Chapitre un Il tombait une vraie pluie d’anges. Miles cligna des yeux dans l’espoir de réduire à de simples flashs rétiniens les rais dorés qui chutaient comme autant de flocons devant ses yeux, mais ils s’obstinaient à figurer envers et contre tout de minuscules silhouettes distinctes, les traits accablés, la bouche arrondie. Il entendait leurs cris chevrotants, semblables aux chuintements étouffés de feux d’artifice se réverbérant dans une gorge. Splendide. Des hallucinations auditives, maintenant. Certes, dans son état fébrile, le plus grave danger venait des visions. S’il voyait des choses qui n’étaient pas là, il était tout à fait possible qu’il manque au contraire les obstacles réels, cages d’escalier ou fissures béantes dans le plancher du couloir. Ou encore balustrade au bord du vide, mais ne l’aurait-il pas sentie contre sa poitrine ? Il n’y voyait rien dans ce noir d’encre : il ne distinguait pas même ses mains qui cherchaient à tâtons, tendues devant lui. À ses tympans palpitait le ressac sourd de son pouls trop rapide ; il haletait, la bouche sèche. Il lui fallait ralentir. Il grimaça, agacé par la chute tourbillonnante des anges. Quitte à briller si fort, ils auraient au moins pu éclairer ses environs immédiats comme de petites lampes anti-grav célestes. Mais ç’aurait été trop facile. Il trébucha et sa main heurta quelque chose qui sonnait creux – ce pan de mur ne venait-il pas de coulisser ? Il serra ses bras autour de lui et se pelotonna, tremblant. J’ai froid, c’est tout. Ouais, c’est tout. Probablement un effet d’autosuggestion, étant donné qu’il était en sueur. Il tendit de nouveau une main hésitante et palpa la paroi du couloir. Puis il reprit sa progression, plus doucement cette fois, ses doigts parcourant les minces contours et les reliefs des casiers et des poignées. Les rangées de tiroirs s’alignaient et s’étendaient très haut, hors de sa portée. Et derrière chaque cloison, un cadavre congelé, raidi, muet, figé dans un fol espoir. Une centaine de corps tous les vingt pas environ, des milliers d’autres à chaque tournant, des centaines de milliers dans ce labyrinthe perdu. Non. Des millions. Ce qui, malheureusement, n’avait rien d’une hallucination. Les Cryocombes, voilà comment ils appelaient cet endroit dont les couloirs sinueux serpentaient sur des kilomètres sous la ville, à en croire la rumeur. Les bâtiments propres et neufs des nouveaux mausolées de la frontière occidentale de la ville – la zone qu’on avait baptisée la Cryopole – n’étaient pas les seuls : il fallait y ajouter tous les vieux complexes dispersés dans la ville et ses entrailles. Ils remontaient à cent cinquante, voire deux cents ans, certains encore opérationnels et d’autres évacués et abandonnés. En avait-on abandonné certains sans les avoir évacués au préalable ? Miles tendit l’oreille, s’efforçant de percevoir le bourdonnement rassurant des machines de réfrigération malgré le battement de son pouls et les cris des anges. Voilà un cauchemar à sa mesure : les rangées de compartiments contre lesquels butaient ses doigts contenant non pas de l’espoir congelé, mais la tiède putrescence de la mort. Courir ? Non, ç’aurait été idiot. L’averse d’anges ne tarissait pas. Miles refusa de laisser les rares facultés intellectuelles qui lui restaient s’absorber dans une tentative pour les compter, fût-ce au moyen d’une méthode statistiquement pertinente d’échantillonnage et de multiplication. Il avait déjà effectué ce genre de calcul approximatif quand il était arrivé ici, sur Kibou-daini, il y avait quoi, cinq jours ? Si peu, vraiment ? En supposant que les cryocadavres soient stockés à raison de cent en moyenne tous les dix mètres, il y en avait donc dix mille pour chaque kilomètre de couloir. Cent kilomètres de couloir par million de morts congelés. Par conséquent, entre cent cinquante et deux cents kilomètres de cryotunnels s’enchevêtraient sous la ville. Pour être perdu, je suis perdu. Ses mains écorchées palpitaient sourdement ; son pantalon aux genoux était déchiré et trempé. Du sang ? Il avait bien traversé des galeries d’entretien étroites et des conduits, non ? Oui, pendant ce qui lui avait semblé des kilomètres. Et des tunnels utilitaires plus ordinaires, éclairés par des néons, où ne s’alignaient pas des siècles de morts en conserve. Ses jambes fatiguées vacillèrent et il se figea, comme congelé – hum, pétrifié –, encore une fois, pour garder l’équilibre. Il regrettait atrocement sa canne, perdue dans l’échauffourée un peu plus tôt – combien d’heures auparavant, au fait ? Il aurait pu s’en servir comme un aveugle de la Vieille Terre ou du Temps de l’Isolement de Barrayar, tapotant le sol devant ses pieds pour y déceler ces gouffres que son imagination matérialisait de façon si persuasive dans son esprit. Ses ravisseurs ne l’avaient pas trop amoché lors de leur tentative d’enlèvement avortée. Ils avaient compté sur un hypospray sédatif pour maintenir leur captif sous contrôle. Dommage que cette substance fut de la même famille que le produit auquel Miles était violemment allergique, voire, à en juger par ses symptômes actuels, exactement le même. Alors qu’ils s’attendaient à un poids mort somnolent, ils s’étaient retrouvés face à un petit homme hystérique et vociférant. Ce qui donnait à penser que ses ravisseurs ne savaient pas tout de lui, une perspective plutôt rassurante. Ils ne savaient peut-être rien du tout. Bande d’enfoirés, vous êtes dorénavant en tête de ma liste personnelle des salopards à abattre, la liste du Lord auditeur impérial Miles Vorkosigan, ça vous pouvez en être sûrs. Mais sous quel nom ? Cinq jours sur ce monde arriéré et des gens que je ne connais absolument pas essaient de me tuer. Malheureusement, ce n’était même pas son record. Il voulait connaître leur identité, et être de retour dans l’empire barrayaran, où les gens n’ignoraient pas ce que signifiait le redoutable titre d’auditeur impérial. Et aussi que ces fichus anges arrêtent de me beugler dans les oreilles. « Que des essaims d’anges me bercent de leurs chants », grommela-t-il en manière d’incantation improvisée. Les anges ne daignèrent pas se rassembler tel un feu de Saint-Elme pour le guider jusqu’à la sortie. S’il avait entretenu le mince espoir que son subconscient ait conservé son sens de l’orientation pendant que le reste de son esprit s’engourdissait, celui-ci s’évanouit. Il n’y aurait pas d’inspiration subite et spectaculaire. En avant. Un pied devant l’autre, et ainsi de suite : n’était-ce pas ainsi que les adultes résolvaient leurs problèmes ? Et à son âge, il fallait bien qu’il fut adulte. Il se demanda s’il tournait en rond. Sa main hésita dans le noir en rencontrant le vide : encore un couloir latéral donnant accès aux engins alimentant les caissons. Il l’ignora. Un autre un peu plus loin. Il s’était déjà fait avoir et en avait exploré de semblables ; c’était d’ailleurs ainsi qu’il avait réussi à s’égarer de la sorte. Tout droit ou, en cas de cul-de-sac, tourner à droite autant que possible : telle était sa nouvelle devise. Toutefois, ses doigts tâtonnants effleurèrent quelque chose qui n’était pas une rangée de cryocaissons, et il s’arrêta net. Il palpa sans pivoter, car le simple fait de changer d’orientation lui faisait perdre les quelques repères qui lui restaient. Une porte ! Oui ! Si seulement c’était autre chose qu’un placard d’entretien. Si seulement elle était déverrouillée, pour changer… Ouverte ! Oui ! Miles siffla entre ses dents et tira. Les gonds corrodés grincèrent affreusement. Cette saloperie semblait peser une tonne, mais elle bougeait bel et bien ! Il coinça un pied explorateur dans l’entrebâillement et hasarda une main inquisitrice. Du plancher solide, pas de dénivellation ni de trou, du moins si ses sens ne le trompaient pas une fois encore. Il n’avait rien sous la main pour maintenir la porte en position ouverte. Il espéra pouvoir la retrouver si cette issue se révélait une nouvelle impasse. Prudemment, il se mit à quatre pattes et passa le seuil en auscultant toujours minutieusement le sol devant lui. Ce n’était pas un placard. Un escalier, un escalier de secours ! Il semblait se trouver sur un palier, devant la porte. À sa droite, les marches montaient, froides et granuleuses sous sa main douloureuse. Et à sa gauche, l’escalier descendait. En haut ou en bas ? Le chemin serait sans doute plus court vers le haut. Il se faisait probablement des illusions, forte que fut cette impression, en imaginant qu’il risquait de ne jamais s’arrêter de descendre. Ce dédale ne pouvait pas s’enfoncer jusqu’au cœur de la planète, après tout. La chaleur aurait décongelé les morts. Il y avait une rampe, pas trop branlante, mais il entama néanmoins son ascension à quatre pattes, tapotant chaque contremarche pour s’assurer que la marche était bien là, intacte, avant de lui confier son poids. Un demi-tour, encore un peu d’escalade pénible. Un autre demi-tour sur un nouveau palier : il essaya la porte, ouverte elle aussi, mais n’entra pas. Tant qu’il y aurait des escaliers, rien ne le persuaderait de retourner là-dedans, entre ces alignements infinis de cadavres. Il tenta de compter les marches, mais perdit le fil après avoir changé de sens à plusieurs reprises. Il se surprit à gémir à mi-voix, en rythme avec les hululements des anges, et se contraignit au silence. Oh, bon Dieu, était-ce bien une légère lueur grisâtre, là-haut ? Lumière véritable ou nouveau mirage ? Il eut confirmation qu’il s’agissait d’une clarté authentique en distinguant les pâles spectres de ses mains, les contours fantomatiques des manches de sa chemise. On aurait bien dit qu’il ne s’était pas tout à fait désincarné dans le noir, tout compte fait ! Au palier suivant, il trouva une porte pourvue d’une vraie fenêtre, vitre carrée et crasseuse, aussi large que ses deux mains à plat. Il tendit le cou et jeta un regard, clignant des paupières dans cette vague lueur grisâtre qui faisait monter les larmes à ses yeux saoulés d’obscurité. Oh, bon sang, faites quelle ne soit pas verrouillée... Il poussa à fond et hoqueta de soulagement lorsque la porte bougea. Elle ne grinça pas aussi fort que celle d’en dessous. Ça pourrait être un toit. Tout doux. Il rampa de nouveau, enfin à l’air libre. Ce n’était pas un toit, mais une ruelle à ciel ouvert. La main en appui contre l’enduit rugueux du mur derrière lui, Miles se hissa sur ses pieds et plissa les yeux pour jouir du spectacle des nuages gris ardoise, du crachin brumeux et de la lueur du crépuscule avancé. Tout était lumineux à en défaillir de joie. Le bâtiment dont il venait juste d’émerger n’avait qu’un étage, mais son vis-à-vis se dressait plus haut. Ses flancs ne semblaient comporter aucune porte, aucune fenêtre basse, mais au-dessus des carreaux noirs renvoyaient des reflets argentés dans la lumière diffuse. Aucun n’était brisé, toutefois il émanait de ces fenêtres un sentiment spectral, une impression de vide, comme les yeux d’une femme délaissée. L’endroit ressemblait plus ou moins à un immeuble industriel, sans boutiques ni habitations en vue. Pas de lumière de sécurité. Aucune lumière, en fait. Des entrepôts, ou une usine déserte ? Un vent froid vint égailler une plastifeuille sur la chaussée craquelée, déchet aux couleurs vives, plus tangible que tous les anges plaintifs du monde. Ou plutôt que ses visions d’anges ? Quelle importance ? Il se trouvait sans doute toujours dans la capitale de la Préfecture territoriale de Northbridge, alias Kitahashi, puisque chaque endroit sur cette planète semblait se prévaloir de deux appellations interchangeables, pour mieux désorienter les touristes, sans doute. Pour atteindre n’importe quelle autre zone urbaine de cette taille, il lui aurait fallu parcourir une centaine de kilomètres à vol d’oiseau. Si la distance ne lui paraissait pas invraisemblable compte tenu de l’état actuel de ses pieds, l’hypothèse de la ligne droite était exclue. Il pouvait même se trouver ridiculement proche de son point de départ au centre-ville, mais, tout bien réfléchi, ce n’était probablement pas le cas. Palpant encore l’enduit rugueux, autant pour maintenir son équilibre que mû par ce qui était devenu une habitude superstitieuse, Miles se retourna (encore vers la droite) et longea la ruelle jusqu’au prochain coude… Jusqu’à la prochaine bifurcation. Le sol était froid. Ses ravisseurs lui avaient dérobé ses chaussures dès le début. Ses chaussettes étaient en lambeaux, et sa peau aussi, manifestement, mais il avait les pieds trop engourdis pour remarquer la douleur. Il passa la main sur un graffiti estompé, tracé à l’aide d’une sorte de peinture rouge et qu’on avait frottée sans parvenir à l’effacer tout à fait. Brûlez les morts. Il avait déjà lu cette formule depuis qu’il avait débarqué : une fois sur la paroi d’un passage souterrain, sur le chemin de l’astroport, où une équipe de nettoyage s’efforçait déjà de la faire disparaître ; et à de nombreuses reprises dans les profondeurs des tunnels d’entretien, où aucun touriste n’était censé s’aventurer. Sur Barrayar, les habitants brûlaient des offrandes destinées aux morts, mais Miles soupçonnait que ce n’était pas ce qu’on avait voulu dire ici. La phrase sibylline figurait en bonne place dans sa liste de mystères à élucider, avant tout ce chambardement, c’est-à-dire… Était-ce hier ? Ce matin ? En tournant le coin pour déboucher sur une autre rue ou une route d’accès sans éclairage, barrée à l’autre extrémité par une barrière grillagée décrépite, Miles hésita. Émergeant des ténèbres opaques et de l’averse angélique, deux silhouettes s’avançaient côte à côte. Miles cligna des yeux pour mieux y voir, ce qu’il regretta immédiatement. Celui de droite était un lézard perlé Tau Cétan, aussi grand que lui, ou plutôt aussi menu. Sur sa peau ondulaient des écailles chamarrées, bordeaux, jaune, noir, blanc ivoire, du collier qui lui bordait la gorge jusqu’au ventre. Détail révélateur : au lieu de progresser par sauts de grenouille, il marchait comme un bipède. Un vrai lézard perlé Tau Cetan accroupi serait presque arrivé à la ceinture de Miles : il n’était donc pas exceptionnellement énorme pour son espèce. Toutefois, il tenait des sacs qui se balançaient au bout de ses bras, un comportement manifestement curieux chez une telle créature. Quant à son grand compagnon… Une punaise à beurre d’un mètre quatre-vingts ne pouvait sortir que de ses cauchemars. Assez semblable à un cafard géant à l’abdomen pâle et palpitant, pourvue d’élytres bruns repliés et d’une tête qui dodelinait sans cesse, elle n’en marchait pas moins sur ses deux pattes arrière, minces comme des bâtons, et dans les griffes de ses pattes avant, à elle aussi, brinquebalaient des sacs de toile. Ses pattes intermédiaires semblaient apparaître et s’évanouir par intermittence, comme si le cerveau de Miles ne parvenait pas à concevoir distinctement dans son entier cette créature peu ragoûtante. Alors que le duo s’approchait de lui et ralentissait l’allure en le braquant du regard, Miles assura sa prise sur le mur de soutien le plus proche et hasarda un prudent « Bonjour ? ». En guise de réaction, la tête insectoïde de la punaise à beurre pivota pour l’étudier. « T’approche pas, Jin, conseilla la créature à son petit compagnon. C’est sans doute un de ces paumés de camés. T’as vu les yeux qu’il a ? » Ses mandibules et ses palpes maxillaires s’agitaient au rythme d’une voix masculine, âgée et bougonne. Miles aurait voulu expliquer que bien qu’effectivement drogué il n’était pas toxicomane, mais la nuance semblait par trop complexe à exprimer. Il se contenta de hasarder un grand sourire rassurant. Les hallucinations eurent un mouvement de recul. « Hé, dit Miles, agacé. Vous me trouvez peut-être moche, mais vous devriez vous voir par mes yeux. Il faudra vous y faire. » Peut-être s’était-il égaré dans une de ces histoires où les animaux étaient doués de parole, comme celles qu’il avait lues et relues cent fois dans la chambre de ses enfants, à Sacha et à cette petite chipie d’Helen. Sauf que les protagonistes de ce genre de contes ont en général plus de fourrure, pensa-t-il. Ses neurones chimiquement chamboulés n’auraient-ils pas pu engendrer des chatons géants, au lieu de ça ? Il prit son ton de diplomate le plus austère pour annoncer : « Je vous prie de m’excuser, mais il semble bien que je me sois perdu. » Et que j’aie égaré du même coup mon portefeuille, mon bracelet-comm, la moitié de mes vêtements, mon garde du corps et ma santé mentale. Sans compter la chaîne à laquelle était suspendu son sceau d’auditeur, pensa-t-il en passant la main à son cou. Non que ses codes de commande et autres fonctions furtives eussent la moindre chance de fonctionner sur le réseau de comm de ce monde, mais l’homme d’armes Roïc aurait au moins pu le retrouver grâce à son signal. Si tant est que Roïc fut toujours en vie, ce qui était encore le cas quand Miles l’avait vu pour la dernière fois, au moment où ils avaient été séparés par le mouvement de panique de la foule. Il sentit une pierre pointue sous son pied et fit un pas de côté. Puisque ses yeux parvenaient à distinguer les cailloux des morceaux de verre et de plastique sur la chaussée, pourquoi ne faisait-il pas la différence entre les gens et les insectes géants ? « C’étaient des cigales géantes la dernière fois que j’ai fait une réaction aussi grave, dit-il à son interlocuteur. Une punaise à beurre géante, c’est plutôt rassurant. Aucun autre cerveau sur cette planète n’irait fabriquer des punaises à beurre, à part peut-être celui de Roïc, ce qui fait que je sais exactement d’où vous sortez. À en croire la décoration dans le coin, les gens d’ici choisiraient plutôt un type à tête de chacal, ou peut-être un homme-faucon. En blouse blanche, qui plus est. » Lorsqu’il vit le duo faire un autre pas en arrière, Miles comprit qu’il venait de parler à voix haute. Quoi, le feu de Dieu lui sortait-il par les orbites ? Avait-il l’air d’une bête assoiffée de sang ? « Allez, laisse-le, Jin, dit la punaise à son compagnon saurien en le tirant par le bras. Lui parle pas. Écarte-toi. — On ne devrait pas l’aider ? » La voix était beaucoup plus jeune. Miles ne parvenait pas à distinguer s’il s’agissait de celle d’un garçon ou d’une fille. « Mais si, vous devriez ! dit-il. Avec tous ces anges dans les yeux, je ne sais même pas où je mets les pieds. Et j’ai perdu mes chaussures. Les salopards me les ont prises. — Allez, Jin ! dit la punaise à beurre. Il faut qu’on ramène la collecte aux secrétaires avant la nuit ou elles piqueront une crise. » Cette dernière réplique aurait-elle été plus compréhensible s’il avait été dans son état normal ? Pas forcément, décida Miles. « Où est-ce que vous voulez aller ? » demanda le lézard à la voix juvénile en résistant à son compagnon qui tentait de l’entraîner. « Je… » … n’en ai pas la moindre idée, réalisa Miles. « Là d’où je viens » était exclu tant que son système n’aurait pas évacué la drogue et qu’il ne disposerait pas du moindre indice quant à l’identité de ses ennemis. S’il retournait au colloque, à supposer que celui-ci n’ait pas été interrompu par tout ce remue-ménage, il risquait de se jeter de nouveau dans la gueule du loup. « À la maison » faisait sans doute partie de la liste, et ç’aurait même été son premier choix la veille, mais depuis la situation était devenue… intéressante. Toutefois, si ses ennemis avaient simplement voulu le voir mort, ce n’étaient pas les occasions qui avaient manqué. Il y avait un espoir… « Je ne sais pas encore », reconnut-il. La vieille punaise à beurre s’exclama d’un air dégoûté : « Ça va être plutôt coton de vous y emmener, alors, pas vrai ? Allez, magne-toi, Jin ! » Miles humecta ses lèvres sèches, ou du moins s’y efforça. Non, ne me laissez pas ici ! Il déclara d’une voix moins assurée : « J’ai très soif. Pouvez-vous au moins m’indiquer où je pourrais trouver la source d’eau potable la plus proche ? » Combien de temps avait-il erré sous terre ? L’état de sa vessie n’était pas un moyen fiable de mesurer le temps – il pouvait fort bien avoir pissé dans un coin pour se soulager à un moment lors de son parcours aléatoire. Sa soif lui donnait cependant à penser qu’il avait déambulé entre dix et vingt heures. Il espérait presque que ce soit la seconde option : dans ce cas, les effets de la drogue ne tarderaient plus à se dissiper. Jin, le lézard, répondit lentement : « Je pourrais vous en apporter. — Non, Jin ! » Le lézard se dégagea d’une secousse. « Ne me donne pas d’ordre, Yani ! Tu n’es pas mes parents ! » Sa voix avait légèrement tremblé sur les derniers mots. « Dépêche-toi, bon sang. Le gardien nous attend pour fermer ! » À contrecœur, le lézard se laissa entraîner le long de la rue qui s’assombrissait, jetant un dernier regard par-dessus son épaule aux motifs chatoyants. Miles se laissa glisser dos au mur, et poussa un soupir d’épuisement et de désespoir. Il ouvrit la bouche pour capter la brume qui s’épaississait, mais cela n’apaisa pas sa soif. Le froid de la chaussée et du mur traversait ses vêtements fins. Il n’avait plus que sa chemise et son pantalon gris aux poches vides, et on lui avait aussi pris sa ceinture. Le froid allait s’installer avec la tombée de la nuit. Cette voie d’accès n’était pas éclairée. Au moins le ciel urbain serait-il vaguement illuminé par un halo permanent couleur abricot, ce qui valait toujours mieux que l’obscurité impénétrable des souterrains. Miles se demanda à quel moment le froid glacial le forcerait à revenir ramper à l’abri derrière cette dernière porte. Il faudra qu’il fasse foutrement plus froid, ça c’est sûr. Et Dieu sait s’il détestait le froid. Il resta longtemps assis à frissonner en écoutant les lointains bruits de la ville et les cris étouffés dans sa tête. L’invasion d’anges commençait-elle à se fondre en traînées informes ? On pouvait toujours espérer. Je n’aurais jamais dû m’asseoir. Des crampes lui tétanisaient les muscles, et il n’était absolument pas sûr de pouvoir se relever. Il avait cru que l’inconfort de sa posture l’empêcherait de somnoler, mais ce fut une main timide effleurant son épaule qui l’éveilla en sursaut, qui sait combien de temps plus tard. Jin était agenouillé à ses côtés, l’air un peu moins reptilien qu’auparavant. « Si vous voulez, monsieur, murmura Jin, vous pouvez me suivre dans ma planque. J’ai des bouteilles d’eau. Yani ne vous verra pas, il est parti se coucher. — C’est…, haleta Miles, ça m’a l’air génial. » Il se remit péniblement sur pieds, et une main jeune et ferme lui évita de trébucher. Dans un nimbe chuintant de lumières tourbillonnantes, Miles emboîta le pas au serviable saurien. Jin vérifia par-dessus son épaule que ce petit homme bizarre et pas plus grand que lui le suivait toujours. Même dans l’obscurité crépusculaire, ça sautait aux yeux : le camé était un adulte, et pas un autre gamin comme Jin l’avait espéré au premier coup d’œil. Il avait une voix d’adulte et s’exprimait par des expressions précises et complexes malgré son élocution laborieuse et son étrange accent, sourd et guttural. Sa démarche était presque aussi raide et lente que celle du vieux Yani. Toutefois, quand un sourire fugace dissipait brièvement la fatigue de ses traits, il avait cette expression curieusement aimable qui semblait naturelle chez lui, comme si ce visage était fait pour sourire. Ce vieux grincheux de Yani ne souriait jamais. Jin se demanda si le petit homme s’était fait passer à tabac, et pourquoi. Les genoux déchirés de son pantalon étaient maculés de sang et des taches brunissaient sur sa chemise blanche. Pour une chemise toute simple, elle avait l’air plutôt chic, comme si elle avait été élégante et pimpante avant d’être malmenée, mais Jin ignorait ce qui lui donnait cet aspect. Peu importe. Il avait cette créature exotique rien que pour lui désormais. Ils parvinrent à une échelle métallique accolée à un bâtiment. Inquiet des taches de sang et de la démarche raide de l’inconnu, Jin crut bon de demander : « Vous arriverez à grimper ? » Le petit homme leva les yeux. « Ce n’est pas mon activité favorite. Jusqu’où s’élève réellement ce donjon ? — Jusqu’au sommet. — Ça doit bien nous faire, heu… deux étages ? interrogea-t-il dans un grommellement sourd. Ou vingt ? » Jin répondit : « Trois seulement. Ma planque est sur le toit. — " Planque ? " Ça, ça me plaît bien. » L’homme lécha ses lèvres arides d’une langue desséchée. Il avait vraiment besoin d’eau, pensa Jin. « Tu ferais peut-être mieux de passer en premier. Au cas où je glisse. — Il faut que je passe derrière pour remonter l’échelle. — Oh. D’accord. » Une petite main carrée se tendit pour attraper un barreau. « On monte. Monter, c’est plutôt bien, non ? » Il s’arrêta, prit une inspiration et se propulsa vers le ciel. Jin suivait, leste comme un lézard. Trois mètres plus haut, il s’arrêta pour tourner la manivelle à cliquets qui hissait l’échelle hors de portée des indésirables et la verrouiller. Encore trois mètres et il arriva au point où les barreaux faisaient place à des sortes de larges agrafes d’acier boulonnées au flanc de l’immeuble. Le petit homme était parvenu à les escalader, mais il semblait désormais bloqué à la saillie du toit. « Où je suis, là ? demanda-t-il à Jin d’une voix pleine d’appréhension. Je sens une dénivellation, mais j’aimerais bien savoir si c’est haut. » Quand même, il ne faisait pas si noir que ça… « Roulez par-dessus et laissez-vous tomber si vous ne pouvez pas vous hisser. Le mur du rebord mesure une cinquantaine de centimètres. — Ah. » Les pieds en chaussette se balancèrent et disparurent. Jin entendit un bruit sourd suivi d’un grognement. Il se hissa au-dessus du parapet pour découvrir le petit homme qui se redressait à croupetons sur le toit plat, griffant les gravillons comme pour chercher une prise à la surface. « Oh, vous avez le vertige ? » demanda Jin, qui se sentait un peu bête de ne pas avoir demandé avant. « D’habitude, non. J’ai la tête qui tourne. Désolé. » Jin l’aida à se relever. L’homme ne repoussa pas sa main, et Jin lui fit longer les tours de refroidissement jumelles, posées sur le toit comme de gros blocs. En entendant le bruit de pas familier de Jin, Galli, Brindille et Mme Picotée, accompagnés des six rejetons survivants de cette dernière, longèrent les blocs à toutes pattes pour venir l’accueillir dans un concert de piaillements et de gloussements. « Oh mon Dieu. Voilà que je vois des poulets, maintenant, dit l’homme d’un ton crispé en se figeant. Je suppose que c’est cohérent avec le thème des anges. Après tout, les ailes… — Arrête ça, Brindille », dit Jin d’un ton sévère à la poule brune qui avait entrepris de picorer la jambe de pantalon de son invité. Jin la repoussa du bout du pied. « Je ne vous ai pas encore apporté à manger. Plus tard. — Tu vois des poulets, toi aussi ? demanda prudemment l’homme. — Ouaip, ils sont à moi. La blanche, c’est Galli, la marron s’appelle Brindille et celle qui a des taches, la noir et blanc, c’est Mme Picotée. Et voilà tous ses bébés, même si je suppose qu’ils sont déjà trop grands pour qu’on les appelle comme ça. » À demi adultes et déplumés, les poussins de la couvée n’étaient pas très appétissants, ce dont Jin s’excusait presque tandis que l’homme continuait à plisser les yeux pour distinguer leur comité d’accueil dans l’obscurité. « Je l’ai appelée Galli, parce que le nom scientifique des poules, c’est Gallus gallus, vous voyez. » Un nom guilleret qui sonnait un peu comme « au galop, au galop », ce qui avait toujours le don de faire sourire Jin. « Plutôt… logique », commenta l’homme en laissant Jin l’entraîner plus avant. Quand ils tournèrent au coin, Jin vérifia machinalement la bonne tenue du toit de bâches abandonnées et d’étoffes récupérées qu’il avait tendu sur des perches entre les deux tours de refroidissement pour abriter sa famille d’animaux. La tente formait un espace confortable, plus grand que sa chambre d’autrefois… Un souvenir qu’il refoula. Il lâcha l’étranger le temps de sauter sur la chaise et d’allumer la lampe de poche suspendue au mât de faîte par un bout de fil de fer, pour qu’elle projette sur son royaume secret un cercle de clarté qui valait bien celui de n’importe quel plafonnier. L’homme leva le bras par réflexe pour protéger ses yeux rougis, et Jin tamisa la lumière. Tandis que Jin redescendait, Lucky se leva de la couche installée sur le matelas composé de plastifeuilles déchirées. Elle s’étira et sautilla vers lui en miaulant avant de se dresser sur ses pattes arrière pour lui poser d’un air suppliant son unique patte avant sur le genou, jouant des griffes. Jin se pencha pour gratter ses oreilles grises et velues. « Le dîner, ce n’est pas pour tout de suite, Lucky. — Ce chat n’a que trois pattes, c’est ça ? » demanda l’homme. Il avait l’air nerveux. Jin espéra qu’il n’était pas allergique aux chats. « Ouais, elle s’en est coincé une dans une porte quand elle était encore chaton. Ce n’est pas moi qui l’ai baptisée. C’était la chatte de ma maman. » Jin serra les dents. Cette dernière explication n’était pas nécessaire. « C’est juste un Felis domesticus. » Gyre-le-Faucon poussa un piaillement à déchirer les tympans depuis son perchoir, et les rats noir et blanc firent brinquebaler leurs cages. Jin les salua tous haut et fort. Comme la distribution de nourriture ne semblait pas immédiatement à l’ordre du jour, ils regagnèrent leurs pénates d’un air maussade. « Vous aimez les rats ? demanda Jin à son invité d’un air anxieux. Je vous laisserai tenir Jinni si vous voulez. C’est la plus amicale. — Plus tard peut-être, répliqua l’homme d’une voix ténue, puis, ayant perçu la déception de Jin et jeté un bref coup d’œil aux cages alignées : J’aime bien les rats. Je crains juste de la lâcher. J’ai encore un peu la tremblote. Je me suis perdu dans les Cryocombes pendant un bon bout de temps aujourd’hui. » Un autre moment passa avant qu’il n’avance : « J’ai connu un galactique qui avait des hamsters de compagnie. » Voilà qui était encourageant. Jin se dérida. « Oh, votre eau ! — Oui, s’il te plaît. Ceci est une chaise, n’est-ce pas ? » Il tenait fermement le dossier du marchepied improvisé de Jin et s’y appuyait. La table ronde au plateau éraflé qui se trouvait à côté, rebut d’un café quelconque et trophée d’une expédition de maraude dans les ruelles, était un peu bancale, mais Tenbury le gardien avait montré à Jin comment la rafistoler avec quelques cales et un peu de feutre. « Oui, asseyez-vous ! Je suis désolé : il n’y en a qu’une, mais d’habitude, il n’y a que moi qui vienne ici. Je vous la laisse, parce que c’est vous l’invité. » Pendant que l’homme se laissait choir sur la vieille chaise de cafétéria en plastique, Jin farfouilla dans ses étagères pour y trouver sa bouteille d’eau d’un litre. Il la déboucha et la lui tendit. « Désolé, je n’ai pas de gobelet. Ça ne vous fait rien de boire après moi ? — Rien du tout », dit l’homme, qui leva la bouteille et but goulûment. Il s’arrêta soudain quand elle fut aux trois quarts vide pour demander : « Attends, tu n’as que cette eau ? — Non, non. Il y a un robinet à l’extérieur de chacune de ces vieilles tours de refroidissement. Il y en a un de cassé, mais le gardien a rebranché l’autre pour moi quand je me suis installé là-haut avec toutes mes bêtes. Il m’a aidé à installer ma tente, aussi. Les secrétaires ne voulaient plus de mes animaux à l’intérieur, parce que des gens se plaignaient de l’odeur et du bruit. Je me plais mieux ici de toute façon. Buvez tant que vous voulez. Je n’aurai qu’à aller la remplir ensuite. » Le petit homme vida la bouteille et, prenant Jin au mot, la lui tendit. « Je peux en avoir encore, s’il te plaît ? » Jin se précipita au robinet et remplit la bouteille, prenant le temps de rincer la gamelle d’eau des poulets et de leur donner à boire du même coup. Son invité avala encore un bon demi-litre d’un trait avant de faire une pause et de laisser ses paupières lourdes se fermer. Jin essaya de deviner quel âge l’homme pouvait bien avoir. Son visage était pâle et ridé, de fines pattes-d’oie étoilaient les coins de ses yeux, et un chaume d’un jour lui ombrait le menton, mais c’était sans doute le résultat de ses errances dans les Tréfonds. Il y avait de quoi ébranler n’importe qui. La coupe de ses cheveux sombres était propre et nette, et la lumière y faisait apparaître quelques fils gris. Son corps, de petite taille mais pas contrefait, semblait assez robuste, même si sa tête avait l’air un peu trop grosse au bout d’un cou assez court. La politesse poussa Jin à tenter de satisfaire sa curiosité de façon moins directe. « Comment vous vous appelez, monsieur ? » L’homme ouvrit brusquement les yeux. D’un gris clair, ils auraient probablement paru vifs s’ils n’avaient été injectés de sang. Si le type avait été plus grand, Jin se serait plus inquiété de son aspect dépenaillé. « Miles. Miles Vo… Enfin, le reste semble écorcher la langue, ici. Tu peux m’appeler Miles. Et quel est ton nom, jeune… personne ? — Jin Sato. — Tu vis sur ce toit ? » Jin haussa les épaules. « Plus ou moins. Personne ne vient m’embêter là-haut. Les tubes ascensionnels à l’intérieur ne marchent plus. J’ai presque douze ans. » Puis, décidant qu’il avait fait preuve d’assez de bonnes manières, il ajouta : « Vous avez quel âge ? — Presque trente-huit. Mais moi, je m’en éloigne. — Oh. » Jin encaissa l’information. C’était décourageant de tomber sur quelqu’un de si vieux, qui risquait par conséquent d’être pénible, même s’il n’était pas aussi âgé que Yani. D’un autre côté, déterminer l’âge de Yani était un exercice délicat. « Vous avez un drôle d’accent. Vous êtes du coin ? — Pas du tout. Je viens de Barrayar. » Le front de Jin se plissa : « Où c’est ? C’est une ville ? » Ce n’était pas une des Préfectures territoriales : Jin connaissait le nom de chacune des douze. « Je n’en ai jamais entendu parler. — Non, pas une ville. C’est une planète. Un empire qui en comprend trois pour être exact. — Un galactique ! » Jin ouvrait de grands yeux émerveillés. « Je n’avais encore jamais rencontré de galactique ! » L’expédition de cette nuit semblait soudain plus fructueuse. Quoique, si l’homme était un touriste, il partirait sans doute dès qu’il pourrait appeler son hôtel ou ses amis, éventualité déprimante s’il en était. « Vous vous êtes fait tabasser par des pillards, non ? » Les pillards s’en prenaient aux camés, aux poivrots et aux touristes, d’après ce que Jin avait entendu dire. Des proies faciles, sans doute. « Quelque chose dans ce goût-là. » Miles regarda Jin en plissant les yeux. « Tu as une idée des nouvelles du jour ? Il ne s’est rien passé de particulier ? » Jin secoua la tête. « Suze la secrétaire est la seule à avoir une console de comm en état de marche, là-dedans. — Là-dedans ? C’est-à-dire ? — Dans cet endroit. C’était un complexe cryonique, mais il a été déserté et abandonné… oh, bien avant que je sois né. Un tas de gens qui n’avaient nulle part où aller y ont emménagé. J’imagine que c’est devenu un genre de refuge. Enfin, ceux qui vivent dans le quartier savent qu’il y a des gens qui habitent ici, mais Suze-san dit que si on fait bien attention de n’embêter personne, ils nous laisseront tranquilles. — Cette, euh… Cette personne qui t’accompagnait un peu plus tôt, Yani. Qui est-ce ? Quelqu’un de ta famille ? » Jin fit vigoureusement non de la tête. « Il est juste arrivé ici un jour, comme tout le monde. C’est un revivant. » Jin détachait bien le préfixe pour appuyer le sens du mot. Re-vivant. « Il a été cryoréanimé, tu veux dire ? — Ouais. Mais il n’aime pas trop ça. Le contrat qu’il a passé avec sa compagnie n’était que pour une centaine d’années… J’imagine qu’il a payé le prix fort pour ça, il y a très longtemps. Mais il a oublié de leur dire qu’il ne voulait pas être dégelé tant qu’on n’aurait pas trouvé de remède contre la vieillesse. Comme son contrat le stipulait, ils ont fini par le ressusciter, même si je suppose que sa compagnie a regretté de perdre son vote. Ce futur, ce n’était certainement pas ce qu’il imaginait… Mais il est trop vieux et trop désorienté pour travailler où que ce soit et gagner assez d’argent pour se faire recongeler. Il n’arrête pas de s’en plaindre. — Je vois… Enfin, je crois. » Le petit homme ferma très fort les yeux, les rouvrit, puis se frotta le front comme s’il était douloureux. « Bon sang, j’aimerais bien que ça se dégage, dans ma tête. — Vous pouvez vous étendre dans mon sac de couchage si vous voulez, proposa timidement Jin. Si vous ne vous sentez pas dans votre assiette. — C’est exactement ça, jeune Jin, je ne me sens pas dans mon assiette. Bien dit. » Miles inclina la bouteille d’eau et la vida. « Plus je bois, mieux c’est, histoire d’évacuer ce maudit poison de mon organisme. Où sont les commodités, je te prie ? » Devant le regard interdit de Jin, il ajouta : « Les latrines, les toilettes, les cabinets, les pissotières ? Il y en a dans l’immeuble ? — Oh ! Non, pas près d’ici, désolé. Généralement, quand je passe un bon bout de temps ici, j’utilise en douce la gouttière au coin, et ensuite je fais descendre ça en versant un seau d’eau dans le tuyau d’écoulement. Mais quand même, je ne le dis pas aux dames. Elles se plaindraient, même si les poulets font leurs besoins sur tout le toit sans que personne n’y trouve à redire. Mais du coup, l’herbe est bien plus verte, en bas. — Ha, dit Miles. Félicitations, tu as réinventé les lieux d’aisance, mon jeune écuyer-lézard. Tout à fait approprié dans un château. » Jin ne savait pas quel genre d’aise on pouvait trouver là-dedans, mais la moitié de ce que disait le camé n’avait ni queue ni tête, et il prit le parti de ne pas s’en inquiéter. « Et après votre sieste, je reviendrai avec de la nourriture, proposa Jin. — Après une sieste, mon estomac pourrait bien être assez remis pour accepter ton offre, je crois. » Jin sourit et se remit debout d’un bond. « Encore un peu d’eau ? — S’il te plaît, oui. » Quand Jin revint du robinet, il découvrit le petit homme en train de s’installer dans le sac de couchage, allongé contre la paroi d’une des tours de refroidissement, aidé par Lucky. Il tendait la main et lui grattait distraitement les oreilles, puis laissait ses doigts experts descendre lui masser les flancs. La chatte arquait le dos sous sa main et daigna émettre un bref ronronnement, signe d’approbation peu commun. Miles poussa un grognement en se couchant, accepta la bouteille d’eau et la plaça près de sa tête. « Ô mon Dieu. Ce que c’est bon. » Lucky lui sauta sur la poitrine et vint renifler le chaume de son menton ; il la lorgna d’un air tolérant. Une nouvelle inquiétude traversa l’esprit de Jin. « Si vous avez le vertige, la gouttière risque de ne pas être très indiquée. » L’affreuse image de son invité tombant tête la première par-dessus le parapet en essayant de faire pipi dans le noir lui apparut subitement. Son invité galactique. « Vous voyez, les poulets ne volent pas aussi bien qu’on pourrait le croire, et les poussins pas du tout. J’ai perdu deux des petits de Mme Picotée par-dessus le parapet : ils étaient assez grands pour escalader le rebord, mais pas pour battre des ailes et se rattraper quand ils ont basculé par-dessus. Pendant la période de transition, je leur ai mis une longue ficelle à la patte pour les empêcher de se promener trop loin. Par exemple, je pourrais… vous attacher un filin autour de la cheville, quelque chose du genre ? » Miles leva les yeux vers lui d’un air fasciné, tête penchée, et Jin eut l’horrible impression qu’il venait de vexer à mort le petit homme. Pourtant, d’une voix rauque, Miles finit par lâcher : « Tu sais, compte tenu des circonstances, ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée, petit. » Jin eut un grand sourire de soulagement et se hâta d’aller chercher un morceau de corde dans sa réserve. Il en noua fermement une extrémité à la rampe métallique près de la porte de la tour, s’assura qu’elle portait jusqu’à la gouttière, au coin, et revint fixer l’autre à la cheville de son invité. Le petit homme était déjà endormi, la bouteille d’eau coincée sous un bras et la chatte grise sous l’autre. Jin fit deux tours de corde et un nœud solide. Ensuite, il escalada de nouveau la chaise et tamisa encore la baladeuse pour réduire son intensité à celle d’une veilleuse, tout en s’efforçant de ne pas penser à sa mère. « Fais dodo mon p’tit bébé, j’laiss’rai pas les puces te piquer. — Si jamais je trouve des puces, je les attraperai et je les mettrai dans un de mes bocaux. Ça ressemble à quoi, des puces, au fait ? — Je n’en sais rien. C’est juste une berceuse idiote. Allez, Jin, c’est l’heure de se coucher ! » La petite phrase qui lui faisait autrefois chaud au cœur le glaçait désormais. Il détestait le froid. Assuré qu’il avait mis tout le monde en sécurité et que le singulier galactique ne pouvait pas l’abandonner maintenant, Jin regagna le parapet, se hissa par-dessus et entama sa descente. S’il se dépêchait, il avait le temps d’arriver à la porte de derrière du Café d’Ayako avant la fermeture, quand on jetait tous les bons restes. Chapitre deux Quand l’homme d’armes Roïc se réveilla pour la deuxième fois (ou était-ce la troisième ?), l’épais brouillard de la drogue s’était réduit à une mince brume lancinante au fond de son crâne. Il se tâta le poignet pour trouver son bracelet-comm, lequel avait bien entendu disparu. Il se retourna en grommelant sur son matelas moisi, jeté à même le sol de cet… endroit, et ouvrit les yeux pour examiner clairement sa geôle pour la première fois en plein jour. Elle était dépourvue de meubles. Une sorte de vieille chambre d’hôtel, en déduisit-il au bout d’une minute, d’après la forme, les taches, les bouches d’aération, l’arroseur anti-incendie corrodé au plafond et la lampe bon marché au-dessus de l’unique porte. Sa paillasse était étendue dans ce qui avait été une alcôve à vêtements, en face d’une petite salle de bains en état de fonctionnement dont on avait ôté la porte. Une chaîne fixée autour de sa cheville était reliée à un anneau au mur. Les vagues souvenirs de la nuit lui revinrent : il avait assez de longueur pour utiliser les toilettes, mais pas pour atteindre la porte de sortie. Il s’y rendit de nouveau. Dans l’espoir de dissiper un peu cette purée de pois, il but avidement à un mince gobelet de plastique, sans doute laissé là à son intention. Une fenêtre étroite s’étirait au-dessus d’une baignoire jaunie. Il jeta un coup d’œil au travers et vit un terrain pentu sans trait marquant, hérissé des flèches sombres et touffues de grands conifères. Il frappa la vitre du doigt. Elle lui renvoya ce tintement sourd qui voulait dire incassable, du moins pour qui n’était pas équipé d’une perceuse à moteur, voire d’un arc à plasma. Il vérifia la longueur de sa chaîne. Elle ne s’étendait pas jusqu’à la porte, mais en se mettant debout, il découvrit qu’il pouvait voir à travers la fenêtre panoramique, que nul rideau ou filtre polarisant n’occultait. Ils n’attendent sans doute pas de visite. La pièce débouchait apparemment sur un balcon à l’étage. La balustrade donnait en contrebas sur une large étendue de broussailles basses qui s’incurvait à perte de vue, encadrée par une taïga encore plus touffue. Pas d’autre bâtiment à l’horizon. Il n’était plus en ville, ça, c’était sûr. Avait-il perçu le moindre halo urbain à l’horizon la nuit passée ? Il ne se souvenait que de la veilleuse des toilettes. Pour ce qu’il en savait, il pouvait se trouver à dix kilomètres de Northbridge aussi bien qu’à dix mille. Et ça risquait de faire une certaine différence par la suite. Il replia son corps massif sur le matelas et commença à travailler la fixation de la chaîne boulonnée au mur, seul élément qui ressemblât de près ou de loin à un point faible. L’agaçante petite attache ne bougea pas ; ses doigts puissants parvenaient tout juste à la saisir. Si seulement il arrivait à la tortiller un tant soit peu… Comment diable me suis-je fourré dans ce merdier ? Il imagina le jugement qu’aurait porté le capitaine des hommes d’armes Pym sur ses agissements de la veille et eut envie de rentrer sous terre. Et pourtant, tout avait commencé de façon tout à fait anodine, quatre semaines auparavant. Abruptement, certes, mais ça n’avait rien de bien nouveau : les affectations galactiques qu’attribuait l’empereur Gregor au Lord auditeur Vorkosigan arrivaient généralement comme un cheveu sur la soupe. Après une douzaine de voyages à travers tout le Nexus dans le sillage de m’lord, Roïc commençait à s’habituer à la ruée qui s’ensuivait : préparer les bagages de m’lord en tant qu’ordonnance occasionnelle, s’occuper des documents de voyage pour m’lord et lui-même, au titre d’assistant personnel, celui sous lequel il voyageait officiellement (car tenter d’expliquer toutes les nuances de l’antique et honorable grade d’homme d’armes aux galactiques était toujours une cause perdue), et gérer la sécurité de m’lord. Par ailleurs, bien que m’lord ne l’évoquât jamais à voix haute, Roïc faisait également office de méditech privé pour ses problèmes de santé récurrents. Le personnel chevronné de la résidence Vorkosigan, sous la supervision plus chevronnée encore de Lady Ekaterin Vorkosigan, l’avait en fait soulagé de la première de ces corvées. C’était avec un cruel pincement au cœur qu’il avait dû mettre de côté ses propres préoccupations, car il venait de rassembler le courage d’inviter Mlle Pym à Hassadar afin qu’elle puisse y rencontrer ses parents pour la première fois. Mais en tant que fille d’homme d’armes, Aurie avait parfaitement compris. S’il avait entrepris de courtiser l’année passée la fille de son capitaine, ç’avait été de façon elliptique et subtile, comme ces insectes de la Terre qu’avait décrits Lady Vorkosigan, dont le mâle devait faire sa cour avec diplomatie s’il ne voulait pas servir de dîner à sa promise. Sauf que ce serait le capitaine Pym qui arracherait la tête de Roïc pour la dévorer, en cas de faux pas. Malgré tout, moins d’un jour plus tard, ils avaient embarqué dans la navette de transfert orbital pour gagner le vaisseau de saut, et c’est ainsi qu’avait commencé un voyage de trois semaines, confortable mais sans intérêt, à destination de Nouvel Espoir II, ou Kibou-daini, ainsi que les autochtones la désignaient pour la distinguer de deux autres planètes et d’une station de transfert homonymes dans ce site du Nexus. Kibou, en abrégé. M’lord, en bon vétéran de la Sécurité Impériale soucieux de ne pas gaspiller son temps libre lors des voyages, avait donné à Roïc des quantités de documents à étudier sur leur destination, tandis que lui-même s’absorbait dans des rapports encore plus copieux et confidentiels. Roïc, lui, ne comprenait toujours pas le pourquoi de ce petit numéro. Certes, Lord Vorkosigan était la seule personne décédée puis cryoressuscitée qu’il connaissait : parmi tous les auditeurs impériaux, ces agents d’intervention personnels de l’empereur, cela faisait de lui l’expert incontesté, le seul à disposer d’informations de première main sur le sujet. Et sur les galactiques, il en connaissait un rayon, pas de doute là-dessus. Par ailleurs, sous son autre casquette de mandataire du comte son père auprès du Conseil des Comtes, il venait de passer plusieurs années fructueuses au cœur des commissions vouées à mettre en conformité la loi barrayarane sur les technologies reproductives avec les standards galactiques. La cryonie se trouvait à l’autre extrémité du spectre des technologies liées à l’existence et en constituait donc le prolongement logique, supposait Roïc. Malgré tout, le très sélect colloque de Northbridge sur la cryonie, organisé par un consortium de compagnies de cryoréanimation de Kibou-daini, s’était révélé la plus inoffensive assemblée de grands pontes scientifiques aux yeux rougis par les nuits de travail et d’avocats replets que Roïc eût jamais vue réunie dans un hôtel. « Ne sous-estime pas la perfidie des universitaires quand un budget de financement est en jeu, avait dit m’lord quand Roïc le lui avait fait remarquer. Ni l’expertise tactique des avocats en matière d’embuscades. — Mouais, mais ils n’utilisent généralement ni neutraliseurs ni pistolets à aiguille, avait répliqué Roïc. Tout ça, ce ne sont que des mots. J’ai l’impression de ne servir à rien. Quand ils dégaineront les grenades à paragraphes et les canons à alinéas, je ferais mieux de me mettre à couvert derrière vous. » De toute évidence, il avait parlé trop vite. Il avait suivi toutes les conférences auxquelles m’lord avait assisté, assis au fond de la salle d’où il pouvait surveiller toutes les sorties, et il avait eu toutes les peines du monde à rester éveillé, alors que m’lord enregistrait tout ce qu’il entendait sans distinction. Il accompagnait m’lord aux repas avec les autres convives, ainsi qu’aux somptueuses soirées organisées par les sponsors du colloque, posté sur ses indications à des distances variables, parfois directement derrière sa silhouette menue, parfois dos au mur d’en face. Il en avait appris bien plus au sujet de la cryogénisation et de ceux qui s’en occupaient qu’il n’avait jamais voulu en savoir. Et il en était presque venu à la conclusion que l’excursion tout entière n’était qu’un coup monté en duo par Lady Vorkosigan et l’impératrice Laïsa, afin de laisser souffler un peu Ekaterin, dont l’époux diagnostiquait la moindre plainte comme un signe d’ennui profond que seule une excitante nouvelle tâche pouvait dissiper. Comme Lady Vorkosigan dirigeait déjà une immense maisonnée, veillait sur quatre enfants de moins de six ans et un fils adolescent d’un précédent mariage, jouait les hôtesses politiques pour son mari, supervisait l’agriculture et la terraformation du district Vorkosigan, et s’efforçait désespérément, durant ses quelques secondes de temps libre, de gérer une affaire de jardins paysagers, les paris allaient bon train dans les sous-sols pour savoir quand elle finirait par éclater. Pour Roïc, le voyage semblait une solution de remplacement raisonnable. Mais même l’homme d’armes le plus loyal devait bien aller aux toilettes de temps à autre : c’était bien pour ça – au diable l’avarice ! – que Roïc demandait sans cesse un homme en renfort, voire deux, lors de ces escapades. C’était… l’avant-dernière nuit ? Ou cette captivité hébétée durait-elle depuis plus d’une journée ? Il était revenu à la salle de réception principale pour découvrir que m’lord avait disparu. Un scan rapide lui avait permis de le localiser à l’étage, dans une section encore plus privée à laquelle menait un escalier tortueux. Leurs bracelets-comm étaient synchronisés sur un canal de sécurité crypté, et Roïc n’avait pas reçu le code qui signifiait viens-ici-j’ai-besoin-de-toi : il s’était donc contenté de danser d’un pied sur l’autre en réprimant son anxiété. Quand m’lord avait fini par redescendre les marches en colimaçon, avait aperçu Roïc et l’avait rejoint en tirant sur ses manches de chemise d’un air suffisant, son apparence était tout sauf rassurante. Du moins pour quiconque le connaissait bien. Il avait cet éclat dément dans le regard, ce sourire fugace et cette expression générale d’euphorie. Celle que suscitaient généralement les pires emmerdements. « Alors ? » avait demandé Roïc, angoissé, et m’lord avait répondu : « Plus tard. Les murs ont des oreilles. » Roïc avait dû se contenter de serrer les dents jusqu’à ce qu’ils se retrouvent à minuit dans leur chambre commune, où m’lord avait déballé l’inhibiteur antimouchard pour la première fois, ainsi que son encodeur de message. Il s’était assis à l’unique bureau et avait commencé à taper. « Eh bien ? avait demandé Roïc. Pourquoi cet élan de gaieté ? — J’ai fait ma première percée dans cette affaire, après des jours de calme plat. Quelqu’un vient d’essayer de me soudoyer. » Roïc se raidit. Essayer de corrompre un auditeur impérial était passible de mort sur Barrayar. Mais nous ne sommes pas sur Barrayar, à mon grand dam. « Et… c’est une bonne chose ? — Il n’y a pas de fumée sans feu, à ce qu’on dit. » M’lord continua de taper joyeusement son message à l’attention privée de l’empereur. « Ou sans magicien et effet de manche. Remarque bien que la tentative était subtile et élégante. Je suis presque soulagé de ne pas traiter avec des idiots, ici. Oh, Laïsa, tu avais raison, bien raison. Comment ton joli petit nez komarran a-t-il bien pu flairer l’affaire ? — Qu’avez-vous répondu ? demanda Roïc, anxieux. — C’est vrai que tu n’as jamais appartenu à une boîte de mercenaires galactiques. Ni aux opérations secrètes. Ces deux institutions ont une politique bien rodée concernant les dessous-de-table. Quand je faisais partie de mon ancienne flotte, la règle consistait à tout accepter, à en faire part au commandement, et à continuer la mission sans changer d’un iota, comme si de rien n’était. Chez les espions, c’était la même chose : accepter et remonter la piste, si haut qu’elle puisse mener. Il y a toujours quelqu’un à l’autre bout du fil qu’on veut t’attacher à la patte. On titille, on tire un peu, histoire de voir qui va venir… Ha ! » Il termina son message avec une formule flamboyante. « Quel genre de pot-de-vin ? le pressa Roïc. À moins que… je ne doive pas savoir ? » Oh bon sang, ne me forcez pas à travailler en aveugle, par pitié ! « De très intéressantes options d’achat dans la Shiragiku-sha, la compagnie cryonique du Blanc Chrysanthème, c’est son nom complet. BlanChrys est une compagnie sur le point d’établir une franchise sur Komarr, vois-tu. On me propose d’acheter des actions dès leur émission, et à un taux très favorable, semble-t-il. En fait, ils me prêteraient l’argent sans intérêt, et je n’aurais qu’à rembourser une fois mes titres ayant doublé de valeur. Quoi de mieux pour eux que de s’enorgueillir d’un actionnaire ayant des relations aussi incroyablement haut placées que les miennes ? Bien qu’on ne m’ait curieusement pas offert d’action donnant droit au vote. Celles-là sont réservées à leurs clients de la première heure. » De tous les détournements pervers de la démocratie qu’eût connus Roïc, encore plus que le marché secondaire des votes planétaires komarrans, c’était cette façon qu’on avait de laisser voter les morts sur Kibou-daini qui lui fichait la pire migraine. Des votes par procuration, naturellement, confiés aux cryocompagnies qui acheminaient leurs clients congelés vers un futur inconnu et curieusement fuyant. Parce que quand on était prêt à confier sa mort et sa prochaine vie à une compagnie, quelle différence pouvait bien faire un pauvre petit droit de vote ? « Ça a probablement semblé une bonne idée à l’époque », avait remarqué d’un ton acerbe m’lord quand il l’avait appris. Il y avait deux ou trois cents ans de cela, quand les étranges coutumes funéraires de Nouvel Espoir (Roïc ne pouvait s’empêcher d’y penser en ces termes) commençaient tout juste à gagner en popularité. « Heh », avait grommelé m’lord avant de lancer le message sur son chemin complexe et crypté. Roïc connaissait ce heh. Il lui donnait des sueurs froides. Et ensuite, ils s’étaient couchés, puis levés, puis avaient entamé le dernier jour du colloque, lequel s’était déroulé, pour autant que Roïc le sache, comme personne ne s’y était attendu, pas même m’lord-aux-stratagèmes-retors. En à peine un clignement de paupières, il avait perdu le petit hyperactif… Nom. De. Dieu. C’était bien le cas, non ? Il se demanda finalement si m’lord avait été capturé dans la mêlée du hall, lui aussi. Et s’il était là ? Roïc abandonna la chaîne boulonnée et traîna le pas jusqu’au mur pour y frapper trois fois trois coups. Encore une fois. Rien. Il essaya de l’autre côté de la pièce, bien qu’il lui fallût s’étirer de tout son long pour y parvenir. Silence. Les chambres attenantes étaient peut-être vides, à moins que les autres captifs ne soient trop drogués pour entendre ou répondre. Ou que leurs ravisseurs ne s’occupent d’eux, auquel cas il venait juste de les prévenir qu’il avait repris ses esprits. Merde. On verra plus tard. Il retourna triturer la fixation et n’obtint que des ampoules aux doigts, sans qu’elle donne pour autant le moindre signe perceptible de relâchement. Roïc commença à broyer du noir. Il n’avait quitté m’lord des yeux qu’un instant, et c’était alors que ses vieux réflexes d’îlotier étaient entrés en action : il avait poussé sans ménagement une bonne demi-douzaine de conférenciers dans le tube ascensionnel qui leur avait permis de s’échapper ; il n’était pas là pour veiller à la sécurité de tous ces civils désarmés, mais personne ne semblait se préoccuper de leur sort. Ce faisant, il avait assurément accaparé l’attention et le courroux de leurs assaillants, du moins jusqu’à ce qu’il soit frappé par le rayon du neutraliseur. Peut-être que m’lord s’en est sorti et qu’il viendra à mon secours. Une humiliation à laquelle il survivrait avec joie, pensa-t-il. Au bruit sec du verrou de la porte qu’on tirait brusquement, il sursauta et laissa vivement retomber ses mains sur ses genoux. La porte s’ouvrit et un jeune homme maigrelet aux cheveux sombres et plats, dont un des yeux n’était visible qu’à travers la fente d’une contusion gonflée, magenta et violet, passa le seuil et braqua un regard suspicieux sur Roïc, assis sur son matelas. Il clopina à l’extrême limite du rayon d’action de la chaîne du prisonnier, déposa une sorte de plateau instarepas sur le sol, puis le poussa dans sa direction avec ce qui ressemblait à un manche à balai. Le plateau était toujours sous plastique. On n’avait donc pas l’intention de laisser Roïc mourir de faim… mais l’empoisonner ? Pas de conclusions hâtives. Il entendait presque l’intonation qu’aurait prise m’lord. Roïc se rendit compte qu’il avait affreusement faim, mais il ne fit pas un geste. « Je vous ai déjà vu, dit soudain Roïc. Dans le hall de l’hôtel. » Et de près. Tout était allé trop vite à ce moment-là pour qu’il détermine s’il s’agissait d’un kidnapping amateur ou d’un travail de pro, mais en y réfléchissant, il y avait un peu des deux. Le tireur qui l’avait neutralisé s’était montré assez efficace, mais le groupe qui avait pour mission de contrôler et de rabattre les captifs n’avait pas le niveau qu’on était en droit d’attendre d’une formation militaire, paramilitaire, ou même d’une troupe de scouts. Malgré tout, il s’agissait d’un enlèvement massif, qui ne visait donc pas particulièrement les Barrayarans, l’ego de m’lord dût-il en souffrir, mais Roïc ne savait pas vraiment si cela jetait un quelconque éclairage sur la situation. Le maigrichon effleura sa paupière tuméfiée et recula d’un pas, l’air renfrogné. Lui aussi avait l’air de se souvenir de Roïc. « Mais qui êtes-vous, au juste ? demanda Roïc. Et pourquoi diable m’avez-vous… nous avez-vous enlevés ? » Maigrichon redressa brusquement la tête et son œil valide s’illumina. « Nous sommes le Front de Libération de l’Héritage de Nouvel Espoir. Parce que c’est notre génération (il se frappa la poitrine) qui prendra enfin en main la lutte contre les compagnies assoiffées de pouvoir. Elles sont si grasses et corrompues qu’il ne reste d’autre choix que de réduire en cendres ce système pourri tout entier pour repartir de zéro. Nous nous dressons, prêts à mordre le poing cadavérique du passé qui cherche à nous pulvériser ! » Roïc, consterné, plissa les paupières tandis que Maigrichon développait sur ce thème. Le FLHNE semblait être une sorte de groupe d’intervention politique local. Frustrés par leur incapacité à remporter les débats oratoires (et si c’était là un échantillon de leurs talents, Roïc n’avait aucun mal à comprendre pourquoi), ses membres étaient passés à la vitesse supérieure en recourant aux démonstrations physiques. Des bribes de critiques plus réfléchies sur les affaires locales dont Roïc avait déjà eu vent pendant le colloque émergeaient parfois du déluge de récriminations, mais l’essentiel de la harangue paraissait motivé par l’envie, la bêtise, et la conviction que si les morts ne persistaient pas à s’accaparer toutes les richesses disponibles, il en resterait plus pour les vivants. Il semblait y avoir une légère confusion entre cryocomps et cryo-corps dans le crâne de Maigrichon. Roïc s’abstint de faire remarquer qu’en réalité le capital de Kibou-daini était géré par des vivants au nom des morts, et que même s’ils étaient remplacés par d’autres vivants, il semblait fort improbable que quiconque confie la tâche au FLHNE. « Brûlez les morts ! » conclut Maigrichon, du même ton qu’on aurait employé peur asséner un Amen à la fin d’une prière ânonnée. Se faire brûler, enterrer ou congeler, cela ne faisait pas grande différence aux yeux de Roïc, excepté en ce qui concernait la perte de certaines substances organiques recyclées. « Mais en quoi ça nous concerne, nous ? se plaignit-il. On ne vote même pas ici. Et on part la semaine prochaine. C’est une rançon que vous voulez ? » Maigrichon manifesta fièrement sa dénégation. « Non ! Mais nous entendons bien que le Nexus soit mis au courant des injustices, des souffrances et des vols perpétrés sur Kibou ! Personne, ni vous autres galactiques, ni les salariés complaisants, ces moutons vieux et gras n’ayant d’autre rêve que d’obtenir leur congélateur attitré, ni notre propre génération oppressée sur toute la planète, ne demeurera dans l’ignorance désormais, aussi aveugles et sourds qu’ils puissent vouloir rester. — Ah bon, dit Roïc. C’est un coup de pub, alors ? » À vrai dire, Roïc aurait préféré une demande de rançon. M’lord aurait pu gérer l’affaire en un clin d’œil une fois en contact avec le consul barrayaran du coin, et il aurait sans doute trouvé moyen de récupérer l’argent en douce après coup, par-dessus le marché. Et jusqu’ici, Roïc n’avait jamais entendu parler d’une frange politique qui ne soit pas fauchée comme les blés. « Ce pourrait être une rançon, hasarda-t-il prudemment, ou même une récompense, tout dépend… » Maigrichon afficha une expression dédaigneuse, mais peut-être fallait-il laisser l’idée faire son chemin ? Roïc avait des soucis plus pressants. « Lord Vorkosigan, le type pour qui je bosse… Impossible de le louper : pas plus haut que votre épaule, canne, élocution distinguée… Il est ici ? » Cette expression interdite était-elle feinte ? Roïc n’en était pas sûr. Il demanda avec plus d’insistance : « Parce que si c’est le cas, il faut que vous nous mettiez dans la même chambre. Je suis son méditech privé et il a besoin de moi. Il fait des crises terribles. C’est un Lord Vor très important sur Barrayar. Ils paieraient un sacré paquet pour le récupérer sain et sauf. Mais si jamais il vous claque dans les doigts, vous n’avez pas idée du pétrin dans lequel vous allez vous retrouver. » Roïc ne savait pas jusqu’à quel point il pouvait exploiter ce thème. M’lord avait apparemment gardé profil bas pour une bonne raison, et Roïc ne voulait pas faire grimper la rançon par inadvertance. Les attaques consécutives à sa cryoréanimation se limitaient en réalité pour Lord Vorkosigan à s’effondrer et à convulser, les yeux roulés dans leurs orbites pendant quelques minutes, de façon assez disgracieuse, avant de se réveiller de fort méchante humeur. Les crises avaient peu de risques d’être fatales, du moins depuis que Lady Vorkosigan lui avait arraché la promesse de ne plus jamais conduire seul quelque véhicule motorisé que ce soit, qu’il s’agisse d’une voiture, d’un aérocar, d’un naviplane, d’une navette ou de quoi que ce soit d’autre. Le seul compromis concernait les chevaux et les bicyclettes, et bien que m’lord détestât les casques, il s’était exécuté. Mais ça, Maigrichon n’avait pas besoin de le savoir. Roïc broda donc sans vergogne sur les aspects médicaux, autant que son imagination le lui permettait, jusqu’à ce que son interlocuteur, en proie à un doute grandissant, finisse par céder et s’exclame : « D’accord ! Je vais demander. » Il ajouta, faux pas qu’aucun professionnel n’aurait commis : « Mais je n’ai vu personne ici qui ressemble à ce type-là. » Maigrichon se retira, laissant Roïc à ses déductions. Tiens, tiens. Monsieur est un larbin, pas le cerveau de l’affaire. Roïc avait rencontré pas mal de types du genre de Maigrichon dans sa jeunesse, à l’époque où il était îlotier à Hassadar, capitale du district Vorkosigan. Ils n’avaient pas assez de bon sens pour qu’on leur confie quoi que ce soit de plus complexe qu’un lave-vaisselle, mais les convaincre que quelqu’un d’autre était responsable de tous leurs problèmes était un jeu d’enfant. Roïc le savait, parce qu’ils s’étendaient en long et en large sur le sujet, souvent de façon incohérente, pendant qu’il les traînait en lieu sûr pour qu’ils y cuvent les effets de la boisson, des drogues ou des querelles qui les avaient mis dans cet état. Ils n’en étaient pas moins réellement dangereux, en particulier quand ils touchaient le fond, et ils n’avaient pas besoin de plonger bien profond pour en arriver là. Quant à lui, il semblait descendre dans les abysses. Le plan du Front de Libération consistait-il à exécuter les captifs un par un jusqu’à ce que ses exigences soient satisfaites ? C’est ce que feraient nos extrémistes cintrés de Barrayar, pensa Roïc, non sans une pointe de fierté. Curieusement, tout s’était passé sans effusion de sang jusqu’ici : des neutraliseurs et des narcotiques, et non des pistolets à aiguille et des neurotoxiques. C’était un fol espoir mais… Peut-être, après tout, que m’lord ne faisait pas partie de leur liste. Parce que si ce dernier se faisait trucider pendant que Roïc était en service, il ne lui resterait plus qu’à remplir son testament par transmission cryptée et à se trancher la gorge sur-le-champ. Plutôt mourir que d’avoir à raconter ça à certaines personnes… en personne. Il se représenta le visage du comte et de la comtesse Vorkosigan, de Lady Ekaterin à cette nouvelle. Du capitaine Pym, d’Aurie. Il imagina Sacha et la petite Helen, cinq ans ; il lui faudrait s’agenouiller pour les regarder dans les yeux : Où il est, papa, Roïc ? Il n’avait pas de lame adéquate. Il avait entendu parler de prisonniers qui s’étouffaient en avalant leur propre langue : il tenta de rouler la sienne pour voir, mais il doutait que la méthode fonctionne dans son cas. Il y avait le mur. Assez solide pour retenir cette fichue fixation, en tout cas. Pouvait-il s’y précipiter avec assez d’élan pour briser sa robuste nuque ? C’était un peu prématuré, mais on ne pouvait négliger tout à fait cette option. D’un autre côté, m’lord était du genre à engloutir un bon repas avant de prendre une décision de cette importance, ce qui était aussi le cas de milady, à bien y réfléchir. Roïc soupira et rampa en direction de son instarepas. Le spectacle qui accueillit Miles à son réveil était celui d’un toit de bâches et d’un curieux faciès félin qui le fixait dans la vive lumière du jour. Ravi de découvrir que le poids qui lui opprimait la poitrine n’était pas un symptôme médical encore inédit, il souleva l’animal à trois pattes et s’assit avec circonspection. Migraine post-narcotique : au rapport. Épuisement : au rapport. Pas d’anges hurleurs : confirmé, affirmé, joie, liesse et allégresse. Son champ visuel ne semblait receler aucune illusion et son environnement, si curieux soit-il, n’était pas le produit de ses propres cauchemars. Il écarta sa couverture et jeta un coup d’œil à son refuge perché sur le toit. Tous les détails médiévaux s’étaient évanouis, remplacés par un quadrilatère plat et sans personnalité où se dressaient deux tours de refroidissement qui soutenaient les murs de toile de la chambre. Ou de la grange. Ou du zoo. En plus de l’oiseau de proie sur son perchoir, créature élégante et hautaine, on voyait sur des étagères métalliques cabossées les cages qui hébergeaient la collection de rats noir et blanc, ainsi que plusieurs terrariums aux parois de verre. Bien que la plupart de leurs occupants fussent dissimulés par une végétation artistiquement disposée, Miles était à peu près sûr d’avoir aperçu une tortue. Le long du mur opposé à son sac de couchage, trois boîtes doublées de charpie de plastifeuilles constituaient les nids de la population de poulets. Brindille, la poule brune, somnolait encore dans la sienne. Miles mesura du regard la corde à linge encore attachée à sa cheville. Je fais partie de la collection ? Il avait connu pire. Et le gardien de zoo était là. Jin, assis à la petite table ronde, se retourna en souriant. « Cool, vous êtes réveillé ! » Débarrassé de l’aspect fantasque dont l’avait affublé le cerveau de Miles chamboulé par la drogue, Jin se révélait un gamin maigrelet et probablement bientôt pubère, à la tignasse noire qui aurait eu grand besoin d’une coupe, et aux yeux marron brillants. Ses traits étaient caractéristiques du métissage commun chez la population des colons locaux. Il était vêtu d’une chemise trop grande pour lui, aux manches roulées, et dont les pans flottaient par-dessus un short bouffant. Ses pieds étaient enfoncés dans des chaussures de sport, sans chaussettes. « Vous voulez déjeuner ? demanda Jin. J’ai des œufs frais ce matin. Trois ! » Qu’il était fier, le petit éleveur. Le spectre des œufs rôdait donc dans l’avenir proche de Miles. « Dans un moment. J’aimerais me laver avant. — Vous laver ? répéta Jin comme s’il s’agissait d’un concept inédit. — As-tu du savon ? poursuivit Miles. J’imagine que tu n’as pas de dépilatoire. » Jin fit un signe de dénégation de la tête, mais il bondit pour farfouiller dans ses étagères encombrées et revint avec une barre de savon plutôt sec, une cuvette en plastique et une serviette grisâtre. Miles dut lui demander son aide pour dénouer sa cordelette de sûreté, puis il accepta le savon et les accessoires en le remerciant, et s’en fut d’un pas traînant derrière les tours de refroidissement pour trouver le robinet en état de marche. Il retira ses vêtements, ou du moins ce qu’il en restait, s’agenouilla et parvint à se laver et à rincer non seulement son visage, mais sa tête et son corps tout entier, savonnant généreusement ses pieds et ses genoux douloureux. Ces derniers étaient contusionnés et pleins de croûtes, mais ils ne présentaient aucun signe d’infection. Bien. Jin le suivit pour l’observer, fronçant les sourcils d’un air intrigué devant les pâles cicatrices qui lui barraient le torse. Miles se glissa dans son costume en lambeaux et quelque peu malodorant, se repeigna avec les doigts et revint s’échouer avec gratitude dans l’unique chaise, que lui désignait son jeune hôte. Jin mit une casserole à bouillir sur un réchaud, ordinaire quoique bosselé. Le royaume des toits du garçon avait de toute évidence été meublé grâce aux expéditions dans les ruelles, et certaines avaient dû être fructueuses. L’eau fut vite chaude et Jin y glissa précautionneusement ses trois œufs, précieux trésors s’il en était. « C’est Brindille qui a pondu le brun, informat-il Miles. Et les deux autres, c’est Galli. Ils sont tout frais de cette nuit. Et j’ai du sel ! » Jin s’affaira et produisit deux assiettes en plastique, la bouteille d’eau pleine à se partager et la moitié d’une miche de pain qui s’avéra étonnamment succulente, quoiqu’un rien trop sèche. Jin baissa la voix et dit du ton des aveux : « Les œufs viennent du derrière des poules, vous savez. — Oui, j’étais au courant, lui répondit Miles avec le plus grand sérieux. Nous avons des poulets terriens et d’autres oiseaux, là d’où je viens. » Jin se détendit. « Oh, très bien. Il y a des gens qui sont contrariés quand ils l’apprennent. — Il y a des gens qui pensent que Barrayar est un monde primitif », rétorqua Miles. Jin se dérida. « Et il y a beaucoup d’animaux ? — Oui, les importations habituelles de la Terre, qui s’ajoutent à l’écosystème d’origine. Les animaux autochtones sont cependant petits pour la plupart, comme des insectes. Il existe des créatures plus grandes dans les océans. — Les habitants pêchent ? — Pas dans les mers. Dans les lacs ensemencés, oui. La faune et la flore barrayaranes sont dans l’ensemble toxiques pour l’homme. » Jin acquiesça en connaisseur. « Ici, les premières créatures qu’ils ont trouvées à l’équateur étaient pour la plupart des micro-organismes. Ils supposent que c’est de là qu’est venu l’oxygène, avant la dernière ère glaciaire. Ils ont planté des tas de végétaux de la Terre pour accompagner la fonte des glaciers, au nord et au sud. Mais pas autant d’animaux. — Kibou-daini ressemble beaucoup à Komarr, la seconde planète de mon empire, dit Miles. Un monde froid qu’on est en train de terraformer peu à peu. Quant à Sergyar, le troisième monde, je crois que tu l’aimerais bien. Il est pourvu d’un écosystème d’origine entièrement développé, et on y trouve toutes sortes d’animaux étonnants, d’après ce que m’a dit ma mère. Il n’a été colonisé que durant la dernière génération, et les scientifiques découvrent sans cesse des éléments nouveaux sur l’écosystème. » Jin considéra Miles d’un air plus chaleureux. Il semblait bien avoir gravi quelques échelons dans l’estime du garçon. Les adultes capables de tenir une conversation sensée étaient-ils si rares dans le monde de Jin ? Si l’on considérait que « sensée » était plus ou moins synonyme de zoologique, c’était apparemment le cas. « J’imagine que tu n’as pas de café. Ou de thé », demanda Miles sans guère d’espoir. Jin fit non de la tête. « Mais j’ai quelques ampoules de cola. » Il fila à ses étagères et revint avec une paire d’ampoules plastiques brillantes. « Sauf qu’elles sont tièdes. » Miles en prit une et loucha sur l’étiquette qui établissait la liste des ingrédients, vile concoction de sucres et de produits chimiques au rabais, et décida qu’il ne pourrait pas encaisser ça avant le petit déjeuner, même si la mixture contenait de la caféine. Au fait, depuis quand êtes-vous devenu si délicat, Lord auditeur ? Ou était-ce plutôt quand avez-vous donc vieilli à ce point ? Son estomac nauséeux serait bien assez mis à l’épreuve par les œufs, le pain et l’eau. Il fit non de la tête et reposa l’ampoule. Les œufs mijotaient toujours. Miles jeta un coup d’œil aux alentours et dit : « Plutôt intéressant comme endroit. Ça ne ressemble en rien à tout ce qu’on m’a montré de Kibou jusqu’ici. » Non, tant que les cryocompagnies orchestraient la visite, il n’y avait pas de risque. « Combien de gens vivent ici ? » Jin haussa les épaules. « Une centaine… Deux cents ? Je ne sais pas exactement. Suze-san doit être au courant. » Miles haussa les sourcils. « Tant que ça ! » On pouvait dire qu’ils étaient bien cachés. Il supposa qu’une communauté de squatteurs illégaux avait intérêt à se montrer discrète si elle voulait durer. « Et comment es-tu arrivé dans cet endroit ? » Nouveau haussement d’épaules. « Je l’ai trouvé. Ou c’est lui qui m’a trouvé. Deux personnes qui étaient parties faire la collecte m’ont trébuché dessus pendant que je dormais dans le parc, et elles m’ont en quelque sorte ramassé avec le reste. » Une vraie tradition, apparemment. « Tu as de la famille ici ? — Non. » Réponse laconique de la part d’un gamin d’ordinaire bavard… ou solitaire ? « Il te reste des parents quelque part ? — Mon père est mort. » Un instant d’hésitation. « Ma mère est congelée. » Une nuance de taille sur cette planète. « Des frères et sœurs ? — J’ai une petite sœur. Quelque part. Elle est dans la famille. » On aurait dit qu’il avait craché le dernier mot. Miles réprima un nouveau mouvement de sourcils et garda le silence pour l’inviter à poursuivre. « Elle était trop petite pour que je l’emmène avec moi, poursuivit Jin, un peu sur la défensive, et elle ne comprenait rien à tout ça, de toute façon. — Heu… Tout ça, c’est-à-dire ? » Nouveau haussement d’épaules. Jin sursauta. « Oh, les œufs sont cuits ! » Jin était donc un orphelin ? Un fugueur ? Les deux ? Miles imaginait plus ou moins que Kibou-daini disposait des services sociaux de l’enfance courants sur les planètes technologiquement avancées, même s’ils ne correspondaient peut-être pas aux rigoureux critères de la Colonie de Beta, par exemple. Jin était une énigme, mais hélas pas la plus pressante qu’il eût à l’esprit ce matin-là. Jin fit rouler les œufs cuits sur leurs assiettes en s’assurant que Miles ait bien le brun, et ce dernier eut la délicatesse de ne pas se plaindre d’avoir eu double ration en tant qu’invité. Jin lui tendit un sachet de sel aux armes d’un restaurant appelé le Café d’Ayako, puis ils rompirent le pain et partagèrent l’eau. « Excellent, dit Miles, la bouche pleine. Il n’y a pas plus frais. » Jin sourit. Miles avala une bouchée de pain et demanda : « Tu as bien dit que quelqu’un dans le coin avait une console de comm ? Est-ce que je pourrais m’en servir ? — Suze-san, acquiesça Jin. Elle vous laisserait sans doute faire. Mieux vaut aller la voir très tôt, quand elle n’est pas de trop mauvais poil. » Il ajouta, comme à contrecœur : « Je pourrais vous y emmener. » Regrettait-il de lui avoir détaché le pied ? « Ce serait avec grand plaisir, merci. C’est très important pour moi. » De nouveau, ce haussement d’épaules qui signifiait je fais semblant que je m’en fiche. Comme si la seule façon dont Jin pouvait espérer garder un être vivant auprès de lui était de lui attacher la patte et de le nourrir, de peur qu’il ne s’enfuie pour ne jamais reparaître. Après le petit déjeuner, Jin s’affaira à donner des miettes de viande au faucon, du pain aux poulets et d’autres déchets soigneusement triés aux rats et aux occupants des boîtes de verre. Il nettoya les cages, vida et remplit les gamelles de tout le monde. Miles était impressionné par son attention minutieuse, même si le gamin avait probablement traîné un peu, réticent à l’idée que sa visite se termine. Et quand le moment fut venu, plus solide et moins sonné, Miles redescendit prudemment l’échelle à la suite de son guide. Chapitre trois Miles emboîta le pas à Jin, passa une nouvelle porte métallique qui n’était pas fermée à clé, descendit des marches qui débouchaient sur un couloir plongé dans une inquiétante obscurité, traversa un tunnel d’entretien et pénétra dans un autre bâtiment. Des sons et des odeurs persistants, ainsi qu’un meilleur éclairage, donnaient l’impression que celui-ci était occupé. En effet, après un autre détour, ils parvinrent à ce qui avait manifestement été une cuisine et une cafétéria des employés. Il s’y trouvait une douzaine de personnes, certaines occupées à cuisiner et d’autres à manger. Tous regardèrent passer le duo dans un silence méfiant, à l’exception d’une jeune femme affairée au-dessus d’un mixeur industriel qui, quand elle aperçut Jin, agita une grande cuiller et lui fit signe à de venir déjeuner. Jin hésita en humant l’arôme de boulangerie qui s’exhalait autour d’elle, puis il sourit et secoua la tête. « Plus tard, Ako ! J’ai un invité ! » Miles la dévisagea par-dessus son épaule tandis que Jin l’entraînait plus loin. Le long d’un couloir, deux volées de marches plus haut, ils passèrent devant une rangée de portes que Miles identifia comme donnant accès à d’anciens bureaux, probablement, reconvertis depuis en habitations. Par celles qui étaient entrouvertes il aperçut la lumière du jour filtrée par les stores, et des tas d’objets personnels miteux, parfois bien rangés, parfois en désordre, le genre de pacotille en mauvais état que seuls des gens qui craignaient de ne jamais trouver mieux auraient l’idée d’utiliser ou de conserver. Les gens qu’il apercevait du coin de l’œil semblaient pour la plupart somnoler dans des sacs de couchage ou sur le sol, ou s’affairer tranquillement à de petits travaux. À leur passage, quelques résidents retournèrent ses regards à Miles. Il semblait y en avoir de tous âges, mais la proportion de vieillards était démesurée. Peut-être que les habitants jeunes et bien portants comme Ako la cuisinière étaient sortis vaquer à d’autres occupations ? Le bâtiment était suffisamment alimenté en énergie et en eau pour vivre dans des conditions décentes, quoique pas assez pour des équipements de luxe comme les tubes ascensionnels. Aucune trace de seaux utilisés comme pots de chambre, de cages d’escalier faisant office d’urinoirs ni de feux de camp improvisés dans des poubelles ou des baignoires. D’où venait donc l’électricité, et où partaient les eaux usées ? Y avait-il ici quelqu’un qui payait pour ces services, ou étaient-ils détournés en douce du réseau municipal ? Les réponses seraient intéressantes, songea Miles, si tant est qu’il ait le temps de les chercher. Encore un étage et ils arrivèrent à un couloir où les portes se faisaient plus rares. Jin s’arrêta à la dernière et frappa un petit coup sec. Il attendit une minute, les épaules collées au mur et oscillant sur un pied, puis frappa de nouveau, plus fort cette fois. « Ouais, c’est bon, dit une voix bourrue de l’intérieur. J’ai entendu. On se calme, les gars. » La porte s’entrouvrit de quelques centimètres. Miles leva un peu le regard et tomba sur un visage ridé qui l’examinait d’un air renfrogné. « C’est pour quoi ? demanda vivement la voix grincheuse. Oh, c’est toi, Jin. Mais qu’est-ce qui te prend de faire monter un étranger ? — Yani et moi, on l’a trouvé la nuit dernière, dit Jin. Il était perdu. » Les paupières des yeux rougis se contractèrent. « Quoi, c’est lui le camé de Yani ? » Miles s’éclaircit la gorge, conscient de l’apparence de voyou que lui conférait sa barbe de quelques jours. « Drogué, certes, madame, mais pas camé. J’ai fait une malheureuse réaction allergique à un traitement médical. On a profité de mon malaise pour me dévaliser et me perdre dans les Cryocombes. Il m’a fallu un certain temps pour retrouver mon chemin. — Vous n’êtes pas du coin. — Non, madame. » Jin intervint vivement : « Il veut utiliser ta console de comm, Suze-san. » L’expression ronchonne du visage s’accentua. « On ne peut pas appeler avec. Elle reçoit, c’est tout. » Cela semblait curieux à Miles, mais pour un début, il prendrait ce qu’on lui donnerait. Il était clair que Suze n’aimait pas du tout le voir ici. Un étranger louche qui en savait trop risquait de mal finir, dans une communauté qui tenait à rester secrète. Certes, il n’avait pas croisé de brutes, mais un meurtre ne nécessitait pas forcément des gros bras ; un peu de perfidie faisait aussi bien l’affaire. « Je veux juste regarder les nouvelles, madame. Tant que je n’ai pas remis la main sur mon portefeuille et mes papiers, je dois m’en remettre à l’hospitalité des étrangers. » Suze grommela. « Et les étrangers hospitaliers sont nombreux, là d’où vous venez ? — Toujours assez selon mon expérience. » Une bonne douzaine de fois, Miles s’était vu sauver la vie par des gens qu’il connaissait à peine. « J’imagine que ça me met dans l’obligation d’en être un quand viendra mon tour. — Ben voyons. — Jinni et Lucky l’aiment bien », déclara Jin, empressé de lui sauver la mise. Un mince sourire étira les lèvres parcheminées. « Oh, dans ce cas, si le rat et le chat sont d’accord, je me demande pourquoi je me pose des questions… » Au bout d’un moment, la porte s’ouvrit en grand et Jin le poussa à l’intérieur. Suze pouvait avoir n’importe quel âge, de l’octogénaire usée par le temps à la centenaire bien conservée. Elle avait sans doute mesuré une bonne tête de plus quelques décennies auparavant, pensa Miles. Désormais, il lui aurait fallu d’épaisses semelles pour passer le mètre cinquante, mais elle portait à la place des tongs qui claquaient sur ses talons desséchés au rythme de sa marche. Sa tête était couverte de boucles grises, frisottées et indisciplinées. Elle aurait pu paraître plus jeune si elle avait souri, mais les sillons d’une expression contrariée étaient bien installés autour de sa bouche pincée. Son pantalon, son chemisier et sa tunique n’étaient pas assortis mais, étant respectivement noir, noir et noire, ils ne juraient pas ensemble. Ses quartiers comprenaient deux pièces. L’antichambre, encombrée du même genre de fatras que Miles avait entrevu aux étages inférieurs, pouvait avoir été l’antre d’une réceptionniste. La pièce sur laquelle elle débouchait, un spacieux bureau d’angle dont deux murs étaient pourvus de fenêtres, avait sans nul doute été le territoire d’un cadre. Un sac de couchage fripé était étendu le long d’un des murs intérieurs ; Miles discerna la console de comm, avec son bureau et son siège, contre l’autre. Une table abîmée supportait un broc et une cuvette, des serviettes humides, et il en émanait une légère odeur de savon qui le disputait à l’atmosphère confinée d’appartement de vieille dame. Le grand placard aux portes fermées pouvait contenir n’importe quoi. Une paire de chaises pivotantes supplémentaires, un canapé qui avait perdu du rembourrage et deux fauteuils, tous des meubles de bureau usés, suggéraient que Suze n’était peut-être pas si recluse qu’elle en avait l’air. Suze lui désigna la console. « Elle est ouverte. — Merci, madame », dit Miles en se glissant dans le fauteuil. Suze et Jin regardaient par-dessus son épaule. Trouver les flux de nouvelles locales ne lui prit guère de temps. Il choisit l’anglais standard du Nexus dans un menu qui offrait des dizaines de langues planétaires optionnelles, dont la moitié lui étaient inconnues. Le russe barrayaran ne faisait probablement pas partie des idiomes enseignés ici, ce qui pouvait s’avérer pratique s’il avait besoin de s’entretenir en privé avec son garde du corps… pour peu que Roïc fut encore en vie… Comme il l’avait soupçonné, le tapage qui avait éclaté la veille au matin au colloque était rapporté en long et en large. Le commentaire vidéo, comme toujours, était superficiel et chiche en informations, mais les suppléments joints se révélèrent plus utiles : ils comprenaient une liste exhaustive des personnes enlevées, photos à l’appui, ainsi que l’appel des autorités locales enjoignant quiconque disposait d’informations à se faire connaître. Roïc et Miles faisaient partie du lot, et le Dr Durona aussi, malheureusement. Deux organisations extrémistes différentes, dont Miles n’avait jamais entendu parler (bravo, les rapports de la SécImp sur Kibou-daini), s’attribuaient le crédit, ou la faute, des kidnappings. « C’est vous ! » dit Jin, tout excité, en désignant le visage de Miles sur l’holovid. Miles ne trouvait pas le cliché très flatteur, mais il restait apparemment reconnaissable. Il ignorait si c’était une bonne chose ou non, à ce moment précis. Jin poursuivit : « Miles Vor… vor… vor-ko-si-gant. — Vor-ko-si-gane, le reprit machinalement Miles. — Alors vous vous êtes retrouvé embringué dans ce foutoir, dit Suze. Vous êtes un galactique, c’est ça ? » Elle n’ignorait donc pas tout de l’actualité, contrairement à Jin. Intéressant. « Les ravisseurs semblaient viser les galactiques. Nous faisions partie d’un groupe rassemblé dans le hall pour une visite guidée. C’était annoncé sur le planning public : les kidnappeurs n’ont même pas eu besoin de la complicité des organisateurs. — Vous venez de dire que vous avez été détroussé. — C’est le cas, et ils ont pris jusqu’à mes chaussures. Mais le sédatif qu’ils m’ont administré pendant qu’ils me mettaient le grappin dessus était mal choisi. Au lieu de m’assommer, il m’a rendu fou. Je leur ai échappé. — Pourquoi ne pas être rentré à l’hôtel ? — Eh bien, c’est qu’il y avait les hallucinations. Elles ont duré une dizaine d’heures, je dirais. » Suze le considéra avec une profonde suspicion. Miles espérait que son histoire avait l’air trop dingue pour être une affabulation. Neuf représentants enlevés, non, huit en retirant Miles, bien que les ravisseurs n’aient pas avoué l’avoir perdu. Le consulat barrayaran sur place, si minuscule soit-il, avait certainement transmis la nouvelle, même si le message n’était peut-être pas encore arrivé chez lui. Merde. L’amiral Miles Naismith, mercenaire libre, n’avait jamais eu d’adresse où le joindre, ni de proches. Le Lord auditeur Miles Vorkosigan, si. Ne pas donner des nouvelles était hors de question. Et pourtant, quelle intéressante opportunité que d’être devenu subitement et temporairement invisible… Ses vieux instincts des opérations secrètes refaisaient surface, et il n’était pas sûr de le souhaiter. Il pouvait sortir d’ici et entrer dans n’importe quel restaurant ou boutique, et tôt ou tard quelqu’un le laisserait appeler et demander qu’on l’aide et qu’on vienne le chercher. Naturellement, l’appel ne serait pas sécurisé et tous ceux qui le cherchaient y auraient accès, qu’ils soient affiliés aux autorités ou non. Pourtant, si les autorités, ou du moins les individus puissants qu’il soupçonnait de les manipuler, n’avaient pas éveillé ses soupçons le soir de l’avant-veille, c’était exactement ce qu’il aurait fait, sans hésitation. Mais maintenant, il hésitait. Suze approcha un siège pivotant et s’y laissa choir, observant avec une attention accrue tandis qu’il poursuivait sa lecture. Jin tanguait d’un pied sur l’autre et trouvait le temps long tandis que Miles, de plus en plus contrarié, faisait défiler page après page sur l’holovid des écrans de données pour la plupart inutiles. « Eh, Suze-san, tu veux que je vous rapporte des roulés à la cannelle ? Ako était en train de les sortir du four. — Ils ont du café, en bas ? demanda Miles, distrait. Tu peux m’apporter du café ? Noir et sans sucre ? » Jin fronça le nez. « Je ne sais pas comment on peut boire un truc comme ça. — C’est un goût qui te viendra en grandissant. Comme l’intérêt pour les filles. » Suze émit un bruit de gorge qui pouvait passer pour un rire ou une toux glaireuse. Le nez de Jin se plissa davantage, mais il s’inclina comme pour acquiescer de tout son corps et partit au pas de course. « Deux cafés ! » lui cria Suze. Il agita la main en réponse tandis qu’il sortait en trombe. Miles se retourna sur sa chaise et le regarda partir ; le gosse était déjà hors de portée de voix. « Gentil, ce gamin. — Ouais. — Et c’est aimable à vous de l’avoir pris ici. Que savez-vous de lui ? » Amorce la pompe, Lord