles. Certains le font. D’autres se dégonflent. J’en ai vu. Je connais la différence. Ekaterin… jamais elle ne se dégonflera. Elle est capable de tenir la distance, de trouver la bonne allure. Elle… — Laissons de côté la question de savoir si nous discutons d’une femme ou d’un cheval… dit la comtesse. Et merde, Mark avait dit pratiquement la même chose. Qu’arrivait-il à ceux qui lui étaient le plus chers ? –… Tout le monde a ses limites, Miles. Son point de rupture. Simplement certains s’arrangent pour le cacher. Le comte et la comtesse échangèrent un de leurs regards télépathiques. C’était très agaçant. Miles se tortilla de jalousie. Il se drapa dans les lambeaux de sa dignité et se leva. — Excusez-moi. Il faut… il faut que j’aille arroser une plante. Il dut errer une demi-heure dans le jardin désert, dans le noir, une lampe vacillante d’une main et une chope d’eau dans l’autre avant de trouver le maudit truc. Dans son pot, la pousse de skellytum lui était apparue assez robuste, mais là elle semblait frêle et perdue : une bribe de vie de la taille d’un pouce au milieu d’un océan de stérilité. Elle semblait aussi toute molle, était-elle en train de dépérir ? Il vida son eau dessus. Elle fit une tache sombre sur la terre rougeâtre et commença à s’évaporer et à disparaître beaucoup trop rapidement. Il tenta d’imaginer la plante adulte, haute de cinq mètres, le tronc de la taille d’un lutteur de sumo, les branches comme des vrilles, occupant et embellissant l’espace. Puis il tenta de s’imaginer lui, à quarante-cinq ou cinquante ans, l’âge qu’il lui faudrait atteindre pour voir l’arbre dans toute sa splendeur. Serait-il un célibataire difforme, excentrique, ratatiné, à demi invalide, et vivant en reclus avec pour seule compagnie celle de ses gardes morts d’ennui ? Ou bien un pater familias fier de se promener au bras d’une élégante femme aux cheveux noirs, entouré d’une demi-douzaine d’enfants hyperactifs ? Peut-être l’hyperactivité pourrait-elle être tempérée par régulation génétique, mais il était certain que ses parents l’accuseraient de tricher… Contrition. Il regagna son bureau et s’assit pour entreprendre de rédiger le meilleur acte de contrition jamais vu. 11 Kareen se pencha par-dessus la rambarde du perron de la maison du Lord Auditeur Vorthys et considéra d’un air inquiet les fenêtres aux rideaux tirés. — Il n’y a peut-être personne. — Je t’ai dit que nous aurions dû appeler avant de venir, dit Martya. C’est alors que le bruit d’une rapide cavalcade leur parvint, certainement pas la Professera, et la porte s’ouvrit brusquement. — Oh, bonjour, Kareen. Bonjour, Martya. — Bonjour, Nikki. Ta Mama est à la maison ? — Oui, elle est derrière. Vous voulez la voir ? — Si elle n’est pas trop occupée. — Non, elle bricole au jardin. Allez-y. D’un geste, il leur indiqua vaguement le chemin et remonta quatre à quatre. S’efforçant de chasser le sentiment d’être entrée par effraction, Kareen conduisit sa sœur jusqu’au jardin. Elles trouvèrent Ekaterin, à genoux sur un petit tapis devant un parterre surélevé, en train d’arracher les mauvaises herbes qu’elle alignait dans l’allée à côté d’elle, complètes avec leurs racines, comme des prisonniers exécutés. Les plantes se recroquevillaient sous le soleil couchant. La main sans gant d’Ekaterin ajouta un nouveau cadavre à la collection. Le jardinage semblait avoir des vertus thérapeutiques, et Kareen regretta de n’avoir rien ni personne à tuer dans l’instant. À part Martya. Ekaterin leva les yeux en entendant le bruit de leurs pas et l’ombre d’un sourire éclaira son visage blême. Elle enfonça son déplantoir dans la terre et se leva. — Oh, bonjour ! — Bonjour, Ekaterin. Préférant ne pas en venir tout de suite à l’objet de sa visite, Kareen embrassa le jardin d’un geste de la main. Les arbres et les murs couverts de vigne vierge composaient un havre de verdure au milieu de la ville. — C’est joli. — Quand j’habitais ici autrefois, du temps où j’étais étudiante, j’avais eu l’idée de ce jardin. Tante Vorthys l’a entretenu. Il y a deux ou trois choses que je ferais autrement aujourd’hui… mais enfin. Vous ne voulez pas vous asseoir ? proposa-t-elle en désignant l’élégante table en fer forgé et les chaises. Martya ne se le fit pas dire deux fois et s’installa, le menton sur les mains, en poussant un soupir affecté. — Vous voulez boire quelque chose, du thé ? — Non, merci, répondit Kareen en s’asseyant à son tour. Il n’y avait pas de domestique pour accomplir ce genre de tâche chez les Vorthys, et Ekaterin aurait été obligée de s’occuper elle-même de préparer le thé pour ses invités. Alors les deux sœurs n’auraient pas su s’il convenait qu’elles se précipitent pour l’aider comme chez les gens du peuple, ou qu’elles suivent l’étiquette des Hauts Vor et attendent qu’on les serve en faisant semblant de ne pas remarquer l’absence de domestiques. De plus, elles venaient de manger, et le repas pesait encore sur l’estomac de Kareen bien qu’elle y eût à peine touché. Celle-ci attendit qu’Ekaterin soit assise pour se hasarder prudemment. — Je passais pour savoir… enfin… je me demandais si vous aviez eu des nouvelles de la Résidence Vorkosigan. — Non, pourquoi ? J’aurais dû ? demanda Ekaterin en se raidissant. Quoi ? Miles le monomaniaque ne s’était pas encore fait pardonner ? Kareen l’avait imaginé se traînant à la porte d’Ekaterin dès le lendemain et essayant comme un fou de réparer les dégâts. Non que Kareen le trouvât si irrésistible que cela ; elle, par exemple, avait toujours su lui résister, du moins d’un point de vue sentimental, d’autant plus qu’il ne s’était jamais intéressé à elle. Mais c’était sans aucun doute l’être humain le plus implacable qu’elle connaisse. Que faisait-il depuis l’autre soir ? Son inquiétude grandit. — Je pensais… j’espérais… je me fais beaucoup de souci pour Mark, vous savez. Cela fait presque deux jours. J’espérais que… peut-être, vous auriez eu des nouvelles. Le visage d’Ekaterin s’adoucit. — Oh, Mark, bien sûr. Non, je suis désolée. Personne jamais ne s’inquiétait pour Mark. Personne ne remarquait la fragilité et les lignes de faille de sa personnalité si durement acquise. On lui imposait une pression et des exigences comme si… comme s’il s’appelait Miles, et qu’il allait de soi qu’il tiendrait le coup. — Mes parents m’ont interdit d’appeler qui que ce soit à la Résidence Vorkosigan ou d’y aller. Ils ont insisté pour que je leur donne ma parole avant de me laisser sortir. Et en plus ils m’ont collé un chaperon, ajouta-t-elle en désignant de la tête Martya, qui se tassait de plus en plus, l’air presque aussi renfrogné. — Ce n’est pas moi qui ai voulu te servir de garde du corps. On ne m’a pas demandé mon avis. — Pa et Mama, surtout Pa, sont revenus à l’Époque de l’Isolement à cause de cette histoire. Ils n’arrêtent pas de nous répéter de grandir, et quand nous le faisons, ils essaient de nous en empêcher. On dirait qu’ils veulent me congeler à l’âge de douze ans. Ou me remettre dans le réplicateur et fermer le couvercle. C’est trop petit pour moi là-dedans maintenant, merci bien. — Au moins vous y seriez à l’abri de tout danger. En tant que parent, je comprends cette tentation, dit Ekaterin d’un ton de sympathie amusée. — Tu aggraves ton cas toi-même, tu sais, dit Martya avec un air de reproche. Si tu n’avais pas joué les folles enfermées dans un grenier, je te parie qu’ils ne se seraient pas montrés aussi rigides. Kareen montra les dents à sa sœur. — Il y a du vrai dans les deux sens. Rien n’incite plus quelqu’un à se conduire comme un enfant que d’être traité comme tel. C’est exaspérant. Il m’a fallu un temps considérable pour trouver comment cesser de tomber dans ce piège. — Oui, c’est ça. Vous avez compris ! Alors… comment avez-vous fait pour qu’ils arrêtent ? — On ne peut obliger personne à faire quoi que ce soit, en fait, expliqua lentement Ekaterin. Être adulte, ce n’est pas une récompense que l’on reçoit si l’on a été sage. On peut perdre des années à essayer d’amener quelqu’un à nous donner cette marque de respect, comme s’il s’agissait d’une sorte de promotion, ou d’une augmentation de salaire, en croyant qu’il suffit d’en faire assez, d’être assez sage. Non, il faut prendre ce respect soi-même. Se le donner. Il faut dire, Je suis désolée que vous pensiez cela, et partir. Mais c’est difficile. Ekaterin cessa de contempler ses mains qu’elle frottait l’une contre l’autre pour en enlever la terre qui les souillait, leva les yeux, et esquissa un sourire. Ce n’était pas seulement sa réserve qui faisait peur parfois. Cette femme allait au plus profond des choses, comme un puits jusqu’au centre du monde. Kareen aurait parié que même Miles était incapable de la manipuler au gré de sa volonté et de ses caprices. Que c’est difficile de partir ! — On dirait qu’ils sont à deux doigts de me dire de choisir entre ma famille et mon amant. Et ça me fait peur, et ça me rend furieuse. Pourquoi ne pourrais-je pas avoir les deux ? Ce serait trop bien, ou quoi ? Sans parler de l’horrible sentiment de culpabilité qu’ils infligent à ce pauvre Mark. Il sait ce que ma famille représente pour moi. Il n’a pas eu de famille, lui, quand il était enfant, et il s’en fait une image idyllique, mais tout de même. Ses mains exprimaient leur frustration en tambourinant sur la table du jardin. — Tout se ramène à une foutue histoire d’argent. Si j’étais vraiment adulte, j’aurais un revenu. Je pourrais m’en aller et ils le sauraient, et ils seraient obligés de jouer profil bas. Là, ils me croient prise au piège. — Ah, dit doucement Ekaterin, c’est juste, c’est très juste. — Mama m’a accusée de raisonner à court terme, mais ce n’est pas vrai. Ce projet avec les mouches à beurre, c’est comme l’école, un sacrifice immédiat pour un énorme bénéfice, au bout du compte. J’ai étudié les projections que Mark a faites avec Tsipis. Il ne s’agit pas de gagner de l’argent tout de suite, il s’agit de gagner beaucoup d’argent. Pa et Mama n’ont pas la moindre idée de l’énormité des sommes en jeu. Bien sûr, on s’est amusés, avec Mark, mais j’ai travaillé comme une bête, et je sais pourquoi. En attendant j’ai plus d’un mois de salaire bloqué en actions dans le sous-sol de la Résidence Vorkosigan et je ne sais pas ce qui s’y passe ! Elle serrait si fort le bord de la table que ses doigts en devenaient tout blancs, et elle dut s’arrêter pour reprendre son souffle. — Je suppose que vous n’avez pas non plus de nouvelles du docteur Borgos ? demanda prudemment Martya à Ekaterin. — Eh bien… non. — J’ai eu de la peine pour lui. Il voulait tellement faire plaisir. J’espère que Miles n’a pas mis à exécution sa menace de tuer toutes ses mouches. — Miles n’a jamais parlé de toutes les mouches, fit remarquer Kareen. Seulement les évadées. En ce qui me concerne, je regrette qu’il ne l’ait pas étranglé. Dommage que vous l’ayez arrêté, Ekaterin. — Moi ! s’exclama Ekaterin avec une moue songeuse. — Allons, Kareen, se moqua Martya. Uniquement parce que le bonhomme a révélé à tout le monde que tu étais une hétéro active ? Tu sais, tu t’y es mal prise sur ce coup-là. Si tu avais laissé échapper quelques allusions choisies sur les multiples possibilités offertes sur Beta, Pa et Mama seraient tombés à genoux de bonheur et de reconnaissance en apprenant que tu t’étais contentée de folâtrer avec Mark. Même si j’ai des doutes en ce qui concerne tes goûts en matière d’hommes. Ce que Martya ignore de mes expériences Betanes ne risque pas de me nuire, sinon c’est pour le coup qu’ils m’auraient enfermée dans le grenier. — Le pauvre Borgos avait assez peur comme ça. C’est inhumain de parachuter une personne normale dans la Résidence Vorkosigan, à la merci de Laurel et Hardy et de la laisser se débrouiller. — Laurel et Hardy ? demanda Ekaterin. Kareen, qui avait déjà entendu la plaisanterie, lui accorda la grimace qu’elle méritait. Martya eut le bon goût de paraître gênée. — Une plaisanterie qui court. Ivan me l’a racontée. Voyant qu’Ekaterin ne réagissait pas, elle ajouta à regret : — Vous savez, le petit maigre et le gros. Ekaterin ne rit pas, mais un bref sourire s’épanouit sur ses lèvres ; on aurait dit qu’elle digérait le bon mot sans parvenir à décider si elle le trouvait à son goût. — Tu trouves Enrique normal ? demanda Kareen à sa sœur en plissant le nez. — Enfin… il nous change de tous ces lieutenants Vor, du genre Quelle chance vous avez de me rencontrer, Mademoiselle, qui encombrent les rues de Vorbarr Sultana. Il ne nous bloque pas dans un coin pour nous saouler avec des histoires d’armée et de batailles. Il nous coince pour nous saouler avec d’interminables histoires de biologie. Ça change. Qui sait ? Il ferait peut-être un bon mari ! — Oui, si sa femme accepte de se déguiser en mouche à beurre pour le faire venir au lit, dit Kareen en pointant les doigts au-dessus de sa tête comme des antennes et en les agitant en direction de Martya. Celle-ci ricana et lança : — Je crois qu’il lui faut une femme qui s’occupe de tout pour qu’il puisse travailler quatorze heures par jour dans son labo. — Dans ce cas, elle aurait intérêt à prendre les choses en main tout de suite. Enrique pond des idées géniales aussi facilement que Zap nous pond des chatons. Hélas, il est quasiment certain qu’il perdra tous les bénéfices qu’il en tirera. — Il est trop confiant, tu crois ? Les gens profitent de lui ? — Non, il est juste trop absorbé mais, à l’arrivée, le résultat est le même. Ekaterin poussa un soupir et son regard se perdit au loin. — J’aimerais être capable de travailler quatre heures de suite sans exploser. — Oh, mais vous, c’est différent, dit Martya en parcourant du regard la perfection sereine du minuscule jardin. Vous êtes capable de sortir des choses extraordinaires d’un chapeau. C’est du gâchis de rester à la maison. Vous êtes faite pour la recherche. — Vous voulez dire que je n’ai pas besoin de mari, qu’il me faut une femme ? Ça, au moins, ça me change légèrement de ce que suggère ma belle-sœur, répondit Ekaterin avec un sourire malicieux. — Essayez Beta, conseilla Kareen avec un soupir de nostalgie. La conversation s’arrêta un moment tandis que chacune contemplait cette perspective aguichante. Les bruits étouffés de la ville résonnaient par-dessus les murs et autour des maisons, et les rayons obliques du soleil couchant n’éclairaient plus la pelouse, plongeant le jardin dans une ombre fraîche. — Ces mouches sont vraiment répugnantes, reprit Martya au bout d’un moment. Il faudrait avoir perdu la tête pour en acheter. Kareen se voûta en encaissant cette stupide ineptie. Les mouches étaient terriblement efficaces. Leur beurre représentait une nourriture quasi idéale. Il devrait y avoir un marché. Mais les gens avaient tellement de préjugés… — Pourtant la tenue marron et argent était parfaite, reprit Martya. J’ai cru que Pym allait s’étrangler. — Si seulement j’avais su ce qu’Enrique fabriquait, se lamenta Kareen. J’aurais pu l’arrêter. Il parlait sans cesse de sa surprise, mais je n’ai pas fait attention. Jamais je n’aurais pensé qu’il pouvait faire cela aux mouches. — J’aurais pu y penser si j’y avais réfléchi, dit Ekaterin. J’ai parcouru sa thèse. Le secret réside dans la chaîne de microbes. Un ensemble de micro-organismes génétiquement programmés installé dans l’intestin des mouches fait tout le travail, ils brisent la nourriture ingérée et la transforment en tout ce que le généticien a choisi. Enrique a des dizaines d’idées qui dépassent le domaine de la nourriture, y compris un projet fou de nettoyage de l’environnement par radiations qui pourrait exciter… bref. Le plus difficile, c’est de maintenir l’équilibre de l’écologie microbienne. Les mouches ne sont qu’un emballage autonome et auto reproducteur autour de la chaîne de microbes. Leur forme est semi-arbitraire. Enrique a assemblé les éléments les plus efficaces et les plus fonctionnels d’une douzaine d’espèces d’insectes sans se préoccuper le moins du monde de l’esthétique. Kareen se redressa lentement. — J’imagine… Ekaterin, vous, l’esthétique c’est votre domaine. — D’une certaine manière sans doute. — Oui, oui, bien sûr. Vous êtes toujours parfaitement coiffée. Vous êtes toujours mieux habillée que tout le monde, et je suis sûre que vous n’y dépensez pas davantage d’argent. Ekaterin acquiesça de la tête. — Vous possédez ce que Lady Alys appelle un goût sans défaut. Je veux dire, regardez ce jardin. Mark fait des affaires et de l’argent. Miles est le roi de la stratégie, il entortille les gens pour les amener à faire ce qu’il veut… enfin, pas toujours. Moi, je n’ai pas encore trouvé à quoi je suis bonne. Mais vous, vous créez de la beauté. Je vous envie ce don. Ekaterin parut touchée. — Merci, Kareen, mais ce n’est vraiment pas… — Écoutez, c’est important. Est-ce que vous croyez que vous pourriez faire une belle mouche à beurre ? Ou plutôt rendre les mouches à beurre jolies ? — Je ne suis pas généticienne. — Je ne parle pas de cela. Je veux dire… vous pourriez imaginer de modifier les mouches de telle sorte que les gens n’auraient plus envie de se séparer de leur déjeuner rien qu’en les regardant. Enrique, lui, s’occuperait de la génétique. Ekaterin se laissa aller contre le dossier de sa chaise et fronça les sourcils, l’air absorbé. — Évidemment, il est sûrement possible de modifier la couleur des mouches et de leur ajouter des motifs sur le dos. Ce doit être assez facile vu la vitesse à laquelle Enrique a produit ses… ses mouches Vorkosigan. Bien sûr, il ne faut toucher à rien de fondamental au niveau de l’intestin et des mandibules, mais les ailes et les élytres ne jouent aucun rôle, on peut sans doute les modifier à volonté. — Oui ? Continuez. — Les couleurs… Il faut chercher des couleurs que l’on trouve dans la nature. Chez les oiseaux, les fleurs… le feu… — Vous avez une idée ? — J’ai des dizaines d’idées qui me viennent comme ça. Cela paraît trop facile. N’importe quelle modification ou presque serait un progrès. — Pas une simple modification, quelque chose de… de superbe. Ekaterin écarta les lèvres de plaisir, et pour la première fois depuis l’arrivée des deux sœurs, ses yeux se mirent à pétiller d’enthousiasme. — Une mouche superbe, une Mouche Royale ! Ça c’est un vrai défi. — Oh, vous accepteriez ? Vous pourriez ? Vous voulez bien ? S’il vous plaît ? En tant qu’actionnaire j’ai le pouvoir de vous engager tout autant que Mark ou Enrique. — Grands dieux, Kareen, vous n’avez pas besoin de me payer… — Jamais, ne leur laissez jamais croire qu’ils n’ont pas besoin de vous payer. Ils n’accordent de valeur qu’à ce qu’ils paient. Ce qu’on leur donne, ils s’imaginent que c’est normal, et ensuite ils le réclament comme un dû. Demandez tout ce qu’ils peuvent accepter. Vous prendrez des parts, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle un peu inquiète. Ma Kosti en a pris pour le produit qu’elle nous a aidés à développer. — Je dois dire que sa glace au beurre de mouche était un délice, admit Martya. Et la pâte à tartiner n’était pas mal non plus. Le secret, c’est l’ail, j’imagine. Tant qu’on oublie d’où vient le truc. — Et alors, il t’arrive de penser d’où vient le beurre, ou la glace ? Ou la viande ou la saucisse, ou… — Je peux vous assurer que le filet de bœuf de l’autre soir sortait d’une cuve impeccablement propre. Tante Cordélia l’exige, pas question qu’il en soit autrement. Kareen écarta les bavardages de sa sœur d’un geste d’impatience. — Combien de temps cela vous prendrait-il, à votre avis, Ekaterin ? — Je ne sais pas. Un jour ou deux peut-être pour les dessins préliminaires. Mais bien sûr il faudrait que j’étudie cela avec Mark et Enrique. — Je n’ai pas le droit d’aller à la Résidence Vorkosigan, dit Kareen en se tassant sur sa chaise avant de se redresser. Est-ce que nous pourrions nous retrouver ici ? Ekaterin regarda tour à tour Kareen et Martya. — Il n’est pas question d’aller contre la décision de vos parents ou d’agir derrière leur dos. Mais là, il s’agit d’affaires. Nous pourrions nous retrouver ici si vous obteniez leur permission. — Peut-être, dit Kareen. Qui sait ? Dans un jour ou deux ils se seront peut-être calmés… Au pis, vous pourriez rencontrer Mark et Enrique toute seule. Mais je veux être là. Je sais que je réussirai à leur vendre notre idée si j’en ai l’occasion. Elle tendit la main. — Marché conclu ? Ekaterin, un sourire amusé aux lèvres, essuya la terre de sa main sur le côté de sa jupe, se pencha en avant, et lui serra la main. — D’accord. — Tu sais que Mama et Pa vont m’obliger à te marquer à la culotte s’ils croient que Mark sera ici. — Alors, à toi de les convaincre qu’il n’est pas nécessaire que tu sois là. Ta présence est une sorte d’insulte, tu sais. Martya tira la langue à sa sœur, mais haussa les épaules, comme pour admettre que Kareen avait raison. Un bruit de pas et de voix leur parvint par la fenêtre ouverte de la cuisine. Kareen leva les yeux, se demandant si l’oncle et la tante d’Ekaterin venaient de rentrer, et si, peut-être, ils avaient des nouvelles de tante Cordélia, ou de Miles, ou de… Mais, à sa grande surprise, elle vit surgir derrière Nikki, Pym lui-même, en grand uniforme de la Maison Vorkosigan, aussi nickel et impeccable que s’il s’apprêtait à subir l’inspection du comte. — Pour ça, je ne peux pas te répondre, Nikki, mais tu sais que tu peux venir jouer avec Arthur quand tu veux. En fait, il m’a demandé après toi hier soir. — Mama, Mama, regarde, c’est Pym ! s’exclama Nikki en bondissant dans le jardin. Les traits d’Ekaterin se figèrent comme si un rideau de fer venait de tomber sur son visage. Elle fixa le garde avec une extrême méfiance. — Bonjour, Pym, dit-elle d’un ton parfaitement neutre avant de regarder son fils. Merci, Nikki, retourne dans ta chambre maintenant, s’il te plaît. Une fois le gamin parti à reculons, elle attendit. Pym se racla la gorge, lui sourit, l’air mal à l’aise, et lui adressa une sorte de demi-salut. — Bonsoir, madame Vorsoisson. J’espère que vous allez bien. Oh, bonsoir, Miss Martya, Miss Kareen, je… je ne m’attendais pas. Il semblait répéter un discours appris par cœur. Kareen se demandait si l’interdiction de parler à un membre quelconque de la famille Vorkosigan s’étendait aussi aux gardes. Elle lança à Pym un sourire plein d’espoir. Peut-être que lui pouvait lui parler. Ses parents n’avaient pas étendu, ne pouvaient pas étendre leur oukase paranoïaque au monde entier. Mais après une pause, Pym se contenta de secouer la tête et se tourna de nouveau vers Ekaterin. Il tira une épaisse enveloppe de sa tunique. Elle portait le sceau aux armes des Vorkosigan, exactement comme une mouche à beurre, et ne comportait pour toute adresse que les mots Mme Vorsoisson écrits à l’encre, d’une écriture claire et ferme. — Madame, Lord Vorkosigan m’a donné l’ordre de vous remettre ceci en main propre. Il m’a chargé de vous dire qu’il était désolé d’avoir attendu si longtemps. C’est à cause des égouts, voyez-vous. Enfin, Monseigneur n’a pas dit cela, mais l’accident a bien retardé les choses. Il observa le visage d’Ekaterin d’un air inquiet en attendant sa réponse. Elle prit l’enveloppe et la regarda comme si elle risquait d’être piégée. Pym fit un pas en arrière et la salua d’un signe de tête. Puis, au bout d’un moment, comme personne ne disait rien, il effectua un autre demi-salut et déclara : — Pardonnez-moi de vous avoir dérangée, Madame. Acceptez mes excuses. Je m’en vais, au revoir. Sur quoi il tourna les talons. — Pym ! Le nom jaillit des lèvres de Kareen quasiment comme un cri. Pym sursauta et se retourna d’un bond. — Tu n’aurais pas le culot de t’en aller sans rien dire. Que se passe-t-il là-bas ? — Tu ne serais pas en train de rompre ta promesse ? demanda Martya en affectant un détachement glacial. — Bon, bon ! Demande-lui, toi. — Très bien. Alors, Pym, dis-moi, cette histoire d’égouts ? — Je me fiche des égouts. C’est Mark qui m’intéresse. Mark et mes actions ! hurla Kareen. — Ah bon ? Mama et Pa t’ont interdit de parler à quelqu’un appartenant à la Maison Vorkosigan. Pas de chance, moi, je m’intéresse aux égouts. Pym haussa les sourcils et un bref éclair brilla dans ses yeux. Sa voix sembla chargée d’une pieuse innocence. — Je suis désolé d’apprendre cela, Miss Kareen. Je suis sûr que le commodore ne tardera pas à lever son interdiction. Monseigneur, Lord Vorkosigan, m’a dit de ne pas m’attarder et de ne pas importuner Mme Vorsoisson en essayant maladroitement d’arranger les choses, et de ne pas l’ennuyer en proposant d’attendre une réponse ou en la regardant lire sa lettre. Ce sont à peu près ses paroles exactes. Par contre, il ne m’a pas interdit de vous parler, Mesdemoiselles, ignorant que vous seriez ici. — Ah ! dit Martya d’une voix dégoulinant de plaisir malsain, de l’avis de Kareen du moins. Alors toi, tu peux parler à Kareen et à moi, mais pas à Ekaterin. Kareen, elle, peut parler à Ekaterin et à moi… — Je n’ai pas vraiment envie de te parler, marmonna Kareen. –… mais pas à toi. Ce qui fait que je suis la seule qui puisse parler à tout le monde. Quelle… quelle chance ! Parle-moi de ces égouts, mon cher Pym. Ne me dis pas qu’ils ont encore refoulé. Ekaterin glissa la lettre dans la poche intérieure de son cardigan, posa le coude sur le bras de son fauteuil et appuya le menton sur sa main pour écouter, les sourcils froncés. Pym hocha la tête. — J’en ai peur, Miss Martya. Tard hier soir, le docteur Borgos, pressé de retourner à la recherche de sa reine, a pris la récolte de beurre des deux derniers jours, environ quarante ou cinquante kilos, qui commençait à déborder des ruches parce que Miss Kareen n’était plus là pour s’en occuper, et a tout mis dans les toilettes du laboratoire. Ensuite, je ne sais quelle réaction chimique l’a fait… l’a fait prendre. Comme du plâtre. Le collecteur principal s’est trouvé bouché, ce qui, dans une maison qui abrite plus de cinquante personnes – le Vice-roi et la Vice-reine sont arrivés hier avec leur suite, plus les gardes et leur famille – a causé aussitôt une crise aiguë. Martya eut le mauvais goût de ricaner. Pym resta imperturbable. — Lord Auditeur Vorkosigan, vu sa longue expérience militaire en matière d’égouts, a répondu sans hésiter à la sollicitation de sa mère et a désigné une force d’intervention qu’il a entraînée dans les soubassements pour affronter le problème. En l’occurrence, Roic et moi. — Votre courage et votre… votre dévouement me stupéfient, lança Martya qui le regardait avec une fascination grandissante. Pym haussa les épaules avec humilité. — On ne peut décemment pas refuser de patauger jusqu’aux genoux dans le beurre de mouche, les bouts de racines et… et tout ce qu’on trouve dans les égouts, pour suivre son chef qui lui patauge jusqu’aux cuisses. Comme Monseigneur savait exactement ce qu’il convenait de faire, cela ne nous a pas pris longtemps, et tout le monde dans la maison a applaudi. Hélas, cela m’a mis en retard pour apporter la lettre à Mme Vorsoisson parce que nous ne nous sommes pas levés très tôt ce matin. — Qu’est-il arrivé au docteur Borgos ? demanda Martya tandis que Kareen grinçait des dents, serrait les poings, et se balançait sur sa chaise. — Ma suggestion de le suspendre la tête en bas au sous-sol et d’attendre que le… que le liquide monte, ayant été injustement rejetée, je crois que la comtesse l’a pris à part pour lui expliquer ce qu’il convenait de mettre, et surtout de ne pas mettre, dans les égouts de la Résidence. Milady est beaucoup trop bonne et trop gentille. L’histoire semblant avoir atteint son terme, Kareen donna une tape sur l’épaule de sa sœur et lui souffla, Demande-lui des nouvelles de Mark. Le silence s’éternisa tandis que Pym attendait tranquillement l’intervention du traducteur officiel. Kareen se dit que Pym devait être doté d’un solide, mais très personnel, sens de l’humour pour supporter avec autant de facilité de travailler sous les ordres de Miles. Martya finit par craquer et demanda de mauvaise grâce : — Au fait, comment va le gros ? — Lord Mark, répondit Pym en insistant légèrement sur Lord, après avoir manqué se rendre malade en tentant de consommer… Pym s’interrompit, bouche ouverte, et changea d’angle au beau milieu de sa phrase. –… bien que visiblement déprimé par la tournure malheureuse des événements du soir précédent, s’est occupé d’aider le docteur Borgos dans sa chasse aux mouches. Kareen décoda visiblement déprimé sans la moindre difficulté. Glouton a refait surface. Ainsi que Geignard, probablement. Bon Dieu, Mark avait si bien réussi à maîtriser ses mes damnées… Pym reprit doucement. — Je crois pouvoir parler au nom de tous les habitants de la Résidence Vorkosigan en disant que nous souhaitons que Miss Kareen soit autorisée à revenir dès que possible pour ramener l’ordre. Faute d’informations sur ce qui se passait chez le commodore, Lord Mark n’a pas su quelle attitude adopter, mais cela ne devrait pas tarder à s’arranger. Il adressa l’ombre d’un clin d’œil à Kareen. C’était un ancien agent de la SecImp, et fier de l’être. Penser dans deux directions en même temps ne lui posait aucun problème. Se jeter à ses pieds, lui embrasser les genoux et hurler, Au secours, au secours ! Dites à Tante Cordélia que je suis retenue prisonnière par des parents qui ont perdu la tête, serait, elle s’en rendit compte avec satisfaction, parfaitement inutile. Le message ne manquerait pas d’être transmis. — Et puis, ajouta Pym du même ton impersonnel, les piles de pots de beurre de mouche qui s’entassent au sous-sol commencent à poser un problème. Elles sont tombées sur une femme de chambre hier. La pauvre femme en a été toute retournée. Même Ekaterin qui écoutait en silence ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux en imaginant le spectacle. Kareen réprima un juron, Martya ricana, et jeta un regard en coin en direction d’Ekaterin avant de demander avec quelque impertinence : — Et comment va le maigre ? Pym hésita, suivit le regard de la jeune fille et se décida à répondre : — Je crains que l’affaire des égouts n’ait éclairé son existence que de manière très temporaire. Il esquissa une révérence en direction de chacune des trois femmes, les laissant méditer sur la noirceur infernale d’une âme à qui un égout bouché par cinquante kilos de beurre de mouche pouvait apporter une lueur de bonheur dans un univers sans horizon. — Miss Martya, Miss Kareen, j’espère que nous reverrons bientôt tous les Koudelka à la Résidence Vorkosigan. Madame Vorsoisson, permettez-moi de me retirer, et veuillez m’excuser si je vous ai causé sans le vouloir le moindre désagrément. En mon nom, et en celui d’Arthur, puis-je vous demander si vous autorisez Nikki à venir chez nous ? — Oui, bien sûr, répondit Ekaterin d’une voix faible. — Il me reste à vous souhaiter le bonsoir, alors. Il porta la main à son front et sortit par la porte du jardin qui s’ouvrait sur un passage étroit entre les maisons. Martya secoua la tête, l’air de ne pas y croire. — Où les Vorkosigan vont-ils dénicher leur personnel ? — Je suppose qu’ils recrutent la crème de l’Impérium, dit Kareen en haussant les épaules. — Comme beaucoup de Hauts Vors, mais ils ne trouvent pas un Pym, ou une Ma Kosti, ou un… — J’ai entendu dire que Pym leur avait été personnellement recommandé par Simon Illyan, à l’époque où il dirigeait la SecImp. — Oh, je vois. Ils trichent. Ceci explique cela. La main d’Ekaterin s’égara une seconde pour palper son cardigan dans lequel se trouvait cachée l’enveloppe couleur crème qui la fascinait, mais qu’au grand désappointement de Kareen elle ne sortit et n’ouvrit point. Elle ne souhaitait visiblement pas la lire devant ses hôtes inattendus. Il était temps de s’éclipser. Kareen se leva. — Ekaterin, je vous remercie de tout cœur. Vous m’avez été d’un grand secours… plus que quiconque dans ma famille, réussit-elle à garder pour elle. Inutile de provoquer Martya alors que celle-ci venait de laisser se constituer cette alliance contre l’opposition parentale. — Et je suis on ne peut plus sérieuse au sujet de l’embellissement des mouches. Appelez dès que vous aurez trouvé quelque chose. — Demain, c’est promis. Elle raccompagna les deux sœurs jusqu’à la grille du jardin et la referma derrière elles. Au bout du passage, elles furent plus ou moins interceptées par Pym qui attendait, appuyé contre la limo blindée. — Alors, elle l’a lue ? demanda-t-il, la voix chargée d’inquiétude. — Pas devant nous. Il leva les yeux et s’absorba dans la contemplation de la façade de la maison des Vorthys. — Ah, merde. J’espérais que… merde ! — Comment va vraiment Miles ? demanda Martya en suivant son regard et en inclinant la tête. Pym se gratta le crâne. — Eh bien, il est sorti de la phase vomissements et gémissements. À présent il erre dans la maison en parlant tout seul quand il n’a rien pour le distraire. Je dirais qu’il est en manque d’action. La façon dont il s’est attaqué au problème des égouts avait quelque chose d’effrayant. De mon point de vue, vous comprenez. Kareen comprenait. Après tout, chaque fois que Miles fonçait quelque part, Pym était contraint de le suivre. Pas étonnant que tout le personnel observe la cour que Miles faisait à Mme Vorsoisson en retenant son souffle. Elle imaginait sans mal les conversations au sous-sol : Pour l’amour du Ciel, est-ce qu’il va réussir à sauter cette nana avant qu’on soit tous devenus dingues ? Enfin, la plupart d’entre eux étaient sans doute suffisamment sous la coupe de Miles pour s’exprimer en termes plus choisis. Mais Kareen aurait parié que l’essentiel se ramenait à cela. Pym renonça à surveiller bien inutilement la maison de Mme Vorsoisson et proposa aux filles de les raccompagner. Martya, craignant sans doute d’être interrogée plus tard par les parents, déclina l’offre poliment et le garde démarra. Kareen partit dans la direction opposée, suivie par son chaperon. Ekaterin revint lentement s’asseoir à la table du jardin. Elle sortit l’enveloppe de sa poche intérieure et la retourna pour la regarder. Le papier de couleur crème paraissait lourd et épais. Le sceau Vorkosigan, un peu décalé et fortement appuyé, était incrusté dans le rabat. On ne l’avait pas appliqué à la machine, mais à la main, sa main. L’empreinte d’un pouce avait laissé des traînées rougeâtres dans le grain de l’épais papier, et le sceau ressortait dans le plus pur style Haut Vor. Elle porta l’enveloppe à son nez mais, si la main de Miles y avait laissé quelque trace de parfum, elle était trop ténue pour qu’elle la perçoive. Elle poussa un profond soupir et l’ouvrit soigneusement. Comme l’adresse, la lettre était manuscrite. Chère Madame Vorsoisson, je suis navré. C’est la onzième fois que je recommence cette lettre. Chaque fois j’ai commencé par ces trois mots, même pour l’horrible version en vers, alors je suppose que je dois les conserver. Elle eut un hoquet et interrompit sa lecture. L’espace d’un instant son esprit fut accaparé par une unique question : qui vidait les poubelles, et pouvait-on les acheter ? Pym, sans doute, ou peut-être pas. Elle chassa cette image, de sa tête et reprit sa lecture. Vous m’avez demandé un jour de ne jamais vous mentir. Entendu. Je vais vous dire la vérité, même si ce n’est pas la meilleure ou la plus intelligente des choses, et si ma contrition va vous paraître bien faible. J’ai essayé de vous enlever, de tendre une embuscade et de capturer ce que je croyais ne jamais pouvoir mériter ou obtenir. Vous n’étiez pas un vaisseau que l’on prend d’assaut, mais j’ai été incapable d’élaborer un plan, sauf en utilisant subterfuge et effet de surprise. Mais pas une surprise comme celle qui nous est tombée dessus au dîner toutefois. La révolution a éclaté trop tôt parce que cet imbécile de conspirateur a fait exploser sa réserve de munitions et a illuminé le ciel de ses intentions. Il arrive parfois que semblables accidents débouchent sur la naissance de nouvelles nations, mais le plus souvent ils se terminent par des pendaisons et des têtes tranchées. Les gens se mettent à courir dans la nuit. Je ne puis regretter de vous avoir demandée en mariage, car c’est le seul élément de sincérité et de vérité dans tout ce désastre, mais je suis malade comme un chien de m’y être pris aussi mal. Même si je vous avais caché mes intentions, je vous devais par simple courtoisie de les cacher aux autres également, au moins jusqu’à la fin de cette année de réflexion et de repos que vous souhaitiez. Seulement j’avais trop peur que vous choisissiez quelqu’un d’autre avant. Quel autre s’imaginait-il qu’elle aurait pu choisir, pour l’amour du ciel ? Elle n’en voulait pas d’autre. Vormoncrief, n’en parlons pas. Byerly Vorrutyer ne faisait même pas semblant d’être sérieux. Enrique Borgos ? Le major Zamori ? Celui-là semblait plutôt gentil. Mais tellement ennuyeux. Elle se demanda quand pas ennuyeux était devenu son premier critère de choix. Environ dix minutes après sa rencontre avec Miles, peut-être. Zut, cet homme lui faussait le goût. Et le jugement. Et… et… Elle reprit sa lecture. Si bien que je me suis servi du jardin comme d’un subterfuge pour vous avoir près de moi. J’ai délibérément utilisé votre désir profond pour vous piéger. Je suis plus que navré d’avoir fait cela, j’ai honte. Vous aviez gagné le droit de grandir, toutes sortes de possibilités s’offraient à vous. J’aimerais prétendre ne pas avoir vu que cela ferait naître en moi un conflit d’intérêts d’avoir été celui qui vous aurait donné certaines de ces possibilités, mais ce serait un autre mensonge. Cela me rendait fou de vous voir avancer à petits pas alors que vous auriez dû brûler les étapes. Dans une vie, ce genre de moment privilégié ne dure qu’un bref instant. Je vous aime. Mais je convoite tellement plus que votre corps. Je veux posséder le pouvoir de vos yeux, votre don de voir les formes et la beauté à venir, de la faire surgir de rien. Je veux posséder l’honneur de votre cœur que les viles horreurs et les heures les plus noires vécues sur Komarr n’ont pas entaché. Je veux posséder votre courage et votre volonté. Votre prudence et votre sérénité. J’imagine que je veux posséder votre âme, mais cela est trop demander. Ébranlée, elle posa la lettre. Après quelques profondes inspirations, elle la reprit. Je voulais vous offrir une victoire mais, de par leur essence même, les triomphes ne peuvent s’offrir. Il faut les conquérir. Plus les chances sont mauvaises, plus dure est la résistance, plus grands les honneurs qu’on en retire. Les victoires ne peuvent être des cadeaux. Mais les cadeaux peuvent être des victoires, qu’en pensez-vous ? Vous l’avez dit. Le jardin aurait pu être votre cadeau, une dot sous forme de talent, d’habileté créatrice et de vision. Je sais qu’à présent il est trop tard, mais je tenais à vous dire qu’il aurait été une victoire digne de notre Maison. Votre serviteur. Miles Vorkosigan. Elle posa le front sur sa main et ferma les yeux. Elle reprit le contrôle de sa respiration en aspirant quelques goulées d’air. Elle se redressa et relut la lettre à la lumière du jour déclinant. Deux fois. Elle n’exigeait, ne demandait, ne semblait même pas attendre de réponse. Tant mieux car elle ne se sentait guère capable pour l’instant d’enchaîner deux phrases cohérentes. Qu’espérait-il ? Chaque phrase qui ne commençait pas par je commençait par mais. Il ne se montrait pas sincère, il se mettait à nu. D’un revers de sa main couverte de terre, elle s’essuya les yeux, et les larmes en s’évaporant vinrent rafraîchir ses joues brûlantes. De nouveau elle retourna l’enveloppe et regarda le sceau. Durant la Période de l’Isolement, les Lords tachaient de sang des sceaux incisés comme celui-ci pour témoigner de leur inaliénable loyauté. Par la suite on avait inventé des bâtonnets de pigments de différentes teintes pour colorer les sceaux et exprimer idées et sentiments suivant les modes. Rouge vif et pourpre avaient été très populaires pour les lettres d’amour, rosé ou bleu pour annoncer les naissances, et noir pour les décès. Le présent sceau était coloré dans le plus conservateur, le plus traditionnel des styles Vor, marron-rouge. Pour la bonne raison, elle s’en rendit compte au travers de ses larmes, qu’il s’agissait de sang. Dramatisation volontaire ou routine machinale ? Elle ne doutait pas une seconde que Miles fût capable de dramatiser. En fait, elle commençait à le soupçonner d’adorer se complaire dans le drame chaque fois que l’occasion s’en présentait. Mais l’affreuse réalité s’abattit sur elle, tandis qu’elle regardait la traînée rougeâtre et l’imaginait en train de se piquer le pouce : cette pratique était pour lui aussi naturelle et ancienne que respirer. Elle aurait parié qu’il possédait même l’une de ces dagues, dissimulant un sceau dans le pommeau, que les Hauts Vor utilisaient autrefois à cet usage. On pouvait en acheter des reproductions dans les magasins de souvenirs et les boutiques d’antiquités, mais leur lame n’était ni pointue ni tranchante, car personne ne se blessait plus pour témoigner par le sang. Les dagues authentiques datant de la Période de l’Isolement n’apparaissaient que rarement sur le marché, et partaient aux enchères pour des dizaines ou des centaines de milliers de marks. Miles en avait probablement une pour ouvrir son courrier et se curer les ongles. Quant à savoir s’il avait pris un jour un vaisseau d’assaut, elle avait la quasi-certitude qu’il n’avait pas inventé la comparaison. Elle ne put retenir un soudain éclat de rire. Si jamais elle le revoyait, elle lui dirait, Les gens qui ont appartenu aux Services Secrets ne devraient pas écrire quand ils planent sous thiopenta. Toutefois, s’il souffrait vraiment d’un accès violent de sincérité, comment comprendre le passage commençant par Je vous aime ? Elle retourna la lettre et relut de nouveau ces quelques lignes. Quatre fois. L’écriture tendue, carrée, semblait trembler sous ses yeux. Il manquait quelque chose pourtant. Elle s’en rendit compte en relisant la lettre entièrement une fois de plus. Certes il se confessait abondamment, mais nulle part elle ne trouva la moindre demande de pardon ou d’absolution, la moindre trace de repentance, le souhait implorant de la revoir. Pas même une invite à lui répondre. Bizarre qu’il n’ait pas franchi ce pas. Que cela cachait-il ? S’il s’agissait d’un code SecImp, eh bien, elle n’en possédait pas la clé. Peut-être n’implorait-il pas son pardon parce qu’il n’imaginait pas possible qu’elle le lui accorde… Ou bien était-il trop fier pour implorer ? Orgueil ou désespoir ? Désespoir ou orgueil ? Les deux peut-être. Profitez de l’affaire, cette semaine, deux péchés pour le prix d’un ! Voilà qui ressemblait beaucoup à Miles en tout cas. Elle repensa amèrement à ses anciennes disputes avec Tienne. À quel point elle avait détesté ce ballet horrible entre rupture et réconciliation, combien de fois elle l’avait court-circuité. À quoi bon s’infliger des jours de tourments et de tension pour se réconcilier au bout du compte ? Ne pouvait-on passer directement du péché au pardon en s’épargnant les inutiles étapes intermédiaires de la repentance et de la compensation ? Se contenter de continuer. Mais ils n’avaient pas continué bien loin. Elle avait eu l’impression qu’ils tournaient en rond pour toujours se retrouver au point de départ. Peut-être était-ce la raison pour laquelle le chaos lui avait toujours paru revenir en boucle sans fin. En sautant les douloureuses étapes intermédiaires, sans doute n’avaient-ils pas appris assez. Comment continuer quand on a commis une véritable erreur ? Comment, une fois arrivé au mauvais endroit, aller de l’avant vers le mieux et non revenir en arrière ? Parce qu’on ne revient jamais vraiment en arrière. Le temps efface la trace de nos pas. De toute façon, elle ne voulait pas revenir en arrière. Elle ne voulait pas en savoir moins, redevenir plus petite. Elle ne voulait pas que ces mots soient effacés ; elle serrait d’une main crispée la lettre contre sa poitrine, puis en lissa soigneusement les pliures sur la table. Elle voulait juste que la douleur s’estompe. La prochaine fois qu’elle le verrait, serait-elle obligée de répondre à sa calamiteuse question ? Serait-elle obligée d’en connaître la réponse ? Existait-il une autre façon de dire Pardon, à part Oui pour la vie ? Existait-il une troisième solution ? Elle désirait désespérément une troisième solution. Je ne peux pas répondre à cette question pour l’instant. Je ne peux pas. Les mouches à beurre. Elle pouvait toujours s’occuper des mouches à beurre… La voix de sa tante qui l’appelait brisa le cercle infernal des pensées d’Ekaterin. Son oncle et la Professera devaient être de retour de leur dîner en ville. Elle remit en hâte la lettre dans son enveloppe et la cacha de nouveau dans son cardigan, puis se frotta les yeux. Elle tenta de se donner une contenance, n’importe laquelle, mais en vain, elle avait l’impression de porter un masque. Elle se leva, ramassa le déplantoir et emporta les mauvaises herbes jusqu’au compost ayant de répondre : — J’arrive, Tante Vorthys. J’arrive. 12 La sonnette de son appartement retentit alors qu’Ivan boutonnait les manches de sa chemise d’uniforme en ingurgitant sa première tasse de café du matin. Qui pouvait venir à pareille heure ? Il se dirigea vers l’entrée pour ouvrir, à la fois intrigué et curieux. Il étouffait un bâillement derrière sa main lorsque la porte s’ouvrit sur Byerly Vorrutyer, si bien qu’il n’eut pas le temps d’appuyer sur le bouton de fermeture avant que son visiteur ne passe la jambe dans l’ouverture. La cellule de sécurité bloqua hélas la porte, évitant ainsi qu’elle n’écrase le pied de l’intrus. Ivan regretta un bref instant que le bord de sa porte soit équipé de caoutchouc souple et non d’acier tranchant comme des lames de rasoir. — Bonjour, Ivan, dit Byerly d’une voix traînante par l’entrebâillement de la porte. — Qu’est-ce que tu fous si tôt ? — Si tard, répondit Byerly avec un petit sourire. Cela paraissait plus logique. En y regardant de plus près, Ivan ne trouva pas Byerly très net, barbe de la veille et yeux rouges. — Je ne veux plus entendre parler de ton cousin Dono. Va-t’en. — En fait, je viens te parler de ton cousin à toi, Miles. Ivan jeta un coup d’œil en direction de son épée d’apparat posée dans un porte-parapluies fabriqué à partir d’un vieil obus. Il se demanda si, en en assenant un bon coup sur le pied de Byerly, il le ferait reculer suffisamment pour permettre à la porte de se refermer. Hélas, le porte-parapluies se trouvait hors d’atteinte. — Je ne veux pas entendre parler de Miles non plus. — Il s’agit de quelque chose qu’à mon avis il faut lui dire. — Parfait. Eh bien, va le lui dire. — Je… je ne préférerais pas, tout compte fait. Les détecteurs d’embrouilles extrêmement sensibles d’Ivan se mirent à clignoter dans un coin de son cerveau qui, à cette heure matinale, était en général au repos. — Oh, quel genre de choses ? — Oh, tu sais… délicatesse… respect… susceptibilité familiale… Ivan éructa grossièrement. –… le fait qu’il contrôle un vote très précieux au Conseil des Comtes… — Dono veut la voix de mon oncle Aral ? Il est revenu à Vorbarr Sultana il y a quatre jours. Va lui demander, si tu l’oses. Un rictus peiné découvrit les dents de Byerly. — Oui, Dono m’a parlé du retour triomphal du Vice-roi et des départs tout aussi triomphants. Je me demande comment tu as réussi à échapper au naufrage sans une égratignure. — J’ai demandé à Roic de me faire sortir par la porte de service. — Ah, je vois. Très sage. Quoi qu’il en soit, le comte a fait clairement savoir qu’il laissait neuf votes sur dix à la discrétion de son fils. — Ce sont ses affaires, pas les miennes. — Il ne te resterait pas un peu de ce café ? demanda Byerly en lorgnant du côté de la tasse qu’Ivan tenait encore à la main. — Non, mentit celui-ci. — Alors tu aurais peut-être la bonté de m’en faire un peu ? Allons, Ivan, j’en appelle à ton sens de la solidarité, la nuit a été longue et difficile. — Je suis certain que tu trouveras un endroit ouvert à Vorbarr Sultana. En rentrant chez toi. Ivan se dit qu’il n’allait peut-être pas laisser l’épée dans son fourreau… Byerly soupira et s’appuya contre le chambranle en croisant les bras comme s’il se préparait à une longue conversation, le pied toujours prêt à coincer la porte. — Tu as eu des nouvelles de ton cousin ces derniers jours ? — Aucune. — Et que penses-tu de cela ? — Quand Miles voudra que j’en pense quelque chose, je suis certain qu’il saura comment me le faire savoir. Il n’y manque jamais. Byerly retroussa brièvement les lèvres. — Tu n’as pas essayé de le contacter ? — Tu crois que je suis bête à ce point ? Tu as entendu parler de sa soirée. Le malheureux s’est écrasé en flammes. Il ne va pas être à prendre avec des pincettes d’un moment. Heureusement Tante Cordélia sera là pour lui maintenir la tête sous l’eau, cette fois. Byerly fronça les sourcils. Peut-être prenait-il la dernière remarque d’Ivan pour une métaphore amusante. — Allons, allons, le petit faux pas de Miles n’est pas irrémédiable, si j’en crois Dono, que j’estime meilleur juge des femmes que nous. Mais ça va le devenir si rien n’est fait. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Du café, Ivan. Ce que j’ai à te dire n’est pas, certainement pas, à crier en place publique. Je vais le regretter. À contrecœur Ivan appuya sur la commande d’ouverture de la porte et s’écarta. Il tendit une tasse de café à Byerly et l’invita à s’asseoir sur le canapé. Sans doute une nouvelle erreur stratégique. Si Byerly faisait durer son café, la visite risquait de s’éterniser indéfiniment. — Je me préparais pour aller travailler, dit Ivan en s’installant dans un des profonds fauteuils en face du canapé. Byerly but une gorgée. — Je serai bref. Seul mon sens aigu de mes devoirs Vor me retient d’aller retrouver mon lit à cette heure-ci. Par souci de rapidité et d’efficacité, Ivan ne répondit pas et se contenta, d’un geste de la main, d’inviter Byerly à continuer, de préférence succinctement. — J’ai participé à un petit dîner intime avec Alexis Vormoncrief hier soir. — Quelle chance ! grommela Ivan. — Cela s’est révélé à diverses reprises plein d’intérêt. Ça se passait à la Résidence Vormoncrief, chez l’oncle d’Alexis, le comte Boris. Une de ces petites agapes discrètes qui donnent leur sel et leur nom à la politique des partis, tu sais. Il semble que mon cousin Richard ait entendu parler du retour de Lord Dono et se soit précipité en ville pour vérifier la véracité des rumeurs. Ce qu’il a appris l’a suffisamment inquiété pour… pour qu’il commence à s’agiter afin de faire grossir son sac de voix lors du prochain vote du Conseil des Comtes. Comme Boris détient la clé du vote d’un nombre significatif de membres du Parti Conservateur, Richard, qui n’est rien sauf efficace, a débuté sa campagne par lui. — Viens-en au fait, Byerly, soupira Ivan. Qu’est-ce que tout cela a à voir avec mon cousin Miles ? Cela n’a rien à voir avec moi non plus. On déconseille vivement aux officiers de se mêler de politique, tu sais. — Oh, oui, je suis au courant. Incidemment, il y avait aussi le beau-fils de Boris, Sigur Vorbretten, et le comte Tomas Vormuir qui semble avoir récemment eu un léger différend avec ton cousin dans le cadre de ses fonctions auditoriales. — Le dingue dont Miles a fermé l’usine à bébés ? Oui, j’en ai entendu parler. — Je connaissais vaguement Vormuir. Lady Donna allait faire du tir avec sa comtesse autrefois, en des temps plus heureux. Quelles commères, ces filles ! Bref, comme on pouvait s’y attendre, Richard a attaqué dès la soupe et, le temps que la salade soit servie, il avait conclu un accord avec le comte Boris : un vote en faveur de Richard contre promesse d’allégeance au Parti Conservateur. Ce qui nous laissa le reste du repas, du plat principal au dessert, sans oublier les vins, pour bavarder librement d’autres sujets. Le comte Vormuir maugréa tant et plus contre son audit impérial, ce qui amena, si l’on peut dire, ton cousin sur la table. — Attends une seconde. Que fichais-tu chez Richard ? Je croyais que tu appartenais à l’autre camp dans cette guéguerre ? — Richard est persuadé que j’espionne Dono pour son compte. — Et alors ? Si Byerly jouait double jeu dans cette histoire, Ivan lui souhaitait amicalement de se faire couper les mains par les deux partis. Un sourire énigmatique fleurit sur les lèvres de Byerly. — Eh bien, disons que je lui dis ce qu’il a besoin de savoir. Richard est très fier de son habileté à m’avoir infiltré dans le camp de Dono. — Il ne sait pas que tu as intrigué auprès du Lord Gardien pour l’empêcher de prendre possession de la Résidence Vorrutyer ? — D’un mot, non. Je me suis arrangé pour rester en coulisses sur ce coup-là. Ivan se frotta les tempes, se demandant auquel de ses cousins Byerly mentait vraiment. Ce n’était pas un effet de son imagination, le fait de parler à cet homme lui donnait la migraine. Il espérait que Byerly avait la gueule de bois. — Continue, dépêche-toi. — On a échangé quelques ragots dans le style conservateur à propos du coût estimé des réparations du miroir solaire de Komarr. Les Komarrans n’ont qu’à payer, après tout ce sont eux qui l’ont démoli, pas vrai ? Ce genre de truc. — Ils vont payer. Tes amis ne savent donc pas quelle part de nos rentrées fiscales nous devons au commerce komarran ? — Tu m’épates, Ivan. J’ignorais que tu t’intéressais à ce genre de choses. — Je ne m’y intéresse pas. C’est de notoriété publique. — À force de discuter de l’incident de Komarr, ton Lord Auditeur chéri est revenu sur le tapis, et ce cher Alexis a déballé ce qu’il a sur le cœur. Il semblerait que la superbe veuve Vorsoisson ait rejeté sa proposition. Après tout le mal qu’il s’était donné, et toutes les dépenses qu’il avait engagées, la Baba et le reste… tu sais. Ivan retrouva le sourire. Elle refusait tout le monde. La débâcle domestique subie par Miles ne pourrait donc pas lui être imputée. — Oh, elle a bien fait. — Ensuite Sigur Vorbretten a offert une version embrouillée du dîner de Miles, y compris le départ en catastrophe de Mme Vorsoisson au beau milieu du repas, après la calamiteuse demande en mariage de ton cousin. Même en préférant la version de Dono plutôt que celle de Sigur, je ne comprends pas quelle mouche a piqué le bonhomme. J’avais toujours pensé que Miles restait maître de lui en toutes circonstances. — La panique, j’imagine, dit Ivan. J’étais assis à l’autre bout de la table. Ça peut arriver aux meilleurs d’entre nous. Comment diable Sigur a-t-il eu connaissance de cette histoire ? Ce n’est pas moi qui l’ai racontée, en tout cas. Est-ce que Dono se serait montré bavard ? — Je crois qu’il n’en a parlé qu’à moi. Mais, tu sais, il y avait dix-neuf personnes invitées à cette soirée. Plus les gardes et les domestiques. Toute la ville en parle et, j’en suis sûr, l’histoire devient plus croustillante à chaque nouvelle version. Tu imagines ! Ivan n’avait aucun mal à imaginer. Il n’avait non plus aucun mal à imaginer l’histoire arrivant aux oreilles de Miles, ni son cousin fou de rage. — Miles… Miles va être d’humeur meurtrière. — Amusant, ce que tu dis. En mettant tout bout à bout : la mission de Miles sur Komarr, la mort de l’Administrateur Vorsoisson au beau milieu de l’enquête, la demande en mariage à sa veuve, le refus théâtral de celle-ci, dans la version de Sigur du moins, car Dono prétend qu’elle est restée très digne, plus cinq politiciens Vor plutôt conservateurs et nourrissant une vieille rancune à l’égard d’Aral Vorkosigan, plus quelques bouteilles du meilleur vin du district Vormoncrief, plus, plus, plus… bref, à la fin de la soirée, une grande théorie était née. Qui a très vite évolué sous mes yeux pour trouver son équilibre sous la forme d’une somptueuse calomnie. C’était fascinant. — Oh, merde, murmura Ivan. Byerly lui lança un regard perçant. — Tu as compris où je veux en venir ? Bravo, Ivan ! Quelle intuition ! Imagine la conversation. J’ai été obligé d’y assister du début à la fin. Alexis brodant sur le thème du maudit mutant osant courtiser la dame Vor. Vormuir suggérant que l’accident était vachement bien tombé, Vous savez quoi ? Le mari se fait tuer dans un prétendu accident au beau milieu de l’enquête. Sigur disant qu’il n’y a aucune preuve et Boris le regardant comme le pauvre débile qu’il est, Bien sûr qu’il n’y a aucune preuve, ça fait trente ans que la SecImp est à la solde des Vorkosigan. La seule question est de savoir s’il y a eu collusion entre la veuve et le nabot. Et Alexis volant au secours de sa dulcinée – le moindre sous-entendu le fait bondir –, et proclamant son innocence et sa confiance jusqu’à ce que Vorkosigan abatte son jeu. Sa sortie était une preuve ! Une preuve ! En fait, il a répété trois fois, mais il était plutôt saoul à ce moment-là, qu’elle avait enfin compris que Miles s’était habilement débarrassé de son époux bien-aimé pour pouvoir l’approcher, elle. Il était prêt à parier qu’elle accepterait à présent de reconsidérer sa proposition ! Dans la mesure où Alexis est connu pour être un parfait crétin, ses arguments n’ont guère convaincu ses interlocuteurs, mais ceux-ci sont près à accorder à la veuve le bénéfice du doute par solidarité familiale. Etc. — Grands dieux, Byerly. Tu ne pouvais pas les arrêter ? — J’ai tenté d’injecter un peu de bon sens dans la conversation, sans aller trop loin pour ne pas, comme disent les militaires, griller ma couverture. Ils étaient bien trop partis dans leur délire pour m’accorder la moindre attention. — Si ces crétins accusent Miles de ce meurtre, il va les laminer. Je te garantis qu’il ne va pas prendre les choses du bon côté. — Boris Vormoncrief serait ravi de voir le fils d’Aral Vorkosigan inculpé mais, comme je le leur ai fait remarquer, ils n’ont pas assez de preuves et, pour je ne sais quelle raison, ils ne risquent pas d’en obtenir. Non. Une accusation, ça peut se rejeter. Contre une accusation, on peut se défendre. Une accusation sans fondement peut conduire à des réparations. Il n’y aura pas d’accusation. Ivan en était moins certain. Rien que l’idée avait déjà dû mettre Miles en rage. — Mais un clin d’œil, un murmure, une plaisanterie, une insinuation, une anecdote croustillante… Qui peut mettre un terme à pareille rumeur ? C’est comme lutter contre le brouillard. — Tu crois que les Conservateurs vont se lancer dans une campagne de calomnie à partir de cela ? articula lentement Ivan, tétanisé. — Je crois que si le Lord Auditeur Vorkosigan souhaite engager une action pour limiter les dégâts, il lui faut mobiliser toutes ses ressources. Le sommeil va calmer les cinq langues de vipère, mais d’ici ce soir elles entreront de nouveau en action. Je n’aurai pas la prétention de suggérer au Lord Auditeur quelle stratégie appliquer, c’est un grand garçon à présent. Mais par, disons, par courtoisie, je lui offre la primeur des informations. Ce qu’il en fera le regarde. — Ça ne regarderait pas plutôt la SecImp ? — La SecImp ? Oh, je suis sûr qu’ils prendront les choses en main. Mais… est-ce que ça regarde la SecImp ? Tu vois, Ivan, des rumeurs, des ragots ? Ce genre de truc, il vaut mieux se trancher la gorge avant de le lire, et je ne déconne pas, avait dit Miles d’une voix terrifiante de conviction. Ivan haussa prudemment les épaules. — Qu’est-ce que j’en sais ? Byerly ne se départit point de son petit sourire, mais ses yeux se firent moqueurs. Ivan jeta un coup d’œil à sa montre. — Il faut que je parte au boulot, sinon ma mère va me tuer. — Oui, j’imagine que Lady Alys est déjà à la Résidence et qu’elle t’attend. À propos, tu ne pourrais pas user de ton influence auprès d’elle pour me faire avoir une invitation au mariage ? — Je n’ai aucune influence, dit Ivan en poussant Byerly vers la porte. Si Lord Dono est devenu comte Dono d’ici là, tu pourras peut-être lui demander de t’emmener. Byerly se contenta d’un vague geste de la main pour toute réponse et sortit en bâillant. Une fois la porte refermée, Ivan resta un moment derrière à se frotter le front. Il s’imaginait en train de répéter à Miles ce qu’il venait d’apprendre. À condition que son malheureux cousin soit à présent à jeun. Il se voyait déjà plongeant pour se mettre à l’abri. Mieux encore, il se voyait déserter et disparaître ; troquer, par exemple, sa vie contre celle d’un prostitué mâle sur l’Orbe de Beta. Les prostitués mâles avaient bien des clientes femelles, non ? Miles y était allé et lui avait tout raconté, enfin presque. Le gros Mark et Kareen aussi y étaient allés, mais lui, jamais. Jamais il n’était allé sur l’Orbe, merde ! La vie était injuste, parfois. Il s’installa devant sa console de com et tapa le code personnel de Miles. Mais il ne parvint à réveiller qu’un répondeur, un nouveau, avec un message très officiel informant le correspondant qu’il était chez le Lord Auditeur Vorkosigan, et sonnez trompettes ! Il laissa un message enjoignant à son cousin de le rappeler d’urgence pour une affaire personnelle, et il coupa la communication. Miles dormait sans doute encore et Ivan se jura de réessayer plus tard et, s’il n’obtenait toujours pas de réponse, de se traîner jusqu’à la Résidence Vorkosigan pour y rencontrer Miles en personne. Il poussa un soupir et se força à enfiler sa tunique pour rejoindre la Résidence Impériale et les tâches qui l’y attendaient. Mark sonna à la porte des Vorthys, se balançant d’un pied sur l’autre et grinçant des dents d’inquiétude. Enrique qui, pour l’occasion, avait obtenu l’autorisation de sortir de la Résidence Vorkosigan, jetait des regards fascinés autour de lui. À côté du grand Escobaran filiforme, Mark ressemblait plus que jamais à un gros crapaud. Il aurait dû réfléchir davantage à l’image ridicule que leur association renvoyait… Ekaterin leur ouvrit la porte et les accueillit avec un sourire. — Lord Mark, Enrique, entrez, je vous en prie. D’un geste, elle leur proposa de se mettre à l’abri du soleil brûlant et de gagner la fraîcheur du vestibule carrelé. — Merci, merci beaucoup, madame Vorsoisson, d’avoir accepté. Jamais je ne vous remercierai assez, vous savez ce que cela représente pour moi… — Je vous en prie, ne me remerciez pas, l’idée vient de Kareen. — Elle est ici ? demanda Mark en tournant la tête de tous côtés dans l’espoir de l’apercevoir. — Oui, Martya et elle vous ont précédés de quelques minutes, par ici. Elle les conduisit vers la droite, jusqu’à un bureau croulant sous les livres. Kareen et sa sœur étaient assises sur des chaises étroites devant une console de com. Kareen, les lèvres pincées et les poings serrés sur les genoux, était superbe. Elle leva les yeux à leur arrivée et son sourire se crispa un peu tristement. Mark se précipita, s’arrêta net, bafouilla son nom, et s’empara des mains qu’elle levait vers lui. — J’ai le droit de te parler maintenant, mais seulement d’affaires. Je ne comprends pas ce qui les rend aussi paranos. Si je voulais faire une fugue, il suffirait que je sorte dans la rue et que je m’en aille. — Je… alors… il vaut mieux que je ne dise rien. À regret Mark relâcha les mains de la jeune fille et fit un pas en arrière. Il la buvait des yeux. Elle avait l’air tendue et fatiguée, mais à part cela, en forme. — Et toi, tu vas bien ? demanda-t-elle en le détaillant à son tour. — Ouais, bien sûr, maintenant ça va. Il lui adressa un pâle sourire et regarda vaguement Martya. — Bonjour, Martya. Que fais-tu ici ? — Je sers de duègne, lâcha-t-elle avec une grimace aussi contrariée que celle de sa sœur. C’est le principe qui consiste à mettre un garde dans l’écurie après que les chevaux ont été volés. Au moins s’il m’avait envoyée sur Beta, ça aurait pu être utile. À moi, en tout cas. Enrique se plia pour s’asseoir sur la chaise à côté de Martya et demanda d’un ton affligé : — Vous saviez, vous, que la mère de Lord Mark avait été capitaine Explo-astro ? — Tante Cordélia ? Bien sûr. — Un capitaine Explo-astro Betan, et personne n’avait jamais pensé à le mentionner ! Un capitaine Explo-astro. Et personne ne me l’a dit, à moi ! — C’est important ? demanda Martya en le dévisageant. — Si c’est important ? Si c’est important ? Grands dieux ! — C’était il y a trente ans, Enrique, dit Mark d’une voix lasse. Depuis deux jours il devait subir la même rengaine. La comtesse avait trouvé en Enrique un nouvel adorateur. Cette conversion lui avait sans nul doute sauvé la vie après le regrettable incident des égouts bouchés, en empêchant ses coreligionnaires de l’étrangler. Il serra les mains entre ses genoux et regarda en l’air d’un air inspiré. — Je lui ai fait lire ma thèse. Kareen écarquilla les yeux et demanda : — Et elle a compris ? — Bien sûr. Une ancienne capitaine Explo-astro Betane, pour l’amour du ciel ! Vous avez une idée de la manière dont ces gens-là sont recrutés ? De ce qu’ils font ? Si j’avais pu terminer mes recherches après ma thèse, au lieu de tous ces malentendus et de cette arrestation stupide, j’aurais pu espérer, espérer seulement, poser ma candidature ; et même dans ce cas, je n’aurais pas eu l’ombre d’une chance de battre les candidats Betans s’il n’y avait pas des quotas réservés pour les non-Betans. Enrique était hors d’haleine tant la passion l’animait. — La comtesse a dit qu’elle recommanderait mon travail à l’attention du Vice-roi. Elle a aussi trouvé mon sonnet très ingénieux. J’ai composé une sextine dans ma tête en son honneur tout en courant après les mouches, mais je n’ai pas encore eu le temps de le mettre en forme. Capitaine Explo-astro ! — Ce n’est pas pour cela que Tante Cordélia est surtout célèbre sur Barrayar, osa dire Martya au bout d’un moment. — Une femme comme elle ici, quel gâchis ! Toutes les femmes sont gâchées et perdent leur temps ici. Enrique se calma en grommelant. Martya se tourna à demi et le dévisagea en fronçant les sourcils d’un air bizarre. — Où en est la