Cordelia Vorkosigan 1 Des écharpes de brume grises et impalpables flottaient à travers la forêt. Sur les hauteurs, le brouillard que commençait à réchauffer le soleil naissant devenait plus lumineux, mais au fond du ravin silencieux régnait encore la fraîche pénombre de l’aurore. Le capitaine Cordelia Naismith, le souffle court, s’arrêta un instant pour rajuster les bretelles de son sac à dos. Après avoir jeté un coup d’œil vers son botaniste, elle reprit l’ascension en repoussant d’un geste impatient une mèche humide qui lui tombait dans les yeux. La prochaine fois, elle choisirait une zone d’exploration à basse altitude. Certes, sur cette planète, la gravité était un peu plus faible que sur la colonie de Beta, la sienne, mais, en hauteur, l’air était quand même trop raréfié pour diminuer la contrainte physiologique. À l’approche de la lisière de la forêt, la végétation se faisait plus dense. Pliés en deux, ils grimpaient, pataugeant dans le ruisseau boueux qui serpentait le long du ravin. Enfin, la forêt prit fin et ils émergèrent à l’air libre. La brise matinale chassait les dernières nappes de brume flottant encore ici et là sur les contreforts ensoleillés qui se succédaient à perte de vue jusqu’aux flancs grisâtres d’un pic couronné de glace miroitante. Le soleil flamboyant dans le ciel bleu turquoise conférait une beauté somptueuse aux hautes herbes dorées aux minuscules fleurs et à la dentelle argentée d’une plante fourragère omniprésente. Les deux explorateurs contemplaient avec ravissement le paysage montagneux écrasé de silence. L’enseigne Dubauer, le botaniste, se retourna pour adresser un large sourire à Cordelia et s’agenouilla devant une de ces plantes argentées. La jeune femme gagna la butte la plus proche pour observer le panorama qui s’étendait derrière eux. La forêt était plus touffue le long des pentes. Cinq cents mètres plus bas, des bancs de nuages faisaient comme une mer blanche qui se perdait à l’horizon. Très loin vers l’ouest, on apercevait tout juste la cime d’une autre crête, plus petite. Cordelia aurait bien voulu se trouver dans la plaine pour voir cette chose étonnante, de l’eau tombant du ciel !, mais quelque chose d’inattendu la ramena brutalement à la réalité. — Qu’est-ce que Rosemont fait brûler qui pue comme ça ? murmura-t-elle. En effet, derrière la crête voisine s’élevait une épaisse colonne de fumée noire et grasse que le vent dispersait. Elle venait visiblement du camp de base. Cordelia l’examina avec attention. Un grondement lointain qui se mua en rugissement déchira le silence. Leur navette planétaire jaillit soudain de derrière le piton et se rua dans leur direction, laissant dans son sillage une étincelante traînée de gaz ionisés. — Mais ils décollent ! s’exclama Dubauer, les yeux levés vers le ciel. Qu’est-ce que ça veut dire ? Cordelia actionna le communico à ondes courtes attaché à son poignet et approcha le micro de ses lèvres. — Naismith à Base Un. À vous. Un sifflement monocorde fut la seule réponse. Cordelia fit deux nouvelles tentatives sans plus de résultat. Dubauer, qui l’avait rejointe, la regardait faire, l’air anxieux. — Essayez avec le vôtre, lui dit-elle. Mais Dubauer ne réussit pas mieux qu’elle à établir la liaison. — Remballez votre matériel, lui ordonna alors Cordelia. On rentre au camp. Et au trot ! Ils rebroussèrent chemin au pas de course et, le souffle court, plongèrent à nouveau dans la forêt. À cette altitude, les grands arbres au tronc grêle étaient fragiles et beaucoup étaient tombés. Lors de l’ascension de la paroi du ravin, Cordelia et Dubauer avaient été frappés par la beauté sauvage de leur enchevêtrement. Mais à présent tous ces arbres déracinés constituaient pour eux de périlleux obstacles. L’imagination de Cordelia lui faisait envisager une bonne douzaine de catastrophes possibles, toutes plus bizarres les unes que les autres. C’est comme ça que l’inconnu fait pulluler les dragons dans la marge des cartes, se morigéna-t-elle. Cette auto-admonestation fit taire en elle la panique. Ils arrivèrent enfin en vue de la vaste clairière où l’expédition avait installé son camp de base. Cordelia, stupéfaite, resta bouche bée. La réalité dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer. Les cinq tentes alignées au cordeau n’étaient plus que d’informes monceaux de scories encore fumantes et seule une balafre d’herbes brûlées marquait l’emplacement où avait été parquée la navette. Le sol était jonché de débris. Les sanitaires bactériologiquement étanches gisaient au bas de la pente. On était allé jusqu’à foutre le feu aux chiottes ! — Bon Dieu ! fit l’enseigne Dubauer d’une voix à peine audible. Il avança d’un ou deux pas, comme un somnambule, mais Cordelia l’empoigna par l’épaule. — Baissez-vous et couvrez-moi, lui ordonna-t-elle. Et elle s’avança avec précaution vers les décombres. Tout autour du camp, l’herbe était écrasée, piétinée. Abasourdie par ce spectacle, elle se creusait la cervelle. Qui avait bien pu se livrer à un pareil saccage ? Des aborigènes dont ils n’avaient pas décelé la présence ? Non, seul un arc à plasma avait pu faire fondre le matériau dont étaient faites les tentes. Alors ? Les coupables étaient-ils ces extraplanétaires civilisés qu’ils cherchaient en vain depuis longtemps ? Peut-être une épidémie ayant échappé au contrôle microbiologique mensuel de l’environnement s’était-elle déclarée, nécessitant une procédure de stérilisation d’urgence ? À moins qu’il ne s’agisse d’un coup de force d’un autre gouvernement planétaire ? Il y avait peu de chances que l’attaquant ait emprunté le couloir de navigation qu’ils avaient découvert. Mais ils n’avaient guère exploré qu’un dixième de l’espace environnant ce système d’un mois-lumière de diamètre. Alors ? Des êtres venus d’ailleurs ? Se rendant compte avec exaspération que son esprit tournait frénétiquement en rond comme un animal de laboratoire pris au piège, Cordelia serra les mâchoires et entreprit de fouiller les décombres dans l’espoir de repérer un indice quelconque. Elle découvrit un corps à peu de distance du ravin. Revêtu de l’ample treillis noir, la tenue de la Section d’Exploration astronomique betane, il gisait à plat ventre au milieu des hautes herbes, bras et jambes écartés, comme s’il avait été abattu alors qu’il courait se réfugier dans la forêt. Il fallait l’identifier. La gorge serrée, Cordelia le retourna doucement. C’était Rosemont, le consciencieux lieutenant Rosemont. Ses yeux vitreux étaient fixes. Presque soucieux, aurait-on dit, comme s’ils reflétaient encore les scrupules qui agitaient perpétuellement son esprit. Elle lui ferma les paupières. Il fallait savoir comment il était mort. Elle le palpa. Pas de sang, pas de brûlures, pas de fractures apparentes. Mais quand elle tâta le cuir chevelu du cadavre, elle sentit sous ses doigts des cloques révélatrices. C’était un brise-nerfs qui avait tué Rosemont. Ce qui éliminait une fois pour toutes l’hypothèse d’une attaque lancée par des êtres venus d’ailleurs. Elle berça la tête du lieutenant sur ses genoux en caressant avec impuissance ce visage aux traits familiers. Mais elle n’avait pas le temps de pleurer le mort. À croupetons, elle regagna ce qui avait été leur camp et commença à fouiller les décombres noircis pour essayer de trouver des émetteurs. Les bouts de plastique et les morceaux de ferraille tordus sur lesquels elle mit la main étaient la preuve que les agresseurs s’étaient particulièrement acharnés sur le matériel de communication. Beaucoup d’appareils de grande valeur avaient, semblait-il, disparu. Il y eut soudain un bruissement dans l’herbe. Avec la promptitude de l’éclair, elle pointa son neutraliseur dans la direction d’où venait ce bruit… et se raidit en apercevant entre les tiges le visage de Dubauer. — C’est moi, ne tirez pas, chuchota l’enseigne d’une voix étranglée. — Une fraction de seconde de plus et ça y était, fit-elle sur le même ton. Pourquoi n’êtes-vous pas resté là-bas sans bouger ? Enfin… puisque vous êtes là, vous allez m’aider à chercher un communico capable d’entrer en liaison avec l’astronef. Et restez à plat ventre, ils peuvent revenir d’une minute à l’autre. — Mais qui ? Qui a fait ça ? — Nous n’avons que l’embarras du choix. Les Nuovo Brésiliens, les Barrayarans, les Cetagandans – pour ne citer qu’eux. Reg Rosemont est mort. Tué d’un coup de brise-nerfs. Cordelia s’approcha en rampant de ce qui avait été la tente où l’on rangeait les échantillons et en examina avec soin les vestiges. — Passez-moi ce mât, murmura-t-elle. Elle l’enfonça à tout hasard à l’endroit qui lui paraissait le plus prometteur. Les tentes avaient cessé de fumer, mais la chaleur qu’elles dégageaient encore et qui lui embrasait le visage évoquait pour Cordelia le soleil d’été de sa planète natale. La toile carbonisée s’effritait comme une feuille de papier brûlée. À l’aide du mât, elle dégagea de l’amas calciné une armoire métallique à moitié fondue. Le tiroir du bas avait quand même résisté, mais il était sérieusement faussé et, malgré ses efforts, elle ne put le faire bouger. Il était comme soudé. Il aurait fallu un marteau et un ciseau pour l’ouvrir. Au bout de quelques minutes de recherches, elle finit par trouver un fragment de métal plat et un objet informe et massif qu’elle identifia avec tristesse comme étant l’unique reste d’un enregistreur météo hautement sophistiqué qui valait une fortune. Néanmoins, grâce à cet outillage rudimentaire et à la force physique de Dubauer, le tiroir finit par céder dans un bruit de détonation. Ils sursautèrent tous deux. — Gagné ! laissa tomber Dubauer. — On va l’apporter près du ravin pour l’essayer, dit Cordelia. Ici, c’est trop dangereux. D’en haut, on est aussi visibles que le nez au milieu de la figure. Toujours pliés en deux, ils s’élancèrent pour se mettre à couvert. Quand ils passèrent devant le corps de Rosemont, Dubauer se retourna et gronda : — Ceux qui ont fait ça le paieront, je vous le garantis. Cordelia se borna à hocher la tête. Une fois à l’abri dans le sous-bois, ils s’agenouillèrent devant le communico et essayèrent de le faire fonctionner. Il n’en sortit que des gargouillis entrecoupés de chuintements inquiétants, puis plus rien. Cordelia le secoua en tapant dessus et il se mit à crachoter des fragments de signaux. Après quelques tâtonnements, elle parvint à le régler sur la bonne fréquence et commença à émettre en croisant mentalement les doigts. — Capitaine Naismith à vaisseau de reconnaissance René-Magritte. Me recevez-vous ? — Lieutenant Stuben à l’écoute. Je vous reçois cinq sur cinq, capitaine. Etes-vous saine et sauve ? Cordelia lâcha un soupir. — Pour le moment, ça peut aller. Et vous ? Où êtes-vous ? Que s’est-il passé ? Une autre voix répondit, celle du Dr Ulleiy, qui se situait hiérarchiquement juste après Rosemont : — Un détachement barrayaran a cerné le camp et nous a mis en demeure de nous rendre. Ils prétendaient avoir la priorité sous prétexte qu’ils avaient découvert ce site les premiers. Et puis, un joyeux luron de la gâchette a actionné son arc à plasma et l’enfer s’est déchaîné. Pendant que Reg les tenait en respect avec son neutraliseur, nous avons foncé vers la navette. Pour le moment, nous sommes en train de jouer à cache-cache avec un navire barrayaran de classe Général, si vous voyez ce que je veux dire… — Attention ! Vous émettez en clair, lui rappela sèchement Cordelia. Le Dr Ullery hésita un instant avant de poursuivre : — Oui, vous avez raison. Ils exigent toujours notre reddition. Savez-vous s’ils ont capturé Reg ? — Dubauer est à côté de moi. Le reste des effectifs est-il au complet là-haut ? — Oui, tout le monde est là sauf Reg. — Reg est mort. Le juron que poussa Stuben couvrit les parasites. Cordelia le coupa net. — C’est maintenant vous le commandant de bord, Stub. Ecoutez-moi bien. Il ne faut pas accorder la moindre confiance à ces excités de militaires – je répète : pas la moindre confiance. Vous ne leur livrerez en aucun cas le vaisseau. J’ai eu connaissance des rapports secrets concernant les unités de type Général. Le croiseur auquel vous avez affaire vous surclasse en puissance de feu, par l’épaisseur de son blindage et par le nombre de son personnel. Mais vous êtes au moins deux fois plus rapide que lui. Alors, mettez-vous hors de son rayon d’action et restez-y. Décrochez et repliez-vous jusqu’à la colonie de Beta s’il le faut, mais ne prenez aucun risque susceptible de mettre en jeu la sécurité de l’équipage. Vu ? — Mais nous ne pouvons pas vous abandonner, capitaine ! — Il est hors de question d’envoyer une navette nous récupérer tant que vous aurez les Barrayarans sur le dos. Et si nous sommes capturés, nous aurons plus de chances d’être rapatriés par des négociations politiques que par un coup de force improvisé. Mais, pour cela, vous devez d’abord regagner Beta pour faire votre rapport. Me suis-je bien fait comprendre ? À vous. — Bien compris, répondit Stuben de mauvaise grâce. Mais combien de temps pensez-vous pouvoir échapper à ces enragés, capitaine ? Ils finiront fatalement par vous repérer avec leurs scopes. — Le plus longtemps possible. Mais vous… tirez-vous ! (Il faut à tout prix empêcher Stuben de jouer au petit soldat, se dit-elle. Les Barrayarans ne sont pas des amateurs.) Vous êtes responsable de cinquante-six vies humaines, Stub. Alors, faites le compte : d’un côté cinquante-six ; de l’autre, seulement deux. Gardez ces chiffres présents à l’esprit. Terminé. — Cordelia… Bonne chance. Terminé. Cordelia s’assit. — Eh bien ! murmura-t-elle, les yeux fixés sur le petit communico. Nous voilà dans une situation peu ordinaire ! — C’est un euphémisme ! — C’est une analyse exacte, enseigne Dubauer. Je ne sais pas si vous avez remarqué… Un mouvement attira le regard de Cordelia. Elle se redressa en portant la main à son neutraliseur, mais le gigantesque Barrayaran en tenue camouflée fut plus rapide qu’elle. Dubauer fut encore plus prompt : d’un geste réflexe, il s’interposa entre son capitaine et lui. Cordelia entendit crépiter un brise-nerfs tandis que, poussée par l’enseigne, elle dégringolait la pente du ravin, lâchant son neutraliseur et le communico. La forêt, la terre, le ruisseau et le ciel se mirent à tournoyer vertigineusement. Sa tête heurta quelque chose et le craquement qui suivit lui donna la nausée. Puis les ténèbres l’engloutirent. Elle sentit de la mousse sous sa joue. L’odeur de la terre humide lui chatouillait les narines. Elle respira à fond. Des relents de pourriture lui soulevèrent le cœur et elle décolla son visage de cette mousse putride. La douleur explosa, s’irradiant dans son crâne. Elle poussa un grognement inarticulé. De sombres filaments brouillèrent sa vision, puis disparurent et elle s’efforça de regarder ce qui se trouvait le plus près d’elle – à environ cinquante centimètres à droite. C’était une paire d’épais boots noirs enfoncés dans la boue jusqu’aux talons et les jambes d’un pantalon de treillis camouflé écartées dans la position du repos. Réprimant un gémissement, elle laissa sa tête retomber doucement dans la gadoue noirâtre et se tourna avec précaution sur le côté pour mieux voir leur propriétaire. C’était un officier barrayaran… Mon neutraliseur ! Une main massive l’étreignait ; seule en dépassait l’extrémité rectangulaire de la crosse. Cordelia balaya anxieusement du regard l’attirail qui se balançait à la ceinture de l’officier. Elle se sentit un peu soulagée : l’étui du brise-nerfs fixé sur la hanche droite du Barrayaran était vide, comme celui de l’arc à plasma qui lui faisait pendant. L’officier était à peine plus grand qu’elle, mais il était râblé et puissamment musclé. Des cheveux noirs en bataille, mêlés de fils d’argent, des yeux gris et froids au regard scrutateur… à vrai dire, il était négligé par rapport aux exigences du strict règlement en vigueur dans l’armée barrayarane. Son treillis était presque aussi fripé et maculé que celui de Cordelia. Et sa pommette droite s’ornait d’une large ecchymose. Il a dû avoir une journée merdique, lui aussi, songea-t-elle confusément. Puis le feu d’artifice se ralluma dans sa tête et elle sombra à nouveau dans les ténèbres. Quand elle reprit conscience, les bottes avaient disparu… Non ! L’officier était toujours là, confortablement assis sur le tronc d’un arbre couché. Cordelia s’efforça d’oublier ses nausées, mais en vain. Le Barrayaran eut un mouvement involontaire quand elle se mit à vomir, mais il resta assis. Elle négocia en rampant les quelques mètres qui la séparaient du ruisseau, se rinça la bouche et se lava la figure. L’eau était glaciale. Un peu ragaillardie, elle s’assit à son tour. — Alors ? fit-elle d’une voix rauque. L’officier inclina imperceptiblement la tête, faussement courtois. — Aral Vorkosigan, commandant du croiseur impérial, Général-Vorkraft, annonça-t-il. Veuillez vous présenter, je vous prie. Il avait une voix de baryton et son accent se notait à peine. — Capitaine Cordelia Naismith. Section d’Exploration astronomique betane. Nous effectuons une mission scientifique, ajouta-t-elle d’un ton accusateur en martelant ses mots. Nous sommes des civils, pas des combattants. — C’est ce que j’ai remarqué, répliqua sèchement l’autre. Qu’est-il arrivé à votre équipe ? Cordelia plissa les paupières. — Vous n’étiez pas là ? J’étais dans la montagne avec mon botaniste. Est-ce que vous l’avez vu ? Mon botaniste… mon enseigne ? Nous sommes tombés dans une embuscade et il m’a fait basculer dans le ravin… L’officier leva les yeux vers le sommet de la gorge et son regard se posa juste à l’endroit d’où elle avait dégringolé – il y avait combien de temps de cela ? — Un garçon aux cheveux châtains ? — Oui. L’angoisse serrait le cœur de Cordelia. — Vous ne pouvez plus rien pour lui. — Mais c’est un assassinat ! Il n’avait, pour toute arme, qu’un neutraliseur. (Ses yeux incendiaient le Barrayaran.) Pourquoi a-t-on attaqué mes compagnons ? Vorkosigan tapota pensivement le neutraliseur de la Betane sur sa paume. — Nous avions ordre de nous emparer de vous de façon pacifique de préférence et de vous diriger sur un centre d’internement. Pour cause de violation de l’espace barrayaran. Nous avons eu une… altercation. On m’a tiré un coup de neutraliseur dans le dos. Quand j’ai repris connaissance, votre camp était dans l’état où vous l’avez vous-même trouvé. — Bravo. (Cordelia avait un goût amer dans la bouche.) Je suis heureuse que Reg ait descendu au moins l’un d’entre vous avant que vous ne l’ayez assassiné, lui aussi. — Si vous parlez de ce blondinet écervelé, mais indéniablement courageux, il aurait raté une vache dans un couloir. Je ne sais vraiment pas pourquoi vous autres Betans vous déguisez en soldats. Vous êtes aussi peu entraînés que des enfants qui jouent aux gendarmes et aux voleurs. Si vos galons représentent autre chose que votre niveau de salaire, je veux bien être pendu. — Reg était un géologue, pas un tueur à gages, rétorqua Cordelia d’une voix mordante. Et mes « enfants », comme vous dites, vos soldats ne sont même pas parvenus à les capturer. Voyant le Barrayaran hausser les sourcils, Cordelia referma vivement la bouche. C’est malin ! Il n’a même pas commencé à me tordre le bras et je m’empresse déjà de lui lâcher des renseignements. — Tiens, tiens, fit rêveusement Vorkosigan en pointant le neutraliseur vers le communico qui gisait maintenant en miettes dans le ruisseau et crachotait un peu de fumée. Quels ordres avez-vous donnés à votre vaisseau quand ils vous ont annoncé qu’ils avaient réussi à prendre la fuite ? — Je leur ai dit de s’en remettre à leur initiative, murmura Cordelia, désespérément à court d’idées. Vorkosigan renifla dédaigneusement. — Une consigne qui convient parfaitement à des Betans. Au moins, vous êtes sûre d’être obéie. Ah non ! Ce petit jeu, on va être deux à y jouer ! — Je sais pourquoi mes gars sont partis sans moi. Mais vous, pourquoi les vôtres vous ont-ils laissé en plan ? Un commandant de bord, même si c’est un Barrayaran, n’est-il pas un personnage trop important pour qu’on l’abandonne si facilement ? (Cordelia redressa les épaules.) Si Reg tirait si mal, qui vous a touché ? Aïe ! je l’ai bien cherché, se dit Cordelia quand le neutraliseur avec lequel Vorkosigan jouait distraitement jusque-là se braqua brusquement sur elle. Mais l’officier se contenta de répondre : — Cela ne vous regarde pas. Avez-vous un autre communico ? Oh, oh ! Ce galonné pète-sec aurait-il une mutinerie sur les bras ? — Non. Vos soldats ont tout réduit en bouillie. — Cela ne fait rien. Je sais où en trouver un autre. Etes-vous capable de marcher, à présent ? — Je ne sais pas trop. Cordelia se releva péniblement. Une fois sur ses pieds, elle porta la main à sa tête qui lui faisait affreusement mal. — Ce n’est qu’une contusion, dit Vorkosigan avec indifférence. Un peu de marche vous fera du bien. — Pour parcourir quelle distance ? s’enquit-elle d’une voix hachée. — Environ deux cents kilomètres. Cordelia se laissa retomber sur ses genoux. — Eh bien, bon vent. Je vous souhaite bon voyage. — Seul, ça me prendrait deux jours. Mais j’imagine qu’il en faudra davantage à une géologue ou je ne sais quoi. — Astrographe, si vous voulez bien. — Levez-vous, s’il vous plaît. Vorkosigan se pencha pour aider Cordelia à se relever. Curieux ! Il avait l’air de ne la toucher qu’à contrecœur. Elle était glacée et tout engourdie. Elle sentait la chaleur de la main de l’officier à travers la manche de son treillis. Le Barrayaran lui fit grimper la paroi du ravin en la poussant résolument. — C’est une plaisanterie ? dit-elle. Vous avez l’intention de faire une marche forcée avec une prisonnière ? Supposez que je vous assomme avec une pierre pendant votre sommeil ? — C’est un risque à courir. Cordelia était pantelante quand ils arrivèrent en haut et elle constata avec envie que Vorkosigan respirait sans la moindre difficulté. — Je ne bougerai pas avant d’avoir enterré mes officiers, l’avertit-elle. — Ce sera une perte de temps et d’énergie, répondit-il avec agacement. — Il n’est pas question que je les abandonne comme des animaux à la merci des charognards. Vos brutes barrayaranes sont peut-être de meilleurs tueurs, mais aucune n’aurait pu mourir mieux qu’eux en soldats. Vorkosigan la dévisagea un instant, l’expression impénétrable, puis il haussa les épaules. — Très bien. Cordelia fit quelques pas le long de la gorge. — Je pensais qu’il était là, dit-elle, déconcertée, au bout d’un moment. L’avez-vous déplacé ? — Non, mais il a pu s’éloigner en rampant. — Vous disiez qu’il était mort ! — En effet, mais son corps peut encore se mouvoir si le neutraliseur n’a pas touché le cervelet. Cordelia remarqua des herbes écrasées qui formaient une ébauche de piste sur laquelle elle s’engagea. Vorkosigan la suivit en silence. — Dubauer ! Elle s’élança en courant vers l’enseigne couché en boule au milieu des fougères. Comme elle s’agenouillait devant lui, il se retourna péniblement. Ses lèvres se relevèrent en un étrange rictus tandis que son corps tout entier était parcouru de tremblements spasmodiques. Il a si froid que ça ? s’étonna Cordelia. Mais elle comprit immédiatement et, sortant précipitamment son mouchoir, elle le plia et le lui glissa de force entre les dents. Ses convulsions avaient déjà mis la bouche du botaniste en sang. Enfin, au bout de trois minutes, ses muscles se relâchèrent. La jeune femme le scrutait anxieusement. L’enseigne ouvrit les yeux et parut la fixer. Il tenta sans grand résultat d’empoigner son bras tout en bredouillant des mots inintelligibles entrecoupés de gémissements. Cordelia s’efforça d’apaiser cette agitation en lui caressant doucement la tête. Elle épongeait la bave sanguinolente qui coulait sur son menton. Petit à petit, il se calma. Elle se tourna vers Vorkosigan. Des larmes de rage et de souffrance brouillaient sa vision. — Menteur ! Il n’est pas mort… seulement blessé. Il a besoin de soins médicaux. — Vous n’êtes pas réaliste, capitaine Naismith. Rien ne peut guérir les blessures occasionnées par un brise-nerfs. — Allons donc ! Un examen superficiel est insuffisant pour déterminer l’étendue des dommages causés par votre saloperie d’instrument. Il voit, il entend, il éprouve des sensations… vous ne pouvez décréter qu’il s’agit d’un cadavre sous prétexte que cela vous arrange ! Le visage de Vorkosigan était un masque indéchiffrable. — Si vous voulez, je peux mettre fin à ses souffrances. La lame de mon poignard est parfaitement affûtée. En faisant vite, je lui trancherai la gorge. Il ne souffrira pas. À moins que vous vouliez lui porter le coup de grâce puisque vous êtes son supérieur direct. Je vous prêterai le poignard. — C’est ce que vous feriez s’il s’agissait d’un de vos hommes ? — Absolument. Et ils feraient la même chose pour moi. Cordelia le regarda fixement. — Entre les Barrayarans et les cannibales, il n’y a guère de différence. — Que proposez-vous qu’on fasse de lui, capitaine Naismith ? Cordelia se massa les tempes avec lassitude, cherchant désespérément comment briser l’impassible froideur de son interlocuteur. Son estomac se soulevait, elle avait la langue en coton, l’épuisement faisait trembler ses jambes. — Où projetez-vous d’aller ? demanda-t-elle finalement. — Je connais un entrepôt où sont cachés des appareils de communication, des armes et des vivres. Avec ces réserves, je pourrais remédier aux… euh… problèmes de commandement auxquels je suis confronté. — Y a-t-il aussi du matériel médical ? — Oui, reconnut-il sans enthousiasme. — Bien. (Rester ici ne servirait à rien.) J’accepte de coopérer avec vous. Je vous donne ma parole que je vous apporterai mon concours dans la mesure où cela ne mettra pas mon vaisseau en danger, et si l’enseigne Dubauer vient avec nous. — C’est hors de question. Il ne peut même pas mettre un pied devant l’autre. — Je pense qu’il sera capable de marcher si on l’aide. Vorkosigan dévisagea Cordelia, à la fois déconcerté et exaspéré. — Et si je refuse ? — Dans ce cas, ou vous nous abandonnez ici, ou vous nous tuez tous les deux. Détournant les yeux du poignard du Barrayaran, elle leva le menton et attendit. — Je ne tue pas les prisonniers. Il avait employé le pluriel : c’était déjà réconfortant. Au moins reconnaissait-il l’appartenance de Dubauer à l’humanité. Cordelia s’agenouilla pour aider l’enseigne à se mettre debout en priant pour que le Barrayaran ne décide pas de clore une fois pour toutes la discussion en la neutralisant et en tuant son botaniste. — Eh bien soit, laissa tomber Vorkosigan en lui décochant un de ses étranges regards froids. On l’emmène. Mais nous devrons aller vite. Elle parvint à relever Dubauer et se mit en devoir de guider ses pas chancelants. Il s’appuyait lourdement sur elle et paraissait percevoir les voix, mais sans pouvoir saisir le sens des mots. — Vous voyez, dit Cordelia, il est tout à fait capable de marcher. Il a besoin qu’on l’aide un peu, c’est tout. Quand ils sortirent de la forêt, les dernières lueurs du jour striaient la clairière de longues ombres noires telles les rayures du pelage d’un tigre. — Si j’étais seul, dit Vorkosigan, mes rations de survie me suffiraient pour faire la route. Mais puisque nous sommes trois, il va nous falloir prendre le risque de fouiller votre camp pour récupérer un peu de nourriture. Je m’en charge. Pendant ce temps, vous pourrez enterrer votre autre officier. Cordelia acquiesça. — Trouvez-moi un outil pour creuser sa tombe. Je dois m’occuper d’abord de Dubauer. Cordelia dénicha au milieu des décombres deux sacs de couchage à moitié brûlés dans ce qui avait été la tente réservée aux femmes, mais rien d’autre – ni vêtements, ni médicaments, ni savon, pas même un seau pour aller chercher de l’eau. À force de persuasion, elle réussit à conduire l’enseigne jusqu’à la source. Là, elle le lava à l’eau froide, nettoya ses blessures et décrotta son pantalon du mieux qu’elle put. Cela fait, elle lui réenfila son gilet de corps et son blouson, et lui noua un sac de couchage autour du corps à la manière d’un sarong. Dubauer était secoué de frissons et gémissait, mais il n’opposait pas de résistance. Entre-temps, Vorkosigan avait trouvé deux caisses de rations presque intactes. Seules les étiquettes avaient brûlé. Cordelia déchira une des pochettes métallisées et quand elle y eut ajouté un peu d’eau, elle en identifia le contenu : des flocons d’avoine enrichis au soja. — Nous avons de la chance, dit-elle. Ça, en tout cas, il pourra en manger. Et que contient l’autre carton ? Ce fut Vorkosigan qui s’en occupa. Suivant l’exemple de Cordelia, il délaya la poudre avec de l’eau et, après avoir malaxé la pâte, il la renifla. — Je ne sais pas trop. L’odeur est un peu bizarre. Ce ne serait pas avarié, par hasard ? Cordelia prit la pochette qu’il lui tendait et, à son tour, renifla l’espèce de bouillie blanchâtre à l’odeur forte. — Non, il n’y a pas de problème, le rassura-t-elle. C’est une mixture à base de fromage artificiel. Enfin… c’est riche en calories et nous en aurons besoin, ajouta-t-elle, faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Je suppose qu’il n’y a pas de cuiller dans l’attirail que vous trimballez ? Vorkosigan détacha un des instruments accrochés à sa ceinture, le déplia et, sans commentaires, le présenta à la jeune femme. C’était une sorte de couteau multilame à la poignée duquel s’adaptaient différents ustensiles de première nécessité. — Merci, murmura-t-elle. Se bornant à un haussement d’épaules, Vorkosigan reprit ses recherches. Il commençait à faire sombre. Au bout d’un moment, il apporta à Cordelia une des pelles utilisées par les géologues. Elle donnait la becquée à Dubauer qui, bien qu’affamé, était dans l’incapacité de manger tout seul. — Ce n’est pas l’outil idéal, mais je n’ai rien trouvé de mieux, lui dit-il. — C’était celle de Reg. Elle fera l’affaire. Cordelia conduisit Dubauer jusqu’à l’endroit où gisait le cadavre de Rosemont et le fit s’asseoir, puis elle délimita un rectangle et commença à creuser. La terre était dure et sèche. La fatigue ne tarda pas à se faire sentir. La nuit était complètement tombée quand, soudain, Vorkosigan surgit auprès d’elle. — J’ai trouvé quelques lumitubes. Il alluma un tube de la taille d’un crayon et le posa par terre à côté d’elle. Il diffusait une lumière crue et bleuâtre. Vorkosigan resta là à observer d’un œil critique Cordelia qui poursuivait sa besogne. Fous le camp, maugréa Cordelia dans son for intérieur. Fiche-moi la paix pendant que j’enterre mon ami. Mais une autre pensée lui vint à l’esprit : Peut-être ne me laissera-t-il pas terminer… je mets trop de temps… Elle redoubla d’efforts. — À ce rythme, nous serons encore là la semaine prochaine. En faisant vite, est-ce que je réussirai à lui flanquer un coup de pelle sur la tête ? se demanda-t-elle rageusement. Rien qu’un… — Allez vous asseoir à côté de votre botaniste. Vorkosigan allongea le bras et elle comprit enfin qu’il lui proposait seulement de lui donner un coup de main. — Oh… Elle lui tendit la pelle et il la relaya. Avec beaucoup plus d’efficacité. — Quels animaux nécrophages avez-vous repérés par ici ? s’enquit-il. Je vous demande ça pour savoir jusqu’à quelle profondeur il faut creuser. — Il m’est difficile de vous répondre. Il n’y a que trois jours que nous sommes là. L’écosystème de cette planète est très complexe et semble être d’une richesse inimaginable. — Hmm… — Le lieutenant Stuben, le chef de l’équipe zoologie, a trouvé deux de ces herbivores hexapodes presque entièrement dévorés et il a entr’aperçu près de l’un d’eux une sorte de « crabe crépu » – c’est en ces termes qu’il l’a décrit. — Quelle taille ? — Il ne l’a pas précisé. J’ai vu des photos de crabes de la Terre. Ils n’ont pas l’air très gros – à peu près comme votre main, peut-être. — Alors, un mètre devrait suffire. Vorkosigan rejetait avec force les pelletées de terre. Le lumitube l’éclairait par en dessous et cernait d’ombres accusées sa puissante mâchoire, son nez large et droit, ses épais sourcils. Cordelia remarqua une vieille cicatrice pâlie en forme de L sur le côté gauche de son menton. — Si vous voulez, je pourrais chercher un mât de tente pour y fixer la lampe, lui proposa-t-elle. Vous y verriez mieux. — Ce n’est pas une mauvaise idée. Elle alla récupérer le mât dont elle s’était servie pour sortir la caisse du communico des vestiges de la tente. Elle y fixa le lumitube à l’aide de solides tiges d’herbe et le planta en terre. Brusquement, elle se figea sur place. — Vous avez entendu ? — Quoi ? Vorkosigan s’immobilisa à genoux au bord de l’excavation et tendit l’oreille. — Comme un bruit de fuite précipitée. Cela venait de la forêt. Le Barrayaran attendit une minute, puis secoua la tête et se remit à l’ouvrage. — De combien de lumitubes disposons-nous ? — Six. C’était vraiment peu. Pas question d’en allumer deux en même temps, ce serait du gaspillage. Comme Cordelia ouvrait la bouche pour demander à Vorkosigan si cela ne l’ennuierait pas trop de creuser un moment dans l’obscurité, elle entendit à nouveau le même bruit, mais plus distinctement. — Il y a quelque chose là-bas. — Ça me paraît évident. Le tout est de savoir de quoi il s’agit… Cordelia entr’aperçut trois créatures qui se ruaient vers la zone éclairée. Elles avaient un nombre impressionnant de pattes noires abondamment velues, quatre petits yeux noirs, pas de cou et faisaient claquer leurs becs jaunes aussi tranchants que des lames de rasoir en poussant des sifflements. Chacune avait la taille d’un cochon. La réaction de Vorkosigan fut fulgurante. Il assena avec précision un coup de pelle en plein sur la tête du bestiau le plus proche. Le deuxième se jeta sur Rosemont et, refermant son bec sur le bras du cadavre, tenta de le tirer hors du cercle de lumière. Cordelia lui planta le mât de tente de toutes ses forces entre les yeux. Le bec de la créature happa la tige d’aluminium et elle battit en retraite avec force sifflements. Vorkosigan, qui avait déjà sorti son poignard de combat, lardait la troisième de coups de lame tout en lui enfonçant ses lourdes bottes dans le corps. Des crocs lui labourèrent la jambe, faisant gicler le sang, mais un dernier coup de poignard découragea l’assaillant qui, suivi de ses congénères, fila se réfugier dans le bois. — Des « crabes crépus », hein ? haleta Cordelia. Je te tordrai le cou, Stuben ! jura-t-elle d’une voix soudain aiguë. Elle serra les dents. Vorkosigan arracha une poignée d’herbe pour essuyer la lame ensanglantée de son poignard qu’il remit au fourreau. — Je crois qu’il serait préférable que nous creusions à deux mètres de profondeur. Peut-être même davantage. Cordelia approuva du menton et replanta le mât de tente, maintenant raccourci, là où il était précédemment. — Et votre jambe ? demanda-t-elle. — Je m’en arrangerai. Vous feriez mieux de vous occuper de votre enseigne. Tout ce vacarme avait, en effet, réveillé Dubauer qui s’était endormi et il essayait à présent de ramper. À force d’efforts, Cordelia réussit à le calmer et il finit par se rendormir. Entre-temps, Vorkosigan, dont l’attirail fixé à sa ceinture comportait une petite trousse de secours d’urgence, avait pansé l’estafilade qui lui entaillait la jambe et s’était remis à creuser – juste un peu moins vite. Il disparaissait maintenant jusqu’aux épaules dans l’excavation. Une boîte à échantillons débarrassée de son contenu servait de seau. Il la remplissait de terre et Cordelia allait la vider. Il était près de minuit quand il lui annonça enfin : — Ça va être fini. Avec un arc à plasma, ça ne m’aurait pas pris plus de cinq secondes, ajouta-t-il en se hissant hors du trou. Il avait le souffle court et était couvert de boue de la tête aux pieds. La nuit était froide et il claquait des dents. Des volutes de brouillard s’élevant du ravin envahissaient la clairière. Cordelia et lui traînèrent le corps de Rosemont jusqu’au bord de la fosse. — Vous ne voulez pas donner ses vêtements à votre enseigne ? demanda-t-il à la jeune femme après une hésitation. L’idée d’enterrer Rosemont tout nu répugnait à Cordelia, mais, en même temps, elle regrettait de ne pas avoir pensé à prendre les habits pour Dubauer. Lorsqu’elle ôta l’uniforme du cadavre raidi de Rosemont, elle eut l’impression macabre de déshabiller une poupée géante. Ils firent glisser le corps dans le trou et il tomba sur le dos avec un choc sourd. — Une minute ! Cordelia prit un mouchoir dans la poche du blouson de Rosemont, descendit dans la tombe et en recouvrit le visage du mort. Le geste était dérisoire face à la réalité, mais il lui apporta un certain réconfort. Vorkosigan la prit par la main et la hissa hors du trou. Tous deux rebouchèrent rapidement la fosse et tassèrent la terre de leur mieux sous leurs semelles. — Vous ne désirez pas accomplir de cérémonie ? s’enquit le Barrayaran. Cordelia, qui n’avait pas le cœur à réciter les creuses formules rituelles de l’office funèbre, secoua la tête. Néanmoins, elle s’agenouilla quelques minutes au bord de la sépulture et prononça intérieurement une prière pour le repos de l’âme de son compagnon. — Il commence à se faire tard, dit Vorkosigan qui avait patiemment attendu, et la petite visite que nous venons de recevoir m’a dissuadé de faire la route à l’aveuglette dans le noir. Aussi, autant nous reposer ici jusqu’à l’aube. Je prendrai la première veille. Comptez-vous toujours me fracasser le crâne avec une pierre ? — Pas pour le moment. Cordelia avait parlé sincèrement. — Parfait. Je vous réveillerai plus tard. Vorkosigan commença par faire le tour de la clairière. Le pinceau de lumière du lumitube avec lequel il fouillait l’obscurité voletait comme une luciole dans la nuit. Cordelia s’allongea à côté de Dubauer. Les étoiles luisaient faiblement, estompées par la brume qui s’épaississait. L’une d’elles était-elle son vaisseau ? Ou celui de Vorkosigan ? C’était peu vraisemblable. Les deux astronefs étaient sans aucun doute déjà beaucoup trop loin pour être encore visibles. Elle se sentait vidée. Son énergie, sa volonté, ses espoirs lui filaient entre les doigts comme un liquide absorbé par une plaine de sable s’étendant à l’infini. Jetant un coup d’œil à Dubauer, elle se ressaisit, luttant pour ne pas se laisser emporter par le désespoir. Je suis toujours commandant de bord, se morigéna-t-elle. Tu es toujours sous mes ordres, Dubauer, même si tu es pour le moment incapable de faire quoi que ce soit. Cette pensée fut, un instant, comme un fil directeur qui lui ouvrait des perspectives infinies. Mais le fil se volatilisa et Cordelia sombra dans le sommeil. 2 Après avoir récupéré ce qu’ils pouvaient dans les décombres et réparti leur maigre butin dans deux sacs à dos improvisés, ils se mirent en route dans la pâle clarté du petit jour embrumé. Cordelia tenait Dubauer par la main et le soutenait chaque fois qu’il trébuchait. Elle ne savait pas trop s’il la reconnaissait vraiment, mais il s’accrochait à elle et fuyait Vorkosigan. Plus ils descendaient, plus la forêt s’épaississait et plus les arbres étaient hauts. Vorkosigan se servait de son poignard comme d’une machette pour leur ouvrir un chemin à travers les broussailles. Enfin, ils atteignirent le ruisseau. Le soleil commençait à filtrer ici et là à travers le feuillage, faisant jaillir des paquets de mousse veloutée d’un vert agressif et scintiller les flaques d’eau. Les pierres, au fond du ruisseau, formaient comme un tapis de pièces de cuivre. Les minuscules bestioles ailées, semblables à celles de la Terre, étaient pour la plupart organisées selon une symétrie radiale. Certaines, pareilles à des méduses remplies de gaz, flottaient en nuages iridescents au-dessus du cours d’eau telles de fragiles bulles de savon, et leur vue émerveillait Cordelia. Vorkosigan ne devait pas, lui non plus, y être insensible car, comme attendri par ce spectacle, il ordonna une pause. Après s’être rafraîchis en buvant de l’eau du ruisseau, ils s’assirent et se perdirent dans la contemplation des insectes qui tourbillonnaient devant une petite cascade. Au bout d’un moment, Vorkosigan, s’adossant à un tronc, ferma les yeux et Cordelia réalisa qu’il était, lui aussi, presque à la limite de l’épuisement. Profitant de ce qu’elle échappait ainsi provisoirement à la surveillance de son geôlier, elle l’étudia avec curiosité. Jusqu’ici, il avait eu l’attitude cassante mais correcte qu’on pouvait attendre d’un militaire de carrière. Pourtant, quelque chose tracassait Cordelia. Quelque chose d’important qu’elle ne parvenait pas à identifier. Et, brusquement, cela lui revint d’un seul coup. — Je sais qui vous êtes ! Vous êtes Vorkosigan, le Boucher de Komarr. Elle regretta aussitôt ses paroles car il rouvrit les yeux et la regarda fixement ; son expression changeait. — Que savez-vous de Komarr ? Il n’avait pas ajouté « Betane ignorante », mais le cœur y était. — Ce que tout le monde en sait. Que c’est une rocaille aride que vous avez annexée par la force pour prendre le contrôle des couloirs de navigation qu’elle commande. Le gouvernement komarran a capitulé et accepté vos conditions. Ses membres ont été immédiatement exécutés. C’est vous qui commandiez l’expédition ou… (Le Vorkosigan de Komarr était sans aucun doute un amiral.) Etait-ce vous ? Je croyais vous avoir entendu dire que vous ne tuiez pas vos prisonniers. — C’était moi. — Et à cause de cela vous avez été destitué de votre grade ? s’étonna Cordelia. Elle pensait, au contraire, que ce genre d’agissements était conforme aux normes barrayaranes. — Non, ce n’était pas pour cela, mais pour ce qui s’est passé après. (Vorkosigan n’avait pas l’air disposé à en dire plus, mais il surprit à nouveau Cordelia en poursuivant :) La suite a été plus efficacement étouffée. J’avais donné ma parole, moi, Vorkosigan, qu’ils seraient épargnés. Mais mon officier politique a annulé mes ordres et les a fait exécuter derrière mon dos. Il l’a payé de sa vie. — Seigneur ! — Je lui ai brisé le cou de mes propres mains. C’était une affaire personnelle qui mettait mon honneur en jeu, vous comprenez ? Je ne pouvais pas désigner un peloton d’exécution. Tout le monde avait trop peur du ministre de l’Education politique. Cordelia se rappela que c’était là l’euphémisme officiellement utilisé pour désigner la branche militaire de la police secrète. — Et vous, vous n’en avez pas peur ? — Ce sont ces messieurs qui ont peur de moi. (Vorkosigan sourit amèrement.) Quand on attaque ces gens-là de front, ils décampent comme les bêtes sauvages que nous avons chassées cette nuit. Mais il vaut mieux ne pas leur tourner le dos. — Je m’étonne qu’on ne vous ait pas pendu. — Cela a fait un sacré barouf derrière les portes closes, reconnut-il – et, à ce souvenir, il tapota pensivement les barrettes qui ornaient le collet de son blouson. Mais on ne peut pas faire disparaître un Vorkosigan du jour au lendemain… pas encore. Je me suis fait un certain nombre d’ennemis dangereux. — Je m’en doute. (Cette sèche exposition des faits, sans fioritures ni justifications, sonnait juste à l’oreille de Cordelia bien qu’elle n’eût aucune raison logique de croire Vorkosigan.) Auriez-vous, par hasard… euh… tourné le dos à un de ces ennemis, hier ? Le Barrayaran lui décocha un regard aigu. — C’est possible. Encore que cette théorie soulève quelques problèmes. — Par exemple ? — Je suis toujours en vie. Commencer un travail et ne pas le terminer, ce n’est pas leur genre. Evidemment, l’occasion qui leur était offerte de mettre ma disparition sur le compte des Betans a dû leur paraître séduisante. — Oh la la ! Et moi qui pensais créer des tas de complications en faisant travailler ensemble pendant des mois un essaim d’intellectuels betans ! Dieu me protège de la politique ! — D’après ce que j’ai entendu dire, les Betans ne sont pas non plus faciles à manier, fit Vorkosigan en esquissant un sourire. Je n’aurais pas envie de prendre votre place. Je ne supporterais pas qu’on discute tous mes ordres. — Ils ne discutent pas tous les ordres. (Cordelia sourit à son tour.) Le tout est de savoir les caresser dans le sens du poil. — Où pensez-vous que se trouve maintenant votre navire ? Disparition du sourire amusé de Cordelia. Comme une porte qu’on claque, son enjouement céda la place à la circonspection. — Cela dépend vraisemblablement de l’endroit où se trouve le vôtre. Vorkosigan haussa les épaules et se remit debout. — Alors, pour le savoir, il est peut-être préférable de ne pas perdre davantage de temps, laissa-t-il tomber en ajustant son sac sur ses épaules. Il tendit la main à Cordelia pour l’aider à se lever. Il avait repris son masque d’homme de guerre. Il leur fallut toute la journée pour arriver en vue des plaines rougeâtres qui se déployaient au pied de la montagne. À mesure qu’ils s’en rapprochaient, ils en distinguaient mieux les détails. Elles étaient sillonnées de cours d’eau que les pluies récentes avaient rendus bourbeux et entrecoupées de bad-lands ravinées. À plusieurs reprises, ils aperçurent des troupeaux d’herbivores hexapodes et la méfiance avec laquelle ils se mouvaient donna à Cordelia la quasi-certitude que des prédateurs étaient à l’affût dans les environs. S’il n’avait tenu qu’à lui, Vorkosigan aurait continué du même pas : mais Dubauer fut pris d’une crise de convulsions qui le laissa dans un état léthargique et Cordelia se montra intraitable : elle exigea qu’on s’arrête jusqu’au lendemain. Ils firent halte dans une minuscule clairière, tout juste une trouée au milieu des arbres quelque trois cents mètres au-dessus de la plaine, et partagèrent une rapide collation – un peu de céréales accompagnées de sauce au fromage qu’ils avalèrent dans un silence morose. Quand les dernières lueurs du couchant désertèrent le ciel, Vorkosigan alluma un lumitube et s’assit sur un gros rocher plat. Cordelia, les jambes douloureuses, s’allongea à même le sol. Le sommeil ne tarda pas à avoir raison d’elle. Il était plus de minuit lorsque le Barrayaran la réveilla pour son tour de garde. Elle était ankylosée et avait l’impression que ses articulations étaient rouillées. Cette fois, Vorkosigan lui donna le neutraliseur. — Je n’ai rien remarqué de particulier à proximité immédiate, lui dit-il, mais, plus loin, il y a quelque chose qui fait de temps en temps un raffut de tous les diables. Voilà qui expliquait ce geste de confiance inattendu. Après s’être assurée que Dubauer allait bien, Cordelia prit la place de Vorkosigan sur le gros rocher plat, les yeux fixés sur la masse obscure de la montagne, la dernière demeure de Rosemont. Au fond de sa tombe, là-haut, il était peut-être à l’abri des charognards, mais il était inéluctablement condamné à devenir une charogne, se dit-elle. Puis ses pensées vagabondes revinrent à Vorkosigan. Il dormait, allongé juste à la limite du cercle de clarté bleu-vert que dispensait le lumitube, presque invisible dans sa tenue camouflée. Une énigme, cet homme ! Il devait à l’évidence appartenir à la caste des seigneurs de guerre barrayarans de la vieille école qui se battaient pied à pied contre la vague montante des bureaucrates. Les éléments extrémistes des deux camps s’étaient résignés à contrecœur à conclure une alliance bâtarde pour contrôler à la fois le pouvoir politique et les forces armées, mais, derrière les apparences, ils étaient irréductiblement ennemis. L’empereur maintenait avec habileté un équilibre fragile entre les uns et les autres, mais il ne faisait guère de doute qu’après sa mort Barrayar entrerait dans une période de cannibalisme politique, voire de guerre civile, si, comme on s’y attendait, son successeur n’avait pas sa poigne. Cordelia aurait bien voulu en savoir davantage sur les rapports de parenté des membres de la classe dirigeante barrayarane. Elle connaissait le patronyme de l’empereur, Vorbarra, mais ses connaissances s’arrêtaient là. Une question lui vint soudain à l’esprit : qui était maintenant le captif et qui le geôlier ? se demanda-t-elle en jouant distraitement avec le petit neutraliseur. Non… seule dans cette nature sauvage, il lui serait presque impossible de prendre soin de Dubauer. Vorkosigan, pas fou, s’était bien gardé de lui indiquer l’emplacement exact de la cache où étaient entreposés le matériel et les vivres, et elle avait besoin de lui pour qu’il l’y conduise. N’importe comment, elle lui avait donné sa parole. Il était d’ailleurs surprenant qu’il l’ait acceptée aussi naturellement, comme un engagement infrangible. Visiblement, tous deux avaient les mêmes valeurs. Enfin, le ciel commença à pâlir à l’est. D’abord gris, il rosit, puis vira au vert avant de flamboyer spectaculairement quand le soleil apparut au-dessus de l’horizon. Vorkosigan s’étira et se redressa. Il aida Cordelia à conduire Dubauer jusqu’au ruisseau où elle lui fit sa toilette matinale. Ils prirent leur petit déjeuner. Cette fois, le Barrayaran essaya de mélanger les céréales et le fromage tandis que Cordelia prenait alternativement une bouchée de flocons et une bouchée de garniture. Aucun des deux ne fit de commentaires – à haute voix, tout du moins – sur le menu. Vorkosigan en tête, ils se dirigeaient d’un bon pas vers le nord-ouest. À la saison sèche, la plaine sablonneuse rouge brique aurait eu tout du désert, mais, à présent, elle était tapissée de jeunes pousses aux verts et aux jaunes éclatants et parsemée d’une multitude de plantes rampantes chatoyant de fleurs multicolores. Cordelia constata avec tristesse que Dubauer ne paraissait pas les remarquer. Au bout de trois heures de marche, ils firent une première pause dans une vallée aux parois escarpées, au fond de laquelle coulait tumultueusement une rivière boueuse. Alors qu’ils la longeaient dans l’espoir de trouver un gué pour la franchir, Cordelia s’exclama soudain : — Oh ! Ce rocher, là-bas… il a bougé ! Vorkosigan porta ses jumelles à ses yeux. — Vous avez raison. En effet, ce que l’on aurait pu prendre de prime abord pour des rochers brun clair était en réalité une compagnie d’hexapodes membrus qui lézardaient au soleil sur un banc de sable. — On dirait des amphibiens, reprit Vorkosigan. Je me demande s’ils sont carnivores. — Si vous n’aviez pas interrompu prématurément l’expédition que je conduisais, j’aurais pu répondre à la question. Il y a aussi quelques-unes de ces espèces de bulles de savon. Je n’aurais jamais pensé que ces bestioles pouvaient grossir à ce point et être encore capables de voler. Un essaim d’une douzaine de radiolaires d’au moins trente centimètres de diamètre et aussi transparents que du verre flottaient au-dessus de la rivière tels des ballons poussés par le vent. Plusieurs se dirigèrent en vol plané vers les hexapodes pour se poser gracieusement sur leur dos. On eût dit qu’ils se dégonflaient. Cordelia pria Vorkosigan de lui passer les jumelles pour mieux les observer. — Ce sont peut-être les équivalents des oiseaux qui, sur la Terre, débarrassent les bêtes à cornes de leurs parasites, vous ne croyez pas ? Oh ! Non, sûrement pas ! se hâta-t-elle d’ajouter. Les hexapodes, arrachés à leur somnolence, s’étaient, en effet, brusquement relevés avec force couinements et sifflements, et, le dos arqué, ils plongeaient dans la rivière. Les radiolaires, qui, à présent, ressemblaient à des verres remplis de bourgogne, se dispersèrent dans les airs. — Mais ce sont des ballons vampires ! s’exclama Vorkosigan. — Oui, apparemment. — En voilà d’immondes créatures ! Cordelia faillit éclater de rire devant l’air scandalisé de Vorkosigan. — Vous êtes, vous aussi, un Carnivore et, à ce titre, vous pouvez difficilement les condamner. — Les condamner, non. Mais les éviter, oui. — Là, je suis d’accord avec vous. Ils continuèrent à suivre la rive en remontant le courant. Un peu après avoir dépassé un rapide écumant, ils parvinrent à un endroit où deux affluents se jetaient dans la rivière et entreprirent de les franchir là où ils étaient le moins profonds. Alors qu’ils étaient au milieu du second affluent, le rocher sur lequel Dubauer posait le pied se déroba sous sa semelle et, poussant un cri inarticulé, l’enseigne perdit l’équilibre. Cordelia, qui le tenait par le bras, resserra convulsivement son étreinte et elle coula avec lui. Ici, la rivière était plus profonde et la terreur s’empara d’elle à l’idée que le courant risquait d’entraîner le blessé – les amphibiens, les rochers aux arêtes tranchantes… et le rapide ! Sans se soucier de l’eau qui lui remplissait la bouche, elle saisit Dubauer à bras-le-corps. Ils allaient être… Non ! Quelque chose la tira à contre-courant avec une force terrible. C’était Vorkosigan qui l’avait empoignée par la ceinture et les halait tous les deux. Une fois sortie d’affaire, Cordelia, mortifiée mais reconnaissante, se dégagea et guida Dubauer, suffoquant et toussant, jusqu’à la berge. — Merci, hoqueta-t-elle. — Vous pensiez que j’allais vous laisser vous noyer ? rétorqua sèchement Vorkosigan tout en viciant ses boots pleins d’eau. Cordelia haussa les épaules pour dissimuler son embarras. — Comme ça, au moins, nous ne vous aurions pas retardé. — Hmm. Vorkosigan s’éclaircit la gorge mais n’en dit pas davantage. Ils trouvèrent un endroit où des rochers pouvaient servir de sièges, mangèrent et, quand ils se furent un peu séchés, ils se remirent en marche. Les kilomètres avaient beau succéder aux kilomètres, le paysage changeait à peine. À un moment donné, Vorkosigan obliqua vers l’ouest. Maintenant, ils tournaient le dos à la montagne qui, jusque-là, se dressait à leur droite et ils avaient le soleil dans les yeux. Ils franchirent une autre rivière. Comme ils arrivaient en haut de la vallée, Cordelia faillit buter contre un hexapode de la taille d’un petit chien qui se tenait parfaitement immobile dans un creux et dont la livrée rouge se confondait parfaitement avec l’environnement. — Mais c’est comestible, cette bête-là ! s’écria-t-elle. — Le neutraliseur ! Vite ! Elle fourra vivement l’arme dans la main de Vorkosigan qui mit un genou en terre, visa et tira, abattant l’animal du premier coup. — Bravo ! s’exclama Cordelia avec ravissement. Bien joué ! Vorkosigan se retourna, lui adressa un sourire et s’élança pour aller ramasser sa proie. — Oh ! murmura la jeune femme, abasourdie par ce sourire juvénile qui avait illuminé l’espace d’un instant les traits du Barrayaran. Oh, souris-moi encore. Mais elle se ressaisit. Ton devoir ! Tu ne dois penser qu’à ton devoir. Elle rejoignit Vorkosigan qui, son poignard à la main, considérait sa victime en se demandant comment il allait opérer. Il ne pouvait pas lui trancher la gorge car elle n’avait pas de cou. — Le cerveau se trouve juste derrière les yeux. Peut-être pourriez-vous planter votre poignard entre les deux premières omoplates. Vorkosigan se rendit à cette suggestion. — Ce devrait être rapide, dit-il en enfonçant la lame à l’endroit indiqué. Un frisson parcourut le corps de la créature. Elle émit un gargouillement et ce fut tout : elle était morte. — Il est un peu tôt pour s’arrêter, mais, ici, il y a de l’eau et du bois qui nous permettra de faire du feu. Toutefois, si nous dressons le camp maintenant, il nous faudra rattraper le temps perdu et l’étape de demain sera d’autant plus longue. Cordelia contempla la carcasse de l’hexapode. De la viande grillée… Elle en avait déjà l’eau à la bouche. — C’est d’accord. Vorkosigan souleva l’animal, le plaça en travers de son épaule et se leva. — Où est passé votre enseigne ? Cordelia jeta un coup d’œil circulaire autour d’elle. Dubauer n’était nulle part en vue. — Seigneur ! Elle se rua vers l’endroit où ils se trouvaient quand Vorkosigan avait tiré. Dubauer n’y était pas. Elle alla jusqu’à la berge. Il était debout au bord de la rivière, bras ballants et la tête levée. On l’eût dit hypnotisé. Un gros radiolaire transparent piquait droit sur lui. — Non, Dubauer ! hurla Cordelia en dévalant la sente. Vorkosigan, qui avait bondi derrière elle, la dépassa au pas de course. Le radiolaire se plaqua sur la figure de Dubauer qui leva les mains en poussant un cri. Vorkosigan arriva le premier. Il empoigna la chose flasque collée sur le visage de l’enseigne. Quand il l’arracha, ses appendices noirâtres semblables à des tentacules garnis de ventouses se tendirent et battirent l’air en claquant. Le Barrayaran écrasa la créature à coups de talon. Dès qu’il fut débarrassé du parasite, Dubauer s’écroula et se roula en chien de fusil, cachant sa figure dans ses mains. Cordelia essaya de les dénouer. Il poussait des grognements rauques et tremblait de la tête aux pieds. Une nouvelle crise d’épilepsie, songea Cordelia. Mais, au même moment, elle s’aperçut qu’il pleurait. Elle posa la tête de l’enseigne sur ses genoux dans l’espoir de calmer les spasmes qui l’agitaient. Partout où ils avaient pénétré la peau, les tentacules avaient laissé leurs marques : des taches noires entourées d’un vilain bourrelet de chair rougeâtre qui commençait à gonfler de façon inquiétante. Cordelia se mit en devoir d’enlever les fragments de tentacules encore fichés dans l’épiderme, et elle constata qu’ils lui brûlaient les doigts. Tout le corps du parasite devait exsuder une sorte d’acide corrosif car Vorkosigan, à genoux au bord de la rivière, trempait sa main dans l’eau. Elle se dépêcha d’en terminer et l’appela. — Vous n’auriez pas dans votre trousse de secours quelque chose pour soigner ça ? lui demanda-t-elle. — Je n’ai que des antibiotiques. Il sortit de sa pochette un tube qu’il lui tendit et Cordelia badigeonna de pommade les joues de Dubauer. Ce n’était pas le remède idéal pour les brûlures mais ils n’avaient que cela. Vorkosigan regarda quelques instants l’enseigne, puis il fouilla à nouveau dans sa trousse. Ce fut manifestement à contrecœur qu’il en sortit une petite pilule blanche. — C’est un analgésique puissant, expliqua-t-il à Cordélia. Je n’en ai que quatre. Cela devrait le calmer pour la soirée. Cordelia glissa la pilule dans la bouche de l’enseigne. Son goût devait être amer car il essaya de la recracher, mais Cordelia le força à l’ingurgiter. Quelques minutes plus tard, elle réussit à le faire se lever et le conduisit jusqu’à l’endroit choisi par Vorkosigan pour établir leur camp. Pendant ce temps, il avait ramassé du bois pour faire du feu. — Comment allez-vous allumer ce barbecue ? lui demanda Cordelia. — Quand j’étais gamin, j’ai appris au camp d’été de l’Académie militaire à faire du feu en frottant deux bouts de bois. Ce n’était pas facile. Il m’a fallu tout un après-midi pour y arriver. D’ailleurs, ce n’est pas ainsi que j’y suis arrivé. Je me suis servi de la batterie d’un communico que j’avais démonté. (Tout en parlant, Vorkosigan faisait l’inventaire du contenu de sa ceinture et fouillait dans ses poches.) Oh ! La fureur du moniteur ! Je pense que c’était son communico que j’avais mis en pièces détachées. — Vous n’avez pas d’allumeurs chimiques dans tout votre bazar ? s’enquit Cordelia. — Normalement, l’arc à plasma est fait pour ça. (Du bout des doigts, Vorkosigan tapota sur son étui vide.) Mais j’ai une autre idée. Un peu brutale, mais qui devrait être efficace. Restez là avec votre botaniste. Ça va faire pas mal de boucan. Il sortit de sa cartouchière une amorce d’arc à plasma. Cordelia eut un mouvement de recul. — Oh ! Mais c’est un marteau-pilon en guise de casse-noisettes, non ? Et avez-vous pensé au cratère que ça fera ? Du haut des airs, il sera visible à des kilomètres à la ronde. — Vous préférez frotter deux bouts de bois jusqu’à la fin des siècles ? N’empêche que vous avez raison, ajouta-t-il après un instant de réflexion. J’aurais dû penser au cratère. Il réfléchit un moment, puis s’éloigna d’un pas vif vers le flanc de la vallée. Cordelia s’assit à côté de Dubauer qu’elle serra contre elle et, rentrant la tête dans les épaules, attendit l’instant fatidique. Vorkosigan reparut en haut de la crête en courant comme un forcené. Il se laissa glisser en bas dans un roulé-boulé. Un aveuglant éclair bleuté suivi d’une déflagration fit trembler le sol et une épaisse colonne de fumée, de poussière et de vapeur s’éleva dans les airs tandis qu’une averse de cailloux, de mottes de terre et de sable fondu se mettait à pleuvoir. Vorkosigan reprit sa course et revint en brandissant une petite torche enflammée. Cordelia alla constater les dégâts. Vorkosigan avait placé sa cartouche préalablement mise en court-circuit à un endroit où la rivière faisait un méandre, cent mètres en amont. L’explosion avait ouvert un spectaculaire cratère de quinze mètres de diamètre et cinq mètres de profondeur. Les eaux de la rivière s’y engouffraient déjà, se transformant en vapeur au contact de ses parois vitrifiées. D’ici une heure, il serait entièrement submergé et, à sa place, il n’y aurait plus qu’un marigot semblant avoir toujours été là. — Beau travail, murmura Cordelia. Quand tout le bois de la première flambée eut brûlé, ne laissant qu’un tapis de braises, les brochettes improvisées étaient prêtes. — Comment préférez-vous votre grillade ? demanda Vorkosigan à Cordelia. Bleue ? À point ? — Je crois qu’il vaudrait mieux que ce soit bien cuit. Nous n’avions pas encore terminé notre analyse biochimique des parasites. — Ah ! fit Vorkosigan en considérant sa brochette avec une soudaine méfiance. Vous avez raison. Quand la viande fut cuite et recuite, ils s’assirent et la déchirèrent avec une joie sauvage. Même Dubauer en avala quelques bouchées. Elle était dure et coriace, carbonisée à l’extérieur et laissait un arrière-goût amer dans la bouche, mais tous s’en contentèrent. Cordelia n’avait plus le moral. Le treillis de Vorkosigan était crasseux, humide et maculé du sang de l’hexapode, et le sien ne valait guère mieux. Le Barrayaran avait une barbe de trois jours, le visage barbouillé de graisse et il dégageait des relents de sueur. La barbe mise à part, elle-même n’était sans doute pas plus fraîche. Et elle puait tout autant. Elle prit conscience avec un certain agacement que le corps puissamment musclé de Vorkosigan, éclatant de virilité, l’attirait, réveillant en elle des sentiments qu’elle croyait avoir définitivement bannis. Le mieux était de penser à autre chose… — Il suffit de trois jours pour que l’homme de l’espace redevienne l’homme des cavernes, murmura-t-elle. On s’imagine être des hommes civilisés alors qu’en réalité la civilisation n’est qu’apparence. Un sourire narquois aux lèvres, Vorkosigan tourna les yeux vers Dubauer que Cordelia couvait avec tendresse. — Vous avez pourtant l’air d’être tout à fait civilisée. Heureusement, le feu empêchait Vorkosigan de s’apercevoir qu’elle rougissait ! — Nous devons faire ce qu’exige notre devoir, répondit-elle avec embarras. — Certains ont une conception plus élastique des exigences du devoir. Mais peut-être étiez-vous amoureuse de lui ? — De Dubauer ? Grands dieux, non ! Je ne les prends pas au berceau. Mais c’était un brave gosse. J’aimerais le ramener à sa famille. — Et vous, vous avez de la famille ? — Bien sûr. Ma mère et mon frère habitent la colonie de Beta. Mon père appartenait à la section explorastro, lui aussi. — C’est un de ceux qui ne sont jamais revenus de mission ? — Non, il est mort dans un accident à la base des navettes à moins de dix kilomètres de chez nous. Il allait reprendre son service après une permission. — Mes condoléances. — Oh ! Cela remonte à bien des années. (La conversation prenait un tour trop personnel, se disait Corde-lia. Mais cela valait mieux que d’avoir à esquiver des questions militaires. Elle espérait surtout éviter des sujets comme celui du matériel de guerre betan dernier cri.) Et vous ? Vous avez aussi de la famille ? Elle songea brusquement que c’était là une façon polie de demander à Vorkosigan s’il était marié. — Elle se réduit en tout et pour tout à mon père, le comte Vorkosigan. Ma mère était à moitié betane, vous savez, ajouta-t-il après une hésitation. Décidément, si, avec sa brusquerie et sa sécheresse toutes militaires, Vorkosigan était redoutable, lorsqu’il se montrait aimable il était terrifiant. Mais la curiosité de Cordelia fut plus forte que son envie de mettre un point final à la conversation. — Voilà qui est peu banal, dit-elle. Comment est-ce possible ? — Mon grand-père maternel était le prince Xav Vorbarra, le diplomate. Dans sa jeunesse, avant la première guerre cetagandane, il avait été nommé ambassadeur sur la colonie de Beta. Je crois que ma grand-mère travaillait à votre Bureau du Commerce interstellaire. — Vous l’avez bien connue ? — Oui. Après la… le décès de ma mère et la guerre civile déclenchée par Yuri Vorbarra, je passais souvent mes vacances chez le prince à Vorbarr Sultana, notre capitale, bien qu’il n’appréciât guère mon père. Leurs convictions politiques étaient diamétralement opposées. Xav était le flambeau de l’aile libérale de l’époque et mon père faisait… fait toujours partie, lui, de la vieille garde de l’aristocratie militaire. L’époque où Vorkosigan allait à l’école… cela devait remonter à trente ans environ. — Votre grand-mère était-elle heureuse sur Barrayar ? — Je crois qu’elle ne s’est jamais entièrement adaptée à notre société. Et, naturellement, la Guerre de Yuri… (Vorkosigan laissa le reste de sa phrase en suspens.) Les Extérieurs – et vous autres Betans en particulier – se font une idée curieuse de Barrayar. Ils la voient comme une sorte de monolithe alors que nous sommes fondamentalement une société émiettée. Le gouvernement ne cesse de combattre les tendances centrifuges qui s’expriment. Vorkosigan se pencha pour jeter un nouveau morceau de bois dans le feu. Des étincelles fusèrent, telles de minuscules oranges en route vers le ciel. Cordelia ressentit une envie poignante de s’envoler avec elles. — Et à quel parti vont vos faveurs ? demanda-t-elle dans l’espoir de maintenir la conversation sur un ton moins personnel. Etes-vous solidaire de votre père ? — Tant qu’il est vivant. J’ai toujours voulu être un soldat et me tenir à l’écart des partis, quels qu’ils soient. J’exècre la politique. Elle est la cause de la mort des miens. Il est plus que temps que quelqu’un torde le cou à ces foutus bureaucrates et à leurs mouchards. Ils s’imaginent incarner la vague du futur alors qu’ils ne sont qu’un résidu d’eaux de vidange. — Si vous exprimez aussi crûment vos opinions chez vous, il n’est pas étonnant que la politique vous réclame des comptes. Cordelia tisonna le feu. De nouvelles étincelles s’échappèrent. L’analgésique faisait son effet et Dubauer s’endormit vite, mais, pour Cordelia, le sommeil fut long à venir. Elle en revenait sans cesse à cette conversation. Mais si ce Barrayaran avait envie de se passer la corde au cou, qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire à elle ? Elle n’avait aucune raison de se sentir concernée. Absolument aucune… Elle se réveilla en sursaut au milieu de la nuit. C’était seulement Vorkosigan qui avait rajouté une impressionnante