auditeur. « Il m’a dit que son père était mort et que sa mère était congelée, ce qui fait plus ou moins de lui un orphelin, j’imagine. Je dirais que sa mère devait être trop jeune pour une cryoséquestration à long terme. Généralement, à cet âge, on ne s’en sert que comme dernier recours pour stabiliser les gens jusqu’à ce qu’on puisse les soigner. » Comme Miles l’avait été. Il ne pouvait même pas ajouter et Dieu sait qu’il m’en a coûté, car malgré les imperfections de sa réanimation, il lui devait non seulement la vie mais tout ce qu’elle lui avait apporté pendant la dernière décennie. À cette réanimation, et à l’hospitalité de parfaits étrangers, ne les oublie pas. Et on ne faisait pas plus étrange que le Groupe Durona. Le grognement qu’émit Suze avait cette fois un ton décidément opiniâtre. Elle le toisa et se décida manifestement en sa faveur, puisqu’elle poursuivit : « Le père de Jin a été victime d’un accident de construction. Il n’avait ni cryocontrat ni cryoassurance, et on a refusé de le soigner jusqu’à ce qu’il soit trop tard, même si je suppose que les choses ont dû aller horriblement vite à l’époque. » Miles hocha la tête. Si le cryotraitement n’était pas rapidement administré, il était inutile, donnant une connotation furieusement brève au « sursis » de l’expression « mort en sursis ». Ressusciter un corps n’avait guère de sens quand son esprit était irrécupérable ; autant cloner la victime et repartir de zéro. « La mère de Jin est devenue un peu folle après ça. Elle a lancé une campagne visant à faire de la congélation un droit public et universel, et elle s’en est également prise aux méthodes de pilleurs de tombe des compagnies. Elle était devenue une vraie porte-parole, il y a quelques années : procès, manifestations… Et un jour, un de ses grands meetings a tourné au pugilat – ils n’ont jamais découvert qui était là-dessous, mais j’ai ma petite idée – et elle s’est fait arrêter. Ils ont réussi à faire passer une allégation de maladie mentale, même s’ils ne sont pas allés jusqu’à l’accusation de démence criminelle, parce que les critères à remplir auraient été bien plus stricts, et un bon ami de la cour a offert de financer sa congélation jusqu’à ce qu’on puisse trouver un remède à son mal. » Miles serra les dents. « Et l’opposition a été définitivement refroidie, pas vrai ? — C’est ça. — Sa famille n’a pas protesté ? Personne ne s’est plaint ? — Les dépenses de l’affaire ont fini par disperser ses compagnons de route. Quant aux membres de sa famille, ils la trouvaient plutôt gênante : elle risquait de leur faire perdre leur travail, pensez donc… J’imagine qu’ils étaient secrètement soulagés qu’on la fasse taire. » Suze le dévisageait. « Vous n’avez pas l’air particulièrement choqué. » Miles haussa les épaules. « J’ai vu bon nombre de mondes et rencontré pas mal de gens. J’ai croisé toutes sortes de systèmes. J’ai connu pire. Certes, l’Ensemble de Jackson, qui est dirigé par les clans des seigneurs de la guerre férus de technologie, ne fait nullement mystère de sa propre corruption, faisant preuve en cela d’une rafraîchissante sincérité. Ils n’ont pas besoin de prétendre que leurs méfaits sont bénéfiques pour les vendre aux électeurs. — Laissez-moi vous le dire, jeune homme : le vilain petit secret de la démocratie, c’est que ce n’est pas parce que vous avez le droit de vote que vous obtiendrez ce que vous aviez choisi, au bout du compte. » Elle soupira. « Pourtant, il y a vingt ans, ou trente, les choses n’allaient pas si mal ici. Les cryocompagnies se comptaient par centaines, toutes dirigées par des gens différents aux idées différentes, et leurs potentiels de votes s’équilibraient les uns les autres. Et puis certaines sont devenues assez grosses pour commencer à engloutir leurs concurrentes. Non pas parce que c’était bon pour Kibou ni pour leurs cryoclients, ni pour qui que ce soit excepté leurs grosses huiles figées dans leur cupidité, mais simplement parce qu’elles en avaient le pouvoir. Aujourd’hui, leur nombre est tombé à une demi-douzaine de grosses boîtes qui contrôlent quasiment tout, plus quelques bastions éparpillés, trop minuscules pour avoir la moindre importance. — Jin vous a appelé Suze la secrétaire, dit lentement Miles. Secrétaire de quoi au juste ? » Son visage parcheminé, que la colère avait brièvement éclairé, se referma. « De cet endroit, autrefois. C’était une compagnie familiale à capital fermé, et j’étais la secrétaire de direction de notre président. Mais nous avons été rachetés, phagocytés et dépouillés. Pas parce que l’acheteur voulait de nous, mais parce qu’il voulait nous éliminer. — Qui a racheté ? Ce n’était pas BlanChrys, par hasard ? » Suze fit non de la tête. « Non, la Perpétuelle Shinkawa. Mais BlanChrys a fini par les avoir, eux, par la suite. » À voir son sourire en coin, on avait l’impression qu’elle voyait là une justice cosmique, quoiqu’un peu tardive. « Mais comment avez-vous fini par vivre dans ce clapier ? — Nombre d’entre nous ont perdu leur travail à l’époque, vous savez. Pas de parachute doré pour les simples employés. Il fallait bien qu’on aille quelque part. » Elle hésita. « Les autres se sont échoués ici plus tard. — Secrétaire de direction, hein ? J’imagine que vous devez savoir dans quels placards on trouve tous les squelettes. » Elle darda sur lui un œil acéré… effrayé ? Quoi, ce vieux dragon coriace ? Mais avant que Miles ne puisse continuer sur sa lancée, Jin faisait irruption, porteur d’un plateau bien rempli. Il contenait, en plus des roulés au parfum de cannelle, d’un carton de lait et de deux tasses dépareillées, une pleine carafe isolante de café. Fier de sa retenue, Miles ne se jeta pas sauvagement dessus, mais attendit que son hôtesse le serve. Elle lui imposa un lancinant sursis en traînant le pas jusqu’à son immense placard d’où elle revint porteuse d’une bouteille en verre carrée sans étiquette. Elle versa une rasade d’alcool dans sa propre tasse et, après une brève pause, haussa les sourcils à l’attention de Miles : « Un rafraîchissement ? — Heu, non merci. Le café, ça ira. » Le breuvage qui lui descendit dans le gosier était bien assez tonique à lui seul. Jin se posa sur l’autre chaise pivotante pour croquer ses rouleaux d’un air satisfait en tournant sans cesse, produisant un couic-couic-couic qui fit grimacer Suze avant qu’elle avale une longue gorgée de son breuvage frelaté. Elle reprit son air irascible en examinant Miles. Il ignorait ce qu’il avait bien pu dire pour la mettre à cran alors qu’il se croyait justement sur le point d’entrer dans ses bonnes grâces. Manifestement, elle n’avait pas simplement eu la chance de mettre la main sur une console de comm en état de marche : c’était une sorte de leader pour cette insolite communauté secrète. « Jin peut vous emmener au Café d’Ayako, dit-elle brusquement. Vous pourrez appeler vos amis pour qu’ils viennent vous y chercher. » Jin se redressa sur son siège et protesta : « Mais je ne lui ai même pas montré comment Gyre volait ! — Il ne peut pas rester ici, Jin. » Jin perdit contenance. Il ne faisait aucun doute que Suze appréciait encore moins Miles comme conférencier kidnappé lors du colloque que lorsqu’il n’était qu’un simple touriste perdu avec un penchant pour les hallucinogènes à usage récréatif. Il décida de lancer un nouvel appât. « Je suis venu assister à ce congrès afin d’en savoir plus sur les lois et les techniques cryoniques, mais au bout du compte diverses cryocompagnies m’ont très subtilement fait du plat. Au bout de quatre jours de ce régime, nombre de délégués étaient prêts à signer des contrats sur-le-champ. En un sens, l’attaque des extrémistes était un mal pour un bien. J’ai été envoyé ici par mon employeur pour rédiger un rapport complet sur votre système cryonique, mais il semble bien que beaucoup des éléments du tableau m’aient échappé. — Alors vous feriez mieux de vous dépêcher d’aller mettre la main dessus, pas vrai ? » Et toi, quel genre de pièce rapportée es-tu ? Une pièce du puzzle, pas de doute. « En fait, maintenant que le colloque est terminé, j’ai quartier libre. Mais j’aurais bien besoin d’une autre journée de repos après mes épreuves de la dernière journée, si Jin n’y voit pas d’inconvénient. Je dois cependant me manifester auprès d’un compatriote. Jin, si je te donnais des indications précises, crois-tu que tu pourrais remettre une lettre en mains propres à quelqu’un, en ville ? » Ragaillardi, Jin répondit : « Bien sûr ! Enfin… peut-être. Quel quartier ? — Le secteur est. — Hum… Ouais, je crois que je pourrais. » Miles décida d’ignorer l’infime trémolo de doute dans sa voix. « Et où sommes-nous, au juste ? — Dans le secteur sud, dit Jin. — Allez-y vous-même, dit Suze. Je vous donnerai de quoi prendre le métro-tram. Ne revenez pas, c’est tout. — Et quand la police me demandera où j’étais, que dois-je leur dire ? » Son expression se fit plus lugubre. « Dites-leur que vous étiez perdu. — Je pourrais… Si ça me rapportait quelque chose. » Cette fois, le grondement fut féroce. « Si nous avions de quoi distribuer des pots-de-vin, croyez-vous qu’on serait là ? — Vous m’avez mal compris, madame. Je ne thésaurise que les informations. D’un autre côté, savez-vous que vous êtes la seconde personne sur Kibou à avoir tenté de m’acheter ? C’est une sorte de coutume locale ? » Un frémissement parcourut les lèvres de Suze. « Et la première ? — BlanChrys. — Impressionnant. — Ils m’ont fait une forte impression, en effet, mais certainement pas dans le sens où ils l’entendaient. Les petits cadeaux, c’est pour vendre quelque chose. Les gros, c’est pour dissimuler. Ce qui m’a rendu très, très curieux. — Alors, avez-vous accepté votre gros cadeau, Vorkosigan-san ? » Il ne prit pas la peine de rectifier en Vorkosigan-sama, voire -dono ; au moins, elle avait prononcé correctement. « À ce niveau, un non dédaigneux n’est pas qu’un manque de prévoyance, c’est un geste dangereux. Je pense qu’un jour ou deux de repos me seraient probablement salutaires. — Et comment saurai-je si cette lettre destinée à votre ami ne risque pas de nous attirer encore plus d’ennuis, à nous ? — Ce ne sera pas le cas, car je lui dirai ce qu’il doit faire. Je suis son supérieur. » Elle plissa les lèvres. « Ouais, on est un petit vantard, n’est-ce pas ? » Et Suze avait sans nul doute vu son compte de ronds-de-cuir vaniteux en son temps. Miles se demanda si ses patrons s’étaient rendu compte qu’elle les observait au microscope. Jin avait suivi ce tête-à-tête avec force couinements de chaise anxieux. « Je peux porter la lettre, Suze ! Ça ne m’ennuie vraiment pas. » Miles tendit à Suze une main ouverte, dans un geste mi-persuasif, mi-implorant. « Réfléchissez un peu. Vous ne perdrez aucun secret qui ne soit déjà dévoilé. » Il se garda bien d’ajouter à moins que vous ne vous proposiez de me faire assassiner : pas besoin de lui donner des idées. « Et vous gagnerez toute ma gratitude. — Et que vaut-elle ? » Sur Barrayar, une fortune. Mais comme l’avait fait remarquer Roïc à maintes reprises, ils n’étaient pas sur Barrayar. « J’y réfléchirai. » Son haussement de sourcils dénotait un profond scepticisme. Toutefois, ce fut à Jin qu’elle s’adressa : « Yani ne t’avait-il pas dit de le laisser là-bas ? Tu vois ce qu’on gagne à rendre des services, Jin ! » Miles ignorait s’il s’agissait plutôt d’un oui ou d’un non, mais elle poussa un gros soupir et ajouta : « Emmène Vorkosigan-san à la réserve et trouve-lui quelque chose pour écrire. Et du papier. » Jin bondit joyeusement de sa chaise. Miles remercia et sortit à sa suite avant que Suze n’ait le temps de changer d’avis. En se balançant d’un pied sur l’autre, Jin regardait Miles-san, ainsi qu’il avait décidé de le baptiser mentalement parce que son nom de famille était un truc à vous décrocher la mâchoire, pendant que celui-ci fouillait dans les quelques boîtes de papier à lettres à moitié vides placées sur l’étagère de la réserve. La plupart étaient du genre que les vieilles dames utilisent pour envoyer des petits mots de remerciement, décorées de fleurs et autres motifs similaires, bien que Jin louchât avec une certaine convoitise sur celle qui arborait des chiots. Avec un léger frémissement de sourcils, le petit homme fit son choix et s’en fut ensuite essayer les stylos des diverses boîtes de rebut. Il en trouva deux qui écrivaient, les fourra dans sa poche et embrassa la pièce du regard. « On dirait une brocante, ici. Ou le grenier de la résidence Vorkosigan… — Dès que quelqu’un trouve quelque chose dont il ne veut pas, il l’apporte ici pour que ça serve à tout le monde, expliqua Jin. Ou aussi quand… hum. » Quand ils descendent chez Tenbury pour la dernière fois, mais il ne put se résoudre à dire ça. Il n’était même pas sûr d’avoir le droit d’être au courant. Quelque chose avait attiré le regard de Miles-san. « Ah ! des chaussures ! » Il clopina jusqu’au tas. Jin le suivit et commença aussi à trier avec obligeance. Les pieds du galactique étaient un peu plus menus que les siens, mais Jin était venu ici chercher des chaussures de rechange le mois dernier, quand ses orteils avaient émergé de la dernière paire comme des pousses sortant de terre au printemps. Les chaussures chics pour dames étaient inutiles, même pour la plupart des femmes qui vivaient ici, et elles avaient tendance à s’accumuler, mais Miles finit par trouver une paire de baskets qui lui allait. Elles étaient décorées d’un motif floral efféminé, mais il ne sembla pas le remarquer quand il les enfila et attacha les sangles. « Voilà qui est mieux. Je peux marcher, maintenant. » Il se retourna, examinant de plus près ce qu’il y avait en stock. « Oh, des cannes ! » Il s’approcha de la collection appuyée dans un coin et passa les cannes en revue, laissant de côté les robustes modèles orthopédiques aux multiples pieds gainés de caoutchouc, au même titre que celles qui étaient trop longues. Il finit par arrêter son choix en les faisant tournoyer comme des sabres et en les cognant contre le mur, de sorte que Jin se demanda s’il cherchait un accessoire pour s’appuyer dessus ou se battre. Au cas où il se serait agi de la première option, Jin le ramena à son campement sur le toit par l’intérieur du bâtiment, en empruntant l’escalier de secours qui débouchait sur la porte de la tour de refroidissement. Miles-san s’empara de la table et de la chaise, posa son papier et fronça les sourcils, concentré. Puis il se pencha et commença à griffonner avec le stylo, faisant parfois de longues pauses d’un air pensif. Jin avait eu le temps de nettoyer les caisses des poulets, de recompter les petits au cas où l’un d’eux serait passé de l’autre côté du parapet, et de brosser Lucky avant que l’homme eût fini d’écrire, de sceller le message et enfin de lever les yeux en plissant les paupières. « Tu as un couteau propre et bien aiguisé ? Ou une épingle, une aiguille ? — Je vais voir ça. » Jin finit par trouver un petit scalpel dans le kit de premiers secours incomplet qu’il avait récupéré autrefois, et le lui tendit. Miles-san le lorgna, haussa les épaules et, à la grande inquiétude de Jin, se piqua le pouce avec l’extrémité pointue. Après en avoir tiré une goutte de sang, il s’inclina et pressa le doigt sur l’enveloppe, laissant sur le rebord une empreinte bien nette qu’il entoura et parapha. « Eh bé, dit Jin. Pourquoi vous avez fait ça ? — L’ADN. L’empreinte de mon pouce vaut bien le sceau de mon grand-père. En fait, c’est encore mieux. On ne séquençait pas l’ADN de son temps. Après tout, on ne peut pas attendre de l’attaché d’ambassade qu’il se décarcasse pour n’importe quelle note anonyme trouvée dans la rue. » Il entreprit ensuite de fournir à Jin des indications plutôt complexes à suivre lorsqu’il arriverait dans le secteur est, et les lui fit répéter ; devant le résultat, il poussa un soupir et se résolut à écrire le nom et l’adresse du destinataire sur l’enveloppe. « J’imagine que tu finiras par y arriver d’une façon ou d’une autre. Ne le remets à personne d’autre que le lieutenant Johannes ou le consul Vorlynkin, c’est entendu ? C’est un message très confidentiel. » Jin en fit la promesse et s’en fut chercher sa boîte de pièces pour y pêcher de quoi prendre le métro-tram et revenir. Cela ne lui laissait plus grand-chose. « Ce sont toutes tes économies ? » demanda Miles-san en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Jin acquiesça. « Eh bien, si tu effectues cette livraison, tu rentreras dans tes frais. » Jin ne savait pas quel crédit il devait accorder à cette affirmation, mais il hocha la tête malgré tout. Il donna à son tour une liste d’instructions à Miles-san au cas où une urgence vétérinaire se produirait pendant son absence, ce qui fit sourciller quelque peu son interlocuteur. Cependant, quand vint son tour de répéter les instructions, le petit homme ne fit pas la moindre erreur. Jin fourra la lettre dans sa chemise, jeta un dernier regard indécis derrière lui et descendit l’échelle. Jin était nerveux dans le métro-tram : il craignait que les gens ne le dévisagent, mais personne ne le saisit par le bras pour le traîner au service de Sécurité. Il faillit se perdre à la station de transfert du centre-ville, car il n’avait pas l’habitude des itinéraires du secteur est, mais il gardait les yeux fixés sur les cartes murales et faisait de son mieux pour ne pas avoir l’air paniqué. Les voyageurs serviables pouvaient être aussi dangereux pour lui que les suspicieux. Il finit par trouver la bonne rame et l’arrêt adéquat. Six pâtés de maisons, sans trop de détours, et il était arrivé à destination. Le quartier n’était pas bondé d’immeubles d’habitation en rangs d’oignons comme celui où il avait grandi, mais de maisons d’une splendeur menaçante, aux jardins clos. Nombre d’entre elles arboraient des plaques de bronze lustrées à côté de leurs portails, qui les identifiaient comme des ambassades planétaires ; celle d’Escobar était un manoir particulièrement vaste et impressionnant. Le consulat barrayaran, qui était lui aussi clairement identifié, Dieu merci, contrastait par son caractère moins intimidant. À vrai dire, la maison était plutôt petite, et si proche de la rue que Jin n’eut pas le temps de s’angoisser en remontant l’allée. Pas de gardes en uniforme, et le portail de fer décoratif était si bas que Jin aurait pu sauter par-dessus s’il n’avait été si cordialement ouvert. Jin déglutit et pressa le bouton de la sonnette. La porte s’ouvrit sur un homme blond en bras de chemise, dont le fin pantalon vert était retenu par des bretelles. Il avait l’air fatigué, avec les traits tirés, et il aurait bien eu besoin d’un dépilatoire. Il considéra Jin en fronçant les sourcils. « Ni démarcheurs ni mendiants », dit-il d’un ton qui n’avait rien d’engageant. Il avait le même accent guttural que Miles-san, et Jin constata à son grand dam que tous les Barrayarans n’étaient pas aussi petits. Cet homme-là était immense. « S’il vous plaît, monsieur, je suis un messager. J’ai une lettre pour le lieutenant Johannes ou le consul Vor… euh, Vorlynkin. » D’après la brève description qu’avait faite Miles-san du lieutenant, il se pouvait que ce soit lui, mais les lieutenants étaient-ils censés jouer les portiers ? D’autre part, pensa Jin avec indignation, Miles-san avait parlé d’un brave gosse, pas d’un adulte terrifiant. Mais les lieutenants devaient bien être adultes. « C’est moi, Johannes. » Jin fouilla dans sa chemise et l’homme se crispa, mais se détendit quand il en tira la lettre. « De la part de Miles-san… Enfin, de monsieur Vorkosigan. » Jin avait prononcé avec application. « Merde ! » Jin sursauta. Le lieutenant Johannes acheva de le terrifier en le saisissant par le bras, en l’entraînant dans le vestibule et en claquant la porte. Il s’empara de la lettre, la leva à la lumière, puis déchira l’enveloppe, ne s’interrompant que pour crier dans l’escalier : « Stefin ! » Ses yeux commencèrent à parcourir les lignes nettes et denses. « Vivant, Dieu merci ! Nous sommes sauvés ! » Un second adulte, un peu plus vieux et même plus grand que le premier, descendit les marches à grand fracas. Il était vêtu comme n’importe quel homme d’affaires de Northbridge, jusqu’à son pantalon semblable à un hakama, sauf que son manteau haori aux larges manches était grand ouvert et qu’il avait les traits aussi tirés et fatigués que le lieutenant. « Qu’est-ce qu’il y a, Trev ? — Regardez ça ! Une lettre de Lord Vorkosigan. Il est en liberté ! » Le deuxième homme lut par-dessus son épaule et répondit : « Dieu merci ! Mais pourquoi n’a-t-il pas appelé ? » Et au bout d’un moment encore : « Quoi ? Quoi ? » Le lieutenant retourna la page et ils poursuivirent ensemble leur lecture. « Il est devenu fou ? » L’aîné plissa les yeux en décochant un regard à Jin, réveillant les pires craintes du garçon. Des images de policiers surgissaient dans sa tête. « C’est une blague ? » demanda l’homme. Jin se pencha, ramassa l’enveloppe tombée à terre et la tendit sans un mot. Il avala sa salive et parvint à articuler : « Il a dit que vous aimeriez voir l’empreinte de son pouce. Il a dit que ce serait tout comme le sceau de son grand-père. — C’est du sang ? — Heu, ouais… » Le plus vieux tendit l’enveloppe au lieutenant. « Emmenez ça en bas et vérifiez. — Oui, monsieur. » Trev-san disparut par la porte du fond du vestibule. Au bout d’un moment, Jin entendit une porte claquer et quelqu’un descendre à grand bruit une autre volée de marches. « Excusez-moi, monsieur, vous êtes le consul ? » Jin avait plus ou moins compris qu’un consul était une sorte d’ambassadeur, mais en plus modeste. Un peu comme cette maison, en fait. « Parce que Miles-san a dit de ne donner sa lettre qu’au lieutenant ou au consul Vorlynkin. » Il réussit à énoncer ce dernier nom sans que sa langue ne fourche cette fois. Selon Jin, un authentique ambassadeur aurait dû être plus corpulent et plus vieux, mais cet homme mince paraissait moins âgé que Miles-san, ou du moins ses cheveux bruns n’étaient-ils pas semés de gris. « C’est bien moi, Vorlynkin. » Le regard qu’il posait sur Jin s’intensifia. Ses yeux étaient très bleus, comme une belle journée d’été. « Où as-tu vu le Lord auditeur Vorkosigan ? — Eh bien… Je l’ai rencontré hier soir. Il s’était perdu dans les Cryocombes. C’est lui qui l’a dit. — Il va bien ? » La réponse semblait plus compliquée que la question, mais Jin décida de passer sur les détails et se contenta de le rassurer : « Il va bien mieux ce matin. Je lui ai donné des œufs. » Vorlynkin cligna des yeux et observa la lettre de plus près. « Si cette lettre n’était pas écrite de sa propre main… Si elle ne l’est pas, je te ferai mettre sous thiopenta pour… Où l’as-tu vu ? — Eh bien, là où je vis. — Et ça se trouve où ? » Il s’était fourré dans le pétrin maintenant, entre Suze et cet étranger inquiétant. Il n’était pas censé s’entretenir avec des étrangers, ni parler à quiconque de leur bâtiment, on le lui avait assez répété. Il se demanda s’il aurait le temps de filer et de se précipiter dans l’allée avant que le consul ne lui mette la main dessus. « Heu, chez moi ? — Qu’est-ce que… » À sa grande surprise, Vorlynkin ne poursuivit pas sur sa lancée, mais retourna de nouveau la lettre. « Comment avait-il l’air d’aller ? — Heu… Il posait des tas de questions. » Jin réfléchit un instant et avança : « Il n’est plus du tout kidnappé, vous savez. — Mais pourquoi envoyer un enfant comme coursier ? » marmonna Vorlynkin. Jin n’était pas sûr que la question s’adresse à lui, et ne hasarda donc aucune réponse. Ce n’était pas le moment non plus d’insister sur le fait qu’il avait presque douze ans. Il commençait à penser que moins il en disait, plus il était en sécurité. L’autre type, le lieutenant Johannes, Trev-san ou quel que soit son nom, revint d’un pas lourd dans le hall d’entrée, agitant l’enveloppe devant son patron. « Au moins ça, c’est authentique. Et maintenant, monsieur ? — Il faut qu’on retrouve aussi son garde du corps. Il semble croire que Roïc a été enlevé. Pas de changement en ce qui concerne les gens du coin. Je suppose qu’il nous faut faire exactement ce qu’il dit. Mais envoyez un holo de la lettre aux Affaires galactiques de la SécImp sur Komarr, en priorité et brouillé. » Le lieutenant le regarda, plein d’espoir. « Peut-être qu’ils nous donneront un ordre. Un autre ordre, je veux dire. Un ordre qui ait un sens. — Pas avant quelques jours. Et imaginez vers qui ils devraient se tourner pour passer au-dessus de lui. » Les deux hommes se regardèrent, mystérieusement bouleversés. « Nous sommes toujours livrés à nous-mêmes ici. » Jin s’éclaircit timidement la gorge. « Miles-san a dit que je devais ramener une réponse. — Oui, dit le consul. Attends ici. » Il désigna une chaise aux pieds grêles posée contre le mur, et qui encadrait avec sa jumelle un petit bureau orné de fleurs de soie surmonté d’un miroir. Les deux hommes descendirent à nouveau les escaliers à grand bruit. Jin s’assit. Seules la fermeté et la concision de ce Oui lui donnaient le courage de ne pas déguerpir tant qu’il en avait l’occasion. Quels que soient les doutes qu’ils entretenaient à son endroit, ils semblaient prendre la lettre de Miles-san au sérieux, ce qui était un soulagement. Il resta seul un bon moment, et finit par se lever pour jeter un coup d’œil dans les pièces situées de part et d’autre du vestibule. L’une d’elles était une sorte de salon très élégant, tandis que l’autre, un genre de bureau, semblait plus austère. Pas le moindre signe d’animal domestique, pas même un oiseau en cage ou un chat. Un autre homme émergea de la salle du fond, le dévisagea avec stupéfaction et lui demanda : « Puis-je vous aider ? » Au moins ce gars-là parlait-il avec l’accent habituel de Kibou. Jin répondit par un vigoureux signe de dénégation. « Le lieutenant Johannes, euh… Il s’en occupe. De moi, je veux dire. » La décontraction avec laquelle Jin avait énoncé le nom du lieutenant sembla rassurer l’inconnu. « Oh », dit-il avant de pénétrer dans le bureau pour s’asseoir à la console de comm et apparemment s’y mettre au travail. Par la suite, Jin resta sur son siège. Vorlynkin reparut au bout d’un très long moment. Il avait une autre enveloppe cachetée à la main, vierge et d’apparence officielle, bien plus épaisse que celle que Jin venait de livrer. « Crois-tu pouvoir remettre ceci à Lord Vorkosigan, en mains propres ? » Jin se leva. « Je suis bien arrivé jusqu’ici. — Certes. » Avec une réticence non dissimulée, le consul lui tendit l’enveloppe. Jin la glissa encore une fois dans sa chemise et s’en fut sans demander son reste. Je n’ai rien compris à ce qui vient de se passer. En franchissant de nouveau le portail de fer forgé, Jin jeta par-dessus son épaule un regard d’appréhension. Mais il était content que Miles-san ait des amis. Enfin, quelque chose qui y ressemblât. Chapitre quatre Dès que Jin eut enjambé le parapet, Miles revint sur ses pas jusqu’à la cafétéria du sous-sol en prenant garde de ne pas s’égarer. Il était apparemment un peu en avance pour le déjeuner, car rares furent les têtes qui se retournèrent pour le suivre avec suspicion. Il prit conscience qu’il était moins voyant ici dans sa tenue en loques que s’il avait arboré la gamme de gris de sa panoplie d’auditeur impérial, un costume dont la sévérité proclamait Attention, individu important partout dans le Nexus, quels que soient les caprices de la mode locale. Sans domicile fixe, ne prêtez pas attention était un choix bien plus commode compte tenu de ses besoins actuels. Les tables éparses étaient séparées de la cuisine par un long comptoir surmonté de placards métalliques. Il en fit le tour et découvrit une sorte d’immense samovar électrique qui laissait augurer la présence de thé. Près du distributeur on trouvait toute une collection de grandes tasses dépareillées assortie d’une pancarte écrite à la main : « Lavez votre tasse ! » Il ne savait pas vraiment si chacune avait un propriétaire attitré ou si l’on pouvait se servir, ce qui permettrait d’amorcer idéalement la conversation avec la remplaçante d’Ako, occupée à touiller une marmite de soupe de dix litres. Il l’interpella : « Puis-je me servir ? » Elle haussa les épaules. « Vas-y. Mais n’oublie pas de la laver après. » Elle égoutta sa cuiller sur le rebord de la marmite et la mit de côté. « Nouveau ici ? — Je débarque tout juste. — Les règles sont simples : cuisine ce que tu veux, nettoie derrière toi, remplace ce que tu as utilisé, donne un peu d’argent pour le garde-manger quand tu peux. Et inscris-toi sur le planning de nettoyage, sur la porte du frigo. — Merci. Je vais me contenter d’un thé pour le moment… » Miles but une gorgée. Il était trop infusé, médiocre et amer, mais l’aida à soutenir ses forces défaillantes et la conversation. « Vous êtes ici depuis longtemps ? — Je suis venue avec ma grand-mère. Il n’y en a plus pour longtemps. » Tandis qu’il cherchait un moyen de l’amener à développer sur ce sujet, une voix plaintive et familière lui parvint de derrière le comptoir. « La soupe est pas prête ? » Un grand vieillard voûté se pencha pour loucher sur la trappe de service. Les impressionnantes bacchantes blanches qui encadraient sa moue renfrognée s’affaissèrent et se mirent à remuer tandis qu’il parlait. Comme les mandibules d’un insecte… « Dans une demi-heure, répondit la femme. Retourne donc t’asseoir. — Je crois que je l’ai déjà rencontré, lui murmura Miles. Yani, c’est ça ? — Ouais, c’est bien lui. » Yani alla prendre une tasse de thé au distributeur en traînant les pieds. Il décocha un regard mauvais à Miles. Ce dernier répondit par un sourire joyeux. « Bonjour, Yani. — Ça y est, t’as dessaoulé ? Rentre chez toi, alors. » Yani serra sa tasse à deux mains, peut-être pour atténuer ses tremblements, et retourna apathiquement à l’une des tables. Nullement démonté, Miles le suivit et se glissa sur la chaise qui lui faisait face. « Pourquoi t’es pas parti ? demanda Yani. — On n’est pas encore venu me chercher. Pour ainsi dire. — Bienvenue au club. — Jin affirme que vous êtes un revivant. Vous vous êtes vraiment fait congeler il y a un siècle ? » La date devait plus ou moins correspondre à la fin du Temps de l’Isolement de Barrayar, à la veille d’une époque historique tumultueuse que Yani avait traversée dans un quasi-sommeil. « Les chroniqueurs du coin ont dû se bousculer au portillon. » Yani lâcha un petit rire amer. « Tu parles. Ici, les gens en ont ras le bol des histoires de revivants. Je croyais que les journaux pourraient me payer, mais on est trop nombreux à se balader dans le coin. Personne ne veut de nous. Tout coûte trop cher. La ville est trop grande. On était censé étendre les zones habitables. Bon sang, je croyais bien que la terraformation serait déjà arrivée à mi-chemin des pôles. La politique est mal barrée et la politesse a fichu le camp… » Miles émit quelques bruits encourageants. S’il y avait bien un talent que Miles avait développé dans sa jeunesse, c’était celui de complaire à un vieillard en écoutant ses récriminations. Il ne fallut pas plus qu’un simple hochement de tête pour lancer Yani dans une diatribe sur la Kibou d’aujourd’hui, un monde qui n’avait pas besoin de lui, ni de quoi l’accueillir. Certaines de ses attaques étaient tellement rabâchées qu’elles sortaient en bloc, comme s’il les servait régulièrement à quiconque voulait lui prêter l’oreille. C’est-à-dire, pour le moment, à personne, étant donné que les autres habitants qui passaient par là faisaient de grands détours pour éviter la table de Yani. Son œil chassieux s’éclaira devant ce nouveau public qui ne donnait pas l’impression de ronger son frein pour s’échapper, et le statut de camé potentiel de Miles fut oublié pour un temps. Tandis que Yani poursuivait ses divagations, le souvenir de son grand-père ressurgit dans la mémoire de Miles. Le Général Comte Piotr Vorkosigan, libérateur planétaire, avait fait et défait des empereurs, et écrit nombre de ces pages d’histoire que Yani avait sautées. Il avait engendré son héritier sur le tard, et le père de Miles avait fait de même, si bien qu’on avait l’impression que c’étaient trois générations qui séparaient le grand-père du petit-fils au lieu de deux. Malgré tout, ils s’étaient aimés à leur manière bien à eux. À quel point la vie de Miles eût-elle été changée si Piotr avait été congelé au lieu d’être enterré, lorsque son petit-fils avait dix-sept ans ? La perspective constante de son retour aurait-elle été perçue comme une promesse ou une menace ? Un grand arbre, voilà ce qu’avait représenté le vieux général, mais un arbre ne se contente pas de vous abriter de l’orage. À quel point Barrayar eût-elle été transformée si cette imposante figure ne s’était effondrée, laissant les rayons du soleil atteindre le sol de la forêt et le renouveau se produire ? Et si le seul moyen d’apporter du changement sur Barrayar avait été de détruire à toute force les traces du passé, au lieu d’attendre que le cycle des générations ne vienne harmonieusement les effacer ? Pour la première fois, Miles eut l’impression que la capitalisation des droits de vote et même l’absence de progrès médicaux visant à renverser les effets dévastateurs de l’âge n’étaient pas les seules raisons pour lesquelles les cryocompagnies congelaient plus de clients qu’elles n’en ranimaient. Yani avait désormais enchaîné avec un interminable laïus expliquant comment les cryocompagnies l’avaient dupé, apparemment en ne l’accouchant pas dans un nouveau monde sous la forme d’un éphèbe riche et célèbre. Il en était plus ou moins revenu à l’endroit où Miles avait commencé à écouter ses jérémiades. Yani ressemblait à un voyageur temporel qui découvre à la dure que sa destination ne lui est pas plus agréable que son point de départ, sans remarquer que le seul dénominateur commun n’est autre que lui-même, et qui se retrouve dans l’incapacité de faire marche arrière. Combien de gens comme lui hantaient les rues de Kibou ? Miles prit prétexte qu’ils avaient vidé leurs tasses pour s’en emparer et partir refaire le plein. Tandis qu’il lavait la sienne et remplissait celle de Yani, Miles murmura à la cuisinière : « Est-il vrai que Yani est rejeté parce que c’est un revivant ? » Elle renifla. « J’imagine que personne ne voulait déjà de lui il y a cent ans. Je ne vois pas pourquoi il pensait que ça allait changer. » Miles réprima un sourire. « Je comprends. » Son expression à demi amusée attira le regard de la cuisinière qui l’observa de plus près. « Tu n’es pas bien vieux. Malade ? » Miles cligna des yeux. « Ma gueule de bois est si voyante que ça ? — Je pensais que tu étais là à cause de ça. — J’ai des problèmes médicaux chroniques, certes, mais c’est un sujet sur lequel je répugne à m’étendre. » Comment avait-elle deviné ? La propension aux crises n’était pas une affection aux symptômes voyants, au contraire des lésions cutanées, par exemple. Miles soupçonna qu’ils ne parlaient pas de la même chose et qu’on venait de lui donner un indice. Mais lequel ? Avant qu’il ne puisse suivre la piste, elle se retourna et dit : « Oh ! Tenbury-san ! » Nombre de têtes se retournèrent tandis qu’entrait un homme en bleu de travail élimé, en bras de chemise et à la tignasse impressionnante, mais les regards furent pour la plupart suivis de brefs hochements de tête ou de signes de la main amicaux. L’homme répondit tout aussi silencieusement à ces salutations et s’approcha de la zone des cuisines. Il fourra sa main dans sa barbe brun-gris en broussaille pour se gratter le menton, gratifia la cuisinière d’un autre hochement silencieux, et tendit une carafe familière qu’elle prit pour la rincer et la remplir de café. « Votre déjeuner est prêt, Tenbury-san, lança-t-elle par-dessus son épaule. Le sac est dans le frigo. » L’homme grommela un remerciement et s’en fut fouiller dans le réfrigérateur industriel. Miles réalisa qu’il n’avait nullement une carrure d’ours sous cette pilosité exubérante, mais qu’il était plutôt pâle et efflanqué. Tenbury-san en extirpa un sac de toile, se retourna et arrêta son regard sur Miles. « Tu es nouveau. — Je suis un ami de Jin », fut la réponse plutôt indirecte de Miles. Ou plutôt, il m’a ramassé dans la rue. « Vraiment ? Où est le gamin ? — Je l’ai envoyé faire une course pour moi. — Ah. Pas une mauvaise idée, qu’il bosse un peu. — Il y a un robinet qui fuit au deux cent dix, l’informa la cuisinière. — Oui, oui. J’apporterai mes outils après dîner », dit l’homme. Il prit la carafe et s’en alla sans se presser. « Qui était-ce ? demanda Miles alors que la cuisinière reprenait sa cuiller. — Tenbury. C’est lui le gardien de l’immeuble. » Miles se souvint vaguement d’avoir déjà entendu ce terme un peu plus tôt, et se demanda si le titre recouvrait des activités aussi peu communes que celui de Suze la Secrétaire. Toutefois, s’il voulait vraiment savoir d’où venait l’électricité et où allaient les eaux usées, c’était l’occasion idéale. Fallait-il attendre que Jin fasse les présentations ? Miles n’avait pas tout son temps pour explorer les lieux… et ses pieds, déjà en mouvement, avaient choisi à sa place. Il fit un geste de remerciement à l’attention de la cuisinière, déposa la tasse pleine devant Yani, lui tapota amicalement l’épaule en guise d’adieu et atteignit l’entrée juste à temps pour filer le train à Tenbury qui s’éloignait. Les semelles de caoutchouc usées des chaussures que Miles avait récupérées étaient aussi discrètes qu’il l’avait espéré. Des gonds grincèrent ; Miles tourna le coin pour découvrir une porte qui se refermait sur une autre cage d’escalier. Il prit son souffle et s’y engouffra. Les marches s’enfonçaient dans d’insondables ténèbres. Il avait le souffle court. À son immense soulagement, une lueur se refléta soudain sur les parois, en avant : Tenbury devait avoir sorti une lampe de poche. L’homme ne voyait donc pas dans le noir comme un loup-garou. Bien. Arrivé au quatrième palier, le bruit de frottement d’une lourde porte qu’on ouvrait en grand fut suivi de la disparition des reflets du faisceau. Miles pressa le pas, tendit les mains et trouva la poignée. Il ouvrit la porte avec un luxe de précautions, s’y faufila de côté et la referma le plus silencieusement possible. Le rayon dansant s’éloignait vers sa droite ; il bifurqua pour le suivre en pensant aux feux follets entraînant les voyageurs imprudents à la mort. Ce faisant, il prit conscience d’infimes scintillements à la périphérie de son champ de vision, lucioles flottantes qui lui donnaient l’impression d’être dans un marais, la nuit. Il cligna des yeux et elles se réduisirent à des veilleuses réparties çà et là, vertes pour signifier que tout allait bien, fixées aléatoirement aux murs, de part et d’autre du couloir. Miles tendit la main à contrecœur pour suivre du bout des doigts les reliefs désormais familiers des rangées serrées de cryocaissons. Sauf que ceux-ci n’étaient pas abandonnés et vides, mais en état de marche, du moins pour certains d’entre eux. Bien isolées, les façades des caissons étaient à température ambiante : aucun risque que sa peau n’adhère à la surface et qu’il se retrouve prisonnier d’une gangue de glace. Il retira les mains malgré tout, et regagna le centre du couloir à la lueur fantomatique des veilleuses. Il s’arrêta net au moment où une porte s’ouvrait à l’autre bout du passage. L’éclairage ordinaire d’un bureau-labo-logement l’aveugla un instant, nimbant une tête hérissée qui ne se retourna heureusement pas. La porte se referma et Miles se retrouva de nouveau plongé dans l’obscurité. Tandis que ses yeux se réhabituaient à la pénombre, les taches vertes éparpillées ressuscitaient – terme pour le moins discutable en ces lieux –, au milieu des flaques de ténèbres. Il ne distinguait que ses manches spectrales. Nulle station d’épuration ni transformateur électrique, ici. Il était tombé sur le plus grand secret de cet endroit : des cryocaissons en activité. Un certain nombre de pièces du puzzle s’emboîtaient parfaitement. Suze et ses compagnons dirigeaient une cryocompagnie dans l’ombre. Non : une cryocoopérative. Et à moins qu’il ne soit à côté de la plaque, un business illicite, non imposé et soumis à aucun contrôle. Clandestin et invisible à tous égards. Kibou-daini, une planète si obsédée par la mort que même les sans-abri parvenaient à grappiller ces miettes d’espoir. Miles devait bien admettre que ça valait toujours mieux que de vivre et de mourir dans une boîte en carton. Il ouvrit la bouche comme pour émettre un rire silencieux. Et dire que je croyais avoir monté des arnaques audacieuses en mon temps… Comment diable Suze et ses assistants, quels qu’ils fussent, avaient-ils pu escamoter une usine entière, à l’époque où ce bâtiment était déclassé et dépouillé, et ses clients transférés dans l’élégante nouvelle Cryopole du secteur ouest, avec ses pyramides criardes ? Voilà le genre d’histoire que Miles mourait d’envie à présent d’entendre. Une expression bien mal choisie, Lord auditeur. Moins d’un tiers des cryocaissons de ce couloir étaient pourvus de ces lumières de ver luisant. Combien d’autres travées y avait-il au juste ? La place ne manquait pas pour d’autres clients. Et comme ce genre de réflexions lui étaient coutumières, il imagina combien il serait facile d’assassiner quelqu’un en l’enfermant là-dedans. Le bonneteau puissance mille : un corps vivant caché parmi des centaines de cadavres. L’asphyxie ne devait pas prendre longtemps dans une de ces boîtes noires scellées, même sans la température glaciale, et personne ne saurait où chercher avant qu’il ne soit trop tard… Rien que je n’aie déjà subi auparavant. Il s’approcha de la porte du fond, leva la main pour effleurer le panneau de métal froid et s’immobilisa une minute. Puis, serrant le poing, il frappa à la porte. Grincement de chaise. Le battant s’ouvrit à demi et un visage hirsute surgit dans l’entrebâillement. « Ouais ? — Tenbury-san ? — Tenbury tout court. Qu’est-ce que vous voulez ? — Vous poser quelques questions, si c’est possible. » Sous des sourcils broussailleux, les yeux marron foncé s’étrécirent. « Vous avez parlé à Suze ? — Jin m’a emmené la voir ce matin, oui. » Les lèvres de Tenbury se pincèrent sous la barbe touffue. « Oh. Très bien. » La porte s’ouvrit en grand. Au lieu de rectifier sa méprise, Miles le laissa croire que Suze l’avait par conséquent introduit dans leur communauté clandestine et se glissa d’emblée à l’intérieur. La pièce faisait à la fois office de bureau, de salle de contrôle des banques de cryocaissons, et d’appartement, ou du moins c’était ce que le sac de couchage défait près du mur et les affaires personnelles suggéraient. Au fond, une autre porte semblait ouvrir sur une sorte de local de maintenance. Miles aperçut des établis et des râteliers d’outils à l’intérieur, dans l’ombre. Il n’y avait qu’une chaise, d’où Miles déduisit que Tenbury recevait moins de visites que Suze, mais le gardien la lui désigna néanmoins poliment en s’appuyant contre une console de contrôle. Miles aurait préféré le contraire, ce qui lui aurait épargné le torticolis et la gêne de balancer ses courtes jambes au-dessus du sol. Il n’osa cependant pas compromettre le très profitable entretien qu’il venait de provoquer, et il s’installa donc en levant la tête avec un demi-sourire. Tenbury pencha la sienne et fit écho au commentaire de la cuisinière : « T’as l’air trop jeune pour nous. T’es malade, quelque chose comme ça ? » Miles répéta la réponse qui avait semblé fonctionner auparavant : « Je suis affligé de crises de convulsions incurables. » Tenbury eut une grimace de compassion, mais il ajouta : « Tu ferais mieux de retourner consulter. Sur une autre planète, peut-être. — Je l’ai fait. Ça m’a coûté cher. » Miles retourna ses poches vides comme pour appuyer ses dires. « Et c’est comme ça que tu t’es retrouvé ici ? T’es raide ? — En un sens. » Ce n’était pas comme si Miles s’efforçait de résister à un interrogatoire au thiopenta en jouant plus que de raison sur les mots, mais curieusement il ne parvenait pas à se résoudre à mentir froidement à cet homme. « C’est un peu plus compliqué que ça. — Ouais, comme toujours. — Pouvez-vous me montrer dans quoi je risque de m’embarquer ? Je veux dire, si je reste ? » Les sourcils velus tressaillirent. « Pas besoin de t’inquiéter de ce que je fais. Viens, je vais te montrer. » Tenbury lui fit faire le tour de son local, tant atelier mécanique que labo médical. L’établi était jonché de pièces détachées de réfrigérateur. « Je maintiens une partie des salles en état de marche en faisant de la récup’ sur les autres », expliqua Tenbury. Miles encouragea le technicien à s’étendre sur les détails obscurs de son métier en émettant le même genre de bruits qu’avec Yani, avec plus de succès. Quand il eut absorbé tout son saoul d’informations sur la construction des cryochambres, il demanda : « Vous ne risquez pas d’être à court de pièces de rechange ? — Pas pour un bout de temps. À l’origine, l’installation était prévue pour accueillir vingt mille clients. En vingt ans, nous sommes à peine arrivés à un taux d’occupation de dix pour cent. C’est sûr qu’on a commencé bien plus petit, à l’époque, mais on en a encore pour des décennies. Au moins jusqu’à ce que je sois plus là. — Et ensuite ? Sur qui comptez-vous pour les réanimations ? — Pour le moment, on n’a personne. C’est beaucoup plus coton, comme boulot. » Tu parles, Charles. « Qui fait les cryoprépas, dans ce cas ? — L’infirmière du complexe. Tu la croiseras tôt ou tard. Elle est vraiment douée, et elle a une apprentie, en plus, Ako. Faudrait que je me trouve un ou deux petits jeunes moi aussi, j’imagine. » Miles ne s’en émut pas particulièrement. La cryoprépa d’urgence était une procédure médicale si courante que même lui en avait appris les bases, du moins théoriques, au cours de sa formation militaire aux premiers secours. En dehors des conditions d’urgence, la méthode était sans doute plus raffinée et on risquait probablement moins la cryo-amnésie et autres effets indésirables. Moins de traumatisme au départ entraînait moins de séquelles, mais décider de son plein gré de sombrer dans ces ténèbres, de sang-froid pour ainsi dire, alors qu’on respirait encore… « Ça reste une perspective effrayante, dit-il honnêtement. — Pour la plupart des gens, c’est la dernière chance, pas leur premier choix. Personne ne veut claquer d’un infarctus en pleine nuit et se réveiller, ou plutôt ne pas se réveiller, en train de se décomposer bien au chaud. Mieux vaut ne pas trop laisser traîner. » Tenbury eut un rictus. « Même si de nos jours certaines compagnies essaient d’augmenter leurs parts de marché en encourageant les clients à se faire congeler le plus tôt possible. Pas sûr que ce soit un bon calcul. — On ne peut pas éternellement créer la demande, en effet », acquiesça Miles, fasciné. « Plus de clients maintenant, cela veut forcément dire moins par la suite. Une stratégie qui a la vue bien courte pour une entreprise à si long terme. — Ouais, sauf peut-être pour ceux qui auraient raté leur chance. » Ce fut au tour de Miles d’incliner la tête en signe de réflexion. « Je suppose qu’ils ne sont pas arrivés à une saturation du marché à cent pour cent, même maintenant. Et qu’en est-il des fanatiques religieux ? — Oh ouais, il y a toujours quelques réfractaires. — Des réfractaires ? — T’es pas du coin, toi, hein ? Je m’en étais douté, à l’accent, mais j’aurais pensé que t’étais sur Kibou depuis plus longtemps. Pour finir par échouer ici, je veux dire. — C’était un accident, en quelque sorte. Mais je suis ravi d’être tombé sur vous. » Les réfractaires, comme les revivants, faisaient partie de ces éléments que les guides touristiques des compagnies avaient soigneusement négligé de mentionner, mais les brèves explications de Tenbury, qu’il fournit avec obligeance, n’étaient même pas nécessaires pour que Miles saisisse de quoi il s’agissait. Selon Tenbury, le nombre de ceux qui choisissaient d’être inhumés plutôt que congelés – par superstition – se limitait de lui-même. Miles pensa à ces communautés utopistes marginales qui avaient pratiqué le célibat le plus strict et s’étaient éteintes au bout d’une génération ou deux, ou plutôt une non-génération ou deux. Serviable, Tenbury entraîna ensuite Miles par la porte du fond, sortit de l’atelier et gagna un autre couloir, heureusement éclairé, bien que cette clarté lui donnât l’allure d’un croisement oppressant entre une travée de station spatiale et une morgue. Là, il ouvrit un cryocaisson vide, récemment reconditionné, et en présenta les caractéristiques comme aurait pu le faire un revendeur de véhicules d’occasion. « C’est… étroit, dit Miles. — Plutôt bas de plafond, concéda Tenbury. Mais quand on arrive là-dedans, l’envie de se relever brusquement vous a déjà quitté. Je me suis souvent demandé si les gens gardaient le souvenir du temps passé là-dedans, mais ceux que j’ai rencontrés disent tous que non. » Il referma le tiroir et enclencha le loquet d’une pichenette. « Un petit somme, et on se réveille dans un futur que quelqu’un d’autre a choisi pour vous. Pas de rêve, reconnut Miles. Le rideau se ferme, le rideau se lève. Comme une anesthésie, mais plus long. » Un aperçu intime de la mort, sans doute moins traumatisant quand la fermeture dudit rideau n’était pas provoquée par une grenade à aiguilles qui vous faisait sauter la poitrine, Miles devait bien en convenir. Il posa la main, paume à plat, sur la façade du tiroir. « Et qu’arrive-t-il aux pauvres gens congelés » – ou aux gens congelés et pauvres – « si les autorités découvrent cet endroit ? » Un bref sourire pincé froissa la barbe en bataille. « Eh bien, elles n’ont pas le droit de les laisser dégeler et pourrir pour les enterrer ensuite. C’est illégal. — Ce serait un meurtre ? — En quelque sorte. À un certain degré en tout cas. » La gestion de cet endroit n’était donc pas un aussi vain effort que Miles l’avait cru de prime abord. Il y avait bien quelqu’un qui réfléchissait à long terme. Long, certes, mais à quel point ? À qui échoirait à l’avenir la responsabilité légale de ces pauvres bougres congelés ? La municipalité de Northbridge ? Un entrepreneur irréfléchi qui rachèterait l’endroit prétendument désaffecté sans l’inspecter auparavant ? Des trompe-la-mort, en effet. « Illégal pour le moment, en tout cas. Et si la loi change ? » Tenbury haussa les épaules. « Dans ce cas, plusieurs milliers de gens seront morts calmement et sans douleur, sans désespoir, bien au contraire. Et ils ne verront jamais la différence. » Après être demeuré songeur un instant, il ajouta : « Ce serait un monde bien laid où se réveiller, de toute façon. — Hum, je ne pense pas que les autorités prendraient la peine de ressusciter des gens pour les laisser mourir aussitôt, sans parler des dépenses. Le rideau tombe et… ne se relève plus. » Il y avait pire façon d’en arriver à un tel sort, comme Miles en avait été témoin à de nombreuses reprises. « Bon, il faut que je me remette au boulot. » Tenbury désigna la sortie à son visiteur inattendu. « J’espère que ça t’a aidé. — Oui, c’est bien le cas. Merci. » Miles traversa le bureau et se laissa guider par Tenbury jusqu’au premier couloir. « Je suppose que je ferais mieux d’aller nourrir les animaux de Jin. Je l’ai promis au garçon. — Curieux, ce gamin. J’avais cru qu’il pourrait faire son apprentissage chez moi, mais il s’intéresse plus aux bestioles qu’aux machines. » Tenbury soupira, de regret ou de perplexité, Miles n’aurait su le dire. « Première porte à gauche », reprit le technicien en maintenant avec prévenance sa porte grande ouverte pour éclairer le chemin jusqu’à ce que Miles la trouve dans l’obscurité. Par la suite, il se repéra à la rampe d’escalier et en comptant soigneusement les bifurcations. Il émergea au sous-sol, près de la cafétéria, et de là retrouva son chemin jusqu’au toit de Jin par les escaliers intérieurs. Accueilli par la lumière du jour et le pépiement des poulets, il pensa : « Bon sang de bois, j’espère que le gamin ne tardera pas trop. » S’orienter dans la grande station d’échange du métro-tram du centre-ville était aussi difficile dans un sens que dans l’autre, comme Jin le découvrit quand il eut pris la mauvaise direction pour la seconde fois. La foule le rendait nerveux, ce qui ne risquait que d’empirer à l’approche de l’heure de pointe. Il fallait qu’il sorte de là. Un peu rembruni, il se retourna une ou deux fois, reprit ses repères et remonta à contre-courant vers un couloir d’entrée en bousculant plusieurs personnes qui marchaient dans l’autre sens. Qu’y avait-il dans l’épaisse enveloppe que le consul Vorlynkin lui avait remise ? Elle crissait contre sa peau. Après avoir pénétré dans la rotonde du deuxième niveau, il esquiva une femme qui poussait un landau, s’appuya contre une colonne et sortit la lettre. À sa déconvenue, si elle n’était pas cachetée d’une empreinte de pouce sanglante, elle n’en restait pas moins scellée, interdisant le moindre coup d’œil. Il soupira et la fourra de nouveau dans sa chemise. Il finit par trouver le bon escalator et monta de deux étages pour atteindre la galerie du sommet. Il s’inquiétait au sujet de ses bêtes. Miles-san allait-il s’en occuper correctement ? On ne savait jamais, avec les adultes. Ils faisaient mine de vous prendre au sérieux, mais dans votre dos ils se moquaient des choses qui étaient importantes à vos yeux. Ou ils disaient que parce que vous étiez un gosse, vous oublieriez bientôt tout ça. Mais Miles-san avait eu l’air d’aimer sincèrement les rats de Jin, et il avait laissé Jinni monter sur son épaule et lui mâchouiller les cheveux sans broncher. Jin savait tout de suite si les adultes ne raffolaient pas des rats, aussi soignées, amusantes et amicales que fussent ces créatures. Elles ne mordaient vraiment pas fort, à moins qu’on ne les comprime trop par accident, et qui pouvait les en blâmer ? Quelque chose se posa sur l’épaule de Jin, qui sursauta avec un glapissement. S’il avait été équipé en conséquence, il aurait sans doute lui aussi mordu cette main, mais il dut se contenter de se retourner et de lever les yeux. Pour les poser sur son pire cauchemar. Des cheveux bruns, un sourire affable, l’uniforme bleu de la sécurité municipale. Ce n’était pas qu’un agent de sécurité du métro-tram : ceux-là portaient un costume vert. Une vraie policière, comme celles qui étaient venues chercher sa mère. « Comment tu t’appelles, petit ? » Le ton était amical, mais un brin autoritaire. Jin ouvrit la bouche : « Jin… » Oh non, ça n’allait pas suffire. Mentir aux adultes lui fichait la trouille, mais il parvint à ajouter : « Jin, heu, Vorkson. » Elle battit des cils. « Qu’est-ce que c’est que ce nom ? — Mon père était un galactique. Mais il est mort maintenant », ajouta Jin avec prudence. Et c’était une demi-vérité, après tout. Il essaya de ne pas repenser aux funérailles. « Ta mère te laisse te rendre seul au centre-ville ? Il y a école, tu sais ? — Heu… oui. Elle m’a envoyé faire une course. — Appelons-la, alors. » Jin tendit ses maigres poignets. Il avait une sensation froide et palpitante au creux de l’estomac. « Je n’ai pas de bracelet-comm, madame. — Ce n’est pas grave. Tu vas m’accompagner à la cabine de sécurité et nous l’appellerons de là-bas. — Non ! » Soudain pris de panique, Jin tenta de se dégager. Il se retrouva le bras douloureusement tordu dans le dos. Le pan de sa chemise bâilla et l’enveloppe tomba sur la chaussée dans un grand bruit sec. « Non, attendez ! » Il tenta de plonger pour la reprendre. Sans lui lâcher le bras, la femme la ramassa la première et l’examina en fronçant les sourcils. Elle murmura à son propre bracelet-comm : « Code six, Dan. Au niveau un. » Un autre policier fit irruption quelques instants plus tard. « Qu’est-ce qu’on a, Michiko ? Tu nous as chopé un petit voleur à l’étalage ? — Je ne sais pas trop. Il fait peut-être l’école buissonnière. Ce jeune homme doit venir dans la cabine et appeler sa mère. Et confirmer son identité, je pense. — D’accord. » Une poigne plus solide encore s’empara de l’autre bras de Jin. Il se laissa entraîner, impuissant. Il cherchait désespérément une occasion de se libérer, mais les deux étreintes ne se relâchèrent nullement. La cabine de sécurité s’ouvrait sur de grandes baies vitrées dominant la rotonde. Il faisait frais à l’intérieur, et quand la porte se referma, un extraordinaire silence s’installa, ce qui aurait d’ordinaire eu le don de soulager Jin, mais pas cette fois. Il y avait là beaucoup d’écrans, et Jin constata que des caméras étaient braquées directement sur le visage des passants qui descendaient ou montaient les escaliers mécaniques. Il ne les avait pas remarquées dans le tohu-bohu qui régnait là-bas. La femme le laissa lourdement tomber sur une chaise pivotante. Ses pieds touchaient à peine le sol. Le baraqué, Dan, brandit un stylo optique. « Laisse-moi regarder tes yeux, petit. » Un scanner rétinien ? Un éclair rouge. Jin ferma les yeux aussi fort qu’il put et se couvrit le visage des mains pour faire bonne mesure, mais il était déjà trop tard. Il entendit l’homme qui s’éloignait vers sa console de comm. « Il a la trouille, Dan », commenta la femme. Jin jeta un coup d’œil à travers ses phalanges et la vit qui tenait l’enveloppe, la palpait et la secouait comme un cadeau d’anniversaire. « Tu crois que c’est à cause de ce qu’il y a là-dedans ? » La console émit un tintement. « Aha ! Je crois que nous avons une correspondance. Ça a été rapide. » L’agent Dan leva les yeux et demanda : « Est-ce que tu t’appelles Jin Sato ? — Non ! — C’est écrit ici qu’il a disparu depuis un an. » Sans lâcher le bras de Jin, la femme s’écarta pour regarder l’écran holovid. « Dieux du ciel ! Je parie que sa famille sera soulagée de le revoir ! — Non, certainement pas ! Laissez-moi partir ! — Mais où t’es-tu caché pendant toute une année, petit ? » demanda l’agent Dan, non sans douceur. « Et qu’est-ce que c’est que ça ? » interrogea Michiko en soupesant l’enveloppe d’un air désapprobateur. « Vous n’avez pas le droit de la prendre ! Rendez-la-moi ! — Qu’y a-t-il donc à l’intérieur ? — Ce n’est qu’une lettre. Une… une lettre très personnelle. Je suis censé la remettre à quelqu’un. Pour… pour des gens. » Les deux officiers se raidirent. « Quel genre de gens ? s’enquit Michiko. — Juste… des gens. — Des amis ? Des gens de ta famille ? » La famille n’était pas une bonne chose dans le monde de Jin. « Non. Je les ai rencontrés aujourd’hui pour la première fois. — Où les as-tu rencontrés ? » Jin serra les dents. « Pas d’adresse. Pas de tampon postal. Aucune raison pour que nous n’y jetions pas un coup d’œil, pas vrai ? » dit Dan. La femme hocha la tête et lui tendit l’enveloppe. Dan déplia un couteau de poche et l’ouvrit de bas en haut en la tenant au-dessus du plan de travail. Une grosse liasse de billets en tomba avec un bruit sourd, suivie d’un message qui voltigea. Il y avait là plus d’argent que Jin n’en avait jamais vu rassemblé de toute sa vie. À voir leurs yeux exorbités, les agents n’avaient pas l’habitude, eux non plus, d’en voir tant d’un coup, et certainement pas entre les mains d’un gosse. Dan feuilleta la liasse et laissa échapper un long sifflement de stupéfaction. Michiko dit : « Un réseau de drogue, tu crois ? Des dealers de rêves ultrasensoriels ? — Ça se pourrait… Dieux du ciel, ça pourrait être n’importe quoi. Félicitations, Michiko. Avec ce truc, si j’étais toi, je ne m’inquiéterais pas trop pour ma promotion. » Braquant un regard plus respectueux sur l’enveloppe, Dan retira, tardivement, certes, une paire de fins gants en plastique de sa poche et les enfila avant de saisir la note. Elle semblait avoir été imprimée sur une demi-plastifeuille. Dan lut à voix haute : « Nous devons supposer que vous savez ce que vous faites. Veuillez nous contacter en personne dès que possible. » Il retourna la note à la lumière. « Ni adresse, ni date, ni nom, ni signature. Rien. Trèèès suspect, tout ça. » Michiko se pencha pour plonger un regard sévère dans les yeux de Jin. « Où as-tu rencontré ces gens méchants, petit ? — Ils n’étaient pas méchants. C’était juste… des gens. Des amis d’un ami. — Où emportais-tu tout cet argent ? — Je ne savais pas que c’était de l’argent ! » — Michiko haussa les sourcils. « Tu y crois, toi ? demanda-t-elle à son partenaire. — Ouais, dit Dan, sinon il aurait pu mettre les bouts avec ce magot. — Logique. — Jamais ! Même si j’avais su ! — Plus personne ne peut te faire du mal, maintenant, Jin, dit Michiko d’un ton plus amène. Tu es en sécurité. — Mais personne ne voulait me faire du mal ! » Jin ne s’était jamais senti moins en sécurité de toute sa vie. Et s’il se mettait à table, Suze, Ako, Tenbuiy et tous ceux qui s’étaient liés d’amitié avec lui ne le seraient plus non plus. Et Lucky et les petits rats et les poulets, et le grand et magnifique Gyre… Pinçant les lèvres aussi fort qu’il le pouvait, Jin rendit leur regard aux agents. « Appelle les services de l’enfance pour qu’ils s’occupent du gamin, dit Michiko. Les autres preuves sont plutôt du ressort de la mondaine, j’imagine. » Dan acquiesça en glissant d’une main gantée la précieuse enveloppe de Jin, la liasse de billets et la note dans un sac plastique transparent. « Mes animaux », murmura Jin. Miles-san lui avait confié une tâche élémentaire, et il l’avait pourtant fait foirer. Il avait tout fait foirer. À travers ses paupières closes, les larmes commencèrent à filtrer. Dans un grincement sonore et un nuage de poussière, l’attache boulonnée sauta du mur de béton. « Pas trop tôt », souffla Roïc. Chapitre cinq Roïc attendit que les ombres s’épaississent et que le rare écho des bruits de pas le long du balcon s’estompe un bon moment avant de hasarder une prudente reconnaissance. Le verrou de la porte céda sous ses assauts, ou plutôt, le frêle encadrement de porte éclata en morceaux en expectorant le mécanisme tout entier, plus bruyamment qu’il ne l’aurait voulu, mais personne ne cria ni ne vint voir ce qui se passait. Accroupi pour rester invisible depuis les fenêtres, ses pieds nus évoluant en silence sur les lattes à l’exception du tintement occasionnel de la chaîne qui lui enserrait la cheville, il découvrit que le balcon ceignait le bâtiment rectangulaire sur trois côtés, et se terminait aux deux extrémités par des escaliers. Une dizaine de chambres comme la sienne s’alignaient à cet étage. Il n’y en avait pas d’autre au-dessus. Un deuxième immeuble, dont les fenêtres filtraient de pâles lueurs jaunes, se dressait à droite, en bas de la pente. Masqué par les arbres qui poussaient derrière, on distinguait un parking, mais l’absence manifeste d’éclairage de sécurité en soustrayait les détails à la vue de Roïc et de quiconque survolerait l’endroit en naviplane, pensa-t-il. Pour le moment, l’ombre lui convenait tout à fait. Il tourna et se faufila de l’autre côté. La silhouette sombre et trapue d’un troisième édifice, qui ressemblait vaguement à une remise, émergeait à la lisière de la garrigue sans relief. Roïc se demanda s’il fallait mettre la clairière qui se découpait au milieu des denses conifères sur le compte d’un ancien incendie. Son cœur faillit lâcher quand une voix siffla au-dessus de sa tête : « Roïc ! Là-haut ! » Il se tordit le cou pour apercevoir le blême ovale d’un visage qui le fixait par-dessus le bord du toit. Grâce à la longue natte noire qui pendait par-dessus l’épaule de la silhouette, Roïc l’identifia, soulagé. « Dr Durona… Raven ? Ils vous ont eu aussi ? — Chut ! Pas si fort. Nous étions dans le même aérocamion. Vous étiez dans les vapes. Montez avant que quelqu’un ne revienne. » Une paire de bras minces se tendit vers le bas. Raven était apparemment à plat ventre. « Attrapez mes mains… » Roïc n’émit guère plus qu’un bref grognement et un léger bruit de friction pour se hisser jusqu’au toit plat. Marchant à pas de loup pour éviter qu’un choc trop brutal ne se répercute dans le plafond en dessous, ils s’abritèrent tant bien que mal sous le rebord d’un encastrement de cheminée. Raven Durona aurait pu passer pour un natif de Kibou-daini, avec ses traits et sa corpulence de svelte intellectuel eurasien, son nez aquilin et ses cheveux raides qui tombaient jusqu’à la taille, mais il suffisait qu’il ouvre la bouche pour que son accent étranger le trahisse. Délégué du Groupe Médical Durona d’Escobar, il était le seul que Roïc connût au colloque, et très vaguement encore, mais m’lord leur avait inexplicablement fait signe de se tenir à l’écart l’un de l’autre. Raven avait accusé réception du message d’un imperceptible geste du menton et d’un tressaillement de sourcil, et il avait soigneusement évité Roïc et m’lord par la suite. Pour laisser les coudées franches à m’lord afin qu’il repère ses propres cibles, réalisait Roïc avec le recul. Roïc se recroquevilla pour s’asseoir en tailleur, le cryochirurgien escobaran serra ses genoux dans ses bras, et ils rapprochèrent leurs visages. Dans un murmure presque inaudible, Roïc demanda : « Des gardes ? — Non, mais nos ravisseurs sont toujours éveillés, répondit le Dr Durona sur le même ton. La plupart d’entre eux sont restés en bas au réfectoire, mais certains viennent faire un tour à l’étage de temps à autre. Ils dorment juste en dessous de nous. — Comment êtes-vous sorti de votre chambre ? — Une petite opération à cœur ouvert sur le verrou de la fenêtre des toilettes. » Une évasion sans doute facilitée par le fait que l’homme était mince comme une couleuvre ; avec ses larges épaules, Roïc ne serait pas passé. « Et les chaînes ? — Des chaînes ? Vous étiez enchaîné ? Quel traitement de faveur, Roïc ! — Laissez tomber. À quelle distance de Northbridge sommes-nous, l’avez-vous vu ? Et où, bon sang ? — Je dirais cent, cent cinquante kilomètres. J’ai seulement aperçu la forêt à perte de vue. Il ne semble pas y avoir de route ; tout doit arriver en naviplane ou en aérocamion. Cet endroit était une sorte d’hôtel de tourisme lacustre accueillant les habitants de Northbridge le week-end, avant que le barrage ne s’écroule lors d’une tempête et que le lac ne se vide dans le fleuve. La reconstruction s’est enlisée dans les procès, si bien que le projet est mort et enterré depuis plusieurs années. Il se trouve qu’un de nos preneurs d’otages en est le propriétaire. C’est peut-être comme ça que les gens du Front de Libération en sont venus à ce plan saugrenu. — Mais bon sang, qu’est-ce qu’ils… Non, attendez. D’abord, avez-vous vu Lord Vorkosigan ? » Raven secoua sa tête aux cheveux noirs et lustrés. « Je crois que je les ai vus le bousculer, dans le hall, quand ils m’ont mis la main dessus et que vous étiez occupé à jeter les gens dans le tube ascensionnel en leur hurlant de grimper, et je vous jure que certains de ces pauvres délégués étaient plus effrayés par vous que par nos assaillants… mais je ne l’ai pas revu depuis. Il n’y a que six autres otages ici, en plus de vous et moi. Tous enfermés pour la nuit. Il semble que le FLHNE envisageait d’en accueillir trois fois plus. Ils vous en veulent un peu à cause de ça. — Combien de salopards ? — Voilà bien une formule de Barrayaran ! Une dizaine sur place, je dirais. Je ne les ai jamais vus tous ensemble. Ils se relaient pour nous asticoter. — Hein ? — Pour nous haranguer, principalement. Sur les graves et glorieux desseins du Front de Libération de l’Héritage de Nouvel Espoir. — Oh. J’ai eu droit à un échantillon. — Un échantillon, seulement ? Nous autres, nous avons subi ça pendant des heures. Ils nous ont fait descendre au réfectoire en nous baratinant jusqu’à ce que la gorge leur en pèle. — Comment se fait-il que je n’aie pas été invité ? — Vous, vous avez cette réputation de belliqueux barbare barrayaran – dites-le six fois sans respirer – trop dangereux pour qu’on lui lâche la bride. Des chaînes, hein ? Je crois que vous avez eu de la chance de manquer la classe. Je crois qu’ils pourraient bien essayer de nous inculquer une sorte de syndrome de Stockholm, mais ils s’y prennent mal. Le vieux baron Ryoval aurait pu les manger tout crus au petit déjeuner. » Roïc n’avait entendu qu’une seule fois le frère-clone de m’lord, Lord Mark, évoquer le défunt baron Ryoval de l’Ensemble de Jackson, en grommelant quelque chose qui sonnait comme : « Et ensuite, nous nous pencherons sur la fascinante contraction de la pupille que nous pouvons obtenir en menaçant l’œil qui vous reste. » L’idée ne lui était pas vraiment venue de chercher à en savoir plus. En fait, l’idée qui lui était venue, c’était de s’éloigner en douce, bien qu’il dépassât Lord Mark d’une bonne cinquantaine de centimètres. Roïc savait seulement que les membres du Groupe Durona au grand complet, environ trente-cinq frères-et-sœurs-clones et pourvus de talents médicaux hors du commun, se sentaient redevables de leur nouvelle vie en liberté, loin du techno-esclavage jacksonien, à Lord Mark et Lord Vorkosigan. La raison d’être de l’accent bigarré de Raven et de tous les autres Durona, c’est qu’ils étaient tous des réfugiés de l’Ensemble de Jackson qui vivaient depuis plus d’une décennie sur Escobar. Quant à la raison de ne plus être du tristement célèbre Baron, c’était Lord Mark. Et la raison pour laquelle Roïc et Raven se retrouvaient assis côte à côte sur ce toit… Celle-là était encore bien floue. Pour commencer, Raven avait été invité au colloque pour s’exprimer sur les techniques de cryoréanimation après un décès traumatique. M’lord et un Roïc contraint et forcé avaient assisté à son intervention trois jours auparavant, après quoi le médecin avait sous-entendu, lors d’une rencontre fortuite dans un tube ascensionnel de l’hôtel, que m’lord pourrait être fort intéressé par le cas très complexe du patient C, qui avait connu un trépas des plus répugnants à la suite de l’explosion d’une grenade à aiguilles en pleine poitrine. Il s’agissait, comme Raven en avait informé son public, de l’un de ses premiers cas, et l’un des plus mémorables, en tant que jeune assistant chirurgien. M’lord avait été captivé. Roïc avait fermé les yeux. Mais à part ça… « D’accord, mais pourquoi ces abrutis vous sermonnent-ils ? — Pour faire valoir leur cause, je pense. C’est un peu le même processus que ces derniers jours au congrès, en fait, mais à l’envers. Et avec un buffet moins appétissant. — Sont-ils interdits de parole par le gouvernement, ou censurés par les médias locaux ? — Pas du tout, apparemment. Ils ont même un site sur le réseau planétaire, où ils clament à qui veut l’entendre tout ce qu’il y a à savoir de leurs opinions. Et ceux qui veulent l’entendre sont rares, semble-t-il. Ils se sont tournés vers des moyens plus énergiques pour attirer l’attention. Certes, dévaliser quelqu’un en le menaçant d’une arme, ça marche plutôt bien. Mais convaincre quelqu’un d’une idée en le menaçant d’une arme… Un peu moins. Au début de la journée, nous crevions tous de peur. Mais à la fin, c’était juste affreusement casse-pieds. » Raven se frotta le nez. « On dirait qu’ils ont prévu de continuer pendant des jours. D’où ma tentative d’évasion, mais ce n’est pas une réussite. — Nous avons déjà fait un bout de chemin… — Oui, mais nous sommes perdus au beau milieu des bois, à une centaine de kilomètres de la civilisation, plus encore si jamais on s’égare. Même si cette forêt ne grouille pas de prédateurs mangeurs d’hommes, il faudrait être cinglé pour plonger dans le noir sans chaussures ni équipement. Et tous les véhicules du parking sont fermés à clé. Je viens de vérifier. — Pas de chance. » Raven examina Roïc d’un air songeur. « À moi tout seul, je ne pense pas être capable d’assommer quelqu’un qui sortirait de son naviplane pour m’en emparer, mais si nous mettions une embuscade sur pied tous les deux… » Roïc comprit avec résignation : si vous l’assommiez et si je restais en retrait pour vous encourager de loin… Raven se renfrogna. « Sauf que cette équipe ne semble pas faire beaucoup d’allées et venues à l’extérieur. Ils s’enferment tous sans faire de bruit. Avant de vous tomber dessus, je commençais à me demander si je n’aurais pas mieux fait de retourner dans ma chambre mine de rien, et d’attendre une meilleure occasion. — Je ne crois pas que je pourrais faire ça », dit Roïc en se souvenant de l’encadrement fracassé de sa porte. Il tendit le cou pour observer par-dessus le toit ce troisième édifice obscur. Si ce qu’il voyait là-bas était bien l’ancien rivage… « Qu’est-ce que c’est que cet autre bâtiment ? — Mystère. Je n’ai vu personne entrer ni sortir. — Je pense que ce pourrait être un hangar à bateaux. Ou une cabane à outils, mais je penche plutôt pour le hangar à bateaux. » Raven jeta un coup d’œil désabusé au lit du lac asséché et murmura : « Je n’ai jamais fait de bateau. Et ce n’est pas la nuit idéale pour s’y mettre. D’un autre côté, des outils… Croyez-vous que vous pourriez réussir à forcer un naviplane ? Mais même dans ce cas, il vous faudrait le code de déverrouillage pour le faire décoller. Un pied-de-biche ne serait d’aucune utilité. À part peut-être pour cogner son propriétaire ? — M’lord a des bateaux. Il possède une propriété sur un lac, dans le district Vorkosigan, chez nous, sur Barrayar, à quelques heures de la capitale en naviplane. » Une idée germait dans la tête douloureuse de Roïc. « Je suis partant pour aller jeter un œil. » Raven le gratifia d’un regard dubitatif mais haussa les épaules en signe d’acquiescement. Avec mille précautions, tous deux se laissèrent glisser du toit et descendirent sur la pointe des pieds l’escalier de l’autre côté. Ils filèrent en ligne droite jusqu’au couvert des arbres, puis décrivirent un arc de cercle pour ressortir près du bâtiment bas, côté rive. Sous l’effet des brindilles, des pierres et des débris sur ses pieds nus, Roïc se rangea à contrecœur à l’opinion de Raven concernant une excursion prolongée dans les bois. La fenêtre de verre était incassable, et l’entrée qui faisait face à l’ancien lac, cadenassée, mais elle céda au même traitement que Roïc avait infligé à la porte de sa chambre. Le fracas qui en résulta fit grimacer Raven ; ils se figèrent tous deux, l’oreille dressée, mais aucun cri d’alarme ne se fit entendre. Ils se glissèrent à l’intérieur. La porte d’entrée ouvrait sur un bureau, et la suivante n’était providentiellement pas verrouillée. Roïc l’ouvrit à la volée, débouchant sur une pièce qui ressemblait à un garage. Il y faisait aussi très noir, mais… Était-il possible de sentir des bateaux ? Les relents de bois, d’essence, d’eau de cale et d’algues séchées étaient caractéristiques, et étrangement enthousiasmants, comme un parfum d’été en bocal. Une fois habitué à l’obscurité, Roïc put distinguer une demi-douzaine de canoës suspendus au plafond, et une paire de coques plus massives posées sur de robustes berceaux. Un établi de l’autre côté de la pièce, quasiment vide. Raven s’y dirigea, les mains tendues devant lui de crainte de heurter tête la première quelque colonne ou autre obstacle dissimulé dans les ombres, mais Roïc le rappela en chuchotant. « Venez par ici. Ce grand bateau à moteur… Aidez-moi à retirer la bâche. — Roïc, même si nous parvenions à le traîner jusqu’aux portes, le lac est asséché. — Ce n’est pas ça. Donnez-moi un coup de main, voulez-vous ? » La coque mesurait bien cinq mètres de long, et moitié moins de large. Une bâche de plastique protégeait un vaste cockpit ouvert. Les fixations se détachèrent de mauvaise grâce, et Roïc dégagea la bâche pour entrer. Raven le suivit, intrigué. Roïc trouva les commandes à tâtons, derrière le pare-brise, et ouvrit ce qui se révélait être… Oui ! Le couvercle d’un petit plateau vid. Si seulement ce bon sang de poste de comm disposait d’une alimentation indépendante, comme il était censé en avoir une… Les doigts gauches de Roïc tombèrent enfin sur l’interrupteur, et des lumières vertes et ambrées débouchèrent soudain les flaques d’obscurité. « Hé ! s’exclama Raven sur un ton impressionné, ce qui était flatteur car la plupart des Durona intimidaient Roïc. Vous saviez qu’on tomberait là-dessus ? — Je m’en doutais un peu. Si on louait des bateaux aux clients ici, il fallait bien ménager quelque chose pour aller les secourir. Les postes de comm sont des accessoires standard pour un bateau de plaisance de cette taille, comme les sondeurs, les interfaces de navigation et tout le reste. » Trouver le canal d’urgence ne posa aucun problème. En quelques minutes, Roïc avait persuadé ses interlocuteurs de le faire remonter jusqu’à la police de Northbridge. Grâce à son passé d’îlotier, il avait une idée précise de ce qu’il fallait dire pour contacter sans trop de mal les gens les plus influents, et le système d’aide à la navigation du bateau leur fournit des coordonnées précises. Il décrivit brièvement son expérience et celle de Raven à l’inspecteur de Northbridge, stupéfait mais ravi, qui avait hérité de ce cas d’enlèvement, une affaire qui devait faire grand bruit à en juger par le ton de sa voix. Au grand désarroi de Roïc, il semblait que personne n’eût encore retrouvé Lord Vorkosigan. Pendant que la police de Northbridge se démenait, Roïc coupa la communication et se laissa retomber. « Et maintenant ? demanda Raven. — On attend. — Les secours ? Vous croyez qu’on devrait faire quelque chose pour les autres ? — Mieux vaut faire profil bas. Pas besoin d’ameuter tout le monde si nous ne manquons pas trop à nos ravisseurs pour le moment. Laissons les gens de Kibou faire leur travail, et espérons qu’ils nous trouveront les premiers. » Roïc se souvint que m’lord conseillait toujours de laisser faire les autochtones, une préoccupation que lui-même ne semblait prendre à cœur que par intermittence. Et en parlant des gens du coin… Roïc se pencha de nouveau sur les commandes et rechercha le numéro du consulat barrayaran de Northbridge. Malheureusement, le réseau public ne divulguait que le numéro ordinaire, et non la ligne d’urgence sécurisée codée dans son bracelet-comm, apparemment abandonné quelque part en ville par ses ravisseurs qui craignaient d’être localisés par ce biais. Une voix enregistrée lui demanda poliment de rappeler pendant les heures d’ouverture ou de laisser un message. En fond sonore, Roïc entendit une marche militaire barrayarane assourdie qui lui donna un petit frisson de mal du pays. Il avait commencé à enregistrer un rapport succinct de sa situation lorsqu’il fut interrompu, à son grand soulagement, par un véritable interlocuteur. Roïc reconnut le lieutenant Johannes, le jeune chauffeur qui les avait pris à l’astroport une semaine plus tôt pour les emmener à l’hôtel où se déroulait le colloque, accompagné du consul Vorlynkin en personne, m’lord étant tout de même m’lord. Attaché militaire, plus ou moins affilié à la SécImp, et d’après ce qu’avait pu voir Roïc, cuisinier, jardinier et ordonnance du consul. En entendant Johannes, il éprouva un indéfinissable sentiment de camaraderie. « Homme d’armes Roïc ! Vous allez bien ? Où êtes-vous ? » Johannes parlait d’une voix brusque et anxieuse. Roïc reprit une fois de plus son résumé. À mi-chemin, le visage épuisé du consul Vorlynkin se joignit à l’image de Johannes au-dessus du plateau vid. « Si vous suivez la police de Northbridge de votre côté, vous en saurez probablement autant que nous, et aussi vite », termina Roïc. Vorlynkin prit la parole : « Lord auditeur Vorkosigan n’est pas avec vous, n’est-ce pas ? — Nous ne l’avons pas aperçu ici. Des traces de votre côté ? » Une pause un peu trop longue. « Nous n’en sommes pas vraiment sûrs. » Bon sang, mais qu’est-ce que ça voulait dire ? « Quand vous serez libre, présentez-vous immédiatement au consulat, poursuivit Vorlynkin. Dois-je envoyer Johannes comme agent de liaison avec la police ? » Roïc se gratta le crâne. « Si m’lord n’est pas là, pas la peine de se faire de bile pour nous. Je reviendrai avec les autres. — Et moi ? » dit Raven d’un ton qui pouvait être indigné ou amusé, difficile à dire. « Qui est-ce ? demanda abruptement Vorlynkin. — Le Dr Durona. Une connaissance d’Escobar, un des délégués », répondit Roïc. Raven se pencha obligeamment dans le champ avec un sourire bienveillant. Vorlynkin eut un petit mouvement de recul morose. « M’lord serait content de savoir qu’il est… avec moi », expliqua Roïc. En sécurité semblait un peu prématuré. Vorlynkin dit froidement : « Vous savez, si vous étiez un peu plus loquaces, vous autres, nous aurions moins de mal à faire notre boulot et à vous assister. » La pointe d’amertume qui perçait dans la voix du consul était plus réconfortante pour Roïc que Vorlynkin aurait jamais pu l’imaginer. Il donnait bel et bien l’impression d’avoir effectivement eu affaire à m’lord, et de répugner à en parler par le biais d’un poste de comm non sécurisé. « Affirmatif, monsieur », fit Roïc d’un ton apaisant. Il coupa la communication. « Et maintenant ? interrogea Raven. On reste assis à attendre les sirènes ? — Mieux vaudrait qu’il n’y ait pas de sirènes. Ils feraient mieux de leur tomber dessus et de mettre la main sur les otages en douce. » Ou du moins c’est ce qu’il leur aurait conseillé. Au bout d’une pause prolongée, Raven déclara : « La façon d’agir des hommes du Front de Libération ne donnait pas à penser qu’ils voulaient nous tuer. Juste nous convertir. — La panique incite à de drôles de choses. » Raven soupira. « Vous gagneriez sans doute à être un peu plus rassurant, vous savez, Roïc ? » Blottis autour des diodes du panneau de commandes comme s’il s’agissait d’un minuscule feu de camp, ils attendirent au milieu des ténèbres. Miles secoua le portail en fer forgé du consulat, se rendit compte qu’il était fermé à clé, et jeta par-dessus un regard circonspect. Derrière la façade délicate se dressait une coquette maison qu’éclipsaient ses grandioses voisines. Au moins paraissait-elle bien entretenue. Peut-être s’agissait-il autrefois des quartiers des domestiques ? Kibou-daini, située au bout d’un couloir de navigation en cul-de-sac, de l’autre côté d’Escobar, et bien au-delà du rayon d’influence de Barrayar, n’avait jamais eu assez d’importance stratégique pour qu’on y gaspille les deniers de l’Empire. Ce consulat n’existait pour ainsi dire que pour aider les entrepreneurs occasionnels de Barrayar, ou plus probablement de Komarr, à s’y retrouver dans les réglementations planétaires, pour assister les membres de l’Impérium qui se trouvaient impliqués dans des problèmes locaux, et pour orienter et discrètement contrôler les voyageurs de Kibou, encore plus rares, qui envisageaient de visiter l’Impérium. L’arrivée de Miles était probablement l’événement le plus excitant que ce consulat eût connu depuis des années. Ouais, eh bien vous n’avez encore rien vu. La fraîcheur qui précédait l’aube était humide et pénétrante, il avait des crampes aux mollets et son dos lui faisait mal. Il soupira et escalada tant bien que mal le portail, récupéra sa canne, monta d’un pas lourd la courte allée et appuya sur la sonnette. Les lumières de l’auvent et de l’entrée s’allumèrent, un visage le scruta par la vitre, et la porte s’entrouvrit très légèrement. Un jeune homme que Miles ne reconnut pas lui parla avec l’accent de Kibou : « Monsieur, il faut revenir aux heures d’ouverture. Nous serons ouverts dans deux… » Miles coinça sa canne dans l’ouverture, fit levier pour l’élargir, baissa la tête et entra de force. « Monsieur… » Le larbin ne fut sauvé d’une explosion dévastatrice de courroux auditorial que par l’irruption du consul Vorlynkin dans la galerie au fond de l’entrée. « Qu’y a-t-il Yuuichi ? Oh mon Dieu, Lord Vorkosigan ! » Mû par un instinct de conservation opportun, Yuuichi battit en retraite. Vorlynkin, grand et mince, vêtu seulement d’un pantalon, d’une chemise et de pantoufles, avait les yeux embrumés et tenait une tasse fumante d’où émanait le doux parfum du thé vert chaud. Miles fut si distrait par l’odeur qu’il faillit bien rater son entrée minutieusement répétée, mais il avait eu des heures pour la peaufiner la nuit dernière. « Vorlynkin, qu’est-ce que vous avez foutu de mon messager, bordel ! » Vorlynkin se raidit brusquement, révélant inconsciemment un passé militaire. Un – très – vague soulagement éclaira ses yeux bleus. « Nous pouvons répondre à cela, milord ! — Jin est donc parvenu jusqu’ici ? — Heu… oui, milord. » Le problème était donc survenu au retour… Miles avait attendu jusqu’à minuit, gagné par l’anxiété, avant d’imposer le sacerdoce de baby-sitter pour animaux à Ako et de prendre lui-même les choses en mains, ou plutôt en pieds. Les heures qu’il lui avait fallu pour arriver jusqu’ici sans se faire voir n’avaient pas adouci son humeur. La pluie non plus. Les sourcils du consul s’affaissèrent tandis qu’il jaugeait l’apparence de Miles, bien loin de l’aspect d’éminence grise soigneusement cultivé que ce dernier arborait lors de leur brève rencontre la semaine passée. Cependant, les loques tachées, le chaume de deux jours, la puanteur générale et le choix de chaussures surprenant n’étaient peut-être pas les seules raisons de son effarement. Faisant montre toutefois d’une clairvoyance bien investie dans le corps diplomatique, il capta le regard de Miles qui suivait les mouvements de sa tasse et ajouta d’un ton suave : « Voulez-vous venir vous asseoir dans la cuisine, Lord auditeur ? Nous étions en train de déjeuner. — Du thé, oui », acquiesça Miles, ainsi affranchi du désir irrationnel d’arracher la tasse des mains de son interlocuteur. Oui, par tous les dieux. Vorlynkin le guida dans le couloir du fond en lui demandant : « Comment êtes-vous arrivé ici ? — À pied. Une trentaine de kilomètres depuis minuit, par des petits chemins, en faisant deux fois un détour pour éviter d’avoir à m’expliquer avec les îlotiers locaux dans mon état actuel. Il va sans dire que tel n’était pas mon plan, à l’origine. » La cuisine était une modeste pièce proprette occupée par une table de salle à manger ronde coincée dans une sorte de baie qui donnait sur le jardin clos de derrière. Pour l’heure, les fenêtres reflétaient encore l’intérieur bien éclairé, mais dehors l’obscurité moite de la nuit virait déjà au bleu. L’attaché Johannes, le blondinet, fit volte-face devant le four micro-ondes et faillit laisser tomber le plateau instarepas qu’il venait de faire réchauffer. Sur l’impérieux signe de tête de son chef, il se hâta de tirer une chaise pour leur très important, quoique très débraillé visiteur. Miles s’y laissa choir en s’efforçant de ne pas laisser sa gratitude l’emporter sur son exaspération, étant donné que cette dernière était à peu près tout ce qui lui permettait de tenir le coup. « Puis-je vous apporter quelque chose, milord ? demanda le lieutenant avec empressement. — Du thé. Et aussi une douche, des vêtements secs, à manger, du sommeil et une console de comm sécurisée. Je me contenterai sans doute de la console de comm, mais commençons par le thé. » Dans le cas contraire, il risquait de s’étendre, la tête sur le bras, et d’opter sur-le-champ pour le sommeil. « Avez-vous envoyé mon message rassurant à Barrayar et à ma femme ? Codé, je l’espère ? » Vorlynkin répondit avec une certaine raideur : « Nous avons informé les Affaires galactiques de la SécImp sur Komarr que nous avions eu de vos nouvelles et que vous n’étiez pas aux mains des ravisseurs. — Pas si mal. Je les mettrai au courant de l’évolution de la situation juste après. » Miles espérait qu’il devancerait tout message que quiconque aurait eu l’immense maladresse de transmettre à Ekaterin, ou il serait bon pour une séance de plates excuses une fois rentré chez lui. « De mon côté, je n’ai pas eu de nouvelles depuis hier. Avez-vous des informations sur les otages du colloque ? Du neuf au sujet de l’homme d’armes Roïc ? » Vorlynkin poussa sa chaise près du bord de table voisin de celui de Miles. « Là, nous avons de bonnes nouvelles, milord. Votre homme d’armes a réussi à échapper à ses ravisseurs assez longtemps pour trouver un poste de comm et contacter les autorités de Northbridge. L’équipe de secours de la police vient de les retrouver ; nous sommes restés debout toute la nuit pour suivre l’affaire. Il semble que tout le monde ait été libéré, et en vie. Je ne sais pas combien de temps il lui faudra pour rentrer : il a dit qu’il devait rester sur place le temps de témoigner. — C’est vrai que Roïc a beaucoup plus de patience pour les procédures de police que moi. » Miles avala sa première gorgée de thé chaud, infiniment réconfortante. « Et le gamin… Attendez. Qui êtes-vous, au juste ? » Miles braquait les yeux sur Yuuichi, qui s’était réfugié avec Johannes à l’autre bout de la cuisine. « Il s’agit de notre réceptionniste, Yuuichi Maison, répondit Vorlynkin. Notre employé le plus précieux. Il est ici depuis environ cinq ans. » L’intéressé jeta un coup d’œil reconnaissant à son patron et se fendit d’une petite révérence courtoise à l’attention de Miles. En fait, c’était le seul employé du consulat. Et comme Vorlynkin était en poste depuis deux ans et Johannes frais émoulu de l’an dernier, Maison était également le plus ancien, en termes de service sinon d’âge. À qui pouvez-vous faire confiance, Lord auditeur ? Dans une situation comme celle-ci, à personne excepté Roïc, supposa Miles, mais un surplus de paranoïa pouvait se révéler aussi préjudiciable qu’un excès de confiance. Marchons sur la pointe des pieds, certes, mais ne nous figeons pas pour autant sur place. « Qu’est-il donc arrivé à Jin ? — Nous vous l’avons renvoyé exactement comme vous l’aviez demandé, milord. Nous avons toutefois pris la précaution d’insérer un microtraceur à écho dans l’enveloppe. » Pas vraiment conforme au ne le suivez pas préconisé par Miles, mais il eût été hypocrite de chicaner sur les détails. Il n’y a que le résultat qui compte, après tout. « Tôt ce matin, l’enveloppe semble avoir fait une halte dans ce que nous pensons être l’armoire à scellés du poste de police central de Northbridge, ou