chasse aux mouches ? demanda Kareen. — Cent douze récupérées pour l’instant. Il manque toujours la reine. — Merci de m’avoir si vite envoyé le modèle-vid des mouches hier, cela m’a fait gagner beaucoup de temps, glissa Ekaterin. Je pourrais peut-être vous montrer où j’en suis arrivée, ce ne sera pas long. Ensuite, nous pourrons en discuter. Mark tassa sa masse sur la dernière chaise libre et contempla d’un air sinistre l’écart qui le séparait de Kareen. Ekaterin s’installa devant la console et lança la première vid. Il s’agissait d’une représentation en trois dimensions et en couleurs d’une mouche à beurre de près de vingt-cinq centimètres. Tous, sauf Ekaterin et Enrique, eurent un mouvement de recul. — Voici notre mouche à beurre standard. Pour l’instant je n’ai élaboré que quatre versions modifiées car Lord Mark m’a dit que la notion de temps était essentielle, mais je peux sans problème en ajouter d’autres. Voici la première, la plus facile. La mouche couleur marron merdeux et blanc furoncle purulent disparut pour être remplacée par un modèle beaucoup plus élégant. Le corps et les pattes étaient d’un noir verni aussi brillant que les bottes d’un des gardes du palais. Un mince filet blanc soulignait le bord des élytres, à présent allongés et noirs, eux aussi, et qui dissimulaient l’abdomen palpitant. Mark poussa un cri de surprise. Comment des modifications aussi minimes pouvaient-elles produire une telle différence ? — Oh ! Ouais ! — Maintenant, voici quelque chose d’un peu plus clair. La seconde mouche avait toujours le corps et les pattes noir verni, mais les élytres étaient plus arrondis, comme de petits éventails. Les couleurs de l’arc-en-ciel s’y succédaient en fines bandes concentriques allant du violet au centre, au rouge sur les bords, en passant par des nuances de bleu, de vert, de jaune et d’orange. — Oh, s’exclama Martya. Ça c’est mieux. Celle-là est vraiment jolie. — Je ne pense pas que la suivante sera très réaliste, poursuivit Ekaterin, mais j’ai voulu explorer toute la gamme des possibilités. Tout d’abord, Mark crut qu’il s’agissait de l’éclosion d’un bouton de rose. À présent le corps de la mouche ressemblait à une feuille d’un vert mat bordé d’un rouge subtil. Quant aux élytres, on aurait dit les pétales d’une fleur d’un jaune délicat souligné de rose. L’abdomen, lui, était d’un jaune assorti et se fondait avec la fleur au point que l’œil ne le remarquait plus. Les extrémités pointues et anguleuses des pattes étaient accentuées pour ressembler à de petites épines. — Oh, dit Kareen, les yeux émerveillés, celle-là, je vote pour celle-là. Enrique, les lèvres entrouvertes, semblait abasourdi. — Mon Dieu, oui. C’est possible… — Ce motif pourrait aller pour celles… je suppose qu’on pourrait les appeler les captives, dit Ekaterin. Les élytres-pétales risqueraient d’être trop fragiles pour celles qui devraient chercher leur nourriture dans la nature. Ils pourraient s’arracher ou être abîmés. Mais en travaillant sur les différents modèles, je me disais que vous pourriez concevoir d’autres habillages. En fonction par exemple des différentes chaînes de microbes. — Certainement, dit Enrique. Certainement. — La dernière, dit Ekaterin en lançant la vid. Les pattes et le corps étaient d’un bleu profond et chatoyant. Les élytres s’évasaient pour se rétrécir ensuite et prendre la forme d’une larme ; leur centre jaune vif se fondait en un rouge orangé profond, puis en un bleu acier de plus en plus foncé pour se terminer par une bordure iridescente. L’abdomen à peine visible était d’un rouge foncé très dense. La créature ressemblait à une flamme, à une torche au crépuscule, à un joyau arraché à une couronne. Les quatre spectateurs se penchèrent tant qu’ils manquèrent tomber de leur chaise. Martya tendit la main et Ekaterin afficha un petit sourire modeste. — Waouh, s’exclama Kareen, waouh, waouh ! Superbe ! La Mouche Royale ! — N’est-ce pas ce que vous aviez commandé ? Elle tapa sur une touche et la mouche s’anima soudain. Ses élytres s’ouvrirent et la dentelle lumineuse de ses ailes jaillit comme une gerbe d’étincelles. — Si Enrique trouve le moyen de rendre les ailes fluorescentes, elles pourraient scintiller la nuit. En en mettant plusieurs, l’effet risque d’être spectaculaire. Enrique se pencha en avant, dévorant la mouche des yeux. — Ça, c’est une idée. Elles seraient beaucoup plus faciles à repérer dans le noir. Bien sûr, la dépense en énergie viendrait en déduction des bénéfices… Mark essayait d’imaginer un défilé de ces mouches splendides, brillantes, étincelantes, scintillantes au coucher du soleil. Il en avait le cerveau en ébullition. — Pense à l’effet marketing ! — Laquelle allons-nous choisir ? demanda Kareen. J’ai bien aimé celle qui ressemble à une fleur… — Il faut voter, proposa Mark. Il se demandait s’il pourrait convaincre quelqu’un d’autre de choisir le modèle noir verni. Il trouvait qu’elle portait une véritable tenue d’assassin. — Faire voter les actionnaires, ajouta-t-il prudemment. — Nous avons engagé une consultante en esthétique, fit remarquer Enrique, nous devrions peut-être solliciter son avis. — Je ne pouvais vous fournir que le côté esthétique. Pour le reste, il me restait à espérer que ce serait réalisable d’un point de vue technique. Il se peut qu’il faille choisir entre l’impact visuel et le temps nécessaire pour la mise au point. — Vos suppositions sont souvent justes, dit Enrique en approchant sa chaise de la console et en revisionnant les différents modèles, l’air absent. — Le temps compte, dit Kareen. Le temps, c’est de l’argent, le temps c’est tout. Notre objectif premier doit être de lancer un produit vendable sur le marché. Il faut faire rentrer de l’argent afin de mettre notre affaire sur les rails, qu’elle tourne, et se développe. Ensuite seulement on s’occupera des fioritures. — Et de partir du sous-sol de la Résidence Vorkosigan, murmura Mark. Peut-être… peut-être que le plus rapide, ce serait le noir. Kareen secoua la tête et Martya dit : Non, Mark. Ekaterin observait une neutralité prudente et étudiée. Enrique s’arrêta à la Mouche Royale et poussa un soupir songeur. Celle-ci. Le coin de la bouche d’Ekaterin tressaillit. Mark se dit qu’elle n’avait pas choisi l’ordre de présentation au hasard. — Plus rapide que la fleur ? demanda Kareen, tu crois ? — Oui, dit Enrique. — Vous êtes sûr que vous n’aimez pas la noire, insista Mark. — Tu es minoritaire, Mark. — Impossible, je possède cinquante et un pour cent… oh… Il avait oublié. Compte tenu des parts cédées à Kareen et à la cuisinière de Miles, il était descendu en dessous de la majorité absolue. Il avait bien l’intention de leur racheter leurs parts, plus tard… — Ce sera la Mouche Royale, alors, décréta Kareen avant d’ajouter : Ekaterin accepte d’être payée en actions, comme Ma Kosti. — Le travail n’était pas bien difficile… — Tss-tss. Nous ne vous payons pas pour que ce soit difficile. Nous vous payons pour que ce soit bon. Des honoraires normaux de consultant créateur. Allons, Mark, bouge-toi ! Avec une certaine réticence, non qu’il jugeât qu’Ekaterin ne méritait pas son salaire, mais parce qu’il regrettait sans l’avouer de voir une petite partie supplémentaire du contrôle de l’affaire lui glisser entre les doigts, Mark s’approcha de la console et sortit un reçu d’actions pour service rendu. Il demanda à Enrique et à Kareen de le contresigner, envoya une copie au bureau de Tsipis, et le remit solennellement à Ekaterin. Elle sourit d’un air vaguement amusé, le remercia, et posa le reçu sur la table. Au moins, s’il la payait en monnaie de singe, elle n’avait pas fourni un travail de sagouin. Comme Miles, elle appartenait peut-être à cette race de gens incapables de moduler leur vitesse : ils n’avaient le choix qu’entre arrêt, et à fond, mais savaient accomplir leurs tâches à la perfection pour la plus grande gloire de Dieu, comme le disait la comtesse. Mark jeta de nouveau un coup d’œil à la Mouche Royale dont Enrique faisait à présent scintiller les ailes. Ouais ! — Je suppose, soupira Mark après un dernier et long regard languide à Kareen, que nous devrions rentrer. Le temps, c’est essentiel… Et puis la chasse aux mouches a tout arrêté. La recherche est au point mort… Nous arrivons à peine à nous occuper des mouches que nous avons déjà. — Vois cela comme une remise en état de votre outil industriel avant qu’il ne vous échappe, lui conseilla Martya d’un ton dépourvu de compassion. — Tes parents ont laissé Kareen venir ici aujourd’hui, tu crois qu’ils accepteraient qu’elle revienne au moins travailler ? Kareen grimaça sans grand espoir. Martya se tordit la bouche et secoua la tête. — Ils se radoucissent, mais pas si vite. Mama ne dit pas grand-chose, mais Pa… Il a toujours mis un point d’honneur à être un bon père, vous savez. L’Orbe de Beta et… et toi, Mark… vous ne figurez pas dans son manuel du parfait père barrayaran. Il est peut-être resté trop longtemps dans l’armée. Bien que, pour dire la vérité, les fiançailles de Délia le rendent plutôt nerveux aussi, et pourtant, elle, elle respecte les règles traditionnelles. Dans la mesure où il les connaît. Kareen fronça un sourcil interrogateur, mais Martya ne daigna pas s’expliquer. Elle jeta un regard en direction de la console où la Mouche Royale brillait de mille feux sous les yeux envoûtés d’Enrique. — D’autre part, nos parents-geôliers ne m’ont pas interdit, à moi, d’aller à la Résidence Vorkosigan. — Martya… Tu pourrais… ? Tu voudrais… ? Balbutia Kareen. — Eh bien, peut-être, dit-elle en regardant Mark par en dessous. Je pensais que je pourrais me mettre sur les rangs pour prendre quelques actions moi-même. Mark sursauta. Martya ? Martya et son esprit pratique ? Pour prendre en charge la chasse aux mouches et renvoyer Enrique à ses codes génétiques en oubliant les sextines ? Martya pour entretenir le labo, s’occuper des achats et des fournisseurs ? Martya pour ne pas mettre le beurre de mouche dans les toilettes ? Qu’est-ce que cela pouvait faire si elle le considérait comme une mouche à beurre obèse et répugnante que Kareen, pour quelque mystérieuse raison, avait choisi comme animal domestique. Il n’avait pas le moindre doute sur les capacités de Martya à faire tourner ses neurones quand il le fallait… — Enrique ? — Hum ? marmonna l’Escobaran sans lever les yeux. Mark réussit à obtenir son attention pour lui exposer l’idée de Martya en éteignant la console. — Oh, oui, ce serait formidable. L’affaire fut conclue sur-le-champ, bien que Kareen parût avoir quelques réticences à partager avec sa sœur. Celle-ci décida de se rendre à la Résidence Vorkosigan avec Mark et Enrique, et ils se levèrent pour prendre congé. — Tu vas tenir le coup ? demanda Mark à voix basse à Kareen tandis qu’Ekaterin chargeait une copie de ses projets pour Enrique. — Ouais, et toi ? — Je m’accroche. Ça va durer combien de temps, à ton avis ? Jusqu’à ce que cette histoire de fous soit réglée ? — Elle est déjà réglée, dit-elle d’un air absent. Pour moi la discussion est close, même si je ne suis pas sûre qu’ils s’en rendent bien compte. Tant que j’habiterai chez mes parents, je continuerai de respecter leurs ridicules règles d’honneur. Dès que j’aurai trouvé le moyen de m’en aller sans compromettre mes objectifs à long terme, je le ferai. Pour toujours s’il le faut. Je n’ai pas l’intention de rester ici encore bien longtemps, ajouta-t-elle avec une moue sinistre et décidée. — Oh. Mark ne savait trop ce qu’elle voulait dire ou faire, mais cela lui semblait… effrayant. Il était terrifié à l’idée d’être responsable de la rupture de Kareen avec sa famille. Il lui avait fallu une vie et des efforts surhumains pour gagner une place dans la sienne. Le clan Koudelka lui était tellement apparu comme un refuge béni… — C’est dur d’être seule ainsi… — Tant pis, dit-elle en haussant les épaules. La réunion d’affaires se terminait. Ils se trouvaient dans le vestibule carrelé et Ekaterin les raccompagnait à la porte, dernière occasion. Mark parvint à trouver le courage de bafouiller : — Voulez-vous que je transmette un message de votre part ? Il était absolument certain que Miles lui tomberait dessus dès son retour, étant donné les consignes qu’il lui avait administrées. La lassitude réapparut sur le visage d’Ekaterin. Elle détourna les yeux et sa main se porta sur son cardigan, à hauteur du cœur. Mark perçut un léger craquement de papier sous le tissu. Il se demanda si cela aurait un salutaire effet sur Miles de savoir où elle conservait le fruit de ses efforts littéraires, et s’il en serait transporté de joie. — Dites-lui, finit-elle par dire sans juger utile de préciser qui était le lui, dites-lui que j’accepte ses excuses, mais que je ne peux répondre à sa question. Mark avait le sentiment que son devoir de frère lui commandait de dire un mot en faveur de Miles, mais la réserve douloureuse d’Ekaterin lui ôta tout courage. Il réussit à marmonner : — Vous comptez beaucoup pour lui, vous savez. Ses paroles arrachèrent un petit signe de tête et un pâle sourire à Ekaterin. — Oui, je sais. Merci, Mark. Sur quoi le sujet sembla clos. Kareen tourna à droite dans l’allée tandis que les autres prenaient à gauche pour rejoindre la limo qui les attendait. Mark marcha un moment à reculons pour la regarder s’éloigner, mais elle avançait tête baissée, d’un pas décidé, et ne se retourna pas. Miles, qui avait laissé à dessein la porte de ses appartements ouverte, entendit Mark rentrer en fin d’après-midi. Il se précipita sur le palier et se pencha par-dessus la balustrade pour jeter un regard de prédateur en direction du hall d’entrée. Au premier coup d’œil, il vit que Mark étouffait, conséquence inéluctable de sa surcharge pondérale et de ses vêtements noirs par une telle chaleur. Incapable d’attendre, il demanda : — Alors, tu l’as vue ? Mark leva les yeux et une lueur d’ironie éclaira ses traits. Il hésita entre plusieurs réponses avant de se rabattre sur un prudent, Oui. Les mains de Miles se crispèrent sur le bois de la balustrade. — Qu’a-t-elle dit ? Penses-tu qu’elle a lu ma lettre ? — Comme tu le sais, tu m’as menacé de mort si j’osais lui demander si elle l’avait lue, ou si j’abordais le sujet d’une manière ou d’une autre. Miles balaya ces arguties d’un geste impatient. — Directement. Tu sais que je ne voulais pas que tu demandes directement. Je veux savoir si tu as pu deviner quelque chose. — Si j’étais capable de savoir ce qu’une femme désire rien qu’en la regardant, est-ce que je ferais cette tête ? — Comment veux-tu que je le sache, merde ? Je ne peux pas deviner ce que tu penses parce que tu as l’air sinistre. Tu as presque toujours l’air sinistre. La dernière fois, c’était l’indigestion. Malgré tout, dans le cas de Mark, les problèmes digestifs semblaient liés de manière troublante à des difficultés émotionnelles… Miles pensa un peu tard à demander : — Au fait, comment va Kareen ? Elle va bien ? — Plus ou moins. Oui. Non. Peut-être. — Oh, excuse-moi. Mark haussa les épaules. Il leva les yeux vers Miles, à présent sur des charbons ardents, et secoua la tête d’un air exaspéré. — En fait, Ekaterin m’a donné un message pour toi. Miles faillit basculer par-dessus la balustrade. — Quoi ? Quoi ? Quel message ? — Elle m’a chargé de te dire qu’elle acceptait tes excuses. Félicitations, mon cher frère. Il semblerait que tu aies gagné le quinze cents mètres nage libre. À mon avis elle a dû t’accorder un bonus pour le style. — Oui, oui ! hurla Miles en martelant la rampe de coups de poing. Quoi d’autre ? Elle a dit autre chose ? — Que voulais-tu d’autre ? — J’en sais rien. N’importe quoi. Oui, vous pouvez venir me voir, ou, Non, plus jamais. Ne venez plus jamais m’importuner, ou quelque chose. Un indice, Mark. Un signe ! — Viens me fouiller. Tes indices, il va falloir que tu les cherches toi-même. — Je peux ? Je veux dire, elle n’a pas dit qu’elle ne voulait plus entendre parler de moi ? — Elle a dit qu’elle ne pouvait pas répondre à ta question. À toi de percer le code, champion, c’est ta spécialité. Moi, j’ai assez avec mes problèmes. Mark secoua la tête et s’éloigna vers l’arrière de la maison et le tube de montée. Miles se retira dans ses appartements et se laissa tomber dans le grand fauteuil près de la baie vitrée qui donnait sur le jardin. Donc l’espoir se relevait tant bien que mal, comme un mort tout juste cryorégénéré pris de vertiges et ébloui par la lumière. Mais pas amnésique, décida Miles. Pas cette fois. Il était vivant, il avait appris. Je ne peux répondre à votre question… ces paroles ne lui semblaient pas vouloir dire Non. Pas Oui non plus. Plutôt une dernière chance. Par quelque miracle, il semblait qu’on lui accordait une dernière chance. On efface tout et on repart à la case départ. Mais comment l’approcher ? Plus de poésie à mon avis. Je ne suis pas du genre rimailleur. À en juger par ses essais de la veille qu’il avait sagement récupérés dans la corbeille à papier et brûlés ce matin avec quelques autres tentatives maladroites, les vers qui coulaient de sa plume s’avéraient calamiteux. Pire, si par quelque heureux hasard il réussissait à écrire un poème potable, elle en réclamerait sans doute d’autres, et alors il serait dans de beaux draps. Dans une sorte d’anticipation exaltée, il imaginait une Ekaterin furieuse en train de hurler, Tu n’es pas le poète que j’ai épousé ! Assez de faux-semblants. À long terme la supercherie ne tiendrait pas le coup. Des bruits lui parvinrent du hall d’entrée. Pym faisait entrer un visiteur dont Miles ne parvint pas à reconnaître la voix étouffée. Un homme, probablement un visiteur pour son père. Il n’y prêta pas davantage attention et se réinstalla dans son fauteuil. Elle accepte tes excuses. Elle accepte tes excuses. La vie, l’espoir, et leur cortège de bonnes choses s’offraient à lui. L’angoisse qui lui nouait la gorge depuis des semaines semblait s’atténuer tandis qu’il s’abandonnait à la contemplation du jardin baigné de soleil. À présent, débarrassé du désir brûlant qui l’avait animé, il pourrait peut-être se calmer et devenir suffisamment franc et simple pour être son ami. Qu’en penserait Ekaterin, elle… ? Il pourrait peut-être lui proposer de faire une promenade dans un endroit agréable. Tout bien considéré, pas dans un jardin, pas encore. Un bois, une plage… un endroit où il n’est guère besoin de parler, où regarder suffit. Non qu’il craignît de manquer de mots. Lorsqu’il pouvait parler sans détour, sans être contraint de dissimuler et de mentir, des possibilités étonnantes s’offraient à lui. Il avait encore tant à dire… Pym se racla la gorge. Miles tourna la tête. — Lord Richard Vorrutyer désire vous voir, Lord Vorkosigan. — Lord Vorrutyer, Pym, s’il vous plaît, le corrigea Richard. Le garde resta impassible et invita le visiteur à entrer dans le petit salon de Miles d’un signe de tête. — Votre cousin, Monseigneur. Richard, parfaitement conscient de la nuance, lui lança un regard soupçonneux. Miles n’avait pas vu Richard depuis une bonne année, mais il n’avait guère changé. Il paraissait peut-être légèrement plus vieux, ses cheveux avaient reculé et son estomac quelque peu avancé. Il portait un costume garni d’épaulettes, gansé bleu et gris rappelant les couleurs de la Maison Vorrutyer. Plus adapté à la vie courante que l’uniforme d’apparat, il n’en parvenait pas moins, sans le montrer trop ostensiblement, à rappeler la tenue de l’héritier d’un comte. Richard avait toujours eu l’air en rogne, pas de changement de ce côté-là. Il parcourut des yeux l’ancienne chambre du général Piotr et fronça les sourcils. — Tu as soudain besoin d’un Auditeur Impérial, Richard ? le provoqua Miles, guère ravi d’être ainsi dérangé alors qu’il voulait rédiger une lettre à Ekaterin et certainement pas être importuné par un Vorrutyer, quel qu’il soit. — Quoi ? Non, bien sûr ! Richard paraissait indigné, puis il dévisagea Miles comme s’il se souvenait à cet instant précis du nouveau statut de son interlocuteur. — Ce n’est pas du tout toi que je venais voir. Je venais voir ton père à propos du prochain vote du Conseil des Comtes sur la requête ridicule de Lady Donna. Il a refusé de me recevoir et m’a dirigé vers toi. Miles leva les yeux vers Pym qui se mit à réciter : — Le comte et la comtesse ont d’importantes obligations sociales ce soir, et cet après-midi ils se reposent, Monseigneur. Miles avait vu ses parents au déjeuner, ils ne lui avaient pas paru le moins du monde fatigués. Son père lui avait simplement dit qu’il avait l’intention de profiter du mariage de Gregor pour prendre des vacances par rapport à ses devoirs de Vice-roi et qu’il n’avait nulle intention de reprendre ceux de comte. Continue, mon garçon, tu t’en tires très bien. Sa mère avait applaudi des deux mains. — Je détiens toujours le pouvoir de mon père pour les votes du Conseil, Richard. — J’avais pensé que, puisqu’il était revenu, il avait repris ses prérogatives. Enfin, bon. Richard scruta le visage de Miles d’un air dubitatif, haussa les épaules et s’approcha de la baie vitrée. Miles lui montra le fauteuil de l’autre côté de la table basse. — Assieds-toi, je t’en prie. Merci, Pym, ce sera tout. Le garde hocha la tête et se retira. Miles ne proposa aucun rafraîchissement, ni quoi que ce soit susceptible d’empêcher Richard d’en venir rapidement au fait. Il n’était certainement pas là pour le plaisir de sa compagnie. D’ailleurs sa compagnie ne valait pas cher pour l’instant. Ekaterin, Ekaterin, Ekaterin… Richard s’installa et prononça quelques mots qu’il devait trouver compatissants : — J’ai croisé ton clone obèse dans le hall. Ça doit être une épreuve pour toi. Tu ne peux rien y faire ? Difficile de savoir ce que, de l’obésité de Mark ou de son existence même, Richard trouvait le plus embarrassant. D’autre part il était aussi en conflit avec une parente qui avait fait un choix de corps bien gênant. Miles se souvint soudain pourquoi, s’il ne faisait pas systématiquement un détour pour l’éviter, il ne recherchait guère la compagnie de ce cousin pas assez éloigné. — Oui, c’est une épreuve pour nous. Que veux-tu, Richard ? Richard se cala dans son fauteuil et oublia Mark. — Je suis venu parler au comte Vorkosigan de… mais, j’y songe… tu as rencontré Lady Donna depuis son retour de Beta ? — Tu veux dire Lord Dono ? Oui. Ivan nous a présentés. Tu n’as pas encore vu ton cousin, toi ? — Pas encore. Je ne sais pas qui elle s’imagine tromper. Elle ne manque pas de culot, notre Donna. — Eh bien, tout dépend de ce que tu appelles le culot, non ? fit remarquer Miles d’un air malicieux. Les chirurgiens de Beta font de l’excellent travail. Elle est allée dans une clinique sérieuse. Je ne suis pas au courant de tout dans les moindres détails, mais je crois que la transformation, du point de vue biologique, est complète et réelle. De plus personne ne peut nier que Dono soit un authentique Vor et l’enfant aîné et légitime d’un comte. Pour le reste, que veux-tu, les temps changent. Richard se redressa et fit une moue de dégoût. — Mon Dieu, Vorkosigan, tu plaisantes ? Neuf générations de Vorrutyer au service de l’Impérium pour en arriver à cela ? Cette sinistre mascarade ? — C’est au Conseil des Comtes d’en décider. — C’est absurde. Donna ne peut pas hériter du titre. Regarde les conséquences. L’un des premiers devoirs d’un comte est d’engendrer un héritier. Quelle femme saine d’esprit accepterait de l’épouser ? — On dit qu’il y a quelqu’un pour chacun de nous… Idée réconfortante. Oui, et après tout, si même Richard avait réussi à convoler, jusqu’à quel point était-ce si difficile ? –… et puis produire un héritier n’est pas l’unique fonction d’un comte. Nombreux sont ceux qui n’ont pu assurer leur descendance pour une raison ou une autre. Ce pauvre Pierre, par exemple… Richard lui lança un regard contrarié et circonspect qu’il préféra ignorer. — Dono m’a semblé faire plutôt bonne impression sur les dames quand je l’ai vu. — Ces satanées bonnes femmes se serrent les coudes, c’est tout, Vorkosigan. Tu as dit que c’était Ivan qui l’avait amenée ? — Oui. Dans quelle mesure Dono avait forcé la main d’Ivan, cela restait peu clair, mais Miles n’avait nulle envie de partager ses doutes avec Richard. — Il la sautait autrefois, tu sais ? La moitié des hommes de Vorbarr Sultana aussi, d’ailleurs. — J’en ai vaguement entendu parler. Va-t’en, Richard. Je n’ai pas envie de supporter ton humour pesant pour l’instant. — Je me demande s’il continue de… enfin ! Je n’aurais jamais imaginé qu’Ivan Vorpatril tourne casaque, mais on en apprend tous les jours. — Écoute, Richard, tu as un problème de logique et de cohérence. Tu ne peux pas suggérer que mon cousin Ivan est gay sous prétexte qu’il baise Dono, bien qu’à mon avis ce ne soit pas le cas, à moins d’admettre que Dono est effectivement un homme. Et à ce moment-là, sa requête pour devenir comte devient recevable. — Je pense que ton cousin Ivan est un jeune homme très perturbé, finit par rétorquer vivement Richard. — Pas à ce niveau-là, sûrement pas, soupira Miles. Richard balaya d’un geste impatient la question de la sexualité d’Ivan. — Le problème n’est pas là. — Je suis d’accord. — Écoute, Miles, je sais que vous, les Vorkosigan, avez toujours soutenu les Progressistes depuis la fin du règne de Piotr, comme nous, les Vorrutyer, avons toujours été des Conservateurs purs et durs. Mais l’entourloupe de Donna menace le fondement même du pouvoir Vor. Si nous, les Vor, ne nous serrons pas les coudes sur certaines questions vitales, le jour viendra où il ne nous restera plus rien sur quoi nous appuyer. J’espère que je peux compter sur ton vote. — Je n’ai pas encore vraiment réfléchi à la question. — Eh bien, dépêche-toi. Il ne reste plus beaucoup de temps. Bon, bon. Le fait que Dono amusait Miles beaucoup plus que Richard n’en faisait pas automatiquement un meilleur prétendant au titre de comte. Il allait devoir prendre un peu de recul et étudier le problème. Il soupira et se força à prêter davantage attention aux arguments de Richard. Celui-ci lança un ballon d’essai : — Tu essaies de faire passer des projets au Conseil en ce moment ? Il proposait un échange de votes, ou plus exactement un échange de votes futurs puisque, pour l’instant, et contrairement à Miles, il ne disposait pas d’une voix au Conseil. — Pas en ce moment. Je m’intéresse personnellement à la réparation du miroir solaire de Komarr, je pense que ce sera un excellent investissement pour l’Impérium, mais Gregor semble avoir sa majorité bien en main pour ce vote. En d’autres termes, mon cher Richard, tu n’as rien à me vendre. Même virtuellement. À propos, que penses-tu du problème de René Vorbretten ? ajouta Miles après un moment de réflexion. — C’est malheureux. René n’y est pour rien, j’imagine, le pauvre. Mais qu’est-ce qu’on y peut ? — Reconfirmer René dans ses droits ? suggéra doucement Miles. — Impossible ! s’exclama Richard d’une voix pleine de conviction. Il est cetagandan. — J’essaie de trouver selon quels critères on pourrait affirmer que René Vorbretten est cetagandan. — Le sang, répondit Richard sans l’ombre d’une hésitation. Heureusement, il y a une lignée sans tache de Vorbretten pour prendre sa place. Je suppose que Sigur ne va pas tarder à récupérer le titre de René. — Tu as promis ton vote à Sigur ? — Puisque tu en parles, oui, dit Richard après s’être raclé la gorge. Par conséquent Richard avait recueilli la promesse du soutien du comte Vormoncrief. Rien à espérer pour René de ce côté-là. Miles se contenta de sourire. — Cette attente me rend fou, reprit Richard au bout d’un moment. Trois mois perdus, et le district Vorrutyer qui s’en va à vau-l’eau sans personne aux commandes. Pendant ce temps-là Donna joue à son petit jeu pervers. — Non, non, ce genre de chirurgie n’est ni banal ni indolore. S’il y avait une forme de techno-torture pour laquelle Miles revendiquait le titre d’expert, c’était bien la médecine moderne. — D’une certaine façon, Dono a tué Donna pour avoir cette possibilité de récupérer le titre. Il ne plaisante pas, il est mortellement sérieux. Il a trop sacrifié pour ne pas attacher de poids à la victoire. Richard resta interdit. — Tu ne… tu n’envisages pas de voter pour elle, dis ? Tu n’imagines pas que ton père soutiendrait une chose pareille ? — Soyons clairs. Si je le fais, il le fait. Je suis sa Voix. — Ton grand-père se retournerait dans sa tombe. — Je ne sais pas, Richard. Lord Dono m’a fait une excellente impression. Il se peut qu’on le reçoive une fois par curiosité, mais je conçois très bien qu’on puisse le réinviter pour ses propres mérites. — C’est pour cela que tu l’as reçue, par curiosité ? Je dois dire que tu n’as pas rendu service aux Vorrutyer. Pierre était bizarre. Il ne t’a jamais montré sa collection de chapeaux doublés de papier doré ? Quant à sa sœur, elle ne vaut pas mieux. On devrait enfermer cette bonne femme pour ses frasques invraisemblables. — Tu devrais passer outre tes préjugés et rencontrer Lord Dono. Tu peux aussi dégager le plancher quand tu veux. Il a charmé Lady Alys. — Lady Alys ne vote pas au Conseil… Est-ce que toi aussi il, ou elle, t’a charmé ? Miles haussa les épaules, obligé d’être franc. — Je n’irai pas jusque-là. Ce n’était pas mon souci majeur ce soir-là. — Oui, c’est vrai. J’ai entendu parler de ton problème à toi. Quoi ? Miles s’aperçut soudain que Richard avait fini par capter son attention. Il demanda doucement : — Et de quel problème s’agirait-il ? — Parfois tu me fais penser à mon cousin Byerly. Il est très fort pour prendre un air dégagé, mais il est moins cynique qu’il veut le faire croire. J’aurais cru que tu aurais pensé à verrouiller les issues avant de poser un pareil piège. Même si je suis admiratif devant la veuve d’Alexis pour avoir su te tenir tête. — La veuve d’Alexis ? J’ignorais qu’il était marié, encore moins mort. Qui est l’heureuse personne ? Richard lui lança un regard du genre, Cesse donc de faire l’idiot. Son sourire s’épanouit lorsqu’il comprit qu’il avait réussi à tirer Miles de son insupportable indifférence. — C’était un peu trop facile, Lord Auditeur, un petit peu trop facile, vous ne croyez pas ? — Je ne te suis pas, dit Miles d’un ton parfaitement neutre. Son visage, ses gestes et son attitude étaient passés automatiquement en mode SecImp, secret, impénétrable. — La mort si opportune de ton Administrateur Vorsoisson. Alexis pense que la veuve n’avait pas deviné comment et pourquoi son mari était mort. Mais à en juger par sa sortie remarquée l’autre soir après ta demande en mariage, tout Vorbarr Sultana s’imagine qu’à présent elle a compris. Miles se contenta d’un léger sourire. — Si tu parles de Tienne, le défunt mari de Mme Vorsoisson, il est mort à cause d’un accident de masque à oxygène. Il s’abstint d’ajouter, J’étais là, cela ne lui parut pas… pas utile. — Un masque à oxygène ? Eh, eh ! Facile à bricoler. Sans chercher, je peux trouver au moins trois ou quatre façons de le faire. — La motivation seule ne suffit pas à faire un meurtrier. Sinon, puisque tu sautes si vite aux conclusions… que s’est-il vraiment passé le soir où la fiancée de Pierre est morte ? — L’enquête a eu lieu, j’ai été lavé de tout soupçon. Ce n’est pas ton cas. À part cela, je ne sais pas si la rumeur est fondée ou pas, et je m’en moque. Mais je doute que tu souhaites en passer par là. Le visage de Miles demeura impénétrable. — Non. Et toi, cette enquête t’a procuré du plaisir ? — Non. Tous ces bâtards d’enquêteurs en train de fouiner dans mes affaires personnelles… et moi dégoisant sous thiopenta… Ces minables adorent avoir un Vor dans le collimateur, tu sais. Ils se pisseraient dessus pour avoir quelqu’un de ton rang à leur merci. Mais tu ne risques probablement rien, tu es à l’abri au Conseil, au-dessus de nous. Seul un idiot inconscient pourrait porter pareille accusation, et qu’aurait-il à y gagner ? Personne n’a rien à y gagner… Ce genre d’accusation serait étouffé pour des raisons dont Richard n’avait pas la moindre idée, mais Miles et Ekaterin auraient à subir les soupçons et les calomnies qui ne manqueraient pas de fleurir. Vraiment rien à y gagner. –… sauf peut-être le jeune Alexis et la veuve Vorsoisson. D’autre part… Il y a un profit évident pour toi à ce que personne ne porte-cette accusation. Je vois là un scénario où tout le monde est gagnant. — Ah oui ? — Allons, Vorkosigan. Nous sommes tous deux aussi vieux Vor qu’il est possible de l’être. C’est idiot de se quereller au lieu de se ranger dans le même camp. Nos intérêts vont dans le même sens. C’est la tradition. Tu ne peux pas prétendre que ton père et ton grand-père n’étaient pas les rois des maquignons de la vie politique. — Mon grand-père a appris la science politique auprès des Cetagandans. Ensuite Yuri le Fou lui a fourni l’occasion d’approfondir ses connaissances. Mon grand-père a formé mon père. Et tous deux m’ont formé. Tu ne recevras pas d’autre avertissement, Richard. À l’époque où j’ai connu Piotr, la politique à Vorbarr Sultana n’était qu’un agréable passe-temps qui lui a permis de se distraire pendant ses vieux jours. — Voilà, tu y es. Je crois que nous nous comprenons. — Voyons. Dois-je comprendre que tu me proposes de ne pas porter d’accusation de meurtre contre moi si je vote pour toi et contre Dono au Conseil ? — Cela me paraît raisonnable. — Et si d’autres portent cette accusation ? — D’abord il faudrait que cela les intéresse, ensuite il faudrait qu’ils osent. Peu probable, non ? — Difficile à dire. Tout Vorbarr Sultana me semble un terme bien exagéré pour mon petit dîner de l’autre soir. Par exemple, toi, d’où tiens-tu cette… cette affabulation ? Richard ricana, visiblement satisfait de constater le désarroi de Miles. — D’un petit dîner. Par quel chemin l’information avait-elle voyagé ? Bon Dieu, se pouvait-il qu’un problème de Sécurité se cache derrière les gesticulations de Richard ? Les implications potentielles dépassaient de loin les querelles d’héritage. La SecImp allait avoir un mal de chien à voir clair là-dedans. Tout Vorbarr Sultana. Et merde, et merde, et merde. Miles se cala dans son fauteuil, regarda Richard droit dans les yeux et sourit. — Tu sais, Richard, je suis content que tu sois venu me voir. Avant notre petite conversation, j’étais indécis, je ne savais pas comment voter dans cette histoire de succession du district Vorrutyer. Richard parut satisfait de voir les choses se dérouler si simplement. — J’étais certain que nous partagerions le même point de vue. Tenter de corrompre ou de faire chanter un Auditeur Impérial s’apparentait à la haute trahison. Tenter de corrompre ou de faire chanter un comte pour gagner sa voix au Conseil était de l’ordre de la pratique commerciale. Les comtes se devaient de défendre leurs intérêts par ce moyen, sinon on les considérait trop stupides pour mériter de vivre. Richard était venu voir Miles en sa qualité de mandataire de son père, pas d’Auditeur Impérial. Il n’aurait pas été juste d’inverser les rôles et de changer les règles en cours de partie. Et puis je veux m’offrir le plaisir de le détruire moi-même. Ce que la SecImp découvrirait serait du ressort de la SecImp, et elle n’avait guère le sens de l’humour. Est-ce que Richard se rendait bien compte du levier qu’il essayait d’actionner ? Miles lui adressa un sourire de convenance. Richard le lui rendit et se leva. — Bien, j’ai d’autres personnes à voir cet après-midi. Merci pour ton soutien. Richard tendit la main, et Miles la prit sans hésitation pour la lui serrer vigoureusement. Puis, tout sourire, il le raccompagna jusqu’à la porte de ses appartements où Pym vint le chercher. Sans cesser de sourire, Miles écouta les bruits de bottes descendre l’escalier. Il souriait toujours quand la porte d’entrée s’ouvrit et se referma. Aussitôt le sourire se mua en rictus. Il fit trois fois le tour de sa chambre à la recherche d’un objet de moindre valeur à fracasser contre le mur avant de se rabattre sur la dague de son grand-père qu’il sortit de son fourreau et planta en tremblant de rage dans le chambranle de la porte. En quelques minutes il reprit le contrôle de sa respiration, cessa de jurer et se composa un visage impassible. Froid et dur. Il gagna son bureau et s’assit à la console de com. Il écarta les messages répétés d’Ivan lui demandant de le rappeler d’urgence et tapa le code de la liaison sécurisée. Il fut quelque peu surpris de se retrouver à sa première tentative en face du patron de la SecImp, le général Guy Allègre. — Bonjour, Lord Auditeur, que puis-je faire pour vous ? Me le faire griller vif. — Bonjour, Guy. Miles hésita. Il sentit son estomac se nouer de dégoût devant la tâche qui l’attendait, mais personne ne pouvait l’aider. — On vient d’attirer mon attention sur une suite désagréable et inattendue de l’enquête Komarr. À première vue, c’est purement personnel, mais ça pourrait bien avoir des ramifications touchant à la Sécurité. Il semble que les colporteurs de ragots de la capitale m’accusent d’avoir mis la main à la mort de cet imbécile de Tienne Vorsoisson. Le motif invoqué étant de pouvoir courtiser sa veuve. La dernière partie, hélas, est vraie. J’ai… comment dire, j’ai essayé de lui faire la cour. Pas de manière très habile, peut-être. Allègre fronça les sourcils. — En effet. J’ai vu passer quelque chose à ce sujet. Qu’est-ce qu’on raconte, pour l’amour du ciel ? — Vraiment, ils n’ont pas perdu de temps. Ou alors, c’est vrai, toute la ville en parle. Cela allait de soi, Miles serait le dernier au courant. — Tout ce qui se rapporte à cette affaire m’est aussitôt signalé. Miles attendit un moment, mais Allègre n’ajouta rien de plus. — Bon, voici ma contribution. Richard Vorrutyer vient de me proposer de s’abstenir de porter plainte pour meurtre contre moi dans l’affaire de la mort de Vorsoisson en échange de mon vote en sa faveur au Conseil des Comtes. — Oui, et comment avez-vous réagi ? — Je lui ai serré la main et je l’ai raccompagné en lui laissant croire qu’il avait gagné ma voix. — Et il l’a gagnée ? — Sûrement pas. Je voterai pour Dono, et j’ai bien l’intention d’écraser Richard comme le cloporte qu’il est. Mais j’aimerais beaucoup savoir s’il s’agit d’une fuite de vos services ou d’une affabulation indépendante. Ça changerait complètement ma stratégie. — Je vous le donne pour ce que ça vaut, mais le rapport de notre informateur ne mentionne rien dans cette rumeur qui ressemble à une fuite. Par exemple, tous les détails clés sont de notoriété publique. Toutefois j’ai désigné un analyste pour suivre cette affaire de près. — Bien, merci. — Miles… (Allègre posa la main sur sa bouche d’un air songeur)… Miles, je sais que cette histoire vous exaspère, mais j’espère que votre réaction n’attirera pas l’attention sur le problème de Komarr plus que nécessaire. — S’il s’agit d’une fuite, c’est votre boulot. S’il s’agit de calomnie… Qu’est-ce que je vais pouvoir faire, bon Dieu ? — Si vous me permettez, qu’envisagez-vous de faire ? — Maintenant ? Appeler Mme Vorsoisson et l’informer de ce qui se trame. Ceci la concerne et la salit autant que moi. Cette idée lui faisait froid dans le dos et l’écœurait. Rien ne lui paraissait plus éloigné des gages d’affection qu’il mourait d’envie de lui donner que ces ignobles rumeurs. Allègre se frotta le menton. — Afin d’éviter de remuer davantage de boue, je vous demande instamment d’attendre que mon analyste ait eu le temps d’évaluer le rôle de Mme Vorsoisson dans cette affaire. — Son rôle ? Victime innocente ! — Je ne dis pas le contraire, dit Allègre d’une voix apaisante. Je me préoccupe moins de déloyauté que de négligence. Les gens de la SecImp n’avaient jamais vraiment apprécié de voir Ekaterin, civile non assermentée et totalement hors de leur contrôle, au cœur du secret le plus chaud de l’année, voire du siècle. Bien qu’elle leur eût fourni la solution sur un plateau, les ingrats. — Elle n’est pas négligente. En fait elle est extrêmement prudente. — De votre point de vue. — De mon point de vue professionnel ! — Oui, Monseigneur. Nous serions ravis de pouvoir prouver cela. Vous ne voudriez pas, après tout, que la SecImp soit… soit dans le doute. Miles souffla pour montrer sèchement combien il appréciait à sa juste valeur cette remarque froide. — Non, bien sûr. — Mon analyste vous appellera pour vous donner le feu vert dès que possible. Miles serra le poing d’impuissance et le desserra à regret. Ekaterin ne sortait pas beaucoup. Il se passerait peut-être plusieurs jours avant que la rumeur ne parvienne à ses oreilles. — Très bien. Tenez-moi au courant. — Certainement, Monseigneur. Miles coupa la liaison. Il commençait à se rendre compte que la peur instinctive de voir les secrets de l’affaire Komarr révélés au grand jour l’avait conduit à prendre Richard Vorrutyer exactement à rebours. Dix années de SecImp, merde ! Il considérait Richard comme un bravache, pas comme un psychotique. S’il lui avait tenu tête, il aurait reculé, il n’aurait pas osé foutre en l’air un vote potentiel. Tant pis. Il était trop tard pour lui courir après et essayer de rejouer la conversation. Par son vote, Miles démontrerait la vanité de vouloir faire chanter un Vorkosigan, et se ferait ainsi de Richard un ennemi éternel… Est-ce qu’en révélant son coup de bluff il l’obligerait à choisir entre mettre sa menace à exécution ou se parjurer ? Merde, il n’aura pas le choix. Aux yeux d’Ekaterin, il n’était pas encore sorti du dernier trou qu’il avait lui-même creusé. Il voulait se retrouver à ses côtés, mais bon Dieu, pas à un procès, accusé du meurtre de Tienne. Même pour obtenir un non-lieu. Elle commençait à peine à oublier le cauchemar qu’avait été son mariage. Pareille accusation et ses conséquences, quel que soit le verdict, la plongeraient inévitablement, et de la plus affreuse façon, dans les affres du stress, du désespoir, de l’humiliation et de l’épuisement. Une lutte pour le pouvoir au sein du Conseil des Comtes n’avait rien d’un jardin où faire s’épanouir l’amour. Bien sûr, toutes ces visions d’horreur seraient proprement court-circuitées si Richard se voyait débouté de ses droits au titre de comte Vorrutyer. Mais Dono n’a pas la moindre chance. Miles serra les dents. À présent si. Une seconde plus tard il tapait un autre code et attendait plein d’impatience. — Bonjour, Dono, minauda Miles en voyant un visage apparaître sur l’écran de la vid. La splendeur austère, bien qu’un peu poussiéreuse, de l’un des salons de la Résidence Vorrutyer recula à l’arrière-plan, mais le visage qui s’afficha n’était pas celui de Dono. C’était celui d’Olivia Koudelka qui lui souriait joyeusement. Elle portait des traces de poussière sur la joue et trois parchemins roulés sous le bras. — Oh, Olivia, excuse-moi. Est-ce que… est-ce que Lord Dono est là ? — Bien sûr, Miles. Il est en rendez-vous avec son avocat. Je vais le chercher. Elle bondit hors du champ de la caméra et il l’entendit crier au loin, Hé, Dono, devine qui est sur la com ? Peu après la barbe de Dono apparut sur l’écran. Il lança un œil inquisiteur à son interlocuteur. — Bonjour, Lord Vorkosigan. Que puis-je faire pour vous ? — Bonjour, Dono. Je viens de penser que, pour je ne sais quelle raison, nous n’avions pas terminé notre conversation l’autre soir. Je tenais à vous dire, au cas où vous en auriez douté, que votre candidature au titre de comte Vorrutyer recueille mon total soutien et celui de mon district. — Eh bien, merci beaucoup, Lord Vorkosigan. Je suis ravi de l’entendre, bien que… bien qu’un peu surpris. Vous m’aviez donné l’impression que vous préfériez rester au-dessus de la mêlée. — Je préférais, oui. Mais je viens de recevoir la visite de votre cousin Richard. Il a réussi à me faire descendre à son niveau en un temps remarquablement court. Dono s’efforça de maîtriser le sourire qu’il esquissait. — Richard produit parfois cet effet sur certaines personnes. — Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais que nous nous réunissions, René Vorbretten, vous et moi. Chez moi, ou ailleurs à votre convenance. Je crois qu’une petite entente stratégique pourrait vous être utile à tous les deux. — Je serais ravi de recueillir votre avis, Lord Vorkosigan. Quand ? Quelques minutes plus tard, après un appel à René Vorbretten, rendez-vous était pris pour le surlendemain. Miles aurait préféré le soir même, ou tout de suite, mais il lui fallait admettre que ce délai lui permettait d’étudier les détails du problème de manière plus rationnelle. Il adressa un cordial au revoir à – il l’espérait – ses deux futurs collègues au Conseil. Il voulut taper un autre code sur sa console, mais sa main hésita et finit par retomber. Déjà avant que cette mine ne lui explose à la figure, il ne savait guère par où commencer, alors… Il ne pouvait rien dire à Ekaterin pour le moment. S’il l’appelait pour lui parler d’autre chose, de choses ordinaires et banales, sans mentionner cette nouvelle affaire, il lui mentirait de nouveau. Mais bon Dieu, qu’est-ce qu’il lui dirait quand Allègre lui aurait donné le feu vert. Il se leva et se mit à arpenter sa chambre. L’année de deuil qu’Ekaterin avait réclamée aurait servi à davantage qu’à guérir les blessures de son âme. Au bout d’un an le souvenir de la mort mystérieuse de Tienne se serait estompé dans la mémoire des gens. Sa veuve aurait pu recommencer à vivre sans susciter de commentaires, et voir un homme qu’elle connaissait lui faire la cour. Mais non. Son impatience et sa crainte maladive de la perdre l’avaient conduit à aller encore et toujours plus loin, jusqu’à exagérer. Oui, et s’il n’avait pas mis toute la ville au courant de ses intentions, Illyan n’aurait pas gaffé, et l’incident de la soirée ne se serait jamais produit et n’aurait pu être mal interprété. Il me faut une machine à remonter le temps. Je veux revenir en arrière et me tirer une balle. Il lui fallait l’admettre, le scénario se prêtait admirablement à la désinformation politique. Du temps de la SecImp, il s’était jeté avec délice sur des erreurs bien plus minimes commises par ses ennemis. S’il avait cherché à se piéger lui-même, il aurait considéré sa bévue comme un cadeau du ciel. Tu t’es piégé toi-même, espèce d’imbécile. Si seulement il s’était tu, il aurait pu s’en sortir avec le demi-mensonge du jardin, et Ekaterin continuerait de travailler ici pour un salaire royal, et… et il s’arrêta et réfléchit à cette idée avec des sentiments mitigés. Cross-bail. Aurait-il été un peu moins malheureux à une certaine période de sa jeunesse s’il n’avait jamais appris cette insignifiante tromperie ? Tu préférerais te sentir idiot, ou être idiot ? Il savait comment, lui, répondrait à cette question. Pouvait-il accorder moins de respect à Ekaterin ? C’est ce que tu as fait. Espèce d’idiot. De toute façon, l’accusation semblait devoir ne retomber que sur lui. Si Richard avait dit la vérité, les éclaboussures avaient épargné Ekaterin. Et si tu ne la relances pas, les choses en resteront là. Il gagna son fauteuil en titubant et s’y laissa tomber. Combien de temps devrait-il rester loin d’elle pour oublier le doux murmure de sa voix ? Un an ? Des années ? À jamais ? Merde, il n’avait commis qu’un seul crime : tomber amoureux d’une femme belle et courageuse. Qu’y avait-il de mal à cela ? Il avait voulu lui donner le monde, ou du moins tout ce qu’il pouvait lui donner du monde. Comment de si pures intentions avaient-elles pu déboucher sur pareille embrouille ? De nouveau il entendit Pym dans le hall, puis des voix. Il perçut le bruit d’une seule paire de bottes monter l’escalier, et se prépara à dire à son ordonnance qu’il n’était là pour personne. Mais ce ne fut pas Pym qui entra sans façon chez lui, mais Ivan. Miles gémit. — Salut, cousin. Mon Dieu, tu as toujours l’air cassé. — Tu es en retard, Ivan. Je viens d’être de nouveau cassé. Ivan lui lança un regard interrogateur, mais Miles balaya ses questions d’un geste impatient. Ivan haussa les épaules. — Qu’est-ce que tu me proposes ? Du vin ? De la bière ? Les douceurs de Ma Kosti ? Miles lui montra la console contre le mur. — Sers-toi. Ivan se versa un verre de vin et demanda : — Qu’est-ce que tu veux ? — Rien, merci. — Bon, comme tu voudras. Tu n’as pas trouvé mes messages sur ta console de com ce matin ? — Si, je les ai vus. Excuse-moi, j’ai eu une dure journée. J’ai bien peur que ma compagnie n’ait rien d’agréable, je viens de me faire piéger par Richard Vorrutyer, tu imagines. J’essaie de digérer. Ivan jeta un coup d’œil en direction de la porte, but une gorgée de vin, puis se racla la gorge. — S’il s’agit de ces rumeurs de meurtre, eh bien, si tu avais bien voulu répondre à mes foutus messages, tu ne te serais pas fait piéger. J’ai fait ce que j’ai pu. Miles leva vers lui des yeux épouvantés. — Grand Dieu ! Pas toi aussi. Merde, est-ce que tout le monde à Vorbarr Sultana est au courant de cette putain d’histoire ? — Tout le monde, je ne sais pas. Ma mère n’en a pas encore parlé, mais il se pourrait qu’elle trouve cela trop vulgaire pour s’y attarder. Byerly Vorrutyer est venu me le raconter pour que je t’en informe. À l’aube, note bien. Il adore ce genre de ragots. Trop excité pour garder cela pour lui, je suppose. Ou alors il remue la merde pour le plaisir. Ou bien encore il joue une espèce de double jeu pervers. Je ne saurais dire dans quel camp il se trouve. Miles se massa le front avec les paumes des mains. — En tout cas, ce n’est pas moi qui suis à l’origine de ce truc, d’accord ? — Ouais, soupira Miles. Rends-moi un service, tu veux ? Tords le cou à cette rumeur si l’occasion se présente. — Comme si on allait me croire ! Tout le monde sait que j’ai toujours été ta marionnette. Ce n’est pas comme si j’avais été témoin. Je ne sais rien de plus que tout un chacun. Moins, en fait. Miles envisagea les différentes solutions. La mort ? La mort serait beaucoup plus tranquille et le débarrasserait de cette maudite migraine qui lui martelait les tempes. Mais il y avait toujours le risque que quelqu’un le fasse revivre, et sous une forme pis encore. En plus il fallait qu’il vive assez longtemps pour voter contre Richard. Il regarda son cousin d’un air songeur. — Ivan… — Ce n’est pas ma faute. Ce n’est pas mon boulot. Et si tu veux un peu de mon temps, il faudra te débrouiller avec ma mère. Si tu l’oses. Il ponctua sa phrase d’un hochement de tête satisfait. Miles se cala dans son fauteuil et regarda un long moment son cousin. — Tu as raison. J’ai trop souvent abusé de ta loyauté. Excuse-moi, n’en parlons plus. Ivan s’arrêta de boire, la bouche pleine de vin, et le regarda, interdit. Il finit par réussir à avaler et demanda : — Qu’est-ce que tu veux dire, n’en parlons plus ? — Je veux dire, n’en parlons plus. Il n’y a aucune raison que je t’entraîne dans cet horrible merdier, et toutes les raisons de ne pas le faire. Miles doutait qu’Ivan eût beaucoup d’honneurs à glaner auprès de lui, cette fois, même le genre d’honneur éphémère que la SecImp s’empressait d’enterrer à jamais dans ses dossiers. Et puis il ne voyait pas ce qu’Ivan pourrait faire pour lui. — N’en parlons plus ? Qu’est-ce que tu mijotes ? — Rien, j’en ai peur. Tu ne peux pas m’aider sur ce coup-là. Merci quand même de me le proposer. — Je n’ai rien proposé, fit remarquer Ivan. Tu montes un coup ? — Je ne monte pas, je descends. Descente avec rien au bout, sauf peut-être la certitude que les semaines qui s’annonçaient lui vaudraient de souffrir d’une manière qu’il n’avait jamais connue. — Merci, Ivan. Tu retrouveras le chemin. — Bon… Appelle-moi si… si tu as besoin de quelque chose. Il vida son verre, le reposa sur la table et sortit en jetant un regard perplexe par-dessus son épaule. Miles l’entendit maugréer d’une voix indignée en descendant l’escalier, N’en parlons plus, n’en parlons plus. Merde, pour qui il se prend ? Miles sourit et s’enfonça dans son fauteuil. Il avait beaucoup à faire. Simplement il était trop fatigué pour bouger. Ekaterin… Le nom semblait lui filer entre les doigts, insaisissable comme une volute de fumée poussée par le vent. 13 Assise à la table du jardin de sa tante, Ekaterin se réchauffait aux rayons du soleil matinal tout en essayant de classer, en fonction de leur proximité et du salaire qu’ils offraient, la liste des emplois vacants qu’elle avait sortie sur la console de com. Rien ayant un rapport quelconque avec la botanique n’apparaissait dans le secteur. Son stylet vint effleurer le transparent et son esprit dériva vers une nouvelle idée de jolie mouche à beurre, puis elle ébaucha un réaménagement du jardin de sa tante avec davantage de parterres surélevés pour permettre un entretien plus facile. Les premières menaces d’infarctus qui avaient contraint Tante Vorthys à ralentir ses activités ne seraient plus que de mauvais souvenirs à l’automne quand elle subirait une greffe. Mais elle en profiterait également pour reprendre ses activités d’enseignante à plein temps. Un jardin-musée qui contiendrait toutes les espèces de plantes barrayaranes… non. Elle se concentra de nouveau sur sa liste d’emplois. Tante Vorthys n’avait cessé d’entrer et de sortir, aussi Ekaterin ne leva-t-elle pas les yeux jusqu’à ce que la Professera dise d’un ton bizarre : — Ekaterin, tu as de la visite. Elle réprima un tressaillement de panique en découvrant le capitaine Simon Illyan aux côtés de sa tante. Bien sûr, elle avait passé un dîner presque entier assise à sa gauche, mais c’était à la Résidence Vorkosigan, là où n’importe quoi semblait possible. Des légendes vivantes n’étaient pas censées apparaître, l’air de rien, et se dresser au fond d’un jardin au milieu de la matinée comme si quelqu’un, en passant – Miles sans doute –, avait laissé tomber une dent de dragon sur la pelouse. Non que le capitaine se dressât. Il était beaucoup moins grand et corpulent qu’elle ne l’avait imaginé. On le voyait rarement aux actualités. Il portait un discret costume civil comme en aurait porté n’importe quel Vor aux goûts classiques pour rendre une visite matinale. Il lui adressa un sourire embarrassé et lui fit signe de se rasseoir quand elle voulut maladroitement se lever. — Non, madame Vorsoisson, non… — Voulez-vous… voulez-vous vous asseoir ? parvint-elle à articuler en se laissant retomber sur sa chaise. Il prit une chaise et s’assit, un peu raide, comme s’il n’était pas vraiment à l’aise. Peut-être portait-il de vieilles cicatrices comme celles de Miles. — Je me demandais si je pourrais vous dire un mot en privé. Mme Vorthys semble penser que cela ne pose aucun problème. — Ekaterin, ma chérie, je m’apprêtais à partir en classe. Désires-tu que je reste un peu ? — Ce ne sera pas nécessaire, dit-elle d’une voix faible. Que fait Nikki ? — Pour l’instant il joue sur ma console. — C’est parfait. Tante Vorthys hocha la tête et rentra dans la maison. Illyan se racla la gorge et se lança : — Je n’ai nul désir d’abuser de votre temps ou de votre vie privée, madame Vorsoisson, mais je tenais à vous présenter mes excuses pour vous avoir mise dans une situation embarrassante l’autre soir. Je me sens terriblement coupable, et je crains d’avoir commis, bien malgré moi, quelque dégât irréparable. Elle fronça les sourcils d’un air soupçonneux et tripota le galon bordant son cardigan. — C’est Miles qui vous envoie ? — Oh, non. Je suis un ambassadeur sans accréditation. Je suis ici de ma propre initiative. Si je n’avais pas fait cette remarque stupide… Je n’avais pas bien appréhendé à quel point la situation était délicate… Ekaterin acquiesça en poussant un soupir amer. — Je pense que vous et moi devions être les deux personnes les plus mal informées de la soirée. — Je craignais d’avoir été prévenu et d’avoir oublié, mais en fait il semble que je n’étais pas sur la liste de ceux qui devaient savoir. Je n’ai pas encore bien l’habitude. Une lueur d’inquiétude brilla dans son regard, démentant son sourire. — Ce n’était nullement votre faute, monsieur. Quelqu’un… quelqu’un a été dépassé par ses propres calculs. La formule arracha un sourire de compassion à Illyan. Il laissa son doigt dessiner quelques motifs sur le dessus de la table. — Vous savez, à propos d’ambassadeur. Au début je pensais qu’il fallait que je vienne vous voir et que je glisse un mot en faveur de Miles au chapitre courrier du cœur. Je m’imaginais que je lui devais cela pour avoir mis les pieds dans le plat comme je l’ai fait. Mais plus j’y ai réfléchi, plus je me suis dit que je n’avais honnêtement pas la moindre idée du genre de mari qu’il ferait. Je n’oserais pas vous le recommander. C’était un subordonné épouvantable. Ekaterin écarquilla les yeux de surprise. — Je croyais que sa carrière à la SecImp avait été couronnée de multiples succès. — Ses missions ont toujours été couronnées de succès, souvent au-delà de mes rêves les plus fous. Ou de mes cauchemars… Il semblait considérer que le moindre ordre digne d’être obéi méritait d’être dépassé. Si j’avais pu l’équiper d’un système de contrôle, c’aurait été un rhéostat, pour le freiner un peu… Ainsi j’aurais peut-être pu le faire durer davantage. Illyan tourna vers le jardin un regard songeur, mais Ekaterin se dit que ce qu’il voyait se trouvait ailleurs. — Vous connaissez la vieille histoire de ce comte qui, pour débarrasser sa fille unique d’un prétendant indigne, assigne au jeune homme trois tâches impossibles ? — Oui… — Eh bien, n’essayez jamais cela avec Miles. Jamais. Elle tenta sans succès d’effacer le sourire qui naquit malgré elle sur ses lèvres. Le sourire qu’Illyan lui rendit sembla illuminer ses yeux. — Je dirais, ajouta-t-il d’un ton plus assuré, je dirais qu’il apprend vite. Si vous décidiez de lui donner une deuxième chance… eh bien, il risquerait de vous surprendre. — En bien ? demanda-t-elle sèchement. Ce fut au tour d’Illyan de réprimer un sourire. — Pas nécessairement. De nouveau il détourna le regard, et son sourire un rien ironique se fit pensif. — Beaucoup de mes subordonnés au fil du temps ont accompli de brillantes carrières. Vous voyez, atteindre la perfection ne demande pas que l’on prenne des risques personnels. Miles était tout sauf parfait. C’était un privilège et une horreur absolue de le commander. Je suis étonné que nous nous en soyons tous les deux sortis vivants. Sa carrière s’est finalement achevée en désastre, mais avant il avait transformé des mondes. Elle ne pensa pas que la formule dans la bouche d’Illyan était une figure de style. Il la regarda et posa les mains paumes vers le haut sur ses genoux, comme pour s’excuser d’avoir autrefois eu du pouvoir sur les mondes. — Le considérez-vous comme un grand homme ? demanda Ekaterin sérieusement. Faut-il un grand homme pour en reconnaître un autre ? Comme son père et son grand-père ? — Je crois que c’est un grand homme d’une manière totalement différente de son père et de son grand-père, même si j’ai souvent eu peur qu’il ne se brise le cœur à essayer de leur ressembler. Les paroles d’Illyan lui rappelèrent étrangement le jugement de son Oncle Vorthys quand elle l’avait rencontré sur Komarr. Si un génie pensait que Miles était un génie et qu’un grand homme pensait qu’il était un grand homme… peut-être devrait-elle le faire juger par un bon mari. Des voix leur parvinrent de l’intérieur de la maison, trop étouffées pour qu’ils puissent en capter le sens. L’une d’elles était une voix d’homme plutôt grave, l’autre celle de Nikki. Il ne s’agissait pas de la console. Oncle Vorthys était-il déjà rentré ? Ekaterin avait cru comprendre qu’il ne serait pas là avant l’heure du dîner. Illyan reprit, agitant un index songeur devant lui. — Je dirais qu’il a toujours eu un talent des plus extraordinaires pour recruter des hommes. Les recruter ou les former. Je n’ai jamais vraiment réussi à savoir. S’il décidait que quelqu’un était l’homme d’une situation, il l’était à coup sûr. D’une manière ou d’une autre. S’il pense que vous feriez une parfaite Lady Vorkosigan, il a sans aucun doute raison. Mais attention, si vous décidez d’unir votre sort au sien, je vous le garantis, vous ne maîtriserez jamais ce qui risquera d’arriver. Si tant est qu’on arrive jamais à maîtriser grand-chose. Ekaterin acquiesça d’un hochement de tête désabusé. — Quand j’avais vingt ans, j’ai choisi ma vie. Ce n’était pas celle-ci. — Oh, vingt ans, mon Dieu ! Quand j’avais vingt ans et que j’ai prêté serment devant l’Empereur Ezar, ma carrière militaire était toute tracée. J’allais embarquer sur un vaisseau, capitaine à trente ans, amiral à cinquante, et retraite à soixante. Deux fois vingt ans de carrière. Bien sûr il pouvait m’arriver d’être tué. Tout paraissait simple et clair. Ma vie a commencé à s’écarter du plan prévu dès le lendemain, quand j’ai été affecté à la SecImp. Elle a de nouveau changé de direction quand je me suis retrouvé promu à la tête de la SecImp au milieu d’une guerre que je n’avais pas vu venir, au service d’un Empereur-enfant qui dix ans plus tôt n’était même pas né. Ma vie n’a été qu’une longue suite de surprises. Il y a un an, je n’aurais pas imaginé ce que je suis aujourd’hui. Ni rêvé d’être heureux. Bien sûr, Lady Alys… Son visage s’adoucit en prononçant son nom. Il se tut et un curieux sourire fleurit sur ses lèvres. — Récemment, j’en suis arrivé à comprendre que la principale différence entre l’enfer et le paradis, ce sont les gens que l’on y fréquente. Pouvait-on juger un homme d’après ceux qu’il fréquentait ? Pouvait-elle juger Miles ainsi ? Ivan était charmant et drôle ; Lady Alys pleine de classe et de personnalité ; Illyan, malgré sa sinistre réputation, étrangement gentil ; son clone, Mark, en dépit de son humour grinçant, semblait être un véritable frère ; Kareen Koudelka était adorable ; les Vorbretten, le reste de la tribu Koudelka, Duv Galeni, Tsipis, Ma Kosti, Pym et même Enrique… Miles paraissait posséder le don de s’entourer d’amis pleins d’esprit et pétris de qualités avec la même facilité décontractée qu’une comète entraînait derrière elle son panache de lumière. En y réfléchissant, elle se rendit compte à quel point Tienne avait peu d’amis. Il méprisait ses collègues et leurs rares relations. Elle se disait qu’il n’était pas sociable, ou qu’il était trop occupé. Il ne s’était fait aucun nouvel ami depuis la fin de ses années d’étude. Elle en était venue à partager son isolement. Seuls tous les deux résumait parfaitement leur mariage. — Je pense que vous avez tout à fait raison, Monsieur. Soudain la voix de Nikki parvint à son oreille maternelle, il criait, Non ! Non ! Était-il en train de défier son oncle à quelque jeu ? Elle leva la tête et fronça les sourcils, mal à l’aise. — Euh… excusez-moi. Je crois qu’il vaut mieux que j’aille jeter un coup d’œil. Je reviens… Illyan hocha la tête et affecta poliment de s’intéresser au jardin. Ekaterin entra dans la cuisine et ses yeux, éblouis par la lumière du jardin, mirent un certain temps à accommoder. Elle traversa tranquillement la salle à manger pour gagner le boudoir. Elle s’arrêta net sur le pas de la porte. La voix qu’elle avait entendue n’était pas celle de son oncle, mais celle d’Alexis Vormoncrief. Nikki se tenait recroquevillé dans le grand fauteuil d’Oncle Vorthys. Vormoncrief le dominait de toute sa taille, le visage tendu, les mains crispées, la voix insistante. — Revenons à ces pansements que Lord Vorkosigan portait aux poignets le lendemain du jour où ton père a été tué. Ils étaient comment ? Gros ? — Je ne sais pas. C’étaient des pansements, dit le gamin en haussant les épaules. — Ils cachaient quel genre de blessures ? — Chais pas. — Allons, des coupures, des brûlures, des cloques ? Tu te souviens de les avoir revues plus tard ? Nikki haussa de nouveau les épaules, le visage crispé. — Je ne sais pas. Arrachées tout autour. Il a encore les marques. Il avait la gorge serrée et semblait au bord des larmes. Vormoncrief parut surpris. — Je n’avais pas remarqué. Il fait attention, il porte des manches longues, c’est ça ? Même en plein été. Dis-moi, il n’avait pas d’autres traces, sur le visage par exemple ? Des bleus, des griffures, un œil au beurre noir ? — Chais pas… — Tu en es vraiment sûr ? — Lieutenant Vormoncrief ! Ekaterin l’interpella sèchement. Il sursauta et se retourna. Nikki releva la tête et poussa un soupir de soulagement. — Qu’êtes-vous en train de faire ? — Ah ! Ekaterin, madame Vorsoisson. J’étais venu vous voir. — Alors pourquoi n’êtes-vous pas allé là où j’étais ? — J’ai saisi l’occasion de bavarder avec Nikki, j’ai bien fait. — Mama, bredouilla le gamin, il dit que Lord Vorkosigan a tué Pa ! Ekaterin dévisagea Vormoncrief un long moment, trop stupéfaite pour respirer. — Quoi ? Vormoncrief leva les bras dans un geste d’impuissance avant de lui adresser un regard plein de conviction. — Le secret est éventé. La vérité est connue. — Quelle vérité ? Connue par qui ? — L’histoire se murmure dans toute la ville, même si personne n’ose, ou ne souhaite, faire quoi que ce soit. Des lâches pour la plupart, des colporteurs de ragots. Mais les choses deviennent plus claires. Deux hommes sont sortis dans le désert de Komarr. Un seul est revenu avec, semble-t-il, des blessures plutôt bizarres. Un accident de masque à oxygène, soi-disant. J’ai compris tout de suite que vous n’aviez pas pu soupçonner la duplicité de Vorkosigan avant qu’il n’abatte son jeu et ne vous demande en mariage pendant son dîner. Pas étonnant que vous soyez partie en courant et en hurlant. Ekaterin ouvrit la bouche, assaillie d’une pluie de souvenirs cauchemardesques, Votre accusation ne tient pas, Alexis. Je le sais. C’est moi qui les ai trouvés dehors, l’un vivant, l’autre mort. Une foule de considérations lui traversa l’esprit, une suite de petits détails, depuis la mort de Tienne jusqu’aux personnes et aux objets que personne n’osait mentionner. Ses protestations lui semblèrent moins fortes qu’elle ne l’aurait voulu… — Ça ne s’est pas passé comme ça. — Je parie que Vorkosigan n’a jamais été interrogé sous thiopenta. Est-ce que je me trompe ? — Il a travaillé à la SecImp, je doute que ce soit possible. — Comme c’est commode, lança Vormoncrief avec une grimace ironique, ça l’arrange bien. — Moi, j’ai été interrogée sous thiopenta. — On ne vous a pas poursuivie pour complicité, j’en étais sûr. — Quoi… ? Complicité ? Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Les détails, ô combien embarrassants, de son interrogatoire impitoyable avec le sérum de vérité après la mort de Tienne se bousculèrent dans sa mémoire. La SecImp avait pensé à ce scénario alors que le corps de Tienne était encore chaud. — Oui, on m’a posé toutes les questions qu’un enquêteur consciencieux se doit de poser aux proches d’un homme mort dans des conditions mystérieuses. Et même davantage. Et alors ? — Des conditions mystérieuses. Déjà à l’époque vous soupçonniez quelque chose, je le savais. D’un geste de la main il balaya sa tentative précipitée pour remplacer le mot mystérieuses, vraiment mal choisi, par accidentelles. — Croyez-moi, je comprends parfaitement votre horrible dilemme. Vous n’osez pas accuser le tout-puissant Vorkosigan, le Lord mutant. Dieu sait quelles représailles il pourrait exercer sur vous. Mais moi aussi j’ai des gens puissants dans ma famille. Ekaterin, je suis venu vous apporter ma… ma protection, à vous et à Nikki. Prenez ma main, faites-moi confiance et, ensemble, je vous jure que nous parviendrons à traîner ce petit monstre devant la justice. Il ouvrit les bras et les tendit vers elle. Elle bredouilla, momentanément incapable d’articuler, et regarda autour d’elle pour trouver une arme. La seule qui se présenta fut le tisonnier de la cheminée, mais fallait-il lui fracasser le crâne avec ou le lui enfoncer dans le cul… ? À présent Nikki ne se retenait plus de pleurer en longs sanglots douloureux, et Vormoncrief se trouvait entre eux deux. Elle commença à le contourner, mais mal lui en prit, il essaya de la prendre dans ses bras. Elle cria et lui écrasa le nez avec la paume de la main lancée avec tout le poids du corps derrière elle. Le coup ne lui rentra pas l’os nasal dans le cerveau et ne le tua pas sur-le-champ comme dans les livres, d’ailleurs elle n’y avait jamais songé, mais le nez se mit à saigner et à enfler. Il lui saisit les deux poignets avant qu’elle ne puisse rassembler ses forces pour frapper une seconde fois. Elle se débattit pour échapper à son emprise, et il dut serrer fort et lui maintenir les bras écartés. À force de bredouiller, elle finit par trouver les mots et hurla de toutes ses forces : — Lâchez-moi, espèce de crétin ! Il la regarda d’un air stupéfait. Juste au moment où elle retrouvait son équilibre et s’apprêtait à découvrir si le genou dans le bas-ventre était plus efficace que le coup sur le nez, la voix d’Illyan retentit, glaciale. — La dame vous a demandé de la lâcher, lieutenant. Elle ne devrait pas avoir besoin de vous le dire deux fois. Ni même une seule… Vormoncrief leva la tête et écarquilla les yeux en reconnaissant un peu tard l’ancien patron de la SecImp. Ses mains s’ouvrirent avec la soudaineté d’une paire de ressorts, et il agita les doigts comme pour les débarrasser de leur culpabilité. Il se tordit la bouche pour tenter de parler avant de parvenir à articuler : — À vos ordres, capitaine ! Sa main esquissait un salut lorsqu’il s’aperçut qu’Illyan était en civil, et vint palper doucement son nez meurtri qui pissait le sang. Il regarda sans y croire ses doigts tachés de rouge. Ekaterin le contourna pour se glisser dans le fauteuil de son oncle et serrer très fort dans ses bras le pauvre Nikki. Le gamin tremblait. Elle fourra le nez dans les cheveux de son fils avant de jeter un regard furieux par-dessus son épaule. — Comment osez-vous entrer ici sans y être invité et interroger mon fils sans ma permission ? Comment osez-vous le harceler et le terroriser ainsi ? Comment osez-vous ? — Excellente question, dit Illyan. Lieutenant, je vous prie de satisfaire notre curiosité et d’y répondre. — Vous voyez, mon capitaine, vous voyez… je, je, je… — Ce que j’ai vu, dit Illyan de la même voix glaciale, c’est que vous êtes entré dans la demeure d’un Auditeur Impérial sans y être invité et sans même vous annoncer, et ce en l’absence de l’Auditeur, et que vous avez brutalisé un membre de sa famille. Il marqua un temps d’arrêt tandis qu’Alexis, tout penaud, se tenait le nez comme pour dissimuler les preuves. — Qui est votre officier supérieur, lieutenant Vormoncrief ? — Mais elle… elle m’a frappé… Vormoncrief déglutit, abandonna son nez et se mit au garde-à-vous, le visage blême. — Le colonel Ushakov, mon capitaine. D’un geste théâtral et terriblement menaçant, Illyan décrocha un transmetteur de sa ceinture et y murmura quelques mots en ajoutant le nom complet d’Alexis, la date, l’heure et l’endroit, puis il remit l’appareil à sa place. Le système de fixation se referma avec un clic sinistre qui résonna dans le silence. — Le colonel Ushakov entendra parler du général Allègre. Vous pouvez disposer, lieutenant. Vormoncrief se retira à reculons avec un air de chien battu. Il leva la main en direction d’Ekaterin et de Nikki pour esquisser un dernier et bien futile geste d’excuse. — Ekaterin, je vous en supplie, laissez-moi vous aider… — Vous mentez, aboya-t-elle sans lâcher Nikki. Vous mentez de la manière la plus vile. Ne remettez jamais plus les pieds ici, plus jamais ! La confusion sincère d’un Alexis paralysé par la peur la rendait plus furieuse encore que la colère ou la provocation. Est-ce qu’il ne comprenait pas un mot de ce qu’elle disait ? Toujours dans un état second, il gagna l’entrée et sortit. Les dents serrées, elle écouta le bruit de ses pas s’évanouir dans l’allée. Illyan resta appuyé au chambranle de la porte, les bras croisés, à l’observer d’un air étonné. — Depuis combien de temps étiez-vous là ? lui demanda-t-elle après avoir retrouvé en partie son calme. — Je suis arrivé au moment où vous parliez du thiopenta. Tous ces mots… SecImp, complicité… Vorkosigan. Pardonnez-moi d’écouter aux portes. Les vieux réflexes ont la vie dure. Il sourit, mais son sourire sembla mettre du temps à retrouver sa chaleur. — Eh bien… merci de m’avoir débarrassée de lui. La discipline militaire est une chose formidable. — Oui. Je me demande combien de temps il lui faudra pour se rendre compte que je ne suis pas son supérieur, ni le supérieur de personne. Enfin, bon. Alors, pourquoi l’affreux Alexis vous importunait-il ? Elle secoua la tête et se tourna vers son fils. — Nikki, mon chéri, que s’est-il passé ? Depuis quand était-il là ? Le gamin renifla. À présent il ne tremblait plus autant. — Il est arrivé juste après le départ de Tante Vorthys. Il m’a posé tout plein de questions à propos de… tu sais, quand Oncle Vorthys et Lord Vorkosigan étaient chez nous sur Komarr. Illyan s’approcha tranquillement, les mains dans les poches. — Tu te souviens de certaines questions ? Nikki fit la grimace. — Est-ce que Lord Vorkosigan était souvent seul avec Mama ? Comment je le saurais ? S’ils étaient seuls, forcément, j’étais pas là ! Qu’est-ce que j’ai vu Lord Vorkosigan faire ? Manger, surtout. Je lui ai parlé du voyage en navette… Il a voulu tout savoir sur les masques à oxygène. Il déglutit et jeta à sa mère un regard affolé tout en lui serrant le bras très fort. — Il a dit que Lord Vorkosigan avait saboté le masque de Pa ! Mama, c’est vrai ? — Non, Nikki. À son tour elle le serra plus fort. — C’est impossible. C’est moi qui les ai trouvés, je le sais. Les preuves physiques étaient claires, mais que pouvait-elle lui dire sans violer le secret défense ? Le fait que Lord Vorkosigan eût été enchaîné par les poignets à une balustrade, et incapable de toucher au moindre masque à oxygène, le sien compris, entraînait aussitôt une autre question : qui l’avait enchaîné là et pourquoi ? Le fait que Nikki ignorât encore une foule de détails de cette nuit de cauchemar conduisait aussitôt à se demander ce que Vormoncrief lui avait raconté de plus. Pourquoi Mama ? Comment, Mama ? Quoi, Mama ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?… — On a tout fabriqué. On a fabriqué toute cette histoire uniquement parce que Lord Vorkosigan m’a demandée en mariage pendant le dîner l’autre soir, et que j’ai refusé. — Hein ? Nikki se tortilla pour se retourner et la regarda d’un air stupéfait. — Il t’a demandée en mariage ? Vraiment ? Mais tu serais comtesse ! Tu aurais plein d’argent et de trucs ! Pourquoi tu as dit non ? C’est pour cela que t’as laissé tomber ton boulot ? Pourquoi t’étais furieuse après lui ? Il t’a menti à propos de quoi ? Le doute s’insinua dans ses yeux. Elle sentit de nouveau la tension monter en lui. Elle avait envie de hurler. — Cela n’avait rien à voir avec ton père, dit-elle d’un ton ferme. Ce… ce qu’Alexis Vormoncrief t’a raconté n’est que de la calomnie. — Qu’est-ce que c’est, la calomnie ? — C’est quand quelqu’un répand des mensonges sur le compte d’une personne, des mensonges qui salissent son honneur. Pendant la Période de l’Isolement, les gens se battaient en duel à l’épée pour ce genre d’histoire. Soudain, pour la première fois de sa vie, la logique du duel prit tout son sens pour elle. Elle était prête à tuer, sauf qu’elle ne savait pas quelle cible choisir. L’histoire se murmure dans toute la ville… Le visage de Nikki se crispa, il ne comprenait pas. — Mais, Mama, si Lord Vorkosigan se trouvait avec Pa, pourquoi il ne l’a pas aidé ? À l’école sur Komarr, on nous apprenait à partager les masques en cas de danger… Elle le lisait sur son visage tandis que les questions cheminaient dans sa tête : il lui fallait des faits, des vérités, pour combattre ce que son esprit terrorisé imaginait. Mais les secrets d’État ne lui appartenaient pas, elle ne pouvait les dévoiler. Sur Komarr, Miles et elle s’étaient mis d’accord pour qu’elle lui amène Nikki au cas où la curiosité du gamin se ferait trop pressante. Il lui expliquerait du haut de son autorité impériale que les problèmes de secret défense empêchaient de parler de la mort de Tienne, et qu’il lui faudrait attendre d’être plus grand. Jamais elle n’avait imaginé que le sujet prendrait une telle forme, que l’Auditeur Impérial lui-même serait accusé du meurtre du père de Nikki. La solution la plus évidente s’imposa soudain. Son estomac se noua. Il faut que je parle à Miles. — Eh bien, murmura Illyan. Quel affreux exemple de politicaillerie… Cela ne pouvait tomber plus mal. — C’est la première fois que vous en entendez parler ? Il y a longtemps que cela circule en ville ? — C’est la première fois. En général Lady Alys me tient au courant de tous les potins de la capitale. Hier soir, elle donnait une réception en l’honneur de Laissa à la Résidence, alors mes informations ont un jour de retard… Manifestement, cette histoire est sortie à la suite du dîner de Miles. Ekaterin lui lança un regard horrifié. — Vous croyez que Miles en a entendu parler ? — Euh… peut-être pas. Qui le lui aurait dit ? — Tout cela est ma faute. Si je n’étais pas repartie de la Résidence Vorkosigan comme une furie… Elle se tut et refoula le reste de ses pensées en voyant la détresse pincer soudain les lèvres d’Illyan. Oui, il se considérait comme responsable lui aussi. — Il faut que j’aille parler à certaines personnes, dit-il. — Il faut que j’aille parler à Miles. Il faut que j’aille parler à Miles tout de suite. Un éclair calculateur traversa brièvement son regard, brisant son masque de politesse impassible. — Il se trouve que j’ai une voiture et un chauffeur. Puis-je vous déposer, madame Vorsoisson ? Que faire du pauvre Nikki ? Tante Vorthys ne serait pas de retour avant deux bonnes heures. Ekaterin ne voulait pas qu’il assiste à… Oh, et puis zut, il s’agissait de la Résidence Vorkosigan. Il y avait une demi-douzaine de personnes susceptibles de s’occuper de lui, Ma Kosti, Pym, voire Enrique. Et puis, elle avait oublié, le comte et la comtesse étaient revenus. Parfait. Cinquante personnes. Après un court moment d’hésitation fébrile, elle accepta. Elle mit des chaussures à Nikki, laissa un message à sa tante, ferma la maison, et suivit Illyan jusqu’à sa voiture. Nikki était blême et de plus en plus éteint. Le trajet fut bref. En tournant dans la rue de la Résidence Vorkosigan, elle se rendit compte qu’elle ne savait même pas si Miles serait là. Elle aurait dû appeler, mais l’offre d’Illyan avait été si soudaine… Ils passèrent devant le jardin barrayaran, nu et écrasé de soleil, qui descendait jusqu’au trottoir. À l’autre bout du terrain désertique, elle aperçut une petite silhouette solitaire assise au bord d’un monticule de terre surélevé. — Attendez ! Arrêtez-vous ! Illyan suivit son regard et fit signe au chauffeur. Ekaterin avait ouvert le cockpit et jailli de la voiture avant même que celle-ci ne soit immobilisée. — Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous, madame Vorsoisson ? cria Illyan tandis qu’elle attendait que Nikki descende. Elle se retourna vers lui et cracha son venin : — Oui ! Faites pendre Vormoncrief ! — Je ferai de mon mieux, madame, répondit-il en la saluant d’un air sincère. La voiture s’éloigna et, traînant Nikki derrière elle, elle enjamba la chaîne qui fermait l’entrée du jardin et entra d’un pas décidé. Le sol était une partie vivante du jardin, complexe écosystème composé de micro-organismes, mais ce sol allait mourir sous le soleil et être emporté par les pluies si personne ne se chargeait d’y installer le couvre-sol approprié… Miles, elle s’en rendit compte en s’approchant, se tenait à côté de l’unique plante de cette étendue désolée, la petite pousse de skellytum. Difficile de dire lequel des deux paraissait le plus désespéré et le plus perdu. Une cruche vide était posée sur le muret près de son genou, et il contemplait d’un air inquiet la plante et la tache d’eau qui s’étalait autour. Il leva les yeux en entendant leurs pas s’approcher. Il ouvrit la bouche et une expression de joie et de terreur à la fois éclaira son visage, aussitôt remplacée par un air de prudente courtoisie. Il parvint à articuler : — Madame Vorsoisson. Que… que faites-vous… bienvenue ! Soyez la bienvenue. Bonjour, Nikki. Ce fut plus fort qu’elle. Les premiers mots qui jaillirent de ses lèvres ne furent pas ceux qu’elle avait soigneusement répétés dans la voiture, mais : — Vous n’avez pas versé l’eau sur le tronc, dites-moi ? Le regard de Miles alla du skellytum à Ekaterin. — Pourquoi ? Il ne fallait pas ? — Les racines. Seulement autour des racines. Vous n’avez pas lu les instructions ? Il regarda la plante d’un air coupable comme s’il espérait découvrir une étiquette qu’il n’aurait pas vue. — Quelles instructions ? — Celles que je vous ai envoyées, l’annexe, oh… ça ne fait rien. Elle appuya les paumes sur ses tempes, cherchant désespérément à ramener la cohérence dans son esprit en effervescence. Miles avait relevé ses manches à cause de la chaleur, et les cicatrices rouges et irrégulières de ses poignets ressortaient sous la lumière du soleil, ainsi que les fines lignes beaucoup plus pâles des cicatrices anciennes qui remontaient le long de ses bras. Nikki ne les quittait pas des yeux. Miles finit par s’arracher à la béatitude engendrée par sa présence et s’aperçut de son état d’agitation. Sa voix se fit neutre : — Je suppose que vous n’êtes pas venue ici pour parler jardinage. — Non… Les choses risquaient d’être difficiles, à moins que… Il est au courant et il ne m’a rien dit. — Avez-vous entendu parler de… de cette ignoble accusation qui circule ? — Hier. — Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ? — Le général Allègre m’a demandé d’attendre l’enquête de la SecImp. Si cette… cette affreuse rumeur a des implications qui concernent la Sécurité, je ne suis pas libre d’agir comme bon me semble. Dans le cas contraire… ça reste un problème difficile. Une accusation, je pourrais la combattre. Il s’agit de quelque chose de plus subtil. Toutefois, puisque la rumeur est parvenue à vos oreilles, sa demande devient sans objet et je ne me considère plus tenu de la respecter. Mais peut-être pourrions-nous poursuivre cette conversation à l’intérieur ? Son regard parcourut l’espace désolé ouvert sur le ciel et la ville. — Oui. — Je vous en prie. Il tendit le bras en direction de la maison mais n’esquissa pas un geste pour la toucher. Ekaterin prit Nikki par la main et suivit Miles en silence. Il les conduisit jusqu’à « son » étage, jusqu’à la pièce inondée de soleil où il lui avait offert un déjeuner mémorable. Arrivés au boudoir jaune, il les fit asseoir sur l’élégant canapé jaune pâle et s’installa en face d’eux sur une chaise. Elle aperçut des lignes de tension autour de sa bouche qu’elle n’avait pas revues depuis Komarr. Il se pencha en avant, les mains coincées entre les genoux, et demanda : — Quand et comment cette histoire est-elle parvenue jusqu’à vous ? Elle lui fit un compte rendu, agrémenté de précisions de Nikki, et qu’elle jugea à peine cohérent, de l’intrusion de Vormoncrief. Miles écouta le récit bredouillé par Nikki avec une attention, un respect et un sérieux qui semblèrent calmer le gamin malgré l’horreur du sujet. Il dut toutefois réprimer un sourire quand Nikki en arriva à la description réaliste de l’épisode qui avait valu à Vormoncrief son nez sanguinolent… Il en avait plein son uniforme !… Ekaterin cilla, surprise de recevoir le même regard d’appréciation masculine des deux hommes. Ce moment d’enthousiasme ne dura pas. Miles se frotta le front. — Si je me fiais à mon jugement, je répondrais à plusieurs des questions de Nikki tout de suite, mais mon jugement est hélas suspect. Parler de conflit d’intérêts ne suffit pas à définir entièrement ma position. Il poussa un léger soupir et s’appuya contre le dossier dur de sa chaise, faisant semblant, de manière peu convaincante, d’être à l’aise. — La première chose que je voudrais souligner, c’est que pour le moment toute la responsabilité pèse sur moi. Toutes ces ordures ne semblent pas vous avoir éclaboussée. J’aimerais qu’il en demeure ainsi. Si… si nous ne nous voyons plus, personne n’aura de prétexte pour vous souiller de nouvelles calomnies. — Mais ce serait pire pour vous. Cela accréditerait l’idée que je croie les mensonges d’Alexis. — L’alternative accréditerait l’idée d’une collusion entre nous pour organiser la mort de Tienne. Je ne vois pas comment nous pouvons nous en sortir. Je vois seulement comment diviser les dégâts par deux. Ekaterin fronça les sourcils. Et vous laisser là couvert de boue tout seul. Au bout d’un moment, elle dit : — Ce que vous proposez est inacceptable. Trouvez autre chose. Il la dévisagea comme pour lire la solution sur son visage. — Comme vous voudrez… — De quoi parlez-vous ? demanda Nikki, l’air perplexe. Miles porta la main à ses lèvres et regarda le gamin. — La raison pour laquelle, semble-t-il, mes adversaires politiques m’ont accusé d’avoir saboté le masque à oxygène de ton père, c’est que je veux faire la cour à ta mère. — Vous lui avez vraiment demandé de vous épouser ? demanda Nikki en plissant le nez. — Eh bien, oui. Un peu maladroitement, mais je lui ai demandé. Est-ce qu’il rougissait ? Il jeta un rapide coup d’œil en direction d’Ekaterin, mais elle n’aurait su dire ce qu’il avait lu sur son visage, ni ce qu’il en avait conclu. — Maintenant, j’ai peur que si nous continuons à nous voir, les gens ne disent que nous avons comploté contre ton père. Ta mère a peur que si nous cessons de nous voir, les gens ne disent que ça prouve qu’elle pense que… pardon de te faire du mal, que ça prouve que je l’ai assassiné. C’est merde si on ne fait rien, et merde si on fait quelque chose. — Qu’ils aillent au diable, tous ! s’exclama Ekaterin. Je me moque de ce que ces imbéciles ignorants pensent, disent ou font. Que leurs ragots les étouffent, dit-elle en serrant les poings. Ce qui compte, c’est ce que Nikki pense. Que Vormoncrief aille se faire pendre ! Vorkosigan tiqua. — Et vous croyez que cette version ne reviendrait pas à ses oreilles comme la première ? Elle détourna les yeux. Nikki se recroquevillait de nouveau, regardant tour à tour chaque adulte. Elle se dit que ce n’était guère le moment de lui demander d’enlever ses pieds du canapé. — Bon, bon, d’accord. Miles inspira et lui adressa un discret signe de tête. L’image étrange d’un chevalier baissant sa visière avant l’assaut la fit trembler. Il étudia Nikki un moment et s’humecta les lèvres. — Alors, Nikki. Toi, que penses-tu de tout cela ? — Chais pas. Le gamin se repliait sur lui-même, mauvais signe. — Je ne te parle pas des faits. Personne ne t’en a donné assez pour que tu puisses juger. Ce que tu ressens. Par exemple, tu as peur de moi ? — Non, marmonna Nikki en entourant ses bras autour de ses genoux et en contemplant ses chaussures posées sur le superbe tissu jaune du canapé. — Est-ce que tu as peur que ce soit vrai ? — C’est impossible, intervint Ekaterin d’un ton de détermination farouche. C’est physiquement impossible. Nikki leva les yeux. — Mais il a appartenu à la SecImp, Mama ! Les agents de la SecImp sont capables de tout, et ils peuvent faire croire autre chose ! — Merci de ton vote de confiance, Nikki, dit gravement Miles. En fait, Ekaterin, il a raison. Je pourrais imaginer plusieurs scénarios qui déboucheraient sur ce que vous avez vu. — Donnez-m’en un. — Très simple, j’aurais pu avoir un complice inconnu. Il tourna ses mains dans un geste horrible, comme quelqu’un faisant s’échapper l’oxygène du masque d’un homme attaché. Nikki bien sûr ne comprit ni le geste ni l’allusion. — On peut partir de là. Si je peux imaginer ce genre de scénario, d’autres peuvent le faire aussi, et je suis certain qu’ils n’hésiteront à vous soumettre leurs brillantes trouvailles. — Vous aviez prévu cela ? — Dix ans passés à la SecImp vous modèlent le cerveau. Ce n’est pas toujours très joli. La vague de colère qui l’avait portée ici commençait à se retirer, la laissant sur une grève fort désolée. Elle n’avait pas eu l’intention de parler aussi franchement devant Nikki, mais Vormoncrief avait détruit toute possibilité de le protéger en le laissant dans l’ignorance. Peut-être Miles avait-il raison. Ils allaient devoir affronter cette épreuve. Tous les trois allaient devoir l’affronter, l’affronter jusqu’au bout, prêts ou pas, assez vieux ou pas. — De toute façon, jouer avec les faits ne mène jamais loin. Tôt ou tard on en arrive à la question de confiance, ou de défiance. Il tourna vers Nikki des yeux impénétrables. — Voilà la vérité, je n’ai pas tué ton père. Il est sorti du dôme avec un masque dont les réservoirs étaient presque vides. Il ne s’est pas méfié et il est resté dehors trop longtemps. J’ai commis deux graves erreurs qui m’ont empêché de le sauver. Je me sens un peu coupable, mais je ne peux plus rien y faire à présent. La seule chose que je puisse faire pour me racheter, c’est m’occuper de… Il s’interrompit brutalement et dévisagea Ekaterin avec une prudence extrême. –… c’est m’assurer que sa famille ne manque de rien. Elle lui rendit son regard. Sa famille avait été le cadet des soucis de Tienne. Il l’avait amplement prouvé de son vivant et était mort déshonoré, laissant sa veuve sans un sou et son fils avec une maladie génétique non soignée. Pourtant les manquements graves de Tienne, bien qu’ils aient représenté des bombes à retardement placées sur le chemin de l’avenir de Nikki, avaient peu perturbé le jeune garçon. Durant les funérailles, elle lui avait demandé de lui raconter un de ses souvenirs heureux en compagnie de son père. Il s’était souvenu que Tienne les avait emmenés passer une semaine merveilleuse au bord de la mer. Ekaterin, qui n’avait pas oublié que les billets de monorail et les réservations leur avaient été offerts par son frère Hugo, quasiment par charité, n’avait rien dit. Elle pensait, pleine d’amertume, que même depuis la tombe, le chaos personnel de Tienne continuait de l’atteindre et de l’empêcher de trouver la paix. Peut-être l’offre de Vorkosigan de les épauler serait-elle une bonne chose pour Nikki. Celui-ci, lèvres serrées et yeux humides, digérait les paroles brutales de Miles. — Mais… Il voulut parler, mais cala. — Les questions doivent se bousculer dans ta tête, l’encouragea doucement Miles. Pose m’en quelques-unes. Ou seulement une ou deux. — Mais… mais… pourquoi n’a-t-il pas vérifié son masque ? bredouilla-t-il avant de poursuivre d’une traite. Pourquoi vous n’avez pas pu partager le vôtre ? Quelles erreurs avez-vous commises ? À propos de quoi avez-vous menti à Mama pour qu’elle soit si furieuse ? Pourquoi vous n’avez pas pu le sauver ? Nikki prit une profonde inspiration, lança à Miles un regard de profond découragement et, au bord des larmes, demanda : — Faut-il que je vous tue comme le ferait le capitaine Vortalon ? Miles avait écouté la suite des questions avec attention, mais la dernière le désarçonna. — Pardon ? Qui ? Ekaterin, le souffle coupé, glissa à mi-voix : — Le capitaine Vortalon est le héros holovid préféré de Nikki. C’est un pilote de saut galactique. Lui et le prince Xav passent des armes en contrebande à la Résistance durant l’occupation cetagandane. Il y a un long passage où il poursuit des collabos qui ont tendu une embuscade à son père, Lord Vortalon. Il les rattrape et les tue un par un pour venger la mort de son père. — Je ne le connais pas, celui-là. Je devais être en mission sur un autre monde. Vous le laissez regarder toutes ces violences, à son âge ? Ekaterin serra les dents. — C’était censé être éducatif, à cause de la précision de tout l’arrière-plan historique. — Quand j’avais l’âge de Nikki, j’étais obsédé par Lord Vorthalia le Brave, le héros légendaire de la Période de l’Isolation. Sa voix chargée de souvenirs prit soudain un rythme bien timbré de conteur, et il se lança : — Bien sûr, quand j’y pense, tout a commencé aussi par un holovid, mais au lieu de me lasser, j’ai persuadé mon grand-père de m’emmener aux Archives Impériales. Il s’avéra que Lord Vorthalia n’était pas aussi légendaire que cela, même si ses aventures n’étaient pas toutes vraiment héroïques. Je crois que je serais encore capable de chanter la chanson qui… — Je vous en prie, non, grommela Ekaterin. — Bon, cela aurait pu être pire. Je me félicite que vous ne l’ayez pas laissé regarder Hamlet. — Hamlet ? Qu’est-ce que c’est ? demanda aussitôt Nikki qui commençait à se détendre un peu. — Un autre drame de la vengeance sur le même thème, sauf qu’il s’agit cette fois d’une pièce qui se jouait autrefois au théâtre sur l’Ancienne Terre. Le prince Hamlet rentre chez lui… à propos, il a quel âge, ton capitaine Vortalon ? — Quel âge ? Vingt ans. — Ah bon. Tu vois, personne ne te demande de perpétrer une véritable vengeance tant que tu n’es pas assez vieux pour être obligé, au moins, de te raser. Il te reste plusieurs années devant toi avant de te soucier de cela. Ekaterin allait pousser un Lord Vorkosigan ! indigné devant pareil humour noir quand elle vit que Nikki semblait manifestement soulagé. Où Miles voulait-il en venir ? Elle retint sa langue et même son souffle, et le laissa poursuivre. — Donc, dans la pièce, le prince Hamlet revient chez lui pour les obsèques de son père et découvre que sa mère a épousé son oncle. Nikki écarquilla les yeux. — Elle a épousé son frère à elle ? — Non, non, l’histoire n’est pas à ce point osée. Son autre oncle, le frère de son père. — Ah, dans ces conditions, ça va. — On pourrait le croire, mais Hamlet apprend que son père a été assassiné par son oncle. Hélas, il n’arrive pas à savoir si son informateur dit la vérité ou ment. Alors il passe les cinq actes à hésiter et à tergiverser pendant que presque toute la distribution se fait tuer. — C’est idiot, lâcha Nikki, plein de mépris et parfaitement détendu à présent. Pourquoi il n’a pas utilisé le thiopenta ? — Pas encore inventé à l’époque, hélas, sinon la pièce aurait été beaucoup moins longue. Nikki regarda Miles d’un air songeur. — Est-ce que vous, vous pouvez utiliser le thiopenta ? Le lieutenant Vormoncrief a dit… que vous ne pouviez pas. Et que cela vous arrangeait bien, conclut Nikki en imitant le ricanement de Vormoncrief. — L’utiliser sur moi, tu veux dire ? Ah, non. Je réagis bizarrement au thiopenta, et cela rend le résultat peu fiable. C’était très commode quand je travaillais pour la SecImp, mais c’est beaucoup moins bien aujourd’hui. Mais même si cela marchait, on ne m’autoriserait pas à être interrogé et blanchi publiquement pour des raisons de secret défense. Pas davantage à huis clos devant toi seul pour les mêmes raisons. Nikki demeura un moment sans rien dire, puis demanda soudain : — Le lieutenant Vormoncrief vous a traité de mutant. — Beaucoup de gens m’appellent ainsi, derrière mon dos. — Il ne sait pas que moi aussi je suis un mutant. Ni que mon père l’était. Ça vous énerve qu’on vous appelle comme ça ? — À ton âge, ça me contrariait beaucoup. Aujourd’hui, cela ne me semble plus très important. Il existe d’excellentes techniques de tri génétique, et je ne transmettrais aucun de mes problèmes à mes enfants, même si mes gènes étaient dix fois plus abîmés… À supposer que je parvienne jamais à trouver une femme assez folle pour accepter de m’épouser, ajouta-t-il en tordant quelque peu la bouche et en évitant de regarder Ekaterin. — Je parie que le lieutenant Vormoncrief ne voudrait pas de nous… ne voudrait pas de Mama, s’il savait que je suis un mutant. — Dans ce cas, je te conseille de le lui dire tout de suite, rétorqua Miles froidement. Mirabile dictu, il avait réussi à arracher un bref sourire narquois à Nikki. Avait-il trouvé le truc ? Dévoiler brusquement et avec un humour froid et ironique des secrets épouvantables au point d’en être indicibles, des pensées effrayantes à rendre muettes de jeunes voix innocentes ? Soudain la menace ne paraissait plus aussi noire, la peur reculait, tout le monde pouvait enfin parler et l’insupportable semblait un peu moins lourd à porter. — Nikki, je ne peux pas tout te dire pour des raisons de sécurité. — Ouais, je sais, dit le gamin en se tassant de nouveau, c’est parce que j’ai neuf ans. — Neuf, dix-neuf, ou quatre-vingt-dix-neuf, ça ne changerait rien. Mais je suis persuadé qu’on peut t’en dire beaucoup plus que tu n’en sais pour l’instant. J’aimerais que tu rencontres un homme qui possède l’autorité de décider quels détails tu peux entendre sans courir de danger. Lui aussi a perdu son père dans des circonstances tragiques lorsqu’il était très jeune. Il a vécu ce que tu vis en ce moment. Si tu le souhaites, je peux organiser un rendez-vous. Qui avait-il en tête ? Un des pontes de la SecImp, sans doute. Pourtant, compte tenu de ses malheureuses expériences sur Komarr, Ekaterin ne les imaginait pas disposés à partager quelque secret avec elle, surtout celui-là. — Bon, d’accord, finit par dire Nikki. Un bref éclair de soulagement brilla dans l’œil de Miles pour s’évanouir aussitôt. — Bien. Il se peut que cette calomnie revienne à tes oreilles. Peut-être un adulte, peut-être quelqu’un de ton âge qui aura surpris une conversation. L’histoire sera probablement transformée et déformée. Sais-tu comment tu réagiras ? Nikki eut soudain l’air mauvais et lança un crochet du droit. — Un bon coup sur le nez ! La culpabilité fit tressaillir Ekaterin et Miles la vit se contracter. Il se mit à faire pieusement la leçon à Nikki tout en gardant un œil sur sa mère. — J’attendrais de toi une réponse plus mature et plus raisonnable… Maudit soit ce type qui réussissait à la faire rire dans un moment pareil ! Peut-être y avait-il trop longtemps qu’il n’avait pas pris un bon coup sur le nez ? Les lèvres de Miles esquissèrent un sourire en la voyant étouffer son rire. Il continua avec un sérieux imperturbable. — Je te suggère plutôt de répondre que cette histoire n’est pas vraie et de refuser d’en discuter. S’ils insistent, dis leur d’aller en parler avec ta mère, ton oncle ou ta tante. Et s’ils insistent encore, va chercher ta mère, ton oncle ou ta tante. Tu n’as pas besoin de moi pour comprendre que tout cela n’est pas très beau. Pas un adulte responsable ne t’entraînerait dans une histoire pareille, mais hélas, tu risques d’être victime d’adultes irresponsables. — Comme le lieutenant Vormoncrief, dit lentement Nikki en hochant la tête. Ekaterin put voir le soulagement éprouvé par son fils à l’idée de pouvoir coller une étiquette sur celui qui l’avait persécuté. Unis contre l’ennemi commun. — Pour dire les choses poliment, oui. Nikki se plongea dans le silence pour digérer tout cela. Miles le laissa réfléchir un moment, puis proposa d’aller jusqu’à la cuisine histoire de reprendre des forces. Il ajouta qu’il y avait de nouveaux chatons, et que leur caisse avait été installée définitivement près du poêle. L’habileté de sa stratégie se révéla lorsque, après que Ma Kosti eut gavé Ekaterin et Nikki de douceurs capables de remettre sur pied un régiment, la cuisinière entraîna le gamin à l’autre extrémité de la longue pièce, offrant ainsi à sa mère et à Miles un moment de relative intimité. Assise sur un tabouret à côté de Miles, elle posa les coudes sur le plan de travail et laissa son regard se perdre dans la cuisine. À l’autre bout, près du poêle, Ma Kosti et un Nikki fasciné s’agenouillaient au-dessus d’une caisse contenant des boules de poils ronronnant à qui mieux mieux. — Qui est cet homme que Nikki devrait voir, à votre avis ? — Je dois d’abord m’assurer qu’il est prêt à faire ce que nous voulons et qu’il peut en trouver le temps. Vous et Nikki iriez ensemble, bien sûr, répondit Miles prudemment. — Je comprends, mais… je me disais… Nikki a tendance à se refermer en présence d’étrangers. Assurez-vous que cette personne comprenne que ce n’est pas parce qu’il devient muet que Nikki ne cherche pas désespérément à savoir. — Je ferai en sorte qu’il comprenne. — Est-ce qu’il a l’habitude des enfants ? — Pas que je sache. Mais il sera peut-être reconnaissant d’avoir l’occasion d’apprendre. — Vu les circonstances, j’en doute. — Vu les circonstances, je crains que vous n’ayez raison. Mais j’ai confiance en son jugement. La multitude d’autres questions qu’ils avaient à se poser devrait attendre. Nikki revint en bondissant leur apprendre que tous les chatons nouveau-nés avaient les yeux bleus. La quasi hystérie qui crispait son visage à leur arrivée avait disparu. La cuisine semblait un excellent baromètre de son état : distrait par la nourriture et les chats, il était manifestement beaucoup plus calme. Qu’il pût être ainsi distrait était révélateur, se dit Ekaterin. J’ai eu raison de venir voir Miles. Comment Illyan le savait-il ? Elle le laissa babiller tout son soûl avant de dire : — Nous devons rentrer. Ma tante va se demander ce qui nous est arrivé. La note qu’elle lui avait écrite à la hâte disait où ils allaient, mais pas pourquoi. Elle était trop bouleversée quand elle était partie pour ne serait-ce que penser à donner des détails. Elle attendait sans grand plaisir le moment de raconter l’horrible gâchis à son oncle et à sa tante. Mais au moins ils connaîtraient la vérité, et elle pourrait compter sur eux pour partager sa peine. — Pym va vous raccompagner, proposa aussitôt Miles. Elle se fit la remarque amère et amusée qu’il n’essayait nullement de la piéger, cette fois. En effet, il comprenait vite. Il promit de l’appeler dès qu’il aurait obtenu le rendez-vous pour Nikki et les raccompagna en personne jusqu’à la voiture. Pendant le trajet, Nikki ne dit rien, mais à présent le silence était beaucoup moins pesant. Au bout d’un moment il la regarda bizarrement, comme pour la jauger, avant de demander : — Mama, c’est parce que c’est un mutant que tu n’as pas voulu de Lord Vorkosigan ? La réponse fusa immédiatement, claire et nette : — Non. Nikki baissa les yeux. Elle se rendit compte que s’il n’obtenait pas une réponse plus explicite, il allait sans doute s’en inventer une. — Tu sais, quand il m’a engagée pour créer son jardin, ce n’était pas parce qu’il voulait un jardin ou parce qu’il pensait que j’étais douée pour cela. Il pensait que ça lui donnerait l’occasion de me voir souvent. — Eh bien, c’est malin. Je veux dire, ça a marché, non ? Elle réussit à ne pas le foudroyer du regard. Son travail n’avait donc aucun sens pour son fils ? Qu’est-ce qui en avait ? — Est-ce que cela te plairait si quelqu’un te promettait de t’aider à devenir pilote de saut, que tu travaillais de toutes tes forces pour y arriver, et que tu t’apercevais qu’on t’avait piégé pour te faire faire autre chose ? — Oh ! — J’étais furieuse parce qu’il avait essayé de me manipuler et de profiter de ma situation d’une manière que je trouvais indiscrète et agressive. Elle s’arrêta et réfléchit un instant avant de reprendre d’un ton un rien découragé : — Il semble que ce soit son style. S’agissait-il d’un style avec lequel elle pourrait apprendre à vivre, ou d’un style qu’il aurait intérêt à apprendre à ne pas utiliser avec elle ? Vivre ou apprendre ? On ne pourrait pas avoir un peu des deux ? — Alors… il te plaît ou pas ? Plaire n’était sans doute pas le mot adéquat pour décrire ce mélange de plaisir, de colère et de désir, ce profond respect mêlé d’agacement profond, le tout flottant sur un lac de douleur, qu’il lui inspirait. Le passé et le présent se livraient dans sa tête un combat sans merci. — Je ne sais pas. Parfois il me plaît, oui. Beaucoup. — Es-tu amoureuse de lui ? Ce que Nikki connaissait de l’amour entre adultes, il le tenait de ses holovid. Ekaterin décoda aisément la question, De quel côté vas-tu sauter et ah, qu’est-ce que je vais devenir ? Pourtant… s’il ne pouvait partager, et encore moins imaginer, la complexité des peurs et des espoirs romantiques de sa mère, il savait ce que voulait dire Tout est bien qui finit bien. — Je ne sais pas. Parfois, oui. Il la gratifia d’un de ses regards, les grandes personnes sont folles. Dans l’ensemble, elle ne pouvait que lui donner raison. 14 Miles s’était procuré des copies des archives du Conseil des Comtes couvrant tous les débats au sujet des contestations de succession des deux derniers siècles. Ces copies et la pile de documents qu’il avait glanés dans les propres archives de la Résidence Vorkosigan couvraient deux tables et un bureau de la bibliothèque. Il était plongé dans un compte rendu vieux de cent cinquante ans de la tragédie familiale du comte Vorlakial quand Jankowski fit son apparition à la porte de l’antichambre. — Le commodore Galeni, Monseigneur. Miles leva un regard surpris. — Merci, Jankowski. Le garde hocha la tête et se retira en refermant par discrétion les doubles portes derrière lui. Galeni traversa la grande bibliothèque et contempla l’amoncellement de papiers, de parchemins et de transparents divers de l’œil connaisseur d’un ancien historien. — Tu te documentes ? — Oui. Dis-moi, tu as bien un doctorat en histoire barrayarane ? Est-ce qu’il y a des querelles de succession particulièrement intéressantes qui te viennent à l’esprit ? — Lord Midnight, le cheval, répondit Galeni sans hésiter. Celui qui votait toujours nhenni. Miles montra la pile à l’autre bout de la table. — Celle-là, je l’ai déjà. Qu’est-ce qui t’amène, Duv ? — Je suis en mission officielle SecImp. Le rapport d’analyse que vous avez demandé, Seigneur Auditeur, sur certaines rumeurs concernant la mort du défunt mari de Mme Vorsoisson. — La SecImp arrive après la bataille. Le rapport m’aurait rendu davantage service hier. Pas très astucieux de me demander, à moi, d’attendre, et de laisser Ekaterin et Nikki se faire agresser chez eux par cet abruti de Vormoncrief. — Oui, Illyan a raconté l’histoire à Allègre, et Allègre me l’a racontée. Si seulement j’avais quelqu’un à qui la raconter… J’étais encore en train d’éplucher des rapports d’informateurs à minuit hier soir, merci beaucoup, Monseigneur. Je n’ai pas été en mesure de faire le moindre calcul de probabilité convenable avant tard hier soir. — Oh, non ! Ne me dis pas qu’Allègre t’a chargé personnellement de cette histoire de calomnie ? Assieds-toi, assieds-toi. Miles lui montra une chaise que Duv approcha de la table. — Bien sûr. J’étais présent à ton foutu dîner et apparemment tout est venu de là. D’autre part je fais déjà partie de ceux qui sont au courant de l’affaire Komarr. Galeni s’assit en poussant un grognement fatigué, mais il ne put empêcher ses yeux de regarder les documents étalés devant lui. — Il n’était pas question pour Allègre de mettre quelqu’un d’autre dans le secret s’il pouvait l’éviter. — Ouais, logique, j’imagine. Mais je ne pensais pas que tu aurais le temps. — Je ne l’ai pas, dit Galeni, amer. Je travaille presque tous les soirs plusieurs heures après dîner depuis que j’ai été promu chef des affaires komarranes. Cette corvée, c’est sur mon sommeil. J’envisage de sauter les repas et de me faire nourrir par un tuyau installé au-dessus de mon bureau que je pourrais suçoter de temps à autre. — Je crois que Délia finirait par mettre les pieds dans le plat. — Oui, et ça, c’est un autre problème, ajouta-t-il d’un ton morne. Miles attendit un instant, mais Duv ne fournit pas d’autre explication. Était-ce bien nécessaire ? Miles soupira et compatit. — Désolé. — Ouais, enfin, bon. Du point de vue de la SecImp, j’ai d’excellentes nouvelles. On n’a trouvé aucune trace de fuites du côté des informations classées concernant la mort de Tienne Vorsoisson. Ni noms ni indices de… d’activités techniques, pas même de rumeurs de différents financiers. D’autre part, quel que soit le scénario choisi parmi ceux, il y en a plusieurs, imaginés pour t’attribuer le meurtre de Tienne Vorsoisson, les conspirateurs komarrans continuent de briller par leur absence totale, et c’est tant mieux. — Plusieurs scénarios ! Combien ? Non, ne me le dis pas. Ça ferait grimper ma tension inutilement. Alors quoi ? Je suis censé avoir liquidé Vorsoisson, un type deux fois grand comme moi, en utilisant un truc diabolique appris à la SecImp ? — Peut-être. Dans le scénario le plus vraisemblable concocté jusqu’à maintenant, tu aurais eu des acolytes, des agents corrompus de la SecImp à ta solde. — Pour imaginer un truc pareil, il faut ne rien connaître aux méthodes d’Illyan et à la manière dont il contrôle les revenus et les dépenses de ses hommes, grogna Miles. Galeni, amusé, haussa les épaules. — Et avez-vous trouvé… non, laisse-moi parler. Avez-vous trouvé des traces de fuite du côté des Vorthys ? — Rien. Miles marmonna quelques jurons de satisfaction dans sa barbe. Il n’avait pas sous-estime Ekaterin. — Rends-moi un service à titre personnel. Souligne bien ce point dans le rapport que tu enverras à Allègre, d’accord ? Galeni ouvrit les mains, soucieux de ne pas se compromettre. Miles expira lentement. Pas de fuites, pas de trahison : pure méchanceté et circonstances malheureuses… Plus un soupçon de chantage. Infamant pour lui, pour ses parents quand ils l’apprendraient, pour les Vorthys, pour Nikki et pour Ekaterin. Ils avaient osé salir Ekaterin… Il repoussa la rage qui bouillait en lui. La rage et la fureur ne serviraient à rien. Seuls le calcul froid et la détermination implacable l’aideraient. — Alors, la SecImp a l’intention de faire quelque chose ou pas ? — Pour l’instant, le moins possible. Ce n’est pas comme si nous n’avions rien d’autre à faire. Bien sûr, nous allons continuer d’enregistrer toutes les informations susceptibles de permettre à l’opinion publique de remonter là où nous ne voulons pas qu’elle aille. C’est à peine mieux que de ne rien faire. Toutefois le scénario du meurtre nous rend un service. Pour celui qui refuse d’accepter que la mort de Tienne Vorsoisson ne soit qu’un accident, elle constitue un prétexte plausible pour expliquer qu’aucune enquête plus poussée ne soit autorisée. — Oh oui, bien sûr, lâcha Miles d’un ton rageur. Je vous vois venir. Il croisa les bras d’un air têtu. — Ça veut dire que je me débrouille tout seul ? — Ah… Galeni fit durer son Ah le plus longtemps possible. En fait jusqu’à ce qu’il se sente obligé de répondre. — Pas exactement. Miles montra les dents et attendit que Duv s’explique tandis que celui-ci attendait que Miles parle. Miles craqua le premier. — Bon Dieu, Duv, je ne vais quand même pas rester là à en prendre plein la gueule, à me laisser couvrir de merde sans réagir ? — Allons, Miles, tu as déjà connu ce genre de situation. Toi et tes hommes, vous avez survécu. — Jamais sur mon propre territoire. Jamais à l’endroit où j’habitais. Lors des missions Dendarii, on fonçait et on se repliait. On laissait toujours la merde loin derrière nous, on ne pataugeait pas dedans. Galeni haussa les épaules sans la moindre compassion. — Ce ne sont que les premiers résultats. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de fuite aujourd’hui qu’on n’en découvrira pas plus tard. — Très bien. Dis à Allègre qu’il a sa chèvre, bêê… Mais pas question que je fasse semblant de culpabiliser. Il s’agissait d’un accident de masque. Point barre. — La SecImp n’y verra aucun inconvénient. Que le secret sur l’affaire Komarr n’ait pas été violé était une bonne chose, se dit Miles, mais cela tuait son espoir secret de voir la SecImp s’occuper de Richard et de ses petits copains avec sa tendresse coutumière. — Tant qu’on en reste au stade des mots, ça va. Mais dis bien à Allègre que si on en arrive à une accusation de meurtre formelle devant le Conseil, alors… Alors quoi ? Galeni plissa les yeux. — Tu as une raison de croire que quelqu’un va t’accuser ? Qui ? — Richard Vorrutyer. Il me l’a… il me l’a promis. — Il ne peut pas. Sauf si un membre du Conseil porte plainte pour lui. — Il pourra si Lord Dono est débouté et que lui est confirmé dans son titre de comte Vorrutyer. Et mes chers collègues risquent de s’étrangler en voyant Dono. — Miles, la SecImp ne peut pas divulguer les détails de la mort de Tienne Vorsoisson. Pas même devant le Conseil des Comtes. Miles déchiffra la grimace de Duv, surtout devant le Conseil des Comtes. Il ne connaissait que trop bien les caprices de l’assemblée et compatit. — Oui, je sais. — Qu’envisages-tu de faire ? demanda Galeni, un rien mal à l’aise. Miles avait des raisons plus impérieuses que la volonté d’épargner la pression sur les nerfs de la SecImp pour vouloir contourner le scénario. Deux raisons : une mère et son fils. S’il jouait bien le coup, la pluie de boue juridique qui menaçait n’atteindrait jamais Ekaterin et Nikki. — Rien de plus, ni de moins, que mon boulot. Un peu de jeu politique. À la mode barrayarane. Galeni le considéra d’un œil soupçonneux. — Bon… malgré tout, si tu as l’intention de jouer les innocents, il faudra te montrer plus convaincant. Tu… tu tressailles. Miles tressaillit. — Il y a culpabilité et culpabilité. Je ne suis pas coupable d’homicide volontaire. Je suis coupable d’avoir merdé. Mais attention, je ne suis pas seul sur ce coup-là. Il y en a toute une bande qui a merdé, à commencer par cet imbécile de Vorsoisson. Si seulement il… bon Dieu, chaque fois qu’on débarque d’une navette dans un dôme de Komarr, on est obligé de s’asseoir et de regarder une vid sur la manipulation des masques à oxygène. Il habitait là depuis presque un an. Il le savait. Miles se tut un moment. — Bien sûr, je n’aurais jamais dû sortir du dôme sans en avertir mes contacts. — En l’occurrence, personne ne t’accuse de négligence. — Ils me flattent, Duv. Ils me flattent. — Je ne peux rien faire pour toi pour l’instant, dit Galeni. J’ai assez à faire avec mes propres fantômes. — Arrête. Galeni le regarda un long moment avant de lâcher soudain : — Il s’agit de ton clone. — Mon frère. — Oui, ton frère. Est-ce que tu sais… Est-ce que tu comprends… Merde, quelles sont ses intentions par rapport à Kareen ? — C’est la SecImp qui pose la question ou Duv Galeni ? — C’est Duv… Après le… le service un peu ambigu qu’il m’a rendu lors de notre première rencontre sur Terre, j’étais heureux de le voir s’en tirer. Je n’ai même pas été choqué d’apprendre qu’il débarquait ici ni, maintenant que je connais ta mère, d’apprendre que ta famille l’avait adopté. Je m’étais même fait à l’idée que nous risquerions de nous rencontrer de temps à autre, mais je ne m’attendais pas à le voir se transformer en beau-frère. Miles se cala dans son fauteuil et marqua sa compassion, très relative, en fronçant les sourcils. Il s’abstint de se montrer grossier et, par exemple, de claironner. — Je te ferais remarquer, bien que cela semble très curieux, que vous êtes déjà parents. C’est ton frère adoptif. C’est ton père qui l’a fait fabriquer. D’après les lois galactiques sur les clones, ça fait de lui le père de Mark. — Cette idée me donne le vertige. Il parut soudain consterné et regarda Miles. — Mark ne se considère pas comme mon frère adoptif, dis-moi ? — Pour l’instant je n’ai pas encore attiré son attention sur ce détail légal. Mais réfléchis, Duv, ce serait beaucoup plus facile de n’avoir à le présenter que comme ton beau-frère. Je veux dire, des tas de gens ont honte de leur belle-famille. Ça fait partie des loteries de la vie. Ces gens te plaindraient. Galeni ne parut pas trouver cela fort drôle. — Il deviendra Oncle Mark, insista Miles avec un petit sourire malicieux. Toi, ce sera Oncle Duv, et moi, Oncle Miles. Pourtant je n’ai jamais imaginé être l’oncle de quelqu’un, j’étais fils unique, tu parles ! En y réfléchissant, si Ekaterin acceptait jamais de l’épouser, il deviendrait oncle aussitôt, et se retrouverait avec trois beaux-frères d’un coup, trois beaux-frères avec femme et enfants. Sans parler du beau-père et de la belle-mère. Il se demanda s’il aurait honte de quelqu’un. Ou, pire, s’il deviendrait l’affreux beau-frère… — Tu crois qu’ils vont se marier ? demanda Galeni. — Je… je ne sais pas quelle forme culturelle leur union finira par prendre. Mais je suis certain que tu ne pourrais pas détacher Mark de Kareen avec un pied-de-biche. Et même si Kareen a de bonnes raisons de ne pas précipiter les choses, je ne crois pas qu’aucun des Koudelka sache comment trahir une promesse. La remarque lui valut un battement de cils de Galeni, et il le vit fondre comme chaque fois qu’il pensait à Délia. — Je crois qu’il va falloir te résigner à voir Mark dans le paysage. — Aïe, aïe, aïe. Miles n’aurait su dire s’il s’agissait d’un cri de résignation ou d’une soudaine douleur à l’estomac. Duv se leva et prit congé. Mark rencontra sa mère dans le grand hall d’entrée au pavement noir et blanc en sortant du tube de descente. — Oh, Mark, dit la comtesse sur le ton de, Justement l’homme que je voulais voir, tu sortais ? Il s’arrêta docilement et l’attendit. Elle jaugea la tenue impeccable de son fils : il portait son costume noir préféré éclairé par ce qu’il considérait comme une discrète chemise vert foncé. — Bientôt. Je m’apprêtais à essayer de trouver Pym pour lui demander de m’affecter un chauffeur. J’ai rendez-vous avec un ami de Lord Vorsmythe, un spécialiste de l’alimentation qui a promis de m’expliquer le système de distribution de Barrayar. Peut-être un futur client. J’ai pensé que cela en imposerait d’arriver en limo, avec toute la dignité d’un Vorkosigan. — Sans aucun doute. Deux gamins arrivant en courant empêchèrent Mark de poursuivre : Arthur, le fils de Pym, avec un bâton à la pointe enduite d’une substance collante et malodorante, et Denys, le fils de Jankowski, portant un grand bocal témoignant d’un optimisme exagéré. Ils s’élancèrent dans l’escalier en saluant la comtesse d’un Bonjour, Milady essoufflé. Elle pivota pour les regarder passer avec un sourire amusé. — De nouvelles recrues pour la science, Mark ? — Pour notre entreprise. Martya a eu une idée de génie. Elle a fixé une prime pour les mouches évadées et a lancé tous les enfants des gardes sur leur trace. Un mark chacune, et dix pour la reine. Enrique est retourné au labo pour s’occuper de couper les gènes en quatre à plein temps, et moi je peux me consacrer aux problèmes financiers. Nous récupérons les mouches au rythme de deux ou trois à l’heure, nous devrions avoir terminé demain ou après-demain. Apparemment aucun des enfants n’a encore eu l’idée de se glisser dans le labo et de libérer des mouches Vorkosigan pour renouveler leur source de revenus. Il faudrait peut-être que j’envisage de mettre un cadenas sur cette ruche. La comtesse éclata de rire. — Allons, allons, Mark. Tu fais insulte à leur honneur. Ce sont les rejetons de nos gardes. — À leur âge, j’y aurais pensé. — S’il ne s’agissait pas des mouches de leur seigneur, rien ne dit qu’ils ne l’auraient pas fait… À propos d’insultes… je voulais te demander si tu avais entendu parler de cette basse calomnie qui court en ville à propos de Miles et de sa Mme Vorsoisson. — Je ne suis pratiquement pas sorti du labo ces derniers jours et Miles, pour je ne sais quelle raison, n’y vient pas souvent. Quelle basse calomnie ? Elle plissa les yeux, lui prit le bras, et l’entraîna lentement vers l’antichambre de la bibliothèque. — Illyan et Alys m’ont prise à part hier soir pendant la soirée chez les Vorinni et m’ont tout raconté par le menu. Ensuite, un peu plus tard, je me suis retrouvée coincée par deux autres personnes qui m’ont servi d’autres versions passablement embrouillées… En fait, l’une des deux cherchait à obtenir confirmation. L’autre semblait souhaiter que je raconte tout à Aral ; cette espèce de larve n’osait pas le lui dire en face. Il semble que la rumeur circule dans la capitale que Miles se serait débarrassé du mari d’Ekaterin pendant qu’il se trouvait sur Komarr. — Vous en savez plus là-dessus que moi, non ? — Tu t’en moques ? — Non, pas vraiment. D’après ce que j’ai cru comprendre entre les lignes, Ekaterin n’en parle pas beaucoup, ce Tienne Vorsoisson ne méritait pas la corde pour le pendre. — Est-ce que Miles t’a dit quelque chose qui… qui te laisse un doute sur la mort de Vorsoisson ? demanda-t-elle en s’asseyant à côté du grand miroir qui décorait le mur. — À vrai dire, non, admit Mark en prenant un fauteuil en face d’elle. Bien qu’il donne l’impression de se sentir coupable d’une certaine négligence. À mon avis, l’histoire aurait été beaucoup plus romantique s’il avait vraiment assassiné cet abruti pour l’amour de sa belle. Elle soupira, l’air songeur. — Parfois, Mark, malgré tout le travail de ta thérapeute Betane, j’ai bien peur que ton éducation jacksonienne ne transparaisse encore. — Pardon, dit-il en haussant les épaules sans paraître le moins du monde contrit. — Ton manque de sincérité me trouble. Je t’en prie, ne manifeste pas ces doutes devant Nikki. — Je suis peut-être jacksonien, mère, je ne suis pas complètement perdu pour la société. Elle hocha la tête, manifestement rassurée. Elle s’apprêtait à parler quand les doubles portes de la bibliothèque s’ouvrirent en grand pour laisser passer Miles qui raccompagnait Duv Galeni. Le commodore s’arrêta pour saluer courtoisement la comtesse. Il adressa à Mark un salut tout aussi courtois, mais beaucoup plus prudent, comme si ce dernier souffrait d’une horrible éruption cutanée que la politesse empêchait Galeni de commenter. Mark répondit sur le même registre. Duv ne s’attarda pas. Miles le raccompagna jusqu’à la porte et regagna la bibliothèque. Sa mère l’interpella, se leva, et le suivit à l’intérieur. Elle le coinça contre l’un des canapés à côté de la cheminée. Mark, ne sachant trop si elle en avait fini ou pas avec lui, l’avait suivie. — D’après Pym, ta Mme Vorsoisson est venue ici hier alors qu’Aral et moi étions sortis : Elle est venue et je l’ai manquée ! Piégé, Miles s’assit. — Il ne s’agissait pas vraiment d’une visite de courtoisie, et je n’aurais guère pu la retenir jusqu’à votre retour vers minuit. La comtesse lui coupa toute retraite en s’installant sur le canapé en face de lui. Mark s’assit à côté d’elle. — Tu as raison, mais quand serons-nous autorisés à la rencontrer ? Miles dévisagea sa mère d’un air inquiet. — Pas… pas pour l’instant. Si vous voulez bien. Nous sommes dans une situation… une situation un peu délicate en ce moment. — Délicate ? reprit la comtesse en écho. N’est-ce pas nettement mieux que de vomir une vie en ruine ? Une furtive lueur d’espoir brilla dans les yeux de Miles, mais il secoua la tête. — Pour l’instant, c’est difficile à dire. — Je comprends, mais uniquement parce que Simon et Alys nous ont tout expliqué hier soir. Puis-je te demander pourquoi nous avons dû apprendre cette horrible calomnie de leur bouche et non de la tienne ? Il esquissa une courbette d’excuse. — Pardonne-moi. Je ne l’ai apprise moi-même qu’avant-hier. Avec toutes vos activités sociales, nous ne nous sommes pas beaucoup vus ces derniers jours. — Tu gardes cela pour toi depuis deux jours ? J’aurais dû me demander d’où te venait cette soudaine fascination pour Sergyar lors de nos derniers repas ensemble. — Eh bien, je souhaitais sincèrement savoir comment s’était déroulée votre vie là-bas mais, surtout, j’attendais le résultat de l’enquête de la SecImp. La comtesse regarda en direction de la porte par laquelle Galeni venait de partir. — Ah, d’où la présence de Duv. — D’où la présence de Duv. S’il y avait eu une fuite au niveau de la Sécurité, eh bien, cela aurait été une tout autre histoire. — Et il n’y a pas eu de fuite ? — Apparemment, non. Il semble qu’il s’agisse d’une manipulation entièrement politique, montée dans des circonstances parfaitement fortuites par un petit groupe de comtes conservateurs et leurs affidés que j’ai récemment offensés. Et vice versa. J’ai décidé de régler cela de manière… de manière politique. À ma façon. En fait, Dono Vorrutyer et René Vorbretten ne devraient pas tarder. — Ah, des alliés. Bien. — La politique, c’est cela, du moins en partie, si j’ai bien compris. — C’est ton domaine à présent. Je te laisse le soin de t’en charger. Mais qu’en est-il de toi et de ton Ekaterin ? Vous allez réussir à encaisser ce coup de tabac tous les deux ? — Tous les trois. N’oublie pas Nikki. Je n’en sais encore rien. — J’ai pensé, dit la comtesse sans le quitter des yeux, que je devrais inviter Ekaterin et Kareen à prendre le thé. Entre femmes. Une onde d’inquiétude, pour ne pas dire de panique totale, traversa le visage de Miles. — Je… je… pas encore. Attends un peu. La comtesse parut déçue. — Pourquoi pas ? Quand, alors ? — Les parents de Kareen ne la laisseraient pas venir, non ? intervint Mark. Je veux dire… je crois qu’ils ont coupé le contact. Trente ans d’amitié détruits. Bien joué, Mark. Que puis-je faire de mieux ? Mettre le feu à la Résidence Vorkosigan ? Au moins, ça réglerait le problème de l’invasion des mouches à beurre. — Kou et Drou ? C’est vrai, ils m’évitent ! Je suis sûre qu’ils n’osent plus me regarder en face après le cirque le soir de notre retour. Mark ne savait trop comment prendre ces paroles, mais Miles ricana d’un air désabusé. — Elle me manque, dit Mark en serrant la couture de son pantalon. J’ai besoin d’elle. Nous devons présenter les dérivés du beurre de mouche à des acheteurs potentiels dans quelques jours. Je comptais sur elle. Je ne suis pas très bon vendeur. J’ai essayé. Les gens que j’approche semblent tous se retrouver à l’autre bout de la pièce abrités derrière des rangées de chaises. Quant à Martya, elle est… elle est trop directe. Kareen est extraordinaire. Elle est capable de vendre n’importe quoi à n’importe qui. Surtout aux hommes. On dirait qu’ils se roulent sur le dos les pattes en l’air en agitant la queue. C’est stupéfiant. Et puis, quand elle est là, j’arrive à rester calme, on peut me dire ce qu’on veut. Oh, je veux qu’elle revienne… Il laissa échapper les derniers mots comme une plainte étouffée. Miles regarda sa mère, puis Mark, et secoua la tête d’un air d’exaspération amusée. — Tu n’utilises pas au mieux les ressources barrayaranes. Tu as ici, à la maison, la plus efficace Baba de la planète, et tu n’as pas encore pensé à recourir à ses services. — Mais… qu’est-ce qu’elle pourrait faire ? Vu les circonstances ? — À Kou et à Drou ? Je préfère ne pas y penser, dit Miles en se caressant le menton. Leur passer de la pommade, les passer au rayon laser, ou l’inverse. Sa mère sourit, croisa les bras et contempla la bibliothèque d’un air songeur. — Mais… mère, bredouilla Mark, tu pourrais ? Tu accepterais ? Je n’ai pas osé te le demander après toutes ces choses que les gens se sont dites l’autre soir, mais je désespère. Je me désespère désespérément. — Je ne voulais pas m’en mêler sans y être invitée, lui dit la comtesse en le gratifiant d’un éclatant sourire d’encouragement. Mark réfléchit. Il articula deux fois pour s’entraîner les mots si peu familiers, se passa la langue sur les lèvres, prit une profonde inspiration et se lança : — Tu voudrais bien m’aider ? — Bien sûr, Mark, avec joie. Je crois que ce qu’il faut, c’est qu’on s’asseye tous ensemble ici, dans la bibliothèque, tous les cinq, toi, moi, Kareen, Kou et Drou, et qu’on discute. La vision de cette réunion le remplit d’un début de terreur, mais il empoigna ses genoux et hocha la tête. — Oui, mais… mais c’est toi qui parleras, d’accord ? — Tout se passera bien, lui assura-t-elle. — Mais comment réussirez-vous à les faire venir ici ? — Je crois que tu peux me faire confiance. Mark jeta un coup d’œil à son frère dont le sourire ironique ne laissait guère de place au doute, lui faisait confiance à sa mère. Pym apparut soudain à la porte de la bibliothèque. — Pardonnez-moi de vous interrompre, Milady, Monseigneur, le comte Vorbretten vient d’arriver. Miles se leva d’un bond et fit rapidement le tour de la longue table pour rassembler ses documents, ses notes et ses transparents. — Conduis-le directement dans mes appartements et dit à Ma Kosti de lancer le mouvement. Mark sauta sur l’occasion. — Oh, Pym, j’aurai besoin de la voiture et d’un chauffeur dans, disons… dix minutes. — Je m’en occupe, Monseigneur. Pym partit remplir ses obligations et Miles, l’air décidé, un paquet de documents sous le bras, s’élança derrière lui. Mark interrogea la comtesse du regard. — File à ton rendez-vous et passe à mon bureau pour tout me raconter en rentrant. Elle semblait réellement intéressée et, pris d’un soudain accès d’optimisme, il lui proposa : — Tu penses que vous pourriez investir vous aussi ? — Nous en reparlerons. Elle le regarda avec une joie manifeste et lui adressa un sourire sincère, comme peu de personnes dans l’univers en étaient capables. Secrètement réconforté, il partit dans le sillage de Miles. Le garde de la SecImp fit entrer Ivan dans l’enceinte de la Résidence Vorkosigan, puis regagna sa guérite pour répondre à un appel sur son bracelet de com. Les grandes grilles métalliques s’ouvrirent et Ivan dut s’écarter pour laisser passer la limo blindée rutilante qui sortait. Il caressa un bref instant l’espoir d’avoir manqué Miles, mais la silhouette floue qui lui fit signe au travers de la vitre arrière du cockpit lui parut trop rondouillarde. Ce n’était que Mark. Pym conduisit Ivan dans les appartements de Miles où il découvrit le comte René Vorbretten installé près de la baie vitrée en compagnie de son cousin efflanqué. — Oh, pardon, je… je ne savais pas que tu étais occupé. Hélas, il était trop tard pour battre en retraite. Miles, surpris, se tourna vers lui, réprima un mouvement de mauvaise humeur, soupira, et lui fit signe d’entrer. — Bonjour, Ivan. Qu’est-ce qui t’amène ? — Mère m’a chargé de cette note. Pourquoi elle n’a pas voulu l’envoyer par la console de com, je l’ignore, mais je n’allais pas laisser passer une occasion de m’évader. Il sortit une épaisse enveloppe fermée du sceau de Lady Alys. — T’évader ? demanda René, amusé. Je croyais que tu avais un des boulots les plus peinards de Vorbarr Sultana par les temps qui courent. — Ah ! Tu le veux ? Imagine, tu travailles dans un bureau au milieu d’un troupeau de futures belles-mères à cran. Chacune d’elles est un vrai dragon. Je me demande où Mama a réussi à en trouver autant. En général, on n’en rencontre qu’une à la fois, entourée d’une famille prête à être terrorisée. Les avoir toutes ensemble sur le dos, ce n'est pas juste. Il tira une chaise entre Miles et René et s’assit sur une fesse pour bien montrer qu’il ne resterait pas longtemps. — Mon régiment marche sur la tête : vingt-trois adjudants et un seul homme du rang, moi. Je veux retourner au service opérationnel. Là au moins les officiers ne préfacent pas chacun de leurs ordres débiles d’un, Ivan, mon chéri, tu veux être un amour et… Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour entendre une belle voix virile beugler, Vorpatril ! Et surtout pour que la voix n’appartienne pas à Lady Vorinnis. Miles sourit et entreprit d’ouvrir l’enveloppe, mais il s’arrêta en entendant des bruits de pas dans le hall. Pym accueillait de nouveaux visiteurs. — Ah, bien, juste au bon moment. Au grand désespoir d’Ivan, les visiteurs que Pym cornaqua jusqu’à la bibliothèque étaient Lord Dono, Byerly Vorrutyer et Szabo. Ils le saluèrent avec un enthousiasme tout relatif. Dono serra la main de René avec cordialité et s’installa à la table basse en face de Miles. Byerly s’appuya sur le dossier du fauteuil de Dono et attendit. Szabo choisit une chaise semblable à celle d’Ivan et s’assit un peu en retrait, les bras croisés. — Excusez-moi, dit Miles en terminant d’ouvrir l’enveloppe. (Il en sortit la note de Lady Alys, y jeta un coup d’œil et sourit.) Messieurs, voici ce qu’écrit ma tante Alys : — Mon cher Miles, formules de politesse classiques, dis à tes amis que la comtesse Vorsmythe nous assure que René peut compter sur le vote de son époux. Ce sera un peu plus difficile pour Dono, mais la perspective qu’il apporte un soutien solide au parti progressiste peut s’avérer fructueuse. Lady Mary Vorville nous apporte également de bonnes nouvelles pour René dans la mesure