brassée de bois dans le feu qui crépitait de plus belle. L’ayant vue s’asseoir, il s’approcha d’elle. — Je suis content que vous soyez réveillée, j’ai besoin de vous. (Il lui glissa son poignard dans la main.) On dirait que cette carcasse attire des amateurs. Je vais la flanquer à l’eau. Pourriez-vous m’éclairer ? — Bien sûr. Elle s’étira, se leva, prit un brandon dans le feu et lui emboîta le pas en se frottant les yeux. La flamme vacillante de la torche faisait naître une sarabande d’ombres tressautantes, et l’on voyait encore plus mal qu’à la seule lueur des étoiles. En arrivant sur la berge, Cordelia distingua un mouvement à la limite de son champ de vision. En même temps, quelque chose qui crissait sur les rochers et des sifflements maintenant familiers lui parvinrent aux oreilles. — Oh oh ! Il y a une bande de ces bouffeurs de charognes juste un peu en amont. — Oui, vous avez raison. Vorkosigan balança les restes de leur dîner dans la rivière. Les bruits d’éclaboussures qui s’élevèrent aussitôt n’étaient pas un écho. Ah ! toi aussi, tu as sursauté, Barrayaran ! s’exclama Cordelia in petto. Je t’ai vu. Mais la surface de l’eau était vide et les rides qui s’y étaient formées s’effaçaient déjà. De nouveaux sifflements suivis d’un couinement perçant retentirent un peu en aval. Vorkosigan avait déjà le neutraliseur au poing. — Il y en a toute une flopée par là, murmura nerveusement Cordelia. Tous deux scrutèrent l’obscurité. Vorkosigan visa soigneusement et actionna la détente. Il y eut un bourdonnement amorti et l’une des noires silhouettes s’effondra. Les autres la flairèrent avec curiosité et se rapprochèrent. — Je préférerais que votre neutraliseur soit un peu plus bruyant. (Vorkosigan le braqua à nouveau et tira par deux fois, descendant encore deux créatures. Mais les autres n’en parurent pas intimidées pour autant.) Il est presque à plat. — Il n’a plus assez d’énergie pour qu’on puisse liquider le reste ? — Non. L’un des charognards, plus hardi que ses congénères, fonça droit sur le couple. Vorkosigan se rua vers lui avec un hurlement sauvage et l’assaillant battit en retraite. Les charognards des plaines étaient un peu moins gros que leurs cousins des montagnes et encore plus hideux si c’était possible. Ils se déplaçaient en meutes, eux aussi. — Oh ! Merde ! Il ne manquait plus que ça ! s’écria Vorkosigan en voyant soudain une douzaine de globes fantomatiques piquer silencieusement sur eux du haut des airs. Mourir comme ça, mais c’est atroce ! Eh bien, que le plus possible d’entre eux soient au moins du voyage ! Il lança un coup d’œil à Cordelia. Il était sur le point d’ajouter quelque chose, mais il se contenta de secouer la tête et banda ses muscles pour s’élancer au pas de course vers le fond de la vallée. La jeune femme, le cœur battant, leva la tête et eut une inspiration géniale. — Non, fit-elle dans un souffle. Nous n’avons pas encore dit notre dernier mot. Venez donc, mes jolis mignons. Maman vous réserve une petite surprise. — Vous êtes folle ou quoi ? grommela Vorkosigan. — Vous vouliez un grand boum ? Eh bien, vous allez être servi, faites-moi confiance. Comment croyez-vous que ces choses font pour se balader dans les airs ? — J’avoue que je ne me suis pas posé la question. Mais il est presque certain que ce doit être… — L’hydrogène ! Je vous parie tout ce que vous voudrez que ces adorables engins chimiques électrolysent l’eau. Vous avez remarqué qu’ils sont toujours à proximité des rivières et des ruisseaux ? Si seulement j’avais des gants… — Laissez-moi faire. Sautant à pieds joints, Vorkosigan empoigna à main nue un radiolaire par ses tentacules. Il le jeta devant les charognards et Cordelia le cingla à coups de torche – une fois, deux fois, trois fois. Il y eut une déflagration assourdissante et le radiolaire explosa en une aveuglante boule de feu qui lui roussit légèrement les sourcils. Une odeur pestilentielle se répandit aussitôt. Vorkosigan captura de la même manière un second parasite auquel elle fit subir le même sort. Le pelage d’un des charognards s’embrasa et ce fut le signal de la débandade. Cordelia s’en prit alors directement à un retardataire qui se volatilisa dans un éclair. Vorkosigan la frappait frénétiquement dans le dos, mais ce ne fut qu’à l’odeur que Cordelia se rendit compte que sa chevelure s’était enflammée. Tous les radiolaires avaient disparu sauf un que le Barrayaran avait attrapé au vol et qu’il tenait à pleine main. — Youhoua ! (La Betane s’était lancée dans une danse de guerre et tournoyait triomphalement autour de lui en gloussant nerveusement. Prenant une profonde inspiration, elle se ressaisit enfin.) Et votre main ? Ça va ? — Elle est un peu brûlée, reconnut Vorkosigan. (Il ôta sa chemise et en enveloppa le radiolaire palpitant qui empestait.) Il nous servira peut-être plus tard. Il trempa sa main dans l’eau et tous deux regagnèrent précipitamment le camp où Dubauer dormait du sommeil du juste. Mais quelques minutes plus tard, un charognard errant surgit en chuintant et en reniflant. Vorkosigan le chassa en le menaçant de la torche, en agitant son poignard et en l’abreuvant d’insultes – proférées à mi-voix pour ne pas réveiller l’enseigne. — Je crois qu’il vaudra mieux nous contenter de nos rations de survie pour le reste du voyage, dit-il à Cordelia. Elle approuva d’un vigoureux coup de menton. Cordelia, qui avait maintenant aussi hâte que Vorkosigan d’arriver à destination, réveilla les deux hommes aux premières lueurs de l’aube. Le radiolaire capturé était mort pendant la nuit ; ce n’était plus qu’une immonde masse de gelée glacée. Vorkosigan alla laver sa chemise dans la rivière, sans parvenir à faire disparaître les taches indélébiles et l’odeur fétide. Ils avalèrent rapidement un peu de céréales et de mixture au fromage – tant pis pour la gourmandise : au moins, c’était sans danger – et se mirent en route au moment même où le soleil se levait, plaquant leurs ombres démesurées sur le sol rougeâtre émaillé de petites fleurs. Un peu avant la pause de midi, Vorkosigan s’isola derrière un buisson pour satisfaire un besoin naturel. Quelques instants plus tard, une litanie de jurons retentit et il réapparut en sautant d’un pied sur l’autre tout en secouant son pantalon. Cordelia lui décocha un regard innocemment interrogateur. — Ces espèces de petits cornets de sable jaunes que nous avons vus, vous vous souvenez ? lui demanda Vorkosigan en débouclant sa ceinture. — Oui… — Ne vous mettez pas dessus si vous voulez pisser. Cordelia ne put ravaler le gloussement qui lui montait à la gorge. — Qu’avez-vous trouvé ? Ou, plutôt, qu’est-ce qui vous a trouvé ? Vorkosigan retourna son pantalon et commença à ôter les bestioles blanches et globuleuses qui couraient entre ses plis sur leurs pattes ciliées. Cordelia en saisit une et la déposa sur sa paume pour l’examiner de près. C’était une autre variante de radiolaires – une espèce souterraine, celle-là. — Aïe ! fit-elle en la chassant vivement. — Eh oui, ça pique, gronda Vorkosigan. Cordelia allait céder au fou rire mais à la vue de la jambe maintenant dénudée du Barrayaran, elle reprit son sérieux. — Dites donc, cette plaie a plutôt sale aspect ! La blessure infligée par les griffes du charognard lorsqu’ils avaient enterré Rosemont était gonflée et bleuâtre. De vilaines stries rouges montaient jusqu’au genou. — Ce n’est rien, rétorqua fermement Vorkosigan en s’apprêtant à réenfiler son pantalon. — Ce n’est pas mon avis. Montrez-moi ça. — Vous ne pouvez rien y faire, protesta-t-il. Il laissa pourtant Cordelia l’examiner. — Satisfaite ? lui demanda-t-il sur un ton narquois en achevant de se rhabiller. — Il est regrettable que vos laborantins n’aient pas fait preuve d’un peu plus de sérieux quand ils ont concocté votre onguent. (Cordelia haussa les épaules.) Mais vous avez raison. On ne peut rien faire pour le moment. Ils se remirent en marche. Cordelia surveillait maintenant Vorkosigan avec plus d’attention. De temps en temps, il traînait un peu la patte. Jusqu’au moment où il s’aperçut qu’elle l’observait. Alors, il prit sur lui et se força à avancer d’un pas égal et déterminé. Mais à la fin de la journée, il avait renoncé à jouer la comédie : à présent, il boitait, mais il continuait à ouvrir la marche. Quand, enfin, à la nuit tombante, le pic en direction duquel ils se dirigeaient ne fut plus qu’une masse noire à l’horizon, il n’en pouvait plus et il ordonna la halte. Cordelia accueillit cette décision avec joie car Dubauer, qui ne tenait plus debout, pesait un âne mort. Ils se laissèrent littéralement choir sur place. Vorkosigan alluma un lumitube et s’installa pour prendre la première garde comme à l’accoutumée. Cordelia s’allongea de tout son long sur le sol et s’abîma dans la contemplation du ciel étoilé. Après un court sommeil, elle prit la relève de la garde. Le Barrayaran lui avait donné pour consigne de le réveiller avant l’aube, mais elle le laissa dormir jusqu’à ce qu’il fasse grand jour. Il était alternativement pâle et congestionné, et il respirait difficilement. — Vous ne croyez pas que vous devriez prendre une de vos pilules analgésiques ? lui demanda-t-elle. Sa jambe avait encore enflé et il avait le plus grand mal à prendre appui sur elle. — Pas encore. Il faut les économiser. Le voyage n’est pas fini. — Combien de temps va-t-il durer encore ? — Une journée, une journée et demie. Cela dépendra de notre allure. (Une grimace lui tordit la bouche.) Ne vous inquiétez pas. Vous n’aurez pas besoin de me porter. Je suis l’un des hommes les mieux entraînés physiquement de mon régiment. Enfin, de ceux qui ont plus de quarante ans. — Et combien votre équipage en compte-t-il ? — Quatre. (Cordelia laissa échapper un grognement méprisant.) N’importe comment, si c’est nécessaire, j’ai dans ma trousse un stimulant capable de réveiller un mort. Mais ça aussi, je préfère le garder jusqu’à la fin du voyage. — Quel genre de difficultés prévoyez-vous ? — Tout dépend de qui captera mon appel. Je sais que Radnov – mon officier politique – a infiltré au moins deux agents à lui dans ma section communications. (Pinçant les lèvres, il dévisagea Cordelia.) À vrai dire, je ne crois pas qu’il se soit agi d’une mutinerie générale. Pour moi, c’était une tentative d’assassinat, un complot improvisé fomenté par Radnov et une infime poignée de conjurés. Il leur est brusquement venu à l’idée que grâce à vous autres Betans ils pourraient facilement m’éliminer sans se compromettre. Si tel est le cas, tous les membres de mon équipage me croient mort. Tous sauf un. — Lequel ? — Ça, j’aimerais le savoir. Celui qui, après m’avoir assommé, m’a caché au milieu des fougères au lieu de m’égorger et de me balancer dans le premier trou venu. Il semblerait qu’il y ait parmi les complices du lieutenant Radnov quelqu’un qui joue double jeu. Pourtant, si ce gars-là m’était loyal, il aurait dû prévenir Gottyan, mon adjoint. Celui-ci aurait depuis longtemps envoyé une patrouille pour me récupérer. Mais qui, parmi mes hommes, peut avoir l’esprit assez tordu pour trahir les deux camps à la fois ? À moins que quelque chose ne m’échappe. — Peut-être sont-ils tous encore en train de faire la chasse à mon navire, suggéra Cordelia. — Où est-il, votre navire ? À présent, il n’y avait plus d’inconvénient à dire la vérité. — Il fait depuis longtemps route vers la colonie de Beta. — À moins qu’il n’ait été capturé. — Non. Il était hors de portée de votre croiseur quand j’ai établi le contact avec lui. Il n’est pas armé, mais il peut tourner en rond sans fin autour de votre croiseur. — Hmm. C’est une possibilité. Cordelia nota que Vorkosigan n’avait pas l’air surpris. Je parie que ses rapports confidentiels sur nos armes secrètes rendraient malades nos services de renseignements ! — Jusqu’où vont-ils le poursuivre ? — C’est à Gottyan qu’appartient la décision. S’il estime qu’il n’est pas possible de le rattraper, il regagnera la station d’observation. Dans le cas contraire, il s’accrochera jusqu’au bout. — Pourquoi ? Vorkosigan décocha un coup d’œil en coin à la jeune femme. — Ça, je ne peux pas vous le dire. — Je ne vois pas pour quelles raisons. Je suis pieds et poings liés. Où voulez-vous que j’aille maintenant sinon dans la prison barrayarane qui m’attend à la fin du voyage ? C’est drôle comme les perspectives peuvent changer. Après cette randonnée, une cellule me fera l’effet d’être le comble du luxe. Vorkosigan sourit. — Je tâcherai de m’arranger pour qu’on n’en arrive pas là. Son regard et son sourire mettaient Cordelia mal à l’aise. Le laconisme de son geôlier lui convenait car elle pouvait y répondre par la désinvolture. Mais sa prévenance la désarmait. Elle avait l’impression que sa lame était sans force et qu’elle frappait dans le vide. Elle détourna les yeux pour ne plus voir ce sourire. Le visage de Vorkosigan se ferma et recouvra sa gravité coutumière. 3 Une fois le petit déjeuner avalé, ils se remirent en route. La fièvre aidant, sans doute, Vorkosigan fut le premier à rompre le silence. — Parlez-moi, dit-il soudain à Cordelia. Comme ça, je penserai moins à ma jambe. — De quoi voulez-vous que je vous parle ? — De ce que vous voudrez. N’importe quoi… — Eh bien… est-ce que commander un vaisseau de guerre et commander un navire civil sont deux choses très différentes ? — La différence ne réside pas dans les types de bâtiments, mais dans les hommes, répondit le Barrayaran après un instant de réflexion. Commander, c’est d’abord et avant tout faire preuve d’imagination, et c’est encore plus vrai quand on livre bataille. Seul, le plus courageux des hommes n’est qu’un fou armé, rien de plus. La force véritable, c’est l’aptitude à déléguer son travail à d’autres. N’en va-t-il pas de même pour la flotte betane ? Cordelia sourit. — Je dirais même que c’est encore plus vrai chez nous. Si je devais user de la force pour imposer mon autorité, cela signifierait que je l’aurais déjà perdue. Je préfère agir en douceur. Alors, c’est moi qui ai l’avantage parce que je me sais capable de garder mon calme un peu plus longtemps que mon interlocuteur, quel qu’il soit. Si vous voulez mon avis, c’est pour les femmes, et certainement pour les mères, que la civilisation a été inventée. Je ne peux pas imaginer comment mes ancêtres, les femmes de l’âge des cavernes, s’occupaient de leurs familles. — Elles travaillaient sans doute en groupes. Je suis convaincu que vous vous en seriez très bien tirée si vous aviez vécu en ces temps primitifs. Vous avez la trempe d’une mère de tribu guerrière. Ne serait-il pas en train de se payer ma tête ? se demanda Cordelia. — Moi ? Mère de soldats ? Jamais ! Consacrer dix-huit ou vingt ans de sa vie à des fils que le gouvernement vient un beau jour vous prendre et envoie se faire massacrer pour effacer je ne sais quel échec de sa politique… non merci ! — J’avoue que je n’ai jamais vraiment envisagé les choses sous cet angle. (Vorkosigan se tut quelques instants tout en continuant d’avancer clopin-clopant en s’aidant du bâton qui lui servait de canne.) Mais admettons qu’ils se soient engagés comme volontaires. Servir sa patrie ne compte pas parmi les idéaux chers aux Betans ? Ce fut au tour de Cordelia, quelque peu embarrassée par cette question, de se réfugier dans le silence. — Evidemment, s’ils étaient volontaires, j’imagine que ce serait différent, reprit-elle. Mais comme je n’ai pas d’enfants, je ne serai pas, Dieu merci, confrontée à ce genre de situation. — Vous vous en félicitez ou vous le regrettez ? — De ne pas avoir d’enfants ? (Elle le dévisagea. Il n’avait pas l’air de mesurer qu’il avait mis le doigt sur une plaie douloureuse.) Il se trouve que c’est comme ça, voilà tout. Ils se turent car il leur fallait négocier une bande de terrain accidentée et traîtresse où des fissures s’ouvraient brusquement devant leurs pieds. Ils durent faire tant bien que mal l’escalade d’un à-pic rocheux. Aider Dubauer à réaliser cet exploit requérait toute l’attention de Cordelia. Une fois l’obstacle franchi, ils étaient exténués et, sans se concerter, ils s’assirent sur un rocher pour récupérer. Vorkosigan remonta le bas de son pantalon et délaça son boot pour examiner sa plaie. Elle suppurait. Combien de temps serait-il encore capable de marcher ? — Vous semblez avoir des dons d’infirmière, dit-il. Si on l’ouvrait pour la nettoyer, ce serait peut-être une bonne chose, vous ne croyez pas ? — Je ne sais pas trop. J’ai peur que si on y touche, elle ne s’infecte davantage. S’il parlait de sa blessure, songea Cordelia, c’était qu’elle devait le faire abominablement souffrir. Elle en fut certaine quand il prit la moitié d’une de ses précieuses pilules antalgiques. Ils repartirent et le Barrayaran retrouva sa loquacité. Il commença par relater sur le mode sardonique quelques souvenirs de l’époque où il était élève à l’Académie militaire ; puis il évoqua son père. Cet ancien général commandant en chef des forces terrestres était le contemporain et l’ami de ce vieux roublard d’empereur. Vorkosigan brossa du comte son père le portrait d’un personnage froid que, malgré ses efforts, son fils n’avait jamais pu pleinement satisfaire. Mais qui lui vouait une indéfectible loyauté – et la réciproque était vraie. Puis Vorkosigan parla de sa mère qui avait fait carrière dans les services de santé et de son frère qui venait de se voir accorder son second permis de paternité. — Vous vous souvenez bien de votre mère ? demanda Cordelia. Si j’ai bien compris, vous étiez encore très jeune quand elle est morte. Elle a péri dans un accident comme mon père ? — Non, il ne s’agissait pas d’un accident. C’est la politique qui a été la cause de sa mort. (L’expression de Vorkosigan se fit lointaine.) Vous n’avez pas entendu parler du Massacre de Yuri Vorbarra ? — Je ne suis pas très calée sur l’histoire barrayarane, vous savez. — Eh bien, la folie de l’empereur Yuri avait fini par prendre un tour extrêmement paranoïaque et son délire s’est cristallisé sur son entourage. Une nuit, il a lâché ses escadrons de la mort contre ses proches. Celui qui avait mission d’exécuter le prince Xav n’a jamais pu franchir le barrage de ses gardes. Et pour je ne sais quelle obscure raison, Yuri n’a pas envoyé ses sbires massacrer mon père, probablement parce qu’il n’appartenait pas à la lignée de l’empereur Dorca Vorbarra. Tuer ma mère et laisser la vie sauve à mon père ! Je ne peux comprendre ce qui a bien pu lui passer par la tête. Toujours est-il que lorsque la guerre civile a éclaté après cette hécatombe, mon père a mis ses troupes à la disposition d’Ezar Vorbarra. (Le front de Vorkosigan était moite de sueur.) Lorsque vous faisiez allusion tout à l’heure aux choses imprévisibles que les gens peuvent faire sous l’emprise de la panique, un souvenir m’est revenu. Une chose à laquelle je n’avais plus pensé depuis des années. Quand les hommes de main de Yuri ont enfoncé la porte… — Seigneur ! Vous étiez là ? — Oui. Je figurais aussi sur la liste noire, naturellement. Chaque assassin avait une cible assignée. Celui qui était chargé de supprimer ma mère… J’ai empoigné le couteau posé à côté de mon assiette et je l’ai frappé. J’aurais aussi bien pu me servir d’une cuiller ! Ah ! Si seulement j’avais pris le solide couteau à découper qui se trouvait sur la table… Toujours est-il que le tueur m’a balancé à l’autre bout de la salle. — Quel âge aviez-vous ? — Onze ans. J’étais petit pour mon âge. J’ai toujours été petit. Il a plaqué ma mère contre le mur et il l’a abattue… (Vorkosigan se mordit la lèvre au sang.) C’est bizarre comme une foule de détails reviennent dès qu’on remue le passé. (Remarquant la pâleur de Cordelia, Vorkosigan parut démonté.) Mais je vous ennuie avec ces vieilles histoires, reprit-il d’un ton contrit. Excusez-moi. Tout cela remonte à si loin ! Je ne sais pas ce qui me prend d’être aussi bavard. Moi, je sais. Il était pâle et, en dépit de la chaleur, il ne transpirait plus. D’un geste presque machinal, il referma son col. Il a froid, se dit Cordelia. Il a de plus en plus de fièvre. Jusqu’où sa température va-t-elle monter ? Et il fallait aussi compter avec les effets secondaires de ces pilules. Cela devenait vraiment inquiétant. — Oui, fit-elle, obéissant à elle ne savait quelle obscure impulsion, c’est vrai. Le seul fait de parler fait revivre les vieux souvenirs. D’abord, la navette a bondi dans les airs comme un missile. Mon frère a agité le bras, ce qui était idiot car notre père ne pouvait évidemment pas nous voir. Et puis, il y a eu cet éclair qui a traversé le ciel, on aurait cru un second soleil, suivi d’une pluie de feu. Et ce sentiment imbécile de totale compréhension. On attend la commotion qui vous soulagera – et il ne se passe rien. Et après, c’est le trou noir. Pas les ténèbres, non. Un flamboiement violet. Et ça dure des jours et des jours. C’est drôle, jusqu’à aujourd’hui, j’avais presque oublié que j’étais restée quelque temps aveugle. Vorkosigan la regarda fixement. — C’est exactement ça… Il a balancé une grenade sonique dans le ventre de ma mère et pendant quelque temps, je suis devenu sourd. Comme si mon oreille avait brusquement cessé de percevoir les vibrations sonores. Un bruit total, plus dénué de signification que le silence. — Oui… Comme c’est étrange ! Il sait exactement ce que j’ai ressenti – mais il l’exprime mieux que moi… — Je suppose que c’est là qu’est née ma décision de devenir un soldat. Pas par amour des revues militaires et de l’uniforme, ni par goût du prestige. Non. Ce qui m’attirait, c’était la logistique, l’offensive qui vous donne l’avantage sur l’adversaire, la vitesse et l’effet de surprise… la puissance, quoi. Etre mieux entraîné, plus fort, plus coriace, plus rapide, plus vicelard que le salopard qui s’était rué dans la pièce après avoir fait sauter cette putain de porte. Ma première expérience du combat… Pas très réussie. Vorkosigan était secoué de frissons. Et il recommençait à transpirer. La fièvre remontait, ce qui, somme toute, n’était pas une mauvaise chose. Cordelia jugea préférable de changer de sujet. — Pour ma part, je n’ai jamais eu l’expérience du combat. Quel effet cela fait-il ? Le Barrayaran réfléchit. — Dans l’espace, du fait de la distance, on a l’illusion de quelque chose de propre. C’est grisant. Presque abstrait. Ce pourrait être une simulation où un jeu. Vous ne prenez conscience de la réalité qu’au moment où votre propre navire est touché. Mais le meurtre… le meurtre, c’est différent. Sur Komarr, quand j’ai tué mon officier politique, j’étais dans une rage folle… encore plus que le jour où… enfin, quelque chose qui s’était passé avant. Mais sentir une vie s’échapper sous vos mains, voir ce corps inerte, comme une coquille vide… c’est voir sa propre mort sur le visage de sa victime. Pourtant, il avait porté atteinte à mon honneur. — Je crains de ne pas très bien saisir. — Oui. Il semble que la colère vous apporte un supplément de force tandis que, moi, au contraire, elle me rend plus faible. Je voudrais bien comprendre comment vous faites. Encore un de ces compliments déconcertants dont il avait le secret ! Cordelia se tut, promenant son regard sur la montagne qui se découpait devant eux, sur les étoiles – sur n’importe quoi pour ne plus avoir sous les yeux ce visage totalement dénué d’expression. Ainsi fut-elle la première à apercevoir le point lumineux qui traversait le ciel d’est en ouest. — Eh ! Regardez là-haut ! s’écria-t-elle. Ça ne vous fait pas l’effet d’être une navette ? — Oui, on dirait bien. Nous allons l’observer cachés dans l’ombre de ce gros taillis. — Vous ne voulez pas essayer d’attirer leur attention ? — Non. (Devant le regard interrogateur de Cordelia, Vorkosigan leva les mains, paumes en l’air.) Mes meilleurs amis et mes ennemis mortels portent le même uniforme. Je préfère ne pas révéler ma présence au premier venu. À présent, ils entendaient le sourd et lointain grondement des réacteurs de la navette qui piquait derrière les hauteurs boisées, à l’ouest. — Ils ont l’air de se diriger droit sur la cache, conclut Vorkosigan. Voilà qui ne simplifie pas la situation. (Il se mordilla les lèvres.) Que peuvent-ils bien vouloir faire là-bas ? Gottyan aurait-il trouvé les ordres scellés ? — Il est sûrement entré en possession de toutes les consignes dont vous étiez dépositaire. — Oui, mais comme je ne voulais pas que le conseil des ministres ait connaissance de ce qui me concerne directement, je n’ai pas classé mes instructions personnelles avec les documents du bord. Et je ne crois pas que Korabik Gottyan ait pu mettre la main sur ce que Radnov n’a pas déniché. Il connaît son métier d’espion sur le bout du doigt, Radnov. — Votre Radnov… n’est-ce pas un homme de grande taille, large d’épaules et à la figure en lame de couteau ? — Non, cette description correspondrait plutôt au sergent Bothari. Vous l’avez vu ? — C’est le type qui a tiré sur Dubauer près du ravin. — Vraiment ? (Une lueur s’alluma dans les yeux de Vorkosigan en même temps qu’un sourire carnassier lui étirait les lèvres.) Les choses commencent à s’éclaircir. — Pas pour moi, dit Cordelia, essayant de le pousser dans ses retranchements. — Le sergent Bothari est extrêmement bizarre. J’ai été forcé de le sanctionner sévèrement le mois dernier. — Assez sévèrement pour qu’il ait pu être tenté de se laisser soudoyer par Radnov ? — Je parie que Radnov a songé à le recruter. Je ne suis pas sûr de pouvoir vous expliquer la personnalité de Bothari. Personne ne semble être capable de le comprendre. C’est un formidable combattant. Par ailleurs, il ne peut pas m’encaisser, pour parler comme vous autres, Betans. Et me détester est sa plus grande joie. Un peu comme si c’était nécessaire à son ego. — Il serait capable de vous tirer dans le dos ? — Ça, jamais. Mais me frapper en face, oui. C’est parce qu’il avait fait preuve d’insubordination que j’ai pris des mesures disciplinaires à son encontre. (Vorkosigan se gratta pensivement le menton.) Mais quand, en pleine bataille, il est derrière moi armé jusqu’aux dents, je sais que je n’ai absolument rien à craindre. — À vous croire, il a tout du parfait cinglé. — C’est curieux. Pas mal de gens disent la même chose. Moi, je l’aime bien. — Et vous nous accusez, nous, les Betans, de ne pas avoir les pieds sur terre ! Vorkosigan eut un haussement d’épaules amusé. — C’est que, pour m’entraîner, il m’est utile d’avoir en face de moi un adversaire qui cogne à fond sans chercher à me ménager. Survivre à un corps-à-corps avec Bothari me donne une indiscutable supériorité au combat. Toutefois, je préfère que, dans ce domaine, nos rapports ne débordent pas le cadre du ring. J’imagine facilement comment Radnov aurait pu commettre l’erreur de l’embringuer dans sa machination sans prêter attention aux motivations du bonhomme. Bothari a toutes les apparences du type fait pour exécuter le sale boulot. Oui, ça s’est sûrement passé comme ça, il n’y a pas de doute. Radnov n’a pas vu plus loin que le bout de son nez. Ce bon vieux Bothari ! Cordelia tourna brièvement la tête vers Dubauer. — Je crains de ne pouvoir partager votre enthousiasme. S’il ne m’a pas tuée, il s’en est fallu de peu. — Je n’irai pas jusqu’à prétendre que Bothari est un phénix moral ou intellectuel. C’est un type très complexe aux moyens d’expression très limités et qui est passé par des expériences très éprouvantes. Il est peut-être barjot, mais c’est, à sa manière, un homme d’honneur. Peu à peu, le sol s’élevait imperceptiblement à mesure qu’ils approchaient du pied de la montagne. Des sources cachées donnaient naissance à des multitudes de petits ruisseaux et les arbres, jusque-là clairsemés, commençaient à se faire plus touffus. Arrivés à la base du pic qui plafonnait aux alentours de quinze cents mètres et dont les pentes disparaissaient sous une végétation d’un gris verdâtre, ils obliquèrent vers le sud. Remorquant toujours Dubauer qui trébuchait presque à chaque pas, Cordelia maudit pour la millième fois Vorkosigan. Mais quand l’enseigne tomba et s’entailla le front, elle n’y tint plus et donna libre cours à sa colère. — Quand vous déciderez-vous enfin à utiliser des armes civilisées ? explosa-t-elle. J’aimerais mieux confier un brise-nerfs à un chimpanzé qu’à un Barrayaran ! Des toqués de la gâchette, voilà ce que vous êtes ! Après avoir, faute de mieux, épongé le front de Dubauer avec son mouchoir d’une propreté douteuse, elle se laissa choir à côté de l’enseigne. Vorkosigan s’assit à son tour avec précaution, gardant sa mauvaise jambe allongée. — Je suis hostile à l’emploi du neutraliseur dans les circonstances de ce genre, dit-il d’une voix lente. On s’en sert pour un oui ou pour un non et si l’on a affaire à trop forte partie, ça risque de mal finir. J’ai vu des hommes qui ne juraient que par leur neutro se faire tuer alors qu’ils s’en seraient sortis sains et saufs s’ils s’étaient servis d’un brise-nerfs ou d’un arc à plasma. Le brise-nerfs vous donne réellement la maîtrise de la situation. — D’un autre côté, personne n’hésite à jouer du neutraliseur, rétorqua Cordelia. Et avec un neutraliseur, on dispose d’une certaine marge d’erreur. — Quoi ? Vous hésiteriez, vous, à faire feu avec un brise-nerfs ? — Oui. Je préfère ne pas avoir un tel instrument à portée de la main. — Vraiment ? Mais la déclaration de Vorkosigan piquait maintenant la curiosité de Cordelia. — Ce type que vous avez vu… comment diable avait-on pu le descendre au neutraliseur ? — Ce n’est pas comme ça qu’ils l’ont descendu. Ils l’ont massacré à coups de pied après lui avoir pris le sien. — Oh ! (Cordelia sentit son estomac se nouer.) Il… J’espère que ce n’était pas un ami à vous. — Si, justement. Il partageait plus ou moins votre point de vue en matière d’armement. C’était une âme sensible. Le regard de Vorkosigan se perdit dans le vague. Ils se remirent debout avec effort et reprirent péniblement leur marche. À présent, le Barrayaran, comme replié sur lui-même, n’ouvrait pratiquement plus la bouche. Il paraissait ne plus penser à autre chose qu’à mettre un pied devant l’autre, mais d’alarmants bredouillements lui échappaient de temps en temps et Cordelia redoutait de le voir s’effondrer soudain devant elle. Et elle était totalement incapable de se substituer à lui. Comment pourrait-elle identifier les membres de son équipage demeurés loyaux et nouer le contact avec eux ? Une erreur de jugement serait fatale. Certes, elle ne pouvait pas dire qu’à ses yeux les Barrayarans se ressemblaient autant que des frères jumeaux, pourtant elle se souvenait du vieux syllogisme des Crétois : Tous les Crétois sont menteurs, etc. Un peu avant la fin du jour, ils débouchèrent dans une petite clairière d’une beauté stupéfiante. Une cascade écumante, véritable dentelle de lumière, arrosait de lumière des rochers à l’éclat d’obsidienne. Les rayons obliques du soleil tissaient un voile d’or translucide sur lequel se détachaient les hautes herbes bordant le lit du ruisseau. Cette lumineuse trouée était comme un joyau serti dans les grands arbres vert sombre. Vorkosigan contempla quelques instants ce paysage, appuyé sur le bâton qui lui servait de canne, et Cordelia pensa qu’elle n’avait encore jamais vu un être humain marqué à ce point par l’épuisement. Il est vrai qu’elle n’avait pas de miroir pour se regarder. — Il nous reste encore une quinzaine de kilomètres, dit-il. Comme je ne veux pas arriver aux abords de la cache en pleine nuit, nous allons nous arrêter ici et nous reposer. Nous reprendrons la route demain matin. Ils se laissèrent tomber dans l’herbe tendre et restèrent affalés à contempler en silence l’éblouissant coucher de soleil, tels de vieux époux trop fatigués pour se lever et aller éteindre la lumière. Lorsqu’il commença à faire trop sombre, ils se décidèrent enfin à bouger. Ils se rincèrent les mains et la figure dans le ruisseau, puis Vorkosigan sortit ses rations de survie qu’ils se partagèrent. — Vous êtes sûr que ce n’est pas de la purée de botte instantanée ? demanda Cordelia avec consternation. De fait, la couleur, le goût et l’odeur n’étaient pas sans évoquer de la semelle lyophilisée. Vorkosigan eut un ricanement sardonique. — C’est organique et nutritif, et ça se garde un temps fou – en fait, celles-là ont probablement déjà des années derrière elles. Cordelia sourit sans cesser de mastiquer avec acharnement. Elle fourra de force une ration dans la bouche de Dubauer en veillant à ce qu’il ne la recrache pas, puis lui fit sa toilette et le coucha. Aujourd’hui, il n’avait pas eu de crise. Peut-être, espérait-elle, était-ce le signe d’une amélioration partielle. Le sol était encore agréablement chaud. Seul le gazouillement du ruisseau rompait le silence. La jeune femme se sentait capable de dormir cent ans comme la Belle au bois dormant, mais elle se força à se relever pour prendre la première veille. — Je crois que vous méritez un supplément de sommeil, cette nuit, dit-elle à Vorkosigan. J’ai fait deux veilles courtes sur trois. Chacun son tour. — Je n’ai pas besoin… Mais Cordelia lui coupa la parole. — Si vous déclarez forfait demain, j’en ferai autant. Et lui aussi. (Elle désigna du doigt l’enseigne plongé dans la torpeur.) Il faut que vous teniez le coup jusqu’à la dernière étape. S’avouant vaincu, Vorkosigan, renonçant à se lever, avala à nouveau la moitié d’une de ses pilules analgésiques. Mais il ne put s’endormir. Il était trop nerveux. Ses yeux brillaient de fièvre. Finalement, il se dressa sur un coude quand Cordelia, après avoir fait une première ronde, s’assit en tailleur à côté de lui. — Je… commença-t-il – mais il n’alla pas plus loin. Vous ne ressemblez pas à l’idée que je me faisais d’une femme officier. — Ah bon ? Eh bien, vous ne ressemblez pas, vous non plus, à l’idée que je me faisais d’un officier barrayaran. Comme ça, nous sommes quittes. (Mais la curiosité fut la plus forte et elle ajouta :) Et à quoi vous attendiez-vous ? — Je… je ne sais pas au juste. Vous êtes aussi professionnelle que tous les officiers avec qui j’ai eu l’occasion de servir et vous ne cherchez pas à passer pour un… un succédané d’homme. C’est extraordinaire. — Je n’ai absolument rien d’extraordinaire, vous savez. — Alors, c’est que la colonie de Beta doit être un endroit vraiment très insolite. — C’est une planète comme une autre. Elle n’a rien de spécial. À part son climat. Il est épouvantable. — C’est ce que je me suis laissé dire. (Vorkosigan arracha une brindille et se mit à faire des dessins dans la terre meuble jusqu’à ce qu’elle se brise.) Les mariages arrangés n’existent pas chez vous, n’est-ce pas ? Les yeux de Cordelia s’écarquillèrent. — Certainement pas ! Les mariages arrangés… En voilà une idée ! Cela frôle presque la violation des droits civiques. Seigneur ! Vous ne voulez quand même pas dire que c’est l’usage sur Barrayar ? — Si. Dans ma caste, ça se passe presque toujours comme ça. — Et personne ne s’élève contre une telle pratique ? — Ce n’est pas une obligation. En principe, les mariages sont arrangés par les parents des intéressés. Cela semble marcher. Pour beaucoup de couples, en tout cas. — Oui… je suppose que c’est possible. — Comment… euh… comment les Betans se débrouillent-ils ? S’il n’y a pas d’intermédiaires, ce doit être très embarrassant. De dire non à quelqu’un en le regardant dans les yeux. — Je ne sais pas. C’est généralement une chose que décident des amants qui ont déjà vécu un bon bout de temps ensemble quand ils souhaitent se faire délivrer un permis de procréation. Ce genre d’union contractuelle que vous décrivez, c’est comme… comme se marier avec quelqu’un qui vous serait totalement étranger. Ce doit être très gênant. Vorkosigan cassa une autre brindille. — Sur Barrayar, au Temps de l’Isolement, quand un homme prenait pour amante une femme appartenant à la caste militaire, on considérait qu’il lui volait son honneur et il était censé subir le châtiment réservé aux voleurs : la mort. En fait, cette coutume ne s’appliquait que rarement, encore qu’elle soit un de nos ressorts dramatiques favoris. Aujourd’hui, nous sommes dans le brouillard. Les vieilles coutumes sont mortes et nous n’arrêtons pas d’en essayer de nouvelles comme on essaie des vêtements mal coupés. Il est malaisé de savoir comment il convient d’agir. À quoi vous étiez-vous attendue ? ajouta Vorkosigan après un silence. — De la part d’un Barrayaran ? Je ne sais pas. À quelque chose de… de criminel, je suppose. L’idée d’être capturée ne m’emballait pas outre mesure. Vorkosigan baissa les yeux. — J’ai… j’ai été témoin de ce à quoi vous faites allusion, bien sûr. Ça existe, je ne peux pas le nier. C’est une perversion de l’imaginaire qui se transmet comme une maladie contagieuse. Le pire, c’est quand elle descend du sommet vers la base. C’est mauvais pour la discipline et pour le moral. Ce qui me répugne le plus est de voir comment cette maladie contamine les jeunes officiers quand ils la découvrent chez les hommes qui devraient leur servir de modèles. Ils n’ont pas assez d’expérience pour la combattre lorsqu’elle empoisonne leur propre esprit, ni pour se rendre compte que tel ou tel de leurs supérieurs se couvre de l’autorité de l’empereur pour dissimuler ses propres penchants. Et les voilà infectés à leur tour avant même d’avoir bien compris ce qui leur arrivait. La voix de Vorkosigan était intense. — À vrai dire, fit Cordelia, je n’envisageais les choses que du point de vue de la prisonnière que je suis. Je ne peux que me féliciter que ce soit vous qui m’ayez capturée. — Ces personnages sont la lie des forces armées, mais ils ne représentent qu’une infime minorité, croyez-moi. Encore que je n’aie pas plus de sympathie pour ceux qui se bouchent volontairement les yeux et les oreilles, et ceux-là ne sont pas rares. Cependant, ne vous y trompez pas : ce n’est pas une maladie facile à combattre. En tout cas, vous n’avez rien à craindre de moi, je vous jure. — Je l’avais déjà compris. Ils se turent. La nuit avait maintenant entièrement pris possession du ciel. À la lueur des étoiles, la cascade avait l’éclat de la nacre. Cordelia pensait que le Barrayaran s’était endormi, mais il changea de position et reprit la parole. Son visage était invisible dans l’obscurité. Elle ne distinguait que le blanc de ses yeux et ses dents. — Comme vos mœurs me semblent libres ! Sereines. Elles ont l’innocence de la lumière du soleil. Vous ignorez le chagrin, la souffrance, et les erreurs ne sont jamais irréparables. La peur ne fait pas des garçons des meurtriers. Cette absurdité qu’est la jalousie vous est inconnue. Et perdre son honneur, cela n’existe pas. — Ne vous y trompez pas. On peut toujours le perdre. Cela ne se produit pas du jour au lendemain, c’est tout. Il se désagrège petit à petit au fil du temps. J’ai eu… une collègue à la section explorastro, reprit-elle après un bref silence. Une très bonne amie. Sur le plan des relations humaines, elle était… comment dire ? dépassée. Autour d’elle, tout le monde finissait par trouver l’âme sœur et plus elle vieillissait, plus elle paniquait à l’idée de rester sur la touche. Et un beau jour, elle tomba sur un garçon qui avait le don de transformer l’or en plomb. Si elle avait le malheur de prononcer devant lui des mots comme amour, fidélité ou honneur, c’était aussitôt des lazzi à n’en plus finir. La pornographie, tant qu’on voulait. Mais la poésie, jamais. « Ils servaient à bord du même navire et ils avaient le même grade quand il fallut désigner un nouveau capitaine. Mon amie s’était dépensée sans compter pour obtenir ce poste, elle avait sué sang et eau… enfin, vous savez ce que c’est, j’en suis sûre. Tout le monde aspire à être commandant de bord, mais les places sont chères. Mais son amant réussit à la convaincre, en partie en usant de promesses qui, par la suite, se révélèrent fausses – la promesse qu’ils auraient des enfants, pour être précise – de se désister en sa faveur, et ce fut finalement lui qui décrocha le commandement. C’était un fin stratège. Il rompit leur liaison peu après. Cette expérience ôta à mon amie toute envie de chercher un autre compagnon. Aussi, je me demande si les Barrayarans de la vieille école n’avaient pas mis le doigt sur quelque chose. Les… inadaptés ont besoin de règles qui les protègent. La voix de Vorkosigan s’éleva dans l’ombre, se superposant au gazouillement de la cascade. — Moi, j’ai connu un garçon qui, à vingt ans, avait épousé une fille de dix-huit ans d’un rang supérieur au sien. C’était un mariage arrangé, bien sûr, mais il était très heureux comme ça. Il était presque tout le temps absent pour raisons de service et sa femme demeurait seule dans la capitale, avec autour d’elle, des hommes – pas à proprement parler dépravés mais plus âgés qu’elle. De riches parasites. Ils la courtisaient et cela a fini par lui monter à la tête. Suivant l’exemple de ses amies, elle prit des amants. Rétrospectivement, je pense qu’elle n’était pas animée d’autres sentiments que la vanité et le plaisir de la conquête. Cela flattait son orgueil, mais à l’époque… Lui s’était fabriqué une fausse image d’elle et quand cette image a volé en éclats… Il avait très mauvais caractère, c’était son grand défaut. Il provoqua en duel ses deux amants du moment. Il se moquait de savoir qui serait vainqueur, il se moquait de se faire arrêter. Il s’imaginait déshonoré, vous comprenez ? Il fixa rendez-vous aux deux hommes à une demi-heure d’intervalle dans un endroit désert. Vorkosigan se tut. Le silence se prolongeait et Cordelia, suspendue à ses lèvres, se demandait si elle devait ou non l’inciter à poursuivre. Finalement, il continua, mais sa voix était maintenant plus sourde et son débit précipité. — Le premier était, lui aussi, un jeune aristocrate aux idées arrêtées et il joua le jeu selon les règles. Il savait se servir des deux épées, il se battait en finesse et il s’en fallut de peu qu’il ne me… qu’il ne tue mon ami. Ses dernières paroles furent pour lui dire qu’il avait toujours désiré mourir de la main d’un mari jaloux, mais pas avant l’âge de quatre-vingts ans. Sa langue avait un peu fourché quand Vorkosigan avait évoqué « son ami », mais Cordelia n’en fut pas autrement surprise, et elle se demanda si l’histoire qu’elle avait racontée n’avait pas été aussi transparente. Il ne semblait pas avoir été dupe, lui non plus. — Le second, un ministre de haut rang, était plus âgé. Il refusa le combat bien que le mari trompé l’eût envoyé à terre et l’eût remis debout à plusieurs reprises. Finalement, ne pouvant en supporter davantage, mon ami lui plongea son épée dans le corps. Ensuite, il regagna son navire pour y attendre son arrestation après être passé chez sa femme pour lui dire ce qu’il avait fait. Blessée dans son orgueil et folle de rage, elle s’empara de l’arc à plasma de son mari et se suicida. Je n’aurais pas imaginé qu’une femme puisse choisir cette arme pour se supprimer. Le poison, s’ouvrir les veines ou quelque chose dans ce goût-là, oui. Mais un arc à plasma ! Seulement, elle était une vraie Vor. C’était une beauté. De son visage, il ne restait plus rien. Il était complètement carbonisé. Tout cela s’est déroulé en une demi-heure. « La suite des événements a été tout à fait imprévue. On a conclu que les deux amants s’étaient entre-tués et qu’elle s’était donné la mort sous le coup du désespoir. Personne n’a jamais posé la moindre question au mari. Tout l’après-midi, il s’est comporté comme un somnambule ou un acteur en scène, disant ce qu’on attendait qu’il dise, faisant ce qu’on attendait qu’il fasse. Et, au bout du compte, tout cela fut peine perdue pour son honneur. Tout était illusoire, aussi faux que les affaires de cœur de la femme. Tout, sauf les morts. Elles, elles étaient bien réelles. (Vorkosigan ménagea une pause.) Aussi, vous voyez que vous autres Betans possédez un avantage sur nous. Vous permettez aux autres de tirer les leçons de vos erreurs. — Je suis désolée pour… votre ami. Cela s’est passé il y a longtemps ? — Plus de vingt ans. On dit que les gens atteints de sénilité se rappellent mieux certains épisodes de leur jeunesse que des événements de la semaine dernière. Peut-être est-il sénile. — Je comprends. Ces confidences étaient comme un étrange présent hérissé d’épines, trop fragile pour qu’on le laisse tomber et qui écorchait trop douloureusement les mains pour qu’on puisse le tenir. Vorkosigan s’était tu. Il s’allongea à nouveau. Cordelia fit une seconde fois le tour de la clairière. Le silence était si profond qu’il semblait couvrir le grondement du sang qui lui martelait les tempes. Quand elle eut terminé sa ronde, Vorkosigan, frissonnant de fièvre, dormait d’un sommeil agité. Elle prit une des couvertures pour en couvrir le Barrayaran. 4 Vorkosigan se réveilla trois heures avant l’aube, mais il laissa Cordelia dormir encore deux heures. Le jour pointait à peine quand il la secoua. Il s’était visiblement baigné dans le ruisseau et avait utilisé la cartouche dépilatoire qu’il conservait précieusement dans sa ceinture pour raser une barbe vieille de quatre jours. — J’aurai besoin de votre aide, dit-il à la jeune femme. Je veux ouvrir cette plaie. Une fois qu’elle sera nettoyée, ça tiendra jusqu’à cet après-midi. Après, cela n’aura plus d’importance. — D’accord. Il enleva son boot et ôta sa chaussette. Cordelia lui tint un moment la jambe sous la cascade, puis, après avoir rincé son poignard, elle incisa d’un geste vif et précis les chairs boursouflées. Les lèvres de Vorkosigan devinrent blanches, mais il ne sourcilla pas – ce fut elle qui tressaillit. Regardant l’eau de la cascade emporter le sang mêlé de pus qui jaillissait, elle s’efforça de ne pas penser aux microbes qui risquaient d’envenimer encore un peu plus la blessure. Lorsque celle-ci fut propre, elle l’enroba avec le reste de la pommade antibiotique à l’efficacité aléatoire et y appliqua le dernier pansement adhésif de la réserve. — Ça va mieux. (Mais en dépit de ce bel optimisme, Vorkosigan trébucha et faillit tomber quand il tenta de marcher.) Bon, murmura-t-il. Cette fois, c’est le moment. (Il sortit précautionneusement de sa trousse de secours son ultime cachet analgésique et une petite pilule bleue, les avala tous les deux et jeta le tube vide.) Ces trucs vous donnent un coup de fouet terrible tant qu’ils font de l’effet. Mais après, on s’effondre comme une marionnette dont on a coupé les fils. J’ai maintenant à peu près seize heures de répit. De fait, quand ils eurent terminé leurs rations, Vorkosigan avait l’air frais et dispos et paraissait déborder d’énergie. Ni lui ni Cordelia ne firent allusion à leur conversation de la veille. Ils décrivirent un large demi-cercle, et vers midi, ils arrivèrent de l’autre côté du massif. Ce versant était creusé de cratères. S’enfonçant à travers les bois qui le tapissaient, le trio gagna un éperon rocheux dominant une vaste cuvette – tout ce qui restait de la partie inférieure du flanc de la montagne ravagé par une secousse tellurique en des temps anciens. Vorkosigan fit en rampant l’ascension d’un promontoire dénudé en prenant soin de demeurer invisible derrière l’écran des hautes herbes. Dubauer, exténué, se coucha par terre et, roulé en boule, s’endormit immédiatement. Quand sa respiration fut redevenue régulière, Cordelia rejoignit le Barrayaran en prenant les mêmes précautions que lui. Son scope aux yeux, il scrutait la cuvette. — La navette est là-bas, murmura-t-il. Ils ont établi leur camp sous la cache, dans les grottes. Vous voyez ce sillon noir à côté de la chute d’eau ? C’est l’entrée. Il tendit le scope à Cordelia. — Oh ! Il y a deux hommes qui en sortent. Vous distinguerez nettement leurs visages en poussant le grossissement au maximum. Elle rendit le scope à Vorkosigan. — Koudelka. Lui, il est franc. Mais le maigrichon qui l’accompagne, Darobey, est l’une des taupes que Radnov a infiltrées dans ma section communications. Souvenez-vous de sa tête. Ça pourra vous servir. Les yeux de Vorkosigan brillaient d’excitation et Cordelia se demanda si son apparente jubilation était l’effet du stimulant ou de la perspective d’avoir bientôt à en découdre. Il émit un léger sifflement. — Bon Dieu ! Voilà Radnov, maintenant ! Quel plaisir j’aurais à lui régler son compte ! Mais, ce coup-là, je vais pouvoir faire passer ces messieurs du ministère en jugement. Les voir se dépatouiller pour essayer de dédouaner un de leurs hommes à tout faire inculpé d’être l’auteur d’une mutinerie, quel pied ! Cette fois, l’état-major suprême et le Conseil des Comtes feront bloc avec moi. Non, Radnov, je te laisserai la vie sauve – et tu le regretteras. (Vorkosigan, qui, appuyé sur ses coudes, arborait une mine gourmande, se raidit soudain et un sourire épanoui lui fendit le visage.) Enfin, la chance me sourit ! Voilà Gottyan, maintenant. Il est armé, donc c’est lui qui doit commander le détachement. C’est presque gagné. Venez. Toujours en rampant, Cordelia et lui regagnèrent le sous-bois à l’abri duquel ils avaient laissé l’enseigne, mais de Dubauer, point. — Seigneur ! fit Cordelia dans un souffle en balayant les fourrés du regard. Où est-il passé ? — Il n’a pas pu aller bien loin. En dépit de son ton qui se voulait rassurant, Vorkosigan paraissait inquiet, lui aussi. Tous deux entreprirent de fouiller les bois dans un rayon d’une centaine de mètres. Espèce d’idiote ! s’invectivait Cordelia dans son affolement. Pourquoi n’as-tu pas gardé l’œil sur lui… Quand ils furent revenus à leur point de départ, ni l’un ni l’autre n’avait trouvé la moindre trace de l’enseigne. — Nous n’avons plus le temps de nous mettre à sa recherche, dit Vorkosigan. Dès que j’aurai repris le commandement de mes hommes, j’enverrai une patrouille en reconnaissance. Des visions d’apocalypse se bousculaient dans la tête de Cordelia : carnivores, falaises à pic, trous d’eau, patrouilles de Barrayarans nerveux de la gâchette… — Après avoir déjà fait une si longue route… commença Cordelia. Mais Vorkosigan lui coupa la parole : — N’importe comment, si je ne reprends pas très rapidement le contrôle, vous pouvez être sûre que ni vous ni moi n’en réchapperons. Il la saisit par le bras et elle le laissa l’entraîner à travers les taillis tapissant les parois de la cuvette. Comme ils approchaient du camp barrayaran, Vorkosigan mit un doigt sur ses lèvres. — Avancez le plus silencieusement possible. Je n’ai pas fait toute cette randonnée pour me faire descendre par mes propres hommes. Tenez… mettez-vous là et restez baissée. Il la fit s’accroupir au milieu des hautes herbes derrière des arbres tombés. Un peu plus bas, des semelles avaient récemment piétiné les broussailles, traçant une ébauche de piste. — Que comptez-vous faire ? s’enquit Cordelia. Frapper à la porte ? — Non. — Pourquoi pas si vous pouvez vous fier à ce Gottyan ? — Parce qu’il y a encore quelque chose qui me tracasse. J’ignore pourquoi ils ont débarqué ici. (Après quelques instants de réflexion, Vorkosigan restitua son neutraliseur à Cordelia.) Si jamais vous devez utiliser une arme, mieux vaut que ce soit celle que vous connaissez. Il n’est pas complètement à plat et doit pouvoir tirer encore un ou deux coups. Ce chemin relie des points de surveillance fixes et, tôt ou tard, quelqu’un y passera. Cachez-vous jusqu’à ce que je vous appelle. Vorkosigan sortit son couteau de combat et alla se poster de l’autre côté du chemin. Ils attendirent. Un quart d’heure. Une demi-heure. Et, soudain, ils entendirent le bruit caractéristique de bottes foulant les feuilles mortes. Cordelia se raidit. Risquant un coup d’œil à travers l’écran des broussailles, elle distingua une haute silhouette revêtue de la tenue de camouflage barrayarane. C’était un officier aux cheveux grisonnants. Quand il passa à sa hauteur, Vorkosigan, tel un Lazare surgissant d’entre les morts, sortit de sa cachette… — Korabik. Il avait parlé bas, mais sa voix était chaleureuse. Un large sourire aux lèvres, il attendit, les bras croisés sur la poitrine. Gottyan pivota sur ses talons tout en sortant le brise-nerfs de l’étui qui pendait à sa hanche. La stupéfaction se peignit sur ses traits. — Aral ! s’écria-t-il. Vous ? Mais le détachement de débarquement avait pourtant signalé que les Betans vous avaient tué. Et il fit un pas, non pas en avant ainsi que s’y attendait Cordelia, mais en arrière. Elle sentit son estomac se nouer car il étreignait toujours fermement son brise-nerfs. Vorkosigan avait l’air un peu étonné, comme s’il était déçu par le manque de chaleur de cette réception. — Heureux de constater que vous n’êtes pas superstitieux, fit-il sur un ton badin. — J’aurais dû me méfier et ne vous considérer comme mort qu’après vous avoir vu enterré, un pieu enfoncé dans le cœur, répliqua Gottyan avec une sombre ironie. — Qu’est-ce qui se passe, Korabic ? lui demanda Vorkosigan d’une voix sereine. Vous n’appartenez pas au clan des lèche-cul du ministre, que je sache. À ces mots, Gottyan pointa son brise-nerfs sur lui. Vorkosigan ne bougea pas d’un pouce. — Non. J’ai trouvé que l’histoire de Radnov selon laquelle les Betans vous avaient abattu sonnait faux. Et j’étais bien décidé à faire en sorte qu’une commission d’enquête soit constituée pour la vérifier à notre retour. (Il ménagea une pause.) Et puis… ayant exercé les fonctions de capitaine par intérim pendant six mois, j’étais certain d’être confirmé à ce poste. Quelles chances un homme de mon âge a-t-il d’obtenir le commandement d’un navire, à votre avis ? Cinq sur cent ? Deux ? Zéro ? — Les perspectives d’avancement ne sont pas aussi sombres que vous le croyez, rétorqua Vorkosigan d’une voix toujours égale. Il se prépare actuellement des événements dont très peu de personnes sont au courant. De nouvelles unités vont venir renforcer la flotte et il y a de la promotion dans l’air. Gottyan ne parut pas impressionné pour autant. — Ouais… grommela-t-il. Toujours les mêmes rumeurs ! Vorkosigan tenta de le sonder. — Ainsi, vous n’avez pas cru à ma mort ? — Oh si ! J’étais convaincu et j’ai pris le commandement. À propos, où avez-vous mis les ordres scellés ? On a eu beau retourner votre cabine de fond en comble, on ne les a pas trouvés. Vorkosigan sourit froidement et secoua la tête. — Je préfère ne pas vous induire en tentation. — Bah ! C’est sans importance. Et puis, avant-hier, ce barjot de Bothari est venu me trouver dans ma cabine et m’a raconté ce qui s’était réellement passé au camp des Betans. J’en suis resté sans voix… J’aurais pourtant cru que l’occasion de vous ouvrir la gorge l’aurait rendu ivre de joie. Nous sommes donc revenus ici sous prétexte de faire un peu d’entraînement au sol. J’étais certain que vous réapparaîtriez à un moment ou à un autre. En fait, je vous attendais plus tôt. — J’ai été retardé. (Vorkosigan se déplaça légèrement pour ne pas être dans la ligne de tir de Cordelia.) Où est Bothari maintenant ? — Au mitard. Le visage de Vorkosigan se crispa. — L’isolement est très mauvais pour lui. Je suppose que vous n’avez pas crié sur les toits que je m’en étais tiré de justesse ? — Personne ne le sait, pas même Radnov. Il croit toujours que Bothari vous a réglé votre compte. — Et il se frotte les mains ? — Un vrai chat qui ronronne. J’aurais eu grand plaisir à lui écrabouiller la figure sur le tableau de bord si seulement vous aviez eu la délicate attention d’être victime d’un accident pendant votre randonnée. — Vous n’avez pas l’air de savoir encore très bien quel parti vous allez prendre. Puis-je vous suggérer que, même maintenant, il n’est pas trop tard pour changer votre fusil d’épaule ? — Vous ne pourrez jamais oublier cette affaire, laissa tomber Gottyan d’une voix qui manquait d’assurance. — Ç’aurait peut-être été vrai à l’époque où j’étais plus jeune et plus rigoriste. Mais, pour être franc, je commence à être las de faire passer mes ennemis de vie à trépas, histoire de leur donner une leçon. (Vorkosigan riva son regard sur celui de Gottyan.) Si vous voulez, je vous donne ma parole d’honneur – et vous savez ce qu’elle vaut – qu’il ne sera plus jamais question de cela. Le brise-nerfs tremblait légèrement dans la main de Gottyan tandis que, hésitant sur la décision à prendre, il pesait le pour et le contre. Cordelia, qui retenait son souffle, se rendit compte qu’il avait les larmes aux yeux. Ce n’est pas sur les vivants qu’on pleure, songea-t-elle, c’est sur les morts. Et, en cet instant, alors même que Vorkosigan doutait encore, elle sut qu’il allait tirer. Elle leva son neutraliseur, visa soigneusement et fit feu. Il n’y eut qu’un faible bourdonnement, mais ce fut suffisant pour que Gottyan, alerté par ce brusque mouvement, tourne la tête et se laisse tomber sur les genoux. D’un bond, Vorkosigan s’empara de son brise-nerfs et de son arc à plasma, puis l’expédia à terre d’un coup de poing. Il le fouilla rapidement et lui confisqua son poignard de combat et divers autres objets. — Qui avez-vous posté en sentinelles ? — Sens au nord, Koudelka au sud, répondit Gottyan, à moitié sonné. Vorkosigan défit sa ceinture et s’en servit pour lui attacher les mains dans le dos. — Vous avez eu du mal à prendre votre décision, grommela-t-il avant d’expliquer à Cordelia : Sens est un des séides de Radnov, Koudelka marche avec moi. Les sourcils de la Betane s’arquèrent. — Et vous disiez que c’était un ami ? Il me semble que la seule chose qui différencie vos amis et vos ennemis est le temps que mettent les uns et les autres à vous tirer dessus. — Oui, je pourrais me rendre maître de l’univers avec cette armée si seulement j’arrivais à obtenir que tous pointent leurs armes dans la même direction. Puis-je me permettre de vous emprunter votre ceinture, capitaine Naismith ? Votre pantalon tiendra bien sans elle. Quand il eut achevé de ligoter les jambes de Gottyan et l’eut bâillonné, Vorkosigan examina un moment le chemin dans les deux sens. — Tous les Crétois sont menteurs… murmura Cordelia. Alors ? reprit-elle d’une voix plus forte. Vers le nord ou vers le sud ? — Bonne question. Quelle serait votre réponse ? — Vous me rappelez un de mes anciens professeurs. Lui aussi me renvoyait toutes les questions que je lui posais. Je pensais que c’était la méthode socratique et cela m’impressionnait énormément. Jusqu’au jour où j’ai fini par comprendre que c’était un truc qu’il utilisait quand il ne savait pas comment répondre. Elle considéra Gottyan. Quelle interprétation donner à ses paroles ? Avait-il fini par opter pour le loyalisme ou était-ce l’ultime tentative de cet assassin manqué pour achever le travail ? — Va pour le nord, laissa-t-elle finalement tomber sans enthousiasme. — Eh bien, allons-y. Ils se mirent en marche. Après avoir commencé par grimper, le chemin ne tarda pas à plonger dans un creux aux parois recouvertes d’une épaisse végétation. — Vous le connaissiez depuis quand, ce Gottyan ? demanda Cordelia. — Nous avons servi quatre ans ensemble. Depuis ma rétrogradation. Je le considérais comme un bon officier de carrière. Totalement apolitique. Il a une femme et des enfants. — Pensez-vous pouvoir le… récupérer plus tard ? — Pardonner et oublier ? Je lui ai déjà donné une chance et il s’est foutu de moi. Deux fois, même, si en vous décidant pour le nord, vous avez fait le bon choix. (Ils attaquaient maintenant l’autre versant de la dépression.) Le poste de garde est là-haut. L’homme de faction va nous repérer d’un moment à l’autre. Vous allez rester ici et vous me couvrirez. Si vous entendez tirer… je vous laisse l’initiative. Vorkosigan s’assura que son brise-nerfs jouait librement dans son étui et s’avança à découvert en faisant tout le bruit qu’il pouvait. Sa voix parvint bientôt aux oreilles de Cordelia. — Sentinelle, au rapport ! — Rien de nouveau depuis… Mais, bon Dieu de bon Dieu, c’est le capitaine ! Il y avait une éternité que Cordelia n’avait pas entendu un rire aussi joyeux que celui qui suivit cette exclamation et, prise d’une soudaine faiblesse, elle dut s’adosser à un arbre. Quand exactement as-tu cessé d’avoir peur de lui et commencé à avoir peur pour lui ? se demanda-t-elle. Et pourquoi tes tripes sont-elles encore plus nouées qu’avant ? — Vous pouvez venir, commandant Naismith ! lui cria Vorkosigan. Emergeant des broussailles, elle entreprit l’ascension d’une butte qui disparaissait sous les herbes et en haut de laquelle se tenaient deux jeunes militaires. Elle reconnut l’un d’eux, celui qui dépassait Vorkosigan d’une tête et avait un visage d’adolescent sur un corps d’homme fait. C’était le dénommé Koudelka. Il secouait la main de son capitaine avec allégresse pour s’assurer qu’il n’avait pas affaire à un fantôme. L’autre porta la main à la crosse de son brise-nerfs à la vue de l’uniforme de Cordelia. — On nous avait dit que les Betans vous avaient tué, capitaine, fit-il sur un ton de défiance. — Oui, c’est un bruit qui a couru, en effet, et j’ai eu quelque difficulté à faire taire ces rumeurs. Comme vous pouvez vous en rendre compte, elles étaient sans fondement. — Vos funérailles ont été grandioses, capitaine, dit Koudelka. Dommage que vous n’y ayez pas assisté. — Ce sera pour la prochaine fois, rétorqua Vorkosigan avec un sourire qui fendit son visage d’une oreille à l’autre. — Oh ! Vous savez bien que ce n’était pas ce que je voulais dire, capitaine. L’éloge funèbre qu’a prononcé le lieutenant Radnov a été admirable. — Je n’en doute pas. Il avait dû mettre des mois à le peaufiner. — Oh ! fit Koudelka qui avait la comprenette un peu plus rapide que son compagnon, lequel avait simplement pris un air perplexe. — Laissez-moi vous présenter le capitaine Cordelia Naismith de la section astronomique betane, enchaîna Vorkosigan. Le capitaine Naismith est… euh… Il s’interrompit et Cordelia attendit avec intérêt de savoir à quelle sauce elle allait être mangée. — Elle est ma prisonnière. Sur parole. Seuls les endroits classés secrets militaires lui seront interdits, mais, cela mis à part, elle devra être traitée avec la plus grande courtoisie. Les deux garçons étaient visiblement impressionnés – impressionnés et follement intrigués. — Elle est armée, fit observer le camarade de Koudelka. — Heureusement qu’elle l’était. (Mais Vorkosigan coupa court : il y avait des questions plus urgentes à régler.) Qui fait partie du détachement ? Koudelka débita une longue liste de noms – si longue que, à plusieurs reprises, il hésita. — Bon, soupira Vorkosigan quand il en eut terminé. Radnov, Darobey, Sens et Tafas devront être désarmés aussi discrètement que possible, inculpés de mutinerie et mis aux arrêts de rigueur. D’autres suivront. Silence radio total. Aucune communication avec le Général-Vorkraft tant qu’ils ne seront pas sous clé. Savez-vous où est le lieutenant Buffa ? — Dans les grottes. (Kondelka, qui commençait à deviner ce qui se passait, faisait une tête d’enterrement.) Pour Tafas… vous êtes sûr ? — Presque. Ils passeront en jugement, ajouta Vorkosigan sur un ton radouci. C’est à cela que servent les tribunaux : à séparer le bon grain de l’ivraie – les coupables des innocents. — Bien sûr, capitaine. Koudelka inclina légèrement la tête, entérinant par ce geste le sort réservé à l’homme qui, se disait Cordelia, devait être son ami. — Est-ce que vous commencez à comprendre pourquoi je disais que les statistiques concernant la guerre civile occultent presque entièrement la réalité ? — Oui, capitaine. Koudelka avait planté ses yeux droit dans ceux de Vorkosigan qui hocha le menton d’un air satisfait : il savait maintenant qu’il pouvait compter sur lui. — Bien. Venez tous les deux avec moi. Il reprit Cordelia par le bras, mais sans montrer qu’il pesait de tout son poids sur elle. C’était à peine s’il clopinait un peu. Ils suivirent un autre chemin plein de creux et de bosses qui s’enfonçait à travers les bois et arrivèrent finalement en vue de l’entrée camouflée de la cache. La petite mare formée au pied de la paroi par la cascade donnait naissance à un ruisseau qui dévalait pour se perdre parmi les arbres. Il y avait là un groupe de Barrayarans et, sur le moment, Cordelia ne comprit pas ce qu’ils faisaient. Deux d’entre eux regardaient les deux autres qui se tenaient à genoux devant le ruisseau. Ces derniers se relevèrent soudain, soulevant pour le remettre sur ses pieds un homme dont le treillis marron était trempé. Il avait les mains liées dans le dos. Toussant et sanglotant, il faisait des efforts frénétiques pour remplir d’air ses poumons. — Mais c’est Dubauer ! s’écria Cordelia. Qu’est-ce qu’ils lui font ? — Nom de Dieu ! (Vorkosigan, qui avait compris instantanément ce qui se passait, se précipita vers le groupe d’une allure saccadée.) Lâchez-le ! gronda-t-il. Cet homme est mon prisonnier. Les Barrayarans obéirent comme par réflexe et Dubauer qui, toussotant et reniflant, cherchait à recouvrer sa respiration s’affaissa sur ses genoux tandis que Cordelia s’élançait au pas de charge. Les cheveux de l’enseigne ruisselaient, sa figure était gonflée et ses yeux étaient rouges. Elle réalisa avec horreur que les Barrayarans l’avaient soumis au supplice de l’eau. — Qu’est-ce que cela signifie, lieutenant Buffa ? L’expression menaçante de Vorkosigan cloua littéralement l’officier sur place. — Je croyais que les Betans vous avaient tué, capitaine. — Il n’en est rien, comme vous pouvez le voir. Que faites-vous avec celui-là ? — Tafas l’a capturé dans la forêt. On essayait de l’interroger… pour savoir s’il y en a d’autres dans le secteur… (il lança un regard en coin à Cordelia)… mais il s’obstine à ne pas parler. Il n’a pas prononcé un seul mot. Et moi qui avais toujours pensé que les Betans étaient des chiffes molles ! — Buffa, dit Vorkosigan, se forçant à la patience, cet homme a reçu un coup de brise-nerfs il y a cinq jours. Il a perdu l’usage de la parole. Et, d’ailleurs, même s’il était encore capable de parler, il ne sait rien. — Des barbares ! s’écria Cordelia en s’agenouillant devant Dubauer qui l’avait reconnue et s’agrippait à elle. Des barbares, des scélérats et des assassins. Voilà ce que vous êtes, vous autres Barrayarans ! — Et des abrutis. (Vorkosigan foudroya Buffa du regard et poussa un soupir.) Il va bien ? — Il en a l’air, répondit la jeune femme de mauvaise grâce. Mais il est rudement secoué. Elle tremblait de fureur. — Capitaine Naismith, je vous prie d’excuser la conduite de mes hommes, dit Vorkosigan sur son ton le plus officiel afin que les intéressés comprennent bien qu’ils le contraignaient, lui, leur chef, à solliciter humblement les excuses de sa prisonnière. — Je vous dispense du claquement de talons de rigueur, murmura rageusement Cordelia – assez bas, toutefois, pour que personne d’autre que lui ne puisse entendre. Mais le regard désolé de Vorkosigan eut raison de sa colère et elle reprit à haute voix, cette fois : — C’était une erreur d’interprétation. Le premier aveugle venu aurait pu la commettre. Oh ! Seigneur… ajouta-t-elle sur un tout autre ton. En