du moins se trouve-t-elle dans ce bâtiment. Le jeune Jin a fini au centre de détention pour mineurs, après être tombé entre les mains de la police. Il y est resté toute la nuit. Avec ces bribes d’informations, le lieutenant Johannes est parvenu à accéder aux registres des arrestations publiques d’hier et à l’identifier par élimination. Il semble que le nom complet du gamin soit Jin Sato, un fugueur qui a disparu depuis plus d’un an ! — J’étais au courant. » La contenance diplomatique de Vorlynkin suintait maintenant une tension perceptible. « Milord ! Comment diable avez-vous pu embrigader un gamin comme celui-ci dans vos affaires, quelles qu’elles puissent être ? — Il a onze ans, dit Miles. — Onze ! De mieux en mieux ! — Quand mon père avait onze ans, répliqua Miles avec pondération, il est devenu l’aide de camp de mon grand-père, le général, au beau milieu d’une guerre civile à grande échelle. À l’âge de treize ans, il avait déjà participé à l’éviction d’un empereur. Je ne me figurais certes pas qu’un simple aller-et-retour en plein jour dans sa ville d’origine, et sur une planète pacifique encore, puisse être au-delà des forces de Jin. » Et pourtant, il s’était bel et bien trompé. Miles se crispa intérieurement. Il n’avait pas réfléchi aux implications du statut de fugueur de Jin dans un lieu aussi étroitement surveillé, alors même qu’il choisissait, selon son habitude, son propre itinéraire de façon à éviter d’être repéré. Le gamin devait être mort d’inquiétude pour ses animaux à l’heure qu’il était, et c’était loin d’être le pire. « À moi de m’occuper de ça, alors. Je n’abandonne pas les miens si je peux l’éviter. Il va juste nous falloir le retrouver. » La mâchoire de Vorlynkin s’affaissa. « C’est un mineur. Comment faire ? Nous n’avons aucun droit légitime sur lui ! — Et il avait sur lui tout notre argent liquide, ajouta Johannes. Je serais bien allé le récupérer moi-même, mais je n’avais aucun moyen de prouver que la somme nous appartenait. » Il braquait sur Miles un regard désapprobateur qui sous-entendait lourdement : exactement comme vous l’aviez demandé. Eh bien, il nous reste votre traceur, mais avant que Miles ne puisse exprimer sa pensée, Vorlynkin poursuivit. « Si votre messager en culottes courtes crache le morceau, je m’attends à ce que ce soit la police de Northbridge qui nous contacte. Avec des questions très délicates. » Miles s’immobilisa, sur le qui-vive. « L’ont-ils déjà fait ? — Non. Pas encore. » Et s’ils n’avaient pas appelé, c’est que Jin avait gardé le silence, dans des conditions qui devaient être particulièrement angoissantes pour lui. « C’est… intéressant. — Mais où êtes-vous allé ramasser ce gosse, milord ? demanda Vorlynkin. — En fait, c’est lui qui m’a trouvé. Plus ou moins dans le caniveau. » Miles édulcora mentalement son récit. Après tout, il avait tacitement promis à Suze de ne pas dévoiler l’existence de son repaire si elle lui donnait des informations, et elle lui en avait bel et bien fourni, même s’il ne savait pas vraiment comment il convenait désormais de les exploiter. « Vous avez lu mon message, non ? » Vorlynkin acquiesça. « Eh bien, comme je vous l’ai expliqué, la substance avec laquelle les kidnappeurs ont tenté de m’endormir a au contraire provoqué des hallucinations démentes, et j’ai fini par me perdre dans les Cryocombes. » Pas besoin de préciser combien de temps : la chronologie d’une telle mésaventure était assez élastique pour couvrir le jour qu’il avait passé avec Jin et compagnie. « Quand je suis revenu à la raison et que j’ai trouvé la sortie, j’étais encore angoissé à l’idée que mes ravisseurs me retrouvent et trop éreinté pour continuer à marcher. Jin m’a obligeamment porté secours, et je lui suis redevable. » Vorlynkin braqua sur Miles un regard dur. « Êtes-vous en train de nous dire que vous n’aviez pas toute votre tête ? — Ce serait effectivement une explication convenable si quelqu’un en demandait une. Ce consulat dispose-t-il d’un avocat local ? — Sous contrat, oui. » La procédure standard. Êtes-vous sûrs de pouvoir lui confier nos secrets ? Voilà une question que Miles n’était pas encore prêt à poser à voix haute. « Bien. Contactez l’avocat aussitôt que possible et renseignez-vous sur ce que nous pouvons faire pour récupérer Jin. » Il tendit sa tasse pour ravoir du thé ; Yuuichi le réceptionniste le servit poliment. La main de Miles tremblait d’épuisement, mais il réussit à ne rien renverser avant que le récipient n’atteigne ses lèvres. « Une douche vaut bien trois heures de sommeil. D’abord la douche, et ensuite la console de comm, si vous voulez bien. — Vous ne devriez pas prendre un peu de repos, milord ? » demanda Vorlynkin. Miles réprima une violente envie de hurler « Vous osez me contredire ? ». C’était un signe qui ne trompait pas : il avait fichtrement besoin de repos, en effet, mais il lui restait quelques éléments cruciaux à élucider en premier lieu. « Plus tard, dit-il avant d’admettre : bientôt. » Au bout d’un moment, il ajouta à contrecœur : « Vous feriez mieux d’informer la police de Northbridge que je me suis échappé, perdu dans les Cryocombes, et que j’ai regagné le consulat par mes propres moyens. Je ne veux pas qu’ils gaspillent leurs ressources à me courir après. Dites-leur que je suis sain et sauf mais mort de fatigue, et que je reste me reposer ici. Ils pourront envoyer quelqu’un recueillir ma déclaration demain s’ils en ont besoin. Ne mentionnez pas Jin à moins qu’ils ne le fassent eux-mêmes. Si quiconque demande à me voir… Faites-le-moi savoir d’abord. » Ceci lui valut un autre regard lourd de la part de Vorlynkin, qui se contenta cependant d’acquiescer. Johannes mena Miles à l’étage et aux chambres à coucher. Il semblait bien que les deux célibataires barrayarans économisaient sur le loyer en logeant sur place. Le personnel du consulat fit un formidable bond dans l’estime de Miles en lui fournissant ses vêtements et son équipement personnels, récupérés avec ceux de Roïc dans leur chambre d’hôtel peu après l’enlèvement. Quand il le lui remit, Johannes considéra l’équipement de communication sécurisé de l’auditeur, le nec plus ultra de la SécImp, avec le respect approprié. Les biens personnels que ses ravisseurs avaient arrachés à Miles étaient encore entre les mains de la police. Ils avaient été retrouvés abandonnés dans une ruelle du centre-ville et conservés comme preuves, à l’exception de son sceau d’auditeur, que Vorlynkin était parvenu à leur soutirer au prix de vigoureuses négociations diplomatiques, à ce que Miles avait cru comprendre. Une demi-heure plus tard, lavé, rasé et habillé de frais, Miles se fit conduire par Johannes à ce qui passait pour une salle hermétique de communication au sous-sol, et s’installa devant une console de comm sécurisée. Miles s’étira le dos et tendit les doigts, puis il entra sa première recherche : Lisa Sato. « Qui est-ce ? demanda Johannes qui regardait par-dessus son épaule. — La mère de Jin Sato. — C’est quelqu’un d’important ? — En tout cas, quelqu’un le pensait, lieutenant. » Et tandis que le plateau vid clignotait, Miles se pencha sur le flux de données. Chapitre six Un bref entretien avec m’lord par la console de comm du quartier général de la police de Northbridge où les délégués secourus étaient enfin arrivés délivra Roïc de sa pire inquiétude : perdre le petit emm… m’lord. De nouvelles interrogations se bousculaient pour la remplacer. Pourquoi m’lord insistait-il pour que Roïc emmène avec lui le Dr Durona ? « En fait, j’avais prévu de retourner à l’hôtel du colloque pour récupérer mes bagages, intervint Raven en se penchant sur le capteur vid. — Venez me voir d’abord, répondit m’lord. — Je vais manquer mon vaisseau de saut. — Il y en a tous les jours. Et ne reprogrammez pas votre départ tout de suite. » Raven leva d’un coup ses sourcils noirs. « Mon temps, c’est de l’argent. — Je saurai m’en souvenir. » Raven se fendit d’un sourire malgré l’aridité de m’lord, puis il suivit Roïc, tous deux traînant les pieds dans les pantoufles jetables que leurs hôtes leur avaient fournies jusqu’à ce que leurs chaussures volées refassent surface. C’était déjà le milieu de l’après-midi quand la police finit par déposer Roïc et son compagnon perplexe au consulat. La maison paraissait excessivement modeste aux yeux de Roïc, mais il supposait que maintenir la dignité de l’Impérium à cette distance était déjà bien assez coûteux. Elle paraissait cependant à même d’offrir une douche et un coin pour piquer un somme, les deux ambitions encore inassouvies de Roïc maintenant que la police avait fourni un repas aux captifs – ou du moins des barres de ration à volonté. Haute teneur en protéines et en vitamines, et un goût de mastic enrobé de chocolat et mélangé à de la litière pour chat : il fallait croire que certaines abominations étaient universelles. Roïc mit de côté ses velléités de toilette et demanda au lieutenant Johannes de les emmener directement auprès de m’lord, lequel était déjà installé comme une araignée au centre de sa toile dans la salle de communication hermétique du consulat. Dans la plupart des ambassades planétaires que Roïc avait visitées dans le sillage de m’lord, la salle scellée semblait être le centre névralgique des affaires diplomatiques, chargée d’une atmosphère d’urgence feutrée. Celle-ci ressemblait plutôt à la salle de loisirs – des loisirs passés de mode – que quelqu’un se serait aménagée au sous-sol et aurait équipée en high-tech sur le tard. M’lord pivota sur l’un des sièges et en désigna d’autres à Roïc et Raven avant de congédier Johannes d’un bref « Merci, lieutenant ». Ce dernier, qui avait eu l’air d’envisager de rester et de laisser traîner ses oreilles, acquiesça et se retira poliment, refermant la porte avec ce bruit étouffé caractéristique des bonnes isolations sonores. Roïc ignora l’ambiance d’antre de tueur en série qui régnait dans la pièce sans fenêtre et tenta d’apprécier le fait qu’ici au moins on pouvait tenir une conversation vraiment privée. « Vous allez bien, tous les deux ? » C’était une question de pure forme ; m’lord n’attendit même pas l’acquiescement bref de Raven et le grommellement de Roïc pour continuer. « Racontez-moi tout ce qui vous est arrivé. Je veux tous les détails. » L’air de plus en plus préoccupé, m’lord écouta le récit minutieux du kidnapping et du sauvetage, et gratifia les narrateurs d’un simple « ah » une fois qu’ils en eurent terminé. Il ajouta à l’attention de Raven : « Je suis ravi de vous retrouver sain et sauf. Je n’aurais pas aimé avoir à expliquer votre disparition à vos clones, ni au mien. Je pensais que le Groupe Durona aurait envoyé votre sœur Rowan. — Non, elle est bien trop occupée ces temps-ci pour se permettre des excursions loin d’Escobar, dit Raven. C’est elle qui dirige notre département cryonique. Nous avons plus de cinq cents employés, entre les services cliniques, la recherche et l’administration. Elle et le méditech escobaran qu’elle a épousé projettent de faire sauter le couvercle du réplicateur utérin de leur deuxième rejeton d’un jour à l’autre. — Pas de clonage, hein ? — Non, la bonne vieille méthode : un ovule et un spermatozoïde dans une éprouvette. Ils n’ont même pas voulu d’altération génétique, exception faite des tests de routine de détection d’anomalies, cela va sans dire. — Cela va sans dire, répéta m’lord sans commenter. Ce qui fait que cette bonne vieille Lily Durona est grand-mère, maintenant… Ou tante, selon la façon de voir. Elle est toujours en bonne santé pour son âge, j’imagine. — Elle se porte on ne peut mieux. — Intéressant. » Raven tripota distraitement la natte un peu défaite qui lui tombait sur l’épaule et poursuivit. « Maintenant qu’elle dirige le département, Rowan dit que la pratique chirurgicale lui manque. Elle fait à peine deux réanimations par semaine, ces derniers temps. J’en pratique de deux à six par jour, en fonction des complications. Mais rien d’aussi compliqué que votre cas : il a fallu qu’on s’y colle dix-huit heures d’affilée, Rowan, moi et deux équipes de méditechs à l’époque. — Vous avez fait du bon boulot. — Merci. » Raven fit un geste d’acquiescement où Roïc perçut une certaine suffisance. « Transmettez mon bon souvenir à Rowan, quand vous la verrez. — Oh, oui, elle a dit de vous passer le bonjour aussi. » Cela lui valut un regard curieusement ironique et un hochement de tête en guise de réponse. « J’en conclus, ajouta Roïc, que le Dr Durona ici présent ne s’est pas rendu au colloque par hasard ? — Effectivement. J’ai demandé au Groupe Durona de me fournir une expertise technique indépendante du congrès et de tout ce qui pourrait en ressortir. — En fait, le Groupe avait reçu une invitation formelle bien avant que vous ne fassiez votre demande, Seigneur Vorkosigan. Nous étions sur le point d’envoyer un de nos plus jeunes internes. L’endroit n’est pas dépourvu d’intérêt pour nous, à dire vrai. — Et avez-vous observé quelque chose qui soit digne d’intérêt jusqu’ici ? D’un point de vue technique ? » M’lord se cala dans son siège et joignit les doigts en pyramide, fixant Raven d’un air réfléchi. « Rien d’inédit pour nous, côté technique. J’ai remarqué qu’ils semblaient plus concernés par la congélation que par le dégel de leurs patients. — Oui, les cryocompagnies se livrent manifestement à de savants calculs avec les votes par procuration de leurs… clients. — Et c’est un jeu dont ils sont les grands vainqueurs, apparemment. » M’lord approuva. « Le sujet était à peine évoqué durant le colloque, mais il semble qu’il fasse énormément débat dehors. Que ce soit dans les rues ou ailleurs. » Raven ajouta : « Les protestations du FLHNE étaient pour le moins vigoureuses. — Ouais, mais pas très efficaces, dit Roïc. Ces demeurés sont de vrais discrédits sur pattes. — Vous avez l’impression tous les deux que le débat est ouvert, au train où vont les choses ? Ça fait du bruit ? — Eh bien oui, dit Raven. Pas aussi tapageur que la politique escobarane, cependant. — Mais plus que celle de Barrayar, convint Roïc. — Et beaucoup plus que celle de l’Ensemble de Jackson, je vous l’accorde, ajouta Raven avec un sourire en coin. — Ça, ce n’est pas de la politique, c’est la loi du plus fort », marmonna m’lord. Il poursuivit à plus haute voix : « Eh bien, grâce au FLHNE, je viens de passer deux journées fort instructives. Maintenant que vous êtes revenus vivants tous les deux, je suppose que je peux me permettre de leur en être reconnaissant. — Des réponses ? demanda Roïc avec un plissement de front sagace. — Mieux que ça. Une tripotée de nouvelles questions. » Et m’lord renchérit, évidemment, sur le récit de Roïc avec son histoire à vous dresser les cheveux sur la tête de Cryocombes infinies sous la ville, racontant comment il était tombé sur une opération de cryogénisation clandestine apparemment dirigée par de vieux SDF croulants. Raven n’eut pas l’air de s’émouvoir énormément de la cryonie de contrebande : il était jacksonien, après tout. À la connaissance de Roïc, rien de ce qui se faisait dans l’Ensemble de Jackson n’était légal. Ou plus précisément, il n’y avait simplement pas de légalité, là-bas. « Fragile et, à long terme, condamnée. » Telle était l’opinion succincte que Raven se faisait de l’opération actuelle de Mme Suze. « Je suis stupéfait qu’elle ait déjà tenu si longtemps. — Mouais… Pas vraiment. Ce sont des clandestins, mais pas de quoi faire couler la barque des cryocompagnies. Et tout le monde ici est sur le même bateau, après tout. » M’lord se frotta le menton et plissa des yeux rougis qui brillaient un peu trop. « Ce qui nous mène à cette Lisa Sato et à son groupe. — La maman congelée de votre petit gardien de zoo ? demanda Roïc. — Exact. On laisse le FLHNE à ses petites affaires, on ferme les yeux sur Suze et ses copains, mais on ne lésine pas sur les moyens et les dépenses pour démembrer le groupe de Sato, apparemment plus raisonnable et légal. Tant de bruits parasites, et on ne réduit qu’une seule voix au silence. » M’lord désigna la console de comm sécurisée, maintenant éteinte. « J’ai passé les dernières heures à fouiner… » Et en tant qu’ancien agent galactique de la SécImp, fouiner était une seconde nature chez m’lord, pensa Roïc. « … et il ne m’a pas fallu longtemps pour tomber sur un vrai carnaval d’anomalies. Lisa Sato n’a pas été le seul membre de son organisation à connaître un sort funeste. Deux ont été congelés après un traitement prétendument infructueux pour des problèmes de santé qui n’auraient pas dû être fatals, un autre est mort dans un accident, et une autre encore est censée s’être suicidée en sautant d’un toit, mais elle pourrait aussi bien avoir été poussée. Même à l’époque, quelques sourcils se sont levés et pas mal de gens s’en sont offusqués, mais les suites ont été noyées dans les nouvelles par une véritable avalanche de scandales sexuels. Qu’en déduisez-vous ? — Que le groupe de Lisa Sato était sur le point de mettre le doigt sur quelque chose d’énorme », répondit lentement Roïc. Raven fit un signe d’assentiment. « Comment ? — Curieusement, cela n’apparaît pas dans les archives publiques. Ni dans celles qui le sont un peu moins. Quelqu’un a fait là un boulot de nettoyage dans les règles de l’art, même s’il restait impossible de rendre l’affaire complètement invisible. C’est dorénavant en tête de ma liste de questions toutes neuves : qu’a-t-on effacé, il y a un an et demi ? » Roïc fit la moue. « Tout à fait captivant, m’lord, mais… qu’est-ce que ça a à voir avec les intérêts de Barrayar ? » M’lord s’éclaircit la gorge. « Trop tôt pour le dire », répondit-il d’un ton guindé. Roïc comprit le message avec morosité : Je n’ai encore aucune raison, mais je finirai bien par en trouver une. M’lord se sentait-il soudain poussé par un élan donquichottesque en faveur d’un petit orphelin ? L’empereur Gregor lui-même avait mis en garde Roïc, lors de l’une de leurs rares conversations privées, contre la coûteuse tendance de m’lord à se prendre pour un chevalier errant. L’impérial soupir qui avait accompagné cette révélation était trop indéchiffrable pour que Roïc sache si Gregor attendait de lui qu’il retienne m’lord ou pas. La porte s’ouvrit dans un chuintement et le consul Vorlynkin passa la tête dans l’entrebâillement. « J’ai des nouvelles de l’avocate, Lord Vorkosigan. — Ah, bien ! » M’lord lui fit signe d’entrer ; il resta planté là, hésitant. « Quoi de neuf pour Jin ? — Comme je le craignais, nous n’avons aucun recours légal. Si c’était un orphelin sans parent, vous pourriez en demander la garde, mais cela prendrait des mois et les tribunaux de Northbridge rejetteraient sans doute la demande, en particulier s’il y avait le moindre soupçon que vous l’emmeniez sur Barrayar. — Je n’ai pas demandé à l’adopter, Vorlynkin. Je veux juste le tirer des pattes de la police. — Quoi qu’il en soit, Lord auditeur, l’affaire est déjà entendue. La police a déjà remis le gamin à une parente, une tante qui s’avère en fait être sa tutrice légale actuelle. — Merde, lâcha m’lord. J’espère qu’Ako est plus douée que moi comme gardienne de zoo. — Eh bien, ce n’est pas comme si nous pouvions le kidnapper », dit Vorlynkin avec un faible sourire. M’lord lui décocha un coup d’œil en coin. Regrettant sans doute cet élan d’audace humoristique, Vorlynkin s’éclaircit la gorge et revint à son habituelle attitude effacée. Roïc se demanda s’il ne ferait pas mieux de prendre Vorlynkin à part, un peu plus tard, pour le prévenir d’éviter de dire ce genre de chose en présence de m’lord, et pas parce que le Lord auditeur risquait d’en prendre ombrage. Roïc frotta ses paupières ensommeillées. « Peut-être que la nuit vous portera conseil, m’lord », suggéra-t-il, non sans penser à lui-même. M’lord avait de toute évidence pris une douche et enfilé des vêtements propres, mais il avait toujours l’air d’avoir passé une nuit blanche, comme eux tous. Et l’éclat brillant de ses yeux ne trompait pas. « Avez-vous vérifié les niveaux de vos neuro-transmetteurs depuis que vous êtes revenu ? » L’augmentation de ces derniers signalait l’imminence d’une crise et la nécessité d’utiliser le stimulateur médical pour la provoquer à l’avance dans un lieu sûr et contrôlé. M’lord adressa un grommellement indistinct à ses chaussures. « Je vois », dit Roïc d’un ton sans appel. M’lord soupira et se frotta la nuque. « C’est bon. — Je peux retourner à l’hôtel, maintenant ? » demanda Raven, plein d’espoir. « Oui, mais restez en contact. En fait… Vorlynkin, veuillez fournir au Dr Durona un bracelet-comm sécurisé avant qu’il ne s’en aille, d’accord ? » Vorlynkin haussa les sourcils, mais il se contenta de répondre : « Oui, milord. — J’ai besoin d’informations », gronda m’lord sans parler à personne en particulier. Il leva les yeux vers le consul pour le jauger. « Bien, Vorlynkin. Si BlanChrys ou n’importe lequel de nos hôtes appelle pour me parler, dites-leur que je suis très contrarié par l’interruption du colloque et l’enlèvement de mon garde du corps. En fait, je suis furieux, et dès que j’aurai récupéré de mon calvaire, j’envisage de rentrer chez moi et de faire un rapport très défavorable sur cette affaire à qui voudra l’entendre, à commencer par l’empereur Gregor. — Heu… et c’est le cas ? » demanda Vorlynkin, perplexe. En guise de réponse, m’lord se contenta d’un sourire inquiétant. « Je veux que vous vérifiiez jusqu’où ils sont prêts à aller pour rétablir le contact. Faites savoir que vous userez de tous vos talents diplomatiques pour me calmer, mais que vous ne savez pas si cela suffira. S’ils vous offrent de vous… motiver pour faire cela, ne leur dites pas non. — Vous… voulez que j’accepte des pots-de-vin, milord ? » Vorlynkin serra les dents. Son ton légèrement scandalisé était sincère, et il était saisi d’une compréhensible appréhension. « Eh bien, faites au moins mine d’y réfléchir, d’accord ? Cela nous permettra de savoir qui veut quoi, et combien ils sont prêts à y mettre. Si le loup ne sort pas du bois, il me faudra trouver une autre tactique, mais si vous vous montrez un tant soit peu doué pour la pêche, je pense que vous parviendrez à les faire mordre à mon hameçon. — Je, heu… ferai de mon mieux, milord. » Vorlynkin ne dévisageait pas vraiment le Lord auditeur comme s’il venait de lui pousser une seconde tête, mais Roïc pouvait presque le voir se débattre pour rester à la surface. Eh oui, bienvenue dans mon monde. Le débriefing était terminé. Le consulat disposait à l’étage de deux chambres à coucher disponibles pour les invités. Elles servaient rarement dans ce sens et commençaient plus ou moins à faire office de remises. L’une d’entre elles avait été débarrassée à la hâte pour le Lord auditeur. Roïc ouvrit le lit et fouilla les bagages de m’lord pour trouver le stimulateur de crise. M’lord se mit en sous-vêtements, s’assit au bord du lit et considéra l’appareil médical avec répugnance. « Quel bidule mal fichu ! — Oui, m’lord. Dites-moi, je suis censé faire confiance à ces types du consulat ou pas ? — Je n’en suis pas encore sûr. Je me suis déjà fait avoir par du personnel d’ambassade et même des messagers de la SécImp corrompus. — Parce que si vous prévoyez de les utiliser en renfort, ce dont nous aurions grand besoin, il faudrait commencer à les mettre dans le circuit. Le lieutenant Johannes, par exemple, ce gars-là ne sait pas trop quoi penser du fait que vous l’ayez fichu à la porte tout à l’heure. — C’est cette étiquette de Lord auditeur. Avant, je savais m’y prendre pour que n’importe qui me raconte sa vie, bon sang. Pendant tes quelques secondes de temps libre, efforce-toi de les évaluer, tu veux ? Je ne doute pas qu’ils soient plus volontiers sincères avec un type comme toi. Le visage simple et honnête, ce genre de chose… — Oui, m’lord. — Je sais déjà qu’il y a quelqu’un ici qui achète les gens. Il reste à savoir si le consulat a déjà été soudoyé ou s’il ne semblait pas utile de l’avoir sous contrôle avant que je fasse mon apparition. Aucun Barrayaran n’a de famille ici, pas besoin de s’inquiéter qu’ils jouent la carte de l’intimidation. » M’lord se renfrogna, s’étendit et colla le stimulateur sur le haut de son crâne. Roïc lui tendit l’écarteur buccal dans lequel il mordit. Il prit une profonde inspiration et garda les yeux bien fermés, comme s’il était sur le point d’avaler un médicament au goût ignoble, puis déclencha l’appareil. Roïc le chronométra : c’était une de ces longues crises, de celles qui indiquaient que m’lord avait trop tiré sur la ficelle. Roïc s’était fait aux yeux qui roulaient, à la grimace grotesque et aux convulsions, mais il craignait de ne jamais s’habituer à cette troublante absence de personnalité qui faisait perdre au visage tout semblant de vie. L’orage neural s’estompa comme prévu et m’lord retomba comme une poupée désarticulée. Ses yeux se rouvrirent sur le monde comme s’ils étaient en train de le recréer de toutes pièces. « Bon Dieu, ce que je déteste ça », grommela-t-il. La réplique traditionnelle à cette étape. « Je vais être K-O pour le reste de la nuit même si je parviens à dormir tout mon saoul. Et demain aussi. — Je vous apporterai du café. — Merci, Roïc. » M’lord roula sur le côté, tira les couvertures à lui, et céda enfin aux exigences de son corps fourbu. Étouffé par l’oreiller, presque inaudible, il émit encore : « ‘ci pour tout… » Roïc secoua la tête et s’en fut à pas de loup jusqu’à sa propre couchette. Jin ouvrit des yeux irrités dans la semi-obscurité de la minuscule chambre à coucher de sa sœur Minako, et étouffa un grognement en se mordillant la lèvre. Il avait projeté de rester éveillé pour tromper la vigilance de ses geôliers, et peut-être leur fausser compagnie, mais l’épuisement de la veille avait eu raison de lui. Il se redressa sur un coude. Une veilleuse en bas du mur émettait une douce lueur rose, mais la pièce n’avait pas d’horloge. Il faisait encore nuit noire dehors, et les ronflements étouffés d’oncle Hikaru filtraient par les murs peu épais de la chambre voisine : tout le monde était donc encore endormi, mais il pouvait être n’importe quelle heure entre minuit et l’aube. Il dégagea ses jambes nues des couvertures de l’étroit futon. Tante Lorna l’avait mis au lit en sous-vêtements, car le pyjama de son cousin Tetsu aurait été trop grand, et celui de son cousin Ken trop étriqué. Quant à ses vêtements à lui, elle les avait confisqués pour les laver, voire les brûler, avait-elle dit, étant donné qu’on ne savait pas par où ils étaient passés. En tout cas, Jin ne voulait pas le dire. Désespéré, il s’approcha de la fenêtre coulissante et tira sur le loquet. Celui-ci se débloqua, mais la fenêtre ne s’ouvrit que de trois centimètres environ. Après la querelle du dîner, oncle Hikaru avait emprunté une échelle pour aller bloquer le rail avec une baguette. Jin arrivait tout juste à faire passer ses doigts sous le châssis, mais pas sa main. Il ne parviendrait pas à réitérer son évasion de l’année passée. Jin colla le front contre la vitre froide et jeta un coup d’œil au petit jardin du patio, un étage plus bas. En un sens, tante Lorna lui avait facilité les choses à l’époque en y exilant tous ses animaux. Après être descendu par la fenêtre et s’y être laissé tomber, il n’avait eu qu’à les embarquer dans la vieille poussette de Minako, laissée contre la barrière un peu plus tôt ce jour-là. Il avait alors été terrifié à l’idée que les cris de Gyre et les miaulements de Lucky puissent réveiller la maisonnée ou que l’aquarium contenant les rats et la tortue se renverse et se brise à grand bruit, mais la nuit était fraîche, les fenêtres fermées et, en dehors de lui, personne ne se préoccupait de ses animaux. Enfin, Tetsu avait bien pris l’habitude d’agacer Gyre, jusqu’à ce qu’il prenne un coup de bec, naturellement. Après, il y avait eu l’expédition aux urgences, la colle chirurgicale et les antibiotiques, et les piaillements de tante Lorna qui criait plus fort que Tetsu, surtout à cause de la facture. Le lendemain, Tetsu avait exhibé sa cicatrice de guerre à l’école avec une fierté que Jin avait trouvée suspecte. Jin laissa tomber et essaya la porte. Il tourna la poignée aussi silencieusement qu’il le put. Toujours fermée. Savoir qui emmènerait Jin aux toilettes au beau milieu de la nuit avait fait débat, un débat auquel oncle Hikaru avait mis un terme de façon très terre à terre en lui donnant un seau. La méthode avait scandalisé tante Lorna et suscité les railleries de Tetsu et Ken, jusqu’à ce que l’oncle leur cogne dessus. Après cela on s’était disputé au sujet de l’endroit où Jin allait dormir, puisque sa sœur était désormais trop grande pour partager un lit avec lui, à moins que ce ne fut le contraire. Tetsu et Ken, qui se partageaient une chambre exiguë, s’étaient plaints de l’incursion forcée d’un troisième garçon dans leur fourbi, refusant d’être bombardés gardiens de Jin. L’intéressé avait enduré la polémique en silence, la veille et aujourd’hui, guettant l’occasion de s’enfuir. Mais il ne s’attendait pas à se retrouver enfermé. « C’est juste le temps que le gamin s’habitue », avait dit oncle Hikaru. Comme si Jin risquait d’abandonner ses animaux. Comme s’il pouvait envisager de rester ici. Miles-san s’était-il correctement occupé de ses protégés ? Que devait-il penser, maintenant que le garçon avait disparu avec son argent ? Croyait-il que Jin l’avait volé ? C’était la police qui l’avait volé, mais le galactique, si extraordinaire fut-il, allait-il croire la version de Jin plutôt que celle des adultes ? Il avala la boule dans sa gorge, bien déterminé à ne plus pleurer, parce que c’était peut-être en se relâchant de la sorte qu’il s’était endormi, plus tôt. D’un autre côté, quel intérêt de rester debout s’il ne pouvait pas sortir ? Il retourna au futon et s’y blottit comme une âme en peine. Peut-être réussirait-il à cacher un tournevis ou d’autres outils dans sa chambre le lendemain, pour essayer de démonter la fenêtre ou le verrou de la porte de l’intérieur. Tenbury aurait su comment faire, Jin en était persuadé. Il ne pensait pas être à même de simuler la résignation si rapidement afin d’endormir la vigilance de ses gardiens, pas avec cette inquiétude qui confinait peu à peu à l’affolement. Tante Lorna avait menacé de l’inscrire dès le lendemain à l’école de Tetsu et Ken, parce qu’elle ne pouvait pas se permettre de manquer le travail à cause de lui un jour de plus. Il se souvint qu’il était encore moins facile de s’enfuir de l’école que de… Non, Jin se refusait à concevoir cette étroite maison de location, ressemblant comme deux gouttes d’eau à celles qui l’encadraient, comme chez lui. Le verrou de la porte cliqueta. Tante Lorna qui serait venue l’épier ? Il entendait toujours les ronflements d’oncle Hikaru. Il se retourna pour faire face au mur, remonta les couvertures par-dessus son épaule et ferma les yeux aussi fort qu’il put. « Jin ? murmura une voix timide. Tu dors ? » Jin se retourna à nouveau, à la fois soulagé et agacé. Ce n’était que Mina. « Oui », grogna-t-il. Bref silence. « Non, c’est pas vrai. — Qu’est-ce que tu veux, à la fin ? » Une poupée oubliée ou un jouet en peluche, sans doute, bien qu’elle en eût emporté un plein panier avec elle dans son campement sur le canapé, en bas. La porte s’ébranla et coulissa sur son rail, et de petits pieds s’avancèrent à pas feutrés jusqu’au futon. Il se redressa sur le coude et leva les yeux sur elle, qui le regardait. Elle avait les mêmes yeux marron et la même tignasse noire ébouriffée que Jin, mais elle était plus grande et moins potelée que dans son souvenir, quatorze mois auparavant. Elle n’était pas encore entrée à l’école à l’époque, alors qu’elle se trouvait désormais en deuxième année. Elle avait l’air… moins perdue, quelque chose comme ça. « Si je te laisse sortir, dit-elle, tu m’emmènes avec toi ? — Hein ? » Stupéfait, Jin se releva en serrant ses genoux dans ses bras. Elle ne s’était donc pas simplement perdue en allant aux toilettes ? « Non, bien sûr que non. T’es folle ? » Le visage de sa sœur se décomposa. « Oh. » Elle battit en retraite vers la porte et commença à la refermer derrière elle. « Non, attends ! » siffla Jin en se levant tant bien que mal. Dans la pièce à côté, les ronflements s’interrompirent. Ils se figèrent tous deux. Au bout d’un moment, on entendit un grincement et une sorte de bruit de siphon glougloutant, et les bor-borygmes réguliers reprirent. « On ne peut pas parler ici, murmura Jin. On descend. » Elle sembla y réfléchir, puis acquiesça. Elle l’attendit dans le couloir tandis qu’il s’enroulait une couverture autour des épaules avant de lui emboîter le pas. Jin referma la porte le plus lentement et discrètement qu’il put. Les escaliers crissèrent sous leurs pas délicats, mais personne ne vint les chercher. « N’allume pas la lumière », dit Jin sans hausser la voix. L’éclairage qui filtrait de ce qu’oncle Hikaru appelait la « cuisine à entrer de profil », dans une alcôve du salon – salle à manger, était bien suffisant pour éviter de trébucher sur quoi que ce soit. Mina reprit place dans son nid de couvertures sens dessus dessous, sur le canapé. Jin se posa au bord de la chaise d’oncle Hikaru et jeta un œil tout autour. Mina demanda : « Tu te souviens de papa ? — Ouais. Un peu. — Pas moi. Juste de sa photo dans l’autel familial que maman avait installé. — Tu avais trois ans. » Jin, lui, en avait sept quand leur père était mort. Quatre ans auparavant, autant dire une éternité. Il se rappelait mieux le chagrin et la colère démesurés de sa mère, qu’il n’avait plus vue que très rarement par la suite, comme si un seul décès leur avait enlevé d’un coup leurs deux parents, avant même que les policières ne viennent la chercher. « Tante Lorna n’a pas conservé l’autel ? — Elle m’a laissé le garder dans ma chambre un moment, mais quand on a manqué de place parce qu’il me fallait un bureau pour l’école, elle l’a mis dans un carton et rangé quelque part. Je ne savais pas si je devais y mettre ta photo ou pas. » Mina était en train d’enfiler ses chaussures d’un air déterminé. « Tu ne peux pas venir avec moi, répéta Jin d’un ton gêné. Pas là où je vais. — Où tu vas ? — C’est une longue marche. Trop loin pour toi. Et pourquoi tu veux venir, d’abord ? » C’était la petite chouchoute de sa tante et de son oncle, après tout. « Tetsu et Ken sont affreux avec moi. Ils me font enrager et ils me harcèlent. Oncle Hikaru leur crie dessus, mais il ne fait jamais rien au bout du compte. » Jin ne voyait pas trop où était le problème. Certes, il sentait vaguement qu’asticoter sa propre sœur était sans doute son rôle légitime, mais si quelqu’un voulait reprendre le flambeau, il n’y voyait aucune objection. « Ils sont probablement jaloux parce que tu as tous les trucs de fille. Et si tu n’étais pas là, Ken aurait ta chambre », ajouta-t-il dans un souci d’équité. « Tonton et tata parlaient de m’adopter avant que tu reviennes. Mais je ne veux pas de frères comme Tetsu et Ken. Je veux mon vrai frère. — Comment pourraient-ils t’adopter alors que maman est toujours… » Il s’interrompit. En vie ? Le mot lui resta coincé dans la gorge, boule d’incertitude. Il l’avala et poursuivit : « Tu ne peux pas rester là où je vais. Je… Ils ne voudraient pas de toi. Tu serais tout le temps dans nos pattes. » Même si Suze-san et les gens qui vivaient chez elle étaient prêts à s’occuper d’un gamin errant comme ils l’auraient fait d’un chat de gouttière, il avait le sentiment embarrassant que pour une fillette en fuite, et si jeune en plus, ce serait une tout autre histoire. La police, sans compter oncle Hikaru et tante Lorna, se préoccuperait sans doute un peu moins de sa seconde fugue, mais cette indifférence s’étendrait-elle à Mina ? « Tu n’arriverais pas à suivre. — Si ! — Chut ! Parle moins fort ! » Elle fit une moue entêtée. « Si tu ne me prends pas avec toi, je pousse un cri, et ils te rattraperont et ils t’enfermeront dans ma chambre ! Et je ne te laisserai pas sortir, cette fois ! » Il tenta de deviner si elle bluffait ou non. Non, sans doute pas. Pouvait-il l’assommer avec quelque chose avant de prendre la fuite ? Il avait bien l’impression que cette tactique fonctionnait mieux dans les holovids que dans la réalité. Et s’il se servait d’une des casseroles ou des poêles de tante Lorna, les seuls instruments contondants à portée de la main, il produirait un carillon de tous les diables qui réveillerait tout le monde, réduisant ses efforts à néant. Elle interrompit ses ruminations silencieuses d’un ton raisonnable qui lui rappela oncle Hikaru. « Et en plus, j’ai de l’argent et pas toi. —… Combien ? — Plus de cinq cents novyens, répondit-elle fièrement. J’ai économisé l’argent de mon anniversaire et des corvées. » Assez pour faire une douzaine de trajets en tram, sauf que Jin avait renoncé au tube. Il tendit le cou pour jeter un œil à la pendule de la cuisine : encore deux heures avant l’aube, avant que tout le monde ne se lève et découvre leur disparition. Ça ne leur laissait pas beaucoup d’avance, bien moins que la dernière fois. C’était maintenant ou jamais. Jin se rendit à l’évidence. « D’accord, prends tes affaires. Discrètement. Tu sais où tante Lorna a rangé les miennes ? » Ils trouvèrent les vêtements de Jin dans le panier en plastique, avec ses chaussures, à l’intérieur du placard de la cuisine qui abritait le robolessive. Mina savait aussi dans quel tiroir étaient cachées les barres de déjeuner, et elle en fourra une dizaine dans un sac. Quelques minutes plus tard, tous deux se faufilaient par la porte coulissante de derrière. Jin referma le portail du patio aussi doucement qu’il le put derrière lui, et remonta l’allée. Les rares réverbères perçaient la lourde brume nocturne de halos froids. « Je ne suis jamais allée dehors si tard », dit Mina en chuchotant toujours, bien qu’ils fussent déjà bien éloignés de la rangée de maisons. « C’est bizarre. Tu as peur du noir ? » Elle s’arrangea pour marcher plus près de Jin ; il pressa le pas. « Le noir, c’est rien. C’est les gens qu’il faut se méfier. — J’imagine. » Le silence s’éternisa, meublé par le rythme de leurs pas étouffés sur le trottoir. Mina finit par dire : « Ce truc que tante Lorna t’a dit à propos de la rédic… révicid… J’arrive pas à le prononcer. Les enfants qui fuguent sans arrêt. Ils ne les congèlent pas en vrai, hein ? » Jin y songea avec inquiétude. « Je n’ai jamais entendu parler de ça. Et ça leur coûterait beaucoup d’argent, je crois. — Alors elle essayait juste de te faire peur pour que tu sois gentil ? — Ouais. » Et quant à lui ficher la trouille, elle y était parvenue, Jin devait bien l’avouer. « En tout cas, ils ne te congèlent pas la première fois. » Il trouva exagéré le réconfort qu’elle semblait tirer de cette idée. Un souvenir importun revint à Jin. Ce n’était pas l’odeur moite de la nuit qui l’avait fait ressurgir, parce que les policières étaient venues prendre sa mère de jour, mais le nœud glacé qui lui avait tordu les entrailles ce jour-là ressemblait beaucoup à ça. Maman qui s’agenouillait, qui lui agrippait les épaules et lui disait : Jin, prends bien soin de Mina, d’accord ? Sois un bon grand frère et fais ce que te dira tante Lorna. Jin avait renoncé à la dernière partie de la mission quand tante Lorna avait insisté pour qu’il se débarrasse de tous ses animaux, oui, tous, le grand coup de balai ; il n’y avait pas la place et ils puaient et faisaient leurs besoins partout et cet oiseau était un vrai danger public et, pour couronner le tout, Ken était soi-disant allergique à Lucky, qui était pourtant bien trop fainéante pour griffer qui que ce soit. Jin en avait déduit que son cousin reniflait et faisait semblant d’éternuer exprès, juste pour lui taper sur les nerfs, ce qui était une franche réussite. Jin avait complètement oublié la première partie de cette ultime… bénédiction ou malédiction maternelle, il ne savait pas trop. Après tout, personne ne hurlait sur Mina comme ils le faisaient sur lui et ses animaux de compagnie. Il aurait préféré ne rien se rappeler. Ils avaient une bonne marche devant eux avant de sortir du quartier, et il leur fallait y parvenir avant qu’on ne s’aperçoive de leur départ. Peut-être valait-il mieux faire profil bas et se cacher pendant les heures de classe. Jin détermina la direction du sud avec une quasi-certitude et continua d’avancer laborieusement. Chapitre sept Deux jours après le retour matinal de Miles au consulat, les hommes de son comité étaient rassemblés dans l’allée, devant la maison, et regardaient s’approcher la limousine de BlanChrys qui venait les chercher. Longue, mince et luisante, elle s’arrêta au bord du trottoir dans un soupir de maîtresse assouvie. Roïc haussa les sourcils. « Un peu plus classe que ce bus dans lequel ils nous trimballaient quand nous n’étions que des intervenants du colloque, il faut bien le dire. — En effet, acquiesça Miles. Bien joué, Vorlynkin. On dirait bien que BlanChrys est prêt à nous faire des courbettes. » En réponse, le consul rentra la tête dans les épaules d’un air mal assuré. Il avait passé une bonne partie de la veille à émettre et prendre les communications du Lord auditeur pour organiser tout ceci, tandis que Miles se faisait désirer. Au moins ce retard lui avait-il permis de se remettre de sa crise provoquée. Toutefois, si l’effarement qu’il suscitait chez le diplomate de Barrayar ne nuisait pas à sa cause, Miles n’était pas entièrement convaincu du dévouement de cet homme. Ou plutôt, j’ignore à qui il est dévoué. Il gratifia le consul d’un bref sourire. « Au fait, Vorlynkin, évitez d’émettre le moindre commentaire sur ce que vous m’entendrez dire ou me verrez faire aujourd’hui. Durant l’entretien, vous jouerez les béni-oui-oui. » Une pause qui pouvait vouloir dire n’importe quoi. « Oui, milord auditeur. » Un trait d’ironie ? Très bien. Il en était donc capable. « Vous aurez l’impression d’assister à une pièce de théâtre », tenta de le rassurer Roïc. Vorlynkin afficha une expression curieuse, quoique pas particulièrement rassurée. Le Dr Durona, occupé à examiner les hostas bigarrés qui bordaient l’allée, se redressa et tourna la tête avec intérêt quand la verrière arrière de la voiture se releva et qu’une femme en sortit. Elle était aussi raffinée que le véhicule, quoique considérablement plus délicate. Ses longs cheveux noirs étaient tirés et maintenus par des peignes émaillés en une élégante construction que Raven devait sûrement envier, songea Miles. La mode des natifs de Kibou mélangeait esthétique locale et apports galactiques. Le haut près du corps, le gilet ajusté et la veste attachée par une cordelette pouvaient être portés indifféremment par des hommes ou des femmes, mais au lieu de l’ample pantalon masculin attaché aux chevilles une jupe courte et un caleçon long lui permettaient d’exhiber ses sveltes mollets. Le tout dans un subtil camaïeu automnal qui mettait en valeur ses yeux marron foncé. L’effet général était aussi aristocratique que sexy, suscitant l’image d’une courtisane de luxe. Miles avait eu droit à un exposé sur la tradition des geishas lors d’une visite de l’île qui l’avait vue naître, sur la Terre elle-même. Avoir une jeune épouse passionnée par les jardins avait parfois ses avantages. L’impression que cette femme était une arme conçue tout spécialement à son intention venait essentiellement de sa petite taille, quasiment assortie à la sienne, et du fait qu’elle portait des sandales plates. « Bonjour, ohayo gozaimasu ». Elle leur fit à tous l’honneur d’une révérence traditionnelle, mais la cible de son sourire était bien Miles. « Lord Vorkosigan, consul Vorlynkin, Durona-sensei, Roïc-san. Splendide, vous êtes tous là. Je suis Aïda, assistante personnelle de M. Ron Wing. C’est moi qui vous escorterai jusqu’au nouvel établissement BlanChrys et qui répondrai à toutes les questions que vous pourriez vous poser le long du chemin. » Même aux miennes ? Ça m’étonnerait. Miles lui rendit néanmoins le salut adéquat et laissa la ravissante jeune femme les guider jusqu’à la spacieuse voiture de surface. Miles se demanda quels efforts son patron avait dû déployer pour trouver une hôtesse de cette taille en un délai si… minuscule. Ron Wing était l’homme dont Miles avait attendu l’intervention la veille tandis que Vorlynkin transmettait des messages sibyllins, à un cheveu d’arracher les siens. Le titre officiel de Wing était chef du département développement. Wing était l’un des principaux dirigeants de BlanChrys, et le responsable, en dernier ressort, de l’effort d’expansion sur Komarr. C’étaient ses sous-fifres qui avaient fait tant d’efforts pour travailler Miles, et vice versa, durant le colloque. Voyons ce qui vient quand on tire sur la ficelle au bout de laquelle ils s’agitent. Roïc, Aïda et Raven s’installèrent sur la banquette tournée vers l’arrière, tandis que Miles et Vorlynkin s’asseyaient en face. Ils ne craignirent même pas de se cogner la tête les uns contre les autres durant la manœuvre. « Ça me rappelle la vieille limousine de mon papa, murmura Miles à Roïc. — Bah, lui répondit Roïc dans un souffle tandis que le conducteur installé dans le compartiment avant, et qui ne leur avait pas été présenté, les faisait démarrer en douceur. Celle-ci n’est même pas moitié aussi lourde. Pas de blindage. » De sa voix douce, Aïda leur offrit une étourdissante variété de boissons issues du bar du véhicule, que tous refusèrent poliment, à l’instar de Miles. Ce dernier s’inclina de façon à pouvoir contempler la capitale à travers la vitre polarisée. Northbridge n’était pas nichée dans de vraies montagnes, mais les glaciers s’étaient retirés depuis assez longtemps pour que les ruisseaux sculptent dans les moraines un relief un peu moins monotone. La flore locale, pour le moins rudimentaire, avait été quasiment bannie par un agencement paysager urbain basé sur les importations terrestres. La cité était l’archétype d’une ville standard, développée autour d’une infrastructure composée de transports et de technologie aux normes galactiques. Si Miles ne l’avait pas traversée en personne, il n’aurait pas eu la moindre idée des singularités que ménageait son sous-sol. La vue devint plus intéressante quand ils parvinrent dans le secteur ouest et s’approchèrent de la Cryopole proprement dite. « La Cryopole a commencé à se développer il y a une quarantaine d’années, les informa Aida dans le plus pur style touristique. À l’époque, l’extension de cryocomplexes sous la ville devenait trop coûteuse. Aujourd’hui, Northbridge a grandi au point de la rejoindre, et elle a même accédé au statut de municipalité, baptisée Espoir du Couchant. — Et de combien de représentants Espoir du Couchant dispose-t-elle dans la législature de la Préfecture Territoriale ? s’enquit Miles. — Quatorze », répondit-elle gaiement. Autant que la ville qui l’avait engendrée, bien que sa superficie soit beaucoup plus petite. « Intéressant. » Roïc tourna vivement la tête. « Qu’est-ce que c’est que ces trucs ? — Des pyramides ! s’exclama joyeusement le Dr Durona en tendant lui aussi le cou. Il y en a des dizaines ! Y a-t-il aussi un fleuve appelé le Nil dans les environs ? » Miles se promit de refréner l’enthousiasme de Raven dès qu’il pourrait le faire discrètement. Le sourire permanent d’Aïda prit une brève nuance attristée, mais elle se ressaisit aussitôt. « Ce sont les complexes de notre plus grand concurrent en matière de cryonie, NovÉgypte. » Une muraille de grès d’environ un kilomètre était percée d’un grand portail flanqué d’immenses statues de silhouettes austères, qui trônaient et toisaient les alentours de leur mince tête canine. « J’ai déjà vu ça, dit Roïc, au congrès. Il y avait un type qui se baladait sans quasiment rien sur le dos et avec une grosse tête de chien en plastique en distribuant des prospectus. Il ressemblait plutôt à une pub pour une firme de bio-ingénierie de l’Ensemble de Jackson. » Miles était à même d’éclairer sa lanterne. « Ce sont des représentations d’Anubis, dieu de la Mort chez les Égyptiens, expliqua-t-il. Ils avaient nombre d’autres dieux à têtes d’animaux : faucons, chats, vaches, qui avaient tous une signification symbolique. Il ne s’agit pas d’un chien, mais d’un chacal, un charognard qui vivait autrefois dans leurs déserts. Une créature facile à associer à la mort pour une société préindustrielle, j’imagine. » Il jeta un coup d’œil à Aïda et se retint de pousser la comparaison, même s’il se demandait si quiconque avait pris la peine de vérifier la traduction des hiéroglyphes décorant les murs pour éviter d’avoir quelque chose du genre Ptab-hotep est un sale crapaud ! ou Unas doit à Teti cent gerbes de blé et un quartaut de figues. Aïda considéra un instant les silhouettes qui s’éloignaient et dit d’un air dédaigneux : « Comme vous le voyez, ils ont adopté cette époque de la Vieille Terre comme thème publicitaire. » Plutôt comme parc d’attractions à thème, songea Miles. Aïda ajouta avec une admiration contrite : « Les pyramides servent d’entrepôts de cryostockage. NovÉgypte a découvert que ses clients payaient le prix fort pour les emplacements luxueux les plus rares, aux étages supérieurs. — Des emplacements luxueux ? répéta Roïc. Ça ne fait aucune différence, une fois qu’on est congelé, n’est-ce pas ? Je veux dire, d’un point de vue technique ? » Il se tourna vers Raven, qui murmura : « Enfin, c’est ce qu’on est en droit d’espérer… — Oui, mais ce sont des individus vivants qui choisissent et signent les cryocontrats, expliqua Aïda. Le programme s’est avéré très attractif et profitable pour NovÉgypte. Ils ont acheté les droits de cette période historique tout entière pour éviter les imitateurs. » Elle ajouta, avec une pointe de déception : « Ils donnaient des sphinx vivants au colloque, cette année, mais notre chef de département est arrivé trop tard pour nous en ramener un. » Miles fit de son mieux pour ne pas écarquiller les yeux. Il eut un bon aperçu du complexe suivant, pourvu de tours de verre et de flèches étincelantes autour desquelles se lovaient des lignes de lumière colorée. La limousine était bien insonorisée, mais il aurait juré entendre les basses d’un rythme sourd filtrer par la vitre. « De la musique ? — Le Groupe Shinkawa », expliqua leur guide. Effectivement, ils passèrent devant un autre portail où le nom de la cryocompagnie s’affichait et passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. « Je pense qu’ils tentent de séduire un public plus jeune. » Miles essaya d’encaisser cette information. Mais ça ne passait pas. « C’est sans doute la niche la plus négligeable du marché. — Les clients sont en général plus vieux quand leur contrat est activé, oui, dit Aida. Les tarifs sont plus intéressants quand on signe jeune et que les versements commencent aussitôt. La stratégie a été très efficace pour Shinkawa. Si je ne bénéficiais pas d’un cryocontrat chez mon propre employeur, au titre des avantages des salariés, j’y réfléchirais sans doute. » Elle dissimula un gloussement derrière une main impeccablement manucurée. « Mais je ne devrais sans doute pas vous le dire. » L’esplanade d’une prochaine cryocompagnie apparut de l’autre côté de l’autoroute. Elle semblait compter beaucoup d’arbres, mais ni enceinte ni portail, sans parler de gardes : seulement un mur de pierre bas arborant le nom Septentrion Printanier. Les rares bâtiments que Miles discernait à travers la végétation étaient des blocs sans charme. Il demanda : « Et ces gens-là ? — Ah, Septentrion Printanier, dit Aïda. Ils ont l’insigne honneur d’être la plus vieille cryocompagnie de la région, et l’une des premières à y avoir développé un complexe, mais ce n’est pas vraiment ce qu’on pourrait appeler le haut du panier. » En fait, selon le rapport préliminaire pas-si-erroné-que-ça sur Kibou-daini que Miles avait reçu, ils constituaient la sixième plus grande cryocompagnie cotée actuellement en activité, ce qui correspondait tout à fait à ce que lui aurait appelé le haut du panier. Mais la sobriété de cet endroit frisait le dépouillement absolu. On dépensait quantité d’argent pour courtiser… non pas les morts, supposa Miles, mais les vivants. Il paraissait logique que ceux qui envisageaient une cryoséquestration à long terme préfèrent confier l’affaire à une entité immortelle comme une de ces grosses compagnies. Leurs façades monumentales promettaient beaucoup de choses, mais surtout la pérennité. Il suffisait d’ignorer qu’au bout du compte toutes ces organisations, corporations ou gouvernements, étaient logées à la même enseigne : tout reposait sur les discussions d’un nombre fini d’individus loin d’être infaillibles. Le grand véhicule ralentit et tourna pour passer sous un énorme torii rouge. BlanChrys annonçait d’entrée de jeu le style de la maison. La sécurité les scanna sans qu’ils aient besoin de faire halte. Ils contournèrent un bosquet de pins et se garèrent devant le siège de la compagnie. Une tour de bureaux anonyme se dressait derrière, mais le visiteur traversait d’abord un fac-similé de jardin traditionnel tout en étangs et en ponts, en massifs de mousse, en cailloux ratissés et en délicats érables rouges. Le grand hall de verre ne dépareillait pas, avec ses arbres miniatures torturés et ses arrangements floraux stricts. Au milieu de cette splendeur raffinée les attendaient leurs hôtes, qui s’inclinèrent. Miles se secoua pour évacuer les derniers vestiges de sa crise et rassembla ses esprits. Ron Wing était un homme d’une cinquantaine d’années, soigné, en costume trois-pièces : gilet, veste aux manches larges et aux épaulettes discrètes, pantalon ample aux subtils tons bleus estompés, sans oublier les chaussettes fendues à l’orteil et les zori. Le style, les matériaux et la coupe annonçaient le statut, la fortune et le respect de la mode en vigueur aussi sûrement que la tunique, le pantalon et les mi-bottes paramilitaires d’un Vor barrayaran. Un regard pénétrant et une sobre expression d’intérêt appuyaient l’effet de cette tenue étudiée. Aux côtés de Wing gravitait le type qui avait délicatement proposé le pot-de-vin de BlanChrys au Lord auditeur lors de la soirée, la nuit juste avant que les terroristes/activistes/idiotistes n’attaquent, interrompant si grossièrement leur entretien prometteur. Hideyuki Storrs portait le titre de directeur général adjoint au développement. Il était vêtu d’une version édulcorée de la tenue de son patron, fort semblable à la livrée de Vorlynkin, c’est-à-dire méticuleusement conforme à la mode locale, traditionnelle, mais modifiée de façon à rester fonctionnelle. Miles l’avait classé comme un larbin de haut rang, mais pas tout à fait au centre des décisions. Le département Développement voulait manifestement reprendre là où ils en étaient restés, et Miles se rappela qu’il ne devait pas jouer les incorruptibles trop tôt. Inutile de gâcher un avantage gratuit. La moitié de ses machinations de la veille avaient pour but d’escalader les échelons de la hiérarchie jusqu’à tomber sur quelqu’un qui savait. Pendant qu’Aïda confiait le groupe aux bons soins de Storrs, qui fit les présentations officielles avec Wing, Miles pensa avec satisfaction : Cible repérée. Verrouillage. À la façon que Wing avait de sourire, Miles se demanda si son interlocuteur pensait la même chose. Vous m’accordez plus d’importance que je n’en mérite réellement. Pourquoi ? « Je suis transporté de joie, dit Wing, à l’idée que vous nous laissiez faire amende honorable pour tous les désagréments que vous avez dû subir récemment, Lord Vorkosigan. » Miles fit ce petit geste de la main qui signifiait ce n’est pas de votre faute, en le soulignant d’une mince grimace, et répliqua : « Nous devons nous estimer heureux que nul n’ait été gravement blessé ou tué durant l’altercation. — Assurément, acquiesça Wing. En outre, cela nous permet de vous donner un aperçu bien plus détaillé de notre complexe que ne l’aurait permis la visite générale. — Cela semble de circonstance, en effet. — Voulez-vous des rafraîchissements ? Du thé ? Ou commencerons-nous sans plus tarder, selon la coutume galactique ? — Je préfère entrer directement dans le vif du sujet, à vrai dire. Mon temps ici n’est pas illimité. — Dans ce cas, par ici… » Le groupe tout entier trottina derrière Wing, se calquant sur l’allure boiteuse de Miles, qui n’était pas entièrement feinte. Entre ses tribulations souterraines et les séquelles habituelles de ses maudites crises, ses douleurs le rattrapaient. Aïda restait collée à ses côtés, comme pour le rattraper en cas de chute. Les zones publiques les plus séduisantes du bâtiment du siège social furent rapidement passées en revue, après quoi ils furent convoyés par chariot flottant jusqu’à un autre édifice où se déroulait l’accueil réel des clients. On ne chômait ni dans le hall d’entrée ni sur les docks de chargement, à l’arrière. « Il existe deux sources de clients, expliqua Wing en les guidant dans les couloirs aux relents médicamenteux. Certains, victimes d’arrêts physiologiques soudains et inattendus, sont en fait traités par les hôpitaux, qui les acheminent ensuite jusqu’à nous pour leur stockage à long terme. D’autres optent pour un mode moins hasardeux et viennent dans nos cliniques pour nous permettre de les traiter sur place. — Attendez, ils viennent ici vivants ? demanda Roïc. — Plus vous êtes en forme quand on vous congèle, meilleures sont vos chances d’être ressuscité en pleine forme, dit Storrs. — Tout à fait exact », murmura Raven. Les sourcils de Roïc s’abaissèrent et il jeta un coup d’œil à Miles, qui ne put qu’ajouter : « Hélas, oui. — Voudriez-vous observer le processus technique de plus près ? demanda Wing. Cette section ne fait bien sûr pas partie des visites publiques. Nous avons une vingtaine de congélations prévues aujourd’hui. Quant aux transferts, ils arrivent généralement à l’improviste. » Miles, qui avait subi le processus de façon on ne peut plus intime, quoique inconscient à l’époque, refusa d’un geste cette macabre gâterie. Roïc eut l’air soulagé. Vorlynkin conservait une expression marmoréenne. Raven, répondant à un signe discret du Lord auditeur, accepta l’offre et s’en fut à la suite de Storrs. Miles fut content de sortir du bâtiment de traitement : l’odeur de cet endroit, sans être désagréable, éveillait en lui des sensations bizarres. « Et combien de cryoréanimations effectuez-vous ici par jour ? » demanda Miles à Wing une fois qu’ils furent remontés dans le chariot flottant et que celui-ci eut démarré. Wing et lui se partageaient la banquette avant, qui disposait de la meilleure vue, Aïda leur tournait le dos, tandis que Vorlynkin et Roïc se partageaient le dernier siège, presque hors de portée de voix. Wing n’eut qu’une infime hésitation. « Il faudrait que je vérifie le nombre exact. » Il jeta un œil derrière lui tandis que le chariot filait sur le terrain propre et net. « Comment avez-vous connu le Dr Durona ? » Miles n’avait même pas eu besoin de requérir la présence de ce dernier. Raven avait purement et simplement été annoncé comme un des passagers à prévoir dans la limousine. « En fait, lui et mon assistant Roïc se sont retrouvés embrigadés dans le kidnapping. J’imagine que c’est le genre d’expérience qui crée des liens. — Ceci explique cela. Votre Roïc semble être le genre de type derrière lequel j’irais sans doute me cacher en cas de coup dur, moi aussi. » Il était évident que, pour Wing, le terme d’assistant se traduisait tout naturellement par garde du corps. En voyant Roïc et Miles ensemble, personne n’aurait pensé autre chose. Miles doutait cependant que Wing eût saisi toutes les connotations complexes de l’appellation d’homme d’armes. « J’ai découvert avec curiosité qu’un de vos proches était l’un des principaux actionnaires du Groupe Durona, reprit Wing. À moins que le nom de Vorkosigan ne soit très répandu sur Barrayar. — Mark ? » Vous avez donc fini par avoir l’info. Un indice parmi tant d’autres que la visite auditoriale de Miles sur Kibou avait pris les cryocompagnies par surprise et qu’elles peinaient à lui coller une étiquette. Miles avait déjà été confronté à des machinations mûrement réfléchies et planifiées sur plusieurs années : les manœuvres de Wing sentaient l’improvisation et ne dataient peut-être que de quelques jours. « Il s’agit en fait de mon frère cadet. — Vraiment ? » Wing eut un sourire. « Pensez-vous que notre projet d’expansion sur Komarr puisse éveiller son intérêt à lui aussi ? » Oh que oui, mais pas comme vous l’imaginez. « Je préfère laisser Mark en dehors de cela. C’est un homme d’affaires particulièrement avisé. Tandis que j’ai passé ma vie dans la fonction publique, pour le peu que ça m’a rapporté, il entassait les profits à l’envi, en me laissant sur la touche. L’un des aspects de ce projet qui m’enthousiasme le plus, c’est l’opportunité de le battre enfin sur son propre terrain. » Miles affecta un sourire carnassier qui évoquait cette rivalité fraternelle. Wing mordit immédiatement à l’hameçon, ce qui en disait long à son sujet. « Je vois. » Au bout d’un moment, il ajouta : « Et l’influence dont il dispose dans les affaires publiques est-elle de près ou de loin comparable à la vôtre, Seigneur Vorkosigan ? — Non, il se limite à tenir la boutique. — Quel dommage. — Pas de mon point de vue. — Et le reste de votre célèbre famille ? Êtes-vous en meilleurs termes avec eux ? — Oh oui. Bien que les occasions de leur river leur clou à tous ne se présentent pas tous les jours. » Miles laissa un léger accent plaintif percer dans sa voix. « J’avais toujours besoin de leur prouver quelque chose, sur Barrayar. » Voilà, laissons Wing digérer ce morceau-là. Beau compromis entre la jalousie avide et la promesse d’une influence qu’il valait la peine de se mettre dans la poche. Et en plus, une enquête superficielle ne ferait que confirmer tout cela. Merci, frérot. Wing afficha une moue dubitative. « Le Dr Durona ne risque-t-il pas de lui faire un rapport ? — C’est sur ce point que je travaille actuellement. » Miles baissa le ton afin que le vrombissement du chariot couvre sa voix. « Vous connaissez le dicton : Garde tes amis près de toi, et tes ennemis encore plus près ? » Wing hocha la tête. « Plutôt pertinent. » Il hésita. « Nous avions préparé une présentation du Projet Komarr à votre intention pour la suite. Devrions-nous inviter le bon docteur à visiter une autre zone du complexe pendant ce temps-là ? — Ce ne sera pas nécessaire. À moins que vous ne craigniez de divulguer des secrets industriels ? — Non, l’installation de Komarr sera basée sur une technologie qui a fait ses preuves. L’innovation, c’est le modèle économique. — Pas de problème alors. J’imagine que Raven est du genre obsédé par la technologie ; les considérations financières lui passent au-dessus de la tête. » Ce Wing était-il plouc à ce point ? Raven venait de l’Ensemble de Jackson, bon sang, là où le Marché était art, science, guerre, moyen de survivre jusqu’au lendemain. « Avez-vous déjà quitté Kibou-daini, monsieur Wing ? — Oui, j’ai visité votre Komarr l’an dernier, lors de nos préparatifs. Voyage d’affaires uniquement, je le crains ; je n’ai eu que peu de temps pour les visites guidées. Je ne suis jamais sorti du Dôme de Solstice. — Quel dommage. » Une fois revenus au bâtiment du siège social, ils furent convoyés jusqu’à une salle de conférences du dernier étage, élégamment décorée par des arbres nains biscornus et des verreries d’art. Aïda les persuada enfin de consommer divers breuvages, Miles et Vorlynkin s’en tenant au thé vert tandis que Roïc optait pour un café, après quoi ils furent soumis à une rutilante présentation holovid, entièrement consacrée à l’immense complexe cryonique de BlanChrys actuellement en construction dans le Dôme de Solstice, capitale planétaire de Komarr. Il eut beau faire, Miles ne détecta là rien que de très honnête. La SécImp de Komarr, qui avait pourtant accès à des données bien plus détaillées, n’avait pas fait mieux. Et ses agents s’y étaient penchés avec attention, au point de débusquer accessoirement, et avec la coopération et la bénédiction de BlanChrys, deux entrepreneurs qui gonflaient les prix, un agent des douanes qui détournait des fonds et une bande organisée de pilleurs d’entrepôts, autant d’informations que la pimpante vidéo de Wing ne mentionnait pas. Raven et Storrs les rejoignirent à peu près au milieu. La vidéo se conclut sur un morceau de musique dans le plus pur style « optimiste, mais de bon goût ». Miles se laissa retomber dans son fauteuil de conférence incroyablement confortable et joignit les doigts en pyramide. « Pourquoi Komarr, alors ? Si vous vouliez une extension galactique, Escobar n’était-elle pas plus proche ? » Wing se redressa, apparemment ravi de répondre. « Nous y avons songé. Toutefois, les services cryoniques d’Escobar sont bien plus aboutis, et mieux protégés de la concurrence par ce que je ne peux désigner que comme une réglementation hautement protectionniste. Nos analystes en ont conclu que Komarr, quoique plus éloignée, offrait de bien meilleures perspectives de croissance, et c’est là que résident tous les profits. Des profits auxquels nous espérons associer des Barrayarans comme vous, bien sûr. Pour tout dire, le Dôme de Solstice s’y est déjà impliqué : après l’étape de conception, nous avons recruté exclusivement la main-d’œuvre locale. — Je suppose, intervint judicieusement Miles, qu’une fois que tous les habitants d’une planète ont acheté leur cryocontrat, il n’y a d’autre solution que d’aller chercher des clients ailleurs. » Il dut se faire violence pour ne pas ajouter même s’il en naît un chaque minute. « Tel est l’inconvénient d’un marché arrivé à maturité, oui, je le crains. Bien que nous ayons fait quelques avancées intéressantes l’année passée avec le commerce des contrats. — Pardon ? » Un enthousiasme authentique pointait maintenant dans la voix de Wing, plus chaleureuse. « Les contrats cryoniques n’ont jamais été uniformisés par le passé, puisqu’ils ont été rassemblés au fil des ans par des institutions diverses, souvent sous l’égide de lois locales distinctes. Ils reposent sur des bases infiniment variables, qui ont toutes évolué, en mal ou en bien, depuis l’activation des contrats. Les compagnies elles-mêmes se sont divisées, rassemblées, ont fait faillite ou ont été rachetées. Auparavant, les contrats et les responsabilités afférentes ne changeaient de mains qu’en même temps que les institutions qui les détenaient. Mais on s’est récemment rendu compte qu’un marché secondaire des contrats individuels représentait une considérable opportunité, en termes de prise de bénéfices ou pour accroître les fonds de roulement. » Miles sentit les rides de son front se creuser. « Vous achetez et vendez les morts ? — Vous baladez tous ces corps congelés à droite et à gauche ? » L’expression d’horreur de Roïc était bien moins maîtrisée. « Non, non ! » dit Wing, tandis que Storrs appuyait son patron d’un vigoureux signe de dénégation. « Ce serait un effroyable gaspillage, poursuivit Wing. Les clients restent principalement là où ils sont, à moins que l’établissement en question ne soit perfectionné ou mis hors service, naturellement. Les clients sont gérés par un système de comptabilité croisée, de compagnie à compagnie. On n’échange que leurs contrats. » Il ajouta pieusement : « J’ai l’espoir qu’au fil du temps il en résulte une structure de contrat plus équitable et plus uniformisée au sein de toute la profession. » Ce que Miles traduisit mentalement par : Quand le citron sera pressé jusqu’à la dernière goutte, nous arrêterons les frais. À en juger par la remarquable vacuité du sourire de Raven, comme s’il n’avait pas compris un traître mot de la conversation, le docteur en venait exactement à la même conclusion. « Et, heu, appliquerez-vous le même modèle à Komarr ? demanda Miles. — Malheureusement non. Il n’y a là personne avec qui commercer. » Malgré son soupir, Wing ne semblait pas s’en émouvoir particulièrement. Ce qui voulait dire, pour Miles : Nous envisageons d’établir un monopole. « Tout cela est stupéfiant, dit Miles en toute honnêteté. Et qu’en pensez-vous, Vorlynkin ? » Il fit un clin d’œil jovial au consul. « Prêt à signer ? Je suppose que vous étiez au courant de tout cela depuis belle lurette. — Pas… vraiment, dit Vorlynkin. L’essentiel de mon travail concernait les soucis des vivants. J’ai dû accélérer le retour de la dépouille d’un malheureux touriste barrayaran qui s’était tué en faisant de la plongée en glacier l’année dernière, un sport très dangereux, et signer les papiers de rapatriement de deux hommes d’affaires de Kibou morts de causes naturelles dans l’Empire et qui avaient été renvoyés dans leur patrie. L’un était congelé et l’autre avait été incinéré. La famille du dernier avait émis des plaintes, que j’ai transmises aux responsables. » Vorlynkin ajouta, d’un ton diplomatique, comme de bien entendu : « J’apprécie cet aperçu des coulisses, Wing-san. C’est tout à fait édifiant. » Mais le regard qu’il dardait de sous ses cils était fixé sur Miles. Ils se retrouvèrent tous pour le déjeuner, qui fut servi dans un bâtiment bas dominant d’autres jardins et un bassin à carpes koi. Le décor était tout en paravents de papier et en tatamis, agrémenté d’autres œuvres d’art en verre et d’arrangements floraux composés d’une poignée de cailloux, de trois branches ; de deux boutons et d’une fleur épanouie. Ils s’installèrent sur des coussins de soie disposés autour de deux tables basses en bois laqué. Miles avait pour voisins Wing et Aida, qui lui était entièrement dévouée, tandis que Storrs jouait les hôtes pour Vorlynkin, Roïc et Raven à l’autre table. Un duo de serveurs apporta une suite de plats délicats qui ressemblaient tous à des sculptures miniatures, et Miles laissa finalement Aïda lui servir un vin clair au goût curieux dans une coupe évasée en céramique. Il se demanda si le récipient était conçu pour inviter à la retenue ; une fois ivre, on devait facilement en renverser le contenu. Il parvint à l’éviter de justesse. Aïda orienta la conversation vers une série de sujets agréables et neutres tout en s’approchant peu à peu, laissant son manteau et sa veste dévoiler judicieusement la courbe de ses seins sous son décolleté. Miles la soupçonna d’avoir mis un parfum aux phéromones, mais ce n’était pas la peine d’en rajouter : la jeune femme ferait partie du pot-de-vin s’il le désirait. Hélas, elle ne semblait pas en savoir assez sur les squelettes dans les placards pour mériter qu’il cultive sa compagnie, et de toute façon il n’avait pas besoin d’avoir l’air corruptible dans tous les domaines. Appelons cela le sens de la retenue artistique. Miles sortit son cube holovid, exhiba les images de sa splendide épouse et de ses adorables enfants, et elle battit en retraite. Toutefois, comme il glissait çà et là quelques plaintes quant aux sommes faramineuses qu’il devait dépenser pour entretenir une famille, Wing l’encouragea dans cette voie. Miles but encore un peu du vin étrange en souriant bêtement. Les gens de BlanChrys auraient continué à remplir sa coupe jusqu’à ce qu’il roule sous la table, il en était sûr. Il ne parvint à mettre un terme aux festivités qu’à force de sous-entendre sans cesse que Vorlynkin devait reprendre son poste. Aïda s’éclipsa auprès des membres de l’autre groupe pour les divertir tandis que Wing entraînait Miles autour de l’étang « pour s’éclaircir les idées ». Celles de Miles s’illuminèrent en tout cas quand Wing en vint enfin à lui détailler de façon très précise le protocole qui permettrait de transférer ses nouvelles parts en toute discrétion. Vite fait bien fait, Lord auditeur : des préliminaires au coït en un après-midi. Mais Miles s’efforça d’éviter de voir les choses sous cet angle. Et au bout du compte, qui se faisait baiser ? Et pourquoi diable était-on en train de le soudoyer, lui ? « Je crois de tout mon cœur au projet Komarr », lui dit Wing, avec une apparente sincérité. Et un soupçon d’euphorie dont Miles ne savait pas s’il devait l’attribuer au vin ou à la fin des négociations. Il pressentait que pour Wing l’un valait bien l’autre. L’homme semblait presque obsédé comme un Jacksonien à l’idée d’être le vainqueur de ce Marché. « En fait, j’ai moi-même échangé tous mes titres de BlanChrys contre des actions de BlanChrys Solstice. J’ai même confié mon propre cryocontrat au nouvel établissement, c’est dire. Comme vous le voyez, je joins l’acte, et même l’acte de foi, à la parole. » Cette révélation faisait presque étinceler ses yeux sombres. Et Miles, pour qui les pièces du puzzle se mettaient enfin en place, pensa : Bon sang ! On dirait bien que tu viens de m’offrir ta tête sur un plateau. Chapitre huit L’araignée-loup était vive et voyante, avec sa livrée noire rayée de blanc, aux taches bien nettes, comme un aristocrate d’holovid historique sur son trente et un pour une virée en ville. Jin dénombrait distinctement les huit yeux sur sa petite face féroce : deux boutons noirs brillants braqués sur lui, surmontant une rangée de quatre autres, les deux derniers se trouvant de part et d’autre de la tête. Et sous l’abdomen de la créature… de la femelle, était accroché un paquet blanc et duveteux comme une petite boule de coton. Une grappe d’œufs ? L’araignée allait-elle bientôt être maman ? À plat ventre sur le parquet de la cabane de jardin où régnait une odeur de renfermé, Jin se raidit d’enthousiasme et recula avec une lenteur calculée pour éviter qu’elle ne file dans une des fissures du sol ou des murs avant qu’il ait pu trouver de quoi la capturer. Elle était de bonne taille pour son espèce, plus de trois centimètres, c’est-à-dire presque aussi longue et large que la dernière phalange du pouce de Jin : il s’agissait certainement d’une araignée adulte. Elle avait l’air de l’attendre patiemment. Jin parcourut la remise autour de lui d’un œil frustré. Il fallait bien plus longtemps qu’il ne l’avait imaginé pour se rendre de la grande banlieue du nord-ouest où vivaient sa tante et son oncle jusqu’au secteur sud de la ville. L’allure traînante et les plaintes de Mina n’y étaient pas étrangères, exactement comme il s’y était attendu, mais il craignait surtout d’avoir tourné en rond et de s’être perdu pendant leur longue et laborieuse marche de la nuit passée. Les rues qui bifurquaient de manière inattendue le déboussolaient, et l’aspect des tours du centre-ville ne différait pas quel que soit le point de vue. La découverte de l’abri, tôt ce matin, avait relevé du miracle. Ils s’étaient arrêtés pour acheter des demi-litres de lait dans la petite épicerie d’un quartier tranquille, avant de chercher dans les quelques rues suivantes un endroit où se cacher durant les heures d’école. On avait placardé un écriteau À vendre sur une des maisons, et un coup d’œil par les fenêtres avait suffi pour s’assurer qu’elle était vide et inhabitée, un refuge sûr. La porte d’entrée était verrouillée, mais pas celle de la remise qui se dressait derrière. Le jardin était protégé par une haute enceinte et plein de buissons et d’arbres où se cacher des regards indiscrets. Ils avaient aussi découvert un robinet extérieur encore alimenté en eau. Les barres énergétiques de Mina leur avaient permis de tenir jusqu’ici, même s’ils commençaient à s’en lasser, mais le vrai problème consistait à trouver de l’eau. Ils avaient cependant eu de la chance à deux reprises durant l’expédition de la veille, dans des parcs qui offraient non seulement des fontaines d’eau potable, mais également des toilettes. Mina s’était montrée très réticente à faire ses besoins derrière un buisson, même sous le couvert de l’obscurité. Malheureusement, les étagères de l’abri avaient été débarrassées de tout récipient qui aurait pu faire l’affaire, ainsi que des outils de jardinage, à l’exception d’un déplantoir rouillé et tordu. Le regard de Jin tomba sur sa sœur endormie, pelotonnée avec sa veste pliée comme oreiller, et sur son sac à dos jaune à fermeture éclair, décoré d’abeilles souriantes à l’anatomie farfelue. Il s’accroupit et commença à fouiller à l’intérieur. Ah, voilà ! « Hé ! » grommela Mina qui se releva en bâillant. L’oreiller improvisé avait marqué son visage encore pâle et ensommeillé, et elle avait des mèches de cheveux dans tous les sens. Qu’est-ce qu’il y avait donc dans les siestes diurnes qui chiffonnait à ce point les gens et les mettait dans tous leurs états ? « T’es en train de me voler mon argent ? » Jin ouvrit la boîte en plastique transparent où elle thésaurisait ses pièces et versa le contenu dans le sac. « Non ! J’ai juste besoin de la boîte. — Pour quoi faire ? » demanda Mina. Au moins cette fouille n’était-elle pas une tentative de vol, et sa désapprobation se limita à un froncement de sourcils. « Pour faire une maison d’araignée. — Beurk ! J’aime pas les araignées. Leur toile colle à la bouche. — C’est une araignée-loup. Elle ne tisse pas de toile. — Oh. » Mina cligna des yeux en digérant l’information. Elle n’avait pas l’air entièrement convaincue, mais au moins elle ne poussa aucun hurlement idiot. Elle garda cependant ses distances jusqu’à ce que Jin se soit approché subrepticement de sa proie et l’ait capturée. Malgré tout, une fois la femelle araignée isolée par la barrière transparente, Mina voulut bien y regarder de plus près tandis que Jin en énumérait les multiples charmes, si minuscules soient-ils : poils, yeux et mandibules, sans oublier la prometteuse grappe d’œufs. « Ça alors, elle a vraiment huit yeux ! » dit Mina en louchant comme pour imaginer la façon dont l’araignée pouvait la percevoir. Enhardie par l’exemple de son frère, elle tapota le couvercle en plastique. « Hé, arrête. Tu vas lui faire peur. — Elle peut respirer, là-dedans ? » demanda Mina. Jin examina la boîte, saisi d’un doute. Elle était assurément bien fermée, mais elle semblait également étanche à l’air. L’araignée-loup labourait vainement les parois de sa prison de ses fines griffes. « Pour un moment en tout cas. — Comment elle s’appelle ? — Je ne lui ai pas encore donné de nom. — Il lui en faut un. » Jin acquiesça franchement. D’accord, il arrivait que Mina fasse preuve de bon sens. On disait qu’il existait des milliers d’espèces d’araignées-loups sur la Vieille Terre, mais les terraformeurs de Kibou n’en avaient chichement importé qu’une petite demi-douzaine pour leur nouvel écosystème. Toutefois, sans poste de comm sous la main, Jin ne pouvait pas vérifier le nom scientifique de sa nouvelle compagne. Il espérait qu’il s’agirait de quelque chose d’aussi sophistiqué que l’araignée elle-même. « Tu pourrais l’appeler Tisseuse. Sauf que tu as dit qu’elle ne tissait pas. Loup-garou, peut-être ? — C’est plutôt un nom de garçon, protesta Jin. C’est un nom de dame qu’il lui faudrait. Quelque chose qui vienne de la Vieille Terre. » Les traits de Mina se crispèrent pendant un instant sous l’effet de la concentration, puis son visage s’éclaircit. « Lady Murasaki ! C’est le plus vieux nom de dame que je connaisse. » Jin, qui était sur le point de lui balancer une vanne, comme tout grand frère qui se respecte, réfléchit un instant. Il observa l’araignée. Le patronyme lui allait plutôt bien. « Pas mal. » Mina eut un sourire triomphant. « Qu’est-ce qu’elle mange ? — De petits insectes. Je devrai aller lui en chercher dans le jardin avant qu’on parte. Je ne sais pas combien de temps il nous faudra pour arriver, euh… à la maison. » De plus en plus intéressée, Mina ajouta : « Je peux t’aider à la nourrir ? — Bien sûr. » Mina s’étira et, repensant sans doute à la nourriture, fouilla dans son sac au contenu éparpillé pour y trouver une autre barre énergétique. « On ferait peut-être mieux de se les partager. Pour les faire durer. — Bonne idée », admit Jin. Il mit de côté la boîte de l’araignée et s’en fut rincer et remplir leurs bouteilles de lait au robinet du jardin. Quand il se faufila dans la remise et que la porte se referma en grinçant derrière lui, Mina demanda : « Quelle heure il est, dehors ? — Je ne sais pas trop. C’est l’après-midi en tout cas. — Tu crois que l’école est finie ? On peut retourner dans les rues ? — Bientôt. » Ils se partagèrent la barre énergétique et l’eau. « Peut-être que tu ferais mieux de mettre Lady Murasaki dans une de nos bouteilles d’eau », dit Mina. Elle vida la sienne et la tint à la lumière qui filtrait par l’unique fenêtre crasseuse de la cabane. « On pourrait y percer des trous pour qu’elle respire. — Je les ai remplies pour emporter de l’eau avec nous. Tu te souviens comme tu as pleurniché tellement tu avais chaud et soif, hier après-midi ? — Mes pieds étaient tout en sueur dans mes chaussures, renchérit Mina. Ça faisait tout bizarre. » Elle leva les yeux vers lui, les paupières encore un peu gonflées de son inconfortable sieste. « Combien de temps il faudra encore pour arriver chez toi ? — Difficile à dire. » Jin haussa les épaules d’un air gêné. « Je suis parti bien plus longtemps que prévu. J’espère que Miles-san prendra soin de toutes mes bêtes. — Ton ami galactique, c’est ça ? » Pendant leur tortueux cheminement d’un jour et demi, Jin s’était peu à peu ouvert de nombreux secrets à Mina, peut-être trop, à bien y réfléchir. Il s’agissait d’une part de mettre fin à ses questions incessantes, et surtout… eh bien, ce n’était pas comme s’il avait eu d’autres gosses à qui parler pendant tout ce temps. « Ouais. » L’échec de sa mission en tant que coursier tracassait toujours Jin. Miles-san croirait-il que Jin n’avait pas volé son argent ? Comment s’en sortait-il avec Gyre ? Il fallait être doux mais ferme avec le rapace. Pour les poulets, c’était plus facile, excepté quand il fallait descendre les chercher et les remonter par l’échelle ou les escaliers lorsqu’ils s’envolaient par-dessus le parapet. Avec cette canne, Miles-san viendrait-il à bout à la fois des escaliers et d’une volaille indignée ? « Est-ce que Miles-san a des enfants ? » demanda Mina. Jin fronça les sourcils. « Il ne l’a pas dit. Il est plutôt vieux… Trente ans et quelques, il a dit. Mais il a l’air plutôt bizarre. Je ne sais pas s’il arriverait à attirer une fille. » Une fois dissipés les effets de la drogue, Miles-san s’était révélé un chic type, avec ce visage qui semblait fait pour sourire. Par ailleurs, il avait semblé comprendre les créatures de Jin. Plutôt futé, pour un adulte. Jin ignorait s’il fallait lui souhaiter d’avoir trouvé une fiancée modèle réduit comme lui, et compréhensive. Après une longue pause réfléchie, Mina dit : « Tu penses qu’il en voudrait ? — De quoi ? — Des enfants. S’il se sent seul, par exemple. » Devant le regard déconcerté de Jin, Mina développa : « On a lu ce livre pour l’école cette année, au sujet de deux orphelins adoptés par un homme de la Terre. Il les emmenait là-bas et ils voyaient tous les endroits d’où venaient nos ancêtres. » Elle ajouta, enjôleuse : « Et ils avaient de nouveaux animaux… » Jin se souvenait vaguement de ce livre, étudié durant sa deuxième année de scolarité, que l’enseignement des premiers kanji avait par ailleurs rendue plutôt pénible. Il y avait tous ces trucs mièvres au sujet de la petite fille qui recevait un kimono tout neuf, mais un des chapitres était consacré à un voyage en bord de mer mettant en scène plusieurs créatures marines de la Terre (un épisode bien trop bref, mais au moins il y avait des images), et pour couronner le tout, une chatte mettait bas à la fin. « Miles-san ne vient pas de la Terre. Il a dit qu’il venait de Barrayar. — C’est où, ça ? — Quelque part au-delà d’Escobar, j’imagine. » Escobar, comme le savait Jin, était le partenaire commercial le plus proche de Kibou dans le Nexus, accessible par une courte succession de sauts. Les mondes plus éloignés n’étaient pas vraiment abordés avant l’histoire galactique au lycée, à l’exception de la Terre. Jin avait beaucoup étudié la Terre par lui-même à cause de la zoologie. Maintenant, si un bienfaiteur se présentait et offrait d’emmener Jin sur Terre… Même si, tout bien réfléchi, Barrayar telle que Miles-san l’avait décrite aurait aussi bien fait l’affaire, avec son double écosystème. Une image s’épanouit soudain dans l’esprit de Jin : l’étrange petit homme vivant seul dans une maisonnette à la campagne, non, mieux encore : dans une immense maison biscornue dotée d’un vaste jardin envahi de végétation. Comme le livre où ce vieux professeur emmenait avec lui deux enfants de la ville pendant la guerre… Jin ne savait pas de quel conflit il s’agissait, mais il datait d’une période précédant celle où tout le monde se faisait congeler. Il y avait un cheval qui tirait un chariot, et de merveilleuses aventures impliquant une grotte et des poissons blancs et aveugles. Jin avait vu une fois un cheval au zoo de Northbridge lors d’un voyage scolaire. Les enfants les plus courageux avaient eu la permission de tapoter son encolure luisante pendant qu’un des gardiens le tenait par la longe. Jin se souvenait du souffle tiède de l’énorme bête sur ses joues, et des narines douces et puissantes comme un soufflet. Jin avait compris qu’il existait des espèces plus petites élevées pour les enfants, et qu’on appelait des poneys. Mina n’aurait pas peur d’un animal de cette taille. L’immense bête du zoo l’avait lui-même effarouché, mais il était plus petit à l’époque. Une grande maison pleine de coins et de recoins, et des animaux, et… Foutaises. Miles-san n’était pas professeur, ni leur oncle ou leur grand-oncle éloigné, et pour ce que Jin en savait, il pouvait très bien vivre dans un appartement étriqué en ville et ne pas être seul du tout. Jin décida qu’il n’aimait pas cette bucolique rêverie. Quand elle s’arrêtait, c’était trop douloureux. Boudeur, il déclara à Mina : « Personne ne va nous adopter et nous emmener loin d’ici. C’est une idée idiote. » Mina eut l’air vexée. Elle lui tourna le dos et commença à tirer sur ses chaussettes. Elles étaient maculées de corolles rose-brun là où ses ampoules avaient crevé et saigné, et Jin ravala un sentiment de culpabilité diffus. Tous deux enfilèrent leurs chaussures, Lady Murasaki fut placée en lieu sûr dans le sac à dos de Mina où, selon Jin, elle serait moins secouée que dans ses propres poches, et ils se glissèrent de nouveau dehors. Un sinueux kilomètre plus loin, durant lequel Jin persista à chercher en vain un aperçu des tours du centre-ville pour s’orienter, ils tombèrent sur une rue affairée et dotée d’une bouche de métro-tram. La démarche de Mina s’était déjà faite plus saccadée et boiteuse. Elle jeta à l’entrée un regard plein d’envie, et déglutit en proposant : « Si tu veux prendre le tram, je paierai pour nous deux. — Non, la police a des caméras vid dans les stations. C’est comme ça que je me suis fait prendre avant-hier. On ne peut pas entrer ici. » Toutefois, une affiche colorée plaquée sur le kiosque de l’entrée avait attiré l’œil de Jin. Une carte ! Il chercha méticuleusement des caméras vid de ce côté, n’en détecta aucune et s’aventura un peu plus près, Mina à sa suite. La flèche qui clamait en lettres lumineuses Vous êtes ici horrifia Jin. Ils étaient loin du sud de la ville, bien plus qu’il ne l’avait espéré compte tenu de la durée de leur périple. Ils avaient abouti pour une raison ou une autre dans les zones résidentielles de l’est, et il leur restait peut-être trente kilomètres à parcourir avant de gagner les zones industrielles clairsemées du sud, presque autant que la distance qu’ils avaient déjà couverte jusqu’ici. Bon, voilà qui expliquait toutes les maisons charmantes croisées dans le coin. Jin s’approcha en plissant les yeux. À deux stations de là, sur cette ligne, se trouvait celle d’où il était sorti pour se rendre au consulat de Barrayar. Cela représentait environ trois kilomètres de marche à l’air libre. Jin réfléchissait, le regard fixe. Il avait plus ou moins projeté d’offrir l’argent de Mina à Miles-san quand ils arriveraient à destination, mais sa sœur s’était révélée plutôt pingre jusqu’ici. Elle allait sûrement pousser des hauts cris, même si Jin était presque certain que Miles la rembourserait dès que possible. Mais s’il faisait d’abord halte au consulat pour expliquer sa mésaventure, peut-être en enjolivant quelques détails, lui donneraient-ils à nouveau de l’argent pour le Barrayaran ? Miles-san avait l’air d’être plutôt important à leurs yeux. Et ils ne livreraient pas Jin, car ils avaient leurs propres secrets à protéger, pas vrai ? Envisager cet aveu le rendait un peu nauséeux, mais pas autant que la perspective de faire le chemin jusqu’à Miles-san pour revenir les mains vides avec trois jours de retard. Il fixa intensément la carte pour s’efforcer de mémoriser les rues et les détours. « Je sais où on va, maintenant, dit-il à Mina en prenant un ton de grand frère qu’il espérait confiant. Viens. » Une fois que la limousine de BlanChrys les eut déposés au consulat, Roïc suivit m’lord à l’étage et le regarda faire descendre deux comprimés contre la migraine avec plusieurs verres d’eau. De retour dans le hall d’entrée, m’lord passa la tête dans le salon où Raven Durona patientait. Il lui annonça : « Je crois que nous avons besoin d’un nouveau débriefing au sous-sol. » Raven hocha la tête et se déplia pour leur emboîter le pas. Les conversations avaient été clairsemées sur le chemin du retour : Aïda les escortait toujours. M’lord s’était renfermé sur lui-même, les yeux battus ; Vorlynkin n’avait ni quitté le paysage des yeux ni desserré la mâchoire ; et Raven ne s’était pas montré disposé à se rebiffer contre l’atmosphère générale. Ils descendirent les marches jusqu’à la porte de la salle hermétique pour la découvrir fermée à clé. M’lord ouvrit l’interphone. « Vorlynkin ? C’est vous ? Ouvrez. — Juste un instant, milord », répondit la voix de Vorlynkin dans le haut-parleur. L’instant en question dura plusieurs minutes pendant que m’lord tapait du pied et que Raven s’asseyait en bâillant sur les marches. « On