où son défunt père entretenait des liens de camaraderie militaire étroits avec son propre père, le comte Vorville. J’avais cru qu’il serait indélicat de tenter de convaincre la comtesse Vorpinski de voter pour Dono, mais elle m’a surprise en approuvant avec enthousiasme la transformation de Lady Donna. Lord Dono étouffa un rire et Miles s’arrêta pour l’interroger du regard. — Le comte, à l’époque Lord Vorpinski, et moi, avons été fort bons amis pendant un certain temps, expliqua Dono avec un petit sourire narquois. Après toi, Ivan. Je crois que tu étais parti travailler à l’Ambassade sur Terre. Au grand soulagement d’Ivan, Miles s’abstint de demander des explications supplémentaires et se contenta de hocher la tête avant de reprendre sa lecture en imitant la diction de Lady Alys. — Une visite de Dono en personne pour convaincre la comtesse de la réalité de sa transformation et de l’improbabilité, improbabilité soulignée, d’une transformation dans l’autre sens au cas où Lord Dono obtiendrait le titre, pourrait se révéler bénéfique. D’après Lady Vortugalov, il y a peu d’espoir que René ou Dono recueillent le vote de son beau-père. Toutefois, ah, écoutez ça, elle a reculé de deux jours la naissance du premier petit-fils du comte afin qu’elle coïncide avec le jour des votes, et elle l’a invité à assister à l’ouverture du réplicateur. Lord Vortugalov sera lui aussi présent, bien sûr. Lady Vortugalov ajoute également que l’épouse du suppléant du comte au Conseil meurt d’envie de recevoir une invitation pour le mariage. Je vais faire passer une de celles qui restent à Lady Vort. Le suppléant du comte ne votera pas contre les instructions de son Seigneur, mais il n’est pas impossible qu’il arrive très en retard ce jour-là. Cela ne fera pas un plus pour toi, mais ça peut faire un moins inattendu pour Richard et Sigur. René et Dono se mirent à griffonner des notes. — Le vieux Vorhalas a beaucoup de sympathie pour René, mais il ne votera pas contre les intérêts du parti conservateur. Comme l’honnêteté rigide de Vorhalas n’a d’égale que la rigidité de ses structures mentales, je crains que Dono ne doive faire le deuil de sa voix. Vortaine aussi est un cas désespéré. Économise ton énergie. Toutefois, je sais de source sûre que son différend frontalier avec son voisin, le comte Vorvolynkin, est au point mort et que l’acrimonie et la rancœur grandissent entre les deux familles. Normalement je n’aurais pas pensé qu’il fût possible de détacher le comte Vorvolynkin du clan conservateur, mais un mot glissé dans son oreille par sa chère belle-fille, Lady Louisa, suggérant qu’un vote en faveur de René et de Dono ennuierait considérablement, souligné, son adversaire a donné des résultats étonnants. Tu peux raisonnablement l’ajouter à ta liste. — Voilà un plus inespéré, dit joyeusement René en griffonnant de plus belle. Miles tourna la page et continua sa lecture. — Simon m’a rapporté la conduite honteuse de… bien, bien, ça ne vous concerne pas, bien… et de très mauvais goût, souligné, merci, Lady Alys… Pour finir, ma chère amie la comtesse Vorinnis m’a assuré que le vote de son district était acquis à tes deux amis. Avec toute mon affection, ta tante Alys. P-S. Cette affaire ne doit en aucun cas être réglée de manière hâtive et désordonnée au dernier moment. Nous souhaitons qu’un terme soit mis rapidement à la confusion afin de faire parvenir les invitations aux bonnes personnes, et ce, dans le respect des convenances. N’hésite pas à utiliser les services d’Ivan si cela peut permettre une résolution plus satisfaisante des problèmes. — Quoi ? Tu l’inventes, ça ! Fais voir. Miles leva la note vers Ivan avec un sourire narquois. Celui-ci se pencha par-dessus l’épaule de son cousin pour lire le post-scriptum et découvrit l’écriture impeccable de sa mère. Et merde ! — Richard Vorrutyer était assis juste là, dit Miles en montrant le fauteuil de René, et il m’a informé que Lady Alys ne détenait aucun vote au Conseil. Le fait qu’elle a passé plus de temps sur la scène politique de Vorbarr Sultana que nous tous réunis semble lui avoir échappé. Dommage pour lui. À ce moment, Pym réapparut en poussant un chariot. — Messieurs, puis-je vous offrir quelque chose ? proposa Miles. Ivan retrouva le sourire, mais grande fut sa déception en découvrant que le garde n’apportait que du thé, du café, et un plateau de douceurs préparées par Ma Kosti qui ressemblait à une mosaïque décorative. — On ne pourrait pas avoir du vin, ou de la bière, à la rigueur ? — À cette heure-ci ? dit René. — J’ai déjà eu une longue journée, vraiment, se lamenta Ivan. — Tenez, cela va vous redonner des forces, Monseigneur, dit Pym en lui tendant une tassé de café qu’il prit à contrecœur. — Lorsque mon grand-père tenait des réunions politiques dans cette même pièce, je savais toujours s’il complotait avec des alliés ou négociait avec des adversaires, leur expliqua Miles. Quand il travaillait avec des amis, il servait du thé et du café, et tout le monde restait lucide. Pour les autres, il faisait apporter quantité de boissons alcoolisées. Il commençait toujours avec du bon. Plus tard, la qualité baissait, mais ses visiteurs n’étaient plus alors en état de s’en rendre compte. C’était toujours quand on apportait le chariot avec les vins que je me glissais dans la pièce, parce que si je restais tranquille, les gens risquaient moins de me remarquer et de me chasser. Ivan approcha sa chaise du chariot et Byerly en fit autant de l’autre côté. Les autres invités acceptèrent les tasses que leur tendit Pym et y trempèrent leurs lèvres. Miles défroissa sur son genou un ordre du jour griffonné à la main. — Point numéro un. René, Dono, est-ce que le Lord Gardien du Cercle a fixé l’heure et l’ordre de vos deux affaires ? — L’une derrière l’autre, répondit René. La mienne d’abord. J’avoue que je serai content d’en avoir fini le plus tôt possible. — C’est parfait, dit Miles, mais pas pour la raison que tu crois. René, une fois ton affaire appelée, tu devrais céder la place dans le Cercle à Lord Dono qui lui devrait te la rendre dès son vote terminé. Vous comprenez pourquoi, bien sûr ? — Oh, oui, dit René, excuse-moi, où avais-je la tête ? — Pas… pas vraiment, dit Dono. — Si vous devenez comte Vorrutyer, Dono, vous pouvez aussitôt vous retourner et déposer le vote du district Vorrutyer dans le sac de René. Par contre, si René passe en premier, le siège du district Vorrutyer restera vide et son vote sera blanc. Et si René perd, disons d’une voix, vous perdrez aussi la voix des Vorbretten au moment du vote sur votre cas. — Ah, oui ! Et vous pensez que nos adversaires vont faire le même calcul ? D’où l’intérêt du changement de dernière minute. — Exactement. — Vous croyez qu’ils vont anticiper le changement ? demanda Dono, un peu inquiet. — Autant que je sache, ils ne sont pas vraiment au courant de notre alliance, lança Byerly en esquissant une courbette légèrement moqueuse. — Combien de temps vont-ils l’ignorer ? lança Ivan. Comment pouvons-nous être certains que tu ne vas pas aller directement raconter à Richard tout ce que tu as vu ici ? — J’en suis certain, dit Dono. — Ouais ? Il se peut que tu en sois certain, mais pas moi. — Espérons que Richard partagera tes doutes, ricana Byerly. Ivan secoua la tête et goba un beignet de crevettes croustillant qui sembla fondre dans sa bouche, et qu’il fit descendre avec une gorgée de café. Miles se baissa et sortit de dessous sa chaise une pile de grands transparents. Il tendit les deux du dessus à René et à Dono. — J’ai toujours eu envie d’essayer ces trucs. Je les ai récupérés au grenier hier soir. C’était l’une des armes tactiques de mon grand-père. Je crois qu’il tenait l’astuce de son père. Je suppose que je pourrais concevoir un logiciel sur la console pour faire la même chose. C’est le plan d’occupation des sièges dans la chambre du Conseil. Lord Dono leva le sien à la lumière : deux rangées de carrés vides en demi-cercle. — Les sièges ne portent pas de nom. — Si on utilise ce genre de plan, dit Miles en en tendant d’autres, on est censé savoir. Ramenez-les chez vous, complétez-les et mémorisez-les. — Excellent, dit Dono. — L’idée, c’est de s’en servir pour comparer deux votes serrés sur le même sujet. On attribue une couleur-code à chaque district, ensuite on décide, disons rouge pour non, vert pour oui, et blanc pour inconnu ou incertain. Après il suffit de superposer les deux plans. Là où on se retrouve avec deux rouges ou deux verts, on laisse, soit c’est gagné, soit on ne peut rien changer. Il faut concentrer ses efforts sur les districts qui affichent un blanc et une couleur, ou bien un rouge et un vert. — Ah, dit René en se penchant sur la table pour prendre deux crayons et commencer à colorier, comme c’est simple. C’est ce que j’ai toujours essayé de faire dans ma tête. — Quand on parle de trois ou cinq votes, multipliés par soixante personnes, ça fait trop pour une tête. Dono, avec une moue songeuse, remplit une douzaine de carrés, puis s’approcha de René pour copier le reste des noms et des emplacements. Il remarqua que celui-ci remplissait chaque carré très méticuleusement, alors que lui gribouillait à grands traits rapides. Quand ils eurent terminé, ils placèrent les deux transparents l’un au-dessus de l’autre. — Mon Dieu, s’exclama Dono, ça saute aux yeux, dites. Ils entreprirent de composer la liste des hommes à courtiser et les voix se firent murmures. Ivan fit tomber les miettes de beignets de son pantalon d’uniforme, Byerly s’activa pour suggérer une ou deux corrections dans la répartition des couleurs en fonction d’impressions recueillies, oh, tout à fait par hasard, durant ses séjours en la compagnie de Richard. Ivan tendit le cou pour compter les verts et les doubles verts. — Vous n’y êtes pas encore. Quel que soit le nombre de voix que Richard et Sigur obtiendront, et quel que soit le nombre de leurs supporters que vous parviendrez à empêcher de venir le jour du scrutin, vous devrez quand même avoir trente et une voix en votre faveur, sinon vous n’aurez pas vos districts. — On y travaille, Ivan, dit Miles. À son regard brillant et à son air dangereusement enthousiaste, Ivan se rendit compte que son cousin était lancé à fond. Miles adorait ce genre de situation. Ivan se demanda si Illyan et Gregor ne regretteraient pas un jour amèrement de l’avoir arraché à ses chères opérations occultes pour le ramener ici. Non, non, la question était, Dans combien de temps regretteraient-ils ? Au grand désespoir d’Ivan qui espérait qu’il les oublierait, le pouce de Miles glissa pour s’arrêter sur deux cases blanches. — Le comte Vorpatril, ah, ah, ah. — Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Falco Vorpatril et moi ne sommes pas copains. En fait, la dernière fois que j’ai vu le patriarche, il m’a dit que j’étais un bon à rien et que je faisais le désespoir de ma mère et de tous ces vieux schnocks de Vorpatril. Enfin, il n’a pas dit, vieux schnocks, il a dit, bien-pensants. Ça revient au même. — Oh, Falco, tu l’amuserais plutôt, dit Miles. Tu n’auras aucun mal à obtenir un rendez-vous pour Dono. Et pendant que tu y seras, tu pourras glisser un mot pour René. Je savais que je n’y échapperai pas. — J’aurais déjà dû essuyer assez de plaisanteries si je lui avais présenté Donna comme ma fiancée… Alors lui présenter Lord Dono en tant que futur collègue… Il n’a jamais trop apprécié les Vorrutyer. Ivan frissonna et dévisagea le barbu en face de lui qui lui rendit son regard en retroussant les lèvres. — Fiancée, Ivan ? Je ne savais pas. — Eh bien, on dirait que j’ai raté l’occasion, non ? — Oui. Pendant ces cinq années où j’ai moisi au fin fond du district. J’étais là. Et toi, où étais-tu ? Dono étouffa la protestation d’Ivan d’un mouvement du menton. L’éclair d’amertume qu’il perçut dans les yeux marron fit tressaillir Ivan. Dono perçut son malaise et sourit, un sourire lent et plutôt mauvais. — C’est vrai, Ivan, toute cette histoire, c’est entièrement ta faute. Tu es trop lent à la détente. Ivan accusa le coup. Putain, cette femme, cet homme, me connaît trop bien. — De toute façon, puisque le choix sera entre Richard et moi, Falco se retrouve avec un Vorrutyer. Le tout sera de savoir lequel. — Et je te crois capable de souligner tous les défauts de Richard, dit doucement Miles. — Ce n’est pas à moi de le faire. Les officiers en activité ne sont pas censés s’impliquer dans les affaires politiques. Voilà. Il croisa les bras et se drapa dans sa dignité. Miles lui montra la lettre de sa mère. — Mais tu disposes d’un ordre de ton supérieur hiérarchique, un ordre écrit, de surcroît. — Miles, si tu ne brûles pas cette foutue lettre après notre réunion, tu as perdu la tête ! C’est de la dynamite, ça m’étonne qu’elle ne t’ait pas explosé au nez en s’autodétruisant. Écrite à la main, délivrée en main propre, pas de copie électronique, l’ordre de destruction va de soi. — Ivan, tu veux m’apprendre mon boulot ? — Je refuse tout net de m’engager plus avant dans cette histoire. J’ai dit à Dono que l’amener à ton dîner serait la dernière chose que je ferais pour lui. Je m’en tiens à ma parole. Miles le regarda dans les yeux. Ivan s’agita, mal à l’aise. Il espérait que son cousin ne penserait pas à appeler la Résidence pour demander confirmation. Il lui semblait moins dangereux de résister à sa mère in abstentia que face à face. Il prit un air renfrogné, se cala sur sa chaise, et attendit avec une certaine curiosité ce que Miles allait trouver dans le genre chantage, corruption ou bras de fer, pour lui imposer sa volonté. Escorter Dono chez Falco Vorpatril serait tellement embarrassant. Il envisageait de se présenter comme un témoin totalement désintéressé quand Miles lança : — Très bien. Poursuivons. — J’ai dit non ! hurla Ivan. Miles leva les yeux vers lui, feignant la surprise. — Je t’ai entendu. Parfait. Tu n’es plus dans le coup. Je ne te demanderai plus rien. Détends-toi. Ivan poussa un soupir de soulagement et non, il s’en persuada, de déception. Et certainement pas d’inquiétude. Mais… mais… mais cet infâme petit salaud a besoin de moi pour sauver ses fesses… — Poursuivons, reprit Miles. Nous en arrivons au chapitre des coups tordus. Ivan lui lança un regard horrifié. Dix ans comme spécialiste des opérations occultes de la SecImp… — Non, Miles, ne fais pas ça ! — Ne fais pas quoi ? — Ce que tu as en tête. Ne le fais pas. Je ne veux rien avoir à faire dans tout ça. — Ce que je m’apprêtais à dire, c’est que, comme nous sommes du côté de la vérité et de la justice, nous n’avons pas besoin de nous abaisser et d’avoir recours, disons, à la corruption, à l’assassinat, ou à d’autres formes plus douces de pressions physiques, ni… voyons, au chantage. En plus, avec ce genre de procédés, on risque des retours de bâton. Par contre, nous devons surveiller que nos adversaires n’y aient pas recours. Pour commencer, mettre tous nos gardes en état d’alerte maximum, nous assurer que nos véhicules sont à l’abri de tout sabotage, et que nous avons tous un itinéraire de repli et un moyen de transport de secours pour nous rendre à Vorhartung Castle le matin du vote. Aussi trouver des hommes de confiance pour éviter qu’un quelconque événement inattendu n’empêche l’arrivée de nos supporters. — Si nous ne nous abaissons pas, comment appelles-tu le tour de passe-passe avec les Vortugalov et le réplicateur utérin ? demanda Ivan, indigné. — Un coup de pouce totalement inespéré du destin, répondit tranquillement Miles. — Donc, si on ne peut pas remonter jusqu’à nous, ce n’est pas un coup tordu ? — Exact. Tu apprends vite. Grand-père aurait été… surpris. Tout cela semblait laisser Dono songeur. Il se renversa en arrière en caressant sa barbe noire. Son léger sourire glaça Ivan. Miles porta son regard vers l’autre Vorrutyer. Byerly grignotait un canapé tout en écoutant ou en somnolant, difficile de savoir ce que signifiaient ses yeux mi-clos. Il les ouvrit et sourit quand Miles l’interrogea. — Byerly, as-tu entendu quelque chose que nous devrions savoir sur ce sujet quant aux intentions de Richard ou de Vormoncrief ? — Pour l’instant, ils semblent se cantonner à une campagne classique. Je crois qu’ils ne se sont pas encore rendu compte que nous étions sur leurs talons. René Vorbretten le considéra d’un air dubitatif. — Vraiment ? Pas d’après mes comptes. Et puis quand ils s’en rendront compte, je parie que Boris Vormoncrief finira par s’en apercevoir, comment pensez-vous qu’ils vont réagir ? — Le comte Vormoncrief est un vieux croûton. Que les choses tournent d’une manière ou d’une autre, il sera encore là pour le vote suivant. Et le suivant, et celui d’après. Il est loin d’être indifférent au sort de Sigur, mais je ne crois pas qu’il soit prêt à franchir la ligne pour le défendre. Quant à Richard… eh bien, ce vote représente tout pour lui à présent, non ? Ça l’a mis en rage d’être obligé de se battre pour le gagner. Richard, c’est un chien enragé, de plus en plus enragé. L’image ne sembla pas déranger Byerly, en fait, il parut même en tirer une vague jouissance. — Bon, tiens-nous au courant s’il se passe quelque chose, dit Miles. Byerly porta la main à son cœur dans un geste théâtral. — J’adore servir. Miles leva les yeux et son regard transperça Byerly. Ivan se demanda si cette récupération ironique de la vieille devise de la SecImp passerait facilement devant quelqu’un qui avait versé tant de sang au service de l’Empereur. Il frémit en anticipant l’affrontement si Miles décidait de punir Byerly pour cette petite impertinence mais, à son grand soulagement, son cousin ne releva pas. Ils consacrèrent encore quelques minutes à sélectionner les comtes qu’il fallait convaincre, puis se séparèrent. 15 Ekaterin attendit sur le trottoir en tenant Nikki par la main le temps que son oncle serre sa femme dans ses bras pour lui dire au revoir et que le chauffeur charge sa valise à l’arrière de la limo. Après l’audience où ils se rendaient, Oncle Vorthys gagnerait directement le spatioport afin de prendre un courrier rapide qui l’emmènerait sur Komarr pour régler ce qu’il avait appelé quelques petits problèmes techniques. Ce voyage était sans doute l’aboutissement des longues heures passées récemment à l’Institut Impérial des Sciences. En tout cas, il n’avait pas semblé prendre la Professora par surprise. Ekaterin méditait sur le goût prononcé de Miles pour l’euphémisme et la litote. Elle avait failli s’évanouir la veille au soir quand son oncle les avait fait asseoir, Nikki et elle, pour leur apprendre qui était l’homme d’autorité de Miles, celui qui serait capable de parler à Nikki parce que lui aussi avait perdu son père lorsqu’il était enfant. Gregor, le futur Empereur, n’avait pas encore cinq ans quand le vaillant prince héritier Serg avait été réduit en miettes sur l’orbite d’Escobar au cours de la retraite qui avait clos cette malheureuse aventure militaire. À vrai dire, elle était heureuse qu’on ne lui ait rien dit plus tôt, sinon elle se serait rongé les sangs. Elle se rendait bien compte que la main qui tenait celle de Nikki était un peu moite et un peu froide, mais son fils calquerait sa conduite sur la sienne, il fallait qu’elle ait l’air calme, pour son bien à lui. Tous finirent par s’entasser dans le compartiment arrière et firent signe au revoir à la Professera tandis que la voiture s’éloignait. Elle s’aperçut que son œil devenait plus exercé. La première fois qu’elle avait voyagé dans la voiture de fonction que l’Impérium mettait à la disposition de son oncle, elle n’avait pas compris que la conduite coulée était dictée par l’épaisseur du blindage, ni que le jeune chauffeur attentionné était plus SecImp que nature. En dépit de tous ses efforts pour se débarrasser du carcan Haut Vor, son oncle évoluait dans les mêmes cercles privilégiés que ceux que fréquentait Miles. Seulement ce dernier y avait baigné toute sa vie et s’y trouvait comme un poisson dans l’eau, alors que son oncle, avec sa formation d’ingénieur, jaugeait les hommes selon d’autres critères. Il regarda Nikki avec tendresse et lui caressa la main. — N’aie pas peur. Gregor est un gentil garçon. Tout ira bien et nous serons là avec toi. Nikki hocha la tête, visiblement peu convaincu. Ekaterin se dit que s’il avait l’air si pâle, c’était à cause de son costume noir, son seul et unique costume convenable qu’il avait porté pour la dernière fois à l’enterrement de son père, désagréable ironie du sort qu’elle s’efforça d’ignorer. Elle avait renoncé à porter sa robe des funérailles. Son ensemble noir et gris de tous les jours commençait à fatiguer, mais il faudrait qu’il fasse l’affaire. Au moins était-il propre et repassé. Elle avait tiré ses cheveux en arrière et les avait tressés en une natte qui lui descendait sur le cou. Elle toucha pour se rassurer le petit pendentif de Barrayar caché sous son chemisier noir à col officier. — Toi non plus, n’aie pas peur, ajouta son oncle. Elle lui adressa un triste petit sourire. Le trajet depuis le quartier de l’Université jusqu’à la Résidence Impériale était très court. Les gardes les contrôlèrent et leur laissèrent franchir les lourdes grilles métalliques. La Résidence était un vaste bâtiment en pierre, de plusieurs fois la taille de la Résidence Vorkosigan, haut de trois étages, et construit plus de deux siècles et plusieurs écoles d’architecture auparavant en forme de carré creux quelque peu irrégulier. Ils s’arrêtèrent sous un portique à l’extrémité est. Une sorte d’officier d’ordonnance en tenue Vorbarra les accueillit et les conduisit à l’aile nord en empruntant deux interminables couloirs sonores. Nikki et Ekaterin écarquillaient les yeux, le fils ouvertement, la mère plus discrètement. Oncle Vorthys paraissait indifférent à ce décor de musée. Il avait parcouru ces couloirs des douzaines de fois pour délivrer ses rapports à celui qui régnait sur trois mondes. Miles avait vécu ici jusqu’à l’âge de six ans. Le lourd poids de l’histoire l’avait-il oppressé, ou avait-il considéré la Résidence comme son terrain de jeu ? Une seule réponse. L’officier en uniforme les fit entrer dans un bureau aménagé avec goût, de la taille, ou presque, d’un étage complet de la maison du Professeur. Ils aperçurent une silhouette vaguement familière, appuyée les bras croisées contre une imposante table de travail sur laquelle trônait une console de com. L’Empereur Gregor Vorbarra, mince, brun, le visage étroit, était plutôt beau garçon malgré son air grave d’intellectuel cérébral. Ekaterin se dit que les portraits holovid ne l’avantageaient guère. Il portait un costume bleu marine. Seule une fine ganse sur la couture de son pantalon et de sa tunique à col officier suggérait la tenue militaire. Miles se tenait debout en face de lui, vêtu de son habituel costume gris que sa position, pieds écartés et mains enfoncées dans les poches, rendait un peu moins impeccable. Il s’interrompit au milieu d’une phrase, les lèvres entrouvertes, et scruta d’un air inquiet le visage d’Ekaterin quand elle entra. Il adressa un discret signe de tête à son collègue Auditeur pour l’encourager à parler. Le Professeur n’en avait nul besoin. — Sire, permettez-moi de vous présenter ma nièce, Mme Ekaterin Vorsoisson, et son fils, Nikolai Vorsoisson. Ekaterin se vit épargner l’épreuve de la révérence par Gregor qui s’avança, lui prit la main, et la lui serra comme il l’aurait fait pour l’un de ses pairs. — Madame, je suis honoré. Il se tourna ensuite vers Nikki et lui serra également la main. — Bienvenue, Nikki. Je suis désolé que notre première rencontre soit placée sous le signe de cette triste histoire, mais je suis certain qu’elle sera suivie de beaucoup d’autres dans des circonstances plus heureuses. Il parlait d’un ton parfaitement naturel, ni raide ni paternaliste. Nikki réussit à lui serrer la main en adulte, en roulant des yeux ronds. Ekaterin avait rencontré quelques hommes puissants dans le passé. Ils l’avaient rendue transparente, ou ne l’avaient pas vue, ou l’avaient considérée avec le même intérêt esthétique que celui qu’elle accordait aux meubles du couloir. Gregor la regarda droit dans les yeux et elle eut l’impression que son regard lui transperçait le cerveau. C’était à la fois profondément dérangeant et curieusement réconfortant. Il leur montra des canapés et des fauteuils en cuir à l’autre bout de la pièce, et les invita à s’asseoir. Les hautes fenêtres donnaient sur un jardin en terrasse regorgeant de plantes en pleine floraison estivale. Ekaterin s’assit dos au jardin, Nikki à ses côtés. La douce lumière du nord éclaira le visage de leur hôte lorsqu’il s’installa dans un fauteuil en face d’eux. Oncle Vorthys prit place entre sa nièce et l’Empereur, et Miles se posta un peu à l’écart sur une chaise à dossier droit. Les bras croisés, il semblait parfaitement détendu. Elle n’aurait su dire comment elle parvint à lire la tension et la nervosité sous le masque. Un masque de verre… Gregor se pencha en avant. — Nikki, Lord Vorkosigan m’a demandé de te rencontrer à cause des rumeurs terribles qui se répandent à propos de la mort de ton père. Au vu des circonstances, ta mère et ton oncle aussi ont pensé que ce serait utile. — Attention, intervint Oncle Vorthys, je n’aurais pas accepté d’entraîner ce pauvre gamin dans toute cette histoire sans les bavardages de ces crétins. Gregor hocha la tête en signe d’assentiment. — Un mot en préambule… pour commencer. Je dois t’avertir, tu n’en as peut-être pas conscience, Nikki, mais chez ton oncle tu vis sous protection. À sa demande, elle est aussi limitée et discrète que possible. Elle n’a été renforcée qu’à deux reprises ces trois dernières années, lors de crises particulièrement difficiles comme celle-ci. — Tante Vorthys nous a montré les images de la vid extérieure, hasarda Nikki. — Ce n’est qu’une partie du dispositif, dit Oncle Vorthys. La plus petite, s’il fallait en croire l’officier de la SecImp en civil qui avait poliment informé Ekaterin le lendemain de son arrivée. — Toutes les consoles de com sont sécurisées, précisa Gregor. Ses deux véhicules sont dans des garages gardés. L’intrusion d’une personne non autorisée déclencherait l’arrivée de la SecImp dans les deux minutes. Nikki écarquilla les yeux. — Dans ces conditions, on se demande comment Vormoncrief a pu entrer, ne put s’empêcher de murmurer Ekaterin. — Votre oncle ne souhaite pas que tous ses visiteurs soient fouillés par la SecImp, et Vormoncrief était sur la liste des personnes connues à cause de ses précédentes visites. Par contre, si nous poursuivons cette conversation, nous serons obligés de franchir la ligne invisible entre une sécurité minimum et une sécurité renforcée. Tant que tu habiteras chez ton oncle, ou si… tu venais un jour habiter chez Lord Vorkosigan, tu ne verrais pas la différence. Mais le moindre voyage sur Barrayar devra recevoir le feu vert d’un officier de sécurité, et tes voyages hors de la planète seront limités. La liste des écoles où tu pourras aller deviendra soudain plus courte, les écoles plus sélectes et, j’en suis désolé, plus chères. Le bon côté, c’est que tu n’auras plus à craindre de rencontrer de criminels à la petite semaine. Le mauvais, c’est que les kidnappeurs éventuels qui réussiraient à passer entre les mailles du filet seraient forcément des professionnels très dangereux. — Miles n’a pas parlé de tout cela, dit Ekaterin en retenant son souffle. — Il n’y a même pas pensé. Il a presque toujours vécu sous ce genre d’écran de sécurité. Est-ce qu’un poisson fait attention à l’eau ? Elle jeta un coup d’œil à Miles. Il avait une expression bizarre sur le visage, comme s’il venait de rebondir sur un mur de force dont il ignorait l’existence. Nikki bondit sur la seule chose qui l’intéressât dans cette longue liste de contraintes. — Mes voyages hors de la planète, mais… mais je veux être pilote de saut. — D’ici à ce que tu sois en âge de commencer à étudier pour devenir pilote de saut, j’imagine que la situation aura changé, dit Gregor. Ce que je t’ai dit ne concerne que les deux ou trois prochaines années. Veux-tu toujours que nous continuions ? Il ne s’était pas adressé à elle, il s’était adressé à Nikki. Elle retint sa respiration, luttant contre l’envie de lui souffler sa réponse. Il se lécha les lèvres. — Oui, je veux savoir. — Je dois t’avertir d’autre chose. Tu ne repartiras pas d’ici avec moins de questions que tu n’en as pour l’instant. Tu les auras seulement échangées contre d’autres. Tout ce que je te dirai sera vrai, mais je ne te dirai pas tout. Quand j’aurai terminé, tu auras atteint la limite de ce que tu peux savoir aujourd’hui, à la fois pour ta propre sécurité et pour celle de l’Impérium. Tu veux toujours continuer ? Nikki hocha la tête d’un air abasourdi. Il était fasciné par cet homme au regard intense. Ekaterin ne l’était pas moins. — Dernière chose. Nos devoirs, à nous Vor, nous incombent parfois à un âge trop précoce. Ce que je m’apprête à te révéler va t’imposer de garder un secret qui serait dur à porter pour un adulte, même si ta mère, ton oncle et ta tante seront là pour te soutenir. Toutefois, pour la première fois de ta vie sans doute, tu vas devoir donner ta parole pour de bon. T’en sens-tu capable ? — Oui, murmura Nikki. — Alors vas-y. — Je jure sur mon nom… Le gamin hésita, scrutant avec inquiétude le visage de Gregor, qui le guida dans ses paroles : — De ne jamais révéler le secret de cette conversation. — De ne jamais révéler le secret de cette conversation, répéta docilement l’enfant. Gregor se cala sur son siège, visiblement satisfait. — Très bien. Je vais être aussi clair que possible. Lorsque Lord Vorkosigan s’est rendu à la station expérimentale avec ton père, cette nuit-là, ils ont surpris des voleurs qui ont ouvert le feu sur eux avec un neutraliseur. Les voleurs se sont enfuis après les avoir enchaînés inconscients à une balustrade à l’extérieur de la station. Malgré tous leurs efforts, ni l’un ni l’autre n’a eu la force de briser ses chaînes. Nikki glissa un regard en direction de Miles, moitié moins grand que Tienne, à peine plus grand que lui, en fait. Ekaterin avait l’impression de voir les engrenages tourner dans sa tête. Si son père, tellement plus fort que Miles, n’avait pas réussi à se libérer, comment reprocher à celui-ci de n’y être pas parvenu davantage ? — Les voleurs ne souhaitaient pas la mort de ton père. Ils ne savaient pas que ses réservoirs d’oxygène étaient presque vides. Personne ne le savait, l’interrogatoire au thiopenta l’a confirmé. Le mot précis dans ce cas-là n’est pas meurtre, mais homicide. Nikki était blême, mais pas encore au bord des larmes. Il osa dire : — Et… et Lord Vorkosigan n’a pas pu partager son masque parce qu’il était attaché ? — Nous étions à environ un mètre l’un de l’autre, dit Miles d’une voix neutre. Nous ne pouvions pas nous atteindre. Il écarta les bras sur les côtés, faisant remonter ses manches et découvrant ainsi ses poignets. Les cicatrices rosâtres laissées par les chaînes qui l’avaient meurtri jusqu’à l’os apparurent. Ekaterin se demanda si Nikki se rendait compte qu’il s’était quasiment arraché les mains en essayant de se libérer. Miles tira sur ses manches et posa les mains sur ses genoux. — Le plus dur maintenant, reprit Gregor en regardant Nikki au fond des yeux. Il voulait que l’enfant ait le sentiment qu’ils étaient seuls au monde. Il va continuer ? Non, non, arrêtez… Elle ne savait quelle forme d’appréhension Gregor lut sur son visage, mais il lui adressa un signe de tête. — Le plus dur, ce que ta mère ne t’aurait jamais dit. Si ton père a entraîné Lord Vorkosigan à la station expérimentale, c’est parce qu’il s’était laissé corrompre par les voleurs. Mais il avait changé d’avis et voulait que Lord Vorkosigan lui fasse prêter serment en tant que Témoin Impérial. Ce revirement rendit les voleurs furieux. Ils l’ont enchaîné à cette balustrade pour le punir d’avoir voulu tenter de retrouver son honneur. Ils ont laissé une disquette avec tous les détails de sa compromission collée sur son dos, afin que les sauveteurs la trouvent et que sa déchéance soit certaine. Ensuite ils ont prévenu ta mère de venir le chercher. Mais comme ils ignoraient qu’il n’avait presque plus d’oxygène, ils l’ont appelée trop tard. À présent Nikki, tout recroquevillé, semblait abasourdi. Mon pauvre fils. Je n’aurais jamais souillé l’honneur de Tienne à tes yeux. — À cause d’autres actes commis par les voleurs dont personne ne peut discuter avec toi, toute cette histoire est un secret d’État. Pour tout le monde, ton père et Lord Vorkosigan sont sortis seuls et n’ont rencontré personne. Ils se sont séparés dans le noir, et quand Lord Vorkosigan a trouvé ton père, il était trop tard. Si quelqu’un pense qu’il est responsable de la mort de ton père, nous ne discuterons pas avec eux. Tu peux dire que c’est faux, mais ne te laisse pas entraîner dans des querelles. — Mais… mais ce n’est pas juste ! — C’est dur, mais c’est nécessaire. Juste ou pas juste, ce n’est pas le problème. Pour t’épargner le plus dur, ta mère, ton oncle et Lord Vorkosigan t’ont raconté la version officielle, et non la vraie. Je ne pense pas qu’ils ont eu tort. Le regard de Gregor croisa celui de Miles qui haussa les sourcils d’un air interrogateur. Gregor lui répondit d’un imperceptible hochement de tête un rien ironique, et les lèvres de l’Empereur se pincèrent en une moue qui n’était pas vraiment un sourire. — Tous les voleurs sont sous les verrous dans une prison de haute sécurité. Aucun d’eux ne risque de sortir avant longtemps. La justice a été rendue, il n’y a plus rien à faire. Si ton père avait survécu, il serait en prison lui aussi à l’heure qu’il est. La mort efface toutes les dettes d’honneur. À mes yeux, il a racheté sa faute et son nom. Il ne peut faire davantage. C’était beaucoup, beaucoup plus dur que tout ce qu’Ekaterin avait imaginé, avait osé imaginer que Gregor, ou quiconque, obligerait Nikki à entendre. Oncle Vorthys avait l’air sombre, et même Miles semblait sous le choc. Non. Il ne s’agissait que de la version édulcorée. Tienne n’avait pas essayé de racheter son honneur. Il avait compris que son forfait avait été découvert, et il se débattait pour échapper aux conséquences. Et si Nikki se mettait à crier, Je me fiche de l’honneur ! Je veux mon Pa ! Pourrait-elle lui donner tort ? Elle crut voir cette idée briller dans l’œil de son fils. Nikki se tourna vers Miles. — Quelles sont les deux erreurs que vous avez commises ? Il répondit d’un ton calme et mesuré au prix d’un effort qu’elle ne put deviner. — Tout d’abord, je n’ai pas informé mon service de sécurité que je quittais le dôme. Quand Tienne m’a amené à la station, nous nous attendions à une confession, pas à une confrontation. Ensuite, quand nous avons surpris les voleurs, j’ai dégainé mon neutraliseur une seconde trop tard. Ils ont tiré les premiers. Une seconde trop tard. Les plus grands regrets sont les plus infimes. — Montrez-moi vos poignets. Miles retroussa ses manches et tendit les mains, paumes vers le bas, puis vers le haut, que Nikki puisse les examiner à loisir. — Est-ce vous que aussi, vous alliez manquer d’oxygène ? — Non. J’avais vérifié le niveau en mettant mon masque. Nikki se laissa aller en arrière. Il paraissait très marqué et songeur. Tout le monde attendait. Au bout d’une minute, Gregor demanda gentiment : — As-tu d’autres questions ? Nikki secoua la tête sans répondre. Gregor jeta un coup d’œil à sa montre et se leva en leur faisant signe de rester assis avant qu’ils ne se redressent. Il gagna son bureau d’un pas décidé, fouilla dans un tiroir et regagna son fauteuil. Il se pencha par-dessus la table et tendit une carte magnétique à Nikki. — Tiens. C’est pour toi, ne la perds pas. La carte ne portait aucune inscription et le gamin la retourna avant de lancer à Gregor un regard interrogateur. — Cette carte te permet d’entrer directement sur ma console personnelle. Seuls quelques amis et parents proches la possèdent. En la mettant dans le lecteur de ta console, tu verras apparaître un homme qui t’identifiera et te mettra en communication avec moi si je suis disponible. Tu n’auras pas besoin de lui fournir la moindre explication. S’il te vient d’autres questions un peu plus tard, ou si tu ressens le besoin de parler de cette histoire avec quelqu’un, tu peux l’utiliser pour m’appeler. Nikki retourna la carte une nouvelle fois et la fourra dans la poche poitrine de sa tunique. Ekaterin perçut un léger relâchement dans l’attitude de Gregor et dans celle de son oncle, et elle en conclut que l’entrevue était terminée. Elle changea de position et se préparait à se lever quand Miles leva la main. Fallait-il toujours qu’il ait le dernier mot ? — Sire, même si j’apprécie la confiance que vous m’avez témoignée en refusant ma démission… — Tu n’as pas offert de renoncer à ton poste d’Auditeur à cause de ces misérables racontars, Miles ! s’exclama Oncle Vorthys. — J’ai pensé que la tradition voulait qu’un Auditeur Impérial non seulement fût honnête, mais le paraisse. Question d’autorité morale et tout cela. — Pas toujours, dit doucement Gregor. J’ai hérité de quelques vieux trucs de mon grand-père. Et malgré cela on l’appelle Dorca le Juste. Je crois que son premier critère pour choisir ses Auditeurs, c’était leur capacité à terroriser de manière convaincante un groupe de vassaux récalcitrants. Tu imagines le courage qu’il aurait fallu à l’une des Voix de Dorca pour s’opposer à… disons à Pierre le Sanguinaire ? L’idée fit sourire Miles. — Vu l’effroi communicatif avec lequel mon grand-père parlait de ce vieux Pierre, on croit rêver. — Si la confiance en ta valeur en tant qu’Auditeur est à ce point entamée parmi mes comtes et mes ministres, qu’ils t’inculpent eux-mêmes. Mais sans mon aide. — Peu probable, grommela Oncle Vorthys. C’est une sale affaire, mon garçon, mais je doute qu’on en arrive là. Miles paraissait moins certain. — Tu as fait ce qu’il fallait, Miles, maintenant arrête. Miles hocha la tête pour signifier son accord, à contrecœur, mais avec soulagement, sembla-t-il à Ekaterin. — Merci, Sire. Mais je voulais ajouter que je pensais aussi aux conséquences personnelles. Ça va être de pire en pire. Êtes-vous certain de vouloir de ma présence au premier rang pour votre mariage si cette agitation continue ? Gregor lui lança un regard direct et légèrement contrarié. — Tu n’échapperas pas à tes obligations sociales aussi facilement. Si le général Alys n’exige pas ton retrait, tu seras là. — Je n’essayais pas d’échapper à… à quoi que ce soit. — Dans mon domaine, la délégation est une chose formidable. Je peux faire savoir que si quelqu’un voit un inconvénient à la présence de mon frère de lait au premier rang pour mon mariage, il peut s’adresser à Lady Alys et lui suggérer de modifier ses dispositions au dernier moment, s’il l’ose. Miles ne parvint pas, malgré ses courageux efforts, à effacer le sourire malicieux qui apparaissait sur ses lèvres. — Je paierais pour voir cela, mais ça va continuer tant que… Gregor leva la main pour l’interrompre, les yeux brillant d’amusement et d’agacement mélangés. — Miles, tu possèdes chez toi la plus grande réserve d’habileté politique de Barrayar. Ton père règle, avec ou sans armes, des querelles de partis bien plus difficiles que celle-ci, depuis avant ta naissance. Va lui raconter tes ennuis. Dis-lui que je lui demande de te donner ce cours sur l’honneur et la réputation qu’il m’a donné autrefois. En fait, dis-lui que je le lui ordonne. Il ponctua sa phrase d’un geste de la main qui lui donna toute sa force et se leva. Tout le monde en fit autant. — Lord Auditeur Vorthys, un mot avant votre départ. Madame Vorsoisson, nous parlerons davantage lorsque je serai moins bousculé par le temps. Les exigences de Sécurité ont retardé la reconnaissance publique, mais j’espère que vous savez que l’Impérium a envers vous une considérable dette d’honneur. N’hésitez pas à user de ce capital. Ekaterin tressaillit et faillit protester. Bien sûr, c’était pour Miles que Gregor avait modifié son emploi du temps, et il ne pouvait faire plus que cette allusion indirecte aux autres événements survenus sur Komarr en face de Nikki. Elle parvint à hocher la tête et à marmonner quelques paroles de remerciements. Nikki l’imita un peu maladroitement. Oncle Vorthys leur dit au revoir et resta écouter ce que son maître voulait lui dire avant qu’il n’embarque sur son vaisseau. Miles les emmena jusqu’au couloir où il s’adressa à l’homme en tenue Vorbarra : — Je les raccompagne, Gérard. Appelez la voiture de Mme Vorsoisson, s’il vous plaît. Ekaterin regarda Nikki qui marchait entre eux. Il avait le visage fermé, mais pas ravagé. — C’était… c’était plus que ce que j’attendais. Plus fort, plus dur. — Oui, répondit Miles. Il faut faire attention à ce que l’on demande. J’ai des raisons particulières de faire confiance au jugement de Gregor plus qu’à celui de n’importe qui d’autre, mais… mais je ne suis peut-être pas le seul poisson à oublier l’eau. Il est obligé chaque jour de supporter des pressions qui me rendraient fou, me conduiraient à boire, ou me mèneraient au bord du suicide. Si bien qu’il nous surestime, et nous nous surpassons pour ne pas le décevoir. — Il m’a dit la vérité, dit Nikki, avant d’ajouter au bout d’un moment : Je suis content. Ekaterin se sentit apaisée et satisfaite. Miles trouva son père dans la bibliothèque. Assis sur l’un des canapés à côté de la cheminée, le comte Vorkosigan consultait un livre. À sa tenue semi-formelle, tunique vert foncé et pantalon qui rappelait l’uniforme qu’il avait porté presque toute sa vie, Miles comprit qu’il s’apprêtait à sortir, sans doute pour assister à l’un des nombreux repas officiels que le Vice-roi et la Vice-reine devaient subir avant le mariage de Gregor. Miles se remémora l’épouvantable liste d’engagements que Lady Alys lui avait remise. Mais à présent, savoir s’il atténuerait leurs rigueurs sociales et culinaires en se faisant accompagner par Ekaterin, lui semblait une question douteuse. Il se laissa tomber sur le canapé en face de son père. Le comte leva les yeux et le considéra avec un intérêt prudent. — Bonjour, tu m’as l’air un peu crispé. — Oui. Je reviens d’une des audiences les plus difficiles de ma carrière d’Auditeur. Il se massa le cou pour en chasser la tension. Le comte haussa un sourcil poli. — J’ai demandé à Gregor de dire la vérité à Nikki Vorsoisson au sujet de cette histoire de calomnie, dans les limites qu’il jugeait raisonnables. Il a placé les limites beaucoup plus loin qu’Ekaterin ou moi ne l’aurions fait. Le comte s’appuya contre le dossier et posa son livre. — Tu penses en termes de sécurité ? — Non. En fait des ennemis qui enlèveraient Nikki pour l’interroger en apprendraient moins que ce qu’ils savent déjà. En dix minutes sous thiopenta, l’affaire serait réglée. Peut-être même qu’ils le rendraient. Il ne représente pas un risque pour la sécurité plus grand qu’avant. Et il n’est ni plus ni moins en danger en tant que moyen de pression sur Ekaterin. Ou sur moi. La vraie conspiration était circonscrite à très peu d’individus, le problème n’est pas là. — Où est le problème ? Miles appuya les coudes sur ses genoux et s’absorba dans la contemplation de son image déformée dans ses bottines. — J’ai pensé, à cause du Prince Serg, que Gregor saurait comment apprendre à un enfant que son père était un criminel. Si on peut traiter Serg de criminel. — Je peux, criminel et à demi dément au moment de sa mort. Miles se dit que l’Amiral Vorkosigan avait assisté de très près au désastre de l’invasion d’Escobar. Il se redressa et son père le regarda droit dans les yeux. — Le tir chanceux du vaisseau escobaran a été ce qui pouvait arriver de mieux à Barrayar. Bien qu’avec le recul, je regrette de ne pas avoir su mieux expliquer tout cela à Gregor. Je crois comprendre qu’il s’y est mieux pris. — Je crois qu’il s’y est bien pris avec Nikki. En tout cas, Nikki ne subira pas le même genre de choc à retardement. Bien sûr, comparé à Serg, Tienne n’était guère plus que stupide et vénal, mais c’était dur à supporter. Un gamin de neuf ans ne devrait pas avoir à affronter des choses aussi viles. Que va-t-il lui arriver ? — Il aura… dix ans. On fait ce que l’on doit. Soit on grandit, soit on sombre. Tu dois te persuader qu’il va grandir. Miles tapota le bras rembourré du canapé. — La subtilité de Gregor m’émerveille. En admettant les malversations de Tienne, il a attiré Nikki dans notre camp. À présent le gamin a intérêt à défendre la version officielle pour préserver la réputation de son père. Étrange. Ce qui, à propos, me conduit ici. Gregor demande, non, il ordonne, pas moins, que tu me donnes ce cours sur l’honneur et la réputation que tu lui as donné autrefois. Ça a dû être mémorable. Le comte fronça les sourcils. — Un cours ? Oh, oui, je m’en souviens. Alors il se l’est rappelé. On s’interroge parfois, avec les jeunes, pour savoir si ce que l’on dit entre dans leur tête, ou si nos paroles sont emportées par le vent. Miles s’agita, un peu mal à l’aise. Il se demandait si la dernière remarque le concernait, ou plutôt jusqu’à quel point elle le concernait. — Je n’aurais pas parlé de cours. Juste une distinction utile pour clarifier les choses. La réputation, c’est ce que les autres savent de nous. L’honneur, c’est ce que nous savons de nous-mêmes. Le problème se pose lorsque les deux ne coïncident pas. Dans l’affaire de la mort de Vorsoisson, comment te sens-tu ? Comment fait-il pour frapper juste du premier coup ? — Je ne sais pas. Est-ce que les pensées impures comptent ? — Non, répondit fermement le comte. Uniquement les actes de volonté. — Et les actes d’incompétence ? — Une zone grise. Ne me dis pas que tu ne t’es jamais trouvé dans ce genre de pénombre. — Presque toute ma vie, même si j’ai de temps en temps réussi à retrouver la lumière aveuglante de la compétence. C’est rester à cette altitude qui est difficile. Le comte sourit bizarrement, mais s’abstint charitablement d’acquiescer. — Donc, il me semble que ton problème immédiat est plutôt du domaine de la réputation. — J’ai l’impression d’être dévoré par des rats. Des petits rats aux dents pointues, trop rapides pour que je puisse me retourner et les assommer. Le comte contempla ses ongles. — Ça pourrait être pire. Aucune situation n’est plus épouvantable que celle où l’on voit son honneur en miettes à ses pieds tandis que la rumeur publique nous couvre d’éloges et de récompenses. Ça, c’est destructeur. Dans l’autre sens, c’est seulement très, très, agaçant. — Très, reprit Miles d’un ton plein d’amertume. — Bon. Puis-je te proposer quelques paroles de consolation ? — Je t’en prie. — Tout d’abord, tout cela va passer. Malgré l’attrait indiscutable du sexe, du meurtre, de la conspiration, et d’un peu plus de sexe, les gens finiront par se lasser de cette histoire. Un autre pauvre bougre commettra une horrible erreur, et tout le monde se jettera sur cette nouvelle proie. — Quelle histoire de sexe ? marmonna Miles, agacé. Il n’y a pas eu la moindre histoire de sexe. Merde. Sinon, au moins, cela aurait valu la peine. Je n’ai même pas encore réussi à l’embrasser ! Un rictus tordit la bouche du comte. — Mes condoléances. Ensuite, compte tenu de l’accusation portée contre toi, aucune calomnie moins excitante n’intéressera qui que ce soit à l’avenir. L’avenir immédiat du moins. — Oh, formidable. Est-ce que cela veut dire que je peux tout me permettre à présent, à condition d’éviter le meurtre avec préméditation ? Un souvenir que Miles ne parvint pas à identifier éteignit l’étincelle d’humour dans l’œil du comte, mais de nouveau il retroussa les lèvres. — Troisièmement, il n’existe pas de contrôle de la pensée, sinon je m’en serais servi bien avant aujourd’hui. Essayer de répondre à ce que le premier crétin venu pense sans savoir et sans réfléchir ne servirait qu’à te rendre fou. — L’opinion de certaines personnes compte. — Oui, parfois. As-tu identifié lesquelles ? — Ekaterin, Nikki, Gregor. C’est tout. — Quoi ? Des pauvres vieux parents ne figurent pas sur la liste ? — Je serais désolé de gâcher la bonne opinion que vous avez de moi mais, dans le cas présent… je ne sais trop comment m’exprimer. Pour utiliser le langage de Mère, ce n’est pas contre vous que j’ai péché. Alors votre pardon est d’un intérêt limité. Le comte se frotta les lèvres et considéra son fils d’un air modérément approbateur. — Intéressant. Pour la quatrième parole de consolation, je te ferais remarquer que se forger la réputation d’un homme dangereux et sans scrupule, prêt à tuer sans hésiter pour obtenir ou protéger son bien, n’est pas une si mauvaise chose. En fait tu pourrais même trouver cela utile. — Utile ? Avez-vous trouvé que votre surnom de Boucher de Komarr vous était utile ? s’indigna Miles. Son père plissa les yeux, moitié amusé, moitié songeur. — J’ai trouvé que c’était une malédiction, mais une malédiction mitigée. De temps à autre je me suis servi du poids de ma réputation pour faire pression sur certaines personnes. Pourquoi pas, j’en avais payé le prix. Simon raconte qu’il a connu un phénomène identique. Après avoir succédé à Néri le Grand à la tête de la SecImp, il prétend que pour déstabiliser ses adversaires il lui suffisait de paraître sans même ouvrir la bouche. — J’ai travaillé avec Simon. Il était sacrement déstabilisant. Et pas seulement à cause de ses dossiers, ou du fantôme de Néri. Miles secoua la tête. Seul son père pouvait, avec un naturel parfait, considérer Simon Illyan comme un subordonné. — Quoi qu’il en soit, les gens trouvaient peut-être Simon sinistre, mais personne ne l’a jamais soupçonné d’être corrompu. Il n’aurait pas fait aussi peur s’il n’avait pas été capable de faire sentir son implacable indifférence à, disons, à toute forme d’appétit humain. Miles se tut pour repenser aux impressionnantes méthodes de commandement de son ancien chef et mentor. — Mais merde, si mes ennemis refusent de m’accorder le moindre sens moral, j’aimerais au moins qu’ils me reconnaissent quelque compétence en ce qui concerne mes vices ! Si j’avais voulu tuer quelqu’un, j’aurais fait le travail plus proprement, personne n’aurait soupçonné le moindre meurtre. — Je te crois, le calma le comte qui inclina soudain la tête et demanda avec une curiosité gourmande : Ah, cela t’est déjà arrivé ? Miles s’enfonça dans le canapé et se gratta la joue. — Une mission pour Illyan… Je préfère ne pas en parler, un boulot difficile, désagréable, mais on s’en est tiré. Miles contemplait le tapis d’un air songeur. — Vraiment ? Je lui avais demandé de ne pas te charger des assassinats. — Pourquoi ? Vous aviez peur que je ne prenne de mauvaises habitudes ? De toute façon, il s’agissait de quelque chose de beaucoup plus complexe qu’un assassinat. — En général, c’est comme ça. Le regard de Miles se perdit un instant dans le vague. — Donc ce que tu me dis se ramène à ce que Galeni m’a dit. J’avale tout avec le sourire. — Non, tu n’es pas obligé de sourire. Mais si tu me demandes vraiment mon avis, je répète, protège ton honneur, et ne te soucie pas de ta réputation. Tu survivras à ces salauds. Miles leva les yeux et regarda le visage de son père. Il ne l’avait jamais connu autrement qu’avec les cheveux gris, et ils étaient presque blancs à présent. — Je sais que tu en as vécu de toutes sortes au fil du temps, mais la première fois que ta réputation a vraiment souffert, comment t’en es-tu tiré ? — Oh, la première fois, c’était il y a longtemps. Le comte se pencha en avant et se tapota les lèvres avec le pouce, l’air songeur. — Il me vient soudain à l’esprit que parmi les observateurs d’un certain âge, les rares survivants de cette époque, le souvenir de cette histoire ne va guère servir ta cause. Tel père, tel fils. Voilà une conséquence que je n’aurais sans doute jamais pu prévoir. Vois-tu, après le suicide de ma première femme, la rumeur a couru que je l’avais assassinée. Parce qu’elle me trompait. Miles tressaillit. Il avait entendu des bribes de cette vieille histoire, mais pas ce dernier détail. — Et… et est-ce qu’elle… qu’elle te trompait ? — Oh, oui. Nous avons eu une scène grotesque à cause de cela. J’étais blessé, perdu, et cela a débouché sur une sorte de rage idiote qui a gravement déstabilisé mon conditionnement culturel. À cette époque, un thérapeute Betan m’aurait été d’un grand secours, au lieu des mauvais conseils barrayarans que m’a donné… qu’importe. J’ignorais, je n’imaginais pas qu’il existait de telles alternatives. C’était une époque d’obscurantisme. Les hommes continuaient à se battre en duel, même si c’était interdit… — Mais est-ce que… tu ne l’as pas vraiment… — Assassinée ? Non, seulement en paroles. À son tour le comte détourna le regard et plissa les yeux. — Toutefois je n’ai jamais été sûr à cent pour cent que ton grand-père ne l’ait pas fait. C’est lui qui avait arrangé le mariage, et il se sentait responsable. Miles écarquilla les yeux en réfléchissant à cette idée. — Connaissant grand-père, cela semble vaguement possible, même si c’est horrible. Tu lui as demandé ? — Non. Après tout, qu’est-ce que j’aurais fait s’il avait répondu oui ? Aral Vorkosigan avait quoi, vingt-deux ans à l’époque. Plus d’un demi-siècle s’était écoulé. Il était beaucoup plus jeune que moi. Bon Dieu, c’était encore un gamin. L’univers de Miles semblait tourner lentement et s’installer sur un nouvel axe, un axe un rien faussé, avec de nouvelles perspectives. — Alors, comment avez-vous survécu ? — Je suppose que j’ai eu la chance des fous et des inconscients. J’étais les deux à la fois. Je m’en suis complètement fichu. Des ragots sordides ? J’allais leur en donner, et j’en ai rajouté. Imagine un imbécile ivre, un rien suicidaire et sans rien à perdre, titubant dans un brouillard hostile. Armé. J’ai fini par être aussi dégoûté de moi que tout le monde devait l’être, et je m’en suis sorti. Le jeune homme angoissé avait disparu à présent, laissant à ce vieil homme grave le soin de porter sur lui un jugement indulgent. Cela expliquait pourquoi, bien qu’il fût terriblement barrayaran, son père n’avait jamais évoqué la moindre possibilité d’un mariage arrangé pour son fils afin de trouver une solution à ses difficultés romantiques, pas plus qu’il n’avait émis la moindre critique sur ses quelques liaisons. Miles releva le menton et gratifia son père d’un sourire en biais. — Ta stratégie ne me plaît guère. Boire me rend malade et je ne me sens pas du tout suicidaire. De plus, j’ai tout à perdre. — Je ne te conseillais pas cela. Plus tard, beaucoup plus tard, quand moi aussi j’ai eu trop à perdre, j’ai rencontré ta mère. Son opinion était la seule dont j’avais besoin. — Oui ? Et si c’était sa réputation à elle qui s’était trouvée en danger ? Qu’aurais-tu fait ? Ekaterin… — Des pieds et des mains, sans doute. Le comte secoua la tête et sourit doucement. — Alors, quand aurons-nous le privilège de rencontrer cette jeune femme qui semble avoir un tel effet sur toi ? Elle et son Nikki. Tu pourrais peut-être les inviter à dîner un de ces soirs ? — Non, pas un autre dîner. Pas tout de suite. — Je n’ai fait que l’apercevoir, c’était frustrant. D’après le peu que j’en ai vu, elle m’a semblé très jolie. Pas trop mince. Elle m’a paru bien en chair quand elle a rebondi sur moi. Ce souvenir fit naître un sourire sur les lèvres du comte. Son vieil idéal barrayaran de la beauté féminine supposait la capacité de survivre à une brève famine. Miles avouait un penchant de même nature. — Plutôt athlétique aussi. Elle te battrait à la course. Je te conseillerais la flatterie plutôt que la poursuite la prochaine fois. — J’ai essayé, soupira Miles. Le comte regarda son fils d’un air mi amusé, mi sérieux. — Ce défilé de femmes nous trouble beaucoup, ta mère et moi, tu sais. Nous ne savons jamais si nous devons commencer à nous y attacher ou pas. — Quel défilé ? s’exclama Miles, indigné. Je n’ai amené à la maison qu’une seule femme galactique. Une seule. Ce n’est pas ma faute si ça n’a pas marché. — Plus toutes les femmes extraordinaires qui agrémentent les rapports d’Illyan et ne sont pas arrivées jusqu’ici. Miles eut l’impression de sentir ses yeux lancer des éclairs. — Mais comment a-t-il pu… Illyan n’a jamais su. Il ne vous a jamais parlé de cela, non. Ne me dites rien. Je ne veux pas savoir. Mais je jure que la prochaine fois que je le verrai… Il dévisagea son père qui le regardait en riant, l’air parfaitement serein. –… Je suppose qu’Illyan ne se souviendra de rien. Ou qu’il fera semblant. Drôlement pratique cette amnésie intermittente dont il souffre. De toute façon, j’ai déjà parlé des plus importantes à Ekaterin, alors… — Oh ? Il s’agissait de confession ou de vantardise ? — De mettre les choses au clair. Avec elle, il n’y a que l’honnêteté. — L’honnêteté est la seule option possible avec qui que ce soit quand il s’agit d’être intime au point de vivre dans la peau de l’autre. Alors… cette Ekaterin, une autre passade ? Ou celle qui aimera mon fils pour toujours et avec force, gérera sa maison et ses domaines avec intégrité, se tiendra à ses côtés au milieu des dangers, dans la pauvreté et dans la mort, celle enfin qui guidera la main de mes petits-enfants quand ils allumeront mon bûcher funéraire ? Miles resta interdit et admiratif devant la capacité de son père à prononcer de telles paroles qui lui firent penser à la précision chirurgicale des bombes incendiaires lancées par les navettes de combat. — Ce serait… ce serait la deuxième option, Père. Tout ce que tu as mentionné. Je l’espère, si je ne recommence pas à tout gâcher. — Alors, quand nous la présentes-tu ? — Les choses sont encore très floues. Je vous préviendrai, dit Miles en se levant, conscient que le moment de se retirer avec dignité s’éloignait rapidement. Mais le comte abandonna son ton ironique et enveloppa son fils d’un regard sérieux et chaleureux. — Je suis heureux qu’elle ait croisé ta route alors que tu étais assez mûr pour savoir ce que tu voulais. Miles le gratifia d’un salut d’analyste, deux doigts levés du côté de son front, et répondit : — Moi aussi, Père. 16 Assise à la console de com de sa tante, Ekaterin tentait de rédiger à l’attention du responsable d’une pépinière fournissant les jardins publics, un curriculum cachant son manque d’expérience. Zut, elle n’allait quand même pas citer Lord Vorkosigan comme référence ! Tante Vorthys était partie à ses cours, et Nikki en promenade avec Arthur Pym sous la garde de la sœur aînée d’Arthur. Quand la sonnette de la porte d’entrée l’arracha brutalement à sa tâche, elle se rendit soudain compte qu’elle était seule à la maison. Est-ce que des agents ennemis voulant la kidnapper viendraient sonner ? Miles aurait la réponse. Elle imagina Pym, à la Résidence Vorkosigan, informant froidement les intrus qu’il leur fallait passer par l’entrée des espions… qui serait bien sûr truffée de pièges high tech. Contrôlant sa paranoïa, elle se leva et se dirigea vers l’entrée. À son grand soulagement et son grand plaisir au lieu des agents cetagandans, elle découvrit son frère Hugo Vorvayne accompagné d’un gaillard au visage agréable en qui elle reconnut, après un moment d’hésitation, le plus proche cousin de Tienne, Vassily Vorsoisson. Elle ne l’avait rencontré qu’une fois auparavant, aux obsèques de Tienne, le temps qu’il signe la décharge officielle lui confiant la garde de Nikki. Le lieutenant Vorsoisson occupait un poste de contrôleur aérien au spatioport militaire du district Vorbretten. Lorsqu’elle l’avait vu pour la première et dernière fois, il portait l’uniforme comme il sied dans ce genre de circonstances. À présent, il l’avait troqué contre une tenue civile. — Hugo, Vassily ! Quelle surprise, entrez, entrez ! Elle les conduisit dans le boudoir de Tante Vorthys. Vassily la gratifia d’un signe de tête poli et refusa la tasse de thé ou de café qu’elle proposa. Ils en avaient bu à la gare du monorail, merci. Hugo lui serra brièvement les mains et lui sourit d’un air embarrassé avant de s’asseoir. Il avait la quarantaine, et son emploi de bureau au Service des Mines Impériales, combiné aux bons soins de Rosalie, lui avait permis de s’étoffer quelque peu. Cela lui donnait une allure solide et rassurante. Mais l’inquiétude serra la gorge d’Ekaterin lorsqu’elle lut la tension sur son visage. — Tout va bien ? — Nous allons tous bien, dit-il en insistant sur le nous. Un frisson la parcourut. — Pa ? — Oui, oui, il va bien aussi. Il balaya son inquiétude d’un geste impatient. — Le seul membre de la famille qui nous préoccupe pour l’instant, c’est toi, Kat. Elle le regarda, stupéfaite. — Moi, je vais très bien. Elle se laissa tomber dans le grand fauteuil de son oncle. Vassily prit une des chaises aux pieds fins et s’y percha un peu maladroitement. Hugo transmit le bonjour de toute la famille, Rosalie, Edie et les garçons, avant de regarder autour de lui et de demander : — Est-ce que Tante et Oncle Vorthys sont là ? — Non. Ni l’un ni l’autre. Mais Tante ne tardera pas à rentrer. — J’espérais que nous pourrions voir Oncle Vorthys. Quand reviendra-t-il ? — Oh, il est parti sur Komarr. Pour régler les derniers détails techniques après l’accident du miroir solaire. Il ne pense revenir que quelques jours avant le mariage de Gregor. — Le mariage de qui ? demanda Vassily. Zut, les manières de Miles avaient déteint. Elle n’appelait pas Greg… l’Empereur, par son prénom, certainement pas. — Le mariage de l’Empereur Gregor. En tant qu’Auditeur Impérial, Oncle Vorthys se doit d’être présent. Les lèvres de Vassily s’arrondirent en un O de surprise. — Oh ! Ce Gregor ! — Je suppose que nous n’avons pas l’ombre d’une chance de nous en approcher, soupira Hugo. Non que cela m’intéresse, mais Rosalie et ses amies sont comme folles à ce sujet. Après une courte hésitation, il se contredit et demanda : — Est-ce vrai que les gardes à cheval vont défiler par escouades vêtus des différents uniformes qu’ils ont portés au fil du temps depuis la Période de l’Isolement jusqu’à l’époque d’Ezar ? — Oui. Et chaque soir on tirera un gigantesque feu d’artifices sur la rivière. Une légère lueur d’envie brilla dans les yeux d’Hugo. Vassily se racla la gorge. — Est-ce que Nikki est là ? — Non, il est parti avec un copain voir une régate de bateaux à perches. Elle a lieu tous les ans pour commémorer la libération de la ville par l’armée de Vlad Vorbarra pendant la guerre de Dix Ans. J’ai cru comprendre qu’on en faisait un événement exceptionnel cette année : nouveaux costumes et reconstitution de la prise d’assaut du vieux pont. Les gamins étaient tout excités. Elle s’abstint d’ajouter qu’ils seraient aux premières loges depuis le balcon de la Résidence Vorbretten, grâce à un garde ami de Pym. Vassily s’agitait, visiblement mal à l’aise. — C’est peut-être aussi bien. Madame Vorsoisson, Ekaterin, nous sommes là pour une raison précise, et très sérieuse. J’aimerais vous parler franchement. — C’est… c’est en général ce qu’il y a de mieux à faire, répliqua Ekaterin en lançant un regard interrogateur à Hugo. — Vassily est venu me voir. Vas-y explique, Vassily. Celui-ci se pencha en avant, les mains serrées entre les genoux, et commença d’une voix grave : — Voilà de quoi il s’agit. J’ai reçu des nouvelles très inquiétantes d’un informateur de Vorbarr Sultana sur ce qui se passe, sur ce qui vient d’être découvert. Des rumeurs troublantes à propos de vous, de mon défunt cousin Tienne, et de Lord Vorkosigan. La vieille muraille, ou ce qui en restait, n’empêchait donc pas les calomnies de sortir de la capitale. La traînée de boue avait atteint les districts provinciaux. Elle avait cru que ces jeux vicieux n’amusaient que les Hauts Vor. Elle se cala dans le fauteuil et fronça les sourcils. — Parce que ces rumeurs semblaient concerner de près nos deux familles, et que pareilles assertions doivent être vérifiées, j’ai demandé conseil à Hugo, espérant qu’il calmerait mon inquiétude. Les précisions fournies par votre belle-sœur Rosalie n’ont fait que l’augmenter. Précisions à quel sujet ? Elle aurait pu hasarder quelques hypothèses, mais refusa de les mettre sur une piste. — Je ne comprends pas… — On m’a dit… (Vassily s’arrêta pour s’humecter nerveusement les lèvres), il est de notoriété publique chez les Hauts Vor que Lord Vorkosigan est responsable du sabotage du masque à oxygène de Tienne la nuit où il est mort sur Komarr. Elle pouvait détruire ces ragots assez vite : — On vous a raconté des mensonges. Cette histoire a été inventée par des ennemis politiques de Lord Vorkosigan. La cabale est destinée à l’embarrasser lors d’une session du Conseil des Comtes qui doit trancher un problème d’héritage. Tienne s’est saboté lui-même. Il a toujours négligé d’entretenir et de vérifier son équipement. Ce ne sont que des rumeurs. Aucune accusation formelle n’a été portée. — Bien sûr, ce serait impossible, dit Vassily d’un ton raisonnable. Elle pensa l’avoir rapidement ramené à la raison, mais sa confiance s’évanouit lorsqu’il reprit : — On me l’a expliqué. Aucune accusation ne peut être portée contre lui en dehors du Conseil des Comtes, devant ses pairs. Son père a beau s’être retiré sur Sergyar, vous pouvez être sûre que sa coalition centriste reste assez puissante pour bloquer ce genre de procédure. — Je l’espère bien. Oh oui, on pouvait la bloquer, mais pas pour les raisons qu’imaginait Vassily. Les lèvres pincées, elle le dévisagea froidement. Inquiet, Hugo intervint : — Vois-tu, Ekaterin, la même personne a informé Vassily que Lord Vorkosigan avait essayé de te forcer à accepter une proposition de mariage. Elle poussa un soupir exaspéré. — Me forcer ? Certainement pas. Le visage d’Hugo s’éclaira. — Ah ! — Il m’a bien demandée en mariage. De manière très… très maladroite. — Mon Dieu, c’était donc vrai ? dit Hugo, abasourdi. Ekaterin eut l’impression qu’il était beaucoup plus effaré par la demande en mariage que par l’accusation de meurtre. Peu flatteur. — Tu as refusé, bien sûr ! Elle posa la main sur son cardigan, tâtant du doigt les contours de la feuille de papier un peu froissée qu’elle y gardait pliée. Elle ne souhaitait pas laisser traîner la lettre de Miles pour que n’importe qui la trouve et la lise, et puis elle voulait se la relire de temps à autre. Six fois, douze fois par jour. — Pas exactement. — Qu’entendez-vous par, Pas exactement ? Je croyais que la réponse ne pouvait être que oui ou non. Elle hésita. Elle n’avait nulle intention de détailler devant le plus proche cousin de Tienne à quel point dix ans de vie avec lui avaient usé son âme. — C’est… c’est difficile à expliquer. Et plutôt personnel. Vassily tenta de l’aider. — La lettre disait que vous sembliez perdue et affolée. — De quel fouineur importun tenez-vous ces informations ? — D’un de vos amis qui se fait beaucoup de souci pour votre sécurité. Un ami ? La Professera était son amie. Kareen, Mark… Miles, mais il ne pouvait guère se calomnier ainsi. Voyons… Enrique, Tsipis ? — Je n’imagine pas un de mes amis dire ou faire pareille chose. Hugo fronça davantage les sourcils. — La lettre dit aussi que Lord Vorkosigan a exercé toutes sortes de pressions sur toi. Qu’il possède une étrange emprise sur ton esprit. Non, seulement sur mon cœur. Elle avait l’esprit parfaitement clair. C’était le reste de son être qui semblait en rébellion. — C’est un homme très séduisant. Hugo et Vassily échangèrent un regard ébahi. Ils avaient tous deux rencontré Miles aux obsèques de Tienne, bien sûr. Il s’était montré peu ouvert et très formel, le visage pâle, encore fatigué par son enquête sur Komarr. Ils n’avaient pas eu l’occasion d’apprécier son sourire, ses yeux si particuliers, son esprit, son verbe et sa passion. Ils n’avaient pas vu son air ahuri en découvrant les mouches en livrée Vorkosigan. Elle sourit en revivant ce souvenir. — Kat, dit Hugo d’un ton déconcerté, cet homme est un mutant. Il t’arrive à l’épaule. Il est nettement bossu. J’ignore pourquoi la chirurgie ne l’a pas correctement redressé. Il est… il est bizarre. — Oh, il a subi des dizaines d’opérations. Au départ, les dégâts étaient beaucoup plus importants. On voit encore les vieilles cicatrices sur tout son corps. — Sur tout son corps ? — Euh… je suppose. D’après ce que j’en ai vu en tout cas. Elle arrêta sa langue juste avant d’ajouter, Le haut du corps. Une vision parfaitement inutile de Miles entièrement nu, enveloppé dans les draps d’un lit, et elle en train d’explorer le labyrinthe de ses cicatrices de plus en plus bas, détourna un instant son esprit de la conversation. Elle ferma les yeux pour la chasser, espérant ne pas loucher. — Vous devez admettre qu’il a un beau visage. Ses yeux sont très vifs. — Sa tête est trop grosse. — Non, c’est juste que son corps est un peu petit. Comment s’était-elle retrouvée en train de discuter de l’anatomie de Miles ? Zut et zut, il ne s’agissait pas d’un cheval malade qu’elle s’apprêtait à acheter contre l’avis du vétérinaire. — De toute façon, cela ne vous regarde pas. — On dirait qu’il… que tu… Kat, si tu es menacée, si on te fait chanter ou quelque chose comme ça, tu n’es pas seule. Je sais que nous pouvons trouver de l’aide. Tu as peut-être abandonné ta famille, mais ta famille ne t’a pas abandonnée. De mieux en mieux. — Merci pour la haute idée que tu as de moi, dit-elle sèchement. Tu t’imagines sans doute qu’Oncle Vorthys serait incapable de me protéger si on en arrivait là. Et Tante Vorthys ? Vassily parut mal à l’aise. — Je suis certain que votre oncle et votre tante sont très gentils. Après tout, ils vous ont accueillis, vous et Nikki, mais j’ai cru comprendre que c’étaient deux intellectuels rêveurs. Ils ne comprennent peut-être pas le danger. Mon informateur dit qu’ils ne vous protègent pas. Qu’ils vous laissent aller où vous voulez, quand vous voulez, sans aucune précaution, et que vous rencontrez toutes sortes de gens douteux. Leur rêveuse était l’un des meilleurs experts de l’histoire politique de la Période de l’Isolement dont elle connaissait tous les détails les plus sanglants, elle parlait couramment quatre langues, était capable de dépouiller des documents avec un œil digne d’un analyste de la SecImp, plusieurs de ses anciens étudiants y étaient d’ailleurs entrés, et elle avait trente ans d’expérience dans le traitement des jeunes gens jouant à se tourmenter. Quant à Oncle Vorthys… — L’analyse des pannes techniques ne me semble pas une discipline de rêveur. Surtout lorsque cela inclut la science du sabotage. Elle prit une inspiration et se prépara à développer ce point. La bouche de Vassily se crispa. — La capitale a la réputation d’être un milieu malsain. Trop d’hommes riches et puissants, et leurs épouses, trop peu de contrôle sur leurs appétits et leurs vices. C’est un monde dangereux pour un jeune garçon, surtout s’il est témoin des affaires de cœur de sa mère. Ekaterin bafouillait mentalement pour répondre quand la voix de Vassily prit un ton d’horreur contenue. — J’ai même entendu dire qu’il y avait à Vorbarr Sultana un Lord Vor qui était autrefois une femme. Une femme qui s’est fait transplanter le cerveau dans un corps d’homme. — Oh, oui. Vous voulez parler de Lord Dono Vorrutyer. Je l’ai rencontré. Il n’a pas subi de transplantation de cerveau, quelle affreuse caricature ! Il s’agit simplement d’une modification corporelle Betane des plus banales. Les deux hommes la regardèrent avec des yeux ronds. — Tu as rencontré cette… cette créature ! Où ? — Euh… à la Résidence Vorkosigan. Dono m’a semblé être un type très brillant. Je crois qu’il gérera très bien le district Vorrutyer si le Conseil lui accorde le titre de son défunt frère. Tout bien considéré, j’espère qu’il l’obtiendra. Ce serait bien fait pour Richard et ses petits amis calomniateurs ! Hugo, qui avait suivi l’échange avec une consternation croissante, intervint : — Je suis d’accord avec Vassily, je suis inquiet de te savoir ici dans la capitale. Toute la famille désire tellement que tu sois en sécurité, Kat. Je t’accorde que tu n’es plus une petite fille. Tu devrais avoir une maison, et un mari sérieux qui veille sur toi et s’occupe de ton bien-être, et de celui de Nikki. Tu pourrais avoir ce que tu souhaites. Pourtant… elle avait tenu tête à des terroristes armés, et survécu. Et triomphé. Sa définition du mot sécurité n’était plus tout à fait aussi étroite. — Un homme de ta classe, poursuivit Hugo d’un ton persuasif. Quelqu’un qui serait bien pour toi. Je crois que je l’ai trouvé. En plus il possède une maison dans laquelle je ne me cogne pas contre les murs chaque fois que je m’étire. — Qu’entends-tu au juste par ma classe, Hugo ? Il parut perplexe. — Notre classe. Vor, sérieux, honnête, loyal. Pour une femme modeste, convenable, droite… Elle se sentit soudain brûler du désir d’être immodeste, peu convenable et surtout… pas droite. Horizontale, en fait, délicieusement horizontale. Il lui vint à l’esprit qu’une certaine différence de taille serait moins marquée à l’horizontale… — Tu penses que je devrais avoir une maison ? — Oui, sans aucun doute. — Pas une planète ? Hugo sembla pris de court. — Quoi ? Bien sûr que non. — Tu sais, Hugo, je ne m’en étais jamais rendu compte avant, mais ta vision manque… manque d’ambition. Miles, lui, pensait qu’elle méritait une planète. Elle se tut et un sourire fleurit lentement sur ses lèvres. Après tout, la mère de Miles avait une planète. Tout n’était qu’une question d’habitude. Inutile d’exprimer cette idée tout haut, ils ne comprendraient pas la plaisanterie. Comment son grand frère, si généreux et qu’elle avait tant admiré, avait-il pu devenir aussi étriqué ? Non, Hugo n’avait pas changé. La conclusion logique la fit frissonner. — Bon Dieu, Kat, je pensais qu’une partie de cette lettre n’était que ragots, mais ce Lord mutant t’a tourné la tête. — Et il possède des alliés terrifiants, ajouta Vassily. La lettre prétend que Simon Illyan travaille pour Vorkosigan, qu’il a aidé à vous prendre au piège. Pour dire la vérité, en lisant cela, je me suis demandé si on ne se moquait pas de moi. — J’ai rencontré Simon. Je l’ai trouvé plutôt agréable et gentil. Un silence effaré accueillit ses paroles. Elle ajouta, un peu maladroitement : — Bien sûr, il est plus détendu, maintenant qu’il a pris sa retraite de la SecImp pour raisons médicales. On se rend compte que ça lui a enlevé un grand poids de l’esprit. Soudain, avec un temps de retard, l’évidence lui sauta aux yeux. — Attendez une seconde. Qui vous a envoyé ce ramassis de ragots et de mensonges ? — C’est absolument confidentiel, dit prudemment Vassily. — C’est ce crétin d’Alexis Vormoncrief, c’est lui, non ? La vérité lui apparut, éblouissante comme une explosion atomique. Mais crier, jurer, lancer des objets au travers de la pièce n’aurait servi à rien. Elle serra très fort les bras du fauteuil afin que les deux hommes ne voient pas ses mains trembler. — Vassily, Hugo aurait dû vous le dire, j’ai rejeté une proposition de mariage d’Alexis. Il semblerait qu’il ait trouvé là le moyen de venger sa vanité outragée. Misérable idiot ! — Kat, j’ai pensé à cette hypothèse. Je t’accorde que ce Vormoncrief est un peu… disons idéaliste, et si tu ne veux pas de lui, je ne discuterai pas, bien qu’il me semble fort convenable, mais j’ai lu sa lettre. J’ai trouvé qu’il se souciait très sincèrement de ton bien. Il est un peu excessif, sans doute, mais que peut-on attendre d’un homme amoureux ? — Alexis Vormoncrief n’est pas amoureux de moi. Il ne voit pas plus loin que le bout de son nez de Vor, et il serait incapable de dire qui je suis et comment je suis. Si je bourrais mes vêtements de paille et mettais un chapeau par-dessus, il remarquerait à peine le changement. Il réagit en fonction de sa programmation culturelle. Enfin, bon, en fonction aussi de sa programmation biologique fondamentale, et il n’était pas le seul à souffrir de cette tare, non ? Elle concéderait à Alexis une part d’attirance sexuelle sincère, mais elle était certaine que l’objet de son désir était parfaitement arbitraire. Sa main se porta sur son cardigan, à hauteur de son cœur, et les paroles de Miles résonnèrent à ses oreilles au milieu du tumulte qui l’assaillait : Je voulais posséder le pouvoir de vos yeux… Vassily agita une main impatiente. — Tout cela est sans importance pour moi, pour votre frère non plus. Vous n’êtes plus une jeune fille dont le père doit se ruiner pour constituer la dot. Par contre, je me dois de veiller à la sécurité de Nikki si j’ai la moindre raison de penser qu’elle est menacée. Ekaterin ne respira plus. Vassily lui avait accordé la garde de Nikki verbalement. Il pouvait le reprendre tout aussi facilement. Ce serait à elle d’intenter une action devant le tribunal. Le tribunal de son district à lui. Non seulement elle devrait prouver qu’elle était digne de garder son fils, mais elle devrait aussi prouver que Vassily était indigne de se voir confier l’enfant. Vassily n’était ni criminel, ni ivrogne, ni dépensier, ni fou. C’était un célibataire, un contrôleur aérien consciencieux, un homme honnête et parfaitement ordinaire. Elle n’avait pas l’ombre d’une chance de gagner contre lui. Si seulement Nikki avait été une fille, les règles auraient été inversées… — Un gamin de neuf ans serait une charge très lourde sur une base militaire, à mon avis, finit-elle par lâcher d’un ton neutre. Vassily parut surpris. — J’espère que nous n’en arriverons pas là. Dans le pire des cas, j’ai prévu de le confier à sa grand-mère Vorsoisson jusqu’à ce que les choses se normalisent. Ekaterin serra les dents un moment avant de dire : — Bien sûr, Nikki peut aller rendre visite à la mère de Tienne si elle l’invite. Pourtant, aux obsèques, elle m’a fait comprendre qu’elle était trop fatiguée pour recevoir des visiteurs cet été. S’il vous plaît, expliquez-moi ce que vous entendez par Le pire des cas et aussi par Jusqu’à ce que les choses se normalisent. Vassily haussa les épaules comme pour s’excuser. — Enfin, reconnaissez-le, arriver ici et découvrir que vous étiez liée à l’homme qui a tué le père de Nikki aurait été du plus mauvais effet, non ? S’était-il préparé à reprendre Nikki le jour même si tel avait été le cas ? — Je vous l’ai dit. La mort de Tienne est purement accidentelle, toute cette accusation n’est que calomnie. La manière dont il ignorait ce qu’elle disait lui rappela douloureusement Tienne. S’agissait-il d’un trait de caractère Vorsoisson ? Au risque de l’offenser, elle s’écria : — Vous croyez que je mens ou vous me prenez pour une idiote ? Elle lutta pour reprendre le contrôle de sa respiration. Elle avait déjà affronté des hommes beaucoup plus redoutables et plus effrayants que l’honnête Vassily Vorsoisson. Mais aucun qui pourrait m’enlever Nikki d’un mot. Elle se tenait au bord d’un puits noir et profond. Si elle y tombait, le combat pour en ressortir serait sale et douloureux, plus douloureux qu’elle ne pouvait l’imaginer. Il ne fallait pas pousser Vassily à reprendre Nikki, à essayer de le reprendre. Et elle pouvait l’en empêcher, mais comment ? Elle aurait perdu le match avant même de l’avoir commencé. Alors, ne commence pas. Elle choisit ses mots avec le plus grand soin. — Qu’entendez-vous par normaliser ? Hugo et Vassily échangèrent un regard incertain. — Pardon ? — Je ne peux pas savoir si j’ai dépassé les bornes si vous ne me dites pas où vous les avez fixées. — Ce n’est pas très très gentil, Kat. Nous n’avons que tes intérêts en tête. — Vous ne savez même pas quels sont mes intérêts. Faux, Vassily avait le doigt posé sur le plus vital de ses intérêts. Nikki. Ravale ta fureur, femme. À l’époque de son mariage, elle était devenue experte en l’art de ravaler sa rage. D’une certaine façon, elle en avait perdu le goût. — Voyons… je voudrais être certain que Nikki n’entre pas en contact avec des gens à la moralité douteuse. Elle le gratifia d’un sourire pincé. — Pas de problème. Je me ferai un plaisir d’éviter Vormoncrief à l’avenir. — Je faisais référence à Lord Vorkosigan et à ceux qui gravitent autour de lui. Au moins… au moins jusqu’à ce que sa réputation soit lavée. Après tout, cet homme est accusé d’avoir tué mon cousin. La colère de Vassily était pure loyauté clanique, et non chagrin personnel. Autant qu’Ekaterin s’en souvenait, lui et Tienne n’avaient pas dû se rencontrer plus de trois fois dans leur vie. — Excusez-moi, dit-elle calmement, mais si Miles n’est pas accusé formellement, et je ne crois pas qu’il le sera, comment pourra-t-il être lavé de cette non-accusation ? Vassily parut désarçonné et Hugo vint à sa rescousse. — Je ne veux pas que tu sois en butte à la corruption, Kat. — Tu sais, Hugo, c’est bizarre, dit-elle d’un ton badin, mais Lord Vorkosigan a oublié de m’envoyer des invitations à ses orgies. J’en suis toute contrariée. Tu ne sais pas que la saison des orgies bat son plein à Vorbarr Sultana ? Elle ravala d’autres paroles. Le sarcasme n’était pas un luxe qu’elle et Nikki pouvaient s’offrir. Hugo gratifia sa sortie d’un froncement de sourcils réprobateur. Il échangea un long regard avec Vassily. De toute évidence, chacun d’eux essayait de se décharger du sale boulot sur son compagnon, au point qu’Ekaterin aurait éclaté de rire si la situation avait été moins douloureuse. Vassily finit par marmonner, C’est ta sœur. Hugo inspira profondément. C’était un Vorvayne. Il connaissait son devoir. Nous les Vorvayne connaissons notre devoir et continuerons de l’accomplir jusqu’à la mort. Que ce soit douloureux, stupide ou inutile. Après tout, regardez-moi, je suis restée onze ans fidèle à Tienne. — Ekaterin, je crois que la corvée m’incombe. Tant que ces rumeurs persistent, je te demande instamment de ne pas encourager ou revoir ce Miles Vorkosigan. Sinon je serai contraint de soutenir Vassily, il aura parfaitement raison de retirer Nikki de cet environnement. Enlever Nikki à sa mère et à son amant, c’est ça ? Nikki avait perdu son père et ensuite tous ses amis en revenant à Barrayar. Il commençait à trouver la ville dans laquelle il s’était trouvé précipité un peu moins étrangère, il commençait à s’ouvrir et à essayer de lier de nouvelles amitiés, à perdre cette prudence crispée qui l’avait empêché de sourire pendant si longtemps. Elle l’imaginait arraché à sa nouvelle maison, privé du droit de voir sa mère – car ils en arriveraient là, bien sûr, c’était elle et non la capitale que Vassily suspectait de corruption –, plongé dans un troisième lieu en moins d’un an, entouré d’adultes qui ne le considéreraient pas comme un enfant porteur de joie, mais comme un fardeau à assumer… Non, non et non. — Excusez-moi. Je suis prête à coopérer, seulement je n’ai pas réussi à vous faire dire ce que je suis censée faire pour cela. Je vois très bien ce qui vous préoccupe, mais pas comment résoudre le problème. Expliquez-moi. Si je dois attendre que les ennemis de Miles cessent de répandre des calomnies sur son compte, cela risque d’être long. Il est constamment en conflit avec les puissants et il n’est pas du genre à renoncer à contre-attaquer. — Évite-le au moins un moment, dit Hugo un peu faiblement. — Un moment. Bien. Nous progressons. Combien de temps exactement ? — Je… je ne saurais dire. — Une semaine ? Vassily parut offensé. — Certainement plus que cela. — Un mois ? — Je ne sais pas, Kat. Jusqu’à ce que tu aies oublié ces idées folles que tu nourris à son sujet. — Ah, jusqu’à la nuit des temps. Je ne saurais dire si c’est assez précis ou non. Je ne pense pas. Elle prit une profonde inspiration et dit, à regret, car cela lui paraissait affreusement long et pourtant sans doute acceptable : — Jusqu’à la fin de mon année de deuil ? — Au minimum, dit Vassily. Elle plissa les yeux et sourit, car un sourire valait mieux qu’un hurlement. — Très bien. Je m’en tiens à votre parole, Vassily Vorsoisson. — Euh… je… je… Vassily se sentait coincé. — Bon, bon, d’ici là les choses devraient avoir évolué. J’ai cédé trop vite, j’aurais dû essayer d’obtenir la Fête de l’Été. — Je me réserve le droit de le lui dire et de lui expliquer pourquoi, moi-même, en personne. — Est-ce bien raisonnable ? Tu ferais mieux de l’appeler sur la console de com. — Cela paraîtrait lâche. — Tu ne peux pas lui envoyer un mot ? — Certainement pas. Pas pour lui apprendre ce genre de nouvelle. Quelle misérable façon de répondre à la déclaration de Miles, la déclaration écrite avec son sang et qu’elle gardait serrée contre son cœur, quelle misérable façon de répondre cela serait ! Devant son regard farouche, Hugo battit en retraite. — Une visite alors, une seule, et brève. Vassily haussa les épaules pour signifier son accord avec réticence. Un silence gêné s’installa. Elle se rendit soudain compte qu’elle devrait les inviter à déjeuner, sauf qu’elle n’avait nulle envie de les inviter ne serait-ce qu’à respirer. Pourtant il aurait fallu qu’elle s’emploie à charmer et à apaiser Vassily. Elle se frotta les tempes qui battaient la chamade. Quand Vassily esquissa un mouvement vers la porte en marmonnant qu’il avait des choses à faire, elle ne fit rien pour les retenir. Elle referma la porte derrière eux et revint se lover dans le fauteuil de son oncle, incapable de savoir si elle devait aller s’allonger, faire les cent pas, ou jardiner. De toute façon, depuis l’esclandre du dîner de Miles, il ne restait plus une mauvaise herbe au jardin. Sa tante ne reviendrait pas de ses cours avant une heure, alors elle pourrait épancher sa fureur et sa peur dans son oreille. Ou se blottir sur ses genoux. Au crédit d’Hugo, elle devait admettre qu’il n’avait pas paru fasciné par la perspective de voir sa petite sœur devenir comtesse. Il n’avait pas non plus sous-entendu qu’elle était mue par cette ambition. Les Vorvayne étaient au-dessus de ce genre de contingence matérielle. Une fois, elle avait acheté un animal-robot plutôt cher à Nikki, avec lequel il avait joué quelques jours avant de l’oublier. Il était resté sur une étagère jusqu’à ce qu’elle décide de le jeter pour faire de la place. Les protestations véhémentes de Nikki avaient résonné dans toute la maison. La comparaison l’embarrassait. Miles était-il un jouet dont elle n’avait plus voulu jusqu’à ce qu’on veuille le lui arracher. Au plus profond de son cœur, quelqu’un criait et sanglotait. Ce n’est pas toi qui décides. C’est moi l’adulte, merde ! Finalement Nikki avait gardé son robot… Elle allait annoncer la nouvelle de la décision de Vassily à Miles. En face. Mais pas encore, oh, non, pas encore. Parce qu’à moins que la tache sur son honneur ne soit soudain miraculeusement lavée, elle risquait de ne plus le voir d’un long moment. Kareen regarda son père s’enfoncer dans le siège mou de la limo que Tante Cordélia leur avait envoyée. Il s’agitait nerveusement, posa sa canne-épée d’abord sur ses genoux, puis à côté de lui. Elle se disait que ses vieilles blessures de guerre n’étaient pas seules responsables de ses difficultés à s’installer. — Nous allons le regretter, je le sais, répéta-t-il à Mama en bougonnant lorsqu’elle s’installa près de lui. Le cockpit se referma sur eux, cachant le brillant soleil de l’après-midi. Le véhicule démarra en douceur. — Une fois que cette femme nous aura mis la main dessus, elle nous fera changer d’avis en cinq minutes, et on sera là à hocher la tête comme des imbéciles pour approuver chacune des âneries qu’elle proférera, tu le sais, non ? Je l’espère bien, je l’espère bien ! Kareen serrait les lèvres et ne bougeait pas. Elle n’était pas encore sauvée. Le commodore pouvait encore donner l’ordre au chauffeur de Tante Cordélia de faire demi-tour et de les ramener à la maison. — Allons, Kou. Cordélia a raison. Nous ne pouvons pas continuer ainsi. Il est temps de trouver une solution plus raisonnable. — Ah, le mot est lâché, raisonnable. Un de ses mots préférés. J’ai déjà l’impression d’avoir un arc à plasma braqué juste là. Il posa l’index au milieu de sa poitrine comme si un point rouge apparaissait sous son uniforme vert. — C’est très gênant, dit Mama. Et en ce qui me concerne, j’en ai assez. Je veux revoir nos vieux amis et avoir des nouvelles de Sergyar. On ne peut pas arrêter de vivre à cause de cela. Kareen serra les dents un peu plus fort. — Eh bien, moi, je ne veux pas que ce petit clone obèse… Il hésita et plusieurs mots se formèrent sur ses lèvres avant qu’il ne trouve le bon. –… fasse des avances à ma fille. Explique-moi pourquoi il a besoin de deux ans de thérapie Betane s’il n’est pas à moitié fou ? Hein ? Hein ? Ne dis rien, ma fille, ne dis rien. Elle se mordit les doigts au lieu de répondre. Heureusement le trajet était très court. Pym les accueillit à la porte de la Résidence Vorkosigan. Il gratifia le père d’un signe de tête qui évoquait vaguement un salut. — Bonjour, commodore, Madame Koudelka. Bienvenue, Miss Kareen. Milady vous attend dans la bibliothèque. Par ici, je vous prie… Kareen aurait juré que la paupière de Pym esquissait un imperceptible clin d’œil dans sa direction, mais il jouait à merveille les serviteurs impassibles, et elle ne put rien lire d’autre sur son visage. Il leur fit franchir les doubles portes et les annonça de manière solennelle. Il se retira discrètement, mais avec l’air, pour ceux qui le connaissaient, de les abandonner au sort qu’ils méritaient. Dans la bibliothèque, une partie des meubles avait été changée. Tante Cordélia attendait dans un large fauteuil qui faisait vaguement penser à un trône. À sa droite et à sa gauche deux plus petits fauteuils se faisaient face. Mark était assis dans l’un d’eux, vêtu de son beau costume noir et rasé de frais comme le soir de la funeste soirée de Miles. Il se leva d’un bond et adopta un garde-à-vous maladroit quand les Koudelka entrèrent. Ne sachant si un signe de tête cordial était pire que de ne pas bouger, il choisit de rester planté là, comme s’il était empaillé. En face de Cordélia, on avait placé un nouveau siège. Enfin, nouveau n’était pas le terme. Il s’agissait d’un antique canapé défoncé qui avait passé les quinze dernières années de sa vie de canapé dans l’un des greniers de la maison. Kareen se souvenait vaguement de l’avoir vu à l’époque où elle jouait à cache-cache. La dernière fois, il était couvert d’une pile de boîtes poussiéreuses. — Ah, vous voilà, dit Cordélia d’un ton enjoué. Kareen, pourquoi ne t’assieds-tu pas là ? dit-elle en désignant le fauteuil à côté d’elle. La jeune fille ne se le fit pas répéter deux fois et s’assit en se cramponnant aux bras. Mark posa une fesse sur son fauteuil et la dévora des yeux. Tante Cordélia leva un index autoritaire et le pointa d’abord sur les parents de Kareen, puis sur le vieux canapé. — Kou et Drou, asseyez-vous… là. Tous deux considérèrent avec effroi le vieux canapé inoffensif. — Oh, Cordélia, c’est déloyal, lâcha le commodore. Il fit demi-tour et voulut se diriger vers la sortie, mais il fut rattrapé par la main de sa femme qui se referma sur son bras comme un étau. Le regard de la comtesse devint dur et, d’une voix que Kareen ne lui connaissait pas, elle répéta, Asseyez-vous. Ce n’était pas la voix de la comtesse Vorkosigan. C’était une voix plus ancienne, plus forte, pleine d’assurance. C’était sa voix de capitaine de vaisseau. Et les parents de Kareen, depuis des décennies, étaient conditionnés à obéir à l’autorité militaire. Ils s’effondrèrent sur le canapé. La comtesse se cala dans son fauteuil, un sourire satisfait aux lèvres. Un long silence s’installa. Kareen entendait le tic-tac de la vieille horloge mécanique de l’antichambre. Mark lui lança un regard implorant. Tu sais ce qui se passe ? – Non, et toi ? Le commodore changea sa canne-épée de place à trois reprises pour finir par la laisser tomber sur le tapis et la ramener vers lui avec le talon de sa botte. Kareen voyait les muscles de sa mâchoire se crisper tandis qu’il serrait les dents. Sa mère ne cessait de croiser et de décroiser les jambes, de froncer les sourcils, de parcourir la pièce du regard et de se tortiller les mains sur les genoux. On aurait dit deux adolescents pris en faute. En fait deux adolescents surpris en train de faire l’amour sur le canapé du salon. Des pensées pleines de sens, légères telles des plumes, flottaient et s’entassaient dans l’esprit de Kareen. Tu ne crois pas que… Mama s’exclama soudain, comme si elle poursuivait soudain à voix haute une conversation télépathique : — Nous voulons que nos enfants réussissent mieux que nous. Qu’ils ne fassent pas les mêmes erreurs ! Tilt ! Dieu qu’elle avait envie de connaître l’histoire qui se cachait derrière ces paroles… ! Son père avait sous-estimé la comtesse. Trois minutes lui avaient suffi. — Eh bien, Drou, dit Cordélia, il me semble que tu es comblée. Kareen a sans nul doute mieux réussi. Ses choix et ses actes ont toujours été rationnels et réfléchis. Autant que je sache, elle n’a pas commis la moindre erreur. Le commodore montra Mark du doigt et bafouilla : — Ça… ça, c’est une erreur. Mark se tassa sur lui-même et croisa les bras sur son ventre pour le protéger. La mâchoire du commodore se crispa et la comtesse fronça légèrement les sourcils. Elle lâcha froidement : — Nous discuterons de Mark plus tard. Pour l’instant, permettez-moi de vous montrer à quel point votre fille est intelligente et bien informée. Bien sûr, elle n’a pas eu à affronter le handicap d’essayer de construire sa vie au milieu du chaos et de l’isolement émotionnel d’une guerre civile. Vous lui avez offert des perspectives plus brillantes que cela, et je doute que vous le regrettiez. Le commodore acquiesça à contrecœur d’un haussement d’épaules. Mama exprima d’un soupir une sorte de nostalgie pleine de regrets à l’évocation d’un passé dont elle était soulagée d’être sortie. — Prenons un exemple, pas au hasard, reprit la comtesse. Kareen, n’as-tu pas reçu ton implant contraceptif avant de commencer l’expérimentation physique ? Tante Cordélia était terriblement Betane, capable de lancer ce genre de choses au beau milieu d’une conversation. Kareen releva le menton et le défi. — Bien sûr, et j’ai fait inciser mon hymen et suivi les cours d’anatomie et de physiologie comparées. Ensuite Tante Naismith m’a acheté ma première paire de boucles d’oreilles et nous sommes passées au dessert. Pa devenait tout rouge et se frottait les joues. Mama semblait… plutôt envieuse. — Et j’ose dire, poursuivit Cordélia, que tes premiers pas dans la sexualité n’ont pas été un grenouillage honteux dans le noir gâché par la peur, la douleur et la confusion, non ? La nostalgie pleine de regrets de Mama se fit plus évidente, ainsi que celle de Mark. — Bien sûr que non ! s’exclama Kareen. Elle renonça à discuter de ces détails devant ses parents, bien qu’elle mourût d’envie d’en bavarder tranquillement avec Tante Cordélia. À l’époque, elle était trop timide pour commencer avec un homme, et elle avait loué les services d’un hermaphrodite. Un thérapeute agréé en sexualité pratique recommandé par la psy de Mark. Il lui avait gentiment expliqué que les jeunes filles qui suivaient le cours pratique de pénétration appréciaient beaucoup les hermaphrodites, et tout s’était très, très bien passé. Mark, qui attendait avec inquiétude devant sa console de com son rapport post-coïtal, avait été ravi pour elle. Bien sûr, ses premiers pas à lui dans la sexualité avaient été marqués par de telles tortures et un tel traumatisme qu’il n’était que normal qu’il soit malade d’inquiétude. À présent elle lui souriait pour le rassurer, Si c’est comme ça sur Barrayar, je choisis Beta. — Tout n’est pas aussi simple, reprit Cordélia. Les deux sociétés tentent de résoudre le même problème fondamental : s’assurer que leurs enfants seront bien pris en charge. Les Betans ont choisi de le faire directement, grâce à la technologie, en plaçant un verrou biochimique sur les gonades de chaque individu. La sexualité semble libre, mais au prix d’un contrôle social absolu sur la reproduction. Vous êtes-vous jamais demandé comment ce contrôle est imposé ? Vous devriez. Enfin Beta contrôle les ovaires. Barrayar, particulièrement pendant la Période de l’Isolement, était contraint d’essayer de contrôler les femmes qui allaient avec. Considérez la nécessité pour Barrayar d’accroître sa population pour survivre, au moins aussi forte que celle de Bêta de limiter la sienne, ajoutez les règles de succession tordues qui favorisent les mâles, et voilà, nous y sommes. — Un grenouillage dans le noir, grommela Kareen, non, merci. — Nous n’aurions jamais dû l’envoyer là-bas avec lui, maugréa Pa. — Kareen s’était engagée à aller étudier sur Beta avant de connaître Mark. Qui sait ? S’il n’avait pas été là pour… pour la protéger, elle aurait pu rencontrer un gentil Betan et rester avec lui. — Ou avec elle, murmura Kareen. Pa serra les mâchoires. — Contrairement à ce que vous insinuez, ces voyages sont pour la plupart des allers simples. Je n’ai pas vu ma mère plus de trois fois ces trente dernières années. Au moins, si elle reste avec Mark, vous serez certains que Kareen reviendra souvent sur Barrayar. L’argument parut ébranler Mama. Elle sembla voir Mark d’un autre œil. Il essaya un sourire d’encouragement plein d’espoir. — Je veux que Kareen soit protégée. Heureuse, bien sûr, à l’abri du besoin. Est-ce si mal ? demanda Pa. — Protégée ? C’est ce que je voulais moi aussi pour mes garçons. Ça n’a pas toujours marché, mais nous sommes là malgré tout. Quant au bonheur… je ne crois pas qu’on puisse le donner à quelqu’un qui ne l’a pas en lui. Par contre, il est sans doute possible de donner le malheur, comme vous le découvrez. Pa se renfrogna davantage d’un air plutôt buté, étouffant l’élan qui poussait Kareen à applaudir les dernières paroles de Cordélia. Mieux valait laisser la Baba s’occuper de cela… La comtesse poursuivit : — Quant au dernier point… voyons… Est-ce que quelqu’un vous a parlé de la situation financière de Mark ? Pa secoua la tête. — Je pensais qu’il était fauché. Je croyais que sa famille lui versait une allocation, comme n’importe quel rejeton Vor. Et qu’il se débrouillait avec. — Je ne suis pas fauché, protesta véhémentement Mark. J’ai un problème ponctuel de liquidités. Quand j’ai pris mes dispositions pour cette année, je n’avais pas prévu de lancer une nouvelle entreprise. — En d’autres termes, tu es fauché. — En fait, Mark est entièrement autonome. Il a gagné son premier million sur l’Ensemble de Jackson. Pa ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Il regarda son hôtesse d’un air incrédule. Kareen espérait qu’il ne serait pas trop curieux de savoir comment Mark avait fait fortune. — Mark l’a investi dans diverses entreprises spéculatives. Nous le soutenons, bien sûr. Je viens de prendre une participation dans son projet de mouches à beurre, et nous serons toujours là en cas de nécessité, mais Mark n’a nul besoin de notre aide. Mark avait l’air à la fois reconnaissant et effrayé de ce soutien maternel, comme si… enfin… comme si cela ne lui était jamais arrivé avant. — S’il est si riche, pourquoi paie-t-il ma fille en traites à valoir ? Pourquoi ne tire-t-il pas de l’argent ? — Avant la fin de l’année ? dit Mark d’une voix outrée. Pour perdre tous les intérêts ? — Il ne s’agit pas de traites, dit Kareen, mais d’actions. — Mark n’a pas besoin d’argent. Il a besoin de ce que l’argent ne peut acheter. Le bonheur, par exemple. Mark, perplexe, mais conciliant proposa : — Alors, ils veulent que je paie pour Kareen ? Une sorte de dot ? Combien ? Je suis prêt à… — Non, espèce d’idiot, s’écria Kareen, horrifiée. On n’est pas sur l’Ensemble de Jackson. On ne peut pas acheter et vendre les gens. De toute façon, c’est la famille de la fille qui donne la dot au garçon, pas l’inverse. — Ça me paraît une drôle d’idée. Rétrograde, non ? Tu es sûre ? — Certaine. — Je me fiche pas mal qu’il ait un million de marks, dit Pa, toujours buté, mais pas trop sincère. — De dollars Betans, corrigea Tante Cordélia. Sur l’Ensemble de Jackson, ils n’acceptent que les devises fortes. — Le cours du mark barrayaran s’est beaucoup redressé depuis la guerre du Moyeu de Hegen, commença à expliquer Mark. Il avait écrit une dissertation sur le sujet le trimestre précédent, et Kareen l’avait relue pour lui. Il aurait pu en parler pendant deux bonnes heures, heureusement Cordélia leva un doigt et tarit aussitôt le redoutable flot d’érudition qui menaçait. Mama et Pa paraissaient perdus dans un abîme de perplexité. — Bon, je me fiche qu’il ait quatre millions, dit Pa l’air un peu moins buté. Ce qui m’intéresse, c’est Kareen. — Bon, que veux-tu, Kou ? Que Mark la demande en mariage ? — Euh… Il parut désarçonné. De l’avis de Kareen, il aurait surtout voulu que des vautours s’emparent de Mark et l’emportent le plus loin possible, même avec ses quatre millions de marks en placements non disponibles. Mais il ne pouvait guère avouer cela à Cordélia. — Bien sûr, si elle le souhaite, je suis d’accord. Mais je ne pensais pas qu’elle le souhaitait déjà. Tu veux ? — Non. Non, pas encore. Je viens tout juste de commencer à me trouver, de me projeter dans l’avenir. Je ne veux pas m’arrêter maintenant. — C’est comme cela que tu vois le mariage ? Comme la fin et l’annulation de toi-même ? Kareen se rendit compte un peu tard que sa remarque risquait d’être mal comprise par certaines des parties présentes. — Sinon pourquoi toutes les histoires se terminent-elles quand la fille du comte se marie ? Vous ne trouvez pas que c’est un peu sinistre ? Je veux dire, avez-vous déjà lu un conte dans lequel la mère de la princesse fait autre chose que mourir jeune ? Je n’ai jamais réussi à savoir si c’était censé avoir valeur d’avertissement ou de leçon. Tante Cordélia porta un doigt à ses lèvres pour cacher un sourire, mais Mama semblait plutôt troublée. — Il y a différentes façons de grandir, ma chérie. Pas comme dans un conte. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ne résume pas tout. Le visage de Pa se défit et, d’une voix curieusement mal assurée, il dit : — Moi, je croyais qu’on s’en tirait plutôt bien. — Bien sûr, mon chéri, répondit Mama en lui tapotant le bras d’une main rassurante. — Si Kareen veut que je l’épouse, je l’épouserai. Si elle ne veut pas, je ne l’épouserai pas. Si elle veut que je disparaisse, je m’en irai. Il accompagna sa dernière phrase d’un regard terrorisé en direction de la jeune fille. — Non ! s’exclama-t-elle. — Si elle veut que je traverse la ville en marchant sur les mains, j’essaierai. Je ferai tout ce qu’elle voudra. L’expression songeuse qui éclaira le visage de Mama semblait suggérer qu’au moins elle appréciait l’attitude de Mark. — Est-ce que tu souhaites simplement te fiancer ? — C’est presque pareil que le mariage. On prête serment. — Je suppose que ce genre de serment compte pour vous ? demanda Cordélia aux occupants du canapé défoncé. — Bien sûr. — Alors, c’est à toi de décider, Kareen. Que veux-tu ? Mark serra les poings. Mama retint son souffle. Pa semblait perdu dans les sous-entendus de cette remarque sur Ils vécurent heureux… C’était tout Cordélia. Elle ne se perdait pas dans les questions rhétoriques. Kareen restait assise, muette, cherchant désespérément la vérité. Seule la vérité conviendrait. Mais où étaient les mots pour l’exprimer ? Ce qu’elle voulait n’était pas une simple option à la barrayarane… Ah, si. Elle se redressa et les regarda tour à tour dans les yeux, Tante Cordélia, Mama, Pa, et enfin Mark. — Je ne veux pas me fiancer. Je veux… je veux… je veux une option sur Mark. Il se redressa et son visage s’éclaira. Elle parlait enfin un langage qu’ils comprenaient tous les deux. — Ce n’est pas Betan, dit Mama, troublée. — Il ne s’agit pas d’une pratique jacksonienne tordue, dites-moi, demanda Pa d’un ton soupçonneux. — Non, il s’agit d’une nouvelle coutume signée Kareen. Je viens de l’inventer, mais ça convient bien. Une grimace amusée tordit la bouche de Tante Cordélia. — Intéressant. En tant que représentante de Mark dans cette affaire, je voudrais faire remarquer qu’une option n’est pas ouverte à l’infini, ni à sens unique. Il faut fixer une date limite, des clauses de prorogation et d’éventuelles compensations. — Mutuelle, intervint Mark. Option mutuelle ! — Cela réglerait le problème des compensations. D’accord. La date limite ? — Je veux un an, dit Kareen. Jusqu’à la Fête de l’Été l’an prochain. Il me faut au moins un an pour voir ce que nous pouvons faire. Je ne veux rien de personne. Sauf la liberté. Mark hocha la tête avec enthousiasme. — D’accord, d’accord. Pa le montra du doigt. — Il est prêt à accepter n’importe quoi. — Non, intervint Cordélia. Je crois que vous découvrirez qu’il n’est pas prêt à accepter quelque chose qui rendrait Kareen malheureuse. — Ah, bon. Et lui, est-ce qu’il ne la met pas en danger ? Il n’a pas subi toute cette thérapie Betane sans raison ! — Certainement pas. Mais je pense qu’elle s’est avérée efficace. Mark essayait désespérément d’avoir l’air guéri. Il n’y parvenait pas vraiment, mais ses efforts étaient manifestement sincères. La comtesse ajouta : — Mark est tout autant un vétéran de nos guerres que n’importe quel Barrayaran, Kou. Il a été enrôlé plus tôt, c’est tout. À sa façon, et tout seul, il s’est battu et il a risqué gros. Il a aussi perdu gros. Il faut lui accorder autant de temps pour guérir qu’il t’en a fallu. Le commodore détourna le regard, le visage soudain impassible. — Kou, je n’aurais jamais encouragé cette relation si j’avais pensé qu’elle serait dangereuse pour l’un ou l’autre de nos enfants. — Toi ? Toi, je te connais ! Tu fais confiance au-delà du raisonnable. Elle le regarda droit dans les yeux. — C’est vrai, mais c’est ainsi que j’obtiens des résultats inespérés, comme tu dois t’en souvenir. Il retroussa les lèvres et poussa sa canne du bout du pied, incapable de répondre à cet argument. Un petit sourire fleurit sur les lèvres de Mama. — Bon, dit Cordélia, brisant le silence qui s’éternisait. Je crois que nous sommes arrivés à une communion d’esprits. Kareen a une option sur Mark jusqu’à l’été prochain et vice versa. À ce moment-là, nous pourrions nous retrouver pour évaluer les résultats et envisager de négocier la suite. — Quoi ! Nous sommes censés attendre sans rien faire tandis que ces deux-là… s’exclama Pa dans une ultime tentative pour s’indigner. — Oui, ils auront la même liberté d’action que… que vous deux à la même époque de votre vie. Toutefois, il faut admettre que le fait que toute la famille de ta fiancée ait habité dans d’autres villes t’a grandement facilité les choses. — Je me souviens que tu avais une peur bleue de mes frères, dit Mama dont le sourire s’élargissait. Mark n’en croyait pas ses oreilles. Quant à Kareen, cette histoire incompréhensible l’émerveillait. D’après ce qu’elle en savait, ses oncles Droushnakovi étaient de vraies poules mouillées. Pa serrait les dents, mais son regard s’adoucit lorsqu’il se posa sur Drou. — D’accord, dit fermement Kareen. — D’accord, répondit Mark en écho. — D’accord, dit Tante Cordélia en regardant le couple sur le canapé. — D’accord, dit Mama. Les yeux pétillants et interrogateurs, elle attendit la réponse de Pa. Il lui lança un long regard effaré avant de lâcher : — Tu es passée de leur côté ! — Je crois bien. Tu nous rejoins ? Je sais que nous n’avons plus le sergent Bothari pour t’assommer et nous aider à t’emmener avec nous le temps que tu reviennes à un jugement plus sain. Mais c’aurait été tragique si nous étions allés chercher la tête de l’Usurpateur sans toi. Elle lui serra très fort la main. Au bout d’un long moment, il se détourna de Drou et fusilla Mark du regard. — Si jamais tu lui fais du mal, je te tuerai de mes mains, compris ? Mark hocha la tête. — Codicille accepté, murmura Cordélia, les yeux brillants. — Dans ces conditions, d’accord, aboya Pa. Il s’appuya contre le dossier en ronchonnant et en affichant sur son visage un message du genre, Regardez ce que je fais pour vous. Mais sans lâcher la main de sa femme. Mark dévisageait Kareen avec une joie contenue. Elle imaginait les mes damnées sautant de bonheur dans sa tête, et Mark tentant de les calmer, de peur qu’elles ne se fassent remarquer. Kareen inspira profondément pour se donner du courage et plongea la main dans la poche de son cardigan. Elle en sortit ses boucles d’oreilles Betanes, celles qui annonçaient son statut de femme adulte équipée d’un implant, et en accrocha une à chaque lobe. Il ne s’agissait pas d’une déclaration d’indépendance, car elle continuait de vivre au milieu d’un réseau de contraintes. Il s’agissait plutôt de dire, Je suis Kareen. Je suis comme je suis. Voyons ce dont je suis capable. 17 Pym, légèrement essoufflé, fit entrer Ekaterin dans le grand hall de la Résidence Vorkosigan. Il ajusta le col montant de sa tunique et la gratifia de son habituel sourire. — Bonjour, Pym. Il faut que je voie Lord Vorkosigan. Elle constata avec satisfaction qu’elle avait réussi à parler sans tremblements dans la voix. — Bien, Madame. Il alluma son bracelet de com. — Monseigneur ? Où êtes-vous ? La voix assourdie de Miles répondit. — Dans le grenier de l’aile nord. Pourquoi ? — Mme Vorsoisson est là. Elle souhaite vous voir. — Je descends. Non, attends, amène-la ici. Je parie que ça va l’intéresser. — Bien, Monseigneur. Par ici, Madame. Le jeune Nikki n’est pas avec vous aujourd’hui ? Elle se sentit défaillir à l’idée de devoir expliquer pourquoi. Elle le suivit jusqu’au tube de montée sans rien ajouter, et il la conduisit au quatrième étage, étage qu’elle n’avait pas exploré lors de sa mémorable première visite. Ils débouchèrent sur un vaste palier sans moquette et franchirent deux doubles portes pour se retrouver dans une immense pièce basse de plafond qui occupait toute la largeur de l’aile nord. Des poutres sciées à la main dans de gros troncs d’arbres se croisaient au-dessus de leur tête, et des lampes descendaient du plafond pour éclairer deux allées dessinées par des empilements de toutes sortes. Pour l’essentiel, ce que l’on trouve en général dans un grenier : de vieux meubles bancals, des abat-jour dont même les domestiques ne voulaient plus, des cadres ayant perdu leur gravure, des miroirs piqués, des ballots carrés ou rectangulaires contenant peut-être des tableaux ou des tapisseries roulées, d’antiques lampes à pétrole et des candélabres ; de mystérieuses caisses, des cartons, des malles au cuir craquelé, de vieux coffres en bois avec les initiales de leur propriétaire, mort depuis longtemps, gravées sous la serrure. Puis des choses plus remarquables. Un faisceau d’étendards de cavalerie à la hampe rouillée et au fanion marron et argent tout décoloré ; des livrées de gardes fanées serrées sur des portemanteaux, marron et argent elles aussi ; des piles d’équipements d’équitation : selles, brides et harnais décorés de clochettes rouillées, leurs pompons effilochés, leur brillant terni, leurs perles cabossées, le verni écaillé ; des couvertures de selle portant le VK des Vorkosigan ou des variations sur leur blason brodées à la main dans la trame ; quantité de dagues et d’épées dépassant de quelques barriques tels des bouquets d’acier… Miles, en bras de chemise, était assis dans l’une des allées, au milieu de trois malles ouvertes et de plusieurs piles de papiers et de transparents en cours de classement. L’une des malles, qu’il venait apparemment juste d’ouvrir, débordait d’un fatras hétéroclite de vieilles armes à énergie dont les cartouches, se dit Ekaterin, devaient être depuis longtemps hors d’usage. Une autre malle, plus petite, semblait être la mine d’où il extrayait certains des documents. Il leva les yeux et lui adressa un grand sourire joyeux. — Je vous l’avais bien dit que les greniers valaient la visite. Merci, Pym. Le garde hocha la tête et se retira, adressant à son maître ce qu’Ekaterin interpréta comme un petit signe d’encouragement. — Vous n’avez pas exagéré. Quel était donc cet oiseau empaillé pendu la tête en bas dans un coin qui les regardait de ses vilains yeux de verre ? — La seule fois où j’ai fait monter Duv Galeni ici, il a failli s’étrangler. Il est redevenu sous mes yeux le docte Professeur Galeni, et il m’en a voulu pendant des heures, que dis-je, pendant des jours, sous prétexte que nous n’avions pas répertorié toutes ces cochonneries. Il m’en veut toujours lorsque par malheur il y repense. Mon père a fait climatiser la salle des documents, je croyais que cela suffisait… Il lui fit signe de prendre place sur un long coffre de noyer ciré. Elle s’assit et lui sourit en silence. Elle aurait dû lui communiquer la mauvaise nouvelle et prendre congé, mais il était si manifestement d’humeur bavarde qu’elle n’eut pas le courage de l’interrompre. Quand la voix de Miles était-elle devenue une caresse pour ses oreilles ? Elle décida de le laisser babiller… — Quand j’ai trouvé cela, j’ai pensé que ça pourrait vous intéresser. Il tendit la main vers un ballot recouvert d’un lourd tissu blanc, puis se pencha au-dessus du coffre contenant des armes. — En fait, ceci aussi est passionnant, mais ce serait peut-être davantage pour Nikki. Est-ce qu’il aime les choses extravagantes ? J’aurais trouvé cela fabuleux à son âge. Je me demande comment j’ai fait pour ne pas le trouver. Oh, bien sûr, Grand-père avait la clé. Il souleva un sac fait dans un grossier tissu marron et fouilla à l’intérieur. — Je crois qu’il s’agit d’un sac de scalps cetagandans. Vous voulez voir ? — Voir, peut-être. Toucher, sûrement pas. Il l’ouvrit et le lui tint pour qu’elle puisse regarder. Les trophées jaunâtres, semblables à de vieux parchemins, et auxquels pendaient encore des bouts de cheveux, ressemblaient effectivement à des scalps humains. — Beurk… Votre grand-père les a pris lui-même ? — Peut-être, mais ça me paraît beaucoup pour un seul somme, même pour le général Piotr. Ils ont probablement été pris par ses hommes qui les lui ont offerts. Et après, que pouvait-il en faire ? Il ne pouvait pas les jeter, on ne jette pas des cadeaux ! — Qu’allez-vous en faire ? Il haussa les épaules et reposa le sac dans le coffre. — Si Gregor avait besoin d’envoyer un petit message diplomatique insultant à l’Empire Cetagandan, ce qui n’est pas d’actualité, je suppose qu’il pourrait leur renvoyer les scalps avec des excuses alambiquées. Pour l’instant, je ne vois pas ce qu’on peut en faire d’autre. Il referma le coffre, fouilla dans un tas de clés posées à côté de lui sur le sol, et le verrouilla. Il se mit à genoux, releva une caisse devant Ekaterin, et y posa le ballot recouvert de tissu pour le déballer et le lui montrer. C’était une superbe selle ancienne, semblable aux vieilles selles de cavalerie, mais plus légère, conçue pour une dame. En cuir noir, délicatement gravée et estampillée de feuilles, de fougères et de motifs floraux. Le velours vert de l’assise rembourrée était à demi râpé et fendu, et le rembourrage en sortait. Des feuilles d’érable et d’olivier, sculptées et tintées dans le cuir, entouraient dans un ovale un grand V ainsi qu’un B et un K plus petits. Les broderies aux couleurs étonnamment vives de la couverture de selle rappelaient les motifs botaniques. — Il devait y avoir une bride assortie, mais je ne l’ai pas encore trouvée, dit Miles en faisant courir ses doigts sur les initiales. C’est l’une des selles de ma grand-mère paternelle. La femme du général Piotr, la princesse et comtesse Olivia Vorbarra Vorkosigan. Elle l’a manifestement beau coup montée. On n’a jamais pu convaincre ma mère de faire du cheval, je n’ai jamais su pourquoi, et ce n’était pas l’une des passions de mon père. Alors c’est mon grand-père qui s’est chargé de m’enseigner la tradition. Mais une fois adulte, je n’ai plus guère eu le temps de m’entraîner. Vous ne m’avez pas dit que vous montiez ? — Jamais depuis l’époque où j’étais enfant. Ma grand-tante avait un poney, mais je soupçonne que c’était au moins autant pour le fumier que pour moi. Mes parents n’avaient pas la place en ville. C’était un gros animal ombrageux, mais je l’adorais. Je me passais volontiers de selle. — Je pensais que je pourrais peut-être la faire réparer et la remettre en usage. — La remettre en usage ? Sa place est dans un musée. Faite à la main… un modèle unique… elle a une grande valeur historique. Je n’imagine même pas combien elle vaudrait dans une vente aux enchères. — Ah… j’ai eu la même discussion avec Duv. Elle n’est pas seulement faite à la main, elle est faite sur mesure, spécialement pour la princesse. Sans doute un cadeau de mon grand-père. Imaginez l’artisan, non, l’artiste, sélectionnant le cuir, le perçant, le sculptant, le cousant. Je le vois la graissant à la main en songeant que son œuvre allait servir à la comtesse, et qu’il allait faire l’envie et l’admiration de ses amis, car son travail ferait partie de cette œuvre d’art qu’était la vie de sa maîtresse. Du doigt, il suivit les feuilles entourant les initiales. — Pour l’amour du ciel, faites-la estimer. — Pourquoi ? Pour la prêter à un musée ? Je n’ai pas besoin de fixer un prix pour ma grand-mère. Pourquoi la donner à un collectionneur qui va la cacher comme un trésor. Qu’il cache son argent, c’est tout ce que ce genre d’individus souhaite, de toute façon. Le seul collectionneur qui en serait digne devrait être obsédé par la princesse-comtesse, un de ces hommes qui tombent amoureux par-delà le temps. Non, je dois à son auteur de la rendre à son usage premier, celui pour lequel il l’a fabriquée. La femme prudente et économe en elle, l’épouse pingre de Tienne, était horrifiée. Son âme secrète résonnait comme une cloche en écho aux paroles de Miles. Oui, il avait raison. La place de cette selle était sous une dame élégante, pas derrière une vitrine de verre. Les jardins étaient faits pour être vus, sentis, pour que l’on s’y promène, qu’on y fouille la terre. Une centaine de mesures objectives ne résumaient pas la valeur d’un jardinier. Seul le plaisir des promeneurs lui rendait justice. Seule son utilisation lui donnait son sens. Comment Miles avait-il appris cela ? Rien que pour cela je pourrais t’aimer… Il fit une vague grimace en réponse à son sourire et inspira. — Dieu sait s’il faut que je me remette à faire de l’exercice, sinon les obligations culinaires que m’imposent mes tâches diplomatiques vont ruiner les efforts de Mark pour se distinguer de moi. Il y a plusieurs parcs en ville avec des pistes cavalières, mais ce n’est pas très amusant de monter seul. Vous accepteriez de m’accompagner ? — J’aimerais beaucoup, mais je ne peux pas. Elle vit dans ses yeux une douzaine de contre-arguments prêts à monter à l’assaut, et leva la main pour l’empêcher de se lancer dans une plaidoirie. Il fallait qu’elle mette un terme à cet instant de bonheur auquel elle avait cédé avant que sa volonté ne craque. La promesse que lui avait arrachée Vassily ne lui autorisait qu’un avant-goût de Miles, pas un repas complet… — Il s’est passé quelque chose. Hier, Vassily Vorsoisson et mon frère Hugo sont venus me voir. Motivés, apparemment, par une lettre calomnieuse d’Alexis Vormoncrief. Elle lui fit un compte rendu froid de leur visite. Miles, assis sur les talons, le visage grave, l’écouta attentivement. Pour une fois il ne l’interrompit pas. — Vous les avez remis à leur place ? demanda-t-il lentement quand elle s’arrêta pour reprendre son souffle. — J’ai essayé. C’était insupportable de les voir douter de ma parole et croire uniquement les insinuations sordides de cet imbécile d’Alexis. Hugo était sincèrement contrarié, je crois ; mais Vassily est prisonnier de ces histoires de devoir familial mal compris, et de ses idées ridicules sur la dépravation et la décadence de la capitale. — Ah, glissa Miles, je vois, un romantique. — Miles, ils étaient prêts à emmener Nikki sur-le-champ ! Je n’ai aucun moyen de contester le droit de garde de Vassily. Même si je le traînais au tribunal du district Vorbretten, je ne pourrais pas prouver qu’il est indigne, il ne l’est pas. Il est ridiculement crédule. Mais j’ai pensé, trop tard hier soir, à la protection de Nikki. Est-ce que la SecImp pourrait empêcher Vassily de l’emmener ? — Sans doute pas. Ce n’est pas comme s’il voulait lui faire quitter Barrayar. La SecImp ne verrait aucun inconvénient à ce qu’il aille vivre sur une base militaire, en fait ils trouveraient probablement que c’est un endroit plus sûr que la maison d’Oncle Vorthys ou la Résidence Vorkosigan. Plus anonyme. Je ne pense pas qu’ils aimeraient voir se dérouler un procès qui attirerait l’attention sur l’affaire de Komarr. — Ils l’étoufferaient ? En faveur de qui ? — En votre faveur si je le leur demandais. Mais ils feraient en sorte de conforter la version officielle. C’est comme cela que leurs petits cerveaux étroits ont réglé le problème de l’accusation de meurtre cette semaine. Je me demande si quelqu’un… si quelqu’un avait prévu cela. — Je sais que c’est Alexis qui tire les ficelles et manipule Vassily. Vous croyez que quelqu’un manipule Alexis pour vous conduire à prendre une décision suicidaire ? Cela ferait d’elle le dernier maillon d’une chaîne grâce à laquelle un ennemi invisible cherchait à attirer Miles dans un piège imparable. Elle en eut froid dans le dos. Il ne fallait pas qu’elle – et Miles – fasse ce que cet ennemi attendait. Il fronça les sourcils. — Euh… peut-être. Il vaudrait beaucoup mieux que votre oncle règle le problème en privé, au sein de la famille. Est-ce qu’il sera revenu de Komarr pour le mariage ? — Oui, à condition que ce qu’il appelle ses petits problèmes techniques ne s’avère pas plus compliqué que prévu. Miles fit la grimace. — Rien n’est sûr, donc. Le district Vorbretten, hein ? Si ça tournait mal, je pourrais toujours demander à René de me rendre un petit service et d’arranger les choses. Vous pourriez passer par-dessus le tribunal et faire directement appel à lui. Je n’aurais pas besoin de mettre la SecImp dans le coup, ni même d’apparaître. Toutefois ça ne marchera pas si Sigur obtient le titre de comte du district Vorbretten. — Je ne veux pas que ça tourne mal. Je ne veux pas qu’on ennuie davantage Nikki. Les choses ont été suffisamment horribles pour lui. Elle restait assise, tendue et tremblante, et n’aurait su dire si elle bouillait de peur, de colère, ou d’un mélange empoisonné des deux. Il se leva, vint s’asseoir à côté d’elle sur le coffre en noyer, et l’interrogea du regard. — D’une manière ou d’une autre, nous trouverons le moyen de tout arranger. Dans deux jours, les affaires de succession des deux districts passent devant le Conseil des Comtes. Une fois le vote terminé, les raisons politiques de s’acharner sur moi disparaîtront et toutes ces histoires s’en iront en fumée. Ses paroles auraient paru très réconfortantes s’il n’avait ajouté : — Du moins, je l’espère. — Je n’aurais pas dû suggérer de vous tenir à l’écart jusqu’à la fin de mon année de deuil. J’aurais dû essayer la Fête de l’Été. J’y ai pensé trop tard. Mais je ne peux pas courir le risque de perdre Nikki. Je ne peux pas. Pas maintenant, nous avons survécu à trop de choses. — Allons, je crois que vous devez vous fier à votre instinct. Mon grand-père avait un vieux dicton de cavalerie, En terrain lourd, il faut se faire le plus léger possible. Nous allons jouer profil bas pour ne pas contrarier Vassily, et quand votre oncle rentrera, il ramènera le brave homme à de meilleurs sentiments. À moins, bien sûr, que vous ne préfériez ne plus me voir pendant un an, ajouta-t-il en lui jetant un regard en coin. — Cela me déplairait profondément. Le coin de sa bouche se souleva en un léger rictus. Au bout d’un moment, il finit par dire : — Alors, faisons en sorte de ne pas y être obligés. — Mais, Miles, j’ai donné ma parole. Je ne voulais pas, mais je l’ai donnée. — On vous a forcée. Une retraite tactique n’est pas une mauvaise réponse à une attaque surprise, vous savez. D’abord on sauve sa vie. Ensuite on choisit son terrain et on contre-attaque. Sans qu’elle le fasse exprès, la cuisse de Miles se trouvait tout près de la sienne. Elles ne se touchaient pas vraiment mais, au travers de deux couches de vêtements gris et noirs, elle sentait sa présence chaude et rassurante. Elle ne pouvait pas poser la tête sur son épaule pour y chercher du réconfort, mais elle pouvait glisser son bras autour de sa taille et poser la joue sur la tête de Miles. Comme cela serait agréable, comme cela soulagerait son cœur. Il ne faut pas que je le fasse. Si, il le faut. Maintenant, maintenant et toujours… Non. Il soupira. — Je suis victime de ma réputation.. Je croyais que les seules opinions qui comptaient étaient la vôtre, celle de Nikki et celle de Gregor. J’avais oublié celle de Vassily. — Moi aussi. — Mon père m’a donné cette définition, il m’a dit que la réputation, c’était ce que les autres savaient de nous, alors que l’honneur, c’était ce que nous savions de nous-mêmes. — C’est ce que voulait dire Gregor quand il vous a suggéré de parler à votre père ? Il paraît sage, j’aimerais le rencontrer. — Lui aussi voudrait vous rencontrer. Bien sûr, il m’a aussitôt demandé si je savais où j’en étais. Il possède cet œil… cette intuition. — Je crois… je crois que je sais ce qu’il veut dire. Elle aurait pu enrouler les doigts autour de la main de Miles, posée sur sa cuisse si près de la sienne, la sentir chaude et réconfortante contre sa paume… Tu t’es déjà trahie, affamée de caresses. Résiste. — Le jour de la mort de Tienne, j’ai cessé d’être celle qui prête serment et y reste fidèle toute sa vie, pour devenir celle qui brise son serment et s’en va. Mon serment comptait plus que tout au monde pour moi ou, du moins, j’avais échangé le monde contre mon serment. Je ne sais toujours pas si je me suis parjurée ou pas. Je ne pense pas que Tienne aurait agi de manière aussi stupide cette nuit-là si je ne l’avais pas choqué en lui annonçant que je le quittais. Elle garda le silence un moment. Tout était calme et tranquille. Les épais murs de pierre arrêtaient les bruits de la ville. — Je ne suis plus celle que j’étais. Je ne peux plus revenir en arrière. Je n’aime pas trop ce que je suis devenue. Malgré tout, je tiens le coup. Mais je ne sais guère comment aller de l’avant. Personne ne m’a jamais fourni de carte pour cette nouvelle route. — Ah, oui. Cette route. Il ne semblait nullement perplexe, et parlait de la voix ferme de celui qui comprend. — Vers la fin, mon serment était tout ce qui restait de moi, la seule chose qui n’avait pas été broyée. Quand j’ai essayé d’en parler avec Tante Vorthys, elle a tenté de me rassurer en me disant que tout le monde considérait Tienne comme un imbécile. Vous voyez, ça n’a rien à voir avec Tienne, que ce soit un saint ou un monstre. Il s’agissait de moi, de moi et de mon serment. Il haussa les épaules. — Qu’y a-t-il de difficile à comprendre ? Pour moi, la vérité crève les yeux. Elle tourna la tête et baissa les yeux pour regarder son visage. Il la regardait aussi, d’un regard empreint de curiosité et de patience. Oui, il comprenait parfaitement, pourtant il ne cherchait pas à la réconforter en minimisant sa détresse ou en tentant de la convaincre que tout cela était sans importance. Elle avait l’impression d’avoir ouvert une porte, croyant entrer dans un placard, pour découvrir un autre pays se déroulant devant ses yeux écarquillés. Oh. — Le problème des serments du genre, La mort plutôt que le déshonneur, c’est qu’ils finissent, avec le temps, par séparer le monde en deux groupes : les morts et les parjures. C’est une histoire de survivants. Elle acquiesça en silence. Il sait. Il connaît tout, jusqu’à cette pointe de regret et d’amertume cachée au fond du puits de mon âme. Comment fait-il pour savoir ? — La mort plutôt que le déshonneur. Eh bien, au moins, personne ne peut rien dire, je les ai eus dans le désordre… Vous savez… Il détourna les yeux, puis les ramena vers elle pour soutenir son regard. Il semblait un peu pâle. — Je n’ai pas vraiment été démis de la SecImp pour raisons médicales. Illyan m’a viré. Pour avoir falsifié les rapports sur mes attaques. — Oh, je l’ignorais. — Je sais. Vous comprendrez que je ne m’en vante pas. J’essayais de toutes mes forces de m’accrocher à ma carrière – l’amiral Naismith représentait tout pour moi, la vie, l’honneur et l’essentiel de mon identité –, et je l’ai brisée. Non que je ne m’y fusse pas préparé. L’amiral Naismith est né d’un mensonge que j’ai racheté ensuite en lui donnant vie. Et ça a plutôt bien marché pendant un certain temps. Le petit amiral m’apportait tout ce dont j’avais toujours rêvé. Au bout d’un moment, je me suis mis à croire que l’on pouvait racheter ainsi tous les péchés. On commence par mentir, on se rachètera plus tard. C’est ce que j’ai essayé avec vous. Même l’amour est moins fort que l’habitude. Soudain elle osa passer le bras autour de sa taille. Plus de raison de se frustrer… Il resta sans voix et cessa de respirer, comme un homme déposant de la nourriture devant un animal sauvage et essayant de l’amadouer du geste. Troublée, elle se recula. Elle prit une profonde inspiration. — Les habitudes. Oui. Je me sens à demi handicapée par les vieux réflexes. Les vieilles cicatrices de l’esprit. J’ai l’impression que Tienne n’est jamais à plus d’une pensée de moi. Croyez-vous que je vais un jour oublier sa mort ? À présent il ne la regardait plus. Est-ce qu’il n’osait pas ? — Je ne peux répondre à votre place. Mes vieux fantômes continuent de m’habiter. Leur densité diminue, ou je m’y habitue. Il parcourut le grenier des yeux, souffla un grand coup et ajouta, un rien énigmatique : — Vous ai-je déjà raconté comment j’en étais venu à tuer mon grand-père ? Le grand général, celui qui avait survécu à tout, aux Cetagandans, à Yuri le Fou, et à toutes les horreurs du siècle ? Elle s’abstint de proposer la réponse spectaculaire que son aveu inattendu méritait, et se contenta de hausser les sourcils. — Il est mort de déception le jour où j’ai échoué à mon examen d’entrée à l’Académie et perdu pour la première fois la chance de faire une carrière militaire. Il est mort cette nuit-là. — Bien sûr, c’est votre faute. Ça n’a rien à voir avec le fait qu’il avait presque cent ans. Il haussa les épaules et lui lança un regard perçant. — Oui, je sais. Tout comme vous savez que la mort de Tienne était un accident. — Miles, vous n’essayez pas de compter les points entre les morts ? Pris de court, il voulut pousser un cri de dénégation qui se transforma en un Oh ! Il cogna doucement le front contre l’épaule d’Ekaterin comme s’il se tapait la tête contre un mur. Quand il se décida à parler de nouveau, son débit heurté cachait mal son angoisse. — Comment faites-vous pour me supporter ? Je ne me supporte pas moi-même ! C’était la vraie confession. Nous sommes arrivés au bout l’un de l’autre. Il lui prit la main et la lui serra avec ferveur. Elle ne recula pas quand un curieux frisson la parcourut. Nous frustrer, n’est-ce pas aussi nous trahir ? — Pour utiliser la terminologie psychologique Betane de Kareen, dit-elle en reprenant son souffle, je dirais ceci à propos des serments : quand vous êtes devenu Auditeur Impérial, vous avez prêté serment, et pourtant vous vous étiez déjà parjuré. Comment avez-vous vécu cela ? Il regarda autour de lui, les yeux dans le vague. — Oh, quand on vous a donné votre honneur, on ne vous a pas donné un modèle avec un bouton remise à zéro ? Le mien se trouve ici, dit-il en montrant son nombril. Elle fut incapable de se retenir. Son rire éclata et rebondit contre les poutres. Un nœud serré au fond d’elle-même et au bord de la rupture se dénoua soudain. Quand il la faisait rire ainsi, c’était comme des flots d’air et de lumière déversés sur une sombre