effet, sous l’effet conjugué de la terreur et de l’angoisse, Dubauer était brusquement pris d’un accès de convulsions. Les Barrayarans, qui ne savaient où se mettre, regardèrent ailleurs sauf Vorkosigan qui, s’agenouillant, fit de son mieux pour aider la jeune femme à calmer l’enseigne. Lorsque la crise fut passée, il se releva. — Tafas, remettez vos armes à Koudelka, ordonna-t-il. Tafas hésita, jeta un coup d’œil à la ronde, puis obéit. — Je ne voulais pas être mêlé à ça, capitaine, dit-il d’une voix blanche, mais le lieutenant Radnov a dit que c’était trop tard. — Le moment venu, vous aurez tout le loisir de présenter votre défense, dit Vorkosigan avec lassitude. — Mais que se passe-t-il ? s’enquit Buffa, complètement dépassé. Avez-vous vu le commandant Gottyan, capitaine ? — Je lui ai donné des instructions… spécifiques. C’est vous qui prendrez dorénavant le commandement du détachement de débarquement, Buffa. (Vorkosigan répéta les noms des personnes à mettre aux arrêts et désigna les hommes qui seraient chargés de les neutraliser.) Quant à vous, enseigne Koudelka, vous conduirez mes prisonniers dans la grotte. Vous veillerez à ce qu’on leur donne un repas et qu’on leur fournisse tout ce que le capitaine Naismith jugera bon de demander. Cela fait, vous vous assurerez que la navette est prête à décoller. Nous rallierons l’astronef dès que les… autres prisonniers seront en lieu sûr. Vorkosigan avait pris soin de ne pas dire les « mutins », comme si ce mot était trop fort – blasphématoire, en quelque sorte. — Où allez-vous ? lui demanda Cordelia. — Je vais avoir une petite conversation avec le commandant Gottyan. Seul à seul. — Hmm. Tâchez de faire en sorte que je n’aie pas à regretter les conseils que je vous ai donnés. L’équivalent approximatif du « Soyez prudent » qu’elle aurait préféré dire. Vorkosigan agita la main pour lui faire comprendre qu’il avait saisi le sous-entendu et s’éloigna en direction des bois. Sa claudication était maintenant plus marquée. Cordelia aida Dubauer à se mettre debout et, guidés par Koudelka, ils se dirigèrent vers l’entrée du souterrain. La ressemblance entre les deux enseignes était si grande qu’elle avait du mal à garder une attitude hostile. Koudelka se retourna. — Qu’est-ce que le Vieux a à la jambe ? lui demanda-t-il. Vorkosigan ayant manifestement décidé de jouer la comédie de la bonne santé pour impressionner un équipage dont la loyauté était sujette à caution, Cordelia jugea préférable d’abonder dans le même sens et de minimiser la réalité : — Une écorchure qui s’est infectée. Vous devrez le convaincre de se faire soigner sérieusement quand il consentira à souffler un peu. — C’est bien le Vieux, ça ! Je n’ai jamais vu quelqu’un de cet âge aussi débordant d’énergie. Cordelia haussa les sourcils. — De cet âge ? Qu’entendez-vous par là ? — Oui, il ne doit pas vous donner l’impression d’être vieux, évidemment, admit Koudelka qui parut déconcerté quand elle éclata de rire. Encore que le mot « énergie » ne convienne pas tout à fait. — Puissance, peut-être, au sens physique de « puissance de travail » ? suggéra-t-elle, étrangement heureuse que Vorkosigan ait au moins un admirateur. — Voilà ! C’est exactement ça. Cordelia décida de faire aussi l’impasse sur la petite pilule bleue. — C’est un personnage intéressant, enchaîna-t-elle. Comment s’est-il fourré dans ce pétrin ? — C’est à Radnov que vous pensez ? (Elle acquiesça.) Je ne veux pas critiquer le Vieux, mais… je ne connais personne qui aurait eu le culot de dire à un officier politique au moment où il montait à bord de rester hors de sa vue s’il voulait être encore en vie à la fin du voyage. Quand ils pénétrèrent dans le souterrain, Cordelia sursauta. Vorkosigan m’a raconté des blagues, se dit-elle. C’était un labyrinthe de grottes humides et chichement éclairées. La plupart avaient été largement creusées à l’arc à plasma et ces salles gigantesques étaient bourrées de réserves. Ce n’était pas une cache, mais un immense entrepôt capable de ravitailler une flotte tout entière. Les lèvres de la jeune femme se pincèrent tandis que de nouvelles possibilités se faisaient soudain jour dans son esprit. Aussi déplaisantes les unes que les autres. Une cuisine de campagne sommairement aménagée était installée dans une de ces cavernes. — Le Vieux est vivant, annonça Koudelka au cantinier qui était en train de débarrasser les tables. Il vient d’arriver. — Sans blague ? Je croyais que les Betans l’avaient zigouillé. Quand je pense au banquet de funérailles qu’on a fait ! — Ces deux-là sont ses prisonniers personnels et tu sais ce que ça signifie pour lui. Le gars a été touché par un brise-nerfs. Le Vieux a dit qu’on leur donne à manger. Et du soigné, s’il te plaît. N’essaie pas de les empoisonner avec ta ragougnasse habituelle. — Y en a qui ne sont jamais contents, grommela le cantinier – que Cordelia soupçonnait d’être plus à son affaire au combat que derrière ses fourneaux – tandis que Koudelka s’éclipsait, appelé par d’autres tâches. Qu’est-ce que vous voulez que je vous serve ? — N’importe quoi. Sauf des céréales et du fromage. Le cuistot disparut dans les profondeurs de son antre. Quelques minutes plus tard, il revint avec deux gamelles fumantes contenant quelque chose qui ressemblait à du ragoût et du pain – du vrai pain – arrosé d’huile végétale – de la vraie huile. Cordelia se jeta voracement dessus. — Ça vous convient ? s’enquit le cambusier en arrondissant les épaules. — Ch’délichieux, répondit la jeune femme, la bouche pleine. Ch’tun régal. — C’est vrai ? Ça vous plaît vraiment ? — Tout ce qu’il y a de plus vrai. Cordelia s’interrompit pour enfourner quelques cuillerées dans la bouche de Dubauer. Le goût de la nourriture chaude fit sortir l’enseigne de la prostration où le plongeaient ses crises d’épilepsie et il se mit à mastiquer avec une ardeur qui égalait presque celle de Cordelia. — Voulez-vous que je vous aide à le faire manger ? suggéra le cuistot. Il eut droit à un sourire radieux. — Avec joie. Moins d’une heure plus tard, Cordelia savait qu’il s’appelait Nilesa, il lui avait raconté toute sa vie ou presque et lui avait apporté l’éventail complet des quelques rares friandises dont pouvait s’enorgueillir une cuisine de campagne. Il était manifestement avide de compliments car il se creusait la cervelle pour trouver quels petits services personnels il pourrait proposer de lui rendre. Enfin, Vorkosigan fit son entrée. Il s’assit lourdement à côté de Cordelia. — Je suis content de vous voir, capitaine, lui dit le cuistot. On croyait que les Betans vous avaient tué. — Oui, je sais. Si vous m’apportiez quelque chose à manger ? — Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, capitaine ? — Tout ce que vous voudrez sauf des céréales. Vorkosigan eut droit au même menu que Cordelia, mais il ne lui fit pas honneur avec autant d’appétit, assommé qu’il était par la fièvre, sans compter la réaction de son organisme au stimulant. — Comment votre entretien avec le commandant Gottyan s’est-il passé ? s’enquit la jeune femme. — Pas mal. Il a repris son boulot. — Comment vous êtes-vous débrouillé ? — Je l’ai détaché et je lui ai rendu son arc à plasma. Je lui ai dit qu’il n’était pas question pour moi de travailler avec un homme dont la présence me faisait froid dans le dos et que c’était la dernière chance de promotion immédiate que je lui offrais. Et puis je me suis assis en lui tournant le dos. Nous sommes restés comme ça dix minutes sans prononcer un mot. Finalement, il m’a rendu l’arc et nous sommes rentrés au camp. — Je me demandais si une tactique de ce genre pourrait réussir, bien que je ne sois pas sûre que j’aurais été capable de l’employer si j’avais été à votre place. — Je ne suis pas certain que j’aurais pu le faire, moi non plus, si je n’avais pas été aussi exténué. Ce que c’était bon de m’asseoir ! (Ce fut sur un ton un peu plus animé qu’il poursuivit :) Dès qu’ils seront tous bouclés, nous rallierons le Général-Vorkraft. C’est un bon navire. La carrée réservée aux visiteurs vous sera attribuée – la Cabine de l’Amiral, comme on l’appelle, bien que rien ne la distingue des autres. (Vorkosigan touilla les rogatons qui restaient au fond de sa gamelle.) C’était mangeable, ce qu’on vous a donné ? — Je me suis régalée. — Ah bon ? Eh bien, vous êtes un cas ! — Nilesa est adorable. Il a été aux petits soins pour moi. — Vous êtes sûre que nous parlons du même homme ? — Je crois qu’il a seulement besoin qu’on apprécie le mal qu’il se donne. Vous devriez le féliciter, rien que pour voir. Vorkosigan, les coudes sur la table, croisa les mains sous son menton et sourit. — J’y réfléchirai. Ils se turent. Ils avaient tous les deux besoin de digérer et de récupérer. Vorkosigan se laissa aller contre le dossier de sa chaise et ferma les yeux tandis que Cordelia se faisait un oreiller de ses bras posés sur la table. Koudelka réapparut une demi-heure plus tard. — On a retrouvé Sens, capitaine, annonça-t-il. Mais il y a un petit problème pour ce qui est de Radnov et de Darobey. Ils ont filé dans les bois. J’ai envoyé une patrouille à leur recherche. Vorkosigan ravala le juron qui lui montait aux lèvres. — J’aurais dû les mettre moi-même en état d’arrestation ! Sont-ils armés ? — Ils avaient tous les deux leurs brise-nerfs. Nous avons saisi leurs arcs à plasma. — Bien. Inutile de perdre davantage de temps ici. Rappelez votre patrouille et fermez hermétiquement toutes les entrées de la caverne. Ils feront connaissance avec les joies des nuits à la belle étoile. Nous les capturerons plus tard. Ils n’ont nulle part où aller. Cordelia fit franchir la porte de coupée à Dubauer et l’installa sur un siège libre. Maintenant que la patrouille rappelée d’urgence était montée à bord, la navette, un vieux transport de troupes quelque peu délabré et totalement dépourvu de confort, était pleine à craquer. Penauds et déconfits, les prisonniers, jouets infortunés des mutins en fuite, s’entassaient à l’arrière. Les commandos étaient des garçons jeunes à la musculature impressionnante. En vérité, Vorkosigan était le plus petit de tous les Barrayarans que Cordelia avait vus jusqu’à présent. Ils la regardaient avec curiosité et des bribes de conversation en deux ou trois langues différentes lui parvenaient aux oreilles. Pas difficile de deviner la teneur des propos qu’ils échangeaient ! Elle ébaucha un sourire teinté d’amertume. La jeunesse se faisait apparemment bien des illusions sur les prouesses sexuelles dont étaient capables un homme et une femme traumatisés, malades, sous-alimentés, épuisés, contraints de s’occuper d’un blessé tout en évitant de servir de casse-croûte aux carnivores des environs, tout cela en se tapant une quarantaine de kilomètres par jour à marche forcée – avec, en prime, l’obligation de mettre au point un coup de poker fumant pour retourner la situation à la fin du voyage ! Et, en plus, c’étaient des vieux puisqu’elle avait trente-trois ans et lui quarante et des poussières. Elle ricana intérieurement et ferma les yeux pour ne plus voir ces athlètes. Vorkosigan sortit du poste de pilotage. — Ça va ? lui demanda-t-il en se glissant sur le siège voisin du sien. Elle hocha la tête. — Oui, mais je me sens submergée par cette horde de garçons. Je crois que les Barrayarans sont les seuls à ne pas admettre les équipages mixtes. — C’est en partie par respect de la tradition et, en partie, par souci de maintenir une image d’agressivité. Ils ne vous ont pas ennuyée ? — Non, ils m’amusent, c’est tout. Ils s’imaginent être les rois de la création. — Ce ne sont que de pauvres agneaux. — Je ne les aurais pas décrits en ces termes. — Je pensais à l’animal qu’on immole. — Ah ! Dans ce cas, la définition est plus exacte. Les moteurs se mirent à tourner et la navette décolla. Après avoir décrit un cercle autour de la montagne creusée de cratères, elle mit le cap à l’est et prit de l’altitude. Cordelia, collée au hublot, vit défiler en quelques minutes au-dessous d’elle le territoire qu’ils avaient mis quatre jours à traverser, et au prix de quelles peines ! Ils survolèrent la cime enneigée, flamboyante sous les derniers feux du soleil, du massif où reposait la dépouille de Rosemont. Ils entrèrent dans la zone crépusculaire. Puis ce fut la nuit. La courbe de l’horizon s’enfuyait. Enfin, ils émergèrent dans le jour perpétuel de l’espace. Quand la navette approcha de l’orbite parking du Général-Vorkraft, Vorkosigan se rendit à l’avant pour superviser la manœuvre et Cordelia eut l’impression qu’il l’abandonnait, aspiré par le devoir et sa fonction de meneur d’hommes à laquelle il avait été arraché. Enfin… ils auraient des moments tranquilles à passer ensemble au cours des mois à venir ! Pas mal de mois, à en croire ce qu’avait dit Gottyan. Dis-toi que tu es une anthropologue qui étudie les sauvages barrayarans. Que tu prends des vacances. Tu voulais prendre un long congé après cette mission, non ? Eh bien, tu l’as. S’apercevant qu’elle titillait les fils du coussin de son siège, elle fronça légèrement les sourcils et posa les mains sur ses genoux. La jonction avec le vaisseau de Vorkosigan s’effectua avec une irréprochable précision. Les soldats se levèrent, rassemblèrent leurs équipements et évacuèrent la navette à grand bruit. Koudelka apparut. Il s’avança vers Cordelia. Quand il lui annonça qu’il avait été désigné pour lui servir de guide, elle se dit in petto que son rôle était plus vraisemblablement celui d’un geôlier – ou d’une baby-sitter. Il ne lui semblait pas très dangereux pour le moment. Prenant Dubauer par le bras, elle lui emboîta le pas et tous trois montèrent à bord du Général-Vorkraft. Ils conduisirent immédiatement Dubauer à l’infirmerie, une enfilade de salles d’une propreté toute clinique susceptibles d’accueillir un grand nombre de patients, mais pour le moment quasiment vides, exception faite du médecin-chef, de deux hommes de corvée qui tuaient le temps et d’un blessé, un soldat grognon au bras cassé qui se répandait en conseils inutiles. Après avoir examiné Dubauer, le médecin – un des quatre quadragénaires auxquels Vorkosigan avait fait allusion – le confia aux deux hommes de corvée pour qu’ils lui fassent sa toilette et le couchent. — Vous allez bientôt avoir un autre client, lui dit Cordelia. Votre capitaine est salement blessé à la jambe. L’infection gagne en profondeur. Par ailleurs, je ne sais pas ce que sont les petites pilules que vos bonshommes trimballent dans leur trousse de secours, mais, d’après ce qu’il a dit, celle qu’il a prise ce matin devrait maintenant cesser d’avoir de l’effet. — Cette cochonnerie ? grommela le toubib. C’est efficace, je ne dis pas, mais ils devraient trouver quelque chose qui démolisse un peu moins le système nerveux. Tandis qu’il s’affairait à programmer le synthétiseur antibiotique, Cordelia scrutait le visage dénué d’expression de Dubauer que l’on mettait au lit – le début d’une interminable hospitalisation qui se poursuivrait jour après jour jusqu’à la fin de sa vie. Une nouvelle question, un doute terrible hanterait désormais les nuits du capitaine Naismith : était-ce vraiment un service qu’elle lui avait rendu ? Enfin Vorkosigan dont elle attendait l’arrivée avec une impatience mal dissimulée entra dans la salle accompagné ou, plutôt, soutenu par deux officiers. Il était dans un état épouvantable – livide, couvert de sueur, secoué de tremblements. Son visage creusé de rides préfigurait la tête qu’il aurait quand il serait septuagénaire. — On ne s’est pas encore occupé de vous ? demanda-t-il à Cordelia dès qu’il la vit. Où est Koudelka ? Je croyais pourtant lui avoir dit… Oh ! vous êtes là, enseigne. Elle s’installera dans la Cabine de l’Amiral. Vous l’ai-je dit ? Vous ferez un crochet par le magasin d’habillement pour lui trouver une tenue. Et vous lui ferez apporter de quoi manger. Et il faudra recharger son neutraliseur. — Ne vous inquiétez pas pour moi, fit Cordelia. Vous ne croyez pas que vous devriez vous allonger ? Il y avait de l’anxiété dans la voix de la jeune femme. Vorkosigan tournait en rond comme un jouet mécanique dont le ressort aurait rendu l’âme. — Il faut aussi libérer Bothari, marmonna-t-il. Il doit être en plein délire, maintenant. — Vous en avez déjà donné l’ordre, capitaine, lui rappela l’un des officiers. Le médecin accrocha le regard de ce dernier et tendit discrètement le menton en direction de la table d’examen. Tous deux interceptèrent Vorkosigan au milieu de ses déambulations et l’obligèrent à s’étendre. — Ce sont ces saloperies de pilules, expliqua le toubib pour rassurer Cordelia dont l’angoisse était visible. Demain, il n’y paraîtra plus. Il sera juste léthargique et aura une migraine grosse comme une maison. Il se mit en devoir de couper la jambe du pantalon de Vorkosigan et étouffa un juron à la vue de la plaie. Koudelka y jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Quand il se retourna, un sourire forcé plaqué sur ses lèvres, il était vert. Cordelia hocha la tête et, abandonnant Vorkosigan aux mains des professionnels, sortit à contrecœur. Zélé, Koudelka la conduisit au magasin et, tandis qu’elle se changeait, il s’éclipsa le temps d’aller recharger son neutraliseur. Mais c’était visiblement à son corps défendant qu’il avait appliqué cette dernière consigne. — N’importe comment, je ne pourrais pas faire grand mal à qui que ce soit avec cet instrument, lui dit Cordelia à la vue de sa mine dubitative. — Non, non, le Vieux a dit que vous deviez le garder et, s’agissant de la façon de traiter les prisonniers, je ne vais pas discuter. C’est un sujet brûlant que je ne tiens pas à aborder avec lui. — C’est ce que j’ai cru comprendre. Mais, si cela peut vous aider à prendre du champ, j’attirerai votre attention sur deux choses : primo, nos gouvernements respectifs ne sont pas en guerre, que je sache ; et, secundo, c’est en toute illégalité que je suis retenue captive. Koudelka médita quelques instants ces paroles. Mais les vieilles habitudes de pensée étaient trop profondément enracinées pour que ces arguments l’incitent à modifier, même d’un pouce, sa façon de voir. Le paquetage de Cordelia sous le bras, il la conduisit à la cabine que l’on avait mise à sa disposition. 5 Le lendemain matin, quand elle sortit de sa cabine, Cordelia trouva un garde de faction devant la porte. Il la dépassait d’une bonne tête et son visage étroit au nez crochu et aux yeux trop rapprochés lui fit penser au museau d’un lévrier fin de race. Elle revit aussitôt la sombre forêt mouchetée de lumière où elle l’avait déjà entr’aperçu et ressentit un peu de l’effroi qui l’avait alors saisie. — Sergent Bothari ? hasarda-t-elle. Il salua – c’était le premier Barrayaran qui la saluait. — Oui, m’dame. — Je veux aller à l’infirmerie. — Oui, m’dame. Sa voix monocorde était grave et profonde. Il effectua un demi-tour réglementaire et se mit en marche. Présumant qu’il avait relevé Koudelka et était son nouveau guide et geôlier, Cordelia lui emboîta docilement le pas. Comme, pour le moment, elle n’avait pas envie de faire la conversation avec lui, elle s’abstint de lui Poser la moindre question et, de son côté, le sergent Bothari n’ouvrit pas la bouche. Cordelia pensa brusquement que si l’on avait posté une sentinelle devant sa Porte, ce pouvait être aussi bien pour interdire l’accès de sa cabine à d’éventuels visiteurs que pour l’empêcher, elle, d’en sortir. Le neutraliseur qui pendait à sa hanche lui parut soudain plus lourd. Dubauer, maintenant vêtu d’un treillis sans insigne identique à celui qu’elle portait elle-même, était assis sur son lit dans la salle commune de l’infirmerie. On lui avait coupé les cheveux et il était rasé. On s’occupait correctement de lui, il n’y avait rien à redire. Elle lui parla et lui parla jusqu’au moment où son monologue commença à lui paraître inepte. Dubauer la regardait, mais c’était à peu près sa seule réaction. Elle entrevit Vorkosigan dans une chambre privée. Il lui fit signe de venir le rejoindre. Assis dans son lit, il tapotait du bout d’un crayon laser le clavier de l’ordinateur installé devant lui. Bien qu’avec le pyjama vert réglementaire dont il était revêtu, sans ses boots et sans ses armes, il eût presque l’air d’un pékin, l’impression qu’il donnait demeurait étrangement inchangée. Si cet homme-là se baladait nu comme un ver, ce seraient les autres qui se sentiraient gênés et embarrassés par leurs frusques ! Cette pensée saugrenue fit venir un léger sourire aux lèvres de Cordelia tandis qu’elle agitait imperceptiblement la main en guise de bonjour. L’un des deux officiers qui l’escortaient la veille se tenait debout à côté de Vorkosigan. — Capitaine Naismith, je vous présente le lieutenant de vaisseau Vorkalloner, mon second. Je vous prie de m’excuser un instant. Si, parfois, les capitaines font trois petits tours et puis s’en vont, la bureaucratie administrative, elle, est immuable. — Amen. Vorkalloner était l’image même du militaire de carrière barrayaran. Il semblait sortir tout droit d’une affiche de recrutement. — Le capitaine Vorkosigan parle de vous de la façon la plus élogieuse, fit-il, histoire de dire quelque chose. (Cette entrée en matière n’était visiblement pas du goût de Vorkosigan, mais son froncement de sourcils échappa à Vorkalloner qui continua sur sa lancée :) Je crois bien que si nous n’avions pu capturer qu’un seul Betan, vous étiez assurément le meilleur choix. Cette fois, Vorkosigan sursauta. Mais comme, d’un discret coup de menton, Cordelia lui faisait signe de ne pas relever ce commentaire intempestif, il haussa les épaules et revint à son clavier. — Si tous mes compagnons rentrent à bon port, j’estime que c’est un marché honnête. Enfin… presque tous. (Elle crut sentir le souffle glacé du fantôme de Rosemont.) Mais pourquoi cherchiez-vous avec autant d’acharnement à nous capturer ? — Parce que c’étaient les ordres, dit Vorkalloner en toute simplicité – et on aurait cru entendre un fondamentaliste d’antan répondant à toutes les questions par un tautologique « Parce que Dieu l’a voulu ». (Mais l’ombre d’un doute agnostique passa néanmoins sur son visage et il ajouta sur le ton de la plaisanterie :) À vrai dire, je me suis pourtant demandé si notre envoi sur cette planète pour y jouer les gendarmes n’était pas une punition. — Pour la rémission de vos péchés ? fit Vorkosigan d’un ton railleur. Votre cosmologie est trop égocentrique, Aristède. (Laissant Vorkalloner démêler le sens profond de sa remarque, il enchaîna en dévisageant Cordelia :) Notre intervention aurait dû s’effectuer sans effusion de sang. Malheureusement, il y a eu ce petit incident qui n’était pas prévu au programme. Cela ne justifie en aucun cas la mort d’un homme… (Cordelia devina qu’il pensait comme elle au jour où ils avaient enterré Rosemont)… mais je n’ai rien à vous offrir hormis la vérité. Cela ne me décharge nullement de ma responsabilité dans cette affaire. Je ne doute d’ailleurs pas que certains membres du commandement suprême ne manqueront pas de le souligner le moment venu. Il eut un sourire sarcastique et se remit à pianoter sur son clavier. Cordelia décida de jouer d’audace : — Je mentirais en prétendant regretter d’avoir contrarié les plans d’invasion de ces messieurs, dit-elle. Et maintenant, on va voir si ça va déclencher quelque chose. La réaction de Vorkalloner fut immédiate : — Quelle invasion ? s’exclama-t-il. — C’est bien ce que je craignais, soupira Vorkosigan. J’étais sûr qu’en voyant la cache vous additionneriez aussitôt deux et deux. Ce projet était encore âprement discuté quand nous avons pris le départ. Les expansionnistes mettaient en avant les avantages de l’effet de surprise qui couperait les ailes au parti de la paix. Pour ma part… Mais, sous l’uniforme, je suis tenu par le devoir de réserve. — Quelle invasion ? répéta Vorkalloner. — Avec un peu de chance, elle n’aura pas lieu, répondit Vorkosigan. J’en ai déjà dirigé une, et c’est une expérience que je n’ai aucune envie de renouveler. Ce cri du cœur était le signe manifeste qu’il remuait de pénibles souvenirs et, venant du héros de Komarr, cette attitude déconcerta visiblement Vorkalloner. — Mais Komarr a été une glorieuse victoire, capitaine. Et les pertes en vies humaines ont été minimes. — De notre côté, oui. Vorkosigan était arrivé au bout de son rapport. Après l’avoir signé, il appela un nouveau questionnaire et se remit au travail. — C’est l’objectif recherché, non ? — Le tout est de savoir si l’on a ou non l’intention de rester. L’affaire de Komarr est un sale héritage politique que nous léguons aux générations futures. Mais comment sommes-nous arrivés à parler de ça ? Cordelia avait de la suite dans les idées. Elle enfonça le clou : — Contre qui vos extrémistes envisageaient-ils de lancer une invasion ? — Et pourquoi n’ai-je pas entendu parler de ce projet ? s’enquit Vorkalloner. — Parce que c’est une information classée « confidentiel défense » qui ne peut être débattue qu’au sommet. Par l’état-major suprême, le comité central des deux Conseils et l’empereur en personne. Ce qui signifie que cette conversation ne doit pas se poursuivre plus avant, Aristède. Vorkalloner décocha un regard aigu à Cordelia. — Elle ne fait pas partie de l’état-major. — Moi non plus. Plus maintenant, en tout cas. Pour ce qui est de notre… invitée, je ne lui ai rien dit qu’elle n’aurait été capable de déduire toute seule. En ce qui me concerne, on m’a demandé mon opinion sur certains aspects de l’opération et il se trouve qu’elle n’a pas eu l’heur de plaire à certaines personnes. On n’avait qu’à ne pas me la demander. Le sourire qui ponctua ces derniers mots n’avait rien d’angélique. — Et c’est pour cela que votre présence dans la capitale a été jugée inopportune ? fit Cordelia qui commençait à comprendre la façon dont se passaient les choses sur Barrayar. Le lieutenant de vaisseau Vorkalloner n’avait donc pas tout à fait tort quand il disait que si on vous avait fait jouer les gendarmes, c’était pour vous mettre à l’écart ? Ne serait-ce pas… un certain vieil ami de votre père qui vous a demandé votre opinion ? — Ce n’est assurément pas le conseil des ministres. (Mais refusant de se laisser entraîner sur ce terrain, Vorkosigan changea de sujet.) Vous n’avez pas à vous plaindre de la manière dont vous avez été traitée à mon bord ? J’espère correctement ? — Absolument. — Le chirurgien m’a juré qu’il signerait mon bon de sortie cet après-midi si je reste bien sagement dans mon lit toute la matinée. Pourrai-je passer vous voir cet après-midi dans votre cabine pour m’entretenir en privé avec vous ? J’ai besoin de tirer au clair un certain nombre de choses. — Bien sûr, répondit Cordelia pour qui cette requête ne présageait rien de bon. Le médecin entra à ce moment-là. Pas content du tout, apparemment. — Vous êtes censé vous reposer, capitaine, maugréa-t-il en lançant un regard noir à Cordelia et à Vorkalloner. — D’accord, message reçu. Vous expédierez ça au prochain courrier avec les dépositions et l’exposé des charges officiellement retenues à l’encontre des inculpés, Aristède, dit Vorkosigan en tendant le doigt vers l’écran. Tandis que le toubib évacuait de la chambre Cordelia et l’officier, Vorkosigan se remit à tapoter sur son clavier. Après le déjeuner, Cordelia s’installa aussi confortablement que possible sur son étroite couchette et entreprit de passer en revue le contenu de la vidéothèque. Elle jeta son dévolu sur un film pédagogique intitulé « Barrayar : Population et Géographie » et mit l’appareil en marche. Le texte en était aussi banal que son titre le laissait prévoir, mais les images étaient, elles, absolument fascinantes. Aux yeux de la Betane qu’elle était, ce monde vert inondé de soleil était une merveille. Les gens n’avaient pas de filtres sur le nez, ne trimballaient pas de respirateurs auxiliaires et ne portaient pas de boucliers antithermiques en été. Le climat et les paysages étaient d’une inimaginable variété, et de véritables océans, soumis à l’attraction de la lune, des océans avec des marées, remplaçaient les mares salines pompeusement baptisées lacs dont devaient se contenter les habitants de Beta. — Entrez, dit Cordelia quand on frappa à la porte. C’était Vorkosigan qui la salua d’un signe de tête. Elle fut surprise de le voir en grand uniforme à cette heure-là – mais quelle classe ! Superbe… il était superbe ! Bothari qui l’escortait resta dans la coursive derrière la porte que Vorkosigan avait laissée entrouverte. Après avoir tourné un moment en rond dans la cabine comme s’il cherchait quelque chose, il s’empara finalement du plateau de déjeuner vide et le coinça entre le battant et le chambranle pour qu’elle reste entrebâillée. Cordelia haussa les sourcils. — Est-ce vraiment indispensable ? — Je crois. Autrement, à la cadence où vont les commérages, quelqu’un lancera fatalement à mon passage une joyeuse facétie sur les privilèges du grade et je serai obligé de rabattre son caquet au plaisantin. Et puis, j’ai horreur des portes fermées. On ne sait jamais ce qu’il peut y avoir derrière. Cordelia se mit à rire. — Ça me rappelle la vieille blague de la fille qui dit : « On ne fera rien mais on racontera à tout le monde qu’on l’a fait. » Vorkosigan sourit et s’assit sur le fauteuil vissé au plancher devant le bureau encastré dans la paroi et le fit pivoter pour faire face à Cordelia. Se laissant aller contre le dossier, il allongea les jambes et son expression recouvra sa gravité. La jeune femme pencha la tête de côté et ébaucha à son tour un sourire. Mais au lieu d’entrer directement dans le vif du sujet, Vorkosigan désigna du menton l’écran suspendu au-dessus du lit. — Qu’est-ce que vous regardiez ? — Une vid sur la géographie barrayarane. Quelle planète splendide ! Etes-vous déjà allé sur les océans ? — Quand j’étais petit, ma mère m’emmenait tous les étés à Bonsanklar, une station balnéaire destinée à l’aristocratie coincée entre la mer et la forêt vierge et adossée à une montagne. L’anniversaire de l’empereur tombait le jour du solstice d’été et on tirait des feux d’artifice sur l’océan. Le spectacle le plus fantastique du monde à mes yeux de petit garçon. Toute la ville se retrouvait sur l’esplanade et personne n’était armé. Ce jour-là, les duels étaient interdits et j’avais la permission de courir librement où je voulais. (Il considéra rêveusement la pointe de ses boots.) Il y a des années que je n’ai pas remis les pieds à Bonsanklar. J’aimerais vous y amener pour la fête du solstice si l’occasion s’en présentait. — J’en serais ravie. Vous comptez retourner bientôt sur Barrayar ? — Pas tout de suite, malheureusement. Vous allez devoir rester un bout de temps à mon bord. Mais quand nous aurons rallié la planète, comme votre navire a réussi à s’échapper, il ne devrait pas y avoir de raison pour que votre détention se prolonge davantage. En principe, vous devriez être autorisée à vous présenter à l’ambassade betane pour demander un rapatriement. Si, toutefois, vous désirez rentrer au pays. — Si je le désire ! Cordelia eut un petit rire qui manquait d’assurance. Vorkosigan scrutait intensément son visage. Il réussissait parfaitement à donner l’impression d’un homme tout à fait à l’aise, mais le talon de sa botte martelait le sol. Il fronça les sourcils quand il s’en aperçut et son pied s’immobilisa. — Pourquoi ne le désirerais-je pas ? — J’ai pensé que, une fois que nous aurons touché Barrayar et que la liberté vous aura été rendue, vous auriez peut-être envie d’y rester. — Pour visiter… comment appelez-vous cette ville de villégiature… Bonsanklar, c’est ça ? Je ne sais quelle sera la durée du congé auquel j’aurai droit, mais… oui, bien sûr, connaître de nouveaux endroits me tenterait assez. J’aimerais assez savoir à quoi ressemble votre planète. — Je ne parlais pas d’une visite touristique. Je pensais à autre chose… Que vous décideriez d’y résider de façon définitive. En tant que… en tant que lady Vorkosigan. (Un sourire forcé lui retroussa les coins de la bouche.) D’accord, je m’y prends comme un manche ! Je ne considérerai plus jamais les Betans comme des couards, je vous le promets. Vos coutumes réclament plus de courage que les joutes les plus suicidaires dont se régalent nos petits gars. Cordelia éprouva quelque difficulté à vider ses poumons. — Avec vous, alors… c’est tout ou rien ! D’où venait donc l’expression « le cœur qui bondit dans la poitrine » ? se demanda-t-elle. Elle avait surtout l’impression que le sien lui dégringolait dans l’estomac. Elle eut brusquement conscience de son propre corps. Elle avait déjà irrésistiblement conscience de celui de son visiteur. Vorkosigan secoua la tête. — La seule chose dont vous êtes digne, c’est le meilleur. Là, je ne fais pas le poids, vous devez maintenant le savoir. Mais je peux, au moins, vous offrir le meilleur de moi-même. Chère C… cher capitaine, suis-je trop brutal selon les critères betans ? J’ai attendu des jours et des jours que se présente l’occasion de vous ouvrir mon cœur, mais elle ne venait jamais. — Des jours et des jours ? Mais depuis combien de temps cette idée vous trotte-t-elle donc dans la tête ? — Depuis le moment où je vous ai vue pour la première fois dans le ravin. — Hein ? Quand j’étais en train de rendre tripes et boyaux ? Vorkosigan sourit. — Mais avec une remarquable discrétion. Et quand nous avons eu jeté la dernière pelletée de terre sur la tombe de votre officier, j’ai su que c’était du définitif. Cordelia passa la main sur ses lèvres. — Personne ne vous a jamais dit que vous étiez fou à lier ? — Dans ce contexte-là, non. — Je… Les bras m’en tombent ! — Je vous ai offensée ? — Non, bien sûr que non. Vorkosigan se détendit imperceptiblement. — Je ne vous demande évidemment pas de me répondre tout de suite. Nous ne nous poserons pas sur Barrayar avant plusieurs mois. Mais je ne voudrais pas que vous pensiez… le fait que vous soyez prisonnière ne simplifie pas les choses… je ne voudrais pas que vous preniez cette proposition comme une insulte. — Pas du tout, murmura faiblement Cordelia. — Il y a certaines choses que je dois ajouter, poursuivit-il en s’abîmant à nouveau dans la contemplation de ses boots. Ce ne sera pas une existence facile. Depuis que je vous ai rencontrée, je me dis que renoncer à sa carrière après un fiasco politique, pour reprendre votre expression, n’est pas forcément la forme suprême de l’honneur, après tout. Je devrais peut-être essayer d’empêcher les erreurs de se produire dès qu’elles pointent le nez. Ce serait plus dangereux que le métier des armes avec tout ce que cela comporte : les risques de trahison, les accusations mensongères, l’assassinat, peut-être l’exil, la pauvreté, la mort. Négocier des compromis douteux pour des résultats peu satisfaisants – et qui ne seraient même pas garantis. Non, ce n’est pas une vie de rêve. Mais si l’on a des enfants… mieux vaut que ce soit moi que les autres qui prenne le taureau par les cornes. — Eh bien, on peut dire que vous avez le chic pour parler à une femme du bonheur de la vie à deux ! (Cordelia se frotta le menton en souriant malgré son désarroi. Vorkosigan releva la tête, hésitant encore à croire tout espoir perdu.) Mais comment se lance-t-on dans une carrière politique sur Barrayar ? J’imagine que vous envisagez de chausser les bottes du prince Xav, votre grand-père. Mais, ne bénéficiant pas des prérogatives que confère le titre de prince impérial, comment accède-t-on à des fonctions officielles ? — Il y a trois solutions : être nommé par décret impérial, en héritier par filiation directe ou faire l’objet d’une promotion. C’est par cette dernière filière que le conseil des ministres recrute la crème de son personnel et c’est là que réside sa grande force. Mais, pour moi, cette route est barrée. Entrer au Conseil des Comtes par droit de succession est le moyen le plus sûr, mais il faudrait d’abord que mon père meure, et ce n’est pas encore pour demain. N’importe comment, le Conseil est un organisme moribond empreint du conservatisme le plus étroit et bourré de dogmes archaïques dont le seul but est d’assurer le maintien de ses privilèges. Je doute fort que l’on puisse, à long terme, arriver à quelque chose avec les comtes. Peut-être sont-ils d’ores et déjà une race éteinte et devrait-on aider ces vieux rogatons à tirer leur révérence. Mais gardez ça pour vous, ajouta Vorkosigan après réflexion. — Je n’ai jamais entendu parler d’un programme de gouvernement aussi singulier. Ce qu’il vous faudrait, c’est peut-être réunir une assemblée constituante. — Vous parlez comme la vraie Betane que vous êtes. Oui, c’est peut-être ce qu’il nous faudrait, encore que, dans le contexte qui est le nôtre, cela risquerait fort de déclencher la guerre civile. Reste la troisième possibilité : ma nomination par décret impérial. Ce serait rapide, mais ma chute pourrait être aussi soudaine et spectaculaire que mon ascension pour peu que j’indispose le vieil homme – ou qu’il meure. Mon seul atout, c’est qu’il aime qu’on lui parle franchement. Je ne sais d’ailleurs pas d’où lui vient ce goût parce que, de ce côté-là, on reste plutôt sur sa faim avec lui. — Vous voulez que je vous dise ? Vous aimez la politique – sur Barrayar, tout au moins. Peut-être parce que, chez vous, elle ressemble à s’y méprendre à ce qu’ailleurs on appelle la guerre. — Cependant, il y a un problème politique plus immédiat. À propos de votre navire, notamment. Un problème peut-être insoluble. En fait, vous faire des propositions de mariage avant de savoir comment vont tourner les choses est sans doute prématuré et c’est agir inconsidérément. Mais je ne pouvais pas vous laisser penser… Et, d’ailleurs, qu’avez-vous pensé ? Cordelia secoua la tête. — Je préfère ne pas vous le dire pour le moment. Mais je vous le dirai un jour. Et cela ne vous chagrinera pas, je pense. Vorkosigan enregistra cette promesse implicite et n’insista pas. — Votre vaisseau… commença-t-il, changeant délibérément de sujet. Mais Cordelia l’interrompit aussitôt : — Sa fuite ne vous occasionnera pas d’ennuis, j’espère ? — C’était précisément pour l’empêcher de partir que nous nous étions posés sur cette planète. Mais le fait que j’étais sans connaissance au moment critique devrait être considéré comme une circonstance atténuante. En revanche, il y a les images que j’ai émises à l’adresse du conseil impérial et ces messieurs vont sans aucun doute me soupçonner de l’avoir intentionnellement laissé décoller pour saboter une expédition que je désapprouve totalement. — Ce qui se traduirait par une nouvelle rétrogradation ? Vorkosigan se mit à rire. — J’ai été le plus jeune amiral de toute l’histoire de la flotte barrayarane. Pourquoi ne serai-je pas aussi, au moment de ma retraite, le plus vieil enseigne ? (Il reprit son sérieux.) Mais non. Il est à peu près certain que les ministres qui appartiennent à la faction des va-t-en-guerre me feront passer en jugement pour trahison. Et tant que la justice ne se sera pas prononcée, quel que soit, d’ailleurs, son verdict final… (il regarda Cordelia droit dans les yeux)… il me sera peut-être difficile de régler mes affaires personnelles. — La trahison est-elle considérée comme un crime capital sur Barrayar ? s’enquit Cordelia, poussée par une sorte de curiosité morbide. — Absolument. Les coupables sont exposés en public et condamnés à périr de faim. (Il haussa les sourcils, railleur, devant la mine épouvantée de la jeune femme.) Mais si cela peut vous rassurer, sachez que si le traître est issu d’une famille noble, on lui fournit discrètement avant l’exécution le moyen de se suicider proprement. Cela évite d’indésirables mouvements de sympathie dans l’opinion publique. Mais je crains de ne pas leur donner cette satisfaction. Si je suis exécuté, je vous garantis que mon agonie sera médiatique, répugnante, prolongée et embarrassante à souhait pour les pouvoirs publics ! — Saboteriez-vous l’invasion si vous en aviez la possibilité ? Vorkosigan secoua la tête et son regard se fit lointain. — Non. Je suis un homme qui s’incline devant l’autorité supérieure. C’est ce que signifie la première syllabe de mon nom. Je continuerai à défendre mon point de vue aussi longtemps que le débat restera ouvert. Mais si l’ordre de passer à l’attaque est ratifié par l’empereur, je m’y rallierai inconditionnellement. C’est l’obéissance ou le chaos, il n’y a pas d’autre choix. Et, le chaos, merci, nous avons déjà donné. — Mais qu’est-ce que l’invasion projetée a donc de si particulier ? Vous deviez approuver l’opération Komarr. Sinon on ne vous en aurait pas confié le commandement. — C’était une occasion unique, presque une figure d’école. En préparant le plan de campagne, j’ai utilisé au maximum les atouts que nous avions en main. (Il compta sur ses doigts.) Une faible population entièrement concentrée dans des cités. Aucun territoire où des guérilleros auraient pu se replier et se regrouper. Pas d’alliés – nous n’étions pas les seuls à souffrir du protectionnisme effréné des Komarrans qui étranglait notre activité commerciale. Tout ce qu’il y avait à faire était de répandre discrètement le bruit que nous réduirions unilatéralement les droits de douane frappant toutes les marchandises transitant par la zone d’influence de Komarr. Il n’en fallait pas plus pour mettre dans notre poche ses voisins censés lui apporter leur appui. Pas d’industrie lourde. N’ayant pas à lever le petit doigt pour gagner ces revenus qui leur tombaient du ciel, les Komarrans qui s’engraissaient à ne rien faire et se vautraient dans la paresse n’auraient pour rien au monde pris eux-mêmes les armes. Aussi, quand les mercenaires maigres comme des clous qu’ils avaient recrutés ont compris à qui ils avaient affaire, ils ont tourné les talons. Si j’avais eu les mains libres et un peu plus de temps, je pense que nous aurions gagné la partie sans qu’un seul coup de feu ait été tiré. Si le conseil des ministres n’avait pas été aussi impatient, cela aurait été une guerre exemplaire. (Au souvenir de ses anciennes frustrations, Vorkosigan s’assombrit.) Quant à l’autre plan… eh bien, j’imagine que vous comprendrez si je vous dis qu’il s’appelle plan Escobar. Stupéfaite, Cordelia sursauta. — Vous avez trouvé un couloir de navigation passant par ici pour rejoindre Escobar ? Pas étonnant, dans ce cas, que les Barrayarans n’aient pas crié la nouvelle sur les toits ! C’était la dernière des éventualités que Cordelia avait tournées et retournées jusque-là dans sa tête. Escobar, ancienne et riche planète au climat tempéré, était l’un des principaux noyaux du réseau de couloirs de navigation rattachant entre eux les fragments éparpillés de l’humanité. La colonie de Beta comptait parmi ses nombreux voisins. — Mais ils ont perdu la tête ! — Figurez-vous que c’est à peu près mot pour mot ce que je disais moi-même avant que le ministre de l’Occident se mette à pousser de hauts cris et que le comte Vortala me menace de… Enfin, il s’est montré particulièrement violent. — La colonie de Beta serait entraînée dans la guerre, il ne peut pas en aller autrement. La moitié de notre commerce interstellaire passe par Escobar. Même chose pour Tau Ceti 5. Et pour le conglomérat de Jackson. Vorkosigan opina. — Pour ne parler que d’eux. L’idée était de frapper avec la rapidité de l’éclair pour mettre les alliés potentiels d’Escobar devant le fait accompli. Connaissant par cœur toutes les bavures qui ont fait avorter le plan « parfait » que j’avais élaboré pour conquérir Komarr sans coup férir, je leur ai dit qu’ils se faisaient des illusions. (Il secoua la tête.) Si seulement je ne m’étais pas laissé emporter ! Je serais encore sur Barrayar à me battre pied à pied pour qu’on abandonne ce projet. Mais non. Pour autant que je le sache, ils sont actuellement en train de mettre la flotte sur le pied de guerre, et plus les préparatifs s’intensifient, plus il sera difficile d’arrêter les frais. — Si votre flotte… si Barrayar déclare la guerre à Escobar, ils auront besoin de navigateurs. Même si Beta n’est pas directement impliquée dans les hostilités, nous devrons inévitablement fournir de l’armement à Escobar, lui apporter notre assistance technique, lui expédier du ravitaillement par astronefs entiers… Vorkosigan ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais il se ravisa et se contenta de laisser tomber d’une voix morne : — Vous avez probablement raison. Et nous essaierons de vous en empêcher en vous imposant un blocus. Dans le silence qui suivit, Cordelia sentait le sang marteler ses tempes. Elle secoua la tête. — Il faut que je réfléchisse à tout cela. Les choses ne sont pas aussi simples qu’elles semblaient l’être au premier abord. — Non, c’est loin d’être simple. (En guise de point final, Vorkosigan leva les mains, paumes en l’air, et se mit debout – avec raideur car il traînait toujours la jambe.) Voilà. C’est tout ce que je voulais vous dire. Vous n’avez pas besoin d’ajouter quoi que ce soit. Il sortit de la cabine, fit signe à Bothari de le suivre et referma résolument la porte derrière lui. Cordelia, submergée par l’angoisse et l’incertitude, poussa un profond soupir et s’allongea sur la couchette où elle resta à contempler le plafond jusqu’à ce que Nilesa, le cuistot, vienne lui apporter le repas du soir. 6 Le lendemain matin, Cordelia resta tranquillement à lire dans sa cabine. Elle voulait avoir le temps d’assimiler les propos de Vorkosigan avant de le revoir. Elle était aussi désorientée que si toutes ses cartes stellaires avaient été mises sens dessus dessous. Enfin ! Au moins, elle était lucide, c’était déjà ça : la vérité était peut-être préférable à des certitudes erronées. La bibliothèque du bord ne manquait pas de documents se rapportant à l’histoire barrayarane. Un certain Abell avait pondu une volumineuse étude bourrée de noms, de dates et de relations détaillées de batailles oubliées. Un dénommé Aczith avait, quant à lui, écrit un ouvrage moins indigeste, une alerte biographie de l’empereur Dorca Vorbarra dit le Juste, personnage ambigu qui, d’après les calculs de Cordelia, était l’arrière-grand-père de Vorkosigan et dont le règne avait coïncidé avec la fin du Temps de l’Isolement. Plongée dans les rouages politiques complexes de cette époque grouillante de personnalités marquantes, la jeune femme se contenta de dire « Entrez » sans même lever la tête quand on frappa. Deux hommes en treillis camouflé vert et gris s’engouffrèrent dans la cabine dont ils refermèrent précipitamment la porte. Eh bien, ils en ont, une touche ! se dit Cordelia. Enfin des militaires barrayarans plus petits que Vorkosigan ! C’est alors qu’elle les reconnut. Au même moment, la sirène d’alarme se mit à sonner dans la coursive. — Capitaine ! Vous allez bien ? s’écria le lieutenant Stuben. À sa vue, Cordelia sentit à nouveau le poids accablant de ses anciennes responsabilités s’abattre sur ses épaules. Stuben avait sacrifié la crinière châtain clair qui, avant, lui tombait dans le dos pour adopter la coupe réglementaire de l’armée barrayarane. On aurait dit qu’une vache lui avait brouté le crâne. Avec cette brosse, sa tête paraissait rétrécie et bizarrement nue. Son compagnon, le frêle et maigrichon lieutenant Lai, l’air d’un intello avec ses épaules voûtées, avait encore moins l’allure militaire. L’uniforme dont il était affublé était trop grand pour lui ; il avait retroussé le bas de ses manches et de son pantalon mais une des jambes s’était défaite et il marchait dessus. — Comment se fait-il que vous ne soyez pas en route pour Beta ? s’exclama Cordelia d’une voix courroucée quand elle fut revenue de sa surprise. Je vous avais pourtant donné des ordres, lieutenant ! Stuben, qui s’était attendu à un accueil autrement chaleureux, parut interloqué. — Nous avons procédé à un vote, dit-il simplement comme si cette réponse expliquait tout. — Ah bon ? Vous avez voté ? (Cordelia se prit la tête dans les mains et laissa échapper un ricanement qui ressemblait à un sanglot.) Et en quel honneur ? — Nous avons identifié le navire barrayaran comme étant le Général-Vorkraft et son commandant, le Boucher de Komarr. Nous ne pouvions pas vous laisser entre ses mains. La décision de vous délivrer a été prise à l’unanimité. — Comment diable avez-vous pu vous prononcer à l’unanimité alors que vous étiez… Non, c’est sans importance, ajouta-t-elle, coupant la parole à Stuben qui, une lueur de satisfaction dans le regard, se préparait à répondre. (C’est à se taper la tête contre le mur… Non. J’ai besoin de davantage d’informations. Et lui aussi.) Est-ce que vous réalisez que les Barrayarans avaient l’intention d’utiliser cette planète comme base de lancement d’une attaque surprise contre Escobar ? Si vous aviez rallié Beta comme prévu et signalé son existence, cela aurait détruit l’effet de surprise. Maintenant, c’est fichu. Où est le René-Magritte, à présent ? Et comment diable avez-vous pu vous introduire à bord de cet astronef ? Le lieutenant Stuben était visiblement abasourdi. — Comment avez-vous découvert leur projet ? — Le temps presse, lui rappela le lieutenant Lai d’une voix inquiète en tapotant son chronomètre. — Je vous expliquerai pendant que nous nous rendrons à la navette, capitaine. Savez-vous où est Dubauer ? Nous ne l’avons pas trouvé au mitard. — Oui, je sais. Mais de quelle navette parlez-vous ? Non… commençons par le commencement. J’ai besoin de tout savoir avant de mettre un pied dehors. Je suppose que les Barrayarans sont au courant de votre présence ? La sirène hurlait toujours et, l’angoisse au cœur, Cordelia s’attendait que l’on enfonce la porte d’un instant à l’autre. — Non, ils n’en savent rien, justement. Nous avons eu une veine incroyable. Quand nous avons décollé, ils se sont lancés à nos trousses. La poursuite a duré deux jours. Je n’avais pas poussé les moteurs à leur pleine puissance – juste ce qu’il fallait pour que nous restions hors de leur atteinte et qu’ils continuent de nous pourchasser. Je pensais que nous aurions peut-être encore une chance de revenir d’une manière ou d’une autre à notre point de départ pour vous récupérer. Et puis, ils ont soudain cessé de nous talonner et ont rebroussé chemin. Alors, nous avons attendu et quand ils ont été assez loin, nous avons fait marche arrière à notre tour. Nous espérions que vous étiez encore cachée dans les bois. — Non, j’ai été capturée dès le premier soir. Mais continuez. — On a mis toute la gomme et débranché tout ce qui aurait risqué de provoquer des interférences électromagnétiques. À ce propos, comme dans la simulation effectuée le mois dernier par Ross, le projecteur a parfaitement joué son rôle de silencieux. Nous sommes passés sous eux comme une fleur. Ils n’y ont vu que du feu. — Pas de digressions, Stu, grommela Lai qui trépignait d’impatience. Nous n’avons pas toute la journée devant nous. — Si jamais ce projecteur tombe entre les mains des Barrayarans… Mais Stuben ne laissa pas Cordelia finir sa phrase : — Aucun danger, croyez-moi. Bref, le René-Magritte est en train de décrire une parabole autour du Soleil. Dès qu’il s’en sera suffisamment rapproché, il stoppera et foncera à pleins tubes pour nous récupérer. Nous disposerons d’une marge de deux heures pour atteindre une vitesse synchrone. Nous avons une dizaine de minutes avant le top. — C’est trop hasardeux, objecta Cordelia dont l’imagination passait en revue toutes les catastrophes qu’un tel scénario contenait en puissance. — Ça a marché, protesta Stuben. Enfin… ça va marcher. Comme nous fouillions la forêt pour essayer de vous retrouver, vous et Dubauer, la chance a voulu que nous tombions sur deux Barrayarans qui erraient dans les bois… Cordelia sentit son estomac se nouer. — Radnov et Darobey ? Les yeux de Stuben s’écarquillèrent. — Comment le savez-vous ? — Continuez. — Ils avaient mijoté un coup fourré pour destituer Vorkosigan et ce fou homicide était à leur poursuite. Ils ont été rudement contents de nous rencontrer. — Ça, je n’en doute pas ! C’était une manne qui leur tombait du ciel. — Une patrouille barrayarane amenée à pied d’œuvre par navette était à leurs trousses. Nous lui avons tendu une embuscade. Tous les membres du commando ont été maîtrisés au neutraliseur, sauf un que Radnov a liquidé d’un coup de brise-nerfs. C’est qu’ils ne plaisantent pas, ces gars-là ! — Sauriez-vous par hasard le nom de celui qui… Non, ce n’est pas la peine. Et ensuite ? — Nous avons revêtu leurs uniformes, nous nous sommes emparés de la navette et nous avons rallié le Général-Vorkraft sans problème. Radnov et Darobey connaissaient tous les mots de passe. Nous nous sommes garés dans la soute où il était prévu que la patrouille apponterait en rentrant et où nous pensions que vous et Dubauer étiez détenus. Après avoir libéré leurs copains qui y étaient enfermés, Radnov et Darobey se sont rendus maîtres de la salle des machines où ils se sont barricadés. Là, ils peuvent mettre tous les dispositifs techniques hors d’état de fonctionner – les armements, les systèmes de survie et le reste. Il est entendu qu’ils rendront les canons à plasma inutilisables quand nous nous arracherons à bord de la navette. — À votre place, je ne compterais pas trop là-dessus. — Ça ne fait rien, répliqua allègrement Stuben. Les Barrayarans seront tellement occupés à s’entre-tuer que nous pourrons passer tranquillement à travers leurs rangs. Belle ironie du sort, non ? Le Boucher de Komarr abattu par ses propres compatriotes ! Merveilleux ! — Merveilleux, en effet, murmura Cordelia d’une voix blanche. (C’est sa tête à lui que je vais fracasser contre le mur, pas la mienne.) Combien d’hommes êtes-vous en tout ? — Six. Deux dans la navette, deux qui sont en train de chercher Dubauer, Lai et moi. — Il ne reste plus personne sur la planète ? — Non. — Dubauer est à l’infirmerie. On lui a tiré dessus au brise-nerfs. Cordelia préféra ne pas s’appesantir sur l’état de l’enseigne. — Putains d’assassins ! gronda Lai. Tout ce que je souhaite, c’est qu’ils s’entr’égorgent jusqu’au dernier ! La jeune femme pianota sur le clavier de l’ordinateur suspendu au-dessus de la couchette. Le plan du Général-Vorkraft – un simple tracé schématique car la vidéothèque du bord était programmée pour censurer toutes les caractéristiques proprement techniques du navire – apparut à l’écran. — Ce diagramme va vous permettre de déterminer l’itinéraire à suivre pour gagner l’infirmerie et la soute de la navette. Mais il y a quelque chose que je veux tirer au clair. Ne bougez pas d’ici. Si on frappe, ne répondez pas. Qui sont les deux gars qui se baladent dans le navire ? — Mclntyre et Big Pete. — Bon. Au moins, ils ont plus de chances que vous de passer pour des Barrayarans. — Que voulez-vous faire, capitaine ? Pourquoi ne pas partir vite fait sans perdre une seconde ? — Je vous expliquerai ça quand nous aurons une semaine à perdre. Pour le moment, contentez-vous d’obéir à mes ordres. Ne bougez pas d’ici. Cordelia se glissa hors de la cabine. Une fois dans la coursive, elle prit la direction du poste de commandement en maîtrisant sa folle envie de courir car cela aurait attiré l’attention. À un moment donné, elle croisa un groupe de quatre Barrayarans visiblement pressés : à peine lui accordèrent-ils un regard. Elle arriva sans encombre à la passerelle. Vorkosigan, entouré de ses officiers, était planté devant l’intercom. Bothari se tenait derrière lui comme son ombre. — Qui est le type qu’on voit sur l’écran ? demanda-t-elle à voix basse à Vorkalloner. Radnov ? — Oui. Chut ! Radnov parlait : — Vorkosigan, Gottyan et Vorkalloner. L’un après l’autre à deux minutes d’intervalle. Sans armes sinon tous les systèmes de survie du vaisseau seront mis hors service. Vous avez quinze minutes. Passé ce délai, nous commencerons à évacuer l’air. Vous avez bien compris ? Vous avez intérêt à ne pas perdre de temps, capitaine. Ce « capitaine » sonnait comme une injure mortelle. Le visage de Radnov disparut de l’écran, mais sa voix claironnante ne se tut pas pour autant : — Soldats de Barrayar, votre capitaine a trahi l’empereur et le conseil des ministres. Ne le laissez pas vous trahir à votre tour. Livrez-le au représentant légal de l’autorité, c’est-à-dire à votre officier politique, faute de quoi nous serons contraints de liquider tout le monde sans distinguer le coupable de l’innocent. Dans un quart d’heure, les systèmes de survie seront débranchés… — Coupez-moi ça, gronda Vorkosigan. — C’est impossible, capitaine, dit un technicien. Bothari, lui, ne s’embarrassait pas de ce genre de détails : empoignant son arc à plasma, il le porta négligemment à la hauteur de sa hanche et fit feu. Plusieurs officiers durent s’écarter pour ne pas recevoir les débris incandescents de l’audiosystème. — Eh ! Nous aurions pu en avoir besoin ! protesta Vorkalloner avec indignation. D’un geste, Vorkosigan lui imposa le silence. — Aucune importance. Merci, sergent. (On entendait toujours la voix lointaine de Radnov tombant des autres haut-parleurs d’un bout à l’autre du vaisseau.) Nous n’avons pas le temps d’employer des moyens plus sophistiqués. Vous avez émis une suggestion intéressante, lieutenant Saint-Simon. Exécution ! Si vous réussissez à agir à temps, ce sera une bonne chose. Au point où nous en sommes, l’astuce prime sur le courage. Le lieutenant Saint-Simon acquiesça et sortit précipitamment du P. C. — S’il échoue dans sa tentative, poursuivit Vorkosigan, nous serons obligés de passer à l’action, j’en ai peur. Ils sont tout à fait capables de liquider tout le monde et de récrire l’histoire à leur convenance en falsifiant l’enregistrement du livre de bord. Il me faut des volontaires. Moi et Bothari pour commencer, bien entendu. (Comme un seul homme, tous avancèrent d’un pas.) Non, pas vous, Gottyan. Ni vous, Vorkalloner. Il faudra quelqu’un pour expliquer ce qui s’est passé, après. Maintenant, l’ordre de bataille. J’entrerai le premier. Bothari me suivra. Puis successivement la patrouille de Siegel et celle de Kush. Nous utiliserons exclusivement les neutraliseurs, je ne veux pas qu’une décharge de brise-nerfs perdue endommage les machines. Quelques regards se posèrent sur le trou béant dans la cloison à l’emplacement du défunt haut-parleur. — Je conteste le bien-fondé de cette tactique, capitaine, dit Vorkalloner avec force. Eux, ils emploieront sans aucun doute des brise-nerfs. Les premiers qui franchiront la porte n’auront aucune chance de s’en tirer. Vorkosigan le considéra fixement pendant quelques secondes. Vorkalloner baissa les yeux et balbutia : — À vos ordres, capitaine. — Le lieutenant de vaisseau Vorkalloner a raison, capitaine. (Cordelia sursauta en réalisant que la voix gutturale qui avait prononcé ces mots était celle de Bothari.) C’est à moi d’entrer le premier. J’ai droit à cette place. (La mâchoire étroite du sergent était animée d’un lent mouvement de mastication.) Elle me revient. Je l’ai gagnée. C’est la mienne. Un étrange courant de compréhension passa entre les deux hommes dont les regards s’étaient soudés. — Très bien, sergent. Vous d’abord, moi ensuite et les autres dans l’ordre que j’ai indiqué. Allons-y. Vorkosigan s’arrêta devant Cordelia tandis que les autres se rassemblaient. — J’ai bien peur de ne pouvoir vous amener sur l’esplanade pour la fête du solstice, cet été. Cordelia secoua la tête, accablée. Une idée terrifiante s’imposait à elle. — Je… je… je suis obligée de revenir sur la parole que je vous ai donnée. Vorkosigan la regarda avec étonnement, mais revint à des soucis plus immédiats. — Si je devais connaître le même sort que votre ami, l’enseigne Dubauer… j’aimerais mourir de votre main – si vous pouvez vous résoudre à me porter le coup de grâce. J’avertirai Vorkalloner. Puis-je compter sur vous ? — Oui. — Il vaudrait mieux que vous restiez dans votre cabine jusqu’à ce que tout soit terminé. Vorkosigan allongea le bras pour caresser une boucle de cheveux cuivrés qui retombait sur l’épaule de la jeune femme et pivota sur ses talons. Cordelia se rua dans la coursive. Le plan fou qui venait de jaillir en un éclair dans sa tête prenait forme. Tu ne dois rien aux Barrayarans, s’admonestait-elle. C’est à la colonie de Beta, à Stuben, au René-Magritte que te lie ton devoir. Ton devoir qui consiste à t’évader pour avertir… Elle entra en trombe dans sa cabine. Miracle : Stuben et Lai y étaient toujours. Ils la dévisagèrent avec ébahissement, alarmés par son air farouche. — Vous allez foncer immédiatement à l’infirmerie chercher Dubauer et vous le conduirez à la navette. Quand Pete et Mac doivent-ils, en principe, rendre compte de leur échec s’ils ne l’ont pas trouvé ? — Dans… (Lai jeta un coup d’œil à son chrono)… dix minutes. — Parfait ! À l’infirmerie, vous direz au médecin-chef que le capitaine Vorkosigan vous a donné l’ordre de m’amener Dubauer. Lai, vous attendrez dans le couloir : si jamais le toubib vous voit, il ne sera pas dupe un seul instant. Dubauer ne parle pas. Ne manifestez pas votre surprise en le voyant dans l’état où il est. Quand vous l’aurez installé dans la navette, attendez… montrez-moi votre chrono, Lai… jusqu’à 6 h 20, heure du vaisseau, pour démarrer. Si je ne suis pas là à l’heure dite, c’est que je ne viendrai plus. Démarrez alors à toute allure et ne regardez pas en arrière. De combien d’hommes exactement disposent Radnov et Darobey ? — Une dizaine, répondit Stuben. — Bien. Donnez-moi votre neutraliseur. Et maintenant, allez-y. Vite. — Mais, capitaine, nous sommes venus pour vous tirer de là ! s’exclama Stuben qui n’y comprenait plus rien. Que répondre à cela ? Cordelia se borna à poser la main sur l’épaule du lieutenant. — Je sais. Merci, murmura-t-elle avant de ressortir. Une fois dehors, elle s’élança au pas de course. Un peu avant la salle des machines, deux coursives se croisaient. Dans la plus large, plusieurs soldats montaient et vérifiaient leurs armes. Dans l’autre, deux autres couvraient un sabord de dégagement donnant accès au pont suivant, l’ultime point de contrôle avant le territoire placé sous le feu de Radnov. L’une des deux sentinelles était Nilesa, le cuistot. Cordelia se précipita vers lui. — Je suis envoyée par le capitaine Vorkosigan, men-tit-elle effrontément. Il souhaite que, étant neutre en cette affaire, je tente une dernière négociation. — C’est une perte de temps, rétorqua Nilesa. — Il espère précisément en gagner, improvisa-t-elle. Cela lui donnera un répit pour se préparer. Pouvez-vous me faire entrer dans la salle des machines sans éveiller aucun soupçon ? — On peut toujours essayer. Nilesa se dirigea vers le panneau d’écoutille au fond du couloir. — Combien d’hommes gardent cette entrée ? s’enquit Cordelia à voix basse. — Deux ou trois, je pense. Nilesa souleva le panneau, révélant l’orifice d’une cheminée au-dessus duquel il se pencha. — Eh, Wentz ! appela-t-il. — Qui c’est ? fit une voix venant des profondeurs. — C’est moi… Nilesa. Le capitaine veut que la gonzesse, la Betane, descende pour causer avec Radnov. — Pour quoi faire ? — Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? C’est vous qui êtes censés avoir installé des micros dans toutes les couchettes. Peut-être qu’elle n’est pas une si bonne affaire que ça, en définitive. Nilesa eut un geste d’excuse auquel Cordelia répondit par un coup de menton approbatif pour lui montrer qu’elle ne se formalisait pas de la crudité de sa réponse. En bas, on se consultait en chuchotant. — Elle est armée ? Cordelia, qui était en train d’armer ses deux neutraliseurs, secoua la tête de droite à gauche. — Tu confierais un estourbisseur à une greluche betane, toi ? dit Nilesa en observant d’un œil perplexe les préparatifs auxquels la jeune femme se livrait. — Bon. Qu’elle vienne. Mais si t’as pas refermé le panneau avant qu’elle descende, on la dégomme. Pigé ? — Pigé. — Comment ça se présentera en bas ? demanda Cordelia à Nilesa. — C’est loin d’être le rêve. Une sorte de renfoncement de la réserve attenante à la salle des machines proprement dite. Vous ne pourrez tirer que sur un homme à la fois et vous serez une cible parfaite, coincée entre trois murs. C’est prévu pour. — Bon. Merci. Il y avait une échelle le long de la paroi du puits et une colonne de descente au milieu. Quand elle se fut laissée glisser à l’intérieur de la cheminée, le panneau retomba avec le bruit d’un couvercle de cercueil que l’on rabat. — C’est bon, cria quelqu’un en bas. Descendez. — C’est profond… J’ai peur, répondit Cordelia sans avoir besoin de se forcer pour rendre sa voix chevrotante. — Vous en faites pas. Je vous rattraperai au vol. — D’accord. Elle noua ses jambes autour de la colonne de descente à laquelle elle s’accrocha par un bras. Sa main tremblait quand elle enfonça le second neutraliseur dans son étui. Ravalant la bile qui lui montait à la gorge, elle assura sa prise sur l’autre neutralo, le doigt sur la détente pour être prête à faire feu sans préavis, et se laissa glisser. Quand elle atterrit, elle se trouva en face d’un homme qui tenait négligemment son brise-nerfs à hauteur de la hanche. Il ouvrit des yeux comme des soucoupes à la vue du neutraliseur de Cordelia. La tradition barrarayane de n’employer que des hommes à bord des bâtiments de guerre joua en faveur de la Betane car il hésita une fraction de seconde à tirer sur une femme. Cordelia profita de cette hésitation pour faire feu la première. Le Barrayaran s’écroula pesamment sur elle. Raidissant ses muscles, elle le plaqua contre elle pour faire un bouclier de son corps inanimé. Son deuxième coup de neutro atteignit le copain qui arrivait en renfort au moment où il braquait son brise-nerfs sur elle. Le troisième eut le temps d’appuyer sur la détente, mais Cordelia fut protégée par son bouclier humain ; cependant, la frange du rayonnement effleura sa cuisse gauche. La douleur était insoutenable, mais elle serra les dents et aucun son ne s’échappa de sa bouche. Sa riposte fut d’une précision dont elle s’étonna la première : le garde s’effondra immédiatement. Elle jeta un coup d’œil frénétique autour d’elle, cherchant un endroit où se cacher. Plusieurs conduits couraient au-dessus de sa tête. Elle glissa le neutraliseur dans sa ceinture et, faisant un bond qu’elle n’aurait jamais pu exécuter dans son état normal, elle parvint à se couler entre ces tuyaux et le plafond blindé. Respirant par la bouche pour ne pas faire de bruit, elle étreignit à nouveau son neutraliseur et, fixant des yeux la porte ovale qui s’ouvrait sur la salle des machines, elle attendit la suite des événements. — Qu’est-ce que c’était que ce boucan ? Qu’est-ce qui se passe ? — On n’a qu’à balancer une grenade et boucler la lourde. — Ce n’est pas possible, il y a des gars à nous là-dedans. — Va voir, Tafas ! — Pourquoi moi ? — Parce que je t’en donne l’ordre. Marchant presque sur la pointe des pieds, ledit Tafas émergea avec méfiance de la salle des machines et balaya du regard