dirait la queue pour la salle de bains », fit remarquer Roïc tandis que l’attente s’éternisait. M’lord lui répliqua avec un air sardonique : « Possible. Je n’ai jamais vécu dans une maison qui ne comporte qu’une salle de bains. » Roïc lui répondit d’un petit geste de tête ironique. Au bout d’un moment, le joint d’étanchéité se relâcha avec un petit bruit de bouteille qu’on débouche, la porte de la chambre forte s’ouvrit et le consul les fit entrer. Ses yeux étaient d’un bleu électrique et il haletait comme s’il venait de courir un cent mètres. « Vous arrivez trop tard, annonça-t-il. — Ce n’est pas une première, dit m’lord en haussant les sourcils. Trop tard pour quoi cette fois ? » Un muscle tressaillit au coin de la bouche hargneuse de Vorlynkin. « Je viens d’envoyer un rapport complet sur ce dont je viens d’être témoin par faisceau hermétique au général Allegre, au QG de la SécImp sur Barrayar. Je n’aurais jamais cru vivre assez longtemps pour voir un Vorkosigan se laisser acheter. Je viens peut-être de griller ma carrière, mais la vôtre descendra en flammes elle aussi, Lord auditeur. — Ah, excellent. Ça, c’est fait. » M’lord referma d’un coup de pied la porte, laquelle se scella avec un soupir qui eût mérité d’être plus théâtral pour coller à l’humeur de Vorlynkin. « Quoi ? dit Vorlynkin en serrant les poings. — Non pas que tout le monde n’ait pas un prix, poursuivit affablement m’lord, comme Wing-san en conviendrait à n’en point douter. Je craignais qu’il ne dévoile pas encore ses batteries aujourd’hui, et que je ne sois forcé de répéter toute la petite comédie du colloque. » Si le consul ne cessait pas d’aspirer de l’air, il allait se faire éclater un poumon, songea Roïc. Il intervint d’un ton paisible : « Arrêtez de faire tourner ce pauvre homme en bourrique, m’lord. » Maintenant que vous avez obtenu ce que vous vouliez, au moins. Roïc ne voulait pas avoir à plaquer le consul au sol si ce dernier se jetait à la gorge de m’lord, ce qu’il semblait sur le point de faire. Cette vieille expression, écumer de rage, signifiait-elle que votre sang chauffait à en bouillir ou que vous étiez pris par la colère au point d’en baver comme un animal malade ? Difficile à dire, selon l’expérience de Roïc. M’lord ajouta avec un zeste d’impatience : « Les hommes tels que Wing ne passent pas leur temps à jeter de l’argent à la figure des adversaires potentiels au hasard, Vorlynkin. Il leur faut en premier lieu déterminer si leur cible est corruptible. J’ai fait de mon mieux pour l’aider à le conclure. Asseyez-vous, consul, docteur. Il est temps de parler. » Les lèvres de Vorlynkin, qui s’étaient entrouvertes pour émettre une remarque cinglante, s’affaissèrent. « Lord Vorkosigan… s’agissait-il d’un coup monté ? — C’en est un désormais. » M’lord tira un fauteuil et s’y laissa lourdement choir. « Nous n’en étions pas sûrs au début, et c’est pourquoi ils m’ont envoyé. Je faisais office à la fois d’appât et de piège, ce qui permet à l’Impérium d’économiser au moins sur le prix du billet de navire de saut. » Vorlynkin s’enfonça plus lentement dans une chaise en face, et Roïc souffla. Le consul fixait la console de comm cryptée d’un air consterné. « Milord… J’ai bel et bien envoyé le rapport. — Ne vous en excusez pas. Votre prochain visiteur officiel pourrait très bien se laisser soudoyer, après tout. Je n’ai pas non plus l’intention de vous présenter mes excuses si ça peut vous rassurer. J’ai déjà vu nos agents diplomatiques se faire acheter auparavant. Il me fallait des certitudes. — Vous… vous me mettiez à l’épreuve ? » La troublante ardeur qui avait commencé à s’estomper dans le regard de Vorlynkin flamboya de nouveau. « Pourquoi croyez-vous que je vous ai traîné toute la journée avec moi, sinon pour vous laisser assister à tout cela ? » Vorlynkin serra de nouveau les poings sur ses genoux, mais il se détendit peu à peu. « Je vois. Très efficace. — Essayez de suivre mon raisonnement, ajouta M’lord d’un ton plus aimable. Ce ne sera pas facile. Cette affaire a dérouté plus d’un analyste de la SécImp. » Il se tourna vers Raven. « Qu’avez-vous donc appris d’intéressant pendant votre promenade avec Storrs ? » Raven afficha une moue dubitative. « Je ne suis pas sûr d’avoir appris quoi que ce soit de neuf. Leur programme de cryocongélation semble tout à fait légitime : leurs procédures ne présentent aucun défaut technique. J’ai demandé à voir une résurrection, mais Storrs a dit qu’aucune n’était prévue aujourd’hui, ce qui ne m’a pas entièrement surpris sur le coup. Il m’a montré les installations de réanimation, qui semblaient plutôt adaptées. Il a cherché à savoir si je serais intéressé par un emploi chez BlanChrys et tenté de découvrir mon salaire actuel. J’ai annoncé que je m’intéressais essentiellement à la cryoréanimation dans la mesure où le processus est plus complexe d’un point de vue médical. Il a répondu qu’il transmettrait l’information à qui de droit, sans préciser. Nous sommes revenus et vous avons rejoints entre la poire et le fromage. Voilà. » Raven haussa les épaules. Vorlynkin cligna des yeux. « Lord Vorkosigan, le docteur Durona est-il votre agent ? — Un consultant civil, plutôt, précisa m’lord, dont les honoraires sont prélevés sur mon budget pour cette affaire. Continuez-vous, ce faisant, à percevoir votre salaire au sein du Groupe Durona, Raven ? » L’intéressé répondit d’un air satisfait : « Information personnelle. — Je prends ça pour un oui. N’hésitez donc pas à faire faire des heures supplémentaires au docteur Durona si besoin est. » Raven eut un large sourire et se leva pour solliciter le distributeur automatique de boissons, stratégiquement positionné près de la console de comm cryptée et de son tableau de bord annexe. Le distributeur éructa un liquide dont l’odeur rappelait plus ou moins celle du café. Raven prit la tasse et désigna poliment sa chaise à Roïc, qui lui fit signe d’y retourner et prit position, appuyé au mur, bras croisés, dans une pose qui rappelait un certain ancien chef de la SécImp. « Juste histoire de vous mettre au parfum, Vorlynkin, poursuivit m’lord, BlanChrys a été passée au crible et blanchie par la SécImp quand ses éclaireurs ont commencé à prospecter sur Komarr il y a dix-huit mois, mais le service cherchait des liens avec l’espionnage militaire, ce genre de choses. Leur projet commercial n’a soulevé aucune objection auprès des commissions locales komarranes, et ils ont pu pénétrer dans la place. Personne n’y aurait regardé à deux fois pendant des années, sans le bon vieux népotisme de l’oligarchie komarranne. « Au fil des derniers mois, alors que le complexe vedette que nous avons vu dans la vidéo de Wing était presque achevé, BlanChrys a commencé à proposer des contrats aux futurs clients. C’est sans surprise qu’ils ont visé les clubs pour bourgeoises âgées de Solstice. Parallèlement, une autre équipe de représentants offrait de vendre des actions stratégiques à certains Komarrans riches et influents afin d’impliquer les huiles locales dans le futur succès de leurs opérations. Je suppose que les deux équipes des ventes n’avaient pas comparé leurs listes de cibles ni pris conscience que certaines riches vieilles dames étaient des négociantes komarranes à la retraite capables de déchiffrer un bilan au poil de sourcil de mouche près. « Aussi, l’une de ces charmantes vieilles dames examina-t-elle les deux propositions qu’elle avait sous les yeux et pensa : " Ça ne sent pas bon, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. " Elle se tourna donc vers sa petite-nièce chérie qui lui dit : " Tu as raison, très chère tata, ça pue, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus non plus. " Et la nièce de soumettre le problème à son époux dévoué, mieux connu sous le nom d’empereur Gregor Vorbarra, qui le transmit à son tour à son auditeur impérial sur ces mots, je cite : " Voilà, Miles, s’il y a bien quelqu’un capable d’enfoncer le bras dans les latrines pour y retrouver le proverbial anneau d’or, c’est toi. Plonge. " Ce à quoi j’ai répondu : " Merci, Altesse ", avant de prendre le premier vaisseau pour Kibou-daini. » Vorlynkin battit une nouvelle fois des paupières, de façon particulièrement appuyée. Roïc se fit la réflexion que le rôle de la très perspicace impératrice komarrane ne se limitait pas auprès de son mari à la production commune de leurs quelques rejetons intelligents à en faire peur. M’lord enchaîna gaiement : « L’autre ressource dont les vieilles Komarranes argentées disposent, c’est une surabondance d’actions planétaires. Heu… Raven, faut-il que je vous l’explique ? — S’il vous plaît, confirma l’intéressé en se calant dans son siège avec une expression fascinée. — Le système est comme toujours un vestige de la colonisation de Komarr. Bien qu’elle fasse encore l’objet d’un long processus de terraformation, la planète est toujours inhabitable : le peuplement se réduit à des arcologies hermétiques, les dômes. — Ça, je le savais… — Bien. Du coup, pour encourager le développement des dômes, les premiers colons komarrans ont mis en place un système de récompenses. En plus d’un droit de vote individuel inaliénable dont dispose chaque Komarran de sa naissance jusqu’à sa mort, la colonie en accordait d’autres, à ceux qui acceptaient de travailler et de prendre des risques supplémentaires pour créer de nouveaux espaces viables. Ces votes, en surplus, appelés actions planétaires, étaient transmis par héritage, et on pouvait les échanger, les vendre et donc les accumuler. L’assise de l’oligarchie komarrane telle que nous la connaissons aujourd’hui repose sur la possession de gros paquets de ces actions planétaires. L’endroit est censément une démocratie, mais certains y sont plus égaux que les autres. Vous me suivez ? » Raven opina du chef. Vorlynkin, qui avait tout de même eu deux ans pour voir Kibou-daini à l’œuvre, demanda : « Alors vous pensez que BlanChrys projette de cumuler ces votes en masse ? — C’est exactement ce que j’ai conclu. Il faut savoir que l’histoire de Komarr ne manque pas de tentatives de détournement du système des votes planétaires. Au fil du temps, les amendements se sont multipliés pour les déjouer. Entre autres choses, les actions planétaires ne peuvent être détenues par des sociétés : elles doivent rester entre les mains des individus. Ils disposent de systèmes éprouvés pour empêcher les tricheries, par mandataires prête-noms et autres abus du même genre. Les contrats de BlanChrys ont été acceptés par les régulateurs komarrans, et même si la SécImp avait continué à s’en préoccuper, nous n’aurions rien trouvé à redire. « Mes deux hypothèses de travail sont les suivantes : ou BlanChrys a soudoyé certains régulateurs, une théorie qui me paraît désormais tout à fait convaincante ; ou ses dirigeants ont découvert un moyen de contourner le système légal pour dissimuler leurs véritables intentions jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Ou les deux. » Roïc ne pouvait s’empêcher de songer que m’lord aurait dû contenir un tant soit peu son admiration en évoquant ces détails devant Vorlynkin, qui fulminait encore doucement. Mais bon, c’était m’lord. « Il ne s’agit pas d’une astuce pour se remplir les poches rapidement, même si le système komarran de votes planétaires aurait donné un formidable élan à l’escroquerie, comparé à la situation sur Kibou. La marge de profit de ce qu’on peut appeler une industrie de service est insignifiante, et malgré cela BlanChrys jette de l’argent par les fenêtres comme un lord Vor en goguette. Pourquoi se donner tant de mal quand vous ne vivrez pas assez vieux pour en voir le bénéfice ? C’est alors que Wing m’a confié la dernière pièce du puzzle cet après-midi : il envisage de se faire lui-même congeler sur Komarr. » M’lord jeta autour de lui un regard plein de fierté, comme s’il s’attendait qu’un tonnerre d’applaudissements réponde à cette révélation, et fut manifestement déçu de ne recevoir que trois regards déconcertés. Il inspira profondément, et ralentit visiblement l’allure. « D’accord, Miles, déballe tout. Je subodore désormais une escroquerie en deux étapes. Selon moi, un cercle de cadres de BlanChrys envisage de passer le temps en cryostase et de se faire ranimer juste au bon moment pour ramasser le pactole. En fait, s’ils sont aussi malins que je l’imagine, ils ont sans doute prévu de se relayer afin qu’il y ait toujours au moins l’un d’entre eux de conscient pour veiller sur leurs intérêts. Et pendant ce temps-là, ils vont acheter Komarr discrètement et sans effusion de sang… ou pas, selon que vous considérez ou non une congélation précoce comme un meurtre ou un suicide. Le plan de conquête planétaire le plus lent, le plus subtil, et je dois le dire, le plus effarant jamais conçu ! » Même Vorlynkin sursauta à ces mots, ouvrant la bouche dans une grimace consternée. « Une conquête ! — Je vois difficilement comment la désigner autrement. Mais il me reste une sacrée tripotée de points à relier avant que je puisse conclure cette enquête. Dès que nous aurons mis en route les fureteurs de données du consulat, c’est la première chose que je veux examiner : une liste des employés de BlanChrys qui ont récemment transféré tous leurs investissements à BlanChrys Solstice, et qui entendent les suivre en personne. Parce que, au vu de mes estimations, il me paraît possible qu’il s’agisse d’un groupe secret au sein même de BlanChrys, prêt à saigner sa propre compagnie pour se remplir les poches. Raven siffla avec toute l’admiration requise. M’lord le gratifia d’un sourire satisfait. Vorlynkin se passa les mains dans les cheveux. « Mais comment comptez-vous coincer ces salauds ? Soudoyer un auditeur impérial constitue peut-être un des pires foutus crimes possibles sur Barrayar, mais nous sommes sur Kibou-daini. Même si vous étiez capable de le prouver, et je crains que mon témoignage en l’occurrence ne paraisse suspect, Wing se fera taper sur les doigts et rien de plus. — À vrai dire, je préférerais qu’aucun de ceux de Kibou ne se doute le moins du monde que nous avons compris leur manège. La vengeance idéale consisterait à laisser les gens de BlanChrys mettre assez profondément la main dans le sac sur Komarr pour qu’ils ne puissent pas l’en ressortir, et à la leur trancher au poignet en changeant les réglementations des contrats d’un iota, juste assez pour les obliger à abandonner les votes. Ils seraient réduits à ce qu’ils font mine d’être : un fournisseur de service qui fait de minuscules bénéfices. Ce genre de coup dur serait un avertissement idéal pour tous les autres. La nationalisation pure et simple ne serait possible qu’en dernier recours : ça mettrait le reste du monde des affaires komarran en pétard, quels que soient les tenants et les aboutissants. Il va nous falloir étudier le cas de très près, et j’ai bien peur que nous ne soyons assaillis par une armée d’avocats avant d’en avoir terminé, mais avec un peu de chance, d’ici là, j’aurai fait ma part du travail. » M’lord jeta un coup d’œil à Vorlynkin. « Bon, dites-moi ce que vous pensez de votre lieutenant Johannes. Il est jeune, il est donc plus pauvre et potentiellement plus crédule. Est-il assez fiable pour ce genre de chose ? — Je… » Vorlynkin s’interrogeait. « Je n’ai jamais eu de raison de douter de lui. — Et votre réceptionniste, Yuuichi je-ne-sais-plus-comment, Matson, c’est ça ? — De lui non plus. Mais nous n’avons jamais été confrontés à ce genre de situations. — À votre connaissance, soupira m’lord, mais les visas d’usage pour les employés de BlanChrys ont été distribués par le consulat pendant tout ce temps. — Oui, mais la seule question que nous posons, c’est tourisme ou affaires ? À quoi il faut ajouter une brève recherche de casier judiciaire. » M’lord fronça les paupières en conjecturant : « Je me demande si nous ne devrions pas ajouter une case à cocher au formulaire, telle que raison du déplacement : effarante conquête planétaire… Non, j’imagine que non. » Vorlynkin ajouta lentement : « Et si je n’avais pas tenté de vous dénoncer à l’instant ? — Vous ne participeriez pas à ce débriefing et je serais en train de réfléchir à un moyen de vous mettre sur la touche pour un bon moment, au passage. » M’lord s’étira et roula des épaules. Vorlynkin avait enfin l’air raisonnablement songeur, de l’avis de Roïc. « Maintenant, le second point », commença m’lord, mais il fut interrompu par le tintement de la porte scellée. La voix du lieutenant Johannes jaillit de l’interphone. « Consul ? Lord Vorkosigan ? — Oui ? répondit m’lord. — Heu… votre coursier miniature vient d’apparaître à la porte de derrière. Et il n’est pas seul. » M’lord haussa les sourcils, tandis que ceux de Vorlynkin s’abaissaient. Raven manifesta sa curiosité en inclinant la tête de côté. « Ne le laissez pas partir, Johannes, dit m’lord. Nous arrivons dans un instant. » Puis il fit signe à Roïc de déverrouiller la porte, saisit sa canne et se releva. Chapitre neuf La cuisine du consulat semblait accueillante, quoique un peu trop spacieuse selon les critères de Jin. Peut-être était-ce la fraîcheur du crépuscule qui tombait sur le jardin derrière la maison qui la rendait si chaleureuse et lumineuse. Peut-être étaient-ce les assiettes empilées dans l’évier qui donnaient à cette cuisine… eh bien, un air de cuisine. Comme si on pouvait y entrer et en sortir pour grignoter à volonté sans se faire hurler dessus, par exemple. Toutefois, les bruits de pas qui remontaient du sous-sol mirent Jin mal à l’aise, et quand la petite main de Mina se glissa dans la sienne pour la serrer fort, il ne la repoussa pas. Quand Jin avait timidement frappé à la porte, c’était le lieutenant Johannes qui lui avait répondu : il avait jeté un œil, crié « Toi ! », les avait pressés d’entrer tous les deux en regardant Mina d’un air méfiant, ajouté « Attendez ici sans bouger », et finalement dévalé l’escalier du sous-sol avant que Jin puisse aligner trois mots de son explication maintes fois répétée sur la façon dont la police s’était emparée de l’argent de Miles-san. Jin s’attendait donc à voir surgir le consul Vorlynkin avec son regard féroce, mais derrière lui se dressait le plus grand Barrayaran que Jin eût jamais vu, dépassant le grand consul d’une bonne demi-tête. Sa tenue rappelait à Jin un uniforme militaire. L’homme avait des cheveux bruns, courts et bouclés, et un visage ferme au menton carré. Il avait l’air plus vieux que Johannes, mais moins que le consul. En levant les yeux vers lui, Mina ouvrit la bouche à s’en décrocher la mâchoire. L’immense Barrayaran remplissait si bien ce qui avait été un vaste encadrement de porte un instant plus tôt qu’il fallut un moment à Jin pour remarquer le type mince à l’impeccable natte noire qui le suivait, et un autre encore pour repérer Miles-san à leur suite. Le petit homme se fraya un chemin parmi eux en jouant des épaules pour se retrouver face à face avec Jin. Il avait l’air si différent maintenant qu’il était propre et net, plus adulte… plus intimidant, si bien qu’il fallut deux bons battements de cœur à Jin pour retrouver son souffle et s’écrier : « Mes animaux ! Vous aviez promis que vous veilleriez sur eux ! » Miles-san leva la main. « Ils vont bien, Jin ! Quand j’ai vu que tu ne revenais pas à minuit, j’ai recopié tes instructions et je les ai remises à Ako. Dès que j’ai sous-entendu que je partais à ta recherche, elle s’est spontanément portée volontaire pour aider. — Mais comment êtes-vous arrivé ici ? — À pied. Ça m’a pris toute la nuit. » Dans le dos de Jin, Mina demanda avec intérêt : « Vous vous êtes perdu, vous aussi ? — On n’était pas vraiment perdus, la reprit Jin, agacé. On a juste un peu tourné en rond. — Et qui es-tu, jeune demoiselle ? demanda Miles-san à Mina. Je ne crois pas que nous ayons été présentés. — Ma sœur, grommela Jin. Ce n’était pas mon idée de l’amener ici. — Eh, j’ai un nom, fit remarquer l’intéressée. Je m’appelle Mina. Vous voulez voir mes ampoules ? » Miles-san ne cligna même pas des yeux. « Bien sûr ! Elles sont vraiment chouettes ? Elles ont déjà percé ? — Oh, oui… Elles ont même mis plein de sang sur mes chaussettes. — Eh bien, mademoiselle Mina, pourquoi ne pas t’asseoir ici… », Miles-san tira une chaise de cuisine avec un geste théâtral et la désigna à Mina d’une demi-révérence, comme pour une vraie dame, « … et me montrer ça. » Il ajouta par-dessus son épaule : « Johannes, trouvez quelque chose à manger à ces gosses. Des cookies. Du lait. Du pain d’épice, n’importe quoi. — C’est vous, le galactique de Jin ? demanda Mina en se débarrassant de ses chaussures de sport d’un coup de pied et en tirant sur ses chaussettes ensanglantées. Il m’a tout dit sur vous. — C’est vrai, ça ? » Miles-san s’agenouilla pour l’aider à retirer ses chaussettes, et elle fit aïe, aïe tandis qu’elles se détachaient douloureusement de ses croûtes. « Ma parole, en voici, de belles ampoules, pas vrai ? » Il leva les yeux et fit un petit geste de tête à l’attention de Vorlynkin-san, le consul, qui partit farfouiller à l’autre bout de la cuisine. « Tante Lorna nous achète des chaussures trop grandes pour qu’elles nous durent plus longtemps, expliqua Mina à Miles-san. C’est pour ça qu’elles glissent sans arrêt. » Le lieutenant Johannes, qui scrutait avec hésitation les profondeurs du réfrigérateur, murmura : « De la bière… ? — Tu aimes la bière, Mina ? » demanda Miles-san. Elle secoua la tête et ses cheveux noirs et plats lui voletèrent autour du menton. « Je m’y attendais un peu. Il va falloir trouver mieux, Johannes. Vous autres attachés, vous n’êtes pas censés être formés par la SécImp ? Improvisez, bon sang ! » Johannes marmonna entre ses dents quelque chose que Jin ne saisit pas bien. Il se livra alors à un bref sondage qui permit d’établir qu’une pizza à la pieuvre de biocuve (sans oignons) était universellement acceptable, et s’en fut en commander. Vorlynkin revint avec un nécessaire de premiers secours qu’il tendit à l’homme mince à la natte, lequel n’avait absolument pas l’air barrayaran, mais ne parlait pas non plus comme un natif de Kibou. Mina se pencha vers Miles-san pour lui chuchoter d’un air anxieux : « Ce grand type n’est pas un policier, hein ? — Plus maintenant, lui répondit gravement Miles sur le même ton. Désormais, il travaille pour moi. Hélas, l’homme d’armes Roïc a dû renoncer à tous ses principes de policier quand il est entré à mon service. » Le géant hocha pieusement la tête à l’adresse de Mina. Celle-ci se laissa retomber sur sa chaise, apparemment soulagée, et laissa l’homme mince, que Miles-san présenta sous le nom de Raven, un docteur venu d’Escobar, s’occuper de ses pieds. Vorlynkin surveilla les opérations d’un air soucieux jusqu’à ce qu’il semble satisfait des compétences mises en œuvre. Il se redressa et son regard se braqua sur Jin. Le grand type, l’homme d’armes Roïc, remplit deux verres d’eau et les posa sur la table. Mina s’empara du sien et but goulûment, suivie par un Jin plus circonspect. Quand il eut fait descendre la grosse boule qu’il avait dans la gorge et qui n’avait pas grand-chose à voir avec la soif, Jin se lança de nouveau dans l’explication précédemment interrompue de ce qui était arrivé à l’argent du consulat. Vorlynkin se crispa quand Jin en arriva à l’épisode des dealers et/ou contrebandiers, mais devant le geste de la main impérieux de Miles-san le consul laissa le garçon raconter tant bien que mal jusqu’à la fin avant de dire : « Nous sommes au courant. Nous avons suivi le paquet jusqu’à la salle des scellés de la police et nous avons même récupéré le rapport de ton arrestation. » Ainsi donc ils le croyaient. C’était un début. « Oui, dit Miles-san, et je suis persuadé que le consul t’est reconnaissant d’avoir gardé le silence et préservé sa réputation. N’est-ce pas, Vorlynkin ? » L’intéressé pinça les lèvres avec une expression qui était tout sauf reconnaissante, mais cracha néanmoins un : « Mais certainement. » Ensuite, grâce à ce que Jin reconnut à contrecœur comme une série de questions très habiles, certaines adressées à lui, mais beaucoup d’autres à Mina, Miles-san leur soutira l’histoire de l’évasion de Jin de chez sa tante et son oncle. Quand Johannes revint avec une pile de boîtes à pizza, deux litres de lait et d’autres bières en équilibre sur les bras, Jin avait bien peur que Miles-san n’ignorât plus grand-chose au sujet de tante Lorna, oncle Hikaru et les cousins Tetsu et Ken. À cause de cela, Jin se sentait inconfortablement mis à nu. Miles-san poussa un tabouret près de l’évier et leur fit se laver les mains, à lui et à Mina, se soumettant lui aussi au rituel comme pour montrer l’exemple. Le lieutenant Johannes le regarda monter sur le tabouret, jeta un œil à l’impassible Roïc et se mordit la lèvre. Miles-san, le consul, Jin et Mina s’assirent ensuite tous les quatre autour de la table de la cuisine. Étant donné qu’il n’y avait pas d’autres chaises, Roïc et les autres se contentèrent de rester appuyés contre le plan de travail. En installant les boîtes et un rouleau de lingettes à jeter, le lieutenant annonça : « J’ai vérifié la console de comm. Ces deux gamins ont été portés disparus hier. Tous les agents de police de la ville doivent être à leur recherche. Le consul se massa l’arête du nez. Jin se leva d’un bond, affolé. « Vous n’allez pas nous dénoncer ! » Miles-san lui fit signe de se rasseoir. « Personne ne fera quoi que ce soit avant que nous ayons mangé. » Il passa en revue les odorantes offrandes. « Quoi, pas de légumes ? Vous n’avez pas besoin de légumes, vous deux ? — Non, pas du tout ! » dit Mina tandis que Jin secouait vigoureusement la tête en signe de soutien. Miles-san mordit dans sa part. « Ah, peut-être pas après tout. Ça a l’air tout à fait sain. Et délicieux. » Au moins Mina plongea-t-elle volontiers sur la première nourriture chaude qu’ils avalaient depuis deux jours. L’arôme de la pizza eut le dessus : Jin l’imita. Ils avaient acheté une bonne pizza, pas un de ces trucs surgelés que servait tante Lorna. Le consul but à peine quelques gorgées de bière, Miles-san avait pris de l’eau, et le grand Roïc, à la surprise de Jin, se versa un petit verre de lait après les avoir servis, lui et Mina. Toutes ces diversions auraient pu finir par calmer Jin si Vorlynkin n’avait lâché, après avoir avalé sa première bouchée : « Le consulat ne peut abriter des fugueurs, Lord Vorkosigan. Leurs tuteurs doivent être aux abois. — Mais nous ne voulons pas rester ici, dit Jin. Je veux retourner auprès de mes animaux ! » Miles-san agita dans les airs sa part de pizza bien entamée. « Droit d’asile ? — La plaisanterie n’est pas drôle, dit Vorlynkin. Avez-vous une idée des complexités juridiques qu’entraîne l’asile politique à des mineurs ? — À vrai dire, je crains bien qu’il ne s’agisse pas d’une plaisanterie, dit doucement Miles. Mais attendez que les enfants aient fini de manger, voulez-vous. » Vorlynkin serra les dents, mais il hocha la tête. Après que Jin et Mina eurent mangé à satiété et que Johannes eut distribué d’autres serviettes et placé les restes au réfrigérateur pour le petit déjeuner, comme à la maison, Miles-san se laissa retomber sur sa chaise et annonça : « Je suggère que nous déménagions au sous-sol. Les sièges y seront plus confortables. » Les autres Barrayarans jetèrent des regards bizarres à Miles-san, mais en se rappelant l’expression qu’oncle Hikaru ne manquait jamais d’employer après chaque dîner en passant dans son grand fauteuil – Tout le monde descend des gradins, direction les loges –, Jin n’y vit aucune objection. Toutefois, quand ils eurent descendu les marches à la suite de Miles-san, la pièce où elles menaient ne pouvait se glorifier que de quatre chaises pivotantes, de celles qu’on trouve dans les bureaux. Miles-san fit signe à Mina et à Jin d’en prendre chacun une, s’assit lui-même et laissa les trois autres hommes se débrouiller. Johannes cala une de ses hanches contre la longue table accolée au mur, Raven-sensei l’imita, et Vorlynkin, les lèvres toujours pincées, se laissa tomber sur la chaise restante. « Elle est toute drôle, cette salle de vid », remarqua Mina en jetant un coup d’œil circulaire et en balançant ses pieds, désormais protégés par une paire de chaussettes gracieusement offertes par Miles-san pour garder ses bandages propres. Quand Roïc ferma la porte et s’assit affablement en tailleur à côté, l’atmosphère devint affreusement silencieuse, et Jin se demanda pour la première fois si l’endroit qu’il avait choisi était vraiment sûr pour sa sœur, et pas simplement parce qu’on risquait de les livrer aux autorités. Sans la confiance relative qu’il accordait à Miles-san, il aurait filé d’ici en la traînant derrière lui depuis longtemps. D’un autre côté, compte tenu de la présence de Roïc devant cette lourde porte, ces remords n’arrivaient-ils pas un peu trop tard ? Miles-san entrecroisa ses doigts entre ses genoux et dit : « Suze m’a soufflé quelques mots de l’histoire de votre mère, Jin et Mina. Quand je suis revenu ici, j’ai donc consulté ce que je pouvais trouver à son sujet sur le réseau de comm planétaire, ce qui m’a rendu très curieux. Je ne comprends vraiment pas comment elle s’est retrouvée congelée alors qu’elle n’était ni mourante, ni malade, ni même coupable du moindre crime. » Jin avait désormais l’impression que son savoureux dîner s’était transformé en plomb dans son estomac. « De quoi vous rappelez-vous, tous les deux, au sujet de votre mère ? poursuivit Miles-san. Pas les détails personnels, mais son travail, sa cause. En particulier ce qui pourrait s’être passé à l’époque du meeting et de l’émeute qui s’est ensuivie, ou juste avant qu’elle ne soit arrêtée ? » Jin et Mina échangèrent un regard gêné. Le garçon prit la parole : « Maman ne nous parlait pas beaucoup de son travail. Chaque fois qu’elle s’absentait, elle nous laissait chez tante Lorna, sauf quand j’étais à l’école. Dans ce cas, elle lui confiait juste Mina. — Tante Lorna n’était pas très contente de faire tout ce baby-sitting, dit Mina. — Ouais, elle disait qu’elle ne s’était jamais portée volontaire pour ce genre de chose et qu’elle n’aimait pas beaucoup être engagée d’office. — Et qu’elle était désolée pour papa, mais que peut-être que si maman s’en souciait tant que ça, elle aurait mieux fait de rester à la maison et de s’occuper elle-même de ses enfants. » Mina détourna les yeux, l’air maussade. Jin se hâta d’ajouter : « Mais elle ne disait ce genre de chose que quand elle se sentait vachement grognon. » Non qu’il eût tant d’affection pour tante Lorna, mais ces galactiques étaient des étrangers, après tout, et c’était bizarre de parler ainsi de la famille devant eux. Et maman avait dit qu’il fallait toujours s’efforcer d’être juste. « Votre mère ne vous emmenait jamais à ses réunions ? » Mina secoua la tête. « Elle disait que c’était pas pour les enfants, et qu’on s’ennuierait et qu’on ferait des histoires. — Mouais. » Miles-san se frotta le menton. « Quand j’étais un jeune garçon de l’âge de Jin, à la maison, j’avais souvent l’autorisation de rester lors des réunions qu’avait mon père avec ses… euh, ses collègues de travail. Mon grand-père avait fait la même chose avec lui. J’ai plus appris par simple osmose que je ne m’en suis rendu compte à l’époque. Naturellement, il fallait que je reste tranquille et que je me rende utile, sinon je devais partir. Jin se renfrogna. « On ne peut pas partir quand on est dehors, loin de chez soi. Maman aurait été forcée d’interrompre ce qu’elle faisait pour nous ramener à la maison. — Est-ce qu’elle n’aurait pas pu demander à un… Peu importe. Elle n’avait jamais de réunion chez vous ? Les soirs par exemple ? — Il n’y avait pas beaucoup de place dans notre appartement. — Et personne ne lui rendait visite ? Jamais ? » Jin secoua la tête, mais à sa surprise Mina prit la parole. « Il y a des gens de son groupe qui sont venus une fois. Tard le soir. — Quand ça ? » Mina se mâchouillait la lèvre inférieure. « Avant qu’elle se fasse arrêter, en tout cas. — Juste avant ? — Ouais, je crois bien. — Je ne m’en souviens pas », dit Jin. Mina secoua la tête. « Tu dormais. — Qu’est-ce qui t’a réveillée ? demanda Miles-san. — Ils se disputaient dans la cuisine. Ils faisaient du bruit et ça fichait la trouille. Et il fallait que j’aille au petit coin. — Est-ce que tu te souviens de la raison pour laquelle ils se querellaient ? Ou de quoi que ce soit qu’ils aient pu dire ? » La concentration contracta les traits de Mina. « Ils parlaient des compagnies et de l’argent. Ils parlaient toujours des compagnies et d’argent, mais cette fois-là ils avaient l’air plus énervés. George-san, il criait presque, et maman parlait très vite, d’une voix très vive, sauf qu’elle n’avait pas l’air d’être fâchée, pas exactement. Et le nouveau gars criait que c’était pas un revers temporaire, qu’il y avait de quoi mettre les compagnies à genoux et tout ça, et c’est là qu’il est sorti du couloir qui menait à la salle de bains et qu’il m’a trouvée. Et maman m’a laissée prendre une barre de crème glacée, et elle m’a remise au lit et elle m’a dit d’y rester. — Tu sais qui étaient ces gens ? Tu les avais déjà vus auparavant ? » Mina acquiesça de la tête. « Il y avait George-san, il était toujours gentil avec moi quand il venait prendre maman. Et la vieille Mme Tennoji, elle mettait toujours des tonnes de parfum. Le nouveau, ils l’appelaient Leiber-sensei. — Tu te souviens du reste de leurs noms ? Jin ? » Ils firent non de la tête. Miles-san essaya : « George Suwabi ? Ce n’était pas ça, par hasard ? — Peut-être bien », dit Mina, mais d’un ton qui n’était pas vraiment catégorique. « Le timing de tout cela est extrêmement intéressant. Et quelle distribution ! Ça sent le secret mortel, c’est moi qui vous le dis. » Miles-san se leva et commença à faire les cent pas dans la pièce exiguë. Il oublia près de sa chaise sa nouvelle canne, bien plus chic que celle qu’il avait récupérée chez Suze-san. « J’ai croisé les noms de Suwabi et Tennoji dans mes recherches, mais pas de Dr Leiber, je dois l’admettre. Bizarre absence, à ne pas confondre avec l’absence de bizarrerie. Je me demande qui diable ça pouvait être. » Du ton de quelqu’un qui se retrouvait impliqué contre son gré, le consul Vorlynkin demanda : « Pourriez-vous pister ces gens pour en savoir plus ? — Pas Suwabi ni Tennoji… Ils sont morts. Et décomposés, enterrés une bonne fois pour toutes. Quant à l’autre, je ne sais pas. La piste serait sans doute longue, et froide depuis longtemps, s’il s’est enfui de Kibou-daini, ou s’il a fait profil assez bas pour échapper aux compagnies. On gagnerait sans doute du temps en réveillant Lisa Sato et en lui demandant, à elle. » Mina inhala profondément et bondit sur ses pieds pour fixer éperdument Miles-san. « Vous pourriez vraiment faire ça ? Vous pourriez ramener ma maman ? Vraiment ? » Miles-san s’arrêta net. « Heu… » Le cœur de Jin bondit dans sa poitrine. Le regard implorant de Mina le faisait se sentir mal. « Non, bien sûr qu’il ne peut pas, dit-il d’un ton courroucé. C’était juste une blague idiote. » Miles-san porta la main à sa gorge pour saisir quelque chose à travers sa chemise, une sorte de pendentif, pensa Jin. « Bon sang. Si j’étais sur Barrayar, il me suffirait d’ordonner qu’on le fasse. — Mais nous ne sommes pas sur Barrayar », marmonna l’homme d’armes Roïc dans sa barbe. C’était quasiment la première fois que Jin entendait le colosse parler. Miles-san fit un petit geste qui voulait dire bien sûr, bien sûr, mais Jin ignorait s’il s’agissait d’une protestation ou d’un acquiescement. Mina avait l’air effondrée ; sa lèvre supérieure tremblait. « C’était… ce n’était pas très gentil de dire ça à la légère ! — Non, dit Miles-san qui fixait Raven-sensei pour une raison mystérieuse. Non, en effet. Est-ce que j’aurais pu… en avoir l’intention ? Techniquement, je veux dire ? » Raven-sensei se gratta le menton. « Techniquement, oui. Vous voudrez bien m’excuser de vous faire remarquer que l’aspect médical de la chose serait dans ce cas le cadet de vos soucis ? » Miles-san l’excusa d’un geste impatient, et Raven-sensei poursuivit : « En supposant que la cryopréparation ait été effectuée correctement, bien sûr. Ou effectuée tout court. » Miles-san plissa les paupières et reprit son va-et-vient. « Mmm… pourquoi ne l’aurait-on pas fait ? Nous ne sommes pas non plus dans l’Ensemble de Jackson, je vous ferai remarquer. De quoi auriez-vous besoin pour faire ce genre de petit numéro ? Techniquement. — Une salle de résurrection correctement équipée. Ce n’est pas le genre d’opération que je choisirais de mener dans la lessiveuse du sous-sol du consulat, si c’est ce à quoi vous pensez. Pas s’il y avait des complications. — Nous ne pourrions pas nous permettre des complications, non. Certainement pas. » Il regarda Jin et Mina à la dérobée. Raven-sensei hocha la tête. « De l’équipement médical standard, du sang synthétique, ce genre de choses. — Si je vous procurais le lieu, seriez-vous capable de mettre la main sur les fournitures ? » Le regard de Raven-sensei se perdit dans le vague. « Légalement, ou autrement ? » Brève pause. « Je n’ai aucune objection intrinsèque à l’endroit de la méthode légale, à condition qu’elle ne laisse aucune piste remontant jusqu’à nous. Dans le cas contraire, des fournisseurs… disons parallèles, feront l’affaire. Si leur marchandise convient en termes de qualité, bien sûr. — Cela va sans dire. Comment vous proposez-vous d’obtenir la garde de ma patiente ? » Miles-san eut une expression tout aussi lointaine. « Eh bien c’est là que les choses deviennent intéressantes… — Lord Vorkosigan ! l’interrompit Vorlynkin. Mais à quoi pensez-vous, bon sang ? » Jin ne savait pas s’il posait vraiment la question ou s’il connaissait la réponse et présentait une objection. Une objection acharnée. Miles-san agita de nouveau sa main qui papillonnait sans cesse. « Dans le nœud de vipères des mystères de Kibou-daini, tous les fils remontent jusqu’à Lisa Sato… et s’arrêtent là. Je suis en train de penser que je pourrais trancher le nœud gordien d’un coup si j’avais l’occasion de l’interroger… Euh, de lui parler. Je vous le concède, l’idée semble quelque peu originale de prime abord, mais plus j’y pense… — Originale ? Mais c’est complètement insensé, oui ! » Miles gratifia le consul d’un regard touchant. « Mais Vorlynkin, cela résoudrait d’un seul coup tous vos problèmes de droit d’asile pour les mineurs, leur mère étant leur parent adulte le plus proche. — Et depuis quand s’agit-il de mes… oh, laissez tomber. » Miles-san lui fit un sourire étincelant dont Jin ne comprit pas la teneur exacte. « Fort bien, Vorlynkin. — Mais de quoi vous parlez, à la fin ? » geignit presque Mina. Miles-san perdit aussitôt sa morgue et tomba sur un genou, devant la chaise pivotante de la petite fille. « D’accord, je déballe. Bon. Tu vois, Mina, j’ai été envoyé ici par mon gouvernement pour enquêter sur certains secrets, de très vilaines choses qu’une cryocompagnie de Kibou envisage de faire sur l’un des mondes de ma patrie. Je crois que ta maman pourrait répondre à certaines de mes questions, ou du moins me fournir des éléments intéressants et inédits. Par ailleurs, il se trouve justement que le Dr Durona, que tu vois là… (de ses longs doigts, Raven-sensei fit un petit geste amical à l’attention de Mina), est l’un des plus grands spécialistes de la cryoréanimation, et qu’il travaille déjà pour moi. C’est pourquoi j’ai eu cette idée. Tu vois, il y a trois éléments à mettre en place avant d’entreprendre de réveiller ta maman. Je dois d’abord m’assurer que l’opération est médicalement sans danger pour elle, et je pense que Raven saura s’occuper de ça. Il me faut également m’emparer de son cryoca… Il faut que je la récupère, que je la retire de l’endroit où elle est entreposée actuellement sans faire trop de remous, et je crois pouvoir y parvenir. Et ensuite, il faudra que je lui évite de se faire arrêter et enlever à nouveau, ou tout cela n’aura servi à rien, et c’est là que le consul Vorlynkin intervient. » En entendant cette nouvelle, Vorlynkin sembla stupéfait. Malgré tout, quand le regard angoissé de Mina se posa sur lui, il lui rendit l’ombre d’un sourire, et c’était la première fois que Jin en voyait un lui éclairer les traits. Ah, les filles… Personne ne lui souriait comme ça quand il était effrayé… La plupart du temps, pour se remonter le moral, il avait plutôt droit à un conseil aussi sentencieux qu’indifférent. Miles-san se retourna pour demander, d’un ton plus tranché : « Et tant qu’on y est, Vorlynkin, quelles sont les limites de la protection politique et légale que peut offrir ce consulat, une fois qu’il sera de notoriété publique que Mme Sato s’est… heu, échappée, pour le coup ? Vous n’êtes pas une ambassade à proprement parler… » Vorlynkin répondit à contrecœur : « Nous dépendons de l’ambassade sur Escobar. D’un point de vue légal, nous sommes cependant plus qu’un consulat puisque nous représentons la seule installation diplomatique à temps complet que Barrayar maintienne sur place. Notre position serait… Elle pourrait être considérée comme plutôt ambiguë. — Et les querelles légales ambiguës prennent énormément de temps… Voilà donc qui pourrait bien suffire. » Miles-san se leva pour arpenter de nouveau la pièce. Mina se renfonça de nouveau dans sa chaise pivotante, l’espoir le disputant à la confusion sur ses traits. Jin comprit qu’il avait saisi les bras de son fauteuil avec tant de force que ses ongles étaient blancs, et il relâcha lentement sa prise. Les paroles de Mina tourbillonnaient sans cesse dans son crâne : Vous pourriez ramener ma maman ? Vraiment ? Vraiment ? Vraiment… ? Pour qui cette demi-portion de galactique se prenait-il ? Quand il avait affirmé être un intervenant du colloque bien qu’il n’ait rien d’un docteur, et quand les autres l’avaient désigné sous le terme d’auditeur, Jin avait vaguement supposé que son travail avait quelque chose à voir avec les assurances. Ou peut-être les fraudes à l’assurance, ce qui aurait été moins barbant. En tout cas, il en connaissait un rayon question fraude. « Commençons par le commencement. Johannes, de quels véhicules dispose le consulat ? » Johannes sursauta, comme un membre du public d’une pièce de théâtre qui aurait brusquement été pris à parti par l’un des acteurs. « Heu, la limousine officielle, naturellement. Et nous avons une aérocamionnette. Je possède moi-même un flotteur. — Une aérocamionnette, parfait. Demain, nous irons avec Raven et Jin pour chercher ses animaux, et nous les ramènerons ici au consulat, pour alléger ses pensées et ma conscience. » Jin leva les yeux, partagé entre l’excitation et la perplexité. Ces Barrayarans n’avaient pas l’intention de le laisser partir… ? D’un autre côté, tant qu’il récupérait ses animaux et n’était pas forcé de retourner chez tante Lorna ni à l’école, l’endroit où il demeurait avait-il une importance ? « Mon consulat n’est pas exactement conçu pour accueillir une ménagerie, dit Vorlynkin. — Non, ils seront très bien ici ! l’assura Jin, paniqué à l’idée de se retrouver séparé de ses compagnons une fois de plus. Il y a plein de place. Et le jardin est clôturé tout du long. Ils ne vous embêteront pas du tout. — De quel genre de… Oh, laissez tomber. Continuez, Lord Vorkosigan. — En même temps, je présenterai Raven à Suze et compagnie, et nous examinerons les installations. Nous n’aurons peut-être pas besoin de reconvertir la buanderie du consulat en salle de cryo-résurrection. » À l’entendre toutefois, la perspective de cette rénovation forcée ne l’aurait nullement dérangé. « Il faut espérer que l’ancien bâtiment en dispose, comme l’installation que nous avons visitée aujourd’hui. Et que la salle est restée en bon état et n’a pas été pillée. » « Si vous voulez obtenir une faveur de Suze-san, mieux vaut la voir tôt le matin. Quand elle est encore sobre, intervint Jin d’une voix où perçait le doute. — Aucun problème, dit Miles-san. Ensuite, si tout fonctionne, nous passerons à l’étape suivante. — Et de quoi s’agit-il, au juste ? » demanda le consul d’un air fasciné. On aurait dit quelqu’un qui regardait un accident de voiture. Au ralenti. Depuis le siège du conducteur. « De récupérer Mme Sato. — Comment ? — Il va me falloir approfondir mes recherches en premier lieu, afin de concevoir le stratagème parfait. Selon les archives publiques, elle est détenue dans les murs de NovÉgypte, à la Cryopole, ici à Northbridge, ce qui arrange bien nos affaires. » Miles-san retroussa les lèvres en un curieux sourire. « Ce sera peut-être comme au bon vieux temps. » L’homme d’armes Roïc se redressa brusquement, alarmé. Il intervint sur un ton pressant : « Et ces contrats vendus dont parlait Ron Wing ? Peut-être que vous pourriez trouver un moyen pour, je ne sais pas, la racheter ? Jouer pacifiquement, cartes sur table. » Il réfléchit un moment avant d’ajouter : « Ou sous la table, mais pacifiquement quand même. » Miles interrompit une fois encore ses allées et venues, visiblement interpellé par le concept. « Riche idée, Roïc. Mais ce n’est pas une cryocliente ordinaire. Je crains que manifester le moindre intérêt pour elle ne déclenche une véritable sirène d’alarme. » Il se remit à marcher. « Mais n’abandonnons pas cette idée. Elle pourra se révéler utile par la suite, quand il faudra tout remettre en ordre a posteriori. » Roïc soupira. « L’idéal, poursuivit Miles, serait de s’arranger pour que sa disparition passe totalement inaperçue. — Ces cryochambres commerciales sont surveillées en permanence, informa Raven-sensei. Il faudrait trouver un moyen de truquer l’affichage. » Il hésita avant d’ajouter : « À moins d’opter pour une méthode plus élémentaire et de lui substituer un autre cryocadavre. Toutes les données paraîtraient parfaitement normales. Ils ne verraient pas la différence à moins de la sortir et de la déballer. » Miles-san inclina la tête, comme Gyre le faucon lorsqu’il contemplait un morceau de viande de choix. « Une bonne vieille partie de bonneteau, hein ? Voilà qui semble faisable. Je me demande si je pourrais emprunter un substitut à Suze ? Dieu sait qu’on n’est pas vraiment en pénurie de cryocadavres dans le coin. » Vorlynkin s’étouffa. « Avez-vous la moindre idée du nombre de délits distincts que vous venez d’évoquer ? — Non, mais ça ne peut pas faire de mal d’en établir la liste exacte, au cas où votre avocate en aurait besoin. Histoire d’accélérer un peu les choses. — Je croyais que la mission d’un auditeur impérial était de faire respecter la loi ! » Miles-san écarquilla les yeux. « Non, d’où peut bien vous venir une idée aussi saugrenue ? La mission d’un auditeur impérial est de résoudre les problèmes pour le compte de Gregor. Ces salauds obséquieux des cryocompagnies sont en train d’essayer de lui voler le tiers de son empire. Et ça, c’est un problème. » Malgré son sourire, les yeux de Miles-san étincelaient, et Jin prit soudain conscience que quelque chose le mettait vraiment en rogne. « Je suis en train de chercher une solution. » Jin se demanda qui était Gregor. Le patron de la compagnie d’assurances de Miles-san ? Mina avait rapproché de plus en plus sa chaise de l’endroit où Jin se balançait sur la sienne. Un reniflement sonore lui échappa, faisant tourner les têtes de Miles-san et de Vorlynkin. Miles-san fit une embardée et tendit la main vers elle, s’arrêta net et préféra finalement faire signe à Jin. Ainsi invité à intervenir, celui-ci tapota maladroitement l’épaule de sa sœur, ce qui n’eut pour effet que de faire monter l’eau dans ses yeux, suscitant au final un vrai débordement. « Lord Vorkosigan, par pitié, c’en est assez pour ce soir, dit le consul Vorlynkin. Ces enfants doivent être épuisés. Tous les deux. » Jin aurait préféré qu’il évite cette dernière remarque. Mina l’avait contaminé : ses yeux le picotaient. Et maintenant qu’on lui en témoignait, Jin n’était plus très sûr de souhaiter cette sympathie qui sapait sa détermination mieux que n’importe quelle sentencieuse exhortation à reprendre courage. « À n’en point douter, répondit immédiatement Miles-san. Au bain, et nous pourrons ensuite leur donner à tous deux la chambre de Roïc. Il n’aura qu’à emménager avec moi. J’imagine que des tee-shirts propres suffiront en guise de pyjamas. Des brosses à dents ? » Jin se rendit compte que Miles-san et Vorlynkin étaient loin d’être aussi intimidants quand ils se querellaient que lorsque tous deux tombaient soudain d’accord sur quelque chose. La cérémonie ordinaire du coucher enraya les larmes. Jin s’attendait que Mina trouve le local du consulat encore plus bizarre qu’il ne l’avait été pour lui. Après tout, il avait déjà dormi dans des parcs et dans toutes sortes de coins invraisemblables chez Suze-san. Vorlynkin avait même fait don d’une brosse à dents sonique de luxe, même si Jin et Mina avaient dû se la partager, au prix d’un passage par son support désinfectant entre les deux usagers. Ils s’étaient finalement glissés sous des draps propres, bien au chaud dans une chambre tranquille. Jin attendit que la porte se referme doucement et que le bruit des pas des adultes s’éloigne pendant la descente des marches avant de se tortiller hors du lit pour allumer sa lampe de chevet. Mina rejeta ses couvertures et l’aida à extraire la boîte de Lady Murasaki de son sac à dos. Elle l’observa religieusement tandis qu’il ouvrait le couvercle de sa demeure pour donner une bouffée d’air frais à leur compagne arachnéenne, et l’aida en y jetant un des petits papillons de nuit aux ailes beiges et poudrées qu’ils avaient capturés plus tôt, tandis que Jin empêchait la prisonnière de s’échapper avec ses doigts. Il posa la boîte en plastique sur la table qui séparait leurs lits. « Elle va le manger ? demanda Mina en l’observant par le couvercle. — Je n’en suis pas sûr. Peut-être qu’elle se nourrit seulement de proies vivantes. » Mina fit une moue pensive. « Ils ont un grand jardin derrière. Je parie qu’on pourra attraper d’autres bestioles demain. » Perspective rassurante que celle-ci. Jin s’allongea et tira les draps vers lui tandis que Mina tendait le bras pour éteindre la lumière avant qu’un rai de lumière passant sous la porte de la chambre ne les trahisse. Au bout d’un moment, Mina chuchota dans le noir : « Tu crois vraiment que ton galactique est capable de ramener maman ? Personne d’autre n’y est jamais arrivé. » Mais est-ce que quelqu’un avait essayé, au moins ? Jin l’ignorait. Tiré à quatre épingles, vigilant, concentré, incapable de tenir en place, ce nouveau Miles-san se révélait un compagnon bien plus inquiétant. Jin se demanda s’il ne préférait pas le camé perdu et crasseux au bout du compte. Il éprouvait le sentiment déconcertant d’avoir mis en branle une force qu’il ne pouvait plus stopper dorénavant, et le fait d’ignorer si c’était ce qu’il voulait vraiment n’avait rien de rassurant. « Je ne sais pas, Mina, finit-il par répondre, tais-toi et dors. » Il roula sur le côté et se réfugia du reste du monde sous ses couvertures. Roïc suivit le consul Vorlynkin dans la chambre scellée, où m’lord était déjà plongé dans la console de comm, Johannes à ses côtés et Raven lisant par-dessus son épaule pour donner son grain de sel. Ils avaient l’air d’examiner des schémas techniques des installations de NovÉgypte, obtenus Dieu sait où. Roïc fut soulagé que m’lord ait finalement décidé de mettre Johannes dans le coup, ne fût-ce que par nécessité. Enfin du renfort ! Inexpérimenté, peut-être, mais l’homme était entraîné, et à en juger par les yeux qu’il écarquillait, il recevait là une formation sur le tas aux opérations secrètes qui aurait fait la fierté de ses instructeurs de la SécImp. M’lord pivota sur son fauteuil pour accueillir les nouveaux arrivants. « Ah, Vorlynkin, bien. Votre réceptionniste, Matson… Il reviendra travailler le matin, c’est ça ? — Oui ? — Je ne crois pas qu’on puisse tenir ces gosses assez tranquilles pour les lui cacher dans une si petite maison. Il faudra lui dire que ce sont des témoins sous protection, qui courent un danger. Ça devrait suffire à le rassurer. — Est-ce la vérité ? demanda Vorlynkin. — Mais comment quelqu’un de si réticent à raconter des mensonges a-t-il pu devenir diplomate ? Et au fait, je n’arrive pas à croire qu’avec toute votre expérience vous ayez manqué d’admirer comme il se doit les ampoules de Mlle Sato. Pourquoi faut-il donc que toutes les femmes soient persuadées que les afflictions d’ordre médical les rendent intéressantes ? Et si j’en juge par ma propre fille Helen, cette chimère les prend bien plus jeunes que je ne l’aurais cru possible. — Revenons à ce danger, voulez-vous ? », dit Vorlynkin, qui monta dans l’estime de Roïc en refusant de se laisser entraîner dans le capricieux train de pensée de m’lord. À en croire l’éclat de ses yeux, m’lord était aussi surexcité que ses propres enfants après l’une des histoires qu’il leur racontait à l’heure du coucher. « Est-il réel ? Parce qu’il paraît déraisonnable de soustraire ces enfants à leur tuteur dans le cas contraire. » M’lord s’assagit. « Peut-être. C’est une enquête, ce qui signifie que toutes les pistes ne mènent pas forcément quelque part. Sinon, ce ne serait même pas la peine d’enquêter. Mais je m’interdis de penser que Lisa Sato aurait pu être écartée d’une façon aussi brutale et efficace pour une raison banale. Ce qui signifie qu’en la réveillant nous accentuons la pression… » Il se tapota les lèvres en y réfléchissant. « Je soupçonne Jin de se méprendre au sujet de sa tante et de son oncle, en fait. Peut-être que ce ne sont pas simplement les ressources qui leur manquent pour se livrer à la légitime lutte pour le compte de leur parente. Il se pourrait bien qu’on les menace sérieusement. — Hmm », commenta Vorlynkin. Quant à Roïc, il avait la conviction personnelle que, dès l’instant où la trajectoire de cette pauvre femme congelée avait croisé celle de m’lord, cette succession d’événements était devenue inévitable. Allez agiter une ficelle devant un chat… Mais mieux valait sans doute éviter d’éclairer Vorlynkin sur ce point : un homme d’armes était censé être loyal en pensée, en paroles et en actes. Mais pas aveugle pour autant… « Mais si Jin et Mina étaient vos propres enfants, laisseriez-vous un galactique les kidnapper, ni plus ni moins, pour arriver à ses propres fins ? s’obstina Vorlynkin. Si bien intentionné soit-il ? — À ma décharge, je dois insister sur le fait qu’ils se sont présentés ici d’eux-mêmes. Mais si j’étais mort, ma veuve congelée et mes enfants tombés entre les mains d’individus qui ne sont pas désireux ou capables de les aider… Je ne crois pas que je serais regardant sur l’origine de l’homme qui serait à même de les réunir avec Ekaterin. Je le couvrirais plutôt de mes bénédictions posthumes. » M’lord pivota et tambourina des doigts sur le panneau de la console de comm. « Pauvre Jin ! En fait, il me fait penser à ma défunte grand-mère. — Votre défunte grand-mère ? répéta Raven en s’adossant au comptoir. J’ignorais que vous en aviez une. — La plupart des gens en ont deux… Mais pas vous, bien sûr. En fait, à ce jour, ma grand-mère betane est vivante et en pleine forme, et elle a des idées bien arrêtées. Si jamais vous la rencontrez, vous comprendrez bien des choses au sujet de ma mère. Non, c’est une légende barrayarane, le destin de la princesse-comtesse Olivia Vorbarra Vorkosigan. — Délicieusement sanglante, alors, à n’en point douter. » D’un ample geste de la main, Raven invita m’lord à poursuivre, non que ce dernier eût besoin d’encouragements. Johannes aussi était tout ouïe, apparemment fasciné. « Très. Si vous connaissez bien votre histoire barrayarane, ce à quoi rien ne vous oblige, vous n’êtes pas sans savoir que jadis, à l’époque d’il était une fois où commencent toutes les histoires, jadis donc, les escadrons de la mort de l’empereur Yuri le Fou tentèrent d’éradiquer toute ma famille, déclenchant de ce fait la guerre civile qui s’acheva finalement par son propre démembrement. À l’époque, il y avait tant de gens qui voulaient lui arracher tel ou tel morceau de son anatomie qu’ils ont été forcés d’attendre leur tour, c’est dire. L’escadron de la mort a abattu ma grand-mère sous les yeux de mon père, et ce n’était pas beau à voir. Il avait onze ans à l’époque, ce qui explique en partie pourquoi Jin me fait penser à tout cela. « Mais vous voyez… malgré toute l’horreur de cette abominable journée et de la guerre qui s’ensuivit, personne… je ne sais pas exactement comment l’exprimer : personne n’a jamais spolié mon père de cette expérience. La mère de Jin lui a été arrachée de manière tout aussi abrupte et injuste, mais il n’a pas eu droit au chagrin. Pas de funérailles, pas de deuil, même pas de protestation. Pas de vengeance, aussi maigre qu’aurait pu être la satisfaction de la savoir accompagnée dans la mort par un cortège d’ennemis. Pour Jin et Mina, il n’y a… que le silence. Un silence glacé. » Et celui qui suivit ne le fut pas moins pour tous les Barrayarans présents dans la pièce. Vorlynkin s’éclaircit la gorge, prit appui sur son bras et braqua les yeux sur la console de comm. « Bien, Lord auditeur. Et comment comptez-vous exactement, hum… redonner sa voix à cette femme ? » Chapitre dix « N’atterrissez pas sur les poulets », s’alarma Jin en se penchant par-dessus le dossier du siège, entre Johannes qui pilotait l’aérocamionnette et Miles, assis à la place du passager. Johannes grimaça et fit glisser l’aérocamionnette sous le baldaquin improvisé du refuge de Jin sur le toit. Il s’interrompit lorsque le gamin sauta à terre pour écarter la table de bistrot du chemin, jeta un œil sous le véhicule, parut soulagé, et lui fit signe d’avancer. Tandis que Johannes les posait délicatement sur le toit, une femme les attendait au fond de la tente qui faisait office de chambre à coucher, les mains sur les hanches et l’air suspicieux, mais elle sourit brièvement quand Jin caracola pour la rejoindre. Le chuintement des moteurs du véhicule s’éteignit. « Ah, Ako, fidèle au poste, c’est bien, dit Miles en ouvrant la porte coulissante. Vous autres, attendez ici jusqu’à ce que je vous fasse signe, ajouta-t-il par-dessus son épaule. Pas besoin de se ruer sur cette pauvre fille. » Ni de passer pour un troupeau de clowns entassés dans une caisse à savon, mais il s’abstint de le dire tout haut. Johannes et Raven acquiescèrent en silence ; quant au froncement de sourcils désapprobateur de Roïc, il aurait aussi bien pu être audible. Ako était manifestement en train d’essayer de nourrir Gyre : elle portait d’épais gants isolants et brandissait une longue fourchette au bout de laquelle ballottait un lambeau de viande crue. Tandis qu’elle saluait Jin de la main, l’oiseau tendit le cou et saisit le morceau de chair qui ondulait, et secoua la tête pour l’avaler. Ako sursauta. « Il mord, tu sais, dit-elle à Jin d’un air presque contrit. — Pas si fort que ça, répondit Jin. — Il m’a fallu de la pommade antibiotique et des bandages en plastique la première fois, merci bien. Je te le concède : il ne m’a pas vraiment arraché de doigt. » Elle cala de nouveau ses mains sur ses hanches et jeta un regard noir à Miles. « Alors vous revoilà ! Vous m’avez fichu la trouille avec votre aérocamionnette. » Miles espérait qu’ils avaient réussi à se faufiler sans être vus. Même s’ils n’échapperaient pas à des dispositifs plus sophistiqués, du moins le toit de la tente dissimulait-il leurs activités à des observateurs ordinaires, dans la plate lumière du matin. Discret, sinon secret. « Je commençais à croire que vous ne reviendriez pas, et je me demandais quoi faire de tous ces animaux. Mais vous avez retrouvé Jin au bout du compte ! » Miles lut dans son regard qu’elle avait été à deux doigts de penser qu’il avait pris la tangente sans la moindre intention de retrouver le garçon. « Nous avons tous les deux été malencontreusement retardés, dit Miles. C’est Jin qui m’a retrouvé, en fait, mais quoi qu’il en soit, nous revoici ensemble. Merci beaucoup d’avoir pris soin de ses animaux. Ils comptent plus que tout pour lui. » Voyant ses efforts reconnus, elle renifla d’un air satisfait. « Je sais. » Jin revint après avoir fait un rapide inventaire de sa ménagerie, y compris un décompte des poulets. « Miles-san va m’emmener, moi et toutes mes bêtes chez… chez lui. Pour un temps », dit-il à Ako. Elle fronça les sourcils. « Ah ouais ? — Oui, et il me faut en parler avec Mme Suze », dit Miles. Ako sembla un peu rassurée par cette demande, preuve qu’il jouait franc jeu. « Tenbury m’a dit que vous étiez plus ou moins l’apprentie de la méditech du bâtiment ? » Miles risquait de la revoir très bientôt si tout se déroulait comme il l’espérait. Mieux valait l’apaiser. Ako se fit méfiante. « Je l’aide à nettoyer, des trucs du genre. À l’infirmerie. — Parfait. » Le Barrayaran fit un geste en direction du véhicule et le reste de sa suite en émergea en se bousculant. Jin épargna à Miles la corvée des présentations, dont il se tira sans doute de façon plus rassurante que ce dernier n’y serait sans doute parvenu : « Voici Raven-sensei, c’est un ami venu d’Escobar. Lui, c’est Roïc-san, il travaille pour Miles-san, et là, c’est le lieutenant Johannes, il est très bien. » Ako s’inclina en murmurant : « Jin, ils ne sont pas policiers, n’est-ce pas ? Tu sais bien que… — Non. Ce sont des Barrayarans. Des galactiques. » Ako se mordit la lèvre, mais sembla se contenter de cette garantie provisoire. Elle les regarda s’organiser : Johannes et Roïc restèrent auprès de l’aérocamionnette jusqu’à ce que Jin revienne superviser le chargement, et Raven et Jin accompagnèrent Miles. « Je devrais venir avec vous, murmura Roïc à l’oreille de Miles. — Ces gens se méfient à juste titre des étrangers. Je n’obtiendrai pas ce que je veux si nous débarquons en masse, et tu es une masse à toi tout seul. » Miles tapota son bracelet-comm. « Je t’appellerai si j’ai besoin de toi. » Roïc lui répondit par le soupir, qui concluait habituellement cette non moins habituelle querelle. Miles laissa Jin les conduire, lui et Raven, dans la tour de refroidissement. Ako les suivit jusqu’à la cuisine, où Miles fit un prudent détour pour s’emparer d’une cafetière et de quelques tasses. Elle les suivit du regard tandis qu’ils se dirigeaient vers l’escalier menant à la suite de Suze. Alors qu’ils attendaient que quelqu’un réponde aux coups que Miles venait de frapper à la porte, ce dernier tourna la tête et dit à Jin : « Il vaut sans doute mieux que je lui présente tout ça à ma façon. Je te ferai savoir quand tu pourras intervenir. » Jin, qui se balançait d’un pied sur l’autre, déglutit et hocha la tête. Ils entendirent un bruit de pas traînants et la porte s’entrouvrit. L’œil trouble de Suze les fixa par l’entrebâillement. « Encore vous ! Je croyais que nous étions débarrassés de vous une bonne fois pour toutes. » Elle loucha sur Jin. « De vous deux. » L’œil coulissa vers Raven. « Et vous êtes qui, vous, bon Dieu ? — Raven Durona, d’Escobar, répondit Raven tout de go. Ravi de faire votre connaissance. — C’est un ami, dit Miles. Du genre de ceux qu’on laisse entrer, vous savez ? » Il brandit la cafetière. « Pouvons-nous ? — Mouais… » À contrecœur, mais son œil ouvert toujours braqué sur le récipient, Suze les laissa passer. Elle portait les vêtements noirs flottants de la fois précédente, dans lesquels elle devait aussi dormir. Les mêmes effluves gériatriques flottaient dans ses quartiers. Elle s’approcha de la fenêtre, régla la polarisation pour laisser entrer parcimonieusement les lueurs matinales et fit signe à Miles, sa cafetière, ses tasses et ses suivants de se partager les sièges délabrés. « Je vois que vous avez retrouvé votre portefeuille », dit-elle en s’installant en face d’eux. Sur un signal de Miles, Jin se hâta de distribuer le café. « Oui, et mes bagages et mes amis. Les affaires reprennent. — Quelles affaires, au juste ? Merci, Jin. — Disons que je suis un enquêteur. » La tasse de Suze s’arrêta à mi-chemin de ses lèvres. Ses traits couturés se figèrent de panique. « Mais pas pour le compte d’une quelconque autorité de Kibou, rassurez-vous, ajouta Miles. — Fraude à l’assurance, intervint prestement Jin d’un ton conciliant. Ce n’est pas un policier. Ni un docteur ni un avocat, même s’il a assisté à ces conférences. Le docteur, c’est Raven-sensei. » Les sourcils de Miles s’arquèrent à cette description de son statut. De toute évidence, il allait lui falloir tôt ou tard prendre le garçon à part pour lui expliquer précisément le concept d’auditeur impérial, mais pour le moment il faudrait faire avec. « Ce n’est pas exactement ça, mais presque. Il se trouve que, pour l’heure, les gens qui comptent sur Kibou sont les sujets de mon enquête et non ses instigateurs. Je n’ai nul intérêt à mettre un terme à votre opération. En fait, j’aimerais pouvoir utiliser vos installations. Et je pourrais bien m’arranger pour que le jeu en vaille la chandelle, pour vous. » Suze plissa les yeux au-dessus de sa tasse à café et finit par boire. « Si nous nous en sortons, nous autres, c’est parce que nous n’attirons l’attention de personne. — Je n’ai pas non plus l’intention d’attirer l’attention. » Suze s’enfonça dans son siège, pinçant ses lèvres parcheminées. « Vous voulez congeler quelqu’un illégalement ? Vous espérez pouvoir m’acheter pour que je stocke le corps pour votre compte ? » Le ton qu’elle employait était remarquablement neutre, n’impliquant ni n’excluant quoi que ce fut. Sa suggestion était venue bien trop naturellement… Dieux du ciel, Suze avait-elle déjà fourni ce genre de service, à la mafia locale par exemple ? Existait-il seulement un monde souterrain de ce genre sur Kibou-daini ? En dehors des souterrains bien réels dont il avait fait l’expérience, naturellement. Était-ce un de ses moyens de protection ? Sans doute les parrains du crime voulaient-ils repousser la mort, eux aussi. Bien sûr, ils avaient les moyens d’organiser leurs affaires personnelles, mais ils pouvaient avoir besoin d’avantages à distribuer à leurs petites mains. Et pour se débarrasser discrètement des ennemis, ces rangées de tiroirs anonymes, en bas, valaient bien un plongeon dans le fleuve le plus proche, les pieds coulés dans un bloc de ciment. Ce genre de crime n’était même pas irréversible, au cas où on aurait exécuté avec un peu trop de précipitation les ordres d’un parrain, ou fait une quelconque erreur. Mon pote, si je voulais cacher un corps sur Kibou… Miles s’arracha à ce fascinant enchaînement de pensées. « Avez-vous déjà rendu ce genre de service ? » demanda-t-il prudemment. Suze haussa les épaules, son appréhension passagère le cédant à un amusement cynique devant l’air consterné de son interlocuteur. « Si c’était le cas, est-ce que je vous le dirais ? — Je n’ai pas besoin de le savoir », lui assura-t-il. Il voulait le savoir, mais après tout il n’y avait rien qu’il ne voulût savoir. « C’est exactement de l’inverse que j’ai besoin. Nous désirons mettre en œuvre une réanimation privée. Qui nécessite le matériel adéquat. Et de la discrétion. Vous pourriez nous fournir les deux. » Cette fois, la requête la prit au dépourvu. Elle dissimula sa stupéfaction en avalant une autre gorgée de café, puis grimaça. « Jin, va me chercher mon médicament dans le placard », ordonna-t-elle. Jin bondit sur ses pieds, fouilla à la recherche de la bouteille carrée et la lui apporta. Sur son invitation, il la déboucha et versa… un très mince filet, ainsi que Miles put le remarquer, et Suze aussi manifestement, mais elle ne se plaignit pas quand le gamin retourna s’asseoir. « Une cryoréanimation ! Comment ? — Le Dr Durona ici présent est un spécialiste renommé en la matière. Si votre installation est à la hauteur de ses attentes, nous aimerions en fait vous la louer. » Une longue pause. « Combien ? lâcha-t-elle. — Je pensais vous offrir quelque chose que l’argent ne peut acheter. Si vous nous laissez réanimer notre euh… cliente… et en échange de votre discrétion, naturellement, Raven peut pratiquer une résurrection haut de gamme pour n’importe quel autre candidat de votre choix. Suze en resta bouche bée. Elle se renfonça dans sa chaise, et finit par souffler, au bout d’un moment : « Vous êtes un démon. » Proposer de l’argent aurait fonctionné, se dit Miles. Mais il y avait des choses qui marchaient encore mieux. Suze désigna Raven d’un bref coup de tête. « Et il est bon ? » En guise de réponse, Miles déboutonna sa tunique grise et sa chemise blanche. Il effleura du bout des doigts le réseau de cicatrices pâles en toile d’araignée. « Ce que vous voyez ici était une grenade à aiguilles lancée avec une grande précision et à courte portée. Il y a dix ans. C’est Raven qui a pratiqué ma résurrection. » Ou du moins il y avait participé, à strictement parler, mais une décennie s’était écoulée et Raven avait accumulé de l’expérience. « Je puis vous garantir qu’en termes de défi médical rien de ce que vous avez en bas n’est comparable. » Suze détourna les yeux tandis qu’il se reboutonnait. « Les dégâts de l’âge, déclara-t-elle, ne sont pas aussi instantanés que ceux d’une grenade, mais bien plus profonds. — C’est malheureusement exact, dit Raven, mais je pourrais rendre bien des services dans ce domaine également. Ce que je suggère, c’est que Mme Suze ici présente établisse une liste d’une demi-douzaine de candidats environ, et qu’elle me laisse faire le tri pour établir les chances de succès médical optimales. Nous devrions ainsi obtenir les résultats les plus satisfaisants possibles. — Hum », fit-elle. Elle laissa remonter sa main et se massa la poitrine au niveau du cœur. « Hum. » Jin, incapable de se contenir plus longtemps, explosa : « S’il te plaît, Suze-san ! Laisse-les faire ! » Les sourcils en chenille se dressèrent. « En quoi ça te concerne, petit ? » Jin pinça les lèvres et jeta un regard implorant à Miles. « Êtes-vous certaine de vouloir le savoir ? » s’enquit Miles. Suze était assez fine pour hésiter un long moment avant que sa curiosité ne l’emporte sur son bon sens. « Oui. » Miles fit signe à Jin qui s’écria : « Miles-san a promis de ramener ma mère ! » Le visage de Suze se crispa d’horreur. « Oh, et vous croyez que vous n’allez pas attirer l’attention, monsieur l’enquêteur galactique ? Lisa Sato ne vivait que pour ça, attirer l’attention ! — Nous risquons effectivement de l’attirer par la suite, mais pas sur vous, concéda Miles d’un ton doucereux. Dès qu’elle aura suffisamment récupéré, nous la transférerons au consulat barrayaran où elle pourra retrouver ses enfants. Et aucune piste ne mènera jusqu’ici. — Vous croyez ? Ceux qui l’ont congelée voudront certainement savoir qui l’a ressuscitée ! Ce qui les mènera droit dans mes pattes, lesquelles n’ont pas assez de poigne pour les retenir, eux, ça je vous en fiche mon billet ! — Oui, mais ils tomberont d’abord sur moi. Je prévois… » Miles hésita. Il n’avait pas de plan à proprement parler, pas encore. Il donnait des coups de poignard à l’aveuglette, et il ne savait pas encore qui allait se retrouver au bout de la lame. « Quoi ? demanda Suze. — Je prévois de leur lancer d’autres os à ronger. » Il jeta un coup d’œil à Raven. « Tout dépend de Mme Sato, de ce qu’elle a à dire, et du temps qu’il lui faudra pour le faire. J’ai moi-même souffert d’une cryo-amnésie plutôt profonde. Qui s’est désagréablement prolongée. — Je m’en souviens, dit Raven. Désagréable, peut-être, mais pas si durable, en réalité. À l’époque, nous étions simplement pressés par le temps. Quant à Mme Sato… eh bien, je ne peux rien garantir pour le moment. » Miles hocha la tête pour indiquer qu’il avait compris les implications tacites de ses paroles. Il se retourna vers Suze. « J’ai besoin d’une autre faveur. J’aimerais vous emprunter un cryocadavre. — Mais quel… commença Suze d’une voix de tonnerre qui se réduisit à un ton plus mesuré pour finir :… genre de corps ? — Féminin, une cinquantaine de kilos. Aussi jeune que possible. Autre chose, Raven ? » L’intéressé secoua la tête. « Ce devrait être tout. — Nous nous engageons à ne l’endommager d’aucune façon qui puisse compromettre sa réanimation ultérieure, poursuivit Miles en espérant ne pas avoir l’air trop désinvolte. — Je dois prendre ça pour une garantie, galactique ? — Les choses ne seront pas entièrement sous mon contrôle, mais si tout se passe comme je l’ai prévu, nous nous porterons comme un charme. » Enfin, j’espère. « Toute opération secrète comporte… des impondérables. » Raven fit la grimace : ce n’était peut-être pas la chose à dire, après ce qu’elle avait vu de son torse. « Quand ? — Bientôt. Peut-être cette nuit, et pas plus tard que demain soir. » Les narines de Suze se dilatèrent pour prendre une longue inspiration dubitative. Miles leva deux doigts. « Deux cryoréanimations de votre choix. » Suze tourna la tête et fit un geste qui signifiait qu’elle lâchait l’affaire. « Allez voir la méditech de la centrale. Vristi Tanaka. Jin vous montrera le chemin. J’imagine que vous parviendrez à la persuader de participer à ces absurdités, avec un tel bagout… Éreintant, tout ça », ajouta-t-elle pour elle-même. Miles se leva bien vite de peur d’épuiser sa patience ou qu’elle ne change d’avis. « Merci, madame Suze. Je vous promets… » Que vous ne le regretterez pas eût été un artifice trop tiré par les cheveux même pour sa bouche de diplomate. Il se contenta donc de : « … que tout ceci se révélera très intéressant. » Suze les congédia d’un grognement. L’infirmerie se trouvait à l’étage du bâtiment où l’on accueillait autrefois les clients. Jin fit passer Miles et Raven par une double porte ouvrant sur un couloir muni de deux ou trois salles apparemment équipées et prêtes à l’action, à en juger par l’odeur médicamenteuse. Ils trouvèrent Tenbury qui traînait devant l’une d’entre elles, adossé au mur, les bras croisés, une étroite palette flottante posée à ses pieds. « Jin ! s’écria-t-il d’un air enchanté. Tout le monde te croyait disparu ! » Il eut l’air un peu moins ravi de voir Miles. « Encore toi. » Il plissa le front en apercevant Raven. « Nous sommes venus voir Tanaka-san, expliqua Jin. C’est important. — Elle est occupée pour le moment », dit Tenbury en désignant d’un coup de pouce la salle adjacente, « mais ils devraient terminer dans pas longtemps. » Raven tendit le cou pour jeter un œil à travers la mince vitre de la porte. « Ah, une cryoprépa en cours ? J’aimerais voir ça. — Raven-sensei est docteur. Il vient d’Escobar », informa Jin. Tenbury eut l’air troublé et ouvrit la bouche pour parler, mais Miles coupa court à la discussion en frappant à la porte. Une femme à l’air revêche lui répondit. Plutôt maigre, elle avait une peau brune rappelant le vieux cuir, et bien que ses cheveux fussent blancs et lisses là où ceux de Suze étaient crépus, elle devait avoir le même âge, d’après Miles. Son visage s’illumina lorsqu’elle vit Jin. « Ah, on t’a enfin retrouvé, Jin ! Bon, qui tes bêtes ont-elles encore écharpé, et est-ce que ça peut attendre ? — Personne, Tanaka-san. Mais c’est plutôt urgent. C’est Suze-san qui nous envoie. » Miles laissa Jin s’occuper des présentations, puisque le garçon commençait à avoir de l’expérience en la matière. Il reprit ensuite la parole : « Nous avons passé un marché avec Mme Suze pour utiliser vos salles d’opération dans le but de pratiquer une cryo-réanimation privée, si elles conviennent au docteur Durona. Pouvons-nous entrer ? » Elle s’écarta avec un grognement, sans quitter Raven des yeux. Miles se demanda s’il n’aurait pas mieux fait de froisser les vêtements de Raven, de lui ébouriffer les cheveux et de l’asperger de gin : il aurait peut-être semblé moins incongru ici, moins inquiétant pour tous ces gens. Trop tard. Sur une table en saillie de l’autre côté de la pièce était étendu le corps nu d’un frêle vieillard, sans doute tout juste maintenu au seuil de la mort. Le drap qui lui couvrait les hanches lui laissait quelques vestiges de dignité, si tant est qu’il vous en restât lorsque vous étiez abandonné aux caprices de tubes en plastique et à la volonté d’autrui. Une couverture frigorifique lui ceignait le crâne pour accélérer le refroidissement de son cerveau. Relié à un réservoir placé au-dessus de lui, un tube se divisait en deux pour injecter un liquide clair dans ses deux artères carotides. Un autre sortait de la veine de sa cuisse et lâchait un fluide rose foncé dans une cuve à siphon disposée à hauteur de genou, où un robinet déversait également un mince filet d’eau pour faciliter l’écoulement. À en croire la pâleur de la peau et des ongles, et la couleur du fluide qui ruisselait, ce corps fatigué était presque entièrement perfusé de cryosolution. Ako s’agitait et surveillait de près le processus. Elle avait manifestement saisi des bribes de la conversation à travers la porte, car elle leva les yeux et dit avec excitation : « Le docteur va venir nous aider ? » Miles tempéra d’un geste son enthousiasme avant qu’il ne dépasse les bornes, voire les pulvérise. « Simple visite. Nous vous expliquerons tout quand vous en aurez terminé ici. » Jin fixait la scène, fasciné. Miles se demanda à quel point ce genre de spectacle risquait de troubler le garçon, et s’il en avait déjà été témoin. Lui-même était perturbé, et il avait déjà assisté au processus… ou plutôt l’avait subi. Peut-être la scène n’en était-elle que plus traumatisante ? Pour la première fois, il se demanda si la nouvelle de sa rencontre brutale avec la grenade à aiguilles avait donné à son père cette vieille impression que l’histoire se répète sans cesse, si elle avait ranimé le désagréable souvenir de la mort horrible de la princesse et comtesse Olivia. Il faudra que je lui présente mes excuses pour ça la prochaine fois que nous nous verrons. « Ça semble presque trop simple, murmura Miles à Raven. – Toute la complexité réside dans le fluide de cryoconservation, qui nécessite toute une petite usine pharmaceutique à lui seul, répondit le docteur. Ou du moins est-on en droit de l’attendre. Où vous procurez-vous votre cryofluide, madame Tanaka ? » La bouche ridée de la vieille méditech s’étira en un sourire plat. « Le concentré vient de quelques zones de livraison situées derrière des hôpitaux, ici en ville. Ils se débarrassent de leurs réserves périmées plusieurs fois par an. Nous distillons notre propre eau pour les reconstituer. » Miles haussa les sourcils. « Est-ce que c’est… heu… acceptable ? D’un point de vue médical ? » Raven haussa les épaules. « Si les dates de péremption sont déterminées avec une bonne marge de sécurité, ça l’est. » Miles supposa qu’il ne s’agissait pas de choisir entre des fluides périmés ou frais, mais plutôt entre quelque chose et rien du tout. Cela lui rappela une fois encore que cet endroit était une opération parasite accrochée au ventre d’une économie plus vaste, sans laquelle elle ne pourrait pas continuer à exister. D’un autre côté, si l’économie qu’elle parasitait avait mieux fonctionné, elle n’aurait pas eu besoin d’exister. Les témoins médicaux se mirent à clignoter au terme de l’opération. Ako retira les tubes et scella les incisions d’entrée et de sortie à l’aide de bandages plastiques, savonnant minutieusement la peau à l’aide de pommade. Elle et la méditech Tanaka enfilèrent au corps une sorte de housse en plastique qui l’épousait parfaitement et, avec l’aide de Tenbury, elles le transportèrent jusqu’à la palette flottante. Là, le technicien le recouvrit d’un drap qui lui donnait l’aspect d’un véritable cadavre. Il passa la porte avec la palette. « Tu me donnes un coup de main, Jin ? » demanda-t-il d’un ton plein d’espoir par-dessus son épaule. Jin, bien campé sur place, secoua la tête avec véhémence. Tenbury soupira et s’en fut en poussant son fardeau. Ako passa au processus de nettoyage tandis que Raven s’appuyait contre un comptoir et que Miles se trouvait un tabouret où se percher. Pendant que la méditech croisait les bras et l’écoutait d’un air dubitatif, Miles entreprit de raconter à peu près la même histoire qu’il avait présentée à Mme Suze, insistant lourdement sur le fait qu’ils étaient venus là sur son ordre et avec sa bénédiction. Comme Tanaka semblait sensible au garçon, Miles lâcha Jin qui se fendit d’une opportune salve de suppliques. Du coup, l’expression douteuse qu’elle afficha découlait plus de considérations techniques que politiques. « La majeure partie de cette section n’a pas été ouverte depuis des années. L’équipement qui n’a pas été démantelé lorsque l’endroit a été mis hors service est parti plus tard. » Escamoté et mis au clou, supposa Miles. « Mais en fait je conserve… heu… Je pense qu’il vaut mieux que nous montions jeter un coup d’œil. » Ce n’était donc pas un non, pas question. Jusqu’ici, tout marchait comme sur des roulettes. « C’est pour cette raison que Raven nous a accompagnés, l’assura Miles. Suze nous a dit… Au fait, c’est son nom ou son prénom ? — Les deux, répondit la méditech. Susan Suzuki. — Vous travaillez avec elle depuis longtemps ? — Depuis le début. Nous avons été trois à monter l’affaire : Suze, sa sœur, qui était assistante de l’intendant, et moi. Mais nous n’avons pas tardé à enrôler Tenbury. — Il était bien plus jeune à l’époque, pas vrai ? Et de toute évidence, c’était la cryoprépa qui vous préoccupait. Aviez-vous des plans pour l’autre bout de la chaîne, la réanimation ? » Le petit rire qui lui échappa lui fit frémir les lèvres. « En ce temps-là, je croyais que nous en avions tout juste pour un an avant de finir en prison. Pour moi, c’était plus une forme de protestation désespérée qu’autre chose. Mais ensuite les sans-abri ont commencé à affluer, plus désespérés encore que nous, et nous avons découvert que nous ne pouvions pas abandonner. Nous ne pouvions pas les trahir comme tous les autres l’avaient fait. — Le monde est bâti par les gens qui font leur boulot », acquiesça Miles. La méditech Tanaka braqua les yeux sur Ako qui venait de finir de nettoyer et s’approchait pour écouter la conversation. « Vrai. Ako et sa grand-tante tenaient une cantine. Et puis la vieille femme est tombée malade, les frais médicaux les ont ruinées, la boutique a fermé, elles ont été mises à la rue… et se sont retrouvées chez nous. Ako n’avait pas fini ses études, mais elle savait nettoyer et le travail ne lui faisait pas peur, alors je l’ai prise avec moi. » La studieuse mais timide Ako n’aurait jamais pu entrer dans une académie de méditech, pensa Miles, sans parler d’obtenir son diplôme. L’expression exercice de la médecine sans diplôme prenait ici une nouvelle dimension. « On ne devrait pas emmener Raven-sensei à l’étage, maintenant ? » les pressa Jin. Ils montèrent l’escalier qui menait à l’étage supérieur, lequel avait apparemment autrefois abrité une installation de cryoréanimation équipée au grand complet, avec une demi-douzaine de salles d’opération, une salle de réanimation et plusieurs cabines de soins intensifs. La plupart étaient obscures et poussiéreuses, et effectivement vidées de leur contenu, mais la méditech maintenait apparemment une salle d’opération en état pour les cas où les onguents antibiotiques, la glu chirurgicale et les conseils homéopathiques ne suffisaient plus. Elle et Raven s’engagèrent dans une discussion enflammée émaillée de jargon médical, et qui s’acheva lorsqu’ils envoyèrent Jin au rez-de-chaussée chercher Tenbury pour lui demander des précisions techniques. « Qui est le propriétaire légitime de cet endroit ? demanda Miles à la méditech tandis qu’ils attendaient. Puisqu’il a été abandonné, la ville aurait dû le saisir depuis longtemps, non ? — Il y a eu quelques propriétaires présumés au fil des ans. La cité ne mettra pas la main dessus pour la même raison que le propriétaire actuel ne peut pas s’en débarrasser, le pauvre bougre. Responsabilité légale de deux ou trois mille cryocadavres indigents. C’était un entrepreneur, qui l’a acheté pour ce qu’il croyait être une bouchée de pain jusqu’à ce qu’il découvre tout ce qui allait avec. Suze l’a sous contrôle pour le moment. Nous pensons que le plus grave danger que nous encourons, c’est qu’il décide de résoudre son dilemme par un petit incendie volontaire, mais nous avons des vigiles. — Ça ne m’a pas l’air d’une situation très stable. — Elle ne l’a jamais été. Nous nous efforçons de survivre au jour le jour. C’est étonnant, jusqu’où on peut aller de cette façon. » Miles remarqua que Raven était tout ouïe, et pas le moins du monde scandalisé. On était formé sur Jackson ou on ne l’était pas. Là-bas, le serment d’Hippocrate était considéré au mieux comme une vague inspiration, si tant est qu’il en eût jamais entendu parler. Tenbury revint, et il s’ensuivit une nouvelle salve de jargon, puis la visite des autres chambres, ponctuée par divers bruits sourds et inquiétants. Miles renvoya Jin, qui se montrait particulièrement agité, sur son toit pour superviser le chargement de sa ménagerie. Quand les bruits d’inventaire finirent par cesser, Raven revint le voir. « Alors ? demanda Miles. Bon ou pas ? — Tout bon, dit Raven. Il faudra pas mal de préparatifs, mais je trouve que ces gens sont plutôt doués pour l’improvisation. Et les failles matérielles sont largement compensées par une délicieuse absence de paperasse. — Quand serez-vous prêt, que je sache à quel moment faire mon coup ? Il me faudra sans doute votre concours lors de la substitution, au fait, au cas où nous rencontrerions des problèmes d’ordre médical. Vous n’avez pas de scrupule à risquer de vous faire arrêter, tant que j’y pense ? » Raven haussa les épaules. « Je suis sûr que votre frère me tirera de là si vous n’y arrivez pas. Quoi qu’il en soit, vous pouvez procéder à l’échange quand vous voudrez. Mme Sato sera aussi bien ici en attendant que nous soyons prêts. — Mon emploi du temps n’est pas infiniment élastique. » En dehors du fait qu’il avait hâte de rentrer chez lui, bien sûr, il était impossible de dire ce qui allait sortir de la boîte de Pandore une fois ranimée la mère de Jin. Et Miles brûlait de le savoir. « Vous pouvez ramener le gosse au consulat. Je vais sans doute travailler tard ici, poursuivit Raven. Je rentrerai à mon hôtel par les transports en commun. » Miles désigna le bracelet-comm fourni par le consulat. « Contactez-moi d’abord. Canal sécurisé. Je veux un rapport. Et mieux vaudrait envoyer Johannes vous prendre. — En fait… » Raven hésita. « Je crois que je préférerais faire halte au consulat quoi qu’il advienne. Puis-je utiliser vos liaisons sécurisées par faisceau hermétique pour faire un rapport à mon patron sur Escobar ? — Lily ou Mark ? — Les deux. Même si je ne suis pas sûr de savoir où se trouve Lord Mark pour le moment. Et vous ? » Miles fit signe que non. « L’échelle de ses entreprises est devenue par trop vaste. Je ne le piste pas au jour le jour. Vous voulez vous assurer une caution à l’avance ? — L’idée m’a traversé l’esprit, mais essentiellement parce qu’il se peut que j’aie trouvé ici des éléments présentant un intérêt pour le groupe Durona. — S’ils ont des répercussions sur mon enquête, je veux en être averti. Et même s’ils n’en ont pas, du reste. — Compris. » Miles lui fit signe de retourner au travail, puis traversa le dédale du sous-sol pour gagner le toit de Jin. Pendant qu’ils déchargeaient l’aérocamionnette, le consul Vorlynkin sortit voir le fatras qu’ils déversaient dans son jardin. Mina caracola devant lui et bondit sur Lucky avec un cri d’excitation, puis frotta sa joue contre la fourrure. « Lucky ! Je croyais que tu étais morte ! » La vieille chatte grise endura le câlin, mais se tortilla bien vite pour s’échapper. « Tu as toujours tes petits ratons, Jin ? — Oui, répondit l’intéressé en soulevant la cage qu’il trimballait pour les exhiber. Jinni et la plupart de ses enfants. — Magnifique, commenta Vorlynkin en examinant Gyre, enchaîné à son perchoir, à une distance prudente. Comment l’empêches-tu de dévorer tes poulets ? » Galli et Brindille, libérées de leur caisse de transport par le lieutenant Johannes, se faufilèrent entre ses genoux en battant des ailes et en piaillant, puis s’arrêtèrent pour contempler, apparemment émerveillées, le carré d’herbe tiède et odorant qui s’étendait devant elles sous le soleil de midi. « Eh bien, les grands se défendent plus ou moins tout seuls. Il a fallu que je garde Gyre attaché à son perchoir quand les poussins étaient plus petits. Il devra rester attaché ici de toute façon, jusqu’à ce qu’il comprenne que c’est sa nouvelle maison. » Jin surveilla l’homme d’armes qui déchargeait avec toutes les précautions requises une pile de terrariums pour les placer sur l’étagère qu’ils avaient rapportée du refuge de Jin. Accolés à l’arrière de la maison, abrités par ses corniches et dissimulés par le bâtiment, la haute enceinte de pierre du jardin et tous les arbres et les buissons, l’étagère et son contenu seraient presque autant en sécurité que dans son refuge bâché chez Suze-san. « Des chats et des souris ensemble, maintenant ? poursuivit Vorlynkin. Et quoi encore, des lions et des agneaux ? — Ce sont des rats, rectifia Jin d’un ton péremptoire. Mais j’aimerais bien avoir un lion ! Quoi qu’il en soit, Lucky est trop vieille et paresseuse pour embêter les plus grands, et je garde les petits dans des cages couvertes. » Il jeta autour de lui un regard satisfait. « Maintenant que j’ai retrouvé tous mes animaux, tu peux garder Lady Murasaki », annonça-t-il à Mina, grand seigneur. Elle fit la grimace. « Mais Lucky est à moitié à moi. Parce que ce n’était pas la tienne, pour commencer, tu sais, même si tu l’as volée. — Je l’ai sauvée de tante Lorna », lui rappela Jin. Lucky se lova autour des chevilles de Vorlynkin et s’y frotta le menton pour le marquer de son odeur comme étant sa propriété, laissant une traînée de poils collée à son pantalon hakama auparavant impeccable. Il s’inclina plutôt distraitement pour lui