et douloureuse blessure et lui apportant la guérison dont l’obscurité la privait. — C’est à cela que ça sert ? Je l’ignorais. Il sourit et lui reprit la main. — Une femme très sage m’a dit un jour… il faut aller de l’avant. Je n’ai jamais trouvé un seul conseil judicieux qui ne se ramenait pas à cela. Même ceux de mon père. Je veux passer ma vie avec toi afin que tu me fasses rire. Il contempla la paume de sa main comme s’il voulait y déposer un baiser. Ils étaient si proches qu’elle sentait leur souffle, inspirant et expirant au même rythme. Le silence se prolongea. Elle était venue pour rompre, pas pour se lancer dans une séance de flirt… Si cela continuait, elle se retrouverait en train de l’embrasser. L’odeur de Miles lui envahissait le nez, la bouche et, emportée par son sang, chaque cellule de son corps. L’intimité de la chair paraissait facile après la terrifiante intimité de l’esprit. Au prix d’un effort énorme, elle parvint à se redresser. Au prix d’un effort semblable, il lui lâcha la main. Le cœur d’Ekaterin battait la chamade comme si elle avait couru. D’une voix qu’elle voulait normale, elle demanda : — Alors vous pensez que nous devrions attendre mon oncle pour s’occuper de Vassily. Vous croyez vraiment que toute cette histoire est censée être un piège ? — Ça en a le parfum. Je ne saurais dire pour l’instant de quel endroit remonte l’odeur de pourriture ; il se pourrait que ce soit seulement Alexis pour écarter un rival. — Je vois, il faut considérer qui sont ses amis. Alors, vous allez crucifier Richard et les alliés de Vormoncrief devant le Conseil après-demain ? — Ah, à ce propos. Je dois vous dire quelque chose. Il tourna la tête et se tapota les lèvres avant de la regarder de nouveau en face. Ses yeux étaient devenus durs, sérieux. — Je crois que j’ai commis une erreur stratégique. Vous savez, Richard Vorrutyer s’est servi de cette histoire de calomnie pour me contraindre à voter pour lui. — Je soupçonnais un truc de ce genre. Je ne pensais pas que c’était aussi clair. — Brutal, en fait. Comme je ne souhaitais pas récompenser pareil chantage, j’ai mis tout mon poids, toute mon influence, derrière Dono. — Bien ! Il esquissa un bref sourire, puis secoua la tête. — Richard et moi sommes dans une impasse. S’il gagne et devient comte, mon opposition ouverte l’obligera à mettre ses menaces à exécution. Il en aura alors le droit et le pouvoir. Il ne bougera pas tout de suite, il attendra quelques semaines, le temps de compter ses amis et ses alliés. Et aussi, s’il a le moindre sens tactique, il attendra que le mariage de Gregor ait eu lieu. Mais vous voyez ce qui s’annonce. Elle sentit son estomac se nouer. Elle ne voyait que trop bien, mais… — Est-ce qu’il peut se débarrasser de vous en vous accusant du meurtre de Tienne ? Je pensais que ce genre d’accusation serait balayé. — Eh bien, si des gens raisonnables ne dissuadent pas Richard d’en arriver là… les choses risquent de se compliquer. En fait, plus j’y réfléchis, plus cette histoire me paraît pourrie. Il posa les doigts sur son pantalon gris et se mit à compter les options. — L’assassinat est exclu. (Sa grimace suggéra qu’il plaisantait.) Gregor ne l’autoriserait pas, sauf pour un cas de haute trahison, et Richard est loyal à l’Impérium au point que c’en est gênant. Autant que je sache, il est persuadé que j’ai tué Tienne, ce qui en fait un type honnête, d’une certaine façon. Le prendre à part et lui raconter tranquillement la vérité sur ce qui s’est passé sur Komarr est tout aussi exclu. On se retrouverait avec un imbroglio de manœuvres autour du manque de preuves, et le verdict en serait d’autant plus faussé. Bien sûr, la SecImp pourrait en fabriquer quelques-unes, mais rien que de penser à ce qu’ils pourraient inventer me donne la nausée. Ni ma réputation ni la vôtre ne font partie de leurs priorités. Vous vous trouveriez inévitablement embarquée là-dedans à un moment ou à un autre, et… et je n’aurais aucune prise sur les événements. Elle se rendit compte qu’elle serrait les dents, et se passa la langue sur les lèvres pour décontracter sa mâchoire crispée. — L’endurance était ma spécialité, autrefois. — J’espérais vous offrir un avenir. Elle ne sut que répondre et se contenta de hausser les épaules. — Il y a un autre choix. Une autre façon de détourner cette… cette boue. — Oh ? — Je peux laisser tomber. M’abstenir au moment du vote. Non, ça ne serait sans doute pas suffisant pour réparer les dégâts. Voter pour Richard, alors. Reculer publiquement. Ekaterin retint son souffle. — Non ! Est-ce que Gregor vous a demandé cela ? Ou la SecImp ? — Non. Non, pas pour l’instant. Mais je me demandais si vous voudriez que je le fasse. Elle détourna les yeux et inspira profondément à trois reprises avant de le regarder en face et de dire d’un ton froid : — Je crois qu’après cela, nous devrions tous les deux nous servir du bouton de remise à zéro. Il encaissa ses paroles sans broncher, mis à part un léger tressaillement au coin de la bouche. — Dono n’a pas assez de voix. — Du moment qu’il a la vôtre… j’en suis satisfaite. — Du moment que vous avez conscience de ce qui risque de se produire. — J’en ai conscience. Il poussa un long soupir. N’y avait-il rien qu’elle pût faire pour l’aider ? Les ennemis cachés de Miles ne prendraient pas la peine de tirer autant de ficelles s’ils n’avaient pas l’intention de sortir quelques motions mal ficelées. Profil bas, donc, et silence. Pas celui de la proie apeurée, non, celui du chasseur qui guette. Elle scruta le visage de Miles. Il arborait son habituel masque de bonne humeur, mais dessous elle lut la tension. — Simple curiosité. Quand avez-vous utilisé votre stimulateur d’attaques pour la dernière fois ? Il n’osa pas croiser son regard. — Ça fait… ça fait un moment. J’ai eu trop de choses à faire. Vous savez, ça me laisse sur le flanc une journée entière. — Il vaut mieux que ça vous mette sur le flanc dans la Chambre du Conseil le jour du vote ? Il me semble que vous souhaitez prendre part au vote. Utilisez-le ce soir. Promis ? — Oui, m’dame. Promis. L’éclair qui brilla dans son œil montra qu’il n’était pas aussi accablé que le suggérait son air de chien battu. — Il faut que je parte. Il se leva sans discuter. — Je vous raccompagne. Ils s’en allèrent bras dessus, bras dessous au milieu des hasards oubliés de l’histoire. — Comment êtes-vous venue ? — En taxi. — Accepterez-vous que Pym vous dépose ? — Bien sûr. Il finit par venir avec elle, à l’arrière de la vieille limo blindée, et ils parlèrent de tout et de rien, comme s’ils avaient l’éternité devant eux. Le trajet était court. Quand elle descendit, ils ne se touchèrent pas et la voiture repartit. Ivan n’en pouvait plus de sourire. Vorhartung Castle avait sorti ses plus beaux atours à l’occasion de la réception donnée par le Conseil des Comtes en l’honneur de la délégation komarrane qui venait d’arriver pour le mariage de Gregor, mariage que les Komarrans s’obstinaient à appeler le mariage de Laissa. Le hall d’entrée, l’escalier monumental menant à la galerie du Conseil, le salon d’honneur où l’on avait servi le dîner, le château tout entier, inondé de lumière, disparaissaient sous des monceaux de fleurs. La soirée célébrait aussi la réparation et l’agrandissement du miroir solaire votés, certains disaient imposés de force, par le Conseil la semaine précédente. Gregor avait fait là à sa fiancée un cadeau de portée planétaire. La fête avait été suivie de discours et d’une présentation holovid du futur miroir, vital pour le développement et la terraformation de Komarr, mais aussi des plans d’une nouvelle station de saut devant être construite par un consortium barrayaro-komarran comprenant à la fois Toscane Industries et Vorsmythe Limited. Lady Alys avait assigné à Ivan la tâche de cornaquer une héritière komarrane au milieu de cette soirée intime qui ne rassemblait que cinq cent personnes. Hélas, l’héritière avait plus de soixante ans, était mariée, et se trouvait être la tante de la future Impératrice. Cette dame aux cheveux gris ne semblait guère impressionnée au milieu de tous ces Vor. Elle possédait une participation non négligeable dans Toscane Industries, deux mille voix planétaires komarranes, et une petite-fille dont elle semblait folle. Tout cela lui conférait une sérénité à toute épreuve. Ivan admira la vid-photo et convint que ladite petite-fille était adorable, magnifique, et manifestement très intelligente. Mais elle n’avait que sept ans et on l’avait laissée à la maison. Après avoir promené Tante Anna et sa suite dans le château et dûment commenté les détails architecturaux et historiques dignes d’intérêt, Ivan réussit à ramener le groupe au milieu des Komarrans qui entouraient Gregor et Laissa et se prépara à tirer sa révérence. Au moment où Tante Anna, d’une voix de stentor destinée à couvrir le brouhaha, informait Lady Alys que son fils était un jeune homme absolument charmant, il se fondit dans la foule et se dirigea vers les serveurs qui, alignés le long des murs, proposaient des digestifs. Il faillit télescoper un jeune couple qui se regardait dans les yeux au lieu de regarder où ils allaient. Lord William Vortashpula, héritier du comte Vortashpula, venait d’annoncer ses fiançailles avec Lady Cassia Vorgorov. Cassia était superbe : yeux brillants, joues empourprées, robe décolletée. Bon Dieu, est-ce qu’elle s’est fait siliconer les seins, ou est-ce qu’elle s’est seulement étoffée ces dernières années ? Ivan continuait de s’interroger quand leurs yeux se croisèrent. Elle redressa la tête en faisant voler les fleurs accrochées dans ses cheveux bruns, sourit dédaigneusement, serra plus fort le bras de son fiancé, et passa devant Ivan sans lui accorder un regard. Lord Vortashpula lui adressa un bref salut avant d’être entraîné par sa belle. — Jolie fille, dit une voix bourrue qui fit sursauter Ivan. Il se retourna pour découvrir son cousin au quatrième ou cinquième degré, le comte Falco Vorpatril qui l’observait sous ses impressionnants sourcils broussailleux. — Dommage que tu aies raté ta chance avec elle, Ivan. Elle t’a plaqué pour un lit plus confortable. — Elle ne m’a pas plaqué, répondit Ivan, indigné. Je ne lui ai même jamais fait la cour. Ivan n’appréciait guère le ricanement gras et dubitatif de Falco. — Ta mère m’a dit que Cassia en pinçait pour toi à une certaine époque. On dirait qu’elle s’en est bien remise. Cassie, pas ta mère, pauvre femme. Bien que Lady Alys semble aussi avoir surmonté toutes ses malheureuses déceptions amoureuses. Il regarda un groupe agglutiné autour de l’Empereur de l’autre côté de la pièce. Illyan s’occupait de Lady Alys avec la classe discrète qui lui était propre. — Aucune de mes relations amoureuses ne peut être qualifiée de malheureuse, monsieur. Elles se sont toutes terminées de manière satisfaisante pour les deux parties. J’ai choisi de jouer sur plusieurs tableaux. Falco se contenta de sourire. Ivan, peu disposé à continuer sur ce terrain, s’inclina poliment devant le comte Vorhalas, toujours droit comme un « i » malgré son grand âge, et qui s’approchait de son vieux collègue Falco. Celui-ci était soit un Conservateur progressiste, soit un Progressiste conservateur bien connu pour son art de ménager la chèvre et le chou ; les deux partis le courtisaient. Vorhalas, lui, était depuis toujours la clé de voûte de l’opposition conservatrice à la machine centriste dirigée par le clan Vorkosigan. Il n’était pas chef de parti, mais sa réputation d’intégrité farouche faisait de lui la référence vers laquelle tous se tournaient. Miles arriva à cet instant, le sourire aux lèvres et les mains dans les poches de son uniforme marron et argent. Ivan se raidit, prêt à sortir de la ligne de tir au cas où son cousin chercherait des volontaires pour quelque tâche vicieuse qu’il aurait en tête. Mais Miles se contenta de lui adresser un vague bonjour. Il salua les deux comtes et s’inclina respectueusement devant Vorhalas. Celui-ci lui répondit au bout d’un moment. — Où vas-tu, Vorkosigan ? demanda Falco, très à l’aise. Tu enchaînes avec la réception à la Résidence Vorsmythe après celle-ci ? — Non, le reste de l’équipe s’en chargera. Moi, je vais à la soirée de Gregor. À moins, messieurs, que vous n’envisagiez de modifier votre vote, et souhaitiez que nous allions en discuter quelque part. Vorhalas se contenta de secouer la tête, mais Falco grogna ce qui se voulait un rire. — Laisse tomber, Miles. C’est sans espoir. Dieu m’est témoin que tu as fait de ton mieux. Je le sais, partout où je suis allé la semaine dernière, je suis tombé sur toi. Je crains que les Progressistes ne doivent se contenter pour toute victoire de la construction du miroir. Miles regarda la foule qui s’en allait lentement et haussa les épaules. Il s’était beaucoup démené pour faire passer ce vote, en plus de sa campagne en faveur de Dono et de René. Pas étonnant qu’il ait l’air crevé. — Nous avons tous bien travaillé pour notre avenir et celui de l’Impérium. Je crois que l’agrandissement du miroir portera ses fruits avant que la terraformation ne soit achevée. — Hum ! Lâcha Vorhalas d’un ton neutre. Il s’était abstenu lors du vote sur le miroir, mais la majorité de Gregor l’avait emporté sans coup férir. — Dommage qu’Ekaterin ne soit pas là pour voir cela, dit Miles. — Ouais, pourquoi tu ne l’as pas amenée ? demanda Ivan. Il ne comprenait pas la stratégie de son cousin. Il pensait que le couple attaqué aurait tout intérêt à défier ouvertement l’opinion publique et à l’obliger à les fréquenter, plutôt que de l’éviter lâchement. Le défi serait tellement plus dans le style de Miles. — On verra. Après-demain. Si seulement ce maudit vote était passé, ajouta-t-il à mi-voix. Ivan sourit et baissa d’un ton pour lui répondre. — Quoi, toi le Betan ? Le demi-Betan. Je croyais que tu approuvais la démocratie, Miles ? Tu ne l’aimerais pas tant que cela, finalement ? Miles esquissa un sourire et refusa de se laisser entraîner dans la polémique. Il souhaita cordialement le bonsoir à ses aînés et s’éloigna d’un pas raide. — Le fils d’Aral n’a pas l’air très en forme, fit observer Vorhalas. — Il a dû quitter l’armée pour raisons médicales. C’est un miracle qu’il ait pu servir aussi longtemps. J’imagine que ses vieux ennuis l’ont rattrapé, dit Falco. C’était juste, pensa Ivan, mais pas au sens où Falco l’entendait. Vorhalas semblait morose. Peut-être songeait-il aux dégâts causés à Miles avant sa naissance par la soltoxine, et aux douloureux souvenirs que cela représentait pour le clan Vorhalas. Ivan eut pitié du vieil homme. — Non, monsieur, il a été blessé en service. En fait le teint gris et la démarche difficile suggéraient que Miles venait de subir l’une de ses attaques. Le comte Vorhalas le dévisagea en fronçant les sourcils d’un air songeur. — Voyons, Ivan. Tu le connais mieux que personne. Que penses-tu de cette histoire horrible selon laquelle il aurait tué le mari de cette Mme Vorsoisson ? — Je pense qu’il s’agit d’une pure invention, monsieur. — Alys dit la même chose, fit remarquer Falco. Je suis d’avis qu’elle est mieux placée que quiconque pour connaître la vérité. Vorhalas posa le regard, au-delà de la foule, sur le groupe qui entourait l’Empereur à l’autre bout du salon brillant de mille feux. — Je te l’accorde. Je pense aussi qu’elle est totalement loyale envers les Vorkosigan, et qu’elle mentirait sans la moindre hésitation pour protéger leurs intérêts. — Vous n’avez qu’à moitié raison, monsieur, dit Ivan. Elle est totalement loyale. Vorhalas fit un geste apaisant. — Ne m’agresse pas, mon garçon. Je crois qu’on n’est jamais vraiment sûr de rien. En vieillissant, on apprend à vivre avec ce genre d’incertitude. Ivan ravala une réplique acerbe. Le comte Vorhalas était la sixième personne dont il avait eu à subir les questions insidieuses depuis le début de la soirée. Si Miles devait en affronter moitié autant, il ne fallait pas s’étonner qu’il ait l’air épuisé. Toutefois, se dit-il sombrement, peu d’hommes osaient sans doute poser à Miles ce genre de questions en face. Ce qui voulait dire que c’était lui qui encaissait les tirs de barrage destinés à son cousin. Typique, trop typique. — Si nous n’allons pas chez les Vorsmythe, pourquoi n’irions-nous pas chez moi prendre un dernier verre tranquillement ? proposa Falco. Il y a longtemps que je souhaite vous entretenir de ce projet considérable. — Merci, Falco. Cela me paraît beaucoup plus reposant. Rien de tel que la perspective de voir d’énormes sommes d’argent changer de mains pour exciter et inquiéter nos collègues. Ivan en conclut que les entreprises du district Vorhalas avaient raté le coche des nouvelles perspectives économiques offertes par Komarr. L’engourdissement qui le gagnait n’avait rien à voir avec le fait qu’il ait trop bu. En réalité, il n’avait pas bu assez. Il s’apprêtait à reprendre sa progression vers le bar quand une charmante apparition attira son regard. Olivia Koudelka. La tenue de dentelle blanc et beige qu’elle portait mettait en valeur sa timide blondeur. Et elle était seule. Du moins pour l’instant. — Excusez-moi, messieurs, j’aperçois une amie en détresse. Il abandonna les têtes chenues et fonça sur sa proie, un large sourire aux lèvres et le cerveau en ébullition. La douce Olivia avait toujours été éclipsée aux yeux d’Ivan par ses sœurs aînées plus extraverties, Délia et Martya. Hélas, Délia avait choisi Duv Galeni, et Martya avait repoussé ses avances de manière fort peu ambiguë. Peut-être… peut-être avait-il renoncé un rien trop tôt à explorer l’arbre généalogique des Koudelka. — Bonsoir, Olivia. Quelle jolie robe ! Tu t’amuses bien ? Les femmes passaient tellement de temps à s’occuper de leurs vêtements que c’était toujours une bonne entrée en matière de leur en faire compliment. — Oh, bonjour, Ivan. Oui, bien sûr. — Je ne t’avais pas vue. Mama m’avait chargé de passer de la pommade aux Komarrans. — Nous sommes arrivés un peu tard. C’est notre quatrième arrêt ce soir. — Nous ? Le reste de ta famille est là aussi ? J’ai aperçu Délia avec Duv, bien sûr. Ils sont coincés dans la mêlée autour de Gregor. — Ah bon ? Il faudra passer dire bonjour avant de partir. — Où vas-tu ensuite ? — Au raout à la Résidence Vorsmythe. Ça peut rapporter gros. Tandis qu’Ivan tentait de décrypter cette remarque sibylline, Olivia leva la tête et croisa un regard. Elle écarta les lèvres et ses yeux brillèrent soudain, faisant revivre l’espace d’un instant le souvenir de Cassia Vorgorov dans l’esprit d’Ivan. Inquiet, il suivit la direction de son regard, mais ne vit personne, sauf Lord Dono Vorrutyer qui prenait congé de sa vieille amie la comtesse Vormuir. Celle-ci, svelte, la taille prise dans une robe rouge que le sobre costume noir de Dono mettait en valeur de manière spectaculaire, lui tapota le bras, rit ; et s’éloigna. Autant qu’Ivan pouvait le savoir, la comtesse était toujours séparée de son mari, et il se demandait si Dono et elle se donnaient du bon temps. L’idée lui titillait l’imagination. — La Résidence Vorsmythe ? Pourquoi pas ? J’irais bien avec vous. Je parie qu’ils vont sortir les grands vins. Tu y vas comment ? — En limo. Je t’emmène ? — Eh bien, oui, merci. Il était venu avec sa mère et Illyan, de son point de vue pour éviter de rayer la peinture de son speedster dans la pagaille du parking, de celui de Lady Alys pour être certaine qu’il serait à l’heure pour la mission qu’elle lui avait confiée. Il n’avait pas prévu que ce serait un atout stratégique. Il sourit à Olivia. Dono s’approcha d’eux, arborant un air particulièrement satisfait qui rappela à Ivan l’ex-Donna et eut le don de l’inquiéter. Il ne souhaitait guère qu’on les voie trop souvent associés en public. Peut-être réussirait-il à abréger les au revoir d’Olivia et à s’éclipser avec elle. — On dirait que la soirée se termine, dit Dono à Olivia. Il salua Ivan d’un signe de tête avant de proposer : — Je demande à Szabo d’avancer la voiture ? — Il faut que je voie Délia et Duv d’abord. Ensuite, on pourra partir. Oh, j’ai proposé à Ivan de venir avec nous chez les Vorsmythe. Il doit bien rester de la place. — Pas de problème. — Elle a pris le paquet ? demanda Olivia à Dono en regardant l’éclair rouge qui à présent se fondait dans la foule. Le sourire de Dono s’élargit en un rictus inquiétant. — Ouais ! Tandis qu’Ivan continuait d’imaginer sans grand succès comment se débarrasser de Dono et compagnie, Byerly Vorrutyer leur tomba dessus. Merde, de pire en pire. — Ah, Dono. Tu as toujours l’intention de finir la soirée chez les Vorsmythe ? — Oui, tu veux qu’on t’emmène aussi ? — Non, j’ai prévu de m’y rendre autrement. Par contre, si tu pouvais me déposer chez moi après… — Bien sûr. — Tu es resté un moment avec la comtesse Vormuir, là-haut au balcon. Vous avez parlé du bon vieux temps ? — Oui, de choses et d’autres. Byerly eut beau le regarder d’un air insistant, Dono n’en dit pas plus. — Tu as réussi à voir le comte Vorpinski cet après-midi ? — Oui, et deux ou trois autres. J’ai perdu mon temps avec Vortaine, mais au moins, grâce à Olivia, il a été obligé de rester poli. Vorfolse, Vorhalas et Vorpatril ont refusé de m’écouter, hélas. Dono adressa un regard quelque peu ambigu à Ivan sous ses épais sourcils noirs. — Enfin, pour Vorfolse, je n’en suis pas certain. Personne n’a répondu. Il n’était peut-être pas chez lui, difficile à dire. — Alors où en est le décompte des votes ? demanda Byerly. — Serré. Beaucoup plus serré que je n’aurais jamais osé le rêver, à dire vrai. L’incertitude me retourne l’estomac. — Tu t’en remettras. Serré de quel côté ? — Du mauvais, hélas, soupira Dono. J’aurais essayé. — Tu vas entrer dans l’histoire, dit Olivia d’un ton convaincu. Dono lui prit la main et la serra contre son bras avant de la remercier d’un sourire. Byerly haussa les épaules, ce qui chez lui pouvait passer pour une marque de réconfort. — Qui sait ce qui peut se passer et renverser la situation ? — Entre ce soir et demain matin ? Pas grand-chose, j’en ai peur. Les dés semblent jetés. — Courage ! Il reste deux ou trois heures pour travailler au corps quelques personnes à la Résidence Vorsmythe. Reste vigilant. Je t’aiderai. À tout à l’heure… Et Ivan, au lieu d’être seul avec Olivia, se retrouva piégé avec Dono, Szabo et deux autres gardes Vorrutyer, à l’arrière de la voiture officielle de feu le comte Pierre. Un des rares véhicules à surpasser l’antiquité de Miles au niveau du luxe confiné et du blindage paranoïaque et qui, à vitesse maximum, se traînait lamentablement. Non qu’elle ne fût pas confortable. Ivan avait connu, dans certaines stations de saut, des chambres d’hôtel plus petites que ce compartiment arrière. Mais Olivia était, il ne savait pourquoi, assise entre Dono et Szabo, alors que lui profitait de la chaleur corporelle des deux gardes. Ils avaient parcouru les deux tiers du chemin menant à la Résidence Vorsmythe quand Dono, qui regardait dehors, le front creusé de deux lignes verticales, se pencha soudain vers l’avant et parla au chauffeur par l’intercom : — Joris, passez chez le comte Vorfolse. Nous allons essayer une dernière fois. La famille Vorfolse possédait la réputation remarquable d’avoir toujours choisi le camp des perdants au cours des guerres barrayaranes du siècle. Y compris celui des Cetagandans et de Vordarian. L’héritier actuel, plutôt sinistre, hanté par les défaites de ses ancêtres, végétait à Vorbarr Sultana. Il avait loué la vieille demeure pleine de courants d’air de son clan à un entrepreneur roturier plein d’ambitions grandioses, et vivait sur les maigres loyers. Au lieu des vingt gardes auxquels il avait droit, il n’en entretenait qu’un, un pauvre diable déprimé et vieillissant qui s’acquittait de toutes les tâches. Toutefois, le refus prudent de Vorfolse de prendre parti pour un camp ou un autre, ou de voter le moindre projet, même le plus insignifiant, signifiait qu’il ne voterait pas automatiquement en faveur de Richard. Après tout, une voix était une voix. Un parking à plusieurs niveaux flanquait le bâtiment et proposait des places aux résidents à un prix sans doute élevé. Dans la capitale, on louait en général les places de parking au mètre carré. Joris glissa la limo à l’intérieur et dut s’arrêter en constatant que tous les emplacements étaient pris. Ivan avait projeté de rester confortablement installé dans la voiture en compagnie d’Olivia, mais il se ravisa en la voyant descendre derrière Dono. Celui-ci laissa à Joris le soin de garer le véhicule et, flanqué d’Olivia et de ses gardes, s’élança vers la sortie piétons pour gagner l’entrée principale en contournant le bâtiment. Tiraillé entre la curiosité et la prudence, Ivan les suivit. D’un geste bref, Szabo ordonna à l’un de ses hommes de prendre position près de la porte d’entrée et à un autre de rester devant le tube de montée au deuxième étage. Si bien qu’en arrivant devant l’appartement de Vorfolse, ils n’étaient plus que quatre et risquaient moins de l’effaroucher. Une discrète plaque de cuivre, vissée un peu de travers sur la porte au-dessus du numéro de l’appartement, indiquait Résidence Vorfolse. L’écriture, qui se voulait imposante, ne réussissait, vu le contexte, qu’à être plutôt pathétique. Ivan se souvint que Tante Cordélia disait souvent que gouverner était affaire de structures mentales. Lord Dono appuya sur la sonnette. Au bout de deux minutes, une voix bougonne leur parvint par l’intercom, mais l’écran du vidéophone resta vide. — Que voulez-vous ? Dono regarda Szabo et murmura : — C’est Vorfolse ? — On dirait. La voix n’est pas assez chevrotante pour être celle de son vieux garde. — Bonsoir, comte Vorfolse, dit Dono, je suis Lord Dono Vorrutyer. Je suppose que vous connaissez Ivan Vorpatril, mon garde Szabo, et Miss Olivia Koudelka, ajouta-t-il en montrant ses compagnons d’un geste de la main. Je me suis arrêté pour vous parler du vote de demain. — Il est trop tard. — Je n’ai nulle intention de troubler votre repos, insista Dono. — Tant mieux. Partez. — Bien sûr, monsieur, mais avant puis-je me permettre de vous demander pour qui vous avez l’intention de voter demain ? — Je me fous de savoir lequel des Vorrutyer héritera du district. Toute la famille est dérangée. Allez vous faire voir, tous les deux. Sans cesser de sourire, Dono inspira profondément. — Oui, monsieur, mais pensez aux conséquences. Si vous vous abstenez et que la majorité n’est pas atteinte, il faudra revoter. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’une majorité se dégage. Je voudrais aussi vous faire remarquer que mon cousin Richard risque de s’avérer un collègue fort désagréable, emporté et amateur de chicanes et de conflits. Un silence tellement long s’ensuivit qu’Ivan se demanda si Vorfolse n’était pas parti se coucher. Olivia se pencha vers l’intercom et dit d’un ton vif : — Comte Vorfolse, si vous votez pour Lord Dono, vous ne le regretterez pas. Il mettra toutes ses forces au service du district Vorrutyer et de l’Impérium. La voix bougonne répondit au bout d’un moment. — Eh, vous êtes une des filles du commodore Koudelka, non ? Est-ce qu’Aral Vorkosigan soutient ces âneries ? — Lord Miles Vorkosigan, qui représente son père, me soutient totalement, répondit Dono. — Inconfortable, non ? Très inconfortable pour vous, non ? — Sans aucun doute. Je m’en suis rendu compte. Mais comment envisagez-vous de voter ? — Je ne sais pas. Je vais y réfléchir. — Merci, monsieur. Dono leur fit signe de décamper et il regagna le tube de montée suivi de sa petite troupe. — Pas trop concluant, dit Ivan. — Vous vous rendez compte à quel point son Je vais y réfléchir paraît positif par rapport à d’autres réponses que j’ai obtenues ? Comparé à certains de ses collègues, le comte Vorfolse est un modèle d’ouverture d’esprit. Et puis il faut lui donner crédit pour son intégrité. Il pourrait piller son district de multiples façons afin de financer un train de vie plus opulent, et il a choisi de ne pas le faire. — Ouais, dit Szabo, si j’étais l’un de ses gardes, je l’encouragerais à voler un peu. Ça vaudrait mieux que cette farce minable. C’est indigne d’un Vor. C’est du plus mauvais effet. Ils sortirent du bâtiment, Szabo en tête, Dono et Olivia côte à côte derrière, et Ivan fermant la marche suivi des deux gardes. En franchissant l’entrée piétons du parking mal éclairé, Szabo s’immobilisa et dit : — Bon Dieu, où est la voiture ? Il porta son bracelet de com à ses lèvres. — Joris ? — Si quelqu’un a voulu entrer, il a pu être obligé de monter tout en haut, de redescendre de l’autre côté et de faire le tour du pâté de maisons. Impossible de faire demi-tour ici avec cet engin, suggéra Olivia. — Pas sans… Un sifflement sorti de nulle part, un bruit qu’Ivan ne connaissait que trop bien, l’interrompit et Szabo tomba comme une masse. — Neutraliseur ! hurla Ivan en bondissant à l’abri du pilier à sa droite. Il chercha Olivia des yeux, mais elle avait plongé de l’autre côté avec Dono. Deux nouveaux tirs bien ajustés cueillirent les autres gardes, mais l’un d’eux réussit à lâcher un coup au jugé avant de s’écrouler. Ivan, accroupi entre le pilier et une épave de limo, se maudissait de n’avoir pas pris d’arme tout en cherchant à savoir d’où les tirs étaient partis. Des piliers, des voitures, des ombres… Un peu plus loin, sur la rampe de montée, il aperçut une forme qui jaillit de derrière une colonne et disparut dans l’enchevêtrement de véhicules. Les règles de l’affrontement au neutraliseur étaient simples : tirer sur tout ce qui bouge et faire le tri ensuite en espérant que personne ne souffrait du cœur. Ivan pouvait en récupérer un sur l’un des gardes inconscients, à condition de pouvoir l’atteindre sans se faire zapper lui-même. Une voix rauque murmura un peu plus haut : — Il est parti de quel côté ? — En bas, vers la sortie. Goff va l’avoir. Descends ce putain d’officier dès que tu le vois. Au moins trois agresseurs. Comptons un de plus. Au moins un de plus. Maudissant le manque d’espace, Ivan quitta à quatre pattes l’abri de son pilier et essaya de se glisser entre le mur et la rangée de voitures pour gagner la sortie. Si seulement il pouvait rejoindre la rue. Il devait s’agir d’un enlèvement. Pour un assassinat, leurs agresseurs auraient choisi des armes beaucoup plus meurtrières, et leur petit groupe serait déjà réduit à l’état de chair à pâté et tapisserait les murs. Entre deux voitures, sur la rampe de descente à sa gauche, il vit bouger une silhouette blanche : la robe de soirée d’Olivia. Un bruit sourd lui parvint de derrière un pilier de ce côté-là, suivi d’un autre, comme une citrouille s’écrasant sur le béton. — Bien joué, s’écria Dono. Ivan se souvint que la mère d’Olivia avait été le garde du corps personnel de l’Empereur lorsque celui-ci était enfant. Il tenta d’imaginer l’enseignement donné aux filles dans la douceur du foyer Koudelka. Il était certain qu’elles ne s’étaient pas contentées de faire des gâteaux. Une forme vêtue de noir passa comme une flèche. — Le voilà ! Attrapez-le ! Non, non… il faut qu’il reste conscient ! Des bruits de pas, une bousculade, des respirations saccadées, un bruit sourd, un appel au secours étranglé… Ivan plongea pour s’emparer du neutraliseur du garde en priant que les autres regardent ailleurs. Il récupéra l’arme et se précipita à couvert. De la rampe de montée sur sa droite lui parvint le hoquet d’un véhicule reculant à toute allure en sens interdit. Il risqua un œil par-dessus une voiture. La camionnette s’arrêta brutalement dans la courbe, et les portes arrière s’ouvrirent à la volée. Deux hommes traînant Dono s’en approchèrent. Celui-ci, bouche ouverte, chancelant, portait la stupeur et la douleur sur son visage. — Où est Goff ? aboya le chauffeur en se tournant vers ses complices et leur prisonnier. Goff ! — Où est la fille ? — Laisse tomber la fille. Aide-moi à le redresser. On fait le boulot, on le largue, et on dégage avant qu’elle ait le temps d’aller chercher du secours. Malka, fais le tour et règle son compte à l’officier. Il n’était pas censé se trouver là. Ils tirèrent Dono à l’intérieur de la camionnette… non, à moitié seulement. L’un des hommes sortit une fiole de sa poche, fit sauter le bouchon et la posa sur le plancher à portée de main. Que se passait-il, bon Dieu… ? Il ne s’agit pas d’un enlèvement. — Goff ? L’homme chargé de trouver Ivan s’enfonçait prudemment dans l’ombre, accroupi à l’abri des voitures. Soudain Ivan capta le bourdonnement, fort désagréable au vu des circonstances, d’un vibro-poignard manié par l’un des hommes penchés au-dessus de Dono. Risquant le tout pour le tout, il bondit et ouvrit le feu, touchant de plein fouet celui qui cherchait Goff. Les hommes de Dono portaient des neutraliseurs de gros calibre, à juste raison, semblait-il. Ivan ne réussit qu’à effleurer l’un des deux autres qui abandonnèrent leur captif pour plonger derrière la camionnette. Dono tomba sur le sol et se recroquevilla sur lui-même. Au milieu des tirs de neutraliseurs, il n’avait sans doute rien de mieux à faire, mais Ivan préféra ne pas penser à ce qui se passerait si la camionnette venait à reculer. D’un peu plus haut sur la rampe, deux détonations de neutraliseur claquèrent coup sur coup. Silence. Au bout d’un moment, Ivan appela prudemment : — Olivia ? Une voix de petite fille essoufflée lui répondit : — Ivan ? Dono ? Dono s’agita sur le béton et gémit. Ivan se redressa et s’avança avec précaution vers la camionnette. Au bout de quelques secondes, le temps sans doute de savoir si on allait tirer sur lui, Olivia sortit de son abri et le rejoignit en courant au bas de la rampe. — Où as-tu trouvé ce neutraliseur ? demanda-t-il lorsqu’elle surgit à côté de la camionnette. Elle était pieds nus et avait remonté sa robe de soirée sur ses hanches. Elle la rabattit de sa main libre et répondit, l’esprit ailleurs : — Goff… Dono ! Oh, non ! Elle fourra le neutraliseur dans son décolleté et s’agenouilla auprès de l’homme en noir. Elle leva une main couverte de sang. — Rien qu’une blessure à la cuisse, haleta Dono. Il m’a raté. Oh, mon Dieu, ouille, ouille, ouille ! — Tu te fais saigner, ne bouge pas, mon chéri, ordonna Olivia. Elle regarda autour d’elle d’un air affolé, scruta l’intérieur de la camionnette, et déchira d’un geste décidé le jupon en dentelle de sa robe de soirée. Elle confectionna rapidement un tampon et déchira quelques bandes de tissu supplémentaires, puis elle fixa le tampon sur la blessure longue mais peu profonde qui entaillait la cuisse de Dono afin d’enrayer l’hémorragie. Ivan fit le tour du véhicule et ramena les deux victimes d’Olivia qu’il laissa tomber à côté d’eux pour pouvoir les surveiller. À présent la jeune fille avait assis Dono, la tête coincée entre ses seins, et lui caressait les cheveux. Il était pâle et agité de tremblements. Il respirait avec peine. — Tu as pris un coup au plexus ? demanda Ivan. — Non, plus bas. Ivan, tu te souviens, quand vous, les garçons, vous preniez un coup de pied dans les noix en faisant du sport ? Vous vous pliiez en deux et moi je rigolais. Je ne savais pas, je suis désolé, pardonne-moi… Ivan s’agenouilla pour regarder de plus près. Le pansement d’Olivia s’avérait efficace. La dentelle beige était gorgée de sang, mais la blessure ne saignait presque plus. Dono ne risquait plus de se vider sur place. Son agresseur lui avait fendu son pantalon, et le vibro-poignard abandonné gisait sur le sol non loin d’eux. Ivan se leva et examina la fiole. Il eut un mouvement de recul en sentant l’odeur aigre du pansement liquide. Il pensa le proposer à Olivia pour Dono, mais il ne pouvait savoir quels additifs dangereux risquaient d’y avoir été ajoutés. Il remit soigneusement le bouchon et considéra la scène. — Il semble que quelqu’un ait voulu rectifier ta chirurgie Betane et te disqualifier pour le vote. — J’avais compris tout seul, marmonna Dono. — Et sans anesthésie. Je pense que le pansement liquide était destiné à enrayer l’hémorragie après. Ils voulaient être certains que tu survivrais. — Quelle horreur ! s’exclama Olivia, révoltée. — C’est Richard, soupira Dono. Je ne pensais pas qu’il irait si loin. — Ça… commença Ivan avant de s’arrêter. Il regarda le vibro-poignard et le déplaça du bout du pied. Je ne dirais pas que j’approuve ce que tu as fait, Dono, ni ce que tu essaies de faire. Mais ça, c’est moche, vraiment moche. Dono porta une main protectrice à son entrejambe. — Putain. Je n’avais même pas encore essayé de m’en servir. Je me réservais. Pour une fois dans ma vie, je vouais arriver vierge au mariage. — Tu peux te lever ? — Tu plaisantes ? — Non. Où as-tu laissé Goff, Olivia ? — Là-bas, derrière le troisième pilier. Ivan alla le chercher en se demandant sérieusement où avait pu passer la voiture de Pierre. Le ruffian était toujours inconscient, mais semblait notablement plus mou et amorphe que les victimes du neutraliseur. Il avait le teint verdâtre et une curieuse bosse spongieuse sur le sommet du crâne. Ivan entreprit de le traîner pour le ramener près des autres. Dono pouvait bouger, mais n’était pas encore capable de se lever. Ivan regarda autour de lui, puis remonta la rampe en courant. Juste après le premier virage, il trouva la limo de Pierre arrêtée en travers du chemin. Il ne savait pas grâce à quel truc ils avaient réussi à faire descendre Joris, mais le jeune garde paralysé gisait devant sa voiture. Ivan poussa un soupir et le traîna jusqu’au compartiment arrière avant de prendre le volant pour rejoindre la camionnette. Dono retrouvait des couleurs et se tenait à présent assis, seulement un peu penché en avant. — Il faut le faire soigner, dit Olivia, inquiète. Ivan tendit le cou pour regarder Szabo qui commençait à se tortiller et à gémir sans toutefois revenir à lui, puis les sbires entassés par terre. — Oui, il va nous falloir tout un tas de médicaments. De la synergine pour les uns, du thiopenta pour les autres. Tu reconnais l’un de ces guignols, Dono ? — Jamais vus. — Des hommes de main, j’imagine. Recrutés en passant par Dieu sait combien d’intermédiaires. Il faudrait des jours à la garde municipale ou à la SecImp, à supposer qu’elle consente à s’y intéresser, pour connaître le fond de l’histoire. — Le vote sera passé d’ici là, soupira Dono. Je ne veux rien avoir à faire avec tout cela. Ce n’est pas mon boulot. Je n’y suis pour rien. Malgré tout, il s’agissait d’un précédent politique que personne, absolument personne n’allait approuver. C’était salement agressif. Vraiment moche. — Olivia, tu sais conduire la voiture de Dono ? demanda soudain Ivan. — Je crois. — Bien, aide-moi à charger les troupes. Ils réussirent à hisser les trois gardes Vorrutyer toujours inanimés à l’arrière de la limo avec le malheureux Joris, puis chargèrent avec moins de délicatesse les ruffians désarmés dans leur camionnette. Ivan verrouilla la portière de l’extérieur et se chargea du vibro-poignard, de la cargaison de neutraliseurs, et de la fiole de pansement. Olivia aida Dono à se traîner jusqu’à sa voiture et l’installa sur le siège avant, la jambe à l’extérieur. Ivan regarda le couple, la tête blonde penchée tendrement sur la tête noire, et soupira. — Où on va ? demanda Olivia avant de refermer les cockpits. — Résidence Vorpatril ! 18 Des flots de lumière traversaient les vitraux du mur côté st, constellant de taches colorées le plancher de chêne de la grande salle du Conseil des Comtes où régnait pourtant une atmosphère douce et feutrée. Miles pensait être arrivé de bonne heure, mais il aperçut René Vorbretten déjà installé au pupitre du district Vorbretten. Il posa ses documents sur son propre pupitre au premier rang, et fit le tour des bancs pour rejoindre René au deuxième rang sur la droite. Celui-ci paraissait plutôt élégant dans son uniforme vert foncé gansé d’orange, mais il était livide. — Eh bien, dit Miles, se forçant à l’enthousiasme pour doper le moral de son ami. Nous y sommes ! René parvint à esquisser un pâle sourire et tapota d’un doigt nerveux la liste de noms. — C’est trop juste. On ne va pas y arriver, Miles. Celui-ci posa une botte marron sur le banc de René et se pencha en avant d’un air volontairement décontracté. — C’est plus serré que je ne m’y attendais. Ne considère pas ton décompte prévisionnel comme acquis d’avance. On ne sait jamais qui va changer d’avis au dernier moment et modifier la donne. — Hélas, ça marche dans les deux sens. Miles haussa les épaules sans répondre. Pour les votes futurs, il faudrait vachement mieux étudier la question et préparer le terrain. Démocratie, tu parles. Il sentit la poussée d’adrénaline annonçant le combat l’envahir sans, hélas, la promesse de la délivrance : il ne pourrait ouvrir le feu sur personne si les choses tournaient vraiment mal. D’un autre côté, il ne courait pas non plus le risque qu’on lui tire dessus. Estime-toi heureux ! — Tu as avancé un peu hier soir quand tu es parti avec Gregor ? — Je crois. J’ai continué à discuter et à faire semblant de boire avec les amis d’Henri Vorvolk jusqu’à deux heures du matin. Je crois que j’ai fini par gagner Vorgarin à ta cause… Dono est plus difficile à vendre. Comment ça s’est passé chez les Vorsmythe ? Est-ce que Dono et toi avez réussi à établir vos derniers contacts ? — Oui, j’ai réussi, mais je n’ai pas vu Dono. Il n’est pas venu. — Ah bon ? J’avais cru comprendre qu’il irait et je pensais qu’à vous deux vous auriez la situation en main. — Tu ne pouvais pas être à deux endroits à la fois. Son cousin Byerly le cherchait partout. Il a fini par partir pour essayer de le trouver, et il n’est pas revenu. Si… non, impossible. Si Dono avait été, disons, assassiné pendant la nuit, on ne parlerait que de cela ce matin. Le bouche-à-oreille aurait fonctionné, la SecImp aurait appelé. Miles en aurait forcément entendu parler, non ? — Tatya est venue, soupira René. Elle ne pouvait pas supporter d’attendre à la maison sans rien savoir… enfin, si c’est toujours la maison, ce soir. — Tout va bien se passer. Miles s’avança vers le Cercle et contempla la galerie en forme de croissant avec sa belle balustrade de bois sculpté. Elle commençait à se remplir : tous ceux que le vote intéressait, parents ou amis, ceux qui possédaient, ou avaient obtenu, le droit d’y assister, s’y entassaient. Tatya Vorbretten, plus blême encore que René, se cachait au dernier rang, soutenue par l’une des sœurs de son mari. Miles lui fit un signe d’encouragement, le pouce levé, bien qu’il fût loin d’être optimiste. Les amis de Boris Vormoncrief, y compris le jeune Sigur Vorbretten, qui échangea un signe de tête poli mais prudent avec son cousin René, entrèrent dans la salle du conseil. Sigur ne tenta pas de s’approprier le pupitre de René, mais s’installa sous l’aile protectrice de son beau-père. Il portait une tenue de ville conservatrice, n’osant pas encore arborer l’uniforme de la Maison Vorbretten. Il paraissait nerveux, ce qui aurait réjoui Miles s’il avait ignoré que c’était l’état habituel de Sigur. Miles alla s’asseoir à son pupitre et se mit à surveiller les arrivants pour se calmer les nerfs. René vint le rejoindre. — Où diable est passé Dono ? Je ne peux lui passer la parole comme convenu s’il est en retard. — Pas de panique. Les Conservateurs vont traîner les pieds pour nous, histoire d’attendre que tous leurs partisans soient arrivés. Or certains ne viendront pas. S’il le faut, je me lèverai et je tiendrai le crachoir. Pour l’instant, laissons-leur le soin de faire de l’obstruction. René regagna sa place et croisa les mains sur son pupitre, comme pour les empêcher de trembler. Bon Dieu, Dono avait vingt gardes à son service. Il ne pouvait pas avoir disparu sans que personne s’en aperçoive. S’il ambitionnait de devenir comte, il fallait qu’il soit capable de venir jusqu’à la salle du Conseil sans avoir besoin que Miles aille le chercher et le conduise par la main. Lady Donna était célèbre pour ses retards de coquette et ses entrées spectaculaires, mais Miles pensait que Dono s’était débarrassé de cette fâcheuse habitude sur Beta, en même temps que du reste. Il tambourina un instant sur son pupitre, se détourna pour échapper au regard de René, et alluma son bracelet de com. — Pym ? — Monseigneur ? La réponse n’avait pas tardé. Pym gardait la limo de Miles sur le parking extérieur en bavardant sans doute avec ses collègues. Seul le comte Vorfolse venait en taxi sauf qu’il n’était pas encore arrivé. — Je veux que tu appelles la Résidence Vorrutyer et que tu demandes si Lord Dono est en route. S’il est retenu, fais le nécessaire et amène-le ici le plus vite possible. Tout le nécessaire, d’accord ? Ensuite, rappelle-moi. — Oui, Monseigneur, compris. Richard Vorrutyer entra d’un pas décidé. Il portait un impeccable uniforme de la Maison Vorrutyer, comme pour revendiquer le titre de comte, et arborait un air pugnace. Il installa ses notes sur le pupitre du district Vorrutyer, au deuxième rang, au centre, parcourut la salle du conseil du regard, et se dirigea vers Miles. L’ensemble bleu et gris lui allait assez bien, mais lorsqu’il s’approcha, Miles constata pour son plus grand plaisir que les coutures sur les côtés avaient été récemment lâchées. Depuis combien d’années Richard gardait-il son uniforme dans son placard en attendant cet instant ? Miles le salua d’un léger sourire en ravalant sa colère. Richard s’adressa à lui en grommelant ; il parvenait moins bien à dissimuler sa propre colère. — On dit qu’un homme politique honnête est celui qui ne se laisse acheter qu’une fois. Il semble que ce ne soit pas ton cas, Vorkosigan. — Tu devrais choisir tes ennemis avec davantage de discernement. — Toi aussi. Je ne bluffe pas. Tu t’en apercevras avant la fin de la journée. Il s’éloigna pour rejoindre un groupe agglutiné autour du pupitre Vormoncrief. Miles maîtrisa son irritation. Au moins ils avaient réussi à inquiéter Richard, sinon il n’oserait pas se conduire à ce point comme un parfait imbécile. Où diable était passé Dono ? Miles se mit à gribouiller des dessins d’armes de poing dans la marge de sa liste de noms en se disant qu’il détesterait vraiment savoir Richard dans son dos pendant les quarante années à venir. La salle se remplissait à présent, le bruit et la chaleur l’envahissaient, et elle prenait vie. Miles se leva et alla faire le tour de ses alliés progressistes, s’arrêtant pour glisser ici ou là quelques mots pressants en faveur de Dono et de René à ceux qu’il considérait encore comme indécis. Gregor arriva une minute avant l’heure. Il entra par la petite porte séparant son salon de conférences privé de l’estrade impériale, s’installa sur son traditionnel tabouret de campagne face à ses comtes, et échangea un bref signe de tête avec le Lord Gardien du Cercle. À l’heure dite, celui-ci demanda le silence. Merde ! Toujours aucun signe de Dono ! Toutefois l’autre camp ne semblait pas au complet non plus. Comme Miles l’avait annoncé à René, plusieurs comtes du parti conservateur demandèrent à utiliser leur droit de s’exprimer deux minutes. Ils entreprirent donc de parler, en se passant la parole l’un à l’autre et en remuant bruyamment leurs notes après chaque orateur, histoire de ménager de plus longues pauses. Les comtes, habitués à ce genre de stratagème, vérifiaient leur montre, comptaient les présents, et s’installaient confortablement. Gregor observait la scène d’un œil impassible, sans que son visage étroit trahisse le moindre signe d’impatience ou d’émotion. Le cœur de Miles battait la chamade et il se mordit la lèvre. Chacun devait s’engager, comme dans une bataille. S’il avait commis une erreur, il était trop tard à présent pour la réparer. Allons, allons, en avant. Un flot d’inquiétude serra la gorge d’Ekaterin quand elle ouvrit la porte et découvrit Vassily et Hugo sur le seuil. Aussitôt suivi par un flot de colère envers ces hommes qui venaient détruire le plaisir qu’elle avait à revoir sa famille. Elle se retint avec peine de se lancer dans une diatribe pour expliquer qu’elle s’en était tenue à leurs règles. Attends au moins d’avoir été accusée. Elle contrôla ses émotions et demanda : — Oui ? Que voulez-vous ? — Pouvons-nous entrer ? — Pourquoi ? Vassily serra les poings, puis il essuya une main moite sur la couture de son pantalon. Il avait choisi de porter son uniforme de lieutenant aujourd’hui. — C’est très urgent. Il avait de nouveau son air, Au secours, je suis perdu au milieu de la corruption de la capitale. Ekaterin fut soudain tentée de leur fermer la porte au nez, et de laisser Vassily se faire tuer et dévorer par les cannibales qui selon son imagination peuplaient les ruelles et les salons de Vorbarr Sultana, mais Hugo intervint : — Je t’en prie, Ekaterin, c’est très urgent. Elle les laissa passer à regret et les dirigea vers le boudoir de Tante Vorthys. Ils restèrent debout. — Est-ce que Nikki est ici ? demanda aussitôt Vassily. — Oui, pourquoi ? — Qu’il se prépare. Je l’emmène hors de la capitale dès que possible. Ekaterin faillit hurler. — Quoi ? Pourquoi ? Quels mensonges avez-vous encore avalés ? Je n’ai vu Lord Vorkosigan et je ne lui ai parlé qu’une fois avant-hier pour l’informer de votre souhait. Vous étiez d’accord. Hugo est témoin. Vassily balaya ses objections. — Il ne s’agit pas de cela. J’ai reçu de nouvelles informations beaucoup plus gênantes. — Si elles proviennent de la même source que la dernière fois, vous êtes encore plus stupide que je ne le pensais, Vassily Vorsoisson. — J’ai vérifié en appelant Lord Richard lui-même. J’ai appris beaucoup de choses ces derniers jours. Dès que Richard Vorrutyer sera confirmé dans ses droits de comte du district Vorrutyer, il déposera plainte contre le Lord Auditeur Vorkosigan pour le meurtre de mon cousin. Il risque d’y avoir alors du sang sur les murs. — Oh non ! Quel imbécile… ! Tante Vorthys, attirée par les éclats de voix, apparut juste à temps pour entendre Ekaterin. Nikki qui arrivait en courant étouffa son cri de joie, Oncle Hugo ! en découvrant le visage tendu des adultes. — Tiens, bonjour, Hugo, dit Tante Vorthys, et… bonjour, Vassily Vorsoisson, c’est bien cela ? Ekaterin n’avait fait à Nikki et à sa tante qu’un compte rendu sommaire de leur précédente visite. Nikki s’était montré indigné et vaguement inquiet. Tante Vorthys, elle, s’était rangée à l’avis de Miles, il valait mieux attendre le retour de son époux pour qu’il tente de régler le malentendu. Hugo la salua respectueusement et continua lourdement. — Je ne peux qu’être d’accord avec Ekaterin, mais cela ne fait que conforter les craintes de Vassily. Je n’imagine pas ce qui pousserait Vorrutyer à faire pareille démarche alors qu’Aral Vorkosigan lui-même est en ville. On penserait qu’il aurait la sagesse d’attendre que le Vice-roi soit reparti pour Sergyar avant d’attaquer son héritier. — Aral Vorkosigan ! s’exclama Ekaterin. Vous croyez vraiment que Gregor va accepter sans broncher que l’on s’en prenne ainsi à l’une de ses Voix ? Ou pardonner à celui qui osera déclencher pareil scandale deux semaines avant son mariage ? Richard n’est pas un imbécile, il est fou ! Ou il agissait sous le coup d’une panique aveugle, mais qu’est-ce qui avait pu provoquer cette panique ? — Autant que je sache, il est fou, dit Vassily. C’est un Vorrutyer, après tout. Si on en arrive au genre de guerre intestine entre les Vor qu’on a connue par le passé, personne ne sera en sécurité dans la capitale. Et surtout pas ceux qui se seront trouvés embarqués dans un camp ou dans l’autre. Je veux mettre Nikki à l’abri avant le vote. Le monorail pourrait se trouver coupé, comme du temps de l’Usurpateur. Il demanda d’un geste à Tante Vorthys de confirmer ses dires. — Oui, c’est vrai. Mais même au beau milieu de la guerre de Vordarian, la capitale n’a pas été entièrement ravagée. L’un dans l’autre, les combats étaient très circonscrits. — Mais il y a bien eu des combats autour de l’Université, non ? — Oui, un peu. — Tu les as vus ? demanda Nikki, soudain intéressé. — Nous savions où ils avaient lieu, de manière à les éviter, mon chéri. — Si vous souhaitez nous accompagner, Ekaterin, vous êtes la bienvenue, ajouta Vassily, quelque peu à contrecœur. Vous aussi, madame Vorthys, bien sûr. À moins que vous ne préfériez vous réfugier chez votre frère. Comme il est de notoriété publique que vous avez attiré l’attention de Lord Vorkosigan, vous pourriez devenir une cible. — Et il ne vous a pas traversé l’esprit que les ennemis de Miles vous utilisent, vous, comme cible ? Que vous vous êtes laissé manipuler comme un imbécile, que vous êtes leur jouet ? Avez-vous pensé une seconde, l’un ou l’autre, que Richard pourrait ne pas être élu comte ? Que le titre pourrait revenir à Lord Dono ? — Cette démente ? hurla Vassily, stupéfait, impossible ! — Ni démente ni femme. Et s’il devient comte Vorrutyer, toutes vos gesticulations n’auront servi à rien. — Je refuse de jouer ma vie, ou celle de Nikki, sur pareilles spéculations, dit Vassily d’un ton sec. Si vous choisissez de rester et de courir le risque, très bien, je ne discute pas. Mais il est de mon devoir absolu de protéger Nikki. — Du mien aussi. — Mais, Mama, Lord Vorkosigan n’a pas tué Pa. Vassily se pencha vers Nikki et lui adressa un douloureux sourire plein de compassion. — Comment le sais-tu, Nikki ? Personne n’est sûr de rien. C’est ça, le problème. Le gamin ferma la bouche et jeta un regard troublé vers sa mère. Elle comprit qu’il ne savait pas trop jusqu’à quel point sa conversation avec l’Empereur devait rester privée. Et elle n’en savait rien non plus. Elle devait admettre que l’inquiétude de Vassily était contagieuse. La fièvre semblait de toute évidence avoir également frappé Hugo. Même s’il y avait belle lurette que les rivalités entre comtes n’avaient plus menacé la stabilité de l’Impérium, celui qui aurait la malchance de se trouver pris entre deux feux n’en risquerait pas moins de se faire tuer avant l’intervention des troupes impériales. — Vassily, si près du mariage la capitale grouille de forces de sécurité. Quiconque, quel que soit son rang, oserait menacer si peu que ce soit l’ordre public, se retrouverait cloué au sol avant de savoir ce qui lui arrive. Vos craintes sont… exagérées. Elle avait voulu dire sans fondement. Mais si Richard obtenait le titre et avec le droit de porter plainte contre ses pairs… — Lord Vorkosigan s’est fait un ennemi dangereux. — Lord Vorkosigan est un ennemi dangereux. Elle se mordit la langue trop tard. Vassily la dévisagea un moment, secoua la tête et se tourna vers Nikki. — Nikki, prépare tes affaires, je t’emmène. — Mama ? s’écria l’enfant en la regardant d’un air incrédule. Était-ce Miles qui avait parlé de tomber dans le piège de ses propres habitudes ? Souvent elle avait cédé à Tienne à propos de Nikki, même lorsqu’elle n’était pas d’accord avec lui. Parce que c’était son père, qu’il avait des droits sur lui, mais surtout parce qu’il lui semblait cruel d’obliger son fils à choisir entre ses parents, aussi cruel que lui arracher le cœur. Toujours ils avaient su éviter de se servir de Nikki comme d’un pion dans leurs conflits. Mais merde ! Elle n’avait jamais donné sa parole d’honneur à Vassily Vorsoisson. Il ne possédait pas la moitié du cœur de Nikki. Et si, au lieu d’être joueur et pion, Nikki et elle devenaient alliés, égaux et ligués contre l’ennemi ? Qu’adviendrait-il alors ? Elle croisa les bras et ne dit rien. Vassily voulut prendre Nikki par la main. Le gamin lui échappa et se réfugia derrière sa mère. Il se mit à crier, la voix chargée de détresse : — Mama ? Dis, je ne suis pas obligé de partir ? Je devais aller chez Arthur ce soir ! Je ne veux pas aller avec Vassily ! Vassily inspira, tentant de retrouver son équilibre et sa dignité. — Madame, contrôlez votre fils. Elle le regarda droit dans les yeux. — Pourquoi, Vassily ? dit-elle d’une voix douce. Je croyais que vous me refusiez toute autorité sur Nikki. Vous ne semblez pas faire confiance à mon jugement pour ce qui est de sa sécurité et de son bien-être. Comment voulez-vous que je le contrôle ? Tante Vorthys saisit la finesse et sourit. Hugo, père de trois enfants, comprit également : elle venait de donner à Nikki la permission d’aller le plus loin possible. Vassily en célibataire, n’avait rien vu. Tante Vorthys tenta sans conviction d’arrondir les angles : — Vassily croyez-vous qu’il soit bien raisonnable… — Nikki, viens ici. Nous devons prendre le train de onze heures cinq. Le gamin mit les mains dans le dos et lui répondit courageusement : — Non ! — Si je dois t’attraper et te porter, je le ferai. — Alors je vais crier. Je dirai à tout le monde que tu me kidnappes. Je leur dirai que tu n’es pas mon père. Et tout ça, ce sera vrai. Hugo paraissait de plus en plus inquiet. — Pour l’amour du ciel, Vassily, ne l’excite pas. Ils peuvent tenir comme ça des heures. Tout le monde va te regarder comme si tu étais la réincarnation de Pierre le Sanguinaire. Des petites vieilles vont te menacer… — Des petites vieilles comme moi, l’interrompit Tante Vorthys. Messieurs, laissez-moi… Vassily, qui se sentait attaqué et rougissait de plus en plus, fit une autre tentative pour attraper Nikki, mais celui-ci, plus prompt, se réfugia cette fois derrière sa tante. — Je leur dirai que tu me kidnappes pour raisons morales, clama-t-il depuis son confortable abri. — Comment connaît-il ce genre de choses ? demanda Vassily, choqué. — Il a dû entendre l’expression. Les enfants répètent ce qu’ils entendent, tu comprends, expliqua Hugo. Manifestement, Vassily ne comprenait pas. — Un mauvais souvenir, peut-être ? — Nikki, écoute, dit Hugo en se penchant un peu pour regarder le gamin, et en s’efforçant d’incarner la voix de la raison. Si tu ne veux pas aller avec Vassily, tu pourrais venir passer quelque temps chez moi avec Tante Rosalie, Edie et les garçons. Nikki parut hésiter. Ekaterin aussi. La ruse aurait pu marcher en insistant, mais Vassily profita de la diversion momentanée pour attraper le bras de Nikki. — Ah, je te tiens. — Aïe, aïe, aïe ! ! Vassily ne possédait pas l’oreille parentale entraînée qui lui aurait permis de distinguer le cri de douleur réelle de celui destiné à attirer l’attention. Si bien que lorsque Ekaterin s’avança résolument vers lui, il prit peur et relâcha inconsciemment son étreinte. Nikki se libéra et s’enfuit en courant vers l’escalier qu’il grimpa quatre à quatre en hurlant par-dessus son épaule : — Je n’irai pas. Je n’irai pas, tu peux ne pas me forcer. Mama ne veut pas que je parte ! Arrivé sur le palier, il se retourna et lança à l’adresse de Vassily qui s’était élancé à sa poursuite : — Tu vas regretter d’avoir fait de la peine à ma Mama. Hugo, que les années et l’expérience avaient rendu plus sage, secouait la tête et suivait lentement. Tante Vorthys, bouleversée et paraissant un peu blafarde, fermait la marche. Une porte claqua à l’étage. Ekaterin, le cœur battant, arriva sur le palier au moment où Vassily s’acharnait sur la poignée de la porte du bureau d’Oncle Vorthys. — Nikki, ouvre cette porte ! Ouvre tout de suite, tu m’entends ? Il se retourna et adressa un regard implorant à Ekaterin. — Faites quelque chose ! Elle s’appuya contre le mur, croisa les bras, et sourit. — Je ne connais qu’un seul homme capable de faire sortir Nikki d’une pièce fermée à clé. Et il n’est pas là. — Ordonnez-lui de sortir. — Vous insistez pour prendre la garde de Nikki, Vassily, c’est votre problème, lui répondit-elle froidement, suggérant, Ce n’est que le premier d’une longue série. Un Hugo à bout de souffle arriva en haut des marches. — Ils finissent par se calmer et sortir, surtout s’ils n’ont rien à manger. — Nikki sait où son oncle cache ses biscuits, glissa Tante Vorthys d’un ton détaché. Vassily se redressa et regarda la lourde porte en bois à l’armature métallique. — J’imagine qu’on pourrait l’enfoncer. — Pas chez moi, Vassily Vorsoisson ! — Allez me chercher un tournevis, alors ! demanda-t-il à Ekaterin. — Trouvez-le vous-même. Elle n’ajouta pas, Espèce d’abruti, mais elle le pensa assez fort pour que le message soit reçu. De colère, le visage de Vassily s’empourpra et il se pencha sur la serrure. — Qu’est-ce qu’il fabrique ? J’entends des voix. — Je crois qu’il se sert de la console de com, dit Hugo. Tante Vorthys jeta un discret coup d’œil en direction de sa chambre au bout du palier. Elle communiquait avec la salle de bains qui elle-même communiquait avec le bureau du Professeur. Enfin, elle n’allait pas indiquer cette solution aux deux hommes, qui à présent collaient leur oreille à la porte, si Ekaterin ne le souhaitait pas. — J’entends deux voix. Qui diable peut-il appeler ? demanda Vassily d’un ton qui n’invitait pas à répondre. Soudain Ekaterin crut savoir. Sa respiration se bloqua. — Ô mon Dieu ! Tante Vorthys la dévisagea. Prise de panique, Ekaterin envisagea un instant de foncer par l’autre porte et d’éteindre la console avant qu’il ne soit trop tard. Mais le souvenir d’une voix rieuse lui revint à l’esprit… Voyons ce qui va se passer. Oui, voyons… L’un des comtes alliés de Boris Vormoncrief n’en finissait pas de parler. Miles se demanda combien de temps ces manœuvres dilatoires allaient durer. Gregor commençait manifestement à s’ennuyer ferme. Le garde personnel de l’Empereur sortit du petit salon de conférences, monta sur l’estrade, et murmura quelques mots à l’oreille de son maître. Gregor montra une brève surprise, répondit, et congédia son garde d’un geste de la main. Il fit signe au Lord Gardien du Cercle qui vint jusqu’à lui. Miles se crispa, s’attendant à ce que Gregor ordonne de mettre un terme à l’obstruction et de commencer le vote, mais le Lord Gardien se contenta de hocher la tête et regagna son banc. Gregor se leva et disparut par la porte située derrière l’estrade. Ce mouvement attira le regard de l’orateur qui hésita, puis continua. Miles se dit que tout cela ne voulait peut-être rien dire. Même les Empereurs doivent de temps à autre satisfaire des besoins naturels. Il saisit l’occasion d’appeler Pym. — Où en es-tu avec Dono ? — Je viens à l’instant de recevoir confirmation de la Résidence Vorrutyer. Il est en route. Le capitaine Vorpatril l’accompagne. — Pourquoi si tard ? — Il semble qu’il soit rentré chez lui il y a moins d’une heure. — Qu’est-ce qu’il a fabriqué toute la nuit ? Dono n’avait quand même pas passé la nuit précédant le vote à courir les filles en compagnie d’Ivan. À moins… à moins qu’il n’ait voulu prouver quelque chose… — Assure-toi qu’il arrive sans encombre. — On s’en occupe, Monseigneur. Gregor ne fut en effet absent que le temps qu’il lui aurait fallu pour se soulager. Les Conservateurs n’allaient pas tarder à manquer d’orateurs, sauf si des renforts arrivaient. Miles recompta les pupitres vides. Les bancs étaient bien garnis pour ce vote important. Comme l’avait promis Lady Alys, Vortugalov et son suppléant étaient absents. Ainsi, plus inexplicablement, que Vorhalas, Vorpatril, Vorfolse et Vormuir. Mais trois, sinon quatre, de ces votes étant acquis aux Conservateurs, c’était tant mieux. Miles se mit à dessiner une guirlande de couteaux, d’épées et de petits explosifs dans l’autre marge, et il attendit. –… cent quatre-vingt-neuf, cent quatre-vingt-dix, cent quatre-vingt-onze… Enrique comptait avec une évidente satisfaction. Kareen interrompit son travail sur la console du labo et se pencha pour regarder le savant escobaran. Avec l’aide de Martya, il terminait l’inventaire des mouches à beurre en livrée Vorkosigan récupérées, et les remettait dans leur ruche en acier inoxydable posée sur la paillasse. — Il n’en manque que neuf, dit-il, tout joyeux. Moins de cinq pour cent de pertes, très acceptable pour un accident malheureux. Du moment que je t’ai, toi, ma chérie. Il se tourna vers Martya et tendit le bras pour prendre le bocal contenant la reine que la fille de Jankowski n’avait rapportée que la veille au soir. Il le pencha et fit glisser la mouche sur sa main ouverte. Selon les mesures effectuées par Enrique, elle avait grandi de deux centimètres durant sa fugue, et à présent elle occupait la totalité de sa paume et débordait même sur les côtés. Il la plaça à hauteur de son visage et lui envoya des baisers, tout en caressant ses solides élytres du bout du doigt. Elle répondit en émettant une sorte de sifflement et s’accrocha si fort avec ses griffes qu’elle le fit saigner. — Elles font ce bruit quand elles sont contentes, expliqua-t-il à une Martya sceptique. Tu voudrais la caresser ? — Eh bien, pourquoi pas ? Il lui tendit la mouche géante et un sifflement récompensa la jeune fille qui sourit, un peu crispée. Kareen se dit, in petto, qu’un homme dont la conception du bonheur consistait à nourrir et à cajoler une créature qui répondait à son amour en émettant des sifflements hostiles était fait pour s’entendre avec Martya. Après quelques minauderies supplémentaires, il mit la reine dans la ruche en acier où elle fut submergée, bichonnée, cajolée et nourrie par sa progéniture. Kareen laissa échapper un doux soupir, et se concentra sur le décryptage des notes de Mark sur l’analyse du prix de revient de leurs cinq produits vedettes. Le problème allait être de leur trouver un nom. Mark n’avait pas la moindre idée, et il était inutile de solliciter l’aide de Miles dont les suggestions acerbes tournaient autour de Crème de Vomi à la Vanille et Craquant de cafard. La Résidence Vorkosigan paraissait bien calme. Tous les gardes que Miles n’avait pas réquisitionnés étaient partis avec le Vice-roi et la Vice-reine à quelque petit déjeuner politique en l’honneur de la future Impératrice, et l’on avait donné la matinée à presque tout le personnel. Mark avait sauté sur l’occasion, et sur Ma Kosti, qui était en train de devenir leur conseiller permanent pour la conception des produits, pour aller jeter un coup d’œil à une petite usine de conditionnement