le débarras. Craignant que les autres ne referment la porte et ne la verrouillent si elle faisait à nouveau usage de son arme, Cordelia attendit qu’il lève la tête. Alors, le sourire aux lèvres et le neutraliseur pointé sur lui, elle articula silencieusement : « Fermez la porte. » Tafas, pétrifié, écarquillait les yeux avec un mélange de stupéfaction, d’espoir et de rage. La bouche évasée de son brise-nerfs braqué sur la tête de Cordelia paraissait aussi large qu’un projecteur. Vorkosigan a raison, se dit-elle. Un brise-nerfs est indiscutablement un argument sans réplique… Ce fut finalement Tafas qui capitula : — Il doit y avoir une fuite de gaz ou quelque chose comme ça, lança-t-il à la cantonade. Vaudrait mieux que vous refermiez le temps que je vérifie. Le battant claqua derrière lui. Cordelia souriait toujours. — Salut, fit-elle en plissant les yeux. Voulez-vous sortir de ce merdier ? — Qu’est-ce que vous faites là… Betane ? Excellente question, songea-t-elle amèrement. — J’essaie de sauver quelques vies humaines. Ne craignez rien – vos amis ne sont pas morts. Seulement sonnés. Rejoignez nos rangs. (Elle avait pris un ton enjôleur ; on aurait dit la parodie d’un jeu d’enfants – c’était dément !) Le capitaine Vorkosigan passera l’éponge. Rien ne figurera dans son rapport. Il vous donnera même une médaille, ajouta-t-elle sur sa lancée. — Une médaille ? Quelle médaille ? — Que voulez-vous que j’en sache ? Celle que vous voudrez. Et vous n’aurez même pas à tuer qui que ce soit. J’ai un autre neutraliseur. — Quelle garantie j’aurai ? Jouer d’audace était la seule solution. — La parole de Vorkosigan. Vous n’aurez qu’à lui dire que je me suis engagée en son nom. — Qui êtes-vous pour vous engager en son nom ? — Lady Vorkosigan – si nous en sortons vivants tous les deux. Etait-ce un mensonge ? La vérité ? Un fantasme délirant ? Tafas émit un sifflement. Insensiblement, son expression se modifia : il la croyait. Cordelia n’avait plus qu’à porter le coup d’estoc : — Souhaitez-vous assumer la responsabilité de la mort de cent cinquante de vos compatriotes, condamnés à être jetés dans l’espace, uniquement pour sauver la carrière de cet espion du ministère ? — Non, répondit Tafas d’une voix enfin ferme et assurée. Donnez-moi ce neutro. C’était la minute de vérité. Cordelia laissa tomber l’arme aux pieds du Barrayaran. — J’en ai neutralisé trois. Il en reste sept. Quelle serait la meilleure tactique, à votre avis ? — Je peux encore en attirer deux ici. Les autres sont groupés devant l’accès principal. Avec un peu de chance, nous pourrions leur tomber dessus par-derrière. — Allez-y. Tafas ouvrit la porte. — C’était bien une fuite de gaz, annonça-t-il en toussant de manière tout à fait convaincante. Aidez-moi à évacuer ces gars. Après, on bouclera la porte. Un premier homme surgit. — J’aurais pourtant juré avoir entendu claquer un neutro, dit-il. — Ils ont peut-être essayé d’attirer notre attention. Cette réponse éveilla la méfiance du mutin. — Ils n’avaient pas de neutros. Heureusement, son camarade apparut au même moment. Cordelia et Tafas firent feu en même temps. — Deux de moins. (La jeune femme se laissa tomber au sol.) Le score s’améliore. — Il y a intérêt à ne pas traîner si on veut gagner la partie. — Tout à fait mon avis. Ils se glissèrent par l’ouverture et, courant sans bruit, traversèrent la travée où les machines, indifférentes à l’appartenance de ceux qui les contrôlaient, continuaient à remplir leurs fonctions sans états d’âme. Plusieurs corps revêtus de l’uniforme noir étaient négligemment entassés le long d’une cloison. Arrivé à l’angle de la salle en L, Tafas leva sa main libre en signe d’avertissement et Cordelia hocha le menton. Tandis qu’il tournait silencieusement le coin, elle se colla contre l’arête du mur et, tous les sens en éveil, le suivit en quête d’une cible. Ce jambage du L se rétrécissait pour aboutir à l’issue principale donnant accès au pont supérieur. Cinq hommes écoutaient attentivement les cliquètements et les sifflements assourdis filtrant du panneau d’écoutille auquel conduisait un escalier métallique. — Ils se préparent à livrer l’assaut, dit l’un d’eux. C’est le moment de chasser l’air. Dernières paroles mémorables. Cordelia fit feu trois fois coup sur coup tandis que, de son côté, Tavas tirait en éventail. Affaire réglée. Cordelia n’avait plus qu’une envie : balancer son neutraliseur et pousser des hurlements de soulagement en se roulant par terre. Mais elle n’en avait pas fini. — J’ai encore quelque chose à faire, Tafas. (Il la rejoignit, pas très rassuré.) Je vous ai sorti du pétrin où vous étiez fourré. Vous allez me donner un coup de main en échange. Comment puis-je désamorcer l’armement à plasma à longue portée pendant une heure et demie ? — Pour quoi faire ? C’est un ordre du capitaine ? — Non, avoua-t-elle en toute franchise, il ne m’a rien ordonné de tel. Mais il sera content de voir que l’armement est neutralisé, vous ne croyez pas ? Tafas, un peu dépassé, l’admit. — Si vous mettez ce tableau de distribution en court-circuit, cela devrait le paralyser un bon moment. — Passez-moi votre arc. Est-ce indispensable ? s’interrogea Cordelia en contemplant le distributeur. Si je trahis sa confiance, il ne lui restera plus qu’à nous tirer dessus. Et je n’ai aucune envie de le mettre au pied du mur. Alors, si Tafas ne se paie pas ma tête en m’indiquant le tableau de contrôle des toilettes ou va-t’en savoir quoi… Cordelia fit feu. Il y eut une petite explosion en même temps que fusait une gerbe d’étincelles qu’elle considéra avec une sorte de fascination primitive. — Maintenant, j’ai besoin de deux minutes, dit-elle à Tafas en lui rendant son arc à plasma. Passé ce délai, vous n’aurez qu’à ouvrir la porte et vous serez un héros. Mais je vous suggère de commencer par les appeler pour les prévenir. Le sergent Bothari ouvre la marche. — Compris. Je vous remercie. Cordelia leva un instant les yeux vers l’écoutille. Il est là, à trois mètres de moi, songea-t-elle. Un abîme infranchissable. Dans la physique du cœur, la distance est relative ; le temps seul est absolu. Les secondes couraient sur son dos comme des araignées. Se mordant les lèvres, elle dévorait Tafas des yeux. C’était la seule chance qu’elle avait de laisser un message à Vorkosigan… Non. La vision de Tafas prononçant « Je vous aime » à sa place était si absurde qu’un rire muet et amer la secoua. « Mes compliments » ? C’était plutôt de mauvais goût vu les circonstances et « Avec toute ma considération » trop froid. Quant au plus laconique de tous les messages, un simple « Oui »… Elle secoua la tête, adressa un dernier sourire au Barrayaran intrigué, puis s’élança vers la cheminée et gravit l’échelle métallique. Arrivée en haut, elle frappa quelques coups rythmés sur la trappe. Au bout d’un instant, celle-ci s’ouvrit et elle se trouva nez à nez avec l’arc à plasma de Nilesa. — J’ai de nouvelles propositions à transmettre à votre capitaine, lui annonça-t-elle. Un peu extravagantes, mais je crois qu’il sera satisfait. Nilesa, visiblement surpris, la laissa s’extirper de la cheminée et rabattit le couvercle. Cordelia s’engagea, la tête baissée, dans la coursive où s’affairait une équipe de techniciens. Ils avaient déjà fait sauter la moitié des panneaux de distribution encastrés dans les cloisons. Un outil crachait des étincelles. Derrière le groupe, elle entr’aperçut la tête du sergent Bothari. Il devait se tenir juste devant Vorkosigan. Elle arriva enfin à l’extrémité de la coursive, gravit l’échelle et s’enfonça, coudes au corps, dans les entrailles labyrinthiques du croiseur. Hurlant et pleurant de joie, à bout de souffle et secouée de violents tremblements, elle parvint enfin à la soute de la navette. Le Dr Mclntyre, qui faisait de son mieux pour arborer une expression menaçante digne d’un Barrayaran, montait la garde devant l’entrée. — Tout le monde est là ? lui demanda-t-elle. Il fit oui de la tête en la buvant des yeux avec ravissement. — Montez et filons. Ils bouclèrent les issues et prirent place à bord. Le choc les plaqua sur leurs sièges quand la navette s’arracha à sa vitesse maximale. Peter Lightner pilotait en manuel car, faute d’un interprétateur d’interface, son implant neurologique de pilotage betan ne pouvait se connecter au système de commande barrayaran et Cordelia banda tous ses muscles : ce voyage allait être terrifiant. Stuben prit place à côté d’elle. Elle était encore pantelante et, après la course folle qu’elle venait d’accomplir, ses poumons étaient en feu et des tremblements incontrôlables l’agitaient. — Ce qu’ils ont fait à Dubauer est criminel, dit Stuben. Je voudrais faire sauter leur putain de navire. Vous croyez que Radnov va nous tirer dessus ? — Leur armement à longue portée restera inutilisable pendant encore quelque temps. (Cordelia préféra ne pas lui donner de plus amples détails. Comment aurait-elle pu lui faire comprendre ?) Oh ! Je voulais vous demander une chose. Qui était le Barrayaran qui a reçu une décharge de brise-nerfs quand vous êtes revenus sur cette planète ? — Je ne sais pas. C’est Mac qui lui a pris son uniforme. Eh, Mac ! Quel est le nom qui est écrit sur ta poche ? — Attends que je voie si j’arrive à me débrouiller avec leur alphabet pour le prononcer. (Maclntyre remua silencieusement les lèvres.) Kou… Koudelka. Cordelia baissa la tête. — Ils l’ont tué ? — Il n’était pas mort quand nous avons décollé, mais il avait l’air dans un sale état. — Qu’avez-vous fait pendant tout ce temps à bord du Général-Vorkraft, capitaine ? s’enquit Stuben. — J’avais une dette à régler. Une dette d’honneur. — Comme vous voudrez. J’attendrai pour connaître les détails. J’ignore qui était ce fumier, mais j’espère que vous ne lui avez pas fait de cadeau. — Ecoutez, Stu… j’apprécie à sa juste valeur tout ce que vous avez fait. Mais j’ai besoin d’être seule quelques minutes. — Bien sûr, capitaine. Il se leva après avoir jeté un regard soucieux à Cordelia. « Saloperies de monstres », marmonna-t-il entre ses dents en s’éloignant. Cordelia appuya son front sur le froid hublot. Elle pleurait en silence. Sur ses ennemis. 7 Le capitaine Cordelia Naismith, du corps expéditionnaire betan, saisit les derniers paramètres navigationnels en espace normal sur son ordinateur de bord. Parnell, son pilote, ajusta les dérivations à son casque et s’installa plus confortablement dans son fauteuil rembourré, prêt pour le contrôle neurologique de la traversée du prochain couloir. Le nouveau bâtiment dont le commandement avait été confié au capitaine Naismith était un navire de charge poussif, un des « mulets » assurant les liaisons commerciales entre la colonie de Beta et Escobar. Mais depuis plus de soixante jours il n’y avait plus de communications directes avec Escobar, car la flotte d’invasion barrayarane avait bloqué la sortie escobarane du couloir de navigation. Selon les dernières informations, la flotte barrayarane et la flotte escobarane effectuaient un périlleux ballet pour s’assurer l’une comme l’autre une position tactique avantageuse, mais jusqu’à présent les engagements étaient rares. Cordelia activa l’intercom. — Ici Naismith. Vous êtes bientôt prêt ? Le visage de l’officier mécanicien apparut sur l’écran. Cordelia n’avait fait sa connaissance que deux jours plus tôt. Il était jeune et venait comme elle de la section d’exploration astronomique. Charger de cette mission des militaires formés et expérimentés aurait été pur gaspillage. Il portait, lui aussi, le treillis de la section explorastro. Le bruit courait que des uniformes destinés au corps expéditionnaire étaient en cours de fabrication. Mais personne ne les avait encore vus. — Tout est en ordre, capitaine. La voix de l’officier mécanicien ne trahissait aucune appréhension. Peut-être était-il encore trop jeune pour croire vraiment à la mort, songea Cordelia. Elle jeta un dernier coup d’œil autour d’elle et inspira profondément. — Le vaisseau est à vous, pilote. Parnell répondit par la formule consacrée : — Je le prends, capitaine. Quelques secondes s’écoulèrent. Une vague de nausée assaillit Cordelia. Puis elle eut la sensation pénible, poisseuse, de se réveiller d’un mauvais rêve qu’elle était incapable de se rappeler. Ils étaient sortis du couloir. — Le bâtiment est à vous, capitaine, murmura le pilote. D’une voix éteinte, cette fois. Ce qui n’avait été qu’une poignée de secondes pour Cordelia lui avait semblé une éternité. — Je le prends, pilote. Elle commença à pianoter sur le clavier de la console pour prendre connaissance de la situation tactique à leur point d’émergence. Rien n’avait été signalé depuis un mois à la sortie de ce couloir et elle espérait du fond du cœur que les équipages barrayarans, fatigués de poireauter depuis si longtemps, auraient l’esprit trop engourdi pour réagir instantanément. Ils étaient là. Six navires dont deux commençaient déjà à se mettre en mouvement. En fait de réaction à retardement, c’était raté. — Foncez dans le tas, pilote, ordonna-t-elle à Parnell en le connectant sur les données qu’elle avait saisies. Le mieux serait qu’on puisse les forcer à bouger. Les deux unités qui s’étaient mises en branle s’approchaient rapidement. Elles ne tardèrent pas à ouvrir un feu nourri et précis. Une cible d’exercice, c’est tout ce que nous sommes, hein ? Eh bien, je vais vous en donner de l’exercice, moi ! Tous les témoins des propulseurs non protégés s’obscurcirent et l’on eût dit que le bâtiment gémissait quand les faisceaux plasma incandescents l’enveloppèrent. Enfin, il fut hors du rayon d’action de l’artillerie barrayarane. Cordelia se pencha sur l’intercom. — Paré pour la projection ? — Quand vous voudrez, répondit l’officier mécanicien. — Alors, go ! Douze mille kilomètres derrière eux, un croiseur betan se matérialisa comme s’il émergeait du couloir de navigation. Il accélérait d’une façon stupéfiante pour un navire de cette taille. En fait, sa vitesse était exactement égale à la leur. Il les suivait à la manière d’une flèche. — Bravo ! s’exclama joyeusement Cordelia en applaudissant des deux mains. Ils mordent à l’appât. Formidable ! Leurs deux poursuivants ralentissaient, se préparant à faire demi-tour pour attaquer cette nouvelle proie à côté de laquelle le « mulet » n’était que broutille. Les quatre autres manœuvraient pour faire, eux aussi, volte-face. Maintenant, ils dédaignaient le cargo et leurs derniers tirs ressemblaient plus à une salve d’adieu. Le commandement barrayaran était manifestement persuadé de sa supériorité tactique ; les vaisseaux se déployaient et ne faisaient plus feu que pour le principe. Le petit bâtiment betan, coupé d’Escobar, n’avait nulle part où aller. L’objectif prioritaire était le croiseur qui venait de surgir derrière lui. Rien ne pressait : ils lui régleraient son compte tout à loisir plus tard. Cordelia avait baissé ses écrans protecteurs. L’effarante consommation d’énergie du projecteur réduisait de manière drastique la capacité d’accélération du bâtiment, mais les astronefs barrayarans s’éloignaient de minute en minute du point qu’ils avaient mission de surveiller. — On peut maintenir la projection encore dix minutes, annonça l’officier technique. — Bien. Mais conservez suffisamment d’énergie pour le désintégrer quand ce sera terminé. S’ils nous arraisonnent, l’état-major veut qu’il n’en reste aucune molécule, afin que les Barrayarans ne puissent tenter de le reconstituer. — Mais c’est un crime ! Une machine aussi extraordinaire ! Moi qui aurais tellement envie de jeter un coup d’œil à l’intérieur pour voir ce qu’elle a dans le ventre ! J’en crève ! Ça pourrait bien t’arriver s’ils nous capturent. Cordelia actionna tous les capteurs pour balayer leur route. Loin, très loin derrière eux, le premier véritable cargo betan émergea du couloir et commença à foncer en direction d’Escobar. Il n’y avait personne pour lui faire obstacle. C’était la toute dernière acquisition de la flotte de commerce betane. Dépouillé de tout armement et de tout blindage, il avait été entièrement repensé en fonction de deux objectifs : transporter une charge utile considérable et filer à un train d’enfer. Le deuxième, puis le troisième surgirent. Voilà ! Ils avaient déjà disparu. Les Barrayarans n’avaient plus aucun espoir de combler l’écart qui les séparait maintenant d’eux. Le gros croiseur betan explosa dans un spectaculaire feu d’artifice de radioactivité. Il n’y avait malheureusement pas moyen de simuler des débris. Combien de temps faudra-t-il aux Barrayarans pour comprendre qu’ils se sont fait posséder ? se demanda Cordelia. J’espère sincèrement qu’ils ont le sens de l’humour… Le cargo, dont les réserves d’énergie étaient pratiquement épuisées, dérivait maintenant dans l’espace. Cordelia avait l’impression de flotter. Elle réalisa soudain que la pesanteur artificielle avait effectivement des hoquets. Le pilote et elle gagnèrent, en faisant des bonds de gazelle, le sas de la navette où ils avaient rendez-vous avec l’officier mécanicien et ses deux adjoints. Bientôt la gravité ne fut plus qu’un souvenir. Ils se faufilèrent dans la navette qui leur servirait désormais de canot de sauvetage. Dépourvue de tout accessoire superflu, elle n’offrait aucun confort et ils s’y entassèrent comme harengs en caque. Parnell se glissa tant bien que mal derrière la console, coiffa son casque et la navette se détacha du flanc du bâtiment agonisant. L’officier mécanicien s’approcha de Cordelia en flottant et lui présenta une petite boîte noire munie d’un levier. — À vous l’honneur, capitaine. — Ah ! Sommes-nous suffisamment éloignés, Parnell ? — Oui, capitaine. — Messieurs… (Cordelia dévisagea tour à tour chacun des membres de l’équipage)… je vous remercie tous. Et maintenant, face au sabord bâbord. Elle actionna le levier. Il y eut un éblouissant éclair bleu. Aussitôt, tous se ruèrent sur le minuscule hublot. Ce qui, un instant plus tôt, avait été un navire bourré de matériel militaire ultra-secret n’était plus qu’une informe masse qui errerait désormais éternellement dans l’espace. Ils se serrèrent solennellement la main, les uns debout, les autres les pieds en l’air ou flottant entre haut et bas selon des angles bizarres. Cordelia s’installa à côté de Parnell à la place du navigateur, attacha son harnais et vérifia rapidement les contrôles. — C’est maintenant le moment délicat, murmura le pilote. Je me sentirais plus à l’aise si on mettait un max de puissance pour tenter de les décrocher. — Oui, on réussirait peut-être à distancer ces gros blindés lourdingues, je ne dis pas. Mais leurs escorteurs rapides ne feraient de nous qu’une bouchée. De toute façon, on a l’air d’une rocaille, ajouta-t-elle, faisant allusion au camouflage anti-reflets de la navette. Elle se concentra sur les commandes. Plusieurs minutes passèrent avant qu’elle rompe enfin le silence qui était retombé dans la navette. — D’accord, ne restons pas là. Ça ne va pas tarder à devenir un peu trop embouteillé pour mon goût dans le coin. Elle ne chercha pas à résister à la poussée de l’accélération qui la plaquait contre le dossier de son fauteuil. Elle était épuisée. Elle n’avait pas cru que la fatigue puisse dépasser les limites qu’elle lui avait concédées par anticipation. Jouer à cette connerie de guéguerre exigeait une préparation psychologique poussée. Le chronomètre ne marchait sûrement pas. Il ne s’était pas écoulé une heure, mais une année… Tout à coup, un petit voyant se mit à clignoter sur la console, et la peur qui s’empara d’elle chassa toute trace de fatigue. — Coupez tout, ordonna-t-elle tout en enclenchant une série de touches – et, dans la seconde qui suivit, la navette en apesanteur se trouva plongée dans la nuit. Parnell, faites-nous faire quelques petites culbutes bien réalistes. À en juger par la pression qui mettait brusquement son oreille interne à mal et la nausée qui lui montait à la gorge, le pilote avait suivi ses ordres à la lettre. Elle commençait à perdre totalement la notion du temps. Le seul bruit qui troublait maintenant le silence était un frottement d’étoffe sur le plastique quand les uns ou les autres remuaient sur leurs sièges. Elle avait l’impression de sentir les sondes barrayaranes tâter l’embarcation, glisser le long de son dos comme des doigts glacés. Je suis une rocaille. Je suis le vide. Je suis silence… Des hoquets retentirent derrière elle, suivis de jurons étouffés. Quelqu’un était en train de vomir. Il y eut soudain une secousse brutale et l’esquif bascula, prenant un angle inattendu, en même temps que naissait une sensation de poids. Parnell lâcha un juron qui ressemblait à un sanglot. — Ça y est ! Nous sommes accrochés. Cordelia poussa un soupir qui n’était pas de soulagement. Allongeant le bras, elle actionna une commande et la navette réémergea. Les témoins se rallumèrent et une lueur aveuglante lui arracha une grimace. — Eh bien, dit-elle, il ne nous reste plus qu’à savoir ce qui nous a cramponnés. Ses mains voltigèrent sur les contrôles. Elle jeta un coup d’œil sur les moniteurs extérieurs et enfonça précipitamment le bouton rouge qui effaçait la mémoire de l’ordinateur de bord et les codes d’identification. — Mais qu’est-ce que c’est ? demanda anxieusement l’officier mécanicien qui, debout derrière elle, l’avait vue accomplir ce geste. — Deux croiseurs et un aviso. Je ne crois pas m’avancer beaucoup en disant que nous sommes en état d’infériorité numérique. Le mécanicien émit un grognement de consternation. Une voix tonitruante tomba du communico et Cordelia se hâta de baisser le son. —… ne vous rendez pas, nous vous détruisons. — Ici vedette A-5À sous les ordres du capitaine Cordelia Naismith, du corps expéditionnaire betan, répondit la jeune femme en surveillant soigneusement ses intonations. Nous ne sommes pas armés. Nous sommes une embarcation de sauvetage. Il y eut une exclamation de surprise et la voix désincarnée retentit à nouveau : — Encore une de leurs foutues gonzesses ! Décidément, ils n’ont pas la comprenette rapide ! Il y eut des murmures inintelligibles, puis la voix reprit d’un ton officiel : — Nous allons vous prendre en remorque. Au premier signe de résistance, vous serez anéantis. Compris ? — Message reçu. Nous nous rendons. Parnell secoua rageusement la tête tandis que Cordelia coupait le communico. — On devrait essayer de leur fausser compagnie, suggéra-t-il. — Non. Ces gens-là sont des paranoïaques professionnels. Le plus sain d’esprit que j’ai rencontré avait horreur d’être dans une pièce dont la porte était fermée sous prétexte qu’on ne savait jamais ce qu’il pouvait y avoir derrière. S’ils disent qu’ils tireront, il est préférable de les croire sur parole. Le pilote et l’officier mécanicien échangèrent un regard. — Vas-y, Nell, fit le second. Explique-lui. Parnell s’éclaircit la gorge et passa sa langue sur ses lèvres sèches. — On voulait vous dire, capitaine… Si vous pensez que… euh… faire sauter la navette est la meilleure solution pour tout le monde, on est d’accord. Les autres n’ont pas envie d’être faits prisonniers, eux non plus. Cordelia battit des paupières. — C’est… très courageux de votre part, pilote, mais ce serait parfaitement inutile. Ne vous bercez pas d’illusions. Nous n’avons pas été sélectionnés pour notre science, mais en raison de notre ignorance. Vous ne pouvez que faire des suppositions sur la nature du matériel qu’il y avait à bord de notre bâtiment. Même moi, je ne suis pas au courant des détails techniques. Si nous coopérons en apparence, nous aurons au moins une petite chance de nous en sortir vivants. — Ce n’est pas la crainte de lâcher des informations qui nous fait parler comme ça, capitaine. C’est leurs autres… habitudes. Un pesant silence suivit ces mots. Cordelia soupira. Elle avait l’impression d’être aspirée dans un gouffre d’incertitudes. — Vous savez, leur réputation est très surfaite en ce domaine, dit-elle enfin. Certains sont même tout à fait convenables. Un en particulier, songea-t-elle ironiquement. Et même en supposant qu’il soit toujours vivant, tu crois réellement pouvoir le trouver dans cette chienlit ? Ou, si jamais tu le trouves, tu crois pouvoir le faire échapper aux conséquences des cadeaux diaboliques que tu lui as faits sans trahir ton devoir ? Ou est-ce un pacte de suicide secret que vous avez signé tous les deux ? Est-ce que tu te connais toi-même ? Parnell, qui ne la quittait pas des yeux, hocha la tête d’un air lugubre. — Vous êtes sûre ? — Je n’ai jamais tué personne de ma vie. Je ne vais pas commencer à tuer mes propres frères d’armes pour faire acte de miséricorde. Et puis, il y a des choses pour lesquelles je veux vivre. Cette guerre finira bien un jour. — Vous pensez à quelqu’un que vous avez laissé au pays ? Ou ailleurs, peut-être ? — Euh… oui. Ailleurs. — Ce doit être dur. Je suis de tout cœur avec vous. Mais vous avez raison, ajouta le pilote sur un ton encourageant. Nos gars transformeront tôt ou tard ces charognes en bouillie. — Bien sûr, fit-elle mécaniquement en se massant le visage du bout des doigts dans l’espoir de détendre ses muscles crispés. Elle eut brusquement la vision d’un navire éventré crachant ses entrailles encore vivantes. Des germes gelés, stériles, hypertrophiés par l’effet de décompression et partant à la dérive sans qu’aucun vent les pousse. Comment, après cela, reconnaître un visage ? Elle fit pivoter son fauteuil pour tourner le dos à Parnell, mettant ainsi un terme à la conversation. Moins d’une heure plus tard, un aviso barrayaran les prenait en remorque. Ce fut d’abord l’odeur qui la frappa. Une odeur composite, qui lui était maintenant familière, de métal, d’huile, d’ozone et de renfermé. L’odeur caractéristique des navires de guerre barrayarans. Les deux soldats à la tenue noire qui l’encadraient, chacun la tenant fermement par un coude, lui firent franchir une dernière porte ovale qui ne pouvait être que celle de la prison du vaisseau amiral. Après qu’on leur eut arraché leurs vêtements, ses quatre compagnons et elle furent fouillés au corps avec une minutie touchant à la paranoïa, puis soumis à un examen médical, holographiés et on prit leurs empreintes rétiniennes. Ces formalités accomplies, on leur distribua d’informes pyjamas orange et on amena les hommes ailleurs. En dépit des propos rassurants qu’elle avait tenus à Parnell, Cordelia était malade de peur à l’idée qu’on allait peut-être les écorcher vifs pour leur arracher des renseignements qu’ils ne possédaient pas. Ne t’emballe pas, lui souffla sa raison. Ils leur laisseront certainement la vie sauve pour les échanger contre des prisonniers barrayarans. Elle se retourna en entendant les gardes claquer des talons. Un gradé venait de faire son entrée. Elle n’avait encore jamais vu les barrettes jaune vif qui ornaient le col de sa tunique vert foncé et elle eut un choc quand elle les eut identifiées : c’étaient les insignes de vice-amiral. Du coup, elle savait qui était cet homme. Il s’appelait Vorrutyer et était, avec le prince héritier Serg Vorbarra, à la tête de l’armada barrayarane. C’était d’ailleurs vraisemblablement lui qui faisait le vrai travail. Cordelia avait entendu dire qu’il serait le prochain ministre de la Guerre. Voilà donc à quoi ressemblait une étoile montante… En un sens, rien ne le différenciait vraiment de Vorkosigan. Il était un peu plus grand que ce dernier et devait avoir à peu près le même poids, mais il était moins musclé et plus enveloppé. Ses cheveux, tout aussi noirs, étaient plus frisés et moins argentés bien que tous deux fussent sensiblement du même âge et, somme toute, il était plus bel homme. C’étaient ses yeux, plus marron que gris, qui faisaient toute la différence. Des yeux de velours frangés de longs cils noirs. Jamais Cordelia n’avait vu d’aussi beaux yeux dans un visage d’homme. Et leur vue lui fit pousser un silencieux gémissement. Tu croyais avoir connu la peur aujourd’hui, lui disait son esprit. Tu te trompais. La voilà, la peur, la vraie, celle qui n’a rien de vivifiant et qui ignore l’espoir. C’était étrange car ces yeux-là auraient dû, tout au contraire, l’attirer. Elle détourna le regard et tenta de se convaincre que son malaise et son sentiment de répulsion immédiat n’étaient dus qu’à ses nerfs. — Vos nom et grade, Betane, grommela-t-il. Elle se pencha avec alacrité en faisant le salut militaire : — Capitaine Cordelia Naismith, du corps expéditionnaire betan. — Ha ha ! Déshabillez-la et montrez-la-moi sous tous les angles. Vorrutyer fit un pas en arrière et les deux soldats, le sourire aux lèvres, la dépouillèrent de son pyjama. Cette entrée en matière ne me plaît pas du tout… Puisant dans ses ressources secrètes de sérénité, elle se força à garder le masque de l’impassibilité. Du calme. Du calme. Ce qu’il veut, c’est te faire perdre contenance. Cela se lit dans ses yeux, ses yeux voraces. Garde ton calme. — Un peu âgée, mais elle fera l’affaire. Je la ferai chercher plus tard. Un garde lança son pyjama à Cordelia qui, rien que pour le plaisir de les faire bisquer, se rhabilla avec une lenteur calculée et des gestes précis dignes du cérémonial du thé à la japonaise – un vrai numéro de strip-tease à l’envers. L’un des deux soldats émit un grognement et, d’une bourrade, son camarade la repoussa brutalement vers le fond de la pièce. Cette petite victoire arracha un sourire amer à la captive. Voilà qui prouve, au moins, que j’ai encore un minimum de contrôle sur mon destin, songea-t-elle. Aurai-je droit à une coupe si je réussis à les mettre suffisamment en rogne pour qu’ils cognent ? Quand les trois hommes se furent retirés après l’avoir bouclée dans une cellule, elle continua de jouer le jeu pour son propre compte – on s’amuse comme on peut ! Elle s’agenouilla gracieusement avec la même économie de mouvements, les gros orteils impeccablement croisés l’un sur l’autre. Lorsqu’elle posa les mains à plat sur ses cuisses, elle se remémora la région insensible de sa jambe gauche, souvenir de sa dernière rencontre avec la soldatesque barrayarane. Fermant à demi les paupières, elle se figea dans une immobilité complète, espérant faire croire à ses geôliers qu’elle était plongée dans une profonde et peut-être redoutable méditation. Tenter de leur donner l’illusion qu’elle était un danger en puissance valait toujours mieux que rien. Une heure plus tard, alors que cette position inhabituelle commençait à devenir insoutenable, les gardes réapparurent. — L’amiral vous demande. Venez, dit laconiquement l’un d’eux. Chacun la tenant par un coude, ils lui firent à nouveau traverser le navire dans toute sa longueur. Si le premier la déshabillait des yeux d’un air rigolard, l’autre la regardait avec compassion, ce qui était beaucoup plus inquiétant. Arrivés dans la section réservée aux officiers, ils firent halte devant une des portes métalliques ovales, toutes identiques, qui s’alignaient de part et d’autre de la coursive. Le rigolard l’ouvrit après avoir frappé. Les quartiers de l’amiral ne ressemblaient en rien à la cabine toute Spartiate qui avait été dévolue à Cordelia à bord du Général-Vorkraft. D’abord, on avait abattu les cloisons des deux cabines attenantes, ce qui avait multiplié l’espace habitable par trois. Et l’ameublement était d’un luxe extravagant. À l’entrée du trio, Vorrutyer se leva du fauteuil recouvert de velours au fond duquel il était vautré, mais Cordelia ne s’y trompa pas : ce n’était pas là un geste de courtoisie. Il s’avança, la mine cauteleuse, et tourna autour de la prisonnière qui, immobile, balayait la pièce du regard. — C’est quand même un peu plus confortable que votre cellule, non ? fit-il. — On dirait le boudoir d’une putain. Le garde rigolard faillit s’étrangler et l’autre éclata ouvertement de rire, mais le coup d’œil fulminant de Vorrutyer lui rendit immédiatement son sérieux. Je ne pensais pas être si drôle que ça, se dit Cordelia, surprise par cette réaction. Certains détails du décor la frappaient, maintenant, et elle réalisa qu’elle était plus près de la vérité qu’elle ne l’avait cru. Cette petite statuette à la posture invraisemblable qui trônait dans le coin, par exemple, même si sa facture la rachetait quelque peu… — Une putain dont les clients auraient des goûts très particuliers, ajouta-t-elle. — Attachez-la et regagnez votre poste, ordonna Vorrutyer aux gardes. Je vous appellerai quand j’en aurai fini. Elle fut jetée sur l’immense lit, bras et jambes écartés, et on lui passa autour des poignets et des chevilles des bracelets que de courtes chaînes reliaient aux montants du châssis. Vorrutyer regardait avec une sorte de fascination morbide les gardes opérer. Ils se retirèrent quand ils eurent fermé le dernier bracelet. — On dirait que ce bazar est installé là à demeure, dit Cordelia. Le spectacle est permanent ? Que faites-vous quand vous n’avez pas de Betanes sous la main ? Vous lancez un appel aux volontaires ? Un pli se creusa entre les sourcils de Vorrutyer, mais s’effaça aussitôt. — Allez-y, continuez, l’encouragea-t-il. Entendre vos commentaires est fort divertissant et ils ne feront que donner davantage de piquant au dénouement. Dégrafant le col de sa vareuse, il alla se servir un verre de vin au bar, puis vint s’asseoir au bord du lit avec l’air attentionné d’un homme qui rend visite à un malade et scruta sa prisonnière d’un œil avide. Comme si, d’avance, il savourait son plaisir. Peut-être veut-il seulement me violer, se dit Cordelia, se raccrochant à cet espoir. Dans ce cas, il doit être possible de le manœuvrer. Les vulgaires violeurs sont des êtres infantiles et tout d’une pièce. Des vicieux, rien de plus. Même l’abjection est relative… Elle ouvrit le feu : — Je ne détiens aucun secret militaire digne de ce nom. Ce n’est vraiment pas la peine de perdre votre temps. — Je n’ai jamais pensé que vous en déteniez, rétorqua Vorrutyer d’un ton badin. D’ailleurs, d’ici quelques semaines, vous n’aurez plus qu’une idée en tête : me dire tout ce que vous savez. Non, cela ne m’intéresse en aucune façon. Si je veux des informations, mon équipe médicale vous les fera cracher en deux temps trois mouvements. (Il porta son verre à ses lèvres.) Mais il est quand même singulier que ce soit vous qui mettiez cette question sur le tapis… J’ai envie de vous faire faire tout à l’heure un petit stage à l’infirmerie. À ces mots, l’estomac de Cordelia se noua. Idiote ! Tu viens peut-être de bousiller tes chances d’échapper à l’interrogatoire ! Mais non, c’est sûrement la procédure de routine. Il essaie seulement de te déstabiliser. C’est du raffinement, voilà tout. Garde ton calme. Vorrutyer but une nouvelle gorgée. – Vous voulez que je vous dise ? Je crois bien que j’apprécierai une femme plus vieille pour changer. Les jeunes, c’est bandant, mais avec elles, c’est trop facile. Il n’y a pas de sport. Et je sais déjà qu’avec vous je vais me régaler. Plus on tombe de haut, plus la chute est spectaculaire, non ? — Ce sera une expérience riche en enseignements. Cordelia essaya de se remémorer ce qui se passait dans sa tête quand elle faisait l’amour avec son ancien amant à la veille de leur rupture. Cela risquait d’être encore pire… Vorrutyer posa son verre en souriant. Sortant du tiroir de la table de chevet un petit couteau à la poignée sertie de pierres précieuses et à la lame aussi acérée que celle d’un scalpel, il commença à taillader avec désinvolture le pyjama de Cordelia. Lambeau par lambeau, comme on pèle un fruit. — Ce n’est pas propriété du gouvernement ? Elle regretta aussitôt d’avoir ouvert la bouche : sa voix vacillait et elle avait buté sur le mot « propriété ». Vorrutyer eut un petit rire satisfait et fit délibérément glisser la lame qui entailla sur plus d’un centimètre la cuisse de la Betane en guettant voracement sa réaction. Mais il en fut pour ses frais. C’était justement la zone insensible et Cordelia ne baissa même pas les yeux bien que le sang coulât de la coupure. Vorrutyer grimaça légèrement de déception. — Je ne vais pas vous violer aujourd’hui si c’est ce à quoi vous avez pensé, dit-il sur le ton de la conversation. — Cette idée m’a, en effet, effleurée, je me demande vraiment pourquoi. — Nous n’avons pas suffisamment de temps pour cela, expliqua-t-il. Aujourd’hui, les hors-d’œuvre ouvriront le festin. Pour se mettre en appétit. Les raffinements viendront avec le dessert. D’ici quelques semaines. — Je ne prends jamais de dessert. C’est mauvais pour la ligne. Vorrutyer gloussa à nouveau. — Vous me ravissez ! (Il abandonna son couteau et se resservit un peu de vin.) Les officiers, comme vous savez, ont coutume de déléguer leurs pouvoirs à des subalternes. Savez-vous que je suis un passionné de l’histoire de la Terre ? Mon siècle favori est le XVIIIe. — Tiens ? J’aurais parié pour le XIVe. Ou le XIIe. — Dans un jour ou deux, je vous apprendrai à ne pas m’interrompre quand je parle. Où en étais-je ? Ah oui ! Je suis tombé au cours de mes lectures sur une anecdote de toute beauté. Une grande dame de l’époque… (il leva son verre comme pour porter un toast en son honneur)… fut violée par un serviteur malade sur l’ordre de son maître. Savoureux, n’est-ce pas ? Malheureusement, les maladies vénériennes appartiennent désormais au passé. Mais j’ai quand même un serviteur malade sous la main, encore que le mal dont il souffre ne soit pas physique, mais mental. C’est un authentique schizophrène paranoïaque. Cordelia lança la première réplique qui lui passa par la tête : — Tel maître, tel valet. Je ne pourrai plus tenir comme ça très longtemps. Mon cœur ne va pas tarder à me lâcher… L’interruption arracha un sourire revêche à Vorrutyer. — Il entend des voix, figurez-vous, poursuivit-il. Comme Jeanne d’Arc, sauf que, selon lui, ce ne sont pas des saintes qui lui parlent, mais des démons. Il lui arrive aussi d’avoir des hallucinations visuelles. Et c’est un colosse. J’ai très souvent fait appel à ses services. Il faut dire que ce n’est pas le genre d’homme susceptible de faire des ravages chez les personnes du beau sexe. Juste au même moment, on frappa à la porte. Vorrutyer alla ouvrir. — Ah ! Entrez, sergent. Je parlais justement de vous. — Bothari ! balbutia Cordelia dans un souffle à la vue du gigantesque Barrayaran à l’étroit visage de lévrier. Lui… Comment avait-il pu surgir dans son cauchemar personnel ? Un kaléidoscope d’images se mit à tournoyer dans sa mémoire – une forêt, le crépitement des brise-nerfs, le cadavre de Rosemont, Dubauer inconscient, une silhouette brouillée semblable à l’ombre même de la mort… Elle revint au présent. Bothari allait-il la reconnaître ? Son regard ne s’était pas encore posé sur elle, ses yeux demeuraient fixés sur Vorrutyer. Des yeux trop rapprochés et pas tout à fait au même niveau. Sa remarquable laideur tenait pour beaucoup à l’asymétrie de son visage. Sans compter son corps… La façon dont il se tenait. Comme recroquevillé sur lui-même, les épaules voûtées. Aucun rapport avec la dernière image qu’elle conservait de lui quand, droit comme un i face à Vorkosigan, il revendiquait fièrement la place d’honneur – celle du mort. Il y avait dans son attitude quelque chose d’anormal. De terriblement anormal. Bien qu’il dépassât Vorrutyer d’une tête, il avait presque l’air de ramper devant son maître… ou son tortionnaire ? Qu’est-ce qu’un sadique comme Vorrutyer était capable de faire avec une matière première telle que Bothari ? Seigneur ! T’imagines-tu dans ta perversité délirante, dans ta monstrueuse vanité que tu contrôles cet être fruste et primitif ? Et tu oses défier avec tes petits jeux la sombre folie qu’on lit dans ses yeux ? Le pouls de Cordelia battait la chamade et ses pensées tourbillonnaient au même rythme. Il y a deux victimes dans cette pièce. Il y a deux victimes dans cette pièce. Il y a deux… — À vous de jouer, sergent. (Du pouce, Vorrutyer désigna Cordelia écartelée sur le lit.) Violez-moi cette femme. (Il empoigna une chaise par le dossier et se prépara à se délecter du spectacle.) Allez, allez… Bothari, le visage toujours aussi indéchiffrable, défit sa ceinture et s’approcha du lit. Pour la première fois, il regarda Cordelia. — Vous n’avez plus rien à ajouter, capitaine Naismith ? demanda Vorrutyer sur un ton sarcastique. Mais peut-être êtes-vous finalement à court de mots ? Cordelia, les yeux rivés sur Bothari, était remuée au fond d’elle-même par un sentiment de pitié qui ressemblait presque à un élan d’amour. Il semblait au bord de la transe. Concupiscent, mais sans désir ; avide, mais sans espoir. Pauvre bougre ! Qu’ont-ils donc fait de toi ! Cordelia ne cherchait plus des répliques cinglantes, mais des mots apaisants, des mots qui ne fouetteraient pas sa folie. Il lui semblait que l’air était soudain devenu glacial, et elle frissonnait, en proie à une lassitude et à une tristesse indicibles. Le lit grinça quand Bothari se pencha au-dessus d’elle, lourd et sombre comme un bloc de plomb. — Je crois que les suppliciés sont très proches de Dieu, murmura-t-elle. Je suis désolée, sergent. Il resta si longtemps immobile à la dévisager, son visage à trente centimètres du sien, qu’elle se demanda s’il l’avait entendue. Il avait mauvaise haleine, mais elle ne broncha pas. Tout d’un coup, à son vif étonnement, il se redressa et, les mains agitées d’un léger tremblement, remonta son pantalon. — Non, amiral, dit-il de sa voix de basse, profonde et monocorde. Vorrutyer, décontenancé, leva la tête. — Hein ? Et pourquoi donc ? Le sergent avait du mal à trouver ses mots. — C’est la prisonnière du commandant Vorkosigan, amiral, balbutia-t-il enfin. La lumière se fit alors dans l’esprit de Vorrutyer. — C’est donc vous la Betane de Vorkosigan ! Il avait commencé sa phrase d’une voix amusée, mais c’était sur un ton grinçant qu’il prononça le nom de Vorkosigan. On eût dit le sifflement d’une goutte d’eau tombant sur une bobine chauffée au rouge. La Betane de Vorkosigan ? Sur le moment, un espoir naquit dans le cœur de Cordelia – l’espoir que le nom d’Aral serait peut-être pour elle la clé du salut. Mais ce ne fut qu’un espoir mort-né. Les chances pour qu’un monstre pareil comptât parmi les amis de Vorkosigan étaient nulles. Il ne la regardait pas : il regardait au-delà d’elle comme si elle était une vitre derrière laquelle se déployait un paysage d’une beauté fabuleuse. La Betane de Vorkosigan ? — Maintenant, je le tiens par les couilles, ce puritain donneur de leçons ! gronda-t-il. Ce sera peut-être encore plus beau que le jour où je lui ai appris que sa femme le cocufiait. Son expression s’était métamorphosée, comme si le masque affable qu’il arborait jusque-là se décomposait. Il parut en prendre conscience et tenta de se ressaisir mais sans grand succès. — Je n’en reviens pas. Les possibilités que vous m’ouvrez… Dix-huit années à ronger mon frein – finalement, ce n’était pas trop pour une revanche aussi sublime. Une femme soldat ! Ha ha ! Il a sans doute pensé que vous étiez la solution idéale pour régler notre… différend. Ah ! Aral, mon guerrier de choix, mon cher hypocrite ! Vous avez beaucoup à apprendre de lui, croyez-moi. Mais je doute fort qu’il vous ait parlé de moi. Je me trompe ? — Non, en effet. Il s’est borné à mentionner la catégorie dans laquelle il vous range. — Tiens donc ? Et quelle est-elle ? — Je crois qu’il a employé l’expression « lie du Service » ou quelque chose d’approchant. Vorrutyer eut un sourire acide. — L’insolence n’est pas une attitude conseillée pour une dame dans votre situation. — Oh ! Vous admettez donc le bien-fondé de cette appréciation ? La réplique était venue spontanément aux lèvres de Cordelia, mais elle était en plein désarroi. Que venait faire Vorkosigan dans le délire de ce fou ? Vorrutyer avait maintenant les mêmes yeux que Bothari… — J’ai tâté de pas mal de choses en mon temps, vous savez. Je pense, notamment, à votre puritain d’amoureux. Lâchez la bride à votre imagination, ma douce, ma ravissante, ma tendre colombe. Vous auriez du mal à le croire maintenant, mais c’était un veuf sacrément joyeux à l’époque où il n’avait pas encore ces crises de rigorisme imbécile. (Il s’esclaffa.) Vous avez une peau d’albâtre. L’a-t-il touchée… comme cela ? (Cordelia frissonna quand il fit courir son ongle à l’intérieur de son bras.) Et vos cheveux ? Cette crinière flamboyante a dû le fasciner, c’est hors de doute. Elle est tellement somptueuse, d’une couleur si peu commune. (Il enroula une boucle autour de ses doigts.) Il faudra que je réfléchisse à ce qu’il serait possible de faire de cette toison. La scalper purement et simplement ? Oui, bien sûr, mais il existe certainement des solutions plus… créatives. Je pourrais, par exemple, garder un morceau du scalp sur moi, le sortir et jouer nonchalamment avec pendant une conférence d’état-major. En faire glisser une mèche entre mes doigts jusqu’à ce qu’elle attire son attention. Et puis, entretenir son incertitude et sa peur grandissante avec… oh ! une ou deux remarques proférées avec détachement. Je me demande combien de temps il lui faudra pour pondre un de ces pénibles et impeccables rapports dont il a le secret – ha ! Et puis, l’affecter à un poste lointain, toujours rongé par le doute et l’incertitude… (Vorrutyer empoigna son précieux couteau et, sans cesser de sourire à Cordelia, il lui coupa une mèche qu’il glissa soigneusement dans sa poche de poitrine.) Evidemment, il faudra veiller à ne pas le faire sortir tout à fait de ses gonds. Quand il est pris d’un de ses accès de violence, il devient impossible à manier, c’est extrêmement désagréable. (Du bout du doigt, il traça lentement un L sur le côté gauche de son menton, à l’emplacement exact de la cicatrice qui balafrait celui de Vorkosigan.) Il est beaucoup plus facile de l’exciter que de le calmer. Encore qu’il fasse remarquablement preuve de retenue, ces derniers temps. Faut-il y voir un effet de votre influence, ma belle enfant ? Ou est-ce tout simplement parce qu’il vieillit ? Lançant négligemment le couteau sur le lit, Vorrutyer se frotta les mains en éclatant d’un rire sonore. Puis, se penchant sur Cordelia à la toucher, il lui murmura à l’oreille : — Et après Escobar, quand nous n’aurons plus à nous soucier du chien de garde de l’empereur, je serai enfin libre d’agir à ma guise. De faire tout ce qu’il me plaira. Et ce ne sont pas les choix qui manquent… Et, insistant avec délectation sur les détails les plus obscènes, il entreprit d’exposer avec volubilité à Cordelia comment il comptait se servir d’elle pour torturer Vorkosigan. Hypnotisé par ses propres fantasmes, il était maintenant blême et moite de sueur. — Des choses pareilles… vous ne pourriez pas échapper à votre châtiment, dit Cordelia d’une voix vacillante quand il se tut. À présent, la peur se lisait à livre ouvert sur ses traits et des larmes traçaient des traînées irisées du coin de ses yeux à ses oreilles. Elle avait cru être tombée au plus profond de l’abîme de la terreur, mais le fond même du gouffre s’ouvrait à présent sous elle et la chute continuait, continuait éternellement. Vorrutyer parut enfin recouvrer son contrôle de soi. Il contourna le lit et s’immobilisa, les yeux fixés sur Cordelia. — Comme c’est stimulant ! Savez-vous que je me sens déborder de dynamisme ? Tiens… Après tout, je crois que je vais m’occuper moi-même de vous. Vous devriez être contente. Il défit son pantalon et se prépara à l’enfourcher. Pendant tout ce temps, Bothari n’avait pas cessé de tourner en rond dans la pièce en balançant la tête de droite et de gauche, les mâchoires animées d’un incessant mouvement de mastication, ce qui, comme Cordelia l’avait noté un jour à bord du Général-Vorkraft, était chez lui un symptôme d’agitation. Vorrutyer, qui n’avait d’yeux que pour elle, ne prêtait aucune attention à ce qui se passait derrière lui. Aussi sa stupéfaction fut-elle éphémère quand le sergent s’empara du poignard, l’empoigna par les cheveux, lui tira la tête en arrière et lui trancha la gorge d’une main experte, sectionnant les deux aortes et les deux jugulaires dans un aller-et-retour éclair. Un jet de sang atrocement chaud aspergea Cordelia. Vorrutyer eut un spasme convulsif et perdit conscience dès que le sang cessa d’irriguer son cerveau. Quand Bothari le lâcha, il s’effondra entre les jambes écartelées de Cordelia, puis son corps glissa à terre. Bothari, planté devant le pied du lit, haletait. Cordelia était incapable de se rappeler si elle avait crié. Bah ! C’était sans importance. Des cris provenant de cette chambre n’avaient guère de chances d’attirer l’attention. Son visage, ses mains, ses pieds étaient exsangues et glacés. Elle s’éclaircit la gorge. — Euh… merci, sergent Bothari. C’est un… euh… un exploit chevaleresque que vous avez accompli. Pensez-vous pouvoir aussi me détacher ? Sa voix, qu’elle ne contrôlait plus, était suraiguë. Elle avala sa salive. Elle contemplait Bothari avec une fascination terrifiée. Il n’y avait aucun moyen de deviner ce qu’il allait faire maintenant. L’air hébété, balbutiant des mots inintelligibles, il défît maladroitement la boucle du bracelet qui immobilisait le poignet gauche de la jeune femme. Bien qu’ankylosée, elle roula vivement sur elle-même et libéra son autre poignet, puis se dressa sur son séant et détacha ses chevilles. Nue comme un ver, elle resta un moment immobile, jambes croisées, à masser ses poignets et ses chevilles ensanglantés en s’efforçant de remettre son cerveau paralysé en état de marche. — M’habiller… m’habiller, marmonna-t-elle. Elle jeta un coup d’œil furtif sur feu l’amiral Vorrutyer gisant au pied du lit, son pantalon baissé, une ultime expression de stupéfaction peinte sur ses traits. Ses grands yeux marron avaient perdu leur éclat ; ils devenaient déjà vitreux. Cordelia se laissa glisser au bas du lit du côté opposé à Bothari et se mit à fouiller frénétiquement les placards métalliques alignés le long des murs. Deux tiroirs recelaient la collection de joujoux particuliers dont Vorrutyer faisait ses délices ; elle les referma précipitamment, dégoûtée devant une telle perversité. Il y avait quelques uniformes, mais tous étaient ornés de broderies jaunes. Enfin, elle trouva un treillis noir dépourvu d’insigne et l’enfila après avoir essuyé le sang qui la maculait avec le pan d’une luxueuse robe de chambre. Bothari s’était assis par terre. Plié en deux, la tête sur les genoux, il murmurait des paroles indistinctes. Cordelia s’agenouilla à côté de lui. Commençait-il à délirer ? Il fallait absolument l’obliger à se relever pour filer en vitesse. On ne tarderait pas à les découvrir. Mais où pourraient-ils se cacher ? Comme elle hésitait, se demandant si sa panique était dictée par sa raison ou par l’excès d’adrénaline, la porte s’ouvrit brutalement et, pour la première fois, elle cria. Mais l’homme au visage blême qui surgit, un arc à plasma dans la main, n’était autre que Vorkosigan. 8 Le soupir qu’elle lâcha à sa vue fit refluer la panique qui l’emportait. — Un peu plus et j’avais une crise cardiaque, parvint-elle à murmurer d’une toute petite voix. Entrez vite et fermez la porte. Il avança en prononçant silencieusement son nom. Une épouvante presque égale à celle qui, un instant auparavant, paralysait encore Cordelia, se lut soudain sur son visage. C’est alors qu’elle vit qu’il n’était pas seul : un officier l’accompagnait – un lieutenant au visage poupin. Aussi, au lieu de se jeter dans ses bras comme elle en mourait d’envie, elle se borna à dire prudemment : — Il y a eu un accident. — Fermez la porte, Illyan. (La physionomie de Vorkosigan se mura.) Je vous demanderai de tout enregistrer avec la plus grande attention. Les lèvres serrées au point de n’être plus qu’un fil, il fit lentement le tour de la pièce et s’arrêta devant le corps de Vorrutyer. — Comme ça, tu as encore lu le Divin Marquis ? soupira-t-il. (Un peu de sang suinta de la gorge entaillée du cadavre quand il le retourna de la pointe de sa botte.) L’érudition, c’est bien joli, mais ça peut se révéler dangereux. (Il leva les yeux vers Cordelia.) Qui de vous deux dois-je féliciter ? La jeune femme s’humecta les lèvres. — Je ne sais pas. Quelles conséquences cela aura-t-il pour les uns et les autres ? Le lieutenant fouillait les placards. Il se servait d’un mouchoir pour ouvrir les tiroirs et, à en juger par son expression, ses connaissances en matière de cosmopolitisme culturel n’étaient pas aussi étendues qu’il l’avait cru. Il resta un bon moment à contempler celui que Cordelia avait si précipitamment refermé. — En tout cas, l’empereur sera ravi, dit Vorkosigan. Mais strictement dans l’intimité. — En fait, j’étais ligotée. C’est le sergent Bothari qui l’a achevé. Vorkosigan se tourna vers Bothari, toujours assis par terre, le dos rond, puis il balaya une dernière fois la pièce du regard. — Tout ceci me rappelle irrésistiblement le spectacle mémorable qui nous attendait lorsque nous avons fait irruption dans la salle des machines du Général-Vorkraft. Je reconnais là votre signature, capitaine Naismith. Il semblerait bien que je retrouve grâce à vous mon équipage au grand complet. J’avoue que je ne m’y attendais pas. Quand vous en aurez terminé, Illyan, ajouta-t-il à l’adresse du lieutenant, je suggère que nous tenions une petite conférence dans ma cabine. (Il s’approcha de Bothari.) Cette ordure l’a à nouveau cassé ! gronda-t-il. J’avais pourtant presque réussi à le remettre d’aplomb. Sergent Bothari, pouvez-vous vous lever et me suivre ? Bothari bredouilla d’une manière inintelligible. — Cordelia, s’il vous plaît ! (C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom.) Essayez de le faire se lever. Je crois que, pour le moment, il vaut mieux que je ne le touche pas. Cordelia s’accroupit devant le colosse. — Bothari… Regardez-moi, Bothari. Il faut que vous vous mettiez debout et que vous veniez avec nous. Elle prit dans la sienne la main ensanglantée du sergent, cherchant désespérément un argument qui toucherait sa raison – ou, plutôt, sa déraison. — Regardez-vous. (Elle essaya de lui sourire.) Vous êtes couvert de sang. Or, le sang lave le péché, n’est-ce pas ? Vous allez vous sentir mieux, maintenant. Le méchant homme est parti et les méchantes voix vont bientôt se taire à leur tour. Vous allez venir avec moi. Je vous conduirai quelque part où vous pourrez vous reposer. À mesure qu’elle parlait, le regard de Bothari perdait peu à peu sa fixité. Quand elle se tut, il secoua la tête et se releva. Sans lâcher sa main, elle emboîta le pas à Vorkosigan. Illyan fermait la marche. Elle espérait que ce pansement psychologique serait assez solide. À la moindre alarme, Bothari risquait d’exploser comme une bombe. La cabine de Vorkosigan, et elle en fut surprise, se trouvait presque en face des appartements de Vorrutyer. Il n’y avait que le couloir à traverser. — C’est vous qui commandez ce navire ? s’enquit-elle. (Maintenant qu’elle les regardait avec davantage d’attention, elle voyait que les barrettes qui ornaient le col de Vorkosigan étaient celles de commodore.) Vous étiez là tout le temps ? — Non, j’appartiens à l’état-major. Il y a à peine quelques heures que mon courrier est arrivé du front. J’étais en réunion avec l’amiral Vorhalas et le prince Serg. La conférence vient de prendre fin. Je suis parti aussitôt que j’ai entendu parler de la nouvelle prisonnière de Vorrutyer. Vous… Je n’aurais jamais imaginé, même dans mes pires cauchemars, que ce pouvait être vous. La cabine de Vorkosigan avait l’austère dépouillement d’une cellule de moine. Après avoir tiré le verrou, le commodore poussa un profond soupir. Il se massa le visage. — Vous êtes sûre que ça va ? Il buvait littéralement Cordelia des yeux. — Je suis secouée, c’est tout. Je savais que la mission que je devais remplir n’était pas sans risques, mais je ne m’attendais pas à finir entre les mains d’un pareil individu. Je suis étonnée que vous ayez été à son service. Le visage de Vorkosigan se ferma. — Je suis au service de l’empereur. Cordelia prit brusquement conscience de la présence d’Illyan, muet et attentif. Que répondrait-elle si Vorkosigan lui posait des questions sur le convoi qu’elle avait escorté ? Parler sous la torture serait déjà trahir son devoir. La tentation de répondre aux questions qu’il lui poserait serait encore pire. Elle en était peu à peu arrivée à se persuader que la séparation finirait par atténuer l’amour qu’elle lui portait. Las ! Force lui était de constater que le seul fait de le voir bien vivant sous ses yeux rendait sa passion plus dévorante encore. Pour l’heure, il avait l’air fatigué, incertain et tendu. Quelque chose ne tournait pas rond chez lui. Pas rond du tout… — Permettez-moi de vous présenter le lieutenant Simon Illyan, enchaîna Vorkosigan. Il appartient au service chargé d’assurer la protection personnelle de l’empereur. Lieutenant Illyan, commandant Naismith. — Capitaine Naismith, rectifia automatiquement Cordelia. Illyan lui serra la main avec un calme et une aménité qui contrastaient avec ce qui venait de se passer. Il se serait agi d’une réception diplomatique qu’il ne se serait pas comporté différemment. Quand leurs mains se séparèrent, celle du lieutenant portait une légère trace de sang. — Et qui espionnez-vous ? — Je préfère le mot « surveiller ». — Ce sont les subtilités de la langue de bois bureaucratique, précisa Vorkosigan. C’est moi que le lieutenant Illyan est chargé d’espionner. Il représente un intermédiaire entre l’empereur, le ministre de l’Education politique et moi-même. — L’empereur a utilisé l’expression « cessez-le-feu », dit Illyan sur un ton froid. — C’est exact. Le lieutenant Illyan possède aussi une mémoire eidétique grâce au micro-implant mémoriel qui lui a été greffé. C’est en quelque sorte un magnétophone ambulant que l’empereur peut consulter chaque fois que l’envie lui en prend. Cordelia jeta un regard en coulisse à Vorkosigan. — Dommage que cette nouvelle rencontre entre vous et moi n’ait pas pu avoir lieu dans des circonstances plus favorables, dit-elle entre haut et bas. — Ici, les circonstances favorables n’existent pas. Le lieutenant Illyan toussota et lança un coup d’œil à Bothari qui contemplait fixement le mur en se tordant fiévreusement les doigts. — Qu’allons-nous faire, maintenant, commodore ? — Hmm. Il y a beaucoup trop d’indices matériels dans la cabine de Vorrutyer, sans compter les témoins susceptibles de dire qui y est entré et quand, pour qu’on essaie de maquiller les faits. Pour ma part, j’aurais préféré pour Bothari qu’il n’y ait pas mis les pieds. Quand le prince Serg sera mis au courant, il ne tiendra aucun compte de son déséquilibre mental. Voyons… (Il réfléchissait intensément.) Eh bien, le capitaine Naismith et lui ont déguerpi avant que nous soyons, vous et moi, arrivés sur les lieux, voilà la solution, lieutenant. Je ne sais pas combien de temps il sera possible de cacher le sergent ici… on réussira peut-être à lui trouver des sédatifs. (Vorkosigan dévisagea Illyan.) Par l’intermédiaire de l’agent du service de protection de l’empereur infiltré dans l’équipe médicale… qu’en pensez-vous ? — Je verrai ce que je peux faire, répondit le lieutenant du bout des lèvres. — Je savais que je pouvais compter sur vous. (Vorkosigan se tourna vers Cordelia.) Il faudra que vous restiez ici pour surveiller Bothari. Nous allons devoir partir sans plus tarder, Illyan et moi, pour que le laps de temps écoulé entre le moment où nous avons quitté Vorhalas et le moment où nous déclencherons l’alarme soit aussi bref que possible. Le service de sécurité du prince passera la cabine de Vorrutyer au peigne fin et vérifiera les allées et venues de tout le monde. — Vorrutyer et le prince appartenaient à la même faction ? Cordelia avait du mal à s’y reconnaître dans les méandres de la politique barrayarane. — Ils étaient seulement bons amis, répondit Vorkosigan avec un sourire amer. Sur quoi il sortit, laissant Cordelia seule avec Bothari – et dans la plus extrême confusion. Bothari se trémoussait fébrilement dans le fauteuil de bureau où Cordelia l’avait installé. Assise en tailleur sur la couchette, elle s’efforçait d’arborer une attitude calme et réconfortante – ce qui est loin d’être une tâche facile quand on se bat farouchement pour trouver les mots adéquats. Au bout d’un moment, le sergent se leva et se mit à arpenter la cabine en se parlant à lui-même. Non, pas à lui-même, se dit Cordelia. Et certainement pas à elle. Le sens du soliloque qu’il débitait d’une voix hachée lui échappait totalement. Le temps passait lentement, chargé de peur. Ils sursautèrent tous les deux en entendant cliqueter la serrure de la porte, mais ce n’était qu’Illyan. Bothari se ramassa sur lui-même dans l’attitude du commando prêt à attaquer à l’arme blanche. — Les serviteurs de la bête sont les mains de la bête, gronda-t-il. Elle les nourrit du sang de la femme. Mauvais serviteurs. Illyan lui décocha un regard mal assuré et tendit un lot d’ampoules à Cordelia. — Tenez. Vous lui injecterez ça. Une seule dose suffirait à faire tomber comme une masse un éléphant en pleine charge. Sur quoi, il s’esquiva précipitamment. — Lâche ! murmura Cordelia. Mais il avait probablement raison. Elle réussirait peut-être mieux seule à faire une piqûre au sergent dont l’agitation frôlait dangereusement la cote d’alerte. Elle posa les ampoules et s’avança vers lui avec un sourire éclatant – que contredisaient toutefois ses yeux agrandis par la peur. Ceux de Bothari n’étaient plus que deux étroites fentes. — Le commodore Vorkosigan veut que vous vous reposiez. Il m’a fait parvenir un remède qui vous aidera à vous détendre. Bothari recula avec méfiance. Cordelia s’immobilisa quand il fut dos au mur dans un coin de la pièce. — Allons… C’est un sédatif, rien de plus… — Les drogues de la bête enivraient les démons. Ils chantaient et ils hurlaient. Mauvaise médecine. — Mais non. C’est une bonne médecine. Elle endort les démons. Cordelia avait l’impression de marcher dans le noir sur une corde raide. Elle tenta une autre approche. — Soldat, garde à vous… fixe ! lança-t-elle d’une voix cassante. Inspection de détail ! Ce n’était pas non plus la bonne tactique. Il s’en fallut de peu que Bothari ne fasse lâcher à Cordelia l’ampoule qu’elle approchait de son bras et sa main se referma comme un étau brûlant sur le poignet de la jeune femme. Il lui fit si mal en le lui tordant qu’elle poussa un gémissement, mais elle parvint quand même à lui faire l’injection avant que, la saisissant à bras-le-corps, Bothari ne l’expédiât à l’autre bout de la cabine. Son dos heurta la porte avec un bruit qui lui parut assourdissant tandis qu’il se ruait sur elle. Est-ce qu’il réussira à me tuer avant que le produit ait fait son effet ? se demanda-t-elle avec affolement. Elle se laissa aller mollement à terre comme si le choc lui avait fait perdre connaissance. Une personne évanouie n’a plus rien de menaçant, n’est-ce pas ? Mais ce n’était manifestement pas l’opinion de Bothari car il noua ses mains autour de sa gorge. Quand le genou du sergent lui écrasa la cage thoracique, une douleur violente fusa dans la poitrine de la jeune femme. Elle ouvrit les paupières juste à temps pour voir chavirer les yeux de Bothari. L’étreinte de ses mains sur son cou se relâcha. Il roula sur lui-même, la tête ballottante, et s’affala sur le sol. Cordelia se redressa tant bien que mal et resta assise, le dos appuyé contre la cloison. Au bout d’un moment, elle recouvra son sang-froid. Comme il lui était impossible de porter Bothari jusqu’à la couchette, elle se contenta de lui glisser un oreiller sous la tête et de placer ses bras et ses jambes dans une position plus confortable. Enfin, la porte s’ouvrit. C’étaient Vorkosigan et Illyan. Après avoir refermé en toute hâte, ils contournèrent précautionneusement le corps du sergent. — Alors ? s’enquit Cordelia. Comment cela s’est-il passé ? — Avec une précision digne d’une machine, répondit Vorkosigan. Un couloir de navigation débouchant sur l’enfer ! — Quelle a été leur réaction en apprenant le meurtre de Vorrutyer ? — Tout va pour le mieux. Soupçonné d’avoir fomenté un complot, je suis aux arrêts de rigueur. Le prince croit que Bothari l’a tué sur mon ordre. On se demande bien pourquoi ! — Euh… je sais que je suis fatiguée et que je n’ai plus les pensées très claires. Mais n’avez-vous pas dit : « Tout va pour le mieux » ? — Rappelez-vous, dit Illyan, qu’il me faudra rapporter cette conversation à qui de droit, commodore… — Quelle conversation, lieutenant ? N’oubliez pas qu’il n’y a personne dans cette pièce en dehors de nous deux. Or, vous n’êtes pas tenu de noter mes faits et gestes quand je suis seul, tout le monde le sait. Et on ne va pas tarder à se demander pourquoi vous vous attardez si longtemps dans ma cabine. Tant de subtilité casuistique perturbait Illyan. — La volonté de l’empereur… — Oui ? Parlez-moi donc de ses intentions. — Sa volonté, telle qu’il me l’a communiquée à moi, était de vous empêcher de vous compromettre personnellement. Je ne peux pas censurer tout ou partie de mon rapport, vous le savez. — Vous avez déjà brandi cette thèse il y a un mois. Vous avez vu le résultat. L’argument parut ébranler Illyan. — Tout ce que l’empereur exige de moi sera exécuté, reprit Vorkosigan en martelant ses mots. C’est un chorégraphe accompli et les songe-creux de son corps de ballet pirouetteront jusqu’au dernier pas de la danse. (Il ferma le poing, puis le rouvrit.) Je suis prêt à tout sacrifier pour le servir. Ma vie. Mon honneur, même. Accordez-moi cela. (Il désigna Cordelia du doigt.) Vous m’avez donné votre parole. Entendez-vous la reprendre ? Cordelia l’interrompit : — Quelqu’un aurait-il l’obligeance de m’expliquer de quoi vous parlez ? — Le lieutenant Illyan est tiraillé entre son devoir et sa conscience. (Vorkosigan croisa les bras sur sa poitrine.) Un petit dilemme qui, pour être résolu, exige que soit redéfini l’un des termes de l’alternative. — C’est que, voyez-vous, fit Illyan en désignant du doigt les quartiers de Vorrutyer, un événement analogue s’est produit il y a quelques semaines avec une prisonnière. Le commodore Vorkosigan voulait… prendre des mesures à ce propos. Je l’en ai dissuadé. Après… par la suite, j’ai accepté de ne plus m’opposer à ses décisions si un… nouvel incident du même ordre se reproduisait. — Cette fille, Vorrutyer l’a tuée ? — Non, répondit Illyan d’un air morose en regardant ses bottes. — Allons, Illyan, fit Vorkosigan avec lassitude. Si le capitaine Naismith et le sergent ne sont pas découverts, vous pourrez faire intégralement votre rapport en bonne et due forme à l’empereur qui le rendra public s’il le juge bon. Et si on les trouve ici, savoir si vos rapports seront ou non intégralement portés à la connaissance du public sera le cadet de vos soucis, vous pouvez me croire sur parole. — Bon Dieu ! Le capitaine Negri avait raison ! — C’est généralement le cas. À quoi faites-vous