gratter le dos et elle fit sans vergogne le dos rond sous ses doigts. Mina s’adressa au consul d’un air inquiet : « Oh, monsieur, on peut garder Lucky à l’intérieur ? Jusqu’à ce qu’elle sache que c’est chez elle ? Les chats aussi se perdent, vous savez ? » Baissant les yeux sur le visage de la petite fille, Vorlynkin demanda à contrecœur : « Est-elle propre ? » Mina acquiesça vigoureusement. « Je peux installer sa litière dans ma chambre ! — Les toilettes à côté de la cuisine feraient aussi bien l’affaire, lui dit-il. Toi et Jin… Eh bien, oui, j’imagine que ça vous fera du bien, à toi et à ton frère, de vous occuper d’elle. » Miles-san passa nonchalamment devant eux. « Tout est en ordre ici, Jin ? Dans ce cas, il faut que je récupère Johannes. » Il ajouta, à l’intention du consul Vorlynkin : « Nous resterons un moment dans la salle scellée. Beaucoup de détails à mettre au point. » À son signal, Roïc se leva et reprit ce qui semblait être sa place réservée à ses côtés. « Ça va vraiment se faire, alors ? » demanda Vorlynkin. Miles-san hocha la tête. Le consul fit la grimace. Miles-san lui retourna un sourire ironique. « La souplesse, Vorlynkin. C’est la clé. » Il entra dans la maison en balançant sa canne. Jin et Vorlynkin le regardèrent partir. Vorlynkin formula la pensée que Jin lui-même venait d’ébaucher en son for intérieur : « C’était censé me rassurer ? » Chapitre onze Roïc se figurait que minuit aurait été l’heure idéale pour une expédition visant à s’emparer d’un cadavre, peut-être même au beau milieu d’un bel orage. Entre autres choses, on aurait pu mettre sur le dos de la foudre les éventuelles coupures de courant temporaires qu’ils allaient laisser dans leur sillage. Mais on ne prévoyait aucun front froid opportun dans l’immédiat, et Roïc se retrouva avec Raven et m’lord dans l’aérocamionnette que conduisait encore Johannes, devant le portail impressionnant du complexe de NovÉgypte, à midi tapant. Et si les statues à tête canine qui flanquaient le portail semblaient les suivre de leurs yeux peints, c’était simplement un effet de son imagination. Johannes était armé d’une paire d’arrangements floraux dans des tubes pleins d’eau, et il connaissait ses répliques, mais ni les uns ni les autres ne furent requis : l’homme de garde du portail leur fit signe d’entrer. « C’est normal, ça ? s’enquit Roïc. — Ce sont les heures de visite, expliqua doucement m’lord. Ils ne vont pas tracasser la famille de leurs clients, ni leurs futurs usagers potentiels, à cette heure de la journée. Il ne s’agit pas d’un complexe militaire. Tout ce dont la sécurité de NovÉgypte doit se soucier, ce sont des vols, plus probablement perpétrés par quelque employé ; du vandalisme, qui a peu de chances de survenir en plein jour ; et peut-être de quelque chose comme le FLHNE, qui attendrait sans doute cet orage dont tu nous rebattais les oreilles. Ce serait bien leur style. » Roïc s’enfonça dans son siège avec un « Peuh » maussade. Il se tortilla inconfortablement dans son uniforme de personnel soignant, pourtant de taille XXL, et sans doute prélevé par Raven et la méditech Tanaka à la même source que certaines des fournitures médicales qui les attendaient, entreposées chez Mme Suze. M’lord portait le même genre de costume, dont il avait, lui, dû rouler les manches et les jambes de pantalon, même en XXS. Celui de Raven lui allait comme un gant. Johannes était vêtu de ce qu’on avait assuré à Roïc être une tenue de tous les jours, irréprochable, soignée et de classe moyenne. L’aérocamionnette glissa devant l’entrée du bâtiment couronné d’une pyramide devant lequel s’étendait un séduisant jardin à l’égyptienne pourvu de statues de sphinx, puis devant le panneau qui désignait le quai de chargement où l’on accueillait les clients déjà congelés. Ce quai était dissimulé à l’arrière du bâtiment, d’aspect purement utilitaire. Ils le contournèrent pour arriver à une entrée de service discrète. « Très bien, c’est ici que nous déchargeons la marchandise, dit m’lord. N’ayez pas l’air de vous précipiter, mais ne perdez pas de temps. » En essayant de ne pas avoir l’air pressé par le temps, ni par son patron, Roïc aida Raven à ouvrir l’arrière de l’aérocamionnette et à en sortir la palette flottante. Une pile de caisses, vidées des accessoires médicaux qu’elles avaient contenus, dissimulait la longue forme étendue dans ce qui évoquait pour Roïc un sac de congélation. L’enveloppe en question, conçue pour un court trajet, conserverait son contenu à température cryonique pendant un jour ou deux si elle restait scellée, lui avait expliqué Raven. Roïc devait bien avouer que c’était sacrément moins encombrant et voyant qu’une cryochambre portable. Johannes alla se garer sur le parking visiteurs, et m’lord guida la palette et ceux qui la poussaient vers des portes automatiques qui s’ouvrirent devant eux sans protester. M’lord consulta l’holocarte de son bracelet-comm et les conduisit dans une enfilade de couloirs. Ils croisèrent un trio d’employés qui bavardaient et un couple de personnes âgées, de toute évidence des visiteurs, en route pour la cafétéria que Roïc repéra à l’odeur, mais aucun d’entre eux ne jeta ne fut-ce qu’un coup d’œil à la palette. Roïc prit bien soin de ne pas regarder en arrière. Encore deux détours et une brève descente dans un tube ascensionnel de fret, et ils se retrouvèrent dans un couloir souterrain terminé par une double porte verrouillée, le premier obstacle qu’ils croisaient jusqu’ici. M’lord ouvrit une des caisses, en sortit vivement sa trousse à outils spéciale, version SécImp customisée, et s’agenouilla près de la serrure électronique. Il poussa un grommellement peu engageant : « Bon sang, ça fait une paie. J’espère que je n’ai pas perdu la main… » Il s’escrima une minute ou deux pendant que Roïc se trémoussait en jetant des regards nerveux par-dessus son épaule et que Raven demeurait impassible. L’ouverture silencieuse des portes prit Roïc par surprise. M’lord arbora un petit air suffisant. « Ah, parfait. Je comptais bien éviter d’endommager la serrure, pour ne pas laisser de trace. » Il leur fit signe d’entrer, telle une caricature de maître d’hôtel escortant des invités jusqu’à sa meilleure table, et referma doucement les portes lorsque la palette fut passée. Le nouveau couloir était bien plus sombre. Et pas tout à fait achevé, comme Roïc put le constater avec étonnement. Il craignit de rencontrer des ouvriers, mais supposa que les faisceaux des lampes d’une éventuelle équipe de construction les préviendraient de sa venue. Sous le bâtiment pyramidal s’étendaient trois niveaux souterrains. Autour du bloc utilitaire central de chaque étage, quatre couloirs concentriques s’étendaient vers l’extérieur en carré, des rayons reliant les allées au milieu de chaque côté. Bien que la structure fut trop régulière pour parler de labyrinthe, il n’en sembla pas moins à Roïc qu’il serait facile de tourner en rond dans ces profondeurs. Qu’il avait dû être pénible pour m’lord de se perdre pendant quatre heures dans un vrai dédale, et sans lumière avec ça ! Ils bifurquèrent à l’embranchement suivant. M’lord marmonnait dans sa barbe comme s’il comptait les coursives latérales, et il sourit lorsque le bloc central s’offrit enfin à leur vue. Une autre pause, m’lord fit céder un panneau verrouillé qui donnait accès à un tableau électrique et effectua quelques comptes minutieux avant de hocher la tête. Ils émergèrent ensuite d’un autre rayon et tournèrent à droite pour emprunter un des couloirs. Les finitions de celui-ci avaient été terminées, il était faiblement illuminé par des éclairages de service et bordé de cryocaissons occupés. « Pas très folichon, murmura Roïc. — Ce sont les caissons de deuxième classe, ici, dit m’lord. Si tu veux te retrouver dans une boîte en imitation acajou décorée en laiton… ou plutôt en or, selon ce que je me suis laissé dire, NovÉgypte a ce qu’il te faut aux étages supérieurs. » Même dans ces profondeurs, on trouvait à côté de beaucoup de caissons des supports fixés au mur et contenant de curieuses petites offrandes personnelles, parmi lesquelles de minuscules bouteilles de vin, des sachets de nourriture et des bâtons d’encens consumés. Les plus courantes étaient les fleurs, la plupart en plastique ou en soie, mais parfois réelles, certaines encore fraîches tandis que d’autres, brunies, pendaient tristement de leur tube d’où l’eau s’était évaporée. « On y est », dit m’lord en s’arrêtant tout net. Il tendit le cou vers un tiroir au sommet de la pile. « Lisez-nous le numéro, Raven. » Raven récita une longue chaîne alphanumérique à deux reprises. M’lord la compara soigneusement avec les données de son bracelet-comm. « C’est bien ça. » Les caisses servirent de nouveau : m’lord en faucha une qui lui servit d’escabeau pour parvenir à la hauteur du verrou du caisson et y appliquer son passe-partout spécial de la SécImp. « Très bien », murmura-t-il en redescendant. « Quand les lumières s’éteindront, procédez à l’échange. » Il récupéra sa propre lampe torche et s’éloigna vivement. Raven tendit à Roïc une paire de gants médicaux étanches, enfila les siens et se pencha pour décacheter le long sac. La silhouette qui apparut semblait celle d’une femme âgée de petite taille, plutôt mince, et enchâssée dans une sorte de pellicule plastique qui adhérait à sa forme. Entre l’onguent protecteur dont elle avait été généreusement enduite et le givre qui commença immédiatement à se former à la surface exposée du plastique, au moins sa nudité désarmée était-elle décemment couverte. Roïc éteignit sa propre lampe un instant avant que toutes celles du couloir ne s’assombrissent, ainsi que les petites diodes vertes des tiroirs. Étant donné qu’ils n’avaient découvert aucun moyen d’ouvrir un caisson particulier sans déclencher un indicateur dans la salle de contrôle centrale, la meilleure option qui s’offrait à eux consistait à souffler simultanément la flamme d’environ cinq mille caissons. « Prêt », dit Raven. Roïc appuya sur le bouton de déverrouillage. À son grand soulagement, le caisson s’ouvrit sans difficulté. Il tira le long réceptacle comme un affreux tiroir à documents. À l’intérieur se trouvait une autre silhouette féminine, sous le même genre de pellicule plastique qui givra elle aussi instantanément. Roïc fit grise mine en constatant que les enveloppes n’étaient pas tout à fait identiques : celle-ci semblait brune, et renforcée avec une sorte de filet. Il rassembla toutefois ses forces, glissa ses mains sous le corps et le souleva. Même à travers les gants, elle semblait littéralement aspirer sa chaleur comme une marée descendante. Il la déposa doucement à terre, Raven vérifia l’étiquette de nom apposée à l’extérieur du paquetage, et à eux deux, ils placèrent son substitut dans le caisson. Celui-ci se referma avec un léger déclic. M’lord apparut brièvement au coin du couloir et il jeta un coup d’œil alentour. Roïc lui fit signe que tout allait bien et il hocha la tête avant de s’éclipser de nouveau. Quand Roïc et Raven eurent glissé leur trophée dans le sac et l’eurent scellé de nouveau, les lumières se rallumèrent brusquement. Roïc tendit le bras pour détacher soigneusement le passe-partout et le replaça à l’abri dans le nécessaire de m’lord. Il commença ensuite à empiler correctement les caisses en se demandant combien de temps il faudrait à une équipe de maintenance pour venir enquêter sur leur brève coupure de courant. M’lord revint et les encouragea de la voix. Ses yeux brillaient autant que n’importe quelle diode de contrôle, et Roïc mesura à quel point l’escapade l’amusait. Au moins ça en fait un parmi nous. Raven semblait aussi avenant qu’à l’accoutumée, comme si son quotidien était fait de telles opérations, ce qui n’était pas le cas, Roïc le savait bien. Il déglutit et se prépara à courir tandis que le bourdonnement des portes du tube ascensionnel et les échos de plusieurs voix se répercutèrent dans le couloir qui rayonnait depuis le bloc utilitaire central, mais ils dévièrent vers le cercle extérieur avant d’être pris sur le fait. Encore quelques pas, et ils se retrouvèrent devant les doubles portes souterraines. M’lord s’arrêta pour les verrouiller de nouveau et appeler Johannes sur son bracelet-comm. Le lieutenant était en train d’ouvrir l’arrière de l’aérocamionnette quand ils arrivèrent dehors. Le chargement de « fournitures » de la palette disparut sans un bruit à l’intérieur. Roïc ne respira calmement que lorsque le véhicule passa le portail et s’inséra dans le trafic de l’après-midi. M’lord vérifia son bracelet-comm. « Seize minutes », déclara-t-il d’un ton satisfait. Raven avait repris le siège avant auprès de Johannes, ce qui était raisonnable à plus d’un titre dans la mesure où tous deux avaient de loin l’aspect le plus ordinaire selon les critères locaux. Johannes conduisait posément, mais pas trop, comme il en avait reçu l’ordre. Les sièges arrière étaient repliés pour laisser la place au chargement, et Roïc était accroupi en face de m’lord, de l’autre côté du sac qui contenait le corps de Lisa Sato, vigilant et prêt à l’empêcher de glisser si Johannes venait à braquer trop brusquement. On avait assuré Roïc que la cryosolution et les onguents protecteurs conservaient une certaine souplesse aux cryocadavres, qui n’étaient donc pas si fragiles et ne risquaient pas, malgré leur température, d’éclater comme des glaçons jetés sur le trottoir en cas de choc accidentel. Mais quand même. Ils poursuivirent en silence pendant un moment, et ce fut Roïc qui le brisa d’une voix basse : « Tout ça me fait penser au sergent Taura. Tous ces gens ont eu le droit de mourir en gardant un peu d’espoir pour leur avenir, alors pourquoi pas elle ? Nous étions tous là, à la clinique Durona, tout était en place, qu’est-ce que ça nous aurait coûté ? » Taura était l’une des mercenaires, du temps où m’lord faisait partie des services secrets de la SécImp, jadis, avant que la grenade à aiguilles et les dégâts consécutifs à la cryoréanimation ne le mettent définitivement à la retraite. Comme Raven et le reste des clones Durona, c’était un produit de l’ingénierie génétique jacksonienne. Néanmoins, contrairement à eux, elle était la survivante unique d’une série ratée de prototypes de prétendus supersoldats. Elle s’était échappée pour intégrer la troupe de mercenaires de m’lord, où son côté supersoldat s’était effectivement manifesté, comme m’lord pouvait en témoigner. Toutefois, ses créateurs avaient doté tous leurs prototypes d’un dispositif génétique de sûreté : Taura serait morte de vieillesse à vingt ans standard sans l’intervention des médecins Dendarii, et plus tard des Durona. Roïc l’avait croisée à deux mémorables et déchirantes reprises, la première fois lorsqu’elle assistait au mariage de m’lord, et la seconde lorsque m’lord et lui s’étaient rendus sur Escobar pour la soutenir durant les derniers instants de sa maladie en phase terminale, chez les Durona. M’lord soupira. « Moi, toi, Rowan et Raven, nous avons tous essayé de l’en persuader. Si l’assurance des Dendarii ne l’avait pas couverte, j’aurais payé de ma poche, ce que les Durona ne m’auraient sans doute pas laissé faire. Ils s’imaginent toujours que c’est à elle et à tous les mercenaires Dendarii qu’ils doivent leur évasion de l’Ensemble de Jackson. Mais Taura n’aurait accepté pour rien au monde. » Quoi, se réveiller dans la peau d’un monstre dans un lieu et à une époque inconnus, où tous mes amis auraient disparu ? avait-elle répondu à Roïc, de cette voix effroyablement filante qui n’était pas la sienne. Mais tu pourrais t’en faire de nouveaux… L’argument n’avait pas eu raison de ses réticences, alors que son métabolisme défaillant s’épuisait peu à peu. Roïc eut un petit geste d’impuissance. « Vous auriez pu vous passer de son accord. Une fois qu’elle était trop partie pour s’en rendre compte, ordonner de la faire cryopréparer. » Et Dieu sait si m’lord se passait de l’accord de pas mal de gens. M’lord haussa les épaules, les traits adoucis à l’évocation de ce souvenir commun. « Ç’aurait été pour notre bénéfice et non le sien. Mais Taura a choisi le feu plutôt que la glace. Et ça, je pouvais tout à fait le comprendre. Aucune trace d’ADN ne subsiste après une crémation à haute température. » Peu lui importait où l’on disperserait ses cendres, du moment que ce ne fut pas dans l’Ensemble de Jackson, et m’lord avait donc mis à disposition un emplacement funéraire pour son urne dans son propre caveau familial à Vorkosigan Surleau, au-dessus du long lac. M’lord et Roïc l’y avaient déposée eux-mêmes. « Personne ne devrait mourir de vieillesse à trente ans standard », marmonna Roïc. Et certainement pas un esprit flamboyant comme Taura. M’lord reprit un air songeur. « Si les recherches antivieillissement des Durona ou de qui que ce soit d’autre sont couronnées de succès, je me demande si l’on en viendra à considérer que mourir à trois cents ou cinq cents ans est scandaleux. — Ou à deux mille », renchérit Roïc en essayant de se représenter la chose. Quelques rares Betans et Cetagandans arrivaient à plus de deux siècles, d’après ce qu’il avait entendu dire, mais leur santé était garantie génétiquement avant conception. Pour ceux qui étaient déjà là, issus des caprices du sort, ça n’aidait pas vraiment. « Sans doute pas deux mille, dit m’lord. Un petit plaisantin féru de statistiques sur la mortalité a jadis calculé que si toutes les causes médicales de la mort disparaissaient, l’individu moyen ne pourrait jamais dépasser les huit cents ans standard sans subir un accident fatal. Je suppose que cela signifie que certains passeraient l’arme à gauche à dix-huit ans, et d’autres à dix-huit cents, mais, au bout du compte, les règles du jeu ne changeraient guère. Tout au plus aurait-on déplacé l’équilibre. — Ça fait penser aux réfractaires. — Tout à fait. Si le Dieu dont ils postulent l’existence a attendu des milliards d’années qu’ils naissent, quelques siècles accordés en surplus jusqu’à leur mort ne devraient Lui faire ni chaud ni froid. » Le regard de m’lord se perdit dans une sorte d’abîme mental qui n’appartenait qu’à lui. « Tous ces gens qui s’inquiètent de ne plus exister après leur mort, et quasiment aucun ne semble consacrer une seconde à l’idée qu’ils n’existaient pas avant leur conception… Et qu’ils ont failli ne jamais voir le jour. Après tout, à un spermatozoïde près, c’est notre sœur qui serait née à notre place et nous n’aurions jamais manqué à personne. » Comme Roïc ne trouvait rien à répondre à ça qui ne lui donnât pas la migraine rien que d’y penser, il s’abstint. Ils finirent par passer le portail grillagé du bâtiment de Mme Suze. De longues heures furent nécessaires pour que la température de Lisa Sato remonte de l’extrême froid cryonique à quelques degrés au-dessous de zéro. Miles renvoya Johannes au consulat et, à mesure que la nuit tombait, lui et Roïc se relayèrent pour dormir dans une couchette improvisée dans une salle située en face du labo de résurrection de fortune de Raven, au deuxième étage du vieux bâtiment où l’on accueillait les clients. Raven et Tanaka prirent eux aussi des tours de garde. L’aube du lendemain vit le début des processus critiques : évacuation du cryofluide, aussitôt remplacé par ce qui ressemblait aux yeux de Miles à des cuves de sang synthétique frais. La peau de la silhouette étendue sur la table d’opération passa d’un gris terreux à une encourageante et chaude nuance ivoire au fil de la transfusion. Le cryofluide gargouillait en s’écoulant dans le siphon. S’ils avaient eu le temps et l’équipement nécessaires, ainsi qu’un échantillon d’origine de la patiente, il aurait été possible de cultiver un sang strictement identique au sien. Le sang synthétique ne contenait pas les globules blancs uniques que produisait le corps du patient, et une fois réanimé, celui-ci devait rester en isolement pendant une période variable jusqu’à ce que sa propre moelle comble les déficits immunitaires. D’après Raven, Miles était resté endormi pendant toute cette phase, mais de toute façon il avait besoin de guérir des traumatismes qu’il avait subis, chirurgicaux ou autres, et qui étaient bien plus graves. Ako avait passé toute la soirée de la veille à nettoyer et apprêter la cabine d’isolement. Raven restait d’une exaspérante imprécision quant au moment exact où sa patiente pourrait être interrogée, et leur fit bien comprendre que, en ce qui concernait les visites, ses enfants avaient la priorité. Miles ne discuta pas : il ne voyait rien de mieux pour encourager la jeune femme sur la voie de la récupération. Miles était très désireux de donner un coup de main, mais à mesure qu’ils approchaient du point de non-retour du processus, Raven le fit s’asseoir à distance sur un tabouret, un masque chirurgical sur la bouche. Les lanières à mémoire de forme de celui-ci se collaient à sa peau pour former un sceau flexible mais impénétrable, et les électropores filtraient même les virus. Malgré tout, Miles se demandait si c’était uniquement pour éviter les germes qu’on le lui avait donné. Il se contenta de tenir sa langue au lieu de hurler lorsqu’il entendit Raven marmonner : « Bon sang… il y a un problème. — Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda Miles tandis que Raven et la méditech s’affairaient autour de la table sans répondre. « Electroencéphalogramme plat », lâcha Raven juste avant que Miles ne répète sa question, plus fort. « On devrait avoir quelque chose maintenant… Tanaka, essayons un bon vieux choc à l’ancienne. » La tête de Lisa Sato était couverte de ce qui ressemblait à un bonnet de bain hérissé de senseurs et de circuits, collé à ses cheveux plaqués par le cryogel. Raven appuya sur un des boutons de son panneau de contrôle, et le bonnet émit un crépitement sec qui fit sursauter Miles, manquant de le faire choir de son tabouret. Raven fit la grimace en examinant les relevés. Sa main gantée se tendit, presque d’elle-même semblait-il, pour masser celle, inerte, de sa patiente. « Coupez l’écoulement », dit abruptement Raven, sans plus d’explications, et la méditech se hâta d’obéir. Il recula d’un pas. « Ça ne marche pas. » L’estomac de Miles fut agité d’un soubresaut nauséeux. « Raven, vous ne pouvez pas arrêter. » Mon Dieu, on ne peut pas se permettre de foirer ça. Ces pauvres gosses attendent de nous que nous leur rendions leur mère. J’ai promis… « Miles, j’ai plus de sept mille réanimations à mon actif. Je n’ai pas besoin de passer la demi-heure qui vient à sautiller sur le cadavre de cette pauvre femme pour savoir qu’elle est partie. Au niveau microscopique, elle a le cerveau en gelée. » Raven soupira et se détourna de la table en décollant son masque et en retirant ses gants. « Je reconnais une mauvaise préparation quand j’en vois une, et c’est le cas ici. Ce n’est pas ma faute. Il n’y avait rien que je puisse faire. Rien au monde. » Raven était un homme trop mesuré pour jeter ses gants dans la pièce en jurant, mais il en avait furieusement envie. Miles lisait son bouleversement sur ses traits maîtrisés, que le contraste avec son attitude d’ordinaire joviale ne rendait que plus féroces. « Un meurtre… vous croyez ? — Il arrive que les choses aillent de travers sans qu’on n’en ait l’intention, vous savez. En fait, c’est la norme statistique. Mais pas dans votre entourage, j’imagine. — Et pas dans ce cas selon moi. » Les lèvres de Raven s’étirèrent. « Non. Je pourrai pratiquer une autopsie dans un petit moment, ici. » Probablement quand il aurait recouvré son imperturbable calme. « Je saurai d’où venait le problème dans la préparation. Les options sont diverses. J’ai l’impression qu’il y avait quelque chose de bizarre dans la viscosité de ce fluide qu’on a extrait… » Il s’interrompit. « Non, laissez-moi reformuler ça. J’insiste pour faire cette foutue autopsie. Je veux savoir comment on a pu me forcer à échouer. Parce que je déteste me faire piéger. — Amen », gronda Miles. Il glissa de sa chaise, arracha son masque et s’approcha de la table et de son fardeau muet. La pompe à sang donnait toujours à la peau son optimiste couleur rosée, trompeuse promesse. D’un air absent, Raven tendit la main et la coupa. Le silence qui s’ensuivit était poignant. Comment allait-il expliquer ça à Jin et à Mina ? Miles savait bien, en effet, que c’était ce qui lui restait à faire. Dans sa précipitation et son arrogance, il avait balayé leur espoir… Non, il n’avait balayé qu’un faux espoir. Cette issue était apparemment inévitable, quelle qu’ait pu être la façon dont elle devait survenir, tôt ou tard, de sa main ou de celle d’un autre. Ces considérations n’avaient rien de très réconfortant. Je vous rendrai justice… Non. Il n’était pas en position de leur faire une telle promesse. Et je vais essayer était un médiocre succédané, simple préambule à d’autres faux-fuyants d’adulte. Malgré cela, la culpabilité attisait comme jamais sa rage contre son – leur – ennemi inconnu. Que c’était curieux. Suspect. Futile. On frappa vivement à la porte de la salle d’opération. Roïc s’était-il réveillé ? Il n’allait certainement pas sauter de joie, lui non plus, en apprenant l’issue de leur aventure. Miles s’étira, saisit sa canne, s’approcha de la porte et regarda par la mince vitre. Et il fut immédiatement soulagé de n’avoir pas hurlé Entre, Roïc ! En effet, c’était le consul Vorlynkin qui attendait dehors, l’air exténué, avec Jin et Mina à sa suite, qui le tiraient chacun par un bras. Miles se faufila dehors et se tint dos à la porte. « Qu’est-ce que vous faites là ? Vous étiez censé attendre au consulat que je vous appelle. » À voir comment Vorlynkin était manipulé par les enfants, Miles aurait pu anticiper leur arrivée. Que Jin et Mina n’aient plus peur de lui était une bonne chose, mais il aurait mieux valu qu’il ne se plie pas à leurs quatre volontés. Je peux parler, tiens. « Ils ont insisté, expliqua Vorlynkin, bien que ce ne fut pas nécessaire. Je leur ai expliqué qu’elle ne serait pas réveillée avant demain… Vous leur avez dit que vous n’étiez guère présentable quand vous êtes sorti de cryo… mais ils n’en ont pas moins insisté. Même s’il ne s’agit pour eux que de l’apercevoir par la vitre. Je crois qu’ils n’ont pas dormi de la nuit. Ils m’ont réveillé à trois reprises… Je pense que s’ils pouvaient ne serait-ce que la voir, peut-être qu’ils se calmeraient. Ils feraient peut-être un somme, plus tard, quelque chose dans ce goût-là. » Le débit de Vorlynkin s’appesantissait à mesure qu’il prenait conscience de l’attitude sinistre de Miles. Il se contenta donc d’articuler discrètement : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Miles n’était pas prêt pour ça maintenant. Bon sang, il n’y serait jamais prêt. Il avait déjà eu le désagréable honneur d’informer des parents auparavant, ou des proches, mais jamais des enfants, si exposés, sans carapace contre la vie. En le regardant, Mina et Jin réprimèrent leur enthousiasme. Si tout s’était bien passé, n’aurait-il pas déjà été en train de se rengorger et de s’en attribuer le mérite ? Il n’y avait aucun moyen d’améliorer la situation, et un seul d’y mettre un terme. Il aurait voulu s’agenouiller, s’aplatir, mais il lui semblait que la seule chose à faire était de regarder Jin droit dans les yeux. Il prit une profonde inspiration. « Je suis navré. Il y a eu un problème avec la cryoréa… Non, avec la cryopréparation. Raven-sensei n’a rien pu faire. Nous avons essayé… Nous pensons que votre mère est morte durant sa cryopréparation il y a dix-huit mois, ou peu de temps après. » Jin et Mina restèrent figés, sous le choc. Pas de larmes, pas encore du moins. Ils fixaient Miles. Ils le fixaient, immobiles. « Mais on voulait la voir, dit Mina d’une toute petite voix. Vous aviez dit qu’on la verrait. » La voix de Jin était rauque, enrouée, une voix qui ne lui ressemblait pas du tout. « Vous aviez promis… » Le trio s’était désolidarisé sous le coup de la nouvelle. Spontanément, et de façon atypique, la main de Jin trouva celle de Mina. Celle-ci tendit l’autre pour s’accrocher de nouveau à Vorlynkin, qui baissa les yeux sur elle, en plein désarroi. « Et maintenant ? demanda-t-il. Vous êtes sûr… ? » Il leva un regard dur, comme pour clouer Miles au mur. « C’est leur droit, dit Miles à contrecœur. Même si j’ignore si un tel souvenir vaut mieux que pas de souvenir du tout. Je… je ne sais pas vraiment. — Moi non plus », admit Vorlynkin. Mina donna un petit coup de menton. « Je veux voir. Je veux la voir. » Jin déglutit et acquiesça. « Un instant, alors… » Miles disparut, ou plutôt se replia, derrière la porte et dit : « Raven, nous avons des visiteurs. La famille. Pouvons-nous… la rendre présentable ? » Raven, le dur à cuire jacksonien, sembla ébranlé par cette perspective. « Par tous les dieux, pas ces pauvres gosses au moins ? Que font-ils ici ? Il faut vraiment les faire entrer ? — C’est leur droit », répéta Miles en se demandant pourquoi ces mots semblaient prendre un sens particulier dans son esprit. Il aurait dû savoir, il ne pouvait pas mettre toutes ses pertes de mémoire sur le dos de sa propre cryoréanimation dix ans auparavant. Raven, Tanaka et Miles se hâtèrent de couvrir décemment la silhouette silencieuse et de retirer l’enchevêtrement technologique dont elle était captive, les tubes, les électrodes et l’étrange bonnet. Miles lissa les courts cheveux noirs derrière ses oreilles. Leur aspect lustré donnait au visage de cette femme un air sophistiqué, mais en faisant ressortir son crâne, et Miles se demanda comment la mère des enfants se coiffait de son vivant. Ce genre de petit détail incongru pouvait prendre des proportions phénoménales. Et il était là, à la recoiffer à la hâte, vainement. Allez, qu’on en finisse. Miles s’approcha de la porte et la maintint grande ouverte. Jin et Mina passèrent le seuil avec Vorlynkin. Le regard que ce dernier décocha à Miles au passage n’avait rien de très affable. Jin prit la main libre du consul quand ils arrivèrent à la table. À qui d’autre pouvait-il se raccrocher, à cet instant déstabilisant entre tous ? Les enfants regardèrent fixement, un bon moment. Mina ouvrit les lèvres, perplexe. Jin leva les yeux vers Miles avec un hein ? confus. Finalement, ce fut d’un ton partagé entre l’outrage et le mépris que Mina s’exclama : « Mais ce n’est pas notre maman ! » Chapitre douze Miles parvint à grand-peine à se retenir de bredouiller comme un idiot : « Vous en êtes sûrs ? » Aucun des deux jeunes visages n’exprimait le moindre doute. « Mais alors, s’étrangla-t-il en pivotant pour fixer Raven, puis la silhouette drapée sur la table, qui venons-nous juste… » D’assassiner ? C’était injuste, et erroné de surcroît. Et extrêmement offensant pour le spécialiste des cryoréanimations ulcéré. « De… de… » Heureusement, personne ne semblait s’attendre qu’il termine sa phrase. « Son numéro était le bon, rappela Raven, ou du moins c’était bien celui que vous m’aviez donné. » Soit Miles avait extrait la mauvaise référence de caisson dans les données du cryostock, ce qui n’était pas le cas comme il le savait fort bien, soit quelqu’un avait préalablement falsifié les numéros. Pour une raison mystérieuse. Camouflage ? Pour empêcher le cryocadavre de Lisa Sato d’être enlevé par ses partisans ou un groupe comme le FLHNE ? Ou par Miles… Non, Miles ne voyait personne sur Kibou-daini capable d’imaginer qu’un auditeur impérial barrayaran indiscret puisse s’intéresser à l’affaire. À moins qu’il ne s’agisse d’une authentique erreur ? Auquel cas… Miles se représenta les millions de cryocaissons de Northbridge, ses environs et son sous-sol, et ce n’était que le début ! Son cœur bondit. L’idée que personne ne sache réellement où Lisa Sato avait été entreposée était trop insupportable pour qu’on s’y arrête plus d’une seconde. À moins – et cette pensée était si saisissante que Miles dut reprendre son souffle avant de la formuler –, à moins que quelqu’un n’ait eu une longueur d’avance sur lui, et exactement la même idée. Et dans ce cas… Non. Avant que son imagination ne se mette à battre la campagne, mieux valait lui serrer la bride avec quelques faits tangibles. Des faits avérés, et non toutes ces conclusions en suspens, fragiles et tentaculaires. Miles prit une profonde inspiration pour calmer son cœur qui battait la chamade. « Très bien. Très bien. Commençons par ce que nous sommes en mesure de savoir. En premier, heu, identifier cette pauvre, euh… cliente. Faites-en une priorité lors de votre autopsie, Raven. Je vais retourner à la salle scellée du consulat et… » Miles fut interrompu par un inquiétant raclement de gorge de la part de Vorlynkin. Ce dernier désignait du menton Jin et Mina, accrochés l’un à l’autre, le visage blême, silencieux. Miles ignorait s’il devait voir dans cette posture de la peur ou de la colère, mais au moins ne sanglotaient-ils pas. Quoi qu’il en soit, Vorlynkin avait probablement raison : ça n’avait aucun sens d’évoquer devant eux les macabres détails d’une autopsie, même si le sujet n’en était pas leur mère au bout du compte. Les enfants, comme Miles le savait d’expérience, pouvaient faire preuve d’un comportement qui allait de la profonde sensibilité à l’entêtement le plus crasse, et parfois les deux chez le même sujet selon l’inspiration du moment, ce qui n’arrangeait rien. Apprendre à comprendre les femmes était-il une sorte d’entraînement, avant de passer aux enfants ? Il n’avait pas le temps de poursuivre sur cette lancée, ce qui valait sans doute mieux. Miles fit signe à Vorlynkin et à ses protégés de regagner le couloir. « Je suis navré pour tout ça, répéta bêtement Miles. Je vous promets… » – bon sang, il allait vraiment falloir qu’il raye cette phrase de son vocabulaire – « … que je vais continuer à chercher votre maman. Le problème vient juste de devenir plus intéressant…, enfin, compliqué. Les choses sont plus compliquées, voilà. J’ai besoin de plus de données, de… » Besoin de données, bon sang, son vieux mantra refaisait surface, presque réconfortant tant il lui était familier. Certains revers étaient simplement ce qu’ils paraissaient. D’autres étaient des opportunités déguisées qui venaient frapper à votre porte. Il prenait un peu d’avance sur les données – les données, tu te souviens ? – pour miser sur la seconde option. Après tout, c’est à ça que servait l’expérience : ne pas perdre ses moyens et son assurance quand on commettait une erreur… Mina demanda : « Mais qu’est-ce qui va nous arriver, à nous ? — Vous n’allez pas nous renvoyer chez tante Lorna et oncle Hikaru, n’est-ce pas ? ajouta Jin d’un air anxieux. — Non. Ou du moins pas tout de suite. Le consul Vorlynkin vous ramènera au consulat pour le moment, jusqu’à ce que tout ça nous conduise quelque part, ou… — Ou ? répéta Vorlynkin quand il se rendit compte que son compatriote ne finirait pas sa phrase. — Ça nous mènera quelque part, forcément. » Où, je ne sais pas. « Je vais rester ici pour le nettoyage et je vous rejoindrai là-bas plus tard. Quand vous arriverez, Vorlynkin, vous demanderez au lieutenant Johannes d’effectuer une recherche exhaustive de données préliminaires pour moi. Je veux essayer de retrouver ce docteur Leiber, celui qui était associé au groupe de Lisa Sato, ici à Northbridge, il y a dix-huit mois. » Plutôt mince, comme piste, mais il fallait faire avec ce qu’il avait. Miles se demanda juste si ce nom de famille était très répandu sur Kibou. Il allait bientôt le savoir de toute façon. Vorlynkin hocha la tête et emmena les enfants. Jin jetait des regards éperdus autour de lui comme s’il regrettait son refuge abandonné. Mina tendit la main pour prendre celle du consul, qui tressaillit, peut-être par culpabilité, mais encaissa virilement. Les enfants étaient de toute évidence dans tous leurs états. Bon Dieu, même moi, je le suis. Roïc, ébouriffé et ensommeillé, passa la tête par la porte de leur dortoir improvisé et regarda le trio disparaître au coin en plissant les yeux. « J’ai entendu des voix. Qu’est-ce qui se passe ? » Miles le mit au courant. Lorsqu’il apprit qu’ils venaient de subtiliser si ingénieusement le mauvais corps, il eut exactement l’expression à laquelle Miles s’attendait. Bien sûr, il fallait connaître Roïc depuis un bout de temps pour déchiffrer toutes les nuances d’impassibilité qu’il transmettait par le biais de ses traits et de sa posture. Les hommes d’armes barrayarans intégraient-ils une école secrète pour apprendre ce genre de truc, ou était-ce un simple effet de leur formation ? Le garde du corps en chef Pym était passé maître dans cet art, mais Roïc le rattraperait bientôt. « Vous savez, dit Roïc – ce que Pym n’aurait jamais fait, parce que Pym aurait eu l’expression impassible adéquate pour l’exprimer –, si vous aviez laissé tomber quand vous aviez le dessus, juste après avoir vu Wing, nous serions en route pour chez nous en ce moment même. — Je ne peux plus laisser tomber maintenant, en tout cas, répliqua Miles avec aigreur. — Je m’en rends bien compte, m’lord. » Roïc le suivit dans le labo en poussant un soupir. Raven avait tout remis en place et se préparait à la besogne qui l’attendait. Tanaka déployait un éventail d’instruments plutôt inquiétants sur un plateau près de la table de cryoréanimation. Elle leva les yeux dès qu’ils entrèrent et demanda : « Aurons-nous quand même droit à nos cryoréanimations gratuites ? — Oui, bien sûr, répondit automatiquement Miles. Une location reste une location. » Il était surpris qu’elle soit toujours prête à leur confier la tâche, mais aussi vaguement soulagé qu’elle tombe d’accord avec les conclusions de Raven. Il n’ajouta pas : Et il se peut que nous louions encore. Il jura qu’on ne l’y reprendrait plus. Mais un peu tard. Raven tapota la table et parcourut les instruments du regard. « Préférez-vous que j’envoie des échantillons à un labo commercial pour les faire analyser, ou que j’essaie de déceler quelque chose sur-le-champ ? — Qu’est-ce qui est le plus rapide, et le plus efficace ? — Si je voulais faire de l’excellent travail ici, il me faudrait faire appel à certains membres de mon équipe sur Escobar. Ceci prendrait sans doute plus de temps que d’expédier des échantillons. Dans les deux cas, nous risquons d’attirer l’attention. Les résultats seraient sensiblement identiques. — Bon. Mon instinct me souffle de rester discret tant que nous ne savons pas à qui nous avons affaire. Disons que vous irez aussi loin que vous le pourrez tout seul, et alors nous ferons le point. Mon hypothèse de travail, c’est qu’il s’agissait d’une substitution délibérée qui s’est produite durant les dix-huit derniers mois. Si nous savions qui était cette femme, d’où elle venait, nous pourrions avoir une petite idée de qui a bien pu la stocker ici à la place de Lisa Sato. » Ou pas. « Et nous devons déterminer si l’échange date d’après ou d’avant la cryonisation, auquel cas… » Raven se renfrogna. « Vous pensez que la mère de Jin et Mina pourrait être en vie quelque part ? Dans ce cas, pourquoi n’aurait-elle pas mis ses pauvres gosses au courant ? — Cela dépend entièrement du niveau de dangerosité des informations qu’elle détient. » Le froncement de sourcils de Raven s’accentua. « Eh bien je peux vous dire une chose d’entrée de jeu, intervint Tanaka en se penchant pour récupérer un morceau d’enveloppe plastique dans la poubelle et en le tenant à la lumière. Cette femme que vous voyez là n’a pas été congelée à la place de celle que vous recherchez, du moins pas au cours de ces dix-huit derniers mois. Ce genre d’enveloppe est plus ancien. » Trois têtes se retournèrent brusquement vers elle. « Plus ancien ? De combien ? s’enquit Miles. Et comment le savez-vous ? » Elle plissa des paupières ridées. « Réfléchissons. Je n’ai pas revu cette marque au filet à mailles hexagonales depuis mes études. Au moins trente ans, cinquante peut-être ? » Miles poussa un grognement. « Cette femme peut donc venir de n’importe quelle époque ? — Non, parce qu’il y avait d’autres styles, d’autres fabricants auparavant. Et après. Ce type de produit n’a été mis en vente que pendant trois décennies environ. — Merci, méditech, dit Miles. C’est un début. » L’énigme venait apparemment de se scinder en deux. Mystérieuse mitose du mystère. Un progrès, mais en marche arrière. Raven leva son premier instrument et se pencha sur son sujet et ex-patiente. Il n’y eut pas un bruit dans l’aérocamionnette pendant la première moitié du voyage de retour au consulat. La déception formait une boule dans la gorge de Jin. Mina, attachée au fond du siège arrière voisin, était pâle et renfermée. Vorlynkin négocia le trafic manuellement jusqu’à ce qu’ils soient bien éloignés de chez Suze-san, puis se connecta au réseau de contrôle municipal et se tassa dans son siège en poussant un soupir. Il se retourna de côté pour pouvoir les regarder tous les deux. « Je suis vraiment désolé pour tous ces malentendus. — Ce n’était pas votre faute », lui accorda Jin. Vorlynkin ouvrit la bouche pour dire quelque chose, se ravisa manifestement, et se contenta de répondre : « Merci. » Au bout d’un moment, il ajouta : « Mais si ma fille s’était trouvée à votre place à tous les deux, j’aurais été furieux de l’avoir entraînée dans ce genre d’affaire. » Avant que Jin puisse répondre : Mais je croyais que c’était nous qui vous y avions entraîné, Mina sortit impatiemment de son silence. « Vous avez une fille ? Elle a quel âge ? Est-ce qu’elle peut jouer avec nous ? » Vorlynkin fit la grimace. « Annah a six ans, et elle serait sans doute ravie de jouer avec toi, mais je crains bien qu’elle ne puisse pas. Elle se trouve sur Escobar. Avec sa mère. — Elles reviennent bientôt ? demanda Mina. — Non. » Le consul marqua une pause. « Nous sommes divorcés. » Jin et Mina tressaillirent en entendant ce mot effrayant. « Pourquoi vous avez divorcé ? » demanda Mina. S’ils s’étaient trouvés l’un à côté de l’autre, Jin lui aurait donné un coup de pied dans la cheville pour la faire taire, mais elle se trouvait malheureusement hors de portée. Vorlynkin haussa les épaules. « Ce n’était la faute de personne, en fait. C’est une Escobarane. Je l’ai rencontrée quand elle débutait à l’ambassade comme secrétaire. Quand nous nous sommes mariés, j’ai cru que nous étions d’accord pour qu’elle me suive là où ma carrière m’emmènerait. Mais quand on m’a offert une promotion et un transfert à l’ambassade de Barrayar sur Pol, Annah était déjà arrivée dans notre vie. Et ma femme a changé d’avis. Avec un bébé à élever, elle ne voulait pas quitter la sécurité de sa famille et de sa planète natale. À moins qu’elle ne m’ait pas fait confiance. Quelque chose dans ce goût-là. » Après un moment de silence, que Jin supporta avec une certaine gêne tandis que Mina était apparemment fascinée, Vorlynkin ajouta : « Mon ex-femme s’est remariée récemment. Un autre Escobaran. Elle m’a écrit que son nouvel époux voulait adopter Annah. Je ne sais pas. Ça vaudrait peut-être mieux pour elle qu’un père qu’elle voit peut-être trois jours tous les trois ans. Difficile de prendre une décision. De lâcher prise. » Il avait parlé le regard fixé sur ses genoux, mais il leva subitement ses vifs yeux bleus vers Jin et Mina. « Qu’en pensez-vous ? » Mina cligna des yeux et lâcha : « Je préférerais mon vrai papa. » Vorlynkin n’eut pas l’air terriblement réconforté par cette réponse. Jin fut plus prudent : « Ça dépend, je crois. Si c’est un brave type ou pas. — Je suppose. Je ne l’ai jamais rencontré. J’imagine que je devrais prendre le temps de le voir avant de conclure. Mais peut-être qu’une visite ne ferait que perturber Annah. Elle ne se souvient probablement pas beaucoup de moi. — Vous ne lui envoyez pas des messages ? » demanda Mina en fronçant les sourcils. « Ça m’arrive. » Jin ajouta lentement : « Vous n’auriez pas pu choisir de rester là-bas avec votre femme ? Au lieu d’aller sur Pol ? » Où que ça puisse être. Très loin d’Escobar, à ce qu’il semblait. « Être diplomate, ce n’est pas comme être soldat, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas le droit de démissionner ? » Vorlynkin gratifia Jin d’un salut ironique, en effleurant juste son front du bout des doigts, et le garçon se sentit encore plus mal à l’aise. Peut-être que c’était quelque chose qu’il n’aurait pas dû lui faire remarquer ? « Oui, j’aurais pu faire ce choix. À l’époque. Mais je ne peux pas revenir en arrière. Cette chance-là, je l’ai manquée et bien manquée. » L’expression renfrognée de Mina se durcit encore plus. « On dirait que vous l’avez déjà fait, votre choix. — L’homme que j’étais alors l’a fait, en tout cas. Parfois, il m’arrive de penser à lui… » Le pilote automatique se mit à tinter alors qu’ils approchaient du consulat, et Vorlynkin se retourna pour repasser en mode manuel. Jin en conçut un certain soulagement. De retour à la cuisine du consulat, Vorlynkin leur fit un casse-croûte, puis se rendit dans la pièce de l’entrée qui ressemblait à un bureau pour s’occuper de quelque chose que lui demandait son réceptionniste. Mina s’empara de Lucky et monta à l’étage. Jin sortit s’occuper de ses animaux. Quand il revint à la chambre qu’il partageait avec sa sœur, elle était roulée en boule dans le lit autour de la chatte, dans une posture possessive. Lucky supportait que la petite s’accroche à elle comme à une peluche sans trop protester, en dehors de quelques paresseux moulinets de queue. Jin était bien trop vieux pour une sieste, mais son lit avait l’air si tentant… Il supposa que s’il tentait d’enlever Lucky à Mina, celle-ci se mettrait à hurler. Peut-être valait-il mieux attendre qu’elle s’endorme ? Elle avait le visage bouffi et rougi, et ses yeux étaient humides. Alors qu’il s’asseyait sur le lit et ourdissait le rapt de la chatte, Mina renifla et dit : « Ils ont menti. — C’est ce que font tout le temps les adultes, rumina Jin. Maman mentait. Elle assurait toujours que tout irait bien, et ce n’était pas vrai. — Ouais. » Mina se recroquevilla un peu plus, les traits contractés, et renifla de nouveau. Il ne fallut pas longtemps pour que son visage et son corps se relâchent, et Jin put se pencher pour aller repêcher Lucky en prenant soin de ne pas la réveiller. Il caressa la chatte jusqu’à ce qu’elle se mette à ronronner, légitimant l’échange, puis se pelotonna dans son propre lit. C’était un lit confortable, plus que tout ce qu’il avait pu trouver chez Suze-san, mais il n’en regrettait pas moins d’être parti de là-bas. Peut-être que ce vieux grincheux de Yani avait eu raison quand il lui avait interdit de porter secours à Miles-san. Il fut réveillé par Roïc qui l’appelait et lui tapotait doucement l’épaule de son énorme main. Mina était déjà assise sur son lit, à se frotter le visage pour faire disparaître les marques que l’oreiller y avait imprimées. Lucky était partie quelque part. Sur le tapis, les ombres projetées par la lumière du jour avaient changé d’orientation. Jin jeta un coup d’œil à l’horloge, pour constater qu’il s’était écoulé plusieurs heures. « Désolé de vous réveiller, dit Roïc. M’lord veut que vous veniez voir quelque chose sur la console de comm de la chambre scellée. » Roïc attendit patiemment que les deux gamins fassent un tour aux toilettes, puis s’assura qu’ils se lavent les mains avant de le suivre en bas. Maintenant qu’il s’était habitué à sa taille immense, Jin aimait bien Roïc. Pour Miles-san, ce devait être comme posséder un propre adulte privé, qui vous suivait et faisait toutes sortes de trucs pour vous. Sauf que vous aviez le droit de lui dire quoi faire et non l’inverse. Jin aurait adoré avoir un Roïc. Il y avait foule dans l’étrange petite pièce scellée du sous-sol où Jin avait deviné que le consulat conservait tous les bidules d’espion vraiment classe. Miles-san et Vorlynkin étaient assis à une console de comm. Raven-sensei était revenu, et il était penché sur une petite machine posée sur la longue table au côté de Johannes. Jin se faufila jusqu’à eux. « C’est quoi, ça ? — Un scanner ADN, répondit le jeune homme. — Est-ce que c’est ce que vous avez utilisé pour vérifier les empreintes de Miles-sa… de Lord Vorkosigan, la première fois ? — Oui. — Pratique, dit Raven-sensei. Il aurait dû y en avoir un chez Mme Suze, mais il a de toute évidence été vendu ou cassé il y a un bon bout de temps. J’avais peur de devoir emporter l’échantillon de tissu à un labo commercial, ne serait-ce que pour obtenir ces données élémentaires. » L’intérêt de Jin était piqué. « Je pourrais faire des scans de l’ADN de mes animaux avec ? — Ce n’est pas un jouet, dit Johannes. Nous nous en servons pour vérifier l’identité des gens qui veulent des papiers pour voyager, ce genre de chose. » Mais en regardant Jin, il céda. « Il faudra demander au consul. » Miles-san appela Jin près de sa propre console de comm, devant laquelle Mina se dandinait déjà d’un pied sur l’autre. Des instantanés de quatre hommes différents s’alignaient au-dessus du plateau vid. Deux d’entre eux avaient les cheveux gris. Un autre portait une blouse de laboratoire. « Mademoiselle Mina, j’espère que tu pourras nous donner un coup de main, dit Miles-san. Ces hommes sont tous des docteurs Leiber qui vivent dans la grande couronne de Northbridge. Nous avons déjà éliminé de la liste toutes les femmes en supposant qu’aucune n’ait fait récemment un petit tour par la Colonie de Beta. » Les coins de ses lèvres se retroussèrent, et si Jin ne comprit pas la blague, Roïc si, à en juger par son bref sourire. « L’un d’entre eux ressemble-t-il à l’homme que tu as entendu parler avec ta maman, cette nuit-là ? Ou y en a-t-il parmi eux qui ne lui ressemblent vraiment pas du tout ? » Mina examina anxieusement les scans. « Ça fait très longtemps. Je ne me souviens pas vraiment. — Est-ce que tu ne te rappelles pas un détail ? Ton docteur Leiber était-il jeune ou vieux ? — Oh, vieux. — Les cheveux gris ? — Non, noirs. Ça, je m’en souviens. Je n’arrive pas bien à savoir l’âge des adultes. Mais il était vraiment vieux. Trente ans, peut-être ? » Miles-san et Vorlynkin échangèrent un regard. Les lèvres du consul frémirent, mais il ne dit rien. « Vieux, mais pas grisonnant, donc. » Miles tapota les contrôles vidéo et les deux hommes aux cheveux gris disparurent. Les deux autres se ressemblaient assez, avec des coupes de cheveux similaires, sauf que le visage de l’un était plus osseux, et l’autre plus joufflu. « Quand j’étais gosse, remarqua Roïc, j’ai cru pendant longtemps que tous les vieillards un peu maigres que je voyais étaient mon grand-père. Je m’y perdais, à force. — Quoi qu’il en soit, reprit Miles-san, Jin, te souviens-tu d’avoir déjà vu l’un de ces deux hommes en compagnie de ta mère ? Même si vous n’avez pas été présentés ? » Jin secoua la tête. Après une longue hésitation, Mina désigna tête-d’os. « Celui-là. Peut-être. L’autre semble trop gros. — Il a pu prendre du poids, signala obligeamment Jin, qui rentrait dans le jeu. — Montrez-lui des scans d’une centaine de types, dit Roïc, ou simplement de dix, et je doute qu’elle puisse faire la différence, m’lord. Vous êtes en train d’influencer votre témoin. — S’il nous fallait passer en revue la population entière des vieillards de trente ans sur Kibou, ce serait indubitablement exact, dit Miles-san. Heureusement, nous avons d’autres critères de tri. » Il désigna le joufflu. « Ce docteur Leiber est obstétricien dans une clinique de réplicateurs utérins d’un faubourg du nord de la ville. » Il pointa ensuite le doigt sur tête-d’os. « Quant à celui-ci, c’est un biochimiste qui travaille chez NovÉgypte Cryonique. Étant donné que le témoignage de Mina ne l’écarté pas tout de go, cette combinaison le place en tête de ma liste de tâches du jour. — Qu’en est-il de l’hypothèse de la fuite ? demanda Roïc. Ce Leiber n’a pas franchement un profil d’activiste. Je veux dire : bon salaire, stock-options, cryo-assurance… Il y a fort à parier qu’il est attaché à sa boîte. » Miles-san se renfonça dans son siège et se frotta le menton. « Problématique, c’est juste. Peut-être que je faisais fausse route, auparavant. » Roïc hocha la tête, ce qui provoqua un sourire fugace sur le visage de Miles-san, sans aucune raison aux yeux de Jin. Johannes et Raven-sensei avaient terminé leur travail à la table et s’étaient emparés de la console de comm satellite. « Ah ! Y a-t-il un scan facial d’elle ? demanda Raven-sensei sur ces entrefaites. J’ai des empreintes digitales des mains et des pieds en cas de besoin, mais… Non, nous n’en aurons pas besoin, je crois bien. » Miles-san recula son siège d’un coup de pied et pivota. « Qu’avez-vous trouvé là ? » Roïc se pencha pour regarder. « Oui, on dirait bien notre femme, pas vrai ? Regardez ses pommettes. Et ses oreilles. Et là, le même grain de beauté au-dessus du sourcil gauche. Ce scan doit avoir été pris très peu de temps avant qu’elle ne soit congelée. — Je n’ai pas vraiment prêté attention aux oreilles… » Miles-san saisit sa canne et se leva pour avoir une meilleure vue. Jin se tortilla pour regarder lui aussi. Comparer l’image de la femme vivante et souriante à cette silhouette étrange et immobile qu’ils avaient vue sur la table d’opération lui donnait à nouveau la nausée. L’aspect de sa mère serait-il aussi inquiétant si elle était vraiment morte ? « Bien, tout est dans ce fichier, dit Raven-sensei. Données biographiques, historique médical, date de la cryopréparation… Eh bien, on dirait que son contrat et ses données financières renvoient ailleurs. Alice Chen, pauvre malheureuse. J’imagine que je suis soulagé de connaître son nom. — Ça n’a pas traîné, dit Miles-san. Beau travail. — Ces bases de données de clients sont ouvertes au public, expliqua Johannes sans pouvoir retenir un petit sourire de fierté. Tout le monde peut y accéder, depuis les avocats jusqu’aux universitaires qui effectuent des études démographiques, en passant par les chercheurs en médecine et les simples férus de généalogie qui explorent les ramifications familiales. » Il se détendit, fixant l’écran de données que le plateau vid venait d’afficher. « On dirait qu’elle a été congelée il y a quarante-cinq ans. Quand on remonte de plus d’un siècle, les banques de données sont pleines de trous pour une raison ou pour une autre. — En effet, quand je… euh… j’exerçais ma précédente profession, cette planète était une source très prisée de faux documents d’identification impossibles à remonter, confirma Miles-san. C’est la seule raison pour laquelle j’aie jamais entendu parler de l’endroit avant cette enquête. » Il plissa les yeux en désignant une ligne. « Mais qu’est-ce que c’est que ce polysyllabe imprononçable, au juste ? » Raven-sensei y jeta un œil. « Maladie du sang débilitante. C’est peut-être pour ça qu’elle a opté pour une congélation un peu précoce. — La cause de la mort, vous croyez ? » Raven-sensei secoua la tête. « Non. Ça n’aurait pas dû affecter sa réanimation. Malgré tout, elle aurait eu besoin d’un traitement par la suite. — Elle aurait pu en recevoir un ? Un traitement efficace, je veux dire ? — Oh oui, cette maladie est sous contrôle de nos jours. — Alors que faisait une femme congelée depuis près d’un demi-siècle dans le caisson de Lisa Sato, demanda Miles-san, et avec l’étiquette d’identification de cette dernière au pied ? C’est évident qu’elle n’y est pas venue toute seule. Quelqu’un aurait fort bien pu intervertir les numéros de fichiers dans les bases de données, mais cette fichue étiquette nous garantit qu’il y a eu échange physique. — Où est la dépouille de votre Mme Chen maintenant, au fait ? demanda le consul. Il faudrait vraiment la rendre à ses proches à un moment ou à un autre. Il peut y avoir un héritage, ou quelque chose de ce genre, qui sait ? Et sa mort est assez récente pour que quelqu’un de vivant puisse être émotionnellement touché par son sort. » Il hésita. « Même si je ne suis pas enchanté par le procès qui nous pend au nez. — Elle est entreposée en bas, chez Mme Suze, pour le moment, dit Raven-sensei. Tenbury nous a aidés. — Elle tiendra le coup ? demanda Miles-san. — Indéfiniment. » Miles-san joua cartes sur table avec Vorlynkin. « Et il faudra bien la conserver ainsi jusqu’à ce que j’aie découvert le pot aux roses. Maintenant, nous avons deux pistes : notre défunte égarée et le docteur Leiber. Il nous reste à les remonter pour voir si elles se croisent à un moment. A-t-elle été congelée par NovÉgypte, au fait ? » Johannes fit défiler l’écran. « Par une des cryocompagnies que NovÉgypte a absorbées par la suite, je pense. — Sur ce même site ? — Je ne crois pas qu’il existait déjà, il y a quarante-cinq ans. » Johannes se pencha sur les écrans de recherche qui défilaient à un rythme effréné. « Ah, nous y voilà. L’endroit où elle était conservée à l’origine semble avoir été démantelé il y a une dizaine d’années. Démoli. C’est alors qu’ils l’ont transférée au nouveau complexe de la Cryopole. — Il n’aurait pas été bien difficile de faire l’échange à ce moment-là, dit Miles-san. En particulier en agissant de l’intérieur, des employés par exemple. Je pense que Mme Chen a été sélectionnée au hasard. Mais celle qu’ils voulaient, c’était Lisa Sato. — Vous dites que quelqu’un a volé maman ? demanda Mina d’une voix un peu chevrotante. — Ça commence à y ressembler… » Miles-san se concentra sur l’écran vidéo. La main de Vorlynkin sur son épaule et un petit geste de tête exaspéré en direction de Mina ramenèrent l’attention de Miles sur la petite fille. Elle faisait visiblement de gros efforts pour ne pas pleurer. Miles-san rectifia au vol. « Mais il faut bien se dire que ceux qui s’en sont emparés ont dû en prendre bien soin. Quand on dérobe quelque chose, c’est qu’on y accorde une grande valeur. Ce qui donne à penser qu’ils ont dû être très soigneux avec elle. » Mensonges d’adulte ? Dans l’ensemble, Jin appréciait que Miles-san ne leur parle pas comme à des enfants, à lui et à Mina, mais là ça devenait vraiment trop bizarre. Mina n’ayant toujours pas l’air rassurée, Miles-san continua à jacasser. « Après tout, la cryochambre portable où je me trouvais moi-même s’est bien égarée pendant un bout de temps, mais tout s’est bien terminé. — Égarée de votre point de vue, dit Raven-sensei. Du nôtre, elle a été trouvée. » Miles-san gratifia Mina d’un sourire qui voulait dire Ah, tu vois ?, mais qui s’estompa devant le regard vide d’expression de l’enfant. Vorlynkin et Johannes le fixaient, figés dans une sorte de fascination horrifiée. Miles se redressa. « Je m’en vais parler à ce docteur Leiber. En personne. Mais pas à son travail, je crois », ajouta-t-il plus posément tandis qu’il réfléchissait. Les lèvres de Roïc s’étirèrent en une ligne sévère. « Naturellement, je vous ménagerai un périmètre de sécurité approprié. — Certainement. Nous emmènerons même Johannes pour que cette tâche n’incombe pas à toi seul. — C’est déjà ça. » Miles-san se tourna vers Mina qui se trémoussait toujours avec inquiétude. « Le lien entre le docteur Leiber et ta mère n’apparaît nulle part dans les documents que j’ai consultés jusqu’ici… Nous n’avons que ton témoignage, Mina. S’il en ressort le moindre élément, ce sera entièrement grâce aux précieuses informations que tu nous as fournies. » Elle se rasséréna un peu, ou du moins ses lèvres cessèrent-elles de trembloter. « Vraiment ? — Vraiment. Et tous les précieux informateurs de la SécImp sont payés, tu sais. Comme les coursiers, maintenant que j’y pense, ajouta-t-il à l’intention de Jin. — Mais je n’ai pas accompli la mission, protesta Jin. — Être capturé par l’ennemi rapporte une prime de risque, en fait. — Combien ? demanda Mina qui s’illuminait tout à fait. — Ah, j’aime bien ta façon de penser, petite. Il existe un tableau de rémunération officiel, à dire vrai. En devises barrayaranes, naturellement. Tous les services possibles y sont recensés. Je demanderai à Roïc de vérifier et de convertir en monnaie de Kibou-daini. — Vous proposez de leur donner un salaire d’adulte ? » demanda Vorlynkin. Jin eut l’impression que son ton était plus surpris que désapprobateur, et il espéra qu’il ne tenterait pas de dissuader Miles-san de cette merveilleuse idée. « Et comment, répliqua Miles-san. Mon budget de fonctionnement est quasiment laissé à mon entière discrétion, vous savez. — Dans ce cas, je suggère que vous en achetiez un surplus, de cette fameuse discrétion », dit Vorlynkin d’un ton sec. Il ferma bien vite la bouche, apparemment étonné de sa propre témérité. Miles-san se contenta de lui sourire. Une fois reprise sa placide contenance de consul, Vorlynkin emmena Jin et Mina à la cuisine pour leur donner à manger. Jin regarda par-dessus son épaule les quatre hommes qui se retournaient, concentrés, vers leurs consoles de comm. Et tandis que la lourde porte se refermait, il espéra que les bidules d’espion dont le consulat disposait étaient vraiment au point. Chapitre treize Le Dr Seïïchiro Leiber vivait dans une maison mitoyenne qu’il louait dans un quartier résidentiel, dans la section orientale de Northbridge, non loin de son lieu de travail. Miles demanda à Johannes, qui pilotait l’aérocamionnette, de faire le tour du pâté de maisons pour avoir un aperçu du voisinage. Par cette agréable matinée de fin de semaine, il n’était pas rare de voir les riverains dehors, occupés à soigner leurs minuscules coins de verdure. Une bande de gamins traversa bruyamment les pelouses, se fit hurler dessus par un jardinier et disparut au coin de la rue en gloussant. Jin et Mina auraient très bien pu grandir dans un endroit fort semblable à celui-ci. Les recherches ciblées de la nuit précédente avaient essentiellement révélé à Miles le cursus scolaire de Leiber, et une vertueuse absence de casier judiciaire. Il ne faisait partie d’aucune liste de partisans ou de donateurs de Lisa Sato, et son nom n’apparaissait pas dans celle des arrestations de l’émeute du rassemblement, dont la plupart avaient débouché sur des relaxes sans inculpation. Des plaintes avaient été déposées, et plus tard retirées, contre les deux morts et les trois personnes qui avaient été congelées de façon suspecte, y compris Lisa Sato. Et tout était rentré dans l’ordre dans le meilleur des mondes. Ce Leiber avait obtenu son doctorat à l’âge peu précoce de vingt-huit ans, et il était directement entré au service de NovÉgypte pour les quatre années qui avaient suivi. Sa thèse, que Miles avait lue, ou du moins parcourue, avait pour sujet l’amélioration des fluides cryoniques, aboutissement logique d’un cursus financé par un consortium de cryocompagnies. Certaines des majors entretenaient des départements de recherche qui, en plus de superviser le contrôle qualité, travaillaient à des améliorations spécifiques de leurs procédures afin d’attirer les clients de la concurrence. Rien de bien singulier là-dedans non plus. Miles fit stopper Johannes au coin. « Je crois que nous aurons plus à nous soucier de la curiosité des voisins que des systèmes de surveillance électronique. Il vous sera impossible de rester dans le coin sans que quelqu’un se manifeste pour voir ce que vous mijotez. Je vais donc ouvrir un canal direct avec vous, Johannes, et vous irez chercher un endroit où vous garer et acheter du café ou autre. » Tant qu’il y était, Miles mit l’appareil en mode enregistrement. « Déposez Roïc quelque part en chemin. » Miles examina son garde du corps, vêtu de façon neutre, mais pas selon la mode locale. « J’aurais été ravi qu’on puisse te déguiser en réverbère ou quelque chose du genre. — Je me débrouillerai », dit Roïc. Miles hocha la tête, fit signe à Raven de le suivre et descendit sur le trottoir. Un individu aux cheveux noirs répondit à la sonnette en clignant des yeux, une tasse de thé à la main, pieds nus, en pantalon vert et tee-shirt. Malgré la barbe du week-end qui lui ombrait les joues et l’absence de blouse de labo, il ne faisait aucun doute que c’était la cible de Miles. Miles sourit. « Dr Leiber ? » Sans lui laisser le temps de répondre, il enchaîna : « Mon nom est Miles Vorkosigan, et voici mon associé, le Dr Raven Durona du Groupe Durona. » Le Dr Leiber parut immédiatement reconnaître ce dernier nom, mais la perplexité succéda à l’étonnement. « Durona ? dit-il. De la clinique d’Escobar ? — Oh, vous avez entendu parler de nous ? dit Raven avec un éclatant sourire. — Je lis les publications médicales. » Miles continua sur sa lancée. « Nous étions tous deux en ville pour le colloque interNexus de la semaine passée, et nous espérions vous rencontrer. Pouvons-nous entrer ? » Sous-entendu : Nous voulons parler de recherche biologique. Miles gardait le numéro de flics interstellaires pour quand ils auraient passé le seuil, et uniquement en cas de besoin. En entendant cette explication apparemment rationnelle, Leiber avala sa dernière gorgée de thé et les laissa entrer. Miles se Dressa à l’intérieur avec gratitude. Il laissa leur hôte les guider jusqu’au salon et prit immédiatement un siège afin de n’en être que plus difficile à mettre à la porte. Les autres l’imitèrent naturellement. « Avez-vous assisté au colloque ? Je ne me rappelle pas vous y avoir vu. » En fait, Miles avait vérifié : Leiber n’y était pas. « Non, mais je suis navré de l’avoir manqué. Avez-vous été entraîné dans toute cette histoire que j’ai vue aux infos, avec le FLHNE ? — Pas moi, mais Raven oui. » Miles fit signe à l’intéressé, qui se fendit de quelques anecdotes sur sa brève expérience d’otage, histoire de briser la glace, tout en minimisant l’importance du rapport avec Barrayar. Raven enchaîna avec un petit laïus technique sur le colloque à proprement parler, ce qui souleva des questions de la part de Leiber, équitablement partagées entre la biochimie et les plus scandaleux commérages. Il évoqua également la thèse de Leiber, qu’il avait lui-même lue en entier la nuit dernière sans s’endormir dessus. Quand ils en furent arrivés là, Leiber semblait parfaitement détendu. Miles opta pour une approche directe. « Si je suis venu ici ce matin, c’est à l’instigation des proches de Lisa Sato. Je crois savoir que vous l’avez croisée il y a dix-huit mois, juste avant son arrestation ? » Le choc et le désarroi se peignirent sur les traits de Leiber sans qu’il parvienne à le dissimuler. Bon, c’était un scientifique, pas un arnaqueur de première ni même un bon menteur, sans doute. Ça me va. « Comment êtes-vous au courant… Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? » bafouilla Leiber, confirmant les soupçons de Miles. « Témoin oculaire. — Mais personne n’a vu… Il n’y avait aucun… Mais Suwabi est mort. — Il y avait quelqu’un d’autre. » Leiber déglutit et sembla reprendre contenance. « Je suis désolé. C’était une période délicate. Effrayante. » Miles s’apprêtait à dire quelque chose d’apaisant, mais son témoin se leva brusquement. « Je suis désolé, vous m’avez un peu secoué. Du thé. Je vais faire du thé. Vous en voulez ? » Miles aurait préféré ne pas lui laisser le temps d’inventer des mensonges qu’ils devraient par la suite démanteler, mais l’homme était déjà en route pour la minuscule cuisine. Miles marqua son assentiment d’un geste que Leiber ne se retourna même pas pour apercevoir. Raven haussa le sourcil à l’attention de Miles. « Félicitations. — On a touché quelque chose. Quelque chose de très concret. » Des couverts s’entrechoquèrent, de l’eau coula. Un petit grincement, puis le petit bruit sec d’une porte qu’on ouvrait puis refermait... « Merde ! » Miles saisit sa canne et bondit sur ses pieds. La cuisine était vide et silencieuse à l’exception du frémissement de la bouilloire électrique. Il n’y avait qu’une seule porte qui ouvrait sur l’extérieur. Sur le patio dont le portail oscillait encore. Miles porta son bracelet-comm à ses lèvres. « Roïc ? Notre suspect vient de prendre la poudre d’escampette par-derrière. — Je m’en occupe, m’lord », dit Roïc d’un ton sévère. Un bruit de pas lourds, une respiration rapide. Un glapissement, qui ne venait pas de Roïc. D’autres pas. « Merde. » Cette fois-ci, c’était Roïc. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda Miles. Roïc, un peu essoufflé, répondit : « Il vient de filer chez un voisin. Il s’y est réfugié. Il y a une femme et deux gosses qui me fixent à travers la vitre. Maintenant, elle et Leiber se disputent. Enfin, elle l’engueule, et lui, il couine. » Au bout d’un moment, il ajouta : « Ne me dites pas que vous voulez que j’y aille. Violation de propriété. Voie de fait. » La fermeté de Roïc découragea Miles de pérorer au sujet de l’immunité diplomatique. L’homme d’armes poursuivit. « Elle est partie, maintenant. Appeler la police, j’imagine. Mais qu’est-ce que vous avez fait à ce type ? » Rien n’était pas une réponse tout à fait honnête. « Je ne sais pas exactement, dit Miles. Bon, replie-toi pour le moment et rejoins Johannes. — Compris. » Miles se tourna vers Raven. « Très bien, nous avons peut-être cinq minutes pour faire le tour des lieux. Vous prenez le bas et moi le haut. — Qu’est-ce qu’on cherche ? — Ce qu’il a caché. » L’étage comprenait une chambre à coucher, une autre transformée en bureau et une salle de bains. Une collection porno, d’une touchante banalité selon les critères galactiques, était exposée en évidence dans la chambre à coucher, ce qui laissait entendre que Leiber n’avait pas de petite amie pour le moment. Les placards contenaient des vêtements et des chaussures, ainsi que les vestiges d’anciennes tenues de sport. Miles posait un regard frustré sur la console de comm de la chambre voisine (il n’avait certainement pas le temps de faire une discrète copie des fichiers avant l’arrivée de la police locale, et d’un autre côté, les appareils de la SécImp qui auraient permis de le faire en un tournemain étaient restés au consulat), quand la voix de Raven se fit entendre dans son bracelet-comm. « Miles ? — Il faut qu’on décampe, Raven… J’imagine que la police est déjà en route. — Je ne crois pas qu’il les ait appelés, en fait. » Saisissante remarque, bien que prononcée sur un ton amusé. « Qu’avez-vous trouvé en bas ? — Venez voir. » Miles descendit les marches avec un peu plus de soin qu’en les escaladant, récupérant sa canne au passage. L’entresol de la maison de Leiber n’avait rien de particulièrement incongru : une buanderie, les entrailles mécaniques et électriques du domicile, une pièce un peu plus grande laissée sans finitions, destinée aux projets salissants de l’occupant ou à toute autre activité qu’il jugerait bon d’y mener. Dans le cas de Leiber, l’activité en question se limitait essentiellement au stockage de tout un bric-à-brac. Raven se tenait entre un appareil de musculation poussiéreux et une longue forme drapée d’un vieux couvre-lit. « Tadaaa ! » s’exclama-t-il en tirant la couverture d’un coup sec, révélant ainsi une cryochambre portable. Branchée sur le réseau électrique de la maison. En marche, et apparemment occupée. « Vous pensez à ce que je pense ? demanda Raven. — Oh oui, fit Miles avec toute l’admiration requise. Bien que… Est-ce que ça pourrait être normal de garder des gens congelés dans un sous-sol ? Sur cette planète, je veux dire ? — Je ne sais pas », dit Raven en palpant la machine en quête de marques d’identification. « Il faudrait demander à Johannes ou à Vorlynkin. Ou à Jin. La question que je me pose, c’est comment c’est arrivé ici. — Je dirais à la faveur de la nuit. — Non, je veux dire comment il a fait descendre les escaliers à ce truc. Il ne passerait pas le demi-palier. Il y a forcément… Ah, une porte de garage. » Raven escalada une pile de camelote, l’ouvrit et y passa la tête. « Oh, le joli flotteur. » Miles regarda sous la cryochambre. C’était un modèle moins coûteux sans palette intégrée, mais il était posé sur des piles de divers briques et parpaings, ainsi qu’un lit de plasti-feuilles déchirées (la première ressemblait à un article scientifique). On distinguait l’endroit d’où on avait tiré la palette qui avait permis de transporter la chambre. Aucun signe d’elle dans les autres tas. Il leva son bracelet-comm. « Johannes ? — Je viens de récupérer Roïc, monsieur, répliqua immédiatement le lieutenant. Voulez-vous que nous passions vous prendre maintenant ? — D’abord une question. La palette flottante de l’autre jour est-elle toujours à bord de l’aérocamionnette ? — Oui, désolé, je n’ai pas encore eu le temps de la rapporter chez le loueur. — Excellent. Faites le tour du pâté de maisons. Vous verrez une entrée de garage en soubassement. C’est là que nous nous retrouverons. J’ai un gros paquet pour vous. — On est en route. » Raven haussa les sourcils. « Ce n’est pas un vol ? Avec effraction ? — Non, c’est le propriétaire qui nous a laissés entrer. Sortie par effraction, peut-être. Quant au vol… Ce n’est pas la première fois que cet article change de mains. Et si la sagesse populaire a tort en prétendant qu’on ne peut tromper un honnête homme, les individus malhonnêtes, eux, ont plus de réticences à aller se plaindre aux autorités après coup. Je ne pense pas que Leiber en parle à qui que ce soit. » Il poursuivit en examinant toujours le dessous du caisson. « Avez-vous vu quoi que ce soit qui puisse nous permettre d’identifier cette chose ? — La marque du fabricant. Plutôt répandue. Ah, voilà un numéro de série. Ça pourrait nous aider. — Plus tard, oui. » Commençons par le commencement. Ce serait bien le diable après tout ce temps si je ne savais pas reconnaître une occasion stratégique et la saisir… Il était peut-être en train de commettre une erreur spectaculaire. Ou de réussir un coup spectaculaire. Dans tous les cas, il y aura du spectacle. Quand Johannes et Roïc arrivèrent avec l’aérocamionnette, ils avaient déjà ouvert la porte du garage. Abandonnant les tâches physiques à ceux qui avaient la musculature adéquate, Miles remonta à la cuisine et chercha de quoi écrire. Une liste de courses à moitié rédigée et un stylo lui tombèrent sous la main. Il réfléchit un instant, retourna la liste, se pencha et se mit à griffonner. Roïc monta le retrouver. « C’est fait. Il a fallu forcer sur la trappe arrière pour la refermer. Qu’est-ce que vous faites ? — Je laisse un message à Leiber. » Miles le fixa à la porte du réfrigérateur. « Mais pourquoi diable… » Roïc se pencha pour lire. « Quel genre de cambrioleur pourrait bien laisser un message ? » Pour tout dire, Miles était assez fier de sa formulation vague. Venez me voir au consulat dans les meilleurs délais. Sans aucune signature, même pas d’initiales. « Nous n’avons pas eu l’occasion de terminer notre conversation, expliqua Miles. Et maintenant, nous avons quelque chose qu’il veut. Il viendra. Au moins cela nous épargne-t-il d’avoir à le suivre par Johannes – le seul d’entre nous qu’il n’ait pas encore vu, mais j’ai besoin de lui pour d’autres tâches. Tu seras ravi d’apprendre que je regrette désormais de ne pas avoir amené cette équipe de la SécImp que tu as toujours réclamée. — Maigre consolation, soupira Roïc. Pourquoi ne pas se contenter d’attendre que Leiber revienne ? — Il ne le fera pas, du moins tant qu’on reste ici. Si je ne me suis pas trompé, il a risqué son emploi, et peut-être même sa vie, pour protéger ce que nous avons trouvé dans son sous-sol. Il restera sur la défensive tant qu’il n’aura pas eu le temps de se calmer et de réfléchir à tout cela. » Et à ce moment-là, il sera littéralement terrifié. Après avoir courtoisement refermé la porte du garage derrière eux, ils remontèrent s’entasser dans l’aérocamionnette. « Chez Mme Suze, indiqua Miles à Johannes. Volez décontracté, et en faisant le plus de détours possible. » Raven se pencha par-dessus le dossier de son siège. « Vous savez, si nous venons juste de voler la grand-mère de ce pauvre homme, nous risquons d’être très embarrassés. » Miles eut un sourire extatique. « Dans ce cas, nous la lui renverrons. On la déposera dans son jardin à la nuit tombée. À moins qu’on ne la lui réexpédie anonymement. Non, il en faudrait bien plus pour m’embarrasser. » Cette idée lui sembla bien moins hilarante quand il se souvint de la débâcle de la veille. Il ignorait si le bruit que venait d’émettre Roïc était un soupir ou un grognement, mais il décida de ne pas en faire cas. Quand il était encore un jeune policier municipal dans la ville de Hassadar, Roïc avait bénéficié d’une formation aux premiers secours. Par la suite, après avoir prêté le serment solennel des hommes d’armes du Comte, on lui avait plus spécifiquement enseigné les soins à apporter sur le champ de bataille, notamment les bases de la cryopréparation d’urgence, lors de travaux pratiques sur un mannequin d’un réalisme troublant, en utilisant du cryofluide factice. Cela ne lui avait pas causé le moindre cauchemar. Mais en aidant à transporter le corps de Lisa Sato sur la table d’opération, il craignait bien que ce ne soit plus qu’une question de temps. Raven et la méditech Tanaka découpèrent la pellicule protectrice et apprêtèrent la silhouette immobile. Leur comportement était trop professionnel pour laisser la place à de la gêne pour cette pauvre femme. Elle ne ressemblait cependant pas au mannequin, ni vraiment à un cadavre, et pourtant elle n’avait pas l’air vivante non plus. Peut-être que le vieux cerveau simiesque des humains ne ménageait aucun emplacement pour ce genre de situation. Et pourtant, s’il avait un jour à accomplir une vraie cryopréparation, Dieu l’en préserve, Roïc soupçonna que cette expérience lui permettrait de mieux faire, puisqu’il découvrait la vraie raison d’être de tous ces détails qu’il avait dû apprendre par cœur. Il avait la curieuse impression d’être un privilégié. Au moins m’lord s’était-il assuré d’avoir la bonne personne cette fois, après le fiasco de la veille. Heureusement, il s’était abstenu de faire venir ces pauvres gosses identifier son nouveau trophée la nuit dernière, après l’avoir amené chez Suze et déballé. Cette fois, on n’avait même pas mis Jin et Mina au courant qu’elle avait été retrouvée. Quand il avait demandé à m’lord, Vous croyez que c ‘est la meilleure solution ? celui-ci avait simplement répondu : Il n’y a pas de meilleure solution. Ce qui résumait parfaitement la situation. Roïc s’efforça de ne pas tressaillir quand Raven enfonça les divers tubes dans la peau dégelée et les connecta soigneusement aux vaisseaux idoines. L’homme d’armes sursauta en entendant frapper brièvement à la porte et pivota sur ses talons, tous sens en alerte. Le consul passa la tête à l’intérieur. « Lord Vorkosigan, un message est arrivé… oh. — Vous n’avez pas amené les gosses, cette fois, j’espère ? demanda m’lord, inquiet. — Non, non. Johannes joue les baby-sitters. Ils ne savent encore rien. — Ouf. Mais vous pourrez peut-être les faire venir sous peu, si tout se passe bien. — Et dans le cas contraire ? » demanda Vorlynkin d’un air sombre. M’lord poussa un soupir. « Dans ce cas, c’est moi qui les accompagnerai ici. — Vous pouvez entrer, dit Raven par-dessus son épaule, mais vous devez porter un masque filtrant. Vous ne pouvez pas rester indécis à la porte, comme un chat. » Ako tendit vivement un masque à Vorlynkin et l’aida à l’ajuster ; il grimaça quand le joint à mémoire de forme lui adhéra à la peau. Il s’approcha prudemment de la table d’opération. « Je me suis toujours demandé à quoi ça ressemblait. — Des problèmes jusqu’ici ? » demanda m’lord. Il était juché sur un tabouret haut, en partie pour superviser la procédure, mais surtout, selon Roïc, pour s’empêcher de faire les cent pas. « Pas encore », répondit Raven. Il tendit la main et déclencha la première perfusion intraveineuse, un fluide tiède hyperoxygéné afin de chasser le cryofluide. La peau de sa patiente passa du gris argile à une pâleur glacée et éthérée. Quelqu’un avait pris un soin inattendu pour protéger ses cheveux longs, traités avec du gel et enroulés dans une enveloppe qui formait une curieuse coquille d’escargot sur son épaule. Alice Chen, elle, n’avait eu droit qu’à une coupe au bol strictement utilitaire. Lisa Sato était plus grande que Roïc s’y était attendu, un bon mètre soixante-douze. Ça et les cheveux noirs lui conféraient une légère et troublante ressemblance avec l’épouse de m’lord, Lady Ekaterin, similitude dont Roïc préféra ne pas faire mention. Le visage de Sato avait une forme plus arrondie, quoique également tendu sur la fine structure symétrique des mâchoires et des pommettes, et son corps plus mince évoquait le stress plutôt que l’athlétisme. Un elfe accro aux drogues et aux mauvaises fréquentations. « Ce n’est pas à ça que… » Vorlynkin gardait les yeux rivés sur elle, hypnotisé. « Je croyais que vous aviez dit qu’elle aurait une mine affreuse. La peau qui cloque, des saignements, les cheveux qui tombent et tout le reste. — Elle n’avait pas le moindre problème quand ils l’ont mise en cryostase, dit Raven, et ceci ressemble à une préparation de première classe. Récente par-dessus le marché. Quand il est arrivé sur notre table d’opération, l’état de Lord Vorkosigan était bien pire que la moyenne, et c’est un euphémisme. Je suppose que d’autres doivent être en meilleure forme, pour maintenir l’équilibre des statistiques. — On dirait qu’elle sort d’un conte de fées. — Vraiment ? s’exclama m’lord en balançant un talon pour cogner le pied du tabouret, Blanche-Neige et un seul nain ? » Vorlynkin rougit et ses yeux clamaient : Ce n’est pas ce que je voulais dire. « Et qui joue le p’tit crapaud ? » demanda Roïc, secrètement soulagé de n’être pas le seul à avoir des idées fantasques. « C’est un autre conte, lui rappela obligeamment m’lord. Enfin, je l’espère. » Raven échangea les tubes et le liquide clair fut remplacé par un flux rouge sombre. La femme de glace changea lentement, la teinte de sa peau passant d’un vague rose qui rappelait la fraîcheur du printemps à une nuance plus chaude d’ivoire doré, comme si elle recevait de l’été en perfusion. Au bout d’un moment, Raven referma le canal de sortie qui lui drainait la jambe, scellant la veine et la peau à l’aide de bandages plastiques. Raven et Tanaka s’agitèrent autour des fils, des câbles, et de l’étrange bonnet. « Dégagez », cria Raven en levant les yeux pour s’assurer que son public d’amateurs s’était écarté. Le bruit sec du stimulus électrique était plus discret que Roïc ne s’y attendait, mais il ne l’en fit pas moins reculer. Pour la première fois, la poitrine de la femme silencieuse se souleva, et sa peau sembla soudain non seulement souple, mais vivante. Il y eut quelques moments d’hésitation tandis que Tanaka observait les moniteurs et que Raven fixait sa patiente en plissant les yeux. Le visage du médecin était calme, mais Roïc remarqua que ses poings gantés étaient serrés. Les lèvres de la femme s’ouvrirent sur une longue aspiration, puis une autre, et les mains de Raven se détendirent. Roïc se rappela juste à temps qu’il valait mieux expirer que se couvrir de honte en s’évanouissant. « Du premier coup », commenta Raven en coupant la pompe externe. M’lord ferma les yeux dans une expression de profonde gratitude. Vorlynkin, pétrifié, lâcha dans un souffle : « C’est stupéfiant. — J’adore ce moment-là, confia Raven à l’univers entier, semblait-il. Je me sens comme un dieu. Ou au moins un magicien. » Les lèvres de m’lord frémirent. « Êtes-vous en train de dire que vous faites ça rien que pour le trip que ça procure à votre ego ? — Le meilleur trip qui soit, acquiesça Raven. Je ne vis que pour ces instants. — C’est toujours agréable de voir un homme comblé par son travail », murmura m’lord. Raven fit le tour du corps de sa patiente, la tapotant çà et là à l’aide d’un stylet selon un motif que Roïc supposait étudié. Et très ancien. « Nous avons des réflexes. Les nerfs périphériques redémarrent comme un charme », déclara-t-il. Il revint à sa tête, lissant une mèche égarée sur son front dans un geste d’une tendresse inattendue. « Madame Sato ? dit-il. Lisa ? » Les paupières papillonnèrent, s’ouvrirent, se refermèrent. Elles étaient marquées du pli de l’épicanthus caractéristique du groupe de population terrienne dont elle descendait, qui donnait aux yeux leur forme classique en amande. Les iris étaient d’un marron riche et profond, ce qui la différenciait un peu plus de Lady Vorkosigan, aux yeux d’un bleu-gris saisissant. « L’ouïe est opérationnelle, murmura Raven. Dans les grandes lignes, en tout cas. » Il répéta : « Lisa ? Vous êtes avec nous ? » Ouvrir les yeux au milieu d’un cercle de visages masqués comme ceux des bandits devait être effrayant. En particulier si la dernière chose dont elle se souvenait était les faces des individus qui l’avaient quasiment assassinée. L’avaient-ils reluquée ? S’étaient-ils montrés froidement professionnels ? Indifférents ? Quoi qu’il en soit, c’étaient des malfrats qui lui avaient arraché sa volonté, son monde, sa vie. Roïc s’approcha. De son ton d’homme d’armes le plus rassurant, il tenta : « Madame, tout va bien. Vous êtes saine et sauve. Nous vous avons secourue. Vos enfants le sont eux aussi. Vous pourrez les voir bientôt. » Un autre battement de paupières, et un gémissement. « Et le larynx, commenta joyeusement Raven. Voilà qui devrait vous plaire, milord auditeur. — Effectivement. » Elle poussa un nouveau soupir, évacuant la tension. « Elle va maintenant dormir quelques heures, dit Raven. Plus long sera son sommeil, mieux cela vaudra. — Nous allons la laver et la mettre en cabine d’isolement, informa Tanaka. Ako, tu peux nous aider à appliquer le traitement épidermique. » Les tubes et les seringues furent écartés, les câbles enroulés, les machines éteintes. Roïc aida à déplacer le corps vivant de la femme de la table d’opération au brancard. M’lord glissa de son tabouret, s’étira et s’appuya sur sa canne. « Combien de temps avant qu’on puisse la faire déménager au consulat ? — Ça dépend de ses globules blancs et de quelques autres détails, dit Raven. Mais peut-être dès après-demain. Il faudra la maintenir au repos dans une de ces chambres de l’étage pendant quelques jours. — Nous pouvons faire ça », dit Vorlynkin. M’lord tourna la tête vers le consul. « Attendez, pourquoi êtes-vous là ? Leiber s’est-il montré ? — Non, pas encore. Vous avez reçu un message scellé de Barrayar dans la salle hermétique. Nous ne pouvons pas l’ouvrir, et j’ignore donc s’il revêt un caractère d’urgence. » Il ajouta à contrecœur, mais avec honnêteté : « Et aussi, j’étais curieux de savoir comment ça se passait. Étant donné qu’il me faudrait gérer Mina et Jin. » Il ne voulait pas être le dernier au courant, encore une fois, en déduisit Roïc. Compréhensible. « Ah, très bien, dit m’lord. Raven, si vous maîtrisez la situation, j’imagine que je peux m’en retourner. » Raven acquiesça d’un geste et se tourna pour suivre la méditech et Ako qui emmenaient sa patiente. La pièce sembla étonnamment vide lorsqu’ils eurent disparu, morose et chaotique comme un lendemain de Fête de l’Hiver. Vorlynkin cligna des yeux et roula des épaules, comme s’il tentait de réintégrer son corps après un incroyable périple. « C’était très étrange. Je n’ai jamais vu quiconque mourir, mais ça… C’était comme regarder le temps inverser son cours. Quelque chose comme ça. — Eh bien moi, j’en ai vu, et oui, vous avez raison, dit m’lord. — Nous sommes-nous pris pour des dieux ? demanda Vorlynkin, mal à l’aise. — Pas plus que ceux qui l’ont sortie du circuit en premier lieu. Et notre cause est bien plus juste. » Mais il ajouta dans un murmure : « Enfin, je l’espère. » En fronçant les sourcils, il alla repêcher son insigne d’auditeur au bout de sa chaîne et baissa les yeux en louchant dessus. « Un message crypté, hein ? Vous savez, quand j’avais l’âge de Jin, j’aurais été extatique d’avoir un anneau magique de décryptage. Maintenant que j’en ai un, j’ai l’impression de porter un sac de briques. C’est triste, comme rien ne semble jamais venir au bon moment. » Quand m’lord s’en alla en claudiquant échanger un dernier mot avec Raven, Roïc se retrouva brièvement seul avec le consul, qui fixait d’un œil perplexe la petite silhouette battant en retraite dans le couloir. « Lord Vorkosigan ne ressemble pas vraiment à ce que j’attendais quand on m’a dit que le consulat devait se préparer à la visite d’un auditeur impérial. » Roïc résista vaillamment à l’envie de ricaner. « Les neuf auditeurs impériaux forment un groupe plutôt hétéroclite quand on les connaît. Le Lord auditeur Vorthys, qui est également l’oncle de milady, ressemble à un vieux professeur d’ingénierie tout fripé, parce que c’est exactement ce qu’il est. Il y a cet amiral bourru, un diplomate à la retraite, un industriel… M’lord est plus ou moins devenu l’expert en affaires galactiques de Gregor. L’empereur fait preuve d’un stupéfiant discernement lorsqu’il affecte ses auditeurs à leurs missions. Même si je suppose que nous finirons bien par tomber sur une affaire bidon un jour ou l’autre, il ne nous a jamais envoyés à la chasse au dahu à travers le Nexus. » En fait, Roïc aurait adoré enquêter sur une affaire bidon, histoire de se reposer un peu. « C’est rassurant. » Vorlynkin hésita. « Enfin, je crois. » Ce codicille arracha un sourire en coin à Roïc. « Ouais. » De retour dans la salle scellée du consulat, Miles vit le code d’adresse du message et se détendit. Il s’agissait apparemment du rapport hebdomadaire d’Ekaterin, ce qui expliquait pourquoi il ne portait aucune des mentions d’urgence habituelles. Enfin quelque chose d’agréable au milieu de ce foutoir. En réfléchissant à la différence entre urgent et important, il se pencha pour laisser sortir son sceau d’auditeur au bout de sa chaîne et décrypter le message. Le visage de sa femme apparut, souriant, au-dessus du plateau vid, et il mit sur pause pour l’admirer un instant. Ces derniers temps, elle était si active qu’il n’avait quasiment jamais l’occasion de la voir immobile, hormis lorsqu’elle dormait. Des yeux bleu-gris levés dans un regard candide, des cheveux noirs et lustrés, épargnés par le givre du temps bien qu’elle fut de quelques mois son aînée. Ils s’étaient