du lait. Tsipis avait trouvé à Hassadar une entreprise du même genre souhaitant déménager pour s’agrandir, et avait attiré l’attention de Mark sur leurs installations susceptibles d’accueillir l’usine pilote de production de beurre de mouches. Kareen n’avait pas eu loin à aller pour venir travailler. Elle avait passé sa première nuit à la Résidence Vorkosigan. À sa grande joie, elle et Mark n’avaient pas été traités comme des enfants, des criminels ou des idiots, mais avec le respect et la considération dus à des adultes. Ils avaient refermé la porte de la chambre de Mark sur ce qui ne regardait qu’eux. Au matin, Mark était parti travailler en sifflotant, faux, bien sûr, car il semblait partager avec son progéniteur de frère la même absence totale de don musical. Kareen, elle, fredonnait de manière plus mélodieuse. Elle s’interrompit en entendant frapper à la porte du labo et découvrit l’une des femmes de chambre, l’air inquiet. En général, le personnel de la Résidence Vorkosigan évitait le couloir menant au labo. Certains avaient peur des mouches à beurre. Beaucoup d’autres craignaient les empilements chancelants de bidons d’un litre alignés jusqu’au plafond de chaque côté. Tous avaient compris que quiconque s’aventurait dans ce secteur courait le risque de se voir invité à tester un nouveau produit. Ce danger avait sans nul doute contribué à limiter le bruit et les interruptions au labo. La jeune femme qui se tenait à la porte entrait dans les trois catégories. — Miss Koudelka, Miss Koudelka… Docteur Borgos… vous avez des visiteurs. Elle s’écarta pour laisser passer deux hommes. Le premier était maigre, l’autre grand et costaud. Tous deux portaient un costume de voyage chiffonné dans lequel la fréquentation d’Enrique permit à Kareen de reconnaître l’élégance escobarane. Le maigre, un jeunot aux manières de deux, ou un vieux aux manières de jeunot, difficile à dire, se cramponnait à une serviette bourrée de transparents. Le grand costaud se contentait d’être là. — Êtes-vous le docteur Enrique Borgos ? Enrique sursauta en entendant l’accent escobaran. Une bouffée d’air du pays au milieu de son long exil solitaire parmi les Barrayarans. — Oui ? — Enfin ! Enrique sourit timidement. — Oh, vous avez entendu parler de mes travaux ? Seriez-vous par hasard des… des investisseurs ? — Pas vraiment, répliqua le maigre avec une grimace féroce. Je suis agent de probation, mon nom est Oscar Gustioz, et voici mon adjoint, le sergent Muno. Sur ordre des Cortes Planétaires d’Escobar, vous êtes en état d’arrestation pour fraude, escroquerie, non-présentation au tribunal et rachat de caution, ajouta-t-il en posant la main de l’autorité sur l’épaule d’Enrique. — Mais… bafouilla celui-ci. On est sur Barrayar ! Vous ne pouvez pas m’arrêter ici ! — Oh, si, je peux, dit Gustioz. Il posa sa serviette sur le tabouret que Martya venait de libérer, et l’ouvrit. — Voici un mandat d’arrêt officiel émanant des Cortes. Il se mit à feuilleter des transparents, tous tamponnés, froisses et couverts de gribouillis. — L’accord préalable d’extradition de l’Ambassade de Barrayar sur Escobar, les trois demandes intermédiaires de confirmation, et l’accord définitif du Bureau Impérial de Vorbarr Sultana ; les autorisations préliminaires et l’autorisation définitive du bureau du comte du districtVorbarra ; dix-huit permis pour transporter un prisonnier depuis les stations de saut barrayaranes jusqu’à Escobar ; enfin et surtout, le feu vert délivré par la Garde Municipale de Vorbarr Sultana et signé par Lord Vorbohn lui-même. Il m’a fallu plus d’un mois pour franchir tous les obstacles de la bureaucratie, et je n’ai pas l’intention de perdre une minute de plus sur ce monde plongé dans l’obscurantisme. Docteur Borgos, vous avez droit à un sac. — Mais, s’écria Kareen, mais Mark a payé la caution d’Enrique ! Nous l’avons acheté, il est à nous. — Le rachat de caution n’efface pas les accusations, Miss. Il s’y ajoute et les aggrave. — Mais pourquoi arrêter Enrique et pas Mark ? demanda Martya qui essayait de comprendre. — Ne lui donne pas d’idées, lui souffla Kareen. — Si vous faites référence au fou dangereux répondant au nom de Lord Mark Pierre Vorkosigan, Miss, j’ai essayé. Croyez-moi, j’ai essayé. J’ai passé plus d’une semaine à tenter de réunir les documents. Il possède un passeport diplomatique qui lui confère une immunité de troisième catégorie le mettant à l’abri de quasiment tout, hormis le meurtre. En plus, je me suis aperçu qu’il suffisait que je prononce son nom de famille correctement pour rendre complètement débiles tous les Barrayarans, fonctionnaires, employés, secrétaires, ou personnel d’ambassade. Un moment, j’ai cru devenir fou, mais j’ai fini par accepter mon échec. — Je crois que les médicaments vous ont bien aidé, monsieur, fit remarquer Muno. Gustioz le foudroya du regard. — Mais vous ne m’échapperez pas. Un sac. Immédiatement. — Vous ne pouvez pas débarquer et l’emmener comme ça, sans prévenir, protesta Kareen. — Avez-vous la moindre idée des efforts que j’ai dû déployer pour qu’il ne soit pas prévenu ? — Mais nous avons besoin d’Enrique. C’est le pilier de notre entreprise, notre département de recherche et développement tout entier à lui tout seul. Sans lui, il n’y aura jamais de mouches à beurre nourries de végétation barrayarane. Sans lui, l’industrie du beurre de mouches ne verrait jamais le jour, et ses actions ne vaudraient plus rien. Tout son travail de l’été serait perdu. Tous les efforts désespérés d’organisation de Mark seraient balayés. Pas de bénéfices, pas de revenus, pas d’autonomie, plus de plaisirs scabreux au lit avec Mark, plus rien, que des dettes, des dettes et le déshonneur. Plus quelques adultes suffisants et ricanants entonnant l’air de Je te l’avais bien dit… — Vous ne pouvez pas l’emmener ! — Bien au contraire, Miss, je peux, et je vais le faire. — Que va-t-il lui arriver sur Escobar ? — Il sera jugé, dit Gustioz d’une voix chargée de satisfaction malsaine. Il ira en prison, je le souhaite sincèrement. Pour longtemps, très longtemps. J’espère que la cour ajoutera les honoraires de justice. Mon chef va hurler quand il verra mes notes de frais. Il m’avait dit, Vous verrez, ce sera des vacances. Dans quinze jours vous serez revenu. Cela fait deux mois que je n’ai pas vu ma femme et mes enfants. — C’est du gâchis ! s’indigna Martya. Pourquoi l’enfermer dans une cellule sur Escobar alors qu’il pourrait aider à nourrir l’humanité ? Kareen se dit que sa sœur était aussi en train de calculer la chute de ses actions. — Cela regarde le docteur Borgos et ses créditeurs. Moi, je ne fais que mon travail. — Mais qui va s’occuper de mes pauvres filles ? gémit Enrique. Vous ne comprenez pas ! Gustioz hésita et parut troublé. Il lança un regard perplexe en direction de Kareen et de Martya. — Mon ordre de mission ne contient aucune référence à des personnes à charge. — Et puis comment êtes-vous arrivés ici ? demanda Martya. Comment avez-vous passé la Sécurité ? — Page après page. Cela a pris trois quarts d’heure, dit Gustioz en brandissant sa serviette cabossée. — Le garde a insisté pour tout vérifier, ajouta Muno. — Où est Pym ? demanda Martya à la femme de chambre. — Avec Lord Vorkosigan, Miss. — Jankowski ? — Parti aussi. — Il reste quelqu’un ? — Tous les autres sont avec Monseigneur et Milady. — Bon Dieu. Où est Roic ? — Il dort, Miss. — Foncez le chercher. — Il ne va pas aimer qu’on le réveille quand il n’est pas de service. — Foncez le chercher. La femme de chambre se mit en route à contrecœur. — Muno, allons-y, ordonna Gustioz qui avait assisté à l’échange avec un sentiment de malaise croissant. — Bien, monsieur. Muno saisit Enrique par le bras. Martya le saisit par l’autre. — Non, attendez. Vous ne pouvez pas l’emmener ! — Allons-y, Muno. Muno tira. Martya tira dans l’autre sens. Enrique cria. Kareen s’empara du premier objet pouvant lui servir d’arme qui lui tomba sous la main, une longue baguette de métal, et elle se jeta dans la mêlée. Gustioz cala sa serviette sous son bras et essaya de faire lâcher prise à Martya. Kareen tenta de faire tomber Muno en lui mettant la baguette métallique dans les jambes. Tout le monde tournait autour d’Enrique écartelé. La manœuvre de Kareen réussit. Muno lâcha Enrique qui tomba sur Gustioz et Martya. Dans un effort désespéré pour récupérer son équilibre, Muno accrocha de la main le coin de la ruche qui dépassait de la paillasse. La boîte en acier vola. Cent quatre-vingt-douze mouches à beurre stupéfaites, en livrée Vorkosigan marron et argent, furent projetées, dans un concert de piaillements et selon une trajectoire follement aléatoire, aux quatre coins du labo. Les bestioles possédant la capacité aérodynamique de briques de petite taille, elles s’abattirent comme de la grêle sur la mêlée humaine. La ruche rebondit sur le sol en même temps que Muno. Gustioz, voulant se protéger contre cette attaque aérienne inattendue, lâcha sa serviette et des documents ornés de jolis tampons de couleur se joignirent au vol des mouches. Enrique braillait comme un possédé. Muno se contentait de crier en tentant de se débarrasser des mouches à beurre qui le recouvraient, et voulut grimper sur le tabouret. — Regardez ce que vous avez fait ! hurla Kareen à l’attention des Escobarans. Vandalisme ! Agression ! Destruction du bien d’autrui ! Destruction du bien d’un Lord Vor, sur Barrayar ! Vous êtes mal ! Enrique se déplaçait sur la pointe des pieds pour limiter le carnage. — Mes filles, mes pauvres fifilles ! Regardez où vous posez les pieds, espèces d’assassins ! La reine, qui grâce à son poids avait effectué un vol plané plus court, se glissa sous la paillasse. — Qu’est-ce que c’est que ces horreurs ? couina Muno perché sur son tabouret instable. — Des insectes venimeux, lui expliqua Martya. La dernière arme secrète de Barrayar. Partout où elles vous touchent, votre peau gonfle, noircit, et se détache. Intrépide, elle essaya de glisser une mouche dans le pantalon et dans la chemise de Muno, mais il réussit à l’écarter. — C’est faux ! s’écria un Enrique indigné, mais toujours sur la pointe des pieds. Gustioz, furieux, se traînait à quatre pattes pour récupérer ses transparents, tout en s’efforçant d’éviter le moindre contact avec les mouches qui s’égaillaient dans tous les sens. Il se releva, le visage écarlate. — Sergent, beugla-t-il, descendez de ce tabouret et emparez-vous du prisonnier. Nous partons sur-le-champ. Muno, revenu de sa peur et vaguement honteux d’avoir été surpris en si peu glorieuse posture, descendit avec précaution de son perchoir et empoigna Enrique d’une manière plus orthodoxe et plus autoritaire. Il l’entraîna hors du labo tandis que Gustioz ramassait ses derniers transparents et les fourrait n’importe comment dans sa serviette. — Et mon sac ? gémit Enrique. — Je vous achèterai une brosse à dents au spatioport, aboya Gustioz en courant derrière eux. Et des sous-vêtements propres. Je vous les achèterai de ma poche. Tout ce que vous voudrez, mais dehors. Kareen et sa sœur arrivèrent à la porte en même temps, se bousculèrent, et débouchèrent dans le couloir en manquant tomber pourvoir leur future fortune entraînée loin d’elles. — On ne peut pas le laisser partir, s’écria Martya. Une pile de bidons de beurre tomba sur Kareen quand elle reprit son équilibre et rebondit sur sa tête avant de s’écraser au sol. Elle en ramassa deux et regarda les deux hommes qui emmenaient Enrique. Elle visa la nuque de Gustioz, leva le bidon de sa main droite et le lança de toutes ses forces. Martya évita les bidons qui tombaient en cascade de l’autre côté et écarquilla les yeux avant de se saisir elle aussi d’un missile. — En joue, hurla Kareen. 19 Il ne fallut pas moins de deux minutes comme prévu aux hommes de la SecImp pour arriver à la demeure du Lord Auditeur Vorthys, il leur en fallut près de quatre. Ekaterin, qui avait entendu la porte d’entrée s’ouvrir, se demanda s’il serait grossier de sa part de le faire remarquer au jeune capitaine au visage impassible qui déboula dans l’escalier suivi d’un sergent costaud et visiblement dépourvu d’humour. Peu importe, Vassily, sous l’œil d’un Hugo de plus en plus agacé, continuait de vociférer et de menacer devant la porte close. Le silence s’était installé dans le bureau du Professeur. Les deux hommes se retournèrent et dévisagèrent les nouveaux arrivants d’un air stupéfait. — Qui a-t-il appelé ? murmura Vassily. L’officier de la SecImp les ignora et salua poliment Tante Vorthys, dont les yeux s’écarquillèrent un bref instant, et Ekaterin. — Pardonnez cette intrusion. On m’a informé d’une altercation ici. Mon maître l’Empereur m’ordonne de retenir toutes les personnes présentes. — Je crois comprendre, capitaine, euh… Sphaleros, je crois ? dit la Professera d’une voix faible. — Oui, madame. Il s’inclina devant elle, puis se tourna vers Hugo et Vassily : — Veuillez décliner votre identité, je vous prie. — Je m’appelle Hugo Vorvayne. Je suis le frère aîné de cette dame. Vassily se mit automatiquement au garde-à-vous, les yeux rivés sur l’insigne de la SecImp sur le col de l’officier. — Lieutenant Vassily Vorsoisson. Contrôle orbital, station de Fort Kithera River. Je suis le tuteur de Nikki Vorsoisson. Capitaine, je suis désolé, mais je crains qu’il ne s’agisse d’une fausse alerte. — Il a eu tort, bien sûr, mais il n’a que neuf ans, intervint Hugo, fort mal à l’aise. Il a été très perturbé par un problème familial. Rien de grave. Nous allons lui demander de faire des excuses. — Cela ne me regarde pas, monsieur. J’ai des ordres. Il se tourna vers la porte, tira un petit morceau de transparent de sa manche, jeta un coup d’œil aux quelques lignes griffonnées dessus à la hâte, et frappa vivement sur le panneau de bois. — Nikolaï Vorsoisson ? — Qui est là ? répondit Nikki. — Capitaine Sphaleros de la SecImp. On vous demande de m’accompagner. La serrure grinça, la porte s’ouvrit en grand, et Nikki, l’air à la fois triomphant et terrifié, dévisagea l’officier ; puis ses yeux fascinés se posèrent sur les armes de mort accrochées à sa ceinture. — Oui, capitaine, parvint-il à articuler. Le capitaine montra l’escalier, le sergent s’écarta. — Par ici, je vous prie. — Pourquoi m’arrête-t-on ? gémit Vassily. Je n’ai rien fait de mal. — Vous n’êtes pas arrêté, monsieur, vous êtes retenu pour interrogatoire. Vous, madame, vous n’êtes pas détenue, bien sûr, mais mon maître l’Empereur vous invite vivement à accompagner votre nièce, ajouta-t-il en se tournant vers Tante Vorthys. La Professera porta les doigts à ses lèvres, les yeux pétillant de curiosité. — Je crois que je vais venir, capitaine. Merci. Sphaleros adressa un signe de tête impératif au sergent qui se précipita et offrit son bras à Tante Vorthys pour descendre l’escalier. Nikki contourna Vassily et se saisit de la main de sa mère qu’il serra de toutes ses forces. — Mais… mais, dit Hugo. Pourquoi ? — On ne me l’a pas dit, monsieur, répondit le capitaine d’une voix tout autant dépourvue d’intérêt que de regret. Je suppose qu’il vous faudra demander. Ekaterin et Nikki descendirent derrière le sergent et Tante Vorthys. Hugo et Vassily leur emboîtèrent le pas à contrecœur. Arrivée au bas des marches, Ekaterin aperçut les pieds nus de son fils et s’écria : — Tes chaussures, Nikki ? Où sont tes chaussures ? Elle fit le tour du rez-de-chaussée en courant et en trouva une sous la console de sa tante, et l’autre derrière la porte de la cuisine. Elle les récupéra et tous sortirent. Un impressionnant aérocar banalisé, noir et brillant, se posa sur un coin de trottoir, écrasant au passage un massif de soucis d’un côté et manquant écorner un sycomore de l’autre. Le sergent aida les deux dames à s’installer à l’arrière et s’écarta pour laisser monter Hugo et Vassily. Le capitaine les rejoignit et le sergent se glissa à l’avant avec le chauffeur. Le véhicule se cabra brusquement et décolla en éparpillant quelques feuilles, petites branches et autres copeaux d’écorce du sycomore. Il fila à grande vitesse à une altitude réservée aux véhicules prioritaires, au ras des immeubles qu’Ekaterin n’avait jamais vus d’aussi près. Avant que Vassily ait repris assez de souffle pour demander, Où nous emmènent-ils ?, et le temps qu’Ekaterin fourre les pieds de Nikki dans ses chaussures et ferme les velcros, ils arrivaient à Vorhartung Castle. Les jardins, en pleine floraison estivale, resplendissaient de couleurs ; le fleuve scintillait au fond de la vallée encaissée ; les drapeaux des comtes flottant aux créneaux indiquaient que le Conseil siégeait. Ekaterin se surprit, penchée par-dessus la tête de Nikki, en train de chercher un étendard marron et argent. Juste Ciel, il était là. La feuille et la montagne du blason argenté luisaient au soleil. Les parkings étaient tous bondés. Des gardes en livrée de plus de cinquante districts, tels des oiseaux multicolores, bavardaient au milieu de leurs véhicules. L’aérocar de la SecImp vint se poser doucement sur un grand espace miraculeusement dégagé à côté d’une petite porte latérale. Un homme d’une cinquantaine d’années au visage familier, portant la livrée de Gregor Vorbarra lui-même, les attendait. Un technicien leur passa à tous, même à Nikki, un scanner de sécurité sur le corps, puis l’homme en livrée les emmena sans perdre de temps. Le capitaine de la SecImp sur leurs talons, ils empruntèrent deux couloirs étroits et passèrent devant de nombreux gardes dont les armes et la protection corporelle ne devaient rien à l’histoire et tout à la technologie. Leur guide les fit entrer dans une petite pièce lambrissée contenant une table de conférence équipée d’un système holovid, une console de corn, une machine à café et pas grand-chose d’autre. Il fit le tour de la table et désigna à chacun sa place debout derrière une chaise. Il n’en avança une que pour Tante Vorthys qu’il invita seule à s’asseoir. Il vérifia l’installation, marqua sa satisfaction en hochant la tête, et disparut par une plus petite porte dans le mur opposé. — Où sommes-nous ? murmura Ekaterin. — Je ne suis jamais venue ici, mais je crois bien que nous sommes juste derrière l’estrade de l’Empereur dans la salle du Conseil des Comtes, répondit la Professera en murmurant elle aussi. — Il a dit, marmonna Nikki d’un ton un rien coupable, que le problème lui semblait trop compliqué pour pouvoir être réglé avec la console. — Qui a dit cela, Nikki ? demanda Hugo, nerveux. À ce moment Ekaterin vit la petite porte s’ouvrir de nouveau et l’Empereur Gregor, vêtu de la livrée de la Maison Vorbarra, entra. Il lui sourit d’un air grave et fit un signe de tête en direction de Nikki. — Je vous en prie, Professera, restez assise. Capitaine Sphaleros, je vous remercie. Vous pouvez regagner votre poste. Le capitaine salua et se retira. Ekaterin se demanda s’il découvrirait un jour le pourquoi de cette mission bizarre, ou si elle resterait à jamais un mystère pour lui. Vassily et Hugo, littéralement pétrifiés, se mirent au garde-à-vous. L’homme en livrée avança le fauteuil du bout de la table pour son maître qui s’y installa. — Asseyez-vous, je vous prie, dit-il à ses invités. Toutes mes excuses pour ce transfert plutôt brutal, mais je ne peux m’absenter des débats. Les comtes peuvent cesser de traîner les pieds d’un instant à l’autre. Je l’espère, du moins. Maintenant, quelqu’un pourrait-il m’expliquer pourquoi Nikki a pensé qu’on voulait le kidnapper contre la volonté de sa mère ? — Entièrement contre ma volonté, insista Ekaterin. Gregor regarda Vassily. Celui-ci semblait paralysé. Gregor l’encouragea. — Succinctement, lieutenant. Ses réflexes militaires sortirent Vassily de sa catalepsie. Il bredouilla : — Oui, Sire… On m’a dit… le lieutenant Vormoncrief m’a appelé tôt ce matin pour me dire que si Lord Richard Vorrutyer devenait comte aujourd’hui, il allait déposer plainte contre Lord Miles Vorkosigan pour le meurtre de mon cousin Tienne. Alexis a ajouté que cela risquait d’entraîner des troubles considérables dans la capitale. J’ai craint pour la sécurité de Nikki et je suis venu le chercher pour l’emmener dans un endroit plus sûr en attendant que… que les choses se calment. — Était-ce votre idée ou est-ce Alexis qui vous l’a suggérée ? — Je… en fait, Alexis me l’a suggérée. — Je vois. Gérard, prenez note. C’est la troisième fois ce mois-ci que l’agitation du lieutenant Vormoncrief est portée à ma connaissance à propos d’affaires touchant à la politique. Faites-nous penser à lui trouver un poste quelque part dans l’Empire où il sera moins tenté de s’agiter. — Oui, Sire, murmura Gérard. Il ne prit aucune note, mais Ekaterin doutait que ce soit utile. Nul n’était besoin d’une puce mémorielle pour se souvenir des paroles de Gregor. On s’en souvenait, point. — Lieutenant Vorsoisson, je crains que ragots et rumeurs ne fassent partie intégrante de la vie de la capitale. Faire le tri entre vérité et mensonges occupe à plein temps un nombre considérable d’agents de la SecImp. Je crois qu’ils font bien leur travail. Mes analystes pensent que les calomnies dirigées contre Lord Vorkosigan ne viennent pas des événements de Komarr, dont je connais tous les tenants et aboutissants, mais de l’action d’un groupe de – rebelles serait trop fort –, d’un groupe de mécontents partageant un objectif politique dont ils imaginaient qu’il serait servi si Lord Vorkosigan se trouvait dans l’embarras. Gregor laissa Vassily et Hugo digérer ses paroles, puis reprit : — Votre affolement est prématuré. Moi-même, j’ignore comment va tourner le vote d’aujourd’hui. Mais soyez assuré, lieutenant, que vos proches sont placés sous ma protection. Je ne permettrai pas qu’il soit fait le moindre mal à la famille du Lord Auditeur Vorthys. Votre inquiétude est louable, mais inutile. La voix de Gregor se fit plus froide. — Votre crédulité est moins louable. Veillez à y remédier. — Oui, Sire, glapit Vassily. Il faisait des yeux de chouette à présent. Nikki sourit timidement à Gregor qui lui répondit d’un battement de paupières quasi imperceptible. Le gamin se tassa sur sa chaise, l’air béat. Un coup frappé à la porte du couloir fit bondir Ekaterin. L’homme en livrée alla ouvrir. Après une conversation à voix basse, il s’écarta pour laisser entrer un autre officier de la SecImp, un major en treillis cette fois. Gregor leva les yeux et lui fit signe de s’approcher. L’homme jeta un coup d’œil aux surprenants invités de l’Empereur et se pencha pour lui parler à l’oreille. — Très bien, très bien. Ce n’est pas trop tôt. Amenez-le directement ici. L’officier hocha la tête et se hâta de sortir. Gregor distribua quelques sourires à la ronde. La Professera lui rendit un sourire radieux, Ekaterin se montra plus timide. Quant à Hugo, il sourit également, mais écrasé et comme pétrifié. Gregor produisait cet effet sur les gens qui le rencontraient pour la première fois, Ekaterin s’en souvenait. — Je crains d’être très occupé pendant un moment, mais je t’assure, Nikki, que personne ne va t’arracher à ta mère. Il jeta un rapide regard en direction d’Ekaterin en prononçant ces paroles, et ajouta un imperceptible signe de tête à son intention. — Je serai ravi de discuter de tes soucis avec toi après cette session du Conseil. Gérard va vous trouver des places dans la galerie pour y assister. Tu devrais trouver cela très instructif. Ekaterin ne savait s’il s’agissait d’une invitation ou d’un ordre, mais de toute façon, pas question de refuser. Il tourna une main, paume vers le haut, et tous se levèrent précipitamment, sauf Tante Vorthys que Gérard vint aider, avant de les inviter courtoisement à gagner la porte. Gregor se pencha et ajouta à voix basse en s’adressant à Vassily : — Mme Vorsoisson a toute ma confiance, lieutenant. Je vous recommande de lui accorder la vôtre. Vassily parvint à bredouiller quelque chose qui ressemblait à un hoquet, et ils sortirent. Hugo regardait sa sœur d’un air stupéfait. Il n’aurait pas eu l’air plus ahuri s’il lui était poussé une seconde tête. À mi-chemin, ils durent se mettre en file indienne dans le couloir étroit pour croiser le major qui revenait. Ekaterin découvrit avec stupeur qu’il escortait un Byerly Vorrutyer manifestement épuisé. Pas rasé, son costume de soirée tout fripé et couvert de taches, les yeux bouffis et injectés de sang, il parvint néanmoins en la voyant à esquisser une petite courbette ironique et à poser la main sur son cœur sans ralentir l’allure. Hugo tourna la tête et regarda la silhouette efflanquée de Byerly s’éloigner. — Tu connais cet individu ? — C’est un de mes soupirants, répondit Ekaterin du tac au tac, bien décidée à marquer un point. Byerly Vorrutyer, cousin à la fois de Dono et de Richard. Impécunieux, intrépide et insensible aux rebuffades, mais plein d’esprit… enfin, pour ceux qui aiment un certain type d’humour malsain. Laissant Hugo méditer sur le fait qu’il existait peut-être pires dangers pour une pauvre veuve sans protection que l’intérêt que pouvait lui porter un fils de comte un peu sous-dimensionné, elle monta à la suite du garde dans un tube privé qui les transporta au premier étage où un autre couloir étroit les mena à une porte discrète ouvrant sur la galerie, et gardée par un homme de la SecImp. Le balcon surplombant la Salle du Conseil était aux trois quarts plein et bruissait des conversations à mi-voix de femmes élégantes et d’hommes en uniforme vert ou en costume impeccable. Dans sa tenue de deuil, Ekaterin se sentit soudain mal habillée et la cible de tous les regards, surtout quand le garde de Gregor les installa au beau milieu du premier rang, en demandant poliment, mais fermement, à cinq messieurs de leur céder la place. Au vu de sa livrée, aucun n’osa protester. Elle leur adressa un sourire d’excuse quand ils passèrent devant elle, et ils la regardèrent avec une certaine curiosité. Elle installa Nikki bien à l’abri entre sa tante et elle. Hugo et Vassily s’assirent à sa droite. — Vous êtes déjà venue ici ? murmura Vassily en ouvrant des yeux aussi grands que ceux de Nikki. — Non. — Je suis venu il y a des années avec l’école. Le Conseil ne siégeait pas, bien sûr. Seule Tante Vorthys ne semblait pas impressionnée par le décor, mais il est vrai qu’en tant qu’historienne elle avait souvent fréquenté les archives de Vorhartung Castle, bien avant qu’Oncle Vorthys ne soit nommé Auditeur Impérial. Ekaterin dévorait des yeux la scène bigarrée à l’extrême qui se déroulait en dessous d’elle. Pour l’occasion, les comtes avaient revêtu les plus élégantes de leurs livrées. Elle scruta l’arc-en-ciel de couleurs discordantes à la recherche d’une petite silhouette portant un discret, comparé aux autres, uniforme marron et argent… Là ! Miles venait de se lever au premier rang, sur sa droite. Elle serra la balustrade du balcon, lèvres entrouvertes, mais il ne leva pas les yeux. Impossible de l’appeler, même si personne n’était à la barre dans le Cercle en cet instant. Les spectateurs de la galerie n’avaient pas le droit de se manifester pendant les sessions du Conseil, de même que personne, à l’exception des comtes et des témoins qu’ils pouvaient faire venir, n’était autorisé à venir à la barre. Miles se déplaçait avec aisance au milieu de ses puissants collègues pour rejoindre le pupitre de René Vorbretten. Aral Vorkosigan s’était montré fort rusé en lançant son fils handicapé dans le bain de cette assemblée. Au fil du temps tous s’étaient habitués à le voir. On pouvait faire évoluer les mentalités. Jetant un coup d’œil en direction du balcon, René l’aperçut. Il attira aussitôt l’attention de Miles qui leva la tête et la regarda, les yeux écarquillés dans un mélange de plaisir, de confusion, et aussi d’inquiétude lorsqu’il découvrit Hugo et Vassily. Elle osa lui faire un signe pour le rassurer, la main ouverte et tendue à hauteur de poitrine. Il répondit en lui adressant le curieux petit salut paresseux qu’il utilisait pour exprimer une foule surprenante de sentiments. Cette fois un mélange d’ironie prudente et de profond respect. Richard Vorrutyer, qui bavardait avec un comte, surprit le salut de Miles et son regard remonta jusqu’à la galerie. Il portait déjà les couleurs bleu et gris de sa Maison, la tenue complète de comte, ce qui parut un rien présomptueux à Ekaterin. Au bout d’un moment il la reconnut et une lueur hostile brilla dans ses yeux. Elle lui rendit froidement son regard. Elle le savait coresponsable, pour le moins, de la crise présente. Je sais quel genre d’individu tu es. Tu ne me fais pas peur. Gregor n’avait pas encore regagné son estrade. De quoi pouvait-il bien discuter avec Byerly dans le petit salon de conférences ? Elle se rendit compte, en faisant des yeux le tour des hommes, que Dono n’était pas encore arrivé. Sa silhouette énergique se serait détachée au milieu de n’importe quelle foule, même celle-ci. Quelle secrète raison autorisait Richard à faire preuve d’une aussi odieuse confiance en soi ? Au moment où l’inquiétude commençait à lui nouer l’estomac, des dizaines de visages se tournèrent soudain vers les portes de la Salle du Conseil. Juste en dessous d’elle, un groupe d’hommes entra. Elle reconnut Lord Dono et sa barbe. Il portait l’uniforme bleu et gris des cadets de la Maison Vorrutyer, quasiment le même que celui de Richard, mais plus intelligemment choisi : les accessoires et les décorations n’étaient que ceux de l’héritier d’un comte. Il boitait et se déplaçait avec une certaine raideur, comme si une douleur lancinante le gênait. À sa grande surprise, elle aperçut Ivan Vorpatril au milieu du groupe. Elle n’était pas certaine de reconnaître les quatre autres, même si leurs tenues ne lui étaient pas inconnues. — Tante Vorthys, qui sont les comtes qui accompagnent Dono ? La Professera s’était redressée, la surprise et la perplexité se lisaient sur le visage. — La crinière blanche et la tenue bleu et or, c’est Falco Vorpatril. Le plus jeune, c’est Vorfolse, l’original de la Côte Sud. Le monsieur d’une cinquantaine d’années avec la canne, c’est, grands dieux, c’est le comte Vorhalas lui-même. Le dernier, c’est le comte Vorkalloner. Il passe pour le plus réactionnaire des Conservateurs après Vorhalas. Je suppose que ce sont ceux qu’on attendait. Les choses ne devraient pas tarder à commencer. Ekaterin scruta désespérément la réaction de Miles. L’arrivée en force des plus puissants alliés de Richard avait visiblement gâché le soulagement éprouvé en voyant apparaître Dono. Ivan Vorpatril se détacha du groupe pour rejoindre d’un pas alerte le pupitre de René, un sourire énigmatique aux lèvres. Dévorée d’inquiétude, le cœur battant, Ekaterin tentait désespérément de déchiffrer les événements, même si rares étaient les mots murmurés autour des pupitres qui parvenaient jusqu’à ses oreilles. Ivan s’arrêta un instant pour savourer l’air ahuri de son cousin Monsieur l’Auditeur-Impérial-c’est-moi-qui-commande-ici. Ouais, mon vieux, je parie que t’as du mal à piger cette fois ! Il aurait sans doute dû se sentir coupable de n’avoir pas pris le temps d’appeler Miles pour le mettre au courant de ce qui se passait, mais de toute façon il aurait été trop tard pour que cela puisse changer quoi que ce soit. Pendant quelques secondes encore, lui, Ivan, allait avoir un tour d’avance sur son cousin à son propre jeu. Profites-en ! La même perplexité se lisait sur le visage de René Vorbretten, et Ivan n’avait aucun compte à régler avec lui. Assez. Miles leva les yeux vers son cousin et lui adressa un regard où se mêlaient le plaisir et la fureur. — Ivan, espèce de… — Tais-toi… Ivan leva la main pour lui couper la parole avant qu’il ne laisse échapper sa bile. — Je viens de te sauver la mise une fois de plus. Et voilà comment tu me remercies ! Des injures et du mépris. Pauvre de moi. — Pym m’a dit que tu amenais Dono. Et je t’en remercie. Mais pourquoi diable as-tu amené les autres, bon Dieu ? demanda-t-il en désignant de la tête les quatre Conservateurs qui se dirigeaient vers le pupitre de Boris Vormoncrief. — Regarde, murmura Ivan. Au moment où le comte Vorhalas arrivait à sa hauteur, Richard se redressa et lui sourit. — Il était temps, monsieur ! Je suis ravi de vous voir. Le sourire de Richard s’évanouit lorsque Vorhalas passa devant lui sans même lui accorder un regard, l’ignorant au point que Richard aurait pu être invisible. Vorkalloner, qui suivait son aîné de près, lui fit l’aumône d’un froncement de sourcils. Ivan retenait son souffle, attendant la suite. Richard tenta de nouveau sa chance lorsque la crinière blanche de Falco Vorpatril s’approcha. — Bonjour, monsieur, heureux de vous voir… Falco s’arrêta et le dévisagea froidement. D’une voix basse qui porta cependant aux quatre coins de la Salle du Conseil, il lâcha : — Pas pour longtemps, vous ne serez pas heureux longtemps. Il existe une règle tacite parmi nous, Richard : lorsqu’on veut avoir recours à des procédés contraires à l’éthique, on a intérêt à être assez bon pour ne pas se faire prendre. Vous n’êtes pas assez bon, Richard. Vorfolse arriva le dernier et foudroya Richard : — Comment osez-vous m’entraîner dans vos complots en utilisant mon territoire, ma propriété, pour monter vos attaques ? Je vous briserai pour avoir fait cela. Miles écarquillait les yeux, les lèvres entrouvertes il savourait son plaisir. — Tu as eu une nuit agitée, alors, Ivan ? dit-il en voyant boiter Dono. — Tu ne me croirais pas. — Essaie de me convaincre. À mi-voix, Ivan mit rapidement Miles et un René tout surpris au courant. — En bref, une bande de mercenaires a essayé de rectifier la chirurgie Betane de Dono avec un vibro-poignard. Ils nous sont tombés dessus alors que nous sortions de chez Vorfolse. Ils avaient l’intention d’éliminer les gardes de Dono en douceur, mais ils n’avaient pas prévu ma présence et celle d’Olivia Koudelka. On les a neutralisés et livrés avec les preuves à Falco et au vieux Vorhalas pour qu’ils en tirent les conséquences. Bien sûr, personne n’a pris la peine d’avertir Richard, on l’a laissé dans le noir complet. Peut-être que d’ici la fin de la journée, il regrettera de ne pas posséder un vibro-poignard pour se trancher la gorge. Miles esquissa un sourire. — Tu as des preuves ? Richard a dû utiliser des tas d’intermédiaires pour monter un coup pareil. S’il est vraiment responsable de la mort de la fiancée de Pierre, il faut qu’il soit malin. Ça ne va pas être facile de remonter jusqu’à lui. — Il nous faut combien de temps pour trouver des preuves ? ajouta René. — Cela aurait pu prendre des semaines, mais l’homme de main de Richard s’est porté Témoin Impérial. — Son homme de main ? — Byerly Vorrutyer. Apparemment c’est lui qui a aidé Richard à tout organiser, mais les choses ont mal tourné. Les ruffians engagés par Richard filaient Dono ; ils devaient l’attaquer à la Résidence Vorsmythe quand ils ont cru voir une meilleure occasion chez Vorfolse. Byerly écumait quand il a enfin réussi à me retrouver à l’aube. Il en était devenu hystérique, lui le fin stratège, d’avoir perdu ses pions. C’est moi qui les avais capturés. C’était la première fois que je le voyais à court de mots. Et puis la SecImp est venue l’arrêter. — Inattendu… Je n’avais pas imaginé Byerly dans ce rôle. — J’ai toujours pensé que tu étais trop confiant, merde. Il y avait quelque chose qui ne collait pas chez Byerly, depuis le début, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus… Vorhalas et ses alliés se trouvaient à présent rassemblés autour du pupitre de Boris Vormoncrief. Vorfolse semblait le plus agité, le plus en colère. Il gesticulait en jetant de temps à autre un coup d’œil par-dessus son épaule en direction de Richard qui observait la scène avec inquiétude. Vormoncrief avait la mâchoire crispée et les sourcils froncés. Par deux fois il secoua la tête. Le jeune Sigur paraissait horrifié. Inconsciemment, il posa les mains sur son ventre, comme pour se protéger, et il serra les genoux. Toutes les conversations à mi-voix cessèrent quand Gregor franchit la petite porte derrière l’estrade et reprit place sur son tabouret. Il fit un signe au Lord Gardien qui s’approcha aussitôt. Ils échangèrent quelques paroles. Le Lord Gardien balaya la salle des yeux et il se dirigea vers Ivan. — Lord Vorpatril, il est temps de quitter la salle, Gregor va faire procéder au vote. À moins que vous ne soyez appelé comme témoin, vous devez prendre place au balcon. — Okay, répondit joyeusement Ivan en se dirigeant vers la porte. Miles et René s’encouragèrent, le pouce levé, et Miles se hâta de regagner son pupitre. En passant devant celui du district Vorrutyer, Ivan entendit Dono apostropher Richard : — Allez, mon vieux, pousse-toi. Tes sbires m’ont raté hier soir. Les gardes municipaux de Lord Vorbohn vont t’accueillir à bras ouverts à la sortie dès la fin du vote. Richard glissa de mauvaise grâce jusqu’à l’extrémité du banc. Dono se laissa tomber à sa place, croisa les jambes – à hauteur des chevilles, remarqua Ivan –, et écarta les coudes pour se mettre à l’aise. Richard ricana : — Tu peux rêver. Lord Vorbohn ne pourra rien contre moi quand je serai comte. Quant aux partisans de Vorkosigan, ils seront tellement révulsés par ses crimes qu’ils ne risquent pas de me lancer des pierres. — Des pierres, mon bon Richard ? Je te souhaite de seulement recevoir des pierres. Je prévois un glissement de terrain, et toi dessous. Ivan laissa les Vorrutyer à leur réunion de famille et se dirigea vers les doubles portes que les gardes lui ouvrirent. Un boulot bien fait, grâce au ciel. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit que Gregor le regardait. L’Empereur le gratifia d’un discret sourire et lui adressa un imperceptible signe de tête. Il ne se sentait pas gratifié, il se sentait tout nu. Il se souvint trop tard de la maxime de Miles selon laquelle la récompense d’un boulot bien fait était un boulot plus difficile. L’espace d’un instant, dans le hall, il eut envie de prendre à droite et de gagner les jardins au lieu de rejoindre la galerie, mais pour rien au monde il n’aurait voulu manquer le dénouement. Il grimpa l’escalier. — Feu ! hurla Kareen. Deux bidons de beurre de mouches volèrent dans le couloir. Kareen pensait que les bidons allaient s’écraser sur leurs cibles comme des pierres. Mais tous les bidons du haut faisaient partie d’un stock acheté récemment en solde par Mark. En plastique bon marché, trop fin, ils n’avaient pas la résistance des premiers bidons. Ils ne s’écrasèrent pas comme des pierres, ils explosèrent comme des grenades. En frappant le dos de Muno et la nuque de Gustioz, ils éclatèrent, éclaboussant les murs, le plafond, le sol, et accessoirement les cibles, de beurre de mouches. Comme la seconde salve avait été tirée avant que la première n’arrive à destination, les deux Escobarans se retournèrent juste à temps pour recevoir les bombes à beurre en pleine poitrine. Muno eut le réflexe d’écarter un troisième bidon qui explosa sur le sol, le couvrant de beurre dégoulinant jusqu’aux genoux. Martya, follement excitée, poussait une sorte de hurlement dément et balançait les bidons aussi vite qu’elle le pouvait. Tous n’éclataient pas, certains atteignaient leur cible avec un bruit mat fort satisfaisant. Muno, sans cesser de jurer, en écarta deux ou trois autres, mais il ne put se retenir d’empoigner deux bidons sur la pile au bout du couloir et de les expédier sur les sœurs Koudelka, ce qui l’obligea à lâcher Enrique. Martya évita celui qui lui était destiné, et le second explosa aux pieds de Kareen. La tentative de Muno d’établir un tir de barrage pour couvrir leur retraite s’avéra vaine lorsque Enrique s’enfuit à quatre pattes rejoindre les Walkyries hurlantes qui s’étaient lancées à son secours. — Au labo, hurla Kareen. Et bouclez la porte. On va appeler à l’aide. La porte à l’extrémité du couloir, au-delà des envahisseurs escobarans, s’ouvrit à la volée. Le cœur soudain léger, Kareen aperçut Roic arriver en titubant. Des renforts ! Le garde portait une tenue fort seyante : bottes, caleçon, et un neutraliseur dans son holster. — Que se… Il ne put aller plus loin, une dernière salve, lâchée à l’aveugle par Martya, éclata sur sa poitrine. Elle mit les mains en porte-voix et cria : — Oh, pardon ! — Que diable se passe-t-il ici, merde ? beugla Roic en essayant vainement d’empoigner son neutraliseur de sa main dégoulinante de beurre de mouches. M’avez réveillé. C’est la troisième fois ce matin qu’on m’réveille. J’venais de m’endormir. Je jure que je tue la prochaine salope qui m’réveille… ! Kareen et Martya se serrèrent l’une contre l’autre pour jouir d’un moment de pur plaisir esthétique : la haute taille, les larges épaules et la voix de basse du jeune mâle qui s’offrait à leurs yeux éblouis. Martya poussa un soupir. Les Escobarans, eux, n’avaient bien sûr pas la moindre idée de qui était ce sauvage hurlant à demi nu qui leur barrait leur unique voie de retraite. Kareen l’interpella : — Roic, ils essaient de kidnapper Enrique ! — Ah bon ? Bien ! Assurez-vous qu’ils embarquent aussi toutes ses saloperies de mouches… Gustioz, affolé, voulut atteindre la porte en contournant Roic, mais il le télescopa. Ils glissèrent sur le beurre et s’étalèrent dans un envol de documents hautement officiels. Les réflexes professionnels de Roic, même amoindris par le sommeil, prirent le relais et il voulut plaquer au sol son adversaire, tâche fort compliquée dans la mesure où ils étaient tous deux couverts de lubrifiant. Le fidèle Muno se mit à quatre pattes et brava un nouveau tir de bidons pour récupérer Enrique. Il parvint à toucher un bras qui battait l’air pour tenter de le repousser. Ils dérapèrent et se retrouvèrent en terrain miné. Muno avait toutefois réussi à empoigner une des chevilles d’Enrique et, liés l’un à l’autre, ils se mirent à glisser vers le fond du couloir. Gustioz, coincé sous Roic, haletait : — Vous ne pouvez pas nous arrêter, j’ai un mandat. — Monsieur, je ne veux pas vous arrêter ! hurla Roic. Kareen et Martya plongèrent pour empoigner les bras d’Enrique et tirèrent dans l’autre direction. Personne n’avait de prise solide, et l’affrontement tournait au match nul. Kareen osa lâcher un bras et contourna Enrique pour assener un coup de pied bien placé sur le poignet de Muno. Celui-ci cria de douleur et eut un mouvement de recul. Les deux femmes et le savant en profitèrent pour se ruer vers le labo. Martya parvint à fermer la porte et à la verrouiller juste avant que Muno n’essaie de l’enfoncer d’un coup d’épaule. — La console, vite ! Appelle Lord Mark ! Appelle quelqu’un. Kareen essuya d’un revers de main le beurre qu’elle avait sur les yeux avant de foncer vers la console et de taper le code personnel de Mark. Miles se tordait le cou pour voir en se désespérant de ne pas entendre. Ivan s’installa au premier rang de la galerie à la place d’un enseigne qu’il chassa sans état d’âme. Le jeune officier céda devant le grade et la stature de son supérieur, et abandonna à contrecœur son excellente place pour aller se mettre debout au dernier rang. Ivan se glissa à côté de Tante Vorthys et d’Ekaterin. Une conversation à voix basse s’engagea. Aux gestes larges et au sourire satisfait de son cousin, Miles devina qu’il leur faisait le récit de ses héroïques aventures nocturnes. Bon Dieu, si j’avais été là, j’aurais pu sauver Dono tout aussi bien… Ou peut-être pas. Miles avait reconnu Hugo et Vassily qu’il avait brièvement rencontrés aux funérailles de Tienne. Étaient-ils en ville pour harceler de nouveau Ekaterin à propos de Nikki ? Pour l’instant ils écoutaient le récit d’Ivan et paraissaient tétanisés. Ekaterin fit une remarque acerbe. Ivan rit, un peu mal à l’aise, puis se tourna pour faire signe à Olivia Koudelka qui venait de s’asseoir au fond. Il était vraiment injuste qu’une jeune femme qui n’avait pas dormi de la nuit pût paraître aussi fraîche. Elle s’était changée et avait troqué sa robe du soir de la veille pour un ample costume pantalon en soie à la mode komarrane. À en juger par son allure et son sourire, elle n’avait pas été blessée dans l’affrontement. Nikki, tout excité, posa une question à laquelle répondit la Professera qui fixa d’un regard froid et désapprobateur la nuque de Richard Vorrutyer. Que diable fichait là-haut toute la famille d’Ekaterin ? Comment avait-elle persuadé Hugo et Vassily de l’accompagner ? Quel rôle avait joué Gregor dans cette affaire ? Miles aurait juré avoir vu un garde en livrée Vorbarra les conduire à leur place… Dans la Salle du Conseil, le Lord Gardien du Cercle frappa avec l’embout d’une lance de cavalerie portant l’étendard Vorbarra une plaque de bois fixée dans le sol à cet effet. Les coups résonnèrent dans toute la salle. Trop tard pour se précipiter au balcon et découvrir ce qui se passait. Miles s’arracha à la contemplation d’Ekaterin et se prépara à songer aux choses sérieuses. Choses qui devaient décider si tous deux allaient plonger dans le rêve ou le cauchemar… La voix du Lord Gardien s’éleva : — L’Empereur donne la parole au comte Vormoncrief. Approchez-vous et formulez votre requête, Monsieur. Le comte Boris Vormoncrief se leva, posa la main sur l’épaule de son beau-fils, et s’avança pour prendre place à la barre dans le Cercle sous les vitraux colorés, face à l’assemblée de ses pairs. Il demanda de manière brève et formelle que Sigur soit reconnu héritier légitime du district Vorbretten en s’appuyant sur le génotype de René qui circulait parmi ses collègues depuis bien avant le vote. Il ne fit aucun commentaire sur le cas de Richard qui devait être traité ensuite. Bon Dieu, oui, il prenait ses distances ! Richard, quant à lui, écoutait, les mâchoires serrées, le visage impassible. Boris quitta le Cercle. Le Lord Gardien frappa de nouveau le sol de sa lance. — L’Empereur donne la parole au comte Vorbretten. Approchez-vous et faites valoir vos objections à cette requête, Monsieur. René se leva. — Lord Gardien, je cède la parole à Lord Dono Vorrutyer. Il se rassit. Un léger murmure s’éleva dans la salle. Tout le monde comprenait la logique de la manœuvre. À la grande satisfaction de Miles, Richard semblait pris de court. Dono se leva et s’avança vers la barre en boitant avant de se retourner pour faire face à l’assemblée des comtes de Barrayar. Un bref sourire éclaira sa barbe. Miles suivit son regard jusqu’à la galerie et découvrit Olivia, debout sur son siège, le pouce levé. Dono s’humecta les lèvres et se lança dans une présentation formelle de sa requête pour devenir comte du district Vorrutyer. Il rappela aux présents qu’ils avaient reçu copie de son dossier médical complet ainsi que les affidavits attestant de son nouveau sexe. Il revint brièvement sur ses droits de primogéniture mâle, sur le choix du comte, et sur son expérience de la gestion du district lorsqu’il aidait son défunt frère Pierre. Jambes écartées, mains dans le dos, l’air sûr de soi, il redressa le menton : — Comme certains d’entre vous le savent déjà, quelqu’un a tenté la nuit dernière de vous priver du droit de prendre cette décision, de décider de l’avenir de Barrayar, non dans la chambre du Conseil, mais dans une rue sombre. J’ai été attaqué. Je m’en suis heureusement tiré sans blessure grave. Mes agresseurs sont à présent entre les mains de la garde municipale de Lord Vorbohn et un témoin a fourni assez de preuves pour que mon cousin Richard soit arrêté et accusé d’avoir fomenté cette conspiration pour me mutiler. Les hommes de Vorbohn l’attendent dehors. Il quittera cette salle pour être arrêté, ou bien libre car vous l’aurez placé hors d’atteinte de cette juridiction. Dans ce cas, la responsabilité du crime retombera sur vous. Au cours des siècles sanglants, le gouvernement de Barrayar par des ruffians a fourni à l’histoire de multiples anecdotes pittoresques dignes du théâtre. Je me présente devant vous prêt à servir l’Empereur, l’Impérium, mon district et mon peuple. Prêt également à servir la loi. Messieurs, la parole est à vous. Il adressa un signe de tête grave au comte Vorhalas qui le lui rendit, et il se retira. Des années auparavant, avant la naissance de Miles, l’un des fils du comte Vorhalas avait été exécuté pour s’être battu en duel. Le comte avait choisi de ne pas lever l’étendard de la révolte à cette occasion, et avait toujours fait clairement savoir depuis qu’il attendait de ses pairs le même respect de la loi. Pareille pression morale s’avérait féroce et nul n’osait s’opposer au comte Vorhalas sur des questions d’éthique. Si le parti conservateur avait une colonne vertébrale qui le maintenait debout, c’était le vieux comte Vorhalas. Et il semblait que Dono venait de le mettre dans sa poche… À moins que Richard ne l’y ait mis pour lui. Miles siffla entre ses dents, réprimant son excitation. Bien joué, Dono, bien joué. Magnifique. Le Lord Gardien frappa de nouveau quelques coups de sa lance et appela Richard pour répondre à Dono. Richard paraissait déstabilisé et furieux. Il s’avança vers la barre en remuant les lèvres. Il se retourna face à l’assemblée, prit une profonde inspiration, et se lança dans sa plaidoirie. Des bruissements au balcon détournèrent l’attention de Miles : des retardataires arrivaient. Il leva les yeux et les écarquilla en découvrant son père et sa mère en train de s’installer derrière Ekaterin et la Professera après avoir chassé un couple Vor tout surpris. De toute évidence, le Vice-roi et la Vice-reine avaient quitté leur petit déjeuner de travail à temps pour assister au vote, et ils portaient encore leur tenue de sortie officielle : pour le comte Aral, le même uniforme marron et argent que Miles ; pour la comtesse, un ensemble beige garni de broderies. Ivan se retourna, parut surpris, leur adressa un signe de tête, et murmura quelques mots à mi-voix, mais la Professora, désireuse d’entendre Richard, le fit taire. Ekaterin ne regarda pas derrière elle, elle serra très fort la balustrade et se concentra sur Richard comme si elle souhaitait qu’il fasse une attaque cérébrale au beau milieu de son discours. Mais il poursuivit et arriva à la conclusion de son argumentation. — J’ai toujours été l’héritier de Pierre, cela va de soi puisqu’il n’a jamais désigné personne d’autre pour lui succéder. Certes, je vous accorde que nous ne nous aimions guère, je le regrette, mais comme nombre d’entre vous ont de bonnes raisons de le savoir, Pierre n’était pas… pas homme facile. Mais même lui avait compris qu’il ne pouvait avoir d’autre successeur que moi. Dono est une plaisanterie née de l’esprit malsain de Lady Donna dont nous avons trop longtemps toléré les frasques. Elle est l’essence même de la corruption morale galactique contre laquelle nous devons lutter, oui, je dis bien lutter, et je le dis haut et fort, pour sauver la pureté de notre âme. Elle représente une menace vivante pour nos épouses, nos filles, et nos sœurs ; une incitation à la révolte contre nos valeurs les plus profondes et les plus fondamentales ; une insulte à l’honneur de l’Impérium. Je vous supplie d’en finir avec cette mascarade. Richard avait accompagné cette partie de son discours d’un regard appuyé et d’un geste rapide de la main en direction de Miles, comme pour suggérer que le corps de mutant de son ennemi cachait quelque poison invisible. Il regarda autour de lui, guettant avidement des signes d’approbation dans l’assemblée impassible, puis reprit : — En ce qui concerne la ridicule menace de Lady Donna de faire juger devant cette assemblée les responsables de sa prétendue agression, qui aurait pu venir de n’importe quelle personne révoltée par son imposture, je dis, qu’elle le fasse. Et dans ce cas, qui va lui servir de porte-parole ? D’un geste large il désigna Miles qui écoutait en dissimulant du mieux possible ses sentiments. — Celui qui doit lui-même répondre d’un crime bien plus grave encore, de meurtre avec préméditation. Richard perdait son sang-froid. Il lâchait son rideau de fumée beaucoup trop tôt. Malgré tout la fumée fit tousser Miles. Salaud de Richard. Il ne pouvait laisser passer ces paroles sans réagir. — Une précision, Lord Gardien. On ne m’accuse pas ici, on me calomnie. La distinction n’est pas mince. Piqué au vif par la menace implicite de possible accusation contre lui, Richard insista : — Quelle ironie le jour où vous essaierez de porter plainte ici ! Le comte Vorhalas intervint alors depuis son pupitre au dernier rang : — Sire, Lord Gardien, chers collègues, au vu des preuves et après avoir écouté les premières dépositions, je me ferai un plaisir de porter plainte moi-même contre Lord Richard. Le Lord Gardien fronça les sourcils et fit résonner sa lance. Dans le passé, laisser les comtes s’exprimer en dehors de leur tour de parole avait abouti à des altercations, des empoignades et, avant l’invention des détecteurs d’armes, à des rixes et des duels à mort. Toutefois l’Empereur Gregor demeurait impassible, sans manifester la moindre intention d’intervenir. Richard semblait de plus en plus déstabilisé. Il devenait cramoisi et respirait avec peine. Soudain, à la grande stupeur de Miles, il montra Ekaterin du doigt. — Quelle audace d’oser siéger sans honte sous le regard de la propre épouse de sa victime ! Tous les regards se tournèrent vers la femme vêtue de noir au balcon. Elle était pâle et semblait effrayée, tirée de l’abri de son invisibilité par la remarque malvenue de Richard. Nikki se raidit. Miles se redressa. Il se retenait de ne pas se précipiter à la gorge de Richard pour l’étrangler sur-le-champ. Cela ne marcherait pas. Il était contraint de lutter avec d’autres armes, plus lentes, mais plus efficaces au bout du compte. Comment Richard osait-il attaquer Ekaterin devant cette assemblée et envahir ainsi ses pensées les plus intimes uniquement pour assouvir sa soif de pouvoir ? Le cauchemar tant redouté était là, à présent. Miles se voyait obligé de s’intéresser non seulement à la vérité, mais aussi aux apparences, de peser chaque mot, de réfléchir à la manière dont ses pairs, qui allaient devenir ses juges, le recevraient. Richard s’était mis en difficulté avec son agression avortée contre Dono. Pouvait-il remonter la pente en piétinant le corps d’Ekaterin et celui de Miles ? Il semblait vouloir essayer. Aucune émotion ne se lisait sur le visage d’Ekaterin, mais ses lèvres blêmissaient. Au fond de quelque prudent recoin de son cerveau, Miles prit note, pour l’avenir, des altérations que la vraie colère apportait aux traits de la jeune femme. — Vous vous trompez, Lord Richard, lâcha-t-elle sèchement. Et ce n’est pas la première fois, semble-t-il. — Vraiment ? Alors pour quelle raison avez-vous répondu à sa demande en mariage en vous enfuyant horrifiée, sinon parce que vous aviez enfin compris qu’il avait tué votre mari ? — Cela ne vous regarde en rien ! — On se demande quelle pression il a exercée pour obtenir pareille complaisance de votre part… Son rire gras invita les spectateurs à imaginer le pire. — Seulement si on est un parfait crétin. — Il faut prendre la preuve là où elle se trouve, madame ! — C’est ça votre preuve ? Très bien. Elle ne sera pas difficile à démonter. Le Lord Gardien frappa un nouveau coup. — Les spectateurs du balcon ne sont pas autorisés à prendre part aux débats, commença-t-il en levant les yeux vers Ekaterin. Assis derrière elle, le Vice-roi de Sergyar regarda le Lord Gardien et tapota de l’index l’aile de son nez avant de faire de deux doigts un petit geste englobant Richard : Non, laissez-le se pendre tout seul. Ivan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et sourit. Le Lord Gardien consulta Gregor du regard, mais celui-ci demeurait impassible. Seule l’ombre d’un sourire éclairait son visage. Le Lord Gardien poursuivit avec moins de conviction : — Mais le public peut répondre aux questions posées depuis le Cercle. De l’avis de Miles, les questions de Richard avaient été plus rhétoriques que directes. Jugeant qu’Ekaterin, installée au balcon, serait contrainte de se taire, il ne s’était pas préparé à recevoir des réponses directes. L’expression qu’il lut sur le visage de Richard fit penser Miles à celle d’un homme en train de tourmenter une panthère et découvrant soudain qu’elle ne porte pas de laisse. De quel côté allait-elle bondir ? Miles retint son souffle. Ekaterin se pencha en avant, serrant la balustrade au point de faire blanchir ses articulations. — Finissons-en avec cela. Lord Vorkosigan ? Surpris, il sursauta sur son siège avant de s’incliner légèrement vers elle. — Madame ? Je suis à vos ordres… — Bien. Voulez-vous m’épouser ? Un grondement puissant comme la mer envahit la tête de Miles. L’espace d’un instant, il n’y eut plus que deux personnes dans la Salle du Conseil, et non deux cents. S’il s’agissait d’une ruse pour influencer ses collègues et les convaincre de son innocence ? Qu’importe ? Saute sur l’occasion ! Saute sur la femme ! Ne la laisse pas s’enfuir de nouveau ! Il retroussa une lèvre, puis l’autre, et enfin un large sourire éclaira son visage. Il leva la tête vers elle. — Eh bien, oui, madame. Certainement. Tout de suite ? Elle parut un peu déconcertée à l’idée qu’il abandonne la salle sur l’heure pour accepter son offre avant qu’elle ne change d’avis. Enfin, il était prêt, si elle l’était. Elle lui fit signe de s’asseoir. — Nous discuterons de cela plus tard. Réglez cette affaire. — Je vous en prie. Il jeta à Richard un regard féroce. Celui-ci semblait manquer d’air, comme un poisson hors de l’eau. Deux cents témoins. Elle ne peut plus reculer à présent… — Voilà qui règle le problème, Lord Richard, ajouta Ekaterin avant d’ajouter, pas vraiment à mi-voix, Crétin. L’Empereur Gregor paraissait s’amuser. Nikki, à côté de sa mère, trépignait d’enthousiasme en marmonnant, Vas-y, Mama, vas-y. Rires et gloussements étouffés avaient envahi la galerie. Ivan se frottait la bouche du revers de la main, les yeux plissés de joie. On aurait dit que la Vice-reine allait s’étouffer, quant au Vice-roi, il affecta de tousser pour dissimuler une explosion de rire. Se rendant soudain compte de ce qu’elle venait de faire, Ekaterin se tassa sur son siège, osant à peine lever les yeux vers son frère et Vassily. Elle regarda toutefois Miles et ses lèvres s’adoucirent en un sourire innocent. Il lui retourna un sourire béat. Le regard noir que lui lança Richard glissa sur lui, comme détourné par un champ de force. Gregor fit signe au Lord Gardien de continuer. Tous ceux dont l’attention n’était pas accaparée par Ekaterin ne quittaient pas Miles des yeux. Richard avait perdu le fil de son raisonnement, son élan, et la sympathie de l’auditoire. Il termina au milieu d’une impatience grandissante et de manière incohérente. Le Lord Gardien fit procéder au vote. Gregor qui, en tant que comte Vorbarra devait s’exprimer dans les premiers, passa son tour. Il se réservait le droit de voter à la fin si une voix décisive s’avérait alors nécessaire, privilège impérial dont il n’usait que rarement. Miles entreprit de suivre le décompte des voix, mais le temps que son tour arrive, il s’était mis à écrire les noms entremêlés de Lady Ekaterin Nile Vorkosigan et de Lord Miles Naismith Vorkosigan dans la marge de son transparent. René Vorbretten, tout sourire, dut lui souffler la bonne réponse, ce qui provoqua un nouvel accès de rire au balcon. Aucune importance, la rumeur qui enfla dans la Salle du Conseil et dans la galerie lui fit comprendre que la majorité magique de trente et une voix était atteinte, et que Dono avait gagné. Richard se retrouva avec le maigre total d’une douzaine de voix, plusieurs des Conservateurs sur lesquels il comptait ayant choisi l’abstention après que le comte Vorhala eut résolument voté pour Dono. Celui-ci obtint finalement trente-deux voix, pas une victoire éclatante, certes, mais suffisante, et qui permit à Gregor, à sa grande satisfaction, de s’abstenir et de ne pas influencer le résultat. Un Richard sous le choc se leva derrière le pupitre du district Vorrutyer en implorant : — Sire, j’en appelle de cette décision. À vrai dire, il n’avait pas le choix. S’en remettre à un autre vote était la seule façon d’échapper aux gardes municipaux qui l’attendaient patiemment à l’extérieur. Gregor lui répondit de manière solennelle : — Lord Richard, votre appel est rejeté. Mes comtes se sont exprimés. Leur décision fait loi. Il fit signe au Lord Gardien et celui-ci fit emmener Richard par les hommes d’armes vers le destin qui l’attendait. Il n’eut pas le temps de récupérer suffisamment du choc subi pour se lancer dans des protestations futiles, ou pour opposer la moindre résistance. Miles serra les dents, submergé par un sentiment de contentement sauvage. Tu voulais m’affronter, Richard ? Tu as perdu. En fait, Richard s’était perdu tout seul en voulant attaquer Dono en pleine nuit et en ratant son coup. Grand merci à Ivan, à Olivia et d’une manière détournée, sans doute, à l’allié secret de Richard, Byerly. Avec des amis tels que lui, nul n’était besoin d’ennemis. Pourtant… quelque chose dans la version d’Ivan ne collait pas. Plus tard. Si un Auditeur Impérial n’est pas capable de démêler cette histoire, qui le sera ? Il commencerait par interroger Byerly qui devait pour l’heure se trouver aux mains de la SecImp. Ou mieux encore, peut-être… Miles plissa les yeux, mais il n’eut pas le temps de suivre son raisonnement, car Dono se leva de nouveau. Le comte Dono Vorrutyer entra dans le Cercle et remercia calmement ses nouveaux collègues, avant de redonner dans les règles la parole à René Vorbretten et de retourner prendre possession du pupitre de son district, un discret sourire de satisfaction aux lèvres. Miles faisait des efforts désespérés pour ne pas se tordre le cou et regarder le balcon, mais il ne cessait malgré tout pas de lancer des coups d’œil furtifs en direction d’Ekaterin. Il saisit ainsi le moment où sa mère se penchait entre Ekaterin et Nikki pour les saluer pour la première fois. Ekaterin se retourna et blêmit. Ses futurs beaux-parents lui sourirent, l’air ravi, et lui souhaitèrent la bienvenue avec Miles en était certain, un enthousiasme de bon aloi. La Professora se retourna elle aussi et poussa un petit cri de surprise suivi par une poignée de main avec la Vice-reine qui révéla toute leur complicité secrète. La conspiration joyeuse et maternelle des vieilles dames agaça quelque peu Miles. Les deux familles avaient-elles pendant tout ce temps échangé des informations par un canal caché ? Qu’est-ce que ma mère a bien pu dire de moi ? Il envisagea de l’interroger plus tard, puis se dit qu’il y avait mieux à faire. Le Vice-roi, un peu gauche, tendit lui aussi le bras par-dessus l’épaule d’Ekaterin et lui prit chaleureusement la main. Il regarda en direction de Miles, lui sourit, et ajouta un commentaire que son fils se réjouit de ne pas entendre. Ekaterin se hissa avec élégance à hauteur de l’événement en présentant son frère et un Vassily complètement stupéfait. Miles prit sur-le-champ la décision, au cas où Vassily essaierait de causer quelque ennui à Nikki et à sa mère, de l’expédier sans hésiter et sans pitié à la Vice-reine pour qu’elle lui administre une bonne dose de thérapie Betane, histoire de lui remettre les idées à l’endroit. Le spectacle qui fascinait Miles fut interrompu quand René Vorbretten se leva et se dirigea vers le Cercle. Les occupants de la galerie concentrèrent de nouveau leur attention sur la Salle du Conseil. Sentant le chaud regard d’Ekaterin sur lui, Miles se redressa et s’efforça d’avoir l’air occupé et efficace, ou du moins attentif. Il était certain que son père ne serait pas dupe, il savait bien que tout était réglé et qu’il ne restait qu’à respecter le rituel. René fit une tentative courageuse pour prononcer un discours cohérent, pas facile après le tohu-bohu qui avait précédé. Il s’en tint à ses dix ans de dévouement au service de son district et à ceux de son grand-père avant lui, puis il attira l’attention de ses collègues sur la carrière militaire de son père et sa mort au cours de la bataille du Moyeu de Hegen. Il sollicita avec dignité d’être confirmé comte et se retira en se forçant à sourire. De nouveau le Lord Gardien procéda au vote, et de nouveau Gregor passa son tour. Cette fois Miles parvint à suivre le décompte. D’une voix ferme, le comte Dono vota pour la première fois au nom du district Vorrutyer. Sigur évita la déroute subie par Richard, mais cela ne suffit pas. René obtint trente et une voix quasiment à la fin du vote. Les jeux étaient faits. Gregor s’abstint une fois de plus, refusant délibérément de peser sur le résultat. Le comte Vormoncrief fit appel sans grande conviction et, comme chacun s’y attendait, Gregor refusa de l’entendre. Vormoncrief et un Sigur paraissant curieusement soulagé firent meilleure figure dans la défaite que Richard et allèrent serrer la main de René. Celui-ci reprit brièvement la parole pour remercier ses collègues avant de la rendre au Lord Gardien qui déclara la séance levée. Un tourbillon de bruit et de mouvements divers éclata dans la galerie et la Salle du Conseil. Miles parvint à se retenir de bondir par-dessus les bancs, les pupitres et le dos de ses collègues pour se précipiter au balcon, uniquement parce que tout le monde se levait là-haut et se dirigeait vers la sortie. Il savait pouvoir compter sur ses parents pour piloter Ekaterin jusqu’à lui. De toute façon, il se retrouva coincé au milieu d’une meute de comtes qui le félicitaient et plaisantaient joyeusement. Il n’entendait rien et se contentait de répondre machinalement, Merci, merci beaucoup… parfois à contresens de ce qu’on venait de lui dire. Il entendit enfin son père l’appeler et il tourna aussitôt la tête. L’aura du Vice-roi était telle que la foule sembla se dissoudre devant lui. À l’abri entre ses deux redoutables gardes du corps, Ekaterin tentait timidement d’apercevoir Miles perdu dans la foule d’hommes en uniforme. Il s’avança vers elle et lui prit les mains qu’il serra de toutes ses forces en scrutant son visage, C’est vrai ? C’est vrai ? Elle sourit, un sourire stupide et superbe, Oui, oh oui ! — Tu veux que je te fasse la courte échelle ? proposa Ivan. — La ferme, Ivan, lança-t-il par-dessus son épaule en cherchant un banc du regard. — Vous permettez ? murmura-t-il. — On dit que c’est la coutume… Un large sourire éclaira son visage. Il bondit sur le banc, l’enveloppa dans ses bras, et l’embrassa d’une manière ouvertement possessive. Elle lui murmura à son tour dans l’oreille d’un ton déterminé : — Mon homme à moi. Oui. D’un bond il redescendit du banc sans lui lâcher les mains. Il se retrouva à la hauteur de Nikki qui le regarda droit dans les yeux. — Vous allez vraiment rendre ma Mama heureuse, dites ? — Je vais essayer, c’est promis. De tout son cœur il fit oui de la tête. Nikki hocha la tête à son tour d’un air solennel, comme pour dire, J’ai votre parole. Olivia, Tatya et la sœur de René arrivèrent, se frayant un chemin au milieu de la foule qui partait. Elles fondirent sur René et Dono. Un homme en livrée de comte carmin et vert suivait dans leur sillage en soufflant comme un bœuf. Il s’arrêta net, regarda autour de lui et maugréa d’un air dépité : — Trop tard ! — Qui est-ce ? murmura Ekaterin à l’oreille de Miles. — Vormuir, on dirait qu’il a raté la séance. Le vieux comte se dirigea d’un pas incertain vers son pupitre à l’extrémité de la salle. Dono le regarda passer, un petit sourire aux lèvres. Ivan s’approcha de lui et demanda à mi-voix : — Bon, d’accord, j’ai le droit de savoir. Comment t’es-tu débrouillé pour court-circuiter Vormuir ? — Moi ? Je n’ai rien à voir là-dedans. Enfin, si tu veux tout savoir, je crois qu’il a passé la matinée à se réconcilier avec sa comtesse. — Toute la matinée ? À son âge ? — Eh bien, elle a utilisé les services d’un petit aphrodisiaque Betan. Je crois qu’il peut prolonger l’attention d’un homme pendant des heures. Aucun effet secondaire désagréable. Maintenant que tu te fais vieux, Ivan, tu voudrais peut-être essayer. — Il t’en reste ? — Non. Parles-en à Helga Vormuir. Miles se tourna vers Hugo et Vassily. Son sourire se crispa à peine. Ekaterin lui serra la main plus fort et il la rassura en la serrant à son tour. — Bonjour, messieurs. Je suis ravi que vous ayez pu assister à cette session historique du Conseil. Voudriez-vous venir déjeuner avec nous à la Résidence Vorkosigan ? J’ai le sentiment que nous avons certaines choses à discuter en privé. Vassily semblait bien parti pour ne plus quitter son air ahuri, mais il parvint à hocher la tête et à marmonner, Merci. Hugo, médusé, regardait les mains nouées de Miles et d’Ekaterin ; sa bouche se tordit et il acquiesça : — Ce serait peut-être une bonne idée, Lord Vorkosigan, dans la mesure où nous allons bientôt être… alliés. Je crois que suffisamment de personnes ont été témoins de cette promesse pour qu’elle vous lie. Miles coinça la main d’Ekaterin sous son bras et l’attira plus près. — Je le crois aussi. Le Lord Gardien s’approcha de lui. — Miles, Gregor souhaite vous voir, ainsi que cette dame. Il a parlé d’une tâche à la mesure de vos capacités… Sans relâcher sa pression sur la main d’Ekaterin, il l’entraîna vers l’estrade où Gregor réglait quelques problèmes que venaient lui soumettre plusieurs de ses sujets. Il les écarta et se tourna vers le couple. — Madame Vorsoisson, pensez-vous avoir encore besoin de mon aide pour régler vos… vos problèmes domestiques ? Elle lui adressa un sourire de gratitude. — Non, Sire. Je crois que Miles et moi pourrons en venir à bout, maintenant que ce malheureux problème politique a été résolu. — C’est bien ce qu’il me semblait. Toutes mes félicitations ! Son ton était solennel, mais ses yeux dansaient de plaisir. Il fit signe à son secrétaire qui exhiba un document d’aspect officiel, deux pages calligraphiées, portant tampons et sceaux. — Tiens, Miles. Vormuir a fini par arriver. Je te charge de lui remettre ceci. Miles parcourut le document et sourit. — Avec plaisir, Sire. Gregor les gratifia tous deux d’un de ses rares sourires et échappa à ses courtisans en s’éclipsant par sa porte privée. Miles s’approcha du pupitre de Vormuir d’un pas nonchalant. — Quelque chose pour vous, comte. Mon maître l’Empereur a étudié votre demande concernant l’adoption de vos charmantes filles. C’est accordé. Vormuir arracha quasiment les documents des mains de Miles. Il triomphait. — Qu’est-ce que je disais ? Même les légistes impériaux ont dû s’incliner devant les liens du sang ! Bien ! Bien ! Miles sourit et s’éloigna rapidement en entraînant Ekaterin. — Mais, murmura-t-elle, est-ce que cela veut dire qu’il a gagné ? Il ne va quand même pas continuer à fabriquer des enfants de cette manière horrible ? — Sous certaines conditions… Éloignons-nous, nous avons intérêt à être sortis avant qu’il n’arrive à la page deux… Il fit signe à ses invités de gagner le hall et appela Pym sur son bracelet de com pour lui demander d’avancer la voiture. Le Vice-roi et la Vice-reine s’excusèrent, ils les rejoindraient plus tard, ils devaient s’entretenir avec Gregor. Tous s’arrêtèrent en entendant soudain un hurlement d’horreur résonner dans la Salle du Conseil. — Des dots ! Des dots ! Cent dix-huit dots… — Roic, demanda Mark, pourquoi ces intrus sont-ils encore en vie ? — On ne peut quand même pas tuer tous les visiteurs qui entrent par hasard, Monseigneur. — Et pourquoi pas ? — On n’est plus à la Période de l’Isolement ! Et puis, Monseigneur, ils ont l’air d’être en règle, expliqua Roic. Le plus petit des Escobarans, l’agent de probation Gustioz, agitait un paquet de transparents maculés, faisant gicler quelques dernières gouttes blanches. Mark recula et essuya soigneusement la tache sur le devant de son beau costume noir. On aurait dit que les trois hommes sortaient d’un tonneau de yaourt. En regardant Roic, Mark eut soudain à l’esprit la légende d’Achille, sauf que le beurre de mouches n’avait pas épargné son talon. — Nous verrons… S’ils avaient fait du mal à Kareen… Il se retourna et frappa à la porte du labo. — Kareen ? Martya ? Tout va bien ? — Mark, c’est toi ? Enfin ! Mark étudia les entailles dans le bois, fronça les sourcils, et regarda les Escobarans entre ses paupières mi-closes. Gustioz se recroquevilla légèrement et Muno inspira profondément et se crispa. De curieux bruits, des raclements comme si l’on traînait de gros objets, sortaient du labo. Au bout d’un moment la clé tourna dans la serrure et la porte s’entrebâilla avant de s’ouvrir en grand. Martya pointa la tête. — Dieu merci ! Inquiet, Mark l’écarta pour rejoindre Kareen. Elle faillit tomber dans les bras qu’il lui ouvrait, mais tous deux surent se retenir à temps. Bien que moins enrobée de beurre que les hommes, elle n’en avait pas moins les cheveux, le chemisier et le pantalon maculés. Elle se pencha et le rassura d’un baiser prudent. — Ils t’ont fait du mal, ma chérie ? — Non, nous n’avons rien. Mais, Mark, ils essaient d’emmener Enrique. Tous nos projets sont foutus sans lui ! Enrique, débraillé, gluant et mort de peur, confirma d’un hochement de tête. — Allons, allons, je vais arranger ça. Kareen se passa la main dans les cheveux. La moitié de ses boucles blondes se dressaient sur sa tête, collée par la mousse de beurre. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait au rythme de sa respiration. Mark avait passé l’essentiel de la matinée à échafauder dans sa tête les scénarios les plus érotiques tout en s’intéressant au conditionnement des produits laitiers. Il n’était parvenu à se concentrer sur son travail que grâce à la perspective d’une longue sieste l’après-midi, une longue sieste, mais pas seul. Il avait tout prévu dans les moindres détails. Tout sauf ces foutus Escobarans. Bon Dieu ! lui, seul avec Kareen et du beurre de mouches, il saurait trouver mieux à faire que de lui en barbouiller les cheveux… et il en avait bien l’intention, mais d’abord il lui fallait se débarrasser de ces maudits chasseurs de primes. Il retourna dans le couloir et les apostropha : — Vous ne pouvez pas l’emmener. D’abord j’ai payé sa caution. — Lord Vorkosigan… — Lord Mark, le corrigea aussitôt Mark. — Peu importe. Les Cortes d’Escobar ne donnent pas, comme vous semblez le penser, dans le commerce d’esclaves. Quelles que soient les habitudes sur cette planète, chez nous, sur Escobar, une caution est une garantie de comparution au tribunal, pas une transaction sur je ne sais quel marché de viande humaine. — C’est de là que je viens, marmonna Mark. — Il est jacksonien, expliqua Martya, pas barrayaran. N’ayez crainte, il s’en remet, dans l’ensemble. La propriété, c’étaient neuf dixièmes de… de quelque chose. Tant qu’il n’était pas certain de pouvoir récupérer Enrique, Mark répugnait à le perdre de vue ; Il devait bien y avoir un moyen d’empêcher cette extradition. Miles saurait sûrement, mais… il ne cachait pas ses sentiments face aux mouches à beurre. Mauvais choix. La comtesse par contre avait acheté des parts… — Ma mère ! Je veux que vous attendiez le retour de ma mère et que vous parliez avec elle. — La Vice-reine est une personne remarquable, dit prudemment Gustioz, et je serais honoré de lui être présenté, une autre fois. Nous avons une navette orbitale à prendre. — Il y en a toutes les heures. Vous pouvez prendre la suivante. Mark aurait parié que les Escobarans préféraient ne pas rencontrer le Vice-roi et la Vice-reine. Combien de temps avaient-ils espionné la Résidence Vorkosigan pour attendre qu’elle soit vide et commettre leur forfait ? Quoi qu’il en soit, sans doute parce que Gustioz et Muno étaient très forts dans leur domaine, Mark se rendit compte que la conversation dérivait doucement mais sûrement vers la sortie. Ils laissaient derrière eux une traînée blanchâtre, comme si un troupeau de monstrueux escargots traversait la maison. — Je dois examiner vos documents. — Mes documents sont parfaitement en règle, déclara Gustioz en serrant ce qui ressemblait à une énorme boule de transparents mâchés contre sa poitrine gluante, et en commençant à monter l’escalier. De toute façon, vous n’avez rien à voir là-dedans. — Comment cela ? J’ai envoyé la caution du docteur Borgos. J’ai un intérêt légal dans cette affaire. J’ai payé. Ils arrivaient à la salle à manger. Muno avait refermé son énorme patte sur le bras d’Enrique. Martya, à titre préventif, s’empara de l’autre bras du savant dont l’inquiétude grandissait. La discussion se poursuivit, de plus en plus animée. Lorsqu’ils arrivèrent dans le hall au pavement noir et blanc, Mark prit le mors aux dents et se planta devant le groupe, jambes écartées, l’air buté. — Si vous courez après Enrique depuis deux mois, une demi-heure de plus ne changera pas grand-chose. Vous allez attendre ! — Si vous osez m’empêcher d’accomplir mon devoir, je vous garantis que je trouverai le moyen de vous faire inculper ! Peu m’importe qui vous êtes. — Provoquez une bagarre à la Résidence Vorkosigan, et vous verrez ce qu’il vous en coûtera ! — Dis-lui, Mark, hurla Kareen. Enrique et Martya ajoutèrent leurs clameurs au tumulte. Muno serra plus fort le bras de son prisonnier tout en surveillant Roic d’un œil inquiet, et les sœurs Koudelka d’un œil plus inquiet encore. Mark se dit que tant que Gustioz continuerait de beugler, il contrôlerait la situation, mais quand l’Escobaran prendrait une profonde inspiration et se dirigerait vers la sortie, ils risqueraient d’en venir aux mains et alors qui contrôlerait quoi ? Quelque part au fond de sa tête Tueur grognait et trépignait comme un loup impatient. Gustioz prit une profonde inspiration. Mark se crispa. Il fut pris de vertige en sentant qu’il perdait le contrôle de lui-même tandis que l’Autre s’apprêtait à bondir. Soudain tout le monde se tut. En fait le vacarme s’éteignit comme si quelqu’un avait coupé le courant. Un souffle d’air estival vint chatouiller la nuque de Mark. Les doubles portes s’ouvrirent en grand, et il se retourna. Un groupe stupéfait s’immobilisa sur le seuil. Miles au centre, superbe dans son uniforme de la Maison Vorkosigan, Ekaterin à son bras, tous deux flanqués de Nikki et de Tante Vorthys d’un côté, et de deux hommes que Mark ne connaissait pas de l’autre. — Qui est-ce ? demanda Gustioz, mal à l’aise. — Lord Miles Vorkosigan. L’Auditeur Impérial Lord Vorkosigan, lâcha Mark. Vous avez gagné ! Miles promena lentement son regard sur l’attroupement disparate : Mark, Kareen, Martya, les deux Escobarans inconnus, Enrique, et Roic. Il s’attarda un instant sur l’immense garde. Au bout d’un moment il desserra les dents. — Roic, vous ne me semblez pas être en uniforme. Le malheureux se mit au garde-à-vous, déglutit et balbutia : — Je… je n’étais pas de service, Monseigneur. Miles fit un pas en avant. Mark aurait donné cher pour savoir comment il s’y prenait, mais Gustioz et Muno se mirent eux aussi automatiquement au garde-à-vous, sans toutefois que Muno lâche le bras d’Enrique. — Voici mon frère Lord Mark ; Kareen Koudelka et sa sœur Martya ; le docteur Enrique Borgos, d’Escobar, l’invité personnel de mon frère ; le lieutenant Vassily Vorsoisson ; Hugo Vorvayne, le frère d’Ekaterin. Son ton fournit le commentaire implicite, Il vaudrait mieux que cette pagaille ne soit pas ce que je crains. Kareen se crispa. — Je crains de ne pas connaître ces deux messieurs. Tes visiteurs s’apprêtent-ils à partir, Mark ? Les digues cédèrent brusquement et tout le monde se mit à parler en même temps pour expliquer, se plaindre, plaider, accuser et se défendre. Miles écouta deux minutes. Mark se souvint avec effroi de l’extraordinaire capacité de son progéniteur de frère à recevoir et à gérer une multitude d’informations arrivant simultanément dans son casque de commandement. Miles finit par lever une main et, comme par miracle, il obtint le silence. — Voyons si j’ai bien compris, murmura-t-il. Vous, messieurs, vous souhaitez emmener le docteur Borgos et le faire emprisonner. À vie ? Mark tressaillit en percevant le ton plein d’espoir de Miles. — Pas à vie, admit Gustioz à regret. Mais un bon bout de temps. Il s’arrêta et brandit son paquet de transparents. — J’ai tous les ordres et les mandats, monsieur. Miles regarda la boule gluante et hésita. — Vraiment. Vous me permettrez, bien sûr, de les étudier. Il s’excusa auprès de ceux qui l’accompagnaient et pressa légèrement la main d’Ekaterin. La veille il avait fait les cent pas entouré d’un sombre halo d’énergie négative, tel un trou noir en mouvement. Rien qu’à le regarder, Mark avait attrapé mal à la tête. À présent, sous la lourde carapace de l’ironie, il jubilait littéralement. Que diable se passait-il ? Kareen, elle aussi, regardait le couple avec une perplexité grandissante. Mark renonça momentanément à résoudre cette énigme quand Miles fit signe à Gustioz de le suivre jusqu’à une console sous un miroir. Il prit la composition florale qui se trouvait dessus et la tendit à Roic qui se précipita pour la récupérer, puis demanda à l’Escobaran d’y poser ses documents d’extradition. Il se mit à les examiner lentement en utilisant, Mark en était certain, tous les trucs possibles pour gagner du temps et réfléchir. Dans le grand hall, fascinés, tous le regardaient dans un silence religieux. Il ne touchait les documents que du bout des doigts en jetant de temps en temps à Gustioz un coup d’œil qui le faisait se tortiller sur place, mal à l’aise. Parfois deux transparents venaient ensemble, et il lui fallait les décoller doucement. — Hum, hum… Les dix-huit sont là, très bien. Arrivé au terme de l’examen, il s’arrêta, l’air songeur, un doigt à peine posé sur les documents, empêchant ainsi un Gustioz de plus en plus nerveux de s’en saisir. Il leva les yeux vers Ekaterin et l’interrogea du regard. Elle lui adressa un sourire un rien désabusé. — Mark. Si j’ai bien compris, tu as payé Ekaterin en actions, pas en liquide, pour son travail de conception ? — Oui, et Ma Kosti aussi, se hâta-t-il d’ajouter. — Et moi, dit Kareen. — Et moi, ajouta Martya. — On a été un peu justes en liquide, précisa Mark. — Ma Kosti aussi. Mon Dieu.. Miles laissa son regard errer un moment dans le vague, puis il se tourna vers Gustioz et lui sourit. — Officier de probation Gustioz. Gustioz se redressa, comme au garde-à-vous. — Tous vos documents me paraissent légaux et valables. Il les saisit entre le pouce et l’index et les rendit à l’Escobaran. Celui-ci les prit, sourit et inspira. — Toutefois, il vous manque l’accord d’une juridiction. Un détail vital. Le garde de la SecImp n’aurait pas dû vous laisser entrer sans. Enfin, ces garçons sont des soldats, pas des légistes. Je ne crois pas qu’il faille réprimander le pauvre caporal, mais je dirai au général Allègre d’intégrer cela dans leur formation, à l’avenir. Gustioz le regardait sans y croire, les yeux remplis d’horreur. — J’ai l’autorisation de l’Impérium, du District Vorbarra, et de la ville de Vorbarr Sultana. Quelle autre juridiction y a-t-il ? — La Résidence Vorkosigan est la résidence officielle du comte du district Vorkosigan, expliqua Miles d’un ton aimable. Comme tels, les jardins et la maison sont considérés territoire du district Vorkosigan, pareils à une ambassade. Pour enlever cet homme de la Résidence Vorkosigan à Vorbarr Sultana, dans le district Vorbarra, sur Barrayar, au cœur de l’Impérium, il vous faut tous ces papiers, mais aussi une autorisation d’extradition, un ordre de la Voix du comte Vorkosigan. Exactement comme celui que vous avez là pour le district Vorbarra. Gustioz tremblait. — Et où puis-je trouver la Voix du comte la plus proche ? — La plus proche ? répéta Miles d’un ton joyeux. La plus proche, eh bien, ce doit être moi. L’officier de probation le dévisagea un long moment et déglutit. — Très bien, monsieur, dit-il humblement, la voix cassée. Puis-je obtenir un ordre d’extradition pour le docteur Borgos de… de la Voix du comte ? Miles regarda Mark. Mark lui rendit son regard, les lèvres pincées. Espèce de salaud, ça te fait jouir… Miles poussa un long soupir, paraissant regretter. Toute l’assistance était suspendue à ses lèvres. Il lâcha d’un ton sec : — Non. Votre requête est rejetée. Pym, veuillez escorter ces messieurs hors de chez moi. Ensuite, prévenez Ma Kosti que nous serons… (il balaya le hall du regard), que nous serons dix à déjeuner. Le plus tôt possible. Heureusement, elle aime les défis. Roic… Il dévisagea le malheureux jeune homme qui tenait toujours les fleurs et le regardait, l’air paniqué. Miles se contenta de secouer la tête. — Roic, va prendre un bain. Pym, grand, la cinquantaine austère, impressionnant dans son uniforme, s’avança vers les Escobarans. Ils n’osèrent l’affronter et se laissèrent docilement conduire vers la sortie. — Il faudra bien qu’il sorte, bon Dieu, cria Gustioz par-dessus son épaule. Il ne pourra pas se terrer ici jusqu’à la fin des temps. — Nous l’emmènerons au district dans l’aérocar officiel du comte Vorkosigan, lança joyeusement Miles pour conclure. Le cri inarticulé de Gustioz fut interrompu par la fermeture des portes. — Ce projet de beurre de mouches est vraiment fascinant, dit Ekaterin aux deux hommes qui l’accompagnaient. Vous devriez voir le labo. — Pas maintenant, Ekaterin, pas maintenant, s’écria Kareen, affolée. Miles lança un regard noir à son frère et entraîna ses invités dans la direction opposée. — En attendant, vous aimeriez peut-être voir la bibliothèque. Professera, auriez-vous là gentillesse de montrer à Vassily et à Hugo quelques détails d’intérêt historique pendant que je règle certains problèmes ? Nikki, va avec ta tante. Merci beaucoup… Il prit la main d’Ekaterin et la garda près de lui tandis que les autres s’éloignaient en traînant les pieds. — Lord Vorkosigan, s’écria Enrique d’une voix tremblante de soulagement. Je ne sais comment je pourrai vous remercier. Miles leva une main et l’interrompit sèchement au beau milieu de son envol. — J’y réfléchirai. Martya, plus avertie des subtilités de Miles qu’Enrique, grimaça et prit l’Escobaran par la main. — Viens, Enrique, je crois qu’il vaudrait peut-être mieux nous mettre à effacer ta dette en commençant par descendre nettoyer le labo. — Oh, oui ! Bien sûr. Tu crois qu’il va aimer les mouches qu’Ekaterin a dessinées ? Ekaterin sourit tendrement à Miles. — Bien joué, mon chéri. — Oui, bougonna Mark en contemplant ses bottes. Je connais tes sentiments sur notre projet, euh… merci. Miles rougit légèrement. — Eh bien… je ne pouvais pas courir le risque de déplaire à ma cuisinière. On dirait qu’elle a adopté le bonhomme. Sans doute à cause de l’enthousiasme qu’il déploie pour manger sa cuisine. Mark fronça les sourcils, soudain saisi d’un doute. — C’est vrai que la résidence d’un comte fait légalement partie de son district ? Ou tu viens d’inventer tout ça ? — À toi de chercher. À présent, si vous voulez bien m’excuser, je crois qu’il faut que j’aille calmer les craintes de ma future belle-famille. La matinée a été rude pour eux. Mon cher frère, fais-moi une faveur, abstiens-toi de m’imposer une nouvelle catastrophe, abstiens-toi rien qu’aujourd’hui. Kareen ouvrit la bouche et s’exclama, ravie : — Future belle-famille… ? Oh, Ekaterin, super ! Miles… sale cachottier ! Ça s’est passé quand ? Miles sourit. Un vrai sourire, cette fois, pas destiné au public. — Elle m’a demandé en mariage, et j’ai dit oui. Il fallait que je lui donne l’exemple, après tout. C’est ainsi qu’on devrait toujours répondre à une demande en mariage : aussitôt, sans détour, et surtout de manière positive. — Je m’en souviendrai, répondit Ekaterin. Son visage demeurait de marbre, mais ses yeux riaient tandis que Miles l’entraînait vers la bibliothèque. Kareen les regarda s’éloigner et poussa un soupir de satisfaction en s’appuyant contre Mark. Bon, ça semblait contagieux. Où était le problème ? Au diable le costume noir. Il glissa un bras autour de la taille de Kareen. Elle se passa la main dans les cheveux. — Il me faut une douche. — Tu peux utiliser la mienne. Je te frotterai le dos. — Tu peux tout frotter. Je crois que je me suis froissé un muscle en tirant sur le bras d’Enrique. Bon Dieu, il était encore temps de sauver son après-midi. Il lui sourit tendrement et ils se dirigèrent vers l’escalier. À leurs pieds, la reine des mouches en livrée Vorkosigan sortit de l’ombre et fila sur le pavement noir et blanc. Kareen cria et Mark plongea pour l’attraper. Il glissa sur le ventre et s’arrêta contre le mur sous la console, juste à temps pour apercevoir un éclair d’argent disparaître entre la plinthe et un carreau disjoint. — Bon Dieu, ces bestioles se faufilent partout. Il faudrait peut-être demander à Enrique de les faire plus grosses… Il se releva et épousseta sa veste. — Elle a disparu dans le mur, pour rejoindre son nid, je le crains. — Tu crois qu’on devrait le dire à Miles ? demanda Kareen en regardant sous la console d’un air peu convaincu. — Certainement pas, dit Mark en lui prenant la main et en l’entraînant dans l’escalier. EPILOGUE Pour Miles, les deux semaines précédant le mariage impérial passèrent à la vitesse de l’éclair, même s’il soupçonnait Gregor et Laissa de vivre dans une autre dimension où le temps s’écoulait plus lentement et où l’on vieillissait plus vite. Il parvint, chaque fois qu’il rencontra l’Empereur, à émettre les grognements appropriés pour signifier qu’il compatissait et trouvait lui aussi que ces obligations sociales étaient un lourd fardeau, fardeau qu’il fallait pourtant assumer la tête haute comme faisant partie intégrante de la condition humaine. Dans sa propre tête, en contrepoint, de petites bulles ne cessaient d’éclore, Je suis fiancé ! Qu’elle est belle ! C’est elle qui m’a demandé en mariage ! Et puis elle est intelligente aussi ! Elle va m’épouser, moi ! Elle sera à moi, à moi ! Je suis fiancé ! Je vais me marier ! ! ! Toute cette effervescence ne se trahissait, pensait-il, que par un doux sourire. Il s’arrangea pour aller dîner trois fois chez les Vorthys et invita deux fois Ekaterin et Nikki à manger à la Résidence Vorkosigan avant la semaine du mariage. À partir de là il fut réquisitionné pour tous les repas, y compris les petits déjeuners. Son emploi du temps, toutefois, n’était pas aussi exigeant que celui de Gregor et de Laissa que Lady Alys et la SecImp avaient découpé en tranches d’une minute chacune. Miles invita Ekaterin à l’accompagner à toutes ses obligations sociales. Elle fronça les sourcils et en accepta trois. Plus tard, Kareen fit remarquer qu’il y avait une limite au nombre de fois où une dame pouvait apparaître en portant la même robe, problème qu’il se serait fait une joie de résoudre s’il en avait eu conscience. C’était peut-être aussi bien. Il voulait qu’Ekaterin partage ses plaisirs, pas son épuisement. Le nuage de félicitations amusées qui enveloppa leurs fiançailles spectaculaires ne fut troublé qu’une fois, à l’occasion d’un dîner en l’honneur des pompiers de Vorbarr Sultana au cours duquel les hommes ayant fait preuve d’un courage ou d’une présence d’esprit exceptionnels avaient été distingués. En sortant, Ekaterin à son bras, Miles trouva la porte à demi bloquée par Lord Vormurtos, l’un des partisans de Richard, quelque peu éméché. La plupart des convives avaient quitté la salle où ne restaient que quelques personnes en train de bavarder ; les serveurs avaient déjà commencé à débarrasser. Vormurtos, appuyé contre le chambranle, les bras croisés, ne bougea pas. Lorsque Miles lui demanda poliment : Excusez-moi, je vous prie, il répondit d’un ton chargé d’ironie : — Pourquoi pas ? Tout le monde vous a excusé. Il semble que vous soyez un vrai Vorkosigan. Vous pouvez repartir libre, même après un meurtre. Ekaterin se raidit. Miles hésita une fraction de seconde, envisageant différentes répliques : explication, colère, protestation ? Querelle dans un hall d’entrée avec un imbécile à demi bourré ? Non. Après tout, je suis le fils d’Aral Vorkosigan. Il leva les yeux sans ciller et lança : — Si vous pensez vraiment cela, pourquoi vous mettez-vous en travers de mon chemin ? Le ricanement ivre de Vormurtos s’évanouit, remplacé par une inquiétude tardive. En faisant un effort peu convaincant pour paraître décontracté, il se déplia et tendit le bras pour faire signe au couple de passer. Quand Miles montra les dents en se forçant à sourire, il recula bien involontairement d’un pas. Miles fit passer Ekaterin à son autre bras et sortit sans un regard. La jeune femme jeta un coup d’œil par-dessus son épaule tandis qu’ils s’éloignaient. D’un ton froid et dépassionné, elle murmura : — Il est fondu. Mais tu sais, un jour, ton sens de l’humour va de causer de gros ennuis. — C’est probable, soupira Miles. Miles décida de considérer le mariage de l’Empereur comme une opération commando, sauf que cette fois il ne dirigeait pas la manœuvre. C’était au tour de Lady Alys et du colonel Lord Vortala le Jeune de risquer la dépression. Il se retrouvait simple soldat et n’avait qu’à obéir aux ordres et à sourire en attendant que tout soit fini. Heureusement c’était l’été, car le seul espace assez vaste pour accueillir tous les invités était l’ancien terrain d’exercices au sud de la Résidence, à présent une immense pelouse. En cas de pluie, on se replierait dans la salle de bal ; de l’avis de Miles, cette idée relevait d’un complot terroriste visant à occire l’essentiel du gouvernement de l’Impérium en le privant d’oxygène. Pour répondre au blizzard mémorable qui avait marqué les fiançailles l’hiver précédent, il aurait fallu des cyclones tropicaux mais, au grand soulagement de tous, un jour radieux se leva. La journée débuta par un ultime petit déjeuner officiel, réunissant à la Résidence Impériale Gregor et ses amis intimes. L’Empereur paraissait un peu harassé, mais décidé. — Tu tiens le coup ? lui demanda Miles à mi-voix. — Je survivrai jusqu’à la fin du dîner. Ensuite nous noierons nos poursuivants dans un océan de vin et nous nous échapperons. Même Miles ignorait quel refuge Gregor et Laissa avaient choisi pour leur nuit de noces. Une des nombreuses propriétés Vorbarra, le domaine d’un ami à la campagne ou, pourquoi pas, un croiseur de bataille en orbite ? Il était en tout cas certain qu’il n’y aurait aucun charivari intempestif. Gregor avait désigné les hommes de la SecImp les plus dénués d’humour pour protéger sa fuite. Miles regagna la Résidence Vorkosigan pour revêtir son plus bel uniforme agrémenté d’un choix de ses anciennes décorations qu’il ne portait plus jamais. Ekaterin le regarderait depuis le troisième cercle des invités, en compagnie de sa tante, de son oncle, et des autres Auditeurs Impériaux. Il ne la verrait probablement pas avant la fin de la cérémonie des vœux, et cette pensée lui donnait une idée de ce que devait être l’impatience de Gregor. Lorsqu’il revint à la Résidence Impériale, les invités avaient commencé d’arriver. Il rejoignit son père, Drou et Kou, le comte Henri Vorvolk et son épouse, et le reste du premier cercle, à l’emplacement qui leur avait été assigné. La Vice-reine était partie aider Lady Alys. Au moment où la lumière du soir dorait le ciel, on amena le cheval de Gregor à l’entrée ouest : un superbe animal noir à la robe brillante magnifiquement harnaché. Un garde Vorbarra suivait avec une jument blanche tout aussi superbe préparée pour Laissa. Gregor monta en selle. Dans sa tenue rouge et bleu d’apparat, l’Empereur paraissait à la fois fort impressionnant et sympathiquement nerveux. Entouré de ses invités personnels à pied, il traversa la pelouse au milieu d’une haie de spectateurs pour gagner l’ancienne caserne transformée en résidence pour les invités de marque où attendait la délégation komarrane. L’honneur de frapper à la porte et de prononcer les phrases traditionnelles demandant que l’on amène la fiancée revenait à Miles. Il s’exécuta sous le regard et les rires d’un groupe de Komarranes postées à une fenêtre croulant sous les fleurs. Il se recula pour laisser passer Laissa et ses parents. Certain que le problème se poserait plus tard, il observa la robe de la mariée : une veste en soie blanche couverte de pierreries étincelantes, une lourde jupe de soie blanche fendue, des bottes de cuir blanc, et des guirlandes de fleurs dans les cheveux descendant en cascade sur ses épaules. Plusieurs gardes Vorbarra au sourire crispé s’assurèrent qu’elle montait sans encombre sur la jument remarquablement placide, sans doute droguée, pensa Miles. Gregor fit tourner son cheval, se pencha, et serra brièvement la main de Laissa. Ils échangèrent un sourire étonné. Le père de la jeune fille, un oligarque komarran petit et gros qui n’avait jamais approché un cheval de sa vie avant de devoir s’entraîner pour la cérémonie, prit vaillamment la tête de la cavalcade qui se dirigea solennellement, au milieu des vœux de bonheur de la foule, vers la pelouse sud. L’emplacement de chacun était matérialisé au sol par des petites lignes de grains colorés. Miles avait cru comprendre qu’il en avait fallu des centaines de kilos. Le petit cercle central destiné au couple était entouré d’une étoile à six branches pour les invités d’honneur, puis d’une série de cercles concentriques pour les autres. D’abord la famille proche et les amis, puis les comtes et les comtesses, les membres éminents de l’administration, les officiers, les Auditeurs Impériaux, et les représentations diplomatiques. Quant au peuple, il s’entassait à l’intérieur des murs de la-Résidence et dans les rues avoisinantes. La cavalcade se partagea en deux. La fiancée et le fiancé descendirent de cheval et pénétrèrent dans le cercle chacun d’un côté. On emmena les chevaux, puis les témoins de Laissa et Miles se virent remettre les traditionnels sacs de grain qu’ils durent répandre sur le sol en traçant des lignes pour y enfermer le couple. Ils réussirent à s’acquitter de leur tâche sans renverser les sacs, ni se mettre des grains plein les chaussures. Miles prit sa place assignée sur l’étoile, ses parents d’un côté et ceux de Laissa de l’autre, l’amie komarrane et le témoin de Laissa en face d’eux. Comme il n’avait pas besoin d’apprendre les paroles de Gregor pour s’en servir à son propre usage plus tard, tandis que le couple répétait ses vœux en quatre langues, il s’occupa en étudiant l’expression de plaisir sur le visage du Vice-roi et de la Vice-reine. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu son père pleurer en public. Bien sûr, une partie des larmes relevait de la sensiblerie omniprésente qui baignait la journée, mais d’autres étaient sans conteste des larmes de pur soulagement politique. Comme celles qu’il devait essuyer lui-même… Il déglutit et s’avança pour écarter les grains et ouvrir ainsi le cercle pour laisser sortir le couple. Il profita du privilège de sa position pour être le premier à saisir la main de Gregor et à le féliciter, avant de se mettre sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur la joue rougissante de la mariée. Et à présent, la fête pouvait commencer et lui en avait terminé avec ses obligations. Il était libre et pouvait se lancer dans la foule en quête d’Ekaterin. Il se fraya un chemin au milieu des gens qui ramassaient des poignées de grains et les mettaient précieusement de côté comme souvenir et, en se tordant le cou, tenta d’apercevoir une élégante dans une robe de soie grise. Kareen s’agrippa au bras de Mark et poussa un soupir de satisfaction. L’ambroisie d’érable remportait un franc succès. Elle se dit que Gregor s’était montré fort astucieux en faisant partager le coût astronomique de la réception par ses comtes. Chaque district s’était vu inviter à tenir un kiosque dans les jardins de la Résidence et à y offrir les produits locaux, dûment contrôlés par Lady Alys et la SecImp, bien sûr. Le résultat ressemblait un peu à une foire des districts, mais l’idée avait sans nul doute mis en valeur le meilleur de Barrayar. Le kiosque Vorkosigan bénéficiait d’un emplacement privilégié en haut du chemin menant aux jardins en contrebas. Le comte avait donné mille litres du vin de son district, choix traditionnel et toujours très populaire. À côté du bar à vin, Lord Mark et sa société offraient aux invités la primeur de leur production alimentaire. Ma Kosti et Enrique, arborant des badges de la société, dirigeaient une équipe qui servait aussi vite qu’elle le pouvait de généreuses portions d’ambroisie d’érable aux Hauts Vor. À l’extrémité de la table trônait une cage grillagée décorée de fleurs dans laquelle on pouvait admirer deux douzaines de superbes Mouches Royales, bleu, rouge et or. Une affiche, réécrite par Kareen pour éliminer les détails techniques d’Enrique et le marketing agressif de Mark, expliquait comment ils obtenaient l’ambroisie. Bien sûr, aucun des produits qu’ils servaient n’avait été effectivement fabriqué par les nouvelles mouches, mais il ne s’agissait là que d’un détail. Miles et Ekaterin se promenaient tranquillement dans la foule en compagnie d’Ivan. Miles repéra les ondes de Kareen et obliqua dans sa direction. Il arborait le sourire éclatant de plaisir qui ne le quittait plus depuis deux semaines. Ekaterin semblait un peu impressionnée par sa première réception à la Résidence Impériale. Kareen se précipita, attrapa une coupe d’ambroisie et la tendit au trio. — Ekaterin, ils adorent les Mouches Royales ! Au moins cinq ou six femmes ont essayé d’en voler pour se les mettre dans les cheveux avec leurs fleurs. Enrique a dû verrouiller la cage. Il a dit qu’elles étaient là pour la démonstration, pas à titre d’échantillons gratuits. — Je suis heureuse d’avoir vaincu la résistance de vos clients. — Ô mon Dieu, oui ! Et avec un lancement le jour du mariage de l’Empereur, tout le monde va en vouloir. Vous avez goûté l’ambroisie d’érable, Miles ? — J’ai goûté avant toi, merci. — Ivan, il faut que tu goûtes. Ivan fit une grimace dubitative, mais porta de bonne grâce la cuiller à sa bouche. Son expression changea aussitôt. — Waouh ! Avec quoi vous l’avez mélangé ? Ça donne un coup de fouet ! — De l’hydromel d’érable, une idée de Ma Kosti. Ça marche ! — De l’hydromel d’érable ? C’est la boisson la plus répugnante jamais inventée par l’homme, ça vous brûle les tripes. On en donne aux commandos avant l’attaque. — On s’y fait, murmura Miles. Ivan en reprit une bouchée. — Combiné avec le produit alimentaire le plus répugnant jamais inventé… Comment s’y prend-elle pour arriver à cela ? Il racla le reste de pâte dorée et envisagea un moment de lécher la coupe. — Impressionnant. Nourri et beurré en même temps. Pas étonnant que les gens fassent la queue ! Mark intervint, le sourire aux lèvres, plutôt content de lui. — Je viens de bavarder en privé avec Lord Vorsmythe. Sans entrer dans les détails, je peux dire que notre problème d’investissement de départ va être réglé d’une manière ou d’une autre. Ekaterin ! Je suis à présent en mesure de racheter les parts que je vous ai données pour votre travail. Que diriez-vous si je vous en proposais deux fois leur valeur nominale ? Ekaterin paraissait ravie. — Oh, Mark, c’est merveilleux ! Ça tombe à point. Et c’est beaucoup plus que je n’en espérais. Kareen s’interposa d’une voix ferme. — La réponse, c’est, Non merci. Gardez ces parts, Ekaterin. Si vous avez besoin de liquide, proposez-les comme garantie contre un prêt. L’année prochaine, quand la valeur aura été multipliée par je ne sais combien, vendez-en quelques-unes pour rembourser le prêt et gardez le reste, c’est un bon investissement. Quand Nikki aura l’âge, vous pourrez lui payer une école de pilote de saut avec ça. — Vous n’êtes pas obligée de faire comme ça… insista Mark. — Moi, c’est ce que je vais faire. Ça va me permettre de retourner sur Beta. Elle n’allait pas avoir besoin de mendier le moindre sou à ses parents. Quand ils l’avaient appris, ceux-ci s’étaient montrés davantage surpris que flattés. Ils avaient insisté pour lui verser une allocation, histoire de ne pas perdre la face, ou pour garder barre sur elle. Elle avait pris un énorme plaisir à refuser gentiment. — J’ai aussi dit à Ma Kosti de ne pas vendre. Ekaterin plissa les yeux. — Je comprends, Kareen… Merci, Lord Mark. Je vais réfléchir à votre offre. Dépité, Mark grommela dans sa barbe ; mais sous le regard sardonique de son frère, il n’insista pas. Kareen regagna son stand en sautillant joyeusement. Ma Kosti était en train d’ouvrir un nouveau bidon de cinq litres d’ambroisie d’érable. — Comment ça marche ? demanda Kareen. — À ce rythme-là, ils nous auront tout liquidé d’ici une heure. La cuisinière portait un tablier de dentelle sur sa plus belle robe. Un superbe collier d’orchidées fraîches, cadeau de Miles, le disputait avec le badge de la société pour une place sur sa poitrine. Il y avait plus d’une façon d’assister au mariage de l’Empereur… — L’hydromel d’érable associé au beurre de mouches, c’était une idée géniale pour gagner Miles à notre cause, lui dit Kareen. C’est l’une des rares personnes que je connaisse qui boive ce truc-là. — Oh, Kareen, ma chérie, l’idée n’est pas de moi. C’est Lord Vorkosigan qui l’a eue. Il possède la fabrique d’hydromel, vous savez… Il veille à ce que ces pauvres gens dans les montagnes Dendarii récupèrent un peu d’argent. Le sourire de Kareen s’épanouit. Elle regarda Miles à la dérobée : sa dame à son bras, il jouait les innocents et écoutait les projets de son clone de frère en feignant l’indifférence. Le soir tombait et, dans les jardins de la Résidence, des petites lampes de couleurs se mirent à briller, joyeuses et festives. Dans leur cage, les Mouches Royales commencèrent à agiter leurs élytres et à scintiller comme pour se mettre à l’unisson. Mark observait Kareen, toute blonde et rose, et entièrement comestible, qui s’approchait de lui, et il en soupira de plaisir. Au fond de ses poches il trouva les grains qu’elle lui avait demandé de garder pour elle quand Miles avait brisé le cercle des mariés. Il en prit une poignée et tendit la main vers elle. — Que sommes-nous censés faire avec ça, Kareen ? Les planter ou quoi ? — Oh, non ! C’est juste un souvenir. La plupart des gens vont les mettre dans des petits sachets, et un jour ils obligeront leurs petits-enfants à les prendre en leur disant, J’étais au mariage du vieil Empereur, j’y étais. — C’est du grain magique, tu sais, dit Miles. Il se multiplie. Dès demain, ou même ce soir, les gens vont vendre des sachets de prétendus grains du mariage à tous les gogos de Vorbarr Sultana. Des tonnes et des tonnes. Mark réfléchit. — Tu crois ? Tu sais, toi, tu pourrais faire cela de façon honnête, rien qu’avec un peu d’astuce. Tu prends une poignée de grains du mariage et tu les mélanges à un sac de grains ordinaires, tu les mets en sachets… D’une certaine façon les clients auraient toujours des grains authentiques, mais… — Kareen, s’il te plaît, rends-moi un service. Vérifie ses poches ce soir avant qu’il ne parte, et confisque tous les grains que tu trouveras. — Je n’ai jamais dit que j’allais le faire, s’exclama Mark, indigné. En voyant le large sourire de Miles, Mark comprit que son frère venait de marquer un point. Il sourit d’un air penaud, trop comblé pour montrer d’autre émotion que de bonheur. Kareen leva les yeux et Mark suivit son regard. Le commodore, dans son uniforme d’apparat rouge et bleu, et Mme Koudelka, dans une robe verte à traîne comme celle de la Reine de l’Été, venaient vers eux. Il faisait des moulinets avec sa canne-épée d’un air léger, mais une curieuse expression renfrognée se lisait sur son visage. Kareen s’éloigna pour aller leur chercher un peu d’ambroisie. Miles salua le couple. — Alors, vous tenez le coup ? Le commodore répondit bizarrement : — Je suis un peu… euh, un peu… euh. — Un peu euh… ? — Olivia vient d’annoncer ses fiançailles, dit Mme Koudelka. — Je me disais bien que c’était terriblement contagieux, dit Miles en regardant Ekaterin. Elle lui adressa un sourire capable de le faire fondre avant de se tourner vers les Koudelka. — Félicitations ! Qui est l’heureux élu ? — Ça, c’est le détail auquel il va me falloir du temps pour m’habituer, soupira le commodore. Le comte Dono Vorrutyer. Kareen revint les bras chargés de coupes d’ambroisie, juste à temps pour entendre. Elle sauta et poussa des cris de joie. Mark jeta un regard en coin en direction d’Ivan qui se contenta de secouer la tête et de prendre une autre coupe d’ambroisie. De tout le groupe il était le seul à ne pas pousser d’exclamations de surprise. Il avait l’air abattu, certes, mais pas surpris. Miles prit le temps de digérer la nouvelle avant de dire : — J’ai toujours pensé que l’une de vos filles vous ramènerait un comte. — Oui, répondit le commodore, mais… — Je suis certaine que Dono saura la rendre heureuse, dit Ekaterin. — Elle veut un mariage en grande pompe, dit Mme Koudelka. — Délia aussi, ajouta le commodore. Je les ai quittées en plein bras de fer pour savoir qui se marierait la première. Et qui ruinerait la première mon malheureux budget. Il parcourut du regard les jardins de la Résidence et les fêtards de plus en plus joyeux. Il était encore tôt et ils tenaient presque tous debout. — Ça leur donne des idées de grandeur. D’une voix inspirée, Miles dit soudain : — Oh, il faut absolument que je parle à Duv. Le commodore Koudelka s’approcha de Mark et baissa la voix : — Mark, je… je… ah, je crois que je te dois des excuses. Je ne voulais pas me montrer aussi rigide. — C’est oublié, monsieur, répondit Mark, surpris et touché. — Comme ça, vous retournez sur Beta à l’automne. Bien. Inutile de vous précipiter, vous avez le temps, à votre âge. — C’est ce que nous avons pensé, monsieur. Je sais que je ne suis pas très doué pour les histoires de famille. Mais j’ai l’intention d’apprendre. Le commodore hocha la tête et lui adressa un petit sourire crispé. — Tu te débrouilles très bien, mon garçon, continue. La main de Kareen serra celle de Mark. Il sentit soudain une boule dans sa gorge et réfléchit à l’idée, nouvelle pour lui, que non seulement on pouvait avoir une famille, mais peut-être même davantage. Abondance de biens… — Merci, monsieur. Je vais essayer. Olivia et Dono arrivèrent bras dessus, bras dessous. Elle portait une robe jaune primevère, sa couleur préférée, et Dono un sobre, mais superbe costume bleu et gris de la maison Vorrutyer. Mark remarqua que Dono était en fait un peu plus petit que sa future. Les filles Koudelka avaient tendance à être grandes. Mais Dono dégageait une telle force de caractère que la différence de taille se remarquait à peine. Ils expliquèrent que cinq personnes différentes leur avaient conseillé de goûter à l’ambroisie d’érable avant qu’il n’y en ait plus. Tandis que Kareen allait chercher une nouvelle cargaison de coupes, tous les félicitèrent. Même Ivan sacrifia à cette obligation sociale. Quand Kareen revint, Olivia lui glissa : — Je viens de parler avec Tatya Vorbretten. Elle est folle de joie, René et elle ont mis leur petit garçon en route. Le blastocyste a été transféré dans le réplicateur ce matin. Tout va bien pour l’instant. Kareen, sa mère, Olivia et Dono y allèrent de leur commentaire et un court instant la conversation devint affreusement obstétricale. Ivan se recula pour confier à Mark d’une voix blanche : — C’est de pire en pire. Avant, je perdais mes petites amies une par une lorsqu’elles se mariaient, maintenant, elles me quittent par paire. — Je ne peux rien faire pour toi, mon vieux. Mais si tu veux mon avis… — Toi, tu veux me donner, à moi, des conseils sur la manière de gérer ma vie amoureuse ! — On récolte ce que l’on sème. Même moi j’ai fini par le comprendre. Ivan grommela et s’apprêtait à s’éloigner lorsqu’il s’arrêta, surpris, en entendant le comte Dono saluer son cousin Byerly Vorrutyer qui passait par là. — Byerly! Que fabrique-t-il ici ? murmura Ivan. Dono et Olivia s’excusèrent et les quittèrent, sans doute pour aller annoncer leur engagement à leur nouvelle victime. Après un moment de silence interdit, Ivan rendit sa coupe vide à Kareen et leur emboîta le pas. Le commodore Koudelka raclait ce qui restait d’ambroisie au fond de la sienne en contemplant d’un air sombre Olivia accrochée au bras de son fiancé. — Comtesse Olivia Vorrutyer, marmonnait-il dans sa barbe, essayant manifestement d’habituer sa bouche et son esprit à cette nouvelle idée. Mon gendre, le comte… merde, ce type est assez vieux pour être le père d’Olivia. — Sa mère, sans aucun doute, murmura Mark. Le commodore lui lança un regard assassin. — Tu comprends, rien que pour des questions d’affinités, je me suis toujours imaginé que mes filles choisiraient de jeunes et brillants officiers. Je me voyais à la tête de tout l’état-major sur mes vieux jours. Je suppose qu’il me reste Duv comme consolation. Il n’est pas très jeune non plus, mais assez brillant pour me donner la chair de poule. Enfin, peut-être que Martya, elle, me ramènera un futur général. Martya, justement, venue au kiosque voir comment les choses se passaient, était restée pour aider à servir l’ambroisie. Enrique et elle se baissèrent pour prendre un nouveau bidon, et une remarque de la jeune fille fit éclater de rire l’Escobaran. Il avait été convenu que, lorsque Kareen et Mark seraient repartis pour Beta, elle prendrait les choses en main et irait dans le district surveiller le lancement de la production. Mark pensait qu’elle finirait par posséder la majorité des parts et contrôler la firme, mais peu lui importait. Ce n’était que sa première tentative pour créer une entreprise. Je peux faire mieux. Enrique s’investirait corps et âme dans ses recherches, et nul doute que Martya et lui apprendraient beaucoup en travaillant ensemble. Les affinités… Mark testa l’idée sur le bout de sa langue, Et voici mon beau-frère, le docteur Enrique Borgos… Il se déplaça de telle sorte que le commodore tourne le dos à la table et ne voie pas Enrique dévorer Martya des yeux et se mettre de l’ambroisie plein les doigts. Selon Kareen, les grands dadais d’intellectuels vieillissaient bien. Si l’une des Koudelka avait choisi l’armée, une autre la politique et une troisième l’économie, l’éventail serait complet si la dernière choisissait la science. Kou semblait parti pour se retrouver, non pas à la tête de l’état-major, sur ses vieux jours, mais du monde. Mark préféra charitablement garder ses remarques pour lui. Si les affaires marchaient bien, d’ici à la Fête de l’Hiver il pourrait offrir à Kou et à Drou un voyage tous frais payés à l’Orbe, juste pour encourager le penchant naissant du commodore pour le libéralisme social. Que cela leur permette de venir sur Beta voir Kareen serait un argument imparable… Ivan observait Dono qui terminait sa conversation amicale avec son cousin Byerly. Puis Olivia et le nouveau comte regagnèrent la Résidence en empruntant les grandes portes vitrées largement ouvertes. La lumière inondait la promenade pavée. Un serviteur portant un plateau passa à proximité de Byerly qui s’empara d’un verre de vin, but une gorgée, et alla, l’air songeur, s’appuyer à la balustrade qui surplombait le sentier menant au jardin en contrebas. Ivan le rejoignit. — Salut, Byerly! Comment se fait il que tu ne sois pas en tôle ? Byerly se tourna vers lui et sourit. — Tiens, Ivan. Tu ne sais donc pas que je me suis porté Témoin Impérial ? Mon témoignage a permis de mettre ce cher Richard à l’ombre. Tout est pardonné. — Dono t’a pardonné ce que tu as voulu lui faire ? — C’était l’idée de Richard, pas la mienne. Il s’est toujours pris pour un homme d’action. Je n’ai pas eu besoin de l’encourager beaucoup pour qu’il dépasse le point de non-retour. Ivan sourit, un sourire un rien crispé, et prit Byerly par le bras. — Faisons quelques pas. — Où veux-tu aller ? — Un endroit plus tranquille. Le premier endroit tranquille qu’ils trouvèrent sur le sentier, un banc de pierre dans un recoin caché par les buissons, était occupé par un couple. Le jeune homme se trouva être un jeune enseigne Vor du QG qu’Ivan connaissait. Il lui fallut environ quinze secondes pour faire valoir son autorité de capitaine et chasser les amoureux. Byerly assista à la scène en feignant l’admiration : — Tu deviens un homme important depuis quelques jours, Ivan. — Assieds-toi et arrête tes conneries, si tu peux. Tout sourire, mais le regard prudent, Byerly s’installa confortablement et croisa les jambes. Ivan se plaça entre lui et la sortie. — Pourquoi es-tu ici ? C’est Gregor qui t’a invité ? — Dono m’a fait entrer. — Il est bien bon. Incroyablement bon. En ce qui me concerne, je n’en crois pas un mot. — C’est la vérité. — Qu’est-ce qui était vraiment prévu la nuit où Dono s’est fait attaquer ? — Bon Dieu, Ivan, ta pugnacité me rappelle affreusement ton petit cousin. — Tu as menti, et tu continues de mentir, mais je n’arrive à comprendre à propos de quoi. Tu me donnes mal à la tête, et j’ai bien envie de te faire partager ma migraine. Les yeux de Byerly brillèrent dans l’ombre. — Allons, allons… c’est très simple, j’ai dit à Dono que j’étais un agent provocateur. D’accord, j’ai aidé à monter le guet-apens, mais ce que j’ai oublié de dire à Richard, c’est que j’avais aussi recruté un groupe de gardes municipaux qui devaient intervenir au moment opportun. Ensuite il était prévu que Dono, encore sous le choc, arrive en titubant à la Résidence Vorsmythe où se trouvait la moitié du Conseil des Comtes. Du grand spectacle avec effet garanti pour s’assurer bon nombre de votes de sympathie. — Tu as réussi à vendre cette histoire à Dono ? — Oui. Fort heureusement, j’ai pu obtenir le témoignage des gardes en gage de mes bonnes intentions. Malin, non ? ricana By. — Dono a organisé cela avec toi pour faire trébucher Richard ? — Non. En fait, non. Je voulais que ce soit une surprise, mais pas à ce point malgré tout. Je voulais être absolument certain que sa réaction serait convaincante. Il fallait que l’attaque ait lieu, et devant témoins, pour incriminer Richard et éliminer l’argument, Mais ce n’était qu’une blague. Je n’aurais pas obtenu le ton juste si Richard avait été lui-même victime d’un piège monté par son rival politique. — Je te jure que tu ne faisais pas semblant d’être paniqué quand tu m’as retrouvé l’autre nuit. — Oh, mais je l’étais. Un souvenir épouvantable. Mon superbe plan par terre. Heureusement, Olivia et toi avez sauvé la mise. Je suppose que je devrais t’être reconnaissant. Ma vie serait des plus… des plus inconfortables si ces brutes avaient réussi leur coup. Qu’entends-tu exactement par inconfortable ? Ivan réfléchit un instant avant de demander doucement : — Tu as agi sur ordre de Gregor ? — Tu te fais un scénario romantique, Ivan. Grands dieux, non. Je me suis donné un mal fou pour garder la SecImp en dehors de cela. La perspective du mariage les rend rigides à un point que c’en est déprimant. Ils auraient voulu arrêter les conspirateurs sur-le-champ. Beaucoup moins efficace politiquement. Si Byerly mentait… Ivan préférait ne pas savoir. — Comme dit Miles, règle numéro un : si tu veux jouer dans la cour des grands, tu as intérêt à être sûr de gagner. Règle numéro deux : il n’y a pas de règle numéro deux. — C’est ce qu’il m’a dit, soupira By. — Miles t’a parlé de ça ? — Il y a dix jours. Tu sais ce que veut dire l’expression déjà vu ? — Il t’a réprimandé, non ? — Pour la réprimande, j’ai mes propres sources. Non, c’était pire, il m’a… il m’a jugé. De son point de vue de spécialiste des coups fourrés. Une expérience que j’espère ne jamais renouveler. Il but une gorgée de vin. Ivan faillit compatir, mais pas tout à fait. Il retroussa les lèvres. — Alors, Byerly, dis-moi, qui est ton contact ? — Mon quoi ? — Tous les agents infiltrés ont un contact. Tu ne peux pas te permettre d’entrer et de sortir du QG de la SecImp au vu et au su de tous ceux que tu pourrais être amené à dénoncer le lendemain. Tu fais ce boulot depuis combien de temps, Byerly ? — Quel boulot ? Ivan attendit en silence, puis il fronça les sourcils sans le moindre humour. Byerly soupira : — Huit ans. — Affaires intérieures… contre-espionnage… contrat d’agent civil… quel est ton grade ? IS-6 ? Byerly fit la grimace. — IS-8. — Oh, excellent. — Ouais, je suis excellent. Bien sûr, j’étais IS-9. Je suis sûr que je le redeviendrai un jour. Il suffira que je joue profil bas et que je respecte les règles pendant un moment. Par exemple, il faudra que je rapporte notre conversation. En fin de compte, tout s’expliquait. Byerly Vorrutyer était l’un des anges noirs d’Illyan, d’Allègre, à présent. Il devait aussi travailler pour son propre compte de temps à autre. Il s’était sans doute fait taper sur les doigts pour son tour de passe-passe en faveur de Dono, mais sa carrière s’en remettrait. Et s’il avait un côté chien fou, il y avait sûrement quelqu’un dans les entrailles du QG de la SecImp qui tenait une laisse à rappel. Quelqu’un du calibre de Galeni. Il se pourrait bien qu’il vienne rendre visite à Ivan après cela. La rencontre risquait de s’avérer intéressante. Ivan, soulagé, sourit et se leva. Byerly s’étira, récupéra son verre à moitié vide, et se prépara à l’accompagner. Le cerveau d’Ivan continuait de se repasser le scénario. Un verre de vin lui permettrait sans doute de l’arrêter, mais il ne put s’empêcher de demander : — Alors, ton contact, c’est qui ? Forcément quelqu’un que je connais, merde ! — Je croyais que tu possédais assez d’éléments pour deviner tout seul, maintenant. — Eh bien… il faut que ce soit quelqu’un qui évolue dans le milieu Haut Vor, que tu rencontres souvent sans que ce soit un copain. Quelqu’un en contact permanent avec la SecImp, mais d’une manière discrète. Quelqu’un que personne ne remarquerait. Un canal abandonné. Caché, mais en pleine lumière. Qui ? — Tu devrais avoir trouvé. Ils arrivèrent en haut du sentier et Byerly s’éloigna tandis qu’Ivan se précipitait pour rattraper un serviteur qui passait avec des verres de vin sur un plateau. Il se retourna pour voir Byerly se livrer à un excellent numéro de dandy à moitié ivre, puis s’arrêter pour faire une de ses petites révérences impertinentes à Lady Alys et à Simon Illyan qui sortaient à ce moment-là prendre l’air sur la promenade. Lady Alys lui répondit d’un signe de tête distant. Ivan manqua s’étrangler avec son vin. Miles avait été réquisitionné pour poser pour les vids du mariage. Ekaterin, restée en la bonne compagnie de Mark et de Kareen, s’efforçait de ne pas se laisser gagner par la nervosité, mais c’est avec un soupir de soulagement qu’elle vit Miles revenir vers elle. La Résidence Impériale était immense, un vieux bâtiment splendide et bourré d’histoire, et elle doutait de pouvoir un jour imiter Miles qui entrait et sortait par des portes dérobées comme s’il était propriétaire des lieux. Pourtant elle s’y déplaçait avec plus d’aisance cette fois, et s’y sentirait encore plus à l’aise lors de sa prochaine visite. Soit le monde n’était pas si grand et si effrayant qu’on avait voulu le lui faire croire, soit… soit elle n’était pas si petite et si faible qu’on l’avait encouragée à le penser. Si le pouvoir n’était qu’illusion, la faiblesse ne l’était-elle pas nécessairement aussi ? Miles arborait un large sourire. Au moment où il lui prenait la main et la posait sur son bras, il émit un ricanement sinistre. — Quel horrible rire, mon chéri… — C’est trop bon, trop bon. Il fallait que je te trouve pour partager la nouvelle avec toi. Je viens d’apprendre la nouvelle affectation d’Alexis Vormoncrief. — J’espère que c’est le neuvième cercle de l’enfer. Ce crétin a bien failli m’arracher Nikki. — C’est presque aussi bien, en fait. On l’a envoyé sur l’île de Kyril. J’espérais pour lui qu’on le chargerait de la météo, mais on l’a nommé fourrier. Enfin, on ne peut pas tout avoir. Miles se balançait sur les talons, rayonnant d’une joie qu’Ekaterin ne comprenait pas. — Cela ne me semble pas une punition très sévère. — Tu ne comprends pas. Kyril, on l’appelle la base permafrost. C’est le poste militaire le plus épouvantable de tout l’Empire. Une île arctique, rien à moins de cinq cents kilomètres, pas une femme. On ne peut même pas essayer de s’échapper à la nage, l’eau est si froide qu’on se retrouverait congelé en deux minutes. Tempêtes de neige, brouillard glacial, des vents à décorner des bœufs. Froide, lugubre, mortelle… J’y ai séjourné quelques mois autrefois, une éternité. Les jeunes recrues ne font que passer, mais le personnel permanent est coincé. Oh, que j’aime la justice… Impressionnée par son enthousiasme débordant, elle demanda : — C’est vraiment aussi dur ? — Oh, oui. Ah, ah ! Il va falloir que je lui envoie une caisse de bon cognac pour célébrer le mariage de l’Empereur, histoire de l’aider à partir du bon pied. Ou plutôt non. Je vais lui envoyer une caisse de mauvais cognac. Au bout d’un certain temps là-bas, personne ne peut plus faire la différence. Elle accepta ses assurances et, satisfaite, l’accompagna d’un pas léger sur le chemin en bordure du jardin. Tous les invités de marque, dont Miles, n’allaient pas tarder à être invités à participer au dîner officiel, et ils seraient séparés un bon moment. Lui prendrait place à la table d’honneur, entre l’Impératrice Laissa et son témoin, tandis qu’elle rejoindrait son oncle et sa tante. Ils devraient subir des discours soporifiques, mais Miles comptait bien la retrouver après le dessert. — Alors, qu’en penses-tu ? Tu voudrais un mariage en grande pompe ? Elle reconnut l’éclair taquin qui brillait dans son œil, mais la comtesse Cordélia lui avait expliqué comment réagir. Elle baissa les yeux. — Ce ne serait pas convenable pendant mon année de deuil. Toutefois, si tu veux attendre jusqu’au printemps prochain, tu pourras avoir toute la pompe que tu voudras. — Ah. L’automne aussi est une belle saison pour se marier. — Un mariage intime, en famille, à l’automne ? Ça me plairait assez. Elle ne se faisait aucun souci, il saurait s’arranger pour en faire un événement mémorable ; et puis elle se disait qu’il vaudrait peut-être mieux ne pas lui laisser le temps de trop organiser les choses. — Dans le parc de Vorkosigan Surleau, peut-être ? Tu ne l’as pas encore vu. Sinon dans le jardin de la Résidence Vorkosigan, ajouta-t-il en lui lançant un regard en coin. — Bien sûr. Les mariages en plein air vont faire fureur ces prochaines années. Lord et Lady Vorkosigan donneront le ton. Ses paroles le firent sourire. Le jardin d’Ekaterin, leur jardin barrayaran, risquait d’être encore un peu nu à l’automne, mais plein de pousses, de promesses et d’espoirs attendant les pluies du printemps pour éclore. Ils s’arrêtèrent, fascinés, pour admirer la délégation cetagandane en train de gravir les marches du perron : l’ambassadeur et sa grande et superbe épouse, accompagnés non seulement du gouverneur Haut de Rhô Cela, la planète la plus proche de Barrayar, mais aussi par une femme Haut venue de la capitale impériale. Bien que les Dames Haut ne fussent pas censées voyager, on l’avait envoyée pour représenter personnellement l’Empereur, le Haut Fletchir Giaja, et ses Impératrices. Elle était escortée par un Ghem-général du plus haut rang. Personne ne savait à quoi elle ressemblait car elle voyageait dans une bulle de force, colorée pour l’occasion d’un rose iridescent. Le général, grand et d’allure distinguée, portait l’uniforme rouge sang de la garde personnelle de l’Empereur. La couleur aurait dû choquer affreusement avec le rose de la bulle, mais curieusement ce n’était pas le cas. L’ambassadeur jeta un coup d’œil en direction de Miles et lui adressa un salut poli avant de glisser quelques mots au Ghem-général qui opina. À la grande surprise d’Ekaterin, le général et la bulle rose quittèrent leur délégation et se dirigèrent vers eux. — Ghem-général Bénin, dit Miles, adoptant aussitôt son plus pur style d’Auditeur Impérial. Ses yeux vifs brillaient de curiosité et, bizarrement, de plaisir. Il fit une révérence devant la bulle. — Et vous, Haute Pel. C’est un plaisir de vous revoir, vous revoir si l’on peut dire. J’espère que le voyage n’a pas été trop éprouvant. — Absolument pas, Lord Auditeur. J’ai trouvé l’expérience fort stimulante. Sa voix sortait d’un transmetteur logé dans la bulle. Celle-ci, l’espace d’un court instant, devint presque transparente. Trônant dans son fauteuil flottant derrière le voile nacré, une grande femme blonde d’un âge incertain vêtue d’une longue robe rose apparut. Elle était d’une beauté à couper le souffle, mais son sourire ironique ne suggérait pas la prime jeunesse. De nouveau l’écran s’obscurcit, la dissimulant au regard. — Votre présence nous honore, Haute Pel, dit Miles tandis qu’Ekaterin écarquillait les yeux. Elle se sentit momentanément éblouie, et soudain affreusement ringarde. Heureusement, l’admiration qu’elle lisait dans les yeux de Miles brillait pour elle, et non pour la vision rose. — Permettez-moi de vous présenter ma fiancée, Mme Ekaterin Nile Vorvayne Vorsoisson. L’officier distingué murmura quelques félicitations polies, puis il posa son regard pensif sur Miles et porta la main à ses lèvres dans un geste bizarrement cérémonieux avant de parler : — Mon maître, le Haut Fletchir Giaja, m’a chargé, au cas où je vous rencontrerais, de vous transmettre ses condoléances, ses condoléances personnelles, pour la mort de votre cher ami l’amiral Naismith. Le sourire de Miles se figea un instant. — Sa mort m’a été un grand choc. — Mon maître l’Empereur a ajouté qu’il espérait ne pas le voir ressusciter. Miles leva les yeux, soudain pétillants, vers le général Bénin. — Dites à l’Empereur de ma part que j’espère qu’il ne sera pas nécessaire de le ressusciter. Le Ghem-général sourit et inclina la tête. — Je lui rapporterai vos paroles avec la plus grande fidélité. Il les salua et rejoignit sa délégation en compagnie de la bulle rose. Ekaterin, toujours sous le charme de la blonde, murmura : — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Miles se mordit la lèvre inférieure. — Rien de bien nouveau, j’en ai peur, mais j’en parlerai quand même à Allègre. Bénin vient de confirmer ce qu’Illyan soupçonnait depuis plus d’un an. Ma couverture était usée jusqu’à la trame, du moins n’était-elle plus un secret pour les Cetagandans. Enfin, l’amiral Naismith et ses différents clones, réels ou imaginaires, les auront trompés plus longtemps que je ne l’aurais imaginé possible. Il hocha la tête, plutôt content, se dit-elle, en dépit d’un éclair de regret. Il lui serra fermement le bras. Regret… Que ce serait-il passé si elle et Miles s’étaient rencontrés à vingt ans ? C’aurait été possible. Elle était étudiante à l’université du district de Vorbarr, et lui jeune officier frais émoulu. Si leurs chemins s’étaient croisés, aurait-elle connu une vie moins amère ? Non, nous étions autres à cette époque. Ils avançaient dans des directions différentes, leur rencontre aurait probablement été brève, indifférente, et sans lendemain. Et puis elle ne pouvait pas renier Nikki, ni tout ce qu’elle avait appris sans même sans rendre compte durant ses années de sombre éclipse. Les racines s’enfoncent profondément dans le noir. Elle ne pouvait être arrivée là où elle se trouvait qu’après avoir emprunté le difficile chemin qu’elle avait suivi. Et l’endroit où elle se trouvait avec Miles, ce Miles, lui paraissait être un très bon endroit en vérité. Si je suis son réconfort, il est sans aucun doute le mien aussi. Elle savait qu’elle avait perdu des années, mais dans cette décennie, il n’y avait rien à retrancher, ni à regretter. Nikki et toutes ces choses qu’elle avait apprises avaient fait le voyage avec elle. À présent, il était temps d’aller de l’avant. — Ah, dit Miles en voyant s’approcher un serviteur. Ils doivent faire la chasse aux retardataires pour le dîner. Allons-y, Milady. FIN