précisément allusion ? — Il m’a dit de ne jamais laisser mes jugements personnels interférer si peu que ce soit avec mon devoir. Vorkosigan se mit à rire. — Le capitaine Negri est un homme de grande expérience. Mais je peux vous dire qu’il lui est arrivé, même à lui, quoique en de très rares occasions, de porter des jugements personnels. — Mais la Sécurité est en train de fouiller le navire de fond en comble. Ils finiront forcément par entrer ici. Dès l’instant où mon intégrité sera mise en doute, ce sera réglé. — Oui, c’est fatal, convint Vorkosigan. De combien de temps disposons-nous encore, à votre avis ? — Tout le vaisseau aura été visité d’ici quelques heures. — Eh bien, nous n’avons qu’une solution : élargir leur champ de recherches. Des navires ont-ils pris l’espace entre la mort de Vorrutyer et le début de la fouille ? — Oui, deux. Mais… — Bien. Vous allez user de l’autorité impériale que vous confèrent vos fonctions. Vous offrirez à la Sécurité toute l’aide que vous pouvez lui apporter en tant que bras droit du capitaine Negri. Mentionnez son nom aussi souvent que possible. Faites des suggestions. Des recommandations. Soulevez des objections. Mieux vaut éviter de graisser des pattes et de brandir des menaces, ce serait trop grossier, encore qu’il faudra peut-être en arriver là. Critiquez leurs procédures d’investigation, escamotez les enregistrements – bref, faites tout ce qu’il faut pour remuer la vase et troubler l’eau. Débrouillez-vous pour me donner quarante-huit heures de répit, Illyan. C’est tout ce que je vous demande. — C’est tout ? fit le lieutenant d’une voix étranglée. — Oh ! Arrangez-vous pour que ce soit vous et personne d’autre qui m’apporte mes repas. Et tâchez d’améliorer l’ordinaire en prévoyant d’ajouter des rations en rab. Le sourire à la fois triste et embarrassé que Vorkosigan adressa à Cordelia quand Illyan eut refermé la porte derrière lui avait la douceur d’une caresse. — Heureux de vous rencontrer à nouveau, lady. La jeune femme esquissa un salut militaire et lui rendit son sourire. — J’espère que je ne vous ai pas trop compliqué les choses. Sur le plan personnel, je veux dire. — Absolument pas. Au contraire, vous les avez énormément simplifiées. — L’est est à l’ouest, le haut est en bas et être aux arrêts pour avoir prétendument tranché la gorge de votre amiral est une simplification ! Je rêve ! J’ai l’impression d’être sur Barrayar ! Je suppose que vous n’avez pas l’intention de m’expliquer ce qui se passe ici ? — Non. Mais je commence enfin à comprendre pourquoi l’histoire barrayane compte une telle quantité de fous. Ils n’en sont pas les responsables, mais les victimes. (Il poussa un soupir.) Oh ! Cordelia ! Si vous saviez combien j’ai besoin de sentir près de moi un être sain d’esprit ! Vous êtes la source dans le désert. — Vous avez l’air rudement… euh… vous avez l’air d’avoir maigri. Il a vieilli de dix ans en l’espace de six mois. — Moi ? (Vorkosigan se frotta la figure.) Non, je ne crois pas. Vous devez être exténuée. Vous ne voulez pas dormir un peu ? — Plus tard. Maintenant, je ne pourrais sûrement pas. Mais j’aimerais bien faire un brin de toilette. J’ai préféré ne pas prendre de douche quand vous n’étiez pas là au cas où la salle d’eau serait sous surveillance électronique. — Saine réaction. Pas de problème, vous pouvez y aller. Elle passa la main sur la jambe de son pantalon poisseux de sang. — Si c’était possible, j’aimerais aussi me changer. Ce que j’ai sur le dos n’est plus mettable. D’ailleurs, c’étaient les vêtements de Vorrutyer et ils sont psychiquement puants. — Vous avez saigné ? — Oui, un peu. Vorrutyer s’est amusé à jouer les chirurgiens. Mais ça ne fait pas mal. Les nerfs sont morts à cet endroit. — Je vois. (Vorkosigan tapota la cicatrice de son menton, un vague sourire aux lèvres.) Oui, je crois que j’ai exactement ce qu’il vous faut. Il fit jouer la serrure à combinaison d’un tiroir d’où il sortit à la stupéfaction de Cordelia le treillis de la section explorastro qu’elle avait laissé à bord du Général-Vorkraft. Nettoyé, repassé et plié impeccable. — Je n’ai pas pris les bottes et les insignes de grade sont périmés, mais je pense que cela fera quand même l’affaire, dit-il en le lui tendant. — Vous… vous avez conservé mon uniforme ? — Comme vous voyez. — Dieu du ciel ! Mais… pourquoi ? Une ombre de tristesse effleura le visage de Vorkosigan. — Eh bien… c’était tout ce qui me restait de vous, avec la navette dans laquelle vous êtes partie mais, comme souvenir, c’était quand même un peu encombrant. Cordelia, son treillis sous le bras, gagna la salle d’eau, mais avant de s’y enfermer, elle se retourna. — J’ai toujours mon uniforme barrayaran à la maison. Bien enveloppé et rangé dans un tiroir. Ses yeux pétillaient. Quand elle ressortit, ses ablutions terminées, Vorkosigan était devant la console, penché sur le clavier. Elle s’assit à nouveau en tailleur sur la couchette. — Que faites-vous ? lui demanda-t-elle. — De la bureaucratie. Pour le compte de l’état-major de l’amiral Vorrutyer – de feu l’amiral Vorrutyer, rectifia-t-il avec le sourire carnassier du fameux tigre de la comptine qui rentrait de promenade avec la dame dans le ventre. Je suis officiellement chargé de programmer et d’enregistrer l’évolution de l’opération pour le cas où nous nous verrions contraints de battre en retraite. Puisque j’étais tellement persuadé qu’elle se solderait par un désastre, j’étais l’homme idéal pour organiser la déroute, m’a dit l’empereur lors de la dernière réunion du Conseil. Ici, pour le moment, on me considère plus ou moins comme la cinquième roue du carrosse. — Les choses se présentent plutôt favorablement pour votre camp, non ? demanda Cordelia, la gorge serrée. — Nos lignes commencent à être joliment étirées. C’est un avantage aux yeux de certains, en effet. Il entra encore quelques données, puis éteignit l’écran. Jugeant préférable de ne pas s’appesantir sur la situation présente, si lourde de dangers, Cordelia changea de sujet : — Si je comprends bien, commença-t-elle, revenant à leur dernière conversation – une conversation qui lui paraissait remonter à une éternité –, si je comprends bien, l’accusation de trahison n’a finalement pas été retenue contre vous ? — Oh ! Disons que cela s’est soldé par un match nul. Après votre évasion, j’ai été rappelé sur Barrayar. Grishnov – c’est le ministre de l’Education politique et il vient en troisième position, juste après l’empereur et Negri – Grishnov était tellement sûr d’avoir enfin réussi à me coincer qu’il ne se tenait plus de joie. Malheureusement pour lui, mon dossier contre Radnov était en béton. Nous étions quittes, si vous voulez. Alors, l’empereur est intervenu pour trancher en faveur d’un compromis. Je n’ai pas été officiellement disculpé, mais l’accusation de trahison a été enterrée au fond de je ne sais quel placard juridique. — Comment s’y est-il pris ? — Un petit tour de prestidigitation. Il a donné à Grishnov et au parti de la guerre tout ce qu’ils demandaient, le feu vert pour l’invasion d’Escobar – et plus encore : il leur a fait cadeau du prince et leur a ouvert tous les crédits nécessaires à l’opération. Chacun des deux – Grishnov et le prince – était convaincu qu’après la conquête d’Escobar il serait le maître de facto de Barrayar. L’empereur a même fait avaler ma promotion à Vorrutyer en soulignant que je serais directement sous ses ordres. Vorrutyer n’y a vu que du feu. — Depuis quand le connaissiez-vous ? fit Cordelia qui, à la vue du visage crispé de Vorkosigan qui avait serré les poings sans s’en rendre compte, se demanda au fond de quel abîme de haine elle était tombée. — Nous étions ensemble à l’Académie militaire et nous avons été promus lieutenants en même temps. À l’époque, il n’était encore qu’un vulgaire voyeur. Il a fait des progrès, ces dernières années. Depuis qu’il s’était acoquiné avec le prince Serg et se figurait qu’il pouvait tout se permettre. Et il avait presque raison. Bothari a rendu un grand service à la collectivité. Tu le connaissais plus intimement, mon cher. Pourquoi as-tu tant de mal à combattre les poussées de ton imagination maladive ? J’ai l’impression que bothari t’a aussi rendu un grand service personnel… — À propos de Bothari, dit-elle à Vorkosigan, ce sera désormais vous qui lui ferez ses injections. Quand j’ai approché l’ampoule de son bras, il a été pris d’une crise de folie furieuse. — Ah ? Oui… je crois savoir pourquoi. C’était dans un rapport adressé au capitaine Negri. Vorrutyer avait l’habitude de doper ses… euh… ses exécutants quand il voulait vraiment s’envoyer en l’air. Je suis prêt à parier que Bothari était une de ses victimes. — C’est ignoble ! Qui est ce capitaine Negri dont vous n’arrêtez pas de parler ? — Negri ? Il garde le profil bas, mais c’est lui, en réalité, qui dirige le service de sécurité personnelle de l’empereur, ce qui n’est d’ailleurs pas tellement un secret. C’est le patron d’Illyan. Si le ministre de l’Education politique est le bras droit d’Ezar Vorbarra, eh bien, Negri est son bras gauche, celui que le droit ne connaît pas. Il assure la protection des plus hauts dignitaires de l’Etat – les ministres, les comtes, la famille impériale, le prince… La préparation de ce cauchemar pour stratège qu’est l’opération Escobar m’a donné l’occasion de le connaître assez bien. C’est un curieux personnage. Il pourrait avoir le grade qu’il voudrait, mais il se moque éperdument des titres honorifiques. Ce qui l’intéresse, c’est la substance, pas les formes. — Il fait partie des méchants ou des gentils ? — Quelle question absurde ! — Je pensais seulement qu’il était peut-être l’éminence grise, le pouvoir derrière le trône. — Negri ? Il y a peu de chances ! Si Ezar Vorbarra lui disait : « Vous êtes une grenouille », il se mettrait aussitôt à sauter et à coasser. Non, un seul empereur règne sur Barrayar et il ne permet à personne de se servir de lui comme paravent. Il n’a pas oublié comment il a lui-même accédé au pouvoir. Cordelia s’étira et fit une grimace. — Quelque chose ne va pas ? fit aussitôt Vorkosigan. — Oh ! Bothari m’a écrasé la poitrine avec son genou pendant notre corps à corps quand j’ai voulu lui administrer son sédatif. J’ai bel et bien cru qu’on entendrait ce vacarme. Quelle peur j’ai eue ! — Vous permettez ? Du bout des doigts, Vorkosigan palpa doucement la cage thoracique de la Betane. — Ouille ! — Oui… Vous avez deux côtes cassées. — C’est bien ce que je pensais. Encore heureux qu’il ne m’ait pas rompu le cou. Cordelia s’allongea et Vorkosigan lui fit un pansement de fortune à l’aide de bandes de tissu déchirées. Quand il eut terminé, il s’assit sur la couchette à côté d’elle. — Vous n’avez jamais songé à tout laisser tomber et à vous mettre au vert quelque part – dans un endroit dont personne ne se soucie ? lui demanda-t-elle. Sur la Terre, par exemple. Il sourit. — Si. Souvent. J’ai même songé à émigrer sur Beta et à frapper à votre porte. Seulement, je ne vois pas ce que je ferais pour gagner ma vie là-bas. Je suis un stratège – pas un technicien, ni un navigant, ni un pilote. Aussi, pas question pour moi de solliciter un poste dans votre flotte commerciale. Il y aurait peu de chances que vos militaires accueillent favorablement ma candidature si je la leur présentais. Et je me vois mal briguer les suffrages des électeurs pour occuper une fonction publique. — S’il vous entendait, Freddy la Perpète n’en reviendrait pas, dit Cordelia avec un reniflement méprisant. — C’est comme ça que vous appelez votre Président ? — Je n’ai pas voté pour lui. — Le seul emploi que je pourrais occuper serait celui de professeur ès arts martiaux. Epouseriez-vous un moniteur de judo, cher capitaine ? Mais non, soupira-t-il. J’ai Barrayar dans le sang. Si loin que j’aille dans l’espace, elle me colle à la peau. Bon Dieu ! Cette invasion est déshonorante. Mais prendre la route de l’exil uniquement par souci de confort personnel serait renoncer à tout espoir de retrouver l’honneur. Ce serait l’ultime défaite – une défaite d’où ne pourrait jamais naître une victoire ultérieure. Cordelia songea à la cargaison de mort qu’elle avait convoyée et qui était maintenant en sécurité sur Escobar. Comparées à toutes les vies qui dépendaient d’elle, la sienne propre et celle de Vorkosigan ne pesaient pas lourd – encore moins qu’une plume. — Voir votre visage, ce n’est pas exactement se réveiller de ce cauchemar, dit-il, prenant à tort l’expression douloureuse de Cordelia pour de la peur. (Du bout des doigts, il effleura la courbe de la mâchoire de la jeune femme et, l’espace d’un instant, son pouce s’attarda sur ses lèvres, léger comme un baiser.) Ce serait plutôt savoir qu’au-delà du rêve existe un monde qui s’éveille. Je veux vous rejoindre, un jour, dans ce monde-là. Il serra la main de Cordelia et lui adressa un sourire rassurant. Bothari, toujours étendu de tout son long par terre, remua en grognant. — Je vais m’occuper de lui. Vous, essayez de dormir un peu. 9 Un bruit de voix réveilla brusquement Cordelia. Vorkosigan avait bondi de son fauteuil. Illyan était en face de lui, tendu comme la corde d’un arc. — Vorhalas et le prince ! s’exclama-t-il. Ça alors… — Putain de… (Vorkosigan se retourna et balaya la cabine du regard.) La salle d’eau, c’est le seul endroit. On va le planquer dans la douche. Ils soulevèrent Bothari. Vorkosigan le tenant par les épaules et Illyan par les pieds, ils le portèrent tant bien que mal dans la salle d’eau et le déposèrent derrière le rideau de douche. — On devrait peut-être lui refaire une piqûre ? suggéra le lieutenant. — Oui, cela vaudrait mieux, approuva le commodore. Cordelia, faites-lui donc une nouvelle injection. Il est encore un peu tôt, mais c’est la mort assurée pour vous deux s’il profère le moindre son. (Il poussa Cordelia dans l’espèce de placard pompeusement baptisé salle d’eau, lui fourra une ampoule dans la main et éteignit la lumière.) Surtout, ne faites pas un bruit et ne bougez pas. — Je ferme la porte ? demanda Illyan. — Pas tout à fait. Adossez-vous au chambranle, prenez un air détaché et ne laissez pas le garde du corps du prince pénétrer dans votre espace psychologique. Cordelia chercha son chemin à tâtons dans l’obscurité. Quand sa main effleura le bras de Bothari, elle s’agenouilla et lui injecta une nouvelle dose de sédatif. Puis elle tourna le miroir pivotant de façon à voir, par l’entrebâillement de la porte, l’intérieur de la cabine. La porte de celle-ci s’ouvrit et de nouvelles voix retentirent : —… à moins que vous ayez l’intention de le relever aussi de ses fonctions, je m’en tiendrai à la procédure habituelle, disait l’une d’elles. J’ai visité cette cabine. Vos accusations sont absurdes. — Nous verrons, fit la seconde voix, tendue et rageuse. — Bonjour, Aral. (Le premier des deux interlocuteurs, un officier d’une cinquantaine d’années, serra la main de Vorkosigan et lui tendit une pile de disquettes.) Nous partons pour Escobar dans moins d’une heure. Voici les copies des derniers rapports de situation qui nous sont parvenus. J’ai donné ordre qu’on vous tienne minute par minute au courant du suivi de l’opération. Les Escos rappliquent de partout. Ils ont même renoncé à poursuivre leur course d’escargot en direction de l’entrée du couloir menant à Tau Ceti. Nous les avons eus de vitesse. — Merci, Vorhalas. Jamais Cordelia n’avait encore vu un uniforme aussi chamarré que celui du second personnage. Dans la lumière scintillaient des flopées de médailles incrustées de pierreries clignotant comme des yeux de lézard. Les cheveux noirs, le visage carré, les paupières lourdes, l’homme avait dans les trente ans. Ses lèvres étroites avaient un pli mauvais. — Vous ne partez quand même pas tous les deux ? fit Vorkosigan. L’officier du grade le plus élevé doit normalement rester à bord du navire amiral. Or, maintenant que Vorrutyer est mort, c’est au prince de prendre sa place. Le cirque que vous avez mis en scène présupposait qu’il ne quitterait pas son poste. Le prince Serg bondit sous l’outrage. — Je conduirai en personne mes troupes sur Escobar ! Et on verra si mon père et les vieux gâteux de son entourage diront encore que je ne suis pas un soldat ! — Ben voyons ! soupira Vorkosigan. Vous vous retrancherez à l’intérieur du palais fortifié dont la construction mobilisera la moitié de vos ingénieurs et vous laisserez vos hommes mourir à votre place parce que c’est ainsi que votre mentor vous a enseigné le métier de la guerre. Et quand le tas de cadavres sera assez haut, vous enverrez à Barrayar des communiqués proclamant votre grande victoire. Peut-être vous arrangerez-vous même pour que le chiffre de nos pertes soit classé top secret. — Attention, Aral, dit Vorhalas, horrifié par ce discours. — Vous dépassez les bornes, gronda le prince. De tels propos sont inadmissibles, surtout venant d’un homme dont la seule participation aux combats consistera à faire le pied de grue devant la sortie du couloir de navigation de Barrayar. — Il paraît difficile de me mettre aux arrêts et de m’accuser ensuite d’être un lâche parce que je ne serai pas sur le front. Même la logique frelatée de la propagande du ministre Grishnov suppose davantage de cohérence. — Ce que vous voudriez, Vorkosigan, ce serait que je ne bouge pas d’ici pour que toute la gloire vous revienne, à vous, à Vortala, ce vieux clown plein de rides, et à ses soi-disant libéraux. Eh bien, pour ça, il vous faudra d’abord me passer sur le corps ! C’est vous qui resterez à moisir à bord de ce navire. Le regard de Vorkosigan était indéchiffrable sous ses paupières à demi baissées. Un sourire découvrit ses dents serrées et retroussa un bref instant ses lèvres. — Je me vois contraint d’élever une protestation officielle. Si vous débarquez sur Escobar avec les troupes au sol, vous vous rendrez coupable d’abandon de poste. — Allez-y, protestez, ne vous gênez pas. (Le prince s’approcha tout près de Vorkosigan.) Mais mon père ne vivra pas éternellement, poursuivit-il d’une voix basse. Et quand il ne sera plus là, même le vôtre ne pourra plus vous protéger. Vous, Vortala et ses amis serez les premiers à être passés par les armes, faites-moi confiance. (Se rappelant brusquement Illyan, immobile et silencieux, adossé à l’encadrement de la porte de la salle d’eau, il leva les yeux.) À moins que vous ne vous retrouviez affecté pour cinq ans à la Colonie des Lépreux. Dans la douche, Bothari, toujours plongé dans son semi-coma, changea de position et, pour le plus grand effroi de Cordelia, se mit à ronfler. Le lieutenant Illyan fut subitement saisi d’une quinte de toux spasmodique. — Excusez-moi, hoqueta-t-il en battant en retraite dans la salle d’eau. Il referma précipitamment la porte et alluma. Cordelia et lui se dévisagèrent avec la même grimace de désolation. Sans un mot, ils mirent le sergent sur le côté – ce qui n’était pas facile car il pesait un âne mort et ils avaient à peine la place de bouger – jusqu’à ce qu’il cesse de ronfler. Alors, la jeune femme leva le pouce. Illyan fit signe qu’il avait compris et réintégra la cabine. Le prince Serg n’y était plus. L’amiral Vorhalas achevait de donner ses dernières consignes au Commodore. —… la mettrez par écrit. Je la signerai avant notre départ. — Au moins, ne faites pas le trajet dans le même vaisseau, l’adjura Vorkosigan. Vorhalas poussa un soupir. — Que voulez-vous ? Il faut bien, pour l’empereur, que quelqu’un se coltine la corvée maintenant que Vorrutyer n’est plus là, grâce à Dieu. Il faut bien faire le ménage et comme vous n’êtes plus dans la course, c’est forcément à moi que revient cette tâche. Mais pourquoi ne passez-vous pas vos nerfs sur vos subordonnés comme n’importe quel homme normal au lieu d’agresser vos supérieurs comme un cinglé ? Je croyais pourtant qu’après l’épisode Vorrutyer vous étiez guéri ! — Laissez les morts enterrer les morts. Oh ! Dites-moi, à propos… qu’est-ce que c’est, la Colonie des Lépreux ? — Vous n’en avez jamais entendu parler ? Oui, je crois que je comprends pourquoi. Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi vos troupes comprennent un pourcentage aussi faramineux de débiles et de types quasiment bons pour la réforme ? — Je ne pensais pas qu’on m’affecterait le dessus du panier. — La Colonie des Lépreux de Vorkosigan… c’est comme ça qu’on les appelait à l’état-major. — Et c’est moi le lépreux en chef ? (Vorkosigan paraissait plus amusé que mortifié.) Eh bien, si j’ai vraiment écopé du rebut du Service, nous ne nous débrouillerons peut-être pas si mal que ça, après tout. Je vous souhaite bonne chance. Et je ne vous envie pas ! Adjoint direct du prince Serg… j’aime mieux que ce soit vous que moi. Vorhalas gloussa et les deux hommes se serrèrent la main. Il se dirigea vers la porte, mais s’arrêta à mi-chemin et se retourna. — Croyez-vous que les Escobarans lanceront une contre-attaque ? — Bien sûr que oui ! Il ne s’agit pas d’un vulgaire comptoir commercial. C’est leurs foyers qu’ils défendent. — Et quand passeront-ils à l’offensive ? Vorkosigan hésita. — Après que les premières vagues d’assaut auront pris pied sur la planète, mais bien avant que la phase du débarquement soit terminée. Ce sera le pire moment pour battre en retraite. Les navettes ne sauront pas si elles doivent prendre de l’altitude ou se poser, les navires ravitailleurs pris sous le feu ennemi s’éparpilleront dans toutes les directions, les troupes au sol recevront le matériel dont elles n’ont pas besoin et pas celui qui leur est nécessaire, la chaîne de commandement sera brisée – et le commandement suprême sera entre les mains d’un chef sans expérience… — Vous me faites froid dans le dos. — Enfin… essayez de retarder le plus possible l’heure de l’attaque. Et veillez à ce que les consignes que recevront les chefs de détachement en cas d’imprévu soient claires comme de l’eau de roche. — Le prince ne voit pas les choses du même œil que vous. — Dame ! Il est obsédé par le rêve d’ouvrir la marche du défilé de la victoire. — Que me conseillez-vous ? — Cette fois, je ne suis plus votre chef, Rulf. — Ce n’est pas ma faute. J’avais conseillé à l’empereur de vous désigner, vous, comme commandant en chef. — Je sais. Je n’aurais pas accepté. Je lui ai suggéré votre nom. — Et nous avons hérité en définitive de cette putain d’ordure de Vorrutyer ! Il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond dans tout ça… Vorkosigan l’accompagna jusqu’à la porte et resta un instant immobile, perdu dans la contemplation de l’avenir immédiat, avant de se tourner vers Cordelia. — Lors des triomphes, dans l’Antiquité, n’y avait-il pas un type qui se tenait à côté du général victorieux et lui murmurait à l’oreille : « Rappelle-toi que tu es mortel » ? lui demanda-t-il avec une ironie glacée. Les Romains pensaient probablement, eux aussi, que c’était un emmerdeur. Cordelia ne broncha pas. Vorkosigan et Illyan allèrent sortir Bothari de son inconfortable cachette. — Nom de Dieu ! s’exclama le premier alors qu’ils franchissaient la porte de la salle d’eau avec leur fardeau. Il ne respire plus ! Illyan poussa un juron. Ils allongèrent le sergent par terre. Vorkosigan colla l’oreille sur sa poitrine et lui tâta le cou à l’emplacement de l’artère. — Merde ! (Il abattit sèchement les deux poings sur le sternum de Bothari et se remit à l’écoute.) Rien. Illyan, je ne sais pas où vous avez trouvé cette pisse d’âne qu’on lui a injectée, mais vous allez en vitesse demander l’antidote à celui à qui vous vous êtes adressé. Discrètement, hein ? Très discrètement. — Comment est-ce que vous… et si… vous ne croyez pas que vous devriez… est-ce que cela en vaut encore la peine… Illyan n’alla pas plus loin. Il eut un geste d’impuissance et se rua hors de la cabine. Vorkosigan leva les yeux vers Cordelia. — Que préférez-vous ? Lui faire le bouche-à-bouche ou lui masser le cœur ? — Je crois que j’aime mieux le massage. Il inclina la tête de Bothari en arrière et colla sa bouche contre la sienne tandis que la jeune femme, s’agenouillant à côté du sergent, appuyait ses paumes de part et d’autre de sa poitrine et poussait de toutes ses forces en cadence. Encore, encore, et encore… encore et encore… ne t’arrête pas. Ses bras ne tardèrent pas à être secoués de tremblements et des gouttes de sueur perlèrent à la racine de ses cheveux. À chaque poussée, une douleur insupportable fusait de ses côtes abîmées et des spasmes nouaient les muscles de sa poitrine. — Il faut que vous me relayiez, haleta-t-elle. — Je veux bien. Je suis à bout de souffle. Ils permutèrent. Vorkosigan prit la place de Cordelia qui, pinçant les narines de Bothari, colla ses lèvres sur la bouche du sergent. Cette atroce parodie de baiser la révulsait, mais il n’était pas question de flancher, elle ne se le pardonnerait pas. Illyan revint enfin, hors d’haleine. Il se mit à genoux et écrasa l’ampoule sur la carotide de Bothari. Rien ne se passa. Vorkosigan continua le massage cardiaque. Soudain, le sergent frissonna, puis ses reins se cambrèrent. Il avala une gorgée d’air, mais son corps redevint rigide. — Vas-y, l’adjura Cordelia. Il eut un hoquet convulsif et la respiration lui revint. Irrégulière, mais, cette fois, le cap était passé. Cordelia se laissa choir sur son séant. — Ah ! Mon salaud ! Vorkosigan, dont le visage ruisselait de sueur, bondit sur ses pieds et se précipita vers la console. — Ma protestation ! Si elle n’est pas enregistrée avant que Vorhalas quitte le bord, elle ne servira à rien. Il s’assit et commença à pianoter sur le clavier. — En quoi est-ce tellement important ? fit Cordelia. — Chut ! Plus tard. Et, durant dix minutes, il tapa furieusement sur les touches. — Que fait-on maintenant ? lui demanda Cordelia quand il eut électroniquement transmis le document à son supérieur hiérarchique. — On attend. En priant pour qu’il n’y ait pas eu une erreur de dosage qui le transformerait en fou furieux, ajouta-t-il en décochant un regard noir à Bothari qui, à présent, respirait normalement bien que son visage fut toujours d’une pâleur cadavéreuse. Illyan haussa les sourcils. — Ne pensez-vous pas que nous devrions chercher un moyen de leur faire quitter tous les deux votre cabine – le capitaine Naismith et lui ? — Allez-y, cherchez. (Vorkosigan introduisait dans le lecteur les nouvelles disquettes que lui avait remises Vorhalas pour examiner les derniers rapports de situation.) Mais, en tant que cachette, ma cabine offre deux avantages qui n’existent nulle part ailleurs dans le navire. Si vous avez fait votre boulot aussi bien que vous le prétendez, elle n’est pas surveillée, ni par l’officier politique, ni par les séides du prince… — Je suis sûr et certain d’avoir neutralisé tous les mouchards. Je suis prêt à jouer ma réputation là-dessus. — À présent, c’est aussi votre vie que vous jouez. Alors, mieux vaut pour vous que vous ne vous trompiez pas. En second lieu, deux hommes en armes sont dehors pour en interdire l’accès à quiconque. Je reconnais qu’elle est un tantinet surpeuplée, mais il est difficile d’en demander plus. Illyan leva les yeux au ciel avec exaspération. — J’ai rusé autant que j’ai pu avec la Sécurité pour ralentir les recherches afin de gagner du temps. Je ne peux pas en faire davantage sans risquer d’attirer leur attention. — Ce sursis tiendra-t-il plus de vingt-quatre heures ? — Peut-être. (Illyan était visiblement déconcerté.) Vous avez quelque chose en tête, commodore. C’était une constatation, pas une question. — Moi ? (Les taches colorées des diagrammes qui défilaient sur l’écran éclairaient de leurs lueurs changeantes le visage impénétrable de Vorkosigan.) Je me contente d’attendre en espérant qu’une opportunité raisonnable finira par se présenter. Quand le prince Serg prendra l’espace pour rallier Escobar, la quasi-totalité du personnel de la Sécurité sera du voyage. Patience, Illyan. (Il actionna l’intercom.) Vorkosigan appelle la salle tactique. — Commandant Venne à l’écoute, commodore. — Venne, je voudrais que vous me transmettiez d’heure en heure les rapports de situation à partir du moment où le prince et l’amiral Vorhalas auront quitté le bord. Et si vous constatez une quelconque anomalie, une chose non prévue dans le plan d’offensive, prévenez-moi immédiatement. — Compris, commodore. Le prince et l’amiral quittent justement le bord à l’instant. — Très bien. Exécution. Terminé. (Vorkosigan se redressa dans son fauteuil.) Maintenant, il ne nous reste plus qu’à attendre, dit-il en tambourinant du bout des doigts sur le bureau. Il atteindra l’orbite d’Escobar dans douze heures environ. Le débarquement débutera peu après. Il faudra une heure pour que les signaux envoyés de la planète nous parviennent et une heure pour qu’ils reçoivent les nôtres en retour. Le décalage est énorme. En deux heures, une bataille peut être perdue. Il serait réduit des trois quarts si le prince n’avait pas donné l’ordre que nous restions en rade ici. Son ton détaché cachait mal sa tension. Il semblait presque être ailleurs. En esprit, il était avec l’armada qui faisait route vers Escobar – étincelants avisos rapides, croiseurs à la silhouette menaçante, lourds transports de troupes bourrés d’hommes. Machinalement, il faisait tourner son lumistyle entre ses doigts. — Vous ne croyez pas que vous devriez manger un morceau ? suggéra Illyan. — Quoi ? Oh ! oui, vous avez raison. Et vous, Cordelia ? Vous devez sûrement avoir faim. Allez donc au ravitaillement, Illyan. Quand le lieutenant fut sorti, Vorkosigan travailla encore quelques minutes à la console avant de la refermer avec un soupir. — Il vaudrait peut-être mieux que je fasse un somme, moi aussi. La dernière fois que j’ai dormi, c’était à bord du Général-Vorartung, il y a environ un jour et demi. C’était à peu près au moment de votre capture. — Elle a eu lieu plus tôt. — C’est vrai. À propos, il faut que je vous présente mes félicitations. Votre manœuvre a été une réussite complète. Je présume que ce pseudo-croiseur n’était qu’un leurre, n’est-ce pas ? — Je regrette, il m’est impossible de vous répondre. — Je connais quelqu’un qui se targue de l’avoir détruit. Cordelia réprima un sourire. — Grand bien lui fasse. Elle se préparait à affronter une batterie de questions, mais, contrairement à son attente, Vorkosigan n’insista pas et changea de sujet. — Pauvre Bothari ! Je souhaiterais que l’empereur lui donne une médaille. Je crains de ne pouvoir faire grand-chose pour lui, sinon le faire hospitaliser dans les meilleures conditions. — Si votre empereur détestait tellement Vorrutyer, pourquoi l’avait-il nommé à ce poste ? — Parce que c’était un fidèle de Grishnov et le favori du prince Serg. Son idée était de mettre tous les œufs pourris dans le même panier, si je puis dire. — Devant cet homme, j’ai eu l’impression d’être en présence du mal absolu. Maintenant, je crois que rien ne pourra plus vraiment me terrifier. — Vorrutyer ? Bah ! Ce n’était rien de plus qu’une canaille de médiocre envergure qui commettait ses forfaits à la petite semaine. De façon artisanale. Les actes vraiment impardonnables sont en réalité perpétrés par des hommes tranquilles qui les concoctent dans de beaux salons tendus de soie verte, sans fièvre et sans colère. Des hommes qui font du massacre en gros, pas en détail, et sans même l’excuse de la passion : uniquement par crainte de ce qui se passera dans un supposé avenir. Mais les crimes qu’ils espèrent prévenir dans le futur sont imaginaires alors que ceux qu’ils accomplissent dans le présent sont bien réels, eux. Il baissait la voix à mesure qu’il parlait de sorte que c’est presque dans un soupir qu’il avait prononcé les derniers mots. — Commodore Vorkosigan… Aral, qu’est-ce qui vous obsède à ce point ? Je vous sens tellement crispé que je ne serais guère étonnée si vous vous mettiez soudain à grimper aux murs ! Vorkosigan laissa échapper un petit rire. — Je n’en serais pas non plus étonné. C’est l’attente, je suppose. Attendre n’est pas mon fort, ce qui est un handicap pour un soldat. J’envie la patience dont vous faites preuve, vous. Vous êtes aussi sereine que le reflet de la lune sur l’eau. — C’est beau, la lune sur l’eau ? — Très. — Vous avez de la chance. Chez nous, il n’y a ni lune ni eau. Le retour d’HIyan avec son plateau mit fin à la conversation. Leur repas terminé, Vorkosigan alla dormir à son tour. Tout du moins, il s’allongea sur sa couchette et ferma les yeux, mais il se levait d’heure en heure pour prendre connaissance de l’évolution de la situation tactique. Le lieutenant regardait alors l’écran par-dessus son épaule et soulignait à son intention les développements stratégiques essentiels à mesure qu’ils prenaient forme. — Il me semble que les choses se présentent bien, dit-il à un moment donné. Je ne vois pas pourquoi vous semblez aussi anxieux, commodore. Nous pourrions vraiment emporter le morceau en dépit de la supériorité de ressources dont disposent à long terme les Escos. Elle ne leur servira à rien si tout est réglé rapidement. Craignant que Bothari ne replonge dans le coma, ils le laissèrent revenir à l’état semi-conscient, accroupi dans son coin, misérablement recroquevillé sur lui-même, en proie à de mauvais rêves, même quand il émergeait de sa torpeur. Finalement, Illyan regagna sa propre cabine pour prendre un peu de repos et Cordelia fit un nouveau somme. Elle ne se réveilla que lorsque le lieutenant vint apporter leur second repas. À force d’être claquemurée dans cette cabine coupée du reste du monde, elle commençait à perdre la notion du temps. Vorkosigan, en revanche, gardait une conscience aiguë de la fuite des minutes. Après avoir mangé, il s’isola dans la salle d’eau. Quand il en ressortit, douché, rasé et revêtu d’un uniforme impeccable, on aurait pu croire qu’il allait conférer avec l’empereur en personne. Il examina pour la seconde fois les rapports de situation. — Les troupes au sol ont-elles commencé à débarquer ? s’enquit Cordelia. Vorkosigan jeta un coup d’œil sur son chronomètre. — Oui, il y a déjà près d’une heure. Les premiers bulletins devraient nous parvenir d’une minute à l’autre. Il s’assit à son bureau. Cette fois, il gardait une immobilité de statue. Les traits figés, on eût dit un homme plongé dans une profonde méditation. Le rapport tactique horaire arriva et Vorkosigan commença à l’analyser. Soudain, le visage du commandant Venne surgit en surimpression sur l’écran. — Commodore Vorkosigan ? Il se passe quelque chose de très insolite. Voulez-vous que je dérive la copie de la transmission sur vous ? — S’il vous plaît. Et immédiatement. Vorkosigan tria parmi les nombreuses conversations que lui transférait Venne et finit par isoler le compte rendu qu’enregistrait un des commandants de bord dans son livre-journal. C’est parti ! gémit intérieurement Cordelia. —… nous attaquent avec des navettes ! disait l’officier d’une voix rauque où perçait l’effroi. Ils nous rendent coup pour coup. Nos écrans antiplasma sont à leur charge maximale. Si nous les poussons davantage, nous serons forcés d’interrompre le tir. Ou nous coupons les écrans pour essayer d’augmenter notre puissance de feu, ou nous battons en retraite… (Le crépitement des parasites couvrit la voix de l’officier.)… sais pas comment ils s’y prennent. Ils n’ont pourtant pas pu gonfler le moteur de ces navettes au point d’engendrer une pareille… La transmission s’interrompit brutalement après une nouvelle salve de parasites. Vorkosigan chercha une autre fréquence. Illyan se penchait anxieusement par-dessus son épaule. Cordelia, assise sur le lit, écoutait en silence, les yeux fixés sur ses genoux. Elle buvait la coupe de la victoire. Mais le triomphe avait un goût amer et il avait la tristesse de la défaite… —… le vaisseau amiral est sous le feu ennemi, annonça une autre voix. (Cordelia tressaillit en la reconnaissant et leva les yeux vers l’écran. C’était Gottyan. Il avait manifestement été enfin promu commandant de bord.) Je vais couper tous les écrans et essayer d’en descendre un en mettant toute la charge. — Non, surtout pas, Korabik ! lui cria désespérément Vorkosigan. Mais la décision, quelle qu’elle fût, avait été prise une heure auparavant et ses conséquences étaient irrémédiablement accomplies. On ne remonte pas le cours du temps. Gottyan regarda derrière lui. — Vous êtes prêt, commandant Vorkalloner ? Nous allons tenter… Une volée de parasites. Puis le silence. Le poing de Vorkosigan s’abattit violemment sur le bureau. — Putain de merde ! Combien de temps va-t-il leur falloir pour comprendre… Maintenant, il n’y avait plus que de la neige sur l’écran. Le commodore repassa l’enregistrement, les traits figés dans une effrayante expression de douleur, de rage et d’écœurement. Puis il se brancha sur une autre fréquence et capta, cette fois, un graphique électronique de l’espace escobaran où les bâtiments n’étaient qu’une farandole de petits points lumineux. On aurait dit un jeu vidéo. Il secoua la tête, les mâchoires crispées, les lèvres blanches. Pâle et tendu, le visage de Venne réapparut sur l’écran. — Commodore Vorkosigan, je crois que vous devriez venir à la salle tactique. — Je ne peux pas, Venne. Si je sors de ma cabine, je serai immédiatement mis en état d’arrestation. Où est le commodore Helski ? Et le commodore Couer ? — Helski est parti avec le prince et l’amiral Vorhalas. Le commodore Couer est ici. Vous êtes désormais l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé. — Le prince Serg a été on ne peut plus explicite. — Le prince… je crois qu’il est mort, commodore. Vorkosigan ferma les yeux en poussant un soupir. Puis il les rouvrit et se pencha sur la console. — Sa disparition est-elle confirmée ? L’amiral Vorhalas vous a-t-il donné de nouveaux ordres ? — C’est que… il était avec le prince. Leur vaisseau a été touché de plein fouet. (Venne se retourna un bref instant.) C’est… (il dut s’éclaircir la gorge)… oui, la nouvelle est confirmée. Le navire amiral a été… vaporisé. Il n’en reste rien. Ce n’est plus qu’une poussière de débris. C’est à vous que revient maintenant le commandement de l’escadre, commodore. — Bien. Transmettez sur-le-champ les consignes d’urgence en cas d’éventualité imprévue – le Plan Bleu. Ordre à toutes les unités de cesser immédiatement le feu. Toute la puissance utile doit servir à alimenter les écrans protecteurs sous pleine charge. Notre bâtiment va maintenant mettre le cap en hyper-puissance sur Escobar. Il faut réduire le plus rapidement possible le délai de transmission. — Le Plan Bleu, commodore ? Mais c’est l’ordre de repli ! — Je sais, commandant. C’est moi qui ai rédigé le texte. — Mais décrocher purement et simplement… — Commandant Venne, les Escobarans ont une arme nouvelle. Le miroir à plasma, mis au point par les Betans. Il réfracte le rayonnement et le renvoie sur l’attaquant. Résultat, chaque fois qu’ils font feu, nos vaisseaux se tirent dessus. — Seigneur ! Que pouvons-nous faire ? — Foutrement rien hormis nous lancer à l’abordage, arraisonner leurs navires et étrangler tous les salopards qui nous tomberont sous la main. Séduisant mais difficilement réalisable. Transmettez mes ordres. Et prévenez l’officier d’ingénierie et le chef pilote que je les attends dans la salle tactique. Ah ! Dites aussi au commandant de la garde de venir ici pour annuler la consigne donnée à ses hommes. Je n’ai pas envie de recevoir un coup de neutraliseur quand je passerai la porte. — À vos ordres. Venne coupa la communication. — Avant tout, il faut trouver le moyen de faire faire demi-tour aux transports de troupes, murmura Vorkosigan en se levant. Quand il se retourna, il vit qu’Illyan et Cordelia le regardaient, les yeux écarquillés. — Comment êtes-vous au courant… commença le premier. —… de l’existence des miroirs à plasma ? acheva la jeune femme. Pas le moindre frémissement n’agita les traits de Vorkosigan. — Vous en avez parlé dans votre sommeil pendant l’absence d’Illyan, Cordelia, et sous l’influence d’une concoction du médecin-chef, bien sûr. Rassurez-vous, elle n’aura aucun effet secondaire. Cordelia était littéralement assommée par cette réponse. — Mais c’est… Ignoble individu… balbutia-t-elle. Me soumettre à la torture aurait été moins déshonorant ! — Bien joué, commodore Vorkosigan ! s’exclama Illyan. Mes félicitations. Je savais que vous sauriez retourner la situation. Vorkosigan lui décocha un regard mauvais. — Vos félicitations, vous pouvez vous les garder. La confirmation de la mort du prince est arrivée trop tard pour que l’information ait pu être utile. Un coup fut frappé à la porte. — Venez, Illyan. Il est temps de préparer le retour de mes hommes au pays. 10 Un peu plus tard, Illyan vint chercher Bothari. Suivirent douze heures de complète solitude pour Cordelia. Elle considérait de son devoir de soldat de s’évader pour tenter, même seule, une opération de sabotage. Mais si, comme Vorkosigan en avait donné l’ordre, la flotte barrayarane décrochait vraiment, mieux valait s’abstenir de toute initiative susceptible de gêner sa retraite. Epuisée, elle s’était laissée tomber sur la couchette avec accablement. Vorkosigan l’avait trahie. Il ne valait pas plus cher que les autres. Mon guerrier de choix, mon cher hypocrite… En définitive, Vorrutyer avait été plus perspicace qu’elle. Non ! Dire cela n’était pas juste. En lui arrachant ce renseignement, Vorkosigan n’avait fait que son devoir. Comme elle avait fait le sien en dissimulant l’information aussi longtemps que possible. Et en tant que soldat, même si son actif était maigre – cinq heures de service ! –, elle ne pouvait qu’être d’accord avec Illyan : c’était bien joué. En tout cas, la drogue utilisée pour s’emparer de son secret ne paraissait pas avoir d’effet secondaire indésirable. Mais que contenait cette drogue ? Où se l’était-il procurée ? Et quand ? Illyan ne la lui avait pas apportée : il avait été aussi surpris qu’elle quand Vorkosigan avait fait allusion aux miroirs à plasma. Alors, de deux choses l’une : ou il cachait un sérum de vérité dans sa cabine ; ou… — Dieu du ciel ! Dans quelle chienlit ai-je mis les pieds ? Elle se leva et se mit à tourner dans la pièce comme un ours en cage. Les rouages commençaient à s’ajuster dans sa tête. Une chose, en tout cas, était sûre : Vorkosigan ne lui avait jamais posé une seule question à ce sujet. Donc, les miroirs à plasma n’étaient plus un secret pour lui. En outre, il était le seul membre de l’état-major barrayaran à connaître leur existence. Vorhalas n’en avait rien su. Ni le prince Serg, assurément. Ni Illyan. — Mettre tous les œufs pourris dans le même panier, murmura-t-elle. Et, ensuite… laisser tomber le panier ? Non ! Il est impensable qu’il ait imaginé un tel plan… La réalité lui apparut soudain dans toute son horreur. Le carnage prémédité… C’était la machination politique la plus coûteuse en vies humaines de toute l’histoire de Barrayar. Et la plus machiavélique. Les cadavres des victimes désignées enterrés sous une montagne d’autres cadavres, à jamais inextricablement mêlés. Mais l’information était bien venue de quelque part. Vorkosigan en avait eu connaissance entre le moment où elle l’avait vu pour la dernière fois à bord du Général-Vorkraft quand son problème majeur était une poignée de mutins retranchés dans la salle des machines – et maintenant… maintenant qu’il devait suer sang et eau pour sauver son armada sans défense avant qu’elle ne se détruise elle-même. Où en avait-il eu connaissance ? Dans le salon discret, tendu de soie verte, où un chorégraphe de génie avait réglé sa danse de mort. Et voilà comment la fidélité avec laquelle il servait son empereur avait broyé l’honneur d’un homme d’honneur ! — Mon Dieu ! Moi qui le trouvais crispé et tendu ! Il doit être à moitié fou ! Et l’empereur… le prince Serg était son fils ! Ce ne peut pas être vrai ! Suis-je devenue aussi cinglée que Bothari ? Cordelia se força à s’allonger, mais intrigues et contre-intrigues n’en menaient pas moins une sarabande effrénée dans sa tête. Un enchevêtrement de trahisons tourbillonnait comme un essaim d’astéroïdes qui, soudain, convergeaient en un point précis de l’espace et du temps afin de réaliser le but qui leur avait été assigné. — Je me trompe peut-être, finit-elle par se dire, cherchant à se rassurer. C’est ce qu’il me répondrait si je le lui demandais. Il a tout simplement fouillé mon esprit pendant mon sommeil. Nous les avons pris de vitesse et je suis l’héroïne qui a sauvé Escobar. Il fait son métier de soldat, rien de plus. (Elle se retourna sur la couchette et resta les yeux fixés dans le vide.) Oui… les cochons ont des ailes et je n’ai qu’à en enfourcher un pour rentrer chez nous ! Enfin, Illyan vint la chercher pour la conduire dans le local pénitentiaire. L’atmosphère s’était quelque peu modifiée. Les gardes ne la regardaient pas de la même façon – en fait, ils paraissaient éviter de la regarder. Elle en reconnut un – l’un des deux qui l’avaient escortée chez Vorrutyer, celui qui l’avait prise en pitié. Son col s’ornait à présent des insignes de lieutenant – deux pattes rouges épinglées à la va-comme-je-te-pousse et dont le bout rebiquait. Elle portait le treillis qu’elle avait pris dans l’armoire de Vorrutyer. Cette fois, on lui permit de s’isoler pour endosser le pyjama orange des prisonniers avant de la boucler. La cellule était déjà occupée : une jeune Escobarane d’une beauté peu commune était étendue sur une couchette, la figure tournée contre la cloison. Elle ne leva pas les yeux à l’entrée de Cordelia et ne répondit pas à son salut. Un peu plus tard, un médecin et deux infïrmiers vinrent la chercher. Elle se laissa entraîner sans mot dire, mais au moment de franchir la porte, elle commença à se débattre. Obéissant à l’ordre muet du médecin, un infirmier lui injecta le contenu d’une ampoule qui rappela quelque chose à Cordelia. L’Escobarane perdit aussitôt connaissance et on l’installa sur une civière. Le médecin – ce devait être le chirurgien-chef à en juger par son âge et son grade – s’attarda un court instant pour examiner les côtes de Cordelia. Ensuite, ce fut l’isolement complet, sans aucun point de repère pour marquer le passage du temps, hormis les repas qui lui étaient servis à intervalles réguliers et, parfois, de légers changements dans les trépidations et les vibrations assourdies transmises par les parois. Un peu après son huitième plateau-repas, alors que, morne et déprimée, elle était allongée sur sa couchette, les lumières baissèrent tout à coup ; puis elles revinrent, et vacillèrent aussitôt. Cordelia sentit son estomac se retourner comme un gant et son corps décolla de la couchette. Elle empoigna précipitamment les bords du sommier. Elle avait été bien inspirée car, un instant plus tard, une force d’au moins 3 g la plaqua brutalement contre le matelas. Les lumières se remirent à vaciller et elle se retrouva derechef en état d’apesanteur. — Une attaque au plasma, murmura-t-elle. Les écrans de protection doivent être sursaturés. Puis une secousse formidable ébranla le navire, les lumières s’éteignirent pour de bon et le choc la catapulta à l’autre bout de la cellule maintenant plongée dans les ténèbres. Le silence était total. Coup au but ! Elle rebondit contre la paroi du fond et lorsqu’elle essaya sans succès de trouver quelque chose à quoi se cramponner, son coude heurta… quoi donc ? un mur ? le plancher ? le plafond ? En tout cas, ça faisait mal. Maintenant, elle tournoyait dans le vide et un cri hystérique lui échappa. Ce sont les nôtres ! Je vais mourir sous le feu des nôtres ! Serrant les mâchoires, elle tendit l’oreille avec une concentration féroce. Ce silence absolu était angoissant. L’air s’était-il échappé du vaisseau ? Une vision atroce s’empara d’elle. Etait-elle la seule survivante enfermée dans cette boîte noire ? Etait-elle condamnée à la mort lente par asphyxie ou hypothermie ? Cette cellule serait-elle son cercueil, un cercueil qui ne serait ouvert que des mois plus tard par une équipe de croque-morts ? Mais il y avait plus épouvantable encore : ce coup avait-il touché le poste de commandement ? Le centre nerveux du vaisseau sur lequel les Escobarans devaient sûrement concentrer leur feu ? Vorkosigan était-il enseveli sous des débris valsant en tous sens ? N’était-il plus qu’un corps dérivant dans le vide ? Calciné par l’éclair plasmatique ? Broyé entre deux ponts effondrés ? Enfin, elle sentit une surface lisse sous ses doigts et, à l’aide des pieds et des mains, elle s’efforça de trouver une prise. Ah ! Un coin… bon. Elle s’y agrippa tant bien que mal et se pelotonna par terre, les poumons en feu et la respiration hachée. Pendant un laps de temps d’une durée indéterminée, ce fut le calme plat. Ses bras et ses jambes tremblaient sous l’effort qu’elle faisait pour s’accrocher. Et puis, le vaisseau se remit à vrombir et la lumière revint. Elle poussa un juron silencieux. Miséricorde ! c’est le plafond ! La force de gravité la précipita au sol. Une douleur fulgurante lui traversa le bras gauche. Elle se réfugia à quatre pattes sous la couchette, en étreignit farouchement le montant de la main droite et coinça un pied entre deux barreaux. Elle attendit. Son bras gauche était maintenant complètement engourdi, mais elle avait l’impression que quelque chose d’humide imbibait sa manche. Elle y Posa les yeux. Un fragment d’os sortait de l’étoffe ensanglantée. Elle ôta maladroitement la veste de son Pyjama et l’enroula autour de son avant-bras pour tenter de stopper l’hémorragie, mais cela eut pour effet immédiat de réveiller la douleur. Elle appela au secours. La cellule devait certainement être sous la surveillance de moniteurs. Mais personne ne répondit. Pendant trois heures, elle ne cessa de hurler pour attirer l’attention ou de marteler interminablement la porte de sa main valide ; elle finit par s’asseoir sur le bord de sa couchette et pleura de douleur. À plusieurs reprises, les lumières vacillèrent. La gravité avait parfois des ratés. Finalement, elle éprouva la sensation familière de passer à travers un pot de colle, puis l’environnement se stabilisa : le navire venait de sortir d’un couloir de navigation. Quand, enfin, la porte de la cellule s’ouvrit, Cordelia éprouva un tel choc qu’elle eut un mouvement de recul et se cogna la tête contre la cloison. Mais ce n’était que le lieutenant responsable des quartiers pénitentiaires, suivi d’un infirmier à l’air harassé. — C’est la dernière urgence, dit le premier dont le front s’ornait d’une bosse violacée de la taille d’un œuf. Après, vous pourrez souffler. Sans un mot, épuisée et blanche comme un linge, Cordelia défit son bandage de fortune pour qu’on lui examine le bras. L’infirmier était compétent, mais ses mains n’avaient pas la délicatesse de celles du chirurgien, et elle faillit s’évanouir avant même qu’il eût posé le plâtre. Il n’y eut pas d’autres tentatives d’attaque contre le navire. Cordelia reçut une tenue de prisonnier propre. Deux plateaux-repas plus tard, elle éprouva à nouveau la sensation de malaise provoquée par l’entrée dans un couloir de navigation. Toutes ses peurs tournaient sans fin dans sa tête. Son sommeil n’était peuplé que de cauchemars. Cette fois, ce fut Illyan, escorté d’un garde, qui vint la chercher. La Betane ressentit une telle joie à la vue du visage familier qu’elle eut envie de l’embrasser. Mais elle se contenta de lui demander sur un ton d’indifférence affectée si, après cette attaque, le commodore Vorkosigan avait bon pied bon œil. Illyan haussa les sourcils. — Bien sûr, répondit-il, apparemment étonné par cette question. Ce « bien sûr » suggérait qu’Aral n’avait même pas été blessé. Elle s’efforça de dissimuler son soulagement derrière le masque de l’impassibilité et ce fut en simulant une curiosité toute professionnelle que, quand les deux hommes lui eurent fait franchir la porte de sa cellule, elle demanda à Illyan où ils l’emmenaient. — À la navette. Pour être transférée dans un camp où vous serez détenue jusqu’à ce que les négociations sur l’échange des prisonniers aient abouti et que les opérations de rapatriement puissent commencer. — De rapatriement ? Mais… les hostilités ? — La guerre est finie. — Finie ! (Il fallut un moment à Cordelia pour digérer la nouvelle.) Eh bien, elle n’a pas duré longtemps ! Pourquoi les Escobarans ne poursuivent-ils pas leur avantage ? — Ils ne le peuvent pas. Nous avons bloqué l’entrée du couloir. — Comment diable vous y prenez-vous pour bloquer un couloir de navigation ? s’exclama-t-elle. — C’est une variante d’une très vieille technique. — Comment cela ? — On envoie un navire dans le couloir et on provoque un court-circuit matière-antimatière entre deux pôles. L’effet de résonance induit par l’explosion rend le couloir inutilisable pendant plusieurs semaines. Cordelia siffla entre ses dents. — Astucieux. Comment se fait-il que nous n’ayons jamais pensé à cela ? Et comment évacuez-vous le pilote ? — C’est peut-être justement ce qui explique pourquoi l’idée de recourir à ce procédé ne vous est pas venue. Le pilote n’est pas évacué. — Grands dieux ! Quelle mort atroce ! — Il avait été désigné parmi des volontaires. Elle secoua la tête avec accablement. — Il faut vraiment être barrayaran pour… (Il fallait changer de sujet, c’était trop horrible !) Vous avez fait beaucoup de prisonniers ? — Non, pas beaucoup. Un millier, peut-être, alors que nous avons laissé plus de onze mille fantassins sur Escobar. Aussi, lors des négociations sur l’échange des prisonniers, nous essaierons de troquer un Escobaran contre plus de dix Barrayarans. Vous représenterez alors une valeur inestimable. Il n’y avait que deux autres captifs dans la navette dépourvue de hublots : l’un des adjoints de l’ancien officier mécanicien de Cordelia et la brune Escobarane qui avait, un temps, partagé sa cellule. Le premier était avide d’échanger ses impressions avec son capitaine, mais il n’avait, pour sa part, pas grand-chose à raconter : il était resté tout le temps confiné dans une autre cellule avec ses trois camarades. Ceux-ci avaient été transférés au camp la veille. Et la ravissante Escobarane, une jeune enseigne capturée deux mois plus tôt, avait encore moins de choses à dire. — À un moment donné, j’ai perdu la notion de temps, expliqua-t-elle avec embarras. Forcément – bouclée dans ce cachot sans jamais voir personne… Je me suis réveillée hier à l’infirmerie. Mais impossible de me rappeler comment j’y étais arrivée. Et si le médecin du bord est aussi compétent qu’il en a l’air, tu ne te le rappelleras jamais ! — Vous souvenez-vous de l’amiral Vorrutyer ? — Qui ça ? — C’est sans importance. Enfin, la navette atterrit. Quand le capot s’ouvrit, le soleil entra à flots dans l’habitacle et la bouffée d’air frais aux senteurs de verdure qui remplit leurs narines leur fit réaliser dans quelle puanteur ils baignaient depuis des jours et des jours. — Mais où sommes-nous donc ? s’exclama le technicien avec ébahissement quand les gardes les firent sortir. Ce que c’est beau ! Cordelia éclata d’un rire triste. Elle avait instantanément reconnu le décor. Le camp d’internement était constitué d’une triple rangée d’abris de campagne barrayarans, disgracieux cylindres tronqués peints en gris, que ceinturait un écran de force. Il occupait le fond d’un entonnoir d’un kilomètre de diamètre dont les parois disparaissaient sous les arbres. On entendait des clapotis de cascades, le ciel était bleu turquoise, de légères nappes de brume flottaient ici et là, il faisait chaud, tout était calme et tranquille. Cordelia avait l’impression de n’avoir jamais bougé d’ici. Elle aperçut l’entrée du dépôt souterrain, mais elle n’était plus camouflée. On l’avait même élargie et elle s’ouvrait maintenant sur un vaste tarmac grouillant d’activité où se bousculaient les navettes. La chute d’eau avait disparu. Voilà… La boucle est bouclée, songea-t-elle. Et, en y réfléchissant bien, il était inévitable qu’elle se retrouve ici, sur sa planète. C’était la logique même. Une fois qu’on les eut enregistrées, un garde à la tenue impeccable et au visage de bois la conduisit en compagnie de la jeune Escobarane à la baraque qui leur était affectée. Elle était occupée par moins d’une douzaine de femmes alors qu’elle pouvait en accueillir une cinquantaine. Les prisonnières, avides de nouvelles fraîches, fondirent sur les deux arrivantes et l’une d’elles, une quadragénaire bien en chair, dut intervenir pour calmer le jeu. — Lieutenant Marsha Alfredi, se présenta-t-elle quand l’ordre fut rétabli. En tant qu’officier de grade le plus élevé, c’est moi qui suis chef de baraque. Pouvez-vous nous résumer la situation ? On est coupé du reste du monde dans cette foutue fosse à rats. Cordelia se présenta à son tour : — Capitaine Cordelia Naismith du corps expéditionnaire betan. — Vous êtes capitaine ? Dieu soit loué ! Je vais pouvoir vous refiler le bébé. — Il ne manquait plus que ça ! (Cordelia s’arma de courage.) Alors, expliquez-moi comment ça se passe ici. — Ça a été l’enfer. Les gardes sont des charognes. Et puis, hier après-midi, des officiers supérieurs barrayarans sont arrivés. Sur le moment, nous avons cru qu’ils étaient en quête de chair fraîche comme leurs prédécesseurs. Mais, ce matin, près de la moitié de nos gardes-chiourme – les plus pourris – avaient été relevés. Et le commandant du camp… je n’en croyais pas mes yeux ! Ils l’ont amené sur le tarmac et l’ont exécuté ! Au su et au vu de tout le monde ! — Je vois, murmura Cordelia d’une voix sourde. Euh… (Elle s’éclaircit la gorge.) Alors, vous n’êtes pas au courant ? Eh bien, sachez que les Barrayarans ont été chassés jusqu’au dernier de l’espace escobaran. Des plénipotentiaires chargés de mettre officiellement un terme aux hostilités et d’entamer des négociations sont probablement d’ores et déjà en route. Après le silence stupéfait qui suivit ces mots, ce fut la jubilation. On riait, on pleurait, on s’étreignait en s’embrassant. Quelques-unes des prisonnières allèrent annoncer la bonne nouvelle aux occupantes des baraques voisines et elle se répandit bientôt d’un bout à l’autre du camp. Assiégée par une cohue qui réclamait des détails, Cordelia fit un compte rendu concis de la bataille en omettant, toutefois, de parler de ses propres exploits et de citer la source de ses informations. — Voilà qui explique pourquoi le comportement des Barrayarans a brusquement changé, dit le lieutenant Alfredi quand elle se tut. Jusque-là, ils ne pensaient sans doute pas qu’ils auraient un jour des comptes à rendre. — Ils ont un nouveau commandant, lui expliqua Cordelia. Celui-là respecte les prisonniers et, quelle que soit la situation, il y aura des changements. Son interlocutrice n’avait pas l’air convaincu. — Ah bon ? Et qui est ce nouveau commandant ? — Le Commodore Vorkosigan, répondit Cordelia d’un ton neutre. — Le Boucher de Komarr ? Seigneur ! Ça va être le carnage ! Alfredi paraissait terrifiée. — Il me semble que le spectacle auquel vous avez pu assister ce matin sur le tarmac et dont vous m’avez parlé est un gage de sa bonne foi. — Cela prouve simplement que c’est un fou. L’ancien commandant ne s’était jamais rendu personnellement coupable de sévices ni de viols. C’était loin d’être le pire. — Il dirigeait le camp. S’il savait que de tels abus étaient pratique courante, il aurait dû y mettre un terme. Et s’il l’ignorait, c’est qu’il était incompétent. En tout état de cause, sa responsabilité était engagée. (Se rendant compte qu’elle se faisait l’avocate d’une exécution capitale ordonnée par des Barrayarans, Cordelia s’interrompit brusquement.) Et puis je ne sais pas ! Je ne suis pas l’ange gardien de Vorkosigan. Au même moment, il se produisit un tel vacarme à l’extérieur qu’on aurait pu croire à une émeute soudaine. Une délégation de prisonniers parmi lesquels figuraient Parnell et les autres membres de l’ancien équipage de Cordelia envahit la baraque pour avoir confirmation des rumeurs de paix répandues dans tout le camp. Les gardes s’éloignèrent. Cordelia dut répéter par deux fois son récit. Parnell bondit soudain sur une couchette et commença à haranguer la petite foule en pyjamas orange : — Le capitaine Naismith ne vous a pas tout dit, lança-t-il d’une voix de stentor. Un garde m’a donné le fin mot de l’histoire. Après notre arraisonnement, nous avons été incarcérés à bord du vaisseau amiral. Mais, trompant la vigilance de l’ennemi, elle a réussi à s’évader et à en finir avec le commandant en chef des forces barrayaranes, l’amiral Vorrutyer. Voilà pourquoi leur offensive a échoué. Voilà ce qu’a fait le capitaine Naismith ! — Les choses ne se sont pas passées comme ça, protesta Cordelia – mais hurlements et acclamations couvrirent immédiatement sa voix. Ce n’est pas moi qui ai tué Vorrutyer. Non ! Arrêtez ! Reposez-moi par terre ! (Parnell et ses camarades l’avaient hissée sur leurs épaules pour la porter en triomphe dans le camp.) Ce n’est pas vrai ! Qu’est-ce qui vous prend ? Je vous dis d’arrêter ça ! Mais autant essayer de vider l’océan à la petite cuiller ! Ce fait d’armes enthousiasmait les prisonniers frustrés, il exauçait leurs vœux, c’était un baume qui leur remontait le moral, une revanche par personne interposée. L’histoire se propageait de bouche à oreille, enjolivée, embellie, transformée et, vingt-quatre heures plus tard, elle était devenue une légende dorée, un mythe indestructible. Au bout de quelques jours, Cordelia finit par renoncer à démentir cette version imaginaire des exploits qu’on lui attribuait. La vérité était trop complexe et trop ambiguë pour enflammer les esprits et, dans sa volonté d’éliminer de son récit tout ce qui avait trait à Vorkosigan, elle-même était incapable de la rendre convaincante. Les exigences de son devoir lui paraissaient fastidieuses et vides de sens. Elle avait le mal du pays, n’aspirait qu’à retrouver la tranquillité et la tendresse des siens. Elle n’avait plus qu’un souhait : que les pensées cauchemardesques qui l’assiégeaient cessent enfin. 