tous deux développés dans des réplicateurs utérins, mais quand même. Il était lui-même fils unique, victime dès la naissance de problèmes médicaux qui n’avaient pas tant été résolus qu’échangés contre d’autres. Peut-être… non, c’était une certitude : il avait sous-estimé la charge de travail que représentaient des enfants normaux et en bonne santé, même avec toutes les aides que sa fortune et son statut lui permettaient d’obtenir. Il y avait en effet des tâches qu’on ne voulait pas déléguer, de peur de rater les meilleurs moments. C’était un enregistreur vid qu’elle fixait, et pas lui, se rappela-t-il, mais sous le poids de son regard légèrement ironique, il la remit en mouvement, ressentant une culpabilité irrationnelle à l’idée de l’avoir retardée. « Bonjour, mon amour, dit-elle. Nous avons reçu ici tes dernières nouvelles avec grand plaisir et soulagement, bien que je n’aie heureusement pas mis les enfants au courant de ce premier message alarmant avant que le second n’y ait succédé. Je tremble à l’idée de ce que tes parents ont pu endurer du temps de ton ancienne carrière, même si je suppose que ton haut Vor de père devait conserver toute la dignité requise, et que ta mère… Eh bien, dans son cas, j’imagine à peine… Elle devait probablement se fendre d’acerbes commentaires betans. » En réalité, il avait contourné le problème durant son service en tant qu’agent secret, en n’envoyant quasiment jamais de messages ni de nouvelles. Ce n’était pas comme si son père n’avait pas eu l’autorité d’exiger un rapport sur ses missions au chef de la SécImp quand bon lui semblait. Ou de rassembler assez de courage pour le faire, imaginait-il sa mère en train de remarquer avec aigreur. Ekaterin évoqua les détails de certaines affaires relatives au District Vorkosigan avant de passer aux nouvelles de la maisonnée. Chaque chose en son temps : si elle avait inversé l’ordre de ses priorités, il aurait su qu’il fallait s’inquiéter pour sa famille. Cela lui fit également penser qu’il négligeait ses devoirs au District, bien que, cette semaine, rien ne semblât nécessiter l’envoi d’un message urgent à son mandataire au Conseil des Comtes, c’est-à-dire celui de son père, en réalité. Ses deux parents étaient partis gérer les affaires de l’empereur sur Sergyar, respectivement en tant que vice-roi et vice-reine, et ce depuis des années. La tradition qui consistait à négliger ses propres intérêts au service de l’Impérium semblait bel et bien toujours en vogue chez les Vorkosigan. Et elle avait un prix. Miles se souvint avec une pointe de fierté désabusée que l’émissaire d’un village du District lui avait dit d’Ekaterin : Nous avons l’impression que vous appartenez à l’Impérium, mais Lady Vorkosigan, elle, est à nous. Tout juste. « Et voici les dernières nouvelles du front, à la maison », poursuivit Ekaterin. Un autre plan, moins stable, succéda à celui-ci. « Bien, Helen », dit Ekaterin tandis que la pièce tourbillonnait follement ; Miles reconnut néanmoins la bibliothèque de la résidence Vorkosigan malgré la vitesse étourdissante du panoramique. « Mais filme plus lentement ou tu vas donner le vertige à ton papa. — C’est quoi, le vertige ? » demanda une jeune voix hors champ… Sacha ? Non, Lizzie, bon sang… Et Ekaterin répondit immédiatement : « La tête qui tourne. — Oh. » Ce nouveau mot fut dûment accepté. La vidéo se stabilisa sur Taurie, dix mois, ses yeux gris écarquillés sous une tignasse de boucles noires éparses, gravement accrochée au rebord d’une table basse. Sacha, « presque six ans » (telle était la formule consacrée par lui et sa jumelle Helen), et leur Lizzie, trois ans, étaient assis sur un canapé à l’arrière-plan. Le petit garçon observait avec intérêt, tandis que Lizzie, l’air de s’ennuyer, battait des pieds comme pour dire : Ça je l’ai déjà fait, pourquoi en faire tout un plat ? « Allez, Taurie, roucoula Ekaterin, viens voir maman. » Miles dut prendre garde à ne pas traverser le plateau vid, attiré par cette touchante scène domestique. Taurie se retourna en vacillant sur ses petites jambes robustes, en agitant une main pour trouver l’équilibre. Puis l’autre. Commença une première balade, jambes arquées, vers les bras tendus de sa maman. Comment les enfants pouvaient-ils apprendre à marcher emmaillotés dans des couches, Miles l’ignorait, mais la voilà qui trottinait, tip-top-tip-top, pour tomber en gloussant dans les bras d’Ekaterin, avant d’être hissée en triomphe. « Je peux l’essayer ? » dit Sacha comme si sa petite sœur était un jouet. Il se laissa tomber à genoux sur le tapis en face d’Ekaterin et l’appela d’un ton encourageant. « Viens, Taurie, tu peux y arriver ! » Enhardie par sa première victoire, Taurie piailla et se dandina vers lui, encore plus vite, pour tomber presque aussitôt sur le menton en émettant un hululement qui devait plus à l’outrage qu’à la douleur : Miles était capable de distinguer les différents timbres même quand il émergeait tout juste du sommeil. Sacha alla la relever en riant. « Hé, tu es censée apprendre à marcher avant de courir ! » Il la fit pivoter en direction de sa maman, et l’épreuve fut répétée avec plus de succès cette fois. Lizzie, qui s’était glissée hors du canapé pendant l’opération, cessa de tournoyer sur elle-même en chantant « Vertige, vertige, vertige ! » et tenta d’attraper l’enregistreur vid que sa sœur leva promptement hors de portée, à en juger par la façon dont l’image venait de tanguer brusquement. « Non, c’est à moi de faire la vid, maintenant, fit la voix de Lizzie. Laisse-moi, laisse-moi ! Maman, dis-lui de me laisser essayer ! » Le petit épisode s’acheva, trop tôt. Miles sauvegarda le message et le relut en se demandant s’il s’agissait des authentiques premiers pas de Taurie ou d’une reconstitution à son intention. La présence de l’enregistreur vid suggérait plutôt la seconde option. Le visage d’Ekaterin reparut de nouveau sur l’arrière-plan encombré de son bureau du deuxième étage, au nord, celui d’où l’on pouvait voir son jardin barrayaran à travers les branches des arbres importés de la Terre. « Je suis tellement désolée que le sergent Taura n’ait pas eu l’occasion de voir son homonyme, dit-elle d’un air pensif, mais je suis heureuse que tu aies au moins eu le temps de lui parler de Taurie avant la fin. Peut-être que nous aurions dû donner ce nom à Lizzie, plutôt que celui de ta grand-mère betane. Oh, en parlant de noms : Sacha a proclamé qu’il se ferait désormais appeler Alex, sans doute parce qu’il a renoncé à persuader tout le monde de l’appeler Xander. Lexie et A.A. semblent également avoir été relégués aux oubliettes à jamais eux aussi. Même logique : si nous ne l’appelons pas Aral à cause de grand-père Aral, nous ne devrions pas non plus l’appeler Sacha en l’honneur de papy Sacha. Il semble cependant être attaché à celui-ci, et au moins il a Helen de son côté cette fois : dans ton prochain message, prends bien soin de l’appeler Lord Alex. Cette démonstration de logique et de détermination devrait être récompensée selon moi. » En effet, Miles s’était énormément inquiété, au tout début de sa carrière de père, de l’apparent retard dans le développement verbal de Sacha… enfin, d’Alex, par rapport à sa sœur jumelle Helen, jusqu’à ce qu’Ekaterin lui fasse remarquer que celle-ci ne lui laissait jamais poser une question ni même placer le moindre mot. Il n’était pas en retard, simplement gentil, et il était arrivé à former des phrases complètes peu après, du moment qu’Helen n’était pas dans la même pièce pour jouer les interprètes. « En y repensant, poursuivit Ekaterin, n’as-tu jamais eu du mal à décider comment tu voulais qu’on t’appelle ? Et à un âge bien plus avancé. Il faut croire que l’histoire n’est pas tant une succession de répétitions que d’échos, j’imagine. « Quoi qu’il en soit, il t’aime, quel que soit son nom. Nous t’aimons tous. Prends garde à toi là-bas, Miles, et reviens-nous vite dès que tu le pourras. » La vidéo s’éteignit. Si je pouvais traverser ce plateau vid et rejoindre Barrayar à la vitesse de la lumière… soupira Miles. Toute sa vie durant, il avait brûlé de s’échapper de son foyer. D’où était venue cette totale inversion de polarité ? La remarque de Roïc l’avait piqué : Si vous aviez laissé tomber quand vous aviez le dessus… Mais ce sac de nœuds sur Kibou-daini n’était pas entièrement de son fait. Il aurait voulu que ce foutu Leiber se manifeste enfin. Et immédiatement aurait été le moment idéal. Miles était surpris que cela prenne si longtemps. Il allait peut-être devoir envoyer quelqu’un le chercher, après tout. Et si Lisa Sato se réveillait avec une cryo-amnésie temporaire, ou ne connaissait tout simplement pas les réponses… Non, elle dispose forcément des mêmes informations que Leiber. Et je parierais des dollars betans contre une poignée de sable que c’est lui qui les lui a transmises pour commencer. La panique évidente de Leiber tracassait Miles. Pourquoi a-t-il eu si peur ? Il ne nous connaissait même pas, nous. Leiber réagissait de toute évidence à quelque menace locale, peut-être celle-là même qui éveillait tant la curiosité de Miles. Tout comme Sato constituait un appât pour Leiber, tous deux seraient l’appât pour… qui, au juste ? Pourquoi ? Miles avait déjà exposé des gens comme des chèvres attachées à un piquet pour attirer le tigre du jour par le passé, mais jamais s’ils avaient, à sa connaissance, des enfants à charge. À moins que tu n’aies jamais fait attention à leur entourage auparavant ? Il ne parvenait pas à s’en souvenir. Mais s’il n’avait pas ici le personnel nécessaire pour donner la chasse à Leiber, il ne l’avait pas non plus pour mettre en place une surveillance permanente autour du consulat et des gens qu’il abritait. Roïc et Johannes n’y auraient pas suffi à eux seuls, même s’ils n’avaient été occupés à d’autres tâches : leur confier ce genre de mission sans soutien aurait été abuser purement et simplement de son autorité. Raven n’était pas le seul à ne pas aimer être mis en échec. Malgré la distance que cela mettait entre lui et sa famille, Miles éprouva un petit frisson de gratitude envers Gregor pour l’avoir envoyé si loin exécuter son sporadique travail d’auditeur. Du coup, la même distance séparait sa famille et ceux que son enquête était parvenue à mettre en rogne. Mettre en rogne les méchants pour la plus grande gloire de Barrayar, voilà une description tout à fait adéquate de mon job. Encore un homme comblé par son travail. Il se pencha sur la console de comm et commença à composer à l’attention des membres de l’ambassade barrayarane sur Escobar une réquisition de renforts à envoyer immédiatement, en les avertissant de mettre également à sa disposition un expert médico-légal de la SécImp, et peut-être une équipe d’avocats. Il ne savait rien de ses ennemis invisibles, excepté qu’ils ne plaisantaient pas. Cinq jours avant que l’escouade n’arrive ici, au mieux. En savait-il déjà assez cinq jours auparavant pour demander ce genre d’intervention ? Probablement pas. Miles afficha de nouveau les données de base consacrées à NovÉgypte Cryonique et se replongea dans sa pénible lecture. Vivement que Lisa Sato retrouve sa voix. Chapitre quatorze En milieu de matinée, le lendemain du jour où Lisa Sato avait été ressuscitée avec succès, le Dr Leiber n’ayant pas encore contacté le consulat, m’lord admit qu’il pouvait s’être trompé et envoya Roïc et Johannes à sa recherche. Roïc pensa que si m’lord était parvenu à cette conclusion plus tôt, sa tâche en aurait été facilitée. Il commença par les deux premiers stratagèmes habituels : appeler à son domicile – pas de réponse – et sur son lieu de travail, où il apprit que le chercheur s’était fait porter pâle la veille au matin, prétextant un problème intestinal auprès de son assistant et prenant un jour ou deux. Évidemment. Roïc demanda ensuite à Johannes d’embarquer une partie du meilleur équipement de surveillance du consulat et de le conduire jusqu’à la maison de Leiber. Un complexe en construction qui avait attiré son attention lors du précédent voyage l’interpella de nouveau quand ils passèrent devant. Roïc se tordit le cou pour étudier la pancarte. Lotissement du Siècle, disait-elle, et aussi : Vous êtes né il y a 130 à 150 ans ? Venez nous voir ! « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il à Johannes. — Une enclave de communauté générationnelle, dit Johannes. On en voit çà et là dans les plus grandes villes. Les revivants, du moins ceux qui se réveillent avec assez d’argent et de santé, découvrent souvent qu’ils n’aiment pas tant que ça cette nouvelle Kibou. Ils finissent par se regrouper pour tenter de recréer leur jeunesse. — Ah bon ? dit Roïc. Une sorte de reconstitution historique maison ? Au moins ça vous permet d’avoir des interlocuteurs qui comprennent toutes vos blagues. — J’imagine », dit Johannes d’un ton rien moins que convaincu. À la demande de Roïc, Johannes stoppa l’aérocamionnette derrière la rangée de maisons tandis que l’homme d’armes essayait la porte de devant de chez Leiber. Pas de réponse. Au bout de quelques minutes, Johannes l’ouvrit de l’intérieur. « Le garage était ouvert. Le flotteur a disparu. — Bien. Jetons un coup d’œil aux alentours avant d’aller examiner sa console de comm. » Aucun corps dans les pièces, armoires, douche, penderie ou poubelles assez grandes pour en abriter un. Le prévenant message de cambrioleur de m’lord avait disparu du réfrigérateur, encore plein d’un assortiment de rations pour célibataire. La cuisine était rangée, le lit à l’étage approximativement fait, ou du moins la couette avait-elle été remontée. On avait pu prendre des vêtements et des chaussures, peut-être assez pour remplir un sac logé à l’arrière d’un flotteur, mais il en restait une bonne quantité. Des articles de toilette manquaient à l’appel. Johannes avait commencé à s’occuper de la console de comm de Leiber, aspirant une copie de son contenu dans son enregistreur de la SécImp par le biais d’un câble sécurisé, et il observait le flux d’informations qui transitait par ce cordon ombilical numérique sur son holo-écran. « Eh ! s’exclama-t-il au bout d’un moment. Ce truc est sous surveillance. Je me demande si Leiber était au courant. » Roïc se pencha. Mais oui ! « Cette opération ne risque pas d’alerter ceux qui l’espionnent, n’est-ce pas ? — En théorie, non », répondit Johannes. Pas très rassurant. « Pouvez-vous remonter la piste de l’écoute ? — Jusqu’à un certain point. Je pourrai remonter jusqu’au bout à partir de notre salle scellée. — Donnez-nous un aperçu de ses communications des deux jours écoulés, depuis notre dernière visite. » Il n’y en avait eu que trois. Hier matin, Leiber avait appelé pour se faire porter malade, acheté un billet sur un vaisseau de saut à destination d’Escobar et vidé la majeure partie de ses comptes d’épargne pour les convertir en jetons de crédit universels. Il n’y avait aucun message personnel à l’intention de la famille ou des amis. Il aurait pu laisser un double de ses clés ou des instructions aux voisins, supposa Roïc, mais à bien y réfléchir, c’était peu probable, et ce dernier ne voulait pas provoquer d’agitation en posant des questions dans le coin. Les gens pouvaient se souvenir de leur visite de l’avant-veille. Il se demanda quelle histoire Leiber avait bien pu raconter à sa voisine à leur sujet. Certainement pas la vérité. « Ce vaisseau de saut ne part pas avant demain soir, fit remarquer Johannes. — Ouais, je vois ça. — Vous pensez qu’il aurait déjà pu monter à bord ? » Roïc fronça les sourcils en observant l’horaire. « Ah, non. Celui-là ne passe pas en orbite d’approche avant cet après-midi. » Il réfléchit un instant. « À la seconde où il entrera dans la zone de sécurité du spatioport, il sera de nouveau dans le champ des radars et clignotera comme un gyrophare aux yeux de tous ceux qui le recherchent. Et si nous sommes capables de le détecter à ce moment-là, sans doute que ses ennemis le pourront eux aussi. Je ne crois pas qu’ils manquent de moyens, en particulier s’ils ont le soutien de l’une des cryocompagnies. Il attendra la dernière minute pour embarquer. Il doit donc se terrer quelque part en attendant. — Chez un ami peut-être ? Difficile de le dénicher dans ce cas. » Johannes loucha sur la console de comm. « Mais ça pourrait nous être utile. — S’il craint tant pour sa vie que cette fuite désespérée le laisse entendre, il ne voudra peut-être pas mettre un ami en danger, dit lentement Roïc. M’lord ne l’a pas décrit comme une personne dénuée de scrupules. — C’est une grande ville, observa Johannes. — Commençons donc par les endroits les plus évidents. Ramassons nos affaires et ensuite, direction le spatioport. » Dans l’aérocamionnette, Roïc ouvrit sa console de comm, dûment sécurisée par la SécImp, et fit une recherche sur tous les hébergements aux environs du spatioport. Deux se trouvaient dans le périmètre de la sécurité, et une demi-douzaine éparpillés dans la zone légèrement industrialisée des alentours. À choisir entre plus proche et meilleur marché, il se décida pour la seconde option. Tandis qu’ils s’y rendaient, il eut le loisir de songer à quel point la technologie des voyages à travers tout le Nexus avait remodelé les villes qu’elle desservait, donnant plus de traits communs aux diverses planètes qu’il ne s’y était attendu avant de quitter Barrayar. Le petit provincial a fait pas mal de chemin. En un sens, il était heureux que nulle bonne fée ne se soit jamais penchée sur lui pour lui accorder le futur auquel il se destinait dans sa jeunesse. Ses horizons auraient été bien moins vastes. « Et maintenant ? » demanda Johannes tandis qu’ils bifurquaient dans le parking de l’hôtel le plus économique. « On met l’endroit sous surveillance ? On demande à l’accueil ? — Pas sûr que qui que ce soit se souviendrait de Leiber même s’ils l’avaient vu », supputa Roïc. Pas aussi exigu que ce que Roïc avait pu rencontrer sur des stations spatiales où les cabines-dortoir louées à l’heure ressemblaient à un croisement entre placard et cercueil, mais les lignes sans charme du bâtiment ne donnaient pas vraiment envie de s’y attarder. L’endroit était sombre même en milieu de matinée, blotti derrière la butée d’une allée de béton et une sorte d’usine. « Faites le tour du parking. Nous allons chercher son flotteur. » Derrière l’immeuble, une remise ouverte abritait un garage à flotteurs. Roïc reconnut celui de Leiber niché parmi une demi-douzaine d’autres. « Bingo ! s’écria Johannes d’une voix admirative. — J’ai eu pas mal d’entraînement à force de suivre m’lord ! » commenta modestement Roïc, en oubliant que la chance était la principale responsable. Enfin, une chance un peu aidée, tout de même. Roïc aurait été surpris de ne rien débusquer au bout de ses trois premiers essais. Ils restèrent assis quelques minutes dans l’aérocamionnette tandis que Roïc tentait de réfléchir à la situation comme m’lord l’aurait fait. Non, mauvaise idée. Mieux valait voir les choses du point de vue de Leiber. Ou mieux encore, de Roïc. L’ennemi enverrait-il des flics ou des hommes de main mettre le filet sur leur cible ? S’il s’agissait d’une cryocompagnie, elle pouvait sans doute obtenir tous les flics qu’elle voulait, en prétextant avoir été volée par un employé : il suffisait d’attendre à un point d’étranglement à l’intérieur du spatioport et de tomber sur Leiber tandis qu’il tentait de s’y précipiter. Toutefois, cette méthode laisserait des traces, des noms, des enregistrements de caméras de sécurité, et bon nombre de témoins qui ne seraient sous le contrôle direct de personne. Un enlèvement par une équipe de sbires privés avant que Leiber n’arrive à bon port, voilà la façon la plus discrète d’intervenir. Et si Roïc avait réussi à deviner où chercher ce type, il y avait fort à parier que ces jolis messieurs avec leurs pantalons sophistiqués y parviennent aussi. Dans leur camp, ce n’était pas Roïc qui était né avec un don pour le baratin : saurait-il persuader Leiber de venir se réfugier en lieu sûr au consulat quand m’lord en avait été incapable ? Il faudra bien tenter le coup, j’imagine. Il leva brusquement les yeux. « Qu’est-ce que c’était que ça ? » Une pulsation lumineuse bleue se reflétait sur le mur de béton depuis la façade avant de l’immeuble. « Le bleu, c’est la couleur des véhicules d’urgence, ici, l’informa Johannes, inquiet. — Allons voir devant. » Ils arrivèrent à temps pour voir un duo de méditechs d’urgence en livrée bleue tirer une palette flottante d’un aérocamion anonyme et passer précipitamment les portes vitrées du hall. Costauds, tous les deux : l’un était immense et l’autre avait l’air de compter toute une série de ces énormes lutteurs traditionnels dans son arbre généalogique. Et dans les deux branches, encore. Les services d’urgence n’affectaient-ils pas généralement une femme à ce genre d’équipe ? En théorie, oui, mais en pratique… Quand on devait établir un roulement non-stop, comme Roïc le savait pour s’être escrimé avec le tableau de service des gardes de la résidence Vorkosigan et des deux autres domiciles officiels de m’lord, on prenait les combinaisons qui vous tombaient sous la main. « Attendez ici. » Roïc se glissa hors de leur aérocamionnette et s’en fut jeter un coup d’œil à l’arrière de l’autre. Les portes de derrière n’avaient pas de fenêtres, mais on ne les avait pas verrouillées. Plutôt négligent de la part des méditechs si le véhicule contenait des médicaments et de l’équipement coûteux. Roïc ouvrit discrètement une porte, regarda à l’intérieur et porta son bracelet-comm à ses lèvres. « Intéressant, Johannes. C’est vide ici. Tout ça sonne creux. Ce n’est pas une ambulance, juste un aérocamion. — Merde… — Je crois que je vais faire un petit tour à l’intérieur et intercepter ces messieurs à la sortie. Surveillez mes arrières d’où vous êtes. » Roïc n’était pas entièrement sûr de ce qui était en train de se passer ici, mais il élaborait rapidement des hypothèses. Une jeune réceptionniste nerveuse avait les yeux braqués sur le couloir central quand Roïc pénétra dans le hall. « Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. — Un de nos hôtes est apparemment très souffrant. Il aurait dû appeler la réception… Nous l’aurions aidé… — Il vient d’une autre planète ? Vous ne croyez quand même pas qu’il aurait ramené une saloperie ? demanda Roïc. C’est contagieux ? — Non, non. Une sorte de crise subite, d’après ce que j’ai compris. Il a eu de la chance de pouvoir utiliser son bracelet-comm. » La réceptionniste reprit son calme. « Je devrais aller refermer derrière eux pour m’assurer que les biens de ce monsieur sont en sécurité. » Son regard revint à Roïc. « Voulez-vous une chambre, monsieur ? Je suis seule en service pour le moment… — Prenez votre temps. Il y a des priorités. » Roïc lui fit signe de partir. Elle remonta le couloir en trottinant, jusqu’à l’endroit où une palette flottante était déjà traînée hors d’une chambre. Le grand type fixa une intraveineuse à une perche, se pencha et vérifia l’état de son patient. Roïc aperçut une silhouette masculine sous une couverture, solidement attachée, et dont les gémissements étaient étouffés par un masque à oxygène. Il s’avança, prenant un air tout à fait préoccupé et curieux, tandis que la palette flottait jusqu’au hall d’entrée, flanquée de ses deux escorteurs. Le Dr Leiber cligna de ses yeux vitreux et poussa un grognement sous son masque en plastique. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda Roïc en les suivant jusqu’aux portes d’entrée. « Il y a quelque chose de dangereux ? Vous avez besoin d’un coup de main ? — Non merci, lui répondit le plus grand. Tout est sous contrôle. — C’était une crise cardiaque, alors ? — On ne sait pas encore, répondit le grand. Il s’est juste évanoui. — De la drogue ? C’est un quartier louche ? C’est que je viens d’atterrir, moi. » Pour une fois, ne pas avoir l’air ni l’accent du coin jouait en sa faveur. « J’étais sur le point de prendre une chambre ici afin de dormir un bon coup pour récupérer du décalage horaire, mais maintenant je ne suis plus très sûr. » Le plus costaud lui jeta d’un air irrité : « Non, c’est un endroit très correct. Allez donc vous inscrire à la réception. » Les deux acolytes ouvrirent en grand les portes de l’aérocamion où ils glissèrent la palette en grimpant à l’intérieur pour la fixer. Roïc passa la tête dans le véhicule. « C’est sûr ? — Oui, rien à craindre, dit le grand d’un ton exaspéré depuis la soute sans fenêtre. — Bien. » Roïc dégaina son neutraliseur et les abattit tous les deux. Voilà qui allait leur épargner beaucoup d’efforts inutiles. Et une bagarre. Roïc n’aimait pas les échauffourées. Ce n’était pas parce qu’il était bien bâti qu’il aimait prendre des coups. La voix essoufflée de Johannes lui parvint, toute proche, et non par son bracelet-comm. « Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe ici ? » Quand Roïc lui avait demandé de protéger ses arrières, ce n’était pas de si près, mais il ne pouvait blâmer la curiosité du lieutenant. Johannes écarquilla les yeux pour scruter les ténèbres. Roïc rengaina son neutraliseur dans le holster qu’il portait à l’épaule. « Nous venons de sauver le Dr Leiber. Bien que je ne sois pas sûr qu’il voie les choses sous cet angle. » Il grimpa dans la soute, vérifiant l’état de ses deux victimes. Les décharges de neutraliseur n’étaient pas sûres à cent pour cent : elles pouvaient provoquer toutes sortes d’affections chez ceux qui avaient déjà des problèmes médicaux. Heureusement, ces deux-là semblaient en pleine forme. Une fois qu’il se fut assuré de leur coopération durable au moyen d’une nouvelle légère application du neutraliseur à la base de chaque cou, il les disposa plus soigneusement dans le véhicule. Il se tourna ensuite vers Leiber. Roïc n’eut pas besoin de débiter son petit discours sur l’air de Vous pouvez nous être reconnaissant de vous avoir sauvé, je vous emmène en lieu sûr, auquel il ne croyait pas vraiment : Leiber avait perdu conscience. Roïc pria ses grands dieux qu’il s’agisse juste de l’effet d’un hypospray de narcotique et non de quelque poison mortel. Même si un assassinat sanglant et secret avait été au programme, s’il avait été l’ennemi de Leiber, il aurait sans doute préféré le maintenir en vie le temps de l’interroger sous thiopenta. En réalité, Roïc aurait voulu pratiquer un tel interrogatoire pour son propre compte, mais la décision en incombait à m’lord. La respiration de Leiber demeura régulière et sa peau ne prit pas une teinte alarmante. Jusqu’ici, tout allait bien. « Suivez-moi jusque chez Mme Suze », ordonna-t-il à Johannes. Ils y trouveraient le Dr Durona, entre autres agréments utiles. Il réfléchit un moment. « Non, mieux que ça : guidez-moi jusque chez Suze. » Il verrouilla les portes arrière de l’aérocamion, éteignit le gyrophare et fila le train à Johannes qui sortit du parking. Roïc se demanda si la conception qu’avait m’lord de l’existence, ou du moins de ses enquêtes d’auditeur, ne déteignait pas sur lui. Il n’avait jamais ignoré les procédures légales avec autant de désinvolture. Parfois, il était difficile de savoir si le style de m’lord résultait d’un dévouement obsessionnel à son devoir, de l’habitude des privilèges démesurés des Vors, ou de la simple démence. Roïc ne savait qu’une chose : il était pris à l’instant d’un inexplicable désir de se mettre à siffler gaiement. Au lieu de ça, il leva son bracelet-comm, appela m’lord et lui donna un résumé concis de sa mission du matin, si tant est qu’une appellation si pompeuse convînt à l’ordre laconique que lui avait donné m’lord : Roïc, va me choper cette espèce d’abruti. Et ensuite, étant seul dans la cabine de pilotage, il sifflota tout le long du chemin jusque chez Suze. L’imagination enflammée par d’innombrables possibilités, Jin s’assit à la table de la cuisine du consulat et recompta une fois encore sa part de la somme que Roïc leur avait solennellement distribuée au petit déjeuner, à lui et à Mina. Mina avait déjà enfoui la sienne dans son sac à dos, à l’étage, mais elle l’observait avec intérêt tandis qu’il manipulait son tas de monnaie : cinq mille novyens, plus qu’il n’en avait possédé d’un coup de toute sa vie. Au bon vieux temps, avant que son père ne meure, Jin n’en avait jamais reçu plus de cinq cents, même pour son plus bel anniversaire. « Qu’est-ce que tu vas faire avec ta part ? demanda Mina. — Je ne sais pas encore. Je pourrais nourrir mes animaux pendant des mois avec ça. Ou acheter quelque chose d’autre. J’ai toujours voulu essayer de garder des poissons, mais tante Lorna ne voulait pas me laisser faire, et chez Suze il n’y avait pas moyen. Tu ne peux pas traîner tes poissons derrière toi si jamais tu es obligé de vivre dans la rue. » Mina fronça les sourcils. « Tu crois qu’on va rester ici si longtemps que ça ? » Jin hésita. « Je ne sais pas. — Tu crois que j’aurais assez pour un poney ? — Et où tu le mettrais ? Il te faut, je ne sais pas, plein de sol terraformé, je crois. Le jardin n’est pas assez grand, ici. — Le patio de tante Lorna est trop petit, ça c’est sûr, dit Mina. Au moins le consul a de l’herbe. » Jin essaya de se représenter la scène. Le carré de terrain à l’arrière de la maison était à peine plus grand que le salon. Pas mal pour des volailles, mais ça ne suffirait pas selon lui pour quoi que ce soit de plus gros. « De toute façon, dit-il pour la réconforter, tu as toujours Lady Murasaki. Les poneys n’ont que quatre pattes tandis que les araignées en ont huit, alors c’est deux fois mieux, non ? » Mina lui jeta un regard glacial de mépris. « J’aimerais bien te voir essayer de lui mettre une selle et une bride. » Jin essaya de s’imaginer des articles de sellerie pour araignée… en fil tressé peut-être ? Et quel genre d’insecte aurait-on pu persuader de chevaucher une araignée-loup ? Sans se faire dévorer par sa monture ? L’équitation serait un sport bien plus fascinant, pensa-t-il, si les poneys mangeaient des proies à la manière des araignées. Y avait-il au consulat du fil qu’ils puissent emprunter ? Mais avant qu’il ne puisse poursuivre dans sa vision, le consul Vorlynkin et Miles-san traversèrent la cuisine en mettant leurs vestes. « Vorlynkin va m’emmener chez Mme Suze pour que je m’occupe de quelque chose », leur dit Miles-san. Lui et Roïc avaient passé beaucoup de temps là-bas dernièrement, et ils revenaient l’air maussade et pensif, bien que personne ne leur ait dit pourquoi. Et Raven-sensei, lui, n’était pas revenu du tout. « Yuui-chi Maison est là, vous ne serez donc pas seuls. Mais si des étrangers viennent ici pour des affaires concernant le consulat, il faudra éviter les pièces de devant et l’entrée. L’étage, c’est l’idéal, ou le jardin si vous ne faites pas trop de bruit. — Je reviens tout de suite », promit Vorlynkin. Mina leva les yeux. « Vous croyez que vous finirez par retrouver maman un jour ? — Nous espérons avoir bientôt de bonnes nouvelles », répondit Miles-san. Jin ne savait pas exactement comment interpréter ce ton rassurant. D’autres mensonges d’adultes ? À en juger par le visage chiffonné de Mina, elle non plus ne gobait pas cette histoire. Malgré tout, elle se contenta de demander : « Lord Vorkosigan, si vous aviez des enfants, vous leur donneriez des poneys, n’est-ce pas ? Et pas des araignées ? » Il eut l’air un peu interloqué. « Je le ferais et je l’ai fait. Des poneys et pas des araignées. Même si je suppose qu’ils pourraient avoir des araignées s’ils en voulaient. Dieu sait que nous avons des punaises à beurre. Qui portent nos armoiries, même. Je ne vous ai jamais montré mes photos ? » Sur ce, à la surprise de Jin, de plus en plus consterné, il tira un holocube de sa poche et entreprit de montrer des scans d’une femme aux cheveux sombres, de taille normale, ce dont le gamin pouvait juger parce qu’il y avait des clichés d’eux deux côte à côte et que le sommet de la tête de Miles-san lui arrivait à peine à l’épaule, ainsi que ceux d’une déconcertante série d’enfants à différents âges. Jin ne parvenait pas vraiment à les différencier jusqu’à ce qu’apparaisse un portrait de groupe : un garçon aux cheveux bruns et une petite rousse un peu plus jeunes que Mina, un nouveau-né dans les bras de la belle femme et une toute petite, haute sur pattes, au milieu de la meute. Quatre enfants. Il espérait que Mina aurait la décence de se montrer intéressée et non désespérée. Il ne savait toujours pas exactement qui était Miles-san, mais il semblait bel et bien disposer d’une considérable influence. Même le consul faisait ce qu’il disait. « Et voilà Helen sur son poney, à Vorkosigan Surleau. C’est une demeure que nous avons à la campagne, sur un lac… et ici Sacha s’occupe du sien. Xander. Enfin, je veux dire Alex. » Jin se demanda quel genre de père négligent pouvait être Miles-san pour oublier le nom de son propre fils. Il n’y avait qu’un garçon après tout. Ce n’était pas comme s’il avait besoin d’en passer en revue toute une ribambelle avant de trouver le bon, comme oncle Hikaru faisait parfois avec lui, Tetsu et Ken. Toutefois, Jin devait bien admettre que c’étaient de très séduisants poneys, l’un étant tacheté de gris argenté, l’autre d’un marron sombre et luisant, avec des paturons, une crinière et une queue noirs, et une étoile blanche au front. Tous deux avaient un regard liquide et amical, apparemment tolérants vis-à-vis de leurs admirateurs en bas âge. Mina ouvrait des yeux ronds, sa bouche béait, pleine d’une envie non dissimulée. Youpi, hourra : une grande demeure à la campagne. Avec des tas d’animaux : il y avait des chiens, des chats et des oiseaux en arrière-plan sur ces clichés, et qui savait quel genre de créature rôdait dans ces collines boisées ? Et des poissons dans un vrai lac et pas simplement dans un petit aquarium en verre, et peut-être même des merveilles autochtones, rampant et nageant dans les ruisseaux qui l’alimentaient… c’était plus que Jin n’aurait osé en rêver. Et tout cela appartenait à ces autres enfants. Des enfants qui avaient une mère et un père en vie pardessus le marché. Quelle était cette réplique d’oncle Hikaru, déjà ? Y’z-ont déjà tout, et on leur donne le reste. Quant à ceux qui n’avaient rien, eh bien on ne leur donnait rien du tout : tel était le message tacite que Jin percevait dans cette leçon. Il regarda ces autres enfants, puis Miles-san, si manifestement ravi et fier, et ne remarqua pas que Mina avait envie de pleurer. Les larmes que lui-même retenait et une absurde colère lui faisaient une boule dans la gorge. Et pourtant ce n’était pas comme si Miles-san avait gardé exprès le secret au sujet de sa famille, juste pour harceler Jin après coup. « Je n’aurais pas osé ne pas leur apprendre à monter, poursuivit Miles-san. Sinon, le spectre de mon grand-père m’aurait hanté, même si ça ne l’a pas empêché de le faire quand même, ce vieux vautour. Les Vors étaient une caste militaire du Temps de l’Isolement. Des sortes de chevaliers… ou de bandits, peut-être, selon le point de vue. Des soldats à cheval en tout cas. C’est une tradition. » Il insista curieusement sur ce dernier mot, comme s’il avait un goût bizarre sur sa langue. « Une compétence parfaitement inutile de nos jours, mais nous ne l’en transmettons pas moins. — Peut-être que nous ferions mieux de partir », intervint Vorlynkin. Miles-san acquiesça et empocha soigneusement son holocube, comme si celui-ci revêtait une importance spéciale pour lui. Ils traversèrent le jardin en direction du grand garage. Jin et Mina échangèrent un regard appuyé. Mina finit par dire : « Bon, au moins j’avais raison pour les poneys. » Elle battit plusieurs fois des cils et frotta ses yeux rougis. Jin considéra tristement son petit tas d’argent, qui était encore une énorme pile de possibilités quelques minutes auparavant. « Ça ne sert à rien, au bout du compte, déclara Mina. Rien ne change jamais. Peut-être qu’on ferait mieux de rentrer chez tante Lorna et oncle Hikaru. » Et renoncer à lutter ? « Tu pourrais peut-être, corrigea amèrement Jin, mais pas moi. Non, attends, toi non plus tu ne peux pas. Tu vendrais la mèche. » Mina reçut cette accusation d’un air indigné et se leva pour monter à l’étage. Arrivée au seuil de la cuisine, elle lâcha pardessus son épaule : « Deux poneys, ça fait huit pattes, d’abord ! » Jin ne trouva rien à répondre. Tandis que Jin tripotait ses novyens en se demandant s’il oserait se préparer un casse-croûte, le réceptionniste du consulat s’aventura dans la cuisine pour remplir sa tasse de thé vert. Il s’appuya au comptoir et fixa Jin qui se tortilla, gêné par ce regard froid. « Vous êtes les enfants de Lisa Sato, pas vrai ? L’activiste des droits des cryo ? — Heu… Ouais ? » Jin ne savait pas si c’était censé être un secret ici, mais Matson-san était de toute évidence déjà au parfum. Celui-ci sirota une gorgée de thé et fit la grimace. « Personne ne m’a rien dit, en fait. Mais bon… Si tu veux que j’appelle la police pour toi et ta sœur avant que les Barrayarans reviennent, je pourrais… » Jin sauta sur ses pieds, manqua renverser sa chaise et poussa un cri d’horreur : « Non ! » Matson-san répandit du thé chaud, poussa un juron, posa sa tasse et essuya sa main ébouillantée sur son pantalon. « C’est la police qui a emmené maman ! s’écria Jin. — Je peux appeler des parents à toi, alors ? — Non ! C’est encore pire ! — Mais… vous deux, les gosses, vous ne seriez, heu… pas prisonniers, alors ? — Bien sûr que non ! Miles-san est en train de nous aider ! » Il songea au tour qu’avait pris la situation jusqu’ici et corrigea : « Enfin, il essaie en tout cas. » Et ensuite, parce que cela lui semblait ingrat et frileux, il ajouta : « Personne n’y a jamais mis autant de cœur », ce qui était certainement exact. Matson-san se gratta la tête et fit la grimace. « Ah. » Il reprit sa tasse de thé. « Bon, eh bien si tu changes d’avis, tu n’auras qu’à me le dire, d’accord ? » Jin lui jeta un regard si noir et écœuré qu’il leva une main en signe d’apaisement. « J’essaie juste de t’aider, moi aussi. » Jin aurait voulu lui crier Si c’est comme ça que vous croyez aider les gens, abstenez-vous ! , mais c’était quelque chose qu’on ne disait pas à un adulte. Il opta plutôt pour : « D’accord. Mais ça n’arrivera pas. Qu’on change d’avis, je veux dire. » Matson-san haussa les épaules d’un air gêné et se replia dans le bureau attenant à l’entrée. Jin ramassa son argent et s’enfuit à l’étage pour le cacher. Trois des quatre personnes qu’il voulait interroger étant toujours dans les vapes grâce aux bons soins de Roïc, Miles dut se résoudre à commencer par Lisa Sato. À l’intérieur de la cabine d’isolement aux parois de verre faiblement éclairée, elle était assise sur un lit étroit, pâle et fatiguée mais plutôt en forme dans l’ensemble, pour une nouvelle revivante en tout cas. Elle était propre et nette dans sa blouse d’hôpital vive et chaudement rembourrée, chaque couche d’étoffe supplémentaire la protégeant à la fois des germes et des regards indiscrets. Miles soupçonnait, ou plutôt savait fort bien, ayant été hospitalisé plus souvent qu’à son tour, que le dernier point était plus important pour le moral que le premier. Ako avait nettoyé le gel dans ses cheveux : ils tombaient en une cascade soyeuse sur son épaule. Il pénétra dans la cabine en se demandant s’il lui paraissait menaçant ou simplement bizarre. Difficile à dire d’après son regard sévère. Il ajusta son masque filtrant et s’éclaircit la gorge. « Bonjour, madame Sato. Je m’appelle Miles Vorkosigan. » Il lui adressa un sourire rassurant, avant de se rappeler qu’elle ne voyait pas sa bouche. « Désolé pour le masque. Le Dr Durona affirme toutefois que votre système immunitaire se remet rapidement. Nous devrions pouvoir mettre fin à votre quarantaine d’ici peu. — Vous êtes docteur ? » Elle avait la voix rauque, mais elle parlait. « Non, votre réanimation est le fait du Dr Raven Durona, un spécialiste d’Escobar. Qui travaille pour moi. » Mieux valait ajouter cette dernière information, pensa-t-il. Il allait en baver pour lui expliquer la situation. « Je l’ai vu un peu plus tôt. » Elle déglutit, un réflexe nerveux témoignant qu’elle reprenait le contrôle de son corps. « Où sommes-nous ? Ils m’ont dit que j’étais à Northbridge. » D’après le ton de sa voix, elle en doutait. Elle doutait de tout, pour le moment. Miles jeta un coup d’œil autour de lui. De la cabine, on n’apercevait que la salle de réanimation déserte, laquelle n’avait aucune fenêtre donnant sur l’extérieur, eût-elle ouvert sur la façade d’un autre immeuble. « Northbridge, tout à fait. Vous êtes dans un vieux complexe cryonique désaffecté du secteur sud, investi par des squatteurs plutôt malins. — Quelqu’un a dit que vous aviez mes enfants… » Le dernier mot était presque inaudible tant sa gorge se serrait. Miles regretta alors de ne pas les avoir amenés avec lui, même si son précédent échec l’avait échaudé. « Oui, Jin et Mina sont sains et saufs au consulat barrayaran. » Au bout d’un moment, voyant qu’elle ne savait pas si elle devait s’en réjouir ou y voir une menace, il ajouta : « Jin a amené tous ses animaux, même Gyre-le-Faucon et votre vieille chatte, et il est plutôt satisfait pour le moment. Quant à Mina, elle s’accroche plus ou moins à lui. » Il espéra que cette référence familière au zoo itinérant la convaincrait de sa sincérité. « Le consulat barrayaran ! Pourquoi ? » Elle avala de nouveau sa salive. « Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous là ? » Elle n’ajouta pas Pourquoi suis-je là ?, mais c’était bien ce qu’elle sous-entendait, pensa Miles. « De quoi vous souvenez-vous ? » Ses lèvres se scellèrent. Miles essaya à nouveau. « La dernière chose que Jin et Mina se rappellent de vous est votre arrestation par la police municipale de Northbridge, il y a dix-huit mois. Il y a deux jours, mes gens et moi, nous vous avons trouvée congelée dans une cryochambre portable, dans le sous-sol de la maison du Dr Seiichiro Leiber. J’essaie désormais de combler ce trou de dix-huit mois. Pour notre bénéfice à tous les deux, je suppose. » Ces informations lui causèrent un véritable choc : la crainte et la colère déplacée firent place à la stupéfaction dans son regard. « Quoi ? » Miles soupira et se hissa sur le tabouret au pied de son lit. Les auditeurs étaient censés faire preuve de leurs talents auditifs, pas oratoires, pour paraphraser la petite blague de Gregor. Mais cette femme avait mérité qu’on la mette au parfum. Par ailleurs, il était tout à fait probable que Lisa Sato en sache si peu sur Barrayar qu’elle soit incapable de la désigner sur une carte du vortex. « J’imagine qu’il vaut mieux que je commence par le début. Je suis un galactique. Le titre officiellement attaché à mon travail est celui d’auditeur impérial. C’est une sorte d’enquêteur gouvernemental de haut niveau pour l’Impérium barrayaran. Vous vous demandez sans doute ce que je fais sur Kibou-daini. » Une question qui lui traversait parfois l’esprit à lui aussi. « À l’origine, j’ai été envoyé pour enquêter sur les activités louches de la compagnie BlanChrys, qui veut ouvrir une franchise sur Komarr… C’est la seconde planète de notre empire… » Si succinctement qu’il le pût, il expliqua la fraude de BlanChrys relative aux votes planétaires, y compris la réussite de sa propre pêche aux pots-de-vin. Pour la première fois, elle sembla vaguement réconfortée. « Oui, il faut les frapper au cœur, dans leur portefeuille, murmura-t-elle avec satisfaction. Même si BlanChrys n’est pas la pire. — Gardez tout cela en tête, nous y reviendrons. Maintenant, il faut que je vous explique comment j’ai rencontré votre fils. Jin et trouvé cet endroit… » Il fut forcé de remonter à sa participation au colloque et à l’attaque du FLHNE. « Ces abrutis de meurtriers ! » s’exclama Lisa Sato d’un ton enflammé par le mépris, et pas envers Miles cette fois, ce qui était encourageant. « À leur décharge, ils ne semblent pas avoir réussi à tuer qui que ce soit, ce coup-ci en tout cas. Même si ce n’est pas faute d’avoir essayé. En fait, je me sens redevable vis-à-vis d’eux : ils m’ont permis de voir cette affaire sous des angles auxquels je n’aurais sans doute jamais songé moi-même, même si je suppose que les irrégularités liées à Komarr auraient fait surface à un moment ou à un autre. Bref, après leur avoir échappé, je me suis perdu dans les Cryocombes… » Cette partie de l’histoire la captiva. Tant mieux. Miles connaissait assez les sentiments d’une mère : il ne se mit à enjoliver qu’une fois Jin pleinement impliqué dans son récit, ce qui acheva de la séduire. Elle eut moins de mal à suivre l’explication des plans de Suze que Miles durant leur première rencontre. « Mais qu’est-ce que Jin faisait là ? demanda-t-elle, décontenancée. J’avais laissé les enfants à ma sœur Lorna. Je pensais revenir dès le lendemain, au pire au bout d’un jour ou deux, jusqu’à ce que j’aie trouvé un avocat… mais dix-huit mois ? — Vous souvenez-vous d’avoir été emmenée pour être congelée ? Qui s’en est occupé ? » Son front se rida sous l’effort de remémoration. « On m’avait mise dans ce qui était censé n’être qu’une cellule temporaire, plutôt une pièce à vrai dire, au poste de la police municipale. Un homme est entré. Je croyais qu’il venait de la part de mon avocat. Il y a eu un hypospray, et… » Elle secoua la tête et ses traits se crispèrent. Migraine consécutive à la réanimation, sans doute. Il connaissait : terrible. Drogue hypnotique ou soporifique, peu importe ce qu’on lui avait administré : Miles soupçonnait que même en lui laissant encore du temps pour surmonter les effets durables d’une éventuelle cryo-amnésie, dont elle montrait fort peu de signes, elle ne se souviendrait pas de grand-chose après ça. « Une fois que vous avez été congelée illégalement, ou en tout cas sans justification légale, votre sœur et votre beau-frère ont naturellement veillé sur leurs neveu et nièce. Si j’ai bien compris, Jin s’est enfui de chez votre sœur à cause des conflits que suscitaient ses bêtes, dans le logis surpeuplé. Mina est restée. Elle suivait avec brio sa deuxième année d’école primaire » (ce qui ne semblait pas une supposition trop audacieuse) « quand j’ai provoqué par inadvertance la restitution de Jin à sa tante. C’est alors qu’ils ont fugué tous deux pour aller… eh bien, pour me rejoindre. » Saisissant son regard interrogateur (Pourquoi vous ?), il ajouta : « Jin vous donnera tous les détails quand vous le verrez. » Miles espérait que Jin était suffisamment acquis à la cause barrayarane pour témoigner des bonnes intentions du Lord auditeur. Les résultats qu’il avait obtenus jusqu’à maintenant ne faisaient pas particulièrement de lui un héros aux yeux du garçon. « Mais assez parlé de moi. » Si nous passions à vous ? La dernière fois où Miles avait cherché à draguer une femme dans un bar remontait Dieu merci à très longtemps, et encore était-ce en service commandé. Mais il n’avait pas complètement perdu son sens de la séduction urgente. Il avait besoin de persuader Lisa Sato de lui faire confiance, et vite. « Quelle était votre relation avec Seiichiro Leiber, et comment l’avez-vous rencontré ? » Un long moment, il craignit qu’elle ne se mure de nouveau dans le silence, mais après lui avoir jeté un autre regard glacial, elle commença : « Seiichiro est venu à nous, à notre groupe d’action politique, porteur d’un secret qu’il avait découvert dans le cadre de son travail. — Combien de fois vous a-t-il rendu visite ? — Deux ou trois fois. — Et à qui d’autre s’est-il confié ? A-t-il déjà rencontré votre groupe au complet ? — À George, Eiko et moi la première fois. Par la suite, il y a eu une réunion avec nous tous, quand nous préparions le rassemblement : George Suwabi et moi, Seiichiro, Lee Kang, Rumi Khosla et Eiko Tennoji. » Ces derniers noms n’étaient que trop familiers à Miles, après ses recherches. « Laissez-moi deviner. Vous avez décidé de tout rendre public lors de cette manifestation où tout a tourné à la catastrophe. » Ses yeux se détournèrent vivement de ses genoux et le regard qu’elle lui jeta était acéré comme un coup de poignard. « Ce ne sont pas les nôtres qui ont provoqué les troubles. Nous avons été victimes d’une contre-manifestation, un groupe de gros bras du FLHNE. Ils étaient censés demeurer de l’autre côté du parc, cette nuit-là. Nous n’avions pas les moyens de louer une salle, et eux non plus. — Était-ce vraiment le FLHNE ou se peut-il qu’il se soit agi d’une bande engagée pour se faire passer pour eux ? — C’étaient bien eux : j’avais reconnu un ou deux des types. Des gens du coin. — Mmm, ils auraient aussi bien pu être employés pour cette mission. Pour vous attaquer. » Elle inclina la tête pour réfléchir et acquiescer plus ou moins. « C’est la police qui a dispersé l’échauffourée. Il semblait y avoir une incroyable quantité de policiers pour une si petite bagarre, et ils sont arrivés aussitôt. Comme s’ils avaient été avertis à l’avance. J’ai vu plusieurs personnes qui saignaient de la tête ou qu’on jetait par terre. » Ce souvenir semblait pénible : pour elle, c’était arrivé la veille, se souvint Miles. « Ce n’était pas le genre de manifestation auquel nous avions l’habitude de participer, pas du tout. Je pense que le FLHNE est littéralement le revers de la médaille des cryocompagnies. Les membres de ce groupe se font du mauvais sang parce qu’ils n’ont pas d’argent, les cryocompagnies s’en font pour celui qu’elles ont, et aucun ne se soucie de la vie de qui que ce soit, excepté de la sienne. » Un jugement frappé au coin du bon sens, songea Miles. « Revenons au Dr Leiber, voulez-vous ? » Et à son secret. « Il semble être un acteur important dans cette histoire et pas seulement le témoin essentiel. » Elle l’examina et sembla s’être décidée. « Je suppose que si vous êtes une sorte d’espion bizarre pour les cryocompagnies, vous le savez déjà. Et vous savez que je sais. » Alors qu’est-ce que j’ai à perdre ? était la conclusion logique et tacite. « Pour ce que ça vaut, le sujet d’étude de Leiber – l’amélioration des solutions de préservation pour NovÉgypte Cryonique – me met déjà la puce à l’oreille. » Elle hocha précautionneusement la tête. « Ce que Seiichiro avait découvert, c’était qu’une certaine formule de cryoconservateur vendue sur le marché environ une génération auparavant se décomposait chimiquement au bout de quelques décennies. Il doit y avoir des milliers, sinon des millions de gens traités avec ce produit enfermés dans les congélateurs des compagnies et qui sont vraiment morts, impossibles à réanimer. Ce qui signifie que leurs votes sont nuls et que leurs biens doivent être rendus à leurs héritiers. Et ça représente déjà des milliards de novyens, sans compter les considérables frais juridiques, plus toutes les procédures à élaborer afin de trier tous les clients de cette période. » Miles fit mine de pousser un sifflement muet tandis que les pièces du puzzle se mettaient en place à la vitesse de la lumière. Des contrats marchandises, tu parles ! Oh, il voulait qu’un analyste en méta-économie de la SécImp accompagne l’expert médico-légal d’Escobar, et pas plus tard que maintenant. Avec tout l’équipement requis pour décortiquer les banques de données qu’il pouvait porter, préréglé sur les spécificités du réseau planétaire de Kibou. Et il allait ordonner leur venue au moment même où il remettrait le pied au consulat. Toutefois, pour quelques jours encore, il lui fallait s’en remettre à son vieux cerveau organique d’origine. Avec ça un modèle qui n’était plus de première jeunesse, abîmé et usé jusqu’à la corde. Lorsqu’il reprit la parole, il s’en tint à : « Voilà qui explique bien des choses. » Y compris peut-être l’état de cette pauvre Alice Chen, que Leiber avait abandonnée à la place de Sato… Leurre ou indice ? Bombe à retardement, peut-être ? « Nous pensions que cette révélation pouvait vraiment secouer le joug des cryocompagnies sur Kibou, dit Lisa Sato. Voire leur faire lâcher prise. » Elle regarda autour d’elle dans sa cabine, puis baissa les yeux sur ses mains fraîchement dégelées. « Je suppose que nous avions raison. » Elle fronça les sourcils. « Attendez. Vous voulez dire qu’ils ont gardé ça sous silence pendant un an et demi ? Ce n’est pas le genre de secrets que les compagnies peuvent garder éternellement : si un certain nombre de réanimations de cette génération échouent en proportion anormale, ça finit par se voir. C’est pour ça que George voulait frapper rapidement, pour que l’impact auprès du public soit maximal. Pourquoi n’ont-ils… Oh. » Elle tourna brusquement des yeux maussades vers Miles, qui tressaillit à l’idée de ce qui allait suivre. « Que nous est-il arrivé, à nous six ? Pourquoi personne n’a-t-il transmis la nouvelle une fois que j’ai été enlevée ? Avons-nous tous été enlevés ? — Vous me voyez navré d’être le porteur de mauvaises nouvelles, madame Sato, mais c’est apparemment le cas. Kang, Khosla et vous avez été congelés à la suite de diagnostics douteux dans les quelques jours qui ont succédé au rassemblement. George Suwabi s’est prétendument écrasé dans un lac en naviplane, et Mme Tennoji s’est tuée en tombant du balcon de son appartement après avoir trop bu. Il va sans dire que je serais particulièrement curieux de voir un agent de votre bureau des homicides rouvrir ces deux affaires. Heu… Mais peut-être buvait-elle plus que de raison ? » Elle se renfrogna, le contour des lèvres encore plus pâle qu’après sa réanimation. « Oui, à vrai dire. Elle souffrait de terribles douleurs aux articulations. Mais elle ne buvait pas au point de tomber toute seule. Oh, non, pauvre George… — L’anomalie, dans toute cette affaire, c’est le Dr Leiber. Il s’est contenté de reprendre le travail pendant les dix-huit mois qui ont suivi. — Ça n’a aucun sens. — Fort heureusement, je vais pouvoir le lui demander en personne. Quand il se réveillera. — Il a été congelé, lui aussi ? — Oh non. Il a été victime d’un simple sédatif ce matin si j’en crois mon ami Roïc. Raven, le Dr Durona, l’a confirmé. Nous le retenons ici chez Suze pendant qu’il récupère. Il était sur le point de quitter la planète quand Roïc l’a rattrapé. Quelqu’un d’autre tentait de l’en empêcher selon moi. L’interrogatoire promet d’être intéressant. » Miles hésita. Après tout, il s’agissait de la mère de Jin et de Mina. Ces deux-là devaient avoir hérité, ou peut-être développé à son contact, une partie de leur remarquable jugeote et de leur détermination. Et on ne pouvait exiger la confiance de qui que ce soit sans en témoigner en retour. « Voudriez-vous y assister ? » Chapitre quinze Miles brûlait de se rendre auprès de Leiber, mais il fut distrait par Roïc qui attira son attention sur les autres prisonniers. Laissés aux bons soins du Dr Durona, tous deux dormaient désormais paisiblement par terre, dans un bureau vide, à moins qu’il ne s’agisse d’une remise, attenant au garage souterrain du bâtiment principal. Roïc n’avait pas perdu son temps : leurs portefeuilles, leurs papiers d’identité et l’aérocamion avaient été méticuleusement inspectés. « On ne peut pas appeler ça une opération secrète dans les règles de l’art. Le véhicule est enregistré au nom de NovÉgypte et les tenues qu’ils portent viennent de la compagnie. Ils avaient sur eux tous leurs papiers personnels. Hans Witta et Okiya Cermak. Johannes a fait quelques recherches. L’un d’entre eux est responsable en chef de la sécurité du complexe et l’autre n’était encore qu’un simple garde il y a dix-huit mois, quand il a obtenu une grosse augmentation et une promotion au poste d’assistant personnel de son patron. — Intéressant, murmura Miles. — Je dirais que l’enlèvement du Dr Leiber a été organisé vite fait, mais pas si bien fait, avec les moyens du bord. S’ils l’avaient appréhendé au travail ou n’importe où ailleurs dans la propriété de NovÉgypte, ils n’auraient même pas eu à s’embarrasser des détails. Le problème, c’est plutôt ce qu’on fait d’eux maintenant… On ne peut pas les laisser roupiller par terre indéfiniment. Je veux dire, il faudra bien les laisser pisser de temps à autre. Et depuis, leurs patrons doivent bien se douter que quelque chose est allé de travers. Je penche pour les renvoyer dans leur aérocamion, pas très loin de l’hôtel de Leiber, et de les laisser se réveiller d’eux-mêmes. — Mouais. Vous vous êtes assurés que le véhicule est impossible à localiser, toi et Johannes ? — Bien sûr, m’lord », dit Roïc, dont le ton compassé sous-entendait : Je fais mon boulot. « Mais ils t’ont vu. — Inévitable, j’en ai peur. Je ne crois pas qu’ils aient repéré Johannes, cependant. — Kidnapper des kidnappeurs, c’est quand même un kidnapping, tu crois ? rêvassa Miles, avant d’ajouter : Non pas que NovÉgypte risque de porter plainte. — Non, ils feront quelque chose d’autre. — Ce serait bien le genre de la maison. Je pourrais demander à Suze de les congeler et de les garder pour nous, j’imagine. C’est techniquement faisable. » Roïc lui jeta le regard. « Seulement en dernier recours. Sur Kibou-daini, cette méthode de résolution instantanée des problèmes a des précédents, tu sais ? » Roïc garda un silence stoïque. « Bah, d’accord, soupira Miles. Verrouille la porte et laisse-les roupiller pour le moment. En route. » S’accommoder du bio-isolement de Lisa Sato ne posa pas longtemps problème. Miles installa sa salle d’interrogatoire dans la cabine vide voisine de la sienne et lui donna le bracelet-comm de Raven pour qu’elle puisse entendre. La cabine de Leiber était brillamment éclairée tandis que celle de Lisa restait dans l’obscurité, quasiment dissimulée par le rideau tiré de son côté de la paroi de verre : cela valait bien un miroir sans tain tant qu’elle ne remuait pas trop. Bien qu’elle n’approuvât peut-être pas entièrement, elle comprit que son plan consistait à mener l’interrogatoire en deux parties : d’abord, Leiber ne serait pas au courant de sa présence, afin de voir si les deux versions concordaient. Miles ne savait pas exactement quand il devrait sortir la carte Lisa de sa manche pour produire le meilleur effet, mais l’inspiration lui viendrait certainement. Leiber était encore hébété quand Raven et Roïc l’installèrent sur une chaise. Roïc se posta à la porte, calé contre le mur comme à son habitude. Dépourvue de lit, la cabine n’était pas vraiment bondée, même avec eux quatre à l’intérieur, mais son atmosphère légèrement propice à la claustrophobie était plus un atout qu’un désavantage aux yeux de Miles. « Encore vous ! » dit Leiber en louchant sur Miles. Raven, l’air bienveillant, s’inclina pour pulvériser un hypospray sur le bras de Leiber. Celui-ci tressauta. « Du thiopenta ? gronda-t-il d’un air impuissant et courroucé. — De la synergine, corrigea Raven d’un ton apaisant. Cette migraine devrait se dissiper d’un instant à l’autre. » Leiber se frotta le bras avec une grimace, mais après s’être posé une main suspicieuse sur le front, il cligna des yeux d’un air surpris, et finalement convaincu. Tiens donc, et quand as-tu reçu une dose de thiopenta, pour pouvoir faire la différence ? Miles ajouta cette question à sa longue liste. Il désigna à Raven une chaise installée contre la paroi et en prit une lui-même, à une distance soigneusement calculée pour ne pas avoir l’air trop menaçant. Quoique, à bien y réfléchir, pour avoir l’air menaçant, il lui aurait fallu se tenir debout sur la chaise, ce qui n’aurait pas vraiment eu le même effet. Mieux valait laisser ce genre de chose à Roïc. « Bien, Dr Leiber. Nous aurions pu sauter quelques étapes en ayant cette conversation avant-hier, mais je suppose que votre salon aurait pu être sur écoute, comme votre console de comm. C’est sans doute aussi bien. Ici, je peux vous l’assurer, nous sommes strictement entre nous. » Miles sourit jusqu’aux oreilles. L’auditeur impérial : menace ou pire encore ? À vous de décider. Les lèvres de Leiber remuèrent. Ma console de comm ! « Bon sang, je croyais que j’avais réglé le problème. C’est comme ça que vous m’avez filé ? — C’est comme ça que ces deux messieurs en panoplie d’infirmier vous ont filé, j’imagine. L’homme d’armes Roïc, ici présent… » Miles fit un signe de la main et Roïc acquiesça d’un air avenant. « Je suis navré de ne pas avoir eu l’occasion de vous le présenter plus tôt dans les formes… Roïc, donc, les a suivis. Plus ou moins. Et vous a tiré de leurs pattes. Les avez-vous reconnus, au fait ? — Hans et Oki ? Bien sûr. Les brutes à la solde de la Bande des Quatre. — Grassement payés, ces collègues à vous ? — Oh, oui. » Leiber eut un sourire amer. « Outre un salaire conséquent, à la sécurité. — Aussi conséquent que le vôtre ? — Pas autant que je sache. Heureusement pour eux. » Leiber plissa les yeux. « Et comment m’a-t-il tiré de leurs pattes ? — À coups de neutraliseur, intervint Roïc. — C’est illégal ! — En fait, non, j’ai un permis local. Avantage de garde du corps, voyez-vous ? » Garde du corps officiel d’un agent du gouvernement, pour être précis. Ce qui était le terme le plus approchant que Vorlynkin ait pu trouver pour désigner le statut particulier de Roïc sur le formulaire de la préfecture. L’homme d’armes avait eu son lot de dénominations exotiques par le passé. « Mais qui êtes-vous au juste, bordel ? » Leiber se leva d’un air indigné ; Roïc se crispa un peu. « M’avez-vous volé Lisa ? — Sa cryochambre est en sécurité », répondit Miles sans mentir : elle était toujours stockée dans le hall. « Pas pour longtemps si NovÉgypte est sur mes talons ! — Vous n’avez rien à craindre non plus pour le moment. Nous sommes terrés dans un vieux complexe cryonique situé au sud de la ville, au cas où cela vous intéresse. Loin des yeux, loin du cœur. — Ça m’étonnerait », marmonna Leiber en s’affaissant. Miles poursuivit : « Que diriez-vous de ça : je vous dis ce que je sais et vous me racontez ce que j’ignore. — Pourquoi le ferais-je ? — Nous y viendrons. Pour commencer, j’ai vraiment été envoyé au colloque en tant que représentant barrayaran. — Vous n’êtes pas docteur. Ni universitaire. » Leiber se renfrogna. « Futur client ? » Pas si je peux l’éviter. « Non, je suis auditeur impérial. Un enquêteur de haut rang pour mon gouvernement. Et l’une de mes nombreuses tâches ici consiste à examiner les problèmes sociaux et légaux auxquels Kibou-daini est confrontée à la suite de son implication profonde dans le domaine de la cryonique. On fera inévitablement appel à mes conseils quand il s’agira de mettre à jour le code civil de Barrayar, pour éviter de reproduire vos erreurs si nous le pouvons. » Certes, telle n’était pas sa mission explicite, mais Gregor allait forcément y penser tôt ou tard. Miles eut un frisson à la perspective de plusieurs années de bras de fer avec les sous-comités du Conseil des Comtes et de celui des Ministres, comme cela avait déjà été le cas pour les technologies de reproduction et de clonage. Il fallait voir le bon côté des choses : il pourrait rentrer chez lui tous les soirs. Mais en emportant du travail à la maison, ce qui était moins enthousiasmant… « Il faut croire que c’est mon châtiment pour avoir travaillé avec trop de zèle. Mais il ne m’a pas fallu très longtemps pour constater que les seuls problèmes qu’abordait le colloque étaient d’ordre purement technique. » Raven confirma d’un petit geste. Miles continua. « Le reste se résumait au baratin publicitaire des cryocompagnies. J’ai donc cherché par mes propres moyens. — Cherché des ennuis ? Eh bien vous avez découvert les miens. — Effectivement, et vos ennuis sont très instructifs. » Leiber voûta les épaules, l’air vexé. « Jusqu’ici, j’ai découvert que le système de vote par procuration des individus cryonisés sur Kibou, s’appuyant sur le postulat que ces gens seraient réanimés plus tôt et en plus grand nombre, était en réalité un fascinant leurre démographique. J’y réfléchis encore. J’ai également découvert qu’une certaine marque de cryo-conservateur répandue il y a une génération n’était viable que pour une trentaine d’années, et que NovÉgypte, comme toutes les autres compagnies sans doute, était assise sur une bombe à retardement financière à cause des cadavres impossibles à ressusciter pour lesquels, tôt ou tard, quelqu’un va devoir payer l’addition. Et que NovÉgypte n’a pas ménagé ses efforts pour éviter d’être ce quelqu’un. » Leiber se raidit. « Comment… » Il ne tarderait sans doute pas à comprendre comment Miles était au courant, et ce dernier n’avait aucune intention de lui mâcher le travail : « Je sais que vous avez mis le doigt là-dessus et contacté le groupe d’action politique de Lisa Sato pour obtenir son aide, ce qui a eu pour conséquence une émeute, la congélation de trois de ses membres ainsi que le meurtre de deux autres. Les avez-vous piégés à l’instigation de NovÉgypte ? — Non ! » s’écria Leiber, indigné. Mais il fléchit et ajouta : « Pas délibérément. — Vous les avez trahis pour de l’argent ? — Non ! Le pot-de-vin est arrivé plus tard pour accréditer cette version. » Miles n’avait même pas pris la peine de rechercher des preuves de corruption pour le moment. Allez, docteur, laissez-vous aller. Vous n’attendez que ça. « Alors que s’est-il passé ? Votre version. » Leiber serra les poings et fixa ses pieds pendant si longtemps que Miles commença à songer sérieusement au thiopenta, avec ou sans la permission de son sujet, mais celui-ci se décida enfin à parler. « Ça a commencé il y a environ deux ans. On m’avait confié la tâche de déterminer d’où pouvait venir le nombre inhabituel de réanimations ratées issues de cette période. Quand j’ai découvert que le cryofluide se décomposait, je suis allé voir mon patron, qui a fait son rapport au sien. J’ai cru qu’ils s’occuperaient de ça, tout de suite, je veux dire, mais les semaines passaient et personne ne faisait rien. — Qui étaient ces patrons ? À qui avez-vous parlé de ça ? — La Bande des Quatre ? Il y avait mon superviseur et chef du service R&D, Roger Napak ; Ran Choi, le directeur des opérations, Anish Akabane, directeur financier, et aussi Shirou Kim, président de NovÉgypte. Ils ont exercé leur censure et immédiatement dissimulé l’information. « Ils m’ont promis qu’on allait régler le problème. J’ai commencé à comprendre que nous n’avions pas les mêmes vues sur la question quand Akabane a dévoilé son plan de contrats marchandisés. Ils n’allaient rien faire pour les préparations fautives : tout ce qui les préoccupait, c’était le passif financier de NovÉgypte ! Quand je suis allé me plaindre à Rog, il m’a dit qu’il valait mieux que je la boucle si je ne voulais pas être viré, et je lui ai fait remarquer que si on me renvoyait, je n’aurais plus aucune raison de me taire. Il s’est tu et m’a promis qu’il allait faire quelque chose. Mais arrivé à ce point, je n’avais plus la moindre confiance dans leurs méthodes pour renverser la situation. Je suivais Lisa Sato aux actualités depuis un an ou deux à l’époque. Elle m’avait l’air d’être une des rares personnes sur Kibou qui se préoccupaient d’autre chose que d’argent. Je veux dire, elle avait des arguments moraux, voyez-vous ? » Ses détracteurs, eux, ne s’embarrassaient pas de ce genre de questions, d’après le peu que Miles en avait vu. Les compagnies affirmaient que ses projets n’aboutiraient qu’à la mise en place d’une compagnie publique concurrente pour les plus démunis, et que tout le monde serait forcé de financer. Ils prétendaient également contre toute logique que ce plan porterait préjudice à leurs affaires, mais puisqu’ils n’acceptaient pas ces clients pauvres de toute façon, Miles ne voyait pas bien ce qu’ils avaient à y perdre. Le FLHNE voulait juste mettre le feu à tous les métaboliquement désavantagés, quelle que soit leur valeur nette. Ils insistaient toutefois pour commencer par les riches, ce qui dénotait un certain bon sens, et même de l’astuce, dans leur volonté de libérer leur héritage hypothéqué. « Je suis donc allé voir Lisa Sato en personne. Je n’avais même pas pris rendez-vous par console de comm : je me suis contenté de me rendre chez elle une nuit et de frapper à sa porte. Et elle était exactement telle que je l’avais espéré ! J’y suis retourné et je leur ai donné des copies de tous les rapports dont je disposais, à elle et George Suwabi, le pauvre, et c’est à ce moment qu’ils ont eu l’idée de ce discours et de cette manifestation pour transmettre l’info en une seule fois de façon que les compagnies ne puissent pas les censurer. Je pensais que tout était réglé. « Quelques jours plus tard, quand je suis allé au travail, Rog m’a appelé dans son bureau, et on m’a brusquement injecté une dose de thiopenta. Ils m’ont tout fait cracher. » Il hésita. « Enfin, presque tout. Ce qui concernait le rassemblement, en tout cas, et ils se sont précipités pour essayer de l’empêcher. C’est là que Hans et Oki ont été impliqués pour la première fois, je crois : ce sont eux qui ont organisé l’émeute. Je crois qu’un membre de la famille d’Oki faisait partie du FLHNE, en fait, et qu’il leur a donné un ticket d’entrée dans leur groupe. — Qui était présent lors de l’interrogatoire ? — Tous. Les quatre, je veux dire. — Est-ce légal ou pas ici ? L’utilisation de thiopenta sur un employé ? — Relativement légal. Je crois. Je veux dire : ils ont l’autorisation de s’en servir lorsqu’un employé est soupçonné de vol et de crime sur les lieux, ce genre de chose. On vous fait signer une décharge lors de votre première embauche. — Je vois. — Il y a un règlement précis quant à la façon dont l’interrogatoire doit être mené pour être recevable par un tribunal ensuite, mais je ne crois pas qu’ils s’en souciaient énormément dans mon cas. La dernière chose qu’ils voulaient, c’était bien que le moindre détail parvienne à la justice. Parce que ensuite ils m’ont bouclé dans la zone de détention de la sécurité. — Ça aussi, c’était " relativement " légal ? — Ils ont le droit de détenir des suspects jusqu’à l’arrivée de la police. Sauf qu’évidemment celle-ci n’est jamais venue. Quand ils m’ont laissé sortir, deux jours plus tard, tout était terminé pour Lisa et ses compagnons. » Il se mordit les lèvres et serra les poings. « J’étais impuissant, mais pas autant que la Bande des Quatre se l’imaginait, grâce à Lisa. — Comment ça ? — Quand je leur avais donné les rapports, à elle et à George, elle m’avait conseillé d’en déposer une copie secrète quelque part, chez un avocat, dans le coffre d’une banque, bref… Avec des instructions pour les transmettre simultanément à diverses sources au cas où je mourrais, serais congelé ou disparaîtrais : les tribunaux, tous les départements de justice de la préfecture, les médias, le réseau. Ce que j’ai fait. — Et ça vous a protégé contre vos patrons ? — Non, ils n’ont pas mis longtemps à me forcer à divulguer la cachette. Mais il se trouve que Lisa et George avaient eux aussi dissimulé des copies, et au moment où les gens de NovÉgypte s’en sont rendu compte, tous deux étaient… Enfin, Lisa était congelée, et George mort. La Bande a fait des recherches, mais ils n’ont jamais retrouvé les deux autres copies. — Comment le savez-vous ? » Leiber eut un sourire sinistre. « Je suis toujours debout et au-dessus de la température ambiante. — Ah. Une déduction tout à fait raisonnable. » Après une pause, il ajouta : « Suwabi et Tennoji ont-ils été assassinés, alors ? Par Hans et Oki, peut-être ? — Par Hans et Oki, mais je ne crois pas qu’on leur ait demandé de tuer qui que ce soit. Je pense plutôt qu’il s’agissait de tentatives d’enlèvement qui ont mal tourné. Ils ont cependant réussi à mettre la main sur Kang, Khosla et Lisa. » Leiber retroussa les lèvres. « Agents de sécurité, mon œil. Tous deux ont reçu des primes et des augmentations par la suite, même après avoir complètement merdé ces fois-là. Je n’avais pas connaissance des accords secrets. Ils ne peuvent pas dénoncer leurs patrons sans être eux-mêmes impliqués, et vice-versa. Et je crois que les Quatre aiment bien l’idée de disposer de leur bande de brutes prêtes à faire le sale boulot. Au cas où ils auraient besoin de gros bras pour gérer de nouveau des individus tels que moi. « Quoi qu’il en soit, cette impasse a donné à tout le monde le temps de se calmer et de réfléchir, moi y compris. Je m’en voulais terriblement. En particulier à cause de Lisa. Je veux dire, j’avais détruit tout ce pour quoi elle avait travaillé, même si j’essayais simplement de l’aider. Quand on a tenté de m’acheter, je me suis laissé faire, parce que je pensais que ensuite ils se tiendraient tranquilles. » Il se mit à ruminer. « Ils avaient soudoyé Rog longtemps auparavant, je crois. — Que vous ont-ils donné ? — Rien qui puisse m’être immédiatement utile, ils étaient trop malins pour ça. Ce sont des stock-options non négociables qui ne se débloquent qu’au bout d’un certain nombre d’années. Je me suis toujours figuré qu’ils me renverraient juste avant d’avoir à me payer quoi que ce soit, mais je ne suis pas sûr. Ils m’ont laissé continuer à faire mon travail, du vrai travail : j’ai développé un test non invasif, par scanner, permettant de détecter ces mauvaises cryopréparations, mais ils n’auraient jamais pu confier cette tâche à qui que ce soit d’autre après tout. Le règlement de mon premier paquet de stock-options devait cependant intervenir bientôt, et c’est là-dessus que j’avais conçu mon plan. — Quel plan ? — Sauver Lisa. » Les yeux de Leiber s’illuminèrent et il croisa le regard de Miles, pour la première fois peut-être. « C’est ce qui m’a permis de tenir pendant un an et demi. » Sa voix s’affaiblit et se fit implorante. « Il fallait que je garde mon travail chez NovÉgypte pour avoir accès à son cryocaisson, vous comprenez ? À l’origine, j’avais prévu d’économiser assez d’argent pour les sauver tous : Kang, Khosla et Lisa. J’aurais envoyé les trois cryocaissons sur Escobar pour les y faire réanimer. Mais cela coûte bien plus cher que je ne l’aurais cru. Le temps passait, et j’ai eu l’impression que les Quatre relâchaient un peu leur vigilance vis-à-vis de moi. J’ai donc révisé mon plan pour n’emmener que Lisa. Une fois sur Escobar, où nous aurions été à l’abri, j’aurais porté plainte contre NovÉgypte et la corruption du système tout entier. — Vous avez beaucoup cogité à ce que je vois », dit Miles d’un ton neutre en plaquant ses mains contre ses lèvres pour éviter qu’un commentaire prématuré ne lui échappe. Leiber prit une expression presque exaltée. « Ça aurait marché ! Nous aurions pu être en sécurité tous les deux. Nous n’aurions même pas été obligés de revenir sur Kibou si nous ne l’avions pas voulu. Avec mes références, j’aurais pu trouver un job et assurer notre subsistance à tous les deux. » Miles aperçut du coin de l’œil une légère agitation indignée du côté du rideau. Il prit soin de ne pas tourner la tête dans cette direction. Leiber jeta un regard spéculatif à Raven. « Peut-être même chez un groupe comme Durona. » Son regard se fit plus pressant. « Peut-être que si vous pouviez m’aider, vous autres, ça aurait encore une chance de marcher… » Les fantasmes héroïques de Leiber furent abruptement interrompus par l’apparition de Lisa Sato derrière le rideau qu’elle avait brusquement tiré, martelant la vitre en hurlant quelque chose que la paroi rendait malheureusement inintelligible. Miles désigna obligeamment son bracelet-comm. Leiber faillit tomber de sa chaise. « Lisa ! » s’écria-t-il. Ravi ou terrorisé ? Miles avait du mal à le savoir. La patiente n’avait apparemment pas compris le message concernant le bracelet-comm, car à la place elle serra les poings et pivota pour se faufiler par la porte de sa cabine. Raven fit une embardée pour l’intercepter, mais uniquement dans le but de lui faire enfiler un masque filtrant avant que la porte de leur propre cabine ne s’ouvre à la volée, Roïc s’étant prudemment écarté du chemin. « Seiichiro Leiber, sombre crétin ! » cria-t-elle. Miles avait à peu près deviné que c’était ce qu’elle avait tenté de dire auparavant, car il avait eu du mal à retenir la même exclamation. « Mais à quoi pensiez-vous ? Que vous alliez me kidnapper, m’emmener sur Escobar et me faire abandonner mes enfants ? Et me piéger là-bas, sans argent pour rentrer chez moi ? — Non, non ! se défendit Leiber en se levant brusquement et en lui présentant la paume de ses mains dans un geste implorant. Ce n’était pas ça ! Ça n’aurait pas été comme ça du tout ! » Miles devinait que dans la tête de Leiber, au contraire, ç’aurait été exactement comme ça. Un sauvetage chevaleresque avec lui dans le premier rôle, et où le « et ils vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours », s’il ne faisait pas partie du plan d’origine, était ardemment désiré. Blanche-Neige, dans son cercueil de verre, avait-elle voix au chapitre ? Le droit de vote ? « Lisa, je sais que tout cela était ma faute ! Mais j’étais sur le point de tout arranger, je le jure ! » Miles songea que, derrière son masque, Lisa Sato devait écumer, que les mots lui manquaient. Il savait ce qu’elle devait être en train de penser. Elle cracha à Leiber, dans un grognement : « Arranger ? Empirer, oui ! » Raven intervint : « Vous savez, mettre en colère une nouvelle revivante et la stresser n’est pas très bon pour son système immunitaire. Ou pour n’importe quel autre système, du reste. » Un exercice plus modéré qu’une crise de rage effrénée était sans doute indiqué dans son état. Les revivants les plus fragiles pouvaient tout à fait être victimes d’une crise cardiaque, se souvint vaguement Miles. S’il voulait savoir ce qu’on pouvait encore tirer de Leiber, il était temps d’intervenir. « Eh bien, pas de doute, c’est un plan qui a échoué, lui dit Miles d’un ton conciliant. Il nous reste à voir si nous ne pouvons pas trouver quelque chose d’un peu plus efficace. » Il bondit sur ses pieds et tira la chaise de Raven. « Madame Sato, asseyez-vous, je vous prie. Je vous serais très reconnaissant d’apporter votre contribution, à présent. » Hors d’haleine, la jeune femme s’enfonça dans son siège, ses yeux foudroyant toujours Leiber par-dessus son masque filtrant. Leiber s’affaissa lui aussi, ou du moins ses genoux le trahirent-ils. Lisa se passa une main soucieuse sur le front, un geste qui provoqua chez Raven une moue d’inquiétude pour sa patiente. Elle lâcha d’une voix anémiée : « Si les compagnies sont corrompues et affranchies des lois au point de s’en tirer non seulement pour vol, mais aussi pour meurtre, quel espoir reste-t-il à Kibou ? — La fuite ? » proposa Leiber. Les yeux de l’activiste flamboyèrent de mépris par-dessus son masque. « Et laisser mes enfants se faire broyer dans cette gueule immonde ? » Elle inspira profondément. « Mes enfants et tous les autres ? » Miles dit doucement : « NovÉgypte n’a pas encore échappé aux accusations de meurtre. En fait, leur discrétion même suggère qu’ils sont encore vulnérables sur ce point. Une boule puante de bonne taille envoyée avec soin pourrait toujours éclabousser la cible. » Lisa Sato secoua longuement la tête. Miles se demanda si ce geste de désespoir résultait de l’épuisement consécutif à la réanimation, parfaitement compréhensible étant donné les circonstances, ou d’une implication dans les troubles de Kibou-daini bien plus intime qu’il ne l’avait soupçonné. Le regard noir que Raven jeta à Miles suggérait cependant la première hypothèse. « Roïc, dit-il par-dessus son épaule, je veux que tu interroges au thiopenta ces deux brutes que nous avons en bas. Concentre-toi sur les meurtres mais fouille autant que tu peux, en particulier au sujet de leurs patrons. Envoie les enregistrements au consulat par comm cryptée. — De telles confessions seront-elles recevables par un tribunal local ? — Mmm, j’ai besoin d’y réfléchir. Le fait que nous ne soyons pas les autorités locales pourrait représenter un léger problème. Vorlynkin pourra demander à l’avocate du consulat. » Miles se demanda ce que cette femme qu’il n’avait pas encore rencontrée pensait de ce soudain afflux de questions légales bizarres de la part de son client. De toute façon, il était plus que temps pour elle de mériter son salaire. « Quoi qu’il en soit, je veux obtenir leurs aveux pour mon propre compte. Un tiens vaut mieux que… vous connaissez le dicton. — Sommes-nous toujours prêts à les relâcher ensuite ? Si ce sont des meurtriers ? — Des amateurs plutôt que des tueurs à gages. Et des amateurs incompétents pour couronner le tout. Mouais. Ça dépend de ce qui ressortira de l’interrogatoire. Raven peut y assister, mais ne les laisse pas le voir. Pas la peine qu’ils n’en apprennent plus que ce qu’ils savent déjà. — Et si l’un des deux est allergique… ou les deux ? » L’allergie au thiopenta, induite volontairement et souvent mortelle, n’était pas rare chez les agents secrets galactiques. En ce qui concernait ces civils, Miles n’était pas sûr. « Raven vérifiera d’abord. Les patchs de test sont dans mon nécessaire à côté du thiopenta. Si c’était le cas, vous m’appelez. » Roïc hocha la tête. Miles lui faisait confiance pour ce qui était des interrogatoires criminels ; c’était là une tâche qu’il pouvait déléguer sans inquiétude. « Quant aux problèmes plus graves… » Le débit de Miles ralentit. « Je ne maîtrise pas encore le sujet. C’est difficile de prévoir comment cette technologie, une fois largement répandue et combinée à la nature humaine, pourrait ne pas se heurter aux mêmes écueils n’importe où ailleurs, tôt ou tard. Et au sens large, le problème concerne donc également Barrayar, ou finira par s’y poser. » Bien, il avait donc des arguments à toute épreuve pour justifier ses notes de frais sur cette affaire, un problème qui, sans être majeur, commençait quand même à l’inquiéter de plus en plus. Roïc se gratta la tête. « Le truc, c’est que tout le monde ici finira de la même façon. Si les grosses huiles laissent la corruption envahir le système tout entier, comment espèrent-elles assurer leur propre réanimation, le jour venu ? — Il ne faut jamais sous-estimer la capacité qu’ont les humains de prendre leurs rêves pour des réalités, et de fermer les yeux sur ce qu’ils refusent de voir », dit Miles. À faire autant d’efforts pour repousser la mort, on en finissait par oublier de vivre. Roïc tapota la couture de son pantalon. « Peut-être bien. » Un mouvement attira l’attention de Miles : la porte extérieure de la salle de réanimation venait de s’ouvrir. Vorlynkin apparut, remorquant dans son sillage un Jin et une Mina anxieux. Miles les désigna. « Madame Sato, je crois que vous avez de la visite. » Elle tourna la tête. Sous le masque, elle eut un hoquet de surprise et écarquilla les yeux. Elle se précipita hors de son siège et Raven se leva, sur le qui-vive, au cas où ce mouvement brusque lui ferait dangereusement tourner la tête, mais elle se jetait déjà hors de la cabine. « Jin ! Mina ! — Maman ! » Tous deux se ruèrent en avant, mais comme ils n’avaient pas lâché Vorlynkin, celui-ci fut entraîné à leur suite à grands pas chancelants qui l’amenèrent nez à nez avec Lisa Sato. Elle tomba à genoux pour serrer ses enfants contre elle, l’un après l’autre, puis tous les deux, aussi fort qu’elle le pouvait. Miles s’approcha de la porte de la cabine et s’appuya au chambranle pour les regarder. Même Jin, avec toute l’austérité de ses presque douze ans, ne semblait pas rebuté par ce débordement d’affection. « Mina ! » Elle maintint sa fille à bout de bras pour bien la regarder par-dessus son masque. Sa voix tremblait. « Mais tu as grandi ! » Pour la première fois, pensa Miles, ces dix-huit mois perdus et ce qu’ils lui avaient volé lui apparaissaient clairement. Une preuve tangible, et pas simplement une succession de mots. Elle finit par lever un regard stupéfait vers Vorlynkin. « Et vous êtes… ? » Mina répondit vivement : « C’est Vorlynkin-san, maman. Il s’est occupé de nous dans sa maison. Il a un grand jardin ! Tous les animaux de Jin se plaisent bien là-bas aussi. » Elle saisit la main de Vorlynkin et s’y suspendit sans que celui-ci ne manifeste la moindre confusion. Le consul sourit et offrit à la patiente son autre main pour se relever. Après une première tentative avortée pour se remettre debout, elle se rendit compte qu’elle en avait besoin et la saisit. Il était assez grand pour qu’elle soit obligée de lever les yeux, alors qu’elle était de la taille de Leiber. « Stefin Vorlynkin, madame Sato. Je suis le consul de Barrayar sur Kibou-daini. Ravi de vous rencontrer enfin. » Elle fit un petit geste à sa fille pour que celle-ci cesse de prendre le consul pour une balançoire, mais Mina avait déjà abandonné la main et courait autour d’eux en cercles enthousiastes. Jin, très excité, lâchait un flot d’explications dont la plupart semblaient tourner autour de la santé de ses bêtes, en insistant particulièrement sur Lucky. « Vous avez veillé sur mes enfants ? demanda-t-elle d’un ton hésitant. — Seulement pendant quelques jours, madame. Vous avez là deux adorables petits. Et brillants. » Miles crut remarquer que l’ombre d’un sourire lui courbait les lèvres sous le masque. En tout cas, c’était la première fois qu’il voyait ses yeux sombres se plisser de plaisir. Raven intervint sur ces entrefaites pour ramener sa revivante encore fraîchement réveillée dans son lit, mais il eut l’indulgence de laisser se poursuivre la réunion de famille. Miles regarda à travers la paroi de verre les enfants qui gesticulaient et lui racontaient leur vie ces dix-huit derniers mois. Leur mère semblait avoir toutes les peines du monde à les suivre. Vorlynkin vint regarder par-dessus son épaule. « Je suis ravi de la voir réveillée et consciente. Voilà qui résout plusieurs dilemmes légaux pour moi. Maintenant, je peux vraiment protéger ces gamins. » Miles sourit. Roïc s’en fut chercher Raven pour discuter de leur prochaine mission. Leiber, apparemment stupéfait, fit un signe de la main confus à la famille Sato à travers la paroi et demanda : « Mais maintenant, qu’est-ce que je fais ? » Miles se tourna vers lui, croisa les bras et s’adossa au mur. « Eh bien, vous n’êtes certainement pas prisonnier. Les seuls habitants de cette planète que je puisse légalement arrêter sont les autres Barrayarans. — Et… Hans et Oki ? — Je ne les ai pas arrêtés, eux, je les ai kidnappés. Selon Roïc en tout cas. Je vois qu’il me faudra vous expliquer la différence entre avoir la permission et obtenir le pardon, un jour. — Et quelle est-elle ? s’enquit Vorlynkin, sourcils dressés. — Le succès, généralement. En tout cas, Dr Leiber, vous êtes libre de vous en aller quand bon vous semble. Mais je ne vous le recommande pas, à moins que vous n’ayez un meilleur plan pour vous cacher que la dernière fois. En supposant que Hans et Oki ne soient pas les seuls sbires dont disposent vos patrons. — Non, il y en a d’autres, soupira Leiber. — Vous êtes libre de rester. Cet endroit est certainement un meilleur refuge où camper pour la nuit que n’importe quelle chambre à louer. Nous allons avoir besoin d’un peu de temps pour digérer tout cela, j’imagine. Je vous suggère toutefois d’y réfléchir à deux fois si vous envisagez toujours de prendre votre navette orbitale demain après-midi. Vous ne ressortiriez sans doute pas du spatioport. — Non, admit Leiber, maussade. Plus maintenant. — Et qu’allez-vous faire ensuite, Lord auditeur ? » demanda Vorlynkin. Miles se frotta le menton et fit la moue, pensif. « La même chose que tout commandant submergé par le nombre, je suppose. Chercher des alliés. » Chapitre seize L’interrogatoire que fit subir Roïc à leurs prisonniers accidentels se déroula en douceur, exactement comme Miles l’avait prévu. Hans et Oki parvinrent néanmoins à se fendre d’autojustifications angoissées malgré l’hébétude et le relâchement induits par le thiopenta. Comme Leiber l’avait deviné, les deux décès devaient plus à leur maladresse qu’à une quelconque malveillance, même si la façon dont ils avaient acculé la vieille Mme Tennoji à la balustrade avait quelque chose d’écœurant. Ils auraient pu réussir leur coup lorsqu’ils avaient tenté de faire atterrir de force le naviplane de George Suwabi, du moins s’il avait survolé la terre ferme et non des eaux profondes. Ils seraient parvenus à le tirer de l’habitacle de sécurité et à le mettre directement au congélateur en feignant de réaliser un sauvetage improvisé pour un homme mortellement blessé. En l’occurrence, son corps noyé avait été repêché bien trop tard pour que même les médecins de Kibou-daini puissent y faire quoi que ce soit. Que leurs actes fussent légalement qualifiés de meurtre ou bien d’homicides involontaires, Miles était confronté au même problème : comment se débarrasser de ses invités superflus ? Leur rendre la liberté était hors de question. Il fallait les remettre, eux et leurs aveux, à la police locale, mais pas à quelqu’un qui risquait d’être acheté par leurs patrons de NovÉgypte. Peu de risques, selon Miles. Liés l’un à l’autre par leur culpabilité commune, Hans et Oki seraient immédiatement sacrifiés, et leurs patrons achèteraient leur propre liberté en se réfugiant derrière de coûteux avocats. Or c’était l’équipe de NovÉgypte au grand complet que Miles voulait faire tomber s’il le pouvait, pas juste ces deux minables exécutants. Le méticuleux Roïc reçut la permission d’escorter ses captifs l’un après l’autre aux toilettes, et de leur donner de l’eau. Pour le moment, Miles demanda à Raven de leur administrer un sédatif léger, mais ça n’allait pas résoudre le problème bien longtemps. La congélation était une option de plus en plus séduisante. Miles n’allait certainement pas embarquer ce duo dans ses bagages pour rentrer chez lui. Il n’y a pas de pénurie de sbires sur Barrayar, et de toute façon, les nôtres sont plus compétents. Le bon côté des choses, c’était que la Bande des Quatre devait vraiment s’affoler maintenant que ses larbins et Leiber avaient disparu et manquaient toujours à l’appel plusieurs heures après le moment où ils auraient dû faire leur rapport. Oh oui, il était sans doute temps de mettre