11 Le camp reprit sa vie routinière. Les semaines succédaient aux semaines tandis que les négociations sur l’échange des prisonniers se poursuivaient avec une sage lenteur et que chacun et chacune faisaient des projets d’avenir en rêvant au jour de la libération. Cordelia parvint à établir des relations presque normales avec ses compagnes de détention, même si celles-ci s’efforçaient toujours de la faire bénéficier de privilèges particuliers. Vorkosigan ne se manifesta pas une seule fois. Un après-midi, alors que, allongée sur sa couchette, elle faisait semblant de dormir, le lieutenant Alfredi la secoua. — Un officier barrayaran veut vous parler, lui annonça-t-elle. C’était Vorkosigan. Il l’attendait devant la baraque, toujours accompagné d’Illyan qui le suivait comme son ombre. Tendu, déférent, fatigué et le visage fermé. — Pourrais-je m’entretenir avec vous, capitaine Naismith ? lui demanda-t-il de son ton le plus officiel. — Oui… mais pas ici, répondit Cordelia qui sentait les yeux de ses compagnes de chambrée braqués sur elle. Nous pourrions peut-être faire quelques pas ? Vorkosigan acquiesça et ils s’éloignèrent sans un mot. Fidèle à son rôle, Illyan les suivit. Ils sortirent de l’enceinte du camp et s’enfoncèrent dans les bois. Ce fut finalement Cordelia qui rompit le silence : — Je suis contente que vous soyez venu. J’avais un certain nombre de choses à vous dire. — J’aurais voulu passer vous voir plus tôt, mais j’étais débordé. Du menton, Cordelia désigna les barrettes jaunes qui ornaient le col du Barrayaran. — Mes félicitations pour votre promotion. — Oh ! (Vorkosigan effleura négligemment ses insignes du doigt.) C’est sans signification aucune. Tout juste une formalité indispensable pour que je puisse effectuer mon travail ici. — C’est-à-dire ? — Désarmer l’escadre, assurer la protection de l’espace local, assurer le transport des officiels en mission qui font l’aller et retour entre Barrayar et Escobar. Faire le grand nettoyage maintenant que la petite sauterie est terminée. Superviser l’échange des prisonniers. Le chemin qui serpentait entre les arbres montait vers la paroi du cratère. — Je voulais m’excuser de vous avoir droguée pour vous interroger, enchaîna Vorkosigan. Je sais que je vous ai profondément blessée. Mais je ne pouvais pas agir autrement. C’était une nécessité militaire. — Vous n’avez pas à vous excuser. (Cordelia jeta par-dessus son épaule un coup d’œil en direction d’Illyan. Il faut absolument que je sache…) Non, j’ai fini par comprendre que vous n’avez pas à vous le reprocher. Un temps, puis : — Je vois. Vous êtes très perspicace. — Je nage, au contraire, en pleine confusion. Vorkosigan se retourna et fit face à Illyan. — Lieutenant, je vous prie de m’accorder une faveur. Je désire rester quelques minutes seul en compagnie de cette dame. — Ce n’est pas possible, amiral, vous le savez bien. — Je lui ai naguère demandé si elle acceptait d’être ma femme. Elle ne m’a jamais répondu. Si je vous donne ma parole que ce sera l’unique sujet de cette conversation, me laisserez-vous quelques minutes d’intimité ? — Oh… (Illyan plissa le front.) Vous me donnez votre parole ? — Je m’y engage sur mon honneur, lieutenant. — Eh bien… dans ce cas, je pense que rien ne s’y oppose. Et, la mine maussade, Illyan s’installa à califourchon sur un tronc d’arbre tombé. Vorkosigan et Cordelia continuèrent leur chemin. Arrivés au sommet de l’entonnoir, ils s’assirent en tailleur à même le sol. Plus un bruit ne leur parvenait du camp qui s’étendait très loin sous leurs yeux. — Jadis, vous n’auriez jamais pris un engagement en sachant que vous ne le tiendriez pas, observa la jeune femme. — Les temps ont changé. — Et vous ne m’auriez pas menti. — Non. — Et vous n’auriez pas, d’un claquement de doigts, fait exécuter un homme pour des crimes auxquels il n’avait pas participé personnellement. — Ça n’a pas été une décision arbitraire de ma part. C’est une cour martiale qui a prononcé la sentence. Et la commission judiciaire interstellaire n’y trouvera rien à redire. Parce que je vais l’avoir sur le dos, elle aussi, et dès demain. Elle enquête sur les sévices infligés aux prisonniers. — J’ai l’impression que tout ce sang versé vous a monté à la tête. La vie des individus a perdu toute signification pour vous. — C’est vrai. J’ai vu trop de morts. Il sera bientôt temps que je donne ma démission. Les traits du Barrayaran étaient inexpressifs et sa voix monocorde. — Comment l’empereur a-t-il pu vous conduire à être son exécuteur ? Vous charger, vous, de cette… extraordinaire mission de mort ? Qui en a eu l’idée ? Vous ou lui ? Vorkosigan ne chercha ni à éluder la question, ni à nier. — Lui et Negri. Je ne suis que son instrument. (Il se mit à arracher un à un les brins d’une touffe d’herbe.) Il ne m’a pas dévoilé son projet d’un seul coup. D’abord, il m’a demandé de prendre le commandement des forces d’invasion, et il m’a proposé un marché : devenir le vice-roi d’Escobar après la colonisation de la planète. J’ai refusé. Alors, il est passé à la menace : il me jetterait dans les griffes de Grishnov, il le laisserait me faire condamner pour haute trahison et je n’aurais pas à espérer de grâce impériale. Je lui ai répondu d’aller se faire voir. Enfin… c’était ce que cela voulait dire. Ça a été un moment pénible pour tous les deux. Et puis, il m’a présenté ses excuses en me donnant du lord Vorkosigan long comme le bras alors qu’il m’appelait « capitaine » quand il voulait se montrer insultant. Finalement, il a convoqué Negri qui est venu avec un dossier sous le bras, et il a mis fin à son petit jeu. La parole était maintenant à la raison. À la logique. À l’argumentation. Aux données concrètes. Cela a duré une semaine mortelle. Enfermés tous les trois dans le salon de la résidence impériale tendu de soie verte, nous avons discuté et rediscuté pendant qu’Illyan se morfondait dans le hall à étudier les collections d’art de l’empereur. À propos d’Illyan, vous ne vous êtes pas trompée : il ignore tout du but réel de l’invasion. « Vous avez vu le prince Serg… brièvement. J’ajouterai que vous l’avez vu à son apogée. Il avait peut-être été naguère à l’école de Vorrutyer, mais l’élève avait fini par dépasser le maître. S’il avait eu si peu que ce soit le sens des obligations que lui imposait sa charge, je pense que son père lui aurait pardonné même les plus ignobles de ses perversions. Mais c’était un désaxé et il s’était entouré d’hommes qui avaient intérêt à ce qu’il le soit encore davantage. Il était le digne neveu de Yuri. Grishnov comptait bien faire de lui sa marionnette lorsqu’il serait monté sur le trône. De sa propre initiative – à mon avis, Grishnov aurait préféré attendre –, Serg avait commandité deux tentatives d’assassinat contre son père en l’espace de dix-huit mois. Cordelia émit un sifflement silencieux. — Je commence à mieux comprendre. Mais pourquoi ne pas l’avoir simplement supprimé sans tambour ni trompette ? L’empereur et votre capitaine Negri auraient certainement été tout à fait capables de manigancer discrètement sa… disparition ? — Nous en avons discuté. Je suis même allé jusqu’à proposer de me charger moi-même de son élimination – parce qu’il n’y avait pas d’autre solution : c’était ça ou le bain de sang. (Vorkosigan se tut un instant.) Les jours de l’empereur sont comptés. Nous ne pouvons pas attendre que les choses se règlent toutes seules. Il veut faire le ménage avant de décéder. C’est devenu son obsession. Le hic, c’est que le fils du prince, Grégor, n’a que quatre ans et une régence de seize ans serait bien longue. Le prince mort, le pouvoir serait automatiquement tombé dans les mains de Grishnov et du parti ministériel. Le tuer n’était donc pas suffisant. L’empereur était convaincu qu’il lui fallait en finir une fois pour toutes avec le parti de la guerre. Qu’il ne puisse ressusciter pendant au moins une génération. Alors, à moi de me casser la tête sur les problèmes stratégiques que posait l’invasion d’Escobar. C’est alors que Negri a été informé par ses espions de l’existence des miroirs à plasma. Les services de renseignements officiels n’étaient pas au courant. Pour l’effet de surprise, c’était raté. Vous savez ce que l’empereur a fait ? Il a étouffé la nouvelle, tout simplement. Du coup, l’opération ne pouvait se solder que par un désastre. Il n’avait plus qu’à se retirer sur la pointe des pieds et laisser Grishnov, le parti de la guerre et le prince qui se voyaient déjà les uns et les autres couverts de gloire se précipiter tête baissée dans la gueule du loup. (C’était maintenant à pleines poignées que Vorkosigan arrachait les touffes d’herbe.) Les choses s’enchaînaient à la perfection, c’était fascinant. Mais tout ne tenait qu’à un fil. Il y avait même la possibilité, si on laissait les événements suivre leur cours, que tout le monde périsse sauf le prince. J’ai donc été placé à l’endroit stratégique me permettant de veiller au bon déroulement du scénario prévu. Je devais asticoter le prince, le mettre hors de lui pour être sûr qu’il rejoindrait les lignes au moment voulu. D’où la petite comédie dont vous avez été témoin dans ma cabine. En réalité, je n’ai pas perdu mon sang-froid une seconde. J’enfonçais simplement le dernier clou dans le cercueil. — Je suppose que le médecin du bord était de mèche avec vous ? — Bien entendu. — C’est ahurissant ! — N’est-ce pas ? Je n’ai même pas pu être un honnête assassin. Vous vous rappelez que je vous ai dit un jour que je songeais à me lancer dans la politique ? Je crois que je suis guéri de cette ambition. — Et Vorrutyer ? Etiez-vous aussi supposé le tuer ? — Non. Dans le scénario originel, il devait servir de bouc émissaire. Après la déroute qui signait la fin du parti de la guerre, il aurait dû exprimer ses regrets à l’empereur. À la mode japonaise, s’entend. N’était-il pas le conseiller spirituel du prince ? Je n’enviais pas le sort qui l’attendait. Il ne cessait de me houspiller et, moi, je voyais le sol s’effondrer sous ses pieds. Il n’en revenait pas. Il avait toujours eu le don de me faire sortir de mes gonds – un petit jeu auquel il adorait se livrer quand nous étions plus jeunes. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi il y échouait. (Vorkosigan s’était couché dans l’herbe et, évitant le regard de Cordelia, il gardait les yeux fixés au ciel.) Toujours est-il que sa mort a sauvé une multitude de vies humaines. Vivant, il aurait essayé de poursuivre le combat le plus longtemps possible pour sauver son pouvoir politique. C’est cela, en définitive, qui m’a fait céder et entrer dans la combine : j’étais le plus à même d’organiser le repli de nos forces. — Ainsi, nous ne sommes tous que des outils entre les mains d’Ezar Vorbarra, murmura Cordelia à qui cette pensée donnait mal au ventre. Moi et mon convoi, vous, les Escobarans – et même Vorrutyer. Les envolées patriotiques, les grandes colères de la vertu outragée… du baratin, rien de plus ! — Exactement. — Ça me donne envie de vomir. Le prince Serg était-il vraiment un personnage aussi abject ? — Sans l’ombre d’un doute. Je ne vous infligerai pas les détails dont étaient farcis les rapports de Negri, cela vous rendrait malade… Mais l’empereur disait que si on n’agissait pas maintenant, nous essaierions tous de le liquider d’ici cinq ou dix ans et que selon toute probabilité nous saboterions alors le travail. Tous nos amis seraient massacrés dans la guerre civile qui, du coup, embraserait la planète tout entière. Il avait connu deux guerres civiles au cours de son existence et il était hanté par ce cauchemar. Un Caligula ou un Yuri le Fou peut régner longtemps. Les meilleurs hésitent à faire le nécessaire pour l’arrêter et les salauds en profitent pour renforcer leur position. Ezar Vorbarra ne ménage pas sa peine. Il lit et relit tous les rapports – il peut presque les réciter par cœur. Il n’a pas pris sa décision à la légère. À tort, peut-être, mais ni à la légère, ni sous l’impulsion du moment. Il ne voulait pas que son fils meure déshonoré. C’était le dernier cadeau qu’il pouvait lui faire. (Cette fois, Vorkosigan regarda Cordelia dans les yeux.) Ai-je eu tort d’accepter de lui Prêter mon concours, Cordelia ? Si j’avais refusé, il aurait fait appel à quelqu’un d’autre, voilà tout. M’efforcer de suivre la voie de l’honneur a toujours été ma ligne de conduite. Mais que faire lorsque toutes les options sont aussi haïssables les unes que les autres ? Que l’action est aussi abominable que la passivité ? — Me demandez-vous de vous juger ? — Il faut que quelqu’un soit mon juge. — Je regrette. Je peux vous aimer. Je peux me désoler avec vous ou pleurer sur vous. Je peux partager votre souffrance. Mais vous juger, non. Ça, je ne peux pas. — Ah ! (Vorkosigan se mit à plat ventre et s’abîma dans la contemplation du camp au loin.) Je parle trop. — Vous ne parlez pas comme cela devant n’importe qui, n’est-ce pas ? demanda Cordelia avec anxiété. — Seigneur non ! Vous êtes… vous êtes… je ne sais pas ce que vous êtes. Mais j’avais besoin de vider mon cœur. Voulez-vous m’épouser ? Elle poussa un soupir et laissa tomber sa tête sur ses genoux. — Je vous aime. Vous le savez. Mais épouser Barrayar qui dévore ses propres enfants… Non. C’est au-dessus de mes forces. — Barrayar ne se réduit pas seulement à ces haïssables affrontements politiques. Il y a des gens qui les ignorent pratiquement toute leur vie. — Oui, mais ce n’est pas votre cas. Vorkosigan se rassit. — Je ne sais pas si je pourrais obtenir mon visa d’entrée pour la colonie de Beta. — Vraisemblablement pas cette année. Ni l’année prochaine. Actuellement, les Barrayarans sont tenus en bloc pour des criminels de guerre. Mes compatriotes sont un peu chatouilleux sur ce point. Et puis, il y a Komarr. — Je vois. Il me serait donc difficile de me faire embaucher comme professeur de judo. Et, tout bien considéré, je me vois mal écrire mes Mémoires. — Dans l’immédiat, je crois que vous auriez d’abord surtout du mal à éviter de vous faire lyncher par la foule. (Cordelia leva les yeux. La vue du visage crispé de Vorkosigan lui broya le cœur. J’ai eu tort de dire ça.) De toute façon, il faut… il faudra que je souffle un peu. Que je voie ma mère. Et que je réfléchisse dans le calme et la tranquillité. Nous parviendrons peut-être à trouver une solution. Et nous pourrons nous écrire. — Oui, bien sûr. Vorkosigan se mit debout et aida Cordelia à se lever. — Et que va-t-il se passer pour vous, maintenant ? s’enquit-elle. Vous avez été rétabli dans votre grade. — Je vais d’abord terminer ce sale boulot. (Du bras, il désigna le camp, mais c’était toute l’aventure escobarane que ce geste sous-entendait.) Après, je crois que je rentrerai dans mes foyers. Où je me soûlerai la gueule. Le service de l’empereur, c’est fini. La mort de son fils et des cinq mille hommes qui l’ont accompagné dans cet enfer sera désormais pour toujours un mur entre nous. Vorhalas, Gottyan… — N’oubliez pas les Escobarans. Plus quelques Betans. — Je ne les oublierai pas. (Côte à côte, ils commencèrent à redescendre le chemin.) Vous n’avez besoin de rien au camp ? J’ai essayé de vous fournir tout le ravitaillement possible dans la limite de nos stocks, mais je peux avoir oublié quelque chose. — Non, nous avons tout ce qu’il nous faut, maintenant. Je n’ai besoin de rien en particulier. La seule chose que nous attendons avec impatience, c’est de rentrer chez nous. Ah si ! J’ai une faveur à vous demander. — Dites. — La tombe du lieutenant Rosemont… Rien ne la signale. Je ne reviendrai peut-être plus jamais sur cette planète. Pourriez-vous y faire apposer une plaque commémorative pendant que les vestiges de notre ancien camp n’ont pas encore entièrement disparu ? Je connais par cœur son matricule et sa date de naissance. J’ai si souvent compulsé son dossier personnel que je les ai encore en mémoire. — Ce sera fait, vous pouvez compter sur moi. — Attendez. (Elle lui tendit la main ; il s’immobilisa et ses doigts épais se refermèrent sur ceux, fuselés, de la jeune femme. Sa peau était tiède et rugueuse.) Avant que nous retrouvions le pauvre lieutenant Illyan… Il la prit dans ses bras et ils échangèrent leur premier baiser. — Oh ! fit Cordelia quand leurs lèvres se séparèrent enfin. Nous avons peut-être eu tort. C’est tellement douloureux quand cela s’arrête… — Eh bien, dans ce cas… Il lui caressa doucement les cheveux et, l’étreignant farouchement, l’embrassa à nouveau. — Hemm hemm. (C’était Illyan qui arrivait en se raclant bruyamment la gorge.) Vous n’avez pas oublié la conférence d’état-major, amiral ? Vorkosigan repoussa doucement Cordelia en lâchant un soupir. — Non, lieutenant, je ne l’ai pas oubliée. — Puis-je vous présenter mes félicitations, amiral ? fit Illyan en souriant. — Non, lieutenant. Illyan ravala son sourire. — Je… je ne comprends pas, amiral. — C’est très bien comme ça, lieutenant. Ils se remirent en marche. Dans l’après-midi du lendemain, la plupart des prisonnières escobaranes montèrent à bord d’une navette pour rejoindre l’astronef chargé de leur rapatriement. À la fin de la journée, un garde tiré à quatre épingles apparut sur le seuil de la baraque et demanda le capitaine Naismith. — L’amiral vous présente ses compliments, capitaine. Il souhaiterait que vous passiez dans son bureau pour vérifier l’exactitude des données transcrites sur la plaque commémorative de votre officier. — Je vous suis. — Pour l’amour du ciel, Cordelia, n’y allez pas toute seule, murmura le lieutenant Alfredi. — Ne vous inquiétez pas, répondit Cordelia avec impatience. Je n’ai rien à craindre de Vorkosigan. — Vraiment ? Alors, qu’est-ce qu’il vous voulait, hier ? — Je vous l’ai dit. Que je lui fournisse les éléments dont il avait besoin pour la plaque funéraire de Rosemont. — Et ça a demandé deux heures ? Allons ! J’ai bien vu comme il vous regardait. Et vous, quand vous êtes revenue, vous aviez l’air d’une morte ressuscitée. D’un geste agacé, Cordelia coupa court aux protestations d’Alfredi et suivit le garde qui la conduisit avec la plus extrême courtoisie à ce qui avait été la cache souterraine. Les services administratifs des forces barrayaranes étaient installés dans une des salles latérales. L’air affairé des secrétaires donnait à penser qu’il devait y avoir des grosses légumes de l’état-major dans les parages et, effectivement, Vorkosigan n’était pas seul dans son bureau. Il était en train de donner des instructions à trois officiers – Illyan, un capitaine et un commodore. Il s’interrompit pour décocher un bref coup de menton à la Betane qui lui rendit son salut avec le même souci d’économie. Est-ce que je donne, moi aussi, l’impression de le dévorer des yeux ? se demanda-t-elle. Le petit ballet auquel nous nous livrons tous les deux pour dissimuler nos sentiments quand nous sommes en public ne servira à rien si nos regards les trahissent. — C’est sur le bureau, Cor… capitaine Naismith, dit-il en tendant le doigt. Jetez-y un coup d’œil. Et, revenant à ses interlocuteurs, Vorkosigan reprit son exposé. C’était une de ces plaquettes de métal utilisées par l’armée barrayarane pour identifier les tombes des soldats tués au combat. Cordelia, après s’être assurée que l’inscription ne comportait pas d’erreurs, la palpa brièvement. Elle était certainement indestructible. Quand il en eut terminé, Vorkosigan la rejoignit. — Ça ira ? — C’est parfait. (Elle lui sourit.) Vous avez pu retrouver sa tombe ? — Oui, votre ancien camp est encore visible à basse altitude, mais, passé la saison des pluies, il n’en restera plus rien. Un bruit d’altercation s’éleva soudain derrière la porte, dominé par la voix du factionnaire qui la gardait : — Ça, c’est ce que vous dites, vous. Est-ce que je sais si ce ne sont pas des bombes ? Pas question que vous ameniez ça dans son bureau. — Il doit signer personnellement la décharge. Ce sont mes ordres. Bon Dieu ! Vous faites les fiers-à-bras comme si c’était vous qui l’aviez gagnée, cette putain de guerre ! Celui qui parlait ainsi, un homme revêtu de l’uniforme grenat des méditechs escobarans, entra à reculons, tirant une espèce de bizarre ballon ventripotent qui n’était autre qu’une palette flottante télétractée. Son chargement se composait de récipients cylindriques de cinquante centimètres de diamètre hérissés de voyants de contrôle et d’opercules scellés par des joints étanches. Cordelia comprit immédiatement de quoi il s’agissait et se raidit, prise d’une brusque nausée. Vorkosigan, lui, considéra ces objets d’un air déconcerté. L’Escobaran balaya le bureau du regard. — Je dois faire signer le reçu de livraison par l’amiral Vorkosigan en personne. Il est là ? Vorkosigan avança d’un pas. — C’est moi. Qu’est-ce que c’est que ça ? — Retour à l’envoyeur, répondit le méditech d’un ton aigre-doux. Vorkosigan fit le tour de la palette. — Mais encore ? — Vos bâtards. Cordelia vint au secours de Vorkosigan, visiblement éberlué. — Ce sont des réplicateurs utérins, amiral. Autonomes et dotés de leur propre source d’énergie. Il faut seulement en effectuer la maintenance… — Une fois par semaine, approuva le méditech avec une fausse cordialité. (Il tendit une disquette à Vorkosigan.) Et ça, ce sont les instructions qui vont avec. Vorkosigan le considéra d’un air effaré. — Mais qu’est-ce que je suis censé en faire ? — Vous pensiez que nos femmes régleraient le problème, hein ? répliqua l’Escobaran, sarcastique. Pour ma part, je vous suggérerais de les accrocher au cou de leurs papas. Chacun a sa fiche indiquant la part paternelle de son héritage génétique. Comme ça, vous n’aurez aucun mal à retrouver les géniteurs respectifs. Vorkosigan prit le reçu que lui présentait le méditech, le lut deux fois de la première à la dernière ligne, puis fit à nouveau le tour de la palette en comptant les cylindres, l’air profondément troublé. — Je ne réalisais pas qu’ils pouvaient faire des choses pareilles, murmura-t-il à l’adresse de Cordelia en passant devant elle. — Chez nous, on utilise couramment les réplicateurs pour les urgences médicales. — Ce matériel doit être d’une complexité fantastique. — Et il est très onéreux. Je suis surprise. Peut-être se sont-ils tout simplement refusé à persuader les mères de rentrer enceintes sur Escobar. L’avortement a provoqué une réaction émotionnelle très forte chez deux d’entre elles. La culpabilité vous en incombe. Cordelia avait l’impression que ces mots étaient autant de balles tirées à bout portant sur Vorkosigan et elle s’en voulait de ne pas avoir trouvé une autre formulation. — Ils sont tous vivants ? — Bien sûr. Tous les témoins sont au vert, ce qui veut dire que les incubateurs sont remplis de placenta. Les embryons y flottent dans leur enveloppe amniotique comme s’ils étaient dans le ventre de leur mère. — Ils bougent ? — Je suppose. Vorkosigan passa la main sur son visage. — Dix-sept ! Il y en a dix-sept ! Bon Dieu, Cordelia, mais qu’est-ce que je vais en faire ? Le médecin, bien sûr, mais… (Il se tourna vers le planton qui paraissait fasciné.) Allez me chercher le chirurgien – et au trot. (Il revint à Cordelia.) Combien de temps ces machins-là peuvent-ils fonctionner ? lui demanda-t-il à mi-voix. — Le temps d’une grossesse, s’il le faut… neuf mois. — Vous pouvez me signer ma décharge, amiral ? s’enquit le méditech qui contemplait d’un air intrigué le pyjama orange de Cordelia. Je n’ai pas que ça à faire. Vorkosigan parapha d’un air absent le reçu, y apposa l’empreinte de son pouce et le rendit à l’Escobaran. Obéissant à une sorte de curiosité morbide, Cordelia s’approcha pour en lire le détail. — Le plus jeune doit avoir sept semaines et le plus âgé quatre mois. Les premiers ont été conçus juste au début de la guerre. — Mais que vais-je en faire ? répéta Vorkosigan. Cordelia ne l’avait jamais vu aussi désemparé. — Que faites-vous d’habitude quand vos soldats fabriquent des enfants illégitimes ? Ce genre de situation s’est sûrement déjà produit, à une moindre échelle, peut-être. — En principe, on a recours à l’avortement. En l’occurrence, il a déjà été pratiqué. Ce n’est pas possible ! Ces fœtus flottants… ces bébés en conserve… les Escobarans n’espèrent quand même pas que nous allons les garder en vie ? — Je ne sais pas, soupira pensivement Cordelia. Ces fœtus constituent une petite minorité d’exclus définitifs. Dire qu’un de ces bébés en boîte aurait pu être le mien et avoir eu Vorrutyer pour père. Ou Bothari ! Cette seule idée révulsa totalement Vorkosigan. — Mais qu’est-ce que… qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Sa voix n’était plus qu’un chuchotement. — Vous attendez que je vous donne des ordres ? — Je n’ai jamais… Cordelia, je vous en supplie… Quelle solution honorable… Son désarroi faisait pitié. — Il vous faut les prendre en charge, je suppose. Je n’ai aucune idée de ce que cela pourra entraîner, mais vous avez signé cette décharge. — Oui. Evidemment. J’ai engagé ma parole. (Du coup, le problème se posait en termes familiers et l’amiral se ressaisit.) Et Vorkosigan ne revient pas sur sa parole. Bien… L’objectif étant maintenant défini, il ne reste plus qu’à mettre sur pied le plan d’attaque… Au travail ! Le chirurgien entra au même instant. — Mais que diable… Oh ! je devine ce que c’est. Jamais je n’aurais rêvé en voir un seul de mes yeux ! (Il caressa un réplicateur avec une sorte de convoitise professionnelle.) Ils sont à nous ? — Et rien qu’à nous, répondit Vorkosigan. C’est un cadeau des Escobarans. Le chirurgien émit un gloussement. — Ils vous ont refilé le bébé, si j’ose dire ? C’est monstrueux, mais j’imagine qu’on peut comprendre leurs raisons. Mais pourquoi ne les ont-ils pas tout simplement flanqués à l’égout ? — Sans doute à cause de la valeur qu’ils attachent à la vie humaine, répliqua vivement Cordelia. Une notion totalement étrangère à l’esprit militaire, mais indissociable de certaines cultures. Vorkosigan tendit la disquette au chirurgien. — Voici les instructions. — Ah, parfait ! Puis-je en vider un pour le démonter ? — Certainement pas ! Je me suis personnellement engagé à ce que nous prenions soin de ces fœtus. De tous sans exception. — Comment ont-ils bien pu faire pour vous arracher pareille promesse ? Enfin… j’en récupérerai peut-être un plus tard. Le chirurgien se remit à contempler les cylindres étincelants. — Avez-vous le matériel nécessaire pour résoudre tous les problèmes qui pourraient se poser ? — Fichtre pas ! Seul l’hôpital militaire impérial dispose des équipements nécessaires. Et il n’a pas de pavillon d’obstétrique. Mais le département de la recherche serait sans doute ravi si on lui faisait cadeau de ces jolis mignons. Il fallut un moment à Cordelia pour réaliser que c’étaient des réplicateurs qu’il parlait, pas des bébés qu’ils contenaient. — Ils doivent passer à la vérification et à l’entretien dans une semaine. Est-il possible d’assurer la maintenance ici ? — Je ne pense pas que… (Le chirurgien glissa la disquette dans le moniteur du secrétaire et se pencha sur l’écran. Le texte commença à défiler.) Il doit bien y avoir dix kilomètres d’instructions ! Ah… Non. Nous n’avons pas… non. Je suis navré, amiral, mais j’ai bien peur que, cette fois, vous soyez dans l’impossibilité de tenir vos engagements. Un sourire carnassier, totalement dénué d’humour, découvrit les dents de Vorkosigan. — Vous rappelez-vous ce qui est arrivé au dernier homme qui a tenté de me faire revenir sur ma parole ? Le sourire du médecin s’effaça, laissant place à une expression d’incertitude. — Voici mes ordres, reprit Vorkosigan en martelant ses mots. Dans une demi-heure, vous allez embarquer avec ces… choses à bord d’un aviso rapide. Vous débarquerez à Vorbarr Sultana avant la fin de la semaine. Vous vous rendrez immédiatement à l’HôpImp et vous réquisitionnerez tout ce que vous jugerez nécessaire en hommes et en matériel pour mener à bien le… ce projet. Vous vous ferez délivrer un mandat impérial si besoin est. Par les voies officielles ou par des raccourcis officieux. Je suis sûr que notre ami Negri vous fournira les contacts voulus. Quand les duplicateurs seront installés et mis en service, vous m’en rendrez compte. — Les mettre en service en moins d’une semaine ? Mais c’est impossible ! Même si un courrier rapide les transporte. — Vous ferez le trajet en cinq jours en naviguant six points au-dessus de la vitesse maximale d’urgence. Si l’officier mécanicien fait correctement son travail, les moteurs n’exploseront pas avant d’avoir atteint le seuil critique de huit points. Il n’y a aucun danger. (Vorkosigan tourna la tête.) Couer, donnez l’ordre à l’équipage de l’aviso de rejoindre son poste coudes au corps, s’il vous plaît. Et appelez-moi son commandant. Je veux lui donner personnellement ses consignes. Le commodore Couer haussa les sourcils, mais acquiesça. — Est-ce là une manifestation du sentimentalisme betan, amiral ? demanda à mi-voix le chirurgien avec un coup d’œil en direction de Cordelia. Un peu curieux de la part d’un officier au service de l’empereur. Vorkosigan sourit. — De l’insubordination betane, vous voulez dire, docteur ? fit-il sur le même ton. Je vous serais obligé de consacrer votre énergie à exécuter mes ordres au lieu de chercher des excuses pour ne pas le faire. — Il serait foutrement plus simple d’ouvrir les robinets ! Et que ferez-vous d’eux quand ils seront achevés… arrivés à terme… je ne sais pas quel mot employer. Qui, alors, en assumera la responsabilité ? Je peux comprendre votre désir d’impressionner votre bonne amie, mais réfléchissez un peu, amiral ! Vorkosigan toussota pour ravaler le sourd grondement qui lui montait à la gorge. — Ça, c’est mon problème. Votre responsabilité s’arrête là. Il vous reste vingt-cinq minutes, docteur. Si vous voulez, vous pourrez prendre trois jours de congé quand vous aurez effectué la livraison à l’HôpImp, ajouta-t-il avec un rictus éloquemment agressif. S’avouant vaincu, le chirurgien s’esquiva pour rassembler ses affaires. — Pouvons-nous compter sur lui ? demanda Cordelia avec hésitation. — Oh ! Ne vous faites pas de souci pour ça. Il lui faudra juste le temps de tourner tout cela dans sa tête. Quand il arrivera à Vorbarr Sultana, il se comportera comme si c’était lui qui avait accouché du projet – et inventé les… réplicateurs utérins. (Le regard de Vorkosigan revint à la palette flottante.) Les plus belles saloperies que… Il s’interrompit en voyant la porte s’ouvrir. Un garde fit son entrée. — Pardonnez-moi, amiral, mais le pilote de la navette escobarane réclame le capitaine Naismith. Ils sont prêts à décoller. — Amiral, dit au même instant Couer installé au communico, j’ai le commandant de l’aviso en ligne. Cordelia décocha à Vorkosigan un regard désolé auquel il répondit par un hochement de tête et elle sortit du bureau tandis qu’il prenait la communication. La dernière repartie du chirurgien lui revint en mémoire tandis qu’elle s’éloignait. Et nous qui nous figurions avoir fait preuve de tant de discrétion ! Il faudrait vraiment trouver un truc pour éviter d’être trahi par ses propres yeux ! 12 Cordelia avait embarqué avec quelque deux cents autres rapatriés, Escobarans pour la plupart, à bord d’un navire de ligne affrété par Tau Ceti et hâtivement converti en transport de troupes. Les passagers passaient le plus clair de leur temps à échanger leurs souvenirs de guerre et Cordelia comprit vite que ces palabres étaient subtilement dirigées par les officiers psychiatres. Le mutisme qu’elle observait sur ses expériences personnelles fut rapidement remarqué. Elle avait repéré le petit jeu qui consistait à provoquer des rencontres faussement fortuites débouchant sur des séances de thérapie de groupe, et elle se fixa pour règle de les bouder systématiquement. Mais ce ne fut pas suffisant. Elle s’aperçut qu’elle était discrètement mais implacablement talonnée par une sémillante jeune femme, une certaine Irène, et en conclut que cette dernière était vraisemblablement chargée de la suivre personnellement. Elle surgissait inopinément au réfectoire, dans les coursives, dans les salles de repos avec, toujours, une bonne excuse pour engager le dialogue. Cordelia l’évitait autant que possible et, si elle se trouvait au pied du mur, elle s’arrangeait pour détourner la conversation. Au bout d’une semaine de ce régime, ladite Irène cessa de la tarabuster, mais, un soir, alors qu’elle regagnait sa cabine, Cordelia constata que la fille avec qui elle la partageait avait déménagé. Une civile plus âgée, qui ne faisait pas partie du contingent des anciennes prisonnières, la remplaçait. Cordelia s’étendit sur son lit et, d’un air morne, la regarda défaire ses bagages. — Bonsoir. Je m’appelle Joan Sprague, se présenta la nouvelle venue sur un ton chaleureux. C’était le moment ou jamais de mettre les points sur les i. — Bonsoir, docteur Sprague. Je présume que vous êtes la patronne d’Irène. Je me trompe ? — C’est tout à fait exact, répondit l’autre après une brève hésitation. Mais je préférerais que vous ne considériez pas notre rencontre comme préméditée. — Non, vous préférez qu’elle ait l’air de ne pas être préméditée. — Vous avez une personnalité attachante, capitaine Naismith. — Ce n’est rien à côté de la vôtre. Supposons que j’accepte de vous parler. Rameuterez-vous vos chiens de garde ? — Je suis ici pour vous écouter – mais seulement quand vous serez prête à parler. — En ce cas, demandez-moi tout ce que vous voulez savoir. Qu’on en finisse et que nous puissions nous détendre toutes les deux ! D’ailleurs, ajouta-t-elle in petto, j’ai tellement besoin d’être requinquée qu’un peu de thérapie ne me fera peut-être pas de mal, après tout. Sprague s’assit sur le lit, un sourire affable aux lèvres, mais son attention visiblement en éveil. — Je souhaiterais vous aider à vous rappeler ce qui s’est passé quand vous étiez détenue à bord du vaisseau amiral barrayaran. Faire remonter le souvenir de ces événements, si horribles qu’ils aient pu être, à votre conscience sera le premier pas vers la guérison. — Euh… je crains que nous ne parlions pas le même langage. Je me rappelle parfaitement tous ces événements, comme vous dites. Ce que je voudrais, c’est, bien au contraire, les oublier. Pour pouvoir, au moins, dormir de temps à autre. — Je comprends. Mais continuez. Pourquoi ne pas me les raconter ? Devant l’insistance de Sprague, Cordelia lui relata alors tout ce qui était arrivé entre le moment où elle avait émergé du couloir de navigation de Beta et la mort de Vorrutyer. Mais elle interrompit son récit avant l’entrée en scène de Vorkosigan. Elle se contenta de dire : — Je me suis cachée ici et là dans le vaisseau pendant deux jours, mais ils ont fini par me trouver et m’ont bouclée dans une cellule. — Je vois. Vous ne vous rappelez pas avoir été torturée ou violée par l’amiral Vorrutyer ? Et vous ne vous rappelez pas non plus l’avoir tué ? — Mais je n’ai été ni torturée ni violée ! Et je ne l’ai pas tué. Je croyais pourtant avoir été tout à fait claire sur ce point. Le Dr Sprague secoua la tête d’un air chagrin. — Il est établi que les Barrayarans vous ont fait à deux reprises sortir hors de l’enceinte du camp des P. G. Vous rappelez-vous ce qui s’est passé en ces deux occasions ? — Oui, bien sûr. — Pouvez-vous me le dire ? Là, Cordelia se déroba : — Non. La divulgation des conditions réelles de l’assassinat du prince Serg ne ferait ni chaud ni froid aux Escobarans – comment pourraient-ils haïr les Barrayarans plus qu’ils ne les haïssaient déjà ? –, mais la révélation de la vérité, ne fût-ce que sous forme de rumeurs, était de nature à porter un coup fatal à l’ordre public sur Barrayar. Les émeutes, les mutineries militaires, la chute de l’empereur auquel allait la fidélité de Vorkosigan ne seraient que les premières de ses possibles conséquences. Et si une guerre civile éclatait, Aral ne risquait-il pas d’y laisser sa peau ? Non, mon Dieu, de grâce… il y a déjà eu suffisamment de morts comme ça… Mais devant l’air prodigieusement intéressé de Sprague, Cordelia, qui avait l’impression de voir fondre un oiseau de proie sur elle, rectifia le tir : — Un de mes officiers a trouvé la mort au cours de la mission d’exploration que je dirigeais… vous le savez, je présume ? (Sprague acquiesça.) Les Barrayarans avaient pris à ma demande des dispositions pour apposer une plaque commémorative sur sa tombe. — Je comprends, fit Sprague avec un soupir. Nous avons eu un cas similaire. Une jeune femme qui avait été violée par Vorrutyer ou quelques-uns de ses forbans. L’équipe médicale a essayé d’effacer les traces du crime. Pour protéger la réputation de l’amiral, je suppose. — Oh ! Je crois avoir rencontré cette fille à bord du vaisseau amiral. Et elle était aussi dans ma baraque au camp des P. G., n’est-ce pas ? L’expression étonnée de Sprague avait valeur de confirmation, même si, d’un vague petit geste de la main, elle se retrancha derrière le secret professionnel. — Vous avez raison en ce qui la concerne, poursuivit Cordelia. Mais à mon sujet, vous êtes dans l’erreur. Et pour ce qui est de votre hypothèse – la réputation de Vorrutyer qu’il fallait à tout prix sauvegarder –, là encore, vous vous trompez. On a inventé cette histoire stupide dont je suis censée être l’héroïne uniquement parce que l’affront serait encore plus grave si Vorrutyer avait été tué par une faible femme, et non par un de ses soldats. — Les indices décelés lors de votre examen médical me suffisent amplement pour mettre en doute cette version des faits. Cordelia fut momentanément prise de court. — Quels indices ? — Les marques des tortures qui vous ont été infligées. Sprague avait répondu d’un ton sec, presque rageur. Mais Cordelia se rendit compte que ce n’était pas contre elle qu’était dirigée sa colère. — Quoi ? Mais je n’ai jamais été torturée ! — Oh ! Mais si ! Un excellent camouflage. Révoltant – mais il leur était impossible d’effacer les traces physiques. Vous rendez-vous compte que vous aviez un bras cassé, deux côtes enfoncées, d’innombrables ecchymoses au cou, à la tête, aux membres – sur tout le corps, en fait. Et les résultats des analyses biochimiques ont encore révélé d’autres symptômes : état de stress aigu, déclin de l’activité sensorielle, perte de poids considérable, troubles du sommeil, production anormale d’adrénaline… Vous voulez que je continue ? — Oh ! Ça… Le médecin haussa le sourcil. — Quoi « ça » ? — C’est parfaitement explicable. En un sens, c’est vous, les Escobarans, qui en êtes responsables. (Cordelia eut un petit rire.) Pendant la retraite, j’étais enfermée dans une cellule. Le vaisseau a été touché et tout ce qui se trouvait à bord, moi y comprise, a valsé dans tous les sens. Comme des cailloux qu’on secoue dans une boîte de conserve. D’où ces fractures et tout le reste. Sprague griffonna une note. — Bravo. Excellente explication. Très subtile. Mais quand même insuffisante. Ces fractures ont été faites en deux occasions différentes. — Oh ! Comment vais-je bien pouvoir expliquer ma bagarre avec Bothari sans parler de la cabine de Vorkosigan ? — Un ami a essayé de m’étrangler… — Un traitement par voie médicamenteuse vous serait peut-être bénéfique. J’aimerais que vous réfléchissiez à cette suggestion. Le camouflage que les Barrayarans ont opéré sur vous est une parfaite réussite. Il est même encore plus efficace que dans le cas de cette jeune femme, et il a fallu une exploration en profondeur pour le percer à jour. Je crois que cela sera encore plus nécessaire pour vous. Mais votre coopération est indispensable. — Dieu soit loué ! Cordelia s’étendit sur son lit et cacha sa figure sous son oreiller. L’idée de se faire administrer des drogues lui glaçait le sang. Combien de temps supporterait-elle qu’on fouille son esprit pour y trouver des souvenirs inexistants avant de se mettre à en fabriquer elle-même de faux afin de satisfaire les analystes ? Et il y avait plus grave encore : par la force des choses, le premier résultat d’un tel sondage serait de mettre en évidence ce qui la hantait en permanence – les blessures secrètes de Vorkosigan… Exhalant un soupir, elle dégagea sa tête de l’oreiller qu’elle serra contre sa poitrine. Sprague la contemplait d’un air soucieux. — Vous êtes encore là ? — Je serai toujours là, Cordelia. — C’est bien ce que je craignais. Dès lors, le médecin ne tira plus rien de la Betane. Cordelia avait maintenant peur de dormir de crainte de parler ou même d’être questionnée dans son sommeil. Elle ne faisait plus que de petits sommes intermittents, se réveillant en sursaut au moindre mouvement – quand sa compagne de cabine se levait au milieu de la nuit pour aller aux toilettes, par exemple. Elle n’éprouvait aucune admiration pour les objectifs réels qu’avait poursuivis Ezar Vorbarran sous le couvert de l’invasion d’Escobar, mais il les avait atteints, le fait était là. L’idée que toutes ces souffrances, toutes ces morts avaient été vaines l’obsédait. Elle était bien plus mal en point en arrivant sur Tau Ceti qu’au départ du camp. Elle était au bord de la dépression nerveuse et elle souffrait de migraines atroces. Sa main gauche était agitée de mystérieux tremblements et elle commençait à bégayer en parlant. La dernière étape de la traversée s’effectua dans des conditions beaucoup plus confortables et ne prit que quatre jours. À la grande surprise de Cordelia, un courrier rapide battant pavillon betan spécialement affrété à son intention l’attendait sur Escobar. Comme elle regardait distraitement les informations sur l’holovid de sa cabine, le nom de Vorkosigan frappa soudain ses oreilles. Bien qu’elle fût mortellement fatiguée d’entendre parler de cette guerre, elle ne put résister à l’envie de suivre l’émission pour savoir comment l’action qu’il avait menée était présentée à l’opinion publique. Elle découvrit avec une stupéfaction horrifiée que l’enquête diligentée par la commission judiciaire interstellaire avait conduit les médias betans et escobarans à rendre Vorkosigan responsable des sévices infligés aux prisonniers de guerre comme s’il dirigeait le camp depuis le début. On ressortait les ignobles calomnies de l’affaire de Komarr et son nom était unanimement vilipendé. Cordelia rougit de fureur devant une telle injustice et, écœurée, elle éteignit l’holovid. Quand le navire se mit enfin en orbite autour de la colonie de Beta, elle se rua dans la salle de navigation, impatiente de voir sa planète natale. — Eh bien, le voilà, ce vieux bac à sable, dit joyeusement le capitaine en réglant l’écran d’observation. Une navette doit venir vous chercher, mais pour le moment une tempête fait rage au-dessus de la capitale et ils ne peuvent décoller. — Au fond, je peux attendre d’être à terre pour appeler ma mère. Elle est sans doute de service et je Préfère ne pas la déranger. L’hôpital où elle travaille n’est pas bien loin de la base des navettes. J’attendrai tranquillement devant un verre qu’elle vienne me chercher. — Euh… oui, bien sûr, fit le capitaine en décochant un regard bizarre à la jeune femme. La navette arriva enfin. Après avoir serré les mains à la ronde et remercié l’équipage, Cordelia y prit place. Le premier geste de l’hôtesse fut de lui tendre un paquet de vêtements. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Dieu du ciel ! Mais c’est l’uniforme du corps expéditionnaire ! Ce n’est pas trop tôt. Enfin… mieux vaut tard que jamais, n’est-ce pas ? — Dépêchez-vous de l’enfiler, dit l’hôtesse avec un large sourire. — Excellente idée. Cela faisait une paie que Cordelia portait le même uniforme escobaran et elle en avait sa claque. Elle s’empara de la tenue bleu ciel et des étincelantes bottes noires que lui présentait l’hôtesse. — Des bottes de cavalier ! s’exclama-t-elle avec amusement en examinant ces dernières. En voilà une idée ! À part au zoo, il n’y a pas un seul cheval dans la colonie de Beta. Comme elle était la seule passagère de la navette, elle se changea sur-le-champ. L’hôtesse dut l’aider à chausser ses bottes. — On devrait forcer celui qui les a dessinées à les garder pour se mettre au lit, maugréa Cordelia. Mais c’est peut-être ce qu’il fait. La navette entama sa descente en piqué. La jeune femme, impatiente de revoir enfin sa ville natale, alla se planter devant le hublot. Le rideau de brume ocre ne tarda pas à s’ouvrir. L’appareil toucha enfin le tarmac et s’immobilisa devant la banquette de débarquement. — Mais il y a un monde fou, aujourd’hui, s’étonna Cordelia. — Oui, le Président doit faire un discours, répondit l’hôtesse. J’ai beau ne pas avoir voté pour lui, je trouve ça sensationnel. — Ah bon ? Freddy la Perpète a donc réussi à rameuter autant de gens avides de boire ses paroles ? Au fond, c’est aussi bien comme ça. Je pourrai me fondre dans la foule. Cette tenue est un peu voyante et je préférerais passer inaperçue. Maintenant que le voyage se terminait, elle ressentait une pointe d’angoisse. Les moteurs de la navette se turent. Mal à l’aise, Cordelia se leva pour remercier la souriante hôtesse. — Dites… je ne vais pas être accueillie en g-grande pompe, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle avec inquiétude. Subir la corvée d’une réception officielle serait au-dessus de mes f-forces, je crois. — Quelqu’un sera là pour vous épauler, n’ayez crainte. Tenez ! Le voilà justement qui arrive. Un homme arborant un large sourire et vêtu d’un sarong civil venait de franchir la porte de coupée. — Comment allez-vous, capitaine Naismith ? Permettez-moi de me présenter : Philip Gould, secrétaire de presse du Président. (Cordelia accusa le coup : le secrétariat de presse du Président équivalait à un portefeuille ministériel.) Je suis honoré de faire votre connaissance. — Vous ne songez p-pas à organiser un c-cirque dont je serais la v-vedette, j’espère ? (Les mots se bousculaient dans la bouche de Cordelia.) Je n’ai qu’une envie : rentrer à la m-maison. — C’est-à-dire que le Président va prononcer une allocution, répondit Gould d’une voix apaisante. Et il a une petite surprise pour vous. En fait, il compte faire une série de discours avec vous… Mais nous aurons tout le temps de parler de cela plus tard. À vrai dire, nous ne pensions pas que l’Héroïne d’Escobar pourrait avoir le trac mais nous avons quand même préparé, à tout hasard, un petit topo que vous n’aurez qu’à lire. Je ne vous quitterai pas et je vous aiderai à répondre aux questions de la presse. (Il lui tendit un lecteur portable.) Essayez d’avoir l’air surpris en sortant de la navette. — Ça, pour être surprise, je le suis ! (Cordelia parcourut rapidement le texte.) Mais ce n’est qu’un t-tissu de m-mensonges ! L’expression de Gould s’assombrit. — Avez-vous toujours eu ces petites… difficultés d’élocution ? demanda-t-il sans vouloir insister. — N-non. C’est un souvenir du service de la santé mentale escobaran et de la guerre. Mais qui a pondu de pareilles infamies ? (Le passage qui l’avait particulièrement révoltée se référait à « l’amiral Vorkosigan, ce pleutre, et sa bande de nervis ».) Je n’ai jamais connu personne d’aussi valeureux que Vorkosigan. La saisissant fermement par le bras, Gould poussa Cordelia vers le tambour. — Il faut y aller maintenant si nous ne voulons pas rater le début de la prise de vues. Si vous voulez, vous n’aurez qu’à sauter cette phrase. À présent, souriez. — Je veux voir ma mère. — Elle est avec le Président. Allez, venez. Ils émergèrent de l’appareil et plongèrent dans la foule compacte qui piétinait sur l’esplanade et assaillit aussitôt Cordelia de questions. Elle fut prise de tremblements qui, partant de l’estomac, se propageaient dans tout son corps. — Mais je ne connais pas un seul de ces gens-là, dit-elle à mi-voix à Gould. — Continuez d’avancer, chuchota-t-il en guise de réponse, un sourire de commande plaqué sur les lèvres. Ils gagnèrent la tribune installée sur la terrasse dominant l’esplanade où, dans une atmosphère de fête, se pressait la foule colorée des badauds. Soudain, au milieu de tous ces visages qui se brouillaient et se confondaient, Cordelia aperçut celui de sa mère, riant et pleurant tout à la fois, et elle se jeta dans ses bras pour la plus grande joie de la presse qui filma abondamment leurs retrouvailles. — Fais-moi sortir le plus vite possible de cette cohue, murmura-t-elle d’une voix hachée à l’oreille de sa mère. Je sens que je vais craquer. Mais sa mère, qui la buvait des yeux en la tenant à bout de bras, n’entendit rien. Elle céda la place au frère de Cordelia tandis que le reste de la famille se pressait fièrement derrière en la dévorant des yeux. Elle repéra les membres de son ancien équipage, vêtus, eux aussi, du nouvel uniforme, qui faisaient le pied de grue au milieu d’un groupe d’officiels. Quand elle passa devant lui, Parnell, la figure fendue d’un sourire extatique, la salua en levant les pouces. Pressée de toutes parts, Cordelia se retrouva sur le podium à côté du Président en personne. Elle eut confusément l’impression que Freddy la Perpète, avec sa silhouette massive et sa voix retentissante, était plus grand que nature. Peut-être était-ce grâce à cela qu’il passait si bien à l’holovid. Il s’empara de sa main et, la gardant dans la sienne, la leva le plus haut qu’il put, ce qui déchaîna instantanément une tempête d’acclamations. Cordelia se sentait complètement idiote. Le discours du Président fut de la belle ouvrage. Il dédaigna même le prompteur. Ce fut un discours débordant de ce chauvinisme effréné qui électrisait déjà les foules lorsque Cordelia était partie effectuer sa mission. Pas un mot sur dix ne collait avec la réalité des faits, même dans l’optique betane. Progressivement, et avec une maîtrise parfaite de l’art de la mise en scène, le Président en arriva à l’apogée du spectacle : la remise de la médaille. Quand elle comprit, sans pourtant vouloir le croire, où il voulait en venir, Cordelia, la gorge sèche, se tourna vers le secrétaire de presse. — Est-ce mon équipage qui est honoré à t-travers moi – pour les m-miroirs à plasma ? — Vos hommes ont déjà été décorés. (Mais quand arrêtera-t-il enfin de sourire, celui-là !) Cette distinction-là vous est personnellement destinée. Elle lui était en fait décernée pour la bravoure dont elle avait fait preuve en assassinant Vorrutyer. Freddy La Perpète substitua aux mots crus d’« assassinat » et de « meurtre » des formulations ampoulées, félicitant Cordélia d’avoir « débarrassé l’univers de cette vipère d’iniquité ». Arrivé au terme de son allocution, il passa le cordon au bout duquel scintillait la médaille, la plus haute distinction betane, au cou de Cordelia. Gould l’invita alors à se placer au milieu de la tribune et lui désigna du doigt les lignes en lettres vertes que le prompteur projetait sous ses yeux. — Lisez, lui souffla-t-il. — Oh ! Je suis sur l’antenne ? Euh… « Peuple de la colonie de Beta, ma patrie bien-aimée (Jusque-là, ça peut aller), lorsque je t’ai quitté pour en finir avec la m-menace que faisait peser sur toi la tyrannie barrayarane en portant aide et assistance à nos amis et alliés d’Escobar, je ne songeais point que le sort me réservait une d-destinée plus n-noble encore… » À ce moment, elle cessa de lire le texte prémâché et ce fut comme si elle se voyait sombrer à l’instar d’un bateau qui coule : — Je ne vois pas en quoi le fait d’égorger ce répugnant sadique de Vorrutyer fut un acte si n-noble. Et je n’accepterais pas d’être décorée pour avoir ass-assassiné un homme d-désarmé, même si je l’avais f-fait. (Elle voulut ôter sa médaille. Le ruban se prit dans ses cheveux et elle l’arracha avec rage.) Je le répète encore une fois : ce n’est pas moi qui ai t-tué Vorrutyer, mais un de ses soldats. Il est arrivé par-derrière et lui a ouvert la gorge d’une oreille à l’autre. J’étais là, bon Dieu ! Son sang m’a inondée. La presse, aussi bien la presse barrayarane que la presse betane, vous ment sur cette guerre st-stupide. De sales v-voyeurs, voilà ce qu’ils sont tous ! Vorkosigan n’était pas responsable du camp de p-prisonniers quand ces atrocités ont eu lieu. Dès qu’il en a p-pris la direction, il y a mis f-fin. Il a fait fu-fusiller un de ses officiers juste pour s-satisfaire votre soif de v-vengeance. Et je peux vous dire aussi que cela lui a coûté son honneur. Les haut-parleurs devinrent brusquement muets : on avait coupé le son. Des larmes de rage brouillaient la vue de Cordelia quand elle se tourna vers un Freddy la Perpète éberlué et lança de toutes ses forces la médaille dans sa direction. Mais elle manqua sa cible. La médaille scintillante décrivit une gracieuse parabole dans les airs avant de se perdre dans la foule massée au pied de la tribune. Quand on lui immobilisa les bras derrière le dos, Cordelia, par réflexe, se mit à lancer en tous sens des coups de pied frénétiques. Si seulement le Président n’avait pas tenté de s’écarter, tout se serait passé sans dommage. Malheureusement, Cordelia, affolée, lui envoya dans l’entrejambe un coup de botte violent. Le Président ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit, puis il s’écroula derrière le podium. Tandis qu’une douzaine d’autres mains lui emprisonnaient les bras, les jambes, la poitrine, Cordelia, haletante et incapable de se contrôler, se mit à hurler : — N-non, je vous en s-supplie, ne me remettez pas en prison ! Je ne pourrais p-pas le supporter. Je voulais seulement rentrer à la maison ! Non, pas cette saleté d’ampoule ! Non ! Non ! Je ne veux pas qu’on me drogue, je vous en prie, je vous en prie ! Je regrette… On l’entraîna sans ménagement loin des yeux du public. Et c’est ainsi que, tel un ballon qui crève, l’événement médiatique de l’année fit un flop retentissant. Rude coup pour la carrière politique de Freddy la Perpète. Le médecin personnel du Président entra, peu de temps après, dans le bureau du bloc administratif où Cordelia avait été conduite. Il fit sortir tout le monde sauf sa mère. Il fallut près d’une heure pour que la jeune femme recouvre son contrôle et que ses larmes se tarissent. Enfin, elle cessa d’osciller entre la honte et la fureur et put s’asseoir. — Je vous prie de bien vouloir p-présenter mes excuses au Président, dit-elle d’une voix aussi enrouée que si elle souffrait d’un mauvais rhume. Si seulement quelqu’un m’avait prévenue… ou si on m’avait d’abord demandé si j’étais d’accord ! C’est que je… que je n-ne suis pas très en forme pour le moment. — Oui, nous aurions dû tenir compte de votre état, répondit le médecin d’un air contrit. Le calvaire que vous avez enduré vous a davantage affectée sur le plan personnel que les épreuves auxquelles sont habituellement exposés les soldats. C’est nous qui vous demandons de nous excuser de vous avoir soumise à cette épreuve sans nécessité. — On avait pensé que ce serait une jolie surprise pour loi, ajouta sa mère. — Pour une surprise, ça a été une surprise ! J’espère seulement que je ne vais pas me retrouver dans une cellule capitonnée. J’avoue que les cellules, j’en ai ma claque pour un bout de temps. À cette seule idée, Cordelia sentit sa gorge se nouer et elle dut respirer à fond à plusieurs reprises pour retrouver son calme. Elle se demanda soudain où était maintenant Vorkosigan. Ce qu’il faisait. Il devait probablement être en train de se soûler à mort. Le veinard ! Comme elle aurait envie d’en faire autant – avec lui ! — Est-ce que je peux rentrer à la maison ? — Y a-t-il encore beaucoup de monde dehors ? s’enquit sa mère. — Oui, j’en ai peur, répondit le médecin. On va quand même essayer. Pour rejoindre la voiture de sa mère, ce fut un vrai parcours du combattant. La foule se pressait autour d’eux, mais en silence et avec respect, presque craintivement, et cela contrastait de manière saisissante avec l’atmosphère de liesse qui régnait peu avant. Il y avait aussi foule devant la demeure de sa mère – dans le hall d’entrée, autour des ascenseurs et même sur le palier. Cordelia s’efforçait de sourire et de saluer de la main, mais faisait non de la tête quand on lui posait des questions : elle n’était pas assez sûre d’elle et redoutait d’être incapable d’y répondre de façon cohérente. Enfin, la porte de l’appartement se referma derrière les deux femmes. — Ouf ! Ils étaient bien intentionnés, je n’en doute pas, mais j’avais l’impression qu’ils voulaient me manger toute crue ! soupira Cordelia. — La guerre, le corps expéditionnaire… tout ça a tellement excité les esprits. Quiconque porte un uniforme bleu est traité comme une star. Et lorsque les prisonniers sont rentrés et que ton aventure a été révélée au grand jour… c’est comme ça que j’ai su que tu étais saine et sauve. Ma pauvre chérie ! Sa mère serra une fois de plus Cordelia sur son cœur. — Eh bien, voilà qui explique comment est née cette stupide rumeur ! C’est complètement aberrant ! Ce sont les Barrayarans qui ont commencé à faire courir ces bruits et tout le monde a marché. Je n’ai pas pu tordre le cou à ce canard. — Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? — Ils m’ont harcelée pour que j’accepte de subir je ne sais quelle thérapie. Ils étaient persuadés que les Barrayarans avaient trafiqué ma mémoire… Oh ! Je vois ! C’était aux Barrayarans que tu pensais en me demandant ça ? Rassure-toi ; ça n’a pas été très loin. V-Vorrutyer aurait bien aimé m’en faire baver, mais il a eu son… accident avant d’avoir commencé. (Cordelia jugea préférable de ne pas s’étendre sur les détails pour ménager sa mère.) Mais quelque chose d’important s’est quand même produit. (Elle hésita avant de poursuivre.) J’ai revu l’amiral Vorkosigan. — Cet affreux personnage ? Quand j’ai entendu citer son nom aux informations, je me suis demandé si c’était le même qui avait tué ton ami le lieutenant Rosemont. — Non. Oui. Je veux dire… c’était un de ses subordonnés. Mais c’est bien du même homme qu’il s’agit. — Je ne comprends pas que tu puisses éprouver autant de sympathie pour cet individu. — Tu devrais pourtant le remercier : il m’a sauvé la vie, figure-toi. Après la mort de Vorrutyer, il m’a cachée dans sa cabine pendant deux jours. Si on m’avait capturée avant qu’il ait pris la direction des opérations, j’aurais été exécutée. Cela n’empêcha pas sa mère d’avoir l’air plus alarmée que reconnaissante. — Est-ce qu’il… t’a violentée ? Que répondre à cette question dont seule Cordelia pouvait mesurer la cruelle ironie ? Elle n’osait pas évoquer devant sa mère l’intolérable fardeau dont, en lui apprenant la vérité, Vorkosigan avait chargé ses épaules. Et sa mère se méprit sur son expression égarée : — Mon Dieu ! Quelle horreur ! s’exclama-t-elle. — Lui ? Mais tu n’y penses pas ! Vorkosigan n’a rien d’un violeur. Dès qu’il a pris le commandement du camp de P. G., c’en a été fini des attrocités. Il n’aurait pas touché une seule prisonnière, même du bout d’une baguette. Il m’a demandé… Enfin, nous avons longuement parlé. C’est un type bien. — Il ne jouit pourtant pas d’une très bonne réputation. — Oui, j’ai eu un aperçu de ce qu’on raconte sur son compte. Ce ne sont que des mensonges. — Alors, il… il n’a pas de sang sur les mains ? — C’est-à-dire que… si, je suppose qu’il a t-tué pas mal de gens. C’est un soldat, n’est-ce pas ? Comment faire autrement ? Ça fait partie du métier. Mais, à ma connaissance, il n’a supprimé que trois personnes qui avaient trahi leur devoir. — Seulement trois ? Alors, ce n’est pas un… criminel sexuel ? — Absolument pas ! Encore que, d’après ce que j’ai compris, il a traversé une période assez… particulière après le suicide de sa femme. Je ne crois pas qu’il sache que j’en ai eu vent. D’ailleurs, c’est de Vorrutyer que je tiens cette information et on ne peut p-pas considérer ce déséquilibré comme une source de renseignements digne de foi, même s’il était un témoin oculaire. Néanmoins, j’ai tendance à croire qu’il y a une part de vérité là-dedans, au moins pour ce qui est de leurs rapports. Vorrutyer était visiblement obsédé par lui. Et quand je l’ai interrogé là-dessus, Aral est resté dans le v-vague. (Heureusement que je n’ai pas été tentée d’embrasser la carrière d’avocate, songea Cordelia devant l’air affolé de sa mère. Tous mes clients auraient fini leurs jours en cabane !) Tu comprendrais en le voyant, tu sais. — Quoi qu’il en soit, tu es assurément tombée sous son charme, dit sa mère avec un petit rire hésitant. Alors, qu’est-ce qui t’a séduite en lui ? Sa conversation ? Sa prestance ? — Je ne sais pas trop. Quand il parle de la politique barrayarane, il est intarissable. Il affirme qu’il l’exècre, mais j’ai plutôt l’impression qu’elle l’obsède. Il ne peut pas rester cinq minutes sans que cela revienne sur le tapis. — Et c’est un sujet de conversation tellement… passionnant ? — Ensorcelant. On passerait des heures à l’écouter. — En tout cas, ce ne peut pas être son physique qui t’a fait cet effet-là. Je l’ai vu à l’holovid. Franchement, Cordelia, ton lieutenant Rosemont était dix fois plus bel homme que lui. — Si on se réfère aux seules normes établies, tu as sans doute raison. — Mais alors, qu’est-ce qu’il a de particulier, cet oiseau-là ? — Je ne sais pas. Les vertus de ses défauts, peut-être. Le courage. La force. L’énergie. Son charisme. Il ne s’agit pas seulement de ses qualités de chef, cela va plus loin. Ses hommes l’idolâtrent ou le haïssent, il n’y a pas de milieu. Certains vont même jusqu’à faire les deux à la fois. Mais personne ne s’endort quand il est dans les parages. — Et toi, dans quelle catégorie te ranges-tu ? — Je ne le hais pas. Mais je ne suis pas non plus en adoration devant lui. (Cordelia observa un moment de silence avant d’ajouter en regardant sa mère droit dans les yeux :) Mais quand il se coupe, je saigne. Au quatrième jour de son congé, Cordelia reçut la visite de son supérieur hiérarchique, le commodore Tailor. Une femme en uniforme l’accompagnait. — Capitaine Naismith, je vous présente le Dr Mehta du service de santé du corps expéditionnaire, dit-il. Le Dr Mehta était à peu près de l’âge de Cordelia. Mince, le teint hâlé, les cheveux noirs tirés en arrière, elle avait quelque chose d’impersonnel et d’aseptisé. — Oh non ! Encore un psychiatre ! soupira Cordelia. Elle sentit les muscles de sa nuque se crisper. Autrement dit, de nouvelles séances de déshabillage mental avec tout ce que cela impliquait : recommencer à tourner autour du pot, à jouer à cache-cache, à se dérober aux questions, à tisser une toile d’araignée de mensonges toujours plus fragile pour dissimuler les blancs dont elle avait volontairement parsemé sa version des faits afin d’oblitérer les amères vérités de Vorkosigan. — Les rapports du commodore Sprague nous ont enfin été transmis ainsi que votre dossier, dit le Dr Mehta. Avec un retard dont vous me voyez désolée. S’ils nous étaient parvenus plus tôt, nous aurions peut-être pu vous épargner une semaine pénible. À vous et à tout le monde. Cordelia rougit. — Je n’avais pas l’intention de lui flanquer ce coup de pied. J’ai cru qu’il allait me sauter dessus. Cela ne se reproduira pas. Tailor réprima un sourire. — Je n’ai pas voté pour lui, vous savez. Freddy la Perpète est le cadet de mes soucis. (Il s’éclaircit la gorge.) Encore qu’il s’intéresse personnellement à votre cas. Que vous le vouliez ou non, vous êtes désormais un personnage public. — Mais c’est stupide ! — Nullement. Vous avez des obligations. Qui cites-tu, Bill ? Ce n’est pas ta vraie voix. — Je croyais pourtant avoir été déchargée de toutes mes obligations. Que me veut-on encore ? Le commodore haussa les épaules. — On a pensé… enfin, on m’a laissé entendre… que l’on songeait à vous confier le poste de porte-parole de… du gouvernement. En raison de vos états de service pendant la guerre. Quand vous aurez récupéré. Cordelia renifla avec mépris. — On se fait vraiment de curieuses illusions en haut lieu sur ma carrière militaire. Ecoutez… Freddy la Perpète peut toujours s’affubler d’une paire de faux nénés et aller à la pêche aux voix chez les hermaphrodites de Quarts si ça lui chante, mais qu’on ne compte pas sur m-moi pour servir de v-vache de propagande bonne à traire par un parti, quel qu’il soit. S’il est une chose dont j’ai horreur, c’est bien de la politique, comme dirait un ami à moi. — Dans ce cas… (Tailor haussa à nouveau les épaules comme s’il avait, lui aussi, rempli une obligation qui lui avait été imposée et reprit sur un ton plus ferme :) Quoi qu’il en soit, ma tâche est de veiller à ce que vous retrouviez votre forme pour être à nouveau en état de remplir votre devoir. — Je suis… je serai en pleine f-forme à la fin de mon congé. J’ai seulement besoin d’un peu de repos. Je veux retourner à la section explorastro. — Cela va de soi. Vous y retournerez dès que le service de santé aura donné son feu vert. — Oh ! (Il fallut un instant à Cordelia pour comprendre tout ce que sous-entendaient ces mots.) Oh, non… attendez une minute. J’ai eu un petit p-problème avec le Dr Sprague. Une dame très gentille. Son raisonnement était parfaitement logique… seulement, ses prémisses étaient fausses. Le commodore Tailor dévisagea Cordelia. Il y avait de la tristesse dans ses yeux. — Je crois que le mieux est que je vous confie maintenant aux bons soins du Dr Mehta. Elle vous expliquera tout. Vous serez coopérative, Cordelia, n’est-ce pas ? Les lèvres de la jeune femme se pincèrent. Elle se sentait soudain glacée. — Ne nous payons pas de mots. Vous voulez dire que si votre réductrice de têtes ne me donne pas son satisfecit, je ne remettrai plus jamais les pieds à bord d’un navire de la section explorastro ? Que je n’exercerai plus de commandement ? Bref, que je n’aurai plus de boulot ? — C’est une façon très brutale de présenter les choses. Mais vous êtes bien placée pour savoir que, s’agissant de petits groupes de personnes qui doivent rester coupées de tout pendant de longues périodes, le profil psychique est d’une importance capitale. — Oui, je sais… (Cordelia tordit sa bouche en un semblant de sourire.) Je serai c-coopérative, vous pouvez compter sur m-moi. 13 Le Dr Mehta revint le lendemain après-midi avec une espèce de boîte noire qu’elle posa sur la table. — C’est un moniteur, dit-elle sur un ton empreint de bonne humeur. Il s’agit d’une méthode d’investigation profonde parfaitement inoffensive. Vous ne sentirez rien. Cet engin m’indiquera simplement les sujets importants pour vous au niveau subconscient. (Elle s’interrompit pour avaler un comprimé.) C’est un antiallergique… excusez-moi, expliqua-t-elle avant de poursuivre : Imaginez, si vous voulez, que cet instrument est une sorte de baguette de sourcier qui détectera les rivières souterraines de votre mémoire. — Pour vous indiquer où creuser le puits, c’est ça ? — Exactement. Je peux fumer ? Ça ne vous dérange pas ? — Non, allez-y. Mehta alluma une cigarette aromatique et la posa négligemment dans le cendrier qu’elle avait pris soin d’apporter. Cordelia battit des paupières. La fumée avait un parfum âcre. Curieux qu’un docteur ait cette mauvaise habitude ! Enfin… tout le monde a ses petites faiblesses. Elle considéra la boîte noire en s’efforçant de maîtriser son irritation. — Je commence, dit Mehta. Juillet. — Que suis-je censée dire ? Août ou quelque chose du même genre ? — Non, ce n’est pas un test d’associations libres. La machine fera le travail. Mais vous pouvez formuler les pensées qui vous viennent à l’esprit si vous voulez. — D’accord. — Douze. Apôtres, pensa Cordelia. Œufs. — Mort. Naissance. Les membres de la noblesse barrayarane transmettent à leurs enfants leur nom, leur patrimoine, leur culture et jusqu’à leur mode de gouvernement dont leurs héritiers assurent la pérennité. Un sacré fardeau à porter. Pas étonnant que les enfants bronchent sous son poids écrasant. — Naissance. Mort. Un Barrayaran qui n’a pas de fils n’est qu’un fantôme ambulant. Il est sans prise sur l’avenir. Et quand l’Etat tombe sur un bec, le prix à payer est la vie des enfants. Cinq mille. Mehta déplaça un peu le cendrier. Ce qui n’arrangea rien. Au contraire. — Sexe. Moi ici et lui là-bas… ça me paraît difficile ! — Dix-sept. Incubateurs. Je me demande ce que deviennent ces malheureux petits fragments de vie… Le Dr Mehta plissa le front avec perplexité en examinant ses courbes et répéta : — Dix-sept ? Dix-huit, s’obligea à penser Cordelia. Mehta nota quelque chose. — Amiral Vorrutyer. Pauvre crapaud égorgé. Je crois que tu disais la vérité, tu sais. Tu as forcément dû aimer Aral autrefois pour l’avoir haï comme tu le haïssais. Qu’a-t-il bien pu te faire ? Te rejeter, très vraisemblablement. Je peux comprendre ce que tu as souffert. Au fond, nous avons peut-être quelque chose en commun. Mehta fit pivoter un cadran, fronça à nouveau les sourcils et le remit en place. — Amiral Vorkosigan. Ah ! Amour. Loyauté… Cordelia s’efforça péniblement de se concentrer sur la tache bleue de l’uniforme de Mehta. Si elle creuse là, c’est un geyser qui va jaillir – elle doit déjà le savoir, elle note encore quelque chose… Mehta consulta son chronomètre et, redoublant d’attention, se pencha en avant. — Parlons un peu de l’amiral Vorkosigan. Non ! protesta intérieurement Cordelia. — Que voulez-vous que je vous dise à son sujet ? — Savez-vous s’il collabore étroitement avec les services de renseignements barrayarans ? — Je ne crois pas. Il travaille essentiellement comme tacticien au sein de l’état-major suprême – quand il n’est pas en mission sur le terrain. — Le Boucher de Komarr. — C’est un ignoble mensonge, répondit automatiquement Cordelia – qui regretta aussitôt d’avoir parlé. — Qui vous a dit cela ? — Lui-même. — Lui-même ? Ah. Ce « Ah », je te le ferai payer !… Non. Rappelle-toi que tu dois coopérer. Du calme. Je suis calme… Je voudrais lue cette bonne femme finisse sa cigarette ou qu’elle l’éteigne. Sa fumée me brûle les yeux. — Quelles preuves vous a-t-il fournies à l’appui de ses dires ? Aucune, réalisa Cordelia. — Juste sa parole. C’est un homme d’honneur. — Comme preuve matérielle, c’est un peu maigre. (Mehta prit encore une note.) Et vous l’avez cru ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce que… cela me paraissait correspondre à son personnage. — Vous avez été sa prisonnière six jours durant à l’issue de votre mission d’exploration, n’est-ce pas ? — C’est exact. — Hmmm. (Mehta tapota distraitement son lumi-style sur la table, le regard perdu dans le vague.) Vous semblez convaincue de la véracité de ses déclarations. L’idée ne vous est pas venue qu’il pouvait vous mentir ? — C’est-à-dire que… Si, après tout, j’étais un officier ennemi. — Pourtant, vous avez l’air d’avoir pris ses propos pour argent comptant. — Quand un Barrayaran engage sa parole, c’est plus qu’une vague promesse, essaya d’expliquer Cordelia. Un Barrayaran de vieille souche, tout au moins. D’ailleurs, c’est le fondement même de la structure de l’Etat barrayaran – les féaux liés par serment à leurs suzerains et tout le reste. Mehta émit un sifflement silencieux. — Et vous approuvez maintenant ce mode de gouvernement ? Cordelia, mal à l’aise, changea de position. — Pas exactement. Je commence simplement à le comprendre. Je suppose que, sous certaines conditions, il peut se révéler efficace. — Revenons-en à cette histoire d’engagement sur l’honneur. Vous croyez qu’il ne rompt jamais sa parole une fois qu’il l’a donnée ? — C’est-à-dire que… — Cela lui arrive donc ? — Je l’ai vu la rompre. Mais à quel prix ! — Parce qu’il suffit d’y mettre le prix ? — C’est lui qui a payé. Et Escobar lui a coûté cher… très cher. Le dialogue commençait à prendre un tour dangereux. Il faut absolument que je change de sujet, se dit Cordelia que la somnolence commençait à gagner. Ou que je fasse un petit somme… Mehta jeta un nouveau coup d’œil à son chrono et scruta intensément le visage de son interlocutrice. — Escobar, dit-elle. — Aral a perdu son honneur à Escobar. Il a dit qu’après il rentrerait chez lui et se soûlerait la gueule. — Aral… Vous l’appelez par son prénom ? — Il m’appelle « cher capitaine ». J’ai toujours trouvé ça drôle. Très révélateur, en un sens. Il me considère en réalité comme une femme soldat. Là aussi, Vorrutyer avait raison. Je crois que je suis une solution pour lui… la solution d’un problème difficile. Je suis heureuse que… Il faisait de plus en plus chaud dans la pièce. Cordelia bâilla. Les volutes de la fumée de la cigarette tournoyaient autour d’elle comme des tentacules. — Soldat. — Il aime ses soldats. Il les aime vraiment. Il a le patriotisme chevillé au corps. Le patriotisme à la mode barrayarane. Tout l’honneur à l’empereur. Qui ne me semble guère en être digne… — Empereur. — Sacré enfoiré. Aussi tordu que Bothari. Et peut-être aussi cinglé. — Bothari ? Qui est ce Bothari ? — Il parle aux démons. Les démons lui répondent. Il vous plairait. Aral l’aime bien. Moi aussi. Le compagnon de route idéal pour un voyage aux enfers. Il parle la langue du pays. Mehta fronça derechef les sourcils, manipula ses cadrans et tapota l’écran de lecture du bout de l’ongle. Elle revint en arrière : — Empereur. Cordelia luttait pour garder les paupières ouvertes. La psychiatre alluma une nouvelle cigarette qu’elle Posa à côté du mégot de la première. — Prince. Je ne dois pas parler du prince… — Prince, répéta Mehta. — Je ne dois pas parler du prince. Cette montagne de cadavres… La fumée lui piquait les yeux. Cette drôle de fumée à l’odeur âcre… une fois qu’elle avait allumé une cigarette, le Dr Mehta la laissait se consumer toute seule dans le cendrier… sans jamais en tirer une bouffée… — Vous… êtes en train de… me droguer, balbutia Cordelia. Sa voix se cassa. Chancelant sur ses jambes, elle se leva. L’air visqueux avait la consistance de la glu. Mehta, qui, penchée en avant, l’observait avec une attention aiguë, bondit sur ses pieds et recula quand Cordelia se précipita vers la table qu’elle balaya du bras, faisant valser le moniteur qui s’écrasa par terre. Se laissant choir sur lui, elle tapa dessus de sa bonne main, la droite, à coups redoublés. — Pas parler ! Plus de morts ! Pouvez pas me forcer ! Pas question ! Pardon, chien de garde, se rappelle chaque mot, pardon, l’abattre, s’il vous plaît, parlez-moi, s’il vous plaît, s’il vous plaît, laissez-moi sortir, s’il vous plaît, laissez-moi sortir, s’ilvousplaîtlaissezmoi-sortir… Mehta essayait de la faire se relever en lui prodiguant des paroles apaisantes. Des fragments de phrases parvenaient à la conscience de Cordelia : « … ne devriez pas vous comporter ainsi… réaction idiosyncratique… extrêmement rare. Allongez-vous, capitaine Naismith, je vous en prie… » Quelque chose scintillait entre les doigts du médecin. Une ampoule. — Non ! hurla Cordelia en roulant sur elle-même. (Le coup de pied qu’elle lança fit mouche : l’ampoule partit en vol plané et, après avoir décrit un arc de cercle, roula sous une table basse.) Pas de drogues pas de drogues non non non… — D’accord, dit Mehta dont le teint avait viré au verdâtre. C’est entendu. Mais allongez-vous… voilà… comme ça… Elle se rua sur le climatiseur qu’elle poussa au maximum, puis écrasa la seconde cigarette dans le cendrier. L’atmosphère de la pièce retrouva très vite sa limpidité. Cordelia, couchée sur le divan, s’efforçait de recouvrer sa respiration. Elle avait été si près… si près de le trahir ! Et ce n’était que la première séance ! Peu à peu, ses idées s’éclaircirent. Elle avait moins chaud. Elle s’assit et enfouit sa figure entre ses mains. — Ce que vous avez fait est ignoble, dit-elle d’une voix éteinte. Mehta esquissa un sourire. Elle jubilait intérieurement. — Vous n’avez pas tout à fait tort, je le reconnais. Mais cette séance a été formidablement profitable. Beaucoup plus que je ne l’escomptais. À genoux, la psychiatre ramassait les débris du moniteur. — Je suis désolée pour votre machine, murmura Cordelia. Je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris. Est-ce que j’ai… détruit votre enregistrement ? — Oui. Vous auriez dû vous endormir. Oh ! Mais non ! (Mehta se redressa en brandissant triomphalement le chargeur qu’elle venait de récupérer.) Nous n’aurons pas besoin de recommencer, ajouta-t-elle en le posant avec précaution sur la table. Tout est bien là. — Qu’allez-vous en faire ? demanda sèchement Cordelia. Mehta la considéra avec un intérêt tout professionnel – proche de la fascination. — Vous êtes indiscutablement le sujet le plus passionnant dont j’aie jamais eu à m’occuper. Mais si vous hésitiez encore à croire que les Barrayarans avaient effectivement manipulé votre esprit, cela devrait suffire à lever vos derniers doutes. Vos tracés réactionnels dépassent pratiquement la limite extrême de l’échelle. — Je n’apprécie guère vos méthodes, vous savez. Je déteste qu’on me drogue contre ma volonté. Je croyais que les procédés de ce genre étaient illégaux. — Mais ils sont parfois nécessaires. Les éléments recueillis sont beaucoup plus purs quand le sujet ignore qu’il est sous observation. On considère que l’éthique est sauve s’il donne son accord post facto. — Son accord post facto ! Vraiment ? (Cordelia sentait la rage et la peur refermer leurs mâchoires sur elle. Il lui fallut faire un effort pour que son sourire ne se transforme pas en rictus.) Voilà une notion juridique à laquelle je n’avais jamais pensé. Elle semble presque empruntée au droit barrayaran. Je ne veux pas que vous vous occupiez de moi, ajouta-t-elle abruptement. Mehta griffonna quelque chose, puis leva les yeux. Elle souriait. — Je ne dis pas cela sous le coup de l’émotion, insista Cordelia. C’est une exigence légalement fondée. Je refuse la poursuite de ce traitement. La psychiatre hocha la tête d’un air approbateur. Cette femme était-elle sourde ou quoi ? — Mais vous avancez à pas de géant ! s’exclama Mehta avec satisfaction. Je ne m’attendais pas à cette tactique défensive avant une bonne semaine. — Que voulez-vous dire par là ? — Vous ne pensiez tout de même pas qu’après s’être donné autant de mal pour vous dépersonnaliser les Barrayarans ne vous auraient pas implanté des défenses mentales pour protéger leur travail, non ? L’hostilité que vous manifestez à mon égard est on ne peut plus normale. Rappelez-vous seulement qu’elle n’est pas le reflet de vos sentiments à vous. Nous prendrons le taureau par les cornes dès demain. — Oh ! Sûrement pas ! Considérez-vous comme congédiée. — Mais voilà qui est parfait ! Mehta avait l’air de boire du petit-lait. — Est-ce que vous m’avez entendue ? Pourquoi est-ce que tu prends ce ton de fausset ? Calme-toi, calme-toi… — Capitaine Naismith, je vous rappelle que nous ne sommes pas des civils. Nos rapports ne sont pas de ceux qui lient ordinairement le médecin à son patient. Nous sommes vous et moi soumises à la discipline militaire et j’ai de bonnes raisons de penser qu’en tant que militaire… Mais inutile d’insister davantage sur ce point. Sachez simplement que vous ne m’avez pas engagée et que, en conséquence, il n’est pas en votre pouvoir de me licencier. À demain, donc. Après le départ de Mehta, Cordelia resta plusieurs heures immobile, assise sur le divan à contempler le mur sans le voir, balançant une jambe sans en avoir conscience. Elle demeura ainsi jusqu’au retour de sa mère. Le lendemain, elle sortit à l’aube et déambula toute la journée dans les rues. Elle ne regagna l’appartement que tard dans la soirée. Ce soir-là, elle décida d’écrire à Vorkosigan. Mais quand elle eut mis le point final à sa lettre, elle songea que d’autres yeux que ceux de son destinataire – ceux d’Illyan, peut-être – la liraient probablement et elle en écrivit une autre. Le texte de cette seconde missive était volontairement plus neutre. Elle le rédigea à la main sur une feuille de papier qu’elle embrassa avant de la mettre sous enveloppe. Il était beaucoup plus onéreux d’envoyer une lettre manuscrite à Barrayar qu’un message électronique, mais Aral à son tour la tiendrait entre ses mains. Le lendemain matin, Mehta l’appela de bonne heure pour se décommander : un empêchement l’obligeait à annuler la séance prévue pour l’après-midi. Elle ne demanda pas à Cordelia de justifier son absence le jour Précédent. Sur le moment, Cordelia poussa un ouf de soulagement, mais, très vite, ses éternelles questions l’assaillirent et, rien que pour en avoir le cœur net, elle décida de sortir comme la veille. La journée aurait pu être agréable si deux incidents n’étaient pas survenus. D’abord, la jeune femme eut un accrochage avec quelques journalistes qui faisaient le pied de grue dans l’entrée de l’immeuble. Et, dans le courant de l’après-midi, elle se rendit compte que deux hommes revêtus de sarongs civils dans l’espoir de passer inaperçus l’avaient prise en filature. Manque de chance pour eux, le sarong avait été très à la mode l’année précédente, mais cette année l’exotisme était à l’honneur sous la forme de tatouages fantaisistes – pour ceux, tout au moins, qui avaient le courage de se peinturlurer le corps. Cordelia, qui portait son vieux treillis de la section explorastro, sema ses deux ombres en les entraînant dans les dédales d’un porno-park spécialisé dans le tripoti-tripota. Mais elles réapparurent un peu plus tard alors qu’elle traînaillait dans le jardin zoologique. Le lendemain, le carillon de la porte d’entrée retentit à l’heure dite. Cordelia alla ouvrir en traînant les pieds. Comment vais-je me débrouiller avec elle aujourd’hui ? se demanda-t-elle. Je commence à être à court d’inspiration. Je suis si fatiguée… je n’en peux plus. Elle eut un choc. Mehta n’était pas seule : le Commodore Tailor et un méditech format malabar qui aurait pu faire la pige à Bothari lui-même l’accompagnaient. Elle les fit entrer dans la salle de séjour et sa mère disparut dans la cuisine sous prétexte de faire du café. Le commodore Tailor s’assit, toussota nerveusement et ouvrit le feu : — Ce que j’ai à vous dire, Cordelia, ne va pas vous enchanter, j’en ai peur. Cordelia, qui s’était juchée sur le bras d’un fauteuil et balançait sa jambe d’avant en arrière, afficha ce qu’elle espérait être un sourire suave. — Ils s’obstinent à vous coller les s-sales boulots, dirait-on ? Que voulez-vous ? Cela fait partie des joies du commandement. Allez-y. — Nous venons vous demander d’accepter une hospitalisation en vue de poursuivre votre traitement. Dieu du ciel, nous y voilà ! Ses abdominaux brusquement contractés se mirent à trembler. Heureusement qu’elle portait une chemise ample : ils ne le remarqueraient peut-être pas. — Ah bon ? Et pourquoi donc ? s’enquit-elle sur un ton faussement désinvolte. — Nous craignons… nous craignons fortement que la programmation mentale à laquelle les Barrayarans vous ont soumise soit allée beaucoup plus loin que nous ne le pensions. Nous croyons, en fait… (Tailor ménagea une pause, le temps de prendre une profonde inspiration)… qu’ils ont essayé de faire de vous un de leurs agents. Est-ce un a nous » impersonnel ou un « nous » impérial, Bill ? — Essayé ? Ou réussi ? Tailor détourna les yeux. Mehta le transperça d’un regard glacé. — Nos opinions divergent sur ce point… (Remarquez bien, mesdames et messieurs, comme il prend soin d’éviter d’employer la première personne du singulier qui l’engagerait personnellement pour se rabattre sur le pire des « nous », le « nous » qui suggère la culpabilité partagée… Que diable peuvent-ils bien méditer ?)… mais la lettre que vous avez envoyée avant-hier à l’amiral Vorkosigan… nous estimons que vous devez d’abord avoir une chance de vous expliquer. — Je v-vois. (Ils ont osé !) Ce n’était pas une lettre officielle. Comment aurait-elle pu l’être ? Vous savez que Vorkosigan est maintenant à la retraite. Mais peut-être auriez-vous l’obligeance… (Cordelia riva ses yeux sur ceux du commodore)… de me dire de quel droit vous interceptez et lisez mon courrier privé ? — Pour des raisons de sécurité. C’est la guerre. — Je me permets de vous rappeler que la guerre est finie. Tailor se trémoussa avec gêne. — Peut-être, mais les activités d’espionnage continuent, elles. C’était sans doute vrai. Cordelia s’était souvent demandé comment Ezar Vorbarra avait eu connaissance, avant l’ouverture des hostilités, de l’existence des miroirs à plasma, l’arme la plus secrète et la mieux protégée de l’arsenal betan. S’apercevant qu’elle tapotait nerveusement le sol du bout du pied, elle se raidit. — Ma lettre… (Mon cœur sur le papier – le papier enveloppe la pierre…) Que vous a-t-elle appris, Bill ? — À vrai dire, elle nous pose un problème. Nos meilleurs spécialistes du chiffre, nos logiciels les plus sophistiqués ont passé près de deux jours à essayer de la décortiquer. On a été jusqu’à analyser la structure moléculaire du papier. Et, pour être franc… (Tailor lança un regard noir à Mehta)… je ne suis pas convaincu qu’on ait trouvé quoi que ce soit. Comment aurait-il pu en être autrement ? Sa lettre ne recelait qu’un seul secret : elle l’avait embrassée. Et ça, l’analyse moléculaire ne pouvait le révéler. Cordelia poussa un soupir lugubre. — L’avez-vous laissée poursuivre son chemin, au moins, après l’avoir passée au crible ? — Euh… il n’en restait malheureusement plus rien. Les ciseaux coupent le papier… — Je ne suis pas un agent de Barrayar, je vous en d-donne ma parole. Mehta leva vivement la tête. — J’ai personnellement du mal à le croire, dit Tailor. Cordelia fixa le commodore. Il détourna le regard. Si, tu le crois. — Et si je refuse d’être hospitalisée ? — Je suis votre supérieur hiérarchique et, dans ce cas, je me verrai dans l’obligation d’user de mon autorité pour vous y contraindre. Je voudrais bien voir ça… Non. Du calme ! Ne t’énerve pas. Ne romps pas le dialogue. En parlant, je pourrai peut-être encore tirer mon épingle du jeu. — Même si, ce faisant, vous allez à l’encontre de votre intime conviction ? — Il s’agit d’une affaire d’une importance capitale qui met en cause la sécurité. À ce niveau, les opinions personnelles n’entrent pas en ligne de compte. — Allons donc ! Il est arrivé au capitaine Negri lui-même de se laisser guider par ses opinions personnelles, paraît-il. Cordelia se rendit aussitôt compte qu’elle avait commis une erreur en disant cela. Elle eut l’impression que la température de la pièce baissait brusquement de plusieurs degrés. — Comment savez-vous ce que fait ou ne fait pas le capitaine Negri ? demanda Tailor d’une voix glaciale. — Ce n’est un secret pour personne. (Le regard de Mehta et du commodore la transperçait.) Mais v-voyons ! Si j’étais un agent de Negri, vous n’en sauriez rien. Il n’est pas stupide à ce point ! — Nous pensons, au contraire, qu’il connaît si bien son affaire que vous ne pourriez jamais deviner, vous, que vous travaillez pour lui, rétorqua sèchement Mehta. — Ça ne tient pas debout ! Comment pouvez-vous imaginer une chose pareille ? — Mon hypothèse est que vous êtes contrôlée – à votre insu, peut-être – par ce sinistre et énigmatique Personnage qu’est l’amiral Vorkosigan. Que votre… reprogrammation a commencé lorsque vous avez été capturée pour la première fois et qu’elle a probablement été menée à son terme avant la fin des hostilités. Vous deviez être la cheville ouvrière d’un nouveau réseau de renseignements barrayaran destiné à remplacer celui qui a été finalement démantelé. Peut-être une taupe qui resterait en sommeil pendant des années et qui, à un moment critique… — Sinistre ? l’interrompit Cordelia. Enigmatique ? Aral ? Vous me donnez envie de rire. Ou de pleurer. — C’est votre officier traitant, cela saute aux yeux, rétorqua Mehta avec suffisance. Il est évident que vous avez été programmée pour lui obéir aveuglément. — Je ne suis pas un ordinateur. (Tap-tap-tap – le pied de Cordelia marquait à nouveau la cadence.) Et Aral est la seule personne qui n’a jamais cherché à m’imposer sa volonté. C’était une question d’honneur pour lui, je crois. — Vous voyez ? (C’était à Tailor que Mehta s’adressait, pas à Cordelia.) Tous les indices vont dans le même sens. — À condition d’avoir les pieds au plafond ! (Cordelia ne se tenait plus de rage. Elle foudroya Tailor du regard :) Vos ordres, vous pouvez vous les m-mettre où je pense. Je n’ai qu’à donner ma démission et cela réglera le problème. — Nous n’avons pas besoin de votre consentement, même si vous revenez à la vie civile, répliqua calmement Mehta. Il nous suffit d’avoir l’accord de votre plus proche parente. — Ma mère ? Jamais elle n’acceptera une chose pareille. — Nous en avons déjà longuement discuté avec elle. Elle se fait beaucoup de souci pour vous. — Je v-vois. (Cordelia tourna la tête en direction de la cuisine.) Je me demandais aussi pourquoi elle mettait si longtemps à faire le café. Elle se sent mauvaise conscience, j’imagine. Eh bien, il semble que vous avez vissé tous les boulons. Je n’ai pas d’échappatoire. Tailor lui adressa un sourire qui se voulait conciliant. — Vous n’avez rien à craindre, Cordelia. Vous serez entre les mains des meilleurs spécialistes. (Entre leurs mains, je ne te le fais pas dire !) Et, quand ce sera fini, vous reprendrez votre ancienne vie comme si rien ne s’était passé. Quand ils m’auront effacée, gommée, oui ! Analysée et détruite jusqu’à la dernière fibre comme ma pauvre petite lettre d’amour. — Pardonnez-moi, Bill. Mais l’idée horrible qu’on va me p-peler comme un oignon… et me débarrasser de mes pépins… Tailor sourit. — Les oignons n’ont pas de pépins, Cordelia. Et puis, franchement, si c’est vous qui avez raison et nous qui nous trompons, ce sera la façon la plus simple et la plus rapide d’en avoir le cœur net. Le sourire du commodore laissait clairement entendre que la raison parlait par sa bouche. — Oui, c’est vrai… À un petit détail près : Barrayar en proie à la guerre civile… rien qu’une infime pierre d’achoppement… pierre… le papier enveloppe la pierre… — Je suis désolé, Cordelia. Il était sincère. — Ne vous inquiétez pas. — Quel remarquable stratagème ! dit Mehta d’une voix rêveuse. Un roman d’amour servant de couverture à un réseau d’espionnage ! J’aurais peut-être moi-même marché si les deux intéressés avaient été plus crédibles. — En effet, approuva Cordelia avec affabilité, bien qu’elle bouillît intérieurement. Un homme de quarante-quatre ans qui tombe amoureux comme un jouvenceau, c’est assez peu courant. — Absolument. (Que Cordelia se rende de si bonne grâce à ses raisons satisfaisait visiblement Mehta.) On voit mal un officier de carrière d’âge mûr jouer les tourtereaux. Derrière elle, Tailor ouvrit la bouche comme s’il se Préparait à dire quelque chose, puis la referma et contempla pensivement ses mains. — Vous croyez que vous pourrez me… guérir ? demanda Cordelia. — Sans aucun doute. — Ah. (Si seulement tu étais là, sergent Bothari !) Vous ne me laissez pas le choix. (Gagne du temps, lui soufflait une voix dans son esprit. Cherche un moyen. L’occasion. Et si tu ne la trouves pas, crée-la. Imagine-toi que tu es sur Barrayar où tout est possible.) Puis-je me doucher et me changer ? Et prendre quelques affaires ? Je suppose que le traitement va durer un bon moment. Tailor et le Dr Mehta échangèrent un coup d’œil. Cordelia leur souriait aimablement. — Bien sûr. Mehta la suivit dans sa chambre. Le méditech ne les accompagna pas. L’occasion… — Eh bien, nous pourrons bavarder pendant que je ferai ma valise, dit Cordelia en refermant la porte derrière la psychiatre. Mehta s’assit au bord du lit, observant avec délectation le spécimen qu’elle avait épinglé. C’était le triomphe de la déduction et de la logique. Tu te prépares à pondre un papier sur moi ? Le papier enveloppe la pierre… Cordelia allait et venait dans la chambre, ouvrant les tiroirs, faisant claquer les portes des placards. Voilà… une ceinture – deux. Une troisième à maillons. Ses pièces d’identité, ses cartes de crédit, de l’argent liquide… Elle se garda d’y toucher. Tout en s’activant, elle parlait d’une façon ininterrompue. En même temps, son cerveau tournait à plein régime. La pierre ébrèche les ciseaux… — Vous voulez que je vous dise, docteur Mehta ? Vous me rappelez un peu l’amiral Vorrutyer. Vous voulez tous les deux me mettre en pièces détachées pour voir les rouages de la mécanique. Evidemment, lui, il avait davantage l’attitude irresponsable d’un petit gosse. Il n’avait nullement l’intention de remettre la machine en ordre après. Vous, en revanche, vous la remonterez. Mais, pour moi, cela ne fait guère de différence. Aral avait raison quand il parlait de ces gens qui se réunissent en petit comité dans des salons tendus de soie verte… — Tiens ! Vous ne bégayez plus, s’étonna Mehta. — Non… (Cordelia s’immobilisa devant son aquarium qu’elle considéra avec curiosité.) En effet, je ne bégaie plus. Comme c’est bizarre. La pierre ébrèche les ciseaux… Elle ôta le couvercle de l’aquarium. La frousse lui nouait les tripes. Elle s’approcha de Mehta d’un pas nonchalant, la ceinture à maillons dans une main, une chemise dans l’autre. C’est maintenant ou jamais que je dois sauter le pas. C’est maintenant ou jamais ! À présent, elle était derrière Mehta. Avec la promptitude de l’éclair, elle lui passa la ceinture autour du cou, lui ramena brutalement les bras derrière le dos et les immobilisa en se servant de l’autre extrémité de cette sorte de chaîne. La psychiatre émit un « couac » étranglé. Cordelia approcha la bouche de son oreille. — Dans un moment, je vous laisserai avaler un peu d’air. Quand ? Cela dépendra de vous. Je vais vous donner un petit aperçu des méthodes d’interrogatoire barrayaranes. Je les ai toujours désapprouvées, mais j’ai récemment fini par me rendre compte qu’elles ne sont pas sans utilité – lorsque le temps presse et qu’on a l’épée dans les reins, par exemple. (Vas-y… fais ton numéro. Ne lui laisse pas soupçonner que tu ne fais que jouer la comédie.) Combien d’hommes Tailor a-t-il postés autour de l’immeuble et où ? Elle donna un peu de jeu à la chaîne. Mehta, les yeux écarquillés de terreur, laissa échapper un borborygme étouffé. — Aucun. — Tous les Crétois sont menteurs, murmura Cordelia. Bill n’est pas un imbécile. Elle poussa Mehta vers l’aquarium et lui plongea la tête dedans. La psychiatre se débattit comme une forcenée, mais Cordelia, plus musclée et mieux entraînée, la lui maintint sous l’eau avec une énergie farouche qui l’étonnait elle-même. Quand sa victime fut au bord de l’évanouissement, elle la laissa respirer. — Souhaitez-vous réviser votre estimation ? Mon Dieu ! Et si ça ne marche pas ? Maintenant, ils ne croiront jamais que je ne suis pas un agent barrayaran. — Pitié ! haleta Mehta. — Comme vous voudrez. On continue. Et Cordelia lui enfonça à nouveau la tête dans l’eau. Par un effet d’optique, son visage cireux paraissait curieusement grossi derrière la paroi de verre. Des bulles d’air s’échappaient de sa bouche. — Alors, combien sont-ils ? Et où sont-ils postés ? — Il n’y a… personne ! — Eh bien, on remet ça. À la bonne vôtre ! La troisième fois que Cordelia lui laissa remplir ses poumons, Mehta, suffoquant, balbutia : — Vous n’irez pas jusqu’à me tuer. — Suis-je une personne saine d’esprit qui simule la folie ou une folle qui fait semblant d’être saine d’esprit ? À vous de juger, docteur. Il ne vous reste plus qu’à attendre qu’il vous pousse des branchies, gronda Cordelia qui ne contrôlait plus sa voix. Comme elle maintenait la tête de Mehta sous l’eau, elle se rendit compte qu’elle retenait sa respiration. Et si c’est elle qui est dans le vrai ? Si je suis sans le savoir une espionne ? Comment distinguer une copie de l’original ? La pierre ébrèche les ciseaux… La résistance de Mehta aurait un terme, elle perdrait conscience, son cerveau mourrait. Le pouvoir, l’occasion, la volonté… j’ai toute la panoplie au grand complet. Voilà donc ce qu’Aral a éprouvé à Komarr. Maintenant, je comprends. Non… je sais. — Combien sont-ils ? Et où ? — Quatre, coassa cette fois Mehta – et Cordelia se sentit mollir tant son soulagement était grand. Deux devant le hall d’entrée et deux dans le garage. — Merci. (Le réflexe de la courtoisie avait joué automatiquement, mais elle avait la gorge tellement nouée que sa voix était presque inaudible.) Pardonnez-moi… Mehta était livide. Cordelia était incapable de dire si elle avait compris ou si, même, elle l’avait entendue. Le papier enveloppe la pierre… Elle ligota la psychiatre et la bâillonna comme, naguère, Vorkosigan avait ligoté et bâillonné Gottyan, puis l’allongea derrière le lit pour qu’elle ne soit pas visible de la porte. Cela fait, elle rafla cartes de crédit, pièces d’identité et argent liquide qu’elle fourra dans ses poches, et alla ouvrir en grand le robinet de la douche. Le souffle court, elle sortit de la chambre sur la pointe des pieds. Ah ! Si seulement elle pouvait se détendre une minute, juste le temps de se remettre ! La salle de séjour était vide. Tailor et le méditech buvaient probablement le café dans la cuisine. Elle n’osa même Pas prendre le risque d’ouvrir le placard pour prendre ses bottes. Dieu du ciel, non ! Le commodore, debout dans l’embrasure de la porte de la cuisine, était en train de porter sa tasse à ses lèvres. Cordelia se figea sur place tandis qu’il se raidissait. Leurs regards se soudèrent. La jeune femme réalisa que ses yeux devaient être aussi gros que ceux d’un oiseau nocturne. La bouche de Tailor, immobile, se tordit bizarrement. Lentement, il leva le bras et la salua de la main gauche. La droite tenait l’anse de la tasse. Il but une gorgée sans cesser de la fixer. Gravement, Cordelia rectifia la position, lui rendit son salut et sortit sans bruit de l’appartement. Elle eut un bref instant d’effroi à la vue du journaliste qui, accompagné de son cameraman, piétinait dans le couloir. C’était l’un des plus acharnés et des plus détestables, celui-là même avec qui elle s’était accrochée la veille quand elle était allée faire un tour en ville. Elle lui sourit avec le sentiment d’ivresse qu’éprouve un plongeur qui remonte à l’air libre. — Vous la voulez toujours, cette interview ? Il mordit aussitôt à l’hameçon. — Oh ! Doucement ! Pas ici. On me surveille, vous comprenez ? Les autorités cherchent à étouffer l’affaire, poursuivit-elle sur un ton de conspirateur. Si jamais tout ce que je sais à propos des prisonnières était divulgué, ce ne serait pas une casserole, mais une batterie de casseroles que le gouvernement aurait à traîner. Pour vous, ça pourrait être la célébrité et la gloire. — Où, alors ? demanda avidement le journaliste. — Que diriez-vous de la base des navettes ? Le bar est tranquille. Je vous offrirais un verre et nous pourrions mettre notre campagne sur pied. (Le temps lui était compté. Elle s’attendait à tout instant à voir s’ouvrir la porte de l’appartement de sa mère.) Mais c’est dangereux. Deux agents du gouvernement surveillent l’entrée et deux autres le garage. Il ne faut surtout pas qu’ils me voient passer. Si l’on savait que je vous ai parlé, vous n’auriez plus qu’à faire votre deuil d’une seconde interview. Hop ! Passez muscade. Une petite disparition discrète dans la nuit et des rumeurs d’hospitalisation pour examen médical. Vous voyez ce que je veux dire ? Cordelia était sûre et certaine que non – l’agence pour laquelle il travaillait exploitait surtout les faits divers croustillants, avec perversités sexuelles de préférence –, mais son expression laissait deviner qu’il s’imaginait déjà auréolé de la couronne de gloire journalistique. Il se tourna vers le cameraman : — Jon, passe-lui ton blouson, ton chapeau, donne-lui ton holovid. Cordelia fourra ses cheveux sous le chapeau à large bord, enfila le blouson par-dessus son treillis et, brandissant ostensiblement l’holovid, s’engouffra dans le tube de descente, suivie par les deux autres. Deux hommes en uniforme montaient la garde devant la sortie du garage. En passant devant eux pour rejoindre la voiture du journaliste, elle tint négligemment l’appareil sur son épaule, son bras cachant à demi sa figure. Une fois au bar de la base des navettes, elle commanda deux verres et avala une copieuse gorgée du sien. — Je reviens tout de suite, dit-elle alors – et elle tourna les talons, laissant au journaliste le soin de régler les consommations. Objectif suivant : le distributeur de billets. Un coup d’œil sur les horaires lui apprit qu’il n’y avait pas d’astronef à destination d’Escobar avant au moins six heures. C’était beaucoup trop. L’astroport serait sûrement l’un des premiers endroits passés au crible par la Sécurité. Cordelia arrêta au passage une jeune femme revêtue de la tenue de contrôleur du trafic. — Excusez-moi, mais vous pourriez peut-être me rendre un petit service. Voilà… j’aimerais savoir s’il n’y a pas d’astronefs de transport ou privés en partance ? L’employé fronça d’abord les sourcils, puis un sourire illumina ses traits quand elle reconnut son interlocutrice. — Vous ne seriez pas le capitaine Naismith, par hasard ? Le cœur de Cordelia se mit à sonner le tocsin dans sa Poitrine. Non… calme-toi… — Si, c’est bien moi. Euh… J’ai la presse sur les talons – une vraie meute à la curée ! Je suis sûre que vous comprenez. (Cordelia décocha à la jeune femme un regard de complicité.) Je voudrais ne pas attirer l’attention. Peut-être pourrions-nous parler dans un bureau discret ? Vous n’êtes pas comme ces gens-là, c’est évident. Vous respectez la vie privée d’autrui, vous. Il me suffit de vous regarder pour en avoir la certitude. Votre visage ne trompe pas. — Vraiment ? À la fois flattée et excitée, l’employée se mit à la disposition du capitaine Naismith. Elle la guida jusqu’à son bureau et Cordelia balaya du regard les écrans indicateurs concernant les prévisions de départ. — Ah ! Celui-ci me conviendrait. Il prend l’espace dans moins d’une heure. Savez-vous si le pilote est arrivé ? — C’est un cargo. Il ne prend pas de passagers. — Cela ne fait rien. Je veux juste parler au pilote. Personnellement et sans témoins. Pourriez-vous le contacter ? — Je vais essayer. (Elle eut bientôt le pilote en ligne et fit la commission.) Bon. Il vous attendra à la rampe 27. Mais il vous faudra faire vite. — Merci. Euh… Les journalistes m’ont rendu la vie insupportable, vous savez. Ils se croient tout permis, rien ne les arrête. Tenez… il y en a même deux qui ont mis des uniformes du corps expéditionnaire pour tenter d’arriver à leurs fins. Ils se présentent comme étant soi-disant le capitaine Mehta et le commodore Tailor. Excusez-moi du peu ! Si jamais l’un d’eux essaie de vous tirer les vers du nez, pourriez-vous… oublier que vous m’avez vue ? — Mais bien sûr, capitaine Naismith ! — Appelez-moi Cordelia. Vous êtes une fille du tonnerre ! Encore tous mes remerciements. Le pilote était très jeune. Il débutait dans sa carrière en se faisant la main sur les cargos avant d’assumer la responsabilité du transport de passagers. Il reconnut Cordelia, lui aussi, et ses premiers mots furent pour lui demander un autographe. — Vous vous demandez sûrement pourquoi vous avez été choisi, fit-elle en s’exécutant. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle allait lui raconter. Elle savait seulement qu’elle avait affaire à un naïf prêt à gober n’importe quoi. — Moi, m’dame ? — Les agents de la Sécurité vous ont passé au microscope, vous pouvez me croire. Et ils ont conclu qu’on pouvait vous faire pleine et entière confiance. — Oh ! Ils ne peuvent pas avoir découvert… pour la cordalite. À ces paroles flatteuses, le pilote se rengorgeait mais il laissait en même temps percer une certaine inquiétude. — Et que vous êtes aussi plein de ressources, improvisa Cordelia en se demandant ce que pouvait bien être la cordalite dont elle entendait parler pour la première fois de sa vie. Bref, vous êtes l’homme qu’il faut pour mener à bien cette mission. — Quelle mission ? — Chut ! Pas si fort. C’est une mission confidentielle dont le Président m’a personnellement chargée. Quelque chose de si délicat que même le ministère de la Guerre en ignore tout. Si jamais cela se savait, les répercussions politiques pourraient être désastreuses. Je dois présenter un ultimatum secret à l’empereur de Barrayar. Mais il importe que personne ne sache que j’ai quitté la colonie de Beta. — Et c’est moi qui suis censé vous conduire là-bas ? Mais mon manifeste… J’ai l’impression que si j’insistais un peu, ce garçon me convoierait jusqu’à Barrayar aux frais de son affréteur. Mais cela briserait net la carrière de ce pauvre petit. — Non, non. Surtout ne modifiez en rien vos documents de bord. On m’attend sur Escobar – un contact secret. Vous transporterez simplement une marchandise non répertoriée. Moi, en l’occurrence. — Je ne suis pas breveté pour transporter des passagers, m’dame. — Vous vous figurez que nous ne le savons pas ? Pourquoi pensez-vous que vous ayez été choisi – et par le Président lui-même – parmi tous les candidats ? — Par le Président ? Fichtre ! Et je n’ai même pas voté pour lui ! Il fit monter Cordelia à bord de la navette de liaison et lui trouva une place au milieu de sa cargaison. — Vous connaissez toutes les célébrités de la section explorastro, n’est-ce pas, m’dame ? Lightner, Parnell… Vous croyez qu’il vous serait possible de me présenter à eux ? — Je ne sais pas. Mais à votre retour d’Escobar, vous ferez la connaissance de pas mal de célébrités du corps expéditionnaire et de la Sécurité. Ça, je peux vous le promettre. — Est-ce que je peux vous poser une question personnelle, m’dame ? — Faites donc. Vous serez loin d’être le premier. — Pourquoi êtes-vous en pantoufles, m’dame ? Cordelia regarda ses pieds. — Je… je regrette, mais je ne peux pas vous répondre. C’est top secret. — Ah ! Il gagna le poste de pilotage. Cordelia était enfin seule. Posant son front contre la surface fraîche d’une caisse en plastique, elle se laissa aller et se mit à pleurer silencieusement. Sur elle-même. 14 Il était près de midi, heure locale, quand Cordelia, aux commandes du naviplane qu’elle avait loué à Vorbarr Sultana, arriva en vue du lac cerné de collines escarpées disparaissant sous les broussailles. Ici, la population était clairsemée sauf le long de ses rives. Le village tapi à une de ses extrémités et que dominaient les ruines d’une ancienne forteresse constituait son principal point de repère. Elle tourna en cercle au-dessus de lui et, après avoir consulté sa carte, mit le cap au nord. Elle survola successivement trois vastes propriétés et se posa sur l’allée menant à la quatrième. La vieille demeure bâtie en pierre du pays qui se dressait à mi-pente se confondait presque avec la végétation. Cordelia rentra les ailes du naviplane, coupa le moteur et glissa les clés dans sa poche. Mais elle resta assise dans le cockpit à contempler avec incertitude la façade ensoleillée du bâtiment. Un homme de haute taille vêtu d’un bizarre uniforme havane et argent apparut au coin de la maison. Il marchait d’un pas tranquille, la main négligemment posée sur l’étui de l’arme suspendue à son ceinturon. Vorkosigan ne doit pas être loin, se dit Cordelia qui avait immédiatement reconnu le sergent Bothari. Il Paraissait être en bonne forme – physiquement, tout au moins. Elle sauta à terre. — Euh… Bonjour, sergent. L’amiral Vorkosigan est-il là ? Bothari la dévisagea en plissant les yeux, puis son visage parut s’éclairer et il la salua. — Capitaine Naismith ? Oui, m’dame, il est là. — Vous avez l’air de vous porter rudement mieux que la dernière fois que nous nous sommes vus. — M’dame ? — À bord du navire amiral. À Escobar. Bothari se rembrunit. — Je… je n’ai aucun souvenir d’Escobar. Mais l’amiral Vorkosigan dit que j’y étais. — Ah ! (Ils ont effacé tes souvenirs, hein ? À moins que tu les aies toi-même chassés de ta mémoire ?) Je suis désolée de l’apprendre, sergent. Vous avez eu une conduite héroïque. — C’est vrai ? J’ai été rayé des cadres – après. — Ah bon ? Alors, quel est cet uniforme ? — C’est la livrée des gens du comte Vorkosigan, m’dame. Il m’a pris à son service. Je fais partie de sa garde personnelle, maintenant. — Je suis sûre qu’il ne peut que s’en louer. Puis-je voir l’amiral ? — Il est derrière. Vous n’avez qu’à y aller, m’dame. Sur ce, Bothari se remit en marche. De toute évidence, il effectuait une ronde. Cordelia entreprit de contourner la maison. Ça grimpait ferme, il faisait chaud, le soleil lui rôtissait le dos et le bas de sa robe qui lui chatouillait les genoux lui faisait un drôle d’effet. C’était une jolie robe imprimée qu’elle avait achetée la veille à Vorbarr Sultana, en partie parce que ça l’amusait, mais surtout parce que son vieux treillis de la section explorastro dont elle avait décousu les insignes attirait trop les regards des passants. Deux peignes en émail, qu’elle s’était également achetés, retenaient ses cheveux qui lui flottaient dans le dos. Elle remarqua, un peu plus haut, un jardin que ceinturait un muret de pierres grises. Mais quand elle s’en fut approchée, elle se rendit compte que c’était en réalité un cimetière. À genoux par terre, un vieil homme en salopette était en train de planter des fleurs. Elle l’identifia immédiatement. Il n’était pas tout à fait aussi grand que son fils et l’âge avait rendu ses muscles secs et noueux, mais l’ossature de son visage était indiscutablement celle d’un Vorkosigan. — Je suis bien en présence du général comte Vorkosigan ? (Automatiquement, elle avait porté la main à son front avant de réaliser que faire le salut militaire avec une robe était assez inattendu. Le vieillard se releva avec raideur.) Je suis le cap… je m’appelle Cordelia Naismith. Je suis une amie d’Aral, mais je ne sais pas s’il vous a parlé de moi. Est-il là ? — Mes hommages, madame. (Le comte se mit plus ou moins au garde-à-vous et la salua d’un geste courtois du menton… familier, ô combien !) Il ne m’a guère parlé de vous et le peu qu’il m’en a dit ne me laissait pas présager que j’aurais un jour le plaisir de faire votre connaissance. (Ses lèvres ébauchèrent un sourire qui donnait l’impression que ses muscles avaient depuis longtemps perdu l’habitude de ce genre d’exercice.) Vous ne pouvez pas savoir combien je suis heureux de m’être trompé. (Il tendit le bras derrière son épaule.) Il… euh… il passe le plus clair de son temps dans le petit pavillon, là-haut. — Je vois. Est-ce que… je ne sais pas trop comment formuler la question. Est-il… dans son état normal ? Le vieil homme leva les yeux vers le soleil et ses lèvres desséchées se pincèrent. — À cette heure-ci, c’est peu probable. Au début, quand il est rentré, il ne commençait qu’après le dîner, mais il s’est peu à peu mis à boire aussi dans la journée, et de plus en plus. Cela me cause bien du souci, mais je ne peux pas faire grand-chose. Je trouve qu’il a pris trop à cœur l’affaire d’Escobar en la considérant comme son échec personnel. Il n’avait aucune raison de donner sa démission. Cordelia en déduisit que l’empereur n’avait pas mis son vieux compagnon dans le secret de ses intentions véritables. Non, général, ce n’est pas l’échec de l’opération Escobar qui a cassé Aral : c’est sa réussite, au contraire. Mais elle se borna à dire : — Je sais qu’il mettait son point d’honneur à servir fidèlement votre empereur. Et que pour parvenir à ses fins, l’empereur a délibérément réduit son honneur en miettes. — Mais pourquoi ne passeriez-vous pas le voir ? Encore qu’il ne soit pas dans un de ses bons jours… je préfère vous prévenir. — Merci. Je comprends. Le comte la suivit des yeux tandis que Cordelia s’engageait sur le chemin bordé d’arbres, pour la plupart importés de la Terre, qui longeait en serpentant le mur du cimetière. Le pavillon était un édifice de bois d’allure vaguement orientale, patiné par le temps, d’où l’on avait une vue superbe sur le lac. La véranda était occupée par une paire de chaises fatiguées, un large fauteuil élimé que complétaient un tabouret et une table basse sur laquelle étaient posés deux carafons, quelques verres et une bouteille contenant un épais liquide blanc. Vorkosigan était vautré dans le fauteuil, les yeux fermés, ses pieds posés sur le tabouret. Il portait un vieux pantalon militaire et une chemise qui, avec ses motifs à fleurs tapageurs, n’avait vraiment rien de militaire. Il n’était pas rasé. Il avait l’air fatigué. Plus que fatigué. Malade. Entrouvrant les paupières, il allongea le bras pour prendre un verre de cristal rempli d’une liqueur dorée, mais, se ravisant, il saisit la bouteille blanche et but une gorgée au goulot. Poussant un grognement, il la reposa, empoigna le verre, le vida d’un trait et en fit rouler le contenu dans sa bouche avant de l’avaler. Puis il se tassa encore un peu plus dans le fauteuil. — Petit déjeuner liquide ? fit Cordelia. Est-ce aussi savoureux que les céréales au fromage ? Il ouvrit tout grands les yeux et, au bout d’un moment, marmonna d’une voix rauque : — Non, vous n’êtes pas une hallucination. (Il fit mine de se lever, mais, réflexion faite, il s’affala à nouveau sur son siège.) J’aurais préféré que vous ne me voyiez pas dans cet état… Cordelia escalada les marches de la véranda et s’assit près du fauteuil. Je lui ai fait honte en le surprenant à l’improviste alors qu’il est beurré. Comment faire pour le mettre à l’aise ? — J’ai essayé de vous appeler hier dès que j’ai atterri, mais je n’ai pas réussi à vous joindre. Si vous vous attendez à avoir des hallucinations, ce qu’il y a dans cette bouteille doit être du tonnerre. Je peux goûter ? — Je crois que vous aimerez mieux l’autre. Il s’empara du carafon et la servit. Curieuse, Cordelia goûta son verre à lui. — Pouah ! Mais ce n’est pas du vin ! — Non, c’est de l’eau-de-vie. — À cette heure-ci ? — Si je commence après le petit déjeuner, j’arrive généralement à atteindre l’inconscience totale au moment du déjeuner. Et il est presque l’heure du déjeuner ! songea Cordelia. Elle s’était laissé abuser par l’élocution parfaitement claire de Vorkosigan. Il parlait seulement un peu plus lentement et de façon plus hésitante que d’habitude. — Il doit quand même exister des anesthésiques moins méchants. (Le vin à peine ambré qu’il lui avait servi était excellent, encore qu’un peu trop fort pour son goût.) Et vous vous assommez comme ça tous les jours ? — Fichtre pas ! (Il haussa les épaules.) Deux ou trois fois par semaine tout au plus. Un jour, je bois ; le lendemain, je suis malade – une bonne gueule de bois est aussi efficace qu’une bonne cuite pour ne pas penser ; et, le surlendemain, je fais des courses pour mon père ou je lui donne un coup de main. Il a sérieusement vieilli depuis quelque temps. Vorkosigan reprenait peu à peu du poil de la bête. Il se redressa, passa d’un geste familier la main sur son visage et tenta de prendre un ton badin : — Très jolie, cette robe. Elle vous met autrement en valeur que ces affreux machins orange. Cordelia se mit à l’unisson. — Merci. Malheureusement, je ne peux pas vous renvoyer le compliment. Cette chemise reflète-t-elle votre conception personnelle de l’élégance et du bon goût ? — Non. C’est un cadeau. — Vous me soulagez d’un grand poids. — C’était une sorte de canular. Plusieurs de mes officiers se sont cotisés pour me l’offrir quand j’ai été promu amiral, après Komarr. Je pense toujours à eux quand je la mets. — Un geste sympathique. Dans ce cas, je pense que je finirai peut-être par m’y habituer. — Ils étaient quatre. Trois sont morts. Dont deux sur Escobar. — Oh… je comprends. (Eh bien, pour le bavardage à bâtons rompus, c’est râpé ! se dit Cordelia en faisant tourner son verre entre ses mains.) Vous avez une tête de déterré. Et on dirait que vous faites de la mauvaise graisse. — Oui, je ne prends plus d’exercice. Bothari m’en veut à mort. — Je suis heureuse qu’il n’ait pas eu trop d’ennuis après la mort de Vorrutyer. — Ça a été tout juste, mais j’ai réussi à le tirer d’affaire. Le témoignage d’Illyan a facilité les choses. — On l’a quand même mis à la retraite d’office. — Pour des raisons médicales. Ce n’était pas une mesure disciplinaire. — C’est vous qui avez poussé votre père à le prendre à son service ? — Oui, ça m’a semblé la meilleure solution. Il ne sera jamais normal au sens habituel de ce mot, mais ici il a un uniforme, une arme et quelque chose comme un règlement à suivre. Cela lui donne un point d’ancrage, en quelque sorte. (Vorkosigan fit glisser lentement son doigt sur le bord de son verre.) Il a été quatre ans l’ordonnance de Vorrutyer, vous comprenez. Et il était dans un assez triste état quand il a été affecté au Général-Vorkraft. Il était à la limite de l’éclatement de la personnalité. C’était assez effrayant. Etre un soldat est à peu près la seule activité humaine aux exigences de laquelle il est capable de se plier. Cela lui permet de garder le respect de lui-même. Mais vous, en revanche (il sourit), vous faites vraiment plaisir à voir. Est-ce que vous pourrez… euh… rester quelque temps ? Son expression trahissait à la fois un ardent désir et de l’incertitude. Nous avons hésité si longtemps que c’est devenu une habitude, songea Cordelia. Et elle eut une soudaine illumination : il craignait que ce ne soit qu’une visite de passage. Un voyage foutrement long pour un brin de causette, mon amour. Tu es vraiment soûl ! — Aussi longtemps que vous le souhaiterez. Je me suis rendu compte quand je suis rentrée dans ma patrie qu’elle… qu’elle avait changé. Ou alors, c’était moi qui avais changé. Tout était détraqué. Je me suis mis presque tout le monde à dos. Et il s’en est fallu d’un cheveu que… que j’aie les pires ennuis. Je ne peux plus retourner sur Beta. À l’étape d’Escobar, je leur ai envoyé ma démission. Et tout ce qui me reste est dans le coffre de mon naviplane. Une lueur de ravissement éclaira le visage de Vorkosigan lorsqu’il comprit qu’elle restait auprès de lui. Cordelia était comblée. — Je me mettrais bien debout, dit-il en se poussant sur le côté de son fauteuil, mais mes jambes obéissent mal, je ne sais pas trop pourquoi. Et si je tombe à vos pieds, je préférerais que ce soit de manière plus contrôlée. Mais rassurez-vous, ça ne va pas tarder à aller mieux de ce côté-là. En attendant, si vous veniez vous asseoir là ? — Avec joie, fit-elle en changeant de place. Mais j’ai peur de vous écraser. C’est que je suis plutôt grande. — Pensez-vous ! D’ailleurs, j’ai horreur des petits bouts de femme. Ah ! C’est mieux comme ça. — Oh oui ! Elle se pelotonna contre lui, les bras noués autour de sa poitrine, la tête sur son épaule. Son seul désir était qu’ils puissent rester éternellement comme ça. — Vous devriez cesser de vous suicider lentement à l’alcool, vous savez. — Tout à fait d’accord avec vous. C’est extraordinairement désagréable. — Oui. Et votre père s’inquiète. La façon qu’il a eue de me regarder… — Il ne vous a pas décoché son regard noir, j’espère ? Ce regard farouche qui glace le sang et qu’il a passé toute son existence à peaufiner ? — Absolument pas. Il souriait. — Dieu du ciel ! Des rides de rire se creusèrent au coin des yeux de Vorkosigan. Cordelia leva le cou pour voir son visage. Il y avait un sérieux progrès… — Et, en prime, je me raserai, lui annonça-t-il pour ne pas faire le détail. Il enfonça son nez dans la chevelure de la jeune femme pour en respirer le parfum. Elle sentit se dénouer ses muscles rigides. Comme la corde d’un arc qui se détend. Quelques semaines après leur mariage, ils firent leur premier voyage ensemble. Cordelia accompagna Vorkosigan à Vorbarr Sultana où il accomplissait périodiquement un pèlerinage à l’hôpital militaire. Le comte avait mis à leur disposition une voiture que conduisait Bothari, apparemment chauffeur et garde du corps. Cordelia, qui commençait à le connaître suffisamment pour percer son visage impassible et taciturne, lui trouva les nerfs à fleur de peau. À un moment donné, elle le vit jeter un coup d’œil hésitant à Vorkosigan. — Est-ce que vous lui avez dit, amiral ? demanda-t-il. — Oui, sergent. Ne soyez pas inquiet, elle est au courant. — Je pense que vous agissez bien, sergent, ajouta Cordelia d’un ton d’encouragement. Et j’en suis… euh… très heureuse. Bothari, un peu rasséréné, faillit sourire. — Merci, milady. Elle lui lança discrètement un coup d’œil en pensant à la charge qui incomberait à la brave femme de Vorkosigan Surleau qu’il avait engagée. Elle doutait de la capacité de Bothari à gérer cette affaire et se résolut à lancer un petit coup de sonde. — Avez-vous pensé à… à ce que vous lui direz à propos de sa mère quand elle sera grande ? Un jour ou l’autre, elle vous interrogera à son sujet, c’est inévitable. Bothari hocha le menton. Quelques instants s’écoulèrent avant qu’il ouvre la bouche. — Je lui dirai que sa mère est morte. Qu’on était mariés. Les bâtards sont mal vus par ici. (Il étreignit Plus fortement les commandes.) Comme ça, elle sera pas une bâtarde. Personne ne la traitera d’enfant illégitime. Tous mes vœux t’accompagnent, sergent. Elle passa à une question plus anodine : — Comment l’appellerez-vous ? Vous y avez pensé ? — Elena. — Elena Bothari. C’est un joli nom. — C’était celui de sa mère. Sous l’effet de la surprise, Cordelia s’exclama sans réfléchir : — Je croyais que vous n’aviez gardé aucun souvenir d’Escobar ? Bothari laissa s’écouler un certain temps avant de se décider à répondre : — On peut annuler en partie les effets des drogues antimémoire, si on connaît le truc. Vorkosigan haussa les sourcils. Visiblement, c’était une nouveauté pour lui aussi. — Et comment s’y prend-on, sergent ? demanda-t-il en veillant à poser la question d’une voix neutre. — Quelqu’un m’a expliqué un jour comment il faut faire. On écrit noir sur blanc ce qu’on veut se rappeler, on y pense très fort, et puis on cache le papier – comme on avait caché vos documents secrets que Radnov a jamais pu trouver, amiral. Quand on revient, la première chose à faire, avant même que l’envie de vomir soit calmée, c’est de le ressortir de sa planque et de le relire. Si on se souvient d’une seule des choses notées, on arrive en général à se rappeler le reste avant qu’ils reviennent vous chercher. Et on recommence. Et on recommence. Si on a… euh… un objet, ça peut aussi aider. — Et vous en aviez un ? — Oui. Une boucle de cheveux. Elle avait de longs cheveux noirs, reprit Bothari après une pause. Ils sentaient bon. Vorkosigan avait maintenant l’air d’un homme qui vient de trouver une des pièces essentielles d’un puzzle particulièrement compliqué. Cordelia, confondue par tout ce que laissait sous-entendre l’histoire du sergent, s’abîma dans la contemplation du paysage qui défilait derrière la vitre. Le soleil faisait étinceler les torrents qui dégringolaient des hauteurs. Mais elle remarqua autre chose. — Ah ! Tu les as vus ? fit Vorkosigan qui avait suivi la direction de son regard. — Le naviplane qui nous suit ? Tu sais qui c’est ? — Les hommes de la Sécurité impériale. — Et ils te filent toujours comme ça quand tu vas à Vorbarr Sultana ? — Ils me suivent tout le temps – où que j’aille. Ça n’a pas été facile de les convaincre que j’avais réellement pris ma retraite. Avant ton arrivée, je m’amusais à leur jouer des tours pendables pour les affoler. Comme, par exemple, sauter en pleine nuit dans mon naviplane, rond comme une bille, et plonger en piqué dans les canyons. C’est un engin très rapide. Le tout dernier modèle. — Mais c’est insensé ! Tu as vraiment fait des trucs comme ça ? — Ben… oui. (Vorkosigan paraissait un peu penaud.) À l’époque, je n’imaginais pas que tu finirais un jour par me rejoindre. C’était planant. Je n’avais plus connu de trip volontaire à l’adrénaline depuis mon adolescence. Servir sous les armes y pourvoyait amplement. — C’est une chance que tu n’aies pas eu d’accidents. — J’en ai eu un une fois, reconnut-il. Un petit carambolage sans gravité. Seulement des dégâts matériels. Mais les nerfs de l’agent de la Séclmp en ont pris un sacré coup. — Deux fois, laissa laconiquement tomber Bothari. — Pardon, sergent ? — Vous avez eu deux accidents, amiral. Le second, vous ne vous le rappelez pas. Votre père m’a dit que ça ne l’étonnait pas. Vous étiez bloqué dans la cellule de sécurité et il a fallu vous désincarcérer. Vous êtes resté toute une journée dans le cirage. — Vous vous payez ma tête, sergent ? — Non, amiral. Vous pouvez aller voir les morceaux de l’appareil. Ils sont éparpillés sur un kilomètre et demi au fond de la gorge de Dendarii. Vorkosigan toussota et se rencogna sur son siège. — C’est vraiment déplaisant d’avoir un trou de mémoire comme ça. — Oui, amiral, approuva Bothari d’une voix neutre. Cordelia leva les yeux vers le naviplane qui les escortait de loin. — Ils nous ont suivis sans arrêt ? Moi aussi ? Son expression interdite arracha un sourire à Vorkosigan. — À partir de l’instant où tu as posé le pied sur le spatioport de Vorbarr Sultana, j’imagine. Politiquement parlant, j’étais en tête du hit-parade après Escobar. La presse, qui est aux petits soins pour Ezar Vorbarra, a fait de moi une sorte de Cincinnatus de retour à sa charrue, le héros qui arrache la victoire des mâchoires de la défaite – ce genre de balivernes sans nom, quoi. De quoi donner envie de vomir, même quand on est à jeun. Sachant ce que je savais, j’aurais dû être capable de faire du meilleur travail. Trop de croiseurs sacrifiés pour assurer la couverture des transports de troupes… pourtant, il n’y avait pas d’autre choix, c’était un problème purement arithmétique… Il suffisait de le regard pour deviner que sa pensée était en train de se perdre pour la nième fois dans les labyrinthes de la stratégie. Qu’ils aillent tous au diable ! Escobar, et ton empereur, et Serg Vorbarra, et Ges Vorrutyer ! Et les hasards de la vie et des circonstances qui font du rêve d’héroïsme d’un enfant le cauchemar de l’adulte, un cauchemar qui n’est qu’un tissu de meurtres, de crimes et d’impostures ! Sa présence à ses côtés était d’un grand réconfort pour Aral, mais ce n’était pas assez. Une plaie cachée saignait toujours au fond de lui. À l’approche de la capitale Sultana, le décor changeait. Le paysage au relief tourmenté cédait maintenant la place à des plaines fertiles où la population était de plus en plus dense. Un large fleuve traversait la cité dominée par les édifices officiels, pour la plupart d’anciennes forteresses dressées sur les hauteurs stratégiques sur chacune des rives. La ville moderne était construite au nord et au sud de ce noyau. Les récents bâtiments administratifs, monolithes massifs strictement utilitaires, étaient concentrés entre ces deux pôles. Comme ils se dirigeaient vers l’un des ponts qui enjambaient le fleuve, ils passèrent devant les décombres noircis d’un bloc entièrement ravagé par le feu. — Mon Dieu ! s’exclama Cordelia. Mais que s’est-il donc passé ? Vorkosigan eut un sourire empreint d’amertume. — C’était le ministère de l’Education politique avant les émeutes d’il y a deux mois. — Oui, j’ai vaguement entendu parler de ces événements lors de l’étape à Escobar quand je suis venue te retrouver. Je n’imaginais pas que les destructions avaient eu autant d’ampleur. — En réalité, elles sont restées assez limitées. Ça a été soigneusement orchestré. Pour ma part, je pense que c’était une façon extrêmement dangereuse d’atteindre le but recherché. Encore que, côté subtilité, ça a quand même été un petit bond en avant par rapport à la défenestration pure et simple des membres du Conseil privé ordonnée en son temps par Yuri Vorbarra. D’une génération à l’autre, il y a du progrès, en quelque sorte… Je ne croyais pas qu’Ezar réussirait à faire rentrer le mauvais génie dans la bouteille, mais il y est apparemment arrivé. Dès que Grishnov a été tué, toutes les unités mobilisées – et mystérieusement concentrées autour de la Résidence impériale pour en assurer la protection… (Vorkosigan eut un reniflement de mépris)… ont surgi comme par enchantement pour dégager les rues. Les émeutiers se sont alors égaillés sans demander leur reste à l’exception d’une poignée de fanatiques et de quelques irréductibles assoiffés de vengeance parce qu’ils avaient perdu un proche à Escobar. La répression a été sanglante, mais les médias n’en ont pas soufflé mot. Après avoir traversé le fleuve, ils arrivèrent enfin à l’immense complexe hospitalier, presque une ville dans la ville, dont les pavillons étaient disséminés sur toute la surface d’un parc interdit d’accès. Ils se rendirent dans la chambre de l’enseigne Koudelka. Revêtu du pyjama vert réglementaire, celui-ci était étendu sur son lit, l’air morne. Sur le moment, Cordelia crut qu’il leur adressait un geste d’accueil, mais elle se rendit tout de suite compte de son erreur car il continuait à plier et déplier son avant-bras gauche d’un mouvement lent et régulier. Il s’assit, sourit à son ancien supérieur et échangea un signe de tête avec Bothari. Son sourire s’élargit en voyant Cordelia entrer derrière Vorkosigan. — Capitaine Naismith ! Lady Vorkosigan, je devrais dire. Je n’aurais jamais pensé vous revoir un jour ! Elle lui rendit son sourire. — Moi non plus. Et je me réjouis de m’être trompée. — Toutes mes félicitations, amiral. Merci pour le petit mot que vous m’avez envoyé. Vous m’avez un peu manqué ces derniers temps, mais vous aviez évidemment mieux à faire qu’à venir me rendre visite. Son sourire démentait l’aigreur qu’aurait pu contenir cette remarque. — Je vous remercie, enseigne. Mais qu’est-il arrivé à votre bras ? — Je suis tombé ce matin, et il y a dû y avoir un court-circuit quelque part, répondit Koudelka avec une grimace. Le toubib doit passer d’une minute à l’autre. Enfin… ça aurait pu être pire. Cordelia remarqua alors le réseau de fines cicatrices rouges qui quadrillaient les bras de l’enseigne. Chacune marquait la tête d’un des nerfs de prothèse qui y avaient été implantés. — Alors, vous pouvez marcher ? Voilà une bonne nouvelle, dit Vorkosigan sur un ton encourageant. — Vous avez très mal ? s’enquit Cordelia. — Non, pas tellement. (La désinvolture apparente de Koudelka ne trompa pas Cordelia.) C’est au niveau des sensations que c’est le plus ennuyeux. Les messages que reçoit mon cerveau sont erronés. C’est comme goûter les couleurs avec le pied. Ou sentir des choses qui n’existent pas – des bestioles qui se promènent sur votre corps, par exemple – ou ne pas sentir des choses qui, elles, existent bel et bien – comme le chaud et le froid… Il baissa les yeux sur sa cheville droite enveloppée d’un bandage. L’entrée du médecin interrompit la conversation. Il fixa un scope sur l’épaule dénudée de l’enseigne et entreprit de localiser l’implant défectueux à l’aide d’un palpeur. Koudelka, très pâle, gardait obstinément les yeux fixés sur ses genoux, mais, finalement, son bras cessa de battre la mesure et retomba pesamment sur le lit. — Je suis malheureusement obligé de le laisser débranché pour aujourd’hui. On le remettra en service demain quand on fera travailler votre jambe droite à l’adducteur. Le médecin rangea ses instruments et ressortit. — Vous devez avoir l’impression que tout cela dure une éternité, dit Vorkosigan, devant la mine dépitée de Koudelka. Mais à chacun de mes passages, je constate de nouveaux progrès. Ils vous répareront, ne vous en faites pas. — Oui, le chirurgien m’a promis que je sortirais dans deux mois. (Il sourit.) Mais ils disent aussi que le service actif, c’est fini pour moi. (Son sourire s’effaça et son visage se défit.) Oh, amiral ! Je vais être rayé des cadres ! Ces séances interminables de charcutage… et tout ça pour rien ! Il détourna la tête, gêné, le temps de se fabriquer un masque impassible. Quand il fit à nouveau face à ses visiteurs, il arborait un sourire artificiel. — Mais c’est normal, reprit-il avec un enjouement factice en tendant le menton en direction de Bothari adossé au mur. Quelques bons coups au corps comme ceux que le sergent savait si bien me balancer quand je l’affrontais sur le ring d’entraînement, et j’irais aussi sec au tapis en me tortillant comme un poisson qu’on sort de l’eau. Ce serait évidemment un triste exemple à donner à mes hommes. Il va me falloir trouver… je ne sais pas… un travail de bureau. (Il dévisagea Cordelia.) Où en est votre enseigne, celui qui a reçu une décharge de brise-nerfs dans la tête ? — Je lui ai rendu visite pour la dernière fois deux jours avant mon départ de Beta. Son état est stationnaire. Il est sorti de l’hôpital. Sa mère a abandonné son travail pour s’occuper de lui. — Et moi qui me cogne la tête contre les murs parce que j’ai de temps en temps un malheureux petit accès de tremblote ! Pardonnez-moi. Cordelia, bouleversée, craignait que sa voix ne trahisse son émotion. Elle se contenta de secouer la tête. Quand ils sortirent, elle dut s’arrêter un instant dans le couloir et enfouit sa tête contre l’épaule de Vorkosigan qui la serra contre lui. — Je commence à comprendre pourquoi tu biberonnais dès le petit déjeuner. J’aurais moi-même sérieusement besoin d’avaler quelque chose de raide. — Tout à l’heure, je t’emmènerai déjeuner et tes désirs seront des ordres, lui promit-il. Leur visite suivante était pour le bloc de la recherche. Le major qui en assumait la responsabilité accueillit cordialement Vorkosigan. Il fut un bref instant décontenancé quand celui-ci lui présenta d’emblée Cordelia sous le nom de lady Vorkosigan. — J’ignorais que vous étiez marié, amiral. — C’est tout récent. — Ah bon ? Eh bien, je vous félicite. Je suis heureux que vous soyez venu assister à une extraction quand il en reste encore quelques-uns. C’est presque le plus intéressant. Milady souhaitera peut-être attendre ici pendant que nous effectuerons cette petite manipulation ? Il avait l’air embarrassé. — Lady Vorkosigan est parfaitement au courant. — D’ailleurs, ajouta Cordelia d’un ton vif, je m’intéresse personnellement à cette… expérience. Bien que visiblement déconcerté, le major les pilota jusqu’à la salle de contrôle où une demi-douzaine de conteneurs, les derniers, étaient alignés en bon ordre. Le technicien de service ne tarda pas à les rejoindre, poussant un chariot chargé d’accessoires manifestement empruntés à une clinique d’obstétrique. — Bonjour, amiral, dit-il avec entrain. Vous venez assister à l’éclosion de notre poussin ? — Vous ne pourriez pas employer un autre terme ? protesta le major. — Je veux bien, mais on ne peut pas employer le mot « naissance ». Techniquement parlant, ils sont tous déjà nés. — Chez nous, on dit « casser le bocal », suggéra Cordelia qui suivait les préparatifs d’un œil intéressé. Le technicien, qui, après avoir disposé divers appareil de mesure, était en train de placer un berceau sous une rampe thermique, la regarda avec curiosité. — Vous êtes betane, n’est-ce pas, milady ? Ma femme a vu le faire-part de mariage de l’amiral au journal holovid. Presque à la fin du bulletin et en tout petits caractères. Moi, je ne lis jamais la chronique mondaine. Le major leva un instant les yeux, puis se replongea dans sa check-list. Quand ils eurent terminé leurs préparatifs, il fit signe aux autres d’approcher. — La soupe est prête ? lui demanda le technicien. — Oui. Injection du mélange hormonal dans le canal C… (Le major vérifia soigneusement le disque d’instructions.) Durée : cinq minutes à partir de mon top. Attention… top ! (Il se tourna vers Vorkosigan.) Fantastique, cette machine, amiral. Savez-vous si nous disposerons de crédits et de personnel qualifié pour essayer de copier ces incubateurs ? — Non. Je serai officiellement déchargé de ce projet dès que le dernier enfant vivant sera… éclos, ou appelez ça comme vous voudrez. Il vous faudra solliciter vos supérieurs et, pour justifier votre requête, imaginer une possible application militaire, ou, au moins, quelque chose qui y ressemblerait. — Je crois que ce projet mérite d’être poursuivi. Inventer autre chose que des moyens nouveaux pour massacrer les gens… ça nous changerait un peu ! — Terminé, docteur, dit le technicien. Le major se pencha sur l’incubateur. — La séparation placentaire a l’air de se faire correctement. Le décollement est bien parti. Plus j’étudie ce processus, plus je suis impressionné par l’habileté avec laquelle les obstétriciens qui se sont occupés des mères ont opéré. Détacher les placentas sans les endommager si peu que ce soit est un véritable exploit… Là ! Et là. Voilà ! Ouvrez le joint étanche. (Le médecin ajusta encore quelques commandes, puis souleva le couvercle du conteneur.) Excision de la membrane… et, à présent, si mademoiselle veut bien se donner la peine de sortir ! Aspiration… vite, s’il vous plaît ! Cordelia se rendit compte que Bothari, le dos collé contre le mur, retenait sa respiration. Il ne souffla que lorsque le nouveau-né toussa après avoir avalé sa première gorgée d’air. C’était une fille et lady Vorkosigan la trouva très réussie. Il n’y avait pas la moindre trace de sang, et elle était beaucoup moins rouge et fripée que les bébés nés par accouchement normal. Vorkosigan sursauta quand le nourrisson poussa un cri sonore. — Mais pourquoi hurle-t-elle aussi fort ? demanda-t-il avec inquiétude – inquiétude que semblait partager Bothari. Parce qu’elle sait qu’elle est née sur Barrayar, faillit répondre Cordelia que la réaction de son époux avait presque fait éclater de rire. Mais elle se retint. — Tu crois que tu ne hurlerais pas, peut-être, si une bande de géants te réveillaient brusquement et te secouaient comme un sac de fayots alors que tu dormais bien au chaud ? — Vous avez raison, milady, dit le technicien en lui tendant le nouveau-né tandis que le médecin s’occupait à nouveau de sa précieuse machine. — Un bébé, ça ne se tient pas à bout de bras. J’ai vu faire ma belle-sœur. On le serre contre sa poitrine… comme cela. Moi aussi, je braillerais si on me balançait au-dessus d’un précipice. Allez, mon bébé ! Fais un joli sourire à tatie Cordelia. Voilà ! On se calme et on est gentille. Je voudrais bien savoir si tu te rappelles encore les battements du cœur de ta maman. Quel long, quel extraordinaire voyage tu as fait ! — Voulez-vous jeter un coup d’œil à l’intérieur de cet engin, amiral ? proposa le major. Vous aussi, Bothari. Vous m’avez posé tant de questions la dernière fois que vous êtes venu… Bothari déclina l’offre d’un signe de tête, mais Vorkosigan s’avança pour prêter complaisamment l’oreille au médecin que l’envie de se lancer dans une conférence technique démangeait visiblement. Cordelia s’approcha du sergent, l’enfant dans les bras. — Vous voulez la prendre ? — Je peux, milady ? — Seigneur ! Vous n’allez quand même pas m’en demander la permission ! Ce serait plutôt le contraire. Bothari prit gauchement le bébé qui disparaissait presque entre ses énormes mains et scruta sa figure. — Ils sont sûrs que c’est bien le bon ? Il me semble qu’elle devrait avoir le nez plus grand. — Ils ont fait toutes les vérifications et contre-vérifications possibles, lui assura Cordelia en espérant qu’il ne lui demanderait pas comment elle pouvait le savoir. Les bébés ont toujours un petit nez. On ne sait pas à quoi ressemblera un enfant tant qu’il n’a pas atteint l’âge de dix-huit ans. — Peut-être qu’elle ressemblera à sa mère, murmura rêveusement Bothari. Le major avait fini la visite guidée des entrailles de sa machine de rêve à l’amiral qui réussissait, par pure politesse, à ne pas trop manifester son dégoût. — Tu veux la prendre un peu dans tes bras, toi aussi, Aral ? fit Cordelia. — Avec joie, se hâta de répondre Vorkosigan, saisissant au vol la perche qu’elle lui tendait. — Un peu d’entraînement pratique ne peut pas te faire de mal. Cela te servira peut-être un jour, qui sait ? Ils échangèrent un regard complice et Cordelia fourra le bébé dans les bras de Vorkosigan. — Hmm… j’ai connu des chats qui pesaient plus lourd que ça. Pouponner n’est pas précisément dans mes cordes, tu sais. Il poussa presque un ouf de satisfaction quand le technicien le soulagea de son fardeau pour procéder aux dernières formalités. — Voyons voir, dit le major. C’est bien celui qui ne doit pas être remis à l’Orphelinat impérial, n’est-ce pas ? À qui nous faudra-t-il le confier après la période d’observation ? — J’ai été personnellement chargé par la famille de m’occuper de cette question, dit Vorkosigan d’une voix unie. Pour des raisons d’ordre privé. Je… Lady Vorkosigan et moi la confierons à ses tuteurs légaux. Le major prit soudain l’air rêveur. — Oh ! Je comprends, amiral, dit-il en prenant bien soin de ne pas regarder Cordelia. C’est vous qui avez la responsabilité du projet. Vous pouvez faire ce que bon vous semble de ces fœtus. Personne ne vous posera de question. Je… je vous en donne l’assurance, amiral. — C’est parfait. Quelle est la durée de la période d’observation ? — Quatre heures, amiral. — Très bien ! Nous allons donc pouvoir déjeuner en attendant. Tu viens, Cordelia ? Vous venez avec nous, sergent ? — Euh… est-ce que je pourrais pas rester, amiral ? Je… je n’ai pas faim. Vorkosigan sourit. — Mais certainement, sergent. Les hommes du capitaine Negri se feront un plaisir de nous escorter à votre place. — Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Vorkosigan à Cordelia tandis qu’ils regagnaient la voiture. — Je ne ris pas. — Tes yeux rient. Ils pétillent même, si tu veux savoir. — C’est à cause du toubib. Je crains fort que nous ne l’ayons induit en erreur à notre corps défendant. Tu ne t’en es pas aperçu ? — Non. — Il est persuadé que ce bébé est le mien. Ou le tien. Ou peut-être le nôtre. Je voyais pratiquement les idées s’associer dans sa tête. Il croit avoir enfin compris pourquoi tu n’as pas vidé les incubateurs de leur contenu. — Nom de Dieu ! Vorkosigan avait déjà presque fait volte-face pour revenir sur ses pas. — Non, non, laisse tomber. Si tu essaies de le convaincre que ce n’est pas vrai, cela ne fera qu’aggraver les choses. D’ailleurs, ce ne sera pas la première fois qu’on m’imputera les péchés de Bothari. Laisse le toubib se poser des questions. — À quoi penses-tu ? demanda Vorkosigan dans le silence qui suivit ces mots. Tes yeux ne pétillent plus. — Je me demande ce qu’est devenue la mère de la Petite. Je suis certaine de l’avoir rencontrée. À bord du navire amiral. Elle avait de longs cheveux noirs. Elle s’appelait Elena. Ce ne peut être qu’elle. Une fille d’une beauté incroyable. Je comprends pourquoi elle avait excité Vorrutyer. Avoir subi si jeune quelque chose d’aussi horrible… — Les femmes ne devraient pas être envoyées à la guerre, dit Vorkosigan d’un air sombre. — Les hommes non plus, si tu veux mon avis. Qu’avez-vous fait pour effacer ses souvenirs ? C’est toi qui en as donné l’ordre ? — Non, c’était une idée du chirurgien du bord. Elle lui faisait pitié. (Les traits d’Aral étaient figés et son regard lointain.) C’était épouvantable. Sur le coup, je n’ai pas compris. Mais maintenant, je crois que je comprends. Quand Vorrutyer en a eu fini avec elle – et il s’était surpassé, cette fois –, elle était en état de catatonie. Je… il était trop tard pour elle, mais à ce moment-là j’ai décidé de le tuer si cela se reproduisait – et tant pis pour le scénario concocté par l’empereur ! D’abord Vorrutyer, ensuite le prince, et moi pour finir. Et puis, Bothari l’a supplié de lui laisser la malheureuse. Pour continuer de la torturer, pensait vraisemblablement Vorrutyer. Flatté d’avoir des disciples, il a donné son accord et Bothari est parti avec elle. Il s’enfermait dans sa cabine chaque fois qu’il n’était pas de service et comme il avait mis ses moniteurs hors d’usage, personne n’avait la moindre idée de ce qu’il y faisait. Mais il est venu me voir avec une liste de produits pharmaceutiques pour que je les barbote à son intention. Des analgésiques, différents médicaments utilisés dans les traitements anti-choc. Grâce à son expérience de combattant, il connaissait les soins de première urgence à administrer. J’ai alors compris qu’il ne lui faisait aucun mal mais il voulait laisser croire à Vorrutyer qu’il la torturait. Il était fou, mais pas stupide. À sa manière – une manière bizarre –, il était amoureux d’elle et avait assez de bon sens pour éviter de le montrer à Vorrutyer. — Je ne trouve pas du tout que ce soit là l’attitude d’un fou, dit Cordelia qui se rappelait ce que Vorrutyer rêvait de faire à Vorkosigan. — Non, mais j’ai eu un aperçu de ce qu’il faisait... Il s’occupait d’elle. Il la nourrissait, la lavait, l’habillait sans cesser de dialoguer à voix basse avec elle, faisant les demandes et les réponses. Il s’était apparemment forgé un univers de rêve et, dans son fantasme, elle l’aimait. Ils formaient un couple normal et heureux. Pourquoi un fou ne rêverait-il pas qu’il est normal ? Il devait la terrifier quand elle refaisait surface. — Seigneur ! J’ai presque autant pitié de lui que d’elle. — Il dormait aussi avec elle et j’ai de bonnes raisons de croire que son fantasme conjugal ne se limitait pas aux mots. Peux-tu imaginer Bothari se priver d’une fille comme ça, quelles que soient les circonstances ? — Hmmm… ça me paraît difficile. — Et je crois que c’est ce souvenir d’Escobar qu’il a cherché à se remémorer. Il lui a fallu pour cela un incroyable effort de volonté. Il a été en thérapie pendant des mois. — Eh bien ! murmura Cordelia avec effarement, heureuse d’avoir quelques heures pour reprendre ses esprits avant de se trouver à nouveau en face de Bothari. Si on allait le boire, maintenant, ce verre ? 15 L’été touchait à sa fin. Vorkosigan avait proposé à sa femme d’aller passer la journée à Bonsanklar et ils étaient, ce matin-là, en train de faire leurs préparatifs de départ. — Aral ! appela soudain d’une voix tendue Cordelia qui s’était approchée de la fenêtre. Un naviplane vient de se poser devant la maison. Six hommes en armes en sont sortis et ils sont en train de se déployer. Vorkosigan se précipita à la fenêtre. — Ne t’inquiète pas, fit-il au bout d’un instant. Ils appartiennent à la maison du comte Vortala. Il vient sans doute rendre visite à mon père. Mais je m’étonne qu’il ait trouvé le temps de faire un saut jusqu’ici. D’après ce que j’ai entendu dire, l’empereur ne lui laisse pas une seconde de répit. Quelques minutes plus tard, un second appareil se posa à côté du premier et Cordelia eut enfin l’occasion de voir le Premier ministre en chair et en os. Le comparer comme l’avait fait le prince Serg à un vieux clown plein de rides était exagéré, mais il y avait quand même du vrai dans cette description. Certes, Vortala était décharné et ratatiné par l’âge, mais il marchait encore d’un pas alerte. Il s’aidait d’une canne, mais à en juger par la façon dont il la faisait tournoyer, ce devait être surtout par affectation. Une couronne de cheveux blancs taillés en brosse mettait en valeur son crâne chauve qui brillait au soleil. Il franchit la porte d’entrée, suivi de deux aides de camp – à moins que ce fussent des gardes du corps, Cordelia ne savait pas au juste. Les deux comtes, debout dans le vestibule, étaient en grande conversation lorsque le couple descendit l’escalier. — Justement, le voici, dit le général. Vortala se retourna. — Ah ! Aral ! Quel plaisir de vous voir, mon garçon ! Vous m’avez l’air en pleine forme. Et cette charmante personne est sans doute votre Penthésilée betane ? Mes félicitations pour cette remarquable capture, milady. Et, en homme courtois, Vortala s’inclina pour baiser la main de Cordelia. — Ravie de faire votre connaissance, murmura la jeune femme qui ne s’était pas attendue à être comparée à la reine des Amazones aux pieds de laquelle était tombé Achille. — Votre visite est une heureuse surprise, Excellence, dit Vorkosigan. Il s’en est fallu de peu que nous vous manquions, mon épouse et moi. (Quand il prononçait le mot « épouse », on aurait dit qu’il faisait rouler sous sa langue une gorgée de vin au bouquet prestigieux.) Je lui avais promis de l’emmener passer la journée au bord de l’océan. — Vraiment ? Mais il ne s’agit point d’une visite de courtoisie. En fait, je suis seulement porteur d’un message de l’empereur. Et mon temps est malheureusement fort limité. Vorkosigan hocha la tête. — Dans ce cas, je vous laisse tous les deux. — Holà ! Ne croyez pas pouvoir vous en tirer à si bon compte, mon gaillard. C’est à vous que ce message est destiné. — Je doute que l’empereur et moi ayons encore quoi que ce soit à nous dire, dit Vorkosigan sur un ton empreint de défiance. Je pensais le lui avoir clairement fait savoir en lui présentant ma démission. — Oh ! Il était ravi que vous ayez quitté la capitale quand on a fait le sale travail que vous savez pour en finir avec le ministère de l’Education politique. Mais je suis chargé de vous informer… (petite courbette)… que vous devez impérativement vous présenter à lui. Cet après-midi même. Votre femme aussi, ajouta Vortala comme après réflexion. — Pourquoi ? Je vous dirai franchement qu’il n’était pas dans mes projets de rendre visite à Ezar Vorbarra. Ni aujourd’hui, ni demain, ni un autre jour. — Il n’a pas le temps d’attendre que vous vous lassiez des joies de la campagne. Il est à l’article de la mort, Aral. — Oui… depuis onze mois. Il ne peut pas tenir encore un petit bout de temps ? — Cinq mois, rectifia Vortala. (Il dévisagea Vorkosigan en plissant le front d’un air méditatif.) Et ça a été rudement pratique pour lui. Il a fait sortir plus de rats des murs pendant ces cinq mois que durant les vingt dernières années. On pourrait presque dater les grands nettoyages des ministères en fonction de ses bulletins de santé. Une semaine, état très critique. La semaine d’après, un autre vice-ministre inculpé de corruption ou arrêté pour autre chose. (Il reprit son sérieux.) Mais, cette fois, c’est vrai. Il faut absolument que vous alliez le voir aujourd’hui. Demain risquerait d’être trop tard. Et dans quinze jours, ce sera définitivement trop tard. — Mais pourquoi veut-il me voir ? Il vous l’a dit ? — Je crois qu’il songe à vous proposer un poste dans l’appareil d’Etat qui assurera l’intérim pendant la régence. Celui dont vous n’avez pas voulu entendre parler lors de votre dernier entretien avec lui. Vorkosigan secoua la tête. — Je pense qu’aucun portefeuille ne sera de nature à m’inciter à retourner dans l’arène politique. Enfin, peut-être… Non, pas même le ministère de la Guerre. C’est foutrement trop périlleux. Ici, je mène une petite vie paisible. (D’un geste protecteur, il passa son bras autour de la taille de Cordelia.) La famille va bientôt s’agrandir et je ne tiens pas à la mettre en danger en participant à ces combats de gladiateurs. — Oui, je vous imagine très bien dans vos années crépuscule – à quarante-quatre ans ! Passer votre temps à cueillir les raisins, à faire de la voile… oui, votre père m’a parlé de votre bateau. Tiens, à propos, il paraît qu’on va rebaptiser le village en votre honneur : il s’appellera désormais Vorkosigan Surleau… Vorkosigan siffla d’un air ironique et tous deux échangèrent une révérence goguenarde. — Toujours est-il que vous allez devoir lui faire part vous-même de votre refus, mon cher. — Je serais quand même curieuse de voir cet homme-là, murmura Cordelia. Si c’est vraiment la dernière occasion… Vortala lui sourit et Vorkosigan capitula de mauvaise grâce. Le couple remonta dans la chambre pour se changer. Cordelia revêtit sa tenue d’après-midi la plus habillée et l’amiral enfila l’uniforme qu’il n’avait plus porté depuis leur mariage. — Pourquoi es-tu si nerveux ? lui demanda sa femme. Il veut peut-être tout simplement te faire ses adieux ou quelque chose comme ça. — N’oublie pas que nous avons affaire à un homme capable d’utiliser même sa mort pour servir ses desseins politiques. Et s’il existe un moyen de diriger Barrayar depuis l’au-delà, il l’a trouvé, tu peux être tranquille. Sur ce, ils rejoignirent le Premier ministre et s’envolèrent avec lui pour Vorbarr Sultana. La Résidence impériale était un édifice ancien – On dirait un musée, songea Cordelia en grimpant les marches de granit usées du perron. La façade qui disparaissait quasiment sous les magnifiques sculptures offrait un contraste esthétique saisissant avec celles, aveugles, des bâtiments officiels modernes dont les silhouettes se dressaient un ou deux kilomètres plus loin. Ils furent introduits dans une pièce qui tenait à la fois de la chambre d’hôpital et du magasin d’antiquités et dont les hautes fenêtres orientées au nord ouvraient sur des jardins majestueux. Son principal occupant était couché dans un lit immense et somptueux. Son corps était hérissé d’une douzaine de tuyaux en plastique qui le maintenaient encore en vie. Sa pâleur était extrême. Tout, en lui et autour de lui, était blanc : son visage, ses draps, ses cheveux, la peau ridée de ses joues creuses. Blanches aussi les lourdes paupières qui dissimulaient à moitié ses yeux noisette, et ses mains parcourues d’épaisses veines bleues. Et quand ses lèvres s’ouvraient, elles découvraient des dents d’ivoire jauni dans des gencives exsangues. Vortala, Vorkosigan et, avec un temps de retard, Cordelia mirent un genou en terre devant le lit. D’un lent signe du doigt, l’empereur congédia son médecin qui s’inclina et s’esquiva. — Eh bien, Aral, comment me trouvez-vous ? — En fort triste état, Votre Majesté. Ezar Vorbarra émit un petit gloussement qui s’acheva en toussotement. — Voilà qui est rafraîchissant ! C’est la première opinion sincère que j’entends depuis des semaines. Même Vortala se croit obligé de prendre des gants. (Sa voix se cassa et il se racla la gorge.) Le peu de mélanine qui me restait encore est parti avec ma pisse. Cet abruti de docteur ne me laisse même plus prendre l’air dans le jardin. Alors, la voilà, votre Betane ? Approchez-vous, mon enfant. Cordelia obéit. Le vieillard la scruta intensément. — Le commandant Illyan m’a parlé de vous, reprit-il. Le capitaine Negri aussi. J’ai lu le dossier que la section explorastro a établi sur vous. Et le rapport délirant de votre psychiatre. Negri voulait l’embaucher pour son service. Vorkosigan, lui, toujours fidèle à lui-même, s’est montré beaucoup moins loquace. (Ezar Vorbarra se tut un instant comme pour reprendre sa respiration.) Maintenant, dites-moi franchement ce que vous pouvez bien trouver dans ce… quelle expression aviez-vous employée, déjà ? Ah oui… dans ce tueur à gages au bout du rouleau ? Cordelia regarda l’empereur avec une curiosité égale à la sienne, étonnée de l’entendre citer une formule sortie de sa propre bouche. — Il n’a quand même pas été aussi muet que cela, apparemment. Je suppose que… qu’il me renvoie ma propre image. Ou quelqu’un qui me ressemble beaucoup. Nous sommes lui et moi à la recherche de la même chose. Quelque chose qu’il appelle l’honneur, je crois, et que, moi, j’appellerais la grâce de Dieu. Une quête qui, pour l’essentiel, s’est révélée vaine aussi bien pour lui que pour moi. — Ah oui ! Votre dossier précise que vous êtes plus ou moins croyante, je me rappelle. Moi, je suis athée. Une foi plutôt simpliste, mais qui m’est d’un grand réconfort à l’approche de la fin. — Oui. C’est une foi que j’ai moi-même souvent éprouvé le désir d’embrasser. La réplique arracha un sourire à l’empereur. — Hmm. Voilà une réponse fort intéressante à la lumière de ce que Vorkosigan m’a dit de vous. — Et que vous a-t-il dit de moi, Majesté ? — Vous le lui demanderez, il me parlait sous le sceau de la confidence. C’était d’ailleurs tout à fait poétique. Ce qui, venant de lui, m’a surpris. D’un geste, il signifia à Cordelia que l’entretien était terminé et fit signe à Vorkosigan d’approcher à son tour. L’amiral se figea agressivement dans une sorte de position de repos délibérément caricaturale. Sa bouche avait un pli sardonique, mais Cordelia devina à son regard qu’il était ému. — Depuis combien de temps êtes-vous à mon service, Aral ? — Depuis que j’ai été nommé officier, il y a vingt-six ans. — J’ai toujours estimé que vous êtes mon féal depuis le jour où les escadrons de la mort de Yuri ont massacré votre mère et votre oncle. Depuis la nuit où votre père et le prince Xav sont venus au quartier général de l’Armée verte pour me soumettre un projet sortant de l’ordinaire. C’est la date de naissance de la Guerre civile de Yuri Vorbarra. Pourquoi ne l’a-t-on pas nommée Guerre civile de Piotr Vorkosigan ? Enfin… Quel âge aviez-vous alors ? — Onze ans, Majesté. — Onze ans. J’avais juste l’âge que vous avez aujourd’hui. Aussi, vous êtes à mon service depuis… voyons voir… c’est que mon cerveau commence à flancher, lui aussi… — Depuis trente-trois ans, sire. — Seigneur ! Merci, Aral. Il ne me reste plus guère de temps. Cordelia comprit, à l’expression cynique de son mari, qu’il ne croyait pas un seul instant à la prétendue sénilité d’Ezar Vorbarra. — J’ai toujours désiré savoir, reprit le vieillard après s’être à nouveau éclairci la gorge, ce que vous vous êtes dit deux ans plus tard, Yuri et vous, le jour où nous l’avons finalement liquidé dans ce vieux château. J’aimerais beaucoup connaître les dernières paroles de… mon prédécesseur. Le comte Vorhalas pensait que vous vous étiez donné du bon temps avec lui. Crispation de douleur ou souvenir, Vorkosigan ferma un bref instant les paupières. — Pas vraiment. Oh ! Je croyais mourir d’envie d’être le premier à le frapper. Jusqu’au moment où on l’a amené devant moi, ligoté et dépouillé de ses vêtements. Mon premier mouvement a alors été de lui ouvrir la gorge pour en finir une fois pour toutes, et proprement. L’empereur ferma les yeux et sourit avec amertume. — Quels débordements cela aurait déclenchés ! — Oui. Je crois qu’il a compris rien qu’en me regardant que j’avais la frousse. Il a persiflé : « Vas-y, gamin, frappe. Frappe pendant que tu portes mon uniforme. Mon uniforme sur le dos d’un enfant ! » C’est tout ce qu’il m’a dit. Et j’ai répondu : « Vous avez tué tous les enfants qui se trouvaient dans cette salle », ce qui était idiot, mais, sur le moment, je n’ai rien trouvé de plus intelligent à lui sortir. Et puis, je lui ai ouvert le ventre. Plus tard, j’ai souvent regretté de ne pas avoir dit… de ne pas avoir dit autre chose. Mais mon plus grand regret a surtout été de ne pas avoir obéi à mon impulsion première. — Vous étiez verdâtre en haut du rempart sous la pluie. — Il s’est mis à hurler. J’aurais bien voulu ne pas avoir recouvré l’usage de mes oreilles. L’empereur soupira. — Oui, je me rappelle. — C’était vous qui tiriez les ficelles. — Il fallait bien que quelqu’un le fasse. Mais je ne vous ai pas convoqué uniquement pour parler du bon vieux temps. Le Premier ministre vous a fait part de mes intentions ? — Il m’a laissé entendre que vous envisageriez de me confier certaines fonctions. Je lui ai dit que je n’étais pas intéressé, mais il a refusé de vous transmettre ma réponse. Ezar Vorbarra ferma les yeux avec lassitude avant d’enchaîner, l’air de s’adresser au plafond : — Dites-moi, seigneur Vorkosigan… Qui devrait, selon vous, être nommé régent de Barrayar ? Vorkosigan eut soudain l’air d’avoir mordu dans quelque chose de répugnant que seule sa bonne éducation l’empêchait de recracher. — Vortala. — Trop vieux. Il ne tiendra pas seize ans. — La princesse, alors. — L’état-major la dévorerait toute crue. — Vordarian ? L’empereur rouvrit brusquement les yeux. — Dieu du ciel ! Vous déraillez complètement, mon garçon ! — Il a une formation militaire. — Nous pourrons parler de son incompétence tout à loisir si les docteurs m’accordent encore une semaine à vivre. Avez-vous encore d’autres facéties de ce genre à me sortir avant que nous passions aux choses sérieuses ? — Quintilien, le ministre de l’Intérieur. Et ce n’est pas une plaisanterie. Les lèvres de l’empereur se retroussèrent en un sourire qui découvrit ses dents jaunies. — Ainsi, après tout, vous avez quand même quelque chose d’aimable à dire à propos de mes ministres. Maintenant, je peux mourir : j’aurai tout entendu. — Jamais le Conseil des Comtes ne votera à l’unanimité pour quelqu’un dont le nom n’est pas précédé du Vor nobiliaire, dit Vortala. Même s’il marchait sur les eaux. — Eh bien, anoblissez-le. Octroyez-lui le titre qui lui donnera le droit d’aller au charbon. — Mais Quintilien n’appartient pas à la caste militaire, Vorkosigan ! protesta le Premier ministre avec consternation. — C’est le cas de beaucoup de nos meilleurs soldats. Nous sommes des Vors parce qu’un lointain empereur a un jour décrété qu’un de nos lointains ancêtres en était un, c’est tout. Pourquoi ne pas faire renaître cette vieille tradition pour récompenser le mérite ? Ou, mieux encore, accorder le titre de Vor à tout le monde pour qu’on en finisse une bonne fois avec cette coutume absurde ? L’empereur pouffa de rire, un rire qui s’acheva par une quinte de toux et une salve de crachotements. — Cela couperait l’herbe sous le pied de la Ligue de Défense du Peuple, non ? L’accession de tous à l’aristocratie plutôt que l’assassinat de l’aristocratie – voilà une intéressante alternative. Je doute fort que le plus farouche de ces fanatiques exacerbés irait jusqu’à avancer une proposition aussi radicale. Vous êtes un homme dangereux, seigneur Vorkosigan. — Vous m’avez demandé mon opinion, je vous l’ai donnée. — En effet. Et quand je vous la demande, vous me la donnez toujours. C’est étrange. (L’empereur soupira.) Laissez-moi vous expliquer en deux mots comment les choses se présentent. Il faudra que le régent ait un titre de noblesse indiscutable, d’excellents antécédents militaires et que ce soit un homme dans la force de l’âge. Il devra être populaire auprès de ses officiers et de ses hommes, connu du public et, surtout, bénéficier du respect de l’état-major suprême. Il faudra qu’il soit suffisamment inflexible pour régner en maître quasi absolu sur cet asile de fous pendant seize ans et suffisamment intègre pour remettre le pouvoir, au terme de ces seize années, à un enfant qui sera sans aucun doute un imbécile – j’étais un imbécile à cet âge et vous aussi, si je me rappelle bien. Oh oui… il faudra aussi qu’il soit marié et heureux en ménage, cela afin de limiter le risque qu’il cède à la tentation de devenir l’empereur par la main gauche en épousant la princesse. Bref, en deux mots comme en cent, vous êtes le candidat idéal. Un large sourire fendit d’une oreille à l’autre le visage de Vortala. Le cœur de Cordelia rata un battement. — Oh non ! s’exclama Vorkosigan d’une voix blanche. Vous n’allez pas me coller ce fardeau sur les épaules ! C’est grotesque. Moi… chausser les bottes du père du prince Grégor, lui parler avec la voix de son père, devenir le conseiller de sa mère… c’est plus que grotesque – c’est obscène ! Ma réponse est non, non et non ! — Certes, la décence exige que vous manifestiez une certaine réticence, Aral, mais n’en faites pas trop, dit Vortala, surpris par la véhémence de l’ex-amiral. Si c’est le vote qui vous inquiète, vous n’avez pas de souci à vous faire : il est acquis d’avance. Tous les membres du Conseil des Comtes conviendront que vous êtes l’homme de la situation. — Tous ? Certainement pas. Vordarian deviendra instantanément mon ennemi. Et le ministre de l’Ouest aussi. Quant au pouvoir absolu, vous savez, Majesté, que ce n’est rien de plus qu’un mirage, une vaine illusion basée sur… Dieu sait quoi – de la magie incantatoire… des tours de prestidigitation… un acte de foi en sa propre propagande… L’empereur haussa les épaules, précautionneusement, pour ne pas arracher les tubes enfoncés dans sa peau. — De toute façon, ce ne sera pas mon problème, mais celui du prince Grégor et de sa mère. Et de… celui qui se laissera persuader de leur prêter main-forte quand ils en auront besoin. Combien de temps pensez-vous qu’ils pourront tenir sans aide ? Un an ? Deux ans ? — Six mois, murmura Vortala. Vorkosigan secoua la tête. — Avant Escobar, vous m’avez piégé avec vos « qu’adviendrait-il si vous refusiez ? ». C’était un argument fallacieux, même si je ne m’en suis rendu compte que plus tard, et il l’est tout autant aujourd’hui. — Pas du tout. Ni à ce moment, ni maintenant. C’est ce que je suis obligé de croire. — Oui, je conçois que vous y soyez contraint, concéda Vorkosigan. Mais pourquoi faut-il que ce soit moi ? Cette charge revient plus légitimement à la princesse qu’à moi. En matière d’affaires intérieures, Quintilien est plus averti que moi. Et pour ce qui est des questions militaires, vous avez sous la main de bien meilleurs stratèges que moi. Vorlakial, par exemple. Ou Kansian. — Pouvez-vous en citer un troisième ? — Eh bien… peut-être que non. Mais je ne suis pas l’homme irremplaçable que, je ne sais pourquoi, votre imagination vous dépeint. — N’en croyez rien. Vous possédez, de mon point de vue, deux atouts uniques. J’ai toujours su que je n’étais pas éternel. J’ai, dans mes chromosomes, trop de poisons latents absorbés du temps où je faisais mes classes sous les ordres de votre père. Ne comptant pas faire de vieux os, je me moquais comme d’une guigne de me salir les mains. (L’empereur sourit et son regard se braqua sur Cordelia qui le fixait, attentive et perplexe à la fois.) Cinq hommes ont, par le sang et la légitimité, davantage que moi le droit d’occuper le trône impérial. Vous arrivez en tête de la liste. Ha ha… j’avais raison ! J’étais sûr que vous n’en aviez pas soufflé mot à lady Vorkosigan, sournois que vous êtes, Aral ! Cordelia ouvrit de grands yeux et se tourna vers son époux qui fit un geste d’irritation. — Il n’en est rien. La loi salique… — Ce n’est ni le lieu ni le moment d’entrer dans ce débat. La seule chose qui importe, c’est que quiconque aurait voulu déposer le prince Serg en arguant du droit du sang et de la légitimité aurait été contraint, soit de vous éliminer, soit de vous proposer de ceindre vous-même la couronne. Nous savons tous que vous liquider physiquement n’est pas à la portée du premier venu. Et j’ai l’absolue certitude que vous êtes le seul des cinq prétendants potentiels à ne pas vouloir véritablement de l’empire. J’ajouterai que c’est comme régent que vous serez le plus à même de parer à une telle éventualité. Grégor est votre bouclier, mon garçon, le seul susceptible de vous protéger. Il est votre espoir d’entrer au paradis. Vortala se tourna vers Cordelia : — Ne nous donnerez-vous pas votre voix en renfort, lady Vorkosigan ? Vous connaissez Aral sur le bout du doigt. Dites-lui qu’il est l’homme qui s’impose pour assumer cette tâche. — Quand nous avons répondu à votre convocation, Majesté, dit la jeune femme d’une voix lente, je pensais qu’il me faudrait peut-être l’exhorter à accepter l’emploi auquel le Premier ministre avait vaguement fait allusion. Il a besoin de s’occuper. J’avoue que je ne pensais pas que vous lui proposeriez la fonction de régent. Mais j’ai toujours considéré que les défis sont un don gratifiant. Et que les grandes épreuves sont de grands dons. Echouer quand on relève un défi est chose infortunée. Mais refuser le défi, c’est refuser le don – et cela est pis que l’infortune, plus irrévocable. Est-ce que vous me comprenez ? — Non, dit Vortala. — Oui, dit Vorkosigan. — J’ai toujours soutenu que les déistes étaient plus implacables que les athées, dit Ezar Vorbarra. — Si tu crois que ce serait vraiment une erreur, Aral, soit. Peut-être est-ce justement ça, l’épreuve. Mais si tu as seulement peur d’échouer… Tu n’as pas le droit de refuser à cause de cela. — C’est une tâche impossible. — Il arrive parfois que l’on doive s’atteler à une tâche impossible. Prenant la jeune femme par le bras, Vorkosigan l’entraîna vers les hautes fenêtres. — Cordelia… tu n’as pas la moindre idée de ce que serait notre vie. Crois-tu que si les hommes publics s’entourent de toute une suite en livrée, c’est uniquement par souci du décorum ? Leurs quelques instants de détente, ils les doivent à la vigilance de vingt hommes qui leur font un rempart de leurs corps. Les empereurs qui se sont succédé depuis trois générations ont épuisé leur énergie à tenter de mettre un frein à la violence, ce cancer qui ronge l’empire, et elle est encore loin d’être extirpée. Je ne suis pas outrecuidant au point de penser que je pourrais réussir là où lui… (d’un coup de menton, il désigna le lit)… a échoué. Cordelia secoua la tête. — La perspective de l’échec ne m’effraie plus autant qu’avant. Permets-moi de te faire une citation : « Prendre la route de l’exil uniquement par souci de mon confort personnel serait renoncer à tout espoir de retrouver l’honneur. Ce serait l’ultime défaite – une défaite d’où ne pourrait jamais naître une victoire ultérieure. » L’homme qui tenait ce discours ne parlait pas pour ne rien dire. Le regard de Vorkosigan se perdit dans le vide. — Ce n’est pas la nostalgie de mon confort personnel qui me fait parler, Cordelia. C’est la peur, rien d’autre. Une épouvante abjecte. (Il ébaucha un sourire lugubre.) Naguère, je me voyais sous les traits d’un brave à trois poils. Et puis, je t’ai rencontrée et j’ai redécouvert ce qu’on appelle la trouille. N’avoir que l’avenir au cœur, j’avais oublié ce que c’était. — Oui… moi aussi. — Rien ne me force à accepter. Je peux refuser. — Tu crois ? Leurs regards se rencontrèrent. — Ce n’est pas l’existence que tu anticipais quand tu as quitté la colonie de Beta. — Je suis venue pour te retrouver, pas pour autre chose. Souhaites-tu assumer la charge de la régence ? — En voilà une question ! C’est une chance qui n’arrive qu’une fois dans une vie. Oui. Je le souhaite. Mais c’est un cadeau empoisonné, Cordelia. Le pouvoir est une drogue funeste. Regarde ce qu’il est devenu, lui. C’était un homme équilibré, autrefois. Et heureux. Je crois que je pourrais refuser à peu près n’importe quelle autre proposition sans une seconde d’hésitation. S’appuyant ostensiblement sur sa canne, Vortala héla Vorkosigan du fond de la pièce : — Dépêchez-vous de prendre votre décision, Aral. Mes jambes commencent à me faire sacrement mal. Allons ! J’en connais beaucoup qui tueraient père et mère pour occuper un pareil poste. Et vous, on vous en fait cadeau ! Vorkosigan éclata d’un rire bref qui ressemblait à un aboiement et dont seuls Ezar Vorbarra et Cordelia comprirent la raison. Il poussa un soupir, regarda l’empereur dans les yeux et hocha affirmativement la tête. — Je savais bien que vous trouveriez un moyen pour continuer de tirer les commandes du fond de la tombe. — Eh oui ! Et mon fantôme vous hantera jour et nuit, comptez sur moi. (Suivit un court silence – le temps pour l’empereur de digérer sa victoire.) Vous commencerez immédiatement à constituer votre cabinet. Je tiens à ce que mon petit-fils et la princesse soient placés sous la protection du capitaine Negri. Mais peut-être souhaiterez-vous avoir le commandant Illyan comme aide de camp ? — Oui, je crois que nous formerons une excellente équipe, tous les deux. (L’expression sombre de Vorkosigan s’éclaira fugitivement.) Et je crois connaître l’homme qui sera un parfait secrétaire personnel. Mais il n’a que le grade d’enseigne. Il faudrait pour cela qu’il reçoive ses galons de lieutenant. — Vortala s’en chargera. (Ezar Vorbarra se laissa retomber avec lassitude sur les oreillers et expectora les glaires qui lui encombraient la gorge.) À vous de vous occuper de ces détails. Je crois que vous feriez aussi bien de rappeler le docteur. Je ne vous retiendrai pas plus longtemps. Vorkosigan et Cordelia émergèrent de la Résidence impériale, escortés par leurs nouveaux gardes du corps. Ils venaient de tenir une interminable conférence avec Vortala, Negri et Illyan. Tant de sujets avaient été abordés et examinés dans tous leurs détails que Cordelia se sentait dépassée. Mais Aral, notait-elle avec envie, avait suivi sans peine ce minutieux tour d’horizon. Et, mieux encore, il avait mené la danse avec une ardeur passionnée. Elle ne l’avait jamais vu si dynamique depuis qu’elle avait posé les pieds sur le sol de Barrayar. Il revit. L’introspection, c’est fini. Maintenant, il regarde devant lui, pas derrière. Comme du temps de notre première rencontre. Je suis heureuse. Quels que soient les risques, je suis heureuse. Vorkosigan fit soudain claquer ses doigts. — Les insignes ! s’exclama-t-il de façon sibylline. On va d’abord passer chez mon père. Cordelia franchissait pour la première fois le seuil de la résidence officielle du comte Vorkosigan à Vorbarr Sultana. Aral grimpa quatre à quatre les marches de l’imposant escalier circulaire conduisant à sa chambre personnelle. Vaste et simplement meublée, elle donnait sur le jardin du fond et son atmosphère n’était pas sans évoquer celle de la chambre de Cordelia dans l’appartement de sa mère : celle d’une pièce rarement utilisée où les vestiges des passions éteintes et des coups de cœur éphémères s’entassaient comme autant de couches archéologiques au fond des tiroirs et des placards. L’intérêt qu’Aral avait porté à toutes sortes de jeux stratégiques et à l’histoire était manifeste, ce qui n’avait rien de particulièrement étonnant. Mais le carton rempli de dessins à l’encre jaunissants qu’il sortit du tiroir bourré de médailles, de vieux souvenirs et autre bric-à-brac où il fourrageait était, lui, plus surprenant. — C’est toi qui as fait ces dessins ? lui demanda Cordelia avec curiosité. Ils sont très bons. — Oui, quand j’étais jeune, répondit Aral en continuant à fouiller dans son capharnaum. À vingt ans, j’ai laissé tomber. J’étais trop occupé pour continuer. La collection de médailles et de décorations gagnées au cours de ses campagnes était révélatrice de son parcours. Les premières, de moindre importance, étaient soigneusement étiquetées et disposées sur des supports de carton habillés de velours. Mais les plus récentes, les distinctions les plus hautes, s’entassaient négligemment au fond d’une coupe. Cordelia s’assit sur le lit et se mit à feuilleter le contenu du carton. C’étaient surtout de méticuleuses épures architecturales, mais il y avait aussi quelques études exécutées d’une plume plus libre. Plusieurs portraits, notamment celui d’une jeune femme brune et bouclée d’une beauté saisissante, tantôt nue et tantôt habillée, et Cordelia éprouva un choc en lisant les légendes : le modèle n’était autre que la première femme d’Aral. Elle n’avait encore jamais vu la moindre image d’elle dans les affaires de son mari. Il y avait aussi trois portraits représentant un jeune homme au sourire éclatant dont le visage lui parut familier. Quand elle essaya de l’imaginer avec vingt kilos et vingt ans de plus, ce fut comme si la pièce se mettait à tourner : c’était l’amiral Vorrutyer. Elle referma sans bruit le carton. Vorkosigan mit enfin la main sur ce qu’il cherchait : une paire de vieilles barrettes rouges de lieutenant. — Parfait, dit-il en les empochant. Comme ça, ce sera plus vite fait qu’en passant par la bureaucratie de l’état-major. Quand ils arrivèrent à l’hôpital militaire impérial, un infirmier leur barra le chemin. — Je regrette, mais l’heure des visites est passée. — L’état-major ne vous a pas prévenus ? Où est donc le médecin-chef ? On finit par le trouver. — Mes respects, amiral. Non, bien sûr que les horaires de visite ne s’appliquent pas à l’amiral ! dit-il à l’infirmier. Merci, vous pouvez disposer. — Cette fois, ce n’est pas pour voir Koudelka que je viens, docteur. Ce sont des affaires officielles qui m’amènent. Je vais vous décharger de votre patient si c’est techniquement possible. Il a reçu une nouvelle affectation. — Une nouvelle affectation ? Mais il devait être rendu à la vie civile la semaine prochaine ! Et quelle affectation, d’ailleurs ? Personne n’a donc pris connaissance de mes rapports ? C’est à peine s’il peut marcher. — Il n’aura pas besoin de marcher, il s’agit d’un travail de bureau. La rééducation lui a rendu l’usage de ses mains, n’est-ce pas ? — Oui, elles sont maintenant parfaitement fonctionnelles. — Y a-t-il un suivi médical ? — Rien de très important. Encore quelques tests, c’est tout. Je l’ai maintenu en hospitalisation pour qu’il puisse terminer sa quatrième année de service, histoire d’améliorer sa pension. Vorkosigan fouilla dans le paquet de papiers et de disquettes qu’il trimballait pour retrouver les documents appropriés et les tendit au médecin. — Tenez. Faites-en la saisie sur ordinateur et signez son bon de sortie. Viens, Cordelia, on va lui faire une surprise. Il y avait longtemps que Vorkosigan n’avait eu l’air aussi joyeux. Quand Cordelia et lui entrèrent dans sa chambre, Koudelka, encore vêtu du treillis noir qu’il portait dans la journée, s’escrimait à faire des exercices de coordination manuelle en marmonnant des litanies de jurons. — Mes respects, amiral, dit-il, l’esprit visiblement ailleurs. L’ennui, avec cette cochonnerie de système nerveux en fer-blanc, c’est qu’on ne peut rien lui apprendre. Seule la pratique peut restaurer la mobilité musculaire. Parfois, j’ai envie de me cogner la tête contre les murs. Il lâcha un soupir et interrompit ses exercices. — Gardez-vous-en bien. Vous allez bientôt avoir besoin d’elle. — Vous avez sans doute raison. Encore que travailler de la tête n’a jamais été vraiment mon fort. L’air abattu, Koudelka se perdit dans la contemplation du parquet. Mais se rappelant qu’il devait faire bonne figure en présence de son ancien commandant, il se redressa. Son regard se posa sur la pendule. — Mais comment se fait-il que vous soyez là, amiral ? Ce n’est plus l’heure des visites. — Je suis venu pour raison de service. Quels sont vos projets pour les semaines à venir, enseigne ? — Je serai rayé des cadres dans une huitaine, comme vous savez. Je compte me mettre à la recherche d’un emploi. Mais je ne sais pas trop dans quel domaine. — Tss-tss, fit Vorkosigan en s’efforçant de garder un visage impassible. Je suis navré de devoir vous faire modifier vos projets, lieutenant Koudelka, mais vous avez été réaffecté à un nouveau poste. Et comme un joueur qui étale une main gagnante, il déposa successivement sur la table de chevet l’ordre de mission tout neuf de l’enseigne, son décret de promotion et deux barrettes rouges de lieutenant. La stupéfaction se peignit sur le visage de Koudelka. Une stupéfaction teintée d’un espoir naissant. Il s’empara de l’ordre de mission et le lut de la première à la dernière ligne. — Oh, amiral ! Je sais bien que ce n’est pas un canular, mais il ne peut s’agir que d’une erreur. Secrétaire personnel du régent désigné ! C’est impossible ! J’ignore tout de ce genre de travail. — Eh bien, figurez-vous que c’est presque mot pour mot ce qu’a dit le régent désigné quand on lui a proposé cette charge, fit Cordelia. Il faudra que vous vous y mettiez tous les deux. — Mais comment a-t-il eu l’idée de me choisir, moi ? Sur votre recommandation, peut-être, amiral ? Et d’ailleurs… (Koudelka lut une seconde fois l’ordre de mission.) Qui sera le régent ? (Il leva les yeux vers Vorkosigan et un déclic joua brusquement.) Ô mon Dieu ! fit-il dans un souffle. (Contrairement à ce qu’aurait cru Cordelia, il ne sourit pas et ne se perdit pas davantage en congratulations. Son expression était grave.) C’est… c’est une tâche colossale, amiral. Enorme. Mais je crois que le gouvernement a enfin fait du bon travail. Je serai fier d’être à nouveau sous vos ordres. Je vous remercie, amiral. (Vorkosigan opina.) Merci aussi pour cela, amiral, ajouta Koudelka – avec un sourire, cette fois – en agitant le décret de promotion. — Attendez un peu avant de vous répandre en remerciements. Parce que j’ai bien l’intention de vous faire suer sang et eau, lieutenant Koudelka. Le sourire de celui-ci s’élargit encore davantage. — Ce ne sera pas une nouveauté. Il saisit maladroitement les barrettes. — Puis-je vous les mettre, lieutenant ? demanda Cordelia. Ça me ferait plaisir. — Ce sera un honneur pour moi, milady. Elle épingla avec le plus grand soin les insignes à son col, puis recula d’un pas pour admirer son travail. — Toutes mes félicitations, lieutenant. — Vous pourrez en toucher de neuves demain, mais j’ai pensé que celles-là feraient l’affaire dans l’immédiat, dit Vorkosigan. Maintenant, je vous kidnappe. Vous dormirez cette nuit chez le comte mon père où nous logeons parce que vous vous mettrez au travail dès demain aux aurores. Koudelka caressa ses barrettes. — C’étaient les vôtres, amiral ? — Oui. J’espère qu’elles vous porteront plus chance qu’à moi. Koudelka hocha la tête en souriant. Le geste de Vorkosigan lui semblait visiblement lourd de sens et il ne trouvait pas les mots pour le remercier. Mais les mots étaient inutiles : les deux hommes se comprenaient parfaitement. — Je ne crois pas que j’en voudrais des neuves, amiral. Tout le monde croirait que j’étais enseigne pas plus tard que la veille. Alors qu’ils étaient au lit, Aral et elle, Cordelia se remémora soudain un détail qui lui était sorti de l’esprit. — Qu’as-tu dit à l’empereur à mon sujet ? demanda-t-elle avec curiosité. Vorkosigan s’étira et remonta tendrement le drap pour couvrir l’épaule nue de la jeune femme. — Hein ? Ah oui… (Il marqua un temps d’hésitation.) Au cours de la discussion qui nous a opposés après Escobar, il m’a questionné sur toi, laissant entendre que tu avais fait de moi une chiffe molle. J’ignorais alors que je te reverrais un jour. Il voulait savoir ce qui, en toi, m’attirait. Je lui ai répondu… (il ménagea une nouvelle pause avant de poursuivre presque timidement)… que l’honneur jaillissait littéralement de toi. Comme l’eau qui gicle d’une fontaine. — Ah bon ? Je n’ai pourtant pas l’impression de déborder de quoi que ce soit. Sauf, peut-être, de confusion. — Bien sûr. Les fontaines ne gardent pas une goutte d’eau pour elles. POSTLUDE Tache noire dans les profondeurs des ténèbres, la coque éventrée dérivait dans l’espace. Les feux du bâtiment de sauvetage décrivaient une parabole au-dessus d’elle. Des fourmis… des fourmis attirées par un papillon mort, songea Ferrell avec consternation. Des charognards… Il soupira et évoqua l’astronef tel qu’il était encore à peine quelques semaines plus tôt. Miroir de son esprit, le casque de pilotage qui le coiffait et grâce auquel l’homme et la machine s’interpénétraient pour ne plus faire qu’un joua son rôle : à l’image de l’épave déchiquetée que renvoyait l’interface s’en substitua une autre. Celle du navire qu’il avait été. Un croiseur scintillant de lumières. Racé, ultrarapide, fonctionnel. Et qui n’était plus qu’une épave. Ferrell tourna la tête et toussota pour dissimuler sa gêne. — Nous voilà arrivés sur la ligne de départ, méditech, dit-il à la femme qui, à côté de lui, contemplait l’écran avec une fascination égale à la sienne. Je crois qu’on ferait peut-être aussi bien de commencer le balayage, non ? — Oui, allez-y, je vous prie. Elle avait la voix d’alto un peu rauque qui correspondait à son âge – quarante-cinq ans à vue de nez. Les minces chevrons d’argent dont chacun représentait cinq années d’ancienneté qui ornaient sa manche gauche tranchaient sur le rouge foncé de son uniforme – l’uniforme des services de santé militaire escobarans. Ses cheveux noirs qui commençaient à s’argenter étaient coupés court sans souci de coquetterie et elle avait les hanches lourdes. C’était visiblement un vétéran. Ferrell, lui, n’avait pas un seul chevron sur sa manche et son corps était presque encore le corps efflanqué d’un adolescent qui n’a pas encore tout à fait achevé sa croissance. Mais elle n’était qu’un tech, même pas un médecin, alors que lui était un officier pilote qualifié avec tous les implants neurologiques et les biofeedbacks requis. Il avait son diplôme, sa licence, son brevet d’officier – qui, le sort a de ces ironies, lui avaient été délivrés trois jours avant la fin de ce que l’on appelait désormais la Guerre de 120 Jours. En réalité, 118 jours et un peu moins d’une heure seulement s’étaient écoulés entre l’instant où la pointe avancée de l’armada barrayarane avait pénétré dans l’espace escobaran et celui où, après la contre-attaque, les derniers survivants de la flotte d’invasion en pleine panique s’étaient engouffrés dans le couloir de navigation de Barrayar comme des lapins qui se réfugient dans leur terrier. — Désirez-vous rester au poste d’observation ? demanda Ferrell au méditech. Elle secoua la tête. — Non, pas tout de suite. La zone intérieure a été quadrillée à fond durant les trois dernières semaines. Je ne pense pas qu’on trouvera grand-chose lors des quatre premiers passages. Mais être minutieux n’a jamais fait de mal à personne. J’ai encore quelques petites choses à mettre en place dans mon atelier. Après, je crois que je ferai un somme. Avec cette pénurie de personnel, nous avons été terriblement surchargés de travail ces derniers mois, ajouta-t-elle comme pour s’excuser. Mais appelez-moi si jamais vous repérez quelque chose. Je préfère m’occuper moi-même du treuillage dans la mesure du possible. — Comme vous voudrez. (Ferrell fit pivoter son fauteuil et se pencha sur la console.) À partir de quelle masse minimale voulez-vous que je vous bippe ? Quarante kilos ? — Un kilo suffira amplement. — Un kilo ? (Le pilote la dévisagea en écarquillant les yeux.) Vous plaisantez ? — Pas le moins du monde. Je suis en mesure de parvenir à des identifications positives à partir de débris minuscules. D’une masse encore inférieure, même. Mais au-dessous du kilo, on perd trop de temps avec les fausses alertes qu’envoient les micromètres. Un kilo représente un bon compromis. — Si ça vous suffit… Le pilote régla les contrôles sur un kilo minimum et acheva de programmer le faisceau de balayage. Le méditech lui adressa un bref signe de tête et sortit du poste de navigation. C’était un courrier obsolète récupéré sur l’orbite de casse où s’entassait le matériel bon pour la ferraille. On l’avait sommairement remis en état de marche pour assurer le transport des cadres militaires subalternes – les bâtiments modernes étaient la chasse gardée des grosses légumes en mission spéciale. Mais, comme Ferrell lui-même, il avait été jugé bon pour le service trop tard pour être engagé dans les hostilités. Aussi, le navire et son pilote avaient-ils été affectés, l’un portant l’autre, à une tâche sans éclat, quelque chose d’équivalent aux services d’hygiène. Ferrell resta encore un instant à contempler sur l’écran ce laissé-pour-compte de la bataille dont les longerons saillaient comme des os sortant de la carcasse d’un cadavre. Il secoua tristement la tête. Quel gâchis ! Enfin, avec un soupir de satisfaction, il ajusta son casque de manière que les pastilles argentées soient en contact avec ses tempes et son frontal, et ferma les yeux. Maintenant, l’espace était une mer sans limites dans les profondeurs de laquelle il flottait. Il était le navire, il était un poisson, il était une sirène. Il alluma les réacteurs, et ce fut comme si leurs flammes jaillissaient du bout de ses doigts, et amorça une lente spirale. La procédure d’exploration était engagée. — Méditech Boni ? Je crois que j’ai quelque chose pour vous. Il la vit sur l’écran passer la main sur son visage pour effacer les dernières traces de sommeil. — Déjà ? Mais quelle heure… Oh ! Je devais être plus fatiguée que je pensais. J’arrive tout de suite. Ferrell s’étira et fit machinalement quelques mouvements d’assouplissement. La veille avait été longue et fastidieuse. Il aurait dû avoir faim, mais ce qu’il voyait sur l’interface lui faisait oublier que son ventre sonnait le creux. Boni apparut presque tout de suite. Elle se glissa dans le second fauteuil. — C’est parfait, Ferrell. Elle brancha le tableau de commande du faisceau tracteur extérieur et commença la manipulation avec une extrême délicatesse. — Oui, pour celui-là, il n’y a guère de doute à avoir, dit le pilote en la regardant opérer. Mais pourquoi y allez-vous aussi doucement ? s’enquit-il en constatant que le faisceau était à son niveau de puissance minimum. — C’est que, congelés comme ils sont, ils sont fragilisés, répondit Boni sans quitter les voyants des yeux. Ils sont devenus friables et si on ne prenait pas de précautions, ils risqueraient de se désagréger. Le mouvement de rotation est beaucoup trop prononcé, ajouta-t-elle comme pour elle-même. Pivoter trop rapidement peut être très pénible pour eux. Ferrell la dévisagea. — Mais… ils sont morts ! Un léger sourire joua sur ses lèvres tandis qu’elle surveillait le cadavre aux membres distendus et boursouflés par la décompression qui s’approchait peu à peu du sas. — Ce n’est pas leur faute. D’après son uniforme, c’est un des nôtres. Ferrell laissa échapper un petit rire embarrassé. — On dirait que vous prenez plaisir à faire ce travail. — Du plaisir ? Non… Mais cela fait maintenant neuf ans que j’appartiens au service recherche et identification des corps. Aussi, ça ne m’impressionne plus. Et travailler dans le vide est plus plaisant que travailler en atmosphère planétaire. — Plus plaisant ? Avec les répugnants résultats de la décompression ? — Oui, mais il faut aussi considérer l’effet de la chaleur. Dans le vide, les corps ne se décomposent pas. Le sas avait maintenant avalé le cadavre. Boni referma le tambour. — J’ai réglé la température de façon qu’il se réchauffe progressivement. Je pourrai m’en occuper d’ici quelques heures. Sur quoi, le méditech se rendit à la morgue de fortune installée à l’arrière du bâtiment. Lors de la première pause programmée qui suivit, Ferrell l’y rejoignit, poussé par une curiosité morbide. Elle était derrière son bureau. La table qui trônait au milieu de la salle était encore inoccupée. — Euh… salut, dit-il en glissant la tête par l’entrebâillement de la porte. Elle leva les yeux et lui sourit. — Entrez donc, officier pilote. — Merci. On pourrait peut-être oublier un peu le protocole, non ? Appelez-moi Falco. — Si vous voulez. Mon petit nom à moi est Tersa. — Tiens ! J’ai une cousine qui s’appelle comme vous. — C’est un prénom très répandu. Quand j’étais à l’école, il y avait toujours au moins trois autres Tersa dans ma classe. (Elle se leva pour aller jeter un coup d’œil au manomètre fixé à côté du tambour de la soute.) On devrait pouvoir commencer à s’en occuper. Ferrell se gratta la gorge, ne sachant pas trop s’il allait rester ou prendre le large. Boni empoigna la commande de la palette flottante qu’elle fit pénétrer dans la soute. Il y eut quelques bruits sourds, puis elle réapparut. Le cadavre qu’elle ramenait était revêtu de l’uniforme bleu des officiers de pont. L’épaisse couche de givre qui le recouvrait était déjà en partie fondue et laissait une traînée d’eau derrière la palette qui s’approchait de la table d’examen. Ferrell eut un mouvement de recul. Néanmoins il ne s’esquiva pas, se contentant de rester adossé à la porte à distance respectueuse. Le méditech décrocha l’un des instruments disposés sur le râtelier fixé au-dessus de la table. De la taille d’un crayon, l’objet émit un mince rayon bleuâtre quand elle le braqua sur les yeux du cadavre. — Analyse rétinienne, expliqua-t-elle laconiquement. Elle prit un autre appareil, une sorte de tamponnoir, qu’elle appuya fortement contre chacune des mains du corps momifié par le froid. — Ça, c’est pour relever les empreintes digitales. Je prends toujours les deux et je recoupe ensuite. Il arrive que les yeux soient affreusement déformés et une erreur d’identification risquerait de porter un coup terrible aux familles. Bon… Allons-y. (Elle contempla l’écran de lecture.) Lieutenant Marco Deleo. Age : 26 ans. Eh bien, lieutenant, enchaîna-t-elle sur le ton de la conversation, voyons voir ce que je vais pouvoir faire pour vous. Elle appliqua sur chacune des articulations un autre instrument destiné, celui-là, à leur rendre leur souplesse ; après quoi, se mit en devoir de déshabiller le corps. — Vous… vous leur parlez souvent comme ça ? lui demanda Ferrell, quelque peu déconcerté. — Toujours. Par courtoisie. Certaines choses que je suis obligée de leur faire subir sont humiliantes, mais on peut quand même agir avec respect. Ferrell secoua la tête. — Moi, je trouve cela obscène. — Obscène ? — Oui. Cette façon de tripoter les macchabées, toute la peine qu’on prend pour les récupérer – sans compter les frais que cela représente. Qu’est-ce que ça peut bien leur faire ? Cinquante ou cent kilos de chair putréfiée ! Les laisser flotter dans l’espace serait plus propre. Se bornant à hausser les épaules, Tersa Boni poursuivit sa tâche comme si de rien n’était. Après avoir plié avec soin les effets de l’officier, elle fouilla leurs poches et aligna leur contenu sur la table. — J’aime bien leur vider les poches, dit-elle. Ça me rappelle quand j’étais petite et qu’on m’emmenait en visite. J’allais faire un tour dans la salle de bains ou dans d’autres pièces pour voir comment les gens rangeaient leurs affaires. C’était mon grand plaisir. Si elles étaient bien en ordre, j’étais très impressionnée – moi, les miennes, c’était toujours la pagaïe. Et si, au contraire, elles étaient en désordre, j’avais l’impression de découvrir une sorte de parenté secrète entre eux et moi. Les affaires des gens sont un peu comme la projection visible de leur esprit. J’aime imaginer quel genre de personnes ils sont à partir de ce qu’ils ont dans leurs poches. Prenez le lieutenant Deleo, par exemple. Il devait être très service-service. Il n’avait aucun objet personnel sur lui à l’exception de cette petite disquette. C’est une vid de sa femme, je suppose. Ce devait être quelqu’un de très sympathique. Tersa plaça avec soin le tout dans un sac muni d’une étiquette. — Vous ne la visionnez pas ? s’étonna Ferrell. — Oh non ! Ce serait indiscret. Le pilote eut un rire sec. — J’avoue que la distinction m’échappe. L’examen médical achevé, Tersa prépara le sac linceul en plastique et commença à faire la toilette du cadavre. Mais quand elle en arriva aux parties génitales souillées par le relâchement des sphincters, Ferrell abandonna la partie. Cette femme est dingue, se dit-il en s’éclipsant. Je me demande si c’est ça qui lui a fait choisir ce métier ou si c’est ce métier qui l’a rendue folle. Un jour entier s’écoula avant qu’ils attrapent un nouveau poisson. Pendant son cycle de repos, Ferrell eut un cauchemar. À bord d’un bateau de haute mer, il halait des filets pleins à craquer de cadavres qu’il déversait dans l’entrepont. Des monceaux et des monceaux de cadavres dégoulinants qui luisaient comme s’ils étaient recouverts d’écailles… Quand il se réveilla, il était en sueur, mais avait les pieds glacés. Ce fut avec un intense soulagement qu’il se glissa dans le poste de pilotage et se coula à nouveau dans la peau du vaisseau. Pur et net, mécanique, immortel comme un dieu. On pouvait oublier qu’on avait jamais possédé des sphincters. — Il a une drôle de trajectoire, celui-là, dit-il quand le méditech reprit sa place aux commandes du faisceau tracteur. — Oui, en effet. Ah ! je comprends. C’est un Barrayaran. Il lui a fallu faire une sacrée trotte pour arriver jusqu’ici. — Beurk ! Vous n’avez qu’à le réexpédier à son point de départ. — Certainement pas ! Nous avons des dossiers d’identification pour tous les disparus, sans distinction d’origine. C’est stipulé dans les clauses du traité de paix au même titre que l’échange des prisonniers. — Compte tenu de ce qu’ils ont fait à ceux des nôtres qui étaient tombés entre leurs mains, j’estime, quant à moi, que nous n’avons pas de fleur à leur faire. Tersa se borna à hausser les épaules. Elle traita le cadavre de l’officier barrayaran – il portait les insignes de commandant – avec autant de soin, sinon plus, qu’elle avait apporté à préparer celui du lieutenant Deleo. Elle ne recula devant aucun effort pour l’assouplir, elle lui massa le visage pour lui rendre un semblant d’humanité. Un spectacle qui donnait la nausée à Ferrell. — J’aimerais que ses lèvres ne se retroussent pas autant, murmura-t-elle tout en s’activant. Ce rictus lui donne un air hargneux qu’il n’avait sûrement pas. Il devait être beau. Parmi les objets qu’elle sortit de ses poches, il y avait un médaillon dans lequel était sertie une minuscule ampoule de verre contenant un liquide transparent. — Qu’est-ce que c’est ? demanda le pilote avec curiosité. — Une sorte d’amulette. J’ai appris pas mal de choses sur les Barrayarans depuis trois ans. Neuf d’entre eux sur dix ont des breloques, des médaillons, des porte-bonheur ou des mascottes du même genre dans leurs poches. Aussi bien les gradés que les hommes de troupe. — Quelle superstition imbécile ! — Est-ce vraiment de la superstition ? Je ne sais pas trop. Un prisonnier blessé que nous avons eu un jour à soigner nous a expliqué que ce n’était rien de plus qu’une simple coutume. Ce sont des cadeaux qu’on leur offre et personne ne croit vraiment à leur pouvoir. Mais lorsque nous l’avons déshabillé avant de le préparer pour l’anesthésie, il a essayé de nous empêcher de lui prendre son amulette. Il a fallu qu’on se mette à trois pour l’immobiliser. Un homme qui avait eu les deux jambes arrachées ! Je n’en revenais pas. Il pleurait toutes les larmes de son corps. Evidemment, il était en état de choc, mais… Intrigué malgré lui, Ferrell soupesait la chaînette à laquelle était accroché un second pendentif. Une boucle de cheveux enchâssée dans une bulle de plastique. — Qu’est-ce qu’il y a dans la petite ampoule ? De l’eau bénite ou quelque chose comme ça ? — Presque. Ils donnent à ce talisman le nom de « larmes de la mère ». Attendez, je vais essayer de déchiffrer ce qui est inscrit derrière. On dirait qu’il l’avait depuis longtemps. Je crois qu’il y a le mot « enseigne » suivi d’une date. On a certainement dû lui en faire présent quand il a été breveté officier. — Ce ne sont pas vraiment des larmes de sa mère, hein ? — Mais si ! C’est justement cela qui confère à l’amulette son pouvoir de protection. — Eh bien, il ne m’a pas l’air d’être très efficace ! — Le fait est. — Ces mecs-là, j’ai beau les haïr, je ne peux pas m’empêcher d’avoir comme qui dirait un peu pitié de leur mère. Boni lui prit la chaînette des mains et, l’approchant de la lumière, déchiffra l’inscription gravée au dos de la bulle de plastique. — Elle n’a pas besoin qu’on la plaigne. C’est une femme heureuse. — Que voulez-vous dire ? — C’est sur son lit de mort qu’on lui a coupé cette boucle de cheveux. D’après la date, son décès remonte à trois ans. — Et ça devait aussi servir de porte-bonheur ? — Non, pas forcément. Pour autant que je le sache, ce n’était rien de plus qu’un souvenir. Un joli souvenir. Le fétiche le plus horrible sur lequel je suis jamais tombée était un petit sac de cuir qu’un de ces types portait autour du cou. Il contenait de la terre, des feuilles et quelque chose que j’ai tout d’abord pris pour le squelette d’une espèce de petite grenouille. Mais qui s’est révélé être celui d’un fœtus humain quand je l’ai regardé de plus près. Cela devait plus ou moins ressortir à la magie noire. Surprenant, quand même, de trouver une chose pareille sur le corps d’un officier mécanicien. — Toujours est-il que ces gris-gris ne semblent pas rendre grand service à leurs propriétaires, non ? — S’il y en a qui marchent, je suis vraiment mal placée pour le savoir, répondit Tersa avec un sourire forcé. Quand elle en eut terminé avec son « client », elle nettoya son uniforme, le rhabilla, puis l’entreposa en chambre froide, enveloppé dans un sac plastique. — Les Barrayarans sont tous des forcenés de la chose militaire, expliqua-t-elle au pilote. C’est pourquoi je leur remets toujours leur uniforme. Il a une telle importance pour eux qu’ils doivent se sentir plus confortables comme ça, j’en suis sûre. — Eh bien, moi, je persiste à penser que vous devriez flanquer celui-là dans le vide-ordures. — Certainement pas ! Songez à tout ce qu’il représente de travail et d’efforts. Neuf mois de grossesse, l’accouchement, deux ans à changer ses langes – et ce n’est encore qu’un début. Des dizaines de milliers de repas, mille histoires à raconter avant le dodo, des années d’école. Des dizaines de professeurs. Et la formation militaire. Il en a fallu du monde pour le façonner ! (Le méditech se pencha sur le cadavre pour remettre en place une mèche rebelle.) Il y a eu tout un univers dans cette tête. Il était jeune pour avoir ce grade, ajouta-t-elle en consultant à nouveau le moniteur. Commandant de vaisseau à trente-deux ans. Il s’appelait Aristède Vorkalloner. Jolie sonorité ethnique. C’est un nom très barrayaran. Et, en plus, c’était un Vor – un membre de la classe guerrière. — La classe des dingues homicides, oui ! Ou pis encore, dit automatiquement Ferrell. Mais sa véhémence manquait quand même de conviction. Tersa Boni haussa les épaules. — Eh bien, il a maintenant rejoint la grande démocratie, conclut Boni. Trois jours entiers s’écoulèrent sans qu’ils rencontrent autre chose que de rares débris. Ferrell commençait à espérer que le Barrayaran avait été leur ultime capture. Ils avaient presque terminé le ratissage de la zone de recherche qui leur avait été assignée. Et le pilote en avait d’autant plus assez de cette mission qu’elle nuisait à l’efficacité de son cycle de sommeil. Mais le méditech avait une requête à lui présenter : — Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Falco, lui dit-elle, je souhaiterais que nous fassions quelques écrémages supplémentaires. Le programme originel a été conçu en fonction de la vitesse de déplacement moyenne estimée des corps, comprenez-vous. Mais si l’un d’eux avait été catapulté avec un peu plus d’élan quand son bâtiment s’est désintégré, il pourrait avoir dérivé beaucoup plus loin. La suggestion de Boni ne déchaîna pas l’enthousiasme de Ferrell, mais la perspective d’une journée de pilotage supplémentaire était alléchante et elle eut finalement raison de ses réticences. Et il s’avéra que le méditech avait vu juste. Quelques heures plus tard, ils firent une nouvelle découverte macabre. Cette fois, le cadavre était celui d’une femme officier. Boni le hala avec une tendresse incroyable. Ferrell ne tenait nullement à assister encore une fois à une séance de travaux pratiques, mais elle ne l’entendait pas de cette oreille. — Vous trouvez qu’il est juste de rejeter une personne sous prétexte qu’elle est morte ? lui demanda-t-elle quand il lui eut dit que le spectacle d’une femme étripée ne présentait pour lui aucun attrait. Vous n’auriez pas détourné les yeux de son corps quand elle était en vie. — L’égalité des droits pour les morts, quoi ? ricana-t-il, faisant dans l’humour noir. — Et pourquoi pas ? répliqua Tersa avec un sourire ambigu. Quelques-uns de mes meilleurs amis sont des cadavres. Pour celle-là, ajouta-t-elle en recouvrant son sérieux, je… je préférerais ne pas rester seule. C’est ainsi que, contraint et forcé, le pilote reprit sa place, adossé à la porte de l’amphithéâtre improvisé. Boni allongea sur la table le corps de ce qui avait été une femme. Elle le déshabilla, fit l’inventaire de ses poches, le lava. Quand elle en eut terminé, elle lui baisa les lèvres. — Bon Dieu ! s’exclama avec horreur Ferrell, saisi par la nausée. Mais vous êtes vraiment folle, espèce de… d’immonde nécrophile ! Et une nécrophile lesbienne, en plus ! Il fit volte-face pour sortir. — C’est l’impression que cela vous donne ? Le méditech avait parlé d’une voix douce ; elle ne paraissait pas offensée. Du coup, Ferrell s’immobilisa et se retourna. Tersa le regardait aussi tendrement qu’elle regardait ses chers cadavres. — Quel étrange univers habite votre tête, dit-elle. Elle ouvrit une valise d’où elle sortit une robe, des dessous vaporeux et une paire de mules blanches garnies de broderies. Une robe de mariée ! réalisa brusquement Ferrell. Mais c’est une psychopathe garantie sur facture, cette bonne femme… Tersa revêtit le cadavre de la robe blanche et lissa avec le plus grand soin sa chevelure brune avant de refermer le sac linceul. — Je vais la placer à côté de ce grand Barrayaran qui est si beau, dit-elle. Je crois qu’ils se seraient beaucoup plu tous les deux s’ils s’étaient rencontrés en un autre lieu et un autre temps. Et, après tout, le lieutenant Deleo était marié, lui, n’est-ce pas ? Elle rédigea l’étiquette. Ferrell, qui luttait désespérément pour surmonter le choc et recouvrer ses esprits, s’efforça de la regarder faire. Soudain, il sursauta. Elle n’a pas vérifié l’identité de celle-là. Bien que son seul désir fût de décamper sans demander son reste, il s’approcha à pas comptés du cadavre et se pencha sur l’étiquette. Enseigne Sylva Boni, lut-il. Age : 20 ans. Il se sentit soudain frissonner. Comme s’il avait froid. Si, c’était le froid ! Il faisait glacial, ici. Tersa Boni avait refermé le sac. — C’était… votre fille ? parvint-il à lui demander. Elle fit signe que oui. Ses lèvres n’étaient plus qu’un fil. — Quelle incroyable coïncidence ! — Ce n’est absolument pas une coïncidence. J’avais demandé à explorer ce secteur. — Oh ! (Ferrell avala sa salive. Il fit demi-tour, se dirigea vers la porte, puis se retourna, les joues écarlates.) Je suis désolé d’avoir dit… Tersa eut un sourire mélancolique. — C’est sans importance. Comme ils rencontrèrent encore quelques fragments d’épaves, ils convinrent d’un commun accord d’accomplir un nouveau circuit pour être sûrs que plus aucune autre victime n’avait été projetée au-delà de leur zone de recherches. Et ils trouvèrent effectivement un dernier cadavre. Moche, celui-là. Ses entrailles jaillissaient du trou béant de son ventre, telle une cascade pétrifiée. L’acolyte de la mort fit son horrible travail sans même l’ébauche d’une grimace. Quand vint l’étape de la toilette, Ferrell, jusque-là silencieux, lui demanda soudain : — Est-ce que je peux vous aider ? — Certainement, répondit le méditech en faisant un pas de côté. Un honneur partagé n’est pas diminué pour autant. Et Ferrell se mit à la tâche comme un saint novice qui lave son premier lépreux. — N’ayez pas peur, Falco. On n’a rien à craindre des morts. Sinon de voir sa propre mort sur leur visage. Et ça, on peut le supporter, je le sais maintenant. Oui, pensa Ferrell. Les gens de bien regardent la douleur en face. Mais les grandes âmes l’embrassent.