un grand coup de pied dans la fourmilière. Une fois l’enregistrement expédié au consulat, au moins Miles était-il libre de s’attaquer à BlanChrys, où toute l’affaire avait débuté à une période qui semblait décidément bien lointaine. Il n’eut aucun mal à obtenir un rendez-vous immédiat avec Ron Wing en jouant un peu des coudes. Miles passa le trajet jusqu’au secteur ouest à répéter mentalement son rôle, histoire de ne pas se griller avant d’avoir eu ce qu’il voulait. À la réception de Wing, une secrétaire de direction souriante se leva pour les accueillir. Elle fut imitée, mais avec un bâillement en guise de sourire, par une stupéfiante créature féline qui se dressa sur un siège d’apparence confortable installé au coin du bureau. Son corps de lion miniature était pourvu d’ailes qui n’étaient pas sans rappeler celles de Gyre, auquel s’ajoutait un troublant visage humain. Une petite coiffe colorée du style des statues égyptiennes était nouée sous son menton féminin. La créature, qui devait peser une dizaine de kilos, vint se frotter contre les jambes de Roïc qui se figea, horrifié. Elle donna un coup de tête à ses genoux et ouvrit la gueule. Au lieu de « Qu’est-ce qui marche à quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir ? », elle émit un soupir qui vira plus ou moins au miaulement. « Arrête, Néfertiti », la réprimanda la secrétaire avant de soulever l’animal pour le déposer sur son bureau. La créature agita sa queue touffue d’un air vexé. Miles tendit la main pour la lui faire renifler tandis que la secrétaire poursuivait : « Pas de souci, elle ne met ni les griffes ni les dents. En revanche, elle perd ses poils. » À l’attention de Roïc, toujours pétrifié, elle expliqua d’un ton enjoué : « C’était le cadeau promotionnel de cette année chez NovÉgypte. — Je n’en ai pas vu au colloque, dit Miles. — Oh, ils sont partis comme des petits pains dès le premier jour. Ils sont dotés d’un vocabulaire de plus d’une douzaine de mots et censés s’entendre à merveille avec les enfants. Et ce sont d’excellents gardiens. » Elle avait cependant prononcé la dernière phrase d’un ton rien moins qu’assuré. « Et heu… où ont-ils été conçus ? s’enquit Miles. — Une compagnie de bio-ingénierie de l’Ensemble de Jackson, il me semble », répondit-elle. Evidemment. « Ils ont été expédiés congelés, et NovÉgypte a pu faire des économies en les réanimant dans ses propres labos. Mais ils sont plutôt délicats à entretenir. Très difficiles pour la nourriture. — Des gènes de chat… enfin, en majeure partie ? » demanda Miles. Elle posa des yeux assez dubitatifs sur le mini-sphinx, qui lui rendit un regard… de sphinx. « J’imagine. Pas vous ? Je vais dire à M. Wing que vous êtes ici, Lord Vorkosigan. » Wing surgit bien vite pour accueillir ceux qui s’étaient invités chez lui. Miles abandonna Roïc à la réception pour qu’il bavarde avec la secrétaire, voire échange des énigmes avec le sphinx, et il se laissa conduire au saint des saints par le grand patron. Il s’installa dans un élégant siège de visiteur au rembourrage confortable. Belle suite d’angle dont les fenêtres dominaient des deux côtés les bâtiments et les jardins sereins du complexe, qui évoqua curieusement à Miles l’antre de Suze. Wing prit un siège derrière son grand bureau de verre noir, mains jointes, et leva des yeux inquiets. « Vous avez parlé d’urgence, Lord Vorkosigan ? » Miles brossa un poil de sphinx de la manche de sa veste grise et tenta de se rappeler la raison de sa visite. « Oui. Pour vous. » Il s’enfonça dans son siège, regrettant que ses pieds ne touchent pas le sol. Wing sembla sur le qui-vive, mais pas paniqué. « Comment cela ? — J’ai passé quelques jours à fouiner aux environs de Northbridge après le colloque, et après notre entrevue. Pour savoir où je mettais les pieds avec ce nouvel investissement. Il semble qu’il y ait un petit souci. Étiez-vous au courant ? » Miles prit un air suspicieux dans l’espoir de mettre Wing sur la défensive. Ce dernier répondit simplement : « Mmmh ? » Miles se souvint qu’il devait rester fidèle à son personnage lorsqu’il allait annoncer la mauvaise nouvelle : assez malin pour être cru, mais pas au point de représenter une menace. « Ma compensation pour services rendus repose sur la hausse de la valeur de mes parts de BlanChrys Solstice, pas sur leur baisse. Si elles s’effondrent, au lieu de faire un profit, je m’endetterai ! — Elles ne s’effondreront pas, affirma Wing d’un ton confiant. — Permettez-moi d’en douter. Votre maison mère ici présente est sur le point d’essuyer un considérable revers financier. » Wing ne se précipita pas immédiatement pour le détromper, mais demanda plutôt : « Comment cela ? — Vous savez, ces contrats marchandisés que vous avez rachetés à NovÉgypte ? Eh bien vous vous êtes fait refourguer un lot de cadavres. Il s’avère qu’une certaine marque de cryofluide, en circulation entre cinquante et trente ans avant ce jour, se décompose au bout de quelques décennies, excluant ainsi la réanimation des clients concernés. Leur cerveau tourne en gelée, comme mon expert technique l’a si joliment formulé. Les résurrections des revivants de l’époque où l’on utilisait ce produit sont de plus en plus compromises. Vous allez devoir rendre des millions de novyens et tous leurs votes aux familles de vos clients. » Wing entrouvrit la bouche dans une expression d’authentique surprise. « Est-ce vrai ? — Vous pourrez vérifier vous-même dès que vous aurez montré à vos labos où chercher. » Wing s’affaissa dans son fauteuil. « Je ne manquerai pas de le faire. — C’est NovÉgypte la coupable. L’arnaque aux contrats marchandisés vient de là, d’après ce que j’ai compris, d’un type du nom d’Anish Akabane, leur directeur financier. » Wing hocha lentement la tête. « Je le connais. Une sacrée fripouille ! » Il semblait plus admiratif que scandalisé. « Il me semble que vous avez tout ce qu’il vous faut pour faire un procès à NovÉgypte, vous et toutes les autres cryocompagnies de Northbridge qui se sont fait avoir. Vous pourriez même vous associer pour porter plainte conjointement. » Wing plissa les yeux tandis que les pensées se bousculaient manifestement dans sa tête. « Seulement si on peut prouver qu’ils étaient au courant. — On peut prouver qu’ils le savaient il y a au moins dix-huit mois. Vous pouvez certainement faire tomber ces escrocs. » Wing leva la main. « Pas si vite, Lord Vorkosigan ! Je suis aussi scandalisé que vous, mais je ne crois pas que l’approche que vous préconisez permette de protéger votre investissement. » Ce qui éludait la nature vaporeuse dudit investissement. « Pardon ? — C’est confidentiel ? Vous n’en avez parlé à personne d’autre ? — Vous êtes le premier. J’avais prévu de faire le tour de toutes les compagnies de la Cryopole par la suite. — Je suis ravi que vous ayez commencé par moi. Vous avez fait ce qu’il fallait. — Je l’espère bien, mais que voulez-vous dire au juste ? — Nous devons d’abord penser à protéger la valeur de BlanChrys et les intérêts de ses actionnaires, vous y compris. Tout d’abord, une fois les faits avérés, naturellement, nous disposerons d’une occasion, pendant une fenêtre de temps certes très limitée, de nous débarrasser de tout notre passif de la façon la plus simple qui soit. Ce serait le comble de l’inconséquence que de ne pas la saisir. Il vaudrait bien mieux pour BlanChrys laisser ce problème émerger lentement et naturellement par le biais d’autres sources, plutôt que de le jeter d’un coup à la face de l’opinion publique au risque de susciter une crise que l’on peut tout aussi bien éviter. — Je ne suis pas sûr de vous suivre. » Et comment que si. Cet enfoiré ne lèvera pas le petit doigt. Wing secoua la tête. « N’importe quelle équipe d’exploitation de cryocompagnie responsable serait d’accord avec moi. Ce n’est pas le genre de chose à ébruiter. Cela ne nuirait pas qu’à BlanChrys, mais à l’industrie, voire à l’économie tout entière. — Alors vous n’envisagez pas une plainte commune, mais un… mais une dissimulation commune ? » Ne bafouille pas, se tança Miles. « Le terme dissimulation est peut-être un peu exagéré. » Wing poussa un soupir de regret feint. « Même si cela vaudrait sans doute mieux pour tout le monde. Mais si ce problème est si proche de la surface que l’enquête superficielle d’un visiteur galactique ait permis de le découvrir, il est bien trop tard pour espérer étouffer efficacement l’affaire. La nouvelle doit être sur le point d’être révélée. » Une enquête pas si superficielle que ça, mais Miles n’allait certainement pas lui faire part des détails. Wing tapota la surface noire vitrée de son bureau. « Nous avons une petite longueur d’avance, je crois. Et ensuite… oui, je pense qu’il vaudra mieux que j’aille contacter mes collègues et concurrents en personne. Peut-être dans quelques semaines. Oui, c’est ça ! Lord Vorkosigan, votre investissement est en sécurité avec nous. Vous pouvez me faire confiance ! » Il se renfonça dans son siège en souriant, mais on pouvait presque voir les engrenages tourner à plein régime derrière ses pupilles. « Mais dans ce scénario, à quel moment va-t-on accrocher au mur les têtes empaillées de ces salauds de NovÉgypte ? » Miles s’efforça de conserver un ton plaintif et non outragé. « Connaissez-vous cette vieille expression : Profiter de la vie est la meilleure des vengeances ? — Là d’où je viens, c’est plutôt la tête de quelqu’un dans un sac qu’on considère comme la meilleure des vengeances. — Heu, ah bon… Autres lieux, autres mœurs, il faut croire. Bon. Grâce à vous, j’ai du pain sur la planche cet après-midi, et tout ça ne faisait pas vraiment partie de mon programme. » Ce qui sous-entendait sans fard qu’il était temps pour Miles de décamper pour laisser Wing s’occuper de sauver les meubles. Miles voyait bien le tableau : les compagnies qui se serraient les coudes au lieu de se crêper le chignon. « Vous m’avez donné beaucoup à réfléchir, Wing-san. — Et la réciproque est vraie. Un peu de thé avant de partir ? » Wing était de toute évidence écartelé entre les exigences du protocole et le désir de gérer cette nouvelle crise. Dans un élan de cruauté, Miles répondit : « Pourquoi pas ? » Jouir de la vie et se venger, fut-ce si mesquinement, n’étaient au bout du compte pas deux choses incompatibles. Ils retournèrent à la réception, où la secrétaire avait entrepris de gaver Roïc de thé vert et de biscuits aux amandes en le couvrant d’œillades admiratives et reconnaissantes. Le sphinx émettait de petits bruits plaintifs derrière les barreaux d’une grande… cage à sphinx ? « Je suis si contente que vous la preniez », dit la secrétaire en désignant la cage d’un petit coup de menton tout en servant Miles et son patron à l’aide d’une délicate théière en porcelaine. « C’est une créature adorable et tout à fait domestiquée, mais elle ne s’harmonise pas vraiment avec notre décor. — Ah, fit Wing, soudain animé. Vous lui avez finalement trouvé un foyer, Yuko ? Beau travail ! Je serai ravi de débarrasser les toilettes de la direction de cette litière. » Miles jeta un regard chargé de reproche à Roïc. « Alors nous avons un sphinx, maintenant ? » Pourquoi ? Ou plutôt : Mais Dieu du ciel, pourquoi moi ? Roïc eut l’air gêné. « J’ai dit que je connaissais quelqu’un qui adorerait avoir cette petite minette. — Ah. » Miles faisait confiance à Roïc pour avoir obtenu quelque chose en échange. Il espérait qu’il s’agissait d’informations. La secrétaire semblait un peu trop âgée pour lui, mais que son intérêt pour la virilité barrayarane de l’homme d’armes soit romantique ou maternel, ça n’avait pas d’importance tant qu’elle se montrait amicale. Et bavarde. Miles limita sa vengeance à une tasse avant de se laisser gentiment congédier. Deux sous-fifres furent requis pour convoyer le chariot qui contenait la nourriture du sphinx, ses assiettes, ses jouets, ses couvre-chefs supplémentaires et ses accessoires sanitaires. Roïc trimbalait la cage et veilla à ce que tout soit installé à l’arrière de l’aérocamionnette du consulat. Ils entendirent le sphinx émettre des protestations offusquées lorsque le véhicule repassa sous le portique torii rouge. — Où va-t-on maintenant, m’lord ? D’autres arrêts ? — Non… Pas pour le moment, je crois. Mon plan brillant pour remettre d’aplomb tout ce foutoir et nous permettre de rentrer tranquillement au bercail vient juste de tomber à l’eau. Je te raconterai tout en chemin. — Oui, m’lord. » Jin se glissa discrètement hors de la cabine d’isolement où Lisa et Mina faisaient toutes deux la sieste, cette dernière roulée au pied du lit comme un chat. Sa mère semblait lessivée et pâle, ce qui était un peu effrayant, mais pas comme cette autre femme que Miles-san et Raven-sensei n’étaient pas parvenus à réanimer. La joie qu’avait ressentie Jin à la retrouver en vie l’avait submergé comme un tsunami, mais maintenant que la première marée de soulagement avait reflué, il se sentait tout drôle, bouleversé. Tout était redevenu incertain, maintenant que les adultes avaient repris les manettes. Où allaient-ils vivre dorénavant ? Qu’adviendrait-il de ses animaux ? Allaient-ils le forcer à retourner à l’école ? Et quand ? Allait-il se retrouver coincé avec des gamins qui auraient un an de moins que lui ? Et ne risquait-on pas de tout lui reprendre ? Ako, qui veillait dans la salle de réanimation, lui fit un petit signe de tête amical depuis son siège. Jin entendit des voix dans le couloir et s’en fut regarder qui c’était. Il ferma la porte derrière lui pour découvrir Vorlynkin-san, l’air stupéfait, face à Raven-sensei et deux autres personnes. Jin sentit sa propre mâchoire se décrocher lorsque ses yeux tombèrent sur le couple. L’homme était une copie quasiment conforme de Miles-san : même taille, même apparence, mais deux fois plus large et avec des cheveux qui ne grisonnaient pas. Il portait un costume noir de coupe raffinée, agrémenté d’ornements noirs pour faire bonne mesure et affiner sa silhouette corpulente. La femme était encore plus grande que la mère de Jin, ses cheveux blonds retenus en arrière par un chignon informel, et des yeux presque aussi bleus que ceux du consul Vorlynkin. Son costume était plus ample, dans un camaïeu de gris, avec un haut blanc soyeux et des étincelles dorées à la gorge et aux oreilles. Sa tenue rappelait à Jin la chemise de Miles-san, simple, mais avec ce petit plus… ce quelque chose qui lui conférait une formidable élégance. Lorsqu’elle lui sourit, il sentit une curieuse chaleur l’envahir tout entier. « Jin, dit le consul Vorlynkin, je venais justement te chercher. J’étais sur le point de retourner en vitesse au consulat pour un petit moment, mais… » Il tourna les yeux vers le curieux double de Miles. « Maman et Mina se sont endormies, dit Jin. — Ah, bien, dit Raven-sensei. Je vais aller dire un mot à Ako, et je viens vous retrouver. » Il se glissa dans la salle de réanimation. Une joyeuse flammèche éclaira les yeux de la femme, qui s’étaient posés sur Jin comme les rayons de soleil sur un lac en été. « Et qui est-ce, consul ? » Vorlynkin sembla rassembler ses esprits, même si Jin ignorait pourquoi l’arrivée de ce duo l’avait perturbé à ce point, en dehors de l’apparence surprenante du petit homme. « Il s’agit de Jin Sato. C’est le fils de la femme que le Lord auditeur et le Dr Durona viennent de réanimer ici. Lord Vorkosigan l’a rencontré… Eh bien, je préfère lui laisser le soin de vous le raconter lorsqu’il reviendra. Jin, voici Lord Mark Vorkosigan et sa partenaire, Mlle Kareen Koudelka. De Barrayar. » Mlle Koudelka lui tendit une fine main que Jin serra comme un adulte, et l’homme l’imita aussitôt. Jin se demanda si le terme de partenaire désignait une amante ou plutôt une sorte de collègue. La splendide femme ressemblait plutôt à un cadre des compagnies, et le sac apparemment coûteux qui était jeté sur son épaule avait une taille plus adaptée à du matériel professionnel qu’à des produits de beauté. « Vous êtes le frère de Miles-san ? » demanda Jin. Comme Tetsu et Ken ? Jin pouvait regarder l’homme droit dans les yeux, comme Miles-san, réalisa-t-il, mais d’une certaine façon sa corpulence supplémentaire faisait paraître Lord Mark plus grand. Et contrairement à son frère, ses yeux ne semblaient pas dissimuler un sourire prêt à contaminer ses lèvres. « Nous sommes jumeaux, nés à six ans d’intervalle, répondit l’homme d’un ton ennuyé, comme s’il l’avait déjà répété à maintes reprises. C’est une longue histoire. » Qu’il n’entendait manifestement pas raconter à Jin. « Vous, heu… vous ne vous ressemblez pas tout à fait », remarqua Jin. Lord Mark n’avait pas non plus de canne comme Miles-san, et il semblait se déplacer avec plus d’aisance. Peut-être que c’était lui le cadet. « Une distinction que je m’évertue à cultiver », dit Lord Mark. Raven-sensei réapparut, sortant de la salle de réanimation. « Je crois que vous devriez d’abord rencontrer Mme Suzuki, Lord Mark. — Sommes-nous obligés de traiter avec elle ? Ce Ted Fuwa est le seul propriétaire officiel. — Du bâtiment uniquement. Dans le cadre de nos objectifs, le complexe physique… eh bien, ce n’est pas rien, mais il est tout à fait remplaçable. C’est plutôt son capital humain et les opportunités afférentes qui valaient la peine que nous vous traînions jusqu’ici pour y regarder de plus près. Et Mme Suze est incontestablement la maîtresse de cette petite cour des miracles. » Lord Mark secoua brièvement la tête, signe qu’il était tout ouïe et non qu’il contestait cette affirmation. « Votre frère est-il au courant de votre arrivée, Lord Mark ? demanda Vorlynkin. Il ne m’en a pas fait part. Ni le Dr Durona. » Le regard qu’il coula par en dessous à Raven-sensei n’était pas vraiment amical. « Nous avons embarqué plus tôt que prévu, dit Mlle Koudelka. — Pour tout dire, je n’ai aucune envie d’aller fourrer mon nez dans le nid de frelons que Miles a décidé de secouer en ce moment, dit Lord Mark. Il n’est pas dans nos habitudes de nous immiscer l’un l’autre dans nos affaires respectives. Vous pouvez y voir quelque chose comme le stade du jeu parallèle entre frères. » Sa « partenaire » ajouta d’un ton suave : « À vrai dire, il me semblait que l’une des fonctions du consulat était d’assister les hommes d’affaires barrayarans sur Kibou. » Vorlynkin hocha la tête avec circonspection. « Toutefois, l’enquête auditoriale a naturellement la priorité pour le moment. » Et il ajouta dans sa barbe : « Si tant est qu’il sache vraiment ce qu’il fait, bon sang… — Naturellement. » Le sourire de Mlle Koudelka devint quasiment aveuglant, et Vorlynkin cligna des yeux. « Mark, Raven, peut-être que le consul devrait nous accompagner ? De sorte que nous n’ayons besoin d’expliquer les choses qu’une seule fois. » Vorlynkin semblait déconcerté. « Jin, ça ne t’ennuie pas ? — Oh, Jin est le bienvenu lui aussi », dit Raven-sensei d’un ton désinvolte. Il ajouta en aparté à l’intention de Mlle Koudelka : « Le traditionnel guide local. » Elle hocha la tête en signe d’acquiescement et gratifia Jin d’un autre regard radieux. Raven-sensei marcha devant, Jin lui emboîtant le pas dans un émerveillement muet, et ils empruntèrent le dédale de couloirs jusqu’à la porte de Suze-san. Lord Mark et Mlle Koudelka observaient attentivement ce qui les entourait en cheminant, la femme prenant des scans vid au fur et à mesure avec un minuscule appareil portable. Arrivé à la bonne porte, Raven-sensei frappa vivement. Celle-ci s’ouvrit étonnamment vite, non pas sur Suze-san, mais sur Tenbury-san. « Qu’est-ce que c’est que toute cette bande ? » Il jeta un regard suspicieux à travers sa frange en broussaille. « Vous avez fait venir des nouveaux sans rien demander à personne ! — C’est justement pour obtenir la permission que nous sommes là, dit Raven-sensei. Je suis content de vous voir. Pouvons-nous entrer et parler à Mme Suze ? — Je suppose que oui. » Tenbury loucha sur Lord Mark. « Nom de Dieu, en voilà un autre. Combien de ces demi-portions galactiques vous avez encore dans votre manche, Raven ? » Lord Mark en resta coi, mais Raven-sensei répondit d’une voix égale : « Il n’y a que ces deux-là », et Tenbury s’écarta. Suze-san était assise à sa fenêtre, occupée à jouer au mah-jong et à boire quelque chose qui n’était probablement pas du thé avec la méditech Tanaka. Tenbury venait apparemment de quitter le troisième siège. Elles écarquillèrent les yeux à la vue du groupe de Lord Mark. « Quoi encore, Raven ? dit Suze-san. Je croyais en avoir fini avec vous. Et quand est-ce que j’aurai mes deux résurrections, hein ? — Nous sommes en train d’envisager de modifier le marché », dit Raven-sensei. Suze-san se rembrunit. « Au lieu de deux, que diriez-vous de deux mille ? » Elle haussa les sourcils, bien que toujours renfrognée, mais leur fit signe d’une main ridée, et la bande au grand complet entra et approcha des sièges autour d’elle. Raven-sensei lui présenta d’abord le consul, qui ne cessait d’aller et venir dans son domaine depuis quelques jours, comme elle le savait sans doute fort bien. Jin lui adressa un petit coup de menton pour essayer de lui faire comprendre : Celui-là est réglo. Tenbury posa une fesse sur le large rebord de fenêtre en se caressant la barbe. Raven-sensei continua les présentations : « Madame Suzuki, voici mon employeur, Lord Mark Vorkosigan, qui est aussi le frère cadet du Lord auditeur Miles Vorkosigan, ainsi que sa partenaire, Mlle Kareen Koudelka. Lord Mark est copropriétaire du groupe Durona, ma clinique sur Escobar. — Et qui est l’autre copropriétaire ? » demanda Suze-san en braquant son regard sur le petit homme. L’intéressé s’inclina légèrement et répondit : « Le Dr Lily Durona. Qui se trouve être également la fondatrice et progénitrice par clonage du groupe Durona d’origine, de l’Ensemble de Jackson. J’ai obtenu mes parts il y a une décennie, quand j’ai contribué à libérer le groupe de l’emprise du baron Fell et à le faire émigrer sur Escobar. — Vous êtes aussi docteur ? Chercheur ? » Lord Mark secoua la tête. « Entrepreneur. Ce qui m’intéresse essentiellement dans les recherches de Durona, c’est de soutenir le développement d’une alternative à la méthode de prolongation de l’existence dite du clonage cérébral, afin d’y mettre un terme. — C’est une technique illégale ! s’exclama la méditech Tanaka. — Pas dans l’Ensemble de Jackson, hélas. » Jin tira sur la manche de Vorlynkin et murmura : « De quoi parlent-ils ? » Le consul lui chuchota : « Certains individus riches et malveillants essaient de retrouver leur jeunesse en faisant transplanter leur cerveau dans des corps de clones élevés spécialement pour leur correspondre. Une opération très dangereuse, et le cerveau du clone meurt toujours. — Berk ! — Je suis bien d’accord. » Ses yeux se portèrent de nouveau sur Lord Mark, tandis qu’il adressait un petit signe de la main à Jin pour l’enjoindre à écouter en silence. Lord Mark joignit le bout des doigts de ses mains déployées, dans un geste qui rappelait beaucoup celui de son frère, et dit : « Le groupe Durona envisage d’étendre ses services de cryoréanimation à Kibou-daini. » Suze-san retroussa la lèvre. « Ce serait une perte de… Oh, attendez. Cryoréanimation, vous dites ? Et pas cryostockage ? — Le cryostockage semble être une industrie en pleine maturité ici, il n’y a pas de place pour les nouvelles entreprises. Je crois qu’il y aurait bien plus d’opportunités dans un domaine que les cryocompagnies actuelles négligent. Raven me dit que vous avez plus de deux mille cryoclients illicites stockés dans les étages inférieurs. Un handicap qui rend ce complexe invendable pour son propriétaire actuel, un certain Theodore Fuwa. — Ouais, quand cet idiot a acheté l’endroit pour le développer, il ne savait pas qu’on était là. Il a essayé de résoudre le problème en y mettant le feu, une fois, dit Suze-san. Quoi qu’il en soit, nous sommes plus près des trois mille maintenant. — C’est encore mieux. — Et que feriez-vous pour vous en débarrasser ? — Eh bien, nous les ressusciterions et les laisserions partir de leur propre chef. » Suze-san poussa un grognement. « Il vous faudra trouver le remède contre la vieillesse, alors. » Un curieux petit sourire se dessina sur les lèvres de Lord Mark, dévoilant ses dents. « Tout juste. » La méditech tendit la tête. Elle demanda très lentement : « Mais qu’avez-vous donc dans votre manche ? » Il lui fit un signe de tête. « Pas une fontaine de jouvence, non. Mais il pourrait bien s’agir d’une fontaine d’âge mûr, malgré tout. Nous ne pensons pas que ça aura beaucoup d’effet sur les individus de moins de soixante ans, mais à partir de cet âge ça vous enlève manifestement une vingtaine d’années. Il ne s’agit pas d’un traitement unique, c’est plutôt un cocktail sous sa forme actuelle, mais notre groupe de recherche et de développement a terminé les tests sur les mammifères virtuels et vivants, et nous sommes presque prêts à passer aux tests cliniques sur les sujets humains. — Est-ce que ça a déjà été essayé sur des humains ? demanda Tanaka-san. — Un seul jusqu’ici, intervint Raven-sensei. — Un seul sujet test ? — Une humaine. Lily Durona, en fait, dit Raven-sensei. Vous pensez bien que le groupe tout entier est fasciné par le résultat. — Pouvez-vous garantir les effets de ce traitement ? — Non, bien sûr, dit Lord Mark. C’est pour ça qu’on appelle ça un test. Mais d’ici à ce que nous ayons passé en revue deux ou trois mille sujets variés, tous les petits défauts devraient être aplanis. — Vous n’aurez jamais les autorisations, dit Suze-san. — Bien au contraire. Escobar dispose d’arrangements réciproques en matière de licence médicale avec Kibou-daini. Tout complexe que j’achèterai ici tombera sous la juridiction du groupe Durona à l’instant même où la transaction sera conclue. Pas besoin de faire tout un raffut pour des demandes de… eh bien de quoi que ce soit. » Lord Mark frotta son double menton. « Si les tests étaient concluants, l’entreprise deviendrait autonome en deux ans à peine. — Et au bout de vingt ans, demanda Tenbury, qu’arrive-t-il aux gens ? Pourraient-ils recommencer le traitement ? » Lord Mark haussa les épaules. « Demandez-le-moi dans deux décennies. — Mince, dit Suze-san. C’est une vraie autorisation d’imprimer des billets, cette entreprise, vous vous en rendez compte, jeune homme ? » Lord Mark fit un petit geste impatient de la main. « Simple projet secondaire de mon point de vue. Ce sera plus sûr que la transplantation cérébrale, c’est certain, mais il y a peu de chances pour que le genre de client octogénaire qui achèterait le corps d’un gamin de dix-huit ans préfère un organisme de soixante ans. Il faut qu’on fasse mieux, d’une façon ou d’une autre. Ce sera peut-être un petit pas dans la bonne direction. — Est-ce que ça ne marche que sur les revivants ? Les gens congelés ? demanda Tenbury. — Oh non. Je m’attends à ce que ça fonctionne encore mieux sur ceux qui ne l’ont jamais été. » Suze-san retroussa ses lèvres ridées en un sourire féroce. « Qui ne préférerait pas ça plutôt qu’une transplantation de cerveau risquée et illégale, bon Dieu ? Qui ne préférerait pas ça à se retrouver congelé ? — Les gens sont bizarres, dit Lord Mark. Je ne fais pas de pronostics. — Mais les pauvres ? » demanda Tanaka. Lord Mark lui jeta un regard vide d’expression. « Eh bien ? » Ils se fixèrent un long moment, figés dans leur incompréhension mutuelle. Mlle Koudelka intervint : « Si je puis me permettre une interprétation, Mark, je crois que Mme Suzuki et ses amis sont révoltés à l’idée que les pauvres de Kibou soient spoliés de tous leurs droits dans le futur, autant que tu pouvais l’être à l’idée qu’on spolie les clones jacksoniens de leurs droits à leur futur. Sinon, ils ne géreraient pas cet endroit en signe de protestation depuis plus de temps que tu ne diriges le groupe Durona. » Elle se tourna vers Suze-san. « Mark et le Dr Durona du reste ont été tous deux élevés dans l’Ensemble de Jackson, où l’on doit savoir jouer sans cesse des coudes pour survivre et où l’on n’a guère l’occasion de compatir aux malheurs d’autrui. Ils commencent tous deux à s’en remettre, petit à petit. Je suggère que nous saisissions l’occasion de réfléchir aux divers aspects de tout cela en visitant les lieux. Mark et moi espérions inspecter cet endroit avant notre première rencontre avec M. Fuwa. » Suze-san se renfonça dans son siège, l’air curieusement maussade. « Et sinon ? » Lord Mark haussa les épaules. « Alors nous devrons rencontrer Fuwa en nous passant de votre point de vue. » Suze-san plissa les yeux. « Vous croyez avoir tous les atouts en main, pas vrai ? » Ce fut Mlle Koudelka qui répondit : « Il ne faut surtout pas voir cela comme un jeu à somme nulle. Coopérer dans cette entreprise pourrait rapporter à chaque partie impliquée de formidables avantages en fonction de ses besoins spécifiques. — Bon, dit lentement Suze-san. J’ai besoin de réfléchir. » Elle s’avança dans son fauteuil et enfonça le bouchon de sa bouteille carrée d’une main qui tremblait légèrement. « Tenbury, fais-leur faire le tour du propriétaire. Laisse-les voir tout ce qu’ils veulent. » Tenbury hocha la tête et se décolla de la fenêtre. « Alors venez, tout le monde… » Ils le suivirent tous à petits pas, excepté Suze-san et la vieille méditech, qui baissèrent toutes deux la tête avant même que la porte ne se referme. Une fois dans le couloir, Jin s’approcha du consul Vorlynkin et lui chuchota : « Qu’est-ce qu’ils voulaient dire ? Je n’ai rien compris à tout ça. Pourquoi Suze-san était-elle furieuse ? » Ils suivaient le reste du groupe, pas tout à fait hors de portée de voix. Vorlynkin frotta ses phalanges sur ses lèvres, baissa les yeux vers Jin et répondit à voix basse. « Si Lord Mark a l’argent, et j’imagine que c’est le cas, il pourrait acheter ce complexe, et il n’y aurait rien que Mme Suzuki puisse faire pour l’en empêcher. Il serait libre de faire… Eh bien, pas tout à fait n’importe quoi, parce qu’il hériterait du coup de tous ces cryocadavres en bas, mais en théorie il pourrait mettre à la porte tous les gens vivant ici et les jeter à la rue. — Mais ce n’est pas bien ! » s’indigna Jin. Mlle Koudelka lui jeta un regard par-dessus son épaule, en lui adressant un curieux sourire. Jin rougit comme une pivoine. « Je ne suis pas sûr que ce soit exactement ce qu’il ait en tête, murmura Vorlynkin, mais qui vivra verra. » Jin se renfrogna en essayant de mettre de l’ordre dans ses idées. « Comment se fait-il que Miles-san s’appelle Lord Vorkosigan et son frère Lord Mark, puisque leur nom de famille à tous deux est Vorkosigan ? — Ce sont tous les deux les fils du comte Aral Vorkosigan. Ton… ami Miles-san est Lord Vorkosigan parce qu’il est l’héritier de son père. Lord Mark, en tant que frère cadet, n’a reçu qu’un titre honorifique qui ne s’accompagne d’aucun devoir politique. — Oh. » Le consul semblait complètement absorbé dans ses pensées tandis qu’il emboîtait le pas à Tenbury et aux nouveaux Barrayarans. Enfin, Jacksoniens. Bref. Mais au fait, si Lord Vorkosigan et Lord Mark étaient frères, comment se faisait-il qu’ils aient été élevés sur des planètes différentes ? Est-ce que toute cette histoire de clones qui fichait la trouille avait quelque chose à voir avec eux ? Et ce petit garçon de cinq ans, celui qui avait tant de noms que même son père n’arrivait pas à se les rappeler, était-il lui aussi un Lord quelque chose ? Jin repensa à Miles-san évoquant l’époque où il pouvait assister aux réunions de son père tant qu’il restait discret et se rendait utile : il ferma donc sa bouche et se hâta de rejoindre le groupe. Deux heures plus tard, Jin bâillait. Il se demanda s’il était déjà arrivé à Miles-san de s’endormir lors de ces réunions d’autrefois. Peut-être que les affaires de son père, quelles qu’elles aient pu être, s’avéraient plus passionnantes que tout ceci. Ils avaient marché sur les talons de Tenbury tout du long, traversant chaque étage, jusqu’à des zones que Jin n’avait jamais vues. La conversation se focalisait sur d’assommants trucs d’adultes au sujet des finances, de canalisations et de normes. Jamais elle ne revenait aux histoires étranges de clonage et de meurtres médicalisés. Tenbury leur fit admirer son atelier, ses outils et ses bricolages. Lord Mark restait inexpressif tandis que Mlle Koudelka encourageait le gardien à radoter tant et plus en posant bien trop de questions. Jin songea à les abandonner pour retourner à la salle de réanimation, histoire de voir si sa maman et Mina s’étaient réveillées. Il commençait à avoir faim. Ils étaient en train de traverser le parking couvert sous le bâtiment principal quand tout le monde tourna la tête au son de coups et de cris étouffés qui provenaient d’une porte affichant l’inscription Accès interdit au public. « Est-ce que quelqu’un ne ferait pas mieux de laisser entrer cette personne ? Ou de la laisser sortir ? demanda Mlle Koudelka. — Plutôt sortir, et la réponse est non, dit Raven-sensei. Ce sont les prisonniers de Lord Vorkosigan. Ils doivent avoir repris leurs esprits maintenant. Je ne voulais pas leur administrer trop de sédatif en plus du thiopenta et de l’effet gueule de bois du neutraliseur. » Lord Mark leva les mains, paumes ouvertes. « Dans ce cas, ce ne sont pas mes affaires. » Il n’avait pas l’air surpris que son frère en soit venu à droguer et à séquestrer des gens, et se contenta de demander : « Quand pense-t-il nous en débarrasser ? Mon affaire devrait se conclure assez rapidement. — Aucune idée. Ce sont les pièces de son puzzle. » Comme les coups n’arrêtaient pas, il ajouta : « Quoi qu’il en soit, je vais attendre que Roïc soit de retour pour entrer m’en occuper. Ce sont des vicieux, ces deux-là. » Jin inclina la tête et s’approcha de la porte. « Eh ! C’est la voix du vieux Yani ! — Tu es sûr ? » demanda Tenbury. Le martèlement s’interrompit. Une voix chevrotante s’écria : « Jin ? C’est toi ? Ouvre cette porte et laisse-moi sortir ! — Où sont les deux types ? répondit Jin en hurlant. — J’ai entendu quelqu’un cogner sans cesse à la porte et je suis allé voir, répondit la voix étouffée de Yani. De quel droit ils bouclent des gens là-dedans ? » Raven-sensei leva les bras au ciel et serra les dents. « Oh, le Lord auditeur ne va pas aimer ça. » Il s’approcha de la serrure. Lord Mark recula, tirant un puissant neutraliseur de sa veste noire. Mlle Koudelka ne se cacha pas derrière lui, mais le contourna au contraire pour couvrir un autre angle, calant bien ses épaules et faisant jouer les muscles de ses mains, ce qui la fit paraître sous un nouveau jour, très athlétique. Après une pause très tendue, la porte s’ouvrit. Yani sortit en titubant et en poussant un juron. Il avait l’air chiffonné et dans tous ses états, avec une grosse ecchymose au front et du sang séché sous le nez. Raven-sensei jeta un coup d’œil à l’intérieur. « Merde. Évaporés ! » Chapitre dix-sept Quand Roïc fit pénétrer l’aérocamionnette dans le garage souterrain, Miles tressaillit au spectacle de l’attroupement qui s’était formé devant la porte du bureau où ils avaient laissé leurs prisonniers. Son regard glissa immédiatement vers l’emplacement vide, sur le béton, où l’aérocamion subtilisé à NovÉgypte avait été garé, et il écarquilla les yeux en apercevant la mince tête blonde qui dépassait de la foule brune. Il n’eut même pas besoin de baisser les yeux pour savoir de qui il s’agissait. « Qu’est-ce qui se passe, nom d’un chien ? lança Roïc en stoppant le véhicule. Que fait Mlle Kareen ici ? — Elle accompagne mon frère, certainement. Ce que j’aimerais savoir, c’est ce que Mark fiche ici, bon sang ! » Ils débarquèrent et Miles se fraya rapidement un chemin parmi les badauds pour scruter le bureau déserté. Même son regard d’auditeur le plus acéré ne put faire réapparaître Hans et Oki par magie. Non pas qu’il voulût particulièrement les retrouver… Il se retourna et distingua Tenbury et Raven, Mark et Kareen, le consul Vorlynkin, Jin qui se tortillait nerveusement à ses côtés et débitait le récit de l’évasion d’une voix précipitée et haut perchée, et le vieux Yani tout amoché, arborant une attitude à mi-chemin entre le courroux et la contrition. Dieu merci, ses déboires s’arrêtaient là et il ne semblait pas être conscient d’avoir frôlé l’un des plus louches anges de la mort de Kibou-daini. Miles essaya d’aller à l’essentiel. — Il y a longtemps que c’est arrivé ? — Peu après que vous êtes parti, je dirais, dit Raven d’un ton de regret. Je crains d’avoir trop lésiné sur les soporifiques. Désolé… » Miles fit un geste de la main pour manifester sa compréhension sinon son absolution. « Ce qui nous fait deux bonnes heures, voire presque trois. Largement le temps de rentrer au bercail. Ou n’importe où. » Une arborescence tactique commença à se déployer dans son esprit. Si le duo avait mis les voiles dans le seul espoir de sauver sa peau, les deux hommes pouvaient se trouver n’importe où, mais il y avait peu de risques de les voir rappliquer, et certainement pas avec des renforts, puisque la police et leurs propres patrons représenteraient des menaces sérieuses pour eux. S’ils étaient rentrés à NovÉgypte comme de bons petits soldats… les possibilités devenaient plus complexes. Je me demande si nous les avons croisés sur la route. Trop tard… Les deux hommes de main avaient eu le temps de dévisager Roïc et d’avoir un bref aperçu de Raven. Ils n’avaient pas encore vu le mémorable Miles, mais Roïc était bien assez remarquable à lui seul et, une fois identifié, remonter jusqu’à Miles serait l’affaire d’un instant, si déroutante que cette révélation puisse paraître du point de vue de NovÉgypte. La cryocompagnie savait désormais où trouver le complexe de Suze, et ils devaient bien se douter dorénavant que Leiber, leur cible d’origine, s’y était rendu, même s’ils ne pouvaient avoir la certitude qu’il s’y trouvait toujours. Les gens de NovÉgypte avaient-ils fini par comprendre que leur employé, ou certainement ex-employé à présent, avait pris la fuite avec le cryocadavre de Sato ? Le cas échéant, imaginaient-ils qu’elle avait déjà été réanimée ou se figuraient-ils que Leiber traînait toujours sa cryochambre avec lui, telle une boîte à souvenirs prodigieusement encombrante ? Pouvaient-ils remonter la piste des vids de sécurité qu’ils conservaient du jour où Miles et son équipe de choc avaient « libéré » Chen, la malheureuse remplaçante de Lisa ? Et que pourraient-ils bien faire s’ils y parvenaient ? Et… « Merde, grommela Miles. Il faut que je reparle à cet idiot de Leiber. » S’il voulait rentrer dans leur crâne, il devait avoir plus de détails sur ces cadres de NovÉgypte. Il soupira et haussa le ton. « Au fait, bonjour, Mark. Qu’est-ce qui t’amène ici ? De façon inattendue, je dois dire. » Mark inclina la tête d’un air quelque peu suffisant : il n’entendait visiblement pas se justifier. Miles se tourna vers Raven. « Je croyais que nous nous étions entendus sur ce genre de surprise. » D’un air vaguement coupable, Raven haussa les épaules et marmonna : « Ils ont pris le vaisseau plus tôt que prévu. » Miles renonça à creuser cet argument stérile. « Salut, Kareen. » Elle lui renvoya un regard étincelant et, d’une certaine façon, rassurant. Plus ou moins. « Salut Miles. Ça va ? — Pas aussi bien que je le croyais, de toute évidence. » Il jeta un dernier coup d’œil au petit bureau terne, toujours désespérément vide, et fit volte-face. Tenbury, béni soit-il, était en train d’apaiser Yani et de l’emmener voir Tanaka. Un miaulement perçant résonna de l’arrière de l’aérocamionnette du consulat. Vorlynkin haussa les sourcils. « Auriez-vous enlevé quelqu’un d’autre ? » Il avait employé un ton plus résigné que désapprobateur. Miles pensa à tous ces dictons au sujet de l’eau qui finissait par user les pierres : au moins les angles du consul avaient-ils commencé à s’arrondir. « Pas cette fois. Jin, l’homme d’armes Roïc a un cadeau pour toi. Cargaison vivante. — Vraiment ? » L’attention de Jin fut immédiatement détournée. Miles fit un petit signe de tête à Roïc, qui emmena le garçon hors de portée de voix pour faire connaissance avec sa nouvelle amie. Censés s’entendre à merveille avec les enfants, avait promis la secrétaire de Wing. Et tu fais confiance à ces gens-là ? Qu’est-ce qui te prend ? Kareen, curieuse, suivit Roïc. Miles baissa le ton pour s’adresser à Vorlynkin et à Raven. « Raven, dans combien de temps Lisa Sato pourra-t-elle sortir de l’isolement médical ? — Pour aller au consulat ? » demanda Vorlynkin. Miles acquiesça. « Si la discrétion, notre première ligne de défense, a échoué, le consulat sera un bien meilleur endroit pour repousser les assauts juridiques. Même si d’un autre côté il n’est pas vraiment équipé contre les attaques physiques illégales. J’ai demandé de l’aide, et ils sont en route, mais il leur faut un peu de temps pour arriver. » Manifestant sa réticence d’expert médical, Raven eut un pincement de lèvres. « Demain ? Non pas que son bio-isolement ne soit déjà compromis avec ces gosses qui entrent et sortent comme dans un moulin. Petits, mais vecteurs de germes comme des grands. — Alors blindez-la avec tous les stimulants du système immunitaire de votre arsenal… — C’est déjà fait. » Miles lui fit signe qu’il appréciait en levant les pouces. « En ce cas préparez-vous à déguerpir aussitôt que possible, dès demain. En fait, Vorlynkin, si vous pouviez rester ici ce soir pour vous assurer que tout ce petit monde est prêt à déménager dans l’urgence, ça pourrait bien se révéler heu… prudent. » Il ajouta, à contrecœur : « Et Leiber aussi. — Pensez-vous que NovÉgypte réagira si vite ? demanda Vorlynkin. — Je ne sais vraiment pas. Jusqu’ici, tous ces patrons de cryocompagnies me donnent l’impression d’être du genre à se tapir derrière une muraille d’avocats plutôt que d’engager des mercenaires, par exemple, mais ces gars-là ont déjà prouvé qu’ils pouvaient démarrer au quart de tour quand le besoin s’en faisait sentir. Et malgré leurs tragiques fiascos, les mesures qu’ils ont prises il y a dix-huit mois ont dû leur avoir semblé efficaces à l’époque. Je leur souhaite de passer une bonne nuit blanche à s’angoisser en démêlant toute cette histoire, en tout cas. » En encaissant l’information, Vorlynkin se renfrogna. Miles se tourna vers son clone. « Et toi ? — Kareen et moi avons fait le saut depuis Escobar pour visiter une propriété que Raven a dénichée, déclara Mark, sans être le moins du monde perturbé par la conversation qui venait d’avoir lieu. Si tu veux la version abrégée, l’installation de Mme Suze serait le terrain idéal pour l’expérimentation humaine à grande échelle du dernier traitement du Groupe Durona pour prolonger la vie. Si tel est bien le cas, j’envisage de racheter cet endroit à son malheureux propriétaire actuel, ce Fuwa, clés, contenu et responsabilités en main. » Mark pointa le pouce vers le sous-sol pour désigner les dormeurs congelés empilés dans les couloirs secrets, en dessous. « Je verrais cela comme une faveur personnelle, Lord auditeur frérot, si tu ne venais pas tout fiche par terre. » Les lèvres de Miles tressaillirent. « Heureusement, la culture des Vor ménage encore une place généreuse au népotisme, même dans ce que feu notre grand-père aurait pu appeler cette époque dégénérée. Mais ne viens pas mettre les pieds dans mon enquête. — Je n’y attache pas le moindre intérêt, merci bien. De quoi s’agit-il, au fait ? — Raven ne t’en a pas informé ? — Non, il est vertueusement resté muet comme une carpe. » Après tout, personne ne pouvait accuser les Durona de ne pas mériter leur salaire. « Ça a commencé par une tentative d’expansion sur Komarr d’une compagnie cryonique de Kibou baptisée BlanChrys. — Alors ça, ça sent mauvais. — Oh, tu en as entendu parler ? — Pas jusqu’à aujourd’hui. Mais de prime abord, la distance astrographique, financière et culturelle ne s’explique pas d’elle-même. » Mark eut un léger sourire. « Et puis il y a toi, qui apparais mystérieusement au beau milieu de tout ça. Un indice qui ne trompe pas. — Hmm, dit Miles. Eh bien, le train de BlanChrys a quitté la gare et il est sur les rails, prêt à aller jusqu’au terminus. L’implication de NovÉgypte est un problème connexe qui tourne au sac de nœuds. » Il serra les dents. « J’essaie d’éviter les dégâts collatéraux que risque de subir un gamin du coin qui s’est lié d’amitié avec moi, ce qui lui a coûté cher. Les bonnes intentions, Mark. Mon chemin en est pavé. — Je suis bien content de ne pas avoir ce handicap. » Le regard de Mark était pénétrant à en devenir gênant. « Ce n’est pas ta planète, tu sais. Tu ne peux pas tout réparer. — Non, et pourtant… Non, en effet. Mais quand même. — Bon, eh bien essaie de ne pas laisser trop de ruines dans ton sillage. J’ai besoin de cet endroit. — Tu l’as déjà dit. » Miles eut une hésitation. « Prolonger la vie, c’est bien ça ? Cette méthode promet-elle plus que les deux précédentes pour lesquelles tu t’étais tant enthousiasmé ? Et qui sont mortes sur les paillasses des labos, si tu veux bien me passer l’expression ? — Possible. Le seul cobaye humain semble stable jusqu’ici. Lily Durona, au cas où tu te poserais des questions. » Ce fut au tour de Miles de hausser les sourcils. « D’accord, je suis officiellement impressionné, si Lily s’est montrée prête à l’expérimenter elle-même. » Le sourire de Mark se contracta quelque peu. « Lily, dit-il, commençait à être à court de temps. » Miles tambourina du bout des doigts sur la couture de son pantalon. « L’a-t-on déjà essayée sur un sujet masculin plutôt âgé ? Tant qu’à évoquer des individus dont le temps est compté… » Miles et son clone échangèrent des regards très semblables. Mark répondit par une autre question : « Tu crois qu’on pourrait ne serait-ce que le persuader d’essayer ? — Hum, pas moi, en tout cas. Notre mère pourrait faire une tentative. Elle est betane, tu vois le topo, la science avant tout. — Raison de plus à mes yeux de faire progresser ces expérimentations humaines. — Tu aurais sans doute plus de chances de le convaincre si elles passaient encore pour risquées. Jouer sur la vieille corde sensible, l’honorable Vor au service de l’Impérium et tout le tralala. — C’est tellement bizarre. » Miles haussa les épaules. « Tel est notre père le comte. » Il ajouta : « Si tu réussis ton coup, allez-vous passer beaucoup de temps sur Kibou, Kareen et toi ? » Mark secoua la tête. « Une fois que tout sera en place, j’envisage de remettre les rênes à Raven pour qu’il développe l’affaire. Il est plus que temps qu’il reçoive une promotion. Pour le moment, ce n’est pas le sensationnel concurrent du business des transplantations cérébrales que j’espérais, mais nous n’en sommes qu’au tout début. » Un sourire s’étala lentement sur le visage de Mark. « D’un autre côté, si cela s’avérait suffisamment profitable, je pourrais peut-être engager mes propres mercenaires et m’en prendre directement aux seigneurs du clonage jacksoniens. » Miles fit la grimace. « Tu te souviens de la dernière fois où tu as essayé ? — Inoubliable souvenir. Pas pour toi ? — Plutôt fragmentaire en ce qui me concerne », répondit Miles d’un ton sec. Mark se crispa. « Mais le cas échéant, bien que je ne doute pas que l’amiral Quinn puisse s’en occuper, je te prie de bien vouloir engager une autre équipe. » Juste au cas où il ne s’agirait pas vraiment d’une plaisanterie. Avec Mark, sur ce sujet, c’était difficile à dire. « Qu’allez-vous faire ensuite tous les deux ? Vous avez un hôtel ? — Non, nous arrivons tout droit du spatioport. Nous nous sommes arrangés pour rencontrer Fuwa ici ensuite. — Mais les heures de bureau sont terminées ici, non ? » Mark haussa les épaules. « Je fonctionne sur l’heure du vaisseau. — Puis-je assister à la réunion ? — Assister, oui. Intervenir, non. — Hum », fit Miles, mais Jin, Roïc et Kareen revinrent avant qu’il puisse s’en offusquer. Jin sautait littéralement de joie, il fit néanmoins une pause pour fixer, avec une stupéfaction à laquelle ils étaient habitués, le couple que formaient Miles et son frère-clone côte à côte. Miles se demandait toujours pourquoi Mark n’avait pas choisi autre chose que l’embonpoint comme méthode de différenciation, mais la joie mauvaise de ce dernier à l’idée de la gêne que provoquait ce choix chez son frère et progéniteur n’était probablement qu’un bonus, de son propre point de vue. Un homme compliqué, ce Mark. « Je veux montrer mon sphinx à maman et Mina ! dit Jin. — Il ne faut surtout pas le faire entrer dans la cabine ! s’alarma Raven. — Je le sais bien, dit Jin. Mais je peux leur faire voir à travers la vitre. Est-ce que Roïc-san peut m’aider à tout emmener ? » Roïc jeta un œil au bureau vide et fit un infime signe de tête à Miles, réendossant son rôle de garde du corps. Vorlynkin le capta au passage et proposa en douceur : « Je te donnerai un coup de main, Jin. » À quoi Raven ajouta prudemment : « Je vais vous accompagner. — En fait, dit Miles, je crois que Leiber est toujours là-bas. Nous irons tous les deux. » Tenbury revint alors pour reprendre leur visite interrompue, et sur un imperceptible tressaillement de sourcil de la part de Mark et un sourire d’adieu de Kareen, tous trois s’en furent vers une autre sortie. Miles suivit Vorlynkin, qui portait la cage à sphinx à la suite de Jin. Des miaulements plaintifs résonnèrent dans les ombres du garage souterrain. Sortons. À la maison. Toi et moi, le sphinx. La réaction de sa mère à la vue du sphinx fut décevante, de l’avis de Jin, mais pas étonnante. Plutôt familière, en fait, et par conséquent réconfortante. « Jin, non ! dit-elle en plaquant sa main contre ses lèvres. Et où la garderais-tu ? » Néfertiti se tortilla d’un air mécontent sous le bras de Jin tandis qu’il la hissait à hauteur de poitrine pour que sa mère la voie, et elle tenta de battre des ailes. Habitué à maîtriser Gyre, bien plus farouche, Jin demeura imperturbable. « Je prendrai bien soin d’elle ! Est-ce que ce n’est pas ce que je fais toujours ? Et il y avait un fichier d’instructions avec, aussi, alors ça ne risque rien. » Dans son lit derrière la paroi vitrée, sa mère se frotta le front. « Ce n’est pas le problème, cette fois, Jin chéri. » Mina, qui était restée tapie au pied du lit toute la journée, se redressa, intéressée. « Elle est énorme ! Plus grande que Lucky et Gyre à eux deux. En fait, on dirait Lucky et Gyre réunis. Oh, dis oui, maman ! » Elle gigota pour descendre et sortit de la cabine dans une légère bouffée d’air pressurisé. « Tenbury a réussi à faire marcher l’interphone ? demanda Jin en constatant un peu à retardement qu’il y avait quelque chose de nouveau. Quand est-il passé ? — Non, c’était le consul, dit Mina en se penchant pour observer le sphinx qui clignait lentement des paupières. Elle a une drôle de tête… — Ah bon ? Tu trouves ? — J’ai trouvé l’interrupteur », intervint Vorlynkin en appuyant l’épaule contre la paroi de verre et en observant la scène avec une certaine perplexité. Raven-sensei s’inclina pour saisir le masque de Mina au passage et le jeter dans le stérilisateur afin de pouvoir le réutiliser plus tard. Néfertiti fit jouer ses griffes et gronda, et Jin la posa sur ses quatre pattes. Elle se mit à battre des ailes dans une sorte de vrombissement duveteux qui rappelait à s’y méprendre celui des poulets. « Est-ce qu’elle vole ? demanda Mina en tendant la main pour que le sphinx la renifle. — Je ne crois pas, dit Jin. Ses ailes sont quasiment de la taille de celles de Gyre, mais elle est bien plus lourde. — Ces créatures manipulées génétiquement sont généralement conçues dans une optique décorative et non fonctionnelle, les informa Raven-sensei. Enfin, tout dépend des instructions de l’acheteur, naturellement. » Mina se renfrogna. « C’est méchant de lui donner des ailes avec lesquelles elle ne peut pas voler. » Jin s’accroupit sur ses talons et se mit à gratter les omoplates de la créature, juste entre les ailes, qui se replièrent docilement tandis qu’elle s’étirait sous la caresse. Elle ne savait pas lécher sa fourrure comme un chat, ni se lisser les plumes comme un oiseau, ce qui promettait beaucoup de soins intéressants pour Jin à en croire les instructions du fichier. « Je me demande s’ils pondent des œufs ou s’ils ont des bébés vivants. Un à la fois ou par portée, comme les chatons ? Je me demande s’il reste des mâles ? » Et s’il arrivait à en trouver un d’une manière ou d’une autre… « Il se peut qu’on n’ait créé aucun mâle, supposa Raven. Il me semble que les sphinx sont des femelles selon la tradition. Toutefois, ces créatures artificielles ne sont généralement pas dotées de la capacité de se reproduire. Il te faudrait probablement la cloner et élever les bébés à la main. » L’imagination de Jin s’enflamma. Cloner de petits animaux soi-même n’était pas si difficile que ça quand on arrivait à se procurer l’équipement adéquat, dans un magasin d’articles pour animaux domestiques ou auprès d’un amateur qui achetait des modèles plus à jour ou laissait tomber son hobby. Pas le genre de choses qu’on trouve abandonnées au coin d’une ruelle, mais on devait bien pouvoir se procurer du matériel d’occasion quelque part… « Hum ! fit le sphinx sur un ton plaintif. — Elle parle ! s’écria Mina, le visage fendu d’un sourire d’extase. — Ils sont pourvus d’un vocabulaire d’une vingtaine de mots selon le fichier, expliqua Jin. Je ne sais pas si on peut leur en apprendre d’autres, comme à un perroquet. — On peut essayer… » Derrière la vitre, leur mère émit un son de contestation maternelle désespérée : lors d’autres négociations de ce genre, c’était généralement le signe que l’idée avait fait la moitié de son chemin, et Jin reprit courage. Cependant, cette fois, elle protesta encore : « Jin, nous n’avons même pas de maison où l’emmener pour le moment. Oh non, je viens d’y penser ! Qu’est-il arrivé à notre appartement et à toutes mes affaires ? Personne n’aura payé mon loyer pendant un an et demi, sans personne pour habiter là. Oh, et mon compte en banque ? Qu’est-il arrivé à toutes mes économies quand j’ai été congelée ? Si je n’ai ni travail, ni argent, ni endroit pour vivre pour nous tous… — Tante Lorna a certains de tes vêtements dans des boîtes au grenier, ça je le sais, intervint Mina. Et elle a pris mes affaires et celles de Jin. Mais elle a dû vendre le grand canapé et la table de la cuisine, et deux ou trois autres gros trucs, parce qu’elle n’avait pas la place. » Le consul se retourna et parla à travers la vitre, d’un ton sincère. « Tous ces problèmes ont des solutions, madame Sato, mais on n’est pas obligés de les résoudre aujourd’hui, ni tous à la fois. Du fait de votre rôle dans l’enquête du Lord auditeur, plus ou moins témoin sous protection, notre consulat pourvoira à vos besoins immédiats. — Mon comité, mes amis… Que leur est-il arrivé à tous, en dehors de ceux qui ont été assassinés ou enlevés par NovÉgypte, d’après ce que vous avez dit ? Et s’ils… » Sa voix s’éteignit. « Votre premier objectif doit être de reprendre des forces, intervint Raven, que la soudaine détresse de Lisa semblait inquiéter. Vous recouvrerez votre résistance mentale du même coup. Nous parlons de plusieurs semaines, et pas seulement de quelques jours… Il faut vous laisser le temps. — Je n’ai jamais eu assez de temps. » Elle colla ses mains contre ses tempes. « Et cette épouvantable créature… » Vorlynkin s’éclaircit la gorge. « Je ne suis pas sûr que le Lord auditeur ait bien réfléchi à toutes les conséquences en acceptant cet animal. Quoi qu’il en soit, nous pouvons pour le moment le garder dans le jardin du consulat avec les autres bêtes de Jin. Elles ne font aucun mal, là-bas. À vrai dire, elles mettent de l’animation. Cet endroit était sous-exploité. » Elle soupira, croisa les bras et lâcha un demi-rire qui apaisa l’inquiétude grandissante de Jin. « Je suppose que c’est parce que je la vois de si près qu’elle donne l’impression d’être incroyablement grande. » Mais c’étaient Jin et Mina qu’elle cherchait des yeux, pas le sphinx. Comme ils n’allaient pas rentrer au consulat le soir même au bout du compte, Vorlynkin laissa Jin parler au lieutenant Johannes par l’intermédiaire de son bracelet-comm et lui expliquer comment s’occuper de ses animaux jusqu’à ce qu’il revienne, le lendemain. Johannes n’eut même pas l’air sarcastique en entendant la liste de corvées qui s’ajoutaient aux siennes. Tout allait donc pour le mieux, pour le moment. Miles-san et Roïc avaient emmené Leiber-sensei dans une autre pièce pour lui parler, juste après être entrés. Ils revinrent finalement, porteurs, à la surprise générale, d’une grosse pile de boîtes de repas du Café d’Ayako. Miles-san fit savoir que ce festin était dû à la générosité de Mlle Kareen, qui avait réussi à découvrir comment se le procurer et le faire livrer au complexe, et avait réglé la note pour tout le monde par-dessus le marché. Ils finirent par organiser une sorte de pique-nique dans la salle de réanimation. Raven-sensei apporta même une boîte à la mère de Jin, de sorte que lorsqu’il écarta le rideau après avoir effectué son examen médical, c’était presque comme s’ils partageaient tous un repas de famille comme autrefois. Jin la trouva en meilleure forme après qu’elle eut mangé, elle semblait moins épuisée par la position assise et son visage reprenait des couleurs. Mais d’un autre côté, le curry d’Ayako était toujours excellent. C’était amusant de regarder le grand Roïc assis en tailleur par terre, à écouter les explications de Mina sur l’utilisation des baguettes. Miles-san s’en sortait plutôt bien pour un galactique : il affirma s’être entraîné sur le vaisseau qui l’avait amené ici, et dans d’autres circonstances par le passé. Quand il laissa échapper qu’il s’était rendu sur la Vieille Terre elle-même, et à deux reprises, Mina lui fit raconter des anecdotes sur ses visites, mais il ne lui parla vraiment que de son second séjour, de sa femme et de jardins, toutes sortes de jardins différents. De son premier voyage, il se contenta de dire qu’il s’agissait uniquement d’affaires, qu’il n’était jamais sorti de la ville où il se trouvait et que c’était la première fois qu’il avait rencontré son frère, une information qui sembla très étrange à Jin. Le consul Vorlynkin se tripota la lèvre d’un air pensif en l’entendant, mais il ne posa aucune question utile et Miles-san ne s’étendit pas sur le sujet. En se reportant fréquemment au manuel d’instructions, Jin donna de petits morceaux de nourriture à Néfertiti, laquelle pouvait apparemment manger certaines substances mais pas d’autres, du moins si l’on voulait éviter de désagréables conséquences digestives. Malheureusement, Ako entra juste au moment où le sphinx avait un accident dans le coin le plus sombre de la pièce. À vrai dire, la faute en incombait à Jin, qui n’avait pas assez prêté attention aux minuscules grommellements que Néfertiti émettait (Popo ! Pipi !) en explorant la pièce d’un air agité. Ako fut très en colère et força Jin à nettoyer, ce qui n’était que justice, mais elle refusa ensuite que la créature passe la nuit sur place. Raven-sensei, lui, ne semblait pas affecté par les déchets biologiques et resta à l’écart du débat. Jin finit par promettre de ramener Néfertiti dans sa cachette sur le toit pour la nuit : Ako était satisfaite, mais Mina voulut l’accompagner pour visiter les lieux. Miles-san et Roïc étaient déjà partis retrouver Lord Mark et Suze-san, et le consul, après avoir perçu l’air inquiet de la mère de Jin à travers la paroi de verre, se porta volontaire pour les accompagner et transporter la cage à sphinx, tout en s’assurant que tout se passait bien. La mère de Jin lui fit un sourire reconnaissant, et ce dernier supposa donc lui aussi que tout allait pour le mieux. Ils descendaient les escaliers en file indienne quand ils croisèrent Bhavya, l’une des amies d’Ako, qui escaladait les marches en haletant. « Jin ! Tu as vu Ako ? Tanaka-san la demande à l’étage… Cryoprépa d’urgence. Une pauvre vieille dame qui s’est effondrée d’un seul coup dans la cafétéria, c’est ce qu’ils ont dit. — Elle est là-haut, dans la salle de réanimation avec ma maman. » Jin désigna le haut des marches. « Raven-sensei est là-bas, lui aussi. » Bhavya hocha la tête et reprit sa course en les remerciant d’un geste distrait. Vorlynkin fit volte-face pour la regarder s’éloigner. « Ne devrions-nous pas aller les aider ? » Jin secoua la tête. « Non, ça arrive tout le temps. Enfin, pas tout le temps, mais une fois par semaine, à peu près. Tanaka-san sait quoi faire. » Vorlynkin eut l’air dubitatif, mais n’en suivit pas moins Jin en bas dans les couloirs. « La configuration du bas de l’immeuble est très déroutante, fit-il remarquer. — Ouais, les tunnels souterrains sont décalés par rapport aux bâtiments de la surface, et ils s’étendent sous les rues aussi. Il y en a qui descendent jusqu’à quatre niveaux, et même à cinq ou six en dessous du sol. Il faut plus ou moins les apprendre par cœur. » Jin n’eut aucun mal à retrouver le chemin qui lui était familier, même quand ils furent hors de portée de la zone éclairée et que Vorlynkin dut tirer une petite lampe de poche de sa veste pour illuminer les marches. Mina, qui avait marché toute seule jusqu’ici, s’accrocha prudemment à sa large manche dans l’obscurité qui s’épaississait. Ils remontèrent péniblement cinq paliers pour sortir enfin sur le toit de Jin par la porte de la tour de refroidissement. Vorlynkin n’était pas trop essoufflé pour un adulte, malgré la cage qu’il transportait. Jin avait perdu la notion du temps dans la salle de réanimation sans fenêtre, mais il était apparemment très tard. L’atmosphère moite et froide était illuminée par les reflets diffus des lampadaires de la zone, qui donnaient au monde entier une drôle de nuance marron. Les bruits de la ville s’étaient étouffés comme cela n’arrivait généralement qu’après minuit. Toutefois, de l’autre côté de la tour, Jin découvrit que ses bâches étaient toujours dressées et que le vent ne les avait pas encore détendues. Son petit refuge était jonché de mornes reliquats, toutes les choses qu’ils n’avaient pas évacuées l’autre jour : celles qui n’étaient pas indispensables à ses animaux, ou trop grosses et encombrantes pour tenir dans l’aérocamionnette, ou encore trop miteuses pour être récupérées. Comme sa propre lampe de poche se trouvait maintenant au consulat, Vorlynkin éclaira obligeamment les alentours tandis que Jin expliquait son ancienne vie ici à Mina, et que celle-ci émettait de petits bruits admiratifs et envieux. Quand ils la laissèrent sortir de sa cage, Néfertiti ne se plut pas immédiatement dans son nouvel environnement. Tapie, elle scruta prudemment le paysage avant de partir enfin en reconnaissance, d’une démarche plutôt raide. Jin la suivit en expliquant à Vorlynkin le sort cruel échu aux bébés poulets qui ne savaient pas encore voler. « Si elle passait par-dessus le rebord, je ne sais pas si elle tomberait comme une pierre, si elle ralentirait sa chute pour atterrir tant bien que mal comme les poulets adultes ou si elle pourrait même vraiment voler. » Les muscles épais que Jin avait sentis sous la fourrure dorée ne lui permettaient pas de le déterminer. « Peut-être que je ferais mieux de lui attacher une ficelle à la patte comme pour Miles-san. — Hein ? » fit Vorlynkin, et Jin expliqua les méthodes de sécurité de la première nuit, ce qui fit pousser un autre « hein ? » au consul. Mais les rides qui s’étaient formées au coin de ses yeux donnaient à penser à Jin qu’il n’était pas furieux ni quoi que ce soit. Le vieux matelas de plastifeuilles déchirées de Jin était encore entassé contre le mur : s’il dormait ici, il pourrait garder l’œil sur son nouvel animal. Manquerait-il à maman ? Elle aurait Mina… à moins que Mina n’essaie de rester ici avec lui ? Jin se dressa sur ses orteils pour l’agripper quand Néfertiti s’étendit de toute sa considérable longueur, posa ses pattes avant sur le parapet et regarda par-dessus, mais elle recula sans risquer de plongeon fatal par-dessus bord. Elle rendit visite au coin latrines de Jin et l’utilisa à bon escient (Jin expliqua à Vorlynkin le fonctionnement du seau qui faisait office de chasse d’eau) et le garçon prit soin de la féliciter, pour compenser toute cette confusion au coin de la salle de réanimation. La créature n’eut pas l’air très convaincue. Elle s’étira et battit des ailes, mais elle les replia quand elle revint regarder au-dessus du parapet, de l’autre côté du toit, au-dessus du petit parking situé derrière le vieux complexe. C’est alors qu’elle se raidit en grondant, braquant le regard avec toute l’intensité d’un prédateur, comme Lucky fixant les rats à l’époque où la chatte était bien plus jeune. Une crête de fourrure se hérissa sur son échine et ses ailes se déployèrent en frémissant, dans un crépitement froissé de mauvais augure. Sa queue touffue fouettait l’air. « Méchant ! geignit-elle. Méchant ! — Quoi ? » s’écria Vorlynkin, stupéfait. Il s’avança pour regarder dans la même direction et Jin le rejoignit. Mina, qui n’avait pas d’attirance particulière pour les hauteurs, resta en retrait de quelques pas et demanda : « Qu’est-ce qu’elle voit ? » Jin ne savait pas exactement de quel genre de vision nocturne le sphinx avait été doté, mais ce qu’il voyait, lui, c’était un aérocamion garé dans la zone la plus obscure du parking et plusieurs hommes vêtus de noir qui se déplaçaient en contrebas. L’un d’entre eux balança une sorte de long marteau ou de batte et frappa trois ou quatre coups sourds. Jin entendit une fenêtre du rez-de-chaussée céder et tomber de son cadre à l’intérieur du bâtiment, peut-être sur un tapis, à en juger par le bruit de choc étouffé. « Quelqu’un est en train de s’introduire dans l’immeuble », répondit-il dans un souffle à Mina par-dessus son épaule. En entendant cette nouvelle, elle surmonta son appréhension et le rejoignit pour regarder. « Peut-être que c’est des voleurs, chuchota-t-elle. — Qu’est-ce que quelqu’un pourrait vouloir voler ici ? » Le bâtiment avait été dépouillé des meubles et de l’équipement utile bien longtemps auparavant. Tout ce qui restait était soit sans valeur soit intransportable. Deux des hommes traînèrent un gros objet en forme de tonneau hors du véhicule. Ils s’y affairèrent un instant, puis le hissèrent par la fenêtre par laquelle ils le laissèrent choir et rouler à l’intérieur. D’étranges relents âcres remontèrent dans la brume nocturne, et Vorlynkin recula d’un bond en jurant. « Pas des voleurs, dit-il à travers ses dents serrées. Des incendiaires ! » Il saisit la main de Mina et regarda frénétiquement aux alentours. De dehors, l’un des hommes jeta quelque chose par la fenêtre et ils regagnèrent tous le véhicule en courant. Ils avaient de toute évidence laissé un conducteur en faction à l’intérieur, car ils s’élancèrent hors du parking et passèrent le portail grillagé fracturé dans une gerbe de graviers avant même que les portes de l’aérocamion ne se soient entièrement refermées. Un éclair de lumière orange ; sous les pieds de Jin, l’immeuble trembla tandis qu’une explosion se répercutait dans le parking et se muait en roulement de tonnerre sourd en résonnant sur les façades de l’autre côté de la rue. La fenêtre éructa une boule huileuse de flammes qui éclata en une langue ardente de deux mètres de long. « Feu ! » cria le sphinx, le poil entièrement hérissé et les yeux écarquillés comme deux soucoupes dorées. « Feu ! Méchant ! Feu ! — Il faut sortir de cet immeuble, et tout de suite ! » dit Vorlynkin. Mina glapit quand la main du consul se resserra sur la sienne. Vorlynkin fit une embardée vers les tours. « Quelle cage d’escalier est la plus éloignée de l’incendie ? — Pas par là ! dit Jin. Il y a une échelle extérieure qui descend jusqu’à la ruelle, de l’autre côté. » Vorlynkin acquiesça et courut en entraînant Mina à sa suite. Jin saisit Néfertiti et le suivit à toutes jambes. Le sphinx se débattait et crachait dans ses bras. Avait-il le temps de le remettre dans sa cage ? Peut-être pas. Vorlynkin atteignit le parapet opposé et trouva les fixations d’acier. « Il faut que je descende en premier pour déployer l’échelle ! lui hurla Jin. — Mina en deuxième, dit Vorlynkin. — J’arriverai pas à atteindre la marche, c’est trop bas ! » Mina donnait l’impression qu’elle allait se mettre à pleurer. « Je te ferai descendre en te tenant jusqu’à ce que tu trouves une prise, dit Vorlynkin. Allez, Jin. — Qui portera Néfertiti ? » Vorlynkin réprima une brève exclamation et répondit : « Moi. » Jin lâcha Néfertiti en espérant qu’elle ne déguerpirait pas, sauta par-dessus le parapet et déploya les barreaux plus vite qu’il ne l’avait jamais fait de toute sa vie. Il débloqua l’échelle d’un coup de pied en priant pour qu’elle ne s’accroche ou ne se coince pas. Il y eut un bruit de ferraille et elle se déplia de tout son long avec un claquement métallique. « C’est bon ! » cria-t-il. Les jambes de Mina s’agitèrent au-dessus de sa tête, puis elle trouva un appui pour ses pieds et commença à descendre sans faire plus d’histoires qu’en poussant un unique couinement effrayé. Les barreaux étaient vraiment trop espacés pour qu’elle les atteigne facilement. Au-dessus, Jin entendit le juron que poussa Vorlynkin, puis le crissement de ses pas et les cris du sphinx : « Feu ! Méchant ! Feu ! », ainsi qu’un « Faim » qui s’était glissé par erreur dans cette diatribe sous le coup de la panique. Ils entendirent Vorlynkin, qui s’était apparemment éloigné, pousser un aboiement de douleur et une nouvelle bordée de jurons. Jin arriva au sol et se hissa sur la pointe des pieds pour attraper Mina, dont les chaussures de sport se balancèrent dans les airs quand elle se retrouva à court de barreaux. « Tu y es ! Lâche-toi ! » Elle lui tomba dessus et il fut projeté à terre. Tous deux boulèrent, puis se remirent debout en levant les yeux. Ce fut à ce moment que Jin découvrit comment volaient les sphinx, quand Néfertiti passa par-dessus le rebord du toit et descendit en battant frénétiquement des ailes. Ce n’était ni un envol majestueux ni une chute en piqué : elle atterrit dans le bon sens, sur ses quatre pattes comme un chat, assez brutalement pour pousser un grognement quand son ventre toucha terre, mais pas assez pour risquer de se briser quelque chose. La grande silhouette sombre de Vorlynkin bascula finalement par-dessus le toit, se laissa tomber sur les deux derniers mètres, toucha terre en pliant les genoux comme le sphinx, vacilla, mais ne tomba pas. Du sang lui dégoulinait sur la figure depuis une triple estafilade sous l’œil gauche. « Jin ! » Vorlynkin parlait d’un ton dur et sans appel. « Emmène Mina directement auprès de ta mère, et fais tout ce que le Dr Durona te dira. Si cet incendie s’étend, il leur faudra peut-être évacuer tous les bâtiments du complexe. » Il porta son bracelet-comm à ses lèvres et commença à réciter une série de codes de connexion d’un ton sec. Jin se jeta sur Néfertiti qui s’éloignait en battant des ailes et en piaillant. « Laisse cette foutue bestiole ! aboya Vorlynkin par-dessus son épaule en commençant à descendre la ruelle. Courez, tous les deux ! » Chapitre dix-huit Ted Fuwa, propriétaire présumé du vieux cryocomplexe, se révéla plus ou moins conforme à l’idée que Miles s’en était fait : un homme massif à l’air tourmenté, la quarantaine bien tassée, qui aurait eu l’air plus à sa place sur un chantier de construction que dans une salle de réunion, fût-elle aussi curieuse que les quartiers de Mme Suze à minuit. Moins prévisible était l’avocate locale du consulat, une femme alerte, posée et trapue, à la rêche chevelure poivre et sel, et guère plus grande que Miles lui-même. C’était Kareen, Miles l’apprit sans surprise, qui l’avait persuadée de venir après les heures normales de bureau. Mme Xia lui rendait son regard avec au moins autant d’intérêt voilé, découvrant enfin la source des innombrables questions légales, de plus en plus saugrenues, que ses clients autrefois sobres et routiniers lui avaient soumises durant la semaine qui venait de s’écouler. Miles était certain qu’elle aurait l’occasion de satisfaire son trop-plein de curiosité ce soir. Vorlynkin, qui avait reçu pour consigne de rester avec Sato et ses enfants, manquait à Miles, mais Suze n’était pas vraiment ravie que Tanaka ait été appelée en urgence médicale : les équipes restaient à armes égales, de quelque façon qu’on puisse les dénombrer. Suze et Tenbury contre Mark et Kareen, Miles en tant que témoin turbulent avec Roïc pour partenaire silencieux, l’avocate intervenant de temps à autre pour commenter ou poser des questions qui donnaient à réfléchir à chacun. Fuwa, lui, était seul contre tous, mais Miles ne concevait guère de sympathie à son égard. Mme Suze croisa les bras et braqua des yeux durs sur Mark. « Vous ne m’avez toujours fourni aucune garantie au sujet des dispositions que vous prendrez dans le futur à l’égard des pauvres. — Je ne dirige pas une œuvre de bienfaisance, vous savez, répondit Mark avec irritation. — Mais moi, si, rétorqua Suze. — Certes, mais pour combien de temps encore ? demanda Mark. Tôt ou tard, et sans doute plus tôt que tard si vous voulez mon avis, votre tour viendra de descendre aux étages inférieurs. Et vous perdrez le contrôle de cet endroit dans tous les cas de figure. Tenbury et Tanaka pourront sauver les meubles un moment, mais ensuite… qu’adviendra-t-il ? — C’est précisément ce que moi, j’attendais », fit remarquer Fuwa d’un ton quelque peu mélancolique. Suze lui décocha un regard noir et se redressa dans son grand siège comme pour sous-entendre qu’il pouvait encore attendre un bout de temps. Miles en était un peu moins sûr. La peau de Suze était déjà bien marquée par le relâchement blafard annonciateur du déclin. On ne pouvait pas dire qu’elle rayonnait de santé, même dans l’état de fureur où elle se trouvait. « Si le groupe Durona n’intervient pas, reprit Mark, l’issue inévitable, c’est que cet endroit retombera sous le contrôle de la ville, de la Préfecture ou de Fuwa. Et dans tous les cas, on n’acceptera plus de clients. Aucun individu ne peut vivre assez longtemps pour voir le bout d’une telle entreprise. — Mais cela pourrait changer à l’avenir, mentionna Kareen. — À moins que la cryocongélation ne devienne une technologie obsolète et que ce guêpier démographique dans lequel Kibou s’est fourrée elle-même ne soit complètement éradiqué, dit Mark. — Je n’en suis pas si sûr, s’immisça Miles d’un ton pensif. Si les gens commencent à se faire congeler à huit cents ans au lieu de quatre-vingts, ce petit jeu se poursuivra malgré tout, même si le point d’équilibre change. Bien qu’il soit difficile de se figurer comment on raisonne à huit cents ans. À vingt ans, j’arrivais à peine à m’imaginer à presque quarante. Même maintenant, quatre-vingts ans me semblent un autre monde. » Suze poussa un grognement. Mark haussa les épaules. « Ce sera à eux de décider, que ce soit dans des décennies ou des siècles. J’imagine que la mort sera toujours en rayon, et bon marché. Pour ça, pas besoin de technologie de pointe. — Durant la période de transition initiale, dit Kareen, les arrachant à cette envolée de spéculations pour les ramener aux réalités du moment, le traitement sera gratuit, si le sujet est prêt à s’engager dans les protocoles expérimentaux et à signer les décharges légales. » Ce qui impliquait que la coopération de Mme Suze et compagnie n’était nullement requise. « J’imagine que le Groupe préférera disposer de quelques sujets vivants en meilleure santé pour commencer, avant de s’attaquer aux complications plus graves liées au traumatisme de la mort et de la cryoréanimation. Même si les Durona voudront certainement aussi obtenir des données là-dessus. » Suze gronda. Tenbury se gratta la barbe. Kareen fixa ses ongles, releva la tête et sourit. Miles ignorait si quelqu’un d’autre que lui avait capté le petit geste de Mark, deux doigts brièvement tendus avant de se replier, au-dessus de son ventre. Ce duo avait élevé au rang d’art la technique du bon et du mauvais flic, pensa Miles avec admiration, et il eût été naïf d’en conclure que toutes les idées les plus sombres venaient de Mark… ou toutes les autres de sa partenaire, du reste. Kareen poursuivit sereinement : « Le Groupe Durona engagera énormément de main-d’œuvre locale si l’affaire se conclut. Par exemple, si vous, madame Suzuki, étiez prête à vous engager pour la première série de protocoles et s’ils s’avéraient aussi efficaces que nous l’espérons, le poste de directrice des relations locales vous serait ouvert. Ce qui vous permettrait de gérer ces problèmes de façon régulière, et sur place. Ils sont trop complexes pour qu’on les règle en une soirée, mais ça ne veut pas dire qu’ils soient insolubles pour autant. — M’acheter avec un titre honorifique ? Oh, allons… — Ce que vous en ferez dépend surtout de vous, précisa Mark, comme si sa réponse, positive ou non, n’avait aucune importance pour lui. Mais dans trois ans, quand toutes ces salles en sous-sol seront vidées, la situation sera peut-être entièrement différente, ici. Cet emploi vous maintiendrait au cœur des opérations, avec une réelle influence. » Ce n’était pas l’avenir auquel Suze s’était préparée ; Miles eut l’impression d’entendre grincer les rouages de son imagination mis à l’épreuve par la perspective du changement, comme un portail presque soudé par la rouille. Presque. Elle demanda d’un ton plaintif : « Et les autres ? — En ce qui concerne Tenbury, je l’engagerais dès ce soir, répondit Mark sans hésiter. Il nous faudra avant toute chose un directeur de la maintenance des bâtiments. Cet endroit a besoin de rénovations et de réparations, à commencer par les labos, puis tout le reste. Nous aurons probablement besoin (il lança un regard furtif à Fuwa) d’un entrepreneur local. Quant à la méditech Tanaka, Raven se porte garant pour elle. Pour les autres, ce sera au cas par cas. J’ai besoin de compétence. En ce qui concerne les certificats et diplômes, on s’arrangera. » Suze dardait un regard noir, lourd de suspicion. Tenbury haussait des sourcils broussailleux. L’avocate, Mme Xia, intervint calmement : « Selon un contrat implicite, Mme Suzuki est la détentrice par procuration tacite de tous ceux qui ont été congelés sur place, et peut accorder une permission générale pour tous les individus qui se sont placés ici sous sa tutelle. Je pense pouvoir rendre cet argument recevable par le juge-arbitre municipal, car la ville ne voudra sans doute pas se retrouver avec la responsabilité de plusieurs milliers de cryocadavres sans ressources sur les bras. — Même si elle pouvait s’approprier leurs votes ? demanda Miles. Il me semble qu’il y aurait là de quoi faire basculer des élections municipales, sinon préfectorales ou planétaires. — Je pense pouvoir garantir, ou au moins suggérer de façon plausible, que cela impliquerait de coûteuses contestations légales, ce qui ne serait pas du goût du juge-arbitre. » L’avocate laissa un sourire tranquille éclairer son visage. « À moins que des dissensions parmi les requérants ne forcent à porter l’affaire devant une Cour de Justice, auquel cas je ne puis en garantir l’issue, parce que, arrivé là, le problème prendra une dimension publique et politique. En réalité, je passe le plus clair de mon temps à éviter à mes clients de se présenter devant la Cour. — Publique et politique ? On dirait un job pour le groupe de Lisa Sato, ou quelque chose du genre, dit Miles. Je regrette que nous ne nous soyons pas emparés des deux autres membres de son comité tant que nous y étions. Nous les aurions sous la main en ce moment. » Même si extraire trois cryocadavres des coffres de NovÉgypte eût certainement pris bien plus de temps, et n’eût peut-être pas été couronné de succès. « Il y a des limites à mon obligation de secret professionnel, Lord Vorkosigan », l’avertit Xia. Plutôt prévenant de sa part, pensa-t-il. « Et l’immunité diplomatique ? — Ça vaut pour vous, mais pas pour moi. Mais dans les nouvelles circonstances, avec les poursuites criminelles qui seront certainement lancées contre NovÉgypte, il existera sans doute des moyens légaux de soustraire M. Kang et Mme Khosla à leurs ravisseurs. Une assignation à comparaître en tant que témoin, pour commencer. » Miles inclina la tête, réfléchissant à la possibilité. « Si on parvient à leur épargner d’être assassinés par NovÉgypte en chemin… — Ce serait une importante considération à prendre en compte lors de l’élaboration de notre angle d’attaque, oui. » Mark la pointa du doigt. « Kareen, engage-la. » Xia sourit avec circonspection. « À vrai dire, mon travail ne me laisse déjà pas le temps de souffler. Je n’ai pu venir ce soir que parce que la réunion avait lieu après les heures de travail. — Associée ou employée ? — Moi ? Je suis une collaboratrice du département de droit galactique des affaires dans le cabinet d’avocats où je travaille. Nous sommes trois collaborateurs sous la direction d’un associé. — Le Groupe Durona aura certainement besoin d’un expert juridique local à plein temps, susurra Kareen. Peut-être devrions-nous plutôt évoquer le détail du salaire… mais un peu plus tard. » Xia écarta le sujet d’un geste, provisoirement du moins. « Quoi qu’il en soit, madame Suzuki, reprit Kareen, je vous invite à réfléchir aux conséquences pratiques les plus adaptées pour vos clients, à long terme. Vous êtes au service d’une communauté ; cette technologie pourrait potentiellement servir la planète entière. Si le… » Une déflagration éclata à l’extérieur et fit vibrer les fenêtres. Roïc bondit sur ses pieds et scruta l’obscurité. « Bon sang, qu’est-ce que… ? — Ça semblait très proche, fit remarquer Xia, inquiète. — Ça venait de chez nous ? demanda Mme Suze. Tenbury… — Cela pourrait être les fabricants de matière plastique d’à côté, dit Fuwa en rejoignant Roïc. Mais je me demande ce qu’ils feraient ici à cette heure. C’est peut-être autre chose, dans la rue… Une collision ? » Miles avait pourtant pensé que le réseau municipal de contrôle du trafic local rendait extraordinairement rare toute collision. « Difficile de dire d’où ça vient, dit Tenbury qui tendait le cou comme tout le monde. — Va voir sur le toit », lui ordonna Mme Suze. Il était à mi-chemin de la porte quand le bracelet-comm de Miles se mit à tintinnabuler sur le canal d’urgence crypté. Vorlynkin. Pas bon, ça. Miles se retrouva debout sans souvenir de s’être levé. « Vorkosigan à l’appareil. — Lord auditeur. » Vorlynkin semblait à bout de souffle. « Une équipe de pyromanes, composée de quatre hommes si j’ai bien compté, vient de déposer une bombe incendiaire par une fenêtre du rez-de-chaussée du bâtiment qui porte les tours de refroidissement. De l’asterzine, je crois… En tout cas, le déclencheur était un composé liquide à deux éléments. — Appelez les pompiers locaux ! — Déjà fait, milord. » Le débit de Vorlynkin repassait déjà au bon vieux mode militaire, remarqua Miles au passage. « La police aussi. Ils devraient arriver d’un instant à l’autre. — Bravo pour votre efficacité. — Je suis en train de rechercher d’éventuels autres intrus. Aucun de repéré jusqu’ici. Je suis quasiment sûr qu’il ne reste personne dans ce bâtiment… quant au sous-sol, je ne peux rien dire. — Gardez ce canal ouvert. — Bien, milord. » Miles se retourna pour voir que tout le monde avait les yeux braqués sur Fuwa, qui leur retournait un regard horrifié. « Ce n’est pas moi ! gémit presque l’entrepreneur. Pas cette fois ! Pourquoi aurais-je fait ça maintenant ? Je suis sur le point de me débarrasser de tout ce foutoir ! — Mes tours de refroidissement ! s’écria Tenbury qui repartit en direction de la porte. Si elles s’écroulent, tout le monde commencera à dégeler ! » Suze lui agrippa la manche. « Mes tours de refroidissement ! cria Fuwa. Et mon complexe ! — Tenbury. » Susan Suzuki secoua le bras du gardien pour appuyer son discours. « Dis à tous ceux que tu croiseras de sortir des immeubles et de se rassembler sur cette petite place dégagée devant le bâtiment principal. Je vais réveiller et avertir tous les occupants de l’étage. » La façade du bâtiment en question se trouvait à l’opposé du foyer de l’incendie, et l’esprit de Miles s’enflammait, pour ainsi dire, en élaborant un plan de la disposition des lieux. L’incendie avait donc éclaté aussi loin que possible du bâtiment principal et de ceux qui s’y trouvaient. Tout ça empestait la diversion. « Devons-nous rejoindre Vorlynkin ? demanda Roïc, nerveux comme un cheval avant le coup de départ d’un derby. — Non. Plutôt Leiber. S’il se passe quelque chose d’intéressant, ce sera de son côté. » Roïc écarquilla les yeux à mesure qu’il saisissait ce que cela sous-entendait ; Miles n’avait pas besoin de l’évoquer clairement. « Ah. — Suze, nous nous chargeons du bâtiment principal », ajouta le Lord auditeur. Mme Suze, le souffle déjà court et la main pressée sur son cœur, acquiesça et dit : « Il y a Vristi Tanaka au premier étage. Je crois qu’elle vient juste d’entamer une cryoprépa. — Nous irons la prévenir, ainsi que les nôtres. » Elle lui fit un signe de main et s’en fut en chancelant, Xia à son côté la soutenant et lui posant des questions pertinentes pour savoir où pouvaient se trouver tous les autres habitants endormis à cette heure. Tenbury s’élança pour les précéder. Miles et Roïc suivirent, mais prirent la direction des escaliers les plus proches. À travers les portes du bureau, Miles aperçut Mark et Kareen qui stoppaient net Fuwa, le saisissant chacun par un coude et lui opposant une résistance commune malgré sa taille. Manifestement surpris, il faillit tomber à la renverse. « Fuwa-san, dit Mark de son ton le plus affable, parlons un peu de liquidation après incendie. » Jin grimpa d’un pas chancelant la dernière volée de marches, le souffle court, Néfertiti dans les bras. Pour une raison incompréhensible, elle avait filé devant lui dans la ruelle en contrebas des tours de refroidissement au moment où Vorlynkin avait disparu au coin. Jin avait réussi à l’attraper sur un coup de chance. Enfin, ça lui en avait semblé un sur le moment. Le sphinx paraissait avoir doublé de poids depuis. La créature grondait en permanence et perdait poils et plumes sur sa chemise, mais au moins elle n’essayait pas de le griffer. « Occupe-toi de la porte », souffla Jin. Mina acquiesça et l’ouvrit en grand. De ce côté, on y lisait Porte coupe-feu : ne pas bloquer. Est-ce que ça voulait dire qu’elle pouvait arrêter le feu ? Jin espérait qu’ils n’étaient pas sur le point d’en faire l’essai. Néfertiti gigotait tant et plus et finit par échapper aux bras fatigués et en sueur de Jin au moment même où ils arrivaient dans le couloir menant à la salle de réanimation, et il put au moins la lâcher dans cette zone plus confinée. Leiber-sensei, effondré dans une chaise pliante qui avait connu des jours meilleurs, fixait le vide d’un air angoissé et sursauta à leur entrée. « Je croyais que vous étiez partis vous débarrasser de cette chose ! » dit-il en lorgnant le sphinx d’un œil désapprobateur. La mère de Jin se redressa dans son lit. « Jin ? Mina ? Qu’est-ce qui se passe ? — C’était des ninjas, maman ! s’écria Mina en haletant. On les a vus ! Ils ont mis le feu à la planque de Jin ! — Quoi ? — C’était pas des ninjas, corrigea impatiemment Jin. Juste des abrutis habillés en noir. — Est-ce que ça avait quelque chose à voir avec ce grand bruit qui a fait vibrer les murs il y a quelques minutes ? » demanda sa mère. Jin hocha la tête. « Et c’était encore plus fort, de près. Le consul a dit que c’est un composé liquide qui a mis le feu. » Sa mère eut un hoquet de terreur. « À quelle distance étiez-vous ? — On était en haut du toit, et on avait une vue directe sur eux ! dit Mina. La boule de feu était orange et noir ! » Leiber-sensei se leva et s’agrippa au dos de sa chaise, l’air très inquiet. « Où est Raven-sensei ? demanda Jin. Vorlynkin a dit que nous étions censés lui parler du feu, et qu’il nous dirait quoi faire. — Il est descendu au premier étage pour aider la méditech à faire une cryoprépa », répondit Leiber-sensei. La mère de Jin se glissa hors de son lit et s’approcha de la paroi de sa cabine, s’appuyant des mains contre la vitre. « Jin, tu ferais peut-être mieux de descendre et de leur dire ce qui se passe. Est-ce que l’incendie se répandait très vite ? — Je ne sais pas. — Peut-être qu’il vaudrait mieux que j’aille voir, dit Leiber-sensei. — Où est passé Stefin ? demanda leur mère. Il était censé veiller sur vous. — Je crois qu’il est parti voir s’il y avait d’autres ninjas », supposa Mina. Elle porta la main à ses lèvres. « N’est-ce pas plutôt le genre de chose que l’homme d’armes Roïc est censé faire ? — Il est probablement avec Miles-san, lança Jin par-dessus son épaule en retournant vers la porte. Mina, ne laisse pas Néfertiti sortir ! » Leiber-sensei s’élança sur les talons de Jin. Et ils reculèrent brusquement quand la porte fut défoncée depuis le couloir. Mina poussa un hurlement. Et Néfertiti aussi. « Méchant, méchant ! » criait-elle en voletant follement dans la pièce et en sautant sur une table. Oh, Néfertiti, tu ne sais pas à quel point tu as raison, pensa Jin qui battait en retraite tandis que Hans et Oki déboulaient dans la chambre. Tous deux semblaient hors d’haleine et en colère. Ils paraissaient aussi beaucoup, beaucoup plus grands quand ils s’avançaient à la verticale d’un air menaçant qu’étendus sur le sol du bureau du garage, à ronfler avec un filet de bave aux lèvres. Ils avaient abandonné les blouses médicales bleues qu’ils portaient auparavant et étaient désormais vêtus de sortes d’uniformes composés de pantalons gris et de vestes en étoffe épaisse, avec des ceintures de fonction et de grosses bottes, mais sans insigne ni étiquette portant leur nom ou autre signe distinctif. « Te voilà, crétin, ordure ! Enfin ! » grogna le grand Hans à l’adresse de Leiber-sensei qui avait blêmi, appuyé contre une table. « Bordel, mais… qu’est-ce que ces gosses font là ? s’étonna Oki, le trapu, en jetant un coup d’œil circulaire à leur public. Cet idiot d’Akabane n’a pas parlé de gamins. — T’occupe, chope-le. » Oki s’avança d’un bond et obtempéra. Il attira violemment Leiber-sensei à lui, fit un geste avec la matraque de policier qu’il avait à la main et coinça le bras du scientifique dans son dos. Leiber-sensei poussa un glapissement. « Laissez-le ! » cria la mère de Jin à travers la vitre. Hans tourna la tête et ses yeux se rétrécirent. « Ben ça par exemple ! C’est cette garce de Sato ! Ils doivent l’avoir réveillée. Bingo ! Chope-la aussi, Oki ! — Il va falloir que tu t’en occupes. J’ai les mains pleines », rétorqua son compagnon. Leiber-sensei essaya de résister en s’affaissant, et il parvint presque à se faufiler hors de la prise de son ravisseur, mais Oki le remit debout d’une autre secousse brutale, libéra sa main qui tenait la matraque et l’abattit dans un claquement électrique sonore sur la cuisse de son prisonnier. Leiber-sensei poussa un nouveau cri, très fort cette fois. Avec un hoquet de surprise, Oki tressaillit et faillit le lâcher, car le choc électrique s’était naturellement propagé du corps de sa victime dans la main avec laquelle il le tenait. Il parvint néanmoins à assurer sa prise avant que le scientifique agité de soubresauts puisse lui échapper. Hans s’avança à grands pas vers la cabine et appuya sur le bouton de déverrouillage. La porte coulissa et de l’air s’en échappa. « Non ! cria Jin, tellement pris de panique qu’il en voyait flou. Il ne faut pas qu’elle sorte maintenant ! Elle va tomber malade ! — Elle en verra d’autres quand Akabane s’occupera de son cas », feula Hans. Il se précipita vers leur mère, qui sauta de l’autre côté du lit et parvint presque à atteindre la cloison opposée, la porte et la liberté avant qu’il ne lui bondisse dessus à nouveau pour la saisir par le bras et la projeter contre la paroi vitrée dans un détestable bruit sourd. Il la traîna de force hors de la cabine, et elle vacilla, ses longs cheveux lui retombant devant le visage. « Non, vous n’avez pas le droit de prendre notre maman ! hurla Mina. On vient juste de la retrouver ! » Elle saisit la chaise pliante, la rabattit et la balança de toutes ses forces. Elle essayait peut-être de toucher le chef de la sécurité à l’estomac, mais Mina était plutôt petite, et elle frappait plus ou moins à l’aveuglette en tourbillonnant sur elle-même. Au lieu de ça, le pied de la chaise atterrit droit dans l’entrejambe de sa cible, mais pas tout à fait avec assez de force. Hans se plia en deux et une bordée de mots vraiment horribles lui échappa, mais il ne lâcha pas le bras de sa mère pour autant. Il décocha un revers de l’autre poing à Mina, qui tomba sur le derrière en pleurant. Sa mère essaya de donner un coup de pied à son ravisseur, avec plus de précision que Mina, mais elle était pieds nus et essoufflée. « Comment osez-vous toucher… à mes enfants, espèce… d’abominable meurtrier ! » Se souvenant des traînées de sang sur le visage de Vorlynkin, Jin se faufila derrière la table où Néfertiti se dressait sur ses pattes raides, battant des ailes, le poil dressé en une sombre crête qui lui courait tout le long du dos, la queue fouettant l’air, et poussant des cris incohérents. Il s’en saisit et la jeta sur Oki, qui était le plus proche. L’armoire à glace se mit à vociférer en agitant son gourdin qui crépitait et claquait, mais ne touchait que des plumes en produisant une épouvantable odeur de brûlé. Néfertiti sauta pour lui échapper, déchiquetant sa veste mais ne laissant qu’une égratignure sanguinolente et peu profonde sur son cou de taureau. Malgré tout, Leiber-sensei était parvenu à lui échapper. Le scientifique titubait et boitait, esquivant la matraque que l’autre balançait devant lui. « Oh, bordel de merde ! fit Hans. Akabane n’a pas dit qu’il fallait qu’on capture toute une fichue tribu ! » Tandis que Jin se précipitait, tête baissée, dans l’espoir téméraire de lui porter un coup à l’estomac, Hans rejeta violemment leur mère, qui tomba et glissa sur le sol non loin de Mina, laquelle se précipita vers elle. Le grand escogriffe s’empara de Jin à la place en le saisissant par les cheveux et en le secouant. Jin poussa un cri tandis que des larmes de douleur lui montaient aux yeux. Il entendit un étrange cliquètement près de son oreille et loucha vers le bas pour capter le reflet d’une lame d’acier d’au moins quinze centimètres qui descendait devant son visage pour se caler sous son menton relevé. « Plus un geste, tout le monde ! » beugla le chef de la sécurité de NovÉgypte. Et tout le monde obéit. La brute ajouta d’un air agacé : « Pas toi, Oki ! — Hans, c’est qu’un gosse. — Après la journée qu’on vient de passer, ne me pousse pas à bout. » Pour persuader l’assistance que Hans ne bluffait pas, rien ne valait la conviction et la terreur qui se lisaient sur les traits d’Oki, pensa Jin. Il sentait la lame contre sa peau et des mèches s’arracher à son cuir chevelu distendu. « Très bien », dit Hans. La poitrine massive contre laquelle Jin était plaqué se souleva pour respirer, et peut-être parce que Hans reprenait son équilibre. Se pouvait-il que cette grande brute fut effrayée, elle aussi ? C’était une idée curieuse, et pas très rassurante. « Tout le monde se tient tranquille, ou je tranche la gorge à ce fichu gamin, compris ? Toi, arrête de gigoter ! » Il secoua la tête de Jin d’avant en arrière en le tirant par les cheveux. La mère de Jin, encore à terre, leva des yeux glacés et furieux, mais ce fut d’une voix que la terreur rendait sèche qu’elle s’écria : « Jin, tiens-toi tranquille ! » Jin pouvait voir Leiber-sensei qui déglutissait. Le sphinx s’était réfugié en boitant dans l’obscurité sous une table, où la pauvre bête s’était accroupie et marmonnait : « Méchant, méchant, mal, hum, mal ! » Ces petits cris pitoyables et le bruit de leur respiration à tous étaient les seuls sons audibles dans la pièce sans fenêtre. Hans se redressa. « C’est mieux. Maintenant, toi, gamin, mets les mains dans tes poches. » Jin s’exécuta après avoir échangé un coup d’œil avec sa mère. « Toi, Sato, debout. Vous aussi, docteur, et les mains sur la tête. Sato, prenez la mini-garce par la main… la droite. Maintenant, vous allez sortir en file indienne, et Oki vous surveillera avec son bâton. Règle-le sur la puissance maximale, Oki ! » Son large compagnon déglutit, acquiesça et tripota les boutons de commande à la base du manche. « Maintenant, vous suivez tous Oki par la porte et vous prenez à droite. Sato en premier, Leiber, et moi ensuite. » Leur mère, les traits complètement figés et aux aguets, saisit convulsivement la main de Mina, et toutes deux se mirent debout. Ses pieds nus se mouvaient sans un bruit sur le parquet, sa robe matelassée lui battant les mollets. Mina reniflait, effrayée, et trottinait à ses côtés. Leiber-sensei aurait semblé ridicule à lever ainsi les bras comme pour un jeu de cour de récré où il fallait se toucher le nez, les oreilles et la tête, s’il n’avait été si maussade, pâle et tremblant. Jin attendait que la poigne se relâche sur ses cheveux, que la lame de couteau lui appuie moins sur la gorge pour pouvoir se tortiller et s’enfuir, mais l’étau des immenses poings ne faiblit pas. Ils se suivirent les uns les autres dans le couloir. Les pieds de Jin touchaient à peine terre, tandis qu’il se faisait traîner. Ils eurent peut-être le temps de faire trois pas en direction des escaliers du bout du couloir. Un hurlement résonna derrière eux, la voix de stentor de l’homme d’armes Roïc : « Halte ! » Hans pivota en maintenant Jin devant lui. Au bout du couloir, Roïc-san déboulait à grandes enjambées des escaliers, Miles-san courant à ses côtés et Raven-sensei se dissimulant plus ou moins derrière lui. Roïc leva le bras droit, serrant dans son poing quelque chose de trop flou pour que Jin le distingue à travers ses larmes de douleur. Il avait une expression très étrange, froide et détachée… ou plutôt une absence d’expression. Jin sentit frémir son ravisseur. La lame du couteau mordit un peu plus. Hans répondit en beuglant : « Encore toi ! Laisse tomber ce foutu Neutral… » La main de Roïc-san émit un éclair blanc et un étrange vrombissement. Le monde sembla exploser dans un jaillissement sporadique de pluie chamarrée, à moins que ce ne fut la tête de Jin. La pluie se mua en typhon noir qui le submergea, et il sombra dans ses profondeurs. Chapitre dix-neuf À sa grande surprise, Roïc fut assisté par le docteur Leiber lorsqu’il entreprit de capturer le dernier agent de sécurité de NovÉgypte. Oki avait saisi le scientifique en entendant le cri de l’homme d’armes, sans doute pour l’empêcher de déguerpir, avant de tenter de s’en dégager pour s’enfuir, mais sans succès : Leiber s’était cramponné au massif bras gauche qui tentait de s’en défaire. Il s’était retourné, tortillé, et avait esquivé ce qui ressemblait à une matraque électrique, juste assez longtemps pour que Roïc couvre la distance qui les séparait et pointe son neutraliseur entre les yeux du ravisseur, à bout portant. « Laisse tomber, Oki, lui conseilla cordialement Roïc. C’est fini, et ce depuis que j’ai expédié vos aveux dans une bouteille. J’aurais pensé que vous l’auriez compris, depuis. » Pris et immobilisé, autant par le regard fixe et implacable de Roïc que par l’arme pointée sur sa tête, Oki lâcha à contrecœur sa matraque qui tomba par terre dans un tintement sec. Quand il se mit à genoux, Leiber recula, la respiration sifflante, mais le dos droit pour changer. Sans même qu’on lui demande, Oki posa les mains sur sa tête et resta là, l’air complètement déprimé. Lisa Sato, folle d’inquiétude, se laissa glisser au sol pour ramasser le corps flasque de son fils. Le garçon inconscient était pâle, mais Roïc constata avec satisfaction que l’entaille qu’il avait au cou n’était qu’une égratignure peu profonde qui saignait à peine. « Je suis désolé que Jin ait été pris dans le halo de mon neutraliseur, madame, dit-il à la mère du garçon, mais j’ai découvert qu’il valait mieux résoudre les prises d’otages de la façon la plus directe possible. Pas bon, de les laisser partir en vrille. — C’est un cauchemar », grogna-t-elle. Roïc acquiesça d’un hochement de tête, mais il lui dit : « Il est terminé, madame. Raven va aller chercher de la synergine pour Jin sur-le-champ. » Il roula des yeux impérieux à l’attention de Raven. « Il n’aura même pas de migraine en se réveillant. » Raven comprit le message et se précipita à la salle de réanimation pour y chercher le matériel nécessaire. M’lord s’approcha d’un pas léger, s’empara de la matraque et toisa leur captif d’un air curieux et pensif, comme un biologiste considérant la dissection d’un nouveau spécimen prometteur. Oki lui renvoya un regard perplexe. « Mais bon sang, vous êtes qui, à la fin ? — De votre point de vue, dit m’lord, je dirais que nous sommes le service de livraison de votre karma. Pourquoi diable vous et votre pote Hans ne vous êtes-vous pas enfuis sans demander votre reste quand vous en aviez l’occasion, un peu plus tôt dans la journée ? Enfin, hier, à l’heure qu’il est. Entre toutes les idioties possibles, pourquoi être retournés voir vos patrons ? — On a des familles, vous savez. » M’lord haussa les sourcils. L’idée lui avait-elle déjà traversé l’esprit auparavant ? se demanda Roïc. « Si vous ne vouliez pas les couvrir de honte, vous vous y prenez dix-huit mois trop tard, je crois bien. » Oki se balança d’un air gêné. « Ça… et l’argent. » Les sourcils de m’lord prirent de l’altitude. D’un ton défensif, Oki ajouta : « Pour la première fois de ma vie, la paye était bonne. On a acheté une maison. » L’univers d’Oki n’était pas vraiment un monde de débauche débridée, à ce que Roïc pouvait supposer. Si les méthodes de recrutement de la sécurité de NovÉgypte étaient un tant soit peu rigoureuses, il avait probablement été un type honnête avant de s’enliser dans ce bourbier pour le compte de ses patrons. Roïc jeta un regard à m’lord, se prépara à insister lourdement, voire à lui donner un petit coup de coude, mais m’lord était déjà sur la brèche. « Il n’est pas trop tard, même maintenant, pour limiter les dégâts que vous avez causés. Quel est l’équivalent du statut de Témoin Impérial, dans le coin, quelqu’un le sait ? Ça doit bien exister. — Auteur de déposition pour la Préfecture, je crois, m’lord, répondit Roïc. — Il se trouve que je dispose d’une bonne avocate qui pourra vous conseiller si vous coopérez avec moi de façon opportune, dit m’lord à leur captif. C’est-à-dire dès maintenant. » Roïc comprit le message et appuya les déclarations de son employeur en accentuant la pression sur le canon du neutraliseur. « Où étiez-vous sur le point d’emmener Leiber et Sato à l’instant ? demanda m’lord. J’imagine que ce n’était pas une petite promenade de santé ? — Akabane nous attend dans la rue, avec l’aérocamion, grommela Oki. — Le directeur financier de NovÉgypte ? Tout seul ? » Oki s’humecta les lèvres. « C’est qu’on était censés ne ramener que Leiber. » Les yeux de m’lord s’illuminèrent. « Celui-là, il nous le faut, Roïc, in flagrante delicto et pris sur cette propriété si possible. Le faux pas de l’ennemi est un don du ciel tactique qu’il ne faut jamais négliger. » Oki ajouta sans qu’on lui demande : « Ça allait être la grande parade des avocats, pour eux, le président Kim, et Choi qui dirige les opérations, et Napak, ce boss de la recherche. Akabane nous a mis le grappin dessus après la grande réunion… Il a dit que c’était évident, que lui et nous allions jouer les boucs émissaires, que les trois autres nous livreraient sans sourciller le matin suivant si personne ne faisait rien. Mais depuis la dernière fois il savait que mon beau-frère faisait partie du Front de Libération, et… — Diviser pour mieux régner, commenta m’lord d’un ton assez satisfait. Voilà qui explique bien des choses. Vite, Roïc. Akabane va forcément décamper dès que la police débarquera en force. » Raven revenait avec un medkit. Roïc remit brièvement son neutraliseur à m’lord, fit le tour d’Oki et lui attacha les poignets dans le dos à l’aide de ses propres menottes paralysantes, reprit son arme, saisit Leiber par le bras et s’en fut au pas de course vers les escaliers. « Pourquoi faut-il que je vienne ? » demanda Leiber, l’air un peu inquiet, tandis qu’ils dévalaient les marches à toutes jambes. « Vous pouvez identifier Akabane pour moi. Je n’ai pas envie de neutraliser le mauvais bonhomme. — Vous avez la gâchette facile avec ce truc. — Pas de souci. J’ai un permis de neutraliser. — Je croyais que c’était censé être un permis de tuer. » Roïc fit la grimace. « Oui, aussi. Mais vous n’avez pas idée de la paperasse que je dois me farcir, après. » Leiber n’eut pas l’air persuadé que ce soit une plaisanterie, ce qui était plutôt normal étant donné que Roïc n’en était pas sûr lui non plus. La procédure n’avait pas vraiment été une partie de plaisir sur le coup. Et pas davantage en y repensant avec du recul. Ils passèrent en trombe les lourdes portes métalliques à l’extrémité opposée du bâtiment principal, tournèrent à gauche et longèrent l’angle pour arriver à sa longue façade. Au centre, une courte allée en U menait à un hall d’entrée couvert. C’était sans doute là qu’on déposait les patients et les visiteurs, autrefois. L’allée faisait le tour ce qui avait manifestement été un espace vert propret et couvert de gazon, mais qui s’était réduit à un triste carré d’herbes folles. Il n’y avait aucun éclairage de sécurité, mais les faisceaux vacillants de nombre de lampes torches révélèrent un troupeau de personnes âgées, en grande ou petite tenue, qui se pressait dans l’allée et sur l’ex-pelouse. Au grand soulagement de Roïc, aucune lueur orange et ardente ne venait se refléter dans la brume nocturne depuis l’autre côté du complexe, mais seulement des lampes d’urgence de diverses couleurs qui achevaient de donner à la scène un surprenant éclairage de bal nocturne. Une double rangée de places de parking s’étendait tout le long de la façade de l’établissement. Roïc apercevait l’extrémité du bâtiment administratif derrière celui de l’accueil et localisa mentalement le bureau de Mme Suze au dernier étage. Au-delà du parking, le complexe était délimité par le portail grillagé et délabré. Derrière, dans la rue, seuls un ou deux véhicules sombres étaient garés au loin, mais juste devant le portail jouxtant le vieux poste de sécurité tombé en ruine, un aérocamion familier était tapi dans l’ombre. Chose intéressante, le portail avait été forcé et laissé grand ouvert. « Très bien, dit Roïc. Attendez que je me mette à couvert derrière la guérite, puis gagnez le bout de la pelouse et mêlez-vous aux autres. Prenez soin d’être visible depuis la rue, mais ne vous approchez pas de l’allée à moins d’une longueur de bras. — Attendez, vous voulez que je serve d’appât maintenant ? s’offusqua Leiber, indigné. Je croyais que vous aviez besoin de moi pour identifier Akabane ! — C’est exactement ça, le raisonna Roïc. Personne d’autre ici ne va essayer de s’emparer de vous. Par ailleurs, ça devrait l’attirer hors de son véhicule et dans l’enceinte. » Enfin, j’espère. « Pourquoi ça ? — D’abord, je ne peux pas le neutraliser à travers la paroi de l’aérocamion, et ensuite, au minimum, cela permettra à Lord Mark de l’accuser de violation de propriété privée. Ce qui le retiendra pour la nuit. Au matin, il sera trop tard. — Je croyais que c’était ce Fuwa le propriétaire ? — Ce serait mal connaître Lord Mark que de se figurer qu’il n’a pas déjà acheté cet endroit à l’heure qu’il est. » Non pas que quiconque le connût si bien que ça, même m’lord. Bon, il y avait peut-être Mlle Kareen. « Allez. » Roïc poussa légèrement Leiber pour l’encourager et s’éclipsa discrètement, se faufilant d’ombre en ombre pour aller se mettre à l’abri derrière le poste de sécurité, côté complexe, invisible depuis la rue. Leiber avança en titubant dans les mauvaises herbes, d’un air assez convaincant même s’il s’écartait de quelques mètres de trop au goût de Roïc. Il projetait autour de lui et au ciel des regards effarés, et se montrait clairement de profil comme de face. Pendant une minute, Roïc se demanda si Akabane allait mordre à l’hameçon, et il était en train de réfléchir à une autre stratégie quand l’aérocamion passa doucement devant son abri. Roïc s’accroupit dans les ombres. Un horrible instant durant, il se demanda s’il n’avait pas mal évalué la situation : si Akabane se contentait d’élever l’aérocamion à hauteur de tête et de le faire redescendre assez brutalement sur sa victime, Leiber ne serait plus en état de confesser quoi que ce soit à quiconque. Quelqu’un avait tenté de faire subir ce sort à m’lord une fois, ainsi que ce dernier lui en avait fait le récit. Le véhicule avait fait plusieurs passages, comme une énorme botte qui n’avait manqué que de quelques centimètres de le réduire à une tache sur le trottoir. Roïc se tendit comme un sprinteur avant la course, prêt à voler au secours de son appât. Cependant, peut-être que ces véhicules locaux étaient pourvus de senseurs de sécurité pour éviter ce genre d’accident, ou que la présence d’une bonne centaine de témoins retenait Akabane. Quoi qu’il en soit, pendant que sa porte latérale coulissait en position ouverte, l’aérocamion se contenta de faire une embardée sur la pelouse, coupant Leiber de la vue des vieillards, qui étaient pour la plupart tournés dans l’autre sens, tendant le cou en direction des lumières clignotantes. Une forme sombre bondit du véhicule vers Leiber, qui recula. Roïc balaya sa cible d’un tir à hauteur des genoux et la silhouette s’effondra dans un cri étouffé de stupéfaction et de rage. En quelques vives enjambées, Roïc était en position de lâcher son tir immobilisant à basse intensité au creux de la nuque du type, à bout portant. « Vite, aidez-moi à le balancer dans l’aérocamion », dit Roïc à Leiber, qui acquiesça et s’exécuta en soufflant. Akabane, directeur financier, avait le type local : il aurait aussi bien pu être l’oncle de Raven, version diabolique et quinquagénaire, si tant est que les clones aient eu quoi que ce soit d’approchant. D’un autre côté, Akabane n’avait pas l’air particulièrement diabolique pour l’instant, juste pâle et contrit. Et vaincu, espéra Roïc. Après tous ces jours passés à s’escrimer contre la cabale de NovÉgypte, c’était la toute première fois que Roïc voyait l’ennemi en face, si l’on exceptait quelques scans vid. Tout avait été organisé à distance, comme une guerre dans l’espace. Ou peut-être une variante bizarre et mutante des échecs où les règles changeaient tous les deux coups. Le redoutable père de m’lord, autrefois amiral, se serait peut-être senti à l’aise, et m’lord lui-même n’avait jamais eu besoin d’y réfléchir à deux fois, mais pour Roïc c’était une étrange affaire, distante et sans effusion de sang, même s’il se félicitait de ce dernier aspect. C’est alors que Roïc se demanda comment le sillage de chaos inattendu qu’avait laissé m’lord dans leurs affaires, en surgissant apparemment de nulle part, devait avoir été perçu par les dirigeants déboussolés de la compagnie qui croyaient avoir assuré leurs arrières à tous égards. Cette vision prêtait à sourire, même si le sourire en question sembla inquiéter Leiber, qui recula d’un pas. Du coin de l’œil, Roïc vit les phares des véhicules d’urgence qui tournaient au coin ; dans quelques secondes, ils seraient au portail. « Mêlez-vous à la foule et retrouvez-moi à la porte là-bas », dit-il à Leiber en suivant promptement son propre conseil. Se perdre dans cette foule s’avéra délicat, car il avait une tête de plus que tous ceux qui l’entouraient, et un bon siècle de moins. Il y avait toutefois assez d’animation ailleurs pour que personne ne lui accorde énormément d’attention. Leiber arriva quelques pas derrière lui. « C’est tout ? » demanda-t-il. Roïc acquiesça. « M’lord s’occupera du reste. Fini de jouer à cache-cache avec le Neutraliseur. » Roïc eut un bref sentiment de modeste satisfaction devant ce travail exécuté de main de maître. « À partir d’ici, place à la parlotte. Et ce n’est pas mon domaine. » Et il ajouta, après un instant de réflexion : « Heureusement. » Jin cligna des yeux et découvrit qu’il fixait le plafond. Celui de la salle de réanimation, réalisa-t-il en tournant la tête. Il palpa son visage qui le picotait, tint ses paupières fermement serrées et les ouvrit à plusieurs reprises, mais il ne se sentait pas particulièrement nauséeux ou étourdi. D’un autre côté, il ne se sentait pas non plus très bien. Plutôt bof, à vrai dire. Il était manifestement étendu sur un des quelques brancards de la pièce ; il n’avait pas de drap et sentait contre sa peau le désagréable contact du vieux plastique friable. « Jin, ça va ? » Il se releva sur un coude et découvrit sa mère à côté de lui. Elle portait de nouveau son masque filtrant, sa robe ajustée serrée, et elle le dévisageait avec des yeux inquiets. « Je crois. » Il se massa encore un peu le visage, puis se frotta le crâne qui lui faisait mal là où ses cheveux avaient été arrachés. Mina passa du côté de sa mère et leva les yeux vers lui avec un grand intérêt. « L’homme d’armes Roïc t’a tiré dessus. Je n’avais encore jamais vu quelqu’un se faire tirer dessus en vrai. » Jin non plus. Ça faisait un effet vraiment bizarre de s’être fait descendre. Pour la première fois, il se demanda ce qu’avait ressenti Miles-san quand il avait été touché par cette grenade à aiguilles. Naturellement, ça n’avait rien de comparable avec le fait de recevoir un simple tir de neutraliseur, supposa Jin, mais ce moment étrange où il avait vu l’expression inflexible de l’homme d’armes Roïc, et où il avait senti qu’il était impuissant, et qu’il était trop tard, et que son monde lui était arraché par des gens qu’il ne contrôlait pas, qu’il ne pouvait pas contrôler… Il fit la grimace : cette impression ne lui plaisait pas beaucoup. La voix de Raven-sensei leur parvint : « Ce n’est pas cassé. — C’est pourtant l’impression que ça me donne », lui répondit ensuite celle de Vorlynkin. Jin pivota pour les voir tous deux à la table voisine. Vorlynkin y était assis, les jambes ballantes. Il avait jeté son manteau ainsi que son gilet, et les manches de sa chemise étaient relevées. Raven-sensei se tenait debout devant lui et manipulait le bras gauche du consul, que ce dernier tenait avec toutes les précautions du monde. Le visage de Vorlynkin avait été lavé, et les marques des griffes de Néfertiti n’étaient plus que trois minces lignes sous une couche brillante de pansement transparent. Son col était maculé d’une bonne quantité de sang séché, et le reste de ses vêtements était copieusement éclaboussé. Jin eut envie de rentrer sous terre, car la faute en incombait à son nouvel animal. « Vous allez avoir de splendides ecchymoses, poursuivit Raven-sensei. — Je devrais remercier ce pied-de-biche. J’ai eu de la chance de ne pas me faire écrabouiller la figure. — Vorlynkin-san a trouvé d’autres ninjas, expliqua Mina à Jin. Ils se sont battus. C’est Vorlynkin-san qui a gagné. » Vorlynkin se tourna vers eux et adressa un sourire un peu mélancolique à la fillette. « Pas des ninjas, heureusement pour moi. C’était juste une paire de gros bras empruntés au chapitre local du FLHNE Qui se décidaient enfin à mettre leur slogan à exécution, il faut croire. — Je croyais qu’ils avaient tous été arrêtés après les enlèvements du colloque, dit Raven-sensei. — Il s’agissait apparemment d’une branche particulièrement extrémiste qui avait fait sécession. Même au mieux de sa forme, leur organisation n’a jamais été très unifiée, j’ai l’impression. » Vorlynkin ajouta, à l’adresse de Jin : « Je les ai trouvés tous les deux de l’autre côté du bâtiment voisin de celui de ton refuge, en train d’essayer de forcer les portes et d’accéder aux tunnels avec d’autres substances incendiaires. S’ils y étaient parvenus, nous nous serions retrouvés dans un fameux pétrin. » Raven-sensei haussa les sourcils. « Les incendiaires s’en seraient-ils seulement sortis vivants ? — Difficile à dire. Il semble très facile de s’égarer là-dessous. Mais les pompiers ont réussi à reprendre rapidement le contrôle de l’incendie du bâtiment qui abrite les tours de refroidissement, une fois que je leur ai dit que c’était de l’asterzine. Une belle cochonnerie, l’asterzine. Il ne faut surtout pas verser d’eau dessus, et les pompiers auraient eu une horrible surprise s’ils l’avaient fait. Il y a fort à parier que ce sont eux qui se lancent aux trousses du FLHNE. Dès demain. » Jin plissa le front. « Pourquoi un pied-de-biche ? La porte qui se trouve de l’autre côté est toujours ouverte. » Vorlynkin cligna des yeux, éclata de rire, puis fit la grimace et effleura son visage écorché. « C’était aussi bien qu’aucun de nous n’ait été au courant, je suppose. Une fois que j’ai eu confisqué le pied-de-biche, j’ai pu les retenir jusqu’à l’arrivée de la police. Certains des pompiers étaient plus que ravis de donner un coup de main. Le duo a balancé les agents de sécurité de NovÉgypte et avoué qu’ils les avaient engagés, de toute évidence pour créer une diversion afin d’essayer de nouveau de kidnapper le Dr Leiber, mais je pense que certains des membres du Front se sont laissés emporter par l’enthousiasme et ont fait du zèle. Toutefois, la piste devrait remonter comme un charme jusqu’aux grosses huiles que Lord auditeur Vorkosigan voulait faire tomber. » La mère des deux enfants se frotta le front tandis que des rides soucieuses se creusaient autour de ses yeux. « S’ils n’arrivent pas à tout étouffer encore une fois. — Pas cette fois, je crois, dit Vorlynkin en lui souriant d’un air rassurant. — Où est Néfertiti ? » demanda Jin, soudain paniqué. Mina désigna le bureau intégré dans le mur d’en face, à côté d’une série de placards. Une sorte de grondement sourd leur parvint depuis les ombres. « Elle se cache. Peut-être que tu pourras la faire sortir une fois qu’elle se sera calmée. J’ai essayé avec de la nourriture, mais je ne crois pas qu’elle ait faim pour le moment. » Raven-sensei contourna les tables pour s’approcher en souriant de Jin, examiner ses yeux, lui retrousser les paupières et prendre son pouls. « Des maux de tête ? Des nausées ? — Pas vraiment. » Jin explora à tâtons la peau de son visage qui fourmillait pour découvrir un bandage plastique qui lui barrait le cou. « Une égratignure, rien de plus, l’assura Raven-sensei. — J’ai le visage un peu engourdi. — C’est normal. Ça t’aura passé dans une heure. Si ce n’est pas le cas, fais-le-moi savoir. » Raven-sensei fit une pause et s’éclaircit la gorge. « Lord Vorkosigan m’a dit de t’expliquer une fois que tu serais réveillé que les quelques minutes pendant lesquelles Mina et toi avez retardé ces brutes de NovÉgypte ont fait toute la différence pour nous. Qui jouions le rôle de la cavalerie, pour ainsi dire. — Oh », dit Mina d’un air ravi. Raven-sensei hocha la tête. « "S’ils vous avaient fait sortir du bâtiment avant que nous arrivions , a-t-il dit, ç’aurait été une longue traque en poupe", encore une de ses expressions militaires qui signifie que nous aurions eu un mal de chien à vous rattraper. Quoique j’imagine qu’il y serait parvenu malgré tout. Il, euh… Il est plutôt tenace. » Jin se redressa tout à fait pour la première fois. Dans la cabine vitrée voisine de celle de sa mère avaient été parqués les deux grands types de NovÉgypte, et Jin eut un frémissement de peur jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que Hans était encore dans les vapes, par terre, et qu’Oki était assis les mains attachées dans le dos et les épaules affaissées, ne prêtant aucune attention à quoi que ce soit. Jin s’imagina la scène : eux tous, traînés dans un aérocamion sans fenêtre pour aller Dieu savait où, et maman, enlevée une fois encore… Il déglutit et sentit le bandage qui lui tirait sur la peau. Sa lutte désespérée contre ces grands types n’avait guère semblé avoir d’effet sur le coup, et elle avait même semblé futile, mais peut-être… Miles-san en personne fit alors irruption dans la pièce d’un pas vif, l’homme d’armes Roïc sur les talons. Oki ne leva toujours pas les yeux et Jin se souvint qu’on n’entendait rien dans ces cabines. « Ah, fit Roïc en souriant à Jin et en lui faisant un signe de main amical. Tu es réveillé. Bien. » Jin reprit une expression renfrognée. Il ne parvenait pas vraiment à évacuer de son esprit l’image de Roïc en train de regarder à travers lui comme s’il n’était pas là tout en pointant le neutraliseur. Le visage de l’homme d’armes se défit un peu, mais il tenta ensuite de sourire à Mina, avec plus de succès cette fois. Était-il entièrement factice, ce sourire ? Qui était le vrai Roïc : le grand bonhomme enjoué ou cet autre, froid, concentré et redoutable ? « Vous êtes tous là, excellent », lança Miles-san à la cantonade. Il sauta sur une chaise comme un professeur sur le point de donner sa leçon, attirant de fait l’attention de tous et se faisant presque aussi grand que Roïc. Ce spectacle aurait dû avoir l’air risible, et Jin ne savait pas vraiment pourquoi ce n’était pas le cas. « La police de Northbridge sera là dans quelques minutes pour commencer à enregistrer les dépositions et prendre livraison de nos invités de NovÉgypte, poursuivit Miles-san en désignant la cabine-prison. Nous devrions également accueillir deux avocats ensommeillés d’ici là. Mme Xia a catégoriquement stipulé qu’elle n’avait aucune compétence en matière de loi criminelle, mais nous avons réveillé deux des collaborateurs du département criminel de son cabinet. Nous recevrons son patron un peu plus tard dans la journée, quand nous serons tous retournés au consulat et que nous aurons pris un peu de repos. » La mère de Jin se raidit. « Nous n’avons jamais eu de chance avec les avocats jusqu’ici. — Cette fois, ils seront dans notre camp, promit Miles-san. Pendant ce temps, Raven, Dr Leiber, consul Vorlynkin, nous avons tout juste le temps de mettre nos versions au point. » Raven-sensei eut l’air intéressé, Leiber-sensei alarmé et Vorlynkin résigné. Miles-san poursuivit : « Il s’agit d’une succession trop complexe de causes et d’effets pour que nous ayons besoin de faire de gros ajustements, mais dans l’ensemble je préférerais y apparaître de façon moins manifeste, pour des raisons liées à l’autre partie de mon enquête sur Kibou. Laquelle ne concerne pas vos affaires et ne devrait pas empiéter dessus, madame Sato ; ne vous en inquiétez donc pas. Heureusement, Raven et le Dr Leiber, ici présents, sont bien placés pour jouer les héros locaux. » Raven-sensei haussa les sourcils. Le regard que braquait Leiber sur Miles-san se chargea d’une morosité empreinte de soupçon. « La version courte, c’est que lorsque Raven et moi vous avons rendu visite cette première fois, Dr Leiber, c’était parce que mon collègue ici présent jouait les chasseurs de têtes en quête d’un chimiste expert en cryoconservateurs pour la nouvelle extension envisagée par le Groupe Durona dans ce complexe de Northbridge. Il s’agit d’ailleurs du poste qu’on vous offrira, en supposant que nous réussissions à vous éviter la prison. — Oh ! fit Leiber-sensei en se redressant sur son siège, la gratitude se mêlant à la surprise dans son sourire spontané. — À cette occasion, le Dr Leiber nous a expliqué qu’il envisageait de nouveau de tirer la sonnette d’alarme contre NovÉgypte au sujet de la décomposition de la cryosolution et du scandale des contrats marchandisés, et qu’il avait subtilisé le cryocadavre de Lisa Sato pour assurer sa sécurité comme futur témoin. Saisissant l’occasion, il a engagé le Dr Durona pour sa résurrection, dont il a fait une des conditions de son emploi, et celui-ci, très désireux de se procurer ses services, a accepté. — Et je suis censé avoir immédiatement déménagé son cryocadavre volé dans mon labo secret ? demanda Raven d’un ton un peu sec. — Exactement. » Miles-san lui fit un sourire plein d’entrain. « Mais ne nous servons pas du terme volé dans nos déclarations au cas où la question se poserait. Sauvé serait tout à fait approprié, ou mis en sécurité. » Raven-sensei fit un geste d’assentiment. « Et ensuite ? — La tentative de fuite du Dr Leiber vers Escobar était une diversion destinée à faire sortir NovÉgypte du bois et les maintenir à l’écart jusqu’à ce que Mme Sato soit réanimée et prête à témoigner. Malheureusement, elle a eu un peu trop de succès. Néanmoins, j’ai permis à Roïc de le secourir, à la requête de Raven et en tant que faveur envers la compagnie de mon frère. Népotisme typique de ma famille. « Si j’étais présent ce soir, c’était uniquement pour avoir l’œil sur Mark, dont les activités sont suivies en continu par la Sécurité Impériale de Barrayar pour des raisons politiques purement internes. Ce qui est tout à fait exact, par ailleurs. Ayant déterminé que la nouvelle entreprise de Mark ne représente nulle menace immédiate pour l’Impérium, je quitterai sous peu Kibou-daini pour veiller à mes propres affaires urgentes. » Jin cligna des yeux en entendant cette nouvelle. Ouais, évidemment… Il fallait bien que ça arrive. Les gens partaient tout le temps. Rien n’était jamais sûr ni acquis. Il se mordit la lèvre. « Je suggère que nous ne fournissions spontanément aucune information sur la regrettée Alice Chen ce soir, et je crois fort improbable que son existence soit mentionnée, mais si c’est le cas, Raven l’a enlevée elle aussi à la requête du Dr Leiber, en tant que preuve physique indépendante des effets de la cryosolution fautive. Raven ayant assez de bon sens à la fois en tant que scientifique et qu’homme d’affaires pour éviter de mettre sa compagnie en péril sur des ouï-dire. » Raven inclina la tête et se fendit d’un large sourire. « Ça marche pour moi. » Miles-san roula des épaules et s’étira. Il avait le teint un peu grisâtre, un look très « quatre heures du matin », quoique pas plus fatigué que les autres personnes présentes. Toutefois, il avait les yeux brillants. Il se tourna vers la mère de Jin. « J’ai fait venir de l’ambassade barrayarane d’Escobar un analyste économique ; il est déjà en route. Dans l’état actuel des choses, les événements de la journée écoulée me dispensent largement de recourir à ses services, mais pour justifier les dépenses de son voyage, je vous le louerai quelques jours. Je prévois qu’il pourrait vous apporter une aide considérable dans la planification de vos prochaines actions, si vous deviez décider de faire renaître votre comité d’action politique. Et même si ce n’était pas le cas. » La mère de Jin se frotta le front. D’une voix assez pâteuse, elle demanda : « Mais si la police essaie de prendre Jin et Mina ? » C’était une horrible perspective, à laquelle Jin s’était efforcé de ne pas penser depuis que Miles-san avait annoncé l’arrivée imminente des autorités. « Je pense fort improbable qu’ils interrogent des mineurs avec tant de témoins adultes sous la main. Vous êtes leur parente la plus proche, et ils devront donc obtenir votre autorisation pour questionner vos enfants, autorisation que je vous suggère de leur refuser au motif que tous deux sont traumatisés par le récent choc de leur enlèvement raté. » Mina émit un petit bruit indigné à ces mots. Jin, lui, ne savait pas trop. « L’avocat vous soutiendra, poursuivit Miles-san. Si cela pose problème, ce dont je doute dans l’immédiat, dites à la police de venir me voir plus tard au consulat si besoin est, et d’ici là, je soupçonne que ce ne sera plus nécessaire. Et de toute façon, nous serons au moins en terrain familier, là-bas. » Vorlynkin adressa à Lisa un petit hochement de tête rassurant. Elle secoua la tête d’un air dubitatif, mais Jin eut l’impression qu’un peu de tension se relâchait autour de ses yeux. Jin leva les yeux et son regard tomba sur l’homme d’armes Roïc qui l’observait attentivement. Jin haussa les épaules d’un air gêné et détourna la tête. « Madame Sato, commença Roïc de sa voix profonde au débit mesuré, permettez-vous à Jin et à Mina de m’accompagner dans le couloir un instant ? J’aimerais leur montrer quelque chose. » Jin se retourna, prêt à refuser, mais Mina sautillait déjà sur place d’impatience, son accord l’emportant déjà sur celui de leur mère. Celle-ci semblait avoir quelque chose à dire au consul, et il fut donc entraîné dehors avec sa sœur. Roïc referma la porte avec fermeté derrière eux. Au grand étonnement de Jin, Roïc s’accroupit en appui sur un genou, ce qui le rendait… eh bien, guère plus petit que Jin et toujours plus haut que Mina. « J’ai pensé, dit Roïc, que vous pourriez avoir envie d’essayer de tirer avec mon neutraliseur. » Il tira du holster sous sa veste l’arme qui avait causé une telle douleur, et Jin eut un petit frisson. « Waouh ! fit Mina. On peut ? » Il était donc impossible à Jin de dire non désormais. Il hocha la tête avec circonspection. « Il ne faut jamais pointer une arme sur quelqu’un si vous n’avez pas l’intention de tirer, déclara Roïc en guise d’introduction à une courte explication. Même si vous pensez qu’il n’est pas chargé ou que la sécurité est verrouillée ou quoi que ce soit. Faites-en une règle d’or, et ça ne posera jamais de problème. » Il désigna les différentes caractéristiques de l’appareil, y compris le capteur de la crosse verrouillé sur ses propres empreintes de paume, qu’il débloqua à l’aide d’un code. Il le tendit à Jin en s’assurant qu’il était pointé sur le couloir vide. Jin sentait encore la chaleur de la main de Roïc sur la poignée, comme sur une chaise où l’on s’assied juste après que quelqu’un s’en est levé. Le neutraliseur était plus léger que Jin s’y était attendu, mais assez robuste. C’était la batterie logée dans la poignée qui lui conférait l’essentiel de son poids. Il n’avait pas l’impression de tenir un jouet. Jin regarda le long du viseur comme Roïc le lui avait montré et pressa la détente. La vibration qui se transmit à sa main le surprit, mais il n’y eut pas de recul et il parvint à ne pas lâcher l’arme. Encouragé, Jin laissa Roïc lui montrer comment fonctionnait le viseur laser automatique et tira à nouveau. Cette fois, il ne sursauta pas. Et tira encore. La charge toucha le mur presque exactement où il avait visé, cette fois. Jin ne sourit pas vraiment, mais il sentit que sa mâchoire se desserrait. À ce moment-là, Mina était impatiente d’essayer – À moi ! À moi ! – et Jin lui céda l’appareil à contrecœur. Roïc répéta ses instructions et s’agenouilla prudemment derrière Mina en levant la main pour l’aider à assurer son équilibre, car elle devait brandir l’appareil à deux mains, et l’exercice fut répété. Roïc se leva, réinitialisa le code et rengaina son arme. « Ça va mieux ? » demanda-t-il à Jin. « Ouais, dit Jin d’un ton un peu émerveillé. C’est comme un outil. C’est juste un outil. — C’est vrai. » Cette fois, quand Roïc baissa les yeux pour lui faire un sourire, Jin le lui rendit. Il laissa l’homme d’armes les reconduire dans la salle de réanimation. Miles se pencha et parla gravement dans l’enregistreur holovid crypté. « Je veux juste que tu saches, Gregor, que si la planète se retrouve à feu et à sang à cause de ça, ce n’est pas de mon fait. Cette bombe à retardement était là avant que je ne tombe dessus par hasard. » Il réfléchit à l’introduction de son rapport un instant, puis tendit la main pour l’effacer. Le bon côté des communications vid asynchrones à travers le Nexus, fusant à la vitesse de la lumière d’un point de saut à l’autre et convoyées par les vaisseaux qui traversaient les couloirs de navigation, c’était que vous pouviez toujours vous raviser avant d’appuyer sur envoi. D’un autre côté, certaines de ses meilleures idées lui étaient venues tandis que son cerveau cavalait pour rattraper sa bouche au vol. Et quelques-unes des pires, aussi. Il se demanda dans quelle catégorie il faudrait classer ses dernières sorties, au bout du compte. Il jeta un coup d’œil circulaire à la salle hermétique du consulat, qu’il avait pour lui seul et dont il avait expulsé un Johannes épuisé avant d’entreprendre cet enregistrement privé. Comme Johannes était ce qui s’approchait le plus d’un analyste de la SécImp dans ce consulat isolé, Miles avait passé la majeure partie des deux dernières journées à lui expliquer quel genre d’information pêchée dans le tumulte des flux d’actualités il devait filtrer et transmettre aux Affaires galactiques sur Komarr. Ah, mener plusieurs tâches de front, il n’y avait que ça de vrai. Johannes s’était montré un élève assez diligent. Si l’attaché avait fait partie du Service Impérial, il aurait été affecté à un poste plus important, mais un homme moins responsable que lui ne s’en serait pas vu confier un aussi autonome. Miles ajouta une note qui louait la conscience du lieutenant, tant qu’il y était, ce qui lui rappela les soupçons qu’il avait entretenus au début à l’égard du réceptionniste, Yuuichi Matson. Il avait surpris la fin d’une brève conversation entre celui-ci et son patron dans la cuisine, l’avant-veille, quand le consulat commençait tout juste à être assiégé par les médias. « Les gens me disaient que je pourrais empocher un bon petit pécule en bakchich à ce poste, se plaignait le réceptionniste, mais en cinq ans personne ne m’a jamais offert quoi que ce soit. Et quand ça finit par arriver, c’est pour avoir des ragots sur Sato-san. Sato-san. Comme si j’allais leur en donner ! Peuh ! » Les yeux bleus de Vorlynkin s’étaient plissés. « Tu t’y prends mal, Yuuichi. Tu n’es pas censé attendre les offres, mais demander. Ou au moins sous-entendre. Tu devrais demander des conseils au Lord auditeur. » Matson s’était contenté de secouer la tête et de quitter la pièce, couvant son thé et sa déception. Miles avait souri et donné une petite tape amicale dans le dos du réceptionniste surmené. Tandis qu’il tentait de recouvrer sa concentration, Miles passa en revue le long index des pièces jointes, données brutes ou résumés qu’il avait rédigés pour le QG, une corvée pénible mais nécessaire. Une malheureuse équipe d’analystes des Affaires galactiques de la SécImp aurait largement de quoi s’occuper pendant une semaine, ou même trois, le temps qu’il arrive et mette les détails au point avec eux en personne. Le Conseiller Impérial, ainsi qu’on appelait le vice-roi barrayaran sur Komarr, serait lui aussi invité à prendre part à la danse quand le message codé lui parviendrait par faisceau hermétique. Une analyse complète de l’arnaque aux actions à droit de votes planétaires attendrait le Lord auditeur dès qu’il regagnerait l’orbite de Komarr, ainsi qu’un plan adéquat pour contrer l’escroquerie. Miles s’autorisa un instant à imaginer Ron Wing et compagnie s’éveillant de cryostase en croyant s’être emparés de la planète, pour se découvrir aussi dépourvus et désespérés que le vieux Yani. Hélas, l’affaire serait sans doute réglée avant qu’on n’en arrive là. La justice cosmique était fort séduisante, mais la version ordinaire ferait aussi bien l’affaire. Mettre au point son rapport d’auditeur avait également permis à Miles de rester à l’écart du reste du consulat, plus haut, et à empêcher les visiteurs de l’importuner au sujet de cette nuit décisive chez Mme Suze. Les cadres de NovÉgypte avaient été arrêtés pour conspiration, voire pour meurtre, et comme le scandale des cryoconservateurs défaillants et des contrats marchandisés déferlait tel un tsunami sur les flux d’actualité, il était probable qu’un tel poids d’inculpations allait s’accumuler sur leurs épaules qu’ils ne parviendraient pas à s’en sortir par des arguties. La tentative d’enlèvement sur des enfants se révéla particulièrement préjudiciable à leur image, un autre point à mettre à l’actif de Jin et de Mina, ce que Miles devait se rappeler de leur dire. Des poursuites légales pour le compte de Lisa Sato et de son groupe paient en préparation, et elle avait donné sa première interview sous l’œil vigilant de Vorlynkin, soutenue par les judicieux conseils de son nouvel avocat, lequel, travaillant dans la perspective de recevoir une part des gains de sa cliente, se montrait particulièrement zélé. BlanChrys et un certain nombre d’autres cryocompagnies, poussées à réagir prématurément par la soudaineté des événements, jouaient les victimes outragées, et Miles, sarcastique, souhaitait à Ron Wing toute la chance du monde lorsqu’il tenterait de sauver les meubles. L’asterzine suffisait lorsqu’on voulait mettre le feu à un bâtiment, mais pour une planète… Pour la énième fois, Miles se rappela qu’il n’était nullement obligé de se mêler de ce qui se passait en haut. Le consul se débrouillait très honorablement pour veiller aux intérêts de Barrayar, sans parler des membres de la famille Sato, et Mark gérait la crise du côté de la clinique Durona. Miles avait été à deux doigts de compromettre son enquête sur BlanChrys en s’immisçant dans les affaires de NovÉgypte, mais étant donné le nouveau projet de Mark, ce n’était peut-être pas si inutile. Miles ne détestait pas qu’on lui attribue le mérite de ce qui était en fait des intuitions fortuites ; en réalité, rien de tout cela ne serait advenu s’il n’avait pas fouiné un peu plus loin qu’il n’aurait dû. Il devait insister là-dessus auprès de Gregor. Ah, Gregor. Le message secret n’était destiné qu’aux yeux et aux oreilles de l’empereur. Cherchant l’inspiration, Miles fit apparaître une vid statique de Gregor en grand uniforme, dans sa pose officielle, avec un regard noir et austère que l’intéressé avait surnommé l’air d’avoir un balai dans mon impérial cul. Hélas, en la voyant, Miles mourait d’envie de faire le pitre jusqu’à ce que cette figure grave se fende d’un sourire. Non, Gregor avait assez de clowns autour de lui. À commencer par une bonne moitié du Conseil des Comtes, même s’ils arrivaient rarement à lui arracher un ricanement. Miles appuya de nouveau sur enregistrement et commença avec une efficacité concise. « Salutations, Gregor. Comme l’indiquait ma note rectificative au petit message d’urgence malencontreux envoyé par Vorlynkin la semaine dernière, les soupçons qui pesaient sur une éventuelle escroquerie de BlanChrys sur Komarr étaient fondés. Les données brutes et mon récapitulatif se trouvent dans le corps de mon rapport. Je ne sais trop que faire du pot-de-vin. Je ne vais pas le rendre, mais il ne vaudra pas non plus ce qu’avait promis Ron Wing : le refiler à l’Hospice pour Vétérans du Service Impérial semblerait une option douteuse. Nous nous occuperons de ça plus tard. Je m’arrêterai à Solstice lors de mon voyage de retour si la SécImp de Komarr et le Conseiller Impérial veulent poser d’autres questions, mais sincèrement ils ont déjà de quoi faire avec ça. « Oh, et concernant Vorlynkin, je veux que des félicitations auditoriales officielles soient mentionnées dans son dossier, pour service exemplaire tout le temps de ma présence ici, qui n’avait rien d’une visite de courtoisie ! Et aussi après, étant donné que je m’enfuis dès demain en laissant tout le ménage à ce brave garçon. » Et j’aime mieux que ce soit lui que moi. « En attendant, je suppose que je ferais mieux de te faire un bref résumé du scandale qui touche NovÉgypte, étant donné qu’il a empiété sur mon enquête. Tout a commencé quand les barjos du coin ont déboulé au colloque et ont essayé en vain de m’enlever, comme je l’ai décrit dans mon dernier rapport, mais ensuite… » Si succinctement qu’il le pût, Miles résuma les événements survenus ces derniers jours, depuis l’arrivée de Jin au consulat jusqu’à l’arrestation de l’équipe de NovÉgypte. Il était un peu hors d’haleine une fois qu’il en eut terminé. Miles essaya de ne pas grimacer en imaginant l’expression de Gregor quand il aurait tout entendu. Perplexité ? Compassion ? Impassibilité ? Gregor aurait été capable de donner des leçons d’impassibilité à Pym. « Jusqu’ici, aucune charge criminelle ne pèse sur moi, et je pense que j’aurai quitté Kibou-daini depuis belle lurette avant que quiconque ne songe à me faire porter le chapeau », conclut-il d’un ton joyeux et rassurant. Il chercha comment finir sur une note optimiste. « Et dans la série Ça n’arrive que sur Kibou, nous avons réellement dû invoquer les morts pour témoigner contre les méchants, moment de justice cosmique s’il en est. » Quelle était cette vieille citation à faire froid dans le dos ? Quelque chose qu’il avait lu du temps où il était à l’Académie, ou plus probablement pendant ses vacances à l’époque, une vieille histoire de la Vieille Terre. Avant que la cryonique ne soit inventée ni même imaginée, ce qui lui donnait une allure étrangement prémonitoire. Les mots étaient imprimés dans son cerveau, bien que leur source littéraire fût depuis longtemps oubliée, enfouie sous le chaos des décennies qui avaient passé, et peut-être un soupçon de cryo-amnésie. Je briserai la porte de l’enfer et je fracasserai les verrous ; et j’invoquerai les morts, pour qu’ils prennent leur repas avec les vivants, et les vivants seront submergés par leur nombre... Ah, ça, il n’avait pas très envie de le partager avec Gregor. La tête de l’empereur, comme Miles avait de bonnes raisons de le savoir, était déjà tellement bourrée de trucs effroyables que c’était un miracle que son crâne n’ait pas encore explosé. Toutefois, cela permit à Miles d’arriver à son grand finale. « Je serais surpris si les recherches de Mark sur le rajeunissement ne se révèlent pas plus importantes à long terme que ma mission. Trop tôt pour juger, mais il faudra garder l’œil sur le Groupe Durona, et pas seulement celui des espions de la SécImp. Un petit mot glissé à l’oreille de la grand-tante de Laïsa, si elle cherche un meilleur investissement que BlanChrys Solstice, serait sans doute une récompense adéquate pour avoir porté l’affaire à notre attention, quand on y pense. « J’ai manqué le vaisseau de saut commercial d’aujourd’hui pour Escobar, mais j’ai réussi à dégoter des billets pour celui de demain. Je suis impatient de rentrer chez moi. « Et, oh, n’oublie pas de dire à Laïsa de ma part : Belle prise. » Miles referma l’enregistrement, le crypta, le joignit à son rapport codé et l’expédia. Chapitre vingt Le soleil de l’après-midi réchauffait le jardin derrière le consulat, empli des bruits feutrés des animaux. Gyre se lissait les plumes et grommelait sur son perchoir. Les poulets picoraient dans l’herbe ou somnolaient dans leurs boîtes-nids. Le sphinx reniflait et marmonnait dans les bacs à fleurs, éternuant parfois exactement comme la mère de Jin. Honorant la table de sa présence, la tortue grignotait lentement un morceau de laitue, généreuse donation prélevée sur le déjeuner de Mina. Lucky était roulée dans le giron de la mère de Jin et ronronnait, dégainant ses griffes dès que les caresses s’interrompaient, exigeant apparemment qu’on la câline jusqu’à ce qu’épilation s’ensuive. Certes, les rats, qu’on avait laissés sortir pour une promenade un peu plus tôt, et qui avaient eu droit à quelques morceaux de choix, étaient roulés en boule et dormaient dans leurs cages, mais ils ne faisaient pas vraiment de bruit le reste du temps. Tout était vraiment vivant ici, pensa Jin avec satisfaction. Ils avaient apporté une table pour déjeuner sous un arbre, maman et Jin et Mina et le consul Vorlynkin, et tante Lorna, invitée pour la première fois à rendre visite à sa sœur ressuscitée. Jin avait été horrifié quand il avait appris qu’elle venait, mais comme elle était aussi peu désireuse de le reprendre chez elle que lui d’y retourner, curieusement, ils se retrouvèrent en réalité dans le même camp. Elle ne laissa cependant pas passer l’occasion de le réprimander pour s’être enfui. Les deux fois. « Elle a raison, Jin, approuva sa mère. Ils étaient tous très inquiets de ne pas savoir ce qui t’était arrivé. Tu aurais pu être tué, pour autant qu’elle et ton oncle le sachent à l’époque. — Mais si je ne m’étais pas enfui, dit Jin, je n’aurais jamais rencontré Miles-san. Et maman serait toujours congelée. » Vorlynkin-san se fendit d’un large sourire devant l’expression décontenancée de tante Lorna. « D’une logique implacable, j’en ai peur. » Il avait ôté sa veste à cause de la chaleur et s’était laissé tomber dans sa chaise en bras de chemise, plus décontracté que Jin l’ait jamais vu. D’un autre côté, la plupart du temps, il avait suivi Miles-san, et Miles-san avait l’art et la manière de… contracter les gens. Miles-san et l’homme d’armes Roïc étaient partis la veille à bord d’une navette orbitale pour attraper le vaisseau de saut vers Escobar. De là, avait expliqué le consul à Jin et Mina à l’aide d’une carte des couloirs de navigation, le Lord auditeur serait transféré sur un vaisseau en partance pour les planètes Sergyar et Komarr, et finalement Barrayar où se trouvait son vrai foyer. Celui avec tous les enfants et les poneys, supposait Jin. Malgré la procession constante d’avocats, de policiers et de journalistes qui entraient et sortaient du consulat, sans parler de Jin, de Mina et de leur mère, ainsi que de leurs autres parents, Jin devait admettre que l’endroit était devenu bien plus tranquille depuis que le petit homme était parti. Tout ça s’était révélé très excitant un moment, mais Jin n’était pas mécontent de retrouver un peu de calme. Quoi qu’il en soit, la parade de toutes ces personnes avait été étroitement supervisée par le consul arborant son attitude la plus officielle et intimidante – ce en quoi être grand et barrayaran aidait –, et personne n’avait plus essayé d’enlever la mère de Jin. Mina était rentrée pour aller aux toilettes, mais la porte de derrière s’ouvrit à la volée et elle se précipita, tout excitée, une boîte familière entre les mains. Le lieutenant Johannes la suivait d’un air inquiet en disant : « Elle sera bien plus heureuse quand elle aura retrouvé son habitat naturel, j’en suis sûr. — Jin ! Maman ! s’écria Mina. Regardez ! Les bébés de Lady Murasaki sont éclos ! » Leur mère répondit vaillamment : « C’est très bien, ma chérie », bien que la tante Lorna fît la grimace. Maman baissa les yeux pour regarder à travers le couvercle transparent, et ajouta d’une voix éteinte : « Ça alors, elle a vraiment des tas d’enfants, n’est-ce pas ? Peut-être qu’il est temps d’emménager dans une plus grande maison. » Comme nous ? pensa Jin. Oh, faites que nous aussi. Il examina le consul avec un espoir nouveau. « Le lieutenant Johannes dit qu’il faut que je les remette dans le jardin. » Mina faisait la moue, s’efforçant de toute évidence de décider si c’était ou non une bonne idée. Derrière elle, Johannes gesticulait, apparemment pour faire comprendre qu’il ne voulait pas partager le consulat avec une centaine de bébés araignées en pleine croissance, ce que Jin trouvait plutôt étroit d’esprit de sa part. « Excellente suggestion, approuva Vorlynkin avec tact. Je me suis laissé dire que leurs toiles sont très jolies dans la lumière du matin, quand il y a beaucoup de rosée. » Jin entama à la hâte un exposé sur les variétés d’araignées qui tissaient et qui ne tissaient pas, ainsi que sur la conception des toiles des diverses espèces en fonction de leur proie, tandis que Mina s’éclipsait pour trouver de jolies fleurs où lâcher la nouvelle famille. Johannes murmura à Vorlynkin : « Quand elle m’a collé cette boîte sous le nez, j’ai bien cru que j’allais dégobiller. » Le consul plissa les yeux. « Je ne savais pas que tu étais arachnophobe, Trev. — Vous vous rendez bien compte que le jardin va littéralement grouiller de ces araignées gigantesques ? — En fait, dit Jin, les poules vont probablement en manger quelques-unes. » Johannes jeta pour la première fois de sa vie un coup d’œil approbateur aux gallinacés. « Ne le dites pas à Mina, ajouta Jin. — Même pas en rêve », dit Johannes qui retourna à l’intérieur après avoir salué d’un hochement de tête la mère et la tante de Jin. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que la porte se rouvrait pour laisser passer Raven-sensei. Cette interruption ravit Jin, car les adultes avaient abordé le sujet des classes qu’il avait manquées, et le moyen d’y remédier dans les plus brefs délais. Raven-sensei salua tout le monde d’un geste de la main auquel Mina répondit avec enthousiasme, et s’arrêta à la table, fixant tante Lorna d’un air intéressé. « Ah. Sœur-san ? » De l’avis de Jin, tante Lorna ne semblait pas vraiment être la sœur aînée de sa mère, étant plus petite et plus ronde, avec ses cheveux coupés au carré et son air revêche, même si toute trace d’irritation s’évapora lorsqu’elle posa des yeux ronds sur le chirurgien escobaran. Vorlynkin se hâta de faire les présentations, et tante Lorna sourit vraiment en lui serrant la main. Quand Raven-sensei se retourna pour saluer Mina, elle murmura à sa sœur : « Tu ne m’avais pas dit que ton docteur ressemblait à ça. — Fonctionnel et décoratif, murmura maman en réponse. Sa clinique est plutôt réputée sur Escobar à ce qu’on m’a dit. » Pendant un moment, le consul Vorlynkin fit la moue, comme s’il se demandait s’il devait s’efforcer d’avoir l’air fonctionnel ou décoratif. Il se décida au bout du compte à rester diplomatique, une attitude qui lui correspondait mieux de toute façon. Raven-sensei revint de son examen admiratif de la famille d’araignées, et Jin, sur un geste de tête de sa mère, abandonna sa chaise au nouvel invité. C’était un mal pour un bien, car Jin s’en fut se reposer sur son épaule et elle enroula son bras autour de sa taille. Lucky émit un petit bruit outré et descendit d’un bond. « J’ai pensé que vous voudriez apprendre la nouvelle immédiatement, madame Sato, dit Raven-sensei. Nous avons retrouvé M. Kang et Mme Khosla la nuit dernière, et effectué les deux résurrections ce matin. Sans la moindre anicroche, je suis ravi de vous le dire. Tous deux ont parlé brièvement, et avec autant de lucidité qu’on était en droit de l’attendre, avant que je les renvoie au lit. Dès que votre rhume de cerveau sera guéri, vous pourrez descendre les voir au complexe. » Jin sentit le corps de sa mère trembler ; elle ferma les yeux, reconnaissante et soulagée. « Merci pour votre excellent travail, docteur. — En effet », dit le consul Vorlynkin. Il inclina la tête, inquiet pour la mère de Jin, mais se renfonça dans son siège lorsqu’elle se tamponna les yeux et se détendit. « Dans combien de temps seront-ils à même de s’entretenir avec les avocats et les inspecteurs ? — Bien sûr, il leur faudra rester en isolement biologique quelques jours, mais j’imagine que leur convalescence sera presque aussi brève que celle de Mme Sato. Ils seront peut-être assez cohérents pour nous donner leurs dépositions par les interphones des cabines dès demain matin, mais j’ai demandé aux autorités de ne venir qu’après-demain pour être sûr. — Et qu’en est-il de leur sécurité physique pendant ce temps ? — Mlle Koudelka s’en est occupée dans le cadre de la mise en place des mesures de sécurité de la nouvelle clinique. Elle a un don pour ce genre de choses. Saviez-vous que sa mère était autrefois garde du corps de l’empereur de Barrayar quand celui-ci était enfant ? Formée par la SécImp à ce que je sais, et elle a transmis son savoir à sa famille. — Oui, je crois que Lord Vorkosigan a dit quelque chose à ce sujet avant de partir. Il semble connaître un extraordinaire éventail d’individus. Plutôt logique étant donné ses origines. — Mais qu’est-ce que c’est que ce Lord Imprononçable dont vous n’arrêtez pas de parler, à la fin ? demanda tante Lorna. — Qu’est-ce que c’est, ou plutôt qui ? dit Raven-sensei. Quoique dans son cas les deux soient quasiment inextricables. — L’un ou l’autre. Les deux. — Il enquête sur des fraudes à l’assurance pour quelqu’un, expliqua Jin. Son patron s’appelle Gregor. Il parle beaucoup de lui. » Vorlynkin cligna des yeux ; Raven-sensei éclata de rire et Jin se tortilla les orteils, gêné. « Ce n’est pas vrai ? demanda-t-il. — En quelque sorte, répondit Vorlynkin avec un nouveau sourire. L’empereur Gregor Vorbarra, en fait. Mais le Lord auditeur enquête sur toutes sortes de fraudes et… euh, d’autres situations difficiles qui peuvent survenir et affecter l’Impérium, sur ordre direct de l’empereur. Au plus haut niveau, généralement, et en quasi totale autonomie. — Il s’est parfois surnommé le valet d’étrier de l’empereur, confia Raven. J’ignorais si cela désignait un garde qui chevauche aux côtés de son chef, ou celui qui lui tient l’étrier lorsqu’il monte à cheval. Typiquement barrayaran comme expression, je trouve. — Celui qui chevauche à ses côtés est plus correct, dit Vorlynkin. Bien que l’autre aspect ne soit pas totalement faux. » La mère de Jin leva le menton d’un air intéressé. Tante Lorna écarquilla un peu plus les yeux. « Je ne savais pas qu’il était important à ce point », reprit Jin en repensant à la première fois où il avait vu le camé égaré et en loques. Et à nombre d’élucubrations et d’attitudes vraiment bizarres par la suite. Miles-san n’avait jamais joué les arrogants ou les collets montés. D’un autre côté, il n’avait jamais agi non plus comme si les règles s’appliquaient à lui. « Son père, le comte Aral Vorkosigan, est vice-roi de Sergyar, expliqua Vorlynkin à la tante de Jin. Quant à sa mère, la célèbre comtesse, elle est elle-même vice-reine : il s’agit là d’une affectation conjointe, et pas simplement d’un titre honorifique parce qu’elle est son épouse. Sa vice-royauté couronne une longue carrière au service de l’Impérium. — Pas facile pour Miles de marcher dans leurs traces, je suppose », intervint Raven-sensei. Jin pensa à son propre père, figé dans le temps par la mort, de façon plus permanente que par n’importe quelle procédure cryonique. Jin n’aurait jamais plus de sept ans dans ces souvenirs qui s’estompaient. Jamais dix-sept, ni vingt-sept, ni plus. Quel effet ça pouvait bien faire d’avoir un père quand vous étiez adulte ? C’était un concept à la fois étrange et perturbant. « Royauté ? demanda Mina, qui était revenue se coller à l’autre bras de sa mère juste à temps pour entendre. Le papa de Miles-san est un genre de prince ? — Un vice-roi est un… hum. » Vorlynkin fit une pause comme s’il choisissait soigneusement les mots à son intention. « L’empereur Gregor ne peut pas être sur les trois mondes à la fois. Il demeure donc sur Barrayar la plupart du temps et envoie des gens le représenter sur les deux autres planètes. Le Conseiller Impérial sur Komarr, le duo que forment le vice-roi et la vice-reine sur Sergyar. Au bout du compte, ils font le même travail, mais sous des titres différents parce que les planètes elles-mêmes le sont. » Il jeta un coup d’œil à la mère de Jin, comme pour voir l’effet que cette explication produisait sur elle. « Alors ce sont en quelque sorte des… adjoints de l’empereur ? » demanda Jin. Vorlynkin marqua son approbation d’un sourire. « En fait, oui. Sauf qu’ils sont nommés, font leur temps et qu’ensuite leur travail s’arrête. Quand on est empereur, c’est à perpétuité. Pour ainsi dire. » Ses lèvres s’étendirent en un sourire désabusé. « Alors Miles-san a un travail important et une famille importante », conclut Mina en considérant ces idées inédites. Jin se demanda si elle pensait à ces fameux poneys. Tante Lorna fit la grimace. « C’est parce qu’il a des parents importants qu’on lui a confié ce travail important ? — Non, intervint Raven-sensei. Je crois qu’on a confié ce travail à Miles parce que c’est un vrai furet. Et si le nom de la bête a donné le verbe fureter, ce n’est pas par hasard. Vous n’aurez pas manqué de remarquer, bien sûr, que c’est un cinglé hyperactif. » Il ajouta cependant, pour faire bonne mesure : « Ce qui nous a assurément été extrêmement profitable, à moi et aux miens. — Eh bien… » Vorlynkin laissa sa phrase en suspens. Très diplomatiquement, supposa Jin. Jin poussa un gros soupir. « J’aimerais bien avoir un furet ! » La mère de Jin s’étouffa ; Vorlynkin lui jeta un coup d’œil, puis à Néfertiti qui était occupée à renifler les violettes. « Tu viens d’avoir un… heu, c’est quasiment un lion quand on y pense. Je dirais que pour le moment tes désirs de faune sauvage sont plutôt comblés, non ? » Mina entortilla ses bras autour de sa mère et posa la tête sur son épaule, et Lisa la serra contre elle. Il reste bien un vœu, pensa Jin. Un vœu merveilleux à exaucer. Plus merveilleux que n’importe quel furet. Plus qu’un lion, même. Même si d’un autre côté c’était très mignon, un furet… Jin avait vu des images. Les petits animaux à fourrure étaient toujours plus faciles à faire accepter que ceux qui possédaient une carapace et des pattes multiples, pour quelque obscure raison. Mais allez comprendre le mode de raisonnement des adultes… Les adultes commencèrent à parler d’avocats et de poursuites, des cadres malveillants de NovÉgypte, tous en état d’arrestation, du vieux comité d’action politique de maman, de ce qui allait se passer ensuite… Et ça faisait des jours que ça durait, pratiquement toute la semaine qui avait suivi l’incendie de la maison de Suze-san, aussi Jin s’éclipsa-t-il pour surveiller Néfertiti. Mina, blasée elle aussi, le suivit. Le sphinx était tapi dans le carré de violettes blanches et pourpres. « Oh, non ! s’écria Mina. Elle est en train de les manger. » Jin, craignant que le consul ne soit attaché à ses violettes, pour la plupart réduites à de fines tiges vertes, saisit la créature et la traîna à l’écart en la réprimandant. « Mfaim ! » bafouilla Néfertiti, des pétales mauves écrasés plein la bouche. « Vorlynkin-san ! demanda Mina d’un air angoissé. Est-ce que Néfertiti risque de tomber malade en mangeant des violettes ? » La mère de Jin, consternée, déglutit, mais elle éclata de rire en même temps. Vorlynkin ne semblait guère pris au dépourvu. « Je ne crois pas. On met parfois des fleurs comestibles dans les salades, et il me semble que les violettes en font partie. On les sert aussi confites. Toutefois, il serait sans doute prudent de ne pas la laisser en manger trop à la fois. » Jin et Mina soupirèrent tous les deux de soulagement, peut-être pour des raisons légèrement différentes. Vorlynkin-san savait toutes sortes de trucs chouettes. Et il souriait à la maman de Jin. Et Lisa lui souriait, elle aussi, ce qu’elle n’avait pas eu l’occasion de faire très souvent dernièrement. C’était un type bien sous tous rapports, même s’il faudrait le mettre un peu à jour question zoologie, s’il était censé… rester dans le coin. Et c’est très bien comme ça, pensa Jin. Miles choisit une table près du balcon dominant le grand hall de la station de transfert d’Escobar. De là, on avait une vue doublement vertigineuse : celle des voyageurs qui transitaient deux étages en contrebas, et une vaste tranche d’espace moucheté d’étoiles sur laquelle se découpait le bord de la planète Escobar, éclatant de lumière et de couleur, que l’on pouvait voir à travers la paroi supérieure. Il disposa trois ampoules de café, prit un siège et fit signe à Roïc de s’asseoir sur un autre. L’homme d’armes accepta une ampoule de café mais refusa la chaise en secouant la tête, préférant s’appuyer à la rambarde du balcon pour scruter les alentours. Cela lui donnait hélas tout à fait l’aspect d’un garde du corps voulant se faire passer pour un touriste. Roïc n’était pas très amateur de ces lieux exposés. Miles aimait toujours s’arrêter dans ce café lorsqu’ils passaient dans le coin, une annexe de la station construite dix ans auparavant, se souvint-il. Mark apparut, l’aperçut, ou du moins aperçut Roïc, leur fit signe et s’approcha. Le navire de Miles ne partait pas avant quelques heures, et Mark avait donc décidé de ne descendre sur Escobar que par la navette suivante pour passer quelques minutes de plus avec son frère. Le fait de partager le même vaisseau depuis Kibou-daini les avait forcés à cohabiter plus longtemps qu’ils n’en avaient eu l’occasion depuis des années, même s’ils avaient passé le plus clair de leur temps dans des cabines séparées à mettre au point des directives détaillées à envoyer à leurs associés respectifs. Mais être occupé et absorbé était une bonne chose dans l’ensemble. Fichtrement mieux que d’être fou et mort, par exemple. Mark s’assit, saisit la dernière ampoule, en ôta le couvercle du pouce, avala une gorgée et fit la grimace. Quand il en avait le temps, le frère de Miles se piquait d’être un gourmet, aux goûts plutôt délicats en matière de nourriture et de boisson. Miles ne trouvait pas la saveur si horrible pour du café en ampoule de station de transfert. Quand on avait le sens pratique, il fallait supporter quelques petits désagréments. « Désolé pour le retard, dit Mark. Juste avant de débarquer, j’ai reçu un message de Kareen et j’ai voulu le visionner immédiatement. » En privé, dans sa cabine. Miles acquiesça d’un air entendu. Mark avait laissé Kareen et Raven derrière lui pour commencer à mettre en place la nouvelle clinique Durona, et accessoirement garder un œil sur l’évolution des affaires de Jin, tandis que lui-même était parti en avant pour régler les détails sur Escobar. Le fait d’être séparé de sa partenaire, fut-ce temporairement, le mettait à cran. Miles pensa à Ekaterin et soupira. « Bonnes ou mauvaises nouvelles ? » demanda Miles. D’un autre côté, en cas de pépin, il aurait déjà reçu un message crypté de Vorlynkin. « Pas mauvaises. Kareen me dit que Raven a réussi à réanimer les deux amis disparus de Lisa Sato et qu’ils ont fourni des témoignages utiles à leurs autorités. L’action légale contre NovÉgypte avance à grands pas selon les critères légaux standards, ce qui équivaut à une allure d’escargot d’un point de vue humain, mais ils semblent aller dans la bonne direction jusqu’ici. Étant inculpés de meurtre, les cadres de NovÉgypte restent sous les verrous. Les autorités locales ont accepté la proposition de ton pote Oki de plaider coupable, enfin, le genre de marché où tu balances tes petits copains en échange d’une condamnation plus légère. » Mark n’avait pourtant pas l’air particulièrement désapprobateur. Roïc, qui avait prêté l’oreille, leva son ampoule de café en guise de toast et but. Oki n’était certes pas le pire du lot. « J’imagine que mon nom n’est pas apparu dans les rapports de police, supputa Miles. — Pour eux, tu pourrais aussi bien être un camé en loques, l’assura Mark en souriant de toutes ses dents comme un requin replet devant sa mine affligée. Est-ce que Kareen a vraiment dû te séquestrer pour t’empêcher de donner des interviews ? — C’était pour rire et elle le savait, répondit Miles d’un ton austère. — Mais bien sûr. — Et que feras-tu ensuite ? — Je descends chez le Groupe Durona avec une longue liste de corvées qui ne faisaient probablement pas partie de leurs priorités, sans doute comme toi une fois que tu auras regagné tes pénates. J’espère avoir rassemblé l’équipe d’installation de notre première clinique satellite hors d’Escobar et l’avoir envoyée d’ici une semaine. Fuwa a entrepris les réparations, ce qui me soulage ; selon mon expérience, la plupart des entrepreneurs ne sont guère plus diligents que les avocats. Kareen dit qu’il a l’air de faire du bon travail jusqu’ici, et nous pourrons donc utiliser son entreprise par la suite. C’est le moins que je puisse faire pour lui, il me semble. — Mais à combien as-tu fait descendre son prix, l’autre nuit ? » Mark éluda la question d’un petit geste de menton suffisant. « Top secret. Mais pour soulager ses regrets de vendeur, j’envisage de lui refiler pas mal de travail de construction. — Il essaiera sans doute de gonfler ses devis. — Oh, bien sûr que oui. » Mark écarta le sujet d’un geste comme si cela allait de soi. Miles se demanda si lancer Mark comme un rapace sur Kibou-daini était une vengeance appropriée pour le complot de BlanChrys sur Komarr. C’était bien possible, pensa-t-il. « Et toi ? demanda Mark. Vas-tu rentrer directement à Barrayar ou feras-tu halte à Sergyar pour voir nos parents ? » Miles se renfrogna. « Il n’y avait aucun moyen de descendre lors de mon voyage aller, naturellement. Même si j’ai pu prendre une vingtaine de minutes pour parler en temps réel avec Mère, depuis la station de transfert orbital. — Comment allait-elle ? — Pas plus tracassée qu’à son habitude. J’avais promis de faire un saut lors de mon retour, mais mon affaire m’a pris deux semaines de plus que je ne l’avais initialement prévu. Par ma faute, certes, et il me faudra peut-être passer quelques jours sur Komarr à préparer le piège pour BlanChrys avec certaines personnes, ce qui, là non plus, n’était pas dans mes intentions originelles. Il me faudra donc peut-être attendre qu’ils viennent à la maison pour la Fête de l’Hiver, s’ils nous rendent visite cette année. Viendrez-vous, toi et Kareen ? — Je ne suis pas sûr pour le moment. — Je pensais que tu pourrais soumettre ta nouvelle procédure au comte notre père en personne. — Nous verrons si les choses se présentent bien d’ici là. Il se pourrait que nous ayons déjà des résultats préliminaires. Ou pas. » Quelques passants tournèrent la tête pour fixer les pas-tout-à-fait-jumeaux, avachis pour le moment dans des poses identiques, sur leurs sièges boulonnés face à face. Miles examina son clone avec un petit frisson, suscité par un émerveillement qu’il n’avait jamais vraiment dépassé. « Quoi ? » dit Mark en inclinant la tête, invitant son frère et géniteur à le distraire de son notoire verbiage. « Je pensais à cet oncle qu’aucun de nous n’a jamais connu. Le frère aîné de notre père, qui fut tué pendant la même attaque qui a eu raison de notre grand-mère barrayarane, lors de la première salve de la guerre de Yuri le Fou. Il devait avoir une quinzaine d’années. Je songeais à quel point il était étrange d’avoir un frère que je n’ai connu qu’à l’âge adulte, tandis que notre père en a eu un que tout le monde avait déjà oublié quand lui-même était devenu adulte. T’ont-ils jamais dit quoi que ce soit à son sujet, quand ils te préparaient à ta mission sur Barrayar ? » Mark eut un haussement d’épaules. « Juste un nom. On ne lui a guère accordé de temps, alors qu’il y avait tant à apprendre par ailleurs. — C’est à peu près tout ce que j’ai obtenu moi aussi de la part de Pa. Une période douloureuse pour lui, j’imagine. Peut-être que si toi et Kareen veniez pour la Fête de l’Hiver, nous pourrions le travailler au corps ensemble et l’amener à cracher le morceau. Parce que maintenant que j’y pense… presque aucun autre individu vivant ne sait quoi que ce soit au sujet de ce type, aujourd’hui. » Mark hocha la tête. « C’est entendu. Si on vient. Ça pourrait être intéressant. Ou tout à fait effroyable. — Ou les deux. Je me demande parfois ce qui aurait changé s’il était toujours vivant. Notre père ne serait jamais devenu comte, pour commencer. Peut-être même pas Lord Vorkosigan, si son frère était parvenu à produire un héritier avant que ne meure notre grand-père. Il serait resté Lord Aral toute sa vie. — Je parie que ça ne l’aurait pas empêché de faire une carrière militaire malgré tout, dit judicieusement Mark. — Peut-être. Ou peut-être que si quelqu’un d’autre avait endossé la responsabilité de notre District, il se serait senti plus libre de se rebeller. De faire quelque chose d’autre, d’être quelqu’un d’autre. » Mark haussa les épaules. Miles tripota l’holocube dans sa poche. Il n’y avait aucune raison de le sortir et de le montrer encore à son frère, car il l’avait déjà fait deux fois. « Toi et Kareen, vous avez prévu des enfants ? Et un mariage, aussi ? », ajouta Miles après coup. La relation informelle du couple, qui serait passée inaperçue sur la Colonie de Beta, avait été une pilule amère à avaler pour les parents très barrayarans de Kareen, mais au bout de quelques années les Koudelka semblaient s’y être à peu près faits. Et Kareen avait trois sœurs aînées mariées, toutes ayant engendré au moins un gosse : elle n’était pas soumise au genre de pression familiale qui avait pesé sur… Miles, par exemple. « Les enfants me fichent la trouille, avoua Mark. Tu as eu ton père comme modèle, mais j’ai grandi avec un terroriste komarran cinglé qui passait tout son temps à m’entraîner à être toi. — Pa a passé pas mal de temps à essayer de m’entraîner à être moi, tu sais, dit Miles. Mais ce n’était pas du tout la même chose. » Mark eut un grognement. « Comme tu dis. » On peut plus ou moins en rire maintenant, pensa Miles, ravi et songeur. Mais quelle aventure… « Tu aurais Kareen comme co-parent, proposa Miles. C’est une des personnes les plus saines d’esprit que je connaisse. — Certainement, admit Mark. Alors, quelle est ta plus grande frayeur, maintenant que tu es un Pa toi aussi ? — Et si… » Miles tira sur ses cheveux, louchant pour voir s’il détectait quelques sournoises mèches grises, mais sa coupe était trop courte. « Et si mes enfants découvraient que je ne suis pas vraiment un adulte ? Ne seraient-ils pas abominablement déçus ? » Cette fois, Mark éclata de rire. C’était un son très agréable, pensa Miles, et il adressa un grand sourire mélancolique à son frère. « Je pense que ta femme est déjà au courant, remarqua Mark. — J’en ai peur. » Miles se frotta les lèvres. « Eh, tu crois que Vorlynkin et Lisa Sato finiront ensemble ? — Dieu du ciel, comment le saurais-je ? — J’ai eu l’impression qu’il avait ce regard. En ce qui la concerne, je ne sais pas… » Ce qui fit éprouver à Miles un élan de solidarité vis-à-vis de Vorlynkin, maintenant qu’il y pensait. Il lui souhaita bonne chance. Roïc se raidit, le regard fixé sur un point dans le hall en contrebas. « Quoi ? dit Miles. — Le colonel Vorventa est là, répondit Roïc. Je me demande ce qu’il veut. » Le Lord auditeur se pencha par-dessus la rambarde et tendit le cou. L’homme était, entre autres devoirs, l’officier supérieur de liaison de la SécImp auprès de l’ambassade barrayarane locale dans cette stratégique station de transfert. Miles avait eu l’occasion de s’entretenir avec lui auparavant, quoiqu’un peu moins souvent qu’avec ses prédécesseurs. Le colonel leva les yeux, vit Roïc, puis Miles, leur fit signe de l’attendre et s’en fut vers les tubes ascensionnels au bout du hall. « Nous, je parie. Ou moi. » La SécImp devait savoir quand leur vaisseau arrivait, naturellement. « Toi, j’espère, dit Mark. J’ai eu quelques conversations avec lui. Je ne crois pas qu’il me fasse confiance. — En fait, il est assez cosmopolite pour un Barrayaran, dit Miles. Fichtre, j’espère qu’il ne m’apporte pas un surplus de travail. » C’était une perspective à la fois envoûtante et fâcheuse. Si un feu de forêt impliquant les intérêts barrayarans venait de se déclarer quelque part de ce côté du Nexus, le plus célèbre pompier de Gregor était justement ici, déjà quasiment sur les lieux. Miles grimaça. Non, j’ai déjà donné ! Je veux rentrer chez moi maintenant ! « C’est curieux, fit remarquer Roïc, son débit ralenti par la spéculation. Je ne crois pas l’avoir déjà vu porter son grand uniforme vert auparavant. » Miles non plus. « C’est juste. Il s’habille toujours en vêtements civils locaux pour se fondre dans la foule. » Pas aujourd’hui. Vorventa portait une tunique militaire à haut col, vert feuille, toutes ses décorations et ses insignes de grade bien en place, son pantalon vert à passepoil rouge rentré dans ses bottes de cavalerie brillantes comme des miroirs… Miles imaginait difficilement tenue plus incongrue dans une station spatiale. « Mince, il est sur son trente et un. Je me demande ce qui se passe. — Nous le saurons dans une minute », dit Mark en pivotant sur sa chaise pour observer l’officier progresser vers eux entre les tables. Vorventa ralentit l’allure en approchant, cherchant sa cible des yeux bien que le reste de ses traits demeurât impassible. Il fit halte à côté de la table, hocha gravement la tête à l’attention de Mark et de Roïc, se mit au garde-à-vous, et gratifia Miles d’un salut des plus officiels, bien que ce dernier ne portât nul autre uniforme que son pantalon et sa veste gris. Le messager s’humecta les lèvres. « Comte Vorkosigan ? » Épilogue : cinq points de vue en autant de Drabbles1 1. Mark Mark avait déjà tiré sur un homme à l’aide d’un brise-nerfs. Il avait vu ses yeux stupéfaits se révulser tandis que la charge calcinait le cerveau derrière eux. Il ne savait pas pourquoi le fait de regarder Miles apprendre la nouvelle de la mort de leur père faisait ressurgir ce sinistre souvenir. Pas de vrombissement ni de crépitement d’arme cette fois, juste deux petits mots. Ce ne fut que plusieurs heures plus tard, après la ruée pour réorganiser le voyage, qu’il comprit que ce qu’il avait vu, c’était la vérité. Comme attelé au même harnais que le comte son père, Lord Vorkosigan était mort lui aussi à cet instant, son ancienne vie le quittant comme la couleur son visage. 2. Miles Le comte Vorkosigan fixa son visage dans le miroir. « Merde. » Merde. Merde. Merde… « Ça va, m’lord ? lui demanda Roïc depuis la cabine du coursier rapide. — Bien sûr que non, idiot ! aboya Miles, puis d’une voix plus ténue ajouta : Pardon. Pardon. J’ai l’impression qu’on vient de m’arracher la cervelle et qu’il n’y a plus rien dans mon crâne excepté des câbles déconnectés qui pendent de ma colonne vertébrale. Bon Dieu. Pourquoi nous dépêcher, maintenant ? Alors qu’il est trop tard depuis plusieurs jours ? — La comtesse, euh… La comtesse douair… votre mère vous attend sur Sergyar. — Ah. Oui. » Puis : « Navré. — Ça ira, m’lord. » 3. Cordelia Ce n’était pas Cordelia qui l’avait découvert, mais elle qui avait pris la décision. Un anévrisme cérébral, un chaud après-midi, et deux heures de perdues tandis que les serviteurs pensaient que le vieillard aux cheveux blancs s’était assoupi dans son fauteuil, comme souvent après le déjeuner ces temps-ci. Miles parlait d’une voix rauque : « Vous n’auriez pas pu le cryo-préparer malgré tout ? La technologie pourrait évoluer… — Se réveiller sans pensée ni mémoire, l’âme en lambeaux ? Il me l’a dit lui-même, jadis : personne ne voudrait vivre dans cet état. » Ou se réveiller avec le fardeau de ses souvenirs intact, ce qui serait à peine moins affreux. Miles pourrait-il comprendre ? Enseigne Dubauer, je suis désolée. 4. Ivan Les funérailles officielles se poursuivirent sur une éreintante semaine. Ivan regarda Miles monter sur le podium, pour prononcer l’éloge funèbre. Gregor avait fourni ses meilleurs rédacteurs, Miles avait relu et corrigé. Et pourtant, Ivan retint son souffle quand Miles serra d’un poing tremblant les plastifeuilles et manqua de bien peu de les jeter pour déclamer ex tempore les mots qui lui crevaient le cœur. Jusqu’à ce que son regard tombe sur ses enfants qui gigotaient, troublés, au premier rang, entre leur mère et leur grand-mère. Il hésita, remit les plastifeuilles en ordre, commença à lire. Le discours du nouveau comte fut tel qu’il devait être, ni plus ni moins ; beaucoup pleurèrent. Ivan se demanda ce que l’ancien Miles aurait dit. 5. Gregor L’enterrement à Vorkosigan Surleau se fit dans l’intimité, soit en présence d’une bonne centaine de personnes. C’était un double tombeau, mais on n’avait creusé qu’un côté ; la terre attendait comme un lit nuptial. Il fallait six personnes pour porter le cercueil : Ivan, Illyan, et Koudelka bien sûr ; Duv Galeni pour Komarr, l’amiral Joie pour Sergyar. Il restait une place. Lady Alys, à qui chacun devait d’avoir conservé sa santé mentale, fit remarquer que la place de Gregor était parmi les principaux endeuillés. « Cet homme m’a tenu à bout de bras depuis mes cinq ans, répondit l’empereur de Barrayar. C’est mon tour. » Alys s’écarta pour laisser Gregor aider à porter le cercueil. 1 Drabble : texte littéraire court d’exactement 100 mots (en V.O.) Miles Naismith Vorkosigan Son univers, son époque Chronologie Événements Chronique Environ deux cents ans avant la naissance de Miles Les quaddies sont créés par manipulations génétiques. Opération Cay Pendant la guerre d’Escobar Cordelia Naismith rencontre Lord Aral Vorkosigan alors qu’ils sont dans des camps opposés durant la guerre. Malgré tous les obstacles, ils tombent amoureux et se marient. Cordelia Vorkosigan La Guerre de Vordarian l’Usurpateur Alors que Cordelia est enceinte, une tentative d’assassinat contre Aral par empoisonnement au gaz échoue. Cependant, Cordelia est affectée : Miles Vorkosigan naît avec un squelette qui demeurera extrêmement fragile et divers autres problèmes médicaux. Il restera chétif. Barrayar Miles a 17 ans Miles échoue à l’examen physique d’entrée à l’Académie militaire. Lors d’un voyage, les circonstances le conduisent à créer les mercenaires libres Dendarii. Il vit une involontaire mais inévitable succession d’aventures pendant quatre mois. Il laisse les Dendarii entre les mains compétentes de Ky Tung et ramène Elli Quinn sur Beta pour reconstruire son visage défiguré, puis revient à Barrayar où il empêche un complot contre son père. L’empereur joue de son influence pour permettre à Miles d’entrer à l’Académie. L’apprentissage du guerrier Miles a 20 ans L’enseigne Miles obtient son diplôme et doit immédiatement endosser l’une des responsabilités de l’aristocratie barrayarane en jouant les détectives et en jugeant une affaire de meurtre. Peu après, sa première affectation militaire débouche sur son arrestation. Miles doit rejoindre les Dendarii pour secourir le jeune empereur barrayaran. L’empereur fait des Dendarii ses agents secrets personnels. Les Montagnes du deuil Miles Vorkosigan Miles a 22 ans Miles et son cousin Ivan assistent à des funérailles d’Etat sur Cetaganda et se retrouvent impliqués dans les conflits politiques internes de la planète. Cetaganda Miles envoie le lieutenant Elli Quinn, qui a reçu un nouveau visage sur Beta, en mission solo sur la Station Kline. Ethan d’Athos Miles a 23 ans Désormais lieutenant barrayaran, Miles accompagne les Dendarii lorsque ceux-ci doivent extraire un scientifique de l’Ensemble de Jackson. Les os fragiles des jambes de Miles ont été remplacés par des synthétiques. Le Labyrinthe Miles a 24 ans De l’intérieur d’un camp de détention sur Dagoola IV, Miles prépare l’évasion des prisonniers. La flotte dendarii est poursuivie par les Cetagandans et finit par arriver sur Terre pour effectuer des réparations. Miles doit jongler avec sa double identité, trouver des fonds pour les réparations et déjouer un complot visant à le remplacer par un double. Ky Tung demeure sur Terre. Le capitaine Elli Quinn est désormais le bras droit de Miles. Miles et les Dendarii partent pour le Secteur IV en mission de sauvetage. Les Frontières de L’infini Un clone encombrant Miles a 25 ans Hospitalisé à la suite de sa dernière mission, Miles voit les os brisés de ses bras remplacés par des synthétiques. Avec Simon Illyan, il déjoue un autre complot contre son père tout en restant alité. Fil rouge du recueil Les Frontières de l’infini Miles a 28 ans Miles rencontre son clone et frère Mark pour la seconde fois, dans l’Ensemble de Jackson. La Danse du miroir Miles a 29 ans Miles entre dans sa trentième année. De plein fouet. Memory Miles a 30 ans L’empereur Gregor dépêche Miles sur Komarr afin d’enquêter sur un accident spatial. Sur place, il découvre que politique à l’ancienne et nouvelles technologies forment un mélange mortellement dangereux. Komarr Sur Barrayar, le mariage de l’empereur suscite des histoires d’amour et des intrigues, dans lesquelles Miles se retrouve plongé jusqu’au cou. Ekaterin Miles a 31 ans Au cœur de l’hiver, l’homme d’armes Roïc et le sergent Taura déjouent un complot destiné à bouleverser le mariage de Miles et Ekaterin. Winterfair Gifts, non traduit en français Miles a 32 ans Le voyage de lune de miel de Miles et Ekaterin est interrompu par une mission d’auditeur qu’il doit effectuer dans l’espace quaddie, où ils rencontrent de vieux amis, de nouveaux ennemis, et doivent mener une symphonie d’enquêtes à quatre mains. Immunité diplomatique Miles a 39 ans Miles et Roïc se rendent sur Kibou-daini pour enquêter sur une escroquerie